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Title: Souvenirs de voyage - dans le midi de la France... dans la Ligurie, à Gênes, - Rome, Naples... sur l'Adriatique, dans l'Albanie... la - Dalmatie, l'Illyri
Author: M. et Mme Mercier-Thoinnet
Language: French
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*** Start of this LibraryBlog Digital Book "Souvenirs de voyage - dans le midi de la France... dans la Ligurie, à Gênes, - Rome, Naples... sur l'Adriatique, dans l'Albanie... la - Dalmatie, l'Illyri" ***


by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)



SOUVENIRS DE VOYAGE

PAR

M. ET Mme MERCIER-THOINNET

Dans

_Le midi de la France, sur le canal du Languedoc, dans la Ligurie, à
Gênes, Rome, Naples, dans la province de Bari, sur l'Adriatique, dans
l'Albanie, Raguse, la Dalmatie, l'Illyrie, à Trieste, Vénise, en
Suisse._

       *       *       *       *       *

     Je dirai: J'étais là, telle chose m'advint,
     Vous y croirez être vous-même

     LA FONTAINE.

       *       *       *       *       *

À PARIS:

Chez MM. Schwartz et Gagnot, Libraires, quai des Augustins, 9.

Chez M. Lequien, Libraire, quai des Augustins, 47.

À NANTES:

Chez M. Suireau, Libraire, rue Crébillon.

       *       *       *       *       *

Août 1838.



PROLÉGOMÈNES.


Le progrès, la civilisation, la perfection, mots vivificateurs pour
exprimer par des émissions différentes la même pensée, appartiennent
surtout à l'époque actuelle.

Dans cette tendance à améliorer les situations, les moeurs, à parfaire
les ressorts gouvernementaux s'est développé l'éclectisme, qui ne vise,
comme l'abeille, qu'à prendre ce qu'il y a de meilleur et de plus
parfait dans les institutions humaines, pour le bonheur du plus grand
nombre. Ainsi, la félicité générale doit constituer le bien-être
particulier: toutes, les formes de gouvernement monarchique,
aristocratique ou républicain, dépendantes des circonstances locales ou
des temps, peuvent développer le bonheur public, l'excitation aux vertus
et aux talents dans tous les genres, le commerce, l'industrie, les
beaux-arts, en quittant la pénible ornière de la routine et des
préjugés, alors peu à peu disparaîtront les abstractions et les erreurs
du jugement qui ont si souvent peuplé les cachots, les oubliettes, et
ensanglanté la terre de victimes. Tout prend une allure mathématique et
rationnelle; la physique, la mécanique, font des pas de géant; des
chemins de fer, des machines à vapeur vont réaliser de nouveaux rapports
sociaux. Dieu est adoré dans ses temples en esprit et en vérité; les
idoles du paganisme tombent chaque jour; les fétiches usent leur crédit;
le dalaï-lama lui-même finira par courber la tête, malgré les remparts du
Tibet, la vérité brillera à ses yeux, sans nuages; l'amour de Dieu et du
prochain, voilà la loi: l'analogie, les monuments, la comparaison, le
témoignage des hommes sont de grands moteurs pour obtenir des
perfections si désirables. C'est surtout par les voyages, qu'on a ces
heureux résultats.

En s'éloignant de son petit coin de terre, on voit les peuples dans
l'intimité: historien impartial, on tolère et on juge leurs défauts;
initié dans les hautes conceptions de leur commerce et de leurs talents,
on se prépare peu à peu à l'imitation de tout ce qu'il y a de beau, de
bon, de louable; on s'enrichit pour verser ensuite ses petits-trésors
dans sa patrie. Tels sont nos opulents voisins d'outremer; prenant un
vol rapide, ils parcourent et étudient les nations, afin de s'approprier
leurs richesses, et de se doter de leurs dépouilles: nos devanciers dans
les théories progressives et constitutionnelles, ils planent et visent à
la suprématie européenne.

Les voyages ne sont-ils pas, d'ailleurs, un complément de l'éducation,
comme tendant à mûrir le jugement et à parfaire l'intellect: ils peuvent
être faits, par un grand nombre, avec sagesse, et économie, et même
comme préservatif hygiénique et salutaire contre les débiles santés:
aussi, nous nous étonnerons toujours que, dans une vie fragile dont le
fil est si souvent tranché, nous ne cherchions pas à jouir un peu de ses
moments rapides, à admirer les merveilles de la nature, à visiter,
surtout dans la saison rigoureuse, des climats tempérés, et à voir
beaucoup de choses en peu de temps.



ANNEXE.


Cet ouvrage n'est point une description complette monumentale, ni une
peinture stratégique et d'histoire: tant d'auteurs remarquables par
leurs talents n'ont rien laissé à désirer; c'est seulement un journal de
voyage, une commémoration, une narration fidèle, ou un résumé quotidien
et consciencieux; n'ayant d'autre méthode que les excursions de la
journée, et d'autre but que de rappeler quelques souvenirs précieux: à
ceux qui ne connaissent pas les contrées méridionales de l'Europe, de
les initier un moment dans la délicieuse Italie; à ceux qui ne veulent
pas courir les chances et les hasards des grands chemins, de la mer et
des précipices, de leur procurer les jouissances d'admirer les pays
étrangers, sans sortir de leur chambre pour réaliser le méticuleux
conseil de Delille:

     «Je fais dans mon fauteuil le voyage du monde.»



CHAPITRE PREMIER.

_De Nantes à Bordeaux_.


Douce amitié, bonheur de la vie! des parents, des amis viennent nous
serrer dans leurs bras, et nous offrir leurs services et leur
dévouement: nous leur confions notre fils chéri, que son jeune âge nous
prive d'emmener avec nous pour visiter le pays natal de la beauté, la
ravissante Italie. Plusieurs fois dans notre course rapide, nous nous
sommes félicités d'avoir laissé notre enfant à de si tendres soins.

Les différents climats que nous allions parcourir auraient pu,
moissonner, à l'aube de ses jours, cette jeune fleur, vie de toutes nos
pensées, et couvrir ainsi notre existence de deuil et de douleur. Mais
des lettres devaient à des jours marqués, comme de fidèles rendez-vous,
nous porter du baume et nous donner de la tranquillité dans notre
voyage.

Nous voici dans le coupé de la diligence, préférant mille fois cette
voie aux voitures particulières, et cela pour mieux parcourir les
fleuves, les lacs ou les mers dans des voyages lointains dont on ne peut
préciser à l'avance les divers accidents. Nous avions peu de bagage,
afin d'emporter pour ainsi dire, comme Bias, tout avec nous.

Sur la route, nous apercevons avec plaisir la marche rapide de
l'agriculture; les assolements brillent partout à la place des stériles
jachères: depuis que la propriété se morcelle, les champs moins
considérables sont amendés et soignés; tant il est vrai que la
subdivision des terres est avantageuse aux masses et aux productions. Je
sais bien que le grand propriétaire qui fait valoir, doit agir
différemment. Dans ces sages mesures économiques, il vise plutôt aux
prairies artificielles et naturelles, à l'engrais des bestiaux, qu'à la
dispendieuse culture des céréales; mais il n'en est pas ainsi des petits
fermiers. La culture du colza, si précieuse dans une grande partie de la
France, se propage beaucoup dans les départements de l'Ouest: Les terres
ne restent plus improductives sous nos laborieux habitants.

Voici un premier relais, c'est la petite ville de Montaigu. Ici, je ne
parlerai pas de ces luttes sanglantes de principe plutôt que de
personnes, de l'ancien et du nouveau régime, de la liberté ou de la
féodalité; l'heure de la réconciliation est arrivée; chacun possède un
arpent de terre et a de l'attachement au sol: la liberté de la presse
est venue adoucir l'humeur belliqueuse de ces contrées: je crois des
réactions politiques impossibles, dans ce beau pays, couvert de crêpes
funèbres, de décombres, et où le sang de tant de victimes n'a que trop
jailli.

Nous apercevons plus loin des militaires, changeant de quartier d'hiver;
fredonnant quelques chansons bacchiques sans trébucher et sans avoir la
jambe avinée. Ces migrations fréquentes sont dans un but politique pour
briser les intimes relations des guerriers et des citadins: ces soldats,
péniblement fatigués de la marche dans une route boueuse, par le poids
de leurs armes et de leurs bagages; ces rejetons de leurs illustres
devanciers, qui ont porté la gloire du nom français jusque sous la zone
glaciale, s'approchent de notre célérifère pour s'informer s'ils
pourraient occuper les places vacantes; leurs quelques pièces de monnaie
ne suffisent pas au conducteur; ils sont obligés de continuer
pédestrement la route, comme les Spartiates infatiguables, consumés de
faim, et d'amour, pour la patrie. Les routes en fer donneront un jour
plus de facilité au développement de la philantropie, et les militaires
trouveront place sur les wagons hospitaliers.

Nous passons à Bourbon, ville créée par le moderne Alexandre, pour
pacifier et animer le bocage de la Vendée, et nous arrivons à la
Rochelle. Afin de mettre à profit les quelques heures de station, nous
faisons le déjeûner dans la voiture.

     «Là, sans s'assujétir aux dogmes de Broussain,
     Ce que l'on mange est bon, ce que l'on boit est sain;
     Le cabat le fournit, nécessité l'ordonne,
     Et mieux que Bergerac, l'appétit l'assaisonne.»

Comme dans presque toutes les villes de guerre, La Rochelle a des
galeries sur un côté des rues, pour préserver de l'inclémence de l'air
et de l'éclat meurtrier des bombes. Ces passages cintrés ont de belles
boutiques, légères ébauches des élégants passages de Paris. Le port est
remarquable, et la ville mérite l'attention, du voyageur. Elle a été
long-temps l'asile des religionnaires qui, par la force de ses
murailles, y trouvaient un abri. Aujourd'hui, l'esprit du siècle est
plus tolérant et plus indifférent aux controverses religieuses. Si
Luther et Calvin se fussent montrés de nos jours, ils n'auraient pas
fait tant de bruit; les paroles grossières qu'ils échangeaient,
n'auraient pas été de mises dans notre temps d'urbanité et de bon ton.
La prétendue Église Française, le Saint-Simonisme s'élèvent... à peine
s'ils trouvent un peu de retentissement et quelques échos. La pompe
religieuse est moins dans nos moeurs; les arguments théologiques ne sont
plus accompagnés du glaive, le Mahométisme lui-même ne fait plus de
prosélytes avec le cimeterre. L'hypocrisie, le fanatisme disparaissent
pour faire place à l'amour de Dieu et du prochain, qui a fait surgir
cette belle pensée:

     «Je crains Dieu, cher Abner, et n'ai point d'autre crainte.»

Nous nous arrêtons à Rochefort, jolie ville bâtie sur la rive droite de
la Charente, un des cinq grands ports militaires de France. Les maisons
sont élégantes et simples, les rues bien pavées, larges et coupées à
angles droits. L'hôpital peut rivaliser avec celui, de Plymouth. Les
chantiers de construction, les bassins de carénage; la corderie, le
bagne dans l'arsenal sont fort curieux à voir. Les remparts forment une
jolie promenade ainsi que le Cours d'Ablois.

Les femmes portent sur le cou des vases d'eau parlé moyen d'un levier,
et leurs coëffes, modestement canoniques descendent à triple étage comme
le menton trinitaire des chanoines de Boileau. Dans les campagnes de la
Charente, on voit beaucoup de moutons mérinos dont la laine est si
précieuse; mais je ne pense pas qu'on en retire plus de profit que de
ceux des bords de la Loire.

Nous voyons Saintes, remarquable par des antiquités qui intéressent
l'archéologue, surtout par des arènes en ruines, à droite de
Saint-Eutrope, inférieures à celles de Nîmes. Saintes est une ville fort
curieuse et fort commerçante; vingt-cinq voitures publiques y passent
chaque jour; tout y est en abondance: il y a du vin rouge à vingt francs
la barrique.

L'arc de triomphe est sur le pont de la Charente avec des inscriptions à
Germanicus Tibère, etc.

À quelque distance de Saintes, se trouvent les restes d'un ancien temple
païen.

Nous voulons explorer l'embouchure de la Gironde; nous arrivons à Blaye,
si célèbre par une illustre captive. Sur la terrasse de la forteresse,
on avait dressé un pavillon chinois, où la Duchesse de Berri pouvait
jouir de l'aspect de la mer; là, l'oeil s'étend au loin sur Lesparre,
Pouliac, Plassac, Château de Barbe, Laroch, Médoc, Château Margo, etc.

Le marché offre de l'intérêt et de la variété. Il y a un bassin où les
femmes, pour laver, se mettent dans des espèces de boîtes; un beau pont
au bout d'une jolie promenade nouvellement plantée, s'élève en forme
d'embarcadaire pour les bateaux à vapeur.

Près Barbe, sur la rive droite, quantité de maisons sont taillées dans
le roc; les sites en sont enchanteurs; ce sont des bois de chênes verts;
cette côte me paraît égaler en beauté la Tourraine. On découvre des
excavations de pierres à bâtir, des bancs de sable, des groupes de
jolies maisons couvertes en tuiles et fort commerçantes, et l'on y voit
même des canons laissés du temps des invasions des Sarrasins.

La côte de Médoc, située sur la rive gauche, se prolonge jusqu'à
Bordeaux: des collines parsemées des plus charmantes habitations et
qu'ombragent une foule de bosquets, offrent une perspective tout à fait
pittoresque.

Partout on aperçoit des vaches bretonnes pas plus grosses que des
chèvres, très-estimées et d'un bon produit.

Les malheureux ont pour ressource de se creuser des logements dans le
tuf;

     «Et dans le roc qui cède et se coupe aisément,
     Chacun peut de sa main creuser son logement.»

Après le rocher de pain de sucre, vient la tête de Buch. Voici l'endroit
où la Garonne et la Dordogne mêlent leurs eaux et forment la Gironde, ou
plutôt la Gironde est séparée en deux par le bec d'Ambez, pour former
d'un côté la Dordogne, et de l'autre la Garonne. Le site n'approche pas
des beautés de la Dordogne, qui possède Sainte-Croix, d'où sort le vin
de la plus haute réputation, Bergerac, Saint-Émilion.

En approchant de Bordeaux, on voit le château de M. de Peyronnet, la
maison de M. Cheniau, constructeur, sur le Mont Ferrand, et la maison de
M. Ferrière, près de laquelle, comme par enchantement, est un bassin qui
enlève les navires.



CHAPITRE II.

_De Bordeaux au Canal du Languedoc._


Sitôt débarqués à Bordeaux, des commissionnaires nous présentent des
cartes de traiteurs, et nous invitent à les suivre: nous sommes ainsi
harcelés par ce nouveau genre de Cosaques jusqu'à notre hôtel, rue
Saint-Remi, n.° 14, chez Mme Fonteneau, où nous nous trouvâmes très bien
pendant notre séjour.

Nous n'avons pu nous lasser d'admirer les allées de Tourny, les plus
jolies promenades de la ville: les Quinquonces élevés sur les débris du
Château Trompette, qui aboutissent d'un côté au Jardin public, et de
l'autre aux bords de la Garonne; partout sont de belles maisons. Les
rues Saint-Remi, Sainte-Catherine, le Chapeau-Rouge sont magnifiques. Le
pont Saint-Esprit, qui conduit à la Bastide, est un des plus beaux et
des plus solides de France.

Il est construit en maçonnerie de briques et de pierres de taille.

Ce pont est composé de dix-sept arches, qui reposent sur seize piliers.

Il y a une multitude de galeries semblables à des salles de cloîtres,
qui sont en communication entr'elles d'une extrémité du pont à l'autre.
Il existe sous chaque trottoir, garni de parapets, une galerie, continue
en forme d'aqueduc, qu'on peut visiter.

Le Théâtre, un des plus beaux de France, réunit tous les avantages:
architecture, situation, beautés extérieures; mais l'intérieur ne répond
pas à tant de richesses.

Bordeaux possède des hôtels renommés, le Palais des Princes, celui de la
Préfecture, celui de la Mairie; la Bourse, la Douane, sont magnifiques.

Le quai des Chartrons, qui termine le port, la Place Royale, la Place
Dauphine, fixent aussi l'attention.

L'église Saint-Bruno, une des plus remarquables de la cité, a de belles
peintures, à fresque: dans une cellule de chartreux, on parle bas, et
dans une autre cellule à l'extrémité correspondante, on entend
très-intelligiblement la répétition vocale.

Dans le caveau de Saint-Michel, est une collection d'hommes desséchés
qui est, dit M. le Marquis de Gustine, l'herbier de quelques savants
Alchimistes: cette réunion de spectres noirs est terriblement imposante.

Le corps de Montaigne repose dans l'église des Feuillants: étendu sur sa
tombe, il est vêtu d'une cotte de maille; son casque est à sa droite, un
livre à ses pieds: ici le doute paraît encore, malgré l'enveloppe des
cendres sépulcrales.

La cathédrale remonte au neuvième siècle: une tour séparée de cet
édifice lui sert de clocher: auprès de la cathédrale est le Palais de
l'Archevêché.

Le Jardin des Plantes est très-ordinaire.

Les Bordelais ont d'une grande honnêteté.

Ils nous ont paru fort amateurs de cirque olympique; il est vrai que
Mlle Kenebelle, digne émule des Ducrow, etc., y faisait alors fureur par
ses grâces infinies, et le génie de l'équitation, qu'elle possède
par-dessus toutes choses.

Depuis l'abolition de la traite des nègres, trafic de chair humaine qui
répugne à la morale, la perte de nos colonies est, pour ainsi dire
consommée, et le commerce des Bordelais se réduit aux relations
ruineuses de l'Inde, où il faut porter de l'or, et où les richesses de
l'Europe vont s'engloutir sans retour; leurs vins exquis sont leur plus
grande prospérité; il s'en exporte en tous lieux, ce qui jète beaucoup
d'argent à Bordeaux.

Les contadines (paysannes) s'enveloppent la tête d'un mouchoir qui leur
donne plus de fraîcheur, et empêche les rayons ardents du soleil de les
incommoder.

On peut dire que, dans cette ville, on jouit de la plus grande liberté,
et qu'on y vit à tous prix, comme à Paris; il y a même des omnibus, et,
ainsi qu'à Marseille, la Gazette y circule de main en main.

Les restaurants offrent des repas à meilleur marché qu'aux tables
d'hôtes; mais les tables d'hôtes ont l'avantage de vous présenter
souvent une société instructive et mieux choisie.

Les marchés aux légumes excitent la curiosité: les dames de la halle
sont placées sous des tentes en forme de parapluies chinois.

Même mode de canalisation sur la Garonne que sur la Loire. On resserre
le lit du fleuve par des poteaux et amas de pierres, qui réunissent les
sables et les vases dans ces parties; le courrant déblaie les obstacles
du centre par sa force, sans recourir à des bateaux dragueurs.

Nous prenons alors le bateau à vapeur, pour continuer jusqu'à Marmande.
Près Langon, sur la Garonne, est jeté un peut en fer de grande
dimension, qui communique presque vis-à-vis Saint-Macaire. La Côte de
Langon est renommée par ses vins, et possède en outre le riche Château
de Castes, à M. Duhamel. Les châtaigneraies sont rares; on y supplée par
le saule, pour faire le cercle des barriques.

Les vapeurs sur ces fleuves ne vous suffoquent pas avec leur fumée
saturée de gaz carbonique, et ne vous exposent pas à l'asphyxie;
l'élément qui fait mouvoir leur machine est alimenté par le bois.

Les boeufs, rendus difformes par une de leurs cornes, retranchée presque
en entier, afin de ne pas trouver d'obstacles dans les rameaux, tirent
plus expéditivement la charrue, et labourent la vigne.

Près Castres, d'environ 1,500 âmes, des moulins à eau sont installés sur
deux bateaux; leur résultat est la mouture de trois sacs de farine par
jour; la navigation tolère cette industrie, et l'usage ne s'en est pas
encore aboli. Du milieu des eaux, on aperçoit, sur la grande route, la
belle campagne de M. Chop, anglais; sur la droite, la petit ville de la
Réole, très-pittoresque; son vieux Castel, bâti du temps des Sarrasins;
son important couvent de Bénédictins, occupé aujourd'hui par des
administrations civiles et militaires; une jolie fontaine qui suit le
mouvement périodique du flux et du reflux.

On voit encore un second pont en fer, plus hardi que le premier, qui
n'est soutenu par aucun poteau dans le fleuve: des grottes, protégées
par des piliers, donnent à ces lieux un aspect très-intéressant. Dans
plusieurs endroits, des digues seraient nécessaires; mais le
morcellement des propriétés semble être un obstacle aux grandes
entreprises: ne peut on pas former, suivant l'usage d'Écosse, des
actions et des associations? ou faire reconnaître, par le conseil
municipal du lieu, l'urgence des choses, puis recourir à la répartition
cadastrale de l'impôt, pour faire concourir chacun suivant ses forces;
et intéresser les masses à des oeuvres utiles à tous?

Les sites continuent d'être charmants: ce superbe Château, qu'on
aperçoit sur le littoral gauche, a le nom de son possesseur, M. de
Marcellus. Là, le courant est si rapide, qu'on est obligé, de remorquer
les bateaux avec des chevaux. Des ponts légers en fer, continuent de se
multiplier, et se présentent comme des arcs-en-ciel, jetés d'une rive à
l'autre.

