Home
  By Author [ A  B  C  D  E  F  G  H  I  J  K  L  M  N  O  P  Q  R  S  T  U  V  W  X  Y  Z |  Other Symbols ]
  By Title [ A  B  C  D  E  F  G  H  I  J  K  L  M  N  O  P  Q  R  S  T  U  V  W  X  Y  Z |  Other Symbols ]
  By Language
all Classics books content using ISYS

Download this book: [ ASCII | HTML | PDF ]

Look for this book on Amazon


We have new books nearly every day.
If you would like a news letter once a week or once a month
fill out this form and we will give you a summary of the books for that week or month by email.

Title: Armand Durand - La promesse accomplie
Author: Leprohon, Mrs. (Rosanna Eleanor), 1832?-1879
Language: French
As this book started as an ASCII text book there are no pictures available.


*** Start of this LibraryBlog Digital Book "Armand Durand - La promesse accomplie" ***


                            ROMAN CANADIEN

                         PAR MADAME LEPROHON

                              AUTEUR DE

                   IDA BERESFORD, EVA HUNTINGDON
           CLARANCE FITZCLARENCE, FLORENCE FITZ HARDINGS,
             EVELEEN O'DONNELL, LE MANOIR DE VILLERAI,
                ANTOINETTE DE MIRECOURT, etc., etc.

         ________________________________________________

                            ARMAND DURAND

                                 OU

                        LA PROMESSE ACCOMPLIE

                      _Traduit de l'anglais par_

                            J. A. GENAND

                        ____________________


                               MONTRÉAL
                  IMPRIMÉ PAR PLINGUET & LAPLANTE
                          RUE ST. GABRIEL, 30
                                 ____

                                 1869



                             ARMAND DURAND

                                 ----

Au nombre des premiers colons français qui s'étaient établis dans la
seigneurie de ***--nous l'appellerons Alonville--située sur les bords
du Saint-Laurent se trouvait une famille du nom de Durand. La vaste et
riche ferme qui lui avait été transmise de père en fils par succession
régulière lui avait toujours permis de tenir convenablement sa position
comme première famille du district. C'était une race d'hommes robustes
et beaux, industrieux et économes, mais d'une économie qui n'atteignait
jamais les limites de la parcimonie.

Par sa grande et droite stature, par ses cheveux et ses yeux d'un noir
de jais, par son visage bronzé et ses traits réguliers, Paul Durand
était un excellent échantillon des représentants mâles de cette famille.
Contrairement à la plupart des ses compatriotes qui d'ordinaire se
marient très jeunes, du moins dans les districts ruraux, Paul était
arrivé à la trentaine avant de se décider à prendre femme, non pas qu'il
fût indifférent au bonheur conjugal, mais parce que son père étant mort
avant que lui-même eût atteint l'âge de virilité, sa mère avait continué
à vivre avec lui sous le toit paternel, conduisant à la fois sa bourse
et son ménage d'une main judicieuse mais un peu arbitraire. Françoise sa
soeur unique, s'était mariée, à seize ans, avec un respectable marchand
de la campagne qui demeurait dans un village voisin et auquel elle avait
apporté, non-seulement une jolie figure, mais encore une dot
confortable: de sorte que madame Durand pouvait, en toute liberté,
veiller sur son fils et se consacrer entièrement à lui.

C'était une bien belle propriété que celle à l'administration de
laquelle présidait cette excellente dame: nous ne pouvons résister à la
tentation d'en faire la description. La maison, d'une maçonnerie brute,
était construite substantiellement quoiqu'avec une certaine
irrégularité; un grand orme en ombrageait la façade, et tout autour des
dépendances et des clôtures d'une blancheur éclatante. Régulièrement
tous les ans ces haies étaient blanchies à la chaux, ce qui donnait un
nouvel air de propreté à cette ferme si bien tenue et si bien montée. A
une extrémité de la bâtisse s'étendait le jardin, bizarre mélange de
légumes et de fleurs, où de superbes roses flanquaient des couches
d'oignons, et où des carrés de betteraves et de carottes étaient bordées
de pensées, de marguerites et d'oeillets. Dans un coin, commodément
placé au milieu d'un véritable champ de fleurs de toutes couleurs et de
toutes sortes, s'élevait une espèce d'abri sous lequel étaient rangées
avec une symétrie parfaite huit ou dix ruches. Mais à quoi bon une plus
longue description? Tous ceux qui ont voyagé sur les rives de notre
noble Saint-Laurent et même sur celles du pittoresque Richelieu ont dû
voir un grand nombre de ces résidences.

Apparemment Paul Durand craignait que les exigences si contraires d'une
femme et d'une mère dans un même ménage ne pourraient se concilier dans
sa maison comme elles s'harmonisaient dans plusieurs autres, en raison
de la difficulté que madame Durand la mère éprouvait à céder une partie
de l'autorité que jusque-là elle avait été habituée à exercer en
souveraine. Ce ne fut donc qu'après l'époque fixée pour le deuil de
cette mère bien-aimée qui était morte entre ses bras, qu'il songea à se
trouver une compagne pour remplir le vide que la mort avait fait dans la
vieille ferme. Mais la grande difficulté résidait dans l'embarras du
choix, car les plus riches héritières comme les plus jolies filles de la
paroisse se montraient fort disposées à accueillir favorablement sa
demande. Cependant, aucune d'elles n'était destinée à être choisie par
lui.

Le seigneur d'Alonville, M. de Courval, était un homme riche doué d'un
bon coeur, et très-hospitalier comme la plupart de ceux qui
appartiennent à cette catégorie sociale. Durand toutes les belles
saisons, son vaste Manoir était rempli d'une série d'amis des paroisses
voisines et surtout de Montréal où résidaient presque tous ses parents.

Parmi ces derniers il y avait une famille tout récemment arrivée de
France et qui accepta très-volontiers la pressante invitation que lui
fit M. de Courval d'aller passer une partie de l'été avec lui. Monsieur
et madame Lubois vinrent donc, amenant avec eux deux jeunes enfants,
âgés respectivement de sept et neuf ans, ainsi que leur gouvernante.
Cette dernière, Geneviève Audet, était une jeune fille de frêle
apparence, aux traits délicats et aux manières timides, possédant une
éducation suffisante pour l'humble poste que'elle occupait, mais en
réalité n'ayant pas de grandes connaissances en dehors de cette sphère.
Elle était un cousine éloignée sans fortune de la famille avec laquelle
elle vivait, et ainsi que cela arrive souvent, ces liens de la parenté
vis-à-vis d'elle. ON ignorait généralement ce fait, pendant qu'elle-même
n'y faisait pas souvent allusion; cela cependant l'empêchait de chercher
à se faire une position meilleure en demandant de l'emploi dans d'autres
familles, parce que agir ainsi aurait été jeter du discrédit sur cette
parenté qui était pour elle un honneur si stérile.

Paul Durand allait souvent chez M. de Courval, partie parce que, ayant
ensemble acheté à un prix nominal une vaste étendue de terrains
marécageux qu'ils étaient en train d'utiliser par l'assèchement, ils
avaient en commun quelques intérêts, et partie parce que ses visites
offraient une source de jouissances réelles à M. de Courval qui était en
théorie aussi bon agriculteur que Durand dans la pratique et qui prenait
un véritable plaisir à causer de moissons, d'assèchements, de tout ce
qui concerne une ferme, avec quelqu'un dont les succès dans ces
spécialités étaient une preuve frappante de la justesse de ses propres
opinions. Quand il venait au Manoir, s'il arrivait que le seigneur eut
alors des visiteurs, tous deux se rendaient dans la chambre qui servait
au double usage de bibliothèque et de bureau, et là ils causaient à
l'aise en fumant l'excellent tabac de M. de Courval.

Celui-ci aurait volontiers présenté Paul à ses amis les plus distingués,
car il l'estimait et le respectait; mais Durand évitait naturellement
une société où les conversations portaient sur des sujets de la ville
qui lui étaient parfaitement étrangers, et dont ceux qui y prenaient
part avaient quelque peine à cacher l'espèce de mépris qu'ils
éprouvaient à l'égard de sa position sociale.

Dans ses allées et venues il lui arrivait souvent de rencontrer
Geneviève Audet avec ses petits élèves et quelquefois il était peiné,
d'autres fois irrité en voyant l'espèce de tyrannie que ces enfants
gâtés et rebelles paraissaient exercer sur leur infortunée gouvernante.
Simple et droit en toutes choses, il communiqua un jour ses impressions
à ce sujet à M. de Courval, et sans remarquer l'éclair de plaisir qui
rayonna tout-à-coup dans les yeux de ce monsieur, il se prit à écouter
placidement l'éloquent panégyrique qu'il lui fit des vertus de
mademoiselle Audet, en accompagnant ces éloges de quelques touchantes
allusions aux épreuves et aux peines qui de fait l'accablaient; puis, M.
de Courval l'invita à aller visiter avec lui ses magnifiques betteraves
à vaches. Soit hasard ou autrement, ils s'avancèrent vers l'endroit où
Geneviève, assise sous un érable dont les larges branches fournissaient
beaucoup d'ombre, engageait ses élèves indociles à apprendre que le
Canada n'était pas en Afrique, ainsi qu'ils persistaient à le dire. Quoi
de plus naturel qu'il présentât son compagnon à la gouvernante? C'est ce
qu'il fit; et pendant que ces deux derniers changeaient ensemble
quelques paroles, il se mit à cajoler les enfants qui l'accablèrent
aussitôt de leurs babils enfantins.

Les manières de Geneviève n'avaient que peu de cette vivacité qui
caractérise généralement les Françaises, et la triste expérience dont sa
jeune existence était remplie avait imprimé à son langage un ton
réservé, presque froid. Cependant, Paul se sentit singulièrement attiré
vers elle. Elle était si délicate, elle avait l'air si faible, et en
réalité elle était si désolée, si malheureuse, qu'il ne put s'empêcher
de ressentir cette espèce d'impulsion intérieure qui possède les hommes
de coeur en présence de la faiblesse opprimée et qui les pousse à la
protéger et à la secourir.

L'entrevue avait duré plus longtemps qu'il avait cru, tant elle avait
été intéressante; et ce ne fut pas la dernière, car deux jours après M.
de Courval le fit mander pour examiner un légume monstre sous la forme
d'un énorme navet, capable de remporter le prix, non seulement par sa
grosseur, mais encore pour sa difformité et son infériorité au double
point de vue du goût et des qualités nutritives. Ils examinèrent donc la
curiosité et firent sur son compte toutes sortes de commentaires; puis
en causant, ils se promenèrent. M. de Courval ayant soin de diriger les
pas précisément au même endroit où se trouvait mademoiselle Audet, comme
la première fois. Le bon seigneur se mit encore à amuser les enfants,
pendant que Durand qui, naturellement n'était pas resté en arrière,
causait avec leur gouvernante. L'impression favorable que Geneviève lui
avait faite dans la première entrevue, for fortifiée par celle-ci et
pleinement confirmée par deux ou trois autres rencontres subséquentes.

Il n'y avait plus aucune nécessité pour M. de Courval d'envoyer chercher
Paul, car maintenant celui-ci avait toujours quelque message à apporter
au Manoir, ou quelque question à faire au seigneur. Il n'y avait pas,
non plus, d'obstacles sur sa route, car madame Lubois et son mari
étaient retournés à Montréal, laissant à Alonville les enfants et leur
gouvernante, à la demande bienveillante que leur en avait faite M. de
Courval dont la vieille intendante, respectable matrone qui occupait
dans sa maison un emploi supérieur à celui de domestique, était là pour
satisfaire les convenances.

Un brûlante après-midi que Paul s'acheminait vers le Manoir, pensant peu
au message ostensible dont il était chargé, mais beaucoup à Geneviève
Audet, il aperçut celle-ci assise avec ses élèves sous de grands pins,
un peu en dehors du chemin qui conduisait directement à la maison; et il
se dirigea vers eux. Ses allures étaient lentes, le vert et soyeux gazon
ne rendait aucun écho sous ses pas, de sort que la petit groupe qui
était sous les arbres ne put soupçonner aucunement son approche. Il est
probable que, s'il en eût été autrement, la scène dont il fut témoin eût
reçu quelque modification en son développant. La gouvernante, pâle et
triste, était assise sur un petit tabouret de jardin, tenant entre ses
mains un livre à demi-fermé. Son plus jeune élève était à côté d'elle,
manifestant, par le rire et les regards, sa haute approbation de la
conduite rebelle de son aîné qui se tenait menaçant devant la
gouvernante et informait celle-ci qu'il n'apprendrait plus rien d'elle,
parce que sa mère avait souvent dit qu'elle était incapable de les
instruire, qu'elle ne savait comment diriger ou élever les enfants.

Avec une merveilleuse douceur la jeune fille répondait que, lors même
que madame Lubois aurait dit cela, il devait apprendre d'elle et lui
obéir jusqu'à ce que sa mère se fût procuré une autre gouvernante, et
que le devoir la forçait d'insister pour qu'il apprit ses leçons dans
lesquelles il était arriéré.

--C'est votre faute! criait le petit rebelle. Maman dit que nous
n'apprendrons jamais rien tant que nous n'aurons pas de précepteur et
qu'elle va nous en amener un demain; seulement, elle ne sait que faire
de vous. Personne ne vous mariera, car vous n'avez pas de dot.

Paul était d'une tolérance excessive pour les espiègleries des enfants.
Peu de prairies étaient aussi envahies que les siennes par les petits
voleurs de fraises et peu de pruniers aussi impunément dépouillés de
leurs fruits, et souvent ses voisins le prenaient à partie parce que sa
trop grande indulgence avait un effet démoralisateur sur la jeunesse du
village; mais à toutes ces remontrances il répondait qu'ils ne devaient
pas oublier qu'ils avaient été enfants, eux aussi. Cependant, cette
fois, il ferma ses mains avec violence pendant qu'une interjection qu'il
vaut mieux ne pas répéter ici s'échappa de ses lèvres. Craignant de
perdre possession de lui-même et sachant qu'une intervention de sa part
dans la présente affaire serait très préjudiciable à mademoiselle Audet
elle-même, il tourna brusquement dans une épaisse allée de sapins;
arrivé au milieu, il se jeta tout de son long sur la pelouse, et prenant
son mouchoir, il s'en essuya le front. Il paraissait vivement agité;
mais Paul Durand ne se laissait jamais aller au soliloque, de sort
qu'après une demi-heure de réflexion profonde, il se leva et revint
lentement à l'endroit où il avait laissé Geneviève.

Elle y était encore, les yeux attentivement fixés vers la terre, et un
air plus fatigué, plus languissant encore que d'habitude répandu sur ses
petits traits réguliers. Les voix perçantes des enfants engagés dans un
jeu turbulent retentissaient tout près de là; mais elle ne paraissait
pas les entendre, non plus que Durand, car il l'aborda doucement. Il fut
obligé de répéter sa salutation d'une voix un peu plus haute; cette
fois, elle leva la tête.

--Je présume, dit-il alors, que je ne dois pas demander à mademoiselle
Audet ce à quoi elle songeait? ses pensées paraissaient être bien loin
d'ici?

--Oui, elles étaient en France.

--Oh! sans doute, c'est parce que mademoiselle Geneviève y a beaucoup
d'amis qu'elle aime tendrement?

--Non, répondit-elle avec douceur, je n'en ai plus maintenant.

Il n'y avait rien de sentimental ni d'affecté dans le calme accent dont
elle faisait cette réponse, et Paul se mit à la considérer en silence.
Les rayons dorés du soleil, perçant à travers les branches des arbres,
illuminaient son visage ovale et délicat, ses grands yeux empreints de
douceur, et quoique de sa vie il n'eut jamais lu de romans, il sentit le
charme magique de la scène et de la situation aussi vivement que s'il
eut parcouru une demi-douzaine de volumes par semaine.

Son examen fut long et minutieux, enveloppant chaque trait, chaque
détail, même les petits doigts effilés qui retournaient machinalement
les feuilles du livre qu'elle tenait encore entre ses mains et sur
lequel ses yeux étaient restés attachés; puis il se dit à lui-même:

--Comment! une telle jeune fille incapable de se marier faute de dot!
Ah! madame Lubois, nous verrons bien.

Avec la courtoisie et l'aisance de manières que possède généralement le
cultivateur Canadien, quelque pauvre et illettré qu'il soit, il s'assit
à ses côtés sur le banc du jardin.

Et maintenant, si le lecteur a anticipé ou redouté une scène d'amour,
nous nous hâtons de l'assurer qu'il a eu tort, et nous nous contenterons
de dire que lorsque Paul Durand et Geneviève revinrent lentement à la
maison, une demi-heure après, ils étaient fiancés. La vive rougeur
répandue sur le visage de la jeune fille et l'éclat de ses yeux disaient
son bonheur et son émotion; dans l'attitude de Paul, il y avait un
mélange de triomphe honnête tempéré par une tendresse qui donnait les
augures les plus favorables pour leur bonheur futur.

C'étaient cependant des amoureux très-calmes très-peu démonstratifs, si
bien que lorsque M. de Courval les rejoignit soudainement, il ne lui
vint pas à l'idée le plu léger soupçon de l'état réel des choses;
remarquant seulement que Geneviève paraissait plus joyeuse que
d'ordinaire, il invita instamment Durand à l'accompagner à la maison.
Celui-ci accepta l'invitation, et Geneviève, devenue tout-à-coup
inquiète au sujet de ses élèves, retourna au berceau d'où partaient
leurs voix, élevées en ce moment au diapason d'une vive dispute.

Assis dans l'étude de M. de Courval, Durand, sans employer de
circonlocutions, informa son hôte, qui en fut enchanté, de ce qui venait
d'avoir lieu, le priant en même temps de remplir le devoir d'écrire à
madame Lubois pour la mettre au courant de la situation.

--Veuillez lui demander, ajouta-t-il en terminant, de permettre que le
mariage ait lieu le plus tôt possible, et surtout n'oubliez pas de lui
dire que je ne veux pas de dot.

M. de Courval fit ce qu'on lui demandait. Une froide réponse ne tarda
pas à arriver: madame Lubois se contentait de dire «que Geneviève était
bien libre de faire comme bon lui semblait, mais que le _parti_ qu'elle
prenait n'étant pas remarquablement brillant il n'y avait pas lieu d'y
mettre une précipitation immodérée.»

Les intéressés, surtout Durand, furent d'un avis contraire, et deux
semaines après, de bonne heure le matin, l'heureux couple fut marié dans
l'église du village. M. de Courval servait de père à la mariée, M.
Lubois s'étant convaincu qu'il lui était impossible d'aller à Alonville
pour la circonstance. Le déjeuner donné par l'excellent seigneur fut
somptueux, quoiqu'il n'y eut que peu de monde pour le partager; et au
moment du départ, donnant une chaleureuse poignée de main à Durand:

--N'est-ce pas, lui dit-il, qu'après tout nous nous sommes bien passés
de nos nobles cousins!

Il est probable que c'était la crainte de voir cette parenté réclamée
par les nouveaux mariés qui avait déterminé l'injustifiable indifférence
dont les Lubois avaient fait preuve. «Nous n'irons pas, s'étaient-ils
dit avec aigreur, nous exposer aux incursions de ces campagnards. M. de
Courval peut faire toutes les politesses qu'il lui plaira au fermier
Durand, parce qu'il demeure dans une campagne où la société n'est pas
seulement limitée, mais encore très peu choisie; quant à nous, nous ne
pouvons pas songer à admettre dans notre salon aristocratique un paysan
aux bottes ferrées et aux rustiques manières.»

                                    ----



                                     II


Une assez vive jalousie avait éclaté à Alonville à cause de la manière
prompte et inattendue dont le meilleur _parti_ de la paroisse avait été
pour ainsi dire enlevé par une étrangère, et les langues des mères aussi
bien que celles des jeunes filles étaient également actives et sans
miséricorde à dénoncer ce mariage.

--Qu'a-t-il vu dans cette créature au visage de poupée, sans vie et sans
gaieté, qui l'ait séduit à ce point? Qu'est-ce qui a pu l'induire à
prendre en mariage une étrangère, quand il y avait dans son village tant
de jeunes et jolies filles qu'il connaissait depuis la plus tendre
enfance? Elle a de très petits pieds et des mains très-mignonnes, c'est
vrai; mais tout cela est-il bon à quelque chose? Ces mains peuvent-elles
boulanger, filer, traire ou faire quoi que ce soit d'utile? Ah! bien, la
rétribution ne manquera pas d'arriver, et Paul Durand pleurera sous le
sac et la cendre les jolies filles qu'il a laissées de côté pour ce
petit poupon!

Mais toutes ces récriminations et ces prophéties lugubres ne troublaient
en rien la sérénité de ceux qui en étaient l'objet. Étaient-elles sans
fondement? Hélas! pas tout-à-fait, comme on va le voir. La nouvelle
mariée avait peu, sinon aucune connaissance sur la tenue d'un ménage, et
c'est ce qu'il y avait de plus malheureux, car la vieille femme qui
avait conduit assez habilement la maison de Durand depuis la mort de sa
mère avait brusquement demandé son congé en apprenant les prochaines
épousailles.

Ce n'est pas que cette bonne dame eût été particulièrement froissée à
l'idée de voir une femme introduite dans l'établissement; mais, suivant
elle, la faute la plus grave qu'avait commise Paul, c'était d'avoir
méconnu les charmes d'une certaine nièce à elle qui pouvait produire à
la fois une jolie figure et une dot confortable, et que la mère Niquette
avait décidé depuis plusieurs mois déjà devoir être une compagne
très-convenable pour lui.

Ayant cet objet en vue, elle avait fait, du matin au soir, l'éloge de
Sophie, de ses qualités intellectuelles et morales, s'attachant
particulièrement à démontrer son habileté à tenir un ménage,--et la
patience avec laquelle Durand écoutait ces panégyriques qu'il
considérait comme des bavardages de commère, l'ayant malheureusement
confirmée dans ses illusions que la belle Sophie elle-même partageait,
elle s'était sentie trop vivement froissée pour rester plus longtemps
dans cette maison après avoir vu ses rêves aussi cruellement évanouis.
Les deux servantes inexpérimentées engagées au dernier moment pour la
remplacer, quoique vigoureuses et pleines de bonne volonté, étaient
tout-à-fait incompétentes,--de sorte que la nouvelle mariée dut s'en
rapporter entièrement à ses propre ressources. Ayant un vague
pressentiment des embarras qui allaient s'en suivre, Paul avait fait
tout son possible pour inviter madame Niquette à rester à son poste. Il
l'avait sollicitée, suppliée, lui offrant ce qui était alors considéré
comme des gages presque fabuleux; mais la vengeance a quelque chose de
doux pour certaines natures, et la vieille gouvernante ne pouvait pas se
priver de cette douceur.

Oubliant la bienveillance et la considération que son maître lui avait
toujours accordées, les cadeaux et les privilèges qu'il lui avait
distribués d'une main très-libérale, elle s'était persuadée qu'on la
traitait avec la plus noire ingratitude et qu'elle figurait dans la
maison un personnage réellement sacrifié.

--Ah! s'était-elle dit en le laissant par un «bonjour, M. Durand» auquel
celui-ci avait répondu avec froideur, ah! mon beau mari, je vous verrai
bientôt me supplier de revenir ici; mais je ne ferai pas cela avant que
vous et votre femme m'ayez longtemps et vivement sollicitée, et quand
je reviendrai, je vous apprendrai à tous deux à respecter la mère
Niquette.

Mais la bonne vieille dame s'était trompée: ni le maître ni sa femme
revinrent la troubler de nouvelles supplications. Bien qu'ayant demeuré
longtemps chez Durand, elle n'avait pu encore pénétrer entièrement son
caractère.

Ainsi que nous l'avons dit en commençant, les femmes dans la famille
Durand avaient toujours été de remarquables ménagères, et pendant le
long règne de la dernière qui avait porté ce nom, la maison de Paul
avait été la mieux conduite, la plus proprement tenue de toutes celles
du village, tandis que les produits de sa laiterie étaient également
renommés pour leur quantité et qualité. Cet état de chose satisfaisant
ne s'était que peu ou point détérioré pendant l'administration de madame
Niquette qui--nous devons lui rendre cette justice--avait veillé d'aussi
près que sa maîtresse au confort de Paul et aux intérêts de
l'établissement. Hélas! sous le régime nouveau, les choses étaient très
différentes, et il était heureux pour le repos d'esprit de la défunte
madame Durand qu'elle n'eût pas connaissance de ce qui se passait sous
le soleil et surtout des détails qui concernaient le ménage de son fils.

Celui-ci aimait la bonne table et y avait été toujours habitué;
maintenant la soupe était souvent ou brûlée ou trop liquide, le pain sûr
et chargeant, digne du mauvais beurre destiné à être mangé avec lui; et
puis les crêpes friables, les beignets et les délicieuses confitures qui
avaient autrefois si bien orné sa table, n'étaient plus qu'un souvenir
du passé. Cependant, avec toute la générosité d'un noble caractère, il
ne se plaignait ni ne murmurait mais se contentait de temps en temps de
faire en riant quelque remarque sur le sujet, évitant toutefois toute
allusion de ce genre lorsque sa femme paraissait ennuyée ou embarrassée.
La pauvre Geneviève faisait souvent des efforts surnaturels pour tâcher
d'acquérir une petite parcelle des précieuses connaissances dans
lesquelles elle faisait un défaut aussi absolu; mais les résultats en
étaient toujours des échecs décourageants, et elle en vint graduellement
à la conclusion fatale qu'il lui était tout-à-fait inutile d'essayer.
Pour comble de malheur, la soeur de Paul qui avait récemment perdu son
mari, venait d'envoyer une lettre dans laquelle elle annonçait que sa
santé, ébranlée par les chagrins et la fatigue qu'elle avait éprouvés
durant la maladie de son époux, avait besoin d'un changement d'air, et
elle terminait en se disant assurée que son frère et sa nouvelle soeur
la recevraient avec bonté pendant quelques semaines.

Oh! combien l'honnête Paul redouta cette visite! comme il s'émut en
songeant que les maladresse de sa pauvre petite femme seraient soumises
au regard perçant de sa soeur, un modèle de ménagère! Quant à Geneviève,
elle compta les jours et les heures, comme le criminel suppute le temps
qui le sépare de l'époque fixée pour l'exécution de sa sentence. Son
incertitude ne fut pas de longue durée, car trois jours après sa lettre,
madame Chartrand arriva. Malgré son deuil tout récent qu'elle sentait en
réalité très-profondément, malgré sa santé quelque peu délabrée, cette
dernière fut alarmée, presque terrifiée, en voyant l'état de chose qui
se faisait remarquer dans la maison de son frère. De vagues rumeurs sur
l'inhabilité de sa belle-soeur étaient bien parvenues jusque'à ses
oreilles, mais entièrement occupée par son mari qui avait été confiné
dans sa chambre pendant trois ou quatre mois avant sa mort, elle y avait
à peine prêté attention. Elles es présentèrent alors devant elle dans
toute leur affreuse réalité, et peut-être n'aurait-elle pu trouver de
plus grande distraction à son légitime chagrin que le nouveau champ de
regrets qui s'ouvrit devant elle.

--Comment, se disait-elle intérieurement, comment puis-je trouver le
temps de pleurer Louis quand je vois sur la table de mon frère du pain
aussi méchant et du beurre immangeable? Comment puis-je m'absorber à
déplorer mon veuvage quand je vois ces misérables servantes de mon frère
s'amuser avec leurs cavaliers pendant que le dîner brûle sur le poële et
que la crème se perd dans la laiterie? Ah! c'est désolant!

C'était en effet bien distrayant, car madame Chartrand n'avait pas été
huit jours dans la maison, qu'elle avait oublié ses peines et son deuil,
dans l'Étonnement profond où l'avait jetée un examen plus attentif des
gaspillages et de la mauvaise administration du ménage. Elle n'eut pour
Geneviève d'autre sentiment que celui d'une pitié dédaigneuse, et un vif
regret que Paul eût commis une aussi grave erreur dans le choix d'une
épouse. Cette femme robuste et active, habituée dès le berceau au
ménage, ne pouvait comprendre la langueur maladive et le découragement
auxquels sa délicate et nerveuse belle-soeur était si souvent en proie,
et plus d'une fois elle l'accusa intérieurement d'affectation.

Les choses ne pouvaient pas rester longtemps dans ce état sans fournir à
quelqu'un l'occasion de se décharger le coeur, et un dimanche après-midi
qu'elle avait sous un prétexte quelconque refusé d'accompagner Geneviève
aux vêpres, madame Chartrand entra dans la chambre où Paul fumait sa
pipe dans une calme solitude. Celui-ci ne se méprit pas sur la
détermination qui se lisait dans les yeux aussi bien que dans la
solennité des allures de sa soeur, et il se prépara à une scène; mais
comme un habile tacticien, il attendit l'attaque en silence.

--Paul, s'écria-t-elle brusquement, déposes là ta pipe et écoutes-moi.
Je vaux avoir un entretien avec toi.

--Un entretien! et sur quel sujet? répondit-il d'un ton bref.

--Sur quel sujet! dis-tu. Peut-il y en avoir d'autre que la manière
déplorable dont est conduit ton ménage?

--Je crois que c'est une affaire qui ne regarde que Geneviève et moi,
répondit-il sèchement en reprenant sa pipe qu'il avait momentanément
déposée sur la table.

--Ceci est une réponse digne tout au plus d'être faite à un étranger,
mais ce n'est pas celle que tu devrais faire à ta soeur aînée et unique
qui, en te parlant ainsi, n'est mue que par un affectueux intérêt pour
toi. Accordes-moi un peu de patiente attention, je ne t'en demanderai
pas davantage. Laisse-moi te dire maintenant sans réserve tout ce que
j'ai sur le coeur, et puis si tu le désires, je garderai ensuite le
silence.

Pensant qu'il y avait quelque vérité dans ce que sa soeur lui disait,
Durand inclina la tête, et elle reprit:

--Du temps de notre pauvre mère, bien que tu n'eusses pas plus de vaches
dans tes pâturages qu'il y en a maintenant, et peut-être moins puisque
tu as ajouté trois belles génisses à ton troupeau, il y avait toujours
rangés dans ta cave plusieurs quartauts de bon beurre bien fait,
attendant que les prix fussent satisfaisants pour être transportés au
marché; toujours il y avait sur tes tablettes des rangées de fromages et
des paniers d'oeufs. Et aujourd'hui? il n'y a rien à vendre pour le
présent et rien pour plus tard. Dans un coin de la laiterie malpropre un
quartaut d'une certaine substance rance que nous devons appeler beurre
parce qu'elle ne répondrait à aucun autre nom, une douzaine d'oeufs
peut-être sur une assiette fêlée, et un peu de crêpe moisie: voilà toute
ta richesse de laitage. L'état des choses est-il meilleur dans la
basse-cour? Quand je songe aux nombreuses couvées de grasses volailles,
de dindes et d'oies qui la peuplaient jadis, mon coeur souffre en n'y
voyant maintenant qu'une couple d'oisons et de dindes solitaires, ainsi
que les quelques chétifs bantams aussi sauvages que des bécasses qui
prennent leur nourriture où ils peuvent, car la plupart du temps on
oublie de leur en donner, bien que les restes de repas qui sont perdus
suffiraient amplement pour faire d'eux des volailles de prix... Qu'as-tu
à répondre à tout cela, frère? Oui, je te le dis: tu es sur le grand
chemin de la ruine.

--Non, Françoise, il n'y a, quant à cela, aucun danger. Dieu est
très-bon pour moi.--En disant cela, Paul ôta son chapeau en signe de
respect.--Ma récolte a été cette année beaucoup plus considérable que
toutes celles que j'ai cueillies jusqu'ici, quoique bien souvent mes
greniers aient été remplis jusqu'au comble. Avec moi tout a prospéré en
quantité et en qualité, et grâce au ciel, nous ne nous apercevrons pas
des pertes qui peuvent se faire sentir dans la laiterie ou la
basse-cour.

--Eh! bien, Paul c'est très-heureux que tu jouisses d'une aussi bonne
fortune, car tu en as grand besoin... Mais voyons maintenant pour ton
propre confort. Ta table--tu ne dois pas m'en vouloir si je te parle
aussi franchement, car tu m'as permis de te dire tout ce que j'ai sur le
coeur--ta table est j'en suis certaine, la plus mal fournie de toutes
celles de la paroisse.

--Mais, chère soeur, nous avons eu dernièrement de très-bons pâtés et
d'excellentes tartes, il me semble.

--Ah! frère, tu peux bien paraître embarrassé et regarder le fourneau de
ta pipe en disant cela; quoique tu fasses, tu ne me donneras pas le
change. En deux ou trois occasions différentes, j'ai vu la petite fille
de la veuve Lapointe passer dans la cour portant ces tartines et ces
pâtés. En fait de cuisine, rien d'aussi appétissant ne peut plus être
préparé ici, à moins que je relève mes manches et que je me mette
moi-même à l'oeuvre.

Le pauvre Paul se trouva considérablement déconcerté, car il était allé
secrètement trouver la veuve Lapointe et l'avait payée d'avance pour la
confection de ces friandises, espérant que l'oeil exercé de sa soeur
croirait qu'elles étaient de facture domestique. Il se mit donc à fumer
plus fort et sans souffler mot, pendant que l'impitoyable madame
Chartrand continuait:

--Regardes le jardin: il ne peut être comparé qu'à celui d'un fainéant,
tant il est rempli de mauvaises herbes et de chardons, et cependant je
vois deux grandes paresseuses de servantes qui ne font que flâner ici.
Notre mère n'avait qu'une domestique, et de son temps ce même jardin
faisait l'admiration de toute la paroisse par son magnifique étalage de
légumes, de fruits et même de fleurs. Je ne vois, non plus aucune trace
de toile ou de linge de ménage comme chaque femme d'un Durand avait
toujours été capable d'en faire pour son mari et ses enfants... Veux-tu
me dire ce que fait ou ce que peut faire Geneviève?

Une vive rougeur s'était graduellement répandue sur le visage hâlé de
Durand; enfin, frappant la table d'un grand coup de poing:

--Françoise, s'écria-t-il, ceci est mon affaire et ne regarde que moi,
entends-tu? et n'était la promesse que je t'ai faite de te laisser
parler, tu n'aurais assurément pu dire tout ce que tu viens de débiter.

--Je le sais, répliqua philosophiquement madame Chartrand; mais comme tu
m'as donné ta parole que tu m'écouterais jusqu'au bout, je te la
rappelle. Ai-je dit des choses qui ne soient aussi vraies que l'Évangile
même? Ai-je calomnié Geneviève en quoi que ce soit?

--Si je suis satisfait de ma femme, qui est-ce qui a le droit de la
trouver en faute? demanda-t-il en haussant davantage la voix.

--Tu n'as pas besoin de te fâcher contre moi, Paul. Je vois que tu
cherches dune querelle, mais je ne satisferai pas ton désir. C'est
toujours comme cela avec vous autres, hommes: quand votre cause est
mauvaise, vous tâchez invariablement de l'améliorer par des paroles
vives et beaucoup de tapage. Maintenant, je dirai tout ce que j'ai à
dire, quant même tu ferais deux fois plus de bruit. Dieu sait qu'il n'y
a dans mon coeur aucun mauvais sentiment à l'égard de ta femme, et c'est
pour son bien ainsi que pour le tien que je parle aussi ouvertement.
Personne plus que moi ne s'est réjoui en apprenant ton mariage, parce que
je pensais que ce serait là ton bonheur.

--Ainsi en a-t-il été, Françoise, et je suis aussi heureux qu'un roi.
Aussi bien je n'ai pas l'intention de nous rendre malheureux, ma pauvre
petite femme et moi, en lui demandant de faire ce qui est au-dessus de
ses forces. Elle n'est pas faite pour les travaux durs et fatigants, pas
plus que le petit oiseau qui gazouille dans l'orme qu'il y a là devant
la maison. De plus, elle est jeune et elle apprendra.

Madame Chartrand pensa intérieurement qu'en effet des femmes aussi
jeunes et aussi délicates que Geneviève étaient souvent devenues de
bonnes ménagères, mais elle garda cette réflexion pour elle-même et
reprit:

--Je ne veux pas blâmer ta femme pour son ignorance à conduire un
ménage, mais ne penses-tu as qu'elle ferait bien de commencer de suite à
l'apprendre? Il se pourrait que tes moissons ne seraient pas toujours
aussi bonnes que cette année; les enfants, qui entraînent de nouvelles
dépenses, peuvent venir, et la ruine dont tu te ris maintenant te
surprendre plus tard. Écoutes je vais te faire une proposition. Je suis
veuve, sans enfants, et parfaitement libre de suivre mes volontés. Dis
un mot et je viens demeurer ici. Je ne serai pas un fardeau, car tu sais
que j'ai par moi-même des moyens suffisants. J'enseignerai à Geneviève
la tenue du ménage si elle a la force ou le désir de l'apprendre, et
dans tous les cas je prendrai sur moi toute la tâche de conduire la
maison. Ton bien-être, ta bourse et ton bonheur y gagneront. Maintenant,
réfléchis bien avant de me donner une réponse quelconque.

Paul suivit ce conseil. Il croisa ses bras sur la table et y reposa sa
tête, afin de réfléchir plus mûrement. Sans doute la prospérité
matérielle de l'établissement augmenterait notablement par les soins de
cette ménagère économe, mais comment Geneviève prendrait-elle cela?
c'était là l'important. Les tinettes de beurre, les meules de fromage
s'accumuleraient dans ses caves, la toile et le linge de ménage dans ses
garde-robes, et lorsqu'il reviendrait fatigué, épuisé, de ses travaux
des champs, il trouverait de bons et succulents repas l'attendant; oui,
tout cela lui serait très-agréable, mais serait-ce la même chose pour sa
femme qui passerait toutes les heures de son absence à éviter la
constante surveillance que sa soeur exercerait sur chaque chose et sur
chaque personne autour d'elle? Comme elle serait peinée, mortifiée de se
voir continuellement exposée à un frappant contraste avec l'habile et
énergique madame Chartrand, obligée de ressentir aussi amèrement son
infériorité sur tout ce en quoi l'autre excellait. Non, il n'avait pas
le droit de compromettre le bonheur de sa femme en permettant
l'intrusion d'un tiers dans sa maison. D'un ton bien veillant mais
ferme, il répondit donc:

--Merci, Françoise, pour ta bonne offre qui est, je le sais, l'impulsion
d'un coeur tendre et généreux, mais il vaut mieux que nous restions
seuls, ma petite Geneviève et moi. Nous aurons, je le présume, des
embarras comme tous les gens mariés; mais nous devons essayer de les
supporter avec patience. Si Geneviève fait défaut en quelques choses,
elle est au moins douée d'un doux et affectionné.

--C'est donc une affaire décidée, Paul?

--Oui. Tu n'es pas fâchée?

--Mais non: penses-tu donc que je n'ai pas plus de jugement que cela?
Mais il me faut partir dès demain, car je ne veux pas souffrir plus
longtemps les épreuves auxquelles mon tempérament ni ma patience sont
continuellement exposés dans cette maison. Entre l'indifférence de
Geneviève et la honteuse négligence de sa servante paresseuse, je serais
mise en pièces avant quinze jours, empêchée que je serais d'essayer à
mettre les choses en ordre. Quoi! elles m'ont déjà presque fait perdre
de vue mon pauvre mari et le chagrin légitime qu'en veuve bien apprise
je dois ressentir de sa mort. Je retourne maintenant dans ma chambre
pour y faire quelques prières, car j'ai manqué les vêpres afin d'avoir
cet entretien avec toi.

Et elle sortit.

Paul se laissa aller à une profonde rêverie d'où il fut bientôt tiré par
l'arrivée de sa femme.

--Viens ici, lui dit-il en l'apercevant.

Et passant son bras autour d'elle, il continua:

--Ma soeur désire venir demeurer avec nous; elle prendrait la direction
du ménage. Qu'en dis-tu?

Le pâle visage de la jeune femme rougit légèrement et ses lèvres
tremblèrent; mais reprenant presqu'aussitôt possession d'elle-même, elle
répondit doucement:

--C'est bien, Paul, si tu le désires toi-même.

--Non, ma petite femme, non! il n'en sera pas ainsi. Je ne permettrai à
personne de s'interposer entre toi et moi; nous nous tirerons d'affaire
seuls. J'ai déjà dit à soeur Françoise ce qu'il en est, et la
responsabilité du refus ne retombe que sur moi.

Oh! comme les beaux yeux lustrés de Geneviève surent bien le remercier,
pendant que ses mignons petits doigts, pressant doucement sa main, le
ramenaient par leur muet langage à l'affection qu'avaient pu lui faire
perdre les remontrances impitoyables de madame Chartrand.

Cette dernière fut fidèle à sa détermination, et le lendemain matin, au
moment même où le soleil commençait à illuminer l'Orient de ses feux,
elle montait dans une élégante petite charrette à ressort dans laquelle
son frère la ramenait chez elle. Si Paul avait éprouvé quelque remords
de conscience d'avoir refusé l'offre si pleine de bonne intention de sa
soeur, la vue du visage gras et dodu, des joues pleines et vermeilles de
celle-ci qu'il fit intérieurement contraster avec la frêle enveloppe et
la délicate figure de sa femme, le réconcilia bientôt avec lui-même.

Après le départ de madame Chartrand, une des deux servantes incapables
fut renvoyée, et on se procura une excellente ménagère qui pouvait faire
presque toute chose d'une manière aussi satisfaisante que la soeur de
Paul elle-même. Mais hélas! elle avait un caractère terrible, et sans la
moindre provocation, elle s'abattait comme une tigresse sur l'innocent
agneau qu'elle avait pour maîtresse. Connaissant sa valeur cependant,
Geneviève souffrait tout en silence; mais une après-midi que Marie
donnait libre carrière à sa mauvaise humeur en faisant des remarques
insolentes et demandait pourquoi certaines personnes ont été mises dans
le monde puisqu'elles ne pouvaient pas même aider une pauvre servante
écrasée d'ouvrage, son maître, qu'elle croyait très-occupé dans la cour,
était entré sans qu'elle s'en fût aperçue, et après avoir écouté un
instant ses diatribes, il la prit par le bras, et lui ordonna de faire
de suite son paquet et de partir.

Il s'en suivit naturellement une tempête. Geneviève courut chercher un
refuge dans sa chambre où elle écouta, avec une alarme nerveuse, le
bruit qui se faisait dans la cuisine, le fracas de la vaisselle, le
cliquetis des couteaux, les mouvements spasmodiques des chaises, des
bancs et des seaux qu'on renversait. Le vacarme finit par cesser, et le
mari et la femme se sentirent tous deux soulagés quant la porte se
referma sur leur habile mais redoutable servante--Paul remerciant
pieusement mais d'une manière quelque peu obscure, la Providence «de la
paix qui leur était maintenant accordée, quant même ils devraient
retomber dans le chaos où ils étaient auparavant», voulant probablement
faire allusion à l'irrégularité générale et à la confusion d'où
l'activité de Marie avait retiré sa maison.

                                 ----


                                  III


La société continuait toujours son va-et-vient chez M. de Courval, car
les bois aux teintes claires et les épais nuages couleur d'ambre du mois
d'octobre, outre l'abondance de l'excellent gibier que l'on trouvait
dans les environs, rendaient la campagne aussi attrayante qu'elle
l'avait été pendant la belle saison.

Il passait fréquemment devant la porte de Durand des messieurs armés de
fusils et suivis de lurs chiens, les uns à cheval, les autres à pied;
mais Geneviève ne les voyait pas. M. de Courval avait souvent invité et
d'une manière pressante les nouveaux mariés à venir visiter le Manoir,
mais comme Paul ne s'en souciait évidemment pas tandis que des étrangers
s'y trouveraient, Geneviève demeurait tranquillement chez elle.

Une après-midi qu'elle était debout devant la porte de sa maison et
qu'elle admirait dans le lointain les magnifiques coteaux embrasés par
les rayons dorés qu'offre une superbe journée de cette belle saison
qu'on appelle _Été de la St. Martin_, M. de Courval passa à pied
accompagné de deux de ses amis. Ils paraissaient tous trois exténués de
fatigue, car ils marchaient depuis une heure fort matinale, et lorsque
Geneviève, que M. de Courval avait abordée avec sa politesse ordinaire,
leur offrit d'entrer un instant pour se reposer,--chose qu'elle ne
pouvait manquer de faire sans violer les règles de la plus commune
courtoisie, attendu que M. de Courval se plaignait de la fatigue,--ils
acceptèrent avec joie son invitation. Il lui présenta ses deux amis, le
premier un M. Caron, homme d'un âge mûr, le second un jeune et charmant
officier de cavalerie, du nom de de Chevandier, qui venait d'arriver de
France pour passer quelque temps en Canada.

Ce dernier parut à la fois surpris et frappé de la beauté et des
manières gracieuses de leur hôtesse, qui était occupée à placer devant
eux des verres et une cruche d'excellent cidre, qui, nous n'avons pas
besoin de le dire, n'était pas de manufacture domestique.

Cependant, Geneviève ne s'aperçut pas de l'attention particulière dont
elle était l'objet de la part du Capitaine de Chevandier, qui aurait été
extrêmement affligé s'il eut su qu'elle n'avait seulement pas remarqué
l'abondance de ses cheveux lissés, sa belle moustache, ou la classique
régularité de ses traits.

Sur ces entrefaites arriva Durand qui s'empressa de leur offrir
l'hospitalité, et il le fit avec une aisance et une politesse exquise.
Les préjugés aristocratiques de de Chevandier furent en quelque sorte
choqués par l'arrivée sur la scène de cet hôte roturier; mais ses airs
de grand seigneur produisirent aussi peu d'effet sur le mari que ses
regards d'admiration en avaient fait sur la femme. Quant nos trois amis
se furent reposés et rafraîchis, ils prirent leur congé, et en revenant
notre Adonis militaire s'abandonna à d'amers regrets sur ce que «cette
charmante petite créature avait pour destinée de passer toute sa vie au
milieu des vaches, des volailles et autres choses semblables.»

Aussitôt qu'ils furent partis, Durand annonça à sa femme qu'il pensait
aller à Montréal pour y acheter des épiceries et autres articles de
nécessité, ainsi que pour voir le marchant à qui il avait coutume de
vendre la plus grande partie des produits de sa ferme, et il lui demanda
si elle aimerait à l'accompagner.

--Quoique nous n'ayons cette année ni beurre, ni volailles à vendre, je
puis, ma petite femme, te donner quelques piastres, que tu pourras
dépenser en rubans, dans les beaux magasins,--ajouta-t-il en souriant,
car il s'attendait à ce que Geneviève accepterait son offre avec
empressement: attendu qu'un voyage à la ville, même sans la perspective
d'avoir à y dépenser quelques dollars, était alors considéré par les
femmes d'Alonville comme un insigne privilège.

Elle réfléchit un moment, hésita, puis, à la surprise et au
désappointement de son mari, elle refusa, alléguant pour raison qu'elle
ne savait pas comment elle agirait avec les Lubois. Elle pensait que si
elle allait à la ville sans leur faire une visite, pour remercier madame
Lubois du grossier bijou à l'ancienne mode qu'elle lui avait envoyé
comme cadeau de noces, la famille la taxerait peut-être d'ingratitude,
et que d'un autre côté, si elle se présentait avec son mari à leur
résidence, renommée par ses exclusions, on les considérerait peut-être
comme de désagréables visiteurs. Donc, pour sortir de ce dilemme, elle
avait résolu de rester à la maison, d'autant plus que Paul ne devait
être absent que quelques jours.

Le lendemain du départ de son mari, Geneviève, qui aimait beaucoup le
grand air, et qui ne pouvait imaginer de plus douces jouissances que
celle de s'asseoir pendant quelques heures sur un banc dans le jardin ou
à l'ombre du grand orme qui ombrageait si agréablement sa demeure, à
écouter les ramages des oiseaux et des insectes, prétexta un ouvrage de
couture, et s'enfuit derrière le grand arbre dont le tronc la dérobait
aux regards des passants et dont le feuillage la protégeait contre les
rayons du soleil.

Elle avait été élevée dans une ville sombre et malpropre de France, (car
quoique l'on dise, l'on rencontre des villes sombres et malpropres dans
cette partie favorite du globe); il n'y avait donc rien de surprenant ue
la campagne fût pour elle un monde inexploré, aussi délicieux que
nouveau. Comme elle jouissait de sa fraîcheur, de sa beauté, de ses
parfums! comme chaque nouvelle phase de cette vie faisait naître en elle
une admiration qu'elle n'osait exprimer hautement, de crainte de
paraître ridicule! Cette prédilection était peut-être la cause du peu de
progrès qu'elle faisait dans la science de la tenue d'un ménage, car
malgré qu'elle fût en personne dans sa cuisine, ou milieu des fritures,
des étuvées ou des grillades ou à son lavage, ses pensées se tournaient
avec passion vers l'air pur et frais du dehors, le bruissement des
branches au-dessus de sa tête; et elle pensait en elle-même, non sans
soupirer, combien elle préférerait un morceau de pain et une tasse de
lait au milieu d'un si délicieux repos, aux somptueux banquets apprêtés
avec tous les soins et l'habileté de l'art culinaire.

N'ayant que peu de choses à faire dans son ménage, elle avait célébré le
premier jour de l'absence de Paul, en prenant son dîner des mets que
nous venons de mentionner, chose qui convenait bien à ses servantes qui,
passionnées elles aussi pour fair la _dolce far niente_, étaient bien
aises de se sauver de l'ouvrage en se servant des mêmes mets pour leur
dîner et en y ajoutant un morceau de viande froide. Puis elle prit une
paire de pantoufles qu'elle brodait pour en faire présent à son mari,
assurée qu'elle était qu'il les trouverait aussi utiles que belles, et
s'installa dans son coin au pied du vieil orme.

Il faisait un temps délicieux. Souvent elle s'arrêtait dans son ouvrage
pour promener ses regards des belles collines pourprées qui se
trouvaient dans le lointain aux superbes couleurs des bois d'automne,
des nuées mélangées d'or et d'azur qui se déroulaient au-dessus de sa
tête aux lames rejaillissantes du beau et majestueux Saint-Laurent. Un
calme parfait régnait dans la nature. Les oiseaux avaient déjà pris leur
essor vers des climats qui leur offraient un autre été, et le silence
n'était rompu que par le bruissement des feuilles qui tombaient de temps
à autre.

Tout-à-coup, cependant, le bruit d'un pas qui approchait lui fit lever
les yeux, et elle aperçut près d'elle le capitaine de Chevandier, la
casquette à la main, un sourire engageant sur les lèvres. Ses manières
étaient courtoises, sans affectation. Geneviève écouta, sans se
déranger, quelques observations qu'il fit sur la température, la
campagne et la chasse. Le temps s'écoula d'une manière si agréable que
lorsqu'il partit, elle ne s'aperçut pas qu'il y avait près d'une heure
qu'ils étaient en conversation.

Le lendemain, il faisait un temps aussi charmant que la veille, et après
avoir pris un léger repas, elle se hâta de prendre son canevas et ses
laines, et se rendit au jardin, cette fois à l'ombre d'un pommier tout
tordu et recourbé, car une espèce d'instinct lui disait qu'elle s'y
trouverait moins sur le chemin de M. de Courval et de ses visiteurs
qu'au pied de l'orme.

Pendant qu'elle travaillait avec ardeur à son ouvrage, afin de terminer
son petit cadeau avant l'arrivée de son mari, elle entendit une voix
claire et cultivée lui demander: «Comment se porte madame Durand?»
Levant aussitôt les yeux, elle aperçut le capitaine de Chevandier qui la
regardait de par-dessus la petite porte du jardin.

Quoique Geneviève fût loin d'être satisfaite de cet incident, elle était
trop bien-élevée pour laisser percer la contrariété que lui inspirait
cette nouvelle visite; aussi lui rendit-elle poliment son salut, mais il
y avait tant de réserve dans ses manières, que de Chevandier ne savait
comme continuer: il chercha des inspirations autour de lui. Par bonheur,
il aperçut une plate-bande de magnifiques dahlias aux couleurs variées
et nuancées; alors feignant une grande admiration pour leur éclatante
beauté, il demanda la permission de les examiner de plus près et d'en
cueillir un. Elle acquiesça d'une manière indifférente à ce qu'il
demandait. Tout en discourant avec l'air d'un connaisseur sur les riches
nuances et la beauté particulière des échantillons qu'il avait devant
lui, il essaya de faufiler un gracieux compliment à la charmante
maîtresse du jardin sur son bon goût et sur les succès qui avaient
couronné ses efforts.

--Capitaine de Chevandier, lui dit-elle, vous me donnez plus de crédit
que je n'en mérite: vous devez présenter vos louanges à la vieille
ménagère qui tenait la maison de mon mari avant son mariage.

De Chevandier se mordit les lèvres, et il se félicita en lui-même de ce
que ses spirituels et caustiques compagnons d'armes n'eussent pas été
témoins de sa déroute; mais se remettant aussitôt, il reprit:

--N'importe, cela ne m'empêchera pas de cueillir ces deux cramoisis-là,
avec la permission de madame.

Et il joignit l'action à la parole, puis, en parlant de fleurs, il était
naturel que la conversation tombât sur la campagne, et par une
transition très-juste, sur la France. Enfin il avait donc trouvé un lien
entr'eux, et de Chevandier ne fut pas lent à le saisir. Quoique né à
Paris, il y avait peu d'endroits de son beau pays qu'il n'eût pas
visités; il connaissait même la petite ville malpropre où Geneviève
était née; une fois, il y avait été retenu par le mauvais temps une
longue journée, pendant laquelle il avait tout le temps maugréé contre
cette place qu'il considérait et qualifiait comme le point le plus
insupportable, le plus petit et le plus pauvres de la surface du globe.
Cependant, aujourd'hui, ses sentiments étaient tout différents, et
l'admiration avec laquelle il parlait de sa modeste église, de la
tranquillité de son petit cimetière, en faisait presque venir les larmes
aux yeux de Geneviève.

--Ah! madame Durand, s'écria-t-il avec vivacité après un moment de
silence, combien vous devez vous trouver malheureuse, transplantée de
votre cher pays sous ce climat étranger! Que sommes-nous ici, nous
enfants de la France, que de pauvres exilés?

Malgré l'amour qu'elle professait pour le sol de ses pères, Geneviève
n'était pas prête à aller si lin, et levant ses yeux qui n'avaient pas
faibli devant le regard rempli d'admiration et de sentiment qui était
fixé sur elle, elle reprit:

--Malheureuse! dites-vous; vraiment, M. de Chevandier, vous vous
trompez: j'ai goûté, depuis quelques mois, plus de vrai et paisible
bonheur que je n'en ai connu pendant toute ma vie. La France m'est
chère, sans doute, comme souvenir; mais toutes les affections de mon
coeur et toutes les espérances dont je puisse me bercer sur cette terre
sont concentrées ici, en Canada.

