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Title: L'A. B. C. du libertaire
Author: Lermina, Jules, 1839-1915
Language: French
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by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at
http://gallica.bnf.fr)



PHILOSOPHIE LIBERTAIRE

Jules Lermina

L'A. B. C.

DU

LIBERTAIRE

PRIX: 10 CENTIMES

PUBLICATIONS PÉRIODIQUES

DE LA

COLONIE COMMUNISTE

D'AIGLEMONT

(ARDENNES)

FÉVRIER 1906

[Illustration: communisme expérimental «L'ESSAI» colonie d'Aiglemont.
(Ardennes)]


Au Lecteur,

_Les idées libertaires sont peu connues ou faussées à dessein par ceux
contre lesquels nous luttons et dont l'égoïste intérêt maintient
l'erreur et l'ignorance au prix des pires mensonges._

_La série de publications que nous commençons aujourd'hui avec l'aide de
camarades qui trouvent tout naturel d'exprimer ce qui leur semble juste
et vrai est un complément à l'oeuvre que nous avons commencée à
Aiglemont._

_Nous estimons que la diffusion des principes anarchistes, que le libre
examen et la juste critique de ce qui est autour de nous ne peuvent que
favoriser le développement intégral de ceux qui nous liront._

_Montrer combien l'autorité est irrationnelle et immorale, la combattre
sous toutes ses formes, lutter contre les préjugés, faire penser.
Permettre aux hommes de s'affranchir d'eux-mêmes d'abord, des autres
ensuite; faire que ceux qui s'ignorent naissent à nouveau, préparer pour
tous ce qui est déjà possible pour les quelques-uns que nous sommes, une
société harmonieuse d'hommes conscients, prélude d'un monde de liberté
et d'amour._

_Voilà notre oeuvre; elle sera l'oeuvre de tous si tous veulent, animés
de l'esprit de vérité et de justice, marcher à la conquête d'un meilleur
devenir._

LA COLONIE D'AIGLEMONT.


Mon jeune Camarade, tu m'as demandé, non sans quelque intention
ironique, de t'expliquer ce qu'est, ou plutôt ce que doit être un
libertaire; te sachant de bonne volonté, quoique avec une tendance
atavique à railler ce que tu n'as pas encore compris, je vais tenter de
satisfaire ta curiosité.

Seulement garde-toi de croire que je me pose, vis-à-vis de toi, en
docteur et en prophète; et dès le premier moment, prépare-toi non à
accepter mes affirmations comme des dogmes contre lesquels rien ne
prévaut, mais au contraire à les discuter, à les passer au crible de ta
propre raison et à ne les admettre comme vérités que lorsque tu te seras
convaincu, par tes propres lumières, qu'elles ont droit à ce titre.

Il n'est d'éducation sérieuse et profonde que celle qu'on se donne à
soi-même. Chacun doit être son propre maître et la mission de ceux qui
croient savoir est non pas d'imposer leurs opinions, mais de proposer à
autrui avec arguments raisonnés, les idées-germes qui doivent fructifier
dans son propre cerveau.

Tout d'abord, remarque ceci: toutes les fois qu'un homme parle de
bonheur universel, de bien-être général, de joie mondiale et de paix
terrestre, un cri s'élève contre lui, fait de colère et de mépris.

D'où vient cet importun, ce fou, qui croit à la possibilité du bonheur!
À quel titre se permet-il de réprouver la lutte féroce des hommes les
uns contre les autres? Le bien est une utopie, il n'est de réalité que
le mal et le devoir de tout être raisonnable est d'aggraver le mal en
livrant tous les biens terrestres à la concurrence, à la bataille, et en
appelant à son aide la brutalité et la mort.

Non seulement celui qui veut l'humanité heureuse est taxé de folie, mais
bien vite on le qualifie de criminel, d'être essentiellement dangereux,
on le poursuit, on le traque et, si l'on peut, on le tue.

Donc, mon jeune Camarade, commence par t'interroger, demande-toi si tu
te sens prêt à subir toutes les avanies, toutes les persécutions, sans
te décourager et sans reculer.

Sache bien que pour vouloir le bonheur d'autrui, tu seras traité en
ennemi, en paria, tu seras mis au ban de toutes les civilisations, tu
seras chassé de frontière en frontière jusqu'au moment où des exaspérés
t'abattront comme bête puante.

Si au contraire tu suis les errements ordinaires, si, t'emparant de
toutes les armes matérielles et immorales que la civilisation a forgées,
tu te jettes résolument dans la vie dite normale, si tu essaies
d'écraser les autres pour te faire un piédestal de leurs corps, si tu
parviens à ruiner, à affamer le plus d'êtres humains possibles pour te
constituer de leurs dépouilles une fortune opulente, si tu prends pour
objectif glorieux la guerre des hommes contre les hommes, si tu rêves
victoire, gloire et domination, si tu rejettes tout scrupule, tout
enseignement de conscience, si tu pars de ce principe: «Chacun pour
soi!» et que tu le développes jusqu'à parfaites conclusions...

Alors tu deviendras riche--en face de la misère des autres--puissant par
l'abaissement et l'humiliation de tes congénères, tu jouiras de leurs
souffrances et vivras de leur mort, tu collectionneras les titres, les
privilèges, tu te chamarreras de décorations et tes complices te feront
de splendides funérailles...

Seulement tu seras un égoïste, un méchant, un véritable criminel...

Justement le contraire de ce qu'est et ce que doit-être un libertaire.

* * *

Car le libertaire est un juste, c'est-à-dire un homme qui est au-dessus
et en dehors de la Société, qui ne se paie pas des mots mensongers
d'honneur et de vertu, banalités qu'inventèrent les civilisés pour
dissimuler leurs tares et leurs vices, qui renie tous les faux
enseignements des philosophes menteurs et des théoriciens hypocrites,
qui n'accepte aucun compromis, aucun marché, aucune concession, qui en
un mot veut la justice, la seule justice, pour lui-même et pour tous,
contre tous et contre lui-même.

Défie-toi de toi-même, Camarade. Voici pourquoi.

Tu es venu sur cette terre avec les instincts de l'animalité dont tu
procèdes; tu descends d'êtres brutaux, ignorants, violents et ton
atavisme est fait de brutalité.

Chez ceux qui se croient les meilleurs, le fond est mauvais, d'abord
parce que l'homme est un animal en voie de perfectionnement, mais non
point parfait, mais encore et surtout parce que, dès ta naissance, tu as
respiré l'air empoisonné des civilisations, que tes yeux à peine ouverts
ont vu le mal, que tes oreilles ont entendu l'injustice et que, malgré
toi, et sans que, jusqu'ici, on puisse te déclarer tout à fait
responsable, tu es pénétré des vices sociaux, jusqu'au fond de tes
moelles.

On ne naît pas, on se fait libertaire.

Ne pas croire que soit facile ce travail de régénération personnelle. On
ne s'élève pas à la notion de justice par une sorte d'inspiration
miraculeuse, par une révélation d'en haut.

C'est par un effort constant, par une critique perpétuelle de soi-même,
par un examen toujours plus attentif des faits ambiants que peu à peu on
parvient à se débarrasser de la gangue de préjugés et de mensonges
formée par l'alluvion des siècles.

Un jour vient alors où soudain jaillit devant les yeux la lueur
directrice.

Remarque bien ceci, Camarade, tu ne seras dans la bonne voie que lorsque
tu verras ta conscience. Cherche-la, trouve-la, ne te contente pas d'un
à peu près et alors même qu'elle te paraîtra pure et juste, aie le
courage de l'étudier toujours de plus près; et tu constateras qu'il est
encore bien des défauts à corriger, bien des fanges à nettoyer.

* * *

Débarrasse-toi de l'égoïsme.

Certes il est bon de se sentir heureux, il est bon de jouir de la vie.

Mais aie toujours présente à la pensée cette vérité que nul ne peut être
complètement heureux tant qu'il existe un seul être malheureux.

C'est là un de ces préceptes qui provoquent les haussements d'épaules
des philosophes sociaux; il semble que le bonheur individuel suffise à
satisfaire toutes les aspirations humaines. Meurent les autres, pourvu
que je vive.

Le raisonnement est à la fois inique et absurde.

Le malheur des uns constitue toujours un danger et une menace pour les
autres; une situation déséquilibrée est génératrice de réaction et
l'être le plus profondément, le plus insolemment égoïste doit compter
avec les revanches possibles et les retours offensifs des déshérités.

D'où une perpétuelle inquiétude, une sensation d'instabilité qui gâte la
jouissance...

Sans parler du sentiment de compassion dont on cherche à se défendre par
la charité mais qui subsiste au fond des consciences les plus fermées en
apparence aux émotions généreuses.

En réalité, dans l'état social actuel, nul ne peut, en parfaite
sincérité, se tenir pour sûr du lendemain; la lutte quotidienne produit
de terribles jeux de bascule et les plus hauts placés sont à la merci
des chutes les plus profondes.

Le libertaire veut un état social où l'envie, la jalousie, les pensées
de reprise n'aient plus de place, c'est-à-dire où tous, vivant dans la
plénitude de leur liberté, dans l'épanouissement total de leurs
facultés, dans la satisfaction intégrale de leurs besoins, n'aient plus
à se disputer les uns aux autres les moyens de vivre.

Ceci, cher Camarade, est l'antithèse absolue des doctrines autoritaires
et religieuses.

L'autorité n'est établie que pour sauvegarder, défendre et perpétuer les
inégalités sociales; la législation propriétaire, l'armée, la police, la
magistrature, les codes et les règlements n'ont été instituées que pour
cautionner l'état de déséquilibre qui a été imposé aux hommes par la
Société, pour enchaîner la liberté des uns au profit de celle des
autres, pour éterniser les mesures de spoliation qui ont créé la misère
du plus grand nombre.

D'où cette conclusion que le libertaire, ne s'arrêtant à aucune
considération de tradition, entend modifier de fond en comble le système
social en détruisant ces bases iniques qui s'appellent l'autorité et la
propriété, les autres réformes venant ensuite par surcroît en vertu de
conséquences inéluctables.

* * *

Si tu m'as bien compris, cher Camarade, tu vois déjà poindre la lumière;
tu commences à savoir que ton premier effort, le plus utile de tous,
doit être de rejeter tous les dogmes sociaux dont ta mémoire et te
conscience sont encombrés.

Aie d'abord la notion de l'insoumission aux maximes banales, aux
préceptes qui n'ont de la vérité que l'apparence menteuse.

Délivre-toi de toute croyance irraisonnée, de toute foi. Quelle que soit
l'idée qui est émise devant toi, quelque affirmation péremptoire,
quelque impératif catégorique que tu lises dans les livres, ne t'arrête
ni à l'autorité de la tradition ni à la prétendue valeur d'un mot ou
d'un nom.

Prends le dogme et regarde-le de près; et toujours tu le verras
s'amoindrir, s'effriter comme une pelote de neige que pressent les
doigts d'un enfant.

Ainsi du dogme de Dieu, encore aujourd'hui le plus vivace. En la
majorité, on pourrait presque dire en l'unanimité de ceux qui
s'intitulent libres penseurs, cette idée est si profondément imprimée
que, se déclarant incrédules à tous les mystères, dédaigneux de tous les
rites, opposés à toutes les manifestations religieuses, ils émettent,
dès qu'on les presse dans leurs derniers retranchements, cette
restriction qu'ils n'admettent rien, mais qu'ils ne nient pas
expressément l'existence de Dieu.

Ils ne comprennent pas que cette simple acceptation suffit aux
exploiteurs de religions. Car Dieu, c'est l'autorité, c'est la
hiérarchie, c'est la nécessité de la prière, c'est le temple, c'est le
prêtre.

On ne crée pas un dieu de fantaisie, perdu dans les brumes de
l'inconnaissable, pour ne point, très promptement, chercher à le
rapprocher de soi. Bien vite, on parlera de sa bonté, de sa justice, et
comme tout autour de nous n'est que déséquilibre et injustice, le pas
sera vite franchi vers des compensations paradisiaques tenues en réserve
par son infinie miséricorde.

Et toujours cette antienne:

Dites tout ce que vous voudrez, l'idée de Dieu est nécessaire.

En effet, elle est nécessaire pour tous ceux qui n'ont pas le courage
d'envisager la situation réelle, à savoir que nous sommes le produit
d'une évolution cosmique dont le secret jusqu'ici nous échappe, mais
qu'en même temps, il est un fait certain, positif, c'est que, dans la
mesure de nos forces, la terre nous appartient et que notre devoir est
de tirer le meilleur profit possible de l'habitat qui nous a été dévolu,
de le transformer, par l'emploi de toutes nos énergies vitales, en un
séjour de bien-être et de moindre souffrance possible.

Si tu te places à ce point de vue, le seul digne de ta raison,
immédiatement s'éloigne et s'efface l'idée de Dieu.

En quoi un Dieu nous est-il nécessaire pour que nous défrichions la
terre, pour que nous développions ses productions, pour que la vie
devienne meilleure et plus facile?

Nous sommes en possession d'un appareil qui, en vertu de certaines
dispositions constitutives, peut fournir à nos besoins, et au-delà. Nous
constatons scientifiquement que rien ne s'obtient sans travail; nous
savons que si l'homme ne fait effort, la terre reste inculte et cruelle
à ses fils. Elle les empoisonne par ses méphitismes, elle les écrase
sous ses écroulements, elle leur refuse le fruit de son sein qu'il faut
violer pour qu'il nous réconforte.

Où intervient Dieu en cela?

On nous dira qu'il est la force latente. Alors, cette force ne
s'exerçant, en dehors du travail de l'homme, que pour produire la peste
ou la famine, avouez toutefois qu'il n'est aucun motif de le vénérer.

Oui, cette force existe, c'est la poussée vitale. Nous la constatons,
mais en quoi est-il nécessaire de l'adorer, puisque nous avons à la
diriger et à l'améliorer. Il nous faut l'étudier en ses effets, en ses
causes immédiates et la contraindre à donner le maximum de résultats
qu'elle contient en elle-même.

Dieu te sert-il en ce labeur? En es-tu à croire que des prières amènent
la pluie et qu'un quartier de roc s'écarte parce que tu le barres d'un
signe de croix? Tu sais bien que les prétendus miracles sont autant de
mensonges et à mesure que l'instruction se répand, à mesure que
disparaît la folie du mysticisme, pas un fait ne se produit qui soit
contraire aux lois de la gravitation ou des transformations chimiques.

Dieu est-il nécessaire pour que le blé pousse? Quand nous a-t-il prêté
son aide pour détourner un torrent? Où est sa part dans la construction
des chemins de fer, des paquebots ou des appareils télégraphiques?

Est-ce que, dans les actes quotidiens de la vie, tu éprouves la
nécessité de l'existence d'un Dieu? Tu vis sans lui et en dehors de lui,
et n'y songerais jamais si certains n'avaient intérêt à sans cesse te
rappeler son nom et à affirmer son existence.

Et ceux-là sont les exploiteurs de tes faiblesses et de tes lâchetés.

Oui, Dieu est nécessaire pour établir le dogme de l'autorité et de la
hiérarchie. C'est sur l'idée de son existence qu'est basée toute
l'organisation anti-égalitaire de la Société.

L'idée de Dieu est le substratum de toute domination qui, ne pouvant se
justifier par aucun autre titre, s'en réfère à une sorte d'investiture
céleste.

Pour le roi, pour le chef, pour le possédant, pour l'accapareur, l'idée
de Dieu est nécessaire parce que c'est d'elle seule qu'ils tiennent
l'apparence d'un droit. Ils ont inventé le maître pour pouvoir s'en
déclarer les délégués et opprimer les masses en son nom.

Dieu est nécessaire pour le propriétaire: car s'il n'avait pas inventé
cette fiction d'un Dieu répartiteur du sol, il n'aurait pu imaginer
cette sinistre fantaisie de l'appropriation perpétuelle, fondée sur la
conquête, c'est-à-dire sur le vol. C'est la Force qu'ils ont acclamée
Dieu, et toutes leurs énergies se sont concentrées sur la défense de ce
mensonge, qu'ils utilisèrent à leur profit.

L'idée de Dieu n'est nécessaire que pour les oppresseurs, pour les
envahisseurs, pour les négateurs du droit collectif.

Pour l'inculquer aux masses, on a eu l'infernale habileté de la
compliquer de l'idée de compensation. Qui a souffert sur la terre jouira
d'un bonheur éternel. Plus vous aurez été malheureux ici-bas, et plus
vous serez heureux dans le ciel.

D'où la résignation, d'où l'abandon par l'homme du bien qui lui
appartient, la terre, au profit des brutaux et des aigrefins.

À ceux-là, l'idée de Dieu est nécessaire parce que, grâce à elle, ils
ont pu, pendant des siècles, arrêter les revendications du droit humain,
parce que les ignorants, les humbles, les faibles ont été courbés sous
la violence, et ont baisé la main qui les frappait et les dépouillait,
dans l'espoir insensé d'une revanche céleste.

Libère-toi de l'idée de Dieu, et, ne t'hypnotisant plus dans la
contemplation du ciel, regarde la terre. C'est là ton outil de
bien-être. Tu n'admettras plus que quelques-uns détiennent les biens qui
sont à tous, tu n'admettras plus d'être soumis, pour toutes les
nécessités de la vie, aux spéculations qui sont des meurtres organisés.

Tu sentiras que la charité qui est faite au nom de Dieu n'est en réalité
que la perpétuation de la misère.

Tu sentiras la vérité de cette parole trop tôt proférée pour qu'elle fût
bien comprise:

Dieu, c'est le mal.

Car Dieu, c'est la tyrannie sous toutes ses formes, c'est la propriété
avec tous ses accaparements, c'est la divinisation de la souffrance,
c'est la négation du droit au bien-être, au bonheur, à la jouissance des
biens terrestres. C'est la souillure de nos aspirations physiques, de
l'amour, de la génération. C'est la déshumanisation de l'humanité.

Et cette idée, qui ne produit que de la souffrance, de la haine, de
l'iniquité, serait nécessaire, fatale!

Ceux qui disent cela et se croient de pensée libre sont des pusillanimes
qui n'osent point user de leur raison.

Il est au contraire nécessaire que l'idée de Dieu s'efface et
disparaisse. Alors seulement, l'homme sera maître de sa force cérébrale
tout entière et appliquera son effort à la réalisation du bien-être
général, par l'exploitation solidaire du seul domaine qui soit à sa
portée, la terre.

L'esprit désobscurci du préjugé religieux, l'homme exercera sa pensée
réellement libre, et pour lui, la vie changera de face. Cette liberté
reconquise, il en usera dans toutes les circonstances, les préjugés
engourdisseurs disparaîtront un à un et la vraie lumière éclatera.

Voyons maintenant le penseur--déjà libéré du mensonge divin--aux prises
avec les autres faux axiomes qui n'en sont d'ailleurs que des
résultantes.

* * *

Te voilà au milieu des hommes, tes semblables, et en face de la terre
dont, eux et toi, vous devez tirer votre subsistance.

Les hommes sont tes égaux, tu es leur égal.

Ici je te demande un peu d'attention.

Quand tu parles d'égalité, aussitôt on te rabroue, en affirmant que
l'égalité est une utopie, que la nature même la dénie, que les hommes
viennent sur la terre avec des organismes dissemblables, les uns plus
forts, les autres plus débiles; les uns, très intelligents, les autres,
de faible cerveau, et de ces prémisses, on part pour justifier les
inégalités sociales, la misère en face de la richesse, le salariat et le
capitalisme, l'ignorance et l'éducation supérieure, et par suite, la
bataille humaine avec ses égorgements et ses épouvantes.

Et l'égalitaire se trouve pris de court et hésite à répondre.

C'est qu'en ce point, comme dans toutes les discussions sociales, nous
nous laissons tromper par une définition fausse, passée à l'état de
dogme.

L'égalité existe entre les hommes, au point de départ, c'est-à-dire que
tous les hommes viennent sur la terre avec la volonté de vivre, avec des
besoins matériels et moraux qui sont égaux en principe: l'homme qui a
faim est l'égal de l'homme qui a faim. Les nécessités primordiales de
l'existence sont les mêmes, et il y a égalité parfaite et complète dans
cette formule indiscutable:

--Tous les hommes, sans exception, ont la volonté et le droit de
satisfaire leurs besoins et d'utiliser leurs facultés, physiques et
morales.

La mesure individuelle de ces besoins et de ces facultés est accessoire.
Le fait mathématique--la volonté et le droit de vivre--est égal pour
tous.

En cela et en cela seul consiste vraiment l'égalité, et c'est elle qui
doit être respectée par l'exercice--appartenant à tous--de ce droit de
vivre.

* * *

Ici, Camarade, tu trouves sous tes pieds un terrain solide: fils de la
nature, tu as--comme tous tes congénères, ni plus ni moins, mais autant
qu'eux--le droit de vivre et ce droit nul ne peut t'empêcher--ni
empêcher autrui--de l'exercer.

Or d'où peuvent te venir les moyens de vivre, sinon de la terre. Donc la
terre est à toi, comme à tous tes semblables. La faculté de l'exploiter
et d'en tirer subsistance est inhérente à ton être, et nul n'a droit de
la supprimer.

Donc quiconque s'approprie une partie de cet instrument collectif de
travail qu'est la terre commet un acte contraire au principe humain,
donc la propriété, c'est-à-dire la main-mise de qui que ce soit sur une
portion de terre, est un vol commis au préjudice de la collectivité.

Et voici que la propriété--sacro-sainte--t'apparaît avec son véritable
caractère d'accaparement et de spoliation, voici que ce dogme intangible
se révèle en son évidence de brutalité et de crime antisocial.

La terre est l'instrument de travail--c'est-à-dire de vie--de tous les
hommes. Quiconque se l'approprie vole l'humanité, et quand il prétend
donner à ce vol la sanction de la perpétuité, il commet un acte à la
fois si illogique et si monstrueux qu'on s'étonne à bon droit qu'il ait
pu être perpétré.

Mais pour autoriser, pour éterniser cette iniquité, la Société, depuis
des siècles, a créé cette autre iniquité, l'autorité, c'est-à-dire
l'appel à la force contre le droit, le recours à la violence contre les
justes revendications.

En s'appuyant sur l'idée de Dieu, créateur et propriétaire universel,
elle a imaginé, par un habile procédé d'escroquerie, la concession faite
par cette puissance mystérieuse au profit de quelques-uns de la terre
divisée en parcelles, et de cette injustice première, toutes les
injustices ont découlé.

Donc, Camarade, nie la propriété du sol comme tu as nié Dieu, comme tu
vas nier tout à l'heure toutes les fantaisies criminelles et
persécutrices dont la propriété est la source.

* * *

Par la propriété, la liberté a disparu, depuis le droit d'aller et de
venir arrêté par des murs et barrières que défendent des gendarmes et
des magistrats, jusqu'à la liberté du travail, le propriétaire étant
maître de laisser ses terres en friche et de refuser à quiconque la
faculté d'en extraire les éléments nécessaires à l'existence.

La propriété n'est pas seulement le vol, elle est le meurtre, car c'est
d'elle que procède l'exploitation de l'homme par l'homme, le droit
mensonger du possédant à ne concéder le droit au travail qu'à son
profit, en échange d'un salaire dérisoire; elle est la créatrice du
prolétariat, la faiseuse de misère, la manifestation atroce et cruelle
de l'égoïsme, de l'avidité et du vice, elle est la grande tueuse
d'hommes.

La propriété est le meurtre, car c'est en vertu de ce droit prétendu,
appuyé uniquement sur la spoliation, sur la conquête et par conséquent
sur la force, que des groupes d'hommes se sont déclarés seuls jouisseurs
d'une portion plus ou moins vaste du sol, s'en sont prétendus les
maîtres absolus, élevant entre leurs territoires respectifs des
barrières sous le nom de frontières, et ont créé chez ces groupes,
décorés du nom de nations, des sentiments de haine, de rivalité qui se
traduisent perpétuellement par les pires violences, assassinats en
nombre, incendies, viols et autres manifestations de la bestialité
humaine.

C'est le mensonge: car, alors qu'il est inscrit dans les constitutions
particularistes que nous subissons que le droit de propriété est sacré
et que nul n'en peut être privé, des millions d'hommes sont dépouillés
de leur droit à la terre, au profit d'une caste dominatrice et
exploiteuse.

La propriété est l'expression de l'égoïsme à sa plus haute puissance:
c'est l'usurpation brutale du bien de tous, de la terre qui appartient à
la collectivité et sous aucun prétexte légitime ne peut être féodalisée
au profit de quelques-uns. C'est d'elle que naissent toutes les
injustices, tous les crimes, tous les forfaits dont l'histoire
s'ensanglante...

Elle se perpétue par l'héritage qui n'est que la continuation dans le
temps d'une première iniquité commise.

* * *

La propriété a double forme, elle s'impose encore sous le nom de
capital, et le capital est comme la propriété le vol, le meurtre et
l'injustice.

La terre appartenant à l'humanité toute entière, à la collectivité,
aussi à l'humanité et à la collectivité appartiennent ses produits.

C'est l'humanité, la collectivité qui mettent en valeur l'instrument
terrestre que nous tenons de la nature, et le produit du travail
nécessaire, général et collectif, appartient à tous les hommes, sans
individualisation possible. Sur les ressources--richesses de toute
nature--que fait jaillir du sol le travail humain, tous les hommes ont
un droit équivalent, pour la satisfaction aussi complète que possible de
leurs besoins matériels et moraux.

* * *

Tu auras beaucoup entendu parler, mon Camarade, de la prise au tas et de
bon bourgeois se seront esclaffés devant cette expression quelque peu
vulgaire.

Il faut que le tas--collectif--des richesses produites soit assez
considérable pour que tous y trouvent leur part légitime. Or que se
passe-t-il aujourd'hui? Des gens, s'appuyant sur ce droit de propriété
et sur la constitution illégitime d'un capital, amassent pour eux--des
tas--dans lesquels ils puisent au gré de leurs caprices, tandis que des
millions d'hommes sont dénués de tout.

Ils sont entourés d'une horde de parasites qui repoussent, à coups de
lois et à coups de fusil, ceux qui, mourant de faim, font mine de
toucher à ces provendes monstrueuses.

Ces capitalistes s'arrogent le droit de laisser pourrir des
denrées--c'est leur pouvoir absolu--alors que des centaines d'hommes en
vivraient; ils sont les rois, ils sont les maîtres, leur caprice est
souverain, ils peuvent, quand ils le veulent, à l'heure choisie par eux,
déchaîner la misère et la famine sur la collectivité.

Ce sont des propriétaires qui, de par des coutumes admises appuyées sur
la force, décident de la vie ou de la mort des masses prolétariennes.

On a voulu nier que ce fussent les capitalistes et eux seuls qui
déchaînent la guerre: quel intérêt eût le peuple allemand à la guerre de
1870? La victoire a augmenté ce qu'on appelle les forces industrielles
du pays, c'est-à-dire que se sont constitués un plus grand nombre de
groupes capitalistes, fondant d'immenses ateliers, des docks, des usines
où les matières nécessaires à la vie, pour ne parler que de celles-là,
sont l'objet de tripotages commerciaux qui en décuplent le prix et en
rendent l'usage impossible aux prolétaires, parce que l'usinier, le
grand industriel, loin de travailler pour la collectivité, ne songe qu'à
s'enrichir lui-même--lui et ses actionnaires--au détriment des
consommateurs, c'est-à-dire de la grande masse.

Ces entreprises, nous dit-on, fournissent du travail à des millions
d'ouvriers: c'est réel, seulement ce travail même auquel on est forcé
d'avoir recours donne lieu à une rémunération calculée si avarement que
l'ouvrier y trouve à peine de quoi ne pas mourir. Que lui importe la
prospérité d'un pays qui ne se traduit que par des budgets impériaux ou
des bilans de fortunes particulières, alors que lui-même est toujours
pauvre, misérable et sacrifié?

* * *

Qu'il se révolte, qu'il s'empare des matières premières, des usines,
qu'il les emploie au bénéfice de la collectivité, c'est la justice.

Mais la propriété, mais le capital ont de longue date pris leurs
précautions.

Donnant au groupement des propriétés le nom de patrie, ils ont su
inspirer à la foule une sorte de religieuse passion pour une entité
invisible qu'ils abritent sous un symbole ridicule, le drapeau.

Le troupeau humain, bête et sentimental, abruti depuis des siècles par
l'idée de providence et de droits acquis, s'est laissé prendre à cette
fantasmagorie de mensonges, et il admire les armées, brillantes,
bruyantes, violentes, qui ont pour mission de défendre les propriétés et
les capitaux des accapareurs contre d'autres accapareurs non moins
déshonnêtes qu'eux-mêmes.

On invoque pour justifier l'idée de patrie et l'existence des armées la
nécessité de la défense légitime: le raisonnement serait juste si les
masses prolétariennes étaient appelées au service militaire pour
défendre un bien-être acquis et satisfaisant. Mais en est-il ainsi? Que
telle nation en écrase une autre, le régime propriétaire et capitaliste
en sera-t-il modifié, et la collectivité recouvrera-t-elle ses droits
confisqués par les individus?

Point. Victorieuse ou vaincue, toute nation reste soumise au joug de
l'exploitation capitaliste, et les arcs de triomphe qu'élèvent les
satisfaits ne sont pour la masse que les portes de l'enfer capitaliste.

Seule, la guerre sociale est juste.

Comprends bien, Camarade, je dis sociale--et non civile--parce que la
lutte de la justice contre l'iniquité ne se renferme pas dans les
limites d'un territoire défini: les exploités du capital--à quelque
nation qu'ils appartiennent--sont les adversaires des capitalistes de
toutes les nations, sans exception.

La guerre qui a pour but la propriété d'une ville, d'une province, d'un
royaume est inique: est juste la guerre qui a pour but l'abolition des
privilèges, des exploitations et des spéculations, la reprise de la
terre et de ses produits pour la collectivité.

Des alliances peuvent et doivent être conclues entre les exploités de
tous les pays--sans souci du nom géographique dont on les affuble--pour
jeter bas l'immense et formidable Bastille qui, sous des milliers de
formes diverses, symbolise la puissance propriétaire; la patrie du
travailleur est partout où le droit règne, elle n'est pas là où
l'iniquité est toute-puissante.

Il ne s'agit plus ici d'un territoire quelconque; la patrie a une
signification plus haute et profondément humaine. Car la patrie de
l'homme, c'est la terre toute entière et elle sera digne de ce titre,
c'est-à-dire paternelle à tous, quand, à la suite d'efforts dont le
succès ne rentre pas, quoi qu'on en ait dit, dans le domaine des
utopies, la terre toute entière sera régie par la justice.

* * *

On te dira encore, Camarade, que tel pays est plus digne que tel autre
d'être défendu parce que déjà on y a conquis de vaines libertés
politiques qui sont des instruments de progrès, ne te laisse pas
troubler par les grands mots.

De par l'organisation propriétaire et capitaliste, les libertés sont
employées contre la masse comme outil d'asservissement, et l'habileté
des maîtres est telle qu'ils savent défigurer les choses et les mots
pour leur attribuer une signification favorable uniquement à leurs
intérêts.

Le suffrage universel! Est-ce que tu peux lui proposer le seul problème
dont la solution te touche, la reprise de la propriété et l'abolition du
capitalisme?

Défie-toi de tous ces vocables ronflants: syndicalisme, retraites
ouvrières, fixation des heures de travail. En tout cela, il n'y a que
des palliatifs, destinés à laisser subsister la grande iniquité sociale.

Syndicats--groupements des ouvriers qui défendent leurs intérêts contre
les patrons--pourquoi des patrons? Pourquoi des parasites? Un seul
syndicat, la collectivité travailleuse par elle-même et pour elle-même.

Les retraites ouvrières! C'est l'os qu'on jette aux travailleurs pour
que, satisfaits de ne plus mourir d'épuisement et de misère, ils
acceptent de, pendant toute leur vie, rester à l'état d'esclaves
attachés à la glèbe industrielle. Pas de retraites, mais la répartition
équitable et légitime de toutes les ressources terrestres entre ceux qui
les produisent.

* * *

Peut-être, Camarade, qui veux travailler au progrès, es-tu surpris de
cette franchise. Tu dis que ce qui est acquis est acquis, et que la
diminution de souffrance n'est pas à dédaigner.

D'accord, mais n'oublie pas que le libertaire conscient a une mission
plus large; assez d'autres opportunistes, qui ont intérêt à la
perpétuation de l'état social actuel, sont tout prêts à servir
inconsciemment de complices à la malice des politicailleurs.

Tu dois voir de plus haut et plus loin.

Un exemple: Suppose que les socialistes arrivent à obtenir la journée de
huit heures. Quelles batailles ne faudra-t-il pas livrer pour que la
question soit posée sur son véritable terrain, c'est-à-dire que, tout en
ne travaillant que huit heures, l'ouvrier gagne autant qu'aujourd'hui,
en ses dix, douze et quatorze heures de labeur.

Admettons même que le capital, s'arrachant un lambeau de ses bénéfices,
consente à ce sacrifice et organise le travail par équipes, augmentant
ainsi le nombre des salariés et diminuant, à son grand regret, celui des
meurt-de-faim...

Est-ce que pour cela le salariat sera plus légitime, est-ce que plus
légitime le bénéfice prélevé par un individu ou une société sur la
collectivité des travailleurs, est-ce que plus légitime l'opulence des
uns en face de la misère des autres, le gavage en face de la privation?

Songes-y bien, dût ton salaire se décupler et ta fatigue diminuer dans
les mêmes proportions, la situation n'en serait pas moins injuste, parce
qu'elle aurait toujours pour base première le privilège des uns et la
soumission des autres.

Et toi, libertaire, tu ne peux être que l'homme de la justice. Sinon, tu
n'as pas de raison d'être, reste jacobin, radical, socialiste: tu seras
un des défenseurs de l'ordre de choses existant et quand tu voudras le
critiquer et verser sur les vices de l'humanité des larmes de crocodile,
tu seras un hypocrite et un tartufe.

* * *

La propriété--fondement de l'autorité--a créé tous les vices.

Elle est productrice de paresse, car, sans parler des riches qui
s'abstiennent de tout travail et vivent de celui des autres, elle a
donné à la masse la haine de l'effort et la volonté de s'y soustraire.

Ne le nie pas, Camarade. Tu ne travailles que parce que tu y es forcé,
et tu cherches à tromper ton patron en lui fournissant le moins possible
d'huile de bras.

Pourquoi, sinon parce que, sans que tu en aies peut-être la notion
positive, tu sens que ton effort profite à un égoïste et à un
exploiteur.

Il n'en serait pas de même si tu travaillais pour la collectivité, car
tu comprendrais que, de ton effort entier, le bénéfice revient à tous,
c'est-à-dire à toi-même.

Que t'importe de bâtir des palais que tu n'habites pas et d'où les
laquais te chassent à coups de trique! Mais si tu apportais ta pierre
aux édifices collectifs devant abriter tous les hommes et toi-même, avec
quel amour tu consacrerais ton énergie à leur beauté, à leur spaciosité,
à leurs conditions hygiéniques.

Travailler pour l'humanité avec la conscience qu'on fait partie des
bénéficiaires de tout travail, c'est la justification et on pourrait
dire la purification de l'effort quel qu'il soit; et avec quelle
placidité chacun, sa tâche accomplie, jouirait du bien-être dont il a
été l'artisan.

* * *

La propriété a créé le vol: car elle est génératrice de jalousie,
d'envie et de haine, avec volonté de revanche.

Pourquoi celui-ci est-il favorisé plutôt que celui-là? Pourquoi, parce
que le grand-père ou le père de cet enfant ont amassé des capitaux, le
nouveau venu se trouvera-t-il délié de l'obligation que la nature impose
à tout homme d'arracher à la terre les ressources nécessaires à sa vie?

Alors celui qui n'a pas rongé son frein s'irrite à voir passer les
oisifs qui le narguent; l'éblouissement que lui met aux yeux
l'étincellement des richesses auxquelles il n'a aucune part, se mue en
lueurs rouges dans son cerveau, et c'est lui que la Société appelle
criminel, lorsqu'elle l'a incité, provoqué, bravé!...

Sous tout crime, quel qu'il soit, il y a, à la base, une crime de la
société, et pour qu'elle s'arrogeât le droit de punir, il faudrait tout
d'abord qu'elle se châtiât elle-même.

La propriété crée l'assassinat: le grand industriel est un dévoreur
d'hommes, et il se soucie de leur vie comme de leurs revendications.
Dans les hauts-fourneaux, dans les mines, le bétail humain peine et
meurt; et chaque goutte de sueur qui tombe, chaque goutte de sang qui
coule est par lui monnayée et entassée dans ses coffres.

Elle crée l'assassinat: car à qui lui prend sa vie, le sacrifié rêve de
lui prendre la sienne. C'est la propriété, c'est le capital qui ont
assassiné le malheureux Watrin, c'est l'égoïsme et la férocité
capitalistes qui ont chargé les fusils de Fourmies et de Limoges; et les
soldats tueurs ne sont que les exécuteurs des décrets de mort rendus par
le capital.

Supprimer la propriété individuelle, c'est régénérer l'humanité, c'est
rendre impossibles--parce qu'inutiles--toutes les révoltes dont les
manifestations sont qualifiées de crimes: vols et meurtres.

Le jour où, la propriété étant collective, tout sera à tous, pourquoi
voler autrui, puisque c'est se voler soi-même? Pourquoi exercer une
reprise individuelle par la violence, meurtre ou assassinat, puisque
cette reprise s'exercerait sur son propre bien?

Pourquoi envier autrui, puisque les ressources individuelles étant à la
disposition de tous, il suffira de vouloir pour avoir?

Et n'oublie pas, Camarade, que ces désirs, ces passions dont l'explosion
est au principe de tous les crimes, sont réellement créés, développés,
entretenus par l'état de privation qui résulte pour la majorité de
l'organisation propriétaire de la Société.

Suppose que tes besoins soient légitimement satisfaits, que tu
aies--comme on dit--ton compte, crois-tu que ne diminueraient pas en toi
ces appétits, parfois excessifs, que crée la souffrance de la
perpétuelle pénurie?

Celui qui n'a pas faim, qui ne subit pas l'angoisse quotidienne du
lendemain, celui qui est entouré, non point de luxe--on y viendrait plus
tard--mais du confortable relatif sans lequel la vie est un supplice,
celui-là n'est plus un envieux, ni un haineux. Il jouit de la vie et est
heureux que les autres en jouissent comme lui.

* * *

La propriété crée la dépravation; ceci peut te paraître étrange, parce
que tu n'as peut-être jamais réfléchi que l'amour est gangréné jusqu'au
fond par le sentiment propriétaire.

L'orientation générale des idées est faussée à ce point que la Société a
inventé tout un code--de lois ou d'usages--en vertu duquel l'être humain
n'est plus maître de lui-même, de son corps, de ses désirs.

L'homme, affolé par le virus propriétaire, en est arrivé à ce degré
d'erreur qu'il admet le droit de propriété d'un être sur un autre être,
de l'homme sur la femme, de la femme sur l'homme; et la Société défend
l'union de ces deux êtres si n'est intervenu un pacte de vente et
d'achat, qu'elle appelle contrat de mariage. Et de ceux qui l'ont signé,
chacun devient le propriétaire de l'autre, avec interdiction sous peine
de prison--et même de mort--contre celui qui prétend rester maître de sa
personne, de sa chair, de son coeur.

En dehors même du mariage, l'amant s'affirme le maître de sa maîtresse
et la tue si, lasse de lui, elle entend se donner à un autre; la
maîtresse poignarde ou défigure celui qui l'abandonne.

La Société nouvelle, te dira-t-on, sera impuissante contre les crimes
passionnels. Non, Camarade. Elle les atténuera, jusqu'au jour où ils
disparaîtront tout à fait. Comment? En proclamant le principe de la
liberté dans l'amour comme dans les autres actes de la vie.

C'est l'esprit d'égoïsme, exploité par les religions, qui a souillé les
manifestations de l'amour en les entourant d'on ne sait quelle apparence
repoussante d'indécence et d'obscénité; dès que l'amour ne sera plus
classé au nombre des choses défendues, le prurit malsain que les
prohibitions développent et surexcitent diminuera de lui-même, et
l'amour redeviendra ce qu'il aurait dû toujours être, l'exercice normal
d'une faculté légitime. Les enfants ne seront plus la propriété des
parents--qui ont déguisé leur tyrannie sous le nom de droit paternel,
maternel, familial,--mais seront les membres de la collectivité et par
conséquent investis, de par leur naissance même, du droit absolu à la
vie, à la richesse, au bien-être universels.

* * *

Il n'est pas une seule des bases--c'est le mot consacré--de la Société
qui ne soit étayée sur un tuf d'illusion ou de mensonge.

Ne te dissimule pas qu'à les saper on court des risques; les uns, par
conservatisme intéressé, les autres par incompréhension les défendent
avec acharnement, avec brutalité.

Prêtres, soldats, magistrats sont au service de ces ennemis de la
vérité, jusqu'ici tout-puissants. Demande-toi si tu possèdes l'énergie
nécessaire pour leur tenir tête; garde-toi cependant de toute
rodomontade. Sois froid, sois calme, sache ce que tu veux et ce que tu
fais. Défie-toi de la fausse poésie de l'agitation stérile. Sois précis
dans tes desseins et dans tes actes. Que tes résolutions, si tu en as à
prendre quelqu'une, soit le résultat si net de tes méditations que rien
ne t'en puisse détourner; garde-toi de l'enthousiasme qui n'est le plus
souvent qu'une fièvre.

Libertaire, sois libre de passions, sois l'égal de ta raison.

Travaille pour toi-même en travaillant pour tous.

* * *

Je ne te dis pas ce qui sera--car c'est là le secret de l'avenir et nul
aujourd'hui ne peut, sans ridicule forfanterie, prévoir la forme des
Sociétés futures--mais ce que tu dois être toi-même, pour que le progrès
nécessaire se réalise.

En tout temps, en tout lieu, soit le négateur de l'autorité: donc
garde-toi bien toi-même d'être autoritaire. Sache vivre avec tes
semblables sans désir de domination; sois d'âme solidaire, communiste,
libertaire et prêche d'exemple en toutes les circonstances de la vie.

Étant obligé de vivre dans un milieu où toutes les idées de justice sont
bafouées, ou tout au moins tenues pour négligeables, ne perds pas une
seule occasion de rappeler ce qui devrait être à la place de ce qui est.

Te connaissant d'esprit moyen, mais de bon vouloir complet, je ne te
demande ni l'héroïsme ni le martyre. Débats-toi comme tu le pourras pour
vivre ta maigre vie, mais en même temps agis en homme qui sait ce qu'il
fait, pourquoi il le fait et qui guette toutes les occasions de se
libérer du carcan social, en aidant les autres à s'en libérer avec lui.

Surtout ne croie pas à ta supériorité, répète-toi cent fois le jour que
tu n'es qu'un apprenti de l'atelier social et que les progrès se
réaliseront non par un individu, mais par le groupe sans cesse plus
étendu.

Cherche toute ta vie et ne suppose jamais que tu as trouvé; ennemi de
toute autorité, n'en crée pas une au dedans de toi-même, car celle-là
est la plus tyranique et la plus dangereuse.

Écoute tout, même des plus sots ou des plus criminels, il y a toujours
quelque chose à apprendre, ne fut-ce que par le conflit avec la réalité.

* * *

Je conclus, cher Camarade, en te recommandant de ne pas te laisser aller
à considérer ce petit manuel comme un évangile. On est beaucoup trop
disposé à attribuer à la lettre imprimée un caractère en quelque sorte
sacré.

Je n'ai voulu, en soulevant ces questions, que t'inciter à les étudier:
n'est un véritable libertaire que celui qui s'est fait lui-même.

Je t'ai simplement montré l'outil de ta rénovation mentale; tous les
dogmes se résument en un seul, c'est qu'il n'y a pas de dogmes.

Et là dessus, Camarade, je te souhaite la conscience bien équilibrée, la
santé physique et le bien-être conquis par toi en même temps que celui
des autres.

Tout pour et par la justice.

       *       *       *       *       *



EN VENTE

À la Colonie d'AIGLEMONT (Ardennes)

Au «Libertaire», 15 rue d'Orsel, PARIS 18e

* * *

=L'A. B. C. du Libertaire= (Jules Lermina) 0 10 (par la poste) 0 15 (les
100, franco) 7»» (les 50, franco) 3 80 (les 25, franco) 2 25

=Cartes posta= les illustrées de la Colonie d'Aiglemont _1re série_ de
6 cartes 0 30 (par la poste) 0 40

=Cartes postales illustrées= de la Colonie d'Aiglemont _2me série_ de 6
cartes 0 30 (par la poste) 0 40


POUR PARAÎTRE

_en Mars 1906:_

=L'Enseignement= (Sébastien Faure)

_en Avril:_

=Communisme= (Fortune Henry)

_en Mai:_

=La Colonie d'Aiglemont= (André Mounier)

=etc., etc.=

* * *

Prix annuel de l'ABONNEMENT: 2 francs.

Adresser Lettres et Communications, Demandes de Renseignements à la
Colonie l'ESSAI, à Aiglemont (Ardennes)

Le Gérant: Fortuné HENRY.

Imprimerie spéciale de la Colonie d'Aiglemont (Ardennes)





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