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Title: Fêtes et coutumes populaires - Les fêtes patronales—Le réveillon—Masques et travestis—Le joli mois de Mai—Les noces en Bretagne—La fête des morts—Les feux de la Saint-Jean—Danses et Musiques populaires
Author: Le Goffic, Charles, 1863-1932
Language: French
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*** Start of this LibraryBlog Digital Book "Fêtes et coutumes populaires - Les fêtes patronales—Le réveillon—Masques et travestis—Le joli mois de Mai—Les noces en Bretagne—La fête des morts—Les feux de la Saint-Jean—Danses et Musiques populaires" ***


by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at
http://gallica.bnf.fr)



"La petite Bibliothèque"

CHARLES LE GOFFIC

Fêtes et Coutumes populaires

       *       *       *       *       *

DU MÊME AUTEUR

LIBRAIRIE ARMAND COLIN

    MORGANE, roman. In-18, broché   3 fr. 50;
                           relié toile     4 fr. 50

"La Petite Bibliothèque"

Série B.

_Histoire anecdotique._

       *       *       *       *       *

Fêtes et Coutumes populaires

Les Fêtes patronales--Le Réveillon--Masques et Travestis--Le joli
Mois de Mai--Les Noces en Bretagne--La Fête des Morts--Les Feux de la
Saint-Jean--Danses et Musiques populaires

PAR

CHARLES LE GOFFIC

       *       *       *       *       *

25 GRAVURES

       *       *       *       *       *

Librairie Armand Colin

Rue de Mézières, 5, PARIS

1911

_À MA PETITE HERVINE_



_Introduction._


_Les fêtes et les coutumes populaires!

L'admirable matière, mais si vaste! Une vie ne suffirait pas à la
traiter. Comment donc la faire tenir en quelques pages? Mais on ne
s'est proposé ici que d'effleurer le sujet et l'on a choisi, parmi les
fêtes populaires, les plus connues et les plus anciennes.

Ce ne sont pas toujours les moins curieuses, ni--bien qu'elles n'aient
pour la plupart rien d'officiel--celles que le peuple chôme avec le
moins de plaisir. Il ne les chôme pas toujours dans un esprit très
orthodoxe; il lui arrive même d'avoir complètement oublié le sens
du rite héréditaire auquel il se plie et on l'étonnerait fort en lui
révélant que les boudins de Noël, par exemple, sont un souvenir
du sanglier que les Celtes sacrifiaient, au solstice d'hiver, en
l'honneur de Bélénus, le dieu solaire. La plupart de nos coutumes
populaires sont ainsi de très lointaines survivances; en nous penchant
un peu, nous discernerions sous chacune d'elles toute une cosmogonie
primitive; nous reconnaîtrions le travail profond des vieilles
imaginations aryennes, leur essai d'une explication naturiste de
l'univers.

Et peut-être que la vertu secrète de ces coutumes est là: elles sont
aussi anciennes que la race; elles se sont chargées en route de sens
nouveaux et parfois contradictoires; elles ont emprunté sans compter
aux diverses cultures, celtique, latine, catholique, qui ont fait
l'âme nationale. Mais cette plasticité même, cette souplesse à
s'adapter à nos divers états de civilisation, n'est-elle pas la
meilleure preuve de leur vitalité?

Avant de sourire d'elles, tâchons d'abord de les comprendre. Qui les
aura comprises ne tardera pas à les aimer._

CH. LE G.



_Les Fêtes patronales_.


Chaque corps de métier avait autrefois son patron spécial dont il
célébrait la fête à certains jours de l'année. Le choix de ces patrons
n'avait pas été laissé au hasard. S'il est vrai que quelques corps de
métiers, afin de mieux honorer leur fondateur ou leur chef, se mirent
sous le patronage du bienheureux dont il portait le nom, il est plus
juste de dire que la vie même des bienheureux dont on avait fait choix
avait servi dans la plupart des cas à les désigner aux fidèles.
C'est ce qui explique que saint Hubert, lequel était un grand veneur
d'Aquitaine, soit devenu le patron des chasseurs, et que saint Yves,
qui fut avocat et ne vola jamais ses clients, comme l'affirme le
dicton populaire:

    _Sanctus Yvo erat Brito,
    Advocatus et non latro,_

soit devenu celui des gens de justice. Sainte Cécile n'avait pas moins
de titres pour devenir la patronne des musiciens. Les actes de cette
bienheureuse, qui mourut vierge et martyre, nous disent qu'elle
«unissait souvent le son des instruments à sa voix pour chanter
les louanges de Dieu». Le ciel s'en mêlait et il arrivait que, pris
d'émulation, des anges, comme dans le tableau de Gérard Seghers,
l'accompagnaient sur la flûte et le psaltérion. Cette céleste musique
lui fit cortège jusqu'à la mort. Dans sa prison, et, plus tard, dans
l'arène où elle avait été jetée aux bêtes fauves, on prétend que ses
bourreaux, émerveillés, entendaient frémir autour d'elle des lyres
invisibles. Peut-on s'étonner après cela que les musiciens l'aient
prise pour patronne?

Sa fête est célébrée chaque année par des cantates et des concerts
orphéoniques où rivalisent les plus renommés des artistes. C'est
que sainte Cécile est restée avec saint Hubert, saint Crépin, sainte
Barbe, saint Éloi, saint Yves et saint Fiacre, la plus populaire des
patronnes de corporations. Encore, pour saint Fiacre, est-il assez
malaisé d'expliquer que les bonnetiers et les jardiniers lui aient
voué un culte si fervent. On dit bien que Fiacre était fils d'un roi
d'Écosse et que c'est d'Écosse que sont venus les premiers ouvrages
de bonneterie faits au tricot. Il y a loin de là pourtant à conclure
qu'il en fabriqua lui-même; et, s'il est vrai aussi que, venu en
France vers l'an 650, il bâtit un hospice près de Meaux, dans un
village qui porte encore son nom, rien ne prouve qu'il s'y soit livré
au jardinage.

Sait-on, d'ailleurs, pourquoi saint Arnould est le patron des
brasseurs, saint Odon le patron des fripiers, saint Roch le patron des
plafonneurs, saint Maurice le patron des teinturiers, saint Paul
le patron des cordiers, saint Antoine le patron des vanniers,
saint Sylvestre le patron des sauniers et saint Jean le patron des
compositeurs typographes? Il ne faut voir là, sans doute, qu'une
marque de la dévotion particulière des premiers fondateurs de la
corporation à ces bienheureux. On ne s'expliquerait pas autrement que
saint Médard, par exemple, lequel fut évêque de Noyon sous Childéric
et, durant les longues années de son épiscopat, posséda le don de
guérir, d'un simple attouchement, ses ouailles qui souffraient
de névralgies, ait été choisi comme patron par les marchands de
parapluies et non par les dentistes.

On s'explique mieux en revanche pourquoi sainte Catherine est devenue
la patronne des vieilles filles. Il paraît qu'autrefois, dans quelques
provinces, quand une jeune fille se mariait, l'usage était de confier
à une de ses amies le soin d'arranger la coiffure nuptiale. Ce service
devait lui porter bonheur et elle ne pouvait manquer de se marier
à son tour dans le courant de l'année. L'expression _coiffer sainte
Catherine_ serait donc une simple ironie. Cette sainte étant morte
célibataire et n'ayant jamais eu besoin qu'on lui rendît pareil
service, _coiffer sainte Catherine_ équivalait, pour une fille mûre,
à un brevet de célibat. Il est vrai d'ajouter qu'à côté de sainte
Catherine les demoiselles désireuses de se marier trouvent dans sainte
Agnès une patronne plus complaisante. La fête de cette sainte tombe
le 21 janvier. Or, si la légende dit vrai, les jeunes filles qui
invoquent la sainte d'un coeur fervent voient en rêve, dans la nuit
du 20 au 21, l'époux que le ciel leur destine. À Rome, la Sainte-Agnès
est célébrée avec un éclat extraordinaire. C'est ce jour-là que
les chanoines de Saint-Jean-de-Latran se réunissent pour porter au
Souverain Pontife deux agneaux blancs dont la laine doit servir à
confectionner le _pallium_ que le pape, en certaines circonstances,
offre aux archevêques et aux évêques dont il veut récompenser les
mérites sacerdotaux. Le _pallium_ se compose d'une bande de laine
blanche, large d'environ deux centimètres et garnie de pendants
terminés par de petites croix noires qui retombent tout autour des
épaules. Innocent III, dans un de ses brefs, nous apprend «que la
laine dont est fait cet ornement est l'emblème de la sévérité; la
couleur blanche celle de la douceur. Le _pallium_ forme un cercle
autour des épaules pour marquer la crainte de Dieu. Les deux bandes
placées en avant et en arrière signifient la vie active et la vie
contemplative qu'un dignitaire de l'Église doit savoir concilier».

On retrouverait difficilement ce haut symbolisme dans les fêtes
populaires qui se célèbrent aujourd'hui encore, sur la terre de
France, en l'honneur des patrons de corps de métiers. Les choses
s'y passent plus simplement. C'est ainsi que, pour la fête de
saint Joseph, qui est le patron des charpentiers, les membres de la
corporation assistent, le matin, à une messe chantée et s'assemblent
ensuite dans un grand banquet, que terminent des chansons et des
rondes. D'autres corporations accrochent à la devanture de leurs
ateliers ou de leur boutiques un rameau de sapin fleuri; quelques-unes
enfin se livrent à des manifestations publiques et parcourent la
ville, précédées de tambours et de fifres et conduites par quelque
compagnon de haute stature qui brandit une canne enrubannée.

Il faut bien reconnaître d'ailleurs que l'intérêt et l'éclat de ces
fêtes ont singulièrement décru depuis la Révolution. À l'époque
où tous les corps de métiers étaient constitués en jurandes et en
maîtrises, la solidarité était bien plus grande entre les maîtres, les
compagnons et les apprentis. La piété était aussi plus vive. Chaque
corporation formait une confrérie qui avait son autel et quelquefois
son église particulière, qu'elle mettait son honneur à décorer
luxueusement. Administrée par un comité de maîtres appelés _syndics_,
_prud'hommes_ ou _garde-métiers_, chacune de ces confréries était
placée sous le vocable d'un saint ou d'un attribut religieux choisi
par elle: ainsi les cordonniers et les savetiers formaient la
_Confrérie Saint-Crépin et Saint-Crépinien_; les maréchaux ferrants,
les taillandiers, les serruriers, les arquebusiers, les couteliers,
les éperonniers, les cloutiers, les fourbisseurs, les selliers et les
bourreliers, la _Confrérie Saint-Éloi_; les menuisiers, les tourneurs,
les charrons, les charpentiers et les sculpteurs, la _Confrérie
Saint-Joseph_ ou _de Sainte-Croix_; les capitaines de navires, les
marins, calfats, voiliers, étaminiers, cordiers, la _Confrérie du
Sacre_.

Nous avons sur ces fêtes que célébraient les confréries en l'honneur
de leurs saints patrons les détails les plus circonstanciés. Pour
prendre un exemple dans l'histoire d'une petite ville qui a gardé à
travers les âges sa physionomie curieuse d'autrefois, nous voyons
par le cartulaire communal de Joseph Daumesnil, ancien maire
et prieur-consul, ce qui se passait à Morlaix lors des fêtes de
corporations. Les tailleurs faisaient chanter une grand'messe à
Notre-Dame-du-Mur. Au moment de l'offertoire, le père abbé de la
confrérie présentait un mouton blanc qui était ensuite conduit à
l'hospice par tous les membres de la confrérie et donné en présent
aux malades. Les bouchers célébraient leur fête les premiers jours
de l'Avent. Après la cérémonie religieuse, on promenait dans les
principales rues un boeuf qu'escortaient tous les membres de la
corporation, bras nus et la hache sur l'épaule. Le cortège s'arrêtait
aux carrefours et sur les places pour y faire le simulacre d'abattre
l'animal; pendant ce temps deux ou trois confrères faisaient la quête
dont le produit était employé dans un festin.

À Limoges, à Dieppe, à Lannion et dans quelques autres villes de
France, certaines de ces fêtes se sont perpétuées jusqu'à nos jours et
les corps de métiers (bouchers, ivoiriers, tailleurs de pierres, etc.)
continuent à chômer l'anniversaire de leurs saints patrons. Saint Luc
est celui des ivoiriers dieppois. À l'occasion de sa fête, qui
échet le 18 octobre, les ivoiriers entendent une messe en musique et
promènent par les rues leur bannière corporative, un beau rectangle
de velours grenat frappé d'ancres aux quatre coins, avec un blason
symbolique au milieu: l'éléphant d'Afrique tout d'or sur champ d'azur.
Et, dans le banquet qui clôture la fête, on chante la _Marseillaise
des ivoiriers_, paroles et musique de M. Bray, ex-ivoirier à Dieppe,
présentement organiste au Tréport:

    Dans l'art de buriner l'ivoire,
    Dieppe a conquis le premier rang.
    Nous voulons conserver sa gloire
    À ce vieux rivage normand:
    Parfois bien faible est le salaire.
    Qu'importe au talent créateur?
    De Graillon[1] la vie exemplaire
    Guidera toujours le sculpteur.

[Note 1: Célèbre sculpteur ivoirier dieppois.]

                _Refrain_:

    Et vaillamment nous bravons la misère,
          Aussi fiers que des rois,
    En travaillant sous la noble bannière
          Des ivoiriers dieppois!

[Illustration: FÊTE DE L'AGRICULTURE.]

Il ne faudrait pas remonter très loin pour trouver, à Paris même, des
fêtes patronales et corporatives du plus aimable coloris. Telle la
Saint-Crépin, décrite en 1851 dans _La Liberté de Pensée_ par un
rédacteur qui signait _Pierre Vinçart, ouvrier_.

Que de changements en un demi-siècle! Il apparaît bien, à lire
Vinçart, que ces ouvriers de 1848 étaient des hommes d'un autre âge
dont se gaudiraient nos syndicalistes d'aujourd'hui. Leur socialisme
avait je ne sais quoi de naïf et de cordial. Les «compagnons»
partaient des différents quartiers de Paris le matin du 25 octobre
et se dirigeaient vers Montmartre. Quoique réuni à la capitale,
Montmartre, au point de vue corporatif, formait encore un district
autonome, avec sa _cayenne_ (sorte de siège social), son _père_ et sa
_mère_ des compagnons. La _mère_ et le _père_ de Paris prenaient la
tête du défilé; derrière eux venait la musique, puis «les autorités
municipales», enfin les compagnons eux-mêmes, des fleurs à la
boutonnière et des flots de rubans à leurs cannes. Le cortège ainsi
formé gagnait _pedetentim_ l'église paroissiale de Montmartre et y
pénétrait en grand arroi, après avoir exécuté devant le portail
toutes les cérémonies du «devoir» corporatif, telles qu'évolutions,
hurlements, marches, etc., en un mot la _guillebrette_ entière, qui
était le nom générique donné aux cérémonies du compagnonnage.

«Dans l'église, dit Pierre Vinçart, le pain bénit est surmonté de
l'effigie de saint Crépin; l'ancien évêque de Soissons est habillé en
empereur du Bas-Empire et tient à la main une grande botte à revers.
À la sortie de la messe, les compagnons réitèrent leurs cérémonies
et, se remettant en ordre, ils vont à la barrière des Martyrs, chez le
restaurateur ayant pour enseigne: _Au rendez-vous des Princes_. Ils
y font un splendide repas. Deux femmes seulement sont admises à ce
banquet: ce sont les _mères_ de Paris et de Montmartre qui, pendant
la durée de cette fête, se traitent mutuellement de _soeurs_. De
nombreuses chansons, ayant le compagnonnage pour sujet, sont chantées
à la fin du dîner, où personne autre que des compagnons ne peut
assister.»

L'auteur en vogue dans le peuple, et particulièrement chez les
cordonniers, était alors Savinien Lapointe, lui-même cordonnier et que
la muse visitait à ses heures. Rendons cette justice à Lapointe que,
si ses vers sont pleins d'une ardente flamme démocratique, il n'y fait
jamais appel qu'aux plus nobles sentiments. Le prolétariat répétait à
l'envi ses fameuses strophes sur _le Travail_ et c'était elles qu'on
chantait de préférence au banquet de la Saint-Crépin.

    L'indépendance, amis, du travail est la fille;
    Or, qui ne fait rien rampe ou mendie ou se vend;
    À nos rameaux, ce n'est qu'une affreuse chenille
    Qui roule sous les pieds au premier coup de vent.

    Soyons justes, pour être en paix avec notre âme.
    Soyons forts: l'homme fort est généreux toujours,
    Et nos membres hâlés que le travail réclame,
    Travailleurs, sèmeront pour de prochains beaux jours...

Au banquet de 1851, ce même Savinien Lapointe était assis à la droite
de la _mère_ de Montmartre. Les compagnons lui avaient décerné cet
honneur, quoique Savinien, un peu grisé par le succès, n'eût pas imité
la sagesse de Reboul et de Jasmin, autres poètes ouvriers. Tandis que
Reboul demeurait boulanger et Jasmin perruquier, l'auteur d'_Une voix
d'en bas_ et des _Échos de la rue_ avait déserté l'empeigne et
le tranchet. C'était un «rouge», un «pur», comme on disait en ce
temps-là. Candidat à l'Assemblée nationale, il n'avait échoué que de
quelques voix. Sa réputation, chez les cordonniers, n'était balancée
que par celle de Martin et du père André. Martin, lui aussi, était
chansonnier et cordonnier tout ensemble; mais ses chansons étaient
en argot; il avait un «talent d'observation» très remarquable,
qu'il gâtait un peu, suivant Vinçart, par la crudité voulue de ses
expressions. Quant au père André, il était simplement cordonnier, et,
en cette qualité, il ne fabriquait même que des chaussures d'hommes;
ce qui lui avait valu sa réputation, c'était l'extraordinaire rapidité
avec laquelle il les fabriquait. Il avait fait une fois le pari
d'exécuter en un jour un trajet de douze lieues, en s'arrêtant à
chaque lieue pour y fabriquer une paire de chaussons. Et non seulement
il gagna son pari, mais il figura le soir même dans un théâtre de
société, où il jouait un rôle de vaudeville.

Il n'y avait pas de bonnes fêtes corporatives sans Martin et le père
André. Respectueux de l'antique proverbe:

    Aux saints Crépin et Crépinien
    Un bon cordonnier ne fait rien,

ils chômaient, ce jour-là, avec toute la corporation, se rendaient
avec elle à Montmartre et y banquetaient à la place d'honneur.
Et c'étaient eux encore qui, le soir, à Valentino ou à la salle
Montesquieu, ouvraient le bal avec les _mères_ des compagnons.

Dès cet époque pourtant on pouvait noter la tendance fâcheuse de
quelques ouvriers à s'abstenir des réjouissances compagnonniques. On
appelait «neutres» ces indépendants. Ils ne paraissaient point à la
fête patronale et préféraient la célébrer à trois ou quatre dans les
petits cabarets des environs de Paris. La partie de piquet remplaçait
pour eux les splendeurs de Valentino ou du _Rendez-vous des Princes_.
Peu à peu le nombre des «neutres» augmenta. Au socialisme enfantin
des premiers jours avait succédé chez les ouvriers une conception
plus scientifique et, il faut bien le dire, moins généreuse aussi des
intérêts et de l'avenir du prolétariat: le syndicalisme n'était pas
né encore, mais déjà on ne se satisfaisait plus des anciennes
corporations. Celles-ci, du reste, tendaient à réduire au strict
minimum la partie religieuse de leurs solennités: ce qui avait été
l'élément essentiel de la fête n'en était plus que l'accessoire. On
finit, dans certains corps de métier, par oublier jusqu'au nom du
saint qu'on chômait.

[Illustration: LE PARDON DES CHEVAUX EN BRETAGNE.]

Cette sécularisation progressive d'une institution toute religieuse
à l'origine ne laisse pas d'inspirer d'assez vifs regrets aux amis
du pittoresque. Les fêtes patronales avaient eu leur âge d'or sous la
féodalité. C'était le temps où, pour parler comme le bon Raoul Glaber,
la France semblait toute fleurie d'une robe blanche de miracles. La
multiplicité des saints intercesseurs qui imploraient pour elle auprès
de Dieu déconcerte les efforts des plus laborieux hagiographes: ils
sont trop! Mais, à ces époques de foi ardente, nul ne s'étonnait
que les bienheureux du ciel condescendissent à se faire les
commissionnaires des fidèles, et non seulement à soulager les maux
de leurs clients, mais encore à épouser leurs intérêts domestiques et
commerciaux. Chaque saint possédait sa spécialité, son _arouez_, comme
on dit en Bretagne: saint Éloi, par exemple, était couramment invoqué
pour les chevaux; à Kerfourn, à Louargat, à Guiscriff, etc., les
fermiers bretons lui font encore visite chaque année, montés sur leurs
bêtes auxquelles ils coupent un paquet de crins qu'ils offrent au
bienheureux, le produit de la vente de ces paquets de crins servant
à enrichir la mense paroissiale. Saint Cornéli exerçait et exerce
toujours à Carnac le même patronage sur les animaux à cornes; saint
Hervé défendait ses ouailles contre les loups; saint Didier contre
les taupes; saint Tugen contre les chiens hydrophobes. En Béarn, saint
Plouradou empêchait les enfants de pleurer et saint Séquaire donnait
le bon vent qui fait sécher le linge. À Montmartre même, en plein
Paris, les ménages mal assortis avaient recours sans scrupule à
l'intervention de saint Raboni, lequel, comme son nom l'indique,
_rabonissait_ les époux acariâtres. Et, sans doute, quelques-uns de
ces saints régionaux ou locaux seraient malaisés à découvrir dans la
liturgie régulière. «Les noms de beaucoup d'iceux, comme dit le P.
Albert le Grand, bien qu'écrits au livre de Vie, ne se trouvent dans
nos martyrologes et calendriers.» Ils n'en sont pas moins l'objet de
la faveur populaire. Ce furent, en leur temps, des personnages pleins
d'ascétisme et de piété. À peine si quatre ou cinq pourraient faire
naître quelques doutes sur l'authenticité des mérites qui leur
ont valu la canonisation spontanée des fidèles. Telle cette sainte
Adresse, dont un hameau de Normandie porte le nom. Une légende un peu
irrévérencieuse ne voudrait-elle pas que, des marins en danger s'étant
mis à invoquer tous les saints du Paradis au lieu de faire tête à la
bourrasque, le patron de la barque tomba sur eux à coups de garcette
et, les forçant à se lever:

«Aux manoeuvres, mauvais chiens! leur cria-t-il. Et, s'il faut à toute
force que vous invoquiez une protection céleste, recourez à sainte
Adresse: il n'y a qu'elle qui vous puisse sauver!»

Et, sainte ou non, Adresse les sauva si bien, en effet, que, de retour
chez eux, ils lui bâtirent une chapelle et donnèrent son nom à leur
hameau...

[Illustration: LA SAINT-CHARLEMAGNE.]

Un autre saint peu canonique, mais cependant plus authentique
qu'Adresse, fut Charlemagne, empereur à la barbe fleurie, promu par
privilège spécial patron des collégiens qui, de temps immémorial,
célébraient sa fête le 28 janvier. Ce jour-là, en souvenir de
l'auguste intérêt qu'il témoignait aux écoliers travailleurs, un
banquet réunissait dans les lycées de Paris, sous la surveillance de
leurs maîtres, les élèves qui s'étaient le plus distingués au cours de
l'année précédente. Un doigt de champagne, au dessert, permettait de
toaster à la mémoire du grand empereur... Mais un ministre vint
qui, pour «raisons budgétaires»--ô économie de bouts de
chandelles!--supprima en 1895 le banquet traditionnel et, du même
coup, la Saint-Charlemagne[2].

[Note 2: Ce qu'a défait un ministre, un ministre peut le refaire:
la Saint-Charlemagne a été rétablie.]

C'était une des dernières fêtes «corporatives» de la grand'ville.
Il ne lui reste plus en ce genre que la Sainte-Catherine et la
Sainte-Cécile,--la Sainte-Catherine qui, chaque 25 novembre, met
en rumeur le quartier de l'Opéra, patrie d'élection des petites
«midinettes», lesquelles la célèbrent de la plus simple et de la plus
charmante façon du monde en se promenant bras dessus, bras dessous,
coiffées de bonnets en papier, le long de la rue de la Paix; la
Sainte-Cécile, dont la fête, plus aristocratique, est l'occasion de
magnifiques solennités artistiques dans toutes les églises de Paris.
Sainte Cécile jouit d'un enviable privilège: ce ne sont pas seulement
de grands peintres comme Gérard Seghers, Raphaël, le Dominiquin, Carlo
Dolce, qui se sont inspirés de sa vie dans des tableaux célèbres;
Santeuil, Dryden et, plus récemment, M. Maurice Bouchor, lui ont
tressé de beaux vers. Quant aux musiciens, il n'en est point un qui
ne lui ait dédié quelque cantate ou quelque symphonie. Cette unanimité
des artistes et des poètes est bien significative et donne une
physionomie à part, dans la hiérarchie des bienheureux, à l'exquise
martyre chrétienne qui ne marchait dans la vie qu'accompagnée de lyres
invisibles et dont la mort même eut je ne sais quoi de mélodieux.



