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Title: Fêtes et coutumes populaires - Les fêtes patronales—Le réveillon—Masques et travestis—Le joli mois de Mai—Les noces en Bretagne—La fête des morts—Les feux de la Saint-Jean—Danses et Musiques populaires Author: Le Goffic, Charles, 1863-1932 Language: French As this book started as an ASCII text book there are no pictures available. *** Start of this LibraryBlog Digital Book "Fêtes et coutumes populaires - Les fêtes patronales—Le réveillon—Masques et travestis—Le joli mois de Mai—Les noces en Bretagne—La fête des morts—Les feux de la Saint-Jean—Danses et Musiques populaires" *** by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr) "La petite Bibliothèque" CHARLES LE GOFFIC Fêtes et Coutumes populaires * * * * * DU MÊME AUTEUR LIBRAIRIE ARMAND COLIN MORGANE, roman. In-18, broché 3 fr. 50; relié toile 4 fr. 50 "La Petite Bibliothèque" Série B. _Histoire anecdotique._ * * * * * Fêtes et Coutumes populaires Les Fêtes patronales--Le Réveillon--Masques et Travestis--Le joli Mois de Mai--Les Noces en Bretagne--La Fête des Morts--Les Feux de la Saint-Jean--Danses et Musiques populaires PAR CHARLES LE GOFFIC * * * * * 25 GRAVURES * * * * * Librairie Armand Colin Rue de Mézières, 5, PARIS 1911 _À MA PETITE HERVINE_ _Introduction._ _Les fêtes et les coutumes populaires! L'admirable matière, mais si vaste! Une vie ne suffirait pas à la traiter. Comment donc la faire tenir en quelques pages? Mais on ne s'est proposé ici que d'effleurer le sujet et l'on a choisi, parmi les fêtes populaires, les plus connues et les plus anciennes. Ce ne sont pas toujours les moins curieuses, ni--bien qu'elles n'aient pour la plupart rien d'officiel--celles que le peuple chôme avec le moins de plaisir. Il ne les chôme pas toujours dans un esprit très orthodoxe; il lui arrive même d'avoir complètement oublié le sens du rite héréditaire auquel il se plie et on l'étonnerait fort en lui révélant que les boudins de Noël, par exemple, sont un souvenir du sanglier que les Celtes sacrifiaient, au solstice d'hiver, en l'honneur de Bélénus, le dieu solaire. La plupart de nos coutumes populaires sont ainsi de très lointaines survivances; en nous penchant un peu, nous discernerions sous chacune d'elles toute une cosmogonie primitive; nous reconnaîtrions le travail profond des vieilles imaginations aryennes, leur essai d'une explication naturiste de l'univers. Et peut-être que la vertu secrète de ces coutumes est là: elles sont aussi anciennes que la race; elles se sont chargées en route de sens nouveaux et parfois contradictoires; elles ont emprunté sans compter aux diverses cultures, celtique, latine, catholique, qui ont fait l'âme nationale. Mais cette plasticité même, cette souplesse à s'adapter à nos divers états de civilisation, n'est-elle pas la meilleure preuve de leur vitalité? Avant de sourire d'elles, tâchons d'abord de les comprendre. Qui les aura comprises ne tardera pas à les aimer._ CH. LE G. _Les Fêtes patronales_. Chaque corps de métier avait autrefois son patron spécial dont il célébrait la fête à certains jours de l'année. Le choix de ces patrons n'avait pas été laissé au hasard. S'il est vrai que quelques corps de métiers, afin de mieux honorer leur fondateur ou leur chef, se mirent sous le patronage du bienheureux dont il portait le nom, il est plus juste de dire que la vie même des bienheureux dont on avait fait choix avait servi dans la plupart des cas à les désigner aux fidèles. C'est ce qui explique que saint Hubert, lequel était un grand veneur d'Aquitaine, soit devenu le patron des chasseurs, et que saint Yves, qui fut avocat et ne vola jamais ses clients, comme l'affirme le dicton populaire: _Sanctus Yvo erat Brito, Advocatus et non latro,_ soit devenu celui des gens de justice. Sainte Cécile n'avait pas moins de titres pour devenir la patronne des musiciens. Les actes de cette bienheureuse, qui mourut vierge et martyre, nous disent qu'elle «unissait souvent le son des instruments à sa voix pour chanter les louanges de Dieu». Le ciel s'en mêlait et il arrivait que, pris d'émulation, des anges, comme dans le tableau de Gérard Seghers, l'accompagnaient sur la flûte et le psaltérion. Cette céleste musique lui fit cortège jusqu'à la mort. Dans sa prison, et, plus tard, dans l'arène où elle avait été jetée aux bêtes fauves, on prétend que ses bourreaux, émerveillés, entendaient frémir autour d'elle des lyres invisibles. Peut-on s'étonner après cela que les musiciens l'aient prise pour patronne? Sa fête est célébrée chaque année par des cantates et des concerts orphéoniques où rivalisent les plus renommés des artistes. C'est que sainte Cécile est restée avec saint Hubert, saint Crépin, sainte Barbe, saint Éloi, saint Yves et saint Fiacre, la plus populaire des patronnes de corporations. Encore, pour saint Fiacre, est-il assez malaisé d'expliquer que les bonnetiers et les jardiniers lui aient voué un culte si fervent. On dit bien que Fiacre était fils d'un roi d'Écosse et que c'est d'Écosse que sont venus les premiers ouvrages de bonneterie faits au tricot. Il y a loin de là pourtant à conclure qu'il en fabriqua lui-même; et, s'il est vrai aussi que, venu en France vers l'an 650, il bâtit un hospice près de Meaux, dans un village qui porte encore son nom, rien ne prouve qu'il s'y soit livré au jardinage. Sait-on, d'ailleurs, pourquoi saint Arnould est le patron des brasseurs, saint Odon le patron des fripiers, saint Roch le patron des plafonneurs, saint Maurice le patron des teinturiers, saint Paul le patron des cordiers, saint Antoine le patron des vanniers, saint Sylvestre le patron des sauniers et saint Jean le patron des compositeurs typographes? Il ne faut voir là, sans doute, qu'une marque de la dévotion particulière des premiers fondateurs de la corporation à ces bienheureux. On ne s'expliquerait pas autrement que saint Médard, par exemple, lequel fut évêque de Noyon sous Childéric et, durant les longues années de son épiscopat, posséda le don de guérir, d'un simple attouchement, ses ouailles qui souffraient de névralgies, ait été choisi comme patron par les marchands de parapluies et non par les dentistes. On s'explique mieux en revanche pourquoi sainte Catherine est devenue la patronne des vieilles filles. Il paraît qu'autrefois, dans quelques provinces, quand une jeune fille se mariait, l'usage était de confier à une de ses amies le soin d'arranger la coiffure nuptiale. Ce service devait lui porter bonheur et elle ne pouvait manquer de se marier à son tour dans le courant de l'année. L'expression _coiffer sainte Catherine_ serait donc une simple ironie. Cette sainte étant morte célibataire et n'ayant jamais eu besoin qu'on lui rendît pareil service, _coiffer sainte Catherine_ équivalait, pour une fille mûre, à un brevet de célibat. Il est vrai d'ajouter qu'à côté de sainte Catherine les demoiselles désireuses de se marier trouvent dans sainte Agnès une patronne plus complaisante. La fête de cette sainte tombe le 21 janvier. Or, si la légende dit vrai, les jeunes filles qui invoquent la sainte d'un coeur fervent voient en rêve, dans la nuit du 20 au 21, l'époux que le ciel leur destine. À Rome, la Sainte-Agnès est célébrée avec un éclat extraordinaire. C'est ce jour-là que les chanoines de Saint-Jean-de-Latran se réunissent pour porter au Souverain Pontife deux agneaux blancs dont la laine doit servir à confectionner le _pallium_ que le pape, en certaines circonstances, offre aux archevêques et aux évêques dont il veut récompenser les mérites sacerdotaux. Le _pallium_ se compose d'une bande de laine blanche, large d'environ deux centimètres et garnie de pendants terminés par de petites croix noires qui retombent tout autour des épaules. Innocent III, dans un de ses brefs, nous apprend «que la laine dont est fait cet ornement est l'emblème de la sévérité; la couleur blanche celle de la douceur. Le _pallium_ forme un cercle autour des épaules pour marquer la crainte de Dieu. Les deux bandes placées en avant et en arrière signifient la vie active et la vie contemplative qu'un dignitaire de l'Église doit savoir concilier». On retrouverait difficilement ce haut symbolisme dans les fêtes populaires qui se célèbrent aujourd'hui encore, sur la terre de France, en l'honneur des patrons de corps de métiers. Les choses s'y passent plus simplement. C'est ainsi que, pour la fête de saint Joseph, qui est le patron des charpentiers, les membres de la corporation assistent, le matin, à une messe chantée et s'assemblent ensuite dans un grand banquet, que terminent des chansons et des rondes. D'autres corporations accrochent à la devanture de leurs ateliers ou de leur boutiques un rameau de sapin fleuri; quelques-unes enfin se livrent à des manifestations publiques et parcourent la ville, précédées de tambours et de fifres et conduites par quelque compagnon de haute stature qui brandit une canne enrubannée. Il faut bien reconnaître d'ailleurs que l'intérêt et l'éclat de ces fêtes ont singulièrement décru depuis la Révolution. À l'époque où tous les corps de métiers étaient constitués en jurandes et en maîtrises, la solidarité était bien plus grande entre les maîtres, les compagnons et les apprentis. La piété était aussi plus vive. Chaque corporation formait une confrérie qui avait son autel et quelquefois son église particulière, qu'elle mettait son honneur à décorer luxueusement. Administrée par un comité de maîtres appelés _syndics_, _prud'hommes_ ou _garde-métiers_, chacune de ces confréries était placée sous le vocable d'un saint ou d'un attribut religieux choisi par elle: ainsi les cordonniers et les savetiers formaient la _Confrérie Saint-Crépin et Saint-Crépinien_; les maréchaux ferrants, les taillandiers, les serruriers, les arquebusiers, les couteliers, les éperonniers, les cloutiers, les fourbisseurs, les selliers et les bourreliers, la _Confrérie Saint-Éloi_; les menuisiers, les tourneurs, les charrons, les charpentiers et les sculpteurs, la _Confrérie Saint-Joseph_ ou _de Sainte-Croix_; les capitaines de navires, les marins, calfats, voiliers, étaminiers, cordiers, la _Confrérie du Sacre_. Nous avons sur ces fêtes que célébraient les confréries en l'honneur de leurs saints patrons les détails les plus circonstanciés. Pour prendre un exemple dans l'histoire d'une petite ville qui a gardé à travers les âges sa physionomie curieuse d'autrefois, nous voyons par le cartulaire communal de Joseph Daumesnil, ancien maire et prieur-consul, ce qui se passait à Morlaix lors des fêtes de corporations. Les tailleurs faisaient chanter une grand'messe à Notre-Dame-du-Mur. Au moment de l'offertoire, le père abbé de la confrérie présentait un mouton blanc qui était ensuite conduit à l'hospice par tous les membres de la confrérie et donné en présent aux malades. Les bouchers célébraient leur fête les premiers jours de l'Avent. Après la cérémonie religieuse, on promenait dans les principales rues un boeuf qu'escortaient tous les membres de la corporation, bras nus et la hache sur l'épaule. Le cortège s'arrêtait aux carrefours et sur les places pour y faire le simulacre d'abattre l'animal; pendant ce temps deux ou trois confrères faisaient la quête dont le produit était employé dans un festin. À Limoges, à Dieppe, à Lannion et dans quelques autres villes de France, certaines de ces fêtes se sont perpétuées jusqu'à nos jours et les corps de métiers (bouchers, ivoiriers, tailleurs de pierres, etc.) continuent à chômer l'anniversaire de leurs saints patrons. Saint Luc est celui des ivoiriers dieppois. À l'occasion de sa fête, qui échet le 18 octobre, les ivoiriers entendent une messe en musique et promènent par les rues leur bannière corporative, un beau rectangle de velours grenat frappé d'ancres aux quatre coins, avec un blason symbolique au milieu: l'éléphant d'Afrique tout d'or sur champ d'azur. Et, dans le banquet qui clôture la fête, on chante la _Marseillaise des ivoiriers_, paroles et musique de M. Bray, ex-ivoirier à Dieppe, présentement organiste au Tréport: Dans l'art de buriner l'ivoire, Dieppe a conquis le premier rang. Nous voulons conserver sa gloire À ce vieux rivage normand: Parfois bien faible est le salaire. Qu'importe au talent créateur? De Graillon[1] la vie exemplaire Guidera toujours le sculpteur. [Note 1: Célèbre sculpteur ivoirier dieppois.] _Refrain_: Et vaillamment nous bravons la misère, Aussi fiers que des rois, En travaillant sous la noble bannière Des ivoiriers dieppois! [Illustration: FÊTE DE L'AGRICULTURE.] Il ne faudrait pas remonter très loin pour trouver, à Paris même, des fêtes patronales et corporatives du plus aimable coloris. Telle la Saint-Crépin, décrite en 1851 dans _La Liberté de Pensée_ par un rédacteur qui signait _Pierre Vinçart, ouvrier_. Que de changements en un demi-siècle! Il apparaît bien, à lire Vinçart, que ces ouvriers de 1848 étaient des hommes d'un autre âge dont se gaudiraient nos syndicalistes d'aujourd'hui. Leur socialisme avait je ne sais quoi de naïf et de cordial. Les «compagnons» partaient des différents quartiers de Paris le matin du 25 octobre et se dirigeaient vers Montmartre. Quoique réuni à la capitale, Montmartre, au point de vue corporatif, formait encore un district autonome, avec sa _cayenne_ (sorte de siège social), son _père_ et sa _mère_ des compagnons. La _mère_ et le _père_ de Paris prenaient la tête du défilé; derrière eux venait la musique, puis «les autorités municipales», enfin les compagnons eux-mêmes, des fleurs à la boutonnière et des flots de rubans à leurs cannes. Le cortège ainsi formé gagnait _pedetentim_ l'église paroissiale de Montmartre et y pénétrait en grand arroi, après avoir exécuté devant le portail toutes les cérémonies du «devoir» corporatif, telles qu'évolutions, hurlements, marches, etc., en un mot la _guillebrette_ entière, qui était le nom générique donné aux cérémonies du compagnonnage. «Dans l'église, dit Pierre Vinçart, le pain bénit est surmonté de l'effigie de saint Crépin; l'ancien évêque de Soissons est habillé en empereur du Bas-Empire et tient à la main une grande botte à revers. À la sortie de la messe, les compagnons réitèrent leurs cérémonies et, se remettant en ordre, ils vont à la barrière des Martyrs, chez le restaurateur ayant pour enseigne: _Au rendez-vous des Princes_. Ils y font un splendide repas. Deux femmes seulement sont admises à ce banquet: ce sont les _mères_ de Paris et de Montmartre qui, pendant la durée de cette fête, se traitent mutuellement de _soeurs_. De nombreuses chansons, ayant le compagnonnage pour sujet, sont chantées à la fin du dîner, où personne autre que des compagnons ne peut assister.» L'auteur en vogue dans le peuple, et particulièrement chez les cordonniers, était alors Savinien Lapointe, lui-même cordonnier et que la muse visitait à ses heures. Rendons cette justice à Lapointe que, si ses vers sont pleins d'une ardente flamme démocratique, il n'y fait jamais appel qu'aux plus nobles sentiments. Le prolétariat répétait à l'envi ses fameuses strophes sur _le Travail_ et c'était elles qu'on chantait de préférence au banquet de la Saint-Crépin. L'indépendance, amis, du travail est la fille; Or, qui ne fait rien rampe ou mendie ou se vend; À nos rameaux, ce n'est qu'une affreuse chenille Qui roule sous les pieds au premier coup de vent. Soyons justes, pour être en paix avec notre âme. Soyons forts: l'homme fort est généreux toujours, Et nos membres hâlés que le travail réclame, Travailleurs, sèmeront pour de prochains beaux jours... Au banquet de 1851, ce même Savinien Lapointe était assis à la droite de la _mère_ de Montmartre. Les compagnons lui avaient décerné cet honneur, quoique Savinien, un peu grisé par le succès, n'eût pas imité la sagesse de Reboul et de Jasmin, autres poètes ouvriers. Tandis que Reboul demeurait boulanger et Jasmin perruquier, l'auteur d'_Une voix d'en bas_ et des _Échos de la rue_ avait déserté l'empeigne et le tranchet. C'était un «rouge», un «pur», comme on disait en ce temps-là. Candidat à l'Assemblée nationale, il n'avait échoué que de quelques voix. Sa réputation, chez les cordonniers, n'était balancée que par celle de Martin et du père André. Martin, lui aussi, était chansonnier et cordonnier tout ensemble; mais ses chansons étaient en argot; il avait un «talent d'observation» très remarquable, qu'il gâtait un peu, suivant Vinçart, par la crudité voulue de ses expressions. Quant au père André, il était simplement cordonnier, et, en cette qualité, il ne fabriquait même que des chaussures d'hommes; ce qui lui avait valu sa réputation, c'était l'extraordinaire rapidité avec laquelle il les fabriquait. Il avait fait une fois le pari d'exécuter en un jour un trajet de douze lieues, en s'arrêtant à chaque lieue pour y fabriquer une paire de chaussons. Et non seulement il gagna son pari, mais il figura le soir même dans un théâtre de société, où il jouait un rôle de vaudeville. Il n'y avait pas de bonnes fêtes corporatives sans Martin et le père André. Respectueux de l'antique proverbe: Aux saints Crépin et Crépinien Un bon cordonnier ne fait rien, ils chômaient, ce jour-là, avec toute la corporation, se rendaient avec elle à Montmartre et y banquetaient à la place d'honneur. Et c'étaient eux encore qui, le soir, à Valentino ou à la salle Montesquieu, ouvraient le bal avec les _mères_ des compagnons. Dès cet époque pourtant on pouvait noter la tendance fâcheuse de quelques ouvriers à s'abstenir des réjouissances compagnonniques. On appelait «neutres» ces indépendants. Ils ne paraissaient point à la fête patronale et préféraient la célébrer à trois ou quatre dans les petits cabarets des environs de Paris. La partie de piquet remplaçait pour eux les splendeurs de Valentino ou du _Rendez-vous des Princes_. Peu à peu le nombre des «neutres» augmenta. Au socialisme enfantin des premiers jours avait succédé chez les ouvriers une conception plus scientifique et, il faut bien le dire, moins généreuse aussi des intérêts et de l'avenir du prolétariat: le syndicalisme n'était pas né encore, mais déjà on ne se satisfaisait plus des anciennes corporations. Celles-ci, du reste, tendaient à réduire au strict minimum la partie religieuse de leurs solennités: ce qui avait été l'élément essentiel de la fête n'en était plus que l'accessoire. On finit, dans certains corps de métier, par oublier jusqu'au nom du saint qu'on chômait. [Illustration: LE PARDON DES CHEVAUX EN BRETAGNE.] Cette sécularisation progressive d'une institution toute religieuse à l'origine ne laisse pas d'inspirer d'assez vifs regrets aux amis du pittoresque. Les fêtes patronales avaient eu leur âge d'or sous la féodalité. C'était le temps où, pour parler comme le bon Raoul Glaber, la France semblait toute fleurie d'une robe blanche de miracles. La multiplicité des saints intercesseurs qui imploraient pour elle auprès de Dieu déconcerte les efforts des plus laborieux hagiographes: ils sont trop! Mais, à ces époques de foi ardente, nul ne s'étonnait que les bienheureux du ciel condescendissent à se faire les commissionnaires des fidèles, et non seulement à soulager les maux de leurs clients, mais encore à épouser leurs intérêts domestiques et commerciaux. Chaque saint possédait sa spécialité, son _arouez_, comme on dit en Bretagne: saint Éloi, par exemple, était couramment invoqué pour les chevaux; à Kerfourn, à Louargat, à Guiscriff, etc., les fermiers bretons lui font encore visite chaque année, montés sur leurs bêtes auxquelles ils coupent un paquet de crins qu'ils offrent au bienheureux, le produit de la vente de ces paquets de crins servant à enrichir la mense paroissiale. Saint Cornéli exerçait et exerce toujours à Carnac le même patronage sur les animaux à cornes; saint Hervé défendait ses ouailles contre les loups; saint Didier contre les taupes; saint Tugen contre les chiens hydrophobes. En Béarn, saint Plouradou empêchait les enfants de pleurer et saint Séquaire donnait le bon vent qui fait sécher le linge. À Montmartre même, en plein Paris, les ménages mal assortis avaient recours sans scrupule à l'intervention de saint Raboni, lequel, comme son nom l'indique, _rabonissait_ les époux acariâtres. Et, sans doute, quelques-uns de ces saints régionaux ou locaux seraient malaisés à découvrir dans la liturgie régulière. «Les noms de beaucoup d'iceux, comme dit le P. Albert le Grand, bien qu'écrits au livre de Vie, ne se trouvent dans nos martyrologes et calendriers.» Ils n'en sont pas moins l'objet de la faveur populaire. Ce furent, en leur temps, des personnages pleins d'ascétisme et de piété. À peine si quatre ou cinq pourraient faire naître quelques doutes sur l'authenticité des mérites qui leur ont valu la canonisation spontanée des fidèles. Telle cette sainte Adresse, dont un hameau de Normandie porte le nom. Une légende un peu irrévérencieuse ne voudrait-elle pas que, des marins en danger s'étant mis à invoquer tous les saints du Paradis au lieu de faire tête à la bourrasque, le patron de la barque tomba sur eux à coups de garcette et, les forçant à se lever: «Aux manoeuvres, mauvais chiens! leur cria-t-il. Et, s'il faut à toute force que vous invoquiez une protection céleste, recourez à sainte Adresse: il n'y a qu'elle qui vous puisse sauver!» Et, sainte ou non, Adresse les sauva si bien, en effet, que, de retour chez eux, ils lui bâtirent une chapelle et donnèrent son nom à leur hameau... [Illustration: LA SAINT-CHARLEMAGNE.] Un autre saint peu canonique, mais cependant plus authentique qu'Adresse, fut Charlemagne, empereur à la barbe fleurie, promu par privilège spécial patron des collégiens qui, de temps immémorial, célébraient sa fête le 28 janvier. Ce jour-là, en souvenir de l'auguste intérêt qu'il témoignait aux écoliers travailleurs, un banquet réunissait dans les lycées de Paris, sous la surveillance de leurs maîtres, les élèves qui s'étaient le plus distingués au cours de l'année précédente. Un doigt de champagne, au dessert, permettait de toaster à la mémoire du grand empereur... Mais un ministre vint qui, pour «raisons budgétaires»--ô économie de bouts de chandelles!