Soit qu'il fût incapable de se relever de ce nouveau coup, soit qu'il
jugeât par les manières de Geneviève que son séjour chez elle avait été
assez prolongé, il se leva, et après avoir prononcé quelques mots sur le
même ton de politesse et de respect dont il se serait servi avec une
dame de la plus haute société, il se retira. Mais en fermant la porte
sur lui, il ne put s'empêcher de se dire:

--Quel prude et gênée petite créature, mais aussi quels yeux
incomparables, quels doigts effilés! certainement que son imbécile de
mari doit s'attendre à ce qu'elle en fera de drôles en fait de traire
les vaches et de fabriquer le beurre. Ah! je crains fort, mon cher
Durand, que tu t'aperçoives un peu tard que tu t'es énormément fourvoyé
dans ton choix.

Il s'en revint lentement chez M. de Courval, portant sur ses traits,
d'ordinaire insouciants, les traces d'une profonde pensée.

Le jour suivant de Chevandier fit sa toilette avec un soin tout
minutieux, et après s'être muni de journaux et de revues qu'il avait
tout récemment reçus de France, il s'achemina, à la même heure, vers la
résidence de Durand: et il vit que Geneviève ne se trouvait pas sous le
pommier, non plus que sous l'orme. Il devenait évident qu'elle ne
voulait plus avoir d'entrevue avec lui. Mais de Chevandier, qui n'était
pas homme à se décourager pour si peu, frappa résolument à la porte avec
une badine qu'il portait, et il demanda à la servante aux allures
gauches et hébétées qui lui ouvrit si madame était è la maison?

--Elle est quelque part dans le jardin, répondit-elle sèchement.

Et persuadée qu'elle s'était acquittée de tout ce qu'elle avait à fair
dans la présente conjoncture, elle poussa brusquement la porte, laquelle
se referma avec un tel fracas que notre visiteur en recula.

--Quels sauvages! se dit-il; mais je ne me rendrai pas: il faut que je
la cherche dans le jardin.

Si on avait demandé au capitaine de Chevandier pourquoi il s'acharnait
ainsi à Geneviève et quels étaient ses desseins en lui portant de telles
attentions, il aurait répondu sans hésiter qu'il ne lui voulait pas de
mal. Madame Durand était une femme aussi jolie que charmante, et il
pensait qu'un commerce d'amitié sentimental et innocent avec elle
contribuerait puissamment à rendre son séjour au Manoir moins monotone
et plus agréable. Malgré tout cela, ç'aurait été un malheur pour
Geneviève si, confiante comme elle était, elle l'eut sans arrière-pensée
écouté et encouragé, car aucun principe religieux ne le guidait, la
seule influence qui eût sur lui quelqu'empire étant le code d'honneur du
monde, et l'on sait combien ce code est quelques fois relâché.

S'étonnant intérieurement, s'emportant même de ce qu'elle lui avait
inspiré un si vif intérêt, il souleva le loquet de la petite porte et
s'aventura au milieu des citrouilles, des concombres et des melons qui y
croissaient négligemment en abondance; il arriva è un petit berceau
rustique fait en planches, autour duquel on avait taillé une vigne
sauvage qui formait une couverture d'une délicieuse verdure. Geneviève y
était avec son «éternelle broderie,» ainsi que de Chevandier avait
stigmatisé son travail. Il aurait préféré la trouver mélancolique et
rêveuse: cependant il entra avec son air aimable ordinaire, en offrant
ses lettres de créance sous forme des livres et journaux qu'il avait
apportés avec lui. Geneviève ne pouvait faire autrement que de le
remercier de sa politesse; d'ailleurs elle éprouvait un grand plaisir de
voir les noms et les gravures des lieux et des choses qui lui étaient si
familières.

Pendant qu'elle examinait le frontispice illustré d'un de ces volumes,
il prit l'ouvrage qu'elle venait de déposer.

--A qui, lui demanda-t-il en souriant, destinez-vous ce monument
d'industrie et de patience féminine que je tiens à la main?

--C'est une paire de pantoufles pour mon mari, répondit-elle.

Lorsque de Chevandier se représenta cet honnête Paul chaussé de grosse
bottes de campagne enjambant à travers le fumier de sa cour, puis en
voyant cet assemblage de perles et de soie qu'on lui destinait, une
expression de piquante ironie passa sur ses traits: il plissa les lèvres
et ajouta involontairement:

--M. Durand est un homme heureux et saura, comme de raison, apprécier ce
cadeau de fée. J'apprends tous les jours qu'il est un excellent fermier,
et qu'il s'y entend parfaitement en fait de tout ce qui concerne la
charrue, les égouts, les bêtes-à-cornes et autres horreurs du même
genre.

Geneviève regarda son interlocuteur: quoique novice en ces sortes de
persiflages, elle devina le mépris qu'il cachait sus les compliments à
moitié ironiques qu'il faisait de Paul, et tenant constamment ses yeux
fixés sur lui, elle reprit:

--Mon mari est non-seulement un excellent fermier, mais encore il est
honorable et intègre, à tel point, que la plus indifférente des épouses
ne pourrait s'empêcher de le respecter et de l'aimer.

Il y avait quelque chose de grand dans cette expression franche et
hardie de ses sentiments, surtout chez une personne aussi réservée et
aussi timide que Geneviève Durand; et pendant que le coeur de Chevandier
lui en rendait secrètement hommage, il éprouva en même temps un
sentiment d'une irritation jalouse contre l'homme qui en était l'objet.
Il comprit aussi qu'il devait s'abstenir de prononcer en présence de la
jeune femme un seul mot qui pût être interprété comme incivil envers
Paul; il s'empressa donc de réparer sa maladresse en faisant sur Durand
quelques remarques amicales et respectueuses avec ce tact et cette
délicatesse dans lesquels il était passé maître.

Geneviève reprit son ouvrage, et pendant que ses doigts allaient avec
une agile habilité, de Chevandier parlait ou lisait à haute voix
quelques courts passages des journaux qu'il avait apportés avec lui. Le
jour baissait, lorsque tout-à-coup la jeune femme se leva et le pria de
l'excuser, vu que peut-être on pouvait avoir besoin de ses services à la
maison. Il l'accompagna jusqu'à la porte.

Tandis qu'il lui disait quelques mots d'adieu, deux figures épiaient en
cachette leurs mouvements: c'était Manon, la fille qui avait reçu le
capitaine de Chevandier d'une manière si caractéristique, et Olivier
Dupuis, la plus mauvaise langue du village.

--Et vous me dites, reprit lentement ce dernier en secouant la tête
d'une façon qui était de mauvais présage, que ce charmant gentilhomme de
la ville vient ici tous les jours, et passe de longues heures avec
_Madame_ (en appuyant dédaigneusement sur le mot), et cela lorsque le
mari est absent! Bien, bien, Paul Durand, est-ce que tu ne pouvais pas
faire comme les autres, prendre pour ta femme une fille vive et alerte
de notre village, au lieu d'aller au loin choisir un pareil bijou? Ah!
nous verrons, nous verrons! Quand pensez-vous que Paul sera de retour?

--Demain, je crois.

--Eh! bien, bonjour Manon, et si jamais vous vous mariez ne marchez pas
sur les traces de votre maîtresse.

--Vous pouvez, père Dupuis, garder votre conseil jusqu'à ce qu'il vous
soit demandé. Lorsque je serai mariée, je ferai comme je voudrai.

Et ils se séparèrent sur ce salut amical.

Le lendemain la pluie tomba toute la journée par torrents, et de
Chevandier fut obligé d'abandonner le projet qu'il avait formé de
retourner chez sa charmante voisine, de peur qu'une visite par un pareil
temps le rendit ridicule. C'est pourquoi dans un accès de mauvaise
humeur il descendit au salon, et là il tua le temps à tourmenter les
livres de M. de Courval qui traitaient presque tous d'agriculture, et à
jurer, tempêter et donner des coups de pieds à la demi-douzaine de
chiens qui égayait la demeure de son ami, vieux garçon.

De son côté, Geneviève se trouvait aussi heureuse qu'il lui était
possible de l'être. Grâce à ses efforts réunis à ceux des servantes, la
maison reluisait de propreté, tandis que Manon, par une coïncidence
extraordinaire, avait fait d'excellents pâtés et avait réussi une fois
en sa vie à sortir du four du pain qui ne fût pas brûlé en-dessus et cru
en-dedans.

Les merveilleuses pantoufles qui étaient heureusement achevées pour
l'occasion étaient orgueilleusement étendues sur le fauteuil de Paul,
qu'on avait eu soin de tirer dans son coin favori, près de la fenêtre
remplie de bouquets. Puis Geneviève entra dans sa chambre, et après
avoir jeté un regard inquiet sur la pluie qui tombait à verse et à
laquelle son mari devait, en toute probabilité être exposé, elle se mit
en frais de se faire aussi gentille et charmante que possible. La tâche
pour elle n'était pas difficile: toujours jolie, elle l'était doublement
en ce moment car le plaisir que lui faisait éprouver l'espérance de
l'arrivée prochaine de son mari après cette première séparation
illuminait ses yeux et imprimait à ses joues un vif incarnat.

                                  ----


                                   IV


Pendant qu'elle attend ainsi, nous retournerons de quelques heures sur
nos pas, à la rencontre de Paul qui s'en revenait chez lui. Il allait
rapidement, cahoté en tous sens, sans se soucier ni de la boue des
chemins ni de la pluie qui l'inondait si généreusement mais tout entier
à l'heureuse perspective de se trouver bientôt avec sa chère Geneviève,
au souvenir des excellentes affaires qu'il avait faites à Montréal et
dont il rapportait des preuves par de jolis présents destinés à sa
femme.

Tout-à-coup, il rencontra le bonhomme Olivier Dupuis qui cheminant à
pied, de son côté, le long de la route, sans paraître plus soucieux de
la pluie qu'il ne l'était lui-même. Il va sans dire que Paul arrêta son
cheval, et offrit au voyageur une place à ses côtés, proposition qui fut
acceptée par ce dernier avec d'autant plus d'empressement qu'il avait
plus d'une raison pour le faire.

Une fois repartis, après quelques paroles échangées entr'eux à propos du
temps, Paul dit assez vivement:

--Ah! père Dupuis, ça fait du bien et ça raccourcit merveilleusement la
longueur de la route, que de savoir qu'au bout il y a une femme bonne et
fidèle pour nous recevoir!

Olivier poussa un gros soupir, et secoua la tête en signe de doute.
Supposant que cette boutade pleine de tristesse était de la part de
Dupuis une allusion secrète à son propre état de veuvage, Paul, bien que
ce fût la première fois qu'il le vit se chagriner à ce sujet, lui dit
avec bonté:

--Courage Olivier, tous ont leurs épreuves en ce monde, dans un temps ou
dans un autre; et vous avez une assez bonne santé, assez de joyeuse
humeur pour suppléer à la solitude de votre foyer.

--Quant à cela, Paul Durand, répondit aigrement Olivier, je me trouve
bien moins à plaindre sans femme que beaucoup d'autres qui en ont une.

Le ton, plus encore que les paroles, était particulier, et Paul attacha
un regard scrutateur sur son compagnon.

--Oui, regardez moi bien; je voudrais seulement que vous puissiez lire
sur mon visage tout ce que j'ai sur le coeur. Ça m'éviterait de dire des
choses qui ne me rapporteront pas grands remerciements, je suppose, si
je les fais connaître. Oh! Paul, Paul, pourquoi n'avez-vous pas fait
comme vos voisins et vos ancêtres ont fait avant vous: choisi une femme
parmi les habiles et honnêtes filles de votre paroisse, au lieu d'aller
plus loin pour réussir si mal?

--Décidément, voisin Dupuis, interrompit Paul qui commençait à se
fâcher, vous avez pris ce matin, outre votre part de rhum, celle d'un
autre.

Cette dernière insinuation le toucha au vif, car le vieux Dupuis
excédait souvent les bornes de la tempérance, bien que cela ne lui fût
pas arrivé cette fois: aussi avec un malin clignement de ses petits yeux
rusés, il répliqua:

--Merci du compliment, mon bon ami; mais je n'ai pas rencontré
aujourd'hui de chrétien assez généreux pour m'offrir sa part. Ce n'est
ni ci ni ça, et nous n'avons pas besoin de nous battre parce que je
crois de mon devoir d'avertir un vieil ami et un voisin, par pure bonté,
quant je vois sa femme s'amuser pendant son absence avec un des jeunes
messieurs bien habillés et tout parfumés qui sont en visite chez le
seigneur. Ah! vous pouvez bien devenir pâle, car c'est vrai. Ils ont
passé trois heures entières dans le jardin tout seuls, hier. Manon les a
vus aussi, ce qui fait qu'elle peut vous dire la même chose; et le jour
auparavant, la veuve Lapointe les a vus parler ensemble sous le pommier
dans le jardin. Elle dit qu'elle est restée à les examiner pendant près
d'une heure; et le beau monsieur était tout sourire et tout amabilité
pour madame.

Et il appuyait encore avec emphase sur ce titre.

Dupuis était petit de taille, faible et avait les cheveux gris; aussi
Paul qui possédait une force herculéenne, était trop bon pour satisfaire
sa vengeance en usant d'une violence personnelle à son égard. Il fut
donc obligé de se contenter de l'empoigner par le haut de con collet
d'habit et le lâcher, comme il eût fait d'un petit chien importun, au
milieu de la boue du chemin; puis, laissant échapper sur le bonhomme une
vigoureuse épithète de _coquin_, il fouetta son cheval avec fureur, et
partit avec une vitesse à se rompre le cou le long de la route inégale.

Au bout de quelques minutes cependant, il permit au coursier de ralentir
le pas en lui abandonnant les guides sur le cou, et, laissant tomber sa
tête entre ses mains, il se prit à soupirer en murmurant:

--Oui, oui, il faut que cela soit vrai!

Cette pensée seule était une agonie indicible, mais n'enlevait rien à
l'apparence de vérité qu'il y prêtait. Il se rappela alors l'admiration
et l'étonnement avec lesquels l'élégant militaire avait obstinément
suivi tous les mouvements de sa femme pendant la courte visite qu'il
avait faite chez lui avec M. de Courval. Il se souvint aussi avec un
sentiment mêlé de rage et de désespoir qu'elle avait, sans aucun
prétexte à ses yeux du moins, refusé de l'accompagner è la ville.

Durand état de sa nature d'un tempérament très-jaloux; mais ce défaut
avait sommeillé jusque-là, faute de circonstances propres à le
développer. En ce moment, il surgit tout d'un coup avec autant de
violence et d'énergie que s'il s'y fût toujours laissé emporter toute sa
vie.

Sa colère contre sa femme était adoucie néanmoins de temps en temps par
le déchirement qu'il éprouvait de la blessure faite à sa tendresse pour
elle; mais sa rage contre de Chevandier était mortelle, et l'eût-il
rencontré sur la route qu'il parcourait, on eût eu à déplorer quelque
événement fatal.

Comme il entrait dans sa cour dont la porte était restée ouverte pour
son arrivée, il sentit tout son être se contracter à la pensée qu'il
allait se trouver en présence de sa femme. Il savait d'avance que tous
les reproches et toutes les accusations dont il pourrait l'accabler ne
lui apporteraient aucune satisfaction, et il se demandait s'il ne valait
pas mieux pour lui poursuivre son chemin jusqu'au Manoir, et là faire
venir de Chevandier, et, sans un mot de commentaire ou d'explication,
tomber sur lui et prendre une vengeance complète des torts qu'il lui
attribuait, tout en servant à M. de Courval s'il se mêlait d'intervenir,
un petite dose du même traitement; car après tout, il était l'auteur
indirect de toutes ces misères, puisqu'il amenait avec lui dans des
maisons humbles et vertueuses des amis élégants et sans principes.

Pendant qu'il hésitait ainsi sur ce qu'il devait faire, la porte de la
maison s'ouvrit et Geneviève accourut dans sa fraîche et pure beauté;
posant légèrement son pied mignon sur le marche-pied de la voiture, elle
approcha son visage rougissant pour lui donner un baiser. Naturellement
distante et peu expansive, rien que l'amour profond qu'elle portait à
son mari pouvait l'engager à sortir jusqu'à ce point de sa réserve
habituelle; mais lui, détournant la tête comme s'il n'eût pas compris
son intention, il dit avec rudesse:

--Rentres à la maison à cause de la pluie.

Quelle angoisse déchirant avait traversé son coeur pendant qu'il
articulait ces paroles!

Il avait tant d'amour pour sa femme, tant de confiance en elle, et elle
était en apparence si engageante, si aimable, si gentille, qu'elle pût
être en réalité! Sautant de son siège, il enleva l'attelage de dessus
son cheval, le conduisit à l'écurie, et sans vouloir être aidé par un de
ses domestiques qui s'empressait autour de lui, il soigna l'animal et le
frotta lui-même.

Sentant bien alors que l'explication si redoutée entre lui et sa femme
ne pouvait tarder plus longtemps, il entra à la maison. La nappe était
mise, le souper sur la table, et Geneviève l'attendait debout. Mais
qu'il y avait loin de cette femme pâle et tremblante à la joyeuse
créature qui avait bondi tout à l'heure si légèrement au-devant de lui
pour lui souhaiter la bienvenue! Rejetant impitoyablement les
pantoufles brodées qu'on lui avait apportées (au milieu de l'angoisse
que la pauvre Geneviève éprouvait sans pouvoir se rendre compte de ce
qui se passait, ce léger acte de son mari lui causa un déchirement de
coeur que le travail de son imagination lui rendait encore plus cruel)
il s'assit à table, mais ne voulut ni manger ni boire, excepté un grand
verre d'eau qu'il avala d'un trait. Puis il repoussa sa chaise.

--Qu'est-ce que tout cela signifie? se demandait pour la vingtième fois
la tremblante jeune femme.

Et ses joues devenaient plus pâles et ses lèvres plus blanches, jusqu'à
ce qu'enfin elle craignit de se trouver mal.

--C'est la pâleur de la culpabilité! pensait Paul. Ah! l'indigne
hypocrite!

--Paul, qu'as-tu? Pourquoi me traiter ainsi?

--D'abord, réponds-moi à une question, femme! Quels visiteurs as-tu eus
ici pendant mon absence?

--Pas d'autres que le capitaine de Chevandier, répondit-elle tout
interdite.

--Ah! c'est donc vrai? Et tu as l'audace de l'avouer!

Cette véhémence de la part de Paul n'avait certainement pas de raison
d'être; car si elle lui avait caché la vérité, il eût été encore plus
courroucé contre elle si cela eût pu être possible; mais la colère
a-t-elle jamais été logique ou conséquente?

--Combien de fois est-il venu?

--Trois fois.

--C'est-à-dire tous les jours pendant mon absence, excepté aujourd'hui:
probablement que la crainte de me rencontrer à mon retour ou celle
d'exposer son élégante personne à la pluie l'aura retenu à la maison. O
femme indigne et infidèle! Que puis-je penser, que pensai-je en effet
d'une épouse qui profite de l'absence de son mari pour passer chaque
jour des heures entières en compagnie d'un parfait étranger qui n'a de
titres à ses attentions que parce qu'il est jeune, beau et sans
principes?

--Oh! sur ma parole la plus sacrée, Paul, je le jurerai sur l'Évangile
si tu veux, je ne t'ai jamais offensé, mon mari, ni en pensées ni en
paroles. Sans aucune invitation de ma part, le capitaine de Chevandier
est venu ici, poussé seulement par un motif de politesse et de
courtoisie...

--Silence, tu entends! Penses-tu me donner le change sur tes méfaits
aussi aisément que cela? Ah! tu as prouvé que tu n'étais qu'une femme
ingrate et infidèle. Bien que tu nous aies rendus, nous et notre maison,
un sujet de raillerie dans le village, par ta misérable ignorance de
tout ce qu'une femme devrait connaître, je ne t'ai jamais dit un mot de
colère, ni ne t'ai regardée froidement pour tout cela. Mais tu as passé
le temps que d'autres femme emploient à des travaux utiles et honnêtes,
à écouter les paroles mielleuses d'une canaille, à jouer avec l'honneur
de ton mari!

--Paul, tu es injuste et cruel.

--Silence! te dis-je. Ne sais-tu pas que demain toutes les misérables
commères à la merci desquelles tu t'es exposée si faiblement, si
criminellement, nous auront livrés tous les deux au mépris du public.
Otes-toi de devant mes yeux!

Elle se leva, et, oppressée par le sentiment d'un mal mortel, elle se
traîna hors de la chambre.

L'ennemi le plus acharné qu'aurait jamais en Paul Durand, eût senti tous
ses désirs de vengeance pleinement satisfaits s'il eût pu jeter un coup
d'oeil dans cette chambre silencieuse et au fond du coeur de celui qui
l'occupait, alors qu'il était assis, noyé dans la solitude de son
anéantissement. Sa tête brûlante s'inclinait jusque sur ses bras
croisés, sans qu'il prit garde à l'ombre du crépuscule qui se faisait
plus épaisse, et sans se soucier de son jeûne de toute la journée qu'il
n'avait légèrement rompu qu'une fois dans l'heureuse anticipation de
partager avec _elle_, chez lui, le doux repas du soir.

Peu à peu sa première violence fit place à des pensées moins amères et à
des sentiments plus humains. Eh! quoi si Geneviève avait erré seulement
par inexpérience et faute de réflexion! elle n'était coupable, après
tout, que d'avoir simplement permis les visites de de Chevandier, sans
les rechercher ni les encourager.

Oui, mais le mal n'en était pas moindre, car il avait, dans sa colère,
prononcé des paroles que peu de femmes pourraient aisément oublier ou
pardonner; il sentait s'élever au dedans de lui un certain esprit
d'opiniâtreté bourrue qui l'empêcherait de faire rien qui ressemblât à
des avances, quand même il serait convaincu qu'il l'avait accusée
injustement.

Il prévoyait tout: l'éloignement qui allait surgir comme une muraille
entr'eux, éloignement que le temps ne ferait que rendre plus profond. Et
ils avaient été si heureux ensemble! Il avait connu tant de bonheur
parfait dans sa maison depuis qu'elle y était entrée! elle s'était
enlacée si étroitement autour de tout son être! Alors, dans la violence
de son désespoir, il se mit à pousser des soupirs comme des sanglots.

Le bruit que fait un pas léger traversa sur le plancher; et levant les
yeux, il aperçut Geneviève auprès de lui. Elle déposa sur la table la
lumière qu'elle portait; même dans le trouble de ce moment, il remarque
sa pâleur mortelle, et les cercles livides que les larmes et la
souffrance morale avaient déjà laissées autour de ses yeux si doux.
Tout-à-coup la conviction lui vint qu'elle était innocente de toute
faute volontaire, et avec cette pensée une crainte terrible traversa son
esprit, la crainte qu'elle fût venue lui dire qu'elle le laissait, qu'il
l'avait insultée, outragée au-delà des limites laissées au pardon.
C'étaient justement des femmes douces et paisibles comme elle qui en
agissaient ainsi. Et il savait, il sentait que le démon de l'orgueil
opiniâtre qui était au-dedans de lui, le tiendrait muet; et que même,
dût son coeur se briser, il ne ferait aucun signe et la laisserait
partir.

D'une voix douce, elle lui adressa ces paroles:

--Paul, je suis peinée, vraiment peinée, de t'avoir fâché de la sorte.
Si j'avais su que tu eusses désapprouvé les visites du capitaine de
Chevandier, j'aurais refusé de les recevoir, au risque d'insulter sans
provocation un ami de M. de Courval. Écoutes-moi, maintenant, jurer
devant Dieu, aussi solennellement que si j'étais sur mon lit de
mort,--et elle s'agenouilla à côté de lui, levant avec respect ses yeux
purs et pleins d'affection, brillants de tout l'éclat de la vérité,--je
jure que je suis innocente d'une seule pensée ou d'une seule parole qui
ait pu t'offenser en quelque façon. Bien sûr, tu me pardonneras de
t'avoir déplu sans le vouloir?

Transporté à ces mots, Paul l'enleva dans ses bras et la pressa contre
son coeur avec passion, ou plutôt avec une énergie convulsive; et la
tenant ainsi, il jura dans la profondeur de son âme que jamais de
nouveau il ne l'affligerait, ne la contredirait, ni ne douterait de sa
fidélité. Cet amour de femme, plus puissant que la colère, le
raisonnement ou l'orgueil, avait détruit en un instant l'abîme que la
passion et le soupçon avaient creusé entr'eux.

--Ma femme! ma bien chère femme! murmurait-il en même temps que des
larmes que sa droite nature d'honnête homme ne rougissait plus de
laisser couler, tombaient rapides et abondantes sur la tête soyeuse
appuyée contre sa poitrine. Dieu soit béni, de ce que la paix soit
revenue! puisse cette première querelle entre nous être la dernière!

Ce fut la dernière en effet; et dans la suite, nul regard de doute ou de
colère, ni d'un côté ni de l'autre, ne vint assombrir le cours de leur
vie commune.

Le jour suivant, quand le capitaine de Chevandier vint, on lui répondit
que madame Durand était trop occupée pour le recevoir. Quand il
renouvela ses visites, qu'il eut toujours grand soin d'entreprendre au
moment où il savait Durand absent de chez lui, alors qu'il l'avait vu
s'éloigner en arrière de sa ferme, il se flattait sans doute d'obtenir
une réponse plus favorable; mais elle était toujours la même, jointe à
la mortification d'apercevoir Geneviève à l'une de se fenêtres, engagée
dans l'importante fonction de soigner ses plantes et ses fleurs.

Il retournait alors sur ses pas en grommelant un juron.

Le lendemain il disait adieu à Alonville pour n'y plus jamais revenir.

Après cela, tout alla tranquillement dans le ménage de Durand. Mais bien
qu'une paix parfaite et une inaltérable affection mutuelle y régnassent,
il n'y avait pas de changement perceptible dans l'économie domestique de
la maison. Toutefois, l'honnête Paul était profondément satisfait et
heureux; après tout, c'était bien là le point principal. Le commérage
calomnieux répandu par le vieux Dupuis s'éteignit bientôt, faute d'un
nouvel aliment. Et Geneviève continua de jouir, avec le même entrain, de
l'éclat des jours de soleil, des oiseaux et des fleurs, faisant taire de
temps en temps ses goûts par un effort désespéré pour se mettre au soins
du ménage.

Bientôt après arriva un gage de la sollicitude pleine d'attentions de
madame Chartrand, sous la forme d'un immense paquet, accompagné d'un
billet dans lequel cette dame écrivait que, prévoyant le cas où Paul
aurait besoin bientôt de nouvelles chemises, elle prenait la liberté de
lui en envoyer une douzaine toutes taillées sur un patron de celles
qu'elle avait en sa possession: ajoutant que leur confection ne serait
qu'un amusement pour sa belle-soeur.

Sans doute, la jeune femme entreprit volontiers la tâche; et quand Paul
laissa la maison le matin pour se rendre aux champs, il emporta avec lui
l'aimable idée de sa gentille Geneviève, assise à sa petite table, armée
d'un dé délicat et d'une paire de ciseaux, ayant devant elle une pile de
toile et de coton blanc comme la neige. Mais, hélas! le manque
d'habileté plutôt que de bon vouloir, vint frustrer les bonnes
intentions de Geneviève. Elle se trouble et se perdit au milieu des
goussets, des bandes et des morceaux; et enfin, perdant coeur et
courage, elle déposa sa couture sans espoir de réussir jamais. Elle la
laissa ainsi et la reprit deux fois, trois fois, durant le cours de
cette journée, pour arriver toujours au même résultat.

Pendant qu'elle était assise, ses deux mains reposant négligemment sur
ses genoux, tout entière à cette pensée qu'elle échangerait bien
volontiers le peu de talents qu'elle avait en broderie pour l'art de
mettre en ordre le chaos de bandes blanches qu'elle voyait devant elle,
Paul rentra, accablé par la chaleur et la fatigue de son travail sous un
soleil brûlant.

Elle saisit vivement, comme par instinct, cette couture qui avait fait
si peu de progrès depuis le matin, et jeta la vue sur son mari. Il
venait de s'asseoir, et essuyait les larges gouttes de sueur qui
perlaient sur son front en feu. Il y avait contraste entre sa fatigue
jointe à la chaleur qui l'écrasait et le repos dans lequel elle était au
milieu de cette chambre sombre et respirant le frais; et cependant,
ainsi entourée de ses aises combien elle se sentait abattue,
nonchalante, malheureuse!

--Eh! bien, petite femme, comment va la couture? demanda-t-il avec
bonté.

Elle la rejeta de nouveau, et fondant en larmes, elle se mit à
sangloter.

--A quoi sert, dit-elle, de feindre plus longtemps? Je n'y entends rien.
Paul, Paul, tu as une femme inutile, indigne!

Repoussant l'ouvrage, Paul attira sa femme à lui avec tendresse, en
murmurant:

--Le ciel m'est témoin, Geneviève, que tu me rends le séjour de ma
maison agréable et heureux. Que peut faire de plus une femme? Ne vas pas
te tracasser l'esprit à propos de semblables bagatelles. Ta douceur et
ta patience te rendent plus chère à ton mari que si tu étais la
meilleure cuisinière et la couturière la plus entendue de la paroisse!
Attaches tout cela dans un paquet, et ce soir, nous irons en voiture
chez la veuve Lapointe, et nous le lui laisserons. Ce sera une charité
que de lui faire gagner quelques sous, et la promenade va te rendre
aussi gaie qu'une linotte.

Ils partirent bientôt; et malgré que les commères s'émerveillassent de
l'infatuation de Paul à l'égard de sa femme et du profond aveuglement
qui l'empêchait de s'apercevoir du peu de services qu'elle lui rendait
et de sa parfaite inutilité dans la gouverne de sa maison, elle alla son
chemin, plus chérie et plus choyée que jamais.

Un an ne s'était pas écoulé depuis cette époque que la coupe du bonheur
de Paul fut remplie jusqu'aux bords par la naissance d'un fils.

Aucun noble portant des titres glorieux et soupirant après un héritier
qui portera son nom honoré depuis des siècles, aucun millionnaire
désireux d'avoir un fils pour lui transmettre ses immenses richesses, ne
se réjouissent plus de la naissance d'un garçon que l'humble paysan
Canadien, soit que lui aussi aime à voir son nom obscur mais honnête
conservé dans l'avenir, soit qu'il sache que le bras vigoureux d'un fils
lui portera assistance dans les travaux des champs, alors que le grand
âge rendra ce secours presque indispensable.

Mais, hélas! la joie de Paul, comme tous les rayons du soleil sur cette
terre, fut de courte durée; car la santé de Geneviève, toujours frêle et
délicate, ne se remit jamais après la naissance de son enfant. Elle
devint plus faible de jour en jour; en dépit de l'affection et de la
tendresse pleine de sollicitude dont l'entourait Paul, en dépit même des
liens de son amour sans bornes pour son mari et son enfant qui la
tenaient étroitement attachée à l'un et à l'autre, l'heure du départ
arriva; et patiente, résignée, elle exhala doucement la vie entre les
bras puissants de son mari qui lui avaient ouvert un asile si sûr et si
doux depuis qu'elle avait connu leur protection.

Ah! Paul Durand, alors que vous étiez assis seul et le coeur brisé dans
votre chambre, sans que nul autre bruit que le tic-tac monotone de
l'horloge du coin ne vint en rompre le silence mystérieux, et que,
regardant en arrière, vous vous rappeliez la fatigue et la langueur
qu'elle apportait de temps à autre dans ses démarches, et ces teintes
rosées qui montaient à ses joues et s'en effaçaient tour à tour sitôt
qu'elle entreprenait un effort léger; vous deviniez le secret de ce
manque d'énergie dont l'avaient blâmée si souvent les langues des
fainéants; et vous remerciez Dieu du fond du coeur de ce que jamais vous
ne lui aviez adressé aucun reproche ni aucun mot de raillerie à ce
sujet, de ce que jamais vous ne l'aviez poussée à des exercices et à des
efforts qui eussent dépassé ses forces.

Peut-être cette pensée était-elle la plus grande consolation de Durand,
aussi bien que les caresses dont il entourait son enfant, doué de toute
la délicatesse des traits de sa mère, et partageant peut-être, cela
était à craindre sa faiblesse de constitution.

Maintenant, dans son isolement, Paul eût désiré volontiers la compagnie
de sa soeur; mais cette dame très-digne, fatiguées de ses habits de
deuil, avait déjà consenti à les échanger contre des vêtements de noces,
et elle devait épouser dans quelques mois un respectable notaire quelque
peu avancé en âge, mais ayant une bonne clientèle et un caractère
pacifique: deux points sur lesquels madame Chartrand avait pris grand
soin de se rassurer avant de donner aucune réponse affirmative.

Ce n'était pas tant parce qu'il craignait le gaspillage et le désordre
dans l'administration de sa maison que Paul désirait la présence de sa
soeur: il était parfaitement accoutumé à ces deux choses là; mais
c'était pour son enfant. Ce tendre petit nourrisson avait besoin de
soins plus judicieux que ceux dont pouvaient l'entourer la tendresse
capricieuse et la société ignorante de domestiques.

Une fois convaincu qu'il n'y avait plus lieu d'espérer que madame
Chartrand viendrait vivre avec lui, il résolut de se remarier.

Ah! quelle honte! s'écriera peut-être quelque lecteur. Comment
pouvait-il oublier si vite la jolie jeune femme qui s'était reposée,
comme dans un nid, à son foyer et sur son coeur?

Il ne l'oublia pas; et de longues années après, à l'heure solennelle où
les dernières scènes de la vie se retiraient de devant ses yeux
obscurcis par l'âge, l'espérance de la retrouver dans un monde meilleur
absorbait encore tous ses regrets terrestres.

                                   ----


                                     V


Ce ne fut que par amour pour Geneviève que Paul chercha une mère pour
son enfant, et cette pensée seule à l'exclusion de toute autre, le guida
dans son second choix.

Sans se soucier de la jeunesse, de la beauté et de la richesse, il passa
en revue plusieurs filles aux yeux clairs, aux lèvres roses, qui
auraient volontiers accepté sa demande, et en choisit une qui n'avait
pas une grande beauté, mais qui était aimable, vertueuse, et déjà
considérée dans la paroisse comme une vieille fille; en cela il avait la
ferme conviction qu'en autant que la chose serait possible, elle
remplacerait auprès de son fils qu'il idolâtrait, la jeune mère que
celui-ci avait prématurément perdue.

Le jour qu'il demanda Eulalie Messier en mariage, il lui expliqua
franchement les raisons pour lesquelles il se décidait à changer son
état, ajoutant qu'il l'estimait et la respectait, et qu'il ferait tous
ses efforts pour faire un bon mari; mail il ne lui dit pas un suel mot
d'amour. Eulalie fut parfaitement satisfaite, et très reconnaissante
envers la Providence et envers Paul; car sans dot et sans attraits
personnels elle semblait irrémédiablement condamnée à rester seule, ce
qui équivalait, selon elle, à une vie d'isolement et d'un labeur sans
fin.

Le second mariage de Paul eut lieu par une brûlante journée de juillet,
mois aussi incommode par l'ardeur de la chaleur aux habitants de cette
terre _de neiges et de glaces_ que si nous demeurions sous les
tropiques.

Plusieurs de nos lecteurs peuvent se rappeler l'inimitable description
que nous donne Dickens, dans son _Little Dorrit_, d'une journée de
chaleur passée à Marseilles; il représente les pavés comme brûlants, les
murs si chauds qu'ils font lever des ampoules, pendant que les piétons
se morfondent pour trouver une toute petite lisière d'ombre afin de
sauver leur vie en échappant aux rayons étouffants et enflammés du
soleil.

C'était exactement une température de ce genre qui régnait à Alonville
le jour en question: pas la plus petite ride sur la surface unie et
claire de notre magnifique Saint-Laurent qui roulait majestueusement
tout près de là, et sur laquelle se reflétaient comme dans un miroir les
charmants villages qui sont coquettement assis sur ses bords; pas la
plus petite brise agitait les feuilles, l'herbe et les fleurs sauvages
qui bordaient la route et dont l'immobilité leur donnait l'air d'être
peintes sur la toile. Les prairies nouvellement fauchées ressemblaient
au Sahara, les chaumes jaunis renvoyaient les rayons ardents du soleil
qui les surplombaient, et les champs étaient tristes et désolés; les
plantes, penchées moins par le poids de leurs épis que par l'impitoyable
chaleur, paraissaient demander pitié, ainsi que les bêtes-à-cornes et
les moutons qui haletaient sous le maigre ombrage des clôtures et des
bâtiments ou des quelques arbres éparpillés ça et là sur la ferme. De
leur côté, les insectes jubilaient, les mouches et les abeilles
bourdonnaient, les cigales et les sauterelles gazouillaient à leur
façon, et leur chant monotone remplaçait celui des oiseaux qui restaient
muets dans le feuillage flétri.

Bon nombre de voitures dont les chevaux étaient attachés aux nombreux
poteaux comme il y en a ordinairement sur la place publique de chaque
paroisse, se trouvaient devant l'église du petit et modeste village.

Bientôt les propriétaires de ces voitures sortirent du lieu saint, et
après un vif échange de plaisanteries et de folies qui les rendit
indifférent, sinon insensibles, à l'étouffante atmosphère, on se dirigea
vers la maison du marié, car il ne fallait pas penser à se divertir chez
l'épouse puisqu'elle était pauvre.

Paul aurait de beaucoup préféré célébrer son second mariage sans éclat,
comme le premier; mais ses amis s'élevèrent si énergiquement et avec
tant d'indignation contre un procédé si contraire aux usages de la
société, qu'il fut obligé de sacrifier ses goûts aux leurs et de céder
aux exigences de la coutume.

Pas n'est besoin de dire que le matin du jour en question, la résidence
de Durand avait été mise, de la cave à l'attique, dans un état
tout-à-fait brillant et hospitalier. De gros bouquets, disposés dans des
verres ou des pots, avaient été placés dans tous les endroits
disponibles, et une longue table recouverte d'une nappe de toile du pays
était remplie de vaisselle et de verres.

Dès que la joyeuse compagnie fût entrée dans la maison, les femmes se
rendirent dans la chambre à coucher pour ôter leurs grands chapeaux de
paille et défriper leurs robes d'indienne,[1] et chacune, à tour de
rôle, alla se lisser les cheveux et se regarder dans l'unique miroir,
lequel, pour les remercier, leur renvoyait leur ressemblance d'une
manière si difforme et si décourageante, que non-seulement cela
suffisait pour guérir la vanité cachée qu'aurait pu posséder celle qui
s'y regardait, mais encore pour en faire reculer quelques-unes
d'épouvante.

[Note 1: Nos lecteurs sont priés de se rappeler que ceci se passait dans
l'enfance de notre héros. Depuis lors, il faut convenir que les modes
ont fait dans nos campagnes de rapide progrès.]

On se passa généreusement les pots de cidre et de bière, ainsi que du
sirop de vinaigre,--breuvage rafraîchissant que chaque ménagère
canadienne sait faire à la perfection,--et peu d'instants après, au
milieu des observations sur la chaleur et les récoltes, on se plaça à
l'entour de la table. Après que le curé du village à qui on avait donné
la place d'honneur eût récite le _benedicite_, on attaqua résolument les
plats friands qui se trouvaient devant soi. La table en était vraiment
surchargée; c'étaient des volailles, des saucisses, des porcs-frais, des
crêpes toutes fumantes, des tartes, du miel, des confitures et des
assiettes surchargées de ces fameuses beignes que l'on trouve toujours
sur les tables canadiennes. A des distances raisonnables étaient placées
des bouteilles de rhum et de vin _Sherry_, ce dernier pour les dames.

Au bout de la table se trouvaient les mariés. Paul paraissait calme et
tout-à-fait à son aise, mais rien ne pouvait égaler le superbe aplomb de
la mariée qui était assise è sa nouvelle place, aussi tranquille que si
elle y eut été depuis les dix dernières années. Ses cheveux, vraiment
luisants et abondants, étaient simplement relevés en arrière de ses
tempes: on voyait que sa toilette, quoique sans reproches sous le
rapport de la propreté, de la décence et du bon goût, avait
nécessairement été choisie plutôt pour la durée, et avec le même dédain
pour la parure qui distinguait son digne mari. On lisait sur sa figure
une expression de franchise, d'honnêteté et de bonne humeur. Elle
écoutait avec une impassible tranquillité, et sans rougir ou paraître
embarrassée, les plaisanteries et les quolibets que l'on disait sur son
compte. Enfin le bel-esprit de la bande, après avoir épuisé, à son
intention et sans succès, toutes les flèches de son carquois, déclara à
son voisin qu'il aurait plus de plaisir à faire endêver sa grand'mère.
L'hilarité et la gaieté générales ne furent aucunement interrompues par
sa déconfiture, et les conversations et les chansons continuèrent leur
train: l'appétit de chacun était aussi aiguisé que dans les jours les
plus froids de l'hiver. A la fin on se leva de table et pendant la
confusion occasionnée par le changement de sièges, et tandis que les
hommes chargeaient leurs pipes à même leurs _blagues_, Durand fit à sa
nouvelle femme un signe qu'elle comprit, car elle se leva aussitôt et le
suivit tranquillement à travers un étroit passage qui aboutissait à un
escalier conduisant à la partie supérieure de la maison. Quoique le
plafond en fût bas, il y régnait comme en bas une air de bien-être. Un
bel enfant de deux ans dormait dans un berceau garni d'un drap de grosse
toile d'une éclatante blancheur. Penchant légèrement sa grosse main
brunie par le soleil sur le front de son enfant, il dit avec un léger
tremblement dans la voix:

--Eulalie, mon enfant est sans mère, voulez-vous lui en tenir lieu,
voulez-vous?

La femme regarda le petit dormeur sans rien dire: sa figure était
très-agréable, et quoique très-jeune, la parfaite régularité de ses
traits promettait pour plus tard de la beauté. Réveillé par le toucher
de son père, l'enfant ouvrit ses grands yeux qui, ombragés par de longs
cils, devinrent plus foncés, et les jeta avec étonnement sur cette
figure de femme étrangère penchée sur lui. Durand, un peu surpris et
peut-être peiné du silence qu'avait observé sa femme reprit:

--Vous ne m'avez pas répondu, Eulalie! Est-ce que vous ne serez pas une
mère pour mon petit garçon?

Une légère rougeur passa sur les joues de la mariée, la première rougeur
qu'on eût aperçue de la journée sur sa figure, quoique ce fût le jour de
ses noces. Elle s'agenouilla è côté du berceau, et embrassant tendrement
l'enfant:

--Oui, dit-elle, que Dieu me fasse la grâce de bien remplir mon devoir
envers lui!

Puis ses lèvres furent agitées pendant un instant, soit par une prière
ou une promesse silencieuse, et lorsqu'elle se releva ses regards
disaient éloquemment à Paul qu'elle était résolue de remplir sa
promesse, regards qui, selon lui, la rendaient plus belle que si des
roses et des fossettes eussent remplacé sur sa figure les marques des
soucis et de la fatigue.

Les nouveaux mariés allèrent rejoindre leurs invités, le père portant
son garçon qui, comme de raison, avait été pour l'occasion revêtu de ses
plus beaux habits, et madame Durand soutenant avec sérénité ordinaire le
nouvel orage de compliments et de railleries qui accueillit son retour.
Après que le petit Armand eut été admiré et caressé,--quelques dignes
dames étouffaient leurs soupirs pendant qu'elles se murmuraient à voix
basse le mot de _belle-mère_ qui est généralement regardé comme un
mauvais présage--il fut remis à la fille qui en avait soin depuis la
mort de sa mère, et qui était à la porte, se renfrognant chaque fois que
quelqu'un touchait à son nourrisson: car ce jour-là jour de joie pour
tout le monde, son humeur était plus aigri qu'à l'ordinaire, non pas
tant par les divertissements que par la circonstance particulière qui
leur avait donné naissance.

Ainsi se passait le temps. Le soleil brûlait de plus en plus, et un des
invités disait en forme de reproche que la grande rivière ne leur
enverrait seulement pas une bouffée d'air pour dissiper les flocons de
fumée qui sortaient de leurs pipes. Malgré cela, on continua à manger,
boire, fumer, chanter et danser. Danser par une pareille chaleur était
une espèce de suicide presqu'incroyable. Tout le monde était enchanté
cependant, et la gaieté générale ne se ralentit pas un seul instant.
Malgré que le Médecin du village, jeune homme non marié, fût, avec son
frère, Notaire de Montréal, encore garçon, tous deux amusants et
agréables, au nombre des invités, plus d'une poitrine féminine se
souleva en soupirs par le regret que la nouvelle mariée, bien que ses
traits n'eussent rien que de très-simple et malgré le titre de «vieille
fille» dont on la qualifiait en arrière, eût pu s'assurer le meilleur
parti d'Alonville.

Les noces durèrent une semaine, un jour chez un des parents des nouveaux
mariés le lendemain chez un autre. Enfin, quand tout le monde fut bien
rassasié de plaisirs, les choses reprirent leur routine ordinaire, et il
s'établit dans le ménage de Durand une tranquillité parfaite.

Eulalie était si singulièrement taciturne et tellement à ses affaires,
qu'il n'y avait aucun risque qu'elle fit oublier à Paul sa première
femme: elle pouvait passer des heures entières avec son mari sans dire
un seul mot, ou sans l'encourager à parler. Mais en revanche, elle était
une ménagère bien rare, et sous ses soins la laiterie, la basse-cour et
le jardin prospéraient aussi bien que sous ceux de la digne mère de Paul
elle-même.

Mais le coeur de l'homme est difficile à contenter. Que de fois Paul, au
milieu de la satisfaction, de la propreté et de la prospérité qui
l'entouraient, se reporta avec envie et le coeur brisé par la douleur au
temps de bouleversement que l'amour et la société de la femme bien-aimée
qu'il avait perdue si jeune avait converti en un temps de bonheur!

Il reconnaissait cependant le vrai mérite, les rares et excellentes
qualités de la seconde madame Durand, et elle, ne lisant jamais dans les
replis de son coeur, s'assura qu'il était un des meilleurs et des plus
dévoués maris. Elle aima de suite le petit Armand de toute la force de
son âme, et quoique, naturellement, elle ne fît jamais voir ses
sentiments intimes, elle le caressa et le choya avec tout le dévouement
dont une bonne mère est capable.

Le temps arriva où elle eut un second enfant à dorloter; mais
lorsqu'elle eut rendu Durand père d'un gros et robuste garçon, elle ne
fit pas de distinction entre les enfants, et le petit Paul, n'eut pas de
plus que son frère Armand une parcelle de son affection et de ses soins
vigilants.

Tout naturellement cette naissance fut un puissant trait-d'union entre
le mar et la femme, et il commençait à ressentir pour elle plus
d'intérêt, un désir plus inquiet pour sa santé et pour son bonheur qu'il
n'en avait éprouvé jusque-là, lorsque l'inexorable mort vint de nouveau
et lui enleva sa seconde femme, juste au moment où il commençait à se
sentir sincèrement attaché à elle. Une fièvre maligne qu'elle contracta
dans la froide et pluvieuse saison d'automne suffit pour briser cette
active et forte constitution pleine de santé et d'énergie, et le corps
de la deuxième femme fut déposé auprès de celui de la première, deux
courtes années après qu'elle l'eût remplacée comme épouse.

Le jour de l'enterrement, pendant que Paul était assis avec ses habits
de deuil et qu'il pensait qu'il était à présent chargé du fardeau de
deux enfants sans appui au lieu d'un, tandis que lui, il était plus seul
que jamais, il prit en lui-même la résolution de ne plus se hasarder
dans le mariage, mais quelque chose qu'il arrivât, d'essayer à combattre
seul et sans compagne les combats de la vie.

Cependant, la destinée lui tenait une compensation en réserve.

Quelques mois plus tard Henri Ratelle, le mari de sa soeur, paya la
dette de la nature, tendrement soigné jusqu'au dernier jour par sa
femme. La nouvelle veuve écrivit laconiquement à son frère «Paul, me
veux-tu?» à quoi il répliqua brièvement «Oui, sans délai,» et elle vint.

--Vois-tu, frère, lui dit-elle en arrivant, il était écrit que nous
vivrions ensemble. Tous deux, nous nous sommes mariés deux fois,
presque, parait-il, pour éluder cette destinée, mais cela devait être.
Si tu es satisfait, je le suis!

Paul l'était amplement, et il lui donna pleine autorité de conduire son
ménage. Elle se montra digne de la confiance qu'il reposait en elle,
surtout dans les soins judicieux qu'elle portait aux petits garçons de
son frère. Son union n'avait jamais été consacrée par la maternité, et
sa bonne nature s'émouvait de compassion sur les deux enfants confiés à
ses soins, comme s'ils avaient été les siens propres.

Ceux-ci différaient autant par leurs manières et leurs penchants que par
leurs caractères physiques, et pendant qu'Armand avait la fragile et
sensitive beauté de sa mère te qu'il était paisible et tranquille, Paul
possédait la mâle vigueur de son père et il était en outre turbulent et
étourdi.

Durand et sa soeur les traitaient avec une parfaite égalité, et si
parfois Paul se sentait ému à la forte ressemblance qui existait entre
son fils aîné et sa jeune et jolie mère, comme son coeur s'était
autrefois épris pour sa première femme adorée, il ne laissa jamais
percer aucun sentiment de préférence.

                                    ----


                                     VI


Paul Durand, toujours industrieux et prospère, était devenu un homme
riche. Il possédait des fermes et des terres dans plus d'une localité,
et il lui paraissait nécessaire pour l'éducation de ses garçons de les
envoyer au collège. Il n'était pas avare, et pouvait-il faire mieux que
de dépenser pour eux les sommes considérables qui s'étaient accumulées
dans son coffre-fort malgré ses nombreuses dépenses?

Il mit donc les deux garçons au collège; ils y entrèrent remarquablement
bien vêtus, eu égard aux goûts simples du temps, mais aujourd'hui il est
probable que la jeunesse actuelle se révolterait de dédain à la vue
d'habillements semblables.

Pour son âge, Armand était grand et fluet; pour le sien, Paul était
très-développé en grandeur et en force. Pendant quelques années les deux
garçons avaient été confiés aux soins efficaces du maître d'école du
village, du moins il les avait de bonne foie et de son mieux fait partir
dans le chemin épineux de l'instruction.

Ce fut dans le mois de septembre, après les vacances d'été, et le jour
même de l'ouverture des classes, qu'ils passèrent le portail du vieux
Collège de Montréal[2]. Durand Les accompagna, et après une courte
conversation avec le Directeur de l'institution, le père et les fils se
trouvèrent seuls dans le parloir.

[Note 2: Cet établissement a été depuis loué au Gouvernement Impérial,
comme casernes, par les Messieurs du Séminaire.]

Paul promena ses regards tout autour de lui, depuis le plafond bas tout
noirci par le temps jusqu'aux fenêtres à petits carreaux, veuves de
rideaux. Armand avait les yeux attentivement fixés sur son père qui, au
moment de se séparer, leur donnait des conseils et des encouragements.
Enfin, on se distribua les dernières poignées de main, et au moment où
Durand sortait du parloir le portier entrait: c'était un individu
tout-à-fait insociable, sans avoir cependant un mauvais naturel. Au
regard renfrogné et curieux de cet homme, Paul répondit par un regard de
défi, et murmura à son frère:

--Je hais déjà ce portier-là, autant que du poison!

Comme les classe n'étaient pas formées, il n'y eut point de leçons ce
jour-là ce qui permit aux nouveaux arrivants de faire connaissance avec
leur future demeure et leurs nouveaux camarades.

Paul employa bien son temps, car à la fin de cette première journée il
avait déjà battu trois de ses camarades, juré une éternelle amitié à un
autre, et invité un cinquième à aller passer les vacances chez son père
à Alonville; de plus il avait vendu, à un prix exorbitant, deux couteaux
et un portefeuille de poche à de jeunes garçons qui, grâce à la
générosité avec laquelle leurs parents avaient rempli leur bourse,
étaient en mesure de se passer le luxe de payer bien cher des articles
dont ils n'avaient nul besoin.

Armand, de son côté, n'avait encore fait aucune avance d'amitié, et à
cause de cela quelques-uns de ses compagnons l'avaient, avant la fin de
vingt-quatre heures, décoré du titre de _Demoiselle_ Armand. Il est
impossible de dire ce qui leur avait suggéré de lui donner ce nom
appliqué avec l'intention d'en faire un grand mépris, ou de ses manières
seules, tranquilles et réservées, ou de la délicate beauté de ses traits
et de son teint; dans tous les cas, cette qualification fut promptement
et universellement adoptée, au grand déplaisir de Paul.

Quelques semaines plus tard, un jour de congé que les deux frères
étaient assis ensemble dans une salle donnant sur la cour de récréation,
tout entourée d'une belle rangée de peupliers, leur attention fut
attirée par la voix de deux écoliers qui étaient venus s'arrêter un
instant près de la fenêtre où ils se trouvaient sans se douter qu'il y
eût quelqu'un.

--Oui, c'est un bon couteau, dit l'un, mais je l'ai payé un bon prix! je
l'ai acheté d'un des Durand.

--Je suppose que tu l'as eu du bruyant tapageur aux gros os? dit
l'autre.

--Le plus jeune ne paraît pas avoir en effet l'esprit du commerce.

--Je crois que le plus jeune est un vrai Jocrisse, un lâche, capable de
se sauver devant une souris!

--Viens-t-en, nous ne connaissons pas encore son courage, nous ne
l'avons pas encore vu mis à l'épreuve: mais il y a chez lui un air de
noblesse qu'on ne rencontre pas chez son gros rustaud de frère. As-tu
remarqué ses petites mains et ses petits pieds, ses traits réguliers, sa
belle taille mince et gracieuse?

En entendant ces paroles, Paul fronça les sourcils, mais ne fit aucune
observation; seulement, il se pencha en avant pour voir ceux qui
parlaient ainsi: Armand en fit autant. C'étaient, le premier un grand et
élégant garçon de dix-sept ans du nom de Victor de Montenay, l'autre
appelé Rodolphe Belfond, le propriétaire du couteau, jeune homme à
figure basanée, à stature compacte et carrée, un peu plus jeune.

--Ne parles pas aussi légèrement, de Montenay! dit avec colère Belfond.
Que peut faire un garçon avec une figure aussi jolie te des mains aussi
petites que celles d'une fille?

--Il vaut autant demander à quoi sert au beau cheval de course d'avoir
des jambes fines et gracieuses et des formes élégantes, plutôt que la
lourde taille et les mouvements du cheval de trait?

--Je ne vois pas à quoi tu en veux venir, répondit Belfond. Je suppose
qu'à tes yeux un camarade ne peut pas avoir une taille décente et être
d'une certaine grosseur sans que tu le compares à un cheval de trait,
simplement parce que tu te trouves toi-même dans la catégorie des fluets!

