By Author | [ A B C D E F G H I J K L M N O P Q R S T U V W X Y Z | Other Symbols ] |
By Title | [ A B C D E F G H I J K L M N O P Q R S T U V W X Y Z | Other Symbols ] |
By Language |
Download this book: [ ASCII | HTML | PDF ] Look for this book on Amazon Tweet |
Title: Histoire de la Nouvelle-France - (Version 1617) Author: Lescarbot, Marc Language: French As this book started as an ASCII text book there are no pictures available. *** Start of this LibraryBlog Digital Book "Histoire de la Nouvelle-France - (Version 1617)" *** MARC LESCARBOT HISTOIRE DE LA NOUVELLE-FRANCE Contenant les navigations, découvertes, & habitations faites par les François és Indes Occidentales & Nouvelle-France, par commission de noz Roys Tres-Chrétiens, & les diverses fortunes d'iceux en l'execution de ces choses depuis cent ans jusques à hui. _En quoy est comprise l'histoire Morale, Naturele, & Geographique des provinces cy décrites: avec les Tables & Figures necessaires._ Par MARC LESCARBOT, Advocat en Parlement Témoin oculaire d'une partie des choses ici récitées. _Troisiesme Edition enrichie de plusieurs choses singulieres, outre la suite de l'Histoire._ [Illustration] A PARIS Chez ADRIAN PERIER, ruë saint Jacques, au Compas d'or ______________________ M. DC. XVII [Illustration] AU ROY TRES-CHRÉTIEN DE FRANCE ET DE NAVARRE LOUYS XIII Duc de Milan, Comte d'Ast, Seigneur de Genes. Sire, _Il y a deux choses principales, qui coutumierement excitent les Roys à faire des conquétes, le zele de la gloire de Dieu, & l'accroissement de la leur propre. En ce double sujet noz Roys vos preddecesseurs ont eté dés y a long temps invités à étendre leur domination outre l'Ocean, & y former à peu de frais des Empires nouveaux par des voyes justes & legitimes. Ils y ont fait quelques depenses en divers lieux & saisons. Mais aprés avoir découvert le païs on s'est contenté de cela, & le nom François est tombé à mépris, non par faute d'hommes vertueux, qui pouvoient le porter sur les ailes, des vents les plus hautains: mais par les menées, artifices, & pratiques des ennemis de vôtre Coronne, qui ont sceu gouverner les esprits de ceux qu'ils ont reconu pouvoir quelque chose à l'avancement d'un tel affaire. Cependant l'Espagnol auparavant foible, par nôtre nonchalance s'est rendu puissant en l'Orient & en l'Occident, sans que nous ayons eu cette honorable ambition non de le devancer, mais de le seconder; non de le seconder, mais de venger les injures par eux faites à noz François, qui souz l'avoeu de noz Roys ont voulu avoir part en l'heritage de ces terres nouvelles & immenses que Dieu a presenté aux hommes de deça depuis environ six-vints ans. C'étoit chose digne du feu Roy de glorieuse memoire vôtre pere, SIRE, de reparer ces choses: mais ayant de hauts desseins pour le bien de la republique Chrétienne, il avoit laissé à vos jeunes ans ces exercices, & l'établissement d'un Royaume nouveau au nouveau monde, tandis que par-deça il travailleroit à réunir les diverses religions, & mettre en bonne intelligence les Princes Chrétiens entre eux fort partialisés. Or la jalousie de ses ennemis lui ayant envié cette gloire, & à nous un tel bien, on pourroit dire Que le fardeau que vous avez pris de l'administration des Royaumes qui vous sont écheuz vous pese assez, sans rechercher des occupations à plaisir & non necessaire. Mais, SIRE, je trouve au contraire, que comme le grand Alexandre commença préque à vôtre âge la conquéte du premier Empire du monde; Ainsi, que les entreprises extraordinaires sont bien-seantes à vôtre Majesté, laquelle depuis six mois a donné tant de preuves de sa prudence & de son courage, que les cieux, en ont eté ravis, & la terre tellement étonnée, qu'il n'y a celui d'entre les hommes qui ne vous admire, ayme & redoute aujourd'hui, & ne vous juge capable de regir non ce que vous possedés, mais tout l'univers. Cela étant, SIRE, & Dieu vous ayant departi si abondamment ses graces, il les faut reconoitre par quelque action digne d'un Roy tres-Chrétien, qui est de faire des Chrétiens, & amener à la bergerie de Jesus-Christ les peuples d'outre mer qui ne sont encore à aucun Prince assujétis, ou effacer de noz livres & de la memoire des hommes ce nom de NOUVELLE-FRANCE, duquel en vain nous nous glorifions. Vous ne manquerez, SIRE, de bons Capitaines sur les lieux s'il vous plait les ayder & soutenir, & bailler les charges à ceux-là seuls qui veulent habiter le païs. Mais, SIRE, il faut vouloir & commander, & ne permettre qu'on revoque ce qui aura eté une fois accordé, comme on a fait ci-devant à la ruine d'une si belle entreprise, que promettoit bien tot l'établissement d'un nouveau Royaume aux terres de dela, & seroit l'oeuvre aujourd'hui bien avancé, si l'envie & l'avarice de certaines gens qui ne donneront point un coup d'epée pour vôtre service, ne l'eût empeché. Le feu sieur de Poutrincourt Gentilhomme d'immortelle memoire bruloit d'un immuable desir de Christianiser (ce qu'il avoit bien commencé) les terres échuës à son lot: Et à cela il a toujours eté traversé, comme aussi son fils ainé, qui habite le païs il y a dix ans, n'ayans jamais trouvé que bien peu de support en chose si haute, si Chrétienne, & qui n'appartient qu'à des Hercules Chrétiens. Les sieurs de Monts & de Razilli font méme plainte à leur égard. Je laisse les entreprises plus reculées de nôtre memoire és voyages de Jacques Quartier, Villegagnon, & Laudonniere, en Canada, au Bresil, & en la Floride. Quoy donc, SIRE, l'Espagnol se vantera-il que par-tout où le soleil luit depuis son reveil jusques à son sommeil il a commandement; Et vous premier Roy de la terre, fils ainé de l'Eglise, ne pourrez pas dire le méme? Quoy? les anciens Grecs & Romains en leur paganisme auront-ils eu cette loüange d'avoir civilisé beaucoup de nations, & chés elles envoyé des grandes colonies à cet effect; Et nous nais en la conoissance du vray Dieu, & sous une loy toute de charité, n'aurons pas le zele, non de civiliser seulement, mais d'amener au chemin de salut tant de peuples errans capables de toutes choses bonnes, qui sont au-dela de l'Ocean sans Dieu, sans loy, sans religion, vivans en une pitoyable ignorance? Quoy, SIRE, noz Roys voz grans ayeuls auront-ils epuisé la France d'hommes & de tresors, & exposé leurs vies à la mort pour conserver la religion aux peuples d'Orientaux; Et nous n'aurons pas le méme zele à rendre Chrétiens ceux de l'Occident, qui nous donnent volontairement leurs terres, & nous tendent les bras il y a cent ans passez? Pourrons-nous trouver aucune excuse valable devant le throne de Dieu quand ilz nous accuseront du peu de pitié que nous aurons eu d'eux, & nous attribueront le defaut de leur conversion? Si nous ne sçavions l'état auquel ilz sont, nous serions hors de reproche. Mais nous le voyons, nous le trouvons, nous le sentons, & n'en avons aucun souci. Si quelques gens nouveaux nous viennent d'Italie ou d'Espagne avec un habit, ou un chant nouveau, nous allons au-devant, nous les embrassons, nous les admirons, nous les faisons en un moment regorger de richesses. Je ne blame point cela, SIRE, puis que les largesses des Roys n'ont autres bornes que leur bon plaisir, & puis qu'en vôtre Royaume chacun est maitre de son bien. Mais à la mienne volonté que l'on fit autant d'état de l'oeuvre dont je parle, oeuvre sans pareil, qui devance de bien loin tut ce qui se peut imaginer de pieté entre les exercice des hommes. Une seule confiscation, un seul bon benefice, une seule somme de cent mille écus comptée & nombrée (en plusieurs) depuis la mort du sieur Roy vôtre pere, SIRE, à une Compagnie qui n'en avoit que faire, pouvoit fournir à cela, & vous faire commander puissamment dedans la Zone torride, & dehors, à l'Occident. Mais chacun veut tirer à soi, & tant s'en faut qu'on vous remontre cela, qu'au contraire les effects nous font croire que l'on tache partout tous moyens d'enerver & faire perdre courage à ceux qui s'employent à des actions si genereuses, sans se prendre garde qu'aujourd'hui il y va de vôtre Etat en ces affaires ici: Et si nous attendons encore un siecle la France ne sera plus France, mais le proye de l'étranger, qui nous sappe tous les jours, nous debauche vos alliés, & se rend puissant à nôtre ruine en un monde nouveau qui sera tout à lui. Et pour nous eblouïr on demande des tresors tout appareillés en ces terres là, comme si la voye n'étoit point ouverte à votre Majesté pour y entrer d'un Tropique à l'autre quand il lui plaira: Comme si la gloire & force des Roys consistoit en autre chose qu'en la multitude des hommes: Et comme si vôtre antique France n'avoit pas de beaux tresors en ses blez, vins, bestiaux, toiles, laines, pastel, & autres denrées qui lui sont propres: Qui sont aussi les tresors à esperer de vôtre NOUVELLE-FRANCE plus voisine de nus, laquelle dés si long temps telle qu'elle est, sustente de ses poissons toute l'Europe tant par mer que par terre, & lui communique ses pelleteries, d'où noz Terre-neuviers & Marchans tirent de bons profits._ SIRE, _s'il y a Roy au monde qui puisse & doive dominer sur la mer, & sur la terre, c'est vous qui avés des peuples innumerables dont une partie languissent faute d'occupation; Et n'étoit deux ou trois manieres de gens qui abondent dans vôtre Royaume, en auriez beaucoup d'avantage, qui ne seroient moins puissans à vous faire redouter aux extremitez de la terre, que les vieux Gaullois, qui conquirent l'Asie & l'Italie, & y occuperent des provinces appellées de leur nom: Et plus recentement encor noz peres les premiers François, qui possedoient autant delà que deçà le Rhin. Mais qui (outre ce) avés les ports pour l'Orient & l'Occident à vôtre commandement: Plus les bois pour les vaisseaux; les vivres, toiles, & cordages pour les fretter, en telle abondance, que vous en fournissés les nations voisines de vôtre Royaume. Il y a beaucoup d'autres choses à dire sur ce sujet, SIRE, dont je m'abstiens quant à cette heure pour les representer à vôtre Majesté quand elle aura consideré l'importance de ce que dessus, & donnera des témoignages qu'elle veut serieusement entendre à ce qui est du bien de son service & de la gloire de Dieu és terres de l'Occident. Ainsi Dieu vous vueille inspirer, SIRE: Ainsi Dieu vous ayde & fortifie vôtre bras pour r'entrer dans vôtre ancien heritage, & domter vos ennemis: Ainsi Dieu nous doint voir bien-tot vôtre grandeur servie & obéïe par toute la terre: A quoy je me reputeray glorieux de contribuer tout ce que doit un homme tel que je suis,_ SIRE, De vôtre Majesté Tres-Humble, tres-obeissant, & tres-fidele sujet. MARC LESCARBOT de Vervin. [Illustration] A MONSEIGNEUR MESSIRE PIERRE JEANNIN Chevalier, Baron de Montjeu, Chagni, et Dracy, Conseiller du Roy en ses Conseils d'Estat, & Conterolleur general de ses Finances. MONSEIGNEUR, Comme l'âge de l'homme commence par l'ignorance, & peu à peu l'esprit se formant, par une studieuse recherche, pratique & experience, acquiert la cognoissance des choses belles & relevées: Ainsi l'âge du monde, en son enfance croit rude, agreste, & incivil, ayant peu de conoissance des choses celestes & terrestes, & des sciences que les siecles suivans ont depuis trouvées, & communiquées à la posterité: & y reste encore beaucoup de choses à decouvrir, dont l'âge futur se glorifiera, comme nous nous glorifions des choses trouvées de nôtre temps. C'est ainsi que le siecle dernier a trouvé la Zone torride habitable, & la curiosité des hommes a osé chercher & franchir les antipodes que plusieurs anciens n'avoient sceu comprendre. Tout de méme en noz jours, le desir de sçavoir a fait découvrir à noz François des terres & orées maritimes qui onques n'avoient eté vuës des peuples de deçà. Témoins de ceci soient les Souriquois, Etechemins, Armouchiquois, Iroquois, Montagnais du Saguenay, & ceux que habitent par-delà le Saut de la grande riviere de Canada, decouverts depuis un an, au lieu déquels les Hespagnols, & Flamens ont couché sur leurs Tables geographiques des noms inventés à plaisir: & le premier menteur en a tiré plusieurs autres aprés soi. _Nemo enim_ (dit Seneque) _sibi tantum errat; sed alieni erroris causa & author est, versatque nos & præcipitat traditus per manies error, alienisque perimus exemplis._ Mais rien ne sert de chercher & decouvrir des païs nouveaux au peril de tant de vies, si on ne tire fruit de cela. Rien ne sert de qualifier une NOUVELLE-FRANCE, pour estre un nom en l'air & en peinture seulement. Vous sçavés, Monseigneur, que noz Roys ont fait plusieurs découvertes outre l'Ocean depuis cent ans en-çà, sans que la Religion Chrétienne en ait esté avancée, ni qu'aucune utilité leur en soit reüssie. La cause en est, que les uns se sont contentez d'avoir veu, d'autres d'en ouir parler, & que jamais on n'a embrassé serieusement ces affaires. Or maintenant nous sommes en un siecle d'autre humeur. Car plusieurs pardeçà s'occuperoient volontiers à l'innocente culture de la terre, s'ils avoient dequoy l'employer: & d'autres exposeroient volontiers leurs vies pour la conversion des peuples de delà. Mais il y faut au prealable établir la Republique, d'autant que (comme disoit un bon & ancien Eveque) _Ecclesia est in Republica, non Republica in Ecclesia._ Il faut donc premierement fonder la republique, si l'on veut faire quelque avancement par-delà (car sans la Republique l'Eglise ne peut étre) & y envoyer des colonies Françoises pour civiliser les peuples qui y sont, & les rendre Chrétiens par leur doctrine & exemple. Et puis que Dieu, Monseigneur vous a mis en lieu eminent sur le grand theatre de la France pour voir & considerer ces choses, & y apporter du secours: Vous qui aymez les belles entreprises des voyages & navigations, aprés tant de services rendus à noz Roys, faites encore valoir ce talent, & obligez ces peuples errans, mais toute la Chrétienté, à prier Dieu pour vous, & benir vostre Nom eternellement, voire à le graver en tous lieux dans les rochers, les arbres, & les coeurs des hommes: Ce qu'ilz feront, si vous daignés apporter ce qui est de vôtre credit & pouvoir pour chasser l'ignorance arriere d'eux, leur ouvrir le chemin de salut, & faire conoitre les choses belles, tant naturelles que surnaturelles de la terre & des cieux. En quoy je n'épargneray jamais mon travail, s'il vous plait en cela (comme en toute autre chose) honorer de voz commandemens celuy qu'il vous a pleu aymer sans l'avoir veu: C'est, MONSEIGNEUR, Vôtre tres-humble & tres-obeissant serviteur MARC LESCARBOT. [Illustration] A LA FRANCE BEL oeil de l'Univers, Ancienne nourrice des lettres & des armes, Recours des affligez, Ferme appui de la Religion Chrétienne, Tres-chere Mere, ce seroit vous faire tort de publier ce mien travail (chose qui vous époinçonnera) souz vôtre nom, sans parler à vous, & vous en declarer le sujet. Vos enfans (tres-honorée Mere) noz peres & majeurs ont jadis par plusieurs siecles eté les maitres de la mer lors qu'ilz portaient le nom de Gaullois, & vos François n'étoient reputez legitimes si dés la naissance ilz ne sçavoient nager, & comme naturellement marcher sur les eaux. Ils ont avec grande puissance occupé l'Asie. Ils y ont planté leur nom, qui y est encore. Ils en ont fait de méme és païs des Lusitaniens & Iberiens en l'Europe. Et aux siecles plus recens, poussez d'un zele religieux & enflammé de pieté, ils ont encore porté leurs armes & le nom François en l'Orient & au Midi, si bien qu'en ces parties là qui dit François il dit Chrétien: & au rebours, qui dit Chrétien Occidental & Romain, il dit François. Le premier Cæsar Empereur & Dictateur vous donne cette louange d'avoir civilisé & rendu plus humaines & sociables les nations voz voisines, comme les Allemagnes, léquelles aujourd'huy sont remplies de villes, de peuples, & de richesses. Bref les grans Evéques & Papes de Rome s'étant mis souz vôtre aile en la persecution, y ont trouvé du repos: & les Empereurs mémes en affaires difficiles n'ont dedaigné se soubmettre à la justice de votre premier Parlement. Toutes ces choses sont marques de votre grandeur. Mais si és premiers siecles vous avez commandé sur les eaux, si vous avés imposé votre nom aux nations éloignées, si vous avés eté zelée pour la Religion Chrétienne, & bref si vous avés apprivoisé les moeurs farouches des peuples rustiques; il faut aujourd'hui reprendre les vieux erremens en ce qui a esté laissé, & dilater les bornes de vôtre pieté, justice, & civilité, en enseignant ces choses aux nations de la Nouvelle-France, puis que l'occasion se presente de ce faire, & que vos enfans reprennent le courage & la devotion de leurs peres. Que diray-je ici? (tres-chere Mere) Je crains vous offenser si je di pour la Verité que c'est chose honteuse aux Princes, Prelats, Seigneurs & peuples tres-Chrétiens de souffrir vivre en ignorance, & préque comme bétes, tant de creatures raisonnables formées à l'image de Dieu, léquelles chacun sçait étre és grandes terres Occidentales d'outre l'Ocean. L'Hespagnol s'est montré plus zelé que nous en cela, & nous a ravi la palme de la navigation qui nous étoit propre. Il y a eu du profit. Mais pourquoy lui enviera-on ce qu'il a bien acquis? Il a esté cruel. C'est ce qui souille sa gloire, laquelle autrement seroit digne d'immortalité. Depuis cinq ans le Sieur de Monts meu d'un beau desir & d'un grand courage, a essayé de commencer une habitation en la Nouvelle-France, & a continué jusques à present à ses dépens. En quoy faisant lui & ses lieutenans ont humainement traité les peuples de ladite province. Aussi aiment-ils les François universellement, & ne desirent rien plus que de se conformer à nous en civilité, bonnes moeurs, et religion. Quoy donc, n'aurons nous point de pitié d'eux, qui sont noz semblables? Les lairrons-nous toujours perir à nos yeux, c'est à dire, le sçachant, sans y apporter aucun remede? Il faut, il faut reprendre l'ancien exercice de la marine, &faire une alliance du Levant avec le Ponant, de la France Orientale avec l'Occidentale, & convertir tant de milliers d'hommes à Dieu avant que la consommation du monde vienne, laquelle s'avance fort, si les conjectures de quelques anciens Chrétiens sont veritables, léquels ont estimé que comme Dieu a fait ce grand Tout en six journées, aussi qu'au bout de six mille ans viendroit le temps de repos, auquel sera le diable enchainé, & ne seduira plus les hommes. Ce qui se rapporte à l'opinion des disciples & sectateurs d'Elie, léquels, (selon les Talmudiste) on tenu que le monde seroit DEUX MILLE ANS VAGUE [1] DEUX MILLE ANS LOY DEUX MILLE ANS MESSIE, [Note 1: C'est à dire ni Loy, ni Messie.] & que pour nos iniquitez, qui sont grandes, seront diminuées dédites années autant qu'il en sera diminué. Il vous faut, di-je (ô chere Mere) faire une alliance imitant le cours du Soleil, lequel comme il porte chasque jour sa lumiere d'ici en la Nouvelle-France: Ainsi, que continuellement votre civilité, vôtre justice, vôtre pieté, bref votre lumiere se transporte là-méme par vos enfans, léquels d'orenavant par la frequente navigation qu'ilz feront en ces parties Occidentales seront appellés Enfans de la mer, qui sont interpretés Enfans de l'Occident, selon la phraze Hebraïque, en la prophétie d'Osée. Que s'ilz n'y trouvent les thresors d'Atabalippa & d'autres, qui ont affriandé les Hespagnols & iceux attirés aux Indes Occidentales, on n'y sera pourtant pauvre, ainsi cette province sera digne d'étre dite vôtre fille, la transmigration des hommes de courage, l'Academie des arts, & la retraite de ceux de vos enfans qui ne se contenteront de leur fortune: déquels plusieurs faute d'estre employés, vont és païs étrangers, où desja ils-ont enseigné les metiers qui vous estoient anciennement particuliers. Mais au lieu de ce faire prenans la route de la Nouvelle-France, ilz ne se debaucheront plus de l'obeïssance de leur Prince naturel, & feront des negociations grandes sur les eaux, léquelles negociations sont si propres aux parties du Ponant, qu'és écrits des Prophetes, le mot de negociation [Hébreux] se prent aussi pour l'Occident: & l'Occident & la Mer sont volontiers conjoints avec les discours des richesses. Plusieurs de lache coeur qui s'épouvantent la veuë des ondes, étonnent les simples gens, disans (comme le Poëte Horace) qu'il vaut mieux contempler de loin la fureur de Neptune: _Neptunum proculè terra spectare furentem,_ & qu'en la Nouvelle France n'y a nul plaisir. Il n'y a point les violons, les masquarades, les danses, les palais, les villes, & les beaux batiments de France. Mais à telles gens j'ay parlé en plusieurs lieux de mon histoire. Et leur diray d'abondant que ce n'est à eux qu'appartient la gloire d'établir au nom de Dieu parmi des peuples errans qui n'en ont la conoissance: ni de fonder des Republiques Chrétiennes & Françoises en un monde nouveau: ni de faire aucune chose de vertu, qui puisse servir & donner courage à la posterité. Tels faineans mesurans chacun à leur aune, ne sçachans faire valoir la terre, & n'ayans aucun zele de Dieu, trouvent toutes choses grandes impossibles: & qui les en voudroit croire jamais on ne feroit rien. Tacite parlant de l'Allemagne, disoit d'elle tout de méme que ceux-là de la Nouvelle-France: _Qui est_ (dit-il) _Celui, qui outre le danger d'une mer effroyable & inconnuë, voudroit laisser l'Italie, l'Asie, ou l'Afrique, pour l'Allemagne, où est un sol rigoureux, une terre informe & triste soit en son aspect, soit en sa culture, si ce n'est à celui qui y est nay?_ Cestui-là parloit en Payen, & comme un homme de qui l'esperance étoit en la jouïssance des choses d'ici bas. Mais le Chrétien marche d'un autre pié & a son but à ce qui regarde l'honneur de Dieu, pour lequel tout exil lui est doux, tout travail lui sont delices tous perils ne lui sont que jouëts. Pour n'y avoir des violons & autres recreations en la Nouvelle-France, il n'y a encore lieu de se plaindre: car il est fait aisé d'y en mener. Mais ceux qui ont accoutumé de voir de beaux chateaux, villes & palais, & se contenter de l'esprit de cette veuë, estiment la vie peu agreable parmi les foréts, & un peuple nud: Pour auquels repondre je diray pour certain, que s'il y avoit des villes ja fondées de grande antiquité il m'y auroit point un poulce de terre au commandement des François, & d'ailleurs les entrepreneurs de l'affaire n'y voudroient point aller pour batir sur l'edifice d'autrui. D'abondant, qui est celui (s'il n'est bien sot) qui n'aime mieux voir une forét qui est à lui, qu'un palais où il n'a rien? Les timides mettent encore une difficulté digne d'eux, qui est la crainte des Pyrates: A quoy j'ay répondu au Traité de la Guerre: & diray encore qu'à ceux qui marchent souz l'aile du Tout-puissant, & pour un tel sujet que celui ci, voici que dit notre Dieu: _Ne craint point, ô vermisseau de Jacob, petit troupeau d'Israël: Je t'aideray, dit le Seigneur, & ton defenseur c'est le sainct d'Israël._ Et comme les hommes scrupuleux font des difficultez par tout: J'en ay quelquefois veu qui ont mis en doute si on pouvoit justement occuper les terres de la Nouvelle-France, & en dépoüiller les habitans: auquels ma reponse a esté en peu de mots, que ces peuples sont semblables à celui duquel est parlé en l'Evangile, lequel avoit serré le talent qui lui avoit esté donné, dans un linge, au lieu de le faire profiter, & partant lui fut oté. Et comme ainsi soit que Dieu le Createur ait donné la terre à l'homme pour la posseder, il est bien certain que le premier tiltre de possession doit appartenir aux enfans qui obeïssent à leur pere & le reconnoissent, & qui sont comme les ainez de la maison de Dieu, tels que sont les Chrétiens, auquels apparient le partage de la terre premier qu'aux enfans desobeïssans, qui ont eté chassez de la maison, comme indignes de l'heritage, & de ce qui en depend. Je ne voudroy pourtant exterminer ces peuples ici, comme a fait l'Hespagnol ceux des Indes Occidentales prenant le pretexte des commandemens faits jadis à Josué, Gedeon, Saul, & autres combattans pour le peuple de Dieu. Car nous sommes en la loy de grace, loy de douceur, de pieté, & de misericorde, en laquelle nôtre Sauveur a dit, _Apprenez de moy que je suis doux, & humble de coeur:_ Item, _Venés à moy vous tous qui estes travaillés & chargés, et je vous soulageray_: Et ne dit point: Je vous extermineray. Et puis, ces pauvres peuples Indiens estoient sans defense au pris de ceux qui les ont ruiné: & n'ont pas resisté comme ces peuples déquels la Sainte Ecriture fait mention. Et d'ailleurs, que s'il falloit ruiner les peuples de conquéte, ce seroit en vain que le méme Sauveur auroit dit à ses Apôtres: _Allez vous-en par tout le monde, & prêchez l'Evangile à toute creature_. La terre donc appartenant de droit divin aux enfans de Dieu, il n'est ici question de recevoir le droit des Gents, & politique, par lequel ne seroit loisible d'usurper la terre d'autrui. Ce qu'étant ainsi, il la faut posseder en conservant ses naturels habitans, & y planter serieusement le nom de Jesus-Christ & le vôtre, puis qu'aujourd'hui plusieurs de vos enfans ont cette resolution immuable de l'habiter, & y conduire leurs propres familles. Les sujets y sont assez grans pour y attraire les hommes de courage & de vertu qui sont aiguillonnez de quelque belle & honorable ambition d'étre des premiers courans à l'immortalité par cette action l'une des plus grandes que les hommes se puissent proposer. Et comme les poissons de la mer salée passent tous les ans par le détroit de Constantinople à la mer du Pont Euxin (qui est la mer Major) pour y frayer, & faire leurs petits, d'autant que là ilz trouvent l'eau plus douce, ç cause de plusieurs fleuves qui se déchargent en icelle: Ainsi: (tres-chere Mere) ceux d'entre vos enfans qui voudront quitter cette mer salée pour aller boire les douces eaux du Port Royal en la Nouvelle-France, trouveront là bien-tot (Dieu aydant) une retraite tant agreable, qu'il leur prendra envie d'y aller peupler la province & la remplir de generation. M. LESCARBOT [Illustration] [Illustration] SOMMAIRES DES CHAPITRES pour servir de Table des matieres contenües en cette Histoire. LIVRE PREMIER Auquel sont décrits les voyages & navigations faites par Commission, & aux dépens de noz Rois tres-Chrétiens FRANÇOIS I & CHARLES IX, en la Terre neuve de la Floride, & Virginie par les Capitaines Verazzan, Ribaut, Laudonniere, & Gourgues. CHAPITRE I ORIGINE _de la navigation. Motifs des decouvertes, qui se sont faites depuis six vints ans. Voyages de nos François sur l'Ocean. Cause du peu de fruit qu'on y a fait. Fausseté des Tables geographiques. Que le sujet de cette histoire n'est à mépriser. Qualités louables des peuples qu'on appelle sauvages._ CHAP. II _Du nom_ de GAULLE, _Réfutation des Autheurs Grecs sur ce sujet. Noé premier Gaullois. Les anciens Gaullois peres des Umbres en Italie. Bodin refuté. Conquétes & navigations des vieux Gaullois. Loix marines, justice, & victoires des Marseillois. Portugal. Navire de Paris. Navigations des anciens François. Refroidissement en la navigation d'où est venu. Lacheté de nôtre siecle. Richesses des Terres neuves._ CHAP. III _Conjectures sur le peuplement des Indes Occidentales, & consequemment de la Nouvelle-France comprise sous icelles._ CHAP. IV _Limites de la Nouvelle-France: & sommaire du voyage de Jean Verazzan Capitaine Florentin, en la Terre-neuve aujourd'hui dite la Floride, & en toute cette côte jusques au quarantième degré: avec une briéve description des peuples qui habitent ces contrées._ CHAP. V _Voyage du Capitaine Jean Ribaut en la Floride: Les découvertes qu'il y a faites, & la premiere demeure des Chrétiens et François en cette Province._ CHAP. VI _Retour du Capitaine Ribaut en France: Confederations des François avec les chefs des Indiens: Feste d'iceux Indiens: Necessité de vivres: Courtoisie des Indiens: Division des François: Mort du Capitaine Albert._ CHAP. VII _Election d'un Capitaine au lieu du Capitaine Albert. Difficulté de retourner en France faute de navire: Secours des Indiens la dessus: Retour: Etrange et cruele famine: Abord en Angleterre._ CHAP. VIII _Voyage du Capitaine Laudonniere en la Floride dite Nouvelle-France: Son arrivée à l'ile Sainct Dominique: puis en ladite province de la Floride: Grand âge des Floridiens: Honeteté d'iceux: Batiment de la forteresse des François._ CHAP. IX _Navigation dans la riviere de May: Recit des Capitaines &_ Paraoustis _qui sont dans les terres: Amour de vengeance: Ceremonies étranges des Indiens pour reduire en memoire la mort de leurs peres._ CHAP. X _Guerre entre les Indiens: Ceremonies avant que d'y aller: Humanité envers les femmes & petits enfans: Leurs triomphes: Laudonniere demandant quelques prisonniers est refusé: Etrange accident de tonnerre: Simplicité des Indiens._ CHAP. XI _Renvoy des prisonniers Indiens à leur Capitaine: Guerre entre deux Capitaine Indiens: Victoire à l'aide des François: Conspiration contre le Capitaine Laudonniere: Retour du Capitaine Bourdet en France._ CHAP. XII _Autre diverses conspirations contre le Capitaine Laudonniere: & ce qui en avint._ CHAP. XIII _Ce que fit Laudonniere estant delivré de ses seditieux: Deux Hespagnols reduits à la vie des Sauvages: Les discours qu'ils tindrent tant d'eux mémes, que des peuples Indiens: Habitans de Serropé ravisseurs de filles: Indiens dissimulateurs._ CHAP. XIV _Comme Laudonniere fait provision de vivre: Découverte d'un Lac que l'on pense aboutir à la mer du Su: Montagne de la Mine: Avarice des Sauvages: Guerre: Victoire à l'aide des François._ CHAP. XV _Grandes necessité de vivres entre les François accruë jusques à une extreme famine: Guerre pour avoir la vie: Prise_ d'Outina: _Combat des François contre les Sauvages: Façon de combattre d'iceux Sauvages._ CHAP. XVI _Provision de mil: Arrivée de quatre navires Angloises: Reception du Capitaine & general Anglois: Humanité & courtoisie d'icelui envers les François._ CHAP. XVII _Preparation du Capitaine Laudonniere pour retourner en France: Arrivée du Capitaine Jean Ribaut: Calomnies contre Laudonniere: Navires Hespagnoles ennemies: Deliberation sur leur venuë._ CHAP. XVIII _Opiniatreté du Capitaine Ribaut: Prise du Fort des François: Retour en France: Mort dudit Ribaut & des siens: Bref recit de quelques cruautés Hespagnoles. Impossible de reduire les hommes à méme opinion._ CHAP. XIX _Entreprise haute & genereuse du Capitaine Gourgues pour relever l'honneur des François en la Floride: Renouvellement d'alliance avec les Sauvages: Prise des deux plus petits Forts des Hespagnols._ CHAP. XX _Hespagnol déguisé en Sauvage: Grande resolution d'un Indien: Approches & prise du grand Fort: Demolition d'icelui, & des deux autres: Execution des Hespagnols prisonniers: Regrets des Sauvages au partir des François: Retour de Gourgues France: Et ce qui avint depuis._ LIVRE DEUXIÈME Contenant les Voyages faits souz le Capitaine Villegagnon en la France Antarctique du Bresil. CHAP. I _Entreprise du Sieur de Villegagnon pour aller au Bresil: Discours de tout son voyage jusques à son arrivée en ce païs là: Fièvre pestilente à-cause des eaux puantes: Maladies des François, & mort de quelques uns: Zone Torride temperée: Multitude de Poissons: Ile de l'Ascension: Arrivée au Bresil: Riviere de Ganabara: Fort des François._ CHAP. II _Renvoy de l'un des navires en France: Expedition des Genevois pour envoyer au Bresil: Conjuration contre Villegagnon: Découverte d'icelle: Punition de quelques uns: Description du lieu & retraite des François: Partement de l'escouade Genevoise._ CHAP. III _Seconde navigation faite au Bresil aux dépens du Roy: Accident d'une vague de mer: Discours des iles Canaries: Barbarie, païs fort bas: Poissons volans, & autres, pris en mer: Tortuës merveilleuses._ CHAP. IV _Passage de le Zone Torride: où navigation difficile: & pourquoy: Et sur ce; Refutation des raisons de quelques autheurs: Route des Hespagnols au Perou: De l'origine du flot de la mer: Vent oriental perpetuel sous la ligne æquinoctiale: Origine & causes d'icelui, & des vents d'abas, & de midi: Pluies puantes souz la Zone Torride: Effects d'icelles: Ligne æquinoctiale pourquoy ainsi dite: Pourquoy sous icelle ne se voit ne l'un ne l'autre Pole._ CHAP. V _Découverte de la terre du Bresil:_ Margajas _quels peuples: Façon de troquer avec les_ Ou-etacas _peuple le plus barbare de tous les autres: Haute roche appellée l'Emeraude de_ Max-hé: _Cap de Frie: Arrivée des François à la riviere de_ Ganabara, _où étoit Villegagnon._ CHAP. VI _Comment le sieur du Pont exposa au sieur de Villegagnon la cause de sa venuë & de ses compagnons: Reponse dudit Villegagnon: Et ce qui fut fait au Fort de Colligni aprés l'arrivée des François._ CHAP. VII _Ordre pour le fait de la Religion: Pourquoy Villegagnon a dissimulé sa Religion: Sauvages amenez en France: Mariages celebrés en la France Antarctique: Debats pour la Religion: Conspirations contre Villegagnon: Rigueur d'icelui: Les Genevois se retirent d'avec lui: Question touchant la celebration dela Cene à faute de pain & de vin._ CHAP. VIII _Description de la riviere, ou Fort de_ Ganabara: _Ensemble de l'ile où est le Fort de Colligni Ville-Henri de Thevet. Baleine dans le Port de_ Ganabara: _Baleine échouée._ CHAP. IX _Famine extreme, & les effects d'icelle: Pourquoy on dit Rage de faim: Découverte de la terre de Bretagne: Recepte pour s'affermir le ventre: Procez contre les Genevois envoyé en France: Retour de Villegagnon._ LIVRE TROISIÈME Auquel sont décrits les voyages, navigations, & découvertes, des François dans les Golfes & grande riviere de Canada. CHAP. I _Sommaire de deux voyages faits par le Capitaine Jacques Quartier en la Terre-Neuve: Golfe, & grand fleuve de_ Canada: _Esclaircissement des noms de Terre-neuve, Bacalos, Canada & Labrador: Erreur de Belle-forest._ CHAP. II _Relation du premier voyage fait par le Capitaine Jacques Quartier en la Terre-Neuve du Nort jusques à l'embouchure du grand fleuve de_ Canada. _Et premierement l'état de son equipage, avec les découvertes du mois de May._ CHAP. III _Les navigations & découvertes du mois de Juin._ CHAP. IIII _Les navigations & découvertes du mois de Juillet._ CHAP. V _Les navigations & découvertes du mois d'Aoust, & le retour en France._ CHAP. VI _Que la conoissance des voyages du Capitaine Jacques Quartier est necessaire principalement aux Terre-neuviers qui vont à la pecherie: Quelle route il a prise en cette seconde navigation: Voyage de Champlein jusques à l'entrée du grand fleuve de_ Canada: _Epitre presentée au Roy par ledit Capitaine Jacques Quartier sur la relation de son deuxiéme voyage._ CHAP. VII _Preparation du Capitaine Jacques Quartier & des siens au voyage de la Terre neuve: Embarquement: Ile aux oiseaux: Découvertes d'icelui jusques au saut du grand fleuve de_ Canada, _par lui dit_ Hochelaga: _Largeur et profondeur nompareille d'iceluy: Son commencement inconnu._ CHAP. VIII _Retour du Capitaine Jacques Quartier vers Labaye sainct Laurent: Hippopotames: Continuation du voyage dans la grande riviere de_ Canada, _jusques à la riviere de_ Saguenay _qui sont cent lieues._ CHAP. IX _Voyage de Champlein depuis_ Anticosti _jusques à_ Tadoussac: _Description de_ Cachepé; _Riviere de_ Mantanne: _Port de_ Tadoussac; _Baye des Morues, Ile percée, Baye de chaleur: Remarques des lieux, iles, ports, bayes, sables, rocher, & rivieres qui sont à la bende du Nort en allant à la riviere de_ Saguenay _Description du port de_ Tadoussac, _& de ladite riviere de_ Saguenay. _Contradiction de Champlein._ CHAP. X _Bonne reception faite aux François par le grand Sagamos des Sauvages de_ Canada: _Leurs festins & danses: La guerre qu'ils ont avec les Iroquois._ CHAP. XI _La rejouïssance que font les Sauvages aprés qu'ils ont eu victoire sur leur ennemis: Leurs humeurs: Sont malicieux: Leur croyance & faulses opinions. Que leurs devins parlent visiblement aux diables._ CHAP. XII _Comme le Capitaine Jacques Quartier par de la riviere de_ Saguenay _pour chercher un port, & s'arrête à Saincte Crois: Poissons inconus: Grandes Tortues: Ile aux Coudres: Ile d'Orleans: Rapport de la terre du païs: Accueil des François par les Sauvages: Harangues des Capitaines Sauvages._ CHAP. XIII _Retour du Capitaine Jacques Quartier à l'ile d'Orleans, par lui nommée l'Ile_ de Bachus, _& ce qu'il y trouva: Balizes fichées au port sainct Croix: Forme d'alliance: Navire mis à sec pour hiverner: Sauvages ne trouvent bon que le Capitaine aille en_ Hochelaga: _Etonnement d'iceux au bourdonnement des Canons._ CHAP. XIV _Ruse inepte des Sauvages pour detourner le Capitaine Jacques Quartier du voyage en_ Hochelaga: _Comme ilz figurent le diable: Depart de Champlein de_ Tadoussac _pour aller à Saincte Croix: Qualités & rapport du païs: Ile d'Orleans:_ Kebec, _Diamants audit_ Kebec: _Riviere de_ Batiscan. CHAP. XV _Voyage du Capitaine Jacques Quartier à_ Hochelaga: _Qualités & fruits du païs: Reception des François par les Sauvages: Abondance de vignes & raisins. Grand lac: Rats musquets. Arrivée en_ Hochelaga. __Merveilleuse rejouyssance desdits Sauvages. CHAP. XVI _Comme le Capitaine & les Gentils-hommes de sa compagnie, avec ses mariniers allerent à la ville de_ Hochelaga: _Situation du lieu: Fruits du païs; Batimens: & maniere de vivre des Sauvages._ CHAP. XVII _Arrivée du Capitaine Quartier à_ Hochelaga _Accueil & caresses à lui faites: Malades lui sont apportez pour les toucher: Mont-Royal: Saut de la grande riviere de_ Canada: _Etat de la dite riviere et ledit Saut: Mines: Armures de bois, dont usent certains peuples: Regrets pour son depart._ CHAP. XVIII _Retour de Jacques Quartier au Port de Saincte Croix aprés avoir esté à_ Hochelaga: _Sauvage gardent les tétes de leurs ennemis: Les_ Toudamans _ennemis des_ Canadiens. CHAP. XIX _Voyage de Champlein depuis le port de Saincte Croix jusques au Saut de la grande riviere, où sont remarqués les rivieres, iles, & autres choses qu'il a découvertes audit voyage: & particulierement la riviere, le peuple, & le païs des_ Iroquois. CHAP. XX _Arrivée au Saut: Sa description, & ce qui s'y void de remarquable. Avec le rapport des Sauvages touchant la fin, ou plustot l'origine de la grande riviere._ CHAP. XXI _Retour du Saut à_ Tadoussac, _avec la confrontation du rapport de plusieurs Sauvages, touchant la longueur, & commencement de la grande riviere de_ Canada: _Du nombre de sauts & lacs qu'elle traverse._ CHAP. XXII _Description de la grande riviere de_ Canada, _& autres qui s'y dechargent: Des peuples qui habitent le long d'icelle: Des fruits de la terre: Des bétes & oiseaux: & particulierement d'une béte à deux piez: Des poissons abondans en ladite grande riviere._ CHAP. XXIII _De la riviere du_ Saguenay: _Des peuples qui habitent vers son origine: Autre riviere venant dudit_ Saguenay _au dessus du Saut de la grande riviere: De la riviere des_ Iroquois _venant de vers la Floride, païs sans neges, ni glaces: Singularités d'icelui païs: Soupçon sur les Sauvages de_ Canada: _Guet nocturne: Reddition d'une fille échappée: Reconciliation des Sauvages avec les François._ CHAP. XXIV _Mortalité entre les Sauvages: Maladie étrange & inconnuë entre les François: Devotions & voeux: Ouverture d'un corps mort: Dissimulation envers les Sauvages sur lesdites maladies & mortalité: Guerison merveilleuse d'icelle maladie._ CHAP. XXV _Soupçon sur la longue absence du Capitaine des Sauvages: Retour d'icelui avec multitude de gans: Debilité des François: Navire delaissé pour n'avoir la force de le remener: Recit des singularités du_ Saguenay, _& autres recherches merveilleuses._ CHAP. XXVI _Croix plantée par les François: Capture des principaux Sauvages, pour les amener en France, & faire recit au Roy des singularités du_ Saguenay: _Lamentations des Sauvages: Presens reciproques du Capitaine Quartier, & d'iceux Sauvages._ CHAP. XXVII _Retour du Capitaine Jacques Quartier en France: Rencontre de certains Sauvages qui avoient des couteaux de cuivre: Presens reciproques entre lesdits Sauvage & ledit Capitaine: Descriptions des lieux où la route s'est adressée._ CHAP. XXVIII _Rencontre des Montaignais (sauvages de_ Tadoussac) _& Iroquois: Privilege de celui qui est blessé à la guerre: Ceremonies des Sauvages devant qu'aller à la guerre: Conte fabuleux de la monstruosité des_ Armouchiquois: _De la Mine reluisante au Soleil: & du_ Gougou: _Arrivée au Havre de Grace._ CHAP. XXIX _Discours sur le Chapitre precedent: Crédulité legere:_ Armouchiquois _quels: Sauvages toujours en crainte: Causes des terreurs Paniques: Fausses visions, & imaginations:_ Gougou _proprement que c'est: Autheur d'icelui: Mine de cuivre: Hano Carthageois: Censures sur certains Autheurs qui ont écrit de la Nouvelle-France. Conseil pour l'instruction des Sauvages._ CHAP. XXX _Entreprise du sieur de Roberval, pour la terre de_ Canada _Commission du Capitaine Jacques Quartier. Fin de ladite entreprise._ CHAP. XXXI _Plainte sur nôtre inconstante & lacheté. Nouvelle entreprise & Commission pour_ Canada. _Envie des Marchans Maloins. Revocation de ladite commission._ CHAP. XXXII _Voyage du Marquis de la Roche aux Terres-neuves. Ile de Sable. Son retour en France d'une incroyable façon. Ses gens cinq ans en ladite ile. Leur retour. Commission dudit Marquis._ LIVRE QUATRIÈME Auquel sont compris les voyages des Sieurs de Monts, & de Poutrincourt. CHAP. I _Intention de l'Autheur. Commission du Sieur de Monts. Defenses pour le traffic des pelleteries._ CHAP. II _Voyage du sieur de Monts en la Nouvelle-France: Des accidens survenus audit voyage: Causes des bancs de glaces en la Terre-neuve: Imposition de noms à certains ports: Perplexité pour le retardement de l'autre navire._ CHAP. III _Debarquement du Port au Mouton: Accident d'un homme perdu seze jours dans les bois: Baye Françoise: Port Royal: Riviere de l'Equille: Mine de cuivre: Malheur des mines d'or: Diamans: Turquoises._ CHAP. IIII _Description de la riviere sainct Jean: & de l'ile saincte Croix: Homme perdu dans les bois trouvé le seziéme jour: Exemples de quelques abstinences étranges: Differens des Sauvages remis au jugement du sieur de Monts: Authorité paternele entre lesdits sauvages: Quels marits choisissent à leur filles._ CHAP. V _Description de l'ile Saincte Croix: Entreprise du sieur de Monts difficile, & genereuse: et persecutée d'envie: Retour du Sieur de Poutrincourt en France: Perils du voyage._ CHAP. VI _Batimens de l'ile Saincte Croix: Incommoditez des François audit lieu: Maladies inconnuës: Ample discours sur icelles: De leur causes: Des peuples qui y sont sujets: Des Viandes, mauvaises eaux, airs, vents, lacs, pourriture des bois, saisons, disposition de corps des jeunes, des vieux: Avis de l'Autheur sur le gouvernement de la santé & guerison desdites maladies._ CHAP. VII _Découverte de nouvelles terres par le sieur de Monts: Conte fabuleux de la riviere & ville seinte de_ Norembega: _Refutation des Autheurs qui en ont écrit: Bancs des Moruës en la Terre-neuve:_ Kinibeki: Choüakoet: _Malebarre: Armouchiquois: Mort d'un François tué: Mortalité des Anglois en la Virginie._ CHAP. VIII _Arrivée du Sieur de Pont à l'ile Saincte Croix: Habitation transferée au Port Royal: Retour du Sieur de Monts en France: Difficulté des moulins à bras: Equipage dudit sieur du Pont pour aller decouvrir les Terres-neuves outre Malebarre: Naufrage: Prevoyance pour le retour en France: Comparaison de ces voyages avec ceux de la Floride: Blame de ceux qui méprisent la culture de la terre._ CHAP. IX _Motif, & acceptation du voyage du sieur de Poutrincourt, ensemble de l'autheur en la Nouvelle-France: Partement de la ville de Paris pour aller à la Rochelle: Adieu à la France._ CHAP. X _Jonas nom de nôtre navire: Mer basse à la rochelle cause de difficile sortie: La Rochelle ville reformée: Menu peuple insolent: Croquans: Accident de naufrage du Jonas: Nouvel equipage: Foibles soldats ne doivent estre mis aux frontieres: Ministres prient pour la conversion des Sauvages: Peu de zele des nôtres: Eucharistie portés par les anciens Chrétiens en voyage: Diligence du sieur de Poutrincourt sur le point de l'embarquement._ CHAP. XI _Partement de la Rochelle: Rencontres divers de navires, & Forbans: Mer tempetueuse à l'endroit des Essores, & pourquoy: Vents d'Ouest pourquoy frequens en la mer du Ponant: D'où viennent les vents: Marsoins prognostiques de tempétes: Façon de les prendre: Tempétes: Effects d'icelles: Calmes: Gain de vent que c'est: comme il se forme: Ses effects: Asseurance de Matelots: Reverence comme se rend au navire Royal: Supputation de voyage: Mer chaude, puis froide: Raison de ce: & des Bancs de glace en la Terre-neuve._ CHAP. XII _Du grand Banc des Moruës: Arrivée audit Banc: Description d'icelui: Pecherie de moruës & d'oiseaux; Gourmandise des Happe-foyes: Perils divers: Causes des frequentes & longues brumes en la mer Occidentale: Avertissemens de la terre: Veuë d'icelle: Odeurs merveilleuses: Abord de deux chaloupes: Descente au Port du Mouton: Arrivée au port Royal._ CHAP. XIII _Heureuse rencontre du Sieur du Pont. Son retour au Port Royal: Rejouïssance: Description des environs dudit port: Conjecture sur l'origine de la grande riviere de_ Canada _Semailles de blez. Retour du sieur du Pont en France. Voyage du sieur de Poutrincourt au païs des Armouchiquois. Beau segle provenu sans culture. Exercices & façon de vivre au Port Royal: Cause des prairies de la riviere de l'Equille._ CHAP. XIV _Partement de l'ile Saincte Croix. Baye de Marchim. Choüakoet. Vignes & raisins, & largesse de Sauvages. Terre & peuples Armouchiquois: Cure d'un Armouchiquois blessé: Simplicité & ignorance de peuples. Vices des Armouchiquois. Soupçon. Peuple ne se souciant de vétement. Blé semé & vignes plantées en la terre des Armouchiquois. Quantité de raisins: Abondance de peuple. Mer perilleuse._ CHAP. XV _Perils. Langage inconnu Structure d'une forge, & d'un four. Croix plantée. Abondance. Conspiration. Desobeïssance. Assassinat. Fuite de trois cens contre dix. Agilité des Armouchiquois. Mauvaise compagnie dangereuse. Propheties de ce temps. Accident d'un mousquet crevé. Insolence, timidité, impieté, & fuite de Sauvages. Port Fortuné. Mer mauvaise. Vengeance. Conseil & resolution sur le retour. Nouveaux perils. Faveur de Dieu. Arrivée du Sieur de Poutrincourt au Port Royal, & la reception à lui faite._ CHAP. XVI _Etat des semailles. Nôtre façon de vivre en la Nouvelle-France. Comportement des Sauvages parmi nous. Etat de l'hiver: Pourquoy en ce temps pluies & brumes rares: Pourquoy pluies frequentes entre les Tropiques: Neges utiles à la terre: Conformité de temps en l'antique & Nouvelle-France: Pourquoy printemps tardif: Culture de jardins: Rapport d'iceux: Moulin à eau: Manne de harens: Preparation pour le retour: Invention du sieur de Poutrincourt: Admiration des sauvages. Nouvelles de France._ CHAP. XVII _Arrivée de François: Societé du sieur de Monts rompuë: et pourquoy: Avarice de ceux qui volent les Morts: Feuz de joye pour la naissance de Monseigneur d'Orleans: Partement des Sauvages pour aller ç la guerre: Sagamos Membertou: Voyages sur la côte de la Baye Françoise: Traffic sordide: Ville_ d'Ouïgoudi: _Sauvages comme font de grans voyages: Mauvaises intentions d'iceux: Mine d'acier: Voix de Loups-Marins: Etat de l'ile Saincte Crois. Erreur de Champlein. Amour des Sauvages envers_ leurs enfans: Retour au Port Royal. CHAP. XVIII _Port de Campseau: Partement du Port Royal: Brumes de huit jours: Arc-en-ciel paroissant dans l'eau: Port Savalet: Culture de la terre exercice honorable: Regrets des Sauvages au partir du sieur de Poutrincourt: Retour en France: Voyage au Mont sainct Michel: Fruits de la Nouvelle-France presentez au Roy: Voyage en l Nouvelle-France depuis le retour dudit sieur de Poutrincourt: Lettre missive dudit sieur au Sainct Pere le Pape de Rome._ LIVRE CINQUIÈME Contenant sommairement les navigations faites en la Nouvelle France depuis nôtre retour en l'an mil six cens sept jusques à hui. CHAP. I _Mention de nôtre grand Roy Henri sur le sujet des grandes entreprises: Ensemble des Sieurs de Monts et de Poutrincourt. Revocation du Privilege de la traite des Castors. Reponse aux envieux pour le Sieur de Monts. Dignité du charactere Chrétien. Perils dudit Sieur de Monts._ CHAP. II _Equipage du Sieur de Monts. Kebec. Commission de Champlein. Conspiration chatiée. Consideration sur le discours dudit Champlein. Fruits naturels de la terre. Scorbut. Anneda. Defense pour Jacques Quartier._ CHAP. III _Voyage de Champlein contre les Iroquois. Riviere des Iroquois, & saut d'icelle. Comme vivent les Sauvages allans à la guerre. Disposition de leur gendarmerie. Ilz croyent aux songes. Lac des Iroquois. Alpes des Iroquois._ CHAP. IV _Rencontre des Iroquois. Barricades. Message à l'ennemi. Effect d'arquebuse. Victoire. Butin. Retour des victorieux. Cruauté envers les prisonniers. Ceremonies à l'arrivée des victorieux en leur païs._ CHAP. V _Retour de Champlein en France, et de France en Canada. Riviere de Canada quand ouverte. Triste accident. Etat de Kebec. Guerre contre les Iroquois. Siege de leur Fort. Prise d'icelui à l'ayde de Champlein. Avarice de Marchans. Cruauté de Sauvages sur leurs prisonniers de guerre. Baleine touchée dormante en mer au retour en France._ CHAP. VI _Retour de Champlein en Canada. Bancs de glace longs de cent lieuës. Arrivée à la terre-neuve. Comment les Sauvages passent le Saut de la grande riviere de Canada. Saut du Rhin. Mensonges d'un qui a écrit un sien voyage en Mexique._ CHAP. VII _Commission de Champlein portant reglement pour le traffic avec les Sauvages. Etat de Kebec. Credulité de Champlein à un imposteur. Ses travaux en suite de ce. Sauvages haïssent les menteurs. Imposteur conveincu. Observations sur le voyage de Champlein aux Algumquins. Ceremonies des Sauvages passans le saut du bassin. Quels peuples voisinent les Algumquins. Variations de Champlein._ CHAP. VIII _Qu'il ne se faut fier qu'à soy-méme. Embarquement du Sieur de Poutrincourt. Longue navigation. Conspiration. Arrivée au Port Royal. Baptemes des Sauvages, s'il faut contraindre en Religion. Maniere d'attirer ces peuples. Mission pour l'Eglise de la Nouvelle-France._ CHAP. IX _Peril du Sieur de Poutrincourt. Zele des Sauvages à la religion Chrétienne. Remarques des faveurs de Dieu depuis l'entreprise de la Nouv. Fr._ CHAP. X _Sur la nouvelle des baptemes des Sauvages les Jesuites se presente pour la Nou. Fr. Empechement. Retardement à la ruine de Poutrincourt. Association des Jesuites pour le traffic. L'Eglise est en la Republique. Bancs de glace d'eau douce en mer. Justice de Poutrincourt. Mauvaise intelligence des Jesuites avec Poutrincourt, Polygamie._ CHAP. XI _Retour de Poutrincourt en France. Deffiance sur les Jesuites. Biencourt Vice-Admiral. Rebellion contre lui. Mort du grand Membertou. Un Jesuites en vain essaye de vivre à la Sauvage. Plaisante precaution d'un Sauvage. Association de la Dame de Guercheville avec Poutrincourt. A la suasion des Jesuite elle se fait donner la terre, & les prend pour administrateurs._ CHAP. XII _Contentions entre les Jesuites & ceux de Poutrincourt. Jésuites s'embarquent furtivement pour retourner en France. Sont empechés. Excommunication. Exercices de la religion delaissez. Reconciliation simulée. Saisie du navire de Poutrincourt. Lettre de lui-méme plaintive contre les Jesuites._ CHAP. XIII _Embarquement des Jesuites pour aller posseder la Nouvelle-France. Leur arrivée. Contestations entre eux. Sont attaqués, pris, & emmenés par les Anglois. Un Jesuite tué, avec deux autres. Lacheté du Capitaine. Charité des Sauvages. Retour des Anglois en Virginia, avec leur butin, & retour d'eux-mémes avec les Jesuites en la côte de la Nouvelle-France._ CHAP. XIV _Brigandage des Anglois. Lettre du Sieur de Poutrincourt narrative de ce qui s'est passé. Conjecture contre les Jesuites. Plainte de Poutrincourt. Extraict d'une requéte contre les Jesuites par les Chinois. Anglois retournans en Virginie écartez diversement. Le navire Jesuite porté par les vents contraires en Europe._ CHAP. XV _Pieté du sieur de Poutrincourt. Dernier exploit & mort d'icelui. Epitaphes en sa memoire._ LIVRE SIXIEME _Contenant les moeurs, coutumes, & façons de vivre des Indiens Occidentaux, de la Nouvelle-France, comparées à celles des anciens peuples de pardeça: & particulierement de ceux qui sont en méme parallele & degré._ CHAP. I DE LA NAISSANCE. _Coutume des Hebrieux, Cimbres, François, & Sauvages._ CHAP. II DE L'IMPOSITION DES MONTS. _Abus de ceux qui imposent les noms des Chrétiens aux infideles: Du changement de nom. Les noms n'ont point été imposez sans sujet. Des soubriquets. De l'origine des surnoms. Des noms des hommes imposés aux villes et provinces._ CHAP. III DE LA NOURRITURE DES ENFANS, _de l'amour des peres & meres envers eux. Femmes d'aujourd'hui: Anciennes Allemandes. Sauvages aiment leurs enfans plus que pardeça: & pourquoy. Nouvelle-France en quoy utile à l'antique France. Possession de la terre._ CHAP. IV DE LA RELIGION. _Origine de l'idolatrie. Celui qui n'adore rien est plus suceptible de la Religion Chrétienne qu'un idolatre. Religion des canadiens. Peuple facile à convertir. Astorgie & impitié des Chrétiens du jourd'hui. Donner du pain & enseigner les arts est le moyen de convertir les peuples Sauvages. Du nom de Dieu. De certains Sauvages ja Chrétiens de volonté. Religion de ceux de Virginia. Contes fabuleux de la Resurrection. Simulacres des dieux. Religion des Floridiens. Erreur de Belle-forest. Adoration du Soleil. Baise-main. Bresiliens tourmentez du diable: Ont quelque obscure nouvelle du Deluge: & de quelque Chrétien qui anciennement a esté vers eux._ CHAP. V DES DEVINS, _& Autmoins. De la Pretrise. Idoles des Mexicains. Pretres Indiens sont aussi Medecins. Pretexte de Religion. Ruse des Autmoins: Comme ils invoquent les diables. Le diable égratigne ses sacrificateurs negligens. Chansons à la loüange du diable. Sabat des Sauvages. Feuz de la sainct Jehan._ Vrim & Tummin. _Sacerdoce successif. Caraïbes, affronteurs semblables aux sacrificateurs de Bel._ CHAP. VI DU LANGAGE. _Les indiens tous divisés en langage. Le temps apporte changement aux langues. Conformité d'icelles. Du mot Sagamos. Sauvages parlent en tutoyant. Causes du changement des langues. Traffic de Castors depuis quand. Prononciation des Sauvages, anciens Hebrieux, Grecs, Latins: & des Parisiens. Sauvages ont des langues particuliers non entenduës des Terre-neuviers. Prier en langue entenduë. Maniere de conter des Sauvages._ CHAP. VII DES LETTRES. _Invention des lettres admirable. Anciens Allemans sans lettres. Les lettres & sciences és Gaulles avant les Grecs & Latins. Saronide des vieux Theologiens & Philosophes Gaullois. Poëte Bardes. Reverence qu'on leur portoit. Reverence de Mars aux Muses. Fille ainée du Roy. Basilic attaché au temple d'Apollon. Deploration de la mort du Roy HENRI LE GRAND._ CHAP. VIII DES VETEMENS ET CHEVELURES. _Vetemens à quelle fin. Nudité des anciens Pictes, des modernes Æthiopiens. Des Bresiliens. Sauvages de la Nouvelle-France plus honétes. Leurs manteaux de peluche. Vétement de l'ancien Hercules, des anciens Allemans, des Gots. Chaussure des Sauvages. Couverture de la téte. Chevelures des Hebrieux, Gaullois, Gots. Ordonnance aux prétres de porter chappeaux. Hommes tondus._ CHAP. IX DE LA FORME ET DEXTERITE. _Forme de l'homme la plus parfaite. Violence fait à la Nature. Bresiliens camus. Le reste des Sauvages beaux hommes. Demi nains. Patagons geans. Couleur des Sauvages. Description des Mouches Occidentales. Ameriquains pourquoy ne sont noirs. D'où vient l'ardeur de l'Afrique: & le rafraichissement de l'Armerique en méme degré. Couleur des cheveux, & de la barbe. Romains quand ont porté barbe, Sauvages ne sont velus. Femmes veluës. Anciens Gaullois & Allemans à poil blond comme or. Leurs Regard, Voix, Yeux: Beauté des Yeux quelle. Femmes à bonne tète. Yeux des hommes de la Taprobane, des Sauvage, & Scythes. Des Levres. Corps monstrueux. Agilité corporele. Comme font les Naires de Malabaris pour étre agiles. Quels peuples ont l'agilité. D'exterité à nager des Indiens. Veuë aigüe. Odorat des Sauvages. Leur haine contre les Hespagnols._ CHAP. X DES ORNEMENS DU CORPS. _Du fard, & peintures, des Hebrieux, Romains, Afriquains, &c. Anglois, Pictes, Gots, Scythes, &c. Indiens Occidentaux. Des Marques des anciens Hebrieux, Tyrons, & Chrétiens. Blame des fard & peintures corporeles._ CHAP. XI DES ORNEMENS EXTERIEURS. _Deux tyrans de nôtre vie. Superfluité de l'ancienne Rome. Exces des dames. Des Moules & Cages de téte. Peinture des cheveux. Pendans d'oreilles. Perles aux mains, jarretieres, bottines, & souliers. Perles que c'est._ Matachiaz. _Vignols._ Esurgni. _Carquans de fer, & d'or._ CHAP. XII DU MARIAGE. _Coutume des Juifs, Sauvages plus civils que maintes nations anciennes. Femmes veuves se noircissent le visage. Prostitution de filles. Continence des Souriquoises. Filles à l'épreuve avant le mariage. Maniere de rechercher une fille en mariage. Prostitution de filles au Bresil. Verole. Guerison. Continence des anciens Allemans. Raison de la continence des Sauvages. Floridiens aiment les femmes. Ithyphales. Degrez de consanguinité. Femmes Gaulloises secondes. Polygamie sans jalousie. Repudiation. Secondes nopces apres la separation. Homme ayant mauvaise femme que doit faire. Abstinences des veuves. Coutume de préter les femmes pour avoir lignée. Paillardise est abominable avec les infideles._ CHAP. XIII LA TABAGIE. _Vie des Sauvages des premieres terres. Comme les Armouchiquois usent de leur blé. Anciens Italiens de méme. Assemblée de Sauvages faisans la Tabagie. Femmes separées. Honneur rendu aux femmes entre les vieux Gaullois & Allemans. Mauvaise condition d'icelles entre les Romains. Quels ont établi l'empire Romain. Façon de vivre des vieux Romains, Tartares, Moscovites, Getuliens, Allemans, Æthiopiens, de sainct Jean Baptiste, Scipion, Æmilian, Trajan, Adrian: & des Sauvages. Sel non du tout necessaires. Sauvages patissent quelquefois. Superstition d'iceux. Gourmandise d'eux & de Hercules. Viandes des Bresiliens. Anthropophagie. Etrange prostitution de filles. Communauté de vie. Hospitalité des Sauvages, Gaullois. Allemans & Turc, à la honte des Chrétiens._ DU BOIRE. _Premiers Romains n'avoient vignes. Bierre des vieux Gaullois, & Ægyptiens. Anciens Allemans haïssoient le vin. Vin comment necessaire. Petun. Boire l'un à l'autre. Bruvage des Floridiens, & Bresiliens. Hydromel._ CHAP. XIV DES DANCES ET CHANSONS. _Origine des danses en l'honneur de Dieu. Danses & Chansons en l'honneur d'Apollon, Neptune, Mars, du Soleil. Des Saliens,_ Præsul. _Danse et Socrate. Danses tournées en mauvais usage. Combien dangereuses. Tous Sauvages dansent. A quelle fin. Sotte chanson d'Orphée. Pourquoy nous chantons à Dieu. Chansons des Souriquois: Des peuples saincts, des Bardes Gaullois. Vaudevilles par le commandement de Charlemagne. Chansons des Lacedæmoniens. Danses & Chansons des Sauvages. Harangues de leurs Capitaines._ CHAP. XV DE LA DISPOSITION DU CORPS. _Phthisie. Sueurs des Sauvages. Medecins & Chirurgiens Floridiens, Bresiliens, Souriquois. Guerison par charmes. Merveilleux recit du mépris de douleur. Epreuve de constance. Souffrance de tourmens en l'honneur de Diane & du Soleil. Longue vie des Sauvages. Causes d'icelle, & de l'abbregement de noz jours._ CHAP. XVI EXERCICES DES HOMMES. _Fleches, arcs, masses, boucliers, lignes à pecher, raquettes, Canots des Sauvages, & la forme d'iceux. Canots d'oziers, de papier, de cuir, d'arbres creusez. Origine de la fable des Syrenes. Longs voyages à-travers les bois. Poterie de terre. Labeur de la terre. Allemans anciens n'ont eu champs propres. Sauvages non laborieux. Comme cultivent la terre. Double semaille & moisson. Vie de l'hiver. Villes des Sauvages. Origine des villes. Premier edificateur és Gaulles. Du mot_ Magus. _Philosophie a commencé par les Barbares. Jeux des Sauvages._ CHAP. XVII EXERCICES DES FEMMES. _Femmes dite Percée. Femmes sauvées par la generation des enfans. Purification. Dure condition des femmes entre les Sauvages. Nattes, Conroyement de cuirs, Paniers, Bourses, Teinture, Ecuelles._ Matachiaz, _Canots. Amour des femmes envers leurs maris. Pudicité d'icelles. Belle observation sur les noms Hebrieux de l'homme & de la femme._ CHAP. XVIII DE LA CIVILITÉ. _Premiere civilité, obeïssance à Dieu, & aux peres et meres. Sauvages sont sales en leur Tabagie, faute de linge. Repas des vieux Gaullois & Allemans. Arrivés des Sauvages en quelque lieu. Leurs salutations: ensemble des Grecs, Romains, & Hebrieux. Salutations en éternuant: item és commencemens des Missives. De l'Adieu. Salutation des Chinois. Du baisepié, baise-main, & baise-bouche. De l'adoration humaine. Reverence des Sauvages à peres & meres, Malediction à qui n'honore son pere et sa mere._ CHAP. XIX DES VERTUS ET VICES DES SAUVAGES. _Les principes des Vertus sont en nous dés la naissance. De la force & grandeur du courage. Anciens Gaullois sans peur. Sauvages vindicatifs. Le Pape pere commun des Chrétiens pour mettre la paix entre ses enfans. Temperance en quoy consiste. Si les Sauvages en sont doüez. Liberalité en quoy consiste. Liberalité des Sauvages. Ilz méprisent les mercadens avares. Magnificence. Hospitalité. Pieté envers les peres & meres. Mansuetude. Clemence, Justice d'iceux. Gratelle de nôtre France. Execution de justice. Evasion incroyable de deux Sauvages prisonniers. Sauvages à quoy diligens & paresseux._ CHAP. XX LA CAUSE _Origine d'icelle. A qui elle appartient. A quelle fin les Rois cleuz. Chasse, image de la guerre. Premiere fin d'icelle. Interpretation d'un verset du Psal. 132, Tolus Sauvages chassent. Quand & Comment. Description & chasse de l'Ellan. Chiens de Sauvages. Raquettes aux piés. Constance des Sauvages à la chasse. Belle invention d'iceux pour la cuisine. Sauvages d'Ecosse cuisent la chair dans la peau. Devoir des femmes apres la chasse. La pechirie du Castor. Description d'icelui. Son batiment admirable. Comment se prent. Anciennement d'où venoient les Castors. Ours. Leopars. Description de l'animal. Nibachens, Loups. Lapins, etc. Bestial de France bien profitant en la Nouvelle-France. Merveilleuse multiplication d'animaux. Animaux de la Floride, & du Bresil. Vermine du Bresil. Sauvages sont vrayemens nobles._ CHAP. XXI LA FAUCONNERIE. _Les muses se plaisent à la chasse. Fauconnerie exercice noble. Sauvages comme prennent les oiseaux. Iles fourmillantes en oiseaux. Gibier du Port Royal._ Niridau. _Mouches luisantes. Poules d'inde. Oiseaux de la Floride, & du Bresil._ CHAP. XXII LA PECHERIE. _Comparaison entre la Venerie, la Fauconnerie, & la Pecherie. Empereur se delectant à la Pecherie. Absurdité de Platon. Pecherie permise aux Ecclesiastics. Nourriture de poisson est la meilleure & la plus saine. Tous poissons craignent l'hiver & se retirent. Reviennent au printemps. Manne d'Eplans, Harens, Sardines, Eturgeons, Saumons. Maniere de les prendre par les Sauvages. Abus & superstition de Pythagore._ Sanctorum _Terre-neuviers. Coquillages du Port Royal. Pecherie de la Moruë. Si la moruë dort. Poissons pourquoy ne dorment. Poissons ayans pierres à la téte, (comme la Moruë) craignent l'hiver. Huiles de poissons. Pecherie de la Baleine: en quoy est admirable la hardiesse des Sauvages. Hippopotames. Multitude infinie de Macquereaux. Faineantise du peuple d'aujourd'huy._ CHAP. XXIII DE LA TERRE _Quelle est la bonne terre. Terre sigillée en la Nouvelle-France. Rapport des semailles du sieur de Poutrincourt. Quel est le bon fumier. Blé de Turquie dit_ Mahis. _Comme les Sauvages amendent leurs terres. Comme ilz sement. Temperament de l'air sert à la production. Greniers souz-terrains. Causes de la paresse des Sauvages des premieres terres. Chanve. Vignes. Quand premierement plantées és Gaulles. Arbres. Vertu de la gomme de sapin. Petun, & façon d'en user. Folle avidité apres le Petun. Vertu d'icelui. Erreur de Belle-forest. Racines. Culture de la terre exercice le plus innocent._ Gloria adora. _Gueux & faineans. Arbres fruitiers, & autres, du Port Royal, de la Floride, du Bresil, Vermine du Bresil. Mépris des Mines. Fruits à esperer en la Nouvelle-France. Prieres faites à Dieu par le Pape pour la prosperité des voyages en icelle._ CHAP. XXIV DE LA GUERRE. _A quelle fin les Sauvages font la guerre. Harangues des Capitaines sauvages. Surprises. Façon de presager l'evenement de la guerre. Poser les armes en parlementant. Succession des Capitaines. Armes des Sauvages. Excellens archers. D'où vient le mot_ Militia: _Sujet de la crainte des Sauvages. Façon de marcher en guerre. Danse guerriere. Comme les Sauvages usent de la victoire. Victime. Hostie. Supplice. Les Sauvages ne veulent tomber és mains de leurs ennemis. Prisonniers tondus. Humanité des Sauvages envers les captifs: Trophées de tétes des veincus: Anciens Gaullois: Hongres modernes._ CHAP. XXV DES FUNERAILLES. _Pleurer les morts. Les enterrer oeuvre d'humanité. Coutumes des Sauvages en ce regard. De la conservation des morts. Du dueil des Perses, Ægyptiens, Romains, Gascons, Basques, Bresiliens, Floridiens, Souriquois, Hebrieux, Roynes de France, Thraces, Locrois, anciens Chrétiens. Brulement des meubles des Sauvages decedez Belle leçon aux avares. Coutumes des Phrygiens, Latins, Hebrieux, Gaullois, Allemans, Sauvages, en ce regard, Inhumation des morts. Quels peuples les enterrent, quels les brulent, & quels les gardent. Dons funeraux enclos és sepulcres des morts. Iceux reprouvés. Avarice des violateurs de sepulcres._ Aprés suivent LES MUSES DE LA NOUVELLE-FRANCE [Illustration] AU LECTEUR AMI Lecteur, C'est chose humaine que de faiblir, & autre que Dieu ne se peut dire parfait, lequel méme (ce dit le Proverbe) ne peut aggreer à un chacun. Parent si tu trouves quelque chose ne ce livre qui ne vienne bien à ton sens, ou quelque defaut d'elegance; je te prie supporter le tout par ta prudence, ne m'estimant pas meilleur que l'un des autheurs que l'on met parmi les livres sacrez, lequel à la fin de son oeuvre dit: _Que s'il ne s'il ne s'est assez dignement acquitté de son histoire il luy faut pardonner_: Me soubmettant en toutes choses à la correction des plus sages que moy. Il y a une imperfection en nôtre langue, que l'on y couche trop de lettres superfluës. C'est pourquoy je les ay évitées tant que j'ay peu, par une ortographe non vulgaire. J'adjouteray pour l'intelligence des Relieurs, que le lieu de la grande Charte geographique des Terres-neuves doit estre entre la page 224 & 225. La figure de la terre de la Floride reconuë & habitée par les François, en la page 65. La figure du port de Ganabara au Bresil, entre la page 190 et 191. La figure du Port Royal, en la page 440. En ladite grande Charte les lettres B. C. G. I. P. signifient Baye, Cap, Golfe, Ile, Port. Pour les moins sçavans, je diray que les vents d'est, Ouest, Nort, & su sont les vents d'Orient, Occident, Septentrion, & Midi. Suest, Surouest, Nordest, Norouest, sont les vents moitoyens. Je laisse les quarts & demi-quarts de vents. Finalement je t'avise qu'és Tables de Chapitres ci-dessus couchées, tu trouveras toute la moëlle & substance de cette presente Histoire. [Illustration: losange] [Illustration] PREMIER LIVRE DE L'HISTOIRE DE LA NOUVELLE-FRANCE CONTENANT LES navigations & découvertes des François és terres neuves de l'Occident depuis le trentiéme degré jusques au quarantiéme: & leur habitation au païs aujourd'hui LA FLORIDE _ORIGINE DE LA NAVIGATION._ _Motif des decouvertes qui se sont faites depuis six-vint ans. Voyages de noz François outre l'Ocean. Cause du peu de fruict qu'on y a fit. Fausseté des Tables geographiques. Que le sujet de cette Histoire n'es à mépriser. Qualités loüables des peules qu'on appelle Sauvages._ CHAPITRE PREMIER L'AUTHEUR du livre de la Sapience attribué à Salomon, dit que la convoitise du gain a meu l'esprit de l'homme à rechercher le moyen d'aller sur les eaux, & bâtir des navires, par léquels on peût traverser la mer, & y marcher comme par un chemin solide, nonobstant la profondeur des flots & des abymes. Cette sentence me fait croire vray-semblablement que le saint Patriarche Noé ne fut point le premier inventeur ou fabricateur de vaisseaux de mer, n'ayant bati le sien à cette fin: & qu'avant lui les hommes en avoient trouvé l'usage. Ce qui ne sera trouvé étrange à qui considerera que le monde peu aprés sa creation fut grandement peuplé, & y eut incontinent des filles fondées, & fournies des choses necessaires à la vie humaine, & en outre des métiers de beaucoup plus subtile invention que les navires, comme celle des metaux; la recherche, la fonte le maniment, & l'employ d'iceux, & autres choses que l'Ecriture ne nous dit point, s'étant contentée de nous indiquer cela pour nous faire presumer le reste: sans parler des inventions de musique & instrumens musicaux, comme orgues, harpes, & autres, qui demontrent des Republiques pleines de magnificence plusieurs siecles avant Noé: non moins qu'un peu aprés le deluge, & luy vivant encore, voila fut pied cette grande & superbe ville de Babylone miracle du monde, qui n'eut jamais sa semblable, au moins quant à ses murs et defenses. Dés ce temps on traffiquoit par mer, & y avoit des villes le long de ses rives comme nous en voyons des remarques & argument en l'Histoire sacrée, là où il est écrit que le saint Patriarche Jacob dit à son fils Zabulon que son partage seroit au long de la mer prés le port des navires. La méme convoitise a eté l'aiguillon qui depuis six-vints ans a poussé les Portugais, Hespagnols, & autres peuples de l'Europe à se hazarder sur l'Ocean, chercher des nouveaux mondes deçà & delà l'Equateur, & en un mot environner la terre; laquelle aujourd'huy se trouve toute reconuë par l'obstinée & infatigable avidité de l'homme, excepté quelques cotes antarctiques, & quelques-unes à l'Occident outre d'Amerique, léquelles ont eté negligées, parce qu'il n'y avoit rien à butiner. Parmy tant de decouvertes noz Roys se sont aussi mis aux champs, mais d'une autre façon, & à une autre fin que noz voisins meridionaux. Car je voy par leurs Commissions qu'ils ne respirent que l'avancement de la Religion Chrétienne, sans aucun profit present: & ne voy en aucun écrit qu'en l'execution de leurs entreprises ils ayent, comme eux, cruellement depeuplé les provinces qu'ils ont voulu faire habiter, ayans plus estimé la conversion des ames à Dieu, & la loüange d'humanité, que la possession de la terre. A cette fin nôtre Roy François premier entre les difficultez de ses affaires fit la premiere expedition outre mer en l'an mille cinq cens vint, envoyant le Capitaine Jehan Verazzan Florentin découvrir des terres neuves qui ne fussent occupées d'aucun Prince Chrétien, en intention de les faire habiter, s'il en avoit bon rapport. Ce que fit ledit Verazzan, & cotoya toute la terre depuis appellée la Floride, & celle qui a pris le nom de Virginie, jusques au quarantiéme degré, dont il fit sa relation, ainsi que nous dirons ci-apres. És années cinq cens trente-trois & trente-quatre le Capitaine Jacques Quartier de Saint Malo fut envoyé par le méme Roy à la découverte de la terre neuve des Moruës, & du fleuve de Canada par luy dit Hochelaga. Et six ans apres Jean François de la Roque sieur de Roberval, Gentil-homme Picard prit commission avec ledit Quartier pour aller peupler ladite terre. Au regne du Roy Henry second és années mille cinq cens cinquante-cinq & cinquante-six furent faits nouveaux embarquemens pour l'habitation de la terre du Bresil souz la conduite de Nicolas Durant, dit Chevalier de Villegagnon. Et souz le Roy Charles IX, és années soixante-deux & soixante-quatre furent fait les voyages pour l'habitation de la terre qu'avoit découverte Jean Verazzan, déquels voyages furent conducteurs le Capitaine Jehan Ribaut & le sieur de Laudonniere Gentil-homme Poitevin. Que si le saint desir de ces bons Roys ne reüssi comme il seroit à desirer, il en faut attribuer le defaut partie à nous-mémes, qui sommes en trop bonne terre pour nous en éloigner, & nous donner de la peine pour la commoditez de la vie, apres que la longueur de plusieurs centaines d'années nous a (faute d'exercice) affaineantis: partie aux guerres externes & civiles qui ont continuellement surfaissé la France, & retenu noz François Dans leurs bornes, soit au siecle du Roy François premier; soit depuis, lors que l'étranger fomentoit noz divisions & nous liguoit les uns contre les autres, pour à nôtre ruine établir sa grandeur. En ces derniers temps la France commençant à respirer par la valeur incomparable de nôtre grand Henri, quelques-uns se sont efforcés de Reprendre les erremens delaissez, sçavoir les sieurs Marquis de la Roche Gentil-homme Breton, de Monts Gentil-homme Xaintongeois, & de Poutrincourt Gentil-homme Picard. De tous léquels je parleray chacun en son ordre, selon ce que j'ay veu, ouï dire à eux-mémes, ou trouvé par les écrits de ceux qui ont fait les premiers voyages, l'histoire déquels m'a eté d'autant plus difficile, que la memoire en etoit ja perduë: De sorte que j'ay eté contraint de la chercher partie en la bibliotheque du Roy, partie dans les papiers moisis des Libraires, m'étant quelquefois servi, au regard des derniers temps, de ce que Samuel Champlein en a donné au public. Et comme on dit de certains poissons consacrés à Venus, qui naissent de l'écume de la mer, que pour se garentir de l'injure & gourmandise des plus grans, ilz s'assemblent par milliers, & s'entrelacent en tant de pelotons, qu'ils se rendent assez forts pour se defendre: Ainsi m'a semblé bon mettre en un corps tant de relations & menus écrits qui étoient comme ensevelis, afin de les faire revivre, & par cet assemblage m'essayer de leur donner une meilleure trempe contre la lime sourde du temps qui tout consomme: Et ce tant pour contenter l'honnete desir de plusieurs qui dés long temps requierent cela de moy, que pour employer utilement les heures que je puis avoir de loisir durant cette saison des vacations en l'an mille six cens huit. Or d'autant qu'en cette histoire est souvent fait mention de plusieurs lieux auquels noz François int imposé les noms, léquels toutefois ceux qui impriment les Tables geographiques ont jusques ici ingratement supprimé, mettans en écrit des noms autant imaginaires que la delineation qu'ils ont fait de nôtre Nouvelle France est fausse: J'ay voulu particulierement tirer à la plume, & representer au vray selon les Tables particulieres de noz mariniers, & mémes dudit Champlein (car je n'ay pas tout veu) le fit de la premiere terre, pour montrer que les Hespagnols, ny autres avant nous, ne l'ont jamais veuë, & qu'ils ont donné des bourdes au peuple lors principalement qu'ils ont feint une grande riviere au-deçà des Armouchiquois, & sur icelle une ville grande & puissante qu'ils ont nommée (je ne sçay, ny eux-mémes, à quel sujet) Norembegue, laquelle ils ont située par les quarante-cinq degrés: dequoy nous parlerons plus amplement en son lieu. Et jaçoit que mon sujet semble bas, n'étant ici traité d'un Royaume rempli de belles villes & beaux palais, enrichi de longue main de beaucoup d'ornemens domestics & publics, formillant en peuples instruits et toutes sortes d'arts liberaux & mecaniques: & en un mot, n'ayant ici à discourir sur les sept merveilles du monde. Toutesfois tel qu'il est, j'espere que les Sages lui donneront sauf-conduit, si l'on considere que ce grand vaisseau de sapience Salomon n'avoit dédaigné de traiter en son Histoire naturele, des moindres choses d'ici bas _depuis le Cedre qui est au Liban jusques à l'Hissope qui sort de la paroy: des bestes, des oyseaux, des reptiles, & des poissons_. Et quand ce ne seroit qu'en consideration de l'humanité, & que ces peuples déquels nous avons à parler sont hommes comme nous, nous avons dequoy estre incités au desir d'entendre leurs façons de vivre & moeurs, veu mémement que nous recevons souvent avec beaucoup d'applaudissement les histoires et rapports des choses qui ne sont si étranges, ny tant éloignées de nous: afin que par la consideration de leur deplorable état & condition (car ilz vivent nuds, vagabons, sans police, loy, ny religion) nous venions à remercier Dieu de ce qu'il nous a gratifié par-dessus eux, & dire avec le Prophete Roy son bien-aymé: _A Jacob il donne pour guide Son verbe & ses enseignemens, Et à la race Israëlide Ses statuts & ses jugemens._ _Il n'a fait ainsi pour le reste Des peuples de tout l'univers Leur rendant sa loy manifeste, Et ses jugemens découvers._ Car outre la vie civile à laquelle nous sommes nés, il nous a par sa grace illuminé de son saint Esprit, & fait voir les secrets de sa haute sagesse, afin que le reconoissions, & l'adorions, & obtenions salut par son fils Jesus-Christ nôtre mediateur & sauveur, qui est en un mot toute la vie de l'homme, & la fin à laquelle nous devons aspirer. Ainsi nous ne sçaurions moins faire que ce Philosophe Payen, lequel remercioit ses Dieux entre autres choses, de ce qu'il étoit né à Athenes plutot qu'allieurs, d'autant que là étoit le domicile de toute bonne instruction, civilité, & police; le siege des sciences & des bonnes loix. Et neantmoins je ne veux tellement deprimer la condition des peuples que nous avons à representer, que je n'avouë qu'il y a beaucoup de choses bonnes en eux. Car pour dire brievement, ils ont de la valeur, fidelité, liberalité, & humanité, & leur est l'hospitalité si naturele & recommandable, qu'ilz reçoivent avec eux tout homme qui ne leur est ennemi. Ilz ne sont point niais comme plusieurs de deça, ilz parlent avec beaucoup de jugement & de raison: s'ils ont à entreprendre quelque chose d'importance, le Capitaine sera attentivement écouté, haranguant une, deux, & trois heures, & lui répondra-on de point en point, selon que la matiere le requerra. De sorte que si nous les appellons communement sauvages, c'est par un mot abusif, & qu'ilz ne meritent pas, n'étant rien moins que cela, ainsi qu'il se verifiera par le discours de cette histoire. Un chose leur a manqué jusques ici, qui a causé, & cause encor leur nudité, c'est de n'avoir eu l'usage du fer, sans lequel toutes nos oeuvres manuelles cessent: Et croy que ne serions beaucoup plus relevez qu'eux, si nous eussions eté dépourveus de cette admirable invention, laquelle nous devons à Tubal-Cain specialement celebré au commencement de l'histoire sacrée de la naissance du monde. _Du nom Gaullois. Refutation des Autheurs Grecs sur ce sujet. Noé premier Gaullois. Les Gaullois peres des Umbres en Italie. Bodin refuté. Conquetes & navigations des anciens Gaullois. Loix marines, justice, & victoires des Marseillois. Portugal. Navire de Paris. Navigations des anciens François. Refroidissement en la navigation d'où est venu. Lacheté de nôtre siecle. Richesses des Terres-neuves._ CHAP. II PLUSIEURS anciens ayans voulu discourir de l'origine du nom Gaullois, se sont escrimés en tenebres,& n'ont point touché au but, soit ou faute de sçavoir l'histoire de la creation du monde, ou d'entendre les langues des vieux siecles (auquelles il faut rapporter l'imposition des noms le plus anciens) ou d'avoir des vrais memoires des premiers Gaullois. Ce qu'aussi n'eussent-ilz peu, d'autant que toute la Theologie, & Philosophie d'iceux Gaullois consistait en traditive, & sans écriture, de laquelle ilz n'usoient qu'és choses privées, ce dit Cesar. Or ici nous n'avons affaire qu'aux Latins & Grecs, qui seuls ont traité de nôtre antiquité. Quant aux Latins, iceux ne voyans apparence de deriver nôtre nom d'un Coq, signifié par le mot _Gallus_ en leur langue, ilz n'en ont voulu rien dire. Mais les Grecs plus hardis, léquels ont brouillé les origines de toutes choses, & icelles remplies de fables, ont écrit qu'un Roy des Gaullois nommé _Celtes_, & par honneur Jupiter, eut une fille dite Galathée, laquelle dedaignoit tous les Princes de son temps, jusques à ce qu'ayant ouï les vertus nompareilles, du grand Hercule de Lybie fils d'Osiris, qui guerroyoit les tyrans de la terre, comme il passoit par le païs des Celtes pour aller d'Hespagne en Italie, elle en devint amoureuse, & par la permission de ses parens eut de luy un enfant, qui fut nommé _Galates_, lequel surpassa tous les Princes de son âge en force de corps & grandeur de courage: & ayant conquis beaucoup de provinces par armes, changea le nom de Celtes que son pere avoit donné, & nomma ses sujets Galates. D'autres ont pensé qu'ils avoient esté ainsi appellez du mot Grec [gala] qui signifie Laict, pource que le peuple Gaullois est blanc & de couleur de laict. Or ces derivations sont absurdes: Car pour ce qui est de la couleur blanche, il y avoit plus de raison d'appeler ainsi ceux dela grande Bretagne, ou les bas Allemans. Et puis c'est folie d'estimer que nous ayons pris nôtre appellation des Grecs, déquels au contraire une partie est appellée de nôtre nom. Pour le regard du mot Galates, c'est une invention de la méme forge. Car je ne voy que contrarieté en tous ceux qui en ont parlé. Pausanias en ses Attiques dit, que le nom de Galates n'est venu que sur le tard, & que de grande antiquité les Gaullois auparavant s'appelloient Celtes. Et toutefois _Galates_, selon Berose, a esté Roy des Gaullois immediatement apres _Celtes_. Strabon au contraire, dit, que tous les Galates ont esté appelez Celtes par les Grecs, à cause du noble estoc de ceux de la province Narbonoise, où il donne à entendre qu'ils estoient Galates devant qu'étre Celtes. Appian tient que les Celtes viennent d'un _Celtes_, fils de _Polyphemus_, qui fut fils de Neptune: ce qui ne se peut accorder avec ce que dit Berose, que _Jupiter Celtes_ fut le neufieme Roy des Gaullois, plusieurs siecles apres Neptune. Mais je voudroy demander pourquoy les Grecs, pour suivre leurs fantasies, ont changé le nom de Gaullois en Galates, ce que n'ont fait les Romains plus retenus et plus sobres à brouiller l'antiquité. Je croy qu'ils ont eu crainte de se rendre ridicules en les apellant Gaullois par une (ll) double, d'autant que [Gallos] en leur langue signifie _Chatré_: & ils voyoient les Gaulles formiller en generation. Et de là ont pris sujet d'imposer le nom de Galates aux Gaullois, à cause du Roy _Galates_. Et neantmoins Strabon, non autrement scrupuleux, les appelle indifferemment Gaullois & Galates, & ceux de l'Asie Gallo-grecs. N'y ayant donc point d'apparence à ce nom de Galates, il est meilleur de nous arreter à l'appellation de noz plus proches voisins les Romains, qui nous cognoissent mieux, déquels saint Gregoire disoit que _Comme ilz n'ont les pointes & subtilitez des Grecs, aussi n'en ont-ilz les heresies_: Ilz ne sont si grans brouillons & menteurs. Et pour le nom Gaullois, nous avons l'authorité de Xenophon, lequel en ses Æquivoques dict, _que le premier Ogyges_ (qui fut Noé) _fut surnommé Le Gaullois, pource qu'au deluge du monde s'étant garenti des eaux, il en garentis aussi la race des hommes, & repeupla la terre: De là vient_ (dit-il) _que les Sages_ (qui sont peuples de la Scythie Asiatique, c'est à dire de l'Armenie, où l'Arche de Noé s'arreta) _appellent un vaisseau de mer Gallerim, pource qu'il garentit du naufrage_. Et de ce mot nous avons retenu les noms de Gallere & Galliote, qui ne viennent pas de _Galerus_, comme a voulu dire Erasme. Caton au poëme de ses Origines, & autres Autheurs, s'accordent à ce que dessus, disans que Janus (qui est Noé) vint de Scythie en Italie avec les Gaullois peres des Umbres (peuples aujourd'huy tenans le Duché de Spolette) ainsi appellez d'un autre nom que leurs peres, mais revenant à méme signification. Car en langue Hébraïque & Aramée _Gallim_ signifie Flot, Eau, Inondation: & en langue antique Latine _Umber_, ou _Imber_ signifie Eau & Pluie. Je sçay que Bodin n'approuve point ceci, & se mocque de Rabbi Samuel, qui est de méme opinion que nous. Mais je trouve sa raison bien plus ridicule de dire que comme les anciens Gaullois étoient vagabons, ne sçachans où ils alloient, ilz commencerent à murmurer par ces mots, _où allons-nous?_ & que de là est venu le mot de U uallon, ou Gallon par une transposition de lettre. Arrétons-nous donc à nôtre premier avis, & disons avec le méme Xenophon, que Noé repeuplant le monde amena une trouppe de familles pardeça, léquelles aimans la navigation trouverent bon de s'appeller du nom attribué à ce grand Ogyges (c'est à dire Illustre, & Sacré) & semblablement à Comerus Gallus (lequel en l'histoire sainte est appellé Gomer) premier Roy des Gaullois, selon Jacques de Bergome en son Supplement des Chroniques: quoy que Berose le face Roy d'Italie, à quoy je ne puis accorder, puis qu'elle n'en a retenu le nom. Ainsi ayans beaucoup multiplié (comme la nation Gaulloise est feconde) ilz se rendirent maitres de la mer dés les premiers siecles pares le Deluge: & devant les guerres de Troye le grand Capitaine Cambaules ravagea toute la Grece & l'Asie, comme le confesse Pausanias en ses Phociques & ailleurs. Long temps depuis les Gaullois affriandez de butin firent trois armées, dont Brennus (l'un des chefs) avoit cent cinquante-deux mille pietons, & vingt mille quatre cens maitres de cheval à sa part, chacun déquels avoit deux chevaux de relais, & nombre de Solduriers souz lui, cotoyant toute l'Asie par mer aussi bien que par terre. Strabon fait mention d'autres grandes conquétes des Tectofages, Toliftobogiens, & Trocmiens peuples Gaullois, léquels occuperent la Bythinie, Phrigie, Cappadoce & Paphlagonie, sous un nommé Leonorius, lequel y institua douze Tetrarches semblables à noz douze Pairs de France. Et de ces conquétes parle aussi Pline, lequel dit qu'il avoient cent nonante-cinq villes et principautés. Au reste ils avoient leurs loix marines si bien ordonnées, que les nations étrangeres se conformoient volontiers à icelles comme faisoient les Rhodiens, au recit de Strabon, léquels avoient emprunté de noz Marseillois les loix marines dont ils usoient. Ce qu'ils avaient fait d'autant plus volontiers qu'ilz les voyoient se gouverner avec Justice, & ne souffrir aucuns pyrates sur la mer, ayans (dit le méme Strabon) des grans magazins bien fournis de toutes choses necessaires à la marine, & pour battre les villes, ensemble infinie dépouilles des victoires par eux obtenuës durant plusieurs siecles contre les pyrates susdits. Et Jules Cesar parlant de la civilité des Gaullois, & de leur façon de vivre, laquelle ils ont enseigné aux Allemans, dit que la cognoissance des choses d'outre mer leur apporte beaucoup d'abondance & de commoditez pour l'usage de la vie. Et ne faut penser que cette ardeur de naviger ait esté enclose dans la mer du Levant. Car le païs de Portugal portant le nom de Port des Gaullois, témoigne assez qu'ils ont aussi couru sur l'Ocean. En memoire dequoy la principale ville du Royaume des Gaullois porte encore aujourd'huy la Navire pour sa marque. Voire, je pourray bien encore ici mentionner la pointe d'Angleterre, qui s'appelle _Cornu Gallia_, Cornuaille. Ce qui ne peut provenir que des navigations des Gaullois. Mais comme par la vicissitude des choses tout se change icy bas, & les siecles ont je ne sçay quelle necessité (pour n'user du mot de fatalité) née avec eux de suivre le gouvernement des astres instrumens de la providence de Dieu: les Gaullois ont quelquefois par occasion laissé refroidir cette ardeur de voguer sur les eaux, comme lors que les Romains semerent la division entre-eux, & s'emparerent par ce moyen de leur Etat: & depuis quand les François, Gots, & autres nations dechirerent ce grand empire ja cassé de vieillesse, & tout remply d'humeurs vicieuses, & corrompuës de longue main. Mais par aprés aussi selon les occurences, ils ont repris leurs premiers & anciens erremens, comme lors qu'on a publié les Croisades pour le recouvrement de la terre sainte; environ lequel temps, sçavoir en l'an mille deux cens quatre-vingt, pour éviter la peine de creer tous les jours des Admiraux extraordinaires, & par commission, pour envoyer sur la mer, & conduire l'armée Francoise en l'Orient, fut l'Admirauté de France erigée en tiltre d'office par le Roy Philippe surnommé le Hardi, fils de saint Louis, & deferée au Sire Enguerran de Couci, troisieme du nom en cette famille, premier Admiral de France en la qualité que j'ay dit. Or comme un malade pressé de la douleur qui le violente oublie aisément les exercices auquels il souloit s'occuper estant en pleine santé; Ainsi les François par-aprés occupez sur la defensive aux longues guerres qu'ils ont euës contre les Anglois dans leurs propres entrailles & au milieu de la France, ils ont laissé derechef alentir cette ancienne ardeur en la navigation, qui ne s'est pas aysément r'échauffée depuis, n'étant à peine la France relevée de maladie, que voicy naitre d'autres guerres par la gloutonne ambition d'un Prince sujet de nôtre Roy, lequel ne se promettoit rien moins que de luy enlever la corone de dessus la téte, comme nous témoignent assez amplement nos histoires. Quoy que ce soit il en a tiré de bonnes pieces, léquelles jaçoit qu'elles se puissent justement debattre, toutefois ce ne seroit sans beaucoup de difficultez. Et depuis ce temps les differens pour la Religion, & les troubles étans survenus, noz François parmy ces longues alarmes ont esté tellement occupez, qu'en une division universelle il a esté bien difficile de viser au dehors, faisant un chacun beaucoup de conserver ce qui luy étoit acquis; & vivre chez soy-méme. Neantmoins parmy toutes ces choses, noz Roys n'ont laissé de faire des découvertes avec beaucoup de depense en diverses contrées, & en divers temps, comme a esté veu au chapitre precedent: Et eussent fait davantage s'ils eussent eu prés d'eux des hommes amateurs de la navigation, ou si nos Admiraux se fussent pleu à la marine, ou n'eussent esté empechés ailleurs & embrouillés en noz guerres civiles: Car encores que les Roys bien souvent ne soient que trop poussez d'ambition pour commander à toute la terre, & à des nouveaux mondes, s'il étoit possible, d'autant que (comme dit le Sage) _La gloire & dignité des Rois git en la multitude du peuple_: si ont-ils besoin de gens que les secondent, voire qui les enflamment à un beau sujet, où principalement il y a apparence de faire chose qui peut reüssir à la gloire de Dieu, & n'y va point du detriment d'autrui. Et en cela nôtre siecle est en pire condition que les precedens, d'autant que combien que par la grace de Dieu nous jouïssions d'une bonne paix, que le Roy soit redouté, & ait des moyens autant que pas un de ses predecesseurs, que l'établissement d'un Royaume Chrétien & François soit facile és regions Occidentales d'outre-mer, & qu'il y ait des hommes immuables en cette resolution d'habiter la Nouvelle France, d'où ils ont rapporté les fruicts de leur culture, comme sera dit en son lieu: neantmoins il ne se trouve quasi personne (j'enten de ceux qui ont credit en Cour) qui favorise ce dessein, soit en privé, soit envers sa Majesté. On est bien aise d'en ouïr parler, mais d'y aider, on ne s'entend point à cela. On voudroit trouver les thresors d'Atabalippa sans travail & sans peine, mais on y vient trop tard, & pour en trouver il faut chercher, il faut faire de la dépense, ce que les grans ne veulent pas. Les demandes ordinaires que l'on nous fait, sont: Y a-il des thresors, y a-il des mines d'or & d'argent? & personne ne demande: Ce peuple là est-il disposé à entendre la doctrine Chrétienne? Et quant aux mines il y en a vrayment, mais il les faut fouiller avec industrie, labeur, & patience. La plus belle mine que je sçache c'est du blé & du vin, avec la nourriture du bestial. Qui a de ceci il a de l'argent. Et de mines nous n'en vivons point, quant à leur substance. Et tel bien-souvent a belle mine qui n'a pas bon jeu. Au surplus, les mariniers qui vont de toute Europe chercher du poisson aux Terres-neuves, & plus outre, à mille lieuës loin de leur païs, y trouvent de belles mines sans rompre les rochers, éventrer la terre, vivre en l'obscurité des enfers (car ainsi faut-il appeller les minieres, où l'on condamnoit anciennement ceux que meritoient la mort) ils s'y trouvent, di-je, de belles mines au profond des eaux, & au traffic des pelleteries & fourrures d'Ellans, de Castors, de Loutres, de Martres, & autres animaux dont ilz retirent de bon argent au retour de leurs voyages, auquels ils ne se plairoient tant s'ilz n'y sentoient un ample proffit. Ceci soit dit en passant pour ce qui regarde la Terre-neuve, laquelle jaçoit qu'elle soit peu habitée, & en un climat assez froid, neantmoins est recherchée d'un grand nombre de peuple qui lui va tous les ans rendre hommage de plus loin qu'on ne fait les plus grans Roys du monde, léquels on caresse & honore bien souvent plus pource qu'ilz sont riches & peuvent enrichir les autres, que pour devoir. Ainsi en fait-on à cette terre: de laquelle si on retire tant d'utilité, il faut estimer que celles qui sont en plus haute élevation du soleil sont beaucoup plus è priser & estimer, d'autant qu'avec l'abondance de la mer elles ont ce que l'on peut esperer de leur culture; sans qu'il soit besoin de se travailler pour des mines d'or & d'argent déquelles nôtre France Orientale se passe bien & ne laisse d'étre aussi florissante que les païs dont elle est environnée. Dequoy nous parlerons plus amplement cy-aprés selon que le sujet se presentera. _Conjectures sur le peuplement des indes Occidentales, & consequemment de la Nouvelle France comprise sous icelles._ CHAP. III Je sçay que plusieurs étonnez de la decouverte des terres de ce monde nouveau que l'on appelle Indes Occidentales, ont exercé leur esprit à rechercher le moyen, par lequel elles ont peu étre peuplées aprés le Deluge: ce qui est d'autant plus difficile, que d'un pole à l'autre, ce monde là est separé de cetui-cy d'une mer si large, que les hommes ne l'ont jamais (ce semble) ni peu, ni osé traverser jusques à ces derniers siecles, pour découvrir nouvelles terres: du moins n'en est il aucune mention en tous les livres & memoires qui nous ont esté laissez par l'Antiquité. Les uns se sont servi de quelques propheties & revelations de l'Ecriture sainte tirees par les cheveux, pour dire les uns que les Hespagnols, les autres que les Juifs devoient habiter ce nouveau monde. D'autres ont pensé que c'étoit une race de Cham portée là par munition de Dieu, lors que Josué commença d'entrer en la terre de Chanaan, & en prendre possession, l'Ecriture sainte témoignant que les peuples qui y habitoient furent tellement épouvantez, que le coeur leur faillit à tous: & ainsi pourroit estre avenu que les majeurs & ancestres des Ameriquains & autres de delà, chassez par les enfans d'Israël de quelques contrees de ces païs de Chanaan, s'estans mis dans des vaisseaux à la merci de la mer, auroient esté jettés & seroient abordés en cette terre de l'Amerique. Chose qui semble estre confirmee par ce qui est écrit en la Sapience dite de Salomon, à sçavoir que les Chananéens avant l'entree des enfans d'Israël en leur terre estoient anthropophages, c'est à dire mangeurs de chair humaine, comme sont plusieurs en cette grande étenduë de païs. Et pour les aider encore à dire, j'adjouteray que plusieurs des Ameriquains sautent par-dessus le feu en faisant leurs invocations à leurs Demons, ainsi que faisoient les Chananéens. Mais il y a des raisons encores plus probables que celle-ci: entre léquelles je diray que ceux-là ne se sont point éloignez de la verité, qui ont estimé que quelques mariniers, marchans, & passagers surpris de quelque fortunal de vent en mer, à la violence duquel ilz n'auroient peu resister, auroient esté portés en cette terre, & là paraventure auroient fait naufrage, si bien que se trouvans nuds, ils auroient esté contraints de vivre de chasse et de pecherie, & se couvrir de peaux des animaux qu'ils auroient tués, & ainsi auroient multiplié & rempli cette terre telement quelement (car il n'y a préque les rives de mer & des grandes rivieres habitees, du moins aux premieres terres qui regardent la France, & sont en méme parallele) si bien qu'ores qu'auparavant ils eussent quelque conoissance de Dieu, cela peu à peu s'est évanouï, faute d'instructeurs, comme nous voyons qu'il est arrivé en tout le monde de deçà peu apres le Deluge. Et plusieurs accidens echeuz de cette façon, tant de la partie de l'Orient, que du Midi, & du Nort, & des païs y interposés, peuvent avoir causé le peuplement de cette terre Occidentale en toutes parts. Ce qui n'est sans exemple, méme qui nous est familier. Car en l'an mil cinq cens quatre-vints dix-huict le sieur Marquis de la Roche gentil-homme Breton pretendant habiter la Nouvelle France, & y asseoir des colonies Françoises, suivant la permission qu'il en avoit du Roy, il y mena quelque nombre de gans, léquels (pource qu'ils ne conoissoit encore le païs) il dechargea en l'ile de Sable, qui est à vint lieuës de terre ferme plus au Su que le Cap-Breton, c'est à sçavoir par les quarante quatre degrez. Cependant il s'en alla reconoistre & le peuple & le païs, & chercher quelque beau port pour se loger. Au retour il fut pris d'un vent contraire qui le porta si avant en mer, que se voyant plus prés de la France que de ses gens, il continua sa route pardeça, où il fut peu apres prisonnier és mains de Sieur Duc de Mercure, & demeurerent là ses hommes l'espace de cinq ans vivans de poissons, & du laictage de quelques vaches qui y furent portées il y a environ quatre-vints ans, au temps du Roy François I par le Sieur Baron de Leri, & de saint Just, Vicomte de Gueu, lequel ayant le courage porté à choses hautes, desiroit s'établir par-dela, & y donner commencement à une habitation de François; mais la longueur du voyage l'ayant trop long temps tenu sur mer, il fut contraint de décharger là son bestial, vaches, & pourceaux, faute d'eau douces & de paturages: & des chairs de ces animaux aujourd'hui grandement multipliés, ont vécu les gens dudict Marquis, tout le temps qu'ils ont eté en cette ile. En fin, le Roy étant à Rouën commanda à un pilote de les aller recuillir lors qu'il iroit à la pecherie des Terres-neuves. Ce qu'il fit, & d'un nombre de quarante ou cinquante, en ramena une douzaine, qui le presenterent à sa Majesté vétuz de peaux de loup-marins. Voila comme les peuples Sauvages peuvent avoir été multipliés. Et qui eût laissé là pertuellement ces hommes avec nombre de femmes, ilz fussent (ou leurs enfans) devenuz semblables aux peuples de la Nouvelle-France, & eussent peu à peu perdu la conoissance de Dieu. Et sir cette consideration je pourrois m'écrier avec l'Apôtre saint Paul: _O profondeur des richesse, & de la sapience, & de la conoissance de Dieu, que ses jugemens sont incomprehensibles, & ses voyes impossibles à trouver! Car qui est-ce qui a coneu la pensee du Seigneur, ou qui a été son Conseiller?_ Si qu'un allegue que ce que je viens de dire n'a peu étre fait pource que ce n'est la coutume de mener les femmes en mer. Je repliqueray que cela est bon à dire en ce temps ici, mais que les premiers siecles ont eté autres, auquels croient les femmes plus vigoureuses, & avoient un courage du tout mâle: au lieu qu'aujourd'hui, les delices ont appoltronni & l'un & l'autre sexe. Et neantmoins encore voyons-nous quelquefois des femmes suivre leurs maris en mer. Et n'en faut qu'une pour en peupler tout un païs: ainsi que le monde a multiplié par la fecondité de nôtre premiere mere. Or pour revenir à mon propos, j'ay un autre argument, qui pourroit servir pour dire que ces peuples ont eté portez là de cette façon, c'est à dire, par fortune de mer, & qu'ilz sont venuz de quelque race de gens qui avoient eté instruits en la loy de Dieu. C'est qu'un jour comme le sieur de Poutrincourt discouroit par truchement à un Capitaine Sauvage nommé _Chkoudun_, de nôtre Foy & religion, il répondit sur le propos du Deluge, qu'il avoit bien ouï dire dés long temps, qu'anciennement il y avoit eu des hommes mechans léquels moururent tous, & y en vint de meilleurs en leur place. Et cette opinion du Deluge n'est pas seulement en la partie de la Nouvelle-France, où nous avons demeuré, mais elle est encore entre les peuples du Perou, léquels (à ce que raconte Joseph Acosta) parlent fort d'un déluge avenu en leur païs, auquel tous les hommes furent noyés, & que du grand lac _Titicaca_ sortit un _Viracocha_ (qui est le plus grand de tous leurs Dieux, lequel ils adorent en regardant au ciel, comme createur de toutes choses) & ce _Viracocha_, s'arreta en _Tiaguanaco_, où l'on voit aujourd'hui des reines & vestiges d'anciens edifices fort étranges: & de là à _Cusco_. Ainsi recommença le genre humain à se multiplier. Je ne veux nier pourtant que ces grans païs n'aient peu étre peuplez par un autre voye, sçavoir que les homme se multiplians sur la terre, & s'étendans toujours, comme ils ont fait pardeça, en fin il y a de l'apparence que de proche en proche ils ont atteint ces grandes provinces, soit par l'Orient, ou par le Nort, ou par tous les deux. Car je tiens que toutes les parties de la terre ferme sont concatenées ensemble, ou du moins s'il y a quelque détroit, comme ceux d'Anian & de Magellan: c'est chose que les hommes peuvent aisément franchir. La consideration du passage des animaux est ce qui plus nous peut arreter l'esprit en ceci. Mais on peut dire qu'il a eté aisé d'y transporter les petits, & les grands sont d'eux-mémes capables de passer les detroits de mer, comme il est vray-semblable que les Ellans ont passé de l'Europe Septentrionale en Labrador, en Canada, en la terre des Souriquois par le Nort car nous sçavons de certaine science qu'ilz ne font pas difficulté de passer des bayes de mer, pour accourcir le chemin d'une terre à vue autre. Et nous lisons au premier voyage du Capitaine Jacques Quartier, que les ours passent aisément quatorze lieuës de mer: En ayant lui-méme rencontré un qui traversoit à nage la mer qui est entre la terre ferme & l'ile aux oiseaux. Mais quand je considere que les Sauvages ont de main en main par tradition de leurs peres, une obscure conoissance du Deluge, il me vient au devant une autre conjecture du peuplement des Indes Occidentales, qui n'a point encore esté mise en avant. Car quel empéchement y a-il de croire que Noé ayant vécu trois cens cinquante ans aprés le Deluge, n'ait luy méme eut le soin & pris la peine de peupler, ou plustot repeupler ces païs là? Est-il à croire qu'il soit demeuré un si long espace de temps sans avoir fait & exploité beaucoup de grandes & hautes entreprises? Luy qui étoit grand ouvrier, & grand pilote, sçavoit-il point l'art de faire un autre vaisseau (car le sien croit demeuré arreté aux montagnes d'Ararat, c'est à dire de la grande Armenie) pour reparer la desolation de la terre? Luy qui avoit la conoissance de mille choses que nous ne sçavons point, par la traditive des sciences infuses en nôtre premier pere, duquel il peut avoir veu les enfans ignoroit-il ces terres Occidentales, où par-aventure il avoit pris naissance? Certes en tout cas il est à presumer qu'ayt l'esprit de Dieu, & à r'établir le monde par une speciale election du ciel, il avoit (du moins par la renommee) conoissance de ces terres là, auquelles il ne luy a point eté plus difficile de faire voile, ayant peuplé l'Italie, que de venir du bout de la mer Mediterranée sur le Tibre fonder son _Ianiculum_, si les histoires prophanes sont veritables, & par mille raisons y a apparence de le croire. Car en quelque part du monde qu'il se trouvat, il étoit parmi ses enfans. Il ne lui a, di-je, point esté plus difficile d'aller du détroit de Gibraltar en la Nouvelle-France, ou du Cap-Vert au Bresil, qu'à ses enfans d'aller en Java, ou en Japan, planter leur nom: ou au Roy Salomon de faire des navigations de trois ans: léquelles quelques uns des plus sçavans de nôtre siecle dernier passé, & entre autres François Vatable, disent avoir eté au Perou, d'où il faisoit apporter cette grande quantité d'or d'Ophir tres-fin & pur tant celebré en la sainte Ecriture. Que si (la chose presupposée de cette sorte) ceux des Indes Occidentales n'ont conservé le sacré depos de la conoissance de Dieu, & les beaux enseignement qu'il leur pouvoit avoir laissés, il faut considerer que ceux du monde de deça n'ont pas mieux fait. Somme cette conjecture me semble fondee en aussi bonne & meilleure raison que les autres. Et de telle chose ayans eu Platon quelque sourde nouvelle, il en a parlé en son Timée comme un homme de son païs, là où il a discouru de cette grande ile Atlantique laquelle comme il ne voyoit point, ny personne qui y eût eté de son temps, il a feint que par un grand deluge elle avoit esté submergée dans la mer. Et aprés lui Ælian au troisieme de son histoire Des choses diverses, rapporte chose préque semblable, quoy qu'il croye que ce soit fable, et soit selon Theopompus, que jadis il y eut «fort grande familiarité entre Mydas Phrygien, & Silenus. Ce Silenus croit fils d'une Nymphe, de condition inferieure aux Dieux, mais plus noble que celle des mortels. Apres avoir tenu plusieurs propos ensemble, Silenus adjouta que l'Europe, l'Asie & la Lybye estoient iles environnées de l'Ocean, mais qu'il y avoit une terre ferme par-delà ce monde ici de grandeur infinie, nourrissant de grans animaux, & des hommes deux fois aussi grans, & vivans deux fois autant que nous: qu'il y avoit de grandes cités, diverses façons de vivres, & des loix contraires aux nôtres. Par aprés il dit encores que cette terre possede grande quantité d'or & d'argent, si bien qu'entre les peuples de delà, l'or est moins estimé que le fer entre nous, &c.» Qui considerera ces paroles, il trouvera qu'elles ne sont du tout fabuleuses: & conclura qu'és premier siecles les hommes ont eu conoissance de l'Amerique, & autres terres y continentes, & que pour la longueur du voyage les hommes cessans d'y aller, cette conoissance est venuë à neant, & n'en est demeuré qu'une obscure renommée. Car Pline méme se plaint que de son temps les hommes étoient appoltronnis & la navigation tellement refroidie, qu'il ne se trouvoit plus de gens entendus à la marine, de sorte que «les côtes des terres se reconnoissent mieux par des écrits de ceux qui ne les avoient jamais veuës, que par le dire de ceux qui les habitoient. On ne se soucie plus (dit-il) de chercher de nouvelles terres, ni méme de conserver la conoissance de celles qui sont des-ja trouvées, quoy que nous soyons en bonne paix, & que la mer soit ouverte» & ouvre ses ports à un chacun pour les recevoir. Ainsi les iles Fortunées (qui sont les Canaries) ayans eté és plus prochains siecles apres le Deluge fort conuës, & frequentees, cette conoissance s'est perdue par la nonchalance des hommes, jusques à ce qu'un Gentil-homme de Picardie Guillaume de Betancourt les decouvrit és derniers siecles, comme nous dirons cy-apres. Et pour une derniere preuve de ce que j'ay dit ci-dessus, par une conjecture vray-semblable que les siecles plus reculés ont eu conoissance de terres Occidentales d'outre l'Ocean, j'adjouteray ici ce que les Poetes anciens ont tant chanté des Hesperides, léquelles ayans mis au Soleil couchant, elle peuvent beaucoup mieux étre appropriées aux iles des Indes Occidentales, qu'aux Canaries, ni Gorgones. En quoy volontiers je m'arreteray à ce que le méme Pline, sur une chose pleine d'obscurité, recite qu'un Stratius Sebofus employa quarante jours à naviger depuis les Gorgones (qui sont les iles du Cap Verd) jusques aux Hesperides. Or ne faut-il point quarante jour, ains seulement sept ou huict, pour aller des gorgones aux iles Fortunées (où quelques uns mettent les Hesperides) n'y ayant que deux cens lieuës de distance. Surquoy je conclus que les Hesperides ne sont autres que les iles de Cuba, l'Hespagnole, la Jamaïque, & autres voisines au golfe de Mexique. Quant au dragon qu'on disoit garder les pommes d'or des Hesperides, & aucun n'y entroit, les anciens vouloient signifier les détroits de mer qui vont serpentant parmi ces iles, au courant déquels plusieurs vaisseaux s'estoient perdus, & qu'on n'y alloit plus. Que si le grand Hercule y a esté, & en a ravi des fruits, ce n'est pas chose éloignée de sa vertu. [Illustation] _Limites de la Nouvelle-France, & sommaire du voyage de Jean Verazzan Capitaine Florentin en la Terre-neuve, aujourd'hui dite La Floride, & en toute cette côte jusque au quarantiéme degré. Avec une briéve description des peuples qui habitent ces contrees._ CHAP. IV AYANT parlé de l'origine du peuple de la Nouvelle-France, il est à propos de dire quelle est l'étenduë & situation de la province, quel est ce peuple, les moeurs, façons & coutumes d'icelui, & ce qu'il y a de particulier en cette terre, suivant les memoires que nous ont laissé ceux qui premiers y ont eté, & ce que nous y avons reconu & observé durant le temps que nous y avons sejourné. Ce que je feray, Dieu aydant, en six livres, au premier déquels seront décrits les voyages des Capitaines Verazzan, Ribaut, & Laudonniere en la Floride: Au second ceux qui ont eté faits souz le sieur de Villegagnon en la France antartique du Bresil: Au troisiéme ceux du Capitaine Jacques Quartier & de Samuel Champlein en la grande riviere de Canada: Au quatriéme ceux des sieurs de Monts & de Poutrincourt sur la côte de la Terre neuve qui est baignee du grand Ocean jusques au quarantiéme degré: Au cinquiéme ce qui s'est fait en ce sujet depuis nôtre retour en l'an mille six cens sept; & au sixiéme les moeurs, façons & coutumes des peuples déquels nous avons à parler. Je comprens donc souz la Nouvelle-France tout ce qui est au-deça du Tropique du Cancer jusques au Nort, laissant la vendication de la France Antarctique à qui la voudra & pourra debattre, & à l'Hespagnol la jouïssance de ce qui est au-delà de notredit Tropique. En quoy je ne veux m'arréter au partage fait autrefois par le Pape Alexandre sixiéme entre les Rois de Portugal & de Castille, lequel ne doit prejudicier au droit que noz Rois se sont justement acquis sur les terres de conquéte, telle que sont celles dont nous avons à traiter, d'autant que ce qu'il en a fait a esté comme arbitre de chose debattuë entre ces Rois: qui ne leur appartenoit non plus qu'à un autre. Et quand en autre qualité ledit Pape en auroit ainsi ordonné; outre que son pouvoir (hors son domaine) est purement spirituel, il est à disputer s'il pouvoit, ou devoit partager les enfans puisnéz de l'Eglise, sans y appeller l'ainé. Ainsi nôtre Nouvelle-France aura pour limites du coté d'Ouest la terre jusques à la mer dite Pacifique, au deça du Tropique du Cancer: Au midi les iles & la mer Atlantique du côté de Cuba & l'ile Hespagnole: Au levant la mer du Nort qui baigne la Nouvelle-France: & au Septentrion, celle terre qui est dite inconuë vers la mer glacée jusques au pole arctique. De ce côté quelques Portugais & Anglois ont fait des courses jusques aux soixantieme & septantieme degrez pour trouver passage d'une mer à l'autre par le Nort: mais apres beaucoup de travail ils ont perdu leurs peines, soit pour les trop grandes froidures, soit par defaut des choses necessaires à poursuivre leur route. En l'an mille cinq cens vingt-quatre, Jean Verazzan Florentin fut envoyé à la decouverte des terres par nôtre Roy Tres-Chrétien François premier, & de son voyage il fit un rapport à sa Majesté, duquel je representeray les choses principales sans m'arreter à suivre le fil de son discours. Voici donc ce qu'il en écrit: Ayans outrepassé l'ile de Madere, nous fumes poussez d'une horrible tempéte, qui nous guidant vers le Nort, au Septentrion, apres que la mer fut accoisée nous ne laissames de courir la méme route l'espace de vingt-cinq jours, faisans plus de quatre cens lieuës de chemin par les ondes de l'Ocean: où nous découvrimes une Terre-neuve, non jamais (que l'on sçache) conuë, ni découverte par les anciens, ni par les modernes: & d'arrivée elle nous sembla fort basse: mais approchans à un quart de lieuë, nous conumes par les grans feuz que l'on faisoit le long des havres, & orées de la mer, qu'elle étoit habitée, & qu'elle regardoit vers le Midy: & nous mettans en peine de prendre port pour surgir & avoir conoissance du pays, nous navigames plus de cinquante lieuës en vain: si que voyans que toujours la côte tournoit au Midi, nous deliberames de rebrousser chemin vers le Nort, suivant nôtre course premiere. Et fin voyant qu'il n'y avoit ordre de prendre port, nous surgimes en la côte, & envoyames un esquif vers terre, où furent veuz grand nombre des habitans du païs qui approcherent du bord de la mer, mais dés qu'ilz virent les Chrétiens proches d'eux ilz s'enfuirent, non toutefois en telle sorte qu'ils ne regardassent souvent derriere eux, & ne prinssent plaisir avec admiration de voir ce qu'ils n'avoient accoutumé en leur terre: & s'ébahissoient & des habits des nôtres, & de leur blancheur & effigie, leur montrans où plus commodément ilz pourroient prendre terre, &c. Puis adjoute: Ilz vont tout nuds, sauf qu'ilz couvrent leurs parties honteuses, avec quelques peaux de certains animaux qui se rapportent aux martres, & ces peaux sont attachées à une ceinture d'herbe qu'ilz font propre à ceci, & fort étroite, & tissuë gentillement, & accoutree avec plusieurs queuës d'autres animaux qui leur environnent le corps, & les couvrent jusques aux genoux: & sur la téte aucuns d'eux portent comme des chapeaux, & guirlandes faites de beaux pennaches. Ce peuple est de couleur un peu bazannée, comme quelques Mores de la Barbarie qui avoisinent le plus de l'Europe: ont les cheveux noirs, touffus, & non gueres longs, & léquels ilz lient tout unis & droits sur la téte, tous ainsi faits que si c'étoit une queuë. Ils sont bien proportionnez de membres, de stature moyenne, un plu plus grans que nous ne sommes, larges de poitrine, les bras forts & dispos, comme aussi ils ont & pieds & jambes propres à la course, n'ayant rien que ne soit bien proportionné, sauf qu'ils ont la face large, quoyque non tous, les ïeux noirs & grans, le regard prompt & arreté. Ils sont assez foibles de force, mais subtils & aigus d'esprit, agiles & des plus grans & vites coureurs de la terre. Or quant au plan & site de cette terre & de l'orée maritime, elle est toute couverte de menu sablon qui va quelques quinze piés en montant, & s'étend comme petites collines & côteaux ayans quelques cinquante pas de large: & navigant plus outre on trouve quelques ruisseaux & bras de mer qui entrent par aucunes fosses & canaux, déquels arrousent les deux bords. Apres ce on voit la terre large, laquelle surmonte ces havres areneux, ayant de tres-belles campagnes & plaines, qui sont couvertes de bocages & forets tres-touffuës, si plaisantes à voir que c'est merveille: et les arbres sont pour la pluspart lauriers, palmiers, & hauts cyprés, & d'autres qui sont inconnue à notre Europe, & léquels rendoient une odeur tres-suave, qui fit penser aux François que ce païs participant en circonference avec l'Orient, ne peut étre qu'il ne soit aussi abondant en drogues & liqueurs aromatiques, comme encore la terre donne assez d'indices qu'elle n'est sans avoir des mines d'or, & d'argent & autres metaux. Et est encore cette terre abondante en cerfs, daims, & lievres. Il y a des lacs & étangs en grand nombre, et des fleuves & ruisseaux d'eau vive, & des oyseaux de diverses especes, pour ne laisser chose qui puisse servir à l'usage des hommes. Cette terre est en elevation de trente-quatre degrez, ayant l'air pur, serein, & fort sain, & temperé entre chaud & froid, & ne sent-on point que les vens violens, & impetueux soufflent & respirent en cette region, y regnant le vent d'Orient & d'Occident, & sur tout en Eté, y estant le ciel clair & sans pluie, si ce n'est que quelquefois le vent Austral souffle, lequel fait élever quelques nuages & brouillars, mais cela se passe tout soudainement, & revient sa premiere clarté. La mer y est quoye, & sans violence ni tourbillonnemens de flots, & quoy que la plage soit basse & sans aucun port, si n'est-elle point facheuse aux navigans, d'autant qu'il n'y a pas un écueil, & que jusques à rez de terre à cinq ou six pas d'icelle, on trouve sans flux ny reflux vingts piés d'eau: Quant à la haute mer on y peut facilement surgir, bien qu'une nef fust combattue de la fortune, mais pres de la rade il y fait dangereux. Par cette description peut-on recognoitre que ledit Verazzan est le premier qui a découvert cette côte qui n'avoit point encore de nom, laquelle il appelle Terre-neuve, & depuis a esté appellée la Floride par les Hespagnols, soit ou pource qu'ils en eurent la veuë le jour de Pasques flories, ou pource qu'elle est toute verte & florissante, & que méme les eaux y sont couvertes d'herbes verdoyantes, estant auparavant nommée _Jaquaza_ par ceux du païs. Quant à ce qui est de la nature du peuple de cette contrée, noz François en parlent tout autrement que les Hespagnols, aussi estans naturellement plus humains, doux & courtois, ils y ont receu meilleur traitement. Car Jean Poncey estant allé à la découverte, & ayant mis pied à terre: comme il vouloit jetter les fondemens de quelque citadelle ou fort, il y fut si furieusement attaqué par un soudain choc des habitans du païs, qu'outre la perte d'un grand nombre de ses soldats, il receut une playe mortelle, dont il mourut tôt apres, ce qui mit son entreprise à neant, & ne recognuerent pour lors les Hespagnols que cet endroit où ils pretendoient se percher. Depuis encore Ferdinand Sotto riche des dépouilles du Peru, apres avoir enlevé les thresors d'Atabalippa, desireux d'entreprendre choses grandes, fut envoyé en ces parties-là par Charles V Empereur avec une armee en l'an mil cinq cens trente-quatre. Mais comme l'avarice insatiable le poussoit, recherchant les mines d'or premier que de se fortifier, cependant qu'il erroit & esperoit, il mourut de vergogne & de dueil, & ses soldats que deça, qui dela, qui furent assommés en grand nombre par les Barbares. De rechef en l'an mil cinq cens quarante-huit, furent envoyez d'autres gens par le mesme Charles V léquels furent traitez de méme, & quelques-uns écorchéz, & leur peaux attachées aux portes de leurs temples. Notre Florentin Verazzan s'estant (comme il est à presumer) comporté plus humainement envers ces peuples, n'en receut que toute courtoisie, & pourtant dit qu'ils sont si gracieux & humains, qu'eux (c'est à dire les François) voulans sçavoir quelle estoit la gent qui habitoit le long de cette côte, envoyerent un jeune marinier, lequel sautant en l'eau & pource qu'ils ne pouvoient prendre terre, à cause des flots & courans afin de donner quelques petite denrees à ce peuple, & les leur ayant jettées de loin (pource qu'il se meffioit d'eux) il fut poussé violemment par les vagues sur la rive. Les Indiens (ainsi les appelle-il tous) le voyans en cet état le prennent & le portent bien loin de la marine, au grand étonnement du pauvre matelot, lequel s'attendoit qu'on l'allat sacrifier, & pource crioit-il à l'ayde, & au secours, comme aussi les Barbares crioient de leur part pensans l'asseurer. L'ayans mis au pied d'un côtau à l'objet du Soleil ils le dépouillerent tout nud, s'ébahissans de la blancheur de la chair, & allumans un grand feu le firent revenir & reprendre sa force: & ce fut lors que tant ce pauvre jeune homme que ceux qui étoient au bateau, estimoient que ces Indiens le dussent massacrer & immoler, faisans rotir sa chair en ce grand brazier, & puis en prendre leur curée, ainsi que font les Canibales. Mais il en avint tout autrement. Car ayant repris ses esprits, & eté quelque temps avec eux, il leur fit signe qu'il s'en vouloit retourner au navire, où avec grande amitié ilz le reconduirent, l'accollans fort amoureusement. Et pour lui donner plus d'asseurance, ils luy firent largue entre eux, & s'arreterent jusques à tant qu'il fut à la mer. Ayans traversé païs quelque centaine de lieuës en tirant vers la côte qui est aujourd'hui appellée Virginia, ilz vindrent à une autre contree plus belle & plaisante que l'autre, & où les habitans étoient plus blancs, & qui se vétoient de certaines herbes pendantes aux rameaux des arbres, & léquelles ilz tissent avec cordes de chanve sauvage, dont ils ont grande abondance. Ilz vivent de legumes, léquels ressemblent aux nôtres; de poissons, & d'oiseaux qu'ilz prennent aux rets, & avec leurs arcs, les fléches déquels sont faites de roseaux, & de cannes, & le bout armé d'arréte de poisson, ou des os de quelque béte. Ils usent des canoës & vaisseaux tout d'une piece, comme les Mexiquains, & y est le païsage & terroir fort plaisant, fertil, & plantureux, bocageux & chargé d'arbres, mais non si odoriferens, à cause que la côte tire plus vers le Septentrion: & par ainsi étant plus froide, les fleurs & fruits n'ont la vehemence en l'odeur que celles des contrées susdites. La terre y porte des vignes & raisins sans culture, & ces vignes vont se haussant sur les arbres, ainsi qu'il les voit accoutrées en Lombardie, & en plusieurs endroits de la Gascogne: & est ce fruit bon, & de méme gout que les nôtres, & bien qu'ils n'en facent point de vin, si est-ce qu'ils en mangent, & s'ils ne cultivent cet arbrisseau, à tout le moins otent-ils les feuillages qui lui peuvent nuire & empecher que le fruit ne vienne à maturité. On y voit aussi des roses sauvages, des lis, des violettes, & d'autres herbes odoriferentes & qui sont differentes des nôtres. Et quant à leurs maisons, elles sont faites de bois & sur les arbres, & en d'aucuns endroits ilz n'ont autre gite que la terre, ni aucune couverture que le ciel, & par ainsi ilz sont tretous logés à l'enseigne du Croissant, comme aussi sont ceux qui se tiennent le long de ces terres & rives de la mer. Somme notre Verazzan decrit fort amplement toute cette côte, laquelle il a universellement veue jusques aux Terres-neuves où se fait la pecherie des moruës. Mais d'autant qu'en nôtre navigation derniere souz la charge du sieur de Poutrincourt, en l'an mil six cens six, nous n'avons decouvert que jusques au quarantiéme degré, afin que le lecteur ait la piece entiere de toute nôtre Nouvelle-France conuë je coucheray ici ce que le méme nous a laissé d'un pays qu'il decrit, & lequel il fait en méme elevation qu'est la ville de Rome à sçavoir à quarante degrez de la ligne, qui est vue partie du païs des Armouchiquois (car il ne donne pas de nom à pas un des lieux qu'il a veu). Il dit donc qu'il vit deux Rois (c'est à dire Capitaines) & leur train, tous allans nuds, sauf que les parties honteuses sont couvertes de peau, soit de cerf ou d'autre sauvagine: hommes & femmes beaux & courtois sur tous autres de cette côte, ne se soucians d'or, ni d'argent, comme aussi ils ne tenoient en admiration ni les miroirs, ni la lueur des armes des Chrétiens: seulement s'enqueroient comme on avoit mis ceci en oeuvre. Vit leur logis qui étoient faits comme les chassis d'un lit, soutenu de quatre piliers, & couvert de certaine paille, comme noz nates, pour les defendre de la pluye: Et s'ils avoient l'industrie de bâtir comme par-deça, il leur seroit fort aisé, à cause de l'abondance de pierres qu'ils ont de toutes sortes: les bords de la mer en estans tout couvers, & de marbre & de jaspe, & autres especes. Ils changent de place, & transportent leurs cabanes toutes les fois que bon leur semble, ayans en un rien dressé un logis semblable, & chacun pere de famille y demeurant avec les siens, si bien qu'on verra en une loge vingt & trente personnes. Estans malades ils se guerissent avec le feu, & meurent plus de grande vieillesse que d'autre chose. Ilz vivent de legumes, comme les autres que nous avons dit, & observent le cours de la Lune lors qu'il faut les semer. Ils sont aussi fort pitoyable envers leurs parens lors qu'ilz meurent, ou sont en adversité: car ilz les pleurent & plaignent: y estans morts ils chantent je ne sçay quelz vers ramentevans leur vie passée. Voila en somme la substance de ce que notre Capitaine Florentin écrit des peuples qu'il a découverts. Quelqu'un dit qu'estant parvenu au Cap-Breton (qui est l'entrée pour cingler vers la grande riviere de Canada) il fut pris & devoré des Sauvages. Ce que difficilement puis-je croire, puis qu'il fit la relation susdite de son voyage au Roy, & attendu que les Sauvages de cette terre-là ne sont point anthropophages, & se contentent d'enlever la teste de leur ennemi. Bien est vray que plus avant vers le Nort il y quelque nation farouche qui guerroye perpetuellement noz marinier faisans leur pecherie. Mais j'entens que la querele n'est pas si vieille, ains est depuis vingt ans seulement, que les Maloins tuerent une femme d'un Capitaine, & n'en est point encor la vengeance assouvie. Car tous ces peuples barbares generalement appetent la vengeance, laquelle ilz n'oublient jamais, ains en laissent la memoire à leurs enfans. Et la religion Chrétienne a cette perfection entre autre choses, qu'elle modere ces passions effrenées, remettant bien souvent l'injure, la justice, & l'execution d'icelle au jugement de Dieu. _Voyage du Capitaine Jean Ribaut en la Floride: Les découvertes qu'il y a fait: & la premiere demeure des Chrétiens & François en cette province._ CHAP. V ENCORE que portez de la maree & du vent tout ensemble nous ayons passé les bornes de la Floride, & soyons parvenuz jusques au quarantiéme degré, toutefois il n'y aura point danger de tourner le Cap en arriere & rentrer sur noz brisées, d'autant que si nous voulons passer outre nous entrerons sur les battures de Malebarre, terre des Armouchiquois en danger de nous perdre, si ce n'est que nous voulions tenir la mer: mais ce faisans nous ne reconoitrons point les peuples sur le subjet déquels nous nous sommes mis sur le grand Ocean. Retournons donc en la Floride, car j'enten que depuis notre depart le Roy y a envoyé gens pour y dresser des habitations & colonies Françoises. Jaçoit donc que selon l'ordre du temps il seroit convenable de rapporter ici les voyages du Capitaine Jacques Quartier, toutefois il me semble meilleur de continuer ici tout d'une suite le discours de la Floride, & montrer comme nos François y envoyez par le Roy l'ont premiers habitées, & ont traité alliance & amitié avec les Capitaines & Chefs d'icelle. En l'an mille cinq cens soixante deux l'Admiral de Charillon Seigneur de louable memoire, mais qui s'enveloppa trop avant aux partialitez de la Religion, desireux de l'honneur de la France fit en sorte envers le jeune Roy Charles IX porté de lui-méme à choses hautes, qu'il trouva fort bon d'envoyer nombre de gans à la Floride pour lors encores inhabitée de Chrétiens, afin d'y établir le nom de Dieu souz son authorité. De cette expedition fut ordonné chef Jean Ribaut, homme grave & fort experimenté en l'art de la marine, lequel aprés avoir receu commandement du Roy se mit en mer le 18 de Février accompagné de deux Roberges qui lui avaient eté fournies, & d'un bon nombre de gentilshommes, ouvriers & soldats. Ayant donc navigé deux mois il prit port en la Nouvelle France terrissant pres un cap, ou promontoire, non relevé de terre, pource que la côte est toute plate (ainsi que nous avons veu ci dessus en la description du voyage je Jean Verazzan) & appella ce cap _le Cap François_ en l'honneur de nôtre France. Ce cap distant de l'Equateur d'environ trente degrez. De ce lieu laissant la côte de la Floride qui se recourbe directement au Midi vers l'ile de Cuba finissant comme en pointe triangulaire, il cotoya vers le Septentrion, & dans peu de temps découvrit une fort belle & grande riviere, laquelle il voulut reconoitre, & arrivé au bord d'icelle le peuple le receut avec bon accueil, lui faisant presens de peaux de chamois: & là non loin de l'embouchure de la dite riviere, il fit planter dans la riviere méme une colonne de pierre de taille sur un côtau de terre sablonneuse, en laquelle les armoiries de France étoient empreintes & gravées. Et entrant plus avant pour reconnoitre le païs il s'arreta en l'autre côté d'icelle riviere, où ayant mis pied à terre pour prier Dieu & lui rendre graces, ce peuple cuidoit que les François adorassent le Soleil, par-ce qu'en priant ilz dressoient la veuë vers le ciel. Le Capitaine des Indiens de ce côté de la riviere (que l'historien de ce voyage appelle Roy) fit present audit Ribaut d'un panache d'aigrette teint en rouge, d'un panier fait avec des palmites, tissu fort artificiellement, & d'une grande peau figurée par tout de divers animaux sauvages si vivement representés & pourtraits que rien n'y estoit que la vie. Le Capitaine François en reciproque lui bailla des petits braselets d'étain argentez, une serpe, un miroir, & des couteaux, dont il fut fort content. Et au contraire contristé du depart des François, lesquel à l'adieu ils chargerent de grande quantité de poissons. De-là traversans la riviere ces peuples se mettoient jusques aux aisselles pour recevoir les nôtres avec presens de mil & meures blanches & rouges, & pour les porter à terre. Là ils allerent voir le Roy (que j'aime mieux nommer Capitaine) des ces Indiens, lequel ilz trouverent assis sur une ramée de cedres & de lauriers, ayant pres de soy ses deux fils beaux & puissans au possible, & environné d'une troupe d'Indiens, qui tous avoient l'arc en main & la trousse pleine de fleches sur le dos merveilleusement bien en conche. En cette terre il y a grande quantité de vers à soye, à cause des meuriers. Et pour-ce que noz gans y arriverent le premier jour de May, la riviere fut nommée du nom de ce mois. De là poursuivans leur route ilz trouverent une autre riviere laquelle ilz nommerent Seine pour la ressemblance qu'elle a avec notre Seine. Et passans outre vers le Nord-est trouverent encor une autre riviere qu'ilz nommerent Somme là où il y avoit un Capitaine non moins affable que les autres. Et plus outre encore une autre qu'ilz nommerent Loire. Et consequemment cinq autres ausquelles ils imposerent les noms de noz rivieres de Cherente, Garonne, & Gironde, & les deux autres ilz les appellerent Belle, & Grande, toutes ces neuf rivieres en l'espace de soixante lieuës, les noms déquelles les Hespagnols ont changés en leurs Tables geographiques: & si quelques-unes se trouvent où ces noms soient exprimés, nous devons cela aux Holandois. Or d'autant que celui qui est en plein drap choisit où il veut, aussi noz François trouvans toute cette côte inhabitée de Chrétiens ilz desirerent se loger à plaisir, & passans outre toujours vers le Nord-est trouverent une plus belle & grande riviere, laquelle ilz pensoient estre celle de Jordan, dont ils estoient fort desireux & paraventure est cette-ci méme, car elle est une des belles qui soit en toute cette universelle côte. La profondité y est telle, nommément quand la mer commence à fluer dedans, que les plus grans vaisseaux de France, voire les caraques de Venise y pourroient entrer. Ainsi ilz mouillerent l'ancre à dix brasses d'eau, & appelerent ce lieu & la riviere mme LE PORT ROYAL. Pour la qualité de la terre il ne se peut rien voir de plus beau, car elle étoit toute couverte de hauts chenes & cedres en infinité, & au dessus d'iceux de lentisques de si suave odeur, que cela seul rendoit le lieu desirable. Et cheminans à travers les ramées ilz ne voyoient autre chose que poules d'Indes s'envoler par les forets, & perdris grises & rouges quelque peu differentes des nôtres, mais principalement en grandeur. Ils entendoient aussi des cerfs brosser parmi les bois, des ours, loup-cerviers, leopars, et autres especes d'animaux à nous inconus. Quant à la pecherie un coup de saine étoit suffisant pour nourrie un jour entier tout l'equipage. Cette riviere est à son embouchement large de cap en cap de trois lieuës Françoises. Ilz y penetrerent fort avant dedans, & trouverent force Indiens, qui de commencement fuioient à leur venuë, mais par aprés furent bien-tot apprivoisez, se faisans des presens les uns aux autres, & vouloient ces peuples les retenir avec eux, leur promettans merveilles. En un des bras de cette riviere trouvans lieu propre ilz planterent en une petite ile une borne où étoient gravées les armes de France. Au reste ces peuples là sont si heureux en leur façon de vivre, qu'ilz ne la voudroient pas quitter pour la nôtre. Et en cela est la condition du menu peuple de deça bien miserable (je laisse à part le point de la religion) qu'ils n'ont rien qu'avec une incroyable peine & travail, & ceux-là ont abondance de tout ce qui leur est necessaire à vivre. Que s'ilz ne sont habillez de velours & de satin la felicité ne git point en cela, ains je diray que la cupidité de telles choses, & autres superfluitez que nous voulons avoir, sont les bourreaux de nôtre vie. Car pour parvenir à ces choses, celui qui n'a son diner pret, a besoin de merveilleux artifices, léquels bien souvent la conscience demeure intéressée. Mais encore chacun n'a-il point ces artifices: car tel a envie de travailler qui ne trouve pas à quoy s'occuper: & tel travaille, à qui son labeur est ingrat: & delà mille pauvretés entre nous. Et entre ces peuples tous sont riches s'ils avoient la grace de Dieu, car la vraye richesse du monde, c'est d'avoir contentement. La terre & la mer leur donnent abondamment ce qu'il leur faut, ils en usent sans rechercher les façons de deguiser les viandes, ni tant de saulses qui bien-souvent coutent plus que le poisson. Et pour les avoir se faut donner de la peine. Que s'ilz n'ont tant d'appareils que nous, ilz peuvent dire d'autre part que nous n'avons point libre la chasse du cerf & autres bétes des bois, comme eux: ni des eturgeons, saumons, & mille autres poissons à foison. Noz François caresserent fort long temps deux jeunes Indiens pour les amener en France & les presenter à la Royne, suivant le commandement qu'ils en avoient eu, mais il n'y eut moyen de les retenir, ains se sauverent sans emporter les habits qui leur avoient eté donnés. Au temps de Charles V Empereur, les Hespagnols habitans de sainct Domingue en attirent cauteleusement quelques uns de cette côte, jusque au nombre de quarante pour travailler à leurs mines, mais ilz n'en eurent point le fruit qu'ils en attendoient, car ilz se laisserent mourir de faim excepté un que fut mené à l'Empereur, lequel il fit peu apres baptizer, & lui donna son nom. Et parce que cet Indien parloit toujours de son Seigneur (ou Roy) _Chiquola_, il fut nomme Charles de _Chiquola_. Ce _Chiquola_, estoit un des plus grans Capitaines de cette contrée, habitant avant dans les terres en une ville, ou grand enclos, où il y avoit de fort belles & hautes maisons. Or le Capitaine Ribaut apres avoir bien reconnu cette riviere, desireux de l'habiter il assembla ses gens, auquels il fit une longue harangue Pour les encourager à se resoudre à cette demeure, leur remontrant combien ce leur seroit chose honorable & tout jamais d'avoir entrepris une chose si belle, quoy que difficile. Enquoy il n'oublia à leur proposer les exemples de ceux qui de bas lieu estoient parvenus à des choses grandes, comme de L'Empereur Ælie Pertinax, lequel estant fis d'un cordonnier ne dedaigna de publier la bassesse de son extraction, ains pour exciter les hommes de courage, quoy que pauvres, à bien esperer, fit recouvrir la boutique de son pere d'un marbre bien elaboré. Aussi du vaillant & redouté Agatocles, lequel estant fils d'un potier de terre, fut depuis Roy de Sicile, & parmi les vaisselles d'or et d'argent se faisoit aussi servir de poterie de terre en memoire de la condition de son pere. De Rusten Bascha, de qui le pere estoit vacher, & toutesfois par sa valeur & vertu parvint à tel degré qu'il épousa la fille du grand Seigneur son Prince. A peine eut-il achevé son propos, que la pluspart des soldats respondirent qu'un plus grand heur ne leur pourroit avenir, que de faire chose, qui deust reussir au contentement du Roy, & à l'accroissement de leur honneur. Supplians le Capitaine avant que partir de ce lieu leur bâtir un fort, ou y donner commencement, & leur laisser munitions necessaires pour leur defense. Et ja leur tardoit que cela ne fût fait. Le Capitaine les voyant en si bonne volonté, en fut fort rejouï, & choisit un lieu au Septentrion de cette riviere le plus propre & commode, & au contentement de ceux qui y devoient habiter, qu'il fut possible de trouver. Ce fut une ile qui finit en pointe vers l'embouchure d'icelle riviere, dans laquelle il entre une autre petite riviere, neantmoins assez profonde pour y retirer galleres & galliotes en assez bon nombre: & poursuivant plus avant au long de cette ile, il trouva un lieu fort explané joignant le bord d'icelle, auquel il descendit, & y bâtit la forteresse, qu'il garnit de vivres & munitions de guerre pour la defense de la place. Puis les ayant accomodé de tout ce qui leur estoit besoin, resolut de prendre congé d'eux. Mais avant que partir, appelant le Capitaine Albert (lequel il laissoit chef en ce lieu) _Capitaine Albert_ (dit-il) _j'ai à vous prier en presence de tous que vous ayés à vous acquitter si sagement de votre devoir & si modestement gouverner la petite troupe que je vous laisse_ (ils n'étoient que quarante) _laquelle de si grande gayeté demeure souz vôtre obeissance, que jamais je n'aye occasion de vous loüer, & ne taire (comme j'en ay bonne envie) devant le Roy le fidele service qu'en la presence de nous tous lui promettez faire en la Nouvelle France. Et vous compagnons_ (dit-il aux soldats) _je vous supplie aussi reconoitre le Capitaine Albert comme si c'étoit moy-méme qui demeurast, luy rendans obeissance telle que le vray soldat doit faire à son chef & Capitaine, vivans en fraternité les uns avec les autres, sans aucune dissension, & ce faisant Dieu vous assistera & benira vos entreprises._ _Retour du Capitaine Jean Ribaut en France: Confederation des François avec les chefs des Indiens: Fétes d'iceux Indiens: Nécessité de vivres. Courtoisie des Indiens: Division des François: Mort du Capitaine Albert._ CHAP. VI LE Capitaine Ribaut ayant fini son propos, il imposa au Fort des François le nom de CHARLE-FORT, en l'honneur du Roy Charles & à la petite riviere celui de Chenonceau. Et prenant congé de tous il se retira avec sa troupe dans ses vaisseaux. Le lendemain levant les voiles, il salua les François Floridiens de maintes canonades pour leur dire adieu, eux de leur part ne s'oublierent à rendre la pareille. Les voila donc à la voile tirans vers le Nord-est pour découvrir davantage la côte; & à quinze lieuës du Port Royal trouverent une riviere, laquelle ayans reconu n'avoir que demie Brasse d'eau en son plus profond, ilz l'appellerent la Riviere basse. Delà gaignans la campagne salée, ilz se trouverent en peine, & ne sçavoient que faire étans reduits à six, cinq, quatre, & trois brasses d'eau, encores qu'ilz fussent six lieuës en mer. Mettans donc les voiles bas le Capitaine print conseil de ce qu'ils auroient à faire, ou de poursuivre la découverte, ou de se mettre en mer par le Levant, attendu qu'il avoit de certain reconnu, méme laissé des François qui ja possedoient la terre. Les uns lui dirent qu'il avoit occasion de se contenter veu qu'il ne pouvoit faire davantage, luy remettans devant les ïeux qu'il avoit découvert en six semaines plus que les Hespagnols n'avoient fait en deux ans de conquetes de leur Nouvelle Hespagne: & que ce seroit un grand service au Roy s'il lui portoit nouvelles en si peu de temps d'une si heureuse navigation. D'autres lui proposerent la perte & degats de ses vivres, & d'ailleurs l'inconvenient qui pourroit avenir pour le peu d'eau qui se trouvoit de jour en jour le long de la côte. Ce que bien debattu il se resolut de quitter cette route, & prendre la partie Orientale pour retourner droit en France, en laquelle il arriva le vintieme de Juillet, mil cinq cens soixante deux. Cependant le Capitaine Albert s'étudia de faire des alliances & confederations avec les _Paraoustis_ (ou Capitaines) du païs: entre autres avec un nommé _Andusta_, par lequel il eut la conoissance & amitié de quatre autres, sçavoir _Mayon, Hoya, Touppa, & Stalame_ léquels il visita & s'honorerent les uns les autres par mutuels presens. La demeure dudit _Stalame_ estoit distante de Charle-fort de quinze grandes lieuës à la partie Septentrionale de la riviere: & pour confirmation d'amitié, il bailla audit Capitaine Albert son arc et ses fleches & quelques peaux de chamois. Pour le regard _d'Audusta_ l'amitié étoit si grande entre eux qu'il ne faisoit ny entreprenoit rien de grand sans le conseil de noz François. Mémes il les invitoit aux fétes qu'ilz celebrent par certaines saisons. Entre léquelles y en a une qu'ils appellent _Toya_, où ilz font des ceremonies étranges. Le peuple s'assemble en la maison (ou cabanne) du _Paraousti_, & apres qu'ilz se sont peints & emplumez de diverses couleurs ilz s'acheminent au lieu du _Toya_, qui est une grande place ronde, là où arrivés ilz se rangent en ordonnance, puis trois autres surviennent peints d'autre façon, chacun une tambourasse au poin, léquels entrent au milieu du rond dansans & chantans lamentablement, suivis des autres qui leur répondent. Aprés trois tournoyemens faits de cette façon ilz se prennent à courir comme chevaux debridez parmi l'epais des forets. Là dessus les femmes commencent à pleurer & continuent tout le long du jour si lamentablement que rien plus: & en telle furie empoignent les bras des jeunes filles, léquelles elles decoupent cruellement avec des écailles de moules bien aigües, si bien que le sang en decoule, lequel elles jettent en l'air, s'écrians: _He Toya_ par trois fois. Les trois qui commencent la féte sont nommez _Joanas_: & sont comme les Prétres & sacrificateurs des Floridiens, auquels ils adjoutent foy & creance, en partie pour autant que de race ilz sont ordonnés aux sacrifices, & en parti aussi pour autant qu'ilz sont si subtils magiciens, que toute chose egarée est incontinent recouvrée par leur moyen. Or ne sont ilz reverez seulement pour ces choses, mais aussi pour autant que par je ne sçay quel science & conoissance qu'ils ont des herbes, ilz guerissent les maladies. En toute nation du monde la Pretrise a toujours eté reverée, & ce d'autant plus que ceux de cette qualité sont comme les mediateurs d'entre Dieu (ou ce qu'on estime Dieu) & les hommes. Au moyen dequoy ils ont souvent possedé le peuple & assujettis les ames à leur devotion, & souz cette couleur se sont authorisé en beaucoup de lieux par dessus la raison. Ce qui a emeu plusieurs Roys & Empereurs d'envier cette dignité, reconoissans que cela pouvoit beaucoup servir à la manutention de leur état. Celui aussi qui peut reveler les choses absentes pour léquelles nous sommes en peine, non sans cause est honoré de nus, & principalement quant avec ceci il a la conoissance des choses propres à la guerison de noz maladies, choses merveilleusement puissante, pour acquerir du credit & authorité entre les hommes: ce que l'Ecriture saincte a remarqué quand elle a dit par la bouche du Sage fils de Sirach: _Honore le Medecin de l'honneur qui lui appartient pour le besoin que tu en as: La science du Medecin lui fait lever la tête, & le rend admirable entre les Princes._ Ces Prétres donc, ou plutot Devins, qui s'en sont ainsi fuis par les bois, retournent deux jours aprés: puis étans arrivés, ilz commencent à danser d'une gayeté de courage tout au beau milieu de la place, & à rejouïr les bons peres Indiens qui pour leur vieillesse ou indisposition ne sont appellés à la feste: puis se mettent à banqueter, mais c'est d'une avidité si grande, qu'ilz semblent plutot devorer que manger. Or ces _Joanas_ durant les deux jours qu'ilz font ainsi par les bois font des invocations à _Toya_ (qui est le demon qu'ilz consultent) & par characteres magiques le font venir pour parler à lui, & lui demander plusieurs choses selon que leurs affaires le desirent. A cette féte furent noz François invitez, comme aussi au banquet. Mais aprés s'en étans retournés à Charlefort, je ne trouve point à quoy ilz s'occupoient: & ose bien croire qu'ilz firent bonne chere tant que leurs vivres durerent sans se soucier du lendemain; ny de cultiver & ensemencer la terre, ce qu'ils ne devoient obmettre puis que c'étoit l'intention du Roy de faire habiter la province, & qu'ilz y étoient demeurez pour cet effect. Le sieur de Poutrincourt en fit tout autrement en nôtre voyage. Car dés le lendemain que nous fumes arrivés au Port Royal (Port qui ne cede à l'autre, duquel nous avons parlé, en tout ce qui peut estre du contentement des ïeux) il employa ses ouvriers à cela, comme nous dirons en son lieu, & print garde aux vivres de telle façon que le pain ni le vin n'a jamais manqué à personne, ains avions dix bariques de farines de reste, & du vin autant qu'il nous falloit, voire encore plus: mais ceux qui nous vindrent querir (dont on avoit fait chef un jeune fils de Saint-Malo nommé Chevalier) nous aiderent bien à le boire, au lieu de nous apporter du soulagement. Noz François donc de Charle-fort soit faute de prevoyance, ou autrement, au bout de quelque temps se trouverent courts de vivres, & furent contraints d'importuner leurs voisins, léquels se depouillerent pour eux, se reservans seulement les grains necessaires pour ensemencer leurs champs, ce qu'ilz font environ le mois de Mars. En quoy je conjecture que dés le mois de Janvier ilz n'avoient plus rien. C'est pourquoy les Indiens leur donnerent avis de se retirer par les bois & de vivre de glans & de racines, en attendant la moisson. Ilz leur donnerent aussi avis d'aller vers les terres d'un puissant & redouté Capitaine nommé _Covecxis_, lequel demeuroit plus loin en la partie meridionale abondance en toutes saisons en mil, farines, & féves: disans que par le secours de cetui-ci & son frere _Ouadé_ aussi grand Capitaine, ilz pourroient avoir des vivres pour un fort long temps, & seroient bien aises de les voir & prendre conoissance à eux. Noz François pressez ja de necessité accepterent l'avis, & avec un guide se mirent en mer, & trouverent _Ouadé_ à vint-cinq lieuës de Charlefort en la riviere Belle, lequel en son langage lui témoigna le grand plaisir qu'il avoit de les voir là venuz, protestant leur estre si loyal amy à l'avenir, que contre tous ceux qui leur voudroient étre ennemis il leur seroit fidele defenseur. Sa maison étoit tapissée de plumasserie de diverses couleurs de la hauteur d'une picque, & son lict couvert de blanches couvertures tissuës en compartimens d'ingenieux artifice, & frangez tout à-lentour d'une frange teinte en couleur d'écarlate. Là ils exposerent leur necessité, à laquelle fut incontinent pourveu par le Capitaine Indien, lequel aussi leur fit present six pieces de ses tapisseries telles que nous avons dites. En recompense dequoy les François lui baillerent quelques serpes & autres marchandises: & s'en retournerent. Mais comme ils pensoient étre à leur aise, voici que de nuit le feu aidé du vent, se print à leurs maisons d'une telle apreté, que tout y fut consommé fors quelque peu de munitions. En cette extremité les Indiens ayans pitié d'eux les ayderent de courage à rebatir une autre maison, & pour les vivres ils eurent recours une autre fois au Capitaine _Ouadé_, & encores à son frere _Covecxis_, vers léquels ils allerent & leur raconterent le desastre qui les avoit ruiné, que pour cette cause ils les supplioient de leur subvenir à ce besoin. Ils ne furent trompez de leur attente. Car ces bonnes gens fort liberalement leur departirent de ce qu'ils avoient, avec promesse de plus si ceci ne suffisoit. Presens aussi ne manquerent d'une part & d'autre: mais _Ouadé_ bailla à noz François nombre de perles belles au possible, de la mine d'argent & d'eux pierres de fin cristal que ces peuples fouissent au pied de certaines hautes montaignes qui sont à dix journées de là. A tant les François se departent & retirent en leur Fort. Mais le mal-heur voulut que ceux qui n'avoient peu étre domtez par les eaux, ni par le feu, le fussent par eux-mémes. Car la division se mit entreux à l'occasion de la rudesse ou cruauté de leur Capitaine, lequel pendit lui-méme un de ses soldats sur un assez maigre sujet. Et comme il menaçoit les autres de chatiment (qui paraventure ne luy obeïssoient, & il est bien à croire) & mettoit quelquefois ses menaces à execution, la mutinerie s'enflamma si avant entr-eux, qu'ilz le firent mourir. Et qui leur en donna la principale occasion, ce fut le degradement d'armes qu'il fit à un autre soldat qu'il avoit envoyé en exil, & lui avoit manqué de promesse. Car il lui devoit envoyer des vivres de huit en huit jours, ce qu'il ne faisoit pas, mais au contraire disoit qu'il seroit bien aise d'entendre sa mort. Il disoit davantage qu'il en vouloit chatier encore d'autres, & usoit de langage si malsonnant, que l'honneteté defent de le reciter. Les soldats qui voyoient les furies s'augmenter de jour en jour, & craignans de tomber aux dangers des premiers, se resolurent à ce que nous avons dit, qui est de le faire mourir. Un Capitaine qui a la conduite d'un nombre d'hommes, & principalement volontaires, comme étoient ceux-ci, & en un païs tant eloigné, doit user de beaucoup de discretion, & ne prendre au pié levé tout ce qui se passe entre soldats, qui d'eux-mémes aiment la gloire & le point d'honneur. Et ne doit aussi tellement se dévetir d'amis, qu'en une troupe il n'en ait la meilleure partie à son commandement, & fut tout ceux qui sont de mise. Il doit aussi considerer que la conservation de ses gens c'est sa force, & le depeuplement sa ruine. Je puis dire du sieur de Poutrincourt (& ce sans flatterie) qu'en tout nôtre voyage il n'a jamais frappé un seul des siens, & si quelqu'un avoit failli il faisait tellement semblant de le frapper qu'il lui donnoit loisir d'évader. Et neantmoins la correction est quelquefois necessaire, mais nous ne voyons point que par la multitude des supplices le monde se soit jamais amendé. C'est pourquoy Seneque disoit que le plus beau & le plus digne ornement d'un Prince estoit cette couronne, POUR AVOIR CONSERVÉ LES CITOYENS. _Election d'un Capitaine au lieu du Capitaine Albert. Difficulté de retourner en France faute de navires: Secours des Indiens là dessus: Retour: Etrange & cruelle famine: Abord en Angleterre._ CHAP. VII LE dessein de noz mutins executé ilz retournerent querir le soldat exilé qui étoit en une petite ile distante de Charle-fort de trois lieuës, là où ilz le treuverent à demi mort de faim. Or étans de retour ilz s'assemblerent pour élire un Capitaine, enquoy l'election tomba sur Nicolas Barré homme digne de commandement & qui véquit en bonne concorde avec eux. Cependant ilz commencerent à batir un petit bergantin en esperance de repasser en France, s'il ne leur venoit secours, comme ils attendoient de jour en jour. Et encores qu'il n'y eut homme qui entendit l'art, toutefois la necessité qui apprent toutes choses, leu en montra les moyens. Mais c'est peu de chose d'avoir du bois assemblé en cas de vaisseau de mer. Car il y faut un si grand attirail, que la structure de bois ne semble qu'une petite partie. Ilz n'avoient ni cordages, ni voiles, ni dequoy calfeutrer leur vaisseau, ni moyen d'en recouvrer. Neantmoins en fin Dieu y proveut. Car comme ils estoient en cette perplexité, voici, voici venir _Audusta & Macau_ Princes Indiens accompagnés de cent hommes, qui sur la plainte des François promirent de retourner dans deux jours, & apporter si bonne quantité de cordages, qu'il y en auroit suffisamment pour en fournir le bergantin. Cependant noz gens allerent par les bois recuillir tant qu'ils peurent de gommes de sapins dont ilz brayerent leur vaisseau. Ilz se servirent aussi de mousse d'arbre pour le calage ou calfeutrage. Quant aux voiles ils en firent de leurs chemises & draps de lit. Les indiens ne manquerent à leur promesse. Ce qui contenta tant nosdits François qu'il leur laisserent à l'abandon ce qui leur restoit de marchandises. Le bergantin achevé, ilz se mettent en mer assez mal pourveuz de vivres & partant inconsiderément, attendu la longueur du voyage & les grans accidens qui peuvent survenir en une si spacieuse mer. Car ayans tant seulement fait le tiers de leur route, ilz furent surpris de calmes si ennuieux qu'en trois semaines ilz n'avancerent pas de vingt-cinq lieuës. Pendant ce temps les vivres se diminuerent & vindrent à telle petitesse, qu'ilz furent contraints ne manger que chacun douze grains de mil par jour, qui sont environ de la valeur de douze pois: encore tel heur ne leur dura-il gueres: car tout à coup les vivres leur defaillirent, & n'eurent plus asseuré recours qu'aux souliers & colets de cuir qu'ilz mangerent. Quant au boire, les une se servoient de l'eau de la mer les autres de leur urine: & demeurerent en telle necessité un fort long temps, durant lequel une partie mourut de faim. D'ailleurs leur vaisseau faisoit eau, & étoient bien empechés à l'etancher, mémement la mer étant emeuë, comme elle fut beaucoup de fois, si bien que comme desesperés ilz laissoient là tout, & quelquefois reprenoient un peu de courage. En fin au dernier desespoir quelques-uns d'entr'eux proposerent qu'il étoit plus expedient qu'un seul mourut, que tant de gens perissent: suivant quoy ils arreterent que l'un mourroit pour sustenter les autres. Ce qui fut executé en la personne de _Lachere_, celui qui avoit eté envoyé en exil par le Capitaine Albert, la chair duquel fut departie également entr-eux tous, chose si horrible à reciter, que la plume m'en tombe des mains. Aprés tant de travaux en fin ilz decouvrirent la terre, dont ilz furent tellement réjouïs, que le plaisir les fit demeurer un longtemps comme insensez, laissans errer le bergantin ça & là sans conduite. Mais une petite Roberge Anglesque aborda le vaisseau, en laquelle y avoit un François qui étoit allé l'an précédent en la Nouvelle-France, avec le Capitaine Ribaut. Ce François les reconut & parla à eux, puis leur fit donner à manger & boire. Incontinent ilz reprindrent leurs naturels esprits, & lui discoururent au long leur navigation. Les Anglois consulterent long-temps de ce qu'ilz devoient faire. En fin ilz resolurent de mettre les plus debiles en terre, & mener le reste vers la Royne d'Angleterre. Deux fautes sont à remarquer en ce que dessus, l'une de n'avoir cultivé la terre, pour qu'on la vouloit habiter, l'autre de n'avoir reservé ou fabriqué d'heure quelque vaisseau, pour en cas de necessité retourner d'où l'on étoit venu. Il fait bon avoir un cheval à l'étable pour se sauver quant on ne peut resister. Main je me doute que ceux que l'on avoit envoyé là étoient gens ramassez de la lie des faineans, & qui aymoient mieux besogne faite, que prendre plaisir à la faire. _Voyage du Capitaine Laudonniere en la Floride dite Nouvelle France: Son arrivée à l'ile de sainct Dominique: puis en ladite province de la Floride: Grand âge des Floridiens: honnesteté d'iceux: Bastiment de la forteresse des François._ CHAP. VIII. QUAND le Capitaine Ribaut arriva en France il y trouva les guerres civiles allumées, léquelles furent cause en partie que les François ne furent secourus ainsi qu'il leur avoit eté promis; que le Capitaine Albert fut tué, & le païs abandonné. La paix faite, l'Admiral de Chatillon, qui ne s'étoit souvenu de ses gens tandis qu'il faisoit la guerre à son Prince, en parla au Roy au bout de deux ans, lui remontrant qu'on n'en avoit aucune nouvelle, & que ce seroit dommage de les laisser perdre. A cause dequoy sa Majesté lui accorda de faire equipper trois vaisseaux, l'un des six vingts tonneaux, l'autre de cent, l'autre de soixante, pour les aller chercher & secourir, mais il en étoit bien tard. Le Capitaine Laudonniere Gentilhomme Poitevin eut la charge de ces trois navires, & fit voiles du havre de Grace le vingt-deuxieme Avril mille cinq cens soixante quatre, droit vers les iles Fortunées, dites maintenant Canaries, en l'une déquelles appellée _Teneriffé_, autrement le Pic, y a une chose emerveillable digne d'estre couchée ici par escrit. C'est une montagne au milieu d'icelle si excessivement haute, que plusieurs afferment l'avoir veuë de cinquante à soixante lieuës loin. Elle est préque semblable à celle _d'Ætna_ jetant des flammes comme mont Gibel en Sicile, & va droit comme un pic, & au haut d'icelle on ne peut aller sinon depuis la mi-May jusques à la mi-Aoust à cause de la trop vehemente froidure: chose d'autant plus émerveillable qu'elle n'est distante de l'Equateur que de vint-sept degrez & demi. Mesme il y a des neges encores au mois de May, à raison dequoy Solin l'a appelée _Nivaria_, comme qui diroit l'ile Negeuse. Quelques-uns pensent que cette montagne soit ce que les anciens ont appellé, le mont d'Atlas, d'où la mer Atlantique a pris son nom. Delà par un vent favorable en quinze jours nos François vindrent aux Antilles, puis à sainct Dominique, qui est une des plus belles iles de l'Occident, fort montagneuse, & d'assez bonne odeur. Sur la côte de cette ile deux Indiens voulans aborder les François, l'un eut peur & s'enfuit, l'autre fut arreté, & en cette sorte ne sçavoit quel geste tenir tant il étoit epouvanté, cuidant étre entre les mains des Hespagnols, qui autrefois lui avoient coupé les genetoires, comme il montroit. En fin toutes fois il s'asseura, & lui bailla-on une chemise, & quelques petits joyaux. Ce peuple jaloux ne veut qu'on approche de leurs cabanes, & tuerent un François pour s'en estre trop avoisiné. La vengeance n'en fut faite, pour trop de considerations, léquelles les Hespagnols ne pouvans avoir, ont paraventure eté quelquefois induits aux cruautez qu'ils ont commises. Vray est qu'elles ont eté excessive, & d'autant plus abominables qu'elles ont parvenu jusques aux François, qui possedoient une terre de leur juste & loyal conquét, sans leur faire tore, comme nous dirons à la fin de ce livre. En cette ile de saint Dominique il y a des serpens enormement grans. Noz François cherchans par le bois certains fruits excellens appellés _Ananas_, tuerent un de ces serpens long de neuf grans piés, & gros comme la jambe. L'arrivée en la Nouvelle-France fut le vint-deuxiéme Juin à trente degrez de l'Equateur, dix lieuës au dessus du Cap-François, & trente lieuës au dessuz de la riviere de May, où les nôtres mouillerent l'ancre en une petite riviere qu'ilz nommerent la riviere des Dauphins, où ilz furent receuz fort courtoisement & humainement des peuples du païs & de leur _Paraousti_ (qui veut dire Roy ou Capitaine) au grand regret déquels ilz tirerent vers la riviere de May, à laquelle arrivez, le _Paraousti_ appellé _Satouriona_ avec deux siens fils beaux, grans & puissans, & grand nombre d'Indiens vindrent au-devant d'eux, ne sçachans quelle contenance tenir pour la joye qu'il avoient de leur venuë. Ilz leur montrerent la borne qu'y avoit plantée le Capitaine Ribaut deux ans auparavant, laquelle par honneur ils avoient environnée de lauriers, & au pied mis force petits panier de mil qu'ils appellent _tapaga, tapola_. Ils la baiserent plusieurs fois, & inviterent les François à en faire de méme. En quoy se reconoit combien la Nature est puissante d'avoir mis une telle sympathie entre ces peuples-ci & les François, & une totale antipathie entr'eux et les Hespagnols. Je ne veux m'arréter à toutes les particularités de ce qui s'est passé en ce voyage, craignant d'ennuyer le lecteur en la trop grandes curiosité, mais seulement aux choses plus generales, & plus dignes d'estre sceuës. Noz gens donc desireux de reconnoitre le païs, allerent à-mont la riviere, en laquelle étans entré bien avant & recreuz du chemin, ilz trouverent quelques Indiens, léquels voyans étre entré en effroy, ilz les appelerent crians, _Antipola, Bonnason_, qui veut dire Frere, ami (comme là où nous avons demeuré _Nigmach_), & en autres endroits _Hirmo_. A cette parole ilz s'approcherent: & reconoissans noz François que le premier étoit suivi de quatre qui tenoit la queuë de son vetement de peau par derriere, ilz se douterent que c'étoit le _Paraousti_, & qu'il falloit aller au devant de lui. Ce _Paraousti_ fit une longue harangue tendant à ce que les nôtres allassent à sa cabane, & en signe d'amitié bailla sa robbe, ou manteau de chamois, au conducteur de la trouppe Françoise nommé le sieur d'Ottigni. Et passant quelque marecage, les Indiens portoient les nôtres sur leurs épaules. En fin arrivés ilz furent receus avec beaucoup d'amitié, & virent un vieillard pere de cinq generations, de l'aage duquel s'étans informés, ilz trouverent qu'il avoit environ trois cens ans. Au reste tout decharné, auquel ne paraissoient que les os: mais son fils ainé avoit mine de pouvoir vivre encore plus de trente ans. Pendant ces choses le Capitaine Laudonniere visita quelques montagnes où il trouva des Cedres, Palmiers, & Lauriers plus odorans que le baume: Item des vignes en telle quantité qu'elle suffiroient pour habiter le païs: & outre ce, grande quantité d'Esquine entortillee à l'entour des arbrisseaux: Item des prairies entrecouppées en iles & ilettes le long de la riviere: chose fort agreable. Cela fait il se partit delà pour aller à la riviere de Seine distante de la riviere de Somme là où il mit pied à terre, & fut fort humainement receu du _Paraousti_, homme haut, grave & bien formé comme aussi sa femme, & cinq filles qu'elle avoit d'une tres-agreable beauté. Cette femme lui fit present de cinq boulettes d'argent & le _Paraousti_ lui bailla son arc & ses fleches, & qui est un signe entr'eux de confederation, & alliance perpetuelle. Il voulut voir l'effect de nos arquebuses; & comme il vit que cela faisoit un trop plus grand effort que ses arcs & fleches, il en devint tout pensif, mais ne voulut faire semblant que cela l'étonnat. [Carte la Floride 30, 31 et 32 degrez.] Apres avoir rodé la côte il fallut en fin penser de se loger. Conseil pris, on voyoit qu'au Cap de la Floride c'est un païs tout noyé; au Port Royal c'est un lieu fort agreable, mais non tant commode ni convenable qu'il leur étoit de besoin, voulans planter une colonie nouvelle. Partant trouverent meilleur de s'arreter en la riviere de May, où le païs est abondant non seulement en mil (que nous appelons autrement blé Sarazin, d'inde, ou de Turquie, ou du Mahis) mais aussi en or & argent. Ainsi le vint-neufiéme de Juin tournans la prouë s'en allerent vers ladite riviere, dans laquelle ilz choisirent un lieu le plus agreable qu'ilz peurent, où ilz rendirent graces à Dieu, & se mirent à qui mieux mieux à travailler pour dresser un Fort, & des habitations necessaires pour leurs logemens, aidez du _Paraousti_ de cette riviere, dit _Satouriona_, lequel employa ses gens à recouvrer des palmites pour couvrir les granges & logis, chose qui fut faite en diligence. Mais est notable qu'en cette contrée on ne peut bâtir à hauts étages, à-cause des vens impetueux auquels elle est sujette. Je croy qu'elle participe aucunnement de la violence du _Houragan_, duquel nous parlerons en autre endroit. La Forteresse achevée, on lui donna le nom, LA CAROLINE, en l'honneur du Roy Charles, l'endroit de laquelle se pourra remarquer par la delineation que nous avons faite, & joindre ici du païs que les François ont découvert en la Floride. [Illustration] _Navigation dans la riviere de May: Recit des capitaines &_ Paraoustis _qui sont dans les terres: Amour de vengeance: Ceremonie étrange des Indiens pour reduire en memoire la mort de leurs peres._ CHAP. IX QUAND le Capitaine Laudonniere partit de la riviere de May, pour tirer vers la riviere de Seine, il voulut sçavoir d'où procedoit un lingot d'argent que le _Paraousti Satouriona_ lui avoit donné: & lui fut dit que cela se conquetoit à force d'armes, quant les Floridiens alloient à la guerre contre un certain _Paraousti_ nommé _Timogona_, qui demeuroit bien avant dans les terres. Pourtant, la Caroline achevée, le Capitaine Laudonniere ne voulut demeurer oisif, ains se ressouvenant dudit _Timogona_ il envoya son Lieutenant à-mont la riviere de May avec deux Indiens pour decouvrir le païs, & sçavoir sa demeure. Ayant cinglé environ vint lieuës, les Indiens qui regardoient çà & là decouvrirent trois _Almadie_ (ou bateaux legers) & aussi-tôt s'avancerent à crier _Timogona, Timogona_, & ne parlerent que de s'avancer pour les aller combattre jusques à se vouloir jetter dans l'eau pour cet effet, car le Capitaine Laudonniere avoit promis à _Satouriona_ de ruiner ce _Timogona_ son ennemi. Le dessein des François n'étant de guerroyer ces peuples, ains plutôt de les reconcilier les uns avec les autres, le Lieutenant dudit Laudonniere (dit le sieur d'Ottigni) asseura les Indiens qui étoient dans lédites _almadies_, & s'approchans il leur demanda s'ils avoient or, ou argent. A quoy ilz répondirent que non, mais que s'il vouloit envoyer quelqu'un des siens avec eux ilz le meneroient en lieu où ils en pourroient recouvrer. Ce qui fut fait. Et cependant Ottigni s'en retourne. Quinze jours aprés un nommé le Capitaine Vasseur accompagné d'un soldat fut depeché pour aller sçavoir des nouvelles de celui que les Indiens avoient mené. Apres avoir monté la riviere deux jours, ils apperceurent deux Indiens joignant le rivage, qui étoient au guet pour surprendre quelqu'un de leurs ennemis. Ces Indiens se doutans de ce qui étoit, dirent à noz François que leur compagnon n'étoit point chés-eux, ains en la maison du _Paraousti Molona_, vassal d'un autre grand _Paraousti_, nommé _Olata Ouaé Outina,_ où ilz leur donnerent addresse. Le _Paraousti Molona_ traitta noz François honnetement à sa mode, & discourut de ses voisins & alliés & amis, entre léquels il en nomma neuf, _Cadecha Chilili, Esclavou, Evacappe, Calanay, Onataquara, Omittaqua, Acquere, Moquosa_, tous léquels & autres avec lui jusques au nombre de plus de quarante, il asseura estre vassaux du tres-redouté _Olata Ouaé Outina_. Cela fait, il se mit semblablement à discourir des ennemis _d'Ouaé Outina_, du nombre déquels il mit comme le premier le _Paraousti Satouriona_ Capitaine des confins de la riviere de May, lequel a souz son obeissance trente _Paraoustis_, dont il y en avoit dix qui tous étoient ses freres. Puis il en nomma trois autres non moins puissans que _Satouriona_. Le premier _Potavou_, homme cruel en guerre, mais pitoyable en l'execution de sa furie. Car il prenoit les prisonniers à merci, content de les marquer sur le bras gauche d'un signe grand comme celuy d'un cachet, lequel il imprimoit comme si le fer chaud y avoit passé, puis les renvoyoit sans leur faire autre mal. Les deux autres étoient nommés _Onathaqua & Houstaqua_; abondans en richesses, & principalement _Ousthaqua_ habitant prés les hautes montagnes fecondes en beaucoup de singularités. Qui plus est _Molona_ recitait que ses alliés vassaux du grand _Olata_ s'armoient l'estomach, bras, cuisses, jambes & front avec larges platines d'or & d'argent, & que par ce moyen les fleches ne les pouvoient endommager. Lors le Capitaine Vasseur lui dit que quelque jour les François iront en ce païs & se joindroient avec son seigneur _Olata_ pour deffaire tous ces gens là. Il fut fort réjouï de ce propos, & repondit que le moindre des _Paraoustis_ qu'il avoit nommez, bailleroit au chef de ce secours la hauteur de deux piez d'or & d'argent qu'ils avoient ja conquis sur _Onathaqua & Housthaqua_. J'ai mis ces discours pour montrer que generalement tous ces peuples n'ont autre but, autre pensée, autre souci que la guerre, & ne leur sçauroit-on faire plus grand plaisir que de leur promettre assistance contre leurs ennemis. Et pour mieux entretenir le desir de la vengeance, ils ont des façons étranges & dures pour en faire garder la memoire à leurs enfans, ainsi que se peut voir par ce qui s'ensuit. Au retour du Capitaine Vasseur, icelui ne pouvant (contrarié du flot) arriver au gite à la Caroline; il se retira chés un _Paraousti_ qui demeuroit à Trois lieuës de _Satouriona_, appellé _Molona_ comme l'autre duquel nous avons parlé. Ce _Molona_ fut merveilleusement réjouï de la venuë de noz François, cuidant qu'ils eussent leur barque pleine de tétes d'ennemis, & qu'ilz ne fussent allés vers le païs de _Timogona_ que pour le guerroyer. Ce que le Capitaine Vasseur entendant, lui fit à croire que de verité il n'y étoit allé à autre intention, mais que son entreprise ayant esté découverte, _Timogona_ avait gaigné les bois, & neantmoins que lui & ses compagnons en avaient attrappé quelque nombre à la poursuite qui n'en avoient point porté les nouvelles chés eux. La _Paraousti_ tout ravi de joye pria le Vasseur de lui conter l'affaire tout au long. Et à l'instant un des compagnons dudit Vasseur tirant son espee, lui montra par signes ce qu'il ne pouvoit de paroles; c'est qu'ou trenchant d'icelle il en avoit fait passer deux qui fuyoient par les foréts, & que ses compagnons n'en avoient pas fait moins de leur côté. Que si leur entreprise n'eût esté découverte par _Timogona_ ilz l'eussent enlevé lui-méme & saccagé tout le reste. A ceste rodomontade le _Paraousti_ ne sçavoit quelle contenance tenir de joye qu'il avoit. Et sur ce propos un quidam print une javeline qui estoit fichée à la natte, & comme furieux marchant à grand pas alla frapper un Indien qui étoit assis en un lieu à l'écart, criant à haute voix _Hyou_, sans que le pauvre homme se remuat aucunement pour le coup que patiemment il montroit endurer. A peine avoir eté remise la javeline en son lieu, que le méme la reprenant il en dechargea roidement un autre coup sur celui qu'il avoit ja frappé, s'écriant de méme que devant _Hyou_, & peu de temps aprés le pauvre homme se laissa tomber à la renverse roidissant les bras & jambes, comme s'il eüt eté pret à rendre le dernier soupir. Et lors les plus jeunes des enfans du _Paraousti_ se mit aux pieds du renversé, pleurant amerement. Peu apres deux autres de ses freres firent le semblable: La mere vint encore avec grans cris & lamentations pleurer avec ses enfans. Et finalement arriva une troupe de jeunes filles qui ne cesserent de pleurer un long espace de temps en la méme compagnie. Et prindrent l'homme renversé & le porterent avec un triste geste en une autre cabane, & pleurerent là deux heures: pendant quoy le _Paraousti & ses camarades ne laisserent de_ boire de la casine, comme ils avoient commencé, mais en grand silence: Dequoy le Vasseur etonné n'entendant rien à ces ceremonies, il demanda au _Paraousti_ que vouloient signifier ces choses, lequel lentement lui répondit, _Thimogona, Thimogona_, sans autres propos lui tenir. Faché d'une si maigre réponse, il s'adresse à un autre qui lui dit de méme, le suppliant de ne s'enquerir plus avant de ces choses, & qu'il eût patience pour l'heure. A tant noz François sortirent pour aller voir l'homme qu'on avoit transporté, lequel ilz trouverent accompagné du train que nous avons dit, & les jeunes filles chauffans force mousse au lieu de linge dont elles lui frottoient le côté. Sur cela le _Paraousti_ fut derechef interrogé comme dessus. Il fit réponse que cela n'étoit qu'une ceremonie par laquelle ilz remettoient en memoire la port & persecution de leurs ancestre _Paraoustis_, faite par leur ennemi _Thimogona_: Alleguant au surplus que toutes & quantes fois que quelqu'un d'entre-eux retournoit de ce païs-là sans rapporter les tétes de leurs ennemis, ou sans amener quelque prisonnier, il faisoit en perpetuelle memoire de ses predecesseurs, toucher le mieux aimé de tous ses enfans par les mémes armes dont ils avoient été tués; afin que renouvellant la playe, la mort d'iceux fust derechef pleurée. _Guerre entre les Indiens: Ceremonies avant que d'y aller: Humanité envers les femmes & petits enfans: Leur triomphes: Laudonniere demandant quelques prisonniers est refusé: Etrange accident de tonnerre: Simplicité des Indiens._ CHAP. X APRES ces choses le _Paraousti Satouriona_ envoya vers le Capitaine Laudonniere sçavoir s'il vouloit continuer en la promesse qu'il lui avoit faite à son arrivée, d'étre ami de ses amis, & ennemi de ses ennemis, & l'aider d'un bon nombre d'arquebusiers à l'execution d'une entreprise qu'il faisoit contre _Timogona_. A quoy ledit Laudonniere fit réponse qu'il ne vouloit pour son amitié encourir l'inimitié de l'autre: et que quand bien il le voudroit, il n'avoit pour lors moyen de le faire, d'autant qu'il étoit aprés à se munir de vivres & choses necessaires pour la conservation de son Fort: joint que ses barques n'étoient pas prétes, & que s'il vouloit attendre deux lunes, il aviseroit de faire ce qu'il pourroit. Cette Réponse ne lui fut gueres agreable, d'autant qu'il avoit ja ses vivres appareillés, & dix _Paraoustis_ qui l'étoient venuz trouver, si bien qu'il ne pouvoit differer. Ainsi il s'en alla. Mais avant que s'embarquer il commanda que promptement on lui apportast de l'eau. Ce fait, jettant le veuë au ciel, il se mit à discourir de plusieurs choses en gestes, ne montrant rien en lui qu'une ardante colere. Il jettoit souvent son regard au Soleil, lui requérant victoire de ses ennemis: puis versa avec la main sur tétes des _Paraoustis_ partie de l'eau qu'il tenoit en un vaisseau, & le reste comme par furie & dépit dans un feu préparé tout exprés, & lors il s'écria par trois fois, _Hé Timogona_: voulant signifier par telles ceremonies qu'il prioit le Soleil lui faire la grace de répandre le sang de ses ennemis, & aux _Paraoustis_ de retourner avec ces tétes d'iceux, qui est le seul & souverain triomphe de leurs victoires. Arrivé sur les terres ennemies, il ordonna avec son Conseil que cinq des _Paraoustis_ iroient par la riviere avec la moitié des troupes, & se rendroient au point du jour à la porte de son ennemi: quant à lui il s'achemineroit avec le reste par les bois & forets le plus secretement qu'il pourroit: & qu'étans là arrivés au point du jour, on donneroit dedans le village, & tueroit-on tout, excepté les femmes & petits enfans. Ces choses furent executées comme elles avoient eté arrétées, & enleverent les tétes des morts. Quant aux prisonniers ils en prindrent vingt-quatre, léquels ils emmenerent en leurs _almadies_, chantant des loüanges au Soleil, auquel ilz rapportoient l'honneur de leur victoire. Puis mirent les peaux des tétes au bout de javelots, & distribuerent les prisonniers à chacun des _Paraoustis_, en sorte que _Satouriona_ en eut treze. Devant qu'arriver il envoya annoncer cette bonne nouvelle à ceux qui étoient demeurés en la maison, léquels incontinent se prindrent à pleurer, mais la nuit venuë ilz se mirent à danser & faire la feste. Le lendemain _Satouriona_ arrivant, fit planter devant sa porte toutes les tétes (c'est la peau enlevée avec les cheveux) de ses ennemis, & les fit environner de banchages de laurier. Incontinent pleurs & gemissemens, léquels avenant la nuit, furent changés en danses. Le Capitaine Laudonniere averti de ceci pria le _Paraousti Satouriona_, de lui envoyer deux de ses prisonniers: ce qu'il refusa. Occasion que Laudonniere s'y en alla avec vingt soldats; & entre tint une mine renfrongnée sans parler à _Satouriona_. En fin au bout de demie heure il demanda où étoient les prisonniers que l'on avoit pris à _Timogona_, & commanda qu'ilz fussent amenés. Le _Paraousti_ dépité & étonné tout ensemble fut long temps sans repondre. En fin il dit qu'étans épouvantez de la venuë des François ils avoient pris la fuite par les bois. Le Capitaine Laudonniere faisant semblant de ne le point entendre, demanda derechef les prisonniers. Lors _Satouriona_ commanda à son fils de les chercher. Ce qu'il fit & les amena une heure aprés. Ces pauvres gens, voulans se prosterner devant Laudonniere, il ne le souffrit, & les emmena au Fort. Le _Paraousti_ ne fut gueres content de cette bravade, & songeoit les moyens de s'en venger, mais dissimulant son mal-talent ne laissoit de lui envoyer des messages & presens. Laudonniere homme accort l'ayant remercié de ses courtoisies lui fit sçavoir qu'il desiroit l'appointer avec _Timogona_, moyennant quoy il auroit passage ouvert pour Aller contre _Onathaqua_ son ancien ennemi: & que ses forces jointes avec celles d'_Olata Ouaé Outina_ haut et puissant _Paraousti_, ilz pourroient ruiner tous leurs ennemis,& passer les confins des plus lointaines rivieres meridionales. Ce que _Satouriona_ fit semblant de trouver bon, suppliant ledit Laudonniere y tenir la main, & que de sa part il garderoit tout ce qu'en son nom il passeroit avec _Timogona_. Aprés ces choses il tomba à demie lieuë du fort des François un foudre du Ciel tel qu'il n'en a jamais eté veu de pareil, & partant sera bon d'en faire ici le recit pour clorre ce chapitre. Ce fut à la fin du mois d'Aoust, auquel temps jaçoit que les prairies fussent toutes vertes & arrousées d'eaux, si est-ce qu'en un instant ce foudre en consomma plus de cinq cens arpens, & brula par sa chaleur ardante tous les oiseaux des prairies chose qui dura trois jours en feu & éclairs continuels. Ce qui donnoit bien à penser à nos François, non moins qu'aux Indiens, léquels pensans que ces tonnerres fussent coups de canons tirez sur eux par les nôtres, envoyerent au Capitaine Laudonniere des harangueurs pour lui témoigner le desir que le _Paraousti Allicamani_ avoit d'entretenir l'alliance qu'il avoit avec lui, & d'étre employé à son service: & pour-ce, qu'il trouvoit fort étrange la canonnade qu'il avoit fait tirer vers sa demeure, laquelle avoit fait bruler une infinité de verdes prairies, & icelles consommées jusques dedans l'eau, approché méme si prés de sa maison qu'il pensoit qu'elle deut bruler: pour ce, le supplioit de cesser, autrement qu'il seroit contraint d'abandonner sa terre. Laudonniere ayant entendu la folle opinion de cet homme, dissimula ce qu'il en pensoit, & repondit joyeusement qu'il avoit fait tirer ces canonnades pour la rebellion faite par _Allicamani_, quant il l'envoya sommer de lui renvoyer les prisonniers qu'il detenoit du grand _Olea Ouaé Outina_, non qu'il eût envie de lui mal faire, mais s'étoit contenté de tirer jusques à mi-chemin, pour lui faire paroitre sa puissance: l'asseurant au reste que tant, qu'il demeureroit en cette volonté de lui rendre obeïssance, il lui seroit loyal defenseur contre tous ses ennemis. Les Indiens contentez de cette reponse, retournerent vers leur _Paraousti_, lequel nonobstant l'asseurance s'absenta de sa demeure l'espace de deux mois, & s'en alla à vingt-cinq lieues de là. Les trois jours expirés le tonnerre cessa & l'ardeur s'éteignit du tout. Mais és deux jours suivans il survint en l'air une chaleur si excessive, que la riviere préque ne bouilloit, & mourut une si grande quantité de poissons & de tant d'especes, qu'en l'emboucheure de la riviere il s'en trouva des morts pour charger plus de cinquante charriots; dont s'ensuivit une si grande putrefaction en l'air qu'elle causa force maladies contagieuses, & extremes maladies aux François, déquels toutefois par la grace de Dieu, aucun ne mourut. _Renvoy des prisonniers Indiens à leur Capitaine: Guerre entre deux Capitaines Indiens: Victoire à l'aide des Francçois: Conspiration contre Laudonniere: Retour du Capitaine Bourdet en France._ CHAP. XI LA fin pour laquelle le Capitaine Laudonniere avoir demandé les prisonniers à _Satouriona_ étoit pour les renvoyer à _Ouaé Outina_, & par ce moyen pouvoir par son amitié, plus facilement penetrer dans les terres. Ainsi le dixiéme Septembre, s'étant embarqué le sieur d'Arlac, le Capitaine Vasseur, le Sergent, & dix soldats, ilz navigerent jusques à quatre vints lieuës, bien receuz par tout, & en fin rendirent les prisonniers à _Outina_, lequel aprés bonne chere pria le sieur d'Arlac de l'assister à faire la guerre à un de ses ennemis, nommé _Potavou_. Ce qu'il lui accorda, & renvoya le Vasseur avec cinq soldats. Or pource que c'est la coutume des Indiens de guerroyer par surprise, _Outina_ delibera de prendre son ennemi à la Diane, & fit marcher ses gens toute la nuit en nombre de deux cens, léquels ne furent si mal avisez qu'ils ne priassent les arquebusiers François de se mettre en téte, afin (disoient-ilz) que le bruit de leurs arquebuses étonnat leurs ennemis. Toutefois ilz ne sceurent aller si subtilement que _Potavou_ n'en fût averti, encores que distant de vint-cinq lieuës de la demeure d'_Outina_. Ilz se mirent donc en bon devoir & sortirent en grande compagnie; mais se voyans chargez d'arquebusades (qui leur étoit chose nouvelle) et leur Capitaine du premier coup par terre d'un coup d'arquebuse qu'il eut au front tiré par le sieur d'Arlac, ilz quitterent la place: & les Indiens d'_Outina_ prindrent hommes, femmes, & enfans prisonniers par le moyen de noz François, ayans toutefois perdu un homme. Cela fait, le sieur d'Arlac s'en retourna, ayant receu d'_Outina_ quelque argent & or, des peaux peintes & autres hardes, avec mille remercimens: & promit davantage fournir aux François trois cens hommes quand ils auraient affaire de lui. Pendant que Laudonniere travailloit ainsi à acquerir des amis, voici des conspirations contre lui. Un perigourdin nommé la Roquette débaucha quelques soldats, disant que par sa magie il avoit decouvert une mine d'or ou d'argent à-mont la riviere, de laquelle ilz devoient tous s'enrichir. Avec la Roquette y en avoit encore un autre nommé le Genre, lequel pour mieux former la rebellion disoit que leur Capitaine les entretenoit au travail pour les frustrer de ce gain, & partant falloit élire un autre Capitaine, & se depecher de cetui-ci. Le Genre lui-méme porta la parole à Laudonniere du sujet de leur plainte. Laudonniere fit réponse qu'ilz ne pouvoient tous aller aux terres de la mine, & qu'avant partir il falloyt rendre la Forteresse en defense contre les Indiens. Au reste qu'il trouvoit fort étrange leur façon de proceder, & que s'il leur sembloit que le Roy n'eût fait la depense du voyage à autre fin, que pour les enrichir de pleine arrivée, ilz se trompoient. Sur cette réponse ilz se mirent à travailler portans leurs armes quant & eux en intention de tuer leur Capitaine s'il leur eût tenu quelques propos facheux, méme aussi son Lieutenant. Le Genre (que Laudonniere tenoit pour son plus fidele) voyant que par voye de fait il ne pouvoit venir à bout de son mechant dessein, voulut tenter une autre voye, & pria l'Apothicaire de mettre quelque poison dans certaine medecine que Laudonniere devoit prendre, ou lui bailler de l'arsenic ou sublimé, & que lui-méme le mettroit dans son breuvage. Mais l'Apothicaire le renvoya éconduit de sa demande, comme aussi fit le maitre des artifices. Se voyant frustré de ses mauvais desseins, il resolut avec d'autres de cacher souz le lict dudit Laudonniere un barillet de poudre à canon, & par une trainée, y mettre le feu. Sur ces entreprises un Gentil-homme qu'iceluy Laudonniere avoit ja depeché pour retourner en France, voulant prendre congé de lui, l'avertit que le Genre l'avoit chargé d'un libelle farci de toutes sortes d'injures contre lui, son Lieutenant, & tous les principaux de la compagnie. Au moyen dequoy il fit assembler tous ses soldats, & le Gentil-homme nommé le Capitaine Bourdet, avec tous les siens (léquels dés le quatriéme de Septembre étoient arrivés à la rade de la riviere) & fit lire en leur presence à haute voix le contenu au libelle diffamatoire, afin de faire conoitre à tous la mechanceté du Genre, lequel s'étant evadé dans les bois demanda pardon au sieur Laudonniere, confessant par ses lettres qu'il avoit merité la mort, se soumettant à sa misericorde. Cependant le Capitaine Bourdet se met à la voile le deuxiéme Novembre pour retourner en France; s'étant chargé de ramener sept ou huit de ces seditieux, non compris le Genre, lequel il ne voulut, quoy qu'il lui offrit grande somme d'argent pour ce faire. _Autres diverses conspirations contre le Capitaine Laudonniere: & ce qui en avint._ CHAP. XII TROIS jours apres le depart du Capitaine Bourdet, Laudonniere aprés avoir evadé une conspiration retombe en une autre, voire en deux & en trois: la premiere pratiquée par quelques matelots que le Capitaine Bourdet lui avoit laissés, léquels debaucherent ceux dudit Laudonniere, au moyen de la proposition qu'ilz leur firent d'aller aux _Entilles_ butiner quelque chose sur les Hespagnols, & que là y avoit moyen de se faire riches. Ainsi le Capitaine les ayans envoyé querir de la pierre, & de la terre pour faire briques à une lieuë & demie de Charle-fort, selon qu'ils avoient accoutumé, ilz s'en allerent tout à fait, & prindrent une barque passagere d'Hespagnols prés l'ile de Cuba, en laquelle ilz trouverent quelque nombre d'or & d'argent qu'ilz saisirent: & avec ce butin tindrent quelque temps la mer jusques à ce les vivres leur vindrent à faillir; ce qui fut cause que veincuz de famine ilz se rendirent à la Havane, ville principale de l'ile de Cuba, dont avint l'inconvenient que nous dirons ci-apres. Qui pis est deux Charpentiers Flamens que la méme Bourdet avoit laissés, emmenerent une autre barque qui restoit, de sorte que Laudonniere demeura sans barque ni bateau. Je laisse à penser s'il estoit à son aise. La dessus il fait chercher ses larrons: il n'en a point de nouvelles. Il fit donc batir deux grandes barques, & un petit bateau en toute diligence, & étoit la besongne ja fort avancée, quand l'avarice & l'ambition, mere de tous maux, s'enracinerent aux coeurs de quatre ou cinq soldats auquels cet oeuvre & travail ne plaisoit point. Ces maraux commencerent à pratiquer les meilleurs de la troupe, leur donnans à entendre, que c'étoit chose vile & deshonnéte à hommes de maison comme ils étoient de s'occuper ainsi à un travail abject & mechanique, ettendu qu'ilz pouvoient se rendre galans-hommes & riches s'ilz vouloient busquer fortune au Perou & aux _Entilles_, avec les deux barques qui se batissoient. Que si le fait étoit trouvé mauvais en France ils auroient moyen de se retirer en Italie ou ailleurs, attendant que la colere se passeroit: puis il surviendroit quelque guerre que feroit tout oublier. Ce mot de richesse sonna si bien aux oreilles de ces soldats, qu'en fin aprés avoir bien consulté l'affaire ilz se trouverent jusques au nombre de soixante-six, léquels prindrent pretexte de remontrer à leur Capitaine le peu de vivres qui leur restoit pour se maintenir jusques à ce que les navires vinssent de France. Pour à quoy remedier leur sembloit necessaire de les envoyer à la Nouvelle-Hespagne, au Perou, & à toutes les iles circonvoisines, ce qu'ilz le supplioient leur vouloir permettre. Le Capitaine qui se doutoit de ce qui étoit, & qui sçavoit le commandement de la Royne lui avoit fait de ne faire tort aux sujets du Roy d'Hespagne, une chose dont il peût concevoir jalousie, leur fit réponse que les barques achevées il donneroit si bon ordre à tout qu'ilz ne manqueroient point de vivres, joint qu'il en avoient encore pour quatre mois. De cette réponse ilz firent semblant d'étre contens. Mais huit jours aprés voyans leur capitaine malade, oublians tout honneur & devoir, ilz commencent de nouveau à rebattre le fer, & protestent de se saisir du corps de garde & du Fort, voire de violenter leur Capitaine s'ils ne vouloit condescendre à leur méchant desir. Ainsi les cinq principaux autheurs de la sedition armez de corps de cuirasse, la