Marmande nous démontre que, si les concurrences sont le tombeau des
fortunes particulières, elles présentent entre autres, grand nombre
d'avantages précieux de voyager à peu de frais. On s'arrête: nous
quittons le bateau à vapeur; à l'hôtel, partout autour de nous, nous
n'entendons qu'un patois désagréable. Nous sortons brusquement de la
Tête-Noire, ne pouvant nous faire comprendre, pour aller à la
Providence, où nous fûmes plus heureux. Restaurés par une nourriture
succulente, nous nous rendons au bureau des messageries; sept chevaux
sont attelés, avec une grande célérité, à notre diligence; nous allons
aussi vite que la pensée, mais non sans danger de nous briser à tous
moments. Les campagnes ne connaissent pas le repos, et ne se lassent pas
de donner de riches moissons; aussi, l'infatigable planteur les
cultive-t-il avec soin et beaucoup d'amendement. Partout les
perspectives sont des plus pittoresques; on est seulement fâché de voir
presque sans cesse de très-beaux arbres mutilés pour ainsi dire jusqu'à
la cime: la théorie de la sève, mal conçue, est cause de ces horribles
amputations; la pratique et la physiologie des arbres démontrent que les
feuilles et, les branches contribuent par leurs pores, les trachées et
leurs vaisseaux absorbants, autant que les racines, au développement et
à la prospérité de l'arbre; que là où l'on fait la section d'une
branche, là on provoque des éruptions de sève; il en résulte qu'un arbre
mutilé ne prend plus d'accroissement, et se couvre de branches dans les
parties qu'on voulait préserver de développement, au lieu de la
consacrer toute entière à donner à la cime une grande ascension.

Nous ne nous arrêtons pas à Agen: jusqu'à Toulouse, le terroir est une
plaine magnifique ornée de figuiers, plus belle que la Beauce, ayant, au
nord, une ligne de riches montagnes, au sud et à l'ouest, la Garonne
continuant de serpenter au milieu de la plus féconde culture; là le
trèfle prend une dimension considérable, et est graissé avec la chaux;
le tableau est encore animé par de nombreux troupeaux de moutons et de
porcs noirs qui paissent dans la plaine; partout on voit des nuées de
pigeons.

Nous descendons à Toulouse, près le canal du Midi; mais apprenant que
nous nous étions mal adressés, nous nous transportâmes immédiatement à
l'Hôtel du Nord, chez Mme Clouet, qui traite fort bien les voyageurs et
à bon marché.

De la Rochelle à Marmande, les femmes sont ornées du madras sur la tête;
à Blaye, elles renchérissent, et portent une coëffe sous le mouchoir qui
flotte comme un étendard. De Marmande à Toulouse, elles reprennent les
coëffes à forme de béguin: celles qui approchent de la caducité, ont des
chapeaux peu élégants. Arrivés le dimanche à Toulouse, nous avons joui
du coup d'oeil le plus enchanteur et le plus magique: toute la
population, même les militaires, étaient en promenade sur la place et
dans la rue Lafayette; sur la place du Capitole, les maisons sont en
briques variées de jolies silex: les rues, près de cet édifice, sont
pavées de cailloux symétrisés et bariolés, tout cela est ravissant.

Nous avons visité le château d'Eau, dans lequel se trouve une machine
simple et ingénieuse, qui donne de l'eau à toute la ville; elle a la
force de cinquante chevaux, son bassin est à cent pieds de hauteur. De
son sommet, on découvre, dans un beau temps, la chaîne imposante des
Pyrénées. La machine consiste dans un volant, à aile de moulin à eau, mû
par un courant de la Garonne, très-ordinaire, puissance d'une pompe
aspirante et foulante, qui fait monter l'eau à soixante-dix pieds; dans
toutes les rues, des ruisseaux intarissables entraînent les ordures.
Pourquoi les départements de l'Ouest, dans le voisinage des fleuves,
restent-ils en arrière, et ne se livrent-ils pas à une rapide imitation?
Dans grand nombre de villes importantes, on ne connaît pas même de
fontaines publiques qu'on pourrait élever à peu de frais, et le système
de pavage y est bien incomplet. Sur une couche de sable d'un ou deux
pieds, on installe de petits pavés qui, se terminant en forme de
pyramides, disparaissent dans le sable, et créent du vide. Si on plaçait
de belles pierres d'une toise carrée et de huit pouces d'épaisseur sur
quelque chose de moins mobile que le sable, à la manière des trottoirs,
on ferait un ouvrage durable pendant des siècles, bien plus commode et
plus doux aux personnes, aux chevaux et aux voitures, comme cela se
pratique dans les belles cités d'Italie.

Le moulin Basacle a encore l'eau pour moteur, et met en action 36
meules.

La fonderie royale est fort curieuse; le jardin des plantes est
supérieur à celui de Bordeaux. Nous avons visité le palais du Capitole,
la salle des Pas-Perdus, la salle des Grands-Hommes, où sont les bustes
des plus célèbres citoyens de Toulouse, et celle de l'Académie et des
jeux floraux; il nous semblait voir la ravissante Isaure, présider les
disciples d'Apollon, et les animer de sa lyre divine et poétique.

Montmorency fut décapité dans la première, cour, au pied de la statue de
Henri IV, par l'ordre de Richelieu, qui punit en sa personne l'erreur
d'un jour, et tarit une source féconde de héros. Ce souvenir nous
rappela la statue antique de Pompée, aux pieds de laquelle vint rouler
aussi le cadavre ensanglanté de César.

Dans la salle basse, dite des Armoires-de-Fer, où l'on conserve les
annales de Toulouse, ornées de belles vignettes, se trouve la hache
Damassée avec laquelle, on a décapité Montmorency.

Presque toutes les églises nous ont paru fort belles, surtout la
Cathédrale, le Stor et Saint-Sernin: comme prince de l'Église,
l'archevêque a une sentinelle à sa porte; il y a, à Toulouse, deux
régiments d'artillerie et un d'infanterie. Si les habitants ont dans
leurs manières plus de cette pétulance qu'excite le feu du midi, ils
n'ont pas moins d'obligeance, et ils ont plus de piété que les
Bordelais.

Le pont qui réunit les deux rives de la Garonne, se compose de sept
arches; il y a deux statues: l'une représente le Languedoc, et l'autre
la ville de Toulouse.

Les promenades, surtout l'Esplanade sont fort agréables; le cours de
Dillon est situé sur la rive gauche de la Garonne.

Celle qu'on appelle les Allées, est la plus jolie; elle commence au pont
de Montendon, jusqu'à l'embouchure de la Garonne, en suivant les bords
du canal de l'immortel Riquet; des arbres l'ombragent de leurs rameaux
et en entretiennent la fraîcheur; cette promenade se joint aux avenues
qui embellissent les rives du canal de Brienne, d'où l'on jouit de
l'agréable vue des Pyrénées. Enfin, quoique le prix soit moins élevé
dans le coupé de la diligence, nous préférons voyager sur le canal du
midi; nous devions nous rendre à Béziers, distant de quarante-cinq
lieues de Toulouse, nous fûmes obligés de nous munir de provisions: il
n'y a pas de restaurateur sur le bateau de poste.



CHAPITRE III.

_Du Canal du Languedoc à Cette._


Nous voilà transportés sur le joli Pénif, qui peut contenir deux cents
voyageurs. La cloche sonne, c'est le signal du départ; quatre chevaux
remorquent avec une longue corde notre légère embarcation; elle est
lancée au train de poste: quelquefois conducteur suit les chevaux en
courant, pour les exciter à la vélocité et les anime de ses
crépitations; souvent, les voyant presque au galop, il monte sur l'un
d'eux avec beaucoup de légèreté, sans les arrêter, et fait claquer son
fouet. Un pont se présente. Le canal qui, pour l'ordinaire, a sept pieds
d'eau, est si bien combiné, que près de l'entrée du pont, est un passage
pratiqué à dessein; le conducteur descend de cheval, puis il détache la
corde, les chevaux en traînent encore un long bout; l'autre portion est
saisie par le postillon, qui pénètre dans le petit passage, près de
l'arche; il ramène ensuite ses cordes aux chevaux, en les provoquant de
nouveau à la course; pendant ce temps, une agréable musique provenant
d'un buffet d'orgue, augmente encore la magie de ces lieux, Tantôt le
canal parcourt des descentes, rapides, tantôt il s'élance sur des
coteaux. Soixante-deux écluses, soixante-douze ponts, cinquante-cinq
aqueducs qui servent de passage à autant de rivières, de Toulouse à
Béziers, aplanissent les difficultés; mais que de merveilles au passage
de ces écluses! La corde de hallage se détache un des nautoniers prend
un bout de corde amarré à l'embarcation; il se précipite sur le rivage,
nous sommes à quinze pieds au-dessous du niveau de l'eau, de l'autre
côté de l'écluse; nous entrons dans l'écluse, la porte se ferme derrière
nous; celle de devant ne s'ouvre pas encore, où nous serions engloutis
dans les eaux; mais des crics jouent et pratiquent dans le bas de la
porte de l'écluse des ouvertures pour faire entrer l'eau graduellement;
le soleil, dans le milieu du jour, dardant ses rayons sur ces monceaux
d'écume, de jolies nuances roses, bleues, lilas, d'or, dès le premier
moment, saisissent d'effroi et d'admiration: on craint sans raison
d'être submergé; notre nacelle ne s'élevait point ainsi subitement à la
hauteur de quinze pieds; alors, par le moyen de deux chèvres, les portes
supérieures s'ouvrent; le voyageur, que la peur ou le désir de fouler
l'herbe, avait fait quitter le bateau, au moment du passage, y remonte;
les cordes se rattachent aux chevaux, qui se reposent où qui ont été
rechangés; ils reprennent le train de poste. Tous les bords sont ornés
de jolies plantations: le littoral droit a un espace consacré à la
course des chevaux; les ouvertures à l'écluse ont le nom d'emperements.
Le passage d'une écluse est de dix à quinze minutes: dans l'écluse,
cette chute d'eau de quinze pieds offre l'aspect d'une cataracte. Quand
l'emperement est couvert d'eau, il n'y a plus de monceaux d'écume; mais
bien un fort bouillonnement comme des tournants.

On voit souvent, sur le canal, des trains de bateaux chargés de
marchandises. Des laveuses animent le paysage; de charmantes habitations
décorent ces riches campagnes où l'on remarque des cygnes et d'autres
oiseaux aquatiques.

Le Baron de Riquet, sans aucune connaissance dans le génie, secondé par
le Ministre Colbert, conçut le plan immense du canal du Midi, de
quatre-vingts lieues de longueur. Commencé en 1667, et livré à la
navigation en 1682, ce travail ne dura que quatorze ans; il avait été
projeté du temps des Romains, sous Néron, par le prétorien Antistius. M.
Riquet épuisé de fatigues, s'éteignit à cinquante ans. Les dépenses ne
se sont élevées qu'à dix-sept millions du temps, qui aujourd'hui
représentent trente-cinq millions: la mise hors annuelle pour les
bateaux de poste, est de cent cinquante mille francs. Il joint l'Océan à
la Méditerranée, par la Garonne et le Rhône, à l'étang du Thau et à
Cette, par les étangs de Beaucaire. Le canal est mis à sec dans les
parties où il y a des réparations à faire. De Toulouse à Cette, il y a
soixante-six lieues, qu'on fait pour vingt francs par personne. La nuit,
on repose fort bien sur le bateau de poste; le mugissement fréquent des
eaux, que le passage des écluses fait entendre, répand dans l'âme une
espèce d'effroi et quelque chose de dissonnant. En parcourant la seconde
salle des voyageurs, quand le sommeil exerce son empire sur des
personnes fatiguées des rudes travaux de la journée, on a l'aspect d'un
camp ou bivouac. Les voyageurs, la nuit, au passage des écluses, croient
entendre le tonnerre et des torrents de pluie, tandis que ce n'est que
le versement d'une écluse dans l'autre. Le canal du Midi pourrait, à
juste titre, figurer parmi les merveilles du monde. Malgré des essais,
jusqu'à ce moment, on n'a pas réussi à remplacer les chevaux par la
vapeur, à cause de l'ampleur des palettes et de la forme trop
considérable de ces bateaux. Les contadins ont un dialecte qu'il est
impossible de comprendre; mais plus riche que notre langue, il contient
beaucoup d'augmentatifs et de diminutifs.

Près de Castelnaudary, on aperçoit le lac Saint-Ferréol, l'écluse de
Fonseranne, la voûte du Malpas, l'excavation dans le roc à travers, la
plaine d'Argelier, l'Aqueduc de Cesse; on voit, de ces lieux, la chaîne
des Pyrénées; la Montagne Noire voisine, et celles qui vont se perdre
dans le Piémont; on trouve la jolie Carcassonne; peu après cette ville,
une rivière traverse le canal, à quinze pieds au-dessous: déjà les
mûriers et les oliviers embellissent la campagne: nous voici à
Montagne-Perrier; le canal fait deux cents pas sous la montagne, dont
les diverses couches, de terre et les bancs de silex ont été excavés
avec un art admirable; après, on découvre la montagne de l'Odève, puis
le front, des Alpes ceint de neiges. De jolies avenues d'arbres
accompagnent le canal, ainsi que des bordures de joncées, de naiadées et
d'autres plantes marines; les amigdalées sont parées de fleurs. En
arrivant à Béziers, on descend, par 7 écluses, 75 pieds. De
Castelnaudary à Béziers, la pente du canal est au moins de trois cents
pieds. Il traverse l'Orbe, qui se décharge dans la mer, à Sevignan,
petit village. Dans ces parages, les arbres n'ont point été soumis au
nuisible tranchant; ils ont perdu, peu de branches et sont majestueux:
de beaux mûriers bordent alors le canal, puis cessent les écluses.

Avant d'arriver au torrent de Libon, on voit le Canigou, le plus haut
sommet des Pyrénées, ensuite Perpignan: on aperçoit encore la Montagne
Noire, suite des Cevennes; de l'autre côté, on découvre la Montagne
d'Agde; Saint-Loup surmonté d'un phare de première classe; Vias, Village
remarquable par les ravages du choléra; Agde, auprès. Ici le torrent de
Libon donne des eaux au canal. Pour empêcher la vase d'y arriver, un
grand bateau se met devant la chute d'eau, se retire plein de vase;
vide, on le replace. Agde est composé de deux mots grecs, qui signifient
_bonne fortune_; cette ville a été bâtie par les Phocéens, de pierres
noires provenant d'un ancien volcan; les endroits qu'occupa le volcan
sont couverts de vignes excellentes, d'oliviers: il y a même de bonnes
terres à blé et des prairies; tout est cultivé sur cette montagne.

En face des côtes d'Espagne et de Barbarie, commence la navigation sur
le lac salé comme sur la mer: nous quittons le bateau de poste, et nous
montons un bâtiment à vapeur appartenant à l'administration du canal du
Midi, pour nous rendre à Cette, traversée de quatre lieues. Plusieurs
fois, dans ce court trajet, des voyageurs paient un léger tribut à la
mer. Le lac est abondant en excellents poissons; le flux et le reflux ne
s'y fait pas plus sentir que sur la Méditerranée, qui l'alimente;
d'aimables compagnons de route rendent notre voyage agréable. Au milieu
d'une conversation animée, un jeune médecin, en démontrant que la
grippe, maladie à la mode, a fait peu de victimes, grâce aux précautions
hypocratiques, est tout d'un coup surpris par une rafale de vent qui lui
enlève son chapeau à la hauteur des nuages, et qui l'abîme ensuite dans
les ondes, sans espoir de retour.



CHAPITRE IV.

_De Cette, Montpellier, Nismes, Avignon, Aix, Marseille à Toulon_.


Nous arrivons ensuite à Cette, joli port de mer très-commerçant, couvert
de navires, et dont les environs sont embellis par de charmantes villas
ou baraquettes. Sa population est de 7000 âmes. Sitôt qu'un habitant de
Cette a fait sa fortune, il se fixe à Montpellier. À Cette, une bonne
barrique de vin vaut cent francs, l'eau douce y manque; il fallait la
faire venir de Montpellier mais, depuis quelques années, on convertit
l'eau de mer en eau potable, par la distillation; puis on a creusé des
puits à quelque distance. Notre table d'hôte fut mise en gaîté par un
habitant de Castelnaudari, âgé de cinquante ans: il connaissait
particulièrement M. Martin, capitaine de notre bateau de poste: Depuis
qu'il n'était plus en nourrice, il quittait pour la première fois son
hameau et son jardin: quarante lieues de chemin devenaient pour lui un
voyage de long cours; il menait une vie réglée et douce; et, comme le
magistère Mathieu, il était la plus forte tête du lieu: une feuille de
rose pliée sur son fauteuil l'aurait contrarié. Ainsi étaient les
habitants de Sibaris; il faisait ponctuellement sur sa couchette le tour
du cadran, mollement préparé au sommeil, et couronné glorieusement, à
l'instar du _roi d'Yvetot_,

....... Par Jeanneton,
     D'un joli bonnet de coton,
     Dit-on.

Il nous excitait beaucoup à rire: il était tout ébouriffé, tout
haletant, tout hors de lui-même, quand il venait à nous parler de ses
fatigues depuis qu'il avait quitté sa demeure. Renonçant pour toujours
aux excursions et à la gloire de passer pour infatigable voyageur, il
préférait mille fois, à l'exemple de Cornaro, vivre avec une once de
pain et un jaune d'oeuf, pour devenir un modèle de longévité.

Au reste, dit-il, au milieu de nos éclats d'hilarité, et prenant sa
montre, son seul régulateur, voici huit heures; je suis déjà en retard
pour aller goûter les douceurs du sommeil; il nous souhaita le bon soir,
et se retira précipitamment, ne voulant pas sacrifier un instant de
repos. Nous saluons Frontignan et nous rendons hommage à Bacchus, en
buvant pour un franc une excellente bouteille de vin de muscat; ce
nectar encore sur les lèvres, nous arrivons enfin à Montpellier:
immédiatement nous parcourons la belle promenade du Pérou, dont la vue
s'étend sur la mer, le Canigou et le mont Ventoux, ayant auprès un
château d'eau qui fournit tout Montpellier, dans le voisinage duquel
commence le pont ou superbe aqueduc formé de deux rangs d'arcades. La
porte du Pérou est magnifique, le jardin botanique rivalise un peu avec
celui de Paris. La cathédrale est ordinaire. Dans le choeur, il y a un
assez bon tableau qui représente Simon le magicien tombant des airs, à
la prière de Saint Pierre. L'École de médecine, le Musée de peinture, la
Bibliothèque augmentée du magnifique legs de M. Fabre, et la promenade
esplanade sont très-importants. En général, c'est une belle ville, qui
possède d'immenses fortunes; le climat y est doux et l'air très-sain; là
gît plutôt le riche que le brillant, des choses de prix que du clinquant
et des colifichets; c'est une ville de propriétaires.

Il y a peu de pauvres et pas de commerce.

Nous visitons ensuite Nîmes, qui possède un ancien débris de la grandeur
romaine, une arène de la plus imposante magnificence; elle pouvait
contenir 17,000 spectateurs. Le temple de Diane ou la Maison Carrée, qui
a servi de modèle pour la construction de la bourse de Paris. Dans le
Jardin Public tracé en amphithéâtre aux pieds de la Tour Magne, est un
second temple de Diane, bâti depuis 2,500 ans, en pierres très-grosses
du pays, sans chaux ni ciment; les oracles y rendaient leurs augures en
trompant la crédulité par des souterrains et des conduits cachés, encore
très-visibles. Quelle honteuse profession que de faire le métier, la
jonglerie et le trafic d'abuser à son profit de l'ignorance des peuples!
Présentement, les mystères d'Isis, les prestiges fantasmagoriques, sont
dévoilés. À côté est une galerie où l'on égorgeait les victimes, puis un
jet d'eau pour laver le sang. Le temple de Diane est soutenu par des
colonnes en pierres du pays d'un seul morceau; auprès sont les Bains
romains, objet d'un prix infini, aussi curieux dans leur genre que les
chefs-d'oeuvre de Saint-Cloud. La mer, qui était à trois lieues de
distance, est actuellement retirée à quelques milles d'Aigues-Mortes, où
Saint Louis s'embarqua pour la Terre-Sainte, et à six lieues de
Montpellier. Le moite élément quitte donc peu à peu un continent, et
s'empare progressivement d'un autre; car aux inondations générales qui
ont dû envahir le globe, et qui laissent tant de vestiges de leur
existence, il est certain que les eaux dégradent et détériorent sans
cesse les montagnes; que ces débris minéralogiques et végétaux, se
déposant dans le bassin des mers, forment des continents, en exhaussent
le fond, et obligent l'eau à se refouler sur d'autres plages, par
conséquent, à faire des envahissements: aussi le fond des mers
redevient, par suite, montagnes et terre habitable, montagnes que les
volcans et les eaux, par des dégradations, peuvent élever à la hauteur
des Andes et des Cordilières. La tour Magne, qui s'élève en forme de
pyramide, servit jadis de phare aux navires; présentement, on y voit un
télégraphe. C'est proche le coteau voisin du temple de Diane que
jaillissent les sources d'eau qui alimentent les fontaines de la ville
et le joli canal qui fait le tour du jardin. Les promenades sont
charmantes, les églises n'ont rien de remarquable. Tout le monde admire
la modération du jeune maire, qui, par sa conciliation et la sagesse de
ses lumières, a su réunir les partis dissidents, et empêcher des flots
de sang de couler.