--supprima en 1895 le banquet traditionnel et, du même coup, la Saint-Charlemagne[2]. [Note 2: Ce qu'a défait un ministre, un ministre peut le refaire: la Saint-Charlemagne a été rétablie.] C'était une des dernières fêtes «corporatives» de la grand'ville. Il ne lui reste plus en ce genre que la Sainte-Catherine et la Sainte-Cécile,--la Sainte-Catherine qui, chaque 25 novembre, met en rumeur le quartier de l'Opéra, patrie d'élection des petites «midinettes», lesquelles la célèbrent de la plus simple et de la plus charmante façon du monde en se promenant bras dessus, bras dessous, coiffées de bonnets en papier, le long de la rue de la Paix; la Sainte-Cécile, dont la fête, plus aristocratique, est l'occasion de magnifiques solennités artistiques dans toutes les églises de Paris. Sainte Cécile jouit d'un enviable privilège: ce ne sont pas seulement de grands peintres comme Gérard Seghers, Raphaël, le Dominiquin, Carlo Dolce, qui se sont inspirés de sa vie dans des tableaux célèbres; Santeuil, Dryden et, plus récemment, M. Maurice Bouchor, lui ont tressé de beaux vers. Quant aux musiciens, il n'en est point un qui ne lui ait dédié quelque cantate ou quelque symphonie. Cette unanimité des artistes et des poètes est bien significative et donne une physionomie à part, dans la hiérarchie des bienheureux, à l'exquise martyre chrétienne qui ne marchait dans la vie qu'accompagnée de lyres invisibles et dont la mort même eut je ne sais quoi de mélodieux. _Le Jour de l'An._ Encore un an de plus qui s'efface et retombe Dans ce gouffre sans fond qu'on nomme le passé! Encore un pas que fait le siècle vers sa tombe, Sur la route où déjà six mille ans ont passé! Qui donc pousse en avant ce cortège d'années? Qui les emporte ainsi? Pauvres filles du temps! Elles s'en vont soudain comme des fleurs fanées Et, mourant en hiver, ne vivent qu'un printemps! Mais, si vous les couchez dans leur cercueil immense, Vous en créez aussi de nouvelles, Seigneur; Lorsque l'une est passée, une autre recommence; L'une meurt aujourd'hui, demain naîtra sa soeur. Salut à ce berceau! Salut à cette année Qui se lève à son tour sur l'éternel chemin, Et, vierge encore de mal, et d'espoir couronnée, Escorte en souriant les pas du genre humain! L'auteur de ces jolis vers, Émile Trolliet, a raison: il y a toujours un peu de mélancolie, sans doute, dans nos adieux à l'année qui s'en va; mais les regards ont tôt fait de se tourner vers celle qui vient et qui, aux plis mystérieux de sa robe, nous apporte peut-être le bonheur et, en tout cas, nous en réserve l'illusion. La pauvre âme humaine vit de rêves sous toutes les latitudes. Sans compter que pour quelques-uns,--les concierges, les facteurs et les petits enfants par exemple,--ces rêves deviennent au jour de l'an de très appréciables réalités. Sous quelque forme qu'elles se présentent, bonbons ou pièces d'or, les étrennes sont toujours pour eux les bienvenues. Peut-être, cependant, y a-t-il un peu moins d'enthousiasme chez ceux qui les offrent que chez ceux qui les reçoivent. L'usage des étrennes nous vient des Romains (les premiers qui aient sacrifié à la déesse _Strenna_), et il est général. Un autre usage, non moins constant, est celui des cartes de visite qu'on envoie au premier de l'An, agrémentées de quelques mots de politesse ou vierges de toute mention, aux personnes avec qui l'on a eu commerce d'amitié ou d'affaires pendant l'année. C'est encore un usage qui nous vient de l'étranger, non plus de Rome, il est vrai, mais de l'Extrême-Orient. Les Célestiaux se servaient de cartes de visite bien avant nous; seulement, chez eux, les cartes étaient de grandes feuilles de papier de riz, dont la dimension augmentait ou baissait suivant l'importance du destinataire et au milieu desquelles, avec des encres de plusieurs nuances, on écrivait les nom, prénoms et qualités de l'envoyeur. Il paraît que, quand la carte était à l'adresse d'un mandarin de 1re classe, elle avait la dimension d'un de nos devants de cheminée! À en croire M. Élie Frébault, la distribution des cartes de visite, à Stuttgard, dans le Wurtemberg, est le prétexte d'une scène piquante. Pendant l'après-midi du premier de l'An, sur une place publique, se tient une sorte de foire ou de bourse aux cartes de visite. Tous les domestiques de bonne maison et tous les commissionnaires de la ville s'y donnent rendez-vous, et là, grimpé sur un banc ou sur une table, un héraut improvisé fait la criée des adresses. À chaque nom proclamé, une nuée de cartes tombe dans un panier disposé à cet effet, et le représentant de la personne à laquelle ces cartes sont destinées peut en quelques minutes emporter son plein contingent. Chacun agit de même, et, au bout de peu d'instants, des centaines, des milliers de cartes sont parvenues à leur destination, sans que personne se soit fatigué les jambes. Remarquons, d'ailleurs, que l'usage des cartes de visite est apparu assez tard chez nous. Jusqu'au XVIIe siècle, les visites se rendaient toujours en personne. On peut noter cependant, comme un acheminement vers les cartes, l'usage dont nous parle Lemierre dans son poème des _Fastes_ et qui était courant vers le milieu du grand siècle. À cette époque, des industriels avaient monté diverses agences, qui, contre la modique somme de deux sols, mettaient à votre disposition un gentilhomme en sévère tenue noire, lequel, l'épée au côté, se chargeait d'aller présenter vos compliments à domicile ou d'inscrire votre nom à la porte du destinataire. Mais un temps vint où le gentilhomme lui-même fut remplacé par la carte de visite. Cela se passa sous Louis XIV (dans les dernières années du règne), comme l'atteste ce sonnet-logogriphe du bon La Monnoye: Souvent, quoique léger, je lasse qui me porte; Un mot de ma façon vaut un ample discours; J'ai sous Louis-le-Grand commencé d'avoir cours, Mince, long, plat, étroit, d'une étoffe peu forte. Les doigts les moins savants me traitent de la sorte; Sous mille noms divers, je parais tous les jours; Aux valets étonnés je suis d'un grand secours; Le Louvre ne voit pas ma figure à sa porte. Une grossière main vient la plupart du temps Me prendre de la main des plus honnêtes gens. Civil, officieux, je suis né pour la ville. Dans le plus dur hiver, j'ai le dos toujours nu, Et, quoique fort commode, à peine m'a-t-on vu Qu'aussitôt négligé je deviens inutile. Inutile, le mot est dur, mais il est la justesse même. Est-ce l'abus qu'on faisait des cartes de visite qui décida les conventionnels à supprimer le premier de l'An? Ou fut-ce la vanité des voeux qu'on y déposait? Toujours est-il qu'abolie en décembre 1791, la coutume du Jour de l'An ne fut rétablie que six ans après, en 1797. Nos pères conscrits, qui ne barguignaient pas avec les délinquants, avaient décrété la peine de mort contre quiconque ferait des visites, même de simples souhaits de jour de l'An. Le cabinet noir fonctionnait, ce jour-là, pour toutes les correspondances sans distinction. On ouvrait les lettres à la poste pour voir si elles ne contenaient pas des compliments. Et pourquoi cette levée de boucliers contre la plus innocente des coutumes? Le _Moniteur_ va nous le dire. Il y avait séance à la Convention. Un député, nommé La Bletterie, escalada tout à coup la tribune. «Citoyens, s'écria-t-il, assez d'hypocrisie! Tout le monde sait que le Jour de l'An est un jour de fausses démonstrations, de frivoles cliquetis de joues, de fatigantes et avilissantes courbettes...» Il continua longtemps sur ce ton. Le lendemain, renchérissant sur ces déclarations ampoulées, le sapeur Audoin, rédacteur du _Journal Universel_, répondit cette phrase mémorable: «Le Jour de l'An est supprimé: c'est fort bien. Qu'aucun citoyen, ce jour-là, ne s'avise de baiser la main d'une femme, parce qu'en se courbant il perdrait l'attitude mâle et fière que doit avoir tout bon patriote!» Le sapeur Audoin prêchait d'exemple. Cet homme, disent ses contemporains, était une vraie barre de fer. Il voulait que tous les bons patriotes fussent comme lui; il ne les imaginait que verticaux et rectilignes. Mais enfin le sapeur Audoin et son compère La Bletterie n'obtinrent sur la tradition qu'une victoire éphémère. Ni le calendrier républicain ni les fêtes instituées par la Convention pour symboliser l'ère nouvelle ne réussirent à prévaloir contre des habitudes plusieurs fois séculaires. Les institutions révolutionnaires tombèrent avec les temps héroïques qui les avaient enfantées. Le premier de l'An fut rétabli. Il dure encore. Les pouvoirs officiels lui ont donné leur consécration. Le Président de la République reçoit, ce jour-là, dans les salons de l'Élysée, l'hommage respectueux du corps diplomatique, des ministres et des grands corps de l'État. Quant à la foule des simples citoyens, elle se charge de démontrer par l'exubérance de sa joie à quel point le député La Bletterie était ignorant des mystères du coeur humain. Le premier de l'An sans doute n'a que l'importance que nous lui attribuons. Il y a belle lurette que les philosophes nous ont appris que le temps et l'espace ne sont que des catégories de l'entendement. C'est notre imagination seule qui attache aux divisions chronologiques une signification faste ou néfaste. N'empêche qu'en tous pays, même chez les Japonais, dont l'année officielle ne commence pourtant que le 8 février, le premier jour de l'année est le prétexte de grandes réjouissances. «Dès la veille, raconte un voyageur, M. Melcy, toutes les maisons japonaises sont nettoyées et même exorcisées; c'est-à-dire qu'à l'heure de minuit le chef de famille, revêtu de ses plus riches habits, doit parcourir tous ses appartements, tenant, de la main gauche, une petite table de laque sur laquelle est posée une boîte de fèves rôties. Il y puise par poignées, pour en jeter un peu çà et là dans chaque pièce, en répétant: «Sortez, démons! Entrez, richesses!» Peu après, il s'élève dans la cour de chaque demeure une flamme très vive qui part du sol et dure à peine quelques minutes. C'est un faisceau de bûchettes de bois aspergées d'eau bénite et qui doit, selon la direction que prend la flamme, présager aux assistants la bonne ou la mauvaise fortune pour l'année qui s'ouvre. On n'oublie pas non plus, en cette nuit mémorable, de parer l'autel domestique des dieux du bonheur. Un coin de la pièce est réservé à cet usage dans chaque habitation bourgeoise. L'autel est fait d'un léger échafaudage de bois de cèdre recouvert d'un tapis rouge. Il sert de piédestal à deux idoles en bois qu'accompagnent deux lampes allumées. En avant d'elles sont posés trois guéridons minuscules en laque chargés des prémices de l'année: l'un de deux pains de riz, l'autre de deux langoustes ou poissons aux nageoires ornées de papier d'argent, et le troisième de deux flacons de saki enveloppés également de papier argenté. Le tout est complété par deux grands chandeliers de bronze, surmontés d'énormes bougies qui brûlent en l'honneur des dieux. Dans toutes les cuisines, les mitrons ont pétri, mis au four et surveillé la cuisson des innombrables gâteaux de riz qui doivent être donnés en étrennes aux ouvriers et aux domestiques. Dans tous les ménages, on a pilé, en de grands mortiers, la quantité de riz représentant la provision de farine qui doit alimenter la famille jusqu'au mois d'octobre. Tout le monde enfin a fait ses différents préparatifs pour pouvoir le lendemain se livrer à la gaîté, aux rires et aux divertissements de toutes sortes qui vont, dans certains quartiers, présenter l'aspect de véritables bacchanales.» [Illustration: LE JOUR DE L'AN, AU JAPON: LES ÉTRENNES.] Voulez-vous maintenant, en opposition avec le réjouissant spectacle de cette joie populaire, connaître un premier de l'An gourmé, solennel et, si je puis dire, caporalisé? Oyez cette description empruntée à un rédacteur du _Gaulois_: «A Berlin, le 31 décembre, dans les brasseries ouvertes jusqu'au matin, un peu avant minuit les lumières s'éteignent. Partout vibre le grincement saccadé des rideaux de fer qui se ferment. Là où manque un rideau de fer, on applique en hâte des planches pour garantir les glaces. Voici qu'un rythme lourd annonce l'arrivée de la police. Par les brigades renforcées de pelotons d'agents à cheval, les carrefours sont occupés militairement. Passages interdits aux voitures! Grandes artères, même celle de la _Friedrichstrasse_, expurgées de tout piéton! Çà et là, les lieutenants de police, qui ont remplacé leur grande casquette bleue par le casque à pointe, donnent d'une voix hachée des ordres pour balayer tout. Mais, peu à peu, les rangs des agents s'entr'ouvrent. La foule se glisse et se répand dans l'ombre. Tout à coup, rauque, forcenée, monstrueuse, s'élève cette clameur: _Prosit Neujahr!_ «Que la nouvelle année soit bonne!» De la rue et des maisons, les cris aigus des femmes, les piaulements des enfants, se mêlent aux vociférations des hommes. Bonne année, soit! mais qui vous arrive en vous déchirant les oreilles.» Combien différent notre premier de l'An parisien, surtout le premier de l'An tel qu'on le célèbre encore dans nos vieilles provinces françaises! Voici venir, devançant Noël, les petits quêteurs d'étrennes. Au soir tombant, la veille du 1er janvier, dans les villages d'Alsace, ils s'arrêtent devant chaque porte pour chanter une complainte qui commence ainsi: Nous souhaitons tous à Madame L'or d'une couronne d'amour, Et, pour l'an prochain, jour pour jour, Le jeune héritier qu'on réclame. À Monsieur, qui déjà sourit, Nous souhaitons meilleure chère, etc., etc. En Poitou et en Saintonge, la complainte se chante sur l'air de l'_Aguilé_, plus spécial cependant au jour des Rois[3]: [Note 3: Voir sur le sens du mot _aguilé_ le chapitre _Noëls de France_.] Messieurs et Mesdames de cette maison, Ouvrez-nous la porte, nous vous saluerons. Notre _guillaneu_ nous vous demandons... Guiettez dans la nappe, guiettez tout au long. Donnez-nous la miche et gardez l'grison: Notre _guillaneu_ nous vous demandons. * * * * * _Arribas! Son arribas!_ (Arrivés, nous sommes arrivés!) crient les étrenneurs du Limousin devant chaque maison où ils frappent, et ils continuent dans leur patois, que M. d'Aigueperse traduit ainsi: «Le _guillaneu_ nous faut donner, gentil maître; le guillaneu donnez-le-nous.» Le _guillaneu_ limousin consiste en pommes, poires, châtaignes, noix, noisettes et menus sous. Une fois pourvus, les étrenneurs font mille voeux pour leur hôte sans oublier ses serviteurs, la ménagère qui blute la farine, le porcher qui garnit le charnier de lard, etc., etc. À Saint-Malo, les étrenneurs remplacent la sérénade par une aubade, la tournée crépusculaire par une tournée matinale. Il faut voir, dès la fine pointe du jour, les petits gamins de la vieille cité bretonne se former en bandes pour courir la ville, cogner aux portes et souhaiter la bonne année! Chaque souhait leur vaut un petit sou. Au premier marmot qui se présente, les jeunes filles demandent: «Comment se nomme-t'_il_?» _Il_, c'est le fiancé rêvé dont on espère la venue. Le gamin cite un nom de baptême au hasard, et les jeunes Malouines n'ont plus qu'à chercher, parmi les jeunes gens qu'elles connaissent, celui qui porte le prénom désigné. D'autres croyances, d'autres superstitions, si l'on veut, mais si gracieuses, si émouvantes quelquefois, mériteraient encore d'être tirées de l'oubli où elles sombrent peu à peu. Il en est aussi dont le sens s'est perdu en chemin et qui nous paraissent à cette heure passablement singulières. C'est ainsi qu'en Champagne et en Bourgogne, on croit que l'année sera bonne si la première personne qu'on rencontre le matin du jour de l'An est un homme, mauvaise si c'est une femme. Et voilà qui n'est guère flatteur pour le «beau sexe»! Au Havre, dans la nuit du 31 décembre au 1er janvier, il y a toujours grande affluence du public devant le portail de l'église Notre-Dame. La tradition locale prétend qu'il suffit de s'agenouiller sous la statue de la Vierge et de lui demander trois grâces à minuit tintant pour que l'une d'elles soit exaucée. Les gamins, comme on peut croire, ne manquent pas dans l'assistance et, au moment où l'heure sonne, on les entend crier irrespectueusement à tue-tête: «L'aura! L'aura pas!» D'autres traditions, répandues un peu partout, veulent qu'au premier de l'An, à votre lever, si vous avez eu la chance de briser sans le vouloir ou tout au moins de fêler un verre dans lequel on n'a pas encore bu, ce soit pour vous le pronostic d'une année heureuse. En déjeunant, si un choc involontaire répand votre boisson sur la nappe, cette libation fortuite vous promet encore une année de prospérité. Il faut aussi avoir soin, ce jour-là, de ne rien laisser sortir de sa maison, ni provisions, ni cadeaux, avant d'avoir reçu quelque chose d'un voisin. Néanmoins, si ce voisin est une voisine, il reste quelque doute sur l'efficacité de la bonne chance. «Qu'y ét-y qu'elle me veut donc, c'telle-là? Y étot ben la pouène qu'elle veune la première?» disent les paysans. On prétend enfin que le matin du jour de l'An, si vous réussissez à glisser votre aumône dans la sébile ou le chapeau d'un pauvre avant qu'il vous ait demandé la charité, il n'y aura pour vous, durant l'année qui s'ouvre, que joie, santé, richesse, satisfactions matérielles et morales de toute sorte. Et donc voilà mes lecteurs prévenus. Je leur ai donné, d'après les vieux fatuaires du pays de France, les recettes les plus efficaces pour acheter à peu de frais une année pleine de bonheur. Recettes S. G. D. G., bien entendu. La première condition pour qu'elles réussissent, c'est d'avoir la foi. Qu'ils tâchent de l'acquérir, s'ils ne l'ont déjà. «La croyance dans le bonheur à venir, a dit un philosophe, c'est plus que la moitié du bonheur présent.» _Les Rois._ Tout au commencement du siècle, un savant astronome de l'Observatoire d'Édimbourg, le docteur Andersen, découvrit dans le ciel une nouvelle étoile qu'on n'avait point signalée encore, qui se mit à grossir peu à peu jusqu'aux proportions d'une constellation de la deuxième grandeur, puis s'enfonça dans les espaces et s'y évanouit insensiblement. Le professeur Anderson pensait n'avoir affaire qu'à un vulgaire satellite de Persée. «Erreur! s'écria le professeur Tuttle, de Newhaven. J'ai observé aussi celle que vous nommez une Perséïde et que vous prétendez n'être jamais apparue aux hommes. Erreur, six fois erreur! Vous dis-je. Mes calculs m'ont permis de retrouver dans l'éphémère visiteuse une vieille connaissance de nos pères, l'étoile même qui guida vers Bethléem les mages de la Chaldée, qui reparut en 316, en 633, en 950, en 1267, et que Tycho-Brahé, pour la dernière fois, observa en 1584. L'intervalle requis pour la réapparition périodique de l'étoile est de 317 ans. Ajoutez 317 à 1584, vous obtiendrez 1901. Ce qu'il fallait démontrer...» Qui avait raison, du professeur Tuttle ou du professeur Anderson? Et, tout de même, si ç'avait été M. Tuttle! S'il était vrai que nos regards, après vingt siècles écoulés, eussent pu contempler cette douce annonciatrice des temps nouveaux! Comme nous l'eussions avidement cherchée dans le ciel, pieusement saluée entre toutes ses soeurs! Mais M. Tuttle ne nous a communiqué sa découverte qu'après coup et quand l'étoile des mages s'était évanouie. Légende ou vérité, nous ne saurons jamais ce qu'il en fallait penser exactement... C'est en commémoration de cette apparition de l'étoile aux rois mages, Balthazar, Melchior et Gaspard, et de la visite qui s'ensuivit aux lieux solennisés par la naissance de Jésus, que l'Église a institué la fête de l'Épiphanie, ainsi nommée des deux mots grecs: _épi_ (sur) et _phanéiä_ (révélation). Dans le langage courant on l'appelle la Fête des Rois, et vous savez de quelle aimable cérémonie elle est le prétexte aujourd'hui encore. À table, au dernier service, on apporte une énorme galette dont les morceaux sont répartis à la ronde entre les convives de tout âge. Celui qui trouve la fève dans sa part est proclamé roi, et, pour célébrer cette royauté éphémère, l'assistance se lève en criant: _Le Roi boit!..._ On a dit de la galette épiphanique qu'elle défiait tous les changements de régimes et les pires bouleversements sociaux. C'est ainsi qu'en 93 les pâtissiers de la Révolution ne se laissèrent pas embarrasser par la chute de la royauté: en guise de galette des rois, ils fabriquèrent seulement des galettes de la Liberté. De nos jours même, où les vieilles traditions s'abolissent, les galettes épiphaniques font encore l'objet d'un commerce lucratif. Mais les pâtissiers n'en ont plus le monopole; les boulangers en fabriquent également, qu'ils offrent en étrennes à leurs clients de l'année. Il n'y a qu'une petite modification à la classique galette de jadis, et c'est que la fève y est remplacée par une poupée de porcelaine. Je ne sais pas si nous avons beaucoup gagné au change, mais je sais qu'il est des mâchoires à qui cette substitution n'a pas laissé de causer certaines disgrâces imprévues. Un boulanger, à qui je faisais part de mes scrupules, me disait qu'on s'y était décidé pour éviter toute espèce de fraude: il paraît qu'au temps de la fève certains convives peu délicats préféraient avaler sans rien dire ce gros légume indigeste et se dérober aux charges d'une royauté dispendieuse. [Illustration: LE CORTÈGE DES ROIS MAGES. Fresque de Bennozo Gazzoli (1420-1498) dans la chapelle du palais Riccardi, à Florence.] Si telle est la raison véritable du changement, je me demande de quoi se mêlent les pâtissiers et boulangers. C'est prendre bien souci de nos intérêts que de substituer, sans que personne l'ait réclamé, à l'innocente fève de jadis un «petit baigneur» qui craque sous la dent quelquefois, mais quelquefois aussi disparaît sans dire gare dans notre intestin menacé par lui d'une fâcheuse appendicite. Les campagnes, sur ce point, sont restées autrement fidèles à l'usage. Je vous contais plus haut l'odyssée de ces petits mendiants chanteurs de Noël qui s'en vont par les routes, en Bretagne, chantant l'_Aguilé_ aux portes des métairies. L'Épiphanie a aussi sa chanson spéciale. Mais on ne la chante plus guère, à ma connaissance, que dans l'Orne, la Seine-Inférieure et les Ardennes: c'est la chanson des _Evangueus_. Donnez, donnez la part à Dieu: Nous vous dirons les _Evangueus_, Les _Evangueus_ de Notre-Seigneur. Je l'ai vu vif, je l'ai vu meurt (mort), Dessus la croix, ce roi fidèle, Qui nous éclaire à trois chandelles... Les _Evangueus_, c'est-à-dire les Évangiles (primitivement _evangeles_),--souvenir du temps où les quêteurs de la part à Dieu étaient de pauvres récollets qui, en échange de l'aumône reçue, s'asseyaient à la mense hospitalière du donateur et y récitaient ce chef-d'oeuvre de poésie narrative qu'on appelle les Évangiles apocryphes... Bien entendu, la chanson des _Evangueus_ a le même objet que l'_Aguilé_: savoir d'apitoyer les hôtes de la maison, d'obtenir d'eux quelque menu cadeau, oranges, châtaignes, pâtisserie à bon marché. L'aumône se fait sur le pas de la porte: il n'y a que dans les Ardennes où les chanteurs d'_Evangueus_, fidèles à de mystérieuses observances, pénètrent à l'intérieur des maisons, prennent une braise dans le foyer et la jettent à terre «pour purifier le sol». [Illustration: LE JOUR DES ROIS: LA PART DES PAUVRES.] M. H. du Plessac a raconté quelque part qu'au XIIIe siècle, la veille de l'Épiphanie, «les chanoines de chaque chapitre élisaient l'un d'eux, auquel ils déféraient le titre de roi». Revêtu de sa plus riche dalmatique, l'élu, le lendemain, une palme pour sceptre, prenait place dans la cathédrale sous un dais de drap d'or. Trois chanoines sortaient alors de la sacristie, le front ceint de couronnes. L'un était habillé de blanc, l'autre de rouge, le troisième de noir. Un diacre, précédant les trois «mages», portait au bout d'une perche cinq chandelles allumées qui figuraient l'étoile miraculeuse... Mais voici dans le même genre quelque chose de plus touchant, et qui nous est rapporté par l'auteur de la _Vie de Louis III, duc de Bourbon_: «Le saint jour de l'Épiphanie, en souvenir de la visite rendue à la crèche par les bergers et les mages, ce prince élisait pour roi un enfantelet de huit ans, le plus pauvre qui se trouvait dans la ville. Il le faisait revêtir d'un habit royal et servir en cérémonie par ses propres serviteurs. Le lendemain, l'enfant mangeait encore à la table du prince; puis le maître d'hôtel faisait une collecte en sa faveur auprès des convives. Le duc Louis donnait de sa poche quarante livres, les chevaliers de son entourage un franc chacun, et les écuyers un demi-franc: on recueillait ainsi environ cent livres que l'on remettait au père et à la mère du petit roi «pour que leur enfant fût élevé aux écoles». Les princes et les chapitres de chanoines n'élisent plus de rois; mais la coutume des «chandelles des Rois» est demeurée, au moins en Normandie, où les épiciers les débitent à la jeunesse par _creuillées_ ou grappes de douze. Bien curieuse, par parenthèses, la destination de ces chandelles épiphaniques, bariolées comme au XVIIe siècle, et que, dans les petits ménages d'ouvriers et de boutiquiers, les enfants font légèrement égoutter sur une assiette plate, puis qu'ils disposent en couronne dans leur suif et qu'ils campent enfin sur la table aux regards ébahis de la maisonnée! «Cela ne vaut pas la clarté d'un lustre électrique, dit M. Noury. N'importe! On tire aussi bien la fève chez les humbles que chez les riches, et le «bezot» de la famille prend autant de plaisir à se glisser à quatre pattes sous la table pour répondre au _Phoebe Domine, pour qui?