_Le Jour de l'An._


    Encore un an de plus qui s'efface et retombe
    Dans ce gouffre sans fond qu'on nomme le passé!
    Encore un pas que fait le siècle vers sa tombe,
    Sur la route où déjà six mille ans ont passé!

    Qui donc pousse en avant ce cortège d'années?
    Qui les emporte ainsi? Pauvres filles du temps!
    Elles s'en vont soudain comme des fleurs fanées
    Et, mourant en hiver, ne vivent qu'un printemps!

    Mais, si vous les couchez dans leur cercueil immense,
    Vous en créez aussi de nouvelles, Seigneur;
    Lorsque l'une est passée, une autre recommence;
    L'une meurt aujourd'hui, demain naîtra sa soeur.

    Salut à ce berceau! Salut à cette année
    Qui se lève à son tour sur l'éternel chemin,
    Et, vierge encore de mal, et d'espoir couronnée,
    Escorte en souriant les pas du genre humain!

L'auteur de ces jolis vers, Émile Trolliet, a raison: il y a toujours
un peu de mélancolie, sans doute, dans nos adieux à l'année qui s'en
va; mais les regards ont tôt fait de se tourner vers celle qui vient
et qui, aux plis mystérieux de sa robe, nous apporte peut-être le
bonheur et, en tout cas, nous en réserve l'illusion. La pauvre âme
humaine vit de rêves sous toutes les latitudes. Sans compter que pour
quelques-uns,--les concierges, les facteurs et les petits enfants par
exemple,--ces rêves deviennent au jour de l'an de très appréciables
réalités. Sous quelque forme qu'elles se présentent, bonbons ou pièces
d'or, les étrennes sont toujours pour eux les bienvenues. Peut-être,
cependant, y a-t-il un peu moins d'enthousiasme chez ceux qui les
offrent que chez ceux qui les reçoivent.

L'usage des étrennes nous vient des Romains (les premiers qui aient
sacrifié à la déesse _Strenna_), et il est général. Un autre usage,
non moins constant, est celui des cartes de visite qu'on envoie au
premier de l'An, agrémentées de quelques mots de politesse ou vierges
de toute mention, aux personnes avec qui l'on a eu commerce d'amitié
ou d'affaires pendant l'année. C'est encore un usage qui nous vient de
l'étranger, non plus de Rome, il est vrai, mais de l'Extrême-Orient.
Les Célestiaux se servaient de cartes de visite bien avant nous;
seulement, chez eux, les cartes étaient de grandes feuilles de papier
de riz, dont la dimension augmentait ou baissait suivant l'importance
du destinataire et au milieu desquelles, avec des encres de plusieurs
nuances, on écrivait les nom, prénoms et qualités de l'envoyeur. Il
paraît que, quand la carte était à l'adresse d'un mandarin de 1re
classe, elle avait la dimension d'un de nos devants de cheminée!

À en croire M. Élie Frébault, la distribution des cartes de visite, à
Stuttgard, dans le Wurtemberg, est le prétexte d'une scène piquante.
Pendant l'après-midi du premier de l'An, sur une place publique, se
tient une sorte de foire ou de bourse aux cartes de visite. Tous les
domestiques de bonne maison et tous les commissionnaires de la ville
s'y donnent rendez-vous, et là, grimpé sur un banc ou sur une table,
un héraut improvisé fait la criée des adresses. À chaque nom proclamé,
une nuée de cartes tombe dans un panier disposé à cet effet, et le
représentant de la personne à laquelle ces cartes sont destinées peut
en quelques minutes emporter son plein contingent. Chacun agit de
même, et, au bout de peu d'instants, des centaines, des milliers de
cartes sont parvenues à leur destination, sans que personne se soit
fatigué les jambes.

Remarquons, d'ailleurs, que l'usage des cartes de visite est apparu
assez tard chez nous. Jusqu'au XVIIe siècle, les visites se rendaient
toujours en personne. On peut noter cependant, comme un acheminement
vers les cartes, l'usage dont nous parle Lemierre dans son poème des
_Fastes_ et qui était courant vers le milieu du grand siècle. À cette
époque, des industriels avaient monté diverses agences, qui, contre
la modique somme de deux sols, mettaient à votre disposition un
gentilhomme en sévère tenue noire, lequel, l'épée au côté, se
chargeait d'aller présenter vos compliments à domicile ou d'inscrire
votre nom à la porte du destinataire. Mais un temps vint où le
gentilhomme lui-même fut remplacé par la carte de visite. Cela se
passa sous Louis XIV (dans les dernières années du règne), comme
l'atteste ce sonnet-logogriphe du bon La Monnoye:

    Souvent, quoique léger, je lasse qui me porte;
    Un mot de ma façon vaut un ample discours;
    J'ai sous Louis-le-Grand commencé d'avoir cours,
    Mince, long, plat, étroit, d'une étoffe peu forte.

    Les doigts les moins savants me traitent de la sorte;
    Sous mille noms divers, je parais tous les jours;
    Aux valets étonnés je suis d'un grand secours;
    Le Louvre ne voit pas ma figure à sa porte.

    Une grossière main vient la plupart du temps
    Me prendre de la main des plus honnêtes gens.
    Civil, officieux, je suis né pour la ville.

    Dans le plus dur hiver, j'ai le dos toujours nu,
    Et, quoique fort commode, à peine m'a-t-on vu
    Qu'aussitôt négligé je deviens inutile.

Inutile, le mot est dur, mais il est la justesse même. Est-ce l'abus
qu'on faisait des cartes de visite qui décida les conventionnels à
supprimer le premier de l'An? Ou fut-ce la vanité des voeux qu'on y
déposait? Toujours est-il qu'abolie en décembre 1791, la coutume du
Jour de l'An ne fut rétablie que six ans après, en 1797. Nos pères
conscrits, qui ne barguignaient pas avec les délinquants, avaient
décrété la peine de mort contre quiconque ferait des visites, même
de simples souhaits de jour de l'An. Le cabinet noir fonctionnait, ce
jour-là, pour toutes les correspondances sans distinction. On ouvrait
les lettres à la poste pour voir si elles ne contenaient pas des
compliments.

Et pourquoi cette levée de boucliers contre la plus innocente des
coutumes? Le _Moniteur_ va nous le dire. Il y avait séance à la
Convention. Un député, nommé La Bletterie, escalada tout à coup la
tribune.

«Citoyens, s'écria-t-il, assez d'hypocrisie! Tout le monde sait que
le Jour de l'An est un jour de fausses démonstrations, de frivoles
cliquetis de joues, de fatigantes et avilissantes courbettes...»

Il continua longtemps sur ce ton. Le lendemain, renchérissant sur
ces déclarations ampoulées, le sapeur Audoin, rédacteur du _Journal
Universel_, répondit cette phrase mémorable:

«Le Jour de l'An est supprimé: c'est fort bien. Qu'aucun citoyen,
ce jour-là, ne s'avise de baiser la main d'une femme, parce qu'en se
courbant il perdrait l'attitude mâle et fière que doit avoir tout bon
patriote!»

Le sapeur Audoin prêchait d'exemple. Cet homme, disent ses
contemporains, était une vraie barre de fer. Il voulait que tous les
bons patriotes fussent comme lui; il ne les imaginait que verticaux et
rectilignes. Mais enfin le sapeur Audoin et son compère La Bletterie
n'obtinrent sur la tradition qu'une victoire éphémère. Ni le
calendrier républicain ni les fêtes instituées par la Convention
pour symboliser l'ère nouvelle ne réussirent à prévaloir contre des
habitudes plusieurs fois séculaires. Les institutions révolutionnaires
tombèrent avec les temps héroïques qui les avaient enfantées. Le
premier de l'An fut rétabli. Il dure encore. Les pouvoirs officiels
lui ont donné leur consécration. Le Président de la République reçoit,
ce jour-là, dans les salons de l'Élysée, l'hommage respectueux du
corps diplomatique, des ministres et des grands corps de l'État.
Quant à la foule des simples citoyens, elle se charge de démontrer
par l'exubérance de sa joie à quel point le député La Bletterie était
ignorant des mystères du coeur humain.

Le premier de l'An sans doute n'a que l'importance que nous lui
attribuons. Il y a belle lurette que les philosophes nous ont appris
que le temps et l'espace ne sont que des catégories de l'entendement.
C'est notre imagination seule qui attache aux divisions chronologiques
une signification faste ou néfaste. N'empêche qu'en tous pays, même
chez les Japonais, dont l'année officielle ne commence pourtant que
le 8 février, le premier jour de l'année est le prétexte de grandes
réjouissances.

«Dès la veille, raconte un voyageur, M. Melcy, toutes les maisons
japonaises sont nettoyées et même exorcisées; c'est-à-dire qu'à
l'heure de minuit le chef de famille, revêtu de ses plus riches
habits, doit parcourir tous ses appartements, tenant, de la main
gauche, une petite table de laque sur laquelle est posée une boîte de
fèves rôties. Il y puise par poignées, pour en jeter un peu çà et là
dans chaque pièce, en répétant: «Sortez, démons! Entrez, richesses!»
Peu après, il s'élève dans la cour de chaque demeure une flamme
très vive qui part du sol et dure à peine quelques minutes. C'est
un faisceau de bûchettes de bois aspergées d'eau bénite et qui doit,
selon la direction que prend la flamme, présager aux assistants la
bonne ou la mauvaise fortune pour l'année qui s'ouvre. On n'oublie
pas non plus, en cette nuit mémorable, de parer l'autel domestique
des dieux du bonheur. Un coin de la pièce est réservé à cet usage dans
chaque habitation bourgeoise. L'autel est fait d'un léger échafaudage
de bois de cèdre recouvert d'un tapis rouge. Il sert de piédestal à
deux idoles en bois qu'accompagnent deux lampes allumées. En avant
d'elles sont posés trois guéridons minuscules en laque chargés des
prémices de l'année: l'un de deux pains de riz, l'autre de deux
langoustes ou poissons aux nageoires ornées de papier d'argent, et
le troisième de deux flacons de saki enveloppés également de papier
argenté. Le tout est complété par deux grands chandeliers de bronze,
surmontés d'énormes bougies qui brûlent en l'honneur des dieux. Dans
toutes les cuisines, les mitrons ont pétri, mis au four et surveillé
la cuisson des innombrables gâteaux de riz qui doivent être donnés en
étrennes aux ouvriers et aux domestiques. Dans tous les ménages, on
a pilé, en de grands mortiers, la quantité de riz représentant la
provision de farine qui doit alimenter la famille jusqu'au mois
d'octobre. Tout le monde enfin a fait ses différents préparatifs
pour pouvoir le lendemain se livrer à la gaîté, aux rires et aux
divertissements de toutes sortes qui vont, dans certains quartiers,
présenter l'aspect de véritables bacchanales.»

[Illustration: LE JOUR DE L'AN, AU JAPON: LES ÉTRENNES.]

Voulez-vous maintenant, en opposition avec le réjouissant spectacle
de cette joie populaire, connaître un premier de l'An gourmé, solennel
et, si je puis dire, caporalisé? Oyez cette description empruntée à un
rédacteur du _Gaulois_:

«A Berlin, le 31 décembre, dans les brasseries ouvertes jusqu'au
matin, un peu avant minuit les lumières s'éteignent. Partout vibre le
grincement saccadé des rideaux de fer qui se ferment. Là où manque
un rideau de fer, on applique en hâte des planches pour garantir les
glaces. Voici qu'un rythme lourd annonce l'arrivée de la police. Par
les brigades renforcées de pelotons d'agents à cheval, les carrefours
sont occupés militairement. Passages interdits aux voitures! Grandes
artères, même celle de la _Friedrichstrasse_, expurgées de tout
piéton! Çà et là, les lieutenants de police, qui ont remplacé leur
grande casquette bleue par le casque à pointe, donnent d'une voix
hachée des ordres pour balayer tout. Mais, peu à peu, les rangs des
agents s'entr'ouvrent. La foule se glisse et se répand dans l'ombre.
Tout à coup, rauque, forcenée, monstrueuse, s'élève cette clameur:
_Prosit Neujahr!_ «Que la nouvelle année soit bonne!» De la rue et des
maisons, les cris aigus des femmes, les piaulements des enfants, se
mêlent aux vociférations des hommes. Bonne année, soit! mais qui vous
arrive en vous déchirant les oreilles.»

Combien différent notre premier de l'An parisien, surtout le premier
de l'An tel qu'on le célèbre encore dans nos vieilles provinces
françaises! Voici venir, devançant Noël, les petits quêteurs
d'étrennes. Au soir tombant, la veille du 1er janvier, dans les
villages d'Alsace, ils s'arrêtent devant chaque porte pour chanter une
complainte qui commence ainsi:

    Nous souhaitons tous à Madame
    L'or d'une couronne d'amour,
    Et, pour l'an prochain, jour pour jour,
    Le jeune héritier qu'on réclame.
    À Monsieur, qui déjà sourit,
    Nous souhaitons meilleure chère, etc., etc.

En Poitou et en Saintonge, la complainte se chante sur l'air de
l'_Aguilé_, plus spécial cependant au jour des Rois[3]:

[Note 3: Voir sur le sens du mot _aguilé_ le chapitre _Noëls de
France_.]

    Messieurs et Mesdames de cette maison,
    Ouvrez-nous la porte, nous vous saluerons.
    Notre _guillaneu_ nous vous demandons...
    Guiettez dans la nappe, guiettez tout au long.
    Donnez-nous la miche et gardez l'grison:
    Notre _guillaneu_ nous vous demandons.

       *       *       *       *       *

_Arribas! Son arribas!_ (Arrivés, nous sommes arrivés!) crient les
étrenneurs du Limousin devant chaque maison où ils frappent, et ils
continuent dans leur patois, que M. d'Aigueperse traduit ainsi:
«Le _guillaneu_ nous faut donner, gentil maître; le guillaneu
donnez-le-nous.» Le _guillaneu_ limousin consiste en pommes, poires,
châtaignes, noix, noisettes et menus sous. Une fois pourvus,
les étrenneurs font mille voeux pour leur hôte sans oublier ses
serviteurs, la ménagère qui blute la farine, le porcher qui garnit le
charnier de lard, etc., etc.

À Saint-Malo, les étrenneurs remplacent la sérénade par une aubade, la
tournée crépusculaire par une tournée matinale. Il faut voir, dès la
fine pointe du jour, les petits gamins de la vieille cité bretonne se
former en bandes pour courir la ville, cogner aux portes et souhaiter
la bonne année! Chaque souhait leur vaut un petit sou. Au premier
marmot qui se présente, les jeunes filles demandent:

«Comment se nomme-t'_il_?»

_Il_, c'est le fiancé rêvé dont on espère la venue. Le gamin cite
un nom de baptême au hasard, et les jeunes Malouines n'ont plus qu'à
chercher, parmi les jeunes gens qu'elles connaissent, celui qui porte
le prénom désigné.

D'autres croyances, d'autres superstitions, si l'on veut, mais si
gracieuses, si émouvantes quelquefois, mériteraient encore d'être
tirées de l'oubli où elles sombrent peu à peu. Il en est aussi dont
le sens s'est perdu en chemin et qui nous paraissent à cette heure
passablement singulières. C'est ainsi qu'en Champagne et en Bourgogne,
on croit que l'année sera bonne si la première personne qu'on
rencontre le matin du jour de l'An est un homme, mauvaise si c'est une
femme. Et voilà qui n'est guère flatteur pour le «beau sexe»!

Au Havre, dans la nuit du 31 décembre au 1er janvier, il y a toujours
grande affluence du public devant le portail de l'église Notre-Dame.
La tradition locale prétend qu'il suffit de s'agenouiller sous la
statue de la Vierge et de lui demander trois grâces à minuit tintant
pour que l'une d'elles soit exaucée. Les gamins, comme on peut croire,
ne manquent pas dans l'assistance et, au moment où l'heure sonne, on
les entend crier irrespectueusement à tue-tête:

«L'aura! L'aura pas!»

D'autres traditions, répandues un peu partout, veulent qu'au premier
de l'An, à votre lever, si vous avez eu la chance de briser sans le
vouloir ou tout au moins de fêler un verre dans lequel on n'a pas
encore bu, ce soit pour vous le pronostic d'une année heureuse. En
déjeunant, si un choc involontaire répand votre boisson sur la nappe,
cette libation fortuite vous promet encore une année de prospérité.
Il faut aussi avoir soin, ce jour-là, de ne rien laisser sortir de sa
maison, ni provisions, ni cadeaux, avant d'avoir reçu quelque chose
d'un voisin. Néanmoins, si ce voisin est une voisine, il reste quelque
doute sur l'efficacité de la bonne chance.

«Qu'y ét-y qu'elle me veut donc, c'telle-là? Y étot ben la pouène
qu'elle veune la première?» disent les paysans.

On prétend enfin que le matin du jour de l'An, si vous réussissez à
glisser votre aumône dans la sébile ou le chapeau d'un pauvre avant
qu'il vous ait demandé la charité, il n'y aura pour vous, durant
l'année qui s'ouvre, que joie, santé, richesse, satisfactions
matérielles et morales de toute sorte.

Et donc voilà mes lecteurs prévenus. Je leur ai donné, d'après les
vieux fatuaires du pays de France, les recettes les plus efficaces
pour acheter à peu de frais une année pleine de bonheur. Recettes
S. G. D. G., bien entendu. La première condition pour qu'elles
réussissent, c'est d'avoir la foi. Qu'ils tâchent de l'acquérir,
s'ils ne l'ont déjà. «La croyance dans le bonheur à venir, a dit un
philosophe, c'est plus que la moitié du bonheur présent.»



_Les Rois._


Tout au commencement du siècle, un savant astronome de l'Observatoire
d'Édimbourg, le docteur Andersen, découvrit dans le ciel une nouvelle
étoile qu'on n'avait point signalée encore, qui se mit à grossir peu à
peu jusqu'aux proportions d'une constellation de la deuxième grandeur,
puis s'enfonça dans les espaces et s'y évanouit insensiblement. Le
professeur Anderson pensait n'avoir affaire qu'à un vulgaire satellite
de Persée.

«Erreur! s'écria le professeur Tuttle, de Newhaven. J'ai observé aussi
celle que vous nommez une Perséïde et que vous prétendez n'être jamais
apparue aux hommes. Erreur, six fois erreur! Vous dis-je. Mes calculs
m'ont permis de retrouver dans l'éphémère visiteuse une vieille
connaissance de nos pères, l'étoile même qui guida vers Bethléem les
mages de la Chaldée, qui reparut en 316, en 633, en 950, en 1267, et
que Tycho-Brahé, pour la dernière fois, observa en 1584. L'intervalle
requis pour la réapparition périodique de l'étoile est de 317
ans. Ajoutez 317 à 1584, vous obtiendrez 1901. Ce qu'il fallait
démontrer...»

Qui avait raison, du professeur Tuttle ou du professeur Anderson?
Et, tout de même, si ç'avait été M. Tuttle! S'il était vrai que nos
regards, après vingt siècles écoulés, eussent pu contempler cette
douce annonciatrice des temps nouveaux! Comme nous l'eussions
avidement cherchée dans le ciel, pieusement saluée entre toutes ses
soeurs! Mais M. Tuttle ne nous a communiqué sa découverte qu'après
coup et quand l'étoile des mages s'était évanouie. Légende ou vérité,
nous ne saurons jamais ce qu'il en fallait penser exactement...

C'est en commémoration de cette apparition de l'étoile aux rois mages,
Balthazar, Melchior et Gaspard, et de la visite qui s'ensuivit aux
lieux solennisés par la naissance de Jésus, que l'Église a institué la
fête de l'Épiphanie, ainsi nommée des deux mots grecs: _épi_ (sur) et
_phanéiä_ (révélation). Dans le langage courant on l'appelle la
Fête des Rois, et vous savez de quelle aimable cérémonie elle est le
prétexte aujourd'hui encore. À table, au dernier service, on apporte
une énorme galette dont les morceaux sont répartis à la ronde entre
les convives de tout âge. Celui qui trouve la fève dans sa part est
proclamé roi, et, pour célébrer cette royauté éphémère, l'assistance
se lève en criant: _Le Roi boit!..._

On a dit de la galette épiphanique qu'elle défiait tous les
changements de régimes et les pires bouleversements sociaux. C'est
ainsi qu'en 93 les pâtissiers de la Révolution ne se laissèrent pas
embarrasser par la chute de la royauté: en guise de galette des rois,
ils fabriquèrent seulement des galettes de la Liberté. De nos
jours même, où les vieilles traditions s'abolissent, les galettes
épiphaniques font encore l'objet d'un commerce lucratif. Mais les
pâtissiers n'en ont plus le monopole; les boulangers en fabriquent
également, qu'ils offrent en étrennes à leurs clients de l'année. Il
n'y a qu'une petite modification à la classique galette de jadis, et
c'est que la fève y est remplacée par une poupée de porcelaine. Je ne
sais pas si nous avons beaucoup gagné au change, mais je sais qu'il
est des mâchoires à qui cette substitution n'a pas laissé de causer
certaines disgrâces imprévues. Un boulanger, à qui je faisais part
de mes scrupules, me disait qu'on s'y était décidé pour éviter toute
espèce de fraude: il paraît qu'au temps de la fève certains convives
peu délicats préféraient avaler sans rien dire ce gros légume
indigeste et se dérober aux charges d'une royauté dispendieuse.

[Illustration: LE CORTÈGE DES ROIS MAGES. Fresque de Bennozo Gazzoli
(1420-1498) dans la chapelle du palais Riccardi, à Florence.]

Si telle est la raison véritable du changement, je me demande de quoi
se mêlent les pâtissiers et boulangers. C'est prendre bien souci de
nos intérêts que de substituer, sans que personne l'ait réclamé, à
l'innocente fève de jadis un «petit baigneur» qui craque sous la dent
quelquefois, mais quelquefois aussi disparaît sans dire gare dans
notre intestin menacé par lui d'une fâcheuse appendicite.

Les campagnes, sur ce point, sont restées autrement fidèles à l'usage.
Je vous contais plus haut l'odyssée de ces petits mendiants chanteurs
de Noël qui s'en vont par les routes, en Bretagne, chantant l'_Aguilé_
aux portes des métairies. L'Épiphanie a aussi sa chanson spéciale.
Mais on ne la chante plus guère, à ma connaissance, que dans l'Orne,
la Seine-Inférieure et les Ardennes: c'est la chanson des _Evangueus_.

    Donnez, donnez la part à Dieu:
    Nous vous dirons les _Evangueus_,
    Les _Evangueus_ de Notre-Seigneur.
    Je l'ai vu vif, je l'ai vu meurt (mort),
    Dessus la croix, ce roi fidèle,
    Qui nous éclaire à trois chandelles...

Les _Evangueus_, c'est-à-dire les Évangiles (primitivement
_evangeles_),--souvenir du temps où les quêteurs de la part à Dieu
étaient de pauvres récollets qui, en échange de l'aumône reçue,
s'asseyaient à la mense hospitalière du donateur et y récitaient
ce chef-d'oeuvre de poésie narrative qu'on appelle les Évangiles
apocryphes...

Bien entendu, la chanson des _Evangueus_ a le même objet que
l'_Aguilé_: savoir d'apitoyer les hôtes de la maison, d'obtenir d'eux
quelque menu cadeau, oranges, châtaignes, pâtisserie à bon marché.
L'aumône se fait sur le pas de la porte: il n'y a que dans les
Ardennes où les chanteurs d'_Evangueus_, fidèles à de mystérieuses
observances, pénètrent à l'intérieur des maisons, prennent une braise
dans le foyer et la jettent à terre «pour purifier le sol».

[Illustration: LE JOUR DES ROIS: LA PART DES PAUVRES.]

M. H. du Plessac a raconté quelque part qu'au XIIIe siècle, la veille
de l'Épiphanie, «les chanoines de chaque chapitre élisaient l'un
d'eux, auquel ils déféraient le titre de roi». Revêtu de sa plus riche
dalmatique, l'élu, le lendemain, une palme pour sceptre, prenait
place dans la cathédrale sous un dais de drap d'or. Trois chanoines
sortaient alors de la sacristie, le front ceint de couronnes. L'un
était habillé de blanc, l'autre de rouge, le troisième de noir. Un
diacre, précédant les trois «mages», portait au bout d'une perche cinq
chandelles allumées qui figuraient l'étoile miraculeuse...

Mais voici dans le même genre quelque chose de plus touchant, et
qui nous est rapporté par l'auteur de la _Vie de Louis III, duc de
Bourbon_:

«Le saint jour de l'Épiphanie, en souvenir de la visite rendue à la
crèche par les bergers et les mages, ce prince élisait pour roi un
enfantelet de huit ans, le plus pauvre qui se trouvait dans la ville.
Il le faisait revêtir d'un habit royal et servir en cérémonie par ses
propres serviteurs. Le lendemain, l'enfant mangeait encore à la table
du prince; puis le maître d'hôtel faisait une collecte en sa faveur
auprès des convives. Le duc Louis donnait de sa poche quarante livres,
les chevaliers de son entourage un franc chacun, et les écuyers
un demi-franc: on recueillait ainsi environ cent livres que l'on
remettait au père et à la mère du petit roi «pour que leur enfant fût
élevé aux écoles».