Nous voici à Avignon; si calme, et dont l'existence a été si orageuse.
La ville est belle et en général bien bâtie; son principal commerce est
le produit des vers à soie, qu'on y élève avec succès. Napoléon a
répandu partout les trésors de son génie, il est peu d'endroits qui ne
se ressentent de ses munificences; c'est encore lui qui a fait
construire le fameux pont en bois d'Avignon, mais, qui aujourd'hui a peu
de solidité: les voituriers sont obligés d'user de beaucoup de
précautions. Nous avons été parfaitement accueillis par les Invalides,
en visitant leur établissement. Ces vieux défenseurs de la patrie,
couverts de lauriers, n'ont rien conservé de la sévérité qu'impose
l'habitude de la victoire; ils sont pleins de modestie, de courtoisie,
et se plaisent à associer les vertus civiles aux vertus guerrières; la
ville et la Cathédrale renferment beaucoup d'antiquités; la Cathédrale a
le tombeau de Jean XXII; le Palais où résidèrent une longue suite de
Papes ressemble à une forteresse, vaste bâtiment irrégulier flanqué de
hauts donjons: nous y avons joui d'un magnifique panorama. Les rues sont
sinueuses, étroites et pavées de silex aigu. Nous examinâmes avec
curiosité le beau système militaire des remparts. La nouvelle salle de
spectacle et l'aspect du jardin des plantes sont fort beaux. La fontaine
de Vaucluse, à peu de distance de la route, immortalisée par Pétrarque,
est située dans une gorge profonde, surmontée d'énormes rochers d'une
couleur argileuse; ces eaux limpides mugissent et roulent avec beaucoup
de vitesse dans un petit bassin dont la surface est unie, et semble un
lac que nul souffle n'effleure, empruntant au ciel les plus belles
couleurs, le vert pâle et l'azur.

Nous sommes à Aix; aux fontaines d'eau chaude, très-remarquables, ainsi
que les bains à vapeur de Sextius, si propices intérieurement et
extérieurement aux affections cutanées et rhumatismales. L'humanité
consacre un de ces bassins aux misères et aux infirmités: là les
disgraciés et les malades se livrent à de sanitaires immersions. Les
bains de Marius, anciens vestiges romains, sont très-curieux. L'eau
traverserait-elle des charbons de terre enflammés par du soufre et du
bitume, traces volcaniques non encore épuisées?

La façade de la Cathédrale est fort belle. On voit dans cette église le
tombeau de saint Mitre: le baptistère est formé par huit gracieuses
colonnes antiques de marbre et de granit, qui ont appartenu à un temple
d'Apollon bâti sur le même emplacement. La place des palais de justice a
une belle fontaine ornée d'un obélisque surmonté par un aigle. La tour
de l'horloge a des ressorts qui mettent en mouvement différentes
figures, chaque fois que le marteau fait retentir le timbre. Les rues
sont bien percées en général, ainsi que le quartier d'Orbitelle; le
cours est décoré de trois fontaines, celle du milieu donne de l'eau
chaude, et, à l'extrémité de la promenade, est la statue du roi René, si
cher aux Provenceaux. Les contadines ont sur leurs coiffes de larges
chapeaux de feutre, qui les préservent de l'action des vents. Le pain
est le meilleur que nous ayons mangé, ayant été fabriqué avec de l'eau
thermale. Une partie des rues macadamisées, ne sont pas cahoteuses. La
route d'Aix, quoique mal entretenue, est très-pittoresque. Le voisinage
de Marseille réduit beaucoup son commerce. On traverse des montagnes au
milieu de cascades, de jets d'eau formés par la nature, et de belles
maisons de campagne. Quelques filles d'Arles, sur la route, attendent
les voitures, comme Ruth allait à la conquête du coeur de Booz; elles
sont belles et ont des cotillons simples et courts pour laisser admirer
la beauté de leurs pieds; un bonnet de mousseline caché à demi sous un
bandeau de velours, encadre leur front, et laisse sortir de jolies
boucles de cheveux; leur corsage est d'un beau velours; leur carnation,
d'un blanc mat légèrement rosé: leur taille est svelte, et les contours
de leur visage sont d'un gracieux infini: on dirait que la race
sarrasine s'est mêlée à la race des francs dans les temps antiques.
Arles, située dans une immense plaine, entre le Cran et la Carmargue,
était l'ancienne capitale de Constantin: il ne reste plus de sa
splendeur passée qu'un vaste colysée et les ruines de son théâtre. On
traverse des bois d'oliviers et de mûriers; les montagnes continuent
d'offrir en abondance des pierres calcaires.

Avant d'entrer à Marseille, on aperçoit le château du conventionnel
Barras, qui domine une immense quantité de Bastides ou maisons de
campagne, séjour les dimanches de récréation et de repos pour les
habitants de Marseille.

On parle dans ces lieux l'idiôme provençal; si on demande la Cathédrale,
à Avignon, il faut dire la métropole; à Aix, la commune, et non la
mairie. Les douanes, aux portes de Marseille, nous font éprouver de
minutieuses et inutiles difficultés; nous perdons au moins une
demi-heure; la modeste carriole, le simple cavalier, ainsi que les
valises, sont exactement visités. Déjà, nous apercevons le Lazaret de
Marseille, autrefois puissante barrière contre les invasions des
épidémies, mais, qu'aujourd'hui révoque en doute la science si
conjecturale de la médecine, qui donne la santé, tout en consommant trop
souvent des victimes. Cette ville est encaissée entre des montagnes qui
communiquent à la Méditerranée par un port que défendent deux forts et
qui contient environ 1,200 navires. La promenade des quais est des plus
curieuses; on y voit une immense variété de nations, de costumes, de
manières: ce sont des Génois, des Indiens, des Anglais, des Turcs, des
Cabyles, des Grecs, des Américains, des flots de population, qui se
promènent avec la plus grande décence, malgré la diversité des moeurs.
Tant il est vrai que plus les hommes se communiquent et ont des moyens
de relation, plus ils sont civilisés, et moins il y a besoin de
gendarmes. La religion a peu de pompe à Marseille; nulle part les
églises n'ont moins d'importance et d'ornements: c'est une ville toute
d'argent et de plaisir; le commerce l'occupe entièrement, puis le luxe
et la gastronomie. Il y a cessation complette de travail le dimanche, au
point qu'un étranger pressé ne pourrait pas faire viser son passeport et
repartir. La basse classe aime le luxe et l'extérieur; ils ont des
appartements superbes; le beau sexe est affublé de chaînes et de montres
d'or; il est vrai qu'un manouvrier peut gagner dix francs par jour. La
vieille ville a des rues inégales et étroites; la nouvelle, des rues et
des maisons fort belles.

Comme dans le Midi, les maisons sont couvertes en tuiles d'une grande
solidité contre les tempêtes, et n'ont pas besoin de réparations; la
tuile est mastiquée avec la chaux. Ce que nous avons eu peine à trouver,
c'est la Cathédrale, située près de la mer, dans le plus vilain
quartier, celui de Messaline; c'était un dimanche, très-peu de personnes
assistaient à l'office, et l'église est bien dénuée d'ornements.
L'Entrepôt est d'une grande magnificence, les rues sont larges, alignées
et garnies de trottoirs; surtout celle de la Cannebière, bordée de
belles maisons et de riches magasins, ainsi que celles de Montgrand, de
Rome, d'Aix; le cours, la promenade autour du port, l'un des plus beaux
du Royaume, et la vue du Château d'If, ancienne prison d'état, forment
un ensemble aussi agréable qu'imposant; partout des fontaines ornées de
jets d'eau. Dans aucun lieu l'immoralité ne se couvre de moins de voiles
pour multiplier les jouissances; aussi disent-ils, la ville est
très-charmante. L'air y était froid; nous avions senti à Toulouse et à
Marmande une douce haleine du printemps; mais le mistral ou vent du nord
durait depuis quatre jours, et multipliait les grippes; ce n'est pas
dans l'atmosphère qu'est le principe épidémique de la maladie; ce qui la
détermine, ce sont les inclémences et les variations de l'air; ainsi
l'air glacial du printemps, sans être une cause morbide et efficiente, a
provoqué ces grippes ou phlegmasies des membranes muqueuses et
pulmonaires, qu'une température plus douce aurait évitées.

On voit à Marseille les vaches et les chèvres boire aux fontaines
publiques. Les quais, comme à Toulouse, sont pavés de briques placées
debout pour éviter la dégradation: dès notre arrivée à Marseille, nous
fûmes voir M. Gouin, négociant qui, sur l'affectueuse recommandation de
M. son père, un des premiers banquiers de Nantes, nous fit un accueil de
dévouement; il nous procura sans peine une lettre de crédit sur les
maisons de banque les plus considérables de l'Italie, entr'autres chez
le millionnaire duc de Torlonia de Rome. Jusqu'à notre départ, il n'a
cessé de nous prodiguer des marques de cordialité; en cas de difficulté,
dans les pays étrangers que nous allions parcourir, il nous a invités
avec beaucoup de bienveillance, à nous adresser à lui.

C'est à Marseille que nous avons eu à nous occuper de nouveau de la
grande affaire de nos passeports. À Nantes, on avait exigé que je prisse
un passeport, un autre pour ma femme; on en aurait exigé pour chacun de
nos enfants et de nos domestiques, si nous eussions formé un cortège. On
nous donnait ces passeports séparés dont le coût est de dix francs
chaque, pour nous procurer une plus grande sécurité en Italie. À
Marseille, on a été étonné de cette mesure divisionnaire et
dispendieuse; divisionnaire, en ce qu'on sépare deux personnes que la
loi a rendues inséparables jusqu'à la mort; dispendieuse, en ce qu'un
passeport coûte au moins deux cents francs de droits dans toute
l'Italie, et qu'il n'est pas nécessaire de dissiper l'argent français,
ayant déjà un assez gros budget à combler; eh bien! nous nous étions
donc munis de nos deux passeports consciencieusement et religieusement,
lorsqu'à la Préfecture de Marseille, on n'a pas jugé nécessaire de
grossir le fisc étranger: M. le Préfet a eu l'extrême bonté de retenir
le passeport de Mme Mercier, et de la mettre sur le mien. Ainsi
journellement se délivrent les passeports à Marseille. Quotidiennement
les Anglais, nos devanciers dans le régime constitutionnel, voyagent
avec leur nombreuse famille, un pompeux domestique et un seul passeport;
cette jurisprudence est tellement admise en Italie, que comme Mme
Mercier, par cet incident, n'était pas portée au lieu ordinaire des
passeports, mais bien dans un autre endroit qui demandait plus de
recherches, on ignorait d'abord avec qui je voyageais. Pourquoi une
semblable construction de passeport; ils croyaient que cela provenait de
ce que notre pays, refoulé dans les départements de l'Ouest, était
arriéré et avait peu de relations avec l'Étranger. Quoi!

     Les Armoricains malheureux,
     Séparés du reste du monde,
     Ne connaîtront donc que l'onde,
     Ne seront connus que des Cieux!

On trouvait extraordinaire et tout-à-fait métallique, d'avoir deux
passeports pour une simple conjugalité.

N'ayant point fait viser nos passeports à Paris, ce qui est fort inutile
quand on va à Marseille, nous nous bornâmes, pour simplifier
l'opération, à le faire viser au vieux Consul Sarde, pour aller à Gênes,
afin, à Gênes, de le faire régulariser au Consul de Toscane; à Florence,
au Consul Pontifical; à Rome, au Consul Napolitain, etc., et non à tous
les Consuls à la fois, ce qui aurait exigé dans chaque ville, la
répétition de formalités dispendieuses à tous les consulats.

La gendarmerie, dans la route, ne nous a demandé notre passeport qu'à
Bourbon-Vendée et à Marseille.

Deux moyens se présentaient d'aborder l'Italie: celui de prendre le
littoral de la mer par le Luc et Antibes, contrées si riches en beautés
de la nature, ou de monter un bateau à vapeur, et de voguer pour la
première fois sur les côtes. Comme nous voyagions dans le but d'admirer
les merveilles du pays, la navigation sur la mer ne remplissait pas nos
projets: aussi, malgré la recommandation que M. De La Borde avait eu
l'honnêteté de nous donner auprès de M. Bazin, son beau-frère,
propriétaire des, bateaux à vapeur de Marseille pour l'Italie, nous nous
déterminons à prendre la grande route de Toulon.

La voie publique n'est pas soignée, elle est même fort cahoteuse à
travers de hautes montagnes couvertes d'oliviers. Autrefois, le brigand
attendait le voyageur, mais la sollicitude du gouvernement a installé
des corps-de-garde de gendarmerie: des mannequins mécaniques mus par un
voleur expérimenté, ne viennent plus inspirer la terreur.



CHAPITRE V.

_De Toulon, Nice, à Gènes._


Toulon est dominé par la montagne Faran, le fort Rouge,
Sainte-Catherine, et le fort la Marquise. C'est une assez jolie ville,
mais bâtie irrégulièrement; mille ruisseaux descendant des rochers et
des montagnes auxquels elle est adossée, circulent de toutes parts dans
les rues, et une multitude de fontaines les recueillent; son port est
magnifique, et prend tous les jours les plus grands développements.

Le Bagne compte parmi les forçats des colonels, des avocats, des
prêtres, des notaires, etc. Notre guide nous fit remarquer, au milieu de
ces groupes de pénitents, l'adroit escroc qui avait si bien dérobé les
bijoux de Mlle Mars; habile industriel et excellent ferblantier; il a su
se créer au bagne de petites richesses, des économies et un avenir dans
la société; ses peines allaient se terminer.

La nourriture des forçats consiste dans du pain sec, de l'eau et une
mauvaise soupe de fèves.

Nous avons monté l'_Hercule_, de cent trente canons, vaisseau du prince
de Joinville. Les caisses à eau sont en tôle, elles se rouillent, mais
l'eau reste bonne bien mieux que dans les tonnes en bois, que les vers
corrompent. Tout l'Arsenal est magnifique; on y voit une belle Scierie à
vapeur; dans le port, est une quantité de vaisseaux, de frégates, de
goëlettes. Cinq mille forçats et cinq mille ouvriers civils y sont
constamment occupés.

Toulon est une place de guerre de première ligne; quoique dominée par
des montagnes, la ville est protégée par des forts extérieurs. La vie y
est fort chère; ce printemps n'est pas le beau Ciel de Provence; nous
avions choisi cette époque pour voyager dans le Midi de la France, avec
une douce température; plus tard; nous eussions redouté un soleil
brûlant et les ardeurs de la canicule. Les petits pois étaient rares
lors de notre séjour, ils valaient trois francs la livre, les sardines,
cinq sous la livre, le vin, trente francs la barrique: tout se vend à la
livre, même le poisson.

Nous nous sommes trouvés dans un moment surtout où Toulon était
très-animé. Douze ou quinze cents hommes allaient réparer, en Afrique,
l'échec de nos armes, et remonter notre moralité belliqueuse. Nous avons
pris possession de Constantine, pour reconquérir notre ascendant sur les
Africains. La conquête de l'Algérie est un fruit précieux à la
civilisation: abattre le géant de la piraterie qui chargeait de fers et
de tortures tout ce qui n'était pas de son domaine, a été une oeuvre de
haute philantropie pour les nations européennes; mais, avec la prise de
Constantine, notre mission guerrière est accomplie; dans les sublimes
théories providentielles, notre rôle est d'être régénérateurs, et non
des Tamerlan et de Gengiscan: il faut alléger le joug des nations et ne
pas en apesantir le fardeau; l'Afrique devenue la proie du cimeterre
musulman, doit aujourd'hui être éclairée du flambeau si doux de la
civilisation. Matériellement, nous ne pouvons nous maintenir dans de
plus grandes extensions: nous développer au-delà, serait usurpation et
rapine. Il faut cesser présentement d'argumenter par le glaive; nous
devons planter l'arbre de vie sur ces plages africaines, construire sur
ces terres vierges d'une merveilleuse fécondité, appelées le jardin du
monde, le nouvel Éden, le grand édifice de la moralisation et du
progrès; nous devons briser les chaînes chez ces hordes de Cabyles qui
les attachent à la glèbe, pour insensiblement développer en eux le
rationalisme et le bonheur social. Nous devons réparer nos pertes de
l'Inde, des Antilles, du continent américain, etc.; transformer
fructueusement ces riches contrées en colonies françaises, où la
surabondance de notre population ira trouver sécurité et une existence
honorable, adoucissement aux concurrences sociales. Ainsi, dans la
conservation de l'Algérie, nous n'avons que le but philantropique de
propager le bienfait des lumières chez les Arabes, ensuite de nous
offrir une ressource assurée contre notre exubérance, pour faire
écoulement aux carrières humaines trop entassées.

Dépenser de l'argent pour la conservation de cette colonie est un
placement à intérêt; c'est une semence qui produira plus tard. Les
Anglais, pour garder leurs possessions de l'Inde, n'ont pas craint de
faire d'immenses déboursés dont aujourd'hui ils recueillent les fruits.

Limitons donc à Constantine le cours de nos succès; une mission plus
distinguée et non moins laborieuse nous attend: celle de convertir à la
vérité, à la liberté, aux moeurs, au progrès social des peuples abrutis
par le servage et l'ilotisme qu'aucun soleil intellectuel n'adoucit.

Un autre système pénitentiaire surgira de notre nouvelle colonisation.
Au lieu de faire ruisseler le sang sur des échafauds, souvent aux yeux
d'un peuple avide, semences vivifiantes du crime et du meurtre, surtout
pour délits politiques, dont la mort a été au pays une source
intarissable et irréparable de regrets amers, et d'encombrer les bagnes
de Toulon et d'autres endroits de scélérats qui se consomment
ordinairement dans la férocité et le brigandage: nos déserts algériens
apparaîtront d'autres Botanibey, séjour de repentir et d'expiation, où
des criminels se métamorphoseront en citoyens encore utiles à la patrie.

À Toulon, nous continuons de prendre le coupé de la diligence; nous
avons pour la première fois un compagnon de voyage, M. le Marquis de
C... C'est absolument le portrait et le symbole des idées rétrogrades
dans la vétusté et les couleurs caractéristiques: quoique la route, par
les montagnes pittoresques, souvent couvertes de neige, et par de
délicieux vallons où croissent si facilement le mûrier, le liège,
l'olivier et la vigne aurait pu nous occuper, M. de C. savait parfois
agréablement nous distraire; il était fixé en Suisse, mais comme les
hypothèques et les Invalides qui avaient pris inscription sur son corps,
la goutte et le rhumatisme altéraient, l'hiver, son caractère, et le
rendaient mari grondeur, épigrammatique; Mme la Marquise, pour avoir la
paix, l'expédiait en Provence dans la saison des frimas: il nous dit
qu'il venait de Montpellier; que son plaisir, dans son quartier d'hiver,
avait été de lancer des satyres contre les beautés du Pérou. À son âge
(on l'aurait cru octogénaire), malgré sa mise recherchée, sa tabatière à
la mode et le triple marteau de sa blanche chevelure, on ne vit plus que
de souvenirs et on ne papillonne pas.

Si, dans le printemps de la vie, l'amour et les illusions lui dérobaient
les revers de la médaille des déités chéries, des femmes que les
fashionables trouvent délicieuses, présentement, qu'il n'était plus que
glace, gravelle, pituite, caducité, le jugement exerçait sans prévention
dans toute sa perfection son omnipotence. Il faisait une guerre à mort
aux Dames de Montpellier: un petit nombre, suivant lui, étaient exemptes
de contrôles, et avaient une auréole complette d'agréments. Mais il
détaillait minutieusement et avec trop de sciences les imperfections de
celles qu'il voulait atteindre; rarement elles étaient pleines de
grâces; il les trouvait presque toutes affublées de défauts saillants:
on aurait dit qu'il les jugeait démodées et indignes de former la cour
princière de Vénus et des divinités de l'Olympe. Ce controversiste
suranné n'avait pas manqué un des bals, pour mieux apprécier la
brillante galerie des toilettes.

Quelquefois, M. le Marquis se croyait encore au temps d'Henri IV et des
chevaliers sans peur et à double lance; il jurait après le postillon,
voulant impérativement faire marcher le siècle à coups de cravache; mais
le postillon se mettait en état de légitime défense, ripostait à M. le
Marquis que la France progressait sous un gouvernement constitutionnel;
que les hommes étaient égaux suivant la loi, sans mettre obstacle aux
différences d'âges, de talents et de fortune.

Après nous avoir fait passer de bons moments, M. de C..., qui
n'approuvait pas la théorie gouvernementale de Gravina, ainsi conçue: La
réunion des volontés particulières constitue une société politique, et
l'axiôme: la voix du peuple est la voix de Dieu, _vox populi, vox Dei_,
M. de C... donc nous quitta pour visiter son fils adoptif.

Dans un lointain, nous apercevons des groupes et des lignes noires; nous
ne pouvons d'abord savoir ce que c'est, si ce sont des corneilles, une
promenade lugubre ou des fantômes que le _Furioso_ de l'Arioste fait
manoeuvrer pour défendre le rivage de son Italie; nous nous approchâmes
afin de débrouiller cet apparent chaos magique: c'étaient au moins
soixante femmes vêtues de noir et de crêpes funèbres, occupées à
nettoyer d'herbes un champ de froment d'une très-petite étendue.

Nous passons quelques heures au Luc, puis nous franchissons sur un pont
une petite rivière; ensuite la montagne Esterelle, d'une lieue de
hauteur, au milieu des précipices; de là nous découvrons l'île
Sainte-Marguerite, fameuse par le Masque de fer. Tout le monde ignore
l'histoire de cet inconnu, qui sera toujours un problème, puisqu'il est
facile de démontrer que ce n'était ni le duc de Beaufort, ni le comte de
Vermandois. Mais, par cette notoriété de faits patents, où des lettres
de cachet sans autre forme de procès vous enlevaient tacitement à la
société pour vous livrer aux tortures et aux sousterrains, pouvons-nous
ne pas avouer que de telles choses n'appartiennent pas au gouvernement
représentatif appelé gouvernement par excellence selon Cicéron.

L'air est présentement embaumé par le parfum d'orangers en pleine terre,
la nature déploie avec profusion ses richesses et ses magnificences;
c'est ici le port de Canne, où débarqua Napoléon en sortant de l'île
d'Elbe. Le bel édifice que l'on remarque dans le voisinage, est une
manufacture de savon: un disgracié petit bossu, célibataire, opiniâtré à
ne pas porter les chaînes d'or et de soie de l'hyménée, parce qu'il ne
voulait pas qu'un coeur se dévouât à lui pour son argent, habite ces
lieux. L'illustre M. Willaume, fabricant de mariages, tenterait en vain
de s'intéresser à son sort pour changer sa destinée.