--Bien, mon cher Rodolphe, je suis à la fois fier et heureux de posséder
cette délicatesse de formes sur laquelle tu reposes si peu d'importance.
Si l'on mettait dans le plateau d'une balance une fortune et les bons
points de ma personne dans l'autre je n'hésiterais aucunement à choisir
ce dernier, car tu le sais, la fortune peut nous arriver un jour ou
l'autre comme incident et se fondre aussi vite, mais l'argent ne peut
changer de grosses mains calleuses et rouges et de gros pieds carrés en
des mains et des pieds, par exemple.. pourquoi ne le dirais-je pas?...
comme les miens!

--Vraiment, de Montenay, si tu n'es pas fou, tu es un freluquet et un
faquin, ce qui ne vaut guère mieux. De quelle utilité te serait la
petitesse aristocratique de tes extrémités, comme les médecins appellent
cela, pour te battre à coups de poings, pour ramer ou faire quelque
chose d'utile?

--Ça servirait du moins mon cher Rodolphe, à faire distinguer le
capitaine de l'équipage, l'officier du soldat!

--Je vais te dire, Victor de Montenay, ce qui en est: je t'étendrais
raide à terre en une seconde si je ne savais pas que ma famille est
aussi bonne et aussi ancienne que la tienne, et que tu ne fais qu'un
innocent de toi-même en voulant rire à mes dépens.

--Mon cher ami, si tu veux croire que mes remarques te sont
personnelles, je te trouverai la tête éventée à proportion de la
grosseur de tes mains. Viens, pour te mettre de bonne humeur avec tes
amis et avec toi-même, nous allons faire une partie de _foot ball_.

--Ils nous ont tapés tous les deux assez rudement! murmura Paul entre
ses dents en s'adressant à son frère. Toi un lâche, moi un gros rustaud!
J'espère que je serai encore capable d'en payer au moins un des deux.

Il était évident, par le ton avec lequel il prononça le mot «un», qu'il
pensait à ne redresser que les torts qui lui étaient personnels; mais
son frère, sans paraître remarquer cette mesquine réserve, lui dit
tranquillement:

--Nous ne devions pas nous attendre à autre chose. Ceux qui écoutent
entendent rarement parler d'eux en bien.

--Tu es un fou plein de scrupules! répondit brusquement l'autre. Je
crois que tu n'as pas plus de bon sens que ce stupide idiot qui a si
bonne opinion de sa personne. Je voudrais bien avoir une chance de le
frotter un peu!

La discussion entre les deux frères fut arrêtée par la bruyante arrivée
d'une demi-douzaine de leurs camarades, et Armand s'apercevant que son
frère continuait à être d'une humeur bourrue, s'amusa à examiner une
pile de livres de classe neufs que se trouvaient devant lui. L'incident
en resta là.

Les classe régulières commencèrent enfin. Armand n'eut pas à se plaindre
de ses devoirs et de ses leçons, car il s'acquitta de ses tâches avec
une facilité et une exactitude telles que ses maîtres lui en firent les
plus grands éloges. Malheureusement, quelques-uns de ses compagnons
conçurent de l'envie sur ses succès, et son naturel froid et réservé ne
lui attira guère d'amis. Son impopularité augmenta tous les jours, et
sans la moindre provocation de sa part, les épithètes de _Demoiselle_
Armand, de lâche, pleuvaient sur lui. Le pauvre garçon était d'une telle
sensibilité que sa position était devenue intolérable, et il prit
plusieurs fois la résolution d'écrire à son père pour lui demander et
même le prier de le retirer du collège.

Une après-midi qu'il était tranquillement à regarder jouer les autres,
plusieurs de ses bourreaux se rassemblèrent autour de lui et se mirent à
le persécuter. L, un pira, d'un air moqueur, _Demoiselle_ Armand d'aller
prendre part à leurs jeux. Un autre s'y opposa, de peur que cela gâtât
la beauté de ses mains blanches et douces, qui n'étaient tout au plus
capables que de tenir les cordons des tabliers de sa maman.

Ce trait d'esprit fut accueilli par les éclats de rires et les
applaudissements de la troupe, et l'hilarité augmenta lorsqu'un
troisième ajouta qu'il était tout étonné de ce que _mademoiselle_ Durand
sortit sans se munir d'un grand chapeau de paille pour ne pas se griller
et se _rousseler_ le teint. La respiration d'Armand devenait plus vive.
Il était écrasé sous les impitoyables sarcasmes de ses persécuteurs,
tant étaient grandes les souffrances qu'endurait cette âme sensible et
élevée qui craignait par-dessus tout le ridicule. Ses joues devinrent
pâles comme la mort, et d'un air qui paraissait autant implorer que se
désespérer, il regarda tout autour de lui. Hélas! il ne put voir sur
leur contenance qui ne respirait que la joie et les tours, aucun
ralentissement aux tourments qu'ils lui faisaient souffrir, aucune
compensation à ses douleurs. Sentent toute l'injustice d'une persécution
si peu méritée de sa part, l'enfant éclata en sanglots. A la vue d'une
pareille émotion si inattendue, quelques-uns s'arrêtèrent tandis que les
autres ne firent que redoubler leurs persécutions.

--Ah! _elle_ va se trouver faible! vite, des sels! dit l'un.

--Un mouchoir de poche pour essuyer ses larmes! dit un autre.

A ce moment l'élégant du Montenay qui rôdait par là avec Rodolphe
Belfond, son intime ami, se joignit au groupe.

--Allons donc! qu'a donc _Mademoiselle_ Armand! demanda-t-il.

Armand releva tout-à-coup la vue comme un cerf aux abois, et son regard
tomba sur le dernier interlocuteur qui se trouvait devant lui. Croyant,
dans la confusion du moment, que Rodolphe était depuis le commencement
parmi ses persécuteurs, et cédant à l'insatiable désir de vengeance qui
depuis quelques instants bouillonnait dans sa poitrine, il s'élança avec
la force et la rage d'un tigre sur son ennemi et le terrassa: ils
tombèrent tous les deux. Il roula dessus et dessous son antagoniste, et
sans s'occuper des coups qui tombaient sur lui dru comme grêle, il ne
lâcha pas prise un seul instant.

Lorsqu'on l'arracha de force de sur son adversaire, un épais brouillard
obscurcissait la vue de celui-ci, ses oreilles tintaient et
n'entendaient plus, et dans le délire de la colère il n'avait de
conscience que pour la vengeance.

--Vraiment, Durand, tu es un véritable démon! tu l'as presqu'étranglé,
dit un de la bande pendant qu'il aidait Belfond à se relever.

Celui-ci offrait en effet un spectacle alarmant! il avait la face et les
lèvres tachées de sang livides de cette strangulation partielle.

Confus en quelque sorte de cette fureur désespérée, Armand porta
machinalement la main à sa figure et la retira tachée de sang. Il se
dirigea sans dire un mot vers une cuve d'eau qui se trouvait sous la
gouttière d'une dalle et commença à faire disparaître de sa personne les
traces du combat.

--Eh! bien, mes amis, je crois qu'après ce qui vient d'arriver vous ne
serez plus tenté de l'appeler _Mademoiselle_ Armand! dit de Montenay en
s'adressant au cercle des élèves qui étaient là tranquilles, tout
stupéfaits de la rapidité électrique et de la fureur avec lesquelles le
garçon mince et délicat qu'ils avaient si impitoyablement tourmenté
s'était jeté sur un gaillard qui le surpassait de beaucoup en grandeur
et en force.

Personne ne répondit à son interpellation, puis s'adressant à Belfond:

--La meilleure chose que tu puisses faire maintenant, lui dit-il, c'est
de suivre l'exemple de ton ci-devant ennemi qui, en vérité, a prouvé
qu'il est digne de toi; vas te donner un bon lavage, ça te rafraîchira en
même temps que ça te donnera meilleure mine.

Belfond se disposa avec bonne grâce à suivre ce conseil et partit en
chancelant, mais en évitant la direction qu'Armand avait prise. Celui-ci
était encore à ses ablutions, lorsqu'apercevant un ombrage dans les
rayons du soleil, il leva la vue et vit près de lui de Montenay qui lui
dit:

--Sais-tu, Armand, que tu es héroïque?

--Brutal, veux-tu dire?

--Par su tout: peut-être que si c'eût été ton grand frère qui eût été à
ta place, j'aurais trouvé quelque chose de brutal dans cette ténacité de
_bull-dog_ avec laquelle tu étouffais ton ennemi; mais chez un garçon de
ta charpente et de ta force, c'est du courage et du _pluck_ au suprême
degré. Donne-moi ta main!

Cependant, Armand avait toujours entretenu un profond sentiment
d'admiration enfantine pour le be et jeune aristocrate qui, toujours
habillé avec un soin scrupuleux et élégant, quoique souvent insolent
dans ses manières, spirituel et piquant dans ses remarques, appartenait
à une classe de personnes avec laquelle, lui enfant de la campagne,
n'était jamais venu en contact. Il l'avait toujours regardé comme devant
être, sous n'importe quelle circonstance, quelque chose d'au-dessus de
son intimité. Aussi, en l'apercevant à ses côtés lui faisant des
louanges et lui offrant la main de l'amitié, il sentit son coeur battre
de palisir et d'orgueil. Il tendit toutefois sa main avec réserve, et
sans trahir le sentiment qu'il éprouvait en disant:

--Mais je croyais que Rodolphe Belfond était un de tes amis!

--Et il l'est en effet, dit de Montenay en s'asseyant sur le bord de la
cuve pendant qu'Armand s'essuyait la figure et les mains avec son
mouchoir. Oui c'est vrai, il est un de mes amis, il est même de mes
petits parents, mais cela n'est pas une raison pour que je me batte pour
lui. Malgré qu'il passe la moitié de ses vacances chez moi, et moi
l'autre moitié chez lui, cela ne m'a pas empêché d'être content de le
voir rosser par un jeune homme comme toi. Il se vante tant de ses os et
de ses muscles, de sa force et de ses nerfs, qu'une leçon comme celle
que tu viens de lui donner lui sera, je pense, salutaire.

Si Armand avait été plus vieux, avait eu plus d'expérience des intrigues
de la vie, il aurait peut-être conçu des soupçons sur la sincérité de
l'amitié que Victor paraissait étendre à ses amis; mais ébloui par une
excusable vanité, il écouta son camarade en toute confiance, comme un
oracle.

--Ah! ça, quel est ton nom? Armand! un nom qui s'accorde certainement
avec ton extérieur. Si tu avais eu la force, la taille, les bons points
d'un _boxeur_, je n'aurais éprouvé aucun intérêt de te voir sortir de la
bataille d'une aussi belle manière; mais je dois le dire, j'étais
content de te voir avec ton visage efféminé, donner une volée à ce
lourdaud que j'appelle mon ami, qui m'a battu moi-même plus d'une fois.
Ne rougis pas et ne prends pas cet air de mécontentement lorsque je
parle de ta jolie figure, tu en seras bien fier lorsque tu connaîtras un
peu plus la vie: oui, aussi fier que je le suis de la mienne!

Et il se pencha pour se mirer dans l'eau de la cuve.

--Tous ces imbéciles, continua-t-il, mon bon ami y compris, savent-ils
de quel poids est dans le monde la beauté, soit chez la femme, soit chez
l'homme, tant qu'elle dure?

Armand, qui trouvait que son jeune et philosophe ami devenait un peu
trop profond pour lui, s'empressa de répliquer qu'il aimerait mieux
être privé de cette beauté incertaine qui lui attirait les moqueries et
la persécution de ses camarades.

--Il n'est pas éloigné, maître Armand, le jour où tu penseras autrement,
où tu estimera le prestige qu'elle te gagnera bien plus que le respect
étonnant que tu as acquis aujourd'hui de tes condisciples de collège par
ton courage.

Tout en parlant de la sorte, notre jeune et précoce orateur se pencha
encore plus sur l'eau et il regarda d'un air plus pensif la belle figure
classique que le miroir lui renvoyait. Sous le rapport des connaissances
Armand Durand était bien en arrière de lui, car celui-ci avait lu des
romans et y avait puisé des connaissances dont il pouvait fort bien se
passer.

Sortant tout-à-coup de sa préoccupation, il lui demanda:

--Quel tour t'avait donc fait mon gros lourdaud d'ami pour que tu l'aies
Si subitement choisi, tandis que plusieurs de ces oursons te
tourmentaient depuis si longtemps? Comme tu parias étonné!

Lorsqu'Armand apprit que le furieux assaut qu'il avait commis sur
Belfond avait été comparativement sans provocation, il en conçut un
extrême chagrin, et il se raffermit dans la conviction que la partie
qu'il avait jouée était tout autre chose que de l'héroïsme. Cependant,
la pensée que l'objet de sa secrète et enfantine admiration avait daigné
l'honorer de son amitié, fit bientôt disparaître cette peine.

Plus tard sans la journée, comme les écoliers se mettaient en rangs
pour se rendre au réfectoire, il se trouva en contact avec son
adversaire du matin.

--Dis donc, Durand, lui souffla celui-ci avec fureur en lui montrant son
oeil poché et noirci, je pense que tu es bien fier de ton exploit, mais
il me faut ma revanche. Ça te plairait-il d'avoir une autre prise demain
matin dans la cour de récréation?

--Franchement, non! répondit honnêtement Armand.

--Et pourquoi pas?

--Parce que tu es beaucoup plus gros et plus fort que moi, et que je me
ferais battre.

--Mais, dis-donc, Durand, tu l'as culbuté ce matin comme une quille, tu
pourrais bien lui en faire encore autant, dit un autre qui avait le goût
des gifles.

Armand secoua la tête.

--J'ai pu le faire une fois, dit-il, mais je ne serais plus capable de
le faire une seconde fois! D'ailleurs, Belfond, je suis fâché d'avoir
sauté sut toi comme je l'ai fait ce matin, sans provocation suffisante.
Je voulais attaquer un de ceux qui me maltraitaient depuis si longtemps.

--Durand, tu es aussi honnête que courageux. Donnons-nous la main!

Et pour la seconde fois ce jour-là, on offrit à Armand la main de
l'amitié.

Depuis ce moment une intimité aussi agréable pour Armand qu'utile pour
Victor s'établit entre les deux camarades. Armand, dans la simple et
honnête admiration qu'il éprouvait pour l'aristocratique héritier des de
Montenay et la gratitude qu'il ressentait de ce qu'il avait été élevé au
rang de ses amis, croyait qu'il n'y avait pas de sacrifice trop grand à
offrir sur l'autel de l'amitié. Il se trouvait donc heureux lorsqu'il
pouvait pendant les récréation lui copier ses thèmes et ses versions
latines, ou bien encore lui offrir la plus grande partie de sa part du
panier toujours bien rempli que son frère te lui recevait souvent de la
maison paternelle. De Montenay, non-seulement acceptait volontiers cet
hommage, mais il laissait voir une préférence visible pour la compagnie
de celui qui le lui offrait, car, outre que sa vanité éprouvait une
grande satisfaction de l'encens qui lui était si naïvement offert, il
trouvait un certain charme à la conversation pleine de délicatesse et
aux sentiments élevés que possédait son jeune ami: raffinement dû en
grande partie à l'innocence enfantine de son caractère, innocence si
marquée qu'heureusement pour eux deux, de Montenay ne s'était pas encore
soucié de troubler.

Depuis lors, l'intimité entre Victor et Rodolphe avait
presqu'entièrement cessé; mais comme elle était due autant à de
fréquentes relations entre leurs familles qu'à une préférence mutuelle,
ils ne s'aperçurent pas de son interruption.

Les jours se succédèrent et se passèrent ainsi d'une manière assez
agréable et sans offrir d'autres incidents que ceux des devoirs et des
amusements particuliers à la vie d'écolier, jusqu'à l'heureux temps des
vacances toujours si vivement attendu par les maîtres et les élèves.

Par une belle matinée du mois de juillet, les deux jeunes Durand
sautèrent avec ravissement dans la charrette qui les avaient transportés à
leur demeure. Avec quelle joie ils sortirent boîtes, sacs et paquets,
sans s'occuper des accidents et avaries avec quelle surabondante
affection ils embrassèrent la tante Françoise et donnèrent encore et
encore des poignées de main à leur père qui, droit devant eux, les
regardait faire avec un légitime sentiment d'orgueil qu'il essayait
inutilement de cacher! Et puis, quel déluge de questions sur les favoris
de la basse-cour, certains arbres fruitiers ou les carrés du jardin pour
lesquels ils avaient plus d'attrait parce qu'ils leur appartenaient, tout
cela entremêlé d'anecdotes sur leurs camarades, la vie d'écolier et
leurs maîtres. Bref, il y avait bien des mois que les murs de la maison
n'avaient entendu un pareil caquetage, un semblable carillon d'éclats de
rires et de couplets de chanson.

Comme de raison, leur retour à la maison fut célébré par une série de
fêtes: les fruits, la crème, les oeufs et le beurre frais, les gâteaux et
les confitures étaient pour eux un charmant contraste avec la nourriture
plus simple du collège. Jamais on ne vit d'enfants plus choyés et fêtés,
de parent plus empressés à les choyer et fêter que ne le furent Paul
Durand et sa soeur.

Par une après-midi d'étouffante chaleur que les jouvenceaux étaient sous
le berceau à se préparer des lignes pour une excursion de pêche qui
avait été projetée, et que madame Ratelle était à raccommoder leurs
nombreux vêtements, Durand vint les trouver. A la question «quelles
nouvelles» qu'on lui fit en souriant, il répondit:

--Je viens de voir M. de Courval. Il partait pour Montréal, dans
l'intention de revenir bientôt avec sa famille.

La famille en question ne se composait pas d'une épouse et
d'enfants,--car M. de Courval, comme nous l'avons dit était
garçon,--mais d'une soeur qui était veuve et de sa fille. A la mort de
son beau-frère, Jules de Beauvoir, survenue quelques années auparavant,
et qui les avaient laissées dans des circonstances pleines d'embarras,
M. de Courval les avaient emmenées de Québec pour conduire son ménage de
garçon.

--Comment se porte M. de Courval? avait demandé la tante Ratelle.

--Très-bien, et il s'est informé avec bonté de nos garçons. Il dit qu'il
a l'intention de les faire mander bientôt au Manoir, montrer
quelques-uns de leurs exploits, et qu'il faut qu'il les voie de temps en
temps pendant leurs vacances.

Paul et Armand ne se montrèrent pas très-fiers de cette nouvelle. Ils
avaient déjà assez de ressources pour s'amuser à leur goût, et ils n'en
désiraient pas d'autres. Madame Ratelle fut celle des intéressés qui
apprit la chose avec le plus de plaisir, car son désir intime était de
voir ses neveux se mêler à une société plus aristocratique que celle où
son sort l'avait jetée elle-même.

Quelque temps après arriva une lettre qui invitait les deux frères à
aller au Manoir, les informant en même temps qu'ils y rencontreraient
quelques-uns de leurs camarades de collège.

Si Paul y pensa seulement, ce fut plutôt de plaisir qu'autrement. Mais
Armand eut la chair de poule à la seule idée de se trouver au milieu
d'étrangers, et il fallut que par quelques paroles un peu vives la tante
Ratelle le forçât d'accompagner son frère. Comme il mit un peu de
mauvaise volonté à faire sa toilette et qu'il prit un pas nonchalant
pour se rendre à la maison, ils arrivèrent chez M. de Courval après
l'heure fixée, et lorsqu'ils furent introduits dans le salon, le
domestique leur apprit que le seigneur et ses jeunes invités étaient à
se promener dans le jardin, mais qu'il serait bientôt de retour.
Profitant de ces quelques instants de répit, Armand alla s'asseoir dans
un coin, tandis que Paul se mit à rôder à loisir dans la chambre pour en
examiner l'ameublement. Quel contraste entre cet appartement avec ses
rideaux de damas et de dentelles, ses miroirs, ses innombrables
colifichets dont les noms et l'usage étaient des énigmes pour eux et «le
plus bel appartement» de leur demeure, simple mais propre, avec son
plancher sans tapis, recouvert seulement par quelques catalognes, (fruit
de l'industrie de la tante Ratelle), avec ses petits rideaux de bazin
blanc, ses chaises empaillées et ses fauteuils de bois n'ayant pour tout
ornement que quelques images de saints aux couleurs vives, et quelques
petites statues de plâtre aussi invraisemblables les unes que les
autres! Plus Armand regardait la richesse et l'élégance étalées devant
lui, plus il sentait la grande distance qui devait le séparer de ceux à
qui elles appartenaient, et plus il redoutait de se Trouver avec eux.

Une porte, située au bout de la chambre, s'ouvrit tout-à-coup et si
soudainement qu'Armand en fit un soubresaut: une jeune fille de quatorze
ou quinze ans à la taille délicate et vêtu avec élégance, entra. En
apercevant ces jeunes étrangers elle ni fit paraître aucune surprise,
mais après les avoir examinés à loisir, elle leur demanda s'ils
désiraient voir M. de Courval?

Armand ne répondit pas, mais Paul répliqua brusquement:

--Je pense que oui, puisqu'il nous a invités è venir ici! Je m'appelle
Paul Durand, et je vous présente mon frère Armand.

Les grands yeux de la jeune fille lancèrent sur eux un regard sous
lequel Armand devint écarlate, et cette fois, elle leur parla plus
doucement:

--Mon oncle va venir dans quelques instants, dit-elle, et il sera
enchanté de vous voir.

Au moment où elle sortait, Paul grommela:

--Elle est assez jolie, mais je haïs les filles! elles ont si peu de
sens commue et sont si remplies d'affectation!

Armand soutint de son côté que du moins il n'y avait rien de déplaisant
dans l'échantillon du sexe que son frère venait de condamner d'une
manière si sommaire.

--Les voilà! ajouta-t-il en entendant par la fenêtre ouverte le bruit
des rires et des voix qui se rapprochaient.

Ils entrèrent. M. de Courval qui venait le premier leur présenta la main
avec bienveillance.

--Vous allez, leur dit-il, rencontrer ici quelques-uns de vos amis; il y
en deux ou trois du même collège que vous.

Lorsqu'Armand, en jetant un regard autour de lui, vit que tout le groupe
de jeunes gens qui entourait M. de Courval avait les yeux fixés sur lui
et son frère, il devint presque nerveux; mais ses esprits troublés se
rassurèrent presqu'aussitôt en apercevant Victor de Montenay au milieu
d'eux. Il s'avança vers lui d'un pas timide mais empressé, et tendit la
main à son affectionné et tendre ami de collège; mais celui-ci, feignant
ne pas s'apercevoir de son mouvement, fit un petit salut et lui dit:

--Comment vas-tu Durand?

Puis il lui tourna le dos.

Il est impossible de décrire ce qu'Armand éprouva en ce moment. La honte
et la mortification l'assaillirent et ses sentiments blessés le
torturèrent tout à la fois: il sentit son embarras augmenter lorsqu'il
les regards de curiosité de tous ces étrangers fixés sur lui.
Tout-à-coup une voix agréable et familière fit entendre ces mots:

--Comment vas-tu Armand? Je suis enchanté de te voir.

Et Rodolphe Belfond saisit et secoua énergiquement cette main que de
Montenay avait dédaignée.

Cette franche amitié de la part de Rodolphe fut un baume adoucissant sur
la première leçon de la vie du monde qu'il venait de recevoir.

Quelques instants après que de Montenay eût dédaigneusement tourné le
dos à son ami de collège, il s'approcha de la jeune demoiselle qui avait
abordé les deux frères quelques minutes auparavant: c'était Gertrude de
Beauvoir, la nièce de M. de Courval. Armand la voyait pour la première
fois. Victor se pencha pour lui glisser dans l'oreille quelques mots
d'amitié ou de flatterie, à quoi elle, aussi fantasque et capricieuse que
belle, pour toute réponse se détourna de lui avec pétulance et jeta par
la fenêtre une branche d'héliotrope qu'il lui avait donnée quelques
instants auparavant.

La musique, les danses-rondes, les promenades furent mises en
réquisition pour divertir nos invités qui tous passèrent agréablement la
veillée, à l'exception peut-être de notre héros. Paul lui-même, ayant
rencontré un couple de gaillards de sa trempe qui haïssaient la
conversation, les filles, la musique et toute sorte de vilaines choses
semblables, et qui ne se souciaient de rien autre chose que de
_foot-ball_, de promenades en chaloupe, de la pêche, Paul, disons-nous,
s'était passablement amusé. Seul Armand, qui était trop gêné, trop
réservé et trop mal à son aise pour faire des avances, et souffrant
encore de la vive blessure que de Montenay avait infligée aux sentiments
délicats de son coeur, comptait les heures et soupirait pour la fin.

Quoiqu'obligeant, M. de Courval n'était pas un hôte bien attentif, et sa
soeur, madame de Beauvoir, qui, couverte de soie et de dentelles, était
restée languissamment étendue sur le canapé la plus grande partie de la
soirée, se montrait encore plus indifférente que lui. Armand, se voyant
seul et négligé, s'esquiva du salon où il ne paraissait pas être à as
place, et se rendit sur le balcon. La lune éclairait dans tout l'éclat
de sa force. Si l'on en juge par l'expression de son visage, le jeune
homme roulait dans sa tête des idées plus pénibles qu'agréables, quand
il fut détourné de ses pensées par un léger bruit de pas qui
s'avançaient; s'étant retourné, il aperçut Gertrude de Beauvoir qui
était à ses côtés.

--Pourquoi, lui demanda-t-elle, ne rentrez-vous pas pour prendre le
souper? Toutes les glaces et les fraises seront mangées car vous avez
bon appétit, vous autres écoliers.

--Je vous remercie, je n'ai pas faim! répondit-il simplement.

--Alors vous êtes peut-être de mauvaise humeur? Maman dit que les
garçons sont toujours ainsi.

--Mais non, mademoiselle de Beauvoir.

--Vous avez été toute la veillée si triste, si solitaire! Est-ce parce que
Victor de Montenay a refusé de vous donner la main?

Le souvenir de cette injure et la pensée qu'elle l'avait remarquée lui
firent monter le rouge au front.

--Oui, répondit-il, j'en ai été très peiné, d'autant plus que de
Montenay et moi étions de très-bons amis au collège.

--A votre place, je ne le regarderais et ne lui parlerais plus, fit
observer avec une certaine pétulance la jeune demoiselle. C'était bien
grossier et bien mesquin de la part du cousin Victor d'en agir ainsi!

Singulièrement soulagé par cette sympathie inattendue, Armand sentit sa
gêne disparaître peu-à-peu, et il se surprit bientôt à raconter à la
jeune fille les détails de ses épreuves et de ses troubles d'écolier,
jusqu'à la fameuse lutte qui avait été l'origine de son amitié avec de
Montenay. Tandis qu'il s'accusait de l'accès de rage auquel il s'était
livré en cette mémorable occasion, Gertrude l'interrompit par des
battements de main et en s'écriant avec énergie:

--Bien, très-bien! Vous auriez dû traiter de la même manière tous les
autres misérables! C'est un bonheur que je ne sois pas garçon, car je
suis si susceptible, que je ne puis pas souffrir patiemment un regard ou
un mot grossier, de sorte que j'aurais toujours été en querelle avec mes
camarades d'école. Je ne commence jamais, mais aussi je n'excuse jamais
une impertinence ou une injustice.

A ce moment de Montenay passait la porte qui donnait sur le balcon.

--Venez, dit-il mademoiselle la déserteuse, votre maman m'a envoyé vous
chercher.

Et disant cela, il passa nonchalamment son bras à l'entour de la taille
de Gertrude en essayant de l'attirer vers la maison.

La vive jeune fille ressentit tellement l'impertinence d'une telle
liberté que, se retournant, elle lui appliqua sur l'oreille un soufflet
retentissant et des mieux conditionnés, tout en lui disant:

--Comment osez-vous cela, Victor de Montenay? Est-ce que je vous permets
jamais de prendre de telles libertés?

Si de Montenay avait eu l'intention d'étonner Armand en lui faisant voir
plus de familiarité avec la belle jeune fille du château qu'elle lui en
accordait réellement, il en fut certainement bien puni.

Il se retourna pâle et la raga au coeur.

--Il me semble, dit-il vivement, qu'un cousin a droit à un si petit
privilège!

--Je ne conteste pas, monsieur la valeur du privilège, répondit notre
jolie bruyante en frappant le plancher de son petit piet; mais la faute
que je trouve, c'est votre audace que votre qualité de cousin n'excuse
en aucune manière. Et en vérité, notre cousinage au quatrième ou
cinquième degré, est assez éloigné pour être douteux. C'est une
distinction que je n'ambitionne nullement.

--C'est bien, mademoiselle de Beauvoir, je vous laisse, répliqua-t-il
avec une ironique politesse.

Et tournant sur ses talons, il ajouta avec un rire moqueur:

--Peut-être que vous désireriez avoir une occasion pour donner à votre
nouvelle connaissance, M. Durand, le privilège que vous jugez à propos
de me refuser.

Depuis le commencement de son entrevue avec Armand, Gertrude n'avait pas
fait voir le moindre embarras, tandis que le jeune homme était dans une
plus grande confusion que jamais; cette fois, une vive rougeur se
répandit sur ses joues et son front, et pendant un instant il fut
impossible d'articuler une parole, tant était grand son embarras.

--Armand Durand, lui dit la jeune fille en se retournant brusquement, si
je savais que vous seriez assez simple pour croire à l'impertinence que
de Montenay vient de dire, je vous donnerais le châtiment que je lui ai
infligé tout-à-l'heure; mais quels que soient les défauts que vous
ayez, vous ne devez certainement pas avoir celui-là.

Armand était trop confus pour répondre; mais il n'y avait rien de
pénible dans son embarras. Il était là par une belle et douce nuit
d'été, respirant le riche parfum des fleurs, écoutant sans oser la
regarder l'éclatante mais fantasque jeune fille qui était à ses côtés.
Son âme fut si vivement impressionné de cette scène, que le souvenir ne
s'en effaça jamais de sa mémoire: et plusieurs années après malgré
qu'ils fussent séparés, plus par les circonstances que par l'espace, il
se rappelait cet incident avec complaisance.

--Maintenant, ajouta-t-elle, venez; je vais vous présenter à ma mère.
Vous ne devez pas partir sans cela, car ce serait impoli.

Comme Armand tirait en arrière en marmottant quelque semblant d'excuse,
elle ajouta:

--Ça ne sert de rien d'hésiter: venez tout de suite.

Et elle le précéda. Il la suivit à regret.

Madame de Beauvoir était penchée sur le sofa, des coussins à droite et
des coussins à gauche: elle parlait d'une manière indolente, presque
caressante, à de Montenay qui était à demi agenouillé sur un petit
tabouret à côté d'elle, dans une de ces gracieuses postures qui lui
semblaient le plus naturelles. Sans paraître remarquer la présence de
celui-ci, Gertrude dit tranquillement:

--Maman, je désire vous présenter M. Armand Durand.

Madame de Beauvoir, pour accueillir notre malheureux candidat à
l'honneur de sa connaissance, lui fit la faveur d'un regard de surprise
et d'un léger salut, puis elle continua aussitôt sa conversation avec de
Montenay. Armand se hâta de se retirer, et madame de Beauvoir dit avec
calme:

--Gertrude, Victor m'a demandé de se réconcilier avec toi. Il pense que
tu es un peu sévère envers lui, et je le crois aussi! Trop sévère envers
lui, un vieil ami, et trop familière avec de nouvelles connaissances,
pis que cela, avec d'obscures personnes de rien!

Gertrude regarda silencieusement sa mère, puis de Montenay: celui-ci les
yeux baissés, semblait chagriné de la censure prononcée sur Gertrude;
mais elle découvrit un faible rayon de joie dans ses traits.

--Maman, répliqua-t-elle alors froidement, pour ce qui est des obscures
personnes de rien, elles sont les invitées de mon oncle, et en cette
qualité elles ont le droit d'être traitées avec politesse et courtoisie,
surtout quand elles savent se bien comporter, chose que semblent ne pas
savoir faire quelques-unes de nos connaissances les plus en faveur.

Madame de Beauvoir leva les yeux, comme pour supplier sa fille de se
taire.

--Jusqu'à quand donc, lui dit-elle devrai-je t'implorer de modérer la
pétulance naturelle de ton caractère? c'est de si mauvais goût, si
vulgaire, si peu digne de notre sexe! Que peut et que doit Victor penser
de toi?

--Je m'occupe fort peu de son opinion répondit l'enfant avec dédain; il
ne peut toujours pas penser moins de moi que je pense de lui, et
j'ajouterai en dernier ressort, que si jamais il me provoque encore comme
il l'a fait ce soir, je lui donnerai deux soufflets au lieu d'un!

Madame de Beauvoir haussa les épaules.

--Il faudra que vous ayez de la patience, mon cher de Montenay,
dit-elle au jeune homme, si vos intentions ne changent pas. Mais avec le
temps, une vigilance continuelle de ma part, sans parler de l'influence
toute-puissante de l'exemple d'une mère, il y a toute probabilité de lui
faire quitter ses singuliers travers. Du moins, elle est naïve et
franche.

--Oui, madame, elle ne l'est que trop; mais n'importe! Belle,
spirituelle, gracieuse, c'est un trésor qui vaut la peine qu'on
l'attende, et j'attendrai!

--Je crains, de Montenay, que ce soit la résolution d'un garçon de
dix-huit ans! dit la dame en lui frappant l'épaule avec son éventail.

--Nous verrons, madame de Beauvoir. Vous savez que j'ai un caractère
très-résolu, même obstiné, et une fois que j'ai attaché mes affections
sur quelque chose, je ne l'abandonne pas facilement. Quant à la
pétulance avec laquelle elle me traite, elle ne m'incommode pas trop,
car je dédaignerais un trésor trop aisément gagné. Dans trois as
Gertrude aura dix-huit ans et moi je serai en âge.

--Oui, et maître d'une grande fortune indépendante! pensa madame de
Beauvoir: sous tous les rapports un excellent parti pour mon opiniâtre
enfant.

                                   ----


                                    VII


Les vacances étaient finies; les jeunes gens, la tête remplie des
enivrants souvenirs de plaisirs, de fête et de liberté, eurent à se
résigner le mieux qu'ils purent à la monotone routine de la vie de
collège.

Armand qui, heureusement pour lui, avait commencé à aimer la science et
à trouver une véritable satisfaction dans la poursuite de ses études que
dans le principe il avait regardées avec dégoût et appréhension, était à
assortir patiemment ses livres, cahiers, encre et plumes, avant de les
placer dans son pupitre. Tout près de lui, Paul faisait la même chose,
mais avec un esprit bien différent.

Il arrachait violemment ses livres de sa boîte, les lançait
impitoyablement sur le plancher, en les apostrophant les uns après les
autres comme autant d'ennemis personnels contre lesquels il aurait eu
beaucoup de haine.

--Ah! s...ée grammaire latine, dit-il en empoignant avec rage un de ses
volumes. Combien de _pensums_, combien de maux de tête et combien
d'heures de torture vas-tu m'attirer cette année?

Et le malencontreux livre fut lancé à plusieurs verges de là; dans son
vol il rencontra une bouteille d'encre d'un camarade, et l'accident qui
en résulta provoqua un échange de paroles assez lestes.

Quelques instants après, de Montenay s'approcha.

--Tiens, voilà Armand! comment vas-tu, mon cher? N'est-ce pas une
horreur que d'être enfermés de nouveau dans ces sombres et affreux
cachots? Mais quoi! tu n'as pas l'air à moitié aussi embêté que quelques
uns d'entre nous.

Armand ne fut pas sans tressaillir lorsque son ci-devant héros l'aborda:
la scène qui s'était passée chez M. de Courval se présenta à son esprit
avec tous ses affligeants souvenirs; mais il répondit tranquillement
qu'il était très-content, quant à lui, de reprendre ses livres.

De Montenay, qui ne soupçonnait pas qu'il avait irrévocablement perdu
toute influence sur Armand et qui interprétait mal sa réserve, lui dit
en riant:

--Je t'en prie, ne cherches pas à faire le sage; viens plutôt, comme un
bon garçon, m'aider à trouver à emprunter une clef pour ouvrir mon
coffre. J'ai perdu la mienne et je me sens trop malheureux pour la
chercher.

Je suis bien fâché de te refuser, de Montenay, mais je ne puis laisser
trainer mes livres. Il faut que je les serre avant que la cloche sonne.

Victor le regarda fixement et en silence. Comment son sectateur, son
adorateur, avait-il pu jeter de côté son allégeance et refusait-il
maintenant ses propositions? C'était tout è la fois incroyable,
humiliant et mortifiant.

--Que diable as-tu donc? lui demanda-t-il avec colère. Tu te montes
grandement sur ta dignité aujourd'hui!

--Pas plus que tu te montais sur la tienne le dernier soir que nous nous
sommes rencontrés chez M. de Courval et tu étais trop raffiné pour donner
la main à mon frère, dit Paul d'une manière un peu brusque.

En intervenant de la sorte, ce dernier n'obéissait pas tant à une
sympathie quelconque pour Armand qu'à sa mauvaise humeur du moment et à
l'aversion qu'il éprouvait instinctivement pour de Montenay.

--Qui t'a parlé, imbécile? dit celui-ci en lançant sur son nouvel
adversaire un regard de mépris.

Paul regarda d'un oeil de regret un gros dictionnaire qu'il venait de
jeter hors de sa portée, mais apercevant sous sa main un assez gros
volume, il le saisit promptement et le lança à la tête de son ennemi
qu'il ne fit qu'effleurer. De Montenay lui renvoya vivement sa politesse
avec une ardoise encadrée que Paul eut la chance de parer avec son bras,
sans quoi il l'aurait reçue sur le crâne. Il se leva furieux et allait
fondre sur ce Montenay qui l'attendait de pied ferme, si un médiateur ne
fût intervenu en ami: c'était Rodolphe de Belfond.

--Arrêtez, camarades, arrêtez, cria-t-il en s'interposant entr'eux.
Parce que nous sommes tous cloués de nouveau à nos pupitres, est-ce une
raison pour que nous nous arrachions les yeux? Tu as perdu ta clef,
Victor; voici mon trousseau, essaye-les.

Belfond s'assit à côté d'Armand.

--Tu viens, lui dit-il, de servir l'ami Victor comme il faut: il ne
méritait rien de mieux. Mais, comment as-tu passé tes vacances?

Ce fut là le commencement d'une conversation agréable qui se continua
jusqu'à l'heure de l'étude, et Armand se sépara de lui avec la
conviction que s'il avait perdu un ami il en avait trouvé un autre.

Les progrès de notre héros furent très-rapides, mais ils étaient plus le
résultat d'une grande intelligence que le fruit de l'application, car il
y avait dans son caractère une veine de rêverie qui remplissait son
esprit d'autres pensées que celles de ses devoirs et de ses leçons. Il
conserva plus longtemps qu'il l'aurait avoué à qui que ce soit le
souvenir de l'amer sentiment d'humiliation qui l'avait presque suffoqué
dans le salon de M. de Courval, lorsque de Montenay l'avait si
douloureusement méprisé, et son chagrin était augmenté par la pensée que
l'amitié qui avait existé entre eux était à jamais rompue. Dans ces
moments-là il s'échauffait et s'emportait contre les injustes
distinctions du monde, et il se promettait bien de se faire une position
aussi haute qu'il pourrait l'atteindre, dût-il pour cela lutter toute sa
vie.

Cette louable ambition s'enracina profondément dans son coeur et ne lui
donna plus aucun repos. Quelques fois aussi son esprit était traversé
par des visions de la fantasque mais gracieuse jeune fille, si
différente des autres femmes d'Alonville, qui était du reste le seul
échantillon du beau sexe qu'il eût vu, et quelqu'enfantins et innocents
que fussent ces souvenirs, d'une façon ou d'une autre ils augmentèrent
son ambition. Deviendrait-il un homme laborieux ou un rêveur? L'avenir
seul pouvait le dire; mais il y avait en lui les moyens et les
dispositions de devenir l'un ou l'autre. Heureusement que le désir
d'exceller, encouragé par la facilité avec laquelle il s'acquitta de ses
devoirs, décida, pour le présent du moins, la question de la manière la
plus favorable.

De son côté, Paul continua ses étourderies; toutes les fois qu'il
pouvait éluder un devoir ou une leçon, il s'imaginait être le gagnant.
Il n'était cependant pas un benêt ni un lourdaud: car la subtilité
naturelle de son jugement, jointe à une vigilante attention de ses
maîtres, lui avait fait acquérir, pour ainsi dire malgré lui, une assez
bonne part d'instruction.

Nous ne pouvons pas nous étendre plus longuement sur les dernières
années de collège d'Armand, car nous avons à raconter les chapitres
pleins d'incidents de sa jeunesse.

Au bout de deux années, Belfond et de Montenay laissaient le collège,
ayant fait tout leur cours avec assez de succès. La froideur entre lui
et Armand n'avait pas cessé d'exister, mais elle n'était jamais allé
jusqu'à l'hostilité. Belfond avait toujours été excellent notre héros,
il en avait fait son confident: il lui racontait les plans et les
espérances sans nombre qu'il avait conçus pour l'heureux temps où il
ferait ses adieux au collège pour s'en retourner chez son père où, seul
garçon parmi cinq enfants, il était l'idole de la maison.

Après sa sortie et celle de de Montenay, Armand s'appliqua davantage, si
c'est possible, à ses études. Et lorsqu'eut lieu la distribution
solennelle des couronnes et des pris qui terminait en même temps l'année
scolaire te la fin de ses études, il remporta, au grand et heureux
étonnement de son père et de sa tante Ratelle, les honneurs de la
journée.

Il y avait là aussi d'autres témoins de son triomphe: sur un des
premiers bancs de devant, parmi l'élite de la société de la ville, se
trouvaient Gertrude de Beauvoir et sa mère ayant d'un côté M. de Courval
et de Montenay de l'autre. Heureusement qu'Armand n'aperçut ce groupe
qu'après avoir terminé le magnifique discours d'adieux qu'il prononça
avec une éloquence de paroles et de gestes qui lui valut, avec l'attrait
et la distinction de sa beauté personnelle, d'étourdissant et
frénétiques applaudissements; car leur présence l'aurait peut-être
empêché de se contenir. Ce n'est qu'après avoir repris son siège, qu'en
jetant la vue dans cette direction, il aperçut pour la première fois les
beaux yeux de Gertrude fixés sur lui.

Malgré les changements qui s'étaient opérés dans les dernières années et
qui avaient fait de la fantasque, volontaire et insouciante enfant de
quinze ans une élégante et noble jeune fille, il la reconnut au premier
coup d'oeil; et en lisant dans ses regards l'évidente admiration qu'elle
éprouvait pour le discours qu'il venait de faire, il sentit son coeur
palpiter d'émotion.

Le même sentiment se reflétait aussi sur la figure de M. de Courval.
Quant à madame de Beauvoir, superbe d'indifférence, elle écoutait d'un
air approbateur de Montenay qui, penché vers elle, un sourire moqueur
sur sa jolie figure, se plaisait évidemment à lancer quelques
sarcastiques traits d'esprit.

--Quel splendide jeune homme! dit avec chaleur M. de Courval en se
tournant vers le petit groupe. Comme son père et nous gens d'Alonville
devons nous enorgueillir de lui! Quelle éloquence entraînante, quels
gestes gracieux, et puis quels honneurs il a remportés!

--_A cui buono?_ répondit de Montenay avec un léger mouvement d'épaules.
Il peut y avoir similitudes de mots entre racines grecques et latines,
et racines de jardins et des champs, mais il n'y a point d'autre
analogie entr-elles. Est-ce que la connaissance des classiques lui sera
d'un grand secours pour faire pousser un champ de trèfle? est-ce que la
versification lui enseignera comment arrêter les ravages des mouches à
blé?

--Je ne vois pas du tout pourquoi il retournerait aux racines et aux
champs, interrompit aigrement M. de Courval. Paul Durand a tous les
moyens et le jugement, je pense, de faire choisir une profession
libérale à un jeune homme qui possède de si rares aptitudes: Mais il
faut que j'aille féliciter mon vieil ami sur les triomphes de son fils!
Viens-tu, ma soeur Julie?

--Vraiment, il faut que tu m'excuses. Je ne connais pas du tout ces
gens-là, et le temps est trop chaud pour faire de nouvelles
connaissances.

--Ou pour en renouveler d'autres qu'on est bien aise d'oublier, ajouta
de Montenay.

--Mon oncle, je serai heureuse de vous accompagner, parce que, non
seulement je connais «ces gens-là», mais je les aime!

Ce disant, Gertrude secoua les falbalas de sa robe de mousseline et
passa près de Montenay sans même daigner le regarder.

Celui-ci fronça les sourcils, lorsqu'il la vit s'avancer au milieu des
sourires et des saluts de ses amis vers le groupe d'heureux parents, au
milieu duquel se trouvait Armand. Un mot ou deux à lui; une amicale
poignée de main au père; quelque babil confidentiel avec la tante
Françoise, tandis que M. de Courval félicitait Durand avec chaleur, et
invitait ses fils à venir le voir souvent, soit à la ville, soit à la
campagne,--car il possédait une belle et confortable résidence à
Montréal où il allait avec sa famille passer les longs mois d'hiver:--ce
fut là toute leur entrevue.

Mais c'en était assez pour exciter la colère de Montenay.

--Elle est aussi capricieuse et entêtée que jamais! s'écria-t-il avec
rage. Chaque jour qui ajoute à ses charmes, augmente à un égal degré la
pétulance de son caractère et ses caprices sans fin!

--Comme toutes les jeunes filles qui sont jolies, elle connaît sa valeur
personnelle! répliqua madame de Beauvoir en faisant mine de bailler, car
ces passes d'armes entre de Montenay et sa fille étaient si fréquentes
que quelques fois elle en perdait patience.

--Je crains tellement cela, madame de Beauvoir, qu'elle ne sera jamais
capable de comprendre l'autorité d'un mari.

Madame de Beauvoir ouvrit les yeux de toute leur grandeur, et lui dit
avec compassion:

--Mais ne savez-vous pas, mon cher de Montenay, que dans le cercle où
nous sommes et les temps où nous vivons, les maris n'ont réellement plus
d'autorité. Ils peuvent peut-être en avoir dans les déserts de
l'Afrique, la Polynésie et autres pays éloignés et barbares, mais,
croyez-moi, il n'en ont pas ailleurs!

De Montenay grimaça un sourire.

--C'est tout de même, dit-il une perspective peu amusante pour un
individu qui pense sérieusement à se marier.

--Mais, mon pauvre Victor, pourquoi faire le plongeon si vous le
redoutez tant? Parfois j'ai véritablement peur que vous et ma
capricieuse fille ne soyez très-heureux ensemble.

--Il est trop tard à présent pour penser à cela, trop tard pour se
rétracter! murmura-t-il. Depuis bien des années j'ai résolu qu'elle
serait ma femme: j'ai reposé mes espérances, mon coeur et mes désirs sur
ce rêve; je ne puis l'abandonner aujourd'hui, quand bien même il devrait
me rendre malheureux!

Probablement que l'astucieuse madame de Beauvoir savait cela, car elle
ne se serait pas hasardée à se jouer d'un parti dont elle estimait la
valeur à un si haut degré. Elle avait étudiée le caractère de Victor de
Montenay et en était venue à la ferme conviction qu'en faisant voir un
peu d'indifférence, elle avancerait bien plus son projet favori, qu'en
montrant trop d'empressement.

Quelque temps après sa sortie du collège, de Montenay avait formellement
demandé la main de Gertrude. Flattée par les attentions d'un cavalier
fort élégant recherché par la moitié des jeunes filles du même âge
qu'elle, et influencée par les conseils et les arguments de sa mère qui
appréciait tout particulièrement la fortune du jeune homme, elle
penchait vers cette union. On prit un engagement, lequel fut le prélude
d'autres d'une nature moins amicale et dans lesquels Gertrude montrait
toujours la capricieuse indépendance de son caractère, et son fiancé son
arbitraire jalousie.

Un jour, à la fin d'une de ces querelles, Gertrude changeant tout-à-coup
un accès de sanglots en un silence plein de froideur, informa ceux qui
l'écoutaient tout étonnés, madame de Beauvoir et Victor, que
l'engagement était rompu, et que dorénavant elle se considérerait aussi
libre que s'il n'avait jamais existé.

En vain de Montenay, qui était réellement attaché à elle, implora son
pardon; en vain madame de Beauvoir, alarmée du danger de perdre un si
bon parti, lui fit des remontrances et la gronda: la jeune fille demeura
inexorable. Finalement, plus par sympathie pour les larmes de sa mère
(madame de Beauvoir en avait toujours à sa disposition) que pour les
sollicitations de Victor, elle consentit à une espèce d'engagement
conditionnel, par lequel il était stipulé qu si aucun d'eux ne changeait
d'idées avant la fin de l'année, le mariage aurait lieu; mais en même
temps, il fut convenu que chaque partie resterait libre d'en agir comme
le trouverait bon.

Après cet arrangement, les choses se passèrent un peu moins orageusement
entre nos deux jeunes gens. Il devint moins exigeant, par conséquent
elle fut moins irritable. Partout où l'on voyait Gertrude, on était
certain de trouver de Montenay; il la suivait comme son ombre. On
regardait généralement, dans le cercle où ils étaient, leur mariage
comme une chose certaine, et de Montenay proclamait partout l'affaire
comme un fait décidé, pensant que cette démarche serait un moyen
très-efficace de tenir à l'écart les autres prétendants.

                                    ----


                                    VIII


Durand fut un homme heureux lorsqu'il se vit installé de nouveau dans
sa maison, assis, avec pipe et tabac devant lui, au milieu de ses
vaillants fils qui souriaient de voir la tante Ratelle déjà occupée à
raccommoder leurs hardes déchirées, tandis que lui-même écoutait les
discussions enjouées et animées qu'ils avaient ensemble.

Paul s'était laissé entraîner à une violente diatribe contre la vie de
collège, et faisait en termes énergiques l'éloge de la carrière
agricole, ainsi que du bonheur qu'y trouve le cultivateur.

--Ainsi donc, lui dot son père tu es déterminé à ne plus retourner au
collège pour y terminer tes études, à moins d'y être forcé! Tu veux
embrasser de suite l'agriculture?

--Oui, père: c'est la vie pleine de liberté et d'agrément qui me
convient. Je ne veux pas me rendre tout-à-fait bête dans ces sombres
cachots qu'on appelle bureaux, à étudier les doctes professions, à me
barbouiller les doigts d'encre, à me fatiguer l'esprit pour écrire des
thèses et prendre des notes!

--Tu devrais avoir honte, Paul de parler ainsi! intervint madame
Ratelle. Après avoir coûté tant d'argent à ton père et été si longtemps
au collège, tu devrais avoir acquis un peu d'amour pour les livres et la
science.

--Les livres! vociféra Paul, oh! j'en ai assez pour toute ma vie, et je
ne crois pas en ouvrir, du moins pas avant que je sois grisonné, ou
qu'il m'arrive d'être nommé commissaire d'écoles ou marguillier.

Durand fumait tranquillement sa pipe. Ces sentiments ne lui déplaisaient
pas, malgré les sommes considérables qu'il avait dépensées pour
l'éducation de ce fils qui en tenait si peu compte. Il avait toujours eu
le secret désir de voir l'un de ses fils lui succéder dans la direction
de sa grande et belle terre dont la prospérité le rendait si fier: le
robuste Paul paraissait être, par sa force t ses goûts, celui des deux
qu'il lui fallait pour cette position.

--Dieu soit loué, interrompit encore madame Ratelle en faisant un
mouvement de tête, que mes neveux n'aient pas les mêmes sentiments! Du
moins, Armand sait apprécier les avantages de l'éducation.

--Oh! Armand, répliqua Paul avec ironie, c'est un génie, ou, si vous
aimez mieux un rongeur de livres. M'est avis qu'il suffit d'en avoir un
de cette espèce dans une famille!

Armand souriait d'un air de bonne humeur, mais la tante Françoise reprit
avec sévérité:

--Oui, un de cette espèce, c'est autant que la destinée puisse favoriser
notre maison, car toi, mon jeune neveu, tu n'as certainement aucune
inclination de ce genre.

--Armand, de quel côté penchent tes idées? demanda le père.

--Eh! bien, je pense d'abord à ce que Paul appelle un sombre cachot de
bureau. Là je pourrai épousseter les pupitres et les tabourets, en
attendant que je devienne juge ou procureur-général.

--Tu n'as pas besoin de rire, Armand, en disant cela! reprit avec
gravité madame Ratelle. Quelques-uns des plus grands hommes du Canada
ont été des fils de cultivateurs, et je pense que tu as autant de chance
qu'un autre. Dieu merci! le talent naturel et la persévérance
rencontrent souvent leur juste récompense, même dans ce monde méchant.
....Mais il faut, mes garçons, que je voie à préparer pour votre souper
de bons biscuits que vous saurez apprécier, juge ou cultivateur.

Le même automne, Armand fut installé dans le bureau de Joseph Lahaise,
avocat éminent de Montréal, homme affable, doux et honnête. De son côté,
Paul, tout joyeux de se trouver enfin délivré de son esclavage de
collège, se levait au point du jour et partageait avec son père les
travaux de la ferme, y déployait une ardeur et y trouvait une jouissance
qui firent beaucoup de plaisir à celui-ci. Le fusil et la ligne ne
furent pas non plus négligés, et quelques fois, lorsque Durand le voyait
revenir après une demi-journée passée en excursion de chasse ou de
pêche, ou qu'il contemplait sa charpente athlétique, sa robuste santé,
montrant tant de capacités pour les âpres jouissances de la vie, il ne
pouvait s'empêcher de penser en soupirant à son autre fils qui était à
sécher sur des livres ennuyeux dans un obscur et triste bureau. Alors il
se prenait presque à désirer qu'Armand eût fait un autre choix.

Voyons maintenant comment ce dernier s'accommodait de sa nouvelle
position.

L'étude du Droit, quoique sèche et pleine d'aridité, ne lui déplaisait
pas trop; puis son père indulgent, aimant à faire les choses
convenablement, lui donnait assez d'argent pour rencontrer amplement ses
besoins, lesquels étaient, à la vérité, raisonnables et modérés. Il
demeurait chez une respectable mais humble famille où il n'y avait pas
d'autres pensionnaires: les repas y étaient excellents et abondants, le
linge sans réplique, et madame Martel, l'hôtesse, brillait par sa
politesse et ses manières.

La vie ne pouvait certainement s'ouvrir pour les deux frères d'une
manière plus agréable! Se pouvait-il qu'il y eût des écueils sous des
eaux aussi limpides, du moins pour l'un d'eux?

Madame Martel n'avait ni fille, ni soeur pour épousseter les ornements
de faïence qui ornaient sa corniche, ou pour arroser et tailler les
géraniums et les rosiers de tous les mois qui fleurissaient avec tant
de profusion dans ses fenêtres à vitres petites et propres. Cependant,
Armand, revenant un jour à sa pension, quelques semaines après qu'il s'y
fût installé, aperçut, en se rendant à sa chambre, dans la salle
d'entrée, une jeune fille occupée à coudre près de la fenêtre.