Les princes et les chapitres de chanoines n'élisent plus de rois;
mais la coutume des «chandelles des Rois» est demeurée, au moins en
Normandie, où les épiciers les débitent à la jeunesse par _creuillées_
ou grappes de douze. Bien curieuse, par parenthèses, la destination de
ces chandelles épiphaniques, bariolées comme au XVIIe siècle, et que,
dans les petits ménages d'ouvriers et de boutiquiers, les enfants font
légèrement égoutter sur une assiette plate, puis qu'ils disposent
en couronne dans leur suif et qu'ils campent enfin sur la table aux
regards ébahis de la maisonnée!

«Cela ne vaut pas la clarté d'un lustre électrique, dit M. Noury.
N'importe! On tire aussi bien la fève chez les humbles que chez les
riches, et le «bezot» de la famille prend autant de plaisir à se
glisser à quatre pattes sous la table pour répondre au _Phoebe Domine,
pour qui?_ et répartir ainsi, au hasard de ses affections candides,
chaque morceau de la galette des Rois, sans oublier la «part à Dieu»
réservée à l'indigent qui heurtera le premier aux volets...»

Les indigents, on les accueillait et on les accueille encore partout
avec une faveur spéciale le jour des Rois. Mais, à Saint-Pol-de-Léon
(Finistère), jusqu'en ces derniers temps, ils étaient vraiment des
privilégiés. Chaque année, la veille de l'Épiphanie, cette ravissante
et archaïque petite cité voyait s'avancer dans ses rues un cheval dont
la tête et les crins étaient ornés de gui, de lauriers et de rubans.
Conduit par un pauvre de l'hospice et précédé du tambour de ville, il
était escorté de quatre notables, deux marguilliers et deux membres
du bureau de bienfaisance, et s'arrêtait devant chaque seuil pour
recevoir les dons en nature ou en argent. Pain, viande, côtes de lard,
bouteilles, s'entassaient dans les deux paniers fixés à son bât et
qui avaient la forme de mannequins couverts d'un drap blanc. Chacun
donnait selon ses moyens, mais tout le monde donnait «et, à chaque
nouvelle munificence, dit Paul de Courcy, la foule d'enfants et
d'oisifs qui accompagnait ce bizarre cortège répétait la clameur
traditionnelle: _Inguinané! Inguinané[4]!_»

[Note 4: Variante d'_Aguilé_.]

Un arrêté municipal du maire Drouillard mit fin brusquement, en 1885,
à la curieuse promenade de l'_Inguinané_. Ainsi meurent les vieux us,
frappés souvent par ceux qui devraient s'employer le plus à les faire
respecter. Mais je ne voudrais pas que cette causerie épiphanique se
terminât sur un ton de _de profundis_. Laissez-moi donc, pour finir,
vous conter une historiette qui, la première fois que je l'ouïs, me
parut pleine de saveur. Mon ami Frédéric Le Guyader en ferait un petit
poème délicieux, et c'est un sujet où il déploierait tout à l'aise sa
verve incomparable de _marvailler_, d'humoriste armoricain.

Je ne sais où la scène se passe, si c'est au bord de l'Aulne,
de l'Odet ou du Guer. Tant y a qu'au long d'une de ces rivières
habitaient jadis un vieil homme et une vieille femme. L'homme
s'appelait simplement Fanch et sa femme Katec. Je vous ferai cependant
remarquer que les femmes qui portent ce dernier prénom en Bretagne
passent généralement pour de fines commères et qui n'ont pas leur
langue dans leur poche. Fanch et Katec tiraient les Rois. Le gâteau
coupé, les parts distribuées, c'est au bonhomme qu'échoit la fève.
Il la montre triomphalement à Katec; mais celle-ci, qui était de
méchante humeur, se refuse à crier: «Le roi boit!» Colère du mari
qui s'emporte et bat sa moitié comme plâtre; pleurs et sanglots de la
femme qui s'échappe en disant qu'elle va se jeter dans la rivière.

[Illustration: LA PROMENADE DE L'INGUINANÉ À SAINT-POL-DE-LÉON.]

«A tes souhaits!» réplique le bonhomme qui se colle tranquillement au
coin de son feu, bourre sa pipe et l'allume.

C'est qu'au fond il pensait bien que Katec était trop bonne chrétienne
pour mettre sa menace à exécution. Mais, l'heure passant et Katec
ne reparaissant point, il commence à s'inquiéter, se dit que Katec
n'avait peut-être pas parlé en l'air, et le voilà qui court tout d'une
traite à la rivière, où la première chose qu'il aperçoit, flottant sur
l'eau, c'est la coiffe de la malheureuse.

«Plus de doute! s'écrie-t-il, ma pauvre femme s'est noyée...»

Il veut au moins tout tenter pour la repêcher et la rappeler à la vie,
si, d'aventure, la mort n'avait pas encore fait son oeuvre; et, le
temps de se déshabiller, il est dans l'eau jusqu'au cou.

Brrr! mes enfants, quel bain! Il gelait à pierre fendre; la rivière
charriait des glaçons; une lune narquoise éclairait la scène, et
le bonhomme cherchait toujours. Peine perdue! Le pauvre Fanch se
désespérait et, après un dernier plongeon, il allait renoncer à ses
recherches, quand il entendit derrière lui des «Ah! Ah!» et des rires.
Il se retourne, stupéfait, et reconnaît sa femme qui, tranquillement
assise sur une souche, le considérait de la berge avec satisfaction.

«Maintenant, dit Katec, je veux bien crier: «Le roi boit!»



_Masques et Travestis._


    Mardi gras, ne t'en va pas,
    J'ferons des crêpes, j'ferons des crêpes.
    Mardi gras, ne t'en va pas,
    J'ferons des crêpes et t'en auras!...

Vous connaissez le refrain: il est vieux comme les rues et toujours
de circonstance aux jours de frairie qui précèdent l'entrée en
carême. Dans la poêle, où le beurre rissolle avec un bruit de crécelle
exaspérée, l'habile ménagère fait sauter la pâte de farine, mêlée à
des jaunes d'oeufs et trempée de lait pur. Les crêpes sont le mets
particulier des jours gras, comme la galette est la friandise de Noël
et de l'Épiphanie. On les sert chaudes sur la table de famille, pliées
en quatre, dorées et fleurant bon. Mais le lendemain, refroidies,
elles font encore dans le café ou le thé un manger délicieux. Il faut
seulement veiller à ce que la pâte soit légère et bien cuite. Les
meilleures crêpes ont la couleur de l'acajou verni et ne pèsent pas
plus qu'une dentelle...

Un poète breton bien oublié aujourd'hui et qui eut son heure de
demi-célébrité, Stéphane Halgan, a consacré tout un poème à la louange
des crêpes. Un jour qu'il flânait sur les bords de l'Odet, non loin du
Marhallac'h, l'orage le surprit et le força de chercher un refuge dans
une chaumière voisine:

    Attendant que le ciel fût au moins devenu
        Calme, sinon sans voile,
    Je voyais près de moi la servante au bras nu
        Faisant fumer la poêle.

    La pâte s'étalait; son flot moins transparent
        S'arrondissait en crêpe,
    Et le gâteau cuisait, cuisait en susurrant
        Ainsi qu'un vol de guêpe...

    Lorsque la crêpe était bien blonde d'un côté,
        D'une batte légère,
    Voici qu'un tour de main leste et précipité
        La tournait tout entière.

Cette gymnastique culinaire finit par intéresser le visiteur. Il
s'enquit des éléments qui entraient dans la confection de ces fines
galettes, du mode de battage et du degré de cuisson qu'il y fallait,
et, l'orage passé, le ciel rasséréné, il composa son poème en
regagnant les berges de l'Odet: les crêpes avaient trouvé leur Homère.

Leur Homère, mais non leur Hésiode: Halgan est muet sur l'origine des
crêpes. Je ne suis guère plus savant que lui là-dessus. Je ne sais
même pas avec précision pourquoi les crêpes sont la friandise des
jours gras. Peut-être,--mais ce n'est qu'une hypothèse,--parce que le
carnaval est le fourrier du carême. _Caro vale!_ Adieu la chair!
Et, en attendant, on se rue en cuisine et, par trois jours de vie
copieuse, on tâche à se munir en vue des mortifications et des jeûnes
du saint temps. La précaution n'est pas nouvelle. Un cartulaire
du XIIe siècle dit qu'à Péronne les chanoines de la collégiale de
Saint-Fursy tenaient, le mardi de la Quinquagésime, un _past_ ou
festin solennel. Et l'on sait que, dans les moindres hameaux du Berry,
la promenade du boeuf _villé_ ou _viellé_, ainsi nommée parce
qu'elle se faisait au son des vielles, était l'annonce de grandes
réjouissances culinaires.

[Illustration: LES CRÊPES DU MARDI GRAS.]

Mais ces innocentes réfections sont loin d'être particulières au
carnaval. Ce qui le distingue entre toutes les fêtes profanes de
l'année, c'est qu'il est un prétexte à déguisements et à mascarades.
La coutume date de loin. Sans remonter jusqu'à la fête juive des
_phurim_, aux _anthestéries_ athéniennes, aux _lupercales_ et aux
_saturnales_ des Romains, il suffit de rappeler que dès le Ve siècle
les conciles et les écrivains ecclésiastiques reprochaient à nos pères
de gâter le plus beau des ouvrages de Dieu en le transformant, durant
les jours gras, «soit en bêtes sauvages et domestiques, telles que
veaux et faons de biche, soit en monstres et larves de leur façon».
Ces graves avertissements restèrent lettre morte. Les mascarades se
multiplièrent. On a gardé le souvenir des fêtes des fous et de l'âne
qui se donnaient au moyen âge. Philippe le Bel se plaisait fort à
la joyeuse procession du renard. Charles VI parut à la cour sous un
costume de sauvage; le feu prit à ses fourrures et il faillit brûler
vif. Isabeau de Bavière osa figurer «en façon de syrène», nue jusqu'à
mi-corps, dans un divertissement de mardi gras. Le synode de Rouen
arrêta un moment ces scandales. Mais ils reprirent de plus belle sous
le règne de François Ier.

Les dames de la cour avaient adopté, pour garantir leur teint des
injures de l'air, des loups de velours noir, doublés de taffetas
blanc, qu'on fixait dans la bouche à l'aide d'un fil d'archal terminé
par un bouton de verre. Les seigneurs les imitèrent, et les abus
furent tels que le Parlement se décida, en 1535, à faire enlever
par ministère d'huissier tous les masques qui se trouvaient chez les
marchands. On ne les toléra dans les rues qu'en temps de carnaval.
Mais cette prohibition n'eut pas de longs effets. Henri III rappela
les masques exilés et leur rendit la vogue.

[Illustration: LA FABRICATION DES MASQUES ET FAUX NEZ: L'ESTAMPAGE.]

Vint Henri IV; la cour mit plus de retenue à ses plaisirs, mais sans
abandonner la mode des déguisements. À cette époque, le quartier
général des masques était dans la rue Saint-Antoine. C'est là que
Mardi-Gras-Carême-Prenant tenait ses assises solennelles. Le XVIIIe
siècle n'eut garde de les supprimer. Paris n'était plus qu'une vaste
mascarade. Le régent donnait le ton, le peuple faisait chorus. La
dernière de ces mascarades fut celle de 1788. On entrait dans la
Révolution. Le carnaval fut proscrit comme «attentatoire à la dignité
humaine», et l'on peut noter que c'est l'une des rares fois où les
pères conscrits de la Convention se soient trouvés d'accord avec les
Pères de l'Église. L'interdiction dura jusqu'au Directoire, où elle
fut levée. Aussi le carnaval de 1799 eut-il un éclat extraordinaire.
«Tout le monde voulut se masquer, dit M. Henri Carnoy, et les
fabriques de masques, loups et costumes de déguisements, travaillèrent
nuit et jour pendant plus de trois mois. Ce fut cette année-là que
l'italien Marrassi établit à Paris la première fabrique de faux
visages qu'on y ait créée.»

De nos jours, le carnaval, réduit à des distributions de _confetti_ et
de serpentins, est en pleine décadence. Sous Louis-Philippe et pendant
le second Empire, Paris eut encore sa descente de la Courtille et sa
promenade du boeuf gras. Les organisateurs de la fête se recrutaient
parmi les inspecteurs de la boucherie; les frais étaient couverts par
des souscriptions et des dons. Quant au personnel de la mascarade,
il se composait presque exclusivement de garçons bouchers. L'Empire
permit à la troupe d'entrer dans la composition du cortège. Après sa
promenade traditionnelle sur les boulevards, la cavalcade pénétrait
dans la cour des Tuileries et défilait devant l'Empereur.

Paris n'a plus de boeuf gras et la descente de la Courtille se réduit
à quelques masques crottés qui promènent sur nos boulevards des
panaches mélancoliques et de lamentables justaucorps. La vogue même
des _confetti_ et des serpentins commence à bien s'atténuer. C'est M.
Lué, régisseur du Casino de Paris, qui le premier, en 1891, cherchant
une attraction pour les bals de l'établissement auquel il était
attaché, eut l'idée de remplacer par du papier inoffensif les cuisants
_confetti_ de plâtre dont on se bombarde en Italie. À cet effet, il
chargea son père, ingénieur à Modane, de lui envoyer une certaine
quantité de ces petits résidus de forme ronde enlevés des feuilles de
papier que l'on perce pour l'élevage des vers à soie. Ainsi naquit
le _confetti_ parisien. Son succès fut énorme. Des établissements
publics, l'invention gagna la rue; tout le monde s'en mêla. Ce fut
une vraie folie. Qui n'a vu, le lendemain du Mardi Gras et de la
Mi-Carême, les chaussées couvertes d'une bouillie polychrome de quinze
à vingt centimètres d'épaisseur? Il ne se dépense pas, à Paris, en une
seule journée de carnaval et pour peu que le temps soit beau, moins
d'un million de kilos de ces minuscules projectiles. Quant aux
serpentins, il faut renoncer tout de bon à compter les kilomètres
et les myriamètres qui s'en déroulent. Si le _confetti_ n'est pas
autochtone, et s'il est permis de ne voir en lui qu'une contrefaçon du
_confetti_ transalpin, il n'en est pas de même du serpentin ou spirale
qui est une invention exclusivement parisienne. Chose curieuse, cette
invention remonterait à la même année que celle des _confetti_. On
l'attribue à un jeune employé du bureau 47 des télégraphes de Paris.
Les inventeurs sont modestes. Celui-ci n'a pas dit son nom. Tout
ce que l'histoire sait de lui, c'est qu'il imagina de lancer sur la
foule, du haut d'un balcon, des rouleaux de papier bleuté destiné au
télégraphe Morse. Il n'avait pas pris de brevet pour sa découverte,
sans quoi il serait aujourd'hui millionnaire. Paris fut tout de suite
fou des serpentins comme il l'avait été des _confetti_. Le carnaval
parisien leur dut un bref renouveau. Puis la satiété est venue. Nous
revoilà au même point qu'avant. Mais, en province et dans quelques
villes de l'étranger, le carnaval a conservé un certain éclat. On a
mille fois décrit les carnavals de Nice, de Rome et de Venise, et
nous n'y reviendrons pas. Celui de Venise excède d'ailleurs toutes
proportions. Il ne dure pas moins de trois mois et tout le monde y
porte le masque. Les chars et les gondoles circulent en musique; les
_confetti_ et les _coriandoli_ pleuvent comme mitraille; princes,
artisans, chacun participe à la folie générale.

Nous n'allons point, chez nous, à ces excès. Notre carnaval a
l'haleine courte et dure au plus jusqu'au mercredi des Cendres. On
cite celui de Nantes comme un des plus amusants; c'est, dans la rue
Graslin, un défilé ininterrompu de voitures et de chars splendidement
décorés, et la bataille, assez chaude, s'y livre à coups d'oranges et
de mandarines. Mais il n'y a rien là de bien caractéristique. Tout
au contraire, à Arles et dans les environs, le mardi gras prête à
une cérémonie intéressante qu'on appelle _la Morisque_ et où les
figurants, costumés à l'orientale, exécutent avec des sonnettes la
danse sarrasine des épées. En Bourgogne, le dimanche gras donne
lieu au baptême du seigneur Carnaval, immense mannequin de paille
enguirlandé et enrubanné, qu'on promène en palanquin dans les rues et
qu'on brûle vif, le mardi soir, sur un bûcher de sarments.

[Illustration: LE CARNAVAL À PARIS: LE CHAR DE LA REINE DES REINES.]

Cette coutume, il est vrai, se retrouve un peu partout. Carnaval ou
Carême-Prenant, suivant qu'on l'appelle de l'un ou l'autre nom, est
flambé ou jeté à l'eau avec accompagnement de lamentations grotesques.
Il y a bien quelques variantes au programme. C'est ainsi qu'en Bohême
on figure messer Carnaval au moyen d'une vieille basse qu'on recouvre
de draps blancs et qu'on porte en terre au son des violes et des
fifres. Dans le Jura, on se passe même de personnage. Le dimanche qui
suit le carnaval s'appelle dimanche des _Bures_, ou des brandons: on
dresse d'immenses bûchers de sapin sur le haut des montagnes et on
danse tout autour à la nuit tombante. Une coutume plus curieuse encore
est celle de nos paysans de Touraine: quand un jeune homme désire se
faire agréer d'une jeune fille, il porte à ses parents, le jour du
mardi gras, un gigot enveloppé d'une serviette blanche. Si la jeune
fille agrée l'hommage, elle retourne à son prétendu la queue du gigot
enguirlandée de rubans et de fleurs, et l'on célèbre le soir même les
fiançailles des amoureux.

Autre cérémonie originale, connue sous le nom de _scie d'Harfleur_
et qui se déroulait au Havre, dont Harfleur n'est distant que d'un
ou deux kilomètres: une cavalcade partait de cette dernière ville,
conduite par une façon de monarque burlesque tenant à la main
un sceptre qu'on appelait, je ne sais pourquoi, _bâton friseux_.
«Derrière lui, dit Prosper Legros, s'avançaient deux hommes costumés
d'une manière bizarre, qui portaient en triomphe une scie bariolée de
rubans.» La mascarade pénétrait au Havre, rendait visite au maire, au
commandant de la place et aux principales autorités, et, à chacune de
ces stations, elle chantait une chanson de circonstance et donnait la
scie à baiser. La cérémonie datait de si loin, son origine était si
ancienne, qu'on en avait oublié la signification.

Il n'est pas jusqu'à la sévère et croyante Bretagne qui ne se laisse
aller aux séductions du carnaval. Carême-Prenant y porte le nom
de Meurlajé ou Morlajé, autrement dit «Boule-de-Graisse» ou
«Mer-de-Suif». Comment serait-on mélancolique avec un nom pareil? Un
quatrain l'affirme:

    _Meurlaje a zo eur paotr ge!
    Me garche e badfe bemde
    Hag an eost diou wech ar bla,
    Gouël Mikel bep seiz bla._

«Meurlajé est un gai luron! Je voudrais qu'il revînt tous les jours,
et le temps de la moisson deux fois l'an, et la Saint-Michel (époque
du terme) une fois seulement tous les sept ans.»

Comme pendant au carnaval breton, voulez-vous connaître un mardi gras
cosaque? La scène est d'ordinaire dans une grange, où, harnachés de
grelots et d'oripeaux, jeunes et vieux se livrent à un galop effréné
en chantant une de ces _doumskas_ populaires dont le grand compositeur
russe Glinka n'a pas dédaigné de s'inspirer:

    Le vent siffle dans les bois.
    Il pleut, mais des chants s'élèvent dans la nuit.
    La ronde tourbillonne.
    Demain est au jeûne et à la prière;
    Aujourd'hui est à la joie.
    Vive le carnaval!

On s'explique moins que les Arabes, qui n'ont pas, malgré le Rhamadan,
l'excuse de nos quarante jours d'abstinence, aient éprouvé le
besoin de «faire carnaval», comme on disait au XVIIe siècle. «Qui se
douterait, lisons-nous chez un explorateur, M. Bache, qu'à l'extrémité
du Sahara algérien on dût trouver nos coutumes des jours gras? Il en
est ainsi pourtant. Hommes et femmes se déguisent à l'envi, et cette
mascarade générale, montée sur des chameaux, court pendant sept jours
et sept nuits les rues et les marchés d'Ouargla. Ce n'est point là
une importation française; la coutume existe de temps immémorial.» Nul
doute cependant qu'elle ne disparaisse un jour où l'autre, comme notre
propre carnaval. Les vieilles coutumes s'en vont, et ce n'est pas
d'aujourd'hui qu'on l'observe. La disparition de celle-ci ne nous
inspirera d'ailleurs qu'un regret médiocre; ces folies, souvent
licencieuses, trahissent plus de fatigue que de véritable gaieté.
Sommes-nous trop vieux pour nous y plaire ou n'est-ce point qu'elles
avaient pour condition même les mortifications du «saint temps»,
auxquelles si peu de gens se soumettent encore? Les jours gras
supposent des jours maigres, et qui mange et boit tout son saoul
pendant le Carême ne sent plus la nécessité de se fortifier contre
l'abstinence par une indigestion préalable.

    Mardi Gras est mort.
    Sa femme en hérite
    D'une cuillère à pot
    Et d'une vieille marmite.
    Chantez haut, chantez bas:
    Mardi Gras n'reviendra pas.



_Pâques._


Chez nos amis les Russes, la fête de Pâques pourrait s'appeler aussi
bien la fête du Baiser. Il est d'usage qu'on embrasse ce jour-là,
n'importe où et à quelle heure, la première personne qu'on rencontre.
Le tzar lui-même, en sortant de sa chambre, à minuit sonnant, pour se
rendre à l'église, donne le baiser de paix à la sentinelle qui veille
devant sa porte. Dans les rues, les cochers descendent de leurs sièges
pour accoler le premier passant qui se présente, que ce soit un grand
seigneur ou un simple _moujik_ comme eux. Et la cordiale cérémonie se
renouvelle à l'intérieur des châteaux ou dans ces magnifiques hôtels
qui longent la perspective Newski: à une certaine heure de la journée,
tout le personnel du château ou de l'hôtel, domestiques, serfs de la
glèbe, vieux bergers au casaquin de laine, pénètre dans le grand salon
du logis pour recevoir le baiser des maîtres.

«_Christos voskrest!_ Christ est ressuscité!» disent-ils les uns aux
autres. Mais il ne ressuscite pas le même jour pour tous les hommes, à
cause de la différence des calendriers.

Le concile de Nicée a pourtant déterminé dès 325 l'époque où Pâques
doit être célébré. Trois conditions sont requises: la fête doit venir
après le quatorzième jour de la lune pascale; elle doit coïncider avec
le jour de l'équinoxe ou suivre ce jour, que le concile a fixé sans
modification possible au 21 mars; il faut enfin qu'elle ait lieu
un dimanche. Le comput ecclésiastique a été établi pour régler
officiellement la date annuelle de cette grande fête religieuse. Il
règle du même coup celle du dimanche des Rameaux, qui la précède
de huit jours et qui porte encore dans le peuple le nom de Pâques
fleuries, par allusion aux perches garnies de fleurs qu'on mêlait
jadis aux branches de laurier, d'olivier ou de gui, destinées à être
bénites par l'officiant. Notons en passant que quelques villes de
France, notamment Arcachon, continuent à piquer des roses au milieu
des rameaux. C'est d'un effet charmant.

L'année civile commença pendant longtemps à Pâques. C'est en 1564
seulement qu'un édit de Charles IX recula l'ouverture de l'année au
1er janvier. Elle avait varié jusqu'alors et avait été tantôt fixée
à Noël, tantôt au 1er mai, et enfin à Pâques sous les rois de la
troisième dynastie. L'édit de Charles IX ne laissa pas de rencontrer
certaines résistances. On continua de se souhaiter «la bonne année»
le jour de Pâques. Cet usage était courant jusqu'à la fin du XVIIe
siècle, et, aujourd'hui encore, il s'est conservé dans quelques
cantons du midi de la France.

Peut-être même est-ce à la persistance de cet usage que nous devons
les «oeufs de Pâques», qui sont comme une variante des étrennes et qui
s'offrent, d'ailleurs, avec le même cérémonial.

[Illustration: PÂQUES-FLEURIES À ARCACHON.]

Quelle est leur origine? Je ne sais trop. Les savants ergotent et, à
grand renfort de textes, cherchent à démontrer que l'oeuf est ici un
symbole et qu'il y faut voir l'image en raccourci de la création
du monde. Une explication plus simple nous est donnée par les
légendaires. Aux temps primitifs de l'Église, disent-ils, il était
interdit de manger des oeufs en carême. Les poules persistant à
pondre, force était bien de les laisser faire. Mais, au lieu de
confier les oeufs à la poêle, on les serrait précieusement dans une
réserve et, le vendredi ou le samedi saint, on allait à l'église les
faire bénir: ils figuraient le dimanche suivant au menu familial,
entre le pot-au feu et la tarte montée.

Quoi qu'il en soit de cette explication, il est certain qu'au moyen
âge déjà on échangeait de voisins à voisins des oeufs de Pâques teints
en rouge ou en bleu et que ces petits cadeaux passaient aussi bien
que les nôtres pour entretenir l'amitié. Dans certaines familles, on
allait jusqu'à les dorer. D'autres les faisaient peindre par de vrais
artistes. L'usage s'en maintint bien après le moyen âge, et l'on
montrait il y a peu de temps, parmi les curiosités du musée de
Versailles, deux oeufs de Pâques peints et historiés par Lancret et
Watteau pour Mme Victoire, fille du roi Louis XV, à qui ils furent
offerts.

Combien différents, les oeufs de Pâques d'aujourd'hui! Et, d'abord,
ils n'ont plus des vrais oeufs que l'apparence; ils sont en sucre ou
en chocolat, et beaucoup, par leurs proportions gigantesques, seraient
dignes d'avoir été pondus par cet oiseau Rock des _Mille et une
Nuits_ qui, de ses ailes ouvertes, couvrait tout un pan du ciel[5]. Si
fastueux et si énormes soient-ils, j'ai le mauvais goût de n'admirer
que médiocrement ces tours de force de la pâtisserie moderne et, à
tant faire que de convertir les oeufs en friandises, je n'hésite pas à
leur préférer les simples oeufs à surprise dont le fin gourmet Charles
Monselet copia jadis la recette sur un «viandier» du château royal de
Marly:

[Note 5: On en fait même en ivoire comme celui qu'un riche
négociant de Chicago offrit récemment à sa femme. Il mesurait près
d'un mètre de circonférence et contenait un second oeuf qui, celui-là,
était à musique et jouait automatiquement le _Yankee Doodle_. Cette
merveille bien américaine avait coûté la bagatelle de vingt mille
dollars. Encore était-elle inférieure en magnificence à l'oeuf de
Pâques qu'une grande dame de la cour offrit au tsar Alexandre II;
tout en or massif, il avait un pied de haut; les sept épisodes de la
Passion étaient gravés sur sa coque, et l'intérieur de celle-ci était
occupé par un rubis taillé en forme de coeur et enchâssé de diamants.]

«Prenez douze oeufs de belle prestance; faites à chacun deux petits
trous aux extrémités; passez par un de ces trous une paille pour
crever le jaune; videz vos oeufs en soufflant par un des bouts;
mettez vos coquilles dans de l'eau pour les rincer; égouttez-les et
faites-les sécher à l'air; délayez de la farine avec un jaune d'oeuf
pour boucher un des trous de vos coquilles; les ayant bouchées,
laissez-les sécher et remplissez-les de crème au chocolat, ou au café,
ou à la fleur d'orange, ou à la vanille; à cet effet, servez-vous d'un
très petit entonnoir; bouchez les trous de ces coquilles; faites-les
cuire à pleine eau chaude (sans les faire bouillir); supprimez la pâte
des deux bouts de ces oeufs; essuyez-les et servez sous une serviette
pliée pour entremets.»

Voilà une recette de délicat ou je ne m'y connais plus. Elle n'est
guère compliquée de surcroît. Je la recommande à mes lectrices;
mais, pour que la surprise ait son plein effet, il importe qu'elles
n'oublient point de placer les coquetiers sur la table. Vous voyez,
cette fois, le coup de théâtre!

Et, puisque je parle de coup de théâtre, comment, en ce jour tout
imprégné de surnaturel, ne pas donner un souvenir ému à ces chères
cloches de Pâques dont le retour fait chaque année l'émerveillement
des bébés, guettant, les yeux en l'air, le passage des voyageuses aux
robes d'airain? Connaissez-vous la légende des cloches de Pâques? Elle
a été contée fort joliment dans la _Tradition_ par M. Henry Carnoy, et
je voudrais vous la conter après lui en l'abrégeant un peu.

Donc, chaque année, le jour du jeudi saint, aux sons du _Gloria_,
toutes les cloches de la chrétienté s'envolent vers Rome. Sitôt
parties, sitôt rendues. Leur essaim s'assemble au-dessus de la Ville
Éternelle, et, à trois heures de l'après-midi, à l'heure où le Christ
expire, elles font entendre un funèbre lamento.

Quand les ténèbres couvrent la terre, le dernier pape entré au ciel
descend et bénit les cloches. C'est alors une allégresse générale: des
bruits argentins, pareils à des rires, s'échappent des plus grosses
campanes; les ailes des métalliques voyageuses battent d'une fièvre
d'attente, si vive est leur hâte de retourner au clocher natal où
elles ramèneront la joie et la vie. Mais toutes, hélas! n'ont pas
cette bonne fortune. Il arrive qu'à la bénédiction pontificale
quelques-unes ne sont pas touchées de l'eau sainte. Malheur à
celles-là, car leur retour est plein de périls: Jésus est mort; les
anges prient à son chevet; ils ne peuvent veiller sur elles, et le
diable, toujours aux aguets, en profite pour leur jouer mille tours
pendables. Il lance à leurs trousses son armée infernale; les monstres
hurlants de l'Érèbe se précipitent sur les pauvrettes, les cernent,
les pressent, les bousculent et les culbutent parfois dans quelque lac
ou dans un torrent. Tantôt ils soulèvent devant elles un brouillard
aussi épais qu'une muraille afin qu'elles s'égarent en route; tantôt
ils se roulent sur la neige des hautes montagnes et la font entrer
en ébullition: au milieu de ces vapeurs ardentes, l'airain menace de
fondre. C'est ainsi que plus d'une a rendu le dernier soupir.

[Illustration: LES oeUFS DE PAQUES À LA DEVANTURE D'UN CONFISEUR.]

Telle est la légende des cloches de Pâques, et j'en sais peu d'aussi
jolies et qui éveillent en nous de plus aimables souvenirs.

    Cloches qui courez au ras des prairies,
    Cloches qui frôlez la cime des bois,
    Sur l'aile d'argent de vos sonneries
    Emportez mon âme au ciel d'autrefois!

Cette fête de Pâques, où tout s'unit pour l'allégresse des hommes, où
à la joie de la résurrection du Sauveur s'ajoute le sentiment d'on
ne sait quel renouveau du coeur et de l'esprit, soulagés enfin des
pieuses angoisses de la semaine sainte, où la nature elle-même,
frémissante et légère, semble prendre sa part du bonheur universel,
c'est bien, comme le veut la liturgie, la fête des fêtes, le triomphe
des triomphes. _Christos voskrest!_ Christ est ressuscité,--et avec
lui le sourire et l'espoir de ce pauvre globe terraqué.



_Le joli Mai._


    Joli mois de mai, quand reviendras-tu?

Le voilà revenu, gai, léger, pimpant comme un page. Il sourit et
tout rit autour de lui. Ce mois de mai est vraiment le triomphe du
printemps. Avril et mars gardent je ne sais quoi d'équivoque; il n'y
fait jamais si doux la veille qu'on ait pleine assurance de ne point
grelotter le lendemain. Tout autre est mai. Les gelées blanches et les
giboulées lui sont inconnues; il laisse ces traîtrises à ses voisins.
L'air s'habille de clarté; mille aromes y flottent, venus de la plaine
et des bois:

    C'est comme un miel épars dans la lumière blonde,

et tel est le charme de cette caresse printanière qu'il agit tout
ensemble sur l'esprit, sur le coeur et sur les sens.

Il paraît qu'autrefois, dans un village des Hautes-Alpes, nommé les
Andrieux, lorsque, après cent jours d'éclipse, le soleil reparaissait
enfin sur l'horizon, quatre bergers postés sur la place annonçaient sa
résurrection au son des fifres et des cornemuses.

«Dans chaque ménage, dit un annaliste local, on avait confectionné
des omelettes, et tous les habitants, leur plat à la main, accouraient
vers les sonneurs. Autour du plus âgé des habitants, décoré pour la
circonstance du titre de «vénérable», s'enroulait une farandole que
les sonneurs conduisaient jusqu'à un pont voisin. Le «vénérable»
tenait son omelette élevée au-dessus de sa tête; chacun déposait la
sienne sur les parapets du pont; puis les danses commençaient jusqu'à
ce que le soleil eût inondé le village de ses rayons. Le cortège
retournait alors dans le même ordre sur la place et reconduisait
le «vénérable» jusqu'à sa porte. Chacun rentrait chez soi et l'on
mangeait les omelettes en famille. Au soir, les jeux et les danses
recommençaient et se prolongeaient bien avant dans la nuit.»

Voilà, certes! une façon originale de célébrer le retour du
soleil. Mais en quel pays le printemps n'est-il pas salué comme un
bienfaiteur? Je me trouvais, certain jour d'avril, en Basse-Bretagne,
dans un paysage qui m'est familier et que je ne reconnaissais plus: au
lieu du joli ciel clair qu'est d'habitude le ciel des fins d'avril,
de lourdes nuées, pareilles à des haillons et dans les déchirures
desquelles le soleil avait bien de la peine à glisser un rayon furtif,
se traînaient lugubrement. La pluie tambourinait aux vitres, chassée
par le vent du sud-ouest, ce terrible _Circius_ auquel l'empereur
Auguste fit élever, dit-on, un autel dans les Gaules. Il arrivait sur
nous de la mer, et le gémissement qui le précédait avait quelque chose
d'une plainte humaine.

[Illustration: LA FÊTE DU RETOUR DU SOLEIL, DANS LES HAUTES-ALPES.]

«Écoutez! disaient les bonnes gens. C'est la plainte des _criérien!_»

Ces _criérien_ sont les âmes «dévoyées» des naufragés, des pauvres
marins disparus dans la tourmente et dont les ossements réclament en
vain la sépulture. Et la plainte tout à coup grossissait, s'enflait;
de brèves rafales couchaient les joncs du palus; la lande roulait
comme une houle. Enfin le vent se déchaînait librement, régnait en
maître sur tout l'espace, et son grand souffle éperdu, forcené, ne
cessait pas trois et quatre jours durant...

Le mois de mai, s'il est bon prince, nous revanchera de ces
mésaventures. Il chassera les lourdes nuées du «suroît», ramènera
d'exil l'hirondelle, le rossignol, le loriot et le coucou, qui sont
les quatre symphonistes du printemps, et refleurira la campagne
dénudée:

    Le mois de mai sans les roses,
    Ce n'est plus le mois de mai...

Et, sans doute, aux portes de Paris, dans cette délicieuse banlieue de
la Muette et du Trocadéro, au Bois et dans les fermes-modèles qu'on y
a établies, nous reverrons encore, au petit jour, défiler en cohorte
pressée les amateurs du «lait de mai». C'est une coutume qui est
demeurée vivace au milieu de la ruine de tant d'autres. Le «lait de
mai», trait dans de grands bassins argentés et versé tout mousseux,
a une saveur, un parfum et, pour tout dire, une vertu qui ne se
rencontre point ailleurs. Peut-être, tout bonnement, doit-il cette
supériorité incontestable à l'absence d'éléments hétérogènes, tels que
la poudre d'amidon et l'eau de fontaine dont on l'additionne dans les
villes. Au dire d'un vieux chroniqueur normand, c'est en Normandie
même qu'aurait pris naissance la coutume du «lait de mai». Quand
fut levé, en avril de l'année 1418, le siège de Rouen, qui avait été
marqué par une famine épouvantable, les survivants, affaiblis par une
longue privation, se portèrent en grand nombre vers les fermes
des environs pour y boire le lait du matin, qu'ils prisaient plus
ravigorant qu'un autre. Joignez que la marche et l'air vif leur
aiguisaient l'appétit. Toujours est-il qu'ils se trouvèrent fort
bien de ce nouveau régime. Et ainsi s'établit de proche en proche
l'habitude d'aller boire, au retour du printemps, à la fine pointe de
l'aube, le lait écumeux qui rit dans la bassine de métal clair...

«On se lasse de tout, disait Virgile, sauf de comprendre.» Mais qui
s'est jamais lassé du retour de la lumière, des oiseaux et des fleurs?
La nature se répète chaque année, et, chaque année pourtant, nos yeux
et nos coeurs participent à la joie de sa résurrection. Qu'elle est
belle, la terre, dans son antique nouveauté!...

Ce matin, comme je courais les champs, j'ai surpris, à l'angle d'un
vieux mur ruiné et tout rongé de lierre, un ménage d'hirondelles. Les
petits levaient déjà la tête au bord du nid, cependant que le père et
la mère traçaient de grandes paraboles dans le ciel et poussaient des
cris aigus: il faisaient la chasse aux moucherons et, leur provision
au bec, l'allaient porter aux petits. C'étaient des martinets de
rochers, de cette espèce aux ailes longues et à la queue en fourche
qui est si commune dans tout l'Ouest et le Midi. Nos hirondelles de
villes, qu'on distingue en _hirondelles de fenêtres_ et _hirondelles
de cheminée_, sont les cousines germaines de ces martinets; elles en
diffèrent un peu par la taille et la forme des pattes: mais les
moeurs sont les mêmes et l'instinct social également développé. Une
hirondelle a-t-elle été prise au lacet ou s'est-elle blessée? Toutes
se ligueront pour briser le lien qui la tient captive ou lui fournir
la becquée jusqu'à sa guérison. Un fait de cette sorte est attesté
par divers chroniqueurs du XVIe siècle, qui en furent les témoins.
La scène se passait sur les toits du collège des Quatre-Nations,
aujourd'hui Collège de France. Une hirondelle, dans une de ses
caracoles aventureuses, avait rasé de trop près la fenêtre d'une
mansarde et s'y était pris la patte à un lacet. Tous ses efforts
n'aboutissaient qu'à resserrer le lien. Elle se débattait et poussait
des cris d'appel. Ses soeurs l'entendirent et accoururent. Il y en
avait bien un millier qui faisaient un gros nuage noir autour de la
mansarde. Chacune, en passant, donnait un coup de bec au lacet. En
moins d'un quart d'heure, la prisonnière fut délivrée.

Les hirondelles sont comme les roses: on les a trop chantées.
Théophile Gautier avait bien rajeuni le thème au moyen d'un ingénieux
exotisme. Vous vous rappelez ses vers:

    L'une dit: «j'habite un triglyphe,
    Au fronton d'un temple, à Balbeck;
    Je m'y suspens avec ma griffe
    Sur mes petits au large bec.»

    Celle-ci: «Voici mon adresse:
    Rhodes, palais des Chevaliers;
    Chaque hiver ma tente s'y dresse
    Au chapiteau des noirs piliers.»

    La troisième: «Je ferai halte,
    Car l'âge m'alourdit un peu,
    Aux blanches terrasses de Malte,
    Entre l'eau bleue et le ciel bleu.»

Exquise fantaisie d'un vrai poète, mais qui n'a point prévalu contre
le ridicule jeté pour jamais sur ces «fidèles messagères du printemps»
par un stupide refrain de café-concert:

    Ah! pour moi, que la vie serait belle
        Si j'étais _hi_,
        Si j'étais _rond_,
      Si j'étais _hirondelle_!...

N'empêche que, dans le fond du coeur, nous gardons une secrète
tendresse pour ces charmants oiseaux qui sont, sur la grande page
bleue du ciel, comme la signature multipliée du printemps, son souple
et capricieux paraphe. Leur familiarité même nous touche; leurs nids
nous sont sacrés et semblent un présage de bonheur pour les maisons où
ils sont accrochés. Vous imaginez-vous ce que serait un printemps sans
hirondelles? Il me semble qu'il manquerait quelque chose à l'air,
ce quelque chose qui est la vie et que le perpétuel va-et-vient des
hirondelles lui communique aux beaux mois...

Celui-ci, de tous, est le plus riant: mois de promesses, mois
d'espérances, où la fleur commence d'éclore, où le fruit se devine,
où les moissons pointent. D'où vient donc que les anciens le tenaient
pour un mois néfaste, durant lequel il ne fallait rien entreprendre?
«Ne vous mariez pas en mai, disait Horace, sans quoi les flammes de
l'hymen se changeraient bientôt pour vous en torches funèbres.» Il y
a comme un souvenir de cette superstition dans le proverbe: «Noces
de mai, noces mortelles». Dans beaucoup de nos campagnes encore,
mais spécialement dans les Pyrénées, le pays de Gex et le Berry, les
paysans évitent de se marier au mois de mai. Il en est de même en
Bretagne, où les mariages sont extrêmement rares à cette époque
de l'année. Un brave Kernévote, à qui j'en demandais la raison, me
répondit que, mai étant le mois de Marie, c'était par respect pour
l'Immaculée qu'on en agissait de la sorte.

À la bonne heure! Tout ce mois de mai, du reste, que les Romains
consacraient à Maïa, en qui ils personnifiaient la fécondité
terrestre, et que les chrétiens ont voulu placer sous le patronage
de la Vierge-Mère, abonde en cérémonies et en coutumes d'une grâce
incomparable. Il y a peu de temps qu'il était d'usage, au premier jour
du mois, de planter un arbre sur les places publiques. Merlin Cocaïe,
dans son latin macaronique, constate cet usage sans l'expliquer:

    Prima dies mensis maii quo quisque plantas
    Per stradas ramos frondosos nomine _mazzos_.

«Le premier jour du mois, dit-il, on plante des rameaux verts nommés
_mais_.» Ces _mais_ étaient le plus souvent des peupliers. Dans
certaines villes on en faisait des mâts de cocagne qu'on lissait avec
de la graisse ou du savon et auxquels on accrochait des saucissons,
des chapons, des foulards et des mouchoirs de poche. En d'autres
contrées on dansait autour de l'arbre. La grande cour du Palais de
Justice de Paris porte encore le nom de Cour-du-Mai. C'est que, nous
apprend M. Garcin, «les clercs de la Basoche, jusqu'au XVIIIe siècle,
y ballaient et chantaient pour la fête du printemps. Vingt-cinq
d'entre eux, vêtus de rouge, à cheval et suivis de musiciens,
faisaient, durant plusieurs jours, une procession dans Paris, donnant
des aubades aux premiers magistrats; puis ils se rendaient en
bel arroi dans la forêt de Bondy, y marquaient trois chênes et en
coupaient un qu'ils venaient planter au bas du grand escalier du
palais, dans la Cour-du-Mai, et autour duquel ils menaient leurs
rondes fort avant dans la nuit.» Ailleurs le _mai_ servait seulement
aux fiancés. C'était alors un simple rameau d'acacia ou de troène
fleuri, que les galants venaient planter le matin devant la fenêtre
de leurs belles. Ils y attachaient quelques menues offrandes, des
épingles ou des rubans, et chantaient une façon de ritournelle
rustique où défilaient les douze premiers jours du mois:

    Le premier jour du mois de mai,
    Que donnerai-je à ma mie?
          Une perdriole,
      Qui va, qui vient, qui vole,
          Une perdriole,
      Qui vole dans le blé.

Mais la coutume la plus curieuse de ce mois de mai, c'est en Lorraine
qu'il faut l'aller chercher. On y appelle _trimazos_ «trois jeunes
filles vêtues de robes blanches, parées de rubans et de fleurs, qui,
le 1er mai, viennent chanter et danser devant chaque maison pour
célébrer le retour du printemps. Dans certaines localités, le ruban
qui orne leur corsage est disposé de manière à former un triangle.
Leurs chants, dont les refrains sont répétés par toute la troupe
joyeuse qui les suit, sont aussi appelés _trimazos_.» Ces _trimazos_
sont, d'ordinaire, des chants pieux, analogues aux noëls, comme celui
qui s'ouvre par ces jolis couplets:

    La Vierge Marie
    S'en va par les champs.
    Sur ses bras elle porte
    Son tant bel enfant.
    Jésus, Notre-Dame,
    Béni soit devant!

    Sur ses bras elle porte
    Son tant bel enfant.
    --Pourquoi pleurer, mère,
    Pourquoi pleurer tant?
    Jésus, Notre-Dame,
    Béni soit devant!...

Au dernier couplet, les jeunes filles font le tour de l'assistance.
Donne qui veut et ce qu'il veut! Tel y va d'une pièce d'argent et tel
d'un humble sol. Nos _trimazos_ acceptent même les dons en nature,
beurre, oeufs, volailles, qu'elles revendent ensuite et dont elles
consacrent le produit à décorer l'autel de la Vierge...

D'origine moins ancienne que la fête profane du 1er mai, la fête
religieuse des Rogations, qui est particulière à nos campagnes, fut
instituée en l'an 474 par saint Mamert, évêque de Vienne en Dauphiné,
«pour attirer la protection de Dieu sur les biens de la terre
dauphinoise». Quelques années plus tard (511), le concile d'Orléans
généralisait la pieuse décision et en étendait le bénéfice à la France
tout entière. Les Rogations (du latin _rogare_, prier) se célèbrent
pendant les trois jours qui précèdent l'Ascension; le clergé de chaque
paroisse, bannière en tête, parcourt les champs et les prés, suivi
d'une foule recueillie, et bénit les moissons naissantes. Cette belle
fête est la même dans la plupart de nos provinces de France et
le programme n'en varie généralement pas, sauf en Rouergue et en
Franche-Comté où, après le passage de la procession, il est d'usage
que chaque propriétaire ou locataire d'un champ plante, dans ledit
champ, une petite croix de frêne ou de noisetier faite de deux
branches entrelacées... En Vendée, la croix est remplacée par une tige
d'aubépine, verdoyante amulette dont la présence, dit-on, suffît «pour
empêcher que, plus tard, le blé engrangé se mette à germer». Mais qui
dira pourquoi, à Rochefort, le printemps éveille dans la population
un goût si général et si vif pour la fricassée d'anguille, apprêtée
et servie sur le pré d'Ablois avec des pâtisseries spéciales nommées
_emblées_ et _coireaux_?

Bien d'autres coutumes relatives au mois de mai mériteraient sans
doute de trouver place ici. J'ai dû me borner aux principales. «On
ne goûte bien le charme du printemps qu'à l'aube de la vie», a dit
Toppfer. Et Lamartine:

    Lorsque vient le soir de la vie,
    Le printemps attriste le coeur.

N'en croyez rien. Mai n'est point si exclusif qu'il n'admette que les
têtes blondes au partage de ses grâces: les têtes chenues y ont
part aussi. S'il est vrai qu'aucun mois n'éveille de sensations plus
charmantes, enfant, on en goûte la plénitude heureuse; vieillard, on
se réchauffe encore à leur souvenir.



_Les Feux de la Saint-Jean._


Les feux de la Saint-Jean!

C'était le soir, sur la place d'une petite ville, ou bien à la
campagne, sur une hauteur dominant le paysage. Un bûcher d'ajoncs ou
de brindilles, tordus en cône autour d'une grande perche et
surmontés d'un bouquet et de l'étendard de saint Jean, attendait les
«processionneurs». M. le curé venait en tête, suivi du maire et des
adjoints. La pieuse théorie faisait le tour du bûcher. Après quoi,
M. le maire abaissait son cierge et allumait lui-même le _tantad_. La
flamme montait dans un joyeux crépitement. Une lueur rouge baignait le
ciel, et, la procession repartie, des danses se nouaient, cadencées
et vives, autour du brasier agonisant. Quelques gars, plus hardis,
s'amusaient même à le traverser d'un bond...

J'ai assisté à l'une de ces scènes en Bretagne, au hameau de
Saint-Jean-du-Doigt, qui possède une église merveilleuse et un bijou
de fontaine, renommée pour son eau miraculeuse. Le _tantad_ était
dressé devant l'église... Un ange descendait sur un fil de fer et,
du cierge qu'il tenait à la main, allumait le bûcher. On aurait pu
craindre que le voisinage de l'église ne créât un danger d'incendie,
et c'eût été mal connaître les Bretons. Ils savent, de notion
certaine, que le soir de la Saint-Jean le vent tourne toujours au
nord-est, de façon à porter les flammes dans la direction opposée.
Ce changement du vent est l'indice de la présence du saint. _Ari an
aotrou sant Yan en he pardon._ «Voici Monsieur saint Jean qui arrive à
son Pardon», disent les bonnes gens.