En face de cette usine est un petit ermitage. Des orangers de la plus
grande beauté se multiplient, et présentent à nos yeux la plus
intéressante végétation; les myrtes, les chèvrefeuilles abondent encore
ici.

Fréjus est assez fortifié, on l'aperçoit devant Antibes: c'est là que
débarqua, au sortir de l'Égypte, cette grande renommée militaire qui a
pendant un moment imposé le joug français aux peuples de l'Europe.

Les approches de Nice sont un charmant jardin: nous voici à la
frontière; notre coeur se serre en quittant la France et nos affections;
la moitié du pont du Var est passée, nous sommes en Piémont.
Immédiatement, gendarmes et douaniers étrangers visitent et notre
passeport et nos malles; l'inspection est sévère sur notre petite
bibliothèque, qui n'offrait aucun appât à leur voracité, ni aucune
sollicitude à leur gouvernement absolu.

Nous entrons à Nice par la Piazza di Vittoria, assise sur un
amphithéâtre de rochers qui s'avancent un peu dans la mer; Nice est
entourée de montagnes et de collines qui rendent sa situation
délicieuse; l'hiver y est un printemps continuel; aussi est-ce là que,
de tous pays, on vient passer la saison rigoureuse; c'est une espèce de
serre chaude pour les santés délicates. Quantité d'étrangers contribuent
à augmenter l'agrément de la ville. L'été, les chaleurs excessives sont
tempérées par une brise de mer.

Nous allons nous promener sur cette jolie terrasse, le long de la côte,
d'où l'on découvre les montagnes de la Corse: le port a seulement
dix-sept pieds de profondeur; il y a peu de navires: quelques bateaux à
vapeur; mais tout près, se trouve Villafranca, importante par son port,
où stationnent les galères du Roi. Les églises en général sont assez
belles: nous avons eu la singulière surprise de trouver une dévotion du
troisième ciel dans les militaires de la garnison. En entrant dans la
Cathédrale, nous avons rencontré un régiment entier de moustaches
envahissant les tribunaux de la pénitence; c'était un assaut de piété;
nous étions, à la vérité, dans le carême; ils pouvaient avoir à expier
les fautes du carnaval, qui est brillant à Nice. Au reste, leur ferveur
était si grande que, tous les soirs, ils faisaient la procession; on
aurait cru voir les soldats de l'ancienne Légion Thébaine.

Les maisons de campagne sont charmantes, couvertes d'oliviers, de
mûriers, d'arbres fruitiers de toutes les espèces et surtout de
citronniers, de limonniers, de cédrats et d'orangers; çà et là, sont des
jardins et des bosquets habités par des Français, des Anglais et des
Allemands. Le Grand Duc Michel de Russie hivernait encore à Nice quand
nous y étions. On voit aussi de jolies femmes se promener le long du
Paglion, les unes à pied et les autres à ânes, à l'anglaise; les maisons
sont fort élégantes, et toutes peintes en vert, jaune, bleu, etc.

Le Théâtre est assez beau ainsi que les Bains. La vie est chère. On y
trouve de bons restaurants et de bons hôtels.

La pensée n'a point un libre cours à Nice; elle est limitée dans un
cercle étroit de connaissances; l'Archevêque est chargé de la police de
la librairie, et d'exercer une espèce d'inquisition sur tout ce qui
tient au domaine intellectuel: l'ignorance étant une des causes
d'immoralité, les moeurs sont peu réglées, et la religion n'est pas
pratiquée avec sincérité; on s'en sert comme d'un auxiliaire pour
arriver à l'accomplissement de ses désirs.

Le Consul de France s'est intéressé à notre position; il a eu la
complaisance de se charger de toutes les démarches pour le visa de notre
passeport.

Nous partons de Nice pour Gênes, par le courrier, et nous traversons
Menton; la route très-variée et montueuse de la Corniche, qu'on appelle
aussi la rivière de Ponen, est féconde en grandes émotions. Nous voici
sur la principauté de Monaco: cette cité se compose de deux ou trois
rues sur des roches à pic; mille misérables y meurent de faim: un
château délabré en est l'ornement. Un bataillon de troupe, compose
l'armée de cette puissance. On y voit sur quelques arpents de terre, de
beaux orangers, des oliviers, des mûriers épars en petit nombre jusque
sur les roches. La misère y est extrême. Le Prince est un piccolo
potentat qui exprime tous les sucs métalliques de ses sujets; il a
pourtant cinq millions de revenus! Ses douaniers et ses carabiniers ne
jouissent du bienfait d'aucune solde: ainsi que les oiseaux de proie,
ils vivent de rapine, et regardent les voyageurs comme leur butin; ils
les étrillent et les rançonnent le plus qu'ils peuvent. Son premier
magistrat jouit seulement du petit traitement de 600 francs. Nos
compagnons de voyage étaient un sénateur de Nice et un négociant de
Gênes. Le sénateur nous dit que les Italiens ayant la monomanie du
poignard, les gouvernements, afin d'empêcher les assassinats, avaient
fait des lois très-sévères et punissaient des galères ceux qu'on
trouvait avoir des armes secrètes comme pistolets de poche, cannes à
épées, etc. Ce grave aréopagiste, malgré l'austérité de moeurs qu'impose
la toge, ne paraissait point insensible, ainsi que le génois, à la
courtoisie, et si on eût donné pied, ils auraient volontiers cultivé le
Sigisbéat en vogue à Gênes. Si les voitures publiques ont quelques
désagréments qui, quand on veut se tenir, n'ont jamais aucun fâcheux
résultat, elles ont l'avantage d'apprendre à connaître le pays. Dans sa
voiture, que voit-on? qu'entend-on? On voyage comme si on ne voyageait
pas. On revient chez soi après bien des fatigues, aussi vide et aussi
dénué de connaissances qu'en quittant ses foyers. La route devient des
plus montueuses et des plus effrayantes; dans beaucoup d'endroits, une
voiture peut seule passer; des précipices et la mer sont à deux cents
pieds; la roue de la voiture, assez fragile, n'en étant éloignée que de
quelques pouces, n'a point la garantie des parapets, la route est
onduleuse et suit les inégalités de la mer: ce sont des montées et des
descentes continuelles; sur votre tête, des roches affreuses qui vous
menacent et que les grandes pluies détachent souvent. Dans les orages et
dans le bas des montagnes, s'improvisent d'horribles torrents et de
petites rivières que la prudence ne permet pas toujours de passer; il
faut alors attendre l'écoulement de ces eaux, qui ne tardent pas
beaucoup à se retirer. Les propriétés sont aussi chères qu'en France.
Pour six francs par jour, on peut nourrir deux chevaux.

L'épine-vinette et le sorbier lancent leurs grappes de corail. Les plus
faibles étendues de terrains inclinés sur l'escarpement des montagnes,
sont aussi bien cultivées qu'un jardin; dans tous les bouleversements de
la nature, au milieu de ces rochers détachés des montagnes et retenus
par des arbres élevés dans leurs intervalles, on voit des signes de la
patiente et réparatrice industrie de l'homme.

Dans ces passages étroits, on rencontre de jeunes voyageurs ayant une
blouse en toile grise, de gros souliers, un havre-sac renfermant un
bagage où ils ont rarement recours, si on en juge par leur extérieur.

Nous changeons de chevaux, après avoir fait une lieue; le postillon
s'arrête, dit au courrier qu'il venait de laisser tomber son manteau sur
la route, il nous fait attendre plus d'une heure; il avait été le
chercher chez lui. En France, tolère-t-on de pareils délais; les
entreprises générales des postes souffriraient-elles de pareilles
infractions. Un conducteur de chevaux ne serait-il pas immédiatement
expulsé. Nous devons cependant le dire, à la louange des Italiens, nulle
part nous n'avons trouvé de postillons et voiturins pris de vin; ils ne
s'enivrent point de _rosette_, comme à Marmande; presque toujours un
postillon français rit, se dépite, chante ou jure tout le temps qu'il
est en route; si une montagne ou quelques mauvais chemins l'oblige
d'aller doucement, il fait claquer son fouet par dessus sa tête, pendant
un quart d'heure, sans rime ni raison; tout ce bruit, ce mouvement,
viennent de cette aversion pour le repos.

Un postillon italien, au contraire, mène quatre chevaux avec toute la
tranquillité possible; il ne chante, ni ne rit, ni ne s'impatiente; il
fume seulement, et, quand il approche d'un défilé, il sonne de la
trompette, pour empêcher les voitures d'entrer par l'autre bout, avant
qu'il ait passé. Si vous lui dites d'aller un peu plus vite, il se
retourne, vous regarde en face, ôte sa pipe de sa bouche, et continue à
suivre exactement le même pas.

Au milieu de la nuit, je ne dormais pas, occupé, dans un passage si
difficile, à veiller aux jours précieux qui m'étaient confiés, lorsque
les roues, à quelques pouces des abîmes, trouvent de grosses pierres
pour obstacles; nous allions verser, et descendre dans la mer, à
quelques centaines de pieds. Je réveille les voyageurs, nous mettons à
la hâte pied à terre, et nous laissons la voiture, avec notre Phaëton,
vide de nos personnes, franchir ces périls. En attendant, quoique sur le
minuit, guidé par notre sénateur et le génois, nous cherchons à visiter
un Moulin à eau; les meuniers se livraient à quelques réparations; ils
sont effrayés d'entendre des visiteurs nocturnes, ils croient aux
farfadets et aux brigands; nous revenons à la charge, nous les lassons,
ils nous ouvrent; ils aiguisaient des meules à la lueur lugubre d'une
torche. Ayant eu un moment de conversation, nous remontâmes dans la
voiture, qui avait déjà franchi la descente dangereuse.

À Final, nous sommes satisfaits de l'hôtel; tout y est meublé à
l'antique; ce serait une bonne fortune pour les amateurs, puisque le
rococo reparaît triomphant sur cette scène du monde. Nous fûmes fort
bien traités, on nous fit manger d'excellents choux rouges et des fruits
délicieux du Pomi Carli, fondant comme la beurrée d'Arembert. Le
domestique de table ne trouvant pas notre appétit proportionné à la
bonté de la cuisine, croyait, par scrupule de conscience, devoir nous
exciter à faire honneur au dîner; il nous disait avec candeur: Mangez
autant que vous pourrez, que vous mangiez beaucoup ou peu, les prix de
table d'hôte sont ici fixés.

Nous n'avons point encore vu d'aussi belles églises qu'à Final; avant
d'y arriver, nous avons eu à franchir la haute montagne de la Scatera;
les voitures montent au moins douze cents pieds pour les descendre
ensuite; des hommes sont postés de distance en distance, afin de
prévenir les conducteurs de s'arrêter dans quelques endroits plus
spacieux; car deux voitures ne peuvent passer de front; on descend par
dix spirales parfaitement ménagées; mais on est bien dédommagé des
périls et des craintes par la vue magnifique dont on jouit sur ces
hauteurs, qui forment une barrière hardie et soudaine; ce sont de
véritables limites naturelles.

L'aspect de ces montagnes est superbe, et produit dans l'esprit des
sensations fort agréables, surtout lorsque la première fois Gênes et la
Méditerranée s'offrent aux regards. En descendant une de ces collines
couvertes de myrtes, d'oliviers, de grenadiers qui contrastent avec la
stérilité du sommet des rochers, on oublie tout ce qu'on a enduré de
pénible. Nous continuons la route; c'est un beau bois d'oliviers que
nous traversons; plus loin, un jardin anglais composé de palmiers,
d'orangers, de citronniers et de mûriers; puis nous franchissons deux
montagnes, creusées en forme de voûtes; il est impossible de voir des
sites plus riants; la nature était parée comme un printemps, la mer
majestueuse s'élevait par fois jusqu'aux nues, venait mugir et expirer
contre les rochers escarpés; des vaisseaux, des embarcations, des
bateaux à vapeur sillonnant les ondes, tout cela est une variété
curieuse. Nous commençons à voir des buffles imposants dans leurs
allures.

Nous arrivons à Savone, où le Saint-Père Pie VI, sous l'empire, a été
détenu au Palais de l'Archevêché. Les femmes, déjà comme à Gênes, ont le
voile ou le schal sur la tête. Les ordres religieux continuent de se
multiplier. Napoléon, dans le court trajet de sa gloire, a rempli tous
ces états de travaux immenses; c'est lui qui a ordonné la route de la
Corniche, si hérissée de difficultés: il s'est fâché contre l'ingénieur
en chef d'avoir organisé cette route sur les points saillants des
montagnes, tandis qu'elle pouvait être pratiquée au bas des rochers. On
a regardé cet ingénieur comme vendu aux Génois, qui voulaient par suite
conserver leurs remparts en cas d'invasion et d'hostilités.



CHAPITRE VI.

_De Gênes, Livourne, Pise à Florence_.


Nous arrivons à Gênes, reine de la mer de Ligurie, vers onze heures du
soir, et nous avions fait quarante-cinq lieues depuis Nice. Peu versés
dans la langue génoise, nous eûmes un moment de difficulté pour nous
rendre à la Croix de Malte. Notre facchino, c'est le nom des portefaix
en Italie, nous faisant passer par des rues très étroites, je crus qu'il
ne m'avait pas compris, et qu'au lieu de nous conduire à un hôtel
honnête, il nous dirigeait dans une habitation moins convenable; les
rues devenant si étroites qu'on avait peine à circuler, je me tuais de
lui crier en italien, qu'il se trompait, et que nous allions mal. Dans
presque tous les pays chauds, les rues sont très-resserrées pour
conserver de la fraîcheur; autrefois même, dans le temps des sièges,
cela rendait plus faciles les moyens de défense; enfin, après avoir bien
circulé dans ces ruelles, nous sommes à la Croix de Malte; c'est un
véritable palais: le vestibule en mosaïque et des jets d'eau y répandent
la fraîcheur; l'escalier en marbre est fort glissant; c'était pour moi
une difficulté de monter et descendre, je craignais vaciller et me
casser la tête; notre chambre à coucher était magnifique; nous n'avons
vu nulle part plus d'élégance; l'argenterie abonde et prend mille formes
gracieuses. Beaucoup d'Anglais, et où n'en trouve-t-on pas! habitaient
notre hôtel. Sitôt que nous sûmes les bureaux ouverts, notre première
occupation fut d'aller chercher, à poste restante, c'est l'usage en
Italie, nos lettres de France. Nous en trouvâmes plusieurs de nos
parents, une de M. Perrin, l'un des estimables avocats de Nantes, mon
affectionné du premier âge, dont l'amitié a toujours été sans nuages,
par l'excellence de son caractère, sur lequel nous pouvions compter
comme sur nous-mêmes, ainsi que sur sa charmante compagne. Cet ami nous
donnait des nouvelles de notre cher enfant. Les lettres étaient
très-favorables; la santé de notre rejeton allait à merveille. Nous
remîmes immédiatement, à M. le Colonel Giraldes, Consul-Général de
Portugal, des lettres que M. le Docteur Godillon, son beau-frère, nous
avait chargés de lui porter; M. le Consul, avec de pareilles
recommandations, nous accueillit fort bien, ainsi que ses dames, et fit
tout ce qu'il put pour rendre notre voyage agréable. À Gênes, les femmes
du peuple sortent avec un voile de toile peinte ou de mousseline
gracieusement jeté en arrière de la tête, qu'on appelle Mezzaro; elles
peuvent se promener seules avec ce voile, sans que personne le trouve
mauvais: en général, les femmes sont mal mises, elles confondent la
richesse et les ornements; elles se fardent avec du blanc, et sont
couvertes, même les jours ouvriers, de bijoux d'or et d'argent; le
dimanche, elles y ajoutent quantité de perles fines et de coraux: les
dames, plus aisées, ont un voile blanc sur un bonnet qu'on nomme
zendale; les jeunes filles sont parées de leurs cheveux, et portent un
petit éventail à la main; les contadines quittent le voile pour
travailler, et se mettent la tête nue aux ardeurs du soleil; la haute
société, autant que possible, dans toute l'Italie, suit les modes
françaises: si nous ne pouvons plus exercer l'empire guerrier chez ces
peuples, la preuve de leur constante admiration pour nos usages, est
qu'ils cherchent toujours à les imiter.

Les jeunes personnes ne font point apparition dans le monde avant d'être
mariées; on les met fort jeunes en ménage, toujours par intérêt; il en
résulte que les caractères et les goûts sont souvent fort dissemblables,
et, en outre, excités qu'ils sont par un climat peu tempéré, jugez de la
bonté des mariages et des causes du sigisbéat. Les femmes de soixante
ans ont autant de prétentions, de coquetterie, et sont aussi peu
couvertes que celles du plus jeune âge.

Les épouses sont tellement circonscrites dans l'administration
domestique, que le mari a le pouvoir absolu; une princesse n'avait pas
seulement permission d'ordonner le thé ou le chocolat, le prince avait
donné délégation à son aumônier pour ses soins culinaires: la maîtresse
du palais ne pourrait commander le turbot à la sauce piquante, sans
l'agrément d'un Mentor.

Les maris, qui, dans bien des pays, prennent si facilement ombrage, ici,
ne sont point jaloux de la constante assiduité des chevaliers servants
autour de leurs dames: ces sages maris, qui portent chez autrui les
prévenances que d'autres jeunes hommes ont déjà introduites dans leurs
palais, se rassurent et concluent de ce calcul qu'ils se surveillent
respectivement, et conservent le bon ton et la décence.

À Gênes, on mange beaucoup de macaroni, de saucisson cru, de jambon, de
parmesan et d'un mets succulent composé de macaroni, d'huile et d'ail.

Les Piémontaises ont une voix retentissante.

À Gênes, les chaises à porteur se nomment portantines. Le palais Durazzo
est le palais des anciens Doges: l'église Saint-Laurent est la
cathédrale; mais celle de Sansyre est plus moderne et plus belle.

Les maisons, quoique très-élevées, ont de l'eau à tous les étages: la
ville, bâtie en amphithéâtre, a la forme d'un demi cercle dont une
partie est occupée par la mer et le port; l'autre, par les Apennins
souvent couverts de neige; le port est dominé par une très-belle
terrasse qui sert de promenade, et par le palais Doria, bâti sur le bord
de la mer, à l'entrée de la ville, contre des rochers noirs et escarpés:
ses colonnes présentent un aspect imposant sur ce port, où Christophe
Colomb lança pour la première fois sa barque aventureuse, et commença
ces périlleux voyages qui ouvrirent le chemin d'un nouveau monde, vers
ces îles parfumées qui semblaient voguer comme des corbeilles de fleurs
sur la surface tranquille de l'Océan. Dans cette mer des Antilles, dit
Malte-Brun, les eaux sont si transparentes, qu'on distingue les poissons
et les coraux à soixante brasses de profondeur. Le vaisseau semble
planer dans l'air; une sorte de vertige saisit le voyageur, dont l'oeil
plonge à travers le fluide cristallin: au milieu des jardins sous-marins
ou des coquillages, des poissons dorés brillent parmi les touffes de
fucus et les bosquets d'algues marines.

Dans la cour du palais Doria, on voit une statue d'André Doria, sous la
forme d'un Neptune.

Des bandes de galériens travaillent à l'entretien du port, ou tirent de
lourds charriots chargés de quartiers de marbre.

Le port franc est en avant de la ville; les marchandises de toutes les
nations ne sont assujéties à aucune espèce de taxe; c'est un vaste
entrepôt qui excite les étrangers à venir; rien n'est plus avantageux
pour la prospérité d'un pays. Le peuple de la ville s'enrichit, mais,
afin que le Gouvernement n'y perde pas, les marchandises qui doivent
entrer dans la ville, par terre, sont assujéties à un droit de douane. À
Trieste, à Vénise, dans plusieurs autres localités d'Italie, riveraines
de la mer, le port et la ville adjacents sont exempts de droits qui ne
pèsent que sur les marchandises sortant ou entrant par terre. Jugez
quelles richesses dans ces cités maritimes, quelle affluence d'étrangers
viennent y porter leur industrie et leurs trésors.

À Gênes, il y a une telle liberté de culte, que les Turcs y ont une
mosquée.

Les habitants ne balaient jamais devant leurs maisons. Des galériens
enchaînés deux à deux, munis de longs balais, traînant avec lenteur un
tombereau, nettoient matin et soir les quartiers de la ville.

Les fontaines n'ont aucune ressemblance avec celles du midi de la
France; à Gênes, c'est une imitation d'après nature des rochers, qui
font tomber l'eau goutte à goutte dans des conques à l'ombre des
orangers, où bondit la gerbe d'eau vive sous des arcades de citronniers
en fleurs. C'est un roulier qui fait désaltérer ses chevaux dans un
petit bassin de Carrare; plus loin, des passants étanchent leur soif à
des robinets pratiqués exprès.

Comme nous l'avons déjà dit, presque toutes les rues sont obscures,
rapides, étroites; les voitures alors ne peuvent circuler, et les dames
de distinction se font porter dans des chaises, précédées de plusieurs
laquais. Les hautes et sombres murailles qui se trouvent en face des
maisons, rendent les étages inférieurs extrêmement sombres et
désagréables; les pièces d'honneur occupent ordinairement la place de
nos greniers!