Lorsqu'il entra elle ne releva seulement pas la tête, et tout ce qu'il
vit en jetant un rapide coup-d'oeil sur elle fut qu'elle était gracieuse
de taille et extrêmement bien mise. Cependant, au souper, madame Martel
la lui présenta.

--Ma cousine Délima Laurin, dit-elle, qui vient demeurer ici quelques
jours pour m'aider dans ma couture.

Armand la regarda avec assez d'insouciance. Ses traits étaient délicats,
elle avait des cheveux noirs comme le jais, des yeux superbes, une
figure d'une symétrie parfaite, qu'une élégante toilette faisait
ressortir davantage: cette toilette était encore plus surprenante que sa
grande beauté, chez une personne de sa condition. Malgré tout cela
cependant, lorsque le repas fut fini, sans s'arrêter un instant et sans
montrer la moindre contrariété et le moindre regret, il monta à sa
petite chambre où il tint compagnie à Pothier et autres illustrations du
Droit.

Quelques semaines après, Délima était encore chez madame Martel,
toujours occupée à la couture, et aussi tranquille et réservée qu'il
était possible de l'être. Malgré sa grande beauté, son apparence
distinguée et la timide douceur de ses manières, Armand ne lui consacra
qu'une bien petite part de ses pensées, probablement parce que, ayant vu
Gertrude de Beauvoir la première, celle-ci était devenu pour lui, avec
sa grâce patricienne et ses caprices fascinateurs, le type d'après
lequel il jugeait les autres femmes.

Ce fut avec un sentiment mêlé de satisfaction et d'embarras qu'il reçut
un jour une Il était loin de soupçonner la discussion qui avait eu lieu
à son sujet, entre M. de Courval et madame de Beauvoir avant l'arrivée
de cette invitation. Il se décida à y aller, mais non sans lutter avec
sa modestie naturelle; une fois sa décision prise, il ne perdit point de
temps et commanda à un marchant compétent tout ce dont il pouvait avoir
besoin pour une circonstance aussi importante.

Enfin cette soirée qu'il désirait et redoutait en même temps arriva, et
notre héros, dont le coeur palpitait, entra pour la première fois dans
une salle de bal. Tout d'abord les flots de lumières, la musique, les
joyeuses figures, les gracieuses toilettes, le tourbillonnement des
danseurs l'éblouirent, mais il se remit bientôt et rassembla son courage
pour aller saluer madame de Beauvoir. Superbe dans sa riche et coûteuse
toilette, cette dame était inclinée dans une posture gracieuse sur un
sofa, souriant à chacun avec une aimable affabilité, et se donnant très
peu de trouble à part celui d'amuser ses invités. Elle reçut le jeune
Durand d'une manière froide mais polie, ce qui était probablement dû à
une menace de Gertrude qui, en entendant sa mère déclarer qu'elle
recevrait le protégé campagnard de M. de Courval de telle manière qu'il
n'aurait plus envie d'y revenir, lui avait annoncé que pour réparer ces
mépris et ces froideurs envers Durand, elle passerait toute la veillée à
_flirter_ avec lui.

Ayant cette menace devant les yeux, et certaine qu'en cas de provocation
elle serait certainement mise à exécution, madame de Beauvoir,
avons-nous dit, avait reçu assez poliment son invité; M. de Courval lui
avait adressé quelques paroles aimables, et Gertrude qui était entourée
d'un cercle d'admirateurs, l'avait salué d'une manière souriante et
affable.

Ce fut avec un sentiment d'excessif soulagement qu'Armand se glissa dans
un coin isolé, près d'une porte. En se mettant son aise dans cette
position, il prit en lui-même la résolution de ne point quitter ce part
de salut, excepté pour se sauver s'il était serré de trop près. Il tira
à lui une petite table dur laquelle se trouvaient empilés des gravures
et des portraits, afin de se donner une contenance dans le cas où il
surviendrait quelque chose propre à le déconcerter.

--Tiens, Armand! comment vas-tu, s'écria tout-à-coup près de lui une
voix amie. Dans quel trou t'es-tu donc mis depuis quelque temps, que je
n'ai pu te trouver?

--Dans le bureau de M. Lahaise, rue St. Vincent.

--A tout prendre, ce n'est pas une trop mauvaise place; puisque tu t'es
décidé à devenir ou juge ou homme d'état, tu dois, comme de raison,
commencer par la première marche qui conduit à ces deux positions. Bien,
tu réussiras. Tu as de la tête et de la constance: deux qualités
essentielles dans la carrière que tu as embrassée comme dans beaucoup
d'autres.

--Et puis, toi, Belfond?

--Moi! j'ai parcouru presque toutes les professions. J'ai d'abord essayé
le Droit: oh! c'était intolérable! profession sèche, poudreuse et
stérile! Puis j'ai tenté la médecine; mais quoique je pusse soutenir les
horreurs des salles de dissection et voler des _sujets_, je ne pouvais
pas endurer l'odeur des remèdes. Je n'ai pas essayé la servitude du
notariat, parce que j'en avais assez de la loi sous toutes ses formes,
mais il y a du temps pour prendre une décision. D'ailleurs, mon vieux
garçon d'oncle, qui est aussi mon parrain, m'ayant dernièrement déclaré
qu'il avait l'intention de me constituer formellement son héritier, à la
condition pour moi d'éviter les professions libérales, ce qui, selon lui,
est en quelque sorte dérogatoire à la dignité d'un gentilhomme,
peut-être qu'à la fin je deviendrai un rien qui vaille.

--Tu seras capable de le devenir, s'il est vrai que M. Lallemand soit de
moitié aussi riche qu'on le dit.

--C'est vrai! Cependant j'aimerais à essayer quelque temps la carrière
d'artiste, du moins la partie qui concerne les voyages; mais je pense
que l'oncle Toussaint ne voudra pas entendre parler de cela!... Dis
donc, quoique tu n'aies pas l'intention de rester ici toute la nuit, je
pense que tu n'as pas non plus celle d'en faire un monopole pour toi! Un
coin charmant où circule une brise rafraîchissante!... Aie! mademoiselle
Gertrude regarde dans cette direction. Je pense qu'elle viendra bientôt
vers nous. Comment la trouve-tu?

--Réellement je la connais bien peu, répondit Armand en quelque sorte
décontenancé par cette question à brûle-pourpoint; mais elle est pleine
d'élégance et de fascination.

--Je ne suis pas de ton avis. Elle a de l'esprit et est assez jolie,
c'est vrai; mais elle a aussi une volonté terrible. J'ai cinq soeurs, et
je ne pense pas que depuis que j'ai l'âge de connaissance elles aient
montré à elles ensemble autant de caprices et d'humeur que mademoiselle
de Beauvoir en a fait voir dans deux ou trois différentes occasions.
Mais peut-être que cela dépend plus de la manière dont son odieuse mère
l'a élevée que d'elle-même.

Pour rendre justice à la jeune fille qu'il venait de censurer, Belfond
aurait dû mentionner que ses soeurs étaient d'un tempérament
phlegmatique avec une prédisposition à l'embonpoint, et d'une
constitution toute différente de celle de l'impétueuse Gertrude, que, de
plus, elles avaient l'avantage d'être gouvernées par une mère aussi sage
que dévouée.

Mademoiselle de Beauvoir s'avança gracieusement vers les deux jeunes
gens, et après avoir salué par quelques paroles aimables Armand à qui
elle parlait pour la première fois de la veillée, elle leur reprocha en
plaisantant de perdre tant de paroles et de temps entre eux, tandis
qu'il y avait là des jeunes demoiselles à qui ils pourraient bien les
consacrer.

--Est-ce que vous dansez, M. Durand? demanda-t-elle ensuite à notre
héros.

Armand répliqua qu'il ne dansait pas, et Belfond s'esquiva en disant que
comme lui dansait à sa manière, il allait se choisir une partenaire.

Mademoiselle de Beauvoir resta un peu plus longtemps à causer avec
Armand. Les premiers moments de gêne et d'embarras disparus, il se
sentit plus è son aise qu'il l'aurait cru possible dix minutes
auparavant. Le fait est que si la jeune fille pouvait être sarcastique
et arrogante au plus haut degré lorsqu'on la provoquait, il y avait
aussi chez elle une franchise et une simplicité naturelle qui
inspiraient la confiance ou lieu de l'éloignement.

Madame de Beauvoir qui trouvait probablement que l'entrevue entre Armand
et sa fille était trop prolongée, s'avança, au bout de quelque temps, et
demanda poliment:

--Pourquoi M. Durand ne rejoint-il pas les danseurs?

--Je ne sais pas danser, madame, répondit Armand qui retomba aussitôt
dans le même état de gêne et de confusion d'où il venait justement de
sortir.

--Peut-être que dans ce cas vous nous favoriseriez d'une chanson?

Notre héros protesta encore de son ignorance, remerciant intérieurement
le ciel d'être capable, avec une conscience nette, d'en agir ainsi.

Dans ce cas, il faut que vous fassiez une partie de cartes: on demande
justement un joueur dans la chambre voisine.

Et elle l'entraîna malgré lui, en se félicitant de les avoir si
diplomatiquement séparés.

Armand se trouva bientôt assis à une table de whist, ayant la soeur
aînée de Belfond pour partenaire. Celle-ci passa bien volontiers
par-dessus ses nombreuses bévues; elle ne lui reprocha pas une seule
fois de ce qu'il coupait ses levées et de ce qu'il ignorait ses demandes.
Il lui en était d'autant plus reconnaissant, que la dame aux yeux vifs
qui était à sa droite piquait impitoyablement son pauvre
partenaire,--homme tranquille, entre les deux âges--chaque fois
qu'enfreignait le moindrement les plus petites règles du jeu.

On fit de la musique et l'on chanta beaucoup: Gertrude et de Montenay
chantèrent splendidement ensemble une couple de duos, et ils restèrent
indifférents aux applaudissements; puis on gâta misérablement une couple
de morceaux choisis d'opéra; on eut une bonne chanson de Belfond qui,
lorsqu'on l'invita à chanter, grommela, _sotto voce_: que c'est donc
ennuyeux! puis on servit un superbe réveillon. On ne fit pas de jeux,
par conséquent on ne tira pas de gages, madame de Beauvoir se trouvant
trop à la mode pour tolérer quelque chose de ce genre-là. Bref, la
soirée fut assez agréable pour chacun: et Armand put avoir une autre
entrevue longue et délicieuse avec mademoiselle de Beauvoir, en sorte
qu'il revint de chez M. de Courval enchanté de son début dans la vie du
grand monde. Les timides avances qu'il fut forcé de faire à
quelques-unes des dames présentes avaient été reçues très gracieusement
car quoiqu'il n'eût point chanté, ni dansé, ni _flirté_, il s'était
attiré de tous côtés, par son apparence et ses manières recherchées, des
sourires et des regards tout-à-fait favorables.

                                   ----


                                    IX


Le lendemain de cette soirée, Belfond vint le voir, et ils eurent
ensemble une heure de bonne causerie dans sa petite chambre meublée
uniquement et qui, malgré son tapis de catalogne, ses murs blanchis et
ses chaises empaillées, était très-confortable. Il y avait sur sa petite
table une couple de nattes aux couleurs brillantes et ju joli
essuie-plume, évidemment l'ouvrage de doigts féminins. Le visiteur les
prit dans ses mains.

--Ma soeur Élise, dit-il m'a aussi donné de ces bagatelles-là. Comment
se fait-il que tu aies de ces choses? tu n'as pas de soeur, ni de
cousine?

--Assurément, ta grosse et grasse maîtresse de pension doit avoir
d'autre chose à faire que passer son temps à te préparer des surprises
romanesques sous la forme d'ornements d'aiguille! fit Belfond amusé de
la surprise de son ami.

Ce n'est certainement pas elle. Ce doit être plutôt mademoiselle Délima
Laurin, une de ses cousines qui demeure actuellement ici pour aider à
faire la couture de la maison.

--Oh! enfin nous y arrivons par un détour! dit Belfond en riant. A
présent je vais parier ce que tu voudras que celle qui a fait ces nattes
est jeune et jolie.

--Je crois qu'elle l'est, bien que je ne l'aie pas envisagée et que je
ne lui aies pas parlé dix fois depuis qu'elle est dans la maison, reprit
Armand d'un air qui faisait voir qu'il était ennuyé d'un sujet qui,
selon lui, était assez peu intéressant pour mériter même qu'on en
plaisantât.

Belfond, qui avait du savoir-vivre, s'apercevant de la chose, changea de
conversation et parla de leur ancienne vie de collège, de politique et
de tout ce qui s'offrit à son esprit. Au bout de quelque temps, il
s'approcha de la fenêtre qui donnait sur le jardin, lequel paraissait
assez triste malgré le feuillage aux brillantes couleurs du mois
d'octobre. Tout-à-cou il s'écria d'un air étonné:

--Dis-moi, Armand, quelle est cette belle princesse, cet ange qui est là
dans l'allée? Je n'ai jamais vu une figure aussi belle!

--C'est mademoiselle Délima, la cousine en question.

--En! bien, il faut que tu aies l'esprit obtus ou que tu sois un fin
matois! reprit Belfond en jetant sur son ami un regard pénétrant. Quoi!
cette jeune fille est un beauté, et sa mine et sa toilette sont aussi
gracieuses que celles d'aucune des dames qui se trouvaient hier soir
chez M. de Courval, sans même excepter Gertrude la non pareille.

--Pouah! dit Armand en éclatant de rire. Tu es enclin aujourd'hui à
faire des découvertes, sur le mérite desquelles cependant il doit être
permis de différer.

Belfond le regarda encore de plus près, puis il dit:

--Si c'était avec de Montenay que je parlerais, ou avec d'autres que je
connais, je soutiendrais sans hésiter que ton indifférence n'est qu'une
feinte; mais je t'ai toujours connu tant de franchise, que je te crois
véritablement aveugle... Mais elle s'approche. Ciel! quelle beauté!
Comment cela se fait-il, Armand, que tu n'en sois pas devenu amoureux?
Pour moi, je le suis déjà aux trois quarts!

--Alors, tu ne dois pas avoir peur que je sois ton rival, répliqua-t-il
gaiement. Je n'ai pas l'intention de sacrifier pour tous les charmes de
mademoiselle Délima une seule minute du temps qui appartient à ces
tablettes, ajouta-t-il en montrant une petite bibliothèque remplie
principalement de livres de Droit... Mais est-ce que tu pars?

--Oui, il y a plus d'une heure que je suis ici. Viens faire un tour en
ville avec moi. Nous arriverons assez tôt pour rejoindre la foule des
flâneurs.

Armand fut bientôt prêt.

Comme nos deux jeunes gens en s'en allant passaient dans le petit
corridor, ils y rencontrèrent la jolie Délima qui revenait du jardin.
Durand la salua comme de coutume très-poliment, et il allait sortir
lorsqu'elle l'arrêta timidement, pour lui dire qu'il venait d'arriver de
la campagne un paquet et une lettre pour lui, et que s'il le désirait,
elle les lui remettrait de suite.

--Oui, oui, Armand. Il n'y a pas de presse pour notre promenade. Examine
le paquet et la lettre: tu dois avoir hâte de savoir comment ils sont
tous chez toi.

--Peut-être que monsieur ferait mieux d'entrer ici et de s'asseoir un
moment, reprit la jeune fille.

Et en parlant ainsi, elle le conduisit dans le petit salon. Sur une
table à côté des géraniums se trouvait une pile d'indiennes et de coton,
avec une petite natte inachevée, comme celles qui ornaient la chambre
d'Armand, circonstance qui ne laissait plus aucun doute quant à
l'origine de ces dernières. Sous prétexte d'examiner et de sentir les
plantes de la fenêtre. Belfond se leva, mais en réalité ce n'était que
pour mieux voir Délima pendant qu'elle remettait à son ami le paquet en
question et qu'elle lui prêtait une paire de ciseaux pour couper la
ficelle qui l'attachait. Après avoir jeté un rapide coup-d'oeil sur les
hardes qu'il contenait, Armand rompit le cachet de la lettre et la
parcourut.

--Bonnes nouvelles, ils sont tous bien, dit-il.

--Comment est Paul? demanda Belfond.

--Il ne peut être mieux. Il dit qu'il me prend profondément en pitié, et
que s'il était à ma place il déserterait bien vite... Mais je suis
maintenant prêt à sortir.

Délima lui offrit de porter ces effets sans sa chambre.

--Je vous remercie! répondit-il d'une manière polie mais indifférente:
je verrai à cela moi-même, lorsque je serai de retour.

Puis Belfond et lui sortirent.

--Je viens de faire une nouvelle découverte, remarqua Belfond sur tu ton
plus grave que cex dont il s'était servis jusque-là.

--Vrai? Eh! bien, ami Rodolphe, tu es en veine ce matin. Aies donc la
bonté de me la faire connaître cette découverte.

--La voici: quoique tu n'aies pas l'air de t'occuper de cette belle
petite fille, elle s'occupe beaucoup de toi, elle.

Armand fut surpris et en même temps quelque peu déconcerté; il ne put
s'empêcher de rougir.

--Il n'y a rien de cela entre nous! répliqua-t-il précipitamment. Comme
je te l'ai déjà dit, nous avons à peine échangé ensemble une douzaine de
paroles.

--C'est fort possible, mais je n'en crois pas moins mon opinion exacte.
Au lieu de regarder les géraniums, je l'examinais tout le temps, et je
mets ma main au feu qu'elle n'a pas comme toi le coeur de granit... Mais
je m'aperçois que tu aimerais autant changer de sujet... Maintenant
allons sur la rue Notre-Dame.

Le même soir, comme Armand était à souper, pour la première fois il
regarda Délima avec intérêt: c'était la conséquence naturelle des
louanges excessives que son ami avait chantées sur elle, ainsi que des
allusions qu'il avait faites à la prétendue préférence qu'elle lui
montrait. Elle était à sa place ordinaire, servant un plat tout chaud de
succulent ragoût, car les Martels, de même que beaucoup de familles
Canadiennes, faisaient usage de viandes trois fois par jour. Elle ne
leva pas les yeux sur lui; Madame Martel était occupée de son côté, et
son mari était à tailler du pain: Armand, qui ne se trouvait pas
observé, eut donc une occasion favorable d'étudier son visage.

Etait-elle réellement aussi belle que Belfond l'avait dit? Il regarda
minutieusement ses traits réguliers, fins et mignons, ses long cils
soyeux, sa figure ovale et délicate, et il reconnut en lui-même avec
surprise qu'il avait été aveugle, que réellement elle était aussi belle.

Tout-à-coup elle leva les yeux sur lui te lui offrit du contenu du plat
qu'elle servait; mais voyant ses regards fixés sur elle, elle baissa les
siens, et une légère rougeur se répandit sur ses joues. Le souvenir de
la seconde découverte de Belfond, que cet embarras servait en quelque
sorte à corroborer, lui communiqua un sentiment de vanité naturelle mêlé
à l'intérêt que sa beauté faisait naître en lui. Mais lorsque madame
Martel lui demanda si les nouvelles qu'il avait reçues de chez lui
étaient bonnes, ses pensées se tournèrent vers le cercle de sa famille
et lui firent pendant un instant oublier Délima.

Rien d'extraordinaire ne survint à notre héros durant quelques semaines.
Il poursuivit ses études légales avec le même succès que ses études
classiques, se gagnant les bonnes opinions de M. Lahaise aussi
facilement qu'il avait gagné celles de ses professeurs au collège.
Quoiqu'il menât une vie tranquille et régulière, cependant elle n'était
pas solitaire et ennuyeuse. Souvent il recevait des invitations de
familles occupant un rang distingué dans la société, et malgré sa
timidité, la présence de femmes élégantes et accomplies étaient pour lui
pleine d'attraits.

Rarement il allait chez M. de Courval, malgré les pressantes invitations
de celui-ci. Gertrude était toujours douce et polie pour lui; mais malgré
son inexpérience dans les manières des femmes, il ne pouvait se tromper
sur les sentiments hostiles de madame de Beauvoir à son égard, par la
froide réception qu'elle lui faisait.

Les quelques fois qu'il rencontra de Montenay, celui-ci ne lui fit pas
d'avances, et Armand le copia fidèlement, car un petit salut froid était
tout ce qui restait de la chaude amitié qui avait existé entr'eux.

Quand à Belfond, il venait souvent le voir, et quelques fois il se
faisait accompagner par un ami aussi gai que lui. Armand ne leur offrait
jamais d'autres rafraîchissements que du tabac canadien,--car il faut
avouer que tous ces jeunes gens fumaient--et un verre de cidre ou de
bière, et quelques fois une assiettée de pommes fameuses ou de beignes,
friandises que sa tante Ratelle lui envoyait régulièrement. Belfond, qui
était accoutumé à des tables servies avec luxe, trouvait dans ces fêtes
improvisées autant de jouissance qu'il en montrait dans ses jours
affamés de collège.

Un soir qu'il avait emmené avec lui un jeune homme de ses amis, un
étudiant en Droit, et qu'ils étaient tous trois à discuter, au milieu
des bouffées narcotiques, sur la politique du jour, condamnant la
tyrannie du gouvernement impérial et l'aveuglement de leurs propres
chefs, et qu'ils maniaient les affaires d'Europe avec une étonnante
célérité, sinon avec sagesse, on annonça un visiteur pour M. Durand.

Paul entra dans la petite chambre.

Comme de raison, il y eut un échange cordial de sympathie, un feu
roulant de questions et de réponses sur la maison paternelle, la
campagne, les chemins; puis on procura une pipe au nouveau venu, et on
recommença avec vigueur à fumer. Mais la conversation fut plus
languissante qu'avant. Paul était d'une trempe bien inférieure à celle
de ses compagnons, et cette différence était plus sensible, parce qu'il
s'était donné beaucoup de peine,--à sa sortie du collège et en
s'établissant à Alonville--pour acquérir les manières et le langage d'un
campagnard.

A mesure qu'il s'aperçût de cette différence, il devint morne et
taciturne; il écoutait avec une espèce de préoccupation leurs saillies
piquantes, les réponses spirituelles de ses camarades, mais en même
temps il regardait le contraste qu'il y avait entre leurs longues mains
blanches et les siennes brûlées par le soleil, entre leurs mouvements
gracieux et aisés, et les siens qui étaient raides et guindés.

Enfin les visiteurs partirent et les deux frères se trouvèrent seuls.

--Eh! bien, dit Paul tu n'es pas si à plaindre que je le pensais dans
les commencements. Diantre! tu es ici on ne peut mieux, et tout-à-fait
grand seigneur!

Armand, sans remarquer le rire moqueur avec lequel ces dernières paroles
furent prononcées, répondit:

--Tu oublies que je suis renfermé la plus grande partie de la journée
dans ce que tu appelles un sombre cachot.

--Peut-être que tu ne t'aperçois guère qu ce soit un cachot! répliqua
Paul. Quand on hait une place, il est facile de s'en tenir éloigné.

--Mais, Paul, c'est une chose que je ne fais pas! répondit l'autre avec
ardeur. Je ne néglige pas plus mes études légales que je n'ai négligé
celles du collège.

--Oh! tu n'as pas besoin de commencer, à présent, à les vanter! Je suis
certain qu'on en a tous assez entendu parler: papa et la tante Françoise
m'en ont rendu malade. Mais, changement de propos, voici une lettre de
notre père.

En l'ouvrant Armand y trouva une couple de billet de banque.

--Je soupçonne, dit-il, qu'elle contient quelque chose de mieux que de
simples conseils.

Pendant qu'il lisait la lettre, en appuyant surtout sur les paroles
d'affection qu'elle contenait, Paul était étendu sur sa chaise, dans un
accès de mauvaise humeur, les sourcils froncés, et épiant son frère. Il
compara, en silence, la coup grossière et hors de mode de son
habillement d'étoffe du pays fabriquée à la maison, et qu'il avait fait
confectionner avec tant d'orgueil par le tailleur du village, avec les
hardes unies mais bien faites qu'Armand portait; il compara aussi sa
chevelure luisante, bien peignée, bien brossée, avec la sienne propre qui
était rude et ébouriffée; il examina les petits objets de bon genre qui
se trouvaient sur la petite table et qui, tout en provoquant ses
moqueries, excitaient son déplaisir. Il est pénible de le dire, mais
l'esprit d'indigne jalousie qui s'était depuis bien des années concentré
dans la poitrine de Paul contre son frère aîné commençait à se mieux
accentuer et à se développer sous le nouveau flot de réflexions et de
pensées qui le gagnait avec une étonnante rapidité. Ce sentiment de
sombre envie avait été activé par la continuelle mention flatteuse qu'un
père et une tante extrêmement orgueilleux de ses talents faisaient de
lui, par les fréquentes remises d'argent qui lui étaient envoyées,
quoique sous ce rapport Paul n'avait aucune raison d'être jaloux, car
Durand était strictement impartial dans toutes les affaires d'argent;
enfin cette envie fut excitée par la grande différence qu'il voyait pour
la première fois, qui existait non-seulement entre lui et son monsieur
de frère, mais aussi les amis de ce frère.

Pendant qu'il repliait sa lettre et qu'il la mettait dans son
portefeuille de poche, Armand lui demanda:

--Paul, à quoi pense-tu?

--Je pense à l'aise avec lequel tu gagnes ton pain quotidien.

--Tu sais que toutes choses ont un commencement. Comme de raison, je ne
puis rien faire à présent; mais lorsque j'aurai subi mon examen et que
je serai pour de bon entré en lice, les affaires changeront d'une
manière étonnante.

--Les paroles ne coûtent pas cher! dit Paul d'une manière renfrognée.

--Les moqueries non plus, quoiqu'elles n'en soient pas plus agréables
pour cela! répliqua l'autre qui commençait à se sentir aigri par la
persistante mauvaise humeur de son frère.

--Oh! tu dois passer par-dessus le franc parler, ou la rusticité, comme
je pense que tu dois appeler cela, d'un grossier cultivateur comme moi,
reprit ironiquement Paul. Je n'ai pas les avantages du vernis de la
ville.

--Que veux-tu dire, Paul? Fais connaître toute ta pensée comme un homme;
le peux-tu?

--Eh! bien, voici: ici tu es habillé et servi comme un grand seigneur,
régalant l'aristocratie, recevant de l'argent je suppose quand il te
plaît d'en demander, et qu'est-ce que tu fais pour tout cela? D'un autre
côté, moi, sans ces prétentions et ces dépenses, je me lève tous les
matins avant cinq heures; je marche toute la journée sur la ferme par
tous les temps et tous les chemins, toujours travaillant comme un
esclave sous les brûlants rayons du soleil ou à la pluie glacée.

--C'est toi qui l'as voulu; ainsi tu n'as pas besoin de chicaner
personne pour cela. Combien haut as-tu proclamé à la sortie du collège,
que tu ne serais pas un rongeur de livres, ni un galérien enchaîné à un
pupitre moisi, mais que tu choisirais la vie libre et indépendante du
cultivateur? Notre père t'aurait volontiers donné une profession, si tu
lui avais demandé.

--Non, un de cette vocation dans une famille, c'est assez. Il faut qu'il
y en ait un qui cherche le pain et le beurre des autres ou il pourrait
arriver qu'ils connaîtraient la faim.

--Ah! ça, mon frère Paul, répondit Armand avec un rire de bonne humeur à
travers lequel cependant perçait une ombre d'impatience, notre père
Peut encore faire tout cela pendant bien des années comme il l'a fait
jusqu'ici. Sois donc honnête comme tu l'étais du temps que nous étions
au collège, lorsque tu nous disais que tu préférerais être cultivateur
et marcher en grosses bottes à travers les champs et les fossés pleins
de boue, que d'être un gouverneur dans son fauteuil d'état.

--Fi! se contenta d'observer Paul en changeant de question; il n'est pas
juste de jeter à la face des gens, des choses qu'ils pourraient avoir
dites il y a bien des années.

--Mais, Paul, il n'est pas encore trop tard pour revenir de ton premier
choix. Lorsque tu seras de retour à la maison, parles à papa. Je sais
que tu ne mettras pas de temps à l'emmener à tes désirs, et avant deux
mois tu peux être établi étudiant en Droit ou en médecine, ce que tu
préféreras le mieux et tu partageras ici avec moi cette chambre qui
paraît avoir excité à un si haut degré ton admiration grognonne.

--Je ne vois pas qu'il y ait tant de presse en cette affaire! répondit
sèchement Paul. D'ailleurs, le fait d'envoyer tous les mois deux remises
d'argent au lieu d'une obligerait peut-être papa à faire une petite
étude de voies et moyens sur son numéro un.

--Tiens, laissons ce sujet avant qu'il nous ait fait quereller. Je vais
aller demander à madame Martel si elle peut me procurer un oreiller et
une couverte pour cette nuit, et toi tu pourras coucher dans mon lit.

--Non, il faut que je retourne aux _Trois Rois_ où j'ai laissé mon
cheval. Par exemple si tu m'offres à souper, je ne le refuserai pas.

--Très volontiers, car c'était compris dans l'offre du lit.

Armand alla avertir l'hôtesse que son frère prendrait place à table pour
le souper, et sur son assurance qu'elle en était contente, il revint
vers Paul qui, commençant à se sentir honteux de sa triste mauvaise
humeur, fit des efforts pour se montrer plus aimable.

Délima Laurin se trouvait au souper, et Paul fut aussi frappé de sa
beauté que Belfond l'avait été. Il fut très-poli, à sa façon: il offrit
de ceci, servit de cela, et après que les deux frères furent revenus
dans la chambre à coucher, il accabla Armand de questions pour savoir
qui elle était, d'où elle venait si elle resterait longtemps? Il fit des
allusions et des plaisanteries sur ce que de tels attraits pouvaient
réconcilier un homme avec des cachots encore plus sombres que des
bureaux d'avocats, et reprocha à Armand le silence complet qu'il avait
gardé sur l'existence d'une personne qui devait sans doute occuper ses
pensées. Armand, qui ne goûtait pas ces taquineries, finit par lui dire:

--Pour l'amour du ciel, Paul, choisis un sujet plus amusant et que
m'ennuie moins. Je voudrais bien que la petite Délima fût retournée à
St. Laurent, car elle m'attire de toute part d'insupportables
plaisanteries et d'ennuyeuses questions!

Paul, persuadé que cette défense voulait dire justement le contraire de
ce qu'Armand éprouvait,--vu surtout que celui-ci, dans le cours de la
conversation, avait laissé échapper deux ou trois fois quelques paroles
de souvenir de Gertrude de Beauvoir,--changea de conversation et trouva
un sujet plus du goût de son compagnon, en racontant les changements qui
s'étaient dernièrement opérés à Alonville; en lui nommant ceux qui
composaient le choeur du village, ceux qui avaient été nommés
marguilliers, inspecteurs de chemins et autres emplois.

Il était très-tard, le soir, lorsque les deux frères se séparèrent pour
la nuit. Paul, qui d'ordinaire dormait d'un sommeil profond, ne put ce
soir-là fermer les paupières que lorsque la nuit fut très-avancée. Il
s'agitait et se roulait sur son lit, se laissant aller tantôt à des
sentiments de jalousie contre son frère, tantôt à des demi-regrets de ce
que son tempérament et ses goûts particuliers ne lui eussent pas permis
de suivre la profession d'un monsieur.

--Bah! se dit-il en plongeant avec impatience sa tête sur l'oreiller, la
Providence n'a pas voulu faire de moi un petit-maître. Eh! bien, je
partirai au point du jour. Je déteste cette ville!

                                    ----


                                      X


Le lendemain matin, Paul Durand se mit en route pour la maison
paternelle, mais il s'arrêta en passant à la porte de madame Martel pour
dire adieu à son frère. Le long du chemin il repassait dans son esprit
les réflexions inspirées par tout ce qui avait eu lieu la veille.

Lorsqu'il fut arrivé à la maison, on l'assiégea de questions pour savoir
comment il avait trouvé Armand, ce que celui-ci avait l'air et ce qu'il
faisait. Hélas! perversité de la nature humaine! il se donna beaucoup de
peine, quoique sas trop s'éloigner des limites de la vérité, pour
représenter son frère et ce qui le concernait sous le jour le plus
défavorable.

--Je l'ai trouvé à fumer et à jaser avec une couple de beaux messieurs
ses amis, lesquels, d'après leur conversation, m'ont paru le visiter
souvent. Il était habillé à la dernière mode, paraissait extrêmement
gai, et pas du tout comme quelqu'un qui a beaucoup étudié ou qui s'est
fatigué l'esprit à déchiffrer des problèmes professionnels.

La pensée que de mauvais compagnons pourraient entraîner son fils
inexpérimenté dans les tentations et les dangers de la vie, rendit le
père sérieux; mais madame Ratelle était très-satisfaite qu'il prît rang
parmi les gentilshommes, qu'il s'habillât et parût en conséquence, car
après tout il en deviendrait un. On ne pouvait prévoir quel haute
position sociale il devait occuper un jour. Ainsi parlait-elle.

--Bah! dit Paul en ricanant, peut-être pour passer sa vie à fréquenter
le Palais-de-Justice, se reposant sur papa pour payer les gants de kid
qui couvrent ses belles mains blanches.

--Paul, mon fils, ne sois pas trop pressé de trouver à redire sur ton
frère aîné, dit Durand, il ne m'a encore donné aucune cause de défiance
et d'inquiétude.

--Non, au contraire, interrompit madame Ratelle en regardant son neveu
avec indignation: il a remporté au collège les plus grands honneurs, il
a été publiquement louangé par ses professeurs pour son application, ses
succès et sa bonne conduite. Se pourrait-il, Paul Durand que tu serais
jaloux de ton frère aîné?

--O miséricorde! s'écria Paul, je me rends, je me rétracte, je demande
excuse, je veux tout ce que vous voudrez, tante Françoise, mais
donnez-nous la paix. Je vous en prie, mon père, prêtez-moi une pipe et
du tabac!

Madame Ratelle ne réplique pas à cette sarabande; mais il était aisé de
s'apercevoir, par la manière brusque et nerveuse dont ses broches à
tricoter se frappaient les unes conte les autres, que ses esprits
n'étaient pas encore calmés.

Pendant que ceci avait lieu à Alonville, Délima Laurin passait
tranquillement son temps à faire son possible pour plaire à notre héros.
Celui-ci commençait enfin à découvrir et à apprécier un peu sa beauté et
ses grâces, après que son attention y eût été attiré par les louanges et
l'étonnement de tous ses amis qui l'avaient vue. Elle était envers ces
derniers toujours réservée, même froide, et à ceux de ses admirateurs
qui lui adressaient des propos flatteurs ou de galants compliments, elle
ne répondait jamais par un sourire ou un mot d'encouragement; mais il y
avait toujours pour Armand un regard timide ou une douce inflexion de
voix qui trahissait en elle tout l'intérêt qu'elle lui portait. Petit à
petit, il s'établit entr'eux une intime amitié, résultat de leur
résidence sous le même toit.

L'hiver avec ses longues veillées était arrivé, et quelquefois Armand
les passait dans le petit salon de famille, soit à lire à haute voix,
soit à jouer une partie de dames avec Délima qui était très-forte à ce
jeu. S'il avait eu un peu plus d'expérience de la vie ou s'il avait été
d'un caractère soupçonneux, il n'aurait pu faire autrement que de
s'apercevoir de la remarquable adresse que madame Martel mettait à
contribution pour faire progresser l'amitié qui paraissait s'établir
entre lui et sa jeune et jolie cousine. Les soirs où les tempêtes de
neige sévissaient au-dehors et qu'elle ne craignait pas d'être dérangée
par les visites, elle priait instamment M. Armand d'abandonner un moment
sa chambre solitaire pour venir rejoindre leur cercle dont Délima,
occupée de sa couture, formait toujours partie; puis, d'un air de
compassion, elle priait celle-ci de mettre de côté son éternel ouvrage,
et que peut-être M. Armand serait assez bon pour jouer une partie de
dames avec elle. Très-fréquemment aussi madame Martel, sous prétexte
qu'elle avait à voir aux affaires de la maison, s'absentant pendant les
veillées; mais si cette femme intrigante les avait guettés de quelque
cachette, elle aurait été grandement édifiée de voir la tenue
irréprochable des jeunes gens pendant ses fréquentes absences.

Durand étudia avec assez d'ardeur pendant l'hiver; cependant il allait
quelques-fois en soirée, et ne se permettait pas d'autres dépenses que
de temps en temps celle d'une soupe aux huîtres partagée avec
quelques-uns de ses amis, étudiants comme lui. Il serait fort difficile
de dire le nombre de caraquettes qui disparaissaient pendant ces
innocentes bombances, et ce serait une tâche ardue que d'en marquer le
chiffre sur le papier, car le grand total de l'addition paraîtrait
exagéré.

Par une après-dînée d'un froid vif, comme Armand, qui venait d'arriver
du bureau, était à se débarrasser de son paletot, il reçut la visite
d'un ancien camarade de collège, pour lequel il n'avait jamais eu une
grande amitié, mais qui persistait, malgré cela, à le rechercher et à le
fréquenter. Il venait l'inviter à un souper d'huîtres.

--Mon adresse, ajouta-t-il en plaisantant, est dans une petite maison de
la rue Ste. Marie, en haut d'un escalier à trois rampes, la première
porte qui s'ouvre sur le grenier.

Armand attendait justement son frère ce soir-là, car Paul lui avait
annoncé sa venue par une lettre reçue la veille. Mais comme il avait
beaucoup neigé depuis quelque temps, il commençait à croire que le
crainte des mauvais chemins lui ferait retarder son voyage. Du moins,
c'était ce que pensait Robert Lespérance, lorsqu'Armand lui avait dit
qu'il attendait la visite de son frère. Il avait donné cette excuse pour
refuser l'invitation, parce qu'il ne se souciait pas fort de se
rencontrer avec ceux qui se trouveraient là, probablement des gens un
peu trop légers qui ne lui convenaient pas. Mais Lespérance le pria et
le sollicita avec tant d'instance, en insinuant adroitement que c'était
parce que Durand était accoutumé à fréquenter des riches et des
aristocrates, qu'enfin, poussé à bout, et avec répugnance, il finit par
consentir.

Il était très-tard lorsque notre héros laissa la maison, car il avait
voulu attendre son frère et lui donner toutes les chances possibles. Et
partant il laissa les instructions précises sur la maison où on le
trouverait si Paul arrivait.

La railleuse description que Lespérance avait faite de son logis
approchait beaucoup de la vérité, et en entrant Armand se heurta presque
la tête sur le haut de la porte. Le bruit qui frappa ses oreilles était
assourdissant. Quoiqu'on ne fût encore qu'au début de la fête, la
réjouissance était déjà grande parmi les convives, à en juger par leurs
longs éclats de rire, leurs couplets de chansons, leurs acclamations, et
de temps en temps par le bruit des grosses bottes qui exécutaient sur le
plancher un pas de danse.

Lorsqu'Armand entra il y eut une suspension momentanée à ce brouhaha, et
il en profita pour s'excuser de son retard. L'hôte lui expliqua que pour
empêcher ses invités de dévorer les huîtres avant l'arrivée de M.
Durand, il les avait mis au défi de prendre du plaisir sans l'aide de
rafraîchissements, solides ou liquides. D'après le résultat qu'il en
avait obtenu, le lecteur peut concevoir quel degré aurait atteint la
gaieté si elle eût été stimulée par le souper que Lespérance, avec
l'aide d'un de ses amis, était actuellement à leur préparer.

L'appartement dans lequel Armand se trouvait différait beaucoup du sien
si propre et si bien tenu: il était petit et bas, le plafond et les
boiseries ternies par le temps et la fumée. Il ne portait aucune trace
d'ornements; seulement on remarquait quelques images aux peintures
grossières de danseuses aux joues rouges, aux jupes cortes et amples, à
côté du portrait d'un boxeur en renom et de celui d'un fameux bouffon
français. Dans un coin il y avait un grand coffre peinturé, contenant la
garde-robe du maître de céans et servant en même temps de bibliothèque,
car on y voyait une pile de livres tout poudreux et à l'air vénérables;
dans un autre coin on apercevait un manche de ligne et une paire de
fleurets rouillés, un miroir brisé pendu à la cloison et si petit que
Lespérance disait souvent qu'il ne pouvait y voir ses traits qu'en
détail, c'est-à-dire les uns après les autres. Une paire de raquettes
placées en angle droit servait de persiennes à une fenêtre, tandis
qu'une traîne sauvage bouchait en partie l'autre. La chambre était
presqu'entièrement occupée par une table grossière mais nette,
probablement empruntée pour la circonstance aux gens de l'étage
inférieur. Des bouteilles remplies avec quelque chose de plus fort que
la bière de Montréal, flanquaient chaque bout de la table: quelques
essuie-mains de grosse toile, un huilier boiteux et deux seaux vides sur
le plancher pour recevoir les écailles d'huîtres, complétaient
l'ameublement. Il ne faut pas oublier de mentionner la grande bizarrerie
déployée dans les vases pour boire: quelques verres communs, deux pots
de faïence blancs et trois tasses à thé, offraient, sinon de l'élégance,
du moins de la variété.

Tout-à-coup l'amphytrion, prenant une contenance grave:

--A présent, messieurs, dit-il, une question importante: lavées ou non
lavées?

--Comme de raison, non lavées! s'écrièrent plusieurs voix. Laissez-les
venir sur la table avec leur limon naturel.

--Tant mieux, car mon aimable hôtesse, auprès de qui Gorgon et Méduse
auraient été agréables et charmants, m'a informé tout-à-l'heure que
j'aurais à les laver moi-même.

--Hé! l'ami Pierre, toi qui as toujours la bouche ouverte ou pour
chanter ou pour crier, et qui vas probablement en avaler le plus grand
nombre, viens m'aider à les apporter!

Qui fut dit fut fait. Nos deux jeunes gens parurent bientôt, venant de
quelque coin caché du dehors, probablement du grenier, portant un
immense plateau bien pelin de succulentes caraquettes.

--Maintenant, amis, à l'attaque! cria Lespérance. Je n'ai que deux
armes légitimes pour faire cette guerre, (et il brandissait au-dessus de
sa tête deux couteaux à huîtres) une que e réserve pour moi comme
seigneur du château, et l'autre pour monsieur Durand comme le dernier
arrivé à ce joyeux cercle d'élite. Il y a plusieurs couteaux de table,
un tire-bouchon et un couteau de poche; ainsi, messieurs, choisissez à
moins que quelques-uns d'entre vous soient venus tout armés.

Par expérience probablement et en prévision de pareille casualité, deux
des invités sortirent de leurs poches des couteaux à huîtres, tandis que
d'autres avaient de forts et bons couteaux de poches presqu'aussi utiles
pour la circonstance, et l'on commença l'assaut.

Au bout de quelque temps la porte s'ouvrit et livra passage à un
échantillon peu favorable du beau sexe, lequel portait à la main un
grand pot plein d'eau bouillante.

--Ah! mille remercîment, la mère! s'écria de bon coeur Lespérance. A
présent, quiconque désire du _punch_ peut en avoir; mais, ma chère
madame Hurteau, voyez donc si vous ne pourriez pas nous prêter une
couple de verres au lieu de ces tasses? car quel que fort et chaud que
nous fassions ce breuvage, nous ne pourrons pas, quand bien même nous
devrions en mourir, nous empêcher de croire que tout le temps nous
buvons du thé. Comme conséquence, nous en buvons quelque fois trop.

--Cela vous arrive quant même! dit-elle en souriant aigrement. Vous et
vos amis, lors de la dernière fête que vous avez faite ici, m'avez brisé
deux verres que vous ne m'avez pas encore remboursés, quoique j'aie
l'intention de vous les faire payer lorsque nous réglerons le dernier
mois de pension.

--Oui, ma chère dame, je vous payerai, quant même je devrais pour cela
prélever des fonds par une souscription publique, répliqua-t-il aec une
imperturbable bonne humeur.

--Si madame veut bien attendre un instant, nous allons faire passer le
chapeau séance tenante, ajouta gravement un petit gaillard à la mine
éveillée qui sans autre outil qu'un couteau de table rouillé, avait déjà
accumulé devant lui une pile respectable d'écailles.

--Alors, de cette manière tu n'y dépenseras rien, George Leroi,
répondit-elle avec mépris. C'est toujours la plus mauvaise roue d'une
charrette qui crie le plus fort.

--Votre citation est ancienne et usée! Essayez encore et montrez-nous
quelque chose de votre crû.

La brade madame Hurteau, dédaignant de répondre plus longtemps se retira
en frappant la porte avec tant de violence que les danseuses des
gravures et les huîtres dans leurs écailles en tremblèrent.

Nous ne nous appesantirons pas plus sur cette scène. Pendant quelque
temps il y eut vraiment d'excellents chants, des chansons comiques, des
duos avec un chorus complet et efficace; mais à force de faire circuler
les verres fêlés et les pots, il vint un temps où les chanteurs
n'observèrent plus aucune règle de mesures et d'accords, et ooù la
confusion des voix fut si curieuse que le résultat devint très
affligeant pour des oreilles quelque peu exercées. La gaieté devenait à
chaque instant plus turbulente et plus tumultueuse. Lorsque les huîtres
furent mangées on poussa les écailles dans un coin; une couple d'invités
s'élancèrent au milieu de la place et se mirent à exécuter une gigue en
sifflant leur propre accompagnement; un autre se hissa sur la table et
chanta d'une voix de Stentor un sentimental et pathétique vaudeville; et
pendant tout ce temps-là le bourdonnement des voix, le son des verres et
les éclats de rire mettaient le comble au tapage. Au milieu de ce
vacarme, madame Hurteau ouvrit brusquement la porte, et s'écria d'un air
bourru:

--Vous le trouverez ici, mon jeune homme.

--Et Paul Durand fut introduit dans la chambre.

En entrant il pouvait à peine voir ou être vu à travers les épais nuages
de fumée de tabac qui remplissaient l'appartement, mais il sentit sa
main empoignée par Armand. Le chanteur descendit de son orchestre
improvisé, et les danseurs, hors d'haleine, s'arrêtèrent.

On exprima à Paul de sincères regrets sur la disparition complète des
huîtres, mais on lui offrit du contenu des bouteilles noires que
Lespérance appelait «des gouttes de consolation», et on lui procura une
pipe bien bourrée.

Armand, s'apercevant que le vacarme allait recommencer, demanda la
permission de se retirer avec son frère, parce qu'ils avaient beaucoup à
se dire. On lui accorda sa demande, et après de bruyants «bonsoirs et
adieux», les deux frères descendirent les escaliers et prirent la route
de la maison Martel. Il faisait un brillant clair de lune, et la neige
criait agréablement sous leurs pieds.

--Tu m'as l'air d'être entré dans une bande de bons vivants! dit
sèchement Paul.

--C'est la première veillée que je passe avec eux et je ne crois pas que
je sois pressé d'en essayer une autre, car je ne puis supporter une
gaieté aussi bruyante. J'en ai déjà mal à la tête!

--Pouah! ce n'est pas étonnant! dit Paul en toussant, un antre aussi
misérable et aussi malpropre! Je serais curieux de savoir ce que dirait
la tante Françoise, avec ses penchants aristocratiques, si elle avait pu
jeter un coup-d'oeil sur ce qui se passe là ce soir? Il y a de la
différence entre ces gens et les jeunes et spirituels petits-maître avec
lesquels je t'ai trouvé dernièrement.

--Je dois avouer que ceux-ci sont plus de mon goût; mais comment ça
va-t-il chez nous?

--Papa n'est pas bien, il est retenu au lit par le rhumatisme et il se
chagrine un peu. La tante Françoise s'occupe à le soigner, et mois je
conduis les travaux de la terre. C'est une chance que je ne sois pas
attaché, à l'heure qu'il est, à un bureau de la ville, car les affaires
n'iraient pas chez nous aussi bien qu'elles vont.

Armand était bien de cette opinion.

Ils arrivèrent bientôt aux _Trois-Rois_ et s'établirent près du poële
bien miné du meilleur salon de l'hôtel. Armand prit la lettre que Paul
lui remit et se mit à la parcourir. Elle était plus courte que de
coutume, et elle lui disait d'un ton de tristesse inusitée qu'on avait
l'espoir qu'Armand faisait tous ses efforts pour bien profiter du temps
et de l'argent qu'il coûtait; elle faisait aussi mention des éminents
services que Paul rendait à la maison, et remerciait la Providence de ce
qu'il y fût.

Armand attribua aux souffrances physiques de son père ce qu'il y avait
d'extraordinaire et d'inaccoutumé dans l'épître qu'il lui avait écrite:
et lui et son frère s'entretinrent plus sérieusement et avec plus de
calme que de coutume des affaires de famille.

                                  ----


                                   XI


Selon son habitude, Paul ne fit qu'un court séjour à Montréal, et le
lendemain, ayant terminé ses achats pour le malade et la maison, il
laissa la ville. Armand aurait désiré l'accompagner pour voir son père
malade, mais Paul s'y opposa vivement, sous prétexte qu s'il laissait
ainsi ses études, cela indisposerait et chagrinerait leur père, chose
que sans son état de souffrance actuel il fallait éviter avec soin.

Quelque temps après cette visite, Armand écrivit deux lettes à son
père; pour toute réponse, il ne reçut que quelques lignes, écrites à la
hôte, par lesquelles Paul l'informait que leur père était un peu mieux.
Plus tard il reçut une lettre de Durand lui-même, dans laquelle celui-ci
et la tante Françoise lui donnaient un grand nombre de solennels
avertissements relativement au danger des mauvaises compagnies, des avis
explicites sur la nécessité de profiter du temps, avec de simples
suggestions touchant les dépenses de son entretien à la ville; et à la
demande qu'il avait posée s'il ne ferait pas bien de courir à la campagne
pour quelques jours afin de le voir, on lui disait assez brièvement de
rester là où il était et de profiter de ses avantages actuels.

Armand fut profondément blessé de ce traitement, car en réalité il ne
l'avait pas mérité. Ses lettres chez son père devinrent plus froides,
plus courtes et plus rares, et cela expliqua les épîtres de la famille
qui lui parvenaient en réponse. De temps à autre il recevait de Paul un
bulletin assez amical du reste, qui lui donnait des nouvelles de la
santé de leur père et du changement de caractère que les douleurs
rhumatismales avaient opéré en lui, que de doux et d'humeur égale
qu'était son tempérament il était devenu irascible et impatient; puis il
terminait par quelques petits détails sur la terre ou les animaux.

Notre héros prit la résolution de ne pas s'arrêter, si la chose lui
était possible à ces tristes et douloureux changements. Il continua è
étudier, à sortir lorsqu'il était invité et même quelques fois, mais
très-rarement, il prit part aux bruyantes parties de plaisir organisées
par Lespérance et ses amis, car il ne pouvait pas toujours les refuser,
de crainte de les insulter. Lorsqu'il écrivait à Paul et qu'il était en
disette de sujets, il lui donnait tous ces détails et il lui parlait
franchement, lui racontant même une fois, que Lespérance lui avait
emprunté de l'argent et qu'il n'avait pas d'espoir qu'il le lui remit.
Les lettres de Paul l'encourageaient à faire ces confidences sans
restriction, car il lui disait souvent combien ses lettres amusantes
égayaient leurs longues et mornes veillées et combien lui, Paul, goûtait
les descriptions exactes de la vie de la ville et de ses plaisirs.

Armand, cependant, parlait rarement de Délima Laurin. Il avait conçu
pour la jeune fille un intérêt naissant, provoqué plus par la partialité
évidente qu'elle manifestait envers lui que par sa beauté, et cet
intérêt le poussait à rester muet sur ce sujet dans ses lettres à Paul.
A dire vrai, il avait peu de chose à en écrire: de temps à autre une
veillée tranquille à jouer aux cartes ou aux dames; bien rarement un
tour de carriole avec elle et madame Martel; ou bien, les soirs de
grands froids, une longue conversation autour du grand poële double de
la salle: leur intimité n'allait pas au-delà. Les fréquentes absences de
madame Martel de la chambre,--lesquelles avaient l'air d'être faites à
dessein,--ne lui firent jamais changer le ton de sa voix, soit pour
diversifier ou s'attirer un plus doux regard de la belle jeune fille. Il
n'aurait peut-être pas été aussi indifférent si une autre figure,
capricieuse, fière et charmante, ne s'était pas présentée à son esprit,
l'endurcissant contre toute autre influence.

Le carnaval était bien gai. Comme Durand allait mieux, du moins d'après
ce que Paul écrivait, Armand jouissait sans remords des innocents
plaisirs que lui offrait la société. Il rencontrait quelques fois
mademoiselle de Beauvoir aux plus recherchées de ces soirées, et parfois
il avait le rare privilège de danser avec elle, et elle se montrait
toujours pour lui gracieuse et aimable à l'extrême. Ce qu'il y avait de
singulier, c'est que chacune de ces rencontres avait l'effet de le
rendre des semaines entières tout-à-fait insensible aux charmes de
Délima.

Pendant la dernière semaine des fêtes il éprouva une grande envie
d'aller voir son père, quand bien même on ne désirerait pas sa présence;
en conséquence, le mardi gras, dernier jour du carnaval, il partit pour
Alonville. Il faisait nuit lorsqu'il arriva en vue de la maison
paternelle, et il regarda ardemment dans cette direction, s'attendant à
la trouver brillamment illuminée, car depuis un temps immémorial on y
avait toujours chômé par des fêtes et des réjouissances la venue du
carême, cette saison de jeûnes et de pénitences. Mais une seule lumière
brillait faiblement à la fenêtre du salon. Non découragé cependant, il
avança, croyant qu'il était un peu de bonne heure pour allumer les
lumières,--procédé que par économie on recule autant que possible à la
campagne. Lorsqu'il fut arrivé, il laissa son cheval en soin à un vieux
domestique de la maison tout joyeux et étonné de le voir, et sans autre
avertissement qu'un coup sec frappé à la porte, il entra dans le salon.
L'appartement était loin d'être arrangé pour une fête. Madame Ratelle
était occupée à coudre près d'une petite table sur laquelle brûlait une
chandelle, tandis que Paul Durand était assis dans un grand fauteuil,
une jambe emmaillotées de flanelle et étendue sur un tabouret, la tête
appuyée sur sa main. Il gardait un sombre silence.

La tante Françoise, en apercevant Armand, se leva précipitamment et
courut l'embrasser avec affection, mais son père qui était d'ordinaire
calme et peu démonstratif, l'était encore plus en cette circonstance. De
fait, cette froideur de la part de son père modéra l'impétuosité avec
laquelle je jeune homme s'avançait vers lui, et il en fut si profondément
blessé, que ses manières et sa conversation en reçurent un malaise et
une gêne que le père remarqua de suite et qui, malgré lui, lui
déplurent. La conversation qui suivit fur languissante: on lui exprima
des craintes sarcastiques sur ce qu'il pourrait peut-être trouver sa
promenade à la campagne très-ennuyeuse, lui habitué à la joyeuse vie de
la ville, sur le doute ou il était quant à l'utilité ou à la sagesse de
faire étudier des professions aux jeunes gens qui n'étaient pas
persévérants de caractère.

--Mais père, pourquoi dites-vous cela avec tant de solennité? demanda
vivement Armand. Sur quoi s'appuie-t-on pour m'accuser de manquer de
persévérance?

--Eh! bien, mon fils, cette idée-là m'est peut-être venue à propos des
lettres que tu as envoyées depuis quelque temps à Paul et dont il nous
faisait régulièrement la lecture, répondit-il sèchement.

--Mais, est-ce qu'elles contenaient quelque chose de défendu, quelque
Chose de mal?

--Voici ce qui en est, mon fils. Tes lettres ne parlaient que joie,
fêtes et réjouissances, pendant que tu oubliais ton vieux père qui te
fournit l'argent pour te joindre à toutes ces parties de plaisir, ton
vieux père étendu malade sur un lit, en proie aux douleurs les plus
atroces et au découragement.

Armand se leva à demi mais madame Ratelle qui interprétait bien son air
indigné, intervint pr un signe de tête en lui montrant le membre
entortillé et la fiole de remèdes qui étaient près de lui.

--Paul, mon frère, il ne faut pas que tu sois trop sévère envers notre
garçon. Il est bien difficile pour un jeune homme de vivre dans une
ville comme un ermite.

--Mon père, Paul m'a écrit que vous étiez mieux; et il y a quelques
semaines, lorsque chagrin et inquiet sur votre santé chancelante, j'ai
exprimé le désir de venir vous voir, il m'évrivit sèchement que vous
désiriez que je restasse où j'étais afin de ne point perdre mon temps.

--Je lui ai dit cela une fois, c'est par manque de bon coeur que Paul
t'a écrit que j'étais mieux. Ah! quel estimable fils! il sera mon bâton
de vieillesse! Que serais-je devenu, que seraient devenus la terre et
tous nous autres si lui aussi, s'était mis à étudier le Droit ou la
médecine! Mon fils est un franc travailleur; industrieux, il se lève de
bonne heure et se couche tard; à l'ouvrage depuis le matin jusqu'au
soir, il ne va jamais en parties de plaisir, ni en soupers d'huîtres, et
il n'a jamais besoin de gants de kid blancs.

A mesure que son père parlait sur ce ton, Armand rougissait de plus en
plus, et en dépit des regards suppliants de la tante Françoise, il était
sur le point de répliquer lorsque Paul entra. Cependant, malgré cette
diversion, les choses n'en allèrent pas mieux. Les doux efforts de la
tante Françoise et l'excellent souper qu'elle prépara ne réussirent pas
à amener dans le petit cercle plus de cordiale gaieté, ni à faire
disparaître l'irritabilité dont les manières de Durand étaient
empreintes.

Après que l'on se fût séparé pour la nuit et que les deux frères furent
assis ensemble dans la chambre à coucher de Paul, Armand lui dit
brusquement:

--Pourquoi as-tu montré mes lettres?

--Parce que je ne croyais pas qu'il y eût de mal à le faire, parce que
je pensais qu'elles amuseraient notre père au lieu de le contrarier. Si
je ne les lui avais pas montrées, il aurait supposé qu'elles contenaient
quelque chose de terrible.

Il est si changé que je le reconnais à peine! dit Armand d'un air
sombre. Qu'est ce que tout cela veut donc dire?

--L'âge et le rhumatisme, répondit laconiquement Paul. Il ne faut pas
que tu penses que je n'ai pas ma part de reproches: je voudrais que tu
l'entendrais lorsqu'il y a quelque chose qui ne va pas bien, quand même
ce n'est que le carreau du chassis de l'étable qui est resté ouvert.

Trompé sur les sentiments de son frère, Armand sentit s'évanouir le
faible rayon de soupçon qui avait traversé son esprit.

--Pauvre Paul! s'écria-t-il, ce doit être dur à supporter!

Minuit était sonné depuis longtemps et le frère aîné ne dormait pas
encore, la respiration bruyante de Paul, habitué à se coucher et à se
lever de bonne heure, contribuant doublement à l'empêcher de s'endormir.
Armand se réveilla et se leva plus tard que de coutume; lorsqu'il
descendit, il apprit qu'il y avait longtemps déjà qu'on avait déjeuné et
que son frère était parti depuis une heure pour ses travaux.

--Pourquoi Paul ne m'a-t-il pas réveillé? demanda-t-il.

--Parce qu'il savait que tu n'étais pas habitué à cette misère, répondit
son père d'un ton moqueur qui irrita autant qu'il chagrina le jeune
homme.

La tante Ratelle lui servit bientôt un excellent déjeuner, mais
iln'avait pas faim: cependant, il resta à table quelques minutes,
pendant les quelles il répondit à quelques questions brèves que lui fit
son père sur les progrès qu'il faisait dans ses études légales, sur ses
espérances pour l'avenir; puis il se leva et s'approcha de la fenêtre.
Quoique l'on fût au milieu de mars, une furieuse tempête de neige
sévissait au dehors, et en la contemplant il sentit une singulière
sympathie entre elle--qu'est-ce qu'il peut y avoir de plus triste qu'un
paysage de campagne pendant une tempête de neige?--et la douloureuse
tristesse qui remplissait en ce moment son coeur. A la suite d'une
question froide de la part de son père, suivie d'une réplique un peu
vive, laquelle à son tour lui attira une observation piquante, il prit
une résolution. Oui il s'en retournerait de suite à la ville; oui, il
endurerait plus aisément l'air glacial de l'hiver que l'atmosphère de
duretés qui avait si subitement envahie le toit paternel, autrefois
Si heureux. Lorsqu'il manifesta son intention de partir si vite et par
pareil temps, la tante Ratelle s'y opposa avec chaleur; mais Durand,
guidé peut-être par l'orgueil, y mit peu d'opposition. Cependant,
lorsqu'il lui souhaita le bonjour, il s'opéra dans sa voix et ses
manières un adoucissement subit qui tenta presque Armand à mettre le
malaise de côté et à demander ce qui pouvait avoir refroidi l'amour
profond qui existait entr'eux et qui avait rendu leurs relations
heureuses; mais ile en fut empêché par la crainte d'une rebuffade et de
s'entendre dire ce qu'il redoutait, que c'était la dépense qu'il
occasionnait à son père qui était cause de la froideur et de
l'irritabilité paternelles.

De retour à la ville, notre héros se livra à la routine journalière de
sa vie avec autant de diligence qu'avant, mais avec une disposition
d'esprit moins joyeuse. Les lettres de chez son père devinrent de plus
en plus rares et aussi peu satisfaisantes que jamais; de son côté, il
écrivit bien rarement, et lorsqu'il le faisait, il adressait
ordinairement ses lettres à Paul.

Par une superbe après-dînée qu'il paraissait plus triste que
d'ordinaire, madame Martel, à qui il faisait pitié, vu que depuis
quelque temps il était souvent retenu à la maison et au bureau, insista
auprès de lui pour qu'il allât se promener.

--Et puis, M. Durand, ajouta-t-elle, si vous aviez la bondé de m'obliger
en emmenant ma pauvre Délima avec vous. Elle aussi a besoin de prendre
l'air: elle est si industrieuse et travaillante, qu'elle ne pense jamais
à se reposer.

Sans laisser voir d'intérêt ou de plaisir, Armand consentit, et la
vieille madame Martel partit souriante et joyeuse pour aller dire à sa
cousine de s'habiller. Délima voltige bientôt en bas des escaliers: elle
était vraiment charmante dans sa simple mais gracieuse toilette, et
Armand lui ouvrit la porte en lui adressant quelques paroles de
politesse. Tout-à-coup, madame Martel accourut dans le passage, tout
essoufflées d'être descendue avec précipitation, et pria Délima d'aller
chez sa cousine Vézina pour emprunter le patron de sa coiffe neuve.

--C'est un peu loin, dit mademoiselle Laurin en hésitant.

--Où demeure-t-elle? demanda Armand.

--Près du Pied-du-Courant, à Hochelaga.

--Oh! c'est très-loin, répliqua-t-il; cette course va trop fatiguer
mademoiselle Laurin.

--Pas du tout, interrompit à la hâte madame Martel. Délima est une bonne
marcheuse: il n'y a pas de distance pour la fatiguer, et je voudrais
bien avoir ma coiffe neuve pour dimanche. Soyez assez bon pour
m'obliger, M. Durand.

--Bien, puisque vous insistez et que mademoiselle Délima pense être
capable d'entreprendre la route, je le veux bien.

Et sans en dire davantage, les deux jeunes gens partirent.

Leur promenade fut assez agréable, et ils arrivèrent chez madame Vézina
aussi dispos qu'à leur départ. On prêta de bon coeur la coiffe, puis on
leur fit l'hospitalité: il fallut absolument prendre une tasse de thé.
On résista avec fermeté à la crainte qu'avant Délima que cela les
retardât trop ains qu'à le suggestion que fit Durand qu'un verre de lait
serait aussi bien reçu et que cela leur permettrait de partir
immédiatement pour leur résidence. Tout fut inutile. Les mérites de la
tasse de thé furent renchéris par de bons biscuits chauds et autres
friandises; mais il avait fallu un temps considérable pour les préparer,
en sorte que lorsque la fête fut terminée et que Délima se leva pour
mettre son chapeau, Armand, au lieu de donner une pensée d'approbation à
l'excellent repas qui lui avait été servi, s'emport secrètement contre
l'heure avancée et la stupidité de madame Martel en les envoyant à une
telle distance le soir.

Ils se mirent immédiatement en route pour la maison, et le crépuscule
fut bientôt, heureusement, remplacé par un superbe et beau clair de
lune. Délima, rendue peut-être nerveuse par l'heure comparativement
avancée qu'il était, trébucha une couple de fois: en sorte que son
compagnon se senti obligé par simple politesse de lui offrir l'appui de
son bras. Pendant qu'ils cheminaient seuls, leur ombrage se projetait
sur la rue: de temps en temps elle le regardait de ce timide regard qui
convient si bien à quelques femmes. Soudain on entendit le bruit d'une
voiture qui venait lentement dans leur direction.

Ceux qui l'occupaient, deux dames et un monsieur, examinèrent avec
attention nos amis; ce fut avec un sentiment d'une inexprimable
mortification qu'Armand reconnut dans ces personnes madame de Beauvoir
et sa fille, avec Victor de Montenay. Pour répondre à son salut profond,
deux de ces personnes firent une petite inclinaison de tête; mais
Gertrude avait le visage tourné de côté, et cependant la pleine lune
éclairait assez pour s'apercevoir que ce visage paraissait froid et fier
comme s'il eut été de marbre.

Armand s'emporta contre le malencontreux concours de circonstances qui
l'avaient poussé dans cette position; il apostropha en lui-même madame
Martel dans des termes moins que flatteurs et n'excepta pas la jolie
Délima de cette condamnation. En vain le regardait elle d'une manière
plus engageante que jamais; en vain la douce lumière ajoutait-elle un
plus beau lustre à ses yeux splendides, une beauté d'ange à ses traits
délicats: Armand ne voyait, n'avait de pensée que pour ce visage froid
et implacable qui, pour la première fois, lui avait jeté un regard de
mépris.

--Quelles sont donc ces dames qui étaient dans la voiture? demanda
timidement Délima en rompant le long silence qui avait suivi.

--Madame et mademoiselle de Beauvoir, répondit-il brièvement, incapable
de déguiser dans sa vois une certaine irritation cachée. Mais il faut
que nous marchions plus vite, mademoiselle Laurin, il est très-tard.

Après cela peu de paroles s'échangèrent entre les deux jeunes gens.
Armand n'était pas d'humeur à parler et Délima, richement dotée sous le
rapport de la beauté, ne l'était pas beaucoup sous celui de l'esprit et
des connaissances. En arrivant à la maison notre héros, sans s'arrêter à
répondre au sourire de bienvenue de madame Martel, gagna sa chambre le
plus vite qu'il put.

--A-t-il _parlé_? demanda-t-elle avec empressement et à voix basse à sa
cousine, pendant qu'elles étaient encore dans le vestibule.

--Rien d'à-propos, répondit le jeune fille avec des larmes dans les
yeux.

--Ciel! comme il doit avoir le coeur de pierre! observa la bonne femme
en élevant ses mains et ses yeux en l'air. Mais conserves ton courage,
ma Délima; j'ai courtisé six mois mon vieux et digne mari avant qu'il
condescendît à me faire l'amour, et cependant, vois comme il pense
toujours à moi, et quel heureux couple nous faisons! Mais as-tu faim, ma
petite! J'ai dans l'armoire d'excellente tête en fromage et une tranche
de galette au beurre.

--Oui, je vais prendre une bouchée, car chez ma tante Vézina je n'ai pu
manger, vu que monsieur Durand avait toujours les yeux fixés sur moi.

--Bah! ces messieurs ne pensent pas que parce qu'une fille est jolie et
charmante, elle doive vivre comme une abeille, de miel et de fleurs.
Dieu merci! ma Délima peut manger de la nourriture plus substantielle.
Viens d'abord à l'armoire, et puis au lit, car tu dois être fatiguée de
cette longue promenade qui n'a rapporté aucun profit.

                                 ----


                                  XII


Quinze jours s'étaient écoulés, et Armand n'avait pas reçu de nouvelles
de chez son père; mais la chose ne lui causa aucune inquiétude, car ils
étaient tous de si négligents correspondants!

Depuis le malencontreux soir de sa promenade avec Délima, il avait une
fois revu mademoiselle de Beauvoir qui en passant près de lui, ne lui
avait fait qu'un très-petit signe de tête au lieu du salut souriant et
amical dont elle avait coutume de le favoriser. Cette sévérité
inaccoutumée avait troublé le pauvre Armand: c'était une injustice
réelle. Hélas! il ne soupçonnait pas que de Montenay avait, quelque
temps auparavant, insinué à madame de Beauvoir des observations
déplacées au sujet de ses relations avec la jolie Délima dont Rodolphe
Belfond, de son côté avait fait les plus grands éloges. Madame de
Beauvoir qui n'était pas particulière avait répété ce petit cancan à sa
fille, laquelle en fut choquée autant que chagrinée. Ce qui contribua
puissamment à donner de la consistance à cette histoire, ce fut cette
rencontre d'Armand et sa charmante compagne, au clair de la lune, à une
heure aussi avancée, dans un chemin peu fréquenté, et ce fut avec une
amertume dont elle ne put pas se rendre compte qu'elle prit la
résolution de cesser toute espèce d'amitié, voire même de civilité avec
lui.

Un soir, Armand était assis à son pupitre la tête penchée sur un volume
ouvert devant lui. Il n'étudiait cependant aucun problème de loi, mais
il se demandait si jamais mademoiselle de Beauvoir voudrait encore lui
sourire et si cette froideur du moment m'était que le résultat d'un
caprice ou celui d'une détermination arrêtée. Tout-à-coup il fut retiré
de sa rêverie par un coup frappé à sa porte. C'était Belfond.

--Comment vas-tu! lui demanda-t-il en entrant.

--Dis donc, mon bon, continua-t-il après un moment de silence, qu'est-ce
que tu as? Voilà deux fois que je viens te voir et chaque fois je t'ai
trouvé avec le diable bleu. Es-tu en amour ou as-tu des dettes, lequel
des deux?

--Ni l'un ni l'autre, répondit Armand avec un sourire forcé. Ma vie est
trop tranquille pour que j'aie une chance à l'un ou à l'autre.

Je ne sais pas, reprit Belfond en secouant la tête d'un air de doute,
mais la belle petite qui est là dans la chambre voisine m'a déjà à
moitié tourné la tête et je ne l'ai vue que quelques fois: qu'est-ce que
ça doit être pour toi qui demeure dans la même maison qu'elle?

Notre héros fut bien content que les soupçons de son ami ne se fussent
pas dirigés sur Gertrude. Après un moment de silence, Belfond reprit sur
un ton plus sérieux qu'il n'avait eu depuis son arrivée:

--La meilleure chose que tu puisses faire c'est de venir passer quelque
temps avec moi à Saint-Étienne. Ma mère m'a écrit cette semaine, me
suppliant d'aller la voir et insistant à ce que j'emmène des amis avec
moi. Je suis venu ici pour t'inviter, et je t'avertis d'avance que je ne
recevrai pas de refus!

--Tu es bien bon, Belfond, mais...

--Pas un mot de plus ou tu me confirmeras dans l'opinion que
mademoiselle Délima a déjà tant d'empire sur tes affections, que tu ne
peux seulement pas la quitter quelques jours. Je ne t'accorde que la
journée de demain pour te préparer: il faut que nous soyons en route
mercredi.

Armand qui se rappelait avec plaisir l'affabilité et les bonnes manières
des demoiselles Belfond, finit par consentir à l'accompagner. Il
éprouvait le besoin de quelque changement pour le distraire et l'aider à
chasser un certain découragement, un abattement qui commençait à
s'emparer de lui et dont il ne se sentait pas la volonté, encore moins
la force, de se défendre. Sans doute ses parents pourraient être
mécontents de le voir s'absenter de ses études, mais le sentiment
d'injustice qui le rongeait le rendait en ce moment indifférent qu'on le
blâmât ou l'approuvât.

Le même soir, au moment de se mettre à table pour souper, il annonça
nonchalamment qu'il avait l'intention de s'absenter pendant quelque
temps, et il fut en quelque sorte surpris, pour ne pas dire embarrassé,
de voir Délima se lever de table tout agitée et sortir de l'appartement.

Madame Martel la suivit avec précipitation. Après qu'Armand et le maître
de la maison eurent attendu quelques instants, passés à se regarder l'un
et l'autre, celui-ci dit philosophiquement:

--Nous ferons aussi bien de commencer, ou tout va refroidir. Vous allez
verser le thé, M. Durand, et je mettrai le lait et le sucre.

Lorsque madame Martel revint, elle avait une figure et une contenance
très graves: elle les trouva qui se servaient librement de _toasts_
chauds et de _roast-beef_ froid.

--Ah ça ma femme, où est la petite? demanda M. Martel,--car c'est ainsi
qu'il appelait ordinairement Délima.

--Elle est malade et attristée, soupira l'hôtesse en regardant
solennellement le plafond et son mari avec indignation.

Celui-ci était à se servir un autre _toast_.

--Peut-être, dit-il que le pâté aux pommes que nous avons mangé au dîner
lui est resté sur l'estomac. Je l'ai trouvé moi-même un peu lourd.

--Si tu avais eu moins d'occupations avec ce pâté, avec ton couteau et
ta fourchette, André Martel, tu te serais aperçu qu'elle n'y a pas même
touché, répliqua la bonne femme en lançant un regard menaçant à son
époux qui, ignorant avoir encouru sa colère, continua son repas de bon
appétit.

Peu de temps après, Armand se leva de table et exprima son chagrin sur
l'indisposition de mademoiselle Délima.

--Oh! elle sera mieux ce soir, M. Durand, et je pense que si vous
arriviez assez tôt pour avoir une heure de jasette, ça la remettrait
tout-à-fait, dit son hôtesse.

--Je le ferais avec le plus grand plaisir si je n'avais à copier des
papiers, et il faut que j'écrive chez nous pour leur dire où je vais.

Au moment où il sortait et que la porte se refermait sur lui, madame
Martel murmura d'une voix basse mais courroucée:

--M. Armand Durand, vous avez le coeur aussi dur qu'une pierre.

--Vraiment, ma femme, je pense que c'est au contraire un jeune homme
tranquille, doux et obligeant.

--Et moi, mon mari, je crois que tu es un gros benêt de lourdaud; et à
présent que nous avons dit chacun notre pensée, passe-moi ce qui reste
de _toasts_.

André, qui savait que les accès de mauvaise humeur de sa femme ne
duraient pas longtemps, se rendit avec beaucoup de gentillesse à cette
injonction, et la bonne entente fut bientôt rétablie.

Lorsque Délima se mit à table le lendemain, elle était pâle et abattue,
mais notre héros avait trop de préoccupations pour lui accorder la
sympathie que madame Martel trouvait sans doute qu'elle méritait. Il
éprouvait une crainte vague d'avoir été en partie cause de
l'indisposition, de la mélancolie de la jeune fille, et cette crainte le
porta à éviter d'aborder ce sujet; en sorte qu'il fut bien reconnaissant
à M. Martel de se tenir dans le passage à fumer sa pipe pendant qu'il
était à la porte et souhaitait le bonjour à Délima à qui li donna la
main, le matin de son départ. Ce pauvre M. Martel se doutait aussi peu
de la reconnaissance d'Armand que de la colère concentrée de sa femme
contre son manque de tact, laquelle fit explosion quelques moments après
dans la cuisine où il était allé la rejoindre. Armand n'aimait pas à
s'amuser de son monde. Il était trop honorable pour encourager chez une
jeune fille un sentiment d'affection auquel il ne pourrait peut-être
jamais répondre, sentiment qui, quoiqu'il eût quelques fois flatté son
amour propre, n'avait cependant jamais touché son coeur.

A Saint-Étienne où demeurait la famille Belfond, on menait une vie
très-gaie. On y employait le temps par une succession d'innocents
plaisirs: les pic-nics, les excursions par terre et par eau, les visites
entre les familles du voisinage se succédaient sans interruption. Armand
y était toujours bien accueilli et comptait comme un des favoris,
d'abord parce qu'il était aimé de Belfond, l'orgueil et l'espérance de
la famille, et ensuite parce que madame Belfond, dont la pénétration
d'esprit était très-subtile, avait deviné la valeur morale de l'ami de
son garçon et voulait encourager leur intimité par tous les moyens en
son pouvoir. Deux ou trois demoiselles étaient aussi parmi les invités,
mais mademoiselle de Beauvoir brillait par son absence. Madame Belfond
lui avait écrit elle-même; mais Gertrude, prétextant un engagement
conclu avec son oncle, M. de Courval, pour passer quelque temps à
Alonville, s'était excusée de ne pouvoir accepter pour le présent
l'invitation dont cependant elle se prévaudrait plus tard.

Une après-dînée, Armand arrêta au bureau de poste pour s'informer s'il y
avait quelque lettre à son adresse, et on lui remit un petit billet. On
voyait que l'écriture, quoique irrégulière et évidemment déguisée, était
celle d'une femme. Il l'ouvrit avec l'espérance intime que ce ne fût
pas une nouvelle phase de l'abattement de Délima, et il lut:

«Armand Durand, comment pouvez-vous vous abandonner si entièrement à une
impie gaieté, pendant que votre bon père qui vous affectionne tant est
sur son lit de mort? Hâtez-vous de venir, ou vous arriverez trop tard!»

Il n'y avait pas de signature, pas même une initiale.

Cependant le jeune homme devint pâle comme un mort au pressentiment
subit qu'il eut que l'auteur du billet disait la vérité, et il prit la
résolution de partir à l'instant même pour Alonville. Si c'était un tour
qu'on lui jouait, une visite chez son père ne lui donnerait pas de
fatigue, et si on lui disait la vérité!... mais cette supposition était
si terrible, qu'il n'osait s'y arrêter.

En arrivant à sa pension il informa brièvement la famille qu'il avait
reçu des nouvelles de chez son père qui l'obligeaient à partir
immédiatement, et quelques heures après il était en route.

Après deux d'un rapide voyage, il débarqua à la maison paternelle,
malade d'inquiétude et de crainte. La porte d'entrée était entrebâillée:
il s'empressa d'entrer. I; n'y avait personne dans le vestibule et dans
la salle, mais son coeur fut encore plus saisi en apercevant partout des
signes de désordre qu'on n'avait pas l'habitude de voir dans cette
demeure si bien tenue. Une bougie qui avait été oubliée, dégoûtait son
suif dans un effort courant d'air venant d'une fenêtre ouverte; un
tabouret de pied était renversé près d'une chaise sur laquelle il y
avait une tasse; des manteaux et des châles étaient étendus de travers
sur la rampe de l'escalier. Sa secrète terreur augmentant toujours, il
monta avec hâte l'escalier, et d'un bond il se trouva, haletant, à la
porte de la chambre à coucher de son père.

Ses plus grandes craintes se trouvaient réalisées.

Dans cette chambre à demi éclairée, entouré d'amis et de voisins
éplorés, Paul Durand, pâle et les yeux fermés, était à l'agonie, les
sueurs de la mort sur le front et des taches bleues à l'entour de la
bouche.

Fou de douleur et de désespoir, Armand, ne pouvant se contenir s'élança
vers le lit, et se jetant à genoux, il s'écria:

--Oh! mon Dieu! Ça ne se peut pas! mon père, mon père, vous ne mourrez
pas!

Durand ouvrit lentement ses yeux appesantis et regarda son fils dont les
traits étaient aussi horriblement pâles que ceux du mourant et portaient
l'empreinte d'une angoisse douloureuse.

Tout-à-coup, dans un nouvel accès de désespoir, le jeune homme demanda à
haute vois:

--Pourquoi ne m'a-t-on pas fait venir près de vous? pourquoi ne m'a-t-n
pas averti plus tôt que vous étiez en danger?

En entendant ces paroles il passa sur la pâle figure du mourant un
sourire aussi beau qu'un rayon de soleil.

--Enfant de ma Geneviève! murmura-t-il d'une voix faible.

A cet appel, Armand pencha sa tête sur la poitrine de son père, et
celui-ci s'efforça de caresser sa belle chevelure.

--Mon Dieu, je vous remercie pour cette dernière faveur! balbutièrent ses
lèvres blêmies.

Armand ne pouvait s'en rapporter à sa voix pour parler, et il s'en
suivit un court silence.

Tout-à-coup, la contenance tout-à-l'heure si calme du mourant montra des
symptômes d'une inexprimable détresse; d'une voix cassée,
presqu'inintelligible, il soupira:

--Le testament, le testament! Armand, mon fils, vois-y!

Le fils aîné jeta un regard pénétrant sur Paul qui, ne pouvant en
soutenir l'éclat baissa les yeux comme un coupable.

Ne soyez pas inquiet, cher père, dit Armand d'une voix caressante: nous
arrangerons le tout pour le mieux.

Une expression de soulagement, puis de bonheur se répandit sur le visage
de Durand, mais sa voix baissait sensiblement.

--Priez, priez! disait-il presqu'inintelligiblement.

Un des voisins prit un livre de dévotion et lut d'une voix entrecoupée
de sanglots la prière des agonisants.

Un instant après le mourant agita les lèvres. Son fils aîné se pencha
tout près de lui et put distinguer ce seul mot: «Geneviève!»

Ce fut le dernier que Paul Durand prononça en ce monde: peu après son
âme s'envolait.

Lorsqu'on eut avec respect et émotion fermé les yeux de son père et lu
d'autres prières, Armand se leva et sortit de la chambre, suivi de près
par madame Ratelle.

--Embrasse-moi, mon pauvre et malheureux garçon, lui dit-elle comme ils
entraient dans la jolie petite chambre à coucher qu'il avait toujours
partagée avec Paul depuis leur enfance.

En l'attirant près d'un siège:

--Assieds-toi là, continua-t-elle, et dis-moi pourquoi tu n'es pas venu
plus vite?

--Dites-moi plutôt, interrompit-il avec un emportement qui n'était pas
dans son caractère, dites-moi plutôt pourquoi on ne m'a pas demandé de
venir? pourquoi ce traître de vil Paul ne m'a pas écrit?

--Mais il t'a écrit deux fois et moi une fois, mais nous n'avons reçu
aucune réponse, est-ce que tu t'es absenté de la ville dernièrement?

--Oui, je suis allé passer quelques jours chez madame Belfond à
Saint-Etienne, mais je vous ai écrit un mot pour vous en prévenir et
j'ai laissé à ma pension des ordres précis de m'envoyer les lettres qui
me seraient adressées à Montréal.

--Alors il faut qu'il y ait eu quelque chose de travers, parce que nous
n'avons reçu depuis très-longtemps une seule lettre de toi.

--C'est une énigme qui doit être déchiffrée, reprit Armand d'une voix
sévère. Je crains fort que quelque trahison ait été mis en jeu.

--Chut! ne dis pas cela! réplique madame Ratelle d'un ton suppliant;
Paul pourrait nous entendre; mais avant qu'il ne vienne j'ai quelque
chose à te communiquer, et c'est mieux que tu l'apprennes plutôt de moi
que d'un autre.

--Dites, ma bonne tante Ratelle, je vous écoute.

Mais la tante Ratelle qui sans doute, ne trouvait pas la tâche facile,
sembla hésiter, puis faisant un effort sur elle-même:

--Tu dois penser, dit-elle, que ton pauvre père, après les deux lettres
que nous t'avions écrite pour t'informer qu'il était dangereusement
malade et chaque fois que nous avons craint que son rhumatisme lui
gagnât le coeur, était bien peiné et mécontent de ton absence prolongée
aussi bien que de ton silence. La nouvelle nous parvint d'une manière
indirecte que tu étais à Saint-Etienne à fêter et à te divertir, et hier
matin, mon pauvre frère, irrité de l'ingratitude et de l'indifférence
qu'il te supposait, envoya chercher le notaire, et... et... oh! mon
pauvre enfant...--ici elle pencha sa tête et fondit en larmes,--tu es
déshérité, sans le sou!

--Ainsi donc, mon frère Paul est seul héritier? dit Armand avec le plus
grand calme.

--Oui, à part mille louis qu'il m'a laissés et que je n'ai acceptés
qu'avec l'intention de te les transporter, chose que je vais faire sans
délai.

--Non, non, bonne tante: je n'en veux pas, parce qu'ils ne m'étaient pas
destinés. Mon arrivée ici a été bien douloureuse, mais une chose me
console: mon père est mort dans mes bras, en me bénissant et en pensant
à ma mère. Dieu merci! Elle n'a pas donné naissante au traître qui m'a
fait perdre l'amour de mon père. Descendez maintenant ma tante
Françoise, on peut avoir besoin de vous en bas, et je voudrais être
seul pendant une demi-heure.

Certaine que sa présence serait requise pour surveiller les derniers et
tristes préparatifs, elle serra en silence la main de son neveu et
descendit avec la résolution d'occuper Paul en bas, afin d'empêcher les
frères de se rencontrer avant que les sentiments surexcités d'Armand ne
fussent un peu calmés.

Lorsque celui-ci se vit seul, il se leva vivement et commença à marcher
de long en large dans la chambre. Dans un de ses brusques mouvements il
fit tomber un vieux portefeuille en cuir qui se trouvait sur la table;
en se baissant pour le ramasser et son contenu qui, en tombant, s'était
répandu sur le plancher, il remarqua une lettre cachetée à son adresse et
de l'écriture bien connue de sa tante. Il l'ouvrit. Elle lui faisait un
pressant appel de venir de suite sans perdre une minute près du lit de
mort de son père, et elle ajoutait que celui-ci le demandait
constamment.

--Ah! Paul, mon bon frère! marmotta-t-il entre ses dents serrées:
l'énigme a été bien vite déchiffrée. Voilà pourquoi les lettres ne me
sont point parvenues? Quel compte nous avons à régler ensemble?

Il reprit sa promenade, tenant la lettre dans sa main, ses regards
tournés vers la porte, désirant ardemment voir entrer son frère pour
donner cours à la colère qui le remplissait. Armand était en ce moment
dans une disposition d'esprit très-dangereuse.--Dans de pareilles
circonstances, des hommes bien moins exaspérés que lui ont commis des
meurtres.--Il prévoyait vaguement que la colère aurait l'avantage sur
lui, que Paul était prompt et violent et que rien ne pouvait faire
penser quel serait le résultat d'une altercation avec lui. Cependant il
était déterminé, si Paul entrait, d'avoir une explication avec lui ce
soir-là, à cette heure même. Enfin, on tourna la poignée de la porte: le
coeur d'Armand tressaillit.

--Ah! le voilà enfin, le traître de la maison, se dit-il.

Non, ce n'était point Paul, mais bien madame Ratelle.

Elle regarda ardemment son neveu dans l'espérance de trouver sur sa
figure des signes d'une plus grande tranquillité d'esprit; mais, au
contraire, l'excitation du jeune homme avait augmenté et ses yeux
étaient encore plus éclatants de colère.

--Est-ce que ceci est bien de nature à me rendre plus calme? répondit-il
en lui présentant la lettre qui était tombée du portefeuille. Voici
l'ordre que vous m'avez envoyé de venir en toute hâte dire un dernier
adieu è mon pauvre père! Paul mon frère n'a pas cru que ce fût
nécessaire de me l'envoyer comme il a fait des autres. Mais il me rendra
compte de tout cela, et bientôt encore, car je l'attends d'une minute à
l'autre, et je préférerais, ma tante Françoise, qu'il n'y eut pas de
témoins à notre entrevue. En tout autre temps vous serez la bienvenue
dans cette chambre.

--Ce sera comme tu le désires, mon cher Armand, mais avant il faut que
tu viennes avec moi voir ton cher père qui est enseveli. Je suis venue
te chercher dans cette intention.

Ne crains pas d'y rencontrer Paul, car je l'ai envoyé en commission.

Sans dire un mot Armand suivit sa tante à travers le passage, dans la
chambre toute tendue de draps blancs et éclairée de cierges où
reposaient les restes de Paul Durand. Il y régnait une grande solennité,
mais rien du repoussant qu'offre ordinairement la mort, car le
cultivateur avait l'air de reposer d'un sommeil tranquille. Les traces
de souffrances avaient disparu de sa figure et ses traits réguliers
étaient devenus calmes, doux et paisibles. La tante et le neveu
s'agenouillèrent pieusement de chaque côté du lit, et au moment où
Armand relevait sa figure qui n'exprimait en ce moment qu'un profond
chagrin et les yeux remplis de larmes, madame Ratelle avança le bras
par-dessus le corps du défunt, lui saisit la main et la plaçant sur la
poitrine inerte du mort:

--Armand, mon enfant, dit-elle moi qui ai remplacé du mieux que j'ai pu
la mère que tu as perdue si jeune, je te demande au nom de son saint
souvenir et au nom de l'amour que t'a porté toute sa vie le généreux
coeur sur lequel reposent actuellement ta main et la mienne, je te
demande de pardonner tous les torts que ton frère a envers toi?

--Vous me demandez trop, ma tante Ratelle.

Et Armand essayait enfin de retirer sa main des doigts serrés qui la
retenaient sur la dépouille sacrée.

--Non, je ne demande pas trop: qu'est-ce que te riraient ces pauvres
lèvres glacées si elles pouvaient parler? Armand, tu aimais ton père
très-tendrement, et malgré le petit refroidissement qui a existé entre
vous dans ces derniers temps, tu étais son fils favori.

--C'est parce que j'aimais mon père que je veux me venger de celui, qui
par une série de complots infâmes et une trahison inique, m'a fait
perdre son affection.

--Mais, à qui ton père s'est-il attaché à ses derniers moments? Armand,
Armand, n'endurcis pas ton coeur contre mes prières et contre les
supplications muettes de ces lèvres refroidies, de ce coeur qui ne bat
plus et qui ne peuvent te faire appel que par leur immobilité. De même
que je t'adresse ma prière, Armand, de même il t'aurait conjuré, il
t'aurait imploré d'abandonner une vengeance que fera peut-être de toi un
Caïn.

--Eh! bien, je le promets!

--Le ciel te bénira pour ce mot, mon Armand! Je sais que tu regarderas
comme aussi sacrée qu'un serment une promesse faite dans une présence
aussi solennelle... Ah! voici Paul qui monte... Dieu merci! je n'ai plus
besoin de craindre son arrivée comme il y a une demi-heure. Mon Armand,
soit fidèle à ta parole.

--La porte s'ouvrit et donna passage à Paul. Celui-ci recula
involontairement en apercevant son frère; puis il avança d'un pas ou
deux, et lui dit d'un air embarrassé:

--Armand, nous nous rencontrons dans un bien triste moment! Si tu étais
arrivé une heure après, il aurait été trop tard!

--Oui, j'aurais été volé de la bénédiction de mon père comme de mon
héritage. Paul, tu me dois un compte terrible,--et il lui montrait la
lettre interceptée--mais à côté du lit de mort de mon père j'ai promis
d'y renoncer.

Les joues basanées de Paul devinrent d'un gris cendre, et il marmotta
d'une voix inintelligible quelque chose sur ce qu'il avait
accidentellement oublié la lettre en question.

--Oui, de même que les autres ont été oubliées! répondit Armand avec
amertume. Quoiqu'il en soit, j'ai promis de n'en rien faire: ainsi trève
de discussion. Le monde est vaste: dorénavant tu iras ton chemin et moi
le mien; ce qu'il y a de nécessaire, d'essentiel, c'est que ces chemins
soient pour toujours éloignés l'un de l'autre.

Le coeur égoïste de Paul commença à sentir des remords; ses joues
brunies rougirent.

--Armand, bégaya-t-il, il n'est pas nécessaire qu'il en soit ainsi. Mon
père a laissé de grands moyens: je partagerai volontiers avec toi. Tu ne
me trouveras pas aussi intéressé et rapace que tu penses!

--Tu me connais peu, si tu t'imagines que je pourrais accepter l'aide ou
une faveur de toi; non, après ce qui est arrivé il y aura toujours un
gouffre entre nous deux.

Sur ces entrefaites, madame Ratelle qui redoutait la tournure que
prenait la conversation intervint.

--Paul, dit-elle, il faut absolument que tu ailles te coucher à présent.
Tu as veillé près de ton pauvre père pendant les trois dernières nuits:
nous allons, Armand et moi, te remplacer ce soir. Hélas! notre veille
est maintenant sans espérance.

Paul, qui était très-mal à son aise en la présence de son frère, accepta
l'offre avec empressement, et la tante et le neveu se trouvèrent encore
seuls.

Après quelques prières et quelques moments employés à une méditation
respectueuse, madame Ratelle fit signe à son neveu de venir s'asseoir
près d'elle, dans un coin retiré de la chambre, et là, à voix basse,
elle lui raconta le court épisode du ménage de sa jeune mère. Elle
n'omit rien, pas même son énergique désapprobation de son manque de
savoir-faire; puis elle lui parla de la mère de Paul, de sa valeur
morale, des consciencieux et tendres soins dont elle avait entouré le
jeune fils de son mari. Armand écouta attentivement ces réminiscences du
passé; en jetant de temps en temps un regard sur ce lit mortuaire sur
lequel était son père; il se sentit de plus en plus convaincu que
l'intervention de madame Ratelle était un effet de la Providence, et il
remercia Dieu d'avoir plutôt écouté ses prières que les conseils de la
vengeance.

Aussitôt que les tristes jours qui précédèrent les funérailles et celui
encore plus triste de la dernière cérémonie elle-même furent passés,
Armand fit ses préparatifs pour retourner de suite à Montréal. Son frère
et lui s'étaient rarement rencontrés dans l'intervalle, et ils avaient
alors simplement échangé de petits saluts. Chacun sentait que sa
présence était une contrainte douloureuse pour l'autre.

Ce soir-là, comme Armand venait de visiter la tombe de son père, il vit
venir vers lui une élégante et délicate figure dont l'apparition fit
battre violemment son coeur: c'était Gertrude de Beauvoir, et, aussi
vite que la pensée, il eut la conviction qu'elle était l'auteur des
quelques lignes anonymes qui l'avaient si mystérieusement appelé auprès
du lit de mort de son père. Elle croyait probablement qu'il était un fils
sans coeur et dénaturé, se détournant des plus saints appels de
l'affection pour n'écouter que la voix du plaisir et de la dissipation.
Il ne pouvait se faire à l'idée de demeurer sous le poids de sa censure,
de ses reproches, de son mépris, lorsqu'il n'en méritait aucun; malgré
les palpitations tumultueuses de son coeur, il allait donc l'aborder et
se disculper. Elle paraissait si élégante, si noble, que son courage lui
manqua presque lorsqu'il l'approcha. Il fit un effort sur lui-même et la
salua profondément. Elle répondit à sa politesse par un petit salut de
connaissance, si froid, qu'il recula malgré lui. Cependant au désespoir
et désirant ardemment se réhabiliter dans son estime, il avança de
quelques pas.

--Bonsoir, mademoiselle de Beauvoir, lui dit-il.

Jamais de sa vie Armand n'avait éprouvé un sentiment de mortification
aussi aigu et aussi amer que dans ce moment. Comme il se reprochait sa
folie! Qu'avait il de commun avec cette élégante et capricieuse beauté
pour qu'il se fût si stupidement exposé à son affront? Que lui importait
à elle qu'il fût digne de louange ou de blâme, lui pauvre étudiant
inconnu qu'on souffrait dans le salon de son oncle? Lors même qu'elle
lui aurait écrit le billet anonyme qu'il avait reçu à Saint-Etienne, ce
n'était probablement que l'effet d'une fantaisie, d'un caprice de
femme.

Pour comble d'humiliation, il aperçut tout-à-coup de Montenay qui
s'était avancé à travers les champs et qui sautait légèrement la clôture
près de Gertrude. Dans le petit salut qu'il lui fit Armand vit sur sa
figure une expression d'ironie et de malice, provoquée sans doute par le
fait qu'il avait été témoin de la rebuffade que lui, Armand, avait reçue;
mais calmant ses sentiments froissés et blessés, il répondit à
l'insolent salut de Victor en n'en faisant nulle attention; puis il se
retourna, mais non sans qu'il eût le temps de voir de Montenay ramasser
une fleur qui venait de tomber du bouquet que mademoiselle de Beauvoir
tenait à la main, l'appliquer galamment à ses lèvres et la mettre à sa
boutonnière.

--Ah! comme de raison elle l'aime, par conséquent elle me hait, se dit
notre héros. Que suis-je moi, fils de cultivateur Durand en comparaison
de l'héritier des Montenay! Insensé que je suis! de quelle folie ais-je
donc été possédé depuis quelque temps! j'en suis maintenant guéri et
pour toujours!

Il revint à la maison abattu à l'extrême; il se retira dans la chambre
qu'il avait occupée depuis sa dernière arrivée, et là il se laissa
tomber sur une chaise, dans un accablement à faire croire qu'il n'y
avait plus pour lui aucun attachement à la vie.

La tante Françoise entra et le supplia de descendre pour souper; mais il
refusa, en alléguant un violent mal de tête. Puis elle parla des ses
projets, et il s'en suivit une assez longue discussion. Son indignation
ne connut point de bornes, lorsqu'elle apprit de lui qu'il se proposait
d'abandonner l'étude du Droit et d'essayer de se procurer un place de
commis. Il fut abasourdi des reproches qu'elle lui adressa, en le
qualifiant d'être un ingrat à la mémoire de son père et de sa mère, et
d'indifférence à l'honneur de la famille. Armand lui fit remarquer que
maintenant, grâce à la trahison de son frère, il n'avait pas d'autres
moyens que ceux qu'il pourrait se gagner par son travail; alors elle le
pressa avec chaleur d'accepter le legs qui lui avait été laissé à
elle-même.

--Est-ce que je l'aurais accepté, dit-elle, si je n'avais eu l'intention
de te le transporter? Non! je l'aurais rejeté, irritée comme je l'étais
de l'injustice du testament de mon frère.

Après une longue et chaude discussion, il fut décidé qu'Armand
continuerait l'étude de sa profession, et que l'intérêt de ce legs, bien
employé servirait à son entretien.

Madame Ratelle se rendit à la pressante sollicitation de Paul de
continuer de rester et de conduire la maison paternelle jusqu'à ce qu'il
y amenât, disait-elle une femme; que cet événement arrivât dans une
semaine, cela ne l'occupait pas fort.

Ce fut avec un coeur brisé de douleur qu'Armand laissa le lieu de son
enfance, dont Paul était actuellement seul maître, certain qu'en toute
probabilité il n'en franchirait plus jamais le seuil. Le tourment qu'il
éprouvait à la pensée de la cruelle injustice et de la révoltante
trahison dont il avait été l'objet, était encore augmenté par le
souvenir du dédain avec lequel mademoiselle de Beauvoir l'avait fui et
l'avait privé par là de l'occasion de lui donner les explications qu'il
avait désiré lui communiquer. Oui, c'était toutes les tristesses
ensemble, et il avait hâte de reprendre ses arides études de la loi,
espérant qu'il pourrait y ensevelir toutes ses pensées et ses souvenirs.

La vieille madame Martel le reçut avec la plus grande cordialité; mais
même dans le premier épanchement de sympathie sur son malheur et de
félicitation de son retour, il y avait une mystérieuse allusion à une
cause toute spéciale qui la faisait se réjouir doublement de son arrivée.
En effet, après lui avoir petit à petit arraché la promesse d'en garder
le secret, elle lui fit la confidence que sa pauvre petite cousine se
mourait d'amour pour M. Armand; qu'elle se souciait fort peu des autres
messieurs,--ses amis à lui,--qui lui avaient si souvent adressé des
compliments, non plus que des deux jeunes et riches cultivateurs de
Saint-Laurent qui avaient vainement essayé de gagner ses affections. Non
tout son amour était pour M. Armand seul.

Sans avoir trop de vanité, notre héros ne vit rien d'invraisemblable
dans la révélation de madame Martel d'autant plus qu'il se souvenait
encore des remarques qu lui avait faites Rodolphe Belfond peu de temps
après l'arrivée de Délima, touchant la préférence visible qu'elle
montrait pour lui. Cet aveu était bien flatteur pour son amour propre,
que la hauteur de mademoiselle de Beauvoir avait si impitoyablement
blessé, et très consolant pour ses affections si rudement outragées par
les conséquences de la fausseté de Paul. Il y avait donc un coeur qui
battait pour lui! Un puissant sentiment de cette gratitude qui est
inhérent à l'amour, s'empara de lui à la pensée que la jeune, fraîche et
belle Délima se chagrinait, priait et ne vivait que pour lui. Ah! sa
douceur féminine ne la porterait jamais à outrager les sentiments même
d'un ennemi comme l'avait fait cette beauté de haute naissance. Mais de
crainte que son silence fût mal interprété par celle à qui il parlait,
il prit la parole:

--Je ne puis vous dire, ma chère madame Martel, combien la révélation
que vous venez de me faire me rend malheureux, d'autant plus que le
testament de mon père m'a laissé dans le sou: je ne puis donc penser à
me marier avant bien des années. Dites cela à mademoiselle Laurin et
elle comprendra de suite l'inutilité d'arrêter ses pensées sur moi qui
en suis si peu digne.

--M. Durand, répliqua avec dignité la bonne femme, Délima vous aime pour
vous et non pour votre fortune, et je suis certaine qu'elle sera plutôt
portée à se réjouir d'une circonstance qui lui fournit l'occasion de
montrer son désintéressément. Ah! qu'elle a un riche caractère!

--Je crois tut cela, mais espérons que vous vous êtes méprise sur ses
sentiments...

--Hélas! non, je ne me suis pas méprise, interrompit solennellement
madame Martel: j'ai trop de raisons de connaître l'exactitude de ce que
je dis. Mais, Dieu merci! vous êtes de retour: cette nouvelle va faire
du bien à la pauvre petite.

Quelques heures après, le même jour, Armand entra au salon, et il y vit
Délima, devenue plus intéressante encore par une certaine pâleur
répandue sur son joli visage. Elle était assise sur le petit sofa, un
simulacre d'ouvrage à l'aiguille entre ses doigts mignons. Lorsqu'elle
Le vit entrer, elle devint rouge, et, à son grand déplaisir, il se sentit
rougir lui-même.

L'entrevue fut très-embarrassante pur les deux; ils faisaient de grands
efforts pour calmer leur gêne commune. Mais Armand se remit bientôt.
Comme la petite enchanteresse écoutait tout ce qu'il lui disait! Comme
il y avait de tendre sympathie dans ses yeux langoureux et de pièges
dans la timide admiration de ses regards modestement baissés! Délima
faisait une charmante convalescente, et sa subtile influence aurait pu
subjuguer une tête plus âgée que celle d'Armand. Toujours est-il qu'il
lutta vaillamment contre cette influence et contre les fines batteries
de madame Martel qui, à sa façon, était un ennemi aussi redoutable que
Délima elle-même. Sans l'intervention de la vieille dame qui était
résolue à faire avancer rondement les affaires entre nos deux jeunes
gens, les choses n'auraient jamais été plus loin qu'à l'amitié.

Un jour que cette bonne dame était entrée, sous un prétexte futile, dans
la chambre du jeune homme, et qu'elle lui faisait un énergique appel en
insistant sur le fait qu'il devrait avoir pitié de sa cousine il
répliqua assez brusquement:

--Mais ne vous ai-je pas dit, madame Martel, que je suis très-pauvre?

--Ne dites pas cela, M. Durand; vous êtes, au contraire, très riche en
possédant un coeur comme celui de Délima. Écoutez-moi: vous allez vous
marier avec la petite, et vous resterez avec nous. Nous n'avons pas
d'enfants, et nous aurons assez pout nous tous.

Impatienté, Armand se leva en sursaut, mais il se calma presqu'aussitôt
en se rappelant les tendres yeux en leurs qui l'avaient regardé si
tristement le même matin, lorsque Délima lui avait appris qu'elle avait
l'intention de s'en retourner à Saint-Laurent, vu que sa santé, au lieu
de s'améliorer, ne faisait qu'empirer. Madame Martel continua par
intervalles sur le même ton, et pendant ce temps-là Armand poursuivait
sa promenade de long en large dans la petite chambre; puis il entra
brusquement dans le salon où Délima était assise à regarder tristement
par la fenêtre. Comme de raison l'hôtesse ne le suivit pas là; au bot
d'une heure il était encore à côté de Délima. Lorsqu'ils séparèrent ils
étaient fiancés.

Il est vrai de dire qu'il lui avait avoué avec hésitation qu'il
craignait de ne pas l'aimer comme elle méritait d'être aimée et comme il
était capable d'aimer, mais elle lui répondit avec une touchante douceur
que ce serait son aspiration et que tous ses efforts tendraient à se
faire aimer de lui. Oui, elle était réellement ce que le coeur d'un
homme pouvait désirer; cependant en prenant sur sa joue le baiser des
fiançailles, au lieu du ravissement qui aurait du remplir cette heure,
il se sentit atteint d'une sourde douleur en pensant tout-è-coup à
Gertrude avec ses nobles grâces, ses manières engageantes, malgré sa
froide et hautaine réserve.

Madame Martel précipita les affaires avec une énergie qui effraya
franchement le pauvre Armand, lequel protesta inutilement contre cet
empressement.

Quelque temps après, par un sombre et triste matin, à six heures, Armand
Durand et Délima Laurin furent mariés. Il n'y eut pas de déjeuner de
cérémonie, ni de beaux cadeaux de noces, ni de réunions d'amis et de
connaissances pour leur souhaiter bonheur et prospérité. Madame Martel,
qui craignait l'intervention de sa famille, avait extorqué d'Armand la
promesse de n'écrire chez lui que lorsque l'événement serait accompli; il
y avait consenti, d'autant plus volontiers qu'il savait bien quel
mécontentement occasionnerait la nouvelle de son mariage.

Lorsqu'ils revinrent de l'église ils furent accueillis par un succulent
déjeuner: madame Martel était, comme de raison, toute souriante et
remplie de félicitations, et l'aimable mariée elle-même paraissait tout
à fait heureuse. Cependant, de temps en temps il passait sur la figure
du marié une ombre légère qu'il s'efforçait en vain de cacher, mais
c'était peut-être l'effet de l'obscure lueur d'un jour sombre. La
question de savoir si la jeune femme qui était à ses côtés lui aiderait
à dissiper cette ombre ou à l'augmenter, était du domaine des
impénétrables et mystérieux secrets de l'avenir.

                                   ----


                                   XIII


On avait allumé les bougies et tiré les rideaux de bonne heure, ce
soir-là, dans l'élégant salon de Manoir d'Alonville, car la soirée était
humide et le vent soufflait avec une certaine violence. Gertrude de
Beauvoir était assise, rêveuse et pensive, dans le plus grand et le plus
moelleux des fauteuils de l'appartement. Elle avait un ouvrage de
broderie sur ses genoux; sur la table, à côté d'elle, se trouvaient des
laines et du canevas; à ses pieds des livres et des journaux: ce
désordre démontrait clairement qu'elle avait souvent changé
d'occupations ne trouvant d'intérêt ou d'amusement à aucun. Elle fut
tirée de sa rêverie par l'entrée de de Montenay qui, sans s'occuper de
la froideur avec laquelle elle le recevait,--car il avait fini par
s'habituer à ses manières capricieuses,--avait traîné un autre fauteuil
près du sien et s'y était assis.

--Avez-vous entendu parler du dernier mariage? lui demanda-t-il après
avoir échangé quelques phrases banales.

--Non.

--Hé! ce charmant, adroit et bon à rien d'Armand Durand s'est enfin
marié avec la jolie petite couturière qu'il amusait depuis si longtemps.

Victor jeta un regard inquisiteur et pénétrant sur sa compagne, mais
même pendant qu'il parlait elle s'était penchée pour relever un patron
de modes tombé à ses pieds, et lorsqu'il la regarda de nouveau sa figure
était aussi impassible que celle d'une statue.

--La nouvelle ne parait pas vous intéresser beaucoup, Gertrude?

--Pourquoi m'intéresserait-elle? Je le connais bien peu, et elle je ne
la connais pas du tout.

--Alors prenons un sujet qui nous intéresse plus. Chère amie, quand
notre mariage aura-t-il lieu?

--Je suis sûre que je n'en ai pas d'idée, si ce n'est que ça ne sera pas
de sitôt!

Et elle ferma à demi les yeux, comme si cet entretien l'ennuyait.

--Mais ce n'est pas donner à ma demande une réponse juste ni généreuse.

--C'est réellement la meilleure que j'aie à donner.

Il recula sa chaise avec impatience.

--Gertrude, reprit-il, le temps est venu d'en finir avec cet
enfantillage, le temps est venu de ratifier à l'autel l'engagement que
nous avons contracté. Songez à la longueur du temps que je vous ai
fidèlement attendu; j'ai souffert tout ce temps-là votre indifférence et
vos caprices. Soyez juste enfin et répondez-moi.

--Je crains, Victor, que cette réponse ne soit pas très-agréable:
n'insistez donc pas à ce que je vous la donne.

--Mais il me la faut: je ne puis, je ne me laisserai pas remettre plus
longtemps de mois en mois, d'année en année. Je suis entré ce soir dans
cette chambre avec la détermination de n'en point sortir sans avoir une
réponse explicite et définitive.

--Eh! bien, puisque vous le voulez absolument, je vais parler. Je crains
franchement que la différence qu'il y a dans nos goûts et nos caractères
soit si grande qu'elle ne nous permette jamais d'être heureux ensemble.

--Vous n'êtes pas sérieuse, Gertrude! Vous dites cela seulement pour
éprouver ma patience comme vous le faites si souvent.