pistole au poing, & le chien abbattu entrerent en sa chambre, disans qu'ilz vouloient aller à la nouvelle Hespagne chercher leur aventure. Le Capitaine leur remontra qu'ilz regardassent bien à ce qu'ilz vouloient faire. A quoy ilz répondirent que tout y étoit regardé, & qu'il falloit leur accorder ce point, & ne restoit plus sinon de leur bailler les armes qu'il avoit en son pouvoir, de peur que (si vilainement outragé par eux) il ne s'en aidât à leur desavantage. Ce que ne leur ayant voulu accorder, ilz prindrent tout de force, & l'emporterent hors de sa maison: méme apres avoir offensé un Gentil-homme qui s'en formalisoit. Puis se saisirent dudit Capitaine, & l'envoyerent prisonnier en un navire qui étoit à l'ancre au milieu de la riviere, où il fut quinze jours, assisté d'un homme seul, sans visite d'aucun: & desarmerent tous ceux qui tenoient son parti. En fin ilz lui envoyerent un congé pour signer, lequel ayant refusé ilz lui manderent que s'il ne le signoit ilz lui iroient couper la gorge. Ainsi contraint de signer leur congé, il leur bailla quelques mariniers avec un pilote nommé Trenchant. Les barques parachevées, ilz les armerent des munitions du Roy, de poudres, de balles & d'artillerie, & contraignirent le Vasseur leur livrer l'enseigne de son navire: puis s'en allerent en intention de faire voile en un lieu des _Entilles_ nommé _Leaugave_, & y prendre terre la nuit de Noé, à fin de faire un massacre & pillage pendant qu'on diroit la Messe de minuit. Mais comme Dieu n'est parmi telles gens, ils eurent de la division avant que partir, de sorte qu'ilz se separerent au sortir de la riviere, & ne se veirent qu'au bout de six semaines: pendant lequel temps l'une des barques print un bergantin chargé de quelque nombre de _Cassava_ espece de pain de racine blanc & bon à manger, avec quelque peu de vin: & en cette conquéte perdirent quatre hommes, sçavoir deux tués, & deux prisonniers: toutefois le bergantin leur demeura, & y transporterent un bonne partie de leurs hardes. De là ilz resolurent d'aller à _Baracou_ village de l'ile Jamaïque, où arrivés ils trouverent une caravelle de cinquante à soixante tonneaux qu'ils prindrent: & aprés avoir fait bonne chere au village cinq ou six jours, ilz s'embarquerent dedans abandonnans leur seconde barque, & tirerent vers le cap de _Thibron_, ou ilz rencontrerent une patache qu'ilz prindrent de force aprés avoir longuement combattu. En cette patache fut pris le Gouverneur de la _Jamaïque_, avec beaucoup de richesses tant d'or & d'argent, que de marchandises déquelles noz seditieux ne se contentans, delibererent en chercher encore en leur caravelle, & tirerent vers la _Jamaïque_. Le Gouverneur fin & accort se voyant conduit au lieu où il demandoit & commandoit, fit tant par ses douces paroles, que ceux qui l'avoient prins lui permirent mettre dans une barquette deux petits garçons pris quant & lui, & les envoyer au village vers sa femme, à fin de l'avertir qu'elle eût à faire provisions de vivres pour les lui envoyer. Mais au lieu d'écrire à sa femme, il dit secrettement aux garçons qu'elle se mit en tout devoir de faire venir les vaisseaux des ports circonvoisins à son secours. Ce qu'elle fit si dextrement, qu'un matin à la pointe du jour comme les seditieux se tenoient à l'embouchure du port ilz furent pris n'ayans peu découvrir les vaisseaux Hespagnols, tant pour l'obscurité du temps, que pour la longueur du port. Il est vray que les vint cinq ou vint-six qui étoient au bergantin les apperceurent, mais ce fut quand ilz furent prés, & n'ayans le loisir de lever les ancres, couperent le cable & s'enfuirent, & vindrent passer à la veuë de la _Havane_ en l'ile de Cuba. Or le pilote Trenchant, le trompette & quelques autres mariniers qui avoient eté emmenez par force en ce voiage ne desirans autre chose qu s'en retourner vers leur Capitaine Laudonniere, s'accordernent ensemble de passer la traverse du canal de _Gahame_, tandis que les seditieux dormiroient, s'ilz voyaient le vent à propos: ce qu'ilz firent si bien que le matin au poinct du jour environ le vint-cinquiéme de Mars, ilz se trouverent à la côte de la Floride, où conoissant le mal par eux commis, ilz se firent par maniere de moquerie à contrefaire les Juges (mais ce fut aprés vin boire) d'autres contrefaisoient les Advocats, un autre concluoit disant, Vous serez causes telles que bon vous semblera, mais si étans arrivés au Fort de la Caroline le Capitaine ne vous fait tretous pendre je ne le tiendray jamais pour homme de bien. Leur voile ne fut plutôt découverte en la côte qu'un _Paraousti_, nommé _Patica_ en envoya avertir le Capitaine Laudonniere. Sur ce le brigantin affamé vint surgir à l'embouchure de la riviere de May, & par le commandement d'icelui Capitaine fut amené devant le Fort de la Caroline. Trente soldats lui furent envoyez pour prendre les quatre principaux autheurs de la sedition, auquels on mit les fers aux piés, & à tous le Capitaine Laudonniere fit une remontrance du service qu'ilz devoient au Roy, duquel ilz recevoient gages & de leur trop grande oubliance: adjoutant à ceci qu'ayans échapé la justice des hommes ilz n'avoient peu éviter celle de Dieu. Aprés quoy les quatre enferrez furent condamnés à étre pendus & étranglez. Et voyans qu'il n'y avoit point d'huis de derriere contre cet arret, ilz se mirent en devoir de prier Dieu. Toutefois l'un des quatre pensant mutiner les soldats leur dit ainsi: Comment mes freres & compagnons, souffrirez-vous que nous mourions ainsi honteusement? A cela Laudonniere prenant la parole respondit qu'ilz n'étoient point compagnons de seditieux & rebelles au service du Roy. Neantmoins les soldats supplierent le Capitaine de les faire passer par les armes, & que puis aprés si bon luy sembloit les corps seroient penduz. Ce qui fut executé. Voila l'issuë de leur mutinerie, laquelle je croy avoir eté cause de la ruine des affaires des François ne la Floride, & que les Hespagnols irritez les allerent par-aprés forcer, quoy qu'il leur en ait couté la vie. Ici est à remarquer qu'en toutes conquétes nouvelles, soit en mer, soit en terre, les entreprises sont ordinairement troublées, étans les rebellions aisées à se lever, tant par l'audace que donne aux soldats l'éloignement du secours, que par l'espoir qu'ils ont de faire leur profit, comme il se voit assez par les histoires anciennes, & par les hurtades avenuës dans notre siecle à Christophe Colomb, apres sa premiere découverte: à _François Pezarre, à Diego d'Alimagre_ au Perou & à _Fernand Cortès_. _Ce que fit le Capitaine Laudonniere étant delivré de ses seditieux: Deux Hespagnols reduits à la vie des Sauvages. Les discours qu'ilz tindrent tant d'eux-mémes, que des peuples Indiens: Habitans de Serropé ravisseurs de filles: Indiens dissimulateurs._ CHAP. XIII AYANT parlé de ces rebellions, il faut maintenant reprendre nos erres, & aller titre de prison le Capitaine Laudonniere à l'ayde du sieur d'Ottigni son Lieutenant & de son Sergent, qui aprés le depart des mutins l'allerent querir & le remenerent au Fort, là où arrivé il assembla ce qui restoit, & leur remontra les fautes commises par ceux qui l'avoient abandonné, les priant leur en souvenir pour en témoigner un jour en temps & lieu. Là dessus chacun promet bonne obeïssance, à quoy ilz n'ont oncques depuis failli, & travaillerent de courage, qui aux fortifications, qui aux barques, qui à autre chose. Les indiens le visitoient souvent lui apportans des presens, comme poissons, cerfs, poules d'Inde, leopars, petits ours, & autres vivres qu'il recompensoit de quelques menuës marchandises. Un jour il eut avis qu'en la maison d'un _Paraousti_, nommé _Onathaqua_ demeurant à quelque cinquante lieuës loin de la Caroline vers le Su, y avait deux hommes d'autre nation que la leur: par promesse de recompense il les fit chercher & amener. C'étoient des Hespagnols nuds, portans cheveux longs jusques aux jarrets, bref ne differans plus en rien des Sauvages. On leur coupa les cheveux léquels ilz ne voulurent perdre, ains les envelopperent dans un linge, disans qu'ilz les vouloient reporter en leur païs, pour temoigner le mal qu'ils avoient enduré aux Indes. Aux cheveux de l'un fut trouvé quelque peu d'or caché pour environ vint cinq escus, dont il fit present au Capitaine. Enquis de leur venuë en ce païs-là, & des lieux où ilz pouvoient avoir été: ilz répondirent qu'il y avoit dé-ja quinze ans passez que trois navires dans l'un déquels ils étoient, se perdirent au travers d'un lieu nommé _Calos_ sur des basses que l'on dit _Les Martyres_, & que le _Paraousti_ de _Calos_ retira la plus grande part des richesses qui y étoient, mais la pluspart des hommes se sauva, & plusieurs femmes, entre léquelles y avoit trois ou quatre Damoiselles mariées demeurantes encor', & leurs enfans aussi, avec ce _Paraousti_ de _Calos_: qui étoit puissant & riche, ayant un fosse de la hauteur d'un homme & large comme un tonneau, pleine d'or & d'argent, laquelle il étoit fort aisé d'avoir avec quelque nombre d'arquebuziers. Disoient aussi que les hommes & femmes és danses portoient à leurs ceintures des platines d'or larges comme une assiette, la pesanteur déquelles leur faisoit empechement à la danse. Ce qui provenoit la pluspart des navires Hespagnoles qui ordinairement se perdoient en ce detroit. Au reste que ce _Paraousti_ pour étre reveré de ses sujets leur faisoit à croire que ses sorts & charmes étoient cause des biens que la terre produisoit: & sacrifioit tous les ans un homme au temps dela moisson, pris au nombre des Hespagnols qui par fortune s'étoient perdus en ce detroit. L'un de ces Hespagnols contoit aussi qu'il avoit long temps servi de messager à ce _Paraousti_ de _Calos_: & avoit de sa part visité un autre _Paraousti_ nommé _Oatchaqua_, demeurant à cinq journées loin de _Calos_: mais qu'au milieu du chemin y avoit une ile située dans un grand lac d'eau douce, appelée _Serropé_, grande environ de cinq lieuës, & fertile principalement en dates qui proviennent des palmes, dont ilz font un merveilleux traffic, non toutefois si grand que d'une certaine racine propre à faire du pain, dont quinze lieuës alentour tout le païs est nourri. Ce qui apporte de grandes richesses aux habitans de l'ile; léquelz d'ailleurs sont fort belliqueux, comme ils ont quelquefois témoigné enlevans la fille d'_Oatchaqua_, et ses compagnes, laquelle jeune fille il envoyoit au _Paraousti_ de _Calos_ pour la lui donner en mariage. Ce qu'ilz reputent une glorieuse victoire, car ilz se marient puis aprés à ces filles, & les aiment éperduëment. Davantage comme le _Paraousti Satouriona_ sans cesse importunat le Capitaine Laudonniere de se joindre avec lui pour parfaire la guerre à _Ouaé Outina_, disant que sans son respect il l'eût plusieurs fois deffait: & en fin eût accordé la paix: les deux Hespagnols qui connoissoient le naturel des Indiens donnerent avis de ne se point fier à eux, pource que quand ilz faisoient bon visage, c'étoit lors qu'ilz machinoient quelque trahison: & estoient les plus grands dissimulateurs du monde. Aussi ne s'y fioient noz François que bien à point. _Comme Laudonniere fait provision de vivres: Découverte d'un Lac grand à perte de veuë. Montagne de la Mine: Avarice des Sauvages: Guerre: Victoire à l'aide des François._ CHAP. XIV LE mois de Janvier venu, le Capitaine n'étoit sans souci à cause des vivres qui tous les jours appetissoient: partant il envoyoit de tous côtez vers les _Paraoustis_ ses amis, qui le secouroient. Entre autres la veuve du _Paraousti Hiocaia_ demeurante à douze lieuës du Port des François, lui envoya deux barques pleines de mil & de gland, avec quelques hottes pleines de fueilles de _Cassine_, dequoy ilz font leur breuvage. Cette veuve étoit tenuë pour la plus belle de toute les Indiennes, tant honorée de ses sujets, que la pluspart du temps ilz la portoient sur leurs épaules, ne voulans qu'elle allat à pied. Il survint en ce temps-là une telle manne de ramiers par l'espace d'environ sept semaines, que noz François en tuoient chacun jour plus de deux cens par le bois. Ce qui ne leur venoit mal à point. Et comme il n'est pas bon de tenir un peuple en oisiveté, le Capitaine employait ses gens à visiter ses amis, & ce faisant découvrir le dedans des terres, & acquerir toujours de nouveaux amis. Ainsi envoyant quelques-uns des siens à mont la riviere, ils allerent si avant qu'ilz furent bien trente lieuës au dessus d'un lieu nommé _Mathiaqua_, & là découvrirent l'entrée d'un lac, à l'autre coté duquel ne se voyoit aucune terre, selon le rapport des Indiens, qui méme bien souvent avoient monté sur les plus hauts arbres du païs pour voir la terre, sans la pouvoir découvrir. Et quand je considere ceci, & en fais un rapport avec ce qu'écrit Champlein au voyage qu'il fit en la grande riviere de _Canada_ en l'an mille six cens trois d'un grand lac qui est au commencement de cette riviere & d'où elle sort, lequel a trente journées de long, & au bout l'eau y est salée, étant douce au commencement; je suis préque induit à croire que c'est ici le méme lac, & qui aboutit à la mer du Su. Toutefois le méme dit au rapport des Sauvages qu'en la riviere des Iroquois (qui se decharge en ladite riviere de _Canada_) y a deux lacs longs chacun de cinquante lieuës, & que du dernier sort une riviere qui va descendre en la Floride à cent ou sept-vints lieuës d'icelui lac. Mais ceci n'étant encore bien averé, je m'arréte aussitôt à ma premiere conjecture. Noz François ayans borné leur découverte à ce lac, ne pouvans passer outre, revindrent par les villages _Edelano, Eneguape, Chilili, Patica, & Caya,_ d'où ils allerent visiter le grand _Ouaé Outina_, lequel fit tant qu'il retint six de noz François, bien aise de les avoir prés de lui. Avec la barque s'en retourna un qui étoit demeuré là il y avoit plus de six mois, lequel rapporta que jamais il n'avoit veu un plus beau païs. Entre autre choses, qu'il avoit veu un lieu nommé _Hestaqua_ d'où le _Paraousti_ était si puissant, qu'il pouvoit mettre trois ou quatre mille Sauvages en campagne, avec lequel si les François se vouloient entendre ils assujettiroient tout le païs en leur obeïssance: & possederoient la montagne de _Palassi_, au pied de laquelle sort un ruisseau, où les Sauvages puisent l'eau avec une cane de roseau creuse & seche jusques à ce que la cane soit remplie, puis ils la secouent, & trouvent que parmi le sable y a force grains de cuivre & d'argent. En ces quartiers avoit demeuré fort long temps un François nommé Pierre Gambie pour apprendre les langues, & trafiquer avec les Indiens, & comme il retournoit à la Caroline conduit dans un _Canoa_ (petit bateau tout d'une piece) par deux Sauvages ilz le tuerent pour avoir quelque quantité d'or & d'argent qu'il avoit amassé. Quelques jours aprés le _Paraousti Outina_ demanda des forces aux François pour guerroyer son ennemi _Potavou_, afin d'aller aux montagnes sans empechement. Sur-ce conseil pris, le Capitaine lui envoya trente arquebuziers, quoy qu'_Outina_ n'en eut demandé que neuf ou dix (car il se faut deffier de ce peuple) léquels arrivés, on charge de vivres femmes, enfans, & hermaphrodites, dont y a quantité en ce païs-là. Ne pouvans arriver en un jour vers _Potavou_, ilz campent dans les bois, & se partissent six à six faisans des feux alentour du lieu où est couché le _Paraousti_, pour la garde duquel sont ordonnez certains archers, auquels il se fie le plus. Le jour venu ilz arrivent prés d'un lac, où découvrans quelques pécheurs, ilz ne passèrent outre (car ilz ne font point la pecherie sans avoir nombre de sentinelles au guet). En fin pensans les surprendre ilz n'en peurent attraper qu'un, lequel fut tué à coups de fleches, & tout mort les Sauvages le tirerent à bord, lui enleverent la peau de la téte, & lui couperent les deux bras, reservans les cheveux pour en faire des triomphes. _Outina_ se voyant découvert consulta son _Jarva_, c'est à dire Magicien, lequel apres avoir fait quelques signes hideux à voir, & prononcé quelques paroles, dit à _Outina_, qu'il n'étoit pas bon de passer outre, & que _Potavou_ l'attendoit avec deux mille hommes, léquels étoient tous fournis de cordes pour lier les prisonniers qu'ils s'asseuroit prendre. Cette réponse ouïe, _Outina_ ne voulut passer outre. Dequoy le sieur d'Ottigni faché, dit qu'on lui donnat un guide, & qu'il les vouloit aller attaquer avec sa petite troupe. _Outina_ eut honte de ceci, & voyant ce bon courage delibera de tenter la fortune. Ilz ne faillirent pas de trouver l'ennemy au lieu ou le Magicien avoit dit, & là se fit l'ecarmouche, qui dura bien trois grosse heures: en laquelle veritablement _Outina_ eût eté deffait sans les arquebuziers François qui porterent tout le faix du combat, & tuerent un grand nombre des soldats de _Potavou_, qui fut cause de les mettre en route. _Outina_ se contentant de cela fit retires ses gens, au grand mécontentement du sieur d'Ottigni, qui desiroit fort de poursuivre la victoire. Apres qu'_Outina_ fut arrivé en sa maison il envoya les messagers à dix-huict ou vint _Paraoustis_ de ses vassaux, les avertir de se trouver aux fétes & danses qu'il entendoit celebrer à cause de la victoire. Cela fait, Ottigni s'en retourne lui laissant douze hommes pour son asseurance. _Grande necessité de vivres entre les François accrue jusques à une extreme famine: Guerre pour avoir la vie: Prise d'_Outina: _Combat des François contre les Sauvages: Façon de combattre d'iceux Sauvages._ CHAP. XV NOS François Floridiens avoient eu promesse de rafraichissement & secours dans la fin du mois d'avril. Cet espoir fut cause qu'ilz ne se donnoient gueres de peine de bien ménager leurs vivres, qui leur étoient également distribué par l'ordonnance du Capitaine, autant au plus petit qu'à lui-méme: Or n'en pouvoient ilz plus recouvrer du païs, par-ce que durant les mois de Janvier Février, & Mars, les Indiens quittent leurs maisons, & vont à la chasse par le vague des bois. Cela fut cause que le mois de May venu sans qu'il arrivat rien de France. Ilz se trouverent en necessité de vivres jusques à courir aux racines de la terre, & à quelques ozeilles qu'ilz trouvoient par les bois & les champs. Car ores que les Sauvages fussent de retour, ayans au paravant troqué leur mil, féves, & fruits, pour de la marchandise, ilz ne donnoient aucun secours que de poisson, sans quoy veritablement les nôtres fussent morts de faim. Cette famine dura six semaines, pendant lequel temps ilz ne pouvoient travailler, & s'en alloient tous les jours sur le haut d'une montagne en sentinelle voir s'ilz découvriroient point quelque vaisseau François. En fin frustrez de leur esperance, ilz s'assemblent & prient le Capitaine de donner ordre au retour, & qu'il ne falloit laisser passer la saison. Il n'y avoit point de navire capable de les recevoir tous, si bien qu'il en falloit batir un. Les charpentiers appellez promirent qu'en leur fournissant les choses necessaires ilz le rendroient parfait dans le huitiéme d'Aoust. Là dessus chacun au travail: il ne restoit qu'à trouver des vivres. Ce que le Capitaine entreprit faire avec quelques-uns de ses gens & les matelots. Pour quoy accomplir il s'embarque sur la riviere sans aucuns vivres pour en aller chercher, se sustentant seulement de framboises, & d'une certaine graine petite & ronde, & de racines de palmites qui étoient és côtes de cette riviere, en laquelle aprés avoir navigé en vain, il fut contraint de retourner au Fort, où les soldats commençans à s'ennuyer du travail, à cause de l'extréme famine qui les pressoit, proposerent pour le remede de leur vie, de se saisir d'un des _Paraoustis_. Ce que le Capitaine ne voulut faire du commencement, ains les envoya avertir de leur necessité, & les prier de leur bailler des vivres pour de la marchandise; ce qu'ilz firent l'espace de quelques jours qu'ils apporterent du gland & du poisson, mais les Indiens reconoissans la necessité des François, ilz vendoient si cherement leurs denrées, qu'en moins de rien ilz leur tirerent toute la marchandise qu'il avoient de reste. Qui pis est craignans d'étre forcés, ilz n'approcherent plus du Fort que de la portée d'une arquebuze. Là les soldats alloient tout extenués & le plus souvent se depouilloient de leurs chemises pour avoir un poisson. Que si quelquefois ilz remontroient le prix excessif, ces méchans repondoient brusquement: Si tu fais si grand cas de ta marchandies, mange-la, & nous mangerons nôtre poisson; puis ilz s'éclatoient de rire & se mocquoient d'eux: Ce que les soldats ne pouvans souffrir, avoient envie de leur en faire payer la folle enchere, mais le Capitaine les appaisoit au mieux qu'il pouvoit. A la parfin il s'avisa d'envoyer vers _Outina_ le prier de le secourir de grand & de mil. Ce qu'il fit assez petitement, & en lui baillant deux fois autant que la marchandise valoit. Sur ces entrefaites se presenta quelque occasion de respirer sur ce qu'_Outina_ manda qu'il vouloit faire prendre & chatier un _Paraousti_ de ses sujets, lequel avoit des vivres: & que si on le vouloit aider de quelques forces il conduiroit les François au village de cetui-là. Ce que fit le Capitaine Laudonniere, mais arrivez vers _Outina_ il les fit marcher contre ses autres ennemis. Ce qui depleut au sieur d'Ottigni conducteur de l'oeuvre, & eut mis _Outina_ en pieces sans le respect de son Capitaine. Cette mocquerie rapportee au Fort de la Caroline, les soldats r'entrent en leur premiere deliberation de punir l'audace & mechanceté des Sauvages, & prendre un de leurs _Paraoustis_ prisonnier. Laudonniere comme forcé à ceci en voulut étre le conducteur, & s'embarquerent cinquante des meilleurs soldats en deux barques cinglans vers le païs d'_Outina_, lequel ilz prindrent prisonnier, ce qui ne fut sans grands cris & lamentations des siens, mais on leur dit que ce n'étoit pour lui faire mal, ains pour recouvrer des vivres par son moyen. Le lendemain cinq ou six cens Archers Indiens vindrent annoncer que leur ennemi _Potavou_ averti de la capture de leur _Paraousti_ étoit entré en leur village, eloigné de six lieuës de la riviere, & avoit tout brulé, & partant prioient les François de le secourir. Cependant ilz voyoient des gens en embuscade en intention de les charger s'ilz fussent descendus à terre. Se voyans découverts ilz envoyerent quelque peu de vivres. Et mesurans les François à leur cruauté, qui est de faire mourir tous les prisonniers qu'ilz tiennent & partant desesperans de la liberté d'_Outina_, ilz procederent à l'élection d'un nouveau _Paraousti_, mais le beau-pere d'_Outina_ eleve dessus le siege Royal (pour user de notre mot) l'un des petits enfans d'icelui _Outina_, & fit tant que par la pluralité des voix l'honneur lui fut rendu d'un chacun. Ce que fut préque cause de grands troubles entre-eux. Car il y avoit le parent d'un _Paraousti_ voisin de là qui pretendoit, & avoit beaucoup de voix entre ce peuple. Ce-pendant _Outina_ demeuroit prisonnier avec un sien fils; & entendu par ses sujets le bon traitement qu'on luy faisoit, ilz le vindrent visiter avec quelques vivres. Les ennemis d'_Outina_ ne dormoient point, & venoient de toutes parts pour le voir, s'efforçans de persuader à Laudonniere qu'il le fist mourir, & qu'il ne manqueroit de vivres, méme _Satouriona_, lequel envoya plusieurs fois des presens de victuailles pour l'avoir en sa puissance, dont se voyant éconduit il se desista d'y plus pretendre. La famine cependant pressoit de plus en plus: car il ne se trouvoit ni mil, ni féves par tout, ayant eté employé ce qui restoit aux semailles: & fut si grande la disette, qu'on faisoit bouillir & piler dans un mortier des racines pour en faire du pain: méme un soldat ramassa dans les balieures toutes les arrétes de poisson qu'il peut trouver, & les mit secher pour les mieux briser, & en faire aussi du pain, si bien qu'à la pluspart les os perçoient la peau, méme la riviere étoit en sterilité de poissons: & en cette deffaillance il étoit difficile de se deffendre si les Sauvages eussent fait quelque effort. En ce desespoir vint sur le commencement de Juin un avis des Indiens voisins, qu'au haut païs de la riviere y avoit du mil nouveau. Laudonniere y alla avec quelques-uns des siens, & trouva qu'il étoit vray. Mais d'un bien avint un mal: Car la pluspart de ses soldats pour en avoir plus mangé que leur estomac n'en pouvoit cuire, en furent fort malades. Et de verité il y avoit quatre jours qu'ilz n'avoient mangé que de petits pinocs (fruits verds qui croissent parmi les herbes des rivieres, & sont gros comme cerises) & quelque peu de poisson. De là il s'achemina pour aller surprendre le _Paraousti d'Edelano_, lequel avoit fait tuer un de ses hommes, pour avoir son or, mais le _Paraousti_ en eut le vent, & gaigna aux piés avec tout son peuple. Les soldats François brulérent le village, qui fut une maigre vengeance: car en une heure ce peuple aura bati une nouvelle maison. Arrivé à la Caroline, les pauvres soldats, & ouvriers affamez ne prindrent le loisir d'egrener le mil qui lur fit distribué, ains le mangerent en épic. Et est chose étrange qu'il faut garder les champs en ce païs-la, depuis que les blés (ou mils) viennent à maturité, non seulement à cause des mulots, mais aussi des larrons, ainsi qu'on fait pardeçà les raisins en temps de vendange. Ce que ne sçachans deux Charpentiers François ilz furent tuez pour en avoir cuilli un peu. La canne, ou tuyau de ce mil est si douce & sucrée, que les petits animaux de la terre la mangent bien souvent par le pied, comme il m'est avenu en ayant semé en nôtre voyage fait avec le sieur de Poutrincourt. Ainsi que ces chose se passoient deux des sujets _d'Outina_ & un hermaphrodite apporterent nouvelles que dés-ja les mils étoient meurs en leur terroir. Ce qui fut cause _qu'Outina_ en promit, & des féves à foison si on le vouloit remener. Conseil pris, sa requéte lui fut accordée, mais sans fruit, car étans prés de son village, on y envoya, & ne s'y trouva personne, toutefois son beau-pere & sa femme en étans avertis, vindrent aux barques Françoises avec du pain, & entretenans d'esperance le Capitaine tachoient de le surprendre. En fin se voyans découverts, dirent ouvertement que les grains n'étoient encores meurs. De maniere qu'il fallut remener _Outina_, lequel pensa étre tué par les soldats, voyans la méchanceté de ces Indiens. Quinze joura aprés _Outina_ pria derechef le le Capitaine de le remener, s'assurrant que ses sujets ne feraient difficulté de bailler des vivres, & que le mil étoit meur: & en cas de refus, qu'on fit de lui tout ce qu'on voudroit. Laudonniere ne personne le conduisit jusqu'à la petite riviere, qui venoit de son village. On envoya _Outina_ avec quelques soldats moyennant otages, qui furent mis à la chéne, craignant l'evasion. Sur ces divers pourparlers, Ottigni avec sa troupe s'en alla en la grande maison _d'Outina_, où les principaux du païs se trouverent: & pendant qu'ilz faisoient couler le temps, ils amassoient des hommes, puis se plaignoient que les François tenoient leurs meches allumées, demandans qu'elles fussent éteintes, & qu'ilz quitteroient leurs arcs: ce qui ne leur fut accordé. _Outina_ cependant demeuroit clos & couvert, & ne se trouvoit point és assemblées. Et comme on se plaignoit à lui de tant de longueurs, il répondit qu'il ne pouvoit empécher ses sujets de guerroyer les François, qu'il avoit veu par les chemins des fleches plantées, au bout déquelles y avoit des cheveux longs, signe certain de guerre denoncée & ouverte: & que pour l'amitié qu'il portoit aux François il les avertissoit que ses sujets avoient deliberé de mettre des arbres au travers de la petite riviere, pour arréter là leurs barques, & les combattre à l'aise. Là dessus on ouït la voix d'un François qui avoit préque toujours eté parmi les Indiens, lequel crioit pour autant qu'on le vouloit porter dans le bois pour l'égorger, dont il fut secouru & delivré. Toutes ces choses considerées le Capitaine arréta de se retirer le 27 de Juillet. Parquoy il fit mettre ses soldats en ordre, & leur bailla à chacun un sac de mil: puis s'achemina vers les barques, cuidant prevenir l'entreprise des Sauvages. Mais il rencontra au bout d'une allée d'arbres de deux à trois cens Indiens, qui le saluerent d'une infinité de traits bien furieusement. Cet effort fut vaillamment soutenu par l'Enseigne de Laudonniere, si bien que ceux qui tomberent morts modererent un peu la colere des survivans. Cela fait, les nôtres poursuivirent leur chemin en bon ordre pour gaigner païs. Mais au bout de quatre cens pas ilz furent rechargés d'une nouvelle troupe de Sauvages en nombre de trois cens, qui les assaillirent en front, ce pendant que le reste des precedens leur donnoient en queuë. Ce second assaut fut soutenu avec tant de valeur qu'il est possible par le sieur d'Ottigni. Et bien en fut besoin étans si petit nombre contre tant de barbares qui n'autre étude que la guerre. Leur façon de combattre étoit telle, que quand deux cens avoient tiré, ilz se retiroient & faisoient place aux autres qui étoient derriere: & avoient ce-pendant le pied & l'oeil si prompts, qu'aussi-tôt qu'ilz voyoient coucher l'arquebuze en jouë, aussi tôt étoient-ils en terre, & aussi-tôt relevez pour répondre de l'arc, & se détourner si d'aventure ilz sentoient que l'on voulût venir aux prises: car il n'y a rien que plus ilz craignent, à cause des dagues & des epées. Ce combat dura depuis neuf heures du matin jusques à ce que la nuict les separa. Et n'eüt été qu'Ottigni s'avisa de faire rompre les fléches tu'ilz trouvoient par les chemins, il n'y a point de doute qu'il eût eu beaucoup d'affaires: car les fléches par ce moien defaillirent aux barbares, & furent contraints se retirer. La reveuë faite, se trouva faute de deux hommes qui avoient été tués, & vint-deux y en avoit de navrez, léquels, à peine peurent étre conduits jusques aux barques. Tout ce qui se trouva de mil ne fut que la charge de deux hommes, qui fut distribué également. Car lors que le combat avoit commencé, chacun fut contraint de quitter son sac pour se deffendre.. Voila comme pour la vie on est contraint de rompre les plus étroites amitiez. La pestilence (disoit un Ancien) est chose heureuse, le carnage d'une bataille perdue chose heureuse, bref toute sorte de mort est aisée: mais la cruele faim epuise la vie, saisit les entrailles, tourment de l'esprit, dessechement du corps, maitresse de transgression, la plus dure de toutes les necessitez, la plus difforme de tous les maux, la peine la plus intolerable qui soit méme aux enfers. Ce fut une pauvre providence aux François de porter des vivres si écharcement qu'il n'y en eüt que pour une chetive année. Et puis qu'on vouloit habiter en la province, & qu'on la tenoit pour bonne, & de bon rapport, il falloit tout d'un coup se pourvoir de vivres pour deux ou trois ans, puis que le Roy embrassoit cet affaire; & s'addonner courageusement à la culture de la terre, ayans l'amitié du peuple. Les accidens de mer sont si journaliers, qu'il est difficile d'executer les promesses à point nommé, quand bien on auroit bonne volonté de ce faire. Noz voyages, graces à Dieu, n'ont esté reduit à cette misere, ny en ont approché. Et quand telle disgrace nous fût arrivéee en nôtre Port Royal, les rives d'icelui sont en tout temps remplies de coquillages, comme de moules, coques, & palourdes, qui ne manquent point au plus long & plus rigoureux hiver. [Illustration] _Provision de mil: Arrivée de quatre navires Angloises: Reception du Capitaine & general Anglois: Humanité & courtoisie d'icelui envers les François._ CHAP. XVI APRES que Laudonniere eut rendu & fait rendre graces à Dieu de la delivrance de ses gens, se voyant frustré de ce côté, il fit diligence de trouver des vivres d'ailleurs. Et de fait en trouva quantité à l'autre part de la riviere aux villages de _Saranaï_ & _d'Emoloa_. Il envoya aussi vers la riviere de Somme, dite par les Sauvages _Ircana_, où le Capitaine Vasseur & son Sergent allerent avec deux barques, & y trouverent une grand assemblée des _Paraoustis_ du païs, entre léquels étoit _Athore_ fils de _Satouriona, Apalote & Tacadoierou,_ assemblez là pour se rejouïr, pource qu'il y a de belles femmes & filles. Noz François leur firent des presens; en contre-change dequoy leurs barques furent incontinent chargées de mil. Se voyans Honétement pourveuz de vivres ilz dilegenterent au parachevement des vaisseaux pour retourner en France, & commencerent à ruiner ce qu'avec beaucoup de peines ils avoient bati. Ce pendant il n'y avoit celui qui n'eût un extreme regret d'abandonner un païs de verité fort riche & de bel espoir, auquel il avoit tant enduré pour découvrir ce que par la propre faute des nôtres il falloit laisser. Car si en temps & lieu on leur eût tenu promesse, la guerre ne se fût meuë alencontre _d'Outina_, lequel, & autres, ils avoient entretenus en amitié avec beaucoup De peines, & n'avoient encore perdu leur alliance, nonobstant ce qui s'étoit passé. Comme un chacun discouroit de ces choses en son esprit, voici paroitre quatre voiles en mer le troisiéme jour d'Aoust, dont ilz furent épris d'excessive joye melée de crainte tout ensemble. Aprés que ces navires eurent mouillé l'ancre ilz découvrirent comme ils envoyoient une de leurs barques en terre, surquoy Laudonniere fit armer en diligence l'une des siennes pour envoyer au-devant, & sçavoir quelles gens c'étoient. Ce-pendant de crainte que ce ne fussent Hespagnols, il fit mettre ses soldats en ordre & les tenir préts. La barque retournée, il eut avis que c'étoient Anglois, & avec eux un Dieppois, lequel au nom du general Anglois vint prier Laudonniere de permettre qu'ilz prinssent des eaux, dont ils avoient grande necessité, faisans entendre qu'il y avoit plus de quinze jours qu'ilz rodoient le long de la côte sans en pouvoir trouver. Ce dieppois apporta deux flaccons de vin avec du pain de froment, que furent departis à la pluspart de la compagnie. Chacun peut penser si cela leur apporta de la rejouïssance. Car le Capitaine méme n'avoit point beu de vin il y avoit plus de sept mois. La requeste de l'Anglois accordée il vit trouver Laudonniere dans une grande barque accompagné de ses gens honorablement vétuz, toutefois sans armes: & fit apporter grande quantité de pain & de vin pour en donne à un chacun. Le Capitaine ne s'oublia à lui faire la meilleure chere qu'il pouvoit. Et à cette occasion fit tuer quelques moutons & poules qu'il avoit jusques alors soigneusement gardez, esperant en peupler la terre. Car pour toutes sortes de maladies & de necessitez qui lui fussent survenuës, il n'avoit voulu qu'un seul poulet fut tué. Ce qui fut cause qu'en peu de temps il en avoit amassé plus de cent chefs. Or ce-pendant que le general Anglois étoit là trois jours se paserent, pendant léquels les Indiens abordoient de tous côtez pour le voir, demandans à Laudonniere si c'étoit pas son frere, ce qu'il leur accordoit: & adjoutoit qu'il l'étoit venu secourir avec si grande quantité de vivres, que delà en avant il se pourroit bien passer de prendre aucune chose d'eux. Le bruit incontinent en fut épandu par toute la terre, si bien que les ambassadeurs venoient de tous côtez pour traiter alliance au nom de leurs maitres avec lui, & ceux hommes qui par-avant avoient envie de lui faire la guerre, se declarent ses amis & serviteurs: à quoy ilz furent receuz. Le general conut incontinent le desir & la necessité qu'avoient les François de retourner en France: & pource il offrit de les passer tous. Ce que Laudonniere ne voulut étant en doute pour quelle raison il s'offroit si liberalement, & ne sçachant en quel état étoient les affaires de France avec les Anglois: & craignant encore qu'il ne voulut attenter quelque chose ne la Floride au nom de sa maitresse, la Royne d'Angleterre. Parquoy il fut refusé tout à plat: dont s'éleva un grand murmur entre les soldats, léquels disoient que leur Capitaine avoit envie de les faire tous mourir. Ilz vindrent donc trouver le Capitaine en sa chambre, & lui firent entendre leur dessein, qui étoit de ne refuser l'occasion. Laudonniere ayant demandé une heure de temps Pour leur répondre, amassa les principaux de la compagnie, léquels (aprés communication) répondirent tous d'une voix qu'il ne devoit refuser la commodité qui se presentoit, & qu'étans delaissés il étoit loisible de se servir des moyens que Dieu avoit envoyés. Ils acheterent donc un des navires de l'Anglois & prix honneste pour la somme de sept cens escus, & luy baillerent partie de leurs canons & poudres en gage. Ce marché ainsi fait, il considera la necessité des François qui n'avoient par toute nourriture, que du mil & de l'eau: dont emeu de pitié il s'offrit de les aider de vint bariques de farine, six pipes de féves, un poinson de sel, & un quintal de cire pour faire de la chandelle. Or pour autant qu'il voyait les pauvres soldats piés nuds, il offrit encores cinquante paires de souliers. Ce qui fut accepté, & accordé de prix avec lui. Et particulierement encore il fit present au Capitaine d'une jare d'huile, d'une jare de vinaigre, d'un baril d'olives, d'une assez grande quantité de ris, & d'un baril de biscuit blanc. Et fit encore plusieurs autres presens aux principaux officiers de la compagnie selon leurs Qualitez. Somme, il ne se peut exprimer au monde plus grande courtoisie que celle de cet Anglois, appelé maitre Jean Hawkins, duquel si j'oubliois le nom je penserois avoir contre lui commis ingratitude. Incontinent qu'il fut parti, on fait diligence de se fournir de biscuit, au moyen des farines que les Anglois avoient laissée, on relie les futailles necessaires pour les provisions d'eau. Ce qui fut d'autant plutôt expedié que le desir de retourner en France fournissoit à un chacun de courage. Etans préts de faire voile il fut avisé de mener en France quelques beaux Indiens & Indiennes, à fin que si derechef le voyage s'entreprenoit ilz peussent raconter à leurs _Paraoustis_ la grandeur de noz Rois, l'excellence de noz Princes, la bonté de nôtre païs, & la façon de vivre des François. A quoy le Capitaine avoit fort bien pourveu, si les affaires ne se fussent ruinées, comme il sera dit aux chapitres prochainement suivans. _Preparation du Capitaine Laudonniere pour retourner en France: Arrivée du Capitaine Jean Ribaut: Calomnies contre Laudonniere: Navires Hespagnoles ennemies: Deliberation sur leur venuë._ CHAP. XVII ON n'attendoit plus que le vent & la marée, léquels se trouverent propres le vint-huitiéme jour du mois d'Aoust, quand (sur le point de la sortie) voici que les Capitaines Vasseur & Verdier commencerent à découvrir des voiles en la mer, dont ils avertirent leur general Laudonniere: surquoy il ordonna de bien armer une barque pour aller découvrir & reconoitre quelles gens c'étoient, & ce-pendant fit mettre les siens en ordre & en tel équipage que si c'eussent eté ennemis: enquoy le temps apporta sujet de doute: car ses gens étoient arrivez vers le vaisseau à deus heures apres midi, & n'avoient fait sçavoir aucune nouvelles de tout le jour. Le lendemain au matin entrerent en la riviere environ sept barques (entre léquelles étoit celle qu'avoit envoyé Laudonniere) chargées de soldats, tous ayans l'arquebuse & le morion en téte, & marchoient lédites barques toutes en bataille le long des côteaux où étoient quelques sentinelles Françoises, auquelles ilz ne voulurent donner aucune réponse, nonobstant toutes les demandes qu'on leur fit: tellement que l'une dédites sentinelles fut contrainte de leur tirer une arquebuzade, sans toutefois les assener à cause de la trop grande distance. Laudonniere pensant que ce fussent ennemis fit dresser deux pieces de campagne, qui lui étoient restées: De façon que si approchans du Fort ilz n'eussent crié que c'étoit le Capitaine Ribaut, il n'eût failli à leur faire tirer la volée. La cause pour laquelle ledit Capitaine étoit venu de cette façon, étoit pource qu'on avoit fait des rapports en France que Laudonniere trenchoit du grand, & du Roy, & qu'à grand'peine pourroit-il endurer qu'un autre que lui entrat au Chateau de la Caroline pour y commander. Ce qui étoit calomnieux. Etant donc fait certain que c'étoit le Capitaine Ribaut, il sortit du Fort pour aller au-devant de lui, & lui rendre tous les honneurs qu'il lui étoit possible. Il le fit saluer par une gentille sclopeterie de ses arquebuziers, à laquelle il répondit de méme. La rejouïssance fut telle que chacun se peut facilement imaginer. Sur les faux rapports susdits, le Capitaine Ribaut vouloit arréter Laudonniere pour demeurer là avec lui, disant qu'il écriroit en France, & feroit évanouir tous ces bruits. Laudonniere dit qu'il ne lu seroit point honorable de faire telle chose, d'étre inferieur en un lieu où il auroit commandé en chef, & où il auroit enduré tant de maux. Et que lui-méme Ribaut, mettant la mais à la conscience, ne lui conseilleroit point cela. Plusieurs autres propos furent tenuz tant avec ledit Ribaut, qu'autres de sa compagnie, & répondu par Laudonniere aux calomnies qu'on lui avoit mis sus en Court, mémement sur ce qu'on avoit fait trouver mauvais à monsieur l'Admiral qu'il avoit mené une bonne femme pour subvenir aux necessitez du ménage, & des malades, laquelle plusieurs là méme avoient demandée en mariage, & de fait a eté mariée depuis son retour en France à un de ceux qui la desiroient étans en la Floride: Au reste qu'il est necessaire en telles entreprises se faire reconoitre & obeir suivant sa charge, de peur que chacun ne veuille étre maitre se sentant éloigné de plus grandes forces. Que si les rapporteurs avoient appellé cela rigueur, cette chose venoit plutot de la desobeïssance des complaignans, que de sa nature moins sujette à étre rigoureuse qu'ilz n'étoient à étre rebelles comme les effets l'ont montré. Le lendemain de cette arrivée voici venir Indiens de toutes parts pour sçavoir quelles gens c'étoient. Aucuns reconnurent le Capitaine Ribaut à sa grande barbe, & lui firent des presens, disans qu'en peu de jours ilz le meneroient sur montagnes du _Valati_, où se trouvoit du cuivre rouge, qu'ilz nomment en leur language _Pieroapira_, duquel le Capitaine Ribaut ayant fait faire quelque essay par son Orfevre, il lui rapporta que c'étoit vray or. Pendant ces parlemens comme le Capitaine Ribaut eut fait décharger ses vivres, voici que le quatriéme de Septembre six grandes navires Hespagnoles arriverent en la rade où les quatres plus grandes des François étoient demeurées, léquelles mouillerent l'ancre en asseurant noz François de bonne amitié. Ilz demanderent comme se portoient les chefs de cette entreprise, & les nommerent tous par noms & surnoms. Mais le lendemain sur le point du jour ilz commencerent à canonner sur les nôtre, léquelz reconoissans leur équipage étre trop petit pour leur faire téte, à raison que la pluspart de leurs gens étoient en terre, ils abandonnerent leurs ancres, & se mirent à la voile. Les Hespagnols se voyans découverts leur lacherent encore quelques volées de canons, & les pourchasserent tout le jour; & voyans les navires Françoises meilleures de voiles que les leurs, & aussi qu'ilz ne se vouloient point depouiller de la côte, ilz se retirerent en la riviere des Dauphins, que les Indiens nomment _Seloy_, distante de huit ou dix lieuës de la Caroline. Les nôtres donc se sentans forts de voiles les suivirent pour voir ce qu'ilz feroient; puis revindrent en la riviere de May, là où le Capitaine Ribaut étant allé dans une barque, on lui fit le recit de ce qui se passoit, méme qu'il y étoit entré trois navires Hespagnoles dans la riviere des Dauphins, & les trois autres étoient demeurés à la rade: Aussi qu'ils avoient fait descendre leur infanterie, leurs vivres & munitions. Ayant entendu ces nouvelles il revint vers la Forteresse, & en presence des Capitaines & autres Gentils-hommes, il proposa qu'il étoit necessaire pour le service du Roy de s'embarquer avec toutes les forces, & aller trouver les trois navires Hespagnoles qui étoient en la rade; surquoy il demanda avis. Le Capitaine Laudonniere malade au lit, remontra les perilleux coups de vents qui surviennent en cette côte, & que là où il aviendroit qu'il la dépouillast, il seroit mal-aisé de la pouvoir reprendre: que cependant ceux qui demeureroient au Fort seroient en peine & danger. Les autres Capitaines lui en remontrent encore davantage, & qu'ilz n'étoient point d'avis que telle entreprise se fit, mais étoit beaucoup meilleur de garder la terre, & faire diligence de se fortifier. Ce nonobstant il se resolut de le faire, & persista en son embarquement: print tous les soldats qu'il avoit souz sa charge, & les meilleurs de la compagnie de Laudonniere, avec son Lieutenant, son Enseigne, & son Sergent. Laudonniere lui dit qu'il avisat bien à ce qu'il vouloit faire, puis qu'il étoit chef dedans le païs, de crainte qu'il n'arrivat quelque chose de sinistre. A quoy il répondit qu'il ne pouvoit moins faire que de continuer cette entreprise: & qu'en la lettre qu'il avoit receuë de Monsieur l'admiral y avoit une apostille, laquelle il montra écrite en ces termes: _Capitaine Jean Ribaut, en fermant cette lettre, j'ay eu certain avis comme_ Dom Petro Melandes _se part d'Hespagne pour aller à la côte de la Nouvelle-France. Vous regarderez de n'endurer qu'il entreprenne sur nous, non plus qu'il veut que nous entreprenions sur eux._ Vous voyez (ce dit-il) la charge que j'ay, & vous laisse à juger à vous-méme si vous en feriez moins attendu le certain avertissement que nous avons que desja ilz sont en terre, & nous veulent courir sus. A cela Laudonniere ne sceut que repliquer. _Opiniatreté du Capitaine Ribaut: Prise du Fort des François: Retour en France: Mort dudit Ribaut & des siens: Brief recit de quelques cruautés Hespagnoles._ CHAP. XVIII LE Capitaine Ribaut opiniatré en sa premiere proposition, s'embarqua le huitiéme de Septembre, & emmena avec lui trente-huit des gens du Capitaine Laudonniere, ensemble son Enseigne. Ainsi ne lui demeura aucun homme de commandement, car chacun suivit ledit Ribaut comme chef, au nom duquel depuis son arrivée tous les cris & bans se faisoient. Le dixiéme Septembre survint une tempéte si grande en mer, que jamais ne s'en étoit veuë une pareille. Ce qui fut cause que Laudonniere remontra à ce qui lui estot de gens le danger où ils étoient d'endurer beaucoup de maux, s'il arrivoit inconvenient au Capitaine Ribaut & ceux qui étoient avec lui: ayans les Hespagnols si prés d'eux, qui se fortifioient. Partant qu'il falloit aviser à se remparer & racoutrer ce qui avoit été démoli. Les vivres étoient petits; car méme le Capitaine Ribaut avoit emporté le biscuit que Laudonniere avoit fait faire des farines Angloises, & ne s'étoit ressenti d'aucune courtoisie dudit Ribaut, qui lui avoit distribué son vivre comme à un simple soldat. Nonobstant toute leur diligence ilz ne peurent achever leur cloture. En cette necessité donc on fit la reveuë des hommes de defense, que se trouverent en bien petit nombre. Car il y avait plus de quatre-vints que de goujats, que femmes, & enfans, & bon nombre de ceux d'icelui Laudonniere encore estropiez de la journée qu'ils eurent contre _Outina_. Cette reveuë faite le Capitaine ordonne les gardes, déquelles il fit deux escouades pour se soulager l'une l'autre. La nuit d'entre le dix-neuf & vintiéme de Septembre un nommé la Vigne étoit de garde avec son escouade, là où il fit tout le devoir, encore qu'il pleût incessamment. Quand donc le jour fut venu, & qu'il vit la pluie continuer mieux que devant, il eut pitié des sentinelles ainsi mouillées: & pensant que les Hespagnols ne peussent venir en un si étrange temps, il les fit retirer, & de fait lui-méme s'en alla en son logis. Cependant quelqu'un qui avoit à faire hors le Fort, & le trompette qui étoit allé sur le rempart, apperceurent une troupe d'Hespagnols qui descendoient d'une montagnette, & commencerent à crier alarmes, & méme le trompette. Ce qu'entendu, le Capitaine sort la rondelle & l'épée au poing, & s'en va au milieu de la place cirant aprés ses soldats. Aucuns de ceux qui avoient bonne volonté, allerent devers la breche là où étoient les munitions de guerre, où ilz furent forcés et tués. Par ce méme lieu deux Enseignes entrerent, léquelles furent incontinent plantées. Deux autres Enseignes aussi entrerent du côté d'ouest, où y avoit aussi une autre breche, à laquelle ceux qui se presenterent furent tués & défaits. Le Capitaine allant pour secourir une autre breche, trouva en téte une bonne troupe d'Hespagnols, qui ja étoient entrés, & le repousserent jusques en la place, là où étant il découvrit un nommé François Jean, l'un des mariniers qui deroberent les barques dont a été parlé ci-dessus, lequel avoit amené & conduit les Hespagnols. Et voyant Laudonniere il commença à dire, c'est le Capitaine: & lui ruerent quelque coups de picques. Mais voyant la place dé-ja prise & les enseignes plantées sur les rempars, & n'ayant qu'un homme auprés de soy, il entra en la cour de son logis, dedans laquelle il fut poursuivi; & n'eût été un pavillon qui étoit tendu, il eust été pris: mais les Hespagnols qui le suivoient s'amuserent à couper les cordes du pavillon, & cependant il se sauva par la breche du côté d'Ouest, & s'en alla dans les bois, là où il trouva une quantité de ses hommes qui s'étoient sauvés, du nombre déquels y en avoit trois ou quatre fort blessés. Alors il leur dit: Enfans, puis que Dieu a voulu que la fortune nous soit avenuë, il faut que nous mettions peine de gagner à travers les marais jusques aux navires qui sont à l'embouchure de la riviere. Les uns voulurent aller en un petit village qui étoit dans les bois, les autres le suivirent au travers des roseaux dedans l'eau, là où ne pouvant plus aller pour la maladie qui le renoit, il envoya deux hommes sçachans vine nager, qui étoient auprés de lui, vers les vaisseaux, pour les avertir de ce qui étoit avenu, & qu'ils le vinssent secourir. Ilz ne sçeurent pour ce jour là gaigner les vaisseaux pour les avertir, & fallut que toute la nuit il demeurât en l'eau jusqu'aux épaules, avec un de ses hommes, qui jamais ne le voulut abandonner. Le lendemain pensant mourir là, il se mit en devoir de prier Dieu. Mais ceux des navires ayans sceu où il étoit, le vindrent trouver en piteux état, & le porterent en la barque. Ils allerent aussi le long de la riviere pour recuillir ceux qui s'étoient sauvez. Le Capitaine ayant changé d'habits, dont on l'accommoda, ne voulut entrer dans les navires, que premierement il n'allat avec la barque le long des roseaux chercher les pauvres gens qui étoient épars, là où il en recuillit dix-huit ou vint. Etant arrivé aux vaisseaux on lui conta comme le Capitaine Jacques Ribaut neuveu de l'autre (qui étoit en son navire distant du fort de deux arquebuzades) avoit parlementé avec les Hespagnols, & que François Jean étoit allé en son navire, où il avoit long-temps été, dont on s'emerveilla fort, veu que c'étoit l'autheur de cette entreprise. Aprés s'étre r'assemblés on parlementa de revenir en France, & des moyens de s'accomoder. Ce que fait, le vint-cinquiéme de Septembre Laudonniere & Jacques Ribaut firent voiles, & environ le vit-huitiéme Octobre decouvrirent l'ile de Flores aux Açores, ayans assez heureusement navigé, mais avec telle incommodité de vivres, qu'ilz n'avoient que du biscuit & de l'eau. L'onziéme de Novembre ilz se trouverent à soixante-quinze brasses d'eau, & s'étant trouvé le Capitaine Laudonniere porté fut la côte de l'Angleterre ne Galles, il y mit pied à terre, & renvoya le navire ne France, attendant qu'il se fût un petit raffraichi, & peu aprés vint trouver le Roy pour lui rendre compte de sa charge. Voila l'issuë des affaires qui ne marchent par bonne conduite. Le long-delay fait en l'embarquement du Capitaine Jean Ribaut: & les quinze jours de temps qu'il employa à côtoyer la Floride avant que d'arriver à la Caroline, ont été cause de la perte de tout. Car s'il fût arrivé quand il pouvoit, sans s'amuser à aller de riviere en riviere, il eût eu du temps pour décharger ses navires, & se mettre en bonne defense, & les autres fussent revenuz paisiblement en France. Aussi lui a il fort mal pris d'avoir voulu plutot suivre les conceptions de son esprit, que son devoir. Car il n'eut point plutot laissé le Fort François pour se mettre en mer aprés les navires Hespagnoles, que la tempéte le print, laquelle à la fin le contraignit de faire naufrage contre la côte, là où tous ses vaisseaux furent perdus, & lui à peine se peut-il sauver des ondes, pour tomber entre les mains des Hespagnols qui le firent mourir & tous ceux de sa troupe: je di mourir, mais d'une façon telle que les Canibales & Lestrigons en auroient horreur. Car aprés plusieurs tourmens ilz l'écorcherent cruelement (contre toutes les loix de guerre qui furent jamais) & envoyerent sa peau en Europe. Exemple indigne de Chrétiens, & d'une nation qui veut que l'on croye qu'elle marche d'un zele de religion en la conquéte des terres Occidentales, ce que tout homme qui sçait la verité de leurs histoires ne croira jamais. Je m'en rapporte à ce qu'en écrit Dom Barthelemi de las Casas Moine Hespagnol, & Evéque de Chiapa, qui a été present aux horribles massacres, boucheries, cruautés, & inhumanités exercées sur les pauvres peuples qu'ils ont domtés en ces parties-là, entre léquels il rapporte qu'en quarante cinq ans ils en ont fait mourir & détruit vint millions: concluant que les Hespagnols ne vont point és Indes y étans menez de l'honneur de Dieu, & du zele de sa foy, ni pour secourir & avancer le salut à leurs prochains, ni aussi pour servir à leur Roy, dequoy à faulses enseignes ilz se vantent: mais l'avarice & l'ambition les y pousse, à fin de perpetuellement dominer sur les Indiens en tyrans & diables. Ce sont les mots de l'Autheur; lequel recite qu'on n'avoit (au temps qu'il y a été) non plus de soin d'endoctriner & amener à salut ces pauvres peuples là, que s'ils eussent été des bois, des pierres, des chiens, ou des chats: adjoutant qu'un Jean Colmenero homme fantastique, ignorant & sot, à qui étoit donné une grande ville ne commande, & lequel avoit charge d'ames, étant une fois par lui examiné, ne sçavoit seulement faire le signe de la Croix: & enquis quelle chose il enseignoit aux Indiens, il répondit qu'il les donnoit aux diables, & que c'étoit assez qu'il leur disoit: _Per signin sanctin cruces_. Cet autheur nous a laissé un Recueil, ou abbregé intitulé, _Destruction des Indes par les Hespagnols_: meu à ce faire voyant que tous ceux qui en écrivent les histoires, soit pour agréer, soit par crainte, ou qu'ilz soient pensionnaires passent souz silence leurs vices, cruautés, & tyrannies, afin qu'on les repute gens de bien. Je mettrai ici seulement ce qu'il recite de ce qu'ils ont fait en l'ile de _Cuba_, qui est la plus proche de la Floride. En l'an mille cinq cens & onze (dit-il) passerent à l'ile de _Cuba_, où il avint chose fort remarquable. Un _Cacique_ (c'est ce que les Floridiens appellent _Paraousti_, Capitaine, ou Prince) grand seigneur nommé _Hathues_, qui s'étoit transporté de l'ile Hespagnole & celle de _Cuba_, avec beaucoup de ses gens pour fuir les cruautés & actes inhumains des Hespagnols: Comme quelques Indiens lui disoient les nouvelles que les Hespagnols venoient vers _Cuba_, il assembla son peuple, & leur dit: Vous sçavez le bruit qui court que les Hespagnols viennent par-deça, & sçavés aussi par experience comme ilz ont traité tels & tels, & les gens de _Hayti_ (qui est l'ile Hespagnole voisine de _Cuba_) ilz viennent faire le méme ici. Sçavez-vous pourquoy ilz le font? Ilz répondirent que non, sinon (disoient-ilz) qu'ilz sont de leur nature cruels & inhumains. Il leur dit: Ilz ne le font point seulement pour cela, mais aussi parce qu'ils ont un Dieu lequel ils adorent& & demande avoir beaucoup; & afin d'avoir de nous autres pour l'adorer, ilz mettent peine à nous subjuguer, & ilz nous tuent. Il avoit auprés de soy un coffret plein d'or & de joyaux, & dit: Voici le Dieu des Hespagnols. Faisons luy s'il vous semble bon _Areytos_ (qui sont bals & danses); & en ce faisant lui donnerons contentement, & commandera aux Hespagnols qu'ilz ne nous facent point de deplaisir. Ilz répondirent tous à claire voix: C'est bien dit, c'est bien dit. Et ainsi ilz danserent devant lui jusques à se lasser. Et lors le seigneur _Hatuey_ dit: Regardez, quoy qu'il en soit, si nous le garderons afin qu'il nous soit oté, car à la fin ilz nous tuëront. Parquoy jettons le en la riviere. A quoy ilz s'accorderent tous, & ainsi jetterent ce Dieu en une grande riviere qui étoit là tout prés. Ce seigneur & _Cacique_ alloit toujours fuyant les Hespagnols incontinent, qu'ils arrivoient à l'ile de _Cube_, comme celui qui les conoissoit trop, & il se defendoit quand il les rencontroit. A la fin il fut pris, & brulé tout vif. Et comme il étoit attaché au pal, un Religieux de sainct François homme saint lui dit quelques choses de nôtre Dieu, & de nôtre Foy, léquelles il n'avoit jamais ouïes, & ne pouvoient l'instruire en si peu de temps. Le Religieux adjouta que s'il vouloit croire à ce qu'il lui disoit il iroit au ciel, où y a gloire & repos eternel: s'il ne le croyoit point, il iroit en enfer pour y étre tourmenté perpetuellement. Le _Cacique_ aprés y avoir un peu pensé, demanda si les Hespagnols alloient au ciel. Le Religieux répondit qu'ouï, quant aux bons. Le _Cacique_ à l'heure sans plus penser dit qu'il ne vouloit point aller au ciel, mais en enfer, afin de ne se trouver en la compagnie de telles gens. Et voici les louanges que Dieu & nôtre Foy ont receu des Hespagnols qui sont allés aux Indes. Une fois (poursuit l'Autheur) les Indiens venoient au devant de nous nous recevoir avec des vivres & viandes delicates, & avec toute autre caresse, de dix lieuës loin, & arrivés ilz nous donnerent grande quantité de poisson, de pain, & autres viandes. Voila incontinent que le diable se met és Hespagnols, & passent par l'épée en ma presence, sans cause quelconque, plus de trois mille ames, qui étoient assis devant nous, hommes, femmes, & enfans, je vis là si grandes cruautés, que jamais hommes vivans n'en virent, ni n'en verront de semblables. Une autre fois & quelques jours aprés, j'envoyay des messagers à tous les Seigneurs de la province de _Havana_, les asseurant qu'ilz n'eussent peur (car ils avoient ouï de mon credit) & que sans s'absenter ilz nous vinssent voir, & qu'il ne leur seroit fait aucun déplaisir: car tout le païs étoit effrayé des maux & tueries passées: & fis ceci par l'avis du Capitaine méme. Quand nous fumes venu à la province, vint & un _Caciques_ nous vindrent recevoir, léquels le Capitaine print incontinent, rompant l'asseurance que je leur avoy donnée, & les voulut le jour ensuivant bruler vifs, disant qu'il étoit expedient de faire ainsi: qu'autrement ilz feroient quelque jour un mauvais tour. Je me trouvay en une tres-grande peine pour les sauver du feu: toutefois à la fin ils échapperent. Apres que les Indiens de cette ile furent mis en la servitude & calamité de ceux de l'ile Hespagnole: & qu'ilz virent qu'ilz mouroient & perissoient tous sans aucun remede, les uns commencerent à s'enfuir aux montagnes, les autres tous desesperez se pendirent, hommes, & femmes, pendans quant & quant leurs enfans. Et par la cruauté d'un seul Hespagnol que je conoy, il se pendit plus de deux cens Indiens, & est mort de cette façon une infinité de gens. Il y avoit en cette ile un officier du Roy, à qui ilz donnerent pour sa part tris cens Indiens, dont au bout de tris mois il lui en étoit mort au travail des minieres deux cens soixante: Apres ilz lui en donnerent encore une fois autant, & plus, & les tua aussi bien: & autant qu'on lui en donnoit, autant en tuoit-il, jusques à ce qu'il mourut, & que le diable l'emporta. En trois, ou quatre mois, moy present, il est mort plus de six mille enfans, pour leur étre otez peres & meres qu'on avoit mis aux minieres. Je vis aussi d'autres choses épouventables au depeuplement de cette ile, laquelle c'est grand pitié de voir ainsi maintenant desolée. Je n'ay voulu mettre que ceci des cruautez des Hespagnols en l'ile de _Cuba_. Car qui voudroit écrire ce qu'ils ont fait en trois mille lieuës de terre, on en pourroit faire un gros volume Tout de méme étoffe que ce que dessus. Comme par exemple j'adjouteray ce que le méme dit des cruautez faites és iles de Saint-Jean & de _Jamaïca_. Les Hespagnols (dit-il) passerent à l'ile Saint-Jean & à celle de _Jamaïca_ (qui étoit comme de jardins & ruches d'abeilles) ne l'an mille cinq cens neuf, s'étans proposé la méme fin & but qu'ils avoient eu en l'ile Hespagnole, faisans & commettans les brigandages & pechez susdits, & y adjoutans davantage beaucoup de tres-grandes & notables cruautés, tuans, brulans, rotissans, & jettans aux chiens, puis apres aussi opprimans, tourmentans, & vexans en des minieres, & par autres travaux, jusques à consumer & extirper tous ces pauvres innocens, qui étoient en ces deux iles, jusques à six cens milles: voire je croy qu'ils étoient plus d'un million: & il n'y a point aujourd'hui en chacune ile 200 personnes & tous sont peris sans foy & sans sacremens. Toutes léquelles cruautés, & cent mille autres, ce bon Evesque ne pouvant supporter, il en fit ses remontrance & plaintes au Roy d'Hespagne, qui ont été rédigées par écrit, au bout desquelles est la protestation qu'il en a fait, appellant Dieu è témoin, & toutes les hierarchies des Anges, & tous les Saints de la Cour celeste, & tous les hommes du monde de méme ceux-là qui vivront ci apres, de la certification qu'il en donne, & de la décharge de la conscience; en l'année mille cinq cens quarante deux. Chose certes au recit de laquelle paravanture ceux qui ont l'Hespagne en l'ame ne me croiront: mais ce que j'ay dit n'est qu'une petite parcelle du contenu au livre de cet Autheur, lequel les Hespagnols méme ne se dédaignent de citer avec ce que dessus és livres qu'ils ont intitulez: Histoire du grand royaume de la Chine. Et pour mieux confirmer telz scrupuleux, je les r'envoye encore à un autre qui a décrit l'histoire naturele & morale des Indes tant Orientales qu'Occidentales, Joseph Acosta, lequel quoy qu'il couvre ces horribles cruautez (comme étant de la nation) toutefois en addoucissant la chose il n'a peu se tenir de dire: _Mais nous autres à present ne considerans rien de cela_ (il parle de la bonne police, & entendement des Mexiquains) _nous y entrons par l'épée, sans les ouïr ni entendre, &c._ Et ailleurs rendant la raison pourquoy les iles qu'on appelle de Barlouënte, c'est à sçavoir l'Hespagnole, Cube, Port-riche, & autres en ces environs sont aujourd'hui si peu habitées & _Pource_, dit il, _qu'il y est resté peu d'Indiens naturels par l'inconsideration & desordre des premiers conquereurs & peupleurs_. Par ces paroles se reconoit qu'ilz disent une méme chose, mais l'un parle par zele, & l'autre comme un homme qui ne veut scandalizer son païs. Que s'ils ont fait telles choses aux Indiens: étans des-ja accoutumés au carnage, il ne se faut étonner de ce qu'ils ont fait au Capitaine Ribaut, & aux siens: & s'ils eussent tenu Laudonniere, il n'en eût pas eu meilleur marché Car les François demeurez avec lui qui tomberent entre leurs mains furent tous pendus, avec cet écriteau: _Je ne fay ce ceci comme à François, mais comme à Lutheriens._ Je ne veux defendre les Lutheriens: mais je diray que ce n'étoit aux Hespagnols de conoitre de la Religion de sujets du Roy, mémement n'étans sur les terres d'eux Hespagnols, mais sur ce qui appartenoit au Roy de son propre conquest. Et puis que les François s'étoient abstenuz de les troubler (car la rebellion de laquelle nous avons parlé ci-dessus ne vient point ici en consideration) ilz les devoient tout-de-méme laisser en leurs limites, & n'empecher l'avancement du nom Chrétien. Car quoy qu'il y eût des pretendus Reformés, il y avoit aussi des Catholiques, & y en eût eu plus abondamment avec le temps: là où maintenant ces pauvres peuples-là sont encore en leur ignorance premiere. Quelques hommes sots & trop scrupuleux diront qu'il vaut mieux les laisser tels qu'ilz sont, que de leur donner une mauvaise teinture: Mais je repliqueray que l'Apostre sainct Paul _se rejouissoit de ce que (quoy que par envie & contention, & non purement) en quelque maniere que ce fust, ou par feintise, ou en verité, Christ étoit annoncé._ Il est difficile, voire impossible aux mortels d'amener tous les hommes à une méme opinion, & principalement où il y va de choses qui peuvent étre sujette à interpretation. L'Empereur Charles V aprés la Diete d'Ausbourg, voyant qu'en vain il s'étoit travaillé apres une telle chose, se depleut au monde & se fit moine: auquel genre de vie voulant parmi son loisir accorder les horloges, puis qu'il n'avoit sceu accorder les hommes, il y y perdit aussi sa peine & ne sceut onques faire quelques sonnassent toutes ensemble, quoy qu'elles fussent de pareille grandeur, & faites de méme main. C'eust été beaucoup d'avoir donné à ce peuple quelque conoissance de Dieu, & par sa bonté & l'assistance de son sainct Esprit il eût fait le reste. L'Admiral de Colligni n'a pas toujours vécu: un autre eût fait des colonies purement Catholiques, & eût revoqué les autres: & ne trouve point quant à moy que les Hespagnols soient plus excusables ne leurs cruautez que les Lutheriens en leur religion. Au reste les Terres-neuves & Occidentales étans d'une si grande étendue que toute l'Europe ne suffiroit à peupler ce qui est de vague, c'est une envie bien maudite, un ambition damnable, & une avarice cruele aux Hespagnols de ne pouvoir souffrir que personne y aborde pour y habiter; & une folie de se dire seuls seigneurs de ce dequoy personne y ayant droit ne les a fait heritiers. Or cette cruauté barbaresque exercée alencontre des François fut vengée deux ans aprés par le gentil courage du Capitaine Gourgues, comme sera veu au chapitre suivant. [Illustration] _Entreprise haute & genereuse du Capitaine Gourgues pour relever l'honneur des François en la Floride: Renouvellement d'alliance avec les sauvages: Prise des deux plus petits Forts des Hespagnols._ CHAP. XIX L'AN mille cinq cens soixante-sept le Capitaine Gourgues Gentil-homme Bourdelois poussé d'un courage vrayment François, & du desir de relever l'honneur de sa nation, fit un emprunt à ses amis, & vendit une partie de ses biens pour dresser & fournir de tout le besoin trois moyens navires portans cent cinquante soldats, avec quatre-vints mariniers choisis souz le Capitaine Cazenove son Lieutenant & François Bourdelois maitre sur les matelots. Puis partit le vint deuxiéme d'Aoust an susdit, & aprés avoir quelque temps combattu les vents & tempétes contraires, en fin arriva & territ à l'ile de _Cuba_. De là fut au Cap saint Antoine au bout de l'ile de Cuba éloignée de la Floride environ deux cens lieuës, où ledit Gourgues declara à ses gens son dessein d'il leur avoit toujours celé, les priant & admonétant de ne l'abandonner si prés de l'ennemi, si bien pourvus, & pour une telle occasion. Ce qu'ils lui jurerent tous, & ce de si bon courage qu'ils ne pouvoient attendre la pleine lune à passer le détroit de _Baham_, ainsi découvrirent la Floride assez tôt, du Fort de laquelle les Hespagnols les saluerent de deux canonades, estimans qu'ilz fussent de leur nation, & Gourgues leur fit pareille salutation pour les entretenir en cet erreur, afin de les surprendre avec plus d'avantage, passant outre neantmoins, & feignant aller ailleurs, jusques à ce qu'il eut perdu le lieu de veuë, si que la nuit venuë il descend à quinze lieuës du fort devant la riviere _Tacadacourou_, que les François ont nommée Seine, pource qu'elle lur sembla telle que celle de France: Puis ayant découvert la rive toute bordée de Sauvages pourveuz d'arcs & fleches, leur envoya son Trompette pour les asseurer (outre le signe de paix & d'amitié qu'il leur faisoit faire des navires) qu'ilz n'étoient là venuz que pour renouer l'amitié & confederation des François avec eux. Ce que le Trompette executa si bien (pour y avoir demeuré souz Laudonniere) qu'il rapporta du _Paraousti Satouriona_ un chevreuil & autres viandes pour rafraichissement: puis se retirerent les Sauvages dansans en signe de joye, pour avertir tous les _Paraoustis_ d'y retourner le lendemain. A quoy ilz ne manquerent: & entre autres y étoient le grand _Satouriona Cacadocorou, Halmacanir, Athore, Harpaha, Helmatré, Helycopile, Molona_, et autres avec leurs armes accoutumées, léquelles reciproquement ilz laisserent pour conferer ensemble avec plus d'assurance. _Satouriona_ étant allé trouver le Capitaine Gourgues sur la rive, le fit seoir à son côté droit: & comme Gourgues voulut parler, _Satouriona_ l'interrompit, & commença à lui deduire des maux incroyables & continuelles indignitez que tous les Sauvages, leurs femmes & enfans avoient receu des Hespagnols depuis leur venuë, & le bon desir qu'il avoit de s'en venger pourveu qu'on le voulût aider. A quoy Gourgues prétant le serment, & la confederation entr'eux jurée, il leur donna quelques dagues, couteaux, miroirs, haches, & autres marchandises à eux propres. Ce qu'ayant fait ilz demanderent encore chacun une chemise pour se vétir en leurs jours solennels, & étre enterrées avec eux à leur mort. Eus en recompense firent presens au Capitaine Gourgues de ce qu'ils avoient, & se retirerent dansans fort joyeux avec promesse de tenir le tout secret, &d'amener au méme lieu bonnes troupes de leurs sujets tous embatonez pour se bien venger des Hespagnols. Cependant Gourgues ayant interrogé Pierre de Bré natif du Havre de Grace, autrefois échappé du Fort à travers les bois, tandis que les Hespagnols tuoient les autres François, & depuis nourri par _Satouriona_, qui le donna audit Gourgues, il se servit fort de ses avis, sur léquels il envoya recognoitre le Fort & l'état des ennemis par quelques-uns des siens conduits par _Olotataes_ neveu de _Satouriona_. La demarche conclue, & le rendez-vous donné aux Sauvages au-delà la riviere _Salinacani_, autrement Somme, il burent tous en grande solennité leur breuvage dit _Cassine_ fait de jus de certaines herbes, lequel ils onc accoutumé prendre quant ilz vont en lieux hazardeux, parce qu'il leur ote la soif & la faim par vingt-quatre heures: & fallut que Gourgues fit semblant d'en boire puis leverent les mains, & jurerent tous de ne l'abandonner jamais. Ils eurent des difficultez grandes pour les pluies & lieux pleins d'eau qu'il fallut passer avec du retardement qui leur accroissoit la faim. Or avoient-ilz sceu que les Hespagnols étoient quatre cens hommes de defenses repartis en trois Forts dressée & flanqués, & bien accommodés sur la riviere de May. Car outre la Caroline, ils en avoient encore fait deux autres plus bas vers l'embouchure de la riviere, aux deux côtez d'icelle. Etant donc arrivé assez prés, Gourgues delibere d'assaillir le Fort à la diane du matin suivant: ce qu'il ne peut faire pour l'injure du ciel & obscurité de la nuit. Le _Paraousti Helycopile_ le voyant faché d'y avoir failly l'asseure de le conduite par un plus aisé, bien que plus long chemin: si que le guidant par les bois il le meine en veuë du Fort, où il reconut un quartier qui n'avoit que certains commencemens de fossez, si bien qu'aprés avoir fait sonder la petite riviere qui se rend là, ilz la passerent & aussi-tôt s'appreterent au combat la veille de Quasimodo en Avril mil cinq cens soixante-huit. Tellement que Gourgues pour employer ce feu de bonne volonté, donne vint arquebuziers à son Lieutenant Cazenove, avec dix mariniers chargez de pots & grenades à feu pour bruler la porte: puis attaque le Fort par autre endroit, aprés avoir un peu harangué ses gens sur l'étrange trahison que ces Hespagnols avoient joué à leurs compagnons. Mais apperceuz venans à téte baissée, à deux cens pas du fort, le canonier monté sur la terrasse d'icelui, ayant crié Arme, Arme, ce sont François, leur envoya deux coups d'une coulevrine portant les armes de France prinse sur Laudonniere. Et comme il vouloit recharger pour le trosiéme coup, _Olotocara_ transporté de passion sortant de son rang monta sur une plate-forme, & lui passa sa picque à travers le corps. Surquoy Gourgues d'avançant, & ayant ouï crier par Cazenove que les Hespagnols sortis armés au cri de l'alarme s'enfuyoient, tire cette part, & les enferme de sorte entre lui & son Lieutenant, que de soixante il n'en rechappa que quinze reservés à méme peine qu'ils avoient fait porter aux François. Les Hespagnols de l'autre Fort ce-pendant ne cessent de tirer des canonades, qui incommodoient beaucoup les nôtres. Gourgues voyans cela, se jette (suivi de quatre-vints arquebuziers) dans une barque qui se trouva là bien à point pour passer dans le bois joignant le fort, duquel il jugeoit que les assiegez sortiroient pour se sauver à la faveur dudit bois dedans le grand Fort, qui n'en étoit éloigné que d'une lieuë à l'autre part de la riviere. Les Sauvages impatiens d'attendre le retour de la barque se jettent tous en l'eau tenans leurs arcs & fleches élevées en une main, & nageans de l'autre; en sorte que les Hespagnols voyans les deux rives couvertes de si grand nombre d'hommes penserent fuir vers les bois, mais tirez par les François, puis repoussez par les Sauvages, vers léquels ilz se vouloient ranger, on leur otoit la vie plutot qu'ilz ne l'avoient demandée: Somme que tous y finirent leurs jours hors-mis les quinze qu'on reservoit à punition exemplaire. Et fit le Capitaine Gourgues transporter tout ce qu'il trouva du deuxiéme Fort au premier, où il vouloit se fermer pour prendre resolution contre le grand Fort, duquel il ne sçavoit l'état. _Hespagnol déguisé en Sauvage: Grande resolution d'un Indien: Approches & prise du grand Fort: Demolition d'icelui, & des deux autres: Execution des Hespagnols prisonniers: Regret des Sauvages au partir des François: Retour de Gourgues en France: Et ce qui lui avint depuis._ CHAP. XX CE n'étoit peu avancé d'avoir fait l'execution que nous avons dit en la prise des deux petits Forts, mais il en restoit encore une bien imporatante & plus difficile que les deux autres ensemble, qui étoit de gaigner le grand Fort nommé la Caroline par les François, où y avoit trois cens hommes bien munis, sous un brave Gouverneur, qui étoit homme pour se faire bien battre en attendant secours. Gourgues donc ayant eu le plan, la hauteur, les fortifications & avenuës dudit Fort par un Sergent de bande Hespagnol son prisonnier, il fait dresser huit bonnes écheles, & soulever tout le païs contre l'Hespagnol, & delibere sortir sans lui donner loisir de débaucher les peuples voisins pour le venir secourir. Cependant le Gouverneur envoye un Hespagnol deguisé en Sauvage pour reconoitre l'état des François. Et bien que découvert par _Olotocara_ il subtiliza tout ce qu'il peut pour faire croire qu'il étoit du second Fort, duquel échappé, & ne voyant que Sauvages de toutes parts, il s'étoit ainsi deguisé pour mieux parvenir aux François, de la misericorde déquels il esperoit plus que de ces barbares. Confronté toutefois avec le Sergent de bandes, & conveincu étre du grand Fort, il fut de la reserve, aprés qu'il eut asseuré Gourgues qu'on le disoit accompagné de deux mille François, crainte déquels ce qui restoit d'Hespagnols au grand Fort étoient assés étonnés. Surquoy Gourgues resolut de les presser en telle épouvente, & laissant son Enseigne avec quinze arquebuziers pour la garde du Fort, & de l'entrée de la riviere, fait de nuit partir les Sauvages pour s'embusquer dans les bois deçà & delà la la riviere: puis part au matin, menant liez le Sergent & l'espion pour lui montrer à l'oeil ce qu'ilz n'avoient fait entendre qu'en peinture. S'étans acheminez, _Olotocara_ determiné Sauvage, qui n'abandonnoit jamais le Capitaine, lui dit qu'il l'avoit bien servi, & fait tout ce qu'il lui avoit commandé: qu'il s'asseuroit de mourir au combat du grand Fort. Partant le prioit de donner à sa femme aprés sa mort ce qu'il lui donneroit s'il ne mouroit point, afin qu'elle l'enterrat avec lui. Le Capitaine Gourgues aprés l'avoir loué de sa fidele vaillance, amour conjugal & genereux courage digne d'un honneur immortel, répond qu'il l'aimoit mieux honorer vif que mort, & que Dieu aidant le remeneroit victorieux. Dés la découverte du Fort, les Hespagnols ne furent chiches de canonades, mémement de deux doubles coulevrines, léquelles montées sur un boulevert commandoient le long de la riviere. Ce qui fit retirer Gourgues dans le bois, où étant il eut assez de couverture pour s'approcher du Fort sans offense: Et avoit bien deliberé de demeurer là jusques au matin, qu'il étoit resolu d'assaillir les Hespagnols par escalade du côté du mont où le fossé ne lui sembloit assez flanqué pour la deffense de ses courtines; mais le Gouverneur avança son desastre, faisant sortir soixante arquebuziers, léquels coulez le long des fossez s'avancerent pour découvrir le nombre & valeur des François: vint déquelz se mettans souz Cazenove entre le Fort & les Hespagnols ja sortis, leur coupent la retraite, pendant que Gourgues commande au reste de les charger en téte, mais ne tire que de prés & coups qui portassent, pour puis aprés les sagmenter plus aisément à coups d'épée. Ce qui fut fait, mais tournans le dos aussi-tôt que chargez, & resserrez d'ailleurs par Cazenove, tous y demeurerent. Dont le reste des assiegez furent si effrayez qu'ilz ne sceurent prendre autre resolution pour garentir leur vie, que par la fuite dans les bois prochains, où neantmoins rencontrez par les fléches des Sauvages qui les y attendoient, furent aucuns contraints de tourner téte, aimans mieux mourir par les mains des François qui les poursuivoient, s'asseurans de ne pouvoir trouver lieu de misericorde en l'une ni en l'autre nation qu'ils avoient également & si fort outragée. Le Fort pris fut trouvé bien pourveu de toute chose necessaire, nommément de cinq double coulevrines, & quatre moyennes, avec plusieurs autres pieces de toutes sortes: & dix-huit gros caques de poudre, & toutes sortes d'armes, que Gourgues fit soudain charger en la barque, non les poudres & autres meubles, d'autant que le feu emporta tout par l'inadvertance d'un Sauvage, lequel faisant cuire du poisson, mit le feu à une trainée de poudre faite & cachée par les Hespagnols pour fétoyer les François au premier assaut. Les restes des Hespagnols menés avec les autres, aprés que Gourgues leur eut remontré l'injure qu'ils avoient fait sans occasion à toute la nation Françoise, furent tous penduz aux branches des mémes arbres qu'avoient été les François, cinq déquels avoient été étranglez par un Hespagnol, qui se trouvant à un tel desastre, confessa la faute, & la juste punition que Dieu lui faisoit souffrir. Et comme ils avoient mis des écriteaux aux François, on leur en mit tout de méme en ces mots: _Je ne fay ceci comme à Hespagnols, ni comme à mariniers, mais comme à traitres, voleurs, & meurtriers._ Puis se voyant foible de gens pour garder ces Forts, moins encore pour les peupler, & crainte aussi que l'Hespagnol n'y retournast, à l'aide des Sauvages les mit tous rez pied, rez terre en un jour. Cela fait il renvoye l'artillerie par eau à la riviere de Seine où étoient ses vaisseaux: & quant à lui retourne à pied, accompagné de quatre-vints arquebusiers armez sur le dos & meches allumées, suiviz de quarante mariniers portant picques, pour le peu d'asseurance de tant de Sauvages, toujours marchans en bataille, & trouvans le chemin tout couvert d'indiens qui le venoient honorer de presens & de louanges, comme au liberateur de tous les pars voisins. Une vieille entre autres lui dit qu'elle ne se soucioit plus de mourir, puis que les Hespagnols chassez elle avoit une autre fois veu les François en la Floride. En fin arrivé, & trouvant ses navires prets à faire voile, il conseilla les _Paraoustis_ de persister en l'amitié & confederation ancienne qu'ils ont euë avec les Rois de France, qui les defendra contre toutes les nations. Ce que tous lui promirent, fondant en larmes pour son départ, & sur tous _Olotocara_. Pour léquels appaiser il leur promit estre de retour dans douze lunes (ainsi content-ils leurs années) & que son Roy leur envoyeroit armée, & force presens de couteaux, haches & toutes autres choses de besoin. Cela fait il rendit graces à Dieu, avec tous les siens, faisant lever les ancres le troisiéme May, cinq cens soixante huit, & cinglerent si heureusement qu'en dix-sept jours ilz firent onze cens lieuës, d'où continuans le sixiéme Juin arriverent à la Rochelle. Aprés les caresses qu'il receut des Rochelois il fit voile vers Bourdeaux: mais il l'échappa belle. Car le jour méme qu'il partit de la Rochelle arriverent dix-huit pataches & une roberge de deux cent tonneaux chargés d'Hespagnols, léquels asseurez du desastre de la Floride, venoient pour l'enlever, & lui faire une merveilleuse féte, & le suivirent jusques à Blaye, mais il étoit ja rendu à Bourdeau. Depuis le Roy d'Hespagne averti qu'on ne l'avoit sçeu attraper, ordonna une grande somme de deniers à qui lui pourroit apporter sa téte: priant en outre le Roy Charles d'en faire justice, comme d'un infracteur de leur bonne alliance & confederation, sans faire mention que les siens premierement avoient été infracteurs de cette confederation. Tellement que Gourgues venu à Paris pour se presenter au Roy, & lui faire entendre avec le succés de son voyage le moyen de remettre tout ce païs en son obeissance, à quoy il protestoit d'employer sa vie & ses moyens, il eut un recueil & réponse tant diverse, qu'il fut en fin forcé de se celer long temps en la ville de Roüen environ l'an mil cinq cens soixante-dix: & sans l'assistance de ses amis il eût été en danger. Ce qui le facha merveilleusement, considerant les service par lui renduz tant au Roy Charles, qu'à ses predecesseurs Rois de France. Car il avoit été en toutes les armées qui s'étoient levées l'espace de vint-cinq trente ans, & avec trente soldats avoit soutenu en qualité de Capitaine les efforts d'une partie de l'armée Hespagnole en une place prés Seine, en laquelle ses gens furent taillés en pieces, & lui mis en galere pour temoignage de bonne guerre & bien rare faveur Hespagnole. Enfin pris du Turc, & depuis par le Commandeur de Malte, il retourna en sa maison, où il ne demeura oisif: mais dressa un voyage au Bresil, & en la mer du Su, & depuis en la Floride: si que la Royne d'Angleterre desira l'avoir pour le merite des ses vertus. Somme qu'en l'an quatre-vints deux il fut choisi par Dom Anthoine pour conduire en titre d'admiral la flotte qu'il deliberoit envoyer contre le Roy d'Hespagne lors qu'il s'empara du Royaume de Portugal. Mais arrivé à Tours Il fut saisi d'une maladie qui l'enleva de ce monde, au grand regret de ceux qui le conoissoient. [Illustration: Neptune] [Illustration] SECOND LIVRE DE L'HISTOIRE DE LE NOUVELLE-FRANCE Contenant les voyages faits souz le Sieur de Villegagnon en la France Antarctique du Bresil AVANT-PROPOS _TROIS choses volontiers induisent les hommes à rechercher les païs lointains, & quitter leurs habitations natureles & le lieu de leur naissance. La premiere est l'espoir de mieux: La seconde quant une province est tellement inondée de peuple, qu'il faut qu'elle déborde, & envoye ce qu'elle ne peut plus contenir sur les regions convoisines, ou éloignées: ainsi qu'apres le deluge les hommes se disperserent selon leurs langues & familles jusques aux dernieres parties du monde, comme en Java, en Japan & autres lieux en l'Orient & en Italie & és gaulles: & les parties Septentrionales se répandirent par tout l'Empire Romain, jusques en Afrique, au temps des Empereurs Honorius & Theodose le Jeune, & autres de leur siecle. Les Hespagnols qui ne sont si abondans en generation, ont eu d'autres sujets qui les ont tiré hors de leurs provinces pour courir la mer, ç'a été la pauvreté, n'étant leur terre d'assez ample rapport pour leur fournir les necessitez de la vie. La France n'est pas de méme. Chacun est d'accort que c'est l'oeil de l'Europe, laquelle n'emprunte rien d'autrui si elle ne veut. Sa fertilité se reconoit en la proximité des villes & villages, qui se regardent de tous côtez: ce qu'ayant quelquefois observé, j'ay pris plaisir étant en Picardie, à compter dix-huit & vint villages à l'entour de moy, léquels reçoivent leur nourriture en un petit pourpris comme de deux ou trois lieuës Françoises d'etenduë de toutes parts. Noz Rois saoulez de cette félicité, & à leur exemple leurs vassaux & sujets qui avoient moyen de faire quelque belle entreprise, pensans qu'ilz ne pouvoient trouver mieux qu'en leur païs, ne se sont autrement souciez des voyages d'outre l'Ocean, ni de la conquéte des Nouvelles terres. Joint que (comme a eté dit ailleurs) depuis le découverte des Indes Occidentales la France a toujours eté travaillée de guerres intestines & externes, qui en ont retenu plusieurs de tenter la méme fortune qu'ont fait les Hespagnols._ _La troisiéme chose qui fait sortir les peuples hors de leurs païs & s'y déplaire, c'est la division, les quereles, les procés; sujet qui fit jadis sortir les Gaullois de leurs terres,& les abandonner pour en aller chercher d'autres en Italie (à ce que dit Justin l'Historien) là où ilz chasserent les Toscans hors de leur païs, & bâtirent les villes de Milan, Come, Bresse, Veronne, Bergame, Trente, Vincene, & autres._ _Quoy que ce soit qui ait poussé quelques François à traverser l'Ocean, leurs entreprises n'ont encore bien reussi. Vray est qu'ilz sont excusables en ce qu'ayans rendu des témoignages de leur bonne volonté & courage, ilz n'ont point eté virilement soutenus, & n'a-on marché en ces affaires ici que comme par maniere d'acquit. Nous en avons veu des exemples és deux voyages de la Floride; & puis que nous sommes si avant, passons du Tropique de Cancer & celui du Capricorne, & voyons s'il est mieux arrivé au Capricorne, & voyons s'il est vieux arrivé au Chevalier de Villegagnon en la France Antarctique du Bresil: puis nous viendrons visiter le Capitaine Jacques Quartier, lequel est dés y a longtemps à la découverte des Terres-neuves vers la grande riviere de Canada._ _Entreprise du Sieur de Villegagnon pour aller au Bresil: Discours de tout son voyage jusques à son arrivée ne ce païs-là: Fiévre pestilente à cause des eaux puantes: Maladies des François, & mort de quelques uns: Zone torride temperée: Multitude de poissons: Ile de l'Ascension: Arrivée au Bresil: Riviere de Ganabara: Fort des François._ CHAP. I EN l'an mille cinq cens cinquante-cinq le sieur de Villegagnon Chevalier de Malte, se fachant en France & méme ayant (à ce qu'on dit) receu quelque mécontentement en Bretagne, où il se tenoit lors, fit sçavoir en plusieurs endroits le desir qu'il avoit de se retirer de la France, & habiter en quelque lieu à l'écart, eloigné des soucis qui rongent ordinairement la vie à ceux qui se trouvent enveloppés aux affaires du monde de deça. Partant il jette l'oeil & son desir sur les terres du Bresil, qui n'étoient encores occupées par aucuns Chrétiens, en intention d'y mener des colonies Françoises, sans troubler l'Hespagnol en ce qu'il avoit découvert & possedoit. Et d'autant que telle entreprise ne se pouvoit bonnement faire sans l'avoeu, entremise, consentement & authorité de l'Admiral, qui étoit pour lors Messire Gaspar de Colligni imbeu des opinions de la Religion pretenduë reformée, il fit entendre (soit par feinte ou autrement) audit sieur Admiral, & à plusieurs Gentils-hommes & autres pretenduz reformez, que dés long temps il avoit non seulement un desir extréme de se ranger en quelque païs lointain où peüt librement, & purement servir à Dieu selon la reformation de l'Evangile: mais aussi qu'il desiroit y preparer lieu à tous ceux qui s'y voudroient retirer pour éviter les persecutions: léquelles de fait étoient telles en ce temps contre les protestans, que plusieurs d'entr'eux & de tout sexe & qualité, étoient en tout lieu du Royaume de France, par Edits du Roy, & par arrets de la Cour de Parlement, brulez vifs, & leurs biens confisquez. L'Admiral ayant entendu cette resolution en parla au Roy Henry II lors regnant, aupres duquel lui étoit bien venu, & lui discourut de la consequence de l'affaire, & combien cela pourroit à l'avenir étre utile à la France si Villegagnon homme entendu en beaucoup de choses, étant en cette volonté, entreprenoit le voyage. Le Roy facile à persuader, mémement en ce qui étoit de son service, accorda volontiers ce que l'Admiral lui proposa, & fit donner à Villegagnon deux beaux navires équippez & fourniz d'artillerie, & dix mille francs pour faire sa navigation. De laquelle j'avois omis les particularitez pour n'en avoir sceu recouvrer les memoires, mais sur le point que l'Imprimeur achevoit ce qui est de la Floride, un de mes amis m'en a fourni de bien amples, léquels en ce temps-là ont eté envoyez par deça de la France Antarctique par un des gens dudit sieur de Villegagnon, dont voici la teneur. L'an du Seigneur mille cinq cens cinquante-cinq, le douziéme jour de Juillet, Monsieur de Villegagnon ayant mis ordre, & appareillé tout ce qu'il lui sembloit estre convenable à son entreprise: accompagné de plusieurs Gentils-hommes, manouvriers, & mariniers, equippa en guerre & marchandise deux beaux vaisseaux, léquels le Roy Henry second de ce nom lui avoit fait delivrer, du port chacun de deux cens tonneaux, munis & garnis d'artillerie, tant pour la defense dédits vaisseaux, que pour en delaisser en terre avec un hourquin de cent tonneaux, lequel portoit les vivres, & autres choses necessaires en telle faction. Ces choses ainsi bien ordonnées, commanda qu'on fit voile ledit jour sur les trois heures aprés midi, de la ville du Havre de Grace, auquel lieu s'étoit fait son embarquement. Pour lors la mer étoit belle, afflorée du vent North-est, qui est Grec levant, lequel (s'il eust duré) étoit propre pour nôtre navigation, & d'icelui eussions gaigné la terre Occidentale. Mais le lendemain, & jours suivans il se changea au Suroest, auquel avions droitement affaire: & tellement nous tourmenta, que fumes contraints relacher à la côte d'Angleterre nommée la Blanquet, auquel lieu mouillame les ancres, ayant esperance que la fureur de cetui vent cesseroit, mais ce fut pour rien, car il nous convint icelles lever en la plus grande diligence qu'on sçauroit dire, pour relacher & retourner en France au lieu de Dieppe. Avec laquelle tourment il survint au vaisseau auquel s'étoit embarqué ledit Seigneur de Villegagnon un tel lachement d'eau, qu'en moins de demie heure l'on tiroit par des sentines le nombre de huit à neuf cens batonnées d'eau, c'est à dire quatre cens seaux: Qui étoit chose étrange & encore non ouïe à navire qui sort d'un port. Par toutes ces choses nous entrames dans le havre de Dieppe, à grande difficulté, parce que ledit havre n'a que trois brassées d'eau, & nos vaisseaux tiroient deux brassées d'eau. Avec cela il y avoit grande levée pour le vent qui ventoit, mais les Dieppois (selon leur coutume louable & honéte) se trouverent en si grand nombre pour haller les ammares & cables, que nous entrames par leur moyen le dix-septiéme jour dudit mois. De celle venuë plusieurs de noz Gentils-hommes se contenterent d'avoir veu la mer, accomplissant le proverbe: _Mare vidit & fugit_. Aussi plusieurs soldats, manouvriers & artisans furent degoutez & se retirent. Nous demeurames là l'espace de trois semaines, tant pour attendre le vent bon, & second, que pour le radoubement desdits navires. Puis aprés le vent retourna au Northest, duquel nous nous mimes encore en mer, esperans toujours sortir hors les côtes & prendre la haute mer. Ce que ne peumes, ains nous convint relacher au Havre d'où nous étions partis, par la violence du vent qui nous fut autant contraire qu'auparavant. Et là demeurames jusques à la veille notre Dame de la mi-Aoust. Entre lequel chacun s'efforça de prendre nouveaux raffraichissemens pour r'entrer encor, & pour la troisiéme fois, en mer. Auquel jour nous apparut la clemence & benignité de nôtre bon Dieu: car il appaisa le courroux de la mer, & le ciel furieux contre nous, & les changea selon que nous lui avions demandé par noz prieres. Quoy voyant, & que le vent pourroit durer de la bande d'où il étoit, derechef avec plus grand espoir que n'aions encor eu, pour la troisiéme fois nous nous embarquames & fimes voile ledit jour quatorziéme Aoust. Celui vent nous favorisa tant, qu'il fit passer la Manche (qui est un détroit entre l'Angleterre & Bretagne) le gouffre de Guyenne & de Biscaye, Hespagne, Portugal, Le Cap de Saint Vincent, le détroit de Gibraltar appellé les Colomnes de Hercules, les iles de Madere, & les sept iles Fortunées, dites les Canaries. L'une déquelles reconnumes, appellée le Pic Tanariffé, des anciens le Mont Atlas: & de cetui selon les Cosmographes est dite la mer Atlantique: Ce Mont est merveilleusement haut: il se peut voir de vint cinq lieuës. Nous en approchames à la portée de canon le Dimanche vintiéme jour de nôtre troisiéme embarquement. Du Havre de Grace jusques audit lieu il y a quinze cens lieuës. Cetui est par les vint & huit degrés au Nort de la ligne Torride. Il y croit, à ce que je puis entendre, des succres en grande quantité, & de bons vins. Cette ile est habitée des Hespagnols, comme nous sceumes: car comme nous pensions mouiller l'ancre pour demander de l'eau douce, & des raffraichissemens, d'une belle Forteresse située au pied d'une montagne, ilz deployerent une enseigne rouge nous tirans deux ou trois coups de coulevrine, l'un déquels perça le Vice-Amiral de notre compagnie, c'étoit sur l'heure de onze ou douze du jour, qu'il faisoit une chaleur merveilleuse sans aucun vent. Ainsi il nous convint soutenir leurs coups. Mais aussi de nôtre part nous les canonames tant qu'il y eut plusieurs maisons rompues & brisées; les femmes & enfans fuyoient par les champs. Si noz barques & bateaux eussent eté hors les navires, je croi que nous eussions fait le Bresil en cette belle ile. Il n'y eut qu'un de noz canoniers que se blessa en tirant d'un cardinac, dont il mourut dix jours aprés. A la fin l'on vit que nous ne pouvions rien pratiquer là que des coups: & pource nous nous retirames en mer, approchans la côte de Barbarie, qui est une partie d'Afrique. Nôtre vent fecond nous continua & passames la riviere de Loyre en Barbarie, le Promontoire blanc, qui est souz le Tropique du Cancer: & vimmes le huitiéme jour dudit mois en la hauteur du Promontoire d'Æthiopie, où nous commençames à sentir la chaleur. De l'ile qu'avions conuë, jusques audit Promontoire, il y a trois cens lieuës. Cette chaleur extréme causa une fiévre pestilentieuse dans le vaisseau où étoit ledit Seigneur, pour raison que les eaux étoient puantes & tant infectes que c'étoit pitié, & les gens dudit navire ne se pouvoient garder d'en boire. Cette fiévre fut tant contagieuse & pernicieuse, que de cent personnes elle n'en épargna que dix, qui ne fussent malades: & des nonante qui étoient malades, cinq moururent, qui étoit chose pitoyable & pleine de pleurs. Ledit seigneur de Villegagnon fut contraint soi retirer dans le Vic'Admiral, où il m'avois fait embarquer, dans lequel nous étions dispos & fraiz, bien faschés toutefois de l'accident qui étoit dans nôtre compagnon. Ce promontoire est quatorze degrez prés de la Zone torride: & est la terre habitée des Mores. Là nous faillit nôtre bon vent & fumes persecutez six jours entiers de bonasses & calmes, & les soirs sur le Soleil couchant, des tourbillons & vents les plus impetueux & furieux, joints avec pluie tant puante, que ceux qui étoient mouillez de ladite pluie, soudain étoient couverts de grosses pustules de ces vents tant furieux. Nous n'osions partir, que bien peu, de la grand'voile de Papefust: toutefois le Seigneur nous secourut: car il nous envoya le vent Suroest, contraire neantmoins, mais nos étions trop Occidentaux. Ce vent fut toujours fraiz, qui nous recrea merveilleusement l'esprit & le corps, & d'icelui nous côtoyames la Guinée, approchans peu à peu de la Zone Torride: laquelle trouvames tellement temperée (contre l'opinion des Anciens) que celui qui étoit vétu n'avoit besoin de se depouiller pour la chaleur. Nous passames ledit centre du monde le dixiéme Octobre prés les iles saint Thomas, qui sont droit souz l'Equinoctial, prochaines de la terre de Manicongo. Combien que ce chemin ne nous étoit propre, si est-ce qu'il convenoit faire cette route-là, obeissans au vent qui nous étoit contraire: & tellement y obeïmes que pour trois cens lieuës qu'avions seulement à faire de droit chemin, nous en fimes mille ou quatorze cens. Voire que si nous eussions voulu Promontoire de Bonne esperance, qui est trente sept degrez deça la ligne en l'Inde Orientale, nous y eussions plutot été qu'au Bresil. Cinq degrez North dudit Equateur, & cinq degrez Suroest du méme Equateur, nous trouvames si grand nombre de poissons & de diverses especes, que quelquefois nous pensions étre assechez sur lédits poissons. Les especes sont Marsouins, Dauphins, Baleines, Stadins, Dorades, Albacorins, Pelamides, & le poisson volant, que nous voyons voler en troupe comme les étournaux en nôtre païs. Là nous faillirent nos eaux, sauf celle des ruisseaux, laquelle était tant puante & infecte, que nulle infection c'est à y comparer. Quand nous en beuvions il nous falloit boucher les ïeux, & étouper le nez. Etant en ces grandes perplexités & préque hors d'espoir de venir au Bresil, pour le long chemin qui nous restoit, qui de neuf cent à mille lieuës, le Seigneur Dieu nous envoya le vent au Suroüest, qui étoit le lieu où nous avions affaire. Et tant fumes portez de ce bon vent, qu'un Dimanche matin vintiéme Octobre eumes conoissance d'une belle ile, appellée dans la Charte marine, l'ascension. Nous fumes tous rejouis de la voir, car elle nous montroit où nous estions, & quelle distance y pouvoit avoir jusques à la terre de l'Amérique. Elle est elevée de huit degrez & demi. Nous n'en peumes approcher plus prés que d'une grande lieuë. C'est une chose merveilleuse que de voir cette ile étant loin de la terre ferme de cinq cens lieuës. Nous poursuivimes nôtre chemin avec un vent second, & fimes tant par jour & par nuit que le 3e jour de Novembre, un Dimanche matin, nous eumes conoissance de l'Inde Occidentale, quarte partie du monde, dite Amérique, du nom de celui qui la découvrit l'an mille quatre cens nonante trois. Il ne faut demander si nous eumes grande joye, & si chacun rendoit graces au Seigneur, veu la pauvreté, & le long-temps qu'il y avoit que nous étions partis. Ce lieu que nous découvrimes est par vint degrez, appellé des Sauvages _Pararbre_. Il est habité des Portugais, & d'une nation qui ont guerre mortelle avec ceux auquels nous avons alliance. De ce lieu nous avons encore trois degrez jusques au Tropique de Capricorne, qui valent octante lieuës. Nous arrivames le dixiéme de Novembre en la riviere de _Ganabara_. Elle est droitement souz le Tropique de Capricorne. Là nous mimes pied en terre, chantans loüanges & action de graces au Seigneur. Nous y trouvames de cinq à six cens Sauvages tout nuds, avec leurs arcs & fleches, nous signifians en leurs langages que nous étions les bien venuz, nous offrans de leurs biens, & faisans les feuz de joye de ce que nous étions venuz pour les defendre contre les Portugais, & autres leurs ennemis mortels & capitaux. Le lieu est naturellement beau & facile à garder, à raison que l'entrée en est étroite, close des deux côtez de deux hauts monts. Au milieu de la dite entrée (qui est, possible, de demie lieuë de large) y a une roche longue de cent pieds, & large de soixante, sur laquelle Monsieur de Villegagnon a fait un Fort de bois, y mettant une partie de son artillerie, pour empecher que les ennemis ne viennent les endommager. Cette riviere est tant spacieuse, que toutes les navires du monde y seroient seurement. Elle est semee de preaux & iles fort belles, garnies de bois toujours verds: à l'une déquelles (étant à la portee du canon du lieu qu'il a fortifié) il a mis le reste de son artillerie & tous ses gens, craignant que s'il se fut mis en terre ferme, les Sauvages ne nous eussent saccagez pour avoir sa marchandise. Voila le discours du premier voyage fait en la terre du Bresil; où je reconois un grand defaut, soit au Chevalier de Villegagnon, soit en ceux que l'avoient envoyé. Car que sert de prendre tant de peine pour aller à une terre de conquéte, si ce n'est pour la posseder entierement? Et pour la posseder il faut se camper en la terre ferme & la bien cultiver: car en vain habitera-on en un païs s'il n'y a dequoy vivre. Que si on n'est assez fort pour s'en faire à-croire, & commander aux peuples qui occupent le païs, c'est folie d'entreprendre & s'exposer à tant de dangers. I y a assez de prisons par tout sans en aller chercher si loin. Quant à ce qui est des moeurs & coutumes des Bresiliens, & du rapport de la terre, nous recueillerons au dernier livre tant ce que l'autheur du Memoire sus-écrit en a dit, que ce que d'autres nous en ont laissé. [Illustration] _Renvoy de l'un des navires en France: Expedition des Genevois pour envoyer au Bresil: Conjuration contre Villegagnon: Découverte d'icelle: Punition de quelques-uns: Description du lieu & retraite des François: Partement de l'escouade Genevoise._ CHAP. II APRES que le sieur de Villegagnon eut dechargé ses vaisseaux, il pensa d'en r'envoyer un en France, & quant & quant donner avis au Roy, & Monsieur l'Admiral & autres, de tout son voyage, & de l'esperance qu'avoit de faire là quelque chose de bon qui reussiroit à l'honneur de Dieu, au service du Roy, & au soulagement de plusieurs des ses sujets. Et pour ne manquer de secours & rafraichissement l'an suivant, & ne demeurer là comme degradé (ainsi que ceux qui étoient anciennement relegués en des iles par maniere de punition) conoissant qu'il ne pouvoit rien faire sans ledit Admiral, & qu'il se falloit conformer à son humeur, ou quitter l'entreprise, il écrivit aussi particulierement à l'Eglise de Geneve & aux Ministres dudit lieu, les requerant de l'aider autant qu'il leur seroit possible à l'avancement de son dessein, & à cette fin qu'on lui envoyat des Ministres & autres personnes bien instruites en la Religion Chrétienne pour endoctriner les Sauvages, & les attirer à la conoissance de leur salut. Les lettres receuës & leuës, les Genevois desireux de l'amplification de leur Religion (comme chacun naturellement est porté à ce qui est de sa secte) rendirent solennellement graces à Dieu de ce qu'ilz voyoient le chemin preparé pour établir par-delà leur doctrine, & faire reluire la lumiere de l'Evangile parmi ces peuples barbares sans Dieu, sans loy, sans religion. Ledit sieur Admiral sollicita par lettres Philippe de Corguilleray dit le sieur du Pont son voisin en la terre de Chatillon sur Loin (lequel avoit quitté sa maison pour aller demeurer auprés de Geneve) d'entreprendre le voyage pour conduire ceux qui se voudroient acheminer au Bresil vers Villegagnon. L'Eglise de Geneve aussi l'en pria, & les Ministres encor: si bien que, zele & affection, il postposa le soin de sa femme & de ses enfans à cette entreprise, pour laquelle il accepta ce dont il étoit requis. On lui trouva nombre de jeunes hommes ayans bien étudié, léquelz furent par l'examen trouvés capables de pouvoir instruire ces peuples en la Religion Chrétienne. On lui fournit aussi d'artisans & ouvriers, selon que Villegagnon avoit mandé, léquels sans apprehender la dure façon de vivre qui leur étoit proposée en ce païs-là par les lettres dudit Villegagnon (car il n'y avoit ni pain ni vin, mais au lieu de pain il falloit user de certaine farine faite d'une racine blanche de laquelle usent les Bresiliens, comme sera dit en ce méme chapitre) de gayeté de coeur suivirent ledit sieur du Pont en nombre de quatorze, sans les manouvriers. D'autres apprehendans la façon de vivre delà aimoient mieux flairer l'odeur des cuisines Françoises, ou de Geneve, que le boucan du Bresil: & conoitre ce païs-là par theorique plutot que par pratique. Mais avant que les laisser mettre en chemin, il est besoin de dire ce qui se faisoit en la France Antarctique du Bresil parmi la troupe que Villegagnon y avoit menée. Ce que je feray suivant le memoire d'une seconde lettre envoyée en France au mois de May, l'an mil cinq cens cinquante-six, conceuë en ces mots: Mes freres & meilleurs amis, &c. Deux jours aprés le partement des navires (qui fut le quatorziéme jour de Fevrier mil cinq cens cinquante-six) nous découvrimes une conjuration faite par tous les artisans & manouvriers qu'avions amenez, qui étoient au nombre d'une trentaine contre monsieur de Villegagnon, & tous nous autres qui étions avec lui, dont n'y en avoit que huit de defense. Nous avons sceu que ce avoit été conduit par un Truchement, lequel avoit été donné audit Seigneur par un Gentil-homme Normand, qui avoit accompagné ledit Seigneur jusques en ce lieu. Ce truchement étoit marié avec une femme Sauvage, laquelle il ne vouloit ni laisser, ni la tenir pour femme. Or ledit seigneur de Villegagnon, en son commencement regla sa maison en hommes de bien, & craignant Dieu: defendant que nul homme n'eût affaire à ces chiennes Sauvages, si l'on ne les prenoit pour femmes, & sur peine de la mort. Ce Truchement avoit vécu (comme tous les autres vivent) en la plus grande abomination & vie Epicurienne qu'il est possible de raconter: sans Dieu, sans Foy, ne Loy, l'espace de sept ans. Pourtant lui faisoit mal de laisser sa putain, & vie superieure, pour vivre en homme de bien, & en compagnie de Chrétiens. Premierement il proposa d'empoisonner monsieur de Villegagnon, & nous aussi: mais un de ses compagnons l'en détourna. Puis s'addressa à ceux des artisans & manouvriers, léquels il conoissoit vivre en regret, en grand travail, & à peu de nourriture. Car par ce que l'on n'avoit rapporté vivres de France, pour vivre en terre, il convint du premier jour laisser le cidre, & au lieu boire de l'eau creuë. Et pour le biscuit s'accommoder à une certaine farine du païs faicte de racines d'arbres, qui ont la feuille comme le _Paoniamas_; & croit plus haut en hauteur qu'un homme. Laquelle soudaine & repentine mutation fut trouvée étrange, mémement des artisans qui n'étoient venus que pour la lucrative & profit particulier. Joint les eaux difficiles, les lieux âpres & deserts, & labeur incroyable qu'on leur donnoit, pour la necessité de se loger où nous estions: parquoy aisément les seduit, leur proposant la grande liberté qu'ils auroient, & les richesses aussi par aprés, déquelles il en donneroient aux Sauvages en abandon, pour vivre à leur desir. Volontiers s'accorderent ces pauvres gens, & à la chaude voulurent mettre le feu aux poudres, qui avoient été mises en un cellier fait legerement sur lequel nous couchions tous: mais aucuns ne le trouverent pas bon, parce que toute la marchandise, meubles & joyaux que nous avions eussent été perdus & n'y eussent rien gaigné. Ilz conclurent donc entr'eux de nous venir saccager, & couper la gorge durant que nous serions en nôtre premier somme. Toutefois ils y trouverent une difficulté, pour trois Ecossois qu'avoit ledit seigneur pour sa garde, léquels pareillement ilz s'efforcerent de seduire. Mais eux, aprés avoir conu leur mauvais vouloir, & la chose étre certaine, m'en vindrent avertir, & decelerent tout le fait. Ce à l'heure méme je declaray audit seigneur, & à mes compagnons, pour y remedier. Nous y remediames soudainement, en prenant quatre des principaux, qui furent mis à la chaine & aux fers devant tous: l'autheur n'y étoit pas. Le lendemain, l'un de ceux qui étoit aux fers se sentant conveincu, se traina prés de l'eau, & se noya miserablement: un autre fut étranglé. Les autres servent ores comme esclaves: le reste vit sans murmure, travaillant beaucoup plus diligemment qu'auparavant. L'autheur truchement (par-ce qu'il n'y étoit pas) fut averti que son affaire avoit été découverte. Il n'est retourné depuis à nous, & se tient maintenant avec les Sauvages, ayant débauché tous les autres Truchements de ladite terre, qui sont au nombre de vint ou vint-cinq: léquels font & disent tout du pis qu'ilz peuvent pour nous étonner, & nous faire retirer en France. Et par-ce qu'il est avenu que les Sauvages ont été persecuté d'une fiévre pestilentieuse depuis que nous sommes en terre, dont il en est mort plus de huit cens: ilz leur ont persuadé que c'étoit Monsieur de Villegagnon qui les faisoit mourir: parquoy ilz conçoivent une opinion contre nous en telle sorte qu'ilz voudroient faire la guerre, si nous étions en terre continente: mais le lieu ou nous sommes les retient. Ce lieu est une ilette de six cens pas de long, & de cent de large, environnée de tous côtez de la mer, large & long d'un côté & d'autre par la portée d'une coulevrine, qui est cause qu'eux n'y peuvent approcher, quand leur frenesie les prent. Le lieu est fort naturellement, & par art nous l'avons flanqué & remparé, tellement que quand ilz nous viennent voir dans leurs auges & _almadies_ ilz tremblent de crainte. Il est vray qu'il y a une incommodité d'eau douce, mais nous y saisons une citerne qui pourra garder & contenir de l'eau, au nombre que nous sommes, pour six mois. Nous avons du depuis perdu un grand bateau & une barque, contre les roches: qui nous on faite grande faute, pour-ce que nous ne sçaurions recouvrer ni eau, ni bois, ni vivres, que par bateaux. Avec ce, un maitre charpentier & deux autres manouvriers se sont allez rendre aux Sauvages, pour vivre plus à leur liberté. Nonobstant Dieu nous a fait la grace de resister constamment à toutes ces entreprises, ne nous deffians de sa misericorde. Léquelles choses il nous a voulu envoyer, pour montrer que sa parole prend difficilement racine en un lieu, afin que la gloire lui en soit rapportée: mais aussi quand elle est enracinée elle dure à jamais. Ces troubles m'ont empeché, que je n'ay peu reconoitre le païs, s'il y avoit mineraux, ou autres choses singulieres: qui sera pour une autre fois. L'on nous menace fort que les Portugais nos viendront assieger, mais la bonté divine nous en gardera. Je vous supplie tous deux de m'écrire amplement de vos nouvelles, &c. De la riviere de _Ganabara_ au païs du Bresil en la France Antarctique, souz le Tropique du Capricorne, ce vingt-cinquiéme jour de May, mille cinq cens cinquante-six. Vôtre bon amy N. B. Or pour revenir aux termes de ce que nous avions commencé à dire touchant le voyage du sieur du Pont, les volontaires qui se rangerent de sa troupe partirent de Geneve le dixiéme de Septembre mille cinq cens cinquante-six, & allerent trouver ledit sieur Admiral en sa maison de Chatillon sur Loin, où il les encouragea à poursuivre leur entreprise, avec promesse de les assister pour le fait de la marine. De là ilz vindrent à Paris, où durant un mois qu'ils y sejournerent, plusieurs Gentils-hommes & autres avertis de leur voyage se joignirent avec eux. Puis s'en allerent à Honfleur, où ils attendirent que leurs navires fussent prets & appareillez pour faire voiles. [Illustration] _Seconde navigation faite au Bresil au dépens du Roy: Accident d'une vague de mer: Discours des iles de Canarie: Barbarie païs fort bas: Poissons volans, & autres pris en mer: Tortuës merveilleuses._ CHAP. III TANDIS que les Genevois disposoient les choses comme nous avons dit, le sieur de Bois-le-Comte nevoeu du sieur de Villegagnon preparoit les vaisseaux à Honfleur, léquels il fit equipper en guerre au nombre de trois, aux dépens du Roy. Fourniz qu'ilz furent de vivres & autres choses necessaires, les ancres furent levées, & se mirent en mer le dix-neufiéme Novembre. Ledit sieur de Bois-le-Comte éleu Vice-Admiral de cette flotte avoit quatre-vints personnes tant soldats que matelots dans son vaisseau: dans le second y en avoit six-vints: dans le troisiéme il y avoit environ quatre-vints-dix personnes, compris six jeunes garçons qu'on y menoit pour apprendre le langage du païs: & cinq jeunes filles & une femme pour les gouverner, afin de commencer à faire multiplier la race des François par-dela. Au partir les canonades ne manquerent, ni l'eclat des trompettes, ni le son des tambours & fifres, selon la coutume des navires de guerre qui vont en voyage. Au bout de quelques jours ils arriverent de bon vent aux iles Fortunées, dites Canaries, où quelques matelots penserent mettre pied à terre pour butiner quelque chose, mais ilz furent repoussez par les Hespagnols qui les avoient apperceuz de loin. Le seziéme Decembre ilz furent pris d'une forte tempéte qui mit à fonds une barque attachée à un navire, en laquelle y avoit deux matelots pour la garde d'icelle, qui penserent boire à tous leurs amis pour une derniere fois. Car il est bien difficile en tel accident de sauver un homme parmi les fortes vagues de la mer. Neantmoins aprés beaucoup de peine ilz furent sauvés avec les cordages qu'on leur jeta. En cette tempéte arriva un hazard fort remarquable & que je mettray volontiers ici (quoy que je ne me vueille arréter à toutes les particularitez qu'a écrit Jean de Lery autheur de l'histoire de ce voyage.) C'est que comme le cuisinier eut mis un matin dessaler dans un cuvier du lard pour le repas, un coup de mer sautant impetueusement sur le pont du navire, l'emporta plus de la longueur d'une picque hors le bord (c'est à dire hors le navire) & une autre vague venant à l'opposite, sans renverser ledit cuvier, de grand roideur le rejetta au méme lieu dont il étoit party, avec ce qui étoit dedans. Le méme autheur rapporte à propos un exemple de Valere le Grand que j'ay dés y a long temps admiré: sçavoir d'un matelot qui vuidant l'eau de la basse partie d'un navire (avec la pompe, comme il faut presumer) fut jetté en mer par un coup de vague, & incontinent repoussé dedans par une autre vague contraire. Le dix-huitiéme dudit mois de Decembre noz François découvrirent la grand'Canarie, ainsi appellée (je croy) à cause des Cannes de succre qu'elle produit en abondance, & non pour-ce qu'elle produit grande quantité de chiens, ainsi que disent Pline & Solin. A cette ile est voisine celle qui est aujourd'hui appellée _Teneriffé_, de laquelle nous avons parlé ci-dessus. Et puis que nous sommes sur le propos des iles Canaries, il n'y a point danger de nous y arréter un petit, mémement veu que la possession qu'en ont aujourd'hui les Hespagnols, ilz la doivent aux François. Elles sont sept en nombre distantes de quarante & cinquante lieuës les unes des autres, appellées par les Anciens d'un mot general Fortunées, à cause de leur beauté, & pour le temperature de l'air, n'y ayant jamais ni de froid, ni de chaud excessif, dont ne faut s'étonner si plusieurs les ont pris pour les Hesperides, déquelles les Poëtes ont chanté tant de fables. De ces sept il y en avoit ci-devant quatre Chrétiennes, à sçavoir Lauzarette, Forteventure, la Gomere, & l'ile de Fer. Les trois autres étoient peuplées d'Idolatres, qui sont appellées la grand'Canarie, Teneriffé, & la Palme, mais aujourd'hui j'entens qu'elles sont toutes Chrétiennes. Ces peuples avant le Christianisme étoient barbares, toujours en guerre, & se tuoient l'un l'autre comme bétes; & le plus fort, estoit celui qui emportoit la seigneurie & domination d'entr'eux. Ils alloient nuds comme ceux de la Nouvelle-France, & ne souffroient aucun approcher de leurs iles. Neantmoins comme les Chrétiens se mettoient quelquefois aux aguets pour les attraper, & envoyer vendre en Hespagne, il avenoit souvent qu'eux-mémes étoient pris: mais les Barbares avoient cette humanité qu'ilz ne tuoient point leurs prisonniers, ains leur faisoient faire le plus vil exercice qu'ils estimoient étre possible, qui étoit d'écorcher leurs chevres, & les depecer ainsi que font les Bouchers, jusques à ce qu'ils eussent payé leur rançon: & lors ils étoient delivrez. Ç'a été par le moyen de ces prisonniers que l'on a sceu ce qui est en leurs iles, leurs coutumes & façons de vivre, que ne n'ay entrepris de representer en ce lieu pour ne m'égarer de mon sujet. Mais je repeteray ce que j'ay déja dit, que les Hespagnols doivent aux François la possession qu'ils ont de ces iles, suivant le rapport qu'en fait Pierre Martyr, celui qui a écrit l'histoire des Indes Occidentales, lequel en parle en cette sorte. «Ces iles (dit-il) bien qu'elles fussent venuës à la conoissance des anciens, si est-ce que la memoire en étoit effacée: & en l'an mille quatre cens cinq il y eut un François de nation nommé Guillaume de _Bentachor_, lequel ayant congé d'une Royne de Castille de découvrir nouvelles terres, trouva les deux Canaries, qui ores se nomment Lancelotte, & Forteventure, léquelles apres sa mort ses heritiers vendirent aux Hespagnols, &c.» Ici peut-on remarquer que les Hespagnols par envie, ou autrement, ont voulu obscurcir le nom, & la gloire du premier qui a découvert ces iles, apres étre demeurées tant de siecles comme ensevelies, & hors de la conoissance des hommes. Car ce Guillaume de _Bentachor_ s'appelloit Betancourt, Gentil-homme de Picardie, lequel par son testament supplia le Roy de Castille d'estre protecteur des ses enfans: mais il aima mieux étre protecteur des iles conquises par ledit Betancourt: comme il a fait, & y en a adjouté d'autres, déquelles il a peu plus justement s'emparer. Quant à la situation de ces iles tous sont aujourd'hui d'accord qu'elles gisent par les vint-sept degrez & demi au-deça de l'Equateur. Et partant les Geographes & historiens qui ont situé lédites iles par les dix-sept degrés ou environ, en se trompant en ont trompé beaucoup d'autres, s'étans en cela arretés au calcul de Ptolomée, lequel a marqué les iles Fortunées au promontoire Arsinarie, qui sont les iles du Cap verd. Mais il y a lieu d'excuser Ptolomée en cet endroit, & dire que ceux qui ont transcrit ses livres ne pouvans discerner les nombres des Grecs, ont été cause de l'erreur qui se trouve en cet autheur. Car il n'est point à croire qu'un homme tel que lui, quine marche qu'avec une grande solidité & doctrine, eût si lourdement choppé en ceci. Noz François donc ayans passé les Canaries cotoyerent la Barbarie habitée des Mores, qui est un païs fort bas, si bien qu'à perte de veuë ilz découvroient des campagnes immenses, & leur sembloit qu'ilz deussent aller fondre là dessus. Et comme ordinairement où est la force là est l'insolence, noz gens se sentans forts d'hommes & d'armes, ne faisoient difficulté d'attaquer quelque navire, ou caravelle si elle se rencontroit à leur chemin, & prendre ce que bon leur sembloit. En quoy je ne les veux louer; & valoit mieux faire des amis en s'établissant paisiblement, que de proceder par ces voyes. Aussi Dieu n'a-il point beni leurs entreprises. Es derniers voyages faits en la Nouvelle-France, on y est allé honétement équippé, & y a eu moyen quelquefois (méme de ma conoissance) de prendre le dessus du vent, & faire ammener les voiles à plusieurs navires qui se sont rencontrez, mais on n'a jamais mis en avant de leur faire tort. Aussi n'est-ce pas le dessein de ceux qui en ce dernier temps veulent habiter la Nouvelle-France, léquelz ne recherchent que ce que la mer & la terre par un juste exercice leur acquerront, sans envier la fortune d'autrui. [Illustration] _Passage de la Zone Torride: où navigation difficile: & pourquoy: Et source: Refutation des raisons de quelques autheurs: Route des Hespagnols au Perou: De l'origine du flot de la mer: Vent Oriental perpetuel souz la ligne æquinoctiale: Origine & causes d'icelui, des vens d'abas, & de Midi: Pluies puantes sous la Zone Torride: Effets d'icelles: Ligne æquinoctiale pourquoy ainsi dite: Pourquoy sous icelle ne se vois ne l'un ne l'autre Pole._ CHAP. IV NOZ François étans en ces parties de la Zone Torride à trois ou quatre degrez au-deça de l'Æquateur, ilz trouverent la navigation fort difficile par l'insonstance de plusieurs vens qui s'assemblent là, & transportent les vaisseaux diversement, à l'est, au Nort, à l'ouest, selon qu'ilz se rencontrent. Jean de Lery cherchant la raison de cela, presuppose que la ligne æquinoctiale tirant de l'Orient à l'Occident soit comme le doz & l'échine du monde à ceux qui voyagent du Nort au su: tellement que pour y aborder d'une part ou d'autre, il faut comme monter cette sommité du monde, ce qui est difficile. Il adjoute une seconde raison, c'est que là est la source des vens, qui soufflans oppositement l'un à l'autre assaillent les vaisseaux de toutes parts. Et pour un troisiéme il dit que les Courans, de la mer prenans là leurs commencement en rendent les approches difficiles. Or jaçoit que ces raisons soient studieusement recherchées, si est-ce que je ne puis bonnement m'y accorder. Car quant à la premiere il est certain que la terre & la mer faisant un globe rond il n'y n'y a point d'ascendant plus difficile aupres de la ligne æquinoctiale, qu'au 20, 40, & 60 degré. Quant à la seconde, il est certain que le Nort ne prend point là sa source: & l'experience journaliere fait conoitre que souz la ligne & dedans la Torride, les vens de Levant y regnent toujours soufflans continuellement, sans permettre leurs contraires y avoir aucun accez, ni vent d'Ouest, ni de Midi qu'on appelle vents d'abas. Et c'est l'occasion pourquoy les Hespagnols qui vont au Perou ont ordinairement plus de peine gaigner les Canaries, qu'en tout le reste du voyage, à cause des vents de Midi, qui commencent là à entrer en force: mais passé icelles ilz cinglent aisément jusques à entrer en la Torride, où ilz trouvent incontinent ce vent Oriental qui fuit le Soleil, & les chasse en poupe de telle sorte, qu'à peine est-il plus besoin en tout le voyage de toucher aux voiles. Pour cette raison il appellent ce grand trait de mer, le Golphe des Dames, pour sa douceur & serenité. Et en fin arrivent és iles de la Dominique, Guadelupe, Desirét, Marigualante, & les autres qui sont en cette part comme les faux-bourgs des Indes. Mais au retour ilz prennent un autre chemin, & viennent à la Havane chercher leur hauteur hors le Tropique du Cancer, là où regnent les vents d'abas, ainsi qu'entre les Tropiques le vent de Levant: léquels vens d'abas leurs servent jusques à la veuë des Açores ou Tierceres, & de là à Seville. Et pour le regard de la troisiéme raison, je di qu'en la grande & pleine mer il n'y a point de Courans, ains les Courans se font quant la mer resserrée entre deux terres ne trouve point son passage libre pour continuer son flux, de maniere qu'elle est contrainte de roidir son cours ainsi qu'un fleuve qui passe par un canal. Mais posons le cas que son flux prenne là son origine; étant lent en cette haute & spacieuse étenduë, il ne fait pas grand empechement aux navires d'aborder l'Æquateur: & puis s'il y a six heures de flux contre les navigans, il y en a autant pour eux au reflux, sans comprendre le chemin qu'il avancent d'eux mémes sans l'aide du flot. Or ne suis-je point d'accord que le principe du flot de la mer soit souz la ligne æquinoctiale, car il y a plus d'apparence de croire qu'elle n'a qu'un flux qui va d'un Pole à l'autre, en sorte que quand il est Ebe au Pole arctique il est flot au Pole Antarctique; que de lui donner double flux: ce qu'il faudra faire si on met le principe de ce flux, souz ladite ligne: si ce n'est qu'on vueille dire que le flux de la mer est comme le bouillon d'un pot, lequel s'étend de toutes parts, & tout à la fois egalement. Et si l'on veut sçavoir la cause de ce vent Oriental qui est perpetuel souz cette ligne, qui fait la ceinture du monde, je m'en arreteray volontiers au jugement du docte naturaliste Joseph Acosta, lequel attribue ceci au premier mobile dont le mouvement circulaire est si rapide qu'il meine à la danse non seulement tous les autres cieux, mais aussi les elemens plus legers, le feu & l'air, léquels tournent aussi quant & lui de l'Orient en l'Occident en vint-quatre heures; la terre & l'eau demeurans par leur trop grande pesanteur au centre du monde. Or ce mouvement est d'autant plus grand, vehement & puissant, qu'il s'approche de la ligne æquinoctiale, où est la plus grande circumference du tournoyement du ciel, & diminuë cette vehemence à mesure qu'on s'approche de l'un & de l'autre Tropique: si bien qu'és environs d'iceux, par je ne sçay quelle repercussion du cours & mouvement de la Zone, les vapeurs que l'air attire quant & soy (d'où procedent les vens qui courent d'Orient en Occident) sont contraintes de retourner quasi au contraire; & de là viennent les vens d'abas & Surouest communs & ordinaires hors les Tropiques. Je di donc que la plus vray-semblable cause de la difficulté qu'ont eu noz François de parvenir à la ligne æquinoctiale, a été qu'ilz n'étoient pas encor eloignez de terre (témoins les pluies puantes, qui ne venoient d'autre part que des vapeurs terrestres, qui sont grossieres & malfaisantes) & ainsi se trouvoient enveloppez de certains vens terrestres, d'autant plus divers que la terre est inegale, à cause des montagnes & vallées, rivieres, lacs & situations de païs, & de quelques vens maritimes, léquels rencontrans ce vent fort & Oriental conduit par la force du Soleil, & le mouvement du premier mobile, ne pouvoient passer outre du moins qu'avec un grand combat, qui arrétoit leurs vaisseaux, & les dispersoit ça & là. Quant aux pluies puantes déquelles je viens de parler, cela est tout commun au long de la côte de la Guinée souz la Zone torride voisine de la terre: voire est tellement contagieuse, que si elle tombe sur la chair il s'y levera des pustules & grosses vessies, voire méme imprime la tache de la puanteur és habillemens. D'ailleurs l'eau douce leur faillit du moins elle se corrompit tellement par les ardantes chaleurs du climat, qu'elle étoit remplie de vers, & falloit en la beuvant tenir la tasse d'une main & se boucher le nez de l'autre, pour l'extréme puanteur qui en sortoit. Le biscuit en fut de méme. Car les longues pluies ayant penetré jusques dans la Soute, le gatèrent entierement si bien qu'il falloit manger autant de vers que de pain. Ce qui eût eté aucunement tolerable si étans en ce mauvais passage ils en fussent bien-tôt sortis, mais ilz furent environ cinq semaines à tournoyer sans pouvoir approcher de céte ligne equinoctiale, à laquelle en fin ils arriverent avec un vent de Nort nord d'Est le 4e jour de Fevrier 1557. Ici il est bon de dire pour les moins sçavans que cette partie du monde est dite être souz la ligne æquinoctiale (autrement souz l'Æquateur) pource que le Soleil venant à cette partie du ciel qui fait le milieu entre les deux poles & ce qui arrive deux fois l'annee, sçavoir l'onziéme de Mars, quand il s'approche de nous; & le treiziéme de Septembre, quand il se recule pour porter l'Eté aux terres Antarctiques les jours & les nuits sont égaux par tout le Et comme le Soleil ayant passé cette ligne noz jours r'accourcissent, aussi venant au deça de la méme ligne ilz diminuent aux regions Antarctiques. Or cette ligne n'est qu'une chose imaginaire, mais il est necessaire user de ce mot pour entendre la chose, & en sçavoir discourir. Et au surplus est à remarquer que les peuples qui habitent souz cette ligne imaginaire ont en tout temps les nuits & les jours égaux, pour raison dequoy aussi elle pourroit bien étre dite æquinoctiale. Or comme en beaucoup de choses on fait de ceremonies pour la souvenance, aussi c'est la coutume des matelots (qui se rejouissent volontiers) de faire la guerre à ceux qui n'ont encores passé la ligne æquinoctiale, quand ils y arrivent. Ainsi ilz les plongent dans l'eau, ou leur donnent la bascule, ou les attachent au grand mast pour en avoir memoire. Toutefois il y a moyen de se racheter de cette condemnation en payant le vin des compagnons. Aydez de ce vent de Nor-nord'Est (comme nous avons dit) ilz franchirent quatre degrés au delà de l'Equateur, d'où ilz commencerent à découvrir le pole Antarctique, ayans demeuré long temps sans voir ni l'un ni l'autre, tant à-cause de quelques calmes, que des vens divers que se rencontrent environ le milieu du monde (que je prens souz ladite ligne æquinoctiale) allans comme pour combattre & deposseder ce vent Oriental que nous avons dit, lequel ne s'en étonne gueres. Et neantmoins encores qu'on eût le vent à propos, si est-ce, qu'etant au milieu d'une si grande circumference qu'est celle du ciel, il n'est pas possible de voir l'un ou l'autre pole, moins les deux ensemble, si tôt qu'on est venu souz ladite ligne, ains faut s'approcher de quelques degrez de l'un ou de l'autre: d'autant que les deux poles sont comme deux points imaginaires & immobiles, ainsi que le point milieu d'une roue à l'entour duquel se fait le mouvement d'icelle, ou comme les deux points invisibles qu'on se peut imaginer aux deux côtez d'une boule roulante, par léquels voir tout ensemble il faudroit étre au centre de la dite boule; aussi pour voir les deux poles ou essieux du monde, il faudroit étre au centre de la terre. Mais y ayant grande distance de ce centre à la superficie d'icelle, ou de la mer; de là vient que nonobstant la rondeur de ces deux plus bas elemens, on ne peut si tôt appercevoir le pole quand on est parvenu à la ligne æquinoctiale. _Découverte de la terre du Bresil:_ Margaias _quels peuples: Façon de troquer avec les_ Ou-etacas _peuple le plus barbare de tous les autres: Haute roche apellée l'Emauraude de_ Mak-hé: _Cap de Frie: Arrivée des François à la riviere de_ Ganabara, _où étoit le Sieur de Villegagnon._ CHAP. V. LE treziéme Fevrier les maitres de noz navires Françoises ayans pris hauteur à l'astrolabe, se trouverent avoir le Soleil droit pour Zenith: & apres quelques tourmentes & calmes, par un bon vent d'est qui dura quelques jours, ils eurent la veuë de la terre du Bresil le vint-sixiéme de Fevrier mille cinq cens cinquante-sept, au grand contentement de tous, comme on peut penser, pares avoir demeuré prés de quatre mois sur la mer sans prendre port en aucun lieu. La premiere terre qu'ilz découvrirent est montueuse, & s'appelle _Huvassou_ par les sauvages de ce païs-là, à l'abord de laquelle (selon la coutume) ilz tirerent quelques coups de canons pour avertir les habitans, qui ne manquerent de se trouver en grande troupe sur la rive. Mais les François ayans reconu que c'étoient _Margaias_ alliez des Portugais, & par consequent leurs ennemis, ilz ne descendirent point à-terre, sinon quelques matelots qui dans une barque allerent prés du rivage à la portée de leurs fleches, leur montrans des couteaux, miroirs, peignes & autres bagatelles, pour léquelles ilz leur demanderent des vivres. Ce que les Sauvages firent en diligence, & apporterent de leur farine de racine, des jambons, & de la chair d'une certaine espece de sanglier qu'ils ont, avec autres victuailles & fruits telz que le païs les porte: car en cette saison là, quoy que ce fût le mois de Fevrier, les arbres étoient aussi verds qu'ilz sont ici en Juin. Les Sauvages ne furent point tant scrupuleux d'aborder les navires François. Car il y en vint six avec une femme entierement nuds, peints, & noircis par tout le corps, ayans les lévres de dessouz percées, & en chaque trou une pierre verte, bien polie & proprement appliquée, & de la largeur d'un teston, pour étre coints & jolis. Mais quand le pierre est levée, ilz sont effroyablement hideux, ayans comme deux bouches au dessouz du nez. La femme avoir les oreilles de méme si hideusement percées, que le doigt y pourroit entrer, auquelles elle portoit des pendans d'os blancs qui lui battoient sur les épaules. Ces sauvages eussent fort desiré qu'on se fût arrété là, mais on ne s'y voulut pas fier, joint qu'il falloit tendre ailleurs. A neuf ou dix lieuës de là les François se trouverent à l'endroit d'un Fort des Portugais dit par eux _Spiritus Sanctus_, et par les Sauvages _Moab_, qui est par les vints degrez audelà de l'Æquateur. Les gardes de ce Fort reconoissans à l'equipage que ce n'étoient de leurs gens, tirerent trois coups de canon sur les François, léquels firent de méme envers eux, mais n'un & l'autre en vain. De là passerent auprés d'un lieu nommé _Tapemiri_, & plus avant vindrent côtoyant les _Paraïbes_, outre léquels tirans vers le Cap de Frie il y a des basses & écueils entremélez de pointes de rochers qu'il faut soigneusement éviter. Et à cet endroit y a une terre plaine d'environ quinze lieuës de longueur habitée par un certain peuple farouche & étrange nommé _Ou-etacas_ dispos du pied autant & plus que les cerfs & biches, léquels ils prennent à la course: portent les cheveux longs jusques aux fesses, contre la coutume des autres Bresiliens qui les rognent par derriere mangent la chair creuë: ont langage particulier n'ont aucun trafic avec les nations de deça, d'autant qu'ils ne veulent point que leur païs soit conu semblables aux Hespagnols de l'Amerique, qui ne souffrent aucune nation étrangere vivre parmi eux. Toutefois quand les voisins de ces _Ou-etacas_ ont quelques marchandises dont ilz les veulent accommoder, voici leur façon & maniere de permuter. Les _Margaia, Caraia_ ou _Tououpinambaouls_ (qui sont peuples voisins d'iceux) ou autres Sauvages de ce païs-là sans se fier, ni approcher de l'_Ou-etacas_, lui montrant de loin ce qu'il aura, soit serpe, soit couteau, peigne, miroir, ou autre chose, il lui fera entendre par signes s'il veut échanger quelque chose à cela. Que si l'_Ou-etacas_ s'y acorde, lui montrant au reciproque de la plumasserie, des pierres vertes, pour servir d'ornement à la lévre d'embas ou autre chose provenant de leur terre, le premier mettra sa marchandise sur une pierre, ou piece de bois, & se retirera, & lors l'_Ou-etacas_ apportera ce qu'il aura & le lairra à la place, qui se retirant permettra que le _Margaia_, ou autre le vienne querir: & jusques là se tiennent promesse l'un à l'autre. Mais chacun ayant son change, si tôt que l'un & l'autre est retourné en ses limites d'où il avoit parlementé, le tréves rompuës, c'est à qui pourra attrapper son compagnon: ainsi que noz soldats és dernieres guerres sortans de quelque ville neutre; celle qu'étoit la petite ville de Vervin en Tierache lieu de ma naissance, appartenant à la tres-illustre maison de Couci. Apres avoir laissé derriere ces espiegles d'_Ou-etacas_, ilz passerent ç la veuë d'un autre païs voisin nommé _Mak-hé_, d'où certes les habitans n'ont besoin de toujours dormir, ayans de tels reveils-matin auprés d'eux. En cette terre, & sur le bord de la mer se voit une grosse roche faite en forme de tour, laquelle aux rayons du soleil reluit & brille si fort, qu'aucuns pensent que ce soit une sorte d'Emeraude. Et de fait les mariniers tant Portugais que François l'appellent l'Emeraude de _Mak-hé_. Mais le lieu est inaccessible étant environné de mille pointes de rochers qui se jettent fort avant en mer. La prés y a trois petites iles dites les iles de _Mak-hé_, où ayans mouillé l'ancre, une tempéte de nuit se leva si furieuse que le cable d'un des navires fut rompu, tellement que porté à la merci des Sauvages contre terre il vint jusques à deux brasses d'eau. Ce que voyans le Maitre & le Pilote, comme au desespoir ilz crierent deux ou trois fois nous sommes perdus. Toutefois en ce besoin les matelots ayans fait diligence de jetter une autre ancre, Dieu voulut qu'elle tint, & par ce moyen furent sauvez. C'est chose rude qu'une tempéte en pleine mer où l'on ne voit que montagnes d'eau, & profondes vallées; mais encore n'est ce que jeu au pris du peril où est reduit un vaisseau qui est sur une côte en perpetuel danger de s'aller échouer sur la rive; ou briser contre les rochers. Mais en pleine mer on ne craint point tout cela, quand on a fait diligence d'ammener les voiles à temps. Vray est qu'on est balotté de merveilleuse façon en telle occasion, mais le peril est dehors, j'entens en un bon vaisseau: car un coup de mer emportera quelquesfois un quartier d'un mauvais navire, comme j'ay ouï reciter n'a pas long temps d'un Capitaine qui fut emporté étant dans sa chambre vers le gouvernail. La tempéte passée le vent vint à souhait pour gaigner le Cap de Frie, port & havre des plus renommé en ce païs-là pour la navigation des François. Là apres avoir mouillé l'ancre & tiré quelques coups de canons, ceux qui se mirent à terre trouverent d'abordée grand nombre de Sauvages nommez _Tououpinambaouls_ alliez & confederer de nôtre nation, léquels outre la caresse & bonne reception dirent à nos François des nouvelles de _l'aycolas_ (ainsi nommoient-ilz le sieur de Villegagnon). En ce lieu ilz virent nombre de perroquets, qui volent par troupes, & fort haut, & volontier s'accouplent comme les tourterelles. Partis de là ayans vent à propos ils arriverent au bras de mer & riviere nommée _Ganabara_ par les Sauvages: & Genevre par les Portugais, le septiéme Mars mil cinq cens cinquante-sept, où d'environ un quart de lieuë loin ilz saluerent ledit sieur de Villegagnon à force de canonades, & lui leur rendit la pareille en grande rejouissance. _Comme le sieur du Pont exposa au sieur de Villegagnon la cause de sa venuë, & de ses compagnons: Réponse dudit sieur de Villegagnon: Et ce qui fut fait au Fort de Colligni apres l'arrivée des François._ CHAP. VI ETANS descendus à terre en l'ile où le sieur de Villegagnon s'étoit logé, la troupe rendit graces à Dieu, puis alla trouver ledit sieur de Villegagnon qui les attendoit en une place; ou il les receut avec beaucoup de demonstration de joye & contentement. Apres les accollades faites le sieur du Pont commence à parler & lui exposer les causes de leur voyage fait avec tant de perils, peines, & difficultez, qui étoient en un mot pour dresser une Eglise, qu'il appelloit reformée selon la parole de Dieu en ce païs-là, suivant ce qu'il avoit écrit à ceux qui les avaient envoyés. A quoy il répondit (ce dit l'Autheur) qu'ayant voirement dés long temps & de tout son coeur desiré telle chose il les recevoit volontiers à ces conditions: méme par ce qu'il vouloit leur Eglise étre la mieux reformée pardessus toutes les autres, il declara qu'il entendoit déslors que les vices fussent reprimez, la sumptuosité des accoutremens reformée (je ne puis croire qu'il en fût si tôt de besoin) & en somme tout ce qui pourroit apporter de l'empéchement au pur service de Dieu. Puis levant les yeux au ciel, & joignans les mains: Seigneur Dieu (dit-il) je te rend graces de ce que tu m'as envoyé ce que dés si long temps je t'ay si ardamment demandé. Et derechef s'addressant à eux dit: Mes enfans (car je veux estre vôtre pere) comme Jesus-Christ étant en ce monde n'a rien fait pour lui, ains tout ce qu'il a fait a été pour nous: aussi ayant cette esperance que Dieu me preservera en vie jusques à ce que nous soyons fortifiés en ce païs, & que vous vous puissiez passer de moy, tout ce que je pretens faire ici, est tant pour vous, que pour tous ceux qui y viendront à méme fin que vous étes venus. Car je delibere de faire une retraite aux pauvres fideles que seront persecutez en France, en Hespagne, & ailleurs outre mer, afin que sans crainte ni du Roy, ni de l'Empereur, ou d'autres Potentats ils y puissent purement servir à Dieu selon sa volonté. Aprés cet accueil la compagnie entre dans une petite salle qui étoit au milieu de l'ile, & chanterent le Psalme cinquiéme, qui commence selon la traduction de Marot, _Aux paroles que je veux dire_ &c. lequel fut suivi d'un préche, où le Ministre Richer print pour texte ces versets du Psalme 26 & entre les Hebrieux 27 _Je demande une chose au Seigneur, laquelle je requerray encore, c'est que j'habite en la maison du Seigneur tous les jours de ma vie:_ durant l'exposition déquels Villegagnon ne cessoit de joindre les mains, lever les ïeux au ciel, faire des soupirs, & autres semblables contenances, si-bien que chacun s'en emerveilloit. Aprés les prieres tous se retirerent horsmis les nouveau venus, léquels dinerent en la méme salle, mais ce fut un diner de Philosophe, sans excez. Car pour toutes viandes ilz n'eurent que de la farine de racines, à la façon des Sauvages, du poisson boucané, c'est à dire roti, & quelques autres sortes de racines cuites aux cendres. Et pour breuvage (parce qu'en cette ile n'y a point d'eau douce) ilz beurent de l'eau des égouts de l'ile, léquels on faisoit venir dans un certain reservoir, ou citerne; en façon de ces fossés où barbottent les grenouilles. Vray est qu'elle valoit mieux que celle qu'il falloit boire sur la mer. Mais il n'est pas besoin d'étre toujours en souffrance. C'est une des principales parties d'une habitation d'avoir les eaux douces à commandement. La vie depend de là & la conservation du lieu qu'on habite, lequel ayant ce defaut ne se peut soutenir un long siege. Le sieur de Mons, ces années dernieres s'étant logé en une ile semblable, fut incommodé pour les eaux, mais vis à vis en la terre ferme y avoit de beaux ruisseaux gazouillans à-travers les bois, où ses gens alloient faire la lécive & autres necessitéz de ménage. Ce qui me fait dire que puis qu'il faut bâtir en une ile & s'y fortifier, il vaut beaucoup mieux employer ce travail sur la rive d'une riviere qui servira toujours de rempar en son endroit. Car ayant la terre ferme libre, on y peut labourer & avoir les commoditez du païs plus à l'aise soit pour se fortifier, soit pour preparer les moyens de vivre. Je trouve un autre defaut en ceux qui ont fait tant les voyages du Bresil que de la Floride, c'est de n'avoir porté grande quantité de blés & farines, & chairs salées pour vivre au moins un an ou deux, puis que le Roy fournissoit, honnétement aux fraiz de l'equipage, sans s'en aller pardelà pour y mourir de faim, par maniere de dire. Ce qui étoit fort aisé à faire, veu la fecondité de la France en toutes ces choses qui lui sont propres, & ne les emprunte point ailleurs. Le sieur de Villegagnon ayant ainsi traité ses nouveaux hôtes, s'avisa de les embesogner à quelque chose, de peur que l'oisiveté ne leur engourdît les membres. Il les employa donc à porter des pierres & de la terre pour le Fort commun qu'ils avoient nommé Colligni. En quoy ils eurent assés à souffrir, attendu le travail de la mer, duquel ilz se ressentoient encor, le mauvais logement, la chaleur du païs, & l'écharse nourriture, qui étoit en somme par chacun jour deux gobelets de farine dure faite de racines, d'une partie de laquelle ilz faisoient de la bouillie, avec de l'eau que nous avons dit des égouts de l'ile. Toutefois le desir qu'ils avoient de s'établir & faire quelque chose de bon en ce païs-là leur faisoit prendre le travail en patience, & en oublier la peine. Méme le Ministre Richer pour les encourager davantage, disoit qu'ils avoient trouvé un second Sainct Paul en la personne dudit Villegagnon, comme de fait tous lui donnent cette louange de n'avoir jamais ouï mieux parler de la Religion & reformation Chrétienne qu'à lui. Ce qui leur augmentoit la force & le courage parmi la debilité où ilz se trouvoient. _Ordre pour le fait de la Religion: Pourquoy Villegagnon a dissimulé sa Religion: Sauvages amenés en France: Mariage celebrés en la France Antarctique: Debats pour la Religion: Conspiration contre Villegagnon: Rigueur d'icelui: Les Genevois se retirent d'avec lui: Question touchant la celebration de le Cene à faute de pain & de vin._ CHAP. VII D'AUTANT que la Religion est le lien qui maintient les peuples en concorde, & est comme le pivot de l'Etat, dés la premiere semaine que les François furent arrivés auprés de Villegagnon, il établit un ordre un ordre pour le service de Dieu, qu'outre les prieres publiques qui se faisoient tous les soirs apres qu'on avoit laissé la besongne, les Ministres precheroient deux fois le Dimanche, & tous les jours ouvriers une heure durant: declarant aussi par exprés, qu'il vouloit & entendoit que sans aucune addition humaine les Sacremens fussent administrez selon la pure parole de Dieu, & qu'au reste la discipline Ecclesiastique fût pratiquée contre les defaillans. Suivant quoy le Dimanche vint-uniéme de Mars ilz firent la celebration de leur Cene, apres avoir catechizé tous ceux qui y devoient communier. Et ce faisant firent sortir les matelots & autres Catholiques, disans qu'ilz n'estoient pas capables d'un tel mystere. Et lors Villegagnon s'étant mis à genoux sur un careau de velours, lequel son page portoit ordinairement aprés lui, fit deux prieres publiques & à haute voix, rapportées par Jean de Lery en son histoire du Bresil, léquelles finies il se presenta le premier à la Cene, & receut à genoux le pain & le vin de la main du Ministre. Et neantmoins on tient qu'il y avoit de la simulation en son fait: car quoy que lui & un certain Maitre Jean Cointa & qu'on dit avoir été Docteur de la Sorbonne, eussent abjuré publiquement l'Eglise Catholique Romaine, si est-ce qu'ilz ne demeurerent gueres à émouvoir des disputes touchant la doctrine, & principalement sur le point de la Cene. Voire-méme il y a apparence que Villegagnon ne fut jamais autre que Catholique, en ce qu'il avoit ordinairement en main les oeuvres du subtil l'Escot pour se tenir prét à la defense contre les Calvinistes sur toutes les disputes susdites. Mais il luy sembloit étre necessaire de faire ainsi, ne pouvant venir à chef d'une telle entreprise s'il n'eût eu apparence d'étre des pretenduz reformez, du côté déquels d'ailleurs s'il se fût voulu maintenir, il étoit en danger d'étre accusé envers le Roy (qui le tenoit pour Catholique) par les Catholiques qui étoient avec lui, & de perdre une pension de quelques milles livres que sa Majesté lui bailloit. Toutefois faisant toujours bonne mine, & protestant de desirer rien plus que d'étre droitement enseigné, il renvoya en France le Ministre Chartier, dans l'un des navires, lequel (apres qu'il fut chargé de Bresil, & autres marchandises du païs) partit le quatriéme de Juin pour s'en revenir, afin que sur ce different de la Cene il rapportât les opinions des Docteurs de sa secte. Dans ce navire furent apportés en France dix jeunes garçons Bresiliens, âgez de neuf à dix ans & au dessous, léquels ayans été pris en guerre par les Sauvages amis des François, avoient été venduz pour esclaves audit Villegagnon. Le Ministre Richer leur imposa les mains, & prieres furent faites pour eux avant que partir, à ce qu'il pleût à Dieu en faire des gens de bien. Ilz furent presentés au Roy Henry second, lequel en fit present à plusieurs grans Seigneurs de sa Court. Au surplus le troisiéme Avril precedent se celebrerent les premiers mariages des François qui ayent jamais été faits en ce païs-là; ce fut de deux jeunes hommes domestics de Villegagnon avec deux de ces jeunes filles que nous avons dit avoir été menées au Bresil. Il y avoit des Sauvages presens à telles solemnitez, léquels étoient tout étonnez de voir des femmes Françoises vétuës & parées au jour des nopces. Le dix-septiéme de May ensuivant se maria semblablement maitre Jean Cointa (que l'on nommoit monsieur Hector) à une autre de ces jeunes filles. Comme le feu fut mis aux étouppes deux autres filles qui restoient ne demeurerent gueres à étre mariées, & s'il y en eût eu davantage c'en eût été bien-tot fait. Car il y avoit là force gens deliberez qui ne demandoient pas mieux que d'aider à remplir cette nouvelle terre. Et de prendre en mariage des femmes infideles il n'étoit pas juste, la loy de Dieu étant rigoureuse alencontre de ceux qui font telle chose, laquelle méme en la loy Evangelique est aussi defenduë par l'Apôtre sainct Paul, quand il dit: _Ne vous accouplez point avec les infideles_, là où jaçoit qu'il discoure de la profession de la foy, toutefois cela se peut fort commodement rapporter au fait des mariages. Et en l'ancien Testament il étoit defendu d'accoupler à la charruë deux animaux de diverses especes. Il est vray qu'il est aisé en ce païs-là de faire d'une infidele une Chrétienne, & se fussent peu telz mariages contracter s'il y eût une demeure bien solide & arretée pour les François. Ce sujet de conjonction charnelle avec les femmes infideles fut cause que sur l'avis qu'eut Villegagnon que certains Normans s'étans autrefois dés y avoit long temps sauvés du naufrage, & devenus comme Sauvages, paillardoient avec les femmes & filles, & en avoient des enfans; pour obvier à ce que nul des siens n'en abusat de cette façon, par l'avis du Conseil fit defenses à peine de la vie que nul ayant tiltre de Chrétien n'habitât avec les femmes & filles des Sauvages, sinon qu'elles fussent instruites en la connaissance de Dieu, & baptizées. Ce qui n'arriva point en tous les voyages des François par-delà, car ce peuple est si peu susceptible de le Religion Chrétienne (dit Jean de Lery) qu'il n'a point été possible en trois ans d'en donner aucun asseuré fondement au coeur de pas un d'eux. Ce qui n'est pas en nôtre Nouvelle-France. Car toutes & quantes fois que l'on voudra (par la grace de Dieu & de son sainct Esprit) ilz seront Chrétiens, & sans difficulté recevront la doctrine du salut. Je le dy, pour ce que je le sçay par mon experience, & en ay fait des plaintes en mon Adieu à la Nouvelle France. Or pour revenir au different de la Cene, la Pentecoste venuë, nouveau debat s'éleve encore tant pour ce sujet qu'autres points. Car jaçoit Que Villegagnon eût au commencement declaré qu'il vouloit bannir de la Religion toutes inventions humaines, toutefois il mit en avant qu'il falloit mettre de l'eau au vin de la dite Cene, & vouloit que cela se fit, disant que saint Cyprien & saint Clement l'avoient écrit: qu'il falloit méler l'usage du sel & de l'huile avec l'eau du baptéme: qu'un Ministre ne se pouvoit marier en secondes nopces; amenant pour preuve le passage de S. Paul à Timothée: Que l'Evéque soit marit d'une seule femme. Somme il s'en fit à croire: & fit faire des leçons publiques de Theologie à Maitre Jean Cointa, lequel se mit à interpreter l'Evangile selon saint Jean, qui est la Theologie la plus sublime & relevée. Le feu de division ainsi allumé entre ce petit peuple; Villegagnon sans attendre la resolution que le Ministre Chartier devoit apporter, dit ouvertement qu'il avoit changé l'opinion qu'il disoit autrement avoir euë de Calvin, & que c'étoit un heretique devoyé de la Foy. On tint que le Cardinal de Lorraine par quelques lettres l'avoit fort âprement repris de ce qu'il avoit quitté la Religion Catholique-Romaine, & que cela lui donna sujet de faire ce qu'il fit, mais comme j'ay des-ja dit, il ne pouvoit bonnement entreprendre les voyages du Bresil sans le support de l'Admiral, pour quoy parvenir il fallut faire du reformé. Dés lors il commença à devenir chagrin, & menacer par le corps de Saint Jacques (c'étoit son serment ordinaire) qu'il romproit bras & jambes au premier qui le facheroit. Ces rudesses, avec le mauvais traitement, firent conspirer quelques-uns contre lui, léquels ayant découvert, il en fit jette une partie en l'eau, & châtia le reste. Entre autres un nommé François la Roche qu'il tenoit à la cadene: l'ayant fait venir il le fit coucher tout à plat contre terre, & par un de ses satellites lui fit battre le ventre à coups de batons, à la mode des Turcs, & au bout de là il falloit aller travailler. Ce que quelques-uns ne pouvans supporter, s'allerent rendre parmy les Sauvages. Jean de Lery qui n'aime gueres la memoire de Villegagnon, rapporte d'autres actes de sa severité: & remarque que par ses habits (qu'il prenoit à rechange tous les jours, & de toutes couleurs) on jugeoit dés le matin s'il seroit de bonne humeur, ou non, & quand on voyait le jaune, ou le vert en païs, on se pouvoit asseurer qu'il n'y faisoit pas beau: mais sur tout quand il étoit paré d'une robe de camelot jaune bendée de velours noir: ressemblant (ce disoient aucuns) son enfant sans souci. Finalement les François venus de Geneve, se voyans frustrez de leur attente, lui firent dire par leur Capitaine le sieur du Pont, que puis qu'il avoit rejetté l'Evangile ilz n'étoient plus à son service, & ne vouloient plus travailler au Fort. Là dessus on leur retranche les deux gobelets de farine de racines qu'on avoit accoutumé leur bailler par chacun jour: de quoy ilz ne se tourmenterent gueres: car ils en avoient plus que pour une serpe, ou deux ou trois couteaux qu'ils échangoient aux Sauvages, qu'on ne leur en eût sceu bailler en demi an. Ainsi furent bien aise d'étre delivrez de sa sujetion. Et neantmoins cela n'aggreoit pas beaucoup à Villegagnon, lequel avoit bien envie de les domter, s'il eût peu, & comme il est bien à presumer: mais il n'étoit pas le plus fort. Et pour en faire preuve, certains d'entre eux ayans pris congé du Lieutenant de Villegagnon, sortirent une fois de l'ile pour aller parmi les Sauvages, où ilz demeurerent quinze jours. Villegagnon feignant ne rien sçavoir dudit congé, & par ainsi pretendant qu'ils eussent enfraint son ordonnance, portant defense de sortir de ladite ile, sans licence, leur voulut mettre les fers aux piés, mais se sentans supportez d'un bon nombre de leurs compagnons mal-contens & bien unis avec eux, lui dirent tout à plat qu'ilz ne souffriroient pas cela, & qu'ils étoient affranchis de son obeissance, puis qu'il ne les vouloit maintenir en l'exercice & liberté de leur Religion. Cette audace fit que Villegagnon appaisa sa colere. Sur cette rencontre il y en eût plusieurs & des principaux de ses gens (pretendus reformez) qui desiroient fort d'en voir une fin & le jetter en l'eau, à fin (disoient-ilz) que sa chair et ses grosses espaules servissent de nourriture aux poissons. Mais le respect de monsieur l'Admiral (qui souz l'authorité du Roy l'avoit envoyé) les retint. Aussi qu'ils ne laissoient de faire leur preche sans lui, horsmis que pour obvier à trouble ilz faisoient leur Cene de nuit, & sans son sceu. Sur laquelle Cene comme le fin porté de France vint à defaillir, & n'y en avoit plus qu'un verre, il y eût question entre-eux, sçavoir si à faute de vin ilz pourroient servir d'autres bruvages communs aux païs où ils étoient. Cette question ne fut pont resoluë, mais seulement debattuë, les uns disans qu'il ne falloit point changer la substance du Sacrement, & plutot que de ce faire il vaudroit mieux s'en abstenir: Les autres au contraire disans que lors que Jesus-Christ institua sa Cene, il avoit usé du bruvage ordinaire en la Province où il étoit: & que s'il eût été en la terre du Bresil, il est vray-semblable qu'il eût usé de leur farine de racine en lieu de pain, & de leur breuvage au lieu de vin. Et partant faut qu'au defaut de nôtre pain & nôtre vin ilz ne feroient point difficulté de s'accommoder à ce qui tient lieu de pain & de vin. Et de ma part, quand je considere la varieté du monde, & que la terre en tout endroit ne produit pas mémes fruits & semences, ains que les païs meridionaux en rapportent d'une autre sorte, & les Septentrionaux d'une autre, je trouve que la question n'est pas petite, & eût bien merité que saint Thomas d'Aquin en eût dit quelque chose. Car de reduire ceci tellement à l'étroit qu'il ne soit loisible de communiquer la Sainte Eucharistie que souz l'espece de pain de pur froment, souz ombre qu'il est écrit _Cibavit est ex adipe frumenti_, cela est bien dur: & faut considerer qu'il y a plus des deux parts du monde qui n'usent pas de nôtre froment, & toutefois à faute de cela ne dévroient pas étre exclus du Sacrement, s'ilz se trouvoient disposés à le recevoir dignement, ayans du pain de quelque autre sorte de grain. Et si l'on considere bien le passage susdit du Psalme 81, on trouvera qu'il ne donne point loy en cet endroit, d'autant que là, nôtre Dieu dit à son peuple que s'il eût écouté sa voix, & cheminé en ses voyes, il lui eût fait des biens exprimez audit lieu du Psalme, & l'eût repeu de la graisse de froment, & saoulé de miel tiré de la roche. Pour le vin il n'y en a point souz la ligne æquinoctiale non plus qu'au Nort. Ceux-ci boivent de l'eau, & ceux-là font du vin des palmiers, & du fruit d'iceux nommé Coccos. En somme l'Eglise qui sçait dispenser de beaucoup de choses selon le temps, & lieux, & personnes, comme elle a dispensé les laics de l'usage du Calice, & en certaines Eglises du pain sans levain; aussi pourroit elle bien dispenser là dessus, étant une méme chose: Car elle ne veut point que ses enfans meurent de faim non plus souz le Pole qu'és autres lieux. Si quelqu'un dit qu'on y en peut porter des païs lointains, je lui repliqueray qu'il y a plusieurs peuples qui n'ont dequoy fournir à la dépense d'une navigation; & on ne va point en païs étranger (nommément au Nort) pour plaisir, ains pour quelque profit. Joint à ceci que les navigations sur l'Ocean sont, par maniere de dire, encore recentes, & étoit bien difficile auparavant l'invention de l'eguille marine, de trouver le chemin à de si lointaines terres. Ceci soit dit souz la correction des plus sages que moy. Or en fin Villegagnon se voulant depetrer des pretenduz reformez, detestant publiquement leur doctrine, leur dit qu'il ne vouloit plus les souffrir en son Fort, ni en son ile, & partant qu'ils en sortissent. Ce qu'ilz firent (quoy qu'ils eussent peu remuer du ménage) aprés y avoir demeuré environ huit mois, & se retirerent en la terre ferme, attendans qu'un navire du Havre de grace là venu pour charger du bresil fût prét à partir, où par l'espace de deux mois ils eurent des frequentes visites des Sauvages circonvoisins. [Illustration] _Description de la riviere, ou Fort de_ Ganabara: _Ensemble De l'ile où est le Fort de Colligni. Ville-Henry de Thevet: Baleine dans le Port de_ Ganabara: _Baleine échouée._ CHAP. VIII DEVANT que remener noz Genevois en France, aprés avoir veu leurs comportemens au Bresil, & ceux du sieur de Villegagnon, il est à propos de contenter les plus curieux en décrivant un peu plus amplement qu'il n'a eté fait ci-devant, l lieu où ils avoient jetté les premiers fondemens de la France Antarctique. Car quant aux moeurs du peuple, animaux quadrupedes, volatiles, reptiles, & aquatiques, bois, herbes, fruits de ce païs-là, selon qu'il viendra à propos nous les toucherons au sixiéme livre en parlant de ce qui est en nôtre Nouvelle-France Arctique & Occidentale. Nous avons dit que Villegagnon arrivant au Bresil ancra en la riviere dite par les Sauvages _Ganabara_, & Genevre par les Portugais, parce qu'ilz la découvrirent le premier de Janvier qu'ilz nomment ainsi. Cette riviere demeure par les vint-trois degrez au-delà de la ligne æquinoctiale, & droit souz le Tropique du Capricorne. Le port en est beau & de facile defense, comme se peut voir par le pourtrait que j'en ay ici representé, & d'une etenduë comme d'une mer. [Illustration: Carte de Ganabara 012.png & 012-large.png] Car il s'avance environ de douze lieuës dans les terres en longueur, & en quelques endroits il a sept ou huit lieuës de large. Et quant au reste il est environné de montagnes de toutes parts, si bien qu'il ne ressembleroit pas mal au lac de Geneve, ou de Leman, si les montagnes des environs étaient aussi hautes. Son embouchure est assez difficile, à cause que pour y entrer il faut côtoyer trois petites iles inhabitables, contre léquelles les navires sont en danger de heurter & se briser si elles ne sont bien conduites. Apres cela il faut passer par un détroit, lequel n'ayans pas demi quart de lieuë de large est limité du côté gauche (en y entrant) d'une montagne & roche pyramidale, laquelle n'est pas seulement d'émerveillable & excessive hauteur, mais aussi à la voir de loin on diroit qu'elle est artificiele. Et de fait parce qu'elle est ronde, & semblable à une grosse tour, noz François l'appelloient le pot de beurre. Un peu plus avant dans la riviere y a un rocher assez plat, qui peut avoir cent ou six-vints pas de tour, sur lequel Villegagnon à son arrivée, ayant premierement déchargé ses meubles & son artillerie s'y pensa fortifier, mais le flux & reflux de la mer l'en chassa. Une lieuë plus outre est l'ile où demeuroient les François ayans seulement une petite demie lieuë de circuit, & est beaucoup plus longue que large, environnée de petits rochers à fleur d'eau, qui empéche que les vaisseaux n'en puissent approcher plus prés que de la portée du canon, ce qui la rend merveilleusement forte, et de fait il n'y a moyen aborder; méme avec les petites barques, sinon du côté du Port, lequel est encore à l'opposite de l'avenuë de la grand'mer. Or cette ile étant rehaussée de deux montagnes aux deux bouts, Villegagnon fit faire sur chacune d'icelles une maisonnette, comme aussi sur un rocher de cinquante ou soixante piés de haut qui est au milieu de l'ile, il avoit fait batir sa maison. De côté & d'autre de ce rocher on avoit applani des petites places, équelles étoit batie tant la salle où l'on s'assembloit pour faire les prieres publiques & pour manger, qu'autres logis, équels (compris les gens de Villegagnon) environ quatre-vints personnes qu'étoient noz François faisoient leur retraite. Mais faut noter que (excepté la maison qui est sur la roche, où il y a un peu de charpenterie, & quelques boulevers mal-batis, sur léquels l'artillerie étoit placée) toutes ces demeures sont pas des Louvres, mais des loges faites de la main des Sauvages, couvertes d'herbes & gazons, à leur mode. Voila l'état du Fort que Villegagnon pour aggréer à l'Admiral, nomma Colligni en la France Antarctique, nom de triste augure (dit un certain Historien) duquel faute de bonne garde il s'est laissé chasser par les Portugais, au grand des-honneur de lui & du nom François, aprés tant de frais de peines, & de difficultés. Il vaudroit beaucoup mieux demeurer en sa maison, que d'entreprendre pour étre moqué par aprés principalement quant on a des-ja un pied bien ferme en la terre que l'on veut habiter. Je ne sçay quand nous serons bien resolus en nos irresolutions, mais il me semble que c'est trop prophaner le nom François & la Majesté de noz Rois de parler tant de la Nouvelle-France, & de la France Antarctique, pour avoir seulement un nom en l'air, une possession imaginaire en la main d'autrui, sans faire aucun effort de le redresser aprés une cheute. Dieu doint meilleur succés aux entreprises qui se renouvellent aujourd'huy pour le méme sujet, léquelles sont vrayment saintes, & sans autre ambition que d'accroitre le royaume celeste. Je ne veux pas dire pourtant que les autres eussent un autre desir & but que cetui-ci, mais on peut dire que leur zele n'étoit point accompagné de science, ni d'une ferveur suffisante à telle entreprise. Es chartes geographiques qu'André Thevet fit imprimer au retour de ce païs-là, il y a à côté gauche de ce port de _Ganabara_ sur la terre ferme une ville depeinte, qu'il a nommée VILLE-HENRY en l'honneur du Roy Henri II. Ce que quelques-uns blament, attendu qu'il n'y eut jamais de ville en ce lieu. Mais soit qu'il y en ait, ou non, je n'y trouve sujet de reprendre si l'on a égard au temps que les François possedoient cette terre, ayant fait cela, à fin d'inviter le Roy à avancer cette affaire. Pour continuer donc ce qui reste à décrire tant de la riviere de _Ganabara_, que de ce qui est situé en icelle, quoy que nous en ayons touché quelque chose ci-devant en la relation du premier voyage, toutefois nous adjouterons encore, que quatre ou cinq lieuës, outre le Fort de Colligni il y a une autre ile belle & fertile contenant environ six lieuës de tour fort habitée des Sauvages nommez _Tououpinambaouls_ alliez des François. Davantage il y a beaucoup d'autres petites ilettes inhabitées, équelles se trouve de bonnes & grosses huitres. Quant aux autres poissons il n'en manque point en ce port, ni en la riviere comme mulets, requiens, rayes marsoins, & autres. Mais principalement est admirable d'y voir des horribles & épouventables baleines montrans journellement leurs grandes nageoires comme ailes de moulins à-vent hors de l'eau, s'égayans dans le profond de ce port, & s'approchans souvent si prés de l'ile, qu'à coups d'arquebuze on les pouvoit tirer: ce qu'on faisait quelquefois par plaisir, mais cela ne les offensoit gueres, ou point du tout. Il y en eut une qui se vint échouer à quelques lieuës loin de ce Port en tirant vers le Cap de Frie (qui est à la partie Orientale) mais nul n'en osa approcher tant qu'elle fût morte d'elle-méme tant elle étoit effroyable. Car en se debattant (à faute d'eau) elle faisoit trembler la terre tout autour d'elle, & en oyoit-on le bruit & étonnement à plus de deux lieuës loin. On la mit en pieces, & tant les François que grand nombre de Sauvages en prindrent ce qu'ilz voulurent, & neantmoins il y en demeura plus des deux tiers. La chair n'en est gueres bonne, mais du lart on en fait de l'huile en grande quantité. La langue fut mise ne des barils, & envoyée au sieur Admiral, comme la meilleure piece. A l'extremité & au cul de sac de ce port il y a deux fleuves d'eau douce, sur léquels nos François alloient souvent se rejouir en découvrant païs. A vint-huit, ou trente lieuës plus outre en allant vers la Plate, ou le détroit de Magellan, il y a un autre grand bras de mer appellé par les François _La riviere des Vases_, en laquelle ceux qui vont pardelà prennent Port, comme ilz sont encore au havre du Cap de Frie qui est de l'autre côté vers l'Orient. _Que le division est mauvaise, principalement en Religion: Retour des François venus de Geneve en France: Divers perils en leur voyage: Mer barbuë._ CHAP. IX COMME la Religion est le plus solide fondement d'un Etat, contenant en foy la Justice, & consequemment toutes les vertus; Aussi faut-il bien prendre garde qu'elle soit uniforme s'il est possible, & n'y ait point de varieté en ce que chacun doit croire soit de Dieu, soit de ce qu'il a ordonné. Plusieurs au moyen de la Religion vraye ou faulse ont domté des peuples farouches, & les ont maintenus en concorde, là où ce point venant à étre debattu, les esprits alterés ont fait des bandes à part, & causé la ruine & desolation des royaumes & republiques. Car il n'y a rien qui touche les hommes de si prés que ce qui regarde l'ame & le salut d'icelle. Et si les grandes assemblées des hommes qui sont fondées de longuemain, sont bien souvent ruinées par cette division, que pourra faire une petite poignée de gens foible & imbecille de foy qui ne se peut à peine soutenir? Certes elle deviendra en proye au premier qui la viendra attaquer, ainsi qu'il est arrivé à cette petite troupe de François, qui avec tant de peines & perils s'étoit transportée au Bresil, & comme nous avons rapporté de ceux qui s'étoient divisés en la Floride, encores qu'ilz ne fussent en discord pour la Religion. Doncques tandis que les François venus de Geneve étoient logés en quelques cabanes dressées en la terre ferme du port de _Ganabara_,& qu'un navire étoit à l'ancre dans ledit port, attendant qu'il eût sa charge parfaite, le sieur de Villegagnon envoya audits Genevois un congé écrit de sa main, & une lettre au maitre dudit navire, par laquelle il lui mandoit (car le marinier n'eût rien osé faire sans la volonté dudit Villegagnon, lequel étoit comme Vice-Roy en ce païs-là) qu'il ne fit difficulté de les repasser en France pour son égard; disant que comme il Avoit été bien aise de leur venuë pensant avoir trouvé ce qu'il cherchoit, aussi que puis qu'ilz ne s'accordoient pas avec lui il étoit content qu'ilz s'en retournassent. Mais on se plaint que sous ces beaux mots il leurs avoit brassé une étrange tragedie, ayant donné à ce maitre de navire un petit coffret enveloppe de toile cirée (à la façon de la mer) plein de lettres qu'il envoyoit pardeça à plusieurs personnes, parmi léquelles y avoit aussi un procez qu'il avoit fait contr'eux à leur desceu, avec mandement exprés au premier juge auquel on le bailleroit en France, qu'en vertu d'icelui il les retint & fit bruler comme heritiques: mais il en avint autrement: comme nous dirons aprés que les aurons amenés en France. Ce navire donc étant chargé de bresil, poivre Indic, cotons, guenons, sagoins, perroquets, & autres choses, le quatriéme de Janvier mille cinq cens cinquante-huit ilz s'embarquerent pour le retour quinze en nombre, sans l'equipage du navire, non sans quelque apprehension, attendu les difficultez qu'ils avoient euës en venant. Et se fussent volontiers quelques-uns resolus de demeurer là perpetuellement, sans la revolte (ainsi l'appellent-ils) de Villegagnon, reconoissans les traverses qu'il faut souffrir pardeça durant la vie, laquelle ilz treuvoient aisée pardela aprés un bon établissement, lequel étoit d'autant plus asseuré, que sans cette division sept ou huit cens personnes avaient deliberé d'y passer cette méme année dans des grandes hourques de Flandre, pour commencer à peupler l'environ du port de _Ganabara_, & n'eussent manqué les nouvelles peuplades és années ensuivantes, léquelles à-present seroient accreuës infiniment, & auroient là planté le nom François souz l'obeissance du Roy, si bien qu'aujourd'huy nôtre nation y auroit un facile accez, & y feroient les voyages journaliers; pour la commodité & retraitte de plusieurs pauvres gens dont la France n'abonde que trop, léquelz pressés ici de necessité, ou autrement, s'en fussent allé cultiver cette terre plutot que d'aller chercher leur vie en Hespagne (comme font plusieurs) & ailleurs hors le Royaume. Or (pour revenir à notre propos) le commencement de cette navigation ne fut sans difficulté: car il falloit doubler des grandes basses, c'est dire des sables & rochers entremelez, qui se jettent environ trente lieuës en mer (ce qui est fort à craindre) & ayans vent mal propre, ilz furent long-temps louvier sans guerres avancer: & parmi ceci un inconvenient arrive qui les pensa tretous perdre. Car environ la minuit les matelots tirant à la pompe pour vuider l'eau selon la coutume (ce qu'ilz font par chacun quart) ilz ne la peurent epuiser. Ce que voyant le Contremaitre il descendit en bas, & vit que non seulement le vaisseau étoit entr'ouvert, mais aussi dés-ja si plein d'eau, que de la pesanteur il ne gouvernoit plus, & se laissoit aller à fonds. S'il y en avoit des étonnés je le laisse à penser: car si en un vaisseau bien entier on est (comme on dit) à deux doits prés de la mort, je croy que ceux-ci n'en étoient point éloignés de demi doit. Toutefois apres que les matelots furent harasses, quelques uns prindrent tel courage, qu'ilz soutindrent le travail de deux pompes jusques à midi, vuidans l'eau, qui étoit aussi rouge que sang à cause du bois de Bresil duquel elle avoit pris la teinture. Ce-pendant les charpentiers & mariniers ayans trouvé les plus grandes ouvertures ilz les étouperent, tellement que n'en pouvant plus ils eurent un peu plus de relache, & découvrirent la terre, vers laquelle ilz tournerent le cap. Et sur ce fut dit par iceux charpentiers que le vaisseau étoit trop vieil & tout mangé des vers, & ne pourroit retourner en France. Partant valoit mieux en faire un neuf, ou attendre qu'il y en vint quelqu'un de deça. Cela fut bien debattu. Neantmoins le Maitre mettant en avant que s'il retournoit en terre ses matelots le quitteroient, & qu'il aimoit mieux hazarder sa vie: que de perdre son vaisseau & sa marchandise, il conclut, à tout peril, de poursuivre sa route. Et pource que les vivres étoient courts, & la navigation se prevoyoit devoir étre longue, on en mit cinq dans une barque, léquels à la mal-heure on renvoya à terre, car ilz n'y firent pas de vieux os. Ainsi se mit derechef le vaisseau en mer passant avec grand hazard par dessus lédites basses; & ayans noz gens éloigné la terre d'environ deux cens lieuës ilz découvrirent une ile inhabitée ronde comme une tour, de demie lieuë de circuit, fort agreable à voir à cause des arbres y verdoyans en nôtre froide saison. Plusieurs oyseaux en sortoient qui se venoient reposer sur les mats du navire, & se laissoient prendre à la main. Ils étoient gros en apparence, mais le plumage oté n'étoient quasi que passereaux. En cinq mois que dura le voyage, on ne découvrit autre terre que cette ile, & autres petites à l'environ, léquelles n'étoient marquées sur la carte marine. Sur la fin de Fevrier n'étant encore qu'à trois degrez de la ligne æquinoctiale (qui n'étoit pas la troisieme partie de leur route) voyans que leurs vivres defailloient ilz furent en deliberation de relacher au Cap sainct Roch (qui est par les cinq degrez en la terre du Bresil) pour y avoir quelques rafraichissement: toutefois la pluspart fut d'avis qu'il valoit mieux passer outre, & en un besoin manger les guenons & perroquets qu'ilz portoient. Et arrivez qu'ilz furent vers ladite ligne ilz n'eurent moins d'empechement que devant & furent long temps à tournoyer sans pouvoir franchir ce pas. J'en ay rendu la raison ci-dessus au chapitre quatriéme, où j'ay aussi dit que les vapeurs qui s'élevent de la mer és environs de l'Æquateur, attirées par l'air & trainées quant & lui en la course qu'il fait suivant le mouvement du premier mobile, venans à rencontrer le cours & mouvement de la Zone sont contraintes par la repercussion de retourner quasi au contraire, d'où viennent les vens d'abas, c'est à dire du Ponant, & du Suroest: aussi fu-ce un vent du Suroest qui tira noz François hors de difficulté & les porta outre l'Æquinoxe, lequel passé peu apres ilz commencerent à découvrir nôtre pole arctique. Or comme il y a souvent de la jalousie entre mariniers & conducteurs de navires, il avint ici une querelle entre le Pilote & le Contre-maitre, qui pensa les perdre tous. Car en dépit l'un de l'autre ne faisans pas ce qui étoit de leurs charges, un grain de vent s'éleva la nuit, lequel s'enveloppa tellement dans les voiles, que le vaisseau fut préque renversé la quille en haut: & n'eut-on plus beau que de couper en grande diligence les écoutes de la grand'voile: & en cet accident tomberent & furent perduz dans l'eau les cables, cages d'oiseaux & toutes autres hardes qui n'étoient pas bien attachées. Quelques jours aprés rentrans en nouveau danger, un charpentier cherchant au fonds du vaisseau les fentes par où l'eau y entroit, s'éleva prés de la quille (or la quille est le fondement du navire, comme l'eschine à l'homme & és animaux, sur laquelle sont entées & arrrengées les côtes) une piece de bois large d'un pied en quarré, laquelle fit ouverture à l'eau en si grande abondance, que les matelots qui assistoient ledit charpentier montans en haut tout éperduz ne sceurent dire autre chose sinon, Nous sommes perduz, nous sommes perduz. Surquoy les Maitre & Pilote voyans le peril evident, firent jetter en mer grand quantité de bois de bresil, & les panneaux qui couvroient le navire, pour tirer la barque dehors, dans laquelle ilz se vouloient sauver: Et craignans qu'elle ne fût trop chargée (parce que chacun y vouloit entrer) le Pilote se tint dedans l'épée à la main, disant qu'il coupperoit les bras au premier qui feroit semblant d'y entrer: de maniere qu'il se falloit resoudre à la mort, comme quelques-uns faisoient. En fin toutefois le charpentier petit homme courageux n'ayant point abandonné la place avoit bouché le trou avec son caban ou cappot de mer soutenant tant qu'il pouvoit la violence de l'eau qui par fois l'emportoit: & apres qu'on lui eut fourni de plusieurs hardes & lits de coton, à l'ayde d'aucuns il racoutra la piece qui avoit été levée, & ainsi evaderent ce danger, l'ayans échappé belle. Mais il en falloit encore bien souffrir d'autres, étans à plus de mille lieuës du port où ilz pretendoient aller. Aprés ce danger ilz trouverent force vens contraires, ce qui fut cause que le Pilote (qui n'étoit pas des mieux entendus en son métier) perdit sa route, & navigerent en incertitude jusques au Tropique de Cancer. Pendant lequel temps ilz rencontrerent une mer si expessement herbue qu'il falloit trencher les herbes avec une coignée, & comme ilz pensoient étre entre des marais ilz jetterent la sonde & ne trouverent point le fond. Aussi ces herbes n'avoient point de racines, ains s'entretenoient l'une l'autre par longs filamens comme lierre terrestre, ayans les feuilles assez semblables à celles de Ruë de jardins, la graine ronde, & non plus grosse que celle de Genevre. Es navigations de Cristophe Colomb se trouve qu'au premier voyage qu'il fit à la découverte des Indes (qui fut l'an mille quatre cens nonante-deux) ayant passé les iles Canaries, aprés plusieurs journées il rencontra tant d'herbes qu'il sembloit que ce fût un pré. Ce qui leur donna la peur, encore qu'il n'y eut point de danger. _Famine extrême, & les effects d'icelle: Pourquoy on dit Rage de faim: Découverte de la terre de Bretagne: Recepte pour r'affermir le ventre: Procez contre les François Genevois envoyé en France: Retour de Villegagnon._ CHAP. X LE Tropique passé, & étans encore à plus de cinq cens lieuës de France, il fallut retrencher les vivres de moitié, s'étant la provision consommée par la longueur du voyage causée par les vens contraires, & le defaut de bonne conduite. Car (comme nous avons dit) le Pilote ignorant avoit perdu la conoissance de sa route: si bien que pensant étre vers le Cap de Fine-terre en Hespagne, il n'étoit qu'à la hauteur des Açores, qui en sont à plus de trois cens lieuës. Cet erreur fut cause qu'à la fin d'Avril dépourveuz de tous vivres il se fallut mettre à balayer & nettoyer la Soute & c'est le lieu ou se met la provision du biscuit; en laquelle ayans trouvé plus de vers & de crottes de rats, que de mietttes de pain: neantmoins cela se partissoit avec des culieres, & en faisoient de la bouillie: & sur cela on fit apprendre aux guenons & perroquets des gambades & langages qu'ils ne sçavoient pas: car ilz servirent de pature à leurs maitres. Bref dés le commencement de May que tous vivres ordinaires étoient faillis, deux mariniers moururent de malrage de faim, & furent ensevelis dans les eaux. Outre plus durant cette famine la tourmente continuant jour & nuict l'espace de trois semaines, ilz ne furent pas seulement contraints de plier les voiles & amarrer (_attacher_) le gouvernail, mais aussi durant trois semaines que dura cette tourmente ilz ne peurent pécher un seul poisson: qui est chose pitoyable, & sur toutes autres deplorable. Somme les voila à la famine jusques aux dents (comme on dit) affaiblis d'un impitoyable element,& par dedans & par dehors. Or étans ja si maigres & affoiblis qu'à peine se pouvoient-ilz tenir debout pour faire les manoeuvres du navire, quelques uns s'aviserent de couper en pieces certaines rondelles faites de peaux, léquelles ilz firent bouillir pour les manger, mais elles ne furent trouvées bonnes ainsi, à cause dequoy quelques-uns les firent rotir, en forme de carbonnades: & étoit heureux qui en pouvoit avoir. Apres ces rondelles succederent les colets de cuir, souliers, & cornes de lanternes qui ne furent point épargnées. Et nonobstant, sur peine de couler à fond, il falloit perpetuellement étre à la pompe pour vuider l'eau. En ces extremitez le douziéme May mourut encores de rage de faim le canonnier, de qui le métier ne pouvoit guerres servir alors, car quand ils eussent fait rencontre de quelques pyrates, ce leur eût eté grand plaisir de se donner à eux: mais cela n'avint point: & en tout le voyage ilz ne virent qu'un vaisseau, duquel à cause de leur trop grande foiblesse ilz ne peurent approcher. Tant qu'on eut des cuirs on ne s'avisa point de faire la guerre aux rats, qui son ordinairement beaux & potelez dans les navires: mais se ressentans de cette famine, & trottans continuellement pour chercher à vivre, ilz donnerent avis qu'ilz pourroient bien servir de viande à qui en pourroit avoir. Ainsi chacun va à la chasse, & dresse-on tant de pieges, qu'on en prend quelques-uns. Ils étoient à si haut prix qu'un fut vendu quatre écus. Un autre fit promesse d'un habit de pied en cap à qui lui en voudroit bailler un. Et comme le Contre-maitre en eût appreté un pour le faire cuire, ayant coupé & jetté sur le tillac les quatres pattes blanches, elles furent soigneusement recuillies, & grillées sur les charbons, disant celui qui les mangea n'avoir jamais trouvé ailes de perdris si bonnes. Mais cette necessité n'étoit seulement des viandes, ains aussi de toute sorte de boisson: car il n'y avoit ni vin, ni eau douce. Seulement restoit un peu de cidre, duquel chacun n'avoit qu'un petit verre par jour. A la fin fallut ronger du bresil pour en cirer quelque substance: ce que fit le sieur du Pont, lequel desiroit avoir donné bonne quittance d'une partie de quatre mille francs qui lui étoient deuz, & avoir un pain d'un sol, & un verre de vin. Que si cetui-ci étoit tellement pressé, il faut estimer que la misere étoit venuë au dessus de tout ce que la langue, & la plume peuvent exprimer, aussi mourut-il encores deux mariniers le quinziéme & seziéme de May, de cette miserable pauvreté, laquelle non sans cause est appellée rage, d'autant que la nature defaillant, les corps étans attenuez, les sens alienez, & les esprits dissipez, cela rend les personnes non seulement farouches, mais aussi engendre une colere telle qu'on ne se peut regarder l'un l'autre qu'avec une mauvaise intention, comme faisoient ceux-ci. Et de telle chose Moyse ayant conoissance il en menace entre autres chatimens le peuple d'Israel quand il viendra à oublier & mépriser la loy de son Dieu. _Alors_ (dit-il) _l'homme le plus tendre, & plus délicat d'entre vous regardera d'un oeil malin son frere, & sa femme bien-aimée, & le demeurant des ses enfans: Et la femme la plus delicate, qui pour sa tendreté n'aura point essayé de mettre son pied en terre, regardera d'un oeil malin son mari bien-aimé, son fils, & sa fille,_ &c. Cette famine & miserable necessité étant si étrange, je n'ay que faire de m'amuser à rapporter les exemples des sieges des villes, où l'on trouve tousjours quelque suc, ni de ceux que l'on rapporte étre morts en passant les deserts de l'Afrique: car il n'y auroit jamais de fin. Cet exemple seul est suffisant pour émouvoir les plus endurcis à commiseration. Et quoi que ceux-ci ne soient venus jusques à se tuer l'un l'autre pour se repaitre de chair humaine, comme firent ceux qui retournerent du premier voyage de la Floride (ainsi que nous avons veu au chapitre septiesme du premier livre) toutefois ils ont eté reduits à une pareille, voire plus grande necessité: car ceux-là n'attendirent point une si extreme faim que d'en mourir: & ne fait point mention l'histoire qu'ils ayent rongé le bois de bresil, ou grillé les cornes de lanternes. Or à la parfin Dieu eut pitié de ces pauvres affligés, & les amena à la veuë de la basse Bretagne le vint-quatriéme jour de May, mille cinq cens cinquante-huit, étans tellemens abbatus, qu'ilz gisoient sur le tillac sans pouvoir remuer ni bras, ni jambes. Toutefois par-ce que plusieurs fois ils avoient été trompés cuidans voir terre là où ce n'étoit que des nuées, ilz pensoient que ce fut illusion, & quoy que le matelot qui étoit à la hune criât par plusieurs fois Terre, terre, encore ne le pouvoient-ilz croire; mais ayans vent propice, & mis le cap droit dessus, tôt aprés ilz s'en asseurerent, & en rendirent graces à Dieu. Aprés quoy le Maitre du navire dit tout haut que pour certains s'ilz fussent demeurés encor vint-quatre heures en cet état, il avoit deliberé & resolu de tuer quelqu'un sans dire mot, pour servir de pature aux autres. Approchez qu'ilz furent de terre ilz mouillerent l'ancre, & dans une chalouppe quelques uns s'en allerent au lieu plus proche dit Hodierne, acheter des vivres: mais il y en eut qui ayans pris de l'argent de leur compagnons, ne retournerent point au navire, & laisserent là leurs coffres & hardes protestans de jamais n'y retourner, tant ils avoient peur de r'entrer au païs de famine. Tandis il y eut quelques pécheurs qui s'étans approchez du navire, comme on leur demandoit des vivres ilz se voulurent reculer, pensans que ce fût mocquerie, & que souz ce pretexte on leur voulût faire tort: mais nos affamez se saisirent d'eux & se jetterent si impetueusement dans leur barque, que les pauvres pécheurs pensoient tous étre saccagéz: toutefois on ne prit rien d'eux que de gré à gré: & y eut un vilain qui print deux reales d'un quartier de pain bis qui ne valoit pas un liart au païs. Or ceux qui étoient descendus à terre étans retournés avec pain, vin, & viandes, il faut croire qu'on le les laissa point moisir, ni aigrir. Ilz leverent donc l'ancre pour aller à la Rochelle, mais avertis qu'il y avoit des pyrates qui rodoient la côte, ilz cinglerent droit au grand, beau & spacieux havre de Blaver païs de Bretagne, là où pour lors arrivoient grand nombre de vaisseaux de guerre tirans force coups d'artillerie, & faisans les bravades accoutumées en entrant victorieux dans un port de mer. Il y avoit des spectateurs en grand nombre, dont quelques-uns vindrent à propos pour soutenir noz Bresiliens par dessouz les bras, n'ayans aucune force pour se porter. Ils eurent avis de se grader de trop manger, mais d'user peu à peu de bouillons pour le commencement, de vieilles poullailles bien consomméees, de lait de chevre, & autres choses propres pour leur élargir les Boyaux, léquelz par le long jeune étoient tout retirez. Ce qu'ilz firent: mais quant aux matelots la pluspart gens goulus & indiscrets, il en mourut plus de la moitié, qui furent crevez subitement pour s'étre voulu remplir le ventre du premier coup. Aprés cette famine s'ensuivit un degoutement si grand, que plusieurs abhorroient toutes viandes & méme le vin, lequel sentant ilz tomboient en defaillance: outre ce le pluspart devindrent enflés depuis la plante des piés jusques au sommet de la téte, d'autre tant seulement depuis la ceinture en bas. Davantage il survint à tous un cours de ventre & tel devoyement d'estomach, qu'ilz ne pouvoient rien retenir dans le corps. Mais on leur enseigna une recepte: à sçavoir du jus de lierre terrestre, du ris bien cuit, lequel oté de dessus le feu il faut faire étouffer dans le pot, avec force vieux drappeaux à l'entour, puis prendre des moyeux d'oeufs; & méler le tout ensemble dans un plat sur un rechaut. Ayant di-je mangé cela avec des culleres en forme de bouillie ilz furent soudain r'affermis. Neantmoins ce ne fut ici tout, ni la fin des perils. Car aprés tant de maux, ces gens ici auquels les flots enragez, & l'horrible famine avoit pardonné, portoient quant & eux les outils de leur mort, si la chose fut arrivée au desir de Villegagnon. Nous avons dit au chapitre precedent qu'icelui Villegagnon avoit baillé au Maitre de navire un coffret plein de lettres qu'il envoyoit à diverses personnes, parmi léquelles y avoit aussi un procez par lui fait contre-eux à leur desceu, avec mandement au premier juge auquel on le bailleroit en France qu'en vertu d'icelui il les retint & fit bruler comme heretiques. Avint que le sieur du Pont chef de la troupe Genevoise, ayant pris conoissance à quelques gens de justice de ce païs-là, qui avoient sentiment de la Religion de Geneve, le coffret avec les lettres & le procez leur fut baillé & delivré, lequel ayans veu tant s'en faut qu'ilz leur fissent aucun mal ni injure, qu'au contraire ilz leur firent la meilleure chere qu'il leur fut possible, offrans de l'argent à ceux qui en avoient à faire: ce qui fut accepté par quelques-uns, auquels ilz baillerent ce qui leur fut necessaire. Ils vindrent puis apres à Nantes là où comme si leurs sens eussent été entierement renversés: ilz furent environ huit jours oyans si dur & ayans la veuë si offusquée qu'ilz pensoient devenir sourds & aveugles; ceci causé, à mon avis, par la perception des nouvelles viandes, que qui la force s'étendant par les veines & conduits du corps chassoit les mauvaises vapeurs, léquelles cherchans une sortie par les yeux, ou les oreilles, & n'en trouvans point étoient contraintes de s'arréter là. Ilz furent visitez par le soin de quelques doctes Medecins qui apporterent envers eux ce qui étoit de leur art & science: puis chacun prit parti où il avoit affaire. Quant aux cinq léquels nous avons dit avoir eté au debarquement du Bresil r'envoyés à terre, Villegagnon en fit noyer trois comme seditieux & heretiques, léquelz ceux de Geneve ont mis au catalogue de leurs martyrs. Pour le regard dudit Villegagnon Jean de Lery dit qu'il abandonna quelque temps aprés le Fort de Colligni pour revenir en France, y laissant quelques gens pour la garde, qui mal conduits, & foibles, soit de vivres soit de nombre furent surpris par les Portugais, qui en firent cruelle boucherie. J'ose croire que les comportemens de Villegagnon envers ceux de la Religion pretenduë reformée le disgracierent du sieur Admiral, & n'ayant plus le rafraichissement & secours ordinaire il jugea qu'il ne faisoit plus bon là pour lui, & valoit mieux s'en retirer. En quoy faisant il eût eu plus d'honneur de r'amener son petit peuple, étant bien certain que les Portugais ne les lairroient gueres en repos, & de vivre toujours en apprehension, c'est perpetuellement mourir. Et davantage, si un homme d'authorité a assez de peine à se faire obeir, méme en un païs éloigné de secours: beaucoup moins obeira on à un Lieutenant, de qui la crainte n'est si bien enracinée és coeurs des sujets qu'est celle d'un gouverneur en chef. Telles choses considerées, ne se faut emerveiller si cette entreprise a si mal reussi. Mais elle n'avoit garde de subsister, veu que Villegagnon n'avoit point envie de resider là. Qu'il n'en ait point eu d'envie je le conjecture, parce qu'il ne s'est addonné à la culture de la terre. Ce qu'il falloit faire dés l'entrée, & ayant païs découvert semer abondamment, & avoir des grans de reste sans en attendre de France. Ce qu'il a peu & deu faire en quatre ans ou environ qu'il y a été, puis que c'étoit pour posseder la terre. Ce qui lui a été d'autant plus facile, que cette terre produit en toute saison. Et puis qu'il s'étoit voulu méler de dissimuler il devoit attendre qu'il fût bien fondé pour découvrir son intention: & en cela git la prudence. Il n'appartient pas à tout le monde de conduire des peuplades & colonies. Qui veut faire cela, faut qu'il soit populaire & de tous métiers, & qu'il ne se dedaigne de rien: & sur tout qu'il soit doux & affable, & éloigné de cruauté. [Illustration: Neptune.] [Illustration] TROISIÉME LIVRE DE L'HISTOIRE DE LA NOUVELLE-FRANCE Contenant les navigations & découvertes des François faites dans les Golfe & grande riviere de Canada. AVANT-PROPOS L'HISTOIRE _bien décrite est chose qui donne beaucoup de contentement à celui qui prent plaisir à la lecture d'icelle, mais principalement cela avient quand l'imagination qu'il a conceuë des choses y deduites, est aidée par la representation de la peinture: C'est pourquoy en lisant les écrits des Cosmogaphes il est difficile d'y avoir de la delectation ou de l'utilité sans les Tables geographiques. Or ayans en ce livre ici à recueillir les voyages faits en la Terre-neuve & grande riviere de_ Canada _tant par le Capitaine Jacques Quartier, que de freche memoire par Samuel Champlein (qui est une méme chose) & les découvertes & navigations faites souz le gouvernement du sieur de Monta: considerant que les descriptions dédits Capitaine Quartier & Champlein sont des iles, ports, caps, rivieres, & lieux qu'ilz ont veu, léquels estans en grand nombre apporteroient plutot un degout au lecteur, qu'un appetit de lire, ayant moy-méme quelquefois en semblable sujet passé par dessus les descriptions des provinces que Pline fait és livres III, IV, V, & VI, de son Histoire naturelle: ce que je n'eusse fait si j'eusse eu la Charte geographique presente: J'ay pensé étre à propos de representer avec le discours, le pourtrait tant desdites Terres-neuves, que de ladite riviere de_ Canada _jusques à son premier saut, qui sont de quatre & cinq cens lieuës de païs, avec les noms des lieux plus remarquables, afin qu'en lisant le lecteur voye la route suivie par noz François en leurs découvertes. Ce que j'ai fait au mieux qu'il m'a été possible, aiant rapporté chacun lieu à sa propre élevation & hauteur: enquoy se sont equivoqué tous ceux qui s'en sont mélez jusques à present._ _Quant à ce qui est de l'Histoire j'avois en volonté de l'abbreger, mais j'ay consideré que ce seroit faire tort aux plus curieux, voire méme aux mariniers, qui par le discours entier peuvent reconoitre les lieux dangereux, & se prendre garde de toucher. Joint que Pline & autres geographes n'estiment point étre hors de leur sujet d'écrire de cette façon, jusques à particulariser les distances des lieux & provinces. Ainsi j'ay laissé en leur entier les deux voyages dudit Capitaine Jacques Quartier: le premier déquels étoit imprimé: mais le second je l'ai pris sur l'original presenté au Roy écrit à la main, couvert en satin bleu. Et en ces deux je trouve de la discordance en une chose, c'est qu'au premier voyage il est mentionné que ledit Quartier ne passa point plus de quinze lieuës par delà le cap Mont-morency: & en la relation du second il dit qu'il remena en la terre de_ Canada _qui est au Nort de l'ile d'Orleans (à plus de six vints lieuës dudit cap de Mont-morenci) les deux Sauvages qu'il y avoit pris l'an precedent. J'ay donc mis au front de ce troisiéme livres la charte de ladite grande riviere, & du Golfe de_ Canada _tout environné de terres & iles, sur léquelles le lecteur semblera étre porté quant il y verra les lieux désignéz par leurs noms._ _Au surplus ayant trouvé en téte du premier voyage du Capitaine Jacques Quartier quelques vers François qui me semblent de bonne grace, je n'en ay voulu frustrer l'autheur, duquel j'eusse mis le nom, s'il se fût donné à conoitre._ SUR LE VOYAGE DE DE CANADA. QUOY? _serons-nous toujours esclaves des fureurs? Gemirons-nous sans fin nos eternels mal-heurs? Le Soleil a roulé quarante entiers voyages, Faisant sourdre pour nous moins de jours que d'orages: D'un desastre mourant un autre pire est né, Et n'appercevons pas le destin obstiné (Chetifs) qui noz conseils ravage comme l'onde Qui és humides mois culbutant vagabonde Du negeux Pyrené, ou des Alpes fourchus, Entreine les rochers, & les chénes branchus: Ou comme puissamment une tempéte brise, Cedons, sages, cedons au ciel qui dépité Contre nôtre terroir, prophane, ensanglanté De meurtres fraternels, & tout puant de crimes, Crimes qui font horreur aux infernaux abymes, Nous chasse à coups de fouet à des bords plus heureux: Afin de r'aviver aux actes valeureux Des renommez François la race abatardie: Comme on voit la vigueur d'une plante engourdie, Au changement de place alaigre s'éveiller, Et de plus riches fleurs le parterre émailler. Ainsi France Alemande en Gaule replantée: Ainsi l'antique Saxe en l'Angleterre entée: Bref, les peuples ainsi nouveaux sieges traçans, Ont redoublé gaillars leurs sceptres florissans: Faisans voir que la mer qui les astres menace, Et les plus aspres mons à la vertu font place. Sus, sus donc compagnons qui bouillez d'un beau sang, Et auquels la vertu esperonne le flanc, Allois où le bonheur & le ciel nous appelle; Et provignons au loin une France plus belle. Quittons aux faineans, à ces masses sans coeur, A la peste, à la faim, aux ebats du vainqueur, Au vice, au desespoir, cette campagne usee, Haine des gens de bien, du monde la risee. C'est pour vous que reluit cette riche toison Deuë aux braves exploits de ce François Jason, Auquelle le Dieu marin favorable fait féte, D'un rude cameçon arrétant la tempéte. Les filles de Nerée attendent vous vaisseaux; Jà caressent leur prouë, & balient les eaux De leurs paumes d'y voire en double rang fendues, Comme percens les airs les voyageres Grues, Quand la saison severe & la gaye à son tour Les convie à changer en troupes de sejour. C'est pour vous que de laict gazouillent les rivieres; Que maçonnent és troncs les mouches menageres: Que le champ volontaire en drus épics jaunit: Que le fidele sep sans peine se fournit D'un fruit qui sous le miel ne couve la tristesse, Ains enclot innocent la vermeille liesse. La marâtre n'y sçait l'aconite tremper: Ni la fievre altérées És entrailles camper: Le favorable trait de Proserpine envoye Aux champs Elysiens l'ame soule de joye: Et mille autres souhaits que vous irez cueillans, Que reserve le ciel aux estomachs vaillans. Mais tous au demarer sermons cette promesse: Disons, plustot la terre usurpe la vitesse Des flambeaux immortels: les immortels flambeaux Echangent leur lumiere aux ombres des tombeaux: Les prez hument plustot les montagnes fondues: Sans montagnes les vaux foulent les basses nues: L'Aigle soit veu nageant dans la glace de l'air: Dans les flots allumez la Baleine voler Plustot qu'en nôtre esprit le retour se figure: Et si nous parjurons, la mer nous soit parjure. O quels rempars je voy! quelles tours se lever! Quels fleuves à fonds d'or de nouveaux murs laver! Quels Royaumes s'enfler d'honnorables conquétes! Quels lauriers s'ombrager de genereuses tétes! Quelle ardeur me soulève! Ouvrez-vous larges airs, Faites voye à mon aile: és bords de l'Univers, De mon cor haut-sonnant les victoires j'entonne D'un essaim belliqueux, dont la terre frissone._ [Illustration:] [Illustration] AU LECTEUR AMI Lecteur, n'ayant peu bonnement arrenger en peu d'espace tant de ports, iles, caps, golfes, ou bayes, detroits, & rivieres déquels est fait mention és voyages que j'ay d'orenavant à te representer en ce troisiéme livre, j'ay estimé meilleur & plus commode de te les indiquer par chiffres, ayant seulement chargé la Charte que je te donne des noms les plus celebres qui soyent en la Terre-neuve & grande riviere de Canada. _Lieux de la terre-neuve._ 1 _Cap de Bonne-veuë_ premier abord du Capitaine Jacques Quartier. 