Une seule rue, en ligne irrégulière, qui prend les noms de Strada
Nuovissima, Strada Balbi et Strada del l'Annunziata, se fait remarquer
par la longue suite des palais Doria, Durazzi, Fiesque, Brignole, Serra,
surnommé le Palais du Soleil; rien d'éclatant au monde comme cette
succession monumentale de portiques, rangés sur deux lignes, divisés par
un pavé de granit doré par cette douce et vaporeuse lumière que le Ciel
italien aime tant à prodiguer; on passe des heures en extase devant ces
portiques, ces escaliers défendus par des Lions; là se promènent de
jeunes et jolies femmes nées pour ces bosquets et ces lieux enchanteurs:
sur le pavé poli de ces dalles, passent légères d'autres femmes brunes,
fraîches et blanches; souvent ce sont les Grâces, une procession et un
cortège admirable de Vénus.

La Salle de Spectacle est aussi fort belle; l'étiquette, comme dans tous
les théâtres d'Italie, est d'y rendre visite aux personnes qu'on
connaît. La ville étant commerçante, le peuple est laborieux, mais le
luxe est sa passion; les femmes excellent à faire des broderies qu'elles
confectionnent avec autant de facilité, que nos dames champêtres à
tourner le fuseau. La rue occupée par les orfèvres est très-curieuse;
nulle part la bijouterie ne travaille aussi bien l'argent, qu'elle sait
transformer de mille et mille manières: c'est une profusion d'ouvrages
d'or, d'argent, de filigranes, d'agraphes, de bagues, de boucles
d'oreilles, de chaînes, de peignes et de coraux.

L'église de l'Annonciation a dix-neuf autels en marbre ainsi que la
chaire ornée de pierres précieuses, de dorures, etc.; elle appartient
aux Franciscains; on y voit plusieurs beaux tableaux: un entr'autres,
au-dessus de la porte principale, représente un homme rompu sur une
roue, avec tant d'expression, qu'on croirait qu'il a été formé d'après
nature; il y a encore un joli jeu d'orgues et des stalles fort
remarquables. L'usage est de quêter avec de petits sacs attachés au bout
de longs roseaux que plusieurs hommes font mouvoir à la fois avec
cadence; ils sont si agiles dans cette manoeuvre que, n'étant point
accoutumés à ce genre d'exercice, et surpris d'entendre soudainement
derrière nous ce bruit argentin, nous détournant subitement pour
reconnaître ce nouvel enchantement; nous le fîmes avec tant de vitesse,
que nous manquâmes de nous disloquer le cou et de devenir torticols.
C'est dans cette chiesa que nous entendîmes pour la première fois
prêcher en italien; peu accoutumés à l'euphonie de cette langue, où le
geste est abondant, prononcé, et marche avec autant de célérité que la
parole, nous crûmes que l'apôtre, dans un mouvement oratoire, allait
s'élancer de la chaire, pour écraser dans sa chute, comme une bombe
éclatante, ses débiles auditeurs, et les réduire en cendre. Il y a
beaucoup d'écorce de dévotion avec une alliance d'immoralité: l'église
est souvent une réunion où l'on fait le sentiment, et où les brillantes
toilettes de Gênes viennent se repaître de douces illusions, organiser
d'intéressantes coquetteries qui finissent par n'être plus innocentes:
tout cela est peu édifiant sous les voiles du sanctuaire. Des
fashionables portent le livre de prières, offrent des fleurs à leurs
maîtresses, et les accompagnent le matin à la chiesa de l'Annunziata. Le
soir, à la promenade de Strada Nuova, ils présentent des bouquets où se
mêlent le feuillage de geranium avec les fleurs de myrte, et les placent
soigneusement dans le mouchoir brodé.

Nous avons vu dans l'église de l'Annonciade le tombeau du duc de
Bouflers, mort à Gênes, en commandant les troupes françaises.

Le palais Durazzo a un escalier magnifique, les murs sont enrichis de
fresques, les planchers de marbres et les plafonds dorés. La galerie
renferme une collection curieuse de statues, de sculptures et de
portraits de famille par Tintoret. Le palais Spinola, remarquable par sa
belle façade, possède une Vénus du Titien; vient ensuite le palais
Brignoles, si intéressant par le portrait de la belle princesse
Brignoles, improvisé, à son insu, par le peintre Vandych qui, l'ayant
vue à l'église, et brûlant de flammes pour sa ravissante beauté, put, de
retour chez lui, parfaitement former sa ressemblance. Le prince
Brignoles prie un jour Vandych de faire le portrait de son épouse; le
peintre ne demanda que quelques heures de séance; seul avec la
princesse, il ne s'occupa d'autre chose que de lui déclarer son amour.
Il se retira passionné, et envoya immédiatement le beau portrait
parfaitement ressemblant; tout le monde en fut dans l'admiration et la
surprise; mais la princesse ayant été indiscrète, compta à son mari les
sentiments de l'artiste; le prince en prit une telle colère, qu'il
appela Vandych à un combat singulier; l'affaire se termina sans tirer la
lance, mais ce fidèle adorateur, consumé d'amour, périt peu de temps
après, ne pouvant apaiser les feux qui le dévoraient.

Dans une des salles du palais Balbi, il y a un plafond décoré de
fresques qui représentent la naissance de l'Homme, le Destin, le Temps,
les Parques. On est occupé à terminer le palais de Christophe Colomb
qui, avec celui de l'Université et de tant d'autres monuments, doivent
être regardés comme admirables.

Les palais Doria et Ursi semblent avoir épuisé Carrare, et se reposent
le front couronné de jardins. Le palais Serra, tout en marbre, est
décoré de caryatides à l'extérieur: on vous reçoit aussi dans ces
fabuleux salons de lapislasuli et d'or, à colonnades corinthiennes
ornées de sphinx, noirs, dont les hautes croisées s'ouvrent sur des
pavillons de marbre: partout, dans ces nombreux palais, aujourd'hui
séjour de solitude et de silence, sont des galeries de tableaux des plus
grands maîtres. Le dimanche, dans cette cité, toute la gaîté et les
parures des habitants étaient déployées; le devant des maisons était
plein de gens qui prenaient l'air en causant; les boutiques étaient
fermées; à chaque vicolo ou petite rue, on voit un oratoire; des madones
avec des couronnes d'étain toutes neuves, les saints portant des
guirlandes de lauriers, des lanternes de papier suspendues de tous
côtés; des chandelles brûlent devant ces autels en plein vent, et
annoncent les fêtes pieuses qui doivent avoir lieu le soir; partout on
voit faire des offrandes, marcher des processions; des moines et des
religieuses prient ou mendient; mais ils n'ont point la physionomie
composée ni austère; ils sont gais, ils rient, ils prient, ils chantent.

À notre hôtel, on nous a demandé si nous voulions du café au blanc ou au
noir; le luxe y brille, et les sonnettes sont répandues dans les lieux
les plus modestes.

Dans des tratoreries, ayant été séduits par de fort mauvais ragoûts
italiens, nous ne voulions plus nous rassasier que de poulets rôtis,
d'oeufs et de salades.

L'histoire de ce peuple puissant de l'Italie, de son éclat et de sa
décadence est trop connue pour en faire mention. Les Italiens sont sous
le gouvernement de princes absolus: l'autorité y est en général assez
paternelle, et la liberté n'est pas trop limitée, sauf la défense
expresse de s'immiscer dans les ressorts du pouvoir, qui ne pardonne
rien là-dessus. En général, les voyageurs qui ne visitent les peuples
que pour s'instruire, n'ont d'autres désagréments que ceux des douanes
et des passeports.

Dans des climats voisins des montagnes couvertes de neiges, et l'usage
excitant les femmes à aller tête nue, il y a beaucoup de cécité, ce qui
serait une bonne fortune pour les occulistes qui voudraient se fixer à
Gênes.

Les services publics ne se font point avec la même prestesse qu'en
France; le courrier n'a pas tant de célérité; après lui, il n'y a point
d'autres entreprises que les voiturins. Cette manière de voyager est
assez agréable pour connaître le pays; le vetturino fait douze lieues
par jour, vous couche et vous nourrit pour l'ordinaire assez bien, avec
l'éternel macaroni; vous trouvez encore des voyageurs souvent agréables
qui vous font oublier les fatigues de la route. Le vetturino vous prend
à votre demeure, et vous conduit à votre destination jusqu'à votre
hôtel. En général, il fait plus cher à voyager en Italie qu'en France.

À Gênes, les maisons sont couvertes en ardoises; les habitants sont fort
civils et fort obligeants, quoique vindicatifs.

Les hauteurs qui dominent la ville sont couronnées, à leurs extrémités,
de villas suspendues comme dans les airs; la Méditerranée étend au loin
ses vagues bleues, et la chaleur de l'automne est tempérée par des
brises alpines.

La villa Pallavicini a la Grotte Pestiaire en coquillages admirablement
disposés; l'eau y tombe sous mille formes gracieuses. La villa Spinola,
au comte Negro, charme à la fois l'imagination et le coeur: des gazons,
quantité de ruisseaux, venant des montagnes, serpentent mollement dans
les jardins anglais; des fleurs brillent avec toutes les nuances de la
verdure: ce jardin se compose, en grande partie, de pins, de cyprès, de
mélèze, de chênes verts: à ces arbres divers se joignent ceux du
printemps, des lilas, des tilleuls, des platanes; le concert des
oiseaux, le silence des bois, le murmure des fontaines, tout cela vous
pénètre par tous les sens. Nous avons aussi remarqué de très beaux
caféiers dans les serres chaudes. Les facchini se sont appropriés le
partage de la ville; les domestiques d'un albergo n'oseraient toucher du
bout du doigt à un seul article de votre bagage, pour le transporter de
la voiture dans la maison, sans s'exposer à de terribles représailles de
la part de ces portantini. La plupart des villas décorant les points
culminants des roches, sont inaccessibles aux voitures et aux chevaux;
on est obligé de se faire porter par les facchini très-adroits dans
cette gymnastique, ayant les pieds aussi sûrs que les mules de Peblo.

Nous trouvions à nous rendre à Livourne, avec un voiturin, par Parme et
Plaisance, villes qui n'ont rien de très-remarquable; mais nous étions
bien aises, quoique cela fût plus dispendieux, d'essayer un voyage sur
la Méditerranée, en bateau à vapeur.

À l'hôtel, on nous annonce qu'_Il Real Ferdinando di Napoli_ allait
partir dans quelques heures; nous nous empressons de traiter de notre
voyage et de nos bagages; et, ayant fait nos adieux aux personnes qui
nous avaient si bien accueillis, nous nous rendons peu de temps après à
bord.

À peine sommes-nous embarqués, que nous apprenons que le _Pharamond de
Marseille_ doit partir à-peu-près à la même heure que nous: nous avions
regret de ne pas faire ce voyage avec des compatriotes; nous fûmes
heureux de nous lier avec un Suisse, négociant de Naples, extrêmement
aimable, qui nous fit passer agréablement le temps: au reste, nous avons
eu à nous féliciter des bons procédés de l'équipage.

La vapeur est échauffée, la fumée sort en abondance des cheminées en
tôle, et s'élance dans les airs comme des nuages: le signal du départ
est donné; la clochette fait un bruit que les ondes répètent, ainsi que
les échos: nous levons l'ancre, et nous quittons peut-être pour toujours
la superbe Gênes, emportant le souvenir de ses merveilles et de ses
splendeurs: bientôt elle n'est plus pour nous qu'un point imperceptible
sur l'horizon.

Sans être méchante, la mer devient houleuse; nous croyons que, pour
éviter d'être incommodés, il vaut mieux rester sur le pont; M. Roessinger
nous donne à manger des bonbons en sucre; nous nous repentons bientôt
d'avoir cédé à ses politesses. Les exhalaisons alcalines et bitumineuses
de la mer nous pénètrent, irritent notre estomac, et le prédisposent à
des purgations déjà excitées par les vibrations répétées du navire. Au
reste, nous ne sommes pas les seuls indisposés, et presque tous les
voyageurs sont plus incommodés que nous: c'est un spectacle fort amusant
(parce qu'on ne redoute pas la gravité du mal) de voir des cuvettes se
distribuer partout; les mousses occupés à nettoyer le pont, les figures
se décomposer, devenir hypocratiques, les borborigmes, les éructations
se faire entendre semblables aux coups de tonnerre qui se multiplient;
des voyageurs, tantôt comme de stupides statues enveloppés de manteaux
et sans faire de mouvements dans la traversée, tantôt voulant circuler
sur le pont, vaciller et tomber; les uns jurant, tant ils souffrent, les
autres se roulant et se crispant; c'est comme si on avait pris de forts
purgatifs. Les acclimatés à la mer rient et s'amusent de ces scènes
burlesques. Suivant un habile naturaliste, l'union de l'air et du feu a
produit l'acide primitif; l'acide primitif, en s'unissant à la matière
calcaire, a formé l'acide marin qui se présente sous la forme de sel
gemme, dans le sein des terres, et sous celle de sel marin dans l'eau de
toutes les mers: cet acide marin n'a pu se former qu'après la naissance
des coquillages, puisque la matière calcaire n'existait pas auparavant.

Parfois, la mer est phosphorescente; on voit sortir de l'eau, par les
palettes, une lumière scintillante. La nuit arrive, les étoiles qui
ornent la voûte des Cieux avec tant de majesté se reproduisent sur les
ondes comme dans un miroir; mais l'agitation de la mer donne à ces
globes lumineux une apparence de vitalité. Novices dans la marine, nous
pensions toujours que l'air et la fraîcheur de la nuit nous
empêcheraient d'être malades. Erreur, la transpiration suprimée agissant
avec plus de force sur l'estomac et les intestins, augmentait le malaise
qu'une douce transpiration aurait diminué.

Je veux faire un essai de notre chambre à coucher, afin de donner du
repos à Mme Mercier; mais j'ai peine à descendre l'escalier; j'éprouve
deux soulèvements d'estomac avant d'y arriver; je remontai
immédiatement; ce ne fut qu'une heure après que la fraîcheur de la nuit
se faisant sentir plus vivement, je déterminai Madame à y descendre.
Sitôt couchés, nausées, mal de mer, efforts pour vomir, tout cela nous
quitta, pour toujours. Plus tard; sur l'Adriatique, nous avons pris ces
précautions de l'hygiène; nous nous sommes couchés: il paraît que la
posture du lit est bien plus favorable à la santé contre l'impression de
la mer. L'oscillation du vaisseau ne se fait pas autant sentir que quand
on est debout; alors la moindre émotion des vagues ébranle le corps
entier et le dispose aux vomissements. Il y en a qui souffrent beaucoup
et qui en sont cruellement affectés, d'autres le sont très-légèrement:
nous nous sommes trouvés dans cette catégorie.

Enfin nous apercevons Livourne et son lazaret. Le _Pharamond_, quoique
arrivé quelques heures avant nous, n'était pas encore débarqué; notre
navire napolitain ne marchant point aussi bien et étant venu le dernier,
fut néanmoins expédié sans délai, en sa qualité d'italien. À l'instant,
quantité de faquins nous entourent sur des pirogues, nous faisant offre
de nous mettre à terre avec notre bagage; nous convînmes de prix pour
quatre paoli ou deux francs, parce qu'on nous avait entretenus de ce qui
était arrivé à un jeune Anglais qui, n'ayant pas passé de marché, ce
qu'il faut toujours faire en Italie, débarqué, on eut l'effronterie de
lui demander vingt-cinq francs. Rien de plus dépravé que les faquins de
Livourne; un coup de couteau ne leur coûte rien à donner: il est bon,
pour, éviter cela, de prendre les plus grandes précautions, et de
chercher à descendre avec quelqu'un du pays. Les autres canotiers que
vous n'avez pas favorisés de votre choix, vous donnent mille
malédictions dissonnantes, et vous font des grimaces toutes plus
bizarres les unes que les autres, en forme de tête de Méduse, avec ses
affreux serpents; ils ont l'aspect de satyres ou de harpies.

Livourne fait un commerce très-animé; le port, pour ce qui vient du
dehors, est exempt de droits, comme nous en avons déjà parlé: les rues
sont bien alignées; la population est active et aisée; les cultes,
quoique le gouvernement soit absolu, sont pratiqués avec une grande
liberté: Les Juifs ont un quartier à part, un cimetière, et une
synagogue des plus belles de l'Europe; il est difficile de voir plus de
richesses réunies; nous l'avons visitée dans les plus minutieux détails,
toujours le chapeau sur la tête, conformément à l'usage des Israélites.
Le Judaïsme s'est conservé vivant au milieu de la sainteté; comme un
phare lumineux, pour montrer la base du Christianisme. Nous avions pris,
à l'hôtel des Suisses, un domestique de place, afin de nous éviter les
difficultés, de ménager notre temps et de voir en peu d'instants
beaucoup de choses. Mais Livourne n'offre guère de monuments
remarquables. Quant à notre guide, il était impossible d'en avoir un
meilleur sous tous les rapports: il nous conduisit chez M. le
vice-consul de Portugal, qui nous reçut parfaitement, sous les auspices
de M. le colonel Giraldes; nous admirâmes la beauté de ses appartements
en peintures à fresques; au lieu de parquets, c'étaient de très-belles
mosaïques dont la durée est sans fin, et qui revenaient par salle à
quatre cents francs; je ne sais pourquoi nous n'importons pas ces usages
magnifiques et splendides pour l'ornement de nos édifices, au lieu de
riches tapis qu'il faut si souvent renouveler.

Il vient beaucoup de femmes grecques à Livourne, pour former un sérail
et faire commerce de leurs charmes.

Nous allons ensuite nous mettre en fonds chez M. Violergrabaud,
banquier, auquel M. Gonin de Marseilles avait eu la bonté de nous
recommander; nous recevons de toutes parts les offres les plus
gracieuses.

Nous avons visité plusieurs magasins, les objets de luxe et de toilette
y sont d'une beauté infinie; nous nous sommes bornés à de jolies
emplettes d'albâtre que, malgré l'emballage, la route a en partie
brisées.

Nous cheminons au train de poste dans un voiturin pour Pise; nous
essayions cette manière de voyager. Nous voici donc transportés au sein
de cette délicieuse Italie, si féconde en souvenirs! Nous foulons le sol
sacré, patrie de tant de héros! Nos yeux ne se lassent point d'admirer;
les moindres choses deviennent pour nous des merveilles et un motif de
ravissement.

Les boeufs sont tout blancs ou tout noirs; ils ont un anneau au nez,
comme les porcs de France, dans lequel sont passés des guides; ils sont
aussi attelés avec des colliers. Les chevaux ont sur la sellette une
éminence en amphithéâtre pour élever les brancards; l'essieu aussi n'est
pas au milieu de la voiture; ils prétendent moins fatiguer les coursiers
par cet appareil.

La terre est cultivée comme dans nos pays; mais les vignes grimpent
jusqu'aux sommités des ormeaux, et forment des guirlandes de verdure
dans les champs.

Nous arrivons à Pise, en peu d'heures. Les rues sont pavées en larges
pierres de moëlon; nous apercevons la jolie chapelle de la Trinité, et
nous descendons au bon hôtel Luxor. L'Arno sépare la ville en deux. Les
femmes du peuple portent des peignes très-hauts d'étage. De grand matin,
nous allons voir la piazza di Cavalieri et la fontaine San Ferdinando.

Santa Maria Della Spina, autrefois temple paien, d'une architecture
gothique, mêlée à l'arabesque et à la mauresque, possède une tîge de la
couronne d'épines de Jésus-Christ.

Le célèbre Campanile, comme il a été dit, le Dôme, le Baptistère, le
Campo Santo, sont des monuments incomparables, et n'ont point de fracas
autour d'eux; ils s'élèvent sur une belle et verte pelouse semée de
marguerites et de fleurs agrestes: rien de touchant comme cette
association d'édifices catholiques.

Toute la vie du Chrétien est là: le Campanile semble se pencher sur la
cité, pour appeler le néophite; le Baptistère le reçoit pour le faire
chrétien; l'église s'ouvre pour le sanctifier; le Campo Santo pour
l'ensevelir. La cathédrale a deux rangs de colonnes antiques, au nombre
de quatre-vingt-dix.

Près la tour inclinée, ou le Campanile, qui nous a paru être la solution
de la solidité du plan incliné, est une église magnifique ainsi que le
Baptistère remarquable par un écho; le Campo Santo est auprès de ce
groupe étonnant; c'est un vaste cimetière enrichi de peintures à
fresques, de statues et de tombeaux d'une belle architecture. Tous ces
marbres, toute ces épitaphes; ce long cloître, ce silence, cette
solitude, cette terre, ces grandes renommées, ces siècles, remplissent
des plus touchantes émotions.

Les quais de Pise se dessinent avec pompe aux yeux du spectateur,
surtout depuis la porte Della Piaggia à celle Del Mare: le palais et les
belles maisons élevées sur ces quais, et les trois ponts qui ouvrent la
communication des quartiers Sainte-Marie et Saint-Antoine, forment un
coup d'oeil séduisant, varié par les barques de pêcheurs et les bateaux
de transport se croisant continuellement sur la rivière, qui se jette à
deux ou trois lieues dans la mer. Dans l'église San Pietro, bâtie sur
les ruines de ce port (car la mer a encore ici reculé ses limites), nous
avons vu une large pierre où Saint Pierre attacha l'ancre de sa barque,
quand il visita Pise. Sur la place des Chevaliers, on voit la tour
nommée Torre Della Fame, dans laquelle mourut de faim le comte Gobino.
En entrant par la porte du Lucques, nous avons remarqué les ruines des
bains de Néron, présentement occupées par des horticulteurs, et le canal
de Livourne commencé par cet empereur.

Au carnaval de Toscane, on attache des morceaux de papier sur le dos des
passants, on les accompagne en leur donnant un charivari, secouant
autour d'eux des paquets de paille allumée: une quantité de masques à
pieds, à cheval et en voitures parcourent la ville en tous sens: on nous
a même assurés que les femmes se masquaient et se plaisaient, sous des
déguisements, à intriguer les signori.