--Une fois pour toutes je dis non, ce n'est pas pour cela. J'étais
justement è réfléchir sérieusement sur le sujet lorsque vous êtes entré,
et je cherchais le meilleur moyen de vous faire connaître ma résolution.

De Montenay se leva en sursaut.

--Quelles promesses? Vous savez fort bien que dans la dernière grande
explication que nous avons eue ensemble, il a été formellement décidé
que nous resterions libres, entièrement dégagés de nos engagements
antérieurs.

--Il en a été peut-être ainsi en paroles, mais non en réalité.
Pensez-vous que je veuille être partout raillé et tourné en ridicule,
parce que j'aurai été rejeté par vous?

--Si vous le préférez, vous pouvez dire que vous m'avez dupée, et je ne
vous contredirai pas: ce n'est pas ma faute, à moi, si vous avez suivi
mes pas avec tant de persistance, sans avoir reçu de moi depuis bien des
mois aucune espèce d'encouragement Ah! je préférerais de beaucoup faire
rire de ma à présent que d'être prise plus tard en pitié comme une femme
malheureuse.

--Vous devenez sentimentale, dit Montenay en plissant les lèvres; ce
n'est pas dans votre genre, mademoiselle de Beauvoir, et ça ne vous va
pas du tout.

--Certainement non, répliqua-t-elle avec un éclair de colère dans ses
yeux noirs, et ce n'est pas non plus dans mon genre de rester
paisiblement assise à écouter quelqu'un me parler comme vous osez le
faire dans ce moment. Ah! quel heureux couple nous ferions, ajout-t-elle
avec sarcasme: notre vie serait une guerre sans fin.

--Du moins, interrompit-il nous avons l'avantage de connaître
mutuellement nos défauts à présent, plutôt que de les découvrir après
notre mariage: nous ne pourrons pas nous accuser de nous être
réciproquement trompés.

--C'est parce que, répliqua-t-elle, nous n'avons pas plus l'un que
l'autre le pouvoir de cacher nos fautes: nos caractères sont trop peu
disciplinés pour cela.

--Ceci est un enfantillage, Gertrude. Je vous en prie, parlons comme des
personnes raisonnables, et non comme des enfants querelleurs.

--Je vous ai donné ma dernière réponse. J'en suis fâchée pour vous, mais
aucune supplication et récrimination ne m'en feront donner d'autres.

--Si telle est réellement votre détermination, vous êtes une coquette
sans coeur et sans principe.

--Personne ne sait mieux que vous, Victor, toute l'injustice de cette
accusation. Ai-je jamais prétendu ressentir de l'amour pour vous? N'ai-je
pas plutôt, par ma persistante froideur prouvé que je n'avais pas un tel
sentiment, et n'ai-je pas maintes et maintes fois essayé, quoique
toujours dominée, de finir cet embrouillement qui m'a été imposé lorsque
j'étais trop jeune pour prendre une décision sur une question aussi
importante?

--C'est une absurdité, mademoiselle de Beauvoir, répliqua de Montenay
piqué presque jusqu'à la folie par ce franc aveu. Probablement que vous
êtes éprise d'amour pour un autre plus favorisé que moi. Vraiment, je
vous avais soupçonné un préférence pur ce preux chevalier Armand Durand,
quoique, apparemment, il n'ait pas partagé le sentiment.

--Comment osez-vous vous oublier à ce point? demanda Gertrude les yeux
étincelants.

--Voyons, qu'est-ce qu'il y a donc, mes jeunes gens? demanda la voix
claire et douce de madame de Beauvoir en entrant tout-à-coup dans la
chambre. Vous vous querellez avec autant d'aigreur que si vous étiez
déjà mari et femme.

--Je crains bien que nous ne le soyons jamais, dit alors de Montenay
sur le visage duquel on voyait une expression de sombre chagrin, du
moins si j'en dois croire les explications dont vient de me favoriser
mademoiselle de Beauvoir.

--Ah! je le vois, c'est encore une querelle d'amoureux! Je crois que
vous en avez eu assez; la galanterie deviendrait véritablement insipide
si elle n'était assaisonnée par quelque petite chicane.

Et en disant cela elle ajustait les coussins du sopha sur lequel elle
s'était assise en lançant un vif regard inquisiteur dans la direction
des belligérants.

--C'est plus qu'une querelle d'amoureux, madame de Beauvoir, reprit
Victor; c'est un avis formel de la part de votre fille qu'elle ne
remplira pas notre engagement, qu'elle rejette définitivement ma main.

Les doigts blancs de la dame jouaient involontairement avec les
coussins, mais elle répliqua avec un grand calme extérieur:

--Et vous la croyez réellement, Victor? Ah! c'est son tour aujourd'hui,
demain ce sera le vôtre. Ce soir elle s'endormira probablement dans les
pleurs, se chagrinant de sa folie et désirant voir arriver le matin pour
se réconcilier.

Gertrude releva fièrement la lèvre en entendant ces mots, mais elle ne
répondit pas, tandis que de Montenay, s'emparant de sa casquette, reprit
avec humeur:

--Je vous dirai bonsoir, mesdames, car j'ai souffert ce soir plus qu'il
m'était possible de souffrir: peu d'hommes en auraient enduré autant.

Et il sortit brusquement de la chambre.

Madame de Beauvoir attendit qu'il fût descendu et eût refermé sur lui la
porte du dehors; puis, après avoir fermé la porte du salon, elle
s'approcha de sa fille.

--Est-il bien vrai, lui dit-elle, que tu viens de refuser de Montenay?

--Oui, maman, c'est vrai.

--Et me sera-t-il permis de te demander pourquoi? Est-ce qu'iln'est pas
un très-bon parti pur une jeune demoiselle qui mange le pain de la
charité, qui est nourrie et habillée par son oncle?

En entendant ces mots, les joues délicates de Gertrude rougirent, car il
y avait une bonne dose d'orgueil dans ce jeune coeur.

--Oui, reprit-elle vivement, oui je l'ai refusé et je le refuserais
quand bien même je serais une mendiante.

--Dans quel roman as-tu pris cela! ou bien, est-ce un effort de ton
imagination?

--Ayez la bonté de m'écouter, maman: je confirme maintenant, et d'une
manière formelle, ce que je viens de dire à de Montenay: jamais, non
jamais, je ne serai sa femme!

--Mais tu n'as pas d'autres alternative, mon enfant. Tu sais aussi bien
que moi de quelle pauvreté nous a retiré la générosité de ton oncle. Tu
ne dois pas avoir oublié non plus la petite et chétive maison où nous
logions à Québec après la mort de ton père, lorsque nous reçûmes la
lettre si opportune de de Courval. Eh! bien, as-tu trouvé cette vie de
privations si agréable que tu veuilles la reprendre?

--Il n'est pas question de cela, maman. Mon oncle nous aime bien et il a
de grands moyens.

--Je conviens de cela, mais il peut mourir et il a d'autres parents qui
pourraient raisonnablement s'attendre à leur part de ses richesses.
Autre chose: il peut se marier, et dans ce cas que deviendrions-nous? Il
ne te restera plus que la ressource de t'engager comme institutrice, et
pour moi celle peut-être de faire de jolies coiffes au lieu de les
porter. Gertrude, il faut que tu oublies cette soudaine attaque de folie
et te marier de suite, car je vois que pour toi, dans ce cas, le
proverbe «les délais sont dangereux» est doublement vrai.

--Mais, maman, je ne puis pas y consentir, je n'y consentirai pas!
dit-elle en frappant assez vivement le plancher de son petit pied. Oh! si
vous saviez comme le sentiment d'admiration de petite pensionnaire que
j'avais conçu pour Victor de Montenay en entrant dans le monde, a été
remplacé par une indifférence qui s'est bientôt changée en une opiniâtre
aversion!

--Gertrude, jusqu'à présent j'ai essayé de te faire entendre raison et
de te persuader; maintenant je vais commander. Écoutes, enfant, je
t'enjoins de remplir ton premier engagement avec de Montenay, et cela
sous peine d'encourir ma disgrâce la plus sévère. Je suis certaine que
n'oseras pas me défier!

--Maman, vous m'avez trop longtemps laissé faire ma volonté pour me
brider si serrée tout d'un coup. Je vous le dis, je ne me marierai
jamais avec Victor. Ainsi cessez donc de me tracasser, et que la paix se
rétablisse entre nous.

--Que Dieu me soit en aide! dit madame de Beauvoir avec un inexprimable
accent d'amertume qu'elle n'avait encore jamais eu dans ses manières de
convention. J'ai élevé une fille qui, oublieuse de ce qu'elle me doit et
se doit à elle-même, se moque de mes conseils et se rit de mon autorité
jusqu'à la mépriser.

Un sentiment de remords s'éleva tout-à-coup dans le coeur de Gertrude,
car elle vit que l'émotion de sa mère était sincère, et lui jetant les
bras autour du cou:

--Pardonnez-moi, ô ma mère, lui dit-elle, je suis bien peinée de vous
avoir ainsi chagrinée!

--Alors, prouve-le-moi en m'obéissant, répondit froidement madame de
Beauvoir en détachant les bras de sa fille enlacés autour de son cou et
en laissant la chambre.

--Que Dieu me soit en aide à moi aussi! sanglota l'impétueuse jeune
fille en se rejetant dans son fauteuil. Etre tracassée, tourmentée comme
cela de tous cotés, et mon coeur indocile qui me tourmente plus que les
autres!

Gertrude de Beauvoir était d'un noble et généreux naturel, mais sous la
mauvaise direction et les conseils de sa mère mondaine, l'ivraie avait
germé et poussé en abondance dans son caractère impétueux, de sorte
qu'on était aujourd'hui au temps de la récolte qui ne pouvait donner
aucune satisfaction.

Le coeur malade, malheureuse, la pauvre Gertrude s'enfuit dans sa
chambre, et après de longues heures, elle finit par s'endormir en
soupirant, pur se reveiller le lendemain matin aussi opiniâtre et
impérieuse que jamais.

                                  ----


                                   XIV


La partie agréable de l'automne canadien était venue et disparue;
l'abondant feuillage aux couleurs variées était tombé des arbres feuille
par feuille, ne laissant ça et là, solitaire, qu'une tache brune
attachée à quelques branches dépouillées de leur parure. Les tendres
rayons du soleil avaient fait place à la lumière grise et froide, et aux
vents pénétrants du triste novembre, et beaucoup de piétons,
inconsolables à la vue des mers de boue liquide qui inondaient les rues
de la ville, soupiraient avec impatience de voir arriver un froid vif et
tomber une bonne _bordée_ de neige, la seule compensation que pouvait
offrir la saison en retour des nombreux désavantages dont elle était si
prodigue.

Armand Durand était, un jour de ce triste soleil de novembre, assis dans
sa petite chambre chez madame Martel. Il paraissait bien grave et bien
préoccupé notre jeune marié de quelques mois. Un long soupir s'échappa
de sa poitrine pendant qu'il déposa sa plume et appuya sa tête sur sa
main. Un instant après, il ouvrit le pupitre de bois auprès duquel il
était assis, et en retira une lettre. Malgré qu'elle portât une date
bien antérieure et qu'elle parût avoir été souvent palpée, il la lut
lentement.

Cette lettre venait de tante Ratelle, et avait été écrite lorsque cette
bonne tante avait appris d'une source indirecte la nouvelle de son
mariage. Courte et froide, elle commençait par exprimer du chagrin de ce
que son neveu avait montré si peu de respect pour la mémoire de son père
en se mariant presque immédiatement après sa mort, et cela, sans même
dire un mot de son intention à aucun membre de sa famille; puis elle
déplorait le singulier et malencontreux choix qu'il avait fait. Ah!
c'était le côté faible par lequel il avait blessé sa tante Ratelle: lui
qui avait reçu une éducation qui lui permît de chercher pour femme une
demoiselle, une fille d'intelligence et de haute naissance s'être au
contraire, marié avec une couturière! c'était affreux. Elle terminait en
intimant brièvement que malgré qu'elle consentirait peut-être à l'avenir
à le voir lui-même, elle n'avait pas le moindre désir de faire la
connaissance de sa femme.

Comme on doit le présumer, la lecture de cet épître n'était pas de
nature à égayer les esprits du jeune homme ou à chasser une ligne de
souci qui commençait déjà à se faire remarquer sur son jeune front.
Après avoir replacé dans son pupitre la lettre qui avait été moins
qu'une agréable diversion aux sombres pensées qui l'assaillaient, il
retomba dans sa rêverie. Il en fut réveillé par l'horloge qui sonnait
dans l'appartement voisin et qu'on entendait parfaitement à travers la
mince cloison; il reprit vivement sa plume afin de réparer le temps
perdu.

Au bout d'une demi-heure à peu près, la porte s'ouvrit et sa jeune femme
entra. Elle était vraiment belle, vêtue avec un luxe inconnu dans cet
humble logis: une somptueuse robe de soie richement garnie, une montre
et une chaîne d'or, avec une couple de bagues éclatantes dans ses doigts
effilés, offraient un singulier contraste avec les toilettes plus unies
mais gracieuses qu nous lui avons vu porter lorsque nous avons fait sa
connaissance.

--Mon mari, lui dit-elle, je voudrais bien que tu sortirais avec moi
pour nous promener?

--Je crains de ne le pouvoir, ma chère. Il faut que toute cette écriture
soit terminée pour demain matin, car, quoique indulgent, M. Lahaise aime
qu'on soit ponctuel.

--C'est seulement une excuse que tu donnes là; la vraie raison c'est que
tu ne veux pas m'accompagner.

--Et pourquoi ne voudrais-je pas sortir avec une si jolie petite femme
que toi? demanda-t-il en souriant.

--Je suppose que c'est parce que tu as honte de moi, que tu as peur de
rencontrer quelques-uns de ces beaux messieurs et de ces belles damens
que tu avais coutume de visiter avant ton mariage.

Il prit sa main dans la sienne.

--Voyons, Délima, lui dit-il, tu m'as déjà parlé deux ou trois fois de
cette façon, et tout en t'assurant de l'injustice et du peu de raison
d'une telle accusation, je t'ai dit qu'elle me faisait de la peine.

--Mais c'est la vérité, reprit-elle. Aucun d'eux ne fait le plus petit
cas de moi, quoique vraiment j'aie l'air, avec ma nouvelle robe de soie,
aussi dame qu'aucune d'elles: et aucun de nous depuis notre mariage ne
reçoit d'invitation, quoique l'année dernière tu étais invité de tous
côtés.

Trop généreux pour lui dire qu'elle était effectivement la seule cause
de cette négligence universelle, Armand ne répondit pas et elle continua
sur le même ton:

--Je croyais qu'en me mariant à un monsieur, je puis dire un homme de
profession, je serais considérée et traitée comme une dame!

--Mais, Délima, tu oublies qu je suis pauvre, et que, dans la société,
on a une petite opinion d'un jeune homme pauvre.

--Tu pourrais être riche si tu voulais, car tu as des amis riches.

Notre héros recula vivement sa chaise; sa femme comprenant probablement
la signification de son brusque mouvement, reprit:

--Comme de raison, tu te fâches tout de suite si ta pauvre femme ose
ouvrir la bouche sur d'autre sujets que ceux qui te plaisent.

Armand se mordit les lèvres et reprit sa plume qu'il avait déposée un
instant.

--Ah! je vois que tu es fatigué de moi à présent et que tu voudrais me
voir sortir de suite!

--Je crois vraiment que ce serait le plus prudent parti à prendre.
T'aperçois-tu, ma chère que nous cheminons vers une querelle?

--C'est tout de ta faute, répondit-elle, tu te fâches aussitôt que je
parle.

Pendant un instant les sourcils d'Armand se contractèrent, mais en
s'apercevant de l'absurdité de l'accusation, il ne put s'empêcher de
sourire.

--C'est bien, dit-il, si tu le veux absolument; mais puisque je suis un
ours, sors vivement de ma tanière en cas de danger. Je serai à ta
disposition aussitôt que j'aurai terminé mon ouvrage.

--Mais je veux que tu viennes tout de suite avec moi, persista-t-elle.

--Je te répète que je ne le puis. Nous aurons à nous l'après-dînée de
demain.

Et elle s'élança hors de la chambre en faisant la moue.

Armand resta quelques instants immobile.

--Avant notre mariage, se dit-il, elle était si gentille, si douce, si
charmante!

Pauvre Armand! est-il le seul mari qui se soit ainsi étonné dans de
pareilles circonstances?

Cependant il reprit bientôt ses papiers et continua son ouvrage jusqu'à
ce qu'on l'appela pour souper. La table était moins abondamment fournie
que du temps qu'il était garçon; la contenance de madame Martel n'était
pas non plus aussi sereine et souriante, l'hôte seul, n'avait pas
changé, et comme le jeune homme prenait son siège, il lui dit avec sa
même politesse qu'autrefois:

--M. Armand, désirez-vous un peu de cette fricassée. Elle est peut-être
meilleure qu'elle n'en a l'air; dans tous les cas c'est tout ce que j'ai
à vous offrir.

--Et elle est aussi bonne que nous pouvons la faire pour nos moyens,
André, ajouta sévèrement sa femme. Par les temps qui courent nous ne
trouvons pas l'argent dans les rues.

--On ne le trouvait pas plus, femme, il y a quelques mois, lorsque nous
avions coutume d'avoir presque tous les soirs un poulet rôti ou quelque
chose d'aussi bon. Mais, grâce à la Providence, j'ai un bon appétit et
une bonne digestion, en sorte que je puis manger ce qu'il y a.

--C'est bien dommage que tu ne puisses ajouter que tu as aussi un peu
plus de bon sens? reprit avec sarcasme sa chère moitié.

--J'ai ce qui est aussi utile, une part raisonnable de bonne humeur,
répliqua imperturbablement le digne M. Martel. Armand mon fils,
passez-moi le pain. Tu ne manges donc pas, petite: qu'est-ce qu'il y a!
Peut-être que toi aussi tu ne trouves pas la fricassée de dont goût.

--Ce n'est point cela, interrompit la mère Martel avec indignation. Non,
la pauvre enfant a été désappointée.

--Ce n'est toujours pas en amour, observa-t-il en souriant, car elle
s'est assuré, hardiment et fermement, notre ami Armand!

--Je désirerais, cousin Martel, dit la jeune mariée avec un éclair dans
ses yeux, je désirerais réellement que vous ne traîneriez pas mon nom
dans de vulgaire plaisanteries.

--Tu es plus susceptible, jeune femme, ce soir que tu n'avais l'habitude
de l'être au temps passé.

--Parce que sa patience a été rudement éprouvée ce soir, André. Etre
tout habillée, et attendre deux ou trois heures pour faire une promenade
avec son mari, et ne pas être capable de l'avoir!

--Est-ce tout? Eh! bien, elle trouvera sa promenade plus agréable
lorsqu'elle sera capable de la faire.

--Les jeunes mariées n'ont pas l'habitude d'être refusées pour de si
simples demandes mais c'est peut-être la façon chez les messieurs.

Et elle pesa avec emphase sur ce dernier mot.

--Délima a choisi un jeune homme pauvre, et il faut qu'elle en subisse
les conséquences, dit Armand avec le plus grand calme. Au lieu de sortir
avec elle, j'avais à écrire.

Pour l'argent que l'écriture rapporte, elle aurait pu être remise pour
quelques temps. Mais Armand, vous avez des amis qui sont riches et qui
pourraient et auraient la volonté de vous aider, si seulement votre
orgueil vous permettait de vous adresser à eux.

Dans cette dernière phrase madame Martel avait touché l'impardonnable
tort qui se trouvait au fond de presque toute la persécution dont Armand
était l'objet.

--Je vous ai déjà dit, madame Martel, que je ne souffrirais aucune
intervention sur ce sujet.

--Les gens pauvres ne devraient pas être aussi précieux!

Et madame Martel regarda l'horloge comme si elle lui adressait cette
observation.

--Vous devriez vous rappeler, ajouta-t-elle, que vous avez à présent une
jeune femme qui dépend de vous.

Ici Délima fondit en larmes. Armand se leva précipitamment de table et
sortit de la chambre.

--Je crois que si vous continuez sur ce ton, vous forcerez bientôt
Le nouveau marié à se promener à son compte. Il trouvera c'est le seul
moyen de s'assurer un peu de paix.

--André Martel, tu es un imbécile!

--Peut-être, puisque je t'ai mariée; mais cessons, ma femme, cette
escarmouche, et donne-moi une autre tasse de thé.

Aussitôt qu'il l'eût avalé, il se leva sans cérémonie et s'esquiva dans
la cuisine pour fumer une pipe.

Pendant ce temps-là Armand était sorti pour aller faire une promenade
qu'il n'avait pas préméditée. La mauvaise fortune ne pouvait le
favoriser d'un temps plus triste: l'agréable clarté du soleil de
l'après-midi s'était bientôt assombrie, et la neige tombait à gros
flocons accompagnée d'un vent perçant. Les rues étaient désertes; on n'y
voyait que ceux q'une absolue nécessité forçait d'être dehors. Il
marchait sans dessein arrêté, n'ayant d'autre but que celui de passer une
heure à flâner, afin de calmer l'irritation inaccoutumée qui régnait
dans sa poitrine. Il passa devant plus d'une maison brillamment
éclairée, dont les portes jusqu'à dernièrement lui avaient été ouvertes,
et il pensa amèrement aux nombreux changements que son mariage lui avait
amenés. Depuis cette époque pleine d'événements, il n'avait en effet
reçu aucune invitation de la part de ses anciens amis; sa jeune femme
n'avait été de son côté favorisée d'aucune visite; il n'avait reçu
aucune de ces visites sans cérémonie faites le soir, excepté de
Lespérance et de quelques-uns de ses camarades dont il ne désirait en
aucune manière la compagnie pour lui et encore moins pour Délima.

Cet isolement qui se faisait autour de lui était dû en grande partie à
l'obscure position sociale de celle qu'il avait choisie pour femme, et
en partie à des insinuations malicieuses et calomniatrices mises en
circulation par de Montenay, puis par madame de Beauvoir et
subséquemment répandues librement dans le public. Heureusement qu'il
ignorait ce dernier fait, car il avait assez de sujets d'amères pensées.

Laissant la grande rue, il prit une des sombres ruelles qui conduisent
au pont et qui présentait dans le moment un aspect solitaire et désolé.
La noire étendue des eaux, les quais sombres tout couverts de neige,
deux ou trois goélettes chargées d'huîtres ou de bois, derniers
visiteurs du port, se dessinaient obscurément dans la faible lumière; ça
et là un réverbère éclairait faiblement à travers la neige qui tombait
en abondance. Il s'arrêta et s'appuya longtemps sur un des poteaux de
ces lampes, absorbé par des pensées aussi tristes que la scène qui se
déroulait autour de lui. Cédant, enfin, à un sentiment de malaise
physique, il dirigea ses pas vers sa demeure.

Quoique la veillée ne fût pas encore bien avancée quant il y arriva, il
trouva les lumières et le feu éteints et la contre-porte fermée. Pour
exercer cette petite vengeance, madame Martel et Délima s'étaient
retirées de bonne heure. Pendant qu'il frappait doucement à la porte, il
pensait en lui-même combien il lui serait agréable si sa jeune femme
venait lui ouvrir avec un mot ou un sourire de douceur sur les lèvres.
Comme alors il oublierait volontiers les désagréments et les ennuis de ce
soir-là! Une lumière brilla tout à coup à l'intérieur, et l'on fit
partir le crochet de la porte; mais c'était le digne M. Martel lui-même.

--Pauvre Armand! vous devez avoir bien froid? Quoi? vous êtes mouillé
jusqu'aux os. Asseyez-vous et je vais faire du feu pour vous chauffer.
Vous n'avez pas besoin de dire non, parce que si je n'en fais pas vous
serez malade demain matin. Vous avez déjà le frisson.

Le bonhomme eut d'abord la précaution de fermer doucement la porte de
l'escalier conduisant à la partie supérieure de la maison; il ralluma le
feu dans le poële et mit le l'eau dans le canard. Après cela, il plaça
sur la table du pain et de la viande froide ains que des verres et une
bouteille.

--Armand, dit-il au jeune homme, vous n'avez pas soupé ce soir; aussi
vous devez avoir une grande faim: un verre de quelque chose de chaud
vous empêchera de prendre le rhume après votre ennuyeuse promenade. Ah!
mon cher ami, il ne faut pas vous laisser abattre par ces disputes
conjugales. Comme de raison elles sont très-désagréables dans le
commencement, mais une fois qu'on y est habitué on trouve qu'elles ne
signifient absolument rien. D'ailleurs, il y a toujours une
compensation: si une femme est frondeuse, elle est, selon toute
probabilité une habile ménagère; si elle est chiche, avare et mesquine,
il est certain qu'elle est ménagère et économe.

Le jeune Durand secoua la tête en signe de doute.

--Dans l'un comme dans l'autre cas, observa-t-il, je ne trouve pas que
la compensation soit suffisante.

--Peut-être que je ne le trouve pas non plus, mais à quoi sert de se
plaindre contre la destinée? Il est vrai que quelques hommes renversent
cette règle et s'arrangent de façon à se donner tous les torts, mais il
faut qu'ils aient une volonté de fer eu un robuste tempérament qui leur
soit propre.

--Je déteste de me quereller avec les femmes! répliqua brusquement
Armand.

--Moi aussi, et la conséquence c'est que madame Martel règne ici en
souveraine. Il est vrai que, de temps en temps, je lui dis ma façon de
penser, mais ça ne lui fait ni chaud ni froid. A tout prendre c'est une
épouse active, soigneuse, qui tient la maison et le linge en bon ordre.
Quant à sa langue, je n'en fais pas plus de cas que du chant du serin qui
est au-dessus de votre tête. Essayez, mon ami Armand, à suivre mon
exemple, et vous n'en serez que plus heureux.

La perspective qu'on exposait ainsi aux yeux de notre héros était moins
que réjouissante, et il s'étonnait en lui-même de ce que les maris
déserteurs ne fussent pas plus nombreux. Cependant il était jeune,
favorisé d'une assez bonne constitution et d'un heureux appétit; il se
mit donc à faire honneur aux bonnes choses que Martel lui avait si
cordialement procurées, et il s'aperçut que du moins elles chassaient
ses sensations de malaise physique intense, quoiqu'elles ne pussent
alléger la sourde douleur qu'il portait dans son coeur.

Pendant quelque temps, le calme se répandit sur la demeure. Mais un jour
que madame Martel et Délima étaient sorties pour aller dans les
magasins, André vit de suite, à leur retour, sur le front menaçant de sa
chère épouse, que la trêve tirait à sa fin. Armand, qui avait été retenu
au bureau, n'arriva que tard. En voyant que sa jeune femme recevait
froidement son salut souriant, il s'assit et attendit la tempête qui
approchait, mais pas avec le même calme philosophique que Martel.

--J'aimerais à avoir une nouvelle toilette, Armand, dit tout-à-coup la
jeune femme d'un ton pétulant.

--Mais tu en portes actuellement une qu te va à la perfection et te rend
charmante.

--Je ne te demande pas de compliments; c'est de l'argent que je veux.

--Hélas! je n'en ai pas à donner. Tu vois un des désavantages d'être
mariée à un homme pauvre; mais en cas que je trouve une bourse ou que je
reçoive un héritage quelconque, quelle espèce de robe veux-tu?

--Une robe de soie violette avec une barre de satin. J'ai vu aujourd'hui
une dame qui en portait une.

--Oui, et une qui avait l'air raide, interrompit madame Martel. Si vous
l'aviez vue marcher avec son air hautain, comme si elle avait été une
reine, et jeter sur Délima et, moi un regard comme si nous avions été
des quêteuses, mais Délima est bien plus jolie qu'elle.

--Quelle était donc cette dame à l'air raide et portant une robe de soie
pourpre avec une barre de satin? demanda Armand en riant et en se
servant un morceau de pain rôti.

--Une qui avait coutume de bien te connaître quoiqu'elle soit trop fière
pour connaître ta femme, mademoiselle de Beauvoir, dit Délima en faisant
un petit mouvement de tête.

En entendant prononcer le nom qui avait été un charme pour lui dans son
enfance et même au-delà, il devient rouge, ce que remarquèrent bien les
deux femmes.

--Ah! si vous étiez marié à la jeune demoiselle dont le nom vous fait
monter d'une manière si charmante le rouge au visage, vous ne lui
refuseriez pas une pauvre robe de soie, dit ironiquement madame Martel.

Si je n'avais pu lui en donner elle s'en serait passé, car elle n'a pas
besoin de ces secours extérieurs pour paraître grande dame.

En disant cela, Armand avait creusé sous ses pieds une mine dont il
était destiné à expier l'effet par de nombreuses discordes domestiques
subséquentes. La conséquence du moment fut d'amener de la part de Délima
un grand sanglot, et de celle de madame Martel une énergique
dénonciation. Au milieu de cette confusion il se leva précipitamment et
s'en alla dans sa chambre, son port de refuge ordinaire.

--Ce commerce-là va durer, en maladie comme en santé, jusqu'à ce que la
mort nous sépare, soupira-t-il avec un accent abattu; et elle n'a que
dix-sept ans et moi vingt-deux.

Longtemps il resta absorbé dans le sombre labyrinthe des idées où il
était plongé, sans s'apercevoir qu'il était dans l'obscurité et que
malgré la rigueur de cette nuit d'hiver il n'y avait pas de feu dans le
poële de sa chambre.

La porte s'ouvrit tout-à-coup et l'hôtesse, après n'avoir prononcé que
ces deux mots: «M. Belfond», déposa un chandelier sur la table et se
retira à la hâte, fermant la porte avec une violence extraordinaire.

Pendant un moment, les deux amis, en proie à un mutuel embarras, se
regardèrent l'un l'autre; puis Belfond, prenant sur lui, étendit sa mais
saisit celle d'Armand et la pressa vivement.

--Eh! bien mon vieux, s'écria-t-il, il est bien temps que je vienne te
souhaiter de la joie et du bonheur; depuis que tu es marié j'ai été
constamment absent de la ville, je suis seulement arrivé d'hier. Mon
pauvre oncle Toussaint est, je l'espère dans un meilleur monde que
celui-ci, (ici Durand remarqua pour la première fois que son ami était
en grand deuil) et sa générosité pour moi méritait toutes les attentions
et l'affection dont j'étais capable. Je n'ai pas besoin de te demander
si tu es bien et heureux; les nouveaux mariés devraient toujours l'être.

Comme de raison, Armand répondit dans l'affirmative, et il essaya de
paraître aussi heureux que l'on pouvait raisonnablement; mais sa figure
hagarde et pleine de soucis ne put échapper aux regards sagaces de son
ami, auquel une lueur de la vérité était parvenue dans la courte
entrevue qu'il venait d'avoir avec la nouvelle mariée. Il avait remarqué
que la gentille et modeste réserve qui la distinguait naguère et qu'il
avait tant admirée lui-même, avait fait place à une vulgaire ostentation
pour la toilette et à de ridicules manières empruntées qui le surprirent
et le dégoûtèrent à la fois: il comprit dès lors la gravité de l'erreur
que son malheureux ami avait commise dans le choix d'une femme.

Au bout de quelque temps, s'apercevant que le nouveau marié paraissait
ne pas vouloir parler, il l'entretint gaiement de ses propres affaires.

--Tu dois savoir, lui dit-il, qu'à l'exception des quelques semaines de
la maladie de mon pauvre oncle Toussaint, pendant lesquelles j'ai un peu
de repos, ma mère, mes soeurs et mes cousins ont été continuellement et
sont encore à m'importuner pour me faire faire ce que tu as fait si
spontanément, me marier. Mais ma destinée s'y oppose: je vois une jeune
fille, h'y prends goût, je me félicite sur la perspective qu'il y a
d'être capable de rencontrer les désirs de mes amis, car, bien entendu
je ne veux jamais me marier sans amour, et tiens! avant que l'objet de
mon adoration et moi soyons vus cinq ou six fois, ma flamme commence à
se refroidir, et au bout d'une douzaine d'entrevues elle est
complètement éteinte. Je suis certain qu'il y a peu de jolies filles
dont je n'aie été passionnément amoureux pour quelque temps, et
cependant je crois que je préférerais être pendu demain matin que de me
marier avec l'une d'elles. Voyons, avise-moi sur ce que j'ai à faire.

Il s'établit un silence de quelques instants pendant lequel Durand
cherchait évidemment une réponse, lorsqu'on entendit distinctement à
travers la mince cloison la voix de madame Martel qui disait,
probablement en réponse à quelque suggestion de son mari:

--Du feu! en vérité non! nous ne pouvons pas nous permettre de telles
prodigalités. S'ils ont froid, qu'ils sortent et qu'ils viennent
s'asseoir ici. Je suppose que nous sommes pour eux une assez bonne
compagnie!

Cette tirade fut lancée à voix trop haute pour que Belfond ne l'entendit
pas; aussi, regarda-t-il fixement Armand dont la figure exprimait assez
clairement la mortification et la peine qu'il en ressentait.

--Pauvre ami! murmura-t-il.

Cependant Rodolphe Belfond n'était pas de ceux qui se laissent aller
longtemps à la tristesse: il prit la casquette d'Armand et la lui
mettant sur la tête:

--Allons, dit-il, faire un tour, et après cela nous irons chez Orr
manger une soupe aux huîtres, ce qui nous permettra de nous raconter nos
mutuels chagrins.

Armand ne fit aucune opposition et se laissa entraîner.

Comme les deux amis sortaient bras-dessus bras-dessous, madame Martel
s'en vint au devant d'eux et lur dit d'une voix aigre:

--M. Belfond, c'est donner de mauvais exemples à un mari que de
l'enlever ainsi à sa jeune femme.

--Alors, madame Martel, le moyen d'empêcher cela c'est que la jeune
femme rende sa demeure si heureuse qu'il soit impossible de cajoler son
mari et de lui enlever.

Et après cette réplique à la vieille dame et un salut profond à la jeune
femme qui boudait près de la fenêtre, il tira la porte sur eux.

--Je donnerais beaucoup, Armand, pour être à ta place pendant un mois,
afin d'apprivoiser et dompter cette vieille mégère. Je crois que mes
haines seraient plus fortes et plus constantes que mes amours.

--Je ne puis souffrir de me quereller avec des femmes! répondit Armand
d'un air ennuyé.

--Je ne suis pas si délicat que cela, moi, et je frotterais ce vieux
gendarmes avec autant de plaisir que 'en éprouvais à faire une bataille
rangée au collège. Je t'assure que je ne ferais quartier ni à son âge ni
à son sexe.

Lorsque les deux amis furent confortablement assis en présence des
huîtres dans une chambre agréablement chauffée, Armand commença à ouvrir
un peu son coeur à son compagnon. Il repassa à la hâte les incidents de
la mort de son père, ayant soin de supprimer en grande partie la
trahison de Paul; et alors, qu'avec une grande répugnance, il
mentionna les circonstances liées à son mariage.

Belfond vit de suite jusqu'à quel point son ami avait été dupé, mais il
ne fit aucun commentaire tandis qu'Armand lui contait qu'il continuait,
pour se conformer aux ardents désirs de sa tante, à toucher l'intérêt du
legs que son père lui avait laissé à elle. Malheureusement, il avait une
fois mentionné à sa femme la proposition que lui avait faite madame
Ratelle de le mettre de suite en possession de tout le capital, et cette
circonstance était une cause constante du renouvellement périodique des
querelles qui répandaient l'amertume sur sa vie domestique. Madame
Martel et Délima étaient toutes deux continuellement à le presser, afin
qu'il fit des efforts pour induire madame Ratelle à renouveler son
offre. Mais Armand s'y était toujours formellement opposé, car il savait
que dans les circonstances actuelles sa demande serait mal accueillie,
parce que, tout naturellement, la tante Françoise se refuserait à placer
la somme qu'elle avait destinée pour l'aider à poursuivre ses études
légales et le lancer dans le monde, à placer, disons-nous, cette somme à
la discrétion d'une jeune femme étourdie qui pourrait la dépenser en
rubans et en beaux meubles. Puis, quelque temps après son mariage, Paul
lui avait écrit quelques lignes amicales le priant d'accepter comme
cadeau de noces une couple de cents louis. Armand avait renvoyé cette
épître à son auteur; mais par malheur, Délima l'avait préalablement vue
sur son pupitre: autre motif de reproches irritants et de noirs
chagrins. Depuis cette découverte madame Martel et sa nièce ne lui
avaient laissé aucun repos. Son sort aurait été bien plus heureux et ses
amies se seraient contentées de l'état actuel des choses si l'argent eût
été hors de son atteinte; mais elles ne pouvaient supporter l'idée qu'il
se refusât obstinément à employer la prérogative si précieuse de
posséder huit cents piastres, sinon plus, seulement par un griffonnage de
plume comme elles disaient. Cette somme, fabuleuse pour elles,
représentait d'élégantes et superbes toilettes, de jolies parties de
plaisir, des meubles neufs pour leur petit salon et beaucoup d'autres
choses aussi attrayantes.

Lorsque Durand eut terminé ses confidences, il s'en suivit une pause que
Belfond rompit enfin.

--Les femmes, dit-il sont incompréhensibles et intraitables. Vois cette
Gertrude de Beauvoir: après avoir retenu de Montenay à sa suite depuis
qu'il est sorti du collège, elle lui a donné l'autre jour un congé
inqualifiable.

--Pourquoi? demanda à voix basse Armand.

--Pour la plus importante de toutes les raisons d'une femme,
c'est-à-dire celle de n'en pas avoir du tout. Madame de Beauvoir se
lamentait l'autre jour à ma mère, dans les termes les plus pathétiques de
l'entêtement et de l'obstination de sa fille, et déplorait la perte de
ce qu'elle appelle un si bon parti. Mais revenons à nos propres
affaires: laisse-moi, mon cher Armand, jouir aujourd'hui ou jamais du
privilège d'un ami, et dis-moi comment je puis t'être utile. Tu sais que
mon pauvre oncle Toussaint m'a laissé d'amples moyens dont j'ai seul
l'entier contrôle, et c'est avec joie que je mets à ta disposition ce
dont tu pourrais avoir besoin.

Armand secoua la tête.

--Je ne t'aurais pas, dit-il si ouvertement raconté tous mes troubles si
mon orgueil m'avait permis d'accepter l'aide que tu m'offres si
généreusement. Non, Rodolphe, mon sincère et bon ami; n'ais donc pas
l'air si chagrin, je te promets que si jamais je suis forcé de recourir
à quelqu'un, c'est toi qui recevras ma supplique.

Il était bien tard lorsqu'ils se levèrent pour se séparer, et en
frappant légèrement à la porte de chez lui Armand se souvint avec
inquiétude qu'il n'était jamais rentré à une heure aussi avancée. Comme
d'habitude, ce fut M. Martel qui lui ouvrit et le fit entrer; il
Lui demanda en hésitant s'il avait besoin de quelque chose pour remplacer
le souper que les langues de ses compagnes l'avaient forcé d'abandonner.

Armand lui répondit dans la négative, ce qui parut le soulager
considérablement. Le bonhomme murmura quelque chose sur ce que les
femmes étaient plus boudeuses encore que de coutume, et que madame
Martel s'était permis la mesquine vengeance de mettre la bouteille sous
clef.

--Mais, ajouta-t-il, je vais en acheter une autre demain matin et je la
mettrai dans une bonne cachette, de sorte que nous la déjouerons d'une
drôle de façon.

Au moment où le jeune homme allait se retirer dans sa chambre en lui
souhaitant un amical bonsoir, le père Martel lui mit la main sur l'épaule
et lui dit d'un ton sérieux:

--Un petit conseil que je ne cesserai de vous donner, mon cher Armand,
tant que vous ne l'aurez pas mis en pratique, est celui-ci: ne laissez
pas vos repas parce qu'on vous y gronde; mangez bien et de bon appétit,
puis battez la retraite aussi vite que vous le voudrez.

Ce conseil donné à point, car au déjeuner, le lendemain matin, madame
Martel et Délima étaient très-pointilleuses, et elles lancèrent
plusieurs allusions provocantes sur la négligence et l'indifférence de
certains hommes sans coeur qui préfèrent aller prendre un coup avec des
amis que d'être dans la compagnie de leurs respectables femmes.

Au lieu de suivre le judicieux avis de son hôte et de prendre un repas
complet, Armand n'absorba qu'une demie ration de thé et de _toasts_ et
se sauva dans ce qu'il avait autrefois appelé en riant, un sombre cachot
de bureau, mais qui était à présent pour lui un port de salut, un asile
de repos.

                                   ----


                                    XV


On ne peut pas convenir que notre héros était aussi studieux et aussi
capable qu'avant son malencontreux mariage: il ne l'était certainement
pas. Qui pourrait dire les rêves brillants qu'il avait caressés pour
s'encourager lui-même au travail? Tout cela s'était changé en une simple
lutte pour le pain quotidien, sans une lueur d'espérance pour l'avenir,
sans un rayon de joie pour le présent. Plus d'une fois M. Lahaise était
inopinément entré dans le bureau et avait trouvé son clerc plongé dans
une sombre rêverie, tandis que sur son pupitre des liasses de documents
qu'on y avait mises pour être assorties ou copiées étaient encore
intactes. Cependant l'avocat avait entendu parler des déboires
domestiques d'Armand, et cela l'avait rendu indulgent à son égard,
sachant que les rares aptitudes du jeune homme lui permettraient de
suppléer plus tard au temps qu'il perdait actuellement.

Le long et ennuyeux hiver, avec ses jours courts et ses longues
veillées, s'écoula lentement et tristement pour Durand: pas une seule
fête sociale, pas une seule petite réunion paisible au coin du feu pour
en égayer la monotonie. Dans le cercle domestique les choses allèrent
de mal en pis au lieu de s'améliorer: la manie de gronder de madame
Martel et la maussade humeur de Délima ne firent qu'augmenter en
proportion de l'invincible patience de leur victime qui, cependant, en
dépit de tout, tint fermement la résolution qu'il avait prise de ne pas
demander d'argent à ses parents ou à ses amis.

Il est certain, toutefois, que l'on ne peut trop bander un arc, ni
remplir un vase outre mesure. Madame Martel était destinée à apprendre
cela à ses dépens.

Après un dîner qu'Armand venait de prendre à la hâte, comme il se
préparait à partir pour le bureau. Délima l'informa d'un air boudeur
qu'elle avait un grand besoin d'argent. Il tira aussitôt de sa poche sa
bourse maigrement remplie et la lui donna.

--Délima, c'est tout ce que j'aurai d'ici au mois prochain, dit-il, mais
je le donne de bon coeur.

La jeune femme prit la bourse, l'ouvrit et en versa le peu qu'elle
contenait sur la table.

--Cela ne peut servir à rien! dit-elle dédaigneusement.

--Mais de quoi as-tu plus spécialement besoin dans le moment?

--D'abord un capot neuf pour toi: celui que tu portes actuellement est
affreusement usé...

--Oh! est-ce tout? interrompit-il. Dieu merci, le mien me passera bien
l'hiver!

--Eh! bien, si ton capot peut faire pour l'hiver, ma vieille pelleterie
en feras pas: elle est tout-à-fait disgracieuse à côté de mon manteau
neuf.

--Oui, c'est vrai, intervint madame Martel. C'est encore plus laid pour
une nouvelle mariée.

--J'en suis bien fâché, mais je crains que tu sois obligée de la porter
tout cet hiver.

--Ah! ça, non, elle ne le fera pas, M. Durand, interrompit la terrible
femme. Pourquoi avez-vous pris une épouse si vous ne pouvez pas
l'habiller décemment?

--Vous oubliez, madame, que vous m'y avez forcé malgré moi, répliqua
Durand qui était en ce moment dans une disposition d'esprit
très-irritée.

--Oui, je puis témoigner que c'est vrai, ajouta M. Martel _sotto
voce_... Absolument comme on a fait pour moi-même!

Sa femme se tourna brusquement vers lui les yeux étincelants de colère,
mais il avait prudemment battu en retraite.

--Tout cela ne répond pas à ma demande, reprit la jeune femme.

--J'y ai déjà répondu: je n'ai pas plus d'argent à te donner pour le
présent.

--Mais vous en auriez beaucoup si votre orgueil vos permettait de vous
adresser à quelques-uns de vos parents qui sont si riches; plutôt que de
faire cela, vous préférez vivre de charité.

Les joues d'Armand devinrent écarlates.

--Comment cela, madame Martel? dit-il; est-ce que je ne vous paie pas
régulièrement la somme que vous avez vous-même fixée pour la pension de
ma femme et la mienne?

--Bah! une somme qui ne paie seulement pas la moitié des dépenses! C'est
pourquoi si vous n'écrivez pas, j'écrirai moi-même et je dirai à votre
tante Françoise, à votre frère Paul et peut-être aussi à la fière dame
de vos anciennes amours, mademoiselle de Beauvoir, oui je leur dirai
comme votre malheureuse femme est pauvre et misérable.

--Vous feriez mieux de vous en abstenir, madame Martel! répliqua Armand
avec un regard inaccoutumé qui aurait dû avertir cette matrone rusée
qu'elle allait trop loin.

Elle n'en fit pas de cas, et s'approchant plus près de lui et le
regardant d'un air de défi, elle répéta:

--Mais je vais le faire. Je ne permettrai pas que moi ou les miens
connaissent le besoin lorsque le griffonnage d'une plume peut amener
l'abondance. Un pauvre gueux plein d'orgueil ne nous en imposera pas,
ou, si nous avons à nous conformer à ses volontés, du moins le monde le
saura.

Armand cédant tout-à-coup à un de ces accès de colère qui s'emparaient
de lui de temps en temps malgré la douceur de son caractère, se
retourna du côté de celle qui le poussait ainsi à bout, et, la
saisissant par l'épaule, il la lança dans la porte ouverte avec une
force qui l'envoya culbuter parmi les pots de géranium qui tombèrent
avec elle pêle-mêle.

--Maintenant, Délima, tu vas de suite empaqueter tes effets et te
préparer à laisser cette maison dans une heure.

--Mais elle ne s'en ira pas avec vous, monstre! cria madame Martel en se
relevant de parmi les débris de pots cassés, de plantes et de terre. Vous
la tueriez comme vous venez presque de me tuer.

--Tu m'entends, Délima? dit notre héros avec un calme sévère.

--Non, je n'irai pas avec toi, sanglota la jeune femme.

--Comme tu voudras, répliqua-t-il avec indifférence.

Et en laissant la chambre pour se rendre dans la sienne il ajouta:

--Je n'ai pas l'intention d'insister sur mes droits.

Il se mit aussitôt en frais d'empaqueter ses effets, ce qui, pour lui,
était une affaire bien simple: elle consistait à jeter dans des coffres
ses hardes, ses livres, ses brosses, dans l'ordre qu'ils lui tombaient
sous la main. Au bout d'une demi-heure il avait terminé sa tâche. Il se
rappela alors qu'au commencement de la dernière orageuse entrevue il
avait donné sa bourse à Délima. Qu'allait-il faire? Heureusement qu'il
possédait quelques piastres qu'il avait mises de côté pour payer un
compte de livres de lois récemment achetés et sachant que le libraire
l'attendrait, il résolut de s'en servir pour les besoins du moment.

Il regarda sa montre; trois quarts d'heure s'étaient déjà écoulés. Comme
il avait dit à sa femme qu'il attendrait une heure, il résolut de ne
partir qu'à l'expiration de ce temps. Si elle préférait l'accompagner,
il serait satisfait; si elle se décidait à rester, il ne dirait pas un
mot pour l'en dissuader. Il regarda encore sa montre: quatre, trois,
deux minutes; enfin l'heure était écoulée. Il prenait donc son chapeau,
lorsque la porte s'ouvrit lentement et sa femme entra, la figure rouge
et les larmes aux yeux.

--Viens-tu avec moi, Délima? lui dit-il.

--Oui!

--Alors habille-toi vitement, car nous n'avons pas de temps à perdre. Je
vais aller chercher une carriole.

--Où irons nous? soupira-t-elle, complètement subjuguée en s'affaissant
sur une chaise.

--Ne sois donc pas inquiète. Nous pouvons aisément trouver une bonne
pension pour le prix que nous payons ici. J'ai en vue une maison
paisible et respectable; je vais de suite essayer d'y prendre des
arrangements et je reviendrai te chercher. Pendant ce temps-là tu
pourras faire ta malle.

En sortant il ne fit point madame Martel, mais il rencontra le bonhomme
qui avait reçu instruction de guetter Armand et d'essayer si c'était
possible, de l'amener à des sentiments plus doux.

--Quoi! qu'est-ce que ceci. Armand? Vraiment, vous ne pensez pas à nous
laisser?

--Oui! M. Martel, et je regrette sensiblement que ce soit dans d'aussi
désagréables circonstances.

--Prenez, Armand, quelque temps pour vous décider: ne partez pas
immédiatement.

--Rien au monde me ferait rester seulement une nuit de plus.

--Allons, allons! qu'est-ce que veulent dire, plus ou moins, quelques
mots un peu vifs? Ma femme est déjà désolée de ce qui s'est passé et
consent à faire la paix si vous le voulez bien.

--Je n'ai pas d'objection à cette dernière proposition, car je suis
extrêmement fâché de la violence que j'ai déployée pendant la dispute;
mais ma résolution est irrévocablement prise: nous partons.

--Et je n'en suis pas non plus surpris, dit Martel en passant
traîtreusement à l'ennemi. Vous avez beaucoup souffert, et maintenant
que vous avez secoué vos chaînes, je ne m'étonne pas que vous n'ayez
plus le désir de les reprendre. Vous avez terriblement épouvanté la
bonne femme; mais comme heureusement, vous ne lui avez pas fait de mal,
je ne vous en veux pas. Elle dit qu'elle pensait que vous aviez le coeur
d'une souris, mais elle trouve maintenant que vous avez celui d'un lion.

--Je décline le compliment si c'en est un qu'on me fait: je me sens
honteux d'avoir montré ces exploits de coeur de lion... Mais le temps
presse, il faut que je parte. Cependant avant de vous laisser, je dois
vous remercier, M. Martel, bien sincèrement et de tout mon coeur, pour
toutes les bontés que vous m'avez témoignées durant le temps que j'ai
passé sous votre toit.

André toussa.

--Que le bon Dieu vous bénisse, Armand répondit-il avec une émotion
visible dans la voix. Depuis le commencement jusqu'à la fin, vous avez
agi comme un vrai gentilhomme J'espère que la petite Délima se montrera
digne de vous!

En moins d'une heure Durand revint chercher sa femme qui, tout éplorée,
embarqua dans le _sleigh_ sans proférer une seule parole, car elle avait
déjà fait ses adieux à la famille.

Arrivés à leur nouvelle résidence, laquelle paraissait rangée et
confortable, Armand procéda à prendre possession de leur petit mais
propre appartement en dépaquetant et en pendant ses hardes, en mettant
ses livres et ses papiers à leurs places respectives. Pendant ce
temps-là, Délima était assise sur un coffre, inconsolable, éclatant de
temps en temps en de nouveaux sanglots.

Lorsqu'on sonna la cloche pour le thé, elle refusa avec indignation de
prendre de ce rafraîchissement, en sorte qu'Armand descendit seul. Le
repas était certainement une amélioration sur ceux très mesquins qu'on
lui avait servis dans ces derniers temps, et il fit l'agréable réflexion
que dorénavant il pourrait les prendre en paix sans avoir à essuyer un
feu roulant de reproches et de récriminations. Il n'y avait que quatre
autres pensionnaires: deux vieilles filles qui étaient soeurs, unies
dans leur toilette et affectées dans leur parler, et un couple
tranquille d'un certain âge avec lequel, cependant, l'hôtesse babillarde
et souriante tenait une conversation assez vive. Lorsqu'Armand retourna
à sa chambre il la trouve en quelque sorte triste, le feu s'était
éteint. A force de pleurer Délima s'était endormie dans un fauteuil, et
comme les rayons de la bougie frappaient en plein sa pâle figure sur
laquelle on voyait les traces des larmes, son coeur s'attendrit en dépit
des constantes provocations qu'il avait reçues d'elle. Elle paraissait
si jeune, si fragile et maintenant elle dépendait entièrement de lui!

Il fit du feu, chercha l'hôtesse pour lui demander si elle aurait la
bonté de faire monter une tasse de thé à madame Durand qui était malade,
ce à quoi on consentit volontiers; puis il monta réveiller sa femme.
Après qu'on lui eût apporté la tasse de thé, elle la refusa de nouveau
et recommença ses pleurs entremêlés d'accès de chagrin sur son triste
sort et sa malheureuse condition.

Après avoir essayé infructueusement de la consoler, voyant qu'elle
redoublait ses lamentations, il lui dit d'un air grave:

--Puisque tu te trouves si misérable, je ne vois, Délima, qu'un seul
parti à prendre; tu vas retourner chez madame Martel, car selon les
apparences, il n'y a que là que tu puisses être heureuse. Je donnerai
tant que je pourrai pour ton entretien et j'augmenterai la somme
aussitôt que j'en serai capable. Il est trop tard ce soir, mais tu
pourras partir demain matin.

--Je ne ferai rien de la sorte, interrompit vivement la jeune femme,
quoique je pense que tu en serais bien content: tu trouverais peut-être
que c'est un bon débarras.

Piquée au vif par cette pensée, elle se leva brusquement et commença à
arranger sa toilette en désordre et à placer les quelques effets qu'elle
avait apportés avec elle, madame Martel ui ayant promis que le reste
serait prêt quand elle l'enverrait chercher.

Lorsqu'Armand revint du bureau, le lendemain, il fut agréablement surpris
de trouver sa chère moitié assise dans le salon avec sa couture et
causant avec une des pensionnaires. Il fut de plus très-content
d'apprendre de sa bouche qu'elle se trouvait plus heureuse et mieux que
chez madame Martel.

Maintenant, si Armand eût eu un caractère plus déterminé, s'il eût été
capable de poursuivre par une certaine fermeté dans ses manières et ses
résolutions, la victoire domestique qu'il venait de remporter, tout
aurait pu aller passablement bien; mais malheureusement, tel ne fut pas
le cas. Madame Martel venait fréquemment, quelque temps après, à leur
nouvelle résidence; Délima passait une grande partie du temps à lui
remettre ses visites, et Armand n'intervint nullement. Les conséquences
morales de ces relations furent très-perceptible dans le caractère de sa
jeune femme qui devint plus indépendant et plus exigeant. Elle
paraissait croire que le seul but de la vie était de s'habiller avec le
plus de soin et avec autant d'extravagance que possible.

De son côté, Armand poursuivait avec persévérance ses obligations de
bureau, quoique parfois il ne pouvait se défendre d'un sentiment de
triste découragement. Depuis qu'il avait reçu la lettre de Paul lui
offrant de l'argent il n'avait pas eu d'autre relations avec lui. Au
jour de l'an il reçut un petit billet de sa tante Ratelle, contenant un
présent de cinquante louis. On ne lui parlait pas de sa femme dans cette
missive, et on ne lui exprimait aucun désir de faire sa connaissaance.
Madame Ratelle avait, malheureusement, reçu d'une bonne autorité une
connaissance exacte de son caractère et avait appris de cette manière
que l'acquisition qu'avait fait son infortuné neveu en était une
pitoyable, sans valeur et sans mérite.