Il n'y a plus guère de feux de la Saint-Jean qu'en Bretagne, en
Vendée, et dans quelques cantons du Midi. À Bordeaux, on en allume
encore sur les places publiques de certains quartiers populaires.
Tel apporte un fagot, tel une vieille futaille hors d'usage, tel une
caisse ou un panier défoncé. Des rondes se forment, les enfants
tirent des pétards, les femmes fredonnent une chanson, quelquefois un
ménétrier mène le branle. Bordeaux est vraisemblablement avec Brest la
seule grande ville de France qui ait conservé l'usage des feux de la
Saint-Jean. Encore, à Brest, les bûchers sont-ils remplacés par
des torches promenées sur les glacis, qu'on lance en l'air et qui
retombent en secouant une poussière lumineuse. En Poitou, la coutume
est de prendre une roue de charrette dont on entoure le cercle et les
jantes d'un fort bourrelet de paille. La roue, allumée au moyen d'un
cierge bénit, est promenée dans la campagne que ses étincelles doivent
fertiliser. Il n'est point malaisé de voir là le souvenir d'une
pratique païenne: la roue symbolise le soleil à son entrée dans
le solstice. Et l'on sait de reste que les Celtes, le 24 juin,
célébraient la fête du renouveau, de la jeunesse ressuscitée du monde.
Leurs druides, suivant une tradition rapportée par M. Jules Perrin,
faisaient cette nuit-là le recensement des enfants nés dans l'année
et allumaient sur toutes les hauteurs des bûchers en l'honneur de
Teutatès, père du feu. L'exquis auteur de _Brocéliande_ put se croire
rajeuni de deux mille ans certain soir de juin qu'aux environs de
Ploërmel il assista, stupéfait et ravi, à l'embrasement de l'horizon.

«Un à un, dit-il, tous les villages s'allumaient. À la flamme de
Taupont répondait celle de La Touche, et la lumière gagnait l'autre
côté de la vallée, revenait vers Ploërmel par la Ville-Bernier, la
Ville-Réhel; lentement les fumées ondulaient dans l'air, s'effaçaient
et se perdaient sous l'ardent rayonnement des brasiers, et bientôt les
flammes dégagées montèrent hautes et droites vers le ciel, perpétuant
le souffle des vieux cultes consécrateurs du feu qui est la source
première de la vie universelle.»

Cette survivance de traditions millénaires ne laisse pas en effet
de surprendre un peu au premier abord. Mais, pour qui connaît l'âme
bretonne et qui sait combien elle s'est peu modifiée à travers
les âges, le phénomène paraît banal. En quelques paroisses de la
Haute-Cornouaille, la cérémonie avait d'ailleurs une conclusion assez
funèbre: quand les danses avaient cessé et que le feu était près de
s'éteindre, on l'entourait de grandes pierres plates destinées, dans
la pensée des assistants, à servir de siège aux _anaon_, aux mânes
grelottants des pauvres morts de l'année, avides de se reposer
quelques heures en tendant leurs mains débiles vers les cendres...

Paris,--inutile de le dire!--n'a plus de feux de Saint-Jean. Les
derniers datent de l'ancien régime. On dressait alors le bûcher sur
la place de Grève et c'était le roi en personne, assisté de toute
sa cour, qui l'enflammait. L'historien Dulaure nous a laissé la
description d'une de ces cérémonies, qui se passa sous Charles IX:

«Au milieu de la place de Grève était placé un arbre de soixante pieds
de hauteur, hérissé de traverses de bois auxquelles on attacha cinq
cents bourrées et deux cents cotrets; au pied étaient entassées dix
voies de gros bois et beaucoup de paille. Cent vingt archers de
la ville, cent arbalétriers, cent arquebusiers, y assistaient pour
contenir le peuple. Les joueurs d'instruments, notamment ceux que l'on
qualifiait de _grande bande_, sept trompettes sonnantes, accrurent
le bruit de la solennité. Les magistrats de la ville, prévôt des
marchands et échevins, portant des torches de cire jaune, s'avancèrent
vers l'arbre entouré de bûches et de fagots, présentèrent au roi une
torche de cire blanche, garnie de deux poignées de velours rouge; et
Sa Majesté, armée de cette torche, vint gravement allumer le feu.»

Le dernier monarque qui alluma le feu de Grève de ses mains fut Louis
XIV. Plus tard cet honneur revint au prévôt des marchands et, à son
défaut, aux échevins. Par une bizarrerie véritable, la perche qui
soutenait le bûcher était surmontée d'un tonneau ou d'un sac rempli de
chats vivants. C'est ainsi qu'on lit dans les registres de la ville de
Paris: «Payé à Lucas Pommereux, l'un des commissaires des quais de la
ville, cent sous parisis pour avoir fourni, durant trois années finies
à la Saint-Jean 1573, _tous les chats qu'il falloit audit feu, comme
de coutume_, et même pour avoir fourni, il y a un an où le roi y
assista, un renard pour donner plaisir à Sa Majesté, et pour avoir
fourni un grand sac de toile où estoient lesdits chats.» Il arrivait,
en effet, que, pour ajouter plus d'éclat à la fête, quand d'aventure
Sa Majesté y assistait, on joignait aux chats quelque animal féroce,
ours, loup, renard, dont l'autodafé constituait un divertissement de
haut goût...

[Illustration: LES FEUX DE LA SAINT-JEAN, DANS LE POITOU.]

Mais la Saint-Jean n'avait pas que ses feux: elle avait aussi ses
herbes, ses fameuses herbes de la Saint-Jean qui, cueillies le matin,
pieds nus, en état de grâce et avec un couteau d'or, donnaient pouvoir
de chasser les démons et de guérir la fièvre. On sait que, parmi ces
fleurs mystérieuses, se trouvait la verveine, la plante sacrée des
races celtiques. On la cueille encore sur les dunes de Saintonge en
murmurant une formule bizarre, nommée la _verven-Dieu_ et dont le sens
s'est perdu.

Mais voici mieux: les Espagnols appellent la vigile de la Saint-Jean
la _verbena de San-Juan_, la verveine de Saint-Jean. Dans toute
l'Espagne, dit un savant docteur de l'Université de Madrid, M. Otero
Acevedo, on allume ce soir-là de grands feux, appelés _lumés_,
qui sont entretenus toute la nuit et que les enfants traversent en
bondissant suivant un rythme qui rappelle les danses antiques. Sur la
côte, la population va s'ébrouer dans la mer, malgré le froid souvent
très vif, quoi qu'en disent les almanachs; ceux qui habitent les
villages de l'intérieur vont dans les prairies, dont l'herbe est
encore très courte, et se roulent dans la rosée; c'est, paraît-il, un
préservatif et, au besoin, un remède souverain contre les maladies de
la peau[6]. Les jeunes filles, ce soir-là, remplissent d'eau un vase
qu'elles déposent au rebord de la fenêtre et, à minuit sonnant, elles
y écrasent un oeuf frais provenant d'une poule noire: suivant la
forme que prend cet oeuf, celle qui interroge ainsi le destin voit
apparaître un _novio_, un château, un cercueil, etc. Inutile d'ajouter
que c'est toujours le _novio_ qui se laisse deviner. Quant à la
verveine qui a donné son nom à la vigile, il est d'usage de l'aller
cueillir au coucher du soleil, puis de la plonger dans l'eau et de l'y
laisser jusqu'au jour, exposée aux rayons de la lune; cette eau sert,
le lendemain, à se laver le visage. On dit également, en Espagne, de
celui qui a l'habitude de se lever tôt, qu'il va cueillir la verveine,
_coge la verbena_...

[Note 6: On trouve la même superstition en Saintonge. Seulement
elle s'y pratique, non à la Saint-Jean, mais à la Pentecôte. Le matin
de ce jour-là, les garçons qui ont des peines de coeur vont se rouler
en secret dans la rosée: ce traitement à la Kneipp s'appelle «prendre
l'aiguaille de Pentecôte».]

Semblablement, chez nous, de quelqu'un qui se couche tard, on pourrait
dire: «Il est allé ramasser un charbon de Saint-Jean.» Le fait est
que ces charbons passent en Bretagne pour avoir toutes sortes de
propriétés merveilleuses. Il en suffit d'un recueilli dans les cendres
du _tantad_ et dévotement placé, au retour, dans un coin du foyer,
pour préserver la maison de l'incendie et de la foudre. On dit encore
qu'en balançant les nouveau-nés devant la flamme de trois _tantads_,
on les garde à tout jamais contre le mal de la peur...

Croyances puériles, sans doute, et qui témoignent d'une âme singulière
et naïve, agitée plus qu'aucune autre par le frisson du surnaturel.
Mais la vérité est que les Bretons, en même temps que les plus
superstitieux, sont les plus traditionnels des hommes. Où qu'ils
aillent, ils apportent avec eux les coutumes de leur pays. C'est
ainsi que, dans cette nuit sacrée du 24 juin, tandis que la Bretagne
lointaine, là-bas, derrière l'horizon, s'étoile de points d'or et
danse autour de ses _tantads_, la mer d'Islande, à son exemple, se
fleurit de soudaines constellations.

Un baril, depuis le matin, sur la goélette, oscille lourdement à
l'extrémité de la grande vergue. On y a empilé d'antiques défroques,
mouffles, «cirages», vareuses, préalablement trempées dans le goudron
et l'huile de foie de morue. Comme en Bretagne de son fagot, chaque
homme y est allé de sa contribution personnelle de vieux chiffons.
L'équipage, vers huit heures, a formé le cercle au pied du mât. Il ne
fait pas nuit «à» Islande, du 1er mai au 1er octobre. Est-ce le jour,
pourtant, ce crépuscule perpétuel, ces limbes blafards, où grelotte un
soleil chlorotique?... Le novice grimpe dans les enfléchures, boute le
feu au baril. Et voici que, dans un tourbillon d'opaque fumée noire,
la flamme éclate, bondit, se propage, dirait-on, de bord à bord.
Phénomène explicable, toutes les goélettes bretonnes ayant leur fouée
traditionnelle, leur _tantad_ aérien suspendu à l'extrémité de la
grande vergue et qui déchaîne, dans l'instant qu'il s'allume, les
acclamations frénétiques de l'équipage. Le tumulte s'apaise pour la
récitation de la prière. Puis, le capitaine descend dans le poste
payer «la double» à ses hommes.

Et, ce soir-là, les «Islandais» s'endorment en rêvant de la Bretagne.



_Une représentation de Mystère._


L'été de 1898 fut une date pour la Bretagne. On y représenta, sur un
théâtre construit par Ludovic Durand et dans des décors signés Maxime
Maufra, un vieux _mystère_[7] intitulé: _la Vie de saint Gwénolé_. Et
ce mystère fut joué en plein air, sur la place de Ploujean, par une
troupe composée tout entière d'artisans et de laboureurs; le chef de
cette troupe, Thomas Parc, dit Parkic, cumule lui-même, dans le privé,
les fonctions de cultivateur, de fournier, d'aubergiste et de barbier.
Les troupes du moyen âge n'étaient point composées différemment. Il
n'y avait point autrefois d'acteurs de profession: c'étaient des gens
du peuple qui se réunissaient aux grands jours pour représenter les
naïfs mystères ou les amusantes _soties_, dont le spectacle servait à
régaler la foule.

[Note 7: On appelle _mystères_ les pièces qu'on représentait au
moyen âge; presque toujours le sujet en était emprunté à l'Ancien
ou au Nouveau Testament ou encore à la vie des Saints, tels que les
traduisait l'imagination populaire. Elles étaient coupées d'ordinaire
par de petites pièces profanes et burlesques, nommées _soties_, dont
la _Farce de Maître Pathelin_ est restée le type le plus achevé.]

N'est-ce pas un fait singulier pourtant et bien caractéristique de la
proverbiale ténacité des Bretons que cette persistance chez eux d'un
théâtre qui a disparu des moeurs françaises depuis plus de trois cents
ans? Sans doute les représentations de mystères ne se donnent plus
en Bretagne que de loin en loin. Il n'en était pas de même il y a une
cinquantaine d'années encore. Dans toutes les foires, dans tous les
marchés et pardons de Bretagne, on voyait se dresser des échafaudages
et des tréteaux de bois grossier, où quelque troupe d'acteurs
indigènes représentait en dialecte celtique la _Vie des Quatre fils
Aymon_, le _Purgatoire de saint Patrice_ ou la _Passion de notre
maître Jésus_.

Le peuple se portait en foule à ces représentations. «Elles devinrent
bientôt pour lui, dit Luzel, un véritable besoin et comme un
enseignement national.» Fort peu exigeant sur la mise en scène et le
jeu des acteurs, il ne l'était pas davantage sur la couleur locale
et la vérité historique ou géographique. Dans le _Mystère de sainte
Geneviève_, Charles-Martel est général en chef des armées de Henri
IV; dans la _Vie de saint Guillaume_, le Poitou est situé entre la
Turquie, la Perse et l'Hibernie; dans la _Vie de saint Gwénolé_, les
cabaretiers d'Is vendent du café,--au Ve siècle!

Ces anachronismes sont de règle dans le théâtre populaire. Nos
mystères français ne se distinguent guère, sur ce point, des mystères
bretons, et, d'ailleurs, ceux-ci dérivent très évidemment de ceux-là.
C'est ainsi qu'ils leur ont emprunté la division en «journées». Le
théâtre du moyen âge ne connaissait, en effet, ni les actes ni les
scènes, mais seulement les «journées». Cela s'explique, si l'on veut
bien réfléchir que tel de nos anciens mystères, comme celui de la
Passion, n'avait pas moins de trente-cinq mille vers et qu'il
fallait toute une semaine pour en venir à bout. Ces représentations
dramatiques n'avaient lieu, il est vrai, dans le reste de la France
comme en Bretagne, qu'à d'assez longs intervalles; il ne s'en faisait
guère, en moyenne, plus d'une par an et par ville. D'où le prestige
qu'elles exerçaient sur la foule. On s'y rendait de trente lieues à la
ronde. Le jurisconsulte Chassanée parle ainsi d'une représentation de
la _Vie de saint Lazare_, donnée à Autun en 1516, et pour laquelle
on avait construit un amphithéâtre qui ne contenait pas moins de
quatre-vingt mille personnes!

[Illustration: LE RETOUR DU PARDON, EN BRETAGNE.]

En Bretagne, le théâtre, fabriqué avec des planches posées sur des
madriers et des barriques, s'élevait d'ordinaire au milieu de la place
ou du champ de foire, quand il ne s'adossait pas tout uniment au mur
du cimetière ou au pignon de l'église paroissiale.

«Quelquefois, dit Luzel, en contre-bas du théâtre principal, on en
construisait un second, plus petit, destiné à jouer des intermèdes.
Des deux côtés, il y avait des coulisses, reliées entre elles par un
corridor circulaire; au fond existait un escalier par où les
acteurs pouvaient descendre sous la scène pour attendre leur tour de
reparaître, pour repasser leur rôle ou se rafraîchir.»

Toute représentation, en Bretagne, s'ouvre par une invocation à
l'Esprit-Saint: excellente manière de nous rappeler que le théâtre est
d'origine liturgique et prit naissance, au moyen âge, dans l'église
même. Puis un des acteurs, «le plus habile et le mieux au fait des
usages et des vieilles traditions, s'avance seul sur la scène, salue
profondément, et, d'un ton lent et grave, moitié chantant, moitié
déclamant, il récite une sorte de discours rimé, nommé prologue, où
il réclame d'abord le silence et l'attention de l'auditoire, «clergé,
nobles et commun», et le prie de se montrer indulgent pour ses
fautes et pour celles de ses camarades, «pauvres gens qui ne sont pas
instruits et qui n'ont jamais été à l'école, comme les fils des nobles
et des riches bourgeois». Il expose ensuite la pièce brièvement.
Précaution indispensable pour que ce public, d'intelligence vive, mais
de culture un peu sommaire, ne soit pas trop dérouté par les brusques
mouvements de la scène et suive, sans trop d'effort, l'action
éminemment complexe qui va se dérouler sous ses yeux. Une coutume
bizarre et non expliquée veut aussi que l'acteur qui récite ces
prologues fasse, de quatre vers en quatre vers, une évolution autour
du théâtre. C'est ce qu'on appelle la _marche_. Un vieux manuscrit,
cité par Émile Souvestre, dit que, pendant ce temps, «rebecs et
binious doivent sonner».

[Illustration: REPRÉSENTATION D'UN MYSTÈRE AU XVe SIÈCLE.

Premier plan, l'intérieur d'une des loges ou échafauds, où prenaient
place les notabilités de la ville; au fond, la scène horizontale où
se joue le mystère de la Passion; à droite, un échafaudage figurant
l'Enfer, d'où s'échappent des démons.]

Le prologue achevé, la représentation commence. Elle dure en moyenne
trois grandes heures et se termine par un épilogue. Mais, comme les
pièces bretonnes ont généralement deux «journées», ce premier épilogue
n'est en somme qu'un intermède ou plutôt une «annonce» rimée. Afin
que le public ne s'y trompe pas, on a soin de le prévenir que la pièce
n'est qu'«à sa moitié» et on l'invite à revenir le lendemain «sans
faute», en lui promettant plus d'émotions et d'intérêt que dans la
journée précédente, «attendu que le plus beau reste encore à jouer».

Le public manque rarement de répondre à l'invitation. La seconde
«journée» commence, et l'affluence des spectateurs est encore
plus grande que la veille. L'acteur chargé du prologue ou, comme
l'appelaient abréviativement les Latins, le _Prologue_ (par une
majuscule), entre en scène et débite son petit sermon avec les
flatteries et les compliments ordinaires à l'adresse de l'assistance.
Cependant, et comme celle-ci peut avoir la mémoire courte ou qu'une
partie de l'auditoire peut n'avoir pas assisté à la représentation
précédente, les acteurs bretons recourent quelquefois à un expédient
original auquel s'est laissé prendre plus d'un crédule spectateur.

«Une belle demoiselle, une étrangère, dit Luzel, paraît tout à coup à
l'extrémité de la place, sur une haquenée blanche; elle traverse les
rangs pressés de la foule, toute surprise, et pousse jusqu'au théâtre,
où le _Prologue_ est en train de débiter son discours. Elle s'arrête,
adresse la parole à l'orateur et lui demande la raison d'un si grand
rassemblement et pourquoi il pérore et gesticule de la sorte, comme un
comédien sur le théâtre. Le _Prologue_, en galant artiste, lui tend la
main, l'invite à monter près de lui et lui fait un résumé fidèle de
ce qui a été représenté la veille, ainsi que de ce qui va suivre.
La belle demoiselle, satisfaite, le remercie de sa complaisance et
témoigne de son regret de ne pouvoir assister à la représentation;
mais il faut qu'elle soit à Tréguier avant la nuit; elle remonte donc
sur sa haquenée blanche, fait ses adieux et disparaît par la route qui
mène vers la ville.»

Les acteurs reviennent alors en scène et entament la seconde partie de
la pièce. Il est bien rare qu'elle soit terminée avant le coucher du
soleil. L'action languit un peu dans les pièces bretonnes. Tout s'y
passe en récits, et, par surcroît, ces récits sont coupés de cantiques
interminables. Les récits eux-mêmes et jusqu'au dialogue, au lieu
d'être déclamés comme chez nous, sont psalmodiés sur un air de
plain-chant qui ralentit encore la marche de l'action. Vaille que
vaille, on arrive au dénouement. Mais tout n'est point terminé avec
la pièce, et il reste à entendre l'épilogue de la seconde journée ou
_bouquet_.

C'est là que le poète doit montrer toute son adresse et sa science et
répandre à pleines mains les fleurs de sa naïve rhétorique. Il s'agit
en effet, après avoir amusé le peuple, de stimuler sa générosité.
Entreprise délicate. Tandis que le _Bouquet_ déploie ses grâces sur
la scène, deux des confrères du récitant circulent dans les rangs de
l'assistance. Le public breton ne se fait pas trop tirer l'oreille et
les pièces de dix sols, mêlées au billon, pleuvent dans l'escarcelle
des acteurs. Le produit de cette quête est tout leur bénéfice et
ces braves gens sont satisfaits s'il suffit à payer le banquet
pantagruélique qui les réunira, sous quelque tente de cabaret, à la
fin de la dernière journée. Leurs frais, par ailleurs, sont assez
médiocres. Telle est la passion dramatique du public breton que
c'est à qui prêtera gratuitement sa collaboration aux acteurs: les
menuisiers, charpentiers, forgerons, s'emploient à la construction
de la scène; les paysans fournissent le charroi; les aubergistes, des
fûts vides; les bourgeois, des ornements et des planches. Il n'était
pas jusqu'aux familles nobles qui ne se fissent un devoir de
fouiller dans leur garde-robe et d'y emprunter «des vieilles rapières
rouillées, perruques, habits de marquis et de marquises, tentures à
personnage, voire des costumes de gardes nationaux pour orner la scène
et habiller les acteurs».

[Illustration: UNE RÉPÉTITION DE MYSTÈRE EN BRETAGNE: LA VIE DE SAINT
GWÉNOLÉ.]

Le théâtre breton n'est cependant pas très riche en mystères
originaux. Sur les quelque cent cinquante spécimens que nous en
possédons et dont les sujets sont presque toujours empruntés aux
romans de chevalerie et à la vie des saints, à peine ou cinq ou six
traitent des sujets strictement bretons.

_La vie de saint Gwénolé_ est du nombre. L'action nous transporte au
Ve siècle, à la cour du roi Grallon, dans la légendaire ville d'Is.
C'est une triste époque pour la Bretagne. Grallon, par sa faiblesse,
a laissé la licence et les vices s'installer en maîtres dans sa
capitale. À l'anarchie des moeurs s'ajoute la menace de l'invasion
étrangère. Mais Dieu suscite à temps un sauveur dans la personne
du jeune Gwénolé, neveu de Grallon et fils d'un seigneur de la
Grande-Bretagne nommé Frégan et de sa femme, la princesse Alba. La
curieuse gravure que nous donnons ici, d'après un «instantané» pris
pendant les répétitions de Ploujean, représente la scène où Frégan et
sa famille supplient le Seigneur de venir en aide aux Bretons. Cette
prière est exaucée: l'invasion barbare est repoussée et Grallon se
convertit au vrai dieu. Mais ses sujets, au lieu de l'imiter, le
tournent en dérision et se ruent dans la débauche avec une furie
nouvelle. Cette fois la patience divine est à bout. Is, en qui
ressuscitent Gomorrhe et Sodome, connaîtra le même sort que ces villes
maudites: elle périra par l'eau comme elles ont péri par le feu.
Gwénolé, «le saint de la mer», est chargé d'en avertir Grallon.

GWÉNOLÉ.

La troisième nuit du troisième jour, Is sera engloutie; Dieu aura fait
justice. Mais, ô mon oncle, avant de vous quitter, je vous conjure de
bien guetter le chant du coq: à dix heures il chantera et vous vous
préparerez à quitter la ville; et, quand il chantera pour la seconde
fois, vous sauterez en selle; et, quand il chantera pour la troisième
fois, alors il faudra faire galoper votre cheval haut et bas, sans
regarder derrière vous...


GRALLON.

Mon saint neveu, je ferai comme vous avez dit; j'exécuterai toutes vos
recommandations.


GWÉNOLÉ.

Adieu donc, mon oncle! Et à vous aussi, pauvres gens d'Is, qui n'avez
pas voulu m'écouter et vous convertir, adieu! Désormais je ne puis
rien pour vous.

Telle est, dans ses grandes lignes, l'affabulation du mystère joué à
Plonjean et dont la représentation, placée sous le patronage des plus
hautes autorités du monde celtique, d'Arbois de Jubainville, Loth,
Gaidoz, etc., et présidée par Gaston Paris, a obtenu tout le succès
qu'on était en droit d'espérer. Sous différents noms, nous avons eu en
ces derniers temps plusieurs essais de théâtre populaire. On n'a
pas oublié, particulièrement, les représentations de la
Motte-Sainte-Héraye, de Puiserguier, de Brives, surtout de Bussang,
dans les Vosges, en un cadre plein de fraîcheur et de magnificence,
où les sévères beautés de la montagne s'allient à la grâce fleurie des
vallées et des plaines. Et l'on sait les efforts tentés, à Tardets
et à Barcus, pour ranimer la pastorale basque. Ces théâtres en plein
champ ont désormais leur pendant à la pointe extrême du territoire,
en Bretagne. Il s'agit moins ici, à vrai dire, d'une création, comme
à Bussang et à La Motte-Sainte-Héraye, que d'un essai de restauration.
L'essai a réussi. Peut-être, s'il provoque d'autres tentatives,
rendra-t-il, quelque vie à l'art dramatique breton et lui
permettra-t-il de courir une nouvelle carrière dans le champ élargi de
la tradition et de l'histoire[8].

[Note 8: Nous étions bon prophète en écrivant ces lignes: le
théâtre breton, nouveau phénix, renaît un peu partout de ses cendres.
Il y a aujourd'hui près de trente troupes d'acteurs en Bretagne et
le répertoire de ces troupes s'enrichit chaque jour de quelque pièce
nouvelle. Le barde Taldir (Jaffrennou) n'a pas composé à lui seul
moins de sept pièces dont plusieurs, comme _Pontkallee_, fort
remarquables: elles viennent d'être réanies en volume sous le titre:
_Teatr brezonek poblus_.]



_Danses et Musiques populaires._


On avait cru longtemps, sur la foi des dictionnaires, que la danse
avait disparu dans la tourmente des invasions barbares pour renaître
seulement au XVe siècle dans la Florence des Médicis. Grave erreur! M.
Alfred Jeanroy a retrouvé nombre de chansons remontant au XIIIe
siècle et M. Joseph Bédier vient de proposer de ces chansons une
interprétation aussi ingénieuse que nouvelle.

Oui, l'on dansait au moyen âge; mais l'on y dansait aux chansons,
comme on fait encore dans le peuple et chez les enfants. _Nous n'irons
plus au bois_; _Giroflé, Girofla_; _Il pleut, il pleut bergère_;
_Compère Guilleri_; _le Chevalier du guet_, etc., etc., autant
de chansons populaires qui sont en même temps des airs de rondes
enfantines...

Il eût été bien extraordinaire aussi qu'une race comme la nôtre se fût
privée de «baller» et de «sauter» pendant huit ou neuf cents ans. Nos
pères de ces temps reculés avaient surtout une danse qu'ils aimaient
et qu'on appelait la _carole_. Cette carole était une chaîne, ouverte
ou fermée, de danseurs et de danseuses, qui se mouvaient au son des
voix, plus rarement au son des instruments. La danse consistait, à
l'ordinaire, en une alternance de trois pas faits en mesure vers
la gauche et de mouvements balancés sur place; un vers ou deux
remplissait le temps pendant lequel on faisait les trois pas et un
refrain occupait les temps consacrés aux mouvements balancés. Un
coryphée conduisait le branle et chantait les airs à danser, que le
choeur reprenait au refrain. Cela n'était pas très compliqué, sans
doute, mais cela ne manquait point d'une certaine grâce rustique,
comme on peut s'en convaincre en visitant les pays où nos anciennes
danses populaires se sont conservées.

Car nos anciennes danses populaires vivent encore. Je ne suis pas sûr
que la _morisque_, malgré son nom étrange et les grelots qu'on s'y
attache aux genoux, remonte directement à la conquête sarrasine et je
laisse à de plus savants de décider si le siège de Marseille par Jules
César est pour quelque chose dans les _Olivettes_, ce joli pourchas
mystérieux où les danseurs, couronnes de feuillage, se relancent
d'arbre en arbre en chantant:

    Allons! allons, Annette!
    Dansons les _Olivettes_...

Mais je verrais volontiers dans la _farandole_ provençale une
réminiscence de la carole. La farandole aussi est une chaîne que mène
un coryphée. Et tantôt la chaîne se noue, tantôt elle s'allonge en
spirales, tantôt elle glisse sous l'arc des bras levés pour lui donner
passage...

[Illustration: CHANSON POPULAIRE: LE CHEVALIER DU GUET.]

Ah! la jolie danse, si vive, si gaillarde, si franchement, si
sainement populaire! Mais, pour la conduire, il faut un tambourin.
Or il paraît que le tambourin se meurt; et, si je n'ajoute pas: le
tambourin est mort, c'est qu'afin de lui rendre quelque vie, nos
bons félibres, sur l'initiative d'un des leurs, M. Claude Brun,
pétitionnent et s'agitent pour obtenir l'ouverture d'une classe de
tambourinaires au Conservatoire de Marseille.

Vous me direz qu'il y avait déjà des «écoles» de tambourinaires à
Aubagne, à Cannes, à Aix, etc. Pauvres écoles sans doute! Et vous
m'objecterez le Valmajour d'Alphonse Daudet, qui n'avait pas eu
besoin de professeur et s'était découvert une âme de tambourinaire
«en entendant chanter le rossignol». Peut-être n'y a-t-il plus de
rossignols en Provence. De toute manière M. Brun a raison, et il ne
faut point attendre, si l'on veut sauver du trépas le peu qui subsiste
chez nous de l'antique «ménestrandie» populaire. Ce n'est pas le
tambourin seulement qui est menacé, c'est la cabrette auvergnate,
la vielle et la musette berrichonnes, la bombarde et le biniou
bas-bretons. Que viennent à disparaître ces instruments vénérables,
et les airs qu'ils sonnaient, les danses qu'ils accompagnaient,
disparaîtront avec eux. Notre patrimoine artistique en serait
singulièrement diminué. Et la couleur locale n'en souffrirait pas
moins. Vous imaginez-vous la Provence sans ses tambourinaires? «Le
tambourinaire, dit Daudet, mais c'est la Provence faite homme!» Tout
le corps de l'instrumentiste vibre à la fois: une des mains bat la
caisse, l'autre se promène agilement sur les trous d'une petite flûte.
_Pan-pan_, dit le tambourin; _tu-tu_, réplique le galoubet. Et en
avant pour la _farandole_, la _morisque_ ou les _olivettes_!

Mais il n'est pas de tambourin qu'en Provence, et le Béarn aussi a le
sien, moins étroit, sinon moins léger, sorte de bedon à six ou sept
cordes accordées en quintes. Comme en Provence, l'instrumentiste n'en
joue que d'une main; l'autre tient un flûtet à cinq trous. Et les
Béarnais, svelte race, jarrets d'acier, s'entendent à suivre le
mouvement: ces «petits hommes noirs et brûlés», comme les appelle
Michelet, ne craignent personne au déduit non plus qu'au feu. Un peu
plus bas, vers le sud-ouest, chez les Basques, qui ont donné leur nom
au petit tambour à grelots en usage dans toute l'Espagne et l'Afrique
mauritane, une vieille danse, le _monchico_ ou danse des mouchoirs,
rapide, violente, toute en bonds, très chaste pourtant (les danseurs,
sans se toucher, se tenant par le mouchoir), n'a pas cessé de garder
la vogue. Elle se danse sur les places publiques, les jours de fête,
aux sons du bedon et de la _chirula_, «fluteau de bois percé de trois
trous, qui rend, dit M. Louis Labat, des sons vifs et grêles». Un
certain abbé Poussatin, sous Louis XIV, excellait au _monchico_, et
Hamilton, dans ses _Mémoires_, l'appelle «le premier prêtre du monde
pour la danse basque».

Les savants, qui discernent facilement l'ascendance latine de la
_chirula_ et du galoubet, nés tous deux de la _tibia_, sont plus
divisés sur les origines du tambourin. Il est certain que cet
instrument fut en usage dans nos armées à partir du XIVe siècle.
Du moins le tambourin des Suisses ressemble-t-il singulièrement au
tambourin provençal, caisse étroite et légère que l'exécutant porte
suspendue à son bras, gauche, tandis qu'il la frappe de la droite avec
une petite baguette.

Il est possible, malgré tout, que le tambourin, tant béarnais que
provençal, ne soit pas d'origine militaire. On m'affirme que, bien
avant que nos armées connussent cet instrument, donc avant le XIVe
siècle, les jongleurs méridionaux en faisaient usage; tambourin et
galoubet auraient accompagné les «canzones» des troubadours populaires
qui couraient les châteaux et les cités du Midi. Je ne demande qu'à le
croire. Il faudrait donc que les tambourins fussent venus d'Orient à
nos Méridionaux par l'intermédiaire des Sarrasins. Car, pour ceux-ci,
il ne fait point de doute qu'ils se servaient de cet instrument,
aux lieu et place de trompette, pour cadencer la marche de leurs
fantassins. On sait, d'autre part, combien fut profonde l'empreinte
sarrasinoise sur les populations de la vallée du Rhône et de la
Garonne.

Peu nous chaut, d'ailleurs, que le tambourin vienne des Suisses ou des
Sarrasins. L'important, c'est que ses batteries et roulements
soient encore chers au peuple. Divisés à son propos, les savants
se retrouvent d'accord sur les cabrettes, musettes, binious et
cornemuses, postérité incontestable de l'antique _utricularium_
ou _tibia utricularis_ des pâtres du Latium. Les binious sont
particuliers à la Bretagne; ils ne jouent jamais seuls, mais
accompagnés de la bombarde, sorte de hautbois généralement en buis,
quelquefois en ébène incrusté d'étain ou d'argent, et, si le biniou
sert de tonique, c'est la bombarde qui mène le branle, tient le
premier rôle.

Détail curieux, relevé par Narcisse Quellien: ces deux instruments,
qui sont faits pour jouer et forcés de vivre ensemble, ne sont pas
d'accord du tout; ils vont à l'unisson, mais à la distance d'un
demi-ton ou quasi, l'un donnant l'_ut_, l'autre le _si_.

Nos Bretons, par bonheur, ne sont pas à un demi-ton près! Grands
amateurs de danses, ils font fête à leurs ménétriers, experts en l'art
de mener les _jabadao_, les passe-pieds et les dérobées. Marches et
balancés se retrouvent dans ces danses comme dans la carole et ils se
retrouvent également dans la fameuse bourrée auvergnate. «La bourrée
est une danse et un chant, dit M. Jean Ajalbert; ce sont des airs
de bourrée que joue la cabrette, et souvent le cabretaire chante les
paroles en même temps.»

Cabrette vient évidemment de chèvre (_cabre_ ou _chavre_ en patois).
Le gracieux nom, et si expressif! Vous l'avez peut-être entendue
quelquefois, dans l'arrière-boutique d'un marchand de vins des
environs de la Roquette ou de la Bastille, cette cabrette auvergnate,
dont l'outre de peau est habillée de velours rouge et qui n'a pas sa
pareille pour entraîner les danseurs de bourrées. Mme de Sévigné, qui
s'y connaissait, trouvait ces bourrées d'Auvergne «la plus surprenante
chose du monde»; elle ne tarissait point d'éloges sur la justesse
d'oreille et la légèreté de jarret des danseurs.

Les Auvergnats d'aujourd'hui--_et youp là, la catarina_!--sont les
dignes héritiers des paysans et des paysannes dont s'enchantait la
marquise. Jean Ajalbert nous décrit joliment ces cabretaires de Paris,
juchés dans une logette, à laquelle ils accèdent par une échelle
mobile qu'on retire dès qu'ils sont installés. Les danseurs sont en
place aussitôt que la cabrette se gonfle. Et, dès la première note,
ils partent, courent, glissent, martèlent le plancher à grands coups
de talon, poussent par intervalle des cris aigus: _You! You!_ en
faisant claquer leurs doigts. Chaque bourrée coûte deux sous, que
l'associé du cabretaire recueille au milieu de la danse; mais on en a
pour son argent, comme on dit, et il est sans exemple qu'un cabretaire
ne soit pas allé jusqu'au bout de la dernière mesure...

Il y eut une province, longtemps, qui, sur la foi de George Sand,
passa pour le pays par excellence des maîtres-sonneurs: le Berry. Au
soir tombant, les notes suraiguës de la cornemuse montaient,
concert agreste, des _traînes_ et des _charrières_. Et, les jours de
_rapports_ (foires), dans les _vigeons_ (cabarets) et sur les places
publiques, il faisait beau voir les robustes gars berriots «en habits
tout flambants neufs, rubans au chapeau et à la boutonnière, les
gentes filles réjouies sous leurs fins _coffions_ brodés», danser
la sauteuse et la montagnarde autour de l'estrade en planches où
trônaient les cornemuseux. Hugues Lapaire a écrit tout un livre
délicieux sur les instruments populaires du Berry, la musette et la
vielle. Ce n'est point sa faute sans doute si son livre ressemble par
endroits à un nécrologe. Mais il n'est que trop vrai que les Gadat,
les Gadet-Trichot, les Balonjat, les Rivalet, les Grisol, dit
Compagnon de Nevers, dont l'enseigne, sur la route de Fourchambault,
portait cette mention étrange: «Compagnon, maître-musitien (_sic_) et
marchand de sangsues», tous les grands maîtres-sonneurs d'autrefois
ne sont plus qu'un souvenir chez nos Berriots. C'est à Paris, dans
l'atelier du sculpteur Baffier, tenant suprême de la tradition
expirante, qu'on peut ouïr les derniers sons de la musette
berrichonne...

    Qu'on m'apporte du houx
    Pour y percer trois trous...
    Du houx, du buis ou du sureau
    Avec une peau de chevreau,
    Pour faire une musette, lon la,
    Pour chanter mes amours
    Tout le long de mes jours!

Ainsi chantait Pierre Dupont, à peu près au même temps où «la bonne
dame de Nohant» écrivait ses _Maîtres-Sonneurs_. Ironie des choses!
C'est dans le pays même de Joset, de la Fadette et du Champi, que la
musette berrichonne compte le moins de dévots.

«Il y a encore dans la Vallée-Noire quelques mauvais sonneurs,
confiait mélancoliquement à Lapaire Maurice Rollinat. Quant aux
maîtres, comme le Joset de George Sand, ils ont complètement disparu.
Les abominables crins-crins et clarinettes sont en train de supplanter
les si poétiques vielles et cornemuses. L'âme des solitudes n'aura
bientôt plus pour pleurer que le chant perdu des crapauds.»

Eh quoi! dira-t-on, la vielle aussi? De tous les instruments dont
se servaient les ménétriers d'autrefois, flûtes, violes, rebecs,
théorbes, micamons, tambourins, c'était la vielle qui gardait leur
préférence, comme ayant «plus clere vois et doux sons». Et l'on sait
quel renouveau inattendu, à la fin du XVIIIe siècle, lui ouvrit toutes
grandes les portes de Trianon, fit d'elle et du clavecin les délices
d'une société qui préludait par des bergeries à la tragédie de 93. De
la cour et des salons, la vielle descendit dans la rue avec Fanchon la
Vielleuse; nos campagnes lui furent un dernier asile. J'ai connu des
joueurs de vielle en Bretagne, entre autres Pierre Rondet, dont le
souvenir est toujours vivant à Mégrit; et le père «Zim-Zim» qui se
tenait en permanence au coin de la rue Saint-Léonard, à Nantes, et que
la malignité publique accusait de «coucher sur une paillasse bourrée
de billets de banque». Il y a peu de temps encore, au bois de Clamart,
je rencontrai un vielleux auvergnat, Marion Bournazot, né natif de
Saint-Laurent-des-Églises par Ambarzac (Haute-Vienne), qui, seul à
l'écart, «tournait la manivelle», les yeux perdus dans son rêve. Si
grêle, comme fêlé, l'antique instrument devait receler dans ses flancs
un peu de l'âme du pays où il était né. Il était à sa manière un
évocateur. Ne dit-on point qu'à Nantes, entre deux noyades, Carrier
aimait jouer de la vielle? Si le farouche proconsul s'est quelquefois
humanisé, ce n'a pu être qu'à ces heures-là, tandis que s'éveillaient
au creux de l'instrument les vieux airs entendus dans son pays
d'Aurillac.

Cette même vielle, chez les Savoyards, s'appelait _fanfoni_. C'était
au temps, déjà lointain, où, costumés en ramoneurs, les enfants de
la rude province battaient l'estrade en compagnie de leur inévitable
marmotte. Il n'y a plus de ramoneurs ambulants: il n'y a que des
fumistes sédentaires, et Mme Récamier, qui commença de concevoir
des doutes sur sa beauté le jour où les petits Savoyards ne se
détournèrent plus sur son passage, devrait recourir maintenant à un
critérium moins infaillible.

Mais combien d'autres provinces qui ne se sont pas montrées plus
respectueuses à l'égard de leurs musiques et de leurs danses
traditionnelles! Où sont les galants joueurs de fifres qui
précédaient, à la grande dukasse de Dunkerque, les mannequins du
bonhomme Reuss et de sa femme Gentille? Où la _zuarne_ enrubannée
des _fluteux_ morvandiaux? On dit que les fanfares militaires jouent
encore, à Douai, l'air de danse de Gayant, arrangé en pas redoublé;
mais, à Metz et dans toute la Lorraine, on ne danse plus les antiques
_trimazos_:

    C'est maye, la mi-maye,
    C'est le joli mois de maye
      Aux _trimazos_!

Vernon ne connaît plus les entrechats de la Tête-de-Veau; Gap le
belliqueux _bachuber_; Cancale et Vitré, la piquante _gigoyette_;
Riez, la _bravade_ sarrasine; Bourg-en-Bresse, le _chibreli_, le
_rigodon_ et le _branle-carré_, évincés les uns et les autres par
l'insipide quadrille et la fastidieuse polka. Évanouies encore,
sombrées dans l'oubli, ces danses si pittoresques, tantôt profanes,
comme la _poitevine_, dont Louis XI, à Plessis-les-Tours, régalait sa
morose vieillesse, la _périgourdine_, la _tresche_, la _villanelle_;
tantôt d'origine religieuse et qui nous reportaient en plein
paganisme, comme le pas des Brandons et l'étrange sarabande de
Saint-Lyphard, avec son simulacre de sacrifice humain sur les rochers
du Crugo.

Aussi bien les caroles du XIIe siècle, pour si anciennes soient-elles,
ne seraient, d'après certains médiévistes, que «le reflet de plus
anciennes danses paysannes». Et qui sait, au bout du compte,
si celles-ci ne viennent pas elles-mêmes des branles sacrés
qu'exécutaient, sous la lune, nos aïeux celtes et qu'ils avaient
apportés peut-être des plateaux de la Haute-Asie? «La danse est une
prière», dit, chez M. Anatole France, le mage Sembobitis. Ce mage
parlait d'or; mais il ne parlait que de la danse populaire. C'est la
seule qui ait gardé de son origine liturgique je ne sais quoi de grave
et de frémissant, comme la musique populaire est la seule capable
d'éveiller en nous certains sentiments très simples et très primitifs:
l'amour du pays natal, l'attachement à la tradition, etc.

En 1870, le préfet du Finistère mobilisa tous les sonneurs de biniou
de son département et les envoya au camp de Conlie. Sans le savoir, il
reprenait une disposition du commissaire Dalbarade, lequel, à la
date du 11 juillet 1794, au plein de la Terreur, écrivait à l'amiral
Villaret-Joyeuse: «Il convient de donner aux équipages des
«bignoux» et des tambourins pour entretenir la joie parmi eux...»
Villaret-Joyeuse s'exécuta-t-il? On le croit. Toujours est-il qu'à
partir de ce moment les désertions s'arrêtèrent; la nostalgie dont
souffraient nos équipages disparut comme par enchantement...

Et voilà de ces miracles tels qu'on n'en connaît point à l'actif des
instruments de musique savante,--ces aristocrates!



_La cérémonie des Noces en Bretagne_[9].

[Note 9: Voir pour plus de détails sur la cérémonie des noces
en Bretagne, la première série de notre ouvrage: _l'Âme bretonne_, à
laquelle nous avons emprunté certains éléments de ce chapitre.]


Il est peu de pays, je crois, où le mariage prête à un cérémonial plus
compliqué, plus pittoresque aussi, qu'en Basse-Bretagne. Il y a une
cinquantaine d'années surtout, avant que les chemins de fer n'eussent
éventré de toutes parts

    La terre de granit recouverte de chênes,

on pouvait assister, dans les fermes où se trouvait une jeune fille
à marier, aux scènes de moeurs les plus inattendues. La demande en
mariage ne se faisait point par l'intermédiaire des parents. C'était
un tailleur, homme d'esprit souple et de langue acérée, qui en était
ordinairement chargé. On appelait ce messager d'amour le _bazvalan_,
des deux mots celtiques: _baz_, baguette, et _balan_, genêt, parce
qu'il avait d'habitude pour caducée une branche de genêt fleuri. On le
reconnaissait du premier coup d'oeil à cet insigne et aussi à ses bas
de chausses bi-partites, dont l'un était rouge et l'autre violet.

Le _bazvalan_ commençait par s'assurer de l'assentiment de la jeune
fille et des parents. Il revenait une seconde fois à la ferme pour la
demande officielle; mais il était accompagné cette fois-là du jeune
homme à qui l'on ménageait un tête-à-tête avec la jeune fille. Leur
entretien terminé, les nouveaux accordés s'approchaient, en se tenant
par le petit doigt, de la table où avaient déjà pris place leurs
parents respectifs; on leur apportait une miche de pain frais, un
couteau et un verre. Le même couteau devait leur servir à couper le
pain et ils devaient boire dans le même verre l'hydromel ou le
cidre que leur versait le _bazvalan_. Après cette sorte de communion
préparatoire, qui s'observe encore à Plougastel ils étaient regardés
comme liés l'un à l'autre: celui des deux qui se fût dédit eût été
l'objet du mépris public.

Entre temps et d'un commun accord, les parents des nouveaux fiancés
avaient fixé la date des noces. La jeune fille, accompagnée de son
garçon d'honneur, le jeune homme, de sa fille d'honneur, s'étaient
rendus de porte en porte pour faire leurs invitations. Plus on est
pauvre en Bretagne, plus on tâche qu'il y ait d'invités à la noce.
C'est que, là-bas, les convives ne paient pas seulement leur écot:
ils offrent encore aux mariés les éléments du repas de noce, beurre,
oeufs, boudins, _arbelèze_, cuissots de veau, et la boisson par
surcroît. Aucun peuple n'a l'esprit plus communautaire et n'est en
même temps plus jalousement individualiste. Je ne me charge pas de
vous expliquer cette contradiction. Tant y a que, grâce aux cadeaux de
toutes sortes qui affluent chez les nouveaux époux, les moins fortunés
ont de quoi se mettre en ménage et faire face aux premières nécessités
de leur vie commune. La mutualité bien entendue produit de ces
miracles.

[Illustration: UNE NOCE EN BRETAGNE. D'après un tableau de Leleux.]

Mais c'est dans les fermes riches de la Cornouaille que les cérémonies
du mariage revêtaient une originalité et une couleur dont on ne
trouverait nulle part les équivalents. La noce avait toujours lieu à
cheval. Dès la fine pointe de l'aube, au jour marqué, la cour de la
ferme se remplissait d'une joyeuse cavalcade qui venait chercher la
jeune fille et ses parents pour les conduire à l'église.

«Le fiancé est à leur tête, raconte La Villemarqué, le garçon
d'honneur à ses côtés. À un signal convenu, son _bazvalan_ descend de
cheval, monte les degrés du perron et déclame à la porte de la
future, sur un thème invariable, mais arbitrairement modulé, un chant
improvisé, auquel doit répondre un autre chanteur de la maison qui
fait près de la jeune fille, comme le _bazvalan_ près du jeune homme,
l'office d'avocat et que l'on nomme _breutaer_.»

Le tournoi des deux rimeurs prend fin par la victoire du _bazvalan_.
Le malin personnage est introduit dans la grande pièce du logis, qui
sert tout à la fois de salon, de réfectoire et de cuisine. Il s'assied
un moment à la table des maîtres, puis retourne dans la cour chercher
le fiancé... Le père de la jeune fille attend son futur gendre sur le
pas de la porte: dès qu'il paraît, il lui remet une sangle de cheval
que le fiancé devra passer à la ceinture de sa belle. C'est l'occasion
d'un nouvel impromptu rimé pour le _breutaer_: «J'ai vu dans une
prairie une jeune cavale joyeuse, etc., etc.» Le tour du _bazvalan_
vient ensuite. Il prend la jeune fille par le petit doigt et la mène
vers ses parents:

«Allons, jeune fille, lui dit-il, courbez vos deux genoux et baissez
le front sous les mains de votre père... Vous pleurez?... Oh! regardez
votre père et votre pauvre mère... Eux ils pleurent aussi, mais
combien leurs larmes sont plus amères que les vôtres!... ils vont se
séparer de la fille qu'ils ont bercée et fait danser dans leurs bras!
Qui ne sentirait son coeur se briser à la vue d'une pareille douleur?
Et pourtant il faut que ces pleurs tarissent... Père tendre, ta fille
est là, regarde, à genoux, les bras tendus!... Pauvre mère, avance tes
mains!... Une prière et une bénédiction pour l'enfant qui va partir!
(_Le père et la mère donnent leur bénédiction à la jeune fille._)
Assez maintenant. Vous avez obéi aux commandements de Dieu. Jeune
fille, embrasse tes parents et relève-toi forte, car tu appartiens
désormais à un homme!»

Les assistants montaient aussitôt à cheval. En tête, sur la même
haquenée, s'avançaient le fiancé et sa future, celle-ci avec autant de
galons d'argent à ses manches ou de petits miroirs à sa coiffe qu'elle
recevait de mille livres de dot. Le rendez-vous général était au bourg
voisin, que de longues distances séparaient souvent de la ferme.
Mais, avant de pénétrer dans la mairie et à l'église, il restait une
dernière formalité à remplir. Précédés du _bazvalan_, le fiancé et sa
future se dirigeaient vers le cimetière et, arrivés devant les tombes
de leurs parents, ils se mettaient à genoux, tandis que le _bazvalan_
récitait à voix haute la formule consacrée:

«Maintenant que les vivants ont consenti au mariage de leur fille,
nous venons vers vous, âmes des ancêtres, et nous vous adjurons de
nous délivrer aussi votre consentement. Vous voyez tout, et vous
savez l'avenir autant que le passé. Accordez-nous la jeune fille que
recherche notre ami et, connaissant de quelle affection il vous eût
chéries, bonnes âmes, agréez-le pour votre enfant.»

Cette fois il n'y avait plus qu'à passer devant M. le maire et M.
le recteur (curé). Ces deux parties du cérémonial n'avaient rien
d'extraordinaire. Il paraît cependant qu'en certaines paroisses, quand
l'assistance était toute rendue dans la sacristie, le prêtre tirait
d'un panier que portait le garçon d'honneur un petit pain blanc sur
lequel il faisait le signe de la croix avec la pointe d'un couteau et
qu'il partageait entre les deux époux.

La noce sortait enfin de l'église. Bim! Boum! De tous côtés, sur la
place du bourg, pétaradaient les coups de fusil; bombardes et binious
éclataient en sonorités aiguës. L'assistance remontait à cheval et
reprenait le chemin de la ferme. Sur l'aire neuve, dans le courtil et
les granges, des tentes étaient dressées, vastes quelquefois à
pouvoir loger 1500 convives. Comment décrire ces banquets de Gamache?
Longtemps contenue et d'autant plus exubérante, la gaieté bretonne,
comme un cidre pétillant, lâchait sa bonde et giclait au grand soleil.
Commencé à midi, le festin ne s'achevait souvent qu'à six heures
du soir. Chaque service était annoncé par un air de biniou et de
bombarde. Puis, les tables enlevées, jeunes filles et garçons
nouaient leurs rondes sur l'aire neuve. Les _jabadao_ succédaient aux
passe-pieds, les _laridés_ aux gavottes. C'est la scène qu'a finement
traduite le peintre Leleux dans le tableau dont nous donnons une
reproduction. Bien avant dans la nuit, surtout en été, les danses se
prolongeaient, et il ne fallait pas moins, pour suspendre l'entrain
des couples, que l'annonce, faite à pleine voix par le _bazvalan_, des
préliminaires de la _Soupe au lait_.

Nombre de vieux us matrimoniaux ont disparu, même en Bretagne, ce
Conservatoire par excellence de la tradition: la coutume de la soupe
au lait s'y est maintenue avec fidélité. Brizeux l'a popularisée dans
une ballade célèbre:

    Chantons la soupe blanche, amis, chantons encor
    Le lait et son bassin plus jaune que de l'or.

    Près du lit des époux chantons la soupe blanche.
    La voilà sur le feu qui bout dans son bassin.
    Comme les flots de joie et d'amour dans leur sein,
    La voilà sur le feu qui déborde et s'épanche.
         Chantons, etc.

    Bien! Le lait jusqu'aux bords dans les écuelles fume:
    Dans un seul vase offrons leur part aux deux époux,
    Pour qu'ils boivent toujours ainsi que ce lait doux
    Dans un vase commun le miel et l'amertume.
         Chantons, etc.

    Admirez! admirez! De ses larges mamelles
    La génisse féconde a donné ce lait blanc.
    Ainsi la jeune mère, avant la fin de l'an,
    Versera son lait pur à deux bouches jumelles.
         Chantons, etc.

    Saint Herbod, écoutez les appels de notre âme,
    Et vous, sainte Enora, les voeux de notre coeur:
    Oh! ne laissez jamais sans la douce liqueur
    Les pis de la génisse et les seins de la femme.
         Chantons, etc.

    Assez! Les mariés ont bu la soupe blanche.
    L'épouse rougissante est pleine d'embarras.
    Elle voudrait cacher sa tête sous son bras.
    L'époux attire à lui cette fleur qui se penche.

    Chantons la soupe blanche, amis, chantons encor
    Le lait et son bassin plus jaune que de l'or.

Ce que ne dit point le poète, c'est le mélange de sérieux et de gaieté
qui accompagne cette petite scène: les nouveaux mariés sont assis
sur un banc, quelquefois même couchés dans leurs lits clos à volets
mobiles. Le garçon et la fille d'honneur leur apportent sur un plateau
le bassin qui contient la soupe; mais les cuillers sont percées; les
morceaux de pain sont liés par un fil invisible. Le lait fuit de tous
côtés, tandis qu'aux éclats de rire de l'assistance, les mariés font
leurs efforts pour en attraper quelques gouttes. De guerre lasse, ils
laissent tomber la cuiller.

C'est le moment que guettent les garçons et les filles d'honneur pour
entonner la chanson de la soupe au lait. Il y a plusieurs variantes
de cette chanson. Celle qu'on chante sur le littoral trégorrois est
particulièrement grave et mélancolique. Je ne puis en donner ici qu'un
court fragment. L'auteur anonyme de cette émouvante composition y
a fait tenir tout le drame de la vie bretonne; il ne flatte pas les
nouveaux époux; il leur peint le mariage sous des couleurs plutôt
sévères.

«Aimez-vous bien l'un l'autre, dit-il en terminant. Gardez l'un pour
l'autre une étroite fidélité; élevez vos enfants dans la crainte de
Dieu.--Par ainsi, chrétiens, quand l'heure de la mort sonnera pour
vous, votre séparation ne sera point éternelle, et Dieu vous donnera
la joie de vous retrouver dans son paradis.»

La première journée des noces est terminée. La seconde est d'un
caractère tout différent. Elle commence par un service funèbre auquel
assistent tous les invités de la veille: les morts ne sont jamais
oubliés en Bretagne. Mais il y a une autre catégorie de malheureux
pour qui ce jour est un jour de liesse; ce sont les pauvres, ces
_hôtes de Dieu_, comme les appelle une expression bretonne. Pareils à
un volier de moineaux pillards, ils s'abattent sur la ferme des quatre
aires du vent. Tous les éclopés de la création sont réunis là; on
dirait une nouvelle Cour des miracles.

[Illustration: LE JOUEUR DE BINIOU.]

«Revêtus de leurs haillons les plus propres, dit La Villemarqué, ils
mangent les restes du festin de la veille; la nouvelle mariée, la
jupe retroussée, sert elle-même les femmes, et son mari les hommes.
Au second service, celui-ci offre le bras à la mendiante la plus
respectable; la jeune femme donne le sien au mendiant le plus
considéré de l'assemblée, et ils vont danser avec eux dans la cour.
Il faut voir de quel air se trémoussent ces pauvres gens! Les uns sont
nu-pieds; les «merveilleux» portent des sabots; il y en a nu-tête;
d'autres ont des chapeaux tellement percés que leurs cheveux
s'échappent par les crevasses; tous les haillons volent au vent;
mainte ouverture trahit la misère, mais laisse voir battre le coeur;
les pieds s'agitent dans la fange, mais l'âme est dans le ciel.»

La nuit venue, les pauvres, avant de quitter la ferme, adressent aux
nouveaux époux leurs souhaits de prospérité. Le plus âgé de la bande
se place ensuite au milieu de l'aire, s'agenouille et récite un
_De profundis_ pour les trépassés. Cette fois tout est fini. Le _De
profundis_ achevé, les pauvres se relèvent et s'en vont; mais leur
lèvres reconnaissantes balbutient encore de sourdes prières.

«Le murmure monotone de leurs voix, dit un poète, se fait entendre
quelque temps au dehors et meurt insensiblement dans les bois, tandis
que les époux, dont ils ont sanctifié l'union par leur présence,
commencent une vie nouvelle sous les auspices de la charité.»



_La Fête des Morts._


C'est l'automne. Les dernières feuilles tombent; une bise aigre balaie
les rues, siffle aux carrefours. Plus d'hirondelles! Aux encoignures
des restaurants et des cafés populaires, le «chand de marrons» établit
son fourneau en plein vent; les «biquots», cependant, font retraite
vers leurs vallées natales. Jusqu'au printemps prochain, nous
n'entendrons plus leur _pilouit_ et leur musette; nous ne les verrons
plus, le béret sur l'oreille, pousser leurs troupeaux de chèvres, au
petit jour, à travers les rues de la capitale. Originaires du pays
basque, ils restent fidèles à leurs Pyrénées et à leurs gaves.
Ce sont, comme les hirondelles, des migrateurs, des temporaires.
Quelques-uns pourtant, si l'on en croit un de leurs historiens,
préfèrent hiverner à Paris, dans une étable bien chaude, où bêtes et
gens fraternisent. Mais ils sont l'exception; le gros des migrateurs
reprend, chaque automne, le chemin du pays...

Autre signe de l'hiver qui vient: la violette de Parme a fait son
apparition aux Halles. Elle nous arrive de Cannes, de Nice, de Menton,
où sa culture occupe plusieurs centaines d'hectares. Il y a belle
lurette que nos violettes parisiennes sont fanées: là-bas, dans les
régions aimées du soleil, la jolie fleur chantée par Henri Heine et
dont l'impératrice Élisabeth portait en tout temps un bouquet à son
corsage ne connaît ni été ni hiver; elle fleurit à toutes les époques;
on en fait des expéditions considérables sur Paris, sur l'Allemagne,
sur l'Angleterre principalement, qui nourrit pour la violette une
prédilection voisine du culte et que n'est pas près de connaître la
coûteuse et fastueuse orchidée, fleur de millionnaires interdite aux
bourses des petites _girles_ londonniennes...

Et, enfin, voici les chrysanthèmes! Ah! ceux-là, plus que toutes les
autres fleurs, ils sentent la Toussaint, l'hiver, le déclin et la mort
des choses. Les botanistes expliquent que le nom de «chrysanthème»
est dû à la couleur caractéristique jaune doré que présente le type
primitif de cette fleur. Aujourd'hui, grâce à des sélections plus
ou moins heureuses, nous possédons des chrysanthèmes où toutes les
couleurs se marient, à l'exception justement du jaune d'or. Il y a,
dit-on, deux cents variétés de violettes; il y en a peut-être quatre
ou cinq cents de chrysanthèmes; groupes et sous-groupes, un profane
comme moi s'y perd. Puis quels noms rébarbatifs! Passe pour le
chrysanthème pompon ou le chrysanthème hybride; mais que dire du
chrysanthème matricarioïforme, et n'est-il pas épouvantable de penser
qu'on inflige de pareils noms à cette chose délicate, semi-ailée, à
cette cassolette vivante qu'est une fleur?

Le chrysanthème, depuis 1876, est promu à la dignité d'ordre impérial.
C'est l'empereur Mutsuhito qui a fondé cet ordre, peu répandu, à vrai
dire, et conféré seulement aux princes et aux chefs d'État: le ruban
en est rouge, liséré de violet; la décoration elle-même, par ses
capitules et ses rayons, évoque assez bien l'image de la fleur
nationale des Nippons.

Chez nous, le chrysanthème ne pouvait aspirer à un destin si glorieux.
Plante d'ornement, il est devenu néanmoins, avec l'immortelle, la
fleur du souvenir. On le préfère même, pour cette destination, à
l'immortelle, qui reste seulement employée pour la confection des
couronnes funéraires. Tout le long de la rue de la Roquette, qui
est l'artère principale menant au Père-Lachaise, vous ne verrez, ces
jours-ci, que bouquets de chrysanthèmes. Les fleurs, comme les livres,
ont leur destin. Jusqu'en 1815, l'_helicrysum orientale_ ou immortelle
jaune était à peu près inconnu en France. Originaire de la Crète et de
Rhodes, il fut importé chez nous sous la Restauration, et la Provence
en monopolisa quelque temps la culture industrielle. Tout de suite,
sa faveur fut grande; son nom, plus que sa couleur, lui valut de
symboliser la pérennité du souvenir que nous gardons à nos morts. Il
y a, sans doute, d'autres immortelles que _l'helichrysum orientale_
ou immortelle jaune. Telles sont l'immortelle de la Malmaison
ou _helichrysum bracteatum_, l'immortelle blanche ou _antennaria
margaritacea_, l'immortelle des Alpes, plus connue sous le nom
d'edelveiss... Après trois quarts de siècle d'une faveur sans partage,
l'immortelle est à peu près détrônée aujourd'hui dans la sympathie
publique par le chrysanthème. Mais combien d'années durera la vogue de
celui-ci? Vienne quelque autre plante exotique, dont l'acclimatation
ne sera pas trop difficile ni la culture trop coûteuse, et le
chrysanthème, comme l'immortelle, verra se détourner de lui ses
anciens adorateurs...

Le culte des morts est aussi ancien que la race humaine. Si haut qu'on
remonte dans l'histoire, on le trouve déjà établi au coeur de l'homme:
bien avant qu'il y eût des philosophes, les générations primitives du
globe envisageaient la mort non comme une dissolution de l'être, mais
comme un simple changement d'existence.

Sans doute, ces générations primitives ne croyaient pas que l'âme,
se dégageait de sa dépouille charnelle pour entrer dans une demeure
céleste; elles ne croyaient pas davantage qu'après s'être échappée
d'un corps elle allait en ranimer un autre. Elles croyaient que l'âme
du mort restait dans le voisinage des vivants et poursuivait à côté
d'eux une existence souterraine et mystérieuse. Et c'est pourquoi, à
la fin de la cérémonie funèbre, elles l'appelaient trois fois par
son nom, trois fois lui souhaitaient de se bien porter, trois fois
ajoutaient: «Que la terre te soit légère!» L'expression a passé
jusqu'à nous, comme aussi la coutume du _Ci-gît_ ou du _Ici repose_
qu'on inscrivait sur les monuments funéraires et que nous continuons
d'inscrire sur les tombes de nos morts.

Cette croyance dans un prolongement souterrain de la vie a reçu des
rationalistes diverses explications. Et les meilleures, s'il faut
dire, ne sont guère satisfaisantes. C'est ainsi que, d'après Herbert
Spencer, l'ombre mouvante des objets, l'image humaine réfléchie par
les eaux, surtout les fantômes évoqués dans le rêve et l'hallucination
durent suggérer aux premiers hommes la conception d'un «double», d'un
corps subtil, plus ou moins séparable du corps mortel, d'un simulacre
survivant à la mort et auquel on donna postérieurement le nom
d'âme. De cette croyance primitive serait dérivée la nécessité de
la sépulture. Pour que l'âme se fixât dans sa nouvelle demeure, il
fallait que le corps, auquel elle restait attachée, fut recouvert de
terre. L'âme qui n'avait pas son tombeau n'avait pas de domicile. Elle
était errante et misérable, et c'est elle qui, pour punir les vivants
de ne pas lui avoir donné le repos auquel elle aspirait, les effrayait
par des apparitions lugubres.

[Illustration: AU PÈRE-LACHAISE.

Monument aux morts, exécuté par M. Bartholomé pour la sculpture et par
M. Formigé pour l'architecture, installé en 189*]

Mais la sépulture ne suffisait point. Et les morts avaient encore
d'autres exigences. Si près des vivants, ils ne voulaient pas être
oubliés d'eux; ils requéraient des hommages, des soins particuliers.
Volontaires d'abord, ces soins devinrent rapidement obligatoires,
prirent la forme de rites. Ainsi se serait établi le culte des morts.

Il y avait un jour de l'année surtout qui était consacré chez les
anciens à ce culte. Chez les Latins, les fêtes dont on les honorait
ce jour-là étaient appelées _feralia_. Elles se passaient comme les
nôtres en plein air. Les sanctuaires étaient fermés en effet pendant
les _feralia_; toute cérémonie était suspendue; il semblait qu'il n'y
eût plus d'autres dieux que les mânes des défunts présents sous terre.
Aussi leurs tombes étaient-elles le rendez-vous de toute la population
des campagnes et des villes. On les jonchait de fleurs et de
couronnes; on y joignait des épis, quelques grains de sel, du pain
trempé dans du vin pur. Le reste de la journée s'écoulait en prières
et en commémorations.

On voit que notre fête des trépassés ressemble singulièrement aux
_feralia_ des Latins. Et, de même, nous leur avons emprunté la fête
qui précède le jour des morts et que nous appelons La Toussaint. Dans
l'ancienne Rome, cependant, cette fête, qui s'appelait les _caristia_,
suivait le jour des Morts au lieu de le précéder.

Ovide nous a laissé une description charmante des _caristia_:

«Après la visite aux tombeaux et aux proches qui ne sont plus, dit-il,
il est doux de se tourner vers les vivants; après tant de pertes, il
est doux de voir ce qui reste de notre sang et, les progrès de notre
descendance. Venez donc, coeurs innocents; mais loin, bien loin, le
frère perfide, la mère cruelle à ses enfants, la marâtre qui hait sa
bru, et ce fils qui calcule les jours de ses parents obstinés à vivre!
Loin, celui dont le crime accroît la richesse et celle qui donne au
laboureur des semences brûlées! Maintenant, offrez l'encens aux
mânes de la famille; mettez à part sur le plateau des mets arrosés de
libations, et que ce gage de piété reconnaissante nourrisse les lares
qui résident dans l'enceinte de la maison!»

Ce nom de lares, que portaient les mânes considérés comme protecteurs
de la famille, de la maison, du domaine, de la tribu et de la cité,
paraît avoir signifié maître ou chef. On voulait marquer ainsi que les
ancêtres, même disparus, gardaient encore une autorité morale sur les
foyers qu'ils avaient fondés. Ils étaient représentés dans l'_atrium_
sous forme d'images de cire ou de statues de bois.

Ce n'étaient point là de vains simulacres, puisque, à certains jours
de l'année au moins, les âmes des défunts quittaient leur sépulture et
revenaient dans les maisons où elles avaient habité de leur vivant.
La même croyance est répandue encore aujourd'hui chez les Bretons. La
croyance à une sorte de survie matérielle et souterraine est également
manifeste chez eux à certains traits: on voit encore, sur les
anciennes tombes bretonnes, des trous en forme de calices et de buires
qui servaient aux libations de laitage et de vin. À Collorec, en
Cornouaille, une écuelle est placée près de chaque tombe,--l'écuelle
même, dit M. Le Braz, où le défunt avait coutume de manger sa soupe
quand il était de ce monde.

Ne rions point de ces lointaines survivances et quand elles
témoigneraient d'un esprit singulièrement archaïque. «C'est peut-être
à la vue de la mort, dit magnifiquement Fustel de Coulanges, que
l'homme a eu pour la première fois l'idée du surnaturel et qu'il
a voulu espérer au delà de ce qu'il voyait. La mort fut le premier
mystère; elle mit l'homme sur la voie des autres mystères; elle
éleva sa pensée du visible à l'invisible, du passager à l'éternel, de
l'humain au divin...»

À quelques détails près, d'ailleurs, on peut dire que les rites de
la fête des Morts sont les mêmes dans toute la chrétienté: en Islande
comme à Cadix, à Vladivostock comme à Brest, c'est partout, ce
jour-là, les mêmes théories funèbres, le même défilé recueilli de
pèlerins se rendant au champ du repos avec des couronnes et des
prières. Paris ne fait pas exception à la règle. Témoin la foule qui
se presse dans ses cimetières et particulièrement au Père-Lachaise, le
plus grand cimetière peut-être du monde et où reposent à cette heure
plus d'un million de défunts. Le Père-Lachaise a eu son historien
récemment en M. Fraigneau. Et c'est qu'il a vraiment une histoire.
Bien d'église à l'origine, connu sous le nom de Champ-Lévêque et
appartenant au chapitre de la cathédrale de Paris, il est acheté
par les Jésuites de la rue Saint-Antoine en 1626 et prend le nom
de Mont-Louis sous Louis XIV, qui y fait construire une résidence
somptueuse pour son confesseur, le Père François Lachaise. D'où le nom
de «Terres du Père-Lachaise» donné au domaine et qui a prévalu
jusqu'à nos jours. Sous la Convention, on songe à faire de ces terres,
confisquées par l'État, un lieu de sépulture. Mais les événements
ne permettent pas d'exécuter le projet. Napoléon Ier le reprend; il
confie à l'architecte Brongniard le soin d'opérer les transformations
nécessaires et, le 21 mai 1804, Frochot, préfet de la Seine, procède à
l'ouverture de la nouvelle nécropole, appelée officiellement cimetière
de l'Est.

Agrandie d'année en année, cette nécropole couvre aujourd'hui un
énorme espace. Elle a ses rues et ses avenues comme une véritable
cité, et on l'appelle en effet la Cité des Morts. Pour vaste qu'elle
soit cependant, on estime que, dans une vingtaine d'années au plus,
il ne restera pas un seul pouce de terrain à céder dans cette cité
funèbre, qui renferme à l'heure actuelle 80500 tombes. Ajoutons,
pour les amateurs de statistiques, que ces 80500 tombes représentent,
d'après les évaluations de M. Fraigneau, une somme de plus de 400
millions «dépensés par les générations qui s'y sont succédé depuis un
siècle». Le prix du terrain atteint de nos jours, au Père-Lachaise, un
chiffre rarement dépassé dans les quartiers les plus luxueux de Paris.
Le premier et le deuxième mètres carrés s'y vendent chacun 1 050
francs; le troisième ainsi que le quatrième 1 575 francs; le cinquième
et le sixième 2 100 francs. Enfin, quand cette limite est excédée,
chaque nouveau mètre de concession est taxé à 3 150 francs. En
appliquant cette règle d'évaluation à l'espace occupé par des
monuments comme celui de Casimir-Perier ou celui de Thiers, les plus
vastes du Père-Lachaise, on trouve que le premier vaudrait aujourd'hui
600 000 francs, le second 120 000 francs.

On ne dort pas son sommeil _gratis pro Deo_ dans la grande nécropole
parisienne. Mais le prix du terrain n'est pas beaucoup moins élevé
au cimetière Montmartre ou au cimetière Montparnasse. Ce pourquoi le
commun des trépassés se dirige de plus en plus vers les cimetières
suburbains, Pantin, Billancourt et Bagneux notamment. Qui n'a pas vu,
le 1er et le 2 novembre, ces cimetières parisiens, ne peut savoir à
quel point le culte des morts est demeuré vivace au coeur de la foule.
Une fois dans l'année, la terrible égalité du sépulcre abolit toutes
les distinctions sociales. La mondaine gantée de noir prie à côté
de l'ouvrier en bourgeron; une pensée commune les rapproche pour un
moment; l'homme oublie ses haines, la mondaine ses préjugés. C'est la
trêve universelle du Souvenir.

       *       *       *       *       *

Aussi ne sont-ce point les scènes touchantes ou dramatiques qui
manquent à l'observateur quand il se rend avec la foule dans un de
ces cimetières parisiens, grands comme des villes, profonds comme des
forêts, et qui gardent cependant, par un singulier privilège, on ne
sait quel charme passionnant d'intimité. M. Jules Claretie a raconté
quelque part l'impression inoubliable que lui fit, dans un de ces
cimetières, la rencontre d'une tombe de jeune fille que le fiancé
de la pauvre enfant avait, pour le jour des Morts, transformée en
un bouquet immense. Des fleurs partout. Partout des roses, des
roses d'une blancheur, d'une candeur éblouissante. C'était comme une
symphonie en blanc majeur, comme une explosion de lumière blanche. Il
semblait qu'il eût neigé sur cette tombe de vierge. L'hermine a
plus de taches que n'en avaient ces pétales immaculés. Une couronne
embaumée enveloppait, comme d'un nimbe, le nom de la jeune morte:
_Marie_, et portait ces mots tracés, avec des violettes du pôle, sur
les roses blanches: _À ma fiancée!_ Par un sentiment d'une exquise
délicatesse, à côté de la date de la mort, le fiancé avait fait graver
la date du jour où devait avoir lieu le mariage. Il s'en fallait de
quelques heures à peine que la «promise» ne fût devenue l'épouse,
et le blanc bouquet de fleurs d'oranger, déjà commandé et tout prêt,
était là, sur ce tombeau, mais changé en bouquet funèbre...

       *       *       *       *       *

Moi-même, le hasard m'a fait assister dans le cimetière de
Sainte-Geneviève-des-Bois, en Seine-et-Oise, à une scène moins
poétique peut-être, mais à coup sûr aussi dramatique que celle
rapportée par M. Jules Claretie.

Comme j'errais dans les allées, je vis venir des jeunes gens et des
jeunes filles qui, avec des couronnes nouées de rubans tricolores,
se dirigeaient vers une tombe ombragée du feuillage languissant des
saules. Je les suivis, un peu intrigué; une croix en granit surmontait
la tombe devant laquelle ils s'arrêtèrent et qui portait cette double
inscription:

    ANDRÉ DELORME
    MORT POUR LA PATRIE
    1870

    JEANNE BERNIER
    TUÉE PAR L'ENNEMI
    1870

Le cortège entoura la tombe et y suspendit ses couronnes. La
cérémonie qui se déroulait sous mes yeux avait évidemment un caractère
patriotique; mais la jeunesse des manifestants, l'association de ce
nom d'homme et de femme sur le fût du monument, m'inclinaient à penser
que le patriotisme n'était pas seul en jeu.

Un des assistants, qui vit mon embarras, voulut bien me donner
quelques explications, et voici ce qu'il me raconta:

«André Delorme et Jeanne Bernier étaient fiancés quand éclata la
guerre. André avait dix-neuf ans; Jeanne dix-sept. Dès nos
premiers revers, André s'engagea dans un régiment de marche et fit
courageusement son devoir. Sur ces entrefaites, les Prussiens,
qui étaient entrés à Montlhéry, établirent un campement entre
Sainte-Geneviève et Fleury... Un soir, vers neuf heures, un jeune
fantassin se traînait péniblement à travers bois, par des sentiers
seulement connus des habitants du pays. C'était André, qui, quoique
grièvement blessé à Choisy-le-Roi, n'avait pu résister au désir de
revoir sa fiancée. Le jeune soldat n'était plus qu'à quelques pas de
la maison de Jeanne. Il allait entrer, quand, par les carreaux,
il aperçut la jeune fille qui se débattait aux bras d'un officier
prussien. Fou de rage, il tira son revolver, fit feu et tua
l'officier. Au bruit de la détonation, une douzaine de «casques à
pointe» accoururent, s'emparèrent d'André, le ligottèrent et, sans
plus de formalité, le collèrent au mur. On a recueilli ses dernières
paroles: «Frappez-moi, dit le jeune homme à ses bourreaux. Je meurs
pour la patrie et pour ma fiancée...» La crépitation des mausers
étouffa sa voix. On croyait ne relever qu'un cadavre; mais, au moment
où la fusillade éclatait, Jeanne Bernier s'était élancée pour couvrir
André Delorme et, à travers la fumée, on vit deux corps enlacés rouler
à terre. Depuis cette époque, la tombe où ils dorment côte à côte est
en grande vénération chez les jeunes gens du pays et, le 2 novembre
de chaque année, les fiancés et les conscrits viennent y suspendre des
couronnes...»