Les amateurs de musique font généralement plus d'usage des instruments à
corde que de ceux à vent: ils parcourent les rues et y répandent la
gaîté et l'harmonie. Revenant de voir la tour inclinée, nous entendîmes
de doux accents; nous approchâmes, croyant voir une fête de musique;
c'était une réunion d'industriels chantant en partie, tout en faisant
leur ouvrage, suivant leur pratique journalière.

La route de Pise à Florence est belle; les grains y sont très-bien
cultivés: nous côtoyons l'Arno et les Apennins jusqu'à Florence. À
Pistoie, les femmes portent des toques de velours: les deux sexes
labourent la terre, avec de moyennes pelles, dont les manches sont
très-longs; les contadines sont laborieuses; elles font des paquets de
bois et tressent la paille avec un talent particulier; l'habitude
qu'elles ont d'avoir toujours la tête nue, leur occasionne de fréquentes
ophtalmies et beaucoup de maladies d'yeux. Pistoie, petite ville de
Toscane, s'honore de l'invention du pistolet. La maison de Michel-Ange
Buonaroti est située rue des Gibelins.

La route continue d'être ravissante; on voit encore des liéges aux
formes pittoresques, aux branches pendantes comme des saules. Nous voici
au milieu des riantes collines et des frais bosquets de l'antique
Ausonie. La nuit nous surprend, seuls avec le voiturin, près des
montagnes, nous appréhendons les voleurs; enfin, vers onze heures du
soir, nous entrons à Florence; moyennant deux paoli de bonne main, les
douaniers nous laissent passer sans perquisition; on retient notre
passeport, dont on nous donne quittance; le portier de notre hôtel le
fait viser le lendemain aux consulats, suivant nos projets; tout cela à
l'ordinaire avec beaucoup d'argent, car les consuls s'engraissent d'une
rétribution sur le pauvre pélerin.



CHAPITRE VII.

_De Florence, Sienne à Rome._


Immédiatement un homme monte sur la voiture; nous le prîmes pour un
important de la douane, pas du tout, c'était un faquin gui venait faire
sa moisson et se préparait à porter nos effets dans notre chambre. On
nous accueille fort bien à l'hôtel d'Yorck, notre demeure à Florence.

Le lendemain, nous fîmes des recherches pour trouver nos amis, M. et
Mlle Au Capitaine. M. Au Capitaine avait été secrétaire du prince de
Saint-Leu. En qualité de Français, partout on avait le désir de nous
obliger, même de nous conduire; il arrivait que souvent nous nous
adressions à de vieux officiers de l'empire qui s'empressaient de nous
être utiles.

Nous voilà donc à Florence, cette capitale des états libres. Le
gouvernement de son souverain le duc Léopold, est plein de tolérance;
aussi se croit-on encore au milieu de notre belle France. Le grand duc
vit en bourgeois parmi son peuple, dont il est adoré.

Les habitants de Florence sont très-polis et font accueil aux étrangers;
ils ont beaucoup d'esprit et sont fort industrieux. Ce ne fut que chez
M. Seguin, que nous pûmes savoir la demeure de M. Au Capitaine. M.
Seguin est un célèbre industriel; il a déjà fait construire plus de
trente ponts en fer en France, et plusieurs en Italie, entr'autres, deux
sur l'Arno, à Florence. M. Seguin possède un des plus beaux palais de la
ville, qui était jadis au cardinal de Retz.

Nous allons ensuite nous distraire aux Cascine, promenade de trois
lieues de circuit, que nous fîmes sans nous en apercevoir; c'est une
belle enceinte où se rendent les grands, la cour, les fashionables,
quantité de chevaux et de voitures de luxe; il n'y a pas un garde
municipal pour maintenir l'ordre; les Florentins sont trop civilisés et
n'ont pas besoin de gendarmes; ils n'ont pas non plus de barrières
étroites pour faire suffoquer dans les fêtes, comme à Paris au champ de
Mars; dans les Cascine sont encore une ferme du grand duc et un charmant
jardin anglais, embelli par l'Arno, et où l'on voit errer les faisans,
les lièvres, les cerfs pour l'amusement du prince; les arbres sont
décorés de lierre sous mille formes.

Aux Cascine, les équipages sont plus riches qu'à Paris; de jolies
calèches, d'une coupe tout-à-fait gracieuse, remplies de femmes
élégantes et souvent très-belles, sont traînées par d'impétueux
coursiers qui à peine touchent la terre, dans la vélocité de leur
course. Boboli, jardin délicieux, est une charmante promenade digne de
sa réputation. Les villas, aux environs de Florence, sont si nombreuses,
que l'Arioste les compare à un émail d'anagalis couvrant la terre au
printemps.

Sainte Marie des Fleurs, cathédrale de Florence, Santa Maria di Fiori, a
été faite par Arnolfo di Lapo, sous la direction de son maître, Simabué;
l'auteur de la prodigieuse coupole qui représente le jugement dernier,
est l'illustre Bruneleschi, qui fit l'admiration de Michel-Ange, et
servit de modèle pour celle de Saint-Pierre de Rome. La façade est d'un
aspect noble et harmonieux; le marbre de diverses couleurs dont tout
l'édifice est incrusté produit le plus brillant effet. Au-dessus d'une
des portes latérales est une Assomption appelée _Mandola_, parce que la
Vierge est représentée sur un médaillon qui a la forme d'une amende. À
l'entrée de l'église, on est frappé tout d'abord de la beauté, de
l'éclat du pavé mosaïque et de la variété des couleurs des marbres qui
le composent; cela semble vraiment un parterre émaillé de fleurs: de
tous côtés apparaissent des inscriptions, des statues et des tombeaux.
La châsse de Saint Zénobie, un des premiers sermonaires en Toscane,
descendant de Zénobie, reine de Palmire, est ornée de bas-reliefs
célèbres, en commémoration des miracles du Saint; il est impossible de
rien imaginer de plus gracieux que les dix anges qui soutiennent la
couronne du dôme de cette châsse d'une si élégante simplicité. L'autel
principal répond à tant de richesses, et derrière, sont deux belles
statues d'Adam et d'Ève, puis une piété faite par Michel-Ange. Le
Baptistère, autrefois temple de Mars, est aujourd'hui dédié à Saint
Jean, et est séparé, ainsi que le Dôme et le Campanile, de tout autre
édifice. Ce monument est surtout célèbre à cause des portes de bronze
que Michel Ange disait être dignes du Paradis. Laurenzzo Guiberti en est
l'auteur. La voûte est ornée d'une belle mosaïque. Du côté où l'on
baptise les enfants, s'élèvent deux colonnes de porphyre; de l'autre
côté, les chaînes de fer suspendues à la muraille, sont un trophée de la
conquête de Pise par les Florentins.

Le Campanile est très-bien conservé, malgré cinq siècles d'existence; sa
hauteur est de deux cent cinquante-deux pieds, mesure d'Italie; il est
dû au talent de Giotto; c'est un édifice carré, en marbres rouge, blanc
et noir.

La place de l'église de l'Annunziata est belle, large et ornée de la
statue équestre du grand duc Ferdinand. Au côté droit de cette place,
est la maison des enfants trouvés, où l'on nourrit une grande quantité
d'orphelins.

Nous visitâmes l'église de l'Annunziata: voyant un grand concours de
fidèles et, comme voyageurs, n'ayant pas le martyrologe avec nous, nous
ignorions le motif de cette solennité; on nous dit que c'était pour
honorer journellement une image de la Vierge devant laquelle brûlent
sans-cesse des lampes, qui, suivant une tradition, a été achevée par un
ange, et qu'un peintre avait seulement ébauchée.

La chronique locale nous a aussi appris qu'au mois de mai, le plus bel
âne qu'on pouvait trouver était chargé d'huile, de fruits et de vins, et
conduit processionnellement à travers l'église où ses offrandes sont
reçues en grande pompe par les ministres du lieu.

L'Arno, alimenté par des sources qui viennent des montagnes, coupe la
ville en deux parties liées ensemble par plusieurs ponts; le principal
est le pont de la Trinité, orné de statues symboles des quatre saisons.

Les théâtres de la Scala et de la Pergola ont un extérieur fort
ordinaire, mais la musique est délicieuse, surtout à l'opéra; il y a
dans les rues adjacentes des trottoirs avec des chaînes en fer pour
préserver d'accidents les piétons.

À la Pergola, les loges sont variées par des rideaux de soie de
différentes couleurs: la salle est vaste et disposée d'une manière
avantageuse à l'expension de la voix. L'odeur des mets succulents et des
vins de liqueur vient affecter désagréablement les houppes nerveuses et
nasales des spectateurs qui ne se livrent pas à la gastronomie, sur les
bancs, comme ceux qui occupent les loges.

Les rues sont très-agréables à marcher; elles sont pavées de larges
pierres grisâtres qu'on appelle pietre forte. Il y a très-peu de belles
boutiques; les marchés sont malpropres; les principaux sont Mercato
Nuovo et Mercato Vecchio, au centre de la ville. Un boulanger vend en
même temps de la morue, des harengs, de l'épicerie.

En général, le grand duc de Toscane et le roi de Naples, par leur
bienveillante administration, rendent leurs peuples heureux, et le
séjour de leurs cités agréable aux étrangers. Le grand duc a conservé
les lis pour armoiries; il se promène souvent sans garde au milieu de
son peuple.

Devant l'ancien parlais ducal sont un Hercule, les Sabines enlevées, le
David de Michel Ange, Judith; un Persée en bronze et la statue équestre
de Cosme Ier: le vestibule est entouré de belles colonnes, et grand
nombre de salles sont remplies de raretés. Nous y avons remarqué
entr'autres, un cheval en marbre qui, se sentant né, demande la terre,
et à en dévorer l'étendue; sa bouche rejette des flots d'écume; ses
narines fument; son oeil sanglant laisse échapper des éclairs; son
poitrail ruisselle de sueur; il frappe la poussière avec violence. Le
groupe de la famille de Niobé se compose de quatorze individus; puis une
Magdeleine en marbre avec sa flottante chevelure sur les épaules. Cette
place a encore une fontaine avec quatre statues de marbre plus grandes
que nature, et quatre chevaux de bronze qui représentent la famille de
Neptune, au milieu de laquelle ce Dieu est tiré par quatre chevaux
marins en marbre blanc, d'une grandeur colossale.

Dans la Rotonde, à Florence, se trouve la Vénus de Médicis, et près de
l'église Saint-Martin est la maison qu'avait occupée Le Dante. Florence
est la patrie de Machiavel.

Le cabinet en cire est fort curieux et donne le tableau fidèle des
misères de l'homme. Il n'y a que Vienne qui en possède un pareil. Ce qui
frappe le plus nos regards, sont ces pièces isolées, éparses, ensuite
réunies, qui représentent toutes les parties du corps humain.

Ces salons d'anatomie sont admirables; les figures y sont de cire
coloriée: on y remarque le commencement, les progrès de la maladie,
imités avec une exactitude effrayante. La peste y est modelée, on peut
dire au vif, sa naissance, ses phases, la fin et la corruption qui en
est la suite; les cadavres, d'un vert foncé, couverts des taches livides
de la contagion, rongés par des vers.

Dans la galerie du Musée, Niobé est grande, belle, au milieu du salon,
ses enfants sont dispersés autour d'elle. Diane tient à la voûte comme à
celle du firmament; de là, en punition de ce qu'elle avait empêché
d'offrir des sacrifices à Latone, elle lance ses flèches sur ses enfants
infortunés, tous d'un âge progressif. Niobé, vêtue en désordre, d'une
longue robe dont une partie cache à moitié sa plus jeune fille, porte
une main vers Diane dont elle veut parer les traits; les figures
expriment la douleur, la terreur, le désespoir; ce groupe est composé de
seize personnes.

Les palais sont magnifiques. Le palais Pitti, habité par le grand duc,
est de grosses pierres de taille, situé dans un endroit bas; de trois
côtés, il est orné de belles colonnes, au quatrième, c'est un joli
jardin; la cour est carrée, il y a une galerie où l'on voit la statue de
Scipion l'Africain.

Il y a aussi un petit palais, magnifique ouvrage de Michel-Ange.

Nous avons vu, dans l'église de Santa Croce, le tombeau de Michel-Ange;
le buste de cet habile artiste est accompagné de trois statues qui
représentent la peinture, la sculpture, l'architecture; celui de Galilée
et du licencieux Bocace y reposent aussi.

Un monument sépulcral nous a surtout sensibilisés; c'est le tombeau d'un
jeune homme sur lequel repose, dans l'abandon de la vraie douleur, la
charmante figure de la femme qui a fait ériger, ce mausolée à son jeune
et tendre époux, moissonné à Florence, en terre étrangère.

Dans l'église de Sainte-Marie, on voit le tombeau du fameux polyglote
Pic de la Mirandole initié dans la connaissance de vingt-deux langues.

Les tombeaux des Médicis font le principal ornement de l'église
Saint-Laurent. À côté d'un sarcophage sont deux figures, colossales qui
représentent le jour et la nuit, c'est un ouvrage de Michel-Ange: la
figure du jour a l'air de se mouvoir sous le marbre; une vigueur hardie
se déploie dans chaque membre, et lui donne l'expression de la vie; la
statue de la nuit, au contraire, ressemble à la tristesse qui sommeille,
on y lit cette inscription:

«_La nuit, que tu vois si doucement endormie, a été sculptée dans cette
pierre par un ange; éveille-la, si tu ne me crois pas, elle va te
parler_.»

Le tombeau, de la fameuse Laure est dans l'église de
Sainte-Marie-Nouvelle.

La famille Bonaparte a fixé sa résidence à Florence.

Ayant entièrement renoncé aux mets italiens, au café, au chocolat, nous
continuons à faire honneur au potage et au rôti, qui est fort bon.

Nous avons fait un pèlerinage à la chapelle Del Monte, qui renferme de
beaux marbres transparents.

La fontaine du Sanglier est contiguë à la halle, où se fait le commerce
des chapeaux de paille, principale industrie du lieu. Nous avons vu des
chapeaux de paille de six cents francs, qui seraient d'une bien plus
grande valeur à Paris; dans les campagnes, on s'occupe beaucoup de ce
travail fructueux; ainsi donc suivant un poëte:

     Aux champs de la folie,
     Tressez dans un vallon,
     La paille d'Italie,
     Filles aux cheveux blonds;
     Devant la fraîche place
     Qui vous voit réunir,
     Le voyageur qui passe,
     Emporte un souvenir.

Il suffit d'être étranger pour être admis dans les fêtes publiques et
particulières à Florence. Mme Catalani, cette fameuse cantatrice qui a
tant de fois excité l'admiration de l'Europe, étant très-liée avec M. et
Mlle Au Capitaine, nous a fait inviter à aller dans sa villa et dans son
beau palais; elle a deux cent mille francs de rente, et elle accueille
les étrangers de la meilleure grâce.

La mort impitoyable a privé les dilettanti de Florence de la présence de
Mme Malibran, et le théâtre de la Pergola, de ses accents divins: ce
souvenir arrache une larme.

Pressés de nous rendre à Rome, pour la Semaine-Sainte, nous avions pris
le coupé de la voiture, afin de nous procurer plus de liberté, en cas
que la société de l'intérieur ne nous convînt pas. Nous jouissions des
conversations, sans être obligés d'y prendre part.

L'intérieur du voiturin se composait d'un ancien négociant de Lyon, d'un
Belge et d'un jeune Allemand, qui voyageaient pour leur santé, puis
d'une dame Sicilienne: la paix régna le premier jour dans la voiture:
nous en avions quatre et demi à passer pour nous rendre à Rome: le Belge
était le chevalier sans peur et sans reproche de la dame Syracusaine.
Cette dame initiait à la vérité ces messieurs dans les sublimités de la
langue italienne et dans les théories sentimentales. Trouvant que le
Belge se livrait à une trop grande familiarité, nous préférâmes prendre
nos repas avec le voiturin, et nous n'en fûmes que mieux servis. Le
jeune Allemand très-érudit, avait altéré sa santé dans des excès
scientifiques, il voyageait pour se distraire et reposer son esprit.

En sortant de Florence, on rencontre le petit bourg Casciano situé sur
le sommet d'une montagne; on passe ensuite par Tavernella, Staggio,
Bonicio; à quelque distance de Foggio, on rencontre la ville de Prato,
où l'on fait du pain plus blanc que la neige.

De Florence jusqu'à Sienne, la route est une variété d'accidents fort
curieux: souvent le voiturin est obligé de prendre d'autres chevaux
comme auxiliaires pendant une couple d'heures: ce sont de continuelles
montées et descentes.

Des querelles assez vives s'engagent ensuite entre le Lyonnais et le
Belge, au sujet des places, et ces deux compagnons de route ont été en
guerre pendant presque tout le voyage, ce qui souvent nous égayait
beaucoup.

Nous entrons dans la ville de Sienne; le voiturin, à l'ordinaire, nous
fait descendre dans le meilleur hôtel, à l'Aigle Noir: nous nous
présentons à table avec un violent appétit. Nous n'avions demandé que du
rôti; nous fûmes désappointés de le trouver aromatisé de sauge, d'autant
plus que nous n'avions avec cela que des cervelles de chèvre et de
mouton en friture; puis de grosses racines de fenouil en abondance, au
dessert, pour continuer de nous régaler. Là, nous fîmes rencontre du
voiturier qui a ramené en France le fameux logicien M. de La Mennais, et
qui nous a donné des particularités intéressantes sur ce grand
personnage.

Sienne est bâtie au milieu des montagnes, il n'y a que la rue qui
traverse la ville depuis la porte Florentine jusqu'à la porte Romaine
qui soit belle; les autres sont tortueuses, il faut monter et descendre;
il y a des vignes dans la banlieue; la ville est propre; l'air y est
très-bon.

Il est impossible de parler italien avec plus de grâce et d'harmonie.
Plusieurs comtes de Salimbeni se sont illustrés dans la peinture.

C'est à Florence et à Sienne que nous avons commencé à voir ces
congrégations de charité masquées qui vont visiter les malades, qui
rendent les honneurs aux morts. Nullement habitués à de pareilles
coutumes de dévotion, si proscrites dans nos pays; nous pensons qu'ils
seraient capables d'exciter des maladies nerveuses, ou de donner des
frayeurs à bien des femmes. Nous en vîmes plusieurs à la porte de l'Il
Duomo ou de la cathédrale, quêtant pour les malheureux. Ces oeuvres sont
sans doute excellentes, car le grand duc de Toscane et le roi de Naples
en font partie, probablement et théologiquement masqués pour que la main
droite ne sache pas ce qu'opère la main gauche, en fait de charité,
suivant l'humilité du Livre-d'or.

Nous entrons donc dans la cathédrale, toute bâtie en marbre blanc et
noir, au bout d'une longue et vaste place, sur un lieu fort élevé; on y
monte par des degrés en marbre; le frontispice est orné de colonnes et
de statues, la voûte azuré est parsemée d'étoiles d'or: aux douze
parties de la nef, sont les douze apôtres: dans la chapelle Chigi, il y
a huit colonnes de marbre vert: le pavé mosaïque de la chapelle
Saint-Jean est très-bien fait, et peint si bien le Sacrifice d'Abraham
et le Passage de la Mer Rouge, que cela a l'air naturel, la sacristie
est parée des trois Grâces dans la belle nature et dans la candeur
virginale. C'est devant ces chefs-d'oeuvres qu'on revêt les ornements
sacerdotaux; un prie-Dieu est placé à leurs pieds.

L'hôtel de ville, que l'on appelle le palais de la Seigneurerie, est
d'une magnificence extraordinaire, il est bâti en pierres de taille
jusqu'au premier étage; ensuite, ce sont des briques; vis-à-vis ce
palais, on voit une colonne que l'on dit avoir été autrefois un temple
de Diane, et sur laquelle est une Louve d'airain allaitant Rémus et
Romulus. La forme de cette place ressemble à une coquille; pavée de
pierres blanches et de briques, cette place est ornée d'une fontaine que
l'on appelle Branda, et dont les eaux sont fort saines.

Le costume est le même qu'à Florence; les femmes portent le chapeau de
feutre avec une fleur. La ville a des portes d'entrée et de sortie; on
ne peut y introduire de pigeons sans payer un droit d'octroi.

Nous quittons Sienne; la terre commence à devenir très-ingrate;
cependant il y a parfois des vues magnifiques et pittoresques.

À Scala d'Orcal, l'albergo est très-agréable; dans la campagne, on voit
du froment, des fèves, des oliviers, des mûriers, tout cela dans le même
champ; des troupeaux de boeufs et de moutons se rencontrent souvent; il y
a encore des montagnes, des torrents qui se précipitent; la température
est froide, et la culture approche de celle de nos pays. Les jeunes
filles portent des toques de velours noir; les femmes âgées, des
chapeaux de paille ou de feutre; les hommes endimanchés ont des culottes
courtes.

De jeunes artistes qui veulent admirer avec plus de temps et de liberté
les harmonies de la nature, s'enivrer à longs traits dans l'ancienne
capitale du monde, à la table exquise des grands maîtres de la peinture
et des arts, et que leur fortune oblige d'agir avec économie, voyagent
souvent avec le sac sur le dos et le bâton, qui sert d'appui et de
défense.

C'est à Aquapendente, au milieu des montagnes et des torrents, si
remarquable par ses belles chutes d'eau, que commencent les États
Pontificaux, avec eux la plus affreuse indigence, parce que l'industrie
n'a pas permission d'y pénétrer: les Jésuites, cette fleur apostolique
pour les sciences et les belles-lettres, s'opposent à la moindre
innovation: les habitants d'Aquapendente sont par conséquent sans
énergie, pleins de paresse et de misère.

Quel contraste avec la Toscane! Des hommes pâles et défaits, dont la
fièvre et la pauvreté se disputent la frêle existence, apparaissent
seuls, de loin en loin, sur des terres incultes; quelques autres,
étendus au soleil, y présentent l'image du désoeuvrement autant que de la
pénurie.