_ et répartir ainsi, au hasard de ses affections candides, chaque morceau de la galette des Rois, sans oublier la «part à Dieu» réservée à l'indigent qui heurtera le premier aux volets...» Les indigents, on les accueillait et on les accueille encore partout avec une faveur spéciale le jour des Rois. Mais, à Saint-Pol-de-Léon (Finistère), jusqu'en ces derniers temps, ils étaient vraiment des privilégiés. Chaque année, la veille de l'Épiphanie, cette ravissante et archaïque petite cité voyait s'avancer dans ses rues un cheval dont la tête et les crins étaient ornés de gui, de lauriers et de rubans. Conduit par un pauvre de l'hospice et précédé du tambour de ville, il était escorté de quatre notables, deux marguilliers et deux membres du bureau de bienfaisance, et s'arrêtait devant chaque seuil pour recevoir les dons en nature ou en argent. Pain, viande, côtes de lard, bouteilles, s'entassaient dans les deux paniers fixés à son bât et qui avaient la forme de mannequins couverts d'un drap blanc. Chacun donnait selon ses moyens, mais tout le monde donnait «et, à chaque nouvelle munificence, dit Paul de Courcy, la foule d'enfants et d'oisifs qui accompagnait ce bizarre cortège répétait la clameur traditionnelle: _Inguinané! Inguinané[4]!_» [Note 4: Variante d'_Aguilé_.] Un arrêté municipal du maire Drouillard mit fin brusquement, en 1885, à la curieuse promenade de l'_Inguinané_. Ainsi meurent les vieux us, frappés souvent par ceux qui devraient s'employer le plus à les faire respecter. Mais je ne voudrais pas que cette causerie épiphanique se terminât sur un ton de _de profundis_. Laissez-moi donc, pour finir, vous conter une historiette qui, la première fois que je l'ouïs, me parut pleine de saveur. Mon ami Frédéric Le Guyader en ferait un petit poème délicieux, et c'est un sujet où il déploierait tout à l'aise sa verve incomparable de _marvailler_, d'humoriste armoricain. Je ne sais où la scène se passe, si c'est au bord de l'Aulne, de l'Odet ou du Guer. Tant y a qu'au long d'une de ces rivières habitaient jadis un vieil homme et une vieille femme. L'homme s'appelait simplement Fanch et sa femme Katec. Je vous ferai cependant remarquer que les femmes qui portent ce dernier prénom en Bretagne passent généralement pour de fines commères et qui n'ont pas leur langue dans leur poche. Fanch et Katec tiraient les Rois. Le gâteau coupé, les parts distribuées, c'est au bonhomme qu'échoit la fève. Il la montre triomphalement à Katec; mais celle-ci, qui était de méchante humeur, se refuse à crier: «Le roi boit!» Colère du mari qui s'emporte et bat sa moitié comme plâtre; pleurs et sanglots de la femme qui s'échappe en disant qu'elle va se jeter dans la rivière. [Illustration: LA PROMENADE DE L'INGUINANÉ À SAINT-POL-DE-LÉON.] «A tes souhaits!» réplique le bonhomme qui se colle tranquillement au coin de son feu, bourre sa pipe et l'allume. C'est qu'au fond il pensait bien que Katec était trop bonne chrétienne pour mettre sa menace à exécution. Mais, l'heure passant et Katec ne reparaissant point, il commence à s'inquiéter, se dit que Katec n'avait peut-être pas parlé en l'air, et le voilà qui court tout d'une traite à la rivière, où la première chose qu'il aperçoit, flottant sur l'eau, c'est la coiffe de la malheureuse. «Plus de doute! s'écrie-t-il, ma pauvre femme s'est noyée...» Il veut au moins tout tenter pour la repêcher et la rappeler à la vie, si, d'aventure, la mort n'avait pas encore fait son oeuvre; et, le temps de se déshabiller, il est dans l'eau jusqu'au cou. Brrr! mes enfants, quel bain! Il gelait à pierre fendre; la rivière charriait des glaçons; une lune narquoise éclairait la scène, et le bonhomme cherchait toujours. Peine perdue! Le pauvre Fanch se désespérait et, après un dernier plongeon, il allait renoncer à ses recherches, quand il entendit derrière lui des «Ah! Ah!» et des rires. Il se retourne, stupéfait, et reconnaît sa femme qui, tranquillement assise sur une souche, le considérait de la berge avec satisfaction. «Maintenant, dit Katec, je veux bien crier: «Le roi boit!» _Masques et Travestis._ Mardi gras, ne t'en va pas, J'ferons des crêpes, j'ferons des crêpes. Mardi gras, ne t'en va pas, J'ferons des crêpes et t'en auras!... Vous connaissez le refrain: il est vieux comme les rues et toujours de circonstance aux jours de frairie qui précèdent l'entrée en carême. Dans la poêle, où le beurre rissolle avec un bruit de crécelle exaspérée, l'habile ménagère fait sauter la pâte de farine, mêlée à des jaunes d'oeufs et trempée de lait pur. Les crêpes sont le mets particulier des jours gras, comme la galette est la friandise de Noël et de l'Épiphanie. On les sert chaudes sur la table de famille, pliées en quatre, dorées et fleurant bon. Mais le lendemain, refroidies, elles font encore dans le café ou le thé un manger délicieux. Il faut seulement veiller à ce que la pâte soit légère et bien cuite. Les meilleures crêpes ont la couleur de l'acajou verni et ne pèsent pas plus qu'une dentelle... Un poète breton bien oublié aujourd'hui et qui eut son heure de demi-célébrité, Stéphane Halgan, a consacré tout un poème à la louange des crêpes. Un jour qu'il flânait sur les bords de l'Odet, non loin du Marhallac'h, l'orage le surprit et le força de chercher un refuge dans une chaumière voisine: Attendant que le ciel fût au moins devenu Calme, sinon sans voile, Je voyais près de moi la servante au bras nu Faisant fumer la poêle. La pâte s'étalait; son flot moins transparent S'arrondissait en crêpe, Et le gâteau cuisait, cuisait en susurrant Ainsi qu'un vol de guêpe... Lorsque la crêpe était bien blonde d'un côté, D'une batte légère, Voici qu'un tour de main leste et précipité La tournait tout entière. Cette gymnastique culinaire finit par intéresser le visiteur. Il s'enquit des éléments qui entraient dans la confection de ces fines galettes, du mode de battage et du degré de cuisson qu'il y fallait, et, l'orage passé, le ciel rasséréné, il composa son poème en regagnant les berges de l'Odet: les crêpes avaient trouvé leur Homère. Leur Homère, mais non leur Hésiode: Halgan est muet sur l'origine des crêpes. Je ne suis guère plus savant que lui là-dessus. Je ne sais même pas avec précision pourquoi les crêpes sont la friandise des jours gras. Peut-être,--mais ce n'est qu'une hypothèse,--parce que le carnaval est le fourrier du carême. _Caro vale!_ Adieu la chair! Et, en attendant, on se rue en cuisine et, par trois jours de vie copieuse, on tâche à se munir en vue des mortifications et des jeûnes du saint temps. La précaution n'est pas nouvelle. Un cartulaire du XIIe siècle dit qu'à Péronne les chanoines de la collégiale de Saint-Fursy tenaient, le mardi de la Quinquagésime, un _past_ ou festin solennel. Et l'on sait que, dans les moindres hameaux du Berry, la promenade du boeuf _villé_ ou _viellé_, ainsi nommée parce qu'elle se faisait au son des vielles, était l'annonce de grandes réjouissances culinaires. [Illustration: LES CRÊPES DU MARDI GRAS.] Mais ces innocentes réfections sont loin d'être particulières au carnaval. Ce qui le distingue entre toutes les fêtes profanes de l'année, c'est qu'il est un prétexte à déguisements et à mascarades. La coutume date de loin. Sans remonter jusqu'à la fête juive des _phurim_, aux _anthestéries_ athéniennes, aux _lupercales_ et aux _saturnales_ des Romains, il suffit de rappeler que dès le Ve siècle les conciles et les écrivains ecclésiastiques reprochaient à nos pères de gâter le plus beau des ouvrages de Dieu en le transformant, durant les jours gras, «soit en bêtes sauvages et domestiques, telles que veaux et faons de biche, soit en monstres et larves de leur façon». Ces graves avertissements restèrent lettre morte. Les mascarades se multiplièrent. On a gardé le souvenir des fêtes des fous et de l'âne qui se donnaient au moyen âge. Philippe le Bel se plaisait fort à la joyeuse procession du renard. Charles VI parut à la cour sous un costume de sauvage; le feu prit à ses fourrures et il faillit brûler vif. Isabeau de Bavière osa figurer «en façon de syrène», nue jusqu'à mi-corps, dans un divertissement de mardi gras. Le synode de Rouen arrêta un moment ces scandales. Mais ils reprirent de plus belle sous le règne de François Ier. Les dames de la cour avaient adopté, pour garantir leur teint des injures de l'air, des loups de velours noir, doublés de taffetas blanc, qu'on fixait dans la bouche à l'aide d'un fil d'archal terminé par un bouton de verre. Les seigneurs les imitèrent, et les abus furent tels que le Parlement se décida, en 1535, à faire enlever par ministère d'huissier tous les masques qui se trouvaient chez les marchands. On ne les toléra dans les rues qu'en temps de carnaval. Mais cette prohibition n'eut pas de longs effets. Henri III rappela les masques exilés et leur rendit la vogue. [Illustration: LA FABRICATION DES MASQUES ET FAUX NEZ: L'ESTAMPAGE.] Vint Henri IV; la cour mit plus de retenue à ses plaisirs, mais sans abandonner la mode des déguisements. À cette époque, le quartier général des masques était dans la rue Saint-Antoine. C'est là que Mardi-Gras-Carême-Prenant tenait ses assises solennelles. Le XVIIIe siècle n'eut garde de les supprimer. Paris n'était plus qu'une vaste mascarade. Le régent donnait le ton, le peuple faisait chorus. La dernière de ces mascarades fut celle de 1788. On entrait dans la Révolution. Le carnaval fut proscrit comme «attentatoire à la dignité humaine», et l'on peut noter que c'est l'une des rares fois où les pères conscrits de la Convention se soient trouvés d'accord avec les Pères de l'Église. L'interdiction dura jusqu'au Directoire, où elle fut levée. Aussi le carnaval de 1799 eut-il un éclat extraordinaire. «Tout le monde voulut se masquer, dit M. Henri Carnoy, et les fabriques de masques, loups et costumes de déguisements, travaillèrent nuit et jour pendant plus de trois mois. Ce fut cette année-là que l'italien Marrassi établit à Paris la première fabrique de faux visages qu'on y ait créée.» De nos jours, le carnaval, réduit à des distributions de _confetti_ et de serpentins, est en pleine décadence. Sous Louis-Philippe et pendant le second Empire, Paris eut encore sa descente de la Courtille et sa promenade du boeuf gras. Les organisateurs de la fête se recrutaient parmi les inspecteurs de la boucherie; les frais étaient couverts par des souscriptions et des dons. Quant au personnel de la mascarade, il se composait presque exclusivement de garçons bouchers. L'Empire permit à la troupe d'entrer dans la composition du cortège. Après sa promenade traditionnelle sur les boulevards, la cavalcade pénétrait dans la cour des Tuileries et défilait devant l'Empereur. Paris n'a plus de boeuf gras et la descente de la Courtille se réduit à quelques masques crottés qui promènent sur nos boulevards des panaches mélancoliques et de lamentables justaucorps. La vogue même des _confetti_ et des serpentins commence à bien s'atténuer. C'est M. Lué, régisseur du Casino de Paris, qui le premier, en 1891, cherchant une attraction pour les bals de l'établissement auquel il était attaché, eut l'idée de remplacer par du papier inoffensif les cuisants _confetti_ de plâtre dont on se bombarde en Italie. À cet effet, il chargea son père, ingénieur à Modane, de lui envoyer une certaine quantité de ces petits résidus de forme ronde enlevés des feuilles de papier que l'on perce pour l'élevage des vers à soie. Ainsi naquit le _confetti_ parisien. Son succès fut énorme. Des établissements publics, l'invention gagna la rue; tout le monde s'en mêla. Ce fut une vraie folie. Qui n'a vu, le lendemain du Mardi Gras et de la Mi-Carême, les chaussées couvertes d'une bouillie polychrome de quinze à vingt centimètres d'épaisseur? Il ne se dépense pas, à Paris, en une seule journée de carnaval et pour peu que le temps soit beau, moins d'un million de kilos de ces minuscules projectiles. Quant aux serpentins, il faut renoncer tout de bon à compter les kilomètres et les myriamètres qui s'en déroulent. Si le _confetti_ n'est pas autochtone, et s'il est permis de ne voir en lui qu'une contrefaçon du _confetti_ transalpin, il n'en est pas de même du serpentin ou spirale qui est une invention exclusivement parisienne. Chose curieuse, cette invention remonterait à la même année que celle des _confetti_. On l'attribue à un jeune employé du bureau 47 des télégraphes de Paris. Les inventeurs sont modestes. Celui-ci n'a pas dit son nom. Tout ce que l'histoire sait de lui, c'est qu'il imagina de lancer sur la foule, du haut d'un balcon, des rouleaux de papier bleuté destiné au télégraphe Morse. Il n'avait pas pris de brevet pour sa découverte, sans quoi il serait aujourd'hui millionnaire. Paris fut tout de suite fou des serpentins comme il l'avait été des _confetti_. Le carnaval parisien leur dut un bref renouveau. Puis la satiété est venue. Nous revoilà au même point qu'avant. Mais, en province et dans quelques villes de l'étranger, le carnaval a conservé un certain éclat. On a mille fois décrit les carnavals de Nice, de Rome et de Venise, et nous n'y reviendrons pas. Celui de Venise excède d'ailleurs toutes proportions. Il ne dure pas moins de trois mois et tout le monde y porte le masque. Les chars et les gondoles circulent en musique; les _confetti_ et les _coriandoli_ pleuvent comme mitraille; princes, artisans, chacun participe à la folie générale. Nous n'allons point, chez nous, à ces excès. Notre carnaval a l'haleine courte et dure au plus jusqu'au mercredi des Cendres. On cite celui de Nantes comme un des plus amusants; c'est, dans la rue Graslin, un défilé ininterrompu de voitures et de chars splendidement décorés, et la bataille, assez chaude, s'y livre à coups d'oranges et de mandarines. Mais il n'y a rien là de bien caractéristique. Tout au contraire, à Arles et dans les environs, le mardi gras prête à une cérémonie intéressante qu'on appelle _la Morisque_ et où les figurants, costumés à l'orientale, exécutent avec des sonnettes la danse sarrasine des épées. En Bourgogne, le dimanche gras donne lieu au baptême du seigneur Carnaval, immense mannequin de paille enguirlandé et enrubanné, qu'on promène en palanquin dans les rues et qu'on brûle vif, le mardi soir, sur un bûcher de sarments. [Illustration: LE CARNAVAL À PARIS: LE CHAR DE LA REINE DES REINES.] Cette coutume, il est vrai, se retrouve un peu partout. Carnaval ou Carême-Prenant, suivant qu'on l'appelle de l'un ou l'autre nom, est flambé ou jeté à l'eau avec accompagnement de lamentations grotesques. Il y a bien quelques variantes au programme. C'est ainsi qu'en Bohême on figure messer Carnaval au moyen d'une vieille basse qu'on recouvre de draps blancs et qu'on porte en terre au son des violes et des fifres. Dans le Jura, on se passe même de personnage. Le dimanche qui suit le carnaval s'appelle dimanche des _Bures_, ou des brandons: on dresse d'immenses bûchers de sapin sur le haut des montagnes et on danse tout autour à la nuit tombante. Une coutume plus curieuse encore est celle de nos paysans de Touraine: quand un jeune homme désire se faire agréer d'une jeune fille, il porte à ses parents, le jour du mardi gras, un gigot enveloppé d'une serviette blanche. Si la jeune fille agrée l'hommage, elle retourne à son prétendu la queue du gigot enguirlandée de rubans et de fleurs, et l'on célèbre le soir même les fiançailles des amoureux. Autre cérémonie originale, connue sous le nom de _scie d'Harfleur_ et qui se déroulait au Havre, dont Harfleur n'est distant que d'un ou deux kilomètres: une cavalcade partait de cette dernière ville, conduite par une façon de monarque burlesque tenant à la main un sceptre qu'on appelait, je ne sais pourquoi, _bâton friseux_. «Derrière lui, dit Prosper Legros, s'avançaient deux hommes costumés d'une manière bizarre, qui portaient en triomphe une scie bariolée de rubans.» La mascarade pénétrait au Havre, rendait visite au maire, au commandant de la place et aux principales autorités, et, à chacune de ces stations, elle chantait une chanson de circonstance et donnait la scie à baiser. La cérémonie datait de si loin, son origine était si ancienne, qu'on en avait oublié la signification. Il n'est pas jusqu'à la sévère et croyante Bretagne qui ne se laisse aller aux séductions du carnaval. Carême-Prenant y porte le nom de Meurlajé ou Morlajé, autrement dit «Boule-de-Graisse» ou «Mer-de-Suif». Comment serait-on mélancolique avec un nom pareil? Un quatrain l'affirme: _Meurlaje a zo eur paotr ge! Me garche e badfe bemde Hag an eost diou wech ar bla, Gouël Mikel bep seiz bla._ «Meurlajé est un gai luron! Je voudrais qu'il revînt tous les jours, et le temps de la moisson deux fois l'an, et la Saint-Michel (époque du terme) une fois seulement tous les sept ans.» Comme pendant au carnaval breton, voulez-vous connaître un mardi gras cosaque? La scène est d'ordinaire dans une grange, où, harnachés de grelots et d'oripeaux, jeunes et vieux se livrent à un galop effréné en chantant une de ces _doumskas_ populaires dont le grand compositeur russe Glinka n'a pas dédaigné de s'inspirer: Le vent siffle dans les bois. Il pleut, mais des chants s'élèvent dans la nuit. La ronde tourbillonne. Demain est au jeûne et à la prière; Aujourd'hui est à la joie. Vive le carnaval! On s'explique moins que les Arabes, qui n'ont pas, malgré le Rhamadan, l'excuse de nos quarante jours d'abstinence, aient éprouvé le besoin de «faire carnaval», comme on disait au XVIIe siècle. «Qui se douterait, lisons-nous chez un explorateur, M. Bache, qu'à l'extrémité du Sahara algérien on dût trouver nos coutumes des jours gras? Il en est ainsi pourtant. Hommes et femmes se déguisent à l'envi, et cette mascarade générale, montée sur des chameaux, court pendant sept jours et sept nuits les rues et les marchés d'Ouargla. Ce n'est point là une importation française; la coutume existe de temps immémorial.» Nul doute cependant qu'elle ne disparaisse un jour où l'autre, comme notre propre carnaval. Les vieilles coutumes s'en vont, et ce n'est pas d'aujourd'hui qu'on l'observe. La disparition de celle-ci ne nous inspirera d'ailleurs qu'un regret médiocre; ces folies, souvent licencieuses, trahissent plus de fatigue que de véritable gaieté. Sommes-nous trop vieux pour nous y plaire ou n'est-ce point qu'elles avaient pour condition même les mortifications du «saint temps», auxquelles si peu de gens se soumettent encore? Les jours gras supposent des jours maigres, et qui mange et boit tout son saoul pendant le Carême ne sent plus la nécessité de se fortifier contre l'abstinence par une indigestion préalable. Mardi Gras est mort. Sa femme en hérite D'une cuillère à pot Et d'une vieille marmite. Chantez haut, chantez bas: Mardi Gras n'reviendra pas. _Pâques._ Chez nos amis les Russes, la fête de Pâques pourrait s'appeler aussi bien la fête du Baiser. Il est d'usage qu'on embrasse ce jour-là, n'importe où et à quelle heure, la première personne qu'on rencontre. Le tzar lui-même, en sortant de sa chambre, à minuit sonnant, pour se rendre à l'église, donne le baiser de paix à la sentinelle qui veille devant sa porte. Dans les rues, les cochers descendent de leurs sièges pour accoler le premier passant qui se présente, que ce soit un grand seigneur ou un simple _moujik_ comme eux. Et la cordiale cérémonie se renouvelle à l'intérieur des châteaux ou dans ces magnifiques hôtels qui longent la perspective Newski: à une certaine heure de la journée, tout le personnel du château ou de l'hôtel, domestiques, serfs de la glèbe, vieux bergers au casaquin de laine, pénètre dans le grand salon du logis pour recevoir le baiser des maîtres. «_Christos voskrest!