Délima cajola si bien son mari qu'elle obtint bientôt les cinquante
louis, et au lieu de les employer, du moins en partie, è payer quelques
dettes que le jeune ménage avait contractées elle s'acheta une garniture
neuve de pelleterie et un costume dont l'élégance rivalisait avec les
toilettes de mademoiselle de Beauvoir elle-même. Madame Martel ne fut
pas oubliée dans cet inégal partage des étrennes de la tante Ratelle:
elle eut pour sa part un joli manteau neuf.

Au bout de quelques mois la jeune femme qui, dans le principe, avait été
si enchantée de la vie de pension, en fut entièrement dégoûtée. Les
pensionnaires étaient si peu complaisants pour elle, la bourgeoise si
grossière et désagréable qu'elle n'osait seulement pas lui demander un
verre d'eau entre les repas, elle-même si fatiguée de toujours manger,
s'asseoir et de vivre sous la constante surveillance d'étrangers,
qu'elle en était venue à la conclusion qu'elle aimerait mieux mourir de
faim dans un petit logement à elle,--ne fut-ce qu'un grenier--plutôt que
de rester dans cette situation.

Comme de raison, madame Martel était au fond de tout ce murmure et ce
mécontentement. Ce rusé brandon de discorde trouvait que dans ses visites
à la jeune femme elle n'avait pas assez de liberté et n'tait pas reçue
comme elle l'aurait aimé. Impossible de se passer le luxe d'une
délicieuse tasse de thé et d'une de ces longues veillées terminées par
un souper chaud. En un mot, il valait autant que Délima fût à
Saint-Laurent pour le profit et le plaisir que sa compagnie lui
rapportait. Aiguillonnée par des conseils si intéressés, la jeune madame
Durand se rendit bientôt désagréable et haïssable aux autres
pensionnaires; son affectation et ses airs de supériorité servirent de
risée. Tous les soirs, lorsque notre héros arrivait du bureau, elle
avait un nouveau grief à conter une nouvelle histoire de dureté et
d'oppression à lui communiquer; si bien qu'insensiblement, il finit par
redouter son arrivée à la maison de pension autant qu'autrefois au
domicile madame Martel. De temps à autre elle changeait son histoire et
insistait sur le bonheur qu'ils goûteraient dans un chez-soi, quelque
humble qu'il fût, sur l'économie et l'habileté qu'elle déploierait dans
la direction de son ménage. Le tableau était engageant, et Armand se
surprit souvent à se demander comment il pourrait le réaliser si son
orgueil et son indépendance lui permettraient jamais de solliciter de la
tante Ratelle de l'aide pour mettre son projet ne pratique.

Le sort vint à son secours et arrangea l'affaire en lu ménageant une
rencontre avec sa tante Françoise qui était venue à la ville pour la
première fois depuis la mort de son frère Paul Durand. Armand ayant sa
jeune femme à son bras se rencontre face à face avec elle au moment où
elle sortait d'un de ces magasins sombres et bas, comme alors il en
existait encore quelques-uns à Montréal. Le jeune homme qui se rappelait
toutes ses bontés pour lui, était charmé de la rencontre et il
démontrait clairement par ses manières et ses paroles tout le plaisir
qu'il en éprouvait. La froideur que madame Ratelle avait d'abord montrée
se fondit bientôt sous le charme enchanteur de son accueil affectionné
et sous les pressantes sollicitation du jeune couple de vouloir bien les
suivre et partager l'hospitalité de leur pension. Elle refusa en les
remerciant; mais les invita à aller prendre le dîner avec elle à
l'hôtel paisible et respectable où elle était descendue.

L'invitation fut de suite acceptée, et tout se passa d'une manière
satisfaisante. Inutile d'ajouter que madame Ratelle vit avec infiniment
de déplaisir les coûteuses fourrures et l'élégant manteau qui
accoutraient ls femme d'un pauvre étudiant en Droit, mais Délima
paraissait si jeune,--pour atteindre ce but elle avait repris les
manières entraînantes qui la caractérisaient avant son mariage--que la
tante Françoise sentit se dissiper promptement les préjugés qu'elle
avait conçus contre elle. Avec une naïveté que la vieille dame sut
apprécier, la nièce parla de l'ardent désir qui n'animait d'avoir une
demeure à elle, n'oubliant pas en même temps de faire valoir les rêves
brillants qu'elle faisait sur la perfection avec laquelle elle tiendrait
leur ménage.

--Mais, observa sèchement la tante Ratelle en répondant à cette
rapsodie, je ne puis pas me représenter une dame aussi richement habillée
que vous l'êtes se débattant parmi les pots et les chaudrons, et
confectionnant les cornichons et les confitures. Vous seriez bien mieux
dans une salon!

--Ah! tante Françoise, reprit Délima en adoptant de suite le titre avec
lequel Armand parlait à sa tante, je m'habille si richement parce que je
n'ai pas autre chose à faire. Combien ce serait différent si j'avais un
petit logement à moi: je pourrais alors m'occuper d'autres choses que de
parures et de toilettes.

Madame Ratelle n'ajouta rien, et lorsque les jeunes gens partirent elle
demanda à son neveu de revenir le soir afin d'avoir une conversation
avec lui.

Comme de raison, il se rendit volontiers à cette invitation, et la nuit
était passablement avancée lorsque se termina leur entrevue. Ils avaient
eu beaucoup à se dire, mais le jeune homme s'était montré dans le cours
de cette longue conversation d'une étonnante discrétion au sujet de ses
embarras domestiques aussi bien que de toutes les machinations qu'on
avait mises en oeuvre pour le faire marier.

En lui donnant des nouvelles d'Alonville elle lui dit que Paul demeurait
toujours dans la maison paternelle, mais était devenu extraordinairement
sombre et taciturne, et que sa prospérité en agriculture avait
considérablement diminué. Il ne paraissait pas penser au mariage,
quoique, s'il en eût eu quelque disposition, il aurait pu choisir parmi
les plus jolies filles de la paroisse. Il n'avait jamais fait allusion à
Armand, non plus qu'aux événements qui étaient survenus à la mort de
leur père, quoique cela lui donnât è penser, à elle, que son esprit en
était plus absorbé et que c'était probablement pour cette raison qu'il
cherchait des consolations dans les stimulants, avec une fréquence qui
la remplissait d'inquiétude et d'appréhension.

Madame Ratelle lui parla ensuite de ses propres affaires et lui demanda
s'il désirait aussi vivement que sa femme d'avoir un logement à eux. La
pensée des plaintes ennuyeuses et les incessantes tirades que Délima lui
faisait subir tous les soirs lui fit répondre dans l'affirmative. La
tante Françoise accueillit évidemment sa réponse avec faveur car en
elle-même elle craignait que la vie indolente que menait la jeune mariée
pourrait lui communiquer des idées d'oisiveté et de dépenses qui la
rendraient plus tard incapable de prendre la conduite d'un ménage.

La conclusion de tout ceci fut qu'Armand serait immédiatement mis en
possession du legs que son père avait laissé à sa tante. Une partie de
ce legs, sagement placée, rapporterait un intérêt raisonnable, tandis
qu'on en déduirait une comme suffisante pour monter une maison, quoique
sur la plus petite échelle possible.

--J'espère, mon neveu, que notre décision a été très-prudente, dit
gravement la tante Ratelle au moment où ils se séparèrent. On pourrait
peut-être dire qu'il aurait été plus sage de laisser les affaires telles
qu'elles étaient, mais tu es à présent un homme marié, à qui l'on peut
certainement confier la direction de ses propres affaires. Dans tous les
cas, deux qualités te son éminemment nécessaires: l'économie et la
fermeté; aies soin que ni l'une ni l'autre ne te manquent.

                                 ----


                                  XVI


Ce fut pour Délima un jour de triomphe que celui où, après avoir
parcouru avec son mari une partie de la ville à la recherche d'une
habitation réalisât l'idéal qu'elle avait rêvé, ils trouvèrent pour un
prix modique, sur la rue St. Joseph, un cottage contenant le nombre
voulu d'armoires et de cabinets, et ayant par devant la petite véranda
que la jeune femme regardait comme indispensable. Aussi fut-elle
très-joyeuse lorsque Armand, qui éprouvait l'aversion ordinaire à son
sexe pur faire les emplettes, lui remit, avant de partir pour son
bureau, une bourse bien remplie et lui donna carte-blanche pour en
dépenser le contenu à son entière discrétion.

Naturellement, le premier soin de Délima fut d'aller chercher madame
Martel. Cette terrible matrone fit le désespoir des commis d'une
douzaine au moins de magasins en marchandant barguignant et changeant
d'idées plusieurs fois avent de conclure des marchés. Sa coopération
fut cependant d'une grande utilité à la jeune femme qui débutait comme
ménagère, car sans l'intervention de sa compagne, Délima guidée par les
mêmes goûts qui l'avaient dirigée dans l'achat de ses robes, aurait mis
les trois quarts de son capital sur un tapis coûteux, embelle de roses
et de lilas, et sur des meubles de salon qui devaient bien faire avec
tapis, mais qui ne convenaient pas plus que ses robes à leur position.

Madame Martel lui ayant demandé aigrement avec quoi, dans ce cas, elle
se proposait d'acheter un poële et des batteries de cuisine, elle
consentit à regret à se contenter d'articles moins dispendieux. Pendant
qu'elle examinait d'un air mécontent le droguet, la table et les chaises
unis mais confortables que sa tante avait choisis, celle-ci lui dit:

--C'est dans tous les cas, ma fille, une amélioration assez notable sur
les planchers nus et les chaises empaillées que l'on voit dans les
meilleures chambre de la vieille ferme de Saint-Laurent.

La jeune femme qui, dans sa grandeur naissante, était presque parvenue à
chasser ces réminiscences comme elle l'avait fait du souvenir du
grand-père qui l'avait élevée, rougit très-fort à ces mots et résolut de
fermer la bouche qu'elle ne rouvrit plus avant qu'elles fussent sorties
du magasin.

Plusieurs jours furent ainsi employés à faire des emplettes. Enfin les
effets arrivèrent, les meubles furent placés et les jeunes mariés
prirent possession de leur logis. Délima triomphait, Armand était content
parce qu'elle l'était elle-même, et madame Martel qui s'était
obligeamment invitée à souper, sous le prétexte de lancer la jeune
ménagère dans sa nouvelle carrière, était pleine d'affabilité et se
disait majestueusement:

--Voilà mon oeuvre!

Bientôt cependant les difficultés surgirent sur la route du ménage.
Chaque jour apportait des découvertes désagréables. D'abord la cuisine
fourmillait de coquerelles et de barbeaux, et Délima avait une telle peur
de ces petits insectes que ses cris retentissaient dans toute la maison
chaque fois qu'elle y descendait. La méthode la mieux répandue pour
débarrasser de ce fléau fut adoptée sur-le-champ, mais on n'en obtint
qu'un succès partiel.

Ensuite la cheminée fumait quelques fois de la manière la plus
capricieuse lorsque le vent changeait de direction; Armand et sa femme
étaient alors menacés d'avoir le même sort que les habitants de Pompéi,
car des masses d'épaisse fumée et de cendres les enveloppaient
lorsqu'ils s'asseyaient à leur coin du feu.

Un _récollet_ (capuchon de cheminée) avait à peine remédié en partie à
cet inconvénient qu'un autre sujet de grief survint. Le toit fit
malheureusement une voie d'eau dans une partie de la maison, et pour
comble d'infortune, l'humidité s'introduisit subtilement dans la
précieuse armoire où Délima avait mis sa belle robe de soie des
dimanches qui fut bariolée et tachetée comme un arabesque. Cette double
mésaventure fut réparée par des améliorations à la couverture et par
l'achat d'une nouvelle robe.

Mais le sort n'avait pas fini ses persécutions. Les rats envahirent
bientôt la cave, et la terreur qu'avaient inspiré les coquerelles et les
barbeaux n'étaient rien en comparaison de celle que créait la présence
de ces nouveaux hôtes. Jamais Délima ne s'aventurait seule dans ce
château-fort de l'ennemi, de sorte qu'Armand était obligé de
l'accompagner dans les pérégrinations qu'elle avait à y faire pour aller
chercher le matériel de leurs repas; cela lui causait tant d'ennui qu'il
eût de beaucoup préféré vivre comme un anachorète, au régime de pain et
de l'eau. On se procura un chat, mais ce petit animal limita ses
exploits à piller la paneterie et à briser une quantité incroyable de
faïences, et on finit par reconnaître qu'il était plus nuisible que les
rats eux-mêmes.

Et pendant ce temps-là, se demandera-t-on, comment Délima se tirait-elle
d'affaire dans la conduite du ménage? Son mari voyait-il la réalité
s'élever jusqu'au niveau des visions dorées dont il s'était bercé?

Le fait est que, dérouté par les décourageantes découvertes que chaque
jour apportait et distrait par les plans et les conjectures qu'il
formait pour faire face à ces embarras, Armand avait à peine remarqué
que les biscuits étaient trop solides et pesant, les viandes brûlées ou
rarement cuites à point, et la soupe un indescriptible mélange de fluide
graisseux dans lequel nageaient les amas de légumes à moitié crûs.
Quand cependant le jeune mari risquait à ce sujet quelques observations,
ce qui lui arrivait d'ailleurs fort rarement, Délima lui demandait,
indignée, comment il voulait qu'elle pût faire la cuisine comme il faut,
entourée comme elle l'était d'horreurs de toutes sortes et aveuglée,
stupéfiée par les cheminées qui fumaient et par les toits percés?

La raison paraissait bonne, du moins Armand voulut bien l'accepter comme
telle; il proposa donc de remédier à cette situation en se procurant
l'aide d'une servante dont l'égalité d'âme résisterait aux terreurs qui
exerçaient une si puissante influence sur les nerfs de Délima. Celle-ci
accepta avec empressement la proposition, et revêtue encore une fois de
ses plus beaux atours, elle entreprit la tâche importante et pleine de
dignité de donner des ordres à une servante.

Mais hélas! Lizette était quelque peu susceptible, et une guerre animée
s'établit bientôt entre la maîtresse et la ménagère. Délima, qui ignorait
totalement ce en quoi consiste la dignité, essayait de suppléer, en se
faisant arrogante et en trouvant constamment à redire, à l'absence
complète chez elle de cette justice calme et de cette parfaite
possession de soi-même si nécessaires à ceux dont la destinée est de
commander.

Aussi, lorsqu'il arrivait le soir chez lui, l'infortuné mari, au lieu
d'avoir à entendre le léger caquet féminin qui est en ces temps et lieu
une chose très-agréable, ou de jouir de ce repos, de cette tranquillité
qui rendent souvent la maison chère au coeur, était condamné d'ennuyeuse
répétitions sur les bévues de Lizette et les outrages incessants dont
elle avait abreuvé sa maîtresse.

--Mais pourquoi donc ne lui donne-tu pas son congé et n'en prends-tu pas
une autre? répondant alors Armand en se passant d'une manière désespérée
la main dans les cheveux.

Mais cela ne faisait pas l'affaire de madame Durand. Elle savait Lizette
une excellente domestique, industrieuse, aimant le travail et honnête;
elle ne voulait que se donner le luxe de gronder.

Pendant ce temps-là les visites de madame Martel devenaient de plus en
plus nombreuses, et sa présence dans le jeune ménage très-fréquente.
L'espèce de honte qu'elle avait laissé voir lors de sa première visite,
après la tempête que nous avons signalée, disparut bientôt et fut
remplacée par des tirades sur l'incompétence et l'inutilité de Lizette,
le tout entremêlé de temps à autre par des avertissements au chef de la
maison.

Un jour que les deux dames discutaient ensemble les défauts de la pauvre
servante. Lizette, qui avait à dessein laissé la porte de la cuisine
entr'ouverte afin de profiter de l'analyse que l'on faisait ainsi de son
caractère, entra dans la salle comme un ouragan et leur déclara qu'il
était facile de voir qu'elles n'avaient pas été habituées à avoir des
domestiques; que elle, Lizette, qui avait vécu avec de vraies dames
avant de venir dans cette maison, pouvait leur dire qu'elle étaient
toutes deux des parvenues, et que pour aucune considération elle ne
consentirait è passer une nuit de plus à leurs ordres.

Là-dessus la jeune maîtresse, qui était revenue du saisissement dans
lequel l'avait jetée cette charge à fond de train, déclara froidement à
la soubrette excitée que si elle mettait à exécution la menace de partir
à si court avis, non-seulement elle perdrait son salaire du mois, mais
que de plus elle recevrait certificat qui l'empêcherait de se faire
employer par qui que ce fût.

A cela Lizette réplique, avec un ton passablement indépendant, que
lorsqu'elle voudrait un certificat elle aurait soin de le demander à
l'une des grandes dames chez lesquelles elle avait demeuré
antérieurement.

Dès le début de la scène, Armand s'était précipitamment retiré dans une
autre chambre dont il avait fermé la porte; cela n'empêcha pas cependant
que les voix des personnes engagées dans la dispute arrivèrent, jusqu'à
lui claires et distinctes. Il ne fut donc pas surpris lorsque, peu
d'instants après, Lizette vint le trouver, et tout en lui déclarant
qu'elle ne voulait plus rester davantage chez lui, elle lui demanda ses
gages, après avoir librement relaté ce qui s'était passé. Comme il avait
eu personnellement connaissance de la provocation qui amenait cet état
De choses, il paya sans rien dire ce qu'elle demandait. Peu après, comme
Il jetait un coup-d'oeil par la fenêtre, il aperçut la servante qui
traversait la rue, son paquet è la main.

Presqu'au même moment Délima entra, haletante, dans la chambre, suivie
de près par madame Martel.

--Assurément, Armand, tu ne lui as pas payé ce mois-ci?

--Sans doute. Pourquoi pas?

--Pourquoi pas?

--Pourquoi pas! n'as-tu pas entendu toutes les insolences qu'elle m'a
dites?... Oui! dis-tu, et tu demandes: pourquoi pas, Armand Durand, vous
n'avez pas le coeur d'un homme, car vous ne seriez pas resté lâchement
ici pendant que là-bas votre femme était insultée, et vous n'auriez pas
payé la misérable qui la vilipendait.

Ici madame Martel fit entendre un gros soupir.

--Mais vous étiez deux contre elle, répondit Armand, et certainement
très-capables pour votre adversaire.

--Ainsi donc, non content de l'encourager par ton silence et ton
abstention, de lui payer les gages qu'elle avait perdus, voici que tu
prends maintenant sa part? demanda la jeune femme avec colère.

Madame Martel fit encore entendre un soupir plus fort que le premier et
toussa brusquement, ce qui était évidemment un préliminaire à la part
active qu'elle se disposait de prendre dans le nouvel engagement qui
commençait. Armand se contenta de saisir ent toute hâte son chapeau et
de sortir, murmurant entre ses dents que d'autres affaires le
réclamaient ailleurs.

Ces affaires auxquelles il avait vaguement fait allusion n'étaient rien
autre chose qu'une promenade en attendant que l'heure fût arrivée pour
lui de se rendre au bureau, où il s'installa bientôt en se félicitant
intérieurement d'avoir à sa disposition un asile aussi sûr et aussi
tranquille.

Cependant le moment d'en partir était venu, et il se disposait à
ramasser quelques livres et papiers qu'il voulait apporter avec lui à la
maison lorsque, à sa grande surprise, il aperçut sa tante Françoise qui
entrait dans le bureau.

Elle était venue à la ville pour des affaires imprévues, et sachant
qu'elle trouverait, à cette heure, Armand à son bureau, elle était venue
l'y trouver afin qu'il l'accompagnât à sa nouvelle demeure; car Délima,
dans la première explosion de gratitude occasionnée chez elle par
l'action généreuse de madame Ratelle qui les avait mis en mesure de
commencer leur ménage, avait insisté avec force pour que cette bonne dame
se retirât chez eux chaque fois qu'elle viendrait à la ville.

Arrivés au confortable petit cottage de la rue St. Joseph, Armand ouvrit
la porte avec son passe-partout, l'esprit tourmenté par de fortes
appréhensions au sujet de la disposition d'esprit où il trouverait sa
femme après les événements tumultueux de la journée.

A vrai dire, ses craintes n'avaient pas approché de la réalité. Les feux
étaient éteints, la maison vide et déserte: Délima étant sortie avec
madame Martel, après s'être concertées ensemble pour punir le mari en
allant passer la soirée hors de la maison et en le laissant aux
ressources de l'habilité d'un pauvre célibataire. Tout était dans le
même état qu'au commencement des hostilités, les meubles en désordre, le
tapis couvert de miettes de pain, de bouts de fil, de papier, et par la
porte qui en était restée à demi-ouverte on pouvait voir dans la cuisine
une table remplie d'assiettes sales, un foyer tout couvert de cendres et
un plancher sur lequel le balai n'avait laissé aucune trace de son
passage.

Le choc que ce spectacle infligea à la tante Françoise, qui aimait tant
l'ordre et la propreté, ne peut se raconter. Mortifié et confondu,
Armand balbutia quelque chose sur ce que Délima avait été obligée de
sortir avec sa cousine, madame Martel, et que leur servante était partie
brusquement,--c'était la première fois que madame Ratelle apprenait
qu'ils avaient une domestique à leur service;--puis il pria sa tante de
s'asseoir pendant qu'il ferait du feu, la seule partie de l'économie
domestique dont il eût une idée un peu claire.

Elle y consentit en silence, et pendant que son regard se promenait de
la taille svelte de son neveu sur laquelle le feu naissant commençait à
jeter ses reflets, à l'affreuse confusion qui l'environnait, ses pensées
se reportaient aux premières années du mariage de son frère et à ses
propres réclamations contre le choix qu'il avait fait. En ce qui
concernait le confort domestique et la conduite du ménage, il y avait
une similitude étrange entre le sort du père et celui du fils; mais elle
reconnut avec douleur que là cessait la parité. Jamais la douce et
aimante Geneviève n'aurait laissé son mari au milieu d'une confusion
comme celle qui régnait en ce moment dans la maison, afin d'aller
ailleurs chercher des amusements pour elle-même; si elle n'avait pas eu
le talent de tenir sa maison dans cet ordre exquis qui donne de
l'attrait même à la chaumière la lus pauvre, du moins elle était
toujours là pour l'accueillir à son retour avec des paroles de douceur,
avec un regard et un sourire d'amour. Madame Ratelle avait une fois
exprimé hardiment à son frère sa désapprobation entière du système ou
plutôt de l'absence de système qui régnait dans son ménage,--car bien
qu'il aimât passionnément sa femme, bien qu'il fût touché de l'entier
dévouement de celle-ci pour lui, il pouvait supporter d'entendre dire
des vérités amères sur son compte;--mais quelle forteresse Armand
avait-il, lui, pour se protéger? En regardant son visage triste et
pensif qui portait les traces du malheur, en se rappelant tout ce dont
elle avait entendu parler, tout ce qu'elle avait vu, elle se répondit à
elle-même avec un serrement de coeur; aucune, aucune!

Non, elle n'augmenterait pas par un seul mot de critique ou de censure
le fardeau qui pesait déjà si lourdement sur son pauvre neveu; et quand,
après avoir terminé sa tâche, il s'approcha d'elle et lui dit avec une
gaieté forcée:

--Au moins, tante Françoise, si nous n'avons pas un bon souper, nous
aurons dans tous les cas un bon feu.

Elle se leva rapidement et répondit en riant:

--Mais, mon cher neveu, nous aurons les deux!

Et s'étant débarrassée de ses vêtements de sortie, elle prit un
essuie-main qui gisait sur une chaise tout près de là, et tout en le
fixant autour d'elle afin de garantir sa robe et en rejetant en arrière
les attaches de mousseline de sa coiffe:

--Maintenant, dit-elle, tu vas voir comme la vieille tante n'a pas
oublié son ancienne besogne.

Nonobstant l'opposition qu'y mit son neveu, elle commença avec célérité
à rétablir en ordre le chaos qui régnait dans la cuisine. Cela fut bien
vite fait, et quelque temps après un excellent souper composé de pain
rôti, de jambon et d'oeufs,--car le garde-manger était convenablement
pourvu--était placé sur la table.

Durant le repas elle le questionna avec intérêt sur les projets qu'il
avait pour l'avenir; elle se montra satisfaite de ce qu'il poursuivait
avec tant d'ardeur ses études légales, mais elle parla peu, très-peu, de
ce qui concernait ses affaires domestiques. Une fois seulement, après un
long silence, elle mit doucement sa main sur la sienne et dit tout bas
en le regardant fixement en face:

--Armand, mon fils, je crains que tu ne sois pas très-heureux!

Il ne lui répondit pas autrement qu'en lui pressant la main et en
détournant légèrement la tête. Un nouveau silence s'établit entr'eux et
dura jusqu'à ce qu'un coup frappé à la porte les fit se lever. Armand
alla ouvrir, et se jeune femme entra, portant sur ses traits réguliers
un air demi revêche, demi provocateur.

--Comment trouve-tu la vie de ménage d'un cieux garçon? demanda-t-elle
avec aigreur. Tu avais tant de sympathie pour Lizette que...

--Tante Françoise est ici! interrompit-il avec gravité.

Honteuse et confuse, Délima se retourna vivement et courut embrasser
madame Ratelle qui la laissa faire froidement sans lui rendre sa
caresse. Elle marmotta quelques excuses et le regret de n'avoir pas su
que sa tante devait venir, car elle serait rentrée plus tôt pour lui
donner le souper.

--Pourquoi, enfant, aurais-tu plus d'attentions et de prévenances pour
moi que tu n'en montres à ton mari? Les titres qu'il y a sont bien plus
grands que les miens.

La jolie bouche de la jeune femme fit la moue, son beau front se
contracta, et elle partit pour aller se déshabiller en secouant
légèrement la tête.

Dans les jours lointains du passé, alors qu'elle s'était montrée si
sévère sur la manière déplorable dont Geneviève conduisait son ménage, la
pauvre tante Françoise avait été loin de penser qu'un jour viendrait où
elle se rappellerait avec douleur ses sourires, son affection et les
qualités qui compensaient chez la première femme de son frère l'absence
des capacités domestiques. Il lui était inutile cependant de se
plaindre, et elle résolut de n'exprimer par aucune parole le chagrin que
lui faisait éprouver l'état des choses actuel. Elle passa deux jours
avec les jeunes gens, car des affaires la forcèrent de rester à la
ville, et pendant ces deux jours elle en vit assez des faits et gestes
de Délima, de la félicité domestique d'Armand, pour souhaiter de n'y
être jamais venue.

La séparation avec sa nouvelle nièce fut un peu orageuse. Elle lui dit
d'un ton calme et sévère combien elle lui trouvait de l'insuffisance
dans toutes les qualités qui distinguent une bonne épouse, et finit par
lui déclarer que dorénavant ses faveurs et ses cadeaux dépendraient
entièrement du degré d'amélioration que se ferait remarquer dans sa
conduite.

Comme la jeune femme s'échauffait et commençait à devenir impertinente,
la tante Ratelle se tut et laissa la maison.

Rodolphe Belfond venait de temps en temps voir son ancien ami de
collège; mais chaque fois la jeune femme, au lieu de laisser son mari
seul avec son ami et jouir ensemble d'un entretien amical, leur tenait
compagnie, et cela vêtue avec élégance exagérée; par ses conversations
insipides et par son affectation plus absurde encore, elle rendait
l'entrevue ennuyeuse pour tous deux. D'autres foais, quand elle était
sous l'influence de la mauvaise humeur, elle s'efforçait de rendre la
situation plus désagréable encore en disputant très fort la nouvelle
servante plus endurante que Lizette, en faisant du brout à tort et à
travers par la brusquerie avec laquelle elle brossait, époussetait et
nettoyait; on eût dit quelle voulait donner l'impression à ses deux
victimes qu'elles gênaient dans la maison.

Heureusement que Belfond n'était ni très-timide ni très-sensible; aussi,
restait-il impassible au milieu de la tempête et se contentait-il de
penser, en contemplant l'attitude irascible de Délima, comme il
adoucirait vite et bien cette jolie petite diablesse s'il était à la
place de son ami, de la faiblesse duquel il s'étonnait, mais qu'il
prenait en profonde commisération tout en la condamnant.

Cependant des inquiétudes plus graves attendaient le jeune ménage.
L'argent donné par madame Ratelle avait été dépensé avec une déplorable
imprévoyance, comme jamais cette bonne dame n'en avait vue.

La seule connaissance de quelque utilité que possédât Délima était celle
des ouvrages à l'aiguille, et elle y excellait; mais bien que les robes,
manteaux et tous les petits articles de fantaisie qu'elle aimait tant
fussent faits par elle, ainsi que le linge de son mari, ce seul détail
d'économie ne pouvait pas suppléer à l'absence absolue de système et de
bonne direction qui se faisait aussi vivement ressentir dans les autres
départements du ménage.

Lorsque la jeune femme demandait de l'argent, Armand lui en donnait
séance tenante sans s'informer de ce qu'elle en voulait faire, sachant
bien que s'il hasardait la moindre question à ce sujet il s'en suivrait
une altercation; mais quand ces constants assauts sur le capital eurent
terriblement diminué leur petite fortune et qu'il eût commencé à parler
de la nécessité de pratiquer l'économie, elle ne fit nulle attention à
ses remontrances, se disant à elle même pour se rassurer que lorsque la
bourse serait vide ils pourraient s'adresser à tante Françoise. Quand ce
temps arrive et que Délima, sans consulter son mari, eût écrit privément
à madame Ratelle une lettre qui lui faisait une peinture effrayante de
leur misère et qui, malgré l'étude et l'attention qu'elle y avait mise,
était une merveille de mauvaise grammaire et d'affreuse orthographe,
elle ne tarda pas à recevoir une réponse courte, vive et décisive.

Madame Ratelle se contentait de lui dire qu'elle leur avait donné déjà
une somme qui administrée avec soin, aurait dû être suffisante pour les
mettre à l'abri de la nécessité de demander de longtemps des secours,
que madame Durand devait apprendre à être moins extravagante dans ses
toilettes et ses dépenses de ménage avant de s'attendre à une
Nouvelle aide de sa part. La lettre exprimait aussi la surprise que la
jeune madame Durand, qui avait été élevée dans l'habitude de la plus
stricte économie, trouvât maintenant si difficile de la pratiquer.

Dans la première explosion de colère provoquée par tant de franchise,
Délima montra la lettre à son mari; mais elle était loin de s'attendre à
l'amertume avec laquelle il lui reprocha d'avoir fait une telle demande
sans el consulter, et le manque d'orgueil et de dignité qui l'avait
conduite à demander des secours de cette manière.

Peu à peu cette partie de la somme qui devait, par son intérêt leur
fournir un petit revenu annuel fut dépensée, Armand en ayant consacré,
malgré la volonté de sa femme, une part è payer des dettes
insignifiantes qu'il avait contractées durant les premiers mois de leur
mariage. Ainsi placé à deux pas de la pauvreté, il jugea que le
retranchement était impérieusement nécessaire; la servante fut renvoyée,
les dépenses pour la toilette et la tale diminuées, et Délima, changeant
tour-à-coup d'un extrême à un autre, passa de la condition de poupée
extravagante à celle d'une femme très-négligente au dernier point.
Naturellement, le caractère participa aussi à ce changement et ce fut
pour le pire; aussi les regards de colère et les ennuyeuses
récriminations sur sa misérable destinée étaient maintenant tout ce
qu'il y avait dans l'infortunée demeure de notre héros.

L'étrenne annuelle de cinquante louis envoyée par madame Ratelle arriva
à temps pour les sauver du besoin immédiat; Armand, après des efforts
désespérés, se procura un peu de copie qui ne lui rapporta qu'une
rémunération insuffisante du rude labeur qu'il s'imposait après les
heures de bureau. Plusieurs articles superflus de ménage, parmi lesquels
s'en trouvaient dont on aurait fort bien se dispenser de faire
l'acquisition furent vendus pour faire face aux exigences du moment, et
aà chacun de ces sacrifices Délima se lamentait comme si on eût blessé
une des fibres de son coeur.

Madame Martel qui était devenue une commensale assidue du logis
joignait, naturellement, ses vigoureuses lamentations à celles de la
jeune femme, branlant la tête outre mesure et soupirant sur un ton
lamentable: oh! ma pauvre, pauvre Délima! C'était au point qu'Armand
pensait en devenir fou. Une fois que sa femme avait été particulièrement
vive dans ses jérémiades et que madame Martel la secondait de son mieux,
le pauvre mari les réduisit l'une et l'autre au silence en se tournant
vers la visiteuse et en l'informant que ce qu'elle avait de mieux à
faire pour la tranquillité de tous était de ramener Délima avec elle et
de la garder jusqu'à ce qu'il eût une demeure plus riche à lui offrir.
Mais cette explosion était un événement rare et l'influence morale
qu'elle eut sur le moment passa bientôt, laissant encore une fois les
adversaires du jeune homme maîtresses du champ de bataille.

Pendant qu'il supportait de son mieux les infortunes qui l'entouraient,
se laissant un jour aller au découragement et renouvelant le lendemain
les résolutions qu'il avait prises de lutter vaillamment contre le sort
et de vaincre si c'était possible, un messager arriva d'Alonville pour
lui dire de s'y rendre sans retard parce que madame Ratelle venait
d'être frappée d'un coup de paralysie et qu'elle se mourait. Atterré et
profondément chagrin de cette affreuse nouvelle, il se prépara à partir
incontinent; de son côté, Délima sut profiter du prétexte des mauvais
chemins et du temps défavorable pour refuser de l'accompagner.

Il arriva à temps pour recevoir la dernière bénédiction de la bonne
tante Françoise, pour cueillir de ses lèvres expirantes quelques
conseils et des paroles de sympathie; un autre coup de l'ennemi
infatigable termina la scène. Aucune expression ne put rendre la
désolation du pauvre Armand en face du cadavre inanimé de sa tante.
Elle avait été le dernier être qui l'eût aimé sur la terre, car sa
confiance dans l'affection de sa femme s'était évanouie depuis
longtemps; son oreille aujourd'hui glacée par la mort était la seule à
laquelle il eût pu confier ses peines et ses projets. L'avenir qui
s'ouvrait maintenant devant lui n'était plus embelle par l'espérance de
rencontrer un coeur sincère qui pût l'aimer.

Quelques mots furent échangés entre lui et Paul, ce dernier faisant
preuve d'embarras et de contrariété, pendant que lui-même était
préoccupé et indifférent. Ce fut là toute leur entrevue.

Après les funérailles auxquelles les deux frères assistèrent côte à
côte, le notaire du village remit à Armand une lettre que madame Ratelle
avait ordonné de lui donner lorsqu'elle serait morte, et il ajouta qu'il
était prêt à lui lire le testament de la défunte.

Portant la date du matin qui avait précédé l'arrivée d'Armand, la lettre
renfermait une écriture tremblante, presqu'illisible, mais témoignait
d'une tendre affection, de sympathie pour ses infortunes, et l'engageait
à puiser des consolations à la source où elle en avait trouvé elle-même
de si abondantes, l'espoir d'une vie future. Elle déclarait qu'à
l'exception de quelque s legs charitables et d'un présent à Paul, elle
faisait d'Armand son légataire universel; mais prévoyant l'extravagance
de Délima et sa propre imprudence dans les affaires d'argent,--ce qui
était amplement prouvé par la prodigalité avec laquelle avait été
dépensée la forte somme qu'elle leur avait donnée,--et craignant que,
si l'héritage était mis à leur disposition sans conditions restrictives
il serait promptement dépensé, les laissant encore une fois la proie de
la pauvreté, elle manifestait le désir qu'Armand ne reçût que l'intérêt
annuel de l'argent qui lui était légué pendant l'espace de sept ans,
après lequel il entrerait dans la jouissance complète de son héritage
sans être entravé par aucune autre condition.

Lorsque de retour chez lui, notre héros eût raconté à sa femme les
détails de la mort de madame Ratelle et les dispositions du testament,
Délima eut peine à cacher son désappointement.

--Seulement cent-vingt louis par année pendant sept ans! répétait-elle
avec un certain mécontentement; juste un peu plus que la somme avec
laquelle nous mourions de faim. Nous avons le temps de mourir tous deux
avant l'expiration du terme convenu.

--Ce ne serais pas un événement très-regrettable! répondit Armand avec
une profonde amertume: assurément, notre vie n'est pas si agréable que
nous puissions la regretter.

--Elle le serait si nous avions beaucoup d'argent, répliqua la jeune
femme.

--Aucune somme d'argent ne pourrait apporter le bonheur dans notre
maison! pensa en lui-même le pauvre Armand.

Mais il ne souffla mot.

                                   ----


                                   XVII


Encore quelques mois de luttes ennuyeuses, de combats contre la pauvreté
et les troubles domestiques, puis un autre changement s'opéra dans le
drame. Le brave et intelligent avocat Lahaise, dans le bureau duquel
Armand avait étudié, tomba malade, et après plusieurs variations du mieux
au pire, il paya sa dette à la nature. Notre héros fut très profondément
affecté par cette dernière épreuve. Il lui semblait que tous ceux qui
l'avait aimé ou lui avaient porté quelqu'intérêt lui étaient enlevés
l'un après l'autre; mais il oubliait qu'ils étaient d'un âge mûr et que
dans l'ordre de la nature il était de toute éventualité de s'attendre à
leur mort: il sentait seulement le vide immense que laissait dans sa vie
et ses espérances chacune de ces morts.

Après les funérailles de M. Lahaise il resta pendant plusieurs jours à
la maison, solitaire et inactif, donnant pour prétexte qu'il copiait des
documents de lis; mais, en réalité, il s'abandonnait de plus en plus au
découragement qui l'assaillait. Etait-ce l'apathie ou la maladie? Il ne
pouvait dire; mais une singulière aversion pour la profession qu'il avait
embrassée s'emparait de lui, et il pensait qu'il lui était tout-à-fait
inutile de perdre son temps à se chercher un autre patron sous les
auspices duquel il pût continuer ses études légales. Il se demandait à
lui-même comment il pouvait se résoudre à perdre un temps si précieux à
acquérir une science qui, peut-être, ne lui rapporterait jamais rien. En
supposant même qu'il continuât ses études et qu'il subît avec succès son
examen,--chose que devenait tout-à-fait douteuse dans état
d'abattement et de désespoir où il était plongé,--qui l'assurait que les
clients lui viendraient et qu'on lui donnerait des causes? En mettant
les choses au mieux, cela ne pouvait arriver avent plusieurs mois, et
pendant ce temps-là les dettes, les désagréments et les difficultés le
serraient de près, et la hideuse pauvreté était lè, comme un spectre
assise à son foyer.

Par une sombre matinée d'orage, il s'était levé la tête remplie de
toutes ces pensées qui s'acharnaient à lui avec une inflexible ténacité.
Sans prêter d'attention aux reproches que lui faisait Délima au sujet de
sa paresse apparente, ni à ses fortes lamentations sur son sort, il
restait assis, la tête appuyée sur ses mains, immobile comme une statue,
pendant de longues et ennuyeuses heures, sans concevoir ni plans ni
projets, mais se laissant aller à un morne désespoir. Tout-à-coup une
main légère s'appuya sur son épaule et une voix amie--celle de
Belfond--résonna à son oreille.

--Holà, Armand, disait-elle, tu viens de faire un somme! A deux reprises
je t'ai dit bonjour et je n'ai pas encore reçu de réponse.

Armand leva les yeux avec un sourire forcé, et il essayait évidemment à
inventer une réponse lorsque la voix aigüe de Délima se fit entendre.

--Il a vraiment choisi un vilain temps pour dormir en plein jour lorsque
c'est à peine si nous avons, dans la maison assez d'argent pour nous
procurer à dîner. Si je n'étais pas là, il dépenserait la plus grande
partie de l'argent du mois à payer des dettes, comme si nous avions les
moyens!

--Hier matin j'ai vendu ma montre, et il n'est pas possible que le prix
que j'en ai obtenu ait tout passé pour les chétifs repas que nous avons
faits depuis ce temps-là, répondit le jeune mari d'un air abattu.

Délima ne put s'empêcher de rougir. Elle n'attendait pas autant de
franchise de sa part, surtout devant un étranger; mais, comme depuis
longtemps elle avait résolu de ne pas se laisser dominer, elle reprit:

--Mais ça va passer avant que tu penses à m'avoir d'autre argent, et
alors, je suppose, il nous faudra crever de faim.

Armand, dont les yeux languissants étaient ombragés par un air de
souffrance plus qu'ordinaire, se passa la main sur le front.

Belfond, qui retenait avec grande peine l'indignation excessive que lui
faisait éprouver la mauvaise humeur de l'acariâtre jeune femme,
s'interposa.

--Ma chère madame Durand, dit-il, vous voyez que votre mari n'est pas
bien: je vous en prie, laissez-le seul avec moi pendant quelque temps,
car j'ai quelque chose d'important à lui communiquer.

Elle sortit de l'appartement, ses magnifiques cheveux ondés en désordre.
Pendant qu'elle exécutait cette retraite, Belfond, qui ne pouvait plus
se contenir, ne put s'empêcher de dire:

--Peste de femme!

Armand le regarda avec un air de reproche tel que son ami se hâta
d'ajouter:

--Pour l'amour de Dieu, Armand, pardonne-moi; mais de te voir ainsi
tracassé et affligé, je ne sais vraiment plus ce que je dis ni ce que je
fais. Oh! mon ami, je sens que je pourrais pleurer comme une femme, au
spectacle que tu m'offres.

Et il pesa tendrement sa main sur celle de son compagnon, tandis que ses
yeux se remplissaient de larmes.

--Mais, diantre! dit-il brusquement en chassant à la hâte ces marques de
sensibilité, je ne suis pas venu ici pour jouir de jérémiades, mais pour
voir si je ne pourrais pas t'être de quelque service... Il ne faut pas
prendre feu si vite parce que je te dis cela! Je sais bien que si je
t'offrais de l'argent à titre de prêt, tu me dirais, ainsi que tu n'as
cessé de me le répéter, que si tu avais eu l'intention de l'accepter, tu
ne m'avais pas fait connaître si ouvertement tes besoins, quoique, è la
vérité, à ta place, je ne me retrancherais pas d'une manière aussi
absurde dans ma dignité. Cette autre chose que j'ai à te proposer,
quelque chose que tu peux accepter sans le moins du monde porter atteinte
à cette indépendance dont tu es si fier. J'ai écrit à mon cousin Duchesne
qui demeure à Québec et qui est un des meilleurs avocats de la capitale;
il te recevra volontiers de suite dans son bureau, et il te donnera tous
les avantages possibles, beaucoup plus que ne t'en offrait M. Lahaise.
Le fait est qu'ayant entendu parler avantageusement de ton caractère et
de tes capacités, il a hâte de t'avoir avec lui.

Soupçonnant de quel source de bons offices à laquelle on pouvait
attribuer l'intérêt que lui témoignait M. Duchesne, Armand secoua la
tête.

--Belfond, dit-il, j'en ai fini avec les hésitations et les incertitudes,
et j'ai fermement résolu d'abandonner la profession que j'avais choisie
dans des temps plus heureux.

--Non, non, tu ne feras pas cela Armand! tu n'agiras pas aussi
lâchement. Ecoute-moi. Vends ton ménage, le produit de la vente paiera
non-seulement ton transport et celui de ta femme à Québec, mais il te
restera encore de l'argent. Arrivés là, prends une chambre dans une
maison de pension respectable et tranquille, et puis entres de suite
dans le bureau du cousin Duchesne. Si tu es trop fier, trop opiniâtre
pour me faire le plaisir de m'emprunter ce que je sais que tu seras
bientôt en état de me remettre, il t'en restera assez pour commencer, et
à Québec comme à Montréal tu trouveras de l'ouvrage de copiste. Duchesne
m'a promis qu'il te tr procurerait beaucoup d'écritures, et si la chose
devient nécessaire, tu prendras une couple d'écoliers chez toi le soir.
En un mot, fais n'importe quoi plutôt que de renoncer à la profession
dont tu as maintenant parcouru une longue étape de la route aride et
épineuse, à cette profession qui peut définitivement te conduire à
l'honneur et à la fortune.

--Mais, murmura Armand, le succès est si douteux et le temps d'épreuve
si long! Je suis capable d'obtenir de suite quelque situation ou quelque
place de commis qui me rapportera un bon salaire.

--Et puis après? Dans cinq ans d'ici tu seras peut-être encore commis,
avec le même salaire: néanmoins, ce serait une heureuse idée si tu
n'étais pas entré dans une autre carrière. Ecoute, Armand: promets
d'essayer ce que je te propose?

--Te rappelle-tu, Rodolphe, cette époque de notre vie de collège, hélas!
déjà si lointaine, qui fut témoin du commencement de notre bonne amitié
et dont cependant le premier pas fut cette affreuse bataille où je
sautai sur toi comme un _bull-dog_? De même qu'alors j'étais aux abois,
harassé, désespéré, environné de troubles et d'ennemis, de même je le
suis encore aujourd'hui.

--Mais tu oublies que tu as à tes côtés un véritable ami qui
malheureusement pour toi, a le faible de toujours vouloir te donner des
conseils. Vois-tu, un grand avantage qui résultera de ton déménagement à
Québec, ce sera de te débarrasser de l'influence pernicieuse de cette
terrible mégère qui j'en suis convaincu, est le mauvais ange qui inspire
ta femme. Si, après avoir essayé mon plan, tu continues encore à vouloir
changer de profession, j'essaierai alors de te procurer une bonne
situation: j'ai encore des amis et des cousins parmi les marchands de
Québec.

Pendant longtemps Belfond raisonna et chercha à persuader son ami qui
balançait de plus en plus. Enfin, Armand consentie, et quand ils se
séparèrent, l'empreinte du morne désespoir avait disparu de son visage.

Lorsque notre héros annonça à sa femme son intention de transporter
leurs pénates à Québec, il s'en suivit une scène terrible. Délima
pleura, éclata, tempêta, sans cependant recourir à l'évanouissement; de
son côté, madame Martel déclara carrément que le contre-coup d'une
séparation dans l'état actuel de sa santé délicate tuerait la jeune
femme, qu'il n'y avait qu'un insensé ou un monstre qui pût penser à
arracher ainsi une créature si jeune et si frêle d'au milieu de ses amis
qui lui étaient si attachés, pour la traîner parmi des étrangers. A tout
cela Armand n'avait qu'une réponse, et cette réponse constituait
apparemment une place forte dont l'ennemi ne pouvait s'emparer.

--Si ma jeune femme trouve l'arrangement impraticable, elle est
parfaitement libre de rester avec ses amis, disait-il invariablement.

Cependant, cette proposition ne rencontrant les vues de personne, les
hostilités cessèrent, et Délima se contenta de parcourir toute la maison
en pleurant et en se lamentant. Son linge fut empaqueté et l'encan eut
lieu. La vente eut un succès complet, et des bagatelles s'élevèrent à
des prix comparativement très-forts, ou elles étaient achetées par un
individu de modeste apparence, quoique très-bien habillé, qui se
trouvait dans la foule et que personne ne soupçonnait être un agent de
Rodolphe Belfond.

Il faisait un de ces temps d'hiver sombres et tristes comme il y en a si
souvent en Canada; d'épais nuages gris qui couvraient le firmament
indiquaient une tempête de neige, bien qu'il en fût considérablement
tombée la nuit précédente. Malgré cela cependant, notre héros partit
avec sa jeune femme pour la nouvelle ville où ils devaient tenter
fortune. Les apparences du temps étaient si peu encourageantes, qu'il
aurait bien volontiers retardé le départ au lendemain; mais l'_habitant_
qui devait, moyennant un prix modique, les recevoir dans sa carriole, ne
pouvait attendre. Ils n'apportaient avec eux qu'un petit coffre
contenant des hardes, Belfond leur ayant promis de leur faire parvenir
le reste par une bonne occasion.

Au moment du départ Délima sanglotait amèrement, et Armand roulait dans
sa tête des pensées de tristesse et de mélancolique anticipation. Tous
deux ils étaient tellement préoccupés qu'ils s'apercevaient à peine de
l'épaisse neige qui tombait et des sombres nuages que roulaient
au-dessus de leur tête.

Ils arrêtèrent, pour dîner, à une petite auberge de village où on leur
servit une assiettée d'excellente soupe et une fricassée de mouton dont
Délima, qui commençait à reprendre ses esprits, se régalade bon appétit.
Après cela ils se remirent en route; mais la grande quantité de neige qui
était tombée avait rempli les chemins, et leur vigoureux cheval canadien,
dont les jarrets paraissaient de fer, se démenait violemment dans les
brouillards de poudrerie, secouant de temps en temps les petits glaçons
qui s'étaient attachés à ses yeux et à sa crinière. Nos voyageurs
commençaient à regarder avidement dans le lointain pour tâcher
d'apercevoir le petit village et l'auberge où ils devaient passer la
nuit. Le vent était froid et perçant, mais Armand protégeait sa femme de
la bise piquante en l'enveloppant dans les nombreuses robes dont la
carriole était garnie. Enfin on commença ç apercevoir quelques lumières
à travers l'atmosphère chargée de neige, et ce fut avec un sentiment
d'excessive satisfaction qu'ils arrivèrent à l'auberge si désirée.

Ils y avaient été précédés par d'autres voyageurs, car on entendait le
son de vois à travers la porte entrebâillée du petit salon, un bruit
grésillant et une odeur appétissante venait du poële, et une couple de
cultivateurs étaient à jaser, fumer et boire dans le bas-côté.

Délima qui était d'une humeur pitoyable s'assit sur la première chaise
venue, mais l'aubergiste demanda aussitôt à madame et à monsieur de
vouloir bien passer dans l'autre chambre. Ils ne se firent pas prier, et
en entrant ls se trouvèrent inopinément en présence de madame et
mademoiselle de Beauvoir.

Saisi d'étonnement, Armand fit un pas ou deux en arrière et ses joues
devinrent écarlates; mais se remettant enfin, il salua poliment les deux
dames. Madame de Beauvoir répondit par une inclinaison de tête superbe
quoique polie; mais Gertrude, évidemment dominée par le même embarras
qui s'était emparé du jeune Durand, devint rouge aussi, puis elle salua
avec hésitation.

Délima, qui avait eu occasion de voir quelques fois ces dames dans les
rues de Montréal, les reconnut de suite. Elle remarqua l'embarras
mutuel, quoique passager, de son mari et de l'aristocratique jeune
fille, que malgré sa rare beauté à elle-même et l'élégance parfaite de sa
propre toilette, elle reconnaissait lui être si éminemment supérieure.

Piquée par ce contraste défavorable, offensée de la froideur des deux
nobles dames,--laquelle n'était pas de nature à encourager à se faire
présenter ou à lier connaissance--elle demanda à son mari d'un air de
dignité affectée, s'il ne pourrait pas avoir une des servantes pour
l'aider à se déshabiller.

--Elles sont trop occupées, répondit-il; je t'en prie, laisse-moi
t'aider?

Décidée à montrer son importance et son pouvoir sur son mari, elle
reprit avec aigreur:

--Non, tu es trop maladroit. Vas voir si tu ne pourrais pas me procurer
une aide convenable.

Pouvait-il raisonnablement faire autrement que de se soumettre? Refuser
aurait été amener une scène. Il s'exécuta donc et revint quelques
instants après.

--C'est comme je le craignais, dit-il: chacun est occupé!

--C'est malheureux, s'écria-t-elle en continuant à poser d'une manière
ridicule. Dans quel misérable lieu avons-nous campé? Bien, aide-moi à
ôter mon manteau.

Armand, profondément mortifié et accablé de honte, se rendit à son
désir, avec la conviction intime que pendant tout ce temps le froid et
ironique regard de madame de Beauvoir était fixé sur eux. La jeune
fille soit par compassion pour notre héros, soit par l'impatience que
lui faisaient éprouver les absurdes prétentions de sa femme, s'était
assise, avec un livre, près d'une bougie qui éclairait faiblement sur la
table, et quoique son attention pût être ailleurs que sur les pages de
ce livre néanmoins ses yeux y étaient fixés.

La servante vint bientôt mettre la table pour le souper, et la comédie
dans laquelle Délima était la principale figurante continue. Quoique les
deux dames, qui étaient habituées à tous les luxes, ne trouvassent
aucunement à redire de vive voix sur les qualités du repas,--madame de
Beauvoir se contentant de frémir lorsqu'elle goûta le thé et inspecta
l'omelette au lard qu'elle laissa dans son assiette sans y
toucher,--cependant Délima, qui prit assez librement les deux, se
répandit en critiques de toutes sortes. Deux fois elle avait tenté de
souffler à son mari: introduis-moi à elles; mais craignant qu'elle fût
entendue, il se mit en frais de la satisfaire ne s'efforçant d'entamer
quelques mots de conversation avec madame de Beauvoir. Sur sa demande si
c'était son intention de se remettre en route le lendemain matin malgré
le mauvais état des chemins, la grande Dame répondit brièvement: oui, et
que n'eût la difficulté de voyager la nuit par des chemins aussi
affreux, elle ne serait pas restée si longtemps dans leur logis actuel.
Puis il s'informa si M. de Courval était bien.

--Bien, je vous remercie! lui fut-il répondu.

Et comme pour mettre fin à cette conversation, elle se leva de table.

--Viens, Gertrude, dit-elle en se retournant du côté de sa fille: il est
temps de nous retirer.

--Tu devrais être fier de tes amies de la ville qui sont si polies!
murmura Délima avec un sarcasme irrité au moment où les dames, après
avoir fait une légère inclination de tête, laissaient la chambre.

Gertrude, qui sortait la dernière, entendit la remarque et elle jeta
involontairement les yeux sur elle, mais il y avait dans leur expression
plus de tristesse que de colère. Délima s'en aperçut, et ce fut une
excuse à l'accès de colère et de mortification auquel elle donna cours
Aussitôt que la porte fût refermée. Comment osaient-elles la traiter
avec tant d'insolent mépris? N'était-elle pas autant qu'elles? Et comme
il fallait que son mari eût manqué de coeur pour rester tranquillement à
la voir insultée. Ah! s'il eût le caractère d'un homme, il n'aurait pas
souffert cela.

--Que m'aurait-il donc fallu faire? demanda-t-il enfin sévèrement: elles
ne voulaient pas faire ta connaissance, ni la mienne non plus.

Mais les remontrances ou les reproches étaient également inutiles
pendant que la poitrine de Délima était agitée par une pareille tempête
d'irritation. Dans on opinion, sa dignité et son orgueil avaient été
outragés d'une manière honteuse.