Après Aquapendente, vient la ville de San Lorenzo: les roches et les
cavernes continuent de se multiplier; la crainte bien fondée des
brigands s'empare de l'âme au milieu de ces déserts: notre voiturin
lui-même est inquiet; il parle bas, et ne fait pas claquer son fouet, de
peur de donner l'éveil aux voleurs qui habitent ces contrées.

Nous arrivons à la très-bonne auberge de l'Aigle-d'Or, près le lac
Bolsena, autrefois volcan de vingt lieues de circonférence. Ici c'est
Viterbe, où nous dînons; les faquins, toujours paresseux et le manteau
sur l'épaule, encombrent la ville: les fontaines sont charmantes, et les
rues pavées en pierres très-belles et très-larges: nous faisons un bon
repas à l'hôtel de la Renommée; la ville est environnée de vignobles, de
jardins, de maisons de campagne. L'Il Duomo et le Palais du Gouvernement
sont les principaux édifices; nous passâmes auprès des prisons, et nous
aperçûmes des captifs qui faisaient descendre des paniers avec des
cordes, pour exciter les passants à avoir pitié des détenus. Les
montagnes de Viterbe sont très-élevées et couvertes de neige. M. De
Bourmont, vainqueur d'Alger, s'est fixé dans ce pays; il y a acheté des
terres considérables, et, comme Cincinnatus, il est maintenant à la
charrue; son territoire est couvert d'immenses troupeaux.

Avant d'arriver à Montefiascone, on passe près d'une forêt autrefois
consacrée à Junon. Nous trouvons la ville de Cornetto, celle de Tolfa;
on voit, à quelque distance de cette dernière, la route de
Civitta-Vecchia, un des principaux ports des États Pontificaux, puis la
voie de Pérouse. En sortant de la ville, il faut passer une montagne de
difficile accès, sur le sommet de laquelle est la ville de Canapino; au
pied de cette montagne, que l'on appelle Cincini, est la ville de Lagodi
Vico. À Vico, le danger des voleurs se multiplie; nous arrivons à
Ronciglione, brûlée par les Français, sous l'Empire, fameuse par ses
papeteries et ses usines de fer, et nous descendons à l'hôtel du
Lion-d'Or, où le voiturin nous fait faire un très-bon souper. En
général, la table du voiturin est la mieux servie; nous buvons à longs
traits l'excellent vin de Ronciglione: les hommes ont des manteaux à
capuchon. Nous continuons la Campagne Romaine; le Gouvernement
pontifical est aussi en arrière en agriculture qu'en industrie; ce sont
deux ennemis redoutables qui, par les transactions sociales, pourraient
devenir remuants et menaçants à la souveraineté temporelle des Pontifes,
souveraineté qui fut primitivement concédée aux Évêques de Rome par les
Rois de France: le talent dans la Campagne Romaine devrait aussi
produire le centuple sous l'administration pontificale; malheureusement,
il n'en est rien; on ne voit que terres incultes, pas un village, pas un
hameau, nulle trace d'hommes; ces campagnes fertiles du Latium,
abandonnées à elles-mêmes, sont seulement paccagées par des troupeaux de
chevaux, de boeufs et de moutons. Nulle fleur n'étale aux yeux son calice
éclatant et embaumé; nul arbre n'élève vers le Ciel sa tête verte;
parfois on distingue quelques sillons de blé jauni.

On passe ensuite au villago Monterosi; après cela, nous trouvons le lac
de Bacano, avec des mines de soufre; de là nous traversons il bosco di
Bacano, bois autrefois très-dangereux à franchir, à cause des voleurs
qui y circulaient en grand nombre, mais aujourd'hui, les routes ayant
été élargies, on y passe en sûreté. Quand on est au bout de cette forêt,
on découvre, du point culminant de la montagne, la ville de Rome: on
descend ensuite dans une grande plaine, et on passe le Tibre sur un pont
bâti autrefois par le censeur Scaurus. On voit encore les fondements de
ce pont, qui a été refait, et qui s'appelle aujourd'hui Ponte-Milvio. Ce
fut en cet endroit que Constantin, ayant eu à combattre contre le tyran
Maxence, aperçut dans les nues une croix; Maxence vaincu, tomba dans le
Tibre, où il se noya.

Pendant que le voiturin faisait manger l'avoine à ses chevaux, nous
prîmes les devants, et nous cheminâmes quelque temps à travers des
plateaux de montagnes où paissaient des troupes de cavales et de boeufs à
longues cornes qui fuyaient à notre approche.

Sur la route, on aperçoit encore le tombeau de Néron d'exécrable
mémoire; il est une grande leçon aux rois pour user avec bienveillance
de leur immense pouvoir; aux peuples, afin d'apprécier ceux qui les
gouvernent sagement, même dans la crainte de perdre le roi de bois de
Lafontaine; car suivant les principes du droit politique de Burlamaqui,
en mettant en pratique la théorie de la souveraineté populaire, on
expose la société aux cabales, aux intrigues et aux plus terribles
explosions: le mausolée de Néron, que les siècles n'ont pas entièrement
ravagé, subsiste encore au milieu des destructions, pour rappeler le
souvenir d'un monstre: aucun autre monument ne nous signale le voisinage
de l'ancienne reine du monde.



CHAPITRE VIII.

_Rome_


Enfin nous entrons dans la ville sainte; nous sommes émerveillés de la
beauté de la Place du Peuple, ornée de statues majestueuses. Au milieu,
est un obélisque magnifique qui tenait au grand cirque et qui était
consacré au Soleil par Auguste; les deux églises, au commencement de la
rue del Corso, contribuent à l'embellissement de cette place.

Nous descendons à l'hôtel de Frank, strada Condotti; voulant
immédiatement faire connaissance avec Rome, nous rencontrons un de nos
compatriotes qui nous conduit au restaurant Bertini, dans la strada del
Corso; nous nous y trouvons très-bien, à quatre paoli par tête, et nous
nous décidons à y prendre habituellement nos repas; dès le soir, nous
allons admirer le Colisée, ce chef-d'oeuvre antique ou amphithéâtre
destiné aux gladiateurs, aux combats de bêtes féroces, ensuite au
supplice des Chrétien: les fiers Romains sont devenus rampants et
mendiants, la sentinelle s'approcha de nous, je crus que c'était pour
nos passeports, pas du tout; il ne nous demandait pas autre chose que la
bonne-main.

Notre maître-d'hôtel devenant un homme de glace, parce que nous ne
prenions pas nos repas chez lui, nous nous décidâmes à louer un
appartement près du restaurant.

Le lendemain de notre arrivée, nous adressâmes, par hasard, la parole,
en visitant la cité, à M. de Zamboni, neveu du général du château
Saint-Ange; en qualité de Français et d'étrangers, il nous fit le
meilleur accueil, nous témoigna beaucoup d'intérêt, nous proposa de nous
promener et de nous faire voir la capitale du monde chrétien.

Nous traversâmes donc ensemble le pont Saint-Ange, sur le Tibre, qui est
orné d'une balustrade en marbre, des statues de Saint Pierre et de Saint
Paul, en marbre, plus grandes que nature, et des Anges qui portent les
instruments de la passion.

Le Tibre n'a pour lui que l'auguste majesté de l'histoire.

Avec M. de Zamboni, les troupes nous laissent passer et nous entrons
dans le château Saint-Ange, bâtiment rond, que l'empereur Adrien fit
élever pour lui servir de tombeau; cette tour est terminée en
plate-forme sur laquelle il y avait autrefois plus de sept cents
statues; le tout était surmonté d'une, pomme de pin en cuivre doré
contenant les cendres de l'empereur; elle est d'une grosseur
prodigieuse; nous l'avons vue au jardin du Vatican.

La peste étant dans Rome, le pape Grégoire Ier fit une procession et, en
passant sur le pont Ælius, présentement pont Saint-Ange, il eut la
vision d'un Ange qui remettait une épée ensanglantée dans le fourreau;
la peste ayant cessé, le pape, en action de grâces, fit mettre la statue
d'un Ange sur le haut de cette tour: nous avons admiré un fort beau
tableau dans une chapelle dédiée à Saint Michel, qui représente cette
histoire. Voilà la cause du nom du château Saint-Ange.

M. de Zamboni nous fit voir les beaux magasins d'armes et de poudre, et
l'endroit où l'on garde la tiare qui sert au couronnement des papes et
où est le trésor de l'église.

Nous fûmes ensuite explorer la place Saint-Pierre, formée de deux
portiques dont la beauté surprend; ils sont soutenus par trois cent
vingt colonnes qui forment trois allées de chaque côté, par le moyen
desquelles on est à couvert jusque dans l'église: au-dessus de ces
portiques sont de vastes galeries ornées de quatre-vingts statues: au
milieu de la place, il y a un obélisque en granit apporté d'Égypte à
Rome, et trouvé sous le cirque de Néron; cet obélisque, de figure
quadrangulaire, finit en pointe, et au haut, il y a une croix de bronze
doré renfermant un morceau de la vraie croix: cet obélisque est
accompagné de deux belles fontaines qui jettent des gerbes d'eau.

L'église Saint-Pierre est d'une grandeur et d'une dimension si
majestueuse, qu'on pourrait, par tous les endroits, la mettre au rang
des merveilles du monde; elle ne saisit pas d'étonnement à la première
vue; non fugitive comme les météores, étant un chef-d'oeuvre du génie, il
faut l'examen, l'étude de ces nombreuses perfections, pour se livrer à
une juste appréciation, pour s'abîmer dans toutes ces dépenses et ces
épuisements de l'art, de la peinture, de l'architecture, du bon goût,
des mosaïques, des fresques admirables. Constantin et Charlemagne, sur
des coursiers gracieux et lyriques, signalent l'entrée de la superbe
basilique. Toutes les richesses des idoles ont été splendidement
métamorphosées par l'éclat ultramontain. Le Saint Pierre, en bronze, si
en vénération, dont le pied est usé par la piété des fidèles qui lui
donnent un baisser et qui reçoivent en échange le trésor de
l'indulgence, était originairement Jupiter Olympien, que le zèle des
Apôtres a ainsi transformé.

L'église Saint-Pierre est si grande, que généralement elle paraît
déserte de population: dès l'entrée, vous apercevez deux Anges d'un
aspect ordinaire, à mesure que vous en approchez, ils grossissent; à
leurs pieds, ils sont d'une grandeur démesurée, et soutiennent de riches
coquilles pour l'eau bénite.

Il n'y a point de sièges consacrés au repos des fidèles; on voit errer
des curieux, des admirateurs de peinture, des pélerins et des bergers
des Abruzzes et de la Calabre, qu'on rencontre coiffés du chapeau pointu
qui penche sur une de leurs oreilles. Les épaules couvertes dû manteau
brun descendant jusqu'aux genoux, les hanches entourées d'une peau de
mouton garnie de sa fourrure, et chaussés; à l'antique, d'une sandale
fixée avec goût par une bande qui entoure plusieurs fois la jambe et en
fait ressortir la beauté.

Il faut aller tous les jours à Saint-Pierre, et le voir à toute heure,
car tous les jours et à toutes les heures, il a des effets nouveaux et
inattendus; la matinée appartient aux pompes de la messe, elle s'y
célèbre avec un luxe qui sied à la magnificence du lieu; les robes
rouges et blanches des officiants, la robe noire du chanoine, à longue
queue traînante, est portée par les enfants de coeur, vrais pages de ces
gentils hommes de l'Autel.

Le dôme de Saint-Pierre est un ouvrage qu'on ne cesse de regarder; la
voûte est en mosaïque, soutenue par quatre gros piliers. Au bas de ces
piliers, il y a quatre statues en marbre, plus grandes que nature, qui
représentent Sainte Véronique, qui conserve la face de Notre-Seigneur
empreinte sur son voile. Les autres statues sont: Sainte Hélène, Saint
André et Saint Longin.

Les deux lions majestueux de Canova, comme des sentinelles vigilantes,
gardent l'entrée du sépulcre de Clément XIII.

De quelque côté que l'on arrive à Rome, on voit toujours ce bel édifice;
aussi, des galeries de son Dôme, on jouit d'une des plus belles vues de
l'Italie. Les pénitents, occupés à casser des pierres près de l'escalier
qui conduit au haut de l'église, sont, d'après ce qu'on nous en a dit,
des gens qui, n'étant pas assez riches pour se marier dans des degrés de
parenté défendus par les canons, gagnent des dispenses à la sueur de
leur front.

Le grand Autel de Saint-Pierre est directement sous le Dôme; le devant
regarde le fond de l'église, en sorte que le célébrant, ayant toujours
le visage du côté du peuple, ne se retourne point suivant la liturgie.

Rien ne peut égaler la magnificence de cet Autel; il est tout de marbre,
et quatre colonnes de bronze torse, ornées de festons composés de
feuillage et d'abeilles, soutiennent un dais magnifique, tout en bronze,
qu'on a ôté du Panthéon; quatre Anges posés sur le haut des colonnes, et
d'autres moins grands qui ont l'air d'errer sur la corniche, donnent une
majesté toute singulière à ce superbe Autel. Au pied de cet Autel sont
deux escaliers en marbre qui conduisent au tombeau de Saint Pierre, où
il fut, dit-on, enterré.

Tout reluit d'or et d'azur dans Saint-Pierre; les piliers sont revêtus
d'un marbre poli et éblouissant, les voûtes sont de stuc à compartiments
dorés. Le pavé est tout en marbre, au-dessus de la porte Sacrée est un
Saint Pierre, en mosaïque, objet d'admiration.

De superbes mausolées font un des plus beaux ornements de ce magnifique
temple, celui de la comtesse Mathilde est un des plus considérables.

L'Autel sur lequel est la Chaire de Saint Pierre, est d'une beauté et
d'une magnificence achevée; cette chaire; qui n'est que de bois, est
enchâssée dans une autre Chaire de bronze doré environnée de rayons
étincellants par le soleil et soutenue par les quatre docteurs de
l'église.

Il n'est pas une mosaïque représentant un Saint qui n'ait demandé huit
années de travail à l'ouvrier, et Saint-Pierre est plein de ces
chefs-d'oeuvres.

Le mausolée de Paul III est remarquable par deux statues de marbre
blanc, la Vieillesse et la Jeunesse, qui approchent si fort du naturel;
qu'on a été oblige de donner, à la statue de la Jeunesse, une chemise de
bronze pour éteindre les passions de quelques artistes impressionnables
qui en étaient devenus amoureux.

Celui d'Alexandre VII est aussi fort beau, il y a quatre statues au
milieu desquelles on voit la mort qui sort de dessous un tapis en
marbre.

Enfin, pour arriver au Vatican, nous traversons une haie des gardes du
Pape: ce sont des Suisses en uniforme bariolé de jaune, rouge et bleu,
en culottes courtes et en fins escarpins, avec chapeau à plats bords
relevés. Des salles immenses se présentent pleines de statues, de vases
antiques, de bains romains, et vous jettent dans de continuelles
surprises d'admiration.

Le palais du Vatican est contigu à Saint-Pierre et n'est pas régulier;
on y monte de cette église, par un escalier magnifique: chez lui, le
Pape est habillé de Damas blanc avec un rochet et un camail rouge sur
les épaules. Les appartements de Sa Sainteté sont tendus de Velours
rouge et galons d'or l'hiver, et l'été d'un Damas cramoisi orné de
crépines d'or. Son cabinet est rempli de curiosités: dans la chambre où
il couche, il y a une pierre blanche transparente représentant la Vierge
et l'Enfant Jésus, qu'on estime un million.

La Bibliothèque est magnifique; les jardins du Vatican sont délicieux;
les promenades agréables, couvertes d'orangers; des bustes, des statues
antiques, des jets-d'eau qui s'élèvent si haut, qu'ils semblent vouloir
se perdre dans les nues: on voit la mer artificielle sur laquelle vogue,
à pleines voiles, une galère armée de ses canons; on fait faire la
manoeuvre à ce vaisseau, on fait une décharge de cette artillerie, et, au
lieu de boulets, on voit sortir une quantité d'eau de tous côtés.

L'appartement du Musée surtout, appelé le Belvéder ou Belle-Vue,
renferme dans des niches, les plus belles statues antiques, une Louve
qui allaite Rémus et Romulus, Antonius, une Vénus sortant du bain, un
Apollon avec le Serpent Piton, un Hercule; dans une niche ornée de
coquillages et de mosaïques, est la statue de Cléopâtre dans la même
attitude où elle était quand elle se donna la mort; plus loin, les
statues du Tibre et du Nil, une Vénus qui regarde l'Amour, son fils:
Laocoon avec ses deux enfants, que deux serpents tiennent enveloppés, le
tout d'un seul bloc de marbre.

À notre arrivée à l'hôtel, nous trouvons une lettre de M. Billotie, de
Livourne, ami intime du Secrétaire du Capitole, dans laquelle il nous
exprimait que sympatisant avec les Français et aimant beaucoup notre
nation, il nous faisait offre de service pendant notre séjour à Rome;
que, familiarisé dans l'étude de Rome antique et moderne, il nous
aiderait de tous ses efforts; j'acceptai la proposition de cet obligeant
étranger qui nous a constamment tenu parole.

Au lieu de musique jusque dans les rues et sur les places publiques,
qu'on aime tant à entendre en Italie, il est vrai que nous étions dans
le carême, ce n'étaient que processions masquées de camaldules et de
flagellants qui se fustigeaient et se donnaient de la discipline,

     Psalmaudiant psaumes et leçons,
     Sans y mettre tant de façon.

Nous avons entendu des camaldules capucins prêcher au Colisée, en plein
air; cette arène, où les martyrs ont succédé aux gladiateurs, s'appelle
Chemin de la Croix; les camaldules se revêtent, pendant les exercices
religieux, d'une espèce de robe grise qui couvre entièrement la tête et
le corps, et ne laisse que de petites ouvertures pour les yeux. Ces
hommes, ainsi cachés sous leurs vêtements, se prosternent la face contre
terre et se frappent la poitrine. Quand le prédicateur se jette à
genoux, en criant miséricorde et pitié, le peuple qui l'environne, se
jette aussi à genoux, et répète les mêmes cris qui vont se perdre sous
le vieux portique du Colisée.

Le Colisée, construit par trente mille Juifs, se trouve vis-à-vis du
palais des empereurs. On aperçoit encore le plan de Jérusalem, tracé par
ces malheureux captifs, touchant souvenir de la patrie! il y avait trois
galeries couvertes, dans lesquelles cent cinquante mille personnes se
plaçaient; douze chariots pouvaient y courir à la fois; le milieu était
orné d'obélisques, de colonnes et d'un grand nombre de statues. Quel
coup-d'oeil! quel tableau! quel étalage de ruines! les unes portent
l'empreinte de la main du temps, les autres de la main des barbares: à
travers tous ces débris, le lierre, les ronces, la mousse, les plantes
rampantes, on croit entendre les mugissements du lion, les soupirs du
mourant, la voix des hommes, les applaudissements des Romains.

Au milieu s'élève une croix, et, tout au tour, à égale distance,
s'appuient, sur les loges où l'on enfermait les bêtes féroces, quatorze
autels.

Nous nous sommes promenés dans toutes les parties du Colisée, nous
sommes montés à tous les étages, nous nous sommes assis dans la loge des
Empereurs. Quel silence! quelle solitude! On rencontre dans tous ces
corridors la petite chouette des masures volant presque sur nos têtes,
quand nous passâmes sous les portes voûtées du Colisée, le hibou aux
ailes jaunes jetait son cri du haut du clocher du Capitole.

Combien le silence de la nuit ajoute à la beauté du monument! Nous
étions dans une sorte d'extase, tous les grands souvenirs se
présentaient en foule à notre imagination: nous jouissions de tout le
passé. Les noms de César et d'Auguste erraient sur nos lèvres: nous
appelions ces grands hommes sur les débris de leur patrie. Nous croyions
encore entendre Corine se livrer à ses admirables improvisations, etc.,
etc.

Ce qu'il y a de plus curieux dans les environs de Rome, c'est surtout
Tivoli; nous prenons une voiture pour nous y conduire, et nous roulons
sur la voie romaine appelée Tiburtine: notre compagnon de voyage était
Rossini, compositeur de musique à Saint-Charles et à la Pergola, neveu
du célèbre auteur dont les heureuses inspirations règnent en maître
absolu sur le coeur des dilettanti. Il parlait aussi bien le latin que sa
langue natale. Nous sentons une odeur de soufre, et nous voyons le lac
d'eau bleuâtre de la solfatare; quand on y jette la moindre chose, l'eau
bouillonne; nous achetons des pétrifications de ce lac de soufre. En
avançant vers Tivoli, nous rencontrons, aux pieds des montagnes,
plusieurs ruines parmi lesquelles domine le tombeau de Plautius.

Arrivés à Tivoli, nous traversons l'Anio, qui tombe en bouillons
impétueux et se précipite avec fracas; nous descendons dans la grotte de
Neptune, montagne de roches, qui s'avance sur un abîme épouvantable.
Dans le fond de ce gouffre, on voit encore sur le sommet les temples de
Vesta et de la Sibylle: les nombreuses cascades et cascatelles sont des
plus curieuses et des plus poétiques; l'eau se précipitant dans cet
antre profond, on ressort à travers des roches pour former une petite
rivière, après mille serpentements. Le paysage est animé par des
oliviers, des mûriers, des figuiers et des vignes; on voit des
voyageuses sur de modestes roussins d'Arcadie descendre avec
circonspection les montagnes; des troupeaux paissent sur les
escarpements; les cascatelles paraissent comme des gerbes jaillissantes
et les flots ressemblent à des filets d'argent.