_ Christ est ressuscité!» disent-ils les uns aux autres. Mais il ne ressuscite pas le même jour pour tous les hommes, à cause de la différence des calendriers. Le concile de Nicée a pourtant déterminé dès 325 l'époque où Pâques doit être célébré. Trois conditions sont requises: la fête doit venir après le quatorzième jour de la lune pascale; elle doit coïncider avec le jour de l'équinoxe ou suivre ce jour, que le concile a fixé sans modification possible au 21 mars; il faut enfin qu'elle ait lieu un dimanche. Le comput ecclésiastique a été établi pour régler officiellement la date annuelle de cette grande fête religieuse. Il règle du même coup celle du dimanche des Rameaux, qui la précède de huit jours et qui porte encore dans le peuple le nom de Pâques fleuries, par allusion aux perches garnies de fleurs qu'on mêlait jadis aux branches de laurier, d'olivier ou de gui, destinées à être bénites par l'officiant. Notons en passant que quelques villes de France, notamment Arcachon, continuent à piquer des roses au milieu des rameaux. C'est d'un effet charmant. L'année civile commença pendant longtemps à Pâques. C'est en 1564 seulement qu'un édit de Charles IX recula l'ouverture de l'année au 1er janvier. Elle avait varié jusqu'alors et avait été tantôt fixée à Noël, tantôt au 1er mai, et enfin à Pâques sous les rois de la troisième dynastie. L'édit de Charles IX ne laissa pas de rencontrer certaines résistances. On continua de se souhaiter «la bonne année» le jour de Pâques. Cet usage était courant jusqu'à la fin du XVIIe siècle, et, aujourd'hui encore, il s'est conservé dans quelques cantons du midi de la France. Peut-être même est-ce à la persistance de cet usage que nous devons les «oeufs de Pâques», qui sont comme une variante des étrennes et qui s'offrent, d'ailleurs, avec le même cérémonial. [Illustration: PÂQUES-FLEURIES À ARCACHON.] Quelle est leur origine? Je ne sais trop. Les savants ergotent et, à grand renfort de textes, cherchent à démontrer que l'oeuf est ici un symbole et qu'il y faut voir l'image en raccourci de la création du monde. Une explication plus simple nous est donnée par les légendaires. Aux temps primitifs de l'Église, disent-ils, il était interdit de manger des oeufs en carême. Les poules persistant à pondre, force était bien de les laisser faire. Mais, au lieu de confier les oeufs à la poêle, on les serrait précieusement dans une réserve et, le vendredi ou le samedi saint, on allait à l'église les faire bénir: ils figuraient le dimanche suivant au menu familial, entre le pot-au feu et la tarte montée. Quoi qu'il en soit de cette explication, il est certain qu'au moyen âge déjà on échangeait de voisins à voisins des oeufs de Pâques teints en rouge ou en bleu et que ces petits cadeaux passaient aussi bien que les nôtres pour entretenir l'amitié. Dans certaines familles, on allait jusqu'à les dorer. D'autres les faisaient peindre par de vrais artistes. L'usage s'en maintint bien après le moyen âge, et l'on montrait il y a peu de temps, parmi les curiosités du musée de Versailles, deux oeufs de Pâques peints et historiés par Lancret et Watteau pour Mme Victoire, fille du roi Louis XV, à qui ils furent offerts. Combien différents, les oeufs de Pâques d'aujourd'hui! Et, d'abord, ils n'ont plus des vrais oeufs que l'apparence; ils sont en sucre ou en chocolat, et beaucoup, par leurs proportions gigantesques, seraient dignes d'avoir été pondus par cet oiseau Rock des _Mille et une Nuits_ qui, de ses ailes ouvertes, couvrait tout un pan du ciel[5]. Si fastueux et si énormes soient-ils, j'ai le mauvais goût de n'admirer que médiocrement ces tours de force de la pâtisserie moderne et, à tant faire que de convertir les oeufs en friandises, je n'hésite pas à leur préférer les simples oeufs à surprise dont le fin gourmet Charles Monselet copia jadis la recette sur un «viandier» du château royal de Marly: [Note 5: On en fait même en ivoire comme celui qu'un riche négociant de Chicago offrit récemment à sa femme. Il mesurait près d'un mètre de circonférence et contenait un second oeuf qui, celui-là, était à musique et jouait automatiquement le _Yankee Doodle_. Cette merveille bien américaine avait coûté la bagatelle de vingt mille dollars. Encore était-elle inférieure en magnificence à l'oeuf de Pâques qu'une grande dame de la cour offrit au tsar Alexandre II; tout en or massif, il avait un pied de haut; les sept épisodes de la Passion étaient gravés sur sa coque, et l'intérieur de celle-ci était occupé par un rubis taillé en forme de coeur et enchâssé de diamants.] «Prenez douze oeufs de belle prestance; faites à chacun deux petits trous aux extrémités; passez par un de ces trous une paille pour crever le jaune; videz vos oeufs en soufflant par un des bouts; mettez vos coquilles dans de l'eau pour les rincer; égouttez-les et faites-les sécher à l'air; délayez de la farine avec un jaune d'oeuf pour boucher un des trous de vos coquilles; les ayant bouchées, laissez-les sécher et remplissez-les de crème au chocolat, ou au café, ou à la fleur d'orange, ou à la vanille; à cet effet, servez-vous d'un très petit entonnoir; bouchez les trous de ces coquilles; faites-les cuire à pleine eau chaude (sans les faire bouillir); supprimez la pâte des deux bouts de ces oeufs; essuyez-les et servez sous une serviette pliée pour entremets.» Voilà une recette de délicat ou je ne m'y connais plus. Elle n'est guère compliquée de surcroît. Je la recommande à mes lectrices; mais, pour que la surprise ait son plein effet, il importe qu'elles n'oublient point de placer les coquetiers sur la table. Vous voyez, cette fois, le coup de théâtre! Et, puisque je parle de coup de théâtre, comment, en ce jour tout imprégné de surnaturel, ne pas donner un souvenir ému à ces chères cloches de Pâques dont le retour fait chaque année l'émerveillement des bébés, guettant, les yeux en l'air, le passage des voyageuses aux robes d'airain? Connaissez-vous la légende des cloches de Pâques? Elle a été contée fort joliment dans la _Tradition_ par M. Henry Carnoy, et je voudrais vous la conter après lui en l'abrégeant un peu. Donc, chaque année, le jour du jeudi saint, aux sons du _Gloria_, toutes les cloches de la chrétienté s'envolent vers Rome. Sitôt parties, sitôt rendues. Leur essaim s'assemble au-dessus de la Ville Éternelle, et, à trois heures de l'après-midi, à l'heure où le Christ expire, elles font entendre un funèbre lamento. Quand les ténèbres couvrent la terre, le dernier pape entré au ciel descend et bénit les cloches. C'est alors une allégresse générale: des bruits argentins, pareils à des rires, s'échappent des plus grosses campanes; les ailes des métalliques voyageuses battent d'une fièvre d'attente, si vive est leur hâte de retourner au clocher natal où elles ramèneront la joie et la vie. Mais toutes, hélas! n'ont pas cette bonne fortune. Il arrive qu'à la bénédiction pontificale quelques-unes ne sont pas touchées de l'eau sainte. Malheur à celles-là, car leur retour est plein de périls: Jésus est mort; les anges prient à son chevet; ils ne peuvent veiller sur elles, et le diable, toujours aux aguets, en profite pour leur jouer mille tours pendables. Il lance à leurs trousses son armée infernale; les monstres hurlants de l'Érèbe se précipitent sur les pauvrettes, les cernent, les pressent, les bousculent et les culbutent parfois dans quelque lac ou dans un torrent. Tantôt ils soulèvent devant elles un brouillard aussi épais qu'une muraille afin qu'elles s'égarent en route; tantôt ils se roulent sur la neige des hautes montagnes et la font entrer en ébullition: au milieu de ces vapeurs ardentes, l'airain menace de fondre. C'est ainsi que plus d'une a rendu le dernier soupir. [Illustration: LES oeUFS DE PAQUES À LA DEVANTURE D'UN CONFISEUR.] Telle est la légende des cloches de Pâques, et j'en sais peu d'aussi jolies et qui éveillent en nous de plus aimables souvenirs. Cloches qui courez au ras des prairies, Cloches qui frôlez la cime des bois, Sur l'aile d'argent de vos sonneries Emportez mon âme au ciel d'autrefois! Cette fête de Pâques, où tout s'unit pour l'allégresse des hommes, où à la joie de la résurrection du Sauveur s'ajoute le sentiment d'on ne sait quel renouveau du coeur et de l'esprit, soulagés enfin des pieuses angoisses de la semaine sainte, où la nature elle-même, frémissante et légère, semble prendre sa part du bonheur universel, c'est bien, comme le veut la liturgie, la fête des fêtes, le triomphe des triomphes. _Christos voskrest!_ Christ est ressuscité,--et avec lui le sourire et l'espoir de ce pauvre globe terraqué. _Le joli Mai._ Joli mois de mai, quand reviendras-tu? Le voilà revenu, gai, léger, pimpant comme un page. Il sourit et tout rit autour de lui. Ce mois de mai est vraiment le triomphe du printemps. Avril et mars gardent je ne sais quoi d'équivoque; il n'y fait jamais si doux la veille qu'on ait pleine assurance de ne point grelotter le lendemain. Tout autre est mai. Les gelées blanches et les giboulées lui sont inconnues; il laisse ces traîtrises à ses voisins. L'air s'habille de clarté; mille aromes y flottent, venus de la plaine et des bois: C'est comme un miel épars dans la lumière blonde, et tel est le charme de cette caresse printanière qu'il agit tout ensemble sur l'esprit, sur le coeur et sur les sens. Il paraît qu'autrefois, dans un village des Hautes-Alpes, nommé les Andrieux, lorsque, après cent jours d'éclipse, le soleil reparaissait enfin sur l'horizon, quatre bergers postés sur la place annonçaient sa résurrection au son des fifres et des cornemuses. «Dans chaque ménage, dit un annaliste local, on avait confectionné des omelettes, et tous les habitants, leur plat à la main, accouraient vers les sonneurs. Autour du plus âgé des habitants, décoré pour la circonstance du titre de «vénérable», s'enroulait une farandole que les sonneurs conduisaient jusqu'à un pont voisin. Le «vénérable» tenait son omelette élevée au-dessus de sa tête; chacun déposait la sienne sur les parapets du pont; puis les danses commençaient jusqu'à ce que le soleil eût inondé le village de ses rayons. Le cortège retournait alors dans le même ordre sur la place et reconduisait le «vénérable» jusqu'à sa porte. Chacun rentrait chez soi et l'on mangeait les omelettes en famille. Au soir, les jeux et les danses recommençaient et se prolongeaient bien avant dans la nuit.» Voilà, certes! une façon originale de célébrer le retour du soleil. Mais en quel pays le printemps n'est-il pas salué comme un bienfaiteur? Je me trouvais, certain jour d'avril, en Basse-Bretagne, dans un paysage qui m'est familier et que je ne reconnaissais plus: au lieu du joli ciel clair qu'est d'habitude le ciel des fins d'avril, de lourdes nuées, pareilles à des haillons et dans les déchirures desquelles le soleil avait bien de la peine à glisser un rayon furtif, se traînaient lugubrement. La pluie tambourinait aux vitres, chassée par le vent du sud-ouest, ce terrible _Circius_ auquel l'empereur Auguste fit élever, dit-on, un autel dans les Gaules. Il arrivait sur nous de la mer, et le gémissement qui le précédait avait quelque chose d'une plainte humaine. [Illustration: LA FÊTE DU RETOUR DU SOLEIL, DANS LES HAUTES-ALPES.] «Écoutez! disaient les bonnes gens. C'est la plainte des _criérien!_» Ces _criérien_ sont les âmes «dévoyées» des naufragés, des pauvres marins disparus dans la tourmente et dont les ossements réclament en vain la sépulture. Et la plainte tout à coup grossissait, s'enflait; de brèves rafales couchaient les joncs du palus; la lande roulait comme une houle. Enfin le vent se déchaînait librement, régnait en maître sur tout l'espace, et son grand souffle éperdu, forcené, ne cessait pas trois et quatre jours durant... Le mois de mai, s'il est bon prince, nous revanchera de ces mésaventures. Il chassera les lourdes nuées du «suroît», ramènera d'exil l'hirondelle, le rossignol, le loriot et le coucou, qui sont les quatre symphonistes du printemps, et refleurira la campagne dénudée: Le mois de mai sans les roses, Ce n'est plus le mois de mai... Et, sans doute, aux portes de Paris, dans cette délicieuse banlieue de la Muette et du Trocadéro, au Bois et dans les fermes-modèles qu'on y a établies, nous reverrons encore, au petit jour, défiler en cohorte pressée les amateurs du «lait de mai». C'est une coutume qui est demeurée vivace au milieu de la ruine de tant d'autres. Le «lait de mai», trait dans de grands bassins argentés et versé tout mousseux, a une saveur, un parfum et, pour tout dire, une vertu qui ne se rencontre point ailleurs. Peut-être, tout bonnement, doit-il cette supériorité incontestable à l'absence d'éléments hétérogènes, tels que la poudre d'amidon et l'eau de fontaine dont on l'additionne dans les villes. Au dire d'un vieux chroniqueur normand, c'est en Normandie même qu'aurait pris naissance la coutume du «lait de mai». Quand fut levé, en avril de l'année 1418, le siège de Rouen, qui avait été marqué par une famine épouvantable, les survivants, affaiblis par une longue privation, se portèrent en grand nombre vers les fermes des environs pour y boire le lait du matin, qu'ils prisaient plus ravigorant qu'un autre. Joignez que la marche et l'air vif leur aiguisaient l'appétit. Toujours est-il qu'ils se trouvèrent fort bien de ce nouveau régime. Et ainsi s'établit de proche en proche l'habitude d'aller boire, au retour du printemps, à la fine pointe de l'aube, le lait écumeux qui rit dans la bassine de métal clair... «On se lasse de tout, disait Virgile, sauf de comprendre.» Mais qui s'est jamais lassé du retour de la lumière, des oiseaux et des fleurs? La nature se répète chaque année, et, chaque année pourtant, nos yeux et nos coeurs participent à la joie de sa résurrection. Qu'elle est belle, la terre, dans son antique nouveauté!... Ce matin, comme je courais les champs, j'ai surpris, à l'angle d'un vieux mur ruiné et tout rongé de lierre, un ménage d'hirondelles. Les petits levaient déjà la tête au bord du nid, cependant que le père et la mère traçaient de grandes paraboles dans le ciel et poussaient des cris aigus: il faisaient la chasse aux moucherons et, leur provision au bec, l'allaient porter aux petits. C'étaient des martinets de rochers, de cette espèce aux ailes longues et à la queue en fourche qui est si commune dans tout l'Ouest et le Midi. Nos hirondelles de villes, qu'on distingue en _hirondelles de fenêtres_ et _hirondelles de cheminée_, sont les cousines germaines de ces martinets; elles en diffèrent un peu par la taille et la forme des pattes: mais les moeurs sont les mêmes et l'instinct social également développé. Une hirondelle a-t-elle été prise au lacet ou s'est-elle blessée? Toutes se ligueront pour briser le lien qui la tient captive ou lui fournir la becquée jusqu'à sa guérison. Un fait de cette sorte est attesté par divers chroniqueurs du XVIe siècle, qui en furent les témoins. La scène se passait sur les toits du collège des Quatre-Nations, aujourd'hui Collège de France. Une hirondelle, dans une de ses caracoles aventureuses, avait rasé de trop près la fenêtre d'une mansarde et s'y était pris la patte à un lacet. Tous ses efforts n'aboutissaient qu'à resserrer le lien. Elle se débattait et poussait des cris d'appel. Ses soeurs l'entendirent et accoururent. Il y en avait bien un millier qui faisaient un gros nuage noir autour de la mansarde. Chacune, en passant, donnait un coup de bec au lacet. En moins d'un quart d'heure, la prisonnière fut délivrée. Les hirondelles sont comme les roses: on les a trop chantées. Théophile Gautier avait bien rajeuni le thème au moyen d'un ingénieux exotisme. Vous vous rappelez ses vers: L'une dit: «j'habite un triglyphe, Au fronton d'un temple, à Balbeck; Je m'y suspens avec ma griffe Sur mes petits au large bec.» Celle-ci: «Voici mon adresse: Rhodes, palais des Chevaliers; Chaque hiver ma tente s'y dresse Au chapiteau des noirs piliers.» La troisième: «Je ferai halte, Car l'âge m'alourdit un peu, Aux blanches terrasses de Malte, Entre l'eau bleue et le ciel bleu.» Exquise fantaisie d'un vrai poète, mais qui n'a point prévalu contre le ridicule jeté pour jamais sur ces «fidèles messagères du printemps» par un stupide refrain de café-concert: Ah! pour moi, que la vie serait belle Si j'étais _hi_, Si j'étais _rond_, Si j'étais _hirondelle_!... N'empêche que, dans le fond du coeur, nous gardons une secrète tendresse pour ces charmants oiseaux qui sont, sur la grande page bleue du ciel, comme la signature multipliée du printemps, son souple et capricieux paraphe. Leur familiarité même nous touche; leurs nids nous sont sacrés et semblent un présage de bonheur pour les maisons où ils sont accrochés. Vous imaginez-vous ce que serait un printemps sans hirondelles? Il me semble qu'il manquerait quelque chose à l'air, ce quelque chose qui est la vie et que le perpétuel va-et-vient des hirondelles lui communique aux beaux mois... Celui-ci, de tous, est le plus riant: mois de promesses, mois d'espérances, où la fleur commence d'éclore, où le fruit se devine, où les moissons pointent. D'où vient donc que les anciens le tenaient pour un mois néfaste, durant lequel il ne fallait rien entreprendre? «Ne vous mariez pas en mai, disait Horace, sans quoi les flammes de l'hymen se changeraient bientôt pour vous en torches funèbres.» Il y a comme un souvenir de cette superstition dans le proverbe: «Noces de mai, noces mortelles». Dans beaucoup de nos campagnes encore, mais spécialement dans les Pyrénées, le pays de Gex et le Berry, les paysans évitent de se marier au mois de mai. Il en est de même en Bretagne, où les mariages sont extrêmement rares à cette époque de l'année. Un brave Kernévote, à qui j'en demandais la raison, me répondit que, mai étant le mois de Marie, c'était par respect pour l'Immaculée qu'on en agissait de la sorte. À la bonne heure! Tout ce mois de mai, du reste, que les Romains consacraient à Maïa, en qui ils personnifiaient la fécondité terrestre, et que les chrétiens ont voulu placer sous le patronage de la Vierge-Mère, abonde en cérémonies et en coutumes d'une grâce incomparable. Il y a peu de temps qu'il était d'usage, au premier jour du mois, de planter un arbre sur les places publiques. Merlin Cocaïe, dans son latin macaronique, constate cet usage sans l'expliquer: Prima dies mensis maii quo quisque plantas Per stradas ramos frondosos nomine _mazzos_. «Le premier jour du mois, dit-il, on plante des rameaux verts nommés _mais_.» Ces _mais_ étaient le plus souvent des peupliers. Dans certaines villes on en faisait des mâts de cocagne qu'on lissait avec de la graisse ou du savon et auxquels on accrochait des saucissons, des chapons, des foulards et des mouchoirs de poche. En d'autres contrées on dansait autour de l'arbre. La grande cour du Palais de Justice de Paris porte encore le nom de Cour-du-Mai. C'est que, nous apprend M. Garcin, «les clercs de la Basoche, jusqu'au XVIIIe siècle, y ballaient et chantaient pour la fête du printemps. Vingt-cinq d'entre eux, vêtus de rouge, à cheval et suivis de musiciens, faisaient, durant plusieurs jours, une procession dans Paris, donnant des aubades aux premiers magistrats; puis ils se rendaient en bel arroi dans la forêt de Bondy, y marquaient trois chênes et en coupaient un qu'ils venaient planter au bas du grand escalier du palais, dans la Cour-du-Mai, et autour duquel ils menaient leurs rondes fort avant dans la nuit.» Ailleurs le _mai_ servait seulement aux fiancés. C'était alors un simple rameau d'acacia ou de troène fleuri, que les galants venaient planter le matin devant la fenêtre de leurs belles. Ils y attachaient quelques menues offrandes, des épingles ou des rubans, et chantaient une façon de ritournelle rustique où défilaient les douze premiers jours du mois: Le premier jour du mois de mai, Que donnerai-je à ma mie? Une perdriole, Qui va, qui vient, qui vole, Une perdriole, Qui vole dans le blé. Mais la coutume la plus curieuse de ce mois de mai, c'est en Lorraine qu'il faut l'aller chercher. On y appelle _trimazos_ «trois jeunes filles vêtues de robes blanches, parées de rubans et de fleurs, qui, le 1er mai, viennent chanter et danser devant chaque maison pour célébrer le retour du printemps. Dans certaines localités, le ruban qui orne leur corsage est disposé de manière à former un triangle. Leurs chants, dont les refrains sont répétés par toute la troupe joyeuse qui les suit, sont aussi appelés _trimazos_.» Ces _trimazos_ sont, d'ordinaire, des chants pieux, analogues aux noëls, comme celui qui s'ouvre par ces jolis couplets: La Vierge Marie S'en va par les champs. Sur ses bras elle porte Son tant bel enfant. Jésus, Notre-Dame, Béni soit devant! Sur ses bras elle porte Son tant bel enfant. --Pourquoi pleurer, mère, Pourquoi pleurer tant? Jésus, Notre-Dame, Béni soit devant!... Au dernier couplet, les jeunes filles font le tour de l'assistance. Donne qui veut et ce qu'il veut! Tel y va d'une pièce d'argent et tel d'un humble sol. Nos _trimazos_ acceptent même les dons en nature, beurre, oeufs, volailles, qu'elles revendent ensuite et dont elles consacrent le produit à décorer l'autel de la Vierge... D'origine moins ancienne que la fête profane du 1er mai, la fête religieuse des Rogations, qui est particulière à nos campagnes, fut instituée en l'an 474 par saint Mamert, évêque de Vienne en Dauphiné, «pour attirer la protection de Dieu sur les biens de la terre dauphinoise». Quelques années plus tard (511), le concile d'Orléans généralisait la pieuse décision et en étendait le bénéfice à la France tout entière. Les Rogations (du latin _rogare_, prier) se célèbrent pendant les trois jours qui précèdent l'Ascension; le clergé de chaque paroisse, bannière en tête, parcourt les champs et les prés, suivi d'une foule recueillie, et bénit les moissons naissantes. Cette belle fête est la même dans la plupart de nos provinces de France et le programme n'en varie généralement pas, sauf en Rouergue et en Franche-Comté où, après le passage de la procession, il est d'usage que chaque propriétaire ou locataire d'un champ plante, dans ledit champ, une petite croix de frêne ou de noisetier faite de deux branches entrelacées... En Vendée, la croix est remplacée par une tige d'aubépine, verdoyante amulette dont la présence, dit-on, suffît «pour empêcher que, plus tard, le blé engrangé se mette à germer». Mais qui dira pourquoi, à Rochefort, le printemps éveille dans la population un goût si général et si vif pour la fricassée d'anguille, apprêtée et servie sur le pré d'Ablois avec des pâtisseries spéciales nommées _emblées_ et _coireaux_? Bien d'autres coutumes relatives au mois de mai mériteraient sans doute de trouver place ici. J'ai dû me borner aux principales. «On ne goûte bien le charme du printemps qu'à l'aube de la vie», a dit Toppfer. Et Lamartine: Lorsque vient le soir de la vie, Le printemps attriste le coeur. N'en croyez rien. Mai n'est point si exclusif qu'il n'admette que les têtes blondes au partage de ses grâces: les têtes chenues y ont part aussi. S'il est vrai qu'aucun mois n'éveille de sensations plus charmantes, enfant, on en goûte la plénitude heureuse; vieillard, on se réchauffe encore à leur souvenir. _Les Feux de la Saint-Jean._ Les feux de la Saint-Jean! C'était le soir, sur la place d'une petite ville, ou bien à la campagne, sur une hauteur dominant le paysage. Un bûcher d'ajoncs ou de brindilles, tordus en cône autour d'une grande perche et surmontés d'un bouquet et de l'étendard de saint Jean, attendait les «processionneurs». M. le curé venait en tête, suivi du maire et des adjoints. La pieuse théorie faisait le tour du bûcher. Après quoi, M. le maire abaissait son cierge et allumait lui-même le _tantad_. La flamme montait dans un joyeux crépitement. Une lueur rouge baignait le ciel, et, la procession repartie, des danses se nouaient, cadencées et vives, autour du brasier agonisant. Quelques gars, plus hardis, s'amusaient même à le traverser d'un bond... J'ai assisté à l'une de ces scènes en Bretagne, au hameau de Saint-Jean-du-Doigt, qui possède une église merveilleuse et un bijou de fontaine, renommée pour son eau miraculeuse. Le _tantad_ était dressé devant l'église... Un ange descendait sur un fil de fer et, du cierge qu'il tenait à la main, allumait le bûcher. On aurait pu craindre que le voisinage de l'église ne créât un danger d'incendie, et c'eût été mal connaître les Bretons. Ils savent, de notion certaine, que le soir de la Saint-Jean le vent tourne toujours au nord-est, de façon à porter les flammes dans la direction opposée. Ce changement du vent est l'indice de la présence du saint. _Ari an aotrou sant Yan en he pardon._ «Voici Monsieur saint Jean qui arrive à son Pardon», disent les bonnes gens. Il n'y a plus guère de feux de la Saint-Jean qu'en Bretagne, en Vendée, et dans quelques cantons du Midi. À Bordeaux, on en allume encore sur les places publiques de certains quartiers populaires. Tel apporte un fagot, tel une vieille futaille hors d'usage, tel une caisse ou un panier défoncé. Des rondes se forment, les enfants tirent des pétards, les femmes fredonnent une chanson, quelquefois un ménétrier mène le branle. Bordeaux est vraisemblablement avec Brest la seule grande ville de France qui ait conservé l'usage des feux de la Saint-Jean. Encore, à Brest, les bûchers sont-ils remplacés par des torches promenées sur les glacis, qu'on lance en l'air et qui retombent en secouant une poussière lumineuse. En Poitou, la coutume est de prendre une roue de charrette dont on entoure le cercle et les jantes d'un fort bourrelet de paille. La roue, allumée au moyen d'un cierge bénit, est promenée dans la campagne que ses étincelles doivent fertiliser. Il n'est point malaisé de voir là le souvenir d'une pratique païenne: la roue symbolise le soleil à son entrée dans le solstice. Et l'on sait de reste que les Celtes, le 24 juin, célébraient la fête du renouveau, de la jeunesse ressuscitée du monde. Leurs druides, suivant une tradition rapportée par M. Jules Perrin, faisaient cette nuit-là le recensement des enfants nés dans l'année et allumaient sur toutes les hauteurs des bûchers en l'honneur de Teutatès, père du feu. L'exquis auteur de _Brocéliande_ put se croire rajeuni de deux mille ans certain soir de juin qu'aux environs de Ploërmel il assista, stupéfait et ravi, à l'embrasement de l'horizon. «Un à un, dit-il, tous les villages s'allumaient. À la flamme de Taupont répondait celle de La Touche, et la lumière gagnait l'autre côté de la vallée, revenait vers Ploërmel par la Ville-Bernier, la Ville-Réhel; lentement les fumées ondulaient dans l'air, s'effaçaient et se perdaient sous l'ardent rayonnement des brasiers, et bientôt les flammes dégagées montèrent hautes et droites vers le ciel, perpétuant le souffle des vieux cultes consécrateurs du feu qui est la source première de la vie universelle.» Cette survivance de traditions millénaires ne laisse pas en effet de surprendre un peu au premier abord. Mais, pour qui connaît l'âme bretonne et qui sait combien elle s'est peu modifiée à travers les âges, le phénomène paraît banal. En quelques paroisses de la Haute-Cornouaille, la cérémonie avait d'ailleurs une conclusion assez funèbre: quand les danses avaient cessé et que le feu était près de s'éteindre, on l'entourait de grandes pierres plates destinées, dans la pensée des assistants, à servir de siège aux _anaon_, aux mânes grelottants des pauvres morts de l'année, avides de se reposer quelques heures en tendant leurs mains débiles vers les cendres... Paris,--inutile de le dire!--n'a plus de feux de Saint-Jean. Les derniers datent de l'ancien régime. On dressait alors le bûcher sur la place de Grève et c'était le roi en personne, assisté de toute sa cour, qui l'enflammait. L'historien Dulaure nous a laissé la description d'une de ces cérémonies, qui se passa sous Charles IX: «Au milieu de la place de Grève était placé un arbre de soixante pieds de hauteur, hérissé de traverses de bois auxquelles on attacha cinq cents bourrées et deux cents cotrets; au pied étaient entassées dix voies de gros bois et beaucoup de paille. Cent vingt archers de la ville, cent arbalétriers, cent arquebusiers, y assistaient pour contenir le peuple. Les joueurs d'instruments, notamment ceux que l'on qualifiait de _grande bande_, sept trompettes sonnantes, accrurent le bruit de la solennité. Les magistrats de la ville, prévôt des marchands et échevins, portant des torches de cire jaune, s'avancèrent vers l'arbre entouré de bûches et de fagots, présentèrent au roi une torche de cire blanche, garnie de deux poignées de velours rouge; et Sa Majesté, armée de cette torche, vint gravement allumer le feu.» Le dernier monarque qui alluma le feu de Grève de ses mains fut Louis XIV. Plus tard cet honneur revint au prévôt des marchands et, à son défaut, aux échevins. Par une bizarrerie véritable, la perche qui soutenait le bûcher était surmontée d'un tonneau ou d'un sac rempli de chats vivants. C'est ainsi qu'on lit dans les registres de la ville de Paris: «Payé à Lucas Pommereux, l'un des commissaires des quais de la ville, cent sous parisis pour avoir fourni, durant trois années finies à la Saint-Jean 1573, _tous les chats qu'il falloit audit feu, comme de coutume_, et même pour avoir fourni, il y a un an où le roi y assista, un renard pour donner plaisir à Sa Majesté, et pour avoir fourni un grand sac de toile où estoient lesdits chats.» Il arrivait, en effet, que, pour ajouter plus d'éclat à la fête, quand d'aventure Sa Majesté y assistait, on joignait aux chats quelque animal féroce, ours, loup, renard, dont l'autodafé constituait un divertissement de haut goût... [Illustration: LES FEUX DE LA SAINT-JEAN, DANS LE POITOU.] Mais la Saint-Jean n'avait pas que ses feux: elle avait aussi ses herbes, ses fameuses herbes de la Saint-Jean qui, cueillies le matin, pieds nus, en état de grâce et avec un couteau d'or, donnaient pouvoir de chasser les démons et de guérir la fièvre. On sait que, parmi ces fleurs mystérieuses, se trouvait la verveine, la plante sacrée des races celtiques. On la cueille encore sur les dunes de Saintonge en murmurant une formule bizarre, nommée la _verven-Dieu_ et dont le sens s'est perdu. Mais voici mieux: les Espagnols appellent la vigile de la Saint-Jean la _verbena de San-Juan_, la verveine de Saint-Jean. Dans toute l'Espagne, dit un savant docteur de l'Université de Madrid, M. Otero Acevedo, on allume ce soir-là de grands feux, appelés _lumés_, qui sont entretenus toute la nuit et que les enfants traversent en bondissant suivant un rythme qui rappelle les danses antiques. Sur la côte, la population va s'ébrouer dans la mer, malgré le froid souvent très vif, quoi qu'en disent les almanachs; ceux qui habitent les villages de l'intérieur vont dans les prairies, dont l'herbe est encore très courte, et se roulent dans la rosée; c'est, paraît-il, un préservatif et, au besoin, un remède souverain contre les maladies de la peau[6]. Les jeunes filles, ce soir-là, remplissent d'eau un vase qu'elles déposent au rebord de la fenêtre et, à minuit sonnant, elles y écrasent un oeuf frais provenant d'une poule noire: suivant la forme que prend cet oeuf, celle qui interroge ainsi le destin voit apparaître un _novio_, un château, un cercueil, etc. Inutile d'ajouter que c'est toujours le _novio_ qui se laisse deviner. Quant à la verveine qui a donné son nom à la vigile, il est d'usage de l'aller cueillir au coucher du soleil, puis de la plonger dans l'eau et de l'y laisser jusqu'au jour, exposée aux rayons de la lune; cette eau sert, le lendemain, à se laver le visage. On dit également, en Espagne, de celui qui a l'habitude de se lever tôt, qu'il va cueillir la verveine, _coge la verbena_... [Note 6: On trouve la même superstition en Saintonge. Seulement elle s'y pratique, non à la Saint-Jean, mais à la Pentecôte. Le matin de ce jour-là, les garçons qui ont des peines de coeur vont se rouler en secret dans la rosée: ce traitement à la Kneipp s'appelle «prendre l'aiguaille de Pentecôte».] Semblablement, chez nous, de quelqu'un qui se couche tard, on pourrait dire: «Il est allé ramasser un charbon de Saint-Jean.» Le fait est que ces charbons passent en Bretagne pour avoir toutes sortes de propriétés merveilleuses. Il en suffit d'un recueilli dans les cendres du _tantad_ et dévotement placé, au retour, dans un coin du foyer, pour préserver la maison de l'incendie et de la foudre. On dit encore qu'en balançant les nouveau-nés devant la flamme de trois _tantads_, on les garde à tout jamais contre le mal de la peur... Croyances puériles, sans doute, et qui témoignent d'une âme singulière et naïve, agitée plus qu'aucune autre par le frisson du surnaturel. Mais la vérité est que les Bretons, en même temps que les plus superstitieux, sont les plus traditionnels des hommes. Où qu'ils aillent, ils apportent avec eux les coutumes de leur pays. C'est ainsi que, dans cette nuit sacrée du 24 juin, tandis que la Bretagne lointaine, là-bas, derrière l'horizon, s'étoile de points d'or et danse autour de ses _tantads_, la mer d'Islande, à son exemple, se fleurit de soudaines constellations. Un baril, depuis le matin, sur la goélette, oscille lourdement à l'extrémité de la grande vergue. On y a empilé d'antiques défroques, mouffles, «cirages», vareuses, préalablement trempées dans le goudron et l'huile de foie de morue. Comme en Bretagne de son fagot, chaque homme y est allé de sa contribution personnelle de vieux chiffons. L'équipage, vers huit heures, a formé le cercle au pied du mât. Il ne fait pas nuit «à» Islande, du 1er mai au 1er octobre. Est-ce le jour, pourtant, ce crépuscule perpétuel, ces limbes blafards, où grelotte un soleil chlorotique?... Le novice grimpe dans les enfléchures, boute le feu au baril. Et voici que, dans un tourbillon d'opaque fumée noire, la flamme éclate, bondit, se propage, dirait-on, de bord à bord. Phénomène explicable, toutes les goélettes bretonnes ayant leur fouée traditionnelle, leur _tantad_ aérien suspendu à l'extrémité de la grande vergue et qui déchaîne, dans l'instant qu'il s'allume, les acclamations frénétiques de l'équipage. Le tumulte s'apaise pour la récitation de la prière. Puis, le capitaine descend dans le poste payer «la double» à ses hommes. Et, ce soir-là, les «Islandais» s'endorment en rêvant de la Bretagne. _Une représentation de Mystère._ L'été de 1898 fut une date pour la Bretagne. On y représenta, sur un théâtre construit par Ludovic Durand et dans des décors signés Maxime Maufra, un vieux _mystère_[7] intitulé: _la Vie de saint Gwénolé_. Et ce mystère fut joué en plein air, sur la place de Ploujean, par une troupe composée tout entière d'artisans et de laboureurs; le chef de cette troupe, Thomas Parc, dit Parkic, cumule lui-même, dans le privé, les fonctions de cultivateur, de fournier, d'aubergiste et de barbier. Les troupes du moyen âge n'étaient point composées différemment. Il n'y avait point autrefois d'acteurs de profession: c'étaient des gens du peuple qui se réunissaient aux grands jours pour représenter les naïfs mystères ou les amusantes _soties_, dont le spectacle servait à régaler la foule. [Note 7: On appelle _mystères_ les pièces qu'on représentait au moyen âge; presque toujours le sujet en était emprunté à l'Ancien ou au Nouveau Testament ou encore à la vie des Saints, tels que les traduisait l'imagination populaire. Elles étaient coupées d'ordinaire par de petites pièces profanes et burlesques, nommées _soties_, dont la _Farce de Maître Pathelin_ est restée le type le plus achevé.] N'est-ce pas un fait singulier pourtant et bien caractéristique de la proverbiale ténacité des Bretons que cette persistance chez eux d'un théâtre qui a disparu des moeurs françaises depuis plus de trois cents ans? Sans doute les représentations de mystères ne se donnent plus en Bretagne que de loin en loin. Il n'en était pas de même il y a une cinquantaine d'années encore. Dans toutes les foires, dans tous les marchés et pardons de Bretagne, on voyait se dresser des échafaudages et des tréteaux de bois grossier, où quelque troupe d'acteurs indigènes représentait en dialecte celtique la _Vie des Quatre fils Aymon_, le _Purgatoire de saint Patrice_ ou la _Passion de notre maître Jésus_. Le peuple se portait en foule à ces représentations. «Elles devinrent bientôt pour lui, dit Luzel, un véritable besoin et comme un enseignement national.» Fort peu exigeant sur la mise en scène et le jeu des acteurs, il ne l'était pas davantage sur la couleur locale et la vérité historique ou géographique. Dans le _Mystère de sainte Geneviève_, Charles-Martel est général en chef des armées de Henri IV; dans la _Vie de saint Guillaume_, le Poitou est situé entre la Turquie, la Perse et l'Hibernie; dans la _Vie de saint Gwénolé_, les cabaretiers d'Is vendent du café,--au Ve siècle! Ces anachronismes sont de règle dans le théâtre populaire. Nos mystères français ne se distinguent guère, sur ce point, des mystères bretons, et, d'ailleurs, ceux-ci dérivent très évidemment de ceux-là. C'est ainsi qu'ils leur ont emprunté la division en «journées». Le théâtre du moyen âge ne connaissait, en effet, ni les actes ni les scènes, mais seulement les «journées». Cela s'explique, si l'on veut bien réfléchir que tel de nos anciens mystères, comme celui de la Passion, n'avait pas moins de trente-cinq mille vers et qu'il fallait toute une semaine pour en venir à bout. Ces représentations dramatiques n'avaient lieu, il est vrai, dans le reste de la France comme en Bretagne, qu'à d'assez longs intervalles; il ne s'en faisait guère, en moyenne, plus d'une par an et par ville. D'où le prestige qu'elles exerçaient sur la foule. On s'y rendait de trente lieues à la ronde. Le jurisconsulte Chassanée parle ainsi d'une représentation de la _Vie de saint Lazare_, donnée à Autun en 1516, et pour laquelle on avait construit un amphithéâtre qui ne contenait pas moins de quatre-vingt mille personnes! [Illustration: LE RETOUR DU PARDON, EN BRETAGNE.] En Bretagne, le théâtre, fabriqué avec des planches posées sur des madriers et des barriques, s'élevait d'ordinaire au milieu de la place ou du champ de foire, quand il ne s'adossait pas tout uniment au mur du cimetière ou au pignon de l'église paroissiale. «Quelquefois, dit Luzel, en contre-bas du théâtre principal, on en construisait un second, plus petit, destiné à jouer des intermèdes. Des deux côtés, il y avait des coulisses, reliées entre elles par un corridor circulaire; au fond existait un escalier par où les acteurs pouvaient descendre sous la scène pour attendre leur tour de reparaître, pour repasser leur rôle ou se rafraîchir.» Toute représentation, en Bretagne, s'ouvre par une invocation à l'Esprit-Saint: excellente manière de nous rappeler que le théâtre est d'origine liturgique et prit naissance, au moyen âge, dans l'église même. Puis un des acteurs, «le plus habile et le mieux au fait des usages et des vieilles traditions, s'avance seul sur la scène, salue profondément, et, d'un ton lent et grave, moitié chantant, moitié déclamant, il récite une sorte de discours rimé, nommé prologue, où il réclame d'abord le silence et l'attention de l'auditoire, «clergé, nobles et commun», et le prie de se montrer indulgent pour ses fautes et pour celles de ses camarades, «pauvres gens qui ne sont pas instruits et qui n'ont jamais été à l'école, comme les fils des nobles et des riches bourgeois». Il expose ensuite la pièce brièvement. Précaution indispensable pour que ce public, d'intelligence vive, mais de culture un peu sommaire, ne soit pas trop dérouté par les brusques mouvements de la scène et suive, sans trop d'effort, l'action éminemment complexe qui va se dérouler sous ses yeux. Une coutume bizarre et non expliquée veut aussi que l'acteur qui récite ces prologues fasse, de quatre vers en quatre vers, une évolution autour du théâtre. C'est ce qu'on appelle la _marche_. Un vieux manuscrit, cité par Émile Souvestre, dit que, pendant ce temps, «rebecs et binious doivent sonner». [Illustration: REPRÉSENTATION D'UN MYSTÈRE AU XVe SIÈCLE. Premier plan, l'intérieur d'une des loges ou échafauds, où prenaient place les notabilités de la ville; au fond, la scène horizontale où se joue le mystère de la Passion; à droite, un échafaudage figurant l'Enfer, d'où s'échappent des démons.] Le prologue achevé, la représentation commence. Elle dure en moyenne trois grandes heures et se termine par un épilogue. Mais, comme les pièces bretonnes ont généralement deux «journées», ce premier épilogue n'est en somme qu'un intermède ou plutôt une «annonce» rimée. Afin que le public ne s'y trompe pas, on a soin de le prévenir que la pièce n'est qu'«à sa moitié» et on l'invite à revenir le lendemain «sans faute», en lui promettant plus d'émotions et d'intérêt que dans la journée précédente, «attendu que le plus beau reste encore à jouer». Le public manque rarement de répondre à l'invitation. La seconde «journée» commence, et l'affluence des spectateurs est encore plus grande que la veille. L'acteur chargé du prologue ou, comme l'appelaient abréviativement les Latins, le _Prologue_ (par une majuscule), entre en scène et débite son petit sermon avec les flatteries et les compliments ordinaires à l'adresse de l'assistance. Cependant, et comme celle-ci peut avoir la mémoire courte ou qu'une partie de l'auditoire peut n'avoir pas assisté à la représentation précédente, les acteurs bretons recourent quelquefois à un expédient original auquel s'est laissé prendre plus d'un crédule spectateur. «Une belle demoiselle, une étrangère, dit Luzel, paraît tout à coup à l'extrémité de la place, sur une haquenée blanche; elle traverse les rangs pressés de la foule, toute surprise, et pousse jusqu'au théâtre, où le _Prologue_ est en train de débiter son discours. Elle s'arrête, adresse la parole à l'orateur et lui demande la raison d'un si grand rassemblement et pourquoi il pérore et gesticule de la sorte, comme un comédien sur le théâtre. Le _Prologue_, en galant artiste, lui tend la main, l'invite à monter près de lui et lui fait un résumé fidèle de ce qui a été représenté la veille, ainsi que de ce qui va suivre. La belle demoiselle, satisfaite, le remercie de sa complaisance et témoigne de son regret de ne pouvoir assister à la représentation; mais il faut qu'elle soit à Tréguier avant la nuit; elle remonte donc sur sa haquenée blanche, fait ses adieux et disparaît par la route qui mène vers la ville.» Les acteurs reviennent alors en scène et entament la seconde partie de la pièce. Il est bien rare qu'elle soit terminée avant le coucher du soleil. L'action languit un peu dans les pièces bretonnes. Tout s'y passe en récits, et, par surcroît, ces récits sont coupés de cantiques interminables. Les récits eux-mêmes et jusqu'au dialogue, au lieu d'être déclamés comme chez nous, sont psalmodiés sur un air de plain-chant qui ralentit encore la marche de l'action. Vaille que vaille, on arrive au dénouement. Mais tout n'est point terminé avec la pièce, et il reste à entendre l'épilogue de la seconde journée ou _bouquet_. C'est là que le poète doit montrer toute son adresse et sa science et répandre à pleines mains les fleurs de sa naïve rhétorique. Il s'agit en effet, après avoir amusé le peuple, de stimuler sa générosité. Entreprise délicate. Tandis que le _Bouquet_ déploie ses grâces sur la scène, deux des confrères du récitant circulent dans les rangs de l'assistance. Le public breton ne se fait pas trop tirer l'oreille et les pièces de dix sols, mêlées au billon, pleuvent dans l'escarcelle des acteurs. Le produit de cette quête est tout leur bénéfice et ces braves gens sont satisfaits s'il suffit à payer le banquet pantagruélique qui les réunira, sous quelque tente de cabaret, à la fin de la dernière journée. Leurs frais, par ailleurs, sont assez médiocres. Telle est la passion dramatique du public breton que c'est à qui prêtera gratuitement sa collaboration aux acteurs: les menuisiers, charpentiers, forgerons, s'emploient à la construction de la scène; les paysans fournissent le charroi; les aubergistes, des fûts vides; les bourgeois, des ornements et des planches. Il n'était pas jusqu'aux familles nobles qui ne se fissent un devoir de fouiller dans leur garde-robe et d'y emprunter «des vieilles rapières rouillées, perruques, habits de marquis et de marquises, tentures à personnage, voire des costumes de gardes nationaux pour orner la scène et habiller les acteurs». [Illustration: UNE RÉPÉTITION DE MYSTÈRE EN BRETAGNE: LA VIE DE SAINT GWÉNOLÉ.] Le théâtre breton n'est cependant pas très riche en mystères originaux. Sur les quelque cent cinquante spécimens que nous en possédons et dont les sujets sont presque toujours empruntés aux romans de chevalerie et à la vie des saints, à peine ou cinq ou six traitent des sujets strictement bretons. _La vie de saint Gwénolé_ est du nombre. L'action nous transporte au Ve siècle, à la cour du roi Grallon, dans la légendaire ville d'Is. C'est une triste époque pour la Bretagne. Grallon, par sa faiblesse, a laissé la licence et les vices s'installer en maîtres dans sa capitale. À l'anarchie des moeurs s'ajoute la menace de l'invasion étrangère. Mais Dieu suscite à temps un sauveur dans la personne du jeune Gwénolé, neveu de Grallon et fils d'un seigneur de la Grande-Bretagne nommé Frégan et de sa femme, la princesse Alba. La curieuse gravure que nous donnons ici, d'après un «instantané» pris pendant les répétitions de Ploujean, représente la scène où Frégan et sa famille supplient le Seigneur de venir en aide aux Bretons. Cette prière est exaucée: l'invasion barbare est repoussée et Grallon se convertit au vrai dieu. Mais ses sujets, au lieu de l'imiter, le tournent en dérision et se ruent dans la débauche avec une furie nouvelle. Cette fois la patience divine est à bout. Is, en qui ressuscitent Gomorrhe et Sodome, connaîtra le même sort que ces villes maudites: elle périra par l'eau comme elles ont péri par le feu. Gwénolé, «le saint de la mer», est chargé d'en avertir Grallon. GWÉNOLÉ. La troisième nuit du troisième jour, Is sera engloutie; Dieu aura fait justice. Mais, ô mon oncle, avant de vous quitter, je vous conjure de bien guetter le chant du coq: à dix heures il chantera et vous vous préparerez à quitter la ville; et, quand il chantera pour la seconde fois, vous sauterez en selle; et, quand il chantera pour la troisième fois, alors il faudra faire galoper votre cheval haut et bas, sans regarder derrière vous... GRALLON. Mon saint neveu, je ferai comme vous avez dit; j'exécuterai toutes vos recommandations. GWÉNOLÉ. Adieu donc, mon oncle! Et à vous aussi, pauvres gens d'Is, qui n'avez pas voulu m'écouter et vous convertir, adieu! Désormais je ne puis rien pour vous. Telle est, dans ses grandes lignes, l'affabulation du mystère joué à Plonjean et dont la représentation, placée sous le patronage des plus hautes autorités du monde celtique, d'Arbois de Jubainville, Loth, Gaidoz, etc., et présidée par Gaston Paris, a obtenu tout le succès qu'on était en droit d'espérer. Sous différents noms, nous avons eu en ces derniers temps plusieurs essais de théâtre populaire. On n'a pas oublié, particulièrement, les représentations de la Motte-Sainte-Héraye, de Puiserguier, de Brives, surtout de Bussang, dans les Vosges, en un cadre plein de fraîcheur et de magnificence, où les sévères beautés de la montagne s'allient à la grâce fleurie des vallées et des plaines. Et l'on sait les efforts tentés, à Tardets et à Barcus, pour ranimer la pastorale basque. Ces théâtres en plein champ ont désormais leur pendant à la pointe extrême du territoire, en Bretagne. Il s'agit moins ici, à vrai dire, d'une création, comme à Bussang et à La Motte-Sainte-Héraye, que d'un essai de restauration. L'essai a réussi. Peut-être, s'il provoque d'autres tentatives, rendra-t-il, quelque vie à l'art dramatique breton et lui permettra-t-il de courir une nouvelle carrière dans le champ élargi de la tradition et de l'histoire[8]. [Note 8: Nous étions bon prophète en écrivant ces lignes: le théâtre breton, nouveau phénix, renaît un peu partout de ses cendres. Il y a aujourd'hui près de trente troupes d'acteurs en Bretagne et le répertoire de ces troupes s'enrichit chaque jour de quelque pièce nouvelle. Le barde Taldir (Jaffrennou) n'a pas composé à lui seul moins de sept pièces dont plusieurs, comme _Pontkallee_, fort remarquables: elles viennent d'être réanies en volume sous le titre: _Teatr brezonek poblus_.] _Danses et Musiques populaires._ On avait cru longtemps, sur la foi des dictionnaires, que la danse avait disparu dans la tourmente des invasions barbares pour renaître seulement au XVe siècle dans la Florence des Médicis. Grave erreur! M. Alfred Jeanroy a retrouvé nombre de chansons remontant au XIIIe siècle et M. Joseph Bédier vient de proposer de ces chansons une interprétation aussi ingénieuse que nouvelle. Oui, l'on dansait au moyen âge; mais l'on y dansait aux chansons, comme on fait encore dans le peuple et chez les enfants. _Nous n'irons plus au bois_; _Giroflé, Girofla_; _Il pleut, il pleut bergère_; _Compère Guilleri_; _le Chevalier du guet_, etc., etc., autant de chansons populaires qui sont en même temps des airs de rondes enfantines... Il eût été bien extraordinaire aussi qu'une race comme la nôtre se fût privée de «baller» et de «sauter» pendant huit ou neuf cents ans. Nos pères de ces temps reculés avaient surtout une danse qu'ils aimaient et qu'on appelait la _carole_. Cette carole était une chaîne, ouverte ou fermée, de danseurs et de danseuses, qui se mouvaient au son des voix, plus rarement au son des instruments. La danse consistait, à l'ordinaire, en une alternance de trois pas faits en mesure vers la gauche et de mouvements balancés sur place; un vers ou deux remplissait le temps pendant lequel on faisait les trois pas et un refrain occupait les temps consacrés aux mouvements balancés. Un coryphée conduisait le branle et chantait les airs à danser, que le choeur reprenait au refrain. Cela n'était pas très compliqué, sans doute, mais cela ne manquait point d'une certaine grâce rustique, comme on peut s'en convaincre en visitant les pays où nos anciennes danses populaires se sont conservées. Car nos anciennes danses populaires vivent encore. Je ne suis pas sûr que la _morisque_, malgré son nom étrange et les grelots qu'on s'y attache aux genoux, remonte directement à la conquête sarrasine et je laisse à de plus savants de décider si le siège de Marseille par Jules César est pour quelque chose dans les _Olivettes_, ce joli pourchas mystérieux où les danseurs, couronnes de feuillage, se relancent d'arbre en arbre en chantant: Allons! allons, Annette! Dansons les _Olivettes_... Mais je verrais volontiers dans la _farandole_ provençale une réminiscence de la carole. La farandole aussi est une chaîne que mène un coryphée. Et tantôt la chaîne se noue, tantôt elle s'allonge en spirales, tantôt elle glisse sous l'arc des bras levés pour lui donner passage... [Illustration: CHANSON POPULAIRE: LE CHEVALIER DU GUET.] Ah! la jolie danse, si vive, si gaillarde, si franchement, si sainement populaire! Mais, pour la conduire, il faut un tambourin. Or il paraît que le tambourin se meurt; et, si je n'ajoute pas: le tambourin est mort, c'est qu'afin de lui rendre quelque vie, nos bons félibres, sur l'initiative d'un des leurs, M. Claude Brun, pétitionnent et s'agitent pour obtenir l'ouverture d'une classe de tambourinaires au Conservatoire de Marseille. Vous me direz qu'il y avait déjà des «écoles» de tambourinaires à Aubagne, à Cannes, à Aix, etc. Pauvres écoles sans doute! Et vous m'objecterez le Valmajour d'Alphonse Daudet, qui n'avait pas eu besoin de professeur et s'était découvert une âme de tambourinaire «en entendant chanter le rossignol». Peut-être n'y a-t-il plus de rossignols en Provence. De toute manière M. Brun a raison, et il ne faut point attendre, si l'on veut sauver du trépas le peu qui subsiste chez nous de l'antique «ménestrandie» populaire. Ce n'est pas le tambourin seulement qui est menacé, c'est la cabrette auvergnate, la vielle et la musette berrichonnes, la bombarde et le biniou bas-bretons. Que viennent à disparaître ces instruments vénérables, et les airs qu'ils sonnaient, les danses qu'ils accompagnaient, disparaîtront avec eux. Notre patrimoine artistique en serait singulièrement diminué. Et la couleur locale n'en souffrirait pas moins. Vous imaginez-vous la Provence sans ses tambourinaires? «Le tambourinaire, dit Daudet, mais c'est la Provence faite homme!» Tout le corps de l'instrumentiste vibre à la fois: une des mains bat la caisse, l'autre se promène agilement sur les trous d'une petite flûte. _Pan-pan_, dit le tambourin; _tu-tu_, réplique le galoubet. Et en avant pour la _farandole_, la _morisque_ ou les _olivettes_! Mais il n'est pas de tambourin qu'en Provence, et le Béarn aussi a le sien, moins étroit, sinon moins léger, sorte de bedon à six ou sept cordes accordées en quintes. Comme en Provence, l'instrumentiste n'en joue que d'une main; l'autre tient un flûtet à cinq trous. Et les Béarnais, svelte race, jarrets d'acier, s'entendent à suivre le mouvement: ces «petits hommes noirs et brûlés», comme les appelle Michelet, ne craignent personne au déduit non plus qu'au feu. Un peu plus bas, vers le sud-ouest, chez les Basques, qui ont donné leur nom au petit tambour à grelots en usage dans toute l'Espagne et l'Afrique mauritane, une vieille danse, le _monchico_ ou danse des mouchoirs, rapide, violente, toute en bonds, très chaste pourtant (les danseurs, sans se toucher, se tenant par le mouchoir), n'a pas cessé de garder la vogue. Elle se danse sur les places publiques, les jours de fête, aux sons du bedon et de la _chirula_, «fluteau de bois percé de trois trous, qui rend, dit M. Louis Labat, des sons vifs et grêles». Un certain abbé Poussatin, sous Louis XIV, excellait au _monchico_, et Hamilton, dans ses _Mémoires_, l'appelle «le premier prêtre du monde pour la danse basque». Les savants, qui discernent facilement l'ascendance latine de la _chirula_ et du galoubet, nés tous deux de la _tibia_, sont plus divisés sur les origines du tambourin. Il est certain que cet instrument fut en usage dans nos armées à partir du XIVe siècle. Du moins le tambourin des Suisses ressemble-t-il singulièrement au tambourin provençal, caisse étroite et légère que l'exécutant porte suspendue à son bras, gauche, tandis qu'il la frappe de la droite avec une petite baguette. Il est possible, malgré tout, que le tambourin, tant béarnais que provençal, ne soit pas d'origine militaire. On m'affirme que, bien avant que nos armées connussent cet instrument, donc avant le XIVe siècle, les jongleurs méridionaux en faisaient usage; tambourin et galoubet auraient accompagné les «canzones» des troubadours populaires qui couraient les châteaux et les cités du Midi. Je ne demande qu'à le croire. Il faudrait donc que les tambourins fussent venus d'Orient à nos Méridionaux par l'intermédiaire des Sarrasins. Car, pour ceux-ci, il ne fait point de doute qu'ils se servaient de cet instrument, aux lieu et place de trompette, pour cadencer la marche de leurs fantassins. On sait, d'autre part, combien fut profonde l'empreinte sarrasinoise sur les populations de la vallée du Rhône et de la Garonne. Peu nous chaut, d'ailleurs, que le tambourin vienne des Suisses ou des Sarrasins. L'important, c'est que ses batteries et roulements soient encore chers au peuple. Divisés à son propos, les savants se retrouvent d'accord sur les cabrettes, musettes, binious et cornemuses, postérité incontestable de l'antique _utricularium_ ou _tibia utricularis_ des pâtres du Latium. Les binious sont particuliers à la Bretagne; ils ne jouent jamais seuls, mais accompagnés de la bombarde, sorte de hautbois généralement en buis, quelquefois en ébène incrusté d'étain ou d'argent, et, si le biniou sert de tonique, c'est la bombarde qui mène le branle, tient le premier rôle. Détail curieux, relevé par Narcisse Quellien: ces deux instruments, qui sont faits pour jouer et forcés de vivre ensemble, ne sont pas d'accord du tout; ils vont à l'unisson, mais à la distance d'un demi-ton ou quasi, l'un donnant l'_ut_, l'autre le _si_. Nos Bretons, par bonheur, ne sont pas à un demi-ton près! Grands amateurs de danses, ils font fête à leurs ménétriers, experts en l'art de mener les _jabadao_, les passe-pieds et les dérobées. Marches et balancés se retrouvent dans ces danses comme dans la carole et ils se retrouvent également dans la fameuse bourrée auvergnate. «La bourrée est une danse et un chant, dit M. Jean Ajalbert; ce sont des airs de bourrée que joue la cabrette, et souvent le cabretaire chante les paroles en même temps.» Cabrette vient évidemment de chèvre (_cabre_ ou _chavre_ en patois). Le gracieux nom, et si expressif! Vous l'avez peut-être entendue quelquefois, dans l'arrière-boutique d'un marchand de vins des environs de la Roquette ou de la Bastille, cette cabrette auvergnate, dont l'outre de peau est habillée de velours rouge et qui n'a pas sa pareille pour entraîner les danseurs de bourrées. Mme de Sévigné, qui s'y connaissait, trouvait ces bourrées d'Auvergne «la plus surprenante chose du monde»; elle ne tarissait point d'éloges sur la justesse d'oreille et la légèreté de jarret des danseurs. Les Auvergnats d'aujourd'hui--_et youp là, la catarina_!--sont les dignes héritiers des paysans et des paysannes dont s'enchantait la marquise. Jean Ajalbert nous décrit joliment ces cabretaires de Paris, juchés dans une logette, à laquelle ils accèdent par une échelle mobile qu'on retire dès qu'ils sont installés. Les danseurs sont en place aussitôt que la cabrette se gonfle. Et, dès la première note, ils partent, courent, glissent, martèlent le plancher à grands coups de talon, poussent par intervalle des cris aigus: _You! You!_ en faisant claquer leurs doigts. Chaque bourrée coûte deux sous, que l'associé du cabretaire recueille au milieu de la danse; mais on en a pour son argent, comme on dit, et il est sans exemple qu'un cabretaire ne soit pas allé jusqu'au bout de la dernière mesure... Il y eut une province, longtemps, qui, sur la foi de George Sand, passa pour le pays par excellence des maîtres-sonneurs: le Berry. Au soir tombant, les notes suraiguës de la cornemuse montaient, concert agreste, des _traînes_ et des _charrières_. Et, les jours de _rapports_ (foires), dans les _vigeons_ (cabarets) et sur les places publiques, il faisait beau voir les robustes gars berriots «en habits tout flambants neufs, rubans au chapeau et à la boutonnière, les gentes filles réjouies sous leurs fins _coffions_ brodés», danser la sauteuse et la montagnarde autour de l'estrade en planches où trônaient les cornemuseux. Hugues Lapaire a écrit tout un livre délicieux sur les instruments populaires du Berry, la musette et la vielle. Ce n'est point sa faute sans doute si son livre ressemble par endroits à un nécrologe. Mais il n'est que trop vrai que les Gadat, les Gadet-Trichot, les Balonjat, les Rivalet, les Grisol, dit Compagnon de Nevers, dont l'enseigne, sur la route de Fourchambault, portait cette mention étrange: «Compagnon, maître-musitien (_sic_) et marchand de sangsues», tous les grands maîtres-sonneurs d'autrefois ne sont plus qu'un souvenir chez nos Berriots. C'est à Paris, dans l'atelier du sculpteur Baffier, tenant suprême de la tradition expirante, qu'on peut ouïr les derniers sons de la musette berrichonne... Qu'on m'apporte du houx Pour y percer trois trous... Du houx, du buis ou du sureau Avec une peau de chevreau, Pour faire une musette, lon la, Pour chanter mes amours Tout le long de mes jours! Ainsi chantait Pierre Dupont, à peu près au même temps où «la bonne dame de Nohant» écrivait ses _Maîtres-Sonneurs_. Ironie des choses! C'est dans le pays même de Joset, de la Fadette et du Champi, que la musette berrichonne compte le moins de dévots. «Il y a encore dans la Vallée-Noire quelques mauvais sonneurs, confiait mélancoliquement à Lapaire Maurice Rollinat. Quant aux maîtres, comme le Joset de George Sand, ils ont complètement disparu. Les abominables crins-crins et clarinettes sont en train de supplanter les si poétiques vielles et cornemuses. L'âme des solitudes n'aura bientôt plus pour pleurer que le chant perdu des crapauds.» Eh quoi! dira-t-on, la vielle aussi? De tous les instruments dont se servaient les ménétriers d'autrefois, flûtes, violes, rebecs, théorbes, micamons, tambourins, c'était la vielle qui gardait leur préférence, comme ayant «plus clere vois et doux sons». Et l'on sait quel renouveau inattendu, à la fin du XVIIIe siècle, lui ouvrit toutes grandes les portes de Trianon, fit d'elle et du clavecin les délices d'une société qui préludait par des bergeries à la tragédie de 93. De la cour et des salons, la vielle descendit dans la rue avec Fanchon la Vielleuse; nos campagnes lui furent un dernier asile. J'ai connu des joueurs de vielle en Bretagne, entre autres Pierre Rondet, dont le souvenir est toujours vivant à Mégrit; et le père «Zim-Zim» qui se tenait en permanence au coin de la rue Saint-Léonard, à Nantes, et que la malignité publique accusait de «coucher sur une paillasse bourrée de billets de banque». Il y a peu de temps encore, au bois de Clamart, je rencontrai un vielleux auvergnat, Marion Bournazot, né natif de Saint-Laurent-des-Églises par Ambarzac (Haute-Vienne), qui, seul à l'écart, «tournait la manivelle», les yeux perdus dans son rêve. Si grêle, comme fêlé, l'antique instrument devait receler dans ses flancs un peu de l'âme du pays où il était né. Il était à sa manière un évocateur. Ne dit-on point qu'à Nantes, entre deux noyades, Carrier aimait jouer de la vielle? Si le farouche proconsul s'est quelquefois humanisé, ce n'a pu être qu'à ces heures-là, tandis que s'éveillaient au creux de l'instrument les vieux airs entendus dans son pays d'Aurillac. Cette même vielle, chez les Savoyards, s'appelait _fanfoni_. C'était au temps, déjà lointain, où, costumés en ramoneurs, les enfants de la rude province battaient l'estrade en compagnie de leur inévitable marmotte. Il n'y a plus de ramoneurs ambulants: il n'y a que des fumistes sédentaires, et Mme Récamier, qui commença de concevoir des doutes sur sa beauté le jour où les petits Savoyards ne se détournèrent plus sur son passage, devrait recourir maintenant à un critérium moins infaillible. Mais combien d'autres provinces qui ne se sont pas montrées plus respectueuses à l'égard de leurs musiques et de leurs danses traditionnelles! Où sont les galants joueurs de fifres qui précédaient, à la grande dukasse de Dunkerque, les mannequins du bonhomme Reuss et de sa femme Gentille? Où la _zuarne_ enrubannée des _fluteux_ morvandiaux? On dit que les fanfares militaires jouent encore, à Douai, l'air de danse de Gayant, arrangé en pas redoublé; mais, à Metz et dans toute la Lorraine, on ne danse plus les antiques _trimazos_: C'est maye, la mi-maye, C'est le joli mois de maye Aux _trimazos_! Vernon ne connaît plus les entrechats de la Tête-de-Veau; Gap le belliqueux _bachuber_; Cancale et Vitré, la piquante _gigoyette_; Riez, la _bravade_ sarrasine; Bourg-en-Bresse, le _chibreli_, le _rigodon_ et le _branle-carré_, évincés les uns et les autres par l'insipide quadrille et la fastidieuse polka. Évanouies encore, sombrées dans l'oubli, ces danses si pittoresques, tantôt profanes, comme la _poitevine_, dont Louis XI, à Plessis-les-Tours, régalait sa morose vieillesse, la _périgourdine_, la _tresche_, la _villanelle_; tantôt d'origine religieuse et qui nous reportaient en plein paganisme, comme le pas des Brandons et l'étrange sarabande de Saint-Lyphard, avec son simulacre de sacrifice humain sur les rochers du Crugo. Aussi bien les caroles du XIIe siècle, pour si anciennes soient-elles, ne seraient, d'après certains médiévistes, que «le reflet de plus anciennes danses paysannes». Et qui sait, au bout du compte, si celles-ci ne viennent pas elles-mêmes des branles sacrés qu'exécutaient, sous la lune, nos aïeux celtes et qu'ils avaient apportés peut-être des plateaux de la Haute-Asie? «La danse est une prière», dit, chez M. Anatole France, le mage Sembobitis. Ce mage parlait d'or; mais il ne parlait que de la danse populaire. C'est la seule qui ait gardé de son origine liturgique je ne sais quoi de grave et de frémissant, comme la musique populaire est la seule capable d'éveiller en nous certains sentiments très simples et très primitifs: l'amour du pays natal, l'attachement à la tradition, etc. En 1870, le préfet du Finistère mobilisa tous les sonneurs de biniou de son département et les envoya au camp de Conlie. Sans le savoir, il reprenait une disposition du commissaire Dalbarade, lequel, à la date du 11 juillet 1794, au plein de la Terreur, écrivait à l'amiral Villaret-Joyeuse: «Il convient de donner aux équipages des «bignoux» et des tambourins pour entretenir la joie parmi eux...» Villaret-Joyeuse s'exécuta-t-il? On le croit. Toujours est-il qu'à partir de ce moment les désertions s'arrêtèrent; la nostalgie dont souffraient nos équipages disparut comme par enchantement... Et voilà de ces miracles tels qu'on n'en connaît point à l'actif des instruments de musique savante,--ces aristocrates! _La cérémonie des Noces en Bretagne_[9]. [Note 9: Voir pour plus de détails sur la cérémonie des noces en Bretagne, la première série de notre ouvrage: _l'Âme bretonne_, à laquelle nous avons emprunté certains éléments de ce chapitre.] Il est peu de pays, je crois, où le mariage prête à un cérémonial plus compliqué, plus pittoresque aussi, qu'en Basse-Bretagne. Il y a une cinquantaine d'années surtout, avant que les chemins de fer n'eussent éventré de toutes parts La terre de granit recouverte de chênes, on pouvait assister, dans les fermes où se trouvait une jeune fille à marier, aux scènes de moeurs les plus inattendues. La demande en mariage ne se faisait point par l'intermédiaire des parents. C'était un tailleur, homme d'esprit souple et de langue acérée, qui en était ordinairement chargé. On appelait ce messager d'amour le _bazvalan_, des deux mots celtiques: _baz_, baguette, et _balan_, genêt, parce qu'il avait d'habitude pour caducée une branche de genêt fleuri. On le reconnaissait du premier coup d'oeil à cet insigne et aussi à ses bas de chausses bi-partites, dont l'un était rouge et l'autre violet. Le _bazvalan_ commençait par s'assurer de l'assentiment de la jeune fille et des parents. Il revenait une seconde fois à la ferme pour la demande officielle; mais il était accompagné cette fois-là du jeune homme à qui l'on ménageait un tête-à-tête avec la jeune fille. Leur entretien terminé, les nouveaux accordés s'approchaient, en se tenant par le petit doigt, de la table où avaient déjà pris place leurs parents respectifs; on leur apportait une miche de pain frais, un couteau et un verre. Le même couteau devait leur servir à couper le pain et ils devaient boire dans le même verre l'hydromel ou le cidre que leur versait le _bazvalan_. Après cette sorte de communion préparatoire, qui s'observe encore à Plougastel ils étaient regardés comme liés l'un à l'autre: celui des deux qui se fût dédit eût été l'objet du mépris public. Entre temps et d'un commun accord, les parents des nouveaux fiancés avaient fixé la date des noces. La jeune fille, accompagnée de son garçon d'honneur, le jeune homme, de sa fille d'honneur, s'étaient rendus de porte en porte pour faire leurs invitations. Plus on est pauvre en Bretagne, plus on tâche qu'il y ait d'invités à la noce. C'est que, là-bas, les convives ne paient pas seulement leur écot: ils offrent encore aux mariés les éléments du repas de noce, beurre, oeufs, boudins, _arbelèze_, cuissots de veau, et la boisson par surcroît. Aucun peuple n'a l'esprit plus communautaire et n'est en même temps plus jalousement individualiste. Je ne me charge pas de vous expliquer cette contradiction. Tant y a que, grâce aux cadeaux de toutes sortes qui affluent chez les nouveaux époux, les moins fortunés ont de quoi se mettre en ménage et faire face aux premières nécessités de leur vie commune. La mutualité bien entendue produit de ces miracles. [Illustration: UNE NOCE EN BRETAGNE. D'après un tableau de Leleux.] Mais c'est dans les fermes riches de la Cornouaille que les cérémonies du mariage revêtaient une originalité et une couleur dont on ne trouverait nulle part les équivalents. La noce avait toujours lieu à cheval. Dès la fine pointe de l'aube, au jour marqué, la cour de la ferme se remplissait d'une joyeuse cavalcade qui venait chercher la jeune fille et ses parents pour les conduire à l'église. «Le fiancé est à leur tête, raconte La Villemarqué, le garçon d'honneur à ses côtés. À un signal convenu, son _bazvalan_ descend de cheval, monte les degrés du perron et déclame à la porte de la future, sur un thème invariable, mais arbitrairement modulé, un chant improvisé, auquel doit répondre un autre chanteur de la maison qui fait près de la jeune fille, comme le _bazvalan_ près du jeune homme, l'office d'avocat et que l'on nomme _breutaer_.» Le tournoi des deux rimeurs prend fin par la victoire du _bazvalan_. Le malin personnage est introduit dans la grande pièce du logis, qui sert tout à la fois de salon, de réfectoire et de cuisine. Il s'assied un moment à la table des maîtres, puis retourne dans la cour chercher le fiancé... Le père de la jeune fille attend son futur gendre sur le pas de la porte: dès qu'il paraît, il lui remet une sangle de cheval que le fiancé devra passer à la ceinture de sa belle. C'est l'occasion d'un nouvel impromptu rimé pour le _breutaer_: «J'ai vu dans une prairie une jeune cavale joyeuse, etc., etc.» Le tour du _bazvalan_ vient ensuite. Il prend la jeune fille par le petit doigt et la mène vers ses parents: «Allons, jeune fille, lui dit-il, courbez vos deux genoux et baissez le front sous les mains de votre père... Vous pleurez?... Oh! regardez votre père et votre pauvre mère... Eux ils pleurent aussi, mais combien leurs larmes sont plus amères que les vôtres!... ils vont se séparer de la fille qu'ils ont bercée et fait danser dans leurs bras! Qui ne sentirait son coeur se briser à la vue d'une pareille douleur? Et pourtant il faut que ces pleurs tarissent... Père tendre, ta fille est là, regarde, à genoux, les bras tendus!... Pauvre mère, avance tes mains!... Une prière et une bénédiction pour l'enfant qui va partir! (_Le père et la mère donnent leur bénédiction à la jeune fille._) Assez maintenant. Vous avez obéi aux commandements de Dieu. Jeune fille, embrasse tes parents et relève-toi forte, car tu appartiens désormais à un homme!» Les assistants montaient aussitôt à cheval. En tête, sur la même haquenée, s'avançaient le fiancé et sa future, celle-ci avec autant de galons d'argent à ses manches ou de petits miroirs à sa coiffe qu'elle recevait de mille livres de dot. Le rendez-vous général était au bourg voisin, que de longues distances séparaient souvent de la ferme. Mais, avant de pénétrer dans la mairie et à l'église, il restait une dernière formalité à remplir. Précédés du _bazvalan_, le fiancé et sa future se dirigeaient vers le cimetière et, arrivés devant les tombes de leurs parents, ils se mettaient à genoux, tandis que le _bazvalan_ récitait à voix haute la formule consacrée: «Maintenant que les vivants ont consenti au mariage de leur fille, nous venons vers vous, âmes des ancêtres, et nous vous adjurons de nous délivrer aussi votre consentement. Vous voyez tout, et vous savez l'avenir autant que le passé. Accordez-nous la jeune fille que recherche notre ami et, connaissant de quelle affection il vous eût chéries, bonnes âmes, agréez-le pour votre enfant.» Cette fois il n'y avait plus qu'à passer devant M. le maire et M. le recteur (curé). Ces deux parties du cérémonial n'avaient rien d'extraordinaire. Il paraît cependant qu'en certaines paroisses, quand l'assistance était toute rendue dans la sacristie, le prêtre tirait d'un panier que portait le garçon d'honneur un petit pain blanc sur lequel il faisait le signe de la croix avec la pointe d'un couteau et qu'il partageait entre les deux époux. La noce sortait enfin de l'église. Bim! Boum! De tous côtés, sur la place du bourg, pétaradaient les coups de fusil; bombardes et binious éclataient en sonorités aiguës. L'assistance remontait à cheval et reprenait le chemin de la ferme. Sur l'aire neuve, dans le courtil et les granges, des tentes étaient dressées, vastes quelquefois à pouvoir loger 1500 convives. Comment décrire ces banquets de Gamache? Longtemps contenue et d'autant plus exubérante, la gaieté bretonne, comme un cidre pétillant, lâchait sa bonde et giclait au grand soleil. Commencé à midi, le festin ne s'achevait souvent qu'à six heures du soir. Chaque service était annoncé par un air de biniou et de bombarde. Puis, les tables enlevées, jeunes filles et garçons nouaient leurs rondes sur l'aire neuve. Les _jabadao_ succédaient aux passe-pieds, les _laridés_ aux gavottes. C'est la scène qu'a finement traduite le peintre Leleux dans le tableau dont nous donnons une reproduction. Bien avant dans la nuit, surtout en été, les danses se prolongeaient, et il ne fallait pas moins, pour suspendre l'entrain des couples, que l'annonce, faite à pleine voix par le _bazvalan_, des préliminaires de la _Soupe au lait_. Nombre de vieux us matrimoniaux ont disparu, même en Bretagne, ce Conservatoire par excellence de la tradition: la coutume de la soupe au lait s'y est maintenue avec fidélité. Brizeux l'a popularisée dans une ballade célèbre: Chantons la soupe blanche, amis, chantons encor Le lait et son bassin plus jaune que de l'or. Près du lit des époux chantons la soupe blanche. La voilà sur le feu qui bout dans son bassin. Comme les flots de joie et d'amour dans leur sein, La voilà sur le feu qui déborde et s'épanche. Chantons, etc. Bien! Le lait jusqu'aux bords dans les écuelles fume: Dans un seul vase offrons leur part aux deux époux, Pour qu'ils boivent toujours ainsi que ce lait doux Dans un vase commun le miel et l'amertume. Chantons, etc. Admirez! admirez! De ses larges mamelles La génisse féconde a donné ce lait blanc. Ainsi la jeune mère, avant la fin de l'an, Versera son lait pur à deux bouches jumelles. Chantons, etc. Saint Herbod, écoutez les appels de notre âme, Et vous, sainte Enora, les voeux de notre coeur: Oh! ne laissez jamais sans la douce liqueur Les pis de la génisse et les seins de la femme. Chantons, etc. Assez! Les mariés ont bu la soupe blanche. L'épouse rougissante est pleine d'embarras. Elle voudrait cacher sa tête sous son bras. L'époux attire à lui cette fleur qui se penche. Chantons la soupe blanche, amis, chantons encor Le lait et son bassin plus jaune que de l'or. Ce que ne dit point le poète, c'est le mélange de sérieux et de gaieté qui accompagne cette petite scène: les nouveaux mariés sont assis sur un banc, quelquefois même couchés dans leurs lits clos à volets mobiles. Le garçon et la fille d'honneur leur apportent sur un plateau le bassin qui contient la soupe; mais les cuillers sont percées; les morceaux de pain sont liés par un fil invisible. Le lait fuit de tous côtés, tandis qu'aux éclats de rire de l'assistance, les mariés font leurs efforts pour en attraper quelques gouttes. De guerre lasse, ils laissent tomber la cuiller. C'est le moment que guettent les garçons et les filles d'honneur pour entonner la chanson de la soupe au lait. Il y a plusieurs variantes de cette chanson. Celle qu'on chante sur le littoral trégorrois est particulièrement grave et mélancolique. Je ne puis en donner ici qu'un court fragment. L'auteur anonyme de cette émouvante composition y a fait tenir tout le drame de la vie bretonne; il ne flatte pas les nouveaux époux; il leur peint le mariage sous des couleurs plutôt sévères. «Aimez-vous bien l'un l'autre, dit-il en terminant. Gardez l'un pour l'autre une étroite fidélité; élevez vos enfants dans la crainte de Dieu.--Par ainsi, chrétiens, quand l'heure de la mort sonnera pour vous, votre séparation ne sera point éternelle, et Dieu vous donnera la joie de vous retrouver dans son paradis.» La première journée des noces est terminée. La seconde est d'un caractère tout différent. Elle commence par un service funèbre auquel assistent tous les invités de la veille: les morts ne sont jamais oubliés en Bretagne. Mais il y a une autre catégorie de malheureux pour qui ce jour est un jour de liesse; ce sont les pauvres, ces _hôtes de Dieu_, comme les appelle une expression bretonne. Pareils à un volier de moineaux pillards, ils s'abattent sur la ferme des quatre aires du vent. Tous les éclopés de la création sont réunis là; on dirait une nouvelle Cour des miracles. [Illustration: LE JOUEUR DE BINIOU.] «Revêtus de leurs haillons les plus propres, dit La Villemarqué, ils mangent les restes du festin de la veille; la nouvelle mariée, la jupe retroussée, sert elle-même les femmes, et son mari les hommes. Au second service, celui-ci offre le bras à la mendiante la plus respectable; la jeune femme donne le sien au mendiant le plus considéré de l'assemblée, et ils vont danser avec eux dans la cour. Il faut voir de quel air se trémoussent ces pauvres gens! Les uns sont nu-pieds; les «merveilleux» portent des sabots; il y en a nu-tête; d'autres ont des chapeaux tellement percés que leurs cheveux s'échappent par les crevasses; tous les haillons volent au vent; mainte ouverture trahit la misère, mais laisse voir battre le coeur; les pieds s'agitent dans la fange, mais l'âme est dans le ciel.» La nuit venue, les pauvres, avant de quitter la ferme, adressent aux nouveaux époux leurs souhaits de prospérité. Le plus âgé de la bande se place ensuite au milieu de l'aire, s'agenouille et récite un _De profundis_ pour les trépassés. Cette fois tout est fini. Le _De profundis_ achevé, les pauvres se relèvent et s'en vont; mais leur lèvres reconnaissantes balbutient encore de sourdes prières. «Le murmure monotone de leurs voix, dit un poète, se fait entendre quelque temps au dehors et meurt insensiblement dans les bois, tandis que les époux, dont ils ont sanctifié l'union par leur présence, commencent une vie nouvelle sous les auspices de la charité.» _La Fête des Morts._ C'est l'automne. Les dernières feuilles tombent; une bise aigre balaie les rues, siffle aux carrefours. Plus d'hirondelles! Aux encoignures des restaurants et des cafés populaires, le «chand de marrons» établit son fourneau en plein vent; les «biquots», cependant, font retraite vers leurs vallées natales. Jusqu'au printemps prochain, nous n'entendrons plus leur _pilouit_ et leur musette; nous ne les verrons plus, le béret sur l'oreille, pousser leurs troupeaux de chèvres, au petit jour, à travers les rues de la capitale. Originaires du pays basque, ils restent fidèles à leurs Pyrénées et à leurs gaves. Ce sont, comme les hirondelles, des migrateurs, des temporaires. Quelques-uns pourtant, si l'on en croit un de leurs historiens, préfèrent hiverner à Paris, dans une étable bien chaude, où bêtes et gens fraternisent. Mais ils sont l'exception; le gros des migrateurs reprend, chaque automne, le chemin du pays... Autre signe de l'hiver qui vient: la violette de Parme a fait son apparition aux Halles. Elle nous arrive de Cannes, de Nice, de Menton, où sa culture occupe plusieurs centaines d'hectares. Il y a belle lurette que nos violettes parisiennes sont fanées: là-bas, dans les régions aimées du soleil, la jolie fleur chantée par Henri Heine et dont l'impératrice Élisabeth portait en tout temps un bouquet à son corsage ne connaît ni été ni hiver; elle fleurit à toutes les époques; on en fait des expéditions considérables sur Paris, sur l'Allemagne, sur l'Angleterre principalement, qui nourrit pour la violette une prédilection voisine du culte et que n'est pas près de connaître la coûteuse et fastueuse orchidée, fleur de millionnaires interdite aux bourses des petites _girles_ londonniennes... Et, enfin, voici les chrysanthèmes! Ah! ceux-là, plus que toutes les autres fleurs, ils sentent la Toussaint, l'hiver, le déclin et la mort des choses. Les botanistes expliquent que le nom de «chrysanthème» est dû à la couleur caractéristique jaune doré que présente le type primitif de cette fleur. Aujourd'hui, grâce à des sélections plus ou moins heureuses, nous possédons des chrysanthèmes où toutes les couleurs se marient, à l'exception justement du jaune d'or. Il y a, dit-on, deux cents variétés de violettes; il y en a peut-être quatre ou cinq cents de chrysanthèmes; groupes et sous-groupes, un profane comme moi s'y perd. Puis quels noms rébarbatifs! Passe pour le chrysanthème pompon ou le chrysanthème hybride; mais que dire du chrysanthème matricarioïforme, et n'est-il pas épouvantable de penser qu'on inflige de pareils noms à cette chose délicate, semi-ailée, à cette cassolette vivante qu'est une fleur? Le chrysanthème, depuis 1876, est promu à la dignité d'ordre impérial. C'est l'empereur Mutsuhito qui a fondé cet ordre, peu répandu, à vrai dire, et conféré seulement aux princes et aux chefs d'État: le ruban en est rouge, liséré de violet; la décoration elle-même, par ses capitules et ses rayons, évoque assez bien l'image de la fleur nationale des Nippons. Chez nous, le chrysanthème ne pouvait aspirer à un destin si glorieux. Plante d'ornement, il est devenu néanmoins, avec l'immortelle, la fleur du souvenir. On le préfère même, pour cette destination, à l'immortelle, qui reste seulement employée pour la confection des couronnes funéraires. Tout le long de la rue de la Roquette, qui est l'artère principale menant au Père-Lachaise, vous ne verrez, ces jours-ci, que bouquets de chrysanthèmes. Les fleurs, comme les livres, ont leur destin. Jusqu'en 1815, l'_helicrysum orientale_ ou immortelle jaune était à peu près inconnu en France. Originaire de la Crète et de Rhodes, il fut importé chez nous sous la Restauration, et la Provence en monopolisa quelque temps la culture industrielle. Tout de suite, sa faveur fut grande; son nom, plus que sa couleur, lui valut de symboliser la pérennité du souvenir que nous gardons à nos morts. Il y a, sans doute, d'autres immortelles que _l'helichrysum orientale_ ou immortelle jaune. Telles sont l'immortelle de la Malmaison ou _helichrysum bracteatum_, l'immortelle blanche ou _antennaria margaritacea_, l'immortelle des Alpes, plus connue sous le nom d'edelveiss... Après trois quarts de siècle d'une faveur sans partage, l'immortelle est à peu près détrônée aujourd'hui dans la sympathie publique par le chrysanthème. Mais combien d'années durera la vogue de celui-ci? Vienne quelque autre plante exotique, dont l'acclimatation ne sera pas trop difficile ni la culture trop coûteuse, et le chrysanthème, comme l'immortelle, verra se détourner de lui ses anciens adorateurs... Le culte des morts est aussi ancien que la race humaine. Si haut qu'on remonte dans l'histoire, on le trouve déjà établi au coeur de l'homme: bien avant qu'il y eût des philosophes, les générations primitives du globe envisageaient la mort non comme une dissolution de l'être, mais comme un simple changement d'existence. Sans doute, ces générations primitives ne croyaient pas que l'âme, se dégageait de sa dépouille charnelle pour entrer dans une demeure céleste; elles ne croyaient pas davantage qu'après s'être échappée d'un corps elle allait en ranimer un autre. Elles croyaient que l'âme du mort restait dans le voisinage des vivants et poursuivait à côté d'eux une existence souterraine et mystérieuse. Et c'est pourquoi, à la fin de la cérémonie funèbre, elles l'appelaient trois fois par son nom, trois fois lui souhaitaient de se bien porter, trois fois ajoutaient: «Que la terre te soit légère!» L'expression a passé jusqu'à nous, comme aussi la coutume du _Ci-gît_ ou du _Ici repose_ qu'on inscrivait sur les monuments funéraires et que nous continuons d'inscrire sur les tombes de nos morts. Cette croyance dans un prolongement souterrain de la vie a reçu des rationalistes diverses explications. Et les meilleures, s'il faut dire, ne sont guère satisfaisantes. C'est ainsi que, d'après Herbert Spencer, l'ombre mouvante des objets, l'image humaine réfléchie par les eaux, surtout les fantômes évoqués dans le rêve et l'hallucination durent suggérer aux premiers hommes la conception d'un «double», d'un corps subtil, plus ou moins séparable du corps mortel, d'un simulacre survivant à la mort et auquel on donna postérieurement le nom d'âme. De cette croyance primitive serait dérivée la nécessité de la sépulture. Pour que l'âme se fixât dans sa nouvelle demeure, il fallait que le corps, auquel elle restait attachée, fut recouvert de terre. L'âme qui n'avait pas son tombeau n'avait pas de domicile. Elle était errante et misérable, et c'est elle qui, pour punir les vivants de ne pas lui avoir donné le repos auquel elle aspirait, les effrayait par des apparitions lugubres. [Illustration: AU PÈRE-LACHAISE. Monument aux morts, exécuté par M. Bartholomé pour la sculpture et par M. Formigé pour l'architecture, installé en 189*] Mais la sépulture ne suffisait point. Et les morts avaient encore d'autres exigences. Si près des vivants, ils ne voulaient pas être oubliés d'eux; ils requéraient des hommages, des soins particuliers. Volontaires d'abord, ces soins devinrent rapidement obligatoires, prirent la forme de rites. Ainsi se serait établi le culte des morts. Il y avait un jour de l'année surtout qui était consacré chez les anciens à ce culte. Chez les Latins, les fêtes dont on les honorait ce jour-là étaient appelées _feralia_. Elles se passaient comme les nôtres en plein air. Les sanctuaires étaient fermés en effet pendant les _feralia_; toute cérémonie était suspendue; il semblait qu'il n'y eût plus d'autres dieux que les mânes des défunts présents sous terre. Aussi leurs tombes étaient-elles le rendez-vous de toute la population des campagnes et des villes. On les jonchait de fleurs et de couronnes; on y joignait des épis, quelques grains de sel, du pain trempé dans du vin pur. Le reste de la journée s'écoulait en prières et en commémorations. On voit que notre fête des trépassés ressemble singulièrement aux _feralia_ des Latins. Et, de même, nous leur avons emprunté la fête qui précède le jour des morts et que nous appelons La Toussaint. Dans l'ancienne Rome, cependant, cette fête, qui s'appelait les _caristia_, suivait le jour des Morts au lieu de le précéder. Ovide nous a laissé une description charmante des _caristia_: «Après la visite aux tombeaux et aux proches qui ne sont plus, dit-il, il est doux de se tourner vers les vivants; après tant de pertes, il est doux de voir ce qui reste de notre sang et, les progrès de notre descendance. Venez donc, coeurs innocents; mais loin, bien loin, le frère perfide, la mère cruelle à ses enfants, la marâtre qui hait sa bru, et ce fils qui calcule les jours de ses parents obstinés à vivre! Loin, celui dont le crime accroît la richesse et celle qui donne au laboureur des semences brûlées! Maintenant, offrez l'encens aux mânes de la famille; mettez à part sur le plateau des mets arrosés de libations, et que ce gage de piété reconnaissante nourrisse les lares qui résident dans l'enceinte de la maison!» Ce nom de lares, que portaient les mânes considérés comme protecteurs de la famille, de la maison, du domaine, de la tribu et de la cité, paraît avoir signifié maître ou chef. On voulait marquer ainsi que les ancêtres, même disparus, gardaient encore une autorité morale sur les foyers qu'ils avaient fondés. Ils étaient représentés dans l'_atrium_ sous forme d'images de cire ou de statues de bois. Ce n'étaient point là de vains simulacres, puisque, à certains jours de l'année au moins, les âmes des défunts quittaient leur sépulture et revenaient dans les maisons où elles avaient habité de leur vivant. La même croyance est répandue encore aujourd'hui chez les Bretons. La croyance à une sorte de survie matérielle et souterraine est également manifeste chez eux à certains traits: on voit encore, sur les anciennes tombes bretonnes, des trous en forme de calices et de buires qui servaient aux libations de laitage et de vin. À Collorec, en Cornouaille, une écuelle est placée près de chaque tombe,--l'écuelle même, dit M. Le Braz, où le défunt avait coutume de manger sa soupe quand il était de ce monde. Ne rions point de ces lointaines survivances et quand elles témoigneraient d'un esprit singulièrement archaïque. «C'est peut-être à la vue de la mort, dit magnifiquement Fustel de Coulanges, que l'homme a eu pour la première fois l'idée du surnaturel et qu'il a voulu espérer au delà de ce qu'il voyait. La mort fut le premier mystère; elle mit l'homme sur la voie des autres mystères; elle éleva sa pensée du visible à l'invisible, du passager à l'éternel, de l'humain au divin...» À quelques détails près, d'ailleurs, on peut dire que les rites de la fête des Morts sont les mêmes dans toute la chrétienté: en Islande comme à Cadix, à Vladivostock comme à Brest, c'est partout, ce jour-là, les mêmes théories funèbres, le même défilé recueilli de pèlerins se rendant au champ du repos avec des couronnes et des prières. Paris ne fait pas exception à la règle. Témoin la foule qui se presse dans ses cimetières et particulièrement au Père-Lachaise, le plus grand cimetière peut-être du monde et où reposent à cette heure plus d'un million de défunts. Le Père-Lachaise a eu son historien récemment en M. Fraigneau. Et c'est qu'il a vraiment une histoire. Bien d'église à l'origine, connu sous le nom de Champ-Lévêque et appartenant au chapitre de la cathédrale de Paris, il est acheté par les Jésuites de la rue Saint-Antoine en 1626 et prend le nom de Mont-Louis sous Louis XIV, qui y fait construire une résidence somptueuse pour son confesseur, le Père François Lachaise. D'où le nom de «Terres du Père-Lachaise» donné au domaine et qui a prévalu jusqu'à nos jours. Sous la Convention, on songe à faire de ces terres, confisquées par l'État, un lieu de sépulture. Mais les événements ne permettent pas d'exécuter le projet. Napoléon Ier le reprend; il confie à l'architecte Brongniard le soin d'opérer les transformations nécessaires et, le 21 mai 1804, Frochot, préfet de la Seine, procède à l'ouverture de la nouvelle nécropole, appelée officiellement cimetière de l'Est. Agrandie d'année en année, cette nécropole couvre aujourd'hui un énorme espace. Elle a ses rues et ses avenues comme une véritable cité, et on l'appelle en effet la Cité des Morts. Pour vaste qu'elle soit cependant, on estime que, dans une vingtaine d'années au plus, il ne restera pas un seul pouce de terrain à céder dans cette cité funèbre, qui renferme à l'heure actuelle 80500 tombes. Ajoutons, pour les amateurs de statistiques, que ces 80500 tombes représentent, d'après les évaluations de M. Fraigneau, une somme de plus de 400 millions «dépensés par les générations qui s'y sont succédé depuis un siècle». Le prix du terrain atteint de nos jours, au Père-Lachaise, un chiffre rarement dépassé dans les quartiers les plus luxueux de Paris. Le premier et le deuxième mètres carrés s'y vendent chacun 1 050 francs; le troisième ainsi que le quatrième 1 575 francs; le cinquième et le sixième 2 100 francs. Enfin, quand cette limite est excédée, chaque nouveau mètre de concession est taxé à 3 150 francs. En appliquant cette règle d'évaluation à l'espace occupé par des monuments comme celui de Casimir-Perier ou celui de Thiers, les plus vastes du Père-Lachaise, on trouve que le premier vaudrait aujourd'hui 600 000 francs, le second 120 000 francs. On ne dort pas son sommeil _gratis pro Deo_ dans la grande nécropole parisienne. Mais le prix du terrain n'est pas beaucoup moins élevé au cimetière Montmartre ou au cimetière Montparnasse. Ce pourquoi le commun des trépassés se dirige de plus en plus vers les cimetières suburbains, Pantin, Billancourt et Bagneux notamment. Qui n'a pas vu, le 1er et le 2 novembre, ces cimetières parisiens, ne peut savoir à quel point le culte des morts est demeuré vivace au coeur de la foule. Une fois dans l'année, la terrible égalité du sépulcre abolit toutes les distinctions sociales. La mondaine gantée de noir prie à côté de l'ouvrier en bourgeron; une pensée commune les rapproche pour un moment; l'homme oublie ses haines, la mondaine ses préjugés. C'est la trêve universelle du Souvenir. * * * * * Aussi ne sont-ce point les scènes touchantes ou dramatiques qui manquent à l'observateur quand il se rend avec la foule dans un de ces cimetières parisiens, grands comme des villes, profonds comme des forêts, et qui gardent cependant, par un singulier privilège, on ne sait quel charme passionnant d'intimité. M. Jules Claretie a raconté quelque part l'impression inoubliable que lui fit, dans un de ces cimetières, la rencontre d'une tombe de jeune fille que le fiancé de la pauvre enfant avait, pour le jour des Morts, transformée en un bouquet immense. Des fleurs partout. Partout des roses, des roses d'une blancheur, d'une candeur éblouissante. C'était comme une symphonie en blanc majeur, comme une explosion de lumière blanche. Il semblait qu'il eût neigé sur cette tombe de vierge. L'hermine a plus de taches que n'en avaient ces pétales immaculés. Une couronne embaumée enveloppait, comme d'un nimbe, le nom de la jeune morte: _Marie_, et portait ces mots tracés, avec des violettes du pôle, sur les roses blanches: _À ma fiancée!