2 _Port de sainte Catherine._ 3 _Ils aux Oyseaux._ en cette ile y a telle quantité d'oyseaux, que tous les navires de France s'en pourroient charger sans qu'on s'en apperceût: ce dit le Capitaine Jacques Quartier. Et je le croy bien pour en avoir veu préque de semblables. 4 _Golfe des Chateaux._ 5 _Port de Carpunt_. 6 _Cap Razé_, où il y a un port dit _Rougueusi_. 7 _Cap & Port de Degrad_. 8 _Ile sainte Catherine_, & là méme le _Port des Chateaux_. 9 _Port des Gouttes_. 10 _Port des Balances_. 11 _Port de Blanc-sablon._ 12 _Ile de Brest_. 13 _Port des ilettes._ 14 _Port de Brest._ 15 _Port saint Antoine._ 16 _Port saint Servain._ 17 _Fleuve saint Jacques, & Port de Jacques Cartier._ 18 _Cap Tiennot._ 19 _Port saint Nicolas._ 20 _Cap de Rabast._ 21 _Baye de saint Laurent._ 22 _Iles saint Guillaume._ 23 _Ile sainte Marthe._ 24 _Ile saint Germain._ 25 _Les sept iles._ 26 _Riviere dite Chischedec,_ où y a grande quantité de chevaux aquatiques dits hippopotames. 27 _Ile de l'Assumption,_ autrement dite _Anticosti_, laquelle a environ trente lieuës de longueur: & est à l'entrée de la grande riviere de _Canada_. 28 _Détroit saint Pierre_. Ayant indiqué les lieux de la Terre-neuve qui regardent à l'Est, & ceux qui sont le long de la terre ferme du Nort, retournons à ladite Terre-neuve, & faisons le tour entier. Mais faut sçavoir qu'il y a deux passages principaux pour entrer au grand Golfe de _Canada_. Jacques Quartier en ses deux voyages alla par le passage du Nort. Aujourd'huy pour eviter les glaces & pour le plus court plusieurs prennent celuy du Su par le détroit qui est entre le Cap Breton & le Cap de Raye. Et cette route ayant eté suivie par Champlein, la premiere terre en son voyage fut: 29 _Le Cap sainte Marie._ 30 _Iles saint Pierre_ 31 _Port du saint Esprit._ 32 _Cap de Lorraine._ 33 _Cap saint Paul._ 34 _Cap de Raye_, que je pense étre le _Cap pointu_ de Jacques Quartier. 35 _Le mons des Cabanes._ 36 _Cap double._ Maintenant passons à l'autre terre vers le Cap sainct Laurent, laquelle j'appellerois volontiers l'ile de _Bacaillos_, c'est à dire de Moruës (ainsi qu'à peu pres l'a marquée Postel) pour lui donner un propre nom, quoy que tout l'environ du Golphe de _Canada_ se puisse ainsi nommer: car jusques à _Gachepé_, tous les ports sont propres à la pécherie desdits poissons, voire méme encore les ports qui sont au dehors & regardent vers le Su, comme le port aux Anglois, de _Campseau_, & de Savalet. Or en commençant au détroit d'entre le Cap de Raye & le Cap sainct Laurent (lequel a dix-huit lieuës de large) on trouve: 37 _Les iles saint Paul._ 38 _Cap saint Laurent._ 39 _Cap saint Pierre._ 40 _Cap Dauphin._ 41 _Cap saint Jean._ 42 _Cap Royal._ 43 _Golfe saint Julien_ 44 _Passage_, ou _Détroit_ de la baye de _Campseau_, qui separe l'ile de _Bacaillos_ de la terre ferme. Depuis tant d'années ce détroit n'est point à peine reconu, & toutesfois il sert de beaucoup pour abbreger chemin ou du moins servira à l'avenir, quant la Nouvelle-France sera habitée pour aller à la grande riviere de _Canada_. Nus le vimes l'année passée étant au port de _Campseau_, allans chercher quelque ruisseau pour nous pourvoir d'eau douce avant nôtre retour. Nous en trouvames un petit que j'ay marqué vers le fond de la baye dudit _Campseau_, auquel lieu se fait grande pécherie de moruës. Or quant je considere la route de Jacques Quartier en son premier voyage, je la trouve si obscure que rien plus, faute d'avoir remarqué ce passage. Car nos mariniers se servent le plus souvent des noms de l'imposition des Sauvages, comme _Tadoussac, Anticosti, Gachepé, Tregate, Misamichis, Campseau, Kebec, Batiscan, Saguenay, Chischedec, Mantanne_, & autres. En cette obscurité j'ay pensé que ce qu'il appelle les Iles Colombaires sont les iles dites Ramées qui sont plusieurs en nombre, ayant dit en son discours qu'une tempéte les avoit portez du Cap pointu à trente sept lieuës loin: car il étoit ja passé de la bende du Nort vers le Su. 45 _Iles Colombaires,_ alias _Iles Ramées._ 46 _Iles des margaux._ Il y a trois iles remplies de ces oiseaux comme un pré d'herbes, ainsi que dit Jacques Quartier. 47 _Ile de Brion_, où y a des Hippopotames, ou Chevaux marins. 48 _Ile d'Alezay_. De là il dit qu'ils firent quelques quarante lieuës, et trouverent: 49 _Le Cap d'Orleans._ 50 _Fleuve des Barques_, que je prens pour _Misamichis_. 51 _Cap des Sauvages._ 52 _Golfe saint Lunaire_, que je prens pour _Tregate_. 53 _Cap d'Esperance._ 54 _Baye_, ou _Golfe de Chaleur_, auquel Jacques Quartier dit qu'il fait plus chaut qu'en Hespagne: En quoy je ne le croiray volontiers jusques à ce qu'il y ait fait un autre voyage, attendu le climat. Mais il se peut faire que par accident il y faisoit fort chaud quand il y fut, qui étoit au mois de Juillet. 55 _Cap du Pré._ 56 _Saint Martin._ 57 _Baye des Morues._ 58 _Cap saint Louis._ 59 _Cap de Montmorency._ 60 _Gachepé._ 61 _Ile percée._ 62 _Ile de Bonnaventure._ Entrons maintenant en la grande riviere de _Canada_, en laquelle nous trouverons peu de ports en l'espace de plus de trois cens cinquante lieuës: car elle est fort pleine de rochers & battures. A la bende du Su passé _Gachepé_ il y a: 63 _Le Cap de l'Evesque._ 64 _Riviere de Mantane._ 65 _Les ileaux saint Jean_, que je prens pour _Le Pic_. 66 _Riviere des Iroquois._ A la bende du Nort, apres _Chischedec_ mis ci-dessus au numero 27. 67 _Riviere sainte Marguerite._ 68 _Port de Lesquemin_, où les Basques vont à la pécherie des Baleines. 69 _Port de Tadoussac_, à l'emboucheure de la riviere De _Saguenay_, où se fait le plus grand traffic de pelleterie qui soit en tout le païs. 70 _Riviere de Saguenay_ à cent lieuës de l'emboucheure de la riviere de _Canada_. Cette riviere est si creuse qu'on n'en trouve quasi point le fond. Ici la grande riviere de _Canada_ n'a plus que sept lieuës de large. 71 _Ile du Liévre._ 72 _Ile aux Coudres_. Ces deux iles ainsi appellées par Jacques Quartier. 73 _Ile d'Orleans_, laquelle Jacques Quartier nomma _l'ile de Bacchus_, à-cause de la grande quantité de vignes qui y sont. Ici l'eau de la grande riviere est douce, & monte le flot plus de quarante lieuës par-dela. 74 _Kebec_. C'est un détroit de la grande riviere de Canada, que Jacques Quartier nomme _Achelaci_, où le sieur De Monts a fait un Fort & habitation de François, auprés duquel lieu y a un ruisseau qui tombe d'un rocher fort haut & droit. 75 _Port de sainte Croix_ où hiverna Jacques Quartier, & dit Champlein qu'il ne passa point plus outre, mais il se trompe: & faut conserver la memoire de ceux qui ont bien fait. 76 _Riviere de Batiscan._ 77 _Ile saint Eloy._ 78 _La riviere de Foix_, nommée par Champlein _Les trois rivieres._ 79 _Hochelaga_, ville des Sauvages, du nom de laquelle Jacques Quartier a appellé la grande riviere que nous disons _Canada_. 80 _Mont Royal_, montagne voisine de _Hochelaga_, d'où l'on découvre la grande riviere de _Canada_ à perte de veue au dessus du grand Saut. 81 _Saut_ de la grande riviere de _Canada_, qui dure une lieue, tombant icelle riviere parmi des rochers en bas avec un bruit étrange. 82 _La grande riviere de Canada_, de laquelle on ne sçait encore l'origine, & a plus de huit cens lieues de conoissance, soit pour avoir veu, soit par le rapport des Sauvages. Je trouve au second voyage de Jacques Quartier qu'elle a trente lieues de large à son entrée, & plus de deux cens brasses de profond. Cette riviere a esté appellée par le méme Jacques Quartier _Hochelaga_, du nom du peuple qui de son temps habitoit vers le Saut d'icelle. [Illustration: 008-small et 008-large] _Sommaire de deux voyages faits par le Capitaine Jacques Quartier en la Terre-neuve: Golfe & grande riviere de Canada: Eclaircissement des noms de Terre-neuve, Bacalos, Canada: & Labrador: Erreur du sieur de Belle-foret._ CHAP. I EN l'année mille cinq cens trente-trois Jacques Quartier excellent pilote Maloin, desireux de perpetuer son nom par quelque action signalée, fit sçavoir à Monsieur l'admiral (qui étoit pour lors Messire Philippe Chabot Comte de Burensais, & de Chargni Seigneur de Brion) la bonne volonté qu'il avoit de découvrir des terres ainsi que les Hespagnols avoient fait aux Indes Occidentales, & méme douze ans auparavant Jean Verazzan par commission du Roy François I, lequel Verazzan prevenu de mort n'avoit conduit aucunes colonies és terres qu'il avoit découvertes, ains seulement remarqué la côte depuis environ le trentiéme degré de la Terre-neuve qu'on appelle aujourd'huy la Floride jusques au quarantiéme. Pour lequel dessein continuer il offroit ce qui étoit de son industrie s'il plaisoit au Roy luy fournir les moyens à ce necessaires. Ledit sieur Admiral ayant pris de bonne part ces paroles, il les representa à sa Majesté, et fit en sorte que ledit Quartier eut la charge de deux vaisseaux de chacun soixante tonneaux garnis de soixante & un hommes pour l'execution de ce qu'il avoit proposé. Et moyennant ce il fit un voyage à la Terre-neuve du Nort, là où il découvrit les iles de ladite Terre-neuve, qui sont comme un Archipelague, en nombre infini, & les côtes jusques à l'embouchure de la grande riviere de _Canada_ tant à la bende du Nort, que du su, & ne cessa de rechercher les ports & havres dédites terres, & reconoitre leur assiette, utilité, & nature, jusques à ce que la saison se passant, & les vens contraires à la route de France venans à s'élever, il print avis de retourner, & attendre à une autre année à faire plus ample découverte, comme il fit incontinent aprés, & penetra en son second voyage jusques au grand saut de ladite riviere de _Canada_, en laquelle il avoit deliberé de donner commencement à une habitation Françoise au lieu dit Sainte Croix décrit en la relation qu'il a fait de son second voyage: auquel lieu il hiverna, & y a encore presentement des meules à moulin qu'il y avoit portées comme instrumens principalement necessaires à la nourriture d'un peuple. Mais comme les plantes hors de leur province & en leur propre province souvent transplantées ne profitent point tant qu'en leur lieu natures: Et comme il y a des païs en la France méme où plusieurs forains & étrangers ne peuvent vivre (du moins en bonne santé) comme Narbonne en Languedoc, & à Yres en Provence, d'où j'entens que les habitans sont contraints de rebatir leur ville en un autre endroit, pource qu'ilz n'y peuvent devenir vieux: Et pour l'effect de ce ont presenté requéte au Roy: surquoy y a des oppositions par les Marseillois & les habitans de Tolon: Ainsi durant cet hiver plusieurs des gens dudit Quartier n'ayans la disposition du corps bien sympathisante avec la temperature de l'air de ce païs là, furent saisis de maladies inconuës qui en emporterent un bon nombre, y eussent pis fait sans le secours du remede que Dieu leur envoya, duquel nous r'apporterons en son lieu ce que ledit Quartier en a écrit. Apres que l'hiver fut passé les gens dudit Quartier se facherent de cette demeure & voulurent retourner en France, méme d'autant que les vivres commençoient à leur defaillir: de maniere qu'ilz donnerent de cette étrange maladie, l'ardeur d'habiter cette Terre-neuve fut refroidie jusques à ce qu'en l'an mille cinq cens quarante, se presenta le sieur de Roberval Gentil-homme Picard pour étre conducteur de l'oeuvre delaissé, & souz luy ledit Quartier fut constitué capitaine general sur tous les vaisseaux de mer qui seroient employés à cette entreprise: pour laquelle je trouve que grande depense fut faite sans que nous en voyons étre reussi aucun fruit: ainsi que plus particulierement se reconoitra par le contenu au trentiéme chapitre ci-dessous. Or ayans dorenavant à parler des païs de la Terre-neuve, de _Bacalos_, & de _Canada_, il est bon avant qu'y entrer d'éclaircir le lecteur de ces trois mots, déquels tous les Geographes ne conviennent entr'eux. Quant au premier il est certain que tout ce païs que nous avons dit se peut appeller Terre-neuve, & le mot n'en est pas nouveau: car de toute memoire, & dés plusieurs siecles noz Dieppois, Maloins, Rochelois, & autres mariniers du Havre de Grace, de Honfleur & autres lieux, ont les voyages ordinaires en ces païs-là pour la pécherie des Moruës dont ilz nourrissent préque toute l'Europe, & pourvoyent tous vaisseaux de mer. Et quoy que tout païs de nouveau découvert se puisse appeller Terre-neuve, comme nous avons rapporté au quatriéme chapitre du premier livre que Jean Verazzan appela la Floride Terre-neuve, pource qu'avant lui aucun n'y avoit encore mis le pied: toutefois ce mot est particulier aux terres plus voisines de la France és Indes Occidentales, léquelles sont depuis les quarante jusques au cinquantiéme degré. Et par un mot plus general on peut appeller Terre-neuve tout ce qui environne le Golfe de Canada, où les Terre-neuviers indifferemment vont tous les ans faire leur pécherie: ce que j'ay dit étre dés plusieurs siecles; & partant ne faut qu'aucune autre nation se glorifie d'en avoir fait la découverte. Outre que cela est tres-certain entre noz mariniers Normans, Bretons, & Basques, léquels avoient imposé nom à plusieurs ports de ces terres avant que le Capitaine Jacques Quartier y allat; Je mettray encore ici le témoignage de Postel que J'ay extrait de sa Charte geographique en ces mots: _Terra hacob lucrosissimam piscationis utilitatem summa litterarum memoria à Gallis adiri solita, & ante mille sexentos annos frequentari solita est sed eo quod sit urbibus inculta & vasta spreta est._ De maniere que nôtre Terre-neuve étant du continent de l'Amerique, c'est aux François qu'appartient l'honneur de la premiere découverte des Indes Occidentales, & non aux Hespagnols. Quant au nom de _Bacalos_ il est de l'imposition de noz Basques, léquels appellent une Moruë _Bacaillos_, & à leur imitation nos peuples de la Nouvelle-France ont appris à nommer aussi la Moruë _Bacaillos_, quoy qu'en leur langage le nom propre de la moruë soit _Apegé_. Et ont dés si long-temps la frequentation dédits Basques, que le langage des premieres terres est à moitié de Basque. Or d'autant que toute le pécherie des Moruës (passé le Banc) se fait au Golfe de Canada, ou en la côte y adjacente que est au Su hors ledit Golfe, és Ports des Anglois, & de _Campseau_: pour cette cause toute cette premiere terre que nous avons dite Terre-neuve en general, se peut dire Terre de _Bacaillos_, c'est à dire Terre de Moruës. Et pour le regard du nom de _Canada_ tant celebré en l'Europe, c'est proprement l'appellation de l'une & de l'autre rive de cette grande riviere, à laquelle on a donné le nom de _Canada_, comme au fleuve de l'Inde, le nom du peuple & de la province qu'il arrouse. D'autres ont appellé cette riviere _Hochelaga_ du nom d'une autre terre que cette riviere baigne au dessus de sainct Croix, où Jacques Quartier hiverna. Or jaçoit que la partie du Nort au dessus de la riviere de _Saguenay_, soit le Canada dudit Quartier; toutefois les peuples de _Gachepé_, & de la baye des Chaleur qui sont environ le quarante-huitiéme degré de latitude au Su de ladite grande riviere se disent _Canadoquea_ (ilz prononcent ainsi) c'est à dire Canadaquois, comme nous disons Souriquois, & Iroquois, autres peules de cette terre. Cette diversité a fait que les Geographes ont varié en l'assiette de la province de _Canada_, les uns l'ayant située par les cinquante, les autres par les soixante degrez. Cela presupposé, je dy que l'un & l'autre côté de ladite riviere est _Canada_, & par ainsi justement icelle riviere en porte le nom, plutot que de _Hochelaga_, ou de saint Laurent. Ce mot donc de _Canada_ étant proprement le nom d'une province, je ne me puis accorder avec le sieur de Belle-foret, lequel dit qu'il signifie Terre; ni à peine avec le Capitaine Jacques Quartier, lequel écrit que _Canada_ signifie ville. Je croy que l'un & l'autre s'est abusé, & est venuë la deception de ce que (comme il falloit parler par signes avec ces peuples) quelqu'un des François interrogeant les Sauvages comment s'appelloit leur païs, lui montrans leurs villages & cabanes, ou un circuit de terre, ils ont répondu que c'étoit _Canada_, non pour signifier que leurs villages ou la terre s'appellassent ainsi, mois toute l'étenduë de la province. Le méme Belle-foret parlant des peuples qui habitent environ la baye (ou Golfe) de Chaleur, les appelle peuples de _Labrador_, contre tous les Geographes universelement. En quoy il s'est equivoqué, veu que le païs de _Labrador_ est par les soixante degrez, & ledit Golfe de Chaleur n'est que par les quarante-huit & demi. Je ne sçay quel est son autheur. Mais quant au Capitaine Jacques Quartier il ne fait nulle mention de _Labrador_ en ses relations. Et vaudroit mieux que ledit Bell-foret eût situé le païs de _Bacalos_ là où il a mis _Labrador_, que de l'avoir mis par les soixante degrez. Car de verité la plus grande pécherie des Moruës (ce que nous avons dit étre appellées _Bacaillos_) se fait és environs de la baye de Chaleur, comme à _Tregat, Misamichi_, & la baye qu'on appelle des Moruës. _Relation du premier voyage fait par le Capitaine Jacques Quartier en la Terre-neuve du Nort jusques à l'embouchure de la grande riviere de_ Canada. _Et premierement l'état de son equipage, avec les découvertes du mois de May._ CHAP. II APRES que Messire Charles de Moüy, sieur de la Milleraye, & Vic'admiral de France eut fait jurer les Capitaines, Maitres & Compagnons des navires, de bien & fidelement se comporter au Service du Roy Tres-Chrétien, souz la charge du Capitaine Jacques Quartier; Nous partimes le vintiéme d'Avril en l'an mille cinq cens trente-quatre du port de saint Malo avec deux navires de charge chacun d'environ soixante tonneaux, & armé de soixante & un hommes: Et navigames avec tel heur que le dixiéme de May nous arrivames à la Terre-neuve, en laquelle nous entrames par le Cap de _Bonne-veuë_, lequel est au quarante-huitiéme degré & demi de latitude. Mais pour la grande quantité de glaces qui étoit le long de cette terre, il nous fut besoin d'entrer en un port que nous nommames de _Saincte Catherine_, distant cinq lieuës du port susdit vers le Su-Suest, là nous arretames dix jours attendans le commodité du temps, & ce-pendant nous equippames & appareillames noz barques. Le vint-uniéme de May fimes voile ayant vend d'Ouest, & tirames vers le Nort depuis le _Cap de Bonne-veuë_ jusques à _l'ile des oyseaux_, laquelle étoit entierement environée de glace, qui toutefois étoit rompuë & divisée en pieces, mais nonobstant cette glace noz barques ne laisserent d'y aller pour avoir des oyseaux, déquels y a si grand nombre que c'est chose incroyable à qui ne le void, par-ce que combien que cette ile (laquelle peut avoir une lieuë de circuit) en soit si pleine qu'il semble qu'ils y soient expressement apportés & préque comme semez: Neantmoins il y en a cent fois plus à l'entour d'icelle, & en l'air que dedans, déquels les uns sont grands comme Pies, noirs & blancs, ayans le bec de Corbeau: ilz sont toujours en mer, & ne peuvent voler haut, d'autant que leurs ailes sont petites, point plus grandes que la moitié de la main, avec léquelles toutefois ilz volent de telle vitesse à fleur d'eau, que les autres oyseaux en l'air. Ilz sont excessivement grans, & étoient appellez par ceux du païs _Appenath_, déquelz noz deux barques se chargerent en moins de demie heure, comme l'on auroit peu faire de cailloux, de sorte qu'en chaque navire nous en fimes saler quatre ou cinq tonneaux, sans ceux que nous mangeames frais. En outre il y a une autre espece d'oyseau qui volent haut en l'air, & à fleur d'eau, léquels sont plus petits que les autres, & sont appellez _Godets._ Ilz s'assemblent ordinairement en cette Ile, & se cachent souz les ailes des grans. Il y en a aussi d'une autre sorte (mais plus grans & blancs) separez des autres en un canton de l'Ile, & sont tres-difficiles à prendre, par-ce qu'ilz mordent comme chiens, & les appelloient _Margaux_: Et bien que cette Ile soit distante de quatorze lieuës De la grande terre, neantmoins les Ours y viennent à nage, pour y manger ces oyseaux, & les nôtres y en trouverent un grand comme une vache, blanc comme un cigne, lequel sauta en mer devant eux, & le lendemain de Pâques qui étoit en May, voyageans vers la terre, nous le trouvames à moitié chemin nageant vers icelle aussi vite que nous qui allions à la voile; mais l'ayans apperceu luy donnames la chasse par le moyen de noz barques, & le primmes par force. Sa chair étoit aussi bonne & delicate à manger que celle d'un bouveau. Le Mercredy ensuivant qui étoit le vint-septiéme dudit mois de May, nous arrivames à la bouche du _Golfe des Chateaux_, mais pour la contrarieté du temps, & à cause de la grande quantité de glaces, il nous fallut entrer en un port qui étoit aux environs de cette emboucheure, nommé _Carpunt_, auquel nous demeurames sans pouvoir sortir, jusques au neufiéme de Juin, que nous partimes de là pour passer outre ce lieu de _Carpunt_, lequel est au cinquante uniéme degré de latitude. La terre de puis le _Cap Razé_ jusques à celui de _Degrad_ fait la pointe de l'entrée de ce Golfe qui regarde de cap à cap vers l'Est, Nort, & Su. Toutefois cette partie de terre est faite d'Iles situées l'une aupres de l'autre, si qu'entre icelles n'y a que comme de petits fleuves, par léquels l'on peut aller & passer avec petits bateaux, & là y a beaucoup de bons ports, entre léquels sont ceux de _Carpunt & Degrad_, en l'une de ces iles la plus haute de toutes, l'on peut étant debout clairement voir les deux iles basses pres le _Cap Razé_, duquel lieu l'on conte vint-cinq lieuës jusques au port de _Carpunt_, & là y a deux entrées, l'une du côté d'Est, l'autre du Su, mais il faut prendre garde du côté d'Est, parce qu'on n'y void que bancs & eaux basses, & faut aller à l'entour de l'Ile vers Ouest, la longueur d'un demi cable ou peu moins qui veut, puis tirer vers le Su, pour aller au susdit _Carpunt_, & aussi l'on se doit garder de trois bancs qui sont sous l'eau, & dans le canal, & vers l'Ile du côté d'Est y a fond au canal de trois ou quatre brasses, l'autre entrée regarde l'Est, & vers l'Ouest l'on peut mettre pied à terre. Quittant la pointe de _Degrad_, à l'entrée du Golfe susdit, à la volte d'Ouest, l'on doute de deux Iles qui restent au côté droit, déquelle l'une est distante trois lieuës de la pointe susdite, & l'autre sept, ou plus ou moins, de la premiere, laquelle soit de la grande terre. J'appellay cette ile du nom de _saincte Catherine_, en laquelle vers Est, y a un païs sec & mauvais terroir environ un quart de lieuë, pource est-il besoin de faire un peu de circuit. En cette ile est le _Port des Châteaux_ qui regarde vers le Nord-Nordest & le Su-Suroest, & y a distance de l'un à l'autre environ quinze lieuës. Du susdit port des Chasteaux, jusques au _Port des Gouttes_, qui est la terre du Nort du Golfe susdit qui regarde l'Est-Nordest & l'Ouest-Surouest, y a distance douze lieues & demie, & est à deux lieuës du _Port des Balances_, & se trouve qu'en la tierce partie du travers de ce Golfe y a trente brasses de fond à plomb. Et de ce _Port des Balances_ jusques au _Blanc-sablon_ l'on void par trois lieues un banc qui paroit dessus l'eau ressemblant à un bateau. Blanc-sablon est un lieu où n'y a aucun abry du Su, ni du Suest, mais vers le Su-Surouest de ce lieu y a deux iles, l'une déquelles est appellée _l'ile de Brest_, & l'autre _l'Ile des Oyseaux_, en laquelle y a grande quantité de _Godets & Corbeaux_ qui ont le bec & les piés rouges, & font leurs nids en des trous sous terre comme connils. Passé un Cap de terre distant une lieue de Blanc-sablon, l'on trouve un port & passage appellé les Ilettes, qui est le meilleur lieu de Blanc-sablon, & où la pécherie est fort grande. De ce lieu des Ilettes jusques au _Port de Brest_ y a dix-huit lieuës de circuit: & ce Port est au cinquante-uniéme degré cinquante-cinq minutes de latitude. Depuis les Ilettes jusques à ce lieu y a plusieurs iles, & le _Port de Brest_ est méme entre les iles, léquelles l'environnent de plus de trois lieuës, & les iles sont basses, tellement que l'on Peut voir pardessus icelles les terres susdites. _La navigation & découverte du mois de Juin._ CHAP. III LE dixiéme du susdit mois de Juin, entrames dans le _Port de Brest_ pour avoir de l'eau & du bois, & pour nous apréter de passer outre ce Golfe: Le jour de sainct Barnabé aprés avoir ouï la Messe, nous tirames outre ce port vers Ouest, pour découvrir les ports qui y pouvoient étre: Nous passames par le milieu des iles, léquelles sont en si grand nombre qu'il n'est possible de les compter, par-ce qu'elles continuent dix lieues outre ce port: Nous demeurames en l'une d'icelle pour y passer la nuit, & y trouvames grande quantité d'oeufs de Canes, & d'autres Oyseaux qui y font leurs nids, & les appellames toutes en general, _les iles_. Le lendemain nous passames outre ces Iles, & au bout d'icelles trouvames un bon port, que nous appellames de _saint Antoine_, & une ou deux lieues plus outre découvrimes un petit fleuve fort profond vers le Surouest, lequel est entre deux autres terres, & y a là un bon port. Nous y plantames une croix, & l'appellames _le Port saint Servain_: & du côté du Surouest de ce port & fleuve se trouve à environ une lieuë une petite ile ronde comme un fourneau, environnée de beaucoup d'autres petites, léquelles donnent la conoissance de ces ports. Plus outre à deux lieuës, y a un autre bon fleuve plus grand auquel nos péchames beaucoup de Saumons, & l'appellames le _fleuve de saint Jacques_. Etans en ce fleuve nous avisames une grande nave qui étoit de la Rochelle, laquelle avoit la nuit precedente passé outre le port de Brest, où ils pensoient aller pour pécher, mais les mariniers ne sçavoient où était le lieu. Nous nous accostames d'eux, & nos mimes ensemble en un autre port, qui est plus vers Ouest, environ une lieuë plus outre que le susdit fleuve de saint Jacques, lequel j'estime estre un des meilleurs ports du monde, & fut appellé le _Port de Jacques Quartier_. Si la terre correspondoit à la bonté des ports, ce seroit un grand bien, mais on ne la doit point appeller terre, ains plustot cailloux & rochers sauvages, & lieux propres aux bétes farouches, d'autant qu'en toute la terre devers le Nort, je n'y vis pas tant de terre, qu'il en pourroit en un benneau: & là toutefois je descendi en plusieurs lieux: & en l'ile de Blanc-sablon n'y a autre chose que mousse, & petites épines & buissons ça & là sechez & demi-morts. Et en somme je pense que cette terre est celle que Dieu donna à Cain. Là on y void des hommes de belle taille & grandeur, mais indomtés & sauvages. Ilz portent les cheveux liés au sommet de la téte, & étreints comme une poignée de foin, y mettans au travers un petit bois, ou autre chose au lieu de clou: & y tient ensemble quelques plumes d'oyseaux. Ilz vont vétus de peaux d'animaux, aussi bien les hommes que les femmes, léquelles sont toutes fois percluses & renfermées en leurs habits, & ceintes par le milieu du corps, ce que ne font pas les hommes: ilz se peindent avec certaines couleurs rouges. Ils ont leurs Barques faites d'écorce d'arbre de Boul, qui est un arbre ainsi appellé au païs, semblable à noz chénes, avec léquelles ilz péchent grande quantité de Loups-marins: Et depuis mon retour, j'ay entendu qu'ilz ne faisoient pas là leur demeure, mais qu'ilz y viennent des païs plus chauds par terre, pour prendre de ces Loups, & autres choses pour vivre. Le treiziéme jour dudit mois, nous retournames à nos navires, pour faire voile, pource que le temps étoit beau, & le Dimanche fimes dire la Messe: Le Lundy suivant qui étoit le quinziéme, partimes outre le port de _Brest_, & primmes nôtre chemin vers le Su, pour avoir conoissance des terres que nous avions apperceuës, qui sembloient faire deux Iles. Mais quand nous fumes environ le milieu du Golfe, conumes que d'étoit terre ferme, où étoit un gros cap double l'un dessus l'autre, & à cette occasion l'appellames _Cap double_. Au commencement du Golfe nous sondames aussi le font, & le trouvames de cent brasses de tous côtez. De Brest au Cap-double y a distance d'environ vint lieuës, & à cinq lieues de là, nous sondames aussi le fonds & le trouvames de quarante brasses. Cette terre regarde le Nord-est-Surouest. Le jour ensuivant qui étoit le seiziéme de ce mois, nous navigames le long de la côte par surouest & quart du Su, environ trente cinq lieues loin de Cap-double, & trouvames des montagnes tres-hautes & sauvages, entre léquelles l'on voyoit je ne sçay quelles petites cabannes, & pour-ce les appellames _Les montagnes des Cabannes_: les autres terres & montagnes sont taillées, rompues, & entre-coupées, & entre icelles & la mer, y en a d'autres basses. Le jour precedent pour la grand brouillas & obscurité du temps, nous ne peumes avoir conoissance d'aucune terre, mais le soir il nous apparut une ouverture de terre ressemblante à une emboucheure de riviere, qui étoit entre ces monts des Cabannes. Et y avoit là un Cap vers Surouest éloigné de nous environ trois lieues, & ce Cap en son sommet estans pointe tout à l'entour, & en bas vers la mer il finit en pointe, & pour ce il fut appellé le _Cap pointu_. Du côté du Nort de ce Cap, y a une ile plate. Et d'autant que nous desirions avoir conoissance de cette embouchure pour voir s'il y avoit quelque bon port; nous mimes la voile bas pour y passer la nuit. Le jour suivant qui étoit le dix-septiéme dudit mois, nous courumes fortune à cause du vent de Nordest, & fumes contraints mettre la cauque souris & la cappe, & cheminames vers Surouest jusques au Jeudy matin, &fimes environ trente lieuës & nous nous trouvames au travers de plusieurs Iles rondes comme Colombiers, & pource leur donnames le nom de _Colombaires_. Le _Golfe saint Julien_ est distant sept lieuës d'un _Cap_ nommé _Royal_, qui reste vers le Su & un quart de Surouest. Et vers l'Ouest-Surouest de ce Cap, y en a un autre, lequel au dessous est tout entre-rompu, & est rond dessus. Du côté du Nort y a une ile basse à environ demi-lieuë: en ce Cap y a de certaines terres basses, sur lesquelles y en a encores d'autres, qui demontre bien qu'il y doit avoir des fleuves. A deux lieuës du Cap Royal, l'on y trouve fonds de vint brasses, & y a la plus grande pécherie de grosses Moruës qu'il est possible de voir, déquelles nous en primes plus de cent en moins d'une heure, en attendant la compagnie. Le lendemain qui étoit le dix-huictiéme du mois, le vent devint contraire & fort impetueux en sorte qu'il nous fallut retourner vers le Cap Royal, pensans y trouver port: & avec noz barques allames découvrir ce qui étoit entre le Cap Royal, & le Cap de Lait: & trouvames que sur les terres basses y a un grand Golfe tres-profond, dans lequel y a quelques iles, & ce Golfe est clos & fermé du côté du Su. Ces terres basses font un des côté de l'entrée, & le Cap Royal est de l'autre côtez, & s'avancent lédites terres basses plus de demie lieuë dans la mer. Le païs est plat, & consiste ne mauvaise terre: & par le milieu de l'entrée y a une ile: & en ce jour ne trouvames point de port: & pour-cela la nuit nous retirames en mer, aprés avoir tourné le Cap à l'Ouest. Depuis ledit jour jusques au vint-quatriéme du mois qui étoit la féte de saint Jean, fumes battus de la tempéte & du vent contraire: & survint telle obscurité que nous ne peumes avoir conoissance d'aucune terre jusques audit jour saint Jean, que nous découvrimes un Cap qui restoit vers Surouest, distant du Cap Royal environ trente cinq lieuës: mais en ce jour le brouillas fut si épais, & le temps si mauvais, que nous ne peumes approcher de terre. Et d'autant qu'en ce jour l'on celebroit la féte de saint Jean Baptiste, nous le nommames _Cap de sainct Jean_. Le lendemain qui étoit le vint-cinquiéme le temps fut encores facheux, obscur, & venteux, & navigames une partie du jour vers Ouest, & Nort-Ouest, & le soir nous rimes le travers jusques au second quart que nous partimes de là, & pour lors nous conumes par le moyen de nôtre quadran que nous étions vers Nort-ouest, & un quart d'Ouest, éloignez de sept lieuës & demie du Cap sainct Jean, & comme nous voulumes faire voile, le vent commença à souffler du Nort-Ouest, & pour-ce tirames vers Suest quinze lieuës, & approchames de trois iles, déquelles y en avoit deux petites droites comme un mur, en sorte qu'il étoit impossible d'y monter dessus, & entre icelles y a un petit écueil. Ces iles étoient plus remplies d'oiseaux que ne seroit un pré d'herbes, léquels faisoient là leurs nids, & en la plus grande de ces iles y en avoit un monde de ceux que nous appellons _Margaux_ qui sont blancs & plus grands qu'Oysons, & étoient separez en un canton, & en l'autre part y avoit des _Godets_, mais sur le rivage y avoit de ces Godets & grands _Apponat_ semblables à ceux de cette ile dont nous avons fait mention. Nous descendimes au plus bas de la plus petite, & tuames plus de mille Godets & Apponats, & en mimes tant que volumes en noz barques, & en eussions peu en moins d'une heure remplir trente semblables barques. Ces iles furent appellées du nom de _Margaux. A cinq lieuës de ces iles y avoit une autre ile du côté d'Ouest qui a_ environ deux lieuës de longueur & autant de largeur, là nous passames la nuit pour avoir de l'eau & du bois. Cette ile est environnée de sablon, & autour d'icelle y a une bonne source de six ou sept brasses de fond. Ces iles sont de meilleure terre que nous eussions oncques veuës, en sorte qu'un champ d'icelles vaut plus que toute la Terre-neuve. Nous la trouvames pleine de grands arbres, de prairies, de campagnes pleines de froment sauvage, & de pois qui étoient floris aussi épais & beaux comme l'on eût peu voir en Bretagne, qui sembloient avoir été semez par des laboureurs. L'on y voyoit aussi grande quantité de raisin ayans la fleur blanche dessus des fraises, roses incarnates, persil, & d'autres herbes de bonne & forte odeur. A l'entour de cette ile y a plusieurs grandes bestes comme grand boeufs, qui ont deux dents en la bouche comme d'un Elephant, & vivent mémé en la mer. Nous en vimes une qui dormoit sur le rivage & allames vers elle avec noz barques pensans la prendre, mais aussi-tôt qu'elle nous ouït elle se jetta en mer. Nous y vimes semblablement des Ours & des Loups. Cette ile fut appellée l'ile de Brion. En son contour y a de grands marais vers Suest & Norouest. Je croy par ce que j'ay peu comprendre, qu'il y ait quelque passage entre le Terrre-neuve & la terre de Brion. S'il étoit ainsi ce seroit pour racourcir le temps & le chemin _pourveu que l'on peût trouver quelque perfection en ce voyage_: A quatre lieuës de cette ile est la terre ferme vers Ouest-Surouest, laquelle semble étre comme une ile environnée d'ilettes de sable noir. Là y a un beau Cap que nous appellames le _Cap Dauphin_, pource que là est le commencement des bonnes terres. Le vint-septiéme de Juin nous circuimes ces ilettes qui regardent vers Ouest-Surouest, & paroissent de loin comme collines ou montagnes de sablon, bien que ce soient terres basses & de peu de fond. Nous n'y peumes aller, & moins y descendre, d'autant que le vent nous étoit contraire, & ce jour nous fimes quinze lieuës. Le lendemain allames le long dédites terres environ dix lieues jusques à un Cap de terre rouge qui est roide & coupé comme un ric, dans lequel on void un entre-deux qui est vers le Nort, & est un païs fort bas, & y a aussi comme une petite plaine entre la mer & un étang, & de ce cap de terre & étang, jusques à un autre cap qui paroissoit, y a environ quatorze lieues, & la terre est fait en façon d'un demi cercle tout environné de sablon comme une fosse sur laquelle l'on void des marais & étangs aussi loin que se peut étendre l'oeil. Et avant qu'arriver au premier cap l'on trouve deux petites iles assez pres de terre. A cinq lieuës du second cap y a une ile vers Surouest, qui est tres-haute & pointue, laquelle fut nommée _Alezay_, le premier _Cap_ fur appellé _de sainct Pierre_, par ce que nous y arrivames au jour & téte dudit Saint. Depuis _l'ile de Brion_ jusques en ce lieu y a bon fond de sablon, & ayans sondé egalement vers Surouest jusques à en approcher de cinq lieuës de terre nous trouvames vint-cinq brasses; & une lieuë prés douze brasses, & prés du bord sur plus que moins, & bon fond. Mais par ce que nous voulions avoir plus grande conoissance de ces fonds pierreux pleins de roches, mimes les voiles bas & de travers. Et le lendemain penultiéme du mois le vent vint du Su & quart de Sur-ouest, allames vers Ouest jusques au Mardy matin dernier jour du mois, sans conoitre, du moins découvrir aucune terre, excepté que vers le soir, nous apperceumes une terre qui sembloit faire deux iles qui demeuroit derriere nous vers Ouest & Sur-ouest à environ neuf ou dix lieuës. Et ce jour allames vers Ouest jusques au lendemain lever du Soleil quelques quarante lieuës. Et faisant ce chemin conumes que cette terre qui nous étoit apparue comme deux iles étoit terre ferme située au Sur-ouest & Nort-Nort-ouest jusques à un tres-beau Cap de terre nommé le _Cap d'Orleans_. Toute cette terre est basse & plate, & la plus belle qu'il est possible de voir pleine de beaux arbres & prairies, il est vray qu'elle est entierement pleine de bancs & sables. Nous descendimes en plusieurs lieux avec noz barques, & entr'autres nous entrames dans un beau fleuve de peu de fond, & pource fut appellé le _Fleuve des Barques_: d'autant que nous vimes quelques barques d'hommes Sauvages qui traversoient le fleuve, & n'eumes autre conoissance de ces Sauvages, parce que le vent venoit de mer & chargeoit la côte, si bien qu'il nous fallut retirer vers noz navires. Nous allames vers Nord-est jusques au lever du Soleil du lendemain premier de Juillet, auquel temps s'éleva un brouillas & tempéte, à-cause dequoy nous abbaissames les voiles jusques à environ deux heures avant midi, que le temps se fit clair, & que nous apperceumes le Cap d'Orleans, avec un autre qui en étoit éloigné de sept lieuës vers le Nort un quart de Nordest, qui fut appellé _Cap des Sauvages_: du côté du Nordest de ce Cap à environ demi-lieuë, y a un banc de pierre tres-perilleux. Pendant que nous étions prés de ce cap, nous apperceumes un homme qui couroit derriere noz barques qui alloit le long de la côte, & nous faisoit plusieurs signes que devions retourner vers ce Cap. Nous voyant sels signes commençames à tirer vers lui, mais nous voyant venir se mit à fuir. Etans descendus en terre mimes devant lui un couteau, & une ceinture de laine sur un baton, ce fait nous retournames à noz navires. Ce jour nous allames tournoyans cette terre, neuf ou dix lieues cuidans trouver quelque bon port, ce qui ne fut possible, d'autant que comme j'ay dé-ja dit toute cette terre est basse & est un païs environné de bancs & sablons. Neantmoins nous descendimes ce jour en quatre lieux pour voir les arbres qui y étoient tres-beaux, & de grande odeur, & trouvames que c'étoient Cedres, Yfs, Pins, Ormeaux, Frenes, Saulx, & plusieurs autres à nous inconus, tous neantmoins sans fruit. Les terres où n'y a point de bois sont tres-belles & toutes pleines de pois, de raisin blanc & rouge ayant la fleur blanche dessus, de frezes, meures, froment sauvage comme segle qui semble y avoir été semé, & labouré, & cette terre est de meilleure temperature qu'aucune qui se puisse voir & de grande chaleur, l'on y voit une infinité de Grives, Ramiers, & autres oiseaux, en somme il n'y a faute d'autre chose que de bons ports. _Les navigations & découvertes du mois de Juillet._ CHAP. IV LE lendemain second de Juillet nous découvrimes & apperceumes la terre du côté du Nort à notre opposite, laquelle se joignoit avec celle ci devant dite. Aprés que nous l'eumes circuit tout autour, trouvames qu'elle contenoit en rondeur de profond & & autant de diametre. Nous l'appellames _Le Golfe sainct Lunaire_, & allames au Cap avec noz barques vers le Nort, & trouvames le païs si bas, que par l'espace d'une lieue il n'y avoit qu'une brasse d'eau. Du côté vers Nordest du cap susdit environ sept ou huit lieues y avoit un autre cap de terre, au milieu déquels est un Golfe en forme de triangle qui a tres-grand fond de tant que pouvions étendre la veuë d'icelui: il estoit vers Nordest. Ce Golfe est environné de sablons & lieux bas par dix lieuës, & n'y a plus de deux brasses de fond. Depuis ce cap jusques à la rive de l'autre cap de terre y a quinze lieuës. Etans au travers de ces caps, découvrimes une autre terre & cap qui restoit au Nort un quart de Nordest pour tant que nous pouvions voir. Toute la nuit le temps fut fort mauvais, & venteux, si bien qu'il nous fut besoin mettre la Cappe de la voile jusques au lendemain matin troisiéme de Juillet que le vent vint d'Ouest, & fumes portez vers le Nort pour conoitre cette terre qui nous restoit du côté du Nort & Nordest sur les terres basses, entre léquelles basses & hautes terres étoit un golfe & ouverture de cinquante-cinq brasses de font en quelques lieux, & large environ quinze lieuës. Pour la grande profondité & largeur & changement des terres eumes esperance de pouvoir trouver passage comme le passage des Chateaux. Ce golfe regarde vers l'Est-Nordest, Ouest, Surouest. Le terroir qui est du côté du Su de ce golfe est aussi bon & beau à cultiver & plein de belles campagnes & prairies que nous ayons veu, tout plat comme seroit un lac, & celuy qui est vers Nort est un païs haut avec montagnes hautes pleines de forests, & de bois tres-hauts & gros de diverses sortes. Entre autres y a de tres-beaux Cedres, & Sapins autant qu'il est possible de voir, & bons à faire mats de navires de plus de trois cens tonneaux, & ne vimes aucun lieu qui ne fût plein de ces bois, excepté en deux places que le païs étoit bas, plein de prairies, avec deux tres-beaux lacs. Le mitan de ce golfe est au quarante-huitiéme degré & demi de latitude. Le Cap de cette terre du Su fut appellée _Cap d'Esperance_, pour l'esperance que nous avions d'y trouver passage. Le quatriéme jour de Juillet allames le long de cette terre du côté du Nort pour trouver port, & entrames en un petit port & lieu tout ouvert vers le Su, où n'y a aucun abry pour ce vent, & trouvames bon d'apppeller le lieu _Sainct Martin_, & demeurames là depuis le quatriéme de Juillet jusques au douziéme. Et pendant le temps que nous étions en ce lieu, allames le Lundi sixiéme de ce mois apres avoir ouy la Messe avec une de noz barques pour découvrir un cap & pointe de terre, qui en est éloigné sept ou huit lieues du côté d'ouest, pour voir de quel côté se tournoit cette terre, & étans à demi-lieue de la pointe apperceumes deux bandes de barques d'hommes Sauvages qui passoient d'une terre à l'autre, & étoient plus de quarante ou cinquante barques, déquelles une partie approcha de cette pointe, & sauta en terre un grand nombre de ces gens faisans grand bruit, & nous faisoient signe qu'allassions à terre, montrans des peaux sur quelques bois, mais d'autant que n'avions qu'une seule barque nous n'y voulumes aller, & navigames vers l'autre bande qui étoit en mer. Eux nous voyans fuir, ordonnerent deux de leurs barques les plus grandes pour nous suivre, avec léquelles se joignirent ensemble cinq autres de celles qui venoient du côté de mer, & tous s'approcherent de nôtre barque sautans & faisans signes d'allegresse & de vouloir amitié, disans en leur langue, _Napeu ton damen assur tah_, & autres paroles que nous n'entendions. Mais parce que, comme nous avons dit, nous n'avions qu'une seule barque, nous ne voulumes nous fier en leurs signes, & leur donnames à entendre qu'ilz se retirassent, ce qu'ilz ne voulurent faire, ains venoient avec si grande furie vers nous, qu'aussitot ils environnent nôtre barque avec les sept qu'ils avoient. Et parce que pour signes que nous fissions ils ne se vouloient retirer, lachames deux passe-volans sur eux, dont espouvantez retournerent vers la susdite pointe faisans tres-grand bruit, & demeurez là quelque peu, commencerent derechef à venir vers nous comme devant, en sorte qu'étans approchez de la barque, decochames deux de nos darts au milieu d'eux, ce qui les épouvanta tellement, qu'ilz commencerent à fuir en grand-hate, & n'y voulurent onc plus revenir. Le lendemain partie de ces Sauvages vindrent avec neuf de leurs barques à la pointe & entrée du lieu d'où noz navires étoient partis. Et étans avertis de leur venuë, allames avec noz barques à la pointe où ils étoient, mais si tôt qu'ils nous virent ilz se mirent en fuite, faisans signe qu'ils étoient venuz pour trafiquer avec nous, montrans des peaux de peu de valeur, dont ils se vétent. Semblablement nous leur faisons signe que ne leur voulions point de mal; & en signe de ce, deux des nôtres descendirent en terre pour aller vers eux, & leur porter couteaux & autres ferremens avec un chappeau rouge pour donner à leur Capitaine. Quoy voyans descendirent aussi à terre portans de ces peaux, & commencerent à traffiquer avec nous, montrans une grande & merveilleuse allegresse d'avoir de ces ferremens & autres choses, dansans tousjours & faisans plusieurs ceremonies, & entre autres ilz se jettoient de l'eau de mer sur leur téte avec les mains: Si bien qu'ilz nous donnerent tout ce qu'ils avoient, ne retenans rien; de sorte qu'il leur fallut s'en retourner tout nuds, & nous firent signe qu'ilz retourneroient le lendemain & qu'ils apporteroient d'autres peaux. Le Jeudi huictiéme du mois par ce que le vent n'étoit bon pour sortir hors avec noz navires, appareillames noz barques pour aller découvrir ce golfe, & courumes en ce jour vint-cinq lieuës dans icelui. Le lendemain ayans bon temps navigames jusques à midy, auquel temps nous eumes conoissance d'une grande partie de ce golfe, & comme sur les terres basses il y avoit d'autres terres avec hautes montagnes. Mais voyans qu'il n'y avoit point de passage commençames à retourner faisans notre chemin le long de cette côte, & navigans vimes des Sauvages qui étoient sur le bord d'un lac qui est sur les terres basses, léquelz Sauvages faisoient plusieurs feuz. Nous allames là & trouvames qu'il y avoit un canal de mer qui entroit en ce lac, & mimes noz barques en l'un des bords de ce canal. Les Sauvages s'approcherent de nous avec une de leurs barques & nous apporterent des pieces de Loups-marins cuites, léquelles ilz mirent sur des boisés, & puis se retirerent nous donnans à entendre qu'ilz nous les donnoient. Nous envoyames des hommes en terre avec des mitaines, couteaux, chapelets, & autres marchandises, déquelles choses ilz se rejouirent infiniment, & aussi tôt vindrent tout à coup au rivage où nous étions avec leurs barques aportans peaux & autres choses qu'ils avoient pour avoir noz marchandises, & étoient plus de trois cens tant hommes que femmes & enfans. Et voions une partie des femmes qui ne passerent, léquelles étoient jusques aux genoux dans la mer, sautans & chantans. Les autres qui avoient passé là où nous étions venoient privément à nous frottans leurs bras avec leurs mains & apres les haussoient vers le ciel sautans & rendans plusieurs signes de rejouissance, & tellement s'asseurerent avec nous qu'en fin ilz trafiquoient de main à main de tout ce qu'ils avoient, en sorte qu'il ne leur resta autre chose que le corps tout nud, par ce qu'ilz donnerent tout ce qu'ils avoient qui étoit chose de peu de valeur. Nous conumes que cette gent se pourroit aisément convertir à notre Foy. Ilz vont de lieu en autre, vivans de la péche. Luer païs est plus chaud que n'est l'Hespagne, & le plus beau qu'il est possible de voir, tout égal & uni, & n'y a lieu si petit où n'y ait des arbres, combien que ce soient sablons, & où il n'y ait du froment sauvage, qui a l'epic comme le segle, & le grain comme de l'avoine, & des pois aussi épais comme s'ils y avoient eté semez & cultivez, du raisin blanc & rouge avec la fleur blanche dessus, des fraises meures, roses rouges & blanches, & autres fleurs de plaisante, douce & aggreable odeur. Aussi il y a là beaucoup de belles prairies, & bonnes herbes & lacs où il y a grande abondance de Saumons. Ils appellent une mitaine en leur langue _Cochi_, & un couteau _Bacon_. Nous appellames ce Golfe, _Golfe de la chaleur_. Etans certains qu'il n'y avoit aucun passage par ce golfe, fimes voile, & partimes de ce lieu de saint Martin le Dimanche douziéme de Juillet pour découvrir outre ce golfe, & allames vers Est le long de cette côte environ dix-huit lieuës jusques au _Cap de Pré_ où nous trouvames le flot tres-grand & fort peu de fond, la mer courroucée & tempétueuse, & pour ce il nous fallut retirer à terre entre le Cap susdit & une ile vers Est à environ une lieuë de ce Cap, & là nous mouillames l'ancre pour icelle nuit. Le lendemain matin fimes voile en intention de circuit cette côte, laquelle est située vers le Nord & Nord-est, mais un vent survint si contraire & impetueux qu'il nous fut necessaire retourner au lieu d'où nous étions partis, & là demeurames tout ce jour jusques au lendemain que nous fimes voile, & vimmes au milieu d'un fleuve éloigné cinq ou six lieuës du _Cap du Pré_, & étans au travers du fleuve eumes de rechef le vent contraire avec un grand brouillas & obscurité, tellement qu'il nous fallut entrer en ce fleuve le Mardy quatorziesme du mois, & nous y entrames à l'entrée jusques au seiziéme attendans le bon temps pour pouvoir sortir. Mais en ce seiziéme jour qui étoit le Jeudy, le vent creut en telle sorte qu'un de noz navires perdit une ancre, & pouce fut besoin passer plus outre en ce fleuve quelques sept ou huit lieuës pour gaigner un bon port où il y eût bon fond, lequel nous avions eté découvrir avec noz barques, & pour le mauvais temps, tempéte & obscurité qu'il fit demeurames en ce port jusques au vint-cinquiéme sans pouvoir sortir. Ce-pendant nous vimes une grande multitude d'hommes Sauvages qui péchoient des tombes, déquels il y a grande quantité, ils étoient environ quelques quarante barques, & tant en hommes, femmes, qu'enfans, plus de deux cens, léquels aprés qu'ils eurent quelque peu conversé en terre avec nous, venoient privément au bord de noz navires avec leurs barques. Nous leur donnions des couteaux, chappelets de verre, peignes, & autres choses de peu de valeur dont ilz se rejouissoient infiniment levant les mains au ciel, chantans & dansans dans leurs barques. Ceux-ci peuvent étre vrayement appellez Sauvages; d'autant qu'il ne se peut trouver gens plus pauvres au monde, & croy que tous ensemble n'eussent peu avoir la valeur de cinq sols excepté leurs barques et rets. Ilz n'ont qu'une petite peau pour tout vétement, avec laquelle ilz couvrent les Parties honteuses du corps, avec quelques autres vieille peaux dont ils se vétent à la mode des Ægyptiens. Ilz n'ont ni la nature, ni le langage des premiers que nous avions trouvez. Ils portent la téte entierement raze hors-mis un floquet de cheveux au plus haut de la téte, lequel ilz laissent croitre long comme une queuë de cheval qu'ilz lient sur la téte avec des éguillettes de cuir. Ils n'ont autre demeure que dessouz ces barques, léquelles ilz renversent, & s'étendent sous icelles sur la terre sans aucune couverture. Ils mangent la chair préque creuë & la chauffent seulement de moins du monde sur les charbons, le méme est du poisson. Nous allames le jour de la Magedlaine avec noz barques au lieu où ils étoient sur le bord du fleuve, & descendimes librement au milieu d'eux, dont ilz se rejouirent beaucoup, & tous les hommes se mirent à chanter & danser en deux ou trois bandes & faisans grans signes de joye pour nôtre venuë. Ilz avoient fait fuir les jeunes femmes dans les bois hors-mis deux ou trois qui étoient restées avec eux, à chacune déquelles donnames un peigne, & clochette d'estain, dont elles se rejouirent beaucoup, remercians le Capitaine & lui frottans les bras & la poictrine avec leurs propres mains. Les hommes voyans que nous Avions fait quelques presens à celles qui étoient restées, firent venir celles qui s'étoient refugiés au bois, afin qu'elles eussent quelque chose comme les autres; elles étoient environ vint femmes léquelles toute en monceau se mirent sur ce Capitaine, le touchans & frottans avec les mains selon leur coutume de caresser, & donna à chacune d'icelles une clochette d'étain de peu de valeur, & incontinent commencerent à danser ensemble disans plusieurs chansons. Nous trouvames là grande quantité de Tombes qu'ils avoient prises sur le rivage avec certains rets faits exprez pour pécher, d'un fil de chanve qui croit en ce païs où ils font leur demeure ordinaire, pour ce qu'ils ne se mettent en mer qu'au temps qui est bon pour pécher, comme j'ay entendu. Semblablement croit aussi en ce païs du mil gros comme pois, pareil à celui qui croit au Bresil dont ilz mangent au lieu de pain, & en avoient abondance, & l'appellent en leur langue _Kapaige_; Ils ont aussi des prunes qu'ilz sechent comme nous faisons pour l'hiver, & les appellent _Honésta_, méme ont des figues, noix, pommes, & autres fruits, & des féves qu'ilz nomment _Sahu_, Les nois, _Cahéhya_, Les figues, _*_, Les pommes, _*_, si on leur montroit quelque chose qu'ilz n'ont point & ne pouvoient sçavoir que c'étoit, branlans la téte, ilz disoient _Nohda_ qui est à dire qu'ilz n'en ont point & ne sçavent que c'est. Ilz nous montroient par signes le moyen d'accoutrer les choses qu'ils ont, & comme elles ont coutume de croitre. Ils ne mangent aucune chose qui soit salée, & sont grands larrons, & dérobent tout ce qu'ilz peuvent. [Illustration: Neptune] _S'ensuivent les navigations & découvertes du mois d'Aoust, & le retour en France._ CHAP. V LE premier jour d'Aoust nous fimes faire une croix haute de trente piés, & fut faite en la presence de plusieurs d'iceux sur la pointe de l'entrée de ce port, au milieu de laquelle mimes un ecusson relevé avec trois fleurs-de-Lis, & dessus étoit écrit en grosses lettres entaillées en du bois, VIVE LE ROY DE FRANCE. En apres la plantames en leur presence sur ladite pointe, & la regardoient fort, tant lors qu'on la faisoit que quand on la plantoit. Et l'ayans levée en haut, nous nous agenouillions tous ayans les mains jointes, l'adorans à leur veuë, & leur faisions signe, regardans & montrans le ciel, que d'icelle dependoit nôtre redemption: de laquelle chose ilz s'émerveillerent beaucoup se tournans entr'eux, puis regardans cette croix. Mais étans retournez en noz navires, leur Capitaine vint avec une barque à nous, vétu d'une vieille peau d'Ours noir, avec ses trois fils & un sien frere, léquels ne s'approcherent si prés du bord comme ils avoient accoutumé, & y fit une longue harangue montrans cette croix, & faisans le signe d'icelle avec ceux doits. Puis il montroit toute la terre des environs, comme s'il eût voulu dire qu'elle étoit toute à lui, & que n'y devions planter cette croix sans son congé. Sa harangue finie nous lui montrames une mitaine feignans de lui vouloir donner en échange de sa peau, à quoy il prit garde, & ainsi peu à peu s'accosta du bord de noz navires: mais un de noz compagnons qui étoit dans le bateau mit la main sur sa barque & à l'instant sauta dedans avec deux ou trois, & le contraignirent aussi-tôt d'entrer en nos navires, dont ilz furent tout étonnez. Mais le Capitaine les asseura qu'ils n'auroient aucun mal, leur montrant grand signe d'amitié, les faisant boire & manger avec accueil. En aprés leur donna on à entendre par signes, que cette croix étoit là plantée, pour donner quelque marque & conoissance pour pouvoir entrer en ce port, & que nous y voulions retourner en bref, & qu'apporterions des ferremens & autres choses, & que desirions mener avec nous deux de ses fils & qu'en apres nous retournerions en ce port. Et ainsi nous fimes vétir à ses fils à chacun une chemise, un sayon de couleur, & une toque rouge, leur mettant aussi à chacun une chaine de laiton au col dont ils se contenterent fort, & donnerent Leurs vieux habits à ceux qui s'en retournoient. Puis fimes present d'une mitaine à chacun des trois que nous renvoyames & de quelques couteaux; ce qui leur apporta grande joye: Iceux étans retournez à terre, & ayans raconté les nouvelles aux autres environ sur le midi vindrent à noz navires six de leurs Barques ayans à chacune cinq ou six hommes qui venoient dire Adieu à ceux que nous avions retenus, & leur apporterent du poisson & leur tenoit plusieurs paroles que nous n'entendions point, faisans signe qu'ilz n'oteroient point cette croix. Le lendemain se leva un bon vent & nous mimes hors du port. Etans hors du fleuve susdit tirames vers Est-Nordest, d'autant que pres de l'emboucheure de ce fleuve, la terre fait un circuit, & fait un Golfe en forme d'un demi-cercle, en sorte que de noz navires nous voyons toute la côte, derriere laquelle nous cheminames, & nous mimes à chercher la terre située vers Ouest & Norouest, & y avoit un autre pareil golfe distant vint lieuës dudit fleuve. Nous allames donc le long de cette terre qui est comme nous avons dit, située au Suest & Norouest, & deux jours apres nous vimes un autre Cap où la terre commence à se tourner vers l'Est, & allames le long d'icelle quelque seize lieuës, & de là cette terre commence à tourner vers le Nort, & à trois lieuës de ce cap y a fond de vint-quatre brasses de plomb. Ces terres sont plates & les plus découvertes de bois que nus ayons encores peu voir. Il y a de belles prairies, & campagnes tres-vertes. Ce _Cap_ fut nommé _de sainct Louis_, pour ce qu'en ce jour l'on celebroit sa féte, & est au quarante-neufiéme degré & demi de latitude & de longitude. Ce jour au matin, nous étions vers l'Est de ce cap & allames vers Norouest pour approcher de cette terre, étant préque nuit & trouvames qu'elle regardoit le Nort & le Su. Depuis ce Cap de saint Louys jusques à un autre nommé _le Cap de Montmorenci_ y a quelques quinze lieuës, la terre commence à tourner vers Norouest. Nous voulumes sonder le font à trois lieuës prés de ce cap: mais nous ne le pumes trouver avec cent cinquante brasses, & pour ce allames le long de cette terre environ dix lieuës jusques à la latitude de cinquante degrez. Le Samedy ensuivant au lever du Soleil conumes & vimes d'autres terres qui nous restoient du côté du Nort & Nordest, léquelles étoient tres-hautes & coupées, & sembloient estre montagnes, entre léquelles y avoit d'autres terres basses ayans bois & rivieres. Nous passames autour de ces terres tant d'un côté que d'autre tirans vers Noroest, pour voir s'il y avoit quelque golfe ou bien quelque passage. D'une terre à l'autre il y a environ quinze lieuës, & le mitan est au cinquante & un tiers degré de latitude, & nous fut tres-difficile de pouvoir faire plus de cinq lieuës à cause de la marée qui nous étoit contraire & des grands vens qui y sont ordinairement. Nous ne passames outre les cinq lieuës d'où l'on voyoit aisément la terre de part en part, laquelle commence là à s'elargir. Mais d'autant que nous ne faisions autre chose qu'aller & venir selon le vent, nous tirames pour cette raison vers la terre pour tâcher de gaigner un Cap vers le Su, qui étoit le plus loin & le plus avancé en mer que nous peussions découvrir, & étoit distant de nous environ quinze lieuës: Mais étans proches de là trouvames que c'étoient rochers, pierres & écueils, ce que nous n'avions encores point trouvé aux lieux où nous avions été auparavant vers le Su depuis le Cap sainct Jean, & pour lors étoit la marée qui nous portoit contre le vent vers l'Ouest. De maniere que navigans le long de cette côte une de noz barques heurta contre un écueil, 7 ne laissa passer outre, mais il nous fallut tous sortir hors pour la mettre à la marée. Ayans navigé le long de cette côte environ Deux heures, la marée survint avec telle impetuosité qu'il nous ne nous fut jamais possible de passer avec treize avirons outre la longueur d'un jet de pierre. Si bien qu'il nous fallut quitter les Barques & y laisser partie de noz gens pour la garde, & marcher par terre quelque dix ou douze hommes jusques à ce Cap, où nous trouvames que cette terre commence là à s'abbaisser vers Surouest. Ce qu'ayans veu & étans retournés à nos barques, revimmes à nos navires qui étoient ja à la voile qui pensoient toujours pouvoir passer outre: mais ils étoient avallez à-cause du vent de plus de quatre lieuës du lieu où nous les avions laissez, où étans arrivez fimes assembler tous les Capitaines, mariniers, maitres & compagnons pour avoir l'avis & conseil de ce qui étoit le plus expedient à faire. Mais apres qu'un chacun eut parlé, l'on considera que les grands vents d'Est commençoient à regner & devenir violens, & que le flot étoit si grand que nous ne faisions plus que ravaller, & qu'il n'étoit possible pour lors de gaigner aucune chose: mémes que les tempétes commençoient à s'élever en cette saison en la Terre-neuve, que nous étions de lointain païs, & ne sçavions les hazars & dangers du retour, & pource qu'il étoit temps de se retirer, ou bien s'arréter là pour tout le reste de l'année. Outre cela nous discourions en cette sorte, que si un changement de vent de Nort nous surprenoit il ne seroit possible de partir. Léquels avis ouïs & bien considerez nous firent entrer en deliberation certaine de nous en retourner. Et pource que le jour de la féte de sainct Pierre nous entrames en ce détroit, nous l'appellames à cette occasion _Détroit de sainct Pierre_ où ayans jetté la sonde en plusieurs lieux, trouvames en aucuns cent cinquante brasses, autres cent, & pres de terre soixante avec bon fond. Depuis ce jour jusques au Mercredy nous eumes vent à souhait & circuimes ladite terre du côté du Nort, Est-Suest, Ouest, & Norouest: car telle est son assiete, horsmis la longueur d'un cap de terres basses qui est plus tourné vers Suest, eloigné à environ vint-cinq lieuës dudit détroit. En ce lieu nous vimes de la fumée qui étoit faite par les gens de ce païs au dessus de ce Cap, mais pource que le vent ne cingloit vers la côte nous ne les accostames point, & eux voyans que nous n'approchions d'eux, douze de leurs hommes vindrent à nous avec deux barques, léquels s'accosterent aussi librement de nous comme si ce fussent eté François, & nous donnerent à entendre qu'ilz venoient du grand Golfe, & que leur Capitaine étoit un nommé Tiennot, lequel étoit sur ce Cap, faisant signe qu'ilz se retiroient en leur païs, d'où nous étions partis, & étoient chargez de poisson. Nous appelames ce Cap _Cap de Tiennot_. Passé ce Cap toute la terre est posée vers l'Est-Suest, Ouest, Norouest, & toutes ces terres sont basses, belles & environnées de sablons, prés de mer, & y a plusieurs marais & bancs par l'espace de vint lieuës, & aprés la terre commence à se tourner d'Ouest à l'Est, & Nordest, & est entierement environnée d'iles eloignées de terre deux ou trois lieuës. Et ainsi comme il nous semble y a plusieurs bancs perilleux plus de quatre ou cinq lieuës loin de la terre. Depuis le Mercredi susdit jusques au Samedi nous eumes un grand vent de Surouest qui nous fit tirer vers l'Est-Nordest, & arrivames ce jour là à la terre d'Est en la Terre-neuve entre les Cabannes & le Cap-double. Ici commença le vent d'Est avec tempéte & grande impetuosité; & pource nous tournames le Cap au Noroest & au Nort, pour aller voir le côté du Nort, qui est comme nous avons dit, entierement environné d'Iles, & étans prés d'icelles le vent se changea & vint du Su, lequel nous conduit dans le golfe, si bien que par la grace de Dieu nous entrames le lendemain qui étoit le neufiéme d'Aoust dans Blanc-sablon, & voila tout ce que nous avons découvert. En apres le quinziéme Aoust jour de l'Assumption de nôtre Dame nous partimes de Blanc-sablon apres avoir ouï la Messe, & vimmes heureusement jusques au mitan de la mer qui est entre la Terre-neuve & la Bretaigne, auquel lieu nous courumes grande fortune pour les vens d'est, laquelle nous supportames par l'aide de Dieu, & du depuis eumes fort bon temps, en sorte que le cinquiéme jour de Septembre de l'année susdite nous arrivames au port de sainct Malo d'où nous étions partis. _Que la conoissance des voyages du Capitaine Jacques Quartier est necessaire principalement aux Terre-neuviers qui vont à la pécherie: Quelle route il a pris en cette seconde navigation: Voyage de Champlein jusques è l'entrée de la grande riviere de_ Canada: _Epitre presentée au Roy par ledit Jacques Quartier sur la relation de son deuxiéme voyage._ CHAP. VI PLUSIEURS sedentaires, & autres gens qui ont leur vie arretée és villes, trouveront paravanture cette curiosité superflue de mettre ici tant d'iles, passages, ports, bancs & autres particularitez, comme si en la côte d'une terre git Est-Nordest, & Ouest-Surouest, ou autrement. Ce que j'avois promis d'abbreger au commencement du premier livre de cette histoire. Mais ayant depuis consideré que ce seroit frustrer les mariniers & Terre-neuviers de ce qui leurs plus necessaire, le voyage des Terres-neuves étant en la relation precedente & en celle-ci si bien décrit & par un grand Pilote, qu'ilz ne sçauroient faillir de se bien conduire souz cette guide: j'ay pensé qu'il valoit mieux en cet endroit changer d'avis' & renouveler entierement la memoire de ce personnage, duquel aussi j'ay voulu mettre l'Epitre liminaire qu'il addresse au Roy en téte de sadite Relation, laquelle je croy n'avoit point encore eté mise au jour, puis qu'elle est écrite à la main au livre d'où je l'ay prise, comme aussi tout le discours de cette seconde navigation, lequel a eté extrait par le sieur de Belleforet, mais non entierement, ni avec la grace & naïveté que je trouve au propre écrit de l'autheur: & s'est quelque fois equivoqué en voulant apporter son jugement sur des choses particulieres ici recitées, léquelles nous remarquerons comme il viendra à propos. Et d'autant que le voyage de Samuel Champlein fait depuis six ans est une méme chose avec cetui-ci, je les conjoindray ensemble tant qu'il me sera possible, pour ne remplir inutilement le papier des vaines repetitions. Et neantmoins le lecteur sera averti qu'au temps du Capitaine Jacques Quartier les Terres-neuves n'étans pas si bien découvertes comme elles sont aujourd'hui, il print sa route plus au Nort que ne font à present les Terre-neuviers, pour entrer au golfe de Canada, qui est comme l'entree de la grande riviere, ne sçachant pas au vray qu'il y eût passage par le Cap-Breton, comme nous avons veu au troisiéme chapitre de ce livre, là où il dit que _s'il y avoit passage entre la Terre-neuve & celle de Brion ce seroit pour racourcir & le temps & le chemin._ Ainsi en ce second voyage il prit sa route droit au passage qui est entre la Terre-neuve & la terre ferme du Nort par les cinquante un degrez. Vray est qu'au retour je trouve qu'il passa entre dédites Terres-neuves & Brion, qui est aujourd'hui le passage plus ordinaire de noz mariniers, d'autant que prenant cette route en l'elevation de quarante-quatre, quarante-cinq & quarante-six degrez, ilz ne rencontrent point tant de grands bancs de glaces (où quelquefois les navires s'ahurtent à leur ruine) comme font ceux qui tirent plus au Nort. C'est pourquoy ledit Champlein en la description de son voyage, dit qu'apres une tourmente de dix-sept jours, durant laquelle ils eurent plus de dechet que d'avancement, ilz rencontrerent des bancs de glaces de huit lieuës de long, & autres moindres, haut élevez, ce qui les fit aller plus au Su chercher passage hors ces glaces par les quarante-quatre degrez, & en fin découvrirent le _Cap saincte Marie_ en la Terre-neuve, puis trois jours apres eurent conoissance des _Iles sainct Pierre_: & derechef apres autres trois jours vindrent au Cap de Raye (où il y avoit encor des bancs de glace de six ou huit lieuës de long) & de là aux iles saint Paul & Cap saint Laurent, lequel il dit étre en la terre ferme du Su, & toutefois tout le trait de terre jusques à la bay de _Campseau_ est une ile, d'autant qu'au fonds de ladite baye il y a un passage (que Jacques Quartier n'a point conu, ni beaucoup d'autres apres lui) par où l'on va audit golfe de _Canada_. Deux jours apres ilz découvrirent une ile de vint-cinq à trente lieuës de longueur, qui est l'entrée de la grande riviere. Cette ile est appellée par les Sauvages du païs _Anticosti_, qui est celle que Jacques Quartier a nommée l'ile de l'Assumption, parce qu'il y arriva le quinziéme d'Aoust jour de l'Assumption de nôtre Dame, comme nous verrons quand il nous aura conduit jusques là, ce qui est à peu prés la borne du premier voyage representé ci-dessus. Voici donc l'inscription du recit qu'il presenta au Roy de sa seconde navigation & découverte en la Terre-neuve & grande riviere de _Canada_, autrement par lui dite _Hochelaga_ du nom du païs qui est au Nort vers le saut de la dite riviere. _Seconde navigation faite par le commandement & vouloir du tres-Chrétien Roy François premier de ce nom au parachevement de la découverture des terres Occidentales estantes souz le climat & paralleles des terres & Royaume dudit Seigneur, & par lui precedentement ja commencées à faire découvrir: icelle navigation par Jacques Quartier natif de sainct Malo de l'ile en Bretagne, pilote dudit seigneur en l'an mil cinq cens trente cinq._ AU ROY TRES-CHRETIEN. Considerant, ô mon tres-redouté Prince, les grands biens & dons de grace qu'il a pleu à Dieu le Createur faire à ses creatures, & entre les autres de mettre & asseoir le Soleil, qui est la vie & conoissance de toutes icelles, & sans lequel nul ne peut fructifier ni generer en lieu & place là où il a son mouvement & declinaison contraire & non semblable aux autres planetes, par léquels mouvement & declinaison toutes creatures étantes sur la terre en quelque lieu & place qu'elles puissent étre en ont ou en peuvent avoir en l'an dudit Soleil, qui est trois cens soixante-cinq jours & six heures autant de veuë oculaire, les uns que les autres par ses rais & reverberations, ni la division des jours & nuits en pareille egalité, mais suffit qu'il est de telle sorte & tant temperamment, que toute la terre est, ou peut estre habitée ne quelque zone, climat ou parallele que ce soit; & icelle avec les eauës, arbres, herbes & toutes autres creatures de quelque genre ou espece qu'elles soient, par l'influence d'icelui Soleil donner fruits & generations selon leurs natures pour la vie & nourriture des creatures humaines. Et si aucuns vouloient dire le contraire de ce que dessus en allegant le dit des sages Philosophes du temps passé, qui ont écrit & fait division de la terre par cinq zones, dont ils ont dit & affermé trois inhabitable; c'est à sçavoir la zone Torride, qui est entre les deux Tropiques, ou solstices, pour la grande chaleur & reverberation du Soleil, qui passe par le zenit de ladite zone; & les deux zones Arctique & Antarctique, pour la grande froideur qui est en icelles, à-cause du peu d'elevation qu'elles ont dudit Soleil, & autres raisons, je confesse qu'ils ont écrit à la maniere, & croy fermement qu'ilz pensoient ainsi, & qu'ilz le trouvoient par aucunes raisons naturelles là où ilz prenoient leur fondement, & d'icelles se contentoient seulement, sans aventurer, ni mettre leurs personnes aux dangers équels ils eussent peu enchoir à chercher l'experience de leur dire. Mais je diray pour ma replique que le Prince d'iceux Philosophes a laissé parmi ses écritures un bref mot de grande consequence, qui dit que _Experientia est rereum magistra_: par l'enseignement duquel j'ay osé entreprendre d'addresser à la veuë de vôtre Majesté Royale cetui propos, & maniere de prologue de ce mine petit labeur. Car suivant vôtre Royal commandement les simples mariniers de present non ayans eu tant de crainte d'eux mettre en l'aventure d'iceux perils & dangers qu'ils ont eu, & ont de vous faire tres-humble service à l'augmentation de la tres-saincte Foy Chrétienne, ont conu le contraire de cette opinion dédits Philosophes par vray experience. J'ay allegué ce que devant, pource que je regarde que le Soleil qui chacun jour se leve à l'Orient & se reconse à l'Occident faisant le tour & circuit de la terre, donnant lumiere & chaleur à tout le monde en vint-quatre heures, qui est un jour naturel. A l'exemple dequoy je pense en mon simple entendement, & sans aucune raison y alleguer, qu'il pleut à Dieu par sa divine bonté que toutes humaines creatures étantes & habitantes sur le globe de la terre, ainsi qu'elles ont veuë & conoissance d'icelui Soleil, ayent eu, & ayent pour le temps avenir conoissance & creance de nôtre sainte Foy. Car premierement icelle nôtre tres-sainte Foy a été semée & plantée en la Terre-saincte qui est en l'Asie & l'Orient de nôtre Europe: & depuis par succession de temps apportée & divulguée jusques à nous. Et finalement en l'Occident de nôtre dite Europe à l'exemple dudit Soleil portant sa clarté & chaleur d'Orien en Occident, comme dit est. Et maintenant le temps semble se preparer, auquel nous la verrons portée de nôtre France Orientale en l'Occidentale d'outre-mer. A l'effect dequoy a été faite la presente navigation par vôtre Royal commandement és terres non auparavant à nous conuës, par le recit de laquelle pourrez voir & sçavoir la bonté & fertilité d'icelle, l'innumerable quantité des peuples y habitans, la bonté & paisibleté d'iceux & pareillement la fecondité du grand fleuve qui decourt & arrouse le parmi d'icelles voz terres, qui est le plus grand sans comparaison, qu'on sçache jamais avoir veu. Quelles choses donnent à ceux qui les ont veuës certaine esperance de l'augmentation future de nôtre tres-saincte Foy, de voz Seigneuries & nom tres-Chrétien, ainsi qu'il vous plaira voir par ce present petit livre, auquel sont amplement contenuës toutes les choses dignes de memoire qu'avons veuës, & qui nous sont avenuës tant en faisant ladite navigation, qu'étans & faisans sejour en vosdits païs & terres, les routes, dangers, & gisemens d'icelles terres. Dieu vueille par sa grace vous inspirer, Sire, à embrasser serieusement cette sainte entreprise, &c. [Illustration] _Preparation du Capitaine Jacques Quartier & des siens au voyage de la Terre-neuve: Embarquement: Ile aux oyseaux: Découverte d'icelui jusque au commencement de la grande riviere de_ Canada, _par lui dite_ Hochelaga: _Largeur & profondeur nompareille d'icelle: Son commencement inconnu._ CHAP. VII LE Dimanche jour & féte de Pentecôte seziéme de May audit an Mille cinq cens trente-cinq, du commandement du Capitaine & bon vouloir de tous, chacun se confessa, & receumes tous ensemblement nôtre Createur en l'Eglise cathedrale dudit sainct Malo: apres lequel avoir receu, fumes nous presenter au choeur de ladite Eglise devant reverend Pere en Dieu Monsieur de sainct Malo, lequel en son état Episcopal nous donna sa benediction. Et le Mercredy ensuivant dix-neufiéme jour de May, le vent vint bon & convenable, & appareillames avec lédits trois navires, sçavoir, _La grande Hermine_ du port d'environ à cent ou six-vints tonneaux, où étoit ledit Capitaine general, & pour Maitre Thomas Froment, Claude du Pont-Briant filz du sieur de Mon-real, & Eschanson de Monseigneur le Dauphin, Charles de la Pommeraye, & autres Gentils-hommes. Au second navire nommé _La petite Hermine_ du port d'environ soixante tonneaux étoit Capitaine sous ledit Quartier Macé Jalobert, & maitre Guillaume le Marié. Et au tiers navire & plus petit nommé _l'Emerillon_ du port d'environ quarante tonneaux, en étoit Capitaine Guillaume le Breton, & maitre Jacques Mingard. Et navigames avec bon temps jusques au vint-sixiéme dudit mois de May que le temps se trouva en ire & tourmente, qui nous a duré en vens contraires & serraisons autant que jamais navires qui passassent ladite mer eussent sans aucun amendement. Tellement que le vint-cinquiéme jour de Juin par ledit mauvais temps & serraison, nous entre-perdimes tous trois, sans que nous ayons eu nouvelles les uns des autres jusques à la Terre-neuve, là où nous avions limité nous trouver ensemble. Et depuis nous étre entre-perdus avons été avec la nef generale par la mer de tous vents contraires jusques au septiéme jour de Juillet que nous arrivames à ladite Terre-neuve, & primmes terre à _l'Ile des Oyseaux_, laquelle est à quatorze lieuës de la grande terre: & si trespleine d'oiseaux, que tous les navires de France y pourroient facilement charger sans qu'on s'apperceut qu'on en eut tiré; & là en primmes deux barquées pour parties de noz victuailles. Icelle ile est en l'elevation du pole en quarante-neuf degrez quarante minutes. Et le huitiéme jour dudit mois nous appareillames de ladite Ile, & avec bon temps vimmes au hable (l'Autheur écrit ainsi ce que nous disons havre) de Blanc-sablon étant en la bay des Chateaux, le quinziéme jour dudit mois, qui est le lieu où nous devions rendre: auquel lieu fumes attendans nos compagnons jusques au vint-sixiéme jour dudit mois qu'ils arriverent tous deux ensemble: & là nous accoutrames & primmes eaux, bois, & autres choses necessaires & appareillames & fimes voiles pour passer outre le 26 jour dudit mois à l'aube du jour & fimes porter le long de la côte du Nort gisant Est-Nordest, & Ouest-Surouest jusques environ les huit heures du soir que mimes les voiles bas le travers de deux iles que nous nommames les iles sainct Guillaume, léquelles sont environ vint lieuës outre le hable de Brest. Le tout de ladite côte depuis les Chateaux jusques ici git Est-Nordest, & Ouest-Surouest, rangée de plusieurs iles & terres toutes hachées & pierreuses, sans aucunes terres, ni bois, fors en aucunes vallées. Le lendemain, penultiéme jour dudit mois nous fimes courir à Ouest pour avoir conoissance d'autres iles qui nous demouroient environ douze lieuës & demie: entre léquelles iles se faict une couche vers le Nort, toutes iles & grandes bayes apparoissantes y avoir plusieurs bons hables. Nous les nommames les Iles saincte Marte, hors léquelles environ une lieuë & demie à la mer y a une basse bien dangereuse, où il y a quatre ou cinq téte qui demeurent le travers dédites bayes en la route d'Est & Ouest dédites Iles sainct Guillaume, & autres iles qui demeurent à Ouest-Surouest des iles saincte Marte environ sept lieuës: léquelles iles nous vimmes querir ledit jour environ une heure apres midi. Et depuis ledit jour jusques à l'orloge virante fimes courir environ quinze lieuës jusques le travers du Cap d'iles basses que nous nommames Les iles sainct Germain: Au Suest duquel Cap environ trois lieuës y a une autre basse fort dangereuse: & pareillement entre lédits Cap sainct Germain & saincte Marte y a un banc hors dédites iles environ deux lieuës, sur lequel n'y a que quatre brasses: & pour le danger de ladite côte mimmes les voiles bas, & ne fimes porter ladite nuit. Le lendemain dernier jour de Juillet fimes courir le long de ladite côte, qui git Est & Ouest quart de Suest, laquelle est toute rangée d'iles & basses, & côte fort dangereuse: laquelle contient d'empuis ledit Cap des iles sainct Germain jusques à la fin des iles environ dix-sept lieuës & demie: & à la fin dédites iles y a une moult belle terre basse pleine de grands arbres & hauts: & est icelle côte toute rangée de sablons sans y avoir aucune apparoissance de hable jusques au Cap de Tiennot, qui se rabbat au Nor-Ouest, qui est à environ sept lieuës dédites iles: lequel Cap conoissions du voyage precedent: pource fimes porter toute la nuit à Ouest-Norouest jusques au jour que le vent vint contraire, & allames chercher un havre où mimes nos navires, qui est un bon petit havre outre ledit Cap Tiennot environ sept lieuës & demie, & est entre quatre iles sortantes à la mer, nous le nommames _Le havre sainct Nicolas_, & sur la plus prochaine ile plantames une grande Croix de bois pour merche (_il veut dire_, marque) il faut amener ladite Croix au Nordest, puis l'aller querir & la laisser de tribort (_mot de marine signifiant_, à droite) & trouverez de profond six brasses, posez dedans ledit hable à quatre brasses: & se faut donner de garde de quatre basses qui demeurent des deux côtez à demie lieue hors. Toute cette-dite côte est fort dangereuse, & pleine de basses. Nonobstant qu'il semble y avoir plusieurs hables, n'y a que basses & plateis. Nous fumes audit hable d'empuis ledit jour jusques au Dimanche huictiéme d'Aoust, auquel nous appareillames, & vimmes querir la terre de Su vers le Cap de Rabast, qui est distant dudit hable environ vint lieues, gisant Nort-nordest, & su-Surouest. Et le lendemain le vent vint contraire: & pource que ne trouvames nuls hables à la dite terre du Su, fimes porter vers le Nort outre le precedent hable d'environ dix lieuës, où trouvames une fort belle & grande baye pleine d'iles & bonnes entrées & posage de tous les temps qu'il pourroit faire, & pour conoissance d'icelle bay y a une grande ile comme un cap de terre, qui s'avance dehors plus que les autres, & sur la terre environ deux lieues y a une montagne faite comme un tas de blé. Nous nommames ladite bay _La baye saint Laurent._ Le quatroziéme dudit mois nous partimes de ladite bay saint Laurent, & fimes porter à Ouest, & vimmes querir un cap de terre devers le Su qui gist environ l'Ouest un quart de Surouest dudit hable saint Laurent environ vint-cinq lieues. Et par les deux Sauvages qu'avions prins le premier voyage, nous fut dit que c'étoit de la terre devers le Su, & que c'étoit une ile, & que parle Su d'icelle étoit le chemin à aller de _Hongnedo_ où nous les avions prins le premier voyage, à _Canada_: & qu'à deux journées de là dudit Cap & ile commençoit le _Saguenay_ à la terre de vers le Nort allant vers ledit _Canada_. Le travers dudit Cap environ trois lieuës y a de profond cent brasses & plus, & n'est memoire de jamais avoir veu tant de Baillames que nous vimes celle journée le travers dudit Cap. Le lendemain jour nôtre Dame d'Aoust quinziéme dudit mois nous passames le détroit: la nuit devant, & le lendemain eumes conoissance des terres qui nous demeuroient vers le Su, qui est une terre à hautes montagnes à merveilles, dont le cap susdit de ladite ile que nous avons nommée _l'Ile de l'Assumption_, & un cap dédites hautes terres, gisent Est-nordEst, & Ouest Surouest, & y a entre eux vint-cinq lieuës, & voit-on les terres du Nort encore plus hautes que celle du Su à plus de trente lieuës. Nous rangeames lédites terres du Su d'empuis ledit jour jusques au Mardi midi que le vent vint Ouest, & mimes le cap au Nort pour aller querir lédites hautes terres que voyions: & nous étans là trouvames lédites terres unies & basses vers la mer & les montagnes de devers le Nort par-sus lédites basses terres, gisantes icelles Est & Ouest un quart de Surouest: & par les Sauvages qu'avions, nous a eté dit que c'étoit le commencement du _Saguenay_, & terre habitée, & que de là Venoit le cuivre rouge, qu'ilz appellent _Caquetdazé_. Il y a entre les terres du Su & celles du Nort environ trente lieues, & plus de deux cens brasses de parfond. Et nous ont lédits Sauvages certifié étre le chemin & commencement du grand fleuve de _Hochelaga_ & chemin de _Canada_, lequel alloit toujours en étroicissant jusques à _Canada_: & puis, que l'on trouve l'eau douce audit fleuve, qui va si long que jamais hommes n'avoit été au bout, qu'ils eussent ouï, & qu'autre passage n'y avoit que par bateaux. Et voyans leur dire, & qu'ils affermoient n'y avoir autre passage, ne voulut ledit Capitaine passer outre jusques à avoir veule reste & côte de vers le Nort, qu'il avoit obmis à voir depuis la baye saint Laurent pour aller voir la terre du Su, pour voir s'il y avoit aucun passage. _Retour du Capitaine Jacques Quartier vers la Bay sainct Laurent: Hippopotames: Continuation du voyage dans la grande riviere de_ Canada, _jusques à la riviere de_ Saguenay, _qui sont cent lieuës._ CHAP. VIII LE Mercredy dix-huictiéme jour d'Aoust ledit Capitaine fit retourner les navires en arriere, & mettre le cap à l'autre bord, & rangeames ladite côte du Nort, qui gist Nordest & Surouest, faisant un demi arc, qui est une terre fort haute, non tant comme celle du Su, & arrivames le Jeudy en sept iles moult hautes, que nommames _Les iles rondes_, qui sont environ quarante lieuës des terres du Su, & s'avancent hors en la mer trois ou quatre lieuës: le travers déquelles y a un commencement de basses terres pleines de beaux arbres, léquelles terres nous rangeames le Vendredy avec noz barques, le travers déquelles y a plusieurs bancs de sablon plus de deux lieues à la mer fort dangereux, léquels demeurent de basse mer: & au bout d'icelle basses terres (qui contiennent environ dix lieues) y a une riviere d'eau douce sortante à la mer, tellement qu'à plus d'une lieue de terre elle est aussi douce que eau de fontaine. Nous entrames en ladite riviere avec noz barques, & ne trouvames à l'entrée que brasse & demie. Il y a dedans ladite riviere plusieurs poissons qui ont forme de chevaux léquels vont à la terre de nuit, 7 de jour à la mer ainsi qu'il nous fut dit par noz deux Sauvages: & de cesdits poissons vimmes grand nombre dedans ladite riviere. Le lendemain vint-uniéme jour dudit mois au matin à l'aube du jour fimes voile, & porter le long de ladite côte tant que nous eumes conoissance de la reste d'icelle côte du Nort que n'avions veu, & de l'ile de l'Assumption que nous avions eté querir au partir de ladite terre: & lors que nous fumes certains que ladite côte étoit rangée, & qu'il n'y avoit nul passage, retournames à nos navires qui étoient édites sept iles, où il y a bonnes rades à dix-huit & vint brasses, & sablon: auquel lieu avons eté sans pouvoir sortir, ni faire voiles pour la cause des bruines & vens contraires, jusques au vint-quatriéme dudit mois, que nous appareillames, & avons eté par la mer chemin faisans jusques au vint-neufiéme dudit mois, que sommes arrivés à un hable de la côte du Su, qui est environ quatre-vint lieuës dédites sept Iles, lequel est le travers de trois iles petites, qui sont par le parmi du fleuve, & environ le mi-chemin dédites iles, & ledit hable devers le Nort, y a une fort grande riviere, qui est entre les hautes & basses terres, laquelle fait plusieurs bancs à la mer à plus de trois lieuës, qui est un païs fort dangereux, & sonne de deux brasses & moins, & à la choiste d'iceux bancs trouverez vint-cinq & trente brasses bort à bort. Toute cette côte du Nort git Nor-nordest, & Su-Surouest. Le hable devant-dit où posames, qui est à la terre du Su est hable de marée, & de peu de valeur. Nous le nommames _Les ileaux saint Jean_, parce que nous y entrames le jour de la Decollation dudit saint. Et auparavant qu'arriver audit hable y a une ile à l'Est d'icelui, environ cinq lieuës, où il n'y a point de passage entre terre & elle que par bateaux. Ledit hable des ileaux saint Jean asseche toutes les marées, & y marine l'eau de deux brasses. Le meilleur lieu à mettre navires est vers le Su d'un petit ilot qui est au parmi dudit hable bord audit ilot. Nous appareillames dudit hable le premier jour de Septembre pour aller vers _Canada_. Et environ quinze lieuës dudit hable à l'Ouest-Surouest y a trois iles au parmi dudit fleuve, le travers déquelles y a une riviere fort profonde & courante, qui est le riviere & chemin du Royaume & terre de _Saguenay_, ainsi que nous a eté dit par nos hommes du païs de _Canada_: & est icelle riviere entre hautes montagnes de pierre nuë, & sans y avoir que peu de terre, & nonobstant y croit grande quantité d'arbres, & de plusieurs sortes, qui croissent sur ladite pierre nuë, comme sur bonne terre. De sorte que nous y avons veu tel arbre suffisant à master navire de trente tonneaux aussi vert qu'il est possible, lequel étoit sus un roc, sans y avoir aucune saveur de terre. A l'entrée d'icelle riviere, trouvames quatre barques de _Canada_, qui étoient là venuës pour faire pécheries de Loups-marins, & autres poissons. Et nous étans posez dedans ladite riviere, vindrent deux dédites barques vers noz navires, léquelles venoient en une peur & crainte, de sorte qu'il en ressortit une, & l'autre approcha si prés, qu'ilz peurent entendre l'un de noz Sauvages, qui se nomma & fit sa conoissance, & les fit venir seurement à bord. Or maintenant laissons le Capitaine Jacques Quartier deviser avec ses sauvages au port de la riviere de _Saguenay_, qui est _Tadoussac_, & allons au devant de Champlein, lequel nous avons cy-dessus laissé à _Anticosti_ (qui est l'ile de l'Assumption) car il nous décrira _Tadoussac, & Saguenay_, selon le rapport des hommes du païs, au pardessus de ce qu'il a veu: voire encore nous dira-il la reception que leur auront fait les Sauvages à leur arrivée. En quoy si, rapportant les mots de l'Autheur, on trouve quelquefois un langage moins orné & poli, le Lecteur se souviendra que je n'y ay rien voulu changer: bien ay-je retrenché quelque chose de moins necessaire. Voici donc comme il continue le discours que nous avons laissé au chapitre sixiéme. _Voyage de Champlein depuis_ Anticosti, _jusques à_ Tadoussac: _Description de Gachepé, riviere de_ Mantane, _port de_ Tadoussac, _bayes des Moruës, Ile percée, Bay de Chaleur: Remarques des lieux, iles ports, bayes, sables, rocher, & rivieres qui sont à la bende du Nort en allant à la riviere de_ Saguenay _Description du port de_ Tadoussac, _& de ladite riviere de_ Saguenay. _Contradiction de Champlein._ CHAP. IX APRES avoir découvert _Anticosti_, le lendemain nous eumes conoissance de _Gachepé_, terre fort haute. C'est une baye du coté du Su, laquelle contient quelque sept ou huit lieuës de long & à son entrée quatre lieuës de large. Là y a une riviere qui va quelques trente lieues dans les terres. Ici est le commencement de la grande riviere de _Canada_, sur laquelle à la bande du Su y a la riviere _Mantanne_, laquelle va quelques dix-huit lieues dans les terres. Elle est petite & à soixante lieuës dudit _Gachepé_. Mais les Sauvages étans au bout d'icelle portent leurs canots (qui sont petits bateaux d'écorce) environ une lieuë par terre, & se viennent rendre en la Baye de Chaleur: par où ilz font des grans voyages. De ladite riviere de _Mantanne_ on vient vers le Pic où il y a vint-lieuës: & delà en traversant la riviere on vient à _Tadoussac_, d'où il y a quinze lieuës. C'est le chemin que nous suivimes en allant. Mais comme nous eumes là sejourné quelque temps, & aprés que nous fumes allé au saut de ladite grande riviere de _Canada_, nous retournames quelque nombre de _Tadoussac_ à _Gachepé_, & de là nous allames à la _Baye des Moruës_, laquelle peut tenir quelque trois lieuës de long, & autant de large à son entree: Puis vimmes à _l'ile percée_, qui est comme un rocher fort haut élevé des deux côtez, où il y a un trou par où les chaloupes & bateaux peuvent passer de haute mer, & de basse mer on peut aller de la grande terre à à ladite ile, qui n'en est qu'à quatre ou cinq cent pas. Et à l'environ d'icelle y a une autre ile dite _l'ile de Bonaventure_, & peut tenir de long demie lieuë: En tous léquels lieux se fait gran'pécherie de poisson sec & verd. Et passé ladite ile percée on vient à ladite Baye de Chaleur, qui va comme à l'Ouest-Sur-ouest quelques quatre-vint lieuës dans les terres, contenant au large en son entrée quelque quinze lieuës. Et disent les Sauvages qu'en icelle baye il y a une riviere qui va quelque vint lieuës dans les terres, au bout dequoy est un lac qui peut tenir quelques vint lieuës, auquel il y a fort peu d'eau, & qu'en Eté il asseche: auquel ilz trouvent (environ un pié dans la terre) une maniere de metal, qui ressemble à l'argent, & qu'en un autre lieu proche dudit lac il y a une autre mine de cuivre. Ayans trouvé ceux que nous cherchions à l'ile percée, nous retournames derechef à _Tadoussac_. Mais comme nous fumes à quelques trois lieuës du cap l'Evesque nous fumes contrairez d'une tourmente laquelle dura deux jours, qui nous fit relacher dedans une grande ance en attendant le beau temps. Le lendemain nous en partimes & fumes encores contrariez d'une autre tourmente: Ne voulans relacher, & pensans gaigner chemin nous fumes à la côte Nort le vint-huitiéme jour de Juillet mouiller l'ancre à une ance qui est fort mauvaise, &-cause des bancs de rochers qu'il y a. Cette ance est par les cinquante-uniéme degrés & quelques minutes. Le lendemain nous vimmes mouiller l'ancre proche d'une riviere qui s'appelle _Saincte Marguerite_, où il y a de pleine mer quelques trois brasses d'eau, & brasse & demie de basse mer; elle va assez avant. A ce que j'ay veu, dans terre du côté de l'Est il y a un saut d'eau qui entre dans ladite riviere, & vient de quelques cinquante ou soixante brasses de haut, d'où procede la plus grande part de l'eau qui descend dedans: A son entrée il y a un banc de sable, où il peut avoir de basse eau demie brasse. Toute la côte du côté de l'Est est sable mouvant, où il y a une pointe à quelque demie lieuë de ladite riviere, qui avance une demie lieuë en la mer: & du côté de l'Ouest il y a une petite ile: cedit lieu est par les cinquante degrez. Toutes ces terres sont tres-mauvaises remplies de sapins: la terre est quelque peu haute, mais non tant que celle du Su. A quelques trois lieuës de là nous passames proche d'une autre riviere laquelle sembloit estre fort grande, barrée neantmoins la pluspart de rochers. A quelques huit lieuës de là il y a une pointe qui avance une lieuë & demie à la mer, où il n'y a que brasse & demie d'eau. Passé cette pointe il s'en trouve une autre à quelque quatre lieues où il y a assez d'eau: Toute cette côte terre basse & sablonneuse. A quelques quatre lieues de là il y a une ance où entre une riviere, il y peut aller beaucoup de vaisseaux du côté de l'Ouest, c'est une pointe basse qui avance environ une lieuë en la mer. Il faut ranger la terre de l'Est comme de trois cens pas, pour pouvoir entrer dedans: Voila le meilleur port qui est en toute la côte du Nort, mais il fait fort dangereux y aller pour les basses, & bancs de sable qu'il y a en la pluspart De la côte pres de deux lieuës à la mer. On trouve à quelque six lieuës de là une bay, où il y a une ile de sable. Toute la dite bay est fort baturiere dans ladite baye & quelque quatre lieuës de là, il y a une belle ance où entre une riviere: Toute cette côte est basse & sabloneuse, il y descend un saut d'eau qui est grand. A quelques cinq lieuës de là il y a une pointe qui avance environ demie lieuë en la mer où il y a une ance, & d'une pointe à l'autre y a trois lieuës; mais ce n'est que batures où il y a peu d'eau. A quelque deux lieues il y a une plage où il y a un bon port, & une petite riviere, où il y a trois iles, & où des vaisseaux se pourroient mettre à l'abry. A quelques trois lieues de là il y a une pointe de sable qui avance environ une lieue, où au bout il y a un petit ilet. Puis allant à Lesquemin vous rencontrez deux petites iles basses, & un petit rocher à terre. Cesdites iles sont environ à demi lieuë de Lesquemin qui est un fort mauvais port, entourné de rochers, & asseché de basse mer, & faut variser pour entrer dedans au derriere d'une petite pointe de rocher, où il n'y peut qu'un vaisseau. Un peu plus haut, il y a une riviere qui va quelque peu dans les terres: c'est le lieu où les Basques font la péche des baleines. Pour dire verité le port ne vaut du tout rien. Nous vimmes de là audit port de _Tadoussac_. Toutes cédites terres ci-dessus sont basses à la côte, & dans les terres fort hautes. Elle ne sont si plaisantes ni fertiles que celles du Su, bien qu'elles soient plus basses. Ayans mouillé l'ancre devant le port de _Tadoussac_ à notre premiere arrivée, nous entrames dedans ledit port le vint-sixiéme jour de May. Il est fait comme une ance, gisant à l'entrée de la riviere de _Saguenay_, en laquelle il y a un courant d'eau & marée fort étrange, pour sa vitesse & profondité, où quelque fois il vient des vents impetueux léquels amenent avec eux de grandes froidures. L'on tient que ladite riviere a quelque quarante-cinq ou cinquante lieuës jusques au premier saut, & vient du côté de Nor-norouest. Ledit port de _Tadoussac_ est petit, où il ne pourroit que dix ou douze vaisseaux: mais il y a de l'eau assez à Est à l'abry de ladite riviere de _Saguenay_ le long d'une petite montagne, qui est préque coupée de la mer: le reste ce sont montagnes hautes élevées, où il y a peu de terre, sinon rochers & sables remplis de bois, de pins, ciprez, sapins, boulles, & quelques manieres d'arbres de peu: il y a un petit étang proche dudit port renfermé de montagnes couvertes de bois. A l'entrée dudit port il y a deux pointes, l'une du côté d'Ouest contenant une lieue en mer, qui s'appelle la poincte de sainct Matthieu; & l'autres du côté de Suest, contenant un quart de lieue, qui s'appelle la pointe de tous les diables, les vens du Su & Su-suest, & Su-surouest, frappent dedans ledit port. Mais de la pointe de sainct Matthieu jusques à ladite pointe de tous les diables, il y a prés d'une lieue: l'une & l'autre pointe asseche de basse mer. Quant à la riviere de Saguenay elle est tres-belle, & a une profondeur incroyable. Elle procede selon que j'ay entendu, d'un lieu fort haut, d'où descent un torrent d'eau d'une grande impetuosité; mais l'eau qui en vient, n'est point capable de faire un tel fleuve comme cetui-là, & faut qu'il y ait d'autres rivieres qui s'y dechargent: & y a depuis le premier saut, jusques au port de Tadoussac (qui est l'entrée de la dite riviere de Saguenay) quelques 40 ou 50 lieues, & une bonne lieue & demie de large au plus & un quart au plus étroit, qui fait qu'il y a grand courant d'eau. Toute la terre que j'ay veu ne sont que montagnes de rochers la pluspart, couvertes de bois de sapins, cyprez, & boulles, terre fort mal plaisante, où je n'ay point trouvé une lieuë de terre pleine, tant d'un côté que d'autre. Il y a quelques montagnes de sable & iles en ladite riviere, qui sont hautes élevées. En fin ce sont de vrays desert habitables tant seulement aux animaux & oyseaux; car je vous asseure qu'allant chasser par les lieux que me sembloient les plus plaisans, je ne trouvay rien qui soit, sinon de petits oyseaux qui sont comme rossignols & hirondelles, léquels y viennent en Eté; car autrement je croy qu'il n'y en a point, à cause de l'excessif froid qu'il y fait, cette riviere venant de devers le Nor-ouest. Les Sauvages me firent rapport, qu'ayant passé le premier saut d'où vient ce torrent d'eau, ilz passent huit autres sauts, & puis vont une journée sans en trouver aucun, puis passent autres six sauts, & viennent dedans un lac, où ilz peuvent faire à leur aise quelques douze à quinze lieuës. Audit bout du lac il y a des peuples qui sont cabannez: puis on entre dans trois autres rivieres, quelques trois ou quatre journées dans chacune, où au bout dédites riviere, il y a deux ou trois manieres de lacs, d'où prend sa source le _Saguenay_, de laquelle source jusques audit port de _Tadoussac_, il y a dix journées de leurs Canots. Au bord dédites rivieres, il y a quantité de cabanes, où il vient d'autres nations du côté du Nort troquer avec les Montagnais qui vont là, des peaux de castor & martre, avec autres marchandises que donnent les vaisseaux François audits Montagnés. Lédits Sauvages du Nort disent, qu'ilz voient une mer qui est salée. Voila ce qu'a écrit Champlein dés l'an six cens cinq, de la riviere de Saguenay. Mais depuis il dit en sa derniere relation que le port de _Tadoussac_, jusques à lamer que les Sauvages de _Saguenay_ decouvrent au Nort, il y a de quarante à cinquante journées; ce qui est bien éloigné des dix que maintenant il a dit. Or s'ilz font de douze à quinze lieuës par jour, voila plus de six cens lieuës tirant au nort: D'où je collige qu'il a eu tort de nous bailler une charte geographique de la Nouvelle-France, en laquelle ayant voulu suivre celle que les Anglois ont publiée de leur derniere découverte de l'an mille six cens onze, il s'est tout contrarié à ce qu'il écrit. Car depuis _Tadoussac_ jusques à cette mer (qui n'est point au Nort, mais à l'ouest du _Saguenay_) il n'y a pas deux cens lieuës. Et si on y veut aller par la riviere dite _Les trois rivieres_ en sa charte, il ne s'en trouve que six-vints. Et toutefois je ne voudrois aisement croire lédits Anglois, disans qu'il se trouve une mer dans les terres au cinquantiéme. Car il y a long temps qu'elle seroit découverte étant si voisine de _Tadoussac_, & en méme élevation. [Illustration] _Bonne reception faite aux François par le grand Sagamo des Sauvages de Canada: Leurs festins & danses: La guerre qu'ils ont avec les Iroquois._ CHAP. X LE vint-septiéme d'Avril nous fumes trouver les Sauvages à la pointe de sainct Matthieu, qui est à une lieue de _Tadoussac_, avec les deux Sauvages que mena le sieur du Pont de Honfleur, pour faire le rapport de ce qu'ils avoient veu en France, & de la bonne reception que leur avoit fait le Roy. Ayans mis pied à terre nous fumes à la cabanne de leur grand _Sagamo_, qui s'appelle _Anadabijou_, où nous le trouvames avec quelques quatre-vints ou cent de ses compagnons qui faisoient _Tabagie_ (qui veut dire festin) lequel nous receut fort bien selon la coutume du païs, & nous fit assoir aprés lui, & tous les Sauvages arangez les uns auprés des autres des deux côtez de la dite cabane. L'un des Sauvages que nous avions amené commença à faire sa harangue, de la bonne reception que leur avoit fait le Roy, & le bon traitement qu'ils avoient receu en France, & qu'ils s'asseurassent que sadite Majesté leur vouloit du bien, & desiroit peupler leur terre, & faire paix avec leurs ennemis (qui sont les Iroquois) ou leur envoyer des forces pour les veincre: en leur contant aussi les beaux chateaux, palais, maisons, & peuples qu'ils avoient veu, & nôtre façon de vivre. Il fut entendu avec un silence si grand, qu'il ne se peut dire de plus. Or aprés qu'il eut achevé sa harangue, ledit grand _Sagamo Anadabijou_ l'ayant attentivement ouï, il commença à prendre du petun, & en donner audit sieur du Pont, & à moy, & à quelques autres _Sagamos_ qui étoient auprés de lui. Ayant bien petuné, il commença à faire sa harangue à tous, parlant posément, s'arrétant quelquefois un peu, & puis reprenant sa parole, en leur disant: Que veritablement ilz devoient estre fort contens d'avoir sadite Majesté pour grand ami. Ilz répondirent, tous d'une voix, _ho, ho, ho_, qui est à dire, _oui, oui_. Lui continuant toujours sadite harangue, dit: Qu'il estoit fort aise que sadite Majesté peuplat leur terre, & fit la guerre à leurs ennemis, qu'il n'y avoit nation au monde à qui ilz voulussent plus de bien qu'aux François. En fin il leur fit entendre à tous le bien & utilité qu'ilz pourroient recevoir de sadite Majesté. Aprés qu'il eut achevé sa harangue, nous sortimes de sa cabanne, & eux commencerent à faire leur _Tabagie_ qu'ilz font avec des chairs d'Orignac (qui est comme Boeuf) d'Ours, de Loups-marins, & Castors, qui sont les viandes les plus ordinaires qu'ils ont & du gibier en quantité. Ils avoient huit ou dix chaudieres pleines de viandes au milieu de ladite cabanne, & étoient éloignez les uns des autres six pas & chacune a son feu. Ilz sont assis des deux côtez (comme j'ay dit cy-dessus) avec chacun son écuelle d'écorce d'arbre: & lors que la viande est cuite, il y en a un qui fait les partages à chacun dans lédites écuelles, où ilz mangent fort salement: car quand ils ont les mains grasses, ils les frottent à leurs cheveux faute de serviettes, ou bien au pois de leurs chiens dont ils ont quantité pour la chasse. Premier que leur viande fût cuite, il y en eut un qui se leva, & print un chien, & s'en alla sauter autour dédites chaudieres d'un bout de la cabanne à l'autre: Etant devant le grand _Sagamo_, il jetta son chien à terre de force, & puis tous d'une voix s'écrierent _ho, ho, ho_: ce qu'ayant fait s'en alla asseoir à sa place. En méme instant un autre se leva, & fit le semblable, continuant toujours jusques à ce que la viande fût cuite. Or aprés avoir achevé leur _Tabagie_, ilz commencerent à danser, en prenant les tétes de leurs ennemis, qui leur pendoient par derriere. En signe de rejouissance il y en a un ou deux qui chantent en accordant leurs voix par la mesure de leurs mains qu'ilz frappent sur leurs genoux, puis ilz s'arrétent quelquefois en s'écrians, _ho, ho, ho_, & recommencent à danser en soufflant, comme un homme qui est hors d'haleine. Ilz faisoient cette rejouissance pour la victoire par eux obtenuë sur les Iroquois, dont ilz en avoient tué quelques cent, auquels ilz coupperent les tétes, qu'ils avoient avec eux pour leur ceremonie. Ils estoient trois nations quand ilz furent à la guerre, les Etechemins, Algoumequins, & Montagnais au nombre de mille, qui allerent faire la guerre audits Iroquois qu'ilz rencontrerent à l'entrée de la riviere dédits Iroquois, & en assomerent une centaine. La guerre qu'ilz font n'est que par surprise, car autrement ils auraient peur, & craignent trop lédits Iroquois, qui sont en plus grand nombre que lédits Montagnais, Etechemins, & Algoumequins. Le vint-huitiéme jour dudit mois ilz se vindrent cabanner audit port de _Tadoussac_ où étoit nôtre vaisseau. A la pointe du jour leurdit grand _Sagamo_ sortit de sa cabanne, allant autour de toutes les autres cabannes, en criant à haute voix, qu'ils eussent à déloger pour aller à _Tadoussac_, où étoient leurs bons amis. Tout aussi-tôt un chacun d'eux deffit sa cabanne en moins d'un rien, & ledit grand Capitaine le premier commença à prendre son canot, & le porter à la mer où il embarqua sa femme & ses enfans, & quantité de fourrures, & se mirent ainsi prés de deux cens canots, qui vont étrangement, car encore que nôtre chalouppe fût bien armée, si alloient-ilz plus vite que nous. Ils étoient au nombre de mille personnes tant d'hommes que femmes & enfans. [Illustration] _La rejouissance que font les Sauvages aprés qu'ils ont eü victoire sur leurs ennemis; Leurs humeurs: Sont malicieux; Leur croyances & faulse opinions. Que leurs devins parlent visiblement aux Diables._ CHAP. XI LE neufiéme jour de Juin les Sauvages commencerent à se réjouir tous ensemble & faire leur _Tagagie_, comme j'ay dit ci-dessus' & danser, pour ladite victoire qu'ils avoient obtenue contre leurs ennemis. Or apres avoir fait bonne chere, les Algoumequins, une des trois nations, sortirent de leurs Cabannes, & se retirerent à part dans une place publicque, firent arrenger toutes leurs femmes & filles les unes prés des autres, & eux se mirent derriere chantans tous d'une voix comme j'ay dit ci-devant. Aussi-tôt toutes les femmes & filles commencerent à quitter leurs robbes & peaux, & se mirent toutes nues montrans leur nature, neantmoins parées de _Matachia_ qui sont patenôtres & cordons entre-lassez faits de poil de Por-épic, qu'ils teindent de diverses couleurs. Aprés avoir achevé leurs chants, ilz dirent tous d'une vois, _ho, ho, ho_. A méme instant toutes les femmes & filles se couvrirent de leurs robbes (car elles les jettent à leurs piés) & s'arréterent quelque peu: & puis aussi tôt recommençans à chanter elles laisserent aller leurs robbes comme auparavant. Or en faisant cette danse, le _Sagamo_ des Algoumequins qui s'appelle _Besouat_, étoit assis devant lédites femmes & filles, au milieu de deux batons où étoient les tétes de leurs ennemis pendues: quelquefois il se levoit & s'en alloit haranguant & disant aux Montagnés & Etechemins, voyez comme nous nous rejouissons de la victoire que nous avons obtenue de nos ennemis, il faut que vous en faciés autant, afin que nous soyons contens: puis tous ensemble disoient _ho, ho, ho_. Retourné qu'il fut en sa place, le grand _Sagamo_ avec tous ses compagnons dépouillerent leurs robbes estans tout nuds (hors-mis leur nature qui est couverte d'une petite peau) & prindrent chacun ce que bon leur sembla, comme _Matachia_, haches, épées, chauderons, graisses, chair d'Orignac, Loup-main: bref chacun avoit un present qu'ils allerent donner aux Algoumequins. Aprés toutes ces ceremonies la danse cessa, & lédits Algoumequins hommes & femmes emporterent leurs presens & leurs cabannes. Ilz firent encore mettre deux hommes de chacune nation des plus dispos qu'ilz firent courir & celui qui fut le plus vite à la course eut un present. Tous ces peuples sont tous d'une humeur assez joyeux, ilz rient le plus souvent, toutefois ilz sont quelque peu Saturniens; Ilz parlent fort posément, comme se voulans bien faire entendre, & s'arrétent aussi-tôt en songeant une grande espace de temps, puis reprennent leur parole. Ils usent bien souvent de cette façon de faire parmi leurs harangues au conseil, où il n'y a que les plus principaux, qui sont les anciens; Les femmes & enfans n'y assistent point. Ce sont la pluspart gens qui n'ont point de loy, selon que j'ay peu voir & m'informer audit grand _Sagamo_, lequel me dit: Qu'ilz croyent veritablement qu'il y a un Dieu qui a creé toutes choses. Et lors je lui dis, Puis qu'ilz croyent à un seul Dieu: Comment est-ce qu'il les avoit mis au monde, & d'où ils étoient venus? Il me répondit. Apres que Dieu eut fait toutes choses, il print quantité de fleches, & les mit en terre, d'où sortit hommes & femmes; qui ont multiplié au monde jusques à present, & sont venus de cette façon. Je lui répondis que ce qu'il disoit étoit faux: mais que veritablement il y avoit un seul Dieu, qui avoit creé toutes choses en la terre & aux cieux. Voyant toutes ces choses si parfaites, sans qu'il y eût personne qui gouvernât en ce monde, il print du limon de la terre, & en crea Adam nôtre premier Pere, & comme il sommeilloit, Dieu print une de ses côtes, & en forma Eve, qu'il lui donna pour compagne, & que c'étoit la verité qu'eux & nous étions venus de cette façon, & non de fleches comme ilz croyoient. Il ne me dit rien, sinon: Qu'il avouoit plutôt ce que je lui disois, que ce qu'il me disoit. Je luy demanday aussi s'il ne croyoit point qu'il y eût un autre qu'un seul Dieu. Il me dit que leur croyance étoit: Qu'il y avoit un seul Dieu, un Fils, une Mere & le Soleil, qui étoient quatre. Neantmoins que Dieu étoit pardessus tous; mais que le Fils étoit bon. Je luy remontray son erreur selon nôtre Foy, enquoy il adjouta quelque peu de creance. Je lui demanday s'ilz n'avoient point veu, ni ouï dire à leurs ancestres que Dieu fût venu au monde: Il me dit, Qu'il ne l'avoit point veu: mais qu'anciennement il y eut cinq hommes qui s'en allerent vers le Soleil couchant, léquels rencontrerent Dieu, qui leur demanda, Où allez-vous? Ils disent, Nous allons chercher nôtre vie: Dieu leur répondit, Vous la trouverés ici. Ilz passerent plus outre, sans faire état de ce que Dieu leur avoit dit, lequel print une pierre & en toucha deux, & furent transmués en pierre, & dit derechef aux trois autres, Où allez-vous; & ilz respondirent comme à la premiere fois: & Dieu leur dit derechef, Ne passez plus outre, vous la trouveréz ici: Et voyans qu'il ne leur venoit rien, ilz passerent outre; & Dieu print deux batons & il en toucha les deux premiers, qui furent transmués en batons, & le cinquiéme s'arréta, ne voulant passer plus outre. Et Dieu lui demanda derechef, Où vas tu? Je vois chercher ma vie: Demeure, & tu la trouveras: Il demeura sans passer plus outre, & Dieu lui donna de la viande, & en mangea: Aprés avoir fait bonne chere, il retourna avec les autres Sauvages, & leur raconta tout ce que dessus. Il me dit aussi, Qu'une autre fois il y avoit un homme qui avoit quantité de _Tabac_ (qui est une herbe dequoy ilz prennent la fumée) & Dieu vint à cet homme, & lui demanda où étoit son petunoir: l'homme print son petunoir, & le donna à Dieu, qui petuna beaucoup. Aprés avoir bien petuné, Dieu rompit ledit petunoir en plusieurs pieces & l'homme lui demanda, Pourquoy as-tu rompu mon petunoir, & tu vois bien que je n'en ay point d'autre; & Dieu en print un qu'il avoit & le lui donne, lui disant: en voila un que je te donne, porte-le à ton grand _Sagamo_, qu'il le garde & s'il le garde bien, il ne manquera point de chose quelconque, ni tous ses compagnons: ledit homme print le petunoir, qu'il donna à son grand _Sagamo_, lequel tandis qu'il l'eut, les Sauvages ne manquerent de rien de monde: Mais que du depuis ledit _Sagamo_ avoit perdu ce petunoir, qui est l'occasion de la grande famine qu'ils ont quelquefois parmi eux. Je lui demanday s'il croyoit tout cela. Il me dit qu'ouï, & que c'étoit verité. Or je croy que voila pourquoy ilz disent que Dieu n'est pas trop bon. Mais je luy repliquay & lui dis, Que Dieu étoit tout bon, & que sans doute c'étoit le diable qui s'étoit montré à ces hommes là, & que s'ils croyoient comme nous en Dieu, ilz ne manqueroient de ce qu'ils auroient besoin. Que le Soleil qu'ilz voyent, la Lune & les Etoiles avoient eté creés de ce grand Dieu, qui a fait le ciel & la terre, & n'ont nulle puissance que celle que Dieu leur a donnée: Que nous croyons en ce grand Dieu, qui par sa bonté nous voit envoyé son cher Fils, lequel conceu du sainct Esprit, print chair humaine dans le ventre virginal de la Vierge Marie, ayant été trente-trois ans en terre, faisans une infinité de miracles, ressuscitant les morts, guerissant les malades, chassant les diable, illuminant les aveugles enseignat aux hommes la volonté de Dieu son Pere, pour le servir, honorer, & adorer, a épandu son sang, & souffert mort & passion pour nous & pour noz pechez, & racheté le genre humain, étant enseveli & ressuscité, descendu aux enfers, & monté au ciel, où il est assis à la dextre de Dieu son Pere, Que c'étoit la croyance de tous les Chrétiens, qui croyoient au Pere, au Fils, & au sainct Esprit, qui ne sont pourtant trois Dieux, mais un méme, & un seul Dieu en une Trinité en laquelle il n'y a point de plutôt, ou d'aprés, rien de plus grand ne de plus petit. Que la Vierge Marie mere du Fils de Dieu, & tous les hommes & femmes qui ont vécu en ce monde, faisans les commandemens de Dieu, & ont enduré martyre pour son nom, & qui par la permission de Dieu ont fait des miracles, & sont saints au ciel en son Paradis, prient tous pour nous cette grande Majesté divine, de nous pardonner noz fautes & noz pechez que nous faisons contre sa loy & ses commandemens, & par noz prieres que nous saisons à la divine Majesté, il nous donne ce que nous avons besoin, & le diable n'a nulle puissance sur nous: & ne nous peut faire de mal. Que s'ils avoient cette croyance, ilz seroient comme nous, que le diable ne leur pourroit plus faire de mal, & ne manqueroient de ce qu'ils auroient besoin. Alors ledit _Sagamo_ me dit, qu'il vouloit ce que je disois. Je lui demanday de quelle ceremonie ils usoient à prier leur Dieu: Il me dit, Qu'ilz n'usoient point autrement de ceremonies, sinon qu'un chacun prioit en son coeur comme il vouloit: Voila pourquoy je croy qu'il n'y a aucune loy parmi eux, & vivent la pluspart comme bétes brutes, & croy que promptement ilz seroient reduits bons Chrétiens si l'on habitoit leurs terres, ce qu'ilz désiroient la pluspart. Ils ont parmi eux quelques Sauvages qu'ils appellent _Pilotoua_, qui parlent au Diable visiblement, & leur dit ce qu'il faut qu'ilz facent, tant pour la guerre que pour autres choses, & que s'il leur commandoit qu'ils allassent mettre en execution quelque entreprise, ou tuer un François, ou un autre de leur nation, ils obeiroient aussi-tôt à son commandement. Aussi ilz croyent que tous les songes qu'ilz sont veritable; & de fait, il y en a beaucoup qui disent avoir veu & songé choses qui aviennent ou aviendront: Mais pour en parler avec verité, ce sont visions du diable, qui les trompe & seduit. _Comme le Capitaine Jacques Quartier par de la riviere de_ Saguenay _pour chercher un port, & s'arrete à Sainte-Croix: Poissons inconnus: Grandes Tortues: Ile aux Coudres: Ile d'Orleans: Rapport de la terre du païs: Accueil des François par les Sauvages: Harangue des Capitaines Sauvages._ CHAP. XII LAISSONS maintenant Champlein faire la _Tabagie_, & discourir avec les _Sagamos Anadabijou & Bezouat_, & allons reprendre le Capitaine Jacques Quartier, lequel nous veut mener à mont la riviere de _Canada_ jusques à Sainte-Croix lieu de sa retraite, où nous verrons quelle chere on lui fit, & ce qui lui avint parmi ces peuples nouveaux (j'entens nouveaux, parce qu'avant lui jamais aucun n'étoit entré seulement en cette riviere). Voici donc comme il poursuit. Le deuxiéme jour de Septembre nous sortimes hors de ladite riviere pour faire le chemin vers _Canada_, & trouvames la marée fort courante & dangereuse, pour ce que devers le su de ladite riviere y a deux iles à l'entour déquelles à plus de trois lieuës n'y a que deux ou trois brasses semées de groz perrons comme tonneaux & pippes, & les marées decevantes par entre lédites iles: de sorte que cuidames y perdre nôtre gallion, sinon le secours de noz barques, & à la choiste dédits plateis (_c'est à dire, à la cheute dédits rochers_) y a de profond trente brasses & plus. Passé ladite riviere de _Saguenay_, & lédites iles environ cinq lieuës vers le Sur-ouest y a une autre ile vers le Nort, aux côtez de laquelle y a de moult hautes terres, le travers déquelles cuidames poser l'ancre pour étaller l'Ebe, & n'y peumes trouver le fond à six-vints brasses & un trait d'arc de terre, de sorte que fumes contraints de retourner vers ladite ile, où passames trente-cinq brasses & beau fond. Le lendemain au matin fimes voiles, & appareillames pour passer outre, & eumes conoissance d'une sorte de poissons, déquels il n'est memoire d'homme avoir veu, ni ouï Lédits poissons sont aussi gros comme Moroux, sans avoir aucun estoc, & sont assez faits par corps, & téte de la façon d'un levrier, aussi blancs comme neige, sans aucune tache, & y en a moult grand nombre dedans ledit fleuve, qui vivent entre la mer & l'eau douce. Les gens du païs les nomment _Adhothuis_, & nous ont dit qu'ilz sont fort bons à manger, & si nous ont affermé n'y en avoir en tout ledit fleuve ni païs qu'en cet endroit. Le sixiéme jour dudit mois avec bon vent fimes courir à-mont ledit fleuve environ quinze lieuës, & vimmes poser à une ile qui est bort à la terre du Nort, laquelle fait une petite baye & couche de terre, à laquelle y a un nombre inestimable de grandes tortuës, qui sont les environs d'icelle ile. Pareillement par ceux du païs se fait és environs d'icelle ile grande pécherie de _Adhothuis_ ci-devant écrits. Il y a aussi grand courant és environs de ladite ile, comme devant Bourdeaux, de flot & ebe. Icelle ile contient environ trois lieuës de long,& deux de large, & est une fort bonne terre & grasse, pleine de beaux & grands arbres de plusieurs sortes; & entre autres y a plusieurs Coudres franches que touvames fort chargez de noizilles aussi grosses & de meilleur saveur que les nôtres, mais un peu plus dures. Et par-ce la nommames _l'ile és Coudres._ Le septiéme jour dudit mois jour de nôtre Dame, apres avoir oui la Messe, nous partimes de ladite ile pour aller à-mont ledit fleuve, & vimmes à quatre iles qui étoient distantes de ladite ile és Coudres de sept à huit lieues, qui est le commencement de la terre & province de _Canada_: déquelles y en a une grande environ dix lieues de long, & cinq de large, où il y a gens demourans qui font grande pécherie de tous les poissons qui sont dans ledit fleuve selon les saisons, dequoy sera fait ci-apres mention. Nous étans posez à l'ancre entre icelle grande ile & la terre du Nort, fumes à terre & portames les deux hommes que nous avions prins le precedent voyage & trouvames plusieurs gens du païs, léquels commencerent à fuir, & ne voulurent approcher jusques à ce que dédits deux hommes commencerent à parler & leur dire qu'ils étoient _Taiguragni, & Domagaya_, & lors qu'ils eurent conoissance d'eux commencerent à faire grand'chere dansans & faisans plusieurs ceremonies, & vindrent partie des principaux à noz bateaux, léquels nous apporterent force anguilles, & autres poissons, avec deux ou trois charges de gros mil, qui est le pain duquel ilz vivent en ladite terre, & plusieurs gros melons. Et icelle journée vindrent à noz navires plusieurs barques dudit païs chargées de gens tant hommes que femmes pour faire chere à noz deux hommes, léquels furent tous bien receuz par ledit Capitaine qui les fétoya de ce qu'il peut. Et pour faire sa conoissance leur donna aucuns petits presens de peu de valeur, déquels se contenterent fort. Le lendemain le Seigneur de _Canada_ nommé _Donnacona_ en nom, & l'appellant pour Seigneur _Agouhanna_, vint avec deux barques accompagné de plusieurs gens devant noz navires, puis en fit retirer en arriere dix, & vint seulement avec deux à bord dédits navires accompagné de seize hommes & commença ledit _Agouhanna_ le travers du plus petit de noz navires à faire une predication & prechement à leur mode en demenant son corps & membres d'une merveilleuse sorte, qui est une ceremonie de joye & asseurance. Et lors qu'il fut arrivé à la nef generale où étoient lédits _Taiguragni, & Domagaya_, parla ledit seigneur à eux, & eux à lui, & lui commencerent à conter ce qu'ils avoient veu en France, &le bon traitement qui leur avoit eté fait, dequoy fut ledit seigneur fort joyeux, & pria le Capitaine de lui bailler ses bras pour les baisers & accoller, qui est leur mode de faire chere en ladite terre. Et lors le Capitaine entra dedans la barque dudit _Agouhanna_, & commanda qu'on apportât pain & vin pour faire boire & manger ledit Seigneur & sa bende. Ce qui fut fait. Dequoy furent fort contens: & pour lors ne fut autre present fait audit Seigneur, attendant lieu & temps. Aprés léquelles choses faites se departirent les uns des autres, & prindrent congé, & se retira ledit _Agouhanna_ à ses barques, pour soy retirer & aller en son lieu. Et pareillement ledit Capitaine fit apporter noz barques pour passer outre, & aller à-mont ledit fleuve avec le flot pour chercher hable & lieu de sauveté, pour mettre les navires, & fumes outre ledit fleuve environ dix lieuës côtoyant ladite ile, & au bout d'icelle trouvames un affourc d'eau fort beau & plaisant, auquel lieu y a une petite riviere, & hable de basse marinant de deux à trois brasses, que trouvames lieu à nous propice pour mettre nosdites navires à sauveté. Nous nommames ledit lieu SAINTE-CROIX, par ce que ledit jour y arrivames. Auprés d'icelui lieu y a un peuple dont est Seigneur ledit _Donnacona_ & y est sa demeure, laquelle se nomme _Stadaconé_, qui est aussi bonne terre qu'il soit possible de voir & bien fructiferante, pleine de moult beaux arbres de la nature & sorte de France, comme Chénes, Ormes, Fraines, Noyers, Pruniers, Ifs, Cedres, Vignes, Aubépines, qui portent fruit aussi gros que prunes de Damas, & autres arbres, souz léquels croit aussi bon Chanve que celui de France, lequel vient sans semence ni labeur. Aprés avoir visité ledit lieu, & trouvé étre convenable, se retira ledit Capitaine & les autres dedans les barques pour retourner aux navires. Et ainsi que sortimes hors ladite riviere, trouvames au devant de nous l'un des Seigneurs dudit peuple de _Stadaconé_ accompagné de plusieurs gens tant hommes que femmes, lequel Seigneur commença à faire un prechement à la façon & mode du païs, qui est joye & asseurance, &les femmes dansoient & chantoient sans cesse étans en l'eau jusques aux genoux. Le capitaine voyant leur mon amour & bon vouloir, fit approcher la barque où il étoit & leur donna des couteaux & petites patenotres de verre, dequoy menerent une merveilleuse joye: de sorte que nous étans départis d'avec eux distans d'une lieuë ou environ, les oyions chanter, danser, & mener féte de nôtre venuë. _Retour du Capitaine Jacques Quartier à l'ile d'Orleans, par lui nommée_ l'ile de Bacchus, & _ce qu'il y trouva: Balises fichées au port Sainte Croix. Forme d'alliance: Navire mis à sec pour hiverner: Sauvages ne trouvent bon que le Capitaine aille en_ Hochelaga: _Etonnement d'iceux au bourdonnement des Canons._ CHAP. XIII LA saison s'avançoit des-ja fort & pressoit le Capitaine Jacques Quartier de chercher une retraite pour l'hiver, ce qui le faisoit hâter, se trouvant en païs inconnu, où jamais aucun Chrétien n'avoit été: puis il vouloit voir une fin à la découverte de cette grande riviere de _Canada_, dans laquelle jamais nos mariniers n'étoient entrez, cuidans (à cause de son incroyable largeur) que ce fust un golfe & pour ce ledit Capitaine Quartier ne s'arréta gueres ni en la riviere de _Saguenay_, ni és iles aux Coudres & d'Orleans (ainsi s'appelle aujourd'hui celle où il mit en terre les deux sauvages qu'il avoit r'amené de France) il passa donc chemin sans perdre temps, & ayant rencontré un lieu assez commode pour loger ses navires (ainsi que nous avons n'agueres veu) il delibere de s'y arréter. Et pour-ce retourna querir les navires qu'il avoit laissés en ladite ile d'Orleans, comme nous verrons par la suite de son histoire, laquelle il continuë ainsi: Aprés que nous fumes arrivez avec les barques ausditz navires, & retournez de la riviere Sainte-Croix, le Capitaine commanda appréter lédites barques pour aller à terre à ladite ile voir les arbres (qui sembloient à voir fort beaux & la nature de la terre d'icelle), ce qui fut fait. Et etans à la dite ile, la trouvames pleine de fort beaux arbres, comme Chénes, Ormes, Pins, Cedres, & autres bois de la sorte des nôtres, & pareillement y trouvames force vignes, ce que n'avions veu par ci-devant en toute la terre. Et pour ce la nommames _l'ile de Bacchus_: Icelle ile tient de longueur environ douze lieuës, & est moult belle terre & unie, pleine de bois, sans y avoir aucun labourage, sors qu'y a petites maisons, où ilz font pécherie, comme par ci-devant est fait mention. Le lendemain partimes avec nosditz navires pour les mener audit lieu de Sainte-Croix, & y arrivames le lendemain quatorziéme dudit mois, & vindrent au-devant de nous léditz _Donnacona, Taiguragni, & Domagaya_, avec vint-cinq barques chargées de gens, & alloient audit _Stadaconé_ où est leur demeurance: & vindrent tous à noz navires faisans plusieurs signes de joye, fors les deux homme qu'avions apporté, sçavoir _Taiguragni & Domagaya_, léquels étoient tout changez de propos & de courage, & ne voulurent entrer dans nodits navires, nonobstant qu'ils en fussent plusieurs fois priez: dequoy eumes aucune deffiance. Le Capitaine leur demanda s'ilz vouloient aller (comme ilz lui avoient promis) avec lui à _Hochelaga_: & ilz répondirent qu'ouy, & qu'ils étoient deliberez d'y aller: & alors chacun se retira. Et le lendemain quinziéme dudit mois le Capitaine accompagné de plusieurs de ses gens fut à terre pour faire planter balises & merches, pour plus seurement mettre les navires à seureté. Auquel lieu trouvames & se rendirent audevant de nous grand nombre de gens du païs: & entre autres lédits _Donnacona_, noz deux hommes & leur bende, léquels se tindrent à part sous une pointe de terre, qui est sur le bord dudit fleuve, sans qu'aucun d'eux vint environs nous, comme les autres qui n'étoient de leur bende faisoient. Et apres que ledit Capitaine fut averti qu'ils y étoient, commanda à partie de ses gens aller avec lui, & furent vers eux souz ladite pointe, & trouverent Lédits _Donnacona, Taiguragni, Domagaya,_ & autres. Et apres s'étre entresaluez, s'avança ledit _Taiguragni_ de parler, & dit au Capitaine que ledit seigneur _Donnacona_ etoit marri dont ledit Capitaine & ses gens, portoient tant de battons de guerre, parce que de leur part n'en portoient nuls. Aquoy répondit le Capitaine que pour sa marrison ne laisseroit à les porter, & que c'étoit la coutume de France, & qu'il le sçavoit bien. Mais pour toutes ces paroles ne laisserent lédits Capitaine & _Donnacona_ de faire grand'chere ensemble. Et lors apperceumes que tout ce que disoit ledit _Taiguragni_ ne venoit que de lui & son compagnon. Car avant que partir dudit lieu firent une asseurance ledit Capitaine & Seigneur de sorte merveilleuse. Car tout le peuple dudit _Donnacona_ ensemblement jetterent & firent trois cris à pleine voix, que c'étoit chose horrible à ouir. Et à tant prindrent congé les uns des autres. Le lendemain seziéme dudit mois nous mimes noz deux plus grandes navires dedans ledit hable & riviere, où il y de pleine mer trois brasses, 7 de basse eau demie-brasse, & fut laissé le gallion dedans la rade pour mener à _Hochelaga_. Et tout incontinent que lédits navires furent audit hable à sec se trouverent devant lédits navires lédits _Donnacona, Taiguragni & Domagaya_, avec plus de cinq cens personnes tant hommes, femmes, qu'enfans. Et entra ledit Seigneur avec dix ou douze autres des plus grands personnages, léquels furent par ledit Capitaine & autres, fétoyez & receuz selon leur état, & leur furent donnez aucuns petits presens: & fut par _Taiguragni_ dit audit Capitaine que ledit seigneur étoit marri dont il alloit à _Hochelaga_, & que ledit seigneur ne vouloit point que lui qui parloit allant avec lui, comme il avoit promis, parceque la riviere ne valoit rien (_c'est une façon de parler des Sauvages, pour dire qu'elle est dangereuse, comme de verité elle est, passé le lieu de Sainte-Croix._) Aquoy fit réponse ledit Capitaine, que pour tout ce ne laisseroit d'y aller s'il luy estoit possible, parce qu'il avoit commandement du Roy son maitre d'aller au plus avant qu'il lui seroit possible: mais si ledit _Taiguragni_ y vouloit aller, comme il avoit promis, qu'on lui feroit present dequoy il seroit content, & grand'chere, & & qu'ilz ne feroit seulement qu'aller voir _Hochelaga_, puis retourner. A quoy répondit ledit _Taiguragni_ qu'il n'iroit point. Lors se retirerent en leurs maisons. Le lendemain dix-septiéme dudit mois ledit _Donnacona_ & les autres revindrent comme devant, & apporterent force anguilles & autres poissons, duquel se fait grande pécherie audit fleuve, comme sera ci-apres dit. Et lors qu'ilz furent arrivez devant nodits navires, ilz commencerent à danser & chanter comme ils avoient de coutume, & aprés qu'ils eurent ce fait, fit ledit _Donnacona_ mettre tous ses gens d'un côté, & fit un cerne sur le sablon, & y fit mettre ledit Capitaine, & ses gens, puis commença une grande harangue tenant une fille d'environ de l'aage de dix ans en l'une de ses mains, puis la vint presenter, audit Capitaine, & lors tous les gens dudit seigneur se prindrent à faire trois cris en signe de joye & alliance, puis derechef presenta deux petits garçons de moindre aage l'un aprés l'autre, déquels firent telz cris & ceremonies que devant. Duquel present fut ledit Seigneur par ledit Capitaine remercié. Et lors _Taiguragni_ dit audit Capitaine que la fille étoit la propre fille de la soeur dudit Seigneur, & l'un des garçons frere de lui qui parloit: & qu'on les lui donnoit sur l'intention qu'il n'allat point à _Hochelaga_. Lequel Capitaine répondit que si on les lui avoit donné sur cette intention, qu'on les reprint, & que pour rien il ne laisseroit à aller audit _Hochelaga_, par-ce qu'il avoit commandement de ce faire. Sur léquelles paroles _Domagaya_ compagnon dudit _Taiguragni_ dit audit Capitaine que ledit sieur luy avoit donné lédits enfans pour bon amour, & en signe d'asseurance, & qu'il étoit content d'aller avec ledit Capitaine à _Hochelaga_: dequoy eurent grosses paroles dédits _Taiguragni, & Domagaya_. Dont apperceumes que ledit _Taiguragni_ ne valoit rien, & qu'il ne songeoit que trahison, tant par ce, qu'autres mauvais tours que lui avions veu faire. Et fit ce ledit Capitaine fit mettre lédits enfans dedans les navires, & apporter deux épées, un grand bassin d'airain, plain, & un ouvré à laver les mains, & en fit present audit _Donnacona_, qui fort s'en contenta, & remercia ledit Capitaine, & commanda à tous ses gens chanter & danser: & pria le Capitaine faire tirer une piece d'artillerie, par ce que _Taiguragni & Domagaya_ lui en avoient fait féte, & aussi que jamais n'en avoient veu ni ouï. Lequel Capitaine répondit qu'il en étoit content, & commanda tirer une douzaine de barges avec leurs boulets le travers du bois qui croit joignant lédits navires & hommes Sauvages; dequoy furent tous si étonnez qu'ils pensoient que le ciel fût cheu sur eux, & se prindrent à hurler & hucher si tresfort, qu'il sembloit qu'enfer y fût vuidé. Et auparavant qu'ilz se retirassent ledit _Taiguragni_ fit dire par interposées personnea que les compagnons du gallion léquels étoient en la rade, avoient tué deux de leurs gens de coups d'artillerie, dont se retirerent tous si à grand hâte qu'il sembloit que les voulussions tuer. Ce qui ni se trouva verité: car durant ledit jour ne fut dudit gallion tirée artillerie. _Ruse inepte des Sauvages pour détourner le Capitaine Jacques Quartier du voyage en_ Hochelaga: _Comme ilz figurent le diable: Depart de Champlein de Tadoussac pour aller à Sainte-Croix: Nature & rapport du païs: Ile d'Orleans._ Kebec: _Diamans audit_ Kebec: _Riviere de_ Batiscan. CHAP. XIV JE ne trouve en tout ce discours le sujet pourquoy les Sauvages de _Canada_ habituez prés saincte Croix ne vouloient que le Capitaine Quartier allât en _Hochelaga_ qui est vers le saut de la grande riviere. Neantmoins je pense que c'étoient leurs ennemis, & pour ce n'avoient point ce voyage agreable: ou bien ilz craignoient que ledit Capitaine ne les abandonnât, & allât demeurer en _Hochelaga_. Et pour ce voyans que pour leurs beaux ïeux icelui Capitaine ne vouloit differer son entreprise, ilz s'aviserent d'une ruse grossiere (de verité) envers nous, qui sommes armez de bouclier de la foy, mais qui n'est impertinente entre eux & leurs semblables. Voici donc ce que l'Autheur en dit: Le dix-huitiéme jour dudit mois de Septembre pour nous cuider toujours empecher d'aller à _Hochelaga_, songerent un grande finesse, qui fut telle: ilz firent habiller trois hommes en la façon de trois diables, léquelz étoient vétus de peaux de chiens noirs & blancs, & avoient cornes aussi longues que le bras, & étoient peints par le visage de noir comme charbon: & les firent mettre dans une de leurs barques à nôtre non sceu. Puis vindrent avec leur bende comme avoient de coutume, auprés de noz navires, & se tindrent dedans le bois sans apparoitre environ deux heures attendans que l'heure & marée fût venue pour l'arrivée de ladite barque: à laquelle heure sortirent tous, & se presenterent ainsi qu'ilz vouloient faire. Et commença _Taiguragni_ à saluer le Capitaine, lequel luy demanda s'il vouloit avoir le bateau. A quoy lui répondit ledit _Taiguragni_ que non pour l'heure, mais que tantôt il entreroit dedans lédits navires. Et incontinent arriva ladite barque, où étoient léditz trois hommes apparoissans étre trois diables, ayans de grande cornes sur leurs tétes, & faisoit celui du milieu, en venant, un merveilleux sermon, & passérent le long de noz navires avec leurdite barque, sans aucunement tourner leur veuë vers nous, & allerent assener & donner en terre avec leurdite barque, & tout incontinent ledit _Donnacona_ & ses gens prindrent ladite barque & lédits hommes léquelz s'étoient laissé choir au fond d'icelle, comme gens morts, & porterent le tout ensemble dans le bois, qui estoit distant dédites navires d'un jet de pierre, & ne demeura une seule personne que tous ne se retirassent dedans ledit bois. Et eux étans retirez commencerent une predication & prechement que nous oyions de noz navires, qui dura environ demie heure. Aprés laquelle sortirent lédits _Taiguragni & Domagaya_ dudit bois marchans vers nous ayans les mains jointes & leurs chappeaux souz leurs coudes, faisans une grande admiration. Et commença le dit _Taiguragni_ à dire, Jesus Maria, Jacques Quartier regardant le ciel comme l'autre. Et le Capitaine voyant leurs mines & ceremonies leur commença à demander qu'il y avoit, & que c'étoit qui étoit survenu de nouveau, léquelz répondirent qu'il y avoit de piteuses nouvelles, en disant, Nenni est-il bon (c'est à dire qu'elles ne sont pas bonnes). Et le Capitaine leur demanda derechef que c'étoit. Et ilz lui dirent que leur dieu nommé _Cudouagni_ avoit parlé à _Hochelaga_, & que les trois hommes devant dits étoient venus de par lui leur annoncer les nouvelles, & qu'il y avoit tant de glaces, & neges qu'ilz mourroient tous. Déquelles paroles nous primmes tous à rire, & leur dire que _Cudouagni_ n'étoit qu'un sot, & qu'il ne sçavoit ce qu'il disoit, & qu'ilz le dissent à ses messagers, & que le sus les garderoit bien de froid s'ils lui vouloient croire. Et lors ledit _Taiguragni_ & son compagnon demanderent audit Capitaine s'il avoit parlé à Jesus. Et il répondit que ses Pretres y avoient parlé, & qu'il feroit beau temps. Dequoy remercierent fort ledit Capitaine, & s'en retournerent dedans le bois dire les nouvelles aux autres, léquels à l'instant sortirent dudit bois feignans étre joyeux dédites paroles. Et pour montrer qu'ils en étoient joyeux, tout incontinent qu'ilz furent devant les navires commencerent d'une commune voix à faire trois cris & hurlemens, qui est leur signe de joye, & se prindrent à danser & chanter comme avoient de coutume. Mais par resolution lédits _Taiguragni & Domagaya_ dirent au Capitaine que ledit _Donnacona_ ne vouloit point que nul d'eux allât à _Hochelaga_ avec lui s'il ne s'il ne bailloit plege qui demeurât à terre avec ledit _Donnacona_. A quoy leur répondit le Capitaine que s'ilz n'étoient deliberez y aller de bon courage, qu'ilz demeurassent, & que pour eux ne lairroient mettre peine à y aller. Or devant que nôtre Capitaine Jacques Quartier s'embarque pour faire son voyage, allons querir Champlein, lequel nous avons laissé à _Tadoussac_ entretenant les Sauvages de discours Theologiques, & le conduisons jusques à Sainte-Croix, où l'ayans laissé, nous reprendrons ledit Capitaine pour nous conduire à _Hochelaga_ & au haut de la grande riviere: en quoy faisans nous remarquerons paraventure avec ledit Champlein quelques particularitez que n'avons veuës. Car je n'estime pas qu'il y ait peu fait d'avoir remarqué, & comme pontillé jusques aux petites roches & battures qui sont dans icelle riviere pour la seureté des navigans, & à fin qu'en moins de temps ilz puissent penetrer par tout, marchans souz cette conduite comme sur un chemin tout frayé. Il dit donc: Le Mercredy dix-huictieme jour de Juin nous partimes de _Tadoussac_ pour aller au Saut. Nous passames prés d'une ile qui s'appelle l'ile du Liévre qui peut étre à deux lieuës de la terre & bende du Nort, à quelque sept lieuës dudit _Tadoussac_, & à cinq lieuës de la terre du Su. De l'ile au Liévre nous rengeames la côte du Nort environ demie lieuë, jusques à une pointe qui avance à la mer, où il faut prendre plus au large. Ladite pointe est à une lieuë d'une ile qui s'appelle l'ile aux Coudre qui peut tenir environ deux lieuës de large, & de ladite ile à la terre du Nort, il y a une lieuë. Cette ile est quelque peu unie, venant en amoindrissant par les deux bouts. Au bout de l'Ouest il y a des prairies & pointes de rochers qui avancent quelque peu dans la riviere. Elle est quelque peu agreable pour les bois qui l'environnent. Il y a force ardoise, & y est la terre quelque peu graveleuse; au bout de laquelle il y a un rocher qui avance à la mer environ demi lieuë. Nous passames au Nort de ladite ile, distante de l'ile au Liévre de douze lieuës. Le Jeudy ensuivant nous en partimes & vimmes mouiller l'ancre à une ance dangereuse du côté du Nort, où il y a quelques prairies, & une petite riviere, où les Sauvages cabannent quelquefois. Cedit jour rengeans toujours ladite côte du Nort, jusques à un lieu où nous relachames pour les vens qui nous étoient contraires, où il y avoit force rochers & lieux fort dangereux, nous fumes trois jours en attendant le beau temps. Toute cette côte n'est que montagnes tant du côté du Su, que du côté du Nort, la pluspart ressemblant à celle du Saguenay. Le Dimanche vint-deuxiéme jour dudit mois nous en partimes pour aller à l'ile d'Orleans, où il y a quantité d'iles à la bende du su, léquelles sont basses, & couvertes d'arbres, semblans estre fort agreables, contenans (selon que j'ay peu juger) les unes deux lieuës, & une lieuë, & autres demie: Autour de ces iles ce ne sont que rochers & basses, fort dangereux à passer, & sont éloignez quelques deux lieuës, & une lieuë de la grand'terre du Su. Et delà vimmes renger à l'ile d'Orleans du côté du su. Elle est à une lieuë de la terre du Nort, fort plaisante & unie, contenant de long huit lieuës. Le côté de la terre du Su est basse, quelques deux lieues avant en terre; lédites terres commencent à étre basse à l'endroit de ladite ile, qui peut étre à deux lieues de la terre du Su. A passer du côté du Nort, il y fait fort dangereux pour les bancs de sable & rochers, qui sont entre ladite ile & la grand'terre, & asseche préque toute de basse mer. Au bout de ladite ile je vis un torrent d'eau qui débordoit de dessus une grande montagne de ladite riviere de Canada, & dessus ladite montagne est terre unie & plaisante à voir, bien que dedans lédites terres l'on voit de hautes montagnes qui peuvent estre à quelques vint ou vint-cinq lieues dans les terres, qui sont proches du premier Saut de _Saguenay_. Nous vimmes mouiller l'ancre à _Kebec_ qui est un détroit de ladite riviere de Canada, qui a quelque trois cens pas de large. Il y a à ce détroit de côté du Nort une montagne assez hautes qui va en abbaissant des deux côtez. Tout le reste est païs uni & beau, où il y a de bonnes terres pleines d'arbres comme chénes, cyprez, boulles, sapins, & trembles, & autres arbres fruitiers sauvages, & vignes: qui fait qu'à mon opinion si elles étoient cultivées elles seroient bonnes comme les nôtres. Il y a le long de la côte dudit _Kebec_ des diamans dans des rochers d'ardoise, qui sont meilleurs que ceux d'Alençon. Dudit _Kebec_ jusques à l'ile au Couder il y a vint-neuf lieuës. Le Lundi vint-troisiéme dudit mois nous partimes de _Kebec_ où la riviere commence à s'élargir quelquefois d'une lieuë, puis de lieuë & demie, ou deux lieuës au plus. Le païs va de plus en plus en embellissant. Ce sont toutes terres basses, sans rochers, que fort peu. Le côté du Nort est rempli de rochers & bancs de sable, il faut prendre celui du Su, comme d'une demie lieuë loin de terre. Il y a quelques petites rivieres qui ne sont point navigables, si ce n'est pour les canots des Sauvages, auquelles y a grande quantité de sauts. Nous vimmes mouiller l'ancre jusques à Sainte-Croix, distante de _Kebec_ de quinze lieuës. C'est une pointe basse qui va en haussant des deux côtez: Le païs est beau & uni, & les terres meilleures qu'en lieu que j'eusse veu, avec quantité de bois: mais fort peu de sapins & cyprés. Il s'y trouve en quantité de vignes, poires, noisettes, cerises, grozelles rouges & vertes, & de certaines petites racines de la grosseur d'une petite noix, ressemblant au goust comme truffes, qui sont tres-bonnes roties & bouillies; Toute cette terre est noire, sans aucuns rochers, sinon qu'il y a grande quantité d'ardoise: elle est fort tendre, & si elle étoit bien cultivée, elle seroit de bon rapport. Du côté du Nort il y a une autre riviere qui s'appelle _Batiscan_, qui va fort avant en terre, par où quelquefois les Algoumequins viennent: & une autre du méme côté à trois lieuës de Sainte-Croix sur le chemin de _Kebec_, qui est celle où fut Jacques Quartier au commencement de la découverture qu'il en fit, & ne passa point plus outre. _Voyage du Capitaine Jacques Quartier à_ Hochelaga: _Nature & fruits du païs: Reception des François par les Sauvages: Abondance de vignes & raisins: Grand lac: Rats musquez: Arrivée en_ Hochelaga: _Merveilleuse rejouissance dédits Sauvages._ CHAP. XV UN Poëte Latin parlant des langues & dictions qui perissent bien souvent, & se remettent sus selon les humeurs & usages des temps, dit fort bien: _Multa renascentur quæ jam cecidere, cadentque._ Ainsi est-il des faits de plusieurs personnages, déquels la memoire se pert bien souvent avec les hommes & sont frustrez de la louange qui leur appartient. Et pour n'aller chercher des exemples externes, le voyage de nôtre Capitaine Jacques Quartier depuis Sainte-Croix jusques au saut de la grande riviere, étoit inconu en ce temps ici, les ans & les hommes (car Belleforet n'en parle point) lui en avoient ravi la louange, si bien que Champlein pensoit étre le premier qui en avoit gaigné le pris. Mais il faut rendre à chacun ce qui lui appartient, & suivant ce, dire que ledit Champlein a ignoré l'histoire du voyage dudit Quartier: Et neantmoins ne laisse d'estre louable en ce qu'il a fait. Mais je m'étonne que le sieur du Port Gravé Capitaine hantant dés long temps les Terres-neuves, & conducteur de la navigation dudit Champlein pour le sieur de Monts, ait ignoré cela. Or pour ne nous amuser, voila la description du voyage d'icelui Quartier au dessus du port de Sainte-Croix. Le dix-neufiéme jour de Septembre nous appareillames & fimes voile avec le gallion & les deux barques pour aller avec la marée amont ledit fleuve, où trouvames à voir des deux côtez d'icelui les plus belles & meilleures terres qu'il soit possible de voir, aussi unies que l'eau, pleines des plus beaux arbres du monde, & tant de vignes chargées de raisins le long du fleuve, qu'il semble mieux qu'elles y ayent été plantées de main d'homme, qu'autrement. Mais pource qu'elles ne sont cultivées, ni taillées, ne sont lédits rasions si doux, ne si gros comme les nôtres. Pareillement nous trouvames grand nombre de maisons sur la rive dudit fleuve, léquelles sont habitées de gens qui font grande pécherie de tous bons poissons selon les saisons, & venoient en noz navires en aussi grand amour & privauté que si eussions été du païs, nous apportans force poisson & de ce qu'ils avoient, pour avoir de notre marchandise, tendans les mains au ciel, faisans plusieurs ceremonies & signes de joye. Et nous étans posés environ à vint-cinq lieues de _Canada_ en un lieu nommé _Achelaci_, qui est un détroit dudit fleuve fort courant & dangereux tant de pierres, que d'autres choses, là vindrent plusieurs barques à bord, & entre autres vint un grand seigneur du païs, lequel fit un grand sermon en venant & arrivant à bord, montrant par signes evidens avec les mains & autres ceremonies, que ledit fleuve étoit un peu plus à-mont fort dangereux, nous avertissant de nous en donner garde. Et presenta celui Seigneur au Capitaine deux de ses enfans à don, lequel print une fille de l'aage d'environ huit à neuf ans, & refusa un petit garçon de deux ou trois ans, parce qu'il étoit trop petit. Ledit Capitaine festiva ledit Seigneur & sa bende de ce qu'il peut, & lui donna aucun petit present, duquel remercia ledit Seigneur le Capitaine, puis s'en allerent à terre. Dempuis sont venus celui Seigneur & sa femme voir leur fille jusques à _Canada_, & apporter aucun petit present au Capitaine. Dempuis ledit jour dix-neufiéme jusques au vint-huitiéme dudit mois nous avons été navigans à-mont ledit fleuve sans perdre heure ni jour, durant lequel temps avons veu & trouvé aussi beaucoup de païs & terres aussi unies que l'on sçauroit desirer, pleines de plus beaux arbres du monde, sçavoir chénes, ormes, noyer, pins, cedres, pruches, fraines, boulles, sauls, oziers, & force vignes (qui est le meilleur) léquelles avoient si grande abondance de raisins, que les compagnons (_c'est à dire les matelots_) en venoient tout chargés à bord. Il y a pareillement force gruës, cygnes, outardes, oyes, cannes, alouettes, faisans, perdris, merles, mauvis, tourtres, chardonnerets, serins, linottes, rossignols, & autres oyseaux, comme en France, & en grande abondance. Ledit vint-huitiéme de Septembre nous arrivames à un grand lac & plaine dudit fleuve large d'environ cinq ou six lieuës, & douze de long. Et navigames ce jour à-mont ledit lac sans trouver par tout icelui que deux brasses de parfond également sans hausser ni baisser. Et nous arrivans à l'un des bouts dudit lac ne nous apparoissoit aucun passage, ni sortie, ains nous sembloit icelui étre tout clos, sans aucune riviere, & ne trouvames audit bout que brasse & demie, dont nous convint poser & mettre l'ancre hors, & aller chercher passage avec noz barques, & trouvames qu'il y a quatre ou cinq rivieres toutes sortantes dudit fleuve en icelui lac, & venantes dudit _Hochelaga_. Mais en icelles ainsi sortantes y a basses & traverses faites par le cours de l'eau où il n'y avoit pour lors qu'une brasse de parfond, & lédites basses passées y a quatre ou cinq brasses, qui étoit le temps des plus petites eaux de l'année, ainsi que vimes par les flots dédites eaux qu'elle croissent de plus de deux brasses de pic. Toutes icelles rivieres circuissent & environnent cinq ou six belles iles qui sont le bout d'icelui lac, pour se rassemblent environ quinze lieues à-mont toutes en une. Celui jour nous fumes à l'une d'icelles ou trouvames cinq hommes qui prenoient des bétes sauvages, léquelz vindrent aussi privément à noz barques que s'ilz nous eussent veuz toute leur vie, sans avoir peur ni crainte. Et nodites barques arrivées à terre, l'un d'iceux hommes print ledit Capitaine entre ses bras, & le porta à terre ainsi qu'il eust fait un enfant de six ans, tant estoit icelui homme fort & grand. Nous leur trouvames un grand monceau de Rats sauvages qui vont en l'eau, & sont gros comme Connils, & bons à merveilles à manger, déquelz firent present audit Capitaine, qui leur donna des couteaux & patenotres pour recompense. Nous leur demandames par signes si c'étoit le chemin de _Hochelaga_; & ilz nous répondirent qu'oui: & qu'il y avoit encore trois journées à y aller. Le lendemain vint-neufiéme de Septembre le Capitaine voyant qu'il n'étoit possible de pouvoir pour lors passer ledit gallion, fit avictuailler & accoutrer les barques, & mettre victuailles pour le plus de temps qu'il fût possible, & que lédites barques en peurent accuillir, & se partant avec icelles accompagné de partie des Gentils-hommes, sçavoir de Claude du Pont-briant Echanson de monseigneur le Dauphin, Charles de la Pommeraye, Jean Govion & vint-huit mariniers y compris Mace Jalouber, & Guillaume le Breton, ayant la charge souz ledit Quartier des deux autres navires, pour aller à-mont ledit fleuve au plus loin qu'il nous seroit possible. Et navigames de temps à gré jusques au deuxiéme jour d'Octobre, que nous arrivames à _Hochelaga_, qui est distant du lieu où étoit demeuré le gallion d'environ quarante-cinq lieuës. Durant lequel temps & chemin faisans, trouvames plusieurs gens du païs qui nous apporterent du poisson & autres victuailles, dansans & menans grand'joye de notre venue. Et pour les attraire & tenir en amitié avec nous leur donnoit ledit Capitaine pour recompense des couteaux, patenotres, & autres menues hardes, dequoy se contentoient fort. Et nous arrivez audit _Hochelaga_, se rendirent audevant de nous plus de mille personnes tant hommes, femmes, qu'enfans, léquelz nous firent aussi bon recueil que jamais pere fit à enfant, menans une joye merveilleuse. Car les hommes en une bende dansoient, & les femmes de leur part, & leurs enfans d'autre, léquels nous apportoient force poisson & de leur pain fait de gros mil, lequel ilz jettoient dedans nodites barques, en sorte qu'il sembloit qu'il tombât de l'air. Voyant ce le Capitaine descendit à terre accompagné de plusieurs de ses gens, & si tôt qu'il fut descendu, s'assemblerent tous sur lui, & sur les autres, en faisans une chere inestimable: & apportoient les femmes leurs enfans à brassées pour les faire toucher audit Capitaine, & és autres qui étoient en sa compagnie, en faisant une féte qui dura plus de demie heure. Et voyant ledit Capitaine leur largesse, & bon vouloir, fit asseoir & ranger toutes les femmes, & leur donna certaines patenotres d'étain, & autres menues besongnes; & à partie des hommes des couteaux. Puis se retira à bord dédites barques pour soupper & passer la nuit: durant laquelle demeura Icelui peuple sur le bord dudit fleuve, au plus prés dédites barques, faisans toute la nuit plusieurs feuz & danses, en disant à toutes heures _Aguiazé_ qui est leur dire du salut & joye. _Comment les Capitaines & les Gentils-hommes de sa compagnie, avec ses mariniers bien armez & en bon ordre allerent à la ville de_ Hochelaga. _Situation du lieu. Fruits du païs: Batimens: & maniere de vivre des Sauvages._ CHAP. XVI LE lendemain au plus matin le Capitaine accoutra, & fit mettre ses gens en ordre pour aller voir la ville & demeurance dudit peuple, & une montagne qui est jacente à ladite ville, où allerent avec ledit Capitaine les Gentils-hommes, & vint mariniers, & laissa le par-sus pour la garde des barques, & print trois hommes de ladite ville de _Hochelaga_ pour les mener & conduire audit lieu. Et nous étans en chemin, le trouvames aussi battu qu'il soit possible de voir en la plus belle terre & meilleure plaine: des chénes aussi beaux qu'il y en ait en forest de France, souz léquels estoit toute la terre couverte de glans. Et nous ayans fait environ lieuë & demie trouvames sur le chemin l'un des principaux seigneurs de ladite ville de _Hochelaga_, avec plusieurs personnes, lequel nous fit signe qu'il se falloit reposer audit lieu prés un feu qu'ils avoient fait audit chemin. Et lors commença ledit seigneur à faire un sermon & prechement, comme ci-devant est dit étre leur coutume de faire joy & conoissance, en faisant celui seigneur chere audit Capitaine & sa compagnie, lequel Capitaine lui donna une couple de haches & une couple de couteaux, avec une Croix & remembrance du Crucifix qu'il lui fit baiser, & le lui pendit au col. Dequoy il rendit grace audit Capitaine. Ce fait marchames plus outre, & environ demie lieuë de là commençames à trouver les terres labourées, & belles grandes campagnes pleines de blé de leurs terres, qui est comme mil de Bresil, aussi gros ou plus que poins, duquel ilz vivent ainsi que nous faisons de froment. Et au parmi d'icelles campagnes est située & assise ladite ville de _Hochelaga_, prés & joignant une montagne qui est à-lentour d'icelle, bien labourée & fort fertile, de dessus laquelle on voit fort loin. Nous nommames icelle montagne _Le Mont Royal_. Ladite ville est toute ronde, & close de bois à trois rangs, en façon d'une Pyramide croisée par le haut, ayant la rengée du parmi en façon de ligne perpendiculaire, puis rengée de bois couchez le long bien joints & cousus à leur mode, & est de la hauteur d'environ deux lances. Et n'y a en icelle ville qu'une porte & entrée qui ferme à barres, sur laquelle & en plusieurs endroits de ladite cloture y a manieres de galleries & echelles à y monter, léquelles sont garnies de rochers & cailloux pour la garde & defense d'icelle. Il y a dans icelle ville environ cinquante maison longues d'environ cinquante pas ou plus chacune, & douze ou quinze pas de large, toutes faites de bois couvertes & garnies de Grandes écorces, & pelures dédits bois, aussi large que tables, bien cousues artificiellement selon leur mode: par dedans icelles y a plusieurs aire & chambres: & au milieu d'icelles maisons y a une grande salle par terre où font leur feu, & vivent en communauté, puis se retirent en leurdites chambres les hommes avec leurs femmes & enfans, & pareillement ont greniers au haut de leurs maisons où mettent leur blé, duquel ilz font leur pain qu'ils appellent _Caraconi_, & le font en la maniere ci-apres. Ils ont des piles de bois, comme à piler chanve, & battent avec pilons de bois ledit blé en poudre, puis l'amassent en pâte, & en font des tourteaux, qu'ilz mettent sur une pierre chaude, puis le couvrent de cailloux chauds, & ainsi cuisent leur pain en lieu de four. Ils font pareillement force potages dudit blé & de féves & pois, déquels ils ont assez: & aussi de gros concombres, & autres fruits. Ils ont aussi de grands vaisseaux comme tonnes en leurs maisons, où ilz mettent leur poisson, sçavoir anguilles & autres qui seichent & la fumée durant l'Eté, & vivent en Hiver, & de ce font un grand amas, comme avons veu par experience. Tout leur vivre est sans aucun goût de sel, & couchent sur écorces de bois étenduës sur la terre, avec méchantes couvertures de peaux, dequoy font leurs vétemens, sçavoir Loire, Biévres, Martes, Renars, Chats sauvages, Daims, Cerfs, & autres sauvagines; mais la plus grande part d'eux sont quasi tout nuds. La plus precieuse chose qu'ils ayent en ce monde est _Esurgni_, lequel est blanc, & le prennent audit fleuve en Cornibots en la maniere qui ensuit. Quant un homme a deservi la mort ou qu'ilz ont prins aucuns ennemis à la guerre ilz le tuent, puis l'incisent par les fesses & cuisses, & par les jambes, bras, & épaules à grandes taillades. Puis és lieux où est ledit _Esurgni_ étalent ledit corps au fond de l'eau, & le laissent dix ou douze heures, puis le retirent et trouvent dedans lédites taillades & incisions lédits Cornibots, déquelz ilz font des patenotres, & de ce usent comme nous faisons d'or & d'argent, & le tiennent la plus precieuse chose du monde. Il a la vertu d'étancher le sang des nazilles: car nous l'avons experimenté. Cedit peuple ne s'addonne qu'à labourage & pécherie pour vivre. Car des biens de ce monde ne font compte, parce qu'ilz n'en ont conoissance, & qu'ils ne bougent de leur païs, & ne sont ambulatoires comme ceux de _Canada_, & du _Saguenay_: nonobstant que lédits Canadiens leur soient sujets, avec huit ou neuf autres peuples qui sont sur ledit fleuve. _Arrivée du Capitaine Quartier à_ Hochelaga: _Accueil & caresses à lui faites: Malades lui sont apportez pour les toucher: Mont-Royal: Saut de la grande riviere de_ Canada: _Etat de ladite riviere outre ledit Saut: Mines: Armures de bois, duquel usent certains peuples: Regret de sa départie._ CHAP. XVII AINSI comme fumes arrivés auprés d'icelle ville se rendirent au-devant de nous grand nombre des habitans d'icelle, léquels à leur façon de faire nous firent bon recueil, & par noz guides & conducteurs fumes remenez au milieu d'icelle ville, où y a une place entre les maisons spacieuse d'un jet de pierre en quarré, ou environ, léquelz nous firent signe que nous arrétassions audit lieu: ce que nous fimes: & tout soudain s'assmblerent toutes les femmes & filles de ladite ville, dont l'une partie étoient chargez d'enfans entre leurs bras, qui vindrent baiser le visage, bras, & autres endroits de dessus le corps où ilz pouvoient toucher, pleurans de joye de nous voir, nous faisans la meilleure chere qu'il leur étoit possible en nous faisans signe qu'il nous peût toucher leurdits enfans. Apres ces choses faites les hommes firent retirer les femmes, & s'assirent sur la terre à-l'entour de nous comme si eussions voulu jouer un mystere. Et tout incontinent revindrent plusieurs femmes qui aporterent chacun une natte quarrée en façon de tapisserie, & les étendirent sur la terre au milieu de ladite place, & nous firent mettre sur icelles. Apres léquelles choses ainsi faites, fut aporté par neuf ou dix hommes le Roy & Seigneur du païs, qu'ilz appellent en leur langur _Agouhanna_, lequel estoit assis sus une grande peau de cerf & le vindrent poser dans ladite place sur lédites nattes prés du Capitaine, en faisans signe que c'étoit leur Seigneur. Celui _Agouhanna_ étoit de l'aage d'environ cinquante ans, & 'étoit point mieux accoutré que les autres, fort qu'il avoit à l'entour de sa téte une maniere de liziere rouge pour sa Corone, faite de poil d'herissons, & étoit celui Seigneur tout perclus & malade de ses membres. Apres qu'il eut fait son signe de salut audit Capitaine & à ses gens, en leur faisant signes evident qu'ilz fussent les bien venus, il montra ses bras & jambes audit Capitaine, le priant les vouloir toucher, comme s'il lui eût demandé guerison & santé. Et lors le Capitaine commença à lui frotter les bras & jambes avec les mains: & print ledit _Agouhanna_ la liziere & Corone qu'il avoit sur sa téte, & la donna audit Capitaine. Et tout incontinent furent amenés audit Capitaine plusieurs malades, comme aveugles, borgnes, boiteux, impotens, & gens si tres-vieux, que les paupieres des yeux leur pendoient sur les joues: & seoient & couchoient prés ledit Capitaine pour les toucher: tellement qu'il sembloit que Dieu fût là descendu pour les guerir. Ledit Capitaine voyant la pitié && foy de cedit peuple, dit l'Evangile sainct Jean, sçavoir _l'In principio_, faisant le signe de la Croix sur les pauvres malades, priant Dieu qu'il leur donnât conoissance de nôtre saincte Foy, & de la passion de nôtre Sauveur, & grace de recouvrer Chrétienté & Baptéme. Puis print ledit Capitaine une paire d'Heures, & tout hautement leut mot à mot la Passion de nôtre Seigneur, si que tous les assistans la peuvent ouïr, où tout ce pauvre peuple fit un grand silence, & furent merveilleusement bien entendibles, regardans le ciel & faisans pareilles ceremonies qu'ilz nous voyoient faire. Apres laquelle fit ledit Capitaine ranger tous les hommes d'un côté, les femmes d'un autre, & les enfans d'autre, & donna és principaux & autres des couteaux & des hachots: & és femmes des patenotres, & autre menuës choses: puis jetta parmi la place entre lédits enfans des petites bagues, & _Agnus Dei_ d'étain, dequoy menerent une merveilleuse joye. Ce fait, le Capitaine commanda sonner les trompettes & autres instrumens de Musique, dequoy ledit peuple fut fort rejouï. Apres léquelles choses nous primmes congé d'eux, & nous retirames. Voyans ce, le femmes se mirent au devant de nous pour nous arréter & nous apporterent de leurs vivres, léquels ilz nous avoient apprétez, sçavoir poisson, potages, féves, pain, & autres choses, pour nous cuider faire repaitre, & diner audit lieu. Et pource que lédits vivres n'étoient à nôtre gout, & qu'il n'y avoit gout de sel, les remerciames, leur faisans signe que n'avions besoin de repaitre. Aprés que nous fumes sortis de ladite ville, fumes conduits par plusieurs hommes & femmes d'icelle sur la montagne devant dite, qui est par nous nommée Mont-Royal, distant dudit lieu d'un quart de lieuë. Et nous étans sur ladite montagne eumes cognoissance de plus de trente lieuës à l'environ d'icelle, dont y a vers le Nort une rangée de montagnes, qui sont Est & Ouest gisantes, & autant vers le Su: entre léquelles montagnes est la terre la plus belle qu'il soit possible de voir, labourable, unie, & plaine: & par le milieu dédites terres voyions ledit fleuve outre le lieu où étoient demeurées nodites barques, où il y a un Saut d'eau le plus impetueux qu'il soit possible de voir, lequel ne nous fut possible de passer, & voyions ledit fleuve tant que l'on pouvoit regarder grand, large, & spacieux, qui alloit au Surouest, & passoit par auprés de trois belles montagnes rondes que nous voyions, & estimions qu'elles étoient à environ quinze lieuës de nous: & nous fut dit & montré par signes par les trois hommes qui nous avoient conduit, qu'il y avoit trois iceux Sauts d'eau audit fleuve, comme celui où étoient nodites barques: mais nous ne peumes entendre quelle distance il y avoit entre l'un & l'autre. Puis nous montroient que lédits Sauts passez l'on pouvoit naviger plus de trois lunes (_c'est à dire trois mois_) par ledit fleuve. Et là-dessus me souvient que _Donnacona_ seigneur des Canadiens nous a dit quelquefois avoir été à une terre, où ilz sont une lune à aller avec leurs barques depuis _Canada_, jusques à ladite terre, en laquelle il y croit force canelle & girofle. Et appellent ladite canelle _Adotathui_, le girofle _Cananotha_. Et outre nous montroient que le long dédites montaignes estant vers le Nort y a une grande riviere qui descend de l'Occident comme ledit fleuve. Nous estimons que c'est la riviere qui passe par le royaume & province du _Saguenay_. Et sans que leur fissions aucune demande & signe prindrent la chaine du sifflet du Capitaine qui est d'argent, & un manche de poignard qui étoit de laiton jaune comme or, lequel étoit au côté de l'un de noz mariniers, & montrerent que cela venoit d'amont ledit fleuve, & qu'il y avoit des _Agojuda_, qui est à dire mauvaises gens, qui étoient armez jusques sur les doigts, nous montrans la façon de leurs armures, qui sont de cordes & bois lassez & tissus ensemble, nous donnans à entendre que lédits _Agojuda_ menoient la guerre continuelle les uns és autres: mais par defaut de langue ne peumes avoir conoissance combien il y avoit jusques audit païs. Ledit Capitaine leur montra du cuivre rouge, qu'ils appellent _Caigedazé_, leur montrant vers ledit lieu, & demandant par signe s'il venoit de là. Ilz commencerent à secouer le téte disans que non, & montrans qu'il venoit du _Saguenay_, qui est au contraire du precedent. Aprés léquelles choses ainsi veuës & entenduës nous retirames à noz barques, qui ne fut sans avoir conduite de grand nombre dudit peuple, dont partie d'eux quand venoient noz gens las les chargeoient sur eux comme sur chevaux, & les portoient. Et nous arrivez à noz barques fimes voiles pour retourner à nôtre gallion pour doute qu'il n'eût aucun encombrier. Lequel partement ne fut sans grand regret dudit peuple. Car tant qu'ilz nous peurent suivir à-val ledit fleuve, ilz nous suivirent. Et tant fumes que nous arrivames à notredit gallion le Lundi quatriéme jour d'Octobre. _Retour de Jacques Quartier au port de Sainte-Croix aprés avoir été à_ Hochelaga: _Sauvages gardent les tétes de leurs ennemis: Les_ Toudamans _ennemis des_ Canadiens. CHAP. XVIII LE Mardi cinquiéme jour dudit mois d'Octobre nous fimes voiles, & appareillames avec nôtre dit gallion & barques pour retourner à la province de Canada, au port de Sainte-Croix où étoient demeurez noditz navires: & le septiéme jour nous vimmes poser le travers d'une riviere, qui vient devers le Nort sortant audit fleuve, à l'entour de laquelle y a quatre petites iles, & pleines d'arbres. Nous nommames icelle riviere, _La riviere de Fouez (je croy qu'il veut dire Foix)_. Et pource que l'une d'icelles iles s'avance audit fleuve, & la voit-on de loin, ledit Capitaine fit planter une belle Croix sur la pointe d'icelle, & commanda apporter les barques, pour aller avec marée dedans icelle riviere, pour voir le parfond & nature d'icelle. Et nagerent celui jour à-mont ledit fleuve. Mais parce qu'elle fut trouvée de nulle experience, ni profonde, retournerent, & appareillames pour aller à-val. Le Lundy unziéme jour d'Octobre nous arrivames au hable de Sainte-Croix où étoient noz navires, & trouvames que les Maitres & marinier qui étoient demeurés avoient fait un Fort devant lédits navires tout clos de grosse pieces de bois plantées debout joignant les unes aux autres, & tout à l'entour garni d'artillerie, & bien en ordre pour se defendre contre tout le païs. Et tout incontinent que le Seigneur du païs fut averti de nôtre venuë, vint le lendemain accompagné de _Taiguragni & Domagaya_, & plusieurs autres pour voir ledit Capitaine, & lui firent une merveilleuse féte, feignans avoir grand joye de sa venuë, lequel pareillement leur fit assez bon recueil, toutefois qu'ilz ne l'avoient pas desservi. Le Seigneur _Donnacona_ pria le Capitaine d'aller le lendemain voir à _Canada_. Ce que lui promit ledit Capitaine. Et le lendemain treziéme dudit mois le dit Capitaine accompagné des Gentils-hommes & de cinquante compagnons bien en en ordre allerent voir ledit _Donnacona_ & son peuple, qui est distant du lieu où étoient noz navires de demie lieuë, & se nomme leur demeurance _Stadaconé_. Et nous arrivés audit lieu, vindrent les habitans au devant de nous loin de leurs maisons d'un jet de pierre, ou mieux; & là se rangerent & assirent à leur mode & façon de faire, les hommes d'une part & les femmes de l'autre debout, chantans & dansans sans cesse. Et apres qu'ilz s'entrefurent saluez & fait chere les uns aux autres, le Capitaine donna és hommes des couteaux & autre chose de peu de valeur, & fit passer toutes les femmes & filles pardevant lui, & leur donna à chacune une bague d'étain, dequoy ilz remercierent ledit Capitaine qui fut par ledit _Donnacona & Taiguragni_ mené voir leurs maisons, léquelles étoient bien étotées de vivres selon leur sorte pour passer leur hiver. Et fut par ledit _Donnacona_ montré audit Capitaine les peaux de cinq tétes d'hommes étenduës fur des bois, comme peaux de parchemin: & nous dit que c'étoit des _Toudamans_ de devers le Su, qui leur menoient continuellement la guerre. Outre nous fut dit qu'il y a deux ans passez que lédits _Toudamans_ les vindrent assaillir jusques dedans ledit fleuve à une ile qui est le travers du _Saguenay_, où ils étoient à passer la nuit tendans aller à _Hongnedo_ leur mener guerre avec environ deux cens personnes tant hommes, femmes qu'enfans, léquels furent surpris en dormant dedans un Fort qu'ils avoient fait: où mirent léditz _Todamans_ le feu tout à l'entour, & comme Ilz sortoient les tuerent tous reservez cinq, qui échapperent. De laquelle détrousse se plaignent encore fort, nous montrans qu'ils en auroient vengeance. Apres léquelles choses veuës nous retirames en noz navires. _Voyage de Champlein depuis le Port de Sainte-Croix jusques au Saut de la grande riviere, où sont remarquées les rivieres, iles, & autres choses qu'il a découvertes audit voyage: & particulierement la riviere, le peuple, & le pays des_ Iroquois. CHAP. XIX PAR le rapport des quatre derniers chapitres nous avons veu que (contre l'opinion de Champlein) le Capitaine Jacques Quartier a penetré dans la grande riviere jusques où il est possible d'aller. Car de gaigner le dessus du Saut, qui dure une lieuë, tombant toujours ladite riviere en precipices & parmi les roches, il n'y a pas de moyen avec bateaux. Aussi le méme Champlein ne l'a point fait: & ne recite point de plus grandes merveilles de cette riviere que ce que nous avons entendu par le recit dudit Quartier. Mais il ne nous faut pourtant negliger ce qu'il nous en a laissé par écrit. Car on pourroit paraventure accuser iceluy Quartier d'avoir fait à croire ce qu'auroit voulu, & par le temoignage & rapport d'un qui ne sçavoit point la verité de ses découvertes la chose sera mieux confirmée. Car _En la bouche de deux ou trois témoins toute parole sera resolue & arretée_. Joint qu'en un voyage de quelques deux cens lieuës qu'il y a depuis Sainte-Croix jusques audit Saut, ledit Champlein a remarqué des choses à quoy ledit Quartier n'a pas pris garde. Oyons donc ce qu'il dit en la relation de son voyage. Le Mercredy vint-quatriéme jour du mois de Juin, nous partimes dudit Sainte-Croix, où nous retardames une marée & demie, pour le lendemain pouvoir passer de jour, à cause de la grande quantité de rochers qui sont au travers de ladite riviere (chose étrange à voir) qui asseche préque toute la basse mer: Mais à demi flot, l'on peut commencer à passer librement, toutefois il faut y prendre bien garde avec la sonde à la main. La mer y croit prés de trois brasses & demie. Plus nous allions en avant & plus le païs est beau: nous fumes à quelque cinq lieues & demie mouiller l'ancre à la bende du Nort. Le Mercredi ensuivant nous partimes de cedit lieu, qui est païs plus plat que celui de devant, plein de grande quantité d'arbres comme à Sainte-Croix: Nous passames prés d'une petite ile qui étoit remplie de vignes, & vimmes mouiller l'ancre à la bende du Su, prés d'un petit côteau: mais étant dessus ce sont terres unies. Il y a une autre petite ile à trois lieuës de Sainte-Croix, proche de la terre du Su. Nous partimes le Jeudi ensuivant dudit côteau, & passames prés d'une petite ile, qui est proche de la bende du Nort, où je fus à quelques six petites rivieres, dont il y en a deux qui peuvent porter batteaux assez avant, & une autre qui a quelque trois cens pas de large: à son entrée il y a quelques iles, & va fort avant dans terre: C'est la plus creuse de toutes les autres, léquelles sont fort plaisantes à voir, les terres étans pleines d'arbres qui ressemblent à des noyers, & en ont la méme odeur, mais je n'y ay point veu de fruit, ce qui me met en doute. Les Sauvages m'ont dit qu'il porte son fruit comme les nôtres. Passant plus outre, nous rencontrames une ile, qui s'appelle _Saint Eloy_, & une autre petite ile, laquelle est tout proche de la terre du Nort. Nous passames entre ladite ile & ladite terre du Nort, où il y a de l'une à l'autre quelques cent cinquante pas. De ladite ile jusques à la bande du Su une lieue & demie passames proche d'une riviere, où peuvent aller les Canots. Toute cette côte du Nort est assez bonne. L'on y peut aller librement, neantmoins la sonde à la main, pour eviter certaines pointes. Toute cette côte que nous rangeames est sable mouvant, mais entrant quelque peu dans les bois la terre est bonne. Le Vendredi ensuivant nous partimes de cette ile, côtoyans toujours la bende du Nort tout proche terre, qui est basse, & pleine de tous bons arbres & en quantité jusques aux trois rivieres, où il commence d'y avoir temperature de temps, quelque peu dissemblable à celuy de Saincte-Croix, d'autant que les arbres y sont plus avancez qu'en aucun lieu que j'eusse encore veu. Des trois rivieres jusques à Sainte-Croix il y a quinze lieuës. En cette riviere il y a six iles, trois déquelles sont fort petites, & les autres de quelque cinq à six cens pas de long, fort plaisantes & fertiles pour le peu qu'elles contiennent. Il y en a une au milieu de ladite riviere qui regarde le passage de celle de _Canada_, & commande aux autres éloignées de la terre, tant d'un côté que d'autre de quatre à cinq cens pas. Elle est élevée du côté du su, & va quelque peu en baissant du côté du Nort: Ce seroit à mon jugement un lieu propre pour habiter, 7 pourroit-on le fortifier promptement, car sa situation est forte de foy, & proche d'un grand lac qui n'en est qu'à quelques quatre lieuës, lequel préque joint la riviere du _Saguenay_, selon le rapport des Sauvages qui vont prés de cent lieuës au Nort, & passent nombre de Sauts, puis vont par terre quelques cinq ou six lieuës, & entrent dedans un lac, d'où ledit _Saguenay_ prend la meilleure part de sa source, & lédits Sauvages viennent dudit lac à _Tadoussac_. Aussi que l'habitation des trois rivieres seroit un bien pour la liberté de quelques nations qui n'osent venir par là, à-cause dédits _Iroquois_ leurs ennemis, qui tiennent toute ladite riviere de _Canada_ bordée: mais étant habité, on pourroit rendre lédits _Iroquois_ & autres Sauvages amis, ou à tout le moins souz la faveur de ladite habituation lédits Sauvages viendroient librement sans crainte & danger, d'autant que ledit lieu des trois rivieres est un passage. Toute la terre que je veis à la terre du Nort est sablonneuse. Nous entrames environ une lieuë dans ladite riviere, 8 ne peumes passer plus outre, à-cause du grand courant d'eau. Avec un esquif nous fumes pour voir plus avant, mais nous ne fimes pas plus d'une lieuë que nous rencontrames un Saut d'eau fort étroit, comme de douze pas; ce qui fut occasion que nous ne peumes passer plus outre. Toute la terre que je vis aux bords de ladite riviere va en haussant de plus en plus, qui est remplie de quantité de sapins, & cyprez, & fort peu d'autres arbres. Le Samedi ensuivant nous partimes des trois rivieres & vimmes mouiller l'ancre à un lac où il y a quatre lieuës. Tout ce païs depuis les trois rivieres jusques à l'entrée dudit lac, est terre à fleur d'eau, & du côté du Su quelque peu plus haute. Ladite terre est tres-bonne & la plus plaisante que nous eussions encores veuë, les bois y sont assez clairs, qui fait que l'on les pourroit traverser aisément. Le lendemain vint-neufiéme de Juin nous entrames dans le lac, qui à quelque quinze lieuë de long, & quelques sept ou huit lieuës de large. A son entré du côté du Su environ une lieuë il y a une riviere qui est assez grande, & va dans les terres quelques soixante ou quatre-vints lieuës, & continuant du méme côté il y a une autre petite riviere qui entre environ deux lieues en terre, & sort de dedans un autre petit lac qui peut contenir quelques trois ou quatre lieues du côté du Nort, où la terre y est parfois fort haute, on voit jusques à quelques vint lieues, mais peu à peu les montagnes viennent en diminuant vers l'Ouest comme païs plat. Les Sauvages disent que la pluspart de ces montagnes sont mauvaises terres. Ledit lac a quelques trois brasses d'eau par où nous passames, qui fut préque au milieu. La longueur git d'Est & Ouest, & la largeur du Nort au Su. Je croy qu'il ne laisseroit d'y avoir de bons poissons, comme les especes que nous avons pardeça. Nous le traversames en ce méme jour & vimmes mouiller l'ancre environ deux lieuës dans la riviere qui va au haut, à l'entrée de laquelle il y a trente petites iles, selon ce que j'ay peu voir, les unes sont de deux lieuës, d'autres de lieuë & demie, &U quelques unes moindres, léquelles sont remplies de quantité de Noyers, qui ne sont gueres differens de nôtres, & croy que les noix en sont bonnes en leur saison. J'en vis en quantité souz les arbres, qui étoient de deux façons, les unes petites & les autres longues, comme