Le caractère dramatique de cette cérémonie est particulier à
Sainte-Geneviève-des-Bois. Le culte des morts, en ce jour de l'année
déclinante qui leur est plus spécialement consacré, ne laisse pas
d'avoir cependant, un peu partout, des conséquences assez inattendues.
Dans combien de ménages parisiens, par exemple, demande M. Hugues
Le Roux, le dialogue suivant ne s'engage-t-il pas, le matin du 3
novembre, entre Madame et la cuisinière:

«Eh bien, Marie, avez-vous fait un bon marché?

--Ah! oui, Madame, vous pouvez le dire, un joli marché! Je ne rapporte
pas de poisson...

--Comment pas de poisson?

--On ne peut pas s'en procurer. Les poissardes disent que c'est
comme cela tous les ans le 2 novembre... À cause du «coup de vent des
morts».

--Le coup de vent des morts?...»

Madame demeure bouche bée. C'est pourtant sa cuisinière qui a raison.
Vous pouvez prendre le train, ce jour-là, pour n'importe quelle
plage de la Manche, de l'Océan ou de la Méditerranée: de Dunkerque à
l'embouchure de la Bidassoa et du cap Cerbère à Menton, vous ne verrez
pas une voile de pêcheur sur la mer.

Devant l'église, sur les estacades, à l'intérieur des cabarets ou d'un
de ces _Abris du Marin_ fondés par M. de Thézac et qui rendent tant de
services à nos populations maritimes, les hommes sont assis, la
pipe aux dents, leur bonnet de laine sur l'oreille, les bottes et la
vareuse sèche. Ils ne se fient pas à l'accalmie qui suit la tempête.
Ils savent à quoi s'en tenir sur ces invites du flot. S'ils y
cédaient, ils ne tarderaient pas à voir remonter du large ces théories
de noyés dont parle le poète, «hâves, un cierge au poing, le front
dans des cagoules», qui tournent autour des barques en réclamant la
sépulture d'une voix lamentable. Deux fois dans l'année, le 2 novembre
et le 25 décembre, au jour des Morts et à Noël, les _crierien_
émergent de l'abîme et se rendent en procession vers les villes
englouties du littoral, cette Tolente ou cette Is merveilleuse que
frappa la colère divine. D'immenses cathédrales, aux cintres lumineux,
étincellent sous les eaux. Is seule en comptait trente. Le bruit des
cloches qu'on entend au large dans la nuit du 1er au 2 novembre vient
de ces églises sous-marines où officient, devant le peuple des noyés,
les «évêques de la mer». Singuliers prélats, par parenthèse, mitrés,
chapés et crossés, mais dont la croupe se recourbe en queue de
poisson! Une légende veut qu'ils soient commis à la garde d'un des
trois vêtements de sainte Véronique, le linge même où s'imprima, sur
la route du calvaire, la face auguste de Notre Seigneur et dont le
voile conservé au Vatican ne serait qu'une réplique...

       *       *       *       *       *

Est-ce pour commémorer le souvenir de ces infortunées victimes de la
mer et rappeler aux vivants combien ils pèsent peu dans la main de
l'Éternel? Toujours est-il que jusqu'en ces dernières années encore,
sur le littoral breton et notamment à l'île de Sein, la vigile des
Morts prêtait à un usage singulier: le _tro ann anaoun_ ou «tour des
âmes», dont j'ai parlé dans mon livre _Sur la côte_.

Le matin de la Toussaint, au prône de la première messe, M. le
«recteur» (curé) désignait en chaire huit hommes de la paroisse
chargés de tenir le rôle d'_anaoun_. Une quête à domicile était
faite dans la journée par leurs soins. La nuit venue, après les trois
Nocturnes des morts, quatre d'entre eux rentraient à l'église pour
sonner le glas qui ne cessait plus de tinter. Les quatre autres, avec
des clochettes, faisaient le tour du village. Ils s'arrêtaient devant
toutes les maisons et, de préférence, devant celles où il y avait eu
des morts pendant l'année. Leur mélopée frissonnante s'élevait alors
dans la nuit:

      _Christenien, divunet,
    Da pedi Doue gan ann anaoun tremenet,
    Da lavarat eur pater hag eun ave:
      Requiescant in pace!_

«Chrétiens, éveillez-vous; priez Dieu pour les âmes des défunts. Et
dites à leur intention un _pater_ et un _ave_». De l'intérieur, des
voix répondaient: _Amen..._ Cette lugubre procession, ne se terminait
qu'au petit jour.

La coutume des quêtes, au jour des Morts, n'est du reste pas spéciale
à la Bretagne. On la retrouve en Italie, où le peuple, dans la voix du
glas, croit entendre la voix même des trépassés:

    _Padre, madre,
    Fratre, sorelle,
    Apportate mi
    Qualche cosa!_

«Mon père, ma mère, ma soeur, mon frère, apportez-moi quelque chose.»

De fait, il y a ce jour-là, dans les églises, une telle abondance de
dons et d'offrandes que l'intérieur en ressemble plutôt à une halle
qu'à un lieu de prière. Tous ces présents sont en nature; le clergé
les revend aux enchères et l'argent sert à payer des messes pour les
âmes du Purgatoire.

En certaines contrées, il est vrai, le sentiment populaire, si
touchant, qui fait participer les défunts, pendant un jour de l'année,
à la nourriture des vivants, s'est gâté insensiblement et a fini par
dégénérer en une façon de parodie.

À Bruges, par exemple, on pétrissait autrefois dans chaque ménage,
le jour des Morts, des galettes spéciales nommées _pankoeken_, qu'on
faisait bénir à l'église, puis qu'on répartissait entre tous les
membres de la communauté. Chaque galette dévotement croquée rachetait
une âme. Aujourd'hui, le _pankoeken_ ne se mange plus en famille.
Mais, par une déviation singulière de l'usage, on en fabrique encore
dans certains restaurants et cabarets populaires, où les meurt-de-faim
de la localité, ravis de l'aubaine, se tiennent en permanence pendant
toute la journée du 2 novembre et, moyennant une petite rémunération
et quelques chopes supplémentaires, se chargent d'engloutir autant de
galettes funèbres qu'on veut bien leur en offrir. Le peuple croit, en
effet, que le _pankoeken_ peut être mangé par n'importe qui et que,
pourvu qu'on le mange à l'intention d'un défunt bien déterminé, l'acte
conserve toute son efficacité...

Si la croyance populaire dit vrai, c'est bien la première fois,
entre nous, qu'une indigestion aura passé pour méritoire aux yeux de
l'Éternel.



_Noëls de France._


«Au gui nouveau! Au gui fleuri!»

Voilà qu'il retentit une fois de plus à nos oreilles, l'appel des
vendeurs ambulants de _mistletoe_. Pendues à un gros bâton de frêne ou
de bouleau, les jolies touffes vertes du _viscum album_ balancent au
pas du marchand les fines opales de leurs baies, Noël est proche.

«Au gui nouveau! Au gui fleuri!»

Et c'est un peu de l'âme de la forêt, un peu aussi de l'âme du Passé,
qui revit dans ce naïf appel du petit détaillant. Ainsi nos aïeux,
jadis, s'en allaient par les rues criant l'antique _Aguilané_,
corruption probable d'_Eguinaned_ (le blé germe) ou, suivant d'autres,
d'_Acquit l'an neuf_, dont le sens est plus aisé à entendre. Le
gui parisien nous arrive de Meudon, de Chaville, de Verrières: il
appartient à qui veut le cueillir. Les errants du pavé le savent et,
confiants dans la tolérance de l'administration domaniale, ils se font
une ressource, décembre venu, de la cueillette du joli végétal.

On vend bien du gui, pendant la semaine de Noël et du Jour de l'An,
au pavillon des Halles; mais ce n'est plus là du gui parisien. Importé
par chemin de fer, il arrive de Normandie et de Bretagne; il n'a
point poussé sur les peupliers, comme le gui parisien, mais sur les
pommiers, dont il est pourtant un dangereux parasite. Vainement, nos
professeurs d'agriculture mettent-ils en garde contre ses ravages les
cultivateurs normands et bretons: le gui s'obstine; et il est vrai que
les bénéfices de sa cueillette compensent largement le mal qu'il
fait aux arbres. Ce n'est pas seulement sur Paris qu'on l'expédie:
l'Angleterre en fait une consommation prodigieuse. De Granville et de
Saint-Malo partent chaque hiver, à destination de Southampton et de
Londres, des chargements complets de gui: 90000 kilos pour Granville,
davantage encore pour Saint-Malo, qui tient la tête de l'exportation.
Cargaisons féeriques! Voiliers et steamers de rêve! On comprend qu'ils
aient tenté les poètes, et l'on chanterait volontiers avec l'un deux,
Charles Frémine, ces flottilles odorantes et fleuries,

    Qui s'en vont dans le mystère,
    Dans le brouillard et les frimas.
    Porter aux Normands d'Angleterre
    La parure de leur Christmas...

Le gui a, du reste, un concurrent redoutable dans un autre végétal
d'hiver, auquel on l'associe de plus en plus dans la décoration des
frairies noélesques: je veux parler du houx.

Cette iliacée n'a pas d'histoire; elle ne joue pas, comme le gui,
un rôle important dans nos traditions nationales. Les druides ne la
coupaient pas, avec une faucille d'or, la sixième nuit du solstice
d'hiver, la «nuit mère», et les eubages ne la recevaient pas dans
un drap de lin d'une blancheur immaculée. Mais le houx, si son passé
manque de lustre, n'en est pas moins un fort aimable arbrisseau, dont
les feuilles d'un vert sombre, lisses et comme vernissées, surtout les
baies d'un rouge vif, font un contraste à souhait pour les yeux avec
le pâle feuillage et les baies laiteuses du gui.

[Illustration: L'OFFICE DE NOEL, AU MOYEN AGE.]

C'est cette opposition, vraisemblablement, qui a déterminé sa vogue.
Sur les 175 espèces de houx connues, une seule habite la France,
l'_ilex aquifolium_, au tronc droit, chargé de feuilles épineuses et
persistantes, qui s'accommode des terrains les plus ingrats. Il vit en
liberté dans nos forêts, où il atteint quelquefois huit et dix mètres
de haut; mais on le cultive aussi en buisson dans nos jardins. Ses
applications sont fort variées: de sa seconde écorce, on tire la glu;
l'ébénisterie recherche son bois, qui prend au polissage la teinte de
l'ébène; avec ses jeunes rameaux, souples et résistants à la fois,
on fabrique des manches de fouets et des houssines; enfin, avec
ses feuilles, que l'ancienne médecine utilisait comme fébrifuge, on
obtient des sparadraps très adhésifs.

Mais c'est surtout comme plante ornementale que le houx est apprécié.
D'où vient celui qu'on vend dans nos rues aux alentours de la
Saint-Sylvestre? Un peu de toutes les régions, des forêts du Morvan et
de Bretagne, des boqueteaux normands, du Jura, des Vosges, même de la
banlieue parisienne. Les Halles en reçoivent chaque matin de pleins
chargements, que se disputent les petits détaillants du pavé. Je
causais certain jour, dans la rue Montmartre, avec une brave femme
dont l'éventaire roulant était ainsi tout pavoisé de houx sombre aux
éclatantes baies corallines.

[Illustration: LE GUI.]

«Une belle botte, monsieur, toute fraîche et toute fleurie!...

--Combien?

--Deux francs.»

C'était un peu cher; mais mon interlocutrice m'expliqua que Noël était
proche, qui déterminait annuellement une hausse considérable de ce
joli végétal.

«Nous l'achetons nous-mêmes en gros, sur le carreau des Halles, 1
fr. 25, 1 fr. 50 la botte... Et il y a les déchets, les baies qui se
détachent, les feuilles qui perdent leur vernis... Après l'Épiphanie,
monsieur, je vous donnerai la même botte pour quinze sous.»

Mais le gui, le houx, ne sont pas les seules plantes noélesques.
Comment oublier encore le sapin? Il a toutes les dimensions, ce sapin
de Noël: il est tantôt un géant et tantôt un nain; il tient dans un
petit pot grand comme le pouce et, d'autres fois, il pourrait abriter
toute une famille à son ombre. Mais, énorme ou minuscule, artificiel
ou naturel, il porte toujours les mêmes fruits étranges: des joujoux,
des sucreries, des oranges, des gâteaux, et il est tout illuminé par
des cordons de lanternes vénitiennes. Là où il y a des enfants, soyez
sûrs qu'il y a un arbre de Noël. Encore est-il bon de remarquer que,
pour répandue qu'elle soit aujourd'hui, cette coutume des arbres de
Noël était à peu près ignorée chez nous (sauf dans le Berry) avant la
guerre de 1870. C'est à l'Alsace que nous l'avons empruntée, et il y
a quelque chose de touchant dans cette adoption par toute la France
d'une coutume restée purement locale jusqu'alors et qui évoque
pour nous la chère province perdue. À l'arbre de Noël s'attache,
d'ailleurs, le souvenir du grand Klaus, bien connu, lui aussi, des
anciennes familles alsaciennes.

«Toc! Toc!

--Qui frappe à la porte?

--C'est moi, le grand Klaus, patron des petits enfants sages, qui leur
apporte un sapin tout chargé de bonbons et de jouets et qui réserve
aux méchants une dégelée de coups de gaule...»

Et l'huis bâillait tout large, et _mein Herr_ Klaus entrait avec sa
longue barbe de dieu polaire, ses sourcils embroussaillés, sa robe
de futaine, sa hotte et son sapin. Klaus, en Alsace, est le petit
nom d'amitié du vénérable évêque de Myre, saint Nicolas. Les enfants
ouvraient de grands yeux, se serraient peureusement contre leurs
mères, et la poignée de genêts que brandissait le bon saint leur
communiquait un effroi salutaire. C'est tout ce que voulait _mein
Herr_: le rôle de croquemitaine lui convenait assez peu et il ne
l'acceptait qu'à son corps défendant. Combien il préférait les cris
de joie et les claquements de mains qui succédaient à l'émotion
paralysante du premier moment, quand, de sa hotte vidée sur le
parquet, sortaient, pendus aux branches du fatidique sapin, les beaux
polichinelles, les sacs de pralines et les ménageries d'arches de Noë!

En Lorraine, il reprenait son nom français et faisait sa tournée
accompagné du père Fouettard. Mon ami René-Marc Ferry se souvient de
l'y avoir rencontré déambulant au crépuscule par les rues pleines de
neige.

«Je revois encore sa barbe blanche, écrit-il, sa mitre et sa crosse,
les durs feuillages qu'il tenait dans ses mains croisées et qui
brillaient sur la bure de son manteau; mais il avait aussi un sac
plein d'amandes et de raisins secs, et sa voix était douce. Hélas! à
côté de lui, son compagnon, son serviteur, le père Fouettard,
portait des verges de bruyère et prononçait des paroles sévères dont
l'à-propos étonnait les esprits enfantins.»

Saint Nicolas est un peu parent du bonhomme Noël: leurs physionomies
du moins se ressemblent et leurs fêtes ne sont séparées que par un
léger intervalle. Et, à mesure que l'année perdait de son caractère
religieux, qu'on restreignait le nombre des fêtes chômées, il arrivait
qu'on ne sentait plus la nécessité d'un dédoublement de cérémonies:
c'est ainsi que le grand Klaus s'effaça peu à peu devant le vieux
Noël.

Mais, si saint Nicolas nous a brûlé la politesse, son sapin magique
a survécu. Il est, avec le gui et le houx, l'élément décoratif par
excellence des veillées noélesques. C'est rarement un arbre, le plus
souvent une branche fichée dans une caisse en bois, avec un peu de
mousse au pied. Et il se fait, chaque année, de ces branches de sapin,
un trafic considérable. Magnifique puissance de la tradition! Noël est
vieux comme le monde: avant de devenir une fête chrétienne, il fut,
chez les Celtes nos pères, la grande fête de la germination. Et le
gui, le houx, les branches de sapin, qu'on vend par les rues de ce
Paris sceptique et gouailleur, mais si candide au fond, attestent la
persistance du sentiment ancestral. Le nom même de Noël vient du latin
_novellum_, qui nous a donné novel, nouvel, nouveau. _Sol novus_,
qu'on retrouve dans l'office de Noël, fut longtemps le nom du
25 décembre. Et les vieux cantiques consacrent à leur tour cette
étymologie:

    Hâtons-nous de nous rendre
    Près du _soleil nouveau_...

       *       *       *       *       *

Mais que nous font les savants et leurs étymologies? Ne songeons qu'à
la fête qui vient, à la jolie fête traditionnelle qui a provoqué et
qui provoque encore d'un bout de la France à l'autre tant de coutumes
charmantes, tant de manifestations d'une si délicate mysticité.
Glissons, si vous voulez, sur les plus connues, telles que la coutume
des souliers que les enfants déposent dans les cheminées; ne nous
attardons pas non plus à la coutume des bûches de Noël. L'usage en est
fort ancien pourtant et s'est pieusement conservé dans nos campagnes.
Sans l'énorme souche brasillante, un réveillon se pourrait-il
concevoir? Le fait est que tous les foyers, ce soir-là, ont leur clair
feu de bois, ceux mêmes qu'on n'alimente d'habitude que de fougères,
de goémons ou de bouses de vache séchées.

Longtemps à l'avance, en Bretagne, vous voyez les pauvres errer dans
les cépées ou le long des talus plantés d'arbres, en quête de cette
souche morte abandonnée, _kef Nedelek_, la bûche de Noël, dont les
charbons éteints jouissent de propriétés merveilleuses. En Normandie
non plus, point de bonne veillée sans une grosse _chouque_ de hêtre
ou d'ormeau flambant à grand bruit sous le haut chambranle de la
cheminée, tandis que cuit autour d'elle, dans leurs chopines à fleurs,
le _flip_ cher aux gosiers cauchois, mélange de cidre doux, d'épices
et d'eau-de-vie. Ailleurs, dans le Bessin, par exemple, la bûche
de Noël s'appelle _tréfoué_, du vieux mot roman _tréfoir_, que nous
rencontrons dans notre langue dès le XIIIe siècle; en Provence elle
s'appelle _lou cacho-fio_ et on l'aspergeait trois fois de vin avant
de l'allumer en disant:

    Dieu nous fasse la grâce de vivre l'an qui vient!
    Si nous ne sommes pas plus, que nous ne soyons pas moins!

Que de jolies légendes, que de contes émouvants ou gracieux, sont nés
là, parmi les flammèches d'or du _kef_, de la _chouque_, du _tréfoué_
et du _cacho-fio_! S'ils s'interrompent un moment de prendre leur
essor, c'est qu'à l'extérieur des pas se sont fait entendre dans
la nuit et qu'une rumeur de voix grossissantes, sur un mode de
plain-chant, est venue jusqu'aux réveillonneurs.

Place aux petits mendiants de la grande frairie décembrale! Noël est
leur fête par excellence. Il y a encore quelques villes de l'Ouest
où on les voit rôder de maison en maison, clamant l'_Aguilé_. Une
baguette de saule écorcée aux doigts, ils frappent à l'huis pour
demander leur part du festin. De fait, leur besace ne tarde pas à
s'emplir, non de croûtes de pain, de reliefs abandonnés, mais de beaux
et bons gâteaux de fine farine blutée exprès à leur intention. Cet
usage des gâteaux est répandu dans toute la France. Aucune de nos
provinces n'en a le monopole. Sous vingt noms différents on les
retrouve: dans les apognes de Nevers, les cochenilles de Chartres,
les bourrettes de Valognes, les cornaboeux du Berry, les cogneux de
Lorraine, les cuigns de Bretagne, les aiguilans de Vierzon, les hôlais
d'Argentan et les quénioles de la Flandre.

À Rouen et aux environs, on les nomme aguignettes. Le gentil vocable
que celui-là!

           Aguignette,
           Miette, miette,
    J'ons des miettes dans not' pouquette,
    Pour nourrir vos p'tites poulettes!...

Passez, au soir tombant, le 24 décembre, dans la rue Grand-Pont et la
rue de la Grosse-Horloge, vous n'ouïrez partout que ce refrain. Il est
poussé par de petits pèlerins qui brandissent au bout de leurs bâtons
des lanternes vénitiennes frappées d'un R. F. en grosses lettres
rouges. Ne faut-il point marcher avec son temps et, pour fêter
Noël, ces mioches n'en sont-ils pas moins de bons républicains?
Et, d'ailleurs, que voit-on, je vous prie, sur ces aguignettes
rouennaises, honneur et gloire des _neulliers_ de Darnetal, de
Sotteville et de Maromme? Un coq, le fier gallinacé national, emblème
du peuple souverain!

Ainsi fraternisent sur une galette, comme ils devraient fraterniser
dans l'esprit public, le présent et le passé, le progrès et la
tradition.

Il est encore une de nos provinces où la veillée de Noël revêt un
caractère bien pittoresque: c'est la Flandre. Le réveillon s'y
appelle l'_écriène_. Mais l'_écriène_ est surtout propre aux paysans.
Figurez-vous, avec M. Ernest Laut, une salle basse, pavée de larges
dalles en pierres bleues, meublée d'armoires et de huches aux ferrures
luisantes et, dans cette salle, sous le vaste _rabatiau_ de la
cheminée, une trentaine de personnes, hommes, femmes, enfants, assises
en cercle sur des _quéyères_ autour d'un grand feu de sarments. Les
femmes tricotent, font du crochet, _rassarcissent_ des bas; les hommes
tirent de leurs courtes _boraines_ d'âcres bouffées blondes; la table,
devant la fenêtre, est déjà encombrée de petits bols prêts à recevoir
le moka. Et, cependant que l'odorant liquide s'égoutte dans la
cafetière, un des invités, le plus ancien, qui est quelquefois aussi
le mieux disant, se met à conter d'une voix chevrotante quelque belle
histoire du temps passé, du temps que les bêtes parlaient et que les
poules avaient des dents.

Même chez les mineurs des grands districts houillers, dans ces plaines
enfumées et tristes où les corons, que surplombe le haut beffroi de la
fosse, s'alignent en files monotones le long des routes et des canaux,
la vigile de Noël, si nous en croyons M. Laut, a gardé quelque chose
de sa primitive douceur. La maison, pour la circonstance, a été
nettoyée de fond en comble; la table récurée à la brosse et au savon,
les cuivres frottés, le carrelage lavé à grande eau. On réveillonnera
cette nuit avec du boudin et des quénioles, sorte de galettes
dorées, fleurant bon le froment et les oeufs frais, et sur leur panse
arrondie, comme sur un coussin, étalant un joli Jésus de sucre rose.
Si le ménage est à l'aise, on achètera même un sapin de Noël coupé
dans la forêt voisine et aux branches duquel on suspendra des jouets
à bon marché, des bâtons de guimauve et des oranges. Il faudra voir la
frimousse extasiée des bébés à leur réveil. Cris de joie, battements
de mains, charivari délicieux, plus doux au coeur des parents que
toutes les musiques et toutes les harmonies!...

Décidément, sur ce sol béni de la vieille France, aux quatre aires de
l'horizon, en Gascogne comme en Lorraine, dans le Dauphiné comme en
Bretagne, cette nuit de Noël n'est qu'une succession de merveilles.
Étonnez-vous après cela qu'elle ait donné naissance à toute une
littérature spéciale et que, parmi les productions de la muse
populaire, il n'en soit point qui approche pour l'étendue et
l'importance de cette branche du folklore national!



TABLE DES MATIÈRES


       *       *       *       *       *

                                                Pages.
    Introduction                                7
    Les Fêtes patronales                        9
    Le Jour de l'An                             25
    Les Rois                                    37
    Masques et Travestis                        47
    Pâques                                      59
    Le joli Mai                                 67
    Les Feux de la Saint-Jean                   78
    Une représentation de Mystère               87
    Danses et Musiques populaires               99
    La cérémonie des Noces en Bretagne          111
    La Fête des Morts                           123
    Noëls de France                             141





*** End of this LibraryBlog Digital Book "Fêtes et coutumes populaires - Les fêtes patronales—Le réveillon—Masques et travestis—Le joli mois de Mai—Les noces en Bretagne—La fête des morts—Les feux de la Saint-Jean—Danses et Musiques populaires" ***

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