_ Par un sentiment d'une exquise délicatesse, à côté de la date de la mort, le fiancé avait fait graver la date du jour où devait avoir lieu le mariage. Il s'en fallait de quelques heures à peine que la «promise» ne fût devenue l'épouse, et le blanc bouquet de fleurs d'oranger, déjà commandé et tout prêt, était là, sur ce tombeau, mais changé en bouquet funèbre... * * * * * Moi-même, le hasard m'a fait assister dans le cimetière de Sainte-Geneviève-des-Bois, en Seine-et-Oise, à une scène moins poétique peut-être, mais à coup sûr aussi dramatique que celle rapportée par M. Jules Claretie. Comme j'errais dans les allées, je vis venir des jeunes gens et des jeunes filles qui, avec des couronnes nouées de rubans tricolores, se dirigeaient vers une tombe ombragée du feuillage languissant des saules. Je les suivis, un peu intrigué; une croix en granit surmontait la tombe devant laquelle ils s'arrêtèrent et qui portait cette double inscription: ANDRÉ DELORME MORT POUR LA PATRIE 1870 JEANNE BERNIER TUÉE PAR L'ENNEMI 1870 Le cortège entoura la tombe et y suspendit ses couronnes. La cérémonie qui se déroulait sous mes yeux avait évidemment un caractère patriotique; mais la jeunesse des manifestants, l'association de ce nom d'homme et de femme sur le fût du monument, m'inclinaient à penser que le patriotisme n'était pas seul en jeu. Un des assistants, qui vit mon embarras, voulut bien me donner quelques explications, et voici ce qu'il me raconta: «André Delorme et Jeanne Bernier étaient fiancés quand éclata la guerre. André avait dix-neuf ans; Jeanne dix-sept. Dès nos premiers revers, André s'engagea dans un régiment de marche et fit courageusement son devoir. Sur ces entrefaites, les Prussiens, qui étaient entrés à Montlhéry, établirent un campement entre Sainte-Geneviève et Fleury... Un soir, vers neuf heures, un jeune fantassin se traînait péniblement à travers bois, par des sentiers seulement connus des habitants du pays. C'était André, qui, quoique grièvement blessé à Choisy-le-Roi, n'avait pu résister au désir de revoir sa fiancée. Le jeune soldat n'était plus qu'à quelques pas de la maison de Jeanne. Il allait entrer, quand, par les carreaux, il aperçut la jeune fille qui se débattait aux bras d'un officier prussien. Fou de rage, il tira son revolver, fit feu et tua l'officier. Au bruit de la détonation, une douzaine de «casques à pointe» accoururent, s'emparèrent d'André, le ligottèrent et, sans plus de formalité, le collèrent au mur. On a recueilli ses dernières paroles: «Frappez-moi, dit le jeune homme à ses bourreaux. Je meurs pour la patrie et pour ma fiancée...» La crépitation des mausers étouffa sa voix. On croyait ne relever qu'un cadavre; mais, au moment où la fusillade éclatait, Jeanne Bernier s'était élancée pour couvrir André Delorme et, à travers la fumée, on vit deux corps enlacés rouler à terre. Depuis cette époque, la tombe où ils dorment côte à côte est en grande vénération chez les jeunes gens du pays et, le 2 novembre de chaque année, les fiancés et les conscrits viennent y suspendre des couronnes...» Le caractère dramatique de cette cérémonie est particulier à Sainte-Geneviève-des-Bois. Le culte des morts, en ce jour de l'année déclinante qui leur est plus spécialement consacré, ne laisse pas d'avoir cependant, un peu partout, des conséquences assez inattendues. Dans combien de ménages parisiens, par exemple, demande M. Hugues Le Roux, le dialogue suivant ne s'engage-t-il pas, le matin du 3 novembre, entre Madame et la cuisinière: «Eh bien, Marie, avez-vous fait un bon marché? --Ah! oui, Madame, vous pouvez le dire, un joli marché! Je ne rapporte pas de poisson... --Comment pas de poisson? --On ne peut pas s'en procurer. Les poissardes disent que c'est comme cela tous les ans le 2 novembre... À cause du «coup de vent des morts». --Le coup de vent des morts?...» Madame demeure bouche bée. C'est pourtant sa cuisinière qui a raison. Vous pouvez prendre le train, ce jour-là, pour n'importe quelle plage de la Manche, de l'Océan ou de la Méditerranée: de Dunkerque à l'embouchure de la Bidassoa et du cap Cerbère à Menton, vous ne verrez pas une voile de pêcheur sur la mer. Devant l'église, sur les estacades, à l'intérieur des cabarets ou d'un de ces _Abris du Marin_ fondés par M. de Thézac et qui rendent tant de services à nos populations maritimes, les hommes sont assis, la pipe aux dents, leur bonnet de laine sur l'oreille, les bottes et la vareuse sèche. Ils ne se fient pas à l'accalmie qui suit la tempête. Ils savent à quoi s'en tenir sur ces invites du flot. S'ils y cédaient, ils ne tarderaient pas à voir remonter du large ces théories de noyés dont parle le poète, «hâves, un cierge au poing, le front dans des cagoules», qui tournent autour des barques en réclamant la sépulture d'une voix lamentable. Deux fois dans l'année, le 2 novembre et le 25 décembre, au jour des Morts et à Noël, les _crierien_ émergent de l'abîme et se rendent en procession vers les villes englouties du littoral, cette Tolente ou cette Is merveilleuse que frappa la colère divine. D'immenses cathédrales, aux cintres lumineux, étincellent sous les eaux. Is seule en comptait trente. Le bruit des cloches qu'on entend au large dans la nuit du 1er au 2 novembre vient de ces églises sous-marines où officient, devant le peuple des noyés, les «évêques de la mer». Singuliers prélats, par parenthèse, mitrés, chapés et crossés, mais dont la croupe se recourbe en queue de poisson! Une légende veut qu'ils soient commis à la garde d'un des trois vêtements de sainte Véronique, le linge même où s'imprima, sur la route du calvaire, la face auguste de Notre Seigneur et dont le voile conservé au Vatican ne serait qu'une réplique... * * * * * Est-ce pour commémorer le souvenir de ces infortunées victimes de la mer et rappeler aux vivants combien ils pèsent peu dans la main de l'Éternel? Toujours est-il que jusqu'en ces dernières années encore, sur le littoral breton et notamment à l'île de Sein, la vigile des Morts prêtait à un usage singulier: le _tro ann anaoun_ ou «tour des âmes», dont j'ai parlé dans mon livre _Sur la côte_. Le matin de la Toussaint, au prône de la première messe, M. le «recteur» (curé) désignait en chaire huit hommes de la paroisse chargés de tenir le rôle d'_anaoun_. Une quête à domicile était faite dans la journée par leurs soins. La nuit venue, après les trois Nocturnes des morts, quatre d'entre eux rentraient à l'église pour sonner le glas qui ne cessait plus de tinter. Les quatre autres, avec des clochettes, faisaient le tour du village. Ils s'arrêtaient devant toutes les maisons et, de préférence, devant celles où il y avait eu des morts pendant l'année. Leur mélopée frissonnante s'élevait alors dans la nuit: _Christenien, divunet, Da pedi Doue gan ann anaoun tremenet, Da lavarat eur pater hag eun ave: Requiescant in pace!_ «Chrétiens, éveillez-vous; priez Dieu pour les âmes des défunts. Et dites à leur intention un _pater_ et un _ave_». De l'intérieur, des voix répondaient: _Amen..._ Cette lugubre procession, ne se terminait qu'au petit jour. La coutume des quêtes, au jour des Morts, n'est du reste pas spéciale à la Bretagne. On la retrouve en Italie, où le peuple, dans la voix du glas, croit entendre la voix même des trépassés: _Padre, madre, Fratre, sorelle, Apportate mi Qualche cosa!_ «Mon père, ma mère, ma soeur, mon frère, apportez-moi quelque chose.» De fait, il y a ce jour-là, dans les églises, une telle abondance de dons et d'offrandes que l'intérieur en ressemble plutôt à une halle qu'à un lieu de prière. Tous ces présents sont en nature; le clergé les revend aux enchères et l'argent sert à payer des messes pour les âmes du Purgatoire. En certaines contrées, il est vrai, le sentiment populaire, si touchant, qui fait participer les défunts, pendant un jour de l'année, à la nourriture des vivants, s'est gâté insensiblement et a fini par dégénérer en une façon de parodie. À Bruges, par exemple, on pétrissait autrefois dans chaque ménage, le jour des Morts, des galettes spéciales nommées _pankoeken_, qu'on faisait bénir à l'église, puis qu'on répartissait entre tous les membres de la communauté. Chaque galette dévotement croquée rachetait une âme. Aujourd'hui, le _pankoeken_ ne se mange plus en famille. Mais, par une déviation singulière de l'usage, on en fabrique encore dans certains restaurants et cabarets populaires, où les meurt-de-faim de la localité, ravis de l'aubaine, se tiennent en permanence pendant toute la journée du 2 novembre et, moyennant une petite rémunération et quelques chopes supplémentaires, se chargent d'engloutir autant de galettes funèbres qu'on veut bien leur en offrir. Le peuple croit, en effet, que le _pankoeken_ peut être mangé par n'importe qui et que, pourvu qu'on le mange à l'intention d'un défunt bien déterminé, l'acte conserve toute son efficacité... Si la croyance populaire dit vrai, c'est bien la première fois, entre nous, qu'une indigestion aura passé pour méritoire aux yeux de l'Éternel. _Noëls de France._ «Au gui nouveau! Au gui fleuri!» Voilà qu'il retentit une fois de plus à nos oreilles, l'appel des vendeurs ambulants de _mistletoe_. Pendues à un gros bâton de frêne ou de bouleau, les jolies touffes vertes du _viscum album_ balancent au pas du marchand les fines opales de leurs baies, Noël est proche. «Au gui nouveau! Au gui fleuri!» Et c'est un peu de l'âme de la forêt, un peu aussi de l'âme du Passé, qui revit dans ce naïf appel du petit détaillant. Ainsi nos aïeux, jadis, s'en allaient par les rues criant l'antique _Aguilané_, corruption probable d'_Eguinaned_ (le blé germe) ou, suivant d'autres, d'_Acquit l'an neuf_, dont le sens est plus aisé à entendre. Le gui parisien nous arrive de Meudon, de Chaville, de Verrières: il appartient à qui veut le cueillir. Les errants du pavé le savent et, confiants dans la tolérance de l'administration domaniale, ils se font une ressource, décembre venu, de la cueillette du joli végétal. On vend bien du gui, pendant la semaine de Noël et du Jour de l'An, au pavillon des Halles; mais ce n'est plus là du gui parisien. Importé par chemin de fer, il arrive de Normandie et de Bretagne; il n'a point poussé sur les peupliers, comme le gui parisien, mais sur les pommiers, dont il est pourtant un dangereux parasite. Vainement, nos professeurs d'agriculture mettent-ils en garde contre ses ravages les cultivateurs normands et bretons: le gui s'obstine; et il est vrai que les bénéfices de sa cueillette compensent largement le mal qu'il fait aux arbres. Ce n'est pas seulement sur Paris qu'on l'expédie: l'Angleterre en fait une consommation prodigieuse. De Granville et de Saint-Malo partent chaque hiver, à destination de Southampton et de Londres, des chargements complets de gui: 90000 kilos pour Granville, davantage encore pour Saint-Malo, qui tient la tête de l'exportation. Cargaisons féeriques! Voiliers et steamers de rêve! On comprend qu'ils aient tenté les poètes, et l'on chanterait volontiers avec l'un deux, Charles Frémine, ces flottilles odorantes et fleuries, Qui s'en vont dans le mystère, Dans le brouillard et les frimas. Porter aux Normands d'Angleterre La parure de leur Christmas... Le gui a, du reste, un concurrent redoutable dans un autre végétal d'hiver, auquel on l'associe de plus en plus dans la décoration des frairies noélesques: je veux parler du houx. Cette iliacée n'a pas d'histoire; elle ne joue pas, comme le gui, un rôle important dans nos traditions nationales. Les druides ne la coupaient pas, avec une faucille d'or, la sixième nuit du solstice d'hiver, la «nuit mère», et les eubages ne la recevaient pas dans un drap de lin d'une blancheur immaculée. Mais le houx, si son passé manque de lustre, n'en est pas moins un fort aimable arbrisseau, dont les feuilles d'un vert sombre, lisses et comme vernissées, surtout les baies d'un rouge vif, font un contraste à souhait pour les yeux avec le pâle feuillage et les baies laiteuses du gui. [Illustration: L'OFFICE DE NOEL, AU MOYEN AGE.] C'est cette opposition, vraisemblablement, qui a déterminé sa vogue. Sur les 175 espèces de houx connues, une seule habite la France, l'_ilex aquifolium_, au tronc droit, chargé de feuilles épineuses et persistantes, qui s'accommode des terrains les plus ingrats. Il vit en liberté dans nos forêts, où il atteint quelquefois huit et dix mètres de haut; mais on le cultive aussi en buisson dans nos jardins. Ses applications sont fort variées: de sa seconde écorce, on tire la glu; l'ébénisterie recherche son bois, qui prend au polissage la teinte de l'ébène; avec ses jeunes rameaux, souples et résistants à la fois, on fabrique des manches de fouets et des houssines; enfin, avec ses feuilles, que l'ancienne médecine utilisait comme fébrifuge, on obtient des sparadraps très adhésifs. Mais c'est surtout comme plante ornementale que le houx est apprécié. D'où vient celui qu'on vend dans nos rues aux alentours de la Saint-Sylvestre? Un peu de toutes les régions, des forêts du Morvan et de Bretagne, des boqueteaux normands, du Jura, des Vosges, même de la banlieue parisienne. Les Halles en reçoivent chaque matin de pleins chargements, que se disputent les petits détaillants du pavé. Je causais certain jour, dans la rue Montmartre, avec une brave femme dont l'éventaire roulant était ainsi tout pavoisé de houx sombre aux éclatantes baies corallines. [Illustration: LE GUI.] «Une belle botte, monsieur, toute fraîche et toute fleurie!... --Combien? --Deux francs.» C'était un peu cher; mais mon interlocutrice m'expliqua que Noël était proche, qui déterminait annuellement une hausse considérable de ce joli végétal. «Nous l'achetons nous-mêmes en gros, sur le carreau des Halles, 1 fr. 25, 1 fr. 50 la botte... Et il y a les déchets, les baies qui se détachent, les feuilles qui perdent leur vernis... Après l'Épiphanie, monsieur, je vous donnerai la même botte pour quinze sous.» Mais le gui, le houx, ne sont pas les seules plantes noélesques. Comment oublier encore le sapin? Il a toutes les dimensions, ce sapin de Noël: il est tantôt un géant et tantôt un nain; il tient dans un petit pot grand comme le pouce et, d'autres fois, il pourrait abriter toute une famille à son ombre. Mais, énorme ou minuscule, artificiel ou naturel, il porte toujours les mêmes fruits étranges: des joujoux, des sucreries, des oranges, des gâteaux, et il est tout illuminé par des cordons de lanternes vénitiennes. Là où il y a des enfants, soyez sûrs qu'il y a un arbre de Noël. Encore est-il bon de remarquer que, pour répandue qu'elle soit aujourd'hui, cette coutume des arbres de Noël était à peu près ignorée chez nous (sauf dans le Berry) avant la guerre de 1870. C'est à l'Alsace que nous l'avons empruntée, et il y a quelque chose de touchant dans cette adoption par toute la France d'une coutume restée purement locale jusqu'alors et qui évoque pour nous la chère province perdue. À l'arbre de Noël s'attache, d'ailleurs, le souvenir du grand Klaus, bien connu, lui aussi, des anciennes familles alsaciennes. «Toc! Toc! --Qui frappe à la porte? --C'est moi, le grand Klaus, patron des petits enfants sages, qui leur apporte un sapin tout chargé de bonbons et de jouets et qui réserve aux méchants une dégelée de coups de gaule...» Et l'huis bâillait tout large, et _mein Herr_ Klaus entrait avec sa longue barbe de dieu polaire, ses sourcils embroussaillés, sa robe de futaine, sa hotte et son sapin. Klaus, en Alsace, est le petit nom d'amitié du vénérable évêque de Myre, saint Nicolas. Les enfants ouvraient de grands yeux, se serraient peureusement contre leurs mères, et la poignée de genêts que brandissait le bon saint leur communiquait un effroi salutaire. C'est tout ce que voulait _mein Herr_: le rôle de croquemitaine lui convenait assez peu et il ne l'acceptait qu'à son corps défendant. Combien il préférait les cris de joie et les claquements de mains qui succédaient à l'émotion paralysante du premier moment, quand, de sa hotte vidée sur le parquet, sortaient, pendus aux branches du fatidique sapin, les beaux polichinelles, les sacs de pralines et les ménageries d'arches de Noë! En Lorraine, il reprenait son nom français et faisait sa tournée accompagné du père Fouettard. Mon ami René-Marc Ferry se souvient de l'y avoir rencontré déambulant au crépuscule par les rues pleines de neige. «Je revois encore sa barbe blanche, écrit-il, sa mitre et sa crosse, les durs feuillages qu'il tenait dans ses mains croisées et qui brillaient sur la bure de son manteau; mais il avait aussi un sac plein d'amandes et de raisins secs, et sa voix était douce. Hélas! à côté de lui, son compagnon, son serviteur, le père Fouettard, portait des verges de bruyère et prononçait des paroles sévères dont l'à-propos étonnait les esprits enfantins.» Saint Nicolas est un peu parent du bonhomme Noël: leurs physionomies du moins se ressemblent et leurs fêtes ne sont séparées que par un léger intervalle. Et, à mesure que l'année perdait de son caractère religieux, qu'on restreignait le nombre des fêtes chômées, il arrivait qu'on ne sentait plus la nécessité d'un dédoublement de cérémonies: c'est ainsi que le grand Klaus s'effaça peu à peu devant le vieux Noël. Mais, si saint Nicolas nous a brûlé la politesse, son sapin magique a survécu. Il est, avec le gui et le houx, l'élément décoratif par excellence des veillées noélesques. C'est rarement un arbre, le plus souvent une branche fichée dans une caisse en bois, avec un peu de mousse au pied. Et il se fait, chaque année, de ces branches de sapin, un trafic considérable. Magnifique puissance de la tradition! Noël est vieux comme le monde: avant de devenir une fête chrétienne, il fut, chez les Celtes nos pères, la grande fête de la germination. Et le gui, le houx, les branches de sapin, qu'on vend par les rues de ce Paris sceptique et gouailleur, mais si candide au fond, attestent la persistance du sentiment ancestral. Le nom même de Noël vient du latin _novellum_, qui nous a donné novel, nouvel, nouveau. _Sol novus_, qu'on retrouve dans l'office de Noël, fut longtemps le nom du 25 décembre. Et les vieux cantiques consacrent à leur tour cette étymologie: Hâtons-nous de nous rendre Près du _soleil nouveau_... * * * * * Mais que nous font les savants et leurs étymologies? Ne songeons qu'à la fête qui vient, à la jolie fête traditionnelle qui a provoqué et qui provoque encore d'un bout de la France à l'autre tant de coutumes charmantes, tant de manifestations d'une si délicate mysticité. Glissons, si vous voulez, sur les plus connues, telles que la coutume des souliers que les enfants déposent dans les cheminées; ne nous attardons pas non plus à la coutume des bûches de Noël. L'usage en est fort ancien pourtant et s'est pieusement conservé dans nos campagnes. Sans l'énorme souche brasillante, un réveillon se pourrait-il concevoir? Le fait est que tous les foyers, ce soir-là, ont leur clair feu de bois, ceux mêmes qu'on n'alimente d'habitude que de fougères, de goémons ou de bouses de vache séchées. Longtemps à l'avance, en Bretagne, vous voyez les pauvres errer dans les cépées ou le long des talus plantés d'arbres, en quête de cette souche morte abandonnée, _kef Nedelek_, la bûche de Noël, dont les charbons éteints jouissent de propriétés merveilleuses. En Normandie non plus, point de bonne veillée sans une grosse _chouque_ de hêtre ou d'ormeau flambant à grand bruit sous le haut chambranle de la cheminée, tandis que cuit autour d'elle, dans leurs chopines à fleurs, le _flip_ cher aux gosiers cauchois, mélange de cidre doux, d'épices et d'eau-de-vie. Ailleurs, dans le Bessin, par exemple, la bûche de Noël s'appelle _tréfoué_, du vieux mot roman _tréfoir_, que nous rencontrons dans notre langue dès le XIIIe siècle; en Provence elle s'appelle _lou cacho-fio_ et on l'aspergeait trois fois de vin avant de l'allumer en disant: Dieu nous fasse la grâce de vivre l'an qui vient! Si nous ne sommes pas plus, que nous ne soyons pas moins! Que de jolies légendes, que de contes émouvants ou gracieux, sont nés là, parmi les flammèches d'or du _kef_, de la _chouque_, du _tréfoué_ et du _cacho-fio_! S'ils s'interrompent un moment de prendre leur essor, c'est qu'à l'extérieur des pas se sont fait entendre dans la nuit et qu'une rumeur de voix grossissantes, sur un mode de plain-chant, est venue jusqu'aux réveillonneurs. Place aux petits mendiants de la grande frairie décembrale! Noël est leur fête par excellence. Il y a encore quelques villes de l'Ouest où on les voit rôder de maison en maison, clamant l'_Aguilé_. Une baguette de saule écorcée aux doigts, ils frappent à l'huis pour demander leur part du festin. De fait, leur besace ne tarde pas à s'emplir, non de croûtes de pain, de reliefs abandonnés, mais de beaux et bons gâteaux de fine farine blutée exprès à leur intention. Cet usage des gâteaux est répandu dans toute la France. Aucune de nos provinces n'en a le monopole. Sous vingt noms différents on les retrouve: dans les apognes de Nevers, les cochenilles de Chartres, les bourrettes de Valognes, les cornaboeux du Berry, les cogneux de Lorraine, les cuigns de Bretagne, les aiguilans de Vierzon, les hôlais d'Argentan et les quénioles de la Flandre. À Rouen et aux environs, on les nomme aguignettes. Le gentil vocable que celui-là! Aguignette, Miette, miette, J'ons des miettes dans not' pouquette, Pour nourrir vos p'tites poulettes!... Passez, au soir tombant, le 24 décembre, dans la rue Grand-Pont et la rue de la Grosse-Horloge, vous n'ouïrez partout que ce refrain. Il est poussé par de petits pèlerins qui brandissent au bout de leurs bâtons des lanternes vénitiennes frappées d'un R. F. en grosses lettres rouges. Ne faut-il point marcher avec son temps et, pour fêter Noël, ces mioches n'en sont-ils pas moins de bons républicains? Et, d'ailleurs, que voit-on, je vous prie, sur ces aguignettes rouennaises, honneur et gloire des _neulliers_ de Darnetal, de Sotteville et de Maromme? Un coq, le fier gallinacé national, emblème du peuple souverain! Ainsi fraternisent sur une galette, comme ils devraient fraterniser dans l'esprit public, le présent et le passé, le progrès et la tradition. Il est encore une de nos provinces où la veillée de Noël revêt un caractère bien pittoresque: c'est la Flandre. Le réveillon s'y appelle l'_écriène_. Mais l'_écriène_ est surtout propre aux paysans. Figurez-vous, avec M. Ernest Laut, une salle basse, pavée de larges dalles en pierres bleues, meublée d'armoires et de huches aux ferrures luisantes et, dans cette salle, sous le vaste _rabatiau_ de la cheminée, une trentaine de personnes, hommes, femmes, enfants, assises en cercle sur des _quéyères_ autour d'un grand feu de sarments. Les femmes tricotent, font du crochet, _rassarcissent_ des bas; les hommes tirent de leurs courtes _boraines_ d'âcres bouffées blondes; la table, devant la fenêtre, est déjà encombrée de petits bols prêts à recevoir le moka. Et, cependant que l'odorant liquide s'égoutte dans la cafetière, un des invités, le plus ancien, qui est quelquefois aussi le mieux disant, se met à conter d'une voix chevrotante quelque belle histoire du temps passé, du temps que les bêtes parlaient et que les poules avaient des dents. Même chez les mineurs des grands districts houillers, dans ces plaines enfumées et tristes où les corons, que surplombe le haut beffroi de la fosse, s'alignent en files monotones le long des routes et des canaux, la vigile de Noël, si nous en croyons M. Laut, a gardé quelque chose de sa primitive douceur. La maison, pour la circonstance, a été nettoyée de fond en comble; la table récurée à la brosse et au savon, les cuivres frottés, le carrelage lavé à grande eau. On réveillonnera cette nuit avec du boudin et des quénioles, sorte de galettes dorées, fleurant bon le froment et les oeufs frais, et sur leur panse arrondie, comme sur un coussin, étalant un joli Jésus de sucre rose. Si le ménage est à l'aise, on achètera même un sapin de Noël coupé dans la forêt voisine et aux branches duquel on suspendra des jouets à bon marché, des bâtons de guimauve et des oranges. Il faudra voir la frimousse extasiée des bébés à leur réveil. Cris de joie, battements de mains, charivari délicieux, plus doux au coeur des parents que toutes les musiques et toutes les harmonies!... Décidément, sur ce sol béni de la vieille France, aux quatre aires de l'horizon, en Gascogne comme en Lorraine, dans le Dauphiné comme en Bretagne, cette nuit de Noël n'est qu'une succession de merveilles. Étonnez-vous après cela qu'elle ait donné naissance à toute une littérature spéciale et que, parmi les productions de la muse populaire, il n'en soit point qui approche pour l'étendue et l'importance de cette branche du folklore national! TABLE DES MATIÈRES * * * * * Pages. Introduction 7 Les Fêtes patronales 9 Le Jour de l'An 25 Les Rois 37 Masques et Travestis 47 Pâques 59 Le joli Mai 67 Les Feux de la Saint-Jean 78 Une représentation de Mystère 87 Danses et Musiques populaires 99 La cérémonie des Noces en Bretagne 111 La Fête des Morts 123 Noëls de France 141 *** End of this LibraryBlog Digital Book "Fêtes et coutumes populaires - Les fêtes patronales—Le réveillon—Masques et travestis—Le joli mois de Mai—Les noces en Bretagne—La fête des morts—Les feux de la Saint-Jean—Danses et Musiques populaires" *** Copyright 2023 LibraryBlog. All rights reserved.