d'un pouce, mais elles étoient pourries. Il y a aussi quantité de vignes sur le bord dédites iles; mais quand les eaux sont grandes, la plupart d'icelles sont couvertes d'eau, & ce païs est encores meilleur qu'aucun autre que j'eusse veu. Le dernier de Juin nous en partimes, & vimmes passer à l'entree de la riviere des _Iroquois_, où étoient cabannez & fortifiez les Sauvages qui leur alloient faire la guerre. Leur forteresse est faite de quantité de battons fort pressez les uns contre les autres, laquelle vient joindre d'un côté sur le bord de la grande riviere, & l'autre sur le bord de la riviere des _Iroquois_, & leurs canots arrengez les uns contre les autres sur le bord, pour pouvoir promptement fuir, si d'aventure ils sont surprins des _Iroquois_: car leur forteresse est couverte d'écorces de chénes, & ne leur sert que pour avoir le temps de s'embarquer: Nous fumes dans la riviere des _Iroquois_ quelques cinq ou six lieuës, & ne peumes passer plus outre avec notre barque, à-cause du grand cours d'eau qui descend, & aussi que l'on ne peut aller par terre & tirer la barque pour la quantité d'arbres qui sont sur le bord. Voyans ne pouvoir avancer davantage, nous primmes nôtre équif pour voir si le courant étoit plus addoucy, mais allant à quelques deux lieuës il étoit encores plus fort, & ne peumes avancer plus avant. Ne pouvans faire autre chose nous nous en retournames en notre barque. Toute cette riviere est large de quelques trois à quatre cens pas, fort saine. Nous y vimmes cinq iles, distantes les unes des autres d'un quart ou demie lieuës, ou d'une lieuë au plus: une déquelles contient une lieuë, qui est la plus proche; & les autres sont fort petites. Toutes ces terres sont couvertes d'arbres, & terres basses, comme celles que j'avois veu auparavant, mais il y a plus de sapins & cyprez qu'aux autres lieux. La terre ne laisse d'y estre bonne bien qu'elle soit quelque peu sablonneuse. Cette riviere va comme au Surouest. Les Sauvages disent, qu'à quelques quinze lieuës d'où nous avons esté, il y a un saut qui vient de fort haut, où ils portent leurs Canots pour le passer environ un quart de lieuë, & entrent dedans un lac, où à l'entrée il y a trois iles; & étans dedans ils en rencontrent encores quelques-unes. Il peut contenir quelques quarante ou cinquante lieuës de long, & de large quelques vint-cinq lieuës, dans lequel descendent quantité de rivieres jusques au nombre de dix, léquelles portent canots assés avant. Puis venant à la fin dudit lac, il y a un autre saut, & rentrent dedans un autre lac, qui est de la grandeur du premier, au bout duquel sont cabannez les _Iroquois_. Ils disent aussi qu'il y a une riviere que va rendre à la côte de la Floride, d'où il peut avoir dudit dernier lac quelques cent lieues. Tout le païs des _Iroquois_ est quelque peu montagneux, neantmoins tres bon, temperé, sans beaucoup d'hiver, que fort peu. _Arrivée au saut: Sa description, & ce qui s'y void de remarquable: Avec le rapport des Sauvages touchant la fin ou plustot l'origine de la grande riviere._ CHAP. XX AU partir de la riviere des _Iroquois_, nous fumes mouiller l'ancre à trois lieues de là, à la bende du Nort. Tout ce païs est une terre basse, remplie de toutes les sortes d'arbres que j'ay dit ci-dessus. Le premier jour de Juillet, nous côtoyames la bende du Nort où le bois y est fort clair plus qu'en aucun lieu que nous eussions encores veu auparavant, & toute bonne terre pour cultiver. Je me mis dans un canot à la bende du Su, ou je veis quantité d'elles, léquelles sont fort fertiles en fruits comme Vignes, Noix, Noizettes, & une maniere de fruit qui semble à Chataignes, Cerises, Chénes, Trembles, Pible, Houblon, Frene, Erable, Hetre, Cyprez, fort peu de Pins & Sapins: il y a aussi d'autres arbres que je ne conois point, léquels sont fort aggreables. Il s'y trouve quantité de Fraizes, Framboises, Grozelles rouges vertes & bleuës, avec force petits fruits qui y croissent parmi grande quantité d'herbages. Il y a aussi plusieurs bétes sauvages, comme Orignacs, Cerfs, Biches, Daims, Ours, Porc-epics, Lapins, Renards, Castors, Loutres, Rats musquets, & quelques autre sortes d'animaux que je ne conois point, léquels sont bons à manger, & dequoy vivent les Sauvages. Nous passames contre une ile qui est fort aggreable, & contient quelques quatre lieues de long, & environ demie de large. Je veis à la bende du Su deux hautes montagnes, qui paroissoient comme à quelques vint lieues dans les terres. Les Sauvages me dirent que c'étoit le premier saut de ladite riviere des _Iroquois_. Le Mercredi ensuivant nous partimes de ce lieu, & fimes quelques cinq ou six lieues, nous vimes quantité d'iles. La terre y est fort basse, & sont couvertes de bois, ainsi que celles de la riviere des _Iroquois._ Le jour ensuivant nous fimes quelques lieues, & passames aussi par quantité d'autres iles qui sont tres-bonnes & plaisantes, pour la quantité des prairies qu'il y a tant du côté de terre ferme, que des autres iles: & tous les bois y sont fort petits, au regard de ceux que nous avions passé. En fin nous arrivames cedit jour à l'entrée du saut, avec vent en poupe, & rencontrames une ile qui est préque au milieu de ladite entrée, laquelle contient un quart de lieuë de long, & passames à la bende du Su de ladite ile, où il n'y avoit que de trois à quatre ou cinq pieds d'eau, & aucunes fois une brasse ou deux, & puis tout à un coup n'en trouvions que trois ou quatre pieds. Il y a force rochers, & petites iles, où il n'y a point de bois, & sont à fleur d'eau. Du commencement de la susdite ile, qui est au milieu de ladite entrée, l'eau commence à venir de grande force: bien que nous eussions le vent fort bon, si ne peumes nous en toute nôtre puissance beaucoup avancer; toutefois nous passames ladite ile qui est à l'entrée dudit saut. Voyans que nous ne pouvions avancer, nous vimmes mouiller l'ancre à la bende du Nort, contre une petite ile qui est fertile en la pluspart des fruits que j'ay dit ci-dessus: Nous appareillames aussitôt nôtre esquif, que l'on avoit fait faire exprés pour passer ledit saut: dans lequel nous entrames ledit sieur du Pont & moy; avec quelques autres Sauvages que nous avions menez pour nous montrer le chemin. Partans de notre barque, nous ne fumes pas trois cens pas qu'il nous fallut descendre, & quelques Matelots se mettre à l'eau pour passer nôtre esquif. Le canot des Sauvages passoit aisément. Nous rencontrames une infinité de petits rochers, qui étoient à fleur d'eau, où nous touchions souventefois, & des iles en grand nombre grandes & petites, voire si grande, qu'on ne les peut à peine conter, léquelles passées il y a une maniere de lac, où sont toutes ces iles, lequel peut contenir quelques cinq lieuës de long, & préque autant de large, où il y a quantité de petites iles qui sont rochers. Il y a proche dudit saut une montagne qui découvre assez loin dans lédites terres, & une petite riviere qui vient de ladite montagne tomber dans le lac. L'on voit du côté du Su quelques trois ou quatre montagnes qui paroissent comme à quelque quinze ou seize lieuës dans les terres. Il y a aussi deux rivieres, l'une qui va au premier lac de la riviere des _Iroquois_, par où quelquefois les _Algoumequins_ leur vont faire la guerre, & l'autre qui est proche du saut qui va quelque peu dans les terres. Venans à approcher dudit saut avec nôtre petit esquif, & le canot, je vous asseure que jamais je ne vis un torrent d'eau déborder avec une telle impetuosité comme il fait, bien qu'il ne soit pas beaucoup haut, n'étant en d'aucuns lieux que d'une brasse ou deux, & au plus de trois: il descend comme de degré en degré & en chaque lieu où il y a quelque chose de hauteur il s'y fait un ébouillonnement étrange de la force & roideur que va l'eau en traversant ledit saut, qui peut contenir une lieuë: il y a force rochers de large, & environ le milieu il y a des iles qui sont fort étroites & fort longues, où il y a saut tant du côté dédites iles qui sont au Su, comme du côté du Nort, où il fait si dangereux, qu'il est hors de la puissance d'hommes d'y passer un bateau, pour petit qu'il soit. Nous fumes par terre dans les bois pour en voir la fin, où il y a une lieuë, & où l'on ne voit plus de rochers ni de sauts, mais l'eau y va si vite qu'il est impossible de plus; & ce courant contient quelques trois ou quatre lieuës. Outre ce saut premier il y en a dix autres, la pluspart difficiles à passer de façon que ce seroit de grandes peines & travaux pour pouvoir voir, & faire ce que l'on pourroit se promettre par bateau, si ce n'étoit À grands fraiz & dépens, & encores en danger de travailler en vain: mais avec les canots des Sauvages l'on peut aller librement & promptement en toutes les terres, tant aux petites rivieres comme aux grandes: Si bien qu'en se gouvernant par le moyen dédits Sauvages & de leurs canots, l'on pourra voir tout ce qui se peut, bon & mauvais, dans un an ou deux. Tout ce peu de païs du côté dudit saut que nous traversames par terre, est bois fort clair, où l'on peut aller aisément avec armes sans beaucoup de peine: l'air y est plus doux & temperé, & de meilleure terre qu'en lieu que j'eusse veu, où il y a quantité de bois & fruits, comme en tous les autres lieux ci-dessus, & est par les quarante-cinq degrés & quelques minutes. Voyans que nous ne pouvions faire davantage, nous en retournames en nôtre barque, où nous interrogeames les Sauvages que nous avions, de la fin de la riviere, que je leur fis figurer de la main, & de quelle partie procedoit sa source. Ilz nous dirent que passé le premier saut que nous avions veu, ilz faisoient quelques dix ou quinze lieuës avec leurs canots dedans la riviere, où il y a une riviere qui va en la demeure des _Algoumequins_; qui sont à quelques soixante lieues éloignez de la grande riviere; & puis ilz venoient à passer cinq sauts, léquels peuvent contenir du premier au dernier huit lieues, déquels il y en a deux où ilz portent leurs canots Pour les passer, chaque saut peut tenir quelque demi quart de lieue, ou un quart au plus. Et puis ilz viennent dedans un lac, qui peut tenir quelques quinze ou seize lieues de long. Delà ilz rentrent dedans une riviere, qui peut contenir une lieue de large, & font quelque deux lieues dedans, & puis r'entrent dans un autre lac de quelques quatre ou cinq lieues de long; venant au bout duquel ilz passent cinq autres sauts, distans de premier au dernier quelques vint-cinq ou trente lieues, dont il y en a trois où ilz portent leurs canots pour les passer, & les autres deux ilz ne les font que trainer dedans l'eau, d'autant que le cours n'y est si fort ne mauvais comme aux autres. De tous ces sauts aucun n'est si difficile à passer comme celui que nous avons veu. Et puis ilz viennent dedans un lac qui peut tenir quelques quatre-vints lieues de long, où il y a quantité d'iles, & qu'au bout d'icelui l'eau y est salubre, & l'hiver doux. A la fin dudit lac, ilz passent un saut, qui est quelque peu élevé, où il y a peu d'eau, laquelle descend: là ilz portent leurs canots par terre environ un quart de lieuë pour passer ce saut. De là entrent dans un autre lac qui peut tenir quelques soixante lieuës de long, & que l'eau en est fort salubre. Etans à la fin ilz viennent à un détroit qui contient deux lieuës de large, 7 va assez avant dans les terres: Qu'ilz n'avoient point passé plus outre, & n'avoient veu la fin d'un lac qui est à quelque quinze ou seize lieuës d'où ils ont été, ni que ceux qui leur avoient dit eussent veu homme qui l'eust veu, d'autant qu'il est si grand, qu'ilz ne se hazarderont pas de se mettre au large, de peur que quelque tourmente, ou coup de vent, ne les surprint: Disent qu'en été le Soleil se couche au Nort dudit lac, & en l'hiver il se couche comme au milieu: que l'eau y est tres-mauvaise, comme celle de cette mer. Je leur demanday, si depuis cedit lac dernier qu'ils avoient veu, l'eau descendoit toujours dans la riviere venant à _Gachepé_: ilz me dirent que non, que depuis le troisiéme lac, elle descendoit seulement venant audit _Gachepé_, mais que depuis le dernier saut, qui est quelque peu haut, comme j'ay dit, que l'eau étoit préque pacifique, & que ledit lac pouvoit prendre cours par autres rivieres, léquelles vont dedans les terres, soit au Su ou au NOrt, dont il y en a quantité qui y refluent, & dont ilz ne voyent point la fin. _Retour du Saut à_ Tadoussac, _avec la confrontation du rapport de plusieurs Sauvages, touchant la longueur, & commencement de la grande riviere de_ Canada: _Du nombre des Sauts & Lacs qu'elle traverse._ CHAP. XXI NOUS partimes dudit lac le Vendredi quatriéme jour de juillet, & revimmes cedit jour à la riviere des _Iroquois_. Le Dimanche ensuivant nous en partimes, & vimmes mouiller l'ancre au lac. Le Lundi ensuivant nous fumes mouiller l'ancre aux trois rivieres. Cedit jour nous fimes quelques quatre lieuës pardela lesdites trois rivieres. Le Mardi ensuivant nous vimmes à _Kebec_, & le lendemain nous fumes au bout de l'ile d'Orléans, où les Sauvages vindrent à nous, qui étoient cabannez à la gran'terre du Nort. Nous interrogeames deux ou trois _Algoumequins_, pour sçavoir s'ilz se conformeroient avec ceux que nous avions interrogez, touchant la fin & le commencement de Ladite riviere de _Canada_. Ilz dirent, comme ilz l'ont figuré, que passé le saut que nous avions veu, environ deux ou trois lieues, il y a une riviere en leur demeure, qui est à la bende du Nort, continuant le chemin dans ladite grande riviere, ilz passent un saut, où ilz portent leurs canots, & viennent à passer cinq autres sauts, léquels peuvent contenir du premier au dernier quelques neuf ou dix lieues, & que lédits sauts ne sont point difficiles à passer, & ne font que trainer leurs canots en la pluspart dédits sauts horsmis à deux où ilz les portent. De-là viennent à entrer dedans une riviere, qui est comme une maniere de lac, laquelle peut contenir quelque six ou sept lieuës, & puis passent cinq autres sauts, où ilz trainent leurs canots comme ausdits premiers, horsmis à deux, où ilz les portent comme aux premiers, & que du premier au dernier il y a quelques vint ou vint-cinq lieuës: puis viennent dedans un lac qui contient quelques cent cinquante lieuës de long, & quelques quatre ou cinq lieues à l'entrée dudit lac il y a une riviere qui va aux _Algoumequins_ vers le Nort: Et une autre qui va aux _Iroquois_ par où lédits _Algoumequins & Iroquois_ se font la guerre. Et un peu plus haut à la bende du Su dudit lac, il y a une autre riviere qui va aux _Iroquois_: puis venant à la fin dudit lac, ilz rencontrent un autre saut, où ils portent leurs canots: de là ils entrent dedans un autre tres-grand lac, qui peut contenir autant comme le premier. Ilz n'ont été que fort peu dans ce dernier; & ont ouï dire qu'à la fin dudit lac il y a une mer, dont ilz n'ont veu la fin, ne ouï dire qu'aucun l'ait veuë. Mais que là où ils ont été, l'eau n'est point mauvaise, d'autant qu'ilz n'ont point avancé plus haut, & que le cours de l'eau vient du côté du Soleil couchant venant à l'orient, & ne sçavent si passé ledit lac qu'ils ont veu, il y a autre cours d'eau qui aille du côté de l'Occident: que le Soleil se couche à main droite dudit lac, qui est selon mon jugement au Norouest, peu plus ou moins, & qu'au premier l'eau ne gele point, ce qui fait juger que le temps y est temperé, & que toutes les terres des _Algoumequins_ est terre basse, remplie de fort peu de bois, & du côté des _Iroquois_ est terre montagneuse, neantmoins elles sont tres-bonnes & fertiles, & meilleures qu'en aucun endroit qu'ils ayent veu. Lédits _Iroquois_ se tiennent à quelques cinquante ou soixante lieuës dudit grand lac. Voilà au certain ce qu'ilz m'ont dit avoir veu, qui ne differe que bien peu au rapport des premiers. Cedit jour nous fumes proches de l'ile au Coudre, comme environ trois lieuës. Le Jeudi dixiéme dudit mois, nous vimmes à quelque lieuë & demie de l'ile au Liévre, du côté du Nort, ou il vint d'autres Sauvages en nôtre barque, entre léquels il y avoit un jeune homme _Algoumequin_, qui avoit fort voyagé dedans ledit grand lac. Nous l'interrogeames fort particulierement comme nous avions fait les autres Sauvages. Il nous dit, que passé ledit saut que nous avions veu, à quelques deux ou trois lieuës, il y a une riviere qui va ausdits _Algoumequins_, où ilz sont cabannez, & qu'allant en ladite grande riviere il y a cinq sauts, qui peuvent contenir du premier au dernier quelques huit ou neuf lieues, dont il y en a trois où ilz portent leurs canots, & deux autres où ilz les trainent: que chacun dédits sauts peut tenir un quart de lieuë De long, puis viennent dedans un lac qui peut contenir quelque quinze lieuës. Puis ilz passent cinq autres sauts, qui peuvent contenir du premier au dernier quelques vint à vint-cinq lieuës, où il n'y a que dessus des dits sauts qu'ils passent avec leurs canots. Aux autres trois ilz ne les font que trainer. De-là ils entrent dedans un grandissime lac, qui peut contenir quelques trois cens lieuës de long. Avançant quelques cent lieuës dans ledit lac, ilz rencontrent une ile qui est fort grande, où au delà de ladite ile, l'eau est salubre; mais que passant quelques cent lieuës plus avant, l'eau est encore plus mauvaise: Arrivant à la fin dudit lac, l'eau est du tout salée: Qu'il y a un saut qui peut contenir une lieue de large, d'ou il descend un grandissime courant d'eau dans ledit lac. Que passé ce saut, on ne voit plus la terre, ni d'un côté ni d'autre, sinon une mer si grande qu'ilz n'en ont point veu la fin, ni ouï dire qu'aucun l'ait veuë: Que le Soleil se couche à main droite dudit lac, & qu'à son entrée il y a une riviere qui va aux _Algoumequins_, & l'autre aux _Iroquois_, par où ilz se font la guerre. Que la terre des _Iroquois_ est quelque peu montagneuse, neantmoins fort fertile, où il y a quantité de blé d'Inde, & autres fruits qu'ilz n'ont point en leur terre. Que la terre des _Algoumequins_ est basse & fertile. Je leur demanday s'ilz n'avoient point conoissance de quelque mine. Ilz nous dirent, qu'il y a une nation qu'on appelle les bons _Iroquois_, qui viennent pour troquer des marchandises que les vaisseaux François donnent aux _Algoumequins_, léquelz disent qu'il y a à la partie du Nort une mine de franc cuivre, dont ilz nous en ont montré quelques brasselets qu'ils avoient eu dédits bons _Iroquois_: Que si l'on y vouloit aller ils y meneroient ceux qui seroient deputez pour cet effet. Voila tout ce j'ay peu apprendre des uns & des autres, ne se differans que bien peu, sinon que les seconds qui furent interrogez dirent n'avoir point beu de l'eau salée, aussi ilz n'ont pas été si loin dans ledit lac comme les autres: & different quelque peu de chemin, les uns le faisans plus court, & les autres plus long: De façon que selon leur rapport, du saut où nous avons été, il y a jusques à la mer salée, qui peut étre celle du Su, quelques quatre cens lieuës. Le Vendredi onziéme dudit mois nous fumes de retour à _Tadoussac_ ou étoit nôtre vaisseau, le 16e jour apres la departie. _Description de la grande riviere de_ Canada, & _autres qui s'y deschargent: Des peuples qui habitent le long d'icelle: Des fruits de la terre: Des bétes & oyseaux: & particulierement d'une béte à deux piez: Des poissons abondant en ladite grande grande riviere._ CHAP. XXII APRES avoir parcouru la grande riviere de _Canada_ jusques au premier & grand saut, & r'amené noz voyageurs un chacun en son lieu, sçavoir le Capitaine Jacques Quartier au port Sainte-Croix, & Champlein à _Tadoussac_, il est besoin, utile, & necessaire de sçavoir le comportement de noz François, ce qui leur arriva, & leurs diverses fortunes, durant un hiver & un printemps ensuivant qu'ilz passerent audit port Sainte-Croix. Et quant audit Champlein nous nous contenterons de le r'amener de _Tadoussac_ en France (par-ce qu'il n'a point hiverné en ladite riviere de _Canada_) apres que nous aurons combattu le _Gougou_, é dissipé les Chimeres des Armouchiquois. Mais avant que ce faire nous reciterons ce que ledit Capitaine Quartier rapporte en general des merveilles du grand fleuve de _Canada_ ensemble de la riviere de _Saguenay_, & de celle des Iroquois, afin de confronter le dis cours qu'il en a fait avec ce qu'en a écrit ledit Champlein duquel nous avons rapporté les paroles ci-dessus. Ledit fleuve donc (ce dit-il) commence (passée l'ile de l'Assumption) le travers des hautes montagnes de _Hongnedo_ & des sept iles: & y a de distance en travers trente-cinq ou quarante lieuës, & y a au parmi plus de deux cens brasses de parfond. Le plus parfond, & le plus seur à naviger est du côté devers le Su, & devers le Nort, sçavoir es dites sept iles y a d'un côté & d'autre environ sept lieuës loin dédites iles des grosses rivieres qui descendent des monts du _Saguenay_, léquelles font plusieurs bancs à la mer fort dangereux. A l'entrée dédites rivieres avons veu grand nombre de Baillames, & Chevaux de mer. Le travers dédites iles y a une petite riviere qui va trois ou quatre lieuës en la terre pardessus les marais, en laquelle y a un merveilleux nombre de tous oyseaux de riviere. Depuis le commencement dudit fleuve jusques à _Hochelaga_ y a trois cens lieuës & plus: & le commencement d'icelui à la riviere qui vient du _Saguenay_, laquelle sort d'entre hautes montagnes, & entre dedans ledit fleuve auparavant qu'arriver à la province de _Canada_, de la bende de vers le Nort. Et est icelle riviere fort profonde, étroite & dangereuse à naviger. Apres ladite riviere est la province de _Canada_ où il y a plusieurs peuples par villages non clos. Il y a aussi és environs dudit _Canada_ dedans ledit fleuve plusieurs iles tant grandes que petites. Et entre autres y en a une qui contient plus de dix lieuës de long, laquelle est pleine de beaux & grans arbres, & force vignes. Il y a passage des ceux côtez d'icelle. Le meilleur & le plus seur est du côté devers le Su. Et au bout d'icelle ile vers l'Ouest y a un affourq d'eau bel & delectable pour mettre navires: auquel il y a un détroit dudit fleuve fort courant & profond, mais il n'a de large qu'environ un tiers de lieuë: le travers duquel y a une terre double de bonne hauteur toute labourée, aussi bonne terre qu'il soit possible de voir. Et là est la ville & demeurance du seigneur _Donnacona_ & de nos hommes qu'avions prins le premier voyage: laquelle demeurance se nomme _Stadaconé_. Et auparavant qu'arriver audit lieu y a quatre peuples & demeurances, sçavoir _Ajoasté, Starnatam, Taisla_, qui est sur une montagne, & _Stadin_, puis ledit lieu de _Stadaconé_, souz laquelle haute terre vers le Nort est la riviere & hable de Sainte-Croix: auquel lieu avons eté depuis le quinziéme jour de Septembre jusques au sixiéme jour de May mil cinq cens trente six: auquel lieu les navires demeurerent à sec, comme cy-devant est dit: Passé ledit lieu est la demeurance du peuple de _Tequenouday_, & de _Hochelay_: lequel _Tequenouday_ est une montagne, & l'autre un plain païs. Toute la terre des deux côtez dudit fleuve jusques à _Hochelaga_, outre, est aussi belle & unie que jamais homme regarda. Il y a aucunes montagnes assez loin dudit fleuve qu'on voit par sus lédites terre, déquelles il descend plusieurs rivieres qui entrent dans ledit fleuve. Toute cette dite terre est couverte & pleine de bois de plusieurs sortes, & force vignes, excepté à-l'entour des peuples, laquelle ilz ont désertée pour faire leur demeurance & labeur. Il y a grand nombre de grands cerfs, daims, ours, & autres bétes. Nous y avons veu les pas d'une béte qui n'a que deux piez, laquelle nous avons suivie longuement pardessus le sable & vaze, laquelle a les piez en cette façon, grans d'une paume & plus. Il y a force Louëres, Biévres, Martres, Renars, Chats sauvages, Liévres, Connins, Escurieux, Rats, léquels sont gros à merveilles, & autres sauvagines. Ilz s'accoutrent des peaux d'icelles bétes, parce qu'ilz n'ont nuls autres accoutremens. Il y a grand nombre d'oiseau: sçavoir Gruës, Outardes, Cygnes, Oyes sauvages blanches & grises, Cannes, Cannars, Merles, Mauvis, Tourtres, Ramiers, Chardonnerets, Tarins, Serins, Linottes, Rossignols, Passes solitaires, & autres oyseaux comme en France. Aussi, comme par ci-devant est fait mention és chapitres precedens, cedit fleuve est le plus abondant de toutes sortes de poissons qu'il soit memoire d'homme d'avoir jamais veu, ni ouï. Car depuis le commencement jusques à la fin y trouverez selon les saisons la pluspart des sortes & especes de poisson de la mer & eau douce. Vous trouverez jusques audit _Canada_ force Baillames, Marsoins, Chevaux de mer, _Adhothuis_, qui est une sorte de poisson duquel nous n'avions jamais veu, ni ouï parler. Ilz sont blancs comme nege,& grands comme marsoins, & ont le cors & la téte comme liévres, léquels se tiennent entre la mer & l'eau douce, qui commence entre la riviere du _Saguenay & Canada_. Item y trouverés en Juin, Juillet, & Aoust force maquereaux, Mulets, Bars, Sartres, grosses Anguilles, & autres poissons. Ayans leur saison passée y tourverez l'Eplan aussi bon qu'en la riviere de Seine. Puis au renouveau y a force Lamproyes & Saumons. Passé ledit _Canada_ y a force Brochets, Truites, Carpes, Brames, & autres poissons d'eau douce, & de toutes ces sortes de poissons fait ledit peuple de chacun selon leur saison grosse pécherie pour leur substance &victuaille. _De la riviere de_ Saguenay: _Des peuples qui habitent vers son origine: Autre riviere venant dudit_ Saguenay _au-dessus du saut de la grande riviere: De la riviere des_ Iroquois _venant de vers la Floride, païs sans neges ni glaces: Singularitez d'icelui païs: Soupçon sur les Sauvages de_ Canada: _Guet nocturne: Reddition d'une fille échappée: Reconciliation des Sauvages avec les François._ CHAP. XXIII DEPUIS estre arrivez à _Hochelaga_ avec le gallion & les barques, avons conversé, allé & venu avec les peuples les plus prochains de noz navires en douceur & amitié, fors que par fois avons eu aucuns differens avec aucuns mauvais garçons, dont les autre étoient fort marris & courroucéz. Et avons entendu par le Seigneur _Donnacona, Taiguragni, Domagaya_, & autres, que la riviere devant-dite' & nommée la riviere du _Saguenay_, va jusques audit _Saguenay_, qui est loin du commencement de plus d'une lune de chemin vers l'Ouest-Norouest: & que passé huit ou neuf journées, elle n'est plus parfonde que par bateaux: mais le droit & bon chemin & plus seur est par ledit fleuve jusques au-dessus de _Hochelaga_ à une riviere qui descend dudit _Saguenay_, & entre audit fleuve (ce qu'avons veu) & que de là sont une lune à y aller. Et nous ont fait entendre qu'audit lieu les gens sont habillez de draps, comme nous, & y a force villes & peuples, & bonnes gens, & qu'ils ont quantité d'or & cuivre rouge. Et nous ont dit que le tour de la terre d'empuis ladite premiere riviere jusques audit _Hochelaga & Saguenay_ est une ile, laquelle est circuite & environnée de rivieres & dudit fleuve: & que passé ledit _Saguenay_ va ladite riviere entrant en deux ou trois grans lacs d'eau fort larges: puis, que l'on trouve une mer douce, laquelle n'est mention avoir veu le bout ainsi qu'ils ont ouï par ceux du _Saguenay_: car ilz nous ont dit n'y avoir été. Outre nous ont donné à entendre qu'au lieu où avions laissé notre gallion quand fumes à _Hochelaga_ y a une riviere qui va vers le Surouest, où semblablement sont une lune à aller avec leurs barques depuis Saincte-Croix jusques à une terre où il n'y a jamais glaces ni neges, mais qu'en cette dite terre y a guerre continuelle des uns contre les autres, & qu'en icelle y a Orenges, Amandes, Noix, Prunes,& autres sortes de fruits & en grande abondance. Et nous ont dit les hommes & habitans d'icelle terre étre vétus & accoutrez de peaux comme eux. Apres leur avoir demandé s'il y a de l'or & du cuivre, nous ont dit que non. J'estime à leur dire, ledit lieu étre vers le Terre-neuve où sur le Capitaine Jean Verrazan à ce qu'ilz montrent par leurs signes & merches. Et dempuis de jour en autre venoit ledit peuple à noz navires & apportoient force Anguilles & autres poissons pour avoir de notre marchandise, dequoy leur étoient baillez couteaux, alenes, patenôtres, & autres mémes choses, dont se contentoient fort. Mais nous apperceumes que les deux méchans qu'avions apporté leur disoient & donnoient à entendre que ce que nous baillions ne valoit rien, & qu'ils auroient aussitôt des hachots comme des couteaux pour ce qu'ilz nous bailloient, nonobstant que le Capitaine leur reçut fait beaucoup de presens, & si ne cessoient à toutes heures de demander audit Capitaine, lequel fut averti par un Seigneur de la ville de _Hagouchouda_ qu'il se donnât garde de _Donnacona_, & dédits deux méchans, & qu'ils étoient _Agojuda_ qui est à dire traitres, & aussi en fut averti par aucuns dudit _Canada_, & aussi que nous apperceumes de leur malice, par ce qu'ilz vouloient retirer les trois enfans que ledit _Donnacona_ avoit donné audit Capitaine. Et de ce fait firent fuir la plus grande des filles, du navire. Apres laquelle ainsi fuie, fit le Capitaine prendre garde aux autres: & par l'avertissement dédits _Taiguragni & Domagaya_ s'abstindrent & deporterent de venir avec nous quatre ou cinq jours, sinon aucuns qui venoient en grande peur & crainte. Mais voyans la malice d'eux, doutans qu'ilz ne songeassent aucune trahison, & venir avec un amas de gens sur nous, le Capitaine fit renforcer le Fort tout à l'entour de gros fossez, larges, & parfons, avec porte à pont-levis & renfort de paux de bois au contraire des premiers. Et fut ordonné pour le guet de la nuit pour le temps à venir cinquante hommes à quatre quarts & à chacun changement dédits quarts les trompettes sonantes. Ce qui fut fait selon ladite ordonnance. Et lédits _Donnacona, Taiguragni, & Domagaya_ estans avertis dudit renfort, & de la bonne garde & guet que l'on faisoit, furent courroucez d'étre en la malgrace du Capitaine, & envoyerent par plusieurs fois de leurs gens: feignans qu'ils fussent d'ailleurs, pour voir si on leur feroit déplaisir, déquels on ne tint conte, & n'en fut fait ny montré aucun semblant. Et y vindrent lédits _Donnacona, Taiguragni, Domagaya_, & autres plusieurs fois parler audit Capitaine, une riviere entre-deux, lui demandans s'il étoit marri, & pourquoi il n'alloit les voir. Et le Capitaine leur répondit qu'ilz n'étoient que traitres, & méchans, ainsi qu'on lui avoit rapporté: & aussi qu'il l'avoit apperceu en plusieurs sortes, comme de n'avoir tins promesse d'aller à _Hochelaga_, & d'avoir retiré la fille qu'on lui avoit donnée, & autres mauvais tours qu'il lui nomma. Mais pour tout ce, que s'ilz vouloient étre gens de bien, & oublier leur mal-volonté, il leur pardonnoit, & qu'ilz vinssent seurement à bord faire bonne chere comme pardevant. Déquelles paroles remercierent ledit Capitaine, & lui promirent qu'ilz lui rendroient la fille qui s'en étoit fuie, dans trois jours. Et le quatriéme jour de Novembre _Domagaya_ accompagné de six autres hommes, vindrent à noz navires pour dire au Capitaine que le Seigneur _Donnacona_ étoit allé par le païs chercher ladite fille, & que le le lendemain elle lui seroit par lui menée. Et outre dit que _Taiguragni_ étoit fort malade, & qu'il prioit le Capitaine lui envoyer un peu de sel & de pain. Ce que fit ledit Capitaine, lequel lui manda que c'étoit Jesus qui étoit marri contre lui pour les mauvais tours qu'il avoit cuidé jouer. Et le lendemain ledit _Donnacona, Taiguragni, Domagaya_, & plusieurs autres vindrent & amenerent ladite fille, la representente audit Capitaine, lequel n'en tint conte, & dit qu'il n'en vouloit point, & qu'ilz la remenassent. A quoy répondirent faisans leur excuse, qu'ilz ne lui avoient pas conseillé s'en aller, ains qu'elle s'en étoit allée parce que les pages l'avoient battue, ainsi qu'elle leur avoit dit: & prierent derechef ledit Capitaine de la reprendre, & eux-mémes la menerent jusques aux navires. Apres léquelles choses le Capitaine commanda apporter pain & vin, & les fétoya. Puis prindrent congé les uns des autres. Et depuis sont allé & venu à noz navires, & nous à leur demeurance en aussi grand amour que par devant. _Mortalité entre les Sauvages: Maladie étrange & inconuë entre les François: Devotions & voeuz: Ouverture d'un corps mort: Dissimulation envers les Sauvages sur lédites maladies & mortalité: Guerison merveilleuse d'icelle maladie._ CHAP. XXIV AU mois de Decembre fumes avertis que la mortalité s'étoit mise audit peuple de _Stadaconé_, tellement que ja en étoient morts par leur confession plus de cinquante. Au moyen dequoy leur fimes defense de non venir à nôtre Fort, ni entour nous. Mais nonobstant les avoir chassé commença la mortalité entour nous d'une merveilleuse sorte, & la plus inconuë. Car les uns perdoient la soutenue, & leur devenoient les jambes grosses & enflées, & les nerfs retirez, & noircis comme charbons, & aucune toutes semées de gouttes de sang, comme pourpre. Puis montoit ladite maladie aux hanches, cuisses, épaules, aux bras, & au col. Et à tous venoit la bouche si infecte & pourrie par les gencives, que tout la chair en tomboit jusques à la racine des dents, léquelles tomboit préque toutes. Et tellement s'éprint ladite maladie en noz trois navires, qu'à la mi-Fevrier de cent dix hommes que nous étions il n'y en avoit pas dix de sains, tellement que l'un ne pouvoit secourir l'autre. Qui étoit chose piteuse à voir, consideré le lieu où nous étions. Car les gens du païs venoient tous les jours devant nôtre Fort qui peu de gens voyoient debout, & ja y en avoit huit de morts, & plus de cinquante où on n'esperoit plus de vie. Notre Capitaine voyant la pitié & maladie ainsi emeuë fait mettre le monde en prieres & oraisons, & fit porter une image & remembrance de la Vierge Marie contre un arbre distant de nôtre Fort d'un trait d'arc le travers les neges & glaces, & ordonna que le Dimanche ensuivant l'on diroit audit lieu la Messe & que tous ceux qui pourroient cheminer tant sains que malades iroient à la procession chantans les sept Pseaumes de David, avec la Litanie en priant ladite Vierge qu'il lui pleût prier son cher enfant qu'il eût pitié de nous. Et la Messe dite & chantée devant ladite image, se fit le Capitaine pelerin à nôtre Dame, qui se fait de prier à Roquemadou (_ou pour mieux dire, à Roqu'amadou, c'est à dire des amans. C'est un bour en Querci, où vont force pelerins_) promettant y aller si Dieu lui donnoit grace de retourner en France. Celui jour trespassa Philippe Rougemont natif d'Amboise, de l'aage d'environ vint ans. Et pource que ladite maladie étoit inconnue fit le dit Capitaine ouvrir le cors pour voir si aurions aucune conoissance d'icelle, pour preserver si possible étoit le parsus. Et fut trouvé qu'il avoit le coeur tout blanc, & flétri, environné de plus d'un pot d'eau rousse comme datte. Le foye beau, mais avoit le poulmon tout noirci & mortifié, & s'étoit retiré tout son sang au dessus de son coeur. Car quand il fut ouvert, sortit au dessus du coeur une grande abondance de sang noir & infect. Pareillement avoit la rate vers l'échine un peu entamée environ deux doits, comme si elle eût été frottée sus une pierre rude. Apres cela veu lui fut ouvert & incisé une cuisse, laquelle étoit fort noire par dehors, mais pardedans la chair fut trouvée assez belle. Ce fait fut inhumé au moins mal que l'on peût. Dieu par sa saincte grace pardoint à son ame, & à tous trépassez, _Amen_. Et depuis, de jour en autre s'est tellement continuée ladite maladie, que telle heure a été que par tout lédits trois navires n'y avoit pas trois hommes sains. De sorte qu'en l'un d'iceux navires n'y avoit homme qui eût peu descendre souz le tillac pour tirer à boire tant pour lui que pour les autres. Et pour l'heure y en avoit ja plusieurs de morts, léquels il nous convint de mettre par foiblesse sous les neges. Car il ne nous étoit possible de pouvoir pour lors ouvrir la terre qui étoit gelée, tant étions foibles, & avions peu de puissance. Et si étions en une crainte merveilleuse des gens du païs qu'ilz ne s'apperceussent de nôtre pitié & foiblesse. Et pour couvrir ladite maladie, lors qu'ilz venoient prés de notre Fort, notre Capitaine, que Dieu a tousjours preservé debout, sortoit au devant d'eux avec deux ou trois hommes, tant sains, que malades, léquels il faisoit sortir apres lui. Et lors qu'il les voyoit hors du parc, faisoit semblant les vouloir battre, & criant, & leur jettant batons aprés eux les envoyant à bord, montrant par signes ésdits Sauvages qu'il faisoit besongner ses gens dedans les navires: les uns à gallifester, les autres à faire du pain & autres besongnes, & qu'il n'étoit pas bon qu'ilz vinssent chommer dehors: ce qu'ilz croyoient. Et faisoit ledit Capitaine battre & mener bruit ésdits malades dedans les navires avec batons & cailloux feignans gallifester: & pour lors étions si épris de ladite maladie qu'avions quasi perdu l'esperance de jamais retourner en France, si Dieu par sa bonté infinie & misericorde ne nous eût regardé en pitié,& donné conoissance d'un remede contre toutes maladies le plus excellent qui fut jamais veu ni trouvé sur la terre, ainsi que nous dirons maintenant. Mais premierement faut entendre que depuis la mi-Novembre jusques au dix-huitiéme jour d'Avril avons été continuellement enfermez dedans les glaces, léquelles avoient plus de deux brasses d'épesseur: & dessus la terre y avoit la hauteur de quatre piez de neige & plus de deux brasses d'épaisseur: tellement qu'elle étoit plus haute que les bors de noz navires, léquelles ont duré jusques audit temps: en sorte que noz bruvages étoient tout gelez dedans les futailles, & par dedans lédits navires tant bas que haut étoit la glace contre les bois à quatre doits d'épesseur: & étoit tout ledit fleuve par autant que l'eau douce en contient jusques au dessus de _Hochelaga_, gelé. Auquel temps nous deceda jusques au nombre de vint-cinq personnes des principaus & bons compagnons qu'eussions, léquels moururent de la maladie susdite: & pour l'heure y en avoit plus de quarante en qui on n'esperoit plus de vie, & le parsus tous malades, que nul n'en étoit exempté, excepté trois ou quatre. Mais Dieu par la sainte grace nous regarda en pitié, & nous envoya un remede de notre guerison & santé de la sorte & maniere que nous allons dire. Un jour nôtre Capitaine voyant la maladie si emue & ses gens si fort épris d'icelle, étant sorti hors du Fort, soy promenant sur la glace, apperceut venir une bende de gans de _Stadaconé_, en laquelle étoit _Domagaya_, lequel le Capitaine avoit veu depuis dix ou douze jours fort malade le la propre maladie qu'avoient ses gens: Car il avoit une de ses jambes aussi grosse qu'un enfant de deux ans, & tous les nerfs d'icelle retirez, les dents perdues & gatées, & les gencives pourries & infectes. Le Capitaine voyant ledit _Domagaya_ sain & gueri fut fort joyeux esperant par lui sçavoir comme il s'étoit guere, afin de donner ayde & secours à ses gens. Et lors qu'ilz furent arrivez prés le Fort, le Capitaine lui demanda comme il s'étoit gueri de sa maladie: lequel _Domagaya_ répondit qu'avec le jus des feuilles d'un arbre & le marq il s'étoit gueri, & que c'étoit le singulier remede pour cette maladie. Lors le Capitaine demanda s'il y en avoit point là entour, & qu'il lui en montre, pour guerir son serviteur qui avoit ladite maladie ne la maison du seigneur _Donnacona_; ne lui voulut declarer le nombre des compagnons qui étoient malades. Lors ledit _Domagaya_ envoya deux femmes avec nôtre Capitaine pour en querir, léquelles en apporterent neuf ou dix rameaux, & nous montrerent qu'il falloit piler l'écorce & les fueilles dudit bois, & mettre le tout bouillir en eau, puis boire de ladite eauë de deux jours l'un, & mettre le marq sur les jambes enflées & malades & que de toutes maladies ledit arbre guerissoit. Et s'appelle ledit arbre en leur langage _Annedda_. Tôt-aprés le Capitaine fit faire du breuvage pour faire boire és malades, déquels n'y avoit nul d'eux qui voulut icelui essayer, sinon un ou deux que se mirent en aventure d'icelui essayer. Tôt aprés qu'ils en eurent beu ils eurent l'avantage, qui se trouva étre un vray & evident miracle. Car de toutes maladies dequoy ils étoient entachés, apres en avoir beu deux ou trois fois, recouvrerent santé & guerison; tellement que tel des compagnons qui avoit la verole depuis cinq ou six ans auparavant la maladie, a été par icelle médecine curé nettement. Apres ce avoir veu y a eu telle presse qu'on se vouloit tuer sur ladite medecine à qui premier en auroit: de sorte qu'un arbre aussi gros & aussi grand que je vis jamais arbre, a été employé en moins de huit jours; lequel a fait telle operation, que si tous les medecins de Louvain & Montpellier y eussent été avec toutes les drogues d'Alexandrie, ilz n'en eussent pas tant fait en un an, que ledit arbre en a fait en huit jours. Car il nous a tellement profité, que tous ceux qui en ont voulu user ont recouvert santé & guerison, la grace à Dieu. _Soupçon sur la longue absence du Capitaine des Sauvages: Retour d'icelui avec multitude de gens: Debilité des François: Navire delaissé pour n'avoir la force de le remener: Recit des richesses du_ Saguenay, & _autres choses merveilleuses._ CHAP. XXV DURANT le temps que la maladie & mortalité regnoit en Noz navires, se partirent _Donnacona, Taiguragni_, et plusieurs autres feignans aller prendre des cerfs & autres bétes, léquels ils nomment en leur langage _Aionnesta, & Aiquenoudo_, par ce que les neges étoient grandes & que les glaces étoient ja rompuës dedans le cours du fleuve: tellement qu'ilz pourroient naviger par icelui. Et nous fut par _Domagaya_, & autres, dit, qu'ilz ne seroient que quinze jours: ce que croyions: mais ilz furent deux mois sans retourner. Au moyen dequoy eumes suspection qu'ilz ne se fussent allé amasser grand nombre de gens pour nous faire déplaisir, par ce qu'ilz nous voyoient si affoiblis. Nonobstant qu'avions mis si bon ordre en nôtre fait, que si toute la puissance de leur terre y eût été, ilz n'eussent sçeu faire autre chose que nous regarder. Et pendant le temps qu'ils étoient dehors venoient tous les jours force gens à noz navires, comme ils avoient de coutume, nous apportans de la chair fréche de cerfs, daims, & poissons fraiz de toutes sortes qu'ils nous vendoient assez cher, ou mieux l'aimoient remporter, parce qu'ils avoient necessité de vivres pour lors, à cause de l'hiver qui avoit été long, & qu'ilz avoient mangé leurs vivres & étouremens. Et le vint-uniéme jour du mois d'Avril _Domagaya_ vint à bord de noz navires accompagné de plusieurs gens, léquels étoient beaux & puissans, & n'avions accoutumé de les voir, qui nous dirent que le seigneur _Donnacona_ seroit le lendemain venu, & qu'il apporteroit force chair de cerf, & autre venaison. Et le lendemain arriva ledit _Donnacona_, lequel amena en sa compagnie grand nombre de gens audit _Stadaconé_. Ne sçavions à quelle occasion, ni pourquoy. Mais comme on dit en un proverbe, _qui de tout se garde & d'aucuns échappe._ Ce que nous étoit de nécessité: car nous étions si affoiblis, tant de maladies, que de noz gens morts, qu'il nous fallut laisser un de noz navires audit lieu de Sainte-Croix. Le Capitaine étant averti de leur venue, & qu'ils avoient ramené tant de peuple, & aussi que _Domagaya_ le vint dire audit Capitaine, sans vouloir passer la riviere qui étoit entre nous & ledit _Stadaconé_, ains fit difficulté de passer. Ce que n'avoit accoutumé de faire, au moyen dequoy eumes suspection de trahison. Voyant ce ledit Capitaine envoia son serviteur nommé Charles Guyot, lequel étoit plus que nul autre aimé du peuple de tout le païs, pour voir qui étoit audit lieu, & ce qu'ilz faisoient, ledit serviteur feignant étre allé voir ledit seigneur _Donnacona_, par ce qu'il avoit demeuré long tans avec lui, lequel lui porta aucun present. Et lors que ledit _Donnacona_ fut averti de sa venue, fit le malade, & se coucha, disant audit serviteur qu'il étoit fort malade, apres alla ledit serviteur en la maison de _Taiguragni_ pour le voir, où partout il trouva les maisons si pleines de gens qu'on ne se pouvoit tourner, léquels on n'avoit accoutumé de voir: & ne voulut permettre ledit _Taiguragni_ que le serviteur allât és autres maisons, ains le convoya vers les navires environ la moitié du chemin: & lui dit que si le Capitaine lui vouloit faire plaisir de prendre un seigneur du païs nommé _Agona_, lequel lui avoit fait déplaisir, & l'emmener en France, il feroit tout ce que voudroit ledit Capitaine, & qu'il retournât le lendemain dire la réponse. Quand le Capitaine fut averti du grand nombre de gens qui étoient audit _Stadaconé_, ne sçachant à quelle fin, se delibera leur jouer une finesse, & prendre leur Seigneur, avec _Taiguragni, Domagaya_, & des principaux: & aussi qu'il étoit bien deliberé de mener ledit Seigneur _Donnacona_ en France, pour conter & dire au Roy ce qu'il avoit veu és païs Occidentaux des merveilles du monde. Car il nous a certifié avoir été à la terre du _Saguenay_, où y a infini Or, Rubis, & autres richesses: & y sont les hommes blancs comme en France, & accoutrez de draps de laine. Plus dit avoir veu autre païs où les gens ne mangent point, & n'ont point de fondement, & ne digerent point, ains font seulement eau par la verge: Plus dit avoir été en autre païs de _Pecqueniaus_, & autres païs où les gens n'ont qu'une jambe & autres merveilles longues à raconter. Ledit Seigneur est homme ancien, & ne cessa jamais d'aller par païs depuis sa conoissance, tant par fleuves, rivieres que par terre. Apres que ledit serviteur eut fait son message, & dit à son maitre ce que ledit _Taiguragni_ lui mandoit, renvoya le Capitaine son dit serviteur le lendemain dire audit _Taiguragni_ qu'il le vint voir, & lui dire ce qu'il voudroit, & qu'il lui feroit bonne chere, & partie de son vouloir. Ledit _Taiguragni_ lui manda qu'il viendroit le lendemain, & qu'il meneroit _Donnacona_, & ledit homme qui lui avoit fait déplaisir. Ce que ne fit; ains fut deux jours sans venir, pendant lequel temps ne vint personne és navires dudit _Stadaconé_, comme avoient de coutume, mais nous fuioient comme si les eussions voulu tuer. Lors apperceumes leur mauvaitié. Et pour ce qu'ilz furent avertis que ceux de _Stadim_ alloient & venoient entour nous, & que leur avions abandonné le fond du navire que laissions pour avoir les vieux cloux, vindrent tous le tiers jour dudit _Stadaconé_ de l'autre bord de la riviere, & passerent la plus grande partie d'eux en petits bateaux sans difficulté. Mais ledit _Donnacona_ n'y voulut passer; & furent _Taiguragni & Domagaya_ plus d'une heure à parlementer ensemble avant que vouloir passer: mais en fin passerent & vindrent parler audit Capitaine. Et pria ledit _Taiguragni_ le Capitaine vouloir prendre & emmener ledit homme en France. Ce que refusa ledit Capitaine, disant que le Roy son maitre lui avoit defendu de non amener homme ni femme en France, mais bien deux ou trois petits garçons, pour apprendre le langage. Mais que volontiers l'emmeneroit en Terre-neuve, & qu'il le mettroit en une ile. Ces paroles disoit le Capitaine pour les asseurer, & à celle fin d'amener ledit _Donnacona_, lequel étoit demeuré de-là l'eau. Déquelles paroles fut fort joyeux ledit _Taiguragni_, & promit audit Capitaine de retourner le lendemain, qui étoit le jour de Sainte-Croix, & amener ledit seigneur _Donnacona_, & tout le peuple audit _Stadaconé_. _Croix plantée par les François: Capture des principaux Sauvages, pour les amener en France, & faire recit au Roy des merveilles du Saguenay: Lamentations des Sauvages: Presens reciproque du Capitaine Quartier, & d'iceux Sauvages._ CHAP. XXVI LE troisiéme jour de May jour & féte sainte Croix, pour la solemnité & féte le Capitaine fit planter une belle Croix de la hauteur d'environ trente cinq piez de longueur, souz le croizillon de laquelle y avoit un écusson en bosse des armes de France: & sur iceluy étoit écrit en lettres Attiques FRANCISCUS PRIMUS DEI GRATIA FRANCORUM REX REGNAT. Et celui jour environ midi vindrent plusieurs gens de _Stadaconé_ tant hommes, femmes, qu'enfans qui nous dirent que leur Seigneur _Donnacona, Taiguragni, Domagaya_, & autres qui étoient en sa compagnie, venoient; dequoy fumes joyeux, esperans nous en saisir, léquels vindrent environ deux heures apres midi. Et lors qu'ilz furent arrivez devant noz navires nôtre Capitaine alla saluer le Seigneur _Donnacona_, lequel pareillement lui fit grand'chere, mais toutefois avoit l'oeil au bois & une crainte merveilleuse. Tôt-apres arriva _Taiguragni_, lequel dit audit seigneur _Donnacona_ qu'il n'entrât point dedans le Fort. Et lors fut par l'un de leurs gens apporté du feu hors dudit Fort, & allumé pour ledit seigneur. Nôtre Capitaine le pria de venir boire & manger dedans les navires, comme avoit de coutume, & semblablement ledit _Taiguragni_, lequel dit que tantôt ils iroient. Ce qu'ilz firent, & entrerent dedans ledit Fort. Mais auparavant avoit été nôtre capitaine averti par _Domagaya_ que ledit _Taiguragni_ avoit mal parlé, & qu'il avoit dit au seigneur _Donnacona_ qu'il n'entrât point dedans les navires. Et nôtre Capitaine voyant ce sortit hors du parc, où il étoit, & vit que les femmes s'enfuioient par l'avertissement dudit _Taiguragni_, & qu'il ne demeuroit que les hommes léquels étoient en grand nombre. Et commanda le Capitaine à ses gens prendre ledit seigneur _Donnacona, Taiguragni, Domagaya_, & deux autres des principaux qu'il montra: puis qu'on fit retirer les autres. Tôt-aprés ledit Seigneur entra dedans avec ledit Capitaine. Mais tout soudain ledit _Taiguragni_ vint pour le faire sortir. Nôtre Capitaine voyant qu'il n'y avoit autre ordre se print à cirer qu'on les print. Auquel cri sortirent les gens dudit Capitaine, léquels prindrent ledit seigneur, & ceux qu'on avoit déliberé prendre. Lédits Canadiens voyans ladite prise, commencerent à fuir & courir comme brebis devant le loup, les uns le travers la riviere, les autres parmi les bois, cherchant chacun son avantage. Ladite prise ainsi faite des dessusdits, & que les autres se furent tous retirez, furent mis en seure garde ledit seigneur, & ses compagnons. La nuit venue vindrent devant noz navires (la riviere entre-deux) grand nombre de peuple dudit _Donnacona_ huchans, & hurlans toute la nuit comme loups, crians sans cesse _Agohanna, Agohanna_, pensans parler à lui. Ce que ne permit ledit Capitaine pour l'heure, ni le matin jusques environ midi. Parquoy nous faisoient signe que les avions tué & pendu. Et environ l'heure de midi retournerent de rechef, & aussi grand nombre qu'avions veu de nôtre voyage pour un coup, eux tenans cachez dedans le bois, fors aucuns d'eux qui crioient & appelloient à haute voix ledit _Donnacona_. Et lors commanda le Capitaine faire monter ledit _Donnacona_ haut pour parler à eux. Et lui dit ledit Capitaine qu'il fit bonne chere, & qu'apres avoir parlé au Roy de France son maitre, & conté ce qu'il avoit veu au _Saguenay_, & autres lieux, il reviendroit dans dix ou douze lunes, & que le Roy lui feroit un grand present. Dequoy fut fort joyeux ledit _Donnacona_, lequel le dit es autres en parlant à eux, léquels en firent trois merveilleux cris en signe de joye. Et à l'heure firent lédits peuples & _Donnacona_ entre eux plusieurs predications & ceremonies, léquelles il n'est possible d'écrire par faute de l'entendre. Nôtre Capitaine dit audit _Donnacona_ qu'ilz vinssent seurement de l'autre bord pour mieux parler ensemble, & qu'il les asseuroit. Ce que leur dit ledit _Donnacona_. Et sur ce vindrent une barque des principaux à bord dédits navires, léquels de rechef commencerent à faire plusieurs prechemens en donnant louange à notre Capitaine, & lui firent presens de vint-quatre colliers d'_Esurgni_, qui est la plus grande richesse qu'ils ayent en ce monde. Car ils l'estiment mieux qu'or ni argent. Apres qu'ils eurent assez parlementé, & devisé les uns avec les autres, & qu'il n'y avoit remede audit seigneur d'échapper, & qu'il falloit qu'il vint en France, il leur commanda qu'on lui apportât vivres pour manger par la mer, & qu'on les lui apportât le lendemain. Nôtre Capitaine fit present audit _Donnacona_ de deux pailles d'airain, & de huit hachots, & autres menues besongnes, comme couteaux & patenotres: dequoy fut fort joyeux, & son semblant, & les envoya à ses femmes & enfans. Pareillement donna ledit Capitaine à ceux qui étoient venus parler audit _Donnacona_ aucuns petits presens, déquelz remercierent fort ledit Capitaine A tant se retirerent, & s'en allerent à leurs logis. Le lendemain cinquiéme jour dudit mois au plus patin ledit peuple retourna en grand nombre pour parler à leur seigneur, & envoyerent une barque qu'ils appellent _Casurni_, en laquelle étoient quatre femmes, sans y avoir aucuns hommes, pour le doute qu'ils avoient qu'on ne les retint, léquelles apporterent force vivres sçavoir gros mil, qui est blé duquel ils vivent, chair, poisson, & autres provisions à leur mode: équelles apres étre arrivées és navires fit le Capitaine bon recueil. Et pria _Donnacona_ le Capitaine qui leur dit que dedans douze lunes il retourneroit, & qu'il ameneroit ledit _Donnacona_ à _Canada_: & ce disoit pour les contenter. Ce que fit ledit Capitaine: dont lédites femmes firent un grand semblant de joye, & montrans par figures & paroles audit Capitaine que mais qu'il retournât & amenât ledit _Donnacona_, & autres, ilz lui feroient plusieurs presens. Et lors chacune d'elles donna audit Capitaine un collier d'_Esurgni_, puis s'en allerent de l'autre bord de la riviere, où étoit tout le peuple dudit _Stadaconé_: puis se retirerent, & prindrent congé dudit seigneur _Donnacona_. [Illustration] _Retour du Capitaine Jacques Quartier en France: Rencontre de certains Sauvages qui avoient des couteaux de cuivre: Presens reciproques entre lédits Sauvages & ledit Capitaine: Descriptions des lieux où la route s'est addressée._ CHAP. XXVII LE Samedy sixieme jour de May nous appareillames du havre Sainte-Croix, & vimmes poser au bas de l'ile d'Orleans environ douze lieuës dudit Sainte-Croix. Et le Dimanche vimmes à l'ile és Coudres, où avons été jusques au Lundi seiziéme jour dudit mois laissans amortir les eaux, léquelles étoient trop courantes & dangereuses pour avaller ledit fleuve. Pendant lequel temps vindrent plusieurs barques des peuples sujets de _Donnacona_, léquels venoient de la riviere de _Saguenay_. Et lors que par _Domagaya_ furent avertis de la prinse d'eux, & la façon & maniere, comme on menoit ledit _Donnacona_ en France, furent bien étonnez. Mais ne laisserent à venir le long des navires parler audit _Donnacona_, qui leur dit que dans douze lunes il retourneroit, & qu'il avoit bon traitement avec le Capitaine & compagnons. Dequoy tous à une voix remercierent ledit Capitaine, & donnerent audit _Donnacona_ trois pacquets de peaux de Biévres,& loups marins, avec un grand couteau de cuivre rouge, qui vient dudit _Saguenay, & autres choses_. Ilz donnerent aussi au Capitaine un collier d'_Esurgni_. Pour léquels presens leur fit le Capitaine donner dix ou douze hachotz, déquels furent fort contens & joyeux, remercians ledit Capitaine: puis s'en retournerent. Le passage est plus seur & meilleur entre le Nort & ladite ile, que vers le Su, pour le grand nombre de basses, bancs, & rochers qui y sont, & aussi qu'il y a petit fond. Le lendemain seziéme de May nous appareillames de ladite _Ile és Coudres_, & vimmes poser à une ile qui est à environ quinze lieuës d'icelle _Ile és Coudres_, laquelle est grande d'environ cinq lieuës de long: & là posames celui jour pour passer la nuit esperans le lendemain passer les dangers du _Saguenay_, léquels sont fort grans. Le soir fumes à ladite ile, où trouvames grand nombre de lièvres, déquels nous eumes quantité. Et pource la nommames _l'ile és liévres_. Et la nuict le vent vint contraire, & en tourmente, tellement qu'il nous fallut relacher à l'ile és Coudres d'où nous étions partis, par-ce qu'il n'y a autre passage entre lédites iles, & y fumes jusques au... jour dudit mois, que le vent vint bon, & tant fimes par nos journées que nous passames jusques à _Hongnedo_, entre l'ile de l'Assumption & ledit _Hongnedo_: lequel passage n'avoit pardevant été découvert: & fimes courir jusques le travers du _Cap de prato_, qui est le commencement de la _Baye de Chaleur_. Et parce que le vent étoit convenable & bon à plaisir, fimes poser le jour & la nuit. Et le lendemain vimmes querir au corps _l'ile de Brion_, ce que voulions faire pour la barge de nôtre chemin, gisantes les deux terres Suest & Noroest un quart de l'Est & de l'ouest: & y a entre eux cinquante lieuës. Ladite ile est en quarante sept degrez & demi de latitude. Le Jeudy vint-cinquiéme jour dudit mois jour & féte de l'ascension nôtre Seigneur, nous trouvames à une terre & sillon de basses araines, qui demeurent au Suroest de ladite _ile de Brion_ environ huit lieuës, par sus léquelles y a de grosses terres pleines d'arbres, & y a une mer enclose, dont n'avions veu aucune entrée ni ouverture par où entre icelle mer. Et le Vendredi vint-sixiéme, parce que le vent changeoit à la côte, retournames à ladite _ile de Brion_, où fumes jusques au premier jour de Juin, & vimmes querir une terre haute qui demeure au Suest de ladite ile, qui nous apparoissoit étre une ile, & là rangeames environ vint-deux lieuës & demie, faisans lequel chemin eumes conoissance de trois autres iles qui demeuroient vers les araines: & pareillement lédites araines étre ile; & ladite terre, qui est terre haute & unie étre terre certaine se rabattant au Noroest. Apres léquelles choses conues retournames au cap de ladite terre qui se fait à deux ou trois caps hauts à merveilles, & grand profond. L'eau, & la marée si courante qu'il n'est possible Nous nommames celui cap _Le cap de Lorraine_, qui est en quarante-six degrez & demi: au Su duquel cap y a une basse terre, & semblant d'entrée de riviere: mais il n'y a hable qui vaille, parsus léquelles vers le Su demeure un cap que nous nommames _Le Cap sainct Paul_, qui est au quarante-sept degrez un quart. Le Dimanche troisiéme jour dudit mois jour & féte de la Pentecôte eumes conoissance de la côte d'Est-suest de Terre-neuve, étant à environ vint-deux lieuës dudit cap. Et pource que le vent étoit contraire, fumes à un hable que nous nommames _Le hable du sainct Esprit_, jusques au Mardi qu'appareillames dudit hable & reconumes ladite côte jusques aux _iles de sainct Pierre_. Lequel chemin faisans tournames le long de ladite côte plusieurs iles & basses fort dangereuses étans en la route d'Est-Suest, & Oest-Norest à deux, trois, & quatre lieuës à la mer. Nous fumes audites _iles sainct Pierre_, & trouvames plusieurs navires tant de France que de Bretagne. Depuis le jour sainct Barnabé unziéme de Juin jusques au seziéme dudit mois qu'appareillames dédites _Iles sainct Pierre_, & vimmes au _Cap de Raz._, & entrames dedans un hable nommé _Rongnousi_, où primmes eau & bois pour traverser la mer, & là laissames une de noz barques: & appareillames dudit hable le Lundi dix-neufiéme jour dudit mois: & avec bon temps avons navigé par la mer: tellement que le seziéme jour de Juillet sommes arrivés au hable de Saint Malo, la grace au Createur: le priant, faisant fin à nôtre navigation, nous donner sa grace, & Paradis à la fin. Amen. _Rencontre des Montagnais (Sauvages de_ Tadoussac) _& Iroquois: Privilege de celui qui est blessé à la guerre: Ceremonies des Sauvages devant qu'aller à la guerre: Contes fabuleux de la monstruosité des Armouchiquois: & de la Mine reluisante au Soleil: & du_ Gougou: _Arrivée au Havre de Grace._ CHAP. XXVIII AYANS r'amené le Capitaine Jacques Quartier en France, il nous faut retourner querir Samuel Champlein, lequel nous avons laissé à _Tadoussac_, à fin qu'il nous dise quelque nouvelles de ce qu'il aura veu & ouï parmi les Sauvages depuis que nous l'avons quitté Et afin qu'il ait un plus beau champ pour rejouir ses auditeurs, je voy le sieur Prevert de Sainct Malo qui l'attend à l'ile Percée en intention de lui en bailler d'une: & s'il ne se contente de cela, lui bailler encore avec la fable des Armouchiquois la plaisante histoire du _Gougou_ qui fait peur aux petits enfans, afin que par apres l'Historiographe Cayet soit aussi de la partie en prenant cette monnoye pour bon aloy. Voici donc ce que ledit Champlein en rapporte en la conclusion de son voyage. Etans arrivés à Tadoussac nous trouvames les Sauvages que nous avions rencontrez en la riviere des Iroquois, qui avoient fait rencontre au premier lac de trois canots Iroquois, léquels ilz attirent & apporterent les tétes des Iroquois à Tadoussac, & n'y eut qu'un Montagnais blessé au bras d'un coup de fléche, lequel songeant quelque chose, il falloit que tous les dix autres le missent en execution pour le rendre content, croyant aussi que sa playe s'en doit mieux porter. Ce cedit Sauvage meurt, ses parens vengeront sa mort, soit sur leur nation ou sur d'autres, ou bien il faut que les Capitaines facent des presens aux parens du defunct, afin qu'ilz soient contens, ou autrement, (comme j'ay dit) ils useroient de vengeance: qui est une grande méchanceté entr'eux. Premier que lédits Montagnais partissent pour aller à la guerre, ilz s'assmblerent tous avec leurs plus riches habits de fourrures, castors, & autres peaux, parez de patenôtres & cordons de diverses couleurs, & s'assemblerent dedans une grande place publique, où il y avoit au devant d'eux un _Sagamo_ qui s'appelloit _Begourat_ qui les menoit à la guerre, & étoit les uns derriere les autres, avec leurs arcs & fleches, massues, & rondelles, dequoy ils se parent pour se battre: & alloient sautans les uns apres les autres, en faisans plusieurs gestes de leurs corps, ilz faisoient maints tours de limaçon: apres ilz commencerent à danser à la façon accoutumée, comme j'ay dit ci-dessus, puis ilz firent leur Tabagie, & aprés l'avoir fait, les femme se despouillerent toutes nues, parées de leurs plus beaux _Matachiaz_, & se mirent dedans leurs canots ainsi nues &n dansant, & puis elles se vindrent mettre à l'eau en se battans à coups de leurs avirons, se jettans quantité d'eau les unes sur les autres: toutefois elles ne se faisoient point de mal, car elles se paroient es coups qu'elles s'entreruoient. Aprés avoir fait toutes ces ceremonies elle se retirerent en leurs cabanes, & les Sauvages s'en allerent à la guerre contre les Iroquois. Le seziéme jour d'Aoust nous partimes de _Tadoussac_, & le dix-huictiéme dudit mois arrivames à l'ile percée, où trouvames le sieur Prevert de Sainct Malo, qui venoit de la mine où il avoit été avec beaucoup de peine pour la crainte que les Sauvages avoient de faire rencontre de leurs ennemis, qui sont les Armouchiquois, léquels sont hommes sauvages du tout monstrueux, pour la forme qu'ils ont: car leur téte est petite, & le corps court, les bras menus comme d'une eschelet, & les cuisses semblablement: les jambes grosses & longues, qui sont toutes d'une venue, & quant ilz sont assis sur leurs talons, les genoux leur passent plus d'un demi pied par dessus la téte, que est chose étrange, & semblent estre hors de nature: Ilz sont neantmoins fort dispos, & determinez: & sont aux meilleures terres de toute la côte de la Cadie. Aussi les Souriquois les craignent fort. Mais avec l'asseurance que ledit sieur de Prevert leur donna, il les mena jusques à ladite mine, où les Sauvages le guiderent. C'est une fort haute montagne, avançant quelque peur sur la mer, qui est fort reluisante au Soleil, où il y a quantité de verd de gris qui procede de ladite mine de cuivre. Au pié de ladite montagne, il dit que de basse mer y avoit en quantité de morceaux de cuivre, comme il nous a été montré, lequel tombe du haut de la montagne. Cedit lieu où est la mine git par les quarante-cinq degrez & quelques minutes. Il y a encore une chose étrange digne de reciter que plusieurs Sauvages m'ont asseuré étre vraye; C'est que proche de la baye de Chaleur tirant au Su, est une ile, où fait residence un monstre épouventable, que les Sauvages appellent _Gougou_, & m'ont dit qu'il avoit la forme d'une femme; mais fort effroyable, & d'une telle grandeur, qu'ilz me disoient que le bout des mats de nôtre vaisseau ne lui fût pas venu jusques à la ceinture, tant ilz le peignent grand: & que souvent il a devoré & devore beaucoup de Sauvages, léquels il met dedans une grande poche quand il les peut attrapper & puis les mange: & disoient ceux qui avoient évité le peril de cette mal-heureuse béte, que sa poche étoit si grande, qu'il y eût peu mettre nôtre vaisseau. Ce monstre fait des bruits horribles dedans cette ile, que les Sauvages appellent _Gougou_: & quand ilz en parlent, ce n'est qu'avec une peur si étrange qu'il ne se peut dire de plus, & mont asseuré plusieurs l'avoir veu: Méme ledit Prevert de Saint-Malo en allant à la découverture des mines, m'a dit avoir passé si proche de la demeure de cette effroyable béte, que lui & tous ceux de son vaisseau entendoient des sifflemens étranges du bruit qu'elle faisoit: & que les Sauvages qu'il avoit avec lui, lui dirent, que c'étoit la méme béte, & avoient une telle peur, qu'ilz se cachoient de toutes parts, craignans qu'elle fût venue ce qu'ilz disent, c'est que tous les Sauvage en general la craignent, & en parlent si étrangement, que si je mettois tout ce qu'ilz en disent, l'on le tiendroit pour fables: mais je tiens que ce soit la residence de quelque diable Qui les tourmente de la façon. Voilà ce que j'ay apprins de ce _Gougou_. Le vint-quatriéme jour d'Aoust, nous partimes de _Gachepé_. Le deuxiéme jour de Septembre, nous faisions état d'étre aussi avant que le Cap de _Razé_. Le cinquiéme jour dudit mois nous entrames sur le Banc où se fait la pécherie du poisson. Le seziéme dudit mois nous étions é la sonde, qui peut étre à quelques cinquante lieuës d'Ouessant. Le vintiéme dudit mois nous arrivames par la grace de Dieu avec contentement d'un chacun, & toujours le vent favorable, au port du Havre de Grace. _Discours sur le Chapitre precedent: Credulité legere: Armouchiquois quels: Sauvages toujours en crainte: Causes des terreurs Paniques, faulses visions, & imagination:_: Gougou _proprement que c'est: Autheur d'icelui: Mine de cuivre: Hanno Carthaginois: Censures sur certains autheurs qui ont écrit de la Nouvelle-France. Conseil pour l'instruction des Sauvages._ CHAP. XXIX OR pour revenir aux Armouchiquois, & à la male-béte du _Gougou_, il est arrivé en cet endroit à Champlein ce qu'écrit Pline de Cornelius Nepos, léquel dit avoir creu tres-avidement (c'est à dire comme s'y portant de soy-méme) les prodigieux mensonges des Grecs, quand il a parlé de la ville de Larah (_Lissa_) laquelle (souz la foy & parole d'autrui) il a écrit étre forte, & beaucoup plus grande que la grande Carthage, & autres choses de méme étoffe. Ainsi ledit Champlein s'étant fié au recit du sieur Prevert de Saint-Malo, qui se donnoit carriere, a écrit ce que nous venons de rapporter touchant les Armouchiquois, & le _Gougou_, comme semblablement ce qui est de la lueur de la mine de cuivre. Toutes léquelles choses iceluy Champlein a depuis reconu étre fabuleuses. Car quant aux Armouchiquois ils sont aussi beaux-hommes (souz ce mot je comprens aussi les femmes) que nous, bien composés & dispos; comme verrons ci-apres. Et pour le regard du _Gougou_, je laisse à penser à chacun quelle apparence il y a, encores que quelques Sauvages en parlent, & en ayent de l'apprehension, mais c'est à la façon qu'entre nous plusieurs esprits foibles craignent le Moine bouru de Paris. Et d'ailleurs ces peuples qui vivent en perpetuelle guerre, & ne sont jamais en asseurance (portans avec eux cette malediction pour-ce qu'ilz sont delaissez de Dieu) ont souvent des songes & vaines persuasions que l'ennemi est à leur porte, & ce qui les rend ainsi pleins d'apprehensions, est parce qu'ilz n'ont point de villes fermées au moyen dequoy ilz se trouvent quelquefois & le plus souvent surpris & deffaits: ce qu'étant ne se faut émerveiller s'ils ont aucunefois des terreurs Paniques & des imaginations semblables à celles des hypochondriaques, leur étant avis qu'ilz voyent & oyent des choses qui ne sont point: hommes bien resolus, & qui le cas avenant fussent allez courageusement à une breche, neantmoins par vue je ne sçay quelle maladie d'esprit, bien beuvans & bien mangeans, étoient tourmentez de l'apprehension continuelle qu'ils avoient qu'un mauvais demon les suivoit incessamment, les frappoit & se reposoit sur eux. Ainsi en voyons-nous qui s'imaginent étre des loups-garous. Ainsi plusieurs graus & petis ont peur des esprits (quand ilz sont seulets) au mouvement d'une souris. Ainsi les malades ayans l'imagination troublée disent quelquefois qu'ils voyent tantôt une vierge Marie, tantôt un diable, & autres fantasies qui leur viennent au devant: ceci causé par le defaut de nourriture, ce qui fait que le cerveau se remplit de vapeurs melancholiques, qui apportent ces imaginations. Et ne sçay si je doy point mettre en ce rang plusieurs anciens que par les longs jeûnes (que saint Basile n'approuve point) avoient des visions qu'ils nous ont données pour chose certaine, & y en a des livres pleins. Mais telle chose peut aussi arriver à ceux qui sont sains de corps, comme nous avons dit. Et les causes en sont partie exterieures, partie interieures. Les extérieures sont les facheries & ennuis; les interieures sont l'usage des viandes melancholiques & corrompues, d'où s'élevent des vapeurs malignes & pernicieuses au cerveau, qui pervertissent les sens, troublent la memoire, & égarent l'entendement. Item ces causes interieures proviennent d'un sang melancholic & brulé, contenu dans un cerveau trop chaud, ou dispersé par toutes les veines, & toute l'habitude du corps, ou qui abonde dans les hippochondres, dans la rate, & mesantere: d'où sont suscitées des fumées & noires exhalaisons, qui rendent le cerveau obscur, tenebreux, offusqué, & le noircissent & couvrent ni plus ni moins que les tenebres font la face du ciel: d'où s'ensuit immediatement que ces noires fumées ne peuvent apporter aux hommes qui en sont couverts, que frayeurs & craintes. Or selon la diversité de ces exhalaisons provenantes d'une diversité & varieté de sang, duquel sont produites ces fumées & suyes, il y a diverses sortes d'apprehensions & melancholies qui attaquent diversement, & depravent sur tout les functions de la faculté imaginatrice. Car comme la varieté du sang diversifie l'entendement, ainsi l'action de l'ame changée, change les humeurs du corps. De cette mutation & depravation d'humeurs, mémement aux temperamens melancholiques surviennent des bigearres & étranges imaginations causées par ces fumées ou suyes noires engeance de cette humeur melancholique. Telle est la nature & l'humeur de quelques Sauvages, de qui toute la vie souillé de meurtres qu'ilz commettent les uns sur les autres, & particulierement sur leurs ennemis, ils ont des apprehensions grandes, & s'imaginent un _Gougou_, qui est le bourreau de leurs consciences: ainsi que Cain aprés l'assassinat de son frere Abel avoit l'ire de Dieu qui le talonnoit, & n'avoit en nulle part asseurance, pensant toujours avoir ce _Gougou_ devant les ïeux: de sorte qu'il fut le premier qui domta le cheval pour prendre la fuite: & qui se renferma de murailles dans la ville qu'il bâtit: Et encores ainsi qu'Orestes, lequel on dit avoir été agité des furies pour le parricide par lui commis en la personne de sa mere. Et n'est pas incroyable que le diable possedant ces peuples ne leur donne beaucoup d'illusions. Mais proprement, & à dire la verité, ce qui a fortifié l'opinion du _Gougou_ a été le rapport dudit Prevert, lequel contoit un jour au sieur de Poutrincourt une fable de méme aloy, disant qu'il avoit veu un Sauvage jouer à la croce contre un diable, & qu'il voyoit bien la croce du diable jouer, mais quant à Monsieur le Diable il ne le voyoit point. Le sieur de Poutrincourt qui prenoit plaisir à l'entendre, faisoit semblant de le croire pour lui en faire dire d'autres. Et quant à la mine de cuivre reluisante au Soleil, il s'en faut beaucoup qu'elle soit comme l'Emeraude de _Makhé_; de laquelle nous avons parlé au discours du second voyage fait au Bresil. Car on n'y voit que de la roche, au bas de laquelle se trouve des morceaux de franc cuivre, tels que nous avons rapporté en France: & parmi ladite roche y a quelquefois du cuivre, mais il n'est pas si luisant qu'il éblouisse les ïeux. Or si ledit Champlein a été credule, un sçavant personnage que j'honore beaucoup pour sa grande literature, est encore en plus grande faute, ayant mis en sa Chronologie septenaire de l'histoire de la paix imprimée l'an mille six cens cinq, tout le discours dudit Champlein, sans nommer son autheur, & ayant baillé les fables des Armouchiquois & du _Gougou_ pour Bonne monnoye. Je croy que si le conte du diable houant à la croce eût aussi été imprimé il l'eût creu, & mis par éscrit, comme le reste. Pline recite que Hanno Capitaine Carthaginois ayant eu la commission de découvrir toute l'Affrique, & le circuit d'icelle, avoit laissé des amples commentaires de ses voyages, mais ils étoient trop amples, car ilz contenoient plus que la verité: & étoient vrayement commentaires. Plusieurs Grecs & Latins l'ayans suivi, & s'asseurans sur iceux, en ont fait à-croire à beaucoup de gens par aprés, ce dit l'autheur. Il faut croire, mais non pas toutes choses. Et faut considerer premierement si cela est vray-semblable, ou non. Du moins quand on a cotté son autheur on est hors de reproche. Il y en a qui sont touchez de cette maladie (& peut étre moi-méme en cet endroit que n'ay eut le loisir de relire ce que j'écris) que le Poëte Juvenal appelle _Insanabile scribendis cacoethes_, léquels écrivent beaucoup sans rien digerer; dequoy j'accuserois ici aucunement le sieur de Belle-foret, n'étoit la reverence que je porte à Sa memoire. Car ayans eu des avis du Capitaine Jacques Quartier, & paraventure exrait par lambeaux, ceux que j'ay rapporté ci dessus, il n'a pas quelquefois bien pris les choses, étant precipité d'écrire: comme quand au premier dédits voyages il dit que les iles de la Terre-neuve sont separées par petits fleuves: Que la riviere des Barques est par les cinquante degrez de latitude: Quand il appelle _Labrador_ le païs de la Baye de Chaleur, laquelle il a premierement mise ne la terre de Norumbega, & là où il dit qu'il fait plus chaud qu'en Hespagne, & toutefois on sçait que _Labrador_ est par les soixante degrez. Item quand en la relation du second voyage dudit Quartier, il dit par conjecture que les Canadiens sacrifient des hommes, parce qu'icelui Quartier allant voir un Capitaine sauvage (Que Belle-foret appelle Roy) il vit des tétes de ses ennemis étendues sur du bois comme des peaux de parchemin. Item que les Canadiens (qui ont quantité de vignes, & au païs déquels est assise l'ile d'Orleans, autrement dite de Bacchus) sont à l'egal du païs du Dannemark & Norvege: Que le petun duquel ils usent ordinairement tient du poivre & gingembre, & n'est point petun: Qu'ilz mangent leur viandes cruës. Et là dessus je diray, qu'ores qu'ilz le fissent (ce qui peur arriver quelque-fois) ce n'est chose éloignée de nous car j'ay veu maintes fois noz matelots prendre une moruë seche, & mordre dedans de bon appetit. Item quant il met en une ile le village _Stadaconé_, où il dit qu'est la maison Royale (notez que ce n'étoient que cabannes couvertes d'écorce) du seigneur Canadien: Item quant il met la terre de _Bacalos_ (c'est à dire Moruës) vis-à-vis de saincte Croix, où hiverna Jacques Quartier & _Labrador_ au Nort de la grande riviere; lequel païs auparavant il avoit aussi au Su d'icelle: Item; quand il dit que la riviere de _Saguenay_ fait des iles où il y a quantité de vignes: ce que son autheur n'a point dit. Item que les Sauvages de la riviere _Saguenay_ s'approcherent familierement des François, & leur montrerent le chemin à _Hochelaga_; Item que les Canadiens estimaient les François fils du Soleil: Item est plaisant quand au village de _Hochelaga_ il figure cinquante Palais; outre la maison Royale, avec trois étages. Item que les Chrétiens appellerent la ville de _Hochelaga_ Mont-Royal: Item que le village _Hochelaga_ est à la pointe & embouchure de la riviere de _Saguenay_: par les degrez de cinquante-cinq à soixante: Item quand il dit que les Sauvages adorent un Dieu qu'ils appellent _Cudouagni_: car de verité ilz ne font aucune adoration: Item quand il represente que dix hommes apporterent par honneur le Roy de _Hochelaga_ dans une peau devant le Capitaine François, sans dire qu'il étoit paralytique. Item qu'il se faisoit entendre par truchement & Jacques Quartier dit le contraire: c'est à dire qu'à faute de truchement il ne pouvoit entendre ceux de _Hochelaga_. Item que le Roy de _Hochelaga_ pria ledit Capitaine de lui bailler secours contre ses ennemis, &c. Or quand je considere ces precipitations étre arrivées à un personnage tel que ledit Belle-foret homme de grand jugement, je ne m'étonne pas s'il y en quelquefois és anciens autheurs, & s'il s'y trouve des choses déquelles on n'a encore eu nulle experience. Il me semble qu'on se doit contenter de faillir apres les autheurs originaires, léquels on est contraint de suivre, sans extravaguer à des choses qui ne sont point, & sortir hors les limites de ce qu'iceux autheurs ont écrit: principalement quand cela est sans dessein, & ne revient à aucune utilité. Quelqu'un pourroit accuser le Capitaine Quartier d'avoir fait des contes à plaisir, quand il dit que tous les navires de France pourroient se charger d'oyseaux en l'ile qu'il a nommée _Des oyseaux_: & de verité je croy que cela est un peu hyperbolique. Mais il est certain qu'en cette ile il y en a tant que c'est chose incroyable. Nous en avons veu de semblables en notre voyage où il ne falloit qu'assommer, recuillir, & charger notre vaisseau. Item quand il a raconté avoué avoir poursuivi une béte à deux piez, & qu'és païs du _Saguenay_ il y a des hommes accoutrez de draps de laine comme nous, d'autres qui ne mangent point, & n'ont point de fondement; d'autres qui n'ont qu'une jambe: Item qu'il y a pardela un païs de Pygmées, & une mer douce. Quant à la béte à deux pieds je ne sçay que j'en doy croire, car il y a des merveilles plus étranges en la Nature que cela: puis ces terres là ne sont si bien découvertes qu'on puisse sçavoir tout ce qui y est. Mais pour le reste il a son autheur qui lui en a fait le recit homme vieillart, lequel avoit couru des grandes contrées toute sa vie. Et cet autheur il l'amena par force au Roy pour lui faire recit de ces choses par sa propre bouche, afin qu'on y adjoutât telle foy qu'on voudroit. Quant à la mer douce c'est le grand lac qui est au bout de la grande riviere de _Canada_, duquel nul des Sauvages de deça n'a veu l'extremité Occidentale, & avons veu par le rapport fait audit Champlein qu'il a trente journées de long, qui sont trois cens lieuës à dix lieuës par jour. Cela peut bien étre appellé mer par ces peuples, prenant la mer pour une grande étendue d'eau. Pour le regard des _Pygmées_, je sçay par le rapport de plusieurs que les Sauvages de ladite grande riviere disent qu'és montagnes des Iroquois il y a des petits hommes fort vaillans, que les Sauvages plus Orientaux redoutent & ne leur osent faire la guerre. Quant aux hommes armez jusque au bout des doits, les mémes m'ont recité avoir veu des armures semblables à celles que décrit ledit Quartier, léquelles resistent aux coups de fleches. Tout ce que je doute en l'histoire des voyages d'icelui Quartier, est quand il parle de la Baye de Chaleur, & dit qu'y fait plus chaud qu'en Hespagne. A quoy je répons que comme une seule hirondele ne fait pas le Printemps: aussi que pour avoir fait chaud une fois en cette Baye, ce n'est pas coutume. Je doute aussi de ce que dit le méme Quartier qu'il y a des assemblées, & comme des colleges, où les filles sont prostituées, jusques à ce qu'elles soient mariées & que les femmes veuves ne se remarient point: ce que nous avons reservé à dire en son lieu. Mais pour retourner audit Champlein, je voudrois qu'avec le _Gougou_ il n'eust point mis par écrit que les Sauvages de la Nouvelle-France pressez quelquefois de faim se mangent l'un l'autre: ni tant de discours de notre sainte Foy, léquels ne se peuvent exprimer en la langue de Sauvages, ni par truchement, ni autrement. Car ilz n'ont point de mots qui puissent representer les mysteres de notre Religion: & seroit impossible de traduire seulement l'Oraison Dominicale en leur langue, sinon, par periphrases. Car entre eux ilz ne sçavent que c'est de sanctification, de regne celeste, de pain super substantiel (que nous disons quotidien) ni d'induire en tentation. Les mots de gloire, vertu, raison beatitude, Trinité, Saint Esprit, Anges, Archanges, Resurrection Paradis, Enfer, Eglise, Baptéme, Foy, Esperance, Charité, & autres infinis ne sont point en usage chés eux. De sorte qu'il n'y sera pas besoin de grans Docteurs pour le commencement. Car par necessité il faudra qu'ils apprennent la langue des peuples qu'ils voudront conduire à la Foy Chrétienne: & à prier en nôtre langue vulgaire, sans leur penser imposer le dur fardeau des langues inconues. Ce qu'étant de coutume & de droit positif, & non d'aucune loy divine, ce sera de la prudence des Pasteurs de les enseigner utilement & non par fantasies; & chercher le chemin plus court pour parvenir à leur conversion. Dieu veuille en donner les moyens à ceux qui en ont la volonté. _Entreprise du Sieur de Roberval pour l'habitation de la terre de Canada, aux despens du Roy. Commission du Capitaine Jacques Quartier. Fin de ladite Entreprise._ CHAP. XXX APRES la découverte de la grande riviere de Canada faite par le Capitaine Quartier en la maniere que nous avons recité ci-dessus, le Roy en l'an mille cinq cens quarante fit son Lieutenant general és terres neuves de _Canada, Hochelaga, Saguenay_, & autres circonvoisines messire Jean François de la Roque dit le Sieur de Roberval Gentil-homme du païs de Vimeu en Picardie, auquel il fit delivrer sa Commission le quinziéme de Janvier audit an, à l'effect d'aller habiter lédites terres, y batir des Forts, & conduire des familles. Et pour ce faire sa Majesté fit delivrer quarante cinq mille livres par les mains de Maitre Jean du Val Thresorier de son Epargne. Jacques Quartier fut nommé par sadite Majesté Capitaine general & maitre Pilote sur tous les vaisseaux de mer qui seroient employés à cette entreprise, qui furent cinq en nombre du pois de quatre cens tonneaux de charge ainsi que je trouve par les compte rendu dédits deniers par ledit Quartier, qui m'a esté communiqué par le sieur Samuel Georges bourgeois de la Rochelle. Or n'ayant peu jusques ici recouvrer ladite Commission de Roberval, je me contenteray de donner aux lecteurs celle qui peu aprés fut donnée audit Quartier, dont voici la teneur. _Commission pour le Capitaine Jacques Quartier sur le voyage & habitation des terres neuves de Canada Hochelaga &c._ François par la grace de Dieu Roy de France, A tous ceux qui ces presentes lettres verront, Salut. Comme pour le desir d'entendre & avoir conoissance de plusieurs païs qu'on dit inhabités, & autres étre possedez par gens Sauvages sans conoissance de Dieu, & sans usage de raison, eussions dés peiça, à grans frais & mises envoyé découvrir esditz païs par plusieurs bons pilotes; & autres noz sujetz de bon entendement, sçavoir, & experience, qui d'iceux païs nous auroient amené divers hommes que nous avons par long temps tenus en nôtre Royaume, les faisans instruire en l'amour & crainte de Dieu & de sa sainte Loy & doctrine Chrétienne ne intention de les faire remener ésdits païs en compagnie de bon nombre de noz sujets de bonne volonté, afin de plus facilement induire les autres peuples d'iceux païs à croire en nôtre sainte Foy: & entre autres y eussions envoyé nôtre cher & bien amé Jacques Quartier, lequel auroit découvert grand païs des terres de _Canada & Hochelaga_ faisant un bout de l'Asie du côté de l'Occident: léquels païs il a trouvé (ainsi qu'il nous a rapporté) garnis de plusieurs bonnes commodités, & les peuples d'iceux bien fournis de corps & de membres & bien disposez d'esprit & entendement, déquels il nous a semblablement amené aucun nombre, que nous avons par long temps fait voir & instruire en notredite sainte Foy avec nodits sujets. En consideration dequoy, & de leur bonne inclination que avons avisé & deliberé de renvoyer ledit Quartier esdits païs de _Canada & Hochelaga_, & jusques en la terre de _Saguenay_ (s'il peut y aborder) avec bon nombre de navires & de toutes qualités, arts, & industrie, pour plus avant entrer esdits païs, converser avec les peuples d'iceux, & avec eux habiter (si besoin est) afin de mieux parvenir à nôtredite intention, & à faire chose agreable à Dieu nôtre createur, & redempteur, & que soit à l'augmentation de son saint & sacré Nom, & de nôtre mere sainte Eglise Catholique, de laquelle nous sommes dits & nommez le premier fils: Parquoy soit besoin pour meilleur ordre & expedition de ladite entreprise deputer & établir un Capitaine general & maistre Pilote dédits navires, qui ait regard à la conduite d'iceux, & sur les gens, officiers, & soldats y ordonnés & établis: SÇAVOIR FAISONS que nous à plein confians de la personne dudit Jacques Quartier, & se ses sens, suffisance, loyauté, preud'homme, hardiesse, grande diligence, & bonne experience; icelui pour les causes & autres à ce nous mouvans, Avons fait, constitué, & ordonné, faisons, constituons, ordonnons & établissons par ces presentes, Capitaine general & maitre Pilote de tous les navires, & autres vaisseaux de mer par nous ordonnés étre menez pour ladite entreprise & expedition, pour ledit état & charge de Capitaine general & maitre Pilote d'iceux navires & vaisseaux avoir, tenir, & exercer par ledit Jacques Quartier aux honneurs, prerogatives, preéminences, franchises, libertez, gages, & bien-faitz, telz que par nous lui seront pour ce ordonnez, tant qu'il nous plaira. Et lui avons donné & donnons puissance & authorité de mettre, établir, & instituer ausdits navires tels Lieutenans, patrons, pilotes & autres ministres necessaires pour le fait & conduite d'iceux, & en tel nombre qu'il verra & conoitra étre besoin & necessaire, pour le bien de ladite expedition. Si donnons en mandement par cesdites presentes à nôtre Admiral, ou Vic'Admiral, que prins & receu dudit Quartier le serment pour de deub & accoutumé, icelui mettent & instituent, ou facent mettre & instituer de par nous en possession & saisine dudit Etat de Capitaine general & maitre Pilote: & d'icelui, ensemble des honneurs prerogatives & préeminences, franchises, libertez, gages, & bien-faicts telz que par nous lui seront pource ordonnez, le facent souffrent & laissent jouir & user pleinement & paisiblement, & à lui obeir & entendre de tous ceux' & ainsi qu'il appartiendra és choses touchant & concernant ledit Etat & charge. En outre lui face souffre, & permettre prendre le petit Gallion appellé l'Emerillon que de present il de nous, lequel est ja vieil & caduc, pour servir à l'adoub de ceux ces navires qui en auront besoin, & lequel nous voulons étre prins & appliqué par ledit Quartier pour l'effect dessus dit sans qu'il soit tenu en rendre aucun autre compte ne reliqua: Et duquel compte & reliqua nous l'avons déchargé & déchargeons par icelles presentes: par léquelles nous mandons aussi à noz Prevostz de Paris, Baillifs de Rouën, de Can, d'Orleans, de Blois, & de Tours, Senechaux du Maine, d'Anjou, & Guienne, & à tous nos autres Baillifs, Senechaux, Prevosts, Alloués, & autres noz Justiciers, & Officiers, tant de nôtre Royaume, que de nôtre païs de Bretagne uni à icelui, pardevers léquels sont aucuns prisonniers, accusés ou prevenuz d'aucuns crimes quelz qu'ilz soient, fors de crimes de lese Majesté divine & humaine envers nous & de faux monnoyeurs qu'ils ayent incontinent à delivrer, rendre & bailler és mains dudit Quartier, ou ses commis & deputez portans ces presentes, ou le _duplicata_ d'icelle pour notre service en ladite entreprise & expedition ceux dédits prisonniers qu'il conoitra estre propres, suffisans, & capables pour servir en icelle expedition, jusqu'au nombre de cinquante personnes & selon le choix que ledit Quartier en fera, iceux premierement jugés & condamnez selon leurs demerites, & la gravité de leurs mesfaits, si jugés & condemnés ne sont: & satisfaction aussi prealablement ordonnée aux parties civiles & interessées, si faite n'avoir eté: pour laquelle toutefois nous ne voulons la delivrance de leurs personnes édites mains dudit Quartier (s'il les trouve de service) étre retardée ne retenue: Mais se prendra ladite satisfaction sur leurs biens seulement. Et laquelle délivrance dédits prisonniers, accusés ou prevenuz, nous voulons étre faite édites mains dudit Quartier pour l'effect dessusdit par nosditz Justiciers & Officiers respectivement, & par chacun d'eux en leur regard, pouvoir & jurisdiction, nonobstant oppositions ou appellations quelconques faites, ou à faire, relevées, ou à relever, & sans que par le moyen d'icelles, icelle delivrance en la maniere dessusdite soit aucunement differée. Et afin que plus grand nombre n'en soit tiré, outre léditz cinquante, Nous voulons que la delivrance que chacun de nosditz Officiers en sera audit Quartier soit écrite & certifiée en la marge de ces presentes, & que neantmoins regitre en soit par eux fait & envoyé incontinent par devers nôtre amé & feal Chancellier pour conoitre le nombre & la qualité de ceux qui auront été baillés & delivrés. Car tel est notre plaisir. Et témoin de ce nous avons fait mettre nôtre seel à cesdites presentes. Donné à Saint-Pris le dix-septieme jour d'Octobre, l'an de grace mille cinq cens quarante, & de nôtre regne le vint-sixieme. Ainsi signé sur le repli, Par le Roy, vous Monseigneur le Chancellier, & autres presens. De la Chesnaye. Et scellées sur le repli à simple queuë de cire jaune. Les affaires expédiées ainsi que dessus, léditz De Roberval & Quartier firent voiles aux Terres-neuves, & se fortifierent au Cap Breton, où il reste encores des vestiges de leur edifice. Mais s'appuyans trop sur le benefice du Roy, sans chercher le moyen de vivre du païs méme: & le Roy occupé de grandes affaires qui pressoient la France pour lors, il n'y eut moyen d'envoyer nouveau rafraichissement de vivres à ceux qui devoient avoir rendu le païs capable de les nourrir, ayans eu un si bel avancement de sa Majesté, & paraventure que ledit De Roberval fut mandé pour servir le Roy pardeça: car je trouve par le compte dudit Quartier qu'il employa huit mois à l'aller querir aprés y avoir demeuré dix-sept mois. Et ose bien penser que l'habitation du Cap Breton ne fut moins funeste qu'avoit été six ans auparavant celle de Sainte-Croix en la grande riviere de Canada, où avoit hiverné ledit Quartier. Car ce païs étant assis sur les premieres terres, & sur le Golfe de _Canada_, qui est glacé tous les ans jusques sur la fin de May, il n'y a point de doute qu'il ne soit merveilleusement âpre & rude, & sous un ciel tout plein d'inclemence. De maniere que cette entreprise reussit point, faute de s'étre logé en un climat temperé. Ce qui se pouvoit aisément faire, étant la province de telle étendue qu'il y avoit à choisir vers le Midi autant que vers le Nort. [Illustration] _Plainte sur notre inconstance & lacheté: Nouvelle entreprise & Commission pour_ Canada: _Envie des Marchans Maloins. Revocation de la dicte commission._ CHAP. XXXI SI le dessein d'habiter la terre de Canada n'a ci devant reussi, il n'en faut ja blamer la terre, mais accuser nôtre inconstance & lacheté. Car voici qu'apres la mort du Roy François premier on entreprent des voyages au Bresil & à la Floride, léquels n'ont pas eu meilleur succés, quoy que ces province soyent sans hiver, & jouissent d'une verdure perpetuelle. Il est vray que l'ennemi public des hommes a forcé les nôtres de quitter le païs par-delà, mais cela ne nous excuse point, & ne peut nous garentir de faute. Tandis qu'on a eu esperance en ces entreprises plus meridionales, & outre l'Æquateur, on a oublié les découvertes de Jacques Quartier: de sorte que plusieurs années se sont écoulées, auquelles noz François ont été endormis, & n'ont rien faire de memorable par mer; Non qu'il ne se trouve des hommes aventureux, qui pourroient faire quelque chose de bon: mais ilz ne sont ni soulagez: ni soutenuz de ceux sans léquelz toute entreprise est vaine. Ainsi en l'an mille cinq cens quatre vints huit le sieur de la Jaunaye Chaton, & Jacques Noel nevoeux & heritiers dudit Quartier, s'étans efforcez de continuer à leurs dépens les erremens de leur dit oncle, souffrirent des pertes notables par le brulement qui leur fut fait de trois ou quatre pataches par les hommes de deça. De sorte qu'ilz furent contraints d'avoir recours au Roy auquel ilz presenterent requéte aux fins d'obtenir Commission pareille à celle dudit Quartier rapportée ci-dessus, en consideration de ses services, & qu'au voyage de l'an mille cinq cens quarante, il avoit employé la somme de seze cens trente-huit livres pardessus l'argent qu'il avoit receu, dont il n'avoit été remboursé; Requerant en titre pour ayder à former une habitation Françoise, un privilege pour douze ans de traffiquer seuls avec les peuples sauvages dédites terres, & principalement au regard des pelleteries qu'ils amassent tous les ans: & defense étre faites à tous les sujets du Roy de s'entremettre dudit traffic, ni les troubler en la jouissance dudit privilege & de quelques mines qu'il avoient découvertes, pendant ledit temps. Ce qui leur fut accordé par lettres patentes & commission qu'ils en eurent du quatorzieme de Janvier, mille cinq cens octante huit. Mais apres s'étre bien donné de la peine & obtenir cela, ile en eurent peu, ou plutot rien de contentement. Car incontinent voici l'envie des marchans de Saint-Malo qui prend les armes pour ruiner tout ce qu'ils avoient fait, & empecher l'avancement & du Christianisme & du nom François en ces terres-là: comme ils ont sceu fort bien pratiquer depuis en méme sujet à l'endroit du sieur de Monts. Si-tôt donc qu'ils eurent la nouvelle de ladite Commission portant le privilege susdit, incontinent ilz presenterent leur requéte au Conseil privé du Roy pour la faire revoquer. Sur quoy ils eurent arrest à leur desir du cinquéme de May ensuivant. On dit qu'il ne faut point empécher la liberté naturellement acquise à toute personne de traffiquer avec les peuples de dela. Mais je demanderoy volontiers qui est plus à preferer ou la Religion Chrétienne, & l'amplification du nom François, ou le profit particulier d'un marchant qui ne fait rien pour le service de Dieu, ni du Roy? Et ce-pendant cette belle dame Liberté a seule empeché jusques ici que ces pauvres peuples errans n'ayent été faicts Chrétiens, & que les François n'ayent parmi eux planté des colonies, qui eussent receu plusieurs des nôtres, léquels depuis ont enseigné nos arts & métiers aux Allemans, Flamens, Anglois, & autres nations. Et cette méme Liberté a fait que par l'envie des marchans les Castors se vendent aujourd'hui dix livres piece, léquels au temps de ladite Commission ne se vendoient qu'environ cinquante sols. Certes la consideration de la Foy & Religion Chrétienne merite bien que l'on octroye quelque chose à ceux qui employent leur vies & fortunes pour l'accroissement d'icelle, & en un mot, pour le public. Et n'y a rien plus juste que celui qui habite une terre jouisse du fruit d'icelle. _Voyage du Marquis de la Roche aux Terres neuves. Ile de Sable. Son retour en France d'une incroyable façon. Ses gens cinq ans en ladite ile. Leur retour. Commission dudit Marquis._ CHAP. XXXII D'AUTANT que jusques ici nous n'avions parlé que d'entreprises vaines, léquelles n'ont été secondées comme il falloit, j'en adjouteray encor ici une pour le parachevement de ce livre, qui est du sieur Marquis de la Roche Gentil-homme Breton tout rempli de bonne volonté, mais auquel on n'a tenu les promesses qu'on lui avoit faites pour l'execution de son dessein. En l'an mille cinq cens nonante huit le Roy ayant audit Marquis confirmé le don de Lieutenance generale és terres dont nous parlons, à luy fait par le Roy Henry III & octroyé sa Commission, il s'embarqua avec environ soixante hommes, & n'ayant encore reconu le païs il fit descente en l'ile de Sable, que est à vint-cinq ou trente lieuës de Campseau: ile étroite, mais longue d'environ vint lieuës, gisante par les quarante quatre degrez: assez sterile, mais où y a quantité de vaches & pourceaux, ainsi que nous avons touché ailleurs. Ayant là dechargé ses gens & bagage, il fût question de chercher quelque bon port en la terre ferme: & à cette fin il s'y en alla dans une petite barque: mais au retour il fut surpris d'un vent si fort & violent, que contraint d'aller au gré d'icelui, il se trouva en dix ou douze jours en France. Et pour montrer la petitesse de la barque, & qu'il falloit ceder à la fureur du vent j'ay plusieurs fois ouï dire au Sieur de Poutrincourt, que du bord d'icelle il lavoit ses mains dans la mer. Etant en France le voila prisonnier du Duc de Mercoeur! & celui à qui les dieux les plus inhumains Æole & Neptune avoient pardonné ne trouve point d'humanité en guerre. Cependant ses gens demeurent cinq ans degradés en ladite ile, se mutinent, & coupent la gorge l'un à l'autre, tant que le nombre se racourcit de jour en jour. Pendant lédits cinq ans ils ont là vécu de pecherie, & des chairs des animaux que nous avons dit, dont ils en avoient apprivoisez quelques uns qui leur fournissoient de laictage, & autres petites commoditez. Ledit Marquis étant delivré fit recit au Roy à Rouen de ce qui lui étoit survenu. Le Roy commanda à Chef-d'hotel Pilote d'aller recuillir ces pauvres hommes quand il iroit aux Terres-neuves. Ce qu'il fit; & en trouva douze de reste, auquels il ne dit point le commandement qu'il avoit du Roy, afin d'attrapper bon nombre de cuirs, & peaux de loups marins dont ils avoient fait reserve durant lédites cinq années. Somme, revenus en France ilz se presentent à sa Majesté vétus dédites peaux de Loups-marins. Le Roy leur fit bailler quelque argent & se retirerent mais il y eut procés entre eux & ledit Pilote, pour les cuirs & pelleteries qu'il avoit extorquées d'eux; dont par apres ilz composerent amiablement. Et d'autant que ledit Marquis faute de moyens ne continua ses voyages, & peu apres deceda, je veux ici adjouter seulement l'extrait de sadite Commission, ainsi que s'ensuit. _Edit du Roy contenant le pouvoir & Commission donnée par sa Majesté au Marquis de Cottenmed & de la Roche, pour la conquéte des terres de Canada, Labrador, Ile de Sable, Norembergue, & païs adjacens._ HENRI par la grace de Dieu Roy de France & de Navarre, A tous ceux qui ces presentes lettres verront, Salut. Le feu Roy François premier, sur les avis qui lui auroient été donnez, qu'aux iles & païs de Canada, ile de Sable, Terres-neuves & autres adjacentes, païs tres-fertiles & abondans en toutes sortes de commoditez, il y avoit plusieurs sortes de peuple bien formez de corps & de membres, & bine disposez d'esprit & d'entendement, qui vivent sans aucune conoissance de Dieu: auroit (pour en avoir plus ample conoissance) iceux païs fait découvrir par aucuns bons pilotes & gent à ce conoissans. Ce qu'ayant reconu veritable, il auroit (poussé d'un zele & affection de l'exaltation du nom Chrétien) dés le quinzieme Janvier mille cinq cens quarante, donné pouvoir à Jean François de la Roque sieur de Roberval, pour la conquéte dédits païs. Ce que n'ayant été executé dés lors, pour les grandes affaires qui seroient survenues à cette Couronne: Nous avons resolu pour perfection d'un si bel oeuvre & de si sainte & louable entreprise, au lieu dudit feu sieur de Roberval: de donner la charge de cette conquéte à quelque vaillant & experimenté personage, dont la fidelité & affection à notre service nous soit conue, avec les mémes pouvoirs, authoritez, prerogatives & preeminences qui étoient accordées audit feu sieur de Roberval par ledites lettres patentes dudit feu Roy François premier. SÇAVOIR FAISONS, que pour la bonne & entiere confiance que nous avons de la personne de notre aimé & feal Troillus du Mesguets Chevalier de notre Ordre, Conseiller en notre Conseil d'Etat, & Capitaine de cinquante hommes d'armes de nos ordonnances, le sieur de la Roche Marquis Cottenmeal, Baron de Las, Vicomte de Carenten & saint Lo en Normandie, Vicomte de Trevallot, sieur de la Roche, Gommard & Quermoalec, de Gronac, Bontéguigno, & Liscuit, & de ses louables vertus, qualitez & merites; aussi de l'entiere affection qu'il a au bien de notre service & avancement de nos affaires. Iceluy pour ces causes & autre à ce nous mouvans, Nous avons conformément à la volonté du feu Roy dernier deceda notre tres-honoré sieur & frere qu ja avoit fait election de sa persone pour l'execution de ladite entreprise, icelui fait, faisons creons, ordonnons, établissons par ces presentes signées de nôtre main, nôtre Lieutenant general édits païs de _Canada, Hochelaga, Terres-neuves, Labrador_, riviere de la gran' Baye, de Norembegue & terres adjacentes dédites provinces & étendue de païs, sans icelles étre habitées par sujets de nul Prince Chrétien, & pour cette sainte oeuvre & aggrandissement de la foy Catholique, établissons pour conducteur, chef, Gouverneur & Capitaine de ladite entreprise: Ensemble de tous les navires, vaisseaux de mer, & pareillement de toutes persones, tant gens de guerre, mer que autres par nous ordonnez & qui seront par lui choisis pour ladite entreprise & execution: avec pouvoir & mandement special d'élire, choisir les Capitaines, Maitres de navires & Pilotes: commander, ordonner & disposer souz notre authorité; prendre, emmener & faire partir des profits & havres de nôtre Royaume les nefs, vaisseaux mis en appareil, equippez & munis de gens, vivres & artilleries & autres choses necessaires pour ladite entreprise, avec pouvoir en vertu de noz commissions de fair la levée de gens de guerre qui seront necessaires pour ladite entreprise et iceux faire conduire par ses Capitaines au lieu de son embarquement, & aller, venir, passer & repasser édits ports étrangers, descendre & entrer en iceux & mettre en nôtre main tant par voyes d'amitié ou amiable composition si faire se peut, que par force d'armes, main forte, & toutes autres voyes d'hostilitez assaillir villes chateaux, forts & habitations, iceux mettre en nôtre obeissance, en constituer & edifier d'autres; faire loix, statuts & ordonnances politiques, iceux faire garder, observer & entretenir, faire punir les deliquans, leur pardonner & remettre selon qu'il verra bon étre, pourveu toutefois que ce ne soient païs occupez ou étans souz la sujection & obeissance d'aucuns Princes & Potentats nos amis, alliez & confederez. Et à fin d'augmenter & accroitre le bon vouloir, courage & affection de ceux qui serviront à l'execution & expedition de ladite entreprise, & méme de ceux qui demeureront ésdites terres, nous lui avons donné pouvoir d'icelles terres qu'il nous pourroit avoir acquises audit voyage, faire bail pour en jour par ceux à qui elles seront affectées & leurs successeurs en tous droits de proprieté. A sçavoir aux Gentils hommes & ceux qu'il jugera gens de merite, en Fiefs, Seigneuries, Chastelenies, Comtez, Vicomtez, Baronnies & autres dignitez relevans de nous, telles qu'il jugera convenir à leur services: à la charge qu'ilz serviront à la tuition & defense dédits païs. Et aux autres de moindre condition, à telles charges & redevances annuelles qu'il avisera, dont nous consentons qu'ils en demeurent quittes pour les six premieres années ou tel autre temps que nôtredit Lieutenant avisera bon étre & conoitra leur étre necessaire: excepté toutefois du devoir & service pour la guerre. Aussi qu'au retour de nôtre Lieutenant il puisse departir à ceux qui auront fait le voyage avec lui les gaignages & profits mobiliaires provenus de ladite entreprise, & avantager du tiers ceux qui auront fait ledit voyage: retenir un autre tiers pour lui pour ses frais & depens, & l'autre tiers pour étre employé aux oeuvres communes, fortifications du païs & fraiz de guerre. Et afin que nôtredit Lieutenant soit mieux assisté & accompagné en ladite entreprise, nous lui avons donné pouvoir de se faire assister en ladite armée de tous Gentils-hommes, Marchans, & autres noz sujets qui voudront aller ou envoyer audit voyage, payer gens & équipages & munir nefs à leurs despens. Ce que nous leur defendons tres-expressement faire, ni traffiquer sans le sceu & consentement de nôtredit Lieutenant, sur peine à ceux que seront trouvez, de perdition de tous leurs vaisseaux, & marchandises. Prions aussi & requerons tous Potentats, Princes noz alliés & confederez, leurs Lieutenans & sujets, en cas que nôtredit Lieutenant ait quelque besoin ou necessité, lui donner aide, secours & confort, favoriser son entreprise. Enjoignons & commandons à tous nos sujets en cas de rencontre par mer ou par terre, de lui étre en ce secourables & se joindre avec lui: revoquans dés à present tous pouvoirs qui pourroient avoir eté donnez tant par nos predecesseurs Roys, que nous, à quelques persones & pour quelque cause & occasion que ce soit, au prejudice dudit Marquis nôtredit Lieutenant general. Et d'autant que pour l'effet dudit voyage il sera besoin passer plusieurs contracts & lettres, nous les avons dés à present validé & approuvé, validons & aprouvons, ensemble les seings & seaux de nôtre Lieutenant & d'autres par lui commis pour ce regard. Et d'autant qu'il pourroit survenir à nôtredit Lieutenant quelque inconvenient de maladie, ou arriver faute d'icelui, aussi qu'a son retour il sera besoin laisser un ou plusieurs Lieutenans: Voulons & entendons qu'il en puisse nommer & constituer par testament & autrement comme bon lui semblera, avec pareil pouvoir ou partie d'icelui qui lui avons donné. Et afin que nôtredit Lieutenant puisse plus facilement mettre ensemble le nombre de gans qui lui est necessaire pour ledit voyage, & entreprise, tant de l'un que de l'autre sexe: Nous lui avons donné pouvoir de prendre, élire & choisir & lever telles persones en nôtredit Royaume, païs, terres & Seigneuries qu'il conoitra étre propres, utiles & necessaires pour ladite entreprise, qui conviendront avec lui aller, léquels il fera conduire & acheminer des lieux où ilz se seront par lui levez jusques au lieu de l'embarquement. Et pource que nous ne pouvons avoir particuliere conoissance dédits païs & gens étrangers pour plus avant specifier le pouvoir qu'entendons donner à nôtredit Lieutenant general; voulons & nous plait qu'il ait le méme pouvoir, puissance & authorité qu'il étoit accordé par ledit feu Roy François audit sieur de Roberval, encores qu'il n'y soit si particulierement specifié: & qu'il puisse en cette charge faire, disposer, & ordonner de toutes chose opinées & inopinées concernant ladite entreprise, comme il jugera à propos pour nôtre service les affaires & necessitez le requerir, & tout ainsi & comme nous-méme ferions & faire pourrions si presens en personne y étions, jaçoit que le cas requit mandement plus special: validans dés à present comme pour lors tout ce que par nôtredit Lieutenant sera fait, dit, constitué, ordonné & établi, contracté, chevi & composé, tant par armes, amitié, confederation & autrement en quelque sorte & maniere que ce soit ou puisse étre pour raison de ladite entreprise, tant par mer que par terre: & avons le tout approuvé, aggreé & ratifié: aggreons, approuvons & ratifions par ces presentes & l'avouons & tenons, & voulons étre tenu bon & valable, comme s'il avoit par nous fait. SI DONNONS en mandement, à notre amé & feal le Sieur Comte de Cheverny Chancellier de France, & à nos amez & feaux Conseillers, les gens tenans noz Cours de Parlement, grand Conseil, Baillifs, Senechaux, Prevots, Juges & leurs Lieutenans & tous autre noz Justiciers, & Officiers chacun endroit loy comme il appartiendra, que nôtredit Lieutenant duquel nous avons ce jourd'hui prins & receu le serment en tel cas accoutumé, ilz facent & laissent, souffrent jouir & user pleinement & paisiblement, à icelui obeir & entendre, & à tous ceux qu'il appartiendra és chose touchans & concernans notredite Lieutenance. MANDONS en outre à tous nos Lieutenans generaux, Gouverneurs de noz Provinces, Admiraux, Vic'Admiraux, Maitres de ports havres & passages, lui bailler chacun en l'étendue de son pouvoir, aide, confort, passage, secours & assistance, & à ses gens avouez de lui, dont il aura besoin. Et d'autant que de ces presentes l'on pourra voir affaire en plusieurs & divers lieux: Nous voulons qu'au _Vidimus_ d'icelles deuement collationé par un de nos amez & feaux Conseillers, Notaires Royaux, foy soit adjoutée comme au present original: Car tel est nôtre plaisir. En témoin dequoy nous avons fait mettre nôtre seel esdites presentes. Donné à Paris le douziéme jour de Janvier l'an de grace mille cinq cens quatre vints dix-huit. Et de notre regne le neuviéme. Signé, HENRI. [Illustration 014.png] [Illustration] QUATRIEME LIVRE DE L'HISTOIRE DE LA NOUVELLE-FRANCE CONTENANT LES VOYAGES des Sieurs de Monts et de Poutrincourt. _Intention de l'Autheur. Avis au Roy sur l'habitation de la Nouvelle-France. Commission au Sieur de Monts. Defenses pour le traffic des pelleteries._ CHAP. I J'AY à reciter en ce livre la plus courageuse de toutes les entreprises que noz François ont faites pour l'habitation des Terres-neuves d'outre l'Ocean, & la moins aydée & secourue. Le sieur de Monts dit en son nom PIERRE DU GUA, Gentilhomme Xaintongeois en est le premier motif, lequel voyant la France en repos par la paix heureusement traitée à Vervin lieu de ma naissance, proposa au Roy un expedient pour faire une habitation solide édites terres d'outre mer sans rien tirer des coffres de sa Majesté, qui étoit la méme (à peu prés) que nous avons veu ci-dessus avoir été octroyée & Estienne Chaton Sieur de la Launaye, & Jacques Noel Capitaine de la marine, neveux & heritiers de feu Jacques Quartier, sans que toutefois ledit sieur de Monts eût eu avis telle chose avoir été auparavant par eux impetrée. Ce conseil trouvé bon & utile, lettres incontinent furent expediées audit sieur pour la Lieutenance generale du Roy és terres comprises souz le nom de la Nouvelle-France, jusques à certains degrez: & consequemment autres lettres portans defenses à tous sujets de sa Majesté autres qu'icelui sieur de Monts & ses associez, de traffiquer de pelleterie, & autres choses, avec les peuples habitans lesdites terres, sur grandes peines: en la maniere qui s'ensuit. _Comission du Roy au sieur de Monts, pour l'habitation és terres de la Cadie, Canada, & autres endroits en la Nouvelle-France._ _Ensemble les defenses à tous autres de traffiquer avec les sauvages dédites terres._ HENRY par la grace de Dieu Roy de France & de Navarre, A nôtre cher & bien âmé le sieur de Monts Gentilhomme ordinaire de nôtre Chambre, Salut. Comme nôtre plus grand soin & travail soit & ait toujours été depuis nôtre avenement à cette Couronne, de la maintenir & conserver en son ancienne dignité, grandeur & splendeur, d'étendre & amplifier autant que legitimement se peut faire, les bornes & limites d'icelle: Nous étant dés long temps à, informez de la situation & condition des païs & territoires de la Cadie, Meuz sur toutes choses d'un zele singulier & devote & ferme resolution & protecteur de tous Royaumes & Etats; de faire convertir, amener & instruire les peuples qui habitent en cette contrée, de present gens barbares, athées, sans foy ne religion, au Christianisme, & en la créance & profession de nôtre foy & religion: & les retirer de l'ignorante & infidelité où ilz sont. Ayant aussi dés long temps reconnu sur le rapport des Capitaines de navires, pilotes, marchans & autres qui de longue main ont hanté, frequenté & traffiqué avec ce qui se trouve de peuples édits lieux, combien peut étre fructueuse, commode & utile à nous, à nos Etats & sujets, la demeure, possession & habitation d'iceux pour le grand & apparent profit que se retirera par la grande frequentation & habitude que l'on aura avec les peuples qui s'y trouvent, & le trafic & commerce qui se pourra par ce moyen seurement traiter & negocier. Nous pour ces causes à plein confians de vôtre grande prudence, & en la conoissance & experience que vous avez de la qualité, condition & situation dudit païs de la Cadie: pour les navigations, voyages, & frequentations que vous avez faits en ces terres, & autres porches & circonvoisines: nous asseurans que cette nôtre resolution & intention, vous étans commise, vous la sçaurés attentivement, diligemment, & non moins courageusement, & valeureusement executer & conduire à la perfection que nous desirons, Vous avons expressement commis & établis, & par ces presentes signées de nôtre main, Vous commettons, ordonnons, faisons, constituons & établissons nôtre Lieutenant general, pour representer nôtre personne aux païs, territoires, côtes & confins de la Cadie: A commencer dés le quarantiéme degré, jusques au quarante-sixiéme. Et en icelle étenduë ou partie d'icelle, tant & si avant que faire se pourra, établir, étendre & faire conoitre nôtre nom, puissance & authorité. Et ç icelle assujetir, submettre & faire obeïr tous les peuples de ladite terre, & les circonvoisins: Et par le moyen d'icelles & toutes autres voyes licites, les appeller, faire instruire, provoquer & émouvoir à la conoissance de Dieu; & à la lumiere de la Foy & Religion Chrétienne, là y établir: & en l'exercice & profession d'icelle maintenir, garder, & conserver lédits peuples, & tous autres habituez édits lieux; & en paix, repos & tranquilité y commander tant par mer que par terre: Ordonner, decider, & faire executer tout ce que vous jugerez se devoir & pouvoir faire, pour maintenir, garder & conserver lédits lieux souz nôtre puissance & authorité, par les formes, voyes, & moyens prescrits par nos ordonnances. Et pour y avoir égard avec vous, commettre, établir & constituer tous Officiers, tant és affaires de la guerre que de Justice & police pour la premiere fois, & de là en avant nous les nommer & presenter, pour en estre par nous disposé & donner les lettres, tiltres & provisions tels qu'ilz seront necessaires. Et selon les occurences des affaires, vous mémes avec l'avis de gens prudens & capable prescrire souz nôtre bon plaisir, des loix, statuts, & ordonnances autant qu'il se pourra conformes aux nôtres, notamment és choses & matieres, auquelles n'est pourveu par icelles: traiter & contracter à méme effet paix, alliance & confederation, bonne amitié, correspondance & communication avec lédits peuples & leurs Princes, ou autres ayant pouvoir & commandement sur eux: Entretenir, garder & soigneusement observer les traités & alliances dont vous conviendrés avec eux: pourveu qu'ils y satisfacent de leur part. Et à ce defaut, leur faire guerre ouverte pour les contraindre & amener à telle raison que vous jugerez necessaire pour l'honneur, obeïssance & service de Dieu, & l'établissement, manutention & conservation de notredite authorité parmi eux: du moins pour hanter & frequenter par vous, & tous noz sujets avec eux en toute asseurance, liberté, frequentation & communication, y negocier & trafiquer amiablement & paisiblement. Leur donner & octroyer graces & privileges, charges & honneurs. Lequel entier pouvoir susdit voulons aussi & ordonnons que vous ayez sur tous nosdits sujets & autres qui se transporteront & voudront s'habituer, trafiquer, negocier & resider édits lieux; tenir, prendre, reserver & vous approprier ce que vous voudrez & verrez vous étre plus commode & propre à vôtre charge, qualité & usage dédites terres, en departir telles parts & portions, leur donner & attribuer tels tiltres, honneurs, droits, pouvoirs & facultez que vous verrez besoin étre, selon les qualitez, conditions, & merites des personnes du païs ou autres. Sur tout peupler, cultiver & faire habituer lédites terres le plus promptement, soigneusement & dextrement, que le temps, les lieux, & commoditez le pourront permettre: en faire ou faire faire à cette fin la découverte & reconoissance en l'étenduë des côtes maritimes & autres contrées de la terre ferme, que vous ordonnerez & prescrirez en l'espace susdite du quarantiéme degré jusques au quarante-sixiéme, ou autrement tant & si avant qu'il se pourra le long dédites côtes, & en la terre ferme. Faire soigneusement rechercher & reconoitre toutes sortes de mines d'or & d'argent, cuivre & autres metaux & mineraux, les faire fouiller, tirer, purger & affiner, pour étre convertis en usage, disposer suivant que nous avons faits en ce Royaume du profit & emolument d'icelles, par vous ou ceux que vous aurés établis à cet effet, NOUS RESERANS seulement le dixiéme denier de ce qui proviendra de celles d'or, d'argent & cuivre, vous affectans ce que nous pourrions prendre ausdits autres metaux & mineraux, pour vous aider & soulager aux grandes dépenses que la charge susdite vous pourra apporter. Voulans cependant; que pour vôtre seureté & commodité, & de tous ceux de noz sujets qui s'en iront, habituëront & trafiqueront édites terres: comme generalement de tous autres qui s'y accommmoderont, souz nôtre puissance & authorité, Vous puissiez faire batir & construire un ou plusieurs forts, places, villes & toutes autres maisons, demeures & habitations, ports, havres, retraites, & logemens que vous conoitrez propres, utiles & necessaires à l'execution de ladite entreprise. Etablir garnisons & gens de guerre à la garde d'iceux. Vous ayder & prevaloir aux effets susdits des vagabons, personnes oyseuses & sans avoeu, tant és villes qu'aux champs, & des condamnez à banissement perpetuels ou à trois ans au moins hors nôtre Royaume, pourveu que ce soit par avis & consentement & l'authorité de nos Officiers. Outre ce que dessus, & qui vous est d'ailleurs prescrit, mandé & ordonné par les commissions & pouvoirs que vous a donnez nôtre tres-cher cousin le sieur d'Anville Admiral de France, pour ce qui concerne le fait & la charge de l'Admirauté, en l'exploit, expedition & execution des choses susdites, faire generalement pour la conquéte, peuplement, habituation & conservation de ladite terre de la Cadie, & des côtes, territoires circonvoisins souz nôtre nom & authorité, ce que nous-mémes ferions & faire pourrions si presens en persone y étions, jaçoit que le cas requit mandement plus special que nous ne le vous prescrivons par cesdites presentes: Au contenu déquelles, Mandons, ordonnons & tres-expressement enjoignons à tous nos justiciers, officiers & sujets, de se conformer: Et à vous obeïr & entendre en toutes & chacunes les choses susdites, leurs circonstances & dependances. Vous donner aussi en l'execution d'icelles tout ayde & confort, main-forte & assistance dont vous aurez besoin, & seront par vous requis, le tout à peine de rebellion & desobeïssance. Et à fin que persone ne pretende de cause d'ignorance de cette nôtre intention, & se vueille immiscer en tout ou en partie, de la charge, dignité & authorité que nous vous donnons par ces presentes: Nous avons de noz certaine science, pleine puissance & authorité Royale, revoqué, supprimé, declaré nuls & de nul effet ci-apres & des à present, tous autres pouvoirs & Commissions, Lettres & expeditions donnez & delivrez à quelque persone que ce soit, pour découvrir, conquérir, peupler & habiter en l'étenduë susdite dédites terres situées depuis ledit quarantiéme degré, jusques au quarante-sixiéme, quelles qu'elles soient. Et outre ce mandons & ordonnons à tous nosdits Officiers de quelque qualité & condition qu'ilz soient, que ces presentes, ou _Vidimus_ deuëment collationné d'icelles par l'un de noz amez & feaux conseillers, Notaires & Secretaires, ou autre Notaire Royal, ilz facent à vôtre requéte, poursuite & diligence, ou de noz Procureurs, lire, publier & registrer és regitres de leurs jurisdictions, pouvoirs & détroits, cessans en tant qu'à eux appartiendra, tous troubles & empéchemens à ce contraires. Car tel est nôtre bon plaisir. Donné à Fontaine bleau le huitiéme jour de Novembre: l'an de grace mille six cens trois: Et de nôtre regne le quinziéme. Signé, HENRI, Et plus bas, par le Roy, POTIER. Et scellé sur simple queuë de cire jaune. _Defenses du Roy à tous ses sujets, autres que le sieur de Monts & ses associez, de trafiquer de pelleteries & autres choses avec les Sauvages de l'etendue du pouvoir par luy donné audit sieur de Monts, & ses associez: sur grandes peines._ HENRI par la grace de Dieu Roy de France& de Navarre. A nos amez & feaux conseillers, les officiers de nôtre Admirauté de Normandie, Bretagne, Picardie & Guienne, & à chacun d'eux endroit soy, & en l'étendue de leurs ressorts & jurisdictions, Salut. Nous avons pour beaucoup d'importantes occasions, ordonné, commis & établi le sieur de Monts gentilhomme ordinaire de nôtre chambre, nôtre Lieutenant general, pour peupler & habituer les terres, côtes, & païs de la Cadie, & autres circonvoisins, en l'étendue du quarantiéme degré jusques au quarante-sixiéme & là établir nôtre authorité, & autrement s'y loger & et asseurer: en sorte que noz sujets désormais puissent étre receuz, y hanter, resider & traffiquer avec les Sauvages habitans dédits lieux: comme plus expressement nous l'avons déclaré par noz lettres patentes expediées & delivrées pour cet effet audit sieur de Monts le huitiéme jour de Novembre dernier: suivant les conditions & articles moyennant léquels il s'est chargé de la conduite & execution de cette entreprise. Pur faciliter laquelle & à ceux qui 'sy sont joints avec lui, & leur donner quelque moyen & commodité d'en supporter la depense: Nous avons eu agreable de leur permettre, & asseurer; Qu'il ne seroit permis à aucuns autres noz sujets, qu'à ceux qui entreroient en association avec lui, pour faire ladite dépense, de traffiquer de pelleterie, & autres marchandises, durant dix années, és terres, païs, ports, rivieres & avenuës de l'étenduë de sa charge. Ce que nous voulons avoir lieu. NOUS pour ces causes, & autres considerations à ce que mouvans, Vous mandons & ordonnons Que vous ayez chacun de vous en l'étendue de voz pouvoirs, jurisdictions & détroits (à faire de nôtre part) comme de nôtre pleine puissance & authorité Royal, nous faisons tres-expresse inhibitions & defenses à tous marchans, maitres, & Capitaines de navires, matelots, & autres noz sujets de quelque état, qualité & condition qu'ilz soient, autres neantmoins avec ledit sieur de Monts, pour ladite entreprise, selon les articles & conventions d'icelles par nous arretez ainsi que dit est: D'equipper aucuns vaisseaux, & en iceux aller ou envoyer faire traffic & troque de pelleterie, & autres choses avec les Sauvages: Frequenter, negocier, & communiquer durant ledit temps de dix ans, depuis le Cap de Raze, jusques au quarantiéme degré, comprenant toute la côte de la Cadie, terre & Cap Breton, Bayes de sainct Cler, de Chaleur, Ile percée, Gachepé, Chichedec, Mesamichi, Lesquemin, Tadoussac, & la riviere de Canada, tant d'un côté que d'autre, & toutes les Bayes & rivieres qui entrent dedans dédites côtes: A peine de desobeïssance, & confiscation entiere de leurs vaisseaux, vivres, armes & marchandises, au profit dudit sieur de Monts & de ses associez, & de trente mille livres d'amende. Pour l'asseurance & acquit de laquelle & de la coërtion & punition de leur desobeïssance Vouz permettrez (comme nous avons aussi permis & permettons) audit sieur de Monts & associéz, de saisir, apprehender, & arréter tous les contrevenans à nôtre presente defense & ordonnance, & leurs vaisseaux, marchandises, armes, & victuailles, pour les amener & remettre és mains de la Justice, & étre procedé tant contre les personnes, que contre les biens desditz desobeïssans, ainsi qu'il appartiendra. Ce que nous voulons & vous mandons & ordonnons de faire incontinent publier & lire par tous les lieux & endroits public de vosdits pouvoirs & jurisdictions, où vous jugerez besoin étre: à ce qu'aucun de nosdits sujets n'en puisse pretendre cause d'ignorance: Ains que chacun obeïsse & se conforme surce à nôtre volonté. De ce faire nous vous avons donné, & donnons pouvoir & commission & mandement special. Car tel est nôtre bon plaisir. Donné à Paris le dix-huitiéme Décembre, l'an de grace mille six cens trois, Et de nôtre regne le quinziéme. Ainsi signé HENRI. Et plus bas, Par le ROY, POTIER. Et seelé du grand seel de cire jaune. Ces lettres ont eté confirmées par autres secondes defences du vint-deuxiéme Janvier mille six cens cinq. Et quant aux marchandises venans de la Nouvelle-France, voici la teneur des lettres patentes du Roy portantes exemptions de subsides pour icelles. _Declaration du Roy_ HENRY par la grace de Dieu Roy de France & de Navarre, A nos amez & feaux Conseillers les gens tenans nôtre Cour des Aydes à Rouën, Maitres de noz ports, Lieutenans, Juges & Officiers de nôtre Admirauté, & de noz traites foraines établis en nôtre province de Normandie, & chacun de vous endroit soy, Salut. Nous avons ci-devant par noz lettres patentes du huitiéme jour de Novembre mille six cens trois, dont copie est ci jointe souz le contreseel de notre Chancellerie, ordonné & establi nostre cher & bien amé le sieur de Monts nôtre Lieutenant general representant notre persone és côtes, terres & confins de la Cadie, Canada, & autres endroits en la Nouvelle-France, pour habiter lédites terres: Et par ce moyen amener à la conoissance de Dieu, les peuples y étans, & là établir nôtre authorité. Et pour subvenir aux fraiz qu'il conviendroit faire, par nos autres lettres patentes du dix-huitiéme Decembre ensuivant nous aurions donné, permis & accordé audit sieur de Monts, & à ceux qui s'associeroient avec lui en cette entreprise, la traite des pelleteries & autres choses qui se troquent avec les Sauvages dédites terres à plein specifiées par lédites patentes: ayans par le moyen de ce que dit est assez donné à entendre que lédits païs étoient par nous reconuz de nôtre obeïssance, & les tenir & avouer comme dependances de nôtre Royaume & Coronne de France. Neantmoins nos Officiers des traites foraines, ignorans pour estre jusques à cette heure nôtre volonté, veulent au prejudice d'icelle contraindre ledit sieur de Monts & ses associez de payer les mémes droits d'entrée des marchandises venans dédits païs, qui sont deuz par celles qui viennent d'Hespagne, & autres contrées étrangeres, ne se contentans que pour icelles l'on ait payé noz droits d'entrée deuz aux lieux où elles ont déchargées, & aux autres endroits où elles ont depuis passé par nôtre Royaume, que doivent les marchandises y venans de nos autres provinces & terres de nôtre obeïssance étans du cru d'icelles. Et de fait un nommé François le Buffe, l'un des gardes à cheval du bureau de noz traites foraines à Caën, auroit arreté souz ce pretexte dés l'unziéme jour de Novembre dernier au lieu dit Condé sur Narreau, vint-deux balles de Castors appartenans audit sieur de Monts & ses associez, venans dédites terres de la Cadie & Canada, pretendant pour le fermier general dédites traites foraines de Normandie, nôtre Procureur joint, la confiscation dédites marchandises. Ce qui est & seroit grandement prejudiciable audit sieur de Monts & ses associez, frustrez de l'esperance qu'ils avoient de faire promptement argent d'icelles marchandises, pour subvenir & emploier à l'achapt des vivres, munitions & autres choses necessaires qu'il convient envoyer cette année avec nombre d'hommes pour l'execution de ladite entreprise. L'effect de laquelle demeurant par ce moyen traversé & interrompu au prejudice de nôtre service, & voulans remedier & sur ce faire conoitre à chacun nôtre intention, à fin que l'on n'en puisse pretendre à l'avenir cause d'ignorance. POUR CES CAUSES, & pour la consideration & merite particulier de cet affaire, du bon succez duquel par la prudente conduite dudit sieur de Monts, nous esperons un grand bien devoir reussir à la gloire de Dieu, salut des Barbares, honneur & grandeur de nos Etats & seigneuries. Nous avons declaré & declarons par ces presentes, Que toutes marchandises qui à l'avenir viendront dédits païs de la Cadie, Canada & autres endroits qui sont de l'étendue du pouvoir par nous donné audit sieur de Monts, & specifiez par nôdites lettres, des huitiéme Novembre & dix-huitiéme Decembre mil six cens trois, léquelles ledit sieur de Monts & sesdits associez feront amener dédits lieux en nôtre Royaume, suivant la permission qu'ils en ont, ou autres de leur gré, congé & exprés consentement, ne payeront autres ne plus grands subsides, que les droits d'entrée, & ceux qui se payent d'ordinaire pour les marchandises, qui passent de l'une de noz province en l'autre, & qui sont du cru d'icelles. Et pour le regard des vint-deux balles de castors saisis & arrétez, comme dit est, par ledit François le Buffe audit lieu de Condé sur Narraau. Pour les mémes raisons & considerations susdites: Nous avons fait & faisons audit sieur de Monts & ses associez pleine & entiere main-levée d'icelles vint-deux balles de castors. Voulons & nous plait prompte & entiere restitution & delivrance leur en étre faite, en payant toutefois pour icelles les droits d'entrée en notre province de Normandie, que doivent lédites marchandises, selon qu'ilz se payent au bureau étably au lieu de la Barre, entre les mains de nôtre fermier general dédites traites foraines, ou son commis audit Bureau de Caën, sans autres fraiz ny dépens. Et en ce faisant, voulons & ordonnons, que chacun de vous endroit foy, vous faites, souffrez & laissez jouir ledit sieur de Monts & sédits associez, pleinement & paisiblement de l'entiere & prompt effet de nôtre presente declaration, vouloir & intention. SI VOUS MANDONS publier, lire & registrer ces presentes, chacun en l'étendue de vos ressorts que besoin sera, à la diligence dudit sieur de Monts & de sesdits associez: Cessans & faisans cesser tous troubles & empechemens à ce contraire: Contraignans & faisans contraindre à ce faire, souffrir & obeir tous ceux qu'il appartiendra, mémes ledit le Buffe, ensemble nôtredit fermier du bureau de Caën & ses commis à la delivrance & restitution dédites vint-deux balles de castors, & de mémes à la décharge des pleiges & cautions, si aucuns sont baillez pour asseurance dédits castors & generalement tous autres, qui pource seront à contraindre par toutes voyes deuës & raisonnables, Nonobstant oppositions ou appellations quelconques, pour léquelles, & sans prejudice d'icelles, ne sera par vous differé. De ce faire nous avons donné & donnons pouvoir, authorité, commission et mandement special. Et par ce que de ces presentes, l'on aura affaire en plusieurs lieux, nous voulons qu'au _Vidimus_ d'icelles deuëment collationné par l'un de nos amez & feaux Conseillers, Notaires & secretaires, ou autre Notaire Royal, foy soit adjoutée comme au present original. Car tel est nôtre plaisir. Donné à Paris le huitiéme jour de Février, l'an de grace mille six cens cinq, Et de nôtre regne le seziéme. Ainsi signé HENRI. Et plus bas, Par le Roy, Potier. Et sellée en simple queuë du grand sceau, de cire jaune. Lédites lettres patentes du dix-huitiéme Novembre & dix-huitiéme Decembre mille six cens trois, & autres du dix-neufiéme Janvier mille six cens cinq, ont eté verifiees en la Cour de Parlement de Paris le seziéme Mars mille six cens cinq. _Voyage du sieur de Monts en la Nouvelle-France: Des accidens survenus audit voyage: Causes des bancs de glaces en la Terre-neuve: Impositions de noms à certains ports: Perplexité pour le retardement de l'autre navire._ CHAP. II LE sieur de Monts ayant fait publier les Commissions & defenses susdites par la France, & particulierement par les villes maritimes de ce Royaume, fit equipper deux navires, l'un souz la conduite du Capitaine Thimothée Havre de Grace, l'autre du Capitaine Morel de Honfleur. Dans le premier il se mit avec bon nombre de gens de qualité tant Gentils-hommes, qu'autres. Et d'autant que le sieur de Poutrincourt étoit desireux dés y avoit long temps, de voir ces terres de la Nouvelle-France, & y choisir quelque lieu propre pour s'y retirer, avec sa famille, femme & enfans, pour n'étre des derniers que courront & participeront à la gloire d'une si belle & genereuse entreprise: Il lui print aussi envie d'y aller. Et de fait il s'embarqua avec ledit sieur de Monts, & quant & lui fit porter quantité d'armes & munitions de guerre, & leverent les ancres du Havre de Grace le septiéme jour de Mars l'an mille six cens quatre. Mais étans parti de bonne heure avant que l'hiver eût encor quitté sa robbe fourrée de neige, ilz ne manquerent de trouver des bancs de glaces, contre léquels ilz penserent heurter, & se perdre: mais Dieu qui jusques à present a favorisé la navigation de ces voyages, les preserva. On se pourroit étonner, & non sans cause, pourquoy en méme parallele il y a plus de glaces en cette mer qu'en celle de France. A quoy je répont que les glaces que l'on rencontre en cette dite mer ne sont pas toutes originaires du climat, c'est à dire de la grand'baye de Canada, mais viennent des parties Septentrionales, poussées sans empéchement parmi les plaines de cette grande mer, par les ondées, bourrasques & flots impetueux que les vents d'Est & du Nort élevent en hiver & au printemps, & les chassent vers le Su, & l'Ouest. Mais la mer de France est couverte de l'Ecosse, Angleterre & Irlande: qui est cause que les glaces ne s'y peuvent décharger. Il y pourroit aussi avoir une autre raison prise du mouvement de la mer, lequel se porte davantage vers ces parties là, à cause de la course plus grande qu'il a à faire vers l'Amerique que vers les terres de deça. Or le peril de ce voyage ne fut seulement à la rencontre dédits bancs de glaces, mais aussi aux tempétes qu'ils eurent à souffrir, dont y en eût une qui rompit les galleries du navire. Et en ces affaires y eut un menuisier qui d'un coup de vague fut porté au chemin de perdition, hors le bord, mais il se retint à un cordage qui d'aventure pendoit hors icelui navire. Ce voyage fut long à-cause des vens contraires: ce qui toutefois arrive peu souvent à ceux qui partent au mois susdit pour aller aux Terres-neuves, léquels sont ordinairement poussez de vent d'Est ou de Nort propres à la route d'icelles terres. Et ayant pris leur brisée au Su de l'ile de Sable pour eviter les glaces susdites, ilz penserent tomber de Carybe en Scylle, & s'aller échouër vers ladite ile durant les brumes épesses qui sont ordinaires en cette mer. En fin le sixiéme de May ilz terrirent à un certain port, qui est par les quarante-quatre degrez & un quart de latitude, où ilz trouverent le Capitaine Rossignol du HAVRE DE GRACE, lequel troquoit en pelleterie avec les Sauvages, contre les defenses du RoY. Occasion qu'on lui confisqua son navire, & fut appellé ce port, _Le port du Rossignol_: ayant eu en ce desastre un bien, que'un port bon & commode en ces côtes là est appellé de son nom. De là côtoyant & découvrans les terres ils arriverent à un autre port, qui est tres-beau, lequel ils appellerent _Le port du mouton_, à l'occasion d'un mouton qui s'estant noyé revint à bord, & fut mangé de bonne guerre. C'est ainsi que beaucoup de noms anciennement ont esté donnez brusquement, & sans grande deliberation. Ainsi le Capitole de Rome eut son nom parce qu'en y fouissant on trouva une téte de mort. Ainsi la ville de Milan a été appellée _Mediolanum_ c'est à dire demi-laine, parce que les Gaulois jettans les fondemens d'icelle trouverent une truye qui étoit à moitié couverte de laine: ainsi consequemment de plusieurs autres. Etans au Port du Mouton ilz se cabanerent là à la mode des Sauvages, attendans des nouvelles de l'autre navire, dans lequel on avoit mis les vivres, & autres choses necessaires pour la nourriture & entretenement de ceux qui étoient de la reserve pour hiverner en nombre d'environ cent hommes. En ce Port ilz attendirent un mois en grande perplexité, de crainte qu'ils avoient que quelque sinistre accident fût arrivé à l'autre navire parti dés le dixiéme de Mars, où étoient le Capitaine du Pont de Honfleur, & ledit Capitaine Morel. Et ceci étoit d'autant plus important, que de la venuë de ce navire dependoit tout le succez de l'affaire. Car méme sur cette longue attente il fut mis en delibaration sçavoir si l'on retourneroit en France, ou non. Le sieur de Poutrincourt fut d'avis qu'il valoit mieux là mourir. A quoy se conforma ledit sieur de Monts. Cependant plusieurs alloient à la chasse, & plusieurs à la pecherie, pour faire valoir la cuisine. Prés ledit Port du Mouton il y a un endroit si rempli de lapins, qu'on ne mangeoit préque autre chose. Tandis on envoya Champlein avec une chaloupe plus avant chercher un lieu propre pour la retraite, & tant demeura en cette expedition, que sur la deliberation du retour on le pensa abandonner: car il n'y avoit plus de vivres, & se servoit-on de ceux qu'on avoit trouvé au navire de Rossignol, sans léquels il eust fallu quitter le lieu, & rompre une belle entreprise à sa naissance, ou mourir là de faim aprés avoir fait la chasse aux lapins ce retardement de la venuë, dédits sieurs du Pont & Capitaine Morel, furent deux occasions, l'une que manquans de batteau, ilz s'amuserent à en batir un en la terre où ils arriverent premierement, qui fut le _Port aux Anglois_: l'autre qu'étans venu au _Port de Campseau_ ils trouverent quatre navires de Basques qui troquoient avec les Sauvages contre les defenses susdites, léquels ilz depouillerent, & en amenerent les maitres audit sieur de Monts, qui les traitta fort humainement. Trois semaines passées icelui sieur de Monts n'ayant aucunes nouvelles dudit navire qu'il attendoit, delibera d'envoyer le long de la côte les chercher, & pour cet effect depecha quelques Sauvages, auquels il bailla un François pour les accompagner avec lettres. Lédits Sauvages promirent de revenir à point-nommé dans huit jours: à quoy ils ne manquerent. Mais comme la societé de l'homme avec la famine bien d'accors est une chose puissante, ces Sauvages devant que partir eurent soin de leurs femmes & enfans, & demanderent qu'on leur baillât des vivres pour eux. Ce qui fut fait. En s'étans mis à la voile, trouverent au bout de quelques jours ceux qu'ilz cherchoient en un lieu dit _La bay des iles_, léquels n'étoient moins en peine dudit sieur de Monts, que lui d'eux n'ayans en leur voyage trouvé les marques & enseignes qui avoient été dites, c'est que le sieur de Monts passant à _Campseau_ devoit laisser quelque Croix à un arbre, ou missive y attachée. Ce qu'il ne fit point, ayant outre-passé ledit lieu de _Campseau_ de beaucoup pour avoir pris sa route trop au Su à-cause des bancs de glaces, comme nous avons dit. Ainsi apres avoir leu les lettres, lédits Capitaines du Pont & Morel se dechargerent des vivres qu'ils avoient apportés pour la provision de ceux qui devoient hiverner, & s'en retournerent en arriere vers la grande riviere de _Canada_ pour la traite des pelleteries. _Debarquement du Port au Mouton: Accident d'un homme perdu seze jours dans les bois: Baye Françoise: Port-Royal: Riviere de l'Equille: Mine de cuivre: Mal-heur des mines d'or: Diamans: Turquoises._ CHAP. III TOUTE la Nouvelle-France enfin assemblée en deux vaisseaux, on leve les ancres du _Port au Mouton_ pour employer le temps & découvrir les terres tant qu'on pourroit avant l'hiver. On va gaigner le _Cap de Sable_ & de là on fait voile à la _Baye Saincte Marie_, où noz gens furent quinze jours à l'ancre, tandis qu'on reconoissoit les terres & passages de mer & de rivieres: Cette Baye est un fort beau lieu pour habiter, d'autant qu'on est là tout porté à la mer sans varier. Il y a de la mine de fer & d'argent mais elle n'est point abondante selon l'épreuve qu'on en a fait pardelà & en France. Aprés avoir là sejourné douze ou treze jours, il arriva un accident étrange tel que je vay dire. Il avoit pris envie à un jeune homme d'Eglise Parisien de bonne famille, de faire le voyage avec le sieur de Monts, & ce (dit-on) contre le gré de ses parens, léquels envoyerent exprés a Honfleur pour le divertir & r'amener à Paris. Mais le zele n'en étoit que louable. Car si en beaucoup de choses on suivoit l'avis des gens sedentaires, on perdroit maintes belles occasions de bien faire. Or les navires étans à l'ancre en ladite Baye sainte Marie, il se mit en la troupe de quelques uns qui s'alloient égayer par les bois. Avint que s'étant arreté pour boire à un ruisseau il y oublia son epée, & poursuivoit son chemin avec les autres quand il s'en apperceut. Lors il retourna en arriere pour l'aller chercher: mais l'ayant trouvée, oublieux de la part d'où il étoit venu, sans regarder s'il falloit aller vers le Levant, ou le Ponant, ou autrement (car il n'y avoit point de sentier) il prent sa voye à contre-pas, tournant le dos à ceux qu'il avoit laissé, & tant fait par ses allées & venuës, qu'il se trouve au rivage de lamer, là où ne voyant point de vaisseaux (car ils étoient en l'autre part d'une langue de terre qui s'avance à la mer, & s'appelle _l'ile Longue_) il s'imagina qu'on l'avoit delaissé, & se mit à lamenter sa fortune sur un roc. La nuit venuë chacun étant retiré, on le trouve manquer: on le demande à ceux qui avoient été és bois, ilz disent en quelle façon il étoit parti d'avec eux, & que depuis ils n'en avoient eu nouvelles. Dé-ja on accusoit un certain de la religion pretendue reformée de l'avoir tué, pource qu'ilz se picquoient quelquefois de propos pur le fait de ladite religion. Somme on fait sonner la trompete parmi la foret, on tire le canon plusieurs fois. Mais en vain. Car le fray de la mer plus fort que tout cela rechassoit en arriere le son des canons & trompetes. Deux, trois, & quatre jours se passerent. Il ne comparoit point. Ce pendant le temps pressoit de partir, de maniere qu'apres avoir attendu jusques à ce qu'on le tenoit pour mort, on leva les ancres pour aller plus loin, & voir le fond d'une baye qui a quelques quarante lieuës de longueur, & quatorze, puis dix-huit de largeur, laquelle a été appellée la _Baye Françoise._ En cette Baye est au quarante-cinquiéme degré, le passage pour entrer en un port, lequel noz gens furent desireux de voir, & y firent quelque sejour, durant lequel ils eurent le plaisir de chasser un Ellan, lequel traversa à nage un grand lac de mer qui fait ce Port, sans se forcer. Cedit port est couvert de montagnes du côté du Nort, qui durent plus de quinze lieuës Nordest & Surouest. Vers le Su sont coteaux, léquels (avec lédites montagnes) versent mille ruisseaux, qui rendent le lieu agreable plus que nul autre du monde, & y a de fort belles cheutes pour faire des moulins de toutes forces. A l'Est est une riviere entre lédits côtaux & montagnes, dans laquelle les navires peuvent faire voile jusques à quinze lieuës ou plus: & durant cet espace ce ne sont que prairies d'une part & d'autre de ladite riviere, laquelle fut appellée _L'Equille_, parce que le premier poisson qu'on y print fut une Equille. Mais ledit Port pour sa beauté fut appellé LE PORT-ROYAL, non par le choix de Champlein, comme il se vante en la relation de ses voyages: mais par le sieur de Monts Lieutenant du Roy. Le sieur de Poutrincourt ayant trouvé ce lieu à son gré, il le demanda, avec les terres y continentes, audit sieur de Monts, auquel sa Majesté avoit par la commission inferée ci dessus baillé la distribution des terres de la Nouvelle-France depuis le quarantiéme degré jusques au quarante-sixiéme. Ce qui lui fut octroyé, & depuis en a pris lettres de confirmation de sadite Majesté, en intention de s'y retirer avec sa famille, pour y établir le nom Chrétien & François tant que son pouvoir s'étendra, & Dieu lui en doint le moyen. Ledit Port a huit lieuës de circuit sans comprendre la riviere de l'Equille dite maintenant la riviere du Dauphin, Il y a deux iles dedans fort belles & agreables; l'une à l'entrée de ladite riviere, que je fay d'une lieuë Françoise de circuit: l'autre à côté de l'embouchure d'une autre riviere large à peu prés comme la riviere d'Oise, ou Marne, entrant dans ledit Port: ladite ile préque de la grandeur de l'autre: & toutes deux foretieres. C'est en ce Port & vis à vis de la premiere ile, que nous avons demeuré deux ans aprés ce voyage. Nous en parlerons plus amplement en autre lieu. [Carte: Port Royal] A partir du Port Royal ilz firent voile à la mine de cuivre de laquelle nous avons parlé ci-dessus. C'est un haut rocher entre deux bayes de mer où le cuivre est enchassé dans la pierre fort beau & fort pur, tel que celui qu'on dit cuivre de rozette. Plusieurs orfévres en ont veu en France, léquels disent qu'au dessous du cuivre il y pourroit avoir de la mine d'or. Mais de s'amuser à la rechercher, ce n'est chose encore de saison. La premiere mine c'est d'avoir du pain & du vin, & du bestial, comme nous disons au commencement de notre histoire. Nôtre felicité ne git point és mines, principalement d'or & d'argent léquelles ne servent qu labourage de la terre, ni à l'usage des métiers. Au contraire l'abondance d'icelles n'est qu'une sarcine, un fardeau, qui tient l'homme en perpetuelle inquietude, & tant plus il en a, moins a-il de repos, & moins lui est sa vie asseurée. Avant les voyages du Perou on pouvoit serrer beaucoup de riches en peu de place, au lieu qu'aujourd'hui: l'or & l'argent étans avilis par l'abondance, il faut des grandz coffres pour retirer ce qui se pouvoit mettre en une petite bouge. On pouvoit faire un long trait de chemin avec une bourse dans la manche aujourd'hui il faut une valize, & un cheval exprés. A ce propos Bodin en sa Republique dit avoir verifié en la Chambre des comptes qu'au temps de saint Louis le Chancelier de France n'avoit pour soy, ses chevaux & valets à cheval, & pour avoine & toute chose que sept sols parisis par jours. Ce que consideré, nous pouvons à bon-droit maudire l'heure quand jamais l'avarice a porté l'Hespagnol en l'Occident, pour les mal-heurs qui s'en sont ensuivis. Car quand je me represente que par son avarice il a allumé & entretenu la guerre en toute la Chrétienté, & s'est étudié à ruiner ses voisins, & non point le Turc, je ne puis penser qu'autre que le diable ait eté autheur de ses voyages. Et ne faut m'alleguer ici le pretexte de la Religion. Car (comme nous avons dit allieurs) ils ont tout tuez les originaires du païs avec des supplices les plus inhumains que le diable a peu leur suggerer: Et par leurs cruautés ont rendu le nom de Dieu un nom de scandale & ces pauvres peuples, & l'ont blasphemé continuellement par chacun jour au milieu des Gentils, ainsi que le prophete le reproche au peuple d'Israël. Temoin celui qui aima mieux estre damné que d'aller au Paradis des Hespagnols. Les Romains (de qui l'avarice a toujours eté insatiable) ont bien guerroyé les nations de la terre pour avoir leurs richesses, mais les cruautés Hespagnoles ne se trouvent point dans leurs histoires. Ilz se sont contentez de dépouiller les peuples qu'ils ont veincus, sans leur ôter la vie. Un ancien autheur Payen faisant un essay de sa veine Poëtique ne trouve plus grand crime en eux, sinon que s'ilz découvroient quelque peuple qui eût de l'or, il estoit leur ennemi. Les vers de cet Autheur ont si bonne grace que je ne me puis tenir de les coucher ici, quoy que ce ne soit mon intention d'alleguer gueres de Latin: _Orbem jam totum Romanus victor hebebat,_ _Quà mare, quà terra, quà sidus currit utrumque,_ _Nec satiatus erat: gravidis freta pulsa carinis_ _Jam peragrabantur: si quis sinus abditus ultra,_ _Si qua foret tellus quae fulvum mitteret aurum_ _Hostis erat: fatisque in tristia bella paratis._ _Quaerebantur opes._ Mais la doctrine du sage fils de Sirach, nous enseigne toute autre chose. Car reconoissant que les richesses qu'on fouille jusques aux antres de Pluton sont ce que quelqu'un a dit, _irritamenta malorum_, il a prononcée celui-là _heureux que n'a point couru aprés l'or & n'a mis son esperance en argent & thresors_, adjoutant qu'il _doit étre estimé avoir fait choses merveilleuses, entre tous ceux de son peuple & étre l'exemple de gloire, lequel a eté tempté par l'or, est demeuré parfait._ Et par un sens contraire celui-là malheureux que fait autrement. Or pour en revenir à noz mines, parmi ces roches de cuivre se trouvent quelque fois des petits rochers couverts de Diamans y attachés, Je ne veux asseurer qu'ilz soient fins, mais cela est agreable à voir. Il y a aussi de certaines pierres bleuës transparentes, léquelles ne valent moins que les Turquoises. Ledit Champ-doré nôtre conducteur és navigations de ce païs-là, ayant taillé dans le roc une de ces pierres, au retour de la Nouvelle-France il la rompit en deux, & en bailla l'une au sieur de Monts, l'autre au sieur de Poutrincourt, léquelles ilz firent mettre en oeuvre & furent trouvées dignes d'estre presentées, l'une au Roy par ledit sieur de Poutrincourt, l'autre à la Royne par ledit sieur de Monts, & furent fort bien receuës. J'ay memoire qu'un orfévre offrit quinze escus audit de Poutrincourt de celle qu'il presenta à sa Majesté. Il y a beaucoup d'autres secrets & belles choses dans les terres, dont la conoissance n'est encore venuë jusques à nous, & se découvriront à mesure que la province s'habitera. _Description de la riviere Saint Jean & de l'ile Sainte Croix: Homme perdu dans les bois trouvé le seziéme jour: Exemples de quelques abstinences étranges: Differens des Sauvages remis au jugement du sieur de Monts: Authorité paternelle entre lédits Sauvages: Quels maris choisissent à leurs filles._ CHAP. IV APRES avoir reconu ladite mine, la troupe passa à l'autre de la Baye Françoise, & allerent vers le profond d'icelle: puis en tournant le Cap vindrent à la _riviere Saint Jean_, ainsi appellée (à mon avis) pource qu'ils y arriverent le vint-quatriéme Juin, qui est le jour & féte de S. Jean Baptiste. Là est un beau port d'environ une lieuë de longueur; mais l'entrée en est dangereuse à qui ne sçait les addresses, & au bout d'icelui se presente un saut impetueux de ladite riviere, laquelle se precipite en bas des rochers, lors que la mer baisse, avec un bruit merveilleux: car étans quelquefois à l'ancre en mer nous l'avons ouï de plus de deux lieuës loin. Mais de haute mer on y peut passer avec de grans vaisseaux. Cette riviere est une des plus belles qu'on puisse voir, ayant quantité d'iles, & fourmillant en poissons. Cette année derniere mille six cens huit Champ-doré avec un des gens dudit sieur de Monts, a eté quelques cinquante lieuës à mont icelle, & temoignent qu'il y a grande quantité de vignes le long du rivage, mais les raisins n'en sont si gros qu'au païs des Armouchiquois: il y a aussi des oignons, & beaucoup d'autres sortes de bonnes herbes. Quant aux arbres ce sont les plus beaux qu'il possible de voir. Lors que nous y étions nous y reconeumes des Cedres en grand nombre. Au regard des poissons le méme Champ-doré nous a rapporté qu'en mettant la chaudiere sur le feu ils en avoient pris suffisamment pour eux disner avant que l'eau fût chaude. Au reste cette riviere s'étendant avant dans les terres, les Sauvage abbregent merveilleusement de grans voyages par le moyen d'icelle. Car en six jours ilz vont à _Gachepé_ gaignans la baye ou golfe de Chaleur quant ils sont au bout, en portant leurs canots par quelques lieuës. Et par la méme riviere en huit jours ilz vont à _Tadoussac_ par un bras d'icelle qui vient de vers le Nort-ouest. De sorte qu'au Port Royal on peut avoir en quinze ou dix-huit jours des nouvelles des François habituez en la grande riviere de _Canada_ telles voyes: ce qui ne se pourroit faire par mer en un mois, ni sans hazard. Quittans la riviere Saint-Jean, ilz vindrent suivant la côte à vint lieuës de là en une grande riviere (qui est proprement mer) où ilz se camperent en une petite ile size au milieu d'icelle, laquelle ayant reconu forte de nature & de facile garde, joint que la saison commençoit à se passer, & partant falloit penser de se loger, sans plus courir, ilz resolurent de s'y arréter. Je ne veux rechercher curieusement les raisons des uns & des autres sur la resolution de cette demeure: mais je seray toujours d'avis que quiconque va en un païs pour le posseder, ne s'arréte point aux iles pour y estre prisonnier. Car avant toutes choses il faut se proposer la culture de la terre. Et je demanderois volontiers comme on la cultivera s'il faut à toute heure, matin, midi, & soir passer avec grand'peine un large trajet d'eau pour aller aux choses qu'on requiert de la terre ferme; et si on craint l'ennemi, comment se sauvera celui qui sera au labourage ou ailleurs en affaire necessaires, étant poursuivi? car on ne trouve pas toujours des bateaux à point nommé, ni deux hommes pour les conduire. D'ailleurs nôtre vie ayant besoin de plusieurs commodités une ile n'est pas propre pour commencer l'établissement d'une colonie s'il n'y a des courans d'eau douce pour le boire, & le menage; ce qui n'est point en des petites iles. Il faut du bois pour le chauffage: ce qui n'y est semblablement. Mais sur tout il faut avoir les abris des mauvais vents, & des froidures: ce qui est difficile en un petit espace environné d'eau de toutes parts. Neantmoins la compagnie s'arréta là au milieu d'une riviere large où le vent du Nort & Norouest bat à plaisir. Et d'autant qu'à deux lieuës au dessus il y a des ruisseaux qui viennent comme en croix se décharger dans ce large bras de mer, cette ile de la retraite des François fut appellée SAINTE CROIX, à vint-cinq lieuës plus loin que le Port Royal. Or ce pendant qu'on commencera à couper & abbattre les Cedres & autres arbres de ladite ile pour faire les batimens necessaires, retournons chercher Maitre Nicolas Aubri perdu dans les bois, lequel on tient pour mort il y a long temps. Comme on étoit aprés à deserter l'ile Champ-doré fut r'envoyé à la Baye Sainte-Marie avec un maitre de mines qu'on y avoit mené pour tirer de la mine d'argent & de fer: ce qu'ilz firent. Et comme ils eurent traversé la Baye Françoise, ils entrerent en ladite baye Sainte-Marie par un passage étroit qui est entre la terre du Port Royal, & une ile dite _l'ile longue_: là où aprés quelque sejour, allans pécher, ledit Aubri les apperceut, & commença d'une foible voix à crier le plus hautement qu'il peut. Et pour seconder sa voix il s'avisa de faire ainsi que jadis Adriadné & Thesée, comme le recite Ovide en ces vers: _Je mis un linge blanc sur le bout d'une lance_ _Pour leur donner de moy nouvelle souvenance._ Mettant son mouchoir à son chapeau au bout d'un baton. Ce qui le donna mieux à conoitre. Car comme quelqu'un eut ouï la voix, & dit à la compagnie si ce pourroit point étre ledit Aubri, on s'en mocquoit. Mais quand on eut veu le mouvement du drappeau, & du chapeau, on creut qu'il en pouvoit étre quelque chose. Et s'étans rapprochés ilz reconnurent parfaitement que c'étoit lui méme, & le recueillirent dans leur barque avec grande joye & contentement, le seziéme jour aprés son égarement. Plusieurs en ces derniers temps se flattans plus que de raison, ont farci leurs livres & histoires des maints miracles où n'y a pas si grand sujet d'admiration qu'ici, Car durant ce seze jours il ne véquit que de je ne sçay quels petitz fruits semblables à des cerises sans noyau, qui se trouvent assez rarement dans ces bois. Je croy que ce sont ceux que les Latins appellent _Myrtillos_ & les Bourguignous _du Pouriau_. Mais il ne faut penser que cela fût capable de sustenter un homme bien mangeant & bien buvant, ains confesser que Dieu en ceci a operé par dessus la Nature. Et de verité en ces derniers voyages s'est reconue speciale grace & faveur en plusieurs occurences léquelles nous remarquerons selon que l'occasion se presentera. La pauvre Aubri (je l'appelle ainsi à cause de son affliction) étoit merveilleusement extenué, comme on peut penser. On lui bailla à manger par mesure & le remena-on vers la troupe à l'ile Sainte Croix, dont chacun receut une incroyable joye & consolation, & particulierement le sieur de Monts, à qui cela touchoit plus qu'à tout autre. Il ne faut ici m'alleguer les histoires de la fille de Confolans en Poitou, que fut deux ans sans manger, il y a environ six ans: ni d'une autre d'aupres de Berne en Suisse, laquelle perdit l'appetit pour toute sa vie en l'an mille six cens un, & autres semblables. Car ce sont accidens avenus par un debauchement de la nature. Et quant à ce que recite Pline qu'aux dernieres extremitez de l'Indie, és parties basses de l'Orient, autour de la fontaine & source du Gange, il y a une nation d'Astomes, c'est à dire sans bouche, qui ne vit que de la seule odeur & exhalation de certaines racines, fleurs, & fruicts, qu'ilz tirent par le nez, je ne l'en voudois aisément croire: ni pareillement le Capitaine Jacques Quartier quant il parle de certains peuples du _Saguenay_ qu'il dit n'avoir point aussi de bouche, & ne manger point (par le rapport du Sauvage _Donnacona_, lequel il amena en France pour en faire recit au Roy) avec d'autres choses éloignées de commune croyance. Mais quand bien cela seroit, telles gens ont la nature disposée à cette façon de vivre. Et ici ce n'est pas de méme. Car ledit Aubri ne manquoit d'appetit: & a vécu seze jours nourri en partie de quelque force nutritive qui est en l'air de ce païs-là, & en partie de ces petits fruits que j'ay dit: Dieu lui ayant donné la force de soutenir cette longue disette de vivres sans franchir le pas de la mort. Ce que je trouve étrange, & l'est vrayement: mais és histoires de nôtre temps recuillies par le sieur Goulart Senlisien, sont recitées des choses qui semblent dignes de plus grand étonnement. Entre autres d'un Henri de Hasseld marchant trafiquant des païs bas à Berg en Norwege: lequel ayant ouï un gourmand de Precheur parler mas des jeûnes miraculeux, comme s'il n'étoit plus en la puissance de Dieu de faire ce qu'il a fait par le passé; indigné de cela, essaya de jeuner, & s'abstint par trois jours: au bout déquelz pressé de faim il print un morceau de pain en intention de l'avaler avec un verre de biere: mais tout cela lui demeura tellement en la gorge qu'il fut quarante jours & quarante nuits sans boire ni manger. Au bout de ce temps il rejeta par la bouche la viande & le breuvage qui lui étoit demeurez en la gorge. Une si longue abstinence l'affoiblit de telle sorte, qu'il fallut le sustenter & remettre avec du laict. Le Gouverneur du païs ayant entendu cette merveille, le fit venir, & s'enquit de la verité du fait: à quoy ne pouvans ajouter de foy, il en voulut faire un nouvel essay, & l'ayant fait soigneusement garder en une chambre, trouva la chose veritable. Cet homme est recommandé de grande pieté, principalement envers les pauvres. Quelque temps apres étant venu pour ses affaires à Bruxelles en Brabant, un sien debiteur pour gaigner ce qu'il lui devoit l'accusa d'heresie, & le fit bruler en l'an mil cinq cens quarante-cinq. Et depuis encore un Chanoine de Liege voulant faire effay de ses forces à jeuner, ayant continué jusques au dix-septiéme jour, se sentit tellement abbatu, que si soudain on ne l'eût soutenu d'un bon restaurent, il defailloit du tout. Une jeune fille de Buchold en territoire de Munstre en Westphalie affligée de tristesse, & ne voulant bouger de la maison, fut battue à cause de cela par sa mere. Ce qui redoubla tellement son angoisse, qu'ayant perdu le repos elle fut quatre mois sans boire ni manger, fors que parfois elle machoit quelque pomme cuite, & se lavoit la bouche avec un peu de tisane. Les histoires Ecclesiastiques entre un grand nombre de jeûneurs, font mention de trois saints hermites nommez Simeon, léquelz vivoient en austérité étrange, & longs jeûnes, comme de huit & quinze jours, voire plus & n'ayans pour toute demeure qu'une colomne où ils habitoient & passoient leur vie: à raison dequoy ilz furent surnommez Stelites, c'est à dire Colomnaires, comme habitans en des Colomnes. Mais tous ces gens ici s'étoient partie resolus à telz jeûnes, partie s'y étoient peu à peu accoutumés & ne leur étoit plus étrange de tant jeuner. Ce qui n'a pas été en celui duquel nos parlons, et pource son jeûne est d'autant plus admirable, qu'il n'étoit nullement disposé, & n'avoit accoutumé ces longues austerités. Or aprés qu'on l'eut fétoyé, & sejourné encore par quelque temps à ordonner les affaires, & reconoitre la terre des environs l'ile Sainte-Croix, ou parla de r'envoyer les navires en France avant l'hiver, & à tant se disposerent au retour ceux qui n'étoient allez là pour hiverner. Cependant les Sauvages de tous les environs venoient pour voir le train des François, & se rengeoient volontiers aupres d'eux: mémes en certains differens faisoient le sieur de Monts juge de leurs debats, qui est un commencement de sujection volontaire, d'où l'on peut concevoir une esperance que ces peuples s'accoutumeront bien-tôt à nôtre façon de vivre. Entre autres choses survenues avant le partement dédits navires, avint un jour qu'un Sauvage nommé _Bituani_ trouvant bonne la cuisine dudit sieur de Monts, s'y étoit arrété, & y rendoit quelque service: & neantmoins faisoit l'amour à une fille pour l'avoir en mariage, laquelle ne pouvant avoir de gré & du consentement du pere, il la ravit, & la print pour femme. Là dessus grosse querele: lui est la fille enlevée, & remenée à son pere. Un grand debat se preparoit, n'eust été que _Bituani_ s'étant plaint de cette injure audit sieur de Monts, les autres vindrent defendre leur cause, disans, à sçavoir le pere assisté de ses amis, qu'il ne vouloit bailler sa fille à un homme qui n'eût quelque industrie pour nourrir elle & les enfans qui proviendroient du mariage: Que quant à lui il ne voyoit point qu'il sceut rien faire: Qu'il s'amusoit à la cuisine de lui sieur de Monts, & ne s'exerçoit point à chasser. Somme qu'il n'auroit point la fille, & devoit se contenter de ce qui s'étoit passé. Ledit sieur de Monts les ayant ouys il leur remontra qu'il ne le detenoit point, qu'il étoit gentil garçon, & iroit à la chasse pour donner preuve de ce qu'il sçavoit faire. Mais pour tout cela, si ne voulurent-ilz point lui rendre la fille qu'il n'eût montré par effet ce que ledit sieur de Monts promettoit. Bref il va à la chasse (du poisson) prent force saumons: La fille lui est rendue, & le lendemain il vint revétu d'un beau manteau de castor tout neuf bien orné de _Matachias_, au Fort qu'on commençoit à batir pour les François, amenant la femme quant & lui, comme triomphant & victorieux, l'ayant gaignée de bonne guerre: laquelle il a toujours depuis fort aymée pardessus la coutume des autres Sauvages: donnant à entendre que ce qu'on acquiert avec peine on le doit bien cherir. Par cet acte nous reconoissons les deux points les plus considerables en affaires de mariage étre observés entre ces peuples conduits seulement par la loy de Nature: c'est à sçavoir l'authorité paternelle, & l'industrie du mari. Chose que j'ay plusieurs fois admirée: voyant qu'en nôtre Eglise Chrétienne, par je ne sçay quels abus, on a vécu plusieurs siecles, dutant léquels l'authorité paternelle a eté baffouée & vilipendée, jusques à ce que les assemblées Ecclesiastiques on debendé les ïeux; & reconu que cela étoit contre la nature méme: & que noz Rois par Edits ont remise en son entier cette paternelle authorité: laquelle neantmoins és mariages spirituels & voeuz de Religion n'est point encore r'entrée en son lustre, & n'a en ce regard son appui que sur les Arrets des Parlement, léquels souventefois ont contraint les detenteurs des enfans de les rendre à leurs peres. [Illustration] _Description de l'ile de Sainte-Croix: Entreprise du sieur de Monts difficile, genereuse: & persecutée d'envier: Retour du sieur de Poutrincourt en France: Perils du voyage._ CHAP. V DEVANT que parler du retour des navires en France, il nous faut dire que l'ile de Sainte-Croix est difficile à trouver à qui n'y a été, car il y a tant d'iles & de grandes bayes à passer devant qu'y parvenir, que je m'étonne comme on avoit eu la patience de penetrer si avant pour l'aller trouver. Il y a trois ou quatre montagnes eminentes pardessus les autres aux côtez: mais de la part du Nort d'où descend la riviere, il n'y en sinon une pointue eloignée de plus de deux lieuës. Les bois de la terre ferme sont beaux & relevez par admiration & les herbages semblablement. Il y a des ruisseaux d'eau douce tres-agreables vis à vis de l'ile, où plusieurs des gens du sieur de Monts faisoient leur menage, & y avoient cabanné. Quant à la nature de la terre, elle est tres bonne & heureusement abondante. Car ledit sieur de Monts y ayant fait cultiver quelque quartier de terre, & icelui ensemencé de segle (je n'y ay point vu de froment) il n'eut moyen d'attendre la maturité d'icelui, pour le recuillir: & neantmoins le grain tombé à surcreu & rejetté si merveilleusement, que deux ans aprés nous en recuillimes d'aussi beau, gros, & pesant, qu'il y en ait point en France, que la terre avoit produit sans culture: & de present il continue à repulluler tous les ans. Ladite ile a environ demie lieuë Françoise de tour, & au bout du côté de la mer il y a un tertre, & comme un ilot separé où étoit placé le canon dudit sieur de Monts, & là aussi est la petite chappelle batie à la Sauvage. Au pied d'icelle il y a des moules tant que c'est merveilles, léquelles on peut amasser de basse mer, mais elles sont petites. Je croy que les gens dudit sieur de Monts ne s'oublierent à prendre les plus grosses, & n'y laisserent que la semence & menue generation. Or quant à ce qui est de l'exercice & occupation de noz François durant le temps qu'ils ont été là, nous le toucherons sommairement aprés que nous aurons reconduit les navires en France. Les frais de la marine en telles entreprises que celle du sieur de Monts sont si grands que qui n'a les reins fors succumbera facilement: & pour eviter aucunement ces frais il convient s'incommoder beaucoup, & se mettre au peril de demeurer degradé parmi des peuples qu'on ne conoit point; & qui pis est, en une terre inculte & toute forétiere. C'est en quoy cette action est d'autant plus genereuse, qu'on y voit le peril eminent, & neantmoins on ne laisse de braver la Fortune, & sauter par dessus tant d'épines qui s'y presentent. Les navires du sieur de Monts retournans en France, le voila demeuré en un triste lieu avec un bateau & une barque tant seulement. Et ores qu'on lui promette de l'envoier querir à la revolution de l'an, que est-ce que se peut asseurer de la fidelité d'Æole & de Neptune deux mauvais maitres, furieux, inconstans, & impitoyables? Voila l'état auquel ledit sieur de Monts se reduisoit n'ayant point d'avancement du Roy comme ont eu ceux déquels (hors-mis le feu sieur Marquis de la Roche) nous avons ci-devant rapporté les voyages. Et toutefois c'est celui qui a plus fait que tous les autres, n'ayant point jusques ici laché prise. Mais en fin je crains qu'il ne faille là tout quitter, au grand vitupere & reproche du nom François, qui par ce moyen est rendu ridicule & la fable des autres nations. Car comme si on se vouloit opposer à la conversion de ces pauvres peuples Occidentaux, & à l'avancement de la gloire de Dieu, & du Roy, il se trouve des gens pleins d'avarice & d'envie, gens qui ne voudroient avoir donné un coup d'épée pour le service de sa Majesté, ni souffert la moindre peine du monde pour l'honneur de Dieu, léquels empéchent qu'on ne tire quelque profit de la province méme pour fournir à ce qui est necessaire à l'établissement d'un tel oeuvre, aimans mieux que les Anglois & Hollandois s'en prevaillent que les François, & voulans faire que le nom de Dieu demeure inconu en ces parties là. Et telles gens, qui n'ont point de Dieu (car s'ils en avoient ilz seroient zelateurs de son nom) on les écoute, on les croit, on leur donne gain de cause. Or sus appareillons & nous mettons bientôt à la voile. Le sieur de Poutrincourt avoit fait le voyage par-dela avec quelques hommes de mise, non pour y hiverner, mais comme pour y aller marquer son logis, & reconoitre une terre qui lui fût agreable. Ce qu'ayant fait, il n'avoit besoin d'y sejourner plus long temps. Par ainsi les navires étans préts à partir pour le retour, il se mit & ceux de sa compagnie dedans l'un d'iceux. Ce-pendant le bruit étoit par-deça de toute parts qu'il faisoit merveilles dedans Ostende pour lors assiegée dés y avoir trois ans passez par les Altesses de Flandres. Le voyage ne fut sans tourmente & grans perils. Car entre autres j'en reciteray deux ou trois que l'on pourroit mettre parmi les miracles, n'étoit que les accidens de mer sont assez journaliers: sans toutefois que je vueille obscurcir la faveur speciale que Dieu a toujours montrée en ces voyages. Le premier est d'un grain de vent qui sur le milieu de leur navigation vint de nuit en un instant donner dans les voiles avec une impetuosité si violente, qu'il renversa le navire en sorte que d'une part la quille étoit préque à fleur d'eau, & la voile nageant dessus, sans qu'il y eût moyen, ni loisir de l'ammener, ou desamarer les écoutes. Incontinent voila la mer comme en feu (les mariniers appellent ceci Le feu de saint Goudran.). Et de mal-heur, en cette surprise ne se trouvoit un seul couteau pour couper les cables, ou le voile. Le pauvre vaisseau cependant en ce fortunal demeuroit en l'état que nous avons dit, porté haut & bas. Bref plusieurs s'attendoient d'aller boire à leurs amis, quand voici un nouveau renfort de vent qui brisa la voile en mille pieces inutiles par apres & à toutes choses. Voile heureux d'avoir par sa ruine sauvé tout ce peuple. Car s'il eût eté neuf le peril s'y fût rencontré beaucoup plus grand. Mais Dieu tente souvent les siens, & les conduit jusques au pas de la mort, à fin qu'ilz reconoissent sa puissance & le craignent. Ainsi le navire commença à se relever peu à peu, & se remettre en état d'asseurance. Le deuxiéme fut au Casquet (ile, ou rocher en forme de casque entre France & Angleterre où il n'y a aucune habitation) à trois lieuës duquel étans parvenus il y eut de la jalousie entre les maitres du navire (mal qui ruine souvent les hommes & les affaires) l'un disant qu'on doubleroit bien ledit Casquet, l'autre que non, & qu'il falloit deriver un petit de la droite route pour passer au dessus de l'ile. En ce fait le mal étoit qu'on ne sçavoit l'heure du jour, parce qu'il faisoit obscur, à cause des brumes, & par consequent on ne sçavoit s'il étoit ebe ou flot. Or s'il eût eté flot ils eussent aisément doublé: mais il se trouva que la mer se retiroit, & par ce moyen l'ebe avoit retardé & empeché de gaigner le dessus. Si bien qu'approchans dudit roc ilz se virent au desespoir de se pouvoir sauver, & falloit necessairement aller choquer alencontre. Lors chacun de prier Dieu, & demander pour le dernier reconfort. Sur ce point le Capitaine Rossignol (de qui on avoit pris le navire en la Nouvelle-France comme nous avons dit) tira un grand couteau pour tuer le Capitaine Timothée gouverneur du present voyage, lui disant, Tu ne te contentes point de m'avoir ruiné, y tu me veux encore ici faire perdre! Mais il fut retenu & empeché de faire ce qu'il vouloit. Et de verité c'étoit en lui une grande folie, ou plutot rage, d'aller tuer un homme qui s'en va mourir, & que celui qui veut faire le coup soit en méme peril. En fin comme on alloit donner dessus le roc le sieur de Poutrincourt demanda à celui qui étoit à la hune s'il n'y avoit plus d'esperance: lequel respondit que non. Lors il dit à quelques uns qu'ilz l'aidassent à changer les voiles. Ce que firent deux ou trois seulement, & ja n'y avoit plus d'eau que pour tourner le navire, quand la faveur de Dieu les vint aider, & détourner le vaisseau du peril sur lequel ils étoient ja portés. Quelques uns avoient mis le pourpoint bas pour essayer de se sauver en grimpant sur le rocher. Mais ilz n'en eurent que la peur pour ce coup: fors que quelques heures aprés étans arrivez prés un rocher qu'on appelle Le nid de l'Aigle, ilz cuiderent l'aller aborder pensans que ce fut un navire, parmi l'obscurité des brumes: d'où étans derechef échapés, ils arriverent en fin au lieu d'où ils étoient partis; ayant ledit sieur de Poutrincourt laissé ses arms & munitions de guerre en l'ile Sainte-Croix en la garde dudit sieur de Monts, comme un arre & gage de la bonne volonté qu'il avoit d'y retourner. Mais je pourray bien mettre ici encore un merveilleux danger, duquel ce méme vaisseau fut garent peu aprés le depart de sainte-Croix, & ce par l'accident d'un mal duquel Dieu sceut tirer un bien. Car un certain alteré étant de nuit furtivement descendu par la coutille au fond du navire pour boire son saoul & remplir de vin sa bouteille, il trouva qu'il n'y avoit que trop à boire, & que ledit navire étoit dés-ja à moitié plein d'eau. En ce peril chacun se leve, & travaille à la pompe, tant qu'à toute peine s'étans garentis, ilz trouverent qu'il y avoit une grand'voye d'eau par la quille, laquelle ils étouperent en diligence. _Batimens de l'ile Sainte-Croix: Incommoditez des François audit lieu: Maladies inconues: Ample discours sur icelles: De leurs causes: Des peuples qui y sont sujets: Des viandes, mauvaises eaux, air, vent, lacs, pouriture des bois, saisons, disposition de corps des jeunes, des vieux: Avis de l'Autheur sur le gouvernement de la santé & guerison dédite maladies._ CHAP. VI PENDANT la navigation susdite le sieur de Monts faisoit travailler à son Fort lequel il avoit assis au bout de l'ile à l'opposite du lieu où nous avons dit qu'il avoit logé son canon. Ce qui étoit prudemment consideré, à-fin de tenir toute la riviere sujete en haut & en bas. Mais il y avoit un mal que ledit Fort étoit du côté du Nort, & sans aucun abri, fors que des arbres qui étoient sur la rive de l'ile léquels tout à l'environ il avoit defendu d'abattre. Et hors icelui Fort y avoit le logis des Suisses grand & ample, & autres petits representans comme un faux-bourg. Quelques-uns s'étoient cabannés en la terre ferme pres le ruisseau. Mais dans le Fort étoient le logis dudit sieur de Monts fait d'une belle & artificielle charpenterie, avec la banniere de France au dessus. D'une autre part le magazin où reposoit le salut & la vie d'un chacun, fait semblablement de belle charpenterie, & couvert de bardeaux. Et vis à vis du magazin étoient les logis & maisons du sieur d'Orville, de Champlein, Champ-doré, & autres notables personages. A l'opposite du logis dudit sieur de Monts étoit une gallerie couverte pour l'exercice soit du jeu ou des ouvriers en temps de pluie. Et entre ledit Fort & la Plateforme du canon, tout étoit rempli de jardinages, à quoi chacun s'exerçoit de gaieté de coeur. Tout l'Automne se passa à ceci: & ne fut pas mal allé de s'étre logé & avoir defriché l'ile avant l'hiver, tandis que pardeça in faisoit courir les livrets souz le nom de maitre Guillaume, farcis de toutes sortes de nouvelles: par léquels entre autres choses se prognostiqueur disoit que le sieur de Monts arrachoit des épines en _Canada_. Et quand tut est bien consideré, c'est bien vrayement arracher des épines que de faire de telles entreprises remplies de fatigues & perils continuels, de soins, d'angoisses & d'incommodités. Mais la vertu & le courage qui domte toutes ces choses, fait que ces épines ne sont qu'oeillets & roses à ceux que se resolvent à ces actions heroïques pour se rendre recommandables à la memoire des hommes, & ferment les yeux aux plaisirs des douillets qui ne sont bons qu'à garder la chambre. Les choses plus necessaires faites, & le pere grisart, c'est à dire l'hiver étant venu force fut de garder la maison, & vivre chacun chez soy. Durant lequel temps nos gens eurent trois incommoditez principales en cette ile, à sçavoir faute de bois (car ce qui étoit en ladite ile avoit servi aux batimens) faute d'eau douce, & le guet qu'on faisoit de nuit craignant quelque surprise des Sauvages qui étoient cabanés au pied de ladite ile, ou autre ennemi. Car la malediction & rage de beaucoup de Chrétiens est telle, qu'il se faut plus donner garde d'eux, que des peuples infideles. Chose que je dis à regret: mais à la mienne volonté que je fusse menteur en ce regard, & que le sujet de le dire fût ôté. Or quand il falloit avoir de l'eau ou du bois on étoit contraint de passer la riviere qui est plus de trois fois aussi large que la Seine à paris de chacun côté. C'étoit chose penible & de longue haleine. De sorte qu'il falloit retenir le bateau bien souvent un jour devant que le pouvoir obtenir. Là dessus les froidures & néges arrivent & la gelée si forte que le cidre étoit glacé dans les tonneaux, & falloit à chacun bailler sa mesure au poids. Quant au vin il n'étoit distribué que par certains jours de la semaine. Plusieurs paresseux buvoient de l'eau de nege, sans prendre la peine de passer la riviere. Bref voici des maladies inconues semblables à celles que le Capitaine Jacques Quartier nous à representées ci-dessus, léquelles pour cette cause je ne descriray pas, pour ne faire une repetition vaine. De remede il ne s'en trouvoit point. Tandis les pauvres malades languissoient se consommans peu à peu, n'ayans aucune douceur comme de laictage, ou bouillie, pour sustenter cet estomac qui ne pouvoit recevoir les viandes solides, à-cause de l'empechement d'une chair mauvaise qui croissoit & surabondoit dans la bouche, & quant on la pensoit enlever elle renaissoit du jour au lendemain plus abondamment que devant. Quant à l'arbre _Annedda_ duquel ledit Quartier fait mention, les Sauvages de ces terres ne le conoissent point. Si bien que c'étoit grande pitié de voir tout le monde en langueur, excepté bien peu, les pauvres malades mourir tous vifs sans pouvoir étre secourus. De cette maladie il y en passa trente-six, & autres trente-six ou quarante, qui en étoient touchez guerirent à l'aide du Printemps si-tôt qu'il fut venu. Mais la saison de mortalité en icelle maladie sont la fin de Janvier, les mois de Fevrier & Mars auquels meurent ordinairement les malades chacun à son rang selon qu'ils ont commencé de bonne heure à étre indisposez: de maniere que celui qui commencera sa maladie en Fevrier & Mars pourra échapper: mais qui se hatera trop, & voudra se mettre au lict en Decembre & Janvier il sera en danger de mourir en Fevrier, Mars ou au commencement d'Avril, lequel temps passé il est en esperance & comme en asseurance de salut. Le sieur de Monts étant de retour en France consulta noz medecins sur le sujet de cette maladie, laquelle ilz trouverent fort nouvelle, à mon avis, car je ne voy point qu'à nôtre voyage, qui fut posterieur à celui-là, nôtre Apothicaire fut chargé d'aucune ordonnance pour la guerison d'icelle. Et toutefois il semble que Hippocrate en a eu conoissance, ou du moins quelqu'une qui en approchoit. Car au livre _De internis affect._ il parle de certaine maladie où le ventre, & puis apres la rate s'enfle & endurcit, & y ressent des pointures douleureuses, la peau devient noire & palle, rapportant la couleur d'une grenade verte: les aureilles & gencives rendent des mauvaises odeurs, & se separent icelles gencives d'avec les dents: des pustules viennent aux jambes: les membres sont attenuez &c. Mais particulierement les Septentrionnaux y sont sujets plus que les autres nations plus meridionales. Témoins les Holandois, Frisons & autres leurs voisins, entre léquels iceux Holandois écrivent en leurs navigations qu'allans aux indes Orientales plusieurs d'entre eux fussent pris de ladite maladie, étans sur la côte de la Guinée: côte dangereuse, & portant un air pestilent plus de cent lieuës avant en mer. Et les mémes estans allez en l'an mille six cens six sur la côte d'Hespagne pour la garder & empecher l'armée Hespagnole, furent contraints de se retirer à cause de ce mal, ayans jetté vingt-deux de leurs morts en la mer. Et si on veut encore ouïr le témoignage d'_Olæus Magnus_ traitant des nations Septentrionales d'où il estoit, voici ce qu'il en rapporte: «Il y a (dit-il) encore une maladie militaire qui tourmente & afflige les assiegez, telle que les membres epessis par une certaine stupidité charneuse, & par un sang corrompu, qui est entre chair & cuir, s'écoulans comme cire: ils obeissent à la moindre impression qu'on fait dessus avec le doit: & étourdit les dents comme prés à cheoir: change la couleur blanche de la peau en bleu: & apporte un engourdissement, avec un dégout de pourvoir rendre medecine: & s'appelle vulgairement en la langue du païs _Scorbut_, en Grec [kachexia], paraventure à-cause de cette mollesse putride qui est souz le cuir, laquelle semble provenir de l'usage des viandes sallées & indigestes, & s'entretenir par la froide exhalaison des murailles. Mais elle n'aura pas tant de force là où on garnira de planches le dedans des maisons. Que si elle continue davantage, il la faut chasser en prenant tous les jours du bruvage d'absinthe, ainsi qu'on pousse dehors la racine du calcul par une decoction de vieille cervoise beuë avec du beurre.» Le méme Autheur dit encore en un autre lieu une autre chose fort remarquable: «Au commencement (dit-il) ilz soutiennent le siege avec la force, mais en fin le soldat étant par la continue affoibli, ils enlevent les provisions des assiegeans par artifices, finesses & embuscades, principalement les brebis, léquelles ils emmenent, & les font paitre és lieux herbus de leurs maisons, de peur que par defaut de chairs freches ilz ne tombent en une maladie plus triste de toutes les maladies, appellée en la langue du païs _scorbut_, c'est à dire un estomac navré, desseché par cruels tourmens, & longues douleurs. Car les viandes froides & indigestes prises gloutonnement semblent étre la vraye cause de cette maladie.» J'ay pris plaisir à rapporter ici les mots de cet Autheur, pource qu'il en parle comme sçavant, & represente assés le mal qui a assailli les nôtres en la Nouvelle-France, sinon qu'il ne fait mention que les nerfs des jarrets se roidissent, ni q'une abondance de chair, comme livide qui croit & abonde dans la bouche, & si on la pense ôter elle repullule toujours. Mais il dit bien de l'estomac navré. Car le sieur de Poutrincourt fit ouvrir un Negre qui mourut de cette maladie en nôtre voyage, lequel se trouva avoir les parties bien saines, hors-mis l'estomac, lequel avoit des rides comme ulcerées. Et quant à la cause des chairs salées, ceci est bien veritable, mais il y en a encore plusieurs autres concurrentes, que fomentent & entretiennent cette maladie: entre léquelles je mettray en general les mauvais vivres, comprenant souz ce nom les boissons; puis le vice de l'air du païs, & aprés la mauvaise disposition du corps: laissant aux Medecins à rechercher ceci plus curieusement. A quoy Hippocrate dit que le Medecin doit prendre garde soigneusement, en considerant aussi les saisons, les vents, les aspects du Soleil, les eaux, la terre méme, si nature & situation, le naturel des hommes, leurs façons de vivres & exercices. Quant à la nourriture, cette maladie est causée des viandes froides, sans suc, grossieres, & corrompues. Il faut donc se garder des viandes salées, enfumées, rances, moisies, cruës, & qui sentent mauvais, & semblablement de poissons sechez, comme moruës & rayes empunaisies, bref de toutes viandes melancholiques léquelles se cuisent difficilement en l'escomac, le corrompent bien-tôt, & engendrent un sang grossier & melancholique. Je ne voudroy pourtant étre si scrupuleux que les Medecins, qui mettent les chairs de boeufs, d'ours, de sangliers, de pourceaux (ilz pourroient bien aussi adjouter les Castors, léquels neantmoins nous avons trouvé fort bons) entre les melancholiques & grossieres: comme ilz font entre les poissons, les tons, dauphins, & tous ceux qui portent lard: entre les oiseaux les herons, canars, & tous autres de riviere: car pour étre trop religieux observateur de ces choses on tomberoit en atrophie, en danger de mourir de faim. Ilz mettent encore entre les viandes qu'il faut fuir le biscuit, les féves, & lentilles, le fréquent usage du laict, le fromage, le gros vin & celui qui est trop delié, le vin blanc, & l'usage du vinaigre, la biere qui n'est pas bien cuite, ni bien ecumée, & où n'y a point assez de houblon: item les eaux qui passent par les pourritures des bois, & celles des lacs & marais dormantes & corrompues, telles qu'il y en a beaucoup en Hollande & Frise, là où on a observé que ceux d'Amsterdam sont plus sujets aux paralysies & roidissemens de nerfs, que ceux de Roterdam, pour la cause susdite des eaux dormantes; léquelles outre-plus engendrent des hydropisies, dysenteries, flux de ventre, fiévres quartes, & ardantes, enflures, ulceres de poulmons, difficultez d'haleine, hergnes aux enfans, enflure de veines & ulceres aux jambes, somme elles sont du tout propres à la maladie de laquelle nous parlons, étant attirées par la rate où elles laissent toute leur corruption. Quelquefois aussi ce mal arrive par un vice qui est méme és eaux de fonteines coulantes, comme si elles sont parmi ou prés des marais, ou sortent d'une terre boueuse, ou d'un lieu qui n'a point l'aspect du Soleil. Ainsi Pline recite qu'au voyage que fit le Prince Cesar Germanicus en Allemagne, ayant donné ordre de faire passer le Rhin à son armée, afin de gaigner toujours païs, il la fit camper le long de la marine és côtes de Frise en un lieu où ne se trouva qu'une seule fontaine d'eau douce, laquelle neantmoins fut si pernicieuse, que tous ceux qui en beurent perdirent les dents en moins de deux ans: & eurent les genoux si lâches & dénouez, qu'ilz ne se pouvoient soutenir. Ce qui est proprement la maladie de laquelle nous parlons, que les Medecins appelloient [Grec: somachakiô], c'est à dire Mal de bouche, & [Grec: skelotyeziô], qui veut dire Tremblement de cuisses, & de jambes. Et ne fut possible d'y trouver remede sinon par le moyen d'une herbe dite _Britannica_, qui d'ailleurs est fort bonne aux nerfs, aux maladies & accidens de la bouche, à la squinancie, & aux morsures de serpens. Elle a les fueilles longues; tirans sur le verd-brun, & produit une racine noire, de laquelle on tire le jus, comme on fait des fueilles. Strabon dit qu'il en print autant à l'armée qu'Ælius Gallus mena en Arabie par la commission de l'Empereur Auguste. Et autant encore à l'armée de sainct Loys en Ægypte, selon le rapport du sieur de Joinville. On voit d'autres effets des mauvaises eaux assez prés de nous, sçavoir en la Savoye, où les femmes (plus que les hommes, à cause qu'elles sont plus froides) ont ordinairement des enflures à la gorge grosses comme des bouteilles. Aprés les eaux, l'air aussi est une des causes effectuelles de cette maladie es lieux marécageux & humides, & oppposés au Midi, où volontiers il est plus pluvieux. Main en la Nouvelle-France il y a encore une autre mauvaise qualité d'air, à-cause des lacs qui y sont frequens, & des pourritures qui sont grandes dans les bois, l'odeur déquelles les corps ayans humé és pluies de l'Automne & de l'Hyver, ils accueillent aisement les corruptions de bouche & enflures de jambes dont nous avons parlé, & un froid insensiblement s'insinue là dedans, qui engourdit les membres, roidit les nerfs, contraint d'aller à quatre piés avec deux potences & en fin tenir le lict. Et d'autant que les vents participent de l'air, voire sont un air coulant d'une force plus vehemente que l'ordinaire, & en cette qualité ont une grande puissance sur la santé & les maladies des hommes, disons-en quelque chose, sans nous éloigner neantmoins du fil de nôtre histoire. On tient le vent du Levant (appellé par les Latins _Subsolanus_, qui est le vent d'Est) pour le plus sain de tus, & pour cette cause les sages architectes donnent avis de dresser leurs batimens ç l'aspect de l'Aurore. Son opposite est le vent qu'on appelle _Favoniu_ ou Zephyre, que noz mariniers nomment Ouest, ou Ponant, lequel est doux & germeux pardeça. Le vent de Midi, qui est le Su (appellé _Auster_ par les latins) est chaud & sec en Afrique: mais en traversant la mer Mediterrannée, il acquiert une grande humidité, qui le rend tempetueux & putrefactif en Provence & Languedoc. Son opposite est le vent de Nort, autrement dit _Boreas_, Bize, Tramontane, lequel est froid & sec, chasse les nuages & balaye la region aërée. On le tient pour le plus sain apres le vent de Levant. Or ces qualitez de vents reconnues par deça ne sont point une reigle generale par toute la terre. Car le vent du Nort au delà de la ligne equinoctiale n'est point froid comme pardeça, ni le vent du Su chaud, pour ce qu'en une longue traverse ils empruntent les qualitez des regions par où ilz passent: joint que le vent du Su en son origine est refraischissant, à ce que rapportent ceux qui ont fait des voyages en Afrique. Ainsi il y a des regions au Perou (comme en Lima, & aux plaines) où le vent du Nort est maladif & ennuyeux: & par toute cette côte, qui dure plus de cinq cens lieuës, ilz tiennent le Su pour un vent sain & frais, & qui plus est tres-serein & gracieux: mémes que jamais il n'en pleut (à ce que recite le curieux Joseph Acosta) tout au contraire de ce que nous voyons en nôtre Europe. Et en Hespagne le vent du Levant que nous avons dit estre sain, le méme Acosta rapporte qu'il est ennuyeux & mal-sain. Le vent _Circius_, qui est le Nordest, est si impetueux & bruyant & nuisible aux rives Occidentales de Norwege, que s'il y a quelqu'un qui entreprenne de voyager par là quant il souffle, il faut qu'il face état de sa perte, & qu'il soit suffoqué: & est ce vent si froid en cette region qu'il ne souffre qu'aucun arbre ni arbrisseau y naisse: tellement qu'à faute de bois il faut qu'ilz se servent de grands poissons pour cuire leurs viandes. Ce qui n'est pardeça. De méme avons nous experimenté en la Nouvelle-France que les vents du Nort ne sont pas bons à la santé: & ceux du Norouest (qui sont les Aquilons roides, âpres, & tempétueux) encores pires: léquels noz malades & ceux qui avoient là hiverné l'an precedent, redoutoient fort, pource qu'il y tomboit volontiers quelqu'un lors que ce vent souffloit, aussi en avoient-ilz quelque ressentiment: ainsi que nous voyons ceux qui sont sujets aux hernies, & enteroceles supporter de grandes douleurs lors que le vent du Midi est en campagne: & comme nous voyons les animaux mémes par quelques signes prognostiquer les changemens des temps. Cette mauvaise qualité de vent (par mon avis) vient de la nature de la terre par où il passe, laquelle (comme nous avons dit) est fort remplie de lacs, & iceux tres-grands, qui sont eaux dormantes, par maniere de dire. A quoy j'adjoute les exhalaisons des pourritures des bois, que ce vent apporte, & ce en quantité d'autant plus grande que la partie du Noroest est grande, spacieuse, & immense en cette terre. Les saisons aussi sont à remarquer en cette maladie, laquelle je n'ay point veu, ni ouï dire qu'elle commence sa batterie au Prin-temps, ni en l'Eté, ni en l'Automne, si ce n'est à la fin; mais en l'Hiver. Et la cause de ceci est que comme la chaleur renaissante du Printemps fait que les humeurs resserrrées durant l'Hiver se dispersent jusques aux extremitez du corps, & le dechargent de la melancholie, & des sucs exhorbitants qui se sont amassés durant l'Hiver: ainsi l'Automne à mesure que l'Hiver approche les fait retirer au dedans & nourrit cette humeur melancholique & noire, laquelle abonde principalement en cette saison, & l'hiver venu fait paroitre ses effets aux dépens des patiens. Et Galien en rend raison, disant que les sucs du corps ayans été rotis par les ardeurs de l'Eté, ce qu'il y en peut rester apres que le chaud a été expulsé, devient incontinent froid & sec: c'est à sçavoir froid par la privation de la chaleur, & sec entant que dessechement de ces sucs tout l'humide qui y étoit a été consommé. Et de là vient que les maladies se fomentent en cette saison, & plus on va avant plus la nature est foible, & les intemperies froides de l'air s'étans insinuées dans un corps ja disposé, elles le manient à baguette, comme on dit, & n'en ont point de pitié. J'adjouteray volontiers à tout ce que dessus les mauvaises nourritures de la mer, léquelles apportent beaucoup de corruptions au corps humains en un long voyage. Car il faut par necessité apres quatre ou cinq jours vivre de salé: ou mener des moutons vifs, & force poullailles, mais ceci n'est que pour les maitres & gouverneurs des navires: & nous n'en avions point en nôtre voyage sinon par la reserve & multiplication de la terre où nous allions. Les matelots donc & gens passagers souffrent de l'incommodité tant au pain qu'aux viandes, & boissons. Le biscuit devient rance & pourri, les moruës qu'on leur baille sont de méme: & les eaux empunaisies. Ceux qui portent des douceurs soit de chairs, ou de fruit, & qui usent de bon pain & bon vin & bon potages, evitent aisément ces maladies, & oserois par maniere de dire, répondre de leur santé, s'ilz ne sont bien mal-sains de nature. Et quant je considere que ce mal se prent aussi bien en Holande, en Frize, en Hespagne, & en la Guinée, qu'en Canada: Bref que tous ceux de deça qui vont au Levant y sont sujets, je suis induit à croire que la principale cause d'icelui est ce que je vien de dire, & qu'il n'est particulier à la Nouvelle-France. Or aprés tout ceci il fait bon en tout lieu étre bien composé de corps pour se bien porter, & vivre longuement. Car ceux qui naturellement accueillent des sucs froids & grossiers, & ont la masse du corps poreuse, item ceux qui sont sujets aux oppilations de la rate, & ceux qui menent une vie sedentaire, ont une aptitude plus grande à recevoir ces maladies. Par ainsi un Medecin dira qu'un homme d'étude ne vaudra rien en ce païs là, c'est à dire qu'il n'y vivra point sainement: ni ceux qui ahannent au travail, ni les songe-creux, hommes qui ont des ravassemens d'esprit, ni ceux qui sont souvent assaillis de fiévres, & autres telles sortes de gens. Ce que je croiroy bien, d'autant que ces choses accumulent beaucoup de melancholie, & d'humeurs froides & superflues. Mais toutefois j'ay éprouvé par moy-méme, & par autres, le contraire, contre l'opinion de quelques uns des nôtres, voire méme du _Sagamos Membertou_, qui fait le devin entre les Sauvages, léquels (arrivant en ce païs là) disoient que je ne retournerois jamais en France, ni le sieur Boullet (jadis Capitaine du regiment du sieur de Poutrincourt) lequel la pluspart du temps y a eté en fiévre (mais il se traitoit bien) & ceux-là mémes conseilloient nos ouvrier de ne gueres se pener au travail (ce qu'ils ont fort bien retenu). Car je puis dire sas mentir que jamais je n'ay tant travaillé du corps, pour le plaisir que je prenois à dresser & cultiver mes jardins, les fermer contre la gourmandise des pourceaus, y faire des parterres, aligner les allées, batir des cabinets, semer froment, segle, orge, avoine, féves, pois, herbes de jardin, & les arrouser, tant j'avoy desir de reconoitre la terre par ma propre experience. Si bien que les jours d'Eté m'étoient trop courts: & bien souvent au Printemps j'y étois encore à la lune. Quant est du travail de l'esprit j'en avois honnetement. Car chacun étant retiré au soir, parmi les cacquets, bruits, & tintamares, j'étoit enclos en mon étude lisant ou écrivant quelque chose. Méme je ne seray honteux de dire qu'ayant eté prié par le sieur de Poutrincourt nôtre chef de donner quelques heures de mon industrie à enseigner Chrétiennement nôtre petit peuple, pour ne vivre en bétes, & pour donner exemple nôtre façon de vivre aux Sauvages, je l'ay fait en la necessité, & en étant requis, par chacun Dimanche, & quelquefois extraordinairement, préque tout le temps que nous y avons eté. Et vint bien a point que j'avoy porté ma Bible & quelques livres, sans y penser: Car autrement une telle charge m'eût for fatigué, & eût eté cause que je m'en fusse excusé. Or cela ne fut du tout sans fruit, plusieurs m'ayans rendu témoignage que jamais ilz n'avoient tant ouï parler de Dieu en bonne part, & ne sçachans auparavant aucun principe de ce qui est de la doctrine Chrétienne: qui est l'état auquel vit la pluspart de la Chrétienté. Et s'il y eut de l'edification d'un côté, il y eut aussi de la médisance de l'autre, par ce que d'une liberté Gallicane je disoy volontiers la verité. A propos dequoy il me souvient de ce que dit le prophete Amos: _Ils ont haï celui qui les argüoit à la porte, & ont eu en abomination celui qui parloit en integrité._ Mais en fin nous avons tous eté bons amis. Et parmi ces choses Dieu m'a toujours donné bonne & entiere santé, toujours le gout genereux, toujours gay & dispos, sinon qu'ayant une fois couché dans les pois prés d'un ruisseau en temps de nege, j'eu comme une crampe ou sciatique à la cuisse l'espace de quinze jours, sans toutefois manquer d'appetit. Aussi prenoy-je plaisir à ce que je faisoy, desireux de confiner là ma vie, si Dieu benissoit les voyages. Je seroy trop long si je vouloy ici rapporter ce qui est du naturel de toutes persones, & dire quant aux enfans qu'ils sont plus sujets que les autres à cette maladie, d'autant qu'ils ont bien souvent des ulceres à la bouche & aux gencives, à-cause de la sustance aigueuse dont leurs corps abondent: & aussi qu'ils amassent beaucoup d'humeurs cruës par leur dereglement de vivre & par les fruits qu'ilz mangent en quantité & ne s'en saoulent jamais, au moyen dequoy ils accueillent grande quantité de sang sereux, & ne peut la rate oppilée absorber ces serosités. Vieillars: Et quant aux vieux, qu'ils ont la chaleur enervée, & ne peuvent resister à la maladie, étans remplis de crudités, & d'une temperature froide & humide, qui est la qualité propre à la promouvoir, susciter & nourrir. Je ne veux entreprendre sur l'office des Medecins craignant la verge censoriale. Et toutefois avec leur permission, sans toucher à leurs ordonnances d'agaric, aloes, reubarbe, & autres ingrediens, je diray ici ce qui me semble étre plus prompt aux pauvres gens qui n'ont moyen d'envoyer en Alexandrie, tant pour la conservation de leur santé que pour le remede de la maladie. C'est un axiome certain qu'il faut guerir un contraire par son contraire. Cette maladie donc provenant d'une indigestion de viandes rudes, grossieres, froides & melancholiques qui offensent l'estomac, je trouve bon (sauf meilleur avis) de les accompagner de bonnes saulses soit de beurre, d'huile, ou de graisse, le tout fort bien épicé, pour corriger tant la qualité des viandes, que du corps interieurement refroidi. Ceci est dit pour les viandes rudes & grossieres, comme féves, pois: & pour le poisson. Car qui mangera de bons chappons, bonnes perdris, bons canars & bons lapins, il est asseuré de sa santé, ou il aura le corps bien mal-fait. Nous avons eu des malades qui sont ressuscitez de mort à vie, ou peu s'en faut, pour avoir mangé deux ou trois fois du consommé d'un coq. Le bon vin pris selon la necessité de la nature, est un souverain preservatif pour toutes maladies & particulierement pour celle-ci. Les sieurs Macquin & Georges honorables marchans de la Rochelle comme associez de sieur de Monts, nous en avoient fourni quarante-cinq tonneaux en nôtre voyage, dont nous nous sommes fort bien trouvez. Et noz malades mémes ayans la bouche gatée, & ne pouvans manger, n'ont jamais perdu le gout du vin, lequel ils prenoient avec un tuïau. Ce qui en a garenti plusieurs de la mort. Les herbes tendres au printemps sont aussi fort souveraines. Et outre ce que la raison veut qu'on le croye, je l'ay experimenté en étant moy-méme allé cuillir plusieurs fois par les bois pour noz malades avant que celles de noz jardins fussent en usage. Ce qui les remmettoit en gout, & leur confortoit l'estomac debilité. Depuis quelques jours j'ay eu avis que l'essence de Vitriol y seroit bonne la gargarisant dans la bouche, ou frottant d'icelle cette chair surcroissante à l'entour des dents. Je croy que l'eau seconde des Chirurgiens n'est point mauvaise, & que macher souvent de la Sauge serviroit beaucoup à prevenir ce mal. Quelques uns trouvent bon aussi le frequent gargarisme de jus de citron. Mais il me semble que seigner sous la langue ne seroit as mauvais, ou scarifier cette vilaine chair surcroissante, & la frotter de quelque liqueur mordicante: pour ventouser le malade à petits cornets à la façon de Suisse & d'Allemagne. Et pour ce qui regarde l'exterieur du corps, nous nous sommes fort bien trouvés de porter des galoches avec noz souliers pour eviter les humidités. Ne faut avoir aucune ouverture au logis du côté d'Oest, ou Noroest, vents dangereux: ains du côté de l'Est ou du Su. Fait bon estre bien couché (& m'en a bien pris d'avoir porté les choses à ce necessaires) & sur tout se tenir nettement. Mais je trouveroy bon l'usage des bains chauds, ou des poëles tels qu'ils ont en Allemagne, au moyen déquels ilz ne sentent point l'hiver, sinon entant qu'il leur plait étans en la maison. Voire méme és jardins ils en ont en plusieurs lieux qui temperent tellement la froidure de l'hiver, qu'en cette saison âpre & rude on y voit des orengers, limoniers, figuiers, granadiers, & toutes telles sortes d'arbres, produire des fruits tels qu'en Provence: Ainsi que j'ay veu à Bale chez le sçavant Docteur Medecin Felix Platerus. Ce qui est d'autant plus facile à faire en cette nouvelle terre, qu'elle est toute couverte de bois (hors-mis quand on vient au païs des Armouchiquois, à cent lieuës plus loin que le Port-Royal) & en faisant de l'hiver un eté on découvrira la terre: laquelle n'ayant plus ces grans obstacles, qui empechent que le Soleil lui face l'amour & l'echauffe de sa chaleur, il n'y a point de doute qu'elle ne devienne temperée, & ne rende un air tres-doux: & bien sympatisant à nôtre humeur, n'y ayant (méme à present) ni froid ni chaud excessif. Or les Sauvages qui ne sçavent que c'est d'Allemagne, ni de leurs coutumes, nous enseignent cette méme leçon, léquels, à-cause des mauvaises nourritures & entretenements, étans sujets à ces maladies (comme nous avons veu au voyage de Jacques Quartier) usent souvent de sueurs, comme de mois en mois, & par ce moyen se garentissent, chassans par la sueur toutes les humeurs froides & mauvaises qu'ilz pourroient avoir amassées. Mais un singulier preservatif, contre cette maladie coquine & traitresse, qui vient insensiblement, & depuis qu'elle s'est logée ne veut point sortir, c'est de suivre le conseil du sage des Sages, lequel aprés avoir consideré toutes les afflictions que l'homme se donne durant sa vie, n'a rien trouvé de meilleur que de _se rejouir & bien faire, & prendre plaisir à ce que l'on fait._ Ceux qui ont fait ainsi en nôtre compagnie se sont bien trouvés: au contraire quelques uns toujours grondans, grongnans: mal-contens, faineans, ont esté attrapez. Vray-est que pour se rejouïr il fait bon avoir les douceurs des viandes fréches, chairs, poissons, laictages, beurres, huiles, fruits, & semblables: ce que nous n'avions pas à souhait (j'enten le commun: car en la table du sieur de Poutrincourt quelqu'un de la troupe apportoit toujours quelque gibier, ou venaison, ou poisson fraiz.) Et si nous eussions eu demie douzaine de vaches, je croy qu'il n'y fût mort persone. Reste un preservatif necessaire pour l'accomplissement de rejouissance, & afin de prendre plaisir à ce que l'on fait, c'est d'avoir l'honnéte compagnie un chacun de sa femme legitime: car sans cela la chere n'est pas entiere, on a toujours la pensée tenduë à ce que l'on aime & desire, il y a du regret, le corps devient cacochyme, & la maladie se forme. Et pour un dernier & souverain remede, je renvoye le patient à l'arbre de vie (car ainsi le peut-on bien qualifier) lequel Jacques Quartier ci-dessus, appelle _Annedda_, non encores conu en la côte du Port Royal, si ce n'est d'aventure le Sassafras, dont y a quantité en la terre des Armouchiquois à cent lieuës dudit Port: E est dit certain que ledit arbre y est fort singulier, ainsi que nous remarquerons encore ci-après au livre dernier chap. 24. [Illustration] _Découverte de nouvelles terres par le sieur de Monts: Contes fabuleus de la riviere & ville seinte de_ Norombega: _Refutation des Autheurs qui en ont écrit: Bancs de Moruës en la Terre-neuve:_ Kinibeki: Chouakoet: _Malebare: Armouchiquois: Mort d'un François tué: Mortalité des Anglois en la Virginie._ CHAP. VII LA saison dure étant passée, le sieur de Monts ennuié de cette triste demeure de Sainte-Croix delibera de chercher un autre port en païs plus chaud, & plus au Su: & à cet effet fit armer & garnir de vivres une barque pour suivre la côte & aller découvrant païs nouveaux, chercher un plus heureux port en un air plus temperé. Et d'autant qu'en cherchant on ne peut pas tant avancer comme lors qu'on va à pleins voiles en la haute mer, & que trouvant des bayes & golfes gisans entre deux terres il faut penetrer dedans, pour ce que là on peut aussi-tôt trouver ce que l'on cherche comme ailleurs, il ne fit en son voyage qu'environ cent lieuës, comme dirons à cette heure. Depuis Sainte-Croix jusques à cinquante lieuës, de là en avant la côte git Est & Oest, & par les quarante-cinq degrez: au bout déquelles cinquante lieuës est la riviere dite par les Sauvages _Kinibeki_, depuis lequel lieu jusques à Malebarre elle git Nort & Su, & y a de l'un à l'autre encore soixante lieuës à droite ligne, sans suivre les bayes. C'est où se termina le voyage dudit sieur de Monts, auquel il avoit pour conducteur de sa barque le pilote Champ-doré. En toute cette côte jusques & _Kinibeki_ il y a beaucoup de lieux où les navires peuvent étre éa couvert parmi les iles, mais le peuple n'y est frequent comme il est au-dela: & n'y a rien de remarquable (du moins qu'on ait veu au dehors des terres) qu'une riviere de laquelle plusieurs ont écrit des fables à la suite l'un de l'autre, de mémes que ceux qui sur la foy des Commentaires de Hanno Capitaine Carthaginois avoient feint des villes en grand nombre par lui baties sur la côte de l'Afrique qui est arrousée de l'Ocean, parce qu'il fit un coup heroïque de naviger jusques aux iles du Cap Vert, & long temps depuis lui personne n'y avoit été, la navigation n'étant alors tant asseurée sur cette grande mer qu'elle est aujourd'hui par le benefice de l'aiguille marine. Sans donc amener ce qu'ont dit les premiers Hespagnols & Portugais, je reciteray ce qui est au dernier livre intitulé, _Histoire universele des Indes Occidentales_, imprimé à Doüay l'an dernier mille six cens sept, lors qu'il parle de _Norumbega_, Car en rapportant ceci, j'auray aussi dit ce qu'ont écrit les precedents, de qui les derniers sont tenanciers. «Plus outre vers le Septentrion (dit l'Autheur, apres avoir parlé de la Virginie) _Norumbega_, laquelle d'une belle ville, & d'un grand fleuve est assez conue, encore que l'on ne trouve point d'où elle tire ce nom: car les Barbares l'appellent _Agguntia_. Sur l'entrée de ce fleuve y a une ile fort propre pour la pecherie. La region qui va le long de la mer est abondante en poisson, & vers la Nouvelle-France a grand nombre de ces sauvages, & est fort commode pour la chasse, & les habitans vivent de méme façon que ceux de la Nouvelle-France.» Si cette belle ville a onques été en nature, je voudroy bien sçavoir qui l'a demolie depuis octante ans: car il n'y a que des cabanes par ci par là faites de perches & couvertes d'écorces d'arbres, ou de peaux, & s'appellent l'habitation & la riviere tout ensemble _Pemptegoet_, & non _Agguncia_. La riviere hors le flux de la mer ne vaut pas nôtre riviere d'Oise. Et ne pourroit en cette côte là y avoir de grandes rivieres, pource qu'il n'y a point assez de terres pour les produire, à cause de la grande riviere de _Canada_, qui va comme cette côte à peu prés, Est & Oest, & n'est point à soixante lieuës loin de là, en traversant les terres; & d'ailleurs cette riviere en reçoit beaucoup d'autres qui prennent leurs sources de vers _Norumbega_: à l'entrée de laquelle tant s'en faut qu'il n'y ait qu'une ile, que plutot le nombre est (par maniere de dire) infini, d'autant que cette riviere s'elargissant comme un _Lambda_ (lettre Grecque), la sortie d'icelle est toute pleine d'iles; déquelles y en a une bien avant (& la premiere) en mer, qui est haute & remarquable sur les autres. Mais quelqu'un dira que je m'equivoque en la situation de _Norumbega_, & qu'elle n'est pas là où je la prens. A cela je répons que l'Auteur de qui j'ay n'agueres rapporté les paroles, m'est suffisante caution en ceci, lequel en sa Charte geographique a situé l'entrée de cette riviere par les quarante-quatre degrez, & sa prétendue ville par les quarante-cinq. Ce que luy ayant accordé, il faudra necessairement qu'il me confesse que c'est celle-ci par ce qu'icelle passée, & celle de _Kinibeki_ (qui est en méme hauteur) il n'y a point d'autre riviere plus avant dont on doive faire cas jusques à la Virginie. Et comme de main en main un abus suit un autre, un Capitaine de marine nommé Jean Alfonse Xainctongeois en la relation de ses voyages aventureux, s'est aventuré d'écrire chose de méme foy, disant que: «Passé l'ile de Saint Jean (laquelle je prens pour celle que j'ay appellée ci-dessus l'ile de Bacaillos) la côte tourne à l'Oest & Oest-Sur-Oest, jusques à la riviere de _Norembergue_ nouvellement découverte (ce dit-il) par les Portugalois & Hespagnols, laquelle est à trente degrez: adjoutant que cette riviere a en son entrée beaucoup d'iles bancs, & rochers: & que dedans bien quinze, ou vint lieuës est batie une grande ville, où les gens sont petits & noiratres, comme ceux des Indes, & sont vétus de peaux dont ils ont abondance de toutes sortes, Item que là vient mourir le banc de Terre-neuve: & que passé cette riviere la côte tourne à l'Oest & Oest-Norest plus de deux cens cinquante lieuës vers un païs où y a des villes & chateaux.» Mais je ne reconoy rien, ou bien peu de verité en tous les discours de cet homme ici: & peut il bien appeller ses voyages aventureux, non pour lui, qui jamais ne fut en la centiéme partie des lieux qu'il décrit (au moins il est aisé à le conjecturer) mais pour ceux qui voudront suivre les routes qu'il ordonne de suivre aux mariniers. Car si ladite riviere de _Noremberge_ est à trente degrez, il faut que ce soit en la Floride: qui est contredire à tus ceux qui en ont jamais écrit, & è la verité méme. Quant à ce qu'il dit du _Banc de Terre-neuve_, il finit (par le rapport des mariniers) environ l'ile de Sable, à l'endroit du Cap-Breton. Bien est vray qu'il y a quelques autres bancs, qu'on appelle _Le Banquereau, & le Banc Jacquet_, mais ilz ne sont que de cinq, ou six, ou dix lieuës, & sont separez du _Grand Banc de Terre-neuve._ Et quant aux hommes ilz sont de belle & haute stature en la terre de _Norumbega_, dire que passé cette riviere la côte git Oest & Oest-Noroest, cela n'a aucune preuve. Car depuis le cap-breton jusques à la pointe de la Floride qui regarde l'ile de _Cuba_, il n'y a aucune côte qui gise Oest-Norest, seulement y a un la partie de la vraye riviere dite _Norumbega_ quelque cinquante lieuës de côte qui git Est & Oest. Somme, de toute le recit dudit Jean Alfonse je ne reçoy sinon ce qu'il dit que cette riviere dont nous parlons a en son entrée beaucoup d'iles, bancs & rochers. Passé la riviere de _Norumbega_ le sieur de Monta alla toujours cotoyans jusques à ce qu'il vint à _Kinibeki_, où y a une riviere qui peut accourcir le chemin pour aller à la grande riviere de Canada. Il y a là nombre de Sauvages cabannez, & y commence la terre à étre mieux peuplée. De _Kinibeki_ en allant plus outre on trouve la Baye de _Marchin_ nommée du nom du Capitaine qui y commande. Ce _Marchin_ fut tué l'année que nous partimes de la Nouvelle-France mille six cens sept. Plus loin est une autre Baye dite _Chouakoet_, où y a grand peuple au regard des païs precedens. Aussi cultivent-ils la terre, & commence la region à étre plus temperée s'elevant pardessus le quarante-quatriéme degré: & pour temoignage de ceci il y a quantité de vignes en cette terre. Voire méme il y en a des iles pleines (bien qu plus exposées aux injures du vent & du froid) ainsi que nous dirons ci-aprés. Entre _Chouakoet & Malebarre_ y a plusieurs bayes & iles, & est la côte sablonneuse, avec peu de fond approchant dudit _Malebarre_, si qu'à peine y peut-on aborder avec les barques. Les peuples qui sont depuis la riviere Saint Jean jusques à _Kinibeki_ (en quoy sont comprises les rivieres de Sainte-Croix & _Norumbega_) s'appellent _Etechemins_: et depuis _Kinibeki_, jusques à _Malebarre_, & plus outre ilz s'appellent Armouchiquois. Ils sont traitres & larrons, & s'en faut donner de garde. Le sieur de Monts s'étant arreté quelque peu à Malebarre les vivres commencerent à lui defaillir, & fallut penser du retour, mémement voyant toute la côte si facheuse qu'on ne pouvoit passer outre sans peril, pour les basses qui se jettent fort avant en mer, & de telle façon que plus on s'éloigne de terre, moins il y a de fond. Mais avant que partir il avint un accident de mort à un charpentier Maloin, lequel allant querir de l'eau avec quelques chauderons, un Armouchiquois voyant l'occasion propre à dérober l'un de ces chauderons lors que le Maloin n'y prenoit pas garde, le print & s'enfuit hativement avec sa proye. Le Maloin voulant courir aprés fut tué par cette mauvaise gent: & ores que cela ne lui fût arrivé, c'étoit en vain poursuivre son larron: car tous ces peuples Armouchiquois sont legers à la course comme levriers, ainsi que nous dirons encore ci-aprés en parlant du voyage que fit là méme le sieur de Poutrincourt en l'an mille six cent six. Le sieur de Monts eut un grand regret de voir telle chose, & étoient ses gens en bonne volonté d'en prendre vengeance (ce qu'ilz pouvoient faire, attendu que les autres Barbares ne s'éloignerent tant des François qu'un coup de mousquet ne les eût peu gâter: & de ce fait ils avoient ja chacun si bien couché en jouë, pour mirer chacun son homme) mais icelui sieur de Monts sur quelques considerations que plusieurs autres étans en sa qualité n'eussent euës, & pour ce que les meurtriers s'étoient évadés, fit baisser à chacun le serpentin, & les laisserent, n'ayans jusques là trouvé lieu agreable pour y former une demeure arretée. Et à-tant ledit sieur fit appareiller pour retourner à Sainte Croix, où il avoit laissé un bon nombre de ses gens encore infirmes de la secousse des maladies hivernales, de la santé déquels il étoit soucieux. Plusieurs qui ne sçavent que c'est de la marine pensent que l'établissement d'une habitation en terre inconue soit chose facile, mais par le discours de ce voyage, & autres suivans ilz trouveront qu'il est beaucoup plus aisé de dire que de faire, & que le sieur de Monts a beaucoup exploité de choses en cette premiere année d'avoir veu toute la côte de cette terre jusques à Malebarre qui sont plus de quatre cens lieuës en rengeant icelle côte, & visitant jusques au fond des bayes: outre le travail des logemens qu'il lui convint faire edifier & dresser, le soin de ceux qu'il avoit là menés, & du retour en France, le cas avenant de quelque peril ou naufrage à ceux qui lui avoient promis de l'aller querir aprés l'an revolu. Mais on a beau courir, & se donner de la peine pour rechercher des ports où la Parque soit pitoyable. Elle est toujours semblable à elle-méme. Il est bon de se loger en un doux climat, puis qu'on est en plein drap, & qu'on a à choisir mais la mort nous suit par tout. J'ay entendu d'un pilote du Havre de Grace qui fut avec les Anglois en la Virginie il y a vint-quatre ans, qu'étans arrivez là il y en mourut trente-six en trois mois. Et toutefois on tient la Virginie étre par les trente-six, trente-sept, & trente huitiéme degrez de latitude, qui est bon temperament de païs. Ce que considerant, je croy encore un coup (car je l'ay des-ja ci-devant dit) que telle mortalité vient du mauvais traitement: & est du tout besoin en tel païs d'y avoir dés le commencement du bestial domestic & privé de toute sorte: & porter force arbres fruitiers & entes, pour avoir bien-tôt la recreation necessaaire à la santé de ceux qui desirent y peupler la terre. Que si les Sauvages mémes sont sujets aux maladies dont nous avons parlé, c'est rarement, & cela arrivant, je l'attribue à la méme cause du mauvais traitement. Car ilz n'ont rien qui puisse corriger le vice des viandes qu'ils prennent: & toujours sont nuds parmi les humidités de la terre; ce qui est le vray moyen d'accuillir quantité d'humeurs corrompues qui leur causent ces maladies aussi bien qu'aux étrangers qui vont par dela, quoy qu'ils soient nais à cette façon de vivre. La nouvelle habitation y ayde aussi beaucoup, comme on a observé par experience ordinaire. Car où il faut arracher les arbres les ouvriers sont contraints de humer les vapeurs qui s'exhalent de la terre, qui leur corrompent le sang & pervertissent l'estomac (ainsi qu'à ceux qui travaillent aux mines) & causent lédites maladies: là où la méme experience nous à montré qu'aprés l'habitation faicte, elles n'ont plus eu tant de prise sur les hommes. [Illustration: Neptune] _Arrivée du sieur du Pont à l'ile Sainte-Croix: Habitation transferée au Port Royal: Retour du sieur de Monts en France: Difficulté des moulins à bras: Equipage dudit sieur du Pont pour aller découvrir les Terres-neuves outre Malebarre: Naufrage: Prevoyance pour le retour en France: Comparaison de ces voyages avec ceux de la Floride: Blame de ceux qui méprisent la culture de la terre._ CHAP. VIII LA saison du printemps passée au voyage des Armouchiquois, le sieur de Monts attendit à Sainte-Croix le temps qu'il avoit convenu: dans lequel s'il n'avoit nouvelles de France il pourroit partir & venir chercher quelque vaisseau de ceux qui viennent à la Terre-neuve pour la pecherie du poisson, à fin de repasser en France dans icelui avec sa trouppe, s'il étoit possible. Ce temps des-ja étoit expiré, & étoient préts à faire voile, n'attendans plus aucun secours ni rafraichissemens, quand voici le quinziéme de Juin mis six cens cinq arriver le sieur du Pont surnommé Gravé, demeurant à Honfleur, avec une compagnie de quelques quarante hommes, pour relever de sentinelle ledit sieur de Monts & sa troupe. Ce fut au grand contentement d'un chacun, comme l'on peut penser: & canonnades ne manquerent à l'abord, selon la coutume, ni l'éclat des trompetes. Ledit sieur du Pont ne sçachant encore l'état de noz François, pensoit trouver là une demeure bien asseurée, & ses logemens préts: mais attendu les accidens de la maladie étrange dont nous avons parlé, il fut avisé par Conseil de changer de lieu. Le sieur de Monts eût bien desiré que l'habitation nouvelle eût eté comme par les quarante degrez, sçavoir six degrez plus au Midi que le lieu de Sainte-Croix: mais aprés avoir veu la côte jusques à Malebarre, & avec beaucoup de peines sans trouver ce qu'il desiroit, on delibera d'aller au Port Royal faire la demeure, attendant qu'il y eût moyen de faire plus ample découverte. Ainsi voila chacun embesoigné à trousser son paquet: on demolit ce qu'on avoit bati avec mille travaux, hors-mis le magazin, qui étoit une espece trop grande à transporter, & en execution de ceci plusieurs voyages se font. Tout étant arrivé au Port Royal voici nouveau travail: on choisit la demeure vis à vis de l'ile qui est à l'entrée de la riviere de l'Equille dite aujourd'hui la riviere du Dauphin, là où tout étoit couvert de bois si épais qu'il n'est possible davantage. Ja le mois de Septembre arrivoit, & falloit penser de décharger le navire du sieur du Pont pour faire place à ceux qui devoient retourner en France. Somme il y avoit de l'exercice pour tous. Quand le navire fut en état d'étre mis à la voile, le sieur de Monts ayant veu le commencement de la nouvelle habitation, s'embarqua pour le retour & avec lui ceux qui voulurent le suivre. Neantmoins plusieurs de bon courage demeurerent sans apprehender le mal passé. Autant on met la voile au vent & demeure ledit sieur du Pont pour Lieutenant par dela, lequel ne manque de promptitude (selon son naturel) à faire & parfaire ce qui estoit requis pour loger soy & les siens: qui est tout ce qui se peut faire pour cette année en ce païs là. Car de s'éloigner du parc durant l'hiver, mémes apres un si long harassement: il n'y avoit point d'apparence. Et quant au labourage de la terre, je croy qu'ils n'eurent le temps commode pour y vacquer: car ledit sieur du Pont n'étoit pas homme pour demeurer en repos, ni pour laisser ses gens oisifs, s'il y eût moyen de ce faire. L'hiver venu les Sauvages du païs s'assembloient de bien loin au Port Royal pour troquer de ce qu'ils avoient avec les François, les uns apportans des pelleteries de Castors, & de Loutres (qui sont celles dont on peut faire plus d'état en ce lieu là) & aussi d'Ellans, déquelles on peut faire de bons buffles: les autres apportans des chairs freches, dont ilz firent maintes tabagies, vivans joyeusement tant qu'ils eurent dequoy. Le pain oncques ne leur manqua, mais le vin ne leur dura point jusques à la fin de la saison. Car quant nous y arrivames l'an suivant il y avoit plus de trois mois qu'ilz n'en avoient plus, & furent fort rejouïs de nôtre venue, qui leur fit en reprendre le gout. La plus grande peine qu'ilz avoient c'étoit de Moudre le bled pour avoir du pain. Ce qui est chose fort penible en moulins à bras, où il faut employer toute la force du corps. Et pour ce non sans cause anciennement on menaçoit les mauvaises gens de les envoyer au moulin, comme à la chose la plus penibles qui soit: auquel métier on emploioit les pauvres esclaves avant l'usage des moulins à vent & à eau, comme nous témoignent les histoires prophanes: & celles de la sortie du peuple d'Israël hors du païs d'Egypte, là où pour la derniere playe que Dieu veut envoyer à Pharao, il denonce par la bouche de Moyse, _qu'environ la minuit il passera au travers de l'Egypte, & tout premier-né y mourra jusques au premier-né de Pharao qui devoit étre assis sur son throne, jusques au premier-né de la servante qui est employée à moudre._ Et ce travail étant si grand, les Sauvages, quoy que bien pauvres, ne le sçauroient supporter, & aymeroient mieux se passer de pain que de prendre tant de peine, comme il a été experimenté De nôtre temps, que leur voulant bailler la moitié de la moulture qu'ilz feroient, ils aimoient mieux n'avoir point de blé. Et croiroy bien que cela, avec d'autres choses, a aidé à fomenter la maladie de laquelle nous avons parlé, en quelques uns des gens du sieur du Pont: car il y en mourut une douzaine durant cet hiver en sa compagnie. Vray est que je trouve un defaut és batimens de noz François, c'est qu'il n'y avoit point de fossez à lentour, & s'écouloient les eaux de la terre prochaine par dessous leurs chambres basses: ce qui étoit fort contraire à la santé. A quoy j'adjoute encore les eaux mauvaises déquelles ilz se servoient, qui n'issoient point d'une source vive, comme celle que nous trouvames assez prez de nôtre Fort, ains du plus prochain ruisseau. Apres que l'hiver fut passé, & la mer propre à naviguer, le sieur du Pont voulut parachever l'entreprise commencée l'an precedent par le sieur de Monts, & aller rechercher un port plus au Su, où la temperature de l'air fût plus douce selon qu'il en avoit eu charge dudit sieur. Et de fait il equippa la barque qui lui étoit restée pour cet effect: Mais étant sorti du port, & ja à la voile pour tirer vers Malebarre, il fut contraint par le vent contraire de relacher deux fois, & à la troisiéme ladite barque se vint perdre contre les rochers à l'entrée du passage dudit port. En cette disgrace de Neptune les hommes furent sauvés, & la meilleure partie des provisions & marchandises. Mais quant à la barque elle fut mise en pieces. Et par ce desastre fut rompu le voyage, & intermis ce que tant l'on desiroit. Car encore ne jugeoit-on point bonne l'habitation du Port Royal; & toutefois il est hautement abrié de la part du Nort & Noroest, de montagnes éloignées tantôt d'une lieuë, tantôt de demie du Port & de la riviere de l'Equille. Voila comme les entreprises ne se manient pas au desir des hommes, & sont accompagnées de beaucoup de perils.. Si bien qu'il ne se faut emerveiller s'il y a de la longueur en l'établissement des colonies, principalement en des terres si lointaines déquelles on ne sçait la nature, ni le temperament de l'air, & où il faut combattre & abbattre les foréts, & étre contraints de se donner de garde, non des peuples que nous disons Sauvages, mais de ceux qui se disent Chrétiens & n'en ont que le nom, gent maudite & abominable, pire que des loups, ennemis de Dieu, & de la nature humaine. Ce coup donc étant rompu, le sieur du Pont ayant fait emmennoter Champ-doré, & informer contre luy, ne sceut que faire, sinon d'attendre la venue du secours & rafraichissement que le sieur de Monts lui avoit promis envoyer l'année suivante, lors qu'il partit du Port Royal pour revenir en France. Et neantmoins à tout évenement, ne laissa de preparer une autre barque, & une patache, pour venir chercher des vaisseaux François és lieux où ils font la secherie de morues (comme les Ports _Campseau_ des Anglois, de _Misamichis_, Baye de Chaleur, & des Morues, & autres en grand nombre) ainsi qu'avoit fait le sieur de Monts l'an precedent, à fin de se mettre dedans & retourner en France, le cas advenant qu'aucun navire ne vinst le secourir. En quoy il fit sagement: car il fut en danger de n'avoir aucunes nouvelles de nous, qui étions destinez pour lui succéder, ains que se verra par le discours de ce qui suit. Mais ce-pendant ici faut considerer que ceux qui se sont transportez pardelà en ces derniers voyages ont eu un avantage par-dessus ceux qui ont voulu habiter la Floride: c'est d'avoir ce recours que nous avons dit aux navires de France qui frequentent les Terres-neuves, sans avoir la peine de façonner des grands vaisseaux, ni attendre des famines extremes, comme ont fait ceux-là de qui les voyages ont eté à déplorer en ce regard, & ceux-ci au sujet des maladies qui les ont persecuté. Mais aussi ceux de la Floride ont ils eu de l'heur en ce qu'ils étoient en un païs doux, fertile, & plus ami de la santé humaine que la Nouvelle-France Septentrionale, de laquelle nous avons parlé en ce livre. Que s'ils ont eu de la famine, il y a eu de la grande faute de leur part de n'avoir nullement cultivé la terre, laquelle ils avoient trouvée découverte: Ce qui est un prealable de faire avant toute chose à qui veut s'aller habituer si loin de secours. Mais les François, & préque toutes les nations du jourd'hui (j'enten de ceux qui ne sont nais au labourage) ont cette mauvaise nature, qu'ils estiment deroger beaucoup à leur qualité de s'addonner a la culture de la terre, qui neantmoins est à peu prés la seule vocation où reside l'innocence. Et de là vient que chacun fuiant ce noble travail, exercice de noz premiers peres, des Rois anciens, & des plus grands Capitaines du monde, & cherchant de se faire Gentil-homme aux dépens d'autrui, ou voulant apprendre tant seulement le metier de tromper les hommes, ou se gratter au soleil, Dieu ôte sa benediction de nous, & nous bat aujourd'hui, & dés long temps, en verge de fer, si bien que le peuple languit miserablement souz son toict, & n'ose faire paroitre sa pauvreté. [Illustration] _Motif, & acceptation du voyage du sieur de Poutrincourt, ensemble de l'Autheur, en la Nouvelle-France: Partement de la ville de Paris pour aller à la Rochelle: Adieu à la France._ CHAP. IX ENVIRON le temps du naufrage mentionné ci-dessus, le sieur de Monts songeoit par deçà aux moyens de dresser nouvel équipage pour la Nouvelle-France. Ce qui lui sembloit difficile tant pour les grans frais que cela apportoit, que pour ce que cette province avoit été tellement décriée à son retour, que ce sembloit étre chose vaine & infructueuse de plus continuer ces voyages à l'avenir. Joint qu'il y avoit grande occasion de croire qu'on ne trouveroit persone qui s'y voulût aller hazarder. Neantmoins sachant le desir du sieur de Poutrincourt (auquel auparavant il avoit fait partage de la terre, suivant le pouvoir que le Roy luy avoit donné) qui étoit d'habiter pardelà, & y établir sa famille & sa fortune, & le nom de Dieu tout ensemble; il lui écrivit, & envoya homme exprés, pour lui faire ouverture du voyage qui se presentoit. Ce que ledit sieur de Poutrincourt accepta quittant toutes affaires pource sujet: quoy qu'il eût des procés de consequence, à la poursuite de defense déquels sa presence étoit bien requise, & qu'à son premier voyage il eût éprouvé la malice de certains qui le poursuivoient rigoureusement absent, & devindrent souples & muets à son retour. Il ne fut plutot rendu à Paris, qu'il fallut partir, sans avoir à-peine le loisir de pourvoir à ce qui lui étoit necessaire. Et ayant eu l'honneur de le conoitre quelques années auparavant, il me demanda si je voulois étre de la partie. A quoy je demandai un jour de terme pour lui repondre. Apres avoir bien consulté en moy-méme, desireux non tant de voir le païs que de reconoitre la terre oculairement, à laquelle j'avoy ma volonté portée, & fuir un monde corrompu, je lui donnay parole: étant méme induit par quelque injustice qui m'avoit été peu au-paravant faite, laquelle fut reparée à mon retour par Arret de la Cour, dont j'en ay particulierement obligation à Monsieur Servin Advocat general du Roy, auquel proprement appartient cet eloge attribué selon la lettre au plus sage & plus magnifique de tous les Rois: TU AS AIMÉ JUSTICE ET AS EN HAINE INIQUITÉ. C'est ainsi que Dieu nous reveille quelquefois pour nous exciter à des actions genereuses telles que ces voyages, léquelles (comme le monde est divers) les uns blameront, les autres approuveront. Mais n'ayant à repondre à personne en ce regard, je ne me soucie des discours que les gens oisifs, ou ceux qui ne me peuvent ou veulent ayder, pourroient faire, ayant mon contentement en moy-méme, & étant prét de rendre service à Dieu & au Roy és terres d'outre mer qui porteront le nom de France, si ma fortune, ou condition m'y pouvoit appeller pour y vivre en repos par un travail agreable, & fuir la dure vie à laquelle je voy pardeça la pluspart des hommes reduits. Pour revenir donc au sieur de Poutrincourt comme il eut fait quelques affaires, il s'informa en quelques Eglises s'il se pourroit point trouver quelque Prétre qui eut du sçavoir pour le mener avec lui, & soulager celui que le sieur de Monts y avoit laissé à son voyage, lequel nous pensions étre encore vivant. Mais d'autant que c'étoit la semaine sainte, temps auquel ilz sont occupés aux confessions, il ne s'en presenta aucun, les uns s'excusans sur les incommoditez de la mer & du long voyage, les autres remettans l'affaire apres Pasques. Occasion qu'il n'y eut moyen d'en tirer quelqu'un hors de Paris, parce que le temps pressoit, & la mer n'attend personne: par ainsi falloit partir. Restoit de trouver les ouvriers necessaires au voyage de la Nouvelle-France. A quoy fut pourvu en bref (car souz le nom de Poutrincourt il se trouvoit plus de gens qu'on ne vouloit) pour fait de leurs gages, & argent donné à chacun par avance d'iceux gages, & pour se trouver à la Rochelle, où étoit le Rendez-vous, chez les sieurs Macquin & Georges honorables marchants de ladite ville associez du sieur de Monts, léquels fournissoient nôtre equipage. Ce menu peuple étant parti, nous nous acheminames à Orleans trois ou quatre jours aprés, qui fut le Vendredy saint, pour aller faire noz Pasques en ladite ville d'Orleans, où chacun fist le devoir accoutumé à tous bons Chrétiens de prendre le Viatique spirituel de la divine Communion, mémement puis que nous allions en voyage. Devant qu'arriver à la Rochelle, me tenant quelquefois à quartier de la compagnie, il me print envie de mettre sur mes tablettes un adieu à la France, lequel je fis imprimer en ladite ville de la Rochelle le lendemain de nôtre arrivee, qui fut le troisiéme jour d'Avril mil six cens six: & fut receu avec tant d'applaudissemens du peuple, que je ne dedaigneray de le coucher ici. ADIEU À LA FRANCE ORES _que la saison du printemps nous invite_ _A seillonner le dos de la vague Amphitrite,_ _Et cinglez vers les lieux où Phoebus chaque jour_ _Va faire tout lassé son humide sejour,_ _Je veux ains que partir dire Adieu à la France_ _Celle qui m'a produit, & nourri dés l'enfance;_ _Adieu non pour toujours, mais bien souz cet espoir_ _Qu'encores quelque jour je la pourray revoir._ _Adieu donc douce mere, Adieu France amiable:_ _Adieu de tous humains le sejour delectable:_ _Adieu celle qui m'a en son ventre porté,_ _Et du fruit de son sein doucement alaité._ _Adieu, Muses aussi qui a vôtre cadence_ _Avez conduit mes pas dés mon adolescence:_ _Adieu riches palais, Adieu noble cités_ _Dont l'aspect a mes yeux mille fois contentés:_ _Adieu lambris doré, sainct temple de Justice,_ _Où Themis aux humains d'un penible exercice_ _Rend le Droit, & Python d'un parler eloquent,_ _Contre l'oppression defend l'homme innocent._ _Adieu tours & clochers dont les pointes cornues_ _Avoisinans les cieux s'elevent sur les nues:_ _Adieu prez emaillez d'un million de fleurs_ _Ravissans mes esprits de leurs soüaves odeurs:_ _Adieu belle forets, Adieu larges campagnes,_ _Adieu pareillement sourcilleuses montagnes:_ _Adieu côtaux vineux, & superbes chateaux:_ _Adieu l'honneur des champs, & gras troupeaux_ _Et vous, ô ruisselets, fontaines, & rivieres,_ _Qui m'avez delecté en cent mille manieres,_ _Et mille fois charmé au doux gazouillement_ _De vos bruyantes eaux, Adieu semblablement:_ _Nous allons recherchans dessus l'onde azurée_ _Les journaliers hazars du tempeteux Nerée,_ _Pour parvenir aux lieux où d'une ample moisson_ _Se presente aux Chrétiens une belle saison._ _O combien se prepare & d'honneur & de gloire,_ _Et sans cesse sera louable la memoire_ _A ceux-là qui poussez la sainte intention_ _Auront le bel objet de cette ambition!_ _Les peuples à jamais beniront l'entreprise_ _Des Autheurs d'un tel bien: & d'une plume apprise,_ _A graver dans l'airain de l'immortalité_ _J'en laisseray memoire à la posterité._ _Prelats que Christ a mis pasteurs de son Eglise_ _A qui partant il a sa parole commise,_ _A fin de l'annoncer par tout cet Univers,_ _Et à la loy ranger par elle les pervers,_ _Someillez vous, helas! Pourquoy de vôtre zele_ _Ne faites-vous paroitre une vive étincelle_ _Sur ces peuples errans qui sont proye à l'enfer,_ _Du sauvement déquels vous devriez triompher?_ _Pourquoy n'employez vous à ce saint ministere_ _Que vous employez seulement à vous plaire?_ _Cependant le troupeau que Christ a racheté_ _Accuse devant lui vôtre tardiveté._ _Quoy donc souffirez vous l'ordre du mariage_ _Sur vôtre ordre sacré avoir cet avantage_ _D'avoir eu devant vous le desir, le vouloir,_ _Le travail, & le soin de ce Chrétien devoir?_ DE MONTS _tu es celui de qui le haut courage_ _A tracé le chemin à un si grand ouvrage:_ _Et pource de ton nom malgré l'effort des ans_ _Le fueille verdoya d'un éternel printemps._ _Que si en ce devoir que j'ay des-ja tracé_ _Ambitieusement je ne suis devancé,_ _Je veux de ton merite exalter la louange_ _Sur l'Equille, & le Nil, & la Seine, & le Gange._ _Et faire l'Univers bruire de ton renom,_ _Si bien qu'en tout endroit on revere ton nom_ _Qu'a la suite de ce je ne couche en l'histoire_ _Celui duquel ayant conu la probité,_ _Les sens & la valeur & la fidelité,_ _Tu l'as digne trouvé à qui ta lieutenance_ _Fût surement commise en la Nouvelle-France._ _Pour te servir d'Hercule, & soulager le fais_ _Que te surchargeroit au dessein que tu fais._ POUTRINCOURT, _c'est donc toy qui a touché mon ame,_ _Et lui as inspiré une devote flamme_ _A celebrer ton lot, & faire par mes vers_ _Qu'à l'avenir ton nom vole par l'Univers:_ _Ta valeur dés long temps en la France conue_ _Cherche une nation aux hommes inconue_ _Pour la rendre sujette à l'empire François,_ _Et encore y assoir le thrône de noz Rois:_ _Ains plutot (car en toy la sagesse eternelle_ _A mis je ne sçay quoy digne d'une ame belle)_ _Le motif qui premier a suscité ton coeur_ _A si loin rechercher un immortel honneur,_ _Est le zele devoit & l'affection grande_ _De rendre à l'Eternel une agreable offrande,_ _Lui vouant toy, tes biens, ta vie, & tes enfans,_ _Que tu vas exposer à la merci des vents,_ _Et voguant incertain comme à un autre pole_ _Pour son nom exalter & sa sainte parole._ _Ainsi tous-deux portés de méme affection:_ _Ainsi l'un secondans l'autre en intention,_ _Heureux, vous acquerrés une immortele vie,_ _Que de felicité toujours sera suivie:_ _Vie non point semblable à celle de ces dieux_ _Que l'antique ignorante a feinte dans le cieux_ _Pour avoir (comme vous) reformé la nature,_ _Les moeurs & la raison des hommes sans culture,_ _Mais une vie où git cette felicité_ _Que les oracles saints de la Divinité_ _Ont liberalement promis aux saintes ames_ _Que le ciel a formé de ses plus pures flammes._ _Tel est vôtre destin & cependant ça bas_ _Vôtre nom glorieux ne craindra le trépas,_ _Et la posterité de vôtre gloire éprise,_ _Sera emeuë à suivre une méme entreprise,_ _Mais vous serés le centre où se rapportera_ _Ce que l'âge futur en vous suivant fera._ _Toy qui par la terreur de ta sainte parole_ _Regis à ton vouloir les postillons d'Æole,_ _Qui des flots irritez peux l'orgueil abbaisser,_ _Et les vallons des eaux en un moment hausser,_ _Grand Dieu sois nôtre guide en ce douteux voyage._ _Puis que tu nous y as enflammé le courage:_ _Lache de tes thresors un favorable vent_ _Qui pousse nôtre nef en peu d'heure du Ponant_ _Et fay que là poussions arriver par ta grace_ _Jetter le fondement d'une Chrétienne race._ Pour m'egayer l'esprit ces vers je composois Au premier que je vi les murs des Rochelois _Jonas nom de nôtre navire: Mer basse à la Rochelle cause de difficile sortie: La Rochelle ville refermée: Menu peuple insolent: Croquans: Accident de naufrage du Jonas: Nouvel equippage: Faibles soldats ne doivent estre mis aux frontieres: Ministres prient pour la conversion des Sauvages: Pue de zele des nôtres: Eucharistie portée par les anciens Chrétiens en voyage: Diligence de Poutrincourt sur le point de l'embarquement._ CHAP. X ARRIVEZ que nous fumes à la Rochelle nous y trouvames les Sieurs de Monts & de Poutrincourt qui y étoient venu en poste, & nôtre navire appellé LE JONAS du port de cent cinquante tonneaux, prét à sortir hors les chaines de la ville pour attendre le vent. Cependant nus faisions bonne chere, voire si bonne, qu'il nous tardoit que ne fussions sur mer pour faire diete. Ce que ne fimes que trop quand nous y fumes une fois: car deux mois se passerent avant que nous vissions terre, comme nous dirons tantot. Mais les ouvriers parmi la bonne chere (car ils avoient chacun vint sols par jour) faisoient de merveilleux tintamarres au quartier de Saint Nicolas, où ils étoient logez. Ce qu'on trouvoit fort étrange en une ville si reformée que la Rochelle, en laquelle ne se fait aucune dissolution apparente, & faut que chacun marche l'oeil droit s'il ne veut encourir la censure soit du Maire, soit des Ministres de la ville. De fait il y en eut quelques uns prisonniers, léquels on garda à l'hôtel de ville jusques à ce qu'il fallut partir; & eussent eté chatiez sans la consideration du voyage, auquel on sçavoit bien qu'ils n'auroient pas toutes leurs aises: car ilz payerent assez par apres la folle enchere de la peint qu'ils avoient baillée aux sieurs Macquin & Georges bourgeois de ladite ville, pour les tenir en devoir. Je ne les veux toutefois mettre tous en ce rang, d'autant qu'il y en avoit quelques uns respectueux & modestes. Mais je puis dire que c'est un étrange animal qu'un menu peuple. Et me souvient à ce propos de la guerre des Croquans, entre léquels je me suis trouvé une fois étant en Querci. C'étoit la chose la plus bigearre du bonde que cette confusion de porteurs de sabots, d'où ils avoient pris le noms de Croquans, par ce que leurs sabots clouez devant & derriere faisoient Croc à chaque pas. Cette sorte de gens confuse n'entendoit ni rime, ni raison, chacun y étoit maitre, armés les uns d'une serpe au bout d'un baton, les autres de quelque epée enrouillée, & ainsi consequemment. Nôtre Jonas ayant sa charge entiere, est en fin tiré hors la ville à la rade, & pensions partir le huitiéme ou neufiéme d'Avril. Le Capitaine Foulques s'étoit chargé de la conduite du voyage. Mais comme il y a ordinairement de la negligence aux affaires des hommes, avint que ce Capitaine (homme neantmoins que j'ay reconu fort vigilant à la mer) ayant laissé le navire mal garni d'hommes, n'y étant pas lui-méme, ni le Pilote, ains seulement six ou sept matelots tant bons que mauvais, un grand vent de Suest s'éleve la nuit, qui romp le cable du Jonas retenu d'une ancre tant seulement, & le chasse contre un avant-mur qui est hors la ville adossant la tour de la chaine, contre lequel il choque tant de fois qu'il se creve & coule à fonds. Et bien vint que la mer pour lors se retiroit. Car si ce desastre fût arrivé du flot, le navire étoit en danger d'étre renversé, avec un perte beaucoup plus grande qu'elle ne fut, mais il se soutint debout, & y eut moyen de le radouber: ce qui fut fait en diligence. On avertit nos ouvriers de venir ayder à cette necessité, soit à tirer à la pompe, ou pousser au capestan, ou à autre chose, mais il y en eut peu qui se missent en devoir, & s'en rioient la pluspart. Quelques uns s'étans acheminez jusques là parmi la vaze, s'en retournerent, se plaignans qu'on leur avoit jetté de l'eau, ne condiderans pas qu'ilz s'étoient mis du côté par où sortoit l'eau de la pompe que le vent éparpillait sur eux. J'y allay avec le sieur de Poutrincourt & quelques autres de bonne volonté, où nous ne fumes inutiles. A ce spectacle étoit préque toute la ville de la Rochelle sur le rempar. La mer étoit encore irritée, & pensames aller choquer plusieurs fois contre les grosses tours de la ville. En fin nous entrames dedans bagues sauves. Le vaisseau fut vuidé entierement, & fallut faire nouvel equippage. La perte fut grande & les voyages préque rompus pour jamais. Car aprés tant de coups d'essais, je croy qu'à l'avenir nul se fût hazardé d'aller planter des colonies pardela: ce païs étant tellement décrié, que chacun nous plaignoit sur les accidens de ceux qui y avoient eté par le passé. Neantmoins le sieur de Monts et ses associez soutindrent virilement cette perte. Et faut que je die en cette occurence, que si jamais ce païs là est habité de Chrétiens & peuples civilisés, c'est (aprés ce qui est deu au Roy) aux autheurs de ce voyage qu'en appartiendra à juste tiltre la premiere louange. Cet esclandre nous retarda de plus d'un mois, qui fut employé tant à décharger qu'à recharger nôtre navire. Pendant ce temps nous allions quelquefois proumener és voisinages de la ville, & particulierement aux Cordeliers, qui n'en sont qu'a demie lieuë, là où étant un jour au sermon par un Dimanche, je m'émerveillay comme en ces places frontieres on ne mettoit meilleure garnison, ayans de si forts ennemis aupres d'eux. Et puis que j'entreprens une histoire narrative des choses en la façon qu'elles se sont passées, je diray que ce nous est chose honteuse que les Ministres de la Rochelle priassent Dieu chaque jour en leurs assemblées pour la conversion des pauvres peuples Sauvages, & méme pour nôtre conduite, & que nos Ecclesiastiques ne fissent pas le semblable. De verité nous n'avions prié ni les une ni les autres de ce faire, mais en cela se reconoit le zele d'un chacun. En fin peu auparavant nôtre depart il me souvient de demander sieur Curé ou Vicaire de l'Eglise de la Rochelle s'il se pourroit point trouver quelque sien confrere qui voulût benir avec nous: ce que j'esperoy se pouvoir aisément faire, pource qu'ils étoient là en assez bon nombre, & joint qu'étans en une ville maritime, je cuidoy qu'ilz prinssent plaisir de voguer sur les flots: mais je ne peu rien obtenir: Et me fut dit pour excuse qu'il faudroit des gens qui fussent poussez de grand zele & pieté pour aller en tels voyages: & seroit bon de s'addresser aux Peres Jesuites. Ce que nous ne pouvions faire alors, nôtre vaisseau ayant préque sa charge. A propos dequoy il me souvient avoir plusieurs fois ouï dire au sieur de Poutrincourt qu'aprés son premier voyage étant en Court, un Jesuite de Court lui demande qu se pourroit esperer de la conversion des peuples de la Nouvelle-France, & s'ils étoient en grand nombre. A quoy il répondit qu'il y avoit moyen d'acquerir cent mille ames à Jesus-Christ, mettant un nombre certain pour un incertain. Ce bon Pere faisant peu de cas de ce nombre, dit là dessus par admiration, N'y a il que cela! comme si ce n'était pas un sujet assez grand pour employer un homme. Certes quand il n'y en auroit que la centiéme partie, voire encore moins, on ne devroit la laisser perdre. Le bon Pasteur ayant d'étre cent brebis une égarée, lairra les nonante-neuf pour aller chercher la centiéme. On nous enseigne (& je le croy ainsi) que quant il n'y eût eu qu'un homme à sauver, nôtre Seigneur Jesus-Christ n'eût dedaigné de venir pour lui, comme il a fait pour tout le monde. Ainsi ne faut faire si peu de cas de ces pauvres peuples, quoy qu'ilz ne fourmillent en nombre comme dans Paris, ou Constantinople. Voyant que je n'avoy rien avancé à demander un homme d'Eglise pour nous administrer les Sacremens, soit durant nôtre route, soit sur la terre: il me vint en memoire l'ancienne coutume des Chrétiens, léquels allans en voyage portoient avec eux le sacré pain de l'Eucharistie & ce faisoient-ils pour ce qu'en tous lieux ilz ne rencontroient point des Prétres pour leur administrer ce Sacrement, le monde étant lors encore plein de paganisme, ou d'heresies. Si bien que nom mal à propos il étoit appelé Viatic, lequel ilz portoient avec eux allans par voyes: & neantmoins je suis d'accord que cela s'entend spirituelement. Et considerant que nous pourrions étre reduits à cette necessité, n'y étant demeuré qu'un Prétre en la demeure de la Nouvelle-France (lequel on nous dit étre mort quand nous arrivames là) je demanday si on nous voudroit faire de méme qu'aux anciens Chrétiens, léquels n'étoient moins sages que nous. On me dit que cela se faisoit en ce temps-là pour des considerations qui ne sont plus aujourd'hui. Je remontray que le frere de saint Ambroise _Satyrus_ allant en voyage sur mer se servoit de cette medecine spirituelle (ainsi que nous lisons en sa harangue funebre faite par ledit Saint Ambroise) laquelle il portoit _in orario_, ce que je prens pour un linge, ou taffetas: & bien lui en print: car ayant fait naufrage il se sauva sur un ais du bris de son vaisseau. Mais en ceci je fus éconduit comme au reste. Ce qui me donna sujet d'étonnement: & me sembloit chose bien rigoureuse d'étre en pire condition que les premiers Chrétiens: Car l'Eucharistie n'est pas aujourd'hui autre chose qu'elle étoit alors: & s'ilz la tenoient precieuse, nous ne la demandions pas pour en faire moins de compte. Revenons à nôtre Jonas. Le voila chargé & mis à la rade hors de la ville: il ne reste plus que le temps & la marée à point: c'est le plus difficile de l'oeuvre. Car és lieux où il n'y a gueres de fonds, comme à la Rochelle, il faut attendre les hautes marées de pleine & nouvelle lune, & lors paraventure n'aura-on pas vent à propos, & faudra remettre la partie à quinzaine. Cependant la saison se passe, & l'occasion de faire voyage: ainsi qu'il nous pensa arriver. Car nous vimes l'heure qu'aprés tant de fatigues & de dépenses nous étions demeurez faute de vent, & pource que la lune venoit en decours, & consequemment la marée, le capitaine Foulques sembloit ne se point affectionner à sa charge, & ne demeuroit point au navire, & disoit-on qu'il étoit secretement sollicité des marchans autres que de la societé du sieur de Monts, de faire rompre le voyage: & paraventure n'étoit-il encore d'accord avec ceus qui le mettoient en oeuvre. Quoy voyant ledit sieur de Poutrincourt, il fit la charge de Capitaine de navire, & s'y en alla coucher l'espace de cinq ou six jours pour sortir au premier vent, & ne laisser perdre l'occasion. En fin à toute force l'onziéme de May mille six cens six à la faveur d'un petit vent d'Est il gaigna la mer, & fit conduire nôtre Jonas à la Palisse, & le lendemain douziéme revint à Chef-de-bois (qui sont les endroits où les navires se mettent à l'abri des vents) là où l'espoir de la Nouvelle-France s'assembla. Je di l'espoir, pour ce que de ce voyage dependoit l'entretenement, ou la rupture de l'entreprise. [Illustration: Neptune] _Partement de la Rochelle: Rencontre divers de navires & Forbans: Mer tempestueuse à l'endroit des Essores, & pourquoy: Vent d'Ouest pourquoy frequent en la mer du Ponant: D'où viennent les vents: Marsoin prognostiques de tempétes: Façons de les prendre: Tempétes: Effets d'icelles: Calmes: Grains de vent que c'est: comme il se forme: ses effects: Asseurance de Matelots: Reverence comme se rend au navire Royal: Supputation de voyage: Mer chaude, puis froide: Raison de ce: & des Bancs de glaces en la Terre-neuve_. CHAP. XI LE Samedi veille de Pentecôte treziéme de May nous levames les ancres & fimes voiles en pleine mer tant que peu à peu nous perdimes de veue les grosses tours & la ville de la Rochelle, puis les iles de Rez & d'Oleron, disans Adieu à la France. C'étoit une chose apprehensive à ceux qui n'avoient accoustumé une telle danse, de se voir portez sur un elements si peu solide, & étre à tout moment (comme on dit) à deux doitz de la mort. Nous n'eumes fait long voyage que plusieurs firent le devoir de rendre le tribut à Neptune. Ce-pendant nous allions toujours avant, & n'étoit plus question de reculer en arriere depuis que la planche fut levée. Le seziéme jour de May nous eumes en rencontre treze navires Flamendes allans en Hespagne, qui s'enquirent de nôtre voyage, & passerent outre. Depuis ce temps nous fumes un mois entier sans voir autre chose que ciel & eau hors nôtre ville flotante, sinon un navire environ l'endroit des Essores (ou Açores) bien garni de gens mélez de Flamens & Anglois. Ilz nous vindrent couper chemin, & joindre d'assez prés. Et selon la coutume nous leur demandames d'où étoit le navire. Ilz nous dirent qu'ils étoient Terre-neuviers, c'est à dire qu'ils alloient à la pecherie des Morues aux Terres-neuves, & demanderent si nous voulions qu'ilz vinssent avec nous de Compagnie: dequoy nous les remerciames. Là dessus ilz beurent à nous & nous à eux, & prindrent une autre route. Mais aprés avoir consideré leur vaisseau, qui étoit tout chargé de mousse verte par le ventre & les côtez: nous jugeames que c'étoient des Forbans, & qu'il y avoit long temps qu'ilz battoient la mer en esperance de faire quelque prise. Ce fut lors plus que devant que nous commencames à voir sauter les moutons de Neptune (ainsi appelle-on les flots blanchissans quand la mer se veut emouvoir) & ressentir les rudes estocades de son Trident. Car ordinairement la mer est tempetueuse en l'endroit que j'ay dit. Que si on m'en demande la cause, je diray que j'estime cela provenir de certain conflit des vents Orientaux & occidentaux qui se rencontrent en cette partie de la mer, & principalement en Eté quand ceux d'Oest s'elevent, & d'une grande force penetrent un grand espace de mer jusques à ce qu'ilz trouvent les vents de deçà qui leur font resistance: & à ces rencontres il fait mauvais se trouver. Or cette raison me semble d'autant plus probable, que jusques environ les Essores nous avions eu vent assés à propos, & depuis préque toujours vent debout, ou Suroest, ou Noroest, peu de Nort & du Su, qui ne nous étoient que bons pour aller à la bouline. De vent d'Est rien du tout, sinon une ou deux fois, lequel ne nous dura pour en faire cas. Il es bien certain que les vents d'Oest regnent fort au long & au large de cette mer, soit par une certaine repercussion du vent Oriental qui est rapide souz la ligne æquinoctiale, duquel nous avons parlé ci-dessus; ou par ce que cette terre Occidentale étant grande, le vent aussi qui en sort abonde davantage. Ce qui arrive principalement en été quant le soleil a la force d'attirer les vapeurs de la terre. Car les vents en viennent & volontiers sortent des baumes & cavernes d'icelle. Et pource les Poëtes feignent qu'Æole les tient en des prisons d'où il les tire, & les fait marcher en campagne quand il lui plait. Mais l'esprit de Dieu nous le confirme encore mieux, quant il dit par la bouche du Prophete, que Dieu tout puissant entre autres merveilles tire les vents de ses thresors, qui sont ces cavernes dont je parle. Car le mot de thresor signifie en Hebrieu lieu secret & caché. _Des recoins de la terre, où ses limites sont,_ _Les pesantes vapeurs il souleve en amont,_ _Il change les eclairs en pluvieux ravages,_ _Tirant de ses thresors les vents & les orages._ Et sur cette consideration Christophe Colomb Genois premier navigateur en ces derniers siecles aux iles de l'Amerique, jugea qu'il y avoit quelque que grande terre en l'Occident, s'estant pris garde en allant sur mer qu'il y en venoit des vents continuels. Poursuivans donc nôtre route nous eumes quelques autres tempétes & difficultés causées par les vents que nous avions préque toujours contraires pour estre partis trop tard: Mais ceux qui partent en Mars ont ordinairement bon temps, pour ce qu'alors sont en vogue les vents d'Est, & Nordest, & Nort, propres à ces voyages. Or ces tempétes bien souvent nous étoient présagées par les Marsoins qui environnoient nôtre vaisseau par milliers se jouans d'une façon fort plaisante. Il y en eut quelques uns à qui mal print de s'étre trop approchés. Car il y avoit des gens au guet souz le Beau-pré (à la proue du navire) avec des harpons en main qui les dardoient quelquefois, & les faisoient venir à bord à l'aide des autres matelots, léquels avec des gaffes les tiroient en haut. Nous en avons pris plusieurs de cette façon allant & venant, qui ne nous ont point fait de mal. Cet animal a deux doits de lart sur le dos tout au plus. Quand il étoit fendu nous lavions noz mais en son sang tout chaud, ce qu'on disoit étre bon à conforter les nerfs. Il a merveilleuse quantité de dents le long du museau, & pense qu'il tient bien ce qu'il attrape une fois. [La page 520 du document de reference, qui devrait se trouver ici est remplacée par une reproduction de la page 500. La page suivante est la page 521.] vaisseau pour soutenir les vagues. Quelquefois aussi nous avions des calmes bien importuns durant léquels on se baignoit en la mer, on dansoit sur le tillac on grimpoit à la hune, nous chantions en Musique. Puis quand on voyoit sortir de dessouz l'orizon un petit nuage, c'étoit lors qu'il falloit quitte ces exercices, & se prendre garde d'un grain de vent enveloppé là dedans, lequel se desserrant, grondant, ronflant, sifflant, bruiant, tempetant, bourdonnant, étoit capable de renverser nôtre vaisseau c'en dessus dessous, s'il n'y eût eu des gens préts à executer ce que le maitre du navire (qui étoit le Capitaine Foulques homme fort vigilant) leur commandoit. Or ces grains de vents léquels autrement on appelle orages, il n'y a danger de dire comme ilz se forment, & d'où ilz prennent origine. Pline en parle en son Histoire naturele, & dit en somme que ce sont exhalations & vapeurs légeres elevées dela terre jusques à la froide region de l'air: & ne pouvans passer outre, ains plutot contraintes de retourner en arriere elles rencontrent quelquefois des exhalations sulfurées & ignées, qui les environnent & resserrent de si prés, qu'il en furvient un grand combat, émotion & agitation entre le chaud sulfureux & l'aëreux humide, lequel forcé par son plus fort ennemi, de fuir; il s'élargit, se fait faire jour, & siffle, bruit, tempéte, bref se fait vent, lequel est grand, ou petit, selon que l'exhalaison sulfurée qui l'enveloppe se romp & lui fait ouverture, tantot tout à coup, ainsi que nous avons posé le fait ci dessus, tantot avec plus de temps, selon la quantité de la matiere de laquelle est composée, & selon que plus ou moins elle est agitée par contraires qualitez. Mais je ne puis laisser en arriere l'asseurance merveilleuse qu'ont les bons matelots en ces conflicts de vents, orages & tempétes, lors qu'un navire étant porté sur des montagnes d'eaux, & de la glisse comme aux profonds abymes du monde, ilz grimpent parmi les cordages non seulement à la hune, & au bout du grand mast, mais aussi sans degrez, eu sommet d'un autre mast qui est enté sur le premier, soutenus seulement de la force de leurs bras & piés entortillés à-l'entour des plus hauts cordages. Voire je diray plus, qu'en ce grand branlement s'il arrive que la grand voile (qu'ils appellent Phaphil, ou Papefust) soit denoué par les extremitez d'enhaut, le premier à qui il sera commandé se mettra à chevalon sur la Vergue (c'est l'arbre qui traverse le grand mast) & avec un marteau à sa ceinture & demi douzaine de clous à la bouche ira r'attacher au peril de mille vies ce qui étoit decousu. J'ay autrefois ouï faire grand cas de la hardiesse d'un Suisse, qui (apres le siege de Laon, & la ville rendue à l'obeissance du Roy) grimpa, & se mie à chevalon sur le travers de la Croix du clocher de l'Eglise nôtre Dame dudit lieu, & y fit l'arbre fourchu, les piés en haut: qui fut une action bien hardie: On en dit autant d'un qui une fois l'an fait le méme sur la pointe du clocher de Strasbourg, qui est encore plus haut que celuy de Laon: mais cela ne me semble rien au pris de ceci, étant ledit Suisse & l'autre, sur un corps solide & sans mouvement; & cetui-ci (au contraire), pendant sur une mer agitée de vents impetueux, comme nous avons quelquefois veu. Depuis que nous eumes quitté ces Froans, déquels nous avons parlé ci-dessus, nous fumes jusques au six huitiéme de Juin agitez de vents divers & préque tous contraires sans rien découvrir qu'un navire fort éloigné, lequel nous n'abordames, & neantmoins cela nous consoloit. Et ledit jour nous rencontrames un navire de Honfleur ou commandoit le Capitaine la Roche allant aux Terres-neuves, lequel n'avoit eu sur mer meilleure fortune que nous. C'est la coutume en mer que quand quelque navire particulier rencontre un navire Royal (comme étoit le nôtre) de se mettre au dessouz du vent, & se presenter non point côte à côte, mais en biaisant: méme d'abattre son enseigne: ainsi que fit ce Capitaine la Roche, hors-mis l'enseigne qu'il n'avoit point non plus que nous: n'en étant besoin en si grand voyage sinon quand on approche la terre, ou quand il se faut battre. Noz mariniers firent alors leur estime sur la route que nous avions faite. Car en tout navire les Maitre Pilotes, & Contremaitre, font registre chaque jour des routes, & airs de vents qu'ils ont suivi, par combien d'heures, & l'estimation des lieuës. Ledit la Roche donc estimoit étre par les quarante-cinq degrés & à cent lieuës du Banc: Nôtre Pilote nommé Maitre Olivier Fleuriot de Saint-Malo, par sa supputation disoit que nous n'en étions qu'à soixante lieuës: & le Capitaine Foulques à six vints & je croy qu'il jugeoit le mieux. Nous eumes beaucoup de contentement de ce rencontre, & primmes bon courage puis que nous commencions à rencontrer des vaisseaux, nous étant avis que nous entrions en lieu de conoissance. Mais il faut remarquer une chose en passant que j'ay trouvée admirable, & où il y a à philosopher. Car environ cedit jour dix-huitiéme de Juin nous trouvames l'eau de la mer l'espace de trois jours fort tiede, & en étoit nôtre vin de méme au fond du navire, sans que l'air fut plus échauffé qu'auparavant. Et le vint-uniéme dudit mois tout au rebours nous fumes deux ou trois jours tant environnez de brouillas & froidures, que nous pensions étre au mois de Janvier: & étoit l'eau de la mer extremement froide. Ce qui nous dura jusques à ce que nous vimmes sur le Banc, pour le regard desdits brouillas qui nous causoient cette froidure au dehors. Quand je recherche la cause de cette antiperistase, je l'attribue aux glaces du Nort qui se dechargent sur la côte & la mer voisine de la Terre-neuve, & de Labrador, léquelles nous avons dit ailleurs étre là portées par le mouvement naturel de la mer, lequel se fait plus grand là qu'ailleurs, à cause du grand espace qu'elle a à courir comme dans un golfe au profond de l'Amerique, où la nature & lit de la terre universele la Porte aisément. Or ces glaces (qui quelquefois se voient en bancs longs de huit, ou dix lieuës, & hautes comme monts & côtaus, & trois fois autant profondes dans les eaux) tenans comme un empire en cette mer, chassent loin d'elles ce qui est contraire à leur froideur, & consequemment font reserrer pardeça ce peu que l'esté peut apporter de doux temperament en la partie où elles se viennent camper. Sans toutefois que je vueille nier que cette region là en méme parallele ne soit quelque peu plus froide que celles de nôtre Europe, pour les raisons que nous dirons ci-aprés, quand nous parlerons de la tardiveté des saisons. Telle est mon opinion: n'empechant qu'un autre ne dise la sienne. Et de cette chose memoratif, j'y voulu prendre garde au retour de la Nouvelle-France, & trouvay là méme tiedeur d'eau (ou peu s'en falloit) quoy qu'au mois de Septembre, à cinq ou six journées au deça dudit Banc duquel nous allons parler. _Du grand Banc des Morues: Arrivée audit Banc. Description d'icelui: Pécheries de Morues & d'oiseaux: Gourmandise des Happe-foyes: Perils divers: Faveurs de Dieu: Causes des frequentes & longues brumes en la mer Occidentale: Avertissement de la terre: Venuë d'icelle: Odeurs merveilleuses: Abord de deux chaloupes: Descente au port du Mouton: Arrivée au Port Royal: De deux François y demeurez seuls parmi les Sauvages._ CHAP. XII DEVANT que parvenir au Banc duquel nous avons parlé ci-dessus, qui est le grand Banc où se fait la pescherie des Morues vertes (ainsi les appelle-on, quand elles ne sont seches: car pour les secher il faut aller à terre) les Mariniers, outre la supputation qu'ilz font de leurs routes, ont des avertissemens qu'ils en approchent, par les oiseaux, tout ainsi qu'on fait en revenant en France, quand on en est à quelques cent ou six vintz lieuës prés. De ces oiseaux les plus frequens vers ledit Banc sont des Godes, Fouquets, & autres qu'on appelle Happe-foyes, pur la raison que nous dirons tantot. Quand donc on eut reconu de ces oiseaux qui n'étoient pas semblables à ceux que nous avions veu au milieu de la pleine mer, on jugea que nous n'étions pas loin d'icelui Banc. Ce qui occasionna de jetter la sonde par un Jeudi vint-deuxiéme de Juin, & lors ne fut trouvé fond. Mais le méme jour sur le soir on la jetta derechef avec meilleur succés. Car on trouva font à trente six brasses. Je ne sçaurois exprimer la joye que nous eumes de nous voir là où nous avions tant desiré d'étre parvenus. Il n'y avoit plus de malades, chacun sautoit de liesse, & nous sembloit étre en nôtre païs, quoy que ne fussions qu'à moitié de nôtre voyage, du moins pour le temps que nous y employames devant qu'arriver au Port Royal, où nous tendions. Ici devant que passer outre je veux éclaircir ce mot de Banc: qui paraventure tient quelqu'un en peine de sçavoir que c'est. On appelle Bancs quelquefois un font areneux où n'y a gueres d'eau, ou qui asseche de basse mer. Et tels endroits sont funestes aux navires qui les rencontrent. Mais le Banc duquel nous parlons ce sont montagnes assises sur le profond des abymes s'élevent jusques à trente, trente-six, & quarante brasses prés de le surface de la mer. Ce banc on le tient de deux cens lieuës de long, & dix-huit, vint, & vint quatre de large: passé lequel on ne trouve plus de font non plus que pardeça, jusques à ce qu'on aborde la terre. Là dessus les navires étans arrivés, on plie les voiles, & fait-on la pécherie de la Morue verte, comme j'ay dit, de laquelle nous parlerons au dernier livre. Pour le contentement de mon lecteur je l'ay figuré en ma Charte geographique de la Terre-neuve avec des points, qui est tout ce qu'on peut faire pour le representer. Au milieu du lac de Neuf-chastel en Suisse se rencontre chose semblable. Car les pécheurs y pechent à six brasses de profond, & hors de là ne trouvent point de fond. Plus loin que le grand banc des morues s'en trouve d'autres, ainsi que j'ay remarqué en ladite charte, sur léquels on ne laisse de faire bonne pécherie: & plusieurs y vont qui sçavent les endroits. Lors que nous partimes de la Rochelle il y avoit comme une foret de navires à Chef-de-bois (d'où aussi ce lieu a pris son nom) que s'en allerent en ce païs là tout d'une volte, nous ayans devancé de deux jours. Aprés avoir reconu le Banc nous nous remimes à la voile & fimes porter toute la nuit, suivans toujours nôtre route à l'Oest. Mais le point du jour venu qui étoit la veille saint Baptiste, à bon jour bonne oeuvre, ayans mis les voiles bas, nous passames la journée à la pécherie des Morues avec mille rejouissances & contentemens, à cause des viandes freches que nous eumes tant qu'il nous pleut, aprés les avoir long temps desirées. Parmi la pecherie nous eumes aussi le plaisir de voir prendre de ces oiseaux que les mariniers appellent Happe-foyes, à cause de leur aviduité à recuillir les foyes des Morues que l'on jette en mer, aprés qu'on leur a ouvert le ventre, déquels ilz sont si frians, que quoy qu'ils voient une grande perche ou gaffe dessus leur téte préte à les assommer ilz se hazardent d'approcher du vaisseau pour en attraper à quelque pris que ce soit. Et à cela passoient leur temps ceux qui n'étoient occupés à ladite pecherie: & firent tant par leur industrie & diligence, que nous en eumes environ une trentaine. Mais en cette action un de noz charpentiers de navire se laissa tomber dans la mer: & bien vint que le navire ne derivoit gueres. Ce qui lui donna moyen de se sauver & gaigner le gouvernail, par où on le tira en haut, & au bout fut chatié de sa faute par le Capitaine Foulques. En cette pecherie nous prenions aussi quelquefois des chiens de mer; les peaux déquelz noz Menuisiers gardoient soigneusement pour addoucir leurs bois de menuiserie: item des Merlus qui sont meilleurs que les Morues: & quelquefois des Bars: laquelle diversité augmentoit nôtre contentement. Ceux qui ne tendoient ni aux morues ni aux oiseaux, passoient le temps à recuillir les coeurs, tripes, & parties interieures plus delicates dédites Morues qu'ilz mettoient en hachis avec du lart, des epices & de la chair d'icelles Moruës, dont ilz faisoient d'aussi bons cervelats qu'on sçauroit dans Paris. Et en mangeames de fort bon appetit. Sur le soir nous appareillames pour nôtre route poursuivre, aprés avoir fait bourdonner noz canons tant à-cause de la féte de saint Jean, que pour l'amour du Sieur de Poutrincourt qui porte le nom de ce sainct. Le lendemain quelques uns des nôtres nous dirent qu'ils avoient veu un banc de glaces. Et là dessus nous fut recité que l'an precedent un navire Olonois s'étoit perdu pour en étre approché trop prés, & que deux hommes s'étans sauvez sur les glaces avoient en ce bon heur qu'un autre navire passant les avoit recuillis. Faut remarquer que depuis le dix-huitiéme de Juin jusques à nôtre arrivée au Port Royal nous avons trouvé temps tout divers de celui que nous avions eu auparavant. Car (comme nous avons dit ci-dessus) nous eumes des froidures & brouillas (ou brumes) devant qu'arriver au Banc (où nous fumes de beau soleil) mais le lendemain nous retournames aux brumes, léquelles nous voyions venir de loin nous envelopper & tenir prisonniers ordinairement trois jours durant pour deux jours de beau temps qu'elles nous permettoient. Ce qui étoit toujours accompagné de froidures par l'absence du soleil. Voire méme en diverses saisons nous nous sommes veus huit jours continuels en brumes épesses par deux fois sans apparence du soleil que bien peu, comme nous reciterons ci-aprés. Et de tels effects j'ameneray une raison qui me semble probable. Comme nous voyons que le feu attire l'humidité d'un linge mouillé qui lui est opposé, ainsi le soleil attire des humiditez & vapeurs de la terre & de la mer. Mais pour la resolution d'icelles il a ici une vertu, & par de la une autre, selon les accidens & circonstances qui se presentent. Es païs de deça il nous enleve seulement les vapeurs de la terre & de noz rivieres, léquelles étans pesantes & grossieres, & tenans moins de l'element humide, nous causent un air chaud: & la terre dépouillée de ces vapeurs en est plus chaude & plus roties. De là vient que cesdites vapeurs ayans la terre d'une part & le soleil de l'autre qui les échauffent, elles se resoudent aisément, & ne demeurent guere en l'air, si ce n'est en hiver, quand la terre est refroidie, & le soleil au-dela de la ligne equinoctiale éloignée de nous. De cette raison vient aussi la cause pourquoy en la mer de France les brumes ne sont si frequentes ne si longues qu'en la Terre-neuve, par-ce que le soleil passant de son Orient par dessus les terres, cette mer à la venue d'icelui ne reçoit quasi que des vapeurs terrestres, & par un long espace il ne conserve cette vertu de bien-tôt resoudre les exhalations qu'il a attirées à soy, Mais quand il vient au milieu de la mer Oceane, & à ladite Terre-neuve, ayant elevé & attiré à soy en un si long voyage une grande abondance de vapeurs de toutes cette plaine humide, il ne les resout pas aisément, tant pource que ces vapeurs sont froides d'elles-mémes & de leur nature, que pource que le dessouz sympathize avec elle & les conserve, & ne sont point les rayons du soleil secondés à la resolution d'icelles, comme ilz sont sur la terre. Ce qui se reconoit méme en la terre de ce païs-là: laquelle encores qu'elle ne soit gueres échauffée, à-cause de l'abondance des bois, toutefois elle aide à dissiper les brumes & brouillas qui y sont ordinairement au matin durant l'été, mais non pas comme à la mer, car étans élevées apres la minuit sur les huit heures elles commencent à s'évanouir, & lui servent de rousée. J'espere que ces petites digressions ne seront desagreables au Lecteur, puis qu'elles viennent à nôtre propos. Le vint-huitiéme de Juin nous nous trouvames sur un Banquereau (autre que le grand Banc duquel nous avons parlé) à quarante brasses: & le lendemain un de noz matelots tomba de nuit en la mer, & étoit fait de lui s'il n'eut rencontré un cordage pendant en l'eau. De là en avant nus commençames à avoir des avertissemens de la terre (c'étoit la Terre-neuve) par des herbes, mousses, fleurs, & bois que nous rencontrions toujours plus abondamment plus nous en approchions. Le quatriéme de Juillet noz matelots qui étoient du dernier quart apperceurent dés le grand matin les iles saint Pierre, chacun étant encore au lit. Et le Vendredi septiéme dudit mois nous découvrimes à estribort une côte de terre relevée longue à perte de veuë, qui nous remplit de rejouissance plus qu'auparavant. En quoy nous eumes une grande faveur de Dieu d'avoir fait cette découverte de beau temps. Et étans encore loin les plus hardis montoient à la hune pour mieux voir tant nous étions tous desireux de cette terre vraye habitation de l'homme. Le sieur de Poutrincourt y monta & moy aussi, ce que n'avions onques fait. Nos chiens mettoient le museau hors le bord pour mieux flairer l'air terrestre, & ne se pouvoient tenir de témoigner par leurs gestes l'aise qu'ils avoient. Nous en approchames à une lieuë prés & (voiles bas) fimes pecherie de morues celle qu'avions faite au banc commençant à faillir. Ceux qui pararavant nous avoient fait des voyages pardela jugerent que nous étions au Cap Breton. La nuit venant nous dressames le Cap à la mer: Et le lendemain huitiéme dudit mois, comme nous approchions de la Baye de _Campseau_ vindrent les brumes sur le vépre, qui durerent huit jours entiers, pendant léquelz nous nous soutimme en mer louvians toujours, sans avancer, contrariés des vents d'Oest & Surouest. Pendant ces huit jours, qui furent d'un Samedi à un autre Dieu (qui a toujours conduit ces voyages, auquels ne s'est perdu un seul homme par mer) nous fit paroitre une speciale faveur, de nous avoir envoyé parmi les brumes épesses un eclaircissement de soleil, qui ne dura que demi heure: & lors nous eumes la veuë de la terre ferme, & coutume que nous nous allions perdre sur les brisans si nous n'eussions vitement tourné le cap en mer. C'est ainsi qu'on recherche la terre comme une bien-aimée, laquelle quelquefois rebute bien rudement son amant. En fi le Samedi quinziéme de Juillet, sur les deux heures apres midi le ciel commença de nous saluer à coups de canonades, pleurant comme faché de nous avoir si long temps tenu en peine. Si bien que le beau temps revenu, voici droit à nous (qui estions à quatre lieuës de terre) deux chaloupes à voile deployée parmi une mer encore emeuë. Cela nous donna beaucoup de contentement. Mais tandis que nous nous poursuivions nôtre route, voici de la terre des odeurs en suavité nompareilles apportées d'un vent chaut si abondamment, que tout l'Orient n'en sçauroit produire davantage. Nous tendions noz mains, comme pour les prendre, tant elles étoient palpables: ainsi qu'il avint à l'abord de la Floride à ceux qui y furent avec Laudonniere. A tant s'approchent les deux chaloupes, l'une chargée de Sauvages, qui avoient un Ellan peint à leur voile, l'autre de François Maloins, qui faisoient leur pecherie au port de _Campseau_. Mais les Sauvages furent plus diligens, car ils arriverent les premiers. N'en ayant jamais veu j'admiray du premier coup leur belle corpulence & forme de visage. Il y en eut un que s'excusa de n'avoir apporté sa belle robbe de Castors, par-ce que le temps avoit été difficile. Il n'avoit qu'une piece de frize rouge sur son dos: & des _Matachiaz_ au col, aux poignets & au dessus du coude, & à la ceinture. On les fit manger & boire, & ce faisant Ilz nous dirent tout ce qui s'étoit passé depuis un an au Port Royal, où nous allions. Cependant les Maloins arriverent, & nous en dirent tout Autant que les Sauvages: Adjoutans que le Mercredi auquel nous evitames les brisans, ilz nous avoient veu, & vouloient venir à nous avec lédits Sauvages, mais que nous étans retournez en mer ilz s'en étoient desistez: & davantege, qu'à terre il avoit toujours fait beau temps: ce que nous admirames fort: mais la cause en a été renduë ci-dessus. De cette incommodité se peut tirer à l'advenir un bien, que ces brumes serviront de rempar au païs, & sçaura-on toujours en diligence ce qui se passera en mer. Ilz nous dirent aussi qu'ils avoient eu avis quelques jours auparavant, par d'autres Sauvages, qu'on avoit veu un navire au Cap Breton. Ces François de saint Malo étoient gens qui faisoient pour les associez du sieur de Monts, & se plaignirent que les Basques contre les defenses du Roy, avoient enlevé & troqué avec les Sauvages plus de six mille Castors. Ilz nous donnerent de leurs poissons, comme Bars, Merlus, & grans Fletans. Quant aux Sauvages, avant partir ilz nous demanderent du pain pour porter à leurs femmes: Ce qu'on leur accorda. Et le meritoient bien, d'estre venus de si bon courage pour nous dire en quelle part nous étions. Car depuis nous allames toujours asseurément. A l'Adieu quelque nombre de ceux de nôtre compagnie s'en allerent à terre au Port de _Campseau_, tant pour nous faire venir du bois & de l'eau douce, que pour de là suivre la côte jusques au Port Royal dans une chaloupe: car nous avions crainte que le Capitaine du Pont n'en fust dé-ja parti lors que nous arriverions. Les Sauvages s'offirent d'aller vers lui à travers les bois, avec promesse qu'ils y seroient dans six jours, pour l'avertir de nôtre venuë afin de l'arréter, d'autant qu'il avoit le mot de partir si dans le seziéme du mois il n'avoit secours: à quoy il ne faillit point: toutefois noz gens desireux de voir la terre de prés, empécherent cela, & nous promirent nous apporter le lendemain l'eau & le bois susdit si nous nous trouvions prés ladite terre. Ce que nous ne fimes point, & poursuivimes nôtre route. Le Mardi dix-septiéme de Juillet nous fumes à l'accoutumée pris de brumes & de vent contraire. Mais le Jeudi nous eumes du calme, si bien que nous n'avancions rien ni de brumes, ni de beau temps. Durant ce calme fut le soir un charpentier de navire se baignant en la mer apres avoir trop beu d'eau de vie, se trouva surpris, le froid de la marine combattant contre l'échauffement de cet esprit de vin. Quelques matelots voyans leur compagnon en peril, se jetterent dans l'eau pour le secourir, mais ayant l'esprit troublé, il se mocquoit d'eux, & n'en pouvoit-on jouir. Ce qui occasionna encore d'autres matelots d'aller au secours & s'empecherent tellement l'un l'autre que tous se virent en peril. En fin il y en eut un qui parmi cette confusion ouït la voix du sieur de Poutrincourt qui lui disoit, Jean Hay (c'étoit son nom) regardez-moy, & print le cordage qu'on lui presentoit. On le tira en haut, & le reste quant & quant fut sauvé. Mais l'autheur de la noise tomba en une maladie dont il pensa mourir. Apres ce calme nous retournames pour deux jours au païs de brumes. Et le Dimanche vint-troisiéme dudit mois eumes conoissance du Port du Rossignol, & le méme jour apres midi de beau soleil nous mouillames l'ancre en mer à l'entrée du Port au Mouton, & pensames toucher, étans venus jusques à deux brasses & demie de profond. Nous allames en nombre de dix-sept à terre pour querir de l'eau & du bois qui nous defailloient. Là nous trouvames encore entieres les cabannes & logemens du Sieur de Monts qui y avoit séjourné l'espace d'un mois deux ans auparavant, comme nous avons dit en son lieu. Nous y remarquames parmi une terre sablonneuse force chénes porte-glans, cyprés, sapins, lauriers, roses muscades grozelles, pourpier, framboises, fougeres, lysimachia, espece de scammonée, Calamus odoratus, Angelique, & autres Simples en deux heures que nous y fumes: Et reportames en nôtre navire quantité de pois sauvages que nous trouvames bons. Ilz croissent sur les rives de la mer, qui les couvre deux fois le jour. Nous n'eumes le loisir d'aller à la chasse des lapins qui sont en grand nombre non loin dudit Port: ains nous en retournams sitôt que nôtre charge d'eau & de bois fut faite: & nous mimes à la voile. Le Mardi vint-cinquiéme étions à l'endroit du Cap de Sable de beau-temps, & fimes bonne journée, car sur le soir nous eumes en veuë l'ile longue & la baye sainte Marie, mais à cause de la nuit nous reculames à la mer. Et le lendemain vimmes mouiller l'ancre à l'entrée du Port Royal, où ne peumes entrer pource qu'il étoit ebe. Mais deux coups de canons furent tirez de nôtre navire pour saluer ledit Port & avertir les François qui y étoient. Le Jeudi vint-septiéme de Juillet nous entrames dedans avec le flot, qui ne fut sans beaucoup de difficultez, pource que nous avions le vent opposite, & des revolins entre les montagnes, qui nous penserent porter sur les rochers. Et en ces affaires nôtre navire alloit à rebours la poupe-devant, & quelquefois tournoit, sans qu'on y peust faire autre chose. En fin étans dedans le port, ce nous étoit chose emerveillable de voir la belle étendue d'icelui, & les montagnes & côtaux qui l'environnent; & m'étonnois comme un si beau lieu demeuroit desert & tout rempli de bois, veu que tant de gens languissent au monde qui pourroient faire proufit de cette terre s'ils avoient seulement un chef pour les y conduire. Peu à peu nous approchames de l'ile qui est vis-à-vis du Fort où nous avons depuis demeuré: ile di-je, la plus agreable qui se puisse voir, desirans en nous-mémes y voir portez de ces beaux batimens qui sont inutiles pardeça, & ne servent que de retraite aux hibous & cercerelles. Nous ne sçavions encore si le sieur du Pont étoit parti, & partant nous nous attendions qu'il nous deust envoyer quelques gens au devant. Mais en vain: car il n'y étoit plus dés y avoit douze jours. Et cependant que nos voguions par le milieu du port, voici que _Membertou_ le plus grand _Sagamos_ des Souriquois (ainsi s'appellent les peuples chez léquels nous étions) vient au Fort François vers ceux qui étoient demeurez en nombre de deux tant seulement, crier comme un homme insensé, disant en Son langage. Quoy? vous vous amusés ici à diner (il étoit environ midi) & ne voyez point un grand navire qui vient ici, & ne sçavons quels gens ce sont? Soudain ces deux hommes courent sur le boulevert, & appretent les canons en diligence, léquels ilz garnissent de boulets & d'amorces. _Membertou_ sans dilayer vient dans son canot fait d'écorces, avec une sienne fille, nous reconoitre: & n'ayant trouvé qu'amitié, & nous reconoissant François, il ne fit point d'alarme. Neantmoins l'un de ces deux hommes là demeurez, dit La Taille, vint sur la rive du port la meche sur le serpentin pour sçavoir qui nous étions (quoy qu'il le sçeust bien, car nous avions la banniere blanche deployée à la pointe du mast) & si tôt voila quatre volées de canons qui font de Echoz inumerables: & de nôtre part le Fort fut salué de trois canonades, & plusieurs mousquetades: en quoy ne manquoit nôtre Trompete a son devoir. A tant nous descendons à terre, visitons la maison & passons la journée à rendre graces à Dieu, voir les cabanes des Sauvages, & nous aller pourmener par les prairies. Mais je ne puis que je ne loue beaucoup le gentil courage de ces deux hommes, déquels j'ay nommé l'un, l'autre s'appelle Miquelet: & meritent bien d'étre ici enchassés, pour avoir exposé si librement leurs vies à la conservation du bien de la Nouvelle-France. Car le sieur du Pont n'ayant qu'une barque & une patache, pour venir cher vers la Terre-neuve des navires de France, ne pouvoit se charger de tant de meubles, blez, farine, & marchandises qui étoient par-dela léquels il eût fallu jetter dans la mer (ce qui eût été à nôtre grand prejudice, & en avions bien peur) si ces deux homme n'eussent pris le hazard de demeurer là pour la conservation de ces choses. Ce qu'ilz firent volontairement, & de gayeté de coeur. _Heureuse rencontre du sieur du Pont: Son retour au Port-Royal: Rejouyssance: Description des environs dudit Port: Conjecture sur l'origine de la grande riviere de Canada: Semailles des blez: Retour du sieur du Pont en France: Voyage du sieur de Poutrincourt au païs des Armouchiquois: Beau segle provenu sans culture: Exercices & façon de vivre au Port-Royal: Cause des prairies de la riviere de l'Equille._ CHAP. XIII LE Vendredi lendemain de nôtre arrivée le sieur de Poutrincourt affectionné à cette entreprise comme pour soy-méme, mit une partie de ses gens en besongne au labourage & culture de la terre, tandis que les autre s'occupoient à nettoyer les chambres & chacun appareiller ce qui étoit de son métier. Le desir que j'avois de sçavoir ce qui se pouvoit esperer de cette terre me rendit avide audit labourage plus que les autres. Cependant ceux des nôtre qui nous avoient quittez à _Campseau_ pour venir le long de la côte, rencontrerent comme miraculeusement le sieur du Pont parmi des iles, qui sont frequentes en ces parties là. De dire combien fut grande la joye d'une part & d'autre, c'est chose que ne se peut exprimer. Ledit sieur du Pont à cette heureuse rencontre retourna en arriere pour nous venir voir au Port-Royal, & se mettre dans le Jonas pour repasser en France. Si ce hazard lui fut utile, il nous le fut aussi par le moyen de ses vaisseaux qu'il nous laissa. Et sans cela nous étions en une telle peine, que nous n'eussions sceu aller ni venir par eau apres que nôtre navire eust été de retour en France. Il arriva le Lundi dernier jour de Juillet, & demeura encore au Port-Royal jusques au vint-huitiéme d'Aoust. Et pendant ce mois grande rejouissance. Le sieur de Poutrincourt fit mettre sur cul un mui de vin l'un de ceux qu'on lui avoit baillé pour sa bouche, & permission de boire à tous venans tant qu'il dura: si bien qu'il y en eut qui se firent beaux enfans. Dés le commencement nous fumes desireux de voir le païs à-mont la riviere, où nous trouvames des prairies préque continuellement jusques à plus de douze lieuës, parmi léquelles decoulent des ruisseaux sans nombre qui viennent des collines & montagnes voisines. Les bois y sont fort épais sur les rives des eaux, & tant que quelquefois on ne les peut traverser. Je ne voudroy toutefois les faire tels que Joseph Acosta recite étre ceux du Perou, quand il dit: «Un de noz freres homme digne de foy nous contoit qu'étant egaré & perdu dans les montagnes sans sçavoir quelle part, ni par où il devoit aller, il se trouva dans des buissons si épais: qu'il fut contraint de cheminer sur iceux sans mettre les pieds en terre par l'espace de quinze jours entiers.» Je laisse à chacun d'en croire ce qu'il voudra, mais cette croyance ne peut venir jusques à moi. Or en la terre de laquelle nous parlons les bois sont plus clairs loin des rives, & des lieux humides: & en est la felicité d'autant plus grande à esperer, qu'elle est semblable à la terre que Dieu promettoit à son peuple par la bouche de Moyse, disant: _Le Seigneur ton Dieu te va faire entrer en un bon païs de torrens d'eaux, de fonteines, & abymes, qui sourdent par campagnes, &c. Païs où tu ne manges point le pain en disette, auquel rien ne te defaudra, païs duquelles pierres sont fer, & des montagnes duquel tu tailleras l'airain._ Et plus outre confirmant les promesses de la bonté & situation de la terre qu'il lui devoit donner. _Le païs_ (dit-il) _auquel vous allez passer pour le posseder n'est pas comme le païs d'Egypte, duquel vous estes sortis, là où tu semois ta semence, & l'arrousois avec le travail de ton pied, comme un jardin à herbes. Mais le païs auquel vous allez passer pour le possseder est un païs de montagnes & campagnes, & est abbreuvé d'eaux selon qu'il pleut des cieux._ Or selon la description que nous avons fait ci-devant du Port Royal & de ses environs, en décrivant le premier voyage du sieur de Monts, & comme nous le disons ici, les ruisseaux y abondent à souhait par toute cette terre, dont rendent témoignage les frequentes & grandes rivieres qui l'arrousent. En consideration dequoy elle ne doit étre estimée moins heureuse que les Gaulles (qui ont une felicité particuliere en ce regard) si jamais elle vient à étre habitée d'hommes industrieux, & qui la sachent faire valoir. Quant aux pierres que nôtre Dieu promet devoir étre fer, & le montagnes d'airain, cela ne signifie autre chose que les mines de cuivre & de fer, & d'acier déquelles nous avons des-ja parlé ci-dessus, & parlerons encores ci-aprés. Et au regard des campagnes (dont nous n'avons encore parlé) il y en a préques tout à l'environ du Port Royal. Et au dessus des montagnes y a de belles campagnes où j'au veu des lacs & des ruisseaux ne plus ne moins qu'aux vallées. Mémes au passage pour sortir d'icelui Port & se mettre en mer, il y a un qui tombe des hauts rochers en bas, & en tombant s'éparpille en pluie menue, qui est chose delectable en Eté, par ce qu'au bas du roc il y a des grottes où l'on est couvert tandis que cette pluie tombe si agreablement: & se fait comme un arc en ciel dedans la grotte où tombe la pluie du ruisseau, lors que le soleil luit: ce qui m'a causé beaucoup d'admiration. Une fois nous allames depuis nôtre Fort jusques à la mer à travers les bois, l'espace de trois lieuës, mais au retour nous fumes plaisamment trompés. Car au bout de nôtre carriere pensans étre en plat païs nous nous trouvames au sommet d'une haute montagne, & nous fallut descendre avec assez de peine à-cause des neges. Mais les montagnes en une contrée ne sont point perpetuelles. A dix lieuës de nôtre demeure, le païs où passe la riviere de l'Equille est tout plat. J'ay veu par dela plusieurs contrées où le païs est tout uni, & le plus beau du monde. Mais la perfection est qu'il est bien arrousé. E pour témoignage de ce, non seulement au Port Royal, mais aussi en toute la Nouvelle-France, la grande riviere de _Canada_ en fait foy, laquelle au bout de quatre cens lieuës est aussi large quel les plus grandes rivieres du monde, remplies d'iles & de rochers innumerables: prenant son origine de l'un des lacs qui se rencontrent au fil de son cours (& je le pense ainsi) si bien qu'elle a deux cours, l'un en l'Orient vers la France: l'autre en Occident vers la mer du Su. Ce qui est admirable, mais non sans exemple qui se trouve en nôtre Europe. Car j'apprens que la riviere qui descend à Trente & à Verone procede d'un lac qui produit une autre riviere dont le cours tend oppositement à la riviere du lins, lequel se décharge au Danube. Ainsi noz Geographes nous font croire que le Nil procéde d'un lac qui produit d'autres rivieres, léquelles se déchargent au grand Ocean. Revenons à nôtre labourage: car c'est là où il nous faut tendre, c'est la premiere mine qu'il nous faut chercher, laquelle vaut mieux que les thresors d'Atabalippa: & qui aura du blé, du min, du bestial, des toiles, du drap, du cuir, du fer, & au bout des Morues, il n'aura que faire d'autres thresors, quant à la necessité de la vie. Or tout celà est, ou peut étre, en la terre que nous décrivons: sur laquelle ayant le sieur de Poutrincourt fait faire à la quinzaine un second labourage: & moy de méme, nous les ensemençames de nôtre blé François tant froment que segle: & à la huitaine suivant vit son travail n'avoir eté vain, ains une belle esperance par la production que la terre avoit des-ja fait des semences qu'elle avoit receu. Ce qu'ayant été montré au sieur du Pont ce lui fut un sujet de faire son rapport en France de chose toute nouvelle en ce lieu là. Il étoit des-ja le vintiéme d'Aoust quand ces belles montres se firent, & admonestoit le temps ceux qui étoient du voyage, de trousser bagage: à quoy on commença de donner ordre, tellement que le vint-cinquiéme dudit mois, apres maintes canonades, l'ancre fut levée pour venir à l'emboucheure de Port, qui est ordinairement la premiere journée. Le sieur de monts ayant desiré de s'élever au Su tant qu'il pourroit y chercher un lieu bien habitable pardelà Malebarre, avoit prié le sieur de Poutrincourt de passer plus loin qu'il n'avoit été, & chercher un Port convenable en bonne temperature d'air, ne faisant plus de cas du Port Royal que de sainte Croix, pour ce qui regarde la Santé. A quoy voulant obtemperer ledit sieur de Poutrincourt, il ne voulut attendre le printemps, sachant qu'il auroit d'autre exercices à s'occuper. Mais voyant ses semailles faites, & la verdure sur son champ, il resolut de faire ce voyage & découverte avant l'hiver. Ainsi il disposa toutes choses à cette fin, & avec sa barque vint mouiller l'ancre prés du Jonas, afin de sortir sa compagnie. Tandis qu'ilz furent là attendans le vent propre l'espace de trois jour il y avoit une moyenne balaine (que les Sauvages appellent _Maria_) laquelle venoit tous les jours au matin dans le Port avec le flot, nouant là dedans tout à son aise, & s'en retournoit d'ebe. Et lors prenant un peu de loisir, je fis en rhime Françoise un Adieu audit sieur du Pont & sa troupe, lequel est ci-aprés couché parmi LES MUSES DE LA NOUVELLE-FRANCE. Le vint-huitiéme dudit mois chacun print sa route qui deçà, qui delà, diversement à la garde de Dieu. Quant au sieur du Pont il deliberoit en passant d'attaquer un marchant de Rouën nommé Boyer (lequel contre les deffenses du Roy étoit allé pardela troquer avec les Sauvages apres avoir eté delivré des prisons de la Rochelle par le consentement du sieur de Poutrincourt, & souz promesse qu'il n'iroit point) mais il étoit ja parti. Et quant audit sieur de Poutrincourt il print la volte de l'ile sainte Croix premiere demeure des François, ayant Champ-doré pour maitre & conducteur de sa barque, mais contrarié du vent, & pource que sa barque faisoit eau, il fut contraint de relacher par deux fois. En fin il franchit la Baye Françoise, & visita ladite ile, là où trouva d blé meur de celui que deux ans auparavant le sieur de Monts avoit semé, lequel étoit beau, gros, pesant, & bien nourri. Il nous en envoya au Port Royal, où j'étois demeuré, ayant eté de ce prié pour avoir l'oeil à la maison, & maintenir ce qui y restoit de gens en concorde. A quoy j'avoy condescendu (encore que cela eust eté laissé à ma volonté) pour l'asseurance que nous nous donnions que l'an suivant l'habitation se feroit en païs plus chaut pardela Malebarre, & que nous irions tous de compagnie avec ceux qu'on nous envoyeroit de France. Pendant ce temps je me mis à preparer de la terre, & faire des clotures & compartimens de jardins pour y semer des legumes, & herbes de menage. Nous fimes aussi faire un fossé tout à l'entour du Fort, lequel étoit bien necessaire pour recevoir les eaux & humidités qui paravant decouloient par dessouz les logemens parmi les racines des arbres qu'on y avoit defrichez: ce qui paraventure rendoit le lieu mal sain. Je ne veux m'arreter à décrire ici ce que nos autres ouvriers faisoient chacun en particulier. Il suffit que nous avions nombre de menuisiers, charpentiers, massons, tailleurs de pierres, serruriers, tailandiers, couturiers, scieurs d'ais, matelots, &c, qui faisoient leur exercices, en quoy ils étoient fort humainement traitez. Car on les quittoit pour trois heures de travail par jour. Le surplus du temps ilz l'emploioient à recuillir des Moules qui sont de basse mer en grande quantité devant le Fort, ou des Houmars (especes de Langoustes) ou des Crappes, qui sont abondamment sous les roches au Port-Royal, ou des Cocques qui sont souz la vaze de toutes parts és rives dudit port. Tout cela se prent sans filets & sans batteaux. Il y en avoit qui prenoient quelquefois du gibier, mais 'étant dressez à cela ilz gatoient la chasse. Et pour nôtre regard, nous avions à nôtre table un des gens du sieur de Monts, qui nous pourvoyoit en sorte que n'en manquions point, nous apportant quelquefois demi douzaine d'Outardes, quelquefois autant de canars, ou oyes sauvages grises & blanches, bien souvent deux & trois douzaines d'alouettes, & autres sortes d'oiseaux. De pain nul n'en manquoit: & avoit chacun trois chopines de vin pur & bon. Ce qui a duré tant que nous avons été par dela, sinon que quand ceux qui nous vindrent querir, au lieu de nous apporter des commodités nous eurent aidé à en faire vuidange (comme nous le pourrons repeter ci-aprés) il fallut reduire la portion à une pinte. Et neantmoins bien souvent il y a eu de l'extraordinaire. Ce voyage en ce regard a eté le meilleur de tous dont nous en devons beaucoup de louange audit sieur de Monts & à ses associez les sieurs Macquin & Georges Rochelois, qui nous en pourveurent tant honnétement. Car certes je trouve que cette liqueur Septembrale est entre autres choses un souverain preservatif contre la maladie du Scorbut: & les epiceries, pour corriger le vice qui pourroit étre en l'air de cette region, lequel neantmoins j'ay toujours reconu bien pur & subtil, nonobstant les raisons que j'en pourrois avoir touchées parlant ci-dessus d'icelle maladie. Pour la pitance nous avions pois, féves, ris, pruneaux, raisins, morues seches & chairs salées, sans comprendre les huiles & le beurre. Mais toutes & quantes fois que les Sauvages habituez pres de nous avoient pris quelque quantité d'Eturgeons, Castors, Ellans, Caribous, ou autres animaux mentionnez en mon Adieu en la Nouvelle-France, ils nous en apportoient la moitié: & ce qui restoit ilz l'exposoient quelquefois en vente en place publique, & ceux qui en vouloient troquoient du pain alencontre. Voila en partie nôtre façon de vivre par dela. Mais jaçoit que chacun de nosdits ouvriers eût son métier particulier, neantmoins il falloit s'employer à tous usages, comme plusieurs faisoient. Quelques massons & tailleurs de pierre se mirent à la boulengerie, Léquels nous faisoient d'aussi bon pain que celui de Paris. Ainsi un de noz scieurs d'ais nous fit plusieurs fois du charbon en grande quantité. En quoy est à noter une chose dont ici je me souvien. C'est que comme il fut necessaire de lever des gazons pour couvrir la pile de bois assemblée pour faire ledit charbon, il se trouva dans les prez plus de deux pieds de terre, non terre, mais herbes melées de limon qui se sont entassées les unes sur les autres annuellement depuis le commencement du mande, sans avoir été fauchées. Neantmoins la verdure en est belle servant de pasture aux Ellans, léquels nous avons plusieurs fois veu en noz prairies de delà en troupe de trois ou quatre, grands & petits se laissans aucunement approcher, puis gaignans les bois. Mais je puis dire davantage avoir veu en traversant deux lieuës de nosdites prairies, icelles toutes foullées de vestiges d'Ellans, car je n'y sçay point d'autres animaux à pié fourchu. Et en fut tué un non loin de nôtre Fort, en un endroit là où le sieur de Monts ayant fait faucher l'herbe deux ans devant, elle estoit revenue la plus belle du monde. Quelqu'un pourra s'étonner comment se font ces prairies, veu que toute la terre en ces lieux-là est couverte de bois. Pour à quoy satisfaire, le curieux sçaura qu'és hautes marées, principalement en celles de Mars & de Septembre, le flot couvre ces rives là: ce qui empeche les arbres d'y prendre racine. Mais par tout où l'eau ne surnage point, s'il y a de la terre il y a des bois. _Partement de l'ile Sainte-Croix: Baye de Marchin: Chouakoet: Vignes & raisins: & largesse de Sauvages: Terre & peuple Armouchiquois: Cure d'un armouchiquois blessé: Simplicité & ignorance de peuple: Vice des Armouchiquois: Soupçon: Peuple ne se souciant de vétement: Blé semé & vignes plantées en la terre des Armouchiquois: Quantité de raisins: Abondance de peuple: Mer perilleuse._ CHAP. XIV REVENONS au sieur de Poutrincourt, lequel nous avons laissé en l'ile Sainte-Croix. Apres avoir là fait une reveuë, & caressé les Sauvages qui y étoient, il s'en alla en quatre jours à _Pemptegoet_, qui est ce lieu tant renommé souz le nom de _Norembega_. Et ne falloit un si long temps pour y parvenir, mais il s'arreta sur la route à faire racoutrer sa barque car à cette fin il avoit mené un serrurier & un charpentier, & quantité d'ais. Il traversa les iles qui sont à l'embouchure de la riviere, & vint à _Kinibeki_, là où sa barque fut en peril à-cause des grans courans d'eaux que la nature du lieu y fait. C'est pourquoy il ne s'y arreta point, ains passa outre à la Baye de _Marchin_, qui est le nom d'un Capitaine Sauvage, lequel à l'arrivée dudit sieur commença à cirer hautement _Hé hé_, à quoy on lui répondit de méme. Il repliqua demandant en son langage: Qui étes-vous? On lui dit que c'étoient amis. Et là dessus à l'approcher le sieur de Poutrincourt traita amitié avec lui, & lui fit presens de couteaux, haches, & _Matachiaz_, c'est à dire écharpes, carquans, & brasselets fait de patenôtres, ou de tuyaux de verre blanc & bleu, dont il fut fort aise, méme de la consideration que ledit sieur de Poutrincourt faisoit avec lui, reconoissant bien que cela lui seroit beaucoup de support. Il distribua à quelques uns d'un grand nombre de peuple qu'il avoit autour de soy, les presens dudit sieur de Poutrincourt, auquel il apporta force chairs d'Orignac, ou Ellan (car les Basques appellent un Cerf, ou Ellan, Orignac) pour refraichir de vivres la compagnie. Cela fait on tendit les voiles vers _Chouakoet_, où est la riviere du Capitaine _Olmechin_, & où se fit l'année suivante la guerre des _Souriquois & Etechemins_ souz la conduite du _Sagamos Membertou_, laquelle j'ay décrite en vers rapportez és Muses de la Nouvelle-France. A l'entrée de la Baye dudit lieu de _Chouakoet_ est uni ile grande comme de demie lieuë de tour, en laquelle noz gens découvrirent premierement la vigne (car encores qu'il y en ait aux terres plus voisines du Port-Royal comme le long de la riviere saint Jean, toutefois on n'en avoit encore eu conoissance) laquelle ilz trouverent en grande quantité, ayant le tronc haut de trois à quatre piez, & par bas gros comme le poin, les raisins beaux, & gros, les uns comme prunes, les autres moindres: au reste si noirs qu'ilz laissoient la teinture où se repandoit leur liqueur: Ils étoient couchez sur les buissons & ronces qui sont parmi cette ile, en laquelle les arbres ne sont si pressez qu'ailleurs, ains éloignez comme de six à six toises. Ce qui fait que le raisin meurit plus aisément; ayant d'ailleurs une terre fort propre à cela sabloneuse & graveleuse. Ilz n'y furent que deux heures; mais fut remarqué que du côté du Nort n'y avoit point de vignes, ainsi qu'en l'ile Sainte-Croix n'y a de Cedres que du côté d'Oest. De cette ile ils allerent à la riviere _d'Olmechin_ port de _Chouakoet_, là où _Marchin_ & ledit _Olmechin_ amenerent un prisonnier Souriquois (& partant leur ennemi) au sieur de Poutrincourt, lequel ilz lui donnerent liberalement. Deux heures aprés arrivent deux Sauvages l'un Etechemin nommé _Chkoudun_, Capitaine de la riviere Saint Jean dite par les Sauvages _Oigoudi_: l'autre Souriquois nommé _Messamoet_ Capitaine ou _Sagamos_ en la riviere du Port de la Heve, sur lequel on avoit pris ce prisonnier. Ils avoient force marchandises troquées avec les François, léquelles ilz venoient là debiter, sçavoir chaudieres grandes, moyennes, & petites, haches, couteaux, robbes, capots, camisoles rouges, pois, féves, biscuit, & autres choses. Sur ce voici arriver douze ou quinze batteaux pleins de Sauvages de la sujetion _d'Olmechin_, iceux en bon ordre, tous peinturés à la face, selon leur coutume, quand ilz veulent étre beaux, ayant l'arc, & la fleche en main, & le carquois auprés d'eux, léquels ilz mirent bas à bord. A l'heure _Messamoet_ commence à haranguer devant les Sauvages leur remontrant comme par le passé ils avoient eu souvent de l'amitié ensemble: & qu'ilz pourroient facilement domter leurs ennemis s'ils se vouloient entendre, & se servir de l'amitié des François, lequels ilz voyoient là presens pour reconoitre leur païs, à fin de leur porter des commodités à l'avenir, & les secourir de leurs forces, léquelles il sçavoit, & les leur representoit d'autant mieux, que lui qui parloit étoit autrefois venu en France, & y avoit demeuré en la maison du sieur de Grandmont Gouverneur de Bayonne. Somme, il fut prés d'une heure à parler avec beaucoup de vehemence & d'affection, & avec un contournement de corps & de bras tes qu'il est requis en un bon Orateur. Et à la fin jetta toutes ses marchandises (qui valoient plus de trois cens escus renduës en ce païs-là) dans le bateau _d'Olmechin_ comme lui faisant present de cela en asseurance de l'amitié qu'il lui vouloit témoigner. Cela fait la nuit s'approchoit, & chacun se retira. Mais _Messamoet_ n'étoit pas content de ce _qu'Olmechin_ ne lui avoit fait pareille harangue, ni retaliation de son present: car les Sauvages ont cela de noble qu'ilz donnent liberalement jettans aux piez de celui qu'ilz veulent honorer le present qu'ilz lui font; mais c'est en esperant de recevoir quelque honnéteté reciproque, qui est une façon de contract que nous appellons sans nom, _Je te donne à fin que tu me donnes_. Et cela se fait par tout le monde. Partant _Messamoet_ dés ce jour là songea de faire la guerre à _Olmechin_. Neantmoins le lendemain matin lui & ses gens retournerent avec un bateau chargé de ce qu'ils avoient, sçavoir blé, petun, féves, & courges, qu'ilz distribuerent deça & dela. Ces deux Capitaines _Olmechin & Marchin_ ont depuis été tués à la guerre. A la place déquels avoit été éleu par les Sauvages un nommé _Bessabés_: lequel depuis nôtre retour a été tué par les Anglois: & au lieu d'icelui ont fait venir un Capitaine de dedans les terres nommé _Asticou_, homme grave, vaillant, & redouté, lequel d'un clin d'oeil amassera mille Sauvages, ce que faisoient aussi _Olmechin & Marchin_. Car noz barques y étans, incontinent la mer se voyoit toute couverte de leurs bateaux chargez d'hommes dispos, se tenant droits là dedans: ce que ne sçaurions faire sans peril, n'étant iceux bateaux que des arbres creusez à la façon que nous dirons au dernier livre. De là donc le sieur de Poutrincourt poursuivant sa route, trouva un certain port bien agreable, lequel n'avoit été veu par le sieur de Monts: & durant le voyage ils virent force fumées, & gens à la rive, qui les invitoient à s'approcher d'eux: & voyans qu'on n'en tenoit conte, ilz suivoient la barque le long de la gréve sablonneuse, voire la devançoient le plus souvent, tant ilz sont agiles, ayans l'arc en main, & le carquois sur le dos, dansans toujours & chantans, sans se soucier dequoy ils vivront par les chemins. Peuple heureux, voire mille fois plus que ceux qui se font adorer pardeça, s'il avoit la conoissance de Dieu & de son salut. Le sieur de Poutrincourt ayant pris terre à ce port, voici parmi une multitude de Sauvages des fiffres en bon nombre, qui jouoyent de certains flageollets longs, faits comme des cannes de roseaux, peinturés par dessus, mais non avec telle harmonie que pourroient faire nos bergers: & pour montrer l'excellence de leur arc, ilz siffloient avec le nez en gambadant selon leur coutume. Et comme ces peuples accouroient precipitamment pour venir à la barque, il y eut un Sauvage qui se blessa griévement au talon contre le trenchant d'une roche, dont il fut contraint de demeurer sur la place. Le Chirurgien du sieur de Poutrincourt à l'instant voulut apporter à ce mal ce qui étoit de son art, mais ilz ne le voulurent permettre que premierement ilz n'eussent fait à l'entour de l'homme blessé leurs chimagrées. Ils le coucherent donc par terre, l'un d'eux lui tenant la téte en son giron, & firent plusieurs criaillemens, danses & chansons, à quoy le malade ne répondoit sinon Ho, d'une voix plaintive. Ce qu'ayant faiz ilz le permirent à la cure dudit Chirurgien, & s'en allerent, comme aussi le patient aprés qu'il fut pensé, mais deux heures passées il retourna le plus gaillart du monde ayant mis à l'entour de sa téte le bandeau dont étoit enveloppé son talon, pour étre plus beau fils. Le lendemain les nôtres entrerent plus avant dans le port, là où étans allé voir les cabannes des Sauvages, une vieille de cent ou six-vints ans vint jetter aux piez du sieur de Poutrincourt un pain de blé qu'on appelle Mahis, & pardeça blé de Turquie, ou Sarrazin, puis de la chanve fort belle & haute, item des féves, & raisins frais cuillis, pour ce qu'ils en avoient veu manger aux François à _Chouakoet_. Ce que voyans les autres Sauvages qui n'en sçavoient rien, ils en apportoient plus qu'on ne vouloit à l'envi l'un de l'autre, & en recompense on leur attachoit au front une bende de papier mouillée de crachat, dont ils étoient fort glorieux. On leur montra en pressant le raisin dans le verre, que de cela nous faisions le vin que nous beuvions. On les voulut faire manger du raisin, mais l'ayans en la bouche ilz le crachoient, & pensoient (ainsi qu'Ammian Marcellin recite de noz vieux Gaullois) que ce fût poison, tant ce peuple est ignorans de la meilleure chose que Dieu ait donnée à l'homme, apres le pain. Neantmoins si ne manquent-ilz point d'esprit, & feroient quelque chose de bon s'ils étoient civilisés, & avoient l'usage des métiers. Mais ilz sont cauteleux, larrons & traitres, & quoy qu'ilz soyent nuds on ne se peut garder de leurs mains: car si on detourne tant soit peu l'oeil, & voyent l'occasion de derober quelque couteau, hache, ou autre chose, ilz n'y manqueront point, & mettront le larecin entre leurs fesses, ou le cacheront souz le sable avec le pied si dextrement qu'on ne s'en appercevra point. J'ay leu en quelque voyage de la Floride, que ceux de cette province sont de méme naturel, & ont la méme industrie de derober. De vérité je ne m'étonne pas si un peuple pauvre & nud est larron, mais quant il y a de la malice au coeur, cela n'est plus excusable. Ce peuple est tel qu'il faut traiter avec terreur: car par amitié si on leur donne trop d'accés ils machineront quelque surprise, comme s'est reconnu en plusieurs occasions, ainsi que nous avons veu ci-dessus & verrons encor ci-aprés. Et sans aller plus loin, le deuxiéme jour aprés étre là arrivez, comme ils voyoient noz gens occupez sur la rive du ruisseau qui est là, à faire la lescive, ilz vindrent quelques cinquante à la file, avec arcs, fleches, & carquois, en intention de faire quelque mauvais tour, comme on en a eu conjecture sur la maniere de proceder. Mais on le s prevint, & alla-on au devant d'eux avec mousquets & la méche sur le serpentin. Ce qui fit les uns fuir, & les autres étans enveloppés aprés avoir mis les armes bas, vindrent à une peninsule où étoient nos gens, et faisans beau semblant, demanderent à troquer du petun qu'ils avoient, contre noz marchandises. Le lendemain le Capitaine dudit lieu & port vint voir le sieur de Poutrincourt en sa barque. On fut étonné de le voir accompagné _d'Olmechin_, veu que la traite étoit merveilleusement longue de venir là par terre, & beaucoup plus brieve par la mer. Cela donnoit sujet de mauvais soupçon, encores qu'il eût promis amitié avec François. Neantmoins ilz furent humainement receuz, & bailla le sieur de Poutrincourt un habit complet audit _Olmechin_, duquel étant vétu, il se regardoit en un miroir, & rioit de se voir ainsi. Mais peu aprés sentant que cela l'empechoit, quoy qu'au mois d'Octobre, quand il fut retourné aux cabannes il le distribua à plusieurs de ses gens, afin qu'un seul n'en fût trop empeché. Ceci devroit servir de leçon à tant de mignons & migones de deça, à qui il faut faire des habits & corselets durs comme bois, où le corps est si miserablement gehenné, qu'ilz sont dans leurs vétemens inhabiles à touts bonnes choses: Et s'il fait trop chaut ilz souffrent dans leurs groz culs à mile replis, des chaleurs insupportables, qui surpassent les douleurs que l'on fait quelquefois sentir aux criminels. Or durant le temps que ledit sieur de Poutrincourt fut là, étant en doute si le sieur de Monts viendroit point faire une habitation en cette côte, comme il en avoit desir, il y fit cultiver un parc de terre pour y semer du blé, & planter la vigne, comme il fit à l'aide de nôtre Apoticaire M. Louis Hebert, homme qui outre l'experience qu'il a en son art, prent grand plaisir au labourage de la terre. Et peut-on ici comparer ledit sieur de Poutrincourt au bon pere Noé, lequel aprés avoir fait la culture la plus necessaire regarde la semaille des blez, se mit à planter à la vigne, de laquelle il ressentit les effects par aprés. Sur le point qu'on deliberoit de passer outre, _Olmechin_ vint à la barque pour voir le sieur de Poutrincourt, là où aprés s'étre arreté par quelques heures soit à deviser, soit à manger, il dit que le lendemain devoient arriver cent bateaux contenans chacun six hommes: mais la venuë de telles gens n'étant qu'une reuse, le sieur de Poutrincourt ne les voulut attendre: ains s'en alla le jour méme à Malebarre, non sans beaucoup de difficultés a cause des grans courans & du peu de font qu'il y a. De maniere que la barque ayant touché à trois piez d'eau seulement on pensoit étre perdu, & commença-on à la décharger & mettre les vivres dans la chaloupe qui étoit derriere, pour se sauver en terre: mais la mer n'étant en son plein, la barque fut relevée au bout d'une heure. Toute cette mer est une terre usurpée comme celle du Mont saint Michel, terre sablonneuse, en laquelle ce qui reste est tout plat païs jusques aux montagnes que l'on voit à quinze lieuës de là. Et ay opinion que jusques à la Virginie c'est tout de méme. Au surplus ici grande quantité de raisins comme devant, & païs fort peuplé. Le sieur de Monts étant venu à Malebarre en autre saison recuillit seulement du raisin vert, lequel il fit confire, & en apporta au Roy. Mais ç'a eté un heur d'y étre venu en Octobre pour en voir la parfaite maturité. J'ay dit ci-devant la difficulté qu'il y a d'entrer au port de Malebarre, C'est pourquoy le sieur de Poutrincourt n'y entra point avec sa barque, ains y alla seulement avec une chaloupe, laquelle trente ou quarante Sauvages aiderent à mettre dedans, & comme la marée fut haute (or ici la mer ne hausse que de deux brasses, ce qui est rare à voir) il en sortit & se retira en ladite barque, pour dés le lendemain, si töt qu'il ajourneroit, passer outre. _Perils: Langage inconu: Structure d'une forge, & d'un four: Croix plantée: Abondance: Conspiration: Desobeissance Assassinat: Fuite de trois cent contre dix: Agilité des Armouchiquois: Propheties de nôtre temps. Barbin. Marquis d'Ancre: Accident d'un mousquet crevé: Insolence, timidité, impieté, & fuite des Sauvages: Port fortuné: Mer mauvaise, Vengeance: Conseil & resolution sur le retour: Nouveaux perils: Faveurs de Dieu: Arrivée du sieur de Poutrincourt au Port Royal: & la reception à lui faite._ CHAP. XV LA nuit commençant à plier bagage pour faire place à l'aurore on mit la voile au vent, mais ce fut avec une navigation fort perilleuse. Car avec ce petit vaisseau, qui n'étoit que de dix-huit tonneaux, il étoit force de côtoyer la terre, où noz gens ne trouvoient point de fond: reculans à la mer c'étoit encore pis: de maniere qu'ilz toucherent deux ou trois fois, étans relevez seulement par les vagues; & sur le gouvernail rompu, qui étoit chose effroyable. En cette extremité furent contraints de mouiller l'ancre en mer à deux brasses d'eau & à trois lieuës loin de la terre. Ce que fait, le sieur de Poutrincourt envoye Daniel Hay (homme qui se plait de montrer sa vertu aux perils de la mer) vers la côte, pour la reconoitre, & voir s'il y avoit point de port. Et comme il fut prés de terre il vit un Sauvage qui dansoit chantant _yo, yo, yo_, le fit approcher, & par signes lui demanda s'il y avoit point de lieu propre à retirer navires, & où il y eût de l'eau douce. Le Sauvage ayant fait signe qu'ouï, il le receut en sa chaloupe, & le mena à la barque, dans laquelle étoit _Chkoudun_, Capitaine de la riviere _Oigoudi_, autrement Saint Jean, lequel confronté à ce Sauvage, il ne l'entendoit non plus que les nôtres. Vray est que par signes il comprenoit mieux qu'eux ce qu'il vouloit dire. Ce Sauvage montra les endroits où il y avoit des basses, & où il n'y en avoit point. Et fit si bien en serpentant, toujours la sonde à la main qu'en fin on parvint au port qu'il avoit dit, auquel y a peu de profond là où étant la barque arrivée, on fit diligence de faire une forge pour la racoutrer avec son gouvernail; & un four pour cuire du pain, parce que le biscuit étoit failli. Quinze jours se passerent à ceci, pendant léquels le sieur de Poutrincourt selon la louable coutume des Chrétiens, fit charpenter & planter une Croix sur un tertre, ainsi qu'avoit fait deux ans auparavant le sieur de Monts à _Kinibeki_, & Malebarre. Or parmi ces laborieux exercices on ne laissoit de faire bonne chere de ce que la mer & la terre peut en cette part fournir. Car en ce port il y a quantité de gibier, à la chasse duquel plusieurs de noz gens s'employoient: principalement les Alouettes de mer y sont en si grandes troupes que d'un coup d'arquebuze le sieur de Poutrincourt en tua vint-huit. Pour le regard des poissons il y a des marsoins & souffleurs en telle abondance, que la mer en semble toute couverte. Main on n'avoit les choses necessaires à faire cette pécherie, ains on s'arrétoit seulement aux coquillages, comme huitres, palourdes, ciguenaux, & autres dequoy il y avoit moyen de se contenter. Les Sauvages d'autre par apportoient du poisson & des raisins pleins des paniers de jonc, pour avoir en échange quelque chose de noz denrées. Ledit sieur de Poutrincourt voyant là les raisins beaux à merveilles avoit commandé à son homme de chambre de serrer dans la barque un fais des vignes où ils avoient eté pris. Maitre Loys Hebert nôtre Apoticaire desireux d'habiter ce païs-là, en avoit arraché une bonne quantité, afin de les planter au Port-Royal, où il n'y en a point, quoy que la terre y soit fort propre au vignoble. Ce qui toutefois (par une stupide oubliance) ne fut fait, au grand déplaisir dudit sieur & de nous tous. Aprés quelques jours, voyant la grande assemblée de Sauvages, en nombre de cinq à six cens, icelui sieur descendit à terre, & pour leur donner quelque terreur, fit marcher devant lui un de ses gens jouant de deux épées, & faisant avec icelles maints moulinets. Dequoy ils étoient étonnez. Mais bien encore plus quand ilz virent que noz mousquets perçoient des pieces de bois épesses, où leurs fleches n'eussent sçeu tant seulement mordre. Et pour ce ne s'attaquerent-ilz jamais à noz gens tant qu'ilz se tindrent en garde. Et eût eté bon de faire sonner la trompette au bout de chacune heure, comme faisoit le Capitaine Jacques Quartier. Car comme dit bien souvent ledit sieur de Poutrincourt: _Il ne faut jamais tendre aux larrons_, c'est qu'il ne faut donner sujet à un ennemi de penser qu'il puisse avoir prise sur vous: ains toujours montrer qu'on se deffie de lui, & qu'on ne dort point: & principalement quand on a affaire à des Sauvages, léquels n'attaqueront jamais celui qui les attendra de pié ferme. Ce qui ne fut fait en ce lieu par ceux qui porterent la folle enchere de leur negligence, comme nous allons dire. Au bout de quinze jours ledit sieur de Poutrincourt voyant sa barque racoutrée, & ne rester plus qu'une fournée de pain à achever, il s'en alla environ trois lieuës dans les terres pour voir s'il découvriroit quelque singularité. Mais au retour lui & ses gens apperceurent les Sauvages fuyans par les bois en diverses troupes de vint, trente, & plus, les uns se baissans comme gens qui ne veulent étre veuz: d'autres bloutissans dans les herbes pour n'étre aperceuz: d'autres transportans leurs bagages, & canots pleins de blé, comme pour deguerpir: Les femmes d'ailleurs transportans leurs enfans, & ce qu'elles pouvoient de bagage avec elles. Ces façons de faire donnerent opinion au sieur de Poutrincourt que ses gens ici machinoient quelque chose de mauvais: Partant quand il fut arrivé il commanda à ses gens qui faisoient le pain de se retirer en la barque. Mais comme jeunes gens sont bien souvent oublieux de leur devoir, ceux-ci ayans quelque gateau ou tarte à faire aimerent mieux suivre leur appetit que ce qui leur étoit commandé, & laisserent venir la nuit sans se retirer. Sur la minuit le sieur de Poutrincourt ruminant sur ce qui s'étoit passé la journée precedente, demanda s'ils étoient dedans la barque. Et ayant entendu que non, il leur envoya la chaloupe pour les prendre & amener à bord à quoy ils ne voulurent entendre, fors son homme de chambre, qui craignoit d'étre battu, ils étoient cinq armez de mousquets & épées léquels on avoit averty d'étre toujours sur leurs gardes, & neantmoins ne faisoient aucun guet; tant ils étoient amateurs de leurs volontés. Il étoit bruit qu'auparavant ils avoient tiré deus coups de mousquets sur les Sauvages pource que quelqu'un d'eux avoit derobé une hache. Somme iceux Sauvages ou indignés de cela, ou par un mauvais naturel; sur le point du jour vindrent sans bruit (ce qui leur est aisé à faire, n'ayans ni chevaux, ni charettes, ni sabots) jusques sur le lieu où ilz dormoient: & voyans l'occasion belle à faire un mauvais coup, ilz donnent dessus à traits de fléches & coups de masses, & en tuent deux, le reste demeurant blessé commencerent à crier fuians vers la rive de la mer. Lors celui qui faisoit la sentinelle dans la barque, s'écrie tout effrayé, Aux armes, on tue noz gens, on tue noz gens. A cette voix chacun se leve, & hativement sans prendre le loisir de s'habiller, ni d'allumer sa méche, se mirent dix dans la chaloupe, des noms déquels je ne me souvient, sinon de Champlein, Robert Gravé fils du sieur du Pont, Daniel Hay, les Chirurgien & Apothicaires, & le Trompette tous léquels suivans ledit sieur de Poutrincourt, qui avoit son fils avec lui descendirent à terre en pur corps. Mais les Sauvages s'enfuirent belle erre, encores qu'ils fussent plus de trois cens, sans ceux qui pouvoient étre tapis dans des herbes (selon leur coutume) qui ne se montroient point. En quoy se reconoit comme Dieu imprime je ne sçay quelle terreur en la face des fideles à l'encontre des mécreans, suivant la parole, quand il dit à son peuple eleu: _Nul ne pour substituer devant vous, Le Seigneur vôtre Dieu mettra une frayeur & terreur de vous sur toute la terre sur lesquelles vous marcherés_. Ainsi nous voyons que cent trente-cinq milles combatans Madianites s'enfuirent & s'entretuerent eux-mémes au-devant de Gedeon qui n'avoit que trois cens hommes. Or de penser poursuivre ceux-ci c'eût peine perdue, car ils sont trop legers à la couse: Mais qui auroit des chevaux il les gateroit bien: car ils ont force petits sentiers pour aller d'un lieu à autre (ce qui n'est au Port Royal) & ne sont leurs bois épais, & outre ce encor on force terre découverte, où sont leurs maisons, ou cabannes au milieu de leur labourage. Pendant que le sieur de Poutrincourt venoit à terre, on tira la barque quelques coups de petites pieces de fonte sur certains Sauvages qui étoient sur un tertre, & en vit-on quelques-uns tomber, mais ilz sont si habiles à sauver leurs morts qu'on ne sait qu'en penser. Ledit sieur voyant qu'il ne profiteroit rien de les poursuivre, fit faire des fosses pour enterrer ceux qui étoient decedez, léquels j'ay dit étre deux, mais il y en eut un qui mourut sur le bord de l'eau pensant se sauver, & un quatriéme qui fut si fort navré de fleches qu'il mourut étant rendu au Port Royal. Le cinquiéme avoit une fleche dans la poitrine, mais il échappa pour cette fois là: & vaudroit mieux qu'il y fût mort: car on nous a frechement rapporté qu'il s'est fait pendre en l'habitation que le sieur de Monts entretient à _Kebec_ sur la grande riviere de _Canada_, ayant été autheur d'une conspiration faite contre Champlein. Et quant à ce desastre il a été causé par la folie & desobeissance d'un que je ne veux nommer, puis qu'il est mort, lequel faisoit le coq entre des jeunes gens à lui trop credules, qui autrement étoient d'assez bonne nature; & pource qu'on ne le vouloit enivrer, avoit juré (selon sa coutume) qu'il ne retourneroit point dans la barque, ce qui avint aussi. Car il fut trouvé mort la face en terre ayant un petit chien sur son doz, tous-deux cousus ensemble & transpercez d'une méme fleche. Sur l'occurence de cette prophetie il me plait d'en rapporter deux de méme étoffe & tres-veritables avenues à la conservation de la France, la veille Saint-Marc en cette année mille six cens dix-sept, léquelles n'ont point eté remarquées par tous ceux qui ont fait des libelles sur la mort du Marquis d'Ancre. La premiere est de Barbin, qui fut fait Conterolleur general des finances en la place de Monsieur le President Jeannin, lequel n'étoit aggreable, par-ce qu'il étoit trop bon François. Cet homme voyant trois ou quatre Princes & quelques Seigneurs seuls & foibles, s'opposer à la tyrannie que ledit Marquis avoit occupée souz le nom du Roy, disoit ordinairement que ces affaires ne dureroient point jusques à la fin de May, & que dans ce temps ces Princes & Seigneurs (qui se sacrifioient pour leur patrie) seroient réduits à la necessité de se rendre. Ce qui en apparence étoit veritable. Mais Dieu juste juge y pourveut, ayant contre l'esperance commune fortifié l'esprit & le courage de ce jeune Prince Roy, en sorte qu'en moins d'un tourbillon cette haute puissance qui vouloit éprouver jusques où à quel point & degré la Fortune pouvoit elever un homme, fut tout à plat abbattue, & entierement ruinée par la mort de cet ambitieux trop enivré des faveurs qu'il ne méritoit point. L'autre Prophete que je eux dire a eté cetui-ci méme, lequel en son dernier voyage fait à Paris, passant par Ecouï à sept lieuës de Roüen eut plainte d'une servante de l'epée Royale, où il étoit logé, que la guerre leur coutoit beaucoup, & ne leur venoit plus d'hostes: Surquoy il repartit, disant: Ma fille je m'en vay à Paris; Si je retourne nous aurons la guerre; Sinon, nous aurons la paix. Ce qui est arrivé, mais en un autre sens qu'il ne l'entendoit. Car certes il s'attendoit pas de mourir si tôt; & sa mort tant desirée & necessaire nous a en un moment ramené la paix, a garenti ces bons & genereux Princes d'une entiere ruine, & a sauvé le Roy & la maison Royale, de qui l'Etat & la vie ne pendoit qu'à un filet que pretendoit bien-tôt couper ce mal-heureux Pisandre. Ainsi plusieurs prophetizent quelquefois contre leur sens & entente, dont l'exemple nous est assez notoire en l'histoire sainte par la prophetie de Balaam. Main revenons à nos Armouchiquois. En cette mauvaise occurence le fils du sieur du Pont susnommé eut trois doits de la main emportez de l'éclat d'un mousquets qui se creva pour étre trop chargé. Ce qui trouble fort la compagnie laquelle étoit assez affligée d'ailleurs. Neantmoins on ne laissa de rendre le dernier devoir aux morts, léquels on enterra au pié de la Croix qu'on avoit là plantée, comme a été dit. Mais l'insolence de ce peuple barbare fut grande aprés les meurtres par eux commis, en ce que comme noz gens chantoient sur nos morts les oraisons & prieres funebres accoutumées en l'Eglise, ces maraux; id-je, dansoyent & hurloyent loin de là se rejouissans de leur trahison: & pourtant, quoy qu'ilz fussent grand nombre, ne se hazardoyent pas de venir attaquer les nôtres, léquels ayans à leur loisir fait ce que dessus, pource que la mer baissait fore, se retirerent en la barque, dans laquelle étoit demeuré Champ-doré pour la garde d'icelle. Mais comme la mer fut basse, & n'y avoit moyen de venir à terre, cette méchante gent vint derechef au lieu où ils avoient fait le meurtre; arracherent la Croix, deterrerent l'un des morts, prindrent sa chemise, & la vétirent, montrans leurs depouilles qu'ils avoient emportées: & parmi ceci encore tournans le dos à la barque jettoient du sable à deux mains par entre les fesses en derision, hurlans comme des loups: ce qui facha merveilleusement les nôtres, léquels ne manquoient de tirer sur eux leurs pieces de fonte, mais la distance étoit fort grande, & avoient des-ja cette ruse de se jetter par terre quand ils voyoient mettre le feu, de sorte qu'on ne sçavoit s'ils avoient été blessés ou autrement: & fallut par necessité boire ce calice, attendant la marée, laquelle venue & suffisante pour porter à terre, comme ilz virent nos gens s'embarquer en la chaloupe, ilz s'enfuirent comme levriers, se fians en leur agilité. Il y avoit avec les nôtres un Sagamos nommé _Chkoudun_, duquel nous avons parlé ci devant, lequel avoit grand déplaisir de tout ceci: & vouloit seul aller combattre cette multitude, mais on ne le voulut permettre. Et à tant on releva la Croix avec reverence, & enterra-on de rechef le corps qu'ils avoient déterrés. Et fut ce port appellé le _Port Fortuné_. Le lendemain on mit la voile au vent pour passer outre & découvrir nouvelles terres: mais on fut contraint par le vent contraire de relacher & r'entrer dans ledit Port. L'autre lendemain on tenta derechef d'aller plus loin, mais ce fut en vain, & fallut encores relacher jusques à ce que le vent fût propre. Durant cette attente les Sauvages (pensans, je croy que ce ne fût que jeu ce qui s'étoit passé) voulurent se r'apprivoiser, & demanderent à troquer, faisant semblant que ce n'étoient pas eux qui avoient fait le mal mais d'autres, qu'ilz montroient s'en étre allez. Mais ilz n'avoient pas l'avisement de ce qui est en une fable, que la Cigogne ayant été prise parmi les Grues qui furent trouvées en dommage, fut punie comme les autres, nonobstant qu'elle dist que tant s'en fallût qu'elle fit mal qu'elle purgeoit la terre des serpens qu'elle mangeoit. Le sieur de Poutrincourt donc les laissa approcher, & fit semblant de vouloir prendre leurs denrées, qui étoient du petun, quelques chaines, colliers, & brasselets faits de coquilles de Vignaux (appelés _Esurgni_, au discours du second voyage de Jacques Quartier) fort estimés entre eux: item de leurs blé, féves, arcs, fleches, carquois, & autres menues bagatelles. Et comme la societé fut renouée, ledit sieur commanda à neuf ou dix qu'il avoit avec lui de mettre les meches de leurs mousquets en façon de laqs, & qu'au signal qu'il feroit chacun jettât son cordeau sur la téte de celui des Sauvages qu'ils auroient accosté, & s'en saisist, comme le maitre des hautes oeuvres fait de sa proye: & pour l'effect de ce, que la moitié s'en allassent à terre, tandis qu'on les amuserait à troquer dans la chaloupe. Ce qui fut fait: mais l'execution ne fut pas du tout selon son desir. Car il pretendoit se servir de ceux que l'on prendroit comme de forçats au moulin à bras & à couper dus bois. A quoy par trop grande precipitation on manqua. Neantmoins il y en eut six ou sept charpentés & taillés en pieces léquels ne peurent point si bien courir dans l'eau comme en la campagne, & furent attendus au passage par ceux des nôtres qui étoient demeurés à terre. Le Sauvage _Chkoudun_ mentionné ci-devant, rapportoit une des tétes de ceux-là, mais par fortune elle tomba dans la mer, dont il eut tant de regret, qu'il en pleuroit à chaudes larmes. Cela fait, le lendemain on s'efforça d'aller plus avant, nonobstant que le vent ne fût à propos, mais on avança peu, & vit-on tant seulement une ile à six ou sept lieuës loing, à laquelle il n'y eut moyen de parvenir, & fut appellée _l'ile Douteuse_. Ce que consideré, & que d'une part on craignoit manquer de vivres, & d'autres que l'hiver n'empechât la course; & d'ailleurs encores, qu'il y avoit deux malades, auquels on n'esperoit point de salut: Conseil pris, fut resolu de retourner au Port-Royal, étant, outre ce que dessus, encore le sieur de Poutrincourt en souci pour ceux qu'il avoit laissé. Ainsi on vint pour la troisiéme fois au Port Fortuné, là où ne fut veu aucun Sauvage. Au premier vent propre ledit sieur fit lever l'ancre pour le retour, & memoratif des dangers passez, fit cingler en pleine mer: ce qui abbregea sa route. Mais non sans un grand desastre du gouvernail qui fut derechef rompu de maniere qu'étant à l'abandon des vagues, ils arriverent en fin au mieux qu'ilz peurent aux iles de _Norembega_, où ilz la racoutrerent. Et au sortir d'icelles vindrent à _Menane_ ile d'environ six lieuës de long entre Sainte-Croix, & le Port-Royal, où ils attendirent le vent, lequel étant venu aucunement à souhait, au partir de là nouveaux desastres. Car la chaloupe qui étoit attachée à la barque fut poussée d'un coup de mer rudement, rudement, que de sa pointe elle rompit tout le derriere d'icelle, où étoit ledit sieur de Poutrincourt, & autres. Et d'ailleurs n'ayans peu gaigner le passage dudit Port-Royal, la marée (qui vole en cet endroit) les porta vers le fond de la Baye Françoise, d'où ilz ne sortirent point à leur aise, & se trouverent en aussi grand danger qu'ils eussent été oncques auparavant: d'autant que voulans retourner d'où ils étoient venus ilz se virent portez de la marée & du vent vers la côte, qui est de hauts rochers & precipices: là où s'ilz n'eussent doublé une pointe qui les menaçoit de ruine, c'eût été fait d'eux. Mais en des hautes entreprises Dieu veut éprouver la confiance de ceus qui combattent pour son nom, & de voir s'ilz ne branleront point: il les meine jusques à la porte de l'enfer, c'est à dire du sepulchre, & neantmoins les tient par la main, afin qu'ilz ne tombent dans la fosse, ainsi qu'il est écrit: _Ce suis-je, ce suis-je moy, & n'y a point de Dieu avec moy. Je fay mourir, & fay vivre: je navre, & je gueri: & n'y a personne qui puisse delivrer aucun de ma main._ Ainsi avons-nous dit quelquefois ci-devant, & veu par effet, que combien qu'en ces navigations se soient presentez mille dangers, toutefois il ne s'est jamais perdu un seul homme par mer, jaçoit que de ceux qui vont tant seulement Pour les Morues, & le traffic des pelleteries, il y en demeure assez souvent: témoins quatre pécheurs Maloins qui furent engloutis des eaux étans allés à la pécherie; lors que nous étions sur le retour en France: Dieu voulant que nous reconoissions tenir ce benefice de lui, & manifester sa gloire de cette façon, afin que sensiblement on voye que c'est lui qui est autheur de ces saintes entreprises, léquelles ne se font par avarice, ni par l'injuste effusion du sang, mais par un zele d'établir son nom, & sa grandeur parmi les peuples qui ne le conoissent point. Or aprés tant de faveurs du ciel, c'est à faire à ceux qui les ont receues à dire comme le Psalmiste-Roy bien aimé de Dieu: _Tu m'as tenu la dextre, & ton sage vouloir_ _M'a seurement guidé, jusqu'à me faire voir_ _Mainte honorable grace_ _En cette terre basse._ Aprés beaucoup de perils (que je ne veux comparer à ceux d'Ulisse, ni d'Ænée, pour ne souiller noz voyages saints parmi l'impureté) le sieur de Poutrincourt arriva au Port-Royal le quatorziéme de Novembre, où nous le receumes joyeusement & avec une solennité toute nouvelle pardela. Car sur le point que nous attendions son retour avec grand desir, (& ce d'autant plus, que si mal lui fût arrivé nous eussions été en danger d'avoir de la confusion) je m'avisay de representer quelque gaillardise en allant au-devant de lui, comme nous fimes. Et d'autant que cela fut en rhimes Françoises faites à la hâte, je l'ay mis avec _Les Muses de la Nouvelle-France_ souz le tiltre de THEATRE DE NEPTUNE, où je renvoye mon Lecteur. Au surplus pour honorer davantage le retour de nôtre action, nous avions mis au dessus de la porte de nôtre Fort les armes de France, environnées de couronnes de lauriers (dont il y a là grande quantité au long des rives des bois) avec la devise du Roy, DVO PROTEGIT VNVS. Et au dessous celles du sieur de Monts avec cette inscription, DABIT DEVS HIS QVOQVE FINEM: et celle du sieur de Poutrincourt avec cette autre inscription, INVIA VIRTVTI NVLLA EST VIA, toutes deux aussi ceintes de chapeaux de lauriers. _Etat de semailles: Institution de l'ordre de Bon-temps: Comportement des Sauvages parmi les François: Etat de l'hiver: Pourquoy en ce temps pluies & brumes rares: Pourquoy pluies frequentes entre les tropiques: Neges utiles la terre: Etat de Janvier: Conformité de temps en l'antique & Nouvelle-France: Pourquoy Printemps tardif: Culture de jardins: Rapport d'iceux: Moulin à eau: Manne de harens: Preparation pour le retour: Invention du sieur de Poutrincourt: Admiration des Sauvages: Nouvelles de France._ CHAP. XVI APRES la rejouissance publique cessée, le sieur de Poutrincourt eut soin de voir ses blés, dont il avoit semé la plus grande partie à deux lieuës loin de nôtre Fort en amont de la riviere de l'Equille, dite du Dauphin: & l'autre à-l'entour de nôtredit Fort: & trouva les premiers semez bien avancés, & non les derniers qui avoient eté semez les sixiéme & dixiéme de Novembre, léquels toutefois ne laisserent de croitre souz la nege durant l'hiver, comme je l'ay remarqué Ce seroit chose longue de vouloir minuter tout ce qui se faisoit durand l'hiver entre nous: comme de dire que ledit sieur fit faire plusieurs fois du charbon, celui de forge étant failli: qu'il fit ouvrir des chemins parmi les bois: que nous allions à travers les forets souz la guide du Kadran, & autres choses selon les occurrences. Mais je diray que pour nous tenir joyeusement & nettement, quant aux vivres, fut établi un Ordre en la Table dudit sieur de Poutrincourt, qui fut nommé L'ORDRE DE BON-TEMPS, mis premierement en avant par Champlein, suivant lequel ceux d'icelle table étoient Maitres-d'hotel chacun à son tour, qui étoit en quinze jours une fois. Or avoit-il le soin de faire que nous fussions bien & honorablement traités. Ce qui fut si bien observé, que (quoy que les gourmans de deça nous disent souvent que là nous n'avions point la rue aux Ours de Paris) nous y avons fait ordinairement aussi bonne chere que nous sçaurions fair en cette rue aux Ours, & à moins de frais. Car il n'y avoit celui qui deux jours devant que son tour vint ne fût soigneus d'aller à la chasse, ou la pecherie, & n'apportat quelque chose de rare, outre ce qui étoit de nôtre ordinaire. Si bien que jamais au déjeuner nous n'avons manqué de saupiquets de chair ou de poissons: & au repas du midi & du soir encor moins: car c'étoit le grand festin, là où l'Architriclin, ou Maitre-d'hotel (que les Sauvages appellent _Atoctegie_) ayant fait preparer toutes choses au cuisinier, marchoit la serviete sur l'épaule, le baton d'office en main, le collier de l'Ordre au col, & tous ceux d'icelui Ordre aprés lui portans chacun son plat. Le méme étoit au dessert, non toutefois avec tant de suite. Et au soir avant rendre graces à Dieu, il resignoit le collier de l'Ordre avec un verre de vin à son successeur en la charge, & buvoient l'un à l'autre. J'ay dit ci-devant que nous avions du gibier abondamment, Canars, Outardes, Oyes grises & blanches, perdris, alouettes, & autres oiseaux: Plus des chairs d'Ellans, de Caribous, de Castors, de Loutres, d'Ours, de Lapins, de Chats-Sauvages, ou Leopars, de _Nibachés_, & autres telles que les Sauvages prenoient, dont nous faisions chose qui valoit bien ce qui est en la rotisserie de la rue aux Ours: & plus encor: car entre toutes les viandes il n'y a rien de si tendre que la chair d'Ellan (dont nous faisions aussi de bonne patisserie) ni de si delicieux que la queue du Castor. Mais nous avons eu quelquefois demie douzaine d'Eturgeons tout à coup que les Sauvages nous ont apportez, déquels nous prenions une partie en payant, & le reste on leur permettoit vendre publiquement & troquer contre du pain, dont nôtre peuple abondoit, & quant à la viande ordinaire portée de France cela étoit distribué egalement autant au plus petit qu'au plus grand. Et ainsi étoit du vin, comme a été dit. En telles actions nous avions toujours vint ou trente Sauvages, hommes, femmes, filles, & enfans, qui nous regardoient officier. On leur baillait du pain gratuitement comme on feroit à des pauvres. Mais quant au _Sagamos Membertou_, & autres _Sagamos_ (quand il en arrivoit quelqu'un) ils étoient à la table mangeans & buvans comme nous: & avions plaisir de les voir, comme au contraire leur absence nos étoit triste: ainsi qu'il arriva trois ou quatre fois que tous s'en allerent és endroits où ilz sçavoient y avoir de la chasse, & emmenerent un des nôtres lequel véquit quelques Six semaines comme eux sans sel, sans pain, & sans vin, couché à terre sur des peaus, & en temps de neges. Au surplus ils avoient soin de lui (comme d'autres qui sont souvent allés avec eux plus que d'eux-mémes), disans que s'ils mouroient on leur imposeroit qu'ilz les auroient tués: & par ce se conoit que nous n'étions comme degradés en une ile ainsi que le sieur de Villegagnon au Bresil. Car ce peuple aime les François, & en un besoin s'armeront tous pour les soutenir. Or, pour ne nous égarer, tels regimes dont nous avons parlé, nous servoient de preservatifs contre la maladie du païs. Et toutefois il nous en deceda quatre en Fevrier & Mars de ceux qui étoient ou chagrins, ou paresseux: & me souvient de remarquer que tous ils avoient leurs chambres du côté d'Oest, & regardant sur l'étendue du Port, qui est de quatre lieuës préque en ovale. D'ailleurs ils étoient mal couchés, comme tous. Car les maladies precedentes, & le depart du Sieur du Pont en la façon que nous avons dit, avoient fait que l'on avoit jetté dehors les matelats, & étoient pourris, & ceux qui s'en allerent avec ledit sieur du Pont emporterent ce qui restoit de draps de licts disans qu'ils étoient à eus. De maniere que quelques uns des nôtres eurent le mal de bouche, & l'enflure de jambes, à la façon des phthisiques: qui est la maladie que Dieu envoya à son peuple au desert en punition de ce qu'ilz s'étoient voulu engraisser de chair, ne se contentans de ce que le desert leur fournissoit par la volonté divine. Nous eumes beau temps préque tout l'hiver. Car les pluies, ni les brumes, n'y sont si frequentes qu'ici, soit en lamer, soit en la terre: & ce pour autant que les rayons du soleil en cette saison n'ont pas la force d'élever les vapeurs d'ici bas, mémement en un païs tout forétier. Mais en Eté cela se fait sur tous les deux, lors que leur force est augmentée, 7 se resoudent ces vapeurs subitement ou tardivement selon qu'on approche de la ligne æquinoctiale. Car nous voyons qu'entre les deux tropiques les pluies sont abondantes en mer & en terre, & specialement au Peru, & en Mexique plus qu'en l'Afrique, pource que le soleil par un si long espace de mer ayant humé beaucoup d'humidités de tout l'Ocean, il les resout en un moment par la grande force de sa chaleur, là où vers la Terre-neuve ces vapeurs s'entretiennent long temps en l'air devant que se condenser en pluie, ou étre dissipées: ce qui est en Eté (comme nous avons dit) & non en hiver: & en la mer plus qu'en la terre. Car en la terre les brouillas du matin servent de rousée, & tombent sur les huit heures: & en la mer ilz durent deux, trois, & huit jours, comme nous avons souvent experimenté. Or puis que nous sommes sur l'hiver disons que les pluies en tel temps étans rares par-dela aussi y fait-il beau soleil aprés que la nege est tombée, laquelle nous avons eue sept ou huit fois, mais elle se fondoit facilement és lieux découverts, & la plus constante a été en Février. Quoy que ce soit, la nege moderée est fort utile aux fruits de la terre, pour les conserver contre la gelée, & leur servir comme d'une robbe fourrée. Ce que Dieu fait par une admirable providence, pour ne ruiner les hommes, & comme dit le Psalmiste. _Il donne la nege chenue_ _Comme laine à tas blanchissant,_ _Et comme la cendre menue_ _Repand les frimas brouissans._ Et comme le ciel n'est gueres souvent couvert de nuées vers la Terre-neuve en temps d'hiver, aussi y a il des gelées matinales, léquelles se renforcent sur la fin de Janvier, en Février, & au commencement de Mars: car jusques audit temps de Janvier nous y avons toujours été en pourpoint: & me souvient que le quatorziéme de ce mois par un Dimanche aprés midi nous nous rejouissions chantans Musique sur la riviere de l'Equille: & qu'en ce méme mois nous allames voir les blez à deux lieuës de nôtre Fort, & dinames joyeusement au soleil. Je ne voudroy toutefois dire que toutes les années fussent semblables à celle-ci. Car comme cet hiver là fut semblablement doux pardeçà, le dernier hiver de l'an mil six cens sept, le plus rigoureux qu'on vit jamais, a aussi été de méme par-delà, en sorte que beaucoup de Sauvages sont morts par la rigueur du temps ainsi qu'en France beaucoup de pauvres, & de voyagers. Mais je diray que l'année de devant que nous fussions en la Nouvelle-France, l'hiver n'avoit point eté rude, ainsi que m'ont testifié ceux qui y avoient demeuré avant nous. Voila ce qui regarde la saison de l'hiver. Mais je ne suis point encore bien satisfait en la recherche de la cause pourquoy en méme parallele la saison est par-dela plus tardive d'un mois qu'ici, & n'apparoissent les fueilles aux arbres que sur le declin du mois de May: si ce n'est que nous disions que l'epesseur des bois & grandeur des foréts empéche le soleil d'échauffer la terre: item que le païs où nous étions est voisin de la mer, & plus sujet au froid comme participant du Perou païs semblablement froid à l'égard de l'Afrique; & d'ailleurs que cette terre n'ayant jamais été cultivée, est plus condense, & ne peuvent les arbres & plantes aisément tirer le suc de leur mere. En recompense dequoy aussi l'hiver y est plus tardif, comme nous avons n'agueres dit. Les froidures étans passées, sur la fin de Mars tous les volontaires d'entre nous se mirent à l'envi l'un de l'autre à cultiver la terre, & faire des jardins pour y semer, & en recueillir des fruits. Ce qui vint bien à propos. Car nous fumes fort incommodez l'hiver faute d'herbes de jardins. Quand chacun eut fait ses semailles, c'étoit un merveilleux plaisir de les voir croitre & profiter chacun jour, & encore plus grand contentement d'en user si abondamment que nous fimes: si bien que ce commencement de bonne esperance nous faisoit préque oublier nôtre païs originaire, & principalement quand le poisson commença à rechercher l'eau douce & venir à foison dans noz ruisseaux, tant que nous n'en sçavions que faire. Ce que quant je considere, je ne me sçaurois assés étonner comme il est possible que ceux qui ont eté en la Floride ayent souffert de si grandes famines, veu la temperature de l'air qui est préque sans hiver, & que leur famine vint és mois d'Avril, May, Juin, auquels ilz ne devoient manquer de poissons. Tandis que les uns travailloient à la terre, le sieur de Poutrincourt fit preparer quelques batimens pour loger ceux qu'il esperoit nous devoir succeder. En considerant combien le moulin à bras apportoit de travail, il fit faire un moulin à eau, qui fut fort admiré des Sauvages. Aussi est-ce une invention qui n'est pas venue és esprits des hommes dés les premiers siecles. Depuis cela nos ouvriers eurent beaucoup de repos: car ilz ne faisoient préque rien pour la pluspart. Mais je puis dire que ce moulin nous fournissoit de Harens trois fois plus qu'il ne nous en eût fallu pour vivre, à la diligence de noz Meuniers: car la mer étant haute venoit jusqu'au moulin, au moyen dequoy le haren allant s'égayer par deux heures en l'eau douce, étoit pris de bonne guerre au retour. Le sieur de Poutrincourt en fit saller deux bariques, & une barique de Sardines pour en faire montre en France. Parmi toutes ces choses ledit sieur de Poutrincourt ne laissoit de penser au retour. Ce qui étoit un fait d'homme sage. Car il ne se faut jamais tant fier aux promesses des hommes que l'on ne considere qu'il y arrive bien souvent beaucoup de desastre en peu d'heure. Et partant dés le mois d'Avril il fit accommoder deux barques, une grande, & une petite, pour venir chercher les navires de France vers _Campseau_, ou la Terre-neuve, cas avenant que n'eussions point de secours. Mais la charpenterie faite, un seul mal nous pouvoit arréter, c'est que nous n'avions point de bray pour calfester noz vaisseaux. Cela (qui étoit la chose principale) avoit eté oublié au partir de la Rochelle. En ceste necessité importante, ledit sieur de Poutrincourt s'avisa de recuillir par les bois quantité de gommes de sapins. Ce qu'il fit avec beaucoup de travail, y allant lui-méme avec un garson ou deux le plus souvent: si bien qu'en fin il eut quelques cent litres. Or apres ces fatigues ce ne fut encore tout. Car il falloit fondre & purifier cela, qui étoit un point necessaire, & inconu à nôtre Maitre de marine, Champ-doré, & à ses matelots, d'autant que le bray que nous avons vient de Norwege, Suede, & Danzic. Neantmoins ledit sieur de Poutrincourt inventa le moyen de tirer la quintessence de ces gommes & écorces de sapins: & fit faire quantité de briques, déquelles il façonna un fourneau tout à jour, dans lequel il mit une alembic fait de plusieurs chaudrons enchassez l'un dans l'autre, lequel il emplissoit de ces gommes & écorces: puis étant bien couvert on mettait le feu tout à l'entour, par la violence duquel fondoit la gomme enclose dans ledit alembic, tomboit par embas dans un bassin. Mais il ne falloit pas dormir à l'entour, d'autant que le feu prenant à la matiere tout étoit perdu. Cela étoit admirable pour un personage qui n'en avoit jamais veu faire: dont les Sauvages étonnés disoient en mots empruntez des Basques _Endia chavé Normandia_, c'est à dire, que les Normans sçavent beaucoup de choses. Or appellent-ils tous les François Normans (exceptez les Basques) par ce que la pluspart des pécheurs qui vont aux Morues sont de cette nation. Ce remede nous vint bien à point: car ceux qui nous vindrent querir étoient tombez en méme faute que nous. Or comme celui qui est en attente n'a point de bien ni de repos jusques à ce qu'il tienne ce qu'il desire: Ainsi en cette saison noz gens jettoient souvent l'oeil sur la grande étendue du Port Royal pour voir s'ilz découvriroient point quelque vaisseau arriver. En quoy ils furent plusieurs fois trompez, se figurans tantot avoir ouï un coup de canon, tantot appercevoir les voiles d'un vaisseau: & prenans bien souvent les chaloupes des Sauvages qui nous venoient voir pour les chaloupes Françoises. Car alors grande quantité de Sauvages s'assemblerent au passage dudit Port pour aller à la guerre contre les Armouchiquois, comme nous dirons au livre suivant. En fin on cria tant Noé qu'il vint, & eumes nouvelles de France le jour de l'Ascension avant midi. [Illustration] _Arrivée des François: Societé du sieur de Monts rompue, & pourquoy: Avarice de ceux qui volent les morts: Feux de joye pour la naissance de Monseigneur d'Orleans: Partement des Sauvages pour aller à la guerre: Sagamos Membertou: Voyages sur la côte de la Baye Françoise: Trafic sordide: Ville_ d'Ouigoudi: _Sauvages comme font de grands voyages: Mauvaise intention d'iceux: Mine d'acier: Voix de Loups-marins: Etat de l'ile Sainte-Croix: Erreur de Champlein: Amour des Sauvages envers leurs enfans: Retour au Port Royal._ CHAP. XVII LE Soleil commençoit à échauffer la terre, &oeillader sa maitresse d'un regard amoureux, quand le _Sagamos Membertou_ (apres noz prieres solennellement faites & Dieu, & le desjeuner distribué au peuple selon la coutume) nous vint avertir qu'il avoit veu une voile sur le lac, c'est à dire dans le port, que venoit vers notre Fort. A cette joyeuse nouvelle chacun va voir, mais encore ne se trouvoit-il persone qui si bonne veuë qu lui' quoy qu'il soit âgé de plus de cent ans. Neantmoins on découvrit bientôt ce qui en étoit. Le sieur de Poutrincourt fit en diligence appreter la petite barque pour aller reconoitre. Champ-doré & Daniel Hay y allerent & par le signal qu'ils nous donnerent étans certains que c'étoient amis, incontinent fimes charger quatre canons, & une douzaine de fauconneaux, pour saluer ceux qui nous venoient voir de si loin. Eux de leur part ne manquerent à commencer la féte, & décharger leurs pieces, auquels fut rendu le reciproque avec usure. C'étoit tant seulement une petite barque marchant souz la charge d'un jeune homme de saint-Malo nommé Chevalier, lequel arrivé au Fort bailla ses lettres au sieur de Poutrincourt, léquelles furent leuës publiquement. On lui mandoit que pour ayder à sauver les frais du voyage, le navire (qui étoit encor le JONAS) s'arreteroit au port de _Campseau_ pour y faire pecherie de Morue, les marchans associez du sieur de Monts ne sachans pas qu'il y eût pecherie plus loin que ce lieu: toutefois que s'il étoit necessaire il fit venir ledit navire au Port Royal. Au reste, que la societé étoit rompue, d'autant que contre l'honneteté & devoir les Holandois (qui ont tant d'obligation à la France) conduits par un traitre François nommé La Jeunesse, avoient l'an precedent enlevé les Castors & autres pelleteries de la grande riviere de _Canada_: chose qui tournoit au grand detritement de la societé, laquelle partant ne pouvoit plus fournir aux frais de l'habitation de dela, comme elle avoit fait par le passé. Joint qu'au Conseil du Roy (pour ruiner cet affaire) on avoit nouvellement revoqué le privilege octroyé pour dix ans au sieur de Monts, pour la traicte des Castors, chose que l'on n'eût jamais esperé. Et pour cette cause n'envoyoient personne pour demeurer là apres nous. Si nous eumes aussi une grande tristesse de voir une si belle & si sainte entreprise rompuë: que tant de travaux & de perils passez ne servissent de rien: & que l'esperance de planter là le nom de Dieu, & la Foy Catholique s'en allât evanouie. Neantmoins apres que le sieur de Poutrincourt eut long temps songé sur ceci, il dit que quant il y devroit venir tout seul avec sa famille il ne quitteroit point la partie. Ce nous estoit, di-je, grand deuil d'abandonner ainsi une terre qui nous avoit produit de si beaux blez, & tant de beaux ornemens de jardins. Tout ce qu'on avoit peu faire jusques là ç'avoit été de trouver lieu propre à faire une demeure arretée, & une terre qui fût de bon rapport. Et cela étant fait, de quitter l'entreprise, c'étoit bien manquer de courage. Car passée une autre année il ne falloit plus entretenir d'habitation. La terre étoit suffisante de rendre les necessitez de la vie. C'est le sujet de la douleur qui poignoit ceux qui étoient amateur de voir la Religion Chrétienne établie en ce païs là. Mais d'ailleurs le sieur de Monts, & ses associés étant en perte, & n'ayans point d'avancement du Roy, c'étoit chose qu'ilz ne pouvoient faire sans beaucoup de difficulté, que d'entretenir une habitation pardela. Voila les effects de l'envie, qui ne s'est pas glissée seulement és coeurs des Hollandois pour ruiner une si sainte entreprise, mais aussi des nôtres propres, tant s'est montrée grande & insatiable l'avarice des Marchans qui n'avoient part à l'association du sieur de Monts. Et sur ce je diray l'abondant, que de ceux qui nous sont venu querir en ce païs là il y en a eu qui ont osé méchamment aller dépouiller les morts,& voler les Castors que ces pauvres peuples mettent pour le dernier bien-fait sur ceux qu'ils enterrent, ainsi que nous dirons plus amplement au dernier livre. Chose qui rend le nom François odieux & digne de mépris parmi eux, qui n'ont rien de semblable, ains le coeur vrayement noble & genereux, ayans rien de particulier ains toutes choses communes, & qui font ordinairement des presens (& ce fort liberalement, selon leur moyen) à ceux qu'ils aiment & honorent. Et outre ce mal, est arrivé que les Sauvages, lors que nous étions à _Campseau_, tuerent celui qui avoit montré à noz gens les sepulcres de leurs morts. Je n'ay que faire d'alleguer ici ce que récite Herodote de la vilenie du Roy Darius, lequel pensant avoir trouvé la mere au nid (comme on dit) c'est à dire des grands thresors au tombeau de Semiramis Royne des Babyloniens, eut un pié de nez, ayant au dedans trouvé un écriteau contraire au premier, tensoit aigrement de son avarice & méchanceté. Revenons à noz tristes nouvelles & aux regrets sur icelles. Le sieur de Poutrincourt ayant fait proposer à quelques uns de nôtre compagnie s'ilz vouloient là demeurer pour un an, il s'en presenta huit, bons compagnons, auquels on promettoit chacun une barique de vin, de celui qui nous restoit, & du blé suffisamment pour une année: mais ilz demanderent si hauts gages qu'il ne peût pas s'accomoder avec eux. Ainsi se fallut resoudre au retour. Le jour declinant nous fimes les feuz de joye de la naissance de Monseigneur le Duc d'Orleans, & recommençames à faire bourdonner les canons & fauconneaux, accompagnez de force mousquetades, le tout aprés avoir sur ce sujet chanté le _Te Deum_. Ledit Chevalier apporteur de nouvelles avoit en charge de Capitaine au navire qui étoit demeuré à _Campseau_, & en cette qualité on lui avoit baillé pour nous amener six moutons, vint-quatre poules, une livre de poivre, vint livres de ris, autant de raisins & de pruneaux, un millier d'amandes, une livre de muscades, un quarteron de canelle, demi livre de giroffles, deux livres d'ecorces de citrons, deux douzaines de citrons, autant d'orenges, un jambon de Maience, & six autres jambons, une barique de vin de Gascogne, & autant de vin d'Hespagne, une barique de boeuf salé, quatre pots & demie d'huile d'olive, une jarre d'olives, un baril de vinaigre, & deux pains de sucre: Mais tout cela fut perdu par les chemins par fortune de gueule, & n'en vimes pas grand cas: neantmoins j'ay mis ici ces denrées afin que ceux qui voudront aller sur mer s'en pourvoient. Quant aux poules & moutons on nous dit qu'ils étoient morts durant le voyage: ce que nous crumes facilement mais nous desirions au moins qu'on nous en eût apporté les os. On nous dit encore pour plus ample resolution, que l'on pensoit que nous fussions tous morts. Voila sur quoy fut fondée la mangeaille. Nous ne laissames toutefois de faire bonne chere audit Chevalier & aux siens, qui n'étoient pas petit nombre, ni buveurs semblables à feu Monsieur le Marquis de Pisani. Occasion qu'ilz ne se deplaisoient point avec nous: car il n'y avoit que du cidre bien arrousé d'eau dans le navire où ils étoient venus pour la portion ordinaire. Mais quant audit Chevalier, dés le premier jour il parla du retour. Le sieur de Poutrincourt le tint quelque huit jours en esperance: au bout déquels voulant s'en aller, ledit sieur mit des gens dans sa barque, & le retint sur quelque rapport que ledit Chevalier avoit dit qu'étant à _Campseau_ il mettroit le navire à la voile, & nous lairroit là. A la quinzaine ledit sieur envoya une barque audit _Campseau_ chargée d'une partie de nos ouvriers, pour commencer à detrapper la maison. Au commencement de Juin les sauvages en nombre d'environ quatre cens partirent de la cabanne que le _Sagamos Membertou_ avoit façonnée de nouveau en forme de ville environnée de hautes pallissades, pour aller à la guerre contre les Armouchiquois, qui fut à _Chouakoet_, à environ quatre-vints lieuës loin du Port Royal, d'où ilz retournerent victorieux, par les stratagemes que je diray en la description que j'ay faite de cette guerre en vers François. Les Sauvages furent prés de deux mois à s'assembler là. _Membertou_ le grand _Sagamos_ les avoit fait avertir durant & avant l'hiver, leur ayant envoyé des hommes exprés, qui étoient ses deux fils _Actaudin & Actaudinech_, pour leur donner là le Rendez-vous. Ce _Sagamos_ est homme des-ja fort vieil, & a veu le Capitaine Jacques Quartier en ce païs là auquel temps il étoit des-ja marié, & avoit enfans, & neantmoins ne paroit point avoir plus de cinquante ans. Il a eté fort grand guerrier & sanguinaire en son jeune âge & durant sa vie. C'est pourquoy on dit qu'il a beaucoup d'ennemis, & est bien aise de se tenir aupres des François pour vivre en seureté. Durant cette assemblée il fallut lui faire des presens & dons de blé, & féves, méme de quelque baril de vin, pour fétoyer ses amis. Car il remontroit au sieur de Poutrincourt: «Je suis le _Sagamos_ de ce païs ici, j'ay le bruit d'étre ton ami, & de tous les Normans (car ainsi appellent-ils les François, ainsi que j'ay dit) & que vous faites cas de moy: ce me seroit un reproche si je ne montrois les effects de telle chose.» Et neantmoins soit par envie ou autrement, un autre _Sagamos_ nommé _Chkoudun_, lequel est bon ami des François nous fit rapport que _Membertou_ machinoit quelque chose contre nous, & avoit harangué sur ce sujet. Ce qu'entendu par le sieur de Poutrincourt, soudain il l'envoya querir pour l'étonner,& voir s'il obeiroit. Au premier mandement, il vint seul avec noz gens, & ne fit aucun refus. Occasion qu'on le laissa retourner en paix apres avoir receu bon traitement, & quelque bouteille de vin, lequel il aime parce (dit-il) que quand il en a beu il dort bien, et n'a plus de soin, ni d'apprehension. Ce _Membertou_ nous dit au commencement que nous vimmes là qu'il vouloit faire un present au Roy de sa mine de cuivre, par ce qu'il voyoit que nous faisions cas des metaux,& qu'il faut que les _Sagamos_ soient honétes & liberaux les uns envers les autres. Car lui étant _Sagamos_ il s'estime pareil au Roy, & à tous ses Lieutenans: & disoit souvent au sieur de Poutrincourt qu'il lui étoit grand ami, frere compagnon, & égal, montrant cette égalité par la jonction des deux doits de la main que l'on appelle _index_ ou le doit demonstratif. Or jaçoit que le present qu'il vouloit faire à sa Majesté fût chose dont elle ne se soucie, neantmoins cela lui partoit de bon courage, lequel doit étre prisé comme si la chose étoit plus grande, ainsi que fit ce Roy des Perses qui receut d'aussi bonne volonté une pleine main d'eau d'un païsan comme les plus grands presens qu'on lui avoit fait. Car si _Membertou_ eût eu davantage il l'eût offert liberalement. Le sieur de Poutrincourt n'ayant point envie de partir delà qu'il n'eût veu l'issue de son attente, c'est à dire la maturité des blés, il delibera apres que les Sauvages furent allés à la guerre, de faire voyages le long de la côte. Et pource que Chevalier desiroit amasser quelques Castors, il envoya dans une petite barque à la riviere Saint-Jean, dite par les Sauvages _Oigoudi_, & l'ile Sainte-Croix: & lui Poutrincourt s'en alla dans une chaloupe à ladite mine de cuivre. Je fus du voyage dudit Chevalier: & traversames la Bay Françoise pour aller à ladite riviere: là où sitôt que fumes arrivez nous fut apportée demie douzaine de Saumons frechement pris: & y sejournames quatre jours, pendant léquels nous allames és cabanes du Sagamos _Chkoudun_, là où nos vimes quelques quatre-vints ou cent Sauvages tout nuds, hors-mis le brayet, qui faisoient Tabagie des farines que ledit Chevalier avoit troqué contre leurs vieilles pannes pleines de pous (car ilz ne lui baillerent que ce qu'ilz ne vouloient point.) Ainsi fit-il là un trafic sordide que je prise peu. Mais il peut dire que l'odeur du lucre est suave & douce de quelque chose que ce soit, & ne dedaignoit pas l'Empereur Vespasien de recevoir par sa main le tribut qui lui venoit des pissotieres de Rome. Etans parmi ces Sauvages le _Sagamos Chkoudun_ nous voulut donner le plaisir de voir l'ordre & geste qu'ilz tiennent allans à la guerre, & les fit tous passer devant nous, ce que je reserve à dire au dernier livre. La ville d'_Ouigoudi_ (ainsi j'appelle la demeure dudit _Chkoudun)_ étoit un grand enclos sur un tertre fermé de hauts & menus arbres attachez l'un contre l'autre, & au dedans plusieurs cabannes grandes & petites, l'une déquelles étoit aussi grande qu'une halle, où se retiroient beaucoup de menages: & quant à celle où ilz faisoient la Tabagie elle étoit un peu moindre. Une bonne partie dédits sauvages étoient de _Gachepé_ qui est le commencement de la grande riviere de _Canada_, & nous disent que de leur demeure ils venoient là en six jours, dont je fus fort étonné, veu la distance qu'il y a par mer: mais il abbregent fort leurs chemins, & font des grans voyages par le moyen des lacs & rivieres, au bout déquelles quant ils sont parvenus, en portant leurs canots trois ou quatre lieuës ils gaignent d'autres rivieres qui ont un contraire cours. Tous ces Sauvages étoient là venus pour aller à la guerre avec _Membertou_ contre les Armouchiquois. Or d'autant que j'ay parlé de cette riviere _d'Ouigoudi_ au voyage du sieur de Monts, je n'en diray ici autre chose. Quand nous retournames à nôtre barque qui étoit à demie lieuë de là à l'entrée du Port à l'abri d'une chaussée que la mer y a fait, noz gens & (particulierement Champ-doré, qui nous conduisoit) étoient en peine de nous, & ayans veu de loin les Sauvages en armes pensoient que c'étoit pour nous mal faire; ce qui eût eté aisé, pource que nous n'étions que deux: Et pour ainsi furent bien aises de nôtre retour. Apres que le lendemain vint le Devin du quartier crier comme un desesperé à-l'endroit de nôtre barque. Ne sachans ce qu'il vouloit dire on l'envoya querir dans un petit bateau, & nous vint haranguer, & dire que les Armouchiquois étoient dans les bois, & les venoient attaquer, & qu'ils avoient tué de leurs gens qui étoient à la chasse: & partant que nous descendissions à terre pour les assister. Ayans ouï ce discours qui ne tendoit à rien de bon selon nôtre jugement, nous lui dimes que noz journées étoient limitées, & noz vivres aussi, & qu'il nous convenoit de gaigner païs. Se voyant éconduit il dit que devant qu'il fût deux ans il faudroit qu'ilz tuassent tous les Normans, ou que les Normans les tuassent. Nous nous mocquames de lui, & lui dimes que nous allions mettre nôtre barque devant leur Fort pour les aller tous saccages. Mais nous ne le fimes pas. Car nous partimes ce jour là: & ayans vent contraire, nous nous mimes à l'abri d'une petite ile, où nous fumes deux jours: pendant léquels l'un alloit tirer aux Canars pour la provision: l'autre faisoit la cuisine: Champ-doré & moy allions le long des rochers avec marteaux & ciseaux cherchans s'il y auroit point quelques mines. Ce que faisans nous trouvames de l'acier en quantité entre les roches, dont nous fimes provision pour en faire montre au sieur de Poutrincourt. De là nous allames en trois journées à l'ile Sainte-Croix étans souvent contrariez des vents. Et pource que nous avions mauvaise conjecture sur les Sauvages que nous avions veu en grand nombre à la riviere de Saint-Jean, & que la troupe partie du Port Royal étoit encore à _Menane_ (ile entre ledit Port Royal & sainte-Croix) déquelz nous ne voulions pas fier, nous faisions bon guet la nuit: pendant lequel nous oyions souvent les voix des Loups-marins, qui ressembloient préque celles des Chat-huans: Chose contraire à l'opinion de ceux qui ont dit & écrit que les poissons n'ont point de voix. Arrivez que fumes en ladite ile de Sainte-Croix, nous y trouvames les batimens y laissez tout entiers, fors que le magazin étoit découvert d'un côté. Nous y trouvames encore du vin d'Hespagne au fond d'un mui, duquel nous beumes & n'étoit guere gaté. Quand aux jardins nous y trouvames des choux, ozeilles, & laictues, dont nous fimes cuisine. Nous y fimes aussi de bons patez de tourtres qui sont là frequentes dans les bois. Mais les herbes y sont si hautes, qu'on ne pouvoit les trouver quand elles étoient tuées & tombées à terre. La cour y étoit pleine de tonneaux entiers, léquels quelques matelots mal disciplinez brulerent pour leur plaisir, dont j'eu horreur quand je le vi, & jugeay mieux que devant que les Sauvages étoient (du moins civilement) plus humains & plus gens de bien que beaucoup de ceux qui portent le nom de Chrétien, ayans depuis trois ans pardonné à ce lieu, auquel ilz n'avoient seulement pris un morceau de bois, ni de sel qui y étoit en grande quantité dur comme roche. Je ne sçay à quel propos Champlein en la relation de ses voyages imprimée l'an mille six cens treize, s'amuse à écrire que je n'ay point eté plus loin que Sainte-Croix, veu que je ne di pas le contraire. Mais il est peu memoratif de ce qu'il fait, disant là méme (pag. 151) que dudit Sainte-Croix au port Royal, n'y a que quatorze lieuës, & en la pa. 95, il avoit dit qu'il y en 25. Et si on regarde sa charte geographique il s'en trouvera pour le moins quarante. Au partir de là nous vimmes mouiller l'ancre parmi un grand nombre d'iles confuses, où nous ouïmes quelques Sauvages, & criames pour les faire venir. Ilz nous r'envoyerent le méme cri. A quoy un des nôtres repliqua _Ouen Kirau_, c'est à dire, qui étes-vous? Ilz ne voulurent se declarer. Mais le lendemain _Oagimont_ Sagamos de cette riviere nous vint trouver, & conumes que c'étoit lui que nous avions ouï. Il se disposoit à suivre _Membertou_ & sa troupe à la guerre, en laquelle il fut griévement blessé, comme j'ay dit en mes vers sur ce sujet. Ce _Oagimont_ a une fille âgée d'environ onze ans bien agreable, laquelle le sieur de Poutrincourt desiroit avoir, & la lui a plusieurs fois demandée pour la bailler à la Roye, lui promettant que jamais il n'auroit faute de blé, ni d'autre chose: mais onques il ne s'y est voulu accorder. Etant entré en nôtre barque, il nous accompagna jusques à la pleine mer, là où il se mien en sa chaloupe pour s'en retourner, & de nôtre part tendimes au Port Royal, à l'entrée duquel nos arrivames avant le jour, mais fumes devant nôtre Fort injustement sur le point que le belle Aurore commençoit à montrer sa face vermeille sur le sommet des côtaux chevelus. Le monde étoit encore endormi, & n'y en eut qu'un qui se leva au continuel abbayement des chiens; mais nous fimes bien reveiller le reste à force de mousquetades,& d'éclats de trompettes. Le sieur Poutrincourt étoit arrivé le jour de devans de son voyage des mines, où nous avons dit qu'il devoit aller: & l'autre jour precedant étoit arrivé la barque qui avoit porté partie de nos ouvriers à _Campseau_. Si bien que tout assemblé il ne restoit plus que de preparer les choses necessaires à notre embarquement. Et en cette affaire nous vint bien à point le moulin à eau. Car autrement il n'y eût eu aucun moyen de preparer assez de farines pour le voyage. Mais en fin nous eumes de reste, que l'on bailla aux Sauvages pour se souvenir de nous. [Illustration] _Port de Campseau: Partement du Port Royal: Bruines de huit jours: Arc-en-ciel paroissant dans l'eau: Port Savalet: Culture de la terre exercice honorable: Regrets des Sauvages au partir du sieur de Poutrincourt: Retour en France: Voyage au Mont Saint-Michel; Fruits de la Nouvelle-France presentez au Roy: Voyage en la Nouvelle-France depuis le retour dudit sieur de Poutrincourt: Lettre missive dudit sieur au Sainct Pere à Rome._ CHAP. XVIII SUR le point qu'il falut dire Adieu au Port Royal le sieur de Poutrincourt envoya son peuple les uns apres les autres trouver le navire à _Campseau_, qui est un Port entre sept ou huit iles où les navires peuvent étre à l'abris des vents: & là y a une baye profonde de plus de dix lieuës, & large de trois: ledit lieu distant dudit Port Royal de plus de cent cinquante lieuës. Nous avions une grande barque, Deux petites & une chaloupe. Dans l'une des petites barques on mit quelques gens que l'on envoya devant. Et le trentiéme de Juillet partirent les deux autres. J'étois dans la grande conduite par Champ-doré. Mais le sieur de Poutrincourt voulant voir une fin de noz blés semez, attendit la maturité d'iceux, & demeura encore onze jours apres nous. Cependant nôtre premiere journée ayant été au Passage du Port-Royal, le lendemain les brumes vindrent s'étendre sur la mer, qui nous tindrent huit jours entiers, durant léquels c'est tout ce que nous sceumes faire que de gaigner le cap de Sable, lequel ne vimes point. En ces obscuritez Cymmeriennes ayans un jour ancré en mer à-cause de la nuit, nôtre ancre ruza tellement qu'au matin la marée nous avoit porté parmi des iles, & m'étonne que ne nous perdimes au choc de quelque rocher. Au reste pour le vivre le poisson ne nous manquoit point. Car en une demie heure nus pouvions prendre des Morues pour quinze jours, & des plus belles & grasses que j'aye jamais veu, icelles de couleur de carpes: ce que je n'ay oncques apperceu qu'en cet environ dudit cap de Sable: lequel aprés avoir passé la marée (qui vole en cet endroit) nous porta en peu de temps jusques à la Hêve, ne pensans étre qu'au port au Mouton. Là nous demeurames deux jours, & dans le port méme nous voyions mordre la Morue à l'ameçon. Nous y trouvames force grozelles rouges, & de la marcassite de mine de cuivre. On y fit aussi quelque troquement de pelleteries avec les Sauvages. De là en avant nous eumes vent à souhait, & durant ce temps avint une fois qu'étant sur la proue je criay à nôtre conducteur Champ-doré que nous allions toucher, pensant voir le fond de la mer: mais je fus deceu par l'Arc-en-ciel qui paroissoit avec toutes ses couleurs dedans l'eau, causé par l'ombrage que faisoit sur icelle nôtre voile de Beau-pré opposé au Soleil, lequel assemblant ses rayons dans le font dudit voile, ainsi qu'il fait dans la nue, iceux rayons étoient contraints de reverberer dans l'eau, & faire cette merveille. En fin nous arrivames à quatre lieuës de _Campseau_ à un Port où faisoit sa pécherie un bon vieillart de Saint-Jean de Lus nommé le Capitaine Savalet, lequel nos receut avec toutes les courtoisies du monde. Et pour autant que ce Port (qui est petit, mais tres-beau) n'a point de nom, je l'ay qualifié sur ma Charge geographique du nom de Savalet. Ce bon personage nous dit que ce voyage étoit le quarante-deuxiéme qu'il faisoit pardela, & toutefois les Terreneuviers n'en font tout les ans qu'un. Il étoit merveilleusement content de sa pécherie, & nous disoit qu'il faisoit tous les jours pour cinquante escus de Morues & qu son voyage vaudroit dix-mille francs. Il avoit seze homme à ses gages: & son vaisseau étoit de quatre vints tonneaux, qui pouvoit porter cent milliers de morues seches. Il étoit quelquefois inquieté des Sauvages là cabannez léquelz trop privément & imprudemment alloient dans son navire, & lui emportoient ce qu'ilz vouloient. Et pour eviter cela il les menaçoit que nous viendrions & les mettrions tous au fil de l'épée s'ilz lui faisoient tort. Cele les intimidoit; & ne lui faisoient pas tout le mal qu'autrement ils eussent fait. Neantmoins toutes les fois que les pécheurs arrivoient avec leurs chaloupes pleines de poissons, ces Sauvages choisissoient ce que bon leur sembloit, & ne s'amusoient point aux Morues, ains prenoient des Merlus, Bars, Fletans qui voudroient ici à Paris quatre écus, ou plus. Car c'es un merveilleusement bon manger, quand principalement ilz sont grands & épais de six doits, comme ceux qui se péchoient là. Et eût été difficile de les empécher en cette insolence, d'autant qu'il eut toujours fallu avoir les armes en main, & la besogne fût demeurée. Or l'honneteté de cet homme ne s'étendit pas seulement envers nous, mais aussi envers tous les nôtres qui passerent à son port, car c'étoit le passage pour aller & venir au Port Royal. Mais il y en eut quelques uns de ceux qui nous vindrent querir, qui faisoient pis que les Sauvages, & se gouvernoient envers lui comme fait ici le gen-d'arme chez le bon homme: chose que j'ouy fort à regret. Nous fumes là quatre jours à-cause du vent contraire. Puis vimmes à _Campseau_, où nous attendimes l'autre barque, qui vint dix jours aprés nous. Et quant au sieur de Poutrincourt si-tôt qu'il vit que le blé se pouvoit cuillir, il arracha du segle avec la racine pour en montrer pardela la beauté, bonté & demesurée hauteur. Il fit aussi des glannes des autres semences, froment, orge, avoine, chanvre, & autres, à méme fin: ce que ceux qui sont allez ci-devant au Bresio, & à la Floride n'ont point fait. En quoy j'ay à me rejouir d'avoir été de la partie, & des premiers culteurs de cette terre. Et à ce je me suis pleu d'autant-plus que je me remettoy devant les yeux nôtre Ancien pere Noé grand Roy, grand Prétre, & grand Prophete, de qui le métier étoit d'estre laboureur & vigneron: & les anciens Capitaines Romains _Serranus_, qui fut mandé pour conduire l'armée Romaine: & _Quintus Cincinnatus_, lequel tout poudreux labouroit quatre arpens de terre à téte nue & estomach découvert, quand l'huissier du Senat lui apporta les lettres de Dictature: de sorte que cet huissier fut contraint le prier de vouloir se couvrir avant que lui declarer sa charge. M'étant pleu à cet exercice, Dieu à beni mon petit travail, & ay eu en mon jardin d'aussi beau froment qu'il y sçauroit avoir en France, duquel ledit sieur de Poutrincourt me donna une glanne quand il fut arrivé audit Port de _Campseau_, laquelle (avec une de segle) je garde avec son grain dés il y a dix ans. Il étoit prét de dire Adieu au Port Royal, quand voici arriver _Membertou_, & sa compagnie, victorieux des Armouchiquois. Et pource que j'ay fait une description de cette guerre en vers François, je n'en veux d'ici remplir mon papier, étant desireux d'abbreger plutôt que de chercher nouvelle matiere. A la priere dudit Membertou il demeura encore un jour. Mais ce fut la pitié au partir, de voir pleurer ces pauvres gens, léquels on avoit toujours tenu en esperance que quelques uns des nôtres demeureroient auprés d'eux. En fin il leur fallut promettre que l'an suivant on y envoyeroit des ménages & familles pour habiter totalement leur terre, & leur enseigner des metiers pour les faire vivre comme nous. En quoy, ilz se consolerent aucunement. Il y restoit dix bariques de farines qui leur furent baillées avec les blez de nôtre culture, & la passession du manoir, s'ilz vouloient en user. Ce qu'ilz n'ont pas fait. Car ils ne peuvent étre constans en une place vivans comme ilz font. L'onziéme d'Aoust ledit sieur de Poutrincourt partit lui neufiéme dudit Port-Royal dans une chaloupe pour venir à _Campseau_: Chose merveilleusement hazardeuse de traverser tant de bayes & mers en un si petit vaisseau chargé de neuf persones, de vivres necessaires au voyage, & assez d'autres bagages. Etans arrivés audit port de ce bon homme Savalet, leur fit tout le bon accueil qu'il lui fut possible: & de là nous vindrent voir audit _Campseau_, où nous demeurames encore huit jours. Le troisiéme de Septembre nous levames les ancres, & avec beaucoup de difficultez sortimes hors les brisans qui sont aux environs dudit _Campseau_. Ce que noz mariniers firent avec deux chaloupes qui portoient les ancres bien avant en mer pour soutenir nôtre vaisseau, à fin qu'il n'allât donner contre les rochers. En fin étans en mer on laisse à l'abandon l'une dédites chaloupes, & l'autre fut tirée dans le Jonas, lequel outre nôtre charge portoit cent milliers de Morues, que seches que vertes. Nous eumes assez bon vent jusques à ce que nous approchames les terres de l'Europe. Mais nous n'avions pas tout le bon traitement du monde, par ce que, comme j'ay dit, ceux qui nous vindrent querir presumans que nous fussions morts, s'étoient accommodez de noz rafraichissemens. Nos ouvriers ne beurent plus de vin depuis qu'ilz nous eurent quittés au Port-Royal: Et nous n'en avions gueres, par ce que ce qui nos abondoit fut beu joyeusement en la compagnie de ceux qui nous apporterent nouvelles de France. Le vint-sixiéme Septembre nous eumes en veuë les iles de Sorlingues, qui sont à la pointe de Cornuaille en Angleterre. Et le vint-huitiéme pensans venir à Saint-Malo, fumes contraints de relacher à Roscoff en la Basse Bretagne, où nous demeurâmes deux jours & demi à nous rafraichir: Nous avions un Sauvage que se trouvoit assez étonné de voir les batimens, clochers, & moulins à vent de France: mémes les femmes qu'il n'avoit onques veu vétues à nôtre mode. De Roscoff nous vimmes avec bon vent rendre graces à Dieu audit Saint-Malo. En quoy je ne puis que je ne loue la prevoyante vigilance de nôtre Maitre de navire Nicolas Martin, de nous avoir si dextrement conduit, en une telle navigation, & parmi tant d'écueils & caphatées rochers dont est remplie la côte d'entre le Cap d'Ouessans & ledit Saint-Malo. Que si cetui ci est louable en ce qu'il a fait, le Capitaine Foulques ne l'est moins de nous avoir mené parmi tant de vents contraires en des terres inconues où nous nous sommes efforcés de jette les premiers fondemens de la Nouvelle-France. Ayant demeuré trois ou quatre jours à Saint-Malo, nous allames le sieur de Poutrincourt, son fils, & moy, au Mont saint-Michel, où nous vimes les Reliques dudit lieu, fors le Bouclier de ce saint Archange. Il nous fut dit que le sieur Evéque d'Avranches depuis quatre ans avoit deffendu de le plus montrer. Quant au batiment il merite d'étre appellé la huitiéme merveille du monde, tant il est beau & grand sur la pointe d'une roche seule au milieu des ondes, la mer étant en son plein. Vray est qu'on peut dire que la mer n'y venoit point quand ledit batiment fut fait. Mais je repliqueray, qu'en quelque façon que ce soit il est admirable. La plainte qu'il y peut avoir en ce regard est, que tant de superbe edifices sont inutils pour le jourd'hui, ainsi qu'en la pluspart des Abbaïes de France. Et à la mienne volonté que par les engins de quelque Archimede ilz peussent étre transportés en la Nouvelle-France pour y étre mieux employés au service de Dieu & du Roy. Au retour nous allames voir la pécherie des huitres à Cancale; & delà à Saint-Malo: où aprés avoir encore sejourné huit jours, nous vimmes dans une barque à Honfleur: & en cette navigation nous servit de beaucoup l'experience du sieur de Poutrincourt, lequel voyant que noz conducteurs étoient au bout de leur Latin, quand ilz se virent entre les iles de Jerzey & Sart (n'ayans accoutumé de prendre cette route, où nous avions été poussez par un grand vent d'Est-Suest, accompagné de brumes & pluyes) il print sa Charte marine en main, & fit le maitre de navire, de maniere que nous passames le Raz-Blanchart (passage dangereux à des petites barques) & vimmes à l'aise suivant la côte de Normandie audit Honfleur. Dont Dieu soit loué eternellement. _Amen._ Estans à Paris ledit sieur de Poutrincourt presenta au Roy les fruits de la terre d'où il venoit & specialement le blé, froment, segle, orge & avoine, comme étant la chose la plus precieuse qu'on puisse rapporter de quelque païs que ce soit. Il eût été bien-seant de vouer ces premiers fruits à Dieu, & les mettre entre les enseignes de triomphe en quelque Eglise, à trop meilleure raison que les premiers Romains, léquels prsentoient à leurs dieux & déesses champestres _Terminus, Seia, & Segesta_ les premiers fruits de leur culture par les mains de leurs sacrificateurs des champs institués par _Romulus_, qui fut le premier ordre de la Nouvelle-Rome, lequel avoit pour blason un chapeau d'épics de blé. Le méme sieur de Poutrincourt avoit nourri une douzaine d'Outardes prises au sortir de la coquille, léquelles il pensoit faire toutes apporter en France, mais il y en eu cinq de perdues, & les autres cinq il les a baillées au Roy, qui en a eu beaucoup de contentement, & sont à Fontaine-bleau. Et d'autant que son premier but est d'établir la Religion Chrétienne en la terre qu'il a pleu à sa Majesté lui octroyer, & à icelle amener les pauvres peuples Sauvages, léquels ne desirent autre chose que de se conformer à nous en tout bien, il a été d'avis de demander la benediction du Pape de Rome premier Evéque en l'Eglise par une missive faite de ma main au temps que j'ay commencé cette histoire, laquelle a esté envoyée à sa Saincteté avec lettres de sadite Majesté, en Octobre, mille six cens huit, laquelle comme Servant à nôtre sujet, j'ay bien voulu coucher ici. BEATISSIMO DOMINO NOSTRO PAPÆ PAVLO V. Pontifici Maximo. BEATISSIME Pater, divina Veritatis, & vera Divinitatis oraculo scimus Evangelium regni coelorum prædicandum fore in universo orbe in testimonium omnibus gentibus, antequam veniat consummatio. _Unde (quoniam in suum occasum ruit mundus) Deus his postremis temporibus recordatus misericordiæ suæ suscitavit homines fidei Christiana athletas fortissimos utriusque militia duces, qui zelo propangandæ Religionis inflammati per multa pericula Christiani nominis gloriam non solum in ultimas terras, sed in mundos no vos (ut ita loquar) deportaverunt. Res ardua quidem: sed_: Invia virtuti lulla est via... _inquit Poëta quidam vetus. Ego_ JOANNES DE BIENCOUR, _vulgo_ DE POUTRINCOUR _à vita religionis amator & assertor perpetuus, vestra Beatitudinis servus minimus,_ pari (ni fallor) animo ductus, unus ex multis devovi me pro Christo & salute populorum ac silvestrium (ut vocant) hominum qui Nova Francia novas terras incolunt: eoque nomine iam relinquo populum meum, & domum patris mei, uxoremque & liberos periculorum meorum consortes facio, memor scilicet quod Abrahamus pater credentium idem fecerit, ignotamque sibi regionem Deo duce peragrarit, qui possessurus esset populus de femore eius veri Dei, veraque religionis cultor. Non equidem peto terram auro argentoque beatam, non exteras spoliare gentes mihi est in animo: Sat mihi gratia Dei (si hanc aliquo modo consequi possim) terra que mihi Regio dono concessa, & maris annuus proventus, dummodo populos lucrifaciam Christo._ Messis quidem multa, operarii pauci. _Qui enim splendide vivunt, aurumque sibi congerere curant hoc opue negligunt, scilicet hoc sæculum plus æquo diligentes. Quibus vero res est angusta domitanta rei molem suscipere nequeunt, & huic oneri ferendo certè sunt impares. Quid igitur? An deferendum negotium vere Christianum & plané divinum. Ergo frustra sex iam ab annus tot sustinuimus (dum ista meditamur) animi pertubationes? Minivé vero. Cum enim_ timentibus Deum opmnia cooperentur in bonum, non est dubium quin Deus, pro cuius gloria Herculeaum istud opus aggredimur, adspiret votis nostris, qui quondam populum suum Israelem_ portavit super alas aquilarum, & _perduxit in terram melle & lacte fluentem. Hac spe fretus, quicquid est mihi seu facultatum, seu corporis vel animi virium in re tam nobili libenter & alacri animo expendere non vereor, hoc praefertim tempore quo silent arma, nec datur virtuti suo fungi munere, nisi si in Turcas mucrones nostros convertiremus. Sed est quod utilius pro re Christiana faciamus, si populos istos latissimé patentes in Occidentali plaga ad Dei cognitionem adducere conemur. Non enim armorum vi sunt ad religionem cogendi. Verbo tantum & doctrina est opus, juncta bonorum morum disciplina: quibus artibus olim Apostoli, sequentibus signis, maximam hominum partem sibi, Deoque, & Christo eius concilia verunt: itaque verum extitit illud quod scriptum est:_ Populus quem non cognovi servivit mihi, in auditu auris obedivit mihi, &c. Filii alieni mentiti sunt mihi, &c. _Filii quidem alieni sunt populi Orientales iam à fide Christiana alieni, in quos propterea torqueri potest illud Evangelii quod iam adimpletum videmus:_ Auferetur vobis regnum Dei & dabitur genti facienti fructus eius. _Nunc autem ecce tempus acceptabile, ecce nunc dies salutis, qua Deus visitabit & faciet redemptionem plebis sua, & populus qui eum non cognovit serviet ipsi, sed & in auditu auris obediet, si me indignum servum tanti nuneris ducem esse patiatur. Qua in re Beatitudinis vestra charitatem per viscera misericordia Dei nostri deprecor, auctoritatem imploro, adjuro sanctitatem ut mihi ad illud opus iam jam properanti, uxori charissima, ac liberis; nec non domesticis, socusque veis vestra benedictionem impertiri dignemini, qua certa fide credo nobis plurimum ad salutem non solum corporis, sed etiam anima, addo & ad terræ nostræ ubertatem & propositi nostri felicitatem, profuturum. Faxit Deus Optimus Maximus, Faxit Dominues noster & Salvator Jesus Christus, Faxit una & Spiritus sanctus, ut in altissima Principis Apostolorum puppi sedentes per multa sæcula Ecclesia sancta. Et a clavum tenere possitis, & in diebus vestris (qua vestra sanè maxima gloria est) illud adimpletum videre quod de Christo à sancto Propheta a vaticinatum est:_ Adorabunt eum omnes Reges terræ: omnes gentes servient ei. Vestræ Beatitudinis filius humillimus ac devotissimus IOANNIS DE BIENCOUR. [Illustration: 010.png] CINQUIEME LIVRE DE L'HISTOIRE DE LA NOUVELLE-FRANCE. Contenant ce qui s'y est exploité depuis nôtre retour en l'an 1607. _Mention de nôtre grand Roy HENRI sur le sujet des grandes entreprises: Ensemble des Sieurs de Monts & de Poutrincourt. Revocation du privilege de la traite des Castors. Reponse aux envieux. Dignité du caractere Chrétien. Perils du sieur de Monts._ CHAP. I Les grandes entreprises sont bien-seantes aux grans, & nul ne peut s'acquerir un renom honorable envers la posterité que par des actions extraordinairement belles & de difficile execution. Ce qui devroit d'autant plus emouvoir noz François au sujet duquel nous traitons, que la gloire y est certaine, & la recompense inestimable, telle que Dieu l'a preparée à ceux qui gayement s'employent pour l'exaltation de son nom. Si nôtre grand Roy HENRI III de glorieuse memoire n'est eu des desseins plus relevés tendans à assembler & rendre uniformes tous les coeurs de la Chrétienté, voire de tout l'univers, il étoit assez porté à cette affaire ici. Mais l'envie lui a retranché ses jours au grand malheur non de nous seulement, mais de ces pauvres peuples Sauvages, pour léquels nous esperions un prompt expedient pour parvenir à leur entiere conversion. Il ne faut pourtant perdre courage. Car aux affaires les plus desesperées Dieu souvent intervient & se montre secourable. Jusques icy il n'y a eu que les Sieurs de Monts & de Poutrincourt que ayent pris le hazard de cette entreprise, & ayent montré par effect le desir qu'ils avoient de voir cette terre Christianisée. Tous deux se sont (par maniere de dire) enervés pour ce sujet; & neantmoins tant qu'ilz pourront respirer & tant soit peu se soutenir, si ne veulent-ilz quitter la partie pour ne decourager ceux qui ja se trouvent disposés à ensuivre leur trace. Ces deux ici donc ayans fait la planche aux autres, & jusques à present étans seuls qui (comme chefs) ont fait de la despense pour avancer cet oeuvre: c'est deux & de ce qu'ils ont fait, que le discours de ce livre doit être pris. Et pour commencer par l'ordre des choses. Aprés que nous eumes representé au feu Roy, à Monseigneur le Chancellier, & autres personages de qualité les fruits de nôtre culture, le sieur de Mons presenta requéte à sa Majesté pour avoir confirmation & renouvellement du privilege de la traite des Castors, qui lui avoit eté cette année là revoqué à la poursuite des marchans de Saint Malo, qui cherchent leur profit, & non l'avancement de l'honneur de Dieu, & de la France. Sa requéte lui fut accordée au Conseil, mais pour un an seulement. Ce n'étoit pour faire de grands projets sur un fondement si foible, & de si peu de durée. Et toutefois il n'y a rien de si naturel que de laisser à un chacun (privativement aux forains) la jouissance des biens qui sont en la terre qu'il habite: & particulierement ici, où la cause est d'elle même si favorable, qu'elle ne devroit avoir besoin d'intercesseurs. Les causes principales de la revocation susdite, étoient la cherté des Castors, que l'on attribuoit audit sieur de Monts: item la liberté du commerce otée au sujets du Roy en une terre qu'ilz frequentent de temps immemorial: joint à ceci que ledit sieur ayant par trois ans jouï dudit privilege, il n'avoit encore fait aucuns Chrétiens. Je ne suis point aux gages d'icelui pour defendre sa cause. Mais je sçay qu'aujourd'hui depuis la liberté remise lédits Castors se vendent au double de ce qu'il en retiroit. Car l'avidité y a eté si grande qu'à l'envi l'un de l'autre les marchans en ont gaté le commerce. Il y a huit ans que pour deux gateaux, ou deux couteaux on eût eu un Castor, & aujourd'hui il en faut quinze ou vint: & y en a cette année mille six cens dix qui ont donné gratuitement toute leur marchandise aux Sauvages, afin d'empecher l'entreprise sainte du Sieur de Poutrincourt, tant est grande l'avarice des hommes: Tant s'en faut donc que cette liberté de commerce soit utile à la France, qu'au contraire elle y est extremement prejudiciable. C'est une chose fort favorable que la liberté du traffic, puis que le Roy ayme ses sujets d'un amour paternel: mais la cause de la religion, & des nouveaux habitans d'une province est encore plus digne de faveur. Tous ces Marchans ne donneront point un coup d'epée pour le service du Roy, & à l'avenir sa Majesté pourra trouver là de bons hommes pour executer ses commandemens. Le public ne se ressent point du profit de ces particuliers, mais d'une Nouvelle-France toute l'antique France se pourra un jour ressentir avec utilité, gloire, & honneur. Et quant à l'ancienneté de la navigation je diray qu'avant l'entreprise du sieur de Monts nul de noz mariniers n'avoit passé Tadoussac, fors le Capitaine Jacques Quartier. Et sur la côte de l'Ocean nul Terreneuvier n'avoit passé la bay de _Campseau_ avant nôtre voyage pour faire pécherie. Pour n'avoir fait des Chrétiens il n'y a sujet de blame. Le caractere Chrétien est trop digne pour l'appliquer de premier abord en une contrée inconuë, à des barbares qui n'ont aucun sentiment de religion. Et si cela eût été fait, quel blame & regret eût-ce été de laisser ces pauvres gens sans pasteur, ni autre secours, lors que par la revocation dudit privilege nous fumes contrains de quitter tout, & reprendre la route de France; le nom Chrétien ne doit estre profané, & ne faut donner occasion aux infideles de blasphemer contre Dieu. Ainsi ledit sieur de Monts n'a peu mieux faire, & tout autre homme s'y fût trouvé bien empeché. Trois ans se sont passez devant qu'avoir trouvé une habitation certaine où l'air fût sain, & la terre plantureuse. Il s'est veu en l'ile Sainte-Croix environné de malades de toutes pars parmi la rigueur de l'hiver, avec peu de vivres: chose qui n'étoit que trop suffisante pour étonner les plus resolus du monde. Et le printemps venu son courage le porta parmi cent perils à cent lieuës plus loin chercher un pour plus salutaire: ce qu'il ne trouva point, ainsi que nous avons dit ailleurs. En un mot je coucheray ici ce demi quatrain du Prince de noz Poëtes: _Il est bien aysé de reprendre,_ _Et mal-aysé de faire mieux._ _Equipage du sieur de Monts. Kebec. Commission de Champlein. Conspiration chatiée. Fruits naturels de la terre. Scorbut. Annedda. Defense pour Jacques Quartier._ CHAP. II LE Sieur de Monts ayant obtenu prorogation du privilege sus-mentionné pour un an, quoy que ce fût une maigre esperance, toutefois pour les causes que j'ay dites au chapitre precedent, il resolut de faire encore un equipage, & avec quelques associés envoya trois vaisseaux garnis d'hommes & de vivres en son gouvernement. Et d'autant que le sieur de Poutrincourt a pris son partage sur la côte de l'Ocean: pour ne l'empecher, & pour le desir qu'a ledit Sieur de Monts de penetrer dans les terres jusques à la mer Occidentale, & par là parvenir quelque jour à la Chine, il delibera de se fortifier en un endroit de la riviere de _Canada_ que les Sauvages nomment _Kebec_, à quarante lieuës au dessus de la riviere de Saguenay. Là elle est reduite à l'étroit, & n'a que la portée d'un canon de large: & par ainsi est le lieu fort commode pour commander par toute cette grande riviere. Champlein print la charge de conduire & gouverner cette premiere colonie envoyée à _Kebec_: où état arrivé il fallut faire les logemens pour lui & sa troupe. Enquoy il y eut de la fatigue à bon escient, telle que nous nous pouvons imaginer à l'arrivée du Capitaine Jacques Quartier au lieu de la dite riviere où il hiverna: & du sieur de Monts en l'ile Sainte-Croix: d'où s'ensuivirent des maladies qui en emporterent plusieurs au dela de fleuve Acheron. Car on ne trouva point de bois prét à mettre en oeuvre, ni aucuns batimens pour retirer les ouvriers; Il falut couper le bois à son tronc, defricher le païs, & jetter les premiers fondements de l'oeuvre. Or comme noz François se sont préque toujours trouvez mutins en telles actions, ainsi y en eut-il entre ceux-ci qui conspirerent contre ledit Champlein leur Capitaine. Le chef de cette conspiration fut un serrurier Norman, dit Jehan du Val, qui avoit eté blessé par les Armouchiquois au voyage du sieur de Poutrincourt. Il s'étoit asseuré de trois qui ne valoient pas mieux que lui, & ceux-ci de plusieurs autres, pour faire mourir Champlein, leur suggerans des mécontentemens sur la nourriture, & le trop grand travail, & disans que Champlein mort ilz pourroient faire une bonne main par le pillage des provisions, & marchandises apportées de France, léquelles ayans partagées ilz se retireroient en Espagne dans des vaisseaux Basques & Hespagnols qui étoient à Tadoussac, pour y vivre heureusement. Cette entreprise fut découverte par un autre Serrurier dit Anthoine Natel plus timoré & conscientieux que les autres: lequel declara audit Champlein qu'ils avoient arreté de le prendre au dépourveu, & l'étouffer; ou luy donner de nuit une faulse alarme, & comme il sortiroit luy tirer un coup de mousquet, ce qui se devoit faire dans quatre jours: & ce pendant, que le premier qui en ouvriroit la bouche seroit poignardé. Ces choses venuës en evidence, les quatre chefs furent pris, & envoyés à Tadoussac à la garde du sieur du Pont de Honfleur. Tandis on informe, & cela fait on remene les prisonniers à Kebec pour étre confrontés. Pas un d'eux ne nie, ains implorent misericorde. Surquoy le Conseil assemblé, lédits complices furent condamnés à étre penduz & étranglés. Ce qui fut reelement executé en la personne dudit Du Val, & les trois autres envoyés en France avec leurs informations au Sieur de Monts pour en conoitre plus amplement: auquels il a fait grace. Champlein racontant ce fait se met au nombre des Juges, & dit que du Val en débaucha quatre, comme ainsi soit que par son discours il ne s'en trouve que trois. Plus dit que les conspirateurs (qui devoient executer leur entreprise dans quatre jour) avoient proposé de livrer la place aux Hespagnols, laquelle toutefois n'étoit à peine commencée à batir. Les autres manouvriers mélés en ladite conspiration aprés s'étre reconus, & avoir eu pardon, se trouverent en grand repos d'esprit, & de là en avant se comporterent fidelement, travaillans de courage aux logemens, & premierement au magazin pour y retirer les vivres, & decharger les barques. Ce pendant d'autres s'occupoient au labourage & semailles de blés & graines de jardin, & à replanter en ordre des vignes du païs. Pour la rapport de cette terre il a eté fort particulierement declaré ci-dessus par le Capitaine Jacques Quartier là où il parle de son arrivée au lieu qu'il nomma sainte-Croix prés Stadaconé, qui est aujourd'hui Kebec. Les animaux de cette terre sont tels que ceux du port Royal. Toutefois j'ay veu des peaux de renards de ce quartier à longs poils noirs meslez de quelque blancs, de si excellente beauté, qu'elles semblent faire honte à la Martre. Ainsi se continuerent les affaires jusques à la venuë de l'hiver, auquel commença à neger assez bonnement le dix-huitiéme Novembre, mais la nege se fondit en deux jours. La plus forte nege tomba le cinquiéme Fevrier, & dura jusques au commencement d'Avril, pendant lequel temps plusieurs furent saisis & affligez de cette maladie qu'on appelle Scorbut dont j'ay parlé ci-dessus. Quelques uns en moururent faute de remede prompt, quand à l'arbre _Annedda_ tant celebré par Jacques Quartier, il ne se trouve plus aujourd'hui. Ledit Champlein en a fait diligente perquisition, & n'en a sçeu avoir nouvelle. Et toutefois sa demeure est à Kebec voisine du lieu où hiverna ledit Quartier. Surquoy je ne puis penser autre chose, sinon que les peuples d'alors ont été exterminés par les Iroquois, ou autres leurs ennemis. Car de démentir icelui Quartier, comme quelques uns font, ce n'est point de mon humeur: n'étant pas croyable qu'il eût eu cette impudence de presenter le rapport de son voyage au Roy autrement que veritable, ayant beaucoup de gans notables compagnons de son voyage pour le relever s'il eut allegué faussement une chose si remarquable. Somme de vint-huit il en mourut vint, soit de cette maladie, soit de la dysenterie causée (à ce que l'on presumoit) pour avoir trop mangé d'anguilles. _Voyage de Champlein contre les Iroquois, Riviere des Iroquois, Saut d'icelle. Comme vivent les sauvages allans à la guerre. Disposition de leur gendarmerie. Croyent aux songes. Lac des Iroquois. Alpes és Iroquois._ CHAP. III LE Printemps venu, Champlein dés long temps desireux de découvrir nouveaux païs delibera ou de tendre aux Iroquois, ou de penetrer outre saut du grand fleuve de Canada: sur ce considerant que les païs meridionaux sont toujours les plus agreables pour leur douce temperature, il se resolut de voir lédits _Iroquois_ (qui sont par les quarante trois degrez) la premiere année. Mais la difficulté gisoit à y aller. Car de nous mémes ne sommes capables de faire ces voyages sans l'ayde des Sauvages. Ce ne sont pas les plaines de nôtre Champagne, ou de Vatan: ny les Landes de Bretagne, ou de Bayonne. Tout y est couvert de hautes forets que menacent les nues. Comme il étoit sur ce discours voici arriver à _Kebec_ quelques deux ou trois cens Sauvages d'amont la riviere, partie _Algumquins_, partie _Ouchategins_ ennemis dédits Iroquois. Les premiers ont leur demeure au Nort dudit fleuve au dessus du grand saut. Ceux-ci en l'autre part vis à vis d'eux, _Iroquois_, mais ennemis des autres de méme nom: & partant sont appellés _Bons Iroquois_. Ils venoient partie pour troquer leurs pelleteries &s navires de Tadoussac, partie pour faire la guerre aux mauvais Iroquois s'ils étoient assistez des François, ainsi que Champlein leur avoit promis l'an precedent. Donc les voyant deliberés il print ceux qui étoient pour la guerre, avec quelques Montagnais (qui sont ceux que Jacques Quartier nomme Canadiens) & dix ou douze François, & partirent de Kebec le dix-huitiéme Juin mil six cens neuf. Je ne veux m'arreter ineptement à conter par le menu toutes les occurences du voyage, suffise de dire, qu'estans parvenus au premier saut de la riviere des Iroquois, la barque dudit Champlein ne peût passer outre, ains seulement les canots des Sauvages. Occasion qu'il retint seulement deux François avec lui, & renvoya les autres. Ce saut est large de six cens pas, & long de trois lieuës, la riviere tombant toujours là parmi les rochers. Ayans gaigné le dessus le deuxiéme Juillet ont fait reveuë des gens, & se trouverent seulement soixante hommes en vint quatre canots, à ce que dit Champlein, que ne seroit pas trois en chacun, ce qui ne semble croyable. Montants la riviere ils rencontrent plusieurs iles grandes & moyennes fort agreables à voir. Le païs neantmoins n'est aucunement habité à cause des guerres. Ce-pendant faut que le Sauvage vive. Et sur ce je voy mon lecteur en peine de sçavoir comment: ce que je vay dire en un mot. Etans loin de l'ennemi ils se divisent en trois bandes: en avant coureurs, corps d'armée, & chasseurs. Les premiers devancent de trois lieuës & font la découverte sans bruit: tandis les autres reposent. Mais les Chasseurs demeurent derriere pour ne donner avis de leur venue à l'ennemi par le cri de la chasse. A deux ou journées du lieu où l'on veut aller ils ne chassent plus ains se joignent au corps, & tous vivent de la chasse prise & des farines de masis qu'ilz portent pour la necessité, dont ilz font de la bouillie. D'ailleurs ilz ne vont plus lors que de nuit, & le jour se retirent dans l'épais des bois, où ilz se reposent sans faire de bruit, ni feu, pour n'étre découvers. Ilz sont fort credules aux songes, & aprés le sommeil chacun s'enquiert de ce que son camarade a songé: de sorte que si le songe presage victoire, ilz la tiendront pour asseurée: si au contraire, ilz se retireront. Aussi leurs devins interrogent leurs demons sur l'avenement de l'entreprise, & s'ils promettent bien, & qu'il faille marcher: les Capitaines ficheront en terre autant de batons qu'il y a de soldats, & en l'ordre qu'ilz veulent qu'on tienne à la guerre: puis les appellant l'un aprés l'autre, les soldats garderont sans varier le rang qui leur aura eté donné selon la disposition dédits batons: & pour ne tomber en desordre à l'abord de l'ennemi ilz font plusieurs fois la faction militaire, se mélans confusément comme les danseurs d'un balet, & se trouvans au bout au méme lieu & rang qui leur a eté ordonné. Les Sauvages dont nous parlons ayans fait ces exercices enfin arrivent au lac qu'ilz cherchoient, lequel Champlein dit étre long d'octante ou cent lieuës, & toutefois il ne l'a depeint, que de la longueur de trente-cinq lieuës. Ce lac est embelli de quatre grandes iles foretieres, & environné d'arbres de toutes parts, parmi léquels y a force chataigners & quantité de fort belles vignes que la nature y a plantées. Non loin du bord: à l'Orient y a des Alpes couvertes d'un manteau de neges au plus chaud de l'Eté: & au Midi d'autres qui les semblent égaler en hauteur, mais toutefois sans neges. Au dessouz sont de belles vallées fertiles en peuples, blés, & fruits, mais ce blé est celui qu'aucuns appellent blé sarazin, ou masis, & non blé de nôtre Europe. _Rencontre des Iroquois. Barricades. Message à l'ennemi. Combat. Effect d'arquebuse. Victoire. Butin. Retour des victorieux. Traitement des prisonniers. Ceremonies à l'arrivée des victorieux en leur païs._ CHAP. IV. LE vint-neufiéme Juillet la troupe guerriere des Sauvages cotoyant le lac à la faveur de la nuit, sur les dix heures eut en rencontre les Iroquois plustot qu'elle n'avoit pensé. Lors grans cris & huées d'une part & d'autre: chacun met pied à terre & arrenge ses canots le long de la rive: Les Iroquois pris à l'impourveu se barricadent, coupans de bois avec de mechantes haches qu'ilz gaignent quelquefois à la guerre, & de pierres aiguës qui leur servent à méme effect. Les autres se parent aussi de leur côté, & s'avançans à la portée d'une fleche de l'ennemi en l'ordre qui avoit été dit, ils leur envoyent deux canots, sçavoir s'ils ont envie de combattre. Les Iroquois repondent qu'ilz ne sont venus que pour cela, mais que l'heure n'est propre, & sont d'avis d'attendre le jour. Ceci est trouvé bon par les autres. Cependant la nuit se passe en danses & chansons avec injures, deffis, & reproches de part & d'autre. L'avant-courriere du jour n'eut plutot montré sa face vermeille sur l'horizon oriental, que chacun s'appréte, & se range en bataille. Les Iroquois en nombre d'environ deux cens hommes sortent de leur barricade d'une gravité Lacedemonienne. Les autres s'avancent aussi en méme ordre, léquels indiquent à Champlein que les trois premiers de la troupe Iroquoise paroissans avec des plumes beaucoup plus grandes que celles des autres, étoient les Capitaines, & qu'il devoit viser à ceux-là. Là dessus luy font ouverture (car il demeuroit caché parmi la troupe) & s'avance de quelques vint pas de l'ennemi, lequel voyant cet homme nouveau armé d'un corselet, d'un morion, & d'une arquebuse, s'arréta tout coure, & Champlein aussi, se contemplans l'un l'autre. Et comme les Iroquois branloient pour le tirer, il coucha son arquebuse (chargée de quatre bales) en jouë, sur l'un des trois chefs, deux déquels tomberent par terre de ce coup, & un autre fut blessé, qui mourut peu aprés. Cet effect excita de grans cris de joye en la troupe de Champlein, & donna grand étonnement aux Iroquois, voyans que ni les armes tisser de fil de coton, ni les pavois de leurs Capitaines ne les avoient garentis d'une si prompte mort. Cependant une grele de fleches tombe sur les uns & les autres, & tiennent bon les Iroquois, jusques à ce que l'un des compagnons de Champlein ayant tiré un autre coup, ilz prindrent l'épouvante, & quitterent la partie, s'enfuians par les bois, où ilz furent poursuivis & mal menés en sorte qu'outre les tués il y en eut dix ou douze prisonniers. Le butin fut du blé masis, des farines, & des armes des ennemis. Et apres avoir dansé & chanté on parla du retour. Mais il fut triste pour les prisonniers de guerre. Car dés le jour méme la troupe étant allée jusques à huit lieues de là, au soir l'on commença à haranguer l'un d'iceux sur les cruautés qu'ils avoient autrefois exercée contre ceux de leur nations, sans penser que le hazard de la guerre est incertain, & leur pouvoir un jour arriver la calamité en laquelle ilz se voyoient. Et là dessus le font chanter, mais c'étoit un chant plein d'amertume & fort melancholique. Puis ayans allumé du feu chacun print un tison & le bruloit sans pitié, & par intervalles lui jettoit de l'eau pour allonger son tourment. Aprés lui arracherent les ongles, mettans des charbons aux lieux d'icelles, & sur le bout du membre viril. Puis lui écorcherent la téte, sur laquelle ilz firent degoutter de la gomme fondue, ce qui arrachoit des cris pitoyables à ce pauvre malheureux. D'ailleurs lui perçans les bras prés les poignets, lui tiroient par force les nerfs avec des batons fichez dedans. C'estoit là un miserable spectacle à Champlein & ses compagnons, qui étans invités de faire le semblable, Champlein repondit que s'ilz vouloient il lui tireroit un coup d'arquebuse, mais ne pouvoit pas souffrir de voir une telle cruauté. La troupe barbare ne vouloit s'y accorder, disant qu'il mourroit tout d'un coup sans sentir mal. En fin toutefois voyans qu'il se retiroit d'eux tout indigné, ilz le rappellerent pour faire ce qu'il avoit dit; ce qu'il eut à gré, & delivra en un moment ce pauvre corps des tourmens qui lui restoient à souffrir. Ce peuple brutal non content de ce qui s'étoit passé ouvrit encore le ventre du mort, & jetta ses entrailles dans le lac: lui arrache le coeur qu'ilz couperent en morceaux & le baillerent à manger à un sien frere aussi prisonnier & autres ses compagnons, qui ne le voulurent avaller. En fin coupans la téte, les bras, & les jambes à ce pauvre mort, ils en jetterent les pieces deça & dela ne pouvans plus faire davantage. Il vaudroit beaucoup mieux mourir au combat, ou se tuer soy-méme à faute de ce (pour que ce peuple n'a point de Dieu) que de se reserver à de si horribles tourmens. Et croy que nous n'en ferions pas moins si nôtre guerre se traitoit ainsi: n'estant sans exemple loüé en la sainte Ecriture qu'un homme ait mieux aymé se donner la mort, que de tomber és mains de ses ennemis, de qui en tout cas il est à presumer qu'il n'eust receu qu'une mort commune & ordinaire aux prisonniers de guerre. Je n'ay point leu, ni ouï dire qu'aucun autre peuple Sauvage se comporte ainsi alendroit de ses ennemis. Mais on repliquera que ceux-ci rendent la pareille aux Iroquois, qui par actes semblables ont donné sujet à cette tragedie. Cela fait, les autres prisonniers spectateurs de ces tourmens ne laisserent de s'en aller toujours chantans avec la troupe victorieuse, quoy que sans esperance de meilleur traitement. Au saut de la riviere des Iroquois la troupe se divisa, & chacun print la route de son païs. Un Sauvage des Montagnais ayant songé que l'ennemi les poursuivoit, ilz partirent à l'instant, quoy qu'il fit une nuit fort facheuse pour les pluies & grans vens, & ayans trouvé des grans roseaux au lac saint Pierre, ilz s'y mirent à couvert jusques au jour, & delà en quatre journées arriverent à Tadoussac, ayans mis chacun au bout d'un baton attaché à la prouë de leurs canots les tétes de leurs ennemis, & chantans pour leur victoire à l'abord de la terre. Ce que voyans leurs femmes, elles se jetterent nuës dans l'eau allans au devant d'eux pour prendre lédites tétes, léquelles elles se pendirent au col comme un joyau precieux, & passserent plusieurs jours de cette façon en danses & chansons. [Illustration] _Retour de Champlein en France: & de France en Canada. Riviere de Canada quand navigable. Triste accident. Etat de Kebec. Guerre contre les Iroquois. Siege. Fort d'iceux pris à l'ayde de Champlein. Avarice de Marchans. Cruauté de Sauvages sur leurs prisonniers de guerre. Garson François laissé parmi les Sauvages. Baleine dormante sur mer au retour en France._ CHAP. V CES choses ainsi passées, le Capitaine du Pont & Champlein prennent conseil de retourner en France, laissans le gouvernement de Kebec au Capitaine Pierre Chauvin. Et d'autant que l'on craignoit au prochain Hiver les accidens des maladies passées, ledit du Pont fut d'avis de faire couper du bois pour la provision de cinq ou six mois à fin de delivrer de cette fatigue ceux qui resteroient pour la demeure. Ce qu'il fit en telle sorte que les autres s'en fachoient prevoyans qu'ilz ne sçauroient à quoy s'occuper durant la froide saison. Neantmoins cela se passa ainsi, & en consequence cet Hiver ne leur apporta aucune mortalité, ayans aussi eu souvent de la viande fréche durant cet Hiver. Cela expedié, les susdits se mettent à la voile le premier de Septembre, se trouvent sur le grand Banc des Moruës le quinziéme, & le treziéme Octobre arrivent à Honfleur. Le sieur de Monts fit ses efforts pour obtenir nouvelle commission & privilege pour la traite des Castors és terres par lui découvertes: ce qu'il ne peût, quoy qu'il semble cela lui être bien deu. Neantmoins aprés ce rebut il ne laissa de tenter fortune, & faire encore un nouvel embarquement à ses despens, tant il est desireux de belles entreprises & de penetrer dans le profond de ces terres. De cet embarquement furent gouverneurs les susdits Capitaine du Pont & Champlein, le premier pour la traite des pelleteries, & l'autre pour la découverte des terres. Ayans donc pris quelque nombre de manouvriers avec eux, pour renforcer l'habitation de Kebec, ilz partirent de Honfleur le 18 Avril mille six cens dix, & arriverent à Tadoussac le vint-sixiesme May. Là ilz trouverent des vaisseaux arrivez dés huit jours auparavant, chose qui ne s'étoit veuë il y avoit plus de soixante ans, à ce que disoient les vieux mariniers. Car d'ordinaire les entrées du golfe de Canada sont cellées de glaces jusques à la fin de May. Etans emmanchez dans la grande riviere, un malheur arriva que rencontrans un vaisseau de Saint-Malo, un jeune homme qui étoit en icelui voulant boire à la santé dudit Capitaine du Pont se laissa glisser hors le bord, & alla boire plus qu'il ne vouloit dans l'eau salée, sans qu'il y eût moyen de le secourir, les vagues étans trop hautes. Les Sauvages qui étoient ja arrivés à Tadoussac furent fort aises de la venue de Champlein desirans faire avec lui quelque exploit de guerre, suivant la promesse qu'il leur avoit fait l'an precedent. Les Basques & Mistigoches (ainsi appellent-ils les Normans & Maloins) leur avoïent aussi promis d'aller à la guerre avec eux, dont se deffians ilz demanderent à Champlein s'il estimoit qu'ilz fussent hommes de promesse, lequel ayant repondu que non, & que ce n'étoit que pour attrapper leurs pelleteries: Tu as dit vray (repliquerent-ils) ilz ne veulent faire la guerre qu'à noz castors; mais en effect ce ne sont que des femmes. Quittant Tadoussac ledit Champlein trouve à _Kebec_ tous ceux qu'il y avoit laissé en bonne santé, & quelque nombre de Sauvages qui l'attendoient, auquels il fit la Tabagie, & eux à luy & huit de ses compagnons, qui furent traités à la mode du païs. Le rendez-vous ayant eté donné à l'entrée de la riviere des Iroquois, Champlein partit de Kebec le quatorziéme de Juin, pour y aller trouver les Sauvages des trois nations denommées au chapitre precedent. Il ne manqua d'avant-coureurs Pour le presser de s'avancer, & sans que dans deux jours les Algumquins & Ochategoins se devoient trouver au dit rendez-vous avec quatre cens hommes, la pluspart sous la conduite du Capitaine Iroquer, qui étoit de l'écarmouche de l'an passé. L'un dédits avant-coureurs, qui étoit aussi Capitaine, donna à Champlein une lame de cuivre de la longueur d'un pied qu'il avoit pris en son païs, où s'en trouvoit prés un grand lac quantité de morceaux qu'ilz fondoient, le mettoient en lingots, & l'unissoient avec des pierres. Champlein arrivé à la riviere de Foix, par lui nommée (je ne sçay à quel sujet) les trois rivieres, quoy qu'elle se décharge en un seul canal dans le fleuve de Canada, il y rencontra les Montagnais, avec léquels il arriva le dix-neuviéme dudit mois à une ile proche l'entrée de la riviere des Iroquois, où nouvelles vindrent en diligence que les Algumequins avoit fait rencontre des Iroquois, qui étoient en nombre de cent fortement barricadés de hauts arbres couchés & enlassés l'un parmi l'autre, & n'y avoit moyen de les emporter sans le secours des Mistigoches. Aussi-tot l'alarme au camp, chacun confusément prent ses armes & s'embarque, & Champlein avec eux assisté de quatre des siens, ayant baillé charge au pilote la Routte (qu'il laissoit à la garde de sa barque) de lui envoyer encore quelques gens de secours, n'ayant loisir de les appeller. Là y avoit quelques barques de Mastigoches, déquels aucun n'eut le courage ni la hardiesse d'aller acquerir de l'honneur à une telle rencontre, ni d'assister leurs compatriotes, hors-mis un nommé le Capitaine Thibaut. Et pour ce les Sauvages se mocquoient d'eux, & crioient que c'étoient des femmes, qui ne sçavoient que guerroyer leurs Castors, & emporter leurs pouilleries. Ilz ne laisserent de se hater à force de rames, & s'efforcer de gaigner la terre, là où étans chacun prend les armes, & sans se souvenir de Champlein courent à travers ls bois d'une telle legereté, qu'incontinent il les perdit de veuë, & demeura sans guide, suivant tant qu'il peût avec ses compagnons leur brisée avec beaucoup de difficultés, tant pour la pesanteur de leurs armes & corps de cuirace, que pour la nature des bois pleins d'eaux & palus: & l'importunité étrange des mouches bocageres qui sont par tout ce païs-là, comme nous dirons ailleurs. Ilz n'eurent pas fait long chemin qu'ilz perdirent toute cognoissance, & ne sçavoient à quoy se resoudre: mais ilz apperceurent deux Sauvages qu'ils appellerent pour les conduire: aprés quoy en survint un autre accourant pour les faire avancer, disant que les Algumquins & Montagnais, ayans voulu forcer la barricade des Iroquois, avoient été repoussés avec perte de leurs meilleurs hommes, sans les blessez: & s'étoient retirés en attendant secours. Ilz n'eurent pas beaucoup cheminé qu'ils ouïrent les exclamations des uns & des autres étans toujours sur l'écarmouche. Mais les assaillans s'écrierent bien d'autre façon à l'arrivée des nôtres, qui à l'instant s'approcherent de la barricade pour la reconoitre, comme firent aussi les Sauvages nos amis, lors nos arquebusiers de faire leur devoir, & les Iroquois de s'étonner voyant l'effect des arquebuses qui n'épargonient leurs boucliers, & faisoient tomber plusieurs de leurs gens, léquels étoient d'autant plus aisés à mirer que lédites arquebuses se reposoient sur la barricade méme. Champlein y fut blessé d'un trait de fleche, & un sien compagnon aussi. Et voyant que la munition commençoit à leur faillir il cria aux Sauvages qu'il falloit emporter l'ennemi de force & rompre la barricade, & pour ce faire se targuer de leurs pavois, & attacher des cordes aux arbres plantez debout soutenans les autres, & les renverser afin de faire ouverture. D'ailleurs qu'il falloit abattre quelques arbres à l'environ & les faire tomber dans le clos pour les accabler: & que de sa part avec ses compagnons il empecheroit l'ennemi à coups d'arquebuses de les endommager. Ce qui fut promptement executé. Depuis que l'arquebuserie commença à jouer ceux qui étoient demeurés aux barques à une lieuë & demie de là entendoient tout le tintamarre, ce qui émeut un jeune homme de Saint-Malo nommé des Prairies, de reprocher à ses compagnons leur couardise & ignominie, de laisser ainsi leurs compatriotes parmi des Sauvages en une telle affaire sans s'en émouvoir, ni les secourir, disant que pour son regard il y vouloit aller, & n'attendroit point le reproche de n'y avoir été, sinon des premiers, au moins encore assez à temps pour faire quelque chose de bon. Ce courage enflamma d'autres, qui y furent avec lui dans sa chalouppe, & ayant mis pied à terre prés le Fort des Iroquois, va trouver Champlein, lequel à leur venue fit cesser les Sauvages, afin que ledit Fort ne fût pris sans qu'ils eussent eu part à la gloire du combat. Ainsi se mirent en devoir de tirer sur l'ennemi, & en diminuer le nombre, de sorte que n'étant plus capables de resistance, ouverture fut faite à la faveur des arquebusaqdes qui donnoient par dedans, restant neantmoins la hauteur d'un homme d'arbres couchez l'un sur l'autre, qui n'empecherent de donner vivement l'assaut, où ce qui restoit d'Iroquois perdant coeur commença à prendre la fuite, se noyans les uns au courant de la riviere, les autres passans par le fil de l'épée, ou par les armes des Sauvages: de sorte que de tout le nombre qu'ils étoient il n'en demeura que quinze vivans reservés aux tourmens tels qu'au chapitre precedent. Des assiegeans trois furent tués, & cinquante blessés. Aprés cette victoire arriva encore une chalouppe tout à point pour avoir part au butin, lequel on laissa à cet gent rapace & avare de mercadens, n'y ayant que de la pouillerie de ces pauvres miserables Iroquois, qui étoient pleine de sang: & de cette vilaine avidité, les Sauvages se mocquoient avec mille reproches. Ilz leverent selon leur coutume, les cuirs des tétes des morts pour en faire des trophées au retour en la façon qu'a été dit ci-dessus. Puis demembrent un corps en quatre quartiers pour le manger, ce disoient ils, tant cette nation barbare est enragée contre ses ennemis. Noz Sauvages de la côte marine sont plus humains, & se contentent de la mort commune de leurs ennemis, ou de les retenir pour esclaves. Le reste du jour se passa entre ceux-ci en danses & chansons, n'ayans que trois sortes d'occupation en toute leur vie, ou ce que je viens de dire, ou la chasse, ou la guerre. Le lendemain étant arrivés hors la riviere des Iroquois, il attacherent trois de leurs prisonniers à un arbre prés de l'eau, & ne cesserent de les bruler & leur jetter eau par intervalle jusques à ce que ces pauvres corps tomberent en pieces, & lors étans morts chacun en coupoit un morceau & le bailloit à son chien. Les autres prisonniers furent reservés pour contenter les femmes, léquelles adjoutent encore à ces horribles supplices sans pitié ni misericorde. Champlein en sauva un qui lui fut donné, mais il se sauva, quoy qu'il eût asseurance qu'il n'auroit point de mal. Pendant ces executions les Mercadens ne laissoient de traiter des pelleteries que les Sauvages avoient amenées, & emportoient le profit qui se pouvoit attendre de cette nation que Champlein avoit assistée avec tant de travaux. Le lendemain arriva le Capitaine Iroquet mentionné ci-dessus avec deux cens hommes bien marri de n'avoir été de la partie, la pluspart des Sauvages qui se trouverent là n'ayans jamais veu de Chrétiens demeuroient fort étonnés considerans noz façons, noz vetemens, nos armes, nos equippages. Comme les troupes étoient prétes de se retirer chacune en son païs, Champlein trouva bon de laisser aller un jeune garson volontaire avec ledit Iroquet, pour apprendre le langage des Algumequins, & remarquer les lacs, rivieres, mines, & autres choses necessaires tandis qu'il retourneroit en France. Ce qui fut accordé; mais les autres Sauvages en firent difficulté, craignans que mal ne lui avint, n'ayant accoutumé de vivre à leur mode, qui est dure en toute façon, & qu'arrivant quelque accident audit garson ilz n'eussent les François pour ennemis. Champlein s'en formalisa, & dit que s'ilz lui refusoient cela il ne les tenoit pas pour amis. Et pour répondre à leur difficulté, que s'il arrivoit accident de maladie ou de mort au jeune garson sans leur faute il ne leur en voudroit point de mal, sçachant que nous tous infirmes & sujets à mourir. A tant ils s'accorderent que Champlein prendroit un des leurs en change, lequel il remeneroit l'Eté suivant, & reprendroit le sien, lequel ilz traiteroient comme leur enfant. J'ay veu souvent ce Sauvage de Champlein nommé Savignon, à Paris, gros garson & robuste, lequel se mocquoit voyant quelquefois deux hommes se quereler sans se battre, ou tuer, disant que ce n'étoient que des femmes & n'avoient point de courage. Cette année le refus fait au sieur de Monts de lui continuer son privilege, ayant été divulgué par les ports de mer, l'avidité des Mercadens pour les Castors fut si grande que les trois parts cuidans aller conquerir la toison d'or sans coup ferir, ne conquirent pas seulement des toisons de laines, tant étoit grand le nombre de conquerans. La triste nouvelle de la mort du Roy ayant eté portée jusques là par les derniers venus, fut cause de hater le depart des vaisseaux su sieur de Monts, & de donner ordre à l'habitation de _Kebec_, où fut laissé pour chef de la compagnie un nommé du Parc. Ains partirent le Capitaine du Pont & Champlein de Tadoussac le treziéme Aoust, & le vint-septiéme Septembre arriverent à Honfleur. Mais il ne faut omettre un cas fort nouveau & rare avenu en ce voyage, que leur vaisseau ait passé par-dessus une Baleine endormie en pleine mer, & lui ait tellement endommagé le train de derriere, qu'elle jetta grande abondance de sang, sans peril dudit vaisseau. Et neantmoins quelques autheurs écrivans de la nature des poissons, disent qu'entre iceux le seul Sargot est capable du dormir, comme nous dirons plus amplement au chapitre de la pecherie livre sixiéme. _Retour de Champlein en Canada. Bancs de glaces longs de cent lieuës. Arrivée à la Terre-neuve. Comment les Sauvages passent le Saut de la grande riviere. Saut du Rhin. Mensonges de quelqu'un qui a écrit un sien voyage ne Mexique._ CHAP. VI DEPUIS le voyage sus-écrit, Champlein en a fait quelques autres qui ne sont pas venus à ma conoissance, ains seulement ceux des années six cens unze, & six cens treze équels il a découvert quelque terres & lacs outre le grand saut du fleuve de Canada és païs des Algumquins, qui sont à l'opposite des Iroquois separés par un grand lac de quinze journées de longueur. Le premier dédits voyages fut accompagné de beaucoup de difficultés & perils, non pour la terre, mais pour la navigation. Car cette année les vens & la saison furent fort contraires, de sorte que n'ayant peu s'élever au Su, ains toujours jetté au Nort jusques à la hauteur de 48 degrez de latitude, il rencontra devant qu'arriver au Banc des Morues plus de cent lieues de glaces elevées de trente & quarante brasses hors de l'eau, dans léquelles se trouvant souvent enveloppé, on peut penser si le vaisseau étoit en seureté la glace obeissant au vent, & pouvant au moindre choc mettre ledit vaisseau en piece. Souvent aprés avoir long temps vogué tout un jour, ou une nuit entre les bancs de glaces, pensant trouver une sortie, on les trouvoit scellées, & falloit retourner en arriere chercher passage. Un autre mal augmentoit le peril, que durant ces travaux les brumes épesses empechoient de voir plus loin que la longueur du vaisseau. Puis les plus pluies, les neges, le froid incommodoient & engourdissoient tellement les matelots, qu'ilz ne pouvoient manouvrer, ni à peine se tenir sur le tillac. En fin aprés avoir été plusieurs fois deceu cuidans voir la terre au lieu des glaces, ilz se trouverent à _Campseau_, d'où mettans le cap au Nort, ils tirent au cap Breton, avec pareille fortune que devant, jusques à ce qu'un grand vent s'éleva, qui balaya l'air, & leur fit reconoitre l'ile dudit Cap-Breton à quatre lieuës au Nort d'eux. Mais n'étoient encore pourtant hors les glaces, & doutoient que le passage pour entrer au golfe de Canada fût ouvert. Et comme ilz cotoyoient lédites glaces ils apperceurent le premier de May un vaisseau autant en peine qu'eux, où commandoit le fils du sieur de Poutrincourt, qui étoit parti de France il y avoit trois mois, & alloit trouver son pere au Port-Royal. Cette rencontre lui fut favorable d'autant qu'il n'avoit encore eu la veuë d'aucune terre, & s'en alloit engouffrer entre le Cap saint Saurent & le Chap de Raye, qui toit le chemin de Canada, & non dudit Port-Royal: & en cette route entra le lendemain ledit Champlein, qui de là en avant eut meilleur temps & arriva à Tadoussac le treiziéme dudit mois de May étant parti de Honfleur avec le sieur du Pont le premier de Mars mille six cens unze. Tout étoit encor plein de neges à cette arrivée. Et neantmoins quelques Sauvages n'avoient laissé de venir du païs d'en haut outre le Saut, jusques audit lieu de Tadoussac pour troquer quelques pelleteries, qui étoit peu de chose: & ce peu encore le vouloient-ils bien employer attendans qu'il y eût nombre de vaisseaux (or y en avoit-il des-ja trois, outre Champlein) pour avoir meilleur marché de noz denrées: à quoy ils sont fort bien instruits depuis que l'avarice de noz Marchans s'est fait reconoitre pardela. Car avant les entreprises du sieur de Monts à peine avoit-on ouï parler de Tadoussac, ains les Sauvages par maniere d'acquit, voire seulement ceux des premieres terres venoient trouver les pecheurs de Moruës vers Bacaillos, & là troquoient ce qu'ils avoient, préque pour neant. Mais l'envie & rapacité les a aujourd'hui porté jusques au Saut de la riviere de Canada, & ne sçauroit Champlein y aller qu'il n'ait une douzaine de Barques à sa queuë pour lui ravir ce que son travail & industrie lui devroit avoir acquis, ainsi qu'il a eté pratiqué au voyage precedent, & en cetui-cy. Cela, & le desir de découvrir des terres nouvelles, a fait resoudre ledit Champlein de faire un fort prés ledit Saut, étant le lieu fort commode, d'autant que deça & delà le grand fleuve, tombent des rivieres qui vont assez avant dans les terres, & ya a beaucoup d'espace découvert au lieu où étoit cy-devant la ville de Hochelaga décrite par Jacques Quartier, laquelle par les guerres a eté ruinée, & ses habitans exterminés, ou chassés. Jusques ici on a estimé que ledit Saut étoit impenetrable, mais les Sauvages y passent (en se mettans tout nuds) pardessus les bouillons d'eau, avec leurs canots d'écorce, sçavoir du coté du Nort, car en l'autre part un garson du sieur de Monts nommé Louis (auquel j'ay grand regret) y a eté noyé cette année avec un Sauvage, qui temerairement y voulut passer contre l'avis d'un autre qui se sauvan ayant toujours empoigné le canot & dessus & dessous l'eau. Si le païs étoit habité on pourroit trouver moyen de faciliter ce passage par engins pour les barques, comme on a fait celui du Saut du Rhin un peu au dessous de Schaffouse, qui est beaucoup plus haut que chacun de ceux dont est composé cetui-ci. Cette année devoient venir trois cens Algumquins Charioquois, & Ochataguins faire la guerre aux Iroquois, & furent long-temps attendus. Mais la mort d'un des Capitaines rompit cette entreprise. De sorte que ce voyage n'a eté utile qu'à la marchandise, n'ayant Champlein fait autre découverte que de voir un grand lac qui est à huit lieuës du Saut de la grande riviere, où les Sauvages l'inviterent d'aller, se fachans de voir tant de barques de gens avides, avares, envieux, sans chef, & sans accord. Là ils confererent avec luy des affaires de l'étant present du païs, & de l'avenir, par le truchement du jeune garson qu'il y avoit laissé l'an precedent, lequel avoit fort bien appris la langue: & de Savignon Sauvage qu'il avoit remené de France, lequel quelques marchans envieux avoient fait croire être mort. L'un & l'autre se loua fort du traitement qu'il avoit receu; & se fachoit ledit Savignon d'aller reprendre sa dure vie du temps passé. Il avoit un frere nommé _Tregoüaroti_ Capitaine au païs des Ouchateguins à cent cinquante lieuës dudit Saut. Parmi les discours qu'eut ledit Champlein avec eux, il apprit de quatre voyageurs, que bien loin ils avoient veu une mer, mais qu'il y avoit des deserts & lieux facheux à passer. Et que vers eux venoient quelquefois des hommes d'entre le païs des Iroquois, qui avoisinent la mer du midi (qui sont les Floridiens). Mais il n'est aucune nouvelle qu'il y ait des villes fermées, ny des maisons à trois & quatre etages, ni du bestial domestic, comme recite y avoit au profond des terres en tirant de Mexique au Nort, celui qui a fait l'histoire de la Chine, où incidemment, il parle aussi d'un voyage audit Mexique qui me fait croire que ce sont pures fables. Apres ces choses Champlein ayant laissé deux garsons parmi les Sauvages pour s'enquerir du païs, & le recognoitre, & donné ordre à l'habitation de Kebec, il s'en revint en France avant l'hyver. _Commission de Champlein portant reglement pour le traffic avec les Sauvages. Etat de Kebec. Credulité de Champlein à un imposteur. Ses travaux en suite de ce. Sauvages haïssent le mensonge. Imposteur conveincu. Observations sur le voyage de Champlein aux Algumequins. Ceremonies des Sauvages passans le saut du Bassin. Peuples divers. Variations de Champlein._ CHAP. VII L'AN six cens douze Champlein voyant ses entreprises ruinées par l'avarice des Marchans si l'on n'apportoit quelque reglement au traffic des Castors & pelleteries avec les Sauvages, delibera de se mettre en la protection de quelque Prince, qui print son affaire en affection; & suivant ce, à la faveur de Monseigneur le Prince de Condé obtint commission du Roy l'an six cens treze, par laquelle ne seroit loisible à aucun des sujets de sa Majesté de troquer dans la grande riviere avec les Sauvages, qu'à ceux qui seroient de l'association par lui proposée, à laquelle chacun pourroit étre receu. Ce qu'ayant fait publier par les postes de France, il s'embarque avec quatre vaisseaux associés qui lui devoient fournir chacun quatre hommes tant pour faire ses découvertes, que pour guerroyer avec les Sauvages où besoin seroit: & à l'arrivée à Tadoussac trouve les Montagnais reduits à une extréme faim à cause que l'hiver avoit eté doux, & par consequent la chasse mauvaise. Quant à ceux de Kebec il les trouva tous en bonne santé sans avoir eté atteints d'aucune maladie. Puis devant qu'aller au saut de ladite riviere, il fit signifier sadite commission aux vaisseaux là arrivés, qui étoient partis de France devant lui. Le profit n'y fut pas si grand que les Marchans associez s'étoient proposé, parce que les Sauvages ayans eté mal-traités d'aucuns François l'année precedente que Champlein étoit en France, ilz s'étoient resolus de ne plus venir: & de fait, peu de gans se trouverent là pour lors, ains étoient tous allés à la guerre, ou demeurés, sinon que trois canots arriverent audit Saut avec peu de pelleteries, léquelles ayans troquées, Champlein obtint (quoy qu'avec difficulté) deux dédits canots pour reconoitre par les rivieres & lacs le païs des _Algumequins_, ayant seulement pris quatre hommes avec soy, déquels y en avoit un nommé Nicolas Vignan, qui reconoissant son desir principal étre de trouver quelque passage pour aller à la Chine, luy fit à croire avoir veu une mer en la part du Nort à dix-sept journées dudit Saut, ce qu'il afferma étant en France, & conferma étant porté pardela, avec tant de sermens (dit Champlein) que fors lui fut de s'engager au voyage qu'il alloit entreprendre, joint que ce discours amenoit des circonstances qui rendoient son mensonge fort vraysemblable, sçavoir que sur le bord de cette mer imaginaire, il avoit veu le bris d'un vaisseau Anglois qui s'étoit là perdu, & les tétes de quatre-vints Anglois echappés de ce naufrage, que les Sauvages avoient tués, pour ce qu'ilz leur vouloient ravir leurs blés; Adjoutant que dédits Anglois avoit eté reservé un jeune garson que les Sauvages lui vouloient donner. Ce qui se rapportoit aucunement à ce qu'avoient publié les Anglois peu auparavant, du voyage de Henry Hudson, lequel en l'an six cens unze trouva (disent-ils) un détroit au dessus de Labrador par les soixantes & soixante un degrés, dans lequel ayant vogué quelques cent lieuës, la mer s'étendoit au Su jusques au cinquantiéme degré. Ce que toutefois il ne croy point, car si cela étoit, il y vient des Sauvages tous les ans à Tadoussac de beaucoup plus loin qui en diroient quelques nouvelles. Champlein toutefois s'est laissé porter au dire de ce bourdeur, qui lui a baillé autant de fatigue que l'homme en put supporter. Car je trouve par son discours que bien souvent il luy falloit tirer son canot à-mont les rivieres avec une corde, & ce quelquefois dans l'eau où il etoit contraint de se mettre bien avant, ny ayant aucun chemin sur les rives de la terre. Il a fallu passer des Sauts en nombre de plus de dix, à chacun déquels il falloit decharger & porter par terre sur les épaules tout le bagage une lieue durant, plus ou moins. Adjoutons à ceci l'incommodité, ou plustot cruauté des mouches bocageres, qui comme essains d'abeilles environnent & picquent par milliers incessamment la chair humaine, dont elles sont friandes. Et apres tout representons nous encore la façon de vivre qu'il étoit contraint de suivre en cet exploit, neantmoins son courage passa pardessus toutes ces difficultés. Si bien que le douziéme jour il arriva chés un Capitaine nommé _Nibashis_, qui fut plus que ravi de le voir, disant qu'il falloit qu'il fût tombé des nues, d'estre venu là parmi de si mauvais païs. Ce Capitaine apres l'avoir traicté au mieux qu'il peût, fit equipper deux canots pour le conduire à huit lieues de là vers un autre ancien Capitaine nommé _Tessouat_; lequel ne fut moins étonné que l'autre de chose tant inesperée. Ce _Tessouat_ est logé sur le bord d'un grand lac par les quarante sept degrez, en lieux âpres, & du tout sauvages, quoy qu'il y ait de belles & bonnes terres ailleurs. Mais pour eviter les surprises des ennemis ces pauvres peuples sont contraincts de se loger ainsi à l'avantage. Et voudroient bien vivre en Republique s'ils avoient quelque Fort ou ville pour se retirer, & un Gouverneur pour les defendre. Telles incommodités ont aux premiers siecles contraint les hommes de batir hautement; & se remparer contre les invasions des voleurs, qui veulent vivre du travail d'autrui. Le lendemain _Tessouat_ fit la Tabagie à Champlein, à laquelle il avoit convoqué tous ses voisins. Les mets exquis furent une bouillie faite de Mahis écrasé entre deux pierres, item de chair & poisson bouilli, & de chair grillée sur les charbons, le tout sans sel. De vin il ne s'en parle point pardela. _Tessouat_ entretenoit la compagnie sans manger, selon la coutume: & les jeunes hommes gardoient les portes des cabannes. Il n'y a en tels festins ny tables ni bancs, ains chacun apporte son écuelle & sa culiere, il s'asseoit où il trouve bon le cul sur les talons, ou contre terre. Quand chacun fut bien repeu, la jeunesse sortit, & petuna-on à la rengette une bonne demie heure sans dire mot: puis on entra en Conseil, où Champlein leur dit qu'il avoit grandement desiré de les voir pour leur témoigner son affection, & le desir qu'il a de les assister en leurs guerres, & vouloit faire alliance avec les _Nebicerini_ qui sont à six journées plus outre qu'eux, afin de les mener aussi à la guerre. Et d'autant qu'outre leur païs il a entendu y avoir une mer qu'il desireroit bien voir, il les prie de l'assister en cette entreprise. Les Sauvages aprés plusieurs paroles de compliment representerent qu'outre les experiences d'amitié passées, s'en étoit encore icy un grand temoignage à Champlein d'avoir tant pris de peine à les venir voir. Que l'an precedent deux mille hommes s'étoient trouvés au saut de la grande riviere pour aller à la guerre. Mais qu'il leur avoit manqué; & cuidans qu'il fût mort n'y avoient eté cette année. Joint qu'ilz avoient eté mal traités de quelques François: Que pour les _Nebicerini_ ilz ne lui conseilloient ce voyage qui étoit trop difficile, & n'en pourroit venir à bout, que le peuple de là étoit méchant, sorciers, & empoisonneurs, & ne leur étoient amis: Au reste gens sans coeur, qui ne valent rien à la guerre. Je laisse beaucoup d'autres discours tenus en cette assemblée. En fin par importunité ils avoient promis quatre canots à Champlein; mais un d'entr'eux songea que s'il alloit là il mourroit, & eux tous aussi: occasion que personne ne voulut entreprendre la conduite le prians d'attendre jusques à l'année suivante, & que lors on le meneroit avec bonne escorte. Champlein se fachant de telles reposes, dit que son homme avoit eté en ce païs là, & n'avoit rien trouvé de ce qu'ilz disoient. Lors chacun de le regarder de mauvais oeil, & specialement _Tessouat_, chez lequel il avoit hiverné, qui le rendit confus sur ses mensonges, & l'eussent déchiré en pieces sans la presence de Champlein, car ilz haissent mortellement les menteurs & les hommes doubles de coeur et de bouche. Son excuse fut qu'il esperoit par cette invention quelque recompense du Roy, & que veu les difficultés du voyage il ne pensoit point que Champlein deüt aller si avant. Il se mit à genoux devant lui, & demanda pardon; promettant que si on le vouloit laisser là il feroit tant que dans un an il en sçauroit toute la verité. A tant Champlein se desista de passer outre, & s'en revint avec quarante canots, & sur le chemin en rencontrerent encor quarante autres assez fournis de marchandises. Et comme ces pauvres miserables sont en perpetuelle apprehension, & credules aux songes, avint qu'un Sauvage songea qu'on l'assommoit, & là dessus se levant en sursaut, & criant on me tuë; il mit en alarme toute la compagnie, qui croyant avoir l'ennemi sur le dos, se jetta qui çà qui là en l'eau pour se sauver. A ce bruit Champlein & les siens réveillés furent tout ébahis de voir ces gens en cet état sans qu'aucun les poursuivit. Et s'étant enquis du fait, tout se tourna en risée. Ce qui est à remarquer en tut ce voyage sont le nombre des lacs que Champlein a passé en nombre de six, & de sauts ordinaires des rivieres de ce pais, entre léquels y en a deux notables, l'un large de quatre cens pas, & haut de vint-cinq brasses, ou environ, auquel l'eau tombant fait une arcade souz laquelle passent les Sauvages sans se mouiller. L'autre est large de demie lieuë, & haut de six à sept brasses sous lequel l'eau par la longue continuation de sa cheute a fait un bassin de merveilleuse grandeur dans le rocher. Quand les _Algumquins_ passent par là pour venir en Canada, ilz font une ceremonie digne de remarque. Apres avoir porté leurs canots au bas du saut un de la compagnie va faire la quéte un plat en la main, auquel chacun met un morceau de petum. La quéte achevée tous dansent alentour du plat chantans à leur mode, & aprés la danse un des Capitaines fait une harangue remontrant aux jeunes que depuis le temps de leur ayeuls ilz font là une offrande, qui les garentit de leurs ennemis, laquelle s'ils omettoient malheur leur aviendroit. Puis le harangueur jette le petum dans ledit bassin, & tous ensemble font une grande exclamation, & ne croiroient pas le voyage devoir étre heureux sans cette offrande: car ordinairement leurs ennemis les attendent là, & ne passent plus outre pour la difficulté du païs & des passages d'icelui. Et appellent ledit saut _Asticou_, que signifie en leur langage un bassin, ou chaudiere. Cette terre produit des raisins naturels, & des cèdres blancs, dont Champlein a fait des croix en plusieurs lieux où il a passé, & en icelles gravé les rmes de France. Les peuples voisins des Algumquins au Nort s'appellent Nebicerini, & Ouescarini; au Su Maton-ouescarini: à l'Occident sont les Charioquois, & Ouchateguins: à l'Orient sont les Sauvages du Canada. Les particularités de ce dernier voyage m'ayans été recités par un Gentil-homme Norman qui alloit en Italie, je les ay depuis trouvées verifiées par la relation qu'en a fait trop au long ledit Champlein, lequel je ne trouve toujours constant en ses discours. Car en trois endroits il dit que le lac au dessus du saut de la grande riviere de Canada est à huit lieuës de là, & par apres il dit qu'il n'y a que deux lieuës, & ne fait que de douze lieuës de circuit, comme ainsi soit que sur sa charte il le place de quinze journées de long, & distant dudit saut de plus de cinquante lieuës, sans qu'il y en ait aucun autre plus prés. En quoy il faut necessairement qu'il y ait de l'erreur, veu que Jacques Quartier étant sur le Mont-Royal voisin dudit saut, dit que delà il voyoit au dessus ce grand fleuve tant que l'on pouvoit regarder large & spacieux, qui passoit auprés de trois belles montagnes rondes éloignées de quinze lieuës, sans qu'il soit parlé d'aucun lac. Bien voy-je qu'il s'accorde avec ledit Champlein en ce que découvrant de cette montagne trente lieuës de païs à la ronde, il dit que vers le Nort y a une rangée de montagnes gisantes Est & Ouest (qui sont les Algumquins), & autant vers le Su, qui sont celles des Iroquois mentionnées ci-dessus: & qu'entre icelle est la terre la plus belle qu'il soit possible de voir, labourable, unie, & plaine: & par le milieu le cours de ce grand fleuve. Dit en outre que dédites montagnes du Nort sortoit une grande riviere, qui est (à mon avis) celle par laquelle ledit Champlein est allé aux Algumquins, laquelle il dit avoir lieuë & demie de large, après l'avoir montée l'espace de huit jours. Item que là y avoit du metal jaune comme or, ce qui se rapporte à ce qui a eté dit qu'un Sauvage Algumquin donna audit Champlein une lame de cuivre prise & applanie en son païs. [Illustration] _Qu'il ne se faut fier qu'à soy-méme. Embarquement du sieur de Poutrincourt. Longue navigation. Conspiration. Arrivée au Port Royal. Baptéme des Sauvages. S'il faut contraindre en Religion. Moyen d'attirer ces peuples. Mission pour l'Eglise de la Nouvelle-France._ CHAP. VIII IL est maintenant à propos de parler du sieur de Poutrincourt, Gentil-homme dés long temps resolu à ces choses, lequel depuis nôtre retour de la Nouvelle-France s'étans rendu trop credule aux paroles de deux Seigneurs qu'il desiroit contenter entant qu'ilz faisoient semblant de vouloir faire un grand appareil pour ces Terres-neuves, est tombé en grand interét, ayant perdu deux années de temps, & fait de grandes dépenses à cette occasion, méme perdu son equipage, lequel étoit prét dés l'an mille six cens neuf. A cause dequoy voyant par une mauvaise experience que les hommes sont trompeurs, il se resolut de ne s'attendre plus à persone, & ne se fier qu'à soy-méme, ainsi que le laboureur prét à moissonner dont la fable est recitée par Aule Gelle. Ayant donc fait son appareil à Dieppe, il se mit en mer le vint-cinquiéme de Fevrier mille six cens dix, avec nombre d'honnétes hommes & d'artisans. Cette navigation a eté fort importune & facheuse. Car dés le commencement ilz furent jettez à la veue des Essores, & de-là quasi perpetuellement battus de vents contraires l'espace de deux mois: durant léquels (comme gens oysifs occupent volontiers leur esprit à mal) quelques uns par secretes menées auroient osé conspirer contre luy, proposans aprés s'étre rendus les maitres, d'aller en certains endroits où ils entendroient y avoir quantité de Sauvages, afin de les piller & voler, puis se rendre picoreurs de mer, & en fin revenir en France partager leurs depouilles, & se tenir sur le grand chemin de Paris pour continuer le méme train jusques à ce qu'étans gorgez de biens ils eussent moyen de se retirer & passer leurs ans en repos. Voila le sot conseil de ces miserables, auquelz neantmoins il pardonna selon sa debonnaireté accoutumée. Ces nuages de rebellion étans dissipés en fin territ à l'ile des monts deserts, qui est à l'entrée de la baye qui va à la riviere de Norombegue, de laquelle nous avons parlé en son lieu. Delà il vint à la riviere Sainte-Croix, où il eut plainte (ainsi que k'ay veu par ses lettres) qu'un certain François arrivé là devant lui entretenoit une fille Sauvage promise en mariage à un jeune homme aussi Sauvage: dont ledit sieur fit informer, se souvenant de la recommendation tres expresse que le sieur de Monts lui avoit faite de prendre garde à ce que tels abus ne se commissent pardela, & principalement la paillardise entre un Chrétien & une infidele. Chose que Villegagnon avoit aussi fort abhorré étant au Bresil. Apres avoir fait une reveuë par cette côte, il vint au Port Royal, où il apporta beaucoup de consolation aux Sauvages du lieu, léquels s'informoient de la santé de tous ceux qu'ils avoient conu quatre ans auparavant en sa compagnie: & particulierement Membertou Grand Capitaine, entendant que j'avoy fait éclater son nom en France, demandoit pourquoy je n'y étoy point allé. Quant aux batimens ilz furent trouvez tout entiers, excepté les couvertures, & chacun meuble en sla place où on les avoit laissez. Le premier soin qu'eut ledit sieur fut de faire cultiver la terre & la disposer à recevoir les semences de blés pour l'année suivante. Ce qu'étant achevé il ne voulut laisser ce qui étoit du spirituel, & qui regardoit le principal but de sa transmigration, de procurer le salut de ces pauvres peuples sauvages & barbares. Lors que nous y étions nous leur avions quelquefois donné de bonnes impressions de la conoissance de Dieu, comme se peut voir par le discours de nôtre voyage, & en mon Adieu à la Nouvelle-France. Au retour dudit Sieur il leur inculqua derechef ce qu'autrefois il leur avoit dit, & ce par l'organe de son fils le Baron de Sainct Just, jeune Gentil-homme de grande esperance, & qui s'adonne du tout à la navigation, en laquelle il a en deux voyages acquis une grand experience. Apres les instructions necessaires faites, ilz furent baptizez le jour saint Jean Baptiste vint-quatriéme de Juin mille six cens dix, en nombre de vint-un à chacun déquels fut donné le nom de quelque grand, ou notable personage de deça. Ainsi Membertou fut nommé HENRI au nom du Roy que l'on cuidoit étre encore vivant. Son fils ainé fut nommé LOUIS du nom de nôtre Jeune Roy regnant, que Dieu Benie. Sa femme fut nommée MARIE au nom de la Royne Regente, & ainsi consequemment les autres, comme se peut voir par l'extrait du Registre des baptémes que j'ay ici couché. _Extrait du Registre des Baptémes de l'Eglise du_ _Pt Royal en la Nouvelle-France._ 1. LE jour Saint Jean Baptiste mille six cens dix Membertou grand Sagamos âgé de plus de cent ans a eté baptizé par Messire Jessé Fleché Prétre, & nommé HENRI par Monsieur de Poutrincourt au nom du Roy. 2. ACTAUDINECH troisiéme fils dudit Henri Membertou a eté nommé PAUL par ledit sieur de Poutrincourt au nom du Pape Paul. 3. La femme dudit Henri a eté tenue par le sieur de Poutrincourt au nom de la Royne, nommée MARIE de son nom. 4. MEMBERTOUCHIS fils ainé de Membertou âgé de plus de soixante ans, aussi baptizé & nommé LOUIS par Monsieur de Biencourt au nom de Monsieur le Dauphin. 5. La fille dudit Henry tenue par ledit sieur de Poutrincourt, & nommée MARGUERITE au nom de la Royne Marguerite. 6. La fille ainée dudit Louis âgée de treze ans aussi baptizée & nommée CHRISTINE par ledit sieur de Poutrincourt au nom de Madame la fille ainée de France. 7. La seconde fille dudit Louis âgée de douze ans aussi baptizée & nommée ELIZABETH par ledit sieur de Poutrincourt au nom de Madame la fille puisnée de France. 8. ARNEST cousin dudit Henri a été tenu par ledit sieur de Poutrincourt au nom de Monsieur le Nonce, & nommé ROBERT, de son nom. 9. Le fils ainé de Membertoucoichis dit à present Louis Membertou, âgé de cinq ans, baptizé & tenu par Monsieur de Poutrincourt, qui l'a nommé JEAN, de son nom. 10. La troisiéme fille dudit Louis tenue par ledit sieur de Poutrincourt au nom de Madame sa femme aussi baptizée, nommée CLAUDE. 11. La quatriéme fille dudit Louis tenue par Monsieur Robin, pour Mademoiselle sa mere, a eu nom CATHERINE. 12. La cinquiéme fille dudit Louis a eu nom JEHANNE, ainsi nommée par ledit sieur de Poutrincourt au nom d'une de ses filles. 13. AGOUDEGOUEN cousin dudit Henri a été nommé NICOLAS par ledit sieur de Poutrincourt au nom de Monsieur des Noyers Advocat au Parlement de Paris. 14. La femme dudit Nicolas tenue par ledit sieur de Poutrincourt au nom de Monsieur son neveu, a eu nom PHILIPPE. 15. La fille ainée d'icelui Nicolas tenue par ledit sieur pour Madame de Belloy sa niepce, & nommée LOUISE, de son nom. 16. La puis-née dudit Nicolas tenue par le dit sieur pour Jacques de Salazar son fils, a eté nommée JACQUELINE. 17. L'autre femme dudit Louis tenue par ledit sieur de Poutrincourt au nom de Madame de Dampierre. 18. L'une des femmes dudit Louis tenue par Monsieur de Joui pour Madame de Sigogne, nommée de son nom. 19. La femme dudit Paul a eté nommée RENÉE du nom de Madame d'Ardanville. 20. La sixiéme fille dudit louis tenue par René Maheu a eté nommée CHARLOTTE du nom de sa mere. 21. Une niepce dudit Henri tenue par ledit sieur Robin, a eté nommée ANNE, maintenant donc il faut confesser que c'est à bon escient, & non par seintise que marche cette entreprise ledit sieur de Poutrincourt, auquel toute la Chrétienté doit ces premices de l'offrande faite à Dieu de ces ames perdues, léquelles il a recuillies & amenées qu chemin du salut. Tant que les choses ont eté douteuses il n'a point eté à propos d'imprimer le charactère Chrétien au front de ces peuples infideles, de peur qu'étant contraint de les abandonner ilz ne retournassent à leur vomissement au scandale du nom de Dieu. Mais puis que ledit sieur a donné ce témoignage de sa volonté, & que son desir est de vivre & mourir auprés d'eux, il semble qu'il a peu passer outre fondé sur l'exemple des enfans que nous baptizons sur la foy de leurs parins & marines. Membertou premier _Sagamos_ de ces contrées-là, poussé d'un zele religieux, mais sans science, dit qu'il declarera la guerre à tous ceux qui refuseront d'étre Chrétiens. Ce qu'il faut prendre en bonne part de lui, & ne seroit recevable en un autre. Car il est certain que la Religion ne veut pas estre contrainte: & par cette voye on ne fera jamais un bon Chrétien. Aussi a-elle eté reprouvée de tous ceux qui on jugé de ce fait un peu meurement. Nôtre Seigneur n'a point induit les hommes à croire son Evangile par le glaive (ceci est propre à Mahommet) ains par la parole. Les loix des anciens Empereurs Chrétiens y sont expresses. Et quoy que Julian l'Apostat fut grand ennemi des Chrétiens, si n'étoit il point d'avis de les contraindre aux sacrifices des faux Dieus; ainsi que nous pouvons recuillir de ses Epitres. Je sçay que saint Augustin a quelquefois eté d'avis contraire. Mais quand il y eut bien pensé il se retracta. Et ainsi fit l'Empereur Maximus, lequel à la persuasion de saint Martin revoqua un Edit qu'il avoit fait contre les Donatistes, de dit Sulpitius Severus. Le meilleur moyen d'attirer les peuples déquelz nous parlons, c'est de leur donner du pain, de les assembler, leur enseigner la doctrine Chrétienne, & les arts: ce qui ne se peut faire tout d'un coup. Les hommes du jourd'hui ne sont pas plus suffisans que les Apôtres. Mais je ne voudroy leur charger l'esprit de tant de choses qui dependent de l'institution des hommes, veu que nôtre Seigneur a dit: _Mon joug est doux, & mon fardeau leger._ Les Apôtres ont laissé aux simples gens le _Credo_ pour la croyance, & le _Pater noster_ pour la priere: le tout premierement entendu, pour ne croire & prier une chose qu'on ne sçait pas. Ce qui est pardessus est pour les plus relevez: qui se veulent rendre capables d'instruire les autres. Ceci soit dit par maniere de conseil & d'avis à ceux qui dresseront les premieres colonies: n'estimant pas qu'il me soit moins loisible de le dire par écrit, que je le diroy de bouche si j'y étois. Le Pasteur qui a fait ce chef-d'oeuvre de pieté Chrétienne, est Messire Jessé Fleché, Prétre du Diocese de Langres homme de bonne vie & de bonnes lettres, envoyé par Monsieur le Nonce Robert Ubaldin, quoy qu'à mon avis la mission d'un Evéque de France eust bien été aussi bonne que de lui qui est Evéque étranger. Il lui bailla par ses patentes (que j'ay extraites à l'original) permission d'ouïr pardelà les confessions de toutes personnes, & les absoudre de tous pechés & crimes non reservés expressement au siege Apostolic, & leur enjoindre des penitences selon la qualité du peché. En outre luy donna pouvoir de consacrer & benir des chasubles & autres vetemens sacerdotaux, & des paremens d'autels, excepté des corporaliers, calices & patenes. C'est en somme le pourvoir contenu en sa mission. _Peril du sieur de Poutrincourt. Zele des Sauvages à la Religion Chrétienne. Remarques des faveurs de Dieu depuis l'entreprise de la Nouvelle-France._ CHAP. IX CES generations spirituelles ainsi achevées, le sieur de Poutrincourt pensa de renvoyer son fils en France pour faire une nouvelle charge de vivres & marchandises propres pour pour la troque avec les Sauvages. A cette fin il partit le huitiéme de Juillet mil six cens dix, avec commandement d'estre de retour dans quatre mois. Son pere le conduisit jusques au port de la Héve à cent lieues loin, 08 environ, du port Royal, auquel voulant retourner il fut surpris d'un vent de terre à l'endroit du Cap Fourchu, & porté si avant en mer, qu'il fut six jours sans voir rien que Ciel & eau, sans autres vivres que de quelques oiseaux pris auparavant en des iles, & sans autre eau douce que celle qui se pouvoit recuillir tombant de l'air dans les voiles d'une pinasse dans laquelle il étoit. En fin par son industrie & jugement il parvint à la côte de l'ile Sainte-Croix, où Oagimont Capitaine du quartier le secourut de quelques galettes de biscuit, & delà traversa jusques au Port-Royal, où il parvint cinq semaines apres sa departie au grand contentement des siens, qui ja desesperoient de lui, & projettoient un changement qui ne pouvoit étre que funeste. Là plusieurs Sauvages sur le bruit de ce qui s'étoit passé le jour saint Jean Baptiste, étoient arrivés pour aussi recevoir le saint Baptéme. A quoy ilz furent admis, & plusieurs autres en suite, mais paraventure trop tot, & par un zele trop ardant. Car ores qu'il eût eté a propos de baptizer Membertou, & sa famille qui demeuroient au Port-Royal, ce n'est pas méme raison des autres, qui en sont éloignés, & n'ont point de Pasteur pour les tenir en devoir. Mais qu'eût fait à cela le sieur de Poutrincourt. Car il étoit importuné des Sauvages, qui se fussent sentis meprisés au refus. Voire leur zele étoit tel, qu'il y en eut un tout décharné n'ayant plus que les os, lequel se porta à toute peine en trois cabannes cherchant le Patriarche (ainsi appelloit on le Pasteur) pour étre instruit & baptizé. Un autre demeurant à la baye Sainte Marie à plus de douze lieuës delà, se trouvant malade envoya en diligence faire sçavoir audit Patriarche qu'il étoit malade, & craignant de mourir sans étre Chrétien, qu'il désiroit étre baptizé. Ce qui fut fait. Un autre nommé cy-devant _Acouanis_, maintenant Loth, se trouvant, aussi malade envoya son fils en diligence de plus de vint lieuës loin se recommander aux prieres de l'Eglise, & dire que s'il mouroit il vouloit étre enterré avec les Chrétiens. Un jour le sieur de Poutrincourt étant allé à la depouille d'un cerf tué par Louis fils de Henri Membertou, au retour comme chacun voguoit sur le large du Port-Royal, avint que la femme dudit Louis accoucha: & voyans les Sauvages que l'enfant étoit de petite vie, ilz s'écrierent _Tagaria, Tagaria_, Venez-ça, Venez-ça. On y alla, & fut l'enfant baptizé. Ceci soit dit entre plusieurs choses pour témoigner le zele de ce pauvre peuple non encore (je le confesse) assés instruit és points de la religion, mais plus capable de posseder le Royaume des Cieux, que ceux qui sçavent beaucoup & font des oeuvres mauvaises: Car quant à eux ce qu'on leur dit, ilz le croyent & gardent soigneusement, & nous pardeça ne voyons qu'infidelité entre les hommes. Que si on leur reproche leur ignorance, il la faudra donc reprocher à la pluspart de nous autres qui ne sommes Chrétiens que de nom. En un mot je coucheray ici en Latin ce que disoit saint Augustin: _Surgunt indocti & rapiunt coelos, nos cum scientia nostra mergimur in infernum._ J'adjouteray un trait de la simplicité d'un Neophyte nommé Margin du port de la Heve, lequel étant malade de la maladie dont il mourut, comme on lui parloit du Paradis celeste, demandoit si là on mangeoit des tourtes aussi bonnes que celles qu'on lui avoit fait manger. A quoy il lui fut repondu qu'il y avoit chose meilleurs, & qu'il seroit content. Peu de jours aprés il deceda, & fut enterré avec les Chrétiens, non sans debat, voulans les Sauvages qu'il fût enseveli avec ses peres, d'autant qu'il l'avoit desiré. J'eusse fait ici registre de ceux de deça qui ont eu l'honneur d'avoir des filieuls, & filieules pardela, & en faveur déquels on a imposé les noms (voire les leurs propres) a plusieurs Sauvages baptizés en nombre de plus de cent. Mais ilz ne s'en sont rendus dignes, n'y en ayant un seul qui ait eté touché de quelque charitable pitié envers eux. Et cependant Dieu a montré en diverses occurrences qu'il veut favoriser cette entreprise. Mais comme le proverbe dit qu'il nous vend toutes choses par travail & peine: Aussi veut-il que par labeur & patience cette terre soit habitée. Est à remarquer que jamais ne s'est perdu un seul vaisseau pour cette affaire. Qu'il y a eu des maladies inconues aux François lors qu'il n'y a point eu de necessité: mais qu'au temps de famine Dieu a fait cesser cette verge. Qu'il y a eu des obstacles & envies étranges contre les entrepreneurs, mais ilz subsistent encore. Que quand la necessité de vivre (dont nous parlerons ci-aprés) est venue, Dieu a fait trouver des racines, qui sont aujourd'hui les délices de plusieurs tables en France, léquelles ignoramment, quelques uns appellent à Paris, _Toupinambour_, les autres plus veritablement _Canada_, (car elles sont delà venues ici) & croy que ce sont les Afrodiles dont je parleray ci-après au chapitre _De la Terre_. Ci-dessus a eté veu que maitre Nicolas Aubry a eté perdu dans les bois, & ne fut trouvé que le seziéme jour. Sur la fin du Printemps en l'an mille six cens dix les fils de Membertou ayans fait un long sejour à la chasse, avint qu'icelui Membertou fut pressé de faim. En cette disette il lui souvint avoir autrefois ouï dire à noz gens, que Dieu qui nourrit les oiseaux de l'air, & les bétes de la Terre, ne delaisse jamais ceux qui esperent en lui. Là dessus il se met à le prier, & envoye sa fille au ruisseau du moulin. Il n'eut eté gueres long temps en ce devoir que la voici arriver criant à haute voix, _Nouchich', Beggin pech'kmok, geggin pech'kmok_: Pere, le haren est venu, le haren est venu: & eut abondance de vivres. J'ay veu deux hommes toujours malades & goutteux en France, qui l'à n'ont senti aucune douleur. Je seroy trop long si je vouloy particulariser tut ce qui se pourroit rapporter en ce sujet, où n'y a moins de miracle qu'en ceux que le Pere Biart dit avoir eté faits és lieux où il s'est rencontré à la visite de quelques malades. Mais je veux donner quelque chose à la Nature, laquelle se joue continuellement à nous faire voir ses merveilles qui paroissent en milles sortes, tant és choses inanimées, qu'en la guerison de noz corps, léquels nous voyons souvent se r'aviser lors qu'ilz sont abandonnez des Medecins, & que l'esperance de santé en est du tout perdue. _Sur la nouvelle dés Baptémes des Sauvages, les Jesuites se presentent pour la nouvelle France. Empechement. Retardement à la ruine de Poutrincourt. Association des Jesuites pour le traffic. L'Eglise est en la Republique. Bancs de glace d'eau douce en mer. Justice de Poutrincourt. Mauvaise intelligence des Jesuites avec Poutrincourt. Polygamie._ CHAP. X NOUS avons ci-devant laissé le fils du sieur de Poutrincourt (que nous nommerons d'orenavant le sieur de Biencourt) au port de la Heve. Voyons maintenant la suitte de son voyage. Aprés qu'il fut arrivé sur le Banc aux Morues, il eut nouvelle de la mort du Roy: ce qui le mit en grande angoisse d'esprit, cuidant que la France seroit tout en trouble & confusion. Par qui, ni comment cette mort il ne le peût sçavoir, fors que quelques Anglois trop prompts à croire en accusoient les Jesuites. Ce fut une merveille qu'en un si grand desarroy la France fût demeurée en son calme, voire qu'au méme temps l'on eût poursuivi le dessein du siege de Juliers. Or pour ne nous éloigner de nôtre sujet, ledit de Biencourt s'étant presenté à la Royne regente, elle fut fort contente d'entendre ce qui s'étoit passé aux regenerations spirituelles des Sauvages. En cette rencontre les Jesuites de Court qui virent l'occasion opportune, ne manquerent de l'empoigner par les cheveux, disans que le feu Roy leur avoit promis d'y envoyer de leurs gens, avec deux mille livres de pension. Et de fait long temps auparavant un nommé du Jarric de Bordeau l'avoit écrit. Aquoy la Royne enclinant, elle recommanda fort étroitement (comme aussi Madame de Guercheville) au sieur de Poutrincourt, ceux qui furent destinés à cela, sçavoir les Peres Pierre Biart, & Evemond Massé. Mais ilz me pardonneront si je repete ici ce que je leur dis lors, & leur avoit dit auparavant ledit sieur de Poutrincourt, qu'il n'étoit pas encore temps, & ne se devoient tant hater d'aller là, où ilz ne verroient que solitude, & une façon ce vivre difficile & insupportable à gens de leur sorte: de maniere que leur travail pourroit étre mieux employé pardeça. Toutefois soit par zele, ou avidité de tout voir & conoitre, & de s'établir par tout, ilz poursuivirent leur pointe, & firent si bien avec ledit Biencourt, âgé pour lors de dix-huit ans, que le rendez-vous leur fut donné à Dieppe au vint-quatriéme d'Octobre. Le sieur de Poutrincourt ayant fait de grandes pertes, comme nous avons veu ci-devant, & ha ne pouvant seul suffire à l'entreprise, s'étoit associé avec deux honorables Marchans de ladite ville de Dieppe, Du Jardin, & Du Quene. Le navire étoit quasi prét à faire voile pour se rendre en la Nouvelle-France dans le temps ordonné, & secourir ledit Poutrincourt. Mais il eut tout loisir d'attendre, & se curer les dents lui & sa troupe jusques sur la fin de Juin, & ce par l'occasion qui s'ensuit. Quand les marchans susdits virent les Jesuites en état de se vouloir mettre dans leur navire avec leur equippage (chose du tout eloignée de leur intention) ilz ne les y voulurent recevoir, disans que la mort du Roy leur étoit encor trop recente, qu'ilz ne vouloient point fournir à une habitation qui seroit à la devotion de l'Espagnol, & qu'ilz ne pouvoient tenir leur bien asseuré en la compagnie de ces gens ici. Offrans neantmoins recevoir toutes autres sortes d'ordres, Capuccins, Cordeliers, Recollets &c. Mais non les Jesuites, sinon que la Royne les voulût tous ensemble envoyer pardela. Autrement qu'on leur rendit leur argent. La dessus des plaintes à sa Majesté, qui en écrivit au sieur de Cigogne Gouverneur de Dieppe. Mais pour cela les marchans ne flechissent point: ains persistent au remboursement de leurs deniers. Trois mois se passent en allées & venues. En fin la Royne ordonne deux mille écus pour ledit remboursement. Belle occasion pour faire des collectes par les maisons des Princesses, & Dames devotes à Paris, Rouën, & ailleurs. Ce qui fut fait avec un fruit qui pouvoit amener l'affaire à perfection. Mais les peres n'y employerent que quatre mille livres, moyennant quoy ilz debusquerent lédits marchans, & prindrent leur association, pour participer aux profits & emolumens de la navigation, dont fut passé contract le vintieme Janvier mil six cens unze, pardevant le Vasseur Notaire à Dieppe, & Bensé son adjoint, ainsi que s'ensuit. _A Tous ceux qui ces presentes lettres verront ou oyront, Daniel de Guenteville Bourgeois Conseiller Eschevin de la ville de Dieppe, & garde du seel aux obligations du la Viconté dudit lieu, pour tres-haut & tres-puissant Seigneur, Monseigneur le Reverendissime & Illustrissime François de Joyeuse par permission divine Cardinal du saint Siege Apostolique, Archevesque de Rouen, Primat de Normandie, Conte & Seigneur dudit Dieppe au droit du Roy nôtre Sire, salut: Sçavoir faisons que pardevant Thomas Le Vasseur Tabellion juré audit Dieppe, & René Bensé son adjoint, furent presens Thomas Robin Ecuier sieur de Colognes, demeurant en la ville de Paris, & Charles de Biencourt Ecuyer sieur de saint Just, de present resident en ceste ville de Dieppe: léquels volontairement & sans aucune contrainte par ces presentes reconurent & confesserent avoir associé avec eux les venerables peres Pierre Biart superieur de la mission de la nouvelle-France, & Evemond Massé de la compagnie de Jesus presens & stipulans, tant pour eux que pour la Province de France, en ladicte compagnie de Jesus, pour la moitié de toutes & chacunes les marchandises, victuailles, avansements, & generalement en la totale carguaison du navire nommé la Grace de Dieu, appartenant audit sieur de Biencourt, étant de present en ce port & havre de cette ditte ville de Dieppe, prét à faire voyage au premier temps convenable qu'il plaira à Dieu envoyer, en ladicte terre & païs de la nouvelle-France. Toute laquelle carguaison s'est trouvée monter pour le compte, get & calcul que lédites parties ont dit avoir fait entr'eux & dont ilz sont demeurez d'accord & contens, à la somme de sept mil six cens livres, sauf erreur de get & calcul: La presente association faite moyennant le pris & somme de trois mil huit cens livres que lédits sieurs de Biencourt & Robin ont reconu & confessé avoir receu par avance, pour ladite moitié en ladite carguaison dudit navire, dédits peres Biart & Massé, tant pour eux qu'audit nom, dont iceux sieurs Robin & de Biencourt se sont tenus pour contens, au moyen dequoy ils ont accordé & consenti que lédits peres Biart & Massé, tant en leurs noms qu'en la qualité susdite, jouissent & ayent à leur profit la totale moitié de toutes & chacunes les marchandises, profits & autres choses, circonstantes & dependances qui pourront provenir de la traite que se fera audit lieu de la nouvelle-France. Et en outre ont lédits sieurs Robin & de Biencourt reconu & confesssé avoir receu dédits peres Biart & Massé, en leurs noms & en ladite qualité, la somme de sept cens trente sept livres en pur & loyal prét qu'ilz reconoissoient leur avoir été fait par iceux sieurs Biart & Massé, édites qualitez, laquelle somme de sept cens trente-sept livres iceux sieurs Robin & de Biencourt se submettent & obligent payer & rendre audits sieurs Biart & Massé, ou autres ayans d'eux pouvoir & mandement, en ladite ville de Paris, ou en la ville de Rouen, au retour dudit voyage. Et ledit sieur de Biencourt de sa part a reconnu & confessé avoir eté payé par lédits peres Biart, Massé, & sieur Robin, de la somme de douze cens vint-cinq livres pour le radoub dudit navire La grace de Dieu, promettant ledit sieur de Biencourt payer & rendre icelle somme de douze cens vint cinq livres au retour dudit navire dudit voyage de la nouvelle France, ou icelle somme rabatre & diminuer sur le fret dudit navire, qui se monte à la somme de mille livres, & le reste montant à deux cens vint-cinq livres sera payé par ledit sieur de Biencourt audit retour, ainsi que dit est: Pour l'accomplissement & effect déquelles choses susdites lédites parties ont obligé, chacun pour son fait & regard, tous & chacuns leurs biens & revenus presens & à venir, jurant n'aller jamais au contraire: & requis faire controller ces presentes suivant l'Edict: En témoin de ce, nous à la relation dédits Tabellion & Adjoint, avons mis à ces presentes ledit seel. Ce fut faict & passé audit Dieppe en la maison dite la Barbe d'Or, le Jeudy aprés midi vintiéme jour de Janvier, l'an de grace mille six cens unze. Presens à ce honorable homme Jacques Baudouin Marchand demeurant audit lieu de Dieppe, témoins qui ont signé à la minute avec lédits sieurs contractans, Tabellion & Adjoint suivant l'ordonnance, signé le Vasseur & Bensé, & seelé._ Plusieurs ont crié & parlé de ce contract au desadvantage des Jesuites, si bien ou mal je m'en rapporte. Le surplus des aumones nous ne voyons pas à quoy il a eté employé. Bien est-il certain que ce n'a point eté à cet affaire. Que si le jugement de Brutus avoit lieu, lequel (au rapport d'Agellius) condemnoit celuy qui avoit employé une béte de charge à autre usage qu'il n'avoit dit en la prenant, les Peres qui ont receu lédites aumones se trouveroient avoir tort. Certe telles voyes sont d'autant plus à blamer, qu'elles otent la volonté de bien faire & ayder à cette entreprise à ceux qui autrement y seroient disposés. C'est pourquoy s'il falloit donner quelque chose, c'étoit à Poutrincourt & non au Jesuite, qui ne peut subsister sans lui. Je veux dire qu'il falloit premierement ayder à établir la Republique, sans laquelle l'Eglise ne peut étre, d'autant que (comme disoit un ancien Evéque) _l'Eglise est en la Republique, & non la Republique en l'Eglise_. Le navire equippé, on le met en mer le vint-sixiéme Janvier. Mais tant de vents contraires s'éleverent en cette saison, que c'est chose incroyable. Ayans passé le grand Banc des Morues noz gens rencontrerent des bancs de glace hauts comme des montaignes, de plus de cinquante lieuës d'étendue, que l'on pense se décharger de la grande riviere de Canada à la mer, & ne viennent pas toutes de la mer glaciale, comme on pourroit penser. Car la longue navigation ayant epuisé d'eau douce le vaisseau, la necessité en fit faire l'experience. Le saint Esprit consolateur des affligés amena en fin le sieur de Biencourt au Port-Royal le jour de Pentecôte, dont furent rendues graces solennelles à Dieu. Mais le voyage se trouva inutil & ruineux, d'autant que faute d'étre venu comme il avoit eté ordonné, les Sauvages (qui ne vivent de provision) ayans eu necessité de vivres durant l'hiver (car lors ils ne peuvent pécher, & la chasse leur est difficile quand la saison est trop douce) avoient mangé une partie de leurs pelleteries, & ce qui étoit resté avoit préque eté troqué par des Maloins & Rochelois arrivés en ces cotes là long temps auparavant. La méme longueur de voyage avoit fait consommer beaucoup de vivres, & n'étoit question d'employer le surplus à la troque des Castors. Et neantmoins il falloit faire argent pour payer les gages des matelots, & retourner au secours. Occasion que l'on bailla à la troque le moins de vivres qu'il fut possible. Cependant le sieur de Poutrincourt ayant eu avis par les Sauvages que lédits Rochelois & Maloins étoient aux Etechemins en un port dit La pierre blanche, il y alla partie pour recouvrer quelques vivres (se souvenant de l'année precedente) partie pour rendre justice ausdits Sauvages sur la plainte qu'ilz luy faisoient qu'un de Honfleur les avoit pillé, & tué une de leurs femmes, & un autre avoit ravi une de leurs filles. Là on procede juridiquement contre cetui-ci. Son procés luy est fait & parfait & non à l'autre qui ne fut trouvé. Le Pere Biart se rend mediateur pour le captif jusques à l'excés & importunité. Si bien que sur quelques consideration in impetra sa grace, toutefois avec cette honnete remontrance audit Biart: _Mon pere_ (dit Poutrincourt) _je vous prie me laisser faire ma charge, je la sçay bien, & espere aller aussi bien en Paradis avec mon epée, que vous avec votre breviaire. Montrez moy le chemin du ciel, je vous conduiray bien en terre_. Par ceci se reconoit qu'il y avoit déja de la mauvaise intelligence entre les Jesuites & leur Capitaine, dont on attribue la cause à ce qu'ilz vouloient trop entreprendre, & se meler de trop de choses, qui seroient longues à deduire, à quoy ne se pouvoit accommoder ledit sieur de Poutrincourt. Ce qui a tousjours continué depuis, & apporté beaucoup de ruine à cet affaire, comme sera veu par la suitte de ceste histoire. Et non seulement cette antiphatie s'est rencontré de mauvais augure dés le commencement entre les Jesuites & les François, mais aussi entre eux & les Sauvages baptizés, léquels ayans par la liberté naturelle l'usage de la polygamie, c'est à dire de plusieurs femmes, ainsi qu'aux premiers siecles de la naissance & renaissance du monde, ilz les ont de premier abord voulu reduire à la monogamie, c'est à dire, à la societé d'une seule femme, chose qui ne se pouvoit faire sans beaucoup de scandales à ces peuples, ainsi qu'il est arrivé: car les Sauvages voyans qu'on leur commandoit de quitter leurs femmes, ont dit que les Jesuites étoient des méchantes gens, au lieu de concevoir une bonne opinion d'eux. Et falloit apporter en telle affaire la prudence que nôtre Sauveur a recommandée & commandée à ses Apôtres, en sorte que cela fût venu de gré à gré, ou autrement laisser les choses en l'état qu'elles se retrouvoient par une tolerance telle que Dieu l'avoit eue envers les anciens Peres auquels la polygamie n'est en nul lieu blamée ni tournée à vice, ni cette permission que nous voyons en la loy de Nature & en la loy écrite, expressement revoquée en la loy Evangelique. J'ay quelquefois, me trouvant le loisir, fait un écrit sur cette matiere en faveur de la polygamie, auquel je n'ay trouvé personne qui m'ait sçeu valablement repondre: non que je me soucie de cela, mais pour defendre par maniere de paradoxe, l'honnéte liberté de la nature, qui par tant de siecles a eté approuvée par tout le monde, hors-mis en l'Empire Romain, dans lequel la pluspart des Apôtres ayans exercé leur ministere, se sont aisément accomodés à la loy civile & politique, sous laquelle ilz vivoyent. _Retour de Poutrincourt en France. Defiance sur les Jesuites: Biencourt Vice-Admiral. Rebellion. Mort du grand Membertou. Un Jesuite en vain essaye de vivre à la Sauvage. Plaisante precaution d'un Sauvage: Association de la dame de Guercheville avec Poutrincourt. A la salvation des Jesuites elle se fait donner la terre, & prend pour administrateurs iceux Jesuites._ CHAP. XI NOUS avons dit ci-dessus que la longueur du dernier voyage avoit consommé beaucoup de vivres, & étoit besoin de retourner en France sans beaucoup de fruit, pour faire un nouvel avitaillement. Ledit sieur de Poutrincourt en print la charge, laissant à son fils le gouvernement de dela. Il y avoit lors (c'étoit au mois d'Aoust) quelques navires sur la côte des Etechemins, sçavoir le Capitaine Platrier de Dieppe à la riviere Sainte-Croix & à la riviere saint Jean, Robert Gravé fils du Capitaine Dupont de Honfleur, & un nommé Chevalier de saint Malo. Le pere Biart, duquel on étoit en deffiance, se sachant au Port Royal, demanda d'aller trouver ledit Dupont pour apprendre la langue du païs, & tourner en icelle l'oraison Dominicale, le symbole des Apôtres, & dresser quelque catechisme pour l'instruction des Sauvages. Ce que ne voulut permettre le sieur de Biencourt sur le soupçon qu'il avoit que le Jesuite ne machinât quelque chose pour le deposseder. Mais s'offrit à l'y mener lui-méme dans peu de jours voire de lui traduire, ce qu'il desiroit selon que la langue le pourroit permettre, n'étant ledit Dupont plus sçavant que lui en cela. A quoy le Jesuite ne se voulut accorder. Sur la fin du mois le sieur de Biencourt alla aux Etechemins pour se faire reconoitre par les susdits en qualité de Vice-Admiral dont il étoit pourveu dès y avoit quelques années & apporter leur charge-partie. Platrier fit les submissions deuës, & se soumit à payer le cinquiéme des castors qu'il avoit troqué, & assister ledit sieur, se plaignant de l'empechement que lui faisoient les Anglois en son traffic. Mais les autres ne firent pas de méme. Car il y eut (comme l'an precedent) des rebellions, & violences que je ne veux minutter ici. Au retour de ce voyage deceda le grand Sagamos des Sauvages Membertou, le dix-huitiéme Septembre mille sis cens unze. Il receut les derniers Sacremens, & fit beaucoup de belles remontrances à ses enfans sur la concorde qu'ils devoient maintenir entre eux, & l'amour qu'ils devoient porter au sieur de Poutrincourt (qu'il appelloit son frere) & les siens. Et sur tout leur recommanda d'aymer Dieu, & demeurer fermes en la foy qu'ilz avoient receuë, & la dessus leur donna sa benediction. Etant passé de cette vie on alla querir le corps en armes, le tambour battant, & fut enterré avec les Chrétiens. En cette saison tandis que le temps permettoit encore d'aller au loin, il print envie au compagnon du pere Biart dit Evemond Massé d'aller passer quelques jours à la riviere Saint-Jean avec Louis fils du feu Henri Membertou, se proposant avoir assez de force pour vivre à la nomadique, ou plutot à la Sauvage. Mais luy & un valet qu'il avoit mené se virent bientot dechuz de leur embonpoint, & tellement diminués, que le Jesuite en devint malade, & quasi perclus des ïeux faute de bon appareil. Ledit Louis le voyant en ce mauvais état, craignoit qu'il ne mourût. Et pour-ce lui dit: Ecri donc à Biencourt, & à ton frere, que tu es mort malade, & que nous ne t'avons pas tué. Je m'en garderay bien (dit le Jesuite) car possible qu'aprés avoir écrit la lettre tu me tuerois, & cette lettre porteroit que tu ne m'aurois pas tué. Là dessus le Sauvage revint à soy; & se prenant à rire: Bien donc (dit-il) prie Jesus que tu ne meure pas, afin qu'on ne nous accuse de t'avoir fait mourir. Une autre fois le Pere Biart voulut accompagner le sieur de Biencourt au fond de la baye Françoise qui est entre le Port Royal & la riviere Saint Jean. Ils eurent vent à propos en allant, mais au retour ils se virent en double peril, & des vents & des vivres, car ilz n'en avoient porté que pour huit jours, & ja ilz avoient atteint le quinziéme. En tette extremité le Jesuite persuade la compagnie de faire un voeu à nôtre Seigneur & à sa benoite Mere, que s'il leur plaisoit leur donner vent propice, les quatre Sauvages qui étoient avec eux se feroient Chrétiens. Le vent fut le lendemain propice. Mais les Sauvages ne furent Chrétiens. Voila ce qui se passoit pardela, tandis que le sieur de Poutrincourt travailloit à un nouvel embarquement pardeça pour secourir ses gens. Et d'autant que (comme a eté veu ci-devant) au lieu d'avancer il s'étoit depuis quatre ans laissé piper à toutes sortes de gens, & avoit fait des voyages ruineux, son fond s'étant fort epuisé, les Jesuites qui avoient interét à l'affaire lui firent associer pour quelque somme la dame Marquise de Guercheville. Mais j'aymeroy mieux ouïr dire qu'ils eussent liberalement employé les aumones par eux receuës à cela, puis qu'elles avoient eté données à cette fin. Au moyen de cette association elle prenoit bonne part en la terre de la Nouvelle-France, sans toutefois que ledit sieur luy eût specifié ce qui étoit de sa reserve, pour n'avoir en main les tiltres, léquels il avoit laissés en la Nouvelle-France. Quoy voyant ladite Dame elle fut conseillée (le Pere Biart dit qu'elle eut bien l'engin) de prendre retrocession du sieur de Monts de tous les droits, actions, & pretentions qu'il avoit onques eu en la Nouvelle-France par don du Roy Henry IIII, hors-mis seulement le Port Royal, auquel ledit Jesuite dit que Poutrincourt fut serré & confiné comme en prison. Voila belle recompense de tant de pertes & travaux. Mais il ne dit point que lédits tiltres portent que le Roy donne audit sieur _le port Royal & terres adjacentes tant & si avant qu'il se pourra étendre_. De sorte que s'il a la force en main il aura bien le tout. Un Jesuite nommé Gilbert du Ther fut envoyé par icelle dame administrateur de son association, & nommé coadjuteur aux autres de dela, comme s'ils en eussent eu affaire. Ainsi le vaisseau part de Dieppe à la fin de Decembre sous la conduite du Capitaine l'Abbé, & arrive au Port-Royal un mois aprés au grand contentement des attendans, ledit sieur de Poutrincourt étant demeuré en France. _Contentions entre les Jesuites & ceux de Poutrincourt. Jesuites s'embarquent furtivement pour retourner en France. Sont empechés. Biart excommunie Biencourt & les siens. Exercices de Religion delaissez. Reconciliation simulée. Saisie du navire de Poutrincourt. Lettre de lui-méme plaintive contre les Jesuites._ CHAP. XII LA venue dudit Gillebert ne guerit pas la maladie de contention & mes-intelligence qui dés long temps s'étoit formée en cette petite compagnie. Car il se voulut mesler d'accuser un nommé Simon Lambert d'avoir vendu du blé de l'embarquement à Dieppe, & mis en compte deux barils de biscuit plus qu'il n'y en avoit: Et cetui-ci l'accusa de plusieurs discours tenus dans le navire au voyage. Qui ressentoient un fort mauvais François. Et à ce coup ne pare point le Pere Biart en son apologie, sinon qu'il dit qu'il y a de bons & authentiques actes de l'innocence dudit Gillebert à Dieppe. Aussi a-il bien froidement paré à la plainte du sieur de Biencourt, lequel allegue qu'un nommé Merveille avoit projetté de le tuer sous ombre de confession sacramentale, ayant prés de soy un pistolet bendé, amorcé, & le chien abbatu au méme lieu où il se confessoit, se pourmenant là méme icelui Biencourt à la riviere Saint-Jean. Le méme pere Biart passe sous silence sept mois de temps, sçavoir depuis Janvier jusques à la fin d'Aoust, durant léquels y eut un divorce entre eux fort memorable, & qui sert à l'histoire. Car on dit, & le sieur de Poutrincourt écrit, que les Jesuites aprés avoir reconu le païs, & tiré des tables geographiques d'icelui, voulurent fausser compagnie, & s'en retourner furtivement en France dans le navire du Capitaine l'Abbé. A l'effect dequoy ilz s'y retirerent secretement sans dire Adieu. Dont le sieur de Biencourt ayant eu avis, il arreta ledit Capitaine (qui étoit à terre) jusques à ce qu'il luy eût rendu ses gens. Car il disoit prudemment que, peut étre, ils avoient consulté ensemble de mener le navire en Espagne, ou ailleurs, & non à Dieppe. Item que le Roy & la Royne regente sa mere les avoient fort recommandés à son pere, & par ainsi ne les pouvoit perdre de veuë. D'ailleurs qu'il ne voyoit aucune revocation de leur general, ni d'autre quelconque. Et en somme, qu'ilz ne devoient laisser là une troupe de Chrétiens sans exercice de religion, & qu'ilz devoient se souvenir à quelle fin ils étoient là venus. Adjoutant qu'à leur occasion étoit retourné en France un honnéte homme Prétre, duquel chacun se contentoit fort. Le Capitaine se voyant pris, pria les Jesuites de sortir de son vaisseau, mais aprés interatives prieres ilz n'en voulurent rien faire, ains le Pere Biart envoya par écrit audit Biencourt une Excommunication tres-ample tant contre luy que ses adherans, laquelle est couchée tout au long au Factum du sieur de Poutrincourt contre lédits Biart, & Massé. Ce qu'entendant Louis fils de Membertou il s'offrit de les depécher, mais ledit Biencourt leur defendit fort expressement de leur faire tort, disant qu'il avoit à en repondre au Roy. Bref il fallut rompre les portes & luy faire commandement de par le Roy, & dudit sieur de Biencourt de descendre à terre, & venir parler à luy. A quoy fut répondu qu'il n'en feroit rien, & ne le reconoissoit que pour un voleur (le procés verbal porte cela) & excommunioit tous ceux qui lui toucheroient. Je veux croire que la colere le faisoit parler ainsi, & dire beaucoup d'autres choses: car quand il fut appaisé il descendit, voyant qu'il falloit passer par là. Mais ilz furent plus de trois mois sans faire aucun service, ni acte public de religion. En fin le lendemain de la saint Jean Baptiste ledit Biart regardant plus loin vint à demander la paix, & reconciliation, s'excusant avec un ample discours de tout ce qui s'étoit passé, & priant de l'oublier. Cela fait il dit la Messe, & sur le vépre pria ledit sieur de faire passer ledit Gillebert en France dans quelques navires qui étoient aux Etechemins (car l'Abbé étoit parti dés le mois de Mars) ce que lui étant accordé, il écrivit une lettre au sieur de Poutrincourt pleine de louanges de son fils, avec tant d'honneteté & humilité que rien plus. Mais auparavant l'Abbé n'avoit pas eté plutot arrivé à Dieppe que les Jesuites de Rouen & d'Eu firent saisir souz le nom de ladite Dame tout ce qui étoit dans le navire, qui fut consommé en allées & venuës & frais de justice. De sorte que voila le pauvre Gentilhomme mis au blanc, dont s'ensuivit une maladie qui pensa l'atterrer du tout. Cependant l'hiver venu n'y eut moyen d'envoyer nouveau secours à ceux qui étoient pardela en grande misere, contraints d'aller chercher du gland pour vivre: en quoy faisant ilz trouverent des racines fort bonnes à manger dont je parle ci-dessous au chapitre de la Terre. Aprés vint le Printemps qui leur apporta du poisson à foison. Pour entendre ce qui suivit ladite saisie est bon de representer ce que m'en écrivit ledit sieur par une lettre datée à Paris du quinziéme May mille six cens treze, moy étant en Suisse, car le Pere Biart n'en fait aucune mention, quoy qu'il soit fort exact à repondre au Factum publié contre luy & ses associez: Comme je vouloy (dit-il) faire declarer l'excommunication abusive, le Pere Coton me fait rechercher par un nommé du Saulsay pour renouveler l'amitié & secourir nos gens. Je m'y accorde volontiers veu la necessité où ils étoient. Ilz me mettent un Marchant en main, auquel ma femme & moy nous obligeames par corps pour ls somme de sept cens cinquante livres. Ilz supposent la Marquise en avoir donné autant par un écrit signé de sa main. Ledit Du Saulsay prent l'argent & s'oblige de faire le voyage. Mais comme il étoit prét à partir, voici arriver ledit Gillebert, qui renverse l'affaire en sorte que Du Saulsay fut contremandé, le secours abandonné, & mon argent perdu. Me voyant ainsi traité je fais appeller le Pere Coton au Chatelet pour me representer ledit Du Saulsay, ou me rendre mon argent, ou l'obligation. Il dit qu'il ne conoissoit ledit Du Saulsay. Toutefois il est leur Lieutenant general en leur entreprise couverte du nom de ladite Marquise. Je fus condemné par corps à payer le Marchant. Comme je faisois radouber nôtre navire à Dieppe ilz me font arréter prisonnier. Ces longues traverses m'ont beaucoup retardé. Mais aprés Dieu a permis que mon navire est arrivé à la Rochelle, où Messieurs George & Macquin on mis ce qui y manquoit, & au commencement de ce mois a fait sa route. Dieu le vueille conduire. Je say ce que je puis pour me déchainer des miseres de deça. Monsieur le Prins ha l'affaire de la Nouvelle-France, reservé ce qui m'est cedé &c. _Embarquement des Jesuites pour aller posseder la Nouvelle-France. Leur arrivée. Contestations entre eux. Sont attaqués, pris pillés, & emmenés par les Anglois. Un Jesuite tué, avec deux autres. Lacheté de Capitaine. Charité des Sauvages. Retour des Anglois en Virginie avec leur butin & les Jesuites. Et retour d'eux-mémes avec les Jesuites en la côte de la Nouvelle-France._ CHAP. XIII VOILA le fruit de la reconciliation mentionnée ci-dessus, qui ne demeura pas là: Car il paroit à un bon entendeur que les Peres aprés voir reconu la terre, voulurent avoir part au gateau, & regner sous le nom emprunté d'une dame. Ilz firent donc un embarquement au temps qu'ilz tenoient le sieur de Poutrincourt en arrét, pour aller en son voisinage pardela prendre possession de ladite terre. A l'effect dequoy ils avoient mené bon nombre d'hommes, & recuilli de grandes aumones. La Royne (dit le Pere Biart) leur avoit baillé quatre tentes, ou pavillons du Roy, & les munitions de guerre. Il ne dit paraventure pas tout. D'autres avoient contribué pour fournir au surplus. Et ainsi bien equippé partirent de Honfleur le 12 Mars, mille six cens treze. Arrivans à la Heve ils y planterent une Croix, & y apposerent les armes de ladite Dame pour marque de prise de possession. Puis vindrent au Port Royal, où ilz ne trouverent que deux hommes (car le sieur de Biencourt étoit allé avec ses gens à la découverte) & les deux Jesuites Biart & Massé, léquels ilz receurent dans leur navire pour les accompagner au lieu où ils alloient planter leur colonnie, sçavoir à Pemptegoet, autrement dit la riviere de Norombegue, où des contestations s'émeurent dés le commencement, qui furent les avant-courrieres de leur deffaite et ruine. En quoy semble qu'il y ait quelque effect du jugement de Dieu qui n'a peu approuver cette entreprise apres tant de torts faits au sieur de Poutrincourt. Car ilz ne furent plutot arrivés que quelques Sauvages en avertirent certains Anglois de Virginia, qui étoient à la côte, léquels venans voir quels gens c'étoient, amis ou ennemis, on dit que Gillebert du Thet Jesuite commença à crier Arme, arme, ce sont Anglois, & là-dessus tira le canon, auquel fut repondu vigoureusement, & de telle sorte que l'Anglois aprés en avoir tué trois (du nombre déquels fut ledit Gillebert) & blessé cinq, il s'empara du navire, lequel il pilla entierement, pois descendant à terre fit tout de méme sans resistance: Car le Capitaine du Saulsay s'en étoit lachement fui avec quatorze de ses gens dans les bois, & le Pilote Isac Bailleul s'étoit semblablement retiré derriere une ile avec autres quatorze attendant l'issue de l'affaire. Le reste étoit ou mort, ou prisonnier. Le lendemain sur parole d'asseurance vint du Saulsay, auquel on demande ses commission & sa charte partie, ce que n'ayant sceu representer, on l'arguë d'étre un forban & pyrate, & en consequence de ce on distribue le butin aux soldats. Le Capitaine Anglois s'appelloit Samuel Argal, & son Lieutenant Guillaume Turnel, léquels ne se voulans charger de tant d'hommes, retindrent seulement les Jesuites, Le Capitaine de marine Charle Fleuri d'Abbeville, un nommé La Motte, & une douzaine de manouvriers, r'envoyant le reste dans une chaloupe avec peu de vivres chercher fortune où ilz pourroient, léquels par un bon-heur non attendu, en cet equippage rencontrerent le pilote Bailleul avec quatorze de leurs compagnons parmi des iles, & s'en allerent le long de la côte, avec beaucoup de peines jusques à l'ile de Menane, qui est entre le Port Royal & les iles Sainte-Croix premiere demeure de nos François. De là traversans la Baye Françoise ilz gagnerent l'ile longue, où ilz butinerent un magazin de sel appartenant au sieur de Poutrincourt, qui leur servit à faire provision de poisson. Puis traversans la baye sainte-Marie vindrent au Cap fourchu, où Louis fils de Membertou leur fit tabagie (c'est à dire festin) d'un orignac, ou Ellan. Plus outre vers le port au Mouton ils eurent en rencontre quatre chaloupes de Sauvages qui leur donnerent liberalement à chacun demie galette de biscuit, qui est chose bien considerable, & en quoy se reconoit une merveilleuse charité de ces peuples, laquelle vint bien à point à ces pauvres gens qui n'avoient mangé pain il y avoit trois semaines. Ces Sauvages leur donnerent avis que non loin de là y avoit deux navires François de Saint-Malo, dans léquels ilz repasserent en France. Les Anglois ce-pendant reprindrent la route de Virginia avec leurs brigandages, où arrivés, le Pere Biart dit que le nom de Jesuite fut si odieux qu'on ne parloit que de gibets & de les pendre tretous. A quoy resista le Capitaine Argal, parce qu'il leur avoit donné parole d'assurance. Mais le méme dit que conseil fut tenu, & resolu d'envoyer les trois vaisseaux susdits courir la côte, raser toutes les places des François, & mettre au fil de l'epée tout ce qui feroit resistance, pardonnant neantmoins à ceux qui se rendroient volontairement léquels on renvoyeroit en France. Argal étoit dans la Capitainesse Angloise & avec lui le Capitaine Fleuri, & quatre autres François. Turnel avec les Jesuites étoit dans le navire captif. La barque sus-mentionnée suivoit aussi. _Brigandage des Anglois. Lettre du sieur de Poutrincourt narrative de ce qui s'est passé. Conjectures entre les Jesuites. Plainte de Poutrincourt. Extrait d'une requéte contre les Jesuites par les Chinois. Anglois retournas en Virginie écartez diversement. Le navire Jesuite porté par vents contraires en Europe._ CHAP. XIV EN cette expedition les Anglois retournerent premierement à Pemptegoet, où ilz brulerent les fortifications commencées des Jesuites, & au lieu de leurs croix en dresserent une portant le nom gravé du Roy de la Grande Bretagne. Ils en firent autant à l'ile Sainte-Croix, d'où ilz traverserent au Port Royal, & n'y ayans trouvé personne (car le sieur de Biencourt ne se doutant d'aucun ennemi étoit allé à la mer, & partie de ses gens étoient au labourage à deux lieuës du Fort) ils eurent beau jeu pour voler tout ce qui y étoit, à quoy ilz ne manquerent, ni à ravir le bestial qui étoit au dehors, chevaux, vaches, & pourceaux, puis brulerent l'habitation, & à force de pics & cizeaux effacerent les fleurs de lis, & les noms des sieurs de Monts & de Poutrincourt gravés dans un roc prés icelle habitation. Le pere Biart écrit qu'il se mit deux fois à genoux devant Argal, à ce qu'il eût pitié des pauvres François qui étoient là, & leur laissât une chaloupe & quelques vivres pour passer l'Hiver. Item que l'Anglois lui a voulu mal pour ne lui avoir voulu montrer l'ile Sainte-Croix, ni le conduire au Port Royal: Ains qu'un Sagamos des Sauvages fut couru & attrappé, lequel fit cet office. Mais le sieur de Poutrincourt décrit cette affaire autrement en une lettre que je receu de sa part l'an suivant mille six cens quatorze, étant encore en Suisse: _Vous avés sceu_ (dit-il) _comme les envieux & cupides de regner firent bende à part ne pouvans mettre à fin leurs mauvais desseins contre mon fils & moy, dont Dieu m'a vengé à leur ruine, mais non sans que j'en aye ressenti de la disgrace. Arrivé dont que je fus au mois de May six cens quatorze je trouvay nôtre habitation brulée, les armes du Roy & les nôtres brisées, tous nos bestiaux enlevés, & nôtre moulin reservé, parce qu'ils n'y sceurent aborder, d'autant que la mer perdoit & que de noz gens étoient au labourage, auquel parla Biart l'un des habiles de son ordre, leur voulant persuader de se retirer avec les Anglois: que c'étoient bonnes gens: qu'est-ce qu'ilz vouloient faire avec leur Capitaine (parlant de mon fils) destitué de moyens, avec lequel ilz seroient contraints de vivre comme bétes. Aquoy repondit un nommé la France: Retire toy, autrement je te couperay le col de cette hache,_ id est vade retrorsum satana. _A l'instant mon fils, qui étoit devers l'ile longue, averti par les Sauvages, arrive, & presente le combat seul à seul, tant pour tant. Mais au lieu de ce le Capitaine Anglois demanda de parler à lui en seureté. Ce qui lui fut accordé, & mit lui deuxiéme pied à terre, raconte que mon fils étant Gentilhomme il avoit regret de ce qui s'étoit passé; mais que ces pervers avoient suscité leur general de la Virginie d'envoyer executer ce malheureux acte, lui ayans fait croire que nous avions pris un navire Anglois, ce qui étoit faux: que je viendrois avec trente canons pour me fortifier sur le Port-Royal, & qu'il seroit impossible aprés de nous avoir: que si on nous permettoit celà, la France étant remplie de peuple il y en viendroit telle quantité qu'on les depossederoit de la Virginie, mais qu'à l'heure le sieur de Biencourt étoit foible, & vouloit qu'on le fit mourir s'ilz ne venoient à bout de lui: que s'il y étoit tué, ou incommodé de vivres, lui & les siens mourroient de faim: que le pere perdroit tout courage, & ne pourroit venir à chef de son entreprise. Souvenez vous de l'histoire de Laudonniere, au voyage duquel ceux qui voulurent se separer attirerent les Hespagnols sur eux. Si vous sçaviez toutes les particularités, il y auroit bien dequoy enfler vôtre histoire. A Dieu mon cher ami_. Je ne veux me meler d'étre juge en ces rapports contraires. Mais par le discours du Pere Biart il y a lumiere pour croire qu'il a eté conducteur des Anglois en ces choses. Car à quel propos le mener là par apres retourner en Virginia, là où (dit-il) Argal s'attendoit de le faire mourir en acquerant louange de fidelité à son office? Et le sujet de le faire mourir, c'est pour ne lui avoir voulu montrer l'ile Sainte-Croix, & le Port-Royal. Il est donc à presumer qu'il l'avoit promis. Mais qui avoit dit aux Anglois qu'il y avoit du bestial, méme des pourceaux aux glands dans les bois, & des hommes au labourage à deux lieuës de là, sinon le Pere Biart? D'ailleurs il ne dit point qui étoit ce Sagamos qui fut attrappé, ni où il fut remis à terre. Et me semble impossible de pouvoir attrapper par force un Sauvage qui peut aisement nous devancer par les bois à la course, & à la mer dans un canot d'écorce. J'adjoute à ceci (& le Pere Biart en est d'accord) que les Sauvages n'aiment nullement les Anglois à-cause des outrages qu'ilz leur ont fait: de sorte qu'iceux Sauvages tuerent il y a quelques années un de leurs Capitaines. Suivant quoy il n'y a point d'apparence qu'un Capitaine Sauvage leur eût voulu rendre ce bon office, ains se seroit plutot fait tailler en pieces. Or si en justice le premier complaignant & informant est receu au prejudice de celui qui vient en recriminant, le sieur de Poutrincourt aura sans doute gain de cause en ceci. Car l'apologie du Pere Biart n'est que de l'année mille six cens seze, & la plainte dudit sieur faite devant le Juge de l'Admirauté de Guyenne au siege de la Rochelle, est du dix-huitiéme Juillet six cens quatorze, dont voici la teneur. Messire Jean de Biencourt Chevalier sieur de Poutrincourt, Baron de Saint-Just, seigneur du Port-Royal & païs adjacens en la Nouvelle-France, vous remontre que le dernier jour du mois de Decembre dernier il partit de cette ville, & fit sortir hors le port & havre d'icelle un navire de soixante-dix tonneaux, ou environ, nommé La prime de la tremblade, pour faire voile, & aller de droite route au Port-Royal, où il seroit arrivé le dix-septiéme Mars dernier. Et y étant il auroit appris par le rapport de Charles de Biencourt son fils ainé Vice-Admiral & Lieutenant general és païs terres & mers de toute la Nouvelle-France, que le general de quelques Anglois étant en Virginia distant six-vints lieuës, ou environ du susdit Port, auroit à la persuasion de Pierre Biart Jesuite envoyé audit port un grand navire de deux à trois cens tonneaux, un autre de cent tonneaux, ou environ, & une grande barque, avec nombre d'hommes, léquels au jour & féte de Toussains dernirere auroient mis pied à terre, & conduits par ledit Biart seroit allés où ledit sieur de Poutrincourt auroit fait son habitation & pour la commodité d'icelle, & des François y demeurans, fait un petit Fort quarré, qui se seroit trouvé sans garde, ledit sieur de Biencourt étant allé le long des côtes visiter ces peuples avec la pluspart de ses gens, afin de les entretenir en amitié: outre qu'audit lieu n'y avoit sujet de crainte pour n'y avoir guerre contre aucun, & par ainsi n'y avoit apparence qu'audit temps aucuns navires étrangers peussent venir audit pour & habitation: & pour le surplus de ses hommes ils étoient à deux lieuës delà au labourage de la terre. Et sur cette rencontre lédits Anglois pillerent tout ce qui étoit en ladite habitation, prindrent toutes les munitions qui y étoient, & tous les vivres marchandises, & autres choses, demolirent & demonterent les bois de charpenterie & menuiserie qu'ilz jugerent leur pouvoir servir, & les porterent dans leurs vaisseaux. Ce fait, mirent le feu au parsus. Et non contens de ce (poussés & conduits par ledit Biart) ilz rompirent avec une masse de fer les armes du Roy nôtre Sire, gravées dans un rocher, ensemble celles dudit sieur de Poutrincourt, & celles du sieur de Monts. Puis allerent en un bois distant d'une lieuë de ladite habitation, prendre nombre de pourceaux, qui y avoient eté menez pour paitre & manger du glan: & delà en une prairie où l'on avoit accoutumé de mettre les chevaux, jumens, & poullains, & prindrent tout. Puis souz la conduite dudit Biart se seroient transportés au lieu où se faisoit le labourage, pour se saisir de ceux qui y étoient, la chaloupe déquels ilz prindrent & ne pouvans les prendre (pour ce qu'ilz se seroient retirez sus une colline) ledit Biart se seroit separé des Anglois, & seroit allé vers ladite colline, pour induire ceux qui y étoient de quitter ledit de Biencourt, & aller avec lui & lédits Anglois audit lieu de la Virginie. A quoy n'ayans voulu condescendre, il se seroit retiré avec lédits Anglois, & embarqué dans l'un dédits navires. Mais premier qu'ils eussent fait voile seroit arrivé ledit sieur de Biencourt, lequel voyant ce qui s'étoit passé, se seroit mis dans un bois, & auroit fait appeller le Capitaine dédits Anglois, feignant de vouloir traiter avec lui, afin de le pouvoir envelopper, & tacher par ce moyen de tirer raison du mal qu'il avoit fait. Mais il seroit entré en quelque deffiance, & n'auroit voulu mettre pied à terre. Ce que ledit sieur de Biencourt voyant, il auroit paru. Et sur ce que ledit Capitaine dit vouloir parler à lui, il lui auroit fait reponse que s'il vouloit mettre pied à terre il n'auroit aucun déplaisir. Ce fait, apres s'étre respectivement donné la foy, & promis ne se deffaire ne médire, ledit Capitaine auroit mis pied à terre lui deuxieme, & seroit demeuré prés de deux heures avec ledit de Biencourt, auquel icelui Capitaine auroit fait entendre les artifices déquels ledit Biart auroit usé pour disposer le General dédits Anglois à aller audit lieu, où ledit de Biencourt auroit demeuré avec ses gens depuis le jour & féte de Toussains jusques au vint-septieme Mars (que ledit sieur de Poutrincourt son pere y seroit allé) sans aucuns vivres, reduits tous à manger des racines, des herbes & des bourgeons d'arbres. Et lors que la terre fut gelée, ne pouvans avoir ni herbes, ni racines, ni aller par les bois, auroient eté contraints d'aller dans les rochers prendre des herbes attachées contre iceux, dont aucuns, & des plus robustes, n'ayans peu se nourrir, seroient morts de faim, & les autres auroient eté fort malades, & fussent aussi morts sans l'assistance qu'ils receurent par l'arrivée dudit sieur de Poutrincourt, auquel tout ce que dessus auroit eté representé plusieurs & diverses fois par sondit fils & autre étans avec lui en presence de ceux de l'equippage dudit navire nommé La prime, qu'il y auroit mené de cette ville, en laquelle il est arrivé le... jour du present mois. Et quoy que lui & sondit fils ayent fait procés verbaux de tout ce que dessus, auquels foy doit étre adjoutée, attendu leurs qualités, neantmoins desire les presenter à sa Majesté & à Monseigneur l'Admiral, duquel ledit de Biencourt est Lieutenant esdit païs, afin d'y pourvoir au tour comme il appartiendra, pour d'autant moins revoquer en doute la verité d'iceux. Et à cette fin ledit sieur de Poutrincourt voudroit faire ouïr & interroger ledit equippage sur les faits susdits, & sur l'étant auquel il a trouvé le lieu où étoit ladite habitation audit Port-Royal, selon qu'il est rapporté par le procez verbal qu'il en a fait dresser. Ce consideré &c., le dix huitiéme Juillet 1614, signé P. Guillaudeau, Le procureur du Roy ne veut point empecher &c. Il est permis audit suppliant, &c. Que si tels actes ci-dessus recitez sont veritables, nous pourrons à bon droit approprier à cette cause cette parcelle d'une requéte elegante presentée par les Anciens de la ville de Canton en la Chine contre les Jesuites, rapportée par eux-mémes en leurs histoires en ces mots: _Unde non immerito formidamus eos_ (Jesuitas) _esse cætreorum_ (Lusitanorum) _exploratores, qui secreta nostra scire ad laborent, quos post multum deinde temporis veremur ne cum rereu novarum cupidis uniti ex ipsa nostra gente grande aliquod Reipub. Sinensi malum calamitatemque procurent, & gentem nostram per vasta maria ut pisces ac ceté dispergant. Hoc ipsum est quod libri nostri forti prædicunt, Spoinas & urticas in misi solo seminastis, serpentes draconesque in ades vestras induxistis &c._ Cela veut dire en François qu'ils (c'est à dire les Jesuites) ne soient les espions des autres (c'est à dire des Portugais) par le moyen déquels ilz s'efforcent de decouvrir noz secrets. Et ne pouvons que n'entrions en grande apprehension du temps à venir, que conspirans avec ceux qui desirent choses nouvelles, ilz ne trament quelque grand mal & calamité à la Republique Chinoise par le moyen de nôtre propre nation, & chassé de nôtre païs nous envoyent comme poissons errans par le vague espace de la mer. C'est paraventure ce que nous predisent noz livres, & dont ilz nous menacent: Vous avés (disent-ils) planté des epines & semé des orties en une terre douce & aymable, & avés introduit des serpens & dragons dans voz maisons &c. Ces beaux exploits achevés au Port-Royal les Anglois en partirent les neufieme Novembre en intention (dit Biart) de s'aller rendre à leur Virginie, mais le lendemain un si grand orage s'éleva, qu'il écarta les trois vaisseaux, léquels depuis ne se sont point reveuz. La nav Capitainesse vint heureusement à port en ladite Virginie, quant à la barque il n'en est nouvelles, mais le vaisseau captif des Jesuites où eux-mémes étoient, aprés avoir long temps combattu les vents, par commun conseil print la route des Essores pour se raffrechir, & delà en Angleterre. _Pieté du sieur de Poutrincourt. Dernier exploit, & mort d'icelui. Epitaphes en sa memoire._ CHAP. XV. VOILA la fin des voyages transmarins du brave, genereux,& redouté Poutrincourt, de qui la memoire soit en benediction. Voila les irreprochables témoignages de son incomparable pieté, aiguillon qui lui a fait entreprendre tant de travaux & de hazars, dont il a eté si mal recompensé. Il bruloit d'un si grand desir de voir sa terre de la Nouvelle-France Christianisée que tous ses discours & desseins ne buttoient qu'à cela, & à cela méme il a consommé son bien. Je relis souvent & avec plaisir entremelé de regrets, plusieurs lettres qu'il m'a écrites au sujet de ses voyages, mais particulierement une confirmative de ce que je viens de dire, qui commence ainsi. _Monsieur, mon partement_ (de France) _fut si precipité, que je n'eu moyen de vous dire Adieu que par message, ayant un extreme regret de ne vous avoir veu, & encore plus grand de ce que n'étes ici (au Port-Royal) qui travailliés si bien à la culture de vôtre jardin, & abattiez bois pour l'ornement d'icelui: pour m'aider à travailler au jardin de Dieu, & abbattre le diable. Car il y a toujours des esprits de contradiction. J'ay bonne envie de vous voir hors des tumultes où trop souvent l'on est pressé en France, & de pouvoir ici jouir de vôtre bonne compagnie. Maintenez moy en vos bonnes graces, & je vous maintiendray en celles du grand Sagamos & invincible Membertou, qui est aujourd'hui par la grace de Dieu Chrétien avec sa famille._ Au temps de son retour en France, survint le mouvement excité par Monsieur le Prince & ses associés à-cause du mariage du Roy, durant lequel il fut recherché par les habitans de la ville de Troyes, & commandé par sa Majesté de reprendre la ville de Meri sur Seine, & Chateau-Thierri, où ledit Seigneur Prince avoit mis garnisons. Il commença donc par Meri, l'assiegea, & le print. Mais il y fut tué en la façon que chacun sçait, & qu'il se peut reconoitre par les Epitaphes suivans, dont l'un est à Saint-Just en Champagne, où il est enterré, l'autre a été envoyé en la Nouvelle-France. NOBILISSIMI HEROIS POTRINCURTII EPITAPHIUM ÆTERNÆ MEMORIÆ HEROIS MAGNI POTRINCURTII, qui pacatis olim Galliæ bellis (in quibus præcpuam militiæ laudem consequurus est) factionéque magna Errici Magni virtute repressa, opus Christianum instaurandæ Franciæ novæ aggressus, dum illic monstra varia debellare conatur, occasione novi tumultus Gallici à proposito avocatus, & Mericum oppidum in Tricass. agro ad deditionem cogere à Principe iussus; voti compos, militeris gloriæ æmulatione multis vulneribus confossus, catapultâ pectori admotâ nefarié à Pisandro interficitur Mense Decemb. M. DC. XV. ætatis anno LVIII. _M. S. piæ recordationis ergo_ _Heroi benemerito_. _L. M. V. S._ [Illustration] EIUSDEM HEROIS MAGNI Epitaphium ini Novæ Franciæ oris vulgatum, & marmoribus atque arboribus incisum. [Illustration] CHARA DEO SOBOLES, NEOPHYTI MEI NOVÆ FRANCIÆ INCOLÆ, CHRISTICOLÆ, QUOS EGO. ILLE EGO SUM MAGNUS SAGAMOS VES TER POTRINCURTIUS SUPER ÆSTHERA NOTUS, IN QUO OLIM SPES VESTRÆ. VOS SI FEFELLIT INVIDIA, LUGETE. VIRTUS MEA ME PERDIDIT VOBIS. GLORIAM MEAM ALTERI DARE NEQUIVI. ITERUM LUGETE. [Illustration] SIXIEME LIVRE CONTENANT LES MOEURS & FAÇONS DE VIVRE DES PEUPLES DE LA Nouvelle-France, & le rapport des terres & mers dont a eté fait mention és livres Precedens. PREFACE _DIEU Tout-puissant en la creation de ce monde s'est tant pleu en la diversité, que, soit au ciel, ou en la terre, sous icelle, ou au profond des eaux, en tout lieu reluisent les effects de sa puissance & de sa gloire, mais c'est une merveille qui surpasse toutes les autres qu'en une méme espece de creature, je veux dire en l'Homme, se trouvent beaucoup de varietez plus qu'és autres choses creées. Car si on le considere en la face, il ne s'en trouvera pas deux qui se ressemblent en tout point. Si on le prent par la voix, c'en est tout de méme: si par la parole, toutes nations ont leur langage propre & particulier, par lequel l'une est distinguée de l'autre. Mais de moeurs & façons de vivre, il y a une merveilleuse diversité. Ce que nous voyons à l'oeil en nôtre voisinage, sans nous mettre en peine de passer des mers pour en avoir l'experience. Or d'autant que c'est peu de chose de sçavoir que des peuples sont differens de nous en moeurs & coutumes, si nous ne sçavons les particularitez d'icelles: peu de chose aussi de ne sçavoir que ce qui nous est proche: ains est une belle science de conoitre la maniere de vivre de toutes les nations du monde, pour raison dequoy Ulysses a eté estimé d'avoir beaucoup veu & conu: il m'a semblé necessaire de m'exercer en ce sixiéme livre sur ce sujet, pour ce qui regarde les nations déquelles nous avons parlé, puis que je m'y suis obligé, & que c'est une des meilleures parties de l'Histoire, laquelle sans ceci seroit fort defectueuse, n'ayant que legerement & par occasion touché ci-dessus ce que j'ay reservé à dire ici. Ce que je fay aussi, afin que s'il plait à Dieu avoir pitié de ces pauvres peuples, & faire par son Esprit qu'ilz soient amenés à sa bergerie, leurs enfans sçachent à l'avenir quels étoient leurs peres, & benissent ceux qui se seront employés à leur conversion, 7 à la reformation de leur incivilité. Prenons donc l'homme par sa naissance, & aprés avoir à peu près remarqué ce qui est du cours de sa vie, nous le conduirons au tombeau, pour le laisser reposer, & nous donner aussi du repos._ [Illustration] CHAP. I _De la Naissance_ L'AUTHEUR du livre de la Sapience nous témoigne une chose tres-veritable, _qu'une pareille entrée est à tous è la vie, & une pareille issue_. Mais chacun peuple a apporté quelque ceremonie aprés ces choses accomplies. Car les uns ont pleuré de voir que l'homme vinst naitre sur le theatre de ce monde, pour y étre comme un spectacle de miseres & calamitez. Les autres s'en sont réjouïs, tant pource que la Nature a donné à chacune creature un desir de la conservation de son espece, que pource que l'homme ayant eté rendu mortel par le peché, il desire rentrer aucunement à ce droit d'immortalité perdu, & laisser quelque image visible de soy par la generation des enfans. Je ne veux ici discourir sur chacune nation car ce seroit chose infinie. Mais je diray que les Hebrieux à la naissance de leurs enfans leurs faisoient des ceremonies particulieres rapportées par le Prophete Ezechiel, lequel ayant charge de representer à la ville de Jerusalem ses abominations, il lui reproche & dit qu'elle a eté extraite & née du païs des Cananeens, que son pere étoit Amorrhéen, & sa mere Hetheenne. _Et quant à ta naissance (dit-il) au jour que tu naquis ton nombril ne fut point coupé, & tu ne fus point lavée en eau, pour étre addoucie, ni salée de sel, ni aucunement emmaillottée._ Les Cimbres mettoient leurs enfans nouveau-nés parmi les neges, pour les endurcir. Et les François les plongeoient dedans le Rhin, pour conoitre s'ils étoient legitimes: car s'ils alloient au fond ils étoient reputés batars: & s'ilz nageoient dessus l'eau ils étoient legitimes, quasi comme voulans dire que les François naturellement doivent nager sur les eaux. Quant à noz Sauvages de la Nouvelle-France, lors que j'étois par-dela ne pensant rien moins qu'à cette histoire, je n'ay pas pris garde à beaucoup de choses que j'auroy peu observer; mais toutefois il me souvient que comme une femme fut delivrée de son enfant on vint en nôtre Fort demander fort instamment de la graisse, ou de l'huile pour la lui faire avaller avant que teter, ni prendre aucune nourriture. De ceci ilz ne sçavent rendre aucune raison, sinon que c'est une longue coutume. Surquoy je conjecture que le diable (qui a toujours emprunté les ceremonies de l'Eglise tant en l'ancienne, qu'en la nouvelle loy) a voulu que son peuple (ainsi j'appelle ceux qui ne croyent point en Dieu & sont hors de la communion des Saints) fût oint comme le peuple de Dieu: laquelle onction il a fait interieure, par ce que l'onction spirituele des Chrétiens est telle. CHAP. II _De l'Imposition des Noms_ POUR l'imposition des noms ilz les donnent par tradition, c'est à dire qu'ils ont des noms en grande quantité léquels ilz choisissent & imposent à leurs enfans. Mais le fils ainé volontiers porte le nom de son pere, en adjoutant un mot diminutif au bout: comme l'ainé de _Membertou_ s'appellera _Membertouchis_ quasi Le petit, ou le jeune _Membertou_. Quant au puis-né il ne porte le nom du pere, ains on lui en impose un à volonté: & son puisné portera son nom avec une addition de syllabe: comme le puis-né de _Membertou_ s'appelle _Actaudin_, celui qui suit aprés s'appelle _Actaudinech'_. Ainsi _Memembourré_ avoit un fils nommé _Semcoud_ et son puisné s'appelloit _Semcoudech'_. Ce n'est pas toutefois une regle necessaire d'adjouter cette terminaison _ech'_. Car le puis-né de _Panoniac_ (duquel est mention en la guerre de _Membertou_ contre les Armouchiquois que j'ay décrit entre les Muses de la Nouvelle-France) s'appelloit _Panoniagués_: de maniere que cette terminaison se se fait selon que le nom precedent le desire. Mais ils ont une coutume que quand ce frere ainé, ou le pere est mort, ilz changent de nom, pour eviter la tristesse que la ressouvenance des decedez leur pourroit apporter. C'est pourquoy aprés le decés de _Memembourré_, & _Semcoud_ (qui sont morts cet hiver dernier, mille six cens sept) _Semcoudech'_ a quitté le nom de son frere, & n'a point pris celui de son pere, ains s'est fait appeller Paris, parce qu'il a demeuré à Paris. Et aprés la mort de _Panoniac, Panonaiqués_ quitte son nom, & fut appellé Roland par l'un des nôtres. Ce que je trouve mal & inconsiderément fait de prophaner ainsi les noms des Chrétiens & les imposer à des infideles: comme j'ay memoire d'un autre qu'on a appellé Martin. Alexandre le grand (quoy que Payen) ne vouloit qu'aucun fut honoré de son nom qu'il ne s'en rendît digne par la vertu. Et comme un jour un soldat portant le nom d'Alexandre fut accusé devant lui d'étre voluptueux & paillard, il lui commanda de quitter ce nom, ou de changer sa vie. Je ne voy point dans noz livres qu'aucun peuple ait eu cette coutume de noz Sauvages de changer de nom, pour eviter la tristesse qu'aporte la rememoration d'un decedé. Bien trouve-je que les Chinois changent quatre, ou cinq fois de nom en leur vie. Car il y a le nom de l'enfance, le nom d'escolier, celui du mariage, & le nom d'honneur lors qu'ils ont atteint l'âge viril. Item le nom de religion, quand ils entrent en quelque secte. Mais rien de semblable à noz Sauvages. Plusieurs anciennement & encore aujourd'hui changeans d'état & de fortune ont changé & changent leurs noms. Abram au commencement avoit un nom excellent signifiant Pere haut. Mais aprés les promesses Dieu voulut qu'il s'appellât Abraham, Pere de _plusieurs gents & nations_. Et à méme intention sa femme Sarai (_Dame)_ fut appellée Sara (Dame de grande multitude). Ainsi Jacob aprés la lucte qu'il eut avec l'Ange (ou Dieu) fut appellé Israël, c'est à dire _Prince avec Dieu_, ou _surmontant le Dieu fort_. De méme Esaü (_Pelu_) fut appellé Edom (_Rousseau_) à cause d'un brouët, ou potage roux qu'il acheta de son frere Jacob au pris de sa primogeniture. Depuis ces premiers siecles plusieurs Roys ont suivi cette trace. Et premierement ceux de Perse remarqués par le sçavant Joseph Scaliger en son livre sixiéme de la correction des temps. Item les Empereurs Grecs, dont quelques exemples sont rapportés par Zonarc au troisiéme de ses Annales. Et les Rois de France, ainsi que dit Aymon le Moyne au livre quatrieme de son histoire, auquel s'accorde Ado Archevéque de Vienne en sa Chronique souz l'an six cens soixante neuf. Les Papes aussi à l'imitation de l'Apôtre saint Pierre (que premierement on appelloit Simon) ont voulu participer à ce privilege principalement depuis l'an huit cens de nôtre salut, à quoy (dit Platine) donna occasion le nom sordide d'un qui s'appelloit Groin de porc, lequel fut nommé Sergius. Plusieurs ordres nouveaux de Moines & autres prenans le nom de religieux font de méme aujourd'hui entre le peuple, soit pour étre invités à oublier le monde, soit pour receler mieux à couvert les enfans, qu'ilz retirent à eux contre le gré de leurs parens. Les Bresiliens (à ce que dit Jean de Leri) imposent à leurs enfans les noms des premieres choses qui leur viennent au devant; comme s'il leur vient en imagination un arc avec sa corde, ils appelleront leur enfant _Ourapatem_, qui signifie l'arc & la corde. Et ainsi consequemment. Pour le regard de noz Sauvages ils ont aujourd'hui des noms sans signification, léquels paraventure en leur premiere imposition signifioient quelque chose. Mais comme les langues changent, on en pert la conoissance. De tout les noms de ceux que j'ay conu je n'ay appris sinon que _Chkoudun_ signifie une Truite: & _Oigoudi_ nom de la riviere dudit _Chkoudun_ qui signifie Voir. Il est bien certain que les noms n'ont point eté imposez sans sujet à quelque chose que ce soit. Car Adam a donné le nom à toute creature vivante selon sa proprieté & nature: & par-ainsi les noms ont eté imposez aux hommes signifians quelque chose comme _Adam_ signifie homme, ou qui est fait de terre: _Eve_ signifie mere de tous vivans; _Abel_ Pleur: _Caïn_ Possession: _Jesus_, Sauveur: _Diable_, Calomniateur: _Satan_, Adversaire, &c. Entre les Romains les uns furent appelez _Lucius_ pour avoir eté nais au point du jour: les autres _Cesar_, pour ce qu'à la naissance du premier de ce nom on ouvrit par incision le ventre à sa mere: De méme _Lentulus, Piso, Fabius, Cicero_, &c. tous noms de soubriquets donnés par quelqu'accident, ainsi que les noms de noz Sauvages, mais avec plus de jugement. Ainsi noz Roys anciens ont participé à cette façon de noms, comme on peut remarquer en Clodion le chevelu, Charles Martel, le grand, le chauve, le simple; Loys le debonnaire, le begue, le gros, hutin: Pepin le bref, Hugues Capet, &c. Mais ces soubriquets ne leur ont eté volontiers donnez qu'aprés leur decés. Et entre le menu peuple cela s'est transferé aux enfans: comme un Notaire étoit surnommé le Clerc; un forgeron, marechal, ou serrurier, s'appelloit le Févre, ou Fabre, ou Faur, &c. A plusieurs on a imposé le nom de leur païs, ou des lieux où ils avoient pris naissance. D'autres ont hérité de leurs peres des noms dont on ne sçait aujourd'huy la cause ni l'origine: comme Lescarbot qui est mon nom de famille. Et toutefois il y a des tres-nobles maisons és païs d'Artois, du Maine, & de la basse Bretagne prés saint Paul de Leon qui s'apellent de ce nom. Quant aux noms des Provinces, nous voyons par l'histoire sacrée que les premiers hommes leur ont imposé les leurs. Ce que le psalmiste semble blamer quand il dit: _Ils lairront pour autrui ces biens qu'ils amoncelent,_ _Leurs palais eternels des sepulcres feront,_ _En diverses maisons leurs terres passeront,_ _Et ces lieux qui si fiers de leurs noms ils appellent._ Mais il parle de ceux qui trop avidement recherchent celà, & pensent étre immortels ici bas. Car certes s'il faut imposer quelque noms aux lieux, places & provinces, il vaut autant que ce soient les noms de ceux qui les établissent que d'un autre, quand ce ne seroit que pour emouvoir la posterité à bien faire; laquelle méme reçoit une tristesse quand elle ne sçait qui est son autheur & la cause de son bien. Et de cette cupidité ont eté touchez ceux-mémes qui ont haï le monde, & se sont sequestrez de la compagnie des hommes, dont plusieurs on fait des sectes qu'ils ont appellées de leurs noms. CHAP. III _De la Nourriture des enfans, & amour des peres & meres envers eux._ LE Tout-puissant voulant montrer quel est le devoir d'une vraye mere, dit par le prophete Esaie: _La femme peut-elle oublier son enfant qu'elle allaite, qu'elle n'ait pitié du fils de son ventre?_ Cette pitié que Dieu requiert és meres est de bailler la mammelle à leurs enfans, & ne leur point changer la nourriture qu'elles leur ont donnée avant la naissance. Mais aujourd'hui la plus part veulent que leurs mammelles servent d'attraits de paillardise: & se voulans donner du bon temps envoyent leurs enfans aux champs, là où ilz sont paraventure changés ou donnés à des nourrices vicieuses, déquelles ilz sucent avec lait la corruption & mauvaise nature. Et de là viennent des races fausses, infirmes & degenerantes de la souche dont elles portent le nom. Les femmes Sauvages ont plus d'amour que cela envers leurs petits: car autres qu'elles ne les nourrissent: ce qui est general en toutes les Indes Occidentales. Aussi leurs tetins ne servent-ilz point de flamme d'amour, comme pardeça, ains en ces terres là l'amour se traite par la flamme que la nature allume en chacun, sans y apporter des artifices soit par le fard, ou les poisons amoureuses, ou autrement. Et de cette façon de nourriture sont louées les anciennes femmes d'Allemagne par Tacite, d'autant que chacune nourrissoit ses enfans de ses propres mamelles, & n'eussent voulu qu'une autre qu'elles les eût alaités: Ce que pour la pluspart elles ont gardé religieusement jusques aujourd'hui. Or noz Sauvages avec la mammelle leur baillent des viandes déquelles elles usent, aprés les avoir bien machées: & ainsi peu à peu les élevent. Pour ce qui est de l'emmaillottement, és païs chauds & voisins des tropiques ilz n'en ont cure, & les laissent comme à l'abandon. Mais tirant vers le Nort les meres ont une planche bien unie, comme la couverture d'une layette, sur laquelle mettent l'enfant enveloppé d'une fourrure de Castor, s'il ne fait trop chaud, & lié là-dessus avec quelque bende elles le portent sur leurs dos les jambes pendantes en bas: puis retournées en leurs cabannes elles les appuient de cette façon tout droits contre une pierre, ou autre chose. Et comme pardeça on baille des petits panaches & dorures aux petits enfans, ainsi elles pendent quantité de chapelets, & petits quarreaux diversement colorés en la partie superieure de ladite planche pour l'ornement des leurs. Les nourissans ainsi, & avec un soin tel que doivent les bonnes meres, elles les ayment aussi, comme pareillement font les peres, gardans cette loy que la Nature a entée és coeurs de tous animaux (excepté des femmes debauchées) d'en avoir le soin. Et quand il est question de leur demander (je parle des Souriquois, en la terre déquels nous avons demeuré) de leurs enfans pour les amener & leur faire voir la France, ilz ne les veulent bailler: que si quelqu'un s'y accorde il lui faut faire des presens, & promettre merveilles ou bailler otage. Nous en avons touché quelque chose ci-dessus, à la fin du dix-septiéme chapitre du livre quatriéme. Et ainsi je trouve qu'on leur fait tort de les appeller barbares, veu que les anciens Romains l'étoient beaucoup plus, qui vendoient le plus souvent leurs enfans, pour avoir moyen de vivre. Or ce qui fait qu'ils aiment leurs enfans plus qu'on ne fait pardeça, c'est qu'ilz sont le support des peres en la vieillesse, soit pour les aider à vivre, soit pour les defendre de leurs ennemis: & la nature conserve en eux son droit tout entier pour ce regard. A cause dequoy ce qu'ilz souhaitent le plus c'est d'avoir nombre, pour étre tant plus forts, ainsi qu'és premiers siecles auquels la virginité étoit chose reprochable, pour ce qu'il y avoit commandement de Dieu à l'homme & à la femme de croitre, & multiplier, & remplir la terre. Mais quand elle a eté remplie, cet amour s'est merveilleusement refroidi, & les enfans ont commencé d'étre un fardeau aux pers & meres, léquels plusieurs ont dédaigné & bien souvent ont procuré leur mort. Aujourd'huy le chemin est ouvert à la France pour remedier à cela. Car s'il plait à Dieu conduire & feliciter les voyages de la Nouvelle-France, quiconque pardeça se trouvera oppressé pourra passer là, y confiner ses jours en repos & sans pauvreté; ou si quelqu'un se trouve trop chargé d'enfans il en pourra là envoyer la moitié, & avec un petit partage ilz seront riches & possederont la terre qui est la plus asseurée condition de cette vie. Car nous voyons aujourd'hui de la peine en tous états, méme és plus grans léquels sont souvent traversez d'envies & destitutions: les autres feront cent bonetades & corvées pour vivre, & ne feront que languir: les autres vivent en perpetuel servage. Mais la terre ne nous trompe jamais si nous la voulons caresser à bon escient. Témoin la fable de celui qui par son testament declara à ses enfans qu'il avoit caché un thresor en sa vigne, & comme ils eurent bien remué profondement ilz ne trouverent rien, mais au bout de l'an ilz recueillirent si grande quantité de raisins qu'ils ne sçavoient où les mettre. Ainsi par toute l'Ecriture sainte les promesses que Dieu fait aux patriarches Abraham, Isaac, & Jacob, & depuis au peuple d'Israël par la bouche de Moyse, & du Psalmiste, c'est qu'ils possederont la terre, comme un heritage certain, qui ne peut perir, & où un homme ha dequoy sustenter sa famille, se rendre fort, & vivre en innocence: suivant le propos de l'ancien Caton, lequel disoit que les fils des laboureurs ordinairement sont vaillans & robustes, & ne pensent point és mal. CHAP IV _De la Religion_ L'HOMME ayant eté creé à l'image de Dieu, c'est bien raison qu'il reconoisse, serve, adore, loue & benie son createur, & qu'à cela il employe tout son desir, sa pansée, sa force, & son courage. Mais la nature humaine ayant eté corrompue par le peché, cette belle lumiere que Dieu lui avoit premierement donnée a tellement eté obscurcie qu'il en est venu à perdre la conoissance de son origine. Et d'autant que Dieu ne se montre point à nous par une certaine forme visible, comme feroit un pere, ou un Roy; se trouvant accablé de pauvreté & infirmité, sans s'arréter à la contemplation des merveilles de ce Tout-puissant ouvrier, & le rechercher comme il faut; d'un esprit bas & abeti, miserable il s'est forgé des Dieux à sa fantasie, & n'y a rien de visible au monde qui n'ait eté deifié en quelque part, voire méme en ce rang ont eté mises encor des choses imaginaires, comme La Vertu, L'Esperance, l'Honneur, la Fortune, & mille semblables: item des dieux infernaux, & de maladies & autres sortes de pestes, adorant chacun les choses déquelles il avoit crainte. Mais toutefois quoy que Ciceron ait dit, parlant de la nature des dieux, qu'ils n'y a gent si sauvage, si brutale, ne si barbare qui ne soit imbue de quelque opinion d'iceux: se est-ce qu'il s'est trouvé en ces dernier siecles des nations qui n'en ont aucun ressentiment: ce qui est d'autant plus étrange qu'au milieu d'icelles y avoit, & y a encore des idolatres, comme en Mexique & Virginia (adjoutons-y encor si on veut, la Floride). Et neantmoins tout bien consideré, puis que la condition des uns & des autres est deplorable, je prise davantage celui qui n'adore rien, que celui qui adore des creatures sans vie, ni sentiment car au moins tel qu'il est il ne blaspheme point, & ne donne point la gloire de Dieu à un autre, vivant (de verité) une vie qui ne s'éloigne gueres de la brutalité: mais celui là est encore plus brutal qui adore une chose morte, & y met sa fiance. Et au surplus celui qui n'est imbu d'aucune mauvaise opinion est beaucoup plus susceptible de la vraye adoration, que l'autre: étant semblable à un tableau nud, lequel est prét à recevoir telle couleur qu'on luy voudra bailler. Car un peuple qui a une fois receu une mauvaise impression de doctrine, il la lui faut arracher devant qu'y en subroger une autre. Ce qui est bien difficile, tant pour l'opiniatreté des hommes, qui disent: Nos peres ont vécu ainsi: que pour détourbier que leur donnent ceux qui leur enseignent telle doctrine, & autres de qui la vie depend de là, léquels craignent qu'on ne leur arrache le pain de la main: ainsi que ce Demetrius ouvrier en argenterie, duquel est parlé és Actes des Apôtres. C'est pourquoy nos peuples de la Nouvelle-France se rendront faciles à recevoir la doctrine Chrétienne si une fois la province est serieusement habitée. Car afin de commencer par ceux de _Canada_, Jacques Quartier en sa deuxiéme relation rapporte ce que j'ay nagueres dit, en ces mots, qui sont couchez ci-dessus au livre troisiéme. Cedit peuple (dit-il) n'a aucune creance de Dieu qui vaille: Car ilz croyent en un qu'ils appellent _Cudouagni_, et disent qu'il parle souvent à eux, & leur dit le temps qu'il doit faire. Ilz disent que quand il se courrouce à eux, il leur jette de la terre aux ïeux. Ilz croyent aussi quant ilz trépassent qu'ilz vont és étoilles, vont en beaux champs verts pleins de beaux arbres, fleurs & fruits somptueux. Aprés qu'ilz nous eurent doné ces choses à entendre nous leur avons montré leur erreur, & que leur _Cudouagni_ est un mauvais esprit qui les abuse, & qu'il n'est qu'un Dieu, qui est au ciel, lequel nous donne tout, & est createur de toutes choses, & qu'en cetui devons croire seulement, & qu'il faut étre baptizé ou aller en enfer. Et leur furent remontrées plusieurs autres choses de nôtre Foy: Ce que facilement ils ont creu: & ont appellé leur _Coudouagni, Agojouda_. Tellement que plusieurs fois ont prié le Capitaine de les baptizer, & y sont venus ledit seigneur (c'est _Donnacona_) _Taiguragni, Domagaya_, avec tout le peuple de leur ville pour le cuider étre, mais parce qu ne sçavions leur intention & courage, & qu'il n'y avoit qui leur remontrat la Foy, pour lors fut prins excuse vers eux, & dit à _Taiguragni & Domagaya_ qu'ilz leur fissent entendre que nous retournerions un autre voyage, & apporterions des Prétres, & du Chréme, leur donnant à entendre pour excuse que l'on ne peut baptizer sans ledit Chréme. Ce qu'ilz creurent. Et de la promesse que leur fit le Capitaine de retourner furent fort joyeux, & le remercierent. Samuel Champlein ayant és dernieres années fait le méme voyage que le Capitaine Jacques Quartier, a discouru avec les Sauvages du jourd'hui, & fait rapport des propos qu'il a tenu avec certains _Sagamos_ d'entre eux touchant leur croyance des choses spiritueles & celestes: ce qu'ayant eté touché ci-dessus je m'empecheray d'en parler. Quant à noz Souriquois, & autres leurs voisins, je ne puis dire sinon qu'ilz sont destituez de toute conoissance de Dieu, n'ont aucune adoration, & ne font aucun service divin, vivans en une pitoyable ignorance, que devroit toucher les coeurs aux Princes & Pasteurs Chrétiens qui employent bien souvent à des choses frivoles ce qui seroit plus que suffisant pour établir là maintes colonies qui porteroient leur nom, alentour déquelles s'assembleroient ces pauvres peuples. Je ne di pas qu'ils y aillent en personne: car ilz sont plus necessaires ici, & chacun n'est pas propre à la mer: mais il y a tant de gens de bonne volonté qui s'employroient à cela s'ils en avoient les moyens, que ceux qui le peuvent faire sont du-tout inexcusables. Le siecle du jourd'huy est tombé comme une astorgie, manquant d'amour et de charité Chrétienne, et ne retenant quasi rien de ce feu qui bruloit noz peres soit au temps de noz premiers Rois, soit au siecle des Croisades pour la Terre-sainte: voire si quelqu'un employe sa vie & ce peu qu'il ha à cet oeuvre, la pluspart s'en mocquent, semblables à la Salemandre, laquelle ne vit point au milieu des flammes, comme quelques-uns s'imaginent, mais est d'une nature si froide qu'elle les éteint par sa froideur. Chacun veut courir aprés les thresors, & les voudroit enlever sans se donner de la peine, & au bout de cela se donner du bon temps; mais ils y viennent trop tard; & en auroient assez s'ils croyoient comme il faut en celuy qui a dit: _Cherchez premierement le Royaume de Dieu, & toutes ces choses vous seront baillées par-dessus_. Revenons à nos Sauvages, pour la conversion déquels il nous reste de prier Dieu vouloir ouvrir les moyens de faire une ample moisson à l'avancement de l'Evangile. Car les nôtres & generalement tous ces peuples jusques à la Floride inclusivement sont fort aisez à attirer à la Religion Chrétienne, selon que je puis conjecturer de ceux que je n'ay point veu, par les discours des histoires, mais je trouve que la facilité y sera plus grande en ceux des premieres terres comme du Cap-Breton jusques à Malebarre, pour ce qu'ilz n'ont aucun vestige de Religion (car je n'appelle point Religion s'il n'y a quelque latrie, & office divin) ni la culture de la terre (du moins jusques à _Chouakoet_) laquelle est la principale chose qui peut attirer les hommes à croire ce que l'on voudra, d'autant que de la terre vient tout ce qui est necessaire à la vie, aprés l'usage general que nous avons des autres elemens. Nôtre vie a besoin principalement de manger, boire, & étre à couvert. Ces peuples n'ont rien de cela, par maniere de dire, car ce n'est point étre à couvert d'étre toujours vagabond, & hebergé souz quatre perches, & avoir une peau sur le dos: ni n'appelle point manger & vivre, que de manger tout à un coup & mourir de faim le lendemain, sans pourvoir à l'avenir. Qui donnera donc à ces peuples du pain, & le vétement, celui-là sera leur Dieu, ilz croiront tout ce qu'il dira. Ainsi le Patriarche Jacob promettoit de servir Dieu s'il lui bailloit du pain à manger & du bétement pour se couvrir. Dieu n'a point de nom: car tout ce que nous sçaurions dire ne le pourroit comprendre. Mais nous l'appellons Dieu, pour ce qu'il donne. Et l'homme en donnant peut étre appellé Dieu par ressemblance. _Fay_ (dis Saint Gregoire de Nazianze) _que tu sois Dieu envers les calamiteux en imitant la misericorde de Dieu. Car l'homme n'a rien de si divin en soy que le bien fait_. Les Payens ont reconu ceci, & entre autres Pline quand il a dit que c'est grand signe de divinité à un homme mortel d'ayder & soulager un autre mortel. Ces peuples donc ressentans les fruits de l'usage des métiers & culture de la terre, croiront tout ce qui leur sera annoncé, _in auditu auris_, à la premiere voix qui leur frappera aux aureilles. Et de ceci j'ay des témoignages certains, pour ce que je les ay reconus tout disposés à cela par la communication qu'ils avoient avec nous: & y en a qui sont Chrétiens de volonté & en font les actions telles qu'ilz peuvent, encores qu'ils ne soient baptizés: entre léquels je nommeray _Chkoudun_ Capitaine (alias _Sagamos_) de la riviere de Saint Jean mentionné au commencement de cet oeuvre, lequel ne mange point un morceau qu'il ne leve les ïeux au ciel, & ne face le signe de la Croix, pour ce qu'il nous a veu faire ainsi: mémes à noz prieres il se mettoit à genoux comme nous: & pource qu'il a veu une grande Croix plantée prés de notre Fort, il en a fait autant chez lui, & en toutes ses cabannes: & en porte une devant sa poitrine, disant Qu'il n'est plus Sauvage, & reconoit bien qu'ilz sont bétes (ainsi dit-il en son langage) mais qu'il est comme nous, desirant étre instruit. Ce que je de cetui-ci je le puis affermer préque de tous les autres: & quand il seroit seul, il est capable, étant instruit, d'attirer tout le reste. Les Armouchiquois sont un grand peuple léquels aussi n'ont aucune adoration: & étans arretez par ce qu'ilz cultivent la terre, on les peut aisément congreger, & exhorter à ce qui est de leur salut. Ilz sont vicieux & sanguinaires ainsi que nous avons veu ci-dessus: mais cette insolence vient de ce qu'ilz se sentent forts, à cause de leur multitude, & pour-ce qu'ilz sont plus à l'aise que les autres, recueillans des fruits de la terre. Leur païs n'est pas encores bien reconu, mais en ce peu que nous en avons découvert j'y trouve de la conformité avec ceux de la Virginie, hors-mis en la superstition & erreur en ce qui regarde nôtre sujet, d'autant que les Virginiens commencent à avoir quelque opinion de chose superieure en la Nature, qui gouverne ce monde ici. Ils croyent plusieurs Dieux (ce dit un historien Anglois qui y a demeuré) léquels ils appellent _Nontoac_: mais de diverses sortes & degrez. Un seul est principal & grand, qui a toujours été, lequel voulant faire le monde fit premierement d'autres Dieux pour étre moyens & instrumens déquels il se peût servir à la creation & au gouvernement. Puis aprés, le soleil, la lune, & les étoilles comme demi dieux, & instrumens de l'autre ordre principal. Ilz tiennent que la femme fut premierement faite, laquelle par conjoncion d'un des Dieux eut des enfans. Tous ces peuples generalement croyent l'immortalité de l'ame, & qu'aprés la mort les gens de bien sont en repose, & les mechans en peine. Or les méchans sont leurs ennemis, & eux les gens de bien: de sorte qu'à leur opinion ilz sont tous après la mort bien à leur aise, & principalement quand ils ont bien defendu leur païs & bien tué de leurs ennemis. Et pource qui est de la resurrection des corps, encore y-a-il quelque nations pardela qui en ont de l 'ombrage. Car les Virginiens font des contes de certains hommes resuscitez, qui disent choses étranges: comme d'un méchant, lequel aprés sa mort avoit eté prés l'entrée de _Popogosso_ (qui est leur enfer) mais un Dieu le sauva & lui donna congé de retourner au monde, pour dire à ses amis ce qu'ilz devoient faire pour ne point venir en ce miserable tourment. Item en l'année que les Anglois étoient là avint à soixante-deux lieuës d'eux (ce disoient les Virginiens) qu'un corps fut deterré, comme le premier, & remontra qu'étant mort en la fosse, son ame étoit en vie, & avoit voyagé fort loin par un chemin long & large, aux deux cotez duquel croissoient des arbres fort beaux & plaisans, portans fruits les plus rares qu'on sçauroit voir: & qu'à la fin il vint à de fort belles maisons, prés déquelles il trouva son pere qui étoit mort, lequel lui fit exprés commandement de revenir & declarer à ses amis le bien qu'il falloit qu'ilz fissent pour jouir des delices de ce lieu: & qu'aprés son message fait il s'en retournât. L'Histoire generale des Indes Occidentales rapporte qu'avant la venue des Hespagnols au Perou, ceux de _Cusco_, & des environs, croyoient semblablement la resurrection des corps. Car voyans que les Hespagnols, d'une avarice maudite, ouvrans les sepulchres pour avoir l'or & les richesses qui étoient dedans, jettoient les ossemens des morts ça & là, ilz les prioient de ne les écarter ainsi, afin que cela ne les empechât de resusciter: qui est une croyance plus parfaite que celle des Sadducéens, & des Grecs, léquels l'Evangile & les Actes des Apôtre nous témoignent s'étre mocqué de la resurrection, comme fait aussi préque toute l'antiquité Payenne. Attendant cette resurrection quelques uns de nos Occidentaux ont estimé que les ames des bons alloient au ciel, & celles des méchans en une grande fosse _ou trou_ qu'ilz pensent étre bien loin au Couchant, qu'ils appellent _Popogusso_, pour y bruler toujours, & telle est la croyance des Virginiens: les autres (comme les Bresiliens) que les méchans s'en vont aprés la mort avec _Aignan_, qui est le mauvais esprit qui les tourmente: mais pour le regard des bons, qu'ils alloient derriere les montagnes danser, & faire bonne chere avec leurs peres. Plusieurs des anciens Chrétiens fondés sur certains passages d'Esdras, de sainct Paul, & autres, ont estimé qu'aprés la mort nos ames étoient sequestrées en des lieux souz-terrains, comme au sein d'Abraham, attendans le jugement de Dieu: & là Origene a pensé qu'elles sont comme en une école d'ames & lieu d'erudition; où elles apprennent les causes & raisons des choses qu'elles ont veu en terre, & par ratiocination font des jugemens des consequences du passé, & des choses à venir. Mais telles opinions ont eté rejettées par la resolution des Docteurs de Sorbone au temps du Roy Philippe le Bel, & depuis par le Concile de Florence. Que si les Chrétiens mémes en ont eté là, c'est beaucoup à ces pauvres Sauvages d'étre entrés en ces opinions que nous avons rapportées d'eux. Quant à ce qui est de l'adoration de leurs Dieux, de tous ceux qui sont hors la domination Hespagnole e ne trouve sinon les Virginiens qui facent quelque service divin (si ce n'est qu'on y vueille aussi comprendre ce que font les Floridiens, que nous dirons ci-aprés). Ilz representent donc leurs Dieux en forme d'homme, léquels ils appellent _Keuuasouuock_. Un seul est nommé _Keuuas_. Ilz les placent en maisons ou temples faits à leur mode qu'ilz nomment _Machicomuch'_, équels ilz font leurs prieres, chants, & offrandes à ces Dieux. Et puis que nous parlons des infideles, je prise davantage les vieux Romains, léquels ont eté plus de cent septante ans sans aucun simulacres de Dieux, ce dit saint Augustin, ayant sagement eté defendu par Numa Pompilius d'en faire aucun, pource que telle chose stolide & insensible les faisoit mépriser, & de ce mépris venoit que le peuple perdoit toute crainte, n'étant rien si beau que de les adorer en esprit, puis qu'ilz sont esprits. Et de verité Pline dit, _qu'il n'y a chose qui demontre plus l'imbecillité du sens humain, que de vouloir assigner quelque image ou effigie à Dieu. Car en quelque part que Dieu se montre il est tout de sens, de veue, d'ouïe, d'ame, d'entendement; & finalement il est tout de soy-méme, sans user d'aucun organe._ Les anciens Allemans instruits en cette doctrine, non seulement n'admettoient point de simulacres de leurs Dieux (ce dit Tacite) mais aussi ne vouloient point qu'ilz fussent depeints contre les parois, ni representés en aucune forme humaine, estimans cela trop deroger à la grandeur de la puissance celeste. On peut dire entre nous que les figures & representations sont les livres des ignorans. Mais laissans les disputes à part, il seroit bien-seant que chacun fût sage & bien instruit, & qu'il n'y eût point d'ignorans. Noz Sauvages Souriquois & Armouchiquois ont l'industrie de la peinture & sculpture, & font des images des bétes, oiseaux, hommes, en pierres & en bois aussi joliment que des bons ouvriers de deça, & toutefois ilz ne s'en servent point pour adoration, ains seulement pour le contentement de la veue, & pour l'usage de quelques outils privez, comme des calumets à petuner. Et en cela (comme j'ay dit au commencement) quoy qu'ilz soient sans cult divin, je les prises davantage que les Virginiens, & toutes autres sortes de gens qui plus bétes que les bétes adorent & reverent des choses insensible. Le Capitaine Laudonniere en son histoire de la Floride dit que ceux de ce païs-là n'ont conoissance de Dieu, ni d'aucune Religion, sinon qu'ils ont quelque reverence au soleil, & à la lune: auquels toutefois je ne trouve point par tout ladite histoire qu'ilz facent aucune adoration, fors que quand ilz vont à la guerre le _Paraousti_ fait quelque priere au soleil pour obtenir victoire, & laquelle obtenue, il lui en rend la louange, avec chansons en son honneur, comme j'ay plus particulierement dit ci-dessus. Et toutefois Belleforet écrit avoir pris de ladite histoire ce qu'il met en avant, qu'ilz font des sacrifices sanglans tels que les Mexicains, s'assemblans en une campagne, & y dressans leurs loges, là où aprés plusieurs danses & ceremonies ilz levent en l'air & offrent au soleil celui sur qui le sort est tombé d'étre destiné pour le sacrifice. Que s'il est hardi en cet endroit, il ne l'est pas moins quand il en dit autant des peuples de _Canada_ léquels il fait sacrificateurs de corps humains, encores qu'ilz n'y ayent jamais pensé. Car si le Capitaine Jacques Quartier a veu des tétes de leurs ennemis conroyées, étendues sur des pieces de bois, il ne s'ensuit qu'ils ayent eté sacrifiés: mais c'est leur coutume, ainsi qu'aux anciens Gaulois, d'en faire ainsi, c'est à dire d'enlever toutes les tétes d'ennemis qu'ils auront peu tuer, & les pendre ne (ou dehors) leurs cabanes pour trophées. Ce qui est coutumier par toutes les Indes Occidentales. Pour revenir à noz Floridiens, si quelqu'un veut appeller acte de Religion l'honneur qu'ilz font au soleil, je ne l'empeche. Car és vieux siecles de l'age d'or lors que l'ignorance se mit parmi les hommes, plusieurs considerans les admirables effects du soleil & de la lune déquels Dieu se sert pour le gouvernement des choses d'ici bas, ilz leur attribuerent la reverence deuë au Createur, & cette façon de reverence Job nous l'explique quand il dit: _Si j'ay regardé le Soleil en sa splendeur, & la lune cheminant claire: Et si mon coeur a eté seduit en secret, & ma main a baisé ma bouche: Ce qui est une iniquité toute jugée, car j'eusse renié le grand Dieu d'en haut_. Quant au baise-main c'est une façon de reverence qui se garde encore aux homages. Ne pouvans toucher au soleil ils étendoient la main vers lui, puis la baisoient: ou touchoient son idole, aprés baisoient la main qui avoit touché. Et en cette idolatrie est quelquefois tombé le peuple d'Israël comme nous voyons en Ezechiel. Au regard des Bresiliens, je trouve par le discours de Jean de Leri, que non seulement ilz sont semblables aux nôtres, sans aucune forme de Religion, ni conoissance de Dieu, mais qu'ilz sont tellement aveuglés & endurcis en leur anthropophagie, qu'ilz semblent n'étre nullement susceptibles de la doctrine Chrétienne. Aussi sont ils visiblement tourmentez & battus du diable (qu'ils appellent _Aignan_) & avec telle rigueur, que quand ilz le voyent venir tantot en guise de béte, tantot d'oiseau, ou de quelque forme étrange, ilz sont comme au desespoir. Ce qui n'est point à l'endroit des autres Sauvages plus en deça vers la Terre-neuve, du moins avec telle rigueur. Car Jacques Quartier rapporte qu'il leur jette de la terre aux ïeux, & l'appellent _Cudouagni_: & là où nous étions (où il s'appelle _Aoutem_) j'ay quelquefois entendu qu'il a egratigné _Membertou_ en qualité de devin du païs. Quand on remontre aux Bresiliens qu'il faut croire en Dieu, ils en sont bien d'avis, mais incontinent ils oublient leur leçon, & retournent à leur vomissement, qui est une brutalité étrange, de ne vouloir au moins se redimer de la vexation du diable par la Religion: Ce qui les rend inexcusables, mémes qu'ils ont quelques restes de la memoire du deluge, & de l'Evangile (si tant est que leur rapport soit veritable). Car ilz font mention en leurs chansons que les eaux s'étans une fois débordées couvrirent toute la terre, & furent tous les hommes noyés, exceptez leurs grandz peres, qui se sauverent sur les plus hauts arbres de leur païs. Et de ce deluge ont aussi quelque traditive d'autres Sauvages que j'ay mentionné ailleurs. Quant à ce qui est de l'Evangile, ledit de Leri dit qu'ayant une fois trouvé l'occasion de leur remontrer l'origine du monde, & leur miserable condition, & comme il faut croire en Dieu, ilz l'ecouterent avec grande attention, demeurans tout étonnez de ce qu'ilz avoient ouï: & que là dessus un vieillard prenant la parole, dit, Qu'à la verité il leur avoit recité de grandes merveilles, qui lui faisoient rememorer ce que plusieurs fois ils avoient entendu de leurs grands-peres, que dés fort longtemps un _Maïr_ (c'est à dire un étranger vétu & barbu comme les François) avoit eté là les pensant ranger à l'obeïssance du Dieu qu'il leur annonçoit, & leur avoit tenu le méme langage: mais qu'ilz ne le voulurent point croire. Et partant y en vint un autre, qui en signe de malediction leur bailla les armes dont depuis se sont tuez l'un l'autre: & de quitter cette façon de vivre il n'y avoit apparence, pour ce que toutes les nations à eux voisines se mocqueroient d'eux. Or noz Souriquois, Canadiens, &leurs voisins, voire encores les Virginiens & Floridiens ne sont pas tant endurcis en leur mauvaise vie, & recevront fort facilement la doctrine Chrétienne quant il plaira à Dieu susciter ceux que le peuvent à les secourir. Aussi ne sont-ilz visiblement tourmentez, battus, dechirez du diable comme ce barbare peuple du Bresil, qui est une maldiction étrange à eux particuliere plus qu'aux autres nations de dela. Ce qui me fait croire que la trompette des Apôtres pourroit avoit eté jusques là, suivant la parole du vieillart susdit, à laquelle ayans bouché l'aureille ils en portent une punition particuliere non commune aux autres qui paraventure n'ont jamais ouï la parole de Dieu depuis le Deluge, duquel toutes ces nations en plus de trois mille lieuës de terre ont une obscure conoissance qui leur a eté donnée par tradition de pere en fils. CHAP. V _Des Devins & Maitres des ceremonies entre les Indiens._ JE ne veux appeller (comme quelques uns ont fait) du nom de Prétres ceux qui font les ceremonies & invocations de demons entre les Indiens Occidentaux, sinon entant qu'ils ont l'usage des sacrifices & dons u'ils offrent à leurs Dieux, d'autant que (comme dit l'Apôtre) tout Prétre, ou Pontife, est ordonné pour offrir dons & sacrifices: tels qu'étoient ceux de Mexique (dont le plus grand étoit appellé _Papas_) léquels encensoient à leurs idoles, dont la principale étoit celle du Dieu qu'ils nommoient _Vizilipuztlt_, comme ainsi soit neantmoins que le nom general de celui qu'ilz tenoient pour supreme seigneur & autheur de toues choses fût _Viracocha_, auquel ilz bailloient des qualités excellentes, l'appellans _Pachacamac_, qui est Createur du ciel & de la terre, & _Usapu_, qui est Admirable, & autres noms semblables. Ils avoient aussi des sacrifices d'hommes, comme encore ceux du Perou, léquels ilz sacrifioient en grand nombre, ainsi qu'en discourt amplement Joseph Acosta. Ceux-là donc peuvent étre appellez Prétres, ou Sacrificateurs; mais pour le regard de ceux de la Virginie & de la Floride, je ne voy point quelz sacrifices ilz font, & par ainsi je les qualifieray Devins, ou Maitres des ceremonies de leur religion, léquels en la Floride je trouve appelles _Jarvars, & Joanas_: en Virginia _Vuiroances_: au Bresil _Caraïbes_: & entre les nôtres (je veux dire les Souriquois) _Autmoins_. Laudonniere parlant de la Floride: Ils ont (dit-il) leurs Prétres, auquels ilz croyent fort, pour autant qu'ilz sont grans magiciens, grans devins, & invocateurs de diables. Ces prétres leur servent de Medicins & Chirurgiens & portent toujours avec aux un plein sac d'herbes & de drogues pour medeciner les malades, qui sont la pluspart de verole: car ils aiment fort les femmes & filles, qu'ils appellent filles du soleil. S'il y a quelque chose à traitter, le Roy appelle les _Jarvars_, & les plus anciens, & leur demande leur avis. Voyez au surplus ce que j'ay écrit ci-dessus au sixiéme chapitre du premier livre. Pour ceux de la Virginie ilz ne sont pas moins matois que ceux de la Floride, & se donnent credit, & font respect par des traits de Religion tels que nous avons dit au precedent chapitre, parlans de quelques morts resuscitez. C'est par ce moyen & souz pretexte de Religion que les _Inguas_ se rendirent jadis les plus grans Princes de l'Amerique. Et de cette ruse ont aussi usé ceux de deça qui ont voulu embabouiner le peuple, comme Numa Pompilius, Lysander, Sertorius, & autres plus recens, faisans (ce dit Plutarque) comme les joueurs de tragedies, qui voulans representer des choses qui passent les forces humaines, ont recours à la puissance superieure des Dieux. Les _Aoutmoins_ de la derniere terre des Indes qui est la plus proche de nous, ne sont si lourdauts qu'ilz n'en sachent bien faire à croire au menu peuple. Car avec leurs impostures, ilz vivent, & se rendent necessaires, faisans la Medecine & Chirurgie aussi bien que les Floridiens. Pour exemple soit _Membertou_ grand _Sagamos_. S'il y a quelqu'un de malade on l'envoye querir. Il fait des invocations à son dæmon, il souffle la partie dolente, il y fait des incisions, en succe le mauvais sang: Si c'est une playe il la guerit par ce méme moyen, en appliquant une rouelle de genitoires de Castor. Bref on lui fait quelque present de chasse, ou de peaux. S'il est question d'avoir nouvelles des choses absentes, aprés avoir interrogé son dæmon il rend ses oracles ordinairement douteux, & bien-souvent faux, mais aussi quelquefois veritables: comme quand on lui demanda si _Panoniac_ étoit mort, il dit qu'il ne retournoit dans quinze jours il ne le falloit plus attendre, & que les Armouchiquois l'auroient tué. Et pour avoir cette réponse il lui fallut faire quelque presents. Car entre les Grecs il y a un proverbe trivial qui porte que sans argent les oracles de Phoebus sont muets. Le méme rendit un oracle veritable de nôtre venue au sieur du Pont lors qu'il partit du Port Royal pour retourner en France, voyant que le quinziéme de Juillet étoit passé sans avoir aucunes nouvelles. Car il soutint & afferma qu'il y viendroit un navire, & que son diable le lui avoit dit. Item quand les Sauvages ont faim ilz consultent l'oracle de _Membertou_, & il leur dit, Allés en tel endroit, & vous trouverez de la chasse. Il arrive quelquefois qu'il en trouvent & quelquefois non. S'il arrive que non, l'excuse est que l'animal est errant, & a changé de place: mais aussi, bien souvent ils en trouvent, & c'est ce qui les fait croire que ce diable est un Dieu, & n'en sçavent point d'autre, auquel neantmoins ilz ne rendent aucun service, ni adoration en religion formée. Lors que ces _Aoutmoins_ font leurs chimagrées ilz plantent un baton dans une fosse auquel ils attachent une corde, & mettans la téte dans cette fosse ilz font des invocations ou conjurations en langage inconu des autres qui sont alentour, & ceci avec des battemens & criaillemens jusques à en suer d'ahan. Toutefois je n'ay pas ouï qu'ils écument par la bouche comme font les Turcs. Quand le diable est venu, ce maitre _Autmoin_ fait à croire qu'il le tient attaché avec sa corde, & tient ferme alencontre de lui, le forçant de lui rendre réponse avant que le lâcher. Par ceci se reconoit la ruse de cet ennemi de Nature, qui amuse ainsi ces creatures miserables: & quant & quant son orgueil, de vouloir que ceux qui l'invoquent lui facent plus de submission que n'ont jamais fait les saints Patriarches & Prophetes à Dieu, léquels ont seulement prié la face en terre. Méme j'ay quelquefois ouï dire que ce maitre diable en ce conflict egratignoit _Membertou_. Et de ceci me suis souvenu lisant en l'histoire de Pline chose semblable, que ce maitre singe égratigne & bat ses sacrificateurs negligens en leur office. Cela fait il se met à chanter quelque chose (à non advis) à la louange du diable, qui leur a indiqué de la chasse: & les autres Sauvages qui sont là repondent faisans quelque accord de musique entre eux. Puis ilz dansent à leur mode, comme nous dirons ci-aprés, avec chansons que je n'enten point, ni ceux des nôtres qui entendoient le mieux leur langue. Mais un jour m'allant promener en noz prairies le long de la riviere, je m'approchay de la cabanne de _Membertou_, & mis sur mes tablettes une parcelle de ce que j'entendis, qui y est encore écrit en ces termes, _Holoet ho ho hé hé ha ha haloet ho ho hé_, ce qu'ilz repeterent par plusieurs fois. Le chant est sur mesdites tablettes en ces notes, _Re fa sol sol re sol sol fa fa re re sol sol fa fa_. Une chanson finie ilz firent tous une grande exclamation, disans; Hé é é é. Puis recommencerent une autre chanson, disans: _Egrigna hau egrigna hé he hu hu ho ho ho egrigna hau hau hau_. Le chant de ceci étoit _Fa fa fa sol sol fa fa re re sol sol fa fa fa re fa fa sol sol sol_. Ayans fait l'exclamation accoutumée ilz en commencerent une autre qui chantoit _Tamema alleluya tameja douveni hau hau hé hé_. Le chant en étoit, _Sol sol sol fa fa re re re fa fa sol fa sol fa fa re re_. J'écoutay attentivement ce mot _alleluya_ repris par plusieurs fois, & ne sceu jamais comprendre autre chose. Ce qui me fait penser que ces chansons sont à la louange du diable, si toutefois ce mot signifie envers eux ce qu'il signifie en Hebrieu, qui est Louez le Seigneur. Toutes les autres nations de ce païs là en font de méme: mais personne n'a particularisé leurs chansons sinon Jean de Leri, lequel dit que les Bresiliens en leurs sabats font aussi de bons accords. Et se trouvant un jour en telle féte, il rapporte qu'ilz disoit _Hé hé hé hé hé hé hé hé hé hé_, avec cette note, _Fa fa sol fa fa sol sol sol sol sol_. Et cela fait, s'écrioient d'une façon & hurlement epouvantable l'espace d'un quart d'heure, & sautoient les femmes en la'air avec violence jusques à en ecumer par la bouche: puis recommencerent la musique, disans: _Heu heur aure heura heur aure heura heura ouech_. La note est, _Fa mi re sol sol sol fa mi ut mi re mi ut re_. Cet autheur dit qu'en cette chanson ils avoient regretté leurs peres decedez, léquels étoient si vaillans, & toutefois qu'ilz étoient consolés en ce qu'aprés leur mort ilz asseuroient de les aller trouver derriere les hautes montagnes, où ilz danseroient & se reuniroient avec eux. Semblablement qu'à toute outrance ils avoient menacé les _Ouetsacas_ leurs ennemis d'étre bientot pris & mangez par eux, ainsi que leur avoient promis leurs _Caraïbes_: & qu'ils avoient aussi fait mention du deluge dont nous avons parlé au chapitre precedent. Je laisse à ceux qui écrivent de la demonimanie à philosopher là dessus. Mais il faut dire de plus que tandis que noz Sauvages chantent ainsi, il y en a d'autres que ne font autre chose que dire, _Hé_, ou _Het_ (comme un homme qui fend du bois) avec un mouvement de bras: & dansent en rond sans se tenir l'un l'autre, ni bouger d'une place, frappans des piez contre terre, qui est la forme de leurs danses, semblables à celles que ledit de Leri rapporte de ceux du Bresil, qui sont à plus de quinze cens lieuës de là. Aprés quoy les nôtres font un feu, & sautent par dessus comme les anciens Cananeens, Hammonites, & quelquefois les Israëlites; mais ilz ne sont si detestables, car ilz ne sacrifient point lurs enfans au diable par le feu. Avec tout ceci ilz mettent une demie perche hors le faiste de la cabanne où ilz sont, au bout de laquelle y a quelques _Matachiaz_, ou autre chose attachée, que le diable emporte. C'est ainsi que j'en ay ouï discourir. On peut ici considerer une mauvaise façon de sauter par dessus le feu, & de passer les enfans par la flamme és feux de la saint Jean, qui dure encore aujourd'hui entre nous, & devroit étre reformée. Car cela vient des abominations anciennes que Dieu a tant haï, déquels parle Theodoret en cette façon: _J'ay veu_, dit-il, _eh quelque villes allumer des buchers une fois l'an, & sauter pardessus non seulement les enfans, mais aussi hommes & les meres porter les enfans pardessus la flamme. Ce qui leur sembloit étre comme une exposition & purgation. Et ce (à mon avis) a eté le cas d'Achaz_. Ces façons de faire ont eté defendues par un ancien Concile tenu en Perse Constantinople. Surquoy Balsamon remarque le vint-troisiéme du mois de Juin (qui est veille de saint Jean) és rives de mer & en maisons on s'assembloit hommes & femmes, & habilloit-on la fille ainée en épousée, & aprés bonne chere & bien beu, on faisoit des danses, des exclamations, & des feuz toute la nuit, sur léquels ilz sautoient, & faisoient des prognostications de bon & mal-heur. Ces feu on eté continués entre nous sur un meilleur sujet mais il faut oter l'abus. Or comme le diable a toujours voulu faire le singe, & avoir un service comme celui qu'on rend à Dieu, aussi a-il voulu que ses officiers eussent les marques de leur métier pour mieux decevoir les simples. Et de fait _Membertou_, duquel nous avons parlé, comme un sçavant _Aoutmoin_, porte pendue à son col la marque de cette profession, qui est une bourse en triangle couverte de leur broderie, c'est à dire de _Matachiaz_, dans laquelle y a je ne sçay quoy gros comme une noisette, qu'il dit étre son demon appellé _Aoutme_. Je ne veut méler les choses sacrées avec les prophanes, mais suivant ce que j'ay dit que le diable fait le singe, ceci me fait souvenir du Rational, ou Pectoral du jugement que le souverain Pontife portoit au-devant de soy en l'ancienne loy, sur lequel Moyse avoit mis _Urim & Tummim_, Or ces _Urim & Tummim_ Rabbi David dit qu'on ne sçait que c'est & semble que c'étoient des pierres. Rabbi Selomoh dit que c'étoit le nom de Dieu [Hebreu], Jehova, nom ineffable, qu'il mettoit dans le replis du Pectoral, par lequel il faisoit reluire sa parole. Josephe estime que c'étoit douze pierres precieuses. Saint Hierome interprete ces deux mots Doctrine & Verité: Ce qui est notable pour les Evéques & grans Pasteurs, déquelz la vie, les moeurs, & la parole ne doit étre qu'une perpetuelle doctrine qui enseigne les peuple à bien vivre: & une verité immuable, qui ne flatte point, qui ne redoute rien, & qui d'un éclat semblable au son de la trompete annonce purement la parole de Dieu. Et comme le sacerdoce étoit successif, non seulement en la maison d'Aaron, mais aussi en la famille du grand Pontife de Memphis, de qui la charge étoit affectée à son fils ainé aprés lui, ainsi que dit Thyamis en l'Histoire Æthiopique d'Heliodore: De méme, parmi ces gens ici ce métier est successif, & par une traditive en enseignent le secret à leurs fils ainés. Car l'ainé de _Membertou_ (auquel par mocquerie on imposé nom Juda, dequoy il s'est faché ayant entendu que c'est un mauvais nom) nous disoit qu'aprés son pere il seroit _Aoutmoin_ au quartier; ce qui est peu de chose: car chacun _Sagamos_ ha son _Aoutmoin_, si lui-méme ne l'est. Mais encore sont-ils ambitieux de cela pour le profit qui en revient. Les Bresiliens ont leurs _Caraïbes_, léquels vont & viennent par les villages, faisans à croire au peuple qu'ils ont communication avec les esprits, moyennant quoy ilz peuvent non seulement leur donner victoire contre leurs ennemis, mais aussi que d'eux depend l'abondance ou fertilité de la terre. Ils ont ordinairement en main certaine façon de sonnettes qu'ils appellent _Maracas_, faites d'un fruit d'arbre gros comme un oeuf d'autruche, lequel ilz creusent ainsi qu'on fait ici les calebasses des pelerins de Saint Jacques, & les ayans emplis de petites pierres, ilz les font sonner en maniere de vessie de pourceau, en leurs solemnitez: & allans par les villages engeollent le monde, disans que leur dæmon est là dedans. Ces _Maracas_ bien parez de belles plumes, ilz fichent en terre le baton qui passe à travers & les arrengent tout du long & au milieu des maisons, commandans qu'on leur donne à boire & à manger. De façon que ces affronteurs faisans à croire aux autres idiots (comme jadis les sacrificateurs de Bel, déquels est fait mention en l'histoire de Daniel) que ces fruits mangent & boivent la nuit, chaque chef d'hôtel adjoutant foye à cela, ne fait faute de mettre auprés de ces _Maracas_, farine, chair, poisson & bruvage, lequel service ilz continuent par quinze jours ou trois semaines: & durant ce temps sont si sots que de se persuader qu'en sonnant de ces _Maracas_, quelque esprit parle à eux, & leur attribuent de la divinité. De sorte que ce seroit grand forfait de prendre les viandes qu'on presente devant ces belles sonnettes, déquelles viandes ces reverens _Caraïbes_ s'engraissent joyeusement. Ainsi souz des faux pretextes le monde est abusé de toutes part. [Illustration] CHAP. VI _Du langage_ LES effects de la confusion de Babel sont parvenus jusques à ces peuples déquels nous parlons, aussi-bien qu'au monde deça. Car je voy que les Patagons parlent autrement que ceux du Bresil, & ceux-ci autrement que les Peroüans, & que les Peroüans sont distinguez des Mexiquains: les iles semblablement ont leur langue à part: en la Floride on ne parle point comme en Virginia: noz Souriquois & Etechemins n'entendent point les Armouchiquois: ni ceux-ci les Iroquois bref chacun peuple est divisé par le langage. Voire en une méme province il y a langage different, non plus ne moins qu'és Gaulles le Flamen, le bas Breton, le Gascon, le Basque, ne s'accordent point. Car l'autheur de l'histoire de la Virginie dit que là chacun _Vuiroan_, ou seigneur, ha son langage particulier. Pour exemple soit, que le chef, ou Capitaine de quelque qauanton (que nos Historiens Jacques Quartier & Laudonniere qualifient Roy) s'appelle en Canada _Agohanna_, par mi les Souriquois _Sagamos_ en la Virginie _Uviroan_, en la Floride _Paraousti_, és iles de Cuba _Cacique_, les Roys du Perou _Inquas_, &c. J'ay laissé les Armouchiquois & autres que je ne sçay pas. Quant aux Bresiliens ilz n'ont point de Rois, mais les vieillars, qu'ils appellent Peoreroupichech', à-cause de l'experience du passé, sont ceux qui gouvernent, exhortent, & ordonnent de tout. Les langues mémes se changent, comme nous voyons que par deça nous n'avons plus la langue des anciens Gaullois, ni celle qui étoit au temps de Charlemagne (du moins elle est fort diverse) les Italiens ne parlent plus Latin, ni les Grecs l'ancien Grec, principalement és orées maritimes, ni les Juifs l'ancien Hebrieu. Ainsi Jacques Quartier nous a laissé comme un dictionaire du langage de Canada, auquel noz François qui y hantent aujourd'huy n'entendent rien: & pource je ne l'ay voulu inferer ici: seulement j'y ay trouvé _Caraconi_, pour dire Pain; & aujourd'hui on dit _Caracona_, que j'estime étre un mot basque. Pour le contentement de quelques-uns je mettray ici quelques nombres de l'ancien & nouveau langage de Canada. Ancien Nouveau 1 Segada 1 Regoia 2 Tigneni 2 Nichou 3 Asebe 3 Nichtoa 4 Honnaton 4 Rau 5 Oniscon 5 Apateta 6 Indaie 6 Coutouachin 7 Ayaga 7 Neouachin 8 Addegue 8 Nestouachin 9 Madellon 9 Pescouades 10 Assem 10 Metren Les Souriquois disent Les Etechemins. 1 Negout 1 Bechkon 2 Tabo 2 Nich' 3 Chicht 3 Nach' 4 Neois 4 Ïau 5 Nan 5 Prenchk 6 Kamachin 6 Chachit 7 Eroeguenik 7 Coutachit 8 Meguemorchin 8 Erouïguen 9 Echkonadek 9 Pechcoquem 10 Metren 10 Peiock Pour la conformité des langues, il se trouve quelquefois des mots de deça, qui signifient quelque chose pardela, comme Jean de Leri dit que _Leri_ signifie une huitre, au Bresil: & au païs des Souriquois Marchin signifie un loup, qui est le nom d'un Capitaine Armouchiquois: mais de mots qui se rapportent en méme signification il s'en trouve peu. En l'histoire Orientale de _Maffeus_ j'ay leu _Sagamos_ en la méme signification que le prennent noz Souriquois, pou dire Roy, Duc, Capitaine. Ce que considerant quelquefois, il m'est venu en la pensée de croire que ce mot vient de la premiere antiquité: d'autant que (selon Berose) Noé fut appelé _Saga_, qui signifie Prétre & Pontife, pour avoir enseigné la Theologie, les ceremonies du service divin, & beaucoup de secrets des choses natureles aux scythes Armeniens (que les Autheurs cosmographes appellent Sages) léquelles étoient en depot par écrit és mains des Prétres. Et de ces peuples Sages peuvent étre sortis noz Tolosains, que les anciens appelloient Tectosages. Deu que le mot _Saga_ ne s'éloignent point les Hebrieux, en la langue desquels [Hébreu] _Sagan_ (selon Rabbi David) signifie Grand Prince, & quelquefois celui qui teint le premier lieu aprés le souverain Pontife. En quelques lieux d'Esaie & Jeremie ce mot est pris pour Magistrat, en la version ordinaire de la Bible: & neantmoins _Santes Paninus_, & autres, l'interpretent _Prince_. Mais c'est assez philosopher là dessus: passons outre. Ceux qui ont eté en Guinée disent que _Babougie_ signifie là un petit enfant, ou le faon d'un animal en la sorte que lédits Souriquois prennent ce mot. Ainsi en France nous avons plusieurs mots non tirez du Grec, mais que les Grecs ont pris de nous: comme de Moustache, vient [Grec: mysyx] & de ce que nous disons Boire à tire-larigot vient [Grec: laryglex, laryglos]: de Giboulée [Grec: gêbolê]: de Baller,[Grec: ballizein]: de Lance [Grec: lagkê]: de Botines [Grec: biênga]: de Clapier [Grec: klapein]: de Tapis, [Grec: tapês]: De tapit contre terre, [Grec: tapeigoô]: de Baster [Grec: botsyzô]: de Pantoufle, [Grec pantophellos]: de Brasser [Grec: brazô]: de Chiquaner [Grec: Kichynein], songer quelque mechanceté pour tromper: de Colle, [Grec: kolla]: du mot Tolofain Trufer, c'est à dire mocquer, [Grec: enteuphaô], &c. Et les mots Grecs [parydeisos, bosphoros] viennent de l'Hebrieu [Pardes, & Bospharad]. Ils usent ainsi que les Grecs & Latins du mot Toy (_Kir_) en parlant à qui que ce soit: & n'est encore entre eux venu l'usage de parler à une persone par le nombre pluriel, ainsi que par reverence ont jadis fait les Hebrieux, & font aujourd'hui noz nations de l'Europe. Quant à la cause du changement de langage en _Canada_, duquel nous avons parlé, j'estime que cela est venu d'une destruction de peuple. Car il y a quelques années que les Iroquois s'assemblerent jusques à huit mille hommes, & deffirent tous leurs ennemis, léquels ilz surprindrent dans leurs enclos. J'adjoute à ceci pour le changement du langage, le commerce qu'ilz font d'orenavant avec leurs pelleteries depuis que les François les vont querir: car au temps de Jacques Quartier on ne se soucioit point de Castors. Les chapeaux qu'on en fait ne sont en usage que depuis ce temps-là: non que l'invention soit nouvelle: car és vieilles panchartes des Chappeliers de Paris il est dit qu'ils feront des de fins Biévres (qui est le Castor) mais soit pour la cherté, ou autrement, l'usage en a eté long temps intermis. Au regard de la prononciation, ils ont les mots fort faciles, & ne les tirent point du profond de la gorge comme font quelquefois les Hebrieux, & entre les nations d'aujourd'hui les Suisses, Allemans & autres: &ne prononcent aussi à l'ayde du né comme encore quelquefois lédits Hebrieux: ce qui me semble étre un avantage pour s'accommoder avec eux. Et pour exemple de ceci je proposeray quelques mots communs, léquels ilz prononcent comme je les ay ici écrits: où faut observer que les (ch) se prononcent non comme le X Grec, mais à la façon que nous disons chair, cheval, beche. Homme, Metaboujou, ou Kessona Femme, Meboujou Mary, Tasetch' Femme mariée, Nidroech, ou Roka Pere, Nouchich' Mere, Nekich' Frere ainé, Necis Frere germain, Skinetch' Frere de ma femme, Nemacten Frere ami, Nigmach' Nevoeu, Neroux Soeur, Nekich' Fils, Nekouïs Fille, Fetouch', ou Pecenemouch' Enfant, Babougie Feu, Bouktou Fumée, Nedourouzi Charbon, Ichau Poudre, Pechau Pierre, Khoudou Eau, Chabaüan, ou Orenpesc Terre, Megamingo Montagne, Pamdenour Ciel, Oüajek Soleil, Achtek Lune, Kinch' Kaminau Etoile, Kercosetech' Téte, Menougi Cheveux, Mouzabon Aureilles, Sekdoagan Front, Tegoeja Yeux, Nepeguigout Sourcil, Nitkou Né, Chich'kon Bouche, Meton Levre, Nekoui Dent, Nebidre Langue, Nirnou Barbe, Nigidoin Gorge, Chidon Col, Chitagan Bras, Pisquechan Mains, Mepeden Doigts, Troeguen Ventre, Migedi Nombril, Niri Membre viril, Carcaris, ou Irtay Celui de la femme, Match' Testicules, Nerejou, ou Marjos. Cul, Menogoy Genoux, Cagiguen Jambes, Mecat Piez, Nechit. Robbe, Achoan, ou Aton Manche, Argeniguen Chapeau, Agoscozon Chemise, Atouray Chausses, Mezibediazeguen Bas de chausses, Piscagan, ou Pessagagan Souliers, Mekezen Lit, Enaxé Aiguille, Mocouschis Epingle, Mocouchich' Alene, Mocous Corde, ou fil' Ababich' Croc, Noporo Chauderon, Aoüan, ou Astikou Bois, Kemouch', ou Makia Ecorces, Bouoüac Forét, Nibemk Fueille, Nibir Hache, Temieguen, ou Achetoutagan Cabanne, Oüagoan Pain, Caracona Vin, Chabaüan saaket Chair, ïoux Graisse, Mimera Blé, Cromcouch' Beurre, Cacamo Sel, Saraoé Faim, Peskabaüan, ou Pech'ktemay, ou Keouigin. Farine, Oabeeg Pois, ïerraoué Feves, Pichkageguin Galette, Mouschcoucha Cuisinier, Atoctegic Arc, Tabi Fleche, Pomio Fer de fleche, Nachoutugan Carquois, Pitrain Arquebuze, Piscoué Epée, Ech'pada Capitaine, Sagmo, Hirmo Prisonnier esclave, Kichtech' Couteau, Hoüagan Plat, ou Escuelle, Ouragan Culiere, Nememekouën Baton, Makia Peigne, Arcoenet J'ay voulu ici raporter ce que dessus, pour montrer la facilité de leur prononciation: & en eusse peu fair un plus long dictionaire si mon sujet l'eût permis. Mais cela suffira à mon intention. D'une chose veux-j'avertir mon lecteur, que quoy que j'aye cherché & demandé curieusement quelque regle pour la variation des noms & verbes de la langue de noz Sauvages, je n'en ay jamais rien peu apprendre. Item sera observé qu'ils ont en leur prononciation le (s) des Grecs au lieu de nôtre (u) & terminent volontiers les mots en (a) comme Souriquois, _Souriquoa_, Capitaine _Capitaina_: Normand, _Normandia_: Basque, _Basquoa_: une Martre, _Martra_, Banquet, _Babaguia_: &c. Mais il y a certaines lettres qu'ilz ne peuvent bien prononcer, sçavoir (v) consone, & (f) au lieu dequoy ilz mettent (b) & (p) comme Févre, _Pebre_. Et pour (Sauvage) ilz disent _Chabaia_, & s'appellent eux-mémes tels, ne sachans en quel sens nous avons ce mot. Et neantmoins ilz prononcent mieux le surplus de la langue Françoise que noz Gascons, léquels outre i'inversion de l'(u) en (b) & du (b) en (u) és troubles derniers étoient encore reconus & mal-menés en Provence par la pronunciation du mot _Cabre_, au lieu duquel ilz disoient _Crabe,_, ainsi que jadis les Ephrateens ayans perdu la bataille contres les Galaadites, pensans fuir étoient reconus au passage du Jordain par la prononciation du mot _Schibboleth_, qui signifie un épic, au lieu duquel ilz prononçoient _Sibboleth_ (qui signifie le gay d'une riviere) demandans s'ilz pourroient bien passer. Les Grecs aussi avoient diverses prononciations d'un méme mot, pour ce qu'ils avoient quatre langues distinctes separées de la commune. Et en Plaute nous lisons que les Prænestin non gueres élognez de Rome Prononçoient _Konia_, au lieu de _Ciconia_. Mémes aujourd'hui les bonnes femmes de Paris disent encore _mon Courin_ pour _mon Cousin_, & _mon mazi_, pour _mon mari_. Or pour revenir à noz Sauvages, jaçoit que par le commerce plusieurs de noz François les entendent, neantmoins ils ont une langue particuliere qui est seulement à eux conue: ce qui me fait douter de ce que j'ay dit que la langue qui étoit en _Canada_ au temps de Jacques quartier n'est plus en usage. Car pour s'accommoder à nous ilz nous parlent du langage qui nous est plus familier, auquel y a beaucoup du Basque entremelé: non point qu'ilz se soucient gueres d'apprendre noz langues: car il y en a quelquefois qui disent qu'ilz ne nous viennent point chercher: mais par longue hantise force de retenir quelque mot. Ayans divers langages entre eux-mémes, & ces peuples étans tous divisez les uns des autres en ce regard, & peu curieux d'apprendre noz langues (qui neantmoins est un point bien necessaire) je continue au propos que j'ay dit ci-dessus, que pour les enseigner utilement & parvenir bien-tot à leur conversion, & les nourrir d'un laict qui ne leur soit point amer, il ne les faut surcharger de langues inconues, la Religion ne consistant point en cela. Et par ce moyen sera satisfait au desir de l'Apôtre sainct Paul, lequel écrivant aux Corinthiens, disoit, _J'aime mieux prononcer en l'Eglise cinq paroles en mon intelligence afin que j'instruise aussi les autres, que dix mille paroles en langage inconu_. Ce que saint Chrysostome interpretant: _Il y en avoit déja anciennement_ (dit-il) _plusieurs qui avoient le don de prier, & prioient certainement en langue persane, ou Romane, mais ilz n'entendoient pas ce qu'ils avoient dit._ C'est une des bonnes parties de la Religion que la priere, en laquelle il est bien necessaire qu'on entende ce que l'on demande. Et ne puis penser que le peu de devotion qui se voit préque en toute l'Eglise, vienne d'ailleurs, que faute d'entendre ce que l'on prie: ce que si plusieurs personnes endurcies au vice comprenoient de l'intelligence aussi bien que des aureilles, je croy que la pluspart se fondroient en larmes bien souvent entendans le contenu soit aux Pseaumes de David, soit en leurs autres prieres. Non qu'il faille changer le service ordinaire de l'Eglise: Mais si en l'assemblée Ecclesiastique de Trente le Conseil de France a trouvé bon pour la generale union de l'Eglise, & consolation des ames, de demander entre autres choses quelques prieres & cantiques approuvez de nos Evéques & Docteurs, en langue vulgaire, & entendue, cela se peut à beaucoup meilleure raison accorder à ces pauvres Sauvages, déquels il faut chercher le salut sur toutes choses, & le chemin pour y bien-tot parvenir. Je diray encore ici touchant les nombres (puis que nous en avons parlé) qu'ilz ne content point distinctement, comme nous les jours, les semaines, les mois, les années: ains declarent les années par soleils, comme pour cent années ilz dirent _Cach'metren achtek_, c'est à dire cent soleils, _bitumetrenagué achtek_, mille soleils, c'est à dire mille ans: _metrem Knichkaminau_, dix lunes, _tabo metrenguenak_, vint jours. Et pour demontrer une chose innumerable, comme le peuple de Paris, ilz prendront leurs cheveux, ou du sable à pleine mains: & de cette façon de conter use bien quelquefois l'Ecriture sainte, comparant (par hyperbole) des armées au sable qui est sur le rivage de la mer. Ilz signifient aussi les saisons par leurs effects, comme pour donner à entendre que le _Sagamos_ Poutrincourt viendra au Printemps, ilz diront _nibir betour, Sagmo_ (pour _Sagamos_, mot racourci) _Poutrincourt betour eta, Ke deretch_, c'est à dire: La fueille venue, alors le Sagamos Poutrincourt viendra, certainement. N'ayans donc distinction de jours, ni de saisons, aussi ne sont ilz persecutez par l'impitié des crediteurs, comme pardeça: & leurs _Autmoins_ ne leur roignent ni allongent les années pour gratifier les peagers & banquiers, comme faisoient anciennement (par corruption) des Prétres idolatres de Rome, auquels on avoit attribué le reglement & disposition des temps, des saisons & des années, ainsi que dit Solin. CHAP VII _Des Lettres_ CHACUN sçait assez que ces peuples Occidentaux n'ont point l'usage Des lettres, & c'est ce que tous ceux qui en ont écrit disent qu'ils ont davantage admiré, de voir que par un billet de papier je face conoitre ma volonté d'un monde à un autre, & pensoient qu'en ce papier il y eust de l'enchanterie. Mais ne se faut tant emerveiller de cela si nous considerons qu'au temps des Empereurs Romains Plusieurs nations de deça ignoroient les secrets d'icelles, entre léquelles Tacite met les Allemans (qui pour le jourd'hui formillent en hommes studieux) & adjoute un trait notable. Que les bonnes moeurs ont là plus de credit, qu'ailleurs les bonnes loix. Quant à noz Gaullois il n'étoit pas ainsi d'eux. Car dés les vieux siecles de l'âge d'or ils avoient l'usage des lettres, mémes avant les Grecs & Latins (n'en déplaise à ces beaux Docteurs qui les appellent barbares). Car Xenophon, qui parle d'eux, & de leur origine en ses Æquivoques, nous temoigne que les lettres que Cadmus apporta aux Grecs ne ressembloient pas les Phoeniciennes, mais celles des Galates (c'est à dire Gaullois) & Mæsoniens. En quoy Cæsar s'est æquivoqué ayant dit que les Druides usoient de lettres Grecques és choses privées: car au contraire les Grecs ont usé des lettres Gaulloises. Et Berose dit que le troisiéme Roy des Gaulles aprés le deluge, nommé Sarron, institua des Universitez pardeça, & adjoute Diodore, que'és Gaulles y avoit des Philosophes & Theologiens appellez Sarronides (beaucoup plus anciens que les Druides) léquels étoient fort reverés, & auquels tout le peuple obeissoit, ainsi qu'aujourd'hui en la Chine, où les commandemens & charges se donnent aux philosophes & à la vertu. Les mémes autheurs disent que Bardis cinquiéme Roy des Gaullois inventa les rhimes & Musique, & introduisit des Poëtes & Rhetoriciens qui furent appellez Bardes, déquels Cæsar & Strabon font mention. Mais le méme Diodore écrit que les Poëtes étoient parmi eux en telle reverence, que quand deux armées étoient prétes à choquer ayans desja les coutelas degainez, ou les javelots en main pour donner dessus, ces Poëtes survenans chacun cessoit & remettoit ses armes: tant l'ire cede à la sapience, méme entre les barbares plus farouches, & tant MARS REVERE LES MUSES, dit l'Autheur. Ainsi j'espere que nôtre Roy tres-Chrétien, tres-Augtuste & tres-victorieux HENRY IIII, aprés le tonnerre des sieges de villes & des batailles cessé, reverant les Muses & les honorant comme il a desja fait, non seulement il remettra sa fille ainée en son ancienne splendeur, & lui donnera, étant fille Royale, la proprieté de ce Basilic attaché au temple d'Apollon, lequel par une vertu occulte empéchoit que les araignes n'ourdissent leurs toiles au long de ses parois: Mais aussi établira sa Nouvelle-France, & amenera au giron de l'Eglise tant de pauvres peuples qu'elle porte affamez de la parole de Dieu, qui sont proye à l'enfer: & que pour ce faire il donnera moyen d'y conduire des Sarronides & des Bardes Chrétiens portans la Fleur-de-lis au coeur, léquels instruiront & civiliseront ces peuples vrayment barbares, & les ameneront à son obeissance. Tel avoit eté mon desir & mon espoir. Mais un parricide abominable engendré de la bave de Cerbere, imbu de la doctrine de quelques uns qui enseignent à tuer les Rois souz le nom de tyrans, a trenché le filet de la vie à nôtre grand HENRY l'honneur des Rois, au milieu de ses liesses & de sa ville capitale: Sur quoy je fis coucher au frontispice de la harangue funebre prononcée en l'Eglise saint Gervais à Paris, par le docte & subtile Docteur Theologien nostre Maistre Nicolas de Paris, en l'honneur de ce bon & grand Roy, le Sonnet qui s'ensuit: SONNET SUR LA MORT DU GRAND HENRY ROY DE France & de Navarre. _QUOY doncques est-il mort ce Mars toujours vainqueur,_ _Notre Hercule Gaullois, ce foudre de la guerre_ _Qui promettoit bien-tot la mécreante terre_ _Reduire par son bras sous le joug du Seigneur!_ _Pleurez-le, bons François, & des ïeux & du coeur,_ _Car en luy vôtre gloire a comme d'un tonnerre_ _Ressenti les éclats, & ce lieu qui l'enserre_ _Enserre quant & lui de France le bon-heur._ _Malheureux assassin quelle maudite école_ _T'a montré d'attenter sur l'Oint du Souverain,_ _Et mettre dessus lui ta parricide main!_ _O cieux qui tout voyés rompez vôtre carole,_ _Soleil détourne toy pour ne voir ce forfait_ _Terre ouvre tes enfers pour venger ce meffait._ CHAP. VIII _Des Vétemens & Chevelures._ DIEU au commencement avoit creé l'homme nud, & l'innocence rendoit toutes les parties du corps honétes à voir. Mais le peché nous a rendu les outils de la generation honteux, & non aux bétes qui n'ont point peché. C'est pourquoy noz premiers pere & mere ayans reconu leur nudité, destituez de vétemens, ilz cousurent ensemble des fueilles de figuier pour en cacher leur vergongne: mais Dieu leur fit des robbes de peaux & les en vétit; & ce avant que sortir du jardin d'Eden. Le vétement donc n'est pas seulement pour garentir du froit, mais pour la bien-seance, & pour couvrir nôtre pudeur. Et neantmoins plusieurs nations anciennement & aujourd'hui ont vécu, & vivent nuds sans apprehension de cette honte, bien-seance, & honneteté. Et ne m'étonne des Sauvages Bresiliens qui sont tels tant homme, que femmes, ni des anciens Pictes (nation de la grande Bretagne) léquels Herodian dit n'avoir eu aucun usage de vétemens au temps de l'Empereur _Severus_; ni d'un grand nombre d'autres nations qui ont eté & sont encores nues: car on peut dire d'elles que ce sont peuples tombés en sens reprouvé & abandonnez de Dieu: mais des Chrétiens qui sont en l'Æthiopie souz le grand _Negus_, que nous disons Prete-Jan; léquels au rapport des Portugais qui en ont écrit des histoires, n'ont les parties que nous disons honteuses nullement couvertes. Or les Sauvages de la Nouvelle France ont mieux retenu la leçon de l'honneteté que ceux-ci. Car ilz les couvrent d'une peau attachée par-devant à une courroye de cuir, laquelle passant entre les fesses va reprendre l'autre côté de ladite courroye par derriere. Et pour ce qui est du reste de leur vétement ils ont un manteau sur le dos fait de plusieurs peaux, et elles sont de loutres ou de castors; & d'une seule peau, si c'est du cuir d'ellan, ours, ou loup-cervier, lequel manteau est attaché avec une laniere de cuir par en-haut, & mettent le plus-souvent un bras dehors: mais étans en leurs cabannes ilz le mettent bas, s'il ne fait trop froid. Et ne les sçauroy mieux comparer qu'aux peintures que l'on fait de Hercule, lequel tua un lion, & en print la peau sur son dos. Neantmoins ils ont plus d'honneteté, entant qu'ilz couvrent leurs parties honteuses. Quant aux femmes elles sont differentes seulement en une chose, qu'elles ont une ceinture pardessus la peau qu'elles ont vétue: & ressemblent (sans comparaison) aux peintures que l'on fait de saint Jean Baptiste. Mais en hiver les uns & les autres font de bonnes manches de castor attachées par derriere qui les tiennent bien chaudement. Et de cette façon étoient vétus les anciens Allemans, au rapport de Cesar, & Tacite, ayans la pluspart du corps nue. Quant aux Armouchiquois & Floridiens ilz n'ont point de fourrures, ains seulement des chamois, voire n'ont bien souvent qu'une petite nate sur le dos, par maniere d'acquit, ayans neantmoins les parties honteuses couvertes d'une piece de cuir, ou de fueillages: Dieu ayant ainsi sagement pourveu à l'infirmité humaine, qu'aux païs chauds, par ce que les hommes n'en tiendroient conte. Voila ce qui est du corps. Venons aux jambes & aux piés, puis nous finirons par la téte. Noz Sauvages en hiver allans en mer, ou à la chasse, usent de bas de chausses grans & hauts comme noz bas à botter, léquels ils attachent à leurs ceinture, & à coté par dehors il y a grand nombre d'aiguillettes sans aiguillon. Je ne voy point que ceux du Bresil ou de la Floride en usent mais puis qu'ils ont des cuirs ils en peuvent bien faire s'ils en ont besoin. Or outre ces grans bas de chausses les nôtres usent de souliers, qu'ils appellent _Mekezin_, léquels ilz façonnent fort proprement, mais ilz ne peuvent pas longtemps durer, principalement quand ilz vont en lieux humides: d'autant que le cuir n'est pas conroyé, ni endurci, ains seulement façonné en maniere de buffle, qui est cuir d'ellan. Quoy que ce soit, si sont-ilz mieux accoutrez que n'étoient les anciens Gots, léquels ne portoient pour toutes chaussures que des brodequins qui leur venoient un peu plus haut que la cheville du pied, là où ilz faisoient un noeud qu'ilz serroient avec du crin de cheval, ayans la greve de la jambe, les genoux, & les cuisses nuds. Et pour le surplus de leurs vétemens ils avoient des sayons de cuir froncez, gras comme lart, & les manches longues jusques sur le commencement des bras, & ces sayons au lieu de clinquant d'or ilz faisoient des bordures rouges, ainsi que noz Sauvages. Voila l'état de ceux qui ont ravagé l'Empire Romain, léquels Sidoine de Polignac Evéque d'Auvergne depeint de cette façon allans au conseil de l'Empereur _Avitus_ pour traiter de la paix: _........squalent vestes, ac sordida macro_ _Lintea pinguescunt tergo, nec tangere possunt_ _Altatæ suram pelles, ac poplite nudo_ _Peronem pauper nudus sispendis equinum,_ &c. Quant à ce qui est de l'habillement de téte nul des Sauvages n'en porte, si ce n'est que quelqu'un des premieres terres troquent les peaux contre des chapeaux ou bonnets avec les François: ains portent les cheveux battans sur les épaules tant hommes que femmes sas étre nouez, ny attachez, sinon que les hommes en lient un trousseau au sommet de la téte de la longueur de quatre doits, avec une bende de cuir: ce qu'ilz laissent pendre par derriere. Mais quant aux Armouchiquois & Floridiens, tant hommes que femmes ils ont les cheveux beaucoup plus longs, & leur pendent plus bas que la ceinture quand ils sont détortillez. Pour donc eviter l'empechement que cela leur apporteroit ilz les troussent comme noz pallefreniers font la queue d'un cheval, & y fichent les hommes quelque plume qui leur aggrée, & les femmes une aiguille à trois pointes commençant par l'unité à la façon des Dames de France, léquelles portent aussi leurs aiguilles qui leur servent en partie d'ornement de téte. Tous les anciens ont eu cette coutume d'aller à téte nue, & n'est venu l'usage des chapeaux que sur le tard. Le bel Absolon demeura pendu par sa chevelure à un chéne, aprés avoir perdu la bataille contre l'armée de son pere: & n'avoient en ce temps là la téte couverte, sinon quand ilz faisoient dueil pour quelque desastre, ainsi qu'il se peut remarquer par l'exemple de David, lequel ayant entendu la conspiration de son fils s'enfuit de Jerusalem & alla par le mont des oliviers montant & pleurant, & ayant la téte couverte, & tout le peuple qui étoit avec lui. Les Perses en faisoient de méme, comme se peut recuillir de l'histoire d'aman, lequel ayant eu commandement d'honorer celui qu'il vouloit faire pendre, assavoir Mardochée, s'en alla en sa maison pleurant, & la téte couverte: qui étoit chose extraordinaire. Les Romains à leur commencement faisoient le semblable, ainsi que je le collige par les mots qui portoient commandement au bourreau de faire sa charge, rapportez par Ciceron & Tite-Live en ces termes: _Vade lictor, colliga manus, caput obnubito, arbori infelici suspendito_. De fait Jules Cæsar ne portoit ni bonnet, ni chapeau, marchant toujours devant ses troupes à téte nue, soit au Soleil, soit à la pluie, ce dit Suetone. Et comme il fut devenu chauve il demanda au Senat permission de porter sur la téte un laurier. Voulons-nous rechercher noz peuples Occidentaux & Septentrionaux? nous trouverons que la pluspart portoient longue chevelure comme ceux que nous appellons Sauvages. Cela ne se peut nier des Gaullois trans-Alpins, léquels pour cette occasion donnerent le nom à la Gaulle chevelue; dequoy parlant martial, il dit: _...mollesque flagellant Colla comæ..._ Noz Rois François en ont eté surnommez Chevelus, d'autant qu'ilz la portoient si grande qu'elle battoit jusques sur l'échine & les épaules si bien que Gregoire de Tours parlant de la chevelure du Roy Clovis il l'appelle _Capillorum flagella_. Les Gots faisoient tout de méme, & laissoient pendre sur les épaules des groz flocons frizez que les autheurs du temps appellent _granos_, laquelle façon de chevelure fut defendue aux Prétres, ensemble le vétement seculier en un Concile Gothique: & Jornandes en l'Histoire des Gots recite que le Roy Atalaric voulut que les Prétres portassent la tiare, ou chapeau, faisant deux sortes de peuple, les uns qu'il appeloit _pileatos_, les autres _Capillatos_, ce que ceux-ci prindrent à si grande faveur d'étre appellez chevelus, qu'ilz faisoient memoire de ce benefice en leurs chansons: & neantmoins ilz ne faisoient point d'entortillemens de cheveux. Mais je trouve par le témoignage de Tacite que les Schwabes nation d'Allemagne, les entortilloient, nouoient, & attachoient au sommet de la téte ainsi que nous avons dit des Souriquois & Armouchiquois. En une chose les Armouchiquois sont differens des Souriquois & autres Sauvages de la Terre-neuve, c'est qu'ilz s'arrachent le poin de devant, & sont à demi chauves, ce que ne font les autres. A rebours déquels Pline recite qu'à la cheute des monts Riphées étoit anciennement la region des Arymphéens, que nous appellons maintenant Moscovites, léquels se tenoient par les foréts, mais ils étoient tous tondus tant hommes que femmes & tenoient pour chose honteuse de porter des cheveux. Voila comme une méme façon de vivre est receue en un lieu & reprouvée en l'autre. Ce qui nous est assez familierement oculaire en beaucoup d'autres choses en noz regions de deça, où nous voyons des moeurs & façons de vivre tout diverses quelquefois sous un méme Prince. CHAP. IX _De la forme, couleur, stature, dexterité des sauvages: & incidemment des mouches Occidentales: & pourquoy les Ameriquains ne sont noirs, &c._ ENTRE toutes les formes des choses vivantes & corporeles celle de l'homme est la plus belle & la plus parfaite. Ce qui étoit bien-seant & à la creature, & au Createur, puis que l'homme étoit mis en ce monde pour commander à tout ce qui est ici bas. Mais encores que la Nature s'efforce toujours de bien faire, neantmoins quelquefois elle est precipitée & gehennée en ses actions: & de là vient que nous avons des monstres & chose exorbitantes contre la regle ordinaire des autres. Voire méme quelquefois aprés que la Nature a fait son office nous aidons par nos artifices à rendre ce qu'elle a fait, ridicule & informe: Comme, par exemple, les Bresiliens naissent aussi beaux que le commun des hommes mais à la sortie du ventre on les rend difformes par leur ecraser le bout du nez, qui est la principale partie en laquelle consiste la beauté de l'homme. Vray est que comme en certains païs ilz prisent les longs nez, en d'autres les Aquilins, ainsi entre les Bresiliens d'est belle chose d'étre camu, comme encore entre les Africains Mores, léquelz nous voyons tous étre de méme. Eta avec ces larges nazeaux les Bresiliens ont coutume de se rendre encore plus difformes par artifice, se faisans de grandes ouvertures aux joues, & au dessous de la levre d'embas, pour y mettre des pierres vertes & d'autres couleurs de la grandeur d'un teston: de maniere que cette pierre otée c'est chose hideuse à voir que ces gens là. Mais en la Floride, & par tout au-deça du Tropique du Cancer noz Sauvages sont generalement beaux hommes comme en l'Europe, s'il y a quelque camu c'est chose rare. Ilz sont de bonne hauteur, & n'y ay point veu de nains, ni qui approchassent. Toutefois (comme j'ay dit en quelque endroit) és montagnes des Iroquois, qui sont au Sur-ouest, c'est à dire à main gauche, de la grande riviere de _Canada_ il y a (dit-on) une certaine nation de Sauvages petits hommes, vaillans, & redoutez par tout, léquels sont plus souvent sur l'offensive que sur la defensive. Mais quoy que là où nous demeurions les hommes soyent de bonne hauteur, toutefois je n'en ay point veu de si haute que sieur de Poutrincours, à qui sa taille convient fort bien. Je ne veux ici parler des Patagons peuples qui sont outre la riviere de la Plate, léquels Pighafette en son Voyage autour du monde, dit étre de telle hauteur, que le plus grand d'entre nous ne leur pourroit à peine aller à la ceinture. Cela est hors les limites de nôtre Nouvelle-France. Mais je viendray volontiers aux autres circonstances de corps de noz Sauvages puis que le sujet nous y appelle. Ilz sont tous de couleur olivâtre, ou du moins bazanez comme les Hespagnols: non qu'ilz naissent tels, mais étans le plus du temps nuds ilz s'engraissent les corps, & les oignent quelquefois d'huile de poisson, pour se garder des mouches, qui sont fort importunes non seulement là où nous étions, mais aussi partout ce nouveau monde, & au Bresil méme: si bien que ce n'est merveille si Beelzebub prince des mouches tient là un grand empire. Ces Mouches sont de couleur tirant sur le rouge, comme de sang corrompu, ou vert: ce qui me fait croire que leur generation ne vient que des pourritures des bois. Et de fait nous avons eprouvé qu'en la seconde année étans un peu plus à decouvert, il y en a moins eu que la premiere. Elles ne peuvent soutenir la grande chaleur, ni le vent; mais hors cela (comme ne temps sombre) elles sont facheuses, à cause de leurs aiguillons, qui sont longs pour un petit corps: & sont si tendres que si on les touche tant soit peu on les écrase. Elles commencent à venir sur le quinziéme de Juin, & se retirent au commencement de Septembre. Etant au port de Campseau en Auoust je n'y ay veu ni senti pas une dont je me suis étonné, veu que c'est la méme nature de terre, & de bois. En septembre, aprés que ces maringoins ici s'en sont allez, naissent d'autres Mouches semblables aux nôtres, mais elles ne sont facheuses & deviennent fort grosses. Or noz Sauvages pour se garentir des piqures de ces animaux se frottent de certaines graisses & huiles, comme j'ay dit, qui les rendent sales & de couleur bazanée. Joint à ceci qu'ilz sont toujours ou couchez par terre, ou exposés à la chaleur & au vent. Mais il y a sujet de s'étonner pourquoy les Bresiliens, & autres habitans de l'Amerique entre les deux Tropiques, ne naissent point noirs ainsi que ceux de l'Afrique, veu qu'il semble que ce soit méme fait, étant souz méme parallele & pareille élevation du soleil. Si les fables des Poëtes étoient raison suffisantes pour oter ce scrupule, on pourroit dire que Phaëton ayant fait la folie de conduire le chariot du soleil, l'Afrique tant seulement auroit eté brulée, & les chevaux remis en leur droite route devant que venir au nouveau monde. Mais j'ayme mieux dire que les ardeurs de la Libye cause de cette noirceur d'hommes, sont engendrées des grandes terres sur léquelles passe le soleil devant que venir-là, d'où la chaleur est portée toujours plus abondamment par le rapide mouvement de ce grand flambeau celeste. A quoy aydent aussi les grans sables de cette province, léquels sont fort susceptibles de ces ardeurs, mémement n'étans point arrousez de quantité de rivieres, comme est l'Amerique, laquelle abonde en fleuves & ruisseaux autant que province du monde: ce qui lui donne des perpetuels rafraichissemens, & rend la region beaucoup plus temperée: la terre aussi y étant plus grasse & retenant mieux les rousées du ciel, léquelles y sont abondantes & les pluies aussi, à cause de ce que dessus. Car le soleil trouvant au rencontre de ces terres ces grandes humidités. Il ne manque d'en attirer belle quantité, & ce d'autant plus copieusement, que sa force est là grande & merveilleuse: ce qui y fait des pluies continuelles, principalement à ceux qui l'ont pour zenit. J'adjoute une raison grande, que le soleil quittant les terres de l'Afrique donne ses rayons sur un element humide par une si longue route, qu'il a bien dequoy succer des vapeurs, & en trainer quand & soy grande quantité en ces parties là: ce qui fait que la cause est fort differente de la couleur de ces deux peuples, & du temperament de leurs terres. Venons aux autres circonstances: & puis que nous sommes sur les couleurs, je diray que tous ceux que j'ay veu ont les cheveux noirs, excepté quelques uns qui les ont chataignez: mais de blons je n'y en ay point veu, & moins encore de roux: & ne faut point estimer que ceux qui sont plus meridionaux soient autres: car les Floridiens & Brésiliens sont encore plus noirs, que les Sauvages de la Terre-neuve. La barbe du menton (que les nôtres appellent _migidoin_) leur est noire comme les cheveux. Ils en otent tous la cause productive, exceptez les _Sagamos_, léquelz pour la pluspart n'en ont qu'un petit. _Membertou_ en a plus que tous les autres, & neantmoins elle n'est touffue, comme ordinairement elle est aux François. Que si ces peuples ne portent barbe au menton (du moins la pluspart) il n'y a de quoy s'émerveiller. Car les anciens Romains mémes estimans que cela leur servoit d'empéchement n'en ont point porté jusques à l'Empereur Adrian, qui premier a commencé d'en porter. Ce qu'ilz reputoient tellement à honneur qu'un homme accusé de quelque crime n'avoit point ce privilege de faire raser son poil comme se peut recuillir par le témoignage d'Aulus Gellius parlant de Scipion fils de Paul. Et toutefois saint Augustin dit que la barbe est une marque de force & de courage. Pour ce qui est des parties inferieures, noz Sauvages n'empechent point que le poil n'y viennent & prenne accroissement. On dit que les femmes y en ont aussi. Et comme elles sont curieuses, quelques uns de noz gens leur ont fait à-croire que celles de France ont de la barbe au menton, & les ont laissées en cette bonne opinion: de sorte qu'elles étoient fort désireuses d'en voir, & leur façon de vétement. De ces particularités on peut entendre que tous ces peuples generalement ont moins de poil que nous: car au long du corps ilz n'en ont nullement; & se mocquoient quelquefois de quelques uns des nôtres, qui en avoient à la poitrine: tant s'en faut qu'ilz soient velus, comme quelques uns pourroient penser. Cela appartient aux habitans des iles Gorgade, d'où le Capitaine Hanno Carthaginois rapporta deux peaux de femmes tout velues, léquelles il mit au temple de Junon par grande singularité. Mais est ici remarquable ce que nous avons dit que noz peuples Sauvages ont préque tous le poil noir: car les François en méme degré ne sont point ordinairement ainsi. Les autheurs anciens Polybe, Cesar, Strabon, Diodore Sicilien, & particulierement Ammian Marcelin, disent que les anciens Gaullois avoient préque tous le poil blond comme or, étaient de grande stature, & épouvantables pour leur regard affreux: au surplus quereleux, & hauts à la main: la voix effroyable, ne parlans jamais qu'en menaçant. Aujourd'hui ces qualitez sont assez changées. Car il n'y a plus tant de blondeaux, ni tant de gens de haute stature, que les autres nations n'en ayent d'aussi grans: quant au regard affreux, les delices de jourd'hui ont moderé cela: & pour la voix menaçante, je n'ay à peine veu en toutes les Gaulles que les Gascons & ceux du Languedoc, qui ont la façon de parler un peu rude, ce qu'ilz retiennent du Gotisme & de l'Hespagnol par voisinage. Mais quant au poil il s'en faut beaucoup qu'il soit si communement noir, si ce n'est aux Gaullois plus meridionaux. Le méme autheur Ammian dit encor, que les femmes Gaulloises (léquelles il remarque avoir bonne téte, & étre plus fortes que leurs maris quand elles sont en colere) ont les ïeux bleuz: & consequemment les hommes: & toutesfois aujourd'hui nous sommes fort melés en ce regard. Ce qui est avenu en faveur de l'Amour, lequel par la diversité des ïeux a plus de liberté de se repaitre, & trouve mieux dequoy se contenter. Car les uns ayment les noirs, les autres les bleuz, les autres les verds. Plusieurs des anciens ont fait cas des noirs, comme étant une bonne partie de la beauté. Et tels étoient les ïeux de Venus, selon Pindare & Hesiode. Tels ceux de Chryseis en l'Iliade d'Homere, lequel appelle aussi les Muses [Grec: ilikomelas], c'est à dire aux ïeux noirs. Horace en ses Odes: _Et Lycum nigris oculis, nigroque_ _Crine decorum.........._ Pour l'oeil bleu, je ne trouve point qu'il ait tenu rang entre les parfaites beautés. Mais quant aux ïeux verds, je voy que dés long temps la France les a honorés. Car entre les chansons du Sire de Couci (qui fut jadis si grand maitre en amours, qu'on en faisoit des Romans) il y en a une qui dit ainsi: _Au commencier la trouvay si doucette_ _Qu'onc ne cuiday pour li maux endurer_ _Més ses clers vis, & sa freche bouchette,_ _Et si bel oeil vert, & riant & cler,_ _M'ont si sorpris &c._ Et Ronsard en une Ode à Jacques Pelletier: _Noir je veux l'oeil, & brun le teint,_ _Bien que l'oeil verd toute la France adore._ De verité l'oeil verd est par Homere attribué à Minerve, lequel au 2. de l'Iliade l'appelle [Grec:], Minerve la Déesse aux ïeux verds. Je laisse aux Amans à discourir en eux-mémes s'ilz prisent plus l'oeil moyen, ou l'oeil de boeuf, tel que les Poëtes l'ont attribué à Junon, pour reprendre mes erres sur le changement que les siecles ont apporté aux corps humains. Les Allemans ont mieux gardé que nous les qualitez que Tacite leur donne, semblables à ce qu'Ammian recite des Gaullois: _En un si grand nombre d'hommes_ (dit Tacite) _il n'y a qu'une sorte d'habits: ils ont les ïeux bleuz & affreux, la chevelure reluisante comme or, & sont fort corpulens._ Pline donne les mémes qualitez corporeles aux peuples de la Taprobane, disant qu'ils ont les cheveux roux, les ïeux pers, & la voix horrible & épouvantable. En quoy je ne sçay si je le doy croire, attendu le climat, qui est souz la ligne æquinoctiale, si la Taprobane est l'ile dite aujourd'hui Sumatra: ou du moins l'ile de Ceilan, qui est par les six & septieme degrés au delà de ladite ligne. Car il est certain que plus loin au Royaume de Calecut les hommes sont noirs, & à plus forte raison ceux-ci. Mais quant à noz Sauvages, pource qui regarde les ïeux ilz ne les ont ni bleuz, ni verds, mais noirs pour la pluspart, ainsi que les cheveux: & neantmoins ne sont petits, comme ceux des anciens Scythes ou des Chinois, mais d'une grandeur bien agreable. Et puis dire en asseurance & verité y avoir veu d'aussi beaux fils & filles qu'il y en sçauroit avoir en France. Car pour le regard de la bouche ilz n'ont point de levres à gros bors, comme ne Afrique, & méme en Hespagne: ilz sont miens membrus, bien ossus, & bien corsus, robustes à l'avenant: C'est pourquoy étant sans delicatesse on en feroit de fort bons hommes pour la guerre, qui est ce à quoy ilz se plaisent le plus. Au reste il n'y a point parmi eux de ces hommes prodigieux déquels Pline fait mention, qui n'ont point de nez, ou de lévres, ou de langue; item qui sont sans bouche, n'ayans que deux petits trous, déquels l'un sert pour avoir vent, l'autre sert de bouche: item qui ont des tétes de chiens, & un chien pour Roy: item qui ont la téte à la poitrine, ou un seul oeil au milieu du front, ou un pié plat & large à couvrir la téte quand il pleut, & semblables monstres. N'y a point aussi de ceux qu'un _Agohanna_ Sauvage disoit au Capitaine Jacques Quartier avoir veu au Saguenay, dont nous avons parlé ci-dessus. Ilz n'ont point aussi la face quarrée & le né plat comme les Chinois. Mais ilz sont bien formés en perfection naturele. S'il y a quelque borgne ou boiteux (comme il arrive quelquefois) c'est chose accidentaire, & du fruit de la chasse. Etans bien composés, ilz ne peuvent faillir d'étre agiles & dispos à la course. Nous avons parlé ci-devant de l'agilité des Bresiliens _Margajas & Ou-etacas_: mais toutes nations n'ont ces dispositions corporeles. Ceux qui vivent és montagnes on plus de dexterité que ceux des vallées, pour ce qu'ils respirent un air plus pur & plus subtil, & que les vivres qu'ilz mangent sont meilleurs. Aux vallées l'air est plus grossier, & les terres plus grasses, & consequemment plus mal-saines. Les peuples qui sont entre les Tropiques sont aussi plus dispos que les autres, participans davantage de la nature du feu que ceux qui en sont eloignez. C'est pourquoy Pline parlant des Gorgones & iles Gorgonides (qui sont celles du Cap Verd) dit que les hommes y sont si legers à fuir qu'à peine les peut-on suivre de l'oeil, de maniere que Hanno Carthaginois n'en sçeut attrapper aucun. Il fait méme recit des Troglodytes nation de la Guinée, léquels il dit étre appellez Therothoëns, pour ce qu'ilz sont aussi legers à la chasse par terre, que les Ichtyophages sont prompts à nager en mer, léquels s'y lassent quasi aussi peu qu'un poisson. Et Maffeus en ses histoires des Indes rapporte que les Naires (ainsi s'appellent les Nobles & guerriers) du Royaume de Malabaris sont si agiles, & ont une telle promptitude que c'est chose incroyable, & manient si bien leurs corps à volonté, qu'ilz semblent n'avoir point d'os, de maniere qu'il est difficile de venir à l'écarmouche contre telles gens, d'autant qu'avec cette agilité ilz s'avancent & reculent à plaisir. Mais pour se rendre tels ils aydent la nature, & leur étend-on les nerfs dés l'âge de sept ans, léquels par-aprés on leur engraisse & frotte avec de l'huile de sesame. Ce que je di se reconoit méme és animaux: car un Genet d'Hespagne ou un Barbe est plus gaillard & leger à la course qu'un roussin ou courtaut d'Allemagne, un cheval d'Italie plus qu'un cheval François. Or jaçoit que ce j'ay sit soit veritable, il ne laisse pas d'y avoir des nations hors les Tropiques qui par exercice & artifice acquierent cette agilité. Car la sainte Ecriture fait mention d'un Hazael Israelite, duquel elle témoigne qu'il étoit leger du pié comme un chevreul qui est és champs. Et pour venir aux peuples Septentrionaux, les Herules sont celebrez d'étre vites à la course, par ce vers de Sidoine de Polignac: Curfu Herulus, iaculis Hunnus, Francusque natatu. Et par cette legereté les Allemans donnerent autrefois beaucoup de peine à Jules Cesar. Ainsi nos Armouchiquois sont dispos comme levriers, comme nous avons dit ci-dessus, & les autres Sauvages ne leur cedent gueres, sans que toutefois ilz violentent la nature, ni usent d'aucun artifice pour bien courir. Mais (comme les anciens Gaullois) étant addonnés à la chasse (c'est leur vie) & à la guerre, leurs corps sont alaigres, & si peu chargez de graisse, qu'elle ne les empeche de courir à leur aise. Or la dexterité des Sauvages ne se reconoit pas seulement à la course, ains aussi à nager. Ce qu'ilz sçavent tous faire: mais il semble que les unes plus que les autres. Quant aux Bresiliens ilz sont tellement nais à ce métier qu'ilz nageroient huit jours dans la mer, si la faim ne les pressoit, & ont plutot crainte que quelque poisson les devore, que de perir par lassitude, ainsi que remarque Jean de Leri. C'en est de méme en la Floride, où les hommes suivront un poisson dans la mer, & le prendront, s'il n'est trop gros. Joseph Acosta en dit tout autant de ceux de Perou. Et pour ce qui est de la respiration ils ont certain artifice de humer l'eau & la rejetter, au moyen dequoy ilz demeurent facilement dedans par un long temps. Les femmes tout de méme ont une disposition merveilleuse à cet exercice: car l'Histoire de la Floride rapporte qu'elles peuvent passer à nage de grandes rivieres tenans leurs enfans sur un bras: & grimpent fort dispostement sur les plus hauts arbres du païs. Je ne veux rien asseurer des Armouchiquois, ni de noz Sauvages, pour n'y avoir pris garde: mais il est bien certain que tous sçavent fort dextrement nager. Pour las autres parties corporeles ilz les ont fort parfaites, comme aussi les sens de nature. Car _Membertou_ (qui a plus de cent ans) voyoit plutôt une chaloupe, ou un canot de Sauvage, venir de loin au Port-Royal, que pas un de nous: & dit-on des Bresiliens & autres Sauvages du Perou cachez par les montagnes, qu'ils ont l'odorat si fin qu'au flair de la main ilz conoissent si un homme est Hespagnol ou François: & s'il est Hespagnol ilz le tuent sans misericorde, tant ilz le haïssent, pout les maux qu'ils en ont receu. Ce que le susdit Acosta confesse quand il parle de laisser vivre les Indiens selon leur police ancienne, arguant sa nation en cela. _Et pour ce_ (dit-il) _ce nous est chose prejudiciable, par ce que de là ilz prennent occasion de nous abhorrer_ (notez qu'il parle de ceux qui obéissent à l'Hespagnol) _comme gens qui en tout, soit au bien soit au mal, leur avons eté, & sommes toujours contraire_. CHAP. X _Des Peintures, Marques, Incisions, & Ornemens du corps._ CE n'est merveille si les Dames du jourd'hui se fardent: car dés long temps, & en maints lieux le métier en a commencé. Mais il est blamé és livres sacrez, & mis en reproche par la voix des Prophetes: comme quand l'ennemi menace la ville de Jerusalem: _Quand tu auras_ (dit il) _eté détruite; que seras-tu? quand tu te seras vétue de cramoisi, & parée d'ornemens d'or, quand tu te seras fardé la face, tu te seras embellie en vain, tes amoureux t'ont rebuttée, ilz cherchent ta vie._ Le Prophete Ezechiel fait un semblable reproche aux villes de Jerusalem & de Samarie, qu'il compare à deux femmes debauchées, léquelles ont envoyé chercher des hommes venans de loin, & étans venus elles se sont lavées, & fardé le visage, & ont chargé leurs beaux ornemens. La Royne Jesabel ayant voulu faire de méme ne laissa d'étre jettée en bas de la fenétre, & porter la punition de sa mechante vie. Les Romains anciennement se peindoient le corps de vermillon (ce dit Pline) quand ils entroient en triomphe à Rome: & adjoute que les Princes & grans Seigneurs d'Æthiopie faisoient grand état de cette couleur, de laquelle ilz se rougissoient entierement: mémm les uns & les autres s'en servoient pour faire leurs Dieux plus beaux: & que la premiere depense qui étoit allouée par les Censeurs & Maitres des Comptes à Rome étoit des deniers employés à vermillonner le visage de Jupiter. La méme autheur en autre endroit recite que les Anderes, Mathites, Mosagebes & Hipporéens peuples de Libye s'emplatroient tout le corps de croye rouge. Bref cette façon de faire passoit jusques au Septentrion. Et delà est venu le nom qu'on a imposé aux Pictes ancien peule de Scythie voisin des Gots, léquels en l'an octante-septiéme aprés la nativité de Jesus-Christ sous l'Empire de Domitian vindrent faire des courses & ravages par les iles qui tirent vers le Nort, là où ayans trouvé gens qui leur firent forte resistence, ilz s'en retrounerent sans rien faire, & vequirent encores nuds parmy les froidures de leur païs jusques à l'an trois cens septantiéme de nôtre salut, auquel temps souz l'Empire de Valentinian joints avec les Saxons Ecossois ilz tourmenterent fort ceux de la grande Bretagne, à ce que recite Ammian Marcellin: & resolus de s'arreter là (comme ilz firent) ilz demanderent aux Bretons (qui sont aujourd'hui les Anglois) des femmes en mariage. Sur quoy ayans eté éconduits, ilz s'addresserent aux Ecossois, qui leur en fournirent, à la charge & condition que la ligne masculine des Rois entre-eux venant à faillir les femmes succederoient au Royaume. Or ces peuples ont eté appellez Pictes à-cause des peintures qu'ils appliquoient sur leurs corps nuds, léquels (dit Herodian) ilz ne vouloient couvrir d'aucuns habillemens, pour ne cacher & obscurcir les belles peintures damassées qu'ils avoient appliquées dessus, là où étoient representées des figures d'animaux de toutes sortes, & imprimées avec des ferrements si avant qu'il étoit impossible de les ôter. Ce qu'ilz faisoient (ce dit Solin) dés l'enfance: de maniere que comme l'enfant croissoit, aussi croissoient ces figures, ainsi que sont les marques que l'on grave dans les jeunes citrouilles. Le Poëte Claudian nous rend aussi plusieurs témoignages de ceci en ses Panegyriques comme quand il parle de l'ayeul de l'Empereur Honorius. _Iste leves Maures, nec falso nomine Pictos_ _Edomuit............_ Et en la guerre Gothique, _....... Ferroque notatas_ _Perlegit examines Picto moriente figuras._ Ceci a eté remarqué par le docte Savaron sur la rencontre qu'en fait Sidoine de Polignac. Et bien que noz Poitevins Celtiques appellez par les Latins _Pictones_, ne soient venus de la race de ceux-là (car ils étoient fort anciens Gaullois dés le temps de Jules Cesar) toutefois je veux bien croire que ce nom leur a eté baillé pour méme occasion que le leur aux Pictes. Et comme des coutumes une fois introduites parmi un peuple ne se perdent que par la longueur de plusieurs siecles (comme nous voyons durer encor les folies du Mardi gras) ainsi les vestiges des peintures dont nous avons parlé sont demeurées en quelque nations Septentrionales. Car j'ay quelquefois ouï dore à Monsieur le Comte d'Egmont qu'il a veu en son jeune âge ceux de Brunswich venir en la maison de son pere avec la face graissée de peinture, & tout noircis par le visage, d'où paraventure pourrait étre venu le mot de Brouzer qui signifie Noircir en Picardie. Et generalement je croy que tous ces peuples Septentrionaux usoient de peintures quant ilz se vouloient faire beau fils. Car les Gesons & Agathyrses peuples de Scythie, comme les Pictes, étoient de cette confrairie, & avec des ferremens se bigarroyent les corps. Ce que faisoient aussi les Anglois lors appelez Bretons, au dire de Tertullian. Les Gots outre les ferremens usoient de cinabre pour se rougir la face & le corps. Bref c'étoit un plaisir és vieux siecles de voir tant de Pantalons hommes & femmes: car il se trouve encore des vieux pourtraits, léquels celui qui a fait l'histoire du voyage des Anglois en Virginia a gravez en taille douce, où les Pictes de l'un & de l'autre sexe sont dépeints avec leurs belles incisions, & les epées pendantes sur la chair nue, ainsi que les décrits Herodian. Cette humeur de se peindre ayant eté si generale par-deça, il n'y a dequoy se mocquer si les peuples des Indes Ocidentales en ont fait & font encore de méme. Ce qui est universel, & sans exception entre ces nations. Car si quelqu'un fait l'amour il sera peint de couleur bleue ou rouge, & sa maitresse aussi. S'ils ont de la chasse abondamment, ou sont joyeux de quelque chose, c'en sera de méme par tout. Mais lors qu'ilz sont tristes, ou qu'ilz machinent quelque trahison, ilz se placquent toute la face de noir, & sont hideusement difformes. Pour ce qui est du corps, noz Sauvages n'y appliquent point de peinture, mais si font bien les Bresiliens, ceux de la Floride, dont la pluspart sont peint par le corps, les bras, & les cuisses, en fort beaux compartimens, la peinture déquels ne se peut jamais ôter, à-cause qu'ilz sont picquez dedans la chair. Toutefois plusieurs Bresiliens se peindent seulement le corps (sans incision) quand il leur en prend envie: & ce avec du jus d'un certain fruit qu'ils appellent _Ginipe_ lequel noircit si fort, que quoy qu'ilz se lavent ilz ne peuvent étre debrouillez de dix ou douze jours. Ceux de Virginia, qui sont plus au-deça, ont des marques sur le dos, comme celles que noz Marchans impriment sur leurs balles, par léquelles (ainsi que les esclaves) on reconoit souz quel Seigneur ilz vivent: qui est une belle forme d'état pour ce peuple: veu que les anciens Empereurs Romains en ont usé envers leurs soldats, léquels étoient marquez de la marque Imperiale, ainsi que nous témoignent saint Augustin, saint Ambroise, & autres. Ce que faisoit aussi Constantin le Grand, mais sa marque étoit le signe de la Croix, lequel il faisoit imprimer sur l'épaule de ses tyrons & gens-d'armes, comme luy-méme die en une epitre qu'il écrit au Roy des Perses rapportée par Theodoret en l'histoire Ecclesiastique. Et les premiers Chrétiens, comme marchans souz la banniere de Jesus-Christ prenoient cette méme marque, laquelle ils imprimoient en la main, ou aux bras, afin de se reconoitre, principalement en temps de persecution, ainsi que dit Procope expliquant ce passage d'Esaie: _L'un dira je suis au Seigneur, & l'autre se reclamera du nom de Jacob: & l'autre_ écrira de sa main, _Je suis au Seigneur, & se surnommera du nom d'Israël_. Le grand Apôtre saint Paul portoit bien les marques engravées du Seigneur Jesus-Christ, mais c'étoit encore d'une autre façon, sçavoir par des fletrissures qu'il avoit en son corps des flagellations qu'il avoit receues pour son nom. Et les Hebrieux avoient pour marque la Circoncision du prepuce, par laquelle ils étoient segregez des autres nations, & reconus pour peuple de Dieu. Mais quant aux autres incisions de corps telles que les faisoient anciennement les Pictes, & les font encore aujourd'huy quelques Sauvages, elles ont esté fort expressement defendues anciennement en la loy de Dieu donnée è Moyse. Car il ne nous est pas loisible de deffaire l'image & la forme que Dieu nous a donnée. Voire les peintures & fards ont eté blamez & reprouvez par les Prophetes, ainsi que nous avons remarqué. Et Tertullian dit que les Anges, qui ont découvert & enseigné aux hommes les fards & artifices d'iceux ont eté condemnez de Dieu, alleguant pour preuve de son dire le livre de la Prophetie d'Enoch. Par ce que dessus nous reconoissons que le monde de deça a eté anciennement autant informe & sauvage que ceux des Indes Occidentales, mais ce qui me semble plus digne d'étonnement, c'est la nudité de ces peuples en païs froid, à quoy ilz prenoient plaisir, jusques à y endurcir leurs enfans dans le nege, dans la riviere, & parmi la glace. Nous l'avons touché ci-devant en un autre chapitre, parlans des Cimbres & François. Ce qui aussi a eté leur principale force en leurs conquétes. [Illustration] CHAP. XI _Des ornemens exterieur de corps, Brasselets, Carquans, Pendans d'aureille, &c._ NOUS qui vivons par-deça souz l'authorité de noz Princes, & des Republiques civilisées, avons deux grans tyrans de nôtre vie, auquels les peuples du nouveau monde n'ont point encore eté assujette, les excés du ventre, & l'ornement du corps, & bref tout ce qui va à la pompe, léquels si nous avions quittés, ce seroit un moyen pour r'appeller l'ancien âge d'or, & ôter la calamité que nous voyons en la pluspart des hommes. Car celui qui possede beaucoup faisant peu de depanse, seroit liberal, & secourroit l'indigent, à quoy faire il est retenu voulant non seulement maintenir, mais aussi augmenter son train, & paroitre, bien souvent aux dépens du pauvre peuple, duquel il succe le sang, _qui devorant plebem meam sicut estam panis_, dit le Psalmiste. Je laisse ce qui est du vivre, n'étant mon sujet d'en parler en ce chapitre ici. Je laisse aussi les excés qui consistent en meubles, renvoyant le Lecteur à Pline qui a parlé amplement des pompes & suprefluités Romanesques, comme des vaisselles à la Furvienne & à la Clodienne, & des chalits à la Deliaque, & des tables le tout d'or & d'argent ouvrés en bosse; là où aussi il met en avant un esclave _Drusillanus Rotundum_ lequel étant Thresorier de la haute Hespagne fit faire une forge pour mettre en oeuvre un plat d'argent de cinq quintaux; accompagné de huit autres tous pesans demi quintal. Je veux seulement parler des _Matachiaz_ de noz Sauvages, & dire que si nous nous contentions de leur simplicité nous eviterions beaucoup de tourmens que nous nous donnons pour avoir des superfluittez, sans léquelles nous pourrions heureusement vivre (d'autant que la nature se contente de peu) & le cupidité déquelles nous fait bien souvent decliner de la justice. Les excés des hommes consistent la plus part és choses que j'ay dit vouloir omettre, léquelles je ne lairray de ramener à point s'il vient à propos. Mais les Dames ont toujours eu cette reputation d'aymer les excés en ce qui est de l'ornement du corps, & tous les Moralistes qui ont fait état de reprimer les vices les ont mises en jeu, là où ils ont trouvé ample sujet de parler. Clement Alexandrin faisant une longue enumeration de l'attiral des femmes (qu'il a pris la pluspart du Prophete Esaie) dit en fin qu'il est las d'en tant conter, & qu'il s'étonne comme elles ne sont accablées d'un si grand fais. Prenons les donc par les parties dont on se plaint. Tertullian s'emerveille de l'audace humaine qui se bende contre la parole de nôtre Sauveur, lequel disoit _qu'il n'est pas en nous d'adjouster quelque chose à la mesure que Dieu nous a donnée: & toutefois les Dames s'efforcent de faire le contraire adjoutans sur leurs tétes des cages de cheveux tissu en forme de pains, chapeaux, panniers, ou ventres d'ecussons. Si elles n'ont honte de cette enormité superflue, au moins_ (dit-il) _qu'elles ayent honte de l'ordure qu'elles portent, & ne couvrent point un chef saint & Chrétien de la depouille d'une autre téte paraventure immonde ou criminele, & destinée à un honteux supplice_. Et là méme parlant de celles qui colorent leurs cheveux: _J'en voy_ (dit-il) _qui font changer la couleur à leurs cheveux avec du saffran. Elles ont honte de leur païs, & voudroient estre Gaulloises ou Allemandes, tant elles se deguisent_. Par ceci se conoit combien la chevelure rousse étoit estimée anciennement. Et de fait l'Ecriture prise celle de David qui étoit telle. Mais de la rechercher par artifice, saint Cyprian & saint Hierome, avec nôtre Tertullian, disent que cela presage le feu d'enfer. Or noz Sauvages en ce qui regard l'emprunt des cheveux ne sont point reprehensibles: car leur vanité ne s'étend point à cela: mais bien en ce qui est de la couleur, d'autant que quant ils ont le coeur joyeux, & se peindent la face, soit de bleu, soit de rouge, ilz fardent aussi leurs cheveux de la méme couleur. Venons maintenant aux aureilles, au col aux bras & aux mains, & là nous trouverons dequoy nous arréter: ce sont parties où les joyaux sont bien en evidence: ce qu'aussi les Dames sçavent fort bien reconoitre. Les premiers hommes qui ont eu de la pieté ont fait conscience de violenter la nature, & percer les aureilles pour y pendre quelque chose de precieux: car nul n'est seigneur de ses membres pour en mal user, ce dit le Jurisconsulte Ulpian. Et pour-ce quand le serviteur d'Abraham alla en Mesopotamie pour trouver femme à Isaac, & eut rencontré Rebecca, il lui mit une bague d'or sur le front pendante entre les ïeux, & des brasselets aussi d'or aux mains: suivant quoy il est dit aux Proverbes, qu'_Une femme belle & folle est comme une bague d'or au museau d'une truye_. Mais les humains ont pris des licences qu'ilz ne doivent pas, & ont deffait en eux l'ouvrage de Dieu pour complaire à leurs fantasies. En quoy je ne m'étonne pas des Bresiliens dont nous parlerons tantot, mais des peuples civilisez, qui ont appellez les autres nations barbares, mais encore des Chrétiens du jourd'hui. Quand Seneque se plaint de ce qui se passoit de son temps: _La folie des femmes_ (dit-il) _n'avoit point assés assujeti les hommes, il leur a fallu encore prendre deux ou trois patrimoines aux aureilles_. Mais quels patrimoines? _Elles portent_ (ce dit Tertullian) _des iles & maisons champestres sur leurs cols, & des gros registres aux aureilles contenans le revenu d'un grand richart, & chacun doit de la main gauche ha un patrimoine pour se jouer_. En fin il ne les peut mieux comparer qu'aux criminels qui sont aux cachots en Ethiopie, léquels tant plus sont coulpables, tant plus sont riches, d'autant que les menottes & barres auquelles ilz sont attachez sont d'or. Mais il exhorte les Chrétiennes de ne point étre telles, d'autant que ce sont là des marques certaines d'impudicité, léquelles appartiennent à ces malheureuses victimes de la lubricité publique. Pline, quoyque Payen, ne deteste pas moins ces excéz. Car noz Dames (dit-il) pour étre braves portent pendues à leurs doits de ces grandes perles qu'on appelle _Elenchus_ en façon de poires, & en ont deux, voire trois és aureilles. Mémes elles ont inventé des noms pour s'en servir à leurs maudites & facheuses superfluités. Car elles appellent Cymbales celles qu'elles portent pendues aux aureilles en nombre, comme si elles prenoient plaisir de les y ouïr grillotter. Que plus est les femmes menageres, & méme les pauvres femmes, s'en parent; disans qu'aussi peu doit aller une femme sans perles, qu'un Consul sans ses huissiers. Finalement on est venu jusques à en parer les souliers, & jarretieres, voire encore leurs bottines en sont tout chargées & garnies. De sorte que maintenant il n'est plus question de perles, ains les faut faire servir de pavé, afin de ne marcher que sur perles. Le méme dit, que Lollia Paulina relaissée de Caligula és communs festins des gens mediocres, étoit tant chargée d'emeraudes & de perles par la téte, les cheveux, les aureilles, le col, les doits, & les bras, tant en colliers jaferans, que brasselets, que tout en reluisoit, & qu'elle en avoit pour un million d'or. Cela étoit excessif: mais c'étoit la premiere Princesse du monde, & si ne dit point qu'elle en portat aux souliers: comme encore il se plaint ailleurs que les Dames de Rome portoient de l'or aux piez. _Quel desordre!_ (dit-il). _Permettons aux femmes de porter tant d'or qu'elles voudront en brasselets és doigts, au col, és aureilles, & és carquans & brides, &c. Faut-il neantmoins pour cela en parer les piés!_ Ce ne seroit jamais fait si je vouloy continuer ce propos. Les Hespagnoles du Perou font encore davantage, car ce ne sont que lames & platines d'or & d'argent, & garnitures de perles en leurs patins. Vray est qu'elles sont en un païs que Dieu a felicité de toutes ces richesses abondamment. Mais si tu n'en as tatn ne t'en faches point, & ne sois tenté d'envie: telles choses sont terre fouillée & epurée avec mille gehennes au fond des enfers, par le travail incroyable, & au pris de la vie de tes semblables. Les perles ne sont que de la rousée receue dans la coquille d'un poisson, que se péchent par des hommes que l'on force à étre poissons, c'est à dire étre toujours plongés au profond de la mer. Et pour avoir ces choses, & pour étre habillez de soye, & pour avoir des robbes à mille replis, nous nous tourmentons, nous prenons des soucis qui abbregent noz jours, nous rongent les os, succent la moelle, attenuent le corps, & consument l'esprit: Qui ha à diner est aussi riche que cela s'il sçait considerer. Et où abondent ces choses, là abondent les delices, & consequemment les vices: & au bout voici que Dieu dit par son Prophete: _Ilz jetteront leur argent és rues, & leur or ne sera que fiente, & ne les delivreront point au jour de ma grande colere._ Qui veut avoir conoissance plus ample des chatimens dont Dieu menace les femmes qui abusent des carquans & joyaux, qui n'ont autre soin que de s'attiffer & farder, vont la gorge étendue, les ïeux égarez, & d'un marcher fier, lise le septiéme chapitre du Prophete Esaïe. Je ne veux pourtant blamer les vierges qui ont quelques dorures, ou chaines de perles, ou autres joyaux, ensemble un habillement modeste: car cela est de bienseance, & toutes choses sont faite pour l'usage de l'homme: mais l'excés est ce qui tombe en blâme, pource que bien souvent souz cela git l'impudicité. Heureux les peules qui n'ayans point les occasions du peché servent purement à Dieu, & possedent une terre qui leur fournit ce qui est necessaire à la vie. Heureux noz peuples Sauvages s'ils avoient l'entiere conoissance de Dieu: car en cet état ilz sont sans ambition, vaine gloire, envie, avarice, & n'ont soin de ces pompes que nous venons de representer: ains se contentent d'avoir des _Matachiaz_ pendus à leurs aureilles, & à l'entour de leurs cols, corps, bras & jambes. Les Bresiliens, Floridiens & Armouchiquois font des carquans & brasselets (appellez _Bou-re_ au Bresil, & _Matachiaz_ par les nôtres) avec des os de ces grandes coquilles de mer qu'on appelle Vignols, semblables à des limaçons, léquels ilz découpent & amassent en mille pieces, puis les polissent sur un grez tant qu'ils les rendent fort menues, & percés qu'ils les ont, en font des chappelets dont les grans sont noirs et blancs, qui n'ont pas mauvaise grace: & s'il faut estimer les choses selon la façon, comme nous voyons qu'il se prattique en noz marchandises, ces colliers, écharpes, & brasselets de Vignols, ou Pourcelaine, sont plus riches que les perles (toutefois on ne m'en croira point) aussi les prisent-ils plus que perles, ni or, ni argent: & c'est ce que ceux de la grande riviere de _Canada_ au temps de Jacques Quartier appelloient _Esurgni_ (dequoy nous avons fait mention ci-dessus) mot que j'ay eu beaucoup de peine à comprendre, & que Belleforet n'a point entendu quand il en à voulu parler. Aujourd'hui ilz n'en ont plus, ou en ont perdu le metier: car ilz se servent fort des _Matachiaz_ qu'on leur porte de France. Or comme entre nous, ainsi en ce païs là ce sont les femmes qui se parent de telles choses, & en feront une douzaine de tours à-l'entour du col pendantes sur la poitrine, & à l'entour des poignets, & au-dessus du coude. Elles en pendent aussi des longs chappelets aux aureilles qui viennent jusques au bas des épaules. Que si les hommes en portent ce sera quelque jeune amoureux tant seulement. Au païs de Virginia où il y a quelques perles, les femmes en portent des carquans, colliers, & brasselets ou bien des morceaux de cuivres arondis comme des boulettes, que se trouvent en leurs montagnes, où y en a des mines. Mais au port Royal & és environs & vers la Terre-neuve & à Tadoussac, où ilz n'ont ny perles, ni Vignols, les filles & femmes font des _Matachiaz_ avec des arrétes ou aiguillons de Porc-epic, léquelles elles les teindent de couleur noire, blanche, & vermeille, aussi vives qu'il est possible, car nôtre écarlatte n'a point plus de lustre que leur teinture rouge: Mais elles prisent davantage les _Matachiaz_ qui leur viennent du païs des Armouchiquois, & les achetent bien cherement. Et d'autant qu'elles en recouvrent peu, à-cause de la guerre que ces deux nations ont toujours l'une contre l'autre, on leur porte de France des _Matachiaz_ faits de petits tuyaux de verre melé d'étain, ou de plomb, qu'on leur troque à la brasse, faute d'aucune: & c'est en ce païs là ce que les Latins appellent _Mundus muliebris_. Elles en font aussi des petits carreaux melangés de couleurs, confus ensemble, qu'elles attachent aux cheveux des petits enfans, par derriere. Les hommes ne s'amusent gueres à cela, sinon que les Bresiliens portent au col des Croissans d'os fort blancs, qu'ils appellent _Taci_ au nom de la Lune: & noz Souriquois semblablement quelque joliveté de méme etoffe, sans excés. Et ceux qui n'ont de cela portent ordinairement un couteau devant la poitrine, ce qu'ils ne font pour ornement, mais faute de poche, & pour ce que ce leur est un outil necessaire à toute heure. Quelques uns ont des ceintures faites de _Matachiaz_, déquelles ilz se servent seulement quand ilz veulent paroitre, & se faire braves. Les _Autmoins_, ou devins, portent aussi devant la poitrine quelque enseigne de leur metier, ainsi que nous avons dit ailleurs. Mais quant aux Armouchiquois ils ont une façon de mettre aux poignets, & au-dessus de la cheville du pié, des lames de cuivre faites en forme de menottes; & au defaut du corps, c'est à dire aux hanches, des ceintures façonnées de tuyaux de cuivre longs comme le doit du milieu, enfilés ensemble de la longueur d'une ceinture, proprement de la façon qu'Herodian recite avoir eté en usage entre les Pictes dont nous avons parlé, quand il dit qu'ilz se ceindent le corps & le col avec du fer, estimans cela leur étre un grand ornement, & un grand témoignage qu'ilz sont bien riches, ainsi qu'aux autres barbares d'avoir de l'or alentour d'eux. Et de cette race d'hommes Sauvages encore y en a-il en Ecosse, lequelz ny les siecles, ny les ans, ni l'abondance des hommes, n'a peu encore civiliser. Et jaçoit que, comme nous avons dit, les hommes ne soient tant soucieux des _Matachiaz_ que les femmes, toutefois ceux du Bresil n'ayans cure de vétemens prennent plaisir à se parer & bigarrer de plumes d'oiseaux, prenans celles dont nous nous servons à coucher, & les decoupans menu comme chair à patez, léquelles ilz teindent en rouge avec leurs bois de Bresil, puis s'étans frotté le corps avec certaine gomme qui leur sert de colle, ilz se couvrent de ces plumes & puis font un habit tout d'une venue à la Pantalone: ce qui a fait croire (ce dit Jean de Leri en son histoire de l'Amerique) aux premiers qui sont allés pardela, que les hommes qu'on appelle Sauvages fussent velus, ce qui n'est point. Car les Sauvages des terres d'outremer en quelque part que ce soit ont moins de poil que nous. Ceux de la Floride se servent aussi de cette maniere de duvet, mais c'est seulement à la téte pour se rendre plus effroyables. Outre ce que nous avons dit, les Bresiliens font encore des Fronteaux de plumes qu'ilz lient & arrengent de toutes couleurs, ressemblans iceux fronteaux (quant à la façon) à ces raquettes ou ratepenades dont les Dames usent par deça, l'invention déquelles elles semblent avoir apprise de ces Sauvages. Quant à ceux de nôtre Nouvelle-France és jours entre eux solennelz & de rejouïssance, & quand ilz vont à la guerre, ils ont à-l'entour de la téte comme une coronne faite de longs poils d'Ellan peints en rouge collez, ou autrement attachés, à une bende de cuir large de trois doigts, telle que le Capitaine Jacques Quartier dit avoir veu au Roy (ainsi l'appelle-il) & Seigneur des Sauvages qu'il trouva en la ville de _Hochelaga_. Mais ilz n'usent point de tant de plumasseries que les Bresiliens, léquels en font des robbes, bonnets, brasselets, ceintures, & paremens des joues & des rondaches sur les reins de toutes couleurs, qui seroient plutot ennuieuses que delectables à deduire, étant aisé à un chacun de suppléer cela, & s'imaginer que c'est. CHAP. XII _Du Mariage._ APRES avoir parlé des vétemens, parures, ornemens, & peintures des Sauvages, il me semble bon de les marier, afin que la race ne s'en perde, & que le païs ne demeure desert. Car la premiere ordonnance que Dieu fit jadis ce fut de germer & produire & rapporter fruit, une chacune creature capable de generation selon son espece. Et afin de donner courage aux jeunes gens qui se marient, les Juifs avoient anciennement une coutume de remplir de terre une auge, dans laquelle peu avant les nopces ilz semoient de l'orge, & icelle germée ils la portoient aux époux & épouse, disans: _Rapportez fruit & multipliez comme céte orge, laquelle produit plutot que toutes les autres semences_. Or pour venir au sujet de noz Sauvages, plusieurs cuidans (je croy) qu'ilz soient des buches, ou s'imaginans une republique de Platon, demandent s'ilz font des mariages, & s'il y a des Prétres en _Canada_ pour les marier. En quoy ilz montrent qu'ilz sont gens bien nouveaux d'attendre en ces peuples ici autant de ceremonies qu'il y a entre les Chrétiens, léquels par une sainte coutume font que les mariages soient ratifiés au ciel. Mais si sont-ilz plus sages que les anciens Garamantes, Scythes, Nomades, & que le susdit Platon, qui trouvoit bon cela. Item que les Arabes, entre léquels plusieurs freres n'avoient qu'une femme, laquelle étoit à l'ainé durant la nuit, & aux autres durant le jour. Le Capitaine Jacques Quartier parlant du mariage des Canadiens en sa seconde Relation, dit ainsi: Ilz gardent l'ordre du mariage, fors que les hommes prennent deux ou trois femmes. Et depuis que le mary est mort jamais les femmes ne se remarient, ains font le dueil de ladite mort toute leur vie, & se teindent le visage de charbon pilé, & de graisse, de l'epesseur d'un couteau, & à cela conoit-on qu'elles sont veuves. Puis il poursuit: Ils ont une autre coutume fort mauvaise de leurs filles. Car depuis qu'elles sont d'âge d'aller à l'homme elles sont toutes mises en une maison de bordeau abondonnées à tout le monde qui en veut jusques à ce qu'elles ayent trouvé leur parti: Et tout ce avons veu par experience. Car nous avons veu les maisons aussi pleines dédites filles comme est une école de garsons en France. J'aurois pensé que ledit Quartier eût avancé du sien au regard de cette prostitution des filles, mais le discours de Champlein me confirme la méme chose, horsmis qu'il ne parle point d'assemblées: ce qui me retient d'y contredire. Entre noz Souriquois, il n'est point nouvelle de cela non que ces Sauvages ayent grand' cure de la continence & virginité, car ilz ne pensent point mal faire en la corrompant: mais soit par la frequentation des François, ou autrement, les filles ont honte de faire une impudicité publique: & s'il arrive qu'elles s'abandonnent à quelqu'un, c'est en secret. Au reste celui qui veut avoir une fille en mariage il faut qu'il la demande à son pere, sans le consentement duquel elle ne sera point à lui, comme nous avons des-ja dit ci-dessus, & rapporté l'exemple d'un qui avoit fait autrement. Et voulant se marier il fera quelquefois l'amour, non point à la façon des Esséens, léquels (ce dit Joseph) éprouvoient par trois ans les filles avant que les prendre en mariage, mais par l'espace de six mois, ou un an, sans en abuser, se peinturera le visage de rouge pour étre plus beau, & aura une robbe neuve de Castors, Loutres, ou autre chose, bien garnie de _Matachiaz_, avec des rayes & bendes qu'ilz figurent dessus en forme de large passement d'or & d'argent, ainsi que faisoient jadis les Gots. Faut en outre qu'il se montre vaillant à la chasse, & qu'il soit reconu sachant faire quelque chose, car ilz ne se fient point aux moyens d'un homme, qui ne sont autres que ce qu'il acquiert à la journée, ne se soucians aucunement d'autres richesses que de la chasse: si ce n'est que noz façons de faire leur en facent venir l'appetit. Les filles du Bresil ont licence de se prostituer si-tot qu'elles en sont capables, tout ainsi que celles de _Canada_. Voire les peres en sont maquereaux, & reputent à honneur de les communiquer à ceux de deça pour avoir de leur generation. Mais de s'y accorder ce ceroit chose trop indigne d'un Chrétien: & voyons à nôtre grand dommage que Dieu a severement puni ce vice par la verole apportée des Espagnols à Naples, d'eux transmise aux François, étant auparavant la découverte de ces terres inconue en l'Europe. Or jaçoit que les Bresiliens & Floridiens y soyent sujets, si n'en sont-ilz pas persecutez comme les Europeans: car ilz n'en font que rire, & s'en guerissent incontinent par le moyen du Guayuac, de l'Esquine, & du Salsafras, arbres fort souverains pour la guerison de cette ladrerie; & croy que l'arbre _Annedda_ duquel nous avons raconté les merveilles, est l'une de ces especes. On pourroit penser que la nudité de ces peuples les rendroit plus paillars, mais c'est au contraire. Car comme les Allemans sont louez par Cesar d'avoir eu en leur ancienne vie sauvage telle continence qu'ilz reputoient chose tres vilaine à un jeune homme d'avoir la compagnie d'une femme ou fille avant l'âge de vint ans; & de leur part aussi ilz n'étoient point emeus à cela encores que pele-mele les hommes & les femmes jeunes & vieux se baignassent dans les rivieres: Aussi je puis dire pour noz Sauvages que je n'y ay jamais veu un geste, ou regard impudique, & ose affermer qu'ilz sont beaucoup moins sujets à ce vice que pardeça: dont j'attribue la cause partie à cette nudité, & principalement de la téte où est la fonteine des esprits qui excitent la generation: partie au defaut du sel, des epiceries, du vin, & des viandes qui provoquent les Ithyphalles, & partie à l'usage ordinaire qu'ils ont tu Petun, la fumée duquel etourdit les sens, & montant au cerveau empeche les functions de Venus. Jean de Leri loue les Bresiliens en ceste continence: toutefois il adjouste que quand ilz se faschent l'un contre l'autre ilz s'appellent quelquefois _Tiveré_, qui est à dire boulgre, d'où l'on peut conjecturer que ce peché regne entre eux, comme le Capitaine Laudonniere dit qu'il fait en la Floride: outre que les Floridiens ayment fort le sexe feminin. Et de fait j'ay entendu que pour aggreer aux Dames ilz s'occupent fort aux Ithyphalles dont nous venons de parler, & pour y parvenir ilz usent fort d'ambre gris, dont ilz ont grande quantité, voire avec un fouet d'orties, ou autre chose semblable, font enfler les joues à cette idole de Maacha que la Roy Asa fit mettre en cendres, léquelles il jetta dans le torrent de Cedron. Les femmes d'autre part avec certaines herbes s'efforcent tant qu'elles peuvent de faire des restrictions pour l'usage dédits Ithyphalles, & pour le droit des parties. Revenons à noz mariages qui valent mieux que toutes ces droleries là. Les contractans ne donnent point la foy entre les mains des Notaires, ni de leurs Devins, ains simplement demandent le consentement des parens: & se fait par tout ainsi. Mais il faut remarquer qu'ilz gardent, & au Bresil aussi, trois degrez de consanguinité, dans léquels ilz n'ont point accoutumé de faire mariage, sçavoir est du fils avec sa mere, du pere avec sa fille, & du frere avec sa soeur. Hors cela toutes choses sont permises. De douaire il ne s'en parle point. Aussi quand arrive divorce le mari n'est tenu de rien, & jaçoit que (comme a eté dit) il n'y ait point de promesse de loyauté donnée par devant quelque puissance superieure, toutefois en quelque part que ce soit les femmes gardent chasteté, & peu s'en trouve qui en abusent. Voire j'ay ouï dire plusieurs fois que pour rendre le devoir au mari elles se font souvent contraindre: ce qui est rare pardeça. Aussi les femmes Gaulloises sont-elles celebrées par Strabon pour étre bonnes portieres (j'entend fecondes) & nourrissieres: & au contraire je ne voy point que ce peuple là abonde comme entre nous, encor que toutes personnes s'employent à la generation, & que pardeça une partie des hommes vivent sans mariage, & ne travaillent bien souvent qu'à coups perdus. Vray est que noz Sauvages se tuent les uns les autres incessamment, & sont toujours en crainte de leurs ennemis, n'ayant ny villes murées, ni maison fortes pour se garder de leurs embuches, qui est entre eux l'une des causes du defaut de multiplication. Ce refroidissement de Venus apporte une chose admirable & incroyable entre les femmes, & qui ne s'est peu trouver méme entre les femmes du saint Patriarche Jacob, c'est qu'encores qu'elles soyent plusieurs femmes d'un mari (car la polygamie est receue par tout ce monde nouveau) toutefois il n'y a point de jalousie entre elles. Ce qui est au Bresil païs chaud aussi bien qu'en _Canada_: mais quant aux hommes, en plusieurs lieux ilz sont jaloux: & si la femme est trouvée faisant la béte à deux dos, elle sera repudiée, ou en danger d'étre tuée par son mari: & à cela (quant à l'esprit de jalousie) ne faudra tant de ceremonies que celles qui se faisoient entre les Juifs rapportées au livre des Nombres. Et quant à la repudiation, n'ayans l'usage des lettres ilz ne la font point par écrit en donnant à la femme un billet signé d'un Notaire public, comme remarque saint Augustin parlant des mémes Juifs: mais se contentent de dire à ses parens & à elle qu'elle se pourvoye: & lors elle vit en commun avec les autres jusques à ce que quelqu'un la recherche. Cette loy de repudiation a eté préque entre toutes nations, fors entre les Chrétiens, léquels ont retenu ce precepte Evangelique, _Ce que Dieu a conjoint, que l'homme ne separe point_. Ce qui est plus expedient & moins scandaleux: quoy qu'aujourd'huy ceux qui se sont separés de l'Eglise Romaine facent autrement. Car nous avons souvent veu aux hautes Allemagnes les mariés ayans quelque ombrage l'un de l'autre, se separer d'un commun consentement, & prendre autre parti avec permission du Magistrat. Ce qui seroit plus tolerables si cette licence étoit restreinte au cas de fornication, suivant la parole du Sauveur, & l'interpretation de saint Ambroise sur ces mots de saint Paul: _Que l'homme ne quitte point sa femme_. Car la femme qui s'abandonne, ayant rompu la promesse faite à son mari en la face de Dieu & de l'Eglise, il est aussi quitte de la sienne. Mais en tout autre cas le meilleur est de suivre le conseil de Ben-Asira (que l'on dit avoir eté nevoeu du Prophete Jeremie) lequel enquis par un qui avoit une mauvaise femme, comment il en devoit faire: _Ronge_ (dit-il) _l'os qui t'est écheu_. Quant à la femme vefve, je ne veux affermer que ce qu'en a écrit Jacques Quartier soit general, mais je diray que là où nous avons eté elles se teindent le visage de noir quand il leur prend envie, & non toujours: si leur mari a eté tué elles ne se remarieront point, ni ne mangeront chair qu'elles n'ayent eu la vengeance de cette mort. Et ainsi l'avons veu pratiquer à la fille de _Membertou_, laquelle depuis la guerre faite aux Armouchiquois décrite ci-aprés, s'est remariée. Hors le cas de telle mort elles ne font autrement difficulté d'accepter les secondes nopces quand elles trouvent parti à propos. Quelquefois noz Sauvages ayans plusieurs femmes en bailleront une à leur ami s'il a envie de la prendre en mariage, & sera d'autant déchargé. Mais s'il n'en a qu'une, il ne fera point comme Caton ce grand Senateur Romain, lequel pour faire plaisir à Hortensius, lui presta sa femme Martia, à la charge le la lui rendre quand il en auroit eu des enfans: ains la gardera pour soy. Au regard des filles qui s'abandonnent, si quelqu'un en a abusé elles le diront à la premiere occasion, & aprés ainsi fait dangereux s'y frotter: car il ne faut meler le sang Chrétien parmy l'infidele; & de cette justice gardée est loué Ville-gagnon méme par Jean de Leri, quoy qu'il n'en dise pas beaucoup de bien: & Phinées fils d'Eleazar fils d'Aaron pour avoir eté zelateur de la loy de Dieu, & appaisé son ire qui alloit exterminant le peuple, à cause d'un tel forfait, eut l'alliance de sacrificature perpetuelle, laquelle Dieu lui promit, & à sa posterité. Vray est que nous sommes en la Loy Evangelique, qui peut avoir moderé la rigueur de l'ancienne en ceci, comme en l'étroite observation du Sabbath & beaucoup d'autres choses. CHAP. XIII _La Tabagie._ LES anciens ont dit _Sine Cerere & Baccho friget Venus_, & nous François disons, Vive l'amour mais qu'on dine. Aprés donc avoir marié noz Sauvages il faut appreter le diner, & les traiter à leur mode. Et pour ce faire il faut considerer les temps du mariage. Car si c'est en Hiver ils auront de la chasse des bois, si c'est au Printemps, ou en Eté, ilz feront provision de poisson. De pain il ne s'en parle point depuis la Terre-neuve du Nort jusques au païs des Armouchiquois, si ce n'est qu'ils en troquent avec les François, léquels ils attendent sur les rives de mer accroupis comme singes, sitot que le printemps est venu, & reçoivent en contr'échange de leurs peaux (car ilz n'ont autre marchandise) du biscuit, féves, pois, & farines. Les Armouchiquois & toutes nations plus éloignées, outre la chasse & la pecherie ont du blé _Mahis_, & des feves, qui leur est un grand soulagement pour le temps de necessité. Ilz n'en font point de pain: car ilz n'ont ni moulin, ni four, & ne sçavent le pestrir autrement qu'en le pilant dans un mortier: & assemblans ces pieces le mieux qu'ilz peuvent, en font des petits tourteaux qu'ilz cuisent entre deux pierres chaudes. Le plus souvent ilz sechent ce blé au feu & le rotissent sur la braise. Et de cette façon vivoient les anciens Italiens, à ce que dit Pline. Et par ainsi ne se faut tant étonner de ces peuples, puis que ceux qui ont appellé les autres barbares ont eté autant barbares qu'eux. Si je n'avoy couché ci-dessus la forme de la Tabagie (ou Banquet) des Sauvages j'en feroit ici plus ample description: mais je diray seulement que lors que nous allames à la riviere saint Jean, étans en la ville d'_Ouigoudi_ (ainsi puis-je bien appeller un lieu clos rempli de peuple) nous vimes dans un grand hallier environ quatre-vint Sauvages tout nuds, hors-mis le brayet, faisant _Tabaguia_ des farines qu'ils avoient eu de nous dont ils avoient fait de la bouillie pleins des chauderons. Chacun avoit une écuelle d'écorce & une culiere grande comme la paume de la main, ou plus: & avec ce avoient encores de la chasse. Et faut noter que celui qui traite les autres, ne dine point, ains sert la compagnie comme ici bien souvent nos Epouses: & comme l'histoire de la Chine recite qu'il se pratique entre les Chinois. Les femmes étoient en un autre lieu à part, & ne mangeoient point avec les hommes. En quoy on peut remarquer un mal entre ces peuples là Qui n'a jamais eté entre les nations de deçà, principalement les Gaullois & Allemans, léquels non seulement ont admis les femmes en leurs banquets, mais aussi aux conseils publics, mémement (quant aux Gaullois) depuis qu'elles eurent appaisé une grosse guerre qui s'éleva entre eux, & vuiderent le different avec telle équité (ce dit Plutarque) que de là s'ensuivit une amitié plus grande que jamais. Et au traité qui fut fait avec Annibal étant entré en Gaulle pour aller contre les Romains, il étoit dit que si les Carthaginois avoient quelque different contre les Gaullois, il se vuideroit par l'avis des femmes Gaulloises. A Rome il n'en a pas eté ainsi, là où leur condition étoit si basse, que par la loy _Voconia_ le pere propre ne les pouvoit instituer heritieres de plus d'un tiers de son bien: & l'Empereur Justinian en ses Ordonnances leur defend d'accepter l'arbitrage qui leur auroit eté deferé: qui montre ou une grande severité envers elles, ou un argument qu'en ce païs là elles ont l'esprit trop debile. Et de cette façon sont les femmes de noz Sauvages, voire en pire conditionn, de ne point manger avec les hommes en leurs Tabagies: & toutefois il me semble que la chere n'en est pas si bonne: laquelle ne doit pas consister au boire & manger seulement, mais en la societé de ce sexe que Dieu a donné à l'homme pour l'ayder & lui tenir compagnie. Il semblera à plusieurs que noz Sauvages vivent pauvrement de n'avoir aucun assaisonnement en ce peu de mets que j'ay dit. Mais je repliqueray que ce n'ont point eté Caligula, ni Heliogabale, ni leurs semblables, qui ont elevé l'Empire de Rome à sa grandeur: ce n'a point aussié eté ce cuisinier qui fit un festin à l'Imperiale tout de chair de porc deguisée en mille sortes: ni ces frians léquels aprés avoir detruit l'air, la mer, & la terre, ne sachans plus que trouver pour assouvir leur gourmandise vont chercher les vers des arbres, voire les tiennent en mue & les engraissent avec belle farine, pour en faire un mets delicieux: Ains ç'ont eté un _Curius Dentatus_ qui mangeoit en écuelles de bois, & racloit des raves au coin de son feu: item ces bons laboureurs que le Senat envoyoit querir à la charrue pour conduire l'armée Romaine: & en un mot ces Romains qui vivoient de bouillie, à la mode de noz Sauvages: car ilz n'ont eu l'usage du pain qu'environ six cens ans aprés la fondation de la ville, ayans appris avec le temps à faire quelques galettes telement quelement appretées & cuites souz la cendre, ou au four. Pline autheur de ceci dit encore, que les Tartares vivent aussi de bouille & farine crue, comme les Bresiliens. Et toutefois ç'a toujours eté une nation belliqueuse & puissante. Le méme dit que les Arymphéens (qui sont les Moscovites) vivent par les foréts (comme nos Sauvages) de grains & fruits qu'ilz cueillent sur les arbres, sans parler de chair, ni de poisson. Et de fait les Autheurs prophanes sont d'accord que les premiers hommes vivoient comme cela, à sçavoir de blez, grains, legumages, glans & feines, d'où vient le mot Grec [Phagên] pour dire manger. Quelques nations particulieres (& non toutes) avoient des fruits; comme, les poires étoient en usage aux Argises, les figues aux Atheniens, les amandes aux Medes, le fruit des cannes aux Æthiopiens, le cardamin aux Perses, les dattes aux Babyloniens, le treffle aux Ægyptiens. Ceux qui n'ont eu ces fruits ont fait la guerre au bétes des bois, comme les Getuliens, & tous les Septentrionaux, méme les anciens Allemans, toutefois ils avoient aussi du laitage: D'autres se trouvans sur les rives de mer, ou de lacs & rivieres, ont vécu de poissons, & ont eté appellés Ichthyophages: autres vivans de Tortues ont eté dits Chelonophages. Une partie des Æthiopiens vivent de sauterelles, léquelles ilz sallent & endurcissent à la fumée en grande quantité pout toute saison, & en cela s'accordent les historiens du jourd'hui avec Pline. Car il y en a quelquefois des nuées, & en l'Orient semblablement, que detruisent toute la campagne, si bien qu'il ne leur reste rien autre chose à manger que ces sauterelles: qui étoit la nourriture de saint Jean Baptiste au desert, selon l'opinion de saint Hierome, & de saint Augustin: quoy que Nicephore estime que c'étoient les feuilles tendres des boute ses arbres, parce que le mot Grec [akrides] signifie aussi cela. Mais venons aux Empereurs Romains les mieux qualifiez. Ammian Marcellin parlant de leur façon de vivre dit que Scipion Æmilian, Metellus, Trajan, & Adrian, se contentoient ordinairement des viandes de camp, sçavoir est de lard, fromage, & buvende. Si donc noz Sauvages ont abondamment de la chasse & du poisson, je ne trouve pas qu'ilz soyent mal; car plusieurs fois nous avons receu d'eux quantité d'Eturgeons, de Saumons, & autres poissons, sans la chasse des bois, & des Castors qui vivent en étangs, & sont amphibies. Au moin se reconoit une chose louable en eux, qu'ilz ne sont point anthropophages comme ont eté autrefois les Scythes, & maintes autres nations du monde de deça: & comme encore aujourd'hui sont les Bresiliens, Canibales, & autres du monde nouveau. Le mal qu'on trouve en leur façon de vivre c'est qu'ilz n'ont point de pain. De verité le pain est une nourriture fort naturele à l'homme, mais il est plus aisé de vivre avec de la chair, ou du poisson, que de pain seul. Que s'ilz n'ont l'usage du sel, la pluspart du monde n'en use point. Il n'est pas du tout necessaire, & sa principale utilité git en la conservation, à quoy il est du tout propre. Neantmoins s'ils en avoient pour faire quelques provisions, ilz seroient plus heureux que nous. Mais faute de ce ilz patissent quelquefois, ce qui avient quand l'hiver est trop doux, ou au sortir d'icelui. Car alors ilz n'ont ny chasse, ni poisson, qu'avec beaucoup de peine, comme nous dirons au chapitre de la Chasse, & sont contraints de recourir aux écorces d'arbres & raclures de peaux, & à leurs chiens, qu'ilz mangent à cette necessité. Et l'histoire des Floridiens dit qu'à l'extremité ilz mangent mille vilenies jusques à avaller des charbons, & mettre de la terre dans leur bouillie. Vray est qu'au Port Royal, & en maints autres endroits, il y a perpetuellement des coquillages, si bien que là en tout cas on ne sçauroit mourir de faim. Mais encore ont ils une superstition de ne vouloir point manger de Moules. Raison pourquoy, ilz ne la sçauroient dire, non plus que nos superstitieux qui ne veulent étre treze à table, ou qui craignent de se ronger les ongles le Vendredi, ou qui ont d'autres scrupules, vrayes singeries, telle qu'en recite en nombre Pline en son histoire naturelle. Toutefois en nôtre compagnie nous en voyans manger ilz faisoient de méme: car il faut ici dire en passant qu'ilz ne mangeront point de viandes inconues sans premierement en voir l'essay. Pour les bétes des bois ilz mangent de toutes excepté du loup. Ilz mangent aussi des oeufs qu'ilz vont recueillir le long des rives des eaux & en chargent leurs canots quand les Oyes & Outardes ont fait leur ponte au printemps, & mettent en besongne autant couvies que nouveaux. Pour la modestie ilz la gardent étans à table avec nous, & mangent sobrement: mais chés eux (ainsi que les Bresiliens) ilz bendent merveilleusement le tambourin, & ne cessent de manger tant que la viande dure; & si quelqu'un des nôtre se trouve en leur Tabagie ilz lui diront qu'il face comme eux. Neantmoins je ne voy point une gourmandise semblable à celle de Hercules, lequel seul mangeoit des boeufs tout entiers, & en devora un à un païsan nommé Diadamas, pour raison dequoy il fut nommé par soubriquet _Buthenes_, ou _Buphagos_, Mange-boeuf. Et sans aller si loin nous voyons és païs de deça des gourmandises plus grandes que celle que l'on voudroit imputer aux Sauvages. Car en la diete d'Ausbourg fut amené l'Empereur Charles cinquiéme un gros vilain qui avoit mangé un veau & un mouton, & n'estoit point encore saoul: & je ne reconoy point que noz Sauvages engraissent, ni qu'ilz portent gros ventre, mais sont allaigres & dispos comme nos anciens Gaullois & Allemans qui par leur agilité donnoient beaucoup de peine aux armées Romaines. Les viandes des Bresiliens sont serpens, crocodiles, crapaux, & groz lezars, léquels ilz estiment autant que nous faisons les chappons, levreaux & connils. Ils font aussi des farines de _Maniel_, ayant les feuilles de _Paonia mas_, & l'arbre de la hauteur du _Sambucus_: icelles racines grosses comme la cuisse d'un homme, léquelles les femmes égrugent fort menu, & les mangent crues, ou bien les font cuire dans un grand vaisseau de terre, en remuant toujours, comme on fait les dragées de sucre. Elles sont de bon gout, & de facile digestion, mais elles ne sont propres à faire pain, d'autant qu'elles se sechent & brulent, & toujours reviennent en farine. Ils ont aussi avec ce du _Mahis_, qui vient en deux ou trois mois aprés la semaille, & leur set un grand secours. Mais ils ont une coutume maudite & inhumaine de manger leurs prisonniers parés les avoir bien engraissés. Voire (chose horrible) ilz leur baillent pour compagnes de couches les plus belles filles qu'ils ayent, leur mettans au col tant de licols qu'ils le veulent garder de lunes, & quant le temps est expiré ilz font du vin des susdits mil & racines, duquel ilz s'enivrent, appellans tous leurs amis. Puis celui qui a pris le prisonnier l'assome avec une massue de bois, & le divise par pieces, & en font des carbonnades qu'ils mangent avec un singulier plaisir par dessus toutes les viandes du monde. Au surplus tous Sauvages vivent generalement & par tout en communauté: vie la plus parfaite & plus digne de l'homme (puis qu'il est un animal sociable) vie de l'antique siecle d'or, laquelle avoient voulu r'amener les saints Apôtres: mais ayans affaire à établir la vie spirituele, ilz ne peurent executer ce bon desir. S'il arrive donc que noz Sauvages ayent de la chasse, ou autre mangeaille, toute la troupe y participe. Ils ont cette charité mutuelle, laquelle a eté ravie d'entre nous depuis que Mien & Tien prindrent naissance. Ils ont aussi l'Hospitalité propre vertu des anciens Gaullois (selon le témoignage de Parthenius en ses Erotiques, de Cesar, Salvian, & autres) léquels contraignoient les passans & étrangers d'entrer chés eux & y prendre la refection: vertu qui semble s'étre conservée seulement en la Noblesse: car pour le reste nous la voyons fort enervée. Tacite donne la méme louange aux Allemans, disant que chés-eux toutes maisons sont ouvertes aux étrangers, & là ilz font en telle asseurance que (comme s'ils étoient sacrez) nul leur oseroit faire injure! Charité, & Hospitalité, qui se rapporte à la Loy de Dieu, lequel disoit à son peuple: _L'Etranger qui sejourne entre vous, vous sera comme celui qui est né entre vous, & l'aymerez comme vous-mémes: car vous avés eté etrangers au païs d'Ægypte_. Ainsi font noz Sauvages, qui poussez d'un naturel humain reçoivent tous étrangers (hors les ennemis) léquels ils admettent à leur communauté de vie. Et ainsi sont les Turcs mémes préque en tous lieux, ayans des Hospitaux fondés; où les passans (voire en quelques uns, les Chrétiens) sont receus humainement sas rien payer. Chose qui fait honte à la France, oz ne se reconoit préque rien en son Christianisme de ce qu'elle avoit de bien en son paganisme, souffrant voir ses rues pavées, ses temples assiegés, & ses devotions troublées d'une infinité de Mendians valides & non valides, sans y mettre aucun ordre. Mais c'est assez manger, parlons de boire. Je ne sçay si je doy mettre entre les plus grans aveuglemens des Indiens Occidentaux d'avoir abondamment le fruit le plus excellent que Dieu nous ait donné, & n'en sçavoir l'usage. Car je voy que nos anciens Gaullois en étoient de méme, & pensoient quel les raisins fussent poison, ce dit Ammian Marcellin. Et Pline rapporte que les Romains furent longtemps sans avoir ni vignes, ni vignobles: Vray est que noz Gaullois faisoient de la biere, dans laquelle est encore l'usage frequent en toute la Gaulle Belgique: & de cette sorte de bruvage usoient aussi les Ægyptiens és premiers temps, ce dit Diodore, lequel en attribue l'invention à Osyris. Toutefois depuis qu'è Rome la boisson du vin fut venue, les Gaullois y prindrent si bien gout és voyages qu'ils y firent à main armée, qu'ilz continuerent par-aprés la méme piste. Et depuis les Marchans d'Italie epuisoient fort l'argent des Gaulles avec leur vin qu'ils y apportoient. Mais les Allemans reconoissans leur naturel sujet à boire plus qu'il n'est besoin, ne vouloient qu'on leur en portât, de peur qu'étans ivres ilz ne fussent en proye à leurs ennemis: & se contentoient de bierre: Et neantmoins pour ce que la boisson d'eau continuelle engendre des crudités en l'estomach, & de là des grandes indispositions les nations communement ont trouvé meilleur le moderé usage du vin, lequel a eté donné de Dieu pour réjouir le coeur, ainsi que le pain pour le sustenter, comme dit le Psalmiste: & l'Apôtre saint Paul méme conseille son disciple Timothée d'en user un petit à cause de son infirmité. _Car le vin_ (ce dit Oribasius) _recrée & reveille nôtre chaleur: d'où par consequent les digestions se font mieux, & s'engendre un bon sang & une bonne nourriture par toutes les parties du corps où le vin ha force de penetrer: & pourtant ceux qui sont attenuez de maladie en reprennent une plus forte habitude, & recouvrent semblablement par icelui l'appetit de manger. Il attenue la pituite, il repurge l'humeur bilieux par les veines, & de sa plaisante odeur & substance alaigre rejouit l'ame, & donne force au corps. Le vin donc pris moderément est cause de tous ces biens là: mais s'il est beu outre mesure il produit des effects tout contraires_. Et Platon voulant demontrer en un mot la nature & proprieté du vin: _Ce qui échauffe_ (dit-il) _l'ame avec le corps, c'est ce qu'on appelle vin_. Les Sauvages qui n'ont point l'usage du vin, ni des epices, ont trouvé un autre moyen d'échauffer cet estomach, & aucunement corrompre tant de crudités provenantes du poisson qu'ilz mangent, léquelles autrement éteindroient la chaleur naturelle: c'est l'herbe que les Bresiliens appellent _Petun_, les Floridiens _Tabac_, dont ilz prennent la fumée préque à toute heure, ainsi que nous dirons plus amplement au chapitre De la Terre, lors que nous parlerons de cette herbe. Puis, comme pardeça on boit l'un à l'autre, en presentant (ce qui se fait en plusieurs endroits & particulierement en Suisse) le verre à celui à qui l'on a beu: Ainsi les Sauvages voulans fétoyer quelqu'un, & lui montrer signe d'amitié, aprés avoir petuné, presentent le petunoir à celui qu'ils ont agreable. Laquelle coutume de boire l'un à l'autre n'est pas nouvelle ni particuliere aux Belges & Allemans: Car Heliodore en l'Histoire Æthiopique de Chariclea nous témoigne que c'étoit une coutume toute usitée anciennement és païs déquels il parle, de boire les uns aux autres en nom d'amitié. Et pource qu'on en abusoit, & mettoit-on gens pour contraindre ceux qui ne vouloient point faire raison, Assuerus Roy des Perses en un banquet qu'il fit à tous les principaux Seigneurs & Gouverneurs de ses païs, defendit par loy expresse de contraindre aucun, & commanda que chacun fût servi à sa volonté. Les Ægyptiens n'usoient pas de ces contraintes, mais neantmoins ilz buvoient tout, & ce par grande devotion. Car depuis qu'ils eurent trouvé l'invention d'applique des peintures & _Matachiaz_ sur l'argent, ilz prindrent grand plaisir de voir leur Dieu Anubis depeint au fond de leurs coupes, ce dit Pline. Noz Sauvages Canadiens, Souriquois, & autres, sont éloignez de ces délices, & n'ont que le Petun, duquel nous avons parlé pour se rechauffer l'estomach & donner quelque pointe à la bouche, ayans cela de commune avec beaucoup d'autres nations qu'ils aiment ce qui est mordicant, tel que ledit petun, lequel (ainsi que le vin ou la biere forte) pris en fumée, étourdit les sens & endort aucunement: de maniere que le mot d'ivrogne est entre eux en usage par cette diction _Escorken_, aussi bien qu'entre nous. Les Floridiens ont une sorte de bruvage dit _Cafiné_, qu'ilz boivent tout chaud, lequel ilz font avec certaines feuilles d'arbres. Mais il n'est loisible à tous d'en boire, ains seulement au _Paraousti_, & à ceux qui ont fait preuve de leur valeur à la guerre. Et ha ce bruvage telle vertu, qu'incontinent qu'ilz l'ont beu ilz deviennent tout en sueur, laquelle étant passée, ilz sont repeuz pour vint-quatre heures de la force nutritive d'icelui. Quant à ceux du Bresil ilz font une certaine sorte de bruvage qu'ils appelent _Caou-in_, avec des racines & du mil, qu'ilz mettent cuire & amollir dans des grands vases de terre, en maniere de cuvier, sur le feu, & étans amollis c'est l'office des femmes de macher le tout, & les faire bouillir derechef en autres vases: puis ayans laissé le tout cuver & écumer, elles couvrent le vaisseau jusques à ce qu'il faille boire: & est ce bruvage épais comme lie, à la façon du _defrutum_ des Latins, & du gout de lait aigre, blanc & rouge comme nôtre vin: & le font en toute saison, pource que lédites racines y fructifient en tout temps. Au reste ilz boivent ce _Caouin_ un peu chaud, mais c'est avec tel excés qu'ilz ne partent jamais du lieu où ilz font leurs Tabagies jusques à ce qu'ils ayent tout beu, y en eût-il à chacun un tonneau. Si bien que les Flamens, Allemans, & suisses ne sont en ceci que petits novices au prix d'eux. Je ne veux ici parler des cidres, & poirés de Normandie, ny des Hydromels, déquels (au rapport de Plutarque) l'usage étoit longtemps auparavant l'invention du vin: puis que noz Sauvages n'en usent point. Mais j'ay voulu toucher le fruit de la vigne, en consideration de ce que la Nouvelle-France en est heureusement pourveue. CHAP. XIV _Des Danses & Chansons._ APRES la pause vient la danse (dit le proverbe). Donc il n'est point mal à propos de parler de la danse aprés la Tabagie. Car méme il est dit du peuple d'Israël qu'aprés s'étre bien repeu il se leva de table pour jouer & danser alentour de son veau d'or. La danse est une chose fort ancienne entre tous peuples. Mais fut premierement faite & instituée és choses divines, comme nous en venons de remarquer un exemple: & les Cananeens qui adoroient le feu faisoient des danses alentour & lui sacrifioient leurs enfans. Or la façon de danser n'étoit de l'invention des idolatres, ains du peuple de Dieu. Car nous lisons au livre des Juges qu'il y avoit une solennité à Dieu en Sçilo, où les filles venoient danser au son de la flute. Et David faisant r'amener l'Arche de l'alliance en Jerusalem alloit devant en chemise, dansant de toute sa force. Quant aux Payens ils ont suivi cette façon. Car Plutarque en la vie de Nicias dit que les villes Grecques avoient tous les ans coutume d'aller en Delos celebrer des danses & chansons à l'honneur d'Apollon. Et en le vie de l'Orateur Lycurgue le méme dit qu'il en institua une fort solennelle au Pyrée à l'honneur de Neptune, avec un jeu de pris de la valeur au mieux dansant, de cent écus, à l'autre d'aprés de quatre-vints, & au troisiéme de soixante. Les muses filles de Jupiter ayment les danses: & tous ceux qui en ont parlé nous les font aller chercher sur le mont de Parnasse, où ilz disent qu'elles dansent Au son de la lyre d'Apollon. Quant aux Latins le méme Plutarque en la vie de Numa Pompilius dit qu'il institua le college des Saliens (qui étoient des Prétres faisans des danses & gambades, & chantans des chansons à l'honneur du Dieu Mars) lors qu'un bouclier d'airain tomba miraculeusement du ciel, qui fut comme un gage de ce Dieu pour la conservation de l'Empire. Et ce bouclier étoit appellé _Ancyle_, mais de peur que quelqu'un ne le derobât il en fit faire douze pareils nommez _Ancylia_, lèquels on portoit en guerre, comme jadis nous faisions nôtre Oriflamme, & comme l'Empereur Constantin le _Labarum_. Or de ces Saliens le premier qui mettoit les autres en danse s'appelloit _Prasul_, c'est à dire premier danseur, _præ alys saliens_, ce dit Festus, lequel prent de là le nom des peuples François qui furent appellez Saliens, parce qu'ils aymoient à danser, sauter & gambader: & de ces Saliens sont venues les loix que nous disons Saliques, c'est à dire loix des danseurs. Ainsi donc, pour reprendre nôtre propos, les danses ont eté premierement instituées pour les choses saintes. A quoy j'adjousteray le témoignage d'Arrian, lequel dit que les Indiens qui adoroient le Soleil levant, n'estimoient pas l'avoir duëment salué, si en leurs cantiques & prieres il n'y avoit eu des danses. Cette maniere d'exercice fut depuis appliquée à un autre suage, sçavoir au regime de la santé, comme dit Plutarque au Traité d'icelle. De sorte que Socrates méme quoy que bien reformé, y prenoit plaisir, pour raison dequoy il desiroit avoir une maison ample & spacieuse, ainsi qu'écrit Xenophon en son Convive & les Perses s'en servoient expressement à cela, selon Dutis au septiéme de ses Histoires. Mais les delices, lubricités & débauchemens les detournerent depuis à leur usage, & ont les danses servie de proxenetes & courratieres d'impudicité, comme nous ne le voyons que trop, dequoy avons des témoignages en l'Evangile, où nous trouvons qu'il en a couté la vie au plus grand qui se leva jamais entre les hommes, qui est saint Jehan Baptiste. Et disoit fort bien Arcesilaus, que les danses sont des venins plus aigus que toutes les poisons que la terre produit, d'autant que par un certain doux chatouillement ilz se glissent dedans l'ame, où ilz communiquent & impriment la volupté & delectation qui est proprement affectée aux corps. Noz Sauvages, & generalement tous les peuples des Indes Occidentales ont de tout temps l'usage des danses. Mais la volupté impudique n'a point gaigné cela sur eux de les faire danser à son sujet, chose qui doit servir de leçon aux Chrétiens. L'usage donc de leurs danses est à quatre-fins, ou pour aggreer à leurs Dieux (qu'on les apelle diables si l'on veut, il ne m'importe) ainsi que nous avons remarqué en deux endroits ci-dessus, ou pour faire féte à quelqu'un, ou pour se rejouir de quelque victoire, ou pour prevenir les maladies. En toutes ces danses ilz chantent, & ne font point de gestes muets, comme en ces bals dont parle l'oracle de la Pithienne quand il dit: _Il faut que le spectateur entende le balladin méme, ores qu'il soit muet, & qu'il l'oye, combien qu'il ne parle point_: Mais comme en Delos on chantoit en l'honneur d'Apollon, les Saltens en l'honneur de Mars. Ainsi les Floridiens chantent en l'honneur du Soleil auquel ils attribuent leurs victoires: nos toutefois si vilainement qu'Orphée inventeur des diableries Payennes, duquel se mocque saint Gregoire de Nizianze en une Oraison, parce qu'entre autres folies en un hymne il parle à Jupiter en cette façon: _O glorieux Jupiter le plus grand de tous les Dieux, qui reside en toutes sortes de fientes tant de brebis, que de chevaux & de Mulets, &c._ Et en un autre hymne qu'il fait à Ceres, il dit qu'elle découvroit ses cuisses pour soumettre son corps à ses amoureux, & se faire cultiver. Nos Souriquois aussi font des danses & chansons en l'honneur du dæmon qui leur indique de la chasse, & qu'ilz pensent leur faire du bien: dequoy on ne se doit émerveiller, d'autant que nous-mémes qui sommes mieux instruits chantons (sans comparaison) des Pseaumes & Cantiques de louange à nôtre Dieu, pour ce qu'il nous donne à diner: & ne voy point qu'un homme qui a faim soit gueres échauffé ni à chanter, ni à danser: _Nemo enim saltat fere sobrius_, dit Ciceron. Aussi quant ilz veulent faire féte à quelqu'un, en plusieurs endroits ilz n'ont plus beaux gestes que de danser: comme semblablement si quelqu'un leur fait la Tabagie pour toutes actions de graces ilz se mettront à danser, ainsi qu'il est arrivé quelquefois quant le sieur de Poutrincourt leur donnoit à diner, ilz lui chantoient des chansons de louange, disans que c'étoit un brave _Sagamos_, qui les avoit bien traité, & qui leur étoit bon ami: ce qu'ils comprenoient fort mystiquement souz ces trois mots _Epigico iaton edice_: je dy mystiquement: car je n'ay jamais peu sçavoir la propre signification de chacun d'iceux, ni des autres chansons. Je croy que c'est du vieil langage de leurs peres, lequel n'est plus en usage, de méme que le vieil Hebrieu n'est point la langue des Juifs du jourd'hui: & des-ja étoit changé du temps des Apôtres. Ilz chantent aussi en leurs Tabagies communes les louanges des braves Capitaines & _Sagamos_, qui ont bien tué de leurs ennemis. Ce qui s'est prattiqué en maintes nations anciennement, & se prattique encore aujourd'hui entre nous: & se trouve approuvé & étre de bien-seance en la sainte Ecriture au Cantique de Debora, aprés la defaite du Roy Sifara. Et quand le jeune David eux tué le grand Goliath, comme le Roy victorieux retournoit en Jerusalem, les femmes sortoient de toutes les villes, & lui venoient au-devant avec tabours & rebecs, ou cimbales, dansans, & chantans joyeusement à deux choeurs qui se respondoient l'un aprés l'autre, disans: _Saul en a frappé mille,--David en a frappé dix milles_. Athénée dit que noz vieux Gaullois avoient des Poëtes nommez Bardes, léquels ilz reveroient fort: & ces Poëtes chantoient de vive vois les faits des hommes vertueux & illustres: mais ilz n'écrivoient rien en public, par ce que l'ecriture rend les hommes paresseux & negligens à apprendre. Toutefois Charlemagne print un autre avis. Car il fit faire des Lais & Vaudevilles en langue vulgaire contenans les gestes des anciens, & voulut qu'on les fit apprendre par coeur aux enfans, & qu'ilz les chantassent, afin que la memoire en demeurât de pere en fils, & de race en race, & que par ce moyen d'autres fussent invités à bien faire, & à écrire les gestes des vaillans hommes. Je veux encore ici dire en passant que les Lacedemoniens avoient une maniere de bal ou danse dont ils usoient en toutes leurs fétes & solennités, laquelle representoit les trois temps: sçavoir le passé, par les vieillars, qui disoient en chantant ce refrain, _Nous fumes jadis valeureux_: Le present, par les jeunes hommes en fleur d'âge disans: _Nous le sommes presentement_: L'à-venir par les enfans, qui disoient: _Nous le seront à nôtre tour_. Je ne veux m'amuser à décrire toutes les façons de gambades des anciens, mais il me suffit de dire que les danses de noz Sauvages font sans bouger d'une place, & neantmoins sont tous en rond (ou à peu prés) & dansent avec vehemence, frappans des piez contre terre, & s'élevans comme en demi-saut: ce qui me fait souvenir d'un vers d'Horace, où il dit: _Nunc est bibendum, nunc pede libero_ _Pulsanda tellus............_ Et quant aux mains ils les tiennent fermées, & les bras en l'air en forme d'un homme qui menace, avec mouvement d'iceux. Au regard de la voix il n'y en a qu'un qui chante, soit homme ou femme; Tout le reste fait & dit, _Het, het_, comme quelqu'un qui aspire avec vehemence: & au bout de chacune chanson ilz font tous une haute & longue exclamation, disans Hé!!! Pour étre mieux dispos ilz se mettent ordinairement tout nuds, par ce que leurs robbes de peaux les empechent: Et s'ils ont quelques tétes ou bras de leurs ennemis, ilz les portent pendus au con, dansans avec ce beau joyau, dans lequel ilz mordent quelquefois, tant est grande leur haine méme dessus les morts. Et pour finir ce chapitre par son commencement, ilz ne font jamais de Tabagie que la danse ne s'ensuive: & aprés s'ils prent envie au _Sagamos_, selon l'état de leurs affaires, il haranguera une, deux, ou trois heures, & chaque remontrance demandant l'avis de la compagnie, si elle approuve ce qu'il propose, chacun criera en Hé!!! en signe d'avoeu & ratification. En quoy il est fort ententivement écouté, comme nous avons veu mainte fois: & méme lors que le sieur de Poutrincourt faisoit la Tabagie à nos Sauvages, _Membertou_ aprés la danse haranguoit avec une telle vehemence, qu'il étonnoit le monde, remontrant les courtoisies & témoignages d'amitié qu'ilz recevoient des François, ce qu'ils en pouvoient esperer à l'avenir: combien la presence d'iceux leur étoit utile, voire necessaire, pour ce qu'ilz dormoient seurement; & n'avoient crainte de leurs ennemis, &c. [Illustration] CHAP. XV _De la disposition corporele: & de la Medecine & Chirurgie._ NOUS avons dit au prochain chapitre que la danse est utile à la conservation de la santé. C'est aussi l'un des sujets pourquoy noz Sauvages s'y plaisent. Mais ils ont encore d'autres preservatifs, dont ils usent souvent, c'est à sçavoir les sueurs, par léquelles ilz previennent les maladies. Car ilz sont quelquefois touchez de cette Phthisie de laquelles furent endommagez les gens du Capitaine Jacques Quartier, & du sieur de Monts, ce qui toutefois est rare: & quand cela vient ils ont eu ci-devant en _Canada_ l'arbre _Annedda_, (que j'appelle l'arbre de vie, pour son excellence) duquel ilz se guerissoient & au païs des Armouchiquois ils ont encore le Salsafras, & l'Esquine en la Floride. Les Souriquois qui n'ont point ces sortes de bois usent de sueurs que nous avons dit, & pour Medecins ils ont leurs _Aoutmoins_, léquels à cet effect creusent dans terre, & font uns fosse qu'ilz couvrent de bois, & de groz grez pardessus: puis y mettent le feu par un conduit, & le boie étant brulé ilz font un berceau de perche, lequel ilz couvrent de tout ce qu'ils ont de peaux & autres couvertures, si bien que l'air n'y entre point jettent de l'eau sur lédits grez, & les couvrent puis se mettent dans ledit berceau, & avec des battemens _l'Autmoins_ chantant, & les autres disans (comme en leurs danses) _Het, hét, het_, ilz se font suer. S'il arrive qu'ilz tombent en maladie (car il faut en fin mourir) _l'Autmoin_ souffle avec des exorcismes, la partie dolente, la leche & succe: & si cela n'est assez il donne la seignée au patient en lui dechiquetant la chair avec le bout d'un couteau, ou autre chose. Que s'ilz ne guerissent toujours il faut considerer que les nôtres ne le font pas. En la Floride ils ont leurs _Jarvars_, qui portent continuellement un sac plein d'herbes & drogueries, qui sont la plus-part de verole: & sufflent les parties dolentes jusques à en tirer le sang. Les medecins des Bresiliens sont nommez _Pagés_ entre eux (ce ne sont point leurs _Caraïbes_, ou devins) qui en sucçant, comme dessus, s'efforcent de guerir les maladies. Mais ils en ont une incurable qu'ilz nomment _Pians_, provenant de paillardise, laquelle neantmoins les petits enfans ont quelquefois, ainsi que pardeça ceux qui sont pocquerez de verole, ce qui leur vient (à mon avis) de la corruption des peres & meres. Cette contagion se convertit en pustules plus larges que le poulce, léquelles s'épandent par tout le corps, & jusques au visage, & en étans touchés ils en portent les marques toute leur vie, plus laids que des ladres, tant Bresiliens, que d'autre nation. Pour le traitement du malade ilz ne lui donnent rien s'il ne demande, & sans s'en soucier autrement ne laissent point de faire leurs bruits & tintamarres en sa presence, beuvans, sautans, & chantans selon leur coutume. Quant aux playes, les _Autmoins_ de nos Souriquois & leurs voisins les lechent & succent, se servans du roignon de Castor, duquel ilz mettent une rouelle sur la playe, & se consolide ainsi. Les vieux Allemans (dit Tacite) n'ayant encor l'art de Chirurgie, en faisoient de méme: _Ilz rapportent_ (ce fait-il) _leurs playes à leurs meres & à leurs femmes, léquelles n'ont point d'effroy de les conter, ni de les succer: voire leur portent à vivre au camp, & les exhortent à bien combattre: si bien que quelquefois les armées branlantes ont eté remises par les prieres des femmes, ouvrans leurs poitrines à leurs maris. Et depuis se sont volontiers servi de leurs avis & conseils, auquels ils estiment qu'il y a quelque chose de saint_. Et comme entre les Chrétiens plusieurs ne se soucians de Dieu que par benefice d'inventaire, cherchent la guerison de leurs playes par charmes & l'aide des devins: ainsi entre noz Sauvages _l'Autmoin_ ayant quelque blessé à penser interroge souvent son dæmon, pour sçavoir s'il guerira ou non: & jamais n'a de reponse que par si (si tant est que le dæmon parle à eux). Il y en a quelquefois qui font des cures incroyables comme de guerir un qui auroit le bras coupé. Ce que toutefois je ne sçay si je doy trouver étrange quand je considere ce qu'écrit le sieur de Busbeque au discours se son ambassade en Turquie, Epitre quatriéme. Approchans du Bude, le Bassa nous envoye au-devant quelques uns de ses domestiques, avec plusieurs heraux & officiers: Mais entre autre une belle troupe de jeunes hommes à cheval remarquables à-cause de la nouveauté de leur equipage. Ils avoient la téte découverte & rase, sur laquelle ils avoient fait une longue taillade sanglante, & fourré diverses plumes d'oiseaux dedans la playe, dont ruisseloit le pur sang: mais au lieu d'en faire semblant ils marchoient à face riante, & la téte levée. Devant moy cheminoient quelques pietons, l'un déquels avoit les bras nuds, & sur les côtez: chacun déquelz bras au dessus du coulde étoit percé d'outre en outre d'un couteau qui y étoit. Un autre étoit decouvert depuis la téte jusques au nombril, ayant la peau des reins tellement découpée haut & bas en deux endroits qu'à-travers il avoit fait passer une masse d'armes, qu'il portoit comme nous ferions un coutelas en écharpe. J'en vis un autre lequel avoit fiché sur le sommet de sa téte un fer de cheval avec plusieurs clous, & des si long temps, que les clous s'étoient tellement prins & attachés à la chair, qu'ilz ne bougeoient plus. Nous entrames en cette pompe dans Bude, & fumes menés au logis du Bassa avec lequel je traitay de mes affaires. Toute cette jeunesse peu soucieuse de blessures étoit dans la basse cour du logis: & comme je m'amusois à les regarder, le Bassa m'enquit & demanda ce qu'il me sembloit: Tout bien, fis-je, excepté que ces gens là font de la peau de leurs corps ce que je ne voudroy pas faire de ma robbe: car j'essayeroy de la garder entiere. Le Bassa se print à rire, & nous donna congé. Noz Sauvages font bien quelquefois des épreuves de leur constance, mais il faut confesser que ce n'est rien au pris de ceci. Car tout ce qu'ilz font est de mettre des charbons ardans sur les bras, & laisser bruler le cuir, de sorte que les marques y demeurent toujours: ce qu'ilz font aussi en autres endroits du corps, & montrent ces marques pour dire qu'ils ont grand courage. Mais l'ancien Mutius Scevola en avoit bien fait davantage, rotissant courageusement son bras au feu aprés avoir failli à tuer le Roy Porsenna. Si ceci étoit mon sujet je representeroy les coutumes des Lacedæmoniens qui faisoient tous les ans une féte à l'honneur de Diane, où les jeunes garçons s'éprouvoient à se fouetter: Item la coutume des anciens Perses, léquels adorans le Soleil, qu'ils appelloient _Mithra_, nul ne pouvoit étre receu à la confrairie qu'il n'eût donné à conoitre sa constance par quatre-vintz sortes de tourmens, du feu, de l'eau, du jeune, de la solitude, & autres. Mais revenons à noz Medecins & Chirurgiens Sauvages. Jaçoit que le nombre en soit petit, si est-ce que l'esperance de leur vie ne git point du tout en ce metier. Car pour les maladies ordinaires elles sont si rares pardela que le vers d'Ovide leur eut bien étre approprié: _Si valeant homines ars tua Phoebe jacet:_ en disant _Si, pro Quia_. Aussi ces peuples vivent-ils un long âge, qui est ordinairement de sept ou huit-vints ans. Et s'ils avoient noz commoditez de vivre par prevoyance, & l'industrie de recuillir l'Eté pour l'Hiver, je croy qu'ilz vivroient plus de trois cens ans. Ce qui se peut conjecturer par le rapport que nous avoit fait ci-dessus d'un vieillart en la Floride lequel avoit vécu ce grand âge. De sorte que ce n'est miracle particulier ce que dit Pline que les Pandoriens vivent deux cens ans, ou que ceux de la Taprobane sont encores alaigres à cent ans. Car _Membertou_ a plus de cent ans, & n'a point un cheveu de la téte blanc, ains seulement la barbe melée, & tels ordinairement sont les autres. Qui plus est, en tout âge ils ont toutes leurs dents, & vont à téte nue, sans se soucier de faire au moins des chapeaux de leurs cuirs, comme firent les premiers qui en userent au monde de deça. Car ceux du Peloponnese, & les Lacedemoniens appelloient un chapeau [Grec: kugê], que Julius Pollux dit signifier une peau de chien. Et de ces chapeaux usent encore aujourd'hui les peuples septentrionaux, mais ilz sont bien fourrez. Ce qui ayde encore à la santé de noz Sauvages, est la concorde qu'ils ont entre eux, & le peu de soin qu'ilz prennent pour avoir les commoditez de cette vie, pour léquelles nous nous tourmentons. Ilz n'ont cette ambition qui pardeça ronge les esprits, & les remplit de soucis, forçant les hommes aveuglés de marcher en la fleur de leur âge au tombeau, & quelquefois à servir de spectacle honteux à un supplice public. J'ose bien attribuer aussi la cause de cette disposition & longue santé de noz Sauvages à leur façon de vivre qui est à l'antique, sans appareil. Car chacun est d'accord que la sobrieté est le mere de santé. Et bien qu'ilz facent quelquefois des excés en leurs Tabagies, ilz font assez de diete aprés, vivans quelquefois six jours, plus ou moins, de fumée de Petun, & ne retournans point à la chasse qu'ilz ne commencent à avoir faim. Et d'ailleurs qu'étans alaigres ilz ne manquent point d'exercice soit d'une part, soit d'une autre. Bref il ne parle point entre eux de ces âges tronquez qui ne passent point quarante ans, qui est la vie de certains peuples d'Æthiopie (ce dit Pline) qui vivent de locustes (ou sauterelles) salées & sechées à la fumée. Aussi la corruption n'est-elle point entre eux, qui est la mere nourrice des Medecins & des Magistrats, & de la multiplicité des Officiers, & des Concionateurs publics, creés & institués pour y donner ordre, & retrencher le mal. Et neantmoins c'est signe d'une cité bien malade où ces sortes de gens abondent. Ilz n'ont point de procés bourreaux de noz vies, à la poursuitte déquels il faut consommer nos âges & noz moyens, & bien souvent on n'a point ce qui est juste, soit par l'ignorance du Juge, à qui on aura deguis; le fait, soit par la malice, ou par la mechanceté d'un Procureur qui vendra sa partie. Et de telles afflictions viennent les pleurs, chagrins, & desolations, qui nous meinent au tombeau avant le terme. _Car tristesse_ (dit le sage) _en a tué beaucoup, & n'y a point de profit en elle. Envie & dépit abbrege la vie, & souci amene vieillesse devant le temps. Mais la liesse du coeur est la vie de l'homme, & la rejouissance de l'homme lui allonge la vie_. CHAP. XVI _Exercices des hommes._ APRES la santé, parlons des exercices qui en sont suppors & protecteurs. Noz Sauvages n'ont aucun exercice sordide, tout leur déduit étant ou la Guerre ou la Chasse (déquelz nous parlerons à-part) ou faire les outilz propres à cela (ainsi que Cesar témoigne des anciens Allemans) ou dance (& de ce nous avons desja parlé) ou passer le temps au jeu. Ilz font donc des arcs & fleches, arcs qui sont forts, & sans mignardise. Quant aux fleches c'est chose digne d'etonnement comme ilz les peuvent faire si longues, & si droites avec un couteau, voire avec une pierre tant seulement là où ilz n'ont point de couteaux. Ilz les empennent de plumes de queue d'Aigle, parce qu'elles sont fermes, & les font bien porter en l'air: & lors qu'ils en ont faute ilz bailleront une peau de Castor, voire deux, pour recouvrer une de ces queues. Pour la pointe, les Sauvages qui ont le traffic avec les François, y mettent au bout des fers qu'on leur porte. Mais les Armouchiquois, & autres plus éloignez n'ont que des os faits en langue de serpent, ou des queues d'un certain poisson appellé _Sicnau_, lequel poisson se trouve aussi en Virginia souz le méme nom (du moins l'historien Anglois l'a écrit _Seekanauk_) Ce poisson et comme une écrevisse logé dans une coquille fort dure, grande comme une écuelle, au bout de laquelle est une pointe longue & fort dure. Il a les yeux sur le dos, & est bons à manger. Ilz font aussi des Masses de bois en forme de crosse, pour la guerre, & des Pavois qui couvrent tout le corps, ainsi qu'avoient nos anciens Gaullois. Quant aux carquois, c'est du métier des femmes. Pour l'usage de la Pecherie, les Armouchiquois (qui ont le la chanve) font des lignes à pecher, mais les nôtres qui n'ont aucune culture de terre, en troquent avec les François, comme aussi des haims à appâter les poissons: seulement ilz font avec des boyaux, des cordes d'arcs, & des Raquettes qu'ilz s'attachent aux piez pour aller sur la nege à la chasse. Et d'autant que la necessité de la vie les contraint de changer souvent de place, soit pour la pecherie (car chacun endroit ha ses poissons particuliers, qui y viennent en certaine saison) ils ont besoin de chevaux au changement pour porter leur bagage. Ces chevaux sont des Canots & petites nasselles d'écorces, qui vont legerement au possible sans voile. Là dedans changeans de lieu ilz mettent tout ce qu'ils ont, femmes, enfans, chiens, chauderons, haches, matachiaz, arcs, fleches, carquois, peaux, & couvertures de maisons. Ilz sont faits en telle sorte qu'il ne faut point vaciller, ni se tenir droit, quand on est dedans, ains étre accroupi, ou assis au fond, autrement la marchandise renverseroit. Ilz sont larges de quatre piés ou environ, par le milieu, & vont en appointissant par les extremitez, & la pointe relevée pour commodement passer sur les vagues. J'ay dit qu'ilz les font d'ecorces d'arbres, pour léquelles tenir en mesure, ilz les garnissent par-dedans de demi cercles de bois de Cedre, bous fort soupple & obeïssant, dequoy fut faite l'Arche de Noé. Et afin que l'eau n'entre point dedans, ils enduisent les coutures (qui joignent lesdites écorces ensemble, lesquelles ilz font de racines) avec de la gomme de sapins. Ils en font aussi d'oziers fort proprement, léquels ils enduisent de la méme matiere gluante de sapins: chose qui témoigne qu'ilz ne manquent point d'esprit là où la necessité les presse. Plusieurs nations de deça en ont eu de méme au temps passé. Si nous recherchons l'Ecriture sainte nus trouverons que la mere de Moyse voyant qu'elle ne pouvoit plus celer son enfant, _elle le mit dans un coffret_ (c'est à dire un petit Canot: car l'Arche de Noé & ce Coffret est un méme mot, _Teva_, en Hebrieu) _fait de joncs, & l'enduisit de bitume & de poix: puis mit l'enfant en icelui, & le posa en un rosier sur la rive du fleuve_. Et le Prophete Esaie menaçant les Æthiopiens & Assyriens: _Malheur_ (dit-il) _sur le païs qui envoye par mer des Ambassadeurs en des vaisseaux de papier_ (ou joncs) _sur les eaux, disant: Allez Messagers vitement, &c_. Les Ægyptiens voisins des Æthiopiens avoient au temps de Jules Cæsar des vaisseaux de méme, c'est à sçavoir de papier, qui est une écorce d'arbre, témoin Lucain en ce vers: Consuitur bibula Memphitis cymba papyro. Mais venons de l'Orient & Midi au Septentrion. Pline dit qu'anciennement les Anglois & Ecossois alloient querir de l'étain en l'ile de _Mictis_ avec des canots d'oziers cousus en cuir. Solin en dit autant, & Isidore, lequel appelle cette façon de canots _Carabue_ fait d'oziers & environné de cuir de boeuf tout crud, duquel (ce dit-il) usent les pyrates Saxons, qui avec ces instrumens sont legers à la fuite. Sidoine de Polignac parlant des mémes Saxons dit: _......cut pelle salum sulcare Brittannum_ _Ludus, & assute glaucum mare findere lembo._ Les Sauvages du Nort vers Labrador ont de certains petits canots long de treze ou quatorze piez, & larges de deux, faits de cette façon tout couvert de cuir, méme par-dessus, & n'y a qu'un trou au milieu où l'homme se met à genoux, ayant la moitié du corps dehors, si bien qu'il ne sçauroit perir, garnissant son vaisseau de vivre avant qu'y entrer. J'ose croire que la fable des Syrenes vient de là, les lourdaus estimans que ce fussent poissons à moitié hommes ou femmes, ainsi qu'on a feint des Centaures pour avoir veu des hommes à cheval. Les Armouchiquois, Virginiens, Floridiens, & Bresiliens font d'une autre façon leurs canots (ou canoas). Car n'ayans ni haches, ni couteaux (sinon quelques uns de cuivre) ilz brulent un grand arbre bien droit, par le pié, & le font tomber, puis prennent la longueur qu'ilz desirent, & se servent de feu au lieu de scie, grattans le bois brulé avec des pierres: & pour le creusement du vaisseau ilz font encore de méme. Là dedans ils se mettront demie douzaine d'hommes avec quelque bagage, & feront de grans voyages. Mais de cette sorte ilz sont plus pesans que les autres. Or font-ils aussi des voyages par terre aussi bien que par mer, & entreprendront (chose incroyable) d'aller vint, trente, & quarante lieuës par les bois, sans rencontrer ni sentier, ni hôtellerie, & sans porter aucuns vivres, fors du Petun, & un fusil, avec l'arc au poin, le carquois sur le dos. Et nous en France sommes bien empechez quand nous sommes tant soit peu égarez dans quelque grande forét. S'ilz sont pressez de soif ils ont l'industrie de succer certains arbres, d'où distille une douce & fort agreable liqueur, comme je l'ay experimenté quelquefois. Au païs de labeur, comme des Armouchiquois, & plus outre continuellement, les hommes font de la poterie de terre en façon de bonnet de nuit, dans quoy ils font cuire leurs viandes chair, poisson, féves, blé, courges, &c. Noz Souriquois en faisoient aussi anciennement à labouroient la terre, mais depuis que les François leur portent des chauderons, des féves, pois biscuit, & autres mangeailles, ilz sont devenus paresseux, & n'ont plus tenu conte de ces exercices. Mais quant aux Armouchiquois qui n'ont encore aucun commerce avec nous, & ceux qui sont plus éloignés, ilz cultivent la terre, l'engraissent avec des coquillages, ils ont leurs familles distinctes, & leurs parterres alentour, au contraire des anciens Allemans qui (ce dit Cæsar) n'avoient aucun champ propre, & ne demeuroient plus d'un an en un lieu, ne vivans préque que de laictage, chair, & fromage, leur étant chose trop ennuieuse d'attendre un an de pié quoy pour recuillir une moisson. Ce qui est aussi de l'humeur de noz Souriquois & Canadiens, léquels il faut confesser n'étre point laborieux qu'à la chasse. Et quant aux Armouchiquois, ilz doivent le fruit qu'ilz reçoivent de la terre à leurs femmes, qui ont la peine de la cultiver, & ce avec un croc de bois, comme j'ay dit ailleurs, étans employées à toutes oeuvres serviles. Et par ainsi n'ont aucune commandement, ne font filer la quenouille à leurs maris, & ne les envoyent au marché, comme en plusieurs provinces de deça, & particulierement au païs de la jalousie. Au regard du labourage des Floridiens, voici ce que Laudonniere en dit: Ilz sement leur mil deux fois l'année, c'est à dire en Mars, & en Juin, & tout en une méme terre. Ledit mil, depuis qu'il est semé jusques à ce qu'il soit prét à cuillir, n'est que trois mois. Les six autres mois ilz laissent reposer la terre. Ilz recuillent aussi des belles citrouilles & de fort bonne féves. Ilz ne fument point leur terre: seulement quand ilz veulent semer, ilz mettent le feu dedans les les herbes qui sont creues durant les six mois, & les font toutes bruler. Ilz labourent leur terre d'un instrument de bois qui est fait comme une mare ou houe large, dequoy l'on laboure les vignes en France: ilz mettent deux grans de mil ensemble. Quant il faut ensemencer les terres, le Roy commande à un des siens de faire tous les jours assembler ses sujets pour se trouver au labeur, durant lequel le Roy leur fait faire force breuvage duquel nous avons parlé. En la saison que l'on recueille le mil, il est tout porté en la maison publique, là où il est distribué à chacun selon sa qualité. Ilz ne sement que ce qu'ilz pensent qui leur est necessaire pour six mois, encore bien petitement: car durant l'Hiver, ilz se retirent trois ou quatre mois de l'année dedans les bois: là où ilz font de petites maisons de palmites pour se tenir à couvert, & vivent là de gland, de poisson qu'ilz pechent, d'huitres, de cerfs, poules d'Inde, & autres animaux qu'ilz prennent. Et puis qu'ils ont des villes & maisons, ou cabannes, je puis bien encore mettre ceci entre leurs exercices. Quant aux villes ce sont multitude de cabannes faites les unes en pyramides, les autres en forme de toict, les autres comme des berceaux de jardin, environnées comme de haute pallissades d'arbres joints l'un auprés de l'autre, ainsi que j'ay representé la ville de _Hochelaga_ en ma Charte de la grande riviere de _Canada_. Au surplus ne se faut étonner de cette face de ville qui pourroit sembler chetive; veu que les plus belles de Moscovie ne sont pas mieux fermées. Les anciens Lacedemoniens ne vouloient point d'autres murailles que leur courage & valeur. Avant le Deluge Cain edifia une ville qu'il nomma _Henot_, mais il sentoit l'ire de Dieu qui le poursuivoit, & avoit perdu toute asseurance. Les hommes n'avoient que des cabannes & pavillons, comme il est écrit de Jabal fils de Hada, _qu'il fut pere des habitans és tabernacles, & des pasteurs_. Aprés le Deluge on edifia la tour de Babel, mais ce fut folie. Tacite décrivant les moeurs des Allemans, dit que de son temps ilz n'avoient aucun usage ni de chaux, ni de tuilles. Les Bretons Anglois encore moins. Noz Gaulois étoient alors dés plusieurs siecles civilisez. Mais si furent-ilz long temps au commencement sans autres habitations que de cabannes: & le premier Roy Gaullois qui batit villes & maisons fut _Magnus_ lequel succeda à son pere le sage _Samothes_ trois cens ans aprés le deluge, huit ans aprés la nativité d'Abraham, & le cinquante-unieme du regne de _Ninus_, ce dit Berose Chaldeen. Et nonobstant qu'ils eussent des edifices ilz couchoient neantmoins à terre sur des peaux Comme noz Sauvages. Et comme on imposoit anciennement des noms qui contenoient les qualités & gestes des personnes, _Magnus_ fut ainsi appellé, pource qu'il fut le premier edificateur. Car en langue Scythique & Rameniaque (d'où sont venus les Gaullois peu aprés le Deluge) & en langue antique Gaulloise _Magnus_ signifie Edificateur, dit le méme autheur, & l'a fort bien remarqué Jehan Annius de Viterbe: d'où viennent noz noms de villes _Rothomagnus Neomagnus, Noviomagnus_. Philosophes Gaullois furent (avant les les Druides) appelez Samocheens, comme rapporte Diogenes Laertius, lequel confesse que la Philosophie a commencé par ceux que la vanité Gregoise a appellé Barbares. J'adjouteray ici pour exercice de noz Sauvages le jeu de hazard, à quoy ilz s'affectionnent de telle façon, que quelquefois ilz jouent tout ce qu'ilz ont, jusques à leurs femmes: & Jacques Quartier écrit le méme de ceux de _Canada_ au temps qu'il y fut. Vray est que quant aux femme jouées la delivrance n'en est pas aisée, & se moquent volontiers du gaigneur en le montrant au doigt. Or quant à leur maniere de jeu je n'en puis distinctement parler. Car étant pardela ne pensant point à écrire ceci, je n'y ay pas pris garde. Ilz mettent quelque nombre de féves colorées & peintes d'un coté, dans un plat: & ayans étendu une peau contre terre, jouent là dessus, frappans du plat sur cette peau, & par ce moyen les féves sautent en l'air, & ne tombent pas toutes de la part qu'elles sont colorées, & en cela git le hazard: & selon la rencontre ils ont certain nombre de tuyaux de joncs qu'ilz distribuent au gaigneur pour faire le compte. [Illustration] CHAP XVII _Des Exercices des femmes._ LA femme dés le commencement a eté baillée à l'homme non seulement pour l'aider & assister, mais aussi pour étre le receptacle de la generation. Le premier exercice donc que je lui veux donner aprés qu'elle est mariée, c'est de faire des beaux enfans, & assister son mary en cet oeuvre: car ceci est la fin du mariage. Et pour-ce fort bien & à propos est elle appellée _Nekeve_ en Hebrieux, c'est à dire _percée_, pour-ce qu'il faut qu'elle soit percée si elle veut imiter la Terre nôtre commune mere, laquelle au renouveau desireuse de produire des fruits, ouvre son sein pour recevoir les pluies & rousées que le ciel verse dessus elle. Or, je trouve que cet exercice sera fort requis à ceux qui voudront habiter la Nouvelle-France, pour y produire force creatures qui chantent les louanges de Dieu. Il y a de la terra assez pour les nourrir, moyennant qu'ilz veuillent travailler: & ne sera leur condition si miserable qu'elle est à plusieurs pardeça, qui cherchent à s'occuper, & ne trouvent point: & aprés qu'ilz trouvent, bien souvent leur travail est ingrat. Mais là, celui qui voudra prendre plaisir, & comme se jouer à un doux travail, il sera asseuré de vivre sans servitude & que ses enfans feront mieux que lui. Voila donc le premier exercice de la femme que de travailler à la generation, qui est un oeuvre si beau & si meritoire, que le grand Apôtre saint Paul, pour consoler ce sexe de sa peine & de ses douleurs, a dit, _que la femme sera sauvée par la generation des enfans, s'ilz demeurent en foy, & dilection, & sanctification, avec sobrieté_, c'est à dire, si elle les instruit en telle sorte qu'on reconoisse la pieté de la mere par la bonne nourriture des enfans. Ce premier & principal article deduit, venons aux autres. Noz femmes Sauvages aprés avoir produit les fruits de cet exercice, par je ne sçay quelle pratique font (sans loy) ce qui toit commandé en la loy de Moyse touchant la purification. Car elles se cabannent à part & n'ont connoissance de leurs maris de trente, voire quarante jours: pendant léquels neantmoins elles ne laissent d'aller deça & delà où elles ont affaire, portant leurs enfans avec elles, & en ayans le soin. J'ay dit au chapitre de la Tabagie qu'entre les Sauvages les femmes ne sont point en si bonne condition qu'anciennement entre les Gaullois & Allemans. Car (au rapport méme de Jacques Quartier) elles travaillent plus que les hommes, dit-il soit en la pecherie, soit au labour, ou autre chose. Et neantmoins elles ne sont point forcées, ni tourmentées, mais elles ne font ni en leurs Tabagies, ni en leurs conseils, & font les oeuvres serviles, à faute de serviteurs. S'il y a quelque chasse morte, elles la vont dépouiller & querir, y eust-il trois lieuës, & faut qu'elles la trouvent à la seule circonstance du lieu qui leur sera representé de paroles. Ceux qui ont des prisonniers les employent aussi à cela, & autres labeurs, comme à aller querir du bois avec leurs femmes: qui est une folie à eux d'aller querir du bois sec & pourri bien loin pour eux chauffer, encores qu'ilz soient en pleine forét. Vray est qu'ilz se fachent de la fumée ce qui peut étre cause de cela. Pour ce qui est de leurs menus exercices, quant l'Hiver vient elles preparent ce qui est necessaire pour s'opposer à ce rigoureux adversaire, & font des nattes de jonc dont elles garnissent leurs cabannes, & d'autres pour s'asseoir dessus, le tout fort proprement, mémes baillans des couleurs à leurs joncs elles y font des compartimens d'ouvrages semblables à ceux de noz jardiniers, avec telle mesure, qu'il n'y a que redire. Et d'autant qu'il faut aussi vétir le corps elles conroyent & addoucissent des peaux de Castors, d'Ellans, & autres, aussi bien qu'on sçauroit faire ici. Si elles sont petites, elles en coudent plusieurs ensemble, & font des manteaux, manches, bas de chausses, & souliers, sur toutes léquelles choses elles font des ouvrages qui ont fort bonne grace. Item elles font des Paniers de joncs, & de racines, pour mettre leurs necessitez, du blé, des féves, des pois, de la chair, du poisson, & autres. Des bourses aussi de cuir, sur léquelles elles font des ouvrages dignes d'admiration avec du poie de Porc-epic coloré de rouge, noir, blanc, & bleu, qui sont les couleurs qu'elles font, si vives, que les nôtres ne semblent point en approcher. Elles s'exercent aussi à faire des écuelles d'ecorces pour boire, & mettre leurs viandes, qui sont fort belles selon la matiere. Item les écharpes, carquans, & brasselets qu'elles & les hommes portent (lesquels ils appellent _Matachia)_ sont de leurs ouvrages. Quand il faut depouiller des arbres sur le Printemps, ou l'Eté, pour de l'écorce couvrir leurs maisons, ce sont elles qui font cela: comme aussi elles travaillent à l'oeuvre des Canots & petits bateaux quant il en faut faire: & au labourage de la terre és païs où ilz s'y addonnent: en quoy elles prennent plus de peine que les hommes, léquels trenchent du Gentil-homme, & ne pensent qu'à la chasse ou à la guerre. Et nonobstant leurs travaux encore ayment elles communement leurs maris plus que deça. Car on e'en voit point entre-elles qui se remarient sur le tombeau d'iceux, c'est à dire incontinent aprés leur decez, ains attendent un long temps. Et s'il a eté tué elles ne mangeront point de chair, ny ne convoleront à secondes nopces qu'elles n'en ayent veu la vengeance faite: témoignage de vray amitié (qui se trouve rarement entre nous) & de pudicité tout ensemble. Aussi avient-il peu souvent qu'ils ayent des divorces que volontaires. Et s'ils étoient Chrétiens ce seroient des familles entre léquelles Dieu se paliroit & demeureroit, comme il est bien-seant qu'il soit pour avoir un parfait repos: or autrement ce n'est que tourment & tribulation que le Mariage. Ce que les Hebrieux étans speculateurs & perquisiteurs és choses saintes, par une subtile animadversion ont fort bien remarqué, disant Aben Hezra qu'au nom de l'homme [Hébreu: Isch], & de la femme [Hébreu: Ischa], le nom de Dieu [Hébreu: AH], Seigneur, est contenu: Et si on ôte les deux lettres qui font ce nom de Dieu, il y demeurera ces deux mots [Hébreux: Esch ve Esch] qui signifient _feu & feu_, c'est à dire que Dieu ôté, ce n'est qu'angoisse, tribulation, amertume & douleur. CHAP. XVIII _De la Civilité._ IL ne faut attendre de nos Sauvages cette civilité que les Scribes & Pharisiens requeroient és Disciples de nôtre Seigneur. Aussi leur curiosité trop grande leur fit faire une réponse digne d'eux. Car ils avoient introduit des ceremonies & coutumes en la Religion, qui repugnoient au commandement de Dieu, léquelles ilz vouloient étroitement étre observées, enseignans l'impieté souz le nom de pieté. Car si un mauvais enfant bailloit au tronc que qui appartenoit à son pere, ou à sa mere, ilz le justifoient (pour tirer ce profit) contre le commandement de Dieu, qui a sur toutes choses recommandé aux enfans l'obeissance & reverence envers ceux qui les ont mis au monde, qui sont l'image de Dieu, lequel n'a que faire de nos biens, & n'a point agreable l'oblation qui lui est faite du bien d'autrui. Or cette civilité dont parle l'Evangile, regardoit le lavement des mains, lequel nôtre Seigneur ne blame point sinon entant qu'à faute de l'avoir gardé ils en faisoient un gros peché. En ces manieres de civilitez je n'ay dequoy louer noz Sauvages, car ilz ne se lavent point és repas s'ilz ne sont exorbitamment sales: & n'ayans aucun usage de linge, quant ils ont les mains grasses ilz sont contraints de les torcher à leurs cheveux, ou aux poils de leurs chiens. De pousser dehors les mauvais vents de l'estomach, ilz n'en font difficultez parmi les repas: comme ne font par deça plusieurs Allemans & autres. N'ayans les artifices de menuiserie, ilz dinent sur la grande table du monde, étendans une peau là où ilz veulent manger, & sont assis en terre. Les Turcs en font de méme. Noz vieux Gaullois n'étoient pas mieux, léquelz Diodore dit avoir fait pareille chose, étendans à terre des peaux de chiens, ou de loups, sur léquelles ilz dinoient à soupoient, se faisans servir par des jeunes garsons. Les Allemans encore plus rustiquement. Car ilz n'avoient pas tant de delicatesse que nôtre nation, laquelle Cesar dit avoir en l'usage de mille choses par le moyen des navigations de mer, dont ils accommodoient les peuples de civilité, & plus d'humanité que les autres de leur nation, par la communication des nôtres. Quant aux caresses qu'ilz se font les uns aux autres arrivans de loin, le recit est fort sommaire. Car plusieurs fois nous avons veu arriver des Sauvages forains au Port-Royal, léquels descendus à terre, sans discours s'en alloient droit à la cabane de _Membertou_, lè où ilz s'asseoient, & se mettoient à pétuner, & aprés avoir bien petuné, bailloient le petunoir au plus apparent, & delà consecutivement aux autres: puis au bot de demie heure commençoient à parler. Quand ils arrivoient chez nous, la salutation estoit _Ho, ho, ho_, & ainsi font ordinairement: Mais de faire des reverences & baise-main, ilz ne se conoissent point à cela, sinon quelques particuliers qui s'efforcent de se conformer à nous, & ne nous venoient gueres voir sans chapeau, afin de nous saluer par une action plus solennelle. Les Floridiens ne font aucune entreprise, qu'ilz n'assemblent par plusieurs fois leur Conseil: & en ces assemblées ilz se saluent quant ils arrivent. Le _Paraousti_ (que Laudonniere appelle Roy) se met seul sur un siege qui est plus haut que les autres: là où les uns aprés les autres le viennent saluer, & commencent les plus anciens leur salut, haussans les deux mains par deux fois à la hauteur de leur visage, disans _Ha, he, ya, ha, ha_, & les autres répondent _Ha, ha_. Et s'asseoient chacun sur des sieges qui sont tout à lentour de la maison du Conseil. Or soit que la salutation _Ho, ho_, signifie quelque chose, ou non (car je n'y sçay aucune signification particuliere) c'est toutefois une salutation de joye, & la seule voix _Ho, ho_, ne se peut faire que ce ne soit quasi en riant, témoignans par là qu'ilz sont joyeux de voir leurs amis. Les Grecs n'ont jamais eu autre chose en leurs salutations qu'un témoignage de joye avec leur [Grec: chyre], qui signifie _Soyez joyeux_: ce que Platon ne trouvant bon étoit d'avis qu'il vaudroit mieux dire [Grec: sophrones], _soyez sage_. Les Latins ont eu leur _Ave_, qui est un souhait de bon-heur: quelquefois aussi _Salve_, qui est un desir de santé à celui qu'on salue: & ne sçay à quel propos on nous a fourré ce mot parmi noz prieres. Les Hebrieux avoient le Verbe [Hebreu: _Shchlam_], que est un mot de paix & de salût. Suivant quoy nôtre Sauveur commanda à ses Apôtres de saluer les maisons où ils entreroient, c'est à dire (selon l'interpretation de la version ordinaire) de leur annoncer la pais: laquelle salutation de paix étoit dés les premier siecles parmi le peuple de Dieu. Car il est écrit que Jetro beau-pere de Moyse venant se conjouir avec lui des graces que Dieu lui avoit fait & à son peuple par la delivrance du païs d'Ægypte, _Moyse sortit au-devant de son Beau-pere, & s'étant prosterné, le baisa: & se saluerent l'un l'autre en paroles de paix_. Nous autres disons _Dieu vous garde, Dieu vous doint le bon-jour_. Item _Le bon soir_. Toutefois il y en a plusieurs qui ignoramment disent, _Je vous donne le bon jour, le bon soir_: Façon de parler que seroit mieux seante par desir & priere à Dieu que cela soit. Les Anges ont quelquefois salué les hommes, comme celui qui dit à Gedeon: _Tres-fort & vaillant homme, le Seigneur est avec toy_, & celui qui dit à la Vierge mere de nôtre Sauveur: _Bien te soit pleine de grace, le Seigneur est avec toy_. Mais Dieu ne salue personne, car c'est à lui à donner le salut, non point à le souhaiter par priere. Les Payens avoient encore une civilité de saluer ceux qui éternuoient, laquelle nous avons retenue d'eux. _Et l'Empereur Tibere homme le plus triste du monde_ (ce dit Pline) _vouloit qu'on le saluât en éternuant, encores qu'il fût en coche, & c. Toutes ces ceremonies & institutions_ (dit le méme) _sont venues de l'opinion de ceux qui estiment les Dieux assister à nos affaires_. De ces paroles se peut aisément conjecturer que les salutations des Payens étoient prieres & voeux de santé, ou autre bon-heur, qu'ilz faisoient aux Dieux. Et comme ilz faisoient telles choses aux rencontres, aussi avoient-ilz le mot _Vale_ (portez-vous bien: soyez sain) à la departie: mémes aux lettres missives, léquelles aussi ilz commençoient par ces mots: _Si vous vous portez bien, cela va bien: je me porte bien_. Mais Seneque dit que cette bonne coutume faillit de son temps: comme entre nous, c'est aujourd'hui écrire en villageois de mettre au bout d'une lettre missive, _Je prie Dieu qu'il vous tienne en santé_: qui étoit une façon sainte & Chrétienne par le passé. Au lieu de ce _Vale_, qui se trouve souvent en l'Ecriture sainte, nos disons en nôtre langage, _A Dieu_, desirans non seulement santé à nôtre ami, mais aussi que Dieu soit sa garde. Les Chinois (qui sur tous les peuples du monde sont ceremonieux) n'ont aucun mot significatif en leurs salutations, disans seulement _Zin, Zin_, à la rencontre, qui ne signifie rien: ains est un mot de civilité. Et comme la robbe longue à larges manches, est leur vétement ordinaire; ayans les bras croisés dans icelles, ilz les haussent & baissent seulement, en disant leur _Zin, zin_, sans accollade ny baiser, ou inclination des piés. Or noz Sauvages n'ont aucune salutation pour la departie, sinon l'Adieu qu'ils ont apris de nous. Moins encore ont-ils l'usage du baiser soit en l'action de l'amour, soit à l'arrivée, ou au partir de quelque lieu, soit à rendre honneur par l'inferieur au superieur, comme c'étoit la coutume és siecles plus vieux, ainsi que nous le voyons en l'histoire de la Genese, où le Roy Pharaon dit à Joseph: _Tu seras sur ma maison, & tout mon peuple te baisera la bouche_. Et au Psalme deuxiéme: _Baisez le Fils de peur qu'il ne se courrouce, &c_. qui est une façon d'homage gardée méme envers noz Rois, comme a observé le sieur du Tillet en son Recueil des maisons de France. Le mesme se remarque en l'histoire de la passion où le traitre Judas baisa son maistre nôtre Sauveur en signe d'honneur. Ce qui a esté suivi envers plusieurs Empereurs Romains, comme on peut voir és Memoires de Capitolin, Ammian Marcelin, & au Panegyrie de Trajan, où est remarqué que Maximin le jeune étoit superbe és salutations, donnant les mains à baiser, & permettant qu'on lui baisat les genoux, voire les piés. Ce que Maximin l'ainé n'avoit oncques voulu souffrir, disant: _Ja les Dieux ne permettent qu'aucun homme de franche condition ne baise les piés_. Car il n'y avoit que les esclaves qui fissent cette submission. Et à ce propos Sallian Evéque de Marseille écrivant à Hypatius: _Si tu ne peux_ (dit il) _à-cause de ton absence baiser des lévres les piés de tes pere & mere, baise-les au moins par desir & prieres comme esclave: baise-leur les mains comme nourrissonne: baise-leur la bouche comme fille_. Tertullian grand censeur des abus met entre les actes d'idolatrie beaucoup de choses moindres que tels baise-piés, disant que _c'est idolatrie tout ce qui s'éleve outre la mesure de l'honneur humain à la ressemblance de la hautesse divine. Car certes_ (adjoute-il) _l'inclination de la teste n'est point deue à la chair, ni au sang, mais à Dieu seul_. Plusieurs Princes d'aujourd'hui se font servir à genoux. Mais le grand Seigneur Empereur des Turcs ne souffre point d'agenouillemens devant soy, disant qu'il faut laisser ce devoir à Dieu, auquel on ne peut rendre davantage: ains se contente d'une humble submission de téte, la main la poitrine. Ce qui étoit l'adoration de laquelle est parlé en la version vulgaire de la bible, quant on faisoit la reverence au Roy, ou le Roy la faisoit è autrui: ainsi qu'il est escrit de Salomon qu'il adora sa mere Bersabée. Mais je laisse ceci pour revenir à noz baisers salutatoires, déquels les Payens anciens usoient aussi bien à la departie, comme à l'arrivée, ainsi que nous pouvons recuillir de Suetone en la vie de Neron, là où il dit que _ni arrivant, ni s'en allant, il ne daigna oncq donner un baiser à aucun_. C'a eté aussi une coutume fort ancienne & authorisée par la Nature de se baiser entre les amourettes, dequoy méme font mention les loix Imperiales. Mais noz Sauvages étoient, je pense brutaux avant la venue des François en leur contrées: car ilz n'avoient l'usage de ce doux mile que succent les amans sur les levres de leurs maistresses, quant ilz se mettent à colombiner & preparer la Nature à rendre les offrandes de l'amour sur l'autel de Cyris. Neantmoins s'il faut conclurre ce discours par son commencement, ilz sont louables en l'obeissance qu'ilz rendent aux peres & aux meres, aux commandemens déquels ils obeissent, les nourrissent en leur vieillesse, & les defendent contre leurs ennemis. Et ici (chose malheureuse) on voit souvent des procés des enfans contre les peres: on voit des livres publiez. _De la puissance paternelle_, sur ce que les enfans se derobent de leur obeissance. Acte indigne d'enfans Chrétiens, auquels on peut approprier le propos de _Turnus Herdonius_ recité en Tite Live, disant que _nulle plus brieve conoissance de cause & expedition ne peut étre que celle d'entre le pere & le fils, dont les differens se peuvent vuider à peu de paroles. S'il n'obeit à son pere, sans aucune doute malheur lui aviendra_. Et la parole de Dieu qui foudroye, dit: _Maudit celui qui n'honore son pere & sa mere, & tout le peuple dira, Amen._ CHAP. XIX _Des Vertus & Vices des Sauvages._ LA Vertu, comme la Sagesse, ne laisse pas de loger sous un vil habit. Les nations Septentrionales ont eté les dernieres civilisées. & neantmoins avant cette civilité elles ont fait de grandes choses. Noz Sauvages, quoy que nuds, ne laissent d'avoir les Vertus qui se trouvent és hommes civilisés. Car _Un chacun_ (dit Aristote) _dés sa naissance ha en soy les principes & semences des vertus_. Prenant donc les quatre Vertus per leurs chefs, nous trouverons qu'ils en participent beaucoup. Car premierement pour ce qui est de la Force & du Courage, ils en ont autant que pas une nation des Sauvages (je parle de noz Souriquois, & leurs alliez) de maniere que dix d'entre eux se hazarderont toujours contre vint Armouchiquois: non qu'ilz soient du tout sans crainte (chose que le sus-allegué Aristote en ses Ethiques reproche aux anciens Celtes-Gaullois, qui ne craignoient rien, ny les mouvemens de la terre, ni les tempétes de la mer, disant que cela est le propre d'un étourdi) mais avec le courage qu'ils ont, ils estiment que la prudence leur donne beaucoup d'avantage. Ilz craignent donc: mais c'est ce que tous les hommes sages craignent, qui est la mort, laquelle est terrible & redoutable, comme celle qui raffle tout où elle passe. Ilz craignent le deshonneur, & le reproche, mais cette crainte est cousine germaine de la Vertu. Ilz sont excités à bien faire par l'honneur, d'autant que celui entre eux est toujours honoré, & s'acquert du renom, qui a fait quelque bel exploit. Ayans ces choses à eux propres, ilz sont en la Mediocrité, qui est le siege de la Vertu. Un point rend en eux cette Vertu de Force & Courage, imparfaite; qu'ils sont trop vindicatifs, & en cela mettent leur souverain contentement, ce qui degenere à la brutalité. Mais ilz ne sont seuls: car toutes ces nations tant qu'elles se peuvent étendre d'un pole à l'autre, sont frappées de ce coin. La seule religion Chrétienne les peut faire venir à la raison, comme elle fait aucunement entre nous (je dy aucunement, pour ce que nous avons des hommes fort imparfaits aussi bien que les Sauvages) & en la Chrétienté est ce bien que deux Roys se guerroyans, il y a un Pere commun, qui (quasi semblable en ce regard aux anciens Fecialiens de Rome) met la paix entre eux, & compose le different, s'il y a moyen, ne permettant qu'on en vienne aux mains, sinon quand tout est desesperé: Celui que je veux dire est le grand Evéque de Rome dispensateur des secrets de Dieu, lequel en noz jours nous a procuré le benefice de la paix de laquelle heureusement nous jouissons, traitée à Vervin lieu de ma naissance, où je fis (aprés icelle conclue & arretée) deux actions de graces en forme de Panegyrique à Monseigneur le Legat Alexandre de Mecicis Cardinal de Florence, depuis Pape Leon XI, imprimées à Paris. La temperence est une autre vertue consistant en la Mediocrité és choses qui concernent la volupté du corps: car pour ce qui regarde l'esprit celuy n'est point appellé temperant ou intemperent, qui est poussé d'ambition, ou de desir d'apprendre, ou qui passe les journées à baguenauder. Et pour ce qui est du corporel la temperance, ou intemperance, ne vient point è toutes choses qui pourroient étre sujettes à noz sens, si ce n'est par accident: comme à une couleur, à un pourtrait, item à des fleurs & bonnes odeurs: item à des chansons & auditions de harangues, ou comedies: mais bien à ce qui est sujet à l'attouchement, & à ce que l'odorat recherche par des artifices, comme au boire & manger, aux parfums, à l'acte Venerien, au jeu de paume, à la lucte, à la course, & semblables. Or toutes ces choses dependent de la volonté. Ce qu'étant, c'est à faire à l'homme à sçavoir commander à son appetit. Noz Sauvages n'ont point toutes les qualitez requises à la perfection de cette Vertu. Car pour les viandes il faut confesser leur intemperance quand ils ont dequoy, & mangent perpetuellement jusques à se lever la nuit pour faire Tabagie. Mais attendu que pardeça plusieurs sont autant vicieux qu'eux, je ne leur veux point étre rigoureux censeur. Quant aux autres actions il n'y a rien plus à reprendre en eux qu'en nous: voire je diray que moins, en ce qui est de l'acte Venerien, auquel ilz sont peu addonnez: sans toutefois comprendre ceux de la Floride & païs chauds, déquels nous avons parlé ci-dessus. La liberalité est une vertu autant louable comme l'Avarice & la Prodigalité ses collateraux sont blamables. Elle consiste à donner & recevoir, mais plutot à donner en temps & lieu, & par occasion, sans excés. Cette vertu est propre & bien-seante aux grans, qui sont comme dispensateurs des biens de la terre, que Dieu a mis entre leurs mains pour en user liberalement, c'est à dire en élargir à celui qui n'en a point: ne point étre excessif en dépense non necessaire, ny trop retenu là où il faut montrer de la magnificence. Nos sauvages sont louables en l'exercice de cette Vertu, selon leur pauvreté. Car comme nous avons quelquefois dit, quand ilz se visitent les uns les autres ilz se font des presens mutuels. Et quand il arrive vers eux quelque _Sagamos_ François ilz luy font de méme, jettans à ses piez quelque pacquet de Castors, ou autre pelleterie, qui sont toutes leurs richesses. Et firent ainsi au sieur de Poutrincourt mais il ne les print point à son usage, ains les mit en magazin du sieur de Monts, pour ne contrevenir au privilege à luy donné. Cette façon de faire dédits Sauvages ne provient que d'une ame liberale, & qui a quelque chose de bon. Et quoy qu'ilz soyent bien aises quand on leur rend la pareille, si est-ce qu'ilz commencent la chance, & se mettent en hazard de perdre leur marchandise. Et puis, qui est-ce d'entre nous qui fait plus qu'eux, c'est à dire, qui donne si ce n'est en intention de recevoir: Le Poëte dit: _Nemo suas gratis perdere vellet opes._ Il n'y a personne qui donne à perte. Si un grand donne à un petit, c'est pour en tirer du service. Méme ce qui se donne aux pauvres, c'est pour recevoir le centuple, selon la promesse de l'Evangile. Et pour montrer la galantise de nosdits Sauvages, ilz ne marchandent point volontiers, & se contentent de ce qu'on leur baille honnetement, meprisans & blamans les façons de faire de noz mercadens qui barguignent une heure pour marchander une peau de Castor: comme je vi étant à la riviere Saint-Jehan, dont j'ay parlé ci-dessus, qu'ils appelloient Chevalier jeune Marchant de Saint-Malo, _Mercateria_, qui est mot d'injure entre eux emprunté des Basques, signifiant comme un racque-de-naze. Bref ilz n'ont rien que d'honnéte & liberal en matiere de permutation. Et voyans les façons de faire sordides de quelques uns des nôtres, ilz demandoient quelque fois qu'est-ce qu'ilz venoient chercher en leur païs, disans qu'ils ne vont point au nôtre: & que puis que nous sommes plus riches qu'eux nous leur devrions bailler liberalement ce que nous avons. De cette vertu nait en eux une Magnificence, laquelle ne peut paroitre, & demeure cachée, mais ilz ne laissent d'en étre éguillonnez, faisant tout ce qu'ilz peuvent pour recevoir leurs amis quand ilz les viennent voir. Et vouloit bien _Membertou_ qu'on luy fit l'honneur de tirer nôtre canon quand il arrivoit, pource qu'il voyoit qu'on faisoit cela aux Capitaines François en tel cas, disant que cela luy étoit deu puis qu'il étoit _Sagamos_. Et quand ses confreres le venoient voir il n'étoit pas honteux de venir demander du vin pour leur faire bonne chere, & montrer qu'il avoit du credit. Ici se peut rapporter l'Hospitalité, de laquelle toutefois ayant parlé ci-dessus, je renvoyeray le Lecteur au chapitre de la Tabagie, où je leur donne la louange Gaulloise &Françoise en ce regard. Vray est qu'en quelques endroits y en a qui sont amis du temps, prennent leur avantage en la necessité, comme a eté remarqué au voyage de Laudonniere. Mais en cela nous ne les sçaurions accuser que nous ne nous accusions aussi, qui faisons de méme. Une chose diray-je qui regarde la pieté paternelle, que les enfans ne sont point si maudits que de mepriser leurs pere & mere en la vieillesse, ains leur pourvoient de chasse, comme les cigognes font envers ceux qui les ont engendré. Chose qui est à la honte de beaucoup de Chrétiens, qui se fachans de la trop longue vie de leurs peres & meres, bien souvent les font depouiller devant qu'aller coucher, & les laissent nuds. Ils ont aussi la Mansuetude & Clemence en la victoire envers les femmes & petits enfans de leurs ennemis, auquel ilz sauvent la vie, mais Ilz demeurent leurs prisonniers pour les servir, selon le droit ancien de servitude introduit par toutes les nations du monde de deça, contre la liberté naturelle. Mais quant aux hommes de defense ilz ne pardonnent point, ains en tuent tant qu'ils peuvent attraper. Pour ce qui est de la justice ilz n'ont aucune loy divine, ni humaine, sinon celle que la Nature leur enseigne, qu'il ne faut point offenser autrui. Aussi n'ont-ilz gueres de quereles. Et si telle chose arrive, le _Sagamos_ fait le Hola, & fait raison à celui qui est offensé, baillant quelques coups de baton au seditieux, ou le condamnant à faire des presens à l'autre pour l'appaiser: qui est une petite forme de seigneurie: en ces jouissans de felicité du premier âge lors que la belle Astrée vivoit parmi les hommes. Il n'y a ny procés, ni auditoires entre eux, ainsi que Pline dit des insulaires de la Taprobane, en quoy il les repute particulierement heureux de n'étre tourmentez de cette gratelle qui mange aujourd'hui nôtre France, & consomme les meilleures familles. Je dis aujourd'hui: car souz les deux premieres familles de noz Roys, & long temps souz la troisiéme, nous ne sçavions que c'étoit des formalitez de procés, mais depuis que la Cour de Rome est venue en Avignon nous les avons si bien apprises, que nous y sommes passez maitres. Noz Sauvages donc n'ont un petit avantage d'étre exempts de cette vermine. Que si c'est un de leurs prisonniers qui a delinqué, il est en danger de passer le pas. Car quand il sera tué personne ne vengera sa mort. C'est la méme consideration du monde de deça. On fait peu d'état de la vie & de l'honneur d'un homme qui n'a point de support. Et quant à ceux qui sont de condition tant soit peu relevée, il est impossible en France qu'ilz puissent éviter les procés: car (dit le Proverbe) qui terre a guerre a. Et me souvient en ce lieu d'un propos fort notable & veritable que me disoit autrefois Maitre Claude Picquaut Procureur au Parlement de Paris, qu'en France il faut étre ou marteau, ou enclume: il faut ou tourmenter autrui ou étre tourmenté. Retournons à noz Sauvages. Un jour il y eut une prisonniere Armouchiquoise, qui avoit fait evader un prisonnier de son païs, & afin de passer chemin elle avoit derobé en la cabanne de _Membertou_ un fuzil (car sans cela ilz ne font rien) & une hache. Ce que venu è la cognoissance des Sauvages, ilz n'en voulurent point faire la justice prés de nous, mais s'en allerent cabanner à quatre ou cinq lieuës loin du Port-Royal, où elle fut tuée. Et pour-ce que c'étoit une femme, les femmes & filles de noz Sauvages en firent l'execution. _Kinibech'-coech'_ jeune fille de dix huit ans bien potelée, & belle, lui bailla le premier coup à la gorge, qui fut d'un couteau: Une autre fille de méme âge d'assez bonne grace, dite _Metembroech_, continue. Et la fille de _Membertou_, que nous appellions _Membertou-ech'-coech'_, acheva. Nous leur fimes une âpre reprimende de cette cruauté, dont elles étoient tout honteuses, & n'osoient plus se montrer. Voila leur forme de Justice. Une autre fois un prisonnier & une prisonniere s'en allerent tout-à-fait sans fuzil, ni aucune provision de viandes. Ce qui étoit de difficile execution, pour la longueur du chemin, qui étoit de plus de cent lieuës par terre, pour ce qu'il leur convenoit aller en cachette & se garder de la rencontre de quelques Sauvages. Neantmoins ces pauvres creatures depouillerent quelques arbres & firent un petit batteau d'écorce, dans lequel ilz traverserent la Baye Françoise, qui est large de dix ou douze lieuës, & gaignerent l'autre terre opposite au Port-Royal, d'où ilz se sauverent en leur païs des Armouchiquois. J'ai dit en quelque endroit qu'ilz ne sont laborieux qu'au fait de la Chasse, & de la Pecherie, aymans aussi le travail de la Mer: paresseux à tout autre exercice de peine, comme au labourage, & à noz metiers mechaniques: méme à moudre du blé pour leur usage. Car quelquefois ilz le feront plustot bouillir en grains, que de le moudre à force de bras. Neantmoins si ne feront-ilz pas inutils: car il y aura moyen de les occuper à ce à quoy leur nature se porte, sans la forcer: comme faisoient jadis les Lacedemoniens à la jeunesse de leur Republique. Quant aux enfans n'ayans point encore pris de pli, il sera plus aisé de les arréter à la maison & les occuper à ce qu'on voudra. Quoy que ce soit la Chasse n'est pas mauvaise, ni la Pecherie. Voyons donc de quelle façon ilz s'y comportent. CHAP. XX _La Chasse._ DIEU avant le peché avoit donné pour nourriture à l'homme toute herbe de la terre portant semence, & tout arbre ayant en soy fruit d'arbre portant semence: sans qu'il soit parlé de repandre le sang des bétes: &neantmoins aprés le bannissement du jardin de plaisir, le travail ordonné pour la peine dudit peché requit une plus forte nourriture & plus substanciele que la precedente. Ainsi l'homme plein de charnalité s'accoutuma à la nourriture de la chair, & apprivoisa des bestiaux en quantité pour lui servir à cet effect: quoy que quelques uns ayent voulu dire qu'avant le Deluge ne s'estoit point mangé de chair: car en vain Abel eût-il eté pasteur, & Jabal pere des pasteurs. Mais aprés le Deluge l'alliance de Dieu se renouant avec l'homme: _La crainte & frayeur de vous_ (dit le Seigneur) _soit sur toute béte de la terre & sur tous oyseaux des cieux, avec tout ce qui se meut sur la terre, & tous les poissons de la mer: ilz vous sont baillés entre voz mains. Tout ce qui se meut ayant vie vous sera pour viande_, sur ce privilege voici le droit de la Chasse formé: droit le plus noble de tous les droits qui soyent en l'usage de l'homme, puis que Dieu en est l'autheur. Et pour cette cause ne se faut émerveiller si les Roys & leur Noblesse se le sont reservé par une raison bien concluante, que s'ils commandent aux hommes, à trop meilleure raison peuvent-ilz commander aux bétes. Et s'ils ont l'administration de la justice pour juger les mal-faiteurs, domter les rebelles, & amener à la societé humaine les hommes farouches & sauvages: A beaucoup meilleure raison l'auront-ils pour faire le méme envers les animaux de l'air, des champs, & des campagnes. Quant à ceux de la mer nous en parlerons en autre lieu. Et puis que les Rois ont eté du commencement eleuz par les peuples pour les garder & defendre de leurs ennemis tandis qu'ilz sont aux manoeuvres, & faire la guerre entant que besoin est pour la reparation de l'injure & repetition de ce qui a eté usurpé, ou ravi: il est bien-seant & raisonnable que tant eux que la Noblesse qui les assiste & sert en ces choses, ayent l'exercice de la Chasse, qui est une image de la guerre, afin de se degourdir l'esprit, & étre toujours à l'erte prét à monter à cheval, aller au-devant de l'ennemi, lui faire des embuches, l'assaillir, lui donner la chasse, lui marcher sur le ventre. Il y a un autre premier but de la Chasse, d'est la nourriture de l'homme, à quoy elle est destinée, comme se reconoit par le passage de l'Ecriture allegué ci-dessus: voire di-je tellement destinée qu'en la langue sainte ce n'est qu'un méme mot [Hébreu: _Tsajid_], pour signifier Chasse (ou Venaison) & viande: comme entre cent passages cetui-ci du Psalme CXXXII, là où nôtre Dieu ayant eleu Sion pour son habitation & repos perpetuel, il lui promet qu'il benira abondamment ses vivres, & rassasiera de pain les souffreteux. Auquel passage saint Hierome dit _Venaison_ que les autres translateurs appellent _Vivres_, mieux à propos que _Vesve_ en la version commune, _Viduam eius benedicens benedicam_, & qui est un erreur des écrivains, léquels ont mis [Grec: tên chêran autês], au lieu de [Grec: Gêran]. La Chasse ayant eté octroyée à l'homme par un privilege celeste, les Sauvages par toutes les Indes Occidentales s'y exercent sans distinction de personne, n'ayans aussi ce bel ordre établi pardeça, par lequel les uns sont nais pour le gouvernement du peuple & la defense du païs, les autres pour l'exercice des arts & la culture de la terre, de maniere que par cette belle oeconomie chacun vit en asseurance. Cette Chasse se fait entr'eux principalement l'Hiver. Car tout le Printemps & l'Eté & partie de l'Automne ayans du poisson abondamment pour eux & leurs amis, sans se donner de la peine, ilz ne cherchent gueres autre nourriture. Mais sur l'hiver lors que le poisson se retire sentant le froid, ilz quittent les rives de mer, & se cabannent dans les bois là où ilz sçavent qu'il y a de la proye: ce qui se fait jusques aux lieux qui avoisinent le Tropique de Cancer. Es païs où il y a des Castors, comme par toute la grande riviere de Canada, & sur les côtes de l'Ocean jusques au païs des Armouchiquois, ils hivernent sur les rives des lacs, pour la capture dédits castors, dont nous parlerons à son tour: mais premierement parlons de l'Ellan lequel ils appellent _Aptaptou_, & noz Basques _Orignac_. C'est un animal le plus haut qui soit aprés le Dromadaire & le Chameau, car il est plus haut que le cheval. Il a le poil ordinairement grison, & quelquefois fauve, long quasi comme les doigts de la main. Sa téte est fort longue & a un fort long ordre de dents qui paroissent doubles pour recompenser le defaut de la machoire superieure, qui n'en a point. Il porte son bois double comme le Cerf, mais large comme une planche, & long de trois piedz, garni de cornichons d'un côté, & au dessus. Le pied en est fourchu comme du Cerf, mais beaucoup plus plantureux. La chair en est courte & fort delicate. Il pait aux prairies, & vit aussi des tendres pointes des arbres. C'est la plus abondante chasse qu'ayent noz Sauvages aprés le poisson. Disons donc que le meilleur temps & plus commode pour lédits Sauvages à toute chasse terrestre est la plus vieille saison, lors que les foréts sont chenues, & les neges hautes, & principalement si sur ces neges vient une forte gelée qui les endurcisse. Lors bien revétus d'un manteau fourré de Castors, & de manches aux bras attachés ensemble avec une courroye: item de bas de chausses de cuir d'ellan semblable au buffle (qu'ils attachent à la ceinture) & de souliers aux piés du méme cuir, faits bien proprement, ilz s'en vont l'arc au poin, & le carquois sur le dos la part que leur _Autmoin_ leur aura indiqué (car nous avons dit ci-dessus qu'ilz consultent l'Oracle lors qu'ils ont faim) ou ailleurs oz ilz penseront ne devoir perdre temps. Ils ont des Chiens préque semblables à des renars en forme & grandeur, & de tous poils, qui les suivent, & nonobstant qu'ilz ne jappent point, toutefois ilz sçavent fort bien découvrir le gite de la béte qu'ilz cherchent, laquelle trouvée, ilz la poursuivent courageusement, & ne l'abandonnent jamais qu'ilz ne l'ayent terrassée. Et pour plus commodement la poursuivre, ils attachent au dessouz des piez des Raquettes trois fois aussi grandes que les nôtres, moyennant quoy ilz courent legerement sur cette nege dure sans enfoncer. Que si elle n'est assez ferme ilz ne laissent de chasser, & poursuivre trois jours durant si besoin est. En fin l'ayans navrée è mort ilz la font tant harceler par leurs chiens, qu'il faut qu'elle tombe. Lors ilz luy ouvrent le ventre, baillent la curée ausdits chiens, & en prennent leur part. Ne faut penser qu'ilz mangent la chair crue: comme quelques-uns s'imaginent, méme Jacques Quartier l'a écrit: car ilz portent toujours allans par les bois un fuzil au-devant d'eux pour faire du feu quand la Chasse est faite, où la nuit les contraint de s'arréter. Nous allames une fois à la depouille d'un Ellan demeuré mort sur le bord d'un grand ruisseau environ deux lieuës & demie dans les terres: là où nous passames la nuit, ayans oté les neges pour nous cabanner. Nous y fimes la Tabagie fort voluptueuse avec cette venaison si tendre que'il ne se peut rien dire de plus: & aprés le roti nous eumes du bouilli & du potage abondamment appreté en un instant par un Sauvage qui façonna avec sa hache un bac, ou auge, d'un tronc d'arbres, dans quoy il fit bouillir sa chair. Chose que j'ay admirée, & l'ayant proposée à plusieurs qui pensent avoir bon esprit, n'en ont sceu trouver l'invention, laquelle toutefois est sommaire, qui est de mettre des pierres rougies au feu dans ledit bac, & les renouveler jusques à ce que la viande soit cuite. Ce que Joseph Acosta recite que les Sauvages du Perou font aussi. On trouve cela aisé apres que l'invention en est donnée, ainsi que de faire tenir un oeuf debout en luy cassant le cul. Mais de premiere entrée on s'y trouve empeché. Les Sauvages d'Ecosse font chose non moins étrange en leur Tabagies. Car quand ils ont tué un boeuf, ou un mouton, la peau toute freche leur sert de marmite, la remplissans d'eau, & y faisans cuire leur chair. Or pour revenir à noz gens, le chasseur étant retourné aux cabannes il dit aux femmes ce qu'il a exploité, & qu'en tel endroit qu'il leur nomme elles trouveront la venaison. C'est leur devoir d'aller depouiller l'Ellan, Caribou, Cerf, Ours, ou autre chasse, & de l'apporter à la maison. Lors ilz font Tabagie tant que la provision dure: & celui qui a chassé est cil qui en a le moins. Car c'est leur coutume qu'il faut qu'il serve les autres, & ne mange point de sa chasse. Tant que l'hiver dure ilz n'en manquent point: & y a tel Sauvage qui par une forte saison en a tué cinquante à sa part, à ce que j'ay quelquefois entendu. Quant à la chasse du Castor c'est aussi en Hiver qu'ilz la font principalement, pour double raison, dont nous en avons dit l'une ci-dessus, l'autre pource qu'aprés l'hiver le poil tombe à cet animal, & n'y a point de fourrure en Eté. Joint que quand en telle saison ilz voudroient chercher des Castors, la rencontre leur en seroit difficile, pour-ce qu'il est amphibie, c'est à dire terrestre & aquatique, & plus cetui-ci que cetui-là: & n'ayans point l'invention de le prendre dans l'eau, ilz seroient en danger de perdre leur peine. Toutefois si par hazard ils en rencontrent en temps d'eté, printemps, ou automne, ilz ne laissent d'en faire Tabagie. Voici donc comme ilz les pechent en temps d'hiver, & avec plus d'utilité. Le Castor est un animal à peu prés de la grosseur d'un mouton tondu, les jeunes sont moindres, la couleur de son poil est chataignées. Il a les pieds courts, ceux de devant faits à ongles, & ceux de derriere à nageoires comme les oyes; la queuë est comme écaillée, de la forme préque d'une Sole: toutefois l'ecaille ne se leve point. C'est le meilleur & le plus delicat de la béte. Quant à la téte elle est courte & préque ronde, ayant deux rangs de machoires aux côtez, & au devant quatre grandes dents trenchantes l'une auprés de l'autre, deux en haut & deux en bas. De ces dents il coupe de petits arbres, & des perches en plusieurs pieces dont il batit sa maison. Chose admirable &incroyable que je vay dire. Cest animal se loge sur les bords des lacs, & là il fait premierement son lit avec de la paille, ou autre chose propre à coucher, tant pour lui que pour sa femelle: dresse une voute avec son bois coupé & preparé, laquelle il couvre de gazon de terre en telle sorte qu'il n'y entre nul vent, d'autant que tout est couvert & fermé, sinon un trou qui conduit dessous l'eau, & par là se va pourmener où il veut. Et d'autant que les eaux des lacs se haussent quelquefois, il fait une chambre au dessus du bas manoir pour s'y retirer le cas d'inondation avenant: de sorte qu'il y a telle cabanne de Castor qui a plus de huit piez de hauteur toute faite de bois dressé en pyramide, & maconné avec de la terre. Au surplus on tient qu'étant amphibie, comme dit est, il faut qu'il ressente toujours l'eau, & que sa queuë y trempe: occasion qu'ils se loge si prés du lac. Mais avisé qu'il est, il ne se contente point de ce que nous avons dit, ains ha d'abondant une sortie en une autre part hors le lac, sans cabane, par où il va à terre, & trompe le chasseur. Mais noz Sauvages bien avertis de cela, y donnent ordre, & occupent ce passage. Voulans donc prendre le Castor, ilz percent la glace du lac gelé à l'endroit de sa cabanne, puis l'un d'eux Sauvages met le bras dans le trou attendant la venue dudit castor, tandis qu'un autre va par-dessus cette glace frappant avec un baton sur icelle pour l'étonner, faire retourner à son gite. Lors il faut étre habile à le prendre au colet, car si on le happe en part où il puisse mordre ils fera une mauvaise blessure. La chair en est tres bonne quasi comme du mouton. Et comme toute nation ordinairement ha je ne sçay quoy de particulier qu'elle produit, lequel n'est point si commun aux autres. Ainsi anciennement le Royaume de Pont avoit la vogue pour le rapport des Castors, comme je l'apprens de Virgile, où il dit. _.....Virosque Pontus Castorea._ Et aprés lui de Sidoine de Polignac Evéque d'auvergne en ces vers: _...Fert Indus ebur Chaldæus amomum,_ _Assyrius gemmas, Ser vellera, thura Sabæus,_ _Attu mel, Phoenix palmas, Lacedemon olivum,_ _Argos equos, Epirus equas, pecuaria Gallus,_ _Arma Calybs, frumenta Libes, Campanus Iacchum,_ _Auram lydus, Arabs guttam, Panchaia myrrham._ _Castorea, blattam Tyrus, aera Corinthus, &c._ Mais aujourd'huy la terre de _Canada_ emporte le pris pour ce regard, encores qu'il en vienne quelques uns de Moscovie, mais ilz ne sont pas si bons que les nôtres. Noz Sauvages nous ont aussi plusieurs fois fait manger de la chasse d'Ours qui étoit fort bonne & tendre, & semblable à la chair de boeuf: Item des Leopars ressemblans assez le Chat-sauvage; & d'un animal qu'ils appellent _Nibachés_, lequel ha les pattes à peu prés comme le Singe, au moyen dequoy il grimpe aisément sur les arbres, méme y fait ses petits. Il est d'un poil grisatre, & la téte comme de Renart. Mais il est si grans que C'EST CHOSE INCROYABLE. Ayant dit la principale chasse, je ne veux m'arréter à parler des Loups (car ils en ont, & toutefois n'en mangent point) ni des Loups Cerviers, Loutres, Lapins, & autres que j'ay enfilé en mon Adieu à la Nouvelle-France, où je renvoye le Lecteur, & au recit du Capitaine Jacques Quartier ci-dessus. Il est toutefois bon de dire ici que nôtre bestial de France profite fort bien par-dela. Nous avions des Pourceaux qui y ont fort multiplié. Et quoy qu'ils eussent une étable, toutefois ilz couchoient dehors, méme parme la nege & durant la gelée. Nous n'avions qu'un Mouton, lequel se portoit le mieux du monde, encores qu'il ne fût poins reclus durant la nuit, ains au milieu de nôtre cour en temps d'hiver. Le Sieur de Poutrincourt le fit tondre deux fois, & a eté estimée en France la laine de la seconde année deux fois davantage pour livre que celle de la premiere. Nous n'avions point d'autres animaux domestics, sinon des Poules, & Pigeons, qui ne manquoient à rendre le tribut accoutumé, & prolifier abondamment. Ledit Sieur de Poutrincourt print au sortir de la coquille des petites Outardes, qu'il eleva fort bien & les bailla au Roy à son retour. Quand le païs sera une fois peuplé de ces animaux & autres, il y en aura tant qu'on n'en sçaura que faire, tout de méme qu'au Perou, là où y a aujourd'hui & dés long temps telle quantité de boeufs, vaches pourceaux, chevaux, & chiens, qu'ilz n'ont plus de maitres, ains appartiennent au premier qui les tue. Etans tuez on enleve les cuirs pour trafiquer, & laisse-on là les charognes: ce que j'ay plusieurs fois ouï de ceux qui y ont eté, outre le témoignage de Joseph Acosta. Je ne veux accomparager la chassee aux Rats à la chasse noble & courageuse: mais il n'y a point danger de dire que nous en avions bonne provision, auquels nous avons fait bonne guerre. Les Sauvages ne conoissoient point ces animaux auparavant nôtre venue. Mais ils en ont eté importunez de notre temps, par-ce que de notre Fort ils alloient jusques à leurs cabannes, à plus de quatre cens pas, manger ou succer leurs huiles de poisson. Venant au païs des Armouchiquois & allant plus avant vers la Virginie & la Floride, ilz n'ont plus d'ellans, ni de Castors, ains seulement des Cerfs, Biches, Chevereuls, Daims, Ours, Leopars, Loup-cerviers, Onces, Loups, Chats sauvages, Liévres, & Connils, des peaux déquels ilz se couvrent le corps. Mais comme la chasse Mais comme la chaleur y est plus grande qu'és païs Septentrionaux, aussi ne se servent-ilz point de fourures, ains arrachent le poil de leurs peaux, & bien souvent pour tout vétement n'ont qu'un brayet, ou un petit quarreau de leurs nattes qu'ilz mettent sur eux du côté que vient le vent. En la Floride ils ont encore des Crocodils qui les assaillent souvent en nageant. Ils en tuent quelquefois & les mangent. La chair en est belle & blanche, mais elle sent le musc. Ils ont aussi une certaine espece de Lions qui ne different guere de ceux d'Afrique, mais ne sont si dangereux. Quant aux Bresiliens ilz sont tant eloignés de la Nouvelle-France qu'étans comme en un autre monde, leurs animaux sont tout divers de ceux que nous venons de nommer, comme le _Tapitoussou_, lequel si on desire voir, il faut imaginer un animal demi âne & demi vache, fors que sa queuë est fort courte. Il a le poil rougeatre, point de cornes, aureilles pendantes, & le pied d'âne. La chair en est comme de boeuf. Ils ont une certaine sorte de petitz Cerfs & Biches qu'ils appellent _Seou-assous_, à poil long comme les chevres. Mais ilz sont persecutes d'une male-bete, qu'ils appellent _Ianou-aré_ préque aussi haute & legere qu'un levrier, ressemblante assés à l'Once. Elle est cruelle, & ne leur pardonne point si elle les peut attraper. Ils en prennent quelquefois en des chausse-trappes, & les font mourir à longs tourmens. Quant à leurs Crocodiles ilz ne sont point dangereux. Leurs sangliers sont fort maigres & decharnez, & ont un groignement ou cri effroyable. Mais il y a en eux une difformité étrange, c'est qu'ils ont un trou au-dessus du dos par où ilz soufflent & respirent. Ces trois sont les plus grans animaux du Bresil. Quant aux petits ils en ont de sept ou huit sortes, de la chasse déquels ilz vivent, ensemble de chair humaine: & sont meilleurs menagers que les nôtres. Car on ne les sçauroit trouver au depourveu, ains ont toujours sur le _Boucan_ (d'est une grille de bois assez haute, batie sur quatre fourches) quelque venaison, ou poisson, ou chair d'homme: & de cela vivent joyeusement & sans souci. Mais comme nous recitons le bien, & les commoditez d'un païs, aussi en faut-il rapporter les incommoditez, afin que chacun se conseille avant qu'entreprendre le voyage. Il y a au Bresil certaine nature de vers qui s'engendrent dans la terre & s'attachent aux pieds des hommes, cherchans de là, les détrois des ongles & de la chair, & les jointures des piés & mains & autres parties, où ilz se logent volontiers, & causent une demangeaison violente. Les femmes prennent cet office de les denicher. Mais c'est un plaisir de les voir ôter cette vermine quand elle se place souz le prepuce, ou és parties secrettes d'entre elles. Ce qui est plus frequent aux nouveaux arrivés par-dela, qu'à ceux qui en on desja pris l'air, de la chair desquels ces insectes ne sont si frians. Ces années dernieres, le sieur de Razilli Gentil-homme Norman a voulu entreprendre ce faire une habitation en la riviere de Maragnon, qui ne lui a pas bien reussi, pour ne luy avoir eté tenue les promesses qui lui avoient eté faites. Là ils ont eté persecutés de semblable vermine (aucuns disent que ce sont des pulcerons qui tombent avec la pluye, ainsi que pardeça des grenouilles) & ne faut manquer de la nettoyer chaque jour, car autrement penetrant dans la chair il y faudroit appliquer le fer chaud. Là mesme y a des moucherons qui percent les muids e vin, de sorte qu'il faut tenir la boisson en des vases de terre. Le blé y est incontinent mangé de vermine: & y est la terre si sablonneuse qu'on y entre un pié avant à chaque pas. Il se peut faire que plus loin il y a de meilleur païs, mais les incommoditez des mouches de nôtre Nouvelle-France ne sont rien au pris de celles-là: où d'ailleurs les hommes sont plus humains & traitables, nullement anthropophages, ne vivans que de ce que Dieu adonné à l'homme, sans devorer leurs semblables. Aussi faut-il dire d'eux qu'ilz sont vrayement Nobles, n'ayans aucune action qui ne soit genereuse, soit que l'on considere la chasse, soit qu'on les employe à la Guerre, soit qu'on vueille éplucher leurs actions domestiques, équelles les femmes s'exercent à ce qui leur est propre, & les hommes à ce qui est des armes, & autres choses à eux convenables et elles que nous avons dites, ou dirons en son lieu. Mais ici on considerera que la plus grande part du monde a vecu ainsi du commencement, & peu à peu les hommes se sont civilisez lors qu'ilz se sont assemblés, & ont formé des republiques pour vivre souz certaines loix, regle & police. CHAP. XXI _La Fauconnerie._ PUIS que nous chassons en terre, ne nous en éloignons point, de peur que si nous nous mettons en mer nous ne perdions nos oiseaux: car le Sage dit _qu'en vain on tend les rets au-devant des animaux qui ont ailes_. Or donc si la chasse est une exercice noble, auquel méme se plaisent les Muses, à cause du silence & de la solitude, qui r'amenent de belles choses en la pensée: de sorte que _Diane_ (ce dit Pline) _ne court pas plus aux montagnes que fait Minerve_. Si, di-je, la Chasse est un exercice noble, la Fauconnerie l'est encore plus, d'autant qu'elle butte à un sujet plus relevé, qui participe du ciel, puis que les hôtes de l'air sont appellée en l'Ecriture sacrée _Volucres coeli_, les oiseaux du ciel. Aussi l'exercice d'icelle ne convient-il qu'aux Rois, & à la Noblesse, sur laquelle rayonne la splendeur d'iceux, comme la clarté du soleil sur les étoilles. Et noz Sauvages étans d'un coeur noble qui ne fait cas que de la Chasse et de la Guerre, peuvent bien certainement avoir droit de prise sur les oiseaux que leur terre leur fournit. Et quoy qu'avec beaucoup de difficultés ils en viennent à bout, pour n'avoir (comme nous) l'usage des arquebuses, si ont-ils assez souvent des oiseaux de proyes; Aigles, Faucons, Tiercelets, Eperviers, & autres que j'ay specifiez dans mon Adieu à la Nouvelle-France: mais ilz n'ont l'industrie de les dresser, comme fait la Noblesse Françoise: & par ainsi perdent beaucoup de bon gibier, n'ayans autre moyen de le pourchasser que l'arc & la fleche avec léquels instrumens ilz font comme ceux qui pardeça tirent le Geay à la mi-Quareme; ou bien se glissent au long des herbes, & vont attaquer les Outardes, ou Oyes sauvages qui paturent au Printemps & sur l'Eté par les prairies. Quelquefois aussi ilz se portent doucement & sans bruit dans leurs canots & vaisseaux legers faits d'écorces, jusques sur les rives où sont les Canars, ou autre gibier d'eau, & les enserrent. Mais la plus grande abondance qu'ils ont vient de certaines iles où il y en a telle quantité, sçavoir de Canars, Margaux, Roquettes, Outardes, Mauves, Cormorans, & autres, que c'est chose merveilleuse, voire à quelques-uns semblera du tout incroyable, ce qu'en recite le Capitaine Jacques Quartier ci-dessus. Lors que nous retournames en France, étans encore pardelà _Campseau_, nous passames par quelques unes, où en un quart d'heure nous en chargeames nôtre barque. Il ne falloit qu'assommer à cops de batons, sans s'arreter à recuillir jusques à tant qu'on fût las de frapper. Si quelqu'un demande pourquoy ilz ne s'envolent, il faut qu'il sache que ce sont oyseaux de deux, ou trois, & quatre mois seulement, qui ont eté là couvés au printemps, & n'ont pas encor les ailes assez grandes pour prendre la volée, quoy que bien corsus & en bon point. Quant à la demeure du Port Royal nous avions plusieurs de noz gens qui nous en pourvoyoient, & particulierement François Adarmin domestic du sieur de Monts, lequel je nomme ici, afin que de lui soit memoire, par ce qu'il nous en toujours fourni abondamment. Durant l'Hiver il ne nous faisoit vivre que de Canars, grues, herons, perdris, becasses, merles, allouettes, & quelques autres especes d'oiseaux du païs. Mais au Printemps c'étoit un plaisir de voir les Oyes grises & les grosses Outardes tenir leur empire dans noz prairies, & en L'Automne les Oyes blanches déquelles y en demeuroit toujours quelques unes pour les gages: puis les Allouette de mer volantes en grosses trouppes sur les rives des eaux, léquelles aussi bien-souvent étoient mal menées. Pour les oyseaux de proye certains des nôtres avoient deniché un aigle de dessus un pin de la plus exorbitante hauteur que je vi jamais arbre, lequel Aigle le sieur de Poutrincourt avoit nourri pour le presenter au Roy: mais il rompit son attache voulant prendre la volée, & se perdit dans la mer en venant. Les Sauvages de _Campseau_ en avoient six perchés auprés de leurs cabannes quand nous y arrivames, léquels ne voulumes troquer, par ce qu'ilz leur avoient arraché les queuës pour faire des ailerons à leurs fleches. Il y en a telle quantité pardela qu'ilz nous mangeoient souvent noz pigeons, & falloit de prés y avoir l'oeil. Les oiseaux qui nous étoient conuz, je les ay enrollez (comme j'ay dit) en mon Adieu à la Nouvelle-France, mais il y en a plusieurs que j'ay omis pour n'en sçavoir les noms. Là se verra aussi la description d'un oiselet que les Sauvages appellent _Niridau_, lequel ne vit que de fleurs, & me venoit bruire aux aureilles, passant invisiblement (tant il est petit) lors qu'au matin j'alloy faire la promenade à mon jardin. Se verra aussi la description de certaines Mouches luisantes sur le soir au Printemps, qui volent parmi les bois haut & bas en telle multitude que c'est chose incroyable. Pour ce qui est des oiseaux de Canada, je renvoye aussi mon Lecteur à ce qu'en a rapporté ci-dessus le Capitaine Jacques Quartier. Les Armouchiquois ont les mémes oiseaux, dont plusieurs y en a qui ne nous sont conuz par deça. Et particulierement y en une espece d'aquatiques qui ont le bec fait comme deux couteaux ayans les deux trenchans l'un dessus l'autre: & ce qui est digne d'étonnement, la partie superieure dudit bec est de la moitié plus courte que l'inferieure de maniere qu'il est difficile de penser comme cet oiseau prent sa viande. Mais au Printemps les Coqs & poules que nous appellons d'Inde y avoient comme oiseaux passagers, & y sejournent, sans passer plus en deça. Ilz viennent de la part de la Virginie, & de la Floride, là où avec ce y a encore des Perdris, Perroquets, Pigeons, Ramiers, Tourterelles, Merles, Corneilles, Tiercelets, Faucons, Laniers, Herons, Grues, Cigognes, Oyes sauvages, Canars, Cormorans, Aigrettes blanches, rouges, noires, & grises, & une infinité de sortes de gibier. Au regard des Bresiliens ilz ont aussi force Poules & Coqs d'Inde, qu'ilz nomment _Arignan-oussou_, déquels ilz ne tiennent conte, ni des oeufs: de maniere que lédites poules elevent leurs petits comme elles l'entendent sans tant de façon, comme pardeça. Ils ont aussi des Cannes, mais pour ce qu'elles vont pesamment ilz n'en mangent point, disans que cela les empécheroit de courir vite. Item des especes de Faisans qu'ils appellent _Jacous_: d'autres oyseaux Qu'ils nomment _Mouton_, gros comme Paons: des especes de Perdris grosses comme des Oyes, dites _Mocacoua_: des Perroquets de plusieurs sortes, & maintes autres especes du tout dissemblables aux nôtres. CHAP. XXII _La Pecherie._ OPPIAN au livre qu'il a fait sur ce sujet, dit qu'en la Chasse aux bétes & aux oyseaux, outre la felicité, on a plus de contentements & delectation qu'en la Pecherie, parce qu'on a beaucoup de retraites, on se peut mettre à l'ombre, on rencontre des ruisseaux pour étancher la soif, on se couche sur l'herbe, on prend le repas souz quelque couverture. Quant aux oyseaux on les prent au nid, & è la glu, voire d'eux-mémes bien souvent tombent dans les filets. Mais les pauvres Pecheurs jettent leur amorce à l'incertain: voire doublement incertain, tant pour-ce qu'ilz ne sçavent quelle aventure leur arrivera, que pour-ce qu'ilz sont sur un element instable & indomté, dont le regard seulement est effroyable: ilz sont toujours vagabons, serfz des tempétes, & battus de pluies & de vents. Mais en fin si conclut-il qu'ilz ne sont point destituez de tout plaisir, ains en ont assez quand ilz sont dans un navire bien bati, bien joint, bien ferré, & leger à la voile. Lors fendans les flots ilz se mettent en mer, là où sont les grans troupeaux des poissons gourmans, & jettans une ligne bien torse dans l'eau, son poids n'est pas si-tost au fond, que voici l'amorce happée, & soudain on tire le poisson en haut avec grand plaisir. Et à cet exercice se delectoit fort Marc Antonin fils de l'Empereur Severe: nonobstant la raison de Platon, lequel formant sa Republique a interdit à ses citoyens l'exercice de la Pecherie, comme ignoble, illiberal, & nourrissier de faineantise. En quoy il s'est lourdement æquivoqué principalement quant à ce qu'il taxe de faineantise les pecheurs de poisson. Ce qui est si clair que je ne daigneroy le refuter. Mais je ne m'étonne pas de ce qu'il dit de la Pecherie, puis qu'avec elle il rejette aussi souz mémes conditions la Fauconnerie. Plutarque dit qu'il est plus louable de prendre un cerf, ou un chevreul, où un lievre, que de l'acheter; mais il ne va pas si avant que l'autre. Quoy que ce soit, l'Eglise qui est le premier ordre en la societé humaine, de qui le Sacerdoce est appellé Royal par le grand Apôtre saint Pierre, a permis aux Ecclesiastiques la Pecherie & defendu la Chasse & la Fauconnerie. Et de verité, s'il faut dire ce qui est vraysemblable, la nourriture du poisson est la meilleure 7 plus saine de toutes, d'autant que (comme dit Aristote) il n'est sujet à aucunes maladies: d'où vient le proverbe ordinaire: _Plus sain qu'un poisson_. Si bien qu'és anciens hieroglyfiques le poisson est le symbole de santé. Ce que toutefois je voudrois entendre du poisson mangé frais. Car autrement (ce dit Plaute) _Piscis nisi recens nequam est_, il ne vaut rien. Or noz Sauvages le mangent assez frais tant que la pecherie dure: ce que je croy étre l'un des meilleurs instrumens de leur santé, & longue vie. Quand l'Hiver vient tous poissons se trouvent étonnés & fuient les orages, & tempétes chacun là où il peut: les uns se cachent dans le sable de la mer, les autres souz les rochers, les autres cherchent un païs plus doux où ilz puissent étre mieux à repoz. Mais si-tot que la serenité du Printemps revient, & que la mer se tranquilise, ainsi qu'aprés un long siege de ville, la tréve étant faite, le peuple au-paravent prisonnier sort par bendes pour aller prendre l'ais des champs & se rejouir: Ainsi ces bourgeois de la mer aprés les horrissons & furieuses tourmentes, viennent à s'élargir par les campagnes salées, ilz sautent, ilz trepignent, ilz font l'amour, ilz s'approchent de la terre & viennent chercher le rafraichissement de l'eau douce. Et lors noz Sauvages susdits qui sçavent les rendez-vous de chacun & le temps de leur retour, s'en vont les attendre en bonne devotion de leur faire la bien-venue. L'Eplan est tout le premier poisson qui se presente au renouveau. Et pour n'aller chercher des exemples plus loin que nôtre Port Royal, il y a certains ruisseaux où il y en vient une telle manne, que par l'espace de cinq ou six semaines on y en prendroit pour nourrir toute une ville: Tel qu'est le plus voisin de l'entrée dudit port à la main droite. Il y en a d'autre, où aprés l'Eplan vient le Haren avec la méme foulle, ainsi que nous avons des-ja remarqué ailleurs. Item les Sardines arrivent en leur saison en telle abondance, que quelquefois voulans avoir quelque chose d'avantage que l'ordinaire à souper, en moins d'une heure nous en avions pris pour trois jours. Les Eturgeons & Saumons gaignent le haut de la riviere du Dauphin audit Port Royal, où il y en a telle quantité, qu'ils emporterent les rets que nous leur avions tendus. En tous endroits le poisson y abonde de méme, telle est la fecondité de ce païs. Et pour les prendre, las Sauvages font une claye qui traverse le ruisseau, laquelle ilz tiennent quasi droite, appuyée contre des barres de bois en maniere d'arcz-boutans: & y laissent un espace pour passer le poisson, lequel se trouve arreté au retour de la marée en telle multitude qu'ilz se laissent perdre. Et quant aux Eturgeons, & Saumons, ilz les prennent de méme ou les harponnent, tellement qu'ilz sont heureux: Car au monde il n'y a rien de si bon que ces viandes freches. Et trouve par mon calcul que Pythagore étoit bien ignorant de defendre en ses belles sentences dorées l'usage des poissons, sans distinction. On l'excuse sur ce que le poisson étant muet ha quelque conformité avec la secte, en laquelle la muettise (ou silence) étoit fort recommandées. On dit encore qu'il le faisoit pource que le poisson se nourrit parmi un element ennemi de l'homme. Item que c'est grand peché de tuer & manger un animal qui ne nous nuit point. Item que c'est une viande de delices & de luxe, non de necessité (comme de fait és Hieroglyphiques d'Orus Appollo le poisson est mis pour marque de molesse & volupté) Ite que lui Pythagore ne mangeoit que de viandes que l'on puisse offrir aux Dieux, ce qui ne se fait pas des poissons: & autres semblables bagatelles Pythagoriques rapportées par Plutarque en ses Questions conviviales. Mais toutes ces superfluitions là sont folles: & voudroy bien demander à un telle homme si étant en _Canada_ il aymeroit mieux mourir de faim que de manger du poisson. Ainsi plusieurs anciennement pour suivre leurs fantasies, & dire, _Ce sommes nous_, ont defendu à leurs sectateurs l'usage des viandes que Dieu a données à l'homme, & quelquefois imposé des jougs qu'eux-mémes n'ont voulu porter. Or quelle que soit la philosophie de Pythagore, je ne suis point des siens. Je trouve meilleure la regle de noz bons Religieux qui se plaisent à l'icthyophagie, laquelle m'a bien aggrée en la Nouvelle-France, & ne me deplait point encore quand je m'y rencontre. Que si ce Philosophe vit d'Ambroisie et de la viande des Dieux, & non de poissons, léquels on ne leur sacrifie point, nosditz bons Religieux, comme les Cordeliers de Saint-Malo & autres des villes maritimes, ensemble les Curez peuvent dire qu'en mangeant quelquefois du poisson ilz mangent de la viande consacrée à Dieu. Car quand les Terre-neuviers rencontrent quelque Morue exorbitamment belle ilz en font un _Sanctorum_ (ainsi l'appellent-ils) & la vouent & consacrent au nom de Dieu à Monsieur saint François, saint Nicolas, saint Lienart, 8 autres, avec la téte, comme ainsi soit que pour leur pecherie ilz jettent les tétes dans la mer. Il me faudroit faire un livre entier si je vouloy discourir sur tous les poissons qui sont communs aux Bresiliens, Floridiens, Armouchiquois Canadiens, & Souriquois. Mais je me restreindray à deux ou trois, aprés avoir dit qu'au Port Royal y a des grans parterre: de Moules dont nous remplissions noz chalouppes quant quelquefois nous allions en ces endroits. Il y a aussi des Palourdes deux fois grosses comme des Huitres en quantité; item des coques, quine nous ont jamais manqué: comme aussi il y a force Chataignes de mer, poisson le plus delicieux qu'il est possible; plus des Crappes, & Houmars. Ce sont là les coquillages. Mais il se faut donner le plaisir de les aller querir, & ne sont pas tous en un lieu. Or ledit Port étant de huict lieuës de tour (le limitant assavoir à l'ile de Biencour) il y a de la volupté à voguer là-dessus allant à une si belle chasse, & n'en déplaise aux Philosophes sus allegués. Et puis que nous sommes en païs de Morues, encore ne quitteray-je point ici la besongne que je n'en dise un mot. Car tant de gens & en si grand nombre en vont querir de toute l'Europe tous les ans, que je ne sçay d'où peut venir cette formiliere. Les Morues qu'on apporte pardeça sont ou seches ou vertes. La pecherie des vertes se fait sur le Banc en pleine mer, quelques soixante lieuës au deça dee la Terre-neuve, ainsi que se peut remarquer par ma Carte geographique. Quinze ou vint (plus ou moins) matelots onc chacun une ligne (c'est un cordeau) de quarante ou cinquante brasses, au bout de laquelle est un grand hameçon amorcé, & un plomb de trois livres pour le faire aller au fond. Avec cet outil ilz pechent les morues, léquelles sont si goulues que si-tot devalé, si-tot happé, là où il y a bonne pecherie. La Morue tirée à bord, il y a des ais en forme de tables étroites le long du navire où le poisson se prepare. Il y en a un qui coupe les tétes, & les jette communement dans la mer: un autre les éventres & étrippe, & renvoye à son compagnon, qui leve la partie plus grosse de l'arrete. Cela fait on les met au saloir pour vint-quatres heures: puis on les serre: & en cette façon on travaille perpetuellement (sans avoir egard au Dimanche, qui est chose impie, car c'est le jour du Seigneur) l'espace d'environ trois mois, voiles bas, jusques à ce que la charge soit parfaite. Quelquefois ilz haussent les voiles pour aller plus loin chercher meilleure pecherie. Et pour-ce que les pauvres matelots souffrent là du froid parmi les brouillas, principalement les plus hatez, qui partent en Fevrier: delà vient qu'on dit qu'il fait froid en _Canada_. Quant à la Morue seche il faut aller à terre pour la secher. Il y a des ports en grand nombre en la Terre-neuve, & de Bacaillos, où les navires se mettent à l'ancre pour trois mois. Dés le point du jour les mariniers vont en la campagne salée à une, deux ou trois lieuës prendre leur charge. Ils ont rempli chacun leur chaloupe à une ou deux heures aprés midi, & retournent au soir, où étans il y a un grand echaffaut bati sur le bord de la mer, sur lequel on jette le poisson à la façon des gerbes par le fenetre d'une grange. Il y a une grande table sur laquelle le poisson jetté est accomodé comme dessus. Aprés avoir eté au salloir on le porte secher sur les rochers exposés au vent, ou sur les galets, c'est à dire chaussées de pierres que la mer a amoncelées. Au bout de six heures on le tourne, & ainsi par plusieurs fois. Puis on recueille le tout, & le met-on en piles, & derechef au bout de huitaine à l'air. En fin étant sec on le serre. Mais pour se secher il ne faut point qu'il face de brumes, car il pourrira: ni trop de chaleur, car il roussoyera: ains un temps temperé & venteux. La nuit ilz ne pechent point, parce que la Morue ne mord plus. J'oseroy croire qu'elle est des poissons qui se laissent prendre au sommeil, encores qu'Oppian tienne que les poissons, se guerroyans & devorans l'un l'autre comme les Bresiliens & les Canibales, ont toujours l'oeil au guet & ne dorment point: mettant toutefois hors de ce sang le seul Sargot, lequel il dit se retirer en certains cachots pour prendre son sommeil. Ce que je croiroy bien, & ne merite ce poisson d'étre guerroyé, puis qu'il ne guerroye point les autres, & vit d'herbes: à raison dequoy tous les Autheurs disent qu'il rumine comme la brebis. Bais comme le méme Oppian a dit que cetui-ci seul en ruminant rend une voix humide, & s'est en cela trompé, par ce que moy-méme ay plusieurs-fois ouï les Loups marins en pleine mer, ainsi que j'ay dit ailleurs: Aussi pourroit-il bien s'étre æquivoqué en ceci. Comme aussi en la baleine, laquelle nous avons montré ci-dessus avoir eté trouvée dormant en pleine mer, au retour du Capitaine du Pont, & de Champlein en France, l'an mille six cens dix, si bien que leur vaisseau passant dessus, la reveilla, par la playe qu'il luy fit sur le derriere, dont issit grande quantité de sang. Cette méme Morue ne mord plus passé le mois de Septembre, ains se retire au fond de la grande mer, ou va en un païs plus chaud jusques au printemps. Sur quoy je dirai ici ce que Pline remarque, que les poissons qui ont des pierres à la téte craignent l'Hiver, & se retirent de bonne heure du nombre déquels est la Morue, laquelle ha dans la cervelle deux pierres blanches faites en gondole & crenelées à l'entour: Ce que n'ont celles qu'on prent vers l'Ecosse, à ce que quelque homme sçavant & curieux m'a dit. Ce poisson est merveilleusement gourmand, & en devore d'autres préques aussi grand que lui, méme des Houmars, qui sont comme grosses Langoustes, & m'étonne comme il peut digerer leurs grosse & dures écailles. Des foyes de Morues noz Terre-neuvier font de l'huile, jettans iceux foyes dans des barils exposés au soleil, où ilz se fondent d'eux mémes. C'est un grand traffic que l'on fait en Europe des huiles des poissons de la Terre-neuve. Et pour ce sujet plusieurs vont à la pecherie de la Baleine, & des Hippopotames, qu'ilz appellent la béte à la grande dent: dequoy il nous faut dire quelque chose. Le Tout-puissant voulant montrer à Job combien admirables sont ses oeuvres: _Tireras-tu_ (dit-il) _le Leviathan avec un hameçon, & sa langue avec un cordeau que tu auras plongé?_ Par ce Leviathan est entendue la Baleine, & tous les poissons cetacées, déquels (& mémement de la Baleine) l'enormité est si grande que c'est chose épouvantable, comme nous avons dit ci-dessus, parlans d'une qui fut échouée au Bresil: & Pline dit qu'és Indes il s'en trouve qui ont quatre arpens de terre de longueur. C'est pourquoy l'homme est à admirer, voire plustot Dieu, qui lui a baillé l'audace d'attaquer un monstre tant effroyable, qui n'a son pareil en terre. Je laisse la façon de le prendre décrite par Oppian, & saint Basile, pour venir à noz François & particulierement Basques, léquelz vont tous les ans en la grande riviere de _Canada_ pour la Baleine. Ordinairement la pecherie s'en fait à la riviere dite _Lesquemin_ vers _Tadoussac_. Et pour ce faire ilz vont par quartz faire la sentinelle sur des pointes de rochers, pour voir s'ils auront point l'évent de quelqu'une: & lors qu'ils en ont découvert incontinent ilz vont aprés avec trois, ou quatre chaloupes, & l'ayans industrieusement abordée, ilz la harponnent jusques au profond de son lard & à la chair vive. Lors cet animal se sentant rudement picqué, d'une impetuosité redoutable s'élance au fond de la mer. Les hommes cependant sont en chemise, qui filent & font couler la corde (qu'ils appellent haussiere) où est attaché le harpon, que la Baleine emporte. Mais au bord de la chaloupe qui a fait le coup il y a un homme prét avec une hache à la main pour couper ladite corde, si d'aventure quelque accident arrivoit qu'elle fût entortillée, ou que la force de la Baleine fût trop violente: laquelle neantmoins ayant trouvé le fond, ne pouvant aller plus outre, remonte tout à loisir au-dessus de l'eau: & lors derechef on l'attaque avec des langues de boeuf (ou larges pertusanes) bien émoulues si vivement, que l'eau salée lui penetrant dans la chair, elle perd sa force, & demeure sur l'onde sans plus y r'entrer. Alors on l'attache à un cable, au bout duquel est une ancre qu'on jette en mer, si le temps n'est propre pour l'amener, puis au bout de quelques jours on la va querir quant le temps & l'opportunité le permettent, la mettent en pieces, & dans des grandes chaudieres font bouillir la graisse qui se fond en huile, dont ils pourront remplir quatre cens barriques, plus ou moins, selon la grandeur de l'animal: & de sa langue ordinairement on tire cinq ou six barriques. Que si ceci est admirable en nous qui avons de l'industrie, il l'est encore plus és peuples Indiens nuds & sans commodités: & neantmoins ilz font la méme chose, qui est recitée par Joseph Acosta, disant que pour prendre ces grands monstres ilz se mettent en un canoe, ou petit bateau, & abordans la Baleine ilz lui sautent legerement sur le col; & là se tiennent comme à cheval attendans la commodité de la prendre bien à point, & voyans le jeu beau, le plus hardi fiche un grand pal aigu dans l'un des évans de la Baleine (qui sont ses narines, ou les pertuis par où elle jette deux lances d'eau du haut en l'air) & le fait entrer le plus profondément qu'il peut. Cependant la Baleine bat furieusement la mer, & éleve des montagnes d'eau, s'enfonçant dedans d'une grande violence, puis ressort incontinent, ne sçachant que faire tant elle a de rage. L'Indien neantmoins demeure toujours ferme & assis, & pour lui faire payer l'amende du mal qu'elle lui donne, lui fiche un autre pal semblable au premier dans l'autre narine si avant qu'il la met au desespoir, & lui fait perdre toute respiration. Cela fait il se remet en sa canoe, qu'il tient attaché au coté de la Baleine avec une corde, puis se retire vers terre ayant premierement attaché sa corde à la Baleine, laquelle il va tirant & lachant, selon le mouvement d'icelle Baleine, qui cependant qu'elle trouve beaucoup d'eau, saute d'un côté & d'autre, comme troublée de douleur, & en fin s'approche de terre, où elle demeure incontinent à sec pour la grande enormité de son corps, sans qu'elle puisse plus se mouvoir ni se manier, & lors grand nombre d'Indiens viennent trouver le veinqueur pour cuillir ses depouilles, & pour ce faire ils achevent de la tuer, la decoupans, & faisans des morceaux de sa chair (qui est assez mauvaise) léquels ilz sechent & pilent pour en faire de la poudre, dont ils usent pour viande, qui leur dure long temps. Pour le regard des Hippopotames, nous avons dit és voyages de Jacques Quartier qu'il y en a grand nombre au Golfe de _Canada_, & particulierement à l'ile de Brion, & aux sept iles, qui est la riviere de _Chischedec_. C'est un animal qui ressemble mieux à la vache qu'au cheval. Mais nous l'avons nommé Hippopotame, c'est à dire cheval de riviere, par ce que Pline appelle ainsi ceux qui sont en la riviere du Nil, léquelz toutefois ne ressemblent point du tout au cheval, ains participent aussi du boeuf, ou vache. Il est de poil tel que le Loup-marin, sçavoir gris-brun & un peu rougeatre, le cuir fort dur, la téte monstrueuse, à deux rangs de dents de chacun coté, entre léquels y en deux en chacune part pendantes de la machoire superieure en bas de la forme de ceux d'un jeune Elephant, & deux pareils, qui vont tout droit, & en pointe, déquels cet animal s'ayde pour grimper sur les roches. Il a les aureilles courtes, & la queuë aussi, & mugle comme le boeuf. Aux piés il a des ailerons, ou nageoires, & fait ses petits en terre. Et d'autant qu'il est des poissons cetacée, & portant beaucoup de lart, noz Basques & autres mariniers en font des huiles, comme de la Baleine, & le surprennent en terre. Ceux du Nil (ce dit Pline) ont le pié fourchu, le crin, le dos & le hannissement du cheval, les dents sortans dehors, comme au Sanglier. Et adjoute que quand cet animal a eté en un blé pour paturer, il s'en retourne à reculon, de peur qu'on le suive à la piste. Je ne fay état de discourir icy de toutes les sortes de poissons qui sont pardela, cela étant un trop amble sujet pour mon histoire: & puis, j'en ay enfilé un bon nombre en mon Adieu à La Nouvelle France. Seulement je diray qu'en passant le temps és côtes de ladite Nouvelle France j'en prendray en un jour pour vivre plus de six semaines és endroits où est l'abondance des Morues (car ce poisson y est le plus frequent) & qui aura l'industrie de prendre les Macreaux en mer, il en aura tant qu'il n'en sçaura que faire. Car en plusieurs endroits j'en ay veu des troupes serrées, qui occupoient trois fois plus de place que les Halles de Paris. Et nonobstant ce, je voy beaucoup de peuple en nôtre France tant annonchali, & si truant aujourd'hui, qu'il ayme mieux mourir de faim, ou vivre serf, du moins langui sur son miserable fumier, que de s'evertuer à sortir du bourbier, & par quelque action genereuse changer sa fortune, ou mourir à la peine. CHAP. XXIII _De la Terre._ NOUS avons és trois derniers chapitres fait provision de venaison, de gibier, & de poissons: Ce qui est beaucoup. Mais ayans accoutumé la nourriture de pain & de vin en nôtre Antique-France, il nous seroit difficile de nous arréter ici si la terre n'étoit propre à cela. Considerons-la donc, mettons la main dans son sein, & voyons si les mammelles de cette mere rendront du laict pour sustenter ses enfans, & au surplus ce qui se peut esperer d'elle. Attilius Regulus, jadis deux fois Consul è Rom, disoit ordinairement qu'il ne falloit choisir les lieux par trop gras, pour ce qu'ilz sont mal sains: ni les lieux par trop maigres, encore qu'ilz soyent fort sains. Et d'un tel fond que cela Caton aussi se contentoit. La terre de la Nouvelle-France est telle pour sa part, de sablon gras, au dessouz duquel nous avons souvent tiré de la terre argilleuse, dont le Sieur de Poutrincourt fit faire quantité de bricques, & batir cheminées, & un fourneau à fondre la gomme de sapin. Je diray plus que de cette terre on peut faire les mémes operations que de la terre que nous appellons Sigillée, ou du _Bolus Armenicus_, ainsi qu'en plusieurs occasions nôtre Apothicaire Maitre Loys Hebert tres suffisant en son art, en a fait l'experience, par l'avis dudit Sieur de Poutrincourt: méme lors que le fils du Sieur de Pont eut trois emportez d'un coup de mousquet crevé au païs des Armouchiquois. Cette province ayant les deux natures de terre que Dieu a baillée à l'homme pour posseder, qui peut douter que ce ne soit un païs de promission quand il sera cultivé? Nous en avons fait essay, & y avons pris plaisir, ce que n'avoient jamais fait tous ceux qui nous avoient devancé soit au Bresil, soit en la Floride, soit en Canada. Dieu a beni nôtre travail, & nous a baillé de beaux fromens, segles, orges, avoines, pois, féves, chanve, navettes, & herbes de jardin: & ce si plantureusement que le segle étoit aussi haut que le plus grand homme que se puisse voir, & craignions que cette hauteur ne l'empechât de grener: Mais il a si bien profité qu'un grain de France là semé à rendu des epics tels, que par le témoignage de Monsieur le Chancellier, la Sicile, ni la Beausse n'en produisent point de plus beau. J'avoy semé du froment sans avoir pris le loisir de laisser reposer ma terre, & sans luy avoir donné aucun amendement: & toutefois il est venu en aussi belle perfection que le plus beau de France, quoy que le blé, & tout ce que nous avions semé fust suranné. Mais le blé nouveau que ledit sieur de Poutrincourt sema avant partir est venu en telle beauté qu'il ne me reste que l'admiration aprés le recit de ceux qui y ont eté un an aprés nôtre depart. Surquoy je diray ce qui est de mon fait, qu'au mois d'Avril l'an mil six cens sept ayant semé trop prés les uns des autres des grains de segle qui avoit eté cuilli à Sainte-Croix premiere demeure du Sieur de Monts, à vint-cinq lieuës du port Royal, ces grains pullulerent si abondamment qu'ilz s'étoufferent, & ne vindrent point à bonne fin. Mais quant à la terre ammeliorée où l'on avoit mis du fien de noz pourceaux, ou les ordures de la cuisine, ou des coquilles de poissons, je ne croiroy point, si je ne l'avoy veu, l'orgueil excessif des plantes qu'elle a produit, chacune en son espece. Méme le fils dudit Sieur de Poutrincourt jeune Gentil-homme de grande esperance, ayant semé des graines d'orenges & de Citrons en son jardin, elles rendirent des plantes d'un pié de haut au bout de trois mois. Nous n'en attendions pas tant, & toutefois nous y avons pris plaisir à l'envi l'un de l'autre. Je laisse à penser si on ira de bon courage au second essay. Et me faut icy dire en passant, que le Secretaire dudit Sieur de Monts étant venu par-dela avant nôtre depart, disoit qu'il ne voudroit pour grande chose n'avoir fait le voyage, & que s'il n'eût veu noz blez il n'eût pas creu ce que c'en étoit. Voila comme de tout temps on a decrié le païs de _Canada_ (souz lequel nom on comprend toute cette terre) sans sçavoir que c'est, sur le rapport de quelques matelots qui vont seulement pecher aux morues vers le Nort, & sur le bruit de quelques maladies qui sont ordinaires à toutes nouvelles habitations, & dont on ne parle plus aujourd'hui. Mais à propos de cette ammelioration de terre de laquelle nous venons de parler, quelque ancien Autheur dit que les Censeurs de Rome affermoient les fumiers & autres immondices, qui se tiroient des cloaques, mille talens par chacun an (qui valent six cens mille écus) aux jardiniers de Rome, pour ce que c'étoit le plus excellent fien de tous autres: & y avoit à cette fin des Commissaires établis pour les nettoyer, avec le lict & canal du Tybre, comme font foy des inscriptions antiques que j'ay quelquefois leuës. La terre des Armouchiquois porte annuellement du blé tel-que celui que nous appellons blé Sarazin, blé de Turquie, blé d'Inde, qui est l'Irio ou Erisimon fruges de Pline, & Columelle. Mais les Virginiens, Floridiens, & Bresiliens, tous meridionaux font deux moissons. Tous ces peuples cultivent la terre avec un croc de bois, nettoient les mauvaises herbes & les brulent, engraissent leurs champs de coquillages de poissons, n'ayans ni bestial privé, ni fien: puis assemblent leurs terres en petite mottes éloignées l'une de l'autre de deux piez, & le mois de May venu ilz plantent leur blé dans ces mottes de terre à la façon que nous faisons les féves, fichans un baton, & mettans quatre grains de blé separez l'un de l'autre (par certaine superstition) dans le trou, & entre les plantes dudit blé (qui croit comme un arbrisseau, & meurit au bout de trois mois) ilz plantent aussi des féves riolées de toutes couleurs, qui sont fort delicates, léquelles pour n'étre si hautes, crossent fort bien parmi ces plantes de blé. Nous avons semé dudit blé cette derniere année dans Paris en bonne terre, mais il a peu profité, n'ayant rendu chaque plante qu'un ou deux épics affamez: là où par dela un grain rendra quatre, cinq, & six epics, & chaque épic l'un portant l'autre plus de deux cens grains, qui est un merveilleux rapport. Ce qui démontre le proverbe tiré de Theophraste étre bien veritable que _C'est l'an qui produit, & non le champ_: c'est à dire, que la temperie de l'air & condition du temps est ce qui fait germer & fructifier les plantes plus que la nature de la terre. En quoy est émerveillable, que nôtre blé profite là mieux, que celui de dela ici. Tesmoignage certain que Dieu benit ce païs depuis que son Nom y a eté invoqué: mémes que pardeça depuis quelques années Dieu nous bat (comme j'ay dit ailleurs) en verge de fer, & par-dela il a étendu abondamment sa benediction sur nôtre labeur, & ce en méme parallele & élevation du soleil. Ce blé croissant haut comme nous avons dit, le tuyau en est gros comme de roseaux, voire encore plus. Le roseau & le blé pris en leur verdure, ont le gout sucrin. C'est pourquoy les mulots, & ratz des champs en sont frians, & m'en gaterent un parquet en la Nouvelle-France. Les grans animaux aussi comme cerfs, & autre bétes sauvages, comme encor les oiseaux, en font degat. Et sont contraints les indiens de les grader comme on fait ici les vignes. La moisson faite ce peuple serre son blé dans la terre en des fosses qu'ilz font en quelque pendant de colline ou terre, pour l'égout des eaux, garnissans de natte icelles fosses, ou mettans leurs grains dans des sacs d'herbes, qu'ils couvrent par aprés de sable: & cela font ils pource qu'ilz n'ont point de maisons à étages, ni de coffres pour les serrer autrement: puis le blé conservé de cette façon est hors la voye des rats & souris. Plusieurs nations de deça ont eu cette invention de grader le blé dans des fosses. Car Suidas en fait mention sur le mot [Grec: Seiros]. Et Procope au second livre de la guerre Gothique dit que les Gots assiegeans Rome, tomboient souvent dans des fosses où les habitans avoient accoutumé de retirer leurs blez. Tacite rapporte aussi que les Allemans en avoient. Et sans particulariser davantage, en plusieurs lieux de France, és païs plus meridionaux, on garde aujourd'hui le blé de cette façon. Nous avons dit ci-dessus de quelle façon ilz pilent leurs grains & en font du pain, & comme par le tesmoignage de Pline les anciens Italiens n'avoient pas plus d'industrie qu'eux. Ceux de Canada & Hochelaga au temps de Jacques Quartier labouroient tout de méme, & la terre leur rapportoit du blé, des féves, des pois, melons, courges, & concombres, mais depuis qu'on est allé rechercher leurs pelleteries, & que pour icelles ils ont eu de cela sans autre peine, ilz sont devenuz paresseux, comme aussi les Souriquois, léquels s'addonnoient au labourage au méme temps. Les uns & les autres ont encores à present quantité de Chanve exellente que leur terre produit d'elle méme. Elle est plus haute, plus deliée, & plus blanche & plus forte que la nôtre de deça. Mais celle des Armouchiquois porte au bout de son tuyau une coquille pleine d'un coton semblable à de la soye, dans laquelle git la graine. De ce coton, ou quoy que se soit, on pourra faire de bons licts plus excellens mille fois que de plume, & plus doux que de cotton commun. Nous avons semé de ladite graine en plusieurs lieux de Paris, mais elle n'a point profité. Nous avons veu par nôtre Histoire comme en la grande Riviere, passé Tadoussac, on trouve des vignes sans nombre, raisins en la saison. Je n'en ay point veu au Port Royal, mais la terre & les cotaux y sont fort propres. La France n'en portoit point anciennement, si ce n'étoit d'aventure la côte de la Mediterranée. Et ayans les Gaullois rendu quelque signalé service à l'Empereur Probus, ilz lui demanderent pour recompense permission de planter la vigne: ce qu'il leur accorda; ayans toutefois eté auparavant refusez par l'Empereur Neron. Mais veux-je mettre en jeu les Gaullois, attendu qu'au Bresil païs chaud il n'y en avoit point avant que les François & Portugais y en eussent planté? Ainsi ne faut faire doute que la vigne ne vienne plantureusement audit Port Royal, veu méme qu'à la riviere saint-Jean (qui est plus au Nort qu'icelui Port) il y en a beaucoup, non toutefois si belles qu'au païs des Armouchiquois, où il semble que la Nature ait eté en ses gayes humeurs quand elle y en a produit. Et d'autant que nous avons touché ce sujet parlans du voyage qu'y a fait le sieur de Poutrincourt, nous passerons outre, pour dire que cette terre ha la pluspart de ses bois de Chenes & de Noyers portant petite noix à quatre ou cinq côtes si delicates & douces que rien plus: & semblablement des prunes tres-bonnes: comme aussi le Sassafras arbre ayant les fueilles comme de Chene, moins crenelées, dont le bois est de tres-bonne odeur & tres-excellent pour la guerison de beaucoup de maladies, telles que la verole, & la maladie de Canada que j'appelle Phthisie, de laquelle nous avons amplement discouru ci-dessus. Et sur le propos de guerison, il me souvient avoir ouï dudit Poutrincourt qu'il avoit fait essay de la vertue de la gomme des sapins du Port Royal, & de l'huile de navette sur un garson fort mangé de la mauvaise tigne, & qu'il en étoit gueri. Noz Sauvages font aussi grand labourage de _Petun_, chose tres-precieuse entr'eux, & parmi tous ces peuples universelement. C'est un plante de la forme, mais plus grande que _Confoliada major_, dont ilz succent la fumée avec un tuyau en la façon que je vay dire pour le contentement de ceux qui n'en sçavent l'usage. Aprés qu'ils ont cuilli cette herbe ilz la mettent secher à l'ombre, & ont certains sachets de cuir pendus ç leur col ou ceinture, dans léquels ils en ont toujours, & quant & quant un calumet, ou petunoir, qui est un cornet troué par le côté, & dans le trou ilz fichent un long tuiau, duquel ilz tirent la fumée du petun qui est dans ledit cornet, aprés qu'ilz l'ont allumé avec du charbon qu'ils mettent dessus. Ilz soustientront quelquefois la faim cinq & six jours avec cette fumée. Et noz François qui les ont hanté sont pour la pluspart tellement affollez de cette yvrongnerie de Petun qu'ilz ne s'en sçauroient passer non plus que du boire & du manger, & à cela depensent de bon argent, car le bon Petun qui vient du Bresil coute quelquefois un écu la livre. Ce que je repute à folie, à leur égard, pour ce que d'ailleurs ilz ne laissent de boire & manger autant qu'un autre, & n'en perdent point un tour de dents, ny de verre. Mais pour les Sauvages il est plus excusable, d'autant qu'ilz n'ont autre plus grand delice en leurs Tabagies, & se peuvent faire féte à ceux qui les vont voir de plus grand' chose: comme pardeça, quand on presente de quelque vin excellent à un ami: de sorte que si on refuse à prendre le petunoir quand ilz le presentent, c'est signe qu'on n'est point _adesquidés_, c'est à dire ami. Et ceux qui ont entre eux quelque tenebreuse nouvelle de Dieu, disent qu'il petune comme eux, & croyent que ce soit le vray Nectar décrit par les Poëtes. Cette fumée de Petun prise par la bouche en sucçant comme un enfant qui tette, ilz la font sortir par le nez, & en passant par les conduits de la respiration le cerveau en est rechauffé, & les humiditez d'iceluy chassées. Cela aussi étourdit & enivre aucunement, lache le ventre, refroidit les ardeurs de Venus, endort, & la fueille de cette herbe, ou la cendre qui reste au petunoir consolide les playes. Je diray encore que ce Nectar leur est si suave, que les enfans hument quelquefois la fumée que leurs peres jettent par les narines, afin de ne rien perdre. Et d'autant que cela ha un gout mordicant, Belleforet recitant ce que Jacques Quartier (qui ne sçavoit que c'étoit) en dit, il veut faire croire que c'est quelque espece de poivre. Or quelque suavité qu'on y trouve je ne m'y ay jamais sceu accoutumer, & ne m'en chaut pour ce qui regarde l'usage & coutume de le prendre en fumée. Il y a encore en cette terre certaine sorte de Racines grosses comme naveaux, ou truffes, tres-excellente à manger, ayans un gout retirant aux cardes, voir plus agreable, léquelles plantées multiplient comme par dépit, & en telle façon que c'est merveille. Je croy que ce soient Afrodilles, suivant la description que Pline en fait. Ses racines (dit-il) sont faites à mode de petits naveaux, & n'y a plante qui ait tant de racines que car quelquefois on y trouve bien quatre-vints Afrodilles attachées ensemble. Elles sont bonne cuites souz la cendre, ou mangées crues avec poivre ou sel & huile. Voila ce qu'en dit cet autheur. Nous avons apporté quelques unes de ces racines en France, léquelles ont tellement multiplié, que tous les jardins en sont maintenant garnis, & les mange-on à la façon que dit Pline, ou avec beurre & un peu de vinaigre cuites en eau. Mais je veux mal à ceux qui les font nommer Toupinambaux aux crieurs de Paris. Les Sauvages les appellent _Chiquebi_, & s'engendrent volontiers prés les chenes. Sur la consideration de ceci il me vient en pensée que les hommes sont bien miserables qui pouvans demeurer aux champs en repos, & faire valoir la terre, laquelle paye son creancier avec telle usure, passent leur âge dans les villes è faire des bonnetades, à solliciter des procés, à tracasser deça, dela, à chercher les moyens de tromper quelqu'un, se donnans de la peine jusques tombeau pour payer des louanges de maisons, étre habillez de soye, avoir quelques meubles precieux, bref pour paroitre & se repaitre d'un peu de vanité où n'y a jamais contentement. Pauvres fols (ce dit Hesiode) qui ne sçavent combien une moitié de ces choses en repos vaut mieux que toutes ensemble avec chagrin: ni combien est friand le bien de la Maulve & de l'Afrodille. Les Dieux certes depuis le forfait de Promethée, ont cache aux hommes la maniere de vivre heureusement. Car autrement le travail d'une journée seroit suffisant pour nourrir l'homme tout un an, & le lendemain il mettroit sa charrue sur son fumier, & donneroit du repos à ses boeufs, à ses mules & à lui-méme. C'est le contentement qui se prepare pour ceux qui habiteront la Nouvelle-France, quoy que les fols méprisent ce genre de vie, & la culture de la terre le plus innocent de tous les exercices corporels, & que je veux appeller le plus noble, comme celui qui soutient la vie de tous les hommes. Ilz meprisent di-je, la culture de la terre, & toutefois tous les tourmens qu'on se donne, les procés qu'on poursuit, les guerres que l'on fait, ne sont que pour en avoir. Pauvre mere qu'as tu fait qu'on te méprise ainsi? Les autres elemens nous sont bien-souvent contraires, le feu nous consomme, l'air nous empeste, l'eau nous engloutit, la seule Terre est celle qui venans au monde & mourans nous reçoit humainement, c'est elle seule qui nous nourrit, qui nous chauffe, qui nous loge, qui nous vest, qui ne nous est en rien contraire; & on la vilipende, & on se rit de ceux qui la cultivent, on les met aprés les faineans & sangsues du peuple. Cela se fait ici où la corruption tient un grand empire. Mais en la Nouvelle France il faut ramener le siecle d'or, il faut renouveller les antiques Corones d'epics de blé, & faire que la premiere gloire soit celle que les anciens Romains appelloient _Gloria adorea_, la gloire de froment, afin d'inviter chacun à bien cultiver son champ, puis que la terre se presente liberalement à ceux qui n'en ont point. Il n'y faut point donner d'entrée à ces rongeurs de peuple, rats de grenier, qui servent que de manger la substance des autres: ny souffrir cette vilaine gueuserie qui deshonore nôtre France antique, en laquelle on fait gloire de la mendicité. Etans asseurez d'avoir du blé & du vin, il ne reste qu'à pourvoir le païs de bestial privé: car il y profite fort bien, ainsi que nous avons dit au chapitre de la Chasse. D'arbres fruitiers, il n'y en a gueres outre les Noyers, Pruniers, petits Cerisiers, & Avellaniers. Vray est qu'on n'a point tout decouvert ce qui est dans les terres. Car au païs des Iroquois & au profond d'icelles terres il y a plusieurs especes de fruits qui ne sont point sur les rives de la mer. Et ne faut trouver ce defaut étrange si nous considerons que la pluspart de noz fruits sont venuz de dehors: & bien souvent ilz portent Le nom du païs d'où on les a apportés. La terre d'Allemagne est bien fructifiante: mais Tacite dit que de son temps il n'y avoit point d'arbres fruitiers. Quant aux arbres des foréts les plus ordinaires au Port Royal ce sont Chenes, Hetres, Frenes, Bouleaux (fort bons en menuiserie) Erables, Sycomores, Pins, Sapins, Aubépins, Coudriers, Sauls, petits Lauriers, & quelques autres encores que je n'ay remarqué. Il y a force Fraises & Framboises & noisettes en certains lieux, item des petits fruits bleuz & rouges par les bois. Je croy que c'est ce que les Latins ont appellé _Myrtillus_. J'y ay veu des petites poires fort delicates: & dans les prairies tout le long de l'Hiver il y a certains petits fruits comme des pommelettes, colorez de rouge, déquels nous faisions du cotignac pour le dessert. Il y a force grozelles semblables aux nôtres, mais elles deviennent rouges: item de ces autres grozelles rondelettes que nous appellions Guedres. Et des Pois en quantité sur les rives de mer, déquels au renouveau nous prenions les fueilles, & les mettions parmis les nôtres, & par ce moyen nous étoit avis que nous mangions des pois verds. Au-delà de la Baye Françoise, sçavoir à la riviere saint-Jean, & sainte Croix il y force Cedres, outre ceux que je vien de dire. Quant è ceux de la grande riviere de Canada ils ont eté specifiez au 3e liv. en la relation des voyages du Capitaine Jacques Quartier & de Champlein. Vray est que pour le regard de l'arbre _Annedda_ par nous celebré sur le rapport dudit Quartier aujourd'hui il ne se trouve plus. Mais j'ayme mieux en attribuer la cause au changement des peuples par les guerres qu'ilz se font, que d'arguer de mensonge icelui Quartier, veu que cela ne lui pouvoit apporter aucune utilité. Ceux de la Floride sont Pins (qui ne portent point de pepins dans les prunes qu'ilz produisent), Chenes, Noyers, Merisiers, Lentisques, Chataigniers (qui sont naturels comme en France) Cederes, Cypres, Palmiers, Houx, & Vignes sauvages, léquelles montent au long des arbres comme en Lombardie, & apportent de bons raisins. Yl y a une sorte de Melliers, dont le fruit est meilleur que celui de France & plus gros: Aussi y a il des Pruniers qui portent le fruit fort beau, mais non gueres bon, des Framboisiers: Une petite graine que nous appellons entre nous Blues qui sont fort bonnes à manger: Item des racines qu'ils appellent _hassez_, dequoy en la necessité ilz font du Pain. Sur tout est excellente cette province au rapport du bois de l'Esquine tres-singulier pour les diettes. Mais l'eau qui en procede est de telle vertu, que si un homme ou femme maigre en buvoit continuellement par quelque temps il deviendroit fort gras & replet. La province du Bresil a pris son nom à nôtre egard, d'un certain arbre que nous appellons Bresil, & les Sauvages du païs _Araboutan_. Il est aussi haut & gros que nos chenes, & ha la feuille du Buis. Nos François & autres en vont charger leurs navires en ce païs là. Le feu en est préque sans fumée. Mais qui penseroit blanchir son linge à la cendre de ce bois se tromperoit bien. Car il le trouveroit teint en rouge. Ils ont aussi des palmiers de plusieurs sortes: & des arbres dont le bois des uns est jaune & des autres violet. Ils en ont encore de senteur comme de roses, & d'autres puants, dont les fruicts sont dangereux à manger. Item une espece de Guayac Qu'ilz nomment _Hivouraé_, duquel ilz se servent pour guerir une maladie entre eux appellée _Pians_ aussi dangereuse que la Verole. L'arbre qui porte le fruit que nous disons Noix d'Inde, s'appelle entre eux _Sabaucaië_. Ils ont en outre de Cottonniers, du fruit déquels ilz font des litz qu'ilz pendent entre deux fourches, ou poteaux. Ce païs est heureux en beaucoup d'autres sortes d'arbres fruitiers, comme Orengers, Citronniers, Limonniers, & autres, toujours verdoyans, qui fait que la perte de ce païs où les François avoient commencé d'habiter, est d'autant plus regretable à ceux qui ayment le bien de la France. Car il est bien croyable que le sejour y est plus agreable & delicieux que la terre de Canada, à cause de la verdure qui y est perpetuelle. Mais les voyages y sont longs, comme de quatre & cinq mois, & à les faire on souffre quelquefois des famines: témoins ceux de Ville-gagnon: Mais à la Nouvelle-France où nous étions quand on part en saison, les voyages ne sont que de trois semaines, ou un mois, qui est peu de chose. Que si les douceurs & delices n'y sont telles qu'en Mexique, ce n'est pas à dire que le païs ne vaille rien. C'est beaucoup qu'on y puisse vivre en repos & joyeusement, sans se soucier des choses superflues. L'avarice des hommes a fait qu'on ne trouve point un païs bon s'il n'y a des Mines d'or. Et sots que sont ceux-là, ilz ne considerent point que la France en est à present dépourveuë: & l'Allemagne aussi, de laquelle Tacite disoit, _qu'il ne sçavoit si ç'avoit eté par cholere, ou par une volonté propice que les Dieux avoient dénié l'or & l'argent à cette province_. Ilz ne voyent point que tous les Indiens n'ont aucun usage d'argen monnoyé, & vivent plus contens que nous. Que si nous les appellons sots, ils en disent autant de nous, & paraventure à meilleure raison. Ilz ne sçavent point que Dieu promettant à son peuple une terre heureuse, il dit que ce sera un païs de blé, d'orge, de vignes, de figuiers, d'oliviers, & de miel, où il mangera son pain sans disette, &c. & ne lui donne pour tous metaux que du fer & du cuivre, de peur que l'or & l'argent ne luy face elever son coeur, & qu'il n'oublie son Dieu: & ne veut point que quand il aura des Rois ils amassent beaucoup d'or, ni d'argent. Ilz ne jugent point que les Mines sont les cimetieres des hommes: que l'Hespagnol y a consommé plus de dix millions de pauvres Sauvages Indiens, au lieu de les instruire à la foy Chrétienne: Qu'en Italie il y a des Mines, mais que les anciens ne voulurent permettre d'y travailler, afin de conserver le peuple. Que dans les Mines est un air épais, grossier, & infernal, où jamais on ne sçait quant il est jour ou nuit: Que faire telles choses c'est vouloir deposseder le diable de son Royaume, pour étre en pire condition paraventure que luy: Que c'est chose indigne de l'homme de s'ensevelir au creux de la terre, de chercher les enfers, & de s'abaisser miserablement au dessouz de toutes les creatures immondes: lui à qui Dieu a donné une forme droite, & la face levée, pour contempler le ciel, & lui chanter louanges: Qu'en païs de Mines la terre est sterile: Que nous ne mangeons point l'or & l'argent, & que cela de soy ne nous tient point chaudement en Hiver: Que celui qui a du blé en son grenier, du vin en sa cave, du bestail en ses prairies, & au bout des Morues & des Castors, est plus asseuré d'avoir de l'or & de l'argent, que celui qui a des Mines d'en trouver à vivre. Et neantmoins il y a des mines en la Nouvelle-France, déquelles nous avons parlé en son lieu. Mais ce n'est pas la premiere chose qu'il faut chercher. On ne vit point d'opinion. Et ceci ne git qu'en opinion, ni les pierreries aussi (qui sont jouetz de fols) auquelles on est le plus souvent trompé, si bien l'artifice sçait contrefaire la Nature: témoin celui qui vendoit il y a cinq ou six ans des vases de verre pour fine Emeraude, & se fût fait riche de la folie d'autrui s'il eût sçeu bien jouer son rollet, tirer en la Nouvelle-France du profit des diverses pelleteries qui y sont, léquelles je trouve n'étre à mespriser, puisque nous voyons qu'il y a tant d'envies contre un privilege que le Roy avoit octroyé au sieur de Monts pour ayder à y établir & fonder quelque colonie Françoise, & maintenant par je ne sçay quelle fatalité est revoqué. Mais il se pourra tirer une commodité generale à la France, qu'en la necessité de vivres, une province secourra l'autre: ce qui se feroit maintenant si le païs étoit bien habité: veu que depuis noz voyages les saisons y ont toujours eté bonnes, & pardeça rudes au pauvre peuple, qui meurt de faim & ne vit qu'en disette & langueur: au lieu que là plusieurs pourroient étre à leur aise léquels il vaudroit mieux conserver, que de les laisser perir comme ilz font, tant il y a de sansues du peuple de toutes sortes. D'ailleurs la Pecherie se faisant en la Nouvelle-France, les Terre-neuviers n'auront à faire qu'à charger leurs vaisseaux arrivans là, ou lieu qu'ilz sont contraints d'y demeurer trois mois: & pourront faire trois voyages par an au lieu d'un. De bois exquis je n'y sache que le Cedre, & le Sassafras: mais des Sapins, & Prus, se pourra tirer un bon profit, par ce qu'ilz rendent de la gomme fort abondamment, & meurent bien-souvent de trop de graisse. Cette gomme est belle comme la Terebentine de Venise, & fort souveraine à la Pharmacie. J'en ay baillé à quelques Eglises de Paris pour encenser, laquelle a eté trouvée fort bonne. On pourra davantage fournir de cendres à la ville de Paris & autres lieux de France, qui d'orenavant s'en vont tout découverts & sans bois. Ceux qui se trouveront ici affligés pourront avoir là une agreable retraite, plutot que de se rendre sujet à l'Hespagnol comme font plusieurs. Tant de familles qu'il y a en France surchargées d'enfans, pourront se diviser, & prendre là leur partage avec un peu de bien qu'elles auront. Puis, le temps découvrira quelque chose de nouveau: & faut aider à tout le monde, s'il est possible. Mais le bien principal à quoy il faut butter c'est l'établissement de la Religion Chrétienne en un païs où Dieu n'est point conu, & la conversion de ces pauvres peuples, dont la perdition crie vengeance contre ceux qui peuvent & doivent s'employer à cela & contribuer au moins de leurs moyens à cet effect, puis qu'ils ecument la graisse de la terre, & sont constitués économes des choses d'ici bas. Une chose doit remplir de consolation ceux qui sont vrayement pieux, que nôtre Saint Pere ayant receu la missive que j'ay couchée à la fin du second livre, a eté fort joyeux qu'en son temps une telle chose se face pour le bien de l'Eglise, & a prié Dieu pour prosperité de l'entreprise du sieur de Poutrincourt sur les corps des saints Apôtres, ce qu'il propose de continuer, ainsi qu'on nous a dit: ayant donné pouvoir à Monsieur le Nonce de donner la benediction de sa part à tous ceux qui se presenteront pour aller habiter la Nouvelle-France. CHAP. XXIV _De la Guerre._ DE la Terre vient la guerre: & quand on sera établi en la Nouvelle-France, quelque gourmand paraventure voudra venir enlever le travail des gens de bien & de courage. C'est ce que plusieurs disent. Mais l'Etat de la France est maintenant trop bien affermi, grace à Dieu, pour craindre de ces coups. Nous ne sommes plus au temps des ligues & partialitez. Nul ne s'attaquera à nôtre Roy, & ne fera des entreprises hazardeuses pour un petit butin. Et quand quelqu'un le voudroit faire, je croy qu'on a desja pensé aux remedes. Et puis, ce fait est de Religion, & non pour ravir le bien d'autrui. Cela étant, la Foy fait marcher en cette entreprise la téte levée, & passer par-dessus toutes difficultez. Car voici que le Tout-puissant dit par son Prophete Esaie à ceux qu'il prent en sa garde, & aux François de la Nouvelle-France: _Ecoutez moy vous qui suivez justice, & qui cherchez le Seigneur. Regardés au rocher duquel vous avés eté taillés, & au creux de la cisterne dont vous avés eté tires_; c'est à dire, Considerez que vous étes François. _Regardés à Abraham vôtre pere & à Sara qui vous a enfantés, comment je l'ay appelé lui étant tout seul, & ay beni & multiplié. Pour certain doncques le Seigneur consolera Sion, &c_. Noz Sauvages n'ont point leurs guerres fondées sur la possession de la terre. Nous ne voyons point qu'ils entreprennent les uns sur les autres pour ce regar. Ils ont de la terre assez pour vivre & pour se promener. Leur ambition se borne dans leurs limites. Ilz font la guerre à la maniere d'Alexandre le Grand, pour dire, Je vous ay battu: ou par vindicte en ressouvenance de quelque injure receuë; qui est le plus grand vice que je trouve en eux, par ce que jamais ilz n'oublient les injures: en quoy ilz sont d'autant plus excusables, qu'ilz ne font rien que nous ne facions bien. Ilz suivent la Nature: & si nous remettons quelque chose de cet instinct, c'est le commandement de Dieu qui nous le fait faire, auquel toutefois la plus-part fermons les ïeux. Quand donc ilz veulent faire la guerre, le _Sagamos_ qui a plus de credit entre eux leur en fait sçavoir la cause, & le rendez-vous, & le temps de l'assemblée. Etans arrivés il leur fait des longues harangues sur le sujet qui se presente, & pour les encourager. A chacune chose qu'il propose il demande leur avis, & s'ilz consentent, ilz font tous une exclamation, disans Hau d'une voix longuement trainée: sinon, quelque Sagamos prendra la parole, & dira ce qu'il lui en semble, étans & l'un & l'autre bien écoutés. Leurs guerres ne se font que par surprises, de nuict obscure, ou à la lune par embuche, ou subtilité. Ce qui est general par toutes ces Indes. Car nous avons veu au premier livre de quelle façon guerroient les Floridiens: & les Bresiliens ne font pas autrement. Et aprés les surprises ilz vient aux mans, & combattent bien souvent de jour. Mais avant que partir, les nôtres (j'enten les Souriquois) ont cette coutume de faire un Fort, dans lequel se met toute la jeunesse de l'armée; où étans, les femmes le viennent environner & tenir comme assiegés. Se voyans ainsi envelopppés ilz font des sorties pour evader, & se liberer de prison. Les femmes qui sont au guet les repoussent, les arrétent, font leur effort de les prendre. Et s'ils sont pris elles chargent dessus, les battent, les depouillent & d'un tel succés prennent bon augure de la guerre qui se va mener. S'ils échappent, c'est mauvais presage. Ils ont encore une autre coutume à l'égard d'un particulier, lequel apportant la téte d'un ennemi, ilz font de grandes Tabagies, danses, & chansons de plusieurs jours: & durant ces choses ilz despouillent le victorieux, & ne lui baillent qu'un méchant haillon pour se couvrir. Mais au bout de huitaine environ, aprés la féte, chacun lui fait present de quelque chose pour l'honorer de sa vaillance. Ilz ne s'eloignent jamais des cabanes qu'ilz n'ayent l'arc au point & le carquois sur le dos. Et quand quelque inconnu se presente à eux, ilz mettent les armes bas, s'il est question de parlementer, ce qu'il faut faire aussi reciproquement de l'autre part: ainsi qu'il arriva au sieur de Poutrincourt en la terre des Armouchiquois. Les Capitaines entre eux viennent par succession, ainsi que la Royauté par-deça, ce qui s'entend si le fils d'un _Sagamos_ ensuit la vertu du pere,& est d'âge competant. Car autrement ilz font comme aux vieux siecles lors que premierement les peuples eleurent des Rois: dequoy parlant Jehan de Meung autheur du Roman de la Rose dit: _Un grand villain entre eux eleurent_ _Le plus corsu de quants qu'ilz furent_ _Le plus ossu, & le grigneur (plus grand),_ _Le firent Prince & Seigneur._ Mais ce _Sagamos_ n'a point entre eux authorité absolue, ains telle que Tacite dit des anciens Rois Allemans: La puissance de leurs Rois (dit-il) n'est point libre, ni infinie, mais ilz conduisent le peuple plutot par exemple, que par commandement. En Virginia & en la Floride ilz sont davantage honorez qu'entre les Souriquois. Mais au Bresil celui qui aura plus prins de prisonniers & plus tué d'ennemis, ilz le prendront pour Capitaine, sans que ses enfans puissent heriter de cette qualité. Leurs armes sont les premieres qui furent en suage aprés la creation du monde, masses, arcs, fleches: car de frondes ni d'arc-baletes ilz n'en ont point, ni aucunes armes de fer ou acier, moins encore de celles que l'esprit humain a inventé depuis deux cens ans pour contre-carrer le tonnerre: ni de beliers & foutoirs, anciennes machines de batterie. Ilz sont fort adroits à tirer de la fleche: & pour exemple soit ce qui est rapporté ci-dessus d'un qui fut tué par les Armouchiquois ayant un petit chien cousu avec lui d'une fleche tirée de loin. Toutefois je ne voudroy leur donner la louange de beaucoup de peuples du monde de deça qui ont eté renommés en cet exercice, comme les Scythes, Getes, Sarmates, Gots, Ecossois, Parthes, & tous les peuples Orientaux, déquels grand nombre étoient si adroits qu'ils eussent touché un cheveu: ce que l'Escriture sainte temoigne de plusieurs du peuple de Dieu, méme des Banjamites, léquels allans à la guerre contre Israël: _De tout ce peuple là_ (dit l'Ecriture) _il y avoit sept cent hommes d'elite, combattans autant de la senestre que de la dextre: & si asseurés à jetter la pierre avec la fronde, qu'ilz pouvoient frapper un cheveu sans decliner d'une part ou d'autre_. En Crete il y eut un Alcon archer tant expert, qu'un dragon emportant son fils, il le poursuivit & le tua sans offenser son enfant. On lit de l'Empereur Domitian qu'il sçavoit addresser sa fleche de loin entre deux doigts ouverts. Les écrits des anciens font mention de plusieurs qui transperçoient des oiseaux volans en l'air, & d'autres merveilles que noz Sauvages admireroient. Mais neantmoins ilz ne laissent d'étre galans hommes & bons guerriers, qui se fourreront par tout étans soutenus de quelque nombre de François: & ce qui est de perfection aprés le courage, ilz sçavent patir à la guerre, coucher parmi les neges, & à la gelée, souffire le chaud le froid, la faim, & par intervalles se repaitre de fumée, comme nous avons dit au chapitre precedent: Faisans que le mot Latin _Bellum_, se trouve en eux en sa propre signification, sans antiphrase: & au contraire que le mot _Militia_, est pris en eux pour _mollitia_ par une contraire signification, selon l'étymologie que lui donne le Jurisconsulte Ulpian: quoy que j'ayme mieux le deriver de _Malitia_, qui vaut autant à dire que _Duritia_, [Grec: kakia]: ou _Afflictio_; que les Grecs appellent [Grec: kakôsis]. Ainsi qu'il se prent en saint Matthieu, là où il es dit _qu'à chacun jour suffis sa malice [Grec: kakia]_, c'est à dire _son Affliction, la peine, son travail, sa dureté_, comme l'interprete fort bien sainct Hierome. Et n'auroit point eté mal traduit en saint Paul le mot [Grec: kakamy thêson ôs galos spatiôtës Iêsou Christô], _Dura sicut bonus miles Christi Jesu_, au lieu de _Labora_. Endurci toy par patience: Ainsi qu'en Virgile. _Durate, & rebus vosmet servate secundis._ Et en un autre endroit il appelle les Scipions _Duros belli_, pour signifier des braves & excellens Capitaine: laquelle durté & malice de guerre Tertillian explique _Imbonitas_ au livre qu'il a écrit aux Martys pour les exhorter à bien soutenir les afflictions pour le nom de Jesus-Christ: _Un gendarme_, dit-il, _ne vient point à la guerre avec delices, & ne va point au combat sortant de sa chambre, mais des tentes & pavillons étendus, & attachés à des pauls & fourches,_ ubi omnis duritia & imbonitas & insuavitas, _où il n'y a nulle douceur._ Or jaçoit que la guerre qui se fait au sortir des tentes, & pavillons soit dure, toutefois la vie ordinaire de noz Sauvages l'est encore plus, & se peut appeller une vraye milice, c'est à dire malice, que je prens pour durté. Et de cette façon ilz traversent de grandz païs par les bois pour surprendre leur ennemi, & l'attaquer au depourveu. C'est ce qui les tient en perpetuelle crainte. Car au moindre bruit du monde, comme d'un Ellan qui passera à travers les branches & fueillages, les voila en alarmes. Ceux qui ont villes à la façon que j'ay décrit ci-dessus, sont un peu plus asseurez. Car ayans bien barré l'entrée, ilz peuvent dire, Qui va là, & se preparer au combat. Par ces surprises les Iroquois jadis en nombre de huit mille hommes ont exterminé les _Algumquins_, ceux de _Hochelaga_, & autres voisins de la grande riviere. Toutefois quand noz Sauvages souz la conduite de _Membertou_ allerent à la guerre contre les Armouchiquois, ilz se mirent en chaloupes & canots: mais aussi n'entrent-ilz point dans le païs: ais les tuerent à la frontiere au port de _Chouakoet_. Et d'autant que cette guerre, le sujet d'icelle, le conseil, l'execution, & la fin, ont eté par moy décrits en vers François qui sont rapportez ci-aprés parmi ce que j'ay intitulé, LES MUSES DE LA NOUVELLE-FRANCE, je prieray mon Lecteur d'avoir là recours, pour n'écrire une chose deux fois. Je diray seulement qu'étant à la riviere saint-Jehan le Sagamos _Chkoudun_ homme Chrétien & François de courage, fit voir à un jeune homme de Retel nommé le Févre, & à moy, comme ilz vont à la guerre: & aprés la Tabagie sortirent environ quatre vints de sa ville, ayans mis bas leurs manteaux de peluche, c'est à dire tout nuds, portans chacun un pavois qui leur couvroit tout le corps, à la façon des anciens Gaullois qui passerent en la Grece souz le Capitaine _Brennus_, déquels ceux qui ne pouvoient guayer les rivieres, se mettoient sur leurs boucliers qui leur servoient de bateaux, ce dit Pausanias. Avec ces pavois ils avoient chacun sa masse de bois, le carquois sur le dos & l'arc en main, marchans comme en dansant. Je ne pense pas toutefois que quand ils approchent l'ennemi pour combattre ilz soient tant retenus que les anciens Lacedemoniens, léquels dés l'âge de cinq ans on accoutumoit à une certaine façon de danse, de laquelle ils usoient en allant au combat, sçavoir d'une cadence douce & posée, au son des flutes, afin de venir aux mains d'un sens froid & rassis, & ne se troubler point l'entendement: pour pouvoir aussi discerner les asseurez d'entre les craintifs comme dit Plutarque: Mais plutot ilz vont furieusement, avec des grandes clameurs & hurlemens effroyables, afin d'étonner l'ennemi, & se donner mutuelle asseurance. Ce qui se fait entre tous les Indiens Occidentaux. En cette montre noz Sauvages s'en allerent fair le tour d'une colline, & comme le retour étoit un peu tardif, nous primmes la route vers nôtre barque, où noz gens étoient en crainte qu'on ne nous eüt fait quelque tort. En la victoire lz tuent tout ce qui peut resister: mais ilz pardonnent aux femmes & enfans. Les Bresiliens au contraire prennent tant qu'ilz peuvent de prisonniers & les reservent pour les mettre en graisse, les tuer, les manger en la premiere assemblée qu'ilz feront. Qui est une manière de sacrifice entre les peuples qui ont quelque forme de Religion, d'où ceux-ci ont pris cette inhumaine coutume. Car anciennement ceux qui étoient veincus étoient sacrifiez aux Dieux pretendus autheurs de la victoire, d'oz est venu qu'on les appelloit _Victimes_, par ce qu'ils étoient veincus: _Victima à Victis_. On les appelloit aussi Hosties, _ab Hoste_, par ce qu'ils étoient ennemis. Ceux qui mirent en avant le nom de _Supplice_ le firent préque à un méme sujet, faisans faire des _Supplications_ aux Dieux des biens de ceux qu'ilz condemnoient à mort. Telle a eté la coutume en plusieurs nations de sacrifier les ennemis aux Dieux, & se prattiquoit encore au Perou, au temps que les Hespagnols y allerent premierement. Nous lisons en la sainte Ecriture, que le Prophete Samuel mit en pieces Agag Roy des Hamalekites devant le Seigneur en Ghilgal. Ce qu'on pourroit trouver étrange, veu qu'il n'étoit rien de si doux que ce saint Prophete. Mais il faut ici considerer que ç'a eté un special mouvement de l'Esprit de Dieu qui l'a suscité à se rendre executeur de la justice divine alencontre d'un ennemi du peuple d'Israël au defaut de Saul contempteur du commandement de Dieu, auquel avoit eté enjoint de frapper Hemalek, & faire tout mourir, sans epargner aucune ame vivante: ce qu'il n'avoit fait: & pour-ce fut-il delaissé de Dieu. Samuel donc fit ce que Saul devoit avoir fait, il mit en pieces un homme condemné de Dieu, lequel avoit fait maintes femmes vefves en Israël, & justement receu la pareille: afin aussi d'accomplir la prophetie de Balaam, lequel avoit predit long temps au-paravant que le Roy des Israëlites seroit elevé par-dessus Agag, & seroit son Royaume haussé. Or ce fait de Samuel n'est point sans exemple. Car quand il a eté question d'appaiser l'ire de Dieu, Moyse a dit: _Mettés un chacun son espée sur sa cuisse, & que chacun de vous tue son frere, son ami, son voisin._ Ainsi Elie fit tuer les Prophetes de Baal. Ainsi à la parole de saint Pierre Ananias & Saphira tomberent morts à ses piez. Pour donc revenir à notre propos, noz Sauvages qui n'ont point de religion, aussi ne font-ilz point de sacrifices: & d'ailleurs sont plus humains que les Bresiliens, entant qu'ilz ne mangent point leurs semblables, se contentans d'exterminer ce qui leur nuit. Mais ils ont une generosité de mourir plutot que de tomber entre les mains de leurs ennemis. Et quand le sieur de Poutrincourt fit vengeance du forfait des Armouchiquois, il y en eut qui se firent tailler en pieces plutot que de se laisser emporter: ou si par force on les enleve ilz se lairront mourir de faim, ou se tueront. Mémes quant aux corps morts ilz ne veulent point qu'ilz demeurent en la possession des ennemis, & au peril de la vie ilz les recueillent & enlevent: ce que Tacite temoigne des Anciens Allemans, & a eté chose coutumiere à toute nation genereuse. La victoire acquise d'une part ou d'autre, les victorieux retiennent prisonniers les femmes & enfans, & leur tondent les cheveux comme on faisoit anciennement par ignominie, ainsi qu'il se voit en l'histoire sacrée. En quoy ilz retiennent plus d'humanité que ne font quelquefois les Chrétiens, comme nous avons veu en plusieurs rencontres és troubles derniers. Et telle cruauté envers les prisonniers fut reprouvée par le Prophete Elisée. Car on se doit contenter en tout cas de les rendre esclaves, comme font noz Sauvages: ou de leur faire r'acheter leur liberté. Mais quant aux morts ilz leur coupent les tétes en si grand nombre qu'ils en peuvent trouver, léquelles se divisent entre les Capitaines, mais ilz laissent la carcasse, se contentans de la peau, qu'ilz font secher, ou la conroient, & en font des trophées en leurs cabanes, ayans en cela tout leur consentement. Et avenant quelque féte solennelle entre eux (j'appelle féte toutes & quantes fois, qu'ilz font Tabagie) ilz les prennent, & dansent avec, pendues au col, ou au bras ou à la ceinture, & de rage quelquefois mordent dedans: qui est un grand témoignage de ce desordonné appetit de vengeance, duquel nous avons quelquefois parlé. Nos anciens Gaullois ne faisoient pas moins de trophées que noz Sauvages des tétes de leurs ennemis. Car (s'il en faut croire Diodore, & Tite Live) les ayans coupées ilz les rapporteroient pendues au poitral de leurs chevaux, & les attachoient solemnellement avec cantiques & louange des victorieux (selon leur coutume) à leurs portes ainsi qu'on feroit une téte de sanglier. Quant aux tétes des Nobles ilz les embaumoient & les gardoient soigneusement dans des caisses, pour en faire montre à ceux qui les venoient voir, & pour rien du monde ne les rendoient ni aux parens, ni à autres. Les Boiens (qui sont ceux de Bourbonnois) faisoyent davantage. Car aprés avoir vuidé la cervelle ilz bailloient les carcassea à des orfévres pour les étoffer d'or, & en faire des vaisseaux à voire, déquels ilz se servoient és choses sacrées, & solennitez saintes. Que si quelqu'un trouve ceci étrange, il faut qu'il trouve encor plus étrange ce qui est rapporté des Hongres par Virgenere sur Tite Live, déquels il dit qu'en l'an mille cinq cens soixante six étant prés Iavarin, ilz lechoient le sang des tétes des Trucs qu'ils apportoient à l'Empereur Maximilian: ce qui passe la barbarie qu'on pourroit objecter à noz Sauvages. Voire je diray qu'ils ont plus d'humanité que beaucoup de Chrétiens, qui depuis cent ans en diverses occurrences ont exercé sur les femmes & enfans des cruautez plus que brutales, dont les Histoires sont pleines: & à ces deux sortes de creatures noz Sauvages pardonnent, _Du Lion genereux imitans la vertu,_ _Qui jamais ne s'attaque au soldat abbatu._ [Illustration] CHAP. XXV _Des Funerailles._ APRES la guerre l'humanité nous à pleurer les morts, & les ensevelir. C'est un oeuvre tout de pieté, & le plus meritoire qui se puisse faire. Car qui donne secours à un homme vivant il en peut esperer du service, ou plaisir reciproque: Mais d'un mort nous n'en pouvons plus rien attendre. C'est ce qui rendit le saint homme Tobie agreable à Dieu. Et de ce bon office sont recommandés en l'Evangile ceux qui s'employerent à la sepulture de nôtre Sauveur. Quant aux pleurs voici que dit le Sage fils de Sirach: _Mon enfant jette des larmes sur le mort & commence à pleurer comme ayant souffert chose dure. Puis couvre son corps selon son ordonnance, & ne meprise point sa sepulture, de peur que tu ne sois blamé. Porte amerement le dueil d'icelui par un jour, ou deux, selon qu'il en est digne_. Cette leçon étant parvenue, soit par quelque traditive, soit par l'instinct de nature, jusques à nos Sauvages, ils ont encore aujourd'hui cela de commun avec les nations de deça de pleurer les morts & en garder les corps aprés le decès, ainsi qu'on faisoit au temps des saints Patriarches Abraham, Isaac, Jacob, & depuis. Mois ilz font des clameurs étranges par plusieurs jours ainsi que nous vimes au Port Royal, quelques mois aprés nôtre arrivée en ce païs là (sçavoir en Novembre) là où ilz firent les actes funebres d'un des leurs nommé _Panoniac_, lequel avoit pris quelques marchandises du magazin du Sieur de Monts, & étoit allé vers les Armouchiquois pour troquer. Ce _Panoniac_ fut tué, & le corps rapporté és cabannes de la riviere sainte-Croix, où les Sauvages le pleurerent & embaumerent. De quelle espece est ce baume je ne l'ay peu sçavoir ne m'en étant pas enquis sur les lieux. Je croy qu'ilz detaillent les corps morts, & les font secher. Bien est certain qu'ilz les conservent contre la pourriture: ce qu'ilz font préque par toutes ces Indes. Celui qui a écrit l'histoire de la Virginie, dit qu'ilz tirent les entrailles du corps, depouillent le mort de sa peau, coupent tout e la chair arriere des os, la font secher au Soleil, puis la mettent (enclose en des nattes) aux piez du mort. Cela fait ilz luy rentent sa propre peau, & en couvrant les os liés ensemble avec du cuir, le façonnans tout ainsi qui si la chair y étoit demeurée. C'est chose toute notoire que les anciens Ægyptiens embaumoient les corps morts, & les gardoient soigneusement. Ce qui (outre les autheurs prophanes) se voit en la sainte Ecriture où il est dit, que Joseph commanda à ses serviteurs & Medecins d'embaumer le corps de Jacob son pere. Ce qu'il fit selon la coutume du païs. Mais les Israëlites en faisoient de méme, comme se voit és Chroniques saintes, là où il est parlé du trépas des Rois Asa & Joram. De la riviere sainte-Croix, ledit defunct _Panoniac_ fut apporté au Port Royal, là où derechef il fut pleuré. Mais pour ce qu'ils ont coutume de faire leurs lamentations par une longue trainée de jours, comme d'un mois, craignans de nous offenser par leurs clameurs (d'autant que leurs cabannes n'étoient qu'environ à cinq cens pas loin de nôtre Fort) _Membertou_ vint prier le sieur de Poutrincourt de trouver bon qu'ilz fissent leur dueil à leur mode accoutumée, & qu'ilz ne demeureroient que huit jours. Ce qu'il luy accorda facilement: & de là en avant commencerent dés le lendemain au point du jour les pleurs & hurlemens que nous oyoions de nôtredit Fort, se donnans quelque intervalle sur le jour. Et font ce dueil alternativement chacune cabanne à son jour, & chacune personne à son tour. C'est chose digne de merveille que des nations tant eloignées se rapportent avec plusieurs du monde de deça en ces ceremonies. Car és vieux temps les Perses (ainsi qu'il se lit en plusieurs lieux dans Herodote & Q. Currius) faisoient de ces lamentations, se dechiroient les vétemens, se couvroient la téte se revetoient de l'habillement de dueil, que l'Ecriture sainte appelle Sac, & Josephe [Grec: schêma tapeien]. Voire encores se tondoient, & ensemble leurs chevaux & mulets, ainsi qu'a remarqué le sçavant Drusius en ses Observations, alleguant à ce propos Herodote & Plutarque. Les Ægyptiens en faisoient tout autant, & paraventure plus, quant aux lamentations. Car aprés la mort du saint Patriarche Jacob, tous les anciens, gens d'état & Conseiller de la maison de Pharao & du païs d'Egypte monterent en grande multitude jusques à l'aire d'Athad en Chanaan, & le pleurerent avec grandes & grieves plaintes: de sorte que les Chananeens voyans cela, dirent: _Ce dueil ici est grief aux Ægyptiens_: & pour la grandeur & nouveauté du dueil ils appellerent ladite aire _Abel-Misraim_, c'est à dire Le dueil des Ægyptiens. Les Romains avoient des femmes à louage, pour pleurer les morts & dire leurs louanges par des longues plaintes & querimonies: & ces femme s'appelloient _Præficæ_, quasi _Præfecta_; pour ce qu'elles commençoient le branle quand il falloit lamenter, & dire les louanges des morts. _Mercede qua conductæ, fient alieno in funere præficæ_ _Multo & capillos scindunt & clamant magu_, ce dit _Lucillius_ au rapport de _Nonius_. Quelque fois méme les trompettes n'y étoient point épargnées; comme le temoigne Virgile en ces mots _It cælo clamor, clangorque tubarum._ Je ne veux ici recuillir les coutumes de toutes nations: car ce ne seroit jamais fait: mais en France chacun sçait que les femmes de Picardie lamentent leurs morts avec des grandes clameurs: Le sieur des Accords entre autres choses par lui observées recite d'une qui faisant ses plaintes funebres disoit à son defunct mary: Mon Dieu! mon pauvre mary tu nous as donné un piteux congé! Quel congé! c'est pout tout jamais. O quel grand congé! faisons une allusion gaillarde là-dessus. Les femmes de Bearn sont encore plus plaisantes. Car elles racontent par un jour entier toute la vie de leurs maris. _La mi amou, ma mi amou: Cari rident, oeil de splendou: Cama leugé, bel dansadou: La me balem, le m'esburbat: mati de pés: fort tard congat: & choses semblables: c'est à dire, Mon amour, mon amour, Visage riant, oeil de splendeur: jambe legere, & beau danseur: le mien vaillant, le mien éveillé: matin debout, fort tard au lict, &c._ Jehan de Leri recite ce qui suit des fémes Gascones: _yere, yere, O loubet renegadou, ô loubet jougadou qu'here_, c'est à dire, Helas, helas, ô le beau renieur, ô le beau joueur qu'il étoit. Et là-dessus rapporte que les femmes du Bresil hurlent & braillent avec telle clameur, qu'il semble que ce soient des assemblées de chiens & de loups. Il est mort (diront les unes en trainant la voix) celui qui étoit si vaillant, & qui nous a tant fait manger de prisonniers. D'autres faisans un coeur à part, diront: O que c'étoit un bon chasseur & un excellent pescheur! Ha le brave assommeur de Portugais & de _Margajas_, déquels il nous a si bien vengé! Et au bout de chacune plainte diront: il est mort, celui duquel nous faisons maintenant le dueil. A quoy les hommes répondent, disans; Helas il est vray, nous ne le verrons plus jusques à ce que nous soyons derriere les montagnes, où nous danserons avec lui! & autres semblables choses. Mais la plus part de ces gens ont passé leur dueil en un jour, ou peu davantage. Quant aux Indiens de la Floride quant quelqu'un de leurs _Paraoustis_ meurt ilz sont trois jours & trois nuits sans cesser de pleurer, & sans manger: & font tous les _Paraoustis_ ses alliés & amis semblable dueil, se coupans la moitié des cheveux tant hommes que femmes, en témoignage d'amitié. Et cela fait il y a quelques femmes deleguées qui durant le temps de six lunes pleurent la mort de ce _Paraousti_ trois fois le crians à haute voix, au matin, à midi, & au soir: qui est la façon des Prefices Romaines, déquelles nous avons nagueres parlé. Pour ce qui est du vétement de dueil, noz Souriquois au contraire des Chinois, qui témoignent le dueil par le vétement blanc, se fardent la face tout de noir: ce qui les rent fort hideux. Mais ls Hebrieux étoient plus reprehensibles qui se faisoient des incisions au visage en temps de dueil, & se rasoient le poil, comme se lit en Jeremie: Ce qu'ilz avoient accoutumé de grande ancienneté: à l'occasion dequoy cela leur fut defendu par la loy de Dieu rapportée au Levitique: _Vous ne tondrez point en rond vôtre chevelure, & ne raserez point vôtre barbe: & ne ferez point d'incision en vôtre chair pour aucun mort, & ne ferés aucune figures, ni characteres engravez sur vous. Je suis le Seigneur_. Et au Deuteronome. _Vous étes enfans du Seigneur vôtre Dieu. Vous ne vous decouperez point, & ne vous ferés aucune pelure entre vos ïeux pour aucun trepassé_. Ce qui fut aussi defendu par les Romains és loix des XII Tables. Herodote & Diodore disent que les Ægyptiens (principalement aux funerailles de leurs Rois) se dechiroient les vétemens, & embourboient le visage, voire toute la téte: & s'assemblans deux fois par jour, marchoient en rond chantans les vertus de leur Roy: s'abstenoient de viandes cuites, d'animaux, de vin, & de tout autre appareil de table, l'espace de soixante douze jours, sans se laver aucunement, ny coucher sur lict, moins avoir compagnie de leurs femmes: toujours se lamentans. Le dueil ancien de noz Roynes de France (car quant aux Rois ilz n'en portent point) étoit de couleur blanche, & pour-ce retenoient le nom de Roynes blanches aprés le trépas des Rois leurs maris. Mais le commun dueil aujourd'hui tant en France, qu'au reste de l'Europe, est de noir, _qui sub persona sisusest_. Car tous ces dueils ne sont que tromperies, & de cent n'y en a pas trois qui ne soyent joyeux d'un tel habit. C'est pourquoy furent plus sages les anciens Thraces qui celebroient la naissance des hommes avec pleurs, & leurs funerailles avec joye, voulans demontrer que par la mort nous somme en repos & delivrez de toutes les calamités avec léquelles nous naissons. Heraclides parlant des Locrois, dit qu'ilz ne font aucun dueil des morts, ains des banquets, & grandes rejouissances. Et le sage Solon reconoissant les susdits abus abolit tous ces déchiremens de pleureurs, & ne voulut point qu'on fit tant de clameurs sur les morts, ainsi que dit Plutarque en sa vie. Les Chrétiens encore plus sages chantoient anciennement _Alleluya_ aux mortuaires, & ce vers du Psalme: _Revertere anima mea in requiem tuam, quia Dominus benefecit tibi_ _Reprens, ô mon ame allegée,_ _Ton repos souhaité,_ _Car Dieu ta misere a changée_ _Par sa toute bonté._ Neantmoins pour ce que nous sommes hommes, sujet à joye, tristesse, & autre mouvement & perturbations d'esprit, léquelles de premier abord ne sont point en nôtre puissance, ce dit le Philosophe, ce n'est chose à blamer que de pleurer, soit en considerant nôtre condition frele & sujette à tant de maux, soit pour la perte de ce que nous aymions & tenions cherement. Les saints personages ont eté touchés de ces passions, & nôtre Sauveur méme à pleuré sur le sepulchre de Lazare, frere de sainte Magdeleine. Mais il ne se faut laisser emporter à la tristesse, ni faire des ostentations de clameurs, où bien souvent le coeur ne touche. Suivant quoy le Sage fils de Sirach nous avertit, disant: _Pleure sur le mort, car il a laissé la clarté (de cette vie) mais pleure doucement, pource qu'il est en repos_. Aprés que noz Sauvages eurent pleuré _Panoniac_, ils allerent au lieu où étoit sa cabanne quand il vivoit, & ils brulerent tout ce qu'il avoit laissé, ses arcs, fleches, carquois, ses peaux de Castors, son petun (sans quoy ilz ne peuvent vivre) ses chiens, & autres menus meubles, afin qu'aucun ne querelat pour sa succession. Cela montre combien peu ilz se soucient des biens de ce monde, faisans par ces actes une belle leçon à ceux qui à tort & à droit courent aprés ce diable d'argent, & bien souvent se rompent le col, ou s'ils attrapent ce qu'ilz desirent, c'est en faisant banque-route à Dieu, & pillant le pauvre soit à guerre ouverte, ou souz pretexte de justice. Belle leçon di-je, à ces avares Tantales insatiables, qui se donnent tant de peines, & font mourir tant de creatures pour leur aller chercher l'enfer au profond de la terre, sçavoir les thresors que notre Sauveur appelle _Richesses d'iniquité_. Belle leçon aussi à ceux déquels parle saint Hierosme, traittant de la vie des Clercs: _Il y en a_ (dit-il) _qui font une petite aumone, afin de la retirer avec bonne usure, & souz pretexte de donner quelque chose ilz cherchent des richesses, ce qui est plutot une chasse, qu'une aumone. Ainsi prent-on les bétes, les oiseaux, les poissons. On met un petit appat à un hameçon afin d'y attraper les bourses des simples femmes_. Et en l'Epitaphe de Nepotian à Heliodore: _Les uns_ (dit-il) _amassent argent sur argent, & faisans creer leurs bourses par des façons de services, ilz atrappent à la pipée des richesses des bonnes matrones, & deviennent plus opulens étans moines qu'ilz n'avoient eté seculiers_. Et pour cette avarice laquelle nous ne voyons que trop regner aujourd'hui, par edicts Imperiaux, les reguliers & seculiers Ecclesiastics ont jadis eté exclus des testamens, dequoy le méme se plaint, non pour la chose, mais pour ce qu'on en à donné le sujet. Revenons à noz brulemens mobiliaires. Les premiers peuples, qui n'avoient point encore l'avarice enracinée au coeur, faisoient le méme que noz Sauvages. Car les Phrygiens (ou Troyens) apporterent l'usage aux Latins de bruler non seulement les meubles, mais aussi les corps morts, dressans de hauts buchers de bois à cet effect, comme dit Æneas aux funerailles de Misenus. _......& robore secto_ _Ingentem struxere pyram...._ Puis ayans lavé & oint le corps, on jettoit sur le bucher tous ses vétemens, de l'encens, des viandes, de l'huile, du vin, du miel, des fueilles, des fleurs, des violettes, des roses, des ungents de bonne senteur, & autres choses, comme se voit par les histoires & inscriptions antiques. Et pour continuer ce que j'ay dit de Misenus, Virgile adjoute: _Purpureasque super vestes velamina nota_ _Conjiciunt: pars ingenti subiere feretra, &c._ _................Congesta cremantur_ _Thura, dona, dapes, fuso crateres olivo._ Et parlant des funerailles de Pallas jeune Seigneur amy d'Æneas. _Tum geminas vestes, ostroque, auroque rigentes_ _Extulit Æneas................_ _ Multaque præterea Laurentis præmia pugnæ._ _ Aggerat, & longo prædam jubet ordine duci:_ _ Addit equos & tela, quibus spoliaverat hostem._ Et plus bas. _Spargitur & tellus lachrimis sparguntur & arma_ _Hinc aly spolia occisis direpta Latinis_ _Conjiciunt igni, galeas ensesque decoris,_ _Ærenaque feruentesque rotas: pars munita nota_ _Ipsorum clypeos, & non felicia tela,_ _Setigerosque fues, raptasque ex omnibus agrit_ _In flammam jugulant pecudes........_ J'ay rapporté ceci en Latin, pour ce qu'il me semble impossible de les rendre en François avec tant de grace. En la saincte Ecriture je trouve les corps de Saul & de ses fils avoir eté brulés apres leur deffaite, mais il n'est point dit qu'on ait donné au feu aucuns de leurs meubles. Et me trouve bien empeché de sçavoir comment il est possible d'avoir emporté leurs os, & iceux enterrez sous un arbre, sinon en faisant comme les Virginiens mentionnez ci-dessus. Je ne sçay en quel temps cette coutume a eu suite entre les Juifs, mais nous voyons és Chroniques de leurs Rois, qu'ils en bruloient les corps par honneur aprés le trépas; etant dit du Roy Joran, que pour ses mechancetés (outre le rigoureux chatiment de Dieu) le peuple ne lui fit point les funerailles selon la maniere du brulement, ainsi qu'il avoit fait à ses predecesseurs. Ce qui avint l'an six cens dixieme aprés la sortie d'Egypte, & le neuf cens dixieme avant Jesus-Christ. Les vieux Gaullois & Allemans, bruloient avec le corps mort tout ce qu'il avoit aimé, jusques aux animaux, papiers de compte, & obligations, comme si par là ils eussent voulu payer, ou demander leurs debtes. En sorte que peu auparavant que Cesar y vinst, il s'en trouvoit qui se jettoient sur le bucher où l'on bruloit le corps, ayant esperance de vivre ailleurs avec leurs parens, seigneurs, & amis. Pour le regard des Allemans, Tacite dit le méme d'eux en ces termes: _Quæ vivis cordi fuisse arbitrantur in ignem inferunt etiam animalia, serves & clientes_. Ces façons de faire ont eté anciennement communes à beaucoup de nations: & le sont encore aujourd'hui en plusieurs lieux des Indes Orientales, comme en la ville de Calamine, & autres du Royaume de Coromandes. Mais noz Sauvages ne sont point si sots que cela: car ilz se gardent fort bien de se mettre au feu, sachans qu'il y fait trop chaud. Ilz se contentent donc de bruler les meubles du trepassé: & quant au corps ilz le mettent honorablement en sepulture. Ce _Panoniac_ duquel nous avons parlé fut gardé en la cabanne de son pere _Neguitert_ & sa mere _Niguioadetch_ jusques au Printemps, lors que se fit l'assemblée des Sauvages pour aller venger sa mort: en laquelle assemblée il fut derechef pleuré, & devant qu'aller à la guerre ilz paracheverent ses funerailles, & le porterent (selon leur coutume) en une ile écartée vers le Cap de Sable à vint-cinq ou trente lieuës loin du port Royal. Ces iles qui leur servent de cimetieres sont entre eux secrettes, de peur que quelque ennemi n'aille tourmenter les os de leurs morts. Pline & plusieurs autres, ont estimé que c'étoit une folie de garder les corps morts sous une vaine opinion, qu'on est quelque chose aprés cette vie. Mais on lui peut approprier ce que _Portius Festus_ Gouverneur de Cesarée disoit follement à saint Paul Apôtre: _Tu es hors de sens: ton grand sçavoir t'a renverse l'esprit_. On estime noz Sauvages bien brutaux (ce qu'ilz ne sont pas) mais si ont-ilz plus de sapience en cet endroit que tels Philosophes. Nous autres Chrétiens communement inhumons les corps morts, c'est à dire, nous les rendons à la terre (appellée _humus_, d'où vient le mot homme) de laquelle ilz ont eté pris, & ainsi faisoient les anciens Romains avant la coutume de les bruler. Ce que font entre les Indiens Occidentaux, les Bresiliens, léquels mettent leurs morts dans des fosses creusées en forme de tonneau, quasi tout debout, quelquefois dans leur propre maison, comme les premiers Romains, ainsi que dit _Sevius_ commentateur de Virgile. Mais noz Sauvages jusques au Perou ne font pas ainsi, ains les gardent entiers és sepulchres, qui sont en plusieurs lieux comme des echaffaux de cinq ou six piez de haut, le plancher duquel est tout couvert de nattes, sur léquels ilz étendent leurs trépassez arangéz selon l'ordre de leur decés. Ainsi préque sont noz-ditz Sauvages, sinon que leurs sepulchres sont plus petits & plus bas, faits en forme de cages léquels ils couvrent bien proprement, & y mettent leurs morts. Ce que nous appellons ensevelir, & non pas _inhumer_, puis qu'ilz ne sont pas dedans la terre. Or quoy que plusieurs nations ayent trouvé bon de garder les corps morts: si est-il meilleur de suivre ce que la Nature requiert, qui est de rendre à la terre ce qui lui appartient: laquelle, ce dit Lucrece. _Omni parens cadem rerum est commune sepulchrum._ Aussi est-ce la plus antique façon de sepulture, ce dit Ciceron: & ne voulut le grand Cyrus Roy des Perses étre autrement servi aprés sa mort que d'étre rendu à la terre. _Mos corps_ (de disoit-il avant que mourir) _ô mes chers enfans, quand j'auray terminé ma vie, ne le mettez ni en or, ni en argent, ni en autre cercueil aucun, mais le rendéz incontinens à la terre. Car que sçauroit-il avoir de plus heureux & de souhaitable, que de se meler avec celle qui produit & nourrit toutes choses belles & bonnes?_ Ainsi reputoit-il vanité toutes les pompes & depenses excessives de pyramides d'Egypte, des Mausolées & autres sepultures qui depuis ont eté faites à l'imitation de cela: comme celle d'Auguste, la grande & superbe masse d'Adrian, le Septizone de Severe, & autres moindres encore, ne s'estimant aprés la mort non plus que le plus bas de ses subjects. Les Romains quitterent l'inhumation des corps ayans reconu que les longues guerres y apportoient du desordre, & qu'on deterroit les morts, léquels par les loix des douze Tables il falloit enterrer hors la ville, de méme qu'à Athenes. Surquoy Arnomb parlant contre les Gentils: _Nous ne craignons_ (dit-il) _point comme vous pensés, le ravagemens de noz sepultures, mais nous retenons la plus ancienne & meilleure coutume d'inhumer._ Pausanias (qui blame tant qu'il peut les Gaullois) dit en ses Phiceques, qu'ils n'avoient soin d'ensevelir leurs morts, mais nous avons montré ci-dessus le contraire: & quand cela seroit, il parle de la deroute de l'armée de Brennus. Cela seroit bon à dire des Nabates, qui (selon Strabon) faisoient ce que Pausanias object aux Gaullois, & enfouissoient les corps de leurs Rois dans un fumier. Noz Sauvages sont plus hommes que cela, & ont tout ce que l'office d'humanité peut desirer, voire encore plus. Car aprés avoir mis le mort en son repos, chacun lui fait un present de ce qu'il a de meilleur. On le couvre de force peaux de Castors, de Loutres, & autres animaux: on lui fait present d'arcs, fleches, carquois, couteaux, _matachiaz_, & autres choses. Ce qu'ils ont commun non seulement avec ceux de la Floride, qui faute de fourrures, mettent sur le sepulchre le hanap où avoit accoutumé de boire le defunct, & tout au-tour d'iceluy plantent grand nombre de fleches: Item ceux du Bresil, qui enterrent des plumasseries & carquans avec leurs morts: & ceux du Perou, qui remplissoient les tombeaux de thresors avant la venue des Hespagnols: mais aussi avec plusieurs nations de deça, qui faisoient le méme dés les premiers temps aprés le Deluge, comme se peut juger par l'écriteau (quoy que trompeur) du sepulchre de Semiramis Royne de Babylone, portant que celui de ses successeurs qui auroit affaire d'argent le fit ouvrir, & qu'il y en trouveroit tout autant qu'il voudroit. Dequoy Darius ayant voulu faire epreuve, n'y trouva sinon d'autres lettres par le dedans, disans en la sorte: _Si tu n'étois homme mauvais & insatiable, tu n'eusses ainsi par avarice troublé le repos des morts, & demoli leurs sepulchres_. J'estimeroy cette coutume avoir eté seulement entre les Payens, n'étoit que je trouve ne l'histoire de Josephe, --------------------------texte manquant----------------------------- son pere plus de trois millions d'or, qui furent denichez treze cens ans aprés. Cette coutume de mettre de l'or és sepulchres étant venue jusques aux Romains, fut defendue par les loix des XII Tables, comme aussi les depenses excessives que plusieurs faisoient à arrouser le corps mort de liqueurs precieuses, & autres mysteres que nous avons recité ci-dessus. Et neantmoins plusieurs simples & fols hommes & femmes ordonnoient par testament qu'avec leurs corps on ensevelist leurs ornemens, bagues & joyaux comme s'en voit une formule rapportée par le Jurisconsulte Scævola és livres des Digestes. Ce qui a eté blamé par Papinian & Ulpian, aussi Jurisconsulte: de sorte que pour l'abus, les Romains furent contraints de faire que les Censeurs des ornemens des femmes condemnerent comme mols & effeminez ceux qui faisoient telles choses, ainsi que dit Plutarque és vies de Solon & de Sylla. Neantmoins cette coutume n'a pas laissé d'étre continuée quelquefois, méme entre les Chrétiens. Car sans ramener plusieurs exemples, j'apporteray seulement pour preuve de ceci, ce que Guillaume Paradin recite en sa Chronique de Savoye étre arrivé de son temps: C'est qu'en l'an mille cinq cens quarante quatre le Pape Paul III faisant batir dans l'Eglise sainct Pierre à Rome, fut trouvé dans les fondemens de la Chappelle des Roys de France, la sepulture de Marie femme de l'Empereur Honorius, & en icelle une robbe & un manteau imperial, d'où l'on tira trente-six marcs d'or: Plus une quaille d'argent où y avoit plusieurs vases de cristal, & d'agate: quarante anneaux d'or garnis de pierreries: une grande emeraude enchassée en or estimée cinq cens écus; force joyaux à pendre aux aureilles, carquans, dorures, ceintures, & autres ornemens de Dames: un raisin de pierres precieuses: un grand peigne d'or, où estoit escrit d'un coté, _Dominon nostro Honorio_; & de l'autre, _Domina nostra Maria_: à l'entour de laquelle étoit écrit, _Maria nostra florentissima_: Et en une lame d'or étoit gravé, _Michael, Gabriel, Raphael, Uriel_: item une petite Chelidonie où étoient entaillées les figures d'un rat, & d'une limace. Plus une coupe de cristal, & un étoeuf d'or, qui se divisoit en deux. Bref il y avoit des pierreries innumerables que le Prince Stilico avoit donnés àà ladite Marie sa fille. Et dit l'Autheur qu'une bonne partie de ces joyaus fut envoyée par ledit Pape au Roy François I. Voila quelle étoit l'opinion de ce temps là. Mais puis que nos corps reduits en poudre n'ont plus besoin de rien, je trouverois plus beau d'aumoner telles choses aux vivans qui en ont besoin, & garder la simplicité de ces bons Patriarches, qui avoient seulement soin de recommander leurs os à leurs enfans: Et méme du grand Roy Cyrus que nous avons mentionné ci-dessus, qu tombeau duquel étoit cette inscription rapportée par Arrian: PASSANT, QUI QUE TU SOIS, ET DE QUELQUE PART QUE TU VIENNES, CAR JE SUIS SEUR QUE TU VIENDRAS: JE SUIS CE CYRUS QUI ACQUIT LA DOMINATION AUX PERSES: JE TE PRIE NE M'ENVIES POINT CE PEU DE TERRE QUI COUVRE MON PAUVRE CORPS. Ainsi noz Sauvages ne sont point excusables En mettant tout ce qu'ils ont de meilleur és sepulchres des trépassez, veu qu'ils en pourroient tirer de la commodité. Mais on peut dire pour eux qu'ils ont cette coutume dés l'origine de leurs peres: (car nous voyons que préque dés le temps du Deluge, cela s'est fait pardeça) léquels baillans à leurs morts leurs pelleteries, _matachiaz_, arcs, fleches, & carquois, c'étoient choses dont ilz n'avoient necessité. Et neantmoins cela ne met hors de coulpe les Hespagnols qui ont volé les sepulchres des Indiens du Perou, & jetté les os à la voirie: ni ceux des nôtres, qui ont fait le méme, quant à avoir pris les peaux de Castors, en nôtre Nouvelle-France, ainsi que j'ay dit ailleurs. Car comme dit Isidore de Damiette en une Epitre: _C'est à faire à des ennemis depouillez d'humanité, de voler des corps morts, qui ne se peuvent defendre. La Nature méme a donné cela à plusieurs que la haine cesse par la mort, & se reconcilient avec les defuncts. Mais les richesses rendent ennemis des morts les avares qui n'ont rien à leur reprocher, léquels tourmentent leurs os avec contumelie & injure_. Et pour ce non sans causes les anciens Empereurs on fait des loix, & ordonné des peines rigoureuses contre des violateurs de sepulchres. LOUÉ SOIT DIEU. LES MUSES DE LA NOUVELLE FRANCE. A MONSEIGNEUR LE CHANCELIER _Avia Pieridum peregro loca nullius antè Trita solo_ ______________ [Illustration] A PARIS Chez ADRIAN PERIER, rue saint Jacques, au Compas d'or. __________________________________________ M. DC. XVIII. [Illustration] A MONSEIGNEUR MESSIRE NICOLAS BRULART SEIGNEUR de Sillery, Chancelier de France & de Navarre. MONSEIGNEUR Les Muses de la NOUVELLE-FRANCE ayans passé d'un autre monde à cetui-ci, aujourd'hui se presentent à voz piés en esperance de recevoir quelque mon accueil de vous, qui estant le Pere de celles qui resident sur le Parnassse de nôtre France Gaulloise & Orientale, desirent aussi que de cette méme affection une flamme forte, qui les environne & reçoive en sa tutele. Que si elles sont mal peignées, & rustiquement vetuës; considerez, Monseigneur, le païs d'où elles viennent, incult, herissé de foréts, & habité de peuples vagabons, vivans de chasse, aymans la guerre, méprisans les delicatesse, non civilisés, & en un mot qu'on appelle Sauvages: & attribués à la communication qu'elles ont euë avec eux, & aux flots de la mer, leur defaut: je veux dire si elles ne sont en si bonne conche & en bon point comme celles qui ont accoutumé de se presenter à vous. Elles sont encore pour le present semblables à ces poissons qui sont appelés Abramides en la Pécherie d'Oppian, lesquels sans demeure certaine changent perpetuellement de place, se trouvans bien en toute sorte de terre, au contraire de plusieurs qui ne peuvent vivre qu'en un lieu. Poissons vrayment figure du peuple Hebrieu, & de la vie de ce monde, soit qu'on les prenne par leur nom, soit que l'on considere leur façon de vivre, toujours étrangers, conduits par la providence de celui qui les a creés, ainsi que le grand Abraham pere des croyans, duquel non sans cause ilz portent le nom. Mais s'il arrive, Monseigneur, que par vôtre faveur, assistance, & support, elles soient un jour arretées és montagnes du Port Royal & ruisseaux qui en decoulent, & ayent le moyen de se rendre plus civiles, & mieux venantes à la cadence des fredons d'Apollon: ainsi qu'aux premiers temps és solennitez publiques & sainctes on dansoit & chantoit des hymnes & cantiques, tant de vive voix, que sur tous instrumens de Musique à l'honneur du vray Dieu: De mémes elles feront souz vos auspices maintes fétes solennelles, ou vôtre nom sera exalté, & en leurs chansons rememorez les bien-faits de celui, qui apres avoir bien merité de son Roy, de sa patrie, & de toute la Chrétienté, aura encore pris un soin non indigne d'un Chancelier de France, qui sera d'aider à l'etablissement des Muses en la France Nouvelle, trans-marine, & Occidentale, pour la conversion des peuples infideles. Vôtre tres-humble & tres-obeissant serviteur MARC LESCARBOT _Vervinois_ [Illustration] LES MUSES DE LA NOUVELLE-FRANCE AU ROY ODE PINDARIQUE presentée à sa Majesté en Novembre mil six cens sept. STROPH. 1. NEPTUNE, donne moy des vers Propres à resonner la gloire Du plus grand Roy que l'Univers Ait produit de longue memoire. Et puis que sur tes moites eaux Tendent leurs ailes noz vaisseaux, Fay qu'avec eux ore je vole Cornant son renom jusqu'au pole, Et que porté d'un trait leger Sur l'aile de ta large échine, Je l'annonce au peuple étranger Qui demeure au fond de la Chine. ANTISTROPH. Muses pourtant pardonnez moy Si pour cette heure je m'addresse Ailleurs qu'à vous; & si la loy De vous invoquer je transgresse. Je ne boy ici d'Helicon Les douces eaux, ni ma chanson Ne ressent les fleurs qu'on amasse Au sommet du double Parnasse. Neptune commande en ce lieu, C'est à lui qu'il faut que je rende Ores mes voeux, & qu'à ce Dieu De mon chant le ton je demande. EPOD. Car quoy qu'il soit quelquefois Forcené d'ire & de rage, Il ayme bien toute fois Des chansons le doux ramage. Et de cela soucieux A ses Syrenes il donne Mainte chanson qui resonne D'un chant fort harmonieux, Qui par ses douces merveilles Les peu rusez Nautonniers Attire par les oreilles, et les fait ses prisonniers. STROPH. 2. Vive donc mon Prince & mon Roy Par qui respire nôtre France Sentant souz le joug de sa loy Les doux effects de sa clemence. Lui qui parmi tant de hazars Qui l'ont suivi de toutes parts A vaincu l'effort de la Fortune, Laquelle en lui n'a part aucune. Car sa vertu tant seulement Du haut des cieux favorisée A jusques dans le Firmament Sa Majesté authorisée. ANTISTROPH. Le jour qu'en France commença A luire sa belle lumiere Le conseil des Dieux s'amassa Pour sçavoir de quelle maniere Ilz pourroient honorer celui Qui devoit estre un jour l'appui De mainte gent abandonnée A que du ciel n'est point donnée La conoissance de son bien Et de maint peuple & mainte ville Policée souz le lien De la societé civile. EPOD. Mars lui donna sa valeur, Hercule donna sa force, Et Jupiter sa terreur, Qui la force méme force. Mais Vulcan lui façonna De fin acier bien trempée Une foudroyante epée Qu'en present il lui donna Pour en frapper les rebelles, Et la rogue nation Qui nous a fait des quereles Souz feinte religion. STROPH. 3. Il n'estoit pas hors le berceau, Il n'avoit quitté son enfance, Que son âge plus tendre & beau S'endurcissoit à la souffrance Des âpres & dures rigueurs Des froidures & des chaleurs, Afin qu'un jour il peust à l'aise Supporter de Mars le mesaise, Puis que son destin estoit tel, Que parmi les chaudes alarmes Il devoit se rendre immortel, Par l'effort de ses fieres armes. ANTISTROPH. Qui l'a jamais veu sommeiller, Ou les mains avoir endormies, Quand il a fallu chamailler Dessus les troupes ennemies? Témoins en sont tant de combats Où il a cent fois du trépas Loin repoussé la violence, De sorte que méme la France, France nourrice des guerriers Par ses longs travaux fatiguée Est le sujet de ses lauriers Pour s'estre contre lui liguée. EPOD. Et apres s'estre soumis La populace mutine, Il a fait qu'ores Themis Seurement par tout chemin Afin qu'une ferme paix Au moyen de la Justice En sa maison s'établisse Qui soit durable à jamais, Et que toujours souz son aile Fleurisse la pieté, Sans qu'oncques elle chancelle Ni d'un ni d'autre côté. STROPH. 4. Grand Roy nous te devons ceci, Vire mille fois davantage. Mais il reste encore un souci Digne de ton vieillissant âge, Afin que la posterité Entende que ta pieté N'estoit dedans ta France enclose. Il faut, grand Roy, faire une chose, Il faut ores du Tout-puissant Porter le nom souz ta banniere Où son Soleil resplendissant Chacun jour finit sa carriere. ANTISTROPH. Aye doncques compassion De tant de peuples qui perissent Sans loix & sans Religion Et de leur misere gemissent. Si tu veux, grand Roy, tu les peux Joindre avec nous en méme voeux, Et faire de tous une Eglise, Si ta bonté les favorise. Mais si ton pouvoir souverain Ne soutient un si grand affaire, Mais si tu retires ta main, Que est-ce qui le pourra faire? EPOD. C'est, mon Prince, c'est de toy Qu'une antique destinée A prononcé qu'un grand Roy Seroit apres mainte année Du vieil tige des François, Que regiroit en justice Par une saincte police Conjointe aux divines loix Les nations infideles Qui sont encore en maints lieux, Et par force les rebelles Conduiroit dedans les cieux. LESCARBOT ____________________________________________ APRES que nous fumes arrivés au Port Royal en la Nouvelle-France le sieur du Pont de Honfleur, qui estoit parti dés le sezième de Juillet, desesperant qu'aucun navire deut arriver de France, pour ce que la saison desja se passoit, ayant rencontré par un grand heur quelques uns de nos gens (qui à la veuë de la terre du port de Campseau s'estoient mis dans une chalouppe, & venoient jusques audit Port Royal suivans la côte) parmi des iles, il tourna le cap à rebours, & nous vint trouver avec beaucoup de rejouïssance d'une part & d'autre. En fin au bout de trois semaines il nous laissa sa barque & une patache, & se mit avec quelques cinquante homme qu'il avoit, dans nôtre navire qui retournoit en France. Or avant son depart, pour lui dire Adieu je lui fis ces vers ici parmi le tintamarre d'un peuple contus qui marteloit de toutes parts pour faire ses logemens, lesquels vers furent depuis imprimez à la Rochelle. ADIEU AUX FRANÇOIS retournans de la Nouvelle-France en la France Gaulloise. Du 25 d'Aoust 1606. ALLEZ donques, vogués, ô troupe genereuse Qui avez surmonté d'une ame courageuse Et des vents & des flots les horribles fureurs Et de maintes saisons les cruelles rigueurs, Pour conserver ici de la Françoise gloire Parmi tant de hazars l'honorable memoire. Allez doncques, vogués, puissiez vous outre mer Un chacun bien-tot voir son Ithaque fumer: Et puissions nous encore au retour de l'année La méme troupe voir par deça retournée. Fatiguez de travaux vous nous laissés ici Ayans également l'un de l'autre souci, Vous, que nous ne soyons saisis de maladies Qui facent à Pluton offrandes de noz vies: Nous, qu'un contraire flot, ou un secret rocher Ne vienne vôtre nef à l'impourveu toucher. Mais un point entre nous met de la difference, C'est que vous allez voir les beautez de la France, Un royaume enrichi depuis les siecles vieux De tout ce que le monde a de plus precieux: Et nous comme perdus parmi la gent Sauvage Demeurons étonnez sur ce marin rivage, Privez du doux plaisir & du contentement Que là vous recevrez dés votre avenement. Que di-je, je me trompe, en ce lieu solitaire, L'homme juste a dequoy à soy-méme complaire, Et admirer de Dieu la haute Majesté, S'il en veut contempler l'agreable beauté Car qu'on aille rodant toute la terre ronde, Et qu'on furette tous les cachotz du monde, On ne trouvera rien si beau, ne si parfait Que l'aspect de ce lieu ne passe d'un long trait. Y desirez-vous voir une large campagne? La mer de toutes parts ses moites rives baigne. Y desirez-vous voir des coteaux alentour? C'est ce qui de ce lieu rent plus beau le sejour. Y voulez-vous avoir le plaisir de la chasse? Un monde de forêts de toutes parts l'embrasse. Voulez-vous des oiseaux avoir la venaison? Par bendes ils y sont chacun en sa saison. Cherchez-vous changement en votre nourriture? La mer abondamment vous fournit de pâture. Aymez-vous des ruisseaux le doux gazouillement Les côtaux enlassés en versent largement. Cherchez-vous le plaisir des verdoyantes iles? Ce Port en contient deux capables de deux villes. Aymez-vous d'un Echo la babillarde voix? Ici peut un Echo répondre trente-fois. Car lors que du Canon le tonnerre y bourdonne Trente-fois alentour le méme coup resonne, Et semble au tremblement que Megere à l'envers Soit préte d'écrouler tout ce grand Univers. Aymez-vous voir le cours des rivieres profondes? Trois rendent à ce lieu le tribut de leurs ondes, Dont l'Equille ayant eu plus de terre en son lot, Elle se porte aussi d'un orgueilleux flot, Et préques assourdit de son bruiant orage Non le Stadisien, mais ce peuple Sauvage. Bref, contre l'ennemi voulez-vous estre fort? Ce lieu rien que du Ciel ne redoute l'effort. Car de deux boulevers Nature a son entrée Si dextrement muni, que toute la contrée Peut à l'abri d'iceux reposer seurement, Et en toute saison vivre joyeusement. Le blé te manque encore, & le fruit de la vigne Pour faire son renom par l'univers insigne. Mais si le Tout-poussant benit nôtre labeur En bref tu sentiras la celeste faveur En ton sein decouler ainsi qu'une rousée Qui tombe doucement sur la terre embrasée Au milieu de l'eté. Que si on n'a encore De tes veines tiré la riche mine d'or, L'argent, l'airain, le fer que tes forêts épesses Gardent comme en depos sont de belles richesses Pour le commencement, & peut estre qu'un jour Sera la mine d'or découverte à son tour. Mais c'est ores assez que tu nous puisse rendre Et du blé & du vin, pour apres entreprendre Un vol plus elevé (car le bord de tes eaux Peut fournir de pature à mille grans troupeaux) Et de villes batir, des maisons, & bourgades, Qui servent de retraite aux Françoises peuplades, Et pour changer les moeurs de cette nation Qui vit sans Dieu, sans loy, & sans religion. O trois-fois Tout-puissant, ô grand Dieu que j'adore Ores que ton Soleil envoye son Aurore Sur cette terre ici, ne vueille plus tarder, Vueilles d'un oeil piteux ce peuple regarder, Qui languit attendant ta parfaite lumiere Trop prolongeant, helas! sa divine carriere. DU PONT dont la vertu vole jusques aux cieux Pour avoir sceu domter d'un coeur audacieux En ces difficultés mille maux, mille peines, Qui pouvoient souz le faix accraventer tes veines, Ayant esté ici laissé pour conducteur A ceux-là qui poussez d'une pareille ardeur Ont aussi soutenu en la Nouvelle-France De leur propre maison la dure & longue absence; Si-tot que tu verras la face de ton Roy Di lui que ses ayeuls pour la Chrétienne loy Ont jadis triomphé dedans la Palestine, Et courageusement de la gent Sarazine Repoussé la fureur és Memphitiques bors, Et pour la méme cause ont exposé leurs corps Au gré des vents, des flots, d'une maratre terre, Et au guerrier hazard du sanglant cimeterre: Qu'ici à peu de frais, sans qu'un robuste bras Rougisse au sang humain le meurtrier coutelas, Il se peut acquerir une gloire semblable. Laquelle à sa grandeur sera plus proufitable. Allez doncques, vogués, ô genereux François, Cependant que plus loin vers les Armouchiquois Les voiles nes tendons, pour outre Mallebarre Rechercher quelque Port qui nous serve de barre Soit pour nous opposer à un fort ennemi, Ou pour y recevoir seurement nôtre ami, Et la méme éprouver si la Nouvelle-France A noz travaux rendra selon notre esperance. Neptune, si jamais tu as favorisé Ceux qui dessus tes eaux leurs vies ont usé; Vray Neptune, fay nous chacun où il desire A bon port arriver, afin que ton Empire Soit par-deça connu en maintes regions, Et bien-tot frequenté de toutes nations. [Illustration] LE THEATRE DE NEPTUNE EN LA NOUVELLE-FRANCE _Representé sur les flots du Port Royal le quatorzieme de Novembre mille six cens six, au retour du Sieur de Poutrincourt du païs des Armouchiquois._ Neptune commence revetu d'un voile de couleur bleuë, & de brodequins, ayant la chevelure & la barbe longues & chenuës, tenant son Trident en main, assis sur son chariot paré de ses couleurs: ledit chariot trainé sur les ondes par six Tritons jusques à l'abord de la chaloupe où s'estoit mis ledit Sieur de Poutrincourt & ses gens sortant de la barque pour venir à terre. Lors la dite chaloupe accrochée, Neptune commence ainsi. NEPTUNE. ARRETE, Sagamos, arrete toy ici, Et regardes un Dieu qui a de toy souci. Si tu ne me connois, Saturne fut mon pere Je suis de Jupiter & de Pluton le frere Entre nous trois jadis fut parti l'univers, Jupiter eut le ciel, Pluton eut les Enfers, Et moy plus hazardeux eu la mer en partage, Et le gouvernement de ce moite heritage. NEPTUNE c'est mon nom, Neptune l'un des Dieux Qui a plus de pouvoir souz la voute des cieux. Si l'homme veut avoir une heureuse fortune Il lui faut implorer le secours de Neptune Car celui qui chez soy demeure cazanier Merite seulement le nom de cuisinier. Je fay que le Flamen en peu de temps chemine Aussi-tot que le vent jusque dedans la Chine. Je say que l'homme peut, porté dessus mes eaux, D'un autre pole voir les inconnuz flambeaux, Et les bornes franchir de la Zone torride, Où bouillonnent les flots de l'element liquide. Sans moy le Roy François d'un superbe elephant N'eust du Persan receu le present triumphant: Et encores sans moy onc les François gendarmes Es terres du Levant n'eussent planté leurs armes. Sans moy le Portugais hazardeux sur mes flots Sans renom croupiroit dans ses rives enclos, Et n'auroit enlevé les beautez de l'Aurore Que le monde insensé folatrement adore. Bref sans moly le marchant, pilote, marinier Seroit en sa maison comme dans un panier Sans à-peine pouvoir sortir de sa province. Un Prince ne pourroit secourir l'autre Prince Que j'auroy separé de mes profondes eaux. Et toy même sans moy apres tant d'actes beaux Que tu as exploités en la Françoise guerre, N'eusses eu le plaisir d'aborder cette terre. C'est moy qui sur mon dos ay tes vaisseaux porté Quand de me visiter tu as eu volonté Et nagueres encor c'est moy que de la Parque Ay cent fois garenti toy, les tiens& ta barque. Ainsi je veux toujours seconder tes desseins, Ainsi je ne veux point que tes effortz soient vains, Puis que si constamment tu as eu le courage, De venir si loin rechercher ce rivage, Pour établir ici un Royaume François, Et y faire garder mes statuts & mes loix. Par mon sacré Trident, par mon sceptre je jure Que de favoriser ton projet j'auray cure, Et oncques je n'auray en moy-méme repos Qu'en tout cet environ je ne voye mes flots Ahanner souz le faix de dix milles navires. Que facent d'un clin d'oeil tout ce que tu desires. Va donc heureusement, & poursui ton chemin Où le sort te conduit: car je voy le destin Preparer à la France un florissant Empire En ce monde nouveau, qui bien loin fera bruire Le renom immortel de De Monts & de toy Souz le regne puissant de HENRY vôtre Roy. __________________________________________________________________ Neptune ayant achevé, une trompete commence à éclater hautement & encourager les Tritons à faire de méme. Ce pendant le sieur de Poutrincourt tenoit son epée en main, laquelle il ne remit point au fourreau jusques à ce que les Tritons eurent prononcé comme s'ensuit. PREMIER TRITON. Tu peux (grand Sagamos) tu peux te dire heureux Puis qu'un Dieu te promet favorable assistance En l'affaire important que d'un coeur vigoureux Hardi tu entreprens, forçant la violence D'Æole, qui toujours inconstant & leger, Tantot adesquidés (ami), tantot poussé d'envie, Veut te precipiter, & les tiens au danger. Neptune est un grand Dieu, qui cette jalousie Fera comme fumee en l'air évanouïr: Et nous ses postillons, malgré l'effort d'Æole, Ferons toutes parts de ton courage ouïr Le renom, qui des-ja en toutes terres vole. DEUXIEME TRITON. Si Jupiter est Roy és cieux Pour gouverner ça bas les hommes, Neptune aussi l'est en ces lieux Pour méme effect; & nous qui sommes, Ses suppos, avons grand desir De voir le temps & la journée Qu'ayes de tes travaux plaisir Apres ta course terminée, Afin qu'en ces côtes ici Bien-tot retentisse la gloire Du puissant Neptune: & qu'ainsi Tu eternises ta memoire. TROISIEME TRITON. France, tu as occasion De louer la devotion De tes enfans dont le courage Se montre plus grand en cet age Qu'il ne fit onc és siecles vieux, Estans ardemment curieux De faire éclater tes louanges Jusques aux peuples plus étranges, Et graver ton los immortel Méme souz ce monde mortel. Ayde doncques & favorise Une si louable entreprise, Neptune s'offre à ton secours Qui les tiens maintiendra toujours Contre toute l'humaine force, Si quelqu'un contre toy s'efforce. Il ne faut jamais rejetter Le bien qu'un Dieu nous veut preter. QUATRIEME TRITON. Celui qui point ne se hazarde Montre qu'il a l'ame coüarde Mais celui qui d'un brave coeur Meprise des flots la fureur Pour un sujet rempli de gloire Fait à chacun aisément croire Que de courage & de vertu, Il est tout ceint & revetu, Et qu'il ne veut que le silence Tienne son nom en oubliance. Ainsi ton nom (grand Sagamos) Retentira dessus les flots D'or-en-vant, quand dessus l'onde Tu decouvres ce nouveau monde, Et y plantes le nom François, Et la Majesté de tes Rois. CINQUIEME TRITON. Un Gascon prononça ces vers à peu prés en sa langue. Sabets aquo que volio diro, Aqueste Neptune bieillart L'autre jou faisio des bragart, Et comme un bergalant se miro. N'agaires que faisio l'amou, Et baisavo une jeune hillo Qu'ero plan polide & gentillo, Et la cerquavo quadejou. Bezets, ne vous fizets pas trop En aquels gens de barbos grisos, Car en aqueles entreprisos Els ban lou trot & lou galop. SIXIEME TRITON. Vive HENRY le grand Roy des François Qui maintenant fait vivre souz ses loix Les nations de sa Nouvelle-France, Et souz lequel nous avons esperance De voir bien-tot Neptune reveré Autant ici qu'onq' il fut honoré Par ses sujets sur le Gaullois rivage, Et en tus lieux où le brave courage De leur ayeuls jadis les a porté. Neptune aussi fera de son côté Que leurs neveux s'employans sans feintise A l'ornement de leur belle entreprise Tous leurs desseins il favorisera, Et prosperer sur ses eaux il fera. ______________________________________________________________________ Cela fait, Neptune s'équarte un petit pour faire place à un canot, dans lequel estoient quatre Sauvages, qui s'approcherent apportans chacun un present audit sieur de Poutrincourt. PREMIER SAUVAGE. Le premier Sauvage offre un quartier d'Ellan ou Orignac, disant ainsi: De la part des peuples sauvages Qui environnent ces païs Nous venons rendre les homages Duez aux sacrées Fleur-de-lis Es mains de toy, qui de ton Prince Representes la Majesté, Attendans que cette province Faces florir en pieté, En moeurs civils, & toute chose Qui sert à l'établissement De ce qui est beau, & repose En un Royal gouvernement, Sagamos, si en nos services Tu as quelque devotion, A toy en faisons sacrifices Et à ta generation. Noz moyens sont un peu de chasse Que d'un coeur entier nous t'offrons, Et vivre toujours en ta grace C'est tout ce que nous desirons. DEUXIEME SAUVAGE. Le deuxiesme Sauvage tenant son arc & sa fleche en main, donne pour son present des peaux de Castors, disant: Voici la main, l'arc, & la fleche Qui ont fait la mortele breche En l'animal de qui la peau Pourra servir d'un bon manteau (Grand Sagamos) à ta hautesse. Reçoy donc de ma petitesse Cette offrande qu'à ta grandeur J'offre du meilleur de mon coeur. TROISIEME SAUVAGE. Le troisieme Sauvage offre des _Matachiaz_, c'est à dire, echarpes, & brasselets faits de la main de sa maitresse, disant: Ce n'est seulement en France Que commande Cupidon Mais en la Nouvelle-France, Comme entre vous, son brandon S'allume; & de ses flammes Il rotit noz pauvres ames, Et fait planter le bourdon. Ma maitresse ayant nouvelle Que tu devois arriver, M'a dit que pour l'amour d'elle J'eusse à te venir trouver, Et qu'offrande je te fisse De ce petit exercice Que sa main à sceu ouvrer. Reçoy doncques d'allegresse Ce present que je t'adresse Tout rempli de gentillesse Pour l'amour de ma maitresse Qui est ores en detresse Et n'aura point de liesse Si d'une prompte vitesse Je ne lui di la caresse Que m'aura fait ta hautesse. QUATRIEME SAUVAGE Le quatrième Sauvage n'ayant heureusement chassé par les bois, se presente avec un harpon en main, & apres ses excuses faites, dit qui s'en va à la pèche. SAGAMOS, pardonne moy Si je viens en telle sorte, Si me presentant à toy Quelque present je n'apporte. Fortune n'est pas toujours Aux bons chasseurs favorables, C'est pourquoy ayant recours A un maitre plus traitable, Apres avoir maintefois Invoqué cette Fortune Brossant par l'epée des bois, Je m'en vay suivre Neptune, Que Diane en ses foréts Ceux qu'elle voudra caresse, Je n'ay que trop de regrets D'avoir perdu ma jeunesse A la suivre par les vaux, Avecque mille travaux, Souz des esperances vaines. Maintenant je m'en vay voir Par cette côte marine Si je pourray point avoir Dequoy fournir ta cuisine: Et cependant si tu as Quelque part en ta chaloupe Un peu de caradonas, (pain) Fournis-en moy & ma troupe. ______________________________________________________________________ Apres que Neptune eut esté remercié par le sieur de Poutrincourt de ses offres au bien de la France, les Sauvages le furent semblablement de leur bonne volonté & devotion, & invitez de venir au fort Royal prendre du _caracona_. A l'instant la troupe de Neptune chante en Musique à quatre parties ce qui s'ensuit. Vray Neptune donne nous Contre tes flots asseurance, Et fay que nous puissions tous Un jour nous revoir en France. La musique achevée, la trompete sonne derechef, & chacun prent sa route diversement: les Canons bourdonnent de toutes parts, & semble à ce tonnerre que Proserpine soit en travail d'enfant: ceci causé par la multiplicité des Echoz que les côtaux s'envoient les uns aux autres, lesquels durent plus d'un quart d'heure. Le sieur de Poutrincourt arrivé prés du Fort Royal, un compagnon de gaillarde humeur qui l'attendoit de pié ferme, dit ce qui s'ensuit: Apres avoir long temps (Sagamos) desiré Ton retour en ce lieu, en fin le ciel iré A eu pitié de nous, & nous montrant ta face, Il nous a fait paroitre une incroyable grace. Sus doncques, rotisseurs, depensiers, cuisiniers, Marmitons, patissiers, fricasseurs, taverniers, Mettez dessus dessouz pots & plats & cuisine, Qu'on baille à ces gens ci chacun sa quarte pleine, Je les voy alterez sicut terra sine aqua. Garson depeche toy, baille à chacun son K. Cuisiniers, ces canars sont ils point à la broche? Qu'on tuë ces poulets, que cette oye on embroche, Voici venir à nous force bons compagnons Autant deliberez des dents que des roignons. Entrez dedans Messieurs, pour votre bien-venuë, Qu'avant boire chacun hautement éternuë, A fin de decharger toutes froides humeurs Et remplir voz cerveaux de plus douces vapeurs. Je prie le Lecteur excuser si ces rhimes ne sont si bien limées que les homme delicats pourroient desirer. Elles ont esté faites à la hate. Mais neantmoins je les ay voulu inserer ici, tant pour ce que'elles servent à nôtre Histoire, que pour montrer que nous vivions joyeusement. Le surplus de cette action se peut voir à la fin du chap. 16, liv. 4 de mon Histoire de la Nouvelle France. A-DIEU A LA NOUVELLE-FRANCE Du 30 Juillet 1607. FAUT-il abandonner les beautez de ce lieu, Et dire au Port Royal un eternel Adieu? Serons-nous donc toujours accusez d'inconstance En l'établissement d'une Nouvelle-France? Que nous sert-il d'avoir porté tant de travaux, Et des flots irritez combattu les assaux, Si notre espoir est vain, & si cette province Ne flechit souz les loix de HENRY notre Prince? Que vous servit-il d'avoir jusques ici Fait des frais inutils, si vous n'avez souci de recuillir le fruit d'une longue depense, Et l'honneur immortel de votre patience? Ha que j'ay de regrets que ne sçavez pas De cette terre ici les attrayans appas. Et bien que le Flamen vous ait fait une injure, L'injure bien souvent se rend avec usure. Il faut doncques partir, il faut appareiller, Et au port Sainct-Malo aller l'ancre mouiller. PERE DE L'UNIVERS, qui commandes aux ondes, Et qui peux assecher les mers les plus profondes, Donne nous de franchir les abymes des eaux Dont tu as separé tous ces peuples nouveaux Des peuples baptizés, & sans aucun naufrage Du royaume François voir bien-tot le rivage. Adieu donc beaux coteaux & montagnes aussi, Qui d'un double rempar ceignez ce Port ici. Adieu vallons herbus que le flot de Neptune Va baignant largement deux fois à chaque lune, Et au gibier aussi, qui pour trouver pâture Y vient de tous cotez tant qu'il y a verdure. Adieu mon doux plaisir fonteines & ruisseaux, Qui les vaux & les monts arrousez de vos eaux. Pourray-je t'oublier belle ile forètiere Riche honneur de ce lieu & de cette riviere? Je prise de ta soeur les aimables beautés, Mais je prise encor plus tes singularités. Car comme il est séant que celui qui commande Porte une Majesté plus auguste & plus grande Que son inferieur; ainsi pour commander Tu as le front haussé qui te fait regarder. A l'environ de toy une ondoyante plaine, Et la terre alentour sujette à ton domaine Tes rives sont des rocs, soit pour tes batimens, Soit pour d'une cité jetter les fondemens. Ce sont en autres parts une menuë arene, Où mille fois le jour mon esprit se pourmene. Mais parmi tes beautés j'admire un ruisselet Qui foule doucement l'herbage nouvelet D'un vallon que se baisse au creux de ta poitrine, Precipitant son cours dedans l'onde marine. Ruisselet qui cent fois de ses eaux m'a tenté, Sa grace me forçant lui prèter le côté. Ayant dont tout cela, Ile haute & profonde, Ile digne sejour du plus grand Roy du monde, Ayant di-je, cela, qu'est-ce que te defaut. A former pardeça la cité qu'il nous faut, Sinon d'avoir prés soy un chacun sa mignone En la sorte que Dieu & l'Eglise l'ordonne? Car ton terroir est bon & fertile & plaisant, Et oncques son culteur n'en sera deplaisant. Nous en pouvons parler, qui de mainte semence Y jettée, en avons certaine experience. Que puis-je dire encor digne de ton beau los? Qu'adjouteray-je ici que dedans ton enclos Se trouvent largement produits par la Nature Framboises, fraises, pois, sans aucune culture? Ou bien diray-je encor tes verdoyans lauriers, Tes Simples inconus, tes rouges grozeliers? Non, mais tant seulement sans sortir tes limites, Ici je toucheray les nombreux exercices Des peuples écaillez qui viennent chaque jour, Suivans le train du flot te donner le bon-jour. Si-tot que du Printemps la saison renouvelle L'Eplan vient à foison, qui t'apporte nouvelle Que Phoebus elevé dessus ton horizon A chassé loin de toy l'hivernale saison. Le Haren vient apres avecque telle presse Que seul il peut remplir un peuple de richesse. Mes yeux en sont témoins, & les vostres aussi Qui de nôtre pature avés eu le souci, Quand, ailleurs occupez, vôtre main diligente Ne pouvoit satisfaire à la chasse plaisante Qu'envoyoit en voz rets l'ecluse d'un moulin. Le Bar suit par-apres du Haren le chemin. Et en un méme temps la petite Sardine, La Crappe, & le Houmar, suit la côte marine Pour un semblable effect; le Dauphin, l'Eturgeon Y vient parmi la foule avecque le Saumon, Comme font le Turbot, le Pounamou, l'Anguille, L'Alose, le Fletan, & la Loche, & l'Equille: Equille qui, petite, as imposé le nom A ce fleuve de qui je chante le renom. Mais ce n'est ici tout, car tu as davantage De peuples qui te font par chacun jour homage, Le Colin, le Joubar, l'Encornet, le Crapau, Le Marsoin, le Souffleur, l'Oursin le Macreau, Tu as le Loup-marin, qui en troupe nombreuse Se vautre au clair du jour sur ta vase bourbeuse, Tu as le Chien, la Plie, & mille autres poissons Que je ne conoy point, de tes eaux nourrisons. Tairay-je la Moruë heureusement feconde, Qui par tout cette mer en toutes parts abonde? Moruë si tu n'es de ces mets delicats Dont les hommes frians assaisonnent leurs plats, Je diray toutefois que de toy se sustente Prèque tout l'Univers. O que sera contente Celle personne un jour, qui à sa porte aura Ce qu'un monde eloigné d'elle recherchera! Belle ile tu as donc à foison cette manne, Laquelle j'ayme mieux que de la Taprobane Les beautez que lon feint dignes des bien-heureux Qui vont buvans des Dieux le Nectar savoureux. Et pour montrer encor ta puissance supreme, La Baleine t'honore & te vient elle-méme Saluer chacun jour, puis l'ebe la conduit Dans le vague Ocean où elle a son deduit. De ceci je rendray fidele temoignage, L'ayant veu mainte fois voisiner ce rivage, Et à l'aise nouer parmi ce port ici. Mais tous ces animaux, mais tous ces peuples ci S'écartent quand Phoebus veut approcher la borne Du celeste manoir, où git le Capricorne, Et vont chercher l'abri du profond de Thetys, Ou d'un terroir plus doux vont souvans le pâtis. Seulement pres de toy en cette saison dure La Palourde, la Coque, & la Moule demeure Pour sustenter celui qui n'aura de saison (Ou pauvre, ou paresseux) fait aucune moisson, Tel que ce peuple ici qui n'a cure de chasse Jusqu'à ce que la faim le contraigne& pourchasse, Et le temps n'est toujours favorable au chasseur. Qui ne souhaite point d'un beau temps la douceur, Mais une forte glace, ou des neges profondes, Quand le Sauvage veut tirer du fond des ondes L'industrieux Castor (qui sa maison batit Sur la rive d'un lac, où il dresse son lict Vouté d'une façon aux hommes incroyable, Et plus que noz palais mille fois admirable, Y laissant vers le lac un conduit seulement Pour s'aller égayer souz l'humide element) Ou quand il veut quéter parmi les bois le gite Soit du Royal Ellan, soit du Cerf au pié vite, Du Lapin, du Renart, du Caribou, de l'Ours, De l'Ecureu, du loutre à peau-de-velours Du Porc-epic du Chat qu'on appelle sauvage, (Mais qui du Leopart ha plustot le corpsage) De la Martre au doux poil dont se vétent les Rois, Ou du Rat porte-muse, tous hôtes de ces bois, Ou de cet animal qui tout chargé de graisse De hautement grimper ha la subtile addresse, Sur un arbre elevé sa loge batissant Pour decevoir celui qui le va pourchassant, Et vit par cette ruse en meilleure asseurance Ne craignant (ce lui semble) aucune violence, Nibachés est son nom. Non que sur le printemps Il n'ait à cette chasse aussi son passe-temps. Mais alors du poisson la peche est plus certaine. Adieu donc je te dis, ile de beauté pleine, Et vous oiseaux aussi des eaux & des forêts Qui serez les témoins de mes tristes regrets. Car c'est à grand regret, & je ne le puis taire, Que je quitte ce lieu, quoy qu'assez solitaire. Car c'est à grand regret qu'ores ici je voy Ebranlé le sujet d'y entrer nôtre Foy, Et du grand Dieu le nom caché souz le silence, Qui à ce peuple avoit touché la conscience. Aigles qui des hauts pins habitez les sommets, Puis qu'à vous Jupiter a commis ses secrets, Allez dedans les cieux annoncer cette chose, Et combien de douleur j'en ay en l'ame enclose, Puis revenez soudain au Monarque François Lui dire le decret du puissant Roy des Roys. Car à lui est du ciel donné cet heritage, Afin que souz son nom ci-aprés en tout âge L'Eternel soit ici sainctement adoré, Et de cent nations son grand nom reveré: Et pour mieux l'emouvoir à cette chose faire, Par cent sortes de biens il l'a voulu attraire, Ayant à noz labeurs fait selon noz désirs, Et iceux terminé de dix mille plaisirs. Car la terre ici n'est telle qu'un fol l'estime, Elle y est plantureuse à cil qui sçait l'escrime Du plaisant jardinage & du labeur des champs. Et si tu veux encor des oiseaux les doux chants, Elle a le Rossignol, le Merle, la Linote, Et maint autre inconu, qui plaisamment gringote En la jeune saison. Si tu veux des oiseaux Qui se vont repaissans sur les rives des eaux, Elle a le Cormorant, la Mauve, Ma Mouette, L'Outarde, le Heron, la Gruë, l'Alouette, Et l'Oye, et le Canart. Canart de six façons, Dont autant de couleurs sont autant d'hameçons Qui ravissent mes yeux. Desires-tu encore De ces oiseaux chasseurs dont le Noble s'honore? Elle a l'Aigle, le Duc, le Faucon, le Vautour, Le Sacre, l'Epervier, l'Emerillon, l'Autour, Et bref tous les oiseaux de haute volerie Et outre iceux encore une bende infinie Qui ne nous sont communs. Mais elle a le Courlis L'Aigrette, le Coucou, la Becasse & Mauvis, La Palombe, le Geay, le Hibou, l'Hirondelle, Le Ramier, la Verdier, avec la Tourterelle, Le Beche-bois huppé, le lascif Passereau, La perdris bigarrée, & aussi le Corbeau. Que diray-je plus? Quelqu'un pourra-il croire Que Dieu méme ait voulu manifester sa gloire Creant un oiselet semblable au papillon (Du moins n'excede point la grosseur d'un grillon) Portant dessus son dos un vert-doré plumage, Et un teint rouge-blanc au surplus du corps-sage? Admirable oiselet, pourquoy donc, envieux, T'es-tu cent fois rendu invisible à mes ieux, Lors que legerement me passant à l'aureille Tu laissois seulement d'un doux bruit la merveille? Je n'eusse esté cruel à ta rare beauté, Comme d'autres qui t'ont mortellement traité, Si tu eusses à moy daigné te venir rendre. Mais quoy tu n'as voulu à mon desir entendre. Je ne lairray pourtant de celebrer ton nom, Et faire qu'entre nous tu sois de grand renom. Car je t'admire autant en cette petitesse Que je fay l'Elephant en sa vaste hautesse. Niridau c'est ton nom que je ne veux changer Pour t'en imposer un qui seroit étranger. Niridau oiselet delicat de nature, Qui de l'abeille prent la tendre nourriture Pillant de noz jardins les odorantes fleurs, Et des rives des bois les plus rares douceurs, A ces hotes de l'air pourray-je sans offense D'un petit peuple ailé adjouter l'excellence? Ce sont mouches, de qui sur le point de la nuit La brillante clarté parmi les bois reluit Voletans ça & là d'une presse si grande, Que du ciel etoilé la lumineuse bende Semble n'avoir en soy plus d'admiration. Faisant doncques ici commemoration Des beautez de ce lieu, il est bien raisonnable Que vous y teniez rang & place convenable. Mais puis que ja desja noz voiles sont tendus, Et allons revoir ceux qui nous cuident perdus, Je dis encore Adieu à vous beaux jardinages, Qui nous avez cet an repeu de vos herbages, Voire aussi soulagé nôtre necessité Plus que l'art de Pæon n'a fait nôtre santé. Vous nous avez rendu certes en abondance Le fruit de noz labeurs selon notre semence. Hé que sera-ce donc s'il arrive jamais (Ce qu'il est de besoin qu'on face desormais) Que la terre ici soit un petit mignardée, Et par humain travail quelquefois amendée? Qui croira que le segle,& la chanve, & le pois, Le chef d'un jeune gars ait surpassé deux fois? Qui croira que le blé que l'on appelle d'Inde En cette saison-ci si hautement se guinde Qu'il semble estre porté d'insupportable orgueil Pour se rendre, hautain, aux arbrisseaux pareil? Ha que ce m'est grand deuil de ne pouvoir attendre Le fruit qu'en peu de temps vous promettiez nous rendre! Que ce m'est grand émoy de ne voir la saison Quand ici meuriront la Courge, le Melon, Et le Cocombre aussi: & suis en méme peine De ne voir point meuri mon Froment, mon Aveine Et mon Orge & mon Mil, pois que le Souverain En ce petit travail m'a beni de sa main. Et toutefois voici de ce mois le trentieme, Mois qui jadis estoit en ordre le cinquième Peuples de toutes parts qui estes loin d'ici Ne vous emerveillez de cette chose ci, Et ne nous tenez point comme en region froide, Ce n'est point ici Flandre, Ecosse, ni Suede, La mer ici ne gele, & les froides saisons Ne m'ont oncques forcé d'y garder les tisons. Et si chez vous l'eté plustot qu'ici commence, Plustot vous ressentez de l'hiver l'inclemence. Mais tu restes encor, Poutrincourt attendant Que ta moisson soit préte: & nous nous cependant Faisons voile à Campseau où t'attent le navire Que de là doit tous en la France conduire. Cependant beaux epics meurissez vitement, Dieu le Dieu tout-puissant vous doint accroissement, Afin qu'un jour ici retentisse sa gloire Lors que de ses bien-faits nous ferons la memoire. Entre lesquelz bien-faits nous conterons aussi Le soin qu'il aura eu de prendre à sa merci Ces peuples vagabons qu'on appelle Sauvages Hotes de ces forèts & des marins rivages, Et cent peuples encor qui sont de tous côtez Au Su, à l'Oest au Nort de pié-ferme arretez Qui aiment le travail, qui la terre cultivent, Et libres, de ses fruits plus contens que nous vivent, Mais en ce deplorable est leur condition, Que du siecle futur ilz n'ont l'instruction. Pourquoy, ô Tout-puissant, pourquoy donc cette race As-tu jusques ici rejetté de ta face, Et pourquoy laisses tu devorer à l'enfer, Tant d'humains qui devroient dessus lui triompher Veu qu'ilz sont comme nous ton oeuvre & ta facture, Et ont de toy receu nôtre fraile nature? Ouvre donc les thresors de tes compassions, Et verse dessus eux tes benedictions, Afin qu'ilz soient bien-tot ton sacré heritage, Et chantent hautement tes bontés en tout âge. Si-tot que ton Soleil sur eux éclairera, Aussi-tot cet gent d'adorer on verra. Temoins soient de ceci les propos veritables Que Poutrincourt tenoit avec ces miserables Quand il leur enseignoit notre Religion, Et souvent leur montroit l'ardente affection Qu'il avoit de les voir dedans la bergerie Que Christ a racheté par le pris de sa vie. Eux d'autre part emeus clairement temoignoient Et de bouche & de coeur le desir qu'ilz avoient D'estre plus amplement instruits en la doctrine En laquelle il convient qu'un fidele chemine. Où estes vous Prelats, que vous n'avez pitié De ce peuple qui fait du monde la moitié? Du moins que n'aidez-vous à ceux de qui le zele Les transporte si loin comme dessus son aile Pour établir ici de Dieu la saincte loy Avecque tant de peine, & de soin & d'émoy Ce peuple n'est brutal, barbare ni sauvage, Si vous n'appellez tels les hommes du vieil âge, Il est subtile, habile, & plein de jugement, Et n'en ay conu un manquer d'entendement, Seulement il demande un pere qui l'enseigne A cultiver la terre, à façonner la vigne, A vivre par police, à estre menager, Et souz des fermes toicts ci-apres heberger. Au reste à nôtre égare il est plein d'innocence Si de son createur il avoit la science. Que s'il ne le conoit, sa bouche ni son coeur Ne ravit point à Dieu par blaspheme l'honneur. Il ne sçait le metier de l'amoureux bruvage, De l'aconite aussi il ne sçait point l'usage, Sa bouche ne vomit nos imprecations, Son esprit ne s'adonne à nos inventions Pour opprimer autrui, l'avarice cruelle D'un souci devorant son ame ne bourrelle Mais il a du Gaullois cette hospitalité Qui tant l'a fait priser en son antiquité. Son vice le plus grand est qu'il aime vengeance Lors que son ennemi lui a fait quelque offense. Je vous di donc Adieu, pauvre peuple, & ne puis Exprimer la douleur en laquelle je suis De vous laisser ainsi sans voir qu'on ait encore Fait que quelqu'un de vous son Dieu vrayment adore Sortons donc de ce Port à la faveur de l'Est, Car en ces côtes ci est ordinaire l'Ouest, Puis, souvent cette mer est de brumes couverte Qui des hommes peu cauts cause l'extreme perte. Adieu pour un dernier Rochers haut elevés, Qui orgueilleusement voz grottes soulevés, D'où distillent sans fin des pluies abondantes Que leur versent les eaux des montagnes coulantes. Adieu doncques aussi Grottes qui m'avez pleu Quand souz votre lambris au clair du jour j'ay veu Figurées d'Iris les couleurs agreables. Ores que nous voyons les flots épouvantables Du profond Ocean, pourray-je bien passer Sans saluer de loin, ou quelque Adieu laisser A la terre que a receuë notre France Quand elle vint ici faire sa demeurance? Ile, je te saluë, ile de Saincte Croix, Ile premier sejour de noz pauvres François, Qui souffrirent chez toy des choses vrayment dures, Mais noz vices souvent nous causent ces injures. Je revere pourtant ta freche antiquité Les Cedres odorans qui sont à ton côté, Tes Loges, tes Maisons, ton Magazin superbe, Tes jardins étouffez parmi la nouvelle herbe: Mais j'honore sur tout à-cause de noz morts Le lieu qui sainctement tient en depost leurs corps, Lequel je n'ay pu voir sans un effort de larmes, Tant mon navré le coeur ces violentes armes. Soyez doncques en paix, & puissiez vous un jour, Vous trouver glorieux au celeste sejour. Mais cependant, DE MONTS, tu emportes la gloire D'avoir sur mille morts obtenu la victoire, Témoignage certain de ta grande vertu, Soit quand tu as des flots la fureur combattu En venant visiter cette étrange province Pour suivre le vouloir de HENRY nôtre Prince Soit lors que tu voiois mourir devant tes yeux Ceux-là qui t'ont suivi en ces funestes lieux. Je vous laisse bien loin, pepinieres de Mines Que les rochers massifs logent dedans leurs veines, Mines d'airain, de fer, & d'acier, & d'argent, Et de charbon pierreux, pour saluer la gent Qui cultive à la main la terre Armouchiquoise. Je te saluë donc nation porte-noise (Car tu as envers nous forfait par trahison) Pour te dire qu'un jour nous aurons la raison Avecque plus d'effect de ton outrecuidance, Si qu'entre nous sera maudite ta semence. Mais ta terre je veux saluer en tout bien, Car un ample rapport elle nous fera bien Quand elle sentira du François la culture. Car en elle desja la provide Nature A le raisin semé si plantureusement, Et en telle beauté, que Bacchus mémement Ne sçauroit invoqué lui faire davantage. Mais son peuple ignorant ne sçait du fruit l'usage. Terre, tu as encor de féves & de blés Tes greniers souz-terrains en la moisson comblés. Mais quoy que tes biens tu donnes abondance Produisant d'autres fruits sans l'humaine assistance Tes qu'avons veu la Chanve & la Courge & la Noix, Tes féves tu ne veux ni tes blez toutefois Produire sans travail, mais ta grand' populace D'un bois coupant ta brise, & en mottes t'amasse Pour (sur le renouveau) sa semence y planter, Mais une chose encor il me faut reciter Qui pour sa rareté à l'écrire m'oblige, C'est le fruit que produit la Chanve la tige, Fruit digne que les Rois le tiennent precieux Pour le repos du corps le plus delicieux: C'est une soye blanche & menuë & subtile Que la Nature pousse au creux d'une coquille, Soye qu'en maint usage employer on pourra, Et laquelle en cotton l'ouvrier façonnera, Quand de bons artisans tu seras habitée Par une volonté de pié-ferme arretée. Puisse-je voir bien-tot cette chose arriver, Et le François soigneux à tes champs cultiver, Arriere des soucis d'une peineuse vie, Loin des bruits du commun, & de la piperie. Cherchant dessus Neptune un repos sans repos J'ay façonné ces vers au branle de ses flots. M. LESCARBOT. [Illustration] A MONSIEUR DE MONTS Lieutenant general pour le Roy en la Nouvelle-France. ODE. TOUT ce que l'homme possede, Ce qu'il a de riche & beau Ne trouve point de remede Pour eviter le tombeau. La vertu seule immortelle Constante & ferme en tout temps Resiste à la mort cruelle Et à la lime des ans. Tant de Rois & tant de Princes, Des Heros & des Cesars Qui ont acquis des provinces Et thresors en maintes parts En fin sont proye à la terre, Et la Vertu seulement Fait leur nom voler grand erre Par-dessus le Firmament. DU MONTS tu sçais que la vie Nous est donnée des cieux Non pour estre ensevelie En un corps peu soucieux, Mais pour estre secourable A celui qui a besoin Que quelque Dieu favorable De son mal-heur prenne soin. Et chercher la vraye gloire Par un chemin non tenté, Faisant que nôtre memoire Vive à l'immortalité. C'est le desir qui t'enflamme, Et qui possede ton coeur, Quand pour eviter le blame Qui suit l'homme sans honneur, Tu entreprens un ouvrage Tout auguste & glorieux Si qu'à jamais chacun âge Aura ton nom precieux, Car si-tot que de ton Prince As eu le commandement Pour conoitre la province Mise ne ton gouvernement, Ainsi qu'un Aigle qui vole D'un trait leger, tout soudain Prompt à suivre sa parole Tu as pris un vol hautain. Et du tempêteux Nerée Meprisant tous les efforts, De ta terre desirée Tu as en fin veu les ports. Les nations qui n'ont oncques Admis la sujetion A tes mandemens adoncques Ont fait leur submission. Sage, tu leur a fait voir Les beautez de la justice, Et ton redouté pouvoir, Et les biens de la police. Mémes tu as fait encore, Que maint barbare en ces lieux En son ame Christ adore, De son salut soucieux. Arriere d'ici, arriere Timides & cazaniers, Que dedans vôtre barriere Toujours estes prisonniers. Vous qui n'avez soin, ni cure De faire que vôtre nom, Contre la mort méme dure En perdurable renom. DE MONTS, tu n'es pas de mémes, Car lors qu'en France de Mars Ont cessé les stratagemes, Recherchant d'autres hazars, Tu as consacré ta vie A l'Eternel pour sa loy Rendre en ces terres suivie Souz le vouloir de ton Roy. Mais ce n'est fait qui commence, Il faut chanter desormais De Dieu la magnificence D'un ton plus haut que jamais. Neptune te favorise Et Ceres pareillement, Afin que ton entreprise Ait un meilleur fondement. Diray-je que sans culture Le Pere de Liberté Laisse produire à Nature La vigne qu'il a planté? Non ici, je le confesse, Mais en lieu d'un autre espoir, Où l'homme à la longue tresse Ha son sablonneux terroir. C'est la terre Armouchiquoise, Qui son gros blé te produit; Et encore l'Iroquoise, Qui donne maint autre fruit. Nôtre France fromenteuse N'a ses vignes de tout temps, La peine laborieuse L'a fait telle avec les ans. Courage, doncques, courage, Continue ton dessein, Ayant ce bel avantage, Qui de bon espoir est plein. Le Tout-puissant méme change Ici les froides saisons, Et à cette terre étrange Promet des riches moissons. [Illustration] [Illustration] A MONSIEUR DE POUTRINCOURT GRAND Sagamos en la Nouvelle-France ODE. QUOY que tu n'ailles cherchant (POUTRINCOURT) cette louange Qui va méme allechant Ceux qui gisent en la fange; Ton merite toutefois, Ta pieté, ton courage, Forcent ma lyre & ma voix A les chanter sur l'herbage Que l'Equille de ses eaux Ou plustot Neptune arrose, Tandis qu'au bruit des ruisseaux, A l'écart je me repose. Apres avoir longuement Comme un athlete Gregeois Lutté courageusement Parmi les champs des François, Saoul d'alarmes & combats, Et des assaux de Bellone, Ores tu prens tes ébats Avec Cerés et Pomone. Et deça delà portés, Suivans Neptune à la danse, Tu nous fais voir les beautés De cette Nouvelle-France. Qui est celui qui ta veu Oncques saisi de paresse? Qui est cil qui t'a conu Semblable à cette Noblesse, Qui met le point de l'honneur A commander sans prudence, Et n'avoir par son labeur D'aucun art l'experience? Mais l'un & l'autre tu sçais, Et ta main infatigable Fait tous les jours des essais De chose à nous incroyable. Car de tout art manuel T'est conuë la pratique, Et se plait ton naturel Es ars de Mathematique. Mémes encore ce Dieu Qui fredonnant sur sa lyre Tient des Muses le milieu, Par toy bien souvent respire. Les secrets de son sçavoir, Si que tout compris ensemble, Au monde on ne sçauroit voir Rien que toy qui te ressemble. C'est toy qu'il falloit ici Afin de bine reconoitre Ce que cette terre ici Rendroit un jour à son maitre. Tu l'as experimenté Tant que ton ame est contente, Et de sa fidelité Tu as une riche attente. A MESSIEURS DE MONTS ET SES LIEUTENANT & Associez. SONNET SI les siecles premiers ont celebré la gloire De celuy qui conquit la Colchide toison: Si maintenant encor du brave fils d'Æson Pour peu de chose vit en honneur la memoire: Nous devons beaucoup mieux celebrer en l'histoire La generosité non du fils de Jason, Mais de vous, ô François, qui en cette saison D'un plus digne sujet recherchez la victoire. Le Grec acquit ça bas un terrestre thresor, Il avoit des moyens, & des hommes encor, Tels que les peut avoir entre nous un grand Prince. Mais vous à vos dépens, sans recevoir support Que de l'avoeu du Roy, par un nouvel effort Ravissez courageux, la celeste province. [Illustration] A PIERRE ANGIBAUT dit CHAMP-DORÉ Capitaine de Marine en la Nouvelle-France. SONNET. SI des pilotes vieux le renom dure encore Pour avoir sceu voguer sur une étroite mer, Si le monde à present daigne encore estimer Ariomene, avec Palinure & Pelore; C'est raison (CHAMP-DORÉ) que nôtre âge t'honore, Qui sçais par ta vertu te faire renommer, Quand ta dexterité empeche d'abimer La nef qui va souz toy du Ponant à l'Aurore. Ceux-là du grand Neptune oncques la majesté Ne vivent, ni le fond de son puissant Empire: Mais dessus l'Ocean journellement porté Tu fais voir aux François des païs tout nouveaux, Afin que là un jour maint peuple se retire Faisant les flots gemir souz les ailez vaisseaux. Fait au Port Royal en la Nouvelle-France. [Illustration] [Illustration] A SAMUEL DE CHAMPLEIN SONNET. UN Roy Numidien poussé d'un beau desir Fit jadis rechercher la source de ce fleuve Qui le peuple d'Egypte & de Libye abreuve, Prenant en son pourtrait son unique plaisir CHAMPLEIN, ja dés long temps je voy que ton loisir S'employe obstinément & sans aucune treuve A rechercher les flots, que de la Terre-neuve Viennent, apres maints sauts, les rivages saisir. Que si tu viens à chef de ta belle entreprise, On ne peut estimer combien de gloire un jour Acquerras à ton nom que desja chacun prise. Car d'un fleuve infini tu cherches l'origine. Afin qu'à l'avenir y faisant ton sejour Tu nous faces par là parvenir à la chine. [Illustration] [Illustration] ODE EN LA MEMOIRE du Capitaine Gourgues Bourdelois. GOURGUES, l'honneur Bourdelois, Je veux reveiller ta gloire, Et faire eclater ma voix Dans le temple de Memoire, En racontant ta valeur Ta conduite & ta prouësse, Quand, d'un invincible coeur, Tu mis la main vengeresse Sur le soldat bazané Du sang des François avide, Qui nous avoit butiné Les beautez de la Floride. Si-tot que de noz François Tu entendis la ruine, Et que le peuple Iberois Occupoit la Caroline, Tu prins resolution De venger le grand outrage Fait à nôtre nation Par une Hespagnole rage. A tes despens tu mis sis De bons hommes une bende Au combat bien resolus, Puis que c'est toy qui commande. Tu ne leur dis à l'abord Le secret de ton affaire, Come Capitaine accort, Qui sçais bien ce qu'il faut taire. Mais quant tu te vis porté Dessus la terre nouvelle, Tu leur dis ta volonté De venger une querelle, Querelle qui les François Et grans & petits regarde, Et partant qu'à cette fois Ne faut, d'une ame coüarde Reculer quand la saison De bien faire se presente, Afin d'avoir la raison De l'injure violente Faite aux premiers conquesteurs D'une terre si lointaine Par des assassinateurs De race Mahumetaine. A ces mots encouragés Ils se mettent en bataille, Et vont en ordre rangés Droit contre cette canaille. L'un & l'autre petit Fort Ils attaquent de courage, Et par un puissant effort Ilz les mettent au pillage. Mais il n'estoit pas aisé D'attaquer la Caroline, Si GOURGUES n'eust avisé Prudemment à sa ruine. Car l'adversaire estoit fort D'hommes, d'armes & de place, Mais nonobstant prés du Fort En fin sa troupe s'amasse. L'Hespagnol estant sorti Pour lui faire une saillie Rencontre un mauvais parti Qui a sa gent acuillie, CAZENOVE donne à des GOURGUES les rencontre en face, Qui les font (en peu de mots) Tous demeurer sur la place. Le reste tout étonné La Forteresse abandonne, Mais las! il est mal mené N'ayant secours de personne. Car le Sauvage irrité Ne lui fait misericorde, Lequel de sa cruauté Trop frechement se recorde. Mais ceux qui tombent és mains Des François, on les attelle Aux arbres les plus hautains Pour y faire sentinelle. [Illustration] [Illustration] A LA MEMOIRE D'UN Sauvage Floridien que se proposoit mourir pour les François. OU trouverons-nous un courage Semblable à cil de ce Sauvage, Qui pour ses amis secourir Vient lui-méme sa vie offrir, Laquelle il croit devoir épandre Pour nôtre querele defendre? Certainement un homme tel Doit parmi nous estre immortel. Et devons louer tout de méme Le souci qu'il a de sa femme Requerant qu'on lui face don Apres son trépas du guerdon Que meriteroit sa vaillance Mourant pour l'honneur de la France. [Illustration.] [Illustration.] LA DEFFAITE DES SAUVAGES ARMOUCHIQUOIS PAR LE SAGAMOS MEMBERTOU & ses alliez Sauvages, en la Nouvelle-France, au mois de Juillet 1607. Où peuvent reconoitre les ruses de guerre desdits Sauvages, leurs actes funebres, les noms de plusieurs d'entre-eux & la maniere de guerir les blessez. JE ne chante l'orgueil du beant Briarée, Ni du fier Rodomont la fureur enivrée Du sang dont il a teint préque tout l'Univers Ni comme il a forcé les pivots des enfers. Je chante Membertou, & l'heureuse victoire Qui lui acquit naguere une immortelle gloire Quand il joncha de morts les champs Armouchiquois Pour la cause venger du peuple Souriquois. Entre ces peuples-ci une antique discorde Fait que bien rarement l'un à l'autre s'accorde, Et si par fois enter eux se traite quelque paix, Cette pais se peut dire un attrappe-niais. Car oncques le Renard ne changea sa nature Et de garder la foy l'homme double n'eut cure, Ceci n'a pas long temps se conut par effect Aux depens de celui qui me donne sujet De dire qui a meu Membertou & sa suite De faire pour sa mort si sanglante poursuite. Ce fut Panoniac (car tel estoit son nom) Sauvage entre les siens jadis de grand renom. Cetui cuidant avoir faite bonne alliance Avecques ces mechans, alloit sans deffiance Parmi eux conversant: mémes il les aidoit Bien souvent du plus beau des biens qu'il possedoit. Mais pour cela la gent à mal faire addonée, Sa mauvaise façon n'a point abandonnée. Car ce Panoniac il n'y a pas dix mois Les estant allé voir (pour la derniere fois) Portant en ses vaisseaux marchandises diverses Pour en accommoder ces nations perverses, Eux qui sont de tout temps avides de butin, Sans aucune merci assomment leur voisin, Pillent ce qu'il avoit & en font le partage. Les compagnons du mort se sauvans à la nage Se cachent pour un temps à l'ombre d'un rocher, N'osans de ces matins à la chaude approcher. Ça pour dire vray, la meurtriere cohorte Estoit contre ceux-ci & trop grande & trop forte. Mais comme de Phoebus les chevaus harassez Se furent retirez souz les eaux tout lassez Ces enragés en fin abandonnant la place Laisserent là le corps tué à coups de masse, Lequel à la faveur de la sombreuse nuit Soudain par ses amis fut enlevé sans bruit, Et mis, non, comme nous, en depost à la terre, N'en un coffre de bois, ni au creux d'une pierre, Ains il fut embaumé à la forme des Rois que l'Ægypte pieuse embaumoit autrefois. Le peuple Etechemin de cette mort cruelle, Receut tout le premier la mauvaise nouvelle, D'où s'ensuivit un dueil si rempli de douleurs Que le haut Firmament en ouït les clameurs (Car lors que cette gent la mort des siens lamente Le voisinage ensemble à grans cris se tourmente) Mais ce ne fut ici le brayment principal, Car quand ce pauvre corps fut dans le Port Royal Aux siens representé, Dieu sçait combien de plaintes, De cris, de hurlemens, de funebres complaintes. Le ciel en gemissoit, & les prochains côtaux Sembloient par leurs echoz endurer tous ces maux: Les épesses foréts, & la riviere méme Tèmoignoient en avoir une douleur extreme. Huit jours tant seulement se passerent ainsi Pour respect du François qui se rit de ceci. Les services rendus à l'ombre vagabonde (Qui du lac Stygieux a desja passé l'onde) Et au corps là present, le Prince Souriquois Commence à s'écrier d'une effroyable voix: Quoy doncques, Membertou (dit-il en son langage) Lairra-il impuni un si vilain outrage? De l'excés fait aux siens & méme à sa maison? Verray-je point jamais éteinte cette race Qui des miens & de moy la ruine pourchasse? Non, non, il ne faut point cette injure souffrir. Enfans, c'est à ce coup qu'il nous convient mourir, Ou bien par nôtre bras envoyer dix mille ames De cette gent maudite aux eternelles flammes. Nous avons prés de nous des François le support A qui ces chiens ici ont fait un méme tort. Cela est resolu, il que la campagne Au sang de ces meurtriers dans peu de temps se baigne. Auctaudin mon cher fils, & ton frere puisné Qui n'avez vôtre pere oncques abandonné, Il faut ores s'armer de force & de courage, Sus, allez vitement l'un suivant le rivage, D'ici au Cap-Breton, l'autre à travers les bois Vers les Canadiens, & les Gaspeïquois, Et les Etechemins annoncer cette injure, Et dire à nos amis que tous je les conjure D'en porter dedans l'ame un vif ressentiment, Et pour l'effect de ce qu'ilz s'arment promptement Et me viennent trouver prés de cette riviere, Où ilz sçavent que j'ay plantée ma banniere. Membertou n'eut plustot à ses gens commandé, Que chacun prent sa route où il estoit mandé, Et fit en peu de temps si bonne diligence, Qu'il sembla devancer un postillon de France, Si bien qu'au renouveau voici de toutes parts Venir à Membertou jeunes & vieux soudars Tous à ceci poussez d'esperances non vaines Souz l'asseuré guidon des braves Capitaines Chkoudun, & Oagimont, Memembouré, Kichkou, Messamoet, Ouzabat, & Anadabijou, Medagoet, Oagimech, & avec eux encore Celui qui plus que tous l'Armouchiquois abhorre, C'est Panoniagués, qui a occasion De procurer mal-heur à cette nation Pour le dur souvenir de la mort de son frere. Quand tout fur arrivé, de cette mort amere Il fallut de nouveau recommencer le dueil, Et le corps decedé mettre dans le cercueil. Le barbu Membertou lors prenant la parole: Vous sçavez, ce dit-il, ô peuple benevole, Le motif qui vous a conduit jusques ici, C'est ce corps que voyés massacré sans merci, De qui le sang versé vous demande vengeance. Sans que par long discours je vous en face instance. Et comme és siecles vieux quant au peuple Romain Fut montré de Cæsar le massacre inhumain, Tout à l'instant émeu d'une ardente colere Il voulut reparer ce cruel vitupere Contre les assassins (ainsi que j'ai appris Qu'il est mentionné és anciens écrits) Ainsi vous devez tous à ce spectacle étrange Estre émeus du desir de garder la loüange. Que nos antecesseurs nous ont mis en depos, Et par laquelle ilz sont maintenant en repos, N'ayans point estimé estre dignes de vivre. Sans de leurs ennemis les injures poursuivre. A ces mots un chacun au combat animé Sent un feu de vengeance en son coeur allumé, Et eussent volontiers contre cette canaille, (S'il y est eu moyen) lors donné la bataille, Mais il falloit premier le corps ensevelir, Et du dernier devoir les oeuvres accomplir. Cette grand' troupe donc de douleur affollés A conduit le corps mort dedans son Mausolée, En faisant sacrifice à Vulcan de ses biens Masse, arcs, fleches, carquois, petun, couteaux & chiens, Matachiaz aussi, & la pelleterie Que d'epargne il avoit quant il perdit la vie. Mais quant aux assistans, chacun à son pouvoir Lui fit, devotieux l'accoutumé devoir. Qui donne des castors, qui des couteaux, des roses, Armes, Matachiaz, & maintes autres choses. Puis ferment le sepulchre, & laissent reposer Celui duquel ilz vont la querelle épouser. Le ciel qui bien-souvent les mal-heurs nous presage, Avoit auparavant par un triste presage Témoigné les effects de cette guerre ici, Car ayant un long temps refrongné son sourci, Il fit voir maintefois des torches allumées, Des lances, des dragons, des flambantes armées. Ainsi s'en va la flotte avec intention De veincre, ou de mourir à cette occasion, Laissans de leurs enfans & femmes la tutele A nous, qui en avons rendu conte fidele. Quand des Armouchiquois les rives ils ont veu Ce peuple deffiant les a tot reconu. Soudain les messagers volent par la campagne, Et sonnent du cornet sur chacune montagne Pour le monde avertir d'estre au guet, & veiller Avant que l'ennemi les vienne reveiller. Peuples de tous côtez à grand' troupes s'amassent Tant qu'en nombre les flots de la mer ilz surpassent. Mais pourtant Membertou ne s'epouvante point Car il sçait le moyen de prendre bien à point L'ennemi, qui tout fier, voyant son petit nombre, Se promet l'enlever si-tot que la nuit sombre Aura dessus la terre étendu son rideau. Membertou cependant approche son vaisseau Du port de Cahoücoet, où la troupe adversaire Vers eux le conduisoit: mais il avoit laissé Ses gens derriere un roc, & s'estoit avancé, Afin de reconoitre & le port & la terre Qu'il vouloit ruiner par le'effort de la guerre. He, He, ce fut le cri duquel il appella Tout ce peuple attentif que ferme attendoit là Yo, yo, fut répondu. Puis apres il demande S'il pourroit seurement & sa petite bende Traiter avecques eux, & amiablement Vuider le different qui a si longuement L'un et l'autre troublé & reduit en ruine Tandis que l'appetit de vengeance les mine Et leur mange le coeur. Eux cuidans attrapper Celui qui plus fin qu'eux les venoit entrapper, Disent que librement de la rive il s'approche, Et ses gens qu'il avoit laissé devers la roche, Qu'ilz n'ont plus grand desir que de voir une paix Solidement entre eux établie à jamais, Afin qu'eux qui des Francs ont bonne conoissante Leur facent part des biens dont ils ont abondance, Et se puissent ainsi l'un l'autre secourir Sans plus d'orenavant l'un sur l'autre courir Membertou reçoit l'offre, & quant & quant otage, Envoyant un des siens par échange au rivage, Puis recule en arriere, & vas ses gens revoir, Qu'il trouve grandement desireux de sçavoir En quelle volonté ces peuples ci estoient, Et si à quelque paix encliner ilz sembloient. Le Prince Souriquois ses suppots abordant D'un visage joyeux il les va regardant, Disant, Ilz sont à nous: la farce s'en va faite, C'est demain qu'il faut voir cette troupe defaite: Et leur conte amplement ce qui s'estoit passé, Et comment ilz s'estoient l'un l'autre caressé. Au surplus (ce dit-il) pensons de les surprendre, Et en ce fait ici gardons de nous meprendre. Quand nous sommes partis le conseil a esté De leur faire present des biens qu'avons porté, Et avec eux troquer de notre marchandise A fin que l'homme feint soit prise en sa feintise. Nous irons donc par mer la moitié seulement: Le surplus en deux parts ira secretement Rengeant le long du bois en bonne sentinelle Tant que, le temps venu, ma trompe les appelle: Lors ils viendront charger, & nous seconderont, Et tant que durera le jour ilz frapperont, Sans merci, sans faveur, & sans misericorde, Afin qu'ici de nous long temps on se recorde. Outre nôtre querele il y a du butin, Ils ont du blé, des noix, de la vigne & du lin, Toux ces biens sont à nous si nous avions courage, Et si voulons avoir leurs femmes au pillage Nous les aurons aussi. Il estoit nuit encor Et le clair ciel estoit tout brillant de clous d'or, Quand Membertou (de qui l'esprit point ne repose) A prendre son quartier tout son peuple dispose, Et ceux-là qu'il conoit à la course legers Il les fait essayer les terrestre dangers. Ainsi Memembouré dispos à la poursuite Est fait le general d'une troupe d'elite, Medagoet d'autre part hardi aux grans exploits Choisit de tout le camp les plus forts & adroits. Mais le grand Sagamos pour tendre sa banniere Attendit que l'Aurore eust épars sa lumiere En tout son horizon: & lors que le Soleil Eut esté reconduit au lieu de son reveil Il met la voile au vent, tirant droit à la place Où desja l'attendoit cette grand' populace, Où estant arrivé, partie de ses gens A descendre apres lui se monstrent diligens. Il saluë les chefs de cette compagnie, Entre autres Olmechin, Marchin, & leur mesgnie. Puis offre les presens dont j'ay fait mention, C'estoient robbes, chappeaux, & chausses, & chemises. Mais quand il fallut voir les autres marchandises, Parmi les fers pointus, poignars, & coutelas, Des trompes y avoit, dont on ne sçavoit pas L'usage, ni la fin du mal qu'elles couvoient. Les autres cependant dans le bois attendoient Soigneusement l'appel qui avoit esté dit, Quand Membertou voulant etaller son credit, Il convoque ce peuple embouchant une trompe, Et trompant, les trompeurs trompeusement il trompe. Car tout en un instant lui qui n'avoit point d'armes Oyant les siens venir feignit estre aux alarmes, Et se trouvant garni de masses, & poignars, D'arcs, fleches, coutelas, de picques & de dars, Il en saisit ses gens, & chacun d'eux commence Sur l'heure à chamailler sans grande resistence. Ils en font grand massacre, & cependant du bois Arrive le surplus criant à haute voix, He, He, oukchegouïa, & parmi la melée Se voit incontinent cette troupe melée. L'Armouchiquois voyant que de lui c'estoit fait S'il ne remedioit promptement à son fait, A ce dernier besoin pense de se defendre Plustot qu'à la merci de ceux icy se rendre. Ils estoient la pluspart je de couteaux armez Que de porter au col ilz sont accoutumez, Mais ces armes bien peu lur servirent à l'heure. Car Membertou muni d'une armure plus seure, D'un bouclier de bois dur, & d'un bon coutelas, Ains que le trenchant d'une faux met à bas L'honneur des beaux épics: son epée de méme Moissonoit l'ennemi d'une rigueur extreme. Suivans le train du chef, ne manquent point de coeur, Mais rendans des grans cris & voix épouvantables, Tuent comme fourmis ces pauvres miserables, Desquels lors c'estoit fait s'ilz n'eussent eu recours Au bien qui vient parfois de tourner à rebours. Ce peuple de tout temps amateur de pillage Cuidoit sur Membertou avoir tel avantage, Que d'armes pour cette heure il ne leur fut besoin, Neantmoins en tous cas ilz avoient eu le soin D'en faire un magazin au fond d'une vallée, Où la troupe fuiarde en fin s'en est allée. Là chacun se fournit d'arcs, fleches, & carquois, De picques, de boucliers, & de masses de bois. Là de tourner visage, & d'une face irée Charger sur Membertou & sa gente enivrée Su sang Armouchiquois. A ce nouvel effort Fut Panoniagués au danger de la mort Blessé d'un javelot environ la poitrine. Chkoudun le courageux, y receut sur l'echine Un coup qui l'atterra, & se vit en danger (L'ennemi gaignant pié) de jamais n'en bouger. Mais le fort Chkoudumech' son frere, de sa masse Fendant la presse, fit bien-tot se faire place Pour le tirer de là: mais il y fut feru D'un coup que lui chargea de toute sa vertu Le cruel Olmechin. Mnefinou (dont la gloire Par toute cette cotte est en tous lieux notoire) Comme le plus hardi, s'efforce de son dard Transpercer Membertou de l'une à l'autre part: Mais le coup gauchissant par la subtile addresse, Du Prince Souriquois, à son fils il s'addresse, Son fils Actaudinech', lequel il aime mieux Que toutes les beautez de la terre & des cieux Ce coup donques perçant le détroit de sa manche Vite comme un éclair luy porta dans la hanche: Dequoy effrayé le Prince Membertou, Il se remet aux ieux du monstrueux Gougou Le duel ancien qu'en sa jeunesse tendre Jadis son pere osa hazardeux entreprendre, Et redoublant sa force il étendit son bras, Et le fendit en deux de son fier coutelas. Et comme un chene haut abbatu par l'orage Traine en bas quant & soy son plus beau voisinage, Ainsi Mnefinou mort, maint des siens alentour Alla voir de Pluton le tenebreux sejour. L'Armouchiquois pourtant ne laisse de poursuivre, Aimant mieux là mourir que honteusement vivre S'il arrivait jamais que Membertou veinqueur Leur laissat du combat l'eternel des-honneur. Ainsi se r'assemblans font des stares diverses Et à leur ennemi donnent maintes traverses. Car jusques là n'avoient encor esté rangés, Occasion que mal ilz s'estoient revengés. Bessabés & Marchin ont les pointes premieres, Que venans attaquer avec leurs bendes fieres Le chef des Souriquois, une grele de dars En l'un & en l'autre ôt tombe de toutes parts. La clarté du soleil en demeure obscurcie, Et le nombre des traits toujours se multiplie. A cette charge ici quelques uns sont blessés Parmi les Souriquois: mais plus de terrassés Sont de l'autre côté: car de ceux-ci les fleches A pointe d'os, ne font de si mortelles breches Comme de ceux qui sont plus voisins des François Qui des pointes d'acier ont au bout de leurs bois, Toutefois de nouveau voici nouvelle force Qui des Membertouquois les bras, non les coeurs, force. Go, go, go, c'est leur cri, Abejou, Olmechin, Le fort Argostembroet, & le fier Bertachin En sont les conducteurs, qui de premiere entrée Du vaillant Messamoet la troupe ont rencontrée, Messamoet (qui jadis humant l'air de la France Avoit de guerroyer reconu la science Parmi les domestics du Seigneur de Grand-mont) Apres mainte bricole avoit gaigné le mont D'où il pensoit avoir un facile avantage Pour mettre sans danger l'adversaire en dommage. Mais cetui-ci rusé loin de là declina, Et le gros escadron des Souriquois mena Poursuivant vivement jusques dessus l'orée Où deux fois chaque jour se hausse la marée, Là Neguioadetch' mere du decedé Apres avoir long temps le combat regardé, Voyant en desarroy de Membertou la troupe Elle se met à terre, & sort de sa chaloupe, Afin de donner coeur aux soldats étonnés Qui leur premiere assiette avoient abandonnés. Et comme des Persans les meres & les femmes Jadis voyans leurs fils & leurs maris infames S'enfuir du Medois qui les alloit suivant, Courageuses soudain allerent au-devant, Sans honte leur montrer de leur corps la partie Par où l'homme reçoit l'entrée de la vie, Les unes s'écrians: Quoy doncques voulez vous Vous sauver ci-dedans pour eviter les coups Ce cil qui vous poursuit? Les autres d'autre sorte Crians à leurs enfans: R'entrez dedans la porte Du logis dans lequel vous avés esté nés, Ou contre l'ennemi promptement retournés. Eux d'un spectacle tel se trouvans pleins de honte, Un sang tout vergongneux à l'heure au front leur monte. Si bien que retournans leurs faces en arriere A l'Empire Medois mirent la fin derniere. Ainsi fit cette mere en voyant le danger Ou alloit Membertou & les siens se plonger. Neguiroët son mari ores paralytique, Mais qui de bien combattre entendoit la pratique, S'y estoit fait porter: & bien reconoissant Le desastre prochain qui les alloit pressant S'il ne leur arrivoit quelque nouvelle force, Se fait descendre à terre, & lui-méme s'efforce De marcher au combat, afin de là mourir S'il ne pouvoit au mons ses amis secourir. Estant au milieu d'eux il leur donne courage Et les conjures tous de venger son outrage. Mes amis (ce dit-il) vous ne combattez point Pour le fait seulement, helas! qui trop me point. Il y va de l'honneur, il y va de la vie: Ces deux ici perdus, la perte en est suivie Des soupirs & regrets des femmes & enfans De qui nos ennemis s'en iront triomphans Tout ainsi que de nous. Ayez doncques courage, Je les voy ja branler: c'est ici bon presage. A ces mots Membertou fait tirer les Mousquets Qu'au partir les François lui avoient tenus prets. Chkoudun en fait autant (car il a eu de méme Deux Mousquets pour autant que les François il aime) Lesquels estoient parez pour la necessité Comme un dernier remede au corps debilité. Aux coups de ces batons en voila dix par terre. Et le reste effrayé au bruit de ce tonnerre. Abejou, Chitagat, Olmechin, et Marchin Quatre des plus mauvais de ce peuple mutin A ce choc sont tombés. Chkoudun qui a memoire Du coup qu'il a receu ne point que la gloire En demeure au donneur, mais d'un trait donne-mort Valeureux il attaque Argostembroet le fort, Et presse le surplus d'une roideur si grande, Qu'au seul bruit de son nom l'ennemi se debende. Membertouchis aussi l'ainé de Membertou A l'aile de son pere assisté de Kichkou, Se faisant faire jour d'un coup trois en renverse, Et ja deça, delà, tout est à la renverse. A cinq cens pas plus loin se trouvans Ouzagat, Et Anadabijou empechés au combat, Ilz furent secourus par la troupe hardie De Panoniagués, qui bien-tot fut suivie D'Ougimech' & les siens: si bien qu'en peu de temps L'ennemi fut fauché comme l'herbe des champs: Car tout ce que restoit, quoy que puissant en nombre, Ne porta gueres loin le malheureux encombre Qui l'alloit tallonnant: d'autant que Oagimont Avec Memembouré estant au pied du mont Que nagueres j'ay dit, les fuyars attendirent, Et valeureusement poursuivans les battirent. Mais Oagimont s'estant eloigné de son parc, Trop prompt, y fut blessé grievement d'un trait d'arc. Memembouré (trop chaut) préque en la méme sorte L'ennemi poursuivant y eut la jambe torte, Ce qui plusieurs en fit de leur mains échapper, Mais ne peurent pourtant leur ennemi tromper. Car Etmeminaoet l'homme qui de six femme Peut, galant appaiser les amoureuses flammes, Et Metembrolebit, Medagoet, Chahocobech' Bituani, Penin, Actembroé, Semcoudech', Tous vaillans champions, soldats & Capitaines Acheverent du tout ces races inhumaines. Mais ce qui est ici digne d'étonnement, C'est que des Souriquois n'est mort un seulement. L'Armouchiquois éteint, cette armée defaite, Membertou glorieux fait sonner la retraite, On trouve de blessés encores Pechkmet, Oupakour, Ababich', Pigagan, Chichkmeg, Umanuet, & Kobech', dont les playes on pense, Tandis que du butin d'autre côté l'on pense. La cure en est sommaire. Entre eux est un devin (Ignorant toutefois) qu'on appelle Aoutmoin. Cetui prognostique de l'état du malade Feint vers quelque demon pour lui faire ambassade, Et selon sa reponse, en ceci comme en tout, Il juge s'il sera bien-tot mort ou debout. Avec ce de la playe il va sucçant le sang, Il la souffle, & soufflant il s'émeut tout le flanc: Ceci fait, il applique au dessus de la playe Du roignon de Castor: & par ainsi essaye (Le bendage parfait) son malade guerir. Le butin recuilli, avant que de partir Des chefs Armouchiquois ils enlevent les tétes Pour en faire au retour maintes joyeuses fétes. Ja ilz sont à la voile, & approchent du port Où ilz doivent donner à leurs femmes confort, Lesquelles aussi tot que de leur arrivée Elle ont eu nouvelle, aussi-tot la huée Elles ont fait de loin, desireuses sçavoir Quel avoit esté là de chacun le devoir. Et en ordre marchans, qui en main une masse, Qui un couteau trenchant (ayans toutes la face De couleurs bigarée) elles s'attendoient bien Toutes sur l'heure avoir un Armouchiquois sien, Afin d'en faire tot cruelle boucherie, Mais sans cela convint faire leur tabagie. Et pares le repas la danse s'ensuivit, Qui dura tout le jour, & qui dura la nuit, Et toujours durera en s'écrians sans cesse, Chantans de Membertou la valeur & proüesse Tant que leur estomach la voix leur fournira, Ou que quelque mal-heur reposer les fera. [Illustration] LA TABAGIE MARINE COMPAGNONS, où est le temps Qu'avions nôtre passe-temps A descendre au plus habile Sur le pié ferme d'une ile, Fourrageans de toutes pars Deça & delà épars Parmi l'epés des feuillages Et des orgueilleux herbages L'honneur des jeunes oiseaux Qu'enlevions, à grans troupeaux, Le gros Tangueu, la Marmette, Et la Mauve & la Roquette, Ou l'Oye, ou le Cormorant, Ou l'outarde au corps plus grand. Ça (ce disoi-je à la troupe) Emplissons nôtre chaloupe De ces oiseaux tendrelets, Ilz valent bien des poulets. Dieu! quelle plaisante chasse. Amasse, garson, amasse, Portes-en chargé ton dos, Tu es alaigre & dispos, Et reviens tout à cette heure Prendre pareille mesure, Ne cessant jusques à ce Que nous en ayons assé: Car nous pourrions de cette ile Fournir une bonne ville. Je voudroy m'avoir couté Un Karolus bien conté Et estre en cet equipage Acecque tout ce pillage Au beau milieu de Paris O que j'y auroy d'amis, Qui pour avoir pance grasse Me suivroient de place en place. Qu'on ne parle maintenant Que des iles du Ponant. Car les iles Fortunées Sont certes infortunées Au pris de celles ici, Qui nous fournissent ainsi Pour neant ce que l'on achete Au quartier de la Huchette, Ou ailleurs bien cherement. Je ne sçay certainement Comme le monde est si béte Que païs il rejette, Veu la grand' felicité Qui s'y voit de tout côté, Soit qu'on suive cette chasse, Soit que l'Ellan on pourchasse, Ou qu'on vueille de poisson Faire en eté la moisson. Car quant est des paturages Il n'y manque pont d'herbages Pour nourrir vaches & veaux, Ce ne sont rien que ruisseaux, Lacs, fonteines, & rivieres (De tous biens les pepinieres) En ce païs forétier. Il y a mines d'acier, De fer, d'argent, & de cuivre, Asseurez moyens de vivre, Quand en train elles seront, Et par le monde courront. La terre y est plantureuse Pour rendre la gent heureuse Qui la voudra cultiver. Il ne reste que trouver Bon nombre de jeunes filles A porter enfans habiles Pour bien-tot nous rendre forts En ces mers, rives, & ports, Et passer melancholie Chacun avecque s'amie Pres les murmurantes eaux, Qui gazouïllent par les vaux, Ou à l'ombre des fueillages Des endormans verd-bocages. Par mon ame je voudroy Que dés ore il pleût au Roy Me bailler des bonnes rentes En ma bourse bien venantes Tous les ans dix mille escus, Voire trente mille, & plus, Pour employer à l'usage D'un honéte mariage, A la charge de venir En ce païs me tenir, Et y planter une race, Digne de sa bonne grace, Qui service luy feroit Tant qu'au monde elle seroit, Quittant du barreau la lice, Et du monde la malice, Et les injustes faveurs Des hommes de qui le coeurs S'enclinent à l'apparence Pour opprimer l'innocence De tels & autres propos J'entretenoy mes dispos Tandis que chacun sa proye Diligent à bort envoye. Devinez si au repas Grand' chere ne faisions pas. Car avec cette viande D'elle-méme assez friande Nous avions abondamment De poisson pris frechement. Quand ores en ma memoire Se ramentoit cette histoire, Je regrette ce temps là Qui nous fournissoit cela. Car dés long temps la pature de salé nous est si dure, Que nos estomachz forcés En demeurent offensés. Pourtant je ne veux pa dire Que les maitres du navire Messieurs les associés Ne se soient point souciés D'envoyer honétement Nôtre rafraichissement. Mais certaines gourmandailles Ont mangé noz victuailles, Noz poules & nos moutons, Et grapillez nos citrons, Nôtre sucre, noz grenades, Nos epices & muscades, Ris, & raisins & pruneaux, Et autres fruits bons & beaux Utiles en la marine Pour conforter la poitrine. Vous sçavés si je di vray, Capitaine Papegay. Si jamais je suis grand Prince En cette tout autre province Onqu' enfant ne regira Ce que ma nef portera. Main ne laissons je vous prie de mener joyeuse vie, Ça, garson, de ce bon vin Du cru de Monsieur Macquin, Et buvons à pleine gorge Tant à luy qu'à Monsieur George. Ce sont des hommes d'honneur Et d'une agreable humeur, Car ilz nous ont l'autre année Fourni de bonne vinée, Dont le parfum nompareil A garenti du cercueil Plusieurs qui fussent grand' erre Allé dormir souz la terre. Et ne trouve quant à moy Drogue de meilleur aloy En nôtre France-Nouvelle Pour braver la mort cruelle, Que vivre joyeusement Avec le fruit du sarment. Est-ce pas donc bon ménage D'avoir un si bon bruvage Jusques ores conservé? Car ici n'avons trouvé Que bien petite vendange, Ce qui nous est bien étrange. Car le cidre Maloin Ne vaut pas du petit vin. Mais ayons la patience Que soyons rendus en France. Approche de moy, garson, Et m'apporte ce jambon, Que j'en prenne une aiguillette, Car ce lard point ne me haite. J'aimeroy mieux voir noz plats Garnis de bons cervelats, De patés & de saucisses Confits en bonnes epices, Que cette venaison Dont je n'ay nulle achoison, Non plus que de ces moruës Qui sont toutes vermoluës Certes le maitre valet Meriteroit un soufflet De nous bailler tout du pire Qui soit dedans ce navire. Car nous devrions par honneur En tout avoir du meilleur. Otez nous tant de viandes, Et apportez des amandes, Pruneaux, figues & raisins, Et buvons à nos voisins. C'a toute la pleine tasse, C'est à vôtre bonne grace, Capitaine Chevalier. Si dedans vôtre cellier Avez quelque friandise, Faites que de vous l'on dise Que vous estes liberal, Honéte, & d'un coeur Royal. Maitre tenez vous en garde, C'est à vous que je regarde Ayant les armes en main. Plegez moy le verre plein. Cette derniere nuitée Vous a un peu mal traitée. Il y vint un coup de mer Qui pensa nous abymer. Mais vous fites diligence De parer à la defense. Dieu garde le bon JONAS De tout violent trépas, Car s'il tomboit en naufrage Nous y aurions du dommage, Et m'étonne infiniment Que cet humide element De ses eaux ne nous accable, Veu que le nom venerable De Dieu y est blasphemé D'un langage accoutumé, Sans crainte de ses menaces. Neantmoins rendons lui graces, Et avec contrition Demandons remission De noz fautes: & sans cesse Soit loüée sa hautesse. Amen. Cherchant dessus Neptune un repos sans repos J'ay façonné ces vers au branle de ses flots. [Illustration] *** End of this LibraryBlog Digital Book "Histoire de la Nouvelle-France - (Version 1617)" *** Copyright 2023 LibraryBlog. All rights reserved.