Comprenant l'inutilité de résister plus longtemps, Armand se dirigea, en
étouffant un soupir, vers la fenêtre et y appuya son front brûlant,
fixant un vague regard sur le givre qui de temps en temps venait en
frapper les carreaux. Il faisait intérieurement, la comparaison entre
cette jeune fille aux manières nobles et distinguées et cette femme au
caractère étroit et violent, quoique jolie, qui l'appelait son mari et
dont la voix pleine de colère résonnait encore à son oreille. Il
frissonna, car il sentit qu'il commençait à comprendre comment certains
hommes commettent des suicides et l'enchaînement d'idées qui conduit à
un acte de désespoir aussi coupable. Oui, s'il n'avait été retenu pr la
salutaire pensée d'une existence future, il se serait débarrassé de la
vie et de ses misères.

Finalement, Délima épuisée par sa propre véhémence, s'arrêta et, ouvrant
brusquement la porte, appela, pour se faire conduire à sa chambre, une
servante qui passait. Cette dernière y consentit, et Armand fut laissé
seul.

Il demeurait toujours près de la sombre fenêtre, observant la tempête du
dehors, aussi triste que celle qui régnait dans son coeur meurtri de
douleur. Sur l'entrefaite, le hennissement de chevaux, le tintement de
clochettes, le bruit de voix joyeuses résonnant dans le silence de la
nuit, annoncèrent de nouveaux arrivants à l'auberge. Puis on entendit le
piétinement de pieds des voyageurs qui secouaient la neige qui y était
collée, et la commande d'un bon souper en même que quelque chose de
chaud pour ranimer la circulation de leur sang.

Les voix paraissaient cultivées et étaient en quelque sorte familières à
Armand; aussi, au moment où il se demandait dans quelles circonstances
il les avait déjà entendues, la porte s'ouvrit et livra passage à Robert
Lespérance et à l'un de ses amis. Tous deux furent ravis de plaisir en
apercevant Durand qui essaya vainement de tirer en arrière pour les
éviter. Ils ne voulurent pas que leur réjouissance turbulente fût vue
d'un mauvais oeil; ils demandèrent donc des pipes, de l'eau chaude, du
sucre et du rum, et ils le forcèrent gaiement à la table où ils le firent
asseoir entre eux. Les verres furent promptement emplis de nouveau, car
les nouveaux arrivés étaient de bons vivants et ils insistèrent pour
qu'Armand en fît autant. Lespérance lui prépara lui-même son verre qu'il
fit plus fort et plus sucré.

--A présent, disait à Armand une voix intérieure, laisse-les; tu en as
pris assez, retournes avec ta femme!

Mais il ne put supporter l'idée d'être exposé encore une fois cette nuit
à son impitoyable langue; aussi prit-il la résolution de rester là où il
se trouvait, mais de ne prendre que le seul verre que Lespérance le
forçait si énergiquement et avec tant de persistance à accepter.
Cependant, lorsqu'il l'eut bu, un singulier sentiment de gaieté s'empara
de tout son être, et il sentit qu'il avait à la portée de sa main un
calmant qui pouvait lui faire oublier, du moins pendant quelques heures,
ses chagrins et ses désespoirs. Pourquoi n'en profiterait-il pas? Oui, à
l'avenir, il en tirerait tout l'avantage possible, et cela d'une manière
absolue et sans réserve. Dorénavant rien ne le retiendrait, ni le
stigmate qui s'attache à la réputation d'un ivrogne, ni le déshonneur,
la pauvreté et la ruine qui accompagnent la victime de l'intempérance.
De quel prix la vie était-elle pour lui, pour qu'il prit tant de soin et
de souci à la conserver? Elle n'en avait aucun. Oui, à dessein et de
propos délibéré, il s'abandonnerait à la terrible tentation qui se
présentait si inopinément.

Lespérance et son ami, à la fois surpris et enchantés d'un consentement
si facilement obtenu d'un être qui avait toujours été remarquable par le
contrôle qu'il avait sur lui-même, chantaient de joyeuses chansons,
racontaient de gaies histoires, tut en lui versant rasades sur rasades.
Enfin, ils eurent la satisfaction de le voir peu à peu glisser sur le
sopha, entièrement enivré. Puis ils se félicitèrent de leur ouvrage et
en firent des gorges-chaudes. Il avait toujours été si horriblement
précieux et fait le fameux, il avait toujours été si régulier et
irréprochable, que c'était un triomphe complet de l'avoir fait tomber du
piédestal sur lequel il s'était juché. Combien ils s'amuseraient à
conter l'histoire à quelques-uns de leurs camarades de Montréal! A ce
beau tableau cependant il y avait une ombre. Armand ne s'était pas
montré compagnon de verres très-amusant et jovial: il n'avait pas
prononcé un seul mot qui ne pût être dit en état de sobriété. Peut-être
qu'une autre fois il serait plus agréable; du moins, ils lui en
donneraient la chance. Tout en parlant ainsi, ils mirent le dormeur dans
une position plus commode, placèrent des coussins sous sa tête,
étendirent sur lui son paletot qui se trouvait sur une chaise près de
lui, puis ils laissèrent la chambre.

De bonne heure, le lendemain matin, Armand fut réveillé par la servante
qui était entrée pour mettre la chambre en ordre, et, chose singulière,
à l'exception d'un léger mal de tête, il ne lui restait aucun symptôme
désagréable de sa bombance de la veille. Il passa dans la cuisine, se
baigna la tête et le visage dans de l'eau froide, et son mal de tête
disparut. Après s'être lissé la chevelure le mieux qu'il pût, il revint
dans la salle. Là il comprit tout: les verres vides et d'autres traces de
la récente bamboche, le sopha sur lequel il avait passé la nuit; oui, il
s'était abandonné librement et entièrement au tentateur! A présent que
son pouls était calmé et son front rafraîchi, à présent que sa raison
avait repris son empire, était-il fâché et peiné de ce qui était arrivé?
Hélas! une expression d'opiniâtreté passa sur sa figure, et son coeur
répondit: non! Il se rappela la sensation de réjouissance, de bien-être
et d'oubli de sa misère que cette ivresse lui avait procurée, et li
résolut d'y avoir souvent recours. Il ne pouvait payer trop cher cette
bienheureuse interruption dans la monotonie de sa misérable vie dont il
était excessivement fatigué.

Il était assis, les yeux fixés sur le plancher, absorbé dans ces
pensées, lorsque la porte s'ouvrit doucement et se referma
presqu'aussitôt. Il leva les yeux, et quel ne fut pas son étonnement en
apercevant Gertrude de Beauvoir debout devant près de lui. Elle était
extrêmement pâle et avait une main appuyée sur la table comme pour s'y
soutenir.

--Armand Durand, dit-elle d'une voix basse et saccadée, me serait-il
permis de vous parler avec toute la liberté et la franchise d'une amie?

Le jeune homme, trop surpris et agité pour répondre de vive voix, fit un
signe de tête affirmatif.

--Alors je vous demanderai, par la mémoire des parents qui vous ont si
tendrement aimé, par la considération générale que vous vous êtes
acquise jusqu'ici, par le souvenir de notre vieille amitié d'enfance, de
promettre solennellement que vous ne céderez plus jamais à la tentation
qui vous a si complètement dominé hier soir?

La figure d'Armand devint cramoisie. Ah! elle connaissait donc sa
dégradation! Eh! bien, qu'est-ce que cela lui importait à elle, cette
belle et orgueilleuse jeune fille, si éloignée de son cercle à lui et
aux siens?

Le même signe de détermination qui avait obscurci son front lorsque
Gertrude était entrée reparut encore.

--Mille merci, mademoiselle de Beauvoir, répondit-il, du généreux
intérêt que vous témoignez pour mon bien-être, mais je n'aimerais pas à
m'engager de la manière que vous demandez. D'irrésistibles et fortes
tentations peuvent surgir, et j'aurai assez à faire en y cédant sans
avoir à augmenter le nombre de mes méfaits en violant une promesse que
je vous aurais faite.

--Ceci n'est pas une réponse et je ne l'accepterai pas comme telle. Pour
venir vous faire cet appel j'ai risqué d'encourir la colère de ma mère,
les insultes de votre femme, les moqueries de vos amis. Oui, vous
m'écouterez!

--Mademoiselle de Beauvoir, je n'ose pas. Je puis volontiers vous offrir
mes résolutions de faire mieux, mais je n'ose me hasarder plus loin que
cela. A présent que j'ai goûté à la coupe de l'oubli et que je l'ai
trouvée si bienfaisante, si salutaire, je ne pour promettre
solennellement d'y renoncer.

--Mais est-ce que vous allez échanger la noble dignité d'honnête homme,
les talents dont Dieu vous a si abondamment doué, pour la vie dégradante
d'un ivrogne, la mort prématurée et affligeante d'un ivrogne?

--La vie ne m'est pas si agréable pour que je m'y cramponne,
répliqua-t-il avec amertume.

--Oh! je sais cela, Armand,--et elle joignit involontairement les mains,
tandis que ses yeux s'emplirent de larmes;--j'ai entendu tout ce qui
s'est passé: nous occupions, ma mère et moi, la chambre voisine, et
quoique nous ayons pu faire, nous avons entendu chaque mot à travers la
mince cloison. Qu'est-ce qu'il y a d'étonnant qu'après qu'elle vous eût
laissé et qu'eux fussent arrivés, vous douloureusement éprouvé, tenté
dans votre heure de faiblesse, ayez failli? A peine ai-je pu m'empêcher
de me rendre près de vous pour vous arracher le verre des mains, mais ma
mère était avec moi et je n'ai pas osé. Puis je les ai entendus se
glorifier de votre chute, former le projet de vous tenter encore à
l'avenir, et je me suis fait voeu, Armand Durand, qu'au point du jour je
vous chercherais et j'essayerais de vous sauver!

Armand était si fortement ému qu'il ne pouvait articuler une seule
parole.

Après avoir inutilement attendu une réponse, elle continua rapidement,
d'une voix émue et tremblante:

--Vous n'êtes pas le seul à qui le fardeau de la vie est lourd. Ah!
l'existence n'est pas, pour moi non plus, une feuille de rose; mais
nous ne devons pas chercher notre récompense sur cette terre. Alors,
armez vous donc d'un généreux courage, et au lieu de vous laisser
abattre sur le champ de bataille, combattez bravement jusqu'à la fin.

Comme il continuait à garder le silence, et qu'elle craignait un refus
définitif, elle se hâta d'ajouter:

--Je vous en prie, écoutez-moi jusqu'au bout: vous ne prendrez as en
mauvaise part la démarche que j'ai faite et vous ne l'interpréterez pas
comme une action indigne d'une jeune fille bien-née et qui se respecte;
mais si je suis vue ici, d'autres n'auront pas la même pensée.
Cependant, malgré cette crainte, je ne partirai pas avant que vous ne
m'ayez donné la promesse que je vous demande.

--Eh! bien, qu'il en soit comme vous le désirez, amie au coeur noble et
généreux, lui répondit-il: oui, par tout ce que j'ai de plus sacré sur
la terre, je vous promets de ne plus jamais boire à cette coupe fatale.
Du moins, je ferai mes efforts pour me montrer et devenir digne du
sympathique intérêt que vous avez daigné prendre d'un être aussi indigne
que moi.

Le visage de Gertrude se rassénéra.

--Je sais, dit-elle avec une expression de bonheur, je sais que cette
promesse sera fidèlement tenue. Maintenant, acceptez cette bague,--et
elle tira de son doigt un superbe rubis--portez-la, non comme souvenir
de celle qui vous la donne, mais en mémoire de la promesse solennelle
que vous avez faite au moment où elle vous fut présentée.

La bague, qui était trop grande pour Gertrude, allait très-bien au doigt
d'Armand.

--Elle sera portée aussi longtemps que ma promesse sera tenue,
c'est-à-dire jusqu'à la mort! dit-il en la passant dans l'un de ses
doigts.

--Merci, M. Durand. Et maintenant adieu: nous partons ce matin, et je ne
vous reverrai probablement plus.

Ils se donnèrent la main et se séparèrent.

Lorsqu'il fut seul, Armand pencha respectueusement la tête et demanda à
Dieu la grâce de garder inviolable sa promesse, et il le remercia en
même temps de ce qu'il y eût sur cette misérable terre des femmes comme
Gertrude de Beauvoir. L'amitié que lui avait témoignée cette personne à
l'esprit noble et généreux, le releva dans sa propre estime, lui fit
rappeler les hautes aspirations qu'il avait eues dans les commencements,
le remplit des résolutions les plus ferventes pour être à l'avenir
sincère et fidèle à ses bons penchants.

Il était debout près de la fenêtre à rouler toutes ces pensées dans sa
tête et à admirer le soleil qui jetait majestueusement ses rayons sur un
monde de crystaux de neige et de brillants diamants, lorsque sa femme
entra.

--Tu es vraiment un mari bien tendre et rempli d'attentions! dit-elle ne
l'apostrophant rudement.

Armand se contenta de lui faire signe que la chambre voisine était
occupée, et elle baissa la voix sans toutefois changer l'esprit de ses
récriminations.

--C'est une honte pour toi de m'avoir laissée seule toute une nuit dans
une maison étrangère et dans un petit cabinet de chambre rempli de rats
et de souris affamés qui m'ont tenu toute la longue nuit dans une
mortelle terreur.

--Vois-tu, Délima, tu m'avais laissé si brusquement et tu m'en avais
tellement dit avant de partir, que je ne me souciais pas fore, en te
suivant, de m'm'exposer à en recevoir davantage.

--Où, alors as-tu passé la nuit? je suppose à fumer et à boire?

--Tu n'as pas encore deviné toute la vérité. Je l'ai passée là, couché
sur ce sopha, stupidement enivré. Si tu doutes de la véracité de mes
paroles, demande à Lespérance et à son ami qui ont été mes compagnons de
fête.

Délima pâlit. Elle avait assez vu les maux et les horreurs de
l'ivrognerie (son père ayant succombé à cette terrible passion) pour
frémir de terreur à la pensée d'avoir un ivrogne pour compagnon de ses
jours. Le naturel raffiné d'Armand, son horreur de tout ce qui était
vice et dégradation l'avaient bercée dans une rêve de fausse sécurité,
d'où elle s'éveillait tout-à-coup avec terreur. Oui elle entrevoyait le
précipice au bord duquel elle et son mari se trouvaient, et sa
conscience lui soufflait que sa langue de vipère et son humeur
tracassière étaient les principales causes qui l'avaient fait succomber
à la tentation.

Malgré tout cela cependant, elle se retourna vers lui avec colère te lui
dit:

--Comment, as-tu le front de me dire une pareille chose? Tu devrais
avoir honte de toi. Ah! je prévoyais quel serait mon sort lorsque j'ai
consenti à laisser mes amis et mes parents. Je suppose que tu veux, par
ce moyen, me briser le coeur afin de te débarrasser bientôt de moi!

Et elle éclata dans un paroxysme de pleurs.

Il la regarda, et involontairement il fit un nouveau contraste entre sa
brusquerie indigne du sexe faible, sa méchanceté et son humeur
acariâtre, et la jeune demoiselle qui, quelques minutes auparavant,
était là; et, rapide comme l'éclair, la pensée lui traversa la tête que
l'une semblait être son bon ange et l'autre son mauvais ange. Cependant
il repoussa immédiatement cette idée, et il se sentit soulagé lorsque,
par un mouvement de curiosité, Délima se rendit à la fenêtre, attirée
par des sons de voix et le tintement de clochettes: c'étaient, comme
elle avait supposé, madame de Beauvoir et sa fille qui entraient dans
leur _sleigh_ magnifiquement équipé et traîné par une paire de
splendides chevaux bruns.

Cette vie excita tellement son intérêt qu'elle oublia son chagrin et sa
colère, et séchant ses larmes, elle demanda à la servante qui venait
d'entrer pour préparer le repas du matin, si ces dames partaient sans
prendre le déjeuner?

--Non, répondit la femme de chambre; elles se sont fait servir dans leur
chambre un déjeuner qu'elles ont généreusement payé et auquel elles
n'ont presque pas touché. La plus vieille dame paraissait fatiguée de
n'avoir pu dormir de la nuit, vu le tapage que l'on avait fait dans la
chambre voisine.

Armand tressaillit. La fille qui parlait ne soupçonnait pas que le
paisible monsieur qui était devant elle avait été l'un de ceux qui
avaient troublé le repos de madame de Beauvoir; mais il n'en sentit pas
moins pour cela la honte, l'humiliation du moment, et il lui fallut un
regard sur le rubis qui brillait à son doigt pour se remettre.

Délima, pour s'indemniser du désappointement d'avoir perdu une seconde
rencontre avec les dames de Beauvoir, se donna des airs de grande dame
au déjeuner, auquel assistaient Lespérance et son ami. Elle s'était
d'abord promis de faire d'amers reproches aux deux joyeux lurons pour
la part qu'ils avaient prise dans les écarts de son mari pendant la nuit
précédente; mais se rappelant tout-à-coup la silencieuse et tranquille
dignité de Gertrude et la froide hauteur de sa mère, elle tâcha d'imiter
l'une et l'autre, et désappointa agréablement son mari qui se préparait à
avoir une scène quelconque; en même temps elle en imposa aux deux autres
convives qui se demandaient intérieurement où la petite campagnarde
avait pu prendre ces manières de grande dame.

                                -----


                                XVIII


Le voyage à Québec se fit sans autre incident.

Il était tard, le soir, lorsqu'ils y arrivèrent. Lespérance, qui
connaissait parfaitement la vieille cité de Champlain, les conduisit
dans une auberge à bon marché dans la basse-ville où ils eurent le
loisir de rester en attendant qu'ils trouvassent une maison de pension.

Après que Délima, épuisée par la fatigue de la route, se fût retirée
pour la nuit, Lespérance aborda Armand.

--Maintenant, lui dit-il gaiement, viens avec nous; viens, nous allons
demander des pipes et des verres, et nous allons passer une bonne
nuit... Allons, mon bon, ne secoues pas la tête d'une façon aussi
négative. Pense au temps agréable que nous avons eu hier à l'auberge de
_La feuille d'érable_, et tu n'en as pas été la miette plus mal le
lendemain matin!

--C'est la première nuit que j'aie passée de cette manière, et je suis
fermement convaincu, Lespérance, que ce sera la dernière. Il est
tout-à-fait inutile d'insister, car aucune persuasion, aucune raillerie,
ne me feront changer de détermination.

Malgré cela, le tentateur persistait encore: il ne voulait pas mener
Armand dans aucun excès, il désirait simplement passer ensemble une
agréable et joyeuse veillée. Mais entre Durand et celui qui cherchait à
achever sa perte s'élevait, comme un bouclier et une sauvegarde, la noble
et calme figure de Gertrude.

Le lendemain notre héros trouva, à un prix assez modique, une maison de
pension qui avait l'air assez confortable, et il s'y installa sans délai
avec sa femme. Il chercha ensuite M. Duchesne, et sur la présentation
d'une lettre qui lui avait été remise par Belfond, il fut reçu avec
beaucoup de politesse et installé de suite dans le bureau qui ne
différait de celui qu'il avait occupé à Montréal qu'en ce que celui-ci
était plus sombre et plus malpropre.

Il va sans dire que Délima se fâcha et grommela. Elle trouva que les
côtes étaient trop escarpées et trop glissantes, les rues étroites et
sales, les magasins petits et mesquins dans leur extérieur, quoiqu'on
sût parfaitement bien y extorquer l'argent des gens. Comme la santé de
Délima était délicate, le jeune mari écouta ces plaintes bien qu'elles
fussent puériles, avec plus d'égard et de sympathie qu'il ne lui en
avait montrés dans ces derniers temps. Il s'empressa de consulter un
médecin d'expérience qui, ayant trouvé l'état de santé très-précaire,
prescrivit une diète généreuse, du bon vin et une promenade en voiture
tous les jours lorsque la malade serait incapable de marcher.

Soit par l'effet de l'entière séparation d'avec madame Martel,--ce
parfait brandon de discorde,--ou par l'effet des espérances d'une
maternité qui approchait, il s'opéra un grand changement dans l'humeur
de Délima: son caractère subit une douce influence. Il y eut bien encore
de puériles chagrins et des plaintes pour que le Docteur Meunier en
perdît quelques fois patience; mais le vieil esprit d'arrogance et
d'agression disparut. Sa dépendance d'Armand était maintenant portée
jusque dans ses plus petits détails. Ainsi, lorsqu'approchait l'heure de
son retour du bureau, elle s'asseyait près de la fenêtre pour le voir
arriver, s'il était en retard, ce qui arrivait quelques fois lorsqu'il
avait des commissions, elle lui faisait des reproches de sa négligence
et de son indifférence, prétendant qu'il ne venait tard que parce qu'il
trouvait ennuyeux le temps qu'il passait avec elle.

Pour quelqu'un qui aurait eu des dispositions moins généreuses et moins
douces qu'Armand Durand, tout aurait été pénible et intolérable, mais il
trouva une excuse à ces tracas dans la santé maladive de sa femme dans
sa condition solitaire et isolée. Ils n'avaient pas d'amis et de
connaissances à Québec, et ils n'en firent pas. Armand connaissait
quelques avocats et des étudiants dont il avait rencontrés quelques-uns
à Montréal, mais l'intimité n'alla pas plus loin qu'au salut ou
peut-être à une poignée de main lorsqu'il les rencontrait dans la rue.
Heureusement pour Délima que son hôtesse était une douce et excellente
personne, mais les soins de son ménage, joints à l'occupation de ses
pensionnaires et de trois petits enfants, ne lui laissaient que peu de
loisir pour tenir la conversation avec sa nouvelle pensionnaire.

Le jour de l'an était arrivé: l'astre du jour brillait dans toute sa
splendeur, et quoique le froid fût vif, le ciel était sans nuages et les
chemins superbes. Les rues étaient remplies de chevaux de toutes
couleurs et de voitures de toutes descriptions, chargées principalement
de messieurs, car en ce jour de fête toute spéciale la partie féminine
de la population reste à la maison pour recevoir les visites.

Vêtue d'une robe unie à couleur sombre,--car le goût des toilettes et
des parures paraissait l'avoir laissée--Délima, qui aait l'air
tr-s-tranquille et pensive, était assise dans un fauteuil qu'elle avait
traîné près de la fenêtre pour voir les scènes du dehors.

Elle entendit dans les escaliers un pas pressé et léger, et Armand
entra.

--Voyez, madame Durand, dit-il gaiement, je vous ai apporté vos
étrennes.

Et en disant cela il ouvrit et lui passa dune petite boite en carton
dans laquelle, entourée de ouate, se trouvait une petite mais bien belle
épinglette.

Elle la prit et tandis qu'un léger sourire animait sa figure et qu'elle
faisait un effort de son ancienne coquetterie, elle l'attacha à sa
robe.

--Elle te vas très-been, chère, mais l'année prochaine il nous faudra
avoir quelque chose de plus coûteux.

Ces paroles touchèrent apparemment quelque fibre douloureuse ou
peut-être quelque pressentiment funeste dans la poitrine de la jeune
femme, car elle éclata en sanglots et lui dit:

--Armand, Armand, mon coeur me dit que je ne verrai plus un autre jour
de l'an!

Peiné de ce découragement, Durand fit son possible pour la cajoler et la
faire rire; il lui prit la main et lui dit doucement:

--Dis-moi, chère femme, est-ce qu'il y aurait quelque chose que tu
désirerais que je fisse pour toi?

--Je n'ai qu'un seul désir au monde, mais comme je sais que tu ne me
l'accorderas jamais, je n'ai que faire d'en parler.

Une vague idée de la chose traversa l'esprit de notre héros et le fit
frissonner, mais il regarda la jeune et pâle figure en pleurs qui était
tournée vers lui d'un air suppliant, et il dit courageusement:

--Qu'est-ce que c'est?

--Je voudrais avoir la cousine Martel pour prendre soin de moi pendant
ma maladie.

L'esprit d'Armand saisit de suite toutes les tracasseries, les tempêtes
domestiques, l'intense affliction comprises dans cette simple phrase, et
il garda le silence.

Délima continua:

--Tu sais que la vieille demoiselle Duprez qui occupait la petite
chambre voisine est partie pour aller passer l'hiver avec ses amis aux
Trois-Rivières, de sort que nous pourrions avoir cette chambre pour la
cousine Martel. Si elle était demandée, elle viendrait très-volontiers,
et ce me serait une grande consolation de l'avoir avec moi, plutôt que
d'être toute la journée seule à m'ennuyer. Oh! je t'en prie, mon cher
Armand, accorde-moi cela!

Il n'était pas dans la nature de Durand de refuser.

--Eh! bien, dit-il, je présume que je ne dois pas répondre par un non à
une demande faite le jour de l'an: ainsi tu lui écriras lorsque tu le
voudras, et dis-lui que nous paierons toutes ses dépenses.

--Comme tu es bon, Armand! je pense bien qu'elle ne voudrait pas sans
cela. La première fis que je suis venue de Saint-Laurent, il m'a fallu
lui payer de mon ouvrage les jolies toilettes qu'elle m'avait achetées.
Et maintenant, laisse-moi admirer encore ma jolie épinglette; il y a
longtemps que je ne me suis vue aussi gaie.

Quelles que fussent les secrètes pensées d'Armand, il les garda pour
lui, et le jour de l'an se termina plus plaisamment pour le jeune ménage
qu'il n'avait commencé.

Madame Martel accepta avec un empressement facile à comprendre
l'invitation, et dans un espace de temps qui parut singulièrement court à
Armand, elle arriva avec armes et bagages.

Logée et pensionnée aux frais d'Armand, elle se sentit obligée de se
comporter d'une manière au moins tolérable, mais son éternelle présence
dans la petite chambre qu'ils occupaient était déjà un cruel supplice.
Comme de raison, la malade consumait maintenant, et assez
mystérieusement, un double quantité de vin et de douceurs, sans pour
cela gagner plus d'embonpoint; mais Armand ne se plaignit pas de ces
surcroîts de dépenses tant qu'il put les faire en s'efforçant de
pratiquer la plus sévère économie sur les choses qui concernaient ses
goûts particuliers et ses plaisirs personnels, et aussi en travaillant
le matin et le soir à l'écriture que M. Duchesne, conformément à la
promesse qu'il avait faite à Belfond, lui procurait abondamment.

Une après-dînée qu'il avait annoncé à Délima qu'en raison d'une demi
journée de congé accordée à son bureau, il reviendrait de bonne heure,
lorsqu'il rentra il fut agréablement surpris de la trouver seule.

--Où est donc madame Martel? lui demanda-t-il.

--Je l'ai envoyée me faire une couple de commissions qui la tiendront
occupée jusqu'à la fin du jour. Le fait est, Armand, que j'en suis
fatiguée.

--Ah! Bah! voilà du nouveau! Je crains qu'après cela tu deviennes
fatiguée de moi et que tu m'éloignes à mon tour.

--Oh! non! il n'y a pas de danger que cela arrive. Depuis que j'ai vécu
ici seule avec toi et que je n'ai pas eu continuellement quelqu'un à
toujours parler mal de toi, à me mettre dans la tête toute espèce de
malices et de méfaits, je me sens d'autres sentiments à ton égard.
Armand, je sens que je n'ai pas été une bonne épouse.

--C'est une absurdité ce que tu me dis là, ma chère Délima, il ne faut
pas t'occuper de cela. Nous tournerons bientôt une nouvelle et agréable
page du journal de notre vie.

--Tu la tourneras seul, mon mari, et je désire franchement et de tout
mon coeur que ce soit une page heureuse! répliqua-t-elle d'un ton calme
et plein de mélancolie.

--Pourquoi cela? Si tu parles d'une manière aussi déraisonnable, je
commencerai réellement à regretter l'absence de la vieille cousine
Martel. Non, non, il a été décidé que tu mourrais la femme d'un juge, et
si tu veux considérer que je n'ai pas encore subi mon examen pour entrer
seulement dans le temple de Thémis, tu verras que tu as encore une
longue carrière à fournir.

Elle secoua la tête, mais ne fit aucun effort pour empêcher son mari
d'amener la conversation sur un sujet moins lugubre.

Nos deux jeunes gens parurent très-contrariés de voir madame Martel
entrer dans leur chambre. Elle avait l'air tout intriguée. Après avoir
raconté avec une prolixité extraordinaire les fatigues de son
expédition, les chutes qu'elle avait failli faire sur les trottoirs
glissants, les chevaux à l'épouvante qu'elle avait évités, les voleurs
sous la figure de négociants pratiquant l'extorsion auxquels elle avait
échappé, elle montra ses emplettes, vantant avec complaisance son
habilité supérieure à acheter et les disputes qu'elle avait soutenues
avec les marchands. Lorsqu'elle eut épuisé ce fertile sujet, elle se mit
tout-à-coup dans la tête que l'appartement était froid, et, ouvrant la
porte du poële avec grand fracas, elle y mit plusieurs morceaux de bois
tout en manifestant son étonnement de ce qu'Armand était assis là bien
tranquillement et laissait ainsi refroidir la chambre.

--Mais, cousine Martel, il fait assez chaud et nous avons assez de feu,
riposta Armand. D'ailleurs le Dr. Meunier nous a principalement défendu
de tenir la chambre trop chaude: il dit que cela affaiblit Délima.

--Qu'importent les opinions du Dr. Meunier ou celles de quelqu'autre
jeune homme sans expérience? je pense que, comme garde-malade, je
devrais en savoir assez sur la manière de tenir la chambre d'une malade.

Nous devons dire ici que dès les premiers instants de l'arrivée de
madame Martel, une vive hostilité s'était élevée entre cette digne
matrone et le médecin de Délima, et qu'elle mettait instinctivement
opposition à toutes les prescriptions et recommandations de la haute
autorité. Si le Dr. Meunier entrait gaiement dans la chambre et qu'après
avoir parlé de la température il suggérait une promenade à pied ou en
voiture, selon le cas, la vieille maussade reprenait:

--Grand Dieu! sortir aujourd'hui! vrai, elle gèlerait à mort. Regardez
donc dehors: les glaçons pendus au bout du nez des chevaux!

--S'ils lui font peur, elle peut s'abstenir de les regarder! répondit-il
sans plus de cérémonie.

Ou bien, d'autres fois, il lui arrivait de faire sa visite pendant
l'absence d'Armand, et il trouvait la chambre aussi chaude qu'un four;
alors il demandait à madame Martel, d'un ton un peu froissé, quel objet
elle avait en vue: si c'était de faire de suite rôtir la malade toute
vivante ou de l'affaiblir jusqu'à la mort par cet atroce moyen de
calorique?

--L'affaiblir, Docteur! répondait-elle avec indignation: un bon feu et
une bonne nourriture n'ont encore jamais affaibli personne.

--S'il vous plaît, madame, je ne veux pas avoir dans cette chambre de
malade aucun des caprices de vieille femme: ils ont tué plus
d'infortunés que la maladie ne l'a jamais fait.

--Tu veux la tuer à ta manière! murmurait-elle à voix basse.

--En l'absence du Dr. Meunier elle défiait encore plus systématiquement
ses ordres. Les promenades en plein air étaient toujours remises à un
temps lus favorable; le poële était comblé de bois et, plus que cela,
elle jetait de côté les toniques et les potions du médecin, sous le
prétexte qu'une tasse de bouillon ou un verre de vin chaud ferait plus de
bien que ses dégoûtantes médecines.

Ce qu'il y a de curieux, c'est que madame Martel qui n'avait aucune
confiance dans les réparations du médecin, en avait beaucoup dans ses
propres tisanes et elle en fournissait avec abondance à la malade.
Cependant, ceci n'était connu que d'elle, car elle savait parfaitement
bien qu'Armand, quoique paisible sous d'autres rapports, n'aurait jamais
toléré une révolte aussi audacieuse contre la Faculté.

Quoique ne connaissant probablement pas seulement la moitié des exploits
de madame Martel, le Dr. Meunier avait ouvertement et dans les termes les
plus explicites exprimé son opinion sur son compte, terminant une fois
ses remarques à notre héros en lui disant:

--Si elle était garde-malade à gages, M. Durand, je la prendrais
certainement par les épaules et je la jetterais dehors.

A la suite de ce conseil, Armand voulut savoir l'opinion de sa femme sur
la possibilité d'induire leur cousine à abréger sa visite pour le
présent, sauf à en faire une plus longue plus tard; mais la simple
mention de ce projet jeta Délima dans un accès de pleurs, pendant lequel
elle déclara avec vivacité qu'elle était certaine que si madame Martel
la laissait maintenant elle ne la reverrait plus jamais.

Le sujet fut donc abandonné et les choses restèrent dans le même état
jusque'à ce que l'événement attendu avec tant d'anxiété fût arrivé.

Les tristes pressentiments que la pauvre Délima avait depuis les quelques
dernières semaines n'étaient que trop fondés, et le soir du jour qui le
vit père, Armand était, pâle et frappé de terreur comme quelqu'un qui
est sous l'empire d'un songe terrible, près des restes inanimés de sa
femme et de son enfant. Quelques mots d'adieu à son mari, à son enfant,
un tendre baiser sur son front encore mouillé par les eaux du baptême et
sur lequel commençait à perler les sueurs de la mort, et l'âme de la
jeune femme s'était envolée vers l'éternité, presqu'aussitôt suivie par
celle du petit innocent.

Rarement des cierges avaient répandu leur pâle lumière sur d'aussi beaux
restes de la triste humanité que sur ceux de cette jeune mère et de son
enfant. La mort avait accentué les faibles traits de celui-ci san
toutefois les contracter, en sorte que ce petit visage délicat avait une
ressemblance surprenante avec la douce figure classique auprès de
laquelle il reposait.

Dans le cours de la longue nuit que le nouveau veuf passa auprès de ce
lit paisible et silencieux,--il avait refusé d'une manière brève et
presque sévère toutes les offres qu'on lui avait faites de lui servir de
compagnon dans ces dernières et tristes veillées,--il s'assujettit à un
stricte et âpre examen intérieur. Il sentit qu'il n'avait jamais aimé
celle qu'il avait juré solennellement à l'autel d'aimer, mais il lui
était resté fidèle et il l'avait chérie en maladie comme en santé; il
avait peut-être supporté plus patiemment ses défauts et ses faiblesses
que si elle eût occupé les plus profonds replis de son coeur. Ah! sa
conscience était plus calme à présent qu'il avait souffert et tout
supporté avec patience au lieu de se venger, même lorsqu'il aurait eu
des raisons de le faire. Il pouvait donc envisager tristement cette belle
figure, sans lire des reproches sur ses traits de marbre et sans se
torturer par de vains regrets de ne pouvoir expier un passé qui n'était
plus à sa portée.

Du moment qu'Armand perdit sa femme, il s'opéra un remarquable
changement chez madame Martel. Les manières demi familières, demi
agressives qui avaient caractérisé cette femme depuis qu'il était entré
dans sa famille, avaient entièrement disparu pour faire place à la
politesse qu'elle lui témoignait lorsqu'il s'était mis en pension chez
elle.

Lorsqu'elle eût vu déposer la pauvre Délima dans le paisible cimetière
Saint-Louis, elle fit, avec émotion, ses adieux au jeune veuf, sentant
bien en elle-même que de ce jour toutes relations entr'eux étaient
rompues.

Elle ne se trompait pas.

                                   -----


                                    XIX


Lorsque les premiers jours de son deuil furent écoulés, notre héros
reprit ses études légales et s'y livra coeur et âme. L'état solitaire
dans lequel il vivait contribua pour une bonne part à son avancement. M.
Duchesne ne fut pas longtemps sans acquérir la certitude que le jeune
homme qui lui avait été si chaleureusement recommandé par son cousin
Belfond, était de ceux qui sont destinés à arriver de bonne heure au
pinacle du succès que tant d'autres n'atteignent jamais. En écrivant à
Rodolphe, il lui avait donné sur Armand les rapports les plus flatteurs
et lui disait que rarement il avait vu de plus grands talents unis à
autant d'énergique fermeté et à autant de probité dans le caractère.

Le lecteur ne sera donc pas surpris d'apprendre, qu'après avoir subi le
plus heureux et le plus brillant des examens, Durand reçut de M.
Duchesne la proposition d'une part dans sa vaste pratique. L'offre fut
vite acceptée avec reconnaissance, et Armand se trouva dans une position
particulièrement bonne pour un homme de son âge, qui avait lutté pendant
quelque temps avec d'aussi grands désavantages.

Cette chose si subtile qu'on appelle le temps s'écoula, et de
bienveillants sourires furent encore prodigués au jeune, habile et
élégant avocat, et les invitations lui vinrent de tous côtés; mais
jamais on ne le vit dans les gaies réunions du monde à la mode.
Cependant, il vint un temps où il fut obligé, du moins une fois, de se
départir de son habitude: ce fut à l'occasion du mariage des son ami
Belfond.

Celui-ci, malgré ses fréquentes et vigoureuses tirades contre le mariage
et le beau sexe, s'était tout-à-coup décidé, après une connaissance de
trois semaines et une cour de huit jours, de conduire à l'autel une
fillette de seize ans, toute fraîche sortie de son costume bleu,--couleur
alors portée par les élèves du Couvent de la Congrégation
Notre-Dame,--et qui, pour contrebalancer son extrême jeunesse, possédait
une jolie figure et des manières tout-à-fait gentilles et aimables. Le
commérage de Québec avait décidé que la jeune personne qu'il avait
choisie était Gertrude de Beauvoir, et Durand s'était senti mécontent de
lui-même par l'étrange et sourde douleur ainsi que par le sentiment de
tristesse que cette nouvelle lui occasionna.

Un matin, Belfond entra dans ses confortables chambres. Armand essaya
inutilement de rendre cordial l'air de préoccupation qu'il avait en
l'apercevant. Son ami l'informa, avec un air souriant mais un peu
embarrassé, qu'il était venu pour lui donner une chance de lui souhaiter
de la joie. Alors notre héros fit de son mieux contre fortune bon coeur,
accepta la proposition avec la meilleure grâce du monde et il ajouta,
peut-être d'un ton un peu mordant, que lui et sa fiancée se
connaissaient depuis assez longtemps pour avoir réciproquement une idée
raisonnable de leurs goûts et de leurs sympathies.

--Allons, s'écria Belfond, pas de persiflages, Armand! Si un autre que
toi m'eût dit cela, au lieu de l'inviter à mes noces, je l'aurais
culbuté d'un coup. La petite Louise et moi nous n'en serons que plus
heureux, après notre mariage, d'avoir pour occupation d'étudier les
qualités de l'un et de l'autre, car, tout naturellement, nous
essaierons de rester aveugles sur nos défauts.

--Louise! dit Armand tout dérouté.

--Oui, Louise d'Aulnay; mais tu n'as pas besoin d'ouvrir de si grands
yeux tu ne la connais pas: elle n'est sortie du couvent que l'été
dernier.

--Ah! reprit Armand se sentant soulagé d'un poids immense, je pensais
que c'était mademoiselle de Beauvoir.

--Non, il n'y a pas de danger! Je t'ai dit, il y a déjà des années,
qu'elle n'était pas de mon goût et que, probablement, je n'étais pas du
sien, et en vérité d'aucune autre; mais qu'importe? elle a refusé des
partis à droite et à gauche, et quelques-uns meilleurs que ceux auxquels
elle aurait droit de s'attendre; mais une chose pour laquelle je la
respecterai et la révérerai toujours, c'est parce qu'elle a directement
rejeté ce suffisant freluquet de de Montenay. Je suppose que sa
vocation, comme ma petite Louise appellerait cela, est de rester vieille
fille. Peut-être que la circonstance qu'elle vient ici pour servir de
fille d'honneur à Louise a donné naissance au bruit courant de mon
mariage avec elle. Les deux familles sont dans les meilleurs termes
d'amitié, se faisant souvent des visites et se rendant des politesses.
Mais quelle différence il y a entre les deux! Ah! Gertrude est trop
spirituelle et trop fière pour un pauvre diable comme moi. Elle te
conviendrait mieux.

Heureusement que, pendant qu'il parlait ainsi, Belfond était occupé
selon une vieille habitude à frapper du bout du pied le pied de la table
sculptée en patte de lion, en sorte qu'il ne s'aperçut pas de la vive
rougeur que ces dernières paroles avaient fait monter à la figure de son
ami.

--Et maintenant, Armand, continua-t-il, aimerais-tu à être garçon
d'honneur?

--Pas du tout, mon cher ami, répondit-il à la hâte: tu sais l'aversion
que j'ai pour ces sortes de cérémonies. Je désire rester dans ma
coquille comme un limaçon.

--C'est ce que je pensais; aussi, j'ai promis conditionnellement à
Arthur d'Aulnay, mon futur beau-frère, que si tu n'acceptais pas je le
choisirais. Il brûle d'être garçon d'honneur, car il est profondément
frappé de mademoiselle de Beauvoir et, comme il n'a que dix-huit ans, tu
peux imaginer les chances qu'il court. Maintenant il faut que je parte,
car j'ai à choisir une garniture de perles pour ma perle incomparable;
mais avant de nous séparer, Armand, un mot d'avis pour toi. Comme tu
sais apprécier mon amitié, n'essaies jamais de me faire endêver sur ce
que je ne connais Louise d'Aulnay que depuis peu de temps ou de donner à
entendre, comme l'a fait ce matin un camarade que je me propose de ne
plus regarder, que si j'avais retardé une semaine j'aurais probablement
changé d'idée comme je l'ai fait si souvent. Allons, au revoir! ne
manques pas d'être prêt de bonne heure le matin de l'heureux jour.

Ce fut avec des sentiments bien divers qu'Armand endossa l'habit
irréprochable avec lequel il devait assister à cette fête nuptiale; puis
il tressaillit à l'idée de se rencontrer prochainement avec la seule
femme qui avait, il le savait maintenant, que qui était encore son
unique amour, la femme dont le généreux courage l'avait sauvé lui-même
de la ruine et qui lui avait tendu une main secourable lorsque tout le
monde, à une exception, l'avait abandonné.

Les d'Aulnay étaient une des premières et des plus riches familles de
Québec, en sorte que tout fut fait avec éclat et splendeur. La fiancée
paraissait comme un perce-neige et son aristocratique fille d'honneur
comme une magnifique fleur de lys, grande, blanche, superbe et noble.

Pendant la cérémonie les yeux d'Armand la suivirent avec un singulier
renouvellement du culte de son enfance et avec l'ardente admiration
qu'elle lui avait inspirée pendant leur première entrevue à la fête
d'été chez M. de Courval; mais à la fin de la cérémonie, lorsque leurs
regards se rencontrèrent et qu'ils échangèrent un petit salut, il pensa
tristement qu'elle n'était pas maintenant plus près de lui qu'elle ne
l'avait été au timide jeune homme de campagne.

Les convives se trouvèrent bientôt assis autour d'une table
somptueusement servie, et ce fut alors qu'il arriva à Armand un des
contre-temps désagréables dont il avait été jusque-là protégé par sa vie
retirée. Depuis le mémorable matin que Gertrude, semblable è un ange de
lumière, lui était apparue à la petite auberge et lui avait arraché
cette promesse qui avait été son salut, il s'y était montré
scrupuleusement et religieusement fidèle; même lorsque madame Martel, en
lui annonçant qu'il était père lui avait présenté un verre plein
jusqu'au bord, l'invitant à boire à la santé de la mère et de l'enfant,
il s'était bravement exposé à l'indignation de la bonne femme en
refusant avec fermeté la coupe qu'elle lui offrait, ce qui lui faisait
faire, plus tard la remarque qu'elle s'attendait bien à la triste
catastrophe qui était survenue peu de temps après une circonstance si
inouïe.

On proposa une santé en l'honneur des jeunes mariés et les verres furent
emplis de champagne. Machinalement notre héros leva le sien à la hauteur
de ses lèvres, espérant par là échapper à la remarque et aux imputations
d'affectation qu'on ne manquerait pas de lui faire. En effet, il fut
désappointé dans son attente car deux ou trois personnes, qui l'avaient
observé, lui en firent le reproche. La tempérance totale était peut-être
plus rare dans ce temps-là qu'aujourd'hui, et il reçut une avalanche de
railleuses désapprobations, jointes à une certaine dose de ce que
Belfond appelait des _scies_.

--Est-ce que M. Durand, comme les chevaliers d'autrefois à la veille de
mettre leurs éperons pour la première fois, aurait fait voeu de
s'abstenir du jus de la vigne? demanda ironiquement de Montenay.

--Je suis lié par une promesse! répliqua notre héros avec froideur, tout
en observant la courtoisie.

--Bien, il me semble qu'une circonstance aussi heureuse que la présente
devrait, comme un jubilé, exempter de tous voeux onéreux ou mal fondé.
Qu'en pense la charmante fille d'honneur!

--Je pense qu'une promesse faite doit être accomplie! répondit-elle
d'une manière brève.

Sur ces entrefaites, une autre santé fut proposée et accueillie, et on
laissa tranquilles Armand et son verre plein.

Après que les convives furent revenus au salon, il se trouvait debout
devant un beau tableau représentant une des belles dames de la cour de
France, et il pensait comme son front calme et fier, ses yeux brillants
ressemblaient à ceux de mademoiselle de Beauvoir, lorsqu'il entendit
tout-à-coup derrière lui le frôlement d'une robe de soie; et se
retournant, il aperçut mademoiselle de Beauvoir qui se rendait à l'autre
bout de l'appartement. Ils échangèrent quelques mots d'étonnement sur ce
qu'ils ne s'étaient vus depuis très longtemps, Armand fit allusion à la
vie retirée qu'il avait menée depuis quelque temps, puis il s'établit
une pause qui fut rompue par Gertrude.

--J'ai été bien contente ce matin, dit-elle, en voyant comme vous avez
fidèlement tenu votre promesse.

--Est-ce que je pouvais faire autrement lorsque vous aviez daigné me la
demander? Ah! j'espère que je la garderai ainsi que le précieux talisman
que vous m'avez alors donné, comme je vous l'ai déjà dit, jusqu'à la
mort!

Et il porta à ses lèvres le rubis dont elle lui avait fait cadeau.

--Songez, mademoiselle de Beauvoir, continua-t-il, songez de quoi vous
m'avez sauvé, à tout ce que je vous dois, et dites-moi si vous devez
vous étonner de l'ardente et éternelle gratitude que je ressens pour
vous?

Ah! Armand, cette voix passionnée, ce regard intense, cette émotion et
ces manières trahissaient, à son insu, un sentiment plus vif que celui
de la reconnaissance.

Une rougeur soudaine monta à la figure de Gertrude, et elle baissa ses
yeux.

--M. Durand, dit-elle, vous attachez véritablement trop d'importance à
une bagatelle, et la fidélité que vous avez mise à observer votre
promesse me récompense amplement de ce qu'il m'en a coûté pour vous la
demander... Mais vous ne vous êtes pas encore informé de votre vieil
ami, M. de Courval? ajouta-t-elle voulant donner le change à la
conversation qui commençait à devenir embarrassante. N'avez-vous pa su
qu'il a été très malade?

--Je suis vraiment fâché de l'apprendre, dit Armand en lui présentant
une chaise que sa compagne accepta de suite, contente de prolonger cette
conversation qui avait revêtu un caractère strictement général.

Elle apprit à Durand que M. de Courval avait eu plusieurs attaques de
rhumatisme aigu, que de fait il était devenu un martyr de cette maladie,
et que, quoiqu'il fût mieux dans le moment, madame de Beauvoir avait été
obligée de rester à la maison pour le soigner; puis l'entretien roula
sur leur première rencontre au Manoir d'Alonville lorsqu'ils n'étaient
qu'enfants, et combien même alors elle l'avait aidé et encouragé. Entre
ce lointain souvenir et leur rencontre, dans la petite auberge, qui
avait exercé une si heureuse influence sur la carrière subséquente du
jeune homme, la transition fut facile. Le sujet était, selon toute
apparence, plein d'intérêt pour les deux, et quel que fût le charme qui
l'animât, bien que son secret et sincère amour pour son amie fût sans
espérance et malgré l'indifférence polie qu'elle lui avait toujours
manifestée, Durand se trouva, presque sans s'en apercevoir, à lui
dévoiler le secret de son coeur, secret qu'il avait si longtemps gardé.
Parée de sa robe et de son voile de fille d'honneur, au milieu des
joyeuses causeries études rires bruyants des convives qui résonnaient
dans ses oreilles, Gertrude de Beauvoir accepta les voeux de celui pour
qui sa préférence datait presque d'aussi loin que la sienne pour elle.

On devine qu'en apprenant l'engagement que sa fille avait fait, madame
de Beauvoir la railla et que les pointes d'épigrammes ne lui firent pas
défaut; mais, heureusement son opposition ne fut ni forte ni de longue
durée. Sans doute Durand n'était pas un seigneur non plus qu'un riche et
indépendant citoyen comme de Montenay ou Belfond mais il était l'associé
d'un vieil avocat bien connu; après quelque temps il deviendrait
possesseur de la fortune de madame Ratelle, et son frère Paul, qui
n'était pas marié et qui, d'après le bruit courant, buvant beaucoup, se
ferait probablement bientôt mourir et le constituerait son héritier.

--Eh! bien, oui, se dit-elle, j'y donne mon consentement, car il vaut
mieux que Gertrude se marie avec lui que de rester vieille fille, comme
je l'en ai souvent menacée.

Quant à M. de Courval, il fut très-satisfait de ce mariage et pendant
une sévère attaque rhumatismale, il fit à la fiancée présent d'une dot
raisonnable et d'un riche trousseau.

Armand avait beaucoup de choses à dire à sa fiancée, notamment la
réception du mystérieux billet qui l'avait appelé auprès du lit de mort
de son père, billet que Gertrude avoua avec confusion avoir écrit
elle-même; ensuite la trahison de son frère Paul, les machinations mises
en oeuvre par madame Martel, les vicissitudes et les agitations de son
malencontreux mariage, la mort paisible de sa femme et depuis lors sa
vie tranquille et monotone. Gertrude l'écoutait avec sympathie, et plus
d'une fois, pendant qu'il poursuivait son récit, il s'aperçut que ses
yeux qu'il avait cru si orgueilleux, si indifférents, s'assombrissaient
d'une tristesse qui donnait à penser.

--Dans tout ce que vous venez de me dire, Armand, il y a une seule chose
que je désirerais qui fût autrement, une chose que je vous demanderai de
rétracter. Par considération pour moi, voulez-vous pardonner à votre
frère Paul, sans restriction et complètement?

Une ombre passa sur le front du jeune homme.

--Gertrude, dit-il enfin, je ne lui ai jamais causé de dommages et je
n'ai pas non plus l'intention de lui en faire pour tout le mal qu'il m'a
causé: certainement que ce doit être assez.

--Non; les concessions que vous avez faites l'ont été en considération
de madame Ratelle: il vous faut maintenant faire quelque chose pour moi.
Ecoutez, Armand: que votre pardon, libre et sans condition soit mon
cadeau de noces; je l'estimerai et l'apprécierai infiniment plus que le
plus pur diamant et la plus rare des perles! Les souverains signalent
ordinairement l'inauguration de leur règne par un acte d'amnistie;
signalons par une semblable preuve de clémence, le commencement de notre
bonheur qui, je l'espère, durera toujours.

Elle disait cela d'un ton badin, mais ses yeux étaient singulièrement
suppliants, et Armand sentit toute l'impossibilité qu'il y aurait pour
lui de ne jamais leur rien refuser.

--Comment, dit-il, puis-je ne pas accorder ce que vous me demandez? Oui,
même mon orgueil vindicatif, la longue animosité que j'ai caressée,
quoique passivement, contre le frère qui m'a volé mon droit d'aînesse et
l'amour de mon père, doivent céder à votre influence. Ah! Gertrude, une
plus grande preuve de votre pouvoir sans bornes et de mon profond
dévouement en se pouvait donner!

La noce fut simple, et c'était, suivant madame de Beauvoir, ce qu'il y
avait de mieux à faire, à cause des antécédents du prétendu. Gertrude,
dont tous les désirs et les aspirations tendaient à la tanquillité et à
l'absence complète de tout éclat, dédaigna avec magnanimité de ressentir
cette observation.

Paul, quoiqu'il eût été poliment invité, envoya une excuse, alléguant
qu'il était malade. Sa conscience lui faisait probablement trop sentir sa
culpabilité envers son frère, pour qu'il désirât se rencontrer avec lui
en une telle circonstance. Cependant, il envoya à la mariée le plus
superbe garniture de joyaux qu'il put se procurer à prix d'argent et,
plus tard, il trouva le courage de faire une courte visite aux nouveaux
mariés, événement que toutefois, ne se renouvela pas souvent. Il ne fit
jamais entrer dans la maison paternelle d'Alonville une femme qui fût
La sienne, afin de chasser la misanthropie qui régnait dans son
intérieur.

De Montenay ne se maria jamais. Il continua à fréquenter les salles de
bal et à suivre les pas de chaque nouvelle débutante pourvu qu'elle fût
jolie, jusqu'à ce que ses cheveux souples et lustrés devinssent gris,
calamité à laquelle il porta remède au moyen de quelque inestimable
teinture, et jusqu'à ce que ses dents blanches et régulières dont il
était si fier eussent été remplacées par un ratelier artificiel. Il mena
cette vie jusqu'à ce que l'âge et les infirmités ne lui laissèrent
d'autre alternative que celle de l'abandonner; il devint alors le plus
méchant et le plus tyrannique des vieux garçons, faisant consister son
principal amusement à se moquer du mariage en général et du bonheur
domestique de ses amis et connaissances en particulier.

Cependant, sa vindicative éloquence ne put jamais amener de nuages sur
le soleil qui dorait la demeure d'Armand et de sa femme. Sans doute, ils
furent quelques fois visités par le trouble et la maladie: c'est le sort
de tous les descendants d'Adam; mais ils trouvèrent dans leur mutuelle
affection d'amples consolations à leurs chagrins passagers.

Une brillante destinée attendait notre héros.

Il se distingua sur l'arène politique de son pays, dans laquelle il
entra peu de temps après son mariage, autant par son inflexible
intégrité que par ses rares talents. Durant le cours de sa carrière il
fut bien soutenu par la noble jeune femme qui partageait ses pensées,
ses espérances, ses projets, comme elle partageait la destinée de sa
vie, et dans les heures de sombre découragement auxquelles échappent
rarement les vrais enfants de leur pays, elle lui donnait des paroles
d'espérance, l'encourageait, l'animant au succès en lui disant:

--En avant!

Jamais il ne fut tenté, par les honneurs et les émoluments de sacrifier
un seul principe, un seul point de justice, et le plus précieux héritage
qu'Armand Durand laissa à ses enfants,--héritage bien supérieur à
l'ample fortune et à la position sociale qu'il s'était acquise,--fut le
souvenir de son sincère et honnête patriotisme, de sa parfaite
intégrité.

[Illustration: Finis.]





*** End of this LibraryBlog Digital Book "Armand Durand - La promesse accomplie" ***

Copyright 2023 LibraryBlog. All rights reserved.



Home