La maison d'Horace est située vis-à-vis des cascades, sur le versant de
la montagne des Sabines, si propice aux émotions et au grandiose.
Apparaît ensuite la maison de Catule, puis celle de Marius; dans le
voisinage est la belle maison des Jésuites et la villa d'Est.

Notre cicerone, convoitant de nouvelles clientelles, faisait ses efforts
pour nous quitter au milieu de ces lieux magiques; il nous laissa près
de la villa Adriana: nous éprouvâmes beaucoup de difficultés pour en
découvrir la véritable entrée; nous promenons dans la ville Adrienne, si
féconde en curiosités et en souvenirs; nous trouvons des artistes
peignant les fresques d'une voûte. L'empereur Adrien y avait réuni tous
les monuments dont la magnificence et la gloire avaient frappé ses
regards. Quelles impressions n'avons-nous pas éprouvées à l'aspect de
ces lieux! ce ne sont plus que des herbes, des ronces, des tronçons de
colonnes, des débris de murailles remplaçant le temple de Jupiter.

Les longues herbes de la solitude croissent partout; des colonnes
jonchent le sol, et sont couvertes de mousse. Nous trouvâmes, au sortir
de la villa Adriana, une source dont l'eau était d'une pureté et d'une
fraîcheur admirables; elle sortait des flancs d'une montagne bordée
d'une haie épaisse de lauriers roses en fleurs; comme nous étions
très-échauffés, nous n'osâmes nous y désaltérer; fatigués de ces
excursions, aux ardeurs du Soleil, et pressés de soif, nous faisons une
longue course sur la route de Rome, pour trouver un liquide désaltérant;
enfin le voiturin nous reprend; cette fois nos compagnons de voyage sont
encore Rossini et un officier de carabiniers.

Tout est disposé en Italie contre la chaleur, et rien contre le froid;
l'hiver, on n'a souvent pour se réchauffer, dans une vaste pièce, que
l'homicide braciajo.

Le lendemain nous promenons au Capitole. Du haut de la tour, on découvre
Rome, Frascati ou Tusculanum, remarquable par le séjour de Cicéron.

Le Capitole renferme un Musée plein de richesses; on y entrait par le
Forum; il est surmonté d'un clocher d'où sort la statue de la Religion:
de chaque côté de l'escalier sont des lions apportés d'Égypte, qui
jettent de l'eau par la gueule: au haut sont Castor et Pollux, une
colonne milliaire avec une boule dorée, et sur la façade du Capitole, on
voit aussi des trophées de Marius.

Les antiques sont fort remarquables; il y a encore les statues d'airain
de Rémus et de Romulus, qu'une louve allaite; on y voit fort bien le
coup de foudre dont elle fut frappée: dans un des palais du Capitole,
est la statue de Marforio, couchée dans la cour, près de la muraille,
c'est contre cette statue qu'on affiche la réponse aux satyres de
Pasquin.

Nous avons visité une boutique où l'on vendait secrètement des
poignards: il y en a pour les Dames, qui sont travaillés avec beaucoup
d'élégance, et elles les portent comme instruments de toilette.

En allant au Capitole, du côté du Forum, sont les prisons Mamertines
dans lesquelles périrent Jugurtha, les complices de Catilina, et où
Saint Pierre et Saint Paul, détenus, ont été délivrés par l'Ange.

À peu de distance du Capitole, est le Campo-Vaccino, célèbre par
l'ancien Forum, le Temple de Jupiter Tonnant, de Jupiter Capitolin, dont
on connaît à peine les traces, et celui de Vesta. La villa Farnèse est
le principal ornement du Campo-Vaccino.

Nous ayons visité un cloaque Maximin fort curieux.

Du côté du Tibre, nous ayons vu les débris d'un ancien pont.

Voici comment pêchent les Romains; ils ont deux carrelets au bout d'un
grand bois tournant, mis en mouvement par un arbre et des palettes ayant
le courant pour moteur: avec ce piège facile, où il y a un appât, ils
prennent en badinant le poisson trop avide.

Près de l'église Saint-Grégoire, se trouve le temple de la Fortune
virile, ensuite les immenses débris des Thermes de Dioclétien, autrefois
destinés aux bains, à la musique et aux fêtes: près des Thermes, sont
les tombeaux des Scipion, découverts depuis sept ans; nous sommes
descendus dans les caveaux sépulchraux, au milieu de cierges et
d'illuminations.

Nous avons ensuite visité Saint-Jean-de-Latran, célèbre par les douze
Apôtres, possédant en outre les chefs de Saint Pierre et de Saint Paul.

Nous voici au pélérinage de la Santa Scala, qu'on monte à genoux; la
porte qui est au haut n'est jamais ouverte; ceux qui l'ouvrent, suivant
la pieuse chronique, n'en ressortent point; la Santa Scala renferme le
sang précieux de Jésus-Christ. On arrive à cette petite chapelle par
cinq escaliers différents, celui du milieu a vingt-huit degrés de marbre
blanc; Jésus-Christ y monta quand il fut conduit chez Pilate.

De là, nous nous rendons au Baptistère de Constantin, qui est admirable;
on y remarque encore les pierres qui servaient à noyer les martyrs; nous
explorons les acqueducs ou grandes arches, les Thermes de Titus, le
temple de Jupiter Vengeur; il ne reste plus de la Roche Tarpéïenne
d'autre importance que son ancienne réputation, ayant été immortalisée
par tant de condamnés.

Nous avons vu le Palais Doria, dont on offrit qu'une partie à l'Empereur
d'Autriche qui s'offensa de ne pas l'occuper tout entier, mais quand il
fut à Rome, il s'aperçut que le quart était déjà trop grand pour son
cortège.

Nous avons admiré le temple de la Concorde, la fontaine des Parfums près
le Colisée, la voie sacrée sur laquelle passaient les Rois et les
Empereurs. Après avoir parcouru la voie sacrée, nous entrâmes dans une
jolie chiesa; nous fûmes étonnés de la fraîcheur et de la beauté des
fresques qui en décorent le Dôme: on remarquait jadis dans une chapelle
de cette église, un petit vieillard qui paraissait abîmé dans les
profondeurs de la mysticité et des extases; on aurait dit qu'il
s'élevait de la terre; c'était le chevalier Bernin, auteur de ce Dôme,
qui paraissait se complaire dans la vue de ses oeuvres sublimes. Nous
visitâmes le temple de la Paix et le Panthéon consacré par Agrippine à
tous les Dieux, depuis à tous les Saints; le corps de Raphaël y repose,
ainsi que celui du célèbre Carrache, fils d'un simple tailleur. Le
Panthéon est un des plus anciens édifices antiques; quoique dépouillé de
ses premiers ornements, il fait l'admiration des étrangers: c'est un
bâtiment qui a autant de largeur que de profondeur; il est sans fenêtres
et sans piliers, il ne reçoit la lumière que par une ouverture au milieu
de la voûte.

La fontaine Pauline ne doit point être oubliée; l'eau tombe par cinq
ouvertures dans autant de bassins, et se répand par des conduits
souterrains dans plusieurs quartiers de la ville.

Les Juifs, à Rome, sont au nombre de sept mille; ils habitent un
quartier isolé où tous les soirs on les enferme et on les garde à vue
pour les préserver de l'intolérance du peuple.

Sainte-Marie-Majeure possède, dans un tabernacle, la crèche de Jésus
naissant, et, dans une niche, l'image de la Vierge peinte par Saint Luc.

À notre arrivée sur la place de la Poste, notre cocher eut une rixe avec
un ami de profession; il y eut un échange de coups de fouets dont nous
manquâmes de devenir victimes dans notre calèche découverte. En même
temps, notre maître d'hôtel nous atteint, et nous annonce qu'un cavalier
du Pape est venu nous apporter une dépêche pour une audience pontificale
le même jour, que M. Vaur, pénitencier français, extrêmement obligeant,
avait sollicitée pour nous. Nous n'avions que trois quarts d'heure pour
nous préparer et nous rendre au Vatican: notre toilette fut rapide; nous
montons en voiture; le Souverain Pontife nous accueille avec des
manières pleines de bienveillance; il paraît témoigner beaucoup
d'affection aux Français et nous donne de précieux souvenirs.

Le Pape Grégoire XVI a une physionomie pleine de bonté; c'est un
théologien habile, doué d'une grande modestie: de simple camaldule de la
banlieue de Vénise, il est parvenu au pontificat et à la tiare par ses
talents.

Nous eûmes une conversation agréable avec son bibliothécaire Monseigneur
Mezzofanti qui parle quarante-deux langues; comme on lui dit que nous
venions de la Bretagne, il se mit à nous entretenir dans l'idiome
bas-breton, dialecte qui nous était inintelligible; il fut obligé de
nous exprimer sa pensée en français et en italien.

Le majordome du Roi de Rome, Monseigneur Fieschi, eut la complaisance de
déranger ses projets, et de nous promener, partout dans les salles, même
dans les cuisines, qui nous ont paru ordinaires. Dans toutes les
Seigneureries ultramontaines, on suit littéralement l'étiquette,
beaucoup d'urbanité et force compliments sont l'assaisonnement de la
conversation.

Les premières glaces que nous avons mangées à Rome, nous ont causé
d'horribles tranchées, soit qu'elles fussent préparées dans des vases de
cuivre, soit qu'elles fussent aromatisées d'eau de laurier.

Nous avons pris des glaces dans d'autres endroits qui ne nous ont pas
ainsi travaillé les intestins. On ne voit partout que soutanes et habits
ecclésiastiques: il est vrai que les avocats et les huissiers revêtent
la toge sacerdotale; mais comme les prêtres dominent à Rome, qu'ils
occupent les emplois et font la police, on ne doit pas être surpris de
les trouver en nombre même dans les cafés; nous avons vu souvent des
ecclésiastiques petits maîtres, fiers comme des abbés de cour, frapper
de la canne dans le café, demander au garçon promptement la gazette, et
perdre patience si on les faisait attendre un peu. Le jeu de billard y
est très en vogue, et les lotteries sont dans tous les coins de rues.

Nous assistons à la belle cérémonie des Palmes, à laquelle figurait
l'ex-roi de Portugal Don Miguel, armé d'une riche lorgnette qu'il
employait souvent à admirer la beauté des princesses romaines; il aurait
dû être pourtant un peu plus modéré, depuis son aventure au bal du
prince Borghèse. En dansant, il s'était épris de belle flamme pour la
princesse, peut-être dans un mouvement de galop, mais l'incendie était
si considérable, que le prince, pour empêcher son désastre, fut obligé
d'appeler Don Miguel à un combat singulier; le Souverain Pontife,
prévenu de l'affaire, la fit promptement cesser, car Don Miguel vit des
bienfaits du Souverain de Rome.

Le grand duc Michel, au nombre des curieux, puisqu'il est encore
schismatique, assistait aux cérémonies de la Semaine-Sainte, dans la
chapelle Sixtine, dont la voûte est ornée des belles fresques du
Jugement dernier, par Michel-Ange; tout le monde sait apprécier cette
oeuvre magnifique du peintre, mais, dans nos pays, nos yeux, adoucis par
les voiles et les gazes, ne pourraient supporter ces chefs-d'oeuvres de
la belle nature.

Les dames n'entrent point sans avoir de billets, tous les hommes
costumés proprement en noir sont admis; le peuple seul ne peut aborder.

Dans les charrettes, les conducteurs ont une grotte qui leur sert
d'abri.

Le commerce de Rome consiste dans la vente de tableaux, de statues, de
reliques et de chapelets.

Notre église est Saint-Louis. M. de Châteaubriand a fait une épitaphe
sur le tombeau de Pauline de Montmorin, jeune personne qui vint mourir
en terre étrangère, après y avoir perdu toute sa famille. Dans cette
église, on fait une prédication française le dimanche.

Le marché est la place Navone; on l'appelle ainsi, parce qu'autrefois on
pouvait facilement l'inonder et y faire voguer des pirogues et des
nacelles pour s'exercer aux joutes marines: la colonne, au milieu de la
Piazza, représente le Nil et ses débordements fertilisateurs. Les palais
Mursini, Pamphili, Saint-André, sont auprès, et le palais Spazza. Le
palais Farnèse est enrichi du sarcophage de Metella Caracalla. Ce palais
a été achevé par Michel-Ange; il est orné de belles statues: celle de
Socrate, l'Apollon du Belvéder, la statue de Pompée, un Hercule appuyé
sur sa massue, trouvé dans les bains de Caracalla, Antonius, la statue
d'Alexandre Farnèse, duc de Parme. Dans la grande salle, on voit le
fameux Taureau; une femme est attachée par les cheveux à une des cornes
de cet animal furieux; deux hommes font leurs efforts pour les pousser
dans la mer du haut d'un rocher; une autre femme avec un petit garçon,
accompagnés d'un chien, regardent ce spectacle: ces sept figures sont
d'un bloc de marbre.

La colonne de Trajan reçut ses dépouilles comme les Pyramides celles des
rois d'Égypte, et sa statue en bronze doré brillait au faîte du
mausolée, comme celle de Napoléon ombrage aujourd'hui la place Vendôme.
Les décombres du Forum Trajan ont exaucé le sol actuel de dix pieds. Sur
les ruines, on a élevé deux églises, dont l'une est dédiée à la madone
de Lorette.

Le palais des Chevaliers de Malte mérite aussi d'être visité; la belle
église Saint-Charles appartient aux Jésuites.

L'église Sainte-Marie-in-Cosmedin est remarquable par une grosse pierre
de marbre percée en cinq endroits; ces cinq trous sont disposés de
manière qu'on pourrait mettre la bouche dans un, le nez dans un autre,
le menton dans celui d'en bas; les deux autres répondent aux deux yeux;
on croit que ce marbre était l'_ara maxima_ dédiée à Hercule, sur
laquelle on jurait solennellement: on dit aussi qu'on mettait la main
dans cette bouche en pierre pour dire la vérité, et que la main se
séparait, si on faisait un mensonge.

Saint Paul, incendié il y a quelques années, maintenant en
reconstruction, excitait notre curiosité.

Nous voulons nous distraire d'avoir été plusieurs jours de suite aux
longues cérémonies de la Semaine-Sainte, dans la chapelle Sixtine, et
nous cheminons pédestrement sur Saint-Paul, que nous croyions peu
distant, il y avait encore une heure de jour; je demandai à un faquin si
nous étions bien sur la route: ce faquin s'offrit de nous accompagner;
malgré nos refus, il persista à nous suivre. Le chemin fut beaucoup plus
long que nous ne le pensions. Théodose a jeté les premiers fondements de
Saint-Paul; il y avait cent quatorze colonnes de marbre blanc prises aux
bains d'Antonin; la voûte était peinte à la mosaïque. Sur la voie
Apienne près de Saint-Paul, on voit encore les débris du cirque
d'Antonin, ainsi que les réservoirs où était destinée l'eau pour les
combats sur mer. À quelque distance, se fait remarquer le tombeau de
Cécilla Metella; c'est un bâtiment de forme ronde dont les murailles ont
vingt pieds d'épaisseur.

Nous quittâmes Saint-Paul à la nuit. Chemin faisant, nous stationnâmes
au petit oratoire où Saint Pierre et Saint Paul s'adressèrent leurs
derniers adieux, en allant au supplice. Le faquin nous escortait
toujours, et de si près, que je fus obligé de le menacer de la canne
bretonne pour le faire aller en avant ou en arrière; il se décida à
prendre les devants: la nuit commençait à nous couvrir de ses voiles
ténébreux, le faquin fit rencontre de gens de son honorable profession;
ils chuchotèrent et formèrent un conciliabule; je crus qu'ils allaient
improviser une attaque à nos bourses; nous fîmes bonne contenance, et
arrivâmes les premiers à Rome, non sans accélérer le pas, toujours
suivis de ce parasite qui vint nous demander la bonne-main dans la
Strada del Corso.

Chose inouïe, dans la nuit du Jeudi-Saint, il est tombé quatre pouces de
neige à Rome, ce qui, au dégel, a occasionné un débordement du Tibre.

Nous sommes allés à Saint-Pierre, au lavement des pieds; nous avons
attendu cinq heures et demie la cérémonie, dans une attitude fatigante
propre à modérer la ferveur; les hommes n'ayant aucun siège. Quel
murmure, quel bruit, quelle confusion! ce sont des flots d'étrangers qui
sortent sans cesse. On cause dans Saint-Pierre, on y rit, on s'y conduit
comme sur une place publique.

Mme Mercier, avec qui je ne pouvais communiquer que de loin, par des
signes, car on sépare dans cette chiesa les maris et les femmes, quitte
le lavement des pieds pour aller au repas des Apôtres, dans la chapelle
Pauline, et elle me perd dans la foule. J'allais cherchant, comme
Orphée, mais sans avoir les doux accents de sa voix, mon Euridice
jusqu'au palais des enfers. Je ne la retrouve, avec grande inquiétude,
qu'au bout de deux heures de pénibles recherches: une mère, repoussée
par ce flux et reflux de la population, perd sa fille, qui se trouve
seule sans l'abri maternel, et que sa mère ne put rejoindre: les hommes
et les femmes sont toujours séparés aux cérémonies de Saint-Pierre. Le
peuple est exclu de la chapelle Sixtine, et ne voit les choses que de
loin. On n'entend jamais de musique dans ces saints lieux; seulement
quelques chants renommés entr'autres le fameux _Miserere_: dans ce
tourbillon de spectateurs, les dames ont souvent des voiles et des
fichus déchirés; plusieurs les ôtent par prudence.

Un vingt francs vaut trois piastres; sept paoli, une baiorque ou un sou.

Voici la manière de compter les heures dans les États Romains: à sept
heures et demie du soir, moment de l'Angélus, commence la première
heure; à huit heures et demie, la seconde, pour ainsi continuer
vingt-quatre heures. À midi de France, il est dix-sept heures et demie.
Le cadran des montres offre de la confusion pour l'étranger; mais les
Italiens trouvent leur manière de compter la meilleure, car, en
regardant à leurs montres, ils savent combien il reste d'heures du jour.

Nous avons acheté des gants de Naples, ils sont d'une si mauvaise
qualité, qu'à peine mis, il n'en restait même pas la forme.

Il y a dans Rome un tel mouvement de voitures qui la parcourent nuit et
jour, qu'on craint constamment d'être blessé. Là un piéton est écrasé
comme une mouche, sans forme de procès. Jamais les dames romaines ne
font usage de leurs jambes; le bon ton s'y oppose; elles préfèrent chez
elles savourer une modeste cuisine, manger des pommes de terre,
sacrifier leur estomac au luxe et aux voitures. Le titre de grand
seigneur est tout à Rome, et le peuple est bien petit. Les cardinaux ont
des voitures magnifiques d'un, très-grand, prix, puis trois laquais
derrière, et devant, des chevaux harnachés de plumes et de panaches; ces
princes mènent un train de cour; ils vivent en seigneurs, leur royaume
est de ce monde, je leur en souhaite la durée dans l'autre; mais des
volcans et des révolutions pourront bien un jour leur faire quitter les
parures éclatantes, ramener la simplicité des premiers temps, l'âge-d'or
de l'église. La croix, de bois et le bâton de l'Apôtre réuniront encore
la grande famille chrétienne. Alors leurs chevaux n'auront plus les
chars brillants et leurs magnifiques caparaçons; ils frapperont la terre
de leurs pieds impétueux et se précipiteront aux combats sous l'égide de
Mars. Au reste, il ne faut point être étonné de voir les dames recevoir
le bras des robes noires; l'usage tolère journellement cette civilité
locale, formule de politesse, que les moeurs régulières du clergé de
France ne pourraient tolérer.

Il y a abondance de demoiselles à marier, dans la proportion de trois
aspirantes et d'un candidat; les signorelle alors doivent tendre des
pièges pour faire la conquête de ces nouveaux Sabins.

Les Romaines sont attachantes; leur beauté est calme et majestueuse;
elles sont dévouées à celui qu'elles aiment.

Nous avons admiré la villa Pamphili; les belles statues sur le palais et
dans les jardins: on y voit de beaux arbres, des chênes d'Italie taillés
en charmille, des lauriers fleuris, des anémones sauvages jonchant les
ailées, grand nombre de jets d'eau, dont un fait même jouer une flûte:
on y voit de jolis parterres, des serres, en espaliers et en paille; des
dessins formés sur le gazon; il ne faut pas s'approcher d'un cabinet qui
vous monde subitement de ses jets humides.

Nous avons de nouveau entendu le beau Miserere de la chapelle Sixtine,
où l'art sublime des accompagnements est si bien ménagé.

Les charcuteries, le soir du Vendredi-Saint; ont la plus brillante
illumination; des paysages animés, des bateaux, des jets d'eau, voilà
leur décoration pour célébrer leur jour de fête, et devenir charnels au
bout de la quarantaine.

À table d'hôte, des Français amènent des demoiselles du Palais Royal qui
figuraient aux cérémonies dans la chapelle Sixtine, comme autrefois la
femme adultère: personne ne jetait la pierre à ces Magdeleine non encore
pénitentes.

Si on ne parle pas l'Italien c'est un avantage de savoir le latin; on
trouve beaucoup d'ecclésiastiques qui connaissent la langue de Virgile
et de Cicéron.

Le palais Borghèse a de très-belles et de très-nombreuses galeries de
peintures, des tables en mosaïque admirables, et de charmants jets
d'eau.

Quand un seigneur fait une invitation, ses laquais viennent, le
lendemain, chercher la bonne-main, et reparaissent chez le convive
jusqu'à ce qu'ils obtiennent une munificence; autrement, quand vous
retournez au palais, ils vous font de gros yeux qui vous tueraient,
s'ils le pouvaient; il paraît que ce sont les seuls gages de ces
brillantes livrées et de ces valetailles respirant le faste et
l'ostentation, copies vivantes de la grandeur de leurