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Title: Le parfum de la Dame en noir
Author: Leroux, Gaston, 1868-1927
Language: French
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Gaston Leroux



LE PARFUM DE LA DAME EN NOIR



(1908)



Table des matières

I Qui commence par où les romans finissent.
II Où il est question de l'humeur changeante de Joseph
Rouletabille.
III Le parfum.
IV En route.
V Panique.
VI Le fort d'Hercule.
VII De quelques précautions qui furent prises par Joseph
Rouletabille pour défendre le fort d'Hercule contre une attaque
ennemie.
VIII Quelques pages historiques sur Jean Roussel-Larsan-Ballmeyer.
IX Arrivée inattendue du «vieux Bob».
X La journée du 11.
XI L'attaque de la Tour Carrée.
XII Le corps impossible.
XIII Où l'épouvante de Rouletabille prend des proportions
inquiétantes.
XIV Le sac de pommes de terre.
XV Les soupirs de la nuit.
XVI Découverte de «L'Australie».
XVII Terrible aventure du vieux Bob.
XVIII Midi, roi des épouvantes.
XIX Rouletabille fait fermer les portes de fer.
XX Démonstration corporelle de la possibilité du «corps de trop»!
Épilogue



À Pierre WOLFF

En souvenir affectueux de notre ardente collaboration en cette
année qui a vu éclore Le Lys.

GASTON LEROUX



I
Qui commence par où les romans finissent.

Le mariage de M. Robert Darzac et de Mlle Mathilde Stangerson eut
lieu à Paris, à Saint-Nicolas-du-Chardonnet, le 6 avril 1895, dans
la plus stricte intimité. Un peu plus de deux années s'étaient
donc écoulées depuis les événements que j'ai rapportés dans un
précédent ouvrage, événements si sensationnels qu'il n'est point
téméraire d'affirmer ici qu'un aussi court laps de temps n'avait
pu faire oublier le fameux Mystère de la Chambre Jaune... Celui-ci
était encore si bien présent à tous les esprits que la petite
église eût été certainement envahie par une foule avide de
contempler les héros d'un drame qui avait passionné le monde, si
la cérémonie nuptiale n'avait été tenue tout à fait secrète, ce
qui avait été assez facile dans cette paroisse éloignée du
quartier des écoles. Seuls, quelques amis de M. Darzac et du
professeur Stangerson, sur la discrétion desquels on pouvait
compter, avaient été invités. J'étais du nombre; j'arrivai de
bonne heure à l'église, et mon premier soin, naturellement, fut
d'y chercher Joseph Rouletabille. J'avais été un peu déçu en ne
l'apercevant pas, mais il ne faisait point de doute pour moi qu'il
dût venir et, dans cette attente, je me rapprochai de maître
Henri-Robert et de maître André Hesse qui, dans la paix et le
recueillement de la petite chapelle Saint-Charles, évoquaient tout
bas les plus curieux incidents du procès de Versailles, que
l'imminente cérémonie leur remettait en mémoire. Je les écoutais
distraitement en examinant les choses autour de moi.

Mon Dieu! que votre Saint-Nicolas-du-Chardonnet est une chose
triste! Décrépite, lézardée, crevassée, sale, non point de cette
saleté auguste des âges, qui est la plus belle parure de la
pierre, mais de cette malpropreté ordurière et poussiéreuse qui
semble particulière à ces quartiers Saint-Victor et des
Bernardins, au carrefour desquels elle se trouve si singulièrement
enchâssée, cette église, si sombre au dehors, est lugubre dedans.
Le ciel, qui paraît plus éloigné de ce saint lieu que de partout
ailleurs, y déverse une lumière avare qui a toutes les peines du
monde à venir trouver les fidèles à travers la crasse séculaire
des vitraux. Avez-vous lu les Souvenirs d'enfance et de jeunesse,
de Renan? Poussez alors la porte de Saint-Nicolas-du-Chardonnet et
vous comprendrez comment l'auteur de la Vie de Jésus, qui était
enfermé à côté, dans le petit séminaire adjacent de l'abbé
Dupanloup et qui n'en sortait que pour venir prier ici, désira
mourir. Et c'est dans cette obscurité funèbre, dans un cadre qui
ne paraissait avoir été inventé que pour les deuils, pour tous les
rites consacrés aux trépassés, qu'on allait célébrer le mariage de
Robert Darzac et de Mathilde Stangerson! J'en conçus une grande
peine et, tristement impressionné, en tirai un fâcheux augure.

À côté de moi, maîtres Henri-Robert et André Hesse bavardaient
toujours, et le premier avouait au second qu'il n'avait été
définitivement tranquillisé sur le sort de Robert Darzac et de
Mathilde Stangerson, même après l'heureuse issue du procès de
Versailles, qu'en apprenant la mort officiellement constatée de
leur impitoyable ennemi: Frédéric Larsan. On se rappelle peut-être
que c'est quelques mois après l'acquittement du professeur en
Sorbonne que se produisit la terrible catastrophe de La Dordogne,
paquebot transatlantique qui faisait le service du Havre à New-
York. Par temps de brouillard, la nuit, sur les bancs de Terre-
Neuve, La Dordogne avait été abordée par un trois-mâts dont
l'avant était entré dans sa chambre des machines. Et, pendant que
le navire abordeur s'en allait à la dérive, le paquebot avait
coulé à pic, en dix minutes. C'est tout juste si une trentaine de
passagers dont les cabines se trouvaient sur le pont, eurent le
temps de sauter dans les chaloupes. Ils furent recueillis le
lendemain par un bateau de pêche qui rentra aussitôt à Saint-Jean.
Les jours suivants, l'océan rejeta des centaines de morts parmi
lesquels on retrouva Larsan. Les documents que l'on découvrit,
soigneusement cousus et dissimulés dans les vêtements d'un
cadavre, attestèrent, cette fois, que Larsan avait vécu! Mathilde
Stangerson était délivrée enfin de ce fantastique époux que, grâce
aux facilités des lois américaines, elle s'était donné en secret,
aux heures imprudentes de sa trop confiante jeunesse. Cet affreux
bandit dont le véritable nom, illustre dans les fastes
judiciaires, était Ballmeyer, et qui l'avait jadis épousée sous le
nom de Jean Roussel, ne viendrait plus se dresser criminellement
entre elle et celui qui, depuis de si longues années,
silencieusement et héroïquement l'aimait. J'ai rappelé, dans Le
Mystère de la Chambre Jaune, tous les détails de cette
retentissante affaire, l'une des plus curieuses qu'on puisse
relever dans les annales de la cour d'assises, et qui aurait eu le
plus tragique dénouement sans l'intervention quasi géniale de ce
petit reporter de dix-huit ans, Joseph Rouletabille, qui fut le
seul à découvrir, sous les traits du célèbre agent de la sûreté
Frédéric Larsan, Ballmeyer lui-même!... La mort accidentelle et,
nous pouvons le dire, providentielle du misérable avait semblé
devoir mettre un terme à tant d'événements dramatiques et elle ne
fut point -- avouons-le -- l'une des moindres causes de la
guérison rapide de Mathilde Stangerson, dont la raison avait été
fortement ébranlée par les mystérieuses horreurs du Glandier.

«Voyez-vous, mon cher ami, disait maître Henri-Robert à maître
André Hesse, dont les yeux inquiets faisaient le tour de l'église,
-- voyez-vous, dans la vie, il faut être décidément optimiste.
Tout s'arrange! même les malheurs de Mlle Stangerson... Mais
qu'avez-vous à regarder tout le temps ainsi derrière vous? Qui
cherchez-vous?... Vous attendez quelqu'un?

-- Oui, répondit maître André Hesse... J'attends Frédéric Larsan!»

Maître Henri-Robert rit autant que la sainteté du lieu lui
permettait de rire; mais moi je ne ris point, car je n'étais pas
loin de penser comme maître Hesse. Certes! j'étais à cent lieues
de prévoir l'effroyable aventure qui nous menaçait; mais, quand je
me reporte à cette époque et que je fais abstraction de tout ce
que j'ai appris depuis -- ce à quoi, du reste, je m'appliquerai
honnêtement au cours de ce récit, ne laissant apparaître la vérité
qu'au fur et à mesure qu'elle nous fut distribuée à nous-mêmes --
je me rappelle fort bien le curieux émoi qui m'agitait alors à la
pensée de Larsan.

«Allons, Sainclair! fit maître Henri-Robert qui s'était aperçu de
mon attitude singulière, vous voyez bien que Hesse plaisante...

-- Je n'en sais rien!» répondis-je.

Et voilà que je regardai attentivement autour de moi, comme
l'avait fait maître André Hesse. En vérité, on avait cru Larsan
mort si souvent quand il s'appelait Ballmeyer, qu'il pouvait bien
ressusciter une fois de plus à l'état de Larsan.

«Tenez! voici Rouletabille, dit maître Henri-Robert. Je parie
qu'il est plus rassuré que vous.

-- Oh! oh! il est bien pâle!» fit remarquer maître André Hesse.

Le jeune reporter s'avançait vers nous. Il nous serra la main
assez distraitement.

«Bonjour, Sainclair; bonjour, messieurs... Je ne suis pas en
retard?»

Il me sembla que sa voix tremblait... Il s'éloigna tout de suite,
s'isola dans un coin, et je le vis s'agenouiller sur un prie-Dieu
comme un enfant. Il se cacha le visage, qu'il avait en effet fort
pâle, dans les mains, et pria.

Je ne savais point que Rouletabille fût pieux et son ardente
prière m'étonna. Quand il releva la tête, ses yeux étaient pleins
de larmes. Il ne les cachait pas; il ne se préoccupait nullement
de ce qui se passait autour de lui; il était tout entier à sa
prière et peut-être à son chagrin. Quel chagrin? Ne devait-il pas
être heureux d'assister à une union désirée de tous? Le bonheur de
Robert Darzac et de Mathilde Stangerson n'était-il point son
oeuvre?... Après tout, c'était peut-être de bonheur que pleurait
le jeune homme. Il se releva et alla se dissimuler dans la nuit
d'un pilier. Je n'eus garde de l'y suivre, car je voyais bien
qu'il désirait rester seul.

Et puis, c'était le moment où Mathilde Stangerson faisait son
entrée dans l'église, au bras de son père. Robert Darzac marchait
derrière eux. Comme ils étaient changés tous les trois! Ah! le
drame du Glandier avait passé bien douloureusement sur ces trois
êtres! Mais, chose extraordinaire, Mathilde Stangerson n'en
paraissait que plus belle encore! Certes, ce n'était plus cette
magnifique personne, ce marbre vivant, cette antique divinité,
cette froide beauté païenne qui suscitait, sur ses pas, dans les
fêtes officielles de la Troisième République, auxquelles la
situation en vue de son père la forçait d'assister, un discret
murmure d'admiration extasiée; il semblait, au contraire, que la
fatalité, en lui faisant expier si tard une imprudence commise si
jeune, ne l'avait précipitée dans une crise momentanée de
désespoir et de folie que pour lui faire quitter ce masque de
pierre derrière lequel se cachait l'âme la plus délicate et la
plus tendre. Et c'est cette âme, encore inconnue, qui rayonnait ce
jour-là, me semblait-il, du plus suave et du plus charmant éclat,
sur le pur ovale de son visage, dans ses yeux pleins d'une
tristesse heureuse, sur son front poli comme l'ivoire, où se
lisait l'amour de tout ce qui était beau et de tout ce qui était
bon.

Quant à sa toilette, j'avouerai sottement que je ne me la rappelle
plus et qu'il me serait impossible de dire même la couleur de sa
robe. Mais ce dont je me souviens, par exemple, c'est de
l'expression étrange que prit soudain son regard en ne découvrant
point parmi nous celui qu'elle cherchait. Elle ne parut redevenir
tout à fait calme et maîtresse d'elle-même que lorsqu'elle eut
enfin aperçu Rouletabille derrière son pilier. Elle lui sourit et
nous sourit aussi, à notre tour.

«Elle a encore ses yeux de folle!»

Je me retournai vivement pour voir qui avait prononcé cette phrase
abominable. C'était un pauvre sire, que Robert Darzac, dans sa
bonté, avait fait nommer aide de laboratoire, chez lui, à la
Sorbonne. Il se nommait Brignolles et était vaguement cousin du
marié. Nous ne connaissions point d'autre parent à M. Darzac, dont
la famille était originaire du midi. Depuis longtemps, M. Darzac
avait perdu son père et sa mère; il n'avait ni frère ni soeur et
semblait avoir rompu toute relation avec son pays, d'où il n'avait
rapporté qu'un ardent désir de réussir, une faculté de travail
exceptionnelle, une intelligence solide et un besoin naturel
d'affection et de dévouement qui avait trouvé avidement l'occasion
de se satisfaire auprès du professeur Stangerson et de sa fille.
Il avait aussi rapporté de la Provence, son pays natal, un doux
accent qui avait fait d'abord sourire ses élèves de la Sorbonne,
mais que ceux-ci avaient aimé bientôt comme une musique agréable
et discrète qui atténuait un peu l'aridité nécessaire des cours de
leur jeune maître, déjà célèbre.

Un beau matin du printemps précédent, il y avait par conséquent un
an environ de cela, Robert Darzac leur avait présenté Brignolles.
Il venait tout droit d'Aix où il avait été préparateur de physique
et où il avait dû commettre quelque faute disciplinaire qui
l'avait jeté tout à coup sur le pavé; mais il s'était souvenu à
temps qu'il était parent de M. Darzac, avait pris le train pour
Paris et avait su si bien attendrir le fiancé de Mathilde
Stangerson que celui-ci, le prenant en pitié, avait trouvé le
moyen de l'associer à ses travaux. À ce moment, la santé de Robert
Darzac était loin d'être florissante. Elle subissait le contrecoup
des formidables émotions qui l'avaient assaillie au Glandier et en
cour d'assises; mais on eût pu croire que la guérison, désormais
assurée, de Mathilde, et que la perspective de leur prochain hymen
auraient la plus heureuse influence sur l'état moral et, par
contrecoup, sur l'état physique du professeur. Or, nous
remarquâmes tous au contraire que, du jour où il s'adjoignit ce
Brignolles, dont le concours devait lui être, disait-il, d'un
précieux soulagement, la faiblesse de M. Darzac ne fit
qu'augmenter. Enfin, nous constatâmes aussi que Brignolles ne
portait pas chance, car deux fâcheux accidents se produisirent
coup sur coup au cours d'expériences qui semblaient cependant ne
devoir présenter aucun danger: le premier résulta de l'éclatement
inopiné d'un tube de Gessler dont les débris eussent pu
dangereusement blesser M. Darzac et qui ne blessa que Brignolles,
lequel en conservait encore aux mains quelques cicatrices. Le
second, qui aurait pu être extrêmement grave, arriva à la suite de
l'explosion stupide d'une petite lampe à essence, au-dessus de
laquelle M. Darzac était justement penché. La flamme faillit lui
brûler la figure; heureusement, il n'en fut rien, mais elle lui
flamba les cils et lui occasionna, pendant quelque temps, des
troubles de la vue, si bien qu'il ne pouvait plus supporter que
difficilement la pleine lumière du soleil.

Depuis les mystères du Glandier, j'étais dans un état d'esprit tel
que je me trouvais tout disposé à considérer comme peu naturels
les événements les plus simples. Lors de ce dernier accident,
j'étais présent, étant venu chercher M. Darzac à la Sorbonne. Je
conduisis moi-même notre ami chez un pharmacien et de là chez un
docteur, et je priai assez sèchement Brignolles, qui manifestait
le désir de nous accompagner, de rester à son poste. En chemin,
M. Darzac me demanda pourquoi j'avais ainsi bousculé ce pauvre
Brignolles; je lui répondis que j'en voulais à ce garçon d'une
façon générale parce que ses manières ne me plaisaient point, et
d'une façon particulière, ce jour-là, parce que j'estimais qu'il
fallait le rendre responsable de l'accident. M. Darzac voulut en
connaître la raison; mais je ne sus que répondre et il se mit à
rire. M. Darzac finit de rire cependant lorsque le docteur lui eut
dit qu'il aurait pu perdre la vue et que c'était miracle qu'il en
fût quitte à si bon compte.

L'inquiétude que me causait Brignolles était, sans doute,
ridicule, et les accidents ne se reproduisirent plus. Tout de
même, j'étais si extraordinairement prévenu contre lui que, dans
le fond de moi-même, je ne lui pardonnai pas que la santé de
M. Darzac ne s'améliorât point. Au commencement de l'hiver, il
toussa, si bien que je le suppliai, et que nous le suppliâmes
tous, de demander un congé et de s'aller reposer dans le midi. Les
docteurs lui conseillèrent San Remo. Il y fut et, huit jours
après, il nous écrivait qu'il se sentait beaucoup mieux; il lui
semblait qu'on lui avait, depuis qu'il était arrivé dans ce pays,
enlevé un poids de dessus la poitrine!... «Je respire!... je
respire!... nous disait-il. Quand je suis parti de Paris,
j'étouffais!» Cette lettre de M. Darzac me donna beaucoup à
réfléchir et je n'hésitai point à faire part de mes réflexions à
Rouletabille. Or celui-ci voulut bien s'étonner avec moi de ce que
M. Darzac était si mal quand il se trouvait auprès de Brignolles,
et si bien quand il en était éloigné... Cette impression était si
forte chez moi, tout particulièrement, que je n'eusse point permis
à Brignolles de s'absenter. Ma foi non! S'il avait quitté Paris,
j'aurais été capable de le suivre! Mais il ne s'en alla point; au
contraire. Les Stangerson ne l'eurent jamais plus près d'eux. Sous
prétexte de demander des nouvelles de M. Darzac, il était tout le
temps fourré chez M. Stangerson. Il parvint une fois à voir Mlle
Stangerson, mais j'avais fait à la fiancée de M. Darzac un tel
portrait du préparateur de physique, que je réussis à l'en
dégoûter pour toujours, ce dont je me félicitai dans mon for
intérieur.

M. Darzac resta quatre mois à San Remo et nous revint presque
entièrement rétabli. Ses yeux, cependant, étaient encore faibles
et il était dans la nécessité d'en prendre le plus grand soin.
Rouletabille et moi avions décidé de surveiller le Brignolles,
mais nous fûmes satisfaits d'apprendre que le mariage allait avoir
lieu presque aussitôt et que M. Darzac emmènerait sa femme, dans
un long voyage, loin de Paris et... loin de Brignolles.

À son retour de San Remo, M. Darzac m'avait demandé:

«Eh bien, où en êtes-vous avec ce pauvre Brignolles? Êtes-vous
revenu sur son compte?

-- Ma foi non!» avais-je répondu.

Et il s'était encore moqué de moi, m'envoyant quelques-unes de ces
plaisanteries provençales qu'il affectionnait quand les événements
lui permettaient d'être gai, et qui avaient retrouvé dans sa
bouche une saveur nouvelle depuis que son séjour dans le midi
avait rendu à son accent toute sa belle couleur initiale.

Il était heureux! Mais nous ne pûmes avoir une idée véritable de
son bonheur -- car, entre son retour et son mariage, nous eûmes
peu d'occasions de le voir -- que sur le seuil même de cette
église où il nous apparut comme transformé. Il redressait avec un
orgueil bien compréhensible sa taille légèrement voûtée. Le
bonheur le faisait plus grand et plus beau!

«C'est le cas de dire qu'il est à la noce, le patron!» ricana
Brignolles.

Je m'éloignai de cet homme qui me répugnait et m'avançai jusque
dans le dos de ce pauvre M. Stangerson, qui resta, lui, les bras
croisés toute la cérémonie, sans rien voir, sans rien entendre. On
dut lui frapper sur l'épaule, quand tout fut fini, pour le tirer
de son rêve.

Quand on passa à la sacristie, maître André Hesse poussa un
profond soupir.

«Ça y est! fit-il. Je respire...

-- Pourquoi ne respiriez-vous donc pas, mon ami?» demanda maître
Henri-Robert.

Alors maître André Hesse avoua qu'il avait redouté jusqu'à la
dernière minute l'arrivée du mort...

«Que voulez-vous! répliqua-t-il à son confrère qui se moquait, je
ne puis me faire à cette idée que Frédéric Larsan consente à être
mort pour de bon!...»

.. .. .. .. ..

Nous nous trouvions tous maintenant -- une dizaine de personnes au
plus -- dans la sacristie. Les témoins signaient sur les registres
et les autres félicitaient gentiment les nouveaux mariés. Cette
sacristie est encore plus sombre que l'église et j'aurais pu
penser que je devais à cette obscurité de ne point apercevoir, en
un pareil moment, Joseph Rouletabille, si la pièce n'avait été si
petite. De toute évidence, il n'était point là. Qu'est-ce que cela
signifiait? Mathilde l'avait déjà réclamé deux fois et M. Robert
Darzac me pria de l'aller chercher, ce que je fis; mais je rentrai
dans la sacristie sans lui; je ne l'avais pas trouvé.

«Voilà qui est bizarre, fit M. Darzac, et tout à fait
inexplicable. Êtes-vous bien sûr d'avoir regardé partout? Il sera
dans quelque coin, à rêver.

-- Je l'ai cherché partout et je l'ai appelé», répliquai-je.

Mais M. Darzac ne s'en tint point à ce que je lui disais. Il
voulut faire lui-même le tour de l'église. Tout de même, il fut
plus heureux que moi, car il apprit d'un mendiant qui se tenait
sous le porche avec sa timbale qu'un jeune homme qui ne pouvait
être, en effet, que Rouletabille était sorti de l'église quelques
minutes auparavant et s'était éloigné dans un fiacre. Quand il
rapporta cette nouvelle à sa femme, celle-ci en parut peinée au-
delà de toute expression. Elle m'appela et me dit:

«Mon cher Monsieur Sainclair, vous savez que nous prenons le train
dans deux heures à la gare de Lyon; cherchez-moi notre petit ami
et amenez-le moi, et dites-lui que sa conduite inexplicable
m'inquiète beaucoup...

-- Comptez sur moi», fis-je...

Et je me mis à la chasse de Rouletabille sur-le-champ. Mais je
revins bredouille à la gare de Lyon. Ni chez lui, ni au journal,
ni au café du Barreau où les nécessités de son métier le forçaient
souvent de se trouver à cette heure du jour, je ne pus mettre la
main sur lui. Aucun de ses camarades ne put me dire où j'aurais
quelque chance de le rencontrer. Je vous laisse à penser combien
tristement je fus accueilli sur le quai de la gare. M. Darzac
était navré; mais, comme il avait à s'occuper de l'installation
des voyageurs, car le professeur Stangerson, qui se rendait à
Menton, chez les Rance, accompagnait les nouveaux mariés jusqu'à
Dijon, cependant que ceux-ci continuaient leur voyage par Culoz et
le Mont-Cenis, il me pria d'annoncer cette mauvaise nouvelle à sa
femme. Je fis la triste commission en ajoutant que Rouletabille
viendrait sans doute avant le départ du train. Aux premiers mots
que je lui dis de cela, Mathilde se prit à pleurer doucement, et
elle secoua la tête:

«Non! Non!... c'est fini!... Il ne viendra plus!...»

Et elle monta dans son wagon...

C'est alors que l'insupportable Brignolles, voyant l'émoi de la
nouvelle mariée, ne put s'empêcher de répéter encore à maître
André Hesse, qui, du reste, le fit taire fort malhonnêtement,
comme il le méritait: «Regardez donc! Regardez donc!... je vous
dis qu'elle a encore ses yeux de folle!... Ah! Robert a eu tort...
il aurait mieux fait d'attendre!» Je vois encore Brignolles disant
cela, et je me rappelle le sentiment d'horreur que, dans le moment
même, il m'inspira. Il ne faisait point de doute pour moi depuis
longtemps que ce Brignolles était un méchant homme, et surtout un
jaloux, et qu'il ne pardonnait point à son parent le service que
celui-ci lui avait rendu en le casant dans un poste tout à fait
subalterne. Il avait la mine jaune et les traits longs, tirés de
haut en bas. Tout en lui paraissait amertume, et tout en lui était
long. Il avait une longue taille, de longs bras, de longues jambes
et une longue tête. Cependant à cette règle de longueur, il
fallait faire une exception pour les pieds et pour les mains. Il
avait les extrémités petites et presque élégantes. Ayant été si
brusquement morigéné pour ses méchants propos par le jeune avocat,
Brignolles en conçut une immédiate rancune et quitta la gare après
avoir présenté ses civilités aux époux. Du moins je crus qu'il
quitta la gare, car je ne le vis plus.

Nous avions encore trois minutes avant le départ du train. Nous
espérions encore en l'arrivée de Rouletabille, et nous examinions
tous le quai, pensant voir enfin surgir dans la troupe hâtive des
voyageurs en retard la figure sympathique de notre jeune ami.
Comment se faisait-il qu'il n'apparût point, selon sa coutume et
sa manière, bousculant tout et tous, ne se préoccupant point des
protestations et des cris qui signalaient ordinairement son
passage dans une foule où il se montrait toujours plus pressé que
les autres? Que faisait-il?... Déjà on fermait les portières; on
en entendait le claquement brutal... Et puis ce furent les brèves
invitations des employés... «En voiture! Messieurs!... en
voiture!...» quelques galopades dernières... le coup de sifflet
aigu qui commandait le départ... puis la clameur enrouée de la
locomotive, et le convoi se mit en marche... Mais pas de
Rouletabille!... Nous en étions si tristes et, aussi, tellement
étonnés, que nous restions sur le quai à regarder Mme Darzac sans
penser à lui faire entendre nos souhaits de bon voyage. La fille
du professeur Stangerson jeta un long regard sur le quai et, dans
le moment que le train commençait à accélérer sa marche, sûre
désormais qu'elle ne verrait plus, avant son départ, son petit
ami, elle me tendit une enveloppe, par la portière...

«Pour lui!» fit-elle...

Et elle ajouta, soudain, avec une figure envahie d'un si subit
effroi, et sur un ton si étrange que je ne pus m'empêcher de
songer aux néfastes réflexions de Brignolles.

«Au revoir, mes amis!... ou adieu!»



II
Où il est question de l'humeur changeante de Joseph Rouletabille.

En revenant, seul, de la gare, je ne pus que m'étonner de la
singulière tristesse qui m'avait envahi, sans que j'en pusse
démêler précisément la cause. Depuis le procès de Versailles, aux
péripéties duquel j'avais été si intimement mêlé, j'avais lié tout
à fait amitié avec le professeur Stangerson, sa fille et Robert
Darzac. J'aurais dû être particulièrement heureux d'un événement
qui semblait satisfaire tout le monde. Je pensai que
l'extraordinaire absence du jeune reporter devait être pour
quelque chose dans cette sorte de prostration. Rouletabille avait
été traité par les Stangerson et M. Darzac comme un sauveur. Et,
surtout, depuis que Mathilde était sortie de la maison de santé où
le désarroi de son esprit avait nécessité pendant plusieurs mois
des soins assidus, depuis que la fille de l'illustre professeur
avait pu se rendre compte du rôle extraordinaire joué par cet
enfant dans un drame où, sans lui, elle eût inévitablement sombré
avec tous ceux qu'elle aimait, depuis qu'elle avait lu avec toute
sa raison, enfin recouvrée, le compte rendu sténographié des
débats où Rouletabille apparaissait comme un petit héros
miraculeux, il n'était point d'attentions quasi maternelles dont
elle n'eût entouré mon ami. Elle s'était intéressée à tout ce qui
le touchait, elle avait excité ses confidences, elle avait voulu
en savoir sur Rouletabille plus que je n'en savais et plus peut-
être qu'il n'en savait lui-même. Elle avait montré une curiosité
discrète mais continue relativement à une origine que nous
ignorions tous et sur laquelle le jeune homme avait continué de se
taire avec une sorte de farouche orgueil. Très sensible à la
tendre amitié que lui témoignait la pauvre femme, Rouletabille
n'en conservait pas moins une extrême réserve et affectait, dans
ses rapports avec elle, une politesse émue qui m'étonnait toujours
de la part d'un garçon que j'avais connu si primesautier, si
exubérant, si entier dans ses sympathies ou dans ses aversions.
Plus d'une fois, je lui en avais fait la remarque, et il m'avait
toujours répondu d'une façon évasive en faisant grand étalage,
cependant, de ses sentiments dévoués pour une personne qu'il
estimait, disait-il, plus que tout au monde, et pour laquelle il
eût été prêt à tout sacrifier si le sort ou la fortune lui avaient
donné l'occasion de sacrifier quelque chose pour quelqu'un. Il
avait aussi des moments d'une incompréhensible humeur. Par
exemple, après s'être fait, devant moi, une fête d'aller passer
une grande journée de repos chez les Stangerson qui avaient loué
pour la belle saison -- car ils ne voulaient plus habiter le
Glandier -- une jolie petite propriété sur les bords de la Marne,
à Chennevières, et après avoir montré, à la perspective d'un si
heureux congé, une joie enfantine, il lui arrivait de se refuser,
tout à coup, sans aucune raison apparente, à m'accompagner. Et je
devais partir seul, le laissant dans la petite chambre qu'il avait
conservée au coin du boulevard Saint-Michel et de la rue Monsieur-
le-Prince. Je lui en voulais de toute la peine qu'il causait ainsi
à cette bonne Mlle Stangerson. Un dimanche, celle-ci, outrée de
l'attitude de mon ami, résolut d'aller le surprendre avec moi dans
sa retraite du quartier Latin.

Quand nous arrivâmes chez lui, Rouletabille, qui avait répondu par
un énergique: «Entrez!» au coup que j'avais frappé à sa porte,
Rouletabille, qui travaillait à sa petite table, se leva en nous
apercevant et devint si pâle... si pâle que nous crûmes qu'il
allait défaillir.

«Mon Dieu!» s'écria Mathilde Stangerson en se précipitant vers
lui. Mais, plus prompt qu'elle encore, avant qu'elle ne fût
arrivée à la table où il s'appuyait, il avait jeté sur les papiers
qui s'y trouvaient éparpillés une serviette de maroquin qui les
dissimula entièrement.

Mathilde avait vu, naturellement, le geste. Elle s'arrêta, toute
surprise.

«Nous vous dérangeons? fit-elle sur un ton de doux reproche.

-- Non! répondit-il, j'ai fini de travailler. Je vous montrerai ça
plus tard. C'est un chef-d'oeuvre, une pièce en cinq actes dont je
n'arrive pas à trouver le dénouement.»

Et il sourit. Bientôt il redevint tout à fait maître de lui et
nous dit cent drôleries en nous remerciant d'être venus le
troubler dans sa solitude. Il voulut absolument nous inviter à
dîner et nous allâmes tous trois manger dans un restaurant du
quartier latin, chez Foyot. Quelle bonne soirée! Rouletabille
avait téléphoné à Robert Darzac qui vint nous rejoindre au
dessert. À cette époque, M. Darzac n'était point trop souffrant et
l'étonnant Brignolles n'avait pas encore fait son apparition dans
la capitale. On s'amusa comme des enfants. Ce soir d'été était si
beau et si doux dans le Luxembourg solitaire.

Avant de quitter Mlle Stangerson, Rouletabille lui demanda pardon
de l'humeur bizarre qu'il montrait quelquefois et s'accusa
d'avoir, au fond, un très méchant caractère. Mathilde l'embrassa
et Robert Darzac aussi l'embrassa. Et il en fut si ému que, durant
le temps que je le reconduisis jusqu'à sa porte, il ne me dit
point un mot; mais, au moment de nous séparer, il me serra la main
comme jamais encore il ne l'avait fait. Drôle de petit
bonhomme!... Ah! si j'avais su!... Comme je me reproche maintenant
de l'avoir, par instants, à cette époque, jugé avec un peu trop
d'impatience...

Ainsi, triste, triste, assailli de pressentiments que j'essayais
en vain de chasser, je revenais de la gare de Lyon, me remémorant
les innombrables fantaisies, bizarreries, et quelquefois
douloureux caprices de Rouletabille au cours de ces deux dernières
années, mais rien, cependant, rien de tout cela ne pouvait me
faire prévoir ce qui venait de se passer, et encore moins me
l'expliquer. Où était Rouletabille? Je m'en fus à son hôtel,
boulevard Saint-Michel, me disant que si, là encore, je ne le
trouvais pas, je pourrais, au moins, laisser la lettre de
Mme Darzac. Quelle ne fut pas ma stupéfaction, en entrant dans
l'hôtel, d'y trouver mon domestique portant ma valise! Je le priai
de m'expliquer ce que cela signifiait, et il me répondit qu'il
n'en savait rien: qu'il fallait le demander à M. Rouletabille.

Celui-ci, en effet, pendant que je le cherchais partout, excepté,
naturellement, chez moi, s'était rendu à mon domicile, rue de
Rivoli, s'était fait conduire dans ma chambre par mon domestique,
lui avait fait apporter une valise et avait soigneusement rempli
cette valise de tout le linge nécessaire à un honnête homme qui se
dispose à partir en voyage pour quatre ou cinq jours. Puis, il
avait ordonné à mon godiche de transporter ce petit bagage, une
heure plus tard, à son hôtel du boul'Mich'. Je ne fis qu'un bond
jusqu'à la chambre de mon ami où je le trouvai en train d'empiler
méticuleusement dans un sac de nuit des objets de toilette, du
linge de jour et une chemise de nuit. Tant que cette besogne ne
fut point terminée, je ne pus rien tirer de Rouletabille, car,
dans les petites choses de la vie courante, il était volontiers
maniaque et, en dépit de la modestie de ses ressources, tenait à
vivre fort correctement, ayant l'horreur de tout ce qui touchait
de près ou de loin à la bohème. Il daigna enfin m'annoncer que
«nous allions prendre nos vacances de Pâques», et que, puisque
j'étais libre et que son journal l'Époque lui accordait un congé
de trois jours, nous ne pouvions mieux faire que d'aller nous
reposer «au bord de la mer». Je ne lui répondis même pas, tant
j'étais furieux de la façon dont il venait de se conduire, et
aussi tant je trouvais stupide cette proposition d'aller
contempler l'océan ou la Manche par un de ces temps abominables de
printemps qui, tous les ans, pendant deux ou trois semaines, nous
font regretter l'hiver. Mais il ne s'émut point outre mesure de
mon silence, et, prenant ma valise d'une main, son sac de l'autre,
me poussant dans l'escalier, il me fit bientôt monter dans un
fiacre qui nous attendait devant la porte de l'hôtel. Une demi-
heure plus tard, nous nous trouvions tous deux dans un
compartiment de première classe de la ligne du Nord, qui roulait
vers Le Tréport, par Amiens. Comme nous entrions en gare de Creil,
il me dit:

«Pourquoi ne me donnez-vous pas la lettre que l'on vous a remise
pour moi?»

Je le regardai. Il avait deviné que Mme Darzac aurait une grande
peine de ne l'avoir point vu au moment de son départ et qu'elle
lui écrirait. Ça n'était pas bien malin. Je lui répondis:

«Parce que vous ne le méritez pas.»

Et je lui fis d'amers reproches auxquels il ne prit point garde.
Il n'essaya même pas de se disculper, ce qui me mit plus en colère
que tout. Enfin, je lui donnai la lettre. Il la prit, la regarda,
en respira le doux parfum. Comme je le considérais avec curiosité,
il fronça les sourcils, dissimulant, sous cette mine rébarbative,
une émotion souveraine. Mais il ne put finalement me la cacher
qu'en s'appuyant le front à la vitre et en s'absorbant dans une
étude approfondie du paysage.

«Eh bien, lui demandai-je, vous ne la lisez pas?

-- Non, me répondit-il, pas ici!... Mais là-bas!...»

Nous arrivâmes au Tréport en pleine nuit noire, après six heures
d'un interminable voyage et par un temps de chien. Le vent de mer
nous glaçait et balayait le quai désert. Nous ne rencontrâmes
qu'un douanier enfermé dans sa capote et dans son capuchon et qui
faisait les cent pas sur le pont du canal. Pas une voiture,
naturellement. Quelques papillons de gaz, tremblotant dans leur
cage de verre, reflétaient leur éclat falot dans de larges flaques
de pluie où nous pataugions à l'envi, cependant que nous courbions
le front sous la rafale. On entendait au loin le bruit que
faisaient, en claquant sur les dalles sonores, les petits sabots
de bois d'une Tréportaise attardée. Si nous ne tombâmes point dans
le grand trou noir de l'avant-port, c'est que nous fûmes avertis
du danger par la fraîcheur salée qui montait de l'abîme et par la
rumeur de la marée. Je maugréais derrière Rouletabille qui nous
dirigeait assez difficilement dans cette obscurité humide.
Cependant il devait connaître l'endroit, car nous arrivâmes tout
de même, cahin-caha, odieusement giflés par l'embrun, à la porte
de l'unique hôtel qui reste ouvert, pendant la mauvaise saison,
sur la plage. Rouletabille demanda tout de suite à souper et du
feu, car nous avions grand-faim et grand froid.

«Ah çà! lui dis-je, daignerez-vous me faire savoir ce que nous
sommes venus chercher dans ce pays, en dehors des rhumatismes qui
nous guettent et de la pleurésie qui nous menace?»

Car Rouletabille, dans le moment, toussait et ne parvenait point à
se réchauffer.

«Oh! fit-il, je vais vous le dire. Nous sommes venus chercher le
parfum de la Dame en noir!»

Cette phrase me donna si bien à réfléchir que je n'en dormis guère
de la nuit. Dehors, le vent de mer hululait toujours, poussant sur
la grève sa vaste plainte, puis s'engouffrant tout à coup dans les
petites rues de la ville, comme dans des corridors. Je crus
entendre remuer dans la chambre à côté, qui était celle de mon
ami: je me levai et poussai sa porte. Malgré le froid, malgré le
vent, il avait ouvert sa fenêtre, et je le vis distinctement qui
envoyait des baisers à l'ombre. Il embrassait la nuit!

Je refermai la porte et revins me coucher discrètement. Le
lendemain matin, je fus réveillé par un Rouletabille épouvanté. Sa
figure marquait une angoisse extrême et il me tendait un
télégramme qui lui venait de Bourg et qui lui avait été, sur
l'ordre qu'il en avait donné, réexpédié de Paris. Voici la
dépêche: «Venez immédiatement sans perdre une minute. Avons
renoncé à notre voyage en Orient et allons rejoindre M. Stangerson
à Menton, chez les Rance, aux Rochers Rouges. Que cette dépêche
reste secrète entre nous. Il ne faut effrayer personne. Vous
prétexterez auprès de nous congé, tout ce que vous voudrez, mais
venez! Télégraphiez-moi poste restante à Menton. Vite, vite, je
vous attends. Votre désespéré, DARZAC.»



III
Le parfum.

«Eh bien, m'écriai-je, en sautant de mon lit. Ça ne m'étonne
pas!...

-- Vous n'avez jamais cru à sa mort?» me demanda Rouletabille avec
une émotion telle que je ne pouvais pas me l'expliquer, malgré
l'horreur qui se dégageait de la situation, en admettant que nous
dussions prendre à la lettre les termes du télégramme de
M. Darzac.

«Pas trop, fis-je. Il avait tant besoin de passer pour mort qu'il
a pu faire le sacrifice de quelques papiers, lors de la
catastrophe de La Dordogne. Mais qu'avez-vous, mon ami?... vous
paraissez d'une faiblesse extrême. Êtes-vous malade?...»

Rouletabille s'était laissé choir sur une chaise. C'est d'une voix
presque tremblante qu'il me confia à son tour qu'il n'avait cru
réellement à sa mort qu'une fois la cérémonie du mariage terminée.
Il ne pouvait entrer dans l'esprit du jeune homme que Larsan eût
laissé s'accomplir l'acte qui donnait Mathilde Stangerson à
M. Darzac, s'il avait été encore vivant. Larsan n'avait qu'à se
montrer pour empêcher le mariage; et, si dangereuse qu'eût été,
pour lui, cette manifestation, il n'eût point hésité à se livrer,
connaissant les sentiments religieux de la fille du professeur
Stangerson, et sachant bien qu'elle n'eût jamais consenti à lier
son sort à un autre homme, du vivant de son premier mari, se
trouvât-elle même délivrée de celui-ci par la loi humaine? En vain
eût-on invoqué auprès d'elle la nullité de ce premier mariage au
regard des lois françaises, il n'en restait pas moins qu'un prêtre
avait fait d'elle la femme d'un misérable, pour toujours!

Et Rouletabille, essuyant la sueur qui coulait de son front,
ajoutait:

«Hélas! rappelez-vous, mon ami... aux yeux de Larsan "le
presbytère n'a rien perdu de son charme, ni le jardin de son
éclat"!»

Je mis ma main sur la main de Rouletabille. Il avait la fièvre. Je
voulus le calmer, mais il ne m'entendait pas:

-- Et voilà qu'il aurait attendu après le mariage, quelques heures
après le mariage, pour apparaître, s'écria-t-il. Car, pour moi,
comme pour vous, Sainclair, n'est-ce pas? la dépêche de M. Darzac
ne signifierait rien si elle ne voulait pas dire que l'autre est
revenu.

-- Évidemment!... Mais M. Darzac a pu se tromper!...

-- Oh! M. Darzac n'est pas un enfant qui a peur... cependant, il
faut espérer, il faut espérer, n'est-ce pas, Sainclair? Qu'il
s'est trompé!... Non, non! ça n'est pas possible, ce serait trop
affreux!... trop affreux... Mon ami! Mon ami!... oh! Sainclair, ce
serait trop terrible!...»

Je n'avais jamais vu, même au moment des pires événements du
Glandier, Rouletabille aussi agité. Il s'était levé, maintenant...
il marchait dans la chambre, déplaçait sans raison des objets,
puis me regardait en répétant: «Trop terrible!... trop terrible!»

Je lui fis remarquer qu'il n'était point raisonnable de se mettre
dans un état pareil, à la suite d'une dépêche qui ne prouvait rien
et pouvait être le résultat de quelque hallucination... Et puis,
j'ajoutai que ce n'était pas dans le moment que nous allions sans
doute avoir besoin de tout notre sang-froid, qu'il fallait nous
laisser aller à de semblables épouvantes, inexcusables chez un
garçon de sa trempe.

«Inexcusables!... Vraiment, Sainclair... inexcusables!...

-- Mais, enfin, mon cher... vous me faites peur!... que se passe-
t-il?

-- Vous allez le savoir... La situation est horrible... Pourquoi
n'est-il pas mort?

-- Et qu'est-ce qui vous dit, après tout, qu'il ne l'est pas.

-- C'est que, voyez-vous, Sainclair... Chut!... Taisez-vous...
Taisez-vous, Sainclair!... C'est que, voyez-vous, s'il est vivant,
moi, j'aimerais autant être mort!

-- Fou! Fou! Fou! c'est surtout s'il est vivant qu'il faut que
vous soyez vivant, pour la défendre, elle!

-- Oh! oh! c'est vrai! Ce que vous venez de dire là, Sainclair!...
C'est très exactement vrai!... Merci, mon ami!... Vous avez dit le
seul mot qui puisse me faire vivre: «Elle!» Croyez-vous cela!...
Je ne pensais qu'à moi!... Je ne pensais qu'à moi!...»

Et Rouletabille ricana, et, en vérité, j'eus peur, à mon tour, de
le voir ricaner ainsi et je le priai, en le serrant dans mes bras,
de bien vouloir me dire pourquoi il était si effrayé, pourquoi il
parlait de sa mort à lui, pourquoi il ricanait ainsi...

«Comme à un ami, comme à ton meilleur ami, Rouletabille!... Parle,
parle! Soulage-toi!... Dis-moi ton secret! Dis-le moi, puisqu'il
t'étouffe!... Je t'ouvre mon coeur...»

Rouletabille a posé sa main sur mon épaule... Il m'a regardé
jusqu'au fond des yeux, jusqu'au fond de mon coeur, et il m'a dit:

«Vous allez tout savoir, Sainclair, vous allez en savoir autant
que moi, et vous allez être aussi effrayé que moi, mon ami, parce
que vous êtes bon, et que je sais que vous m'aimez!»

Là-dessus, comme je croyais qu'il allait s'attendrir, il se borna
à demander l'indicateur des chemins de fer.

«Nous partons à une heure, me dit-il, il n'y a pas de train direct
entre la ville d'Eu et Paris, l'hiver; nous n'arriverons à Paris
qu'à sept heures. Mais nous aurons grandement le temps de faire
nos malles et de prendre, à la gare de Lyon, le train de neuf
heures pour Marseille et Menton.»

Il ne me demandait même pas mon avis; il m'emmenait à Menton comme
il m'avait emmené au Tréport; il savait bien que dans les
conjonctures présentes je n'avais rien à lui refuser. Du reste, je
le voyais dans un état si anormal que, n'eût-il point voulu de
moi, je ne l'aurais pas quitté. Et puis, nous entrions en pleines
vacations et mes affaires du palais me laissaient toute liberté.

«Nous allons donc à la ville d'Eu? demandai-je.

-- Oui, nous prendrons le train là-bas. Il faut une demi-heure à
peine pour aller en voiture du Tréport à Eu...

-- Nous serons restés peu de temps dans ce pays, fis-je.

-- Assez, je l'espère... assez pour ce que je suis venu y
chercher, hélas!...»

Je pensai au parfum de la Dame en noir, et je me tus. Ne m'avait-
il point dit que j'allais tout savoir. Il m'emmena sur la jetée.
Le vent était encore violent et nous dûmes nous abriter derrière
le phare. Il resta un instant songeur et ferma les yeux devant la
mer.

«C'est ici, finit-il par dire, que je l'ai vue pour la dernière
fois.»

Il regarda le banc de pierre.

«Nous nous sommes assis là; elle m'a serré sur son coeur. J'étais
un tout petit enfant; j'avais neuf ans... elle m'a dit de rester
là, sur ce banc, et puis elle s'en est allée et je ne l'ai plus
jamais revue... C'était le soir... un doux soir d'été, le soir de
la distribution des prix... Oh! elle n'avait pas assisté à la
distribution, mais je savais qu'elle viendrait le soir... un soir
plein d'étoiles et si clair que j'ai espéré un instant distinguer
son visage. Cependant, elle s'est couverte de son voile en
poussant un soupir. Et puis elle est partie. Je ne l'ai plus
jamais revue.

-- Et vous, mon ami?

-- Moi?

-- Oui; qu'avez-vous fait? Vous êtes resté longtemps sur ce
banc?...

-- J'aurais bien voulu... Mais le cocher est venu me chercher et
je suis rentré...

-- Où?

-- Eh bien, mais... au collège...

-- Il y a donc un collège au Tréport?

-- Non pas, mais il y en a un à Eu... Je suis rentré au collège
d'Eu...»

Il me fit signe de le suivre.

«Nous y allons, dit-il... Comment voulez-vous que je sache ici?...
Il y a eu trop de tempêtes!...»

Une demi-heure plus tard nous étions à Eu. Au bas de la rue des
marronniers, notre voiture roula bruyamment sur les pavés durs de
la grande place froide et déserte, pendant que le cocher annonçait
son arrivée en faisant claquer son fouet à tour de bras,
remplissant la petite ville morte de la musique déchirante de sa
lanière de cuir.

Bientôt, on entendit, par-dessus les toits, sonner une horloge --
celle du collège, me dit Rouletabille -- et tout se tut. Le
cheval, la voiture, s'étaient immobilisés sur la place. Le cocher
avait disparu dans un cabaret. Nous entrâmes dans l'ombre glacée
de la haute église gothique qui bordait, d'un côté, la
grand'place. Rouletabille jeta un coup d'oeil sur le château dont
on apercevait l'architecture de briques roses couronnées de vastes
toits Louis XIII, façade morne qui semble pleurer ses princes
exilés; il considéra, mélancolique, le bâtiment carré de la mairie
qui avançait vers nous la lance hostile de son drapeau sale, les
maisons silencieuses, le café de Paris -- le café de messieurs les
officiers -- la boutique du coiffeur, celle du libraire. N'était-
ce point là qu'il avait acheté ses premiers livres neufs, payés
par la Dame en noir?...

«Rien n'est changé!...»

Un vieux chien, sans couleur, sur le seuil du libraire, allongeait
son museau paresseux sur ses pattes gelées.

«C'est Cham! fit Rouletabille. Oh! je le reconnais bien!...

C'est Cham! C'est mon bon Cham!»

Et il l'appela:

«Cham! Cham!...»

Le chien se souleva, tourné vers nous, écoutant cette voix qui
l'appelait. Il fit quelques pas difficiles, nous frôla, et
retourna s'allonger sur son seuil, indifférent.

«Oh! dit Rouletabille, c'est lui!... Mais il ne me reconnaît
plus...»

Il m'entraîna dans une ruelle qui descendait une pente rapide,
pavée de cailloux pointus. Il me tenait par la main et je sentais
toujours sa fièvre. Nous nous arrêtâmes bientôt devant un petit
temple de style jésuite qui dressait devant nous son porche orné
de ces demi-cercles de pierre, sortes de «consoles renversées»,
qui sont le propre d'une architecture qui n'a contribué en rien à
la gloire du dix-septième siècle. Ayant poussé une petite porte
basse, Rouletabille me fit entrer sous une voûte harmonieuse au
fond de laquelle sont agenouillées, sur la pierre de leurs
tombeaux vides, les magnifiques statues de marbre de Catherine de
Clèves et de Guise le Balafré.

«La chapelle du collège», me dit tout bas le jeune homme.

Il n'y avait personne dans cette chapelle.

Nous l'avons traversée en hâte. Sur la gauche, Rouletabille poussa
très doucement un tambour qui donnait sur une sorte d'auvent.

«Allons, fit-il tout bas, tout va bien. Comme cela nous serons
entrés dans le collège et le concierge ne m'aura pas vu.
Certainement, il m'aurait reconnu!

-- Quel mal y aurait-il à cela?»

Mais justement, un homme, tête nue, un trousseau de clefs à la
main, passa devant l'auvent et Rouletabille se rejeta dans
l'ombre.

«C'est le père Simon! Ah! comme il a vieilli! Il n'a plus de
cheveux. Attention!... c'est l'heure où il va balayer l'étude des
petits... Tout le monde est en classe en ce moment... Oh! nous
allons être bien libres! Il ne reste plus que la mère Simon dans
sa loge, à moins qu'elle ne soit morte... En tout cas, d'ici elle
ne nous verra pas... Mais attendons!... Voilà que le père Simon
revient!...»

Pourquoi Rouletabille tenait-il tant à se dissimuler? Pourquoi?
Décidément, je ne savais rien de ce garçon que je croyais si bien
connaître! Chaque heure passée avec lui me réservait toujours une
surprise. En attendant que le père Simon nous laissât le champ
libre, Rouletabille et moi parvînmes à sortir de l'auvent sans
être aperçus et, dissimulés dans le coin d'une petite cour-jardin,
derrière des arbrisseaux, nous pouvions maintenant, penchés au-
dessus d'une rampe de briques, contempler à l'aise, au-dessous de
nous, les vastes cours et les bâtiments du collège que nous
dominions de notre cachette. Rouletabille me serrait le bras comme
s'il avait peur de tomber...

«Mon Dieu! fit-il, la voix rauque... tout cela a été bouleversé!
On a démoli la vieille étude «où j'ai retrouvé le couteau», et le
préau dans lequel «il avait caché l'argent» a été transporté plus
loin... Mais les murs de la chapelle n'ont point changé de place,
eux!... Regardez, Sainclair, penchez-vous; cette porte qui donne
dans les sous-sols de la chapelle, c'est la porte de la petite
classe. Je l'ai franchie combien de fois, mon Dieu! Quand j'étais
tout petit enfant... Mais jamais, jamais je ne sortais de là aussi
joyeux, même aux heures des plus folles récréations, que lorsque
le père Simon venait me chercher pour aller au parloir où
m'attendait la Dame en noir!... Pourvu, mon Dieu! qu'on n'ait
point touché au parloir!...»

Et il risqua un coup d'oeil en arrière, avança la tête.

«Non! non!... Tenez, le voilà, le parloir!... À côté de la
voûte... c'est la première porte à droite... c'est là qu'elle
venait... c'est là... Nous allons y aller tout à l'heure, quand le
père Simon sera descendu...»

Et il claquait des dents...

«C'est fou, dit-il, je crois que je vais devenir fou... Qu'est-ce
que vous voulez? C'est plus fort que moi, n'est-ce pas?... L'idée
que je vais revoir le parloir... où elle m'attendait... Je ne
vivais que dans l'espoir de la voir, et, quand elle était partie,
malgré que je lui promettais toujours d'être raisonnable, je
tombais dans un si morne désespoir que, chaque fois, on craignait
pour ma santé. On ne parvenait à me faire sortir de ma prostration
qu'en m'affirmant que je ne la verrais plus si je tombais malade.
Jusqu'à la visite suivante, je restais avec son souvenir et avec
son parfum. N'ayant jamais pu distinctement voir son cher visage,
et m'étant enivré jusqu'à en défaillir, lorsqu'elle me serrait
dans ses bras, de son parfum, je vivais moins avec son image
qu'avec son odeur. Les jours qui suivaient sa visite, je
m'échappais de temps en temps, pendant les récréations, jusqu'au
parloir, et, lorsque celui-ci était vide, comme aujourd'hui,
j'aspirais, je respirais religieusement cet air qu'elle avait
respiré, je faisais provision de cette atmosphère où elle avait un
instant passé, et je sortais, le coeur embaumé... C'était le plus
délicat, le plus subtil et certainement le plus naturel, le plus
doux parfum du monde et j'imaginais bien que je ne le
rencontrerais plus jamais, jusqu'à ce jour que je vous ai dit,
Sainclair... vous vous rappelez... le jour de la réception à
l'Élysée...

-- Ce jour-là, mon ami, vous avez rencontré Mathilde Stangerson...

-- C'est vrai!...» répondit-il d'une voix tremblante...

... Ah! si j'avais su à ce moment que la fille du professeur
Stangerson, lors de son premier mariage en Amérique, avait eu un
enfant, un fils qui aurait dû, s'il était vivant encore, avoir
l'âge de Rouletabille, peut-être, après le voyage que mon ami
avait fait là-bas et où il avait été certainement renseigné, peut-
être eussé-je enfin compris son émotion, sa peine, le trouble
étrange qu'il avait à prononcer ce nom de Mathilde Stangerson dans
ce collège où venait autrefois la Dame en noir!

Il y eut un silence que j'osai troubler.

«Et vous n'avez jamais su pourquoi la Dame en noir n'était plus
revenue?

-- Oh! fit Rouletabille, je suis sûr que la Dame en noir est
revenue... Mais c'est moi qui étais parti!...

-- Qui est-ce qui était venu vous chercher?

-- Personne!... je m'étais sauvé!...

-- Pourquoi?... Pour la chercher?

-- Non! non!... pour la fuir!... pour la fuir, vous dis-je,
Sainclair!... Mais elle est revenue!... je suis sûr qu'elle est
revenue!...

-- Elle a dû être désespérée de ne plus vous retrouver!...»
Rouletabille leva les bras vers le ciel, secoua la tête.

«Est-ce que je sais?... Peut-on savoir?... Ah! je suis bien
malheureux!... Chut! mon ami!... chut!... le père Simon... là...
Il s'en va... enfin!... Vite!... au parloir!...»

Nous y fûmes en trois enjambées. C'était une pièce banale, assez
grande, avec de pauvres rideaux blancs à ses fenêtres nues. Elle
était meublée de six chaises de paille alignées contre les
murailles, d'une glace au-dessus de la cheminée et d'une pendule.
Il faisait là-dedans assez sombre.

En entrant dans cette pièce, Rouletabille se découvrit avec un de
ces gestes de respect et de recueillement que l'on n'a, à
l'ordinaire, qu'en pénétrant dans un endroit sacré. Il était
devenu très rouge, s'avançait à petits pas, très embarrassé,
roulant sa casquette de voyage entre ses doigts. Il se tourna vers
moi et, tout bas, plus bas encore qu'il ne m'avait parlé dans la
chapelle...

«Oh! Sainclair! le voilà, le parloir!... Tenez, touchez mes mains,
je brûle... je suis rouge, n'est-ce pas?... J'étais toujours rouge
quand j'entrais ici et que je savais que j'allais l'y trouver!...
Certainement, j'ai couru... je suis essoufflé... Je n'ai pas pu
attendre, n'est-ce pas?... Oh! mon coeur, mon coeur qui bat comme
quand j'étais tout petit... Tenez, j'arrivais ici... là, là!... à
la porte, et puis je m'arrêtais, tout honteux... Mais j'apercevais
son ombre noire dans le coin; elle me tendait silencieusement les
bras et je m'y jetais, et tout de suite, en nous embrassant, nous
pleurions!... C'était bon! C'était ma mère, Sainclair!... Oh! ce
n'est pas elle qui me l'a dit; au contraire, elle, elle me disait
que ma mère était morte et qu'elle était une amie de ma mère...
Seulement, comme elle me disait aussi de l'appeler: «maman!» et
qu'elle pleurait quand je l'embrassais, je sais bien que c'était
ma mère... Tenez, elle s'asseyait toujours là, dans ce coin
sombre, et elle venait à la tombée du jour, quand on n'avait pas
encore allumé, dans le parloir... En arrivant, elle déposait, sur
le rebord de cette fenêtre, un gros paquet blanc, entouré d'une
ficelle rose. C'était une brioche. J'adore les brioches,
Sainclair!...»

Et Rouletabille ne put plus se retenir. Il s'accouda à la cheminée
et il pleura, pleura... Quand il fut un peu soulagé, il releva la
tête, me regarda et me sourit tristement. Et puis, il s'assit,
très las. Je n'avais garde de lui adresser la parole. Je sentais
si bien que ce n'était pas avec moi qu'il causait, mais avec ses
souvenirs...

Je le vis qui sortait de sa poitrine la lettre que je lui avais
remise et, les mains tremblantes, il la décacheta. Il la lut
lentement. Soudain, sa main retomba, et il poussa un gémissement.
Lui, tout à l'heure si rouge était devenu si pâle... si pâle qu'on
eût dit que tout son sang s'était retiré de son coeur. Je fis un
mouvement, mais son geste m'interdit de l'approcher. Et puis, il
ferma les yeux.

J'aurais pu croire qu'il dormait. Je m'éloignai tout doucement
alors, sur la pointe des pieds, comme on fait dans la chambre d'un
malade. J'allai m'appuyer à une croisée qui donnait sur une petite
cour habitée par un grand marronnier. Combien de temps restai-je
là à considérer ce marronnier? Est-ce que je sais?... Est-ce que
je sais seulement ce que nous aurions répondu à quelqu'un de la
maison qui fût entré dans le parloir, à ce moment? Je songeais
obscurément à l'étrange et mystérieuse destinée de mon ami... À
cette femme qui était peut-être sa mère et qui, peut-être, ne
l'était pas!... Rouletabille était alors si jeune... Il avait tant
besoin d'une mère qu'il s'en était peut-être, dans son
imagination, donné une... Rouletabille!... quel autre nom lui
connaissions-nous?... Joseph Joséphin... C'était sans doute sous
ce nom-là qu'il avait fait ses premières études, ici... Joseph
Joséphin, comme le disait le rédacteur en chef de l'Époque: «Ça
n'est pas un nom, ça!» Et, maintenant, qu'était-il venu faire ici?
Rechercher la trace d'un parfum!... Revivre un souvenir?... une
illusion?...

Je me retournai au bruit qu'il fit. Il était debout; il paraissait
très calme; il avait cette figure soudainement rassérénée de ceux
qui viennent de remporter une grande victoire intérieure.

«Sainclair, il faut nous en aller, maintenant... Allons-nous-en,
mon ami!... Allons-nous-en!...»

Et il quitta le parloir sans même regarder derrière lui. Je le
suivais. Dans la rue déserte où nous parvînmes sans avoir été
remarqués, je l'arrêtai et je lui demandai, anxieux:

«Eh bien, mon ami... Avez-vous retrouvé le parfum de la Dame en
noir?...»

Certes! il vit bien qu'il y avait dans ma question tout mon coeur,
plein de l'ardent désir que cette visite aux lieux de son enfance
lui rendît un peu la paix de l'âme.

«Oui, fit-il, très grave... Oui, Sainclair... je l'ai retrouvé...»

Et il me montra la lettre de la fille du professeur Stangerson. Je
le regardais, hébété, ne comprenant pas... puisque je ne savais
pas... Alors, il me prit les deux mains et, les yeux dans les
yeux, il me dit:

«Je vais vous confier un grand secret, Sainclair... le secret de
ma vie et peut-être, un jour, le secret de ma mort... Quoi qu'il
arrive, il mourra avec vous et avec moi!... Mathilde Stangerson
avait un enfant... un fils... ce fils est mort, est mort pour
tous, excepté pour vous et pour moi!...»

Je reculai, frappé de stupeur, étourdi, sous une pareille
révélation... Rouletabille, le fils de Mathilde Stangerson!... Et
puis, tout à coup, j'eus un choc plus violent encore... Mais
alors!... Mais alors!... Rouletabille était le fils de Larsan!

Oh!... Je comprenais, maintenant, toutes les hésitations de
Rouletabille... Je comprenais pourquoi, ce matin, mon ami, dans sa
prescience de la vérité, disait: «Pourquoi n'est-il pas mort? S'il
est vivant, moi, j'aimerais autant être mort!»

Rouletabille lut certainement cette phrase dans mes yeux et il fit
simplement un signe qui voulait dire: «C'est cela, Sainclair,
maintenant, vous y êtes!»

Puis il finit sa pensée tout haut:

«Silence!»

Arrivés à Paris, nous nous sommes séparés pour nous retrouver à la
gare. Là, Rouletabille me tendit une nouvelle dépêche qui venait
de Valence et qui était signée du professeur Stangerson. En voici
le texte: «M. Darzac me dit que vous avez quelques jours de congé.
Nous serions tous très heureux si vous pouviez venir les passer
parmi nous. Nous vous attendons aux Rochers Rouges chez Mr Arthur
Rance, qui sera enchanté de vous présenter à sa femme. Ma fille
serait bien heureuse aussi de vous voir. Elle joint ses instances
aux miennes. Amitiés.»

Enfin, alors que nous montions dans le train, le concierge de
l'hôtel de Rouletabille se précipitait sur le quai et nous
apportait une troisième dépêche. Elle venait, celle-là, de Menton,
et elle était signée de Mathilde. Elle ne portait que ces deux
mots: «Au secours!»



IV
En route.

Maintenant, je sais tout. Rouletabille vient de me raconter son
extraordinaire et aventureuse enfance, et je sais aussi pourquoi
il ne redoute rien tant à cette heure que de voir Mme Darzac
pénétrer le mystère qui les sépare. Je n'ose plus rien dire, rien
conseiller à mon ami. Ah! le malheureux pauvre gosse!... Quand il
eut lu cette dépêche: «Au secours!» il la porta à ses lèvres, et
puis, me broyant la main, il dit: «Si j'arrive trop tard, je nous
vengerai!» Ah! l'énergie froide et sauvage de cela! De temps en
temps, un geste trop brusque trahit la passion de son âme, mais en
général il est calme. Comme il est calme maintenant,
affreusement!... Quelle résolution a-t-il donc prise dans le
silence du parloir, alors qu'il se tenait immobile et les yeux
clos dans le coin où s'asseyait la Dame en noir?...

... Pendant que nous roulons vers Lyon et que Rouletabille rêve,
étendu, tout habillé, sur sa couchette, je vous dirai donc comment
et pourquoi l'enfant s'était échappé du collège d'Eu, et ce qu'il
en advint.

Rouletabille s'était enfui du collège comme un voleur! Il n'est
point besoin de chercher d'autre expression, puisqu'il était bien
accusé de vol! Voici toute l'affaire: étant âgé de neuf ans, -- il
était déjà d'une intelligence extraordinairement précoce et porté
à la résolution des problèmes les plus bizarres, les plus
difficiles. D'une force de logique surprenante, quasi incomparable
à cause de sa simplicité et de l'unité sommaire de son
raisonnement, il étonnait son professeur de mathématiques par son
mode philosophique de travail. Il n'avait jamais pu apprendre sa
table de multiplication et comptait sur ses doigts. Il faisait
faire ordinairement ses opérations par ses camarades, comme on
donne une vulgaire besogne à accomplir à un domestique... Mais,
auparavant, il leur avait indiqué la marche du problème. Ignorant
encore les principes de l'algèbre classique, il avait inventé pour
son usage personnel une algèbre, faite de signes bizarres
rappelant l'écriture cunéiforme, à l'aide de laquelle il marquait
toutes les étapes de son raisonnement mathématique, et il était
arrivé ainsi à inscrire des formules générales qu'il était le seul
à comprendre. Son professeur le comparait avec orgueil à Pascal
trouvant tout seul, en géométrie, les premières propositions
d'Euclide. Il appliquait à la vie quotidienne cette admirable
faculté de raisonner. Et cela, matériellement et moralement,
c'est-à-dire, par exemple, qu'un acte ayant été commis, farce
d'écolier, scandale, dénonciation ou rapportage, par un inconnu
parmi dix personnages qu'il connaissait, il dégageait presque
fatalement cet inconnu d'après les données morales qu'on lui avait
fournies ou que ses observations personnelles lui avaient
procurées. Ceci pour le moral; et pour le matériel, rien ne lui
semblait plus simple que de retrouver un objet caché ou perdu...
ou dérobé... C'est là surtout qu'il déployait une invention
merveilleuse, comme si la nature, dans son incroyable équilibre,
après avoir créé un père qui était le mauvais génie du vol, avait
voulu en faire naître un fils qui eût été le bon génie des volés.

Cette étrange aptitude, après lui avoir valu, en plusieurs
circonstances amusantes, à propos d'objets chipés, quelques succès
d'estime dans le personnel du collège, devait un jour lui être
fatale. Il découvrit d'une façon si anormale une petite somme
d'argent qui avait été volée au surveillant général, que nul ne
voulut croire que cette découverte était uniquement due à son
intelligence et à sa perspicacité. Cette hypothèse parut à tous,
de toute évidence, impossible; et il finit bientôt, grâce à une
malheureuse coïncidence d'heure et de lieu, par passer pour le
voleur. On voulut lui faire avouer sa faute; il s'en défendit avec
une énergie indignée qui lui valut une punition sévère; le
principal fit une enquête où Joseph Joséphin fut desservi, avec la
lâcheté coutumière aux enfants, par ses petits camarades. Certains
se plaignaient qu'on leur dérobait depuis quelque temps des
livres, des objets scolaires, et accusèrent formellement celui
qu'ils voyaient déjà accablé. Le fait qu'on ne lui connaissait
point de parents et qu'on ignorait «d'où il venait» lui fut, plus
que jamais, dans ce petit monde, reproché comme un crime. Quand
ils parlèrent de lui, ils dirent: «le voleur». Il se battit et il
eut le dessous, car il n'était point très fort. Il était
désespéré. Il eût voulu mourir. Le principal, qui était le
meilleur des hommes, persuadé malheureusement qu'il avait affaire
à une petite nature vicieuse sur laquelle il fallait produire une
impression profonde, en lui faisant comprendre toute l'horreur de
son acte, imagina de lui dire que, s'il n'avouait point le vol, il
ne le conserverait point plus longtemps, et qu'il était décidé, du
reste, à écrire le jour même à la personne qui s'intéressait à
lui, à Mme Darbel -- c'était le nom qu'elle avait donné -- pour
qu'elle vînt le chercher. L'enfant ne répondit point et se laissa
reconduire dans la petite chambre où il avait été confiné. Le
lendemain, on l'y chercha en vain. Il s'était enfui. Il avait
réfléchi que le principal à qui il avait été confié depuis les
plus tendres années de son enfance -- si bien qu'il ne se
rappelait guère d'une façon un peu précise d'autre cadre à sa
petite vie que celui du collège -- s'était toujours montré bon
pour lui et qu'il ne le traitait de la sorte que parce qu'il
croyait à sa culpabilité. Il n'y avait donc point de raison pour
que la Dame en noir ne crût point, elle aussi, qu'il avait volé.
Passer pour un voleur auprès de la Dame en noir, plutôt la mort!
Et il s'était sauvé, en sautant, la nuit, par-dessus le mur du
jardin. Il avait couru tout de suite au canal dans lequel, en
sanglotant, après une pensée suprême donnée à la Dame en noir, il
s'était jeté. Heureusement, dans son désespoir, le pauvre enfant
avait oublié qu'il savait nager.

Si j'ai rapporté assez longuement cet incident de l'enfance de
Rouletabille, c'est que je suis sûr que, dans sa situation
actuelle, on en comprendra toute l'importance. Alors qu'il
ignorait qu'il était le fils de Larsan, Rouletabille ne pouvait
déjà songer à ce triste épisode sans être déchiré par l'idée que
la Dame en noir avait pu croire, en effet, qu'il était un voleur,
mais depuis qu'il s'imaginait avoir la certitude -- imagination
trop fondée, hélas! -- du lien naturel et légal qui l'unissait à
Larsan, quelle douleur, quelle peine infinie devait être la
sienne! Sa mère, en apprenant l'événement, avait dû penser que les
criminels instincts du père revivraient dans le fils et peut-
être... -- et peut-être -- idée plus cruelle que la mort elle-
même, s'était-elle réjouie de sa mort!

Car il passa pour mort. On retrouva toutes les traces de sa fuite
jusqu'au canal, et on repêcha son béret. En réalité, comment
vécut-il? De la façon la plus singulière. Au sortir de son bain
et, bien décidé à fuir le pays, ce gamin, que l'on recherchait
partout, dans le canal et hors du canal, imagina une façon bien
originale de traverser toute la contrée sans être inquiété.
Cependant, il n'avait pas lu La Lettre volée. Son génie le servit.
Il raisonna, comme toujours. Il connaissait, pour les avoir
entendu souvent raconter, ces histoires de gamins, petits diables
et mauvaises têtes, qui se sauvaient de chez leurs parents pour
courir les aventures, se cachant le jour dans les champs et dans
les bois, marchant la nuit, et vite retrouvés d'ailleurs par les
gendarmes ou forcés de revenir au logis parce qu'ils manquaient
bientôt de tout et qu'ils n'osaient demander à manger au long de
la route qu'ils suivaient et qui était trop surveillée. Notre
petit Rouletabille, lui, dormit, comme tout le monde, la nuit, et
marcha au grand jour sans se cacher de personne. Seulement, après
avoir fait sécher ses vêtements -- on commençait à entrer
heureusement dans la bonne saison et il n'eut point à souffrir du
froid -- il les mit en pièces. Il en fit des loques dont il se
couvrit et, ostensiblement, il mendia, sale et déguenillé, il
tendait la main, affirmant aux passants que, s'il ne rapportait
point des sous, ses parents le battraient. Et on le prenait pour
quelque enfant de bohémiens dont il se trouvait toujours quelque
voiture dans les environs. Bientôt ce fut l'époque des fraises des
bois. Il en cueillit et en vendit dans de petits paniers de
feuillages. Et il m'avoua que, s'il n'avait pas été travaillé par
l'affreuse pensée que la Dame en noir pouvait croire qu'il était
un voleur, il aurait conservé de cette période de sa vie le plus
heureux souvenir. Son astuce et son naturel courage le servirent
pendant toute cette expédition qui dura des mois. Où allait-il? à
Marseille! C'était son idée.

Il avait vu, dans un livre de géographie, des vues du midi, et
jamais il n'avait regardé ces gravures sans pousser un soupir en
songeant qu'il ne connaîtrait peut-être jamais ce pays enchanté. À
force de vivre comme un bohémien, il fit la connaissance d'une
petite caravane de romanichels qui suivait la même route que lui
et qui se rendait aux Saintes-Maries-de-la-Mer -- dans la Crau --
pour élire leur roi. Il rendit à ces gens quelques services, sut
leur plaire, et ceux-ci, qui n'ont point coutume de demander aux
passants leurs papiers, ne voulurent point en savoir davantage.
Ils pensèrent que, victime de mauvais traitements, l'enfant
s'était enfui de quelque baraque de saltimbanques et ils le
gardèrent avec eux. Ainsi parvint-il dans le midi. Aux environs
d'Arles, il les quitta et arriva enfin à Marseille. Là, ce fut le
paradis... un éternel été et... le port! Le port était d'une
ressource inépuisable pour les petits vauriens de la ville. Ce fut
un trésor pour Rouletabille. Il y puisa, comme il lui plaisait, au
fur et à mesure de ses besoins, qui n'étaient point grands. Par
exemple, il se fit «pêcheur d'oranges». C'est dans le moment qu'il
exerçait cette lucrative profession qu'il fit connaissance, un
beau matin, sur les quais, d'un journaliste de Paris, M. Gaston
Leroux, et cette rencontre devait avoir par la suite une telle
influence sur la destinée de Rouletabille que je ne crois point
superflu de donner ici l'article où le rédacteur du Matin a
rapporté cette mémorable entrevue:

Le petit pêcheur d'oranges

Comme le soleil, perçant enfin un ciel de nuées, frappait de ses
rayons obliques la robe d'or de Notre-Dame-de-la-Garde, je
descendis vers les quais. Les grandes dalles en étaient humides
encore, et, sous nos pas, nous renvoyaient notre image. Le peuple
des matelots, des débardeurs et des portefaix, s'agitait autour
des poutres venues des forêts du nord, actionnait les poulies et
tirait sur les câbles. Le vent âpre du large, se glissant
sournoisement entre la tour Saint-Jean et le fort Saint-Nicolas,
étalait sa rude caresse sur les eaux frissonnantes du vieux port.
Flanc à flanc, hanche à hanche, les petites barques se tendaient
les bras où s'enroulait la voile latine, et dansaient en cadence.
À côté d'elles, fatiguées des roulis lointains, lasses d'avoir
tangué pendant des jours et des nuits sur des mers inconnues, les
lourdes carènes reposaient pesamment, étirant vers les cieux en
loques leurs grands mâts immobiles. Mon regard, à travers la forêt
aérienne des vergues et des hunes, alla jusqu'à la tour qui
atteste qu'il y a vingt-cinq siècles des enfants de l'antique
Phocée jetèrent l'ancre sur cette côte heureuse, et qu'ils
venaient des routes liquides d'Ionie. Puis mon attention retourna
à la dalle des quais, et j'aperçus le petit pêcheur d'oranges.

Il était debout, cambré dans les lambeaux d'une jaquette qui lui
battait les talons, nu-tête et pieds nus, la chevelure blonde et
les yeux noirs; et je crois bien qu'il avait neuf ans. Une corde
passée en bretelle sur l'épaule soutenait à son côté un sac de
toile. Son poing gauche était campé à la taille, et de la main
droite il s'appuyait à un bâton, long trois fois comme lui, qui se
terminait tout là-haut par une petite rondelle de liège. L'enfant
était immobile et contemplatif. Alors je lui demandai ce qu'il
faisait là. Il me répondit qu'il était pêcheur d'oranges.

Il paraissait très fier d'être pêcheur d'oranges et négligea de me
demander des sous comme font les petits vauriens sur les ports. Je
lui parlai encore; mais cette fois il garda le silence, car il
considérait attentivement l'eau. Nous étions entre la fine taille
du Fides, venu de Castellamare, et le beaupré d'un trois-mâts-
goélette venu de Gênes. Plus loin, deux tartanes arrivées le matin
des Baléares arrondissaient leurs ventres, et je vis que ces
ventres étaient pleins d'oranges, car ils en perdaient de toutes
parts. Les oranges nageaient sur les eaux; la houle légère les
portait vers nous à petites vagues. Mon pêcheur sauta dans un
canot, courut à la proue, et, armé de son bâton couronné de liège,
attendit. Puis il pêcha. Le liège de son bâton amena une orange,
deux, trois, quatre. Elles disparurent dans le sac. Il en pêcha
une cinquième, sauta sur le quai et ouvrit la pomme d'or. Il
plongea son petit museau dans la pelure entrouverte et dévora.

«Bon appétit! lui fis-je.

-- Monsieur, me répondit-il, tout barbouillé de jus vermeil, moi,
je n'aime que les fruits.

-- Ça tombe bien, répliquai-je; mais quand il n'y a pas d'oranges?

-- Je travaille au charbon.»

Et sa menotte, s'étant engouffrée dans le sac, en sortit avec un
énorme morceau de charbon.

Le jus de l'orange avait coulé sur la guenille de sa jaquette.
Cette guenille avait une poche. Le petit sortit de la poche un
mouchoir inénarrable et, soigneusement, essuya sa guenille. Puis
il remit avec orgueil son mouchoir dans sa poche.

«Qu'est-ce que fait ton père? demandai-je.

-- Il est pauvre.

-- Oui, mais qu'est-ce qu'il fait?»

Le pêcheur d'oranges eut un mouvement d'épaules.

«Il ne fait rien, puisqu'il est pauvre!»

Mon questionnaire sur sa généalogie n'avait point l'air de lui
plaire.

Il fila le long du quai et je le suivis; nous arrivâmes ainsi au
«gardiennage», petit carré de mer où l'on tient en garde les
petits yachts de plaisance, les petits bateaux bien propres
d'acajou ciré, les petits navires d'une toilette irréprochable.
Mon gamin les considérait d'un oeil connaisseur et prenait à cette
inspection un vif plaisir. Une embarcation jolie, toute sa voile
dehors -- elle n'en avait qu'une -- accosta. Cette voile était
immaculée, gonflait son albe triangle, éclatant dans le radieux
soleil.

«Voilà du beau linge!» fit mon bonhomme.

Là-dessus, il marcha dans une flaque, et sa jaquette, qui
décidément le préoccupait au-dessus de toutes choses, en fut tout
éclaboussée. Quel désastre! Il en aurait pleuré. Vite, il sortit
son mouchoir et essuya, essuya, puis il me regarda d'un oeil
suppliant et me dit:

«Monsieur! je ne suis pas sale par derrière?...» Je lui en donnai
ma parole d'honneur. Alors, confiant, il remit encore une fois son
mouchoir dans sa poche. À quelques pas de là, sur le trottoir qui
longe les vieilles maisons jaunes ou rouges ou bleues, les maisons
dont les fenêtres étalent la lessive des chiffons multicolores, il
y avait, derrière des tables, des marchandes de moules. Les
petites tables étalaient les moules, un couteau rouillé, un flacon
de vinaigre.

Comme nous arrivions devant les marchandes et que les moules
étaient fraîches et tentantes, je dis au pêcheur d'oranges:

«Si tu n'aimais pas que les fruits, je pourrais t'offrir une
douzaine de moules.»

Ses yeux noirs brillaient de désir et nous nous mîmes, tous deux,
à manger des moules. La marchande nous les ouvrait et nous
dégustions. Elle voulut nous servir du vinaigre, mais mon
compagnon l'arrêta d'un geste impérieux. Il ouvrit son sac,
tâtonna, et sortit triomphalement un citron. Le citron, ayant
voisiné avec le morceau de charbon, était passé au noir. Mais son
propriétaire reprit son mouchoir et essuya. Puis il coupa le fruit
et m'en offrit la moitié, mais j'aime les moules pour elles-mêmes
et je le remerciai.

Après déjeuner, nous revînmes sur le quai. Le pêcheur d'oranges me
demanda une cigarette qu'il alluma avec une allumette qu'il avait
dans une autre poche de sa jaquette.

Alors, la cigarette aux lèvres, lançant vers le ciel des bouffées
comme un homme, le bambin se campa sur une dalle au-dessus de
l'eau, et, le regard fixé tout là-haut sur Notre-Dame-de-la-Garde,
il se mit dans la position du gamin célèbre qui fait le plus bel
ornement de Bruxelles. Il ne perdait pas un pouce de sa taille,
était très fier et semblait vouloir emplir le port.

GASTON LEROUX.

Le surlendemain, Joseph Joséphin retrouvait sur le port M. Gaston
Leroux qui venait à lui le journal à la main. Le gamin lut
l'article et le journaliste lui donna une belle pièce de cent
sous. Rouletabille ne fit aucune difficulté pour l'accepter. Il
trouva même ce don fort naturel. «Je prends votre pièce, dit-il à
Gaston Leroux, à titre de collaborateur.» Avec ces cent sous, il
s'acheta une magnifique boîte à cirer avec tous ses accessoires,
et il alla s'installer en face de Brégaillon. Pendant deux ans, il
s'empara des pieds de tous ceux qui venaient manger en cet endroit
la traditionnelle bouillabaisse. Entre deux cirages, il s'asseyait
sur sa boîte et lisait. Avec le sentiment de la propriété qu'il
avait trouvé au fond de sa boîte, l'ambition lui était venue. Il
avait reçu une trop bonne éducation et une trop bonne instruction
primaire pour ne point comprendre que, s'il n'achevait pas lui-
même ce que d'autres avaient si bien commencé, il se privait de la
meilleure chance qui lui restait de se faire une situation dans le
monde.

Les clients finirent par s'intéresser à ce petit décrotteur qui
avait toujours sur sa boîte quelques bouquins d'histoire ou de
mathématique et un armateur le prit si bien en amitié qu'il lui
donna une place de groom dans ses bureaux.

Bientôt Rouletabille fut promu à la dignité de rond de cuir et put
faire quelques économies. À seize ans, ayant un peu d'argent en
poche, il prenait le train pour Paris. Qu'allait-il y faire? Y
chercher la Dame en noir. Pas un jour il n'avait cessé de penser à
la mystérieuse visiteuse du parloir et, bien qu'elle ne lui eût
jamais dit qu'elle habitât la capitale, il était persuadé
qu'aucune autre ville du monde n'était digne de posséder une dame
qui avait un aussi joli parfum. Et puis, les petits collégiens
eux-mêmes qui avaient pu apercevoir sa silhouette élégante quand
elle se glissait dans le parloir, ne disaient-ils point: «Tiens!
La Parisienne est venue aujourd'hui!» Il eût été difficile de
préciser l'idée de derrière la tête de Rouletabille, et peut-être
bien l'ignorait-il lui-même. Son désir était-il simplement de
«voir» la Dame en noir, de la regarder passer de loin comme un
dévot regarde passer une sainte image? Oserait-il l'aborder?
L'affreuse histoire de vol dont l'importance n'avait fait que
grandir dans l'imagination de Rouletabille n'était-elle point
toujours entre eux comme une barrière qu'il n'avait pas le droit
de franchir? Peut-être bien... peut-être bien, mais enfin il
voulait la voir, de cela seulement il était tout à fait sûr.

Sitôt débarqué dans la capitale, il alla trouver M. Gaston Leroux
et s'en fit reconnaître, et puis il lui déclara que, ne se sentant
aucun goût bien précis pour un métier quelconque, ce qui était
tout à fait fâcheux pour une créature ardente au travail comme la
sienne, il avait résolu de se faire journaliste et il lui demanda,
tout de go, une place de reporter. Gaston Leroux tenta de le
détourner d'un aussi funeste projet, mais en vain. C'est alors
que, de guerre lasse, il lui dit:

«Mon petit ami, puisque vous n'avez rien à faire, tâchez donc de
trouver «le pied gauche de la rue Oberkampf».

Et il le quitta sur ces mots bizarres qui donnèrent à réfléchir au
pauvre Rouletabille que ce galapias de journaliste se moquait de
lui. Cependant, ayant acheté les feuilles, il lut que le journal
l'Époque offrait une honnête récompense à qui lui rapporterait le
débris humain qui manquait à la femme coupée en morceaux de la rue
Oberkampf. Le reste, nous le connaissons.

Dans Le Mystère de la Chambre Jaune, j'ai raconté comment
Rouletabille se manifesta à cette occasion et de quelle façon
aussi lui fut révélée du même coup, à lui-même, sa singulière
profession qui devait être toute sa vie de commencer à raisonner
quand les autres avaient fini.

J'ai dit par quel hasard il fut conduit un soir à l'Élysée où il
sentit passer le parfum de la Dame en noir. Il s'aperçut alors
qu'il suivait Mlle Stangerson. Qu'ajouterais-je de plus? Des
considérations sur les émotions qui ont assailli Rouletabille à
propos de ce parfum lors des événements du Glandier et surtout
depuis son voyage en Amérique! On les devine. Toutes ses
hésitations, toutes ses «sautes» d'humeur, qui donc maintenant ne
les comprendrait pas? Les renseignements rapportés par lui de
Cincinnati sur l'enfant de celle qui avait été la femme de Jean
Roussel avaient dû être suffisamment explicites pour lui donner à
penser qu'il pouvait bien être cet enfant-là, pas assez cependant
pour qu'il pût en être sûr! Cependant son instinct le portait si
victorieusement vers la fille du professeur qu'il avait toutes les
peines du monde parfois à ne point se jeter à son cou, à se
retenir de la presser dans ses bras et de lui crier: «Tu es ma
mère! Tu es ma mère!» Et il se sauvait, comme il s'était sauvé de
la sacristie pour ne point laisser échapper en une seconde
d'attendrissement ce secret qui le brûlait depuis des années!...
Et puis, en vérité, il avait peur!... Si elle allait le
rejeter!... le repousser!... l'éloigner avec horreur!... lui, le
petit voleur du collège d'Eu! Lui... le fils de Roussel-
Ballmeyer!... lui l'héritier des crimes de Larsan!... S'il allait
ne plus la revoir, ne plus vivre à ses côtés, ne plus la respirer,
elle et son cher parfum, le parfum de la Dame en noir!... Ah!
comme il lui avait fallu combattre, à cause de cette vision
effroyable, le premier mouvement qui le poussait à lui demander
chaque fois qu'il la voyait: «Est-ce toi? Est-ce toi la Dame en
noir?» Quant à elle, elle l'avait aimé tout de suite, mais à cause
de sa conduite au Glandier sans doute... Si c'était vraiment elle,
elle devait le croire mort, lui!... Et si ce n'était pas elle, ...
si par une fatalité qui mettait en déroute et son pur instinct et
son raisonnement... si ce n'était pas elle... Est-ce qu'il pouvait
risquer, par son imprudence, de lui apprendre qu'il s'était enfui
du collège d'Eu, pour vol?... Non! Non! pas ça!... Elle lui avait
demandé souvent:

«Où avez-vous été élevé, mon jeune ami? Où avez-vous fait vos
premières études?»

Et il avait répondu:

«À Bordeaux!»

Il aurait voulu pouvoir répondre:

«À Pékin!»

Cependant ce supplice ne pouvait durer. Si c'était «elle», eh
bien, il saurait lui dire des choses qui feraient fondre son
coeur.

Tout valait mieux que de n'être point serré dans ses bras. Ainsi,
parfois se raisonnait-il. Mais il lui fallait être sûr!... sûr au-
delà de la raison, sûr de se trouver en face de la Dame en noir
comme le chien est sûr de respirer son maître... Cette mauvaise
figure de rhétorique qui se présentait tout naturellement à son
esprit devait le conduire à l'idée de «remonter la piste». Elle
nous mena, dans les conditions que l'on sait, au Tréport et à Eu.
Cependant, j'oserai dire que cette expédition n'aurait peut-être
point donné de résultats décisifs aux yeux d'un tiers qui, comme
moi, n'était pas influencé par l'odeur, si la lettre de Mathilde,
que j'avais remise à Rouletabille dans le train, n'était tout à
coup venue lui apporter cette assurance que nous allions chercher.
Cette lettre, je ne l'ai point lue. C'est un document si sacré aux
yeux de mon ami que d'autres yeux ne le verront jamais, mais je
sais que les doux reproches qu'elle lui faisait à l'ordinaire de
sa sauvagerie et de son manque de confiance avaient pris sur ce
papier un tel accent de douleur que Rouletabille n'aurait pas pu
s'y tromper, même si la fille du professeur Stangerson avait
oublié de lui confier, dans une phrase finale où sanglotait tout
son désespoir de mère, que «l'intérêt qu'elle lui portait venait
moins des services rendus que du souvenir qu'elle avait gardé d'un
petit garçon, le fils de l'une de ses amies, qu'elle avait
beaucoup aimée, et qui s'était suicidé, «comme un petit homme», à
l'âge de neuf ans. Rouletabille lui ressemblait beaucoup!»



V
Panique.

Dijon... Mâcon... Lyon... Certainement, là-haut, au-dessus de ma
tête, il ne dort pas... Je l'ai appelé tout doucement et il ne m'a
pas répondu... Mais je mettrais ma main au feu qu'il ne dort
pas!... À quoi songe-t-il?... Comme il est calme! Qu'est-ce donc
qui peut bien lui donner un calme pareil?... Je le vois encore,
dans le parloir, se levant soudain, en disant: «Allons-nous-en!»
et cela d'une voix si posée, si tranquille, si résolue... Allons-
nous-en vers qui? Vers quoi avait-il résolu d'aller? Vers elle,
évidemment, qui était en danger et qui ne pouvait être sauvée que
par lui; vers elle, qui était sa mère et qui ne le saurait pas!

C'est un secret qui doit rester entre vous et moi; l'enfant est
mort pour tous, excepté pour vous et pour moi!»

C'était cela sa résolution, cette volonté subitement arrêtée de ne
rien lui dire. Et lui, le pauvre enfant, qui n'était venu chercher
cette certitude que pour avoir le droit de lui parler! Dans le
moment même qu'il savait, il s'astreignait à oublier; il se
condamnait au silence. Petite grande âme héroïque, qui avait
compris que la Dame en noir qui avait besoin de son secours ne
voudrait pas d'un salut acheté au prix de la lutte du fils contre
le père! Jusqu'où pouvait aller cette lutte? Jusqu'à quel sanglant
conflit? Il fallait tout prévoir et il fallait avoir les mains
libres, n'est-ce pas, Rouletabille, pour défendre la Dame en
noir?...

Si calme est Rouletabille que je n'entends pas sa respiration. Je
me penche sur lui... il a les yeux ouverts.

«Savez-vous à quoi je réfléchis? me dit-il... À cette dépêche qui
nous vient de Bourg et qui est signée Darzac, et à cette autre
dépêche qui nous vient de Valence et qui est signée Stangerson.

-- J'y ai pensé, et cela me semble, en effet, assez bizarre. À
Bourg, M. et Mme Darzac ne sont plus avec M. Stangerson, qui les a
quittés à Dijon. Du reste, la dépêche le dit bien: «Nous allons
rejoindre M. Stangerson.» Or, la dépêche Stangerson prouve que
M. Stangerson, qui avait continué directement son chemin vers
Marseille, se trouve à nouveau avec les Darzac. Les Darzac
auraient donc rejoint M. Stangerson sur la ligne de Marseille;
mais alors il faudrait supposer que le professeur se serait arrêté
en route. À quelle occasion? Il n'en prévoyait aucune. À la gare,
il disait: «Moi, je serai à Menton demain matin à dix heures.»
Voyez l'heure à laquelle la dépêche a été mise à Valence et
constatons sur l'indicateur l'heure à laquelle M. Stangerson
devait normalement passer à Valence à moins qu'il ne se soit
arrêté en route.»

Nous avons consulté l'indicateur. M. Stangerson devait passer à
Valence à minuit quarante-quatre et la dépêche portait «minuit
quarante-sept», elle avait donc été jetée par les soins de
M. Stangerson à Valence, au cours de son voyage normal. À ce
moment, il devait donc avoir été rejoint par M. et par Mme Darzac.
Toujours l'indicateur en main, nous parvînmes à comprendre le
mystère de cette rencontre. M. Stangerson avait quitté les Darzac
à Dijon, où ils étaient tous arrivés à six heures vingt-sept du
soir. Le professeur avait alors pris le train qui partait de Dijon
à sept heures huit et arrivait à Lyon à dix heures quatre et à
Valence à minuit quarante-sept. Pendant ce temps les Darzac,
quittant Dijon à sept heures, continuaient leur route sur Modane
et, par Saint-Amour, arrivaient à Bourg à neuf heures trois du
soir, train qui doit repartir normalement de Bourg à neuf heures
huit. La dépêche de M. Darzac était partie de Bourg et portait
l'indication de dépôt neuf heures vingt-huit. Les Darzac étaient
donc restés à Bourg, ayant laissé leur train. On pouvait prévoir
aussi le cas où le train aurait eu du retard. En tout cas, nous
devions chercher la raison d'être de la dépêche de M. Darzac entre
Dijon et Bourg, après le départ de M. Stangerson. On pouvait même
préciser entre Louhans et Bourg; le train s'arrête en effet à
Louhans, et si le drame avait eu lieu avant Louhans (où ils
étaient arrivés à huit heures), il est probable que M. Darzac eût
télégraphié de cette station.

Cherchant ensuite la correspondance Bourg-Lyon, nous constatâmes
que M. Darzac avait mis sa dépêche à Bourg une minute avant le
départ pour Lyon du train de neuf heures vingt-neuf. Or, ce train
arrive à Lyon à dix heures trente-trois, alors que le train de
M. Stangerson arrivait à Lyon à dix heures trente-quatre. Après le
détour par Bourg et leur stationnement à Bourg, M. et Mme Darzac
avaient pu, avaient dû rejoindre M. Stangerson à Lyon, où ils
étaient une minute avant lui! Maintenant, quel drame les avait
ainsi rejetés de leur route? Nous ne pouvions que nous livrer aux
plus tristes hypothèses qui avaient toutes pour base, hélas! la
réapparition de Larsan. Ce qui nous apparaissait avec une netteté
suffisante, c'était la volonté de chacun de nos amis de n'effrayer
personne. M. Darzac, de son côté, Mme Darzac, du sien, avaient dû
tout faire pour se dissimuler la gravité de la situation. Quant à
M. Stangerson, nous pouvions nous demander s'il avait été mis au
courant du fait nouveau.

Ayant ainsi approximativement démêlé les choses à distance,
Rouletabille m'invita à profiter de la luxueuse installation que
la compagnie internationale des wagons-lits met à la disposition
des voyageurs amis du repos autant que des voyages, et il me
montra l'exemple en se livrant à une toilette de nuit aussi
méticuleuse que s'il avait pu y procéder dans une chambre d'hôtel.
Un quart d'heure après, il ronflait; mais je ne crus guère à son
ronflement. En tout cas, moi, je ne dormis point. À Avignon,
Rouletabille sauta de son lit, passa un pantalon, un veston, et
courut sur le quai avaler un chocolat bouillant. Moi, je n'avais
pas faim. D'Avignon à Marseille, dans notre anxiété, le voyage se
passa assez silencieusement; puis, à la vue de cette ville où il
avait mené tout d'abord une existence si bizarre, Rouletabille,
sans doute pour réagir contre l'angoisse qui grandissait en nous
au fur et à mesure que nous approchions de l'heure à laquelle nous
allions «savoir», se remémora quelques anciennes anecdotes qu'il
me conta sans paraître du reste y prendre le moindre plaisir. Je
n'étais guère à ce qu'il me disait. Ainsi arrivâmes-nous à Toulon.

Quel voyage! Il eût pu être si beau! À l'ordinaire, c'était avec
un enthousiasme toujours nouveau que je revoyais ce pays
merveilleux, cette côte d'azur aperçue au réveil comme un coin de
paradis après l'horrible départ de Paris, dans la neige, dans la
pluie ou dans la boue, dans l'humidité, dans le noir, dans le
sale! Avec quelle joie, le soir, je posais le pied sur les quais
du prestigieux P.-L.-M, sûr de retrouver le glorieux ami qui
m'attendrait, le lendemain matin, au bout de ces deux rails de
fer: le soleil!

À partir de Toulon, notre impatience devint extrême. À Cannes,
nous ne fûmes point surpris du tout en apercevant sur le quai de
la gare M. Darzac qui nous cherchait. Il avait été certainement
touché par la dépêche que Rouletabille lui avait envoyée de Dijon,
annonçant l'heure de notre arrivée à Menton. Arrivé lui-même avec
Mme Darzac et M. Stangerson, la veille à dix heures du matin, à
Menton, il avait dû repartir ce matin même de Menton et venir au-
devant de nous jusqu'à Cannes, car nous pensions bien que, d'après
sa dépêche, il avait des choses confidentielles à nous dire. Il
avait la figure sombre et défaite. En le voyant, nous eûmes peur.

«Un malheur?... interrogea Rouletabille.

-- Non, pas encore!... répondit-il.

-- Dieu soit loué! fit Rouletabille en soupirant, nous arrivons à
temps...»

M. Darzac dit simplement:

«Merci d'être venus!»

Et il nous serra la main en silence, nous entraînant dans notre
compartiment, dans lequel il nous enferma, prenant soin de tirer
les rideaux, ce qui nous isola complètement. Quand nous fûmes tout
à fait chez nous et que le train se fût remis en marche, il parla
enfin. Son émotion était telle que sa voix en tremblait.

«Eh bien, fit-il, il n'est pas mort!

-- Nous nous en sommes bien doutés, interrompit Rouletabille.
Mais, en êtes-vous sûr?

-- Je l'ai vu comme je vous vois.

-- Et Mme Darzac aussi l'a vu?

-- Hélas! Mais il faut tout tenter pour qu'elle arrive à croire à
quelque illusion! Je ne tiens pas à ce qu'elle redevienne folle,
la malheureuse!... Ah! mes amis, quelle fatalité nous poursuit!...
Qu'est-ce que cet homme est revenu faire autour de nous?... Que
nous veut-il encore?...»

Je regardai Rouletabille. Il était alors encore plus sombre que
M. Darzac. Le coup qu'il craignait l'avait frappé. Il en restait
affalé dans son coin. Il y eut un silence entre nous trois, puis
M. Darzac reprit:

«Écoutez! Il faut que cet homme disparaisse!... Il le faut!... On
le joindra, on lui demandera ce qu'il veut... et tout l'argent
qu'il voudra, on le lui donnera... ou alors, je le tue! C'est
simple!... Je crois que c'est ce qu'il y a de plus simple!...
N'est-ce pas votre avis?...»

Nous ne lui répondîmes point... Il paraissait trop à plaindre.
Rouletabille, dominant son émotion par un effort visible, engagea
M. Darzac à essayer de se calmer et à nous raconter par le menu
tout ce qui s'était passé depuis son départ de Paris.

Alors, il nous apprit que l'événement s'était produit à Bourg
même, ainsi que nous l'avions pensé. Il faut que l'on sache que
deux compartiments du wagon-lit avaient été loués par M. Darzac.
Ces deux compartiments étaient reliés entre eux par un cabinet de
toilette. Dans l'un on avait mis le sac de voyage et le nécessaire
de toilette de Mme Darzac, dans l'autre, les petits bagages. C'est
dans ce dernier compartiment que M. et Mme Darzac et le professeur
Stangerson firent le voyage de Paris à Dijon. Là, tous trois
étaient descendus et avaient dîné au buffet. Ils avaient le temps
puisque, arrivés à six heures vingt-sept, M. Stangerson ne
quittait Dijon qu'à sept heures huit et les Darzac à sept heures
exactement.

Le professeur avait fait ses adieux à sa fille et à son gendre sur
le quai même de la gare, après le dîner. M. et Mme Darzac étaient
montés dans leur compartiment (le compartiment aux petits bagages)
et étaient restés à la fenêtre, s'entretenant avec le professeur,
jusqu'au départ du train. Celui-ci était déjà en marche, quand le
professeur Stangerson, sur le quai, faisait encore des signes
amicaux à M. et Mme Darzac. De Dijon à Bourg, ni M. et Mme Darzac
ne pénétrèrent dans le compartiment adjacent à celui dans lequel
ils se tenaient et dans lequel se trouvait le sac de voyage de
Mme Darzac. La portière de ce compartiment, donnant sur le
couloir, avait été fermée à Paris, aussitôt le bagage de
Mme Darzac déposé. Mais cette portière n'avait été fermée ni
extérieurement à clef par l'employé, ni intérieurement au verrou
par les Darzac. Le rideau de cette portière avait été tiré
intérieurement sur la vitre, par les soins de Mme Darzac, de telle
sorte que du corridor on ne pouvait rien voir de ce qui se passait
dans le compartiment. Le rideau de la portière de l'autre
compartiment où se tenaient les voyageurs n'avait pas été tiré.
Tout ceci fut établi par Rouletabille grâce à un questionnaire
très serré dans le détail duquel je n'entre point, mais dont je
donne le résultat pour établir nettement les conditions
extérieures du voyage des Darzac jusqu'à Bourg et de M. Stangerson
jusqu'à Dijon.

Arrivés à Bourg, les voyageurs apprenaient que, par suite d'un
accident survenu sur la ligne de Culoz, le train se trouvait
immobilisé pour une heure et demie en gare de Bourg. M. et
Mme Darzac étaient alors descendus, s'étaient promenés un instant.
M. Darzac, au cours de la conversation qu'il eut alors avec sa
femme, s'était rappelé qu'il avait omis d'écrire quelques lettres
pressantes avant leur départ. Tous deux étaient entrés au buffet.
M. Darzac avait demandé qu'on lui remît ce qu'il fallait pour
écrire. Mathilde s'était assise à ses côtés, puis elle s'était
levée et avait dit à son mari qu'elle allait se promener devant la
gare, faire un petit tour pendant qu'il finirait sa
correspondance.

«C'est cela, avait répondu M. Darzac. Aussitôt que j'aurai
terminé, j'irai vous rejoindre.»

Et, maintenant, je laisse la parole à M. Darzac:

«J'avais fini d'écrire, nous dit-il, et je me levai pour aller
rejoindre Mathilde quand je la vis arriver, affolée, dans le
buffet. Aussitôt qu'elle m'aperçut, elle poussa un cri et se jeta
dans mes bras. «Oh! mon Dieu! disait-elle. Oh! mon Dieu!» et elle
ne pouvait pas dire autre chose. Elle tremblait horriblement. Je
la rassurai, je lui dis qu'elle n'avait rien à craindre puisque
j'étais là, et je lui demandai doucement, patiemment, quel avait
été l'objet d'une aussi subite terreur. Je la fis asseoir, car
elle ne se tenait plus sur ses jambes, et la suppliai de prendre
quelque chose, mais elle me dit qu'il lui serait impossible
d'absorber pour le moment même une goutte d'eau, et elle claquait
des dents. Enfin, elle put parler et elle me raconta, en
s'interrompant presque à chaque phrase et en regardant autour
d'elle avec épouvante, qu'elle était allée se promener, comme elle
me l'avait dit, devant la gare, mais qu'elle n'avait pas osé s'en
éloigner, pensant que j'aurais bientôt fini d'écrire. Puis elle
était rentrée dans la gare et était revenue sur le quai. Elle se
dirigeait vers le buffet quand elle aperçut à travers les vitres
éclairées du train, les employés des wagons-lits qui dressaient
les couchettes dans un wagon à côté du nôtre. Elle songea tout à
coup que son sac de nuit, dans lequel elle avait mis des bijoux,
était resté ouvert et elle voulut immédiatement aller le fermer,
non point qu'elle mît en doute la probité parfaite de ces honnêtes
gens, mais par un geste de prudence tout naturel en voyage. Elle
monta donc dans le wagon, se glissa dans le couloir et arriva à la
portière du compartiment qu'elle s'était réservé, et dans lequel
nous n'étions point entrés depuis notre départ de Paris. Elle
ouvrit cette portière, et, aussitôt, elle poussa un horrible cri.
Or ce cri ne fut pas entendu, car il n'était resté personne dans
le wagon et un train passait dans ce moment, remplissant la gare
de la clameur de sa locomotive. Qu'était-il donc arrivé? Cette
chose inouïe, affolante, monstrueuse. Dans le compartiment, la
petite porte ouvrant sur le cabinet de toilette était à demi tirée
à l'intérieur de ce compartiment, s'offrant de biais au regard de
la personne qui entrait dans le compartiment. Cette petite porte
était ornée d'une glace. Or, dans la glace, Mathilde venait
d'apercevoir la figure de Larsan! Elle se rejeta en arrière,
appelant à son secours, et fuyant si précipitamment qu'en
bondissant hors du wagon elle tomba à deux genoux sur le quai. Se
relevant, elle arrivait enfin au buffet, dans l'état que je vous
ai dit. Quand elle m'eut dit ces choses, mon premier soin fut de
ne pas y croire, d'abord parce que je ne le voulais pas,
l'événement étant trop horrible, ensuite parce que j'avais le
devoir, sous peine de voir Mathilde redevenir folle, de faire
celui qui n'y croyait pas! Est-ce que Larsan n'était pas mort, et
bien mort?... En vérité, je le croyais comme je le lui disais, et
il ne faisait point de doute pour moi qu'il n'y avait eu dans tout
ceci qu'un effet de glace et d'imagination. Je voulus
naturellement m'en assurer et je lui offris d'aller immédiatement
avec elle dans son compartiment pour lui prouver qu'elle avait été
victime d'une sorte d'hallucination. Elle s'y opposa, me criant
que ni elle, ni moi, ne retournerions jamais dans ce compartiment
et que, du reste, elle se refusait à voyager cette nuit! Elle
disait tout cela par petites phrases hachées... Elle ne retrouvait
pas sa respiration... Elle me faisait une peine infinie... Plus je
lui disais qu'une telle apparition était impossible, plus elle
insistait sur sa réalité! Je lui dis encore qu'elle avait bien peu
vu Larsan lors du drame du Glandier, ce qui était vrai, et qu'elle
ne connaissait pas assez cette figure-là pour être sûre de ne
s'être point trouvée en face de l'image de quelqu'un qui lui
ressemblait! Elle me répondit qu'elle se rappelait parfaitement la
figure de Larsan, que celle-ci lui était apparue dans deux
circonstances telles qu'elle ne l'oublierait jamais, dût-elle
vivre cent ans! Une première fois, lors de l'affaire de la galerie
inexplicable, et la seconde dans la minute même où, dans sa
chambre, on était venu m'arrêter! Et puis, maintenant qu'elle
avait appris qui était Larsan, ce n'étaient point seulement les
traits du policier qu'elle avait reconnus; mais, derrière ceux-là,
le type redoutable de l'homme qui n'avait cessé de la poursuivre
depuis tant d'années!... Ah! elle jurait sur sa tête et sur la
mienne, qu'elle venait de voir Ballmeyer!... Que Ballmeyer était
vivant!... vivant dans la glace, avec sa figure rase de Larsan,
toute rase, toute rase... et son grand front dénudé!... Elle
s'accrochait à moi comme si elle eût redouté une séparation plus
terrible encore que les autres!... Elle m'avait entraîné sur le
quai... Et puis, tout à coup, elle me quitta, en se mettant la
main sur les yeux et elle se jeta dans le bureau du chef de
gare... Celui-ci fut aussi effrayé que moi de voir l'état de la
malheureuse. Je me disais: «Elle va redevenir folle!» J'expliquai
au chef de gare que ma femme avait eu peur, toute seule, dans son
compartiment, que je le priais de veiller sur elle pendant que je
me rendrais dans le compartiment moi-même pour tâcher de
m'expliquer ce qui l'avait effrayée ainsi... Alors, mes amis,
alors... continua Robert Darzac, je suis sorti du bureau du chef
de gare, mais je n'en étais pas plutôt sorti que j'y rentrais,
refermant sur nous la porte précipitamment. Je devais avoir une
mine singulière, car le chef de gare me considéra avec une grande
curiosité. C'est que, moi aussi, je venais de voir Larsan! Non!
non! ma femme n'avait pas rêvé tout éveillée... Larsan était là,
dans la gare... sur le quai, derrière cette porte.»

Ce disant, Robert Darzac se tut un instant comme si le souvenir de
cette vision personnelle lui ôtait la force de continuer son
récit. Il se passa la main sur le front, poussa un soupir, reprit:

«Il y avait, devant la porte du chef de gare, un bec de gaz et,
sous le bec de gaz, il y avait Larsan. Évidemment, il nous
attendait, il nous guettait... et, chose extraordinaire, il ne se
cachait pas! Au contraire, on eût dit qu'il se tenait là,
uniquement pour être vu!... Le geste qui m'avait fait refermer la
porte devant cette apparition était purement instinctif. Quand je
rouvris cette porte, décidé à aller droit au misérable, il avait
disparu!... Le chef de gare croyait avoir affaire à deux fous.
Mathilde me regardait agir sans prononcer une parole, les yeux
grands ouverts, comme une somnambule. Elle revint à la réalité des
choses pour s'enquérir s'il y avait loin de Bourg à Lyon et quel
était le prochain train qui s'y rendait. En même temps, elle me
priait de donner des ordres pour nos bagages; et elle me demandait
de lui accorder que nous irions rejoindre son père le plus tôt
possible. Je ne voyais que ce moyen de la calmer et, loin de faire
une objection quelconque à ce nouveau projet, j'entrai
immédiatement dans ses vues. Du reste, maintenant que j'avais vu
Larsan, de mes propres yeux, oui, oui, de mes propres yeux vu, je
sentais bien que notre grand voyage était devenu impossible et,
faut-il vous l'avouer, mon ami, ajouta M. Darzac en se tournant
vers Rouletabille, je me pris à penser que nous courions désormais
un réel danger, un de ces mystérieux et fantastiques dangers dont
vous seul pouviez nous sauver, s'il en était temps encore.
Mathilde me fut reconnaissante de la docilité avec laquelle je
pris immédiatement toutes dispositions pour rejoindre sans plus
tarder son père, et elle me remercia avec une grande effusion
quand elle sut que nous allions pouvoir prendre quelques minutes
plus tard -- car tout ce drame avait à peine duré un quart d'heure
-- le train de neuf heures vingt-neuf, qui arrivait à Lyon à dix
heures environ, et, en consultant l'indicateur des chemins de fer,
nous constations que nous pouvions ainsi rejoindre à Lyon même
M. Stangerson. Mathilde m'en marqua encore une grande gratitude,
comme si j'avais été réellement responsable de cette heureuse
coïncidence. Elle avait reconquis un peu de calme quand le train
de neuf heures arriva en gare; mais, au moment d'y prendre place,
comme nous traversions rapidement le quai et que nous passions
justement sous le bec de gaz où m'était apparu Larsan, je la
sentis encore défaillir à mon bras et aussitôt, je regardai autour
de nous, mais je n'aperçus aucune figure suspecte. Je lui demandai
si elle avait encore vu quelque chose, mais elle ne me répondit
pas. Son trouble cependant augmentait, et elle me supplia de ne
point nous isoler mais d'entrer dans un compartiment déjà aux deux
tiers plein de voyageurs. Sous prétexte d'aller surveiller mes
bagages, je la quittai un instant au milieu de ces gens, et
j'allai jeter au télégraphe la dépêche que vous avez reçue. Je ne
lui ai point parlé de cette dépêche parce que je continuais à
prétendre que ses yeux l'avaient certainement trompée, et parce
que, pour rien au monde, je ne voulais paraître ajouter foi à une
pareille résurrection. Du reste, je constatai, en ouvrant le sac
de ma femme, qu'on n'avait pas touché à ses bijoux. Les rares
paroles que nous échangeâmes concernèrent le secret que nous
devions garder sur tout ceci vis-à-vis de M. Stangerson, qui en
aurait conçu un chagrin peut-être mortel. Je passe sur la
stupéfaction de celui-ci en nous découvrant sur le quai de la gare
de Lyon. Mathilde lui raconta qu'à cause d'un grave accident de
chemin de fer, barrant la ligne de Culoz, nous avions décidé,
puisqu'il fallait nous résoudre à un détour, de le rejoindre, et
d'aller passer quelques jours avec lui chez Arthur Rance et sa
jeune femme, comme nous en avions été priés instamment, du reste,
par ce fidèle ami de la famille.»

... À ce propos, il serait peut-être temps d'apprendre au lecteur,
quitte à interrompre un instant le récit de M. Darzac, que
M. Arthur William Rance qui, comme je l'ai rapporté dans Le
Mystère de la Chambre Jaune, avait nourri pendant de si longues
années un amour sans espoir pour Mlle Stangerson, y avait si bien
renoncé, qu'il avait fini par convoler en justes noces avec une
jeune Américaine qui ne rappelait en rien la mystérieuse fille de
l'illustre professeur.

Après le drame du Glandier, et pendant que Mlle Stangerson était
encore retenue dans une maison de santé des environs de Paris, où
elle achevait de se guérir, on apprit, un beau jour, que
M. William Arthur Rance allait épouser la nièce d'un vieux
géologue de l'Académie des sciences de Philadelphie. Ceux qui
avaient connu sa malheureuse passion pour Mathilde et qui en
avaient mesuré toute l'importance jusque dans les excès qu'elle
détermina -- elle avait pu faire, un moment, d'un homme, jusqu'à
ce jour, sobre et de sens rassis, un alcoolique -- ceux-là
prétendirent que Rance se mariait par désespoir et n'augurèrent
rien de bon d'une union aussi inattendue. On racontait que
l'affaire, qui était bonne pour Arthur Rance, car Miss Edith
Prescott était riche, s'était conclue d'une façon assez bizarre.
Mais ce sont là des histoires que je vous raconterai quand j'aurai
le temps. Vous apprendrez alors aussi par quelle suite de
circonstances, les Rance étaient venus se fixer aux Rochers
Rouges, dans l'antique château fort de la presqu'île d'Hercule
dont ils s'étaient rendus, l'automne précédent, propriétaires.

Mais, maintenant, il me faut rendre la parole à M. Darzac,
continuant de raconter son étrange voyage.

«Quand nous eûmes donné ces explications à M. Stangerson, narra
notre ami, ma femme et moi vîmes bien que le professeur ne
comprenait rien à ce que nous lui racontions et qu'au lieu de se
réjouir de nous revoir il en était tout attristé. Mathilde
essayait en vain de paraître gaie. Son père voyait bien qu'il
s'était passé, depuis que nous l'avions quitté, quelque chose que
nous lui cachions. Elle fit celle qui ne s'en apercevait pas et
mit la conversation sur la cérémonie du matin. Ainsi vint-elle à
parler de vous, mon ami (M Darzac s'adressait à Rouletabille), et
alors, je saisis l'occasion de faire comprendre à M. Stangerson
que, puisque vous ne saviez que faire de votre congé, dans le
moment que nous allions nous trouver tous à Menton, vous seriez
très touché d'une invitation qui vous permettrait de le passer
parmi nous. Ce n'est pas la place qui manque aux Rochers Rouges,
et Mr Arthur Rance et sa jeune femme ne demandent qu'à vous faire
plaisir. Pendant que je parlais, Mathilde m'approuvait du regard
et ma main qu'elle pressa avec une tendre effusion, me dit la joie
que ma proposition lui causait. C'est ainsi qu'en arrivant à
Valence je pus mettre au télégraphe la dépêche que M. Stangerson,
à mon instigation, venait d'écrire et que vous avez certainement
reçue. De toute la nuit, vous pensez bien que nous n'avons pas
dormi. Pendant que son père reposait dans le compartiment à côté
de nous, Mathilde avait ouvert mon sac et en avait tiré un
revolver. Elle l'avait armé, me l'avait mis dans la poche de mon
paletot et m'avait dit: «Si on nous attaque, vous nous défendrez!»
Ah! quelle nuit, mon ami, quelle nuit nous avons passée!... Nous
nous taisions, nous trompant mutuellement, faisant ceux qui
sommeillaient, les paupières closes dans la lumière, car nous
n'osions pas faire de l'ombre autour de nous. Les portières de
notre compartiment fermées au verrou, nous redoutions encore de le
voir apparaître. Quand un pas se faisait entendre dans le couloir,
nos coeurs bondissaient. Il nous semblait reconnaître son pas...
Et elle avait masqué la glace, de peur d'y voir surgir encore son
visage!... Nous avait-il suivis?... Avions-nous pu le tromper?...
Lui avions-nous échappé?... Était-il remonté dans le train de
Culoz?... Pouvions-nous espérer cela?... Quant à moi, je ne le
pensais pas... Et elle! elle!... Ah! je la sentais, silencieuse et
comme morte, là, dans son coin... Je la sentais affreusement
désespérée, plus malheureuse encore que moi-même, à cause de tout
le malheur qu'elle traînait derrière elle, comme une fatalité...
J'aurais voulu la consoler, la réconforter, mais je ne trouvais
point les mots qu'il fallait sans doute, car, aux premiers que je
prononçai, elle me fit un signe désolé et je compris qu'il serait
plus charitable de me taire. Alors, comme elle, je fermai les
yeux...»

Ainsi parla M. Robert Darzac, et ceci n'est point une relation
approximative de son récit. Nous avions jugé, Rouletabille et moi,
cette narration si importante que nous fûmes d'accord, à notre
arrivée à Menton, pour la retracer aussi fidèlement que possible.
Nous nous y employâmes tous les deux, et, notre texte à peu près
arrêté, nous le soumîmes à M. Robert Darzac qui lui fit subir
quelques modifications sans importance, à la suite de quoi il se
trouva tel que je le rapporte ici.

La nuit du voyage de M. Stangerson et de M. et Mme Darzac ne
présenta aucun incident digne d'être noté. En gare de Menton-
Garavan, ils trouvèrent Mr Arthur Rance, qui fut bien étonné de
voir les nouveaux époux; mais, quand il sut qu'ils avaient décidé
de passer chez lui quelques jours, aux côtés de M. Stangerson, et
d'accepter ainsi une invitation que M. Darzac, sous différents
prétextes, avait jusqu'alors repoussée, il en marqua une parfaite
satisfaction et déclara que sa femme en aurait une grande joie.
Également, il se réjouit d'apprendre la prochaine arrivée de
Rouletabille. Mr Arthur Rance n'avait pas été sans souffrir de
l'extrême réserve avec laquelle, même depuis son mariage avec Miss
Edith Prescott, M. Robert Darzac l'avait toujours traité. Lors de
son dernier voyage à San Remo, le jeune professeur en Sorbonne
s'était borné, en passant, à une visite au château d'Hercule,
faite sur le ton le plus cérémonieux. Cependant, quand il était
revenu en France, en gare de Menton-Garavan, la première station
après la frontière, il avait été salué très cordialement, et
gentiment complimenté sur sa meilleure mine par les Rance qui,
avertis du retour de Darzac par les Stangerson, s'étaient
empressés d'aller le surprendre au passage. En somme, il ne
dépendait point d'Arthur Rance que ses rapports avec les Darzac
devinssent excellents.

Nous avons vu comment la réapparition de Larsan, en gare de Bourg,
avait jeté bas tous les plans de voyage de M. et de Mme Darzac et
aussi avait transformé leur état d'âme, leur faisant oublier leurs
sentiments de retenue et de circonspection vis-à-vis de Rance, et
les jetant, avec M. Stangerson, qui n'était averti de rien, bien
qu'il commençât à se douter de quelque chose, chez des gens qui ne
leur étaient point sympathiques, mais qu'ils considéraient comme
honnêtes et loyaux et susceptibles de les défendre. En même temps,
ils appelaient Rouletabille à leur secours. C'était une véritable
panique. Elle grandit, d'une façon des plus visibles, chez
M. Robert Darzac quand, arrivés en gare de Nice, nous fûmes
rejoints par Mr Arthur Rance lui-même. Mais, avant qu'il nous
rejoignît, il se passa un petit incident que je ne saurais passer
sous silence. Aussitôt arrivés à Nice, j'avais sauté sur le quai
et m'étais précipité au bureau de la gare pour demander s'il n'y
avait point là une dépêche à mon nom. On me tendit le papier bleu
et, sans l'ouvrir, je courus retrouver Rouletabille et M. Darzac.

«Lisez», dis-je au jeune homme.

Rouletabille ouvrit la dépêche, et lut:

«Brignolles pas quitté Paris depuis 6 avril; certitude.»

Rouletabille me regarda et pouffa.

«Ah çà! fit-il. C'est vous qui avez demandé ce renseignement?
Qu'est-ce que vous avez donc cru?

-- C'est à Dijon, répondis-je, assez vexé de l'attitude de
Rouletabille, que l'idée m'est venue que Brignolles pouvait être
pour quelque chose dans les malheurs que font prévoir les dépêches
que vous aviez reçues. Et j'ai prié un de mes amis de bien vouloir
me renseigner sur les faits et gestes de cet individu. J'étais
très curieux de savoir s'il n'avait pas quitté Paris.

-- Eh bien, répondit Rouletabille, vous voilà renseigné. Vous ne
pensez pourtant pas que les traits pâlots de votre Brignolles
cachaient Larsan ressuscité?

-- Ça, non!» m'écriai-je, avec une entière mauvaise foi, car je me
doutais que Rouletabille se moquait de moi.

La vérité était que j'y avais bien pensé.

«Vous n'en avez pas encore fini avec Brignolles? me demanda
tristement M. Darzac. C'est un pauvre homme, mais c'est un brave
homme.

-- Je ne le crois pas», protestai-je.

Et je me rejetai dans mon coin. D'une façon générale, je n'étais
pas très heureux dans mes conceptions personnelles auprès de
Rouletabille, qui s'en amusait souvent. Mais, cette fois, nous
devions avoir, quelques jours plus tard, la preuve que, si
Brignolles ne cachait point une nouvelle transformation de Larsan,
il n'en était pas moins un misérable. Et, à ce propos,
Rouletabille et M. Darzac, en rendant hommage à ma clairvoyance,
me firent leurs excuses. Mais n'anticipons pas. Si j'ai parlé de
cet incident, c'est aussi pour montrer combien l'idée d'un Larsan
dissimulé sous quelque figure de notre entourage, que nous
connaissions peu, me hantait. Dame! Ballmeyer avait si souvent
prouvé, à ce point de vue, son talent, je dirai même son génie,
que je croyais être dans la note en me méfiant de toutes, de tous.
Je devais comprendre bientôt -- et l'arrivée inopinée de Mr Arthur
Rance fut pour beaucoup dans la modification de mes idées -- que
Larsan avait, cette fois, changé de tactique. Loin de se
dissimuler, le bandit s'exhibait maintenant, au moins à certains
d'entre nous, avec une audace sans pareille. Qu'avait-il à
craindre en ce pays? Ce n'était ni M. Darzac, ni sa femme qui
allaient le dénoncer! Ni, par conséquent, leurs amis. Son
ostentation semblait avoir pour but de ruiner le bonheur des deux
époux qui croyaient être à jamais débarrassés de lui! Mais, en ce
cas-là, une objection s'élevait. Pourquoi cette vengeance? N'eût-
il pas été plus vengé en se montrant avant le mariage? Il l'aurait
empêché! Oui, mais il fallait se montrer à Paris! Encore pouvions-
nous nous arrêter à cette pensée que le danger d'une telle
manifestation à Paris eût pu faire réfléchir Larsan? Qui oserait
l'affirmer?

Mais écoutons Arthur Rance qui vient de nous rejoindre tous trois,
dans notre compartiment. Arthur Rance, naturellement, ne sait rien
de l'histoire de Bourg, rien de la réapparition de Larsan dans le
train, et il vient nous apprendre une terrifiante nouvelle. Tout
de même, si nous avons gardé, quelque espoir d'avoir perdu Larsan
sur la ligne de Culoz, il va falloir y renoncer. Arthur Rance, lui
aussi, vient de se trouver en face de Larsan! Et il est venu nous
avertir, avant notre arrivée là-bas, pour que nous puissions nous
concerter sur la conduite à tenir.

«Nous venions de vous conduire à la gare, rapporte Rance à Darzac.
Le train parti, votre femme, M. Stangerson et moi étions
descendus, en nous promenant, jusqu'à la jetée-promenade de
Menton. M. Stangerson donnait le bras à Mme Darzac. Il lui
parlait. Moi, je me trouvais à la droite de M. Stangerson qui, par
conséquent, se tenait au milieu de nous. Tout à coup, comme nous
nous arrêtions, à la sortie du jardin public, pour laisser passer
un tramway, je me heurtai à un individu qui me dit: «Pardon,
monsieur!» et je tressaillis aussitôt, car j'avais entendu cette
voix-là; je levai la tête: c'était Larsan! C'était la voix de la
cour d'assises! Il nous fixait tous les trois avec ses yeux
calmes. Je ne sais point comment je pus retenir l'exclamation
prête à jaillir de mes lèvres! Le nom du misérable! Comment je ne
m'écriai point: «Larsan!...» J'entraînai rapidement M. Stangerson
et sa fille qui, eux, n'avaient rien vu; je leur fis faire le tour
du kiosque de la musique, et les conduisis à une station de
voitures. Sur le trottoir, debout, devant la station, je retrouvai
Larsan. Je ne sais pas, je ne sais vraiment pas comment
M. Stangerson et sa fille ne l'ont pas vu!...

-- Vous en êtes sûr? interrogea anxieusement Robert Darzac.

-- Absolument sûr!... Je feignis un léger malaise; nous montâmes
en voiture et je dis au cocher de pousser son cheval. L'homme
était toujours debout sur le trottoir nous fixant de son regard
glacé, quand nous nous mîmes en route.

-- Et vous êtes sûr que ma femme ne l'a pas vu? redemanda Darzac,
de plus en plus agité.

-- Oh! certain, vous dis-je...

-- Mon Dieu! interrompit Rouletabille, si vous pensez, Monsieur
Darzac, que vous puissiez abuser longtemps votre femme sur la
réalité de la réapparition de Larsan, vous vous faites de bien
grandes illusions.

-- Cependant, répliqua Darzac, dès la fin de notre voyage, l'idée
d'une hallucination avait fait de grands progrès dans son esprit
et en arrivant à Garavan, elle me paraissait presque calme.

-- En arrivant à Garavan? fit Rouletabille, voilà, mon cher
Monsieur Darzac, la dépêche que votre femme m'envoyait.»

Et le reporter lui tendit le télégramme où il n'y avait que ces
deux mots: «Au secours!»

Sur quoi, ce pauvre M. Darzac parut encore plus effondré.

«Elle va redevenir folle!» dit-il, en secouant lamentablement la
tête.

C'est ce que nous redoutions tous, et, chose singulière, quand
nous arrivâmes enfin en gare de Menton-Garavan, et que nous y
trouvâmes M. Stangerson et Mme Darzac, qui étaient sortis malgré
la promesse formelle que le professeur avait faite à Arthur Rance,
de rester avec sa fille aux Rochers Rouges jusqu'à son retour,
pour des raisons qu'il devait lui dire plus tard et qu'il n'avait
pas encore eu le temps d'inventer, c'est avec une phrase qui
n'était que l'écho de notre terreur que Mme Darzac accueillit
Joseph Rouletabille. Aussitôt qu'elle eut aperçu le jeune homme,
elle courut à lui, et nous eûmes cette impression qu'elle se
contraignait pour ne point, devant nous tous, le serrer dans ses
bras. Je vis qu'elle s'accrochait à lui comme un naufragé
s'agrippe à la main qui peut seule le sauver de l'abîme. Et je
l'entendis qui murmurait: «Je sens que je redeviens folle!» Quant
à Rouletabille, je l'avais vu quelquefois aussi pâle, mais jamais
d'apparence aussi froide.



VI
Le fort d'Hercule.

Quand il descend de la station de Garavan, quelle que soit la
saison qui le voit venir en ce pays enchanté, le voyageur peut se
croire parvenu en ce jardin des Hespérides, dont les pommes d'or
excitèrent les convoitises du vainqueur du monstre de Némée. Je
n'aurais peut-être point cependant, -- à l'occasion des
innombrables citronniers et orangers qui, dans l'air embaumé,
laissent pendre, au long des sentiers, pardessus les clôtures,
leurs grappes de soleil, -- je n'aurais peut-être point évoqué le
souvenir suranné du fils de Jupiter et d'Alcmène si, tout, ici, ne
rappelait sa gloire mythologique et sa promenade fabuleuse à la
plus douce des rives. On raconte bien que les Phéniciens, en
transportant leurs pénates à l'ombre du rocher que devaient
habiter un jour les Grimaldi, donnèrent au petit port qu'il abrite
et, tout le long de la côte, à un mont, à un cap, à une
presqu'île, qui l'ont conservé, ce nom d'Hercule, qui était celui
de leur Dieu; mais, moi, j'imagine que, ce nom, ils l'y trouvèrent
déjà et que si, en vérité, les divinités, fatiguées de la
poussière blonde des chemins de l'Hellade, s'en furent chercher
ailleurs un merveilleux séjour, tiède et parfumé, pour s'y reposer
de leurs aventures, elles n'en ont point trouvé de plus beau que
celui-là. Ce furent les premiers touristes de la Riviera. Le
jardin des Hespérides n'était pas ailleurs, et Hercule avait
préparé la place à ses camarades de l'Olympe en les débarrassant
de ce méchant dragon à cent têtes qui voulait conserver la Côte
d'Azur pour lui tout seul. Aussi je ne suis point bien sûr que les
os de l'Elephas antiquus, découverts il y a quelques années au
fond des Rochers Rouges, ne sont pas les os de ce dragon-là!

Quand, descendant tous de la gare, nous fûmes arrivés, en silence,
au rivage, nos yeux furent tout de suite frappés par la silhouette
éblouissante du château fort, debout, sur la presqu'île d'Hercule,
que les travaux accomplis sur la frontière ont fait, hélas!
disparaître depuis une dizaine d'années. Les feux obliques du
soleil qui allaient frapper les murs de la vieille Tour Carrée, la
faisait éclater sur la mer comme une cuirasse. Elle semblait
garder encore, vieille sentinelle, toute rajeunie de lumière,
cette baie de Garavan recourbée comme une faucille d'azur. Et
puis, au fur et à mesure que nous avançâmes, son éclat s'éteignit.
L'astre, derrière nous, s'était incliné vers la crête des monts;
les promontoires, à l'occident, s'enveloppaient déjà, à l'approche
du soir, de leur écharpe de pourpre, et le château n'était plus
qu'une ombre menaçante et hostile quand nous en franchîmes le
seuil.

Sur les premières marches d'un étroit escalier qui conduisait à
l'une des tours, se tenait une pâle et charmante figure. C'était
la femme d'Arthur Rance, la belle et étincelante Edith. Certes, la
fiancée de Lammermoor n'était pas plus blanche, le jour où le
jeune étranger aux yeux noirs la sauva d'un taureau impétueux;
mais Lucie avait les yeux bleus, mais Lucie était blonde, ô
Edith!... Ah! quand on veut faire figure romanesque dans un cadre
moyenâgeux, figure de princesse incertaine, lointaine, plaintive
et mélancolique, il ne faut point avoir ces yeux-là, my lady! Et
votre chevelure est plus noire que l'aile d'un corbeau. Cette
couleur n'est point dans le genre angélique. Êtes-vous un ange,
Edith? Cette langueur est-elle bien naturelle? Cette douceur de
vos traits ne ment-elle point? Pardon, de vous poser toutes ces
questions, Edith; mais, quand je vous ai vue pour la première
fois, après avoir été séduit par la délicate harmonie de toute
votre blanche image, immobile sur ce perron de pierre, j'ai suivi
le regard noir de vos yeux qui s'est posé sur la fille du
professeur Stangerson, et il avait un éclat dur qui faisait un
contraste étrange avec le timbre amical de votre voix et le
sourire nonchalant de votre bouche.

La voix de cette jeune femme est d'un charme sûr; la grâce de
toute sa personne est parfaite; son geste est harmonieux. Aux
présentations dont Arthur Rance s'est naturellement chargé, elle
répond de la façon la plus simple, la plus accueillante, la plus
hospitalière. Rouletabille et moi tentons un effort poli pour
conserver notre liberté; nous formulons la possibilité de gîter
ailleurs qu'au château d'Hercule. Elle a une moue délicieuse,
hausse les épaules d'un geste enfantin, déclare que nos chambres
sont prêtes et parle d'autre chose.

«Venez! Venez! Vous ne connaissez pas le château. Vous allez
voir!... Vous allez voir!... Oh! je vous montrerai la Louve une
autre fois... C'est le seul coin triste d'ici! c'est lugubre!
sombre et froid! ça fait peur! j'adore avoir peur!... Oh! monsieur
Rouletabille, vous me raconterez, n'est-ce pas, des histoires qui
me feront peur!...»

Et elle glisse, dans sa robe blanche, devant nous. Elle marche
comme une comédienne. Elle est tout à fait singulièrement jolie,
dans ce jardin d'Orient, entre cette vieille tour menaçante et les
frêles arceaux fleuris d'une chapelle en ruine. La vaste cour que
nous traversons est si bien garnie de toutes parts de plantes
grasses, d'herbes et de feuillages, de cactus et d'aloès, de
lauriers-cerises, de roses sauvages et de marguerites, qu'on
jurerait qu'un printemps éternel a élu domicile dans cette
enceinte, jadis la baille du château où se réunissait toute la
gent de guerre. Cette cour, de par l'aide des vents du ciel et de
par la négligence des hommes, était devenue naturellement jardin,
un beau jardin fou dans lequel on voit bien que la châtelaine a
fait tailler le moins possible et qu'elle n'a point tenté de
ramener, trop brusquement, à la raison. Derrière toute cette
verdure et tout cet embaumement, on apercevait la plus gracieuse
chose qui se pût imaginer en architecture défunte. Figurez-vous
les plus purs arceaux d'un gothique flamboyant, élevés sur les
premières assises de la vieille chapelle romane; les piliers,
habillés de plantes grimpantes, de géranium-lierre et de verveine,
s'élancent de leur gaine parfumée et recourbent dans l'azur du
ciel leur arc brisé, que rien ne semble plus soutenir. Il n'y a
plus de toit à cette chapelle. Et elle n'a plus de murs... Il ne
reste plus d'elle que ce morceau de dentelle de pierre qu'un
miracle d'équilibre retient suspendu dans l'air du soir...

Et, à notre gauche, voici la tour énorme, massive, la tour du XIIe
siècle que les gens du pays appellent, nous raconte Mrs. Edith, la
Louve et que rien, ni le temps, ni les hommes, ni la paix, ni la
guerre, ni le canon, ni la tempête, n'a pu ébranler. Elle est
telle encore qu'elle apparut aux Sarrasins pillards de 1107, qui
s'emparèrent des îles Lérins et qui ne purent rien contre le
château d'Hercule; telle qu'elle se montra à Salagéri et à ses
corsaires génois quand, ceux-ci ayant tout pris du fort, même la
Tour Carrée, même le Vieux Château, elle tint bon, isolée, ses
défenseurs ayant fait sauter les courtines qui la reliaient aux
autres défenses, jusqu'à l'arrivée des princes de Provence qui la
délivrèrent. C'est là que Mrs. Edith a élu domicile.

Mais je cesse de regarder les choses pour regarder les gens,
Arthur Rance, par exemple, regarde Mme Darzac. Quant à celle-ci et
à Rouletabille, ils semblent loin, loin de nous. M. Darzac et
M. Stangerson échangent des propos quelconques. Au fond, la même
pensée habite tous ces gens qui ne se disent rien ou qui,
lorsqu'ils se disent quelque chose, se mentent. Nous arrivons à
une poterne.

«C'est ce que nous appelons, dit Edith, toujours avec son
affectation d'enfantillage, la tour du jardinier. De cette
poterne, on découvre tout le fort, tout le château, le côté nord
et le côté sud. Voyez!...»

Et son bras, qui traîne une écharpe, nous désigne des choses...

«Toutes ces pierres ont leur histoire. Je vous les dirai, si vous
êtes bien sages...

-- Comme Edith est gaie! murmure Arthur Rance. Je pense qu'il n'y
a qu'elle de gaie, ici.»

Nous avons passé sous la poterne et nous voici dans une nouvelle
cour. Nous avons le vieux donjon en face de nous. L'aspect en est
vraiment impressionnant. Il est haut et carré; aussi le désigne-t-
on quelquefois sous cette appellation: la Tour Carrée. Et, comme
cette tour occupe le coin le plus important de toute la
fortification, on l'appelle encore la Tour du Coin... C'est le
morceau le plus extraordinaire, le plus important de toute cette
agglomération d'ouvrages défensifs. Les murs y sont plus épais que
partout ailleurs et plus hauts. À mi-hauteur, c'est encore le
ciment romain qui les scelle... ce sont encore les pierres
entassées par les colons de César.

«Là-bas, cette tour, dans le coin opposé, continue Edith, c'est la
tour de Charles le Téméraire, ainsi appelée parce que c'est le duc
qui en a fourni le plan quand il a fallu transformer les défenses
du château pour résister à l'artillerie. Oh! je suis très
savante... Le vieux Bob a fait de cette tour son cabinet d'études.
C'est dommage, car nous aurions eu là une magnifique salle à
manger... Mais je n'ai jamais rien su refuser au vieux Bob!... Le
vieux Bob, ajoute-t-elle, c'est mon oncle... C'est lui qui veut
que je l'appelle comme ça, depuis que j'ai été toute petite... Il
n'est pas ici, en ce moment... Il est parti, il y a cinq jours,
pour Paris, et il revient demain. Il est allé comparer des pièces
anatomiques qu'il a trouvées dans les Rochers Rouges avec celles
du Muséum d'histoire naturelle de Paris... Ah! voici une
oubliette...»

Et elle nous montre, au milieu de cette seconde cour, un puits,
qu'elle appelait oubliette, par pur romantisme et au-dessus duquel
un eucalyptus, à la chair lisse et aux bras nus, se penchait comme
une femme à la fontaine.

Depuis que nous étions passés dans la seconde cour, nous
comprenions mieux -- moi, du moins, car Rouletabille, de plus en
plus indifférent à toutes choses, ne semblait ni voir, ni entendre
-- la disposition du fort d'Hercule. Comme cette disposition est
d'une importance capitale dans les incroyables événements qui vont
se produire presque aussitôt notre arrivée aux Rochers Rouges, je
vais mettre, tout d'abord, sous les yeux du lecteur le plan
général du fort tel qu'il a été tracé plus tard par Rouletabille
lui-même...

Ce château avait été construit, en 1140, par les seigneurs de la
Mortola. Pour l'isoler complètement de la terre, ceux-ci n'avaient
pas hésité à faire une île de cette presqu'île en coupant l'isthme
minuscule qui la reliait au rivage.



Sur le rivage même, ils avaient établi une barbacane,
fortification sommaire en demi-cercle, destinée à protéger les
approches du pont-levis et des deux tours d'entrée. Cette
barbacane n'avait point laissé de trace. Et l'isthme, dans la
suite des siècles, avait retrouvé sa forme première; le pont-levis
avait été enlevé; le fossé avait été comblé. Les murs du château
d'Hercule épousaient la forme de la presqu'île, qui était celle
d'un hexagone irrégulier. Ces murs se dressaient au ras du roc et
celui-ci, par places, surplombait les eaux qui, inlassablement, le
creusaient, si bien qu'une petite barque eût pu s'y abriter par
calme plat et quand elle ne craignait point que le ressac ne la
projetât et ne la brisât contre ce plafond naturel. Cette
disposition était merveilleuse pour la défense qui n'avait guère,
dans ces conditions, à craindre l'escalade, de quelque côté que ce
fût.

On entrait donc dans le fort par la porte Nord que gardaient les
deux tours A et A' reliées par une voûte. Ces tours, qui avaient
fort souffert lors des derniers sièges par les Génois, avaient été
un peu réparées par la suite et venaient d'être mises en état
d'être habitées par les soins de Mrs. Rance, qui en avait consacré
les locaux à la domesticité. Le rez-de-chaussée de la tour A
servait de logis aux concierges. Une petite porte s'ouvrait dans
le flanc de la tour A, sous la voûte, et permettait au veilleur de
se rendre compte de toutes les entrées et sorties. Une lourde
porte de chêne bardée de fer, dont les deux vantaux étaient
repliés depuis d'innombrables années contre le mur intérieur des
deux tours, ne servait plus de rien tant on l'avait trouvée
difficile à manier, et l'entrée du château n'était fermée que par
une petite grille que chacun ouvrait, maître ou fournisseur, à
volonté. Cette entrée était la seule qui permît de pénétrer dans
le château. Comme je l'ai dit, passé cette entrée, on se trouvait
dans une première cour ou baille fermée de tous côtés par le mur
d'enceinte et par les tours ou ce qui restait des tours. Ces murs
étaient loin d'avoir conservé leur hauteur première. Les courtines
anciennes qui rejoignaient les tours avaient été rasées et étaient
remplacées par une sorte de boulevard circulaire vers lequel on
montait de l'intérieur de la baille par des rampes assez douces.
Ces boulevards étaient encore couronnés d'un parapet percé de
meurtrières pour les petites pièces. Car cette transformation
avait eu lieu au XVe siècle, dans le moment où tout châtelain
devait commencer à compter sérieusement avec l'artillerie. Quant
aux tours B, B', B'' qui avaient longtemps encore conservé leur
homogénéité et leur hauteur première, et pour lesquelles on
s'était borné à cette époque à supprimer le toit pointu qui avait
été remplacé par une plate-forme destinée à supporter de
l'artillerie, elles avaient été plus tard rasées à la hauteur du
parapet des boulevards et l'on en avait fait des sortes de demi-
lunes. Cette opération avait été accomplie au XVIIe siècle, lors
de la construction d'un château moderne, appelé encore Château
Neuf bien qu'il fût en ruines, et cela pour déblayer la vue dudit
château. Ce Château Neuf était placé en C C'.

Sur le terre-plein des anciennes tours, terre-plein entouré lui
aussi d'un parapet, on avait planté des palmiers qui, du reste,
avaient mal poussé, brûlés par le vent et l'eau de mer. Quand on
se penchait au-dessus du parapet circulaire qui faisait tout le
tour de la propriété en surplombant le roc avec lequel il faisait
corps, roc qui, lui-même, surplombait la mer, on se rendait compte
que le château continuait à être aussi fermé que dans le temps où
les courtines des murs atteignaient aux deux tiers de la hauteur
des vieilles tours. La Louve avait été respectée, comme je l'ai
dit, et il n'était point jusqu'à son échauguette, restaurée, bien
entendu, qui ne dressât sa silhouette étrangement vieillotte au-
dessus de l'azur méditerranéen. J'ai dit aussi les ruines de la
chapelle. Les anciens communs W adossés au parapet entre B et B'
avaient été transformés en écuries et cuisines.

Je viens de décrire ici toute la partie avancée du château
d'Hercule. On ne pouvait pénétrer dans la seconde enceinte que par
la poterne H que Mrs. Arthur Rance appelait la tour du jardinier
et qui n'était, en somme, qu'un épais pavillon défendu autrefois
par la tour B'' et par une autre tour, située en C, et qui avait
entièrement disparu au moment de la construction du Château Neuf C
C'. Un fossé et un mur partaient alors de B'' pour aboutir en I à
la Tour de Charles le Téméraire, avançant, en C, en forme d'éperon
au milieu de la baille et barrant entièrement toute la première
cour qu'ils fermaient. Le fossé existait toujours, large et
profond, mais le mur avait été supprimé sur toute la longueur du
Château neuf et remplacé par le mur du château lui-même. Une porte
centrale en D, maintenant condamnée, s'ouvrait sur un pont qui
avait été jeté sur le fossé et qui permettait autrefois les
communications directes avec la baille. Or, ce pont volant avait
été démoli ou s'était effondré, et, comme les fenêtres du château,
très élevées au-dessus du fossé, étaient encore garnies de leurs
épais barreaux de fer, on pouvait prétendre en toute vérité que la
seconde cour était restée aussi impénétrable que lorsqu'elle était
entièrement défendue par son mur d'enceinte, au moment où le
Château Neuf n'existait pas.

Le sol de cette seconde cour, de la Cour de Charles le Téméraire,
comme les anciens guides du pays l'appelaient encore, était un peu
plus élevé que le niveau de la première. Le roc formait là une
assise plus haute, naturel piédestal de cette colonne colossale,
prodigieuse et noire, de ce Vieux Château, tout carré, tout droit,
d'un seul bloc, allongeant son ombre formidable sur le flot clair.
On ne pénétrait dans le Vieux Château F que par une petite porte
K. Les anciens du pays ne l'appelaient jamais autrement que la
Tour Carrée, pour la distinguer de la Tour Ronde, dite de Charles
le Téméraire. Un parapet semblable à celui qui fermait la première
cour, reliait entre elles les tours B'', F et L, fermant également
la seconde.

Nous avons dit que la Tour Ronde avait été autrefois rasée à mi-
hauteur, remaniée et refaite par un Mortola, sur les plans de
Charles le Téméraire lui-même, à qui il avait rendu quelques
services dans la guerre helvétique. Cette tour avait quinze toises
de diamètre extérieurement et se composait d'une batterie basse
dont le sol était placé à une toise en contrebas du niveau
supérieur du plateau. On descendait dans cette batterie basse par
une pente, aboutissant à une salle octogone dont les voûtes
portaient sur quatre gros piliers cylindriques. Sur cette chambre
s'ouvraient trois énormes embrasures pour trois gros canons. C'est
de cette salle octogone que Mrs. Edith eût voulu faire une vaste
salle à manger, car, si elle était admirablement fraîche à cause
de l'épaisseur des murs, qui était formidable, la lumière du
rocher et l'éblouissante clarté de la mer pouvaient y pénétrer à
volonté par ces embrasures-meurtrières qui avaient été agrandies
en carré et formaient maintenant des fenêtres garnies, elles
aussi, de puissants barreaux de fer. Cette tour L, dont l'oncle de
Mrs. Edith s'était emparé pour y travailler et y caser ses
nouvelles collections, avait un terre-plein merveilleux où la
châtelaine avait fait transporter de la terre arable, des plantes
et des fleurs, et où elle avait ainsi créé le plus étonnant jardin
suspendu qui se pût rêver. Une cabane, tout habillée de feuilles
sèches de palmiers, formait là un heureux abri. J'ai marqué, sur
le plan, d'une teinte grise, tous les bâtiments ou parties de
bâtiments qui avaient été, par les soins de Mrs. Edith, disposés,
agencés et restaurés pour l'habitation immédiate.

Du château du XVIIe siècle, dit Château Neuf, on n'avait réparé en
C', au premier étage, que deux chambres et un petit salon, pour
les hôtes de passage. C'est là que Rouletabille et moi devions
coucher; quant à M. et Mme Robert Darzac, ils habitaient dans la
Tour Carrée dont nous aurons à parler d'une façon plus
particulière.

Deux pièces, au rez-de-chaussée de cette Tour Carrée, restaient
réservées au vieux Bob qui couchait là. M. Stangerson habitait au
premier étage de la Louve, au-dessous du ménage Rance.

Mrs. Edith voulut nous montrer elle-même nos chambres. Elle nous
fit traverser des salles aux plafonds effondrés, aux parquets
défoncés, aux murs moisis; mais, de-ci de-là, quelques lambris, un
trumeau, une peinture écaillée, une tapisserie en loques,
attestaient l'ancienne splendeur du Château Neuf né de la
fantaisie d'un Mortola du grand siècle. En revanche, nos petites
chambres ne rappelaient en rien ce passé magnifique. Elles en
avaient été nettoyées avec un soin qui me toucha. Propres et
hygiéniques, sans tapis, badigeonnées, laquées de clair, meublées
sommairement à la moderne, elles nous plurent beaucoup. J'ai dit
que nos deux chambres étaient séparées par un petit salon.

Comme je faisais le noeud de ma cravate, j'appelai Rouletabille,
lui demandant s'il était prêt. Je n'obtins aucune réponse. J'allai
dans sa chambre, et je constatai avec surprise qu'il en était déjà
parti. Je me mis à sa fenêtre, qui donnait, comme les miennes, sur
la Cour de Charles le Téméraire. Cette cour était vide, habitée
seulement par son grand eucalyptus, dont, à cette heure, l'odeur
forte montait jusqu'à moi. Au-dessus du parapet du boulevard,
j'apercevais l'immense étendue des eaux silencieuses. La mer était
devenue d'un bleu un peu sombre à la tombée du soir, et les ombres
de la nuit étaient visibles à l'horizon de la côte italienne,
s'accrochant déjà à la pointe d'Ospédaletti. Aucun bruit, aucun
frisson, sur la terre et dans les cieux. Je n'avais observé encore
un pareil silence et une pareille immobilité de la nature qu'à la
minute qui précède les plus violents orages et le déchaînement de
la foudre. Cependant, nous n'avions rien de tel à craindre, et la
nuit s'annonçait, décidément, sereine...

Mais quelle est cette ombre apparue? D'où vient ce spectre qui
glisse sur les eaux? Debout, à l'avant d'une petite barque qu'un
pêcheur fait avancer au rythme lent de ses deux rames, j'ai
reconnu la silhouette de Larsan! Qui s'y tromperait, qui tenterait
de s'y tromper? Ah! il n'est que trop reconnaissable. Et si ceux
devant lesquels il vient ce soir étaient disposés à douter que ce
fût lui, il met une si menaçante coquetterie à s'exhiber dans
toute sa figure d'autrefois, qu'il ne les renseignerait pas
davantage en leur criant: «C'est moi!»

Oh! oui, c'est lui! c'est lui! C'est le grand Fred. La barque,
silencieuse, avec sa statue immobile, fait le tour du château
fort. Elle passe maintenant sous les fenêtres de la Tour Carrée,
et puis elle dirige sa proue du côté de la pointe de Garibaldi
vers les carrières des Rochers Rouges[1]. Et l'homme est toujours
debout, les bras croisés, la tête tournée vers la tour, apparition
diabolique au seuil de la nuit qui, lente et sournoise, s'approche
de lui par derrière, l'enveloppe de sa gaze légère et l'emporte.

Maintenant, en baissant les yeux, j'aperçois deux ombres dans la
Cour du Téméraire; elles sont au coin du parapet auprès de la
petite porte de la Tour Carrée. L'une de ces ombres, la plus
grande, retient l'autre et supplie. La plus petite voudrait
s'échapper; on dirait qu'elle est prête à prendre son élan vers la
mer. Et j'entends la voix de Mme Darzac qui dit:

«Prenez garde! C'est un piège qu'il vous tend. Je vous défends de
me quitter, ce soir!...»

Et la voix de Rouletabille:

«Il faudra bien qu'il aborde au rivage. Laissez-moi courir au
rivage!

-- Que ferez-vous? gémit la voix de Mathilde.

-- Tout ce qu'il faudra.»

Et, encore, la voix de Mathilde, la voix épouvantée:

«Je vous défends de toucher à cet homme!»

Et je n'entends plus rien.

Je suis descendu et j'ai trouvé Rouletabille, seul, assis sur la
margelle du puits. Je lui ai parlé, et il ne m'a pas répondu,
comme il lui arrive quelquefois. Je m'en fus dans la baille, et
là, je rencontrai M. Darzac qui vint à moi, fort agité. Il me cria
de loin:

«Eh bien! L'avez-vous vu?

-- Oui, je l'ai vu, fis-je.

-- Et elle, elle, savez-vous si elle l'a vu?

-- Elle l'a vu. Elle était avec Rouletabille quand il est passé!
Quelle audace!»

Robert Darzac en tremblait encore de l'avoir vu. Il me dit
qu'aussitôt qu'il l'avait aperçu, il avait couru comme un fou au
rivage, mais qu'il n'était pas arrivé à temps à la pointe de
Garibaldi et que la barque avait disparu comme par enchantement.
Mais déjà Robert Darzac me quittait, courant rejoindre Mathilde,
anxieux de l'état d'esprit dans lequel il allait la retrouver.
Cependant, il revenait presque aussitôt, triste et abattu. La
porte de son appartement était fermée. Sa femme désirait être
seule un instant.

«Et Rouletabille? demandai-je.

-- Je ne l'ai pas vu!»

Nous restâmes ensemble sur le parapet, à regarder la nuit qui
avait emporté Larsan. Robert Darzac était infiniment triste. Pour
détourner le cours de ses pensées, je lui posai quelques questions
sur le ménage Rance, auxquelles il finit par répondre.

C'est ainsi que, peu à peu, je devais apprendre comment, après le
procès de Versailles, Arthur Rance était retourné à Philadelphie,
et comment, un beau soir, il s'était trouvé dans un banquet de
famille, à côté d'une jeune personne romanesque qui l'avait séduit
immédiatement par un tour d'esprit littéraire qu'il avait rarement
rencontré chez ses belles compatriotes. Elle n'avait rien de ce
type alerte, désinvolte, indépendant et audacieux qui devait
aboutir à la «fluffy-ruffles», si en honneur de nos jours. Un peu
dédaigneuse, douce et mélancolique, d'une pâleur intéressante,
elle eût plutôt rappelé les tendres héroïnes de Walter Scott,
lequel était, du reste, paraît-il, son auteur favori. Ah! certes,
elle retardait, elle retardait d'une façon délicieuse. Comment
cette figure délicate parvint-elle à impressionner si vivement
Arthur Rance qui avait tant aimé la majestueuse Mathilde? Ce sont
là les secrets du coeur. Toujours est-il que, se sentant devenir
amoureux, Arthur Rance en avait profité, ce soir-là, pour se
griser abominablement. Il dut commettre quelque inélégante bêtise,
laisser échapper un propos si incorrect que Miss Edith le pria
soudain, et à haute voix, de ne plus lui adresser la parole. Le
lendemain, Arthur Rance faisait faire officiellement ses excuses à
Miss Edith, et jurait qu'il ne boirait plus que de l'eau: il
devait tenir ce serment.

Arthur Rance connaissait de longue date l'oncle, ce vieux brave
homme de Munder, le vieux Bob, comme on l'avait surnommé à
l'Université, un type extraordinaire qui était aussi célèbre par
ses aventures d'explorateur que par ses découvertes de géologue.
Il était doux comme un mouton, mais n'avait pas son pareil pour
chasser le tigre des pampas. Il avait passé la moitié de son
existence de professeur au sud du Rio-Negro, chez les Patagons, à
la recherche de l'homme tertiaire ou tout au moins de son
squelette, non point de l'anthropopithèque ou de quelque autre
pithécanthropus, se rapprochant plus ou moins du singe, mais bien
de l'homme, plus fort, plus puissant que celui qui habite de nos
jours la planète, de l'homme, enfin, contemporain des prodigieux
mammifères qui sont apparus sur le globe avant l'époque
quaternaire. Il revenait généralement de ces expéditions avec
quelques caisses de cailloux et un bagage respectable de tibias et
de fémurs sur lesquels le monde savant bataillait, mais aussi avec
une riche collection de «peaux de lapin», comme il disait, qui
attestait que le vieux savant à lunettes savait encore se servir
d'armes moins préhistoriques que la hache en silex ou le perçoir
du troglodyte. Aussitôt de retour à Philadelphie, il reprenait
possession de sa chaire, se courbait sur ses bouquins, sur ses
cahiers et, maniaque comme un «rond-de-cuir», dictait son cours,
s'amusant à faire sauter dans les yeux de ses plus proches élèves
les copeaux de ses longs crayons dont il ne se servait jamais,
mais qu'il taillait interminablement. Et, quand il avait atteint
son but -- qu'il visait -- on voyait apparaître au-dessus de son
pupitre sa bonne tête chenue que fendait, sous les lunettes d'or,
le large rire silencieux de sa bouche joviale.

Tous ces détails me furent donnés plus tard par Arthur Rance lui-
même, qui avait été l'élève du vieux Bob, mais qui ne l'avait pas
revu depuis de nombreuses années, quand il fit la connaissance de
Miss Edith; et, si je les rapporte si complètement ici, c'est que,
par une suite de circonstances fort naturelles, nous allons
retrouver le vieux Bob aux Rochers Rouges.

Miss Edith, lors de la fameuse soirée où Arthur Rance lui fut
présenté et où il se conduisit d'une façon aussi incohérente, ne
s'était montrée peut-être si mélancolique que parce qu'elle venait
de recevoir de fâcheuses nouvelles de son oncle. Celui-ci, depuis
quatre ans, ne se décidait pas à revenir de chez les Patagons.
Dans sa dernière lettre, il lui disait qu'il était bien malade et
qu'il désespérait de la revoir avant de mourir. On pourrait être
tenté de penser qu'une nièce au coeur tendre, dans ces conditions,
eût pu s'abstenir de paraître à un banquet, si familial fût-il
mais Miss Edith, au cours des voyages de son oncle, avait tant
reçu de fâcheuses nouvelles, et son oncle était revenu de si loin,
toujours si bien portant, qu'on ne lui tiendra certainement point
rigueur de ce que sa tristesse ne l'eût point, ce soir-là, retenue
à la maison. Cependant, trois mois plus tard, sur une nouvelle
lettre, elle décida de partir et d'aller rejoindre, toute seule,
son oncle, au fond de l'Araucanie. Pendant ces trois mois, il
s'était passé des événements mémorables. Miss Edith avait été
touchée des remords d'Arthur Rance et de sa persistance à ne plus
boire que de l'eau. Elle avait appris que les mauvaises habitudes
d'intempérance de ce gentleman n'avaient été prises qu'à la suite
d'un désespoir d'amour, et cette circonstance lui avait plu par-
dessus tout. Ce caractère romanesque dont j'ai parlé tout à
l'heure devait servir rapidement les desseins d'Arthur Rance; et,
au moment du départ de Miss Edith pour l'Araucanie, nul ne
s'étonna de ce que l'ancien élève du vieux Bob accompagnât sa
nièce. Si les fiançailles n'étaient pas encore officielles, c'est
qu'elles n'attendaient pour le devenir que la bénédiction du
géologue. Miss Edith et Arthur Rance retrouvèrent à San-Luis
l'excellent oncle. Il était d'une humeur charmante et d'une santé
florissante. Rance, qui ne l'avait pas revu depuis si longtemps,
eut le toupet de lui dire qu'il avait rajeuni, ce qui est le plus
habile des compliments. Aussi, quand sa nièce lui eut appris
qu'elle s'était fiancée à ce charmant garçon, la joie de l'oncle
fut remarquable. Tous trois revinrent à Philadelphie où le mariage
fut célébré. Miss Edith ne connaissait pas la France. Arthur Rance
décida d'y faire leur voyage de noces. Et c'est ainsi qu'ils
trouvèrent, comme il sera conté tout à l'heure, une occasion
scientifique de se fixer aux environs de Menton, non point en
France, mais à cent mètres de la frontière, en Italie, devant les
Rochers Rouges.

La cloche ayant retenti et Arthur Rance étant venu au-devant de
nous, nous nous dirigeâmes vers la Louve, dans la salle basse de
laquelle, ce soir-là, était servi le dîner. Quand nous y fûmes
tous réunis, moins le vieux Bob, absent du fort d'Hercule,
Mrs. Edith nous demanda si quelqu'un de nous avait aperçu une
petite barque qui avait fait le tour du château et dans laquelle
se trouvait un homme debout. L'attitude singulière de cet homme
l'avait frappée. Comme personne ne lui répondit, elle reprit:

«Oh! je saurai qui c'est, car je connais le marin qui conduisait
la barque. C'est un grand ami du vieux Bob.

-- Vraiment! fit Rouletabille, vous connaissez ce marin, madame?

-- Il vient quelquefois au château. Il vient vendre du poisson.
Les gens du pays lui ont donné un nom bizarre que je ne saurais
vous répéter dans leur impossible patois, mais je me le suis fait
traduire. Cela veut dire: «Le bourreau de la mer!» Un bien joli
nom, n'est-ce pas?»



VII
De quelques précautions qui furent prises par Joseph Rouletabille
pour défendre le fort d'Hercule contre une attaque ennemie.

Rouletabille n'eut même point la politesse de demander
l'explication de cet étonnant sobriquet. Il paraissait abîmé dans
les plus sombres réflexions. Drôle de dîner! Drôle de château!
Drôles de gens! Les grâces languissantes de Mrs. Edith ne
suffirent point à nous galvaniser. Il y avait là deux nouveaux
ménages, quatre amoureux qui auraient dû être la gaieté de
l'heure, et rayonner de la joie de vivre. Le repas fut des plus
tristes. Le spectre de Larsan planait sur les convives, même sur
celui d'entre nous qui ne le savait point si proche.

Il est juste de dire, du reste, que le professeur Stangerson,
depuis qu'il avait appris la cruelle, la douloureuse vérité, ne
pouvait se débarrasser de ce spectre-là. Je ne crois point
m'avancer beaucoup, en prétendant que la première victime du drame
du Glandier et la plus malheureuse de toutes était le professeur
Stangerson. Il avait tout perdu: sa foi dans la science, l'amour
du travail, et -- ruine plus affreuse que toutes les autres -- la
religion de sa fille. Il avait tant cru en elle! Elle avait été
pour lui l'objet d'un si constant orgueil. Il l'avait associée
pendant tant d'années, vierge sublime, à sa recherche de
l'inconnu! Il avait été si merveilleusement ébloui de cette
définitive volonté qu'elle avait eue de refuser sa beauté à
quiconque eût pu l'éloigner de son père et de la science! Et,
quand il en était encore à considérer avec extase un pareil
sacrifice, il apprenait que, si sa fille refusait de se marier,
c'est qu'elle l'était déjà à un Ballmeyer! Le jour où Mathilde
avait décidé de tout avouer à son père et de lui confesser un
passé qui devait, aux yeux du professeur déjà averti par le
mystère du Glandier, éclairer le présent d'un éclat bien tragique,
le jour où, tombant à ses pieds et embrassant ses genoux, elle lui
avait raconté le drame de son coeur et de sa jeunesse, le
professeur Stangerson avait serré dans ses bras tremblants son
enfant chérie; il avait déposé le baiser du pardon sur sa tête
adorée, il avait mêlé ses larmes aux sanglots de celle qui avait
expié sa faute jusque dans la folie, et il lui avait juré qu'elle
ne lui avait jamais été plus précieuse que depuis qu'il savait ce
qu'elle avait souffert. Et elle s'en était allée un peu consolée.
Mais lui, resté seul, se releva un autre homme... un homme seul,
tout seul... l'homme seul! Le professeur Stangerson avait perdu sa
fille et ses dieux!

Il l'avait vue avec indifférence se marier à Robert Darzac, qui
avait été, cependant, son élève le plus cher. En vain Mathilde
s'efforçait-elle de réchauffer son père d'une tendresse plus
ardente. Elle sentait bien qu'il ne lui appartenait plus, que son
regard se détournait d'elle, que ses yeux vagues fixaient dans le
passé une image qui n'était plus la sienne, mais qui l'avait été,
hélas! Et que, s'ils revenaient à elle, à elle Mme Darzac, c'était
pour apercevoir à ses côtés, non point la figure respectée d'un
honnête homme, mais la silhouette éternellement vivante,
éternellement infâme, de l'autre! De celui qui avait été le
premier mari, de celui qui lui avait volé sa fille!... Il ne
travaillait plus!... Le grand secret de la Dissociation de la
matière qu'il s'était promis d'apporter aux hommes retournerait au
néant d'où, un instant, il l'avait tiré, et les hommes iraient,
répétant pendant des siècles encore, la parole imbécile: Ex nihilo
nihil!

Le repas était rendu plus lugubre encore par le cadre dans lequel
il nous était servi, cadre sombre, éclairé d'une lampe gothique,
de vieux candélabres de fer forgé, entre des murs de forteresse
garnis de tapisseries d'Orient et contre lesquels s'appuyaient de
vieilles armoires datant de la première invasion sarrasine, et des
sièges à la Dagobert.

À tour de rôle, j'examinais les convives, et ainsi
m'apparaissaient les causes particulières de la tristesse
générale. M. et Mme Robert Darzac étaient à côté l'un de l'autre.
La maîtresse de céans n'avait évidemment point voulu séparer des
époux aussi neufs, dont l'union ne datait que de l'avant-veille.
Des deux, je dois dire que le plus désolé était, sans contredit,
notre ami Robert. Il ne prononçait pas une parole. Mme Darzac,
elle, se mêlait encore à la conversation, échangeait quelques
réflexions banales avec Arthur Rance. Devrais-je ajouter même, à
ce propos, qu'après la scène à laquelle j'avais assisté du haut de
ma fenêtre entre Rouletabille et Mathilde je m'attendais à voir
celle-ci plus atterrée... quasi anéantie par cette vision
menaçante d'un Larsan surgi des eaux. Mais non! Bien au contraire,
je constatais une remarquable différence entre l'aspect effaré
sous lequel elle nous était apparue précédemment à la gare, par
exemple, et celui-ci qui était presque entièrement de sang-froid.
On eût dit que cette apparition l'avait plutôt soulagée et quand
je fis part, dans la soirée, de cette réflexion à Rouletabille, le
jeune reporter fut de mon avis et m'expliqua cette apparente
anomalie de la façon la plus simple. Mathilde ne devait rien tant
redouter que de redevenir folle, et la certitude cruelle où elle
était maintenant de ne pas avoir été victime de l'hallucination de
son cerveau troublé avait certainement servi à lui rendre un peu
de calme. Elle préférait encore avoir à se défendre de Larsan
vivant que de son fantôme! Dans la première entrevue qu'elle avait
eue avec Rouletabille dans la Tour Carrée pendant que j'achevais
ma toilette, elle avait, du reste, semblé à mon jeune ami tout à
fait hantée par cette idée qu'elle redevenait folle! Rouletabille,
me racontant cette entrevue, m'avoua qu'il n'avait pu lui rendre
quelque tranquillité qu'en prenant le contre-pied de tout ce
qu'avait fait Robert Darzac, c'est-à-dire en ne lui cachant point
que ses yeux avaient bien vu clair et vu Frédéric Larsan! Quand
elle sut que Robert Darzac ne lui avait dissimulé cette réalité
que par la crainte qu'elle n'en fût épouvantée et qu'il avait été
le premier à télégraphier à Rouletabille de venir à leur secours,
elle avait poussé un soupir qui ressemblait à s'y méprendre à un
sanglot. Elle avait pris les mains de Rouletabille et les avait
soudain couvertes de baisers, comme une mère fait, dans un accès
de gloutonnerie adorable, aux mains de son tout petit enfant.
Évidemment, elle était instinctivement reconnaissante au jeune
homme vers lequel elle se sentait irrésistiblement portée par
toutes les forces mystérieuses de son être maternel, de ce qu'il
repoussait, d'un mot, la folie qui rôdait toujours autour d'elle
et qui, de temps en temps, revenait frapper à sa porte. C'est dans
ce moment qu'ils avaient aperçu, tous deux en même temps, par la
fenêtre de la tour, Frédéric Larsan, debout, dans sa barque. Ils
l'avaient d'abord regardé avec stupeur, immobiles et muets. Puis
un cri de rage s'était échappé de la gorge angoissée de
Rouletabille et celui-ci avait voulu se précipiter, courir sus à
l'homme! Nous avons vu comment Mathilde l'avait retenu,
s'accrochant à lui jusque sur le parapet... Évidemment, c'était
horrible, cette résurrection naturelle de Larsan, mais moins
horrible que la résurrection continuelle et surnaturelle d'un
Larsan qui n'existerait que dans son cerveau malade!... Elle ne
voyait plus Larsan partout. Elle le voyait où il était!

À la fois nerveuse et douce, tantôt patiente et par instants
impatiente, Mathilde, tout en répondant à Arthur Rance, prenait de
M. Darzac les soins les plus charmants, les plus tendres. Elle
était pleine d'attention, le servant elle-même, avec un admirable
et sérieux sourire, veillant à ce qu'il n'eût point la vue
fatiguée par l'approche trop brusque d'une lumière. Robert la
remerciait et semblait, je dois bien le constater, affreusement
malheureux. Et j'étais bien obligé de me rappeler que le
malencontreux Larsan était arrivé à temps pour rappeler à
Mme Darzac qu'avant d'être Mme Darzac elle était Mme Jean Roussel-
Ballmeyer-Larsan devant Dieu et même, au regard de certaines lois
transatlantiques, devant les hommes.

Si le but de Larsan avait été, en se montrant, de porter un coup
affreux à un bonheur qui n'était encore qu'en expectative, il
avait pleinement réussi!... Et, peut-être, en historien exact de
l'événement, devons-nous appuyer sur ce fait moral, grandement à
l'honneur de Mathilde, que ce n'est point seulement l'état de
désarroi où se trouvait son esprit à la suite de la réapparition
de Larsan, qui l'incita à faire comprendre à Robert Darzac, le
premier soir où ils se trouvèrent face à face -- enfin seuls! --
dans l'appartement de la Tour Carrée, que cet appartement était
assez vaste pour y loger séparément leurs deux désespoirs; mais ce
fut encore le sentiment du devoir, c'est-à-dire de ce qu'ils se
devaient chacun à tous deux, qui leur dicta la plus noble et la
plus auguste des décisions! J'ai déjà dit que Mathilde Stangerson
avait été très religieusement élevée, non point par son père qui
était assez indifférent sur ce chapitre, mais par les femmes et
surtout par sa vieille tante de Cincinatti. Les études auxquelles
elle s'était livrée par la suite, aux côtés du professeur,
n'avaient en rien ébranlé sa foi et le professeur s'était bien
gardé d'influencer en quoi que ce fût, à ce propos, l'esprit de sa
fille. Celle-ci avait conservé, même au moment le plus redoutable
de la création du néant, théorie sortie du cerveau de son père,
ainsi que celle de la dissociation de la matière, la foi des
Pasteur et des Newton. Et elle disait couramment que, s'il était
prouvé que tout venait de rien, c'est-à-dire de l'éther
impondérable, et retournait à ce rien, pour en ressortir
éternellement, grâce à un système qui se rapprochait d'une façon
singulière des fameux atomes crochus des anciens, il restait à
prouver que ce rien, origine de tout, n'avait pas été créé par
Dieu. Et, en bonne catholique, ce Dieu, évidemment, était le sien,
le seul qui eût son vicaire ici bas, appelé pape. J'aurais peut-
être passé sous silence les théories religieuses de Mathilde si
elles n'avaient été d'un appoint certain dans les résolutions
qu'elle eut à prendre vis-à-vis de son nouvel époux devant les
hommes, quand il lui fut révélé que son mari devant Dieu était
encore de ce monde. La mort de Larsan ayant paru certaine, elle
était allée à une nouvelle bénédiction nuptiale avec l'assentiment
de son confesseur, en veuve. Et voilà qu'elle n'était plus veuve,
mais bigame devant Dieu! Au surplus, une telle catastrophe n'était
point irrémédiable et elle dut elle-même faire luire aux yeux
attristés de ce pauvre M. Darzac la perspective d'un sort meilleur
qui serait arrangé comme il convient par la cour de Rome, à
laquelle, le plus vite possible, il faudrait incontinent,
soumettre le litige. Bref, en conclusion de tout ce qui précède,
M. et Mme Robert Darzac, quarante-huit heures après leur mariage à
Saint-Nicolas-du-Chardonnet, faisaient chambre à part, au fond de
la Tour Carrée. Le lecteur comprendra alors qu'il n'en fallait
peut-être point davantage pour expliquer l'irrémédiable mélancolie
de Robert et les soins consolateurs de Mathilde.

Sans être précisément au courant, ce soir-là, de tous ces détails,
j'en soupçonnai néanmoins le plus important. De M. et de
Mme Darzac, mes yeux s'en furent au voisin de celle-ci, Mr Arthur-
William Rance, et ma pensée déjà s'emparait d'un nouveau sujet
d'observation, lorsque le maître d'hôtel vint nous annoncer que le
concierge Bernier demandait à parler tout de suite à Rouletabille.
Celui-ci se leva aussitôt, s'excusa, et sortit.

«Tiens! Fis-je, les Bernier ne sont donc plus au Glandier!»

On se rappelle, en effet, que ces Bernier -- l'homme et la femme -
- étaient les concierges de M. Stangerson à Sainte-Geneviève-des-
Bois. J'ai raconté, dans Le Mystère de la Chambre Jaune, comment
Rouletabille les avait fait remettre en liberté, alors qu'ils
étaient accusés de complicité dans l'attentat du pavillon de la
Chênaie. Leur reconnaissance pour le jeune reporter, à cette
occasion, avait été des plus grandes, et Rouletabille avait pu,
dès lors, faire état de leur dévouement. M. Stangerson répondit à
mon interpellation en m'apprenant que tous ses domestiques avaient
quitté le Glandier qu'il avait à jamais abandonné. Comme les Rance
avaient besoin de concierges pour le fort d'Hercule, le professeur
avait été heureux de leur céder ces loyaux serviteurs dont il
n'avait jamais eu à se plaindre, en dehors d'une petite histoire
de braconnage qui avait failli tourner si mal pour eux.
Maintenant, ils logeaient dans l'une des tours de la poterne
d'entrée dont ils avaient fait leur loge et d'où ils surveillaient
le mouvement d'entrée et de sortie du fort d'Hercule.

Rouletabille n'avait pas paru le moins du monde étonné quand le
maître d'hôtel lui avait annoncé que Bernier désirait lui dire un
mot: c'était donc, pensai-je, qu'il était déjà au fait de leur
présence aux Rochers Rouges. En somme, je découvrais -- sans en
être stupéfait, du reste -- que Rouletabille avait sérieusement
employé les quelques minutes pendant lesquelles je le croyais dans
sa chambre et que j'avais consacrées, moi, à ma toilette ou à
d'inutiles bavardages avec M. Darzac.

Ce départ inattendu de Rouletabille jeta un froid. Chacun se
demandait si cette absence ne coïncidait point avec quelque
événement important relatif au retour de Larsan. Mme Robert Darzac
était inquiète. Et, parce que Mathilde se montrait fâcheusement
impressionnée, je vis bien que Mr Arthur Rance crut bon de
manifester, lui aussi, un discret émoi. Ici, il est bon de dire
que Mr Arthur Rance et sa femme n'étaient point au courant de tous
les malheurs de la fille du professeur Stangerson. On avait,
naturellement, jugé inutile de leur faire part du mariage secret
de Mathilde et de Jean Roussel, devenu Larsan. C'était là un
secret de famille. Mais ils savaient mieux que n'importe qui --
Arthur Rance pour avoir été mêlé au drame du Glandier, et sa femme
parce que son mari le lui avait raconté -- avec quel acharnement
le célèbre agent de la sûreté avait poursuivi celle qui devait
être un jour Mme Darzac. Les crimes de Larsan s'expliquaient
naturellement aux yeux d'Arthur Rance par une passion désordonnée,
et il ne faut point s'étonner qu'un homme qui avait été si
longtemps épris de Mathilde que le phrénologue américain n'eût
point cherché à l'attitude de Larsan d'autre explication que celle
d'un amour furieux et sans espoir. Quant à Mrs. Edith, je me
rendis bientôt parfaitement compte que les raisons du drame du
Glandier ne lui semblaient point aussi simples que voulait bien le
dire son mari. Pour qu'elle pensât comme celui-ci, il eût fallu
qu'elle éprouvât pour Mathilde un enthousiasme approchant de celui
d'Arthur Rance et, bien au contraire, toute son attitude, que
j'observais à loisir, sans qu'elle s'en doutât, disait: «Mais,
enfin! qu'a donc cette femme de si étonnant pour avoir inspiré des
sentiments aussi chevaleresques, aussi criminels à des coeurs
d'hommes, pendant de si longues années?... Eh quoi! la voilà donc
cette femme pour laquelle, policier, on tue; pour laquelle, sobre,
on s'enivre; et pour laquelle on se fait condamner, innocent?
Qu'a-t-elle de plus que moi qui n'ai su que me faire platement
épouser par un mari que je n'aurais jamais eu si elle ne l'avait
pas repoussé? Oui, qu'a-t-elle? Elle n'a même plus la jeunesse! Et
cependant, mon mari m'oublie pour la regarder encore!» Voilà ce
que je lus dans les yeux de Mrs. Edith qui regardait son mari
regarder Mathilde. Ah! les yeux noirs de la douce, de la
langoureuse Mrs. Edith!

Je me félicite de ces présentations nécessaires que je viens de
faire au lecteur. Il est bon qu'il sache les sentiments qui
habitent le coeur de chacun, dans le moment que chacun va avoir un
rôle à jouer dans l'étrange et inouï drame qui se prépare dans
l'ombre, dans l'ombre qui enveloppe le fort d'Hercule. Et encore,
je n'ai rien dit du vieux Bob, ni du prince Galitch, mais leur
tour, n'en doutez point, viendra. C'est que j'ai pris comme règle,
dans une affaire aussi considérable, de ne peindre choses et gens
qu'au fur et à mesure de leur apparition au cours des événements.
Ainsi le lecteur passera par toutes les alternatives, que
quelques-uns de nous ont connues, d'angoisse et de paix, de
mystère et de clarté, d'incompréhension et de compréhension! Tant
mieux si la lumière définitive se fait dans l'esprit du lecteur
avant l'heure où elle m'est apparue. Comme il disposera, ni plus
ni moins, des mêmes moyens que nous pour voir clair, il se sera
prouvé à lui-même qu'il jouit d'un cerveau digne du crâne de
Rouletabille.

Nous achevâmes ce premier repas sans avoir revu notre jeune ami et
nous nous levâmes de table sans nous communiquer le fond de notre
pensée qui était des plus troubles. Mathilde s'enquit
immédiatement de Rouletabille quand elle fut sortie de la Louve,
et je l'accompagnai jusqu'à l'entrée du fort. M. Darzac et
Mrs. Edith nous suivaient. M. Stangerson avait pris congé de nous.
Arthur Rance, qui avait un instant disparu, vint nous rejoindre
comme nous arrivions sous la voûte. La nuit était claire, toute
illuminée de lune. Cependant, on avait allumé des lanternes sous
la voûte qui retentissait de grands coups sourds. Et nous
entendîmes la voix de Rouletabille qui encourageait ceux qui
l'entouraient: «Allons! encore un effort!» disait-il, et des voix,
après la sienne, se mettaient à haleter comme font les marins qui
halent les barques sur la jetée, à l'entrée des ports. Enfin, un
grand tumulte nous emplit les oreilles. On se serait cru dans une
cloche. C'étaient les deux vantaux de l'énorme porte de fer qui
venaient de se rejoindre pour la première fois, depuis plus de
cent ans.

Mrs. Edith s'étonna de cette manoeuvre de la dernière heure et
demanda ce qu'était devenue la grille qui faisait jusqu'alors
fonction de porte. Mais Arthur Rance lui saisit le bras et elle
comprit qu'elle n'avait qu'à se taire, ce qui ne l'empêcha point
de murmurer: «Vraiment, ne dirait-on pas que nous allons subir un
siège?» Mais Rouletabille entraînait déjà tout notre groupe dans
la baille, et nous annonçait, en riant, que, si nous avions par
hasard le désir d'aller faire un tour en ville, il fallait pour ce
soir-là y renoncer, attendu que ses ordres étaient donnés et que
nul ne pouvait plus sortir du château, ni y entrer. Le père
Jacques, ajouta-t-il, toujours en affectant de plaisanter, était
chargé par lui d'exécuter la consigne et chacun savait qu'il était
impossible de séduire ce vieux serviteur. C'est ainsi que j'appris
que le père Jacques, que j'avais connu au Glandier, avait
accompagné le professeur Stangerson à qui il servait de valet de
chambre. La veille, il avait couché dans un petit cabinet de la
Louve, attenant à la chambre de son maître, mais Rouletabille
avait changé tout cela, et c'était le père Jacques, maintenant,
qui avait pris la place des concierges dans la tour A.

«Mais où sont les Bernier? demanda Mrs. Edith, intriguée.

-- Ils sont déjà installés dans la Tour Carrée, dans la chambre
d'entrée, à gauche; ils serviront de concierges à la Tour
Carrée!... répondit Rouletabille.

-- Mais la Tour Carrée n'a pas besoin de concierges! s'écria
Mrs. Edith, dont l'ahurissement était sans bornes.

-- C'est ce que nous ne savons pas, madame», répliqua le reporter
sans explication.

Mais il prit à part Mr Arthur Rance et lui fit comprendre qu'il
devait mettre sa femme au courant de la réapparition de Larsan. Si
l'on prétendait cacher la vérité plus longtemps à M. Stangerson,
on ne pouvait guère y parvenir sans l'aide intelligente de
Mrs. Edith. Enfin, il était bon que chacun, désormais, au fort
d'Hercule, fût préparé à tout, autrement dit, ne fût surpris par
rien!

Là-dessus, il nous fit traverser la baille et nous nous trouvâmes
à la poterne du jardinier. J'ai dit que cette poterne H commandait
l'entrée de la seconde cour; mais il y avait beau temps qu'à cet
endroit le fossé avait été comblé. Autrefois, il y avait là un
pont-levis. Rouletabille, à notre grande stupéfaction, déclara que
le lendemain il ferait dégager le fossé et rétablir le pont-levis!

Dans le moment même, il s'occupait de faire fermer, par les gens
du château, cette poterne par une sorte de porte de fortune en
attendant mieux, faite de planches et de vieux bahuts que l'on
avait sortis de la bâtisse du jardinier. Ainsi, le château se
barricadait et Rouletabille était seul maintenant à en rire tout
haut; car Mrs. Edith, mise rapidement au courant par son mari, ne
disait plus rien, se contentant de s'amuser in petto
prodigieusement de ces visiteurs qui transformaient son vieux
château fort en place imprenable parce qu'ils redoutaient
l'approche d'un homme, d'un seul homme!... C'est que Mrs. Edith ne
connaissait point cet homme-là et qu'elle n'avait pas passé par le
Mystère de la Chambre Jaune! Quant aux autres -- et Arthur Rance
lui-même était de ceux-là -- ils trouvaient tout naturel et
absolument raisonnable que Rouletabille les fortifiât contre
l'inconnu, contre le mystère, contre l'invisible, contre ce on ne
savait quoi qui rôdait dans la nuit, autour du fort d'Hercule!

À cette poterne, Rouletabille n'avait placé personne, car il se
réservait ce poste, cette nuit-là, pour lui-même. De là, il
pouvait surveiller et la première et la seconde cour. C'était un
point stratégique qui commandait tout le château. On ne pouvait
parvenir du dehors jusqu'aux Darzac qu'en passant d'abord par le
père Jacques, en A, par Rouletabille en H, et par le ménage
Bernier qui veillait sur la porte K de la Tour Carrée. Le jeune
homme avait décidé que les veilleurs désignés ne se coucheraient
pas. Comme nous passions près du puits de la Cour du Téméraire, je
vis à la clarté de la lune qu'on avait dérangé la planche
circulaire qui le fermait. Je vis aussi, sur la margelle, un seau
attaché à une corde. Rouletabille m'expliqua qu'il avait voulu
savoir si ce vieux puits correspondait avec la mer et qu'il y
avait puisé une eau absolument douce, preuve que cette eau n'avait
aucune relation avec l'élément salé. Il fit quelques pas alors
avec Mme Darzac qui prit aussitôt congé de nous et entra dans la
Tour Carrée. M. Darzac, sur la prière de Rouletabille, resta avec
nous, ainsi qu'Arthur Rance. Quelques phrases d'excuses à
l'adresse de Mrs. Edith firent comprendre à celle-ci qu'on la
priait poliment de s'aller coucher, ce qu'elle fit d'une grâce
assez nonchalante et en saluant Rouletabille d'un ironique:
«Bonsoir, monsieur le capitaine!»

Quand nous fûmes seuls, entre hommes, Rouletabille nous entraîna
vers la poterne, dans la petite chambre du jardinier; c'était une
pièce fort obscure, basse de plafond, où l'on se trouvait
merveilleusement blottis pour voir sans être vus. Là, Arthur
Rance, Robert Darzac, Rouletabille et moi, dans la nuit, sans même
avoir allumé une lanterne, nous tînmes notre premier conseil de
guerre. Ma foi, je ne saurais quel autre nom donner à cette
réunion d'hommes effarés, réfugiés derrière les pierres de ce
vieux château guerrier.

«Nous pouvons tranquillement délibérer ici, commença Rouletabille;
personne ne nous entendra et nous ne serons surpris par personne.
Si l'on parvenait à franchir la première porte gardée par le père
Jacques sans qu'il s'en aperçût, nous serions immédiatement
avertis par l'avant-poste que j'ai établi au milieu même de la
baille, dissimulé dans les ruines de la chapelle. Oui, j'ai placé
là votre jardinier, Mattoni, Monsieur Rance. Je crois, à ce qu'on
m'a dit, qu'on peut être sûr de cet homme? Dites-moi, je vous
prie, votre avis?...»

J'écoutais Rouletabille avec admiration. Mrs. Edith avait raison.
C'était vrai qu'il s'improvisait notre capitaine et voilà que,
d'emblée, il prenait toutes dispositions susceptibles d'assurer la
défense de la place. Certes! j'imagine qu'il n'avait point envie
de la rendre, à n'importe quel prix, et qu'il était parfaitement
disposé à se faire sauter en notre compagnie, plutôt que de
capituler. Ah! le brave petit gouverneur de place que c'était là!
Et, en vérité, il fallait être tout à fait brave pour entreprendre
de défendre le fort d'Hercule contre Larsan, plus brave que s'il
se fût agi de mille assiégeants, comme il arriva à l'un des comtes
de la Mortola qui n'eût, pour débarrasser la place, qu'à faire
donner grosses pièces, couleuvrines et bombardes et puis à charger
l'ennemi déjà à moitié défait par le feu bien dirigé d'une
artillerie qui était l'une des plus perfectionnées de l'époque.
Mais là, aujourd'hui, qui avions-nous à combattre? Des ténèbres!
Où était l'ennemi? Partout et nulle part! Nous ne pouvions ni
viser, ne sachant où était le but, ni encore moins prendre
l'offensive, ignorant où il fallait porter nos coups? Il ne nous
restait qu'à nous garder, à nous enfermer, à veiller et à
attendre!

Mr Arthur Rance ayant déclaré à Rouletabille qu'il répondait de
son jardinier Mattoni, notre jeune homme, sûr désormais d'être
couvert de ce côté, prit son temps pour nous expliquer d'abord
d'une façon générale la situation. Il alluma sa pipe, en tira
trois ou quatre bouffées rapides et dit:

«Voilà! Pouvons-nous espérer que Larsan, après s'être montré si
insolemment à nous, sous nos murs, comme pour nous braver, comme
pour nous défier, s'en tiendra à cette manifestation platonique?
Se contentera-t-il d'un succès moral qui aura porté le trouble, la
terreur et le découragement dans une partie de la garnison? Et
disparaîtra-t-il? Je ne le pense pas, à vrai dire. D'abord, parce
que ce n'est point dans son caractère essentiellement combatif, et
qui ne se satisfait pas avec des demi-succès, ensuite parce que
rien ne le force à disparaître! Songez qu'il peut tout contre
nous, mais que nous ne pouvons rien contre lui, que nous défendre
et frapper, si nous le pouvons, quand il le voudra bien! Nous
n'avons, en effet, aucun secours à attendre du dehors. Et il le
sait bien; c'est ce qui le fait si audacieux et si tranquille! Qui
pouvons-nous appeler à notre aide?

-- Le procureur!» fit, avec une certaine hésitation, Arthur Rance,
car il pensait bien que, si cette hypothèse n'avait pas été encore
envisagée par Rouletabille, c'est qu'il devait y avoir quelque
obscure raison à cela.

Rouletabille considéra son hôte avec un air de pitié qui n'était
point non plus exempt de reproche. Et il dit, d'un ton glacé qui
renseigna définitivement Arthur Rance sur la maladresse de sa
proposition:

«Vous devriez comprendre, monsieur, que je n'ai point, à
Versailles, sauvé Larsan de la justice française, pour le livrer,
aux Rochers Rouges, à la justice italienne.»

Mr Arthur Rance, qui ignorait, comme je l'ai dit, le premier
mariage de la fille du professeur Stangerson, ne pouvait mesurer,
comme nous, toute l'impossibilité où nous étions de révéler
l'existence de Larsan sans déchaîner, surtout depuis la cérémonie
de Saint-Nicolas-du-Chardonnet, le pire des scandales et la plus
redoutable des catastrophes; mais certains incidents inexpliqués
du procès de Versailles avaient dû suffisamment le frapper pour
qu'il fût à même de saisir que nous redoutions par-dessus tout
d'intéresser à nouveau le public à ce que l'on avait appelé Le
Mystère de Mademoiselle Stangerson.

Il comprit ce soir-là, mieux que jamais, que Larsan nous tenait
par un de ces secrets terribles qui décident de l'honneur ou de la
mort des gens, en dehors de toutes les magistratures de la terre.

Il s'inclina donc devant M. Robert Darzac, sans plus dire un mot;
mais ce salut signifiait de toute évidence que Mr Arthur Rance
était prêt à combattre pour la cause de Mathilde comme un noble
chevalier qui s'inquiète peu des raisons de la bataille, du moment
qu'il meure pour sa belle. Du moins, j'interprétai ainsi son
geste, persuadé que l'Américain, malgré son récent mariage, était
loin d'avoir oublié son ancienne passion.

M. Darzac dit:

«Il faut que cet homme disparaisse, mais en silence, soit qu'on le
réduise à merci, soit qu'on passe avec lui un traité de paix, soit
qu'on le tue!... Mais la première condition de sa disparition est
le secret à garder sur sa réapparition. Surtout, je me ferai
l'interprète de Mme Darzac en vous priant de tout faire au monde
pour que M. Stangerson ignore que nous sommes menacés encore des
coups de ce bandit!

-- Les désirs de Mme Darzac sont des ordres, répliqua
Rouletabille. M. Stangerson ne saura rien!...»

On s'occupa ensuite de la situation faite aux domestiques et de ce
qu'on pouvait attendre d'eux. Heureusement, le père Jacques et les
Bernier étaient déjà à demi dans le secret des choses et ne
s'étonneraient de rien. Mattoni était assez dévoué pour obéir à
Mrs. Edith «sans comprendre». Les autres ne comptaient pas. Il y
avait bien encore Walter, le domestique du vieux Bob, mais il
avait accompagné son maître à Paris et ne devait revenir qu'avec
lui.

Rouletabille se leva, échangea par la fenêtre un signe avec
Bernier qui se tenait debout sur le seuil de la Tour Carrée et
revint s'asseoir au milieu de nous.

«Larsan ne doit pas être loin, dit-il. Pendant le dîner, j'ai fait
une reconnaissance autour de la place. Nous disposons, au-delà de
la porte Nord, d'une défense naturelle et sociale merveilleuse et
qui remplace avantageusement l'ancienne barbacane du château. Nous
avons là, à cinquante pas, du côté de l'Occident, les deux postes
frontières des douaniers français et italiens dont l'inexorable
vigilance peut nous être d'un grand secours. Le père Bernier est
tout à fait bien avec ces braves gens et je suis allé avec lui les
interroger. Le douanier italien ne parle que l'italien, mais le
douanier français parle les deux langues, plus le jargon du pays,
et c'est ce douanier (qui s'appelle, m'a dit Bernier, Michel) qui
nous a servi de truchement général. Par son intermédiaire, nous
avons appris que nos deux douaniers s'étaient intéressés à la
manoeuvre insolite, autour de la presqu'île d'Hercule, de la
petite barque de Tullio, surnommé Le Bourreau de la Mer. Le vieux
Tullio est une des anciennes connaissances de nos douaniers. C'est
le plus habile contrebandier de la côte. Il traînait, ce soir,
dans sa barque, un individu que les douaniers n'avaient jamais vu.
La barque, Tullio et l'inconnu ont disparu du côté de la pointe de
Garibaldi. J'y suis allé avec le père Bernier, et, pas plus que
M. Darzac qui y était allé précédemment, nous n'avons rien aperçu.
Cependant Larsan a dû débarquer... J'en ai comme le pressentiment.
Dans tous les cas, je suis sûr que la barque de Tullio a abordé
près de la pointe de Garibaldi...

-- Vous en êtes sûr? s'écria M. Darzac.

-- À cause de quoi en êtes-vous sûr? demandai-je.

-- Bah! fit Rouletabille, elle a laissé encore la trace de sa
proue dans le galet du rivage et, en abordant, elle a fait tomber
de son bord le réchaud à pommes de pin que j'ai retrouvé et que
les douaniers ont reconnu, réchaud qui sert à Tullio à éclairer
les eaux quand il pêche la pieuvre, par les nuits calmes.

-- Larsan est certainement descendu! reprit M. Darzac... Il est
aux Rochers Rouges!...

-- En tout cas, si la barque l'a laissé aux Rochers Rouges, il
n'en est point revenu, fit Rouletabille. Les deux postes des
douaniers sont placés sur le chemin étroit qui conduit des Rochers
Rouges en France, de telle sorte que nul n'y peut passer de jour
ou de nuit sans en être aperçu. Vous savez, d'autre part, que les
Rochers Rouges forment cul-de-sac et que le sentier s'arrête
devant ces rochers, à trois cents mètres environ de la frontière.
Le sentier passe entre les rochers et la mer. Les rochers sont à
pic et constituent une falaise d'une soixantaine de mètres de
hauteur.

-- Certes! fit Arthur Rance, qui n'avait encore rien dit, et qui
semblait très intrigué, il n'a pu escalader la falaise.

-- Il se sera caché dans les grottes, observa Darzac; il y a dans
la falaise des poches profondes.

-- Je l'ai pensé! dit Rouletabille. Aussi, moi, je suis retourné
tout seul aux Rochers Rouges, après avoir renvoyé le père Bernier.

-- C'était imprudent, remarquai-je.

-- C'était par prudence! corrigea Rouletabille. J'avais des choses
à dire à Larsan, que je ne tenais point à faire savoir à un
tiers... Bref, je suis retourné aux Rochers Rouges; devant les
grottes, j'ai appelé Larsan.

-- Vous l'avez appelé! s'écria Arthur Rance.

-- Oui! je l'ai appelé dans la nuit commençante, j'ai agité mon
mouchoir, comme font les parlementaires avec leur drapeau blanc.
Mais est-ce qu'il ne m'a point entendu? Est-ce qu'il n'a point vu
mon drapeau?... Il n'a pas répondu.

-- Il n'était peut-être plus là, hasardai-je.

-- Je n'en sais rien!... J'ai entendu du bruit dans une grotte!...

-- Et vous n'y êtes pas allé? demanda vivement Arthur Rance.

-- Non! répondit simplement Rouletabille, mais vous pensez bien,
n'est-ce pas? que ce n'est point parce que j'ai peur de lui...

-- Courons-y! nous écriâmes-nous tous, en nous levant d'un même
mouvement, et qu'on en finisse une bonne fois!

-- Je crois, fit Arthur Rance, que nous n'avons jamais eu une
meilleure occasion de joindre Larsan. Eh! nous ferons bien de lui
ce que nous voudrons, au fond des Rochers Rouges!»

Darzac et Arthur Rance étaient déjà prêts; j'attendais ce
qu'allait dire Rouletabille. D'un geste il les calma et les pria
de se rasseoir...

«Il faut réfléchir à ceci, fit-il, que Larsan n'aurait pas agi
autrement qu'il ne l'a fait, s'il avait voulu nous attirer ce soir
dans les grottes des Rochers Rouges. Il se montre à nous, il
débarque presque sous nos yeux à la pointe de Garibaldi, il nous
eût crié en passant sous nos fenêtres: «Vous savez, je suis aux
Rochers Rouges! Je vous attends! Venez-y!...» qu'il n'aurait peut-
être pas été plus explicite ni plus éloquent!

-- Vous êtes allé aux Rochers Rouges, repartit Arthur Rance, qui
s'avoua, du reste, profondément touché par l'argument de
Rouletabille... et il ne s'est pas montré. Il s'y cache, méditant
quelque crime abominable pour cette nuit... Il faut le déloger de
là.

-- Sans doute, répliqua Rouletabille, ma promenade aux Rochers
Rouges n'a produit aucun résultat, parce que j'y suis allé seul...
mais que nous y allions tous et nous pourrons trouver un résultat
à notre retour...

-- À notre retour? interrogea Darzac, qui ne comprenait pas.

-- Oui, expliqua Rouletabille, à notre retour au château où nous
aurons laissé Mme Darzac toute seule! Et où nous ne la
retrouverions peut-être plus!... Oh! ajouta-t-il, dans le silence
général, ce n'est là qu'une hypothèse. En ce moment, il nous est
défendu de raisonner autrement que par hypothèse...»

Nous nous regardions tous, et cette hypothèse nous accablait.
Évidemment, sans Rouletabille, nous allions peut-être faire une
grosse bêtise, nous allions peut-être à un désastre...

Rouletabille s'était levé, pensif.

«Au fond, finit-il par dire, nous n'avions rien de mieux à faire
pour cette nuit, que de nous barricader. Oh! barricade provisoire,
car je veux que la place soit mise en état de défense absolue dès
demain. J'ai fait fermer la porte de fer et je la fais garder par
le père Jacques. J'ai mis Mattoni en sentinelle dans la chapelle.
J'ai rétabli ici un barrage, sous la poterne, le seul point
vulnérable de la seconde enceinte et je garderai moi-même ce
barrage. Le père Bernier veillera toute la nuit à la porte de la
Tour Carrée, et la mère Bernier, qui a de très bons yeux, et à
laquelle j'ai fait encore donner une lunette marine, restera
jusqu'au matin sur la plate-forme de la tour. Sainclair
s'installera dans le petit pavillon de feuilles de palmier, sur la
terrasse de la Tour Ronde. Du haut de cette terrasse, il
surveillera, avec moi du reste, toute la seconde cour et les
boulevards et parapets. Mrs. Arthur Rance et M. Robert Darzac se
rendront dans la baille et devront se promener jusqu'à l'aurore,
le premier sur le boulevard de l'Ouest, le second sur celui de
l'Est, boulevards qui bornent la première cour du côté de la mer.
Le service sera dur cette nuit, parce que nous ne sommes pas
encore organisés. Demain nous dresserons un état de notre petite
garnison et des domestiques sûrs, dont nous pouvons disposer en
toute sécurité. S'il y a des domestiques douteux, on les fera
sortir de la place. Vous apporterez ici, dans cette poterne, en
cachette, toutes les armes dont vous pouvez disposer, fusils,
revolvers. On se les partagera suivant les besoins du service de
garde. La consigne est de tirer sur tout individu qui ne répond
pas au qui vive! et qui ne vient pas se faire reconnaître. Il n'y
a point de mot de passe, c'est inutile. Pour passer, il suffira de
crier son nom et de faire voir son visage. Du reste, il n'y aura
que nous qui aurons le droit de passer. Dès demain matin, je ferai
dresser, à l'entrée intérieure de la porte Nord, la grille qui
fermait jusqu'à ce soir son entrée extérieure, -- entrée qui est
close, désormais, par la porte de fer; et, dans la journée, les
fournisseurs ne pourront franchir la voûte au-delà de la grille:
ils déposeront leur marchandise dans la petite loge de la tour où
j'ai gîté le père Jacques. À sept heures, tous les soirs, la porte
de fer sera fermée. Demain matin, également, Mr Arthur Rance
donnera des ordres pour faire venir menuisiers, maçons et
charpentiers. Tout ce monde sera compté et ne devra, sous aucun
prétexte, franchir la poterne de la seconde enceinte; tout ce
monde sera également compté avant sept heures du soir, heure à
laquelle devra avoir lieu le départ des ouvriers, au plus tard.
Dans cette journée, les ouvriers devront entièrement achever leur
travail, qui consistera à me fabriquer une porte pour ma poterne,
à réparer une légère brèche du mur qui joint le Château Neuf à la
Tour du Téméraire, et une autre petite brèche, qui se trouve
située près de l'ancienne Tour Ronde de coin (B sur le plan) qui
défend l'angle nord-ouest de la baille. Après quoi, je serai
tranquille, et Mme Darzac, à laquelle je défends de quitter le
château jusqu'à nouvel ordre, étant ainsi en sûreté, je pourrai
tenter une sortie et partir en reconnaissance sérieuse à la
recherche du camp de Larsan. Allons, Mister Arthur Rance, aux
armes! Allez me chercher les armes dont vous disposez ce soir...
Moi, j'ai prêté mon revolver au père Bernier, qui se promènera
devant la porte de l'appartement de Mme Darzac...»

Quiconque eût ignoré les événements du Glandier et aurait entendu
un pareil langage dans la bouche de Rouletabille n'aurait point
manqué de traiter de fous et celui qui le tenait, et ceux qui
l'écoutaient! Mais, je le répète, si celui-là avait vécu la nuit
de la galerie inexplicable, et la nuit du cadavre incroyable, il
aurait fait comme moi: il eût chargé son revolver, et attendu le
jour sans faire le malin!



VIII
Quelques pages historiques sur Jean Roussel-Larsan-Ballmeyer.

Une heure plus tard, nous étions tous à notre poste et nous
faisions les cent pas, le long des parapets, sous la lune,
examinant attentivement la terre, le ciel et les eaux et écoutant
avec anxiété les moindres bruits de la nuit, la respiration de la
mer, le vent du large qui commença à chanter vers trois heures du
matin. Mrs. Edith, qui s'était levée, vint alors rejoindre
Rouletabille sous sa poterne. Celui-ci m'appela, me donna la garde
de la poterne et de Mrs. Edith et s'en fut faire une ronde.
Mrs. Edith était de la plus charmante humeur du monde. Le sommeil
lui avait fait du bien et elle semblait s'amuser follement de la
figure blafarde qu'elle venait de trouver à son mari auquel elle
avait porté un verre de whisky.

«Oh! c'est très amusant! me disait-elle en frappant dans ses
petites mains. C'est très amusant!... Ce Larsan, comme je voudrais
le connaître!...»

Je ne pus m'empêcher de frissonner en entendant un pareil
blasphème. Décidément, il y a de petites âmes romanesques qui ne
doutent de rien, et qui, dans leur inconscience, insultent au
destin. Ah! la malheureuse, si elle s'était doutée!

Je passai deux heures charmantes avec Mrs. Edith à lui raconter
d'affreuses histoires sur Larsan, toutes historiques. Et, puisque
l'occasion s'en présente, je me permettrai de faire connaître au
lecteur historiquement, si je puis me servir ici d'une expression
qui rend parfaitement ma pensée, ce type de Larsan-Ballmeyer, dont
certains, à l'occasion du rôle inouï que je lui attribuai dans Le
Mystère de la Chambre Jaune, ont pu mettre l'existence en doute.
Comme ce rôle atteint, dans Le Parfum de la Dame en noir, à des
hauteurs que quelques-uns pourraient juger inaccessibles, j'estime
qu'il est de mon devoir de préparer l'esprit du lecteur à admettre
en fin de compte que je ne suis que le vulgaire rapporteur d'une
affaire unique dans le monde, et que je n'invente rien. Au
surplus, Rouletabille, dans le cas où j'aurais la sotte prétention
d'ajouter à une aussi prodigieuse et naturelle histoire quelque
ornement imaginaire, s'y opposerait et me dirait mon fait, raide
comme balle. Des intérêts trop considérables sont en jeu et le
fait d'une telle publication doit entraîner de trop redoutables
conséquences pour que je ne m'astreigne point à une narration
sévère, un peu sèche et méthodique. Je renverrai donc ceux qui
pourraient croire à quelque roman policier -- l'abominable mot a
été prononcé -- au procès de Versailles. Maîtres Henri-Robert et
André Hesse, qui plaidaient pour M. Robert Darzac, firent entendre
là d'admirables plaidoiries qui ont été sténographiées et dont,
certainement, ils ont dû conserver quelque copie. Enfin, il ne
faut pas oublier que, bien avant que le destin ne mît aux prises
Larsan-Ballmeyer et Joseph Rouletabille, l'élégant bandit avait
donné une rude besogne aux chroniqueurs judiciaires. Nous n'avons
qu'à ouvrir la Gazette des Tribunaux et à parcourir les comptes
rendus des grands quotidiens, le jour où Ballmeyer fut condamné
par la Cour d'assises de la Seine à dix ans de travaux forcés,
pour être renseignés sur le type. Alors, on comprendra qu'il n'y a
plus rien à inventer sur un homme quand on peut raconter une
pareille histoire; et ainsi le lecteur, connaissant désormais «son
genre», c'est-à-dire sa façon d'opérer et son audace sans seconde,
se gardera de sourire quand Joseph Rouletabille, prudemment, entre
Ballmeyer-Larsan et Mme Darzac, jettera un pont-levis.

M. Albert Bataille, du Figaro, qui a publié les admirables Causes
criminelles et mondaines, a consacré de bien intéressantes pages à
Ballmeyer.

Ballmeyer avait eu une enfance heureuse. Il n'est point arrivé à
l'escroquerie, comme tant d'autres, après avoir parcouru les dures
étapes de la misère. Fils d'un riche commissionnaire de la rue
Molay, il aurait pu rêver d'autres destinées; mais sa vocation,
c'était la mainmise sur l'argent d'autrui. Tout jeune, il se
destina à l'escroquerie comme d'autres se destinent à l'École des
Mines. Son début fut un coup de génie. L'histoire est incroyable -
- Ballmeyer subtilisant une lettre chargée adressée à la maison de
son père, puis prenant le train pour Lyon, avec l'argent volé, et
écrivant à l'auteur de ses jours:

«Monsieur, je suis un ancien militaire retraité et médaillé. Mon
fils, commis des postes, a, pour payer une dette de jeu,
soustrait, dans le bureau ambulant, une lettre à votre adresse.
J'ai réuni la famille; d'ici à quelques jours nous pourrons
parfaire la somme nécessaire au remboursement. Vous êtes père:
ayez pitié d'un père! Ne brisez pas tout un passé d'honneur!»

M. Ballmeyer père accorda noblement des délais. Il attend encore
le premier acompte ou plutôt il ne l'attend plus, le procès lui
ayant appris, après dix années, quel était le vrai coupable.

Ballmeyer, rapporte M. Albert Bataille, semble avoir reçu de la
nature tous les attributs qui constituent l'escroc de race: une
prodigieuse variété d'esprit, le don de persuader les naïfs, le
souci de la mise en scène et du détail, le génie du
travestissement, la précaution infinie, à ce point qu'il faisait
marquer son linge à des initiales appropriées toutes les fois
qu'il jugeait utile de changer de nom. Mais, ce qui le caractérise
surtout, c'est, en dehors d'aptitudes étonnantes pour l'évasion,
une coquetterie de fraude, d'ironie, de défi à la justice; c'est
le plaisir malin de dénoncer lui-même au parquet de prétendus
coupables, sachant combien le magistrat s'attarde par tempérament
aux fausses pistes.

Cette joie de mystifier les juges apparaît dans tous les actes de
sa vie. Au régiment, Ballmeyer vole la caisse de sa compagnie: il
accuse le capitaine-trésorier. Il commet un vol de quarante mille
francs au préjudice de la maison Furet, et, aussitôt, il dénonce
au juge d'instruction M. Furet comme s'étant volé lui-même.

L'affaire Furet restera longtemps célèbre dans les fastes
judiciaires, sous cette rubrique désormais classique: «le coup du
téléphone». La science appliquée à l'escroquerie n'a encore rien
donné de mieux.

Ballmeyer soustrait une traite de mille six cents livres sterling
dans le courrier de MM. Furet frères, négociants commissionnaires,
rue Poissonnière, qui l'ont laissé s'installer dans leurs bureaux.

Il se rend rue Poissonnière, dans la maison de M. Furet, et,
contrefaisant la voix de M. Edmond Furet, demande par téléphone à
M. Cohen, banquier, s'il serait disposé à escompter la traite.
M. Cohen répond affirmativement et, dix minutes plus tard,
Ballmeyer, après avoir coupé le fil téléphonique pour prévenir un
contre-ordre ou des demandes d'explications, fait toucher l'argent
par un compère, un nommé Rivard, qu'il a connu naguère aux
bataillons d'Afrique, où de fâcheuses histoires de régiment les
avaient fait expédier l'un et l'autre.

Il prélève la part du lion; puis il court au parquet pour dénoncer
Rivard et, comme je le disais, le volé, M. Edmond Furet lui-
même!...

Une confrontation épique a lieu dans le cabinet de M. Espierre, le
juge d'instruction chargé de l'affaire.

«Voyons, mon cher Furet, dit Ballmeyer au négociant ahuri, je suis
désolé de vous accuser, mais vous devez la vérité à la justice.
C'est une affaire qui ne tire pas à conséquence: avouez donc! Vous
avez eu besoin de quarante mille francs pour liquider une petite
dette au salon des courses, et vous les avez fait payer à votre
maison. C'est vous qui avez téléphoné.

-- Moi! moi! balbutiait M. Edmond Furet, anéanti.

-- Avouez donc, vous savez bien qu'on a reconnu votre voix.»

Le malheureux volé coucha bel et bien à Mazas pendant huit jours
et la police fournit sur lui un rapport épouvantable; si bien que
M. Cruppi, alors avocat général, aujourd'hui ministre du Commerce,
dut présenter à M. Furet les excuses de la justice. Quant à
Rivard, il était condamné par contumace à vingt ans de travaux
forcés!

On pourrait raconter vingt traits de ce genre sur Ballmeyer. En
vérité, à ce moment-là, avant de s'adonner au drame, il jouait la
comédie, et quelle comédie! Il faut connaître tout au long
l'histoire d'une de ses évasions. Rien de plus prodigieusement
comique que l'aventure de ce prisonnier rédigeant un long mémoire
insipide, uniquement pour pouvoir l'étaler sur la table du juge,
M. Villers, et, en bouleversant les imprimés, jeter un coup d'oeil
sur la formule des ordres de mises en liberté.

Rentré à Mazas, le filou écrivit une lettre signée «Villers», dans
laquelle, selon la formule surprise, M. Villers priait le
directeur de la prison de mettre le détenu Ballmeyer en liberté
sur-le-champ. Mais il manquait au papier le timbre du juge.

Ballmeyer ne s'embarrassa pas pour si peu. Il reparut le lendemain
à l'instruction, dissimulant sa lettre dans sa manche, protesta de
son innocence, feignit une grande colère, et, en gesticulant avec
le cachet déposé sur la table, il fit tout à coup tomber l'encrier
sur le pantalon bleu du garde qui l'accompagnait.

Pendant que le pauvre Pandore, entouré du magistrat et du
greffier, qui compatissaient à son malheur, épongeait tristement
son «numéro un», Ballmeyer profitait de l'inattention générale
pour appliquer un fort coup de tampon sur l'ordre de mise en
liberté et se confondait à son tour en excuses.

Le tour était joué. L'escroc sortit en jetant négligemment le
papier signé et timbré aux gardes de la souricière.

«À quoi donc pense M. Villers, fit-il, de me faire porter ses
papiers! Me prend-il pour son domestique?»

Les gardes ramassèrent précieusement l'imprimé, et le brigadier de
service le fit porter à son adresse, à Mazas. C'était l'ordre de
mettre sur-le-champ en liberté le nommé Ballmeyer. Le soir même,
Ballmeyer était libre.

C'était sa seconde évasion. Arrêté pour le vol Furet, il s'était
échappé une première fois en passant la jambe et en jetant du
poivre au garde qui l'amenait au dépôt, et le soir même il
assistait, cravaté de blanc, à une première de la Comédie-
Française. Déjà, à l'époque où il avait été condamné par le
conseil de guerre à cinq ans de travaux publics pour avoir volé la
caisse de sa compagnie, il avait failli sortir du Cherche-Midi en
se faisant enfermer par ses camarades dans un sac de papiers de
rebut. Un contre-appel imprévu fit échouer ce plan si bien conçu.

... Mais on n'en finirait point s'il fallait raconter ici les
étonnantes aventures du premier Ballmeyer.

Tour à tour comte de Maupas, vicomte Drouet d'Erlon, comte de
Motteville, comte de Bonneville[2], élégant, beau joueur, faisant
la mode, il parcourt les plages et les villes d'eaux: Biarritz,
Aix-les-Bains, Luchon, perdant au cercle jusqu'à dix mille francs
dans sa soirée, entouré de jolies femmes qui se disputent ses
sourires; car cet escroc émérite est doublé d'un séducteur. Au
régiment, il avait fait la conquête, platonique heureusement, de
la fille de son colonel!... Connaissez-vous le «type» maintenant?

Eh bien, c'est cet homme que Joseph Rouletabille allait combattre!

Je crus bien, ce soir-là, avoir suffisamment édifié Mrs. Edith sur
la personnalité du célèbre bandit. Elle m'écoutait dans un silence
qui finit par m'impressionner et alors, me penchant sur elle, je
m'aperçus qu'elle dormait. Cette attitude aurait pu ne point me
donner une grande idée de cette petite personne. Mais, comme elle
me permit de la contempler à loisir, il en résulta au contraire
pour moi des sentiments que je voulus plus tard en vain chasser de
mon coeur.

La nuit se passa sans surprise. Quand le jour arriva, je le saluai
avec un grand soupir de soulagement. Tout de même Rouletabille ne
me permit de m'aller coucher qu'à huit heures du matin quand il
eut réglé son service de jour. Il était déjà au milieu des
ouvriers qu'il avait fait venir et qui travaillaient activement à
la réparation de la brèche de la tour B. Les travaux furent menés
si judicieusement et si promptement que le château fort d'Hercule
se trouva le soir même aussi hermétiquement clos dans la nature,
avec toutes ses enceintes, qu'il l'est linéairement parlant sur le
papier. Assis sur un gros moellon, ce matin-là, Rouletabille
commençait déjà à dessiner sur son calepin le plan que j'ai soumis
au lecteur, et il me disait, cependant que, fatigué de ma nuit, je
faisais des efforts ridicules pour ne point fermer les yeux:

«Voyez-vous, Sainclair! Les imbéciles vont croire que je me
fortifie pour me défendre. Eh bien, ce n'est là qu'une pauvre
partie de la vérité: car je me fortifie surtout pour raisonner.
Et, si je bouche des brèches, c'est moins pour que Larsan ne
puisse s'y introduire que pour épargner à ma raison l'occasion
d'une «fuite»! Par exemple, je ne pourrais raisonner dans une
forêt! Comment voulez-vous raisonner dans une forêt? La raison
fuit de toutes parts, dans une forêt! Mais dans un château fort
bien clos! Mon ami, c'est comme dans un coffre-fort bien fermé: si
vous êtes dedans, et que vous ne soyez point fou, il faut bien que
votre raison s'y retrouve!

-- Oui, oui! répétai-je en branlant la tête, il faut bien que
votre raison s'y retrouve!...

-- Eh bien, là-dessus, me fit-il, allez vous coucher, mon ami, car
vous dormez tout debout.



IX
Arrivée inattendue du «vieux Bob».

Quand on vint frapper à ma porte, vers onze heures du matin,
cependant que la voix de la mère Bernier me transmettait l'ordre
de Rouletabille de me lever, je me précipitai à ma fenêtre. La
rade était d'une splendeur sans pareille et la mer d'une
transparence telle que la lumière du soleil la traversait comme
elle eût fait d'une glace sans tain, de telle sorte qu'on
apercevait les rochers, les algues et la mousse et tout le fond
maritime, comme si l'élément aquatique eût cessé de les recouvrir.
La courbe harmonieuse de la rive mentonaise enfermait cette onde
pure dans un cadre fleuri. Les villas de Garavan, toutes blanches
et toutes roses, paraissaient fraîches écloses de cette nuit. La
presqu'île d'Hercule était un bouquet qui flottait sur les eaux,
et les vieilles pierres du château embaumaient.

Jamais la nature ne m'était apparue plus douce, plus accueillante,
plus aimante, ni surtout plus digne d'être aimée. L'air serein, la
rive nonchalante, la mer pâmée, les montagnes violettes, tout ce
tableau auquel mes sens d'homme du Nord étaient peu accoutumés
évoquait des idées de caresses. C'est alors que je vis un homme
qui frappait la mer. Oh! il la frappait à tour de bras! J'en
aurais pleuré, si j'avais été poète. Le misérable paraissait agité
d'une rage affreuse. Je ne pouvais me rendre compte de ce qui
avait excité sa fureur contre cette onde tranquille; mais celle-ci
devait évidemment lui avoir donné quelque motif sérieux de
mécontentement, car il ne cessait ses coups. Il s'était armé d'un
énorme gourdin et, debout dans sa petite embarcation qu'un enfant
craintif poussait de la rame en tremblant, il administrait à la
mer, un instant éclaboussée, une «dégelée de marrons» qui
provoquait la muette indignation de quelques étrangers arrêtés au
rivage. Mais, comme il arrive toujours en pareil cas où l'on
redoute de se mêler de ce qui ne vous regarde pas, ceux-ci
laissaient faire sans protester. Qu'est-ce qui pouvait ainsi
exciter cet homme sauvage? Peut-être bien le calme même de la mer
qui, après avoir été un moment troublée par l'insulte de ce fou,
reprenait son visage immobile.

Je fus alors interpellé par la voix amie de Rouletabille qui
m'annonçait que l'on déjeunait à midi. Rouletabille exhibait une
tenue de plâtrier, tous ses habits attestant qu'il s'était promené
dans des maçonneries trop fraîches. D'une main il s'appuyait sur
un mètre et son autre main jouait avec un fil à plomb. Je lui
demandai s'il avait aperçu l'homme qui battait les eaux. Il me
répondit que c'était Tullio qui travaillait de son état à chasser
le poisson dans les filets, en lui faisant peur. C'est alors que
je compris pourquoi, dans le pays, on appelait Tullio «le Bourreau
de la Mer».

Rouletabille m'apprit encore par la même occasion qu'ayant
interrogé Tullio, ce matin, sur l'homme qu'il avait conduit dans
sa barque la veille au soir et à qui il avait fait faire le tour
de la presqu'île d'Hercule, Tullio lui avait répondu qu'il ne
connaissait point cet homme, que c'était un original qu'il avait
embarqué à Menton et qui lui avait donné cinq francs pour qu'il le
débarquât à la pointe des Rochers Rouges.

Je m'habillai vivement et rejoignis Rouletabille qui m'apprit que
nous allions avoir au déjeuner un nouvel hôte: il s'agissait du
vieux Bob. On l'attendit pour se mettre à table et puis, comme il
n'arrivait point, on commença de déjeuner sans lui, dans le cadre
fleuri de la terrasse ronde du Téméraire.

Une admirable bouillabaisse apportée toute fumante du restaurant
des Grottes, qui possède la réserve la mieux fournie en rascasses
et poissons de roches de tout le littoral, arrosée d'un petit
«vino del paese» et servie dans la lumière et la gaieté des
choses, contribua au moins autant que toutes les précautions de
Rouletabille à nous rasséréner. En vérité, le redoutable Larsan
nous faisait moins peur sous le beau soleil des cieux éclatants
qu'à la pâle lueur de la lune et des étoiles! Ah! que la nature
humaine est oublieuse et facilement impressionnable! J'ai honte de
le dire: nous étions très fiers -- oh! tout à fait fiers (du moins
je parle pour moi et pour Arthur Rance et aussi naturellement pour
Mrs. Edith, dont la nature romanesque et mélancolique était
superficielle) de sourire de nos transes nocturnes et de notre
garde armée sur les boulevards de la citadelle... quand le vieux
Bob fit son apparition. Et -- disons-le, disons-le -- ce n'est
point cette apparition qui eût pu nous ramener à des pensers plus
moroses. J'ai rarement aperçu quelqu'un de plus comique que le
vieux Bob se promenant, dans le soleil éblouissant d'un printemps
du midi, avec un chapeau haut de forme noir, sa redingote noire,
son gilet noir, son pantalon noir, ses lunettes noires, ses
cheveux blancs et ses joues roses. Oui, oui, nous avons bien ri
sous la tonnelle de la tour de Charles le Téméraire. Et le vieux
Bob rit avec nous. Car le vieux Bob est la gaieté même.

Que faisait ce vieux savant au château d'Hercule? Le moment est
peut-être venu de le dire. Comment s'était-il résolu à quitter ses
collections d'Amérique, et ses travaux, et ses dessins, et son
musée de Philadelphie? Voilà. On n'a pas oublié que Mr Arthur
Rance était déjà considéré dans sa patrie comme un phrénologue
d'avenir, quand sa mésaventure amoureuse avec Mlle Stangerson
l'éloigna tout à coup de l'étude qu'il prit en dégoût. Après son
mariage avec Miss Edith, celle-ci l'y poussant, il sentit qu'il se
remettrait avec plaisir à la science de Gall et de Lavater. Or,
dans le moment même qu'ils visitaient la Côte d'Azur, l'automne
qui précéda les événements actuels, on faisait grand bruit autour
des découvertes nouvelles que M. Abbo venait de faire aux Rochers
Rouges, dénommés encore, dans le patois mentonais, Baoussé-Roussé.
Depuis de longues années, depuis 1874, les géologues et tous ceux
qui s'occupent d'études préhistoriques avaient été extrêmement
intéressés par les débris humains trouvés dans les cavernes et les
grottes des Rochers Rouges. MM. Julien, Rivière, Girardin,
Delesot, étaient venus travailler sur place et avaient su
intéresser l'Institut et le ministère de l'Instruction publique à
leurs découvertes. Celles-ci firent bientôt sensation, car elles
attestaient, à ne pouvoir s'y méprendre, que les premiers hommes
avaient vécu en cet endroit avant l'époque glaciaire. Sans doute
la preuve de l'existence de l'homme à l'époque quaternaire était
faite depuis longtemps; mais, cette époque mesurant, d'après
certains, deux cent mille ans, il était intéressant de fixer cette
existence dans une étape déterminée de ces deux cent mille années.
On fouillait toujours aux Rochers Rouges et on allait de surprise
en surprise. Cependant, la plus belle des grottes, la Barma
Grande, comme on l'appelait dans le pays, était restée intacte,
car elle était propriété privée de M. Abbo, qui tenait le
restaurant des Grottes, non loin de là, au bord de la mer. M. Abbo
venait de se déterminer, lui aussi, à fouiller sa grotte. Or, la
rumeur publique (car l'événement avait dépassé les bornes du monde
scientifique) répandait le bruit qu'il venait de trouver dans la
Barma Grande d'extraordinaires ossements humains, des squelettes
très bien conservés par une terre ferrugineuse, contemporaine des
mammouths du début de l'époque quaternaire ou même de la fin de
l'époque tertiaire!

Arthur Rance et sa femme coururent à Menton et, pendant que son
mari passait ses journées à remuer des «débris de cuisine», comme
on dit en termes scientifiques, datant de deux cent mille ans,
fouillant lui-même l'humus de la Barma Grande et mesurant les
crânes de nos ancêtres, sa jeune femme prenait un inlassable
plaisir à s'accouder non loin de là, aux créneaux moyenâgeux d'un
vieux château fort qui dressait sa massive silhouette sur une
petite presqu'île, reliée aux Rochers Rouges par quelques pierres
écroulées de la falaise. Les légendes les plus romanesques se
rattachaient à ce vestige des vieilles guerres génoises; et il
semblait à Edith, mélancoliquement penchée au haut de sa terrasse,
sur le plus beau décor du monde, qu'elle était une de ces nobles
demoiselles de l'ancien temps, dont elle avait tant aimé les
cruelles aventures dans les romans de ses auteurs favoris. Le
château était à vendre à un prix des plus raisonnables. Arthur
Rance l'acheta et, ce faisant, il combla de joie sa femme qui fit
venir les maçons et les tapissiers et eut tôt fait, en trois mois,
de transformer cette antique bâtisse en un délicieux nid
d'amoureux pour une jeune personne qui se souvient de La Dame du
lac et de La Fiancée de Lammermoor.

Quand Arthur Rance s'était trouvé en face du dernier squelette
découvert dans la Barma Grande ainsi que des fémurs de l'Elephas
antiquus sortis de la même couche de terrain, il avait été
transporté d'enthousiasme, et son premier soin avait été de
télégraphier au vieux Bob que l'on avait peut-être enfin découvert
à quelques kilomètres de Monte-Carlo ce qu'il cherchait, au prix
de mille périls, depuis tant d'années, au fond de la Patagonie.
Mais son télégramme ne parvint pas à destination, car le vieux
Bob, qui avait promis de rejoindre le nouveau ménage dans quelques
mois avait déjà pris le bateau pour l'Europe. Évidemment, la
renommée l'avait déjà renseigné sur les trésors des Baoussé-
Roussé. Quelques jours plus tard, il débarquait à Marseille et
arrivait à Menton où il s'installait en compagnie d'Arthur Rance
et de sa nièce dans le fort d'Hercule, qu'il remplit aussitôt des
éclats de sa gaieté.

La gaieté du vieux Bob nous paraît un peu théâtrale, mais c'est
là, sans doute, un effet de notre triste humeur de la veille. Le
vieux Bob a une âme d'enfant; et il est coquet comme une vieille
femme, c'est-à-dire que sa coquetterie change rarement d'objet et
qu'ayant, une fois pour toutes, adopté un costume sévère, de
préférence correct (redingote noire, gilet noir, pantalon noir,
cheveux blancs, joues roses), elle s'attache uniquement à en
perpétuer l'impressionnante harmonie. C'est dans cet uniforme
professoral que le vieux Bob chassait le tigre des pampas et qu'il
fouille maintenant les grottes des Rochers Rouges, à la recherche
des derniers ossements de l'Elephas antiquus.

Mrs. Edith nous le présenta et il poussa un gloussement poli, et
puis il se reprit à rire de toute sa large bouche qui allait de
l'un à l'autre de ses favoris poivre et sel qu'il avait
soigneusement taillés en triangles. Le vieux Bob exultait et nous
en apprîmes bientôt la raison. Il rapportait de sa visite au
Muséum de Paris la certitude que le squelette de la Barma Grande
n'était point plus ancien que celui qu'il avait rapporté de sa
dernière expédition à la Terre de Feu. Tout l'Institut était de
cet avis et prenait pour base de ses raisonnements le fait que
l'os à moelle de l'Elephas que le vieux Bob avait apporté à Paris,
et que le propriétaire de la Barma Grande lui avait prêté après
lui avoir affirmé qu'il l'avait trouvé dans la même couche de
terrain que le fameux squelette, -- que cet os à moelle, disons-
nous, appartenait à un Elephas antiquus du milieu de la période
quaternaire. Ah! il fallait entendre avec quel joyeux mépris le
vieux Bob parlait de ce milieu de la période quaternaire! À cette
idée d'un os à moelle du milieu de la période quaternaire, il
éclatait de rire comme si on lui avait conté une bonne farce! Est-
ce qu'à notre époque un savant, un véritable savant, digne en
vérité de ce nom de savant, pouvait encore s'intéresser à un
squelette du milieu de la période quaternaire! Le sien -- son
squelette, ou tout au moins celui qu'il avait rapporté de la terre
de feu -- datait du commencement de cette période, par conséquent
était plus vieux de cent mille ans... vous entendez: cent mille
ans! Et il en était sûr, à cause de cette omoplate ayant appartenu
à l'ours des cavernes, omoplate qu'il avait trouvée, lui, le vieux
Bob, entre les bras de son propre squelette. (Il disait: mon
propre squelette, ne faisant plus de différence, dans son
enthousiasme, entre son squelette vivant qu'il habillait tous les
jours de sa redingote noire, de son gilet noir, de son pantalon
noir, de ses cheveux blancs, de ses joues roses, et le squelette
préhistorique de la Terre de Feu).

«Ainsi, mon squelette date de l'ours des cavernes!... Mais celui
des Baoussé-Roussé! Oh! là là! mes enfants! tout au plus de
l'époque du mammouth... et encore! non, non!... du rhinocéros à
narines cloisonnées! Ainsi!... On n'a plus rien à découvrir,
mesdames et messieurs, dans la période du rhinocéros à narines
cloisonnées!... Je vous le jure, foi de vieux Bob!... Mon
squelette à moi vient de l'époque chelléenne, comme vous dites en
France... Pourquoi riez-vous, espèces d'ânes!... Tandis que je ne
suis même point sûr que l'Elephas antiquus des Rochers Rouges date
de l'époque moustérienne! Et pourquoi pas de l'époque solutréenne?
Ou encore, ou encore! De l'époque magdalénienne!... Non! non! c'en
est trop! Un Elephas antiquus de l'époque magdalénienne, ça n'est
pas possible! Cet Elephas me rendra fou! Cet Antiquus me rendra
malade! Ah! j'en mourrai de joie... pauvres Baoussé-Roussé!»

Mrs. Edith eut la cruauté d'interrompre la jubilation du vieux Bob
en lui annonçant que le prince Galitch, qui s'était rendu
acquéreur de la grotte de Roméo et Juliette, aux Rochers Rouges,
devait avoir fait une découverte tout à fait sensationnelle, car
elle l'avait vu, le lendemain même du départ du vieux Bob pour
Paris, passer devant le fort d'Hercule, emportant sous son bras
une petite caisse qu'il lui avait montrée en lui disant: «Voyez-
vous, mistress Rance, j'ai là un trésor! Oh! un véritable trésor!»
Elle avait demandé ce que c'était que ce trésor, mais l'autre
l'avait agacée, disant qu'il voulait en faire la surprise au vieux
Bob, à son retour! Enfin le prince Galitch lui avait avoué qu'il
venait de découvrir «le plus vieux crâne de l'humanité»!

Mrs. Edith n'avait pas plutôt prononcé cette phrase que toute la
gaieté du vieux Bob s'écroula; une fureur souveraine se répandit
sur ses traits ravagés et il cria:

«Ça n'est pas vrai!... Le plus vieux crâne de l'humanité, il est
au vieux Bob! C'est le crâne du vieux Bob!»

Et il hurla:

«Mattoni! Mattoni! fais apporter ma malle, ici!... ici!...»

Justement Mattoni traversait la Cour de Charles le Téméraire avec
le bagage du vieux Bob sur son dos. Il obéit au professeur et
apporta la malle devant nous. Sur quoi le vieux Bob, prenant son
trousseau de clefs, se jeta à genoux et ouvrit la caisse. De cette
caisse, qui contenait des effets et du linge pliés avec beaucoup
d'ordre, il sortit un carton à chapeau et, de ce carton à chapeau,
il sortit un crâne qu'il déposa au milieu de la table, parmi nos
tasses à café.

«Le plus vieux crâne de l'humanité, dit-il, le voilà!... C'est le
crâne du vieux Bob!... Regardez-le!... C'est lui! Le vieux Bob ne
sort jamais sans son crâne!...»

Et il le prit et se mit à le caresser, les yeux brillants et ses
lèvres épaisses écartées à nouveau par le rire. Si vous voulez
bien vous représenter que le vieux Bob savait imparfaitement le
français et le prononçait mi à l'anglaise, mi à l'espagnole -- il
parlait parfaitement l'espagnol -- vous voyez et vous entendez la
scène! Rouletabille et moi, nous n'en pouvions plus et nous nous
tenions les côtes de rire. D'autant mieux que, dans ses discours,
le vieux Bob s'interrompait lui-même de rire pour nous demander
quel était l'objet de notre gaieté. Sa colère eut auprès de nous
plus de succès encore, et il n'est pas jusqu'à Mme Darzac qui ne
s'essuyât les yeux, parce que, en vérité, le vieux Bob était drôle
à faire pleurer avec son plus vieux crâne de l'humanité. Je pus
constater à cette heure où nous prenions le café qu'un crâne de
deux cent mille ans n'est point effrayant à voir, surtout si,
comme celui-là, il a toutes ses dents.

Soudain le vieux Bob devint sérieux. Il éleva le crâne dans la
main droite et, l'index de la main gauche appuyé au front de
l'ancêtre:

«Lorsqu'on regarde le crâne par le haut, on note une forme
pentagonale très nette, qui est due au développement notable des
bosses pariétales et à la saillie de l'écaille de l'occipital! La
grande largeur de la face tient au développement exagéré des
accords zygomatiques!... Tandis que, dans la tête des troglodytes
des Baoussé-Roussé, qu'est-ce que j'aperçois?...»

Je ne saurais dire ce que le vieux Bob aperçut, dans ce moment-là,
dans la tête des troglodytes, car je ne l'écoutais plus, mais je
le regardais. Et je n'avais plus envie de rire du tout. Le vieux
Bob me parut effrayant, farouche, factice comme un vieux cabot,
avec sa gaieté en fer-blanc et sa science de pacotille. Je ne le
quittai plus des yeux. Il me sembla que ses cheveux remuaient!
Oui, comme remue une perruque. Une pensée, la pensée de Larsan qui
ne me quittait plus jamais complètement m'embrasa la cervelle;
j'allais peut-être parler quand un bras se glissa sous le mien, et
je fus entraîné par Rouletabille.

«Qu'avez-vous, Sainclair?... me demanda, sur un ton affectueux, le
jeune homme.

-- Mon ami, fis-je, je ne vous le dirai point, car vous vous
moqueriez encore de moi...»

Il ne me répondit pas tout d'abord et m'entraîna vers le boulevard
de l'Ouest. Là, il regarda autour de lui, vit que nous étions
seuls, et me dit:

«Non, Sainclair, non... Je ne me moquerai point de vous... Car
vous êtes dans la vérité en le voyant partout autour de vous. S'il
n'y était point tout à l'heure, il y est peut-être maintenant...
Ah! il est plus fort que les pierres!... Il est plus fort que
tout!... Je le redoute moins dehors que dedans!... Et je serais
bien heureux que ces pierres que j'ai appelées à mon secours pour
l'empêcher d'entrer m'aident à le retenir... Car, Sainclair, JE LE
SENS ICI!»

Je serrai la main de Rouletabille, car moi aussi, chose
singulière, j'avais cette impression... Je sentais sur moi les
yeux de Larsan... Je l'entendais respirer... Quand cette sensation
avait-elle commencé? Je n'aurais pu le dire... Mais il me semblait
qu'elle m'était venue avec le vieux Bob.

Je dis à Rouletabille, avec inquiétude:

«Le vieux Bob?»

Il ne me répondit pas. Au bout de quelques instants, il fit:

«Prenez-vous toutes les cinq minutes la main gauche avec la main
droite et demandez-vous: «Est-ce toi, Larsan?» Quand vous vous
serez répondu, ne soyez pas trop rassuré, car il vous aura peut-
être menti et il sera déjà dans votre peau que vous n'en saurez
rien encore!»

Sur quoi, Rouletabille me laissa seul sur le boulevard de l'Ouest.
C'est là que le père Jacques vint me trouver. Il m'apportait une
dépêche. Avant de la lire, je le félicitai sur sa bonne mine.
Comme nous tous, il avait cependant passé une nuit blanche; mais
il m'expliqua que le plaisir de voir enfin sa maîtresse heureuse
le rajeunissait de dix ans. Puis il tenta de me demander les
motifs de la veille étrange qu'on lui avait imposée et le pourquoi
de tous les événements qui se poursuivaient au château depuis
l'arrivée de Rouletabille et des précautions exceptionnelles qui
avaient été prises pour en défendre l'entrée à tout étranger. Il
ajouta même que, si cet affreux Larsan n'était point mort, il
serait porté à croire qu'on redoutait son retour. Je lui répondis
que ce n'était point le moment de raisonner et que, s'il était un
brave homme, il devait, comme tous les autres serviteurs, observer
la consigne en soldat, sans essayer d'y rien comprendre ni surtout
de la discuter. Il me salua et s'éloigna en hochant la tête. Cet
homme était évidemment très intrigué et il ne me déplaisait point
que, puisqu'il avait la surveillance de la porte Nord, il songeât
à Larsan. Lui aussi avait failli être victime de Larsan; il ne
l'avait pas oublié. Il s'en tiendrait mieux sur ses gardes.

Je ne me pressais point d'ouvrir cette dépêche que le père Jacques
m'avait apportée et j'avais tort, car elle me parut
extraordinairement intéressante dès le premier coup d'oeil que j'y
portai. Mon ami de Paris qui, sur ma prière, m'avait déjà
renseigné sur Brignolles m'apprenait que ledit Brignolles avait
quitté Paris la veille au soir pour le midi. Il avait pris le
train de dix heures trente-cinq minutes du soir. Mon ami me disait
qu'il avait des raisons de croire que Brignolles avait pris un
billet pour Nice.

Qu'est-ce que Brignolles venait faire à Nice? C'est une question
que je me posai et que, dans un sot accès d'amour-propre, que j'ai
bien regretté depuis, je ne soumis point à Rouletabille. Celui-ci
s'était si bien moqué de moi lorsque je lui avais montré la
première dépêche m'annonçant que Brignolles n'avait point quitté
Paris, que je résolus de ne point lui faire part de celle qui
m'affirmait son départ. Puisque Brignolles avait si peu
d'importance pour lui, je n'aurais garde de «l'excéder» avec
Brignolles! Et je gardai Brignolles pour moi tout seul! Si bien
que, prenant mon air le plus indifférent, je rejoignis
Rouletabille dans la Cour de Charles le Téméraire. Il était en
train de consolider avec des barres de fer la lourde planche de
chêne circulaire qui fermait l'ouverture du puits, et il me
démontra que, même si le puits communiquait avec la mer, il serait
impossible à quelqu'un qui tenterait de s'introduire dans le
château par ce chemin de soulever cette planche, et qu'il devrait
renoncer à son projet. Il était en sueur, les bras nus, le col
arraché, un lourd marteau à la main. Je trouvai qu'il se donnait
bien du mouvement pour une besogne relativement simple, et je ne
pus me retenir de le lui dire, comme un sot qui ne voit pas plus
loin que le bout de son nez! Est-ce que je n'aurais pas dû deviner
que ce garçon s'exténuait volontairement, et qu'il ne se livrait à
toute cette fatigue physique que pour s'efforcer d'oublier le
chagrin qui lui brûlait sa brave petite âme? Mais non! Je n'ai pu
comprendre cela qu'une demi-heure plus tard, en le surprenant
étendu sur les pierres en ruines de la chapelle, exhalant, dans le
sommeil qui était venu le terrasser sur ce lit un peu rude, un
mot, un simple mot qui me renseignait suffisamment sur son état
d'âme: «Maman!...» Rouletabille rêvait de la Dame en noir!... Il
rêvait peut-être qu'il l'embrassait comme autrefois, quand il
était tout petit et qu'il arrivait tout rouge d'avoir couru, dans
le parloir du collège d'Eu. J'attendis alors un instant, me
demandant avec inquiétude s'il fallait le laisser là et s'il
n'allait point par hasard dans son sommeil laisser échapper son
secret. Mais, ayant avec ce mot soulagé son coeur, il ne laissa
plus entendre qu'une musique sonore. Rouletabille ronflait comme
une toupie. Je crois bien que c'était la première fois que
Rouletabille dormait «réellement» depuis notre arrivée de Paris.

J'en profitai pour quitter le château sans avertir personne, et,
bientôt, ma dépêche en poche, je prenais le train pour Nice.
Ensuite j'eus l'occasion de lire cet écho de première page du
Petit Niçois: «Le professeur Stangerson est arrivé à Garavan où il
va passer quelques semaines chez Mr Arthur Rance, qui s'est rendu
acquéreur du fort d'Hercule et qui, aidé de la gracieuse
Mrs. Arthur Rance, se plaît à offrir la plus exquise hospitalité à
ses amis dans ce cadre pittoresque et moyenâgeux. À la dernière
minute nous apprenons que la fille du professeur Stangerson, dont
le mariage avec M. Robert Darzac vient d'être célébré à Paris, est
arrivée également au fort d'Hercule avec le jeune et célèbre
professeur de la Sorbonne. Ces nouveaux hôtes nous descendent du
Nord au moment où tous les étrangers nous quittent. Combien ils
ont raison! Il n'est point de plus beau printemps au monde que
celui de la côte d'azur!»

À Nice, dissimulé derrière une vitre du buffet, je guettai
l'arrivée du train de Paris dans lequel pouvait se trouver
Brignolles. Et, justement, je vis descendre mon Brignolles! Ah!
mon coeur battait ferme, car enfin ce voyage dont il n'avait point
fait part à M. Darzac ne me paraissait rien moins que naturel! Et
puis, je n'avais pas la berlue: Brignolles se cachait. Brignolles
baissait le nez. Brignolles se glissait, rapide comme un voleur,
parmi les voyageurs, vers la sortie. Mais j'étais derrière lui. Il
sauta dans une voiture fermée, je me précipitai dans une voiture
non moins fermée. Place Masséna, il quitta son fiacre, se dirigea
vers la jetée-promenade et là, prit une autre voiture; je le
suivais toujours. Ces manoeuvres me paraissaient de plus en plus
louches. Enfin la voiture de Brignolles s'engagea sur la route de
la corniche et, prudemment, je pris le même chemin que lui. Les
nombreux détours de cette route, ses courbes accentuées me
permettaient de voir sans être vu. J'avais promis un fort
pourboire à mon cocher s'il m'aidait à réaliser ce programme, et
il s'y employa le mieux du monde. Ainsi arrivâmes-nous à la gare
de Beaulieu. Là, je fus bien étonné de voir la voiture de
Brignolles s'arrêter à la gare, et Brignolles descendre, régler
son cocher et entrer dans la salle d'attente. Il allait prendre un
train. Comment faire? Si je voulais monter dans le même train que
lui, n'allait-il point m'apercevoir dans cette petite gare, sur ce
quai désert? Enfin, je devais tenter le coup. S'il m'apercevait,
j'en serais quitte pour feindre la surprise et ne plus le lâcher
jusqu'à ce que je fusse sûr de ce qu'il venait faire dans ces
parages. Mais la chose se passa fort bien et Brignolles ne
m'aperçut pas. Il monta dans un train omnibus qui se dirigeait
vers la frontière italienne. En somme, tous les pas de Brignolles
le rapprochaient du fort d'Hercule. J'étais monté dans le wagon
qui suivait le sien et je surveillai le mouvement des voyageurs à
toutes les gares.

Brignolles ne s'arrêta qu'à Menton. Il avait voulu certainement y
arriver par un autre train que le train de Paris, et dans un
moment où il avait peu de chances de rencontrer des visages de
connaissance à la gare. Je le vis descendre; il avait relevé le
col de son pardessus et enfoncé davantage encore son chapeau de
feutre sur ses yeux. Il jeta un regard circulaire sur le quai, et,
rassuré, se pressa vers la sortie. Dehors, il se jeta dans une
vieille et sordide diligence qui attendait le long du trottoir.
D'un coin de la salle d'attente, j'observai mon Brignolles.
Qu'est-ce qu'il faisait là? Et où allait-il dans cette vieille
guimbarde poussiéreuse? J'interrogeai un employé qui me dit que
cette voiture était la diligence de Sospel.

Sospel est une petite ville pittoresque perdue entre les derniers
contreforts des Alpes, à deux heures et demie de Menton, en
voiture. Aucun chemin de fer n'y passe. C'est l'un des coins les
plus retirés, les plus inconnus de la France et les plus redoutés
des fonctionnaires et... des chasseurs alpins qui y tiennent
garnison. Seulement, le chemin qui y mène est l'un des plus beaux
qui soient, car il faut, pour découvrir Sospel, contourner je ne
sais combien de montagnes, longer de hauts précipices, et suivre,
jusqu'à Castillon, l'étroite et profonde vallée du Careï, tantôt
sauvage comme un paysage de Judée, tantôt verte ou fleurie,
féconde, douce au regard avec le frémissement argenté de ses
innombrables plants d'oliviers qui descendent du ciel jusqu'au lit
clair du torrent par un escalier de géants. J'étais allé à Sospel
quelques années auparavant, avec une bande de touristes anglais,
dans un immense char traîné par huit chevaux, et j'avais gardé de
ce voyage une sensation de vertige que je retrouvai tout entière
dès que le nom fut prononcé. Qu'est-ce que Brignolles allait faire
à Sospel? Il fallait le savoir. La diligence s'était remplie et
déjà elle se mettait en route dans un grand bruit de ferrailles et
de vitres dansantes. Je fis marché avec une voiture de place, et
moi aussi, j'escaladai la vallée du Careï. Ah! comme je regrettais
déjà de n'avoir pas averti Rouletabille! L'attitude bizarre de
Brignolles lui eût donné des idées, des idées utiles, des idées
raisonnables, tandis que moi je ne savais pas «raisonner», je ne
savais que suivre ce Brignolles comme un chien suit son maître ou
un policier son gibier, à la piste. Et encore, si je l'avais bien
suivie, cette piste! C'est dans le moment qu'il ne fallait pour
rien au monde la perdre qu'elle m'échappa, dans le moment où je
venais de faire une découverte formidable! J'avais laissé la
diligence prendre une certaine avance, précaution que j'estimais
nécessaire, et j'arrivais moi-même à Castillon peut-être dix
minutes après Brignolles. Castillon se trouve tout à fait au
sommet de la route entre Menton et Sospel. Mon cocher me demanda
la permission de laisser souffler un peu son cheval et de lui
donner à boire. Je descendis de voiture et qu'est-ce que je vis à
l'entrée d'un tunnel sous lequel il était nécessaire de passer
pour atteindre le versant opposé de la montagne? Brignolles et
Frédéric Larsan!

Je restai planté sur mes pieds comme si, soudain, j'avais pris
racine au sol! Je n'eus pas un cri, pas un geste. J'étais, ma foi,
foudroyé par cette révélation! Puis je repris mon esprit et, en
même temps qu'un sentiment d'horreur m'envahissait pour
Brignolles, un sentiment d'admiration m'envahissait pour moi-même.
Ah! j'avais deviné juste! J'étais le seul à avoir deviné que ce
Brignolles du diable était un danger terrible pour Robert Darzac!
Si l'on m'avait écouté, il y aurait beau temps que le professeur
sorbonien s'en serait séparé! Brignolles, créature de Larsan,
complice de Larsan!... quelle découverte! Quand je disais que les
accidents de laboratoire n'étaient pas naturels! Me croira-t-on,
maintenant? Ainsi, j'avais bien vu Brignolles et Larsan se
parlant, discutant à l'entrée du tunnel de Castillon! Je les avais
vus... Mais où donc étaient-ils passés? Car je ne les voyais
plus... Dans le tunnel, évidemment. Je hâtai le pas, laissant là
mon cocher, et arrivai moi-même sous le tunnel, tâtant dans ma
poche mon revolver. J'étais dans un état! Ah! Qu'est-ce qu'allait
dire Rouletabille, quand je lui raconterais une chose pareille?...
Moi, moi, j'avais découvert Brignolles et Larsan.

... Mais où sont-ils? Je traverse le tunnel tout noir... Pas de
Larsan, pas de Brignolles. Je regarde la route qui descend vers
Sospel... Personne sur la route... Mais, sur ma gauche, vers le
vieux Castillon, il m'a semblé apercevoir deux ombres qui se
hâtent... Elles disparaissent... Je cours... J'arrive au milieu
des ruines... Je m'arrête... Qui me dit que les deux ombres ne me
guettent point derrière un mur?...

Ce vieux Castillon n'était plus habité et pour cause. Il avait été
entièrement ruiné, détruit, par le tremblement de terre de 1887.
Il ne restait plus, çà et là, que quelques pans de murailles
achevant tout doucement de s'écrouler, quelques masures décapitées
et noircies par l'incendie, quelques piliers isolés qui étaient
restés debout, épargnés par la catastrophe et qui se penchaient
mélancoliquement vers le sol, tristes de n'avoir plus rien à
soutenir. Quel silence autour de moi! Avec mille précautions, j'ai
parcouru ces ruines, considérant avec effroi la profondeur des
crevasses que, près de là, la secousse de 1887 avait ouvertes dans
le roc. L'une particulièrement paraissait un puits sans fond et,
comme j'étais penché au-dessus d'elle, me retenant au tronc noirci
d'un olivier, je fus presque bousculé par un coup d'aile. J'en
sentis le vent sur la figure et je reculai en poussant un cri. Un
aigle venait de sortir, rapide comme une flèche, de cet abîme. Il
monta droit au soleil, et puis je le vis redescendre vers moi et
décrire des cercles menaçants au-dessus de ma tête, poussant des
clameurs sauvages comme pour me reprocher d'être venu le troubler
dans ce royaume de solitude et de mort que le feu de la terre lui
avait donné.

Avais-je été victime d'une illusion? Je ne revis plus mes deux
ombres... Étais-je encore le jouet de mon imagination, en
ramassant sur le chemin un morceau de papier à lettre qui me parut
ressembler singulièrement à celui dont M. Robert Darzac se servait
à la Sorbonne?

Sur ce bout de papier je déchiffrai deux syllabes que je pensai
avoir été tracées par Brignolles. Ces syllabes devaient terminer
un mot dont le commencement manquait. À cause de la déchirure on
ne pouvait plus lire que «bonnet».

Deux heures plus tard, je rentrais au fort d'Hercule et racontai
le tout à Rouletabille qui se borna à mettre le morceau de papier
dans son portefeuille et à me prier de garder le secret de mon
expédition pour moi tout seul.

Étonné de produire si peu d'effet avec une découverte que je
jugeais si importante, je regardai Rouletabille. Il détourna la
tête, mais point assez vite pour qu'il pût me cacher ses yeux
pleins de larmes.

«Rouletabille!» m'écriai-je...

Mais, encore, il me ferma la bouche:

«Silence! Sainclair!»

Je lui pris la main; il avait la fièvre. Et je pensai bien que
cette agitation ne lui venait point seulement de préoccupations
relatives à Larsan. Je lui reprochai de me cacher ce qui se
passait entre lui et la Dame en noir, mais il ne me répondit pas,
suivant sa coutume, et s'éloigna une fois de plus en poussant un
profond soupir.

On m'avait attendu pour dîner. Il était tard. Le dîner fut lugubre
malgré les éclats de la gaieté du vieux Bob. Nous n'essayions même
plus de nous dissimuler l'atroce angoisse qui nous glaçait le
coeur. On eût dit que chacun de nous était renseigné sur le coup
qui nous menaçait et que le drame pesait déjà sur nos têtes. M. et
Mme Darzac ne mangeaient pas. Mrs. Edith me regardait d'une
singulière façon. À dix heures, j'allai prendre ma faction, avec
soulagement, sous la poterne du jardinier. Pendant que j'étais
dans la petite salle du conseil, la Dame en noir et Rouletabille
passèrent sous la voûte. Un falot les éclairait. Mme Darzac
m'apparut dans un état d'exaltation remarquable. Elle suppliait
Rouletabille avec des mots que je ne saisissais pas. Je n'entendis
de cette sorte d'altercation qu'un seul mot prononcé par
Rouletabille: «Voleur!»... Tous deux étaient entrés dans la Cour
du Téméraire... La Dame en noir tendit vers le jeune homme des
bras qu'il ne vit pas, car il la quitta aussitôt et s'en fut
s'enfermer dans sa chambre... Elle resta seule un instant, dans la
cour, s'appuya au tronc de l'eucalyptus dans une attitude de
douleur inexprimable, puis rentra à pas lents dans la Tour Carrée.

Nous étions au 10 avril. L'attaque de la Tour Carrée devait se
produire dans la nuit du 11 au 12.



X
La journée du 11.

Cette attaque eut lieu dans des conditions si mystérieuses et si
en dehors de la raison humaine, apparemment, que le lecteur me
permettra, pour mieux lui faire saisir tout ce que l'événement eut
de tragiquement déraisonnable, d'insister sur certaines
particularités de l'emploi de notre temps dans la journée du 11.

1° La matinée.

Toute cette journée fut d'une chaleur accablante et les heures de
garde furent particulièrement pénibles. Le soleil était torride et
il nous eût été douloureux de surveiller la mer qui brûlait comme
une plaque d'acier chauffée à blanc, si nous n'avions été munis de
lorgnons de verres fumés dont il est difficile de se passer dans
ce pays, la saison d'hiver écoulée.

À neuf heures, je descendis de ma chambre et allai sous la
poterne, dans la salle dite par nous du conseil de guerre, relever
de sa garde Rouletabille. Je n'eus point le temps de lui poser la
moindre question, car M. Darzac arriva sur ces entrefaites, nous
annonçant qu'il avait à nous dire des choses fort importantes.
Nous lui demandâmes avec anxiété de quoi il s'agissait, et il nous
répondit qu'il voulait quitter le fort d'Hercule avec Mme Darzac.
Cette déclaration nous laissa d'abord muets de surprise, le jeune
reporter et moi. Je fus le premier à dissuader M. Darzac de
commettre une pareille imprudence. Rouletabille demanda froidement
à M. Darzac la raison qui l'avait soudain déterminé à ce départ.
Il nous renseigna en nous rapportant une scène qui s'était passée
la veille au soir au château, et nous saisîmes, en effet, combien
la situation des Darzac devenait difficile au fort d'Hercule.
L'affaire tenait en une phrase: «Mrs. Edith avait eu une attaque
de nerfs!» Nous comprîmes immédiatement à propos de quoi, car il
ne faisait pas de doute pour Rouletabille et pour moi que la
jalousie de Mrs. Edith allait chaque heure grandissante et qu'elle
supportait de plus en plus avec impatience les attentions de son
mari pour Mme Darzac. Les bruits de la dernière querelle qu'elle
avait cherchée à Mr Rance avaient traversé, la nuit dernière, les
murs pourtant épais de la Louve, et M. Darzac, qui passait
tranquillement dans la baille accomplissant, à son tour, son
service de surveillance et faisant sa ronde, avait été touché par
quelques échos de cette effroyable colère.

Rouletabille tint, en cette circonstance, comme toujours, à
M. Darzac, le langage de la raison. Il lui accorda en principe que
son séjour et celui de Mme Darzac au fort d'Hercule devaient être,
le plus possible, abrégés; mais aussi il lui fit entendre qu'il y
allait de leur sécurité à tous deux que leur départ ne fût point
trop précipité. Une nouvelle lutte était engagée entre eux et
Larsan. S'ils s'en allaient, Larsan saurait toujours bien les
rejoindre, et dans un pays et dans un moment où ils l'attendraient
le moins. Ici, ils étaient prévenus, ils étaient sur leurs gardes,
car ils savaient. À l'étranger, ils se trouveraient à la merci de
tout ce qui les entourerait, car ils n'auraient point les remparts
du fort d'Hercule pour les défendre. Certes! cette situation ne
pourrait se prolonger, mais Rouletabille demandait encore huit
jours, pas un de plus, pas un de moins. «Huit jours, leur dit
Colomb, et je vous donne un monde», Rouletabille eût volontiers
dit: «Huit jours, et dans huit jours je vous livre Larsan.» Il ne
le disait pas, mais on sentait bien qu'il le pensait.

M. Darzac nous quitta en haussant les épaules. Il paraissait
furieux. C'était la première fois que nous lui voyions cette
humeur.

Rouletabille dit:

«Mme Darzac ne nous quittera pas et M. Darzac restera.»

Et il s'en alla à son tour.

Quelques instants plus tard, je vis arriver Mrs. Edith. Elle avait
une toilette charmante, d'une simplicité qui lui seyait
merveilleusement. Elle fut tout de suite coquette avec moi,
montrant une gaieté un peu forcée et se moquant joliment du métier
que je faisais. Je lui répondis un peu vivement qu'elle manquait
de charité puisqu'elle n'ignorait point que tout le mal
exceptionnel que nous nous donnions et que la pénible surveillance
à laquelle nous nous astreignions sauvaient peut-être, dans le
moment, la meilleure des femmes. Alors, elle s'écria, en éclatant
de rire:

«La Dame en noir!... Elle vous a donc tous ensorcelés!...»

Mon Dieu! Qu'elle avait un joli rire! En d'autres temps, certes!
Je n'eusse point permis qu'on parlât ainsi à la légère de la Dame
en noir, mais je n'eus point, ce matin-là, le courage de me
fâcher... Au contraire, je ris avec Mrs. Edith.

«C'est que c'est un peu vrai, fis-je...

-- Mon mari en est encore fou!... Jamais je ne l'aurais cru si
romanesque!... Mais, moi aussi, ajouta-t-elle assez drôlement, je
suis romanesque...»

Et elle me regarda de cet oeil curieux qui, déjà, m'avait tant
troublé...

«Ah!...»

C'est tout ce que je trouvais à dire.

«Ainsi, j'ai beaucoup de plaisir, continua-t-elle, à la
conversation du prince Galitch, qui est certainement plus
romanesque que vous tous!»

Je dus faire une drôle de mine, car elle en marqua un bruyant
amusement. Quelle petite femme bizarre!

Alors, je lui demandai qui était ce prince Galitch dont elle nous
parlait souvent et qu'on ne voyait jamais.

Elle me répliqua qu'on le verrait au déjeuner, car elle l'avait
invité à notre intention; et elle me donna, sur lui, quelques
détails.

J'appris ainsi que le prince Galitch est un des plus riches
boyards de cette partie de la Russie appelée «Terre noire»,
féconde entre toutes, placée entre les forêts du Nord et les
steppes du midi.

Héritier, dès l'âge de vingt ans, d'un des plus vastes patrimoines
moscovites, il avait su encore l'agrandir par une gestion économe
et intelligente dont on n'eût point cru capable un jeune homme qui
avait eu jusqu'alors pour principale occupation la chasse et les
livres. On le disait sobre, avare et poète. Il avait hérité de son
père, à la cour, une haute situation. Il était chambellan de sa
majesté et l'on supposait que l'empereur, à cause des immenses
services rendus par le père, avait pris le fils en particulière
affection. Avec cela, il était délicat comme une femme à la fois
et fort comme un turc. Bref, ce gentilhomme russe avait tout pour
lui. Sans le connaître, il m'était déjà antipathique. Quant à ses
relations avec les Rance, elles étaient d'excellent voisinage.
Ayant acheté depuis deux ans la propriété magnifique que ses
jardins suspendus, ses terrasses fleuries, ses balcons embaumés
avaient fait surnommer, à Garavan, «les jardins de Babylone», il
avait eu l'occasion de rendre quelques services à Mrs. Edith
lorsque celle-ci avait achevé de transformer la baille du château
en un jardin exotique. Il lui avait fait cadeau de certaines
plantes qui avaient fait revivre dans quelques coins du fort
d'Hercule une végétation à peu près retenue jusqu'alors aux rives
du Tigre et de l'Euphrate. Mr Rance avait invité quelquefois le
prince à dîner, à la suite de quoi le prince avait envoyé, en
guise de fleurs, un palmier de Ninive ou un cactus dit de
Sémiramis. Cela ne lui coûtait rien. Il en avait trop, il en était
gêné, et il préférait garder pour lui les roses. Mrs. Edith avait
pris un certain intérêt à la fréquentation du jeune boyard, à
cause des vers qu'il lui disait. Après les lui avoir dits en
russe, il les traduisait en anglais et il lui en avait même fait,
en anglais, pour elle, pour elle seule. Des vers, de vrais vers
d'un poète, dédiés à Mrs. Edith! Celle-ci en avait été si flattée
qu'elle avait demandé à ce russe qui lui avait fait des vers
anglais de les lui traduire en russe. C'étaient là jeux
littéraires qui amusaient beaucoup Mrs. Edith, mais qu'Arthur
Rance goûtait peu. Celui-ci ne cachait pas, du reste, que le
prince Galitch ne lui plaisait qu'à moitié, et, s'il en était
ainsi, ce n'était point que la moitié qui déplaisait à Mr Rance
chez le prince Galitch fût précisément la moitié qui intéressait
tant sa femme, c'est-à-dire la «moitié poète»; non, c'était la
«moitié avare». Il ne comprenait pas qu'un poète fût avare.
J'étais bien de son avis. Le prince n'avait point d'équipage. Il
prenait le tramway et souvent faisait son marché lui-même, assisté
de son seul domestique Ivan, qui portait le panier aux provisions.
Et il se disputait, ajoutait la jeune femme, qui tenait ce détail
de sa propre cuisinière, -- il se disputait chez les marchandes de
poisson, à propos d'une rascasse, pour deux sous. Chose bizarre,
cette extrême avarice ne répugnait point à Mrs. Edith qui lui
trouvait une certaine originalité. Enfin, nul n'était jamais entré
chez lui. Jamais il n'avait invité les Rance à venir admirer ses
jardins.

«Il est beau? demandai-je à Mrs. Edith quand celle-ci eut fini son
panégyrique.

-- Trop beau! me répliqua-t-elle. Vous verrez!...»

Je ne saurais dire pourquoi cette réponse me fut particulièrement
désagréable. Je ne fis qu'y penser après le départ de Mrs. Edith
et jusqu'à la fin de mon service de garde qui se termina à onze
heures et demie.

Le premier coup de cloche du déjeuner venait de sonner; je courus
me laver les mains et faire un bout de toilette et je montai les
degrés de la Louve rapidement, croyant que le déjeuner serait
servi dans cette tour; mais je m'arrêtai dans le vestibule, tout
étonné d'entendre de la musique. Qui donc, dans les circonstances
actuelles, osait, au fort d'Hercule, jouer du piano? Eh! mais, on
chantait; oui, une voix douce, douce et mâle à la fois, en
sourdine, chantait. C'était un chant étrange, une mélopée tantôt
plaintive, tantôt menaçante. Je la sais maintenant par coeur; je
l'ai tant entendue depuis! Ah! vous la connaissez bien peut-être
si vous avez franchi les frontières de la froide Lithuanie, si
vous êtes entré une fois dans le vaste empire du nord. C'est le
chant des vierges demi-nues qui entraînent le voyageur dans les
flots et le noient sans miséricorde; c'est le chant du Lac de
Willis, que Sienkiewicz a fait entendre un jour immortel à Michel
Vereszezaka. Écoutez ça:

«Si vous approchez du Switez aux heures de la nuit, le front
tourné vers le lac, des étoiles sur vos têtes, des étoiles sous
vos pieds, et deux lunes pareilles s'offriront à vos yeux... tu
vois cette plante qui caresse le rivage, ce sont les épouses et
les filles de Switez que Dieu a changées en fleurs. Elles
balancent au-dessus de l'abîme leurs têtes blanches comme des
phalènes; leur feuille est verte comme l'aiguille du mélèze
argentée par les frimas...

«Image de l'innocence pendant la vie, elles ont gardé sa robe
virginale après la mort; elles vivent dans l'ombre et ne souffrent
point de souillure; des mains mortelles n'oseraient y toucher.

«Le tsar et sa horde en firent un jour l'expérience, lorsque après
avoir cueilli ces belles fleurs ils voulurent en orner leurs
tempes et leurs casques d'acier.

«Tous ceux qui étendirent leurs mains sur les flots (si terrible
est le pouvoir de ces fleurs!) furent atteints du haut mal ou
frappés de mort subite.

«Quand le temps eut effacé ces choses de la mémoire des hommes,
seul, le souvenir du châtiment s'est conservé pour le peuple, et
le peuple en le perpétuant par ses récits, appelle aujourd'hui
tsars les fleurs du Switez!...

«Cela disant, la Dame du lac s'éloigna lentement; le lac
s'entrouvrit jusqu'au plus profond de ses entrailles; mais le
regard cherchait en vain la belle inconnue qui s'était couvert la
tête d'une vague et dont on n'a jamais plus entendu parler...»

C'étaient les paroles mêmes, les paroles traduites de la chanson
que murmurait la voix à la fois douce et mâle, pendant que le
piano faisait entendre un accompagnement mélancolique. Je poussai
la porte de la salle et je me trouvai en face d'un jeune homme qui
se leva. Aussitôt, derrière moi, j'entendis le pas de Mrs. Edith.
Elle nous présenta. J'avais devant moi le prince Galitch.

Le prince était ce que l'on est convenu d'appeler dans les romans:
«un beau et pensif jeune homme»; son profil droit et un peu dur
aurait donné à sa physionomie un aspect particulièrement sévère,
si ses yeux, d'une clarté et d'une douceur et d'une candeur
troublantes, n'eussent laissé transparaître une âme presque
enfantine. Ils étaient entourés de longs cils noirs, si noirs
qu'ils ne l'eussent point été davantage s'ils avaient été brossés
au khol; et, quand on avait remarqué cette particularité des cils,
on avait, du coup, saisi la raison de toute l'étrangeté de cette
physionomie. La peau du visage était presque trop fraîche, ainsi
qu'elle est au visage des femmes savamment maquillées et des
phtisiques. Telle fut mon impression; mais j'étais trop intimement
prévenu contre ce prince Galitch pour y attacher raisonnablement
quelque importance. Je le jugeai trop jeune, sans doute parce que
je ne l'étais plus assez.

Je ne trouvai rien à dire à ce trop beau jeune homme qui chantait
des poèmes si exotiques; Mrs. Edith sourit de mon embarras, me
prit le bras -- ce qui me fit grand plaisir -- et nous emmena à
travers les buissons parfumés de la baille, en attendant le second
coup de cloche du déjeuner qui devait être servi sous la cabane de
palmes sèches, au terre-plein de la Tour du Téméraire.

2° Le déjeuner et ce qui s'en suivit. Une terreur contagieuse
s'empare de nous.

À midi, nous nous mettions à table sur la terrasse du téméraire,
d'où la vue était incomparable. Les feuilles de palmier nous
couvraient d'une ombre propice; mais, hors de cette ombre,
l'embrasement de la terre et des cieux était tel que nos yeux n'en
auraient pu supporter l'éclat si nous n'avions tous pris la
précaution de mettre ces binocles noirs dont j'ai parlé au début
de ce chapitre.

À ce déjeuner se trouvaient: M. Stangerson, Mathilde, le vieux
Bob, M. Darzac, Mr Arthur Rance, Mrs. Edith, Rouletabille, le
prince Galitch et moi. Rouletabille tournait le dos à la mer,
s'occupant fort peu des convives, et était placé de telle sorte
qu'il pouvait surveiller tout ce qui se passait dans toute
l'étendue du château fort. Les domestiques étaient à leurs postes;
le père Jacques à la grille d'entrée, Mattoni à la poterne du
jardinier et les Bernier dans la Tour Carrée, devant la porte de
l'appartement de M. et de Mme Darzac.

Le début du repas fut assez silencieux. Je nous regardai. Nous
étions presque inquiétants à contempler, autour de cette table,
muets, penchant les uns vers les autres nos vitres noires derrière
lesquelles il était aussi impossible d'apercevoir nos prunelles
que nos pensées.

Le prince Galitch parla le premier.

Il fut tout à fait aimable avec Rouletabille et, comme il essayait
un compliment sur la renommée du reporter, celui-ci le bouscula un
peu. Le prince n'en parut point froissé, mais il expliqua qu'il
s'intéressait particulièrement aux faits et gestes de mon ami en
sa qualité de sujet du tsar, depuis qu'il savait que Rouletabille
devait partir prochainement pour la Russie. Mais le reporter
répliqua que rien encore n'était décidé et qu'il attendait des
ordres de son journal; sur quoi le prince s'étonna en tirant un
journal de sa poche. C'était une feuille de son pays dont il nous
traduisit quelques lignes annonçant l'arrivée prochaine à Saint-
Pétersbourg de Rouletabille. Il se passait là-bas, à ce que nous
conta le prince, des événements si incroyables et si dénués
apparemment de logique dans la haute sphère gouvernementale que,
sur le conseil même du chef de la sûreté de Paris, le maître de la
police avait résolu de prier le journal l'Époque de lui prêter son
jeune reporter. Le prince Galitch avait si bien présenté la chose
que Rouletabille rougit jusqu'aux deux oreilles et qu'il répliqua
sèchement qu'il n'avait jamais, même dans sa courte vie, fait
oeuvre policière et que le chef de la Sûreté de Paris et le maître
de la police de Saint-Pétersbourg étaient deux imbéciles. Le
prince se prit à rire de toutes ses dents, qu'il avait belles et
vraiment je vis bien que son rire n'était point beau, mais féroce
et bête, ma foi, comme un rire d'enfant dans une bouche de grande
personne. Il fut tout à fait de l'avis de Rouletabille et, pour le
prouver, il ajouta:

«Vraiment on est heureux de vous entendre parler de la sorte, car
on demande maintenant au journaliste des besognes qui n'ont point
affaire avec un véritable homme de lettres.»

Rouletabille, indifférent, laissa tomber la conversation.

Mrs. Edith la releva en parlant avec extase de la splendeur de la
nature. Mais, pour elle, il n'était rien de plus beau sur la côte
que les jardins de Babylone, et elle le dit. Elle ajouta avec
malice:

«Ils nous paraissent d'autant plus beaux, qu'on ne peut les voir
que de loin.»

L'attaque était si directe que je crus que le prince allait y
répondre par une invitation.

Mais il n'en fut rien. Mrs. Edith marqua un léger dépit, et elle
déclara tout à coup:

«Je ne veux point vous mentir, prince. Vos jardins, je les ai vus.

-- Comment cela? interrogea Galitch avec un singulier sang-froid.

-- Oui, je les ai visités, et voici comment...»

Alors elle raconta, pendant que le prince se raidissait en une
attitude glacée, comment elle avait vu les jardins de Babylone.

Elle y avait pénétré, comme par mégarde, par derrière, en poussant
une barrière qui faisait communiquer directement ces jardins avec
la montagne. Elle avait marché d'enchantement en enchantement,
mais sans être étonnée. Quand on passait sur le bord de la mer, ce
que l'on apercevait des jardins de Babylone l'avait préparée aux
merveilles dont elle violait si audacieusement le secret. Elle
était arrivée auprès d'un petit étang, tout petit, noir comme de
l'encre, et sur la rive duquel se tenaient un grand lis d'eau et
une petite vieille toute ratatinée, au menton en galoche. En
l'apercevant, le grand lis d'eau et la petite vieille s'étaient
enfuis, celle-ci si légère, qu'elle s'appuyait pour courir sur
celui-là comme elle eût fait d'un bâton. Mrs. Edith avait bien ri.
Elle avait appelé:

«Madame! Madame!»

Mais la petite vieille n'en avait été que plus épouvantée et elle
avait disparu avec son lis derrière un figuier de Barbarie.
Mrs. Edith avait continué sa route, mais ses pas étaient devenus
plus inquiets. Soudain, elle avait entendu un grand froissement de
feuillages et ce bruit particulier que font les oiseaux sauvages
quand, surpris par le chasseur, ils s'échappent de la prison de
verdure où ils se sont blottis. C'était une seconde petite
vieille, plus ratatinée encore que la première, mais moins légère,
et qui s'appuyait sur une vraie canne à bec-de-corbin. Elle
s'évanouit -- c'est-à-dire que Mrs. Edith la perdit de vue au
détour du sentier. Et une troisième petite vieille appuyée sur
deux cannes à bec-de-corbin surgit encore du mystérieux jardin;
elle s'échappa du tronc d'un eucalyptus géant; et elle allait
d'autant plus vite qu'elle avait, pour courir, quatre pattes, tant
de pattes qu'il était tout à fait étonnant qu'elle ne s'y
embrouillât point. Mrs. Edith avançait toujours. Et ainsi elle
parvint jusqu'au perron de marbre habillé de roses de la villa;
mais, la gardant, les trois petites vieilles étaient alignées sur
la plus haute marche, comme trois corneilles sur une branche, et
elles ouvrirent leurs becs menaçants d'où s'échappèrent des
croassements de guerre. Ce fut au tour de Mrs. Edith de s'enfuir.

Mrs. Edith avait raconté son aventure d'une façon si délicieuse et
avec tant de charme emprunté à une littérature falote et enfantine
que j'en fus tout bouleversé et que je compris combien certaines
femmes qui n'ont rien de naturel peuvent l'emporter dans le coeur
d'un homme sur d'autres qui n'ont pour elles que la nature.

Le prince ne parut nullement embarrassé de cette petite histoire.
Il dit, sans sourire:

«Ce sont mes trois fées. Elles ne m'ont jamais quitté depuis que
je suis né au pays de Galitch. Je ne puis travailler ni vivre sans
elles. Je ne sors que lorsqu'elles me le permettent et elles
veillent sur mon labeur poétique avec une jalousie féroce.»

Le prince n'avait pas fini de nous donner cette fantaisiste
explication de la présence des trois vieilles aux jardins de
Babylone, que Walter, le valet du vieux Bob, apporta une dépêche à
Rouletabille. Celui-ci demanda la permission de l'ouvrir, et lut
tout haut:

«-- Revenez le plus tôt possible; vous attendons avec impatience.
Magnifique reportage à faire à Pétersbourg.»

Cette dépêche était signée du rédacteur en chef de l'Époque.

«Eh! qu'en dites-vous, monsieur Rouletabille? demanda le prince;
ne trouvez-vous point, maintenant, que j'étais bien renseigné?»

La Dame en noir n'avait pu retenir un soupir.

«Je n'irai pas à Pétersbourg, déclara Rouletabille.

-- On le regrettera à la cour, fit le prince, j'en suis sûr, et
permettez-moi de vous dire, jeune homme, que vous manquez
l'occasion de votre fortune.»

Le «jeune homme» déplut singulièrement à Rouletabille qui ouvrit
la bouche pour répondre au prince, mais qui la referma, à mon
grand étonnement, sans avoir répondu. Et le prince continua:

«... Vous eussiez trouvé là-bas un terrain d'expériences digne de
vous. On peut tout espérer quand on a été assez fort pour dévoiler
un Larsan!...»

Le mot tomba au milieu de nous avec fracas et nous nous réfugiâmes
derrière nos vitres noires d'un commun mouvement. Le silence qui
suivit fut horrible... Nous restions maintenant immobiles autour
de ce silence-là, comme des statues... Larsan!...

Pourquoi ce nom que nous avions prononcé si souvent depuis
quarante-huit heures, ce nom qui représentait un danger avec
lequel nous commencions de nous familiariser, -- pourquoi, à ce
moment précis, ce nom nous produisit-il un effet que, pour ma
part, je n'avais encore jamais aussi brutalement ressenti? Il me
semblait que j'étais sous le coup de foudre d'un geste magnétique.
Un malaise indéfinissable se glissait dans mes veines. J'aurais
voulu fuir, et il me parut que si je me levais, je n'aurais point
la force de me contenir... Le silence que nous continuions à
garder contribuait à augmenter cet incroyable état d'hypnose...
Pourquoi ne parlait-on pas?... Qu'est-ce que faisait la gaieté du
vieux Bob?... On ne l'avait pas entendue au repas?... Et les
autres, les autres, pourquoi restaient-ils muets derrière leurs
vitres noires?... Tout à coup, je tournai la tête et je regardai
derrière moi. Alors, je compris, à ce geste instinctif, que
j'étais la proie d'un phénomène tout naturel... Quelqu'un me
regardait... Deux yeux étaient fixés sur moi, pesaient sur moi. Je
ne vis point ces yeux et je ne sus d'où me venait ce regard...
Mais il était là... Je le sentais... Et c'était son regard à
lui... Et cependant, il n'y avait personne derrière moi... ni à
droite, ni à gauche, ni en face... personne autour de moi que les
gens qui étaient assis à cette table, immobiles derrière leurs
binocles noirs... Alors... alors, j'eus la certitude que les yeux
de Larsan me regardaient derrière l'un de ces binocles là!... Ah!
les vitres noires! les vitres noires derrière lesquelles se
cachait Larsan!...

Et puis, tout à coup, je ne sentis plus rien... Le regard, sans
doute, avait cessé de regarder... je respirai... Un double soupir
répondit au mien... Est-ce que Rouletabille?... Est-ce que la Dame
en noir auraient, eux aussi, supporté le même poids, dans le même
moment, le poids de ses yeux?... Le vieux Bob disait:

«Prince, je ne crois point que votre dernier os à moelle du milieu
de la période quaternaire...»

Et tous les binocles noirs remuèrent...

Rouletabille se leva et me fit un signe. Je le rejoignis
hâtivement dans la salle du conseil. Aussitôt que je me présentai,
il ferma la porte et me dit:

«Eh bien, l'avez-vous senti?...»

J'étouffais; je murmurai:

«Il est là!... il est là!... À moins que nous ne devenions
fous!...»

Un silence, et je repris, plus calme:

«Vous savez, Rouletabille, qu'il est très possible que nous
devenions fous... Cette hantise de Larsan nous conduira au
cabanon, mon ami!... Il n'y a pas deux jours que nous sommes
enfermés dans ce château, et voyez déjà dans quel état...»

Rouletabille m'interrompit.

«Non! non!... je le sens!... Il est là!... Je le touche!... Mais
où?... Mais quand?... Depuis que je suis entré ici, je sens qu'il
ne faut pas que je m'en éloigne!... Je ne tomberai pas dans le
piège!... Je n'irai pas le chercher dehors, bien que je l'aie vu
dehors!... Bien que vous l'ayez vu, vous-même, dehors!...»

Puis il s'est calmé tout à fait, a froncé les sourcils, a allumé
sa bouffarde et a dit comme aux beaux jours, aux beaux jours où sa
raison, qui ignorait encore le lien qui l'unissait à la Dame en
noir, n'était pas troublée par les mouvements de son coeur:

«Raisonnons!...»

Et il en revint tout de suite à cet argument qu'il nous avait déjà
servi et qu'il se répétait sans cesse à lui-même pour ne point,
disait-il, se laisser séduire par le côté extérieur des choses.
«Ne point chercher Larsan là où il se montre, le chercher partout
où il se cache.»

Ceci suivi de cet autre argument complémentaire:

«Il ne se montre si bien là où il paraît être que pour qu'on ne le
voie pas là où il est.»

Et il reprit:

«Ah! le côté extérieur des choses! Voyez-vous, Sainclair; il y a
des moments où, pour raisonner, je voudrais pouvoir m'arracher les
yeux. Arrachons-nous les yeux, Sainclair; cinq minutes... cinq
minutes seulement... et nous verrons peut-être clair!»

Il s'assit, posa sa pipe sur la table, se prit la tête dans les
mains et dit:

«Voici, je n'ai plus d'yeux. Dites-moi, Sainclair: qu'y a-t-il à
l'intérieur des pierres?

-- Qu'est-ce que je vois à l'intérieur des pierres? répétai je.

-- Eh non! Eh non! vous n'avez plus d'yeux, vous ne voyez plus
rien! Énumérez sans voir! ÉNUMÉREZ-LES TOUS!

-- Il y a d'abord vous et moi, fis-je, comprenant enfin où il
voulait en venir.

-- Très bien.

-- Ni vous, ni moi, continuai-je, ne sommes Larsan.

-- Pourquoi?

-- Pourquoi?... Eh! dites-le donc!... Il faut que vous me disiez
pourquoi! J'admets, moi, que je ne suis pas Larsan, j'en suis sûr,
puisque je suis Rouletabille; mais, vis-à-vis de Rouletabille, me
direz-vous pourquoi vous n'êtes pas Larsan?...

-- Parce que vous l'auriez bien vu!...

-- Malheureux! hurla Rouletabille, en s'enfonçant avec plus de
force les poings dans les yeux! Je n'ai plus d'yeux... Je ne peux
pas vous voir!... Si Jarry, de la brigade des jeux, n'avait pas vu
s'asseoir à la banque de Trouville le comte de Maupas, il aurait
juré, par la seule vertu du raisonnement, que l'homme qui prenait
alors les cartes était Ballmeyer! Si Noblet, de la brigade des
garnis, ne s'était trouvé face à face, un soir, chez la Troyon,
avec un homme qu'il reconnut pour être la vicomte Drouet d'Eslon,
il aurait juré que l'homme qu'il venait arrêter et qu'il n'arrêta
pas parce qu'il l'avait vu, était Ballmeyer! Si l'inspecteur
Giraud, qui connaissait le comte de Motteville comme vous me
connaissez, n'avait pas vu, un après-midi, aux courses de
Longchamp, causant à deux de ses amis dans le pesage, n'avait pas
vu, dis-je, le comte de Motteville, il eût arrêté Ballmeyer[3]! Ah!
voyez-vous, Sainclair! ajouta le jeune homme d'une voix sourde et
frémissante, mon père est né avant moi!... et il faut être bien
fort pour «arrêter» mon père!...»

Ceci fut dit avec tant de désespoir, que le peu de force que
j'avais de raisonner s'évanouit tout à fait. Je me bornai à lever
les mains au ciel, geste que Rouletabille ne vit point, car il ne
voulait plus rien voir!...

«Non! non! il ne faut plus rien voir, répéta-t-il... ni vous, ni
M. Stangerson, ni M. Darzac, ni Arthur Rance, ni le vieux Bob, ni
le prince Galitch... Mais il faut savoir pourquoi aucun de ceux-là
ne peut être Larsan! Seulement alors, seulement, je respirerai
derrière les pierres...»

Moi, je ne respirais plus... On entendait, sous la voûte de la
poterne, le pas régulier de Mattoni qui montait sa garde.

«Eh bien, et les domestiques? fis-je avec effort... et Mattoni?...
et les autres?

-- Je sais, je suis sûr qu'ils n'ont point quitté le fort
d'Hercule pendant que Larsan apparaissait à Mme Darzac et à
M. Darzac, en gare de Bourg...

-- Avouez encore, Rouletabille, fis-je, que vous ne vous en
occupez pas, parce que tout à l'heure, ils n'étaient point
derrière les binocles noirs!»

Rouletabille frappa du pied, et s'écria: «Taisez-vous! Taisez-
vous, Sainclair!... Vous allez me rendre plus nerveux que ma
mère!»

Cette phrase, dite dans la colère, me frappa étrangement. J'eus
voulu questionner Rouletabille sur l'état d'esprit de la Dame en
noir, mais il avait repris, posément:

«1° Sainclair n'est pas Larsan puisque Sainclair était au Tréport
avec moi pendant que Larsan était à Bourg.

«2° Le professeur Stangerson n'est pas Larsan, puisqu'il était sur
la ligne de Dijon à Lyon pendant que Larsan était à Bourg. En
effet, arrivés à Lyon, une minute avant lui, M. et Mme Darzac le
virent descendre de son train.

«Mais tous les autres, s'il est suffisant de pouvoir être à Bourg
à ce moment-là pour être Larsan, peuvent être Larsan, car tous
pouvaient être à Bourg.

«D'abord M. Darzac y était; ensuite Arthur Rance a été absent les
deux jours qui ont précédé l'arrivée du professeur et de
M. Darzac. Il arrivait tout juste à Menton pour les recevoir
(Mrs. Edith elle-même, sur mes questions, que je posais à bon
escient, m'a avoué que, ces deux jours-là, son mari avait dû
s'absenter pour affaires). Le vieux Bob faisait son voyage à
Paris. Enfin, le prince Galitch n'a pas été vu aux grottes ni hors
des jardins de Babylone...

«Prenons d'abord M. Darzac.

-- Rouletabille! m'écriai-je, c'est un sacrilège!

-- Je le sais bien!

-- Et c'est une stupidité!...

-- Je le sais aussi... Mais pourquoi?

-- Parce que, fis-je, hors de moi, Larsan a beau avoir du génie;
il pourra peut-être tromper un policier, un journaliste, un
reporter, et, je le dis: un Rouletabille... il pourra peut-être
tromper un ami, quelques instants, je l'admets... Mais il ne
pourra jamais tromper une fille au point de se faire passer pour
son père -- ceci pour vous rassurer sur le cas de M. Stangerson --
ni une femme, au point de se faire passer pour son fiancé. Eh! mon
ami, Mathilde Stangerson connaissait M. Darzac avant qu'elle n'eût
franchi à son bras le fort d'Hercule!...

-- Et elle connaissait aussi Larsan! ajouta froidement
Rouletabille. Eh bien, mon cher, vos raisons sont puissantes,
mais, comme (oh! l'ironie de cela!) je ne sais pas au juste
jusqu'où va le génie de mon père, j'aime mieux, pour rendre à
M. Robert Darzac une personnalité que je n'ai jamais songé à lui
enlever, me baser sur un argument un peu plus solide: Si Robert
Darzac était Larsan, Larsan ne serait pas apparu à plusieurs
reprises à Mathilde Stangerson, puisque c'est la réapparition de
Larsan qui enlève Mathilde Stangerson à Robert Darzac!

-- Eh! m'écriai-je... À quoi bon tant de vains raisonnements quand
on n'a qu'à ouvrir les yeux?... Ouvrez-les, Rouletabille!»

Il les ouvrit.

«Sur qui? fit-il avec une amertume sans égale. Sur le prince
Galitch?

-- Pourquoi pas? Il vous plaît, à vous, ce prince de la Terre
Noire qui chante des chansons lithuaniennes?

-- Non! répondit Rouletabille, mais il plaît à Mrs. Edith.»

Et il ricana. Je serrai les poings. Il s'en aperçut, mais fit tout
comme s'il ne s'en apercevait pas.

«Le prince Galitch est un nihiliste qui ne m'occupe guère, fit-il
tranquillement.

-- Vous en êtes sûr?... Qui vous a dit?...

-- La femme de Bernier connaît l'une des trois petites vieilles
dont nous a parlé, au déjeuner, Mrs. Edith. J'ai fait une enquête.
C'est la mère d'un des trois pendus de Kazan, qui avaient voulu
faire sauter l'empereur. J'ai vu la photographie des malheureux.
Les deux autres vieilles sont les deux autres mères... Aucun
intérêt», fit brusquement Rouletabille.

Je ne pus retenir un geste d'admiration.

«Ah! vous ne perdez pas votre temps!

-- L'autre non plus», gronda-t-il.

Je croisai les bras.

«Et le vieux Bob? fis-je.

-- Non! mon cher, non! souffla Rouletabille, presque avec rage;
celui-là, non!... Vous avez vu qu'il a une perruque, n'est-ce
pas?... Eh bien, je vous prie de croire que lorsque mon père met
une perruque, cela ne se voit pas!»

Il me dit cela si méchamment que je me disposai à le quitter. Il
m'arrêta.

«Eh bien, mais?... Nous n'avons rien dit d'Arthur Rance?...

-- Oh! celui-là n'a pas changé... dis-je.

-- Toujours les yeux! Prenez garde à vos yeux, Sainclair...»

Et il me serra la main. Je sentis que la sienne était moite et
brûlante. Il s'éloigna. Je restai un instant sur place,
songeant... songeant à quoi? À ceci, que j'avais tort de prétendre
qu'Arthur Rance n'avait pas changé... D'abord, maintenant, il
laissait pousser un soupçon de moustache, ce qui était tout à fait
anormal pour un Américain routinier de sa trempe... Ensuite, il
portait les cheveux plus longs, avec une large mèche collée sur le
front... Ensuite, je ne l'avais pas vu depuis deux ans... On
change toujours en deux ans... Et puis Arthur Rance, qui ne buvait
que de l'alcool, ne boit plus que de l'eau... Mais alors,
Mrs. Edith?... Qu'est-ce que Mrs. Edith?... Ah çà! Est-ce que je
deviens fou, moi aussi?... Pourquoi dis-je: moi aussi?... comme...
comme la Dame en noir?... comme... comme Rouletabille?... Est-ce
que je ne trouve pas que Rouletabille devient un peu fou?... Ah!
la Dame en noir nous a tous ensorcelés!... Parce que la Dame en
noir vit dans le perpétuel frisson de son souvenir, voilà que nous
tremblons du même frisson qu'elle... La peur, ça se gagne... comme
le choléra.

3° De l'emploi de mon après-midi, jusqu'à cinq heures.

Je profitai de ce que je n'étais point de garde pour aller me
reposer dans ma chambre; mais je dormis mal, ayant rêvé tout de
suite que le vieux Bob, Mr Rance et Mrs. Edith formaient une
affreuse association de bandits qui avaient juré notre perte à
Rouletabille et à moi. Et, quand je me réveillai, sous cette
impression funèbre, et que je revis les vieilles tours et le vieux
château, toutes ces pierres menaçantes, je ne fus pas loin de
donner raison à mon cauchemar et je me dis tout haut: «Dans quel
repaire sommes-nous venus nous réfugier?» Je mis le nez à la
fenêtre. Mrs. Edith passait dans la Cour du Téméraire,
s'entretenant négligemment avec Rouletabille et roulant entre ses
jolis doigts fuselés une rose éclatante. Je descendis aussitôt.
Mais, arrivé dans la cour, je ne la trouvai plus. Je suivis
Rouletabille qui entrait faire son tour d'inspection dans la Tour
Carrée.

Je le vis très calme et très maître de sa pensée; très maître
aussi de ses yeux qu'il ne fermait plus. Ah! C'était toujours un
spectacle de le voir regarder les choses autour de lui. Rien ne
lui échappait. La Tour Carrée, habitation de la Dame en noir,
était l'objet de son constant souci.

Et, à ce propos, je crois opportun, quelques heures avant le
moment où va se produire la tant mystérieuse attaque, de donner
ici le plan intérieur de l'étage habité de cette tour, étage qui
se trouvait de plain-pied avec la Cour de Charles le Téméraire.



Quand on entrait dans la Tour Carrée par la seule porte K, on se
trouvait dans un large corridor qui avait fait partie autrefois de
la salle des gardes. La salle des gardes prenait autrefois tout
l'espace O, O1, O2, O3, et était fermée de murs de pierre qui
existaient toujours avec leurs portes donnant sur les autres
pièces du Vieux Château. C'est Mrs. Arthur Rance qui, dans cette
salle des gardes, avait fait élever des murailles de planches de
façon à constituer une pièce assez spacieuse qu'elle avait le
dessein de transformer en salle de bains.

Cette pièce même était entourée maintenant par les deux couloirs à
angle droit O, O1, et O1, O2. La porte de cette pièce qui servait
de loge aux Bernier était située en S. On était dans la nécessité
de passer devant cette porte pour se rendre en R, où se trouvait
l'unique porte permettant d'entrer dans l'appartement des Darzac.
L'un des époux Bernier devait toujours se tenir dans la loge. Et
il n'y avait qu'eux qui avaient le droit d'entrer dans leur loge.
De cette loge, on surveillait également, par une petite fenêtre
pratiquée en Y, la porte V, qui donnait sur l'appartement du vieux
Bob. Quand M. et Mme Darzac ne se trouvaient point dans leur
appartement, l'unique clef qui ouvrait la porte R était toujours
chez les Bernier; et c'était une clef spéciale et toute neuve,
fabriquée la veille dans un endroit que seul Rouletabille
connaissait. Le jeune reporter avait posé la serrure lui-même.

Rouletabille aurait bien désiré que la consigne qu'il avait
imposée pour l'appartement Darzac fût également suivie pour
l'appartement du vieux Bob, mais celui-ci s'y était opposé avec un
éclat comique auquel il avait fallu céder. Le vieux Bob ne voulait
pas être traité comme un prisonnier et il tenait absolument à
entrer chez lui et à en ressortir quand il lui en prenait
fantaisie sans avoir à demander sa clef au concierge.

Sa porte resterait ouverte et ainsi il pourrait autant de fois
qu'il lui plairait se rendre de sa chambre ou de son salon à son
bureau installé dans la tour de Charles le Téméraire sans déranger
personne et sans se tourmenter de personne. Pour cela, il fallait
encore laisser la porte K ouverte. Il l'exigea et Mrs. Edith donna
raison à son oncle sur un ton d'ironie tel, ironie qui s'adressait
à la prétention que pouvait avoir Rouletabille de traiter le vieux
Bob à l'instar de la fille du professeur Stangerson, que
Rouletabille n'insista pas. Mrs. Edith lui avait dit de ses lèvres
minces: «Mais, monsieur Rouletabille, mon oncle, lui, ne craint
pas qu'on l'enlève!» Et Rouletabille avait compris qu'il n'avait
plus qu'à rire avec le vieux Bob de cette idée saugrenue, qu'on
pût enlever comme une jolie femme l'homme dont le principal
attrait était de posséder le plus vieux crâne de l'humanité! Et il
avait ri... Il avait même ri plus fort que le vieux Bob, mais à
une condition c'est que la porte K fût fermée à clef passé dix
heures du soir, et que cette clef restât toujours en possession
des Bernier qui viendraient lui ouvrir s'il y avait lieu. Ceci
encore dérangeait le vieux Bob qui travaillait quelquefois très
tard dans la tour de Charles Le Téméraire. Mais non plus il ne
voulait avoir l'air de contrecarrer en tout ce brave
M. Rouletabille qui avait, disait-il, peur des voleurs! Car il
faut tout de suite faire observer à la décharge du vieux Bob que,
s'il se prêtait si peu aux consignes défensives de notre jeune
ami, c'est qu'on n'avait point jugé utile de le mettre au courant
de la résurrection de Larsan-Ballmeyer. Il avait bien entendu
parler des malheurs extraordinaires qui avaient fondu autrefois
sur cette pauvre Mlle Stangerson; mais il était à cent lieues de
penser qu'elle n'avait point rompu avec ces malheurs-là depuis
qu'elle s'appelait Mme Darzac. Et puis le vieux Bob était un
égoïste comme presque tous les savants. Très heureux, à cause
qu'il possédait le plus vieux crâne de l'humanité, il ne pouvait
concevoir que tout le monde ne le fût point autour de lui.

Rouletabille, après s'être aimablement enquis de la santé de la
mère Bernier qui était en train d'éplucher des pommes de terre
dites «saucisses», dont un grand sac, à ses côtés, était plein,
pria le père Bernier de nous ouvrir la porte de l'appartement
Darzac.

C'était la première fois que je pénétrais dans la chambre de
M. Darzac. L'aspect en était glacial. Elle me parut froide et
sombre. La pièce, très vaste, était meublée fort simplement d'un
lit de chêne, d'une table-toilette que l'on avait glissée dans
l'une des deux ouvertures J pratiquées dans la muraille, autour de
ce qui avait été autrefois des meurtrières. Si épaisse était la
muraille et si grande l'ouverture que toute cette embrasure
formait une sorte de petite chambrette dans la grande, et
M. Darzac en avait fait son cabinet de toilette. La seconde
fenêtre J' était plus petite. Ces deux fenêtres étaient garnies de
barreaux épais entre lesquels on pouvait à peine passer le bras.
Le lit, haut sur ses pieds, était adossé à la muraille extérieure
et poussé contre la cloison (de pierre) qui séparait la chambre de
M. Darzac de celle de sa femme. En face, dans l'angle de la tour,
se trouvait un placard. Au centre de la chambre, une table-
guéridon sur laquelle on avait déposé quelques livres de science
et tout ce qu'il fallait pour écrire. Et puis, un fauteuil et
trois chaises. C'était tout. Il était absolument impossible de se
cacher dans cette chambre, si ce n'est, naturellement, dans le
placard. Aussi le père et la mère Bernier avaient-ils reçu l'ordre
de visiter, chaque fois qu'ils faisaient l'appartement, ce placard
où M. Darzac enfermait ses vêtements; et Rouletabille lui-même
qui, en l'absence des Darzac, venait de temps à autre jeter, dans
les chambres de la Tour Carrée, le coup d'oeil du maître, ne
manquait-il jamais de le fouiller.

Il le fit encore devant moi. Quand nous passâmes ensuite dans la
chambre de Mme Darzac, nous étions bien sûrs que nous ne laissions
personne derrière nous chez M. Darzac. Aussitôt entré dans
l'appartement, Bernier qui nous avait suivis avait eu soin, comme
il le faisait toujours, de tirer les verrous qui fermaient
intérieurement l'unique porte faisant communiquer l'appartement
avec le corridor.

La chambre de Mme Darzac était plus petite que celle de son mari.
Mais bien éclairée, à cause de la disposition spéciale des
fenêtres, et gaie. Aussitôt qu'il y eut mis les pieds, je vis
Rouletabille pâlir et tourner vers moi son bon et (alors)
mélancolique visage. Il me dit:

«Eh bien, Sainclair, le sentez-vous le parfum de la Dame en noir?»

Ma foi, non! je ne sentais rien du tout. La fenêtre, garnie de
barreaux comme toutes les autres qui donnaient sur la pleine mer,
était, du reste, grande ouverte et une brise légère faisait
voleter l'étoffe que l'on avait tirée sur une tringle au-dessus
d'une «penderie» qui garnissait un côté de la muraille. L'autre
côté était occupé par le lit. Cette penderie était si haut placée
que les robes et peignoirs qui la garnissaient et que l'étoffe qui
la recouvrait ne tombaient point jusqu'au parquet, de telle sorte
qu'il eût été absolument impossible à quelqu'un qui eût voulu se
cacher là de dissimuler ses pieds et le bas de ses jambes. Comme
la tringle sur laquelle glissaient les portemanteaux était des
plus légères, il n'eût pu également s'y suspendre. Rouletabille
n'en examina pas moins avec soin cette garde-robe. Pas de placard
dans cette pièce. Table-toilette, table-bureau, un fauteuil, deux
chaises et les quatre murs, entre lesquels personne que nous, en
toute vérité évidente du bon Dieu.

Rouletabille, après avoir regardé sous le lit, donna le signal du
départ et nous balaya d'un geste de l'appartement. Il en sortit le
dernier. Bernier ferma aussitôt la porte avec la petite clef qu'il
remit dans la poche du haut de son veston que fermait une
boutonnière qu'il boutonna. Nous fîmes le tour des corridors et
aussi celui de l'appartement du vieux Bob, composé d'un salon et
d'une chambre aussi facile à visiter que l'appartement Darzac.
Personne dans l'appartement, ameublement sommaire, un placard, une
bibliothèque, à peu près vides, aux portes ouvertes. Quand nous
sortîmes de l'appartement, la mère Bernier venait de placer sa
chaise sur le pas de sa porte, ce qui lui permettait de voir plus
clair à sa besogne qui était toujours celle du pelage des pommes
de terre dites «saucisses».

Nous entrâmes dans la pièce occupée par les Bernier et la
visitâmes comme le reste. Les autres étages étaient inhabités et
communiquaient avec le rez-de-chaussée par un petit escalier
intérieur qui commençait dans l'angle O3 pour aboutir au sommet de
la tour. Une trappe dans le plafond de la pièce habitée par les
Bernier fermait cet escalier. Rouletabille demanda un marteau et
des clous et encloua la trappe. Cet escalier devenait
inutilisable.

On pouvait dire en principe et en fait que rien n'échappait à
Rouletabille et que celui-ci ayant fait sa tournée dans la Tour
Carrée n'y laissa personne d'autres que le père et la mère Bernier
quand nous en fûmes sortis tous deux. On peut dire également
qu'aucun être humain ne se trouvait dans l'appartement des Darzac
avant que Bernier, quelques minutes plus tard, ne l'eût ouvert
lui-même à M. Darzac, ainsi que je vais le raconter.

Il était environ cinq heures moins cinq quand, laissant Bernier
dans son corridor, devant la porte de l'appartement Darzac,
Rouletabille et moi nous nous retrouvâmes dans la Cour du
Téméraire.

À ce moment, nous gagnons le terre-plein de l'ancienne tour B''.
Nous nous asseyons sur le parapet, les yeux tournés vers la terre,
attirés par la réverbération sanglante des Rochers Rouges.
Justement, voilà que nous apercevons, vers le bord de la Barma
Grande, qui ouvre sa gueule mystérieuse dans la face flamboyante
des Baoussé Roussé, la silhouette agitée et funéraire du vieux
Bob. Il est la seule chose noire dans la nature. La falaise rouge
surgit des eaux dans un tel élan radieux qu'on pourrait la croire
toute chaude et toute fumante encore du feu central qui l'a mise
au monde. Par quel prodigieux anachronisme, ce moderne croque-
mort, avec sa redingote et son chapeau haut de forme, s'agite-t-
il, grotesque et macabre, devant cette caverne trois cents fois
millénaire, creusée dans la lave ardente pour servir de premier
toit à la première famille, aux premiers jours de la terre?
Pourquoi ce fossoyeur sinistre dans ce décor embrasé? Nous le
voyons brandir son crâne et nous l'entendons rire... rire... rire.
Ah! son rire nous fait mal maintenant, nous déchire les oreilles
et le coeur.

Du vieux Bob, notre attention s'en va à M. Robert Darzac qui vient
de passer la poterne du jardinier et qui traverse la Cour du
Téméraire. Il ne nous voit pas. Ah! il ne rit pas, lui!
Rouletabille le plaint et il comprend qu'il soit à bout de
patience. Dans l'après-midi, il a encore dit à mon ami qui me l'a
répété: «Huit jours, c'est beaucoup! Je ne sais pas si je pourrai
supporter ce supplice encore huit jours.

-- Et où irez-vous? lui demanda Rouletabille.

-- À Rome!» a-t-il répondu. Évidemment, la fille du professeur
Stangerson ne le suivra maintenant que là et Rouletabille croit
que c'est cette idée que le pape pourra arranger son affaire qui a
mis ce voyage dans la cervelle de ce pauvre M. Darzac. Pauvre,
pauvre M. Darzac! Non, vraiment, il ne faut pas en sourire. Nous
ne le quittons pas des yeux jusqu'à la porte de la Tour Carrée. Il
est certain «qu'il n'en peut plus»! Sa taille s'est encore voûtée.
Il a les mains dans les poches. Il a l'air dégoûté de tout! de
tout! Oui, il a l'air dégoûté de tout, avec ses mains dans ses
poches! Mais, patience, il sortira ses mains de ses poches et l'on
ne sourira pas toujours! Et, je puis l'avouer tout de suite, moi
qui ai souri... Eh bien, M. Darzac m'a procuré, grâce à l'aide
géniale de Rouletabille, le frisson d'épouvante le plus affreux
qui puisse secouer des moelles humaines, en vérité! Alors! Alors,
qu'est-ce qui l'aurait cru?...

M. Darzac s'en fut tout droit à la Tour Carrée, où il trouva
naturellement Bernier qui lui ouvrit son appartement. Comme
Bernier était sorti devant la porte de l'appartement, qu'il avait
la clef dans sa poche et que, dans l'appartement, il fut établi
par la suite qu'aucun barreau n'avait été scié, nous établissons
que lorsque M. Darzac entre dans sa chambre, il n'y a personne
dans l'appartement. Et c'est la vérité.

Évidemment tout cela a été bien précisé après, par chacun de nous;
mais si je vous en parle avant, c'est que je suis déjà hanté par
«l'inexplicable» qui se prépare dans l'ombre et qui est prêt à
éclater.

À ce moment, il est cinq heures.

4° La soirée depuis cinq heures jusqu'à la minute où se produisit
l'attaque de la Tour Carrée.

Rouletabille et moi restâmes une heure environ à bavarder,
autrement dit, à continuer à nous «monter la tête», sur le terre-
plein de cette tour B''. Tout à coup, Rouletabille me donna un
petit coup sec sur l'épaule et fit: «Mais, j'y pense!...» et il
s'en fut dans la Tour Carrée où je le suivis. J'étais à cent
lieues de deviner à quoi il pensait. Il pensait au sac de pommes
de terre de la mère Bernier qu'il vida entièrement sur le plancher
de leur chambre pour la plus grande stupéfaction de la bonne
femme; puis, content de ce geste qui répondait évidemment à une
préoccupation de son esprit, il revint avec moi dans la Cour du
Téméraire, cependant que, derrière nous, le père Bernier riait
encore des pommes de terre répandues.

Mme Darzac se montra un instant à la fenêtre de la chambre occupée
par son père, au premier étage de la Louve.

La chaleur était devenue insupportable. Nous étions menacés d'un
violent orage et nous aurions voulu qu'il éclatât tout de suite...

Ah! l'orage nous soulagerait beaucoup... La mer a la tranquillité
lourde et épaisse d'une nappe oléagineuse. Ah! la mer est pesante,
et l'air est pesant, et nos poitrines sont pesantes. Il n'y a de
léger sur la terre et dans les cieux que le vieux Bob qui est
réapparu sur le bord de la Barma Grande et qui s'agite encore. On
dirait qu'il danse. Non, il fait un discours. À qui? Nous nous
penchons sur le parapet pour voir. Il y a évidemment quelqu'un sur
la grève à qui le vieux Bob tient des propos préhistoriques. Mais
des feuilles de palmier nous cachent l'auditoire du vieux Bob.
Enfin, l'auditoire remue et s'avance; il s'approche du professeur
noir, comme l'appelle Rouletabille. Cet auditoire est composé de
deux personnes: Mrs. Edith... c'est bien elle, avec ses grâces
languissantes, sa façon de s'appuyer sur le bras de son mari... Au
bras de son mari! Mais celui-ci n'est point son mari!... Quel est
donc cet homme, ce jeune homme, au bras de qui Mrs. Edith s'appuie
avec tant de grâces languissantes?

Rouletabille se retourne, cherchant autour de nous quelqu'un pour
nous renseigner: Mattoni ou Bernier. Justement Bernier est sur le
seuil de la porte de la Tour Carrée. Rouletabille lui fait signe.
Bernier nous rejoint et son oeil suit la direction indiquée par
l'index de Rouletabille.

«Qui est avec Mrs. Edith? demande le reporter. Savez-vous?...

-- Ce jeune homme? répond sans hésiter Bernier, c'est le prince
Galitch.»

Rouletabille et moi, nous nous regardons. Il est vrai que nous
n'avions jamais encore vu marcher de loin le prince Galitch; mais
vraiment je ne me serais pas imaginé cette démarche... Et puis, il
ne me semblait pas si grand... Rouletabille me comprend, hausse
les épaules...

«C'est bien, dit-il à Bernier... Merci...»

Et nous continuons de regarder Mrs. Edith et son prince.

«Je ne puis dire qu'une chose, fait Bernier avant de nous quitter,
c'est que c'est un prince qui ne me revient pas. Il est trop doux.
Il est trop blond, il a des yeux trop bleus. On dit qu'il est
russe. ça va, ça vient, ça quitte le pays sans dire gare! L'avant-
dernière fois qu'il était invité ici à déjeuner, madame et
monsieur l'attendaient et n'osaient commencer sans lui. Eh bien,
on a reçu une dépêche priant de l'excuser parce qu'il avait manqué
le train. La dépêche était datée de Moscou...»

Et Bernier, ricanant drôlement, retourne sur le seuil de sa tour.

Nos yeux fixent toujours la grève. Mrs. Edith et le prince
continuent leur promenade vers la grotte de Roméo et Juliette; le
vieux Bob cesse soudain de gesticuler, descend de la Barma Grande,
s'en vient vers le château, y entre, traverse la baille, et nous
voyons très bien (du haut du terre-plein de la tour B'') qu'il a
fini de rire. Le vieux Bob est devenu la tristesse même. Il est
silencieux. Il passe maintenant sous la poterne. Nous l'appelons;
il ne nous entend pas. Il porte devant lui à bras tendus son plus
vieux crâne et tout à coup, voilà qu'il devient furieux. Il
adresse les pires injures au plus vieux crâne de l'humanité. Il
descend dans la Tour Ronde et nous avons entendu quelque temps
encore les éclats de sa colère jusqu'au fond de la batterie basse.
Des coups sourds y retentissaient. On eût dit qu'il se battait
contre les murs.

Six heures, à ce moment, sonnaient à la vieille horloge du Château
Neuf. Et, presque en même temps, un roulement de tonnerre se fit
entendre sur la mer lointaine. Et la ligne de l'horizon devint
toute noire.

Alors, un garçon d'écurie, Walter, une brave brute, incapable
d'une idée, mais qui avait montré depuis des années un dévouement
de bête à son maître, qui était le vieux Bob, passa sous la
poterne du jardinier, entra dans la Cour de Charles le Téméraire
et vint à nous. Il me tendit une lettre, il en donna une également
à Rouletabille et continua son chemin vers la Tour Carrée.

Sur ce, Rouletabille lui demanda ce qu'il allait faire à la Tour
Carrée. Il répondit qu'il allait porter au père Bernier le
courrier de M. et Mme Darzac; tout ceci en anglais, car Walter ne
connaît que cette langue; mais nous, nous la parlons suffisamment
pour la comprendre. Walter était chargé de distribuer le courrier
depuis que le père Jacques n'avait plus le droit de s'éloigner de
sa loge. Rouletabille lui prit le courrier des mains et lui dit
qu'il allait faire lui-même la commission.

Quelques gouttes d'eau commençaient alors à tomber.

Nous nous dirigeâmes vers la porte de M. Darzac. Dans le corridor,
à cheval sur une chaise, le père Bernier fumait sa pipe.

«M. Darzac est toujours là? demanda Rouletabille.

-- Il n'a pas bougé», répondit Bernier.

Nous frappons. Nous entendons les verrous que l'on tire de
l'intérieur (ces verrous doivent toujours être poussés dès que la
personne est entrée. Règlement Rouletabille).

M. Darzac est en train de ranger sa correspondance quand nous
pénétrons chez lui. Pour écrire, il s'asseyait devant la petite
table-guéridon, juste en face de la porte R et faisait face à
cette porte.

Mais suivez bien tous nos gestes. Rouletabille grogne de ce que la
lettre qu'il lit confirme le télégramme qu'il a reçu le matin et
le presse de revenir à Paris: son journal veut absolument
l'envoyer en Russie.

M. Darzac lit avec indifférence les deux ou trois lettres que nous
venons lui remettre et les met dans sa poche. Moi, je tends à
Rouletabille la missive que je viens de recevoir; elle est de mon
ami de Paris qui, après m'avoir donné quelques détails sans
importance sur le départ de Brignolles, m'apprend que ledit
Brignolles se fait adresser son courrier à Sospel, à l'hôtel des
Alpes. Ceci est extrêmement intéressant et M. Darzac et
Rouletabille se réjouissent du renseignement. Nous convenons
d'aller à Sospel le plus tôt qu'il nous sera possible, et nous
sortons de l'appartement Darzac. La porte de la chambre de
Mme Darzac n'était pas fermée. Voilà ce que j'observai en sortant.
J'ai dit, du reste, que Mme Darzac n'était point chez elle.
Aussitôt que nous fûmes sortis, le père Bernier referma à clef la
porte de l'appartement, aussitôt... aussitôt... je l'ai vu, vu,
vu... aussitôt et il mit la clef dans sa poche, dans la petite
poche d'en haut de son veston. Ah! je le vois encore mettre la
clef dans sa petite poche d'en haut de son veston, je le jure!...
et il en a boutonné le bouton.

Puis nous sortons de la Tour Carrée, tous les trois, laissant le
père Bernier dans son corridor, comme un bon chien de garde qu'il
est et qu'il n'a jamais cessé d'être jusqu'au dernier jour. Ce
n'est pas parce qu'on a un peu braconné qu'on ne saurait être un
bon chien de garde. Au contraire, ces chiens-là, ça braconne
toujours. Et je le dis hautement, dans tout ce qui va suivre, le
père Bernier a toujours fait son devoir et n'a jamais dit que la
vérité. Sa femme aussi, la mère Bernier, était une excellente
concierge, intelligente, et avec ça pas bavarde. Aujourd'hui
qu'elle est veuve, je l'ai à mon service. Elle sera heureuse de
lire ici le cas que je fais d'elle et aussi l'hommage rendu à son
mari. Ils l'ont mérité tous les deux.

Il était environ six heures et demie, quand, au sortir de la Tour
Carrée, nous allâmes rendre visite au vieux Bob dans sa Tour
Ronde, Rouletabille, M. Darzac et moi. Aussitôt entré dans la
batterie basse, M. Darzac poussa un cri en voyant l'état dans
lequel on avait mis un lavis auquel il travaillait depuis la
veille pour essayer de se distraire, et qui représentait le plan à
une grande échelle du château fort d'Hercule tel qu'il existait au
XVe siècle, d'après des documents que nous avait montrés Arthur
Rance. Ce lavis était tout à fait gâché et la peinture en avait
été toute barbouillée. Il tenta en vain de demander des
explications au vieux Bob, qui était agenouillé auprès d'une
caisse contenant un squelette, et si préoccupé par une omoplate
qu'il ne lui répondit même pas.

J'ouvre ici une petite parenthèse pour demander pardon au lecteur
de la précision méticuleuse avec laquelle, depuis quelques pages,
je reproduis nos faits et gestes; mais je dois dire tout de suite
que les événements les plus futiles ont une importance en réalité
considérable, car chaque pas que nous faisons, en ce moment, nous
le faisons en plein drame, sans nous en douter, hélas!

Comme le vieux Bob était d'une humeur de dogue, nous le quittâmes,
du moins Rouletabille et moi. M. Darzac resta en face de son lavis
gâché, et pensant sans doute à tout autre chose.

En sortant de la Tour Ronde, Rouletabille et moi levâmes les yeux
au ciel qui se couvrait de gros nuages noirs. La tempête était
proche. En attendant, la pluie ne tombait déjà plus et nous
étouffions.

«Je vais me jeter sur mon lit, déclarai-je... Je n'en puis plus...
Il fait peut-être frais là-haut, toutes fenêtres ouvertes...»

Rouletabille me suivit dans le Château Neuf. Soudain, comme nous
étions arrivés sur le premier palier du vaste escalier branlant,
il m'arrêta:

«Oh! oh! fit-il à voix basse, elle est là...

-- Qui?

-- La Dame en noir!... Vous ne sentez pas que tout l'escalier en
est embaumé?»

Et il se dissimula derrière une porte en me priant de continuer
mon chemin sans plus m'occuper de lui; ce que je fis.

Quelle ne fut pas ma stupéfaction, en poussant la porte de ma
chambre, de me trouver face à face avec Mathilde!...

Elle poussa un léger cri et disparut dans l'ombre, s'envolant
comme un oiseau surpris. Je courus à l'escalier et me penchai sur
la rampe. Elle glissait le long des marches comme un fantôme. Elle
fut bientôt au rez-de-chaussée et je vis au-dessous de moi
Rouletabille qui, penché sur la rampe du premier palier,
regardait, lui aussi.

Et il remonta jusqu'à moi.

«Hein! fit-il, qu'est-ce que je vous avais dit!... La
malheureuse!»

Il paraissait à nouveau très agité.

«J'ai demandé huit jours à M. Darzac... Il faut que tout soit fini
dans vingt-quatre heures ou je n'aurai plus la force de rien!...»

Et il s'affala tout à coup sur une chaise.

«J'étouffe!... gémit-il, j'étouffe!» Et il arracha sa cravate. «De
l'eau!» J'allais lui chercher une carafe, mais il m'arrêta:
«Non!... c'est l'eau du ciel qu'il me faut!» Et il montra le poing
au ciel noir qui ne crevait toujours point.

Dix minutes, il resta assis sur cette chaise, à penser. Ce qui
m'étonnait, c'est qu'il ne me posait aucune question sur ce que la
Dame en noir était venue faire chez moi. J'aurais été bien
embarrassé de lui répondre. Enfin, il se leva:

«Où allez-vous?

-- Prendre la garde à la poterne.»

Il ne voulut même point venir dîner et demanda qu'on lui apportât
là sa soupe, comme à un soldat. Le dîner fut servi à huit heures
et demie à la Louve. Robert Darzac, qui venait de quitter le vieux
Bob, déclara que celui-ci ne voulait pas dîner. Mrs. Edith,
craignant qu'il ne fût souffrant, s'en fut tout de suite à la Tour
Ronde. Elle ne voulut point que Mr Arthur Rance l'accompagnât.
Elle paraissait en fort mauvais termes avec son mari. La Dame en
noir arriva sur ces entrefaites avec le professeur Stangerson.
Mathilde me regarda douloureusement, avec un air de reproche qui
me troubla profondément. Ses yeux ne me quittaient point. Personne
ne mangea. Arthur Rance ne cessait de regarder la Dame en noir.
Toutes les fenêtres étaient ouvertes. On suffoquait. Un éclair et
un violent coup de tonnerre se succédèrent rapidement et, tout à
coup, ce fut le déluge. Un soupir de soulagement détendit nos
poitrines oppressées. Mrs. Edith revenait juste à temps pour
n'être point noyée par la pluie furieuse qui semblait devoir
engloutir la presqu'île.

Elle raconta avec animation qu'elle avait trouvé le vieux Bob le
dos courbé devant son bureau, et la tête dans les mains. Il
n'avait point répondu à ses questions. Elle l'avait secoué
amicalement, mais il avait fait l'ours. Alors, comme il tenait
obstinément ses mains sur ses oreilles, elle l'avait piqué, avec
une petite épingle à tête de rubis, dont elle retenait à
l'ordinaire les plis du fichu léger qu'elle jetait le soir sur ses
épaules. Il avait grogné, lui avait attrapé la petite épingle à
tête de rubis et l'avait jetée en rageant sur son bureau. Et puis,
il lui avait enfin parlé brutalement, comme il ne l'avait encore
jamais fait: «Vous, madame ma nièce, laissez-moi tranquille.»
Mrs. Edith en avait été si peinée qu'elle était sortie sans
ajouter un mot, se promettant de ne plus remettre, ce soir-là, les
pieds à la Tour Ronde. En sortant de la Tour Ronde, Mrs. Edith
avait tourné la tête pour voir une fois encore son vieil oncle et
elle avait été stupéfaite de ce qu'il lui avait été donné
d'apercevoir. Le plus vieux crâne de l'humanité était sur le
bureau de l'oncle sens dessus dessous, la mâchoire en l'air toute
barbouillée de sang, et le vieux Bob, qui s'était toujours conduit
d'une façon correcte avec lui, le vieux Bob crachait dans son
crâne! Elle s'était enfuie, un peu effrayée.

Là-dessus, Robert Darzac rassura Mrs. Edith en lui disant que ce
qu'elle avait pris pour du sang était de la peinture. Le crâne du
vieux Bob était badigeonné de la peinture de Robert Darzac.

Je quittai le premier la table pour courir à Rouletabille, et
aussi pour échapper au regard de Mathilde. Qu'est-ce que la Dame
en noir était venue faire dans ma chambre? Je devais bientôt le
savoir.

Quand je sortis, la foudre était sur nos têtes et la pluie
redoublait de force. Je ne fis qu'un bond jusqu'à la poterne. Pas
de Rouletabille! Je le trouvai sur la terrasse B'', surveillant
l'entrée de la Tour Carrée et recevant tout l'orage sur le dos.

Je le secouai pour l'entraîner sous la poterne.

«Laisse donc, me disait-il... Laisse donc! C'est le déluge! Ah!
comme c'est bon! comme c'est bon! Toute cette colère du ciel! Tu
n'as donc pas envie de hurler avec le tonnerre, toi! Eh bien, moi,
je hurle, écoute! Je hurle!... Je hurle!... Heu! heu! heu!... Plus
fort que le tonnerre!... Tiens! on ne l'entend plus!...»

Et il poussa dans la nuit retentissante, au-dessus des flots
soulevés, des clameurs de sauvage. Je crus, cette fois, qu'il
était devenu vraiment fou. Hélas! Le malheureux enfant exhalait en
cris indistincts l'atroce douleur qui le brûlait, dont il essayait
en vain d'étouffer la flamme dans sa poitrine héroïque: la douleur
du fils de Larsan!

Et tout à coup je me retournai, car une main venait de me saisir
le poignet et une forme noire s'accrochait à moi dans la tempête:

«Où est-il?... Où est-il?»

C'était Mme Darzac qui cherchait, elle aussi, Rouletabille. Un
nouvel éclat de la foudre nous enveloppa. Rouletabille, dans un
affreux délire, hurlait au tonnerre à se déchirer la gorge. Elle
l'entendit. Elle le vit. Nous étions couverts d'eau, trempés par
la pluie du ciel et par l'écume de la mer. La jupe de Mme Darzac
claquait dans la nuit comme un drapeau noir et m'enveloppait les
jambes. Je soutins la malheureuse, car je la sentais défaillir,
et, alors, il arriva ceci que, dans ce vaste déchaînement des
éléments, au cours de cette tempête, sous cette douche terrible,
au sein de la mer rugissante, je sentis tout à coup son parfum, le
doux et pénétrant et si mélancolique parfum de la Dame en noir!...
Ah! je comprends! Je comprends comment Rouletabille, s'en est
souvenu par-delà les années... Oui, oui, c'est une odeur pleine de
mélancolie, un parfum pour tristesse intime... Quelque chose comme
le parfum isolé et discret et tout à fait personnel d'une plante
abandonnée, qui eût été condamnée à fleurir pour elle toute seule,
toute seule... Enfin! C'est un parfum qui m'a donné de ces idées-
là et que j'ai essayé d'analyser comme ça, plus tard... parce que
Rouletabille m'en parlait toujours... Mais c'était un bien doux et
bien tyrannique parfum qui m'a comme enivré tout d'un coup, là, au
milieu de cette bataille des eaux et du vent et de la foudre, tout
d'un coup, quand je l'ai eu saisi. Parfum extraordinaire! Ah!
extraordinaire, car j'avais passé vingt fois auprès de la Dame en
noir sans découvrir ce que ce parfum avait d'extraordinaire, et il
m'apparaissait dans un moment où les plus persistants parfums de
la terre -- et même tous ceux qui font mal à la tête -- sont
balayés comme une haleine de rose par le vent de mer. Je comprends
que lorsqu'on l'avait, je ne dis pas senti, mais saisi (car enfin
tant pis si je me vante, mais je suis persuadé que tout le monde
ne pourrait à son gré comprendre le parfum de la Dame en noir, et
il fallait certainement pour cela être très intelligent, et il est
probable que, ce soir-là, je l'étais plus que les autres soirs,
bien que, ce soir-là, je ne dusse rien comprendre à ce qui se
passait autour de moi). Oui, quand on avait saisi une fois cette
mélancolique et captivante, et adorablement désespérante odeur, --
eh bien, c'était pour la vie! Et le coeur devait en être embaumé,
si c'était un coeur de fils comme celui de Rouletabille; ou
embrasé, si c'était un coeur d'amant, comme celui de M. Darzac; ou
empoisonné, si c'était un coeur de bandit, comme celui de
Larsan... Non! non, on ne devait plus pouvoir s'en passer jamais!
Et, maintenant, je comprends Rouletabille et Darzac et Larsan et
tous les malheurs de la fille du professeur Stangerson!...

Donc, dans la tempête, s'accrochant à mon bras, la Dame en noir
appelait Rouletabille et une fois encore Rouletabille nous
échappa, bondit, se sauva à travers la nuit en criant: «Le parfum
de la Dame en noir! Le parfum de la Dame en noir!...»

La malheureuse sanglotait. Elle m'entraîna vers la tour. Elle
frappa de son poing désespéré à la porte que Bernier nous ouvrit,
et elle ne s'arrêtait point de pleurer. Je lui disais des choses
banales, la suppliant de se calmer, et cependant j'aurais donné ma
fortune pour trouver des mots qui, sans trahir personne, lui
eussent peut-être fait comprendre quelle part je prenais au drame
qui se jouait entre la mère et l'enfant.

Brusquement elle me fit entrer à droite, dans le salon qui
précédait la chambre du vieux Bob, sans doute parce que la porte
en était ouverte. Là, nous allions être aussi seuls que si elle
m'avait fait entrer chez elle, car nous savions que le vieux Bob
travaillait tard dans la Tour du Téméraire.

Mon Dieu! Dans cette soirée horrible, le souvenir de ce moment que
je passai en face de la Dame en noir n'est pas le moins
douloureux. J'y fus mis à une épreuve à laquelle je ne m'attendais
point et quand, à brûle-pourpoint, sans qu'elle prît même le temps
de nous plaindre de la façon dont nous venions d'être traités par
les éléments -- car je ruisselais sur le parquet comme un vieux
parapluie -- elle me demanda: «Il y a longtemps, Monsieur
Sainclair, que vous êtes allé au Tréport?» je fus plus ébloui,
étourdi, que par tous les coups de foudre de l'orage. Et je
compris que, dans le moment même que la nature entière s'apaisait
au dehors, j'allais subir, maintenant que je me croyais à l'abri,
un plus dangereux assaut que celui que le flot des mers livre
vainement depuis des siècles au rocher d'Hercule! Je dus faire
mauvaise contenance et trahir tout l'émoi où me plongeait cette
phrase inattendue. D'abord, je ne répondis point; je balbutiai, et
certainement je fus tout à fait ridicule. Voilà des années que ces
choses se sont passées. Mais j'y assiste encore comme si j'étais
mon propre spectateur. Il y a des gens qui sont mouillés et qui ne
sont point ridicules. Ainsi la Dame en noir avait beau être
trempée et, comme moi, sortir de l'ouragan, eh bien, elle était
admirable avec ses cheveux défaits, son col nu, ses magnifiques
épaules que moulait la soie légère d'un vêtement, lequel
apparaissait à mes yeux extasiés comme une loque sublime, jetée
par quelque héritier de Phidias sur la glaise immortelle qui vient
de prendre la forme de la beauté! Je sens bien que mon émotion,
même après tant d'années, quand je songe à ces choses, me fait
écrire des phrases qui manquent de simplicité. Je n'en dirai point
plus long sur ce sujet. Mais ceux qui ont approché la fille du
professeur Stangerson me comprendront peut-être, et je ne veux
ici, vis-à-vis de Rouletabille, qu'affirmer le sentiment de
respectueuse consternation qui me gonfla le coeur devant cette
mère divinement belle, qui, dans le désordre harmonieux où l'avait
jetée l'affreuse tempête -- physique et morale -- où elle se
débattait, venait me supplier de trahir mon serment. Car j'avais
juré à Rouletabille de me taire, et voilà, hélas! Que mon silence
même parlait plus haut que ne l'avait jamais fait aucune de mes
plaidoiries.

Elle me prit les mains et me dit sur un ton que je n'oublierai de
ma vie:

«Vous êtes son ami. Dites-lui donc que nous avons assez souffert
tous deux!»

Et elle ajouta avec un gros sanglot:

«Pourquoi continue-t-il à mentir?»

Moi, je ne répondais rien. Qu'est-ce que j'aurais répondu? Cette
femme avait été toujours si «distante», comme on dit maintenant,
vis-à-vis de tout le monde en général et de moi en particulier. Je
n'avais jamais existé pour elle... et voilà qu'après m'avoir fait
respirer le parfum de la Dame en noir elle pleurait devant moi
comme une vieille amie...

Oui, comme une vieille amie... Elle me raconta tout, j'appris
tout, en quelques phrases pitoyables et simples comme l'amour
d'une mère... tout ce que me cachait ce petit sournois de
Rouletabille. Évidemment, ce jeu de cache-cache ne pouvait durer
et ils s'étaient bien devinés tous les deux. Poussée par un sûr
instinct, elle avait voulu définitivement savoir ce que c'était
que ce Rouletabille qui l'avait sauvée et qui avait l'âge de
l'autre... et qui ressemblait à l'autre. Et une lettre était venue
lui apporter à Menton même la preuve récente que Rouletabille lui
avait menti et n'avait jamais mis les pieds dans une institution
de Bordeaux. Immédiatement, elle avait exigé du jeune homme une
explication, mais celui-ci s'y était âprement dérobé. Toutefois,
il s'était troublé quand elle lui avait parlé du Tréport et du
collège d'Eu et du voyage que nous avions fait là-bas avant de
venir à Menton.

«Comment l'avez-vous su?» m'écriai-je, me trahissant aussitôt.

Elle ne triompha même point de mon innocent aveu, et elle m'apprit
d'une phrase tout son stratagème. Ce n'était point la première
fois qu'elle venait dans nos chambres quand je l'avais surprise le
soir même... Mon bagage portait encore l'étiquette récente de la
consigne eudoise.

«Pourquoi ne s'est-il point jeté dans mes bras, quand je les lui
ai ouverts? gémit-elle. Hélas! Hélas! s'il se refuse à être le
fils de Larsan, ne consentira-t-il jamais à être le mien?»

Rouletabille s'était conduit d'une façon atroce pour cette femme
qui avait cru son enfant mort, qui l'avait pleuré désespérément,
comme je l'appris plus tard, et qui goûtait enfin, au milieu de
malheurs incomparables, à la joie mortelle de voir son fils
ressuscité... Ah! le malheureux!... La veille au soir, il lui
avait ri au nez, quand elle lui avait crié, à bout de forces,
qu'elle avait eu un fils et que ce fils c'était lui! Il lui avait
ri au nez en pleurant!... Arrangez cela comme vous voudrez! C'est
elle qui me l'a dit et je n'aurais jamais cru Rouletabille si
cruel, ni si sournois, ni si mal élevé.

Certes! il se conduisait d'une façon abominable! Il était allé
jusqu'à lui dire qu'il n'était sûr d'être le fils de personne, pas
même d'un voleur! C'est alors qu'elle était rentrée dans la Tour
Carrée et qu'elle avait désiré mourir. Mais elle n'avait pas
retrouvé son fils pour le perdre sitôt et elle vivait encore!
J'étais hors de moi! Je lui baisais les mains. Je lui demandais
pardon pour Rouletabille. Ainsi, voilà quel était le résultat de
la politique de mon ami. Sous prétexte de la mieux défendre contre
Larsan, c'est lui qui la tuait! Je ne voulus pas en savoir
davantage! J'en savais trop! Je m'enfuis! J'appelai Bernier qui
m'ouvrit la porte! Je sortis de la Tour Carrée, en maudissant
Rouletabille! Je croyais le trouver dans la Cour du Téméraire,
mais celle-ci était déserte.

À la poterne, Mattoni venait de prendre la garde de dix heures. Il
y avait une lumière dans la chambre de mon ami. J'escaladai
l'escalier branlant du Château Neuf. Enfin! Voici sa porte: je
l'ouvre, je l'enfonce. Rouletabille est devant moi:

«Que voulez-vous, Sainclair?»

En quelques phrases hachées, je lui narre tout, et il connaît mon
courroux.

«Elle ne vous a pas tout dit, mon ami, réplique-t-il d'une voix
glacée. Elle ne vous a pas dit qu'elle me défend de toucher à cet
homme!...

-- C'est vrai, m'écriai-je... je l'ai entendue!...

-- Eh bien! Qu'est-ce que vous venez me raconter, alors? continue-
t-il, brutal. Vous ne savez pas ce qu'elle m'a dit hier?... Elle
m'a ordonné de partir! Elle aimerait mieux mourir que de me voir
aux prises avec mon père!»

Et il ricane, ricane.

«Avec mon père!... Elle le croit sans doute plus fort que moi!...»

Il était affreux en parlant ainsi.

Mais, tout à coup, il se transforma et rayonna d'une beauté
fulgurante. «Elle a peur pour moi!... eh bien, moi, j'ai peur pour
elle!... Et je ne connais pas mon père... Et je ne connais pas ma
mère!»

.. .. .. .. ..

À ce moment, un coup de feu déchire la nuit, suivi du cri de la
mort! Ah! revoilà le cri, le cri de la galerie inexplicable! Mes
cheveux se dressent sur ma tête et Rouletabille chancelle comme
s'il venait d'être frappé lui-même!...

Et puis, il bondit à la fenêtre ouverte et une clameur désespérée
emplit la forteresse: Maman! Maman! Maman!



XI
L'attaque de la Tour Carrée.

J'avais bondi derrière lui, je l'avais pris à bras le corps,
redoutant tout de sa folie. Il y avait dans ses cris: «Maman!
Maman! Maman!» une telle fureur de désespoir, un appel ou plutôt
une annonce de secours tellement au-dessus des forces humaines que
je pouvais craindre qu'il n'oubliât qu'il n'était qu'un homme,
c'est-à-dire incapable de voler directement de cette fenêtre à
cette tour, de traverser comme un oiseau ou comme une flèche cet
espace noir qui le séparait du crime et qu'il remplissait de son
effrayante clameur. Tout à coup, il se retourna, me renversa, se
précipita, dévala, dégringola, roula, se rua à travers couloirs,
chambres, escaliers, cours, jusqu'à cette tour maudite qui venait
de jeter dans la nuit le cri de mort de la galerie inexplicable!

Et moi, je n'avais encore eu que le temps de rester à la fenêtre,
cloué sur place par l'horreur de ce cri. J'y étais encore quand la
porte de la Tour Carrée s'ouvrit et quand, dans son cadre de
lumière, apparut la forme de la Dame en noir! Elle était toute
droite et bien vivante, malgré le cri de la mort, mais son pâle et
spectral visage reflétait une terreur indicible. Elle tendit les
bras vers la nuit et la nuit lui jeta Rouletabille, et les bras de
la Dame en noir se refermèrent et je n'entendis plus que des
soupirs et des gémissements, et encore ces deux syllabes que la
nuit répétait indéfiniment: «Maman! Maman!»

Je descendis à mon tour dans la cour, les tempes battantes, le
coeur désordonné, les reins rompus. Ce que j'avais vu sur le seuil
de la Tour Carrée ne me rassurait en aucune façon. C'est en vain
que j'essayais de me raisonner: Eh! quoi, au moment même où nous
croyions tout perdu, tout, au contraire, n'était-il point
retrouvé? Le fils n'avait-il point retrouvé la mère? La mère
n'avait-elle point enfin retrouvé l'enfant?... Mais pourquoi...
pourquoi ce cri de mort quand elle était si vivante? Pourquoi ce
cri d'angoisse avant qu'elle apparût, debout, sur le seuil de la
tour?

Chose extraordinaire, il n'y avait personne dans la Cour du
Téméraire quand je la traversai. Personne n'avait donc entendu le
coup de feu? Personne n'avait donc entendu les cris? Où se
trouvait M. Darzac? Où se trouvait le vieux Bob? Travaillaient-ils
encore dans la batterie basse de la Tour Ronde? J'aurais pu le
croire, car j'apercevais, au niveau du sol de cette tour, de la
lumière. Et Mattoni? Mattoni, lui non plus, n'avait donc rien
entendu?... Mattoni qui veillait sous la poterne du jardinier? Eh
bien! Et Bernier! et la mère Bernier! Je ne les voyais pas. Et la
porte de la Tour Carrée était restée ouverte! Ah! le doux murmure:
«Maman! Maman! Maman!» Et je l'entendais, elle, qui ne disait que
cela en pleurant: «Mon petit! mon petit! mon petit!» Ils n'avaient
même pas eu la précaution de refermer complètement la porte du
salon du vieux Bob. C'est là encore qu'elle avait entraîné,
qu'elle avait emporté son enfant!

... Et ils y étaient seuls, dans cette pièce, à s'étreindre, à se
répéter: «Maman! Mon petit!...» Et puis ils se dirent des choses
entrecoupées, des phrases sans suite... des stupidités divines...
«Alors, tu n'es pas mort!»... Sans doute, n'est-ce pas? Eh bien,
c'était suffisant pour les faire repartir à pleurer... Ah! ce
qu'ils devaient s'embrasser, rattraper le temps perdu! Ce qu'il
devait le respirer, lui, le parfum de la Dame en noir!... Je
l'entendis qui disait encore: «Tu sais, maman, ce n'est pas moi
qui avais volé!...» Et l'on aurait pensé, au son de sa voix, qu'il
avait encore neuf ans en disant ces choses, le pauvre
Rouletabille. «Non! mon petit!... non, tu n'as pas volé!... Mon
petit! mon petit!...» Ah! ce n'était pas ma faute si
j'entendais... mais j'en avais l'âme toute chavirée... C'était une
mère qui avait retrouvé son petit, quoi!...

Mais où était Bernier? J'entrai à gauche dans la loge, car je
voulais savoir pourquoi on avait crié et qui est-ce qui avait
tiré.

La mère Bernier se tenait au fond de la loge qu'éclairait une
petite veilleuse. Elle était un paquet noir sur un fauteuil. Elle
devait être au lit quand le coup de feu avait éclaté et elle avait
jeté sur elle, à la hâte, quelque vêtement. J'approchai la
veilleuse de son visage. Les traits étaient décomposés par la
peur.

«Où est le père Bernier? demandai-je.

-- Il est là, répondit-elle en tremblant.

-- Là?... Où, là?...»

Mais elle ne me répondit pas.

Je fis quelques pas dans la loge et je trébuchai. Je me penchai
pour savoir sur quoi je marchais; je marchais sur des pommes de
terre. Je baissai la veilleuse et j'examinai le parquet. Le
parquet était couvert de pommes de terre; il en avait roulé
partout. La mère Bernier ne les avait donc pas ramassées depuis
que Rouletabille avait vidé le sac?

Je me relevai, je retournai à la mère Bernier:

«Ah çà! fis-je, on a tiré!... Qu'est-ce qu'il y a eu?

-- Je ne sais pas», répondit-elle.

Et, aussitôt, j'entendis qu'on refermait la porte de la tour, et
le père Bernier apparut sur le seuil de la loge.

«Ah! c'est vous, monsieur Sainclair?

-- Bernier!... Qu'est-il arrivé?

-- Oh! rien de grave, monsieur Sainclair, rassurez-vous, rien de
grave... (Et sa voix était trop forte, trop «brave» pour être
aussi assurée qu'elle le voulait paraître.) Un accident sans
importance... M. Darzac, en posant son revolver sur sa table de
nuit, l'a fait partir. Madame a eu peur, naturellement, et elle a
crié; et, comme la fenêtre de leur appartement était ouverte, elle
a bien pensé que M. Rouletabille et vous aviez entendu quelque
chose, et elle est sortie tout de suite pour vous rassurer.

-- M. Darzac était donc rentré chez lui?...

-- Il est arrivé ici presque aussitôt que vous avez eu quitté la
tour, monsieur Sainclair. Et le coup de feu est parti presque
aussitôt qu'il est entré dans sa chambre. Vous pensez que, moi
aussi, j'ai eu peur! Ah! je me suis précipité!... M. Darzac m'a
ouvert lui-même. Heureusement, il n'y avait personne de blessé.

-- Aussitôt mon départ de la tour, Mme Darzac était donc rentrée
chez elle?

-- Aussitôt. Elle a entendu M. Darzac qui arrivait à la tour et
elle l'a suivi dans leur appartement. Ils y sont allés ensemble.

-- Et M. Darzac? Il est resté dans sa chambre?

-- Tenez, le voilà!...»

Je me retournai; je vis Robert Darzac; malgré le peu de clarté de
l'appartement, je vis qu'il était atrocement pâle. Il me faisait
signe. Je m'approchai de lui et il me dit:

«Écoutez, Sainclair! Bernier a dû vous raconter l'accident. Ce
n'est pas la peine d'en parler à personne, si l'on ne vous en
parle pas. Les autres n'ont peut-être pas entendu ce coup de
revolver. C'est inutile d'effrayer les gens, n'est-ce pas?...
Dites-donc! J'ai un service personnel à vous demander.

-- Parlez, mon ami, fis-je, je vous suis tout acquis, vous le
savez bien. Disposez de moi, si je puis vous être utile.

-- Merci, mais il ne s'agit que de décider Rouletabille à aller se
coucher; quand il sera parti, ma femme se calmera, elle aussi, et
elle ira se reposer. Tout le monde a besoin de se reposer. Du
calme, du calme, Sainclair! Nous avons tous besoin de calme et de
silence...

-- Bien, mon ami, comptez sur moi!»

Je lui serrai la main avec une naturelle expansion, une force qui
attestait mon dévouement; j'étais persuadé que tous ces gens-là
nous cachaient quelque chose, quelque chose de très grave!...

Il entra dans sa chambre, et je n'hésitai pas à aller retrouver
Rouletabille dans le salon du vieux Bob.

Mais, sur le seuil de l'appartement du vieux Bob, je me heurtai à
la Dame en noir et à son fils qui en sortaient. Ils étaient tous
deux si silencieux et avaient une attitude si incompréhensible
pour moi, qui avais entendu les transports de tout à l'heure et
qui m'attendais à trouver le fils dans les bras de sa mère, que je
restai en face d'eux sans dire un mot, sans faire un geste.
L'empressement que mettait Mme Darzac à quitter Rouletabille en
une circonstance aussi exceptionnelle m'intrigua à un point que je
ne saurais dire, et la soumission avec laquelle Rouletabille
acceptait son congé m'anéantissait. Mathilde se pencha sur le
front de mon ami, l'embrassa et lui dit: «Au revoir, mon enfant»
d'une voix si blanche, si triste, et en même temps si solennelle,
que je crus entendre l'adieu déjà lointain d'une mourante.
Rouletabille, sans répondre à sa mère, m'entraîna hors de la tour.
Il tremblait comme une feuille.

Ce fut la Dame en noir elle-même qui ferma la porte de la Tour
Carrée. J'étais sûr qu'il se passait dans la tour quelque chose
d'inouï. L'histoire de l'accident ne me satisfaisait en rien; et
il n'est point douteux que Rouletabille n'eût pensé comme moi, si
sa raison et son coeur n'eussent encore été tout étourdis de ce
qui venait de se passer entre la Dame en noir et lui!... Et puis,
qui me disait que Rouletabille ne pensait pas comme moi?

... Nous étions à peine sortis de la Tour Carrée que
j'entreprenais Rouletabille. D'abord je le poussai dans
l'encoignure du parapet qui joignait la Tour Carrée à la Tour
Ronde, dans l'angle formé par l'avancée, sur la cour, de la Tour
Carrée.

Le reporter, qui s'était laissé conduire par moi docilement, comme
un enfant, dit à voix basse:

«Sainclair, j'ai juré à ma mère que je ne verrais rien, que je
n'entendrais rien de ce qui se passerait cette nuit à la Tour
Carrée. C'est le premier serment que je fais à ma mère, Sainclair;
mais ma part de paradis pour elle! Il faut que je voie et que
j'entende...»

Nous étions là non loin d'une fenêtre encore éclairée, ouvrant sur
le salon du vieux Bob et surplombant la mer. Cette fenêtre n'était
point fermée, et c'est ce qui nous avait permis, sans doute,
d'entendre distinctement le coup de revolver et le cri de la mort
malgré l'épaisseur des murailles de la tour. De l'endroit où nous
nous trouvions maintenant, nous ne pouvions rien voir par cette
fenêtre, mais n'était-ce pas déjà quelque chose que de pouvoir
entendre?... L'orage avait fui, mais les flots n'étaient pas
encore apaisés et ils se brisaient sur les rocs de la presqu'île
d'Hercule avec cette violence qui rendait toute approche de barque
impossible! Ainsi pensai-je dans le moment à une barque, parce
que, une seconde, je crus voir apparaître ou disparaître -- dans
l'ombre -- une ombre de barque. Mais quoi! C'était là évidemment
une illusion de mon esprit qui voyait des ombres hostiles partout,
-- de mon esprit certainement plus agité que les flots.

Nous nous tenions là, immobiles, depuis cinq minutes, quand un
soupir -- ah! ce long, cet affreux soupir! un gémissement profond
comme une expiration, comme un souffle d'agonie, une plainte
sourde, lointaine comme la vie qui s'en va, proche comme la mort
qui vient, nous arriva par cette fenêtre et passa sur nos fronts
en sueur. Et puis, plus rien... non, on n'entendait plus rien que
le mugissement intermittent de la mer, et, tout à coup, la lumière
de la fenêtre s'éteignit. La Tour Carrée, toute noire, rentra dans
la nuit. Mon ami et moi nous étions saisi la main et nous nous
commandions ainsi, par cette communication muette, l'immobilité et
le silence. Quelqu'un mourait, là, dans la tour! Quelqu'un qu'on
nous cachait! Pourquoi? Et qui? Qui? Quelqu'un qui n'était ni
Mme Darzac, ni M. Darzac, ni le père Bernier, ni la mère Bernier,
ni, à n'en point douter, le vieux Bob: quelqu'un qui ne pouvait
pas être dans la tour.

Penchés à tomber au-dessus du parapet, le cou tendu vers cette
fenêtre qui avait laissé passer cette agonie, nous écoutions
encore. Un quart d'heure s'écoula ainsi... un siècle. Rouletabille
me montra alors la fenêtre de sa chambre, restée éclairée. Je
compris. Il fallait aller éteindre cette lumière et redescendre.
Je pris mille précautions; cinq minutes plus tard, j'étais revenu
auprès de Rouletabille. Il n'y avait plus maintenant d'autre
lumière dans la Cour du Téméraire que la faible lueur au ras du
sol dénonçant le travail tardif du vieux Bob dans la batterie
basse de la Tour Ronde et le lumignon de la poterne du jardinier
où veillait Mattoni. En somme, en considérant la position qu'ils
occupaient, on pouvait très bien s'expliquer que ni le vieux Bob
ni Mattoni n'eussent rien entendu de ce qui s'était passé dans la
Tour Carrée, ni même, dans l'orage finissant, des clameurs de
Rouletabille poussées au-dessus de leurs têtes. Les murs de la
poterne étaient épais et le vieux Bob était enfoui dans un
véritable souterrain.

J'avais eu à peine le temps de me glisser auprès de Rouletabille,
dans l'encoignure de la tour et du parapet, poste d'observation
qu'il n'avait point quitté, que nous entendions distinctement la
porte de la Tour Carrée qui tournait avec précaution sur ses
gonds. Comme j'allais me pencher au delà de l'encoignure, et
allonger mon buste sur la cour, Rouletabille me rejeta dans mon
coin, ne permettant qu'à lui-même de dépasser de la tête le mur de
la Tour Carrée; mais, comme il était très courbé, je violai la
consigne et je regardai par-dessus la tête de mon ami, et voici ce
que je vis:

D'abord, le père Bernier, bien reconnaissable malgré l'obscurité,
qui, sortant de la Tour, se dirigeait sans faire aucun bruit du
côté de la poterne du jardinier. Au milieu de la cour il s'arrêta,
regarda du côté de nos fenêtres, le front levé sur le Château
Neuf, et puis il se retourna du côté de la tour et fit un signe
que nous pouvions interpréter comme un signe de tranquillité. À
qui s'adressait ce signe? Rouletabille se pencha encore; mais il
se rejeta brusquement en arrière, me repoussant.

Quand nous nous risquâmes à regarder à nouveau dans la cour, il
n'y avait plus personne. Enfin, nous vîmes revenir le père
Bernier, ou plutôt nous l'entendîmes d'abord, car il y eut entre
lui et Mattoni une courte conversation dont l'écho assourdi nous
arrivait. Et puis nous entendîmes quelque chose qui grimpait sous
la voûte de la poterne du jardinier, et le père Bernier apparut
avec, à côté de lui, la masse noire et tout doucement roulante
d'une voiture. Nous distinguions bientôt que c'était la petite
charrette anglaise, traînée par Toby, le poney d'Arthur Rance. La
Cour du Téméraire était de terre battue et le petit équipage ne
faisait pas plus de bruit sur cette terre que s'il avait glissé
sur un tapis. Enfin, Toby était si sage et si tranquille qu'on eût
dit qu'il avait reçu les instructions du père Bernier. Celui-ci,
arrivé à côté du puits, releva encore la tête du côté de nos
fenêtres et puis, tenant toujours Toby par la bride, arriva sans
encombre à la porte de la Tour Carrée; enfin, laissant devant la
porte le petit équipage, il entra dans la tour. Quelques instants
s'écoulèrent qui nous parurent, comme on dit, des siècles, surtout
à mon ami qui s'était mis à nouveau à trembler de tous ses membres
sans que j'en pusse deviner la raison subite.

Et le père Bernier réapparut. Il retraversait la cour, tout seul,
et retournait à la poterne. C'est alors que nous dûmes nous
pencher davantage, et, certainement, les personnes qui étaient
maintenant sur le seuil de la Tour Carrée auraient pu nous
apercevoir si elles avaient regardé de notre côté, mais elles ne
pensaient guère à nous. La nuit s'éclaircissait alors d'un beau
rayon de lune qui fit une grande raie éclatante sur la mer et
allongea sa clarté bleue dans la Cour du Téméraire. Les deux
personnages qui étaient sortis de la tour et s'étaient approchés
de la voiture parurent si surpris qu'ils eurent un mouvement de
recul. Mais nous entendions très bien la Dame en noir prononcer
cette phrase à voix basse: «Allons, du courage, Robert, il le
faut!» Plus tard, nous avons discuté avec Rouletabille pour savoir
si elle avait dit: «il le faut» ou «il en faut», mais nous ne
pûmes point conclure.

Et Robert Darzac dit d'une voix singulière: «Ce n'est point ce qui
me manque.» Il était courbé sur quelque chose qu'il traînait et
qu'il souleva avec une peine infinie et qu'il essaya de glisser
sous la banquette de la petite charrette anglaise. Rouletabille
avait retiré sa casquette et claquait littéralement des dents.
Autant que nous pûmes distinguer, la chose était un sac. Pour
remuer ce sac, M. Darzac avait fait de gros efforts, et nous
entendîmes un soupir. Appuyée contre le mur de la tour, la Dame en
noir le regardait, sans lui prêter aucune aide. Et, soudain, dans
le moment que M. Darzac avait réussi à pousser le sac dans la
voiture, Mathilde prononça, d'une voix sourdement épouvantée, ces
mots: «Il remue encore!...» -- «C'est la fin!...» répondit
M. Darzac qui, maintenant, s'épongeait le front. Sur quoi il mit
son pardessus et prit Toby par la bride. Il s'éloigna, faisant un
signe à la Dame en noir, mais celle-ci, toujours appuyée à la
muraille comme si on l'avait allongée là pour quelque supplice, ne
lui répondit pas. M. Darzac nous parut plutôt calme. Il avait
redressé la taille. Il marchait d'un pas ferme... on pouvait dire:
d'un pas d'honnête homme conscient d'avoir accompli son devoir.
Toujours avec de grandes précautions, il disparut avec sa voiture
sous la poterne du jardinier et la Dame en noir rentra dans la
Tour Carrée.

Je voulus alors sortir de notre coin, mais Rouletabille m'y
maintint énergiquement. Il fit bien, car Bernier débouchait de la
poterne et retraversait la cour, se dirigeant à nouveau vers la
Tour Carrée. Quand il ne fut plus qu'à deux mètres de la porte qui
s'était refermée, Rouletabille sortit lentement de l'encoignure du
parapet, se glissa entre la porte et Bernier effrayé, et mit les
mains au poignet du concierge.

«Venez avec moi», lui dit-il.

L'autre paraissait anéanti. J'étais sorti de ma cachette, moi
aussi. Il nous regardait maintenant dans le rayon bleu de la lune,
ses yeux étaient inquiets et ses lèvres murmurèrent:

«C'est un grand malheur!»



XII
Le corps impossible.

«Ce sera un grand malheur, si vous ne dites point la vérité,
répliqua Rouletabille à voix basse; mais il n'y aura point de
malheur du tout si vous ne nous cachez rien. Allons, venez!»

Et il l'entraîna, lui tenant toujours le poignet, vers le Château
Neuf, et je les suivis. À partir de ce moment, je retrouvai tout
mon Rouletabille. Maintenant qu'il était si heureusement
débarrassé d'un problème sentimental qui l'avait intéressé si
personnellement, maintenant qu'il avait retrouvé le parfum de la
Dame en noir, il reconquérait toutes les forces incroyables de son
esprit pour la lutte entreprise contre le mystère! Et jusqu'au
jour où tout fut conclu, jusqu'à la minute suprême -- la plus
dramatique que j'aie vécu de ma vie, même aux côtés de
Rouletabille -- où la vie et la mort eurent parlé et se furent
expliquées par sa bouche, il ne va plus avoir un geste
d'hésitation dans la marche à suivre; il ne prononcera plus un mot
qui ne contribue nécessairement à nous sauver de l'épouvantable
situation faite à l'assiégé par l'attaque de la Tour Carrée, dans
la nuit du 12 au 13 avril.

Bernier ne lui résista pas. D'autres voudront lui résister qu'il
brisera et qui crieront grâce.

Bernier marche devant nous, le front bas, tel un accusé qui va
rendre compte à des juges. Et, quand nous sommes arrivés dans la
chambre de Rouletabille, nous le faisons asseoir en face de nous;
j'ai allumé la lampe.

Le jeune reporter ne dit pas un mot; il regarde Bernier, en
bourrant sa pipe; il essaye évidemment de lire sur ce visage toute
l'honnêteté qui s'y peut trouver. Puis son sourcil froncé
s'allonge, son oeil s'éclaire, et, ayant jeté vers le plafond
quelques nuages de fumée, il dit:

«Voyons, Bernier, comment l'ont-ils tué?»

Bernier secoua sa rude tête de gars picard.

«J'ai juré de ne rien dire. Je n'en sais rien, monsieur! Ma foi,
je n'en sais rien!...»

Rouletabille:

«Eh bien, racontez-moi ce que vous ne savez pas! Car si vous ne me
racontez pas ce que vous ne savez pas, Bernier, je ne réponds plus
de rien!...

-- Et de quoi donc, monsieur, ne répondez-vous plus?

-- Mais, de votre sécurité, Bernier!...

-- De ma sécurité, à moi?... Je n'ai rien fait!

-- De notre sécurité à tous, de notre vie!» répliqua Rouletabille
en se levant et en faisant quelques pas dans la chambre, ce qui
lui donna le temps de faire sans doute, mentalement, quelque
opération algébrique nécessaire... «Alors, reprit-il, il était
dans la Tour Carrée?

-- Oui, fit la tête de Bernier.

-- Où? Dans la chambre du vieux Bob?

-- Non! fit la tête de Bernier.

-- Caché chez vous, dans votre loge?

-- Non, fit la tête de Bernier.

-- Ah çà! mais où était-il donc? Il n'était pourtant pas dans
l'appartement de M. et Mme Darzac?

-- Oui, fit la tête de Bernier.

-- Misérable!» grinça Rouletabille.

Et il sauta à la gorge de Bernier. Je courus au secours du
concierge, et l'enlevai aux griffes de Rouletabille.

Quand il put respirer:

«Ah çà! monsieur Rouletabille, pourquoi voulez-vous m'étrangler?
fit-il.

-- Vous le demander, Bernier? Vous osez encore le demander? Et
vous avouez qu'il était dans l'appartement de M. et de Mme Darzac!
Et qui donc l'a introduit dans cet appartement, si ce n'est vous?
Vous qui, seul, en avez la clef quand M. et Mme Darzac ne sont pas
là?»

Bernier se leva, très pâle: «C'est vous, monsieur Rouletabille,
qui m'accusez d'être le complice de Larsan?

-- Je vous défends de prononcer ce nom-là! s'écria le reporter.
Vous savez bien que Larsan est mort! Et depuis longtemps!...

-- Depuis longtemps! reprit Bernier, ironique... c'est vrai...
j'ai eu tort de l'oublier! Quand on se dévoue à ses maîtres, quand
on se bat pour ses maîtres, il faut ignorer même contre qui. Je
vous demande pardon!

-- Écoutez-moi bien, Bernier, je vous connais et je vous estime.
Vous êtes un brave homme. Aussi, ce n'est pas votre bonne foi que
j'incrimine: c'est votre négligence.

-- Ma négligence! Et, Bernier, de pâle qu'il était, devint
écarlate. Ma négligence! Je n'ai point bougé de ma loge, de mon
couloir! J'ai eu toujours la clef sur moi et je vous jure que
personne n'est entré dans cet appartement, personne d'autre, après
que vous l'avez eu visité, à cinq heures, que M. Robert et
Mme Robert Darzac. Je ne compte point, naturellement, la visite
que vous y avez faite, à six heures environ, vous et M. Sainclair!

-- Ah çà! reprit Rouletabille, vous ne me ferez point croire que
cet individu -- nous avons oublié son nom, n'est-ce pas, Bernier?
nous l'appellerons l'homme -- que l'homme a été tué chez M. et
Mme Darzac s'il n'y était pas!

-- Non! Aussi je puis vous affirmer qu'il y était!

-- Oui, mais comment y était-il? Voilà ce que je vous demande,
Bernier. Et vous seul pouvez le dire, puisque vous seul aviez la
clef en l'absence de M. Darzac, et que M. Darzac n'a point quitté
sa chambre quand il avait la clef, et qu'on ne pouvait se cacher
dans sa chambre pendant qu'il était là!

-- Ah! voilà bien le mystère, monsieur! Et qui intrigue M. Darzac
plus que tout! Mais je n'ai pu lui répondre que ce que je vous
réponds: voilà bien le mystère!

-- Quand nous avons quitté la chambre de M. Darzac, M. Sainclair
et moi, avec M. Darzac, à six heures un quart environ, vous avez
fermé immédiatement la porte?

-- Oui, monsieur.

-- Et quand l'avez-vous rouverte?

-- Mais, cette nuit, une seule fois pour laisser entrer M. et
Mme Darzac chez eux. M. Darzac venait d'arriver et Mme Darzac
était depuis quelque temps dans le salon de M. Bob d'où venait de
partir M. Sainclair. Ils se sont retrouvés dans le couloir et je
leur ai ouvert la porte de leur appartement! Voilà! Aussitôt
qu'ils ont été entrés, j'ai entendu qu'on repoussait les verrous.

-- Donc, entre six heures et quart et ce moment-là, vous n'avez
pas ouvert la porte?

-- Pas une seule fois.

-- Et où étiez-vous, pendant tout ce temps?

-- Devant la porte de ma loge, surveillant la porte de
l'appartement, et c'est là que ma femme et moi nous avons dîné, à
six heures et demie, sur une petite table, dans le couloir, parce
que, la porte de la tour étant ouverte, il faisait plus clair et
que c'était plus gai. Après le dîner, je suis resté à fumer des
cigarettes et à bavarder avec ma femme, sur le seuil de ma loge.
Nous étions placés de façon que, même si nous l'avions voulu, nous
n'aurions pas pu quitter des yeux la porte de l'appartement de
M. Darzac. Ah! c'est un mystère! un mystère plus incroyable que le
mystère de la Chambre Jaune! Car, là-bas, on ne savait pas ce qui
s'était passé avant. Mais, là, monsieur! on sait ce qui s'est
passé avant puisque vous avez vous-même visité l'appartement à
cinq heures et qu'il n'y avait personne dedans; on sait ce qui
s'est passé pendant, puisque j'avais la clef dans ma poche, ou que
M. Darzac était dans sa chambre, et qu'il aurait bien aperçu, tout
de même, l'homme qui ouvrait sa porte et qui venait pour
l'assassiner, et puis, encore que j'étais, moi, dans le couloir,
devant cette porte et que j'aurais bien vu passer l'homme; et on
sait ce qui s'est passé après. Après, il n'y a pas eu d'après.
Après, ça a été la mort de l'homme, ce qui prouvait bien que
l'homme était là! Ah! C'est un mystère!

-- Et, depuis cinq heures jusqu'au moment du drame, vous affirmez
bien que vous n'avez pas quitté le couloir?

-- Ma foi, oui!

-- Vous en êtes sûr, insista Rouletabille.

-- Ah! pardon, monsieur... il y a un moment... une minute où vous
m'avez appelé...

-- C'est bien, Bernier. Je voulais savoir si vous vous rappeliez
cette minute-là...

-- Mais ça n'a pas duré plus d'une minute ou deux, et M. Darzac
était dans sa chambre. Il ne l'a pas quittée. Ah! c'est un
mystère!...

-- Comment savez-vous qu'il ne l'a pas quittée pendant ces deux
minutes-là?

-- Dame! s'il l'avait quittée, ma femme qui était dans la loge
l'aurait bien vu! Et puis ça expliquerait tout et il ne serait pas
si intrigué, ni madame non plus! Ah! il a fallu que je le lui
répète: que personne d'autre n'était entré que lui à cinq heures
et vous à six, et que personne n'était plus rentré dans la chambre
avant sa rentrée, à lui, la nuit, avec Mme Darzac... Il était
comme vous, il ne voulait pas me croire. Je le lui ai juré sur le
cadavre qui était là!

-- Où était-il, le cadavre?

-- Dans sa chambre.

-- C'était bien un cadavre?

-- Oh! il respirait encore!... Je l'entendais!

-- Alors, ça n'était pas un cadavre, père Bernier.

-- Oh! monsieur Rouletabille, c'était tout comme. Pensez donc! Il
avait un coup de revolver dans le coeur!»

Enfin, le père Bernier allait nous parler du cadavre. L'avait-il
vu? Comment était-il? On eût dit que ceci apparaissait comme
secondaire aux yeux de Rouletabille. Le reporter ne semblait
préoccupé que du problème de savoir comment le cadavre se trouvait
là! Comment cet homme était-il venu se faire tuer?

Seulement, de ce côté, le père Bernier savait peu de choses.
L'affaire avait été rapide comme un coup de feu -- lui semblait-il
-- et il était derrière la porte. Il nous raconta qu'il s'en
allait tout doucement dans sa loge et qu'il se disposait à se
mettre au lit, quand la mère Bernier et lui entendirent un si
grand bruit venant de l'appartement de Darzac qu'ils en restèrent
saisis. C'étaient des meubles qu'on bousculait, des coups dans le
mur. «Qu'est-ce qui se passe?» fit la bonne femme, et aussitôt, on
entendit la voix de Mme Darzac qui appelait: «Au secours!» Ce cri-
là, nous ne l'avions pas entendu, nous autres, dans la chambre du
Château Neuf. Le père Bernier, pendant que sa femme s'affalait,
épouvantée, courut à la porte de la chambre de M. Darzac et la
secoua en vain, criant qu'on lui ouvrît. La lutte continuait de
l'autre côté, sur le plancher. Il entendit le halètement de deux
hommes, et il reconnut la voix de Larsan, à un moment où ces mots
furent prononcés: «Ce coup-ci, j'aurai ta peau!» Puis il entendit
M. Darzac qui appelait sa femme à son secours d'une voix étouffée,
épuisée: «Mathilde! Mathilde!» Évidemment, il devait avoir le
dessous dans un corps-à-corps avec Larsan quand, tout à coup, le
coup de feu le sauva. Ce coup de revolver effraya moins le père
Bernier que le cri qui l'accompagna. On eût pu penser que
Mme Darzac, qui avait poussé le cri, avait été mortellement
frappée. Bernier ne s'expliquait point cela: l'attitude de
Mme Darzac. Pourquoi n'ouvrait-elle point au secours qu'il lui
apportait? Pourquoi ne tirait-elle pas les verrous? Enfin, presque
aussitôt après le coup de revolver, la porte sur laquelle le père
Bernier n'avait cessé de frapper s'était ouverte. La chambre était
plongée dans l'obscurité, ce qui n'étonna point le père Bernier,
car la lumière de la bougie qu'il avait aperçue sous la porte,
pendant la lutte, s'était brusquement éteinte et il avait entendu
en même temps le bougeoir qui roulait par terre. C'était
Mme Darzac qui lui avait ouvert pendant que l'ombre de M. Darzac
était penchée sur un râle, sur quelqu'un qui se mourait! Bernier
avait appelé sa femme pour qu'elle apportât de la lumière, mais
Mme Darzac s'était écriée: «Non! non! pas de lumière! pas de
lumière! Et surtout qu'il ne sache rien!» Et, aussitôt, elle avait
couru à la porte de la tour en criant: «Il vient! il vient! je
l'entends! Ouvrez la porte! ouvrez la porte, père Bernier! Je vais
le recevoir!» Et le père Bernier lui avait ouvert la porte,
pendant qu'elle répétait, en gémissant: «Cachez-vous! Allez-vous-
en! Qu'il ne sache rien!»

Le père Bernier continuait:

«Vous êtes arrivé comme une trombe, monsieur Rouletabille. Et elle
vous a entraîné dans le salon du vieux Bob. Vous n'avez rien vu.
Moi, j'étais retenu auprès de M. Darzac. L'homme, sur le plancher,
avait fini de râler. M. Darzac, toujours penché sur lui, m'avait
dit: «Un sac, Bernier, un sac et une pierre, et on le fiche à la
mer, et on n'en entend plus parler!»

-- Alors, continua Bernier, j'ai pensé à mon sac de pommes de
terre; ma femme avait remis les pommes de terre dans le sac; je
l'ai vidé à mon tour et je l'ai apporté. Ah! nous faisions le
moins de bruit possible. Pendant ce temps-là, madame vous
racontait des histoires sans doute, dans le salon du vieux Bob et
nous entendions M. Sainclair qui interrogeait ma femme dans la
loge. Nous, en douceur, nous avons glissé le cadavre, que
M. Darzac avait proprement ficelé, dans le sac. Mais j'avais dit à
M. Darzac: «Un conseil, ne le jetez pas à l'eau. Elle n'est pas
assez profonde pour le cacher. Il y a des jours où la mer est si
claire qu'on en voit le fond. -- Qu'est-ce que je vais en faire?»
a demandé M. Darzac à voix basse. Je lui ai répondu: «Ma foi, je
n'en sais rien, monsieur. Tout ce que je pouvais faire pour vous,
et pour madame, et pour l'humanité, contre un bandit comme
Frédéric Larsan, je l'ai fait. Mais ne m'en demandez pas davantage
et que Dieu vous protège!» Et je suis sorti de la chambre, et je
vous ai retrouvé dans la loge, monsieur Sainclair. Et puis, vous
avez rejoint M. Rouletabille, sur la prière de M. Darzac qui était
sorti de sa chambre. Quant à ma femme, elle s'est presque évanouie
quand elle a vu tout à coup que M. Darzac était plein de sang...
et moi aussi!... Tenez, messieurs, mes mains sont rouges! Ah!
pourvu que tout ça ne nous porte pas malheur! Enfin, nous avons
fait notre devoir! Et c'était un fier bandit!... Mais, voulez-vous
que je vous dise?... Eh bien, on ne pourra jamais cacher une
histoire pareille... et on ferait mieux de la raconter tout de
suite à la justice... J'ai promis de me taire et je me tairai,
tant que je pourrai, mais je suis bien content tout de même de me
décharger d'un pareil poids devant vous, qui êtes des amis à
madame et à monsieur... Et qui pouvez peut-être leur faire
entendre raison... Pourquoi qu'ils se cachent? C'est-y pas un
honneur de tuer un Larsan! Pardon d'avoir encore prononcé ce nom-
là... je sais bien, il n'est pas propre... C'est-y pas un honneur
d'en avoir délivré la terre en s'en délivrant soi-même? Ah!
tenez!... une fortune!... Mme Darzac m'a promis une fortune si je
me taisais! Qu'est-ce que j'en ferais?... C'est-y pas la meilleure
fortune de la servir, cette pauv'dame-là qu'a eu tant de
malheurs!... Tenez!... Rien du tout!... rien du tout!... Mais
qu'elle parle!... Qu'est-ce qu'elle craint? Je le lui ai demandé
quand vous êtes allés soi-disant vous coucher, et que nous nous
sommes retrouvés tout seuls dans la Tour Carrée avec notre
cadavre. Je lui ai dit: «Criez donc que vous l'avez tué! Tout le
monde fera bravo!...» Elle m'a répondu: «Il y a eu déjà trop de
scandale, Bernier; tant que cela dépendra de moi, et si c'est
possible, on cachera cette nouvelle affaire! Mon père en
mourrait!» Je ne lui ai rien répondu, mais j'en avais bien envie.
J'avais sur la langue de lui dire: «Si on apprend l'affaire plus
tard, on croira à des tas de choses injustes, et monsieur votre
père en mourra bien davantage!» Mais c'était son idée! Elle veut
qu'on se taise! Eh bien, on se taira!... Suffit!»

Bernier se dirigea vers la porte et nous montrant ses mains:

«Il faut que j'aille me débarbouiller de tout le sang de ce
cochon-là!»

Rouletabille l'arrêta:

«Et qu'est-ce que disait M. Darzac pendant ce temps-là? Quel était
son avis?

-- Il répétait: «Tout ce que fera Mme Darzac sera bien fait. Il
faut lui obéir, Bernier.» Son veston était arraché et il avait une
légère blessure à la gorge, mais il ne s'en occupait pas, et, au
fond, il n'y avait qu'une chose qui l'intéressait, c'était la
façon dont le misérable avait pu s'introduire chez lui! ça, je
vous le répète, il n'en revenait pas et j'ai dû lui donner encore
des explications. Ses premières paroles, à ce sujet, avaient été
pour dire:

«Mais enfin, quand je suis entré, tantôt, dans ma chambre, il n'y
avait personne, et j'ai aussitôt fermé ma porte au verrou.»

-- Où cela se passait-il?

-- Dans ma loge, devant ma femme, qui en était comme abrutie, la
pauvre chère femme.

-- Et le cadavre? Où était-il?

-- Il était resté dans la chambre de M. Darzac.

-- Et qu'est-ce qu'ils avaient décidé pour s'en débarrasser?

-- Je n'en sais trop rien, mais, pour sûr, leur résolution était
prise, car Mme Darzac me dit: «Bernier, je vous demanderai un
dernier service; vous allez aller chercher la charrette anglaise à
l'écurie, et vous y attellerez Toby. Ne réveillez pas Walter, si
c'est possible. Si vous le réveillez, et s'il vous demande des
explications, vous lui direz ainsi qu'à Mattoni qui est de garde
sous la poterne: «C'est pour M. Darzac, qui doit se trouver ce
matin à quatre heures à Castelar pour la tournée des Alpes.»
Mme Darzac m'a dit aussi: «Si vous rencontrez M. Sainclair, ne lui
dites rien, mais amenez-le-moi, et si vous rencontrez
M. Rouletabille, ne dites rien, et ne faites rien!» Ah! monsieur!
madame n'a voulu que je sorte que lorsque la fenêtre de votre
chambre a été fermée et que votre lumière a été éteinte. Et,
cependant, nous n'étions point rassurés avec le cadavre que nous
croyions mort et qui se reprit, une fois encore, à soupirer, et
quel soupir! Le reste, monsieur, vous l'avez vu, et vous en savez
maintenant autant que moi! Que Dieu nous garde!»

Quand Bernier eut ainsi raconté l'impossible drame, Rouletabille
le remercia, avec sincérité, de son grand dévouement à ses
maîtres, lui recommanda la plus grande discrétion, le pria de
l'excuser de sa brutalité, et lui ordonna de ne rien dire de
l'interrogatoire qu'il venait de subir à Mme Darzac. Bernier,
avant de s'en aller, voulut lui serrer la main, mais Rouletabille
retira la sienne.

«Non! Bernier, vous êtes encore tout plein de sang...» Bernier
nous quitta pour aller rejoindre la Dame en noir. «Eh bien! fis-
je, quand nous fûmes seuls. Larsan est mort?...

-- Oui, me répliqua-t-il, je le crains.

-- Vous le craignez? Pourquoi le craignez-vous?...

-- Parce que, fit-il d'une voix blanche que je ne lui connaissais
pas encore, PARCE QUE LA MORT DE LARSAN, LEQUEL SORT MORT SANS
ÊTRE ENTRÉ NI MORT NI VIVANT, M'ÉPOUVANTE PLUS QUE SA VIE!»



XIII
Où l'épouvante de Rouletabille prend des proportions inquiétantes.

Et c'est vrai qu'il était littéralement épouvanté. Et je fus
effrayé moi-même plus qu'on ne saurait dire. Je ne l'avais jamais
encore vu dans un état d'inquiétude cérébrale pareil. Il marchait
à travers la chambre d'un pas saccadé, s'arrêtait parfois devant
la glace, se regardait étrangement en se passant une main sur le
front comme s'il eût demandé à sa propre image: «Est-ce toi, est-
ce bien toi, Rouletabille, qui penses cela? Qui oses penser cela?»
Penser quoi? Il paraissait plutôt être sur le point de penser. Il
semblait plutôt ne vouloir point penser. Il secoua la tête
farouchement et alla quasi s'accroupir à la fenêtre, se penchant
sur la nuit, écoutant la moindre rumeur sur la rive lointaine,
attendant peut-être le roulement de la petite voiture et le bruit
du sabot de Toby. On eût dit une bête à l'affût.

... Le ressac s'était tu; la mer s'était tout à fait apaisée...
Une raie blanche s'inscrivit soudain sur les flots noirs, à
l'Orient. C'était l'aurore. Et, presque aussitôt, le Vieux Château
sortait de la nuit, blême, livide, avec la même mine que nous, la
mine de quelqu'un qui n'a pas dormi.

«Rouletabille, demandai-je presque en tremblant, car je me rendais
compte de mon incroyable audace, votre entrevue a été bien brève
avec votre mère. Et comme vous vous êtes séparés en silence! Je
voudrais savoir, mon ami, si elle vous a raconté «l'histoire de
l'accident de revolver sur la table de nuit»?

-- Non!... me répondit-il sans se détourner.

-- Elle ne vous a rien dit de cela?

-- Non!

-- Et vous ne lui avez demandé aucune explication du coup de feu
ni du cri de mort «de la galerie inexplicable». Car elle a crié
comme ce jour-là!...

-- Sainclair, vous êtes curieux!... Vous êtes plus curieux que
moi, Sainclair; je ne lui ai rien demandé!

-- Et vous avez juré de ne rien voir et de ne rien entendre avant
qu'elle vous eût dit quoi que ce fût à propos de ce coup de feu et
de ce cri?

-- En vérité, Sainclair, il faut me croire... Moi, je respecte les
secrets de la Dame en noir. Il lui a suffi de me dire, sans que je
lui eusse rien demandé, certes!... il lui a suffi de me dire:
«Nous pouvons nous quitter, mon ami, CAR RIEN NE NOUS SÉPARE
PLUS!» pour que je la quitte...

-- Ah! elle vous avait dit cela? «Rien ne nous sépare plus!»

-- Oui, mon ami... et elle avait du sang sur les mains...»

Nous nous tûmes. J'étais maintenant à la fenêtre et à côté du
reporter. Tout à coup sa main se posa sur la mienne. Puis il me
désigna le petit falot qui brûlait encore à l'entrée de la porte
souterraine qui conduisait au cabinet du vieux Bob, dans la Tour
du Téméraire.

«Voilà l'aurore! dit Rouletabille. Et le vieux Bob travaille
toujours! Ce vieux Bob est vraiment courageux. Si nous allions
voir travailler le vieux Bob. Cela nous changera les idées et je
ne penserai plus à mon cercle, qui m'étrangle, qui me garrotte,
qui m'épuise.»

Et il poussa un gros soupir:

«Darzac, fit-il, se parlant à lui-même, ne rentrera-t-il donc
jamais!...»

Une minute plus tard nous traversions la cour et nous descendions
dans la salle octogone du Téméraire. Elle était vide! La lampe
brûlait toujours sur la table-bureau. Mais il n'y avait plus de
vieux Bob!

Rouletabille fit:

«Oh! oh!»

Et il prit la lampe qu'il souleva, examinant toutes choses autour
de lui. Il fit le tour des petites vitrines qui garnissaient les
murs de la batterie basse. Là, rien n'avait été changé de place,
et tout était relativement en ordre et scientifiquement étiqueté.
Quand nous eûmes bien regardé les ossements et coquillages et
cornes des premiers âges, des «pendeloques en coquille», des
«anneaux sciés dans la diaphyse d'un os long», des «boucles
d'oreilles», des «lames à tranchant abattu de la couche du renne»,
des «grattoirs du type magdalénien» et de «la poudre raclée en
silex de la couche de l'éléphant», nous revînmes à la table-
bureau. Là, se trouvait «le plus vieux crâne», et c'était vrai
qu'il avait encore la mâchoire rouge du lavis que M. Darzac avait
mis à sécher sur la partie de bureau qui était en face de la
fenêtre, exposée au soleil. J'allai à la fenêtre, à toutes les
fenêtres, et éprouvai la solidité des barreaux auxquels on n'avait
pas touché.

Rouletabille me vit et me dit:

«Qu'est-ce que vous faites? Avant d'imaginer qu'il ait pu sortir
par les fenêtres, il faudrait savoir s'il n'est pas sorti par la
porte.»

Il plaça la lampe sur le parquet et se prit à examiner toutes les
traces de pas.

«Allez frapper, dit-il, à la porte de la Tour Carrée et demandez à
Bernier si le vieux Bob est rentré; interrogez Mattoni sous la
poterne et le père Jacques à la porte de fer. Allez, Sainclair,
allez!...»

Cinq minutes après, je revenais avec les renseignements prévus. On
n'avait vu le vieux Bob nulle part!... Il n'était passé nulle
part!

Rouletabille avait toujours le nez sur le parquet. Il me dit:

«Il a laissé cette lampe allumée pour qu'on s'imagine qu'il
travaille toujours.»

Et puis, soucieux, il ajouta:

«Il n'y a point de traces de luttes d'aucune sorte et, sur le
plancher, je ne relève que le passage de Mr Arthur Rance et de
Robert Darzac, lesquels sont arrivés hier soir dans cette pièce
pendant l'orage, et ont traîné à leurs semelles un peu de la terre
détrempée de la Cour du Téméraire et aussi du terreau légèrement
ferrugineux de la baille. Il n'y a nulle part trace de pas du
vieux Bob. Le vieux Bob était arrivé ici avant l'orage et il en
est peut-être sorti pendant, mais, en tout cas, il n'y est point
revenu depuis!»

Rouletabille s'est relevé. Il a repris, sur le bureau, la lampe
qui éclaire à nouveau le crâne, dont la mâchoire rouge n'a jamais
ri d'une façon plus effroyable. Autour de nous, il n'y a que des
squelettes, mais certainement ils me font moins peur que le vieux
Bob absent.

Rouletabille reste un instant en face du crâne ensanglanté, puis
il le prend dans ses mains et plonge ses yeux au plus creux de ses
orbites vides. Puis il élève le crâne, au bout de ses deux mains
tendues, et le considère un instant, avec une attention
surprenante; puis il le regarde de profil; puis il me le dépose
entre les mains, et je dois l'élever à mon tour au-dessus de ma
tête, comme le plus précieux des fardeaux, et Rouletabille,
pendant ce temps, dresse, lui, la lampe au-dessus de sa tête.

Tout à coup, une idée me traverse la cervelle. Je laisse rouler le
crâne sur le bureau et me précipite dans la cour jusqu'au puits.
Là je constate que les ferrures qui le fermaient le ferment
toujours. Si quelqu'un s'était enfui par le puits ou était tombé
dans le puits, ou s'y était jeté, les ferrures eussent été
ouvertes. Je reviens, anxieux plus que jamais:

«Rouletabille! Rouletabille! Il ne reste plus au vieux Bob, pour
qu'il s'en aille, que le sac!»

Je répétai la phrase, mais le reporter ne m'écoutait point, et je
fus surpris de le trouver occupé à une besogne dont il me fut
impossible de deviner l'intérêt. Comment, dans un moment aussi
tragique, alors que nous n'attendions plus que le retour de
M. Darzac pour fermer le cercle dans lequel était mort le corps de
trop, alors que dans la vieille tour à côté, dans le Vieux Château
du coin, la Dame en noir devait être occupée à effacer de ses
mains, telle lady Macbeth, la trace du crime impossible, comment
Rouletabille pouvait-il s'amuser à faire des dessins avec une
règle, une équerre, un tire-ligne et un compas? Oui, il s'était
assis dans le fauteuil du géologue et avait attiré à lui la
planche à dessiner de Robert Darzac, et, lui aussi, il faisait un
plan, tranquillement, effroyablement tranquillement, comme un
pacifique et gentil commis d'architecte.

Il avait piqué le papier de l'une des pointes de son compas, et
l'autre traçait le cercle qui pouvait représenter l'espace occupé
par la Tour du Téméraire, comme nous pouvions le voir sur le
dessin de M. Darzac.

Le jeune homme s'appliqua à quelques traits encore; et puis,
trempant un pinceau dans un godet à moitié plein de la peinture
rouge qui avait servi à M. Darzac, il étala soigneusement cette
peinture dans tout l'espace du cercle. Ce faisant, il se montrait
méticuleux au possible, prêtant grande attention à ce que la
peinture fût de mince valeur partout, et telle qu'on eût pu en
féliciter un bon élève. Il penchait la tête de droite et de gauche
pour juger de l'effet, et tirait un peu la langue comme un écolier
appliqué. Et puis, il resta immobile. Je lui parlai encore, mais
il se taisait toujours. Ses yeux étaient fixes, attachés au
dessin. Ils n'en bougeaient pas. Tout à coup, sa bouche se crispa
et laissa échapper une exclamation d'horreur indicible; je ne
reconnus plus sa figure de fou. Et il se retourna si brusquement
vers moi qu'il renversa le vaste fauteuil.

«Sainclair! Sainclair! Regarde la peinture rouge!... regarde la
peinture rouge!»

Je me penchai sur le dessin, haletant, effrayé de cette exaltation
sauvage. Mais quoi, je ne voyais qu'un petit lavis bien propret...

«La peinture rouge! La peinture rouge!...» continuait-il à gémir,
les yeux agrandis comme s'il assistait à quelque affreux
spectacle.

Je ne pus m'empêcher de lui demander:

«Mais, qu'est-ce qu'elle a?...

-- Quoi?... qu'est-ce qu'elle a?... Tu ne vois donc pas qu'elle
est sèche maintenant! Tu ne vois donc pas que c'est du sang!...»

Non! je ne voyais pas cela, car j'étais bien sûr que ce n'était
pas du sang. C'était de la peinture rouge bien naturelle.

Mais je n'eus garde, dans un tel moment, de contrarier
Rouletabille. Je m'intéressai ostensiblement à cette idée de sang.

«Du sang de qui? fis-je... le savez-vous?... du sang de qui?... du
sang de Larsan?...

-- Oh! Oh! fit-il, du sang de Larsan!... Qui est-ce qui connaît le
sang de Larsan?... Qui en a jamais vu la couleur? Pour connaître
la couleur du sang de Larsan, il faudrait m'ouvrir les veines,
Sainclair!... C'est le seul moyen!...»

J'étais tout à fait, tout à fait étonné.

«Mon père ne se laisse pas prendre son sang comme ça!...»

Voilà qu'il reparlait, avec ce singulier orgueil désespéré, de son
père... «Quand mon père porte perruque, ça ne se voit pas!» «Mon
père ne se laisse pas prendre son sang comme ça!»

«Les mains de Bernier en étaient pleines, et vous en avez vu sur
celles de la Dame en noir!...

-- Oui! oui!... On dit ça!... On dit ça!... Mais on ne tue pas mon
père comme ça!...»

Il paraissait toujours très agité et il ne cessait de regarder le
petit lavis bien propret. Il dit, la gorge gonflée soudain d'un
gros sanglot:

«Mon Dieu! Mon Dieu! Mon Dieu! Ayez pitié de nous! Cela serait
trop affreux.»

Et il dit encore:

«Ma pauvre maman n'a pas mérité cela! ni moi non plus! ni
personne!...»

Ce fut alors qu'une grosse larme, glissant au long de sa joue,
tomba dans le godet:

«Oh! fit-il... il ne faut pas allonger la peinture!»

Et, disant cela d'une voix tremblante, il prit le godet avec un
soin infini et l'alla enfermer dans une petite armoire.

Puis il me prit par la main et m'entraîna, cependant que je le
regardais faire, me demandant si réellement il n'était point, tout
à coup, devenu vraiment fou.

«Allons!... Allons!... fit-il... Le moment est venu, Sainclair!
Nous ne pouvons plus reculer devant rien... Il faut que la Dame en
noir nous dise tout... tout ce qui s'est passé dans le sac... Ah!
si M. Darzac pouvait rentrer tout de suite... tout de suite... Ce
serait moins pénible... Certes! je ne peux plus attendre!...»

Attendre quoi?... attendre quoi?... Et encore une fois, pourquoi
s'effrayait-il ainsi? Quelle pensée lui faisait ce regard fixe?
Pourquoi se remit-il nerveusement à claquer des dents?...

Je ne pus m'empêcher de lui demander à nouveau:

«Qu'est-ce qui vous épouvante ainsi?... Est-ce que Larsan n'est
pas mort!...»

Et il me répéta, me serrant nerveusement le bras:

«Je vous dis, je vous dis que sa mort m'épouvante plus que sa
vie!...»

Et il frappa à la porte de la Tour Carrée devant laquelle nous
nous trouvions. Je lui demandai s'il ne désirait point que je le
laissasse seul en présence de sa mère. Mais, à mon grand
étonnement, il me répondit qu'il ne fallait, en ce moment, le
quitter pour rien au monde, «tant que le cercle ne serait point
fermé».

Et il ajouta, lugubre:

«Puisse-t-il ne l'être jamais!...»

La porte de la Tour restait close; il frappa à nouveau; alors elle
s'entrouvrit et nous vîmes réapparaître la figure défaite de
Bernier. Il parut très fâché de nous voir.

«Qu'est-ce que vous voulez? Qu'est-ce que vous voulez encore? fit-
il... Parlez tout bas, madame est dans le salon du vieux Bob... Et
le vieux n'est toujours pas rentré.

-- Laissez-nous entrer, Bernier...», commanda Rouletabille.

Et il poussa la porte.

«Surtout ne dites pas à madame...

-- Mais non!... Mais non!...»

Nous fûmes dans le vestibule de la Tour. L'obscurité était à peu
près complète.

«Qu'est-ce que madame fait dans le salon du vieux Bob? demanda le
reporter à voix basse.

-- Elle attend... elle attend le retour de M. Darzac... Elle n'ose
plus rentrer dans la chambre... ni moi non plus...

-- Eh bien, rentrez dans votre loge, Bernier, ordonna
Rouletabille, et attendez que je vous appelle!»

Rouletabille poussa la porte du salon du vieux Bob. Tout de suite,
nous aperçûmes la Dame en noir, ou plutôt son ombre, car la pièce
était encore fort obscure, à peine touchée des premiers rayons du
jour. La grande silhouette sombre de Mathilde était debout,
appuyée à un coin de la fenêtre qui donnait sur la Cour du
Téméraire. À notre apparition, elle n'eut pas un mouvement. Mais
Mathilde nous dit tout de suite, d'une voix si affreusement
altérée que je ne la reconnaissais plus:

«Pourquoi êtes-vous venus? Je vous ai vus passer dans la cour.
Vous n'avez pas quitté la cour. Vous savez tout. Qu'est-ce que
vous voulez?»

Et elle ajouta sur un ton d'une douleur infinie:

«Vous m'aviez juré de ne rien voir.»

Rouletabille alla à la Dame en noir et lui prit la main avec un
respect infini:

«Viens, maman! dit-il, et ces simples paroles avaient dans sa
bouche le ton d'une prière très douce et très pressante... Viens!
Viens!... Viens!...»

Et il l'entraîna. Elle ne lui résistait point. Sitôt qu'il lui eût
pris la main, il sembla qu'il pouvait la diriger à son gré.
Cependant, quand il l'eut ainsi conduite devant la porte de la
chambre fatale, elle eut un recul de tout le corps.

«Pas là!» gémit-elle...

Et elle s'appuya contre le mur pour ne point tomber. Rouletabille
secoua la porte. Elle était fermée. Il appela Bernier qui, sur son
ordre, l'ouvrit et disparut ou plutôt se sauva.

La porte poussée, nous avançâmes la tête. Quel spectacle! La
chambre était dans un désordre inouï. Et la sanglante aurore qui
entrait par les vastes embrasures rendait ce désordre plus
sinistre encore. Quel éclairage pour une chambre de meurtre! Que
de sang sur les murs et sur le plancher et sur les meubles!... Le
sang du soleil levant et de l'homme que Toby avait emporté on ne
savait où... dans le sac de pommes de terre! Les tables, les
fauteuils, les chaises, tout était renversé. Les draps du lit
auxquels l'homme, dans son agonie, avait dû désespérément
s'accrocher, étaient à moitié tirés par terre et l'on voyait sur
le linge la marque d'une main rouge. C'est dans tout cela que nous
entrâmes, soutenant la Dame en noir qui paraissait prête à
s'évanouir, pendant que Rouletabille lui disait de sa voix douce
et suppliante: «Il le faut, maman! Il le faut!» Et il l'interrogea
tout de suite après l'avoir déposée en quelque sorte sur un
fauteuil que je venais de remettre sur ses pieds. Elle lui
répondait par monosyllabes, par signes de tête ou par une
désignation de la main. Et je voyais bien que, au fur et à mesure
qu'elle répondait, Rouletabille était de plus en plus troublé,
inquiet, effaré visiblement; il essayait de reconquérir tout le
calme qui le fuyait et dont il avait plus que jamais besoin, mais
il n'y parvenait guère. Il la tutoyait et l'appelait: «Maman!
Maman!» tout le temps pour lui donner du courage... Mais elle n'en
avait plus; elle lui tendit les bras et il s'y jeta; ils
s'embrassèrent à s'étouffer, et cela la ranima; et, comme elle
pleura tout à coup, elle fut un peu soulagée du poids terrible de
toute cette horreur qui pesait sur elle. Je voulus faire un
mouvement pour me retirer, mais ils me retinrent tous les deux et
je compris qu'ils ne voulaient pas rester seuls dans la chambre
rouge. Elle dit à voix basse:

«Nous sommes délivrés...»

Rouletabille avait glissé à ses genoux et, tout de suite, de sa
voix de prière: «Pour en être sûre, maman... sûre... il faut que
tu me dises tout... tout ce qui s'est passé... tout ce que tu as
vu...»

Alors, elle put enfin parler... Elle regarda du côté de la porte
qui était close; ses yeux se fixèrent avec une épouvante nouvelle
sur les objets épars, sur le sang qui maculait les meubles et le
plancher et elle raconta l'atroce scène à voix si basse que je dus
m'approcher, me pencher sur elle pour l'entendre. De ses petites
phrases hachées, il ressortait qu'aussitôt arrivés dans la chambre
M. Darzac avait poussé les verrous et s'était avancé droit vers la
table-bureau, de telle sorte qu'il se trouvait juste au milieu de
la pièce quand la chose arriva. La Dame en noir, elle, était un
peu sur la gauche, se disposant à passer dans sa chambre. La pièce
n'était éclairée que par une bougie, placée sur la table de nuit,
à gauche, à portée de Mathilde. Et voici ce qu'il advint. Dans le
silence de la pièce, il y eut un craquement, un craquement brusque
de meuble qui leur fit dresser la tête à tous les deux, et
regarder du même côté, pendant qu'une même angoisse leur faisait
battre le coeur. Le craquement venait du placard. Et puis tout
s'était tu. Ils se regardèrent sans oser se dire un mot, peut-être
sans le pouvoir. Ce craquement ne leur avait paru nullement
naturel et jamais ils n'avaient entendu crier le placard. Darzac
fit un mouvement pour se diriger vers ce placard qui se trouvait
au fond, à droite. Il fut comme cloué sur place par un second
craquement, plus fort que le premier et, cette fois, il parut à
Mathilde que le placard remuait. La Dame en noir se demanda si
elle n'était pas victime de quelque hallucination, si elle avait
vu réellement remuer le placard. Mais Darzac avait eu lui aussi la
même sensation, car il quitta tout à coup la table-bureau et fit
bravement un pas en avant... C'est à ce moment que la porte... la
porte du placard... s'ouvrit devant eux... Oui, elle fut poussée
par une main invisible... elle tourna sur ses gonds... La Dame en
noir aurait voulu crier; elle ne le pouvait pas... Mais elle eut
un geste de terreur et d'affolement qui jeta par terre la bougie
au moment même où du placard surgissait une ombre et au moment
même où Robert Darzac, poussant un cri de rage, se ruait sur cette
ombre...

«Et cette ombre... et cette ombre avait une figure! interrompit
Rouletabille... Maman!... pourquoi n'as-tu pas vu la figure de
l'ombre?... Vous avez tué l'ombre; mais qui me dit que l'ombre
était Larsan, puisque tu n'as pas vu la figure!... Vous n'avez
peut-être même pas tué l'ombre de Larsan!

-- Oh! si! fit-elle sourdement et simplement: il est mort!» (Et
elle ne dit plus rien...)

Et je me demandais en regardant Rouletabille: «Mais qui donc
auraient-ils tué, s'ils n'avaient pas tué celui-là! Si Mathilde
n'avait pas vu la figure de l'ombre, elle avait bien entendu sa
voix!... elle en frissonnait encore... elle l'entendait encore. Et
Bernier aussi avait entendu sa voix et reconnu sa voix... La voix
terrible de Larsan... La voix de Ballmeyer qui, dans l'abominable
lutte, au milieu de la nuit, annonçait la mort à Robert Darzac:
«Ce coup-ci, j'aurai ta peau!» pendant que l'autre ne pouvait plus
que gémir d'une voix expirante: «Mathilde!... Mathilde!...» Ah!
comme il l'avait appelée!... comme il l'avait appelée du fond de
la nuit où il râlait, déjà vaincu... Et elle... elle... elle
n'avait pu que mêler, hurlante d'horreur, son ombre à ces deux
ombres, que s'accrocher à elles au hasard des ténèbres, en
appelant un secours qu'elle ne pouvait pas donner et qui ne
pouvait pas venir. Et puis, tout à coup, ç'avait été le coup de
feu qui lui avait fait pousser le cri atroce... Comme si elle
avait été frappée elle-même... Qui était mort?... Qui était
vivant?... Qui allait parler?... Quelle voix allait-elle
entendre?...

... Et voilà que c'était Robert qui avait parlé!...

Rouletabille prit encore dans ses bras la Dame en noir, la
souleva, et elle se laissa presque porter par lui jusqu'à la porte
de sa chambre. Et là, il lui dit: «Va, maman, laisse-moi, il faut
que je travaille, que je travaille beaucoup! pour toi, pour
M. Darzac et pour moi!» -- «Ne me quittez plus!... Je ne veux plus
que vous me quittiez avant le retour de M. Darzac!» s'écria-t-
elle, pleine d'effroi. Rouletabille le lui promit, la supplia de
tenter de se reposer et il allait fermer la porte de la chambre
quand on frappa à la porte du couloir. Rouletabille demandait qui
était là. La voix de Darzac répondit. Rouletabille fit:

«Enfin!»

Et il ouvrit.

Nous crûmes voir entrer un mort. Jamais figure humaine ne fut plus
pâle, plus exsangue, plus dénuée de vie. Tant d'émotions l'avaient
ravagée qu'elle n'en exprimait plus aucune.

«Ah! vous étiez là, dit-il. Eh bien, c'est fini!...»

Et il se laissa choir sur le fauteuil qu'occupait tout à l'heure
la Dame en noir. Il leva les yeux sur elle:

«Votre volonté est accomplie, dit-il... Il est là où vous avez
voulu!...»

Rouletabille demanda tout de suite:

«Au moins, vous avez vu sa figure?

-- Non! dit-il... je ne l'ai pas vue!... Croyez-vous donc que
j'allais ouvrir le sac?...»

J'aurais cru que Rouletabille allait se montrer désespéré de cet
incident; mais, au contraire, il vint tout à coup à M. Darzac, et
lui dit:

«Ah! vous n'avez pas vu sa figure!... Eh bien! c'est très bien,
cela!...»

Et il lui serra la main avec effusion...

«Mais, l'important, dit-il, l'important n'est pas là... Il faut
maintenant que nous ne fermions point le cercle. Et vous allez
nous y aider, monsieur Darzac. Attendez-moi!...»

Et, presque joyeux, il se jeta à quatre pattes. Maintenant,
Rouletabille m'apparaissait avec une tête de chien. Il sautait
partout à quatre pattes, sous les meubles, sous le lit, comme je
l'avais vu déjà dans la Chambre Jaune, et il levait de temps à
autre son museau, pour dire:

«Ah! je trouverai bien quelque chose! quelque chose qui nous
sauvera!»

Je lui répondis en regardant M. Darzac:

«Mais ne sommes-nous pas déjà sauvés?

-- ... Qui nous sauvera la cervelle... reprit Rouletabille.

-- Cet enfant a raison, fit M. Darzac. Il faut absolument savoir
comment cet homme est entré...»

Tout à coup, Rouletabille se releva, il tenait dans la main un
revolver qu'il venait de trouver sous le placard.

«Ah! vous avez trouvé son revolver! fit M. Darzac. Heureusement
qu'il n'a pas eu le temps de s'en servir.»

Ce disant, M. Robert Darzac retira de la poche de son veston son
propre revolver, le revolver sauveur et le tendit au jeune homme.

«Voilà une bonne arme!» fit-il.

Rouletabille fit jouer le barillet de revolver de Darzac, sauter
le culot de la cartouche qui avait donné la mort; puis il compara
cette arme à l'autre, celle qu'il avait trouvée sous le placard et
qui avait échappé aux mains de l'assassin. Celle-ci était un
bulldog et portait une marque de Londres; il paraissait tout neuf,
était garni de toutes ses cartouches et Rouletabille affirma qu'il
n'avait encore jamais servi.

«Larsan ne se sert des armes à feu qu'à la dernière extrémité,
fit-il. Il lui répugne de faire du bruit. Soyez persuadé qu'il
voulait simplement vous faire peur avec son revolver, sans quoi il
eût tiré tout de suite.»

Et Rouletabille rendit son revolver à M. Darzac et mit celui de
Larsan dans sa poche.

«Oh! à quoi bon rester armés maintenant! fit M. Darzac en secouant
la tête, je vous jure que c'est bien inutile!

-- Vous croyez? demanda Rouletabille.

-- J'en suis sûr.»

Rouletabille se leva, fit quelques pas dans la chambre et dit:

«Avec Larsan, on n'est jamais sûr d'une chose pareille. Où est le
cadavre?»

M. Darzac répondit:

«Demandez-le à Mme Darzac. Moi, je veux l'avoir oublié. Je ne sais
plus rien de cette affreuse affaire. Quand le souvenir de ce
voyage atroce avec cet homme à l'agonie, ballottant dans mes
jambes, me reviendra, je dirai: c'est un cauchemar! Et je le
chasserai!... Ne me parlez plus jamais de cela. Il n'y a plus que
Mme Darzac qui sache où est le cadavre. Elle vous le dira, s'il
lui plaît.

-- Moi aussi, je l'ai oublié, fit Mme Darzac. Il le faut.

-- Tout de même, insista Rouletabille, qui secouait la tête, tout
de même, vous disiez qu'il était encore à l'agonie. Et maintenant,
êtes-vous sûr qu'il soit mort?

-- J'en suis sûr, répondit simplement M. Darzac.

-- Oh! c'est fini! c'est fini! N'est-ce pas que tout est fini?
implora Mathilde. (Elle alla à la fenêtre.) Regardez, voici le
soleil!... Cette atroce nuit est morte! morte pour toujours! C'est
fini!»

Pauvre Dame en noir! Tout son état d'âme était présentement dans
ce mot-là: «C'est fini!...» Et elle oubliait toute l'horreur du
drame qui venait de se passer dans cette chambre devant cet
évident résultat. Plus de Larsan! Enterré, Larsan! Enterré dans le
sac de pommes de terre!

Et nous nous dressâmes tous, affolés, parce que la Dame en noir
venait d'éclater de rire, un rire frénétique qui s'arrêta
subitement et qui fut suivi d'un silence horrible. Nous n'osions
ni nous regarder ni la regarder; ce fut elle, la première, qui
parla:

«C'est passé... dit-elle, c'est fini!... c'est fini, je ne rirai
plus!...»

Alors, on entendit la voix de Rouletabille qui disait, très bas.

«Ce sera fini quand nous saurons comment il est entré!

-- À quoi bon? répliqua la Dame en noir. C'est un mystère qu'il a
emporté. Il n'y a que lui qui pouvait nous le dire et il est mort.

-- Il ne sera vraiment mort que lorsque nous saurons cela! reprit
Rouletabille.

-- Évidemment, fit M. Darzac, tant que nous ne le saurons pas,
nous voudrons le savoir; et il sera là, debout, dans notre esprit.
Il faut le chasser! Il faut le chasser!

-- Chassons-le», dit encore Rouletabille.

Alors, il se leva et tout doucement s'en fut prendre la main de la
Dame en noir. Il essaya encore de l'entraîner dans la chambre
voisine en lui parlant de repos. Mais Mathilde déclara qu'elle ne
s'en irait point. Elle dit: «Vous voulez chasser Larsan et je ne
serais pas là!...» Et nous crûmes qu'elle allait encore rire!
Alors, nous fîmes signe à Rouletabille de ne point insister.

Rouletabille ouvrit alors la porte de l'appartement et appela
Bernier et sa femme.

Ceux-ci entrèrent parce que nous les y forçâmes et il eut une
confrontation générale de nous tous d'où il résulta d'une façon
définitive que:

1° Rouletabille avait visité l'appartement à cinq heures et
fouillé le placard et qu'il n'y avait personne dans l'appartement;

2° Depuis cinq heures la porte de l'appartement avait été ouverte
deux fois par le père Bernier qui, seul, pouvait l'ouvrir en
l'absence de M. et Mme Darzac. D'abord à cinq heures et quelques
minutes pour y laisser entrer M. Darzac; ensuite à onze heures et
demie pour y laisser entrer M. et Mme Darzac;

3° Bernier avait refermé la porte de l'appartement quand M. Darzac
en était sorti avec nous entre six heures et quart et six heures
et demie;

4° La porte de l'appartement avait été refermée au verrou par
M. Darzac aussitôt qu'il était entré dans sa chambre, et cela les
deux fois, l'après-midi et le soir;

5° Bernier était resté en sentinelle devant la porte de
l'appartement de cinq heures à onze heures et demie avec une
courte interruption de deux minutes à six heures.

Quand ceci fut établi, Rouletabille, qui s'était assis au bureau
de M. Darzac pour prendre des notes, se leva et dit:

«Voilà, c'est bien simple. Nous n'avons qu'un espoir: il est dans
la brève solution de continuité qui se trouve dans la garde de
Bernier vers six heures. Au moins, à ce moment, il n'y a plus
personne devant la porte. Mais il y a quelqu'un derrière. C'est
vous, monsieur Darzac. Pouvez-vous répéter, après avoir rappelé
tout votre souvenir, pouvez-vous répéter que, lorsque vous êtes
entré dans la chambre, vous avez fermé immédiatement la porte de
l'appartement et que vous en avez poussé les verrous?»

M. Darzac, sans hésitation, répondit solennellement: «Je le
répète!» et il ajouta: «Et je n'ai rouvert ces verrous que lorsque
vous êtes venu avec votre ami Sainclair frapper à ma porte. Je le
répète!»

Et, en répétant cela, cet homme disait la vérité comme il a été
prouvé plus tard.

On remercia les Bernier qui retournèrent dans leur loge.

Alors, Rouletabille, dont la voix tremblait dit:

«C'est bien, monsieur Darzac, VOUS AVEZ FERMÉ LE CERCLE!...
L'appartement de la Tour Carrée est aussi fermé maintenant que
l'était la Chambre Jaune, qui l'était comme un coffre-fort; ou
encore que l'était la galerie inexplicable.

-- On reconnaît tout de suite que l'on a affaire à Larsan, fis-je:
ce sont les mêmes procédés.

-- Oui, fit observer Mme Darzac, oui, monsieur Sainclair, ce sont
les mêmes procédés, et elle enleva du cou de son mari la cravate
qui cachait ses blessures.

-- Voyez, ajouta-t-elle, c'est le même coup de pouce. Je le
connais bien!...»

Il y eut un douloureux silence.

M. Darzac, lui, ne songeait qu'à cet étrange problème, renouvelé
du crime du Glandier, mais plus tyrannique encore. Et il répéta ce
qui avait été dit pour la Chambre Jaune.

«Il faut, dit-il, qu'il y ait un trou dans ce plancher, dans ces
plafonds et dans ces murs.

-- Il n'y en a pas, répondit Rouletabille.

-- Alors, c'est à se jeter le front contre les murs pour en faire!
continua M. Darzac.

-- Pourquoi donc? répondit encore Rouletabille. Y en avait-il aux
murs de la Chambre Jaune?

-- Oh! ici, ce n'est pas la même chose! fis-je, et la chambre de
la Tour Carrée est encore plus fermée que la Chambre Jaune,
puisqu'on n'y peut introduire personne avant ni après.

-- Non, ce n'est pas la même chose, conclut Rouletabille, puisque
c'est le contraire. Dans la Chambre Jaune, il y avait un corps de
moins; dans la chambre de la Tour Carrée, il y a un corps de
trop!»

Et il chancela, s'appuya à mon bras pour ne pas tomber. La Dame en
noir s'était précipitée... Il eut la force de l'arrêter d'un
geste, d'un mot:

«Oh!... ce n'est rien!... un peu de fatigue...»



XIV
Le sac de pommes de terre.

Pendant que M. Darzac, sur les conseils de Rouletabille
s'employait avec Bernier à faire disparaître les traces du drame,
la Dame en noir, qui avait hâtivement changé de toilette,
s'empressa de gagner l'appartement de son père avant qu'elle
courût le risque de rencontrer quelque hôte de la Louve. Son
dernier mot avait été pour nous recommander la prudence et le
silence. Rouletabille nous donna congé.

Il était alors sept heures et la vie renaissait dans le château et
autour du château. On entendait le chant nasillard des pêcheurs
dans leurs barques. Je me jetai sur mon lit, et, cette fois, je
m'endormis profondément, vaincu par la fatigue physique, plus
forte que tout. Quand je me réveillai, je restai quelques instants
sur ma couche, dans un doux anéantissement; et puis tout à coup je
me dressai, me rappelant les événements de la nuit.

«Ah çà! fis-je tout haut, "ce corps de trop" est impossible!»

Ainsi, c'était cela qui surnageait au-dessus du gouffre sombre de
ma pensée, au-dessus de l'abîme de ma mémoire: cette impossibilité
du «corps de trop»! Et ce sentiment que je trouvai à mon réveil ne
me fut point spécial, loin de là! Tous ceux qui eurent à
intervenir, de près ou de loin, dans cet étrange drame de la Tour
Carrée, le partageaient; et alors que l'horreur de l'événement en
lui-même -- l'horreur de ce corps à l'agonie enfermé dans un sac
qu'un homme emportait dans la nuit pour le jeter dans on ne savait
quelle lointaine et profonde et mystérieuse tombe, où il
achèverait de mourir -- s'apaisait, s'évanouissait dans les
esprits, s'effaçait de la vision, au contraire l'impossibilité de
ça -- «du corps de trop» -- monta, grandit, se dressa devant nous,
toujours plus haut, et plus menaçante et plus affolante. Certains,
comme Mrs. Edith, par exemple, qui nièrent par habitude de nier ce
qu'ils ne comprenaient pas -- qui nièrent les termes du problème
que nous posait le destin, tels que nous les avons établis sans
retour dans le chapitre précédent -- durent, par la suite des
événements qui eurent pour théâtre le fort d'Hercule, se rendre à
l'évidence de l'exactitude de ces termes.

Et d'abord, l'attaque? Comment l'attaque s'est-elle produite? à
quel moment? Par quels travaux d'approche moraux? Quelles mines,
contre-mines, tranchées, chemins couverts, bretèches -- dans le
domaine de la fortification intellectuelle -- ont servi
l'assaillant et lui ont livré le château? Oui, dans ces
conditions, où est l'attaque? Ah! que de silence! Et pourtant, il
faut savoir! Rouletabille l'a dit: il faut savoir! Dans un siège
aussi mystérieux, l'attaque dut être dans tout et dans rien!
L'assaillant se tait et l'assaut se livre sans clameur; et
l'ennemi s'approche des murailles en marchant sur ses bas.
L'attaque! Elle est peut-être dans tout ce qui se tait, mais elle
est peut-être encore dans tout ce qui parle! Elle est dans un mot,
dans un soupir, dans un souffle! Elle est dans un geste, car si
elle peut être aussi dans tout ce qui se cache, elle peut être
également dans tout ce qui se voit... dans tout ce qui se voit et
que l'on ne voit pas!

Onze heures!... Où est Rouletabille?... Son lit n'est pas
défait... Je m'habille à la hâte et je trouve mon ami dans la
baille. Il me prend sous le bras et m'entraîne dans la grande
salle de la Louve. Là, je suis tout étonné de trouver, bien qu'il
ne soit pas encore l'heure de déjeuner, tant de monde réuni. M. et
Mme Darzac sont là. Il me semble que Mr Arthur Rance a une
attitude extraordinairement froide. Sa poignée de main est glacée.
Aussitôt que nous sommes arrivés, Mrs. Edith, du coin sombre où
elle est nonchalamment étendue, nous salue de ces mots: «Ah! voici
M. Rouletabille avec son ami Sainclair. Nous allons savoir ce
qu'il veut». À quoi Rouletabille répond en s'excusant de nous
avoir tous fait venir à cette heure dans la Louve; mais il a,
affirme-t-il, une si grave communication à nous faire qu'il n'a
pas voulu la retarder d'une seconde. Le ton qu'il a pris pour nous
dire cela est si sérieux que Mrs. Edith affecte de frissonner et
simule une peur enfantine. Mais Rouletabille, que rien ne démonte,
dit: «Attendez, madame, pour frissonner, de savoir de quoi il
s'agit. J'ai à vous faire part d'une nouvelle qui n'est point
gaie!» Nous nous regardons tous. Comme il a dit cela! J'essaye de
lire sur le visage de M. et Mme Darzac leur «expression» du jour.
Comment leur visage se tient-il depuis la nuit dernière? Très
bien, ma foi, très bien!... On n'est pas plus «fermé». Mais qu'as-
tu donc à nous dire, Rouletabille? Parle! Il prie ceux d'entre
nous qui sont restés debout de s'asseoir et, enfin, il commence.
Il s'adresse à Mrs. Edith.

«Et d'abord, madame, permettez-moi de vous apprendre que j'ai
décidé de supprimer toute cette «garde» qui entourait le château
d'Hercule comme d'une seconde enceinte, que j'avais jugée
nécessaire à la sécurité de M. et de Mme Darzac, et que vous
m'aviez laissé établir, bien qu'elle vous gênât, à ma guise avec
tant de bonne grâce, et aussi, nous pouvons le dire, quelquefois
avec tant de bonne humeur.

Cette directe allusion aux petites moqueries dont nous gratifiait
Mrs. Edith quand nous montions la garde fait sourire Mr Arthur
Rance et Mrs. Edith elle-même. Mais ni M. ni Mme Darzac ni moi ne
sourions, car nous nous demandons avec un commencement d'anxiété
où notre ami veut en venir.

«Ah! vraiment, vous supprimez la garde du château, monsieur
Rouletabille! Eh bien, vous m'en voyez toute réjouie, non point
qu'elle m'ait jamais gênée! fait Mrs. Edith avec une affectation
de gaieté (affectation de peur, affectation de gaieté, je trouve
Mrs. Edith très affectée et, chose curieuse, elle me plaît
beaucoup ainsi), au contraire, elle m'a tout à fait intéressée à
cause de mes goûts romanesques; mais, si je me réjouis de sa
disparition, c'est qu'elle me prouve que M. et Mme Darzac ne
courent plus aucun danger.

-- Et c'est la vérité, madame, réplique Rouletabille, depuis cette
nuit.»

Mme Darzac ne peut retenir un mouvement brusque que je suis le
seul à apercevoir.

«Tant mieux! s'écrie Mrs. Edith. Et que le Ciel en soit béni! Mais
comment mon mari et moi sommes-nous les derniers à apprendre une
pareille nouvelle?... Il s'est donc passé cette nuit des choses
intéressantes? Ce voyage nocturne de M. Darzac sans doute?...
M. Darzac n'est-il pas allé à Castelar?»

Pendant qu'elle parlait ainsi, je voyais croître l'embarras de
M. et de Mme Darzac. M. Darzac, après avoir regardé sa femme,
voulut placer un mot, mais Rouletabille ne le lui permit pas.

«Madame, je ne sais pas où M. Darzac est allé cette nuit, mais il
faut, il est nécessaire que vous sachiez une chose: c'est la
raison pour laquelle M. et Mme Darzac ne courent plus aucun
danger. Votre mari, madame, vous a mise au courant des affreux
drames du Glandier et du rôle criminel qu'y joua...

-- Frédéric Larsan... Oui, monsieur, je sais tout cela.

-- Vous savez également, par conséquent, que nous ne faisions si
bonne garde ici, autour de M. et de Mme Darzac, que parce que nous
avions vu réapparaître ce personnage.

-- Parfaitement.

-- Eh bien, M. et Mme Darzac ne courent plus aucun danger, parce
que ce personnage ne reparaîtra plus.

-- Qu'est-il devenu?

-- Il est mort!

-- Quand?

-- Cette nuit.

-- Et comment est-il mort, cette nuit?

-- On l'a tué, madame.

-- Et où l'a-t-on tué?

-- Dans la Tour Carrée!»

Nous nous levâmes tous à cette déclaration, dans une agitation
bien compréhensible: M. et Mrs. Rance stupéfaits de ce qu'ils
apprenaient, M. et Mme Darzac et moi, effarés de ce que
Rouletabille n'avait pas hésité à le leur apprendre.

«Dans la Tour Carrée! s'écria Mrs. Edith... Et qui est-ce qui l'a
tué?

-- M. Robert Darzac!» fit Rouletabille, et il pria tout le monde
de se rasseoir.

Chose étonnante, nous nous rassîmes comme si, dans un moment
pareil, nous n'avions pas autre chose à faire qu'à obéir à ce
gamin.

Mais presque aussitôt Mrs. Edith se releva et prenant les mains de
M. Darzac, elle lui dit avec une force, une exaltation véritable
cette fois-ci (décidément, aurais-je mal jugé Mrs. Edith en la
trouvant affectée):

«Bravo, monsieur Robert! All right! You are a gentleman!»

Et elle se retourna vers son mari en s'écriant:

«Ah! voilà un homme! Il est digne d'être aimé!»

Alors, elle fit des compliments exagérés (mais c'était peut-être
dans sa nature, après tout, d'exagérer ainsi toute chose) à
Mme Darzac; elle lui promit une amitié indestructible; elle
déclara qu'elle et son mari étaient tout prêts, dans une
circonstance aussi difficile, à les seconder, elle et M. Darzac,
qu'on pouvait compter sur leur zèle, leur dévouement et qu'ils
étaient prêts à attester tout ce que l'on voudrait devant les
juges.

«Justement, madame, interrompit Rouletabille, il ne s'agit point
de juges et nous n'en voulons pas. Nous n'en avons pas besoin.
Larsan était mort pour tout le monde avant qu'on ne le tuât cette
nuit; eh bien, il continue à être mort, voilà tout! Nous avons
pensé qu'il serait tout à fait inutile de recommencer un scandale
dont M. et Mme Darzac et le professeur Stangerson ont été beaucoup
trop déjà les innocentes victimes et nous avons compté pour cela
sur votre complicité. Le drame s'est passé d'une façon si
mystérieuse, cette nuit, que vous-mêmes, si nous n'avions pris la
précaution de vous le faire connaître, eussiez pu ne jamais le
soupçonner. Mais M. et Mme Darzac sont doués de sentiments trop
élevés pour oublier ce qu'ils devaient à leurs hôtes en une
pareille occurrence. La plus simple des politesses leur ordonnait
de vous faire savoir qu'ils avaient tué quelqu'un chez vous, cette
nuit! Quelle que soit, en effet, notre quasi-certitude de pouvoir
dissimuler cette fâcheuse histoire à la justice italienne, on doit
toujours prévoir le cas où un incident imprévu la mettrait au
courant de l'affaire; et M. et Mme Darzac ont assez de tact pour
ne point vouloir vous faire courir le risque d'apprendre un jour
par la rumeur publique, ou par une descente de police, un
événement aussi important qui s'est passé justement sous votre
toit.»

Mr Arthur Rance, qui n'avait encore rien dit, se leva, tout blême.

«Frédéric Larsan est mort, fit-il. Eh bien, tant mieux! Nul ne
s'en réjouira plus que moi; et, s'il a reçu, de la main même de
M. Darzac, le châtiment de ses crimes, nul plus que moi n'en
félicitera M. Darzac. Mais j'estime avant tout que c'est là un
acte glorieux dont M. Darzac aurait tort de se cacher! Le mieux
serait d'avertir la justice et sans tarder. Si elle apprend cette
affaire par d'autres que par nous, voyez notre situation! Si nous
nous dénonçons, nous faisons oeuvre de justice, si nous nous
cachons, nous sommes des malfaiteurs! On pourra tout supposer...»

À entendre Mr Rance, qui parlait en bégayant, tant il était ému de
cette tragique révélation, on eût dit que c'était lui qui avait
tué Frédéric Larsan... Lui qui, déjà, en était accusé par la
justice... lui qui était traîné en prison.

«Il faut tout dire! Messieurs, il faut tout dire...»

Mrs. Edith ajouta:

«Je crois que mon mari a raison. Mais, avant de prendre une
décision, il conviendrait de savoir comment les choses se sont
passées.»

Et elle s'adressa directement à M. et Mme Darzac. Mais ceux-ci
étaient encore sous le coup de la surprise que leur avait procurée
Rouletabille en parlant, Rouletabille qui, le matin même, devant
moi, leur promettait le silence et nous engageait tous au silence;
aussi n'eurent-ils point une parole. Ils étaient comme en pierre
dans leur fauteuil. Mr Arthur Rance répétait: «Pourquoi nous
cacher? Il faut tout dire!»

Tout à coup, le reporter sembla prendre une résolution subite; je
compris à ses yeux traversés d'un brusque éclair que quelque chose
de considérable venait de se passer dans sa cervelle. Et il se
pencha sur Arthur Rance. Celui-ci avait la main droite appuyée sur
une canne à bec-de-corbin. Le bec en était d'ivoire et joliment
travaillé par un ouvrier illustre de Dieppe. Rouletabille lui prit
cette canne.

«Vous permettez? dit-il. Je suis très amateur du travail de
l'ivoire et mon ami Sainclair m'a parlé de votre canne. Je ne
l'avais pas encore remarquée. Elle est, en effet, fort belle.
C'est une figure de Lambesse. Il n'y a point de meilleur ouvrier
sur la côte normande.»

Le jeune homme regardait la canne et ne semblait plus songer qu'à
la canne. Il la mania si bien qu'elle lui échappa des mains et
vint tomber devant Mme Darzac. Je me précipitai, la ramassai et la
rendis immédiatement à Mr Arthur Rance. Rouletabille me remercia
avec un regard qui me foudroya. Et, avant d'être foudroyé, j'avais
lu dans ce regard-là que j'étais un imbécile!

Mrs. Edith s'était levée, très énervée de l'attitude insupportable
de «suffisance» de Rouletabille et du silence de M. et Mme Darzac.

«Chère, fit-elle à Mme Darzac, je vois que vous êtes très
fatiguée. Les émotions de cette nuit épouvantable vous ont
exténuée. Venez, je vous en prie, dans nos chambres, vous vous
reposerez.

-- Je vous demande bien pardon de vous retenir un instant encore,
Mrs. Edith, interrompit Rouletabille, mais ce qui me reste à dire
vous intéresse particulièrement.

-- Eh bien, dites, monsieur, et ne nous faites pas languir ainsi.»

Elle avait raison. Rouletabille le comprit-il? Toujours est-il
qu'il racheta la lenteur de ses prolégomènes par la rapidité, la
netteté, le saisissant relief avec lequel il retraça les
événements de la nuit. Jamais le problème du «corps de trop» dans
la Tour Carrée ne devait nous apparaître avec plus de mystérieuse
horreur! Mrs. Edith en était toute réellement (je dis réellement,
ma foi) frissonnante. Quant à Arthur Rance, il avait mis le bout
du bec de sa canne dans sa bouche et il répétait avec un flegme
tout américain, mais avec une conviction impressionnante: «C'est
une histoire du diable! C'est une histoire du diable! L'histoire
du corps de trop est une histoire du diable!...»

Mais, disant cela, il regardait le bout de la bottine de
Mme Darzac qui dépassait un peu le bord de sa robe. À ce moment-là
seulement la conversation devint à peu près générale; mais c'était
moins une conversation qu'une suite ou qu'un mélange
d'interjections, d'indignations, de plaintes, de soupirs et de
condoléances, aussi de demandes d'explications sur les conditions
d'arrivée possible du «corps de trop», explications qui
n'expliquaient rien et ne faisaient qu'augmenter la confusion
générale. On parla aussi de l'horrible sortie du «corps de trop»
dans le sac de pommes de terre et Mrs. Edith, à ce propos, réédita
l'expression de son admiration pour le gentleman héroïque qu'était
M. Robert Darzac. Rouletabille, lui, ne daigna point laisser
tomber un mot dans tout ce gâchis de paroles. Visiblement, il
méprisait cette manifestation verbale du désarroi des esprits,
manifestation qu'il supportait avec l'air d'un professeur qui
accorde quelques minutes de récréation à des élèves qui ont été
bien sages. C'était là un de ses airs qui ne me plaisaient pas et
que je lui reprochais quelquefois, sans succès d'ailleurs, car
Rouletabille a toujours pris les airs qu'il a voulus.

Enfin, il jugea sans doute que la récréation avait assez duré, car
il demanda brusquement à Mrs. Edith:

«Eh bien, Mrs. Edith! Pensez-vous toujours qu'il faille avertir la
justice?

-- Je le pense plus que jamais, répondit-elle. Ce que nous serions
impuissants à découvrir, elle le découvrira certainement, elle!
(Cette allusion voulue à l'impuissance intellectuelle de mon ami
laissa celui-ci parfaitement indifférent.) Et je vous avouerai
même une chose, monsieur Rouletabille, ajouta-t-elle, c'est que je
trouve qu'on aurait pu l'avertir plus tôt, la justice! Cela vous
eût évité quelques longues heures de garde et des nuits d'insomnie
qui n'ont, en somme, servi à rien, puisqu'elle n'ont pas empêché
celui que vous redoutiez tant de pénétrer dans la place!»

Rouletabille s'assit, domptant une émotion vive qui le faisait
presque trembler, et, d'un geste qu'il voulait rendre évidemment
inconscient, s'empara à nouveau de la canne que Mr Arthur Rance
venait de poser contre le bras de son fauteuil. Je me disais:
«Qu'est-ce qu'il veut faire de cette canne? Cette fois-ci, je n'y
toucherai plus! Ah! je m'en garderai bien!...»

Jouant avec la canne, il répondit à Mrs. Edith qui venait de
l'attaquer d'une façon aussi vive, presque cruelle.

«Mrs. Edith, vous avez tort de prétendre que toutes les
précautions que j'avais prises pour la sécurité de M. et
Mme Darzac ont été inutiles. Si elles m'ont permis de constater la
présence inexplicable d'un corps de trop, elles m'ont également
permis de constater l'absence peut-être moins inexplicable d'un
corps de moins.»

Nous nous regardâmes tous encore, les uns cherchant à comprendre,
les autres redoutant déjà de comprendre.

«Eh! Eh! répliqua Mrs. Edith, dans ces conditions, vous allez voir
qu'il ne va plus y avoir de mystère du tout et que tout va
s'arranger.» Et elle ajouta, dans la langue bizarre de mon ami,
afin de s'en moquer: «Un corps de trop d'un côté, un corps de
moins de l'autre! Tout est pour le mieux!»

-- Oui, fit Rouletabille, et c'est bien ce qui est affreux, car ce
corps de moins arrive tout à fait à temps pour nous expliquer le
corps de trop, madame. Maintenant, madame, sachez que ce corps de
moins est le corps de votre oncle, M. Bob!

-- Le vieux Bob! s'écria-t-elle. Le vieux Bob a disparu!» Et nous
criâmes tous avec elle:

«Le vieux Bob! Le vieux Bob a disparu!

-- Hélas!» fit Rouletabille.

Et il laissa tomber la canne.

Mais la nouvelle de la disparition du vieux Bob avait tellement
«saisi» les Rance et les Darzac que nous ne portâmes aucune
attention à cette canne qui tombait.

«Mon cher Sainclair, soyez donc assez aimable pour ramasser cette
canne», dit Rouletabille.

Ma foi, je l'ai ramassée, cependant que Rouletabille ne daignait
même pas me dire merci et que Mrs. Edith, bondissant tout à coup
comme une lionne sur M. Robert Darzac qui opéra un mouvement de
recul très accentué, poussait une clameur sauvage:

«Vous avez tué mon oncle!»

Son mari et moi-même eurent de la peine à la maintenir et à la
calmer. D'un côté, nous lui affirmions que ce n'était pas une
raison parce que son oncle avait momentanément disparu pour qu'il
eût disparu dans le sac tragique, et de l'autre nous reprochions à
Rouletabille la brutalité avec laquelle il venait de nous faire
apparaître une opinion qui, au surplus, ne pouvait encore être,
dans son esprit inquiet, qu'une bien tremblante hypothèse. Et,
nous ajoutâmes, en suppliant Mrs. Edith de nous écouter, que cette
hypothèse ne pouvait en aucune façon être considérée par
Mrs. Edith comme une injure, attendu qu'elle n'était possible
qu'en admettant la supercherie d'un Larsan qui aurait pris la
place de son respectable oncle. Mais elle ordonna à son mari de se
taire et, me toisant du haut en bas, elle me dit:

«Monsieur Sainclair, j'espère, fermement même, que mon oncle n'a
disparu que pour bientôt réapparaître; s'il en était autrement, je
vous accuserais d'être le complice du plus lâche des crimes. Quant
à vous, monsieur (elle s'était retournée vers Rouletabille),
l'idée même que vous avez pu avoir de confondre un Larsan avec un
vieux Bob me défend à jamais de vous serrer la main, et j'espère
que vous aurez le tact de me débarrasser bientôt de votre
présence!

-- Madame! répliqua Rouletabille en s'inclinant très bas, j'allais
justement vous demander la permission de prendre congé de votre
grâce. J'ai un court voyage de vingt-quatre heures à faire. Dans
vingt-quatre heures je serai de retour et prêt à vous aider dans
les difficultés qui pourraient surgir, à la suite de la
disparition de votre respectable oncle.

-- Si dans vingt-quatre heures mon oncle n'est pas revenu, je
déposerai une plainte entre les mains de la justice italienne,
monsieur.

-- C'est une bonne justice, madame; mais, avant d'y avoir recours,
je vous conseillerai de questionner tous les domestiques en qui
vous pourriez avoir quelque confiance, notamment Mattoni. Avez-
vous confiance, madame, en Mattoni?

-- Oui, monsieur, j'ai confiance en Mattoni.

-- Eh bien, madame, questionnez-le!... Questionnez-le!... Ah!
avant mon départ, permettez-moi de vous laisser cet excellent et
historique livre...»

Et Rouletabille tira un livre de sa poche.

«Qu'est-ce que ça encore? demanda Mrs. Edith, superbement
dédaigneuse.

-- Ça, madame, c'est un ouvrage de M. Albert Bataille, un
exemplaire de ses Causes criminelles et mondaines, dans lequel je
vous conseille de lire les aventures, déguisements,
travestissements, tromperies d'un illustre bandit dont le vrai nom
est Ballmeyer.»

Rouletabille ignorait que j'avais déjà conté pendant deux heures
les histoires extraordinaires de Ballmeyer à Mrs. Rance.

«Après cette lecture, continua-t-il, il vous sera loisible de vous
demander si l'astuce criminelle d'un pareil individu aurait trouvé
des difficultés insurmontables à se présenter devant vos yeux sous
l'aspect d'un oncle que vos yeux n'auraient point vu depuis quatre
ans (car il y avait quatre ans, madame, que vos yeux n'avaient
point vu monsieur le vieux Bob quand vous avez trouvé ce
respectable oncle au sein des pampas de l'Araucanie.) Quant aux
souvenirs de Mr Arthur Rance, qui vous accompagnait, ils étaient
beaucoup plus lointains et beaucoup plus susceptibles d'être
trompés que vos souvenirs et votre coeur de nièce!... Je vous en
conjure à genoux, madame, ne nous fâchons pas! La situation, pour
nous tous, n'a jamais été aussi grave. Restons unis. Vous me dites
de partir: je pars, mais je reviendrai; car, s'il fallait tout de
même s'arrêter à l'abominable hypothèse de Larsan ayant pris la
place de monsieur le vieux Bob, il nous resterait à chercher
monsieur le vieux Bob lui-même; auquel cas je serais, madame, à
votre disposition et toujours votre très humble et très obéissant
serviteur.»

À ce moment, comme Mrs. Edith prenait une attitude de reine de
comédie outragée, Rouletabille se tourna vers Arthur Rance et lui
dit:

«Il faut agréer, monsieur Arthur Rance, pour tout ce qui vient de
se passer, toutes mes excuses et je compte bien sur le loyal
gentleman que vous êtes pour les faire agréer à Mrs. Arthur Rance.
En somme, vous me reprochez la rapidité avec laquelle j'ai exposé
mon hypothèse, mais veuillez vous souvenir, monsieur, que
Mrs. Edith, il y a un instant encore, me reprochait ma lenteur!»

Mais Arthur Rance ne l'écoutait déjà plus. Il avait pris le bras
de sa femme et tous deux se disposaient à quitter la pièce quand
la porte s'ouvrit et le garçon d'écurie, Walter, le fidèle
serviteur du vieux Bob, fit irruption au milieu de nous. Il était
dans un état de saleté surprenant, entièrement recouvert de boue
et les vêtements arrachés. Son visage en sueur, sur lequel se
plaquaient les mèches de ses cheveux en désordre, reflétait une
colère mêlée d'effroi qui nous fit craindre tout de suite quelque
nouveau malheur. Enfin, il avait à la main une loque infâme qu'il
jeta sur la table. Cette toile repoussante, maculée de larges
taches d'un brun rougeâtre, n'était autre -- nous le devinâmes
immédiatement en reculant d'horreur -- que le sac qui avait servi
à emporter le corps de trop.

De sa voix rauque, avec des gestes farouches, Walter baragouinait
déjà mille choses dans son incompréhensible anglais, et nous nous
demandions tous, à l'exception d'Arthur Rance et de Mrs. Edith:
«Qu'est-ce qu'il dit?... Qu'est-ce qu'il dit?...»

Et Arthur Rance l'interrompait de temps en temps, cependant que
l'autre nous montrait des poings menaçants et regardait Robert
Darzac avec des yeux de fou. Un instant, nous crûmes même qu'il
allait s'élancer, mais un geste de Mrs. Edith l'arrêta net. Et
Arthur Rance traduisit pour nous:

«Il dit que, ce matin, il a remarqué des taches de sang dans la
charrette anglaise et que Toby était très fatigué de sa course de
nuit. Cela l'a intrigué tellement qu'il a résolu tout de suite
d'en parler au vieux Bob; mais il l'a cherché en vain. Alors, pris
d'un sinistre pressentiment, il a suivi à la piste le voyage de
nuit de la charrette anglaise, ce qui lui était facile à cause de
l'humidité du chemin et de l'écartement exceptionnel des roues;
c'est ainsi qu'il est parvenu jusqu'à une crevasse du vieux
Castillon dans laquelle il est descendu, persuadé qu'il y
trouverait le corps de son maître; mais il n'en a rapporté que ce
sac vide qui a peut-être contenu le cadavre du vieux Bob, et,
maintenant, revenu en toute hâte dans une carriole de paysan, il
réclame son maître, demande si on l'a vu et accuse Robert Darzac
d'assassinat si on ne le lui montre pas...»

Nous étions tous consternés. Mais, à notre grand étonnement,
Mrs. Edith reconquit la première son sang-froid. Elle calma Walter
en quelques mots, lui promit qu'elle lui montrerait, tout à
l'heure, son vieux Bob, en excellente santé, et le congédia. Et
elle dit à Rouletabille:

«Vous avez vingt-quatre heures, monsieur, pour que mon oncle
revienne.

-- Merci, madame, fit Rouletabille; mais, s'il ne revient pas,
c'est moi qui ai raison!

-- Mais, enfin, où peut-il être? s'écria-t-elle.

-- Je ne pourrais point vous le dire, madame, maintenant qu'il
n'est plus dans le sac!»

Mrs. Edith lui jeta un regard foudroyant et nous quitta, suivie de
son mari. Aussitôt, Robert Darzac nous montra toute sa
stupéfaction de l'histoire du sac. Il avait jeté le sac à l'abîme
et le sac en revenait tout seul. Quant à Rouletabille il nous dit:

«Larsan n'est pas mort, soyez-en sûrs! Jamais la situation n'a été
aussi effroyable, et il faut que je m'en aille!... Je n'ai pas une
minute à perdre! Vingt-quatre heures! dans vingt-quatre heures, je
serai ici... Mais jurez-moi, jurez-moi tous deux de ne point
quitter ce château... Jurez-moi, Monsieur Darzac, que vous
veillerez sur Mme Darzac, que vous lui défendrez, même par la
force, si c'est nécessaire, toute sortie!... Ah! et puis... il ne
faut plus que vous habitiez la Tour Carrée!... Non, il ne le faut
plus!... À l'étage où habite M. Stangerson, il y a deux chambres
libres. Il faut les prendre. C'est nécessaire... Sainclair, vous
veillerez à ce déménagement-là... Aussitôt mon départ, ne plus
remettre les pieds dans la Tour Carrée, hein? ni les uns ni les
autres... Adieu! Ah! tenez! laissez-moi vous embrasser... tous les
trois!...»

Il nous serra dans ses bras: M. Darzac d'abord, puis moi; et puis,
en tombant sur le sein de la Dame en noir, il éclata en sanglots.
Toute cette attitude de Rouletabille, malgré la gravité des
événements, m'apparaissait incompréhensible. Hélas! combien je
devais la trouver naturelle plus tard!



XV
Les soupirs de la nuit.

Deux heures du matin. Tout semble dormir au château. Quel silence
sur la terre et dans les cieux! Pendant que je suis à ma fenêtre,
le front brûlant et le coeur glacé, la mer rend son dernier soupir
et aussitôt la lune s'est arrêtée dans un ciel sans nuages. Les
ombres ne tournent plus autour de l'astre des nuits. Alors, dans
le grand sommeil immobile de ce monde, j'ai entendu les mots de la
chanson lithuanienne: «Mais le regard cherchait en vain la belle
inconnue qui s'était couvert la tête d'une vague et dont on n'a
plus jamais entendu parler...» Ces paroles m'arrivent, claires et
distinctes, dans la nuit immobile et sonore. Qui les prononce? Sa
bouche à lui? sa bouche à elle? ou mon hallucinant souvenir? Ah
çà! qu'est-ce que ce prince de la Terre-Noire vient faire sur la
Côte d'Azur avec ses chansons lithuaniennes? Et pourquoi son image
et ses chants me poursuivent-ils ainsi?

Pourquoi le supporte-t-elle? Il est ridicule avec ses yeux tendres
et ses longs cils chargés d'ombre et ses chansons lithuaniennes!
et moi aussi je suis ridicule! Aurais-je un coeur de collégien? Je
ne le crois pas. J'aime mieux vraiment m'arrêter à cette hypothèse
que ce qui m'agite dans la personnalité du prince Galitch est
moins l'intérêt que lui porte Mrs. Edith que la pensée de
l'autre!... Oui, c'est bien cela; dans mon esprit, le prince et
Larsan viennent m'inquiéter ensemble. On ne l'a pas vu au château
depuis le fameux déjeuner où il nous fut présenté, c'est-à-dire
depuis l'avant-veille.

L'après-midi qui a suivi le départ de Rouletabille ne nous a rien
apporté de nouveau. Nous n'avons pas de nouvelles de lui, pas plus
que du vieux Bob. Mrs. Edith est restée enfermée chez elle, après
avoir interrogé les domestiques et visité les appartements du
vieux Bob et la Tour Ronde. Elle n'a pas voulu pénétrer dans
l'appartement de Darzac. «C'est l'affaire de la justice», a-t-elle
dit. Arthur Rance s'est promené une heure sur le boulevard de
l'Ouest, et il paraissait fort impatient. Personne ne m'a parlé.
Ni M. ni Mme Darzac ne sont sortis de la Louve. Chacun a dîné chez
soi. On n'a pas vu le professeur Stangerson.

... Et, maintenant, tout semble dormir au château... Mais les
ombres se reprennent à tourner autour de l'astre des nuits.
Qu'est-ce que ceci, sinon l'ombre d'un canot qui se détache de
l'ombre du fort et glisse maintenant sur le flot argenté? Quelle
est cette silhouette qui se dresse, orgueilleuse, à l'avant,
pendant qu'une autre ombre se courbe sur la rame silencieuse?
C'est la tienne, Féodor Féodorowitch! Eh! voilà un mystère qui
sera peut-être plus facile à pénétrer que celui de la Tour Carrée,
ô Rouletabille! Et je crois que la cervelle de Mrs. Edith y
suffirait...

Nuit hypocrite!... Tout semble dormir et rien ne dort, ni
personne... Qui donc peut se vanter de pouvoir dormir au château
d'Hercule? Croyez-vous que Mrs. Edith dort? Et M. et Mme Darzac,
dorment-ils? Et pourquoi M. Stangerson, qui semble dormir tout
éveillé, le jour, dormirait-il justement cette nuit-là, lui dont
la couche n'a cessé d'être visitée, comme on dit, par la pâle
insomnie depuis la révélation du Glandier? Et moi, est-ce que je
dors?

J'ai quitté ma chambre, je suis descendu dans la Cour du
Téméraire; mes pas m'ont porté en hâte sur le boulevard de la Tour
Ronde. Si bien que je suis arrivé à temps pour voir, sous la
clarté lunaire, la barque du prince Galitch aborder à la grève,
devant les jardins de Babylone. Il sauta sur le galet, et,
derrière lui, l'homme, ayant rangé les rames, sauta. Je reconnus
le maître et le domestique: Féodor Féodorowitch et son esclave
Jean. Quelques secondes plus tard, ils s'enfonçaient dans l'ombre
protectrice des palmiers centenaires et des eucalyptus géants...

Aussitôt, j'ai fait le tour du boulevard de la Cour du
Téméraire... Et puis, le coeur battant, je me suis dirigé vers la
baille. Les dalles de la poterne ont retenti sous mon pas
solitaire et il m'a semblé voir une ombre se dresser, attentive,
sous l'ogive à demi détruite du porche de la chapelle. Je me suis
arrêté dans la nuit épaisse de la Tour du Jardinier et j'ai tâté
dans ma poche mon revolver. L'ombre, là-bas, n'a pas bougé. Est-ce
bien une ombre humaine qui écoute? Je me glisse derrière une haie
de verveine qui borde le sentier conduisant directement à la
Louve, à travers buissons et bosquets et tout le débordement
parfumé du printemps en fleurs. Je n'ai point fait de bruit, et
l'ombre, rassurée sans doute, a fait, elle, un mouvement. C'est la
Dame en noir! La lune, sous l'ogive à demi détruite, me la montre
toute blanche. Et puis, cette forme tout à coup disparaît comme
par enchantement. Alors, je me suis rapproché encore de la
chapelle, et, au fur et à mesure que je diminuais la distance qui
me séparait de ces ruines, je percevais un léger murmure, des
paroles entrecoupées de soupirs si mouillés de larmes que mes
propres yeux en devinrent humides. La Dame en noir pleurait, là,
derrière quelque pilier. Était-elle seule? N'avait-elle point
choisi, dans cette nuit d'angoisse, cet autel envahi par les
fleurs pour y venir apporter en toute paix sa prière embaumée?

Tout à coup, j'aperçus une ombre à côté de la Dame en noir, et je
reconnus Robert Darzac. De l'endroit où j'étais, je pouvais
maintenant entendre tout ce qu'ils pouvaient se dire.
L'indiscrétion était forte, inélégante, honteuse. Chose curieuse,
je crus de mon devoir d'écouter. Maintenant je ne songeais plus du
tout à Mrs. Edith ni au prince Galitch... Mais je songeais
toujours à Larsan... Pourquoi?... Pourquoi était-ce à cause de
Larsan que je voulais savoir ce qu'ils se disaient?... Je compris
que Mathilde était descendue furtivement de la Louve pour promener
son angoisse dans le jardin, et que son mari l'avait rejointe...
La Dame en noir pleurait. Elle avait pris les mains de Robert
Darzac, et elle lui disait:

«Je sais... Je sais toute votre peine... ne me la dites plus...
quand je vous vois si changé, si malheureux... je m'accuse de
votre douleur... mais ne me dites pas que je ne vous aime plus...
Oh! je vous aimerai encore, Robert... comme autrefois... je vous
le promets...»

Et elle sembla réfléchir, pendant que lui, incrédule, l'écoutait
encore.

Elle reprit, bizarre, et cependant avec une énergique conviction:

«Certes! je vous le promets...»

Elle lui serra encore la main, et elle partit, lui adressant un
divin, mais si malheureux sourire, que je me demandai comment
cette femme avait pu parler à cet homme de bonheur possible. Elle
me frôla sans me voir. Elle passa avec son parfum et je ne sentis
plus les lauriers-cerises derrière lesquels j'étais caché.

M. Darzac était resté à sa place. Il la regardait encore. Il dit
tout haut avec une violence qui me fit réfléchir:

«Oui, il faut être heureux! Il le faut!»

Ah! certes, il était bien à bout de patience. Et, avant de
s'éloigner à son tour, il eut un geste de protestation contre le
mauvais sort, d'emportement contre la Destinée, un geste qui
ravissait la Dame en noir, la jetait sur sa poitrine et l'en
faisait le maître, à travers l'espace.

Il n'eut pas plutôt fait ce geste, que ma pensée se précisa, ma
pensée qui errait autour de Larsan s'arrêta sur Darzac! Oh! je
m'en souviens très bien; c'est à partir de cette seconde où il eut
ce geste de rapt dans la nuit lunaire que j'osai me dire ce que je
m'étais déjà dit pour tant d'autres... pour tous les autres... «Si
c'était Larsan!»

Et, en cherchant bien, au fond de ma mémoire, je trouve que ma
pensée a été plus directe encore. Au geste de l'homme, elle a
répondu tout de suite, elle a crié: «C'est Larsan!»

J'en fus tellement épouvanté que, voyant Robert Darzac se diriger
vers moi, je ne pus retenir un mouvement de fuite qui lui révéla
ma présence. Il me vit, me reconnut, me saisit le bras, et me dit:

«Vous étiez là, Sainclair, vous veilliez!... Nous veillons tous,
mon ami... Et vous l'avez entendue!... Voyez-vous, Sainclair,
c'est trop de douleur; moi, je n'en puis plus. Nous allions être
heureux; elle-même pouvait croire qu'elle avait été oubliée du
Destin, quand l'autre est réapparu! Alors, ç'a été fini, elle n'a
plus eu de force pour notre amour. Elle s'est courbée sous la
fatalité; elle a dû s'imaginer que celle-ci la poursuivait d'un
éternel châtiment. Il a fallu le drame effroyable de la nuit
dernière pour me prouver à moi-même que cette femme m'a réellement
aimé... autrefois... Oui, un moment, elle a craint pour moi, et
moi, hélas! je n'ai tué que pour elle... Mais la voilà retournée à
son indifférence mortelle. Elle ne songe plus -- si elle songe
encore à quelque chose -- qu'à promener un vieillard en
silence...»

Il soupira si tristement et si sincèrement que l'abominable pensée
en fut chassée du coup. Je ne songeai plus qu'à ce qu'il me
disait... à la douleur de cet homme qui semblait avoir perdu
définitivement la femme qu'il aimait, dans le moment que celle-ci
retrouvait un fils dont il continuait d'ignorer l'existence... De
fait, il n'avait dû rien comprendre à l'attitude de la Dame en
noir, à la facilité avec laquelle elle paraissait s'être détachée
de lui... et il ne trouvait pour expliquer une aussi cruelle
métamorphose que l'amour, exaspéré par le remords, de la fille du
professeur Stangerson pour son père...

M. Darzac continua de gémir.

«À quoi m'aura servi de le frapper? Pourquoi ai-je tué? Pourquoi
m'impose-t-elle, comme à un criminel, cet horrible silence, si
elle ne veut pas m'en récompenser de son amour? Redoute-t-elle
pour moi de nouveaux juges? Hélas! pas même, Sainclair... non,
non, pas même. Elle redoute que la pensée agonisante de son père
ne succombe devant l'éclat d'un nouveau scandale. Son père!
Toujours son père! Et moi, je n'existe pas! Je l'ai attendue vingt
ans, et quand, enfin, je crois qu'elle est venue, son père me la
reprend!»

Je me disais: «Son père... son père et son enfant!»

Il s'assit sur une vieille pierre écroulée de la chapelle et dit
encore, se parlant à lui-même: «Mais je l'arracherai de ces
murs... je ne peux plus la voir errer ici au bras de son père...
comme si je n'existais pas!...»

Et, pendant qu'il disait ces choses, je revoyais la double et
lamentable silhouette du père et de la fille, passant et
repassant, à l'heure du crépuscule, dans l'ombre colossale de la
Tour du Nord, allongée par les feux du soir, et j'imaginais qu'ils
ne devaient pas être plus écrasés sous les coups du ciel, cet
Oedipe et cette Antigone qu'on nous représente dès notre plus
jeune âge traînant, sous les murs de Colone, le poids d'une
surhumaine infortune.

Et puis tout à coup, sans que je pusse en démêler la raison, peut-
être à cause d'un geste de Darzac, l'affreuse pensée me
ressaisit... et je demandai à brûle-pourpoint:

«Comment se fait-il que le sac était vide?»

Je constatai qu'il ne se troubla point. Il me répondit simplement:
«Rouletabille nous le dira peut-être...» Puis il me serra la main
et s'enfonça, pensif, dans les massifs de la baille.

Je le regardais marcher...

... Je suis fou...



XVI
Découverte de «L'Australie».

La lune l'a frappé en plein visage. Il se croit seul dans la nuit
et voici certainement l'un des moments où il doit déposer le
masque du jour. D'abord les vitres noires ont cessé de protéger
son regard incertain. Et si sa taille, pendant les heures de
comédie, s'est fatiguée à se courber plus que de nature, si les
épaules se sont très habilement arrondies, voici la minute où le
grand corps de Larsan, sorti de scène, va se délasser. Qu'il se
délasse donc! Je l'épie dans la coulisse... derrière les figuiers
de Barbarie, pas un de ses mouvements ne m'échappe...

Maintenant, il est debout sur le boulevard de l'Ouest qui lui fait
comme un piédestal; les rayons lunaires l'enveloppent d'une lueur
froide et funèbre. Est-ce toi, Darzac? ou ton spectre? ou l'ombre
de Larsan revenue de chez les morts?

Je suis fou... En vérité, il faut avoir pitié de nous qui sommes
tous fous. Nous voyons Larsan partout et peut-être Darzac lui-même
m'a-t-il regardé un jour, moi, Sainclair, en se disant: «Si
c'était Larsan!...» Un jour!... je parle comme s'il y avait des
années que nous étions enfermés dans ce château et il y a tout
juste quatre jours... Nous sommes arrivés ici, le 8 avril, un
soir...

Sans doute, mais jamais mon coeur n'a ainsi battu quand je me
posais la terrible question pour les autres; c'est peut-être aussi
qu'elle était moins terrible quand il s'agissait des autres... Et
puis, c'est singulier ce qui m'arrive. Au lieu que mon esprit
recule effrayé devant l'abîme d'une aussi incroyable hypothèse, au
contraire, il est attiré, entraîné, horriblement séduit. Il a le
vertige et il ne fait rien pour l'éviter. Il me pousse à ne point
quitter des yeux le spectre debout sur le boulevard de l'Ouest, à
lui trouver des attitudes, des gestes, une ressemblance, par
derrière... et puis aussi le profil... et puis aussi la face...
Là, comme ça... Il ressemble tout à fait à Larsan... Oui, mais
comme ça, il ressemble tout à fait à Darzac...

Comment se fait-il que cette idée me vienne, cette nuit, pour la
première fois? Quand j'y songe... Elle eût dû être notre première
idée! Est-ce que, lors du Mystère de la Chambre Jaune, la
silhouette Larsan n'apparaissait point, au moment du crime, tout à
fait confondue avec la silhouette Darzac? Est-ce que le Darzac qui
venait chercher la réponse de Mlle Stangerson au bureau de poste
40 n'était point Larsan lui-même? Est-ce que cet empereur du
camouflage n'avait point déjà entrepris avec succès d'être Darzac,
si bien qu'il avait réussi à faire accuser de ses propres crimes
le fiancé de Mlle Stangerson!...

Sans doute... sans doute... mais, tout de même, si j'ordonne à mon
coeur inquiet de se taire pour pouvoir entendre ma raison, je
saurai que mon hypothèse est insensée... Insensée?... Pourquoi?...
Tenez, le voilà, le spectre Larsan qui allonge les grands ciseaux
de ses jambes, qui marche comme Larsan... oui, mais il a les
épaules de Darzac.

Je dis insensée parce que, si l'on n'est pas Darzac, on peut
tenter de l'être dans l'ombre, dans le mystère, de loin, comme
lors des drames du Glandier... mais ici, nous touchons l'homme!...
nous vivons avec lui!...

Nous vivons avec lui?... Non!...

D'abord, il est rarement là... presque toujours enfermé dans sa
chambre ou penché sur cet inutile travail de la Tour du
Téméraire... Voilà, ma foi, un beau prétexte que celui de dessiner
pour qu'on ne voie pas votre tête et pour répondre aux gens sans
tourner la tête...

Mais enfin, il ne dessine pas toujours... Oui, mais dehors,
toujours, excepté ce soir, il a son binocle noir... Ah! cet
accident du laboratoire a été des plus intelligents... Cette
petite lampe qui a fait explosion savait -- je l'ai toujours pensé
-- le service qu'elle allait rendre à Larsan lorsque Larsan aurait
pris la place de Darzac... Elle lui permettrait d'éviter,
toujours... toujours, la grande lumière du jour... à cause de la
faiblesse des yeux... Comment donc!... Il n'est point jusqu'à Mlle
Stangerson et Rouletabille qui ne s'arrangeaient pour trouver les
coins d'ombre où les yeux de M. Darzac n'avaient rien à redouter
de la lumière du jour... Du reste, il a, plus que tout autre, en y
réfléchissant, depuis que nous sommes arrivés ici, cette
préoccupation de l'ombre... nous l'avons vu peu, mais toujours à
l'ombre. Cette petite salle du conseil est fort sombre, ... la
Louve est sombre... Et il a choisi, des deux chambres de la Tour
Carrée, celle qui reste toujours plongée dans une demi-obscurité.

Tout de même... Voyons! Voyons!... Voyons! On ne trompe pas
Rouletabille comme ça!... ne serait-ce que trois jours!...
Cependant, comme dit Rouletabille, Larsan est né avant
Rouletabille, puisqu'il est son père...

... Ah! je revois le premier geste de Darzac, quand il est venu
au-devant de nous à Cannes, et qu'il est monté dans notre
compartiment... Il a tiré le rideau... De l'ombre, toujours...

Le spectre, maintenant, sur le boulevard de l'Ouest, s'est
retourné de mon côté... Je le vois bien... de face... pas de
binocle... il est immobile... il est placé là comme si on allait
le photographier... Ne bougez pas!... Là, ça y est!... Eh bien,
c'est Robert Darzac! c'est Robert Darzac!

... Il se remet en marche... Je ne sais plus... il y a quelque
chose qui me manque, dans la marche de Darzac, pour que je
reconnaisse la marche de Larsan; mais quoi?...

Oui, Rouletabille aurait tout vu. Euh?... Rouletabille raisonne
plus qu'il ne regarde. Et puis, a-t-il eu tellement le temps de
regarder que cela?...

Non!... N'oublions pas que Darzac est allé passer trois mois dans
le Midi!... C'est vrai!... Ah! on peut raisonner là-dessus: trois
mois, pendant lesquels on ne l'a pas vu... Il était parti
malade... Il était revenu bien portant... On ne s'étonne point que
la figure d'un homme ait un peu changé quand, partie avec une mine
de mort, elle réapparaît avec une mine de vivant.

Et la cérémonie du mariage a eu lieu tout de suite... Comme il
s'est montré à nous avec parcimonie avant, et depuis... Et, du
reste, il n'y a pas encore une semaine de tout cela... Un Larsan
peut tenir le coup pendant six jours.

L'homme (Darzac? Larsan?) descend de son piédestal du boulevard de
l'Ouest et vient droit à moi... M'a-t-il vu? Je me fais plus petit
derrière mon figuier de Barbarie.

... Trois mois d'absence pendant lesquels Larsan a pu étudier tous
les tics, toutes les manifestations Darzac, et puis on supprime
Darzac et on prend sa place, et sa femme... on l'emporte... le
tour est joué!...

... La voix? Quoi de plus facile que d'imiter une voix du Midi? On
a un peu plus ou un peu moins l'accent, voilà tout. Moi, j'ai cru
observer qu'il l'avait un peu plus... Oui, le Darzac d'aujourd'hui
a un peu plus l'accent -- je crois -- que celui d'avant le
mariage...

Il est presque sur moi, il passe à mes côtés... Il ne m'a pas
vu...

... C'est Larsan! Je vous dis que c'est Larsan!...

Mais il s'arrête une seconde, regarde éperdument toutes ces choses
endormies autour de lui, de lui dont la douleur veille solitaire,
et il gémit, comme un pauvre malheureux homme qu'il est...

... C'est Darzac!...

Et puis, il est parti... Et je suis resté là, derrière un figuier,
dans l'anéantissement de ce que j'avais osé penser!...

Combien de temps restai-je ainsi, prostré? Une heure? Deux heures?
Quand je me relevai, j'avais les reins rompus et l'esprit très
fatigué. Oh! très fatigué! J'étais allé, au cours de mes
étourdissantes hypothèses, jusqu'à me demander si par hasard (par
hasard!) le Larsan qui était dans le sac de pommes de terre dites
«saucisses» ne s'était pas substitué au Darzac qui le conduisait,
dans la petite voiture anglaise traînée par Toby aux gouffres du
puits de Castillon!... Parfaitement, je voyais le corps à l'agonie
ressuscitant tout à coup et priant M. Darzac d'aller prendre sa
place. Il n'avait fallu, pour que je rejetasse loin de mon absurde
cogitation cette supposition imbécile, rien moins que le rappel de
la preuve absolue de son impossibilité, qui m'avait été donnée le
matin même par une conversation très intime entre M. Darzac et
moi, au sortir de notre cruelle séance dans la Tour Carrée, séance
pendant laquelle avaient été si bien établis tous les termes du
problème du corps de trop. À ce moment, je lui avais posé, à
propos du prince Galitch, dont la falote image ne cessait de me
poursuivre, quelques questions auxquelles il avait tout de suite
répondu en faisant allusion à une autre conversation très
scientifique que nous avions eue la veille, Darzac et moi, et qui
n'avait pu matériellement être entendue de personne autre que de
nous deux, au sujet de ce même prince Galitch. Lui seul
connaissait cette conversation là, et il ne faisait point de
doute, par cela même, que le Darzac qui me préoccupait tant
aujourd'hui n'était autre que celui de la veille.

Si insensée que fût l'idée de cette substitution, on me pardonnera
tout de même de l'avoir eue. Rouletabille en était un peu la cause
avec ses façons de me parler de son père comme du Dieu de la
métamorphose! Et j'en revins à la seule hypothèse possible --
possible pour un Larsan qui aurait pris la place d'un Darzac -- à
celle de la substitution au moment du mariage, lors du retour du
fiancé de Mlle Stangerson à Paris, après trois mois d'absence dans
le Midi...

La plainte déchirante que Robert Darzac, se croyant seul, avait
laissé échapper, tout à l'heure à mes côtés, ne parvenait point à
chasser tout à fait cette idée-là... Je le voyais entrant à
l'église Saint-Nicolas-du-Chardonnet, paroisse à laquelle il avait
voulu que le mariage eût lieu... peut-être, pensai-je, parce qu'il
n'y avait point d'église plus sombre à Paris...

Ah! on est très curieusement bête quand on se trouve, par une nuit
lunaire, derrière un figuier de Barbarie, aux prises avec la
pensée de Larsan!...

Très, très bête! me disais-je, en regagnant tout doucement, à
travers les massifs de la baille, le lit qui m'attendait dans une
petite chambre solitaire du Château Neuf... très bête... car,
comme l'avait si bien dit Rouletabille... si Larsan avait été
alors Darzac, il n'avait qu'à emporter sa belle proie et il ne se
serait point complu à réapparaître à l'état de Larsan pour
épouvanter Mathilde, et il ne l'aurait pas amenée au château fort
d'Hercule, au milieu des siens, et il n'aurait pas pris la
précaution désastreuse pour ses desseins de montrer à nouveau,
dans la barque de Tullio, la figure menaçante de Roussel-
Ballmeyer!

À ce moment, Mathilde lui appartenait, et c'est depuis ce moment
qu'elle s'était reprise. La réapparition de Larsan ravissait
définitivement la Dame en noir à Darzac, donc Darzac n'était pas
Larsan! Mon Dieu! que j'ai mal à la tête... C'est la lune
éblouissante, là-haut, qui m'a frappé douloureusement la
cervelle... j'ai un coup de lune...

Et puis... et puis, n'était-il pas apparu à Arthur Rance lui-même,
dans les jardins de Menton, alors que Darzac venait d'être «mis
dans le train» qui le conduisait à Cannes, au-devant de nous! Si
Arthur Rance avait dit vrai, je pouvais aller me coucher en toute
tranquillité... Et pourquoi Arthur Rance eût-il menti?... Arthur
Rance, encore un qui est amoureux de la Dame en noir, qui n'a pas
cessé de l'être... Mrs. Edith n'est pas une sotte; elle a tout vu,
Mrs. Edith!... Allons!... allons nous coucher...

J'étais encore sous la poterne du Jardinier et j'allais entrer
dans la Cour du Téméraire quand il m'a semblé entendre quelque
chose... on eût dit une porte que l'on refermait... cela avait
fait comme un bruit de bois et de fer... de serrure... je passai
vivement la tête hors de la poterne et je crus apercevoir une
vague silhouette humaine près de la porte du Château Neuf, une
silhouette, qui, aussitôt, s'était confondue avec l'ombre du
Château Neuf elle-même; j'armai mon revolver et, en trois bonds,
entrai dans l'ombre à mon tour... Mais je n'aperçus plus rien que
l'ombre. La porte du Château Neuf était fermée et je croyais bien
me rappeler que je l'avais laissée entrouverte. J'étais très ému,
très anxieux... je ne me sentais pas seul... qui donc pouvait être
autour de moi? Évidemment, si la silhouette existait en dehors de
ma vision et de mon esprit troublés, elle ne pouvait plus être
maintenant que dans le Château Neuf, car la Cour du Téméraire
était déserte.

Je poussai avec précaution la porte, et entrai dans le Château
Neuf. J'écoutai attentivement et sans faire le moindre mouvement
au moins pendant cinq minutes... Rien!... je devais m'être
trompé... Cependant je ne fis point craquer d'allumettes et, le
plus silencieusement que je pus, je gravis l'escalier et gagnai ma
chambre. Là, je m'enfermai et seulement respirai à l'aise...

Cette vision continuait cependant à m'inquiéter plus que je ne me
l'avouais à moi-même, et, bien que je me fusse couché, je ne
parvenais point à m'endormir. Enfin, sans que je pusse en suivre
la raison, la vision de la silhouette et la pensée de Darzac-
Larsan se mêlaient étrangement dans mon esprit déséquilibré...

Si bien que j'en étais arrivé à me dire: je ne serai tranquille
que lorsque je me serai assuré que M. Darzac lui-même n'est pas
Larsan! Et je ne manquerai point de le faire à la prochaine
occasion.

Oui, mais comment?... Lui tirer la barbe?... Si je me trompe, il
me prendra pour un fou ou il devinera ma pensée et elle ne sera
point faite pour le consoler de tous les malheurs dont il gémit.
Il ne manquerait plus à son infortune que d'être soupçonné d'être
Larsan!

Soudain, je rejetai mes couvertures, je m'assis sur mon lit, et
m'écriai:

«L'Australie!»

Je venais de me souvenir d'un épisode dont j'ai parlé au
commencement de ce récit. On se rappelle que, lors de l'accident
du laboratoire, j'avais accompagné M. Robert Darzac chez le
pharmacien. Or, dans le moment qu'on le soignait, comme il avait
dû ôter sa jaquette, la manche de sa chemise, dans un faux
mouvement, s'était relevée jusqu'au coude et y avait été arrêtée
pendant toute la séance, ce qui m'avait permis de constater que
M. Darzac avait, près de la saignée du bras droit une large «tache
de naissance» dont les contours semblaient curieusement suivre le
dessin géographique de l'Australie. Mentalement, pendant que le
pharmacien opérait, je n'avais pu m'empêcher de placer, sur ce
bras, aux endroits qu'elles occupent sur la carte, Melbourne,
Sydney, Adélaïde; et il y avait encore sous cette large tache une
autre toute petite tache située dans les environs de la terre dite
de Tasmanie.

Et quand, par hasard, plus tard, il m'était arrivé de penser à cet
accident, à la séance chez le pharmacien et à la tache de
naissance, j'avais toujours pensé aussi, par une liaison d'idées
bien compréhensible, à l'Australie.

Et dans cette nuit d'insomnie, voilà que l'Australie encore
m'apparaissait!...

Assis sur mon lit, j'avais eu à peine le temps de me féliciter
d'avoir songé à une preuve aussi décisive de l'identité de Robert
Darzac et je commençais à agiter la question de savoir comment je
pourrais bien m'y prendre pour me la fournir à moi-même, quand un
bruit singulier me fit dresser l'oreille... Le bruit se répéta...
on eût dit que des marches craquaient sous des pas lents et
précautionneux.

Haletant, j'allai à ma porte et, l'oreille à la serrure,
j'écoutai. D'abord, ce fut le silence, et puis les marches
craquèrent à nouveau... Quelqu'un était dans l'escalier, je ne
pouvais plus en douter... et quelqu'un qui avait intérêt à
dissimuler sa présence... je songeai à l'ombre que j'avais cru
voir tout à l'heure en entrant dans la Cour du Téméraire... quelle
pouvait être cette ombre, et que faisait-elle dans l'escalier?
Montait-elle? Descendait-elle?...

Un nouveau silence... J'en profitai pour passer rapidement mon
pantalon et, armé de mon revolver, je réussis à ouvrir ma porte
sans la faire geindre sur ses gonds. Retenant mon souffle,
j'avançai jusqu'à la rampe de l'escalier et j'attendis. J'ai dit
l'état de délabrement dans lequel se trouvait le Château Neuf. Les
rayons funèbres de la lune arrivaient obliquement par les hautes
fenêtres qui s'ouvraient sur chaque palier et découpaient avec
précision des carrés de lumière blême dans la nuit opaque de cette
cage d'escalier qui était très vaste. La misère du château ainsi
éclairée par endroits n'en paraissait que plus définitive. La
ruine de la rampe de l'escalier, les barreaux brisés, les murs
lézardés contre lesquels, çà et là, de vastes lambeaux de
tapisserie pendaient encore, tout cela qui ne m'avait que fort peu
impressionné dans le jour, me frappait alors étrangement, et mon
esprit était tout prêt à me représenter ce décor lugubre du passé
comme un lieu propice à l'apparition de quelque fantôme...
Réellement, j'avais peur... L'ombre, tout à l'heure, m'avait si
bien glissé entre les doigts... car j'avais bien cru la toucher...
Tout de même, un fantôme peut se promener dans un vieux château
sans faire craquer des marches d'escalier... Mais elles ne
craquaient plus...

Tout à coup, comme j'étais penché au-dessus de la rampe, je revis
l'ombre!... elle était éclairée d'une façon éclatante... de telle
sorte que d'ombre qu'elle était elle était devenue lueur. La lune
l'avait allumée comme un flambeau... Et je reconnus Robert Darzac!

Il était arrivé au rez-de-chaussée et traversait le vestibule en
levant la tête vers moi comme s'il sentait peser mon regard sur
lui. Instinctivement, je me rejetai en arrière. Et puis, je revins
à mon poste d'observation juste à temps pour le voir disparaître
dans un couloir qui conduisait à un autre escalier desservant
l'autre partie du bâtiment. Que signifiait ceci? Qu'est-ce que
Robert Darzac faisait la nuit dans le Château Neuf? Pourquoi
prenait-il tant de précautions pour n'être point vu? Mille
soupçons me traversèrent l'esprit, ou plutôt toutes les mauvaises
pensées de tout à l'heure me ressaisirent avec une force
extraordinaire et, sur les traces de Darzac, je m'élançai à la
découverte de l'Australie.

J'eus tôt fait d'arriver au corridor au moment même où il le
quittait et commençai de gravir, toujours fort prudemment, les
degrés vermoulus du second escalier. Caché dans le corridor, je le
vis s'arrêter au premier palier, et pousser une porte. Et puis je
ne vis plus rien; il était rentré dans l'ombre et peut-être dans
la chambre. Je grimpai jusqu'à cette porte qui était refermée et,
sûr qu'il était dans la chambre, je frappai trois petits coups. Et
j'attendis. Mon coeur battait à se rompre. Toutes ces chambres
étaient inhabitées, abandonnées... Qu'est-ce que M. Robert Darzac
venait faire dans l'une de ces chambres-là?...

J'attendis deux minutes qui me parurent interminables, et, comme
personne ne me répondait, comme la porte ne s'ouvrait pas, je
frappai à nouveau et j'attendis encore... alors, la porte s'ouvrit
et Robert Darzac me dit de sa voix la plus naturelle:

«C'est vous, Sainclair? Que me voulez-vous, mon ami?...

-- Je veux savoir, fis-je -- et ma main serrait au fond de ma
poche mon revolver, et ma voix, à moi, était comme étranglée,
tant, au fond, j'avais peur -- je veux savoir ce que vous faites
ici, à une pareille heure...»

Tranquillement, il craqua une allumette, et dit:

«Vous voyez!... je me préparais à me coucher...»

Et il alluma une bougie que l'on avait posée sur une chaise, car
il n'y avait même pas, dans cette chambre délabrée, une pauvre
table de nuit. Un lit dans un coin, un lit de fer que l'on avait
dû apporter là dans la journée, composait tout l'ameublement.

«Je croyais que vous deviez coucher, cette nuit, à côté de
Mme Darzac et du professeur, au premier étage de la Louve...

-- L'appartement était trop petit; j'aurais pu gêner Mme Darzac,
fit amèrement le malheureux... J'ai demandé à Bernier de me donner
un lit ici... Et puis, peu m'importe où je couche puisque je ne
dors pas...»

Nous restâmes un instant silencieux. J'avais tout à fait honte de
moi et de mes «combinaisons» saugrenues. Et, franchement, mon
remords était tel que je ne pus en retenir l'expression. Je lui
avouai tout: mes infâmes soupçons, et comment j'avais bien cru, en
le voyant errer si mystérieusement de nuit dans le Château Neuf,
avoir affaire à Larsan, et comment je m'étais décidé à aller à la
découverte de l'Australie. Car, je ne lui cachai même pas que
j'avais mis un instant tout mon espoir dans l'Australie.

Il m'écoutait avec la face la plus douloureuse du monde et,
tranquillement, il releva sa manche et, approchant son bras nu de
la bougie, il me montra la «tache de naissance» qui devait me
faire rentrer «dans mes esprits». Je ne voulais point la voir,
mais il insista pour que je la touchasse, et je dus constater que
c'était là une tache très naturelle et sur laquelle on eût pu
mettre des petits points avec des noms de ville: Sidney,
Melbourne, Adélaïde... et, en bas, il y avait une autre petite
tache qui représentait la Tasmanie...

«Vous pouvez frotter, fit-il encore de sa voix absolument
désabusée... ça ne s'en va pas!...»

Je lui demandai encore pardon, les larmes aux yeux, mais il ne
voulut me pardonner que lorsqu'il m'eut forcé à lui tirer la
barbe, laquelle ne me resta point dans la main...

Alors, seulement, il me permit d'aller me recoucher, ce que je fis
en me traitant d'imbécile.



XVII
Terrible aventure du vieux Bob.

Quand je me réveillai, ma première pensée courut encore à Larsan.
En vérité, je ne savais plus que croire, ni moi ni personne, ni
sur sa mort ni sur sa vie. Était-il moins blessé qu'on ne l'avait
cru?... Que dis-je? était-il moins mort qu'on ne l'avait pensé?
Avait-il pu s'enfuir du sac jeté par Darzac au gouffre de
Castillon? Après tout, la chose était fort possible, ou plutôt
l'hypothèse n'allait point au-dessus des forces humaines d'un
Larsan, surtout depuis que Walter avait expliqué qu'il avait
trouvé le sac à trois mètres de l'orifice de la crevasse, sur un
palier naturel dont M. Darzac ne soupçonnait certainement pas
l'existence quand il avait cru jeter la dépouille de Larsan à
l'abîme...

Ma seconde pensée alla à Rouletabille. Que faisait-il pendant ce
temps? Pourquoi était-il parti? Jamais sa présence au fort
d'Hercule n'avait été aussi nécessaire! S'il tardait à venir,
cette journée ne se passerait point sans quelque drame entre les
Rance et les Darzac!

C'est alors que l'on frappa à ma porte et que le père Bernier
m'apporta justement un bref billet de mon ami qu'un petit voyou de
la ville venait de déposer entre les mains du père Jacques.
Rouletabille me disait: «Serai de retour ce matin. Levez-vous vite
et soyez assez aimable pour aller me pêcher pour mon déjeuner de
ces excellentes palourdes qui abondent sur les rochers qui
précèdent la pointe de Garibaldi. Ne perdez pas un instant.
Amitiés et merci. Rouletabille!» Ce billet me laissa tout à fait
songeur, car je savais par expérience que, lorsque Rouletabille
paraissait s'occuper de babioles, jamais son activité ne portait
en réalité sur des objets plus considérables.

Je m'habillai à la hâte et, armé d'un vieux couteau que m'avait
prêté le père Bernier, je me mis en mesure de contenter la
fantaisie de mon ami. Comme je franchissais la porte du Nord,
n'ayant rencontré personne à cette heure matinale -- il pouvait
être sept heures -- je fus rejoint par Mrs. Edith à qui je fis
part du petit «mot» de Rouletabille. Mrs. Edith -- que l'absence
prolongée du vieux Bob affolait tout à fait -- le trouva «bizarre
et inquiétant» et elle me suivit à la pêche aux palourdes. En
route elle me confia que son oncle n'était point ennemi, de temps
à autre, d'une petite fugue, et qu'elle avait, jusqu'à cette
heure, conservé l'espoir que tout s'expliquerait par son retour;
mais maintenant l'idée recommençait à lui enflammer la cervelle
d'une affreuse méprise qui aurait fait le vieux Bob victime de la
vengeance des Darzac!...

Elle proféra, entre ses jolies dents, une sourde menace contre la
Dame en noir, ajouta que sa patience durerait jusqu'à midi et puis
ne dit plus rien.

Nous nous mîmes à pêcher les palourdes de Rouletabille. Mrs. Edith
avait les pieds nus; moi aussi. Mais les pieds nus de Mrs. Edith
m'occupaient beaucoup plus que les miens. Le fait est que les
pieds de Mrs. Edith, que j'ai découverts dans la mer d'Hercule,
sont les plus délicats coquillages du monde, et qu'ils me firent
si bien oublier les palourdes que ce pauvre Rouletabille s'en
serait certainement passé à son déjeuner si la jeune femme n'avait
montré un si beau zèle. Elle clapotait dans l'onde amère et
glissait son couteau sous les rocs avec une grâce un peu énervée
qui lui seyait plus que je ne saurais dire. Tout à coup, nous nous
redressâmes tous deux et tendîmes l'oreille d'un même mouvement.
On entendait des cris du côté des grottes. Au seuil même de celle
de Roméo et Juliette, nous distinguâmes un petit groupe qui
faisait des gestes d'appel. Poussés par le même pressentiment,
nous regagnâmes à la hâte le rivage. Bientôt, nous apprenions
qu'attirés par des plaintes, deux pêcheurs venaient de découvrir,
dans un trou de la grotte de Roméo et Juliette, un malheureux qui
y était tombé et qui avait dû y rester, de longues heures,
évanoui.

... Nous ne nous étions pas trompés. C'était bien le vieux Bob qui
était au fond du trou. Quand on l'eût tiré au bord de la grotte,
dans la lumière du jour, il apparut certainement digne de pitié,
tant sa belle redingote noire était salie, fripée, arrachée.
Mrs. Edith ne put retenir ses larmes, surtout quand on se fut
aperçu que le vieil homme avait une clavicule démise et un pied
foulé, et il était si pâle qu'on eût pu croire qu'il allait
mourir.

Heureusement il n'en fut rien. Dix minutes plus tard, il était,
sur les ordres qu'il donna, étendu sur son lit dans sa chambre de
la Tour Carrée. Mais peut-on imaginer que cet entêté refusa de se
déshabiller et de quitter sa redingote avant l'arrivée des
médecins? Mrs. Edith, de plus en plus inquiète, s'installait à son
chevet; mais, quand arrivèrent les docteurs, le vieux Bob exigea
de sa nièce qu'elle le quittât sur-le-champ et qu'elle sortît de
la Tour Carrée. Et il en fit même fermer la porte.

Cette précaution dernière nous surprit beaucoup. Nous étions
réunis dans la Cour du Téméraire, M. et Mme Darzac, Mr Arthur
Rance et moi, ainsi que le père Bernier qui me guettait drôlement,
attendant des nouvelles. Quand Mrs. Edith sortit de la Tour Carrée
après l'arrivée des médecins, elle vint à nous et nous dit:

«Espérons que ça ne sera pas grave. Le vieux Bob est solide.
Qu'est-ce que je vous avais dit! Je l'ai confessé: c'est un vieux
farceur; il a voulu voler le crâne du prince Galitch! Jalousie de
savant; nous rirons bien quand il sera guéri.»

Alors, la porte de la Tour Carrée s'ouvrit et Walter, le fidèle
serviteur du vieux Bob, parut. Il était pâle, inquiet.

«Oh! Mademoiselle! dit-il. Il est plein de sang! Il ne veut pas
qu'on le dise, mais il faut le sauver!...»

Mrs. Edith avait déjà disparu dans la Tour Carrée. Quant à nous,
nous n'osions avancer. Bientôt elle réapparut:

«Oh! nous fit-elle... C'est affreux! Il a toute la poitrine
arrachée.»

J'allai lui offrir mon bras pour qu'elle s'y appuyât, car, chose
singulière, Mr Arthur Rance s'était, dans ce moment, éloigné de
nous et se promenait sur le boulevard, les mains derrière le dos,
en sifflotant. J'essayai de réconforter Mrs. Edith et je la
plaignis, mais ni M. ni Mme Darzac ne la plaignirent.

Rouletabille arriva au château une heure après l'événement. Je
guettais son retour du haut du boulevard de l'Ouest et, sitôt que
je le vis sur le bord de la mer, je courus à lui. Il me coupa la
parole dès ma première demande d'explication et me demanda tout de
suite si j'avais fait une bonne pêche, mais je ne me trompais
point à l'expression de son regard inquisiteur. Je voulus me
montrer aussi malin que lui et je répondis:

«Oh! une très bonne pêche! j'ai repêché le vieux Bob!»

Il sursauta. Je haussai les épaules, car je croyais à de la
comédie et je lui dis:

«Allons donc! Vous saviez bien où vous nous conduisiez avec votre
pêche et votre dépêche!»

Il me fixa d'un air étonné:

«Vous ignorez certainement en ce moment quelle peut être la portée
de vos paroles, mon cher Sainclair, sans quoi vous m'auriez évité
la peine de protester contre une pareille accusation!

-- Mais quelle accusation? m'écriai-je.

-- Celle d'avoir laissé le vieux Bob au fond de la grotte de Roméo
et Juliette, sachant qu'il y agonisait.

-- Oh! oh! fis-je, calmez-vous et rassurez-vous: le vieux Bob
n'est pas à l'agonie. Il a un pied foulé, une épaule démise, ça
n'est pas grave et son histoire est la plus honnête du monde: il
prétend qu'il voulait voler le crâne du prince Galitch!

-- Quelle drôle d'idée!» ricana Rouletabille.

Il se pencha vers moi et, les yeux dans les yeux:

«Vous croyez à cette histoire-là, vous?... Et... c'est tout? Pas
d'autres blessures?

-- Si, fis-je. Il y a une autre blessure, mais les docteurs
viennent de la déclarer sans gravité aucune. Il a la poitrine
déchirée.

-- La poitrine déchirée! reprit Rouletabille en me serrant
nerveusement la main. Et comment est-elle déchirée, cette
poitrine?

-- Nous ne savons pas; nous ne l'avons pas vue. Le vieux Bob est
d'une étrange pudeur. Il n'a point voulu quitter sa redingote
devant nous; et sa redingote cachait si bien sa blessure que nous
ne nous serions jamais douté de cette blessure-là si Walter
n'était venu nous en parler, épouvanté qu'il était par le sang
qu'elle avait répandu.»

Aussitôt arrivés au château, nous tombâmes sur Mrs. Edith qui
semblait nous chercher.

«Mon oncle ne veut point de moi à son chevet, fit-elle en
regardant Rouletabille avec un air d'anxiété que je ne lui avais
jamais encore connu: c'est incompréhensible!

-- Oh! madame! répliqua le reporter en adressant à notre gracieuse
hôtesse son salut le plus cérémonieux, je vous affirme qu'il n'y a
rien au monde d'incompréhensible, quand on veut un peu se donner
la peine de comprendre!» Et il la félicita d'avoir retrouvé un si
bon oncle dans le moment qu'elle le croyait perdu.

Mrs. Edith, tout à fait renseignée sur la pensée de mon ami,
allait lui répondre, quand nous fûmes rejoints par le prince
Galitch. Il venait chercher des nouvelles de son ami vieux Bob,
ayant appris l'accident. Mrs. Edith le rassura sur les suites de
l'équipée de son fantastique oncle et pria le prince de pardonner
à son parent son amour excessif pour les plus vieux crânes de
l'humanité. Le prince sourit avec grâce et politesse quand elle
lui narra que le vieux Bob avait voulu le voler.

«Vous retrouverez votre crâne, dit-elle, au fond du trou de la
grotte où il a roulé avec lui... C'est lui qui me l'a dit...
Rassurez-vous donc, prince, pour votre collection...»

Le prince demanda encore des détails. Il semblait très curieux de
l'affaire. Et Mrs. Edith raconta que l'oncle lui avait avoué qu'il
avait quitté le fort d'Hercule par le chemin du puits qui
communique avec la mer. Aussitôt qu'elle eut encore ajouté cela,
comme je me rappelais l'expérience du seau d'eau de Rouletabille
et aussi les ferrures fermées, les mensonges du vieux Bob
reprirent dans mon esprit des proportions gigantesques; et j'étais
sûr qu'il devait en être de même pour tous ceux qui nous
entouraient, s'ils étaient de bonne foi. Enfin, Mrs. Edith nous
dit que Tullio l'avait attendu avec sa barque à l'orifice de la
galerie aboutissant au puits pour le conduire au rivage devant la
grotte de Roméo et Juliette.

«Que de détours, ne pus-je m'empêcher de m'écrier, quand il était
si simple de sortir par la porte!»

Mrs. Edith me regarda douloureusement et je regrettai aussitôt
d'avoir pris aussi manifestement parti contre elle.

«Voilà qui est de plus en plus bizarre! fit remarquer encore le
prince. Avant-hier matin, le Bourreau de la mer est venu prendre
congé de moi, car il quittait le pays et je suis sûr qu'il a pris
le train pour Venise, son pays d'origine, à cinq heures du soir.
Comment voulez-vous qu'il ait conduit M. Vieux Bob sur sa barque
la nuit suivante! D'abord il n'était plus là, ensuite il avait
vendu sa barque... m'a-t-il dit, étant décidé à ne plus revenir
dans le pays...»

Il y eut un silence et puis Galitch reprit:

«Tout ceci n'a que peu d'importance... pourvu que votre oncle,
madame, guérisse rapidement de ses blessures, et aussi, ajouta-t-
il avec un nouveau sourire encore plus charmant que tous les
précédents, si vous voulez bien m'aider à retrouver un pauvre
caillou qui a disparu de la grotte et dont je vous donne le
signalement: caillou aigu de vingt-cinq centimètres de long et usé
à l'une de ses extrémités en forme de grattoir; bref, le plus
vieux grattoir de l'humanité... J'y tiens beaucoup, appuya le
prince, et peut-être pourriez-vous savoir, madame, auprès de votre
oncle vieux Bob, ce qu'il est devenu.»

Mrs. Edith promit aussitôt au prince, avec une certaine hauteur
qui me plut, qu'elle ferait tout au monde pour que ne s'égarât
point un aussi précieux grattoir. Le prince salua et nous quitta.
Quand nous nous retournâmes, Mr Arthur Rance était devant nous. Il
avait dû entendre toute cette conversation et semblait y
réfléchir. Il avait sa canne à bec-de-corbin dans la bouche,
sifflotait, selon son habitude, et regardait Mrs. Edith avec une
insistance si bizarre que celle-ci s'en montra agacée:

«Je sais, fit la jeune femme... je sais ce que vous pensez,
monsieur... et n'en suis nullement étonnée... croyez-le bien!...

Et elle se retourna, singulièrement énervée, du côté de
Rouletabille:

«En tout cas!... s'écria-t-elle... Vous ne pourrez jamais
m'expliquer comment, puisqu'il était hors de la Tour Carrée, il
aurait pu se trouver dans le placard!...

-- Madame, fit Rouletabille, en regardant bien en face Mrs. Edith
comme s'il eût voulu l'hypnotiser... patience et courage!... Si
Dieu est avec moi, avant ce soir, je vous aurai expliqué ce que
vous me demandez là!»



XVIII
Midi, roi des épouvantes.

Un peu plus tard, je me trouvais dans la salle basse de la Louve,
en tête à tête avec Mrs. Edith. J'essayais de la rassurer, la
voyant impatiente et inquiète; mais elle passa ses mains sur ses
yeux hagards... Et ses lèvres tremblantes laissèrent échapper
l'aveu de sa fièvre: «J'ai peur», dit-elle. Je lui demandai, de
quoi elle avait peur et elle me répondit: «Vous n'avez pas peur,
vous?» Alors, je gardai le silence. C'était vrai, j'avais peur,
moi aussi. Elle dit encore: «Vous ne sentez pas qu'il se passe
quelque chose? -- Où ça? -- Où ça! où ça! Autour de nous!» Elle
haussa les épaules: «Ah! je suis toute seule! toute seule! et j'ai
peur!» Elle se dirigea vers la porte: «Où allez-vous? -- Je vais
chercher quelqu'un, car je ne veux pas rester seule, toute seule.
-- Qui allez-vous chercher? -- Le prince Galitch! -- Votre Féodor
Féodorowitch! m'écriai-je... Qu'en avez-vous besoin? Est-ce que je
ne suis point là?»

Son inquiétude, malheureusement, grandissait au fur et à mesure
que je faisais tout mon possible pour la faire disparaître, et je
n'eus point de peine à comprendre qu'elle lui venait surtout du
doute affreux qui était entré dans son âme au sujet de la
personnalité de son oncle vieux Bob.

Elle me dit: «Sortons!» et elle m'entraîna hors de la Louve. On
approchait alors de l'heure de midi et toute la baille
resplendissait dans un embrasement embaumé. N'ayant point sur nous
nos lunettes noires nous dûmes mettre nos mains devant nos yeux
pour leur cacher la couleur trop éclatante des fleurs; mais les
géraniums géants continuèrent de saigner dans nos prunelles
blessées. Quand nous fûmes un peu remis de cet éblouissement, nous
nous avançâmes sur le sol calciné, nous marchâmes en nous tenant
par la main sur le sable brûlant. Mais nos mains étaient plus
brûlantes encore que tout ce qui nous touchait, que toute la
flamme qui nous enveloppait. Nous regardions à nos pieds pour ne
pas apercevoir le miroir infini des eaux, et aussi peut-être,
peut-être pour ne rien deviner de ce qui se passait dans la
profondeur de la lumière. Mrs. Edith me répétait: «J'ai peur!» Et
moi aussi, j'avais peur, si bien préparé par les mystères de la
nuit, peur de ce grand silence écrasant et lumineux de midi! La
clarté dans laquelle on sait qu'il se passe quelque chose que l'on
ne voit pas est plus redoutable que les ténèbres. Midi! Tout
repose et tout vit; tout se tait et tout bruit. Écoutez votre
oreille: elle résonne comme une conque marine de sons plus
mystérieux que ceux qui s'élèvent de la terre quand monte le soir.
Fermez vos paupières et regardez dans vos yeux: vous y trouverez
une foule de visions argentées plus troublantes que les fantômes
de la nuit.

Je regardais Mrs. Edith. La sueur sur son front pâle coulait en
ruisseaux glacés. Je me mis à trembler comme elle, car je savais,
hélas! que je ne pouvais rien pour elle et que ce qui devait
s'accomplir, s'accomplissait autour de nous, sans que nous
puissions rien arrêter ni prévoir. Elle m'entraînait maintenant
vers la poterne qui ouvre sur la Cour du Téméraire. La voûte de
cette poterne faisait un arc noir dans la lumière et, à
l'extrémité de ce frais tunnel, nous apercevions, tournés vers
nous, Rouletabille et M. Darzac, debout sur le seuil de la Cour du
Téméraire, comme deux statues blanches. Rouletabille avait à la
main la canne d'Arthur Rance. Je ne saurais dire pourquoi ce
détail m'inquiéta. Du bout de sa canne, il montrait à Robert
Darzac quelque chose que nous ne voyions pas, au sommet de la
voûte, et puis il nous désigna nous-mêmes du bout de sa canne.
Nous n'entendions point ce qu'ils disaient. Ils se parlaient en
remuant à peine les lèvres, comme deux complices qui ont un
secret. Mrs. Edith s'arrêta, mais Rouletabille lui fit signe
d'avancer encore, et il répéta le signe avec sa canne.

«Oh! fit-elle, qu'est-ce qu'il me veut encore? Ma foi, Monsieur
Sainclair, j'ai trop peur! Je vais tout dire à mon oncle vieux
Bob, et nous verrons bien ce qui arrivera.»

Nous avions pénétré sous la voûte, et les autres nous regardaient
venir sans faire un pas au-devant de nous. Leur immobilité était
étonnante, et je leur dis d'une voix qui sonna étrangement à mes
oreilles, sous cette voûte:

«Qu'est-ce que vous faites ici?»

Alors, comme nous étions arrivés à côté d'eux, sur le seuil de la
Cour du Téméraire, ils nous firent tourner le dos à cette cour
pour que nous puissions voir ce qu'ils regardaient. C'était, au
sommet de l'arc, un écusson, le blason des La Mortola barré du
lambel de la branche cadette. Cet écusson avait été sculpté dans
une pierre maintenant branlante et qui manquait de choir sur la
tête des passants. Rouletabille avait sans doute aperçu ce blason
suspendu si dangereusement sur nos têtes, et il demandait à
Mrs. Edith si elle ne voyait point d'inconvénient à le faire
disparaître, quitte à le remettre en place ensuite plus
solidement.

«Je suis sûr, dit-il, que si l'on touchait à cette pierre du bout
de sa canne, elle tomberait.»

Et il passa sa canne à Mrs. Edith:

«Vous êtes plus grande que moi, dit-il, essayez vous-même.»

Mais nous essayions en vain les uns et les autres d'atteindre la
pierre; elle était trop haut placée et j'étais en train de me
demander à quoi rimait ce singulier exercice, quand tout à coup,
dans mon dos, retentit le cri de la mort!

Nous nous retournâmes d'un seul mouvement en poussant tous les
trois une exclamation d'horreur. Ah! ce cri! ce cri de la mort qui
passait dans le soleil de midi après avoir traversé nos nuits,
quand donc cesserait-il? Quand donc l'affreuse clameur que
j'entendis retentir pour la première fois dans les nuits du
Glandier aura-t-elle fini de nous annoncer qu'il y a autour de
nous une victime nouvelle? que l'un de nous vient d'être frappé
par le crime, subitement et sournoisement et mystérieusement,
comme par la peste? Certes! la marche de l'épidémie est moins
invisible que cette main qui tue! Et nous sommes là, tous quatre,
frissonnants, les yeux grands d'épouvante, interrogeant la
profondeur de la lumière toute vibrante encore du cri de la mort!
Qui donc est mort? Ou qui donc va mourir? Quelle bouche expirante
laisse maintenant échapper ce gémissement suprême? Comment nous
diriger dans la lumière? On dirait que c'est la clarté du jour
elle-même qui se plaint et soupire.

Le plus effrayé est Rouletabille. Je l'ai vu dans les
circonstances les plus inattendues garder un sang-froid au-dessus
des forces humaines; je l'ai vu, à cet appel du cri de la mort, se
ruer dans le danger obscur et se jeter comme un sauveur héroïque
dans la mer des ténèbres; pourquoi aujourd'hui tremble-t-il ainsi
dans la splendeur du jour? Le voilà, devant nous, pusillanime
comme un enfant qu'il est, lui qui prétendait agir comme le maître
de l'heure. Il n'avait donc point prévu cette minute-là? cette
minute où quelqu'un expire dans la lumière de midi? Mattoni, qui
passait à ce moment dans la baille, et qui a entendu, lui aussi,
est accouru. Un geste de Rouletabille le cloue sur place, sous la
poterne, en immuable sentinelle; et le jeune homme, maintenant,
s'avance vers la plainte, ou plutôt marche vers le centre de la
plainte, car la plainte nous entoure, fait des cercles autour de
nous, dans l'espace embrasé. Et nous allons derrière lui, retenant
notre respiration et les bras étendus, comme on fait quand on va à
tâtons dans le noir, et que l'on craint de se heurter à quelque
chose que l'on ne voit pas. Ah! nous approchons du spasme, et
quand nous avons dépassé l'ombre de l'eucalyptus, nous trouvons le
spasme au bout de l'ombre. Il secoue un corps à l'agonie. Ce
corps, nous l'avons reconnu. C'est Bernier! c'est Bernier qui
râle, qui essaye de se soulever, qui n'y parvient pas, qui
étouffe, Bernier dont la poitrine laisse échapper un flot de sang,
Bernier sur qui nous nous penchons, et qui, avant de mourir, a
encore la force de nous jeter ces deux mots: Frédéric Larsan!

Et sa tête retombe. Frédéric Larsan! Frédéric Larsan! Lui partout
et nulle part! Toujours lui, nulle part! Voilà encore sa marque!
Un cadavre et personne, raisonnablement, autour de ce cadavre!...
Car la seule issue de ces lieux où l'on a assassiné, c'est cette
poterne où nous nous tenions tous les quatre. Et nous nous sommes
retournés, d'un seul mouvement, tous les quatre, aussitôt le cri
de la mort, si vite, si vite, que nous aurions dû voir le geste de
la mort! Et nous n'avons rien vu que de la lumière!... Nous
pénétrons, mus, il me semble, par le même sentiment, dans la Tour
Carrée, dont la porte est restée ouverte; nous entrons sans
hésitation dans les appartements du vieux Bob, dans le salon vide;
nous ouvrons la porte de la chambre. Le vieux Bob est
tranquillement étendu sur son lit, avec son chapeau haut de forme
sur la tête, et près de lui, veille une femme: la mère Bernier! En
vérité! comme ils sont calmes! Mais la femme du malheureux a vu
nos figures et elle jette un cri d'effroi dans le pressentiment
immédiat de quelque catastrophe! Elle n'a rien entendu! elle ne
sait rien!... Mais elle veut sortir, elle veut voir, elle veut
savoir, on ne sait quoi! Nous tentons de la retenir!... C'est en
vain. Elle sort de la tour, elle aperçoit le cadavre. Et c'est
elle, maintenant, qui gémit atrocement, dans l'ardeur terrible de
midi, sur le cadavre qui saigne! Nous arrachons la chemise de
l'homme étendu là et nous découvrons une plaie au-dessous du
coeur. Rouletabille se relève avec cet air que je lui ai connu
quand il venait au Glandier d'examiner la plaie du cadavre
incroyable.

«On dirait, fit-il, que c'est le même coup de couteau! C'est la
même mesure! Mais où est le couteau?»

Et nous cherchons le couteau partout sans le trouver. L'homme qui
a frappé l'aura emporté. Où est l'homme? Quel homme? Si nous ne
savons rien, Bernier, lui, a su avant de mourir et il est peut-
être mort de ce qu'il a su!... Frédéric Larsan! Nous répétons en
tremblant les deux mots du mort.

Tout à coup, sur le seuil de la poterne, nous voyons apparaître le
prince Galitch, un journal à la main. Le prince Galitch vient à
nous en lisant le journal. Il a un air goguenard. Mais Mrs. Edith
court à lui, lui arrache le journal des mains, lui montre le
cadavre et lui dit:

«Voilà un homme que l'on vient d'assassiner. Allez chercher la
police.»

Le prince Galitch regarde le cadavre, nous regarde, ne prononce
pas un mot, et s'éloigne en hâte; il va chercher la police. La
mère Bernier continue à pousser des gémissements. Rouletabille
s'assied sur le puits. Il paraît avoir perdu toutes ses forces. Il
dit à mi-voix à Mrs. Edith:

«Que la police vienne donc, madame!... C'est vous qui l'aurez
voulu!»

Mais Mrs. Edith le foudroie d'un éclair de ses yeux noirs. Et je
sais ce qu'elle pense. Elle pense qu'elle hait Rouletabille qui a
pu un instant la faire douter du vieux Bob. Pendant qu'on
assassinait Bernier, est-ce que le vieux Bob n'était pas dans sa
chambre, veillé par la mère Bernier elle-même?

Rouletabille, qui vient d'examiner avec lassitude la fermeture du
puits, fermeture restée intacte, s'allonge sur la margelle de ce
puits, comme sur un lit où il voudrait enfin goûter quelque repos
et il dit encore, plus bas:

«Et qu'est-ce que vous lui direz, à la police?

-- Tout!»

Mrs. Edith a prononcé ce mot-là, les dents serrées, rageusement.
Rouletabille secoue la tête désespérément, et puis il ferme les
yeux. Il me paraît écrasé, vaincu. M. Robert Darzac vient toucher
Rouletabille à l'épaule. M. Robert Darzac veut fouiller la Tour
Carrée, la Tour du Téméraire, le Château Neuf, toutes les
dépendances de cette cour dont personne n'a pu s'échapper et où,
logiquement, l'assassin doit se trouver encore. Le reporter,
tristement, l'en dissuade. Est-ce que nous cherchons quelque
chose, Rouletabille et moi? Est-ce que nous avons cherché au
Glandier, après le phénomène de la dissociation de la matière,
l'homme qui avait disparu de la galerie inexplicable? Non! non! je
sais maintenant qu'il ne faut plus chercher Larsan avec ses yeux!
Un homme vient d'être tué derrière nous. Nous l'entendons crier
sous le coup qui le frappe. Nous nous retournons et nous ne voyons
rien que de la lumière! Pour voir, il faut fermer les yeux, comme
Rouletabille fait en ce moment. Mais justement ne voilà-t-il pas
qu'il les rouvre? Une énergie nouvelle le redresse. Il est debout.
Il lève vers le ciel son poing fermé.

«Ça n'est pas possible, s'écria-t-il, ou il n'y a plus de bon bout
de la raison!»

Et il se jette par terre, et le revoilà à quatre pattes, le nez
sur le sol, flairant chaque caillou, tournant autour du cadavre et
de la mère Bernier qu'on a tenté en vain d'éloigner du corps de
son mari, tournant autour du puits, autour de chacun de nous. Ah!
c'est le cas de le dire: le revoilà tel qu'un porc cherchant sa
nourriture dans la fange, et nous sommes restés à le regarder
curieusement, bêtement, sinistrement. À un moment, il s'est
relevé, a pris un peu de poussière et l'a jetée en l'air avec un
cri de triomphe comme s'il allait faire naître de cette cendre
l'image introuvable de Larsan. Quelle victoire nouvelle le jeune
homme vient-il de remporter sur le mystère?... Qui lui fait, à
l'instant, le regard si assuré? Qui lui a rendu le son de sa voix?
Oui, le voilà revenu à l'ordinaire diapason quand il dit à
M. Robert Darzac:

«Rassurez-vous, monsieur, rien n'est changé!»

Et, tourné vers Mrs. Edith:

«Nous n'avons plus, madame, qu'à attendre la police. J'espère
qu'elle ne tardera pas!»

La malheureuse tressaille. Cet enfant, de nouveau, lui fait peur.

«Ah! oui, qu'elle vienne! Et qu'elle se charge de tout! Qu'elle
pense pour nous! Tant pis! tant pis! Quoi qu'il arrive!» fait
Mrs. Edith en me prenant le bras.

Et soudain, sous la poterne, nous voyons arriver le père Jacques,
suivi de trois gendarmes. C'est le brigadier de La Mortola et deux
de ses hommes qui, avertis par le prince Galitch, accourent sur le
lieu du crime.

«Les gendarmes! les gendarmes! ils disent qu'il y a eu un crime!
s'exclame le père Jacques qui ne sait rien encore.

-- Du calme, père Jacques!» lui crie Rouletabille, et, quand le
portier, essoufflé, se trouve auprès du reporter, celui-ci lui dit
à voix basse:

«Rien n'est changé, père Jacques.»

Mais le père Jacques a vu le cadavre de Bernier.

«Rien qu'un cadavre de plus, soupire-t-il; c'est Larsan!

-- C'est la fatalité», réplique Rouletabille. Larsan, la fatalité,
c'est tout un. Mais que signifie ce rien n'est changé de
Rouletabille, sinon que, autour de nous, malgré le cadavre
incidentel de Bernier, tout continue de ce que nous redoutons, de
ce dont nous frissonnons, Mrs. Edith et moi, et que nous ne savons
pas?

Les gendarmes sont affairés et baragouinent autour du corps un
jargon incompréhensible. Le brigadier nous annonce qu'on a
téléphoné à deux pas de là à l'auberge Garibaldi où déjeune
justement le delegato ou commissaire spécial de la gare de
Vintimille. Celui-ci va pouvoir commencer l'enquête que continuera
le juge d'instruction également averti.

Et le delegato arrive. Il est enchanté, malgré qu'il n'ait point
pris le temps de finir de déjeuner. Un crime! un vrai crime! dans
le château d'Hercule! Il rayonne! ses yeux brillent. Il est déjà
tout affairé, tout «important». Il ordonne au brigadier de mettre
un de ses hommes à la porte du château avec la consigne de ne
laisser sortir personne. Et puis il s'agenouille auprès du
cadavre. Un gendarme entraîne la mère Bernier, qui gémit plus fort
que jamais dans la Tour Carrée. Le delegato examine la plaie. Il
dit en très bon français: «Voilà un fameux coup de couteau!» Cet
homme est enchanté. S'il tenait l'assassin sous la main, certes,
il lui ferait ses compliments. Il nous regarde. Il nous dévisage.
Il cherche peut-être parmi nous l'auteur du crime, pour lui
signifier toute son admiration. Il se relève.

«Et comment cela est-il arrivé? fait-il, encourageant et goûtant
déjà au plaisir d'avoir une bonne histoire bien criminelle. C'est
incroyable! ajouta-t-il, incroyable!... Depuis cinq ans que je
suis delegato, on n'a assassiné personne! M. le juge
d'instruction...»

Ici il s'arrête, mais nous finissons la phrase:

«M. le juge d'instruction va être bien content!» Il brosse de la
main la poussière blanche qui couvre ses genoux, il s'éponge le
front, il répète: «C'est incroyable!» avec un accent du Midi qui
double son allégresse. Mais il reconnaît, dans un nouveau
personnage qui entre dans la cour, un docteur de Menton qui arrive
justement pour continuer ses soins au vieux Bob.

«Ah! docteur! vous arrivez bien! Examinez-moi cette blessure-là et
dites-moi ce que vous pensez d'un pareil coup de couteau! Surtout,
autant que possible, ne changez pas le cadavre de place avant
l'arrivée de M. le juge d'instruction.»

Le docteur sonde la plaie et nous donne tous les détails
techniques que nous pouvions désirer. Il n'y a point de doute.
C'est là le beau coup de couteau qui pénètre de bas en haut, dans
la région cardiaque et dont la pointe a déchiré certainement un
ventricule. Pendant ce colloque entre le delegato et le docteur,
Rouletabille n'a point cessé de regarder Mrs. Edith, qui a pris
décidément mon bras, cherchant auprès de moi un refuge. Ses yeux
fuient les yeux de Rouletabille qui l'hypnotisent, qui lui
ordonnent de se taire. Or, je sais qu'elle est toute tremblante de
la volonté de parler.

Sur la prière du delegato, nous sommes entrés tous dans la Tour
Carrée. Nous nous sommes installés dans le salon du vieux Bob où
va commencer l'enquête et où nous racontons chacun à tour de rôle
ce que nous avons vu et entendu. La mère Bernier est interrogée la
première. Mais on n'en tire rien. Elle déclare ne rien savoir.
Elle était enfermée dans la chambre du vieux Bob, veillant le
blessé, quand nous sommes entrés comme des fous. Elle était là
depuis plus d'une heure, ayant laissé son mari dans la loge de la
Tour Carrée, en train de travailler à tresser une corde! Chose
curieuse, je m'intéresse en ce moment moins à ce qui se passe sous
mes yeux et à ce qui se dit qu'à ce que je ne vois pas et que
j'attends... Mrs. Edith va-t-elle parler?... Elle regarde
obstinément par la fenêtre ouverte. Un gendarme est resté auprès
de ce cadavre sur la figure duquel on a posé un mouchoir.
Mrs. Edith, comme moi, ne prête qu'une médiocre attention à ce qui
se passe dans le salon devant le delegato. Son regard continue à
faire le tour du cadavre.

Les exclamations du delegato nous font mal aux oreilles. Au fur et
à mesure que nous nous expliquons, l'étonnement du commissaire
italien grandit dans des proportions inquiétantes et il trouve
naturellement le crime de plus en plus incroyable. Il est sur le
point de le trouver impossible, quand c'est le tour de Mrs. Edith
d'être interrogée.

On l'interroge... Elle a déjà la bouche ouverte pour répondre,
quand on entend la voix tranquille de Rouletabille:

«Regardez au bout de l'ombre de l'eucalyptus.

-- Qu'est-ce qu'il y a au bout de l'ombre de l'eucalyptus? demande
le delegato.

-- L'arme du crime!» réplique Rouletabille.

Il saute par la fenêtre, dans la cour, et ramasse parmi d'autres
cailloux ensanglantés, un caillou brillant et aigu. Il le brandit
à nos yeux.

Nous le reconnaissons: c'est «le plus vieux grattoir de
l'humanité»!



XIX
Rouletabille fait fermer les portes de fer.

L'arme du crime appartenait au prince Galitch, mais il ne faisait
de doute pour personne que celle-ci lui avait été volée par le
vieux Bob, et nous ne pouvions oublier qu'avant d'expirer, Bernier
avait accusé Larsan d'être son assassin. Jamais l'image du vieux
Bob et celle de Larsan ne s'étaient encore si bien mêlées dans nos
esprits inquiets que depuis que Rouletabille avait ramassé dans le
sang de Bernier le plus vieux grattoir de l'humanité. Mrs. Edith
avait compris immédiatement que le sort du vieux Bob était
désormais entre les mains de Rouletabille. Celui-ci n'avait que
quelques mots à dire au delegato, relativement aux singuliers
incidents qui avaient accompagné la chute du vieux Bob dans la
grotte de Roméo et Juliette, à énumérer les raisons que l'on avait
de craindre que le vieux Bob et Larsan fussent le même personnage,
à répéter enfin l'accusation de la dernière victime de Larsan,
pour que tous les soupçons de la justice se portassent sur la tête
à perruque du géologue. Or, Mrs. Edith, qui n'avait point cessé de
croire, tout dans le fond de son âme de nièce, que le vieux Bob
présent était bien son oncle, mais s'imaginant comprendre tout à
coup, grâce au grattoir meurtrier, que l'invisible Larsan
accumulait autour du vieux Bob tous les éléments de sa perte, dans
le dessein sans doute de lui faire porter le châtiment de ses
crimes et aussi le poids dangereux de sa personnalité, --
Mrs. Edith trembla pour le vieux Bob, pour elle-même; elle trembla
d'épouvante au centre de cette trame comme un insecte au milieu de
la toile où il vient de se prendre, toile mystérieuse tissée par
Larsan, aux fils invisibles accrochés aux vieux murs du château
d'Hercule. Elle eut la sensation que si elle faisait un mouvement
-- un mouvement des lèvres -- ils étaient perdus tous deux, et que
l'immonde bête de proie n'attendait que ce mouvement-là pour les
dévorer. Alors, elle qui avait décidé de parler se tut, et ce fut
à son tour de redouter que Rouletabille parlât. Elle me raconta
plus tard l'état de son esprit à ce moment du drame, et elle
m'avoua qu'elle eut alors la terreur de Larsan à un point que nous
n'avions peut-être, nous-mêmes, jamais ressenti. Ce loup-garou,
dont elle avait entendu parler avec un effroi qui l'avait d'abord
fait sourire, l'avait ensuite intéressée lors de l'épisode de La
Chambre Jaune, à cause de l'impossibilité où la justice avait été
d'expliquer sa sortie; puis il l'avait passionnée lorsqu'elle
avait appris le drame de la Tour Carrée, à cause de
l'impossibilité où l'on était d'expliquer son entrée; mais là, là,
dans le soleil de midi, Larsan avait tué, sous leurs yeux, dans un
espace où il n'y avait qu'elle, Robert Darzac, Rouletabille,
Sainclair, le vieux Bob et la mère Bernier, les uns et les autres
assez loin du cadavre pour qu'ils n'eussent pu avoir frappé
Bernier. Et Bernier avait accusé Larsan! Où Larsan? Dans le corps
de qui? pour raisonner comme je le lui avais enseigné moi-même en
lui racontant la «galerie inexplicable!» Elle était sous la voûte
entre Darzac et moi, Rouletabille se tenant devant nous, quand le
cri de la mort avait retenti au bout de l'ombre de l'eucalyptus,
c'est-à-dire à moins de sept mètres de là! Quant au vieux Bob et à
la mère Bernier, ils ne s'étaient point quittés, celle-ci
surveillant celui-là! Si elle les écartait de son argument, il ne
lui restait plus personne pour tuer Bernier. Non seulement cette
fois on ignorait comment il était parti, comment il était arrivé,
mais encore comment il avait été présent. Ah! elle comprit, elle
comprit qu'il y avait des moments où, en songeant à Larsan, on
pouvait trembler jusque dans les moelles.

Rien! Rien autour de ce cadavre que ce couteau de pierre qui avait
été volé par le vieux Bob. C'était affreux, et c'était suffisant
pour nous permettre de tout penser, de tout imaginer...

Elle lisait la certitude de cette conviction dans les yeux et dans
l'attitude de Rouletabille et de M. Robert Darzac. Elle comprit
cependant, aux premiers mots de Rouletabille, que celui-ci
n'avait, présentement, d'autre but que de sauver le vieux Bob des
soupçons de la justice.

Rouletabille se trouvait alors entre le delegato et le juge
d'instruction qui venait d'arriver, et il raisonnait, le plus
vieux grattoir de l'humanité à la main. Il semblait définitivement
établi qu'il ne pouvait y avoir d'autres coupables, autour du
mort, que les vivants dont j'ai fait quelques lignes plus haut
l'énumération, quand Rouletabille prouva avec une rapidité de
logique qui combla d'aise le juge d'instruction et désespéra le
delegato que le véritable coupable, le seul coupable, était le
mort lui-même. Les quatre vivants de la poterne et les deux
vivants de la chambre du vieux Bob s'étant surveillés les uns les
autres et ne s'étant pas perdus de vue, pendant qu'on tuait
Bernier à quelques pas de là, il devenait nécessaire que ce on fût
Bernier lui-même. À quoi le juge d'instruction, très intéressé,
répliqua en nous demandant si quelqu'un de nous soupçonnait les
raisons d'un suicide probable de Bernier; à quoi Rouletabille
répondit que, pour mourir, on pouvait se passer du crime et du
suicide et que l'accident suffisait pour cela. L'arme du crime,
comme il appelait par ironie le plus vieux grattoir du monde,
attestait par sa seule présence l'accident. Rouletabille ne voyait
point un assassin préméditant son forfait avec le secours de cette
vieille pierre. Encore moins eût-on compris que Bernier, s'il
avait décidé son suicide, n'eût point trouvé d'autre arme pour son
trépas que le couteau des troglodytes. Que si, au contraire, cette
pierre, qui avait pu attirer son attention par sa forme étrange,
avait été ramassée par le père Bernier, que si elle s'était
trouvée dans sa main au moment d'une chute, le drame alors
s'expliquait, et combien simplement. Le père Bernier était tombé
si malheureusement sur ce caillou effroyablement triangulaire
qu'il s'en était percé le coeur. Sur quoi le médecin fut appelé à
nouveau, la plaie redécouverte et confrontée avec l'objet fatal,
d'où une conclusion scientifique s'imposa, celle de la blessure
faite par l'objet. De là à l'accident, après l'argumentation de
Rouletabille, il n'y avait qu'un pas. Les juges mirent six heures
à le franchir. Six heures pendant lesquelles ils nous
interrogèrent sans lassitude et sans résultat.

Quant à Mrs. Edith et à votre serviteur, après quelques tracas
inutiles et vaines inquisitions, pendant que les médecins
soignaient le vieux Bob, nous nous assîmes dans le salon qui
précédait sa chambre et d'où venaient de partir les magistrats. La
porte de ce salon qui donnait sur le couloir de la Tour Carrée
était restée ouverte. Par là, nous entendions les gémissements de
la mère Bernier qui veillait le corps de son mari que l'on avait
transporté dans la loge. Entre ce cadavre et ce blessé aussi
inexplicables, ma foi, l'un que l'autre, en dépit des efforts de
Rouletabille, notre situation, à Mrs. Edith et à moi, était, il
faut l'avouer, des plus pénibles, et tout l'effroi de ce que nous
avions vu se doublait dans le tréfonds de nous-mêmes de
l'épouvante de ce qui nous restait à voir. Mrs. Edith me saisit
tout à coup la main:

«Ne me quittez pas! ne me quittez pas! fit-elle, je n'ai plus que
vous. Je ne sais où est le prince Galitch, et je n'ai point de
nouvelles de mon mari. C'est cela qui est horrible! Il m'a laissé
un mot me disant qu'il était allé à la recherche de Tullio. Mr
Rance ne sait même pas, à l'heure actuelle, que l'on a assassiné
Bernier. A-t-il vu le Bourreau de la mer? C'est du Bourreau de la
mer, c'est de Tullio seulement que j'attends maintenant la vérité!
Et pas une dépêche!... C'est atroce!...»

À partir de cette minute où elle me prit la main avec tant de
confiance et où elle la garda un instant dans les siennes, je fus
à Mrs. Edith de toute mon âme, et je ne lui cachai point qu'elle
pouvait compter sur mon entier dévouement. Nous échangeâmes ces
quelques propos inoubliables à voix basse, pendant que passaient
et repassaient dans la cour les ombres rapides des gens de
justice, tantôt précédés, tantôt suivis de Rouletabille et de
M. Darzac. Rouletabille ne manquait point de jeter un coup d'oeil
de notre côté chaque fois qu'il en avait l'occasion. La fenêtre
était restée ouverte.

«Oh! il nous surveille! fit Mrs. Edith. À merveille! Il est
probable que nous le gênons, lui et M. Darzac, en restant ici.
Mais c'est une place que nous ne quitterons point, quoi qu'il
arrive, n'est-ce pas, Monsieur Sainclair?

-- Il faut être reconnaissant à Rouletabille, osai-je dire, de son
intervention et de son silence relativement au plus vieux grattoir
de l'humanité. Si les juges apprenaient que ce poignard de pierre
appartient à votre oncle vieux Bob, qui pourrait prévoir où tout
cela s'arrêterait!... S'ils savaient également que Bernier, en
mourant, a accusé Larsan, l'histoire de l'accident deviendrait
plus difficile!»

Et j'appuyais sur ces derniers mots.

«Oh! répliqua-t-elle avec violence. Votre ami a autant de bonnes
raisons de se taire que moi! Et je ne redoute qu'une chose, voyez-
vous!... Oui, oui, je ne redoute qu'une chose...

-- Quoi? Quoi?...»

Elle s'était levée, fébrile...

«Je redoute qu'il n'ait sauvé mon oncle de la justice que pour
mieux le perdre!...

-- Pouvez-vous bien croire cela? interrogeai-je sans conviction.

-- Eh! j'ai bien cru lire cela tout à l'heure dans les yeux de vos
amis... Si j'étais sûre de ne m'être point trompée, j'aimerais
encore mieux avoir affaire à la justice!...»

Elle se calma un peu, parut rejeter une stupide hypothèse, et puis
me dit:

«Enfin, il faut toujours être prêt à tout, et je saurai le
défendre jusqu'à la mort!...»

Sur quoi, elle me montra un petit revolver qu'elle cachait sous sa
robe.

«Ah! s'écria-t-elle, pourquoi le prince Galitch n'est-il point là?

-- Encore! m'exclamai-je avec colère.

-- Est-il vrai que vous soyez prêt à me défendre, moi? me demanda-
t-elle en plongeant dans mes yeux son regard troublant.

-- J'y suis prêt.

-- Contre tout le monde?»

J'hésitai. Elle répéta:

«Contre tout le monde?

-- Oui.

-- Contre votre ami?

-- S'il le faut!» fis-je en soupirant, et je passai ma main sur
mon front en sueur.

«C'est bien! Je vous crois, fit-elle. En ce cas, je vous laisse
ici quelques minutes. Vous surveillerez cette porte, pour moi!»

Et elle me montrait la porte derrière laquelle reposait le vieux
Bob. Puis elle s'enfuit. Où allait-elle? Elle me l'avoua plus
tard! Elle courait à la recherche du prince Galitch! Ah! femme!
femme!...

Elle n'eut point plutôt disparu sous la poterne que je vis
Rouletabille et M. Darzac entrer dans le salon. Ils avaient tout
entendu. Rouletabille s'avança vers moi et ne me cacha point qu'il
était au courant de ma trahison.

«Voilà un bien gros mot, fis-je, Rouletabille. Vous savez que je
n'ai point pour habitude de trahir personne... Mrs. Edith est
réellement à plaindre et vous ne la plaignez pas assez, mon ami...

-- Et vous, vous la plaignez trop!...»

Je rougis jusqu'au bout des oreilles. J'étais prêt à quelque
éclat. Mais Rouletabille me coupa la parole d'un geste sec:

«Je ne vous demande plus qu'une chose, qu'une seule, vous
entendez! c'est que, quoi qu'il arrive... quoi qu'il arrive...
Vous ne nous adressiez plus la parole, à M. Darzac et à moi!...

-- Ce sera une chose facile!» répliquai-je, sottement irrité, et
je lui tournai le dos.

Il me sembla qu'il eut alors un mouvement pour rattraper les mots
de sa colère.

Mais, dans ce moment même, les juges, sortant du Château Neuf,
nous appelèrent. L'enquête était terminée. L'accident, à leurs
yeux, après la déclaration du médecin, n'était plus douteux, et
telle fut la conclusion qu'ils donnèrent à cette affaire. Ils
quittaient donc le château. M. Darzac et Rouletabille sortirent
pour les accompagner. Et comme j'étais resté accoudé à la fenêtre
qui donnait sur la Cour du Téméraire, assailli de mille sinistres
pressentiments et attendant avec une angoisse croissante le retour
de Mrs. Edith, cependant qu'à quelques pas de moi, dans sa loge où
elle avait allumé deux bougies mortuaires, la mère Bernier
continuait à psalmodier en gémissant auprès du cadavre de son mari
la prière des trépassés, j'entendis tout à coup passer dans l'air
du soir, au-dessus de ma tête, comme un coup de gong formidable,
quelque chose comme une clameur de bronze; et je compris que
c'était Rouletabille qui faisait fermer les portes de fer!

Une minute ne s'était pas écoulée, que je voyais accourir, dans un
effarement désordonné, Mrs. Edith qui se précipitait vers moi
comme vers son seul refuge...

... Puis je vis apparaître M. Darzac...

... Puis Rouletabille, qui avait à son bras la Dame en noir...



XX
Démonstration corporelle de la possibilité du «corps de trop»!

Rouletabille et la Dame en noir pénétrèrent dans la Tour Carrée.
Jamais la démarche de Rouletabille n'avait été aussi solennelle.
Et elle eût pu faire sourire si, en vérité, dans ce moment
tragique, elle ne nous eût tout à fait inquiétés. Jamais magistrat
ou procureur, traînant la pourpre ou l'hermine, n'était entré dans
le prétoire, où l'accusé l'attendait, avec plus de menaçante et
tranquille majesté. Mais je crois bien aussi que jamais juge
n'avait été aussi pâle.

Quant à la Dame en noir, il était visible qu'elle faisait un
effort inouï pour dissimuler le sentiment d'effroi qui perçait,
malgré tout, dans son regard troublé, pour nous cacher l'émotion
qui lui faisait fébrilement serrer le bras de son jeune compagnon.
Robert Darzac, lui aussi, avait la mine sombre et tout à fait
résolue d'un justicier. Mais ce qui, pardessus tout, ajouta à
notre émoi, fut l'apparition du père Jacques, de Walter et de
Mattoni dans la Cour du Téméraire. Ils étaient tous trois armés de
fusils et vinrent se placer en silence devant la porte d'entrée de
la Tour Carrée où ils reçurent, de la bouche de Rouletabille, avec
une passivité toute militaire, la consigne de ne laisser sortir
personne du Vieux Château. Mrs. Edith, au comble de la terreur,
demanda à Mattoni et à Walter, qui lui étaient particulièrement
fidèles, ce que pouvait bien signifier une pareille manoeuvre, et
qui elle menaçait; mais, à mon grand étonnement, ils ne lui
répondirent pas. Alors, elle s'en fut se placer héroïquement au
travers de la porte qui donnait accès dans le salon du vieux Bob,
et, les deux bras étendus comme pour barrer le passage, elle
s'écria d'une voix rauque:

«Qu'est-ce que vous allez faire? Vous n'allez pourtant pas le
tuer?...

-- Non, madame, répliqua sourdement Rouletabille. Nous allons le
juger... Et pour être plus sûrs que les juges ne seront point des
bourreaux, nous allons jurer sur le cadavre du père Bernier, après
avoir déposé nos armes, que nous n'en gardons aucune sur nous.»

Et il nous entraîna dans la chambre mortuaire où la mère Bernier
continuait de gémir au chevet de son époux qu'avait tué le plus
vieux grattoir de l'humanité. Là, nous nous débarrassâmes tous de
nos revolvers et nous fîmes le serment qu'exigeait Rouletabille.
Mrs. Edith, seule, fit des difficultés pour se défaire de l'arme
que Rouletabille n'ignorait point qu'elle cachait sous ses
vêtements. Mais, sur les instances du reporter qui lui fit
entendre que ce désarmement général ne pouvait que la
tranquilliser, elle finit par y consentir.

Rouletabille, reprenant alors le bras de la Dame en noir, revint,
suivi de nous tous, dans le corridor; mais, au lieu de se diriger
vers l'appartement du vieux Bob, comme nous nous y attendions, il
alla tout droit à la porte qui donnait accès dans la chambre du
corps de trop. Et, tirant la petite clef spéciale dont j'ai déjà
parlé, il ouvrit cette porte.

Nous fûmes très étonnés, en pénétrant dans l'ancien appartement de
M. et de Mme Darzac, de voir, sur la table-bureau de M. Darzac, la
planche à dessin, le lavis auquel celui-ci avait travaillé, aux
côtés du vieux Bob, dans son cabinet de la Cour du Téméraire, et
aussi le petit godet plein de peinture rouge, et, y trempant, le
petit pinceau. Enfin, au milieu du bureau, se tenait, fort
convenablement, reposant sur sa mâchoire ensanglantée, le plus
vieux crâne de l'humanité.

Rouletabille ferma la porte aux verrous et nous dit, assez ému,
pendant que nous le considérions avec stupeur:

«Asseyez-vous, mesdames et messieurs, je vous en prie.»

Des chaises étaient disposées autour de la table et nous y prîmes
place, en proie à un malaise grandissant, je dirais même à une
extrême défiance. Un secret pressentiment nous avertissait que
tous ces objets familiers aux dessinateurs pouvaient cacher sous
leur tranquille banalité apparente, les raisons foudroyantes du
plus redoutable des drames. Et puis, le crâne semblait rire comme
le vieux Bob.

«Vous constaterez, fit Rouletabille, qu'il y a ici, auprès de
cette table, une chaise de trop et, par conséquent, un corps de
moins, celui de Mr Arthur Rance, que nous ne pouvons attendre plus
longtemps.

-- Il possède peut-être, en ce moment, la preuve de l'innocence du
vieux Bob! fit observer Mrs. Edith que tous ces préparatifs
avaient troublée plus que personne. Je demande à Madame Darzac de
se joindre à moi pour supplier ces messieurs de ne rien faire
avant le retour de mon mari!...»

La Dame en noir n'eut pas à intervenir, car Mrs. Edith parlait
encore que nous entendîmes derrière la porte du corridor un grand
bruit; et des coups furent frappés, pendant que la voix d'Arthur
Rance nous suppliait de «lui ouvrir» tout de suite. Il criait:

«J'apporte la petite épingle à tête de rubis!»

Rouletabille ouvrit la porte:

«Arthur Rance! dit-il, vous voilà donc enfin!...»

Le mari de Mrs. Edith semblait désespéré:

«Qu'est-ce que j'apprends? Qu'y a-t-il?... Un nouveau malheur?...
Ah! j'ai bien cru que j'arriverais trop tard quand j'ai vu les
portes de fer fermées et que j'ai entendu dans la tour la prière
des morts. Oui, j'ai cru que vous aviez exécuté le vieux Bob!»

Pendant ce temps, Rouletabille avait, derrière Arthur Rance,
refermé la porte aux verrous.

«Le vieux Bob est vivant, et le père Bernier est mort! Asseyez-
vous donc, monsieur,» fit poliment Rouletabille.

Arthur Rance, considérant, à son tour, avec étonnement, la planche
à dessin, le godet pour la peinture, et le crâne ensanglanté,
demanda:

«Qui l'a tué?»

Il daigna alors s'apercevoir que sa femme était là et il lui serra
la main, mais en regardant la Dame en noir.

«Avant de mourir, Bernier a accusé Frédéric Larsan! répondit
M. Darzac.

-- Voulez-vous dire par là, interrompit vivement Mr Arthur Rance,
qu'il a accusé le vieux Bob? Je ne le souffrirai plus! Moi aussi
j'ai pu douter de la personnalité de notre bien-aimé oncle, mais
je vous répète que je vous rapporte la petite épingle à tête de
rubis!»

Que voulait-il dire, avec sa petite épingle à tête de rubis? Je me
rappelais que Mrs. Edith nous avait raconté que le vieux Bob la
lui avait prise des mains, alors qu'elle s'amusait à l'en piquer,
le soir du drame du «corps de trop». Mais quelle relation pouvait-
il y avoir entre cette épingle et l'aventure du vieux Bob? Arthur
Rance n'attendit point que nous le lui demandions, et il nous
apprit que cette petite épingle avait disparu en même temps que le
vieux Bob, et qu'il venait de la retrouver entre les mains du
Bourreau de la mer, reliant une liasse de bank-notes dont l'oncle
avait payé, cette nuit-là, la complicité et le silence de Tullio
qui l'avait conduit dans sa barque devant la grotte de Roméo et
Juliette et qui s'en était éloigné à l'aurore, fort inquiet de
n'avoir pas vu revenir son passager.

Et Arthur Rance conclut, triomphant:

«Un homme qui donne à un autre homme, dans une barque, une épingle
à tête de rubis ne peut pas être, à la même heure, enfermé dans un
sac de pommes de terre, au fond de la Tour Carrée!»

Sur quoi, Mrs. Edith:

«Et comment avez-vous eu l'idée d'aller à San Remo. Vous saviez
donc que Tullio s'y trouvait?

-- J'avais reçu une lettre anonyme m'avisant de son adresse, là-
bas...

-- C'est moi qui vous l'ai envoyée», fit tranquillement
Rouletabille...

Et il ajouta, sur un ton glacial:

«Messieurs, je me félicite du prompt retour de Mr Arthur Rance. De
cette façon, voilà réunis autour de cette table, tous les hôtes du
château d'Hercule... pour lesquels ma démonstration corporelle de
la possibilité du corps de trop peut avoir quelque intérêt. Je
vous demande toute votre attention!»

Mais Arthur Rance l'arrêta encore:

«Qu'entendez-vous par ces mots: Voilà réunis autour de cette table
tous les hôtes pour lesquels la démonstration corporelle de la
possibilité du corps de trop peut avoir quelque intérêt?

-- J'entends, déclara Rouletabille, tous ceux parmi lesquels nous
pouvons trouver Larsan!» La Dame en noir, qui n'avait encore rien
dit, se leva, toute tremblante:

«Comment! gémit-elle dans un souffle... Larsan est donc parmi
nous?...

-- J'en suis sûr!» dit Rouletabille...

Il y eut un silence affreux pendant lequel nous n'osions pas nous
regarder.

Le reporter reprit de son ton glacé:

«J'en suis sûr... Et c'est une idée qui ne doit pas vous
surprendre, madame, car elle ne vous a jamais quittée!... Quant à
nous, n'est-ce pas, messieurs, que la pensée nous en est arrivée
tout à fait précise, le jour du déjeuner des binocles noirs sur la
terrasse du Téméraire? Si j'en excepte Mrs. Edith, quel est celui
de nous qui, à cette minute-là, n'a pas senti la présence de
Larsan?

-- C'est une question que l'on pourrait aussi bien poser au
professeur Stangerson lui-même, répliqua aussitôt Arthur Rance.
Car, du moment que nous commençons à raisonner de la sorte, je ne
vois pas pourquoi le professeur, qui était de ce déjeuner, ne se
trouve point à cette petite réunion...

-- Mr Rance!... s'écria la Dame en noir.

-- Oui, je vous demande pardon, reprit un peu honteusement le mari
de Mrs. Edith... Mais Rouletabille a eu tort de généraliser et de
dire: tous les hôtes du château d'Hercule...

-- Le professeur Stangerson est si loin de nous par l'esprit,
prononça avec sa belle solennité enfantine Rouletabille, que je
n'ai point besoin de son corps... Bien que le professeur
Stangerson, au château d'Hercule, ait vécu à nos côtés, il n'a
jamais été «avec nous». Larsan, lui, ne nous a pas quittés!»

Cette fois, nous nous regardâmes à la dérobée, et l'idée que
Larsan pouvait être réellement parmi nous me parut tellement folle
qu'oubliant que je ne devais plus adresser la parole à
Rouletabille:

«Mais, à ce déjeuner des binocles noirs, osai-je dire, il y avait
encore un personnage que je ne vois pas ici...»

Rouletabille grogna en me jetant un mauvais coup d'oeil:

«Encore le prince Galitch! Je vous ai déjà dit, Sainclair, à
quelle besogne le prince est occupé sur cette frontière... Et je
vous jure bien que ce ne sont point les malheurs de la fille du
professeur Stangerson qui l'intéressent! Laissez le prince Galitch
à sa besogne humanitaire...

-- Tout cela, fis-je observer assez méchamment, tout cela n'est
point du raisonnement:

-- Justement, Sainclair, vos bavardages m'empêchent de raisonner.»

Mais j'étais sottement lancé, et, oubliant que j'avais promis à
Mrs. Edith de défendre le vieux Bob, je me repris à l'attaquer
pour le plaisir de trouver Rouletabille en faute; du reste,
Mrs. Edith m'en a longtemps gardé rancune.

«Le vieux Bob, prononçai-je avec clarté et assurance, en était
aussi, du déjeuner des binocles noirs, et vous l'écartez d'emblée
de vos raisonnements à cause de la petite épingle à tête de rubis.
Mais cette petite épingle qui est là pour nous prouver que le
vieux Bob a rejoint Tullio, qui se trouvait avec sa barque à
l'orifice d'une galerie faisant communiquer la mer avec le puits,
s'il faut en croire le vieux Bob, cette petite épingle ne nous
explique pas comment le vieux Bob a pu, comme il le dit, prendre
le chemin du puits, puisque nous avons retrouvé le puits
extérieurement fermé!

-- Vous! fit Rouletabille, en me fixant avec une sévérité qui me
gêna étrangement. C'est vous qui l'avez retrouvé ainsi! mais moi,
j'ai trouvé le puits ouvert! Je vous avais envoyé aux nouvelles
auprès de Mattoni et du père Jacques. Quand vous êtes revenu, vous
m'avez trouvé à la même place, dans la Tour du Téméraire, mais
j'avais eu le temps de courir au puits et de constater qu'il était
ouvert...

-- Et de le refermer! m'écriai-je. Et pourquoi l'avez-vous
refermé? Qui vouliez-vous donc tromper?

-- Vous! monsieur!»

Il prononça ces deux mots avec un mépris si écrasant que le rouge
m'en monta au visage. Je me levai. Tous les yeux étaient
maintenant tournés de mon côté et, dans le même moment que je me
rappelais la brutalité avec laquelle Rouletabille m'avait traité
tout à l'heure devant M. Darzac, j'eus l'horrible sensation que
tous les yeux qui étaient là me soupçonnaient, m'accusaient! Oui,
je me suis senti enveloppé de l'atroce pensée générale que je
pouvais être Larsan!

Moi! Larsan!

Je les regardais à tour de rôle. Rouletabille, lui-même, ne baissa
pas les yeux quand les miens lui eurent dit la farouche
protestation de tout mon être et mon indignation furibonde. La
colère galopait dans mes veines en feu.

«Ah çà! m'écriai-je... Il faut en finir. Si le vieux Bob est
écarté, si le prince Galitch est écarté, si le professeur
Stangerson est écarté, il ne reste plus que nous, qui sommes
enfermés dans cette salle, et si Larsan est parmi nous, montre-le
donc, Rouletabille!»

Et je répétai avec rage, car ce jeune homme, avec ses yeux qui me
perçaient, me mettait hors de moi et de toute bonne éducation:

«Montre-le donc! Nomme-le donc! Te voilà aussi lent qu'à la cour
d'assises!...

-- N'avais-je point des raisons, à la cour d'assises, pour être
aussi lent que cela? répondit-il sans s'émouvoir.

-- Tu veux donc encore lui permettre de s'échapper?...

-- Non, je te jure que cette fois, il ne s'échappera pas!»

Pourquoi, en me parlant, son ton continuait-il d'être aussi
menaçant? Est-ce que vraiment, vraiment, il croyait que Larsan
était en moi? Mes yeux rencontrèrent alors ceux de la Dame en
noir. Elle me considérait avec effroi!

«Rouletabille, fis-je, la voix étranglée, tu ne penses pas... tu
ne soupçonnes pas!...»

À ce moment un coup de fusil retentit au dehors, tout près de la
Tour Carrée, et nous sursautâmes tous, nous rappelant la consigne
donnée par le reporter aux trois hommes d'avoir à tirer sur
quiconque essayerait de sortir de la Tour Carrée. Mrs. Edith
poussa un cri et voulut s'élancer, mais Rouletabille qui n'avait
pas fait un geste, l'apaisa d'une phrase.

«Si l'on avait tiré sur lui, dit-il, les trois hommes eussent
tiré! Et ce coup de feu n'est qu'un signal, celui qui me dit de
«commencer!»

Et, tourné vers moi:

«Monsieur Sainclair, vous devriez savoir que je ne soupçonne
jamais rien ni personne, sans m'être appuyé préalablement sur le
«bon bout de la raison»! C'est un bâton solide qui ne m'a jamais
failli en chemin et sur lequel je vous invite tous ici à vous
appuyer avec moi!... Larsan est ici, parmi nous, et le bon bout de
la raison va vous le montrer: rasseyez-vous donc tous, je vous
prie, et ne me quittez pas des yeux, car je vais commencer sur ce
papier la démonstration corporelle de la possibilité du corps de
trop!»

* * *

Auparavant, il s'en fut encore constater que, derrière lui, les
verrous de la porte étaient bien tirés, puis, revenant à la table,
il prit un compas.

«J'ai voulu faire ma démonstration, dit-il, sur les lieux mêmes où
le corps de trop s'est produit. Elle n'en sera que plus
irréfutable.»

Et, de son compas, il prit, sur le dessin de M. Darzac, la mesure
du rayon du cercle qui figurait l'espace occupé par la Tour du
Téméraire, ce qui lui permit de retracer immédiatement ce même
cercle sur un morceau de papier blanc immaculé, qu'il avait fixé
avec des punaises de cuivre sur la planche à dessin.

Quand ce cercle fut tracé, Rouletabille, déposant son compas,
s'empara du godet à la peinture rouge et demanda à M. Darzac s'il
reconnaissait là sa peinture. M. Darzac, qui, visiblement, pas
plus que nous, ne comprenait rien aux faits et gestes du jeune
homme, répondit qu'en effet c'était lui qui avait fabriqué cette
peinture-là pour son lavis.

Une bonne moitié de la peinture s'était desséchée au fond du
godet, mais, de l'avis de M. Darzac, la moitié qui restait devait,
sur le papier, donner à peu de chose près la même teinte que celle
dont il avait «lavé» le plan de la presqu'île d'Hercule.

«On n'y a pas touché! reprit avec une grande gravité Rouletabille,
et cette peinture n'a été allongée que d'une larme. Du reste, vous
verrez qu'une larme de plus ou de moins dans ce godet ne nuirait
en rien à ma démonstration.»

Ce disant, il trempa le pinceau dans la peinture et se mit en
mesure de «laver» tout l'espace occupé par le cercle qu'il avait
préalablement tracé. Il le fit avec ce soin méticuleux qui m'avait
déjà étonné, lorsque, dans la Tour du Téméraire, pour ma plus
grande stupéfaction, il ne pensait qu'à dessiner pendant qu'on
s'assassinait!...

Quand il eut fini, il regarda l'heure à son énorme oignon et il
dit:

«Vous voyez, mesdames et messieurs, que la couche de peinture qui
recouvre mon cercle, n'est ni plus ni moins épaisse que celle qui
colore le cercle de M. Darzac. C'est, à peu de chose près, la même
teinte.

-- Sans doute, répondit M. Darzac, mais qu'est-ce que tout cela
signifie?

-- Attendez! répliqua le reporter. Il est bien entendu que ce
plan, que cette peinture, c'est vous qui en êtes l'auteur!

-- Dame! j'ai été assez mécontent de les retrouver en fâcheux état
en rentrant avec vous dans le cabinet du vieux Bob, à notre sortie
de la Tour Carrée. Le vieux Bob avait sali tout mon dessin en y
faisant rouler son crâne!

-- Nous y sommes!...» ponctua Rouletabille.

Et il prit, sur le bureau, le plus vieux crâne de l'humanité. Il
le renversa et, en montrant la mâchoire toute rouge à M. Robert
Darzac, il lui demanda encore:

«C'est bien votre idée que le rouge qui se trouve sur cette
mâchoire n'est autre que le rouge qui a été enlevé à votre plan.

-- Dame! il ne saurait y avoir de doute! Le crâne était encore
sens dessus dessous sur mon plan quand nous entrâmes dans la Tour
du Téméraire...

-- Nous continuons donc à être tout à fait du même avis!» appuya
le reporter.

Alors il se leva, gardant le crâne dans le creux de son bras, et
il pénétra dans cette ouverture de la muraille, éclairée par une
vaste croisée, garnie de barreaux, qui avait été une meurtrière
pour canons autrefois et dont M. Darzac avait fait son cabinet de
toilette. Là, il craqua une allumette et alluma sur une petite
table une lampe à esprit de vin. Sur cette lampe, il disposa une
casserole préalablement remplie d'eau. Le crâne n'avait pas quitté
le creux de son bras.

Pendant toute cette bizarre cuisine, nous ne le quittions pas des
yeux. Jamais l'attitude de Rouletabille ne nous avait paru aussi
incompréhensible, ni aussi fermée, ni aussi inquiétante. Plus il
nous donnait d'explications et plus il agissait, moins nous le
comprenions. Et nous avions peur, parce que nous sentions que
quelqu'un autour de nous, quelqu'un de nous avait peur! peur, plus
qu'aucun de nous! Qui donc était celui-là? Peut-être le plus
calme!

Le plus calme, c'est Rouletabille, entre son crâne et sa
casserole.

Mais quoi! Pourquoi reculons-nous tous soudain d'un même
mouvement? Pourquoi M. Darzac, les yeux agrandis par un effroi
nouveau, pourquoi la Dame en noir, pourquoi Mr Arthur Rance,
pourquoi moi-même, commençons-nous un cri... un nom qui expire sur
nos lèvres: Larsan!... Où l'avons-nous donc vu?

Où l'avons-nous découvert, cette fois, nous qui regardons
Rouletabille? Ah! ce profil, dans l'ombre rouge de la nuit
commençante, ce front au fond de l'embrasure que vient
ensanglanter le crépuscule comme au matin du crime est venue
rougir ces murs la sanglante aurore! Oh! cette mâchoire dure et
volontaire qui s'arrondissait tout à l'heure, douce, un peu amère,
mais charmante dans la lumière du jour et qui, maintenant, se
découpe sur l'écran du soir, mauvaise et menaçante! Comme
Rouletabille ressemble à Larsan! Comme, dans ce moment, il
ressemble à son père! c'est Larsan!

Autre émoi: au gémissement de sa mère, Rouletabille sort de ce
cadre funèbre où il nous est apparu avec une figure de bandit et
il vient à nous et il redevient Rouletabille. Nous en tremblons
encore. Mrs. Edith, qui n'a jamais vu Larsan, ne peut pas
comprendre. Elle me demande: «Que s'est-il passé?»

Rouletabille est là, devant nous, avec son eau chaude dans sa
casserole, une serviette et son crâne. Et il nettoie son crâne.

C'est vite fait. La peinture a disparu. Il nous le fait constater.
Alors, se plaçant devant le bureau, il reste en muette
contemplation devant son propre lavis. Cela avait bien pris dix
minutes, pendant lesquelles il nous avait ordonné, d'un signe, de
garder le silence... dix minutes fort impressionnantes...
Qu'attend-il donc?... Soudain, il saisit le crâne de la main
droite et, avec le geste familier aux joueurs de boules, il le
fait rouler à plusieurs reprises, sur son lavis; puis il nous
montre le crâne et nous invite à constater qu'il ne porte la trace
d'aucune peinture rouge. Rouletabille tire à nouveau sa montre.

«La peinture est sèche sur le plan, fait-il. Elle a mis un quart
d'heure à sécher. Dans la journée du 11, nous avons vu entrer dans
la Tour Carrée, À CINQ HEURES, venant du dehors, M. Darzac. Or,
M. Darzac, après être entré dans la Tour Carrée, et après avoir
refermé derrière lui les verrous de sa chambre, nous a-t-il dit,
n'en est ressorti que lorsque nous sommes venus l'y chercher passé
six heures. Quant au vieux Bob, nous l'avons vu entrer dans la
Tour Ronde À SIX HEURES, avec son crâne vierge de peinture!

«Comment cette peinture qui met seulement un quart d'heure à
sécher est-elle, ce jour-là, encore assez fraîche, -- plus d'une
heure après que M. Darzac l'a quittée, -- pour teindre le crâne du
vieux Bob que celui-ci, d'un geste de colère, fait rouler sur le
lavis en entrant dans la Tour Ronde? Il n'y a qu'une explication à
cela et je vous défie d'en trouver une autre, c'est que le
M. Darzac qui est entré dans la Tour Carrée À CINQ HEURES, et que
nul n'a vu ressortir, n'est pas le même que celui qui venait de
peindre dans la Tour Ronde avant l'arrivée du vieux Bob À SIX
HEURES, que nous avons trouvé dans la chambre de la Tour Carrée
sans l'y avoir vu entrer et avec qui nous sommes ressortis... En
un mot: qu'il n'est pas le même que le M. Darzac ici présent
devant nous! LE BON BOUT DE LA RAISON NOUS INDIQUE QU'IL Y A DEUX
MANIFESTATIONS DARZAC!»

Et Rouletabille regarda M. Darzac.

Celui-ci, comme nous tous, était sous le coup de la lumineuse
démonstration du jeune reporter. Nous étions tous partagés entre
une épouvante nouvelle et une admiration sans bornes. Comme tout
ce que disait Rouletabille était clair! clair et effrayant! Encore
là nous retrouvions la marque de sa prodigieuse et logique et
mathématique intelligence.

M. Darzac s'écria:

«C'est donc comme cela qu'il a pu entrer dans la Tour Carrée avec
un déguisement qui lui donnait, sans doute, toutes mes apparences,
et qu'il a pu se cacher dans le placard, de telle sorte que je ne
l'ai pas vu, moi, quand je suis venu ensuite faire ici ma
correspondance en quittant la Tour du Téméraire où je laissais mon
lavis. Mais comment le père Bernier lui a-t-il ouvert!...

-- Dame! répliqua Rouletabille qui avait pris la main de la Dame
en noir entre les siennes, comme s'il eût voulu lui donner du
courage... Dame! c'est qu'il a bien cru avoir affaire à vous!

-- C'est donc cela qui explique que, lorsque je suis arrivé à ma
porte, je n'avais qu'à la pousser. Le père Bernier me croyait chez
moi.

-- Très juste! puissamment raisonné! obtempéra Rouletabille. Et le
père Bernier, qui avait ouvert à la première manifestation Darzac,
n'a pas eu à s'occuper de la seconde, puisque, pas plus que nous,
il ne l'a vue. Vous êtes certainement arrivé à la Tour Carrée dans
le moment qu'avec le père Bernier nous nous trouvions sur le
parapet, en train d'examiner les gesticulations étranges du vieux
Bob parlant, sur le seuil de la Barma Grande, à Mrs. Edith et au
prince Galitch...

-- Mais, fit encore M. Darzac, comment la mère Bernier, elle, qui
était entrée dans sa loge, ne m'a-t-elle point vu et ne s'est-elle
point étonnée de voir entrer une seconde fois M. Darzac alors
qu'elle ne l'avait pas vu ressortir?

-- Imaginez, reprit le reporter avec un triste sourire, imaginez,
Monsieur Darzac, que la mère Bernier, dans ce moment-là -- au
moment où vous passiez... c'est-à-dire: où la seconde
manifestation Darzac passait -- ramassait les pommes de terre d'un
sac que j'avais vidé sur son plancher... et vous imaginez la
vérité.

-- Eh bien, je puis me féliciter de me trouver encore de ce
monde!...

-- Félicitez-vous, monsieur Darzac, félicitez-vous!...

-- Quand je songe qu'aussitôt rentré chez moi j'ai fermé les
verrous comme je vous l'ai dit, que je me suis mis au travail et
que j'avais ce bandit dans le dos! Ah! il eût pu me tuer sans
résistance!...»

Rouletabille s'avança vers M. Darzac.

«Pourquoi ne l'a-t-il pas fait? lui demanda-t-il, les yeux dans
les yeux.

-- Vous savez bien qu'il attendait quelqu'un!»

Et M. Darzac tourna sa face douloureuse du côté de la Dame en
noir.

Rouletabille était maintenant tout contre M. Darzac. Il lui mit
les deux mains aux épaules:

«Monsieur Darzac, fit-il, de sa voix redevenue claire et pleine de
bravoure, il faut que je vous fasse un aveu! Quand j'eus compris
comment s'était introduit le «corps de trop», et que j'eus
constaté que vous ne faisiez rien pour nous détromper sur l'heure
de cinq heures à laquelle nous avions cru, à laquelle tout le
monde, excepté moi, croyait que vous étiez entré dans la Tour
Carrée, je me trouvai en droit de soupçonner que le bandit n'était
point celui qui, à cinq heures, était entré dans la Tour Carrée
sous le déguisement Darzac! J'ai pensé, au contraire, que ce
Darzac-là pouvait bien être le vrai Darzac et que le faux, c'était
vous! Ah! mon cher monsieur Darzac, comme je vous ai soupçonné!...

-- C'est de la folie! s'écria M. Darzac. Si je n'ai point dit
l'heure exacte à laquelle j'étais entré dans la Tour Carrée, c'est
que cette heure restait vague dans mon esprit et que je n'y
attachais aucune importance!

-- De telle sorte, Monsieur Darzac, continua Rouletabille, sans
s'occuper des interruptions de son interlocuteur, de l'émoi de la
Dame en noir et de notre attitude plus que jamais effarée à tous,
de telle sorte que le vrai Darzac venu du dehors pour reprendre sa
place que vous lui auriez volée -- dans mon imagination, Monsieur
Darzac, dans mon imagination, rassurez-vous!... -- aurait été, par
vos soins obscurs et avec l'aide trop fidèle de la Dame en noir,
mis en parfait état de ne plus nuire à votre audacieuse
entreprise!... de telle sorte, Monsieur Darzac, que j'ai pu penser
que, vous étant Larsan, l'homme qui fut mis dans le sac était
Darzac!... Ah! la belle imagination que j'avais là!... Et l'inouï
soupçon!...

-- Bah! répondit sourdement le mari de Mathilde... Nous nous
sommes tous soupçonnés ici!...»

Rouletabille tourna le dos à M. Darzac, mit ses mains dans ses
poches et dit, s'adressant à Mathilde, qui semblait prête à
s'évanouir devant l'horreur de l'imagination de Rouletabille:

«Encore un peu de courage, madame!»

Et, cette fois, de sa voix «perchée» que je lui connaissais bien,
de sa voix de professeur de mathématiques exposant ou résolvant un
théorème:

«Voyez-vous, Monsieur Darzac, il y avait deux manifestations
Darzac... Pour savoir quelle était la vraie et quelle était celle
qui cachait Larsan... Mon devoir, Monsieur Darzac, celui que me
montrait le bon bout de ma raison, était d'examiner sans peur ni
reproche, à tour de rôle, ces deux manifestations-là... en toute
impartialité! Alors, j'ai commencé par vous... Monsieur Darzac.»

M. Darzac répondit à Rouletabille:

«En voilà assez, puisque vous ne me soupçonnez plus! Vous allez me
dire tout de suite qui est Larsan!... Je le veux! je l'exige!...

-- Nous le voulons tous!... et tout de suite!» nous écriâmes-nous
en les entourant tous deux.

Mathilde s'était précipitée sur son enfant et le couvrait de son
corps comme s'il eût été déjà menacé. Mais cette scène avait déjà
trop duré et nous exaspérait.

«Puisqu'il le sait! qu'il le dise!... qu'on en finisse!» s'écriait
Arthur Rance...

Et, soudain, comme je me rappelais que j'avais entendu les mêmes
cris d'impatience à la cour d'assises, un nouveau coup de feu
retentit à la porte de la Tour Carrée, et nous en fûmes tous si
bien «saisis» que notre colère en tomba du coup et que nous nous
mîmes à prier, poliment, ma foi, Rouletabille de mettre fin le
plus tôt possible à une situation intolérable. Dans ce moment, en
vérité, c'était à qui le supplierait davantage, comme si nous
comptions là-dessus pour prouver aux autres, et peut-être à nous-
mêmes, que nous n'étions pas Larsan!

Rouletabille, aussitôt qu'il avait entendu le second coup de feu,
avait changé de physionomie. Tout son visage s'était transformé,
tout son être semblait vibrer d'une énergie farouche. Quittant le
ton goguenard avec lequel il parlait à M. Darzac et qui nous avait
tous particulièrement froissés, il écarta doucement la Dame en
noir qui s'obstinait à le vouloir protéger; il s'adossa à la
porte, il croisa les bras, et dit:

«Dans une affaire comme celle-là, voyez-vous, il ne faut rien
négliger. Deux manifestations Darzac entrantes et deux
manifestations Darzac sortantes, dont l'une de celles-ci dans le
sac! Il y a de quoi s'y perdre! Et maintenant encore je voudrais
bien ne pas dire de bêtises!... Que M. Darzac, ici, présent, me
permette de lui dire: j'avais cent excuses pour le soupçonner!...»

Alors, je pensai: «Quel malheur qu'il ne m'en ait pas parlé! Je
lui aurais évité de la besogne et je lui aurais fait «découvrir
l'Australie!»

M. Darzac s'était planté devant le reporter et répétait
maintenant, avec une rage insistante: «Quelles excuses?... Quelles
excuses?...

-- Vous allez me comprendre, mon ami, fit le reporter avec un
calme suprême. La première chose que je me suis dite, quand j'ai
examiné les conditions de votre manifestation Darzac à vous, est
celle-ci: «Bah! si c'était Larsan! la fille du professeur
Stangerson s'en serait bien aperçue!» Évidemment, n'est-ce pas?...
Évidemment!... Or, en examinant l'attitude de celle qui est
devenue, à votre bras, Mme Darzac, j'ai acquis la certitude,
monsieur, qu'elle vous soupçonnait tout le temps d'être Larsan.»

Mathilde, qui était retombée sur une chaise, trouva la force de se
soulever et de protester d'un grand geste épeuré.

Quant à M. Darzac, son visage semblait plus que jamais ravagé par
la souffrance. Il s'assit, en disant à mi-voix:

«Se peut-il que vous ayez pensé cela, Mathilde?...»

Mathilde baissa la tête et ne répondit pas.

Rouletabille, avec une cruauté implacable, et que, pour ma part,
je ne pouvais excuser, continuait:

«Quand je me rappelle tous les gestes de Mme Darzac, depuis votre
retour de San Remo, je vois maintenant dans chacun d'eux
l'expression de la terreur qu'elle avait de laisser échapper le
secret de sa peur, de sa perpétuelle angoisse... Ah! laissez-moi
parler, Monsieur Darzac... Il faut que je m'explique ici, il le
faut pour que tout le monde s'explique ici!... Nous sommes en
train de «nettoyer la situation»!... Rien, alors, n'était naturel
dans les façons d'être de Mlle Stangerson. La précipitation même
qu'elle a mise à accéder à votre désir de hâter la cérémonie
nuptiale prouvait le désir qu'elle avait de chasser définitivement
le tourment de son esprit. Ses yeux, dont je me souviens, disaient
alors, combien clairement: «Est-il possible que je continue à voir
Larsan partout, même dans celui qui est à mes côtés, qui me
conduit à l'autel, qui m'emporte avec lui!»

«À ce qu'il paraît qu'à la gare, monsieur, elle a jeté un adieu
tout à fait déchirant! Elle criait déjà: «Au secours!» au secours
contre elle, contre sa pensée!... et peut-être contre vous?...
Mais elle n'osait exposer sa pensée à personne, parce qu'elle
redoutait certainement qu'on lui dît...»

Et Rouletabille se pencha tranquillement à l'oreille de M. Darzac
et lui dit tout bas, pas si bas que je ne l'entendisse, assez bas
pour que Mathilde ne soupçonnât point les mots qui sortaient de sa
bouche: «Est-ce que vous redevenez folle?»

Et, se reculant un peu:

«Alors, vous devez maintenant tout comprendre, mon cher Monsieur
Darzac!... Et cette étrange froideur avec laquelle vous fûtes, par
la suite, traité; et aussi, quelquefois, les remords qui, dans son
hésitation incessante, poussaient Mme Darzac à vous entourer, par
instants, des plus délicates attentions!... Enfin, permettez-moi
de vous dire que je vous ai vu moi-même parfois si sombre, que
j'ai pu penser que vous aviez découvert que Mme Darzac avait
toujours au fond d'elle-même, en vous regardant, en vous parlant,
en se taisant, la pensée de Larsan!... Par conséquent, entendons-
nous bien... Ce n'est point cette idée «que la fille du professeur
Stangerson s'en serait bien aperçu» qui pouvait chasser mes
soupçons, puisque, malgré elle, elle s'en apercevait tout le
temps! Non! Non!... Mes soupçons ont été chassés par autre
chose!...

-- Ils auraient pu l'être, s'écria, ironique, et désespéré,
M. Darzac... ils auraient pu l'être par ce simple raisonnement
que, si j'avais été Larsan, possédant Mlle Stangerson, devenue ma
femme, j'avais tout intérêt à continuer à faire croire à la mort
de Larsan! Et je ne me serais point ressuscité!... N'est-ce point
du jour où Larsan est revenu au monde, que j'ai perdu Mathilde?...

-- Pardon! monsieur, pardon! répliqua cette fois Rouletabille, qui
était devenu plus blanc qu'un linge... Vous abandonnez encore une
fois, si j'ose dire, le bon bout de la raison!... Car celui-ci
nous montre tout le contraire de ce que vous croyez apercevoir!...
Moi, j'aperçois ceci: c'est que, lorsqu'on a une femme qui croit
ou qui est très près de croire que vous êtes Larsan, on a tout
intérêt à lui montrer que Larsan existe en dehors de vous!»

En entendant cela, la Dame en noir se glissa contre la muraille,
arriva haletante jusqu'aux côtés de Rouletabille, et dévora du
regard la face de M. Darzac, qui était devenue effroyablement
dure. Quant à nous, nous étions tous tellement frappés de la
nouveauté et de l'irréfutabilité du commencement de raisonnement
de Rouletabille que nous n'avions plus que l'ardent désir d'en
connaître la suite, et nous nous gardâmes de l'interrompre, nous
demandant jusqu'où pourrait aller une aussi formidable hypothèse!
Le jeune homme, imperturbable, continuait...

«Mais si vous aviez intérêt à lui montrer que Larsan existait en
dehors de vous, il est un cas où cet intérêt se transformait en
une nécessité immédiate. Imaginez... je dis imaginez, mon cher
Monsieur Darzac, que vous ayez réellement ressuscité Larsan, une
fois, une seule, malgré vous, chez vous, aux yeux de la fille du
professeur Stangerson, et vous voilà, je dis bien, dans la
nécessité de le ressusciter encore, toujours, en dehors de vous...
pour prouver à votre femme que ce Larsan ressuscité n'est pas en
vous! Ah! calmez-vous, mon cher Monsieur Darzac!... je vous en
supplie... Puisque je vous ai dit que mes soupçons ont été
chassés, définitivement chassés!... C'est bien le moins que nous
nous amusions à raisonner un peu, après de pareilles angoisses où
il semblait qu'il n'y eût point de place pour aucun
raisonnement... Voyez donc où je suis obligé d'en venir, en
considérant comme réalisée l'hypothèse (ce sont là procédés de
mathématiques que vous connaissez mieux que moi, vous qui êtes un
savant), en considérant, dis-je, comme réalisée l'hypothèse de la
manifestation Darzac, qui est vous cachant Larsan. Donc, dans mon
raisonnement, vous êtes Larsan! Et je me demande ce qui a bien pu
arriver en gare de Bourg pour que vous apparaissiez à l'état de
Larsan aux yeux de votre femme. Le fait de la résurrection est
indéniable. Il existe. Il ne peut s'expliquer à ce moment par
votre volonté d'être Larsan!...»

M. Darzac n'interrompait plus.

«Comme vous dites, Monsieur Darzac, poursuivait Rouletabille,
c'est à cause de cette résurrection-là que le bonheur vous
échappe... Donc, si cette résurrection ne peut être volontaire,
elle n'a plus qu'une façon d'être... c'est d'être accidentelle!...
Et voyez comme toute l'affaire est éclaircie... Oh! j'ai beaucoup
étudié l'incident de Bourg... je continue à raisonner... ne vous
épouvantez pas... Vous êtes à Bourg, dans le buffet... Vous croyez
que votre femme, ainsi qu'elle vous l'a annoncé, vous attend hors
de la gare... Ayant terminé votre correspondance, vous éprouvez le
besoin d'aller dans votre compartiment, faire un peu de
toilette... jeter le coup d'oeil du maître ès camouflage sur votre
déguisement. Vous pensez: encore quelques heures de cette comédie,
et, passé la frontière, dans un endroit où elle sera bien à moi,
définitivement à moi, je mettrai bas le masque... Car ce masque,
tout de même, il vous fatigue... et si bien vous fatigue-t-il, ma
foi, que, arrivé dans le compartiment, vous vous accordez quelques
minutes de repos... Vous l'enlevez donc!... Vous vous soulagez de
cette barbe menteuse et de vos lunettes, et, juste dans le même
moment, la porte du compartiment s'ouvre... Votre femme,
épouvantée, ne prend que le temps de voir cette face sans barbe
dans la glace, la face de Larsan, et de s'enfuir, en poussant une
clameur épouvantée... Ah! vous avez compris le danger!... Vous
êtes perdu si, immédiatement, votre femme, ailleurs, ne voit pas
Darzac, son mari. Le masque est vite remis, vous descendez à
contre-voie par la glace du coupé et vous arrivez au buffet avant
votre femme qui accourt vous y chercher!... Elle vous trouve
debout... Vous n'avez pas même eu le temps de vous rasseoir...
Tout est-il sauvé? Hélas! non... Votre malheur ne fait que
commencer... Car l'atroce pensée que vous êtes peut-être ensemble
Darzac et Larsan ne la quitte plus. Sur le quai de la gare, en
passant sous un bec de gaz, elle vous regarde, vous lâche la main
et se jette comme une folle dans le bureau du chef de gare... Ah!
vous avez encore compris! Il faut chasser l'abominable pensée tout
de suite... Vous sortez du bureau et vous refermez précipitamment
la porte, et, vous aussi, vous prétendez que vous venez de voir
Larsan! Pour la tranquilliser, et pour nous tromper aussi, dans le
cas où elle oserait nous dévoiler sa pensée... vous êtes le
premier à m'avertir... à m'envoyer une dépêche!... Hein? comme,
éclairée de ce jour, toute votre conduite devient nette! Vous ne
pouvez lui refuser d'aller rejoindre son père... Elle irait sans
vous!... Et, comme rien n'est encore perdu, vous avez l'espoir de
tout rattraper... Au cours du voyage, votre femme continue à avoir
des alternatives de foi et de terreur. Elle vous donne son
revolver, dans une sorte de délire de son imagination, qui
pourrait se résumer dans cette phrase: «Si c'est Darzac, qu'il me
défende! et, si c'est Larsan, qu'il me tue!... Mais que je cesse
de ne plus savoir!» Aux Rochers Rouges, vous la sentez à nouveau
si éloignée de vous que, pour la rapprocher, vous lui remontrez
Larsan!... Voyez-vous, mon cher Monsieur Darzac! Tout cela
s'arrangeait très bien dans ma pensée... et il n'y avait point
jusqu'à votre apparition de Larsan, à Menton, pendant votre voyage
de Darzac à Cannes, pendant que vous vîntes au-devant de nous, qui
ne pouvait le plus bêtement du monde s'expliquer. Vous auriez pris
le train devant vos amis à Menton-Garavan, mais vous en seriez
descendu à la station suivante qui est celle de Menton et, là,
après un court séjour nécessaire dans votre vestiaire urbain, vous
apparaissiez à l'état de Larsan à vos mêmes amis venus en
promenade à Menton. Le train suivant vous remportait vers Cannes,
où nous nous rencontrâmes. Seulement, comme vous eûtes, ce jour-
là, le désagrément d'entendre, de la bouche même d'Arthur Rance
qui était, lui aussi, venu au-devant de nous à Nice, que
Mme Darzac n'avait pas vu cette fois Larsan et que votre
exhibition du matin n'avait servi de rien, vous vous obligeâtes,
le soir même, à lui montrer Larsan, sous les fenêtres mêmes de la
Tour Carrée, devant lesquelles passait la barque de Tullio!... Et
voyez, mon cher Monsieur Darzac, comme les choses, en apparence,
les plus compliquées, devenaient tout à coup simples et
logiquement explicables si, par hasard, mes soupçons devaient être
confirmés!»

À ces mots, moi-même qui avais cependant vu et touché l'Australie,
je ne pus m'empêcher de frissonner en regardant presque avec
apitoiement Robert Darzac, comme on regarde un pauvre homme sur le
point de devenir la victime de quelque effroyable erreur
judiciaire. Et tous les autres, autour de moi, frissonnèrent
également pour lui ou à cause de lui, car les arguments de
Rouletabille devenaient si terriblement possibles que chacun se
demandait comment, après avoir si bien établi la possibilité de la
culpabilité, il allait pouvoir conclure à l'innocence. Quant à
Robert Darzac, après avoir monté la plus sombre agitation, il
s'était à peu près calmé, écoutant le jeune homme, et il me sembla
qu'il ouvrait ces yeux étonnants, extravagants, au regard affolé,
mais très intéressé, qu'ont les accusés au banc d'assises quand
ils entendent M. le procureur général prononcer un de ces
admirables réquisitoires qui les convainquent eux-mêmes d'un crime
que, quelquefois, ils n'ont pas commis! La voix avec laquelle il
parvint à prononcer les mots suivants n'était plus une voix de
colère, mais de curieux effroi, la voix d'un homme qui se dit:
«Mon Dieu! à quel danger, sans le savoir, ai-je bien pu échapper!»

«Mais, puisque vous n'avez plus ces soupçons, monsieur, fit-il,
retombé à un calme singulier, je voudrais bien savoir, après tout
ce que vous venez de me dire, ce qui a bien pu les chasser?...

-- Pour les chasser, monsieur, il me fallait une certitude! Une
preuve simple, mais absolue, qui me montrât d'une façon éclatante
laquelle était Larsan des deux manifestations Darzac! Cette preuve
m'a été fournie heureusement par vous, monsieur, à l'heure même où
vous avez fermé le cercle, le cercle dans lequel s'était trouvé
«le corps de trop!» le jour où, ayant affirmé -- ce qui était la
vérité -- que vous aviez tiré les verrous de votre appartement
aussitôt rentré dans votre chambre, vous nous avez menti en ne
nous dévoilant pas que vous étiez entré dans cette chambre vers
six heures et non point, comme le père Bernier le disait et comme
nous avions pu le constater nous-mêmes, à cinq heures! Vous étiez
alors le seul avec moi à savoir que le Darzac de cinq heures, dont
nous vous parlions comme de vous-même n'était point vous-même! Et
vous n'avez rien dit! Et ne prétendez pas que vous n'attachiez
aucune importance à cette heure de cinq heures, puisqu'elle vous
expliquait tout, à vous, puisqu'elle vous apprenait qu'un autre
Darzac que vous était venu dans la Tour Carrée à cette heure-là,
le vrai! Aussi, après vos faux étonnements, comme vous vous
taisez! Votre silence nous a menti! Et quel intérêt le véritable
Darzac aurait-il eu à cacher qu'un autre Darzac, qui pouvait être
Larsan, était venu avant vous se cacher dans la Tour Carrée? Seul,
Larsan avait intérêt à nous cacher qu'il y avait un autre Darzac
que lui! DES DEUX MANIFESTATIONS DARZAC LA FAUSSE ÉTAIT
NÉCESSAIREMENT CELLE QUI MENTAIT! Ainsi mes soupçons ont-ils été
chassés par la certitude! LARSAN C'ÉTAIT VOUS! ET L'HOMME QUI
ÉTAIT DANS LE PLACARD, C'ÉTAIT DARZAC!

-- Vous mentez!» hurla en bondissant sur Rouletabille celui que je
ne pouvais croire être Larsan.

Mais nous nous étions interposés et Rouletabille, qui n'avait rien
perdu de son calme, étendit le bras et dit:

«Il y est encore!...»

Scène indescriptible! Minute inoubliable! Au geste de
Rouletabille, la porte du placard avait été poussée par une main
invisible, comme il arriva le terrible soir qui avait vu le
mystère du «corps de trop»...

Et le «corps de trop» lui-même apparut! Des clameurs de surprise,
d'enthousiasme et d'effroi remplirent la Tour Carrée. La Dame en
noir poussa un cri déchirant:

«Robert!... Robert!... Robert!»

Et c'était un cri de joie. Deux Darzac étaient devant nous, si
semblables que toute autre que la Dame en noir aurait pu s'y
tromper... Mais son coeur ne la trompa point, en admettant que sa
raison, après l'argumentation triomphante de Rouletabille, eût pu
hésiter encore. Les bras tendus, elle allait vers la seconde
manifestation Darzac qui descendait du fatal placard... Le visage
de Mathilde rayonnait d'une vie nouvelle; ses yeux, ses tristes
yeux dont j'avais vu si souvent le regard égaré autour de l'autre,
fixaient celui-ci avec une joie magnifique, mais tranquille et
sûre. C'était lui! C'était celui qu'elle croyait perdu, et qu'elle
avait osé chercher sur le visage de l'autre, et qu'elle n'avait
pas retrouvé sur le visage de l'autre, ce dont elle avait accusé,
pendant des jours et des nuits, sa pauvre folie!

Quant à celui que, jusqu'à la dernière minute, je n'avais pu
croire coupable, quant à l'homme farouche qui, dévoilé et traqué,
voyait soudain se dresser en face de lui la preuve vivante de son
crime, il tenta encore un de ces gestes qui, si souvent, l'avaient
sauvé. Entouré de toutes parts, il osa la fuite. Alors nous
comprîmes la comédie audacieuse que, depuis quelques minutes, il
nous donnait. N'ayant plus aucun doute sur l'issue de la
discussion qu'il soutenait avec Rouletabille, il avait eu cette
incroyable puissance sur lui-même de n'en laisser rien paraître,
et aussi cette habileté dernière de prolonger la dispute et de
permettre à Rouletabille de dérouler à loisir une argumentation au
bout de laquelle il savait qu'il trouverait sa perte, mais pendant
laquelle il découvrirait, peut-être, les moyens de sa fuite. C'est
ainsi qu'il manoeuvra si bien que, dans le moment que nous
avancions vers l'autre Darzac, nous ne pûmes l'empêcher de se
jeter d'un bond dans la pièce qui avait servi de chambre à
Mme Darzac et d'en refermer violemment la porte avec une rapidité
foudroyante! Nous nous aperçûmes qu'il avait disparu lorsqu'il
était trop tard pour déjouer sa ruse. Rouletabille, pendant la
scène précédente, n'avait songé qu'à garder la porte du corridor
et il n'avait point pris garde que chaque mouvement que faisait le
faux Darzac, au fur et à mesure qu'il était convaincu d'imposture,
le rapprochait de la chambre de Mme Darzac. Le reporter
n'attachait aucune importance à ces mouvements-là, sachant que
cette chambre n'offrait à la fuite de Larsan aucune issue. Et
cependant, quand le bandit fut derrière cette porte, qui fermait
son dernier refuge, notre confusion augmenta dans des proportions
importantes. On eût dit que, tout à coup, nous étions devenus
forcenés. Nous frappions! Nous criions! Nous pensions à tous les
coups de génie de ses inexplicables évasions!

«Il va s'échapper!... Il va encore nous échapper!...»

Arthur Rance était le plus enragé. Mrs. Edith, de son poignet
nerveux, me broyait le bras, tant la scène l'impressionnait. Nul
ne faisait attention à la Dame en noir et à Robert Darzac qui, au
milieu de cette tempête, semblaient avoir tout oublié, même le
bruit que l'on menait autour d'eux. Ils n'avaient pas une parole,
mais ils se regardaient comme s'ils découvraient un monde nouveau,
celui où l'on s'aime. Or, ils venaient simplement de le retrouver,
grâce à Rouletabille.

Celui-ci avait ouvert la porte du corridor et appelé à la
rescousse les trois domestiques. Ils arrivèrent avec leurs fusils.
Mais c'étaient des haches qu'il fallait. La porte était solide et
barricadée d'épais verrous. Le père Jacques alla chercher une
poutre qui nous servit de bélier. Nous nous y mîmes tous, et,
enfin, nous vîmes la porte céder. Notre anxiété était au comble.
En vain nous répétions-nous que nous allions entrer dans une
chambre où il n'y avait que des murs et des barreaux... nous nous
attendions à tout, ou plutôt à rien, car c'était surtout la pensée
de la disparition, de l'envolement, de la dissociation de la
matière de Larsan qui nous hantait et nous rendait plus fous.

Quand la porte eut commencé de céder, Rouletabille ordonna aux
domestiques de reprendre leurs fusils, avec la consigne,
cependant, de ne s'en servir que s'il était impossible de
s'emparer de lui, vivant. Puis, il donna un dernier coup d'épaule
et, la porte étant enfin tombée, il entra le premier dans la
pièce.

Nous le suivions. Et, derrière lui, sur le seuil, nous nous
arrêtâmes tous, tant ce que nous vîmes nous remplit de
stupéfaction. D'abord, Larsan était là! Oh! il était visible! Et
il était reconnaissable! Il avait arraché sa fausse barbe; il
avait mis bas son masque de Darzac; il avait repris sa face rase
et pâle du Frédéric Larsan du château du Glandier. Et on ne voyait
que lui dans la chambre. Il était tranquillement assis dans un
fauteuil, au milieu de la pièce, et nous regardait de ses grands
yeux calmes et fixes. Ses bras s'allongeaient aux bras du
fauteuil. Sa tête s'appuyait au dossier. On eût dit qu'il nous
donnait audience et qu'il attendait que nous lui exposions nos
revendications. Je crus même discerner un léger sourire sur sa
lèvre ironique.

Rouletabille s'avança encore:

«Larsan, fit-il... Larsan, vous rendez-vous?...»

Mais Larsan ne répondit pas.

Alors Rouletabille le toucha à la main et au visage, et nous nous
aperçûmes que Larsan était mort.

Rouletabille nous montra à son doigt le chaton d'une bague qui
était ouvert et qui avait dû contenir un poison foudroyant.

Arthur Rance écouta les battements du coeur et déclara que tout
était fini.

Sur quoi, Rouletabille nous pria de quitter tous la Tour Carrée et
d'oublier le mort.

«Je me charge de tout, fit-il gravement. C'est un corps de trop,
nul ne s'apercevra de sa disparition!»

Et il donna à Walter un ordre qui fut traduit par Arthur Rance:

«Walter, vous m'apporterez tout de suite «le sac du corps de
trop!»

Puis, il fit un geste auquel nous obéîmes tous. Et nous le
laissâmes seul en face du cadavre de son père.

* * *

Aussitôt, nous eûmes à transporter M. Darzac, qui se trouvait mal,
dans le salon du vieux Bob. Mais ce n'était qu'une faiblesse
passagère et, dès qu'il eut rouvert les yeux, il sourit à Mathilde
qui penchait sur lui son beau visage où se lisait l'épouvante de
perdre un époux chéri dans le moment même qu'elle venait, par un
concours de circonstances qui restait encore mystérieux, de le
retrouver. Il sut la convaincre qu'il ne courait aucun danger et
il la pria de s'éloigner ainsi que Mrs. Edith. Quand les deux
femmes nous eurent quittés, Mr Arthur Rance et moi lui donnâmes
des soins qui nous renseignèrent tout d'abord sur son curieux état
de santé. Car, enfin, comment un homme que chacun de nous avait pu
croire mort et que l'on avait enfermé, râlant, dans un sac, avait-
il pu surgir, ainsi vivant, du fatal placard? Quand nous eûmes
ouvert ses vêtements et défait, pour le refaire, le bandage qui
cachait la blessure qu'il portait à la poitrine, nous connûmes au
moins que cette blessure, par un hasard qui n'est point si rare
qu'on le pourrait croire, après avoir déterminé un coma presque
immédiat, ne présentait aucune gravité. La balle qui avait frappé
Darzac, au milieu de la lutte farouche qu'il avait eu à soutenir
contre Larsan, s'était aplatie sur le sternum, causant une forte
hémorragie externe et secouant douloureusement tout l'organisme,
mais ne suspendant en rien aucune des fonctions vitales... .

On avait vu des blessés de cet ordre se promener parmi les vivants
quelques heures après que ceux-ci avaient cru assister à leurs
derniers moments. Et moi-même, je me rappelai -- ce qui acheva de
me rassurer -- l'aventure d'un de mes bons amis, le journaliste
L..., qui, venant de se battre en duel avec le musicien V..., se
désespérait sur le terrain d'avoir tué son adversaire d'une balle
en pleine poitrine, sans que celui-ci ait eu même le temps de
tirer. Soudain le mort se souleva et logea dans la cuisse de mon
ami une balle qui faillit entraîner l'amputation et qui le retint
de longs mois au lit. Quant au musicien qui était retombé dans son
coma, il en sortit le lendemain pour aller faire un tour sur le
boulevard. Lui aussi, comme Darzac, avait été frappé au sternum.[4]

Comme nous finissions de panser Darzac, le père Jacques vint
fermer sur nous la porte du salon qui était restée entrouverte et
je me demandais la raison qui avait bien pu pousser le bonhomme à
prendre cette précaution, quand nous entendîmes des pas dans le
corridor et un bruit singulier comme celui d'un corps que l'on
traînerait sur un plancher... Et je pensai à Larsan, et au sac du
«corps de trop», et à Rouletabille!

Laissant Arthur Rance aux côtés de M. Darzac, je courus à la
fenêtre. Je ne m'étais pas trompé et je vis apparaître dans la
cour le sinistre cortège.

Il faisait alors presque nuit. Une obscurité propice entourait
toute chose. Je distinguai cependant Walter que l'on avait mis en
sentinelle sous la poterne du jardinier. Il regardait du côté de
la baille, prêt, évidemment, à barrer le passage à qui éprouverait
alors le besoin de pénétrer dans la Cour du Téméraire...

... Se dirigeant vers le puits, je vis Rouletabille et le père
Jacques... deux ombres courbées sur une autre ombre... une ombre
que je connaissais bien et qui, une nuit d'horreur, avait contenu
un autre corps. Le sac semblait lourd. Ils le soulevèrent jusqu'à
la margelle du puits. Alors je pus voir encore que le puits était
ouvert... oui, le plateau de bois qui le fermait d'ordinaire avait
été rejeté sur le côté. Rouletabille sauta sur la margelle, et
puis entra dans le puits... Il y pénétrait sans hésitation... il
semblait connaître ce chemin. Peu après il s'enfonça et sa tête
disparut. Alors le père Jacques poussa le sac dans le puits et il
se pencha sur la margelle, soutenant encore le sac que je ne
voyais plus. Puis il se redressa et referma le puits, remettant
soigneusement le plateau et assujettissant les ferrures, et
celles-ci firent un bruit que je me rappelai soudain, le bruit qui
m'avait tant intrigué le soir où, avant la découverte de
l'Australie, je m'étais rué sur une ombre qui avait soudain
disparu et où je m'étais heurté le nez contre la porte close du
Château Neuf...

* * *

Je veux voir... jusqu'à la dernière minute, je veux voir, je veux
savoir... Trop de choses inexpliquées m'inquiètent encore!... Je
n'ai que la parcelle la plus importante de la vérité, mais je n'ai
pas la vérité tout entière ou plutôt il me manque quelque chose
qui expliquerait la vérité...

J'ai quitté la Tour Carrée, j'ai regagné ma chambre du Château
Neuf, je me suis mis à ma fenêtre et mon regard s'est enfoncé
profondément dans les ombres qui couvraient la mer. Nuit épaisse,
ténèbres jalouses. Rien. Alors, je me suis efforcé d'entendre,
mais je n'ai même point perçu le bruit des rames sur les eaux...

Tout à coup... loin... très loin... en tout cas, il me semble que
ceci se passait très loin sur la mer, tout là-haut à l'horizon...
Ou plutôt en face de l'horizon, je veux dire dans l'étroite bande
rouge qui décorait la nuit, le seul souvenir qui nous restait du
soleil...

... Dans cette étroite bande rouge quelque chose entra, de sombre
et de petit; mais, comme je ne voyais que cette chose, elle me
parut à moi énorme, formidable. C'était une ombre de barque qui
glissait d'un mouvement quasi automatique sur les eaux, puis elle
s'arrêta, et je vis se dresser, debout, l'ombre de Rouletabille.
Je le distinguais je le reconnaissais comme s'il avait été à dix
mètres de moi... Ses moindres gestes se découpaient avec une
précision fantastique sur la bande rouge... Oh! ce ne fut pas
long! Il se pencha et se releva aussitôt en soulevant un fardeau
qui se confondit avec lui... Et puis le fardeau glissa dans le
noir et la petite ombre de l'homme réapparut toute seule, se
pencha encore, se courba, resta ainsi un instant immobile, et puis
s'affaissa dans la barque qui reprit son glissement automatique
jusqu'à ce qu'elle fût sortie complètement de la bande rouge... Et
la bande rouge disparut à son tour...

Rouletabille venait de confier au flot d'Hercule le cadavre de
Larsan.



Épilogue

Nice... Cannes... Saint-Raphaël... Toulon!... Je regarde sans
regret défiler sous mes yeux toutes ces étapes de mon voyage de
retour... Au lendemain de tant d'horreurs, j'ai hâte de quitter le
Midi, de retrouver Paris, de me replonger dans mes affaires... et
aussi... et surtout, j'ai hâte de me retrouver en tête à tête avec
Rouletabille qui est enfermé là, à deux pas de moi, avec la Dame
en noir. Jusqu'à la dernière minute, c'est-à-dire jusqu'à
Marseille où ils se sépareront, je ne veux pas troubler leurs
douces, tendres ou désespérées confidences, leurs projets
d'avenir, leurs derniers adieux... Malgré toutes les prières de
Mathilde, Rouletabille a voulu partir, reprendre le chemin de
Paris et de son journal. Il a cet héroïsme suprême de s'effacer
devant l'époux. La Dame en noir ne peut pas résister à
Rouletabille; il a dicté ses conditions... Il veut que M. et
Mme Darzac continuent leur voyage de noces comme s'il ne s'était
rien passé d'extraordinaire aux Rochers Rouges. Ce n'est pas le
même Darzac qui l'a commencé, c'est un autre Darzac qui le finira,
cet heureux voyage, mais pour tout le monde Darzac aura été le
même sans solution de continuité. M. et Mme Darzac sont mariés. La
loi civile les unit. Quant à la loi religieuse, il est avec le
pape, comme dit Rouletabille, des accommodements, et ils
trouveront tous deux à Rome les moyens de régulariser leur
situation s'il est prouvé qu'elle en a besoin et d'apaiser les
scrupules de leur conscience. Que M. et Mme Darzac soient heureux,
définitivement heureux: ils l'ont bien gagné!...

Et personne n'aurait peut-être soupçonné jamais l'horrible
tragédie du sac du corps de trop si nous ne nous trouvions
aujourd'hui où j'écris ces lignes, après des années qui nous ont
acquis du reste la prescription et débarrassé de tous les aléas
d'un procès scandaleux, dans la nécessité de faire connaître au
public tout le mystère des Rochers Rouges, comme j'ai dû autrefois
soulever les voiles qui recouvraient les secrets du Glandier. La
faute en est à cet abominable Brignolles qui est au courant de
bien des choses et qui, du fond de l'Amérique où il s'est réfugié,
veut nous faire «chanter». Il nous menace d'un affreux libelle, et
comme maintenant le professeur Stangerson est descendu à ce néant
où d'après sa théorie, tout, chaque jour, va se perdre, mais qui,
chaque jour, crée tout, nous avons pensé qu'il était préférable de
«prendre les devants» et de raconter toute la vérité.

Brignolles! quel jeu avait donc été le sien dans cette seconde et
terrible affaire? À l'heure où je me trouvais -- c'était le
lendemain du drame final -- dans le train qui me ramenait à Paris,
à deux pas de la Dame en noir et de Rouletabille qui
s'embrassaient en pleurant, je me le demandais encore! Que de
questions je me posais en appuyant mon front à la vitre du couloir
de mon sleeping-car... Un mot, une phrase de Rouletabille
m'eussent évidemment tout expliqué... mais il ne pensait guère à
moi depuis la veille... Depuis la veille, la Dame en noir et lui
ne s'étaient pas quittés...

On avait dit adieu, à la Louve même, au professeur Stangerson...
Robert Darzac était parti tout de suite pour Bordighera où
Mathilde devait le rejoindre... Arthur Rance et Mrs. Edith nous
avaient accompagnés à la gare. Mrs. Edith, contrairement à ce que
j'espérais, ne montra aucune tristesse de mon départ. J'attribuai
cette indifférence à ce que le prince Galitch était venu nous
rejoindre sur le quai. Elle lui avait donné des nouvelles du vieux
Bob, qui étaient excellentes, et ne s'était plus occupée de moi.
J'en avais conçu une peine réelle. Et, ici, il est temps, je crois
bien, de faire un aveu au lecteur. Jamais je ne lui eusse laissé
deviner les sentiments que je ressentais pour Mrs. Edith si,
quelques années plus tard, après la mort d'Arthur Rance, qui fut
suivie de véritables tragédies, dont j'aurai peut-être à parler un
jour, je n'avais pas épousé la blonde et mélancolique et terrible
Edith.

Nous approchons de Marseille...

Marseille!...

Les adieux furent déchirants. La Dame en noir et Rouletabille ne
se dirent rien.

Et, quand le train se fut ébranlé, elle resta sur le quai, sans un
geste, les bras ballants, debout dans ses voiles sombres, comme
une statue de deuil et de douleur.

Devant moi, les épaules de Rouletabille sanglotaient.

* * *

Lyon!... Nous ne pouvons dormir... nous sommes descendus sur le
quai... nous nous rappelons notre passage ici... Il y a quelques
jours... quand nous courions au secours de la malheureuse... Nous
sommes replongés dans le drame... Rouletabille maintenant parle...
parle... évidemment il essaye de s'étourdir, de ne plus penser à
sa peine qui l'a fait pleurer comme un tout petit enfant pendant
des heures...

«Mon vieux, ce Brignolles était un saligaud!» me dit-il sur un ton
de reproche qui eût presque réussi à me faire croire que j'avais
toujours considéré ce bandit comme un honnête homme...

Et alors il m'apprend tout, toute la chose énorme qui tient en si
peu de lignes. Larsan avait eu besoin d'un parent de Darzac pour
faire enfermer celui-ci dans une maison de fous! Et il avait
découvert Brignolles! Il ne pouvait tomber mieux. Les deux hommes
se comprirent tout de suite. On sait combien il est simple, encore
aujourd'hui, de faire enfermer un être, quel qu'il soit, entre les
quatre murs d'un cabanon. La volonté d'un parent et la signature
d'un médecin suffisent encore en France, si invraisemblable que la
chose paraisse, à cette sinistre et rapide besogne. Une signature
n'a jamais embarrassé Larsan. Il fit un faux et Brignolles,
largement payé, se chargea de tout. Quand Brignolles vint à Paris,
il faisait déjà partie de la combinaison. Larsan avait son plan:
prendre la place de Darzac avant le mariage. L'accident des yeux
avait été, comme je l'avais du reste pensé moi-même, des moins
naturels. Brignolles avait mission de s'arranger de telle sorte
que les yeux de Darzac fussent le plus tôt possible suffisamment
endommagés pour que Larsan qui le remplacerait pût avoir cet atout
formidable dans son jeu: les binocles noirs! et, à défaut de
binocles, que l'on ne peut porter toujours, le droit à l'ombre!

Le départ de Darzac pour le Midi devait étrangement faciliter le
dessein des deux bandits. Ce n'est qu'à la fin de son séjour à San
Remo que Darzac avait été, par les soins de Larsan, qui n'avait
pas cessé de le surveiller, véritablement «emballé» pour la maison
de fous. Il avait été aidé naturellement dans cette circonstance
par cette police spéciale, qui n'a rien à faire avec la police
officielle, et qui se met à la disposition des familles dans les
cas les plus désagréables, lesquels demandent autant de discrétion
que de rapidité dans l'exécution...

Un jour qu'il faisait une promenade à pied dans la montagne... La
maison de fous se trouvait justement dans la montagne, à deux pas
de la frontière italienne... tout était préparé depuis longtemps
pour recevoir le malheureux. Brignolles, avant de partir pour
Paris, s'était entendu avec le directeur et avait présenté son
fondé de pouvoir, Larsan... Il y a des directeurs de maison de
fous qui ne demandent point trop d'explications, pourvu qu'ils
soient en règle avec la loi... et qu'on les paye bien... et ce fut
vite fait... et ce sont des choses qui arrivent tous les jours...

«Mais comment avez-vous appris tout cela? demandai-je à
Rouletabille.

-- Vous vous rappelez, mon ami, me répondit le reporter, ce petit
morceau de papier que vous me rapportâtes au Château d'Hercule, le
jour où, sans m'avertir d'aucune sorte, vous prîtes sur vous-même
de suivre à la piste cet excellent Brignolles qui venait faire un
petit tour dans le Midi. Ce bout de papier qui portait l'entête de
la Sorbonne et les deux syllabes bonnet... devait m'être du plus
utile secours. D'abord les circonstances dans lesquelles vous
l'aviez découvert, puisque vous l'aviez ramassé après le passage
de Larsan et de Brignolles, me l'avaient rendu précieux. Et puis,
l'endroit où on l'avait jeté fut presque pour moi une révélation
lorsque je me mis à la recherche du véritable Darzac, après que
j'eus acquis la certitude que c'était lui, «le corps de trop» que
l'on avait mis et emporté dans le sac!...»

Et Rouletabille, de la façon la plus nette, me fit passer par les
différentes phases de sa compréhension du mystère qui devait
jusqu'au bout rester incompréhensible pour nous. ç'avait été
d'abord la révélation brutale qui lui était venue du séchage de la
peinture, et puis cette autre révélation formidable qui lui était
venue du mensonge de l'une des deux manifestations Darzac!
Bernier, dans l'interrogatoire que Rouletabille lui a fait subir
avant le retour de l'homme qui a emporté le sac, a rapporté les
paroles du mensonge de celui que tout le monde prend pour Darzac!
Celui-là s'est étonné devant Bernier. Celui-là n'a point dit à
Bernier que le Darzac auquel Bernier a ouvert la porte à cinq
heures n'était point lui! Il cache déjà cette contre-manifestation
Darzac et il ne peut avoir d'intérêt à la cacher que si cette
manifestation est la vraie! Il veut dissimuler qu'il y a ou qu'il
y a eu de par le monde un autre Darzac qui est le vrai! Cela est
clair comme la lumière du jour! Rouletabille en est ébloui; il en
chancelle... . il s'en trouverait mal... il en claque des
dents!... Mais peut-être... espère-t-il... peut-être Bernier
s'est-il trompé... peut-être a-t-il mal compris les paroles et les
étonnements de M. Darzac... Rouletabille questionnera lui-même
M. Darzac et il verra bien!... Ah! qu'il revienne vite!... C'est à
M. Darzac lui-même à fermer le cercle!... Comme il l'attend avec
impatience!... Et, quand il revient, comme il s'accroche au plus
faible espoir... «Avez-vous regardé la figure de l'homme?»
demande-t-il, et quand ce Darzac lui répond: «Non!... je ne l'ai
pas regardée...» Rouletabille ne dissimule pas sa joie... Il eût
été si facile à Larsan de répondre: «Je l'ai vue! c'était bien la
figure de Larsan!»... Et le jeune homme n'avait pas compris que
c'était là une dernière malice du bandit, une négligence voulue et
qui entrait si bien dans son rôle: le vrai Darzac n'eût pas agi
autrement! Il se serait débarrassé de l'affreuse dépouille sans la
vouloir regarder encore... Mais que pouvaient tous les artifices
d'un Larsan contre les raisonnements, un seul raisonnement de
Rouletabille?... Le faux Darzac, sur l'interrogation très nette de
Rouletabille, ferme le cercle. Il ment!... Rouletabille,
maintenant, sait!... Du reste, ses yeux, qui voient toujours
derrière sa raison, voient maintenant!...

Mais que va-t-il faire?... Dévoiler tout de suite Larsan, qui,
peut-être, va lui échapper? Apprendre du même coup à sa mère
qu'elle est remariée à Larsan et qu'elle a aidé à tuer Darzac?
Non! Non! Il a besoin de réfléchir, de savoir, de combiner!... Il
veut agir à coup sûr! Il demande vingt-quatre heures!... Il assure
la sécurité de la Dame en noir en la faisant habiter l'appartement
de M. Stangerson et en lui faisant jurer en secret qu'elle ne
sortira pas du château. Il trompe Larsan en lui faisant entendre
qu'il croit «dur comme fer» à la culpabilité du vieux Bob. Et,
comme Walter rentre au château avec le sac vide... Il lui reste un
espoir... Celui que peut-être Darzac n'est pas mort!... Enfin,
mort ou vivant, il court à sa recherche... De Darzac, il possède
un revolver, celui qu'il a trouvé dans la Tour Carrée... revolver
tout neuf, dont il a déjà remarqué le type chez un armurier de
Menton... Il va chez cet armurier... il montre le revolver... il
apprend que cette arme a été achetée la veille au matin par un
homme dont on lui donne le signalement: chapeau mou, pardessus
gris ample et flottant, grande barbe en collier... Et puis il perd
tout de suite cette piste... Mais il ne s'y attarde pas!... Il
remonte une autre piste, ou plutôt il en reprend une autre qui
avait conduit Walter au puits de Castillon. Là, il fait ce que n'a
point fait Walter. Celui-ci, une fois qu'il eut retrouvé le sac,
ne s'était plus occupé de rien et était redescendu au fort
d'Hercule. Or, Rouletabille, lui, continua de suivre la piste...
Et il s'aperçut que cette piste (constituée par l'écartement
exceptionnel de la marque des deux roues de la petite charrette
anglaise) au lieu de redescendre vers Menton, après avoir touché
au puits de Castillon, redescendait de l'autre côté du versant de
la montagne vers Sospel. Sospel! Est-ce que Brignolles n'était pas
signalé comme descendu à Sospel? Brignolles!... Rouletabille se
rappela mon expédition... Qu'est-ce que Brignolles venait faire
dans ces parages!... Sa présence devait être étroitement liée au
drame. D'un autre côté, la disparition et la réapparition du
véritable Darzac attestaient qu'il y avait eu séquestration...
Mais où... Brignolles, qui avait partie liée avec Larsan, ne
devait pas avoir fait le voyage de Paris pour rien! Peut-être
était-il venu, dans ce moment dangereux, pour veiller sur cette
séquestration-là!... Songeant ainsi et poursuivant sa pensée
logique, Rouletabille avait interrogé le patron de l'auberge du
tunnel de Castillon qui lui avoua qu'il avait été fort intrigué la
veille par le passage d'un homme qui répondait singulièrement au
signalement du client de l'armurier. Cet homme était entré boire
chez lui; il paraissait très altéré et il avait des manières si
étranges qu'on eût pu le prendre pour un échappé de la maison de
santé... Rouletabille eut la sensation qu'il «brûlait», et, d'une
voix indifférente: «Vous avez donc par ici une maison de santé?»
«Mais oui, répondit le patron de l'auberge, la maison de santé du
mont Barbonnet!» C'est ici que les deux fameuses syllabes bonnet
prenaient toute leur signification... Désormais, il ne faisait
plus de doute pour Rouletabille que le vrai Darzac avait été
enfermé par le faux comme fou dans la maison de santé du mont
Barbonnet. Il sauta dans sa voiture et se fit conduire à Sospel
qui est au pied du mont. Ne courait-il point la chance de
rencontrer là Brignolles?... Mais il ne le vit point et
immédiatement prit le chemin du mont Barbonnet et de la maison de
santé. Il était résolu à tout savoir, à tout oser. Fort de sa
qualité de reporter au journal L'Époque, il saurait faire parler
le directeur de cette maison de fous pour professeurs en
Sorbonne!... Et peut-être... peut-être... allait-il apprendre ce
qu'il était advenu définitivement de Robert Darzac... car, du
moment qu'on avait retrouvé le sac sans le cadavre... du moment
que la piste de la petite voiture descendait à Sospel où,
d'ailleurs, elle se perdait... du moment que Larsan n'avait point
jugé utile de se débarrasser auparavant de Darzac par la mort, en
le précipitant, dans le sac, au fond du puits de Castillon, peut-
être avait-il été de son intérêt de reconduire Darzac, vivant
encore, dans la maison de santé! Et Rouletabille pensait ainsi des
choses tout à fait raisonnables, Darzac vivant était en effet
beaucoup plus utile à Larsan que Darzac mort!... Quel otage pour
le jour où Mathilde s'apercevrait de son imposture!... Cet otage
le faisait le maître de tous les traités qui pouvaient s'ensuivre
entre la malheureuse femme et le bandit. Darzac mort, Mathilde
tuait Larsan de ses mains ou le livrait à la justice!

Et Rouletabille avait bien tout deviné. À la porte de la maison de
santé, il se heurta à Brignolles. Alors, sans ménagement, il lui
sauta à la gorge et le menaça de son revolver. Brignolles était
lâche. Il cria à Rouletabille de l'épargner, que Darzac était
vivant! Un quart d'heure après, Rouletabille savait tout. Mais le
revolver n'avait point suffi, car Brignolles, qui détestait la
mort, aimait la vie et tout ce qui rendait la vie aimable, en
particulier l'argent. Rouletabille n'eut point de peine à le
convaincre qu'il était perdu s'il ne trahissait Larsan, mais qu'il
aurait beaucoup à gagner s'il aidait la famille Darzac à sortir de
ce drame, sans scandale. Ils s'entendirent et tous deux rentrèrent
dans la maison de santé où le directeur les reçut et écouta leurs
discours avec une certaine stupeur qui se transforma bientôt en
effroi, puis en une immense amabilité, laquelle se traduisait par
la mise en liberté immédiate de Robert Darzac. Darzac, par une
chance miraculeuse que j'ai déjà expliquée, souffrait à peine
d'une blessure qui aurait pu être mortelle. Rouletabille, dans une
joie folle, s'en empara et le ramena sur-le-champ à Menton. Je
passe sur les effusions. On avait «semé» le Brignolles en lui
donnant rendez-vous à Paris pour le règlement des comptes. En
route, Rouletabille apprenait de la bouche de Darzac que celui-ci,
dans sa prison, était tombé quelques jours auparavant sur un
journal du pays qui relatait le passage au fort d'Hercule de M. et
de Mme Darzac, dont on venait de célébrer le mariage à Paris! Il
ne lui en avait pas fallu davantage pour comprendre d'où venaient
tous ses malheurs et pour deviner qui avait eu l'audace
fantastique de prendre sa place auprès d'une malheureuse femme
dont l'esprit encore chancelant faisait possible la plus folle
entreprise. Cette découverte lui avait donné des forces inconnues.
Après avoir volé le pardessus du directeur pour cacher son
uniforme d'aliéné et s'être emparé dans la bourse de celui-ci
d'une centaine de francs, il était parvenu, au risque de se casser
le cou, à escalader un mur qui, en toute autre circonstance, lui
eût paru infranchissable. Et il était descendu à Menton; et il
avait couru au fort d'Hercule; et il avait vu, de ses yeux vu,
Darzac! Il s'était vu lui-même!... Il s'était donné quelques
heures pour ressembler si bien à lui-même que l'autre Darzac lui-
même s'y serait trompé!... Son plan était simple. Pénétrer dans le
fort d'Hercule comme chez lui, entrer dans l'appartement de
Mathilde et se montrer à l'autre, pour le confondre, devant
Mathilde!... Il avait interrogé des gens de la côte et appris où
le ménage logeait: au fond de la Tour Carrée... Le ménage!... Tout
ce que Darzac avait souffert jusqu'alors n'était rien à côté de ce
que ces deux mots: leur ménage... Le faisait souffrir!... Cette
souffrance-là ne devait cesser que de la minute où il avait revu,
lors de la démonstration corporelle de la possibilité de corps de
trop, la Dame en noir!... Alors il avait compris!... jamais elle
n'eût osé le regarder ainsi... Jamais elle n'eût poussé un pareil
cri de joie, jamais elle ne l'eût si victorieusement reconnu, si,
une seconde, en corps et en esprit, elle avait, victime des
maléfices de l'autre, été la femme de l'autre!... Ils avaient été
séparés... mais jamais ils ne s'étaient perdus!

Avant de mettre son projet à exécution, il était allé acheter un
revolver à Menton, s'était débarrassé ensuite de son pardessus qui
eût pu le perdre, pour peu que l'on fût à sa recherche, avait fait
l'acquisition d'un veston qui, par la couleur et par la coupe,
pouvait rappeler le costume de l'autre Darzac, et avait attendu
jusqu'à cinq heures le moment d'agir. Il s'était dissimulé
derrière la villa Lucie, tout en haut du boulevard de Garavan, au
sommet d'un petit tertre d'où il apercevait tout ce qui se passait
dans le château. À cinq heures, il s'était risqué, sachant que
Darzac était dans la Tour du Téméraire, et étant sûr par
conséquent qu'il ne le trouverait point, dans le moment, au fond
de la Tour Carrée qui était son but. Quand il était passé auprès
de nous et qu'il nous avait aperçus tous deux, il avait eu une
forte envie de nous crier qui il était, mais il était parvenu tout
de même à se retenir, voulant être uniquement reconnu par la Dame
en noir! Cette espérance seulement soutenait ses pas. Cela
seulement valait la peine de vivre, et, une heure plus tard, quand
il avait eu à sa disposition la vie de Larsan qui, dans la même
chambre, lui tournant le dos, faisait sa correspondance, il
n'avait même pas été tenté par la vengeance. Après tant
d'épreuves, il n'y avait pas encore place dans son coeur pour la
haine de Larsan, tant il était plein pour toujours de l'amour de
la Dame en noir! Pauvre cher pitoyable M. Darzac!...

On sait le reste de l'aventure. Ce que je ne savais pas, c'était
la façon dont le vrai M. Darzac avait pénétré une seconde fois
dans le fort d'Hercule, et était parvenu une seconde fois jusque
dans le placard. Et c'est alors que j'appris que la nuit même
qu'il ramena M. Darzac à Menton, Rouletabille qui avait appris par
la fuite du vieux Bob qu'il existait une issue au château par le
puits, avait, à l'aide d'une barque, fait rentrer dans le château
M. Darzac, par le chemin qui avait vu sortir le vieux Bob!
Rouletabille voulait être le maître de l'heure à laquelle il
allait confondre et frapper Larsan. Cette nuit-là, il était trop
tard pour agir, mais il comptait bien en terminer avec Larsan la
nuit suivante. Le tout était de cacher, un jour, M. Darzac dans la
presqu'île. Aidé de Bernier, il lui avait trouvé un petit coin
abandonné et tranquille dans le Château Neuf.

À ce passage, je ne pus m'empêcher d'interrompre Rouletabille par
un cri qui eut le don de le faire partir d'un franc éclat de rire.

«C'était donc cela! m'écriai-je.

-- Mais oui, fit-il... c'était cela.

-- Voilà donc pourquoi j'ai découvert ce soir-là l'Australie! Ce
soir-là, c'était le vrai Darzac que j'avais en face de moi!... Et
moi qui ne comprenais rien à cela!... Car enfin, il n'y avait pas
que l'Australie!... Il y avait encore la barbe! Et elle tenait!...
elle tenait!... Oh! je comprends tout, maintenant!

-- Vous y avez mis le temps... répliqua, placide, Rouletabille...
Cette nuit-là, mon ami, vous nous avez bien gênés. Quand vous
apparûtes dans la Cour du Téméraire, M. Darzac venait de me
reconduire à mon puits. Je n'ai eu que le temps de faire retomber
sur moi le plateau de bois pendant que M. Darzac se sauvait dans
le Château Neuf... Mais quand vous fûtes couché, après votre
expérience de la barbe, il revint me voir et nous étions assez
embarrassés. Si, par hasard, vous parliez de cette aventure, le
lendemain matin, à l'autre M. Darzac, croyant avoir affaire au
Darzac du Château Neuf, c'était une catastrophe. Et, cependant, je
ne voulus point céder aux prières de M. Darzac qui voulait aller
vous dire toute la vérité. J'avais peur que, la sachant, vous ne
pussiez assez la dissimuler pendant le jour suivant. Vous avez une
nature un peu impulsive, Sainclair, et la vue d'un méchant vous
cause, à l'ordinaire, une louable irritation qui, dans le moment,
eût pu nous nuire. Et puis, l'autre Darzac était si malin!... Je
résolus donc de risquer le coup sans rien vous dire. Je devais
rentrer le lendemain ostensiblement au château dans la matinée...
Il fallait s'arranger, d'ici là, pour que vous ne rencontriez pas
Darzac. C'est pourquoi, dès la première heure, je vous envoyai
pêcher des palourdes!

-- Oh! je comprends!...

-- Vous finissez toujours par comprendre, Sainclair! J'espère que
vous ne m'en voulez point de cette pêche-là qui vous a valu une
heure charmante de Mrs. Edith...

-- À propos de Mrs. Edith, pourquoi prîtes-vous le malin plaisir
de me mettre dans une sotte colère?... demandai-je.

-- Pour avoir le droit de déchaîner la mienne et de vous défendre
de nous adresser, désormais, la parole, à moi et à M. Darzac!...
Je vous répète que je ne voulais point qu'après votre aventure de
la nuit, vous parlassiez à M. Darzac!... Il faudrait pourtant
continuer à comprendre, Sainclair.

-- Je continue, mon ami...

-- Mes compliments...

-- Et cependant, m'écriai-je, il y a encore une chose que je ne
comprends pas!... La mort du père Bernier!... Qui est-ce qui a tué
Bernier?

-- C'est la canne! dit Rouletabille d'un air sombre... C'est cette
maudite canne...

-- Je croyais que c'était le plus vieux grattoir...

-- Ils étaient deux: la canne et le plus vieux grattoir... Mais
c'est la canne qui a décidé la mort... Le plus vieux grattoir n'a
fait qu'exécuter...»

Je regardai Rouletabille, me demandant si, cette fois, je
n'assistai point à la fin de cette belle intelligence.

«Vous n'avez jamais compris, Sainclair -- entre autres choses --
pourquoi, le lendemain du jour où j'avais tout compris, moi, je
laissais tomber la canne à bec-de-corbin d'Arthur Rance devant
M. et Mme Darzac. C'est que j'espérais que M. Darzac la
ramasserait. Vous rappelez-vous, Sainclair, la canne à bec-de-
corbin de Larsan, et le geste que faisait Larsan avec sa canne, au
Glandier!... Il avait une façon de tenir sa canne bien à lui... je
voulais voir... voir ce Darzac-là tenir une canne à bec-de-corbin
comme Larsan!... Mon raisonnement était sûr!... Mais je voulais
voir, de mes yeux, Darzac avec le geste de Larsan... Et cette idée
fixe me poursuivit jusqu'au lendemain, même après ma visite à la
maison des fous!... même quand j'eus serré dans mes bras le vrai
Darzac, j'ai encore voulu voir le faux avec les gestes de
Larsan!... Ah! le voir tout à coup brandir sa canne comme le
bandit... oublier le déguisement de sa taille, une seconde!...
redresser ses épaules faussement courbées... Tapez donc! Tapez
donc sur le blason des Mortola!... à grands coups de canne, cher,
cher Monsieur Darzac!... Et il a tapé!... et j'ai vu toute sa
taille!... toute!... Et un autre aussi l'a vue qui en est mort...
C'est ce pauvre Bernier, qui en fut tellement saisi qu'il en
chancela et tomba si malheureusement sur le plus vieux grattoir,
qu'il en est mort!... Il est mort d'avoir ramassé le grattoir
tombé sans doute de la redingote du vieux Bob et qu'il devait
porter alors dans le bureau du professeur, à la Tour Ronde... Il
est mort d'avoir revu, dans le même moment, la canne de Larsan!...
il est mort d'avoir revu, avec toute sa taille et tout son geste,
Larsan!... Toutes les batailles, Sainclair, ont leurs victimes
innocentes...»

Nous nous tûmes un instant. Et puis je ne pus m'empêcher de lui
dire la rancoeur que je lui gardais qu'il ait eu si peu de
confiance en moi. Je ne lui pardonnais pas d'avoir voulu me
tromper avec tout le monde sur le compte de son vieux Bob.

Il sourit.

«En voilà un qui ne m'occupait pas!... J'étais bien sûr que ce
n'était pas lui qui était dans le sac... Cependant, la nuit qui a
précédé son repêchage, dès que j'eus casé le vrai Darzac, sous
l'égide de Bernier, dans le Château Neuf, et que j'eus quitté la
galerie du puits après y avoir laissé pour mes projets du
lendemain, ma barque à moi... une barque que j'avais eue de Paolo
le pêcheur, un ami du Bourreau de la mer, je regagnai le rivage à
la nage. Je m'étais naturellement dévêtu et je portais mes
vêtements en paquet sur ma tête. Comme j'accostais, je tombai dans
l'ombre sur le Paolo, qui s'étonna de me voir prendre un bain à
cette heure, et qui m'invita à venir pêcher la pieuvre avec lui.
L'événement me permettait de tourner toute la nuit autour du
château d'Hercule et de le surveiller. J'acceptai. Et alors
j'appris que la barque qui m'avait servi était celle de Tullio. Le
Bourreau de la mer était devenu soudainement riche et avait
annoncé à tout le monde qu'il se retirait dans son pays natal. Il
avait vendu très cher, racontait-il, de précieux coquillages au
vieux savant, et, de fait, depuis plusieurs jours, on l'avait vu
avec le vieux savant tous les jours. Paolo savait qu'avant d'aller
à Venise Tullio s'arrêterait à San Remo. Pour moi, l'aventure du
vieux Bob se précisait: il lui avait fallu une barque pour quitter
le château, et cette barque était justement celle du Bourreau de
la mer. Je demandai l'adresse de Tullio à San Remo et y envoyai,
par le truchement d'une lettre anonyme, Arthur Rance, persuadé que
Tullio pouvait nous renseigner sur le sort du vieux Bob. En effet,
le vieux Bob avait payé Tullio pour qu'il l'accompagnât cette
nuit-là à la grotte et qu'il disparût ensuite... C'est par pitié
pour le vieux professeur que je me décidai à avertir ainsi Arthur
Rance; il pouvait, en effet, être arrivé quelque accident à son
parent. Quant à moi, je ne demandais au contraire qu'une chose,
c'est que cet exquis vieillard ne revînt pas avant que j'en eusse
fini avec Larsan, désirant toujours faire croire au faux Darzac
que le vieux Bob me préoccupait par-dessus tout. Aussi, quand
j'appris qu'on venait de le retrouver, je n'en fus qu'à moitié
réjoui, mais j'avouerai que la nouvelle de sa blessure à la
poitrine, à cause de la blessure à la poitrine de l'homme au sac,
ne me causa aucune peine. Grâce à elle, je pouvais espérer, encore
quelques heures, continuer mon jeu.

-- Et pourquoi ne le cessiez-vous pas tout de suite?

-- Ne comprenez-vous donc point qu'il m'était impossible de faire
disparaître le corps de trop de Larsan en plein jour? Il me
fallait tout le jour pour préparer sa disparition dans la nuit!
Mais quel jour nous avons eu là avec la mort de Bernier! L'arrivée
des gendarmes n'était point faite pour simplifier les choses. J'ai
attendu pour agir qu'ils eussent disparu! Le premier coup de fusil
que vous avez entendu quand nous étions dans la Tour Carrée fut
pour m'avertir que le dernier gendarme venait de quitter l'auberge
des Albo, à la pointe de Garibaldi, le second que les douaniers,
rentrés dans leurs cabanes, soupaient et que la mer était
libre!...

-- Dites donc, Rouletabille, fis-je en le regardant bien dans ses
yeux clairs, quand vous avez laissé, pour vos projets, la barque
de Tullio au bout de la galerie du puits, vous saviez déjà ce que
cette barque remporterait le lendemain?»

Rouletabille baissa la tête:

«Non... fit-il sourdement... et lentement... non... ne croyez pas
cela, Sainclair... Je ne croyais pas qu'elle remporterait un
cadavre... après tout, c'était mon père!... Je croyais qu'elle
remporterait un corps de trop pour la maison des fous!... Voyez-
vous, Sainclair, je ne l'avais condamné qu'à la prison... pour
toujours... Mais il s'est tué... C'est Dieu qui l'a voulu!... que
Dieu lui pardonne!...»

Nous ne dîmes plus un mot de la nuit.

À Laroche, je voulus lui faire prendre quelque chose de chaud,
mais il me refusa ce déjeuner avec fièvre. Il acheta tous les
journaux du matin et se précipita, tête baissée, dans les
événements du jour. Les feuilles étaient pleines des nouvelles de
Russie. On venait de découvrir, à Pétersbourg, une vaste
conspiration contre le tsar. Les faits relatés étaient si
stupéfiants qu'on avait peine à y ajouter foi.

Je déployai L'Époque et je lus en grosses lettres majuscules en
première colonne de la première page:

Départ de Joseph Rouletabille pour la Russie

et, au-dessous:

Le tsar le réclame!

Je passai le journal à Rouletabille qui haussa les épaules, et
fit:

«Bah!... Sans me demander mon avis!... Qu'est-ce que monsieur mon
directeur veut que j'aille faire là-bas?... Il ne m'intéresse pas,
moi, le tsar... avec les révolutionnaires... c'est son affaire!...
ce n'est pas la mienne!... En Russie?... je vais demander un
congé, oui!... j'ai besoin de me reposer, moi!... Sainclair, mon
ami, voulez-vous?... Nous irons nous reposer ensemble quelque
part!...

-- Non! Non! m'écriai-je avec une certaine précipitation, je vous
remercie!... j'en ai assez de me reposer avec vous!... j'ai une
envie folle de travailler...

-- Comme vous voudrez, mon ami! Moi, je ne force pas les gens...»

Et, comme nous approchions de Paris, il fit un brin de toilette,
vida ses poches et fut surpris tout à coup de trouver dans l'une
d'elles une enveloppe toute rouge qui était venue là sans qu'il
pût s'expliquer comment.

«Ah! bah!» fit-il, et il la décacheta.

Et il partit d'un vaste éclat de rire. Je retrouvais mon gai
Rouletabille, je voulus connaître la cause de cette merveilleuse
hilarité.

«Mais je pars! mon vieux! me fit-il. Mais je pars!... Ah! du
moment que c'est comme ça!... Je pars!... Je prends le train, ce
soir...

-- Pour où?...

-- Pour Saint-Pétersbourg!...»

Et il me tendit la lettre où je lus:

«Nous savons, monsieur, que votre journal a décidé de vous envoyer
en Russie, à la suite des incidents qui bouleversent en ce moment
la cour de Tsarkoïé-Selo... Nous sommes obligés de vous avertir
que vous n'arriverez pas à Pétersbourg vivant.

«Signé: LE COMITÉ CENTRAL RÉVOLUTIONNAIRE.»

Je regardais Rouletabille dont la joie débordait de plus en plus:
«Le prince Galitch était à la gare,» fis-je simplement.

Il me comprit, haussa les épaules avec indifférence, et repartit:

«Ah! bien, mon vieux! on va s'amuser!»

Et c'est tout ce que je pus en tirer malgré mes protestations. Le
soir, quand, à la gare du Nord, je le serrai dans mes bras en le
suppliant de ne point nous quitter et en pleurant mes larmes
désespérées d'ami... Il riait encore, il répétait encore: «Ah!
bien, on va s'amuser!...»

Et ce fut son dernier salut.

Le lendemain, je repris le cours de mes affaires au Palais. Les
premiers confrères que je rencontrai furent maîtres Henri Robert
et André Hesse.

«Tu as pris de bonnes vacances? me demandèrent-ils.

-- Ah! excellentes!» répondis-je.

Mais j'avais si mauvaise mine qu'ils m'entraînèrent tous deux à la
buvette.

FIN



    [1] Voici un croquis de la côte méditerranéenne, entre
Menton et la pointe de la Mortola, indiquant la situation
des Rochers Rouges et de la presqu'île d'Hercule :

    [2] Historique.
    [3] Historique.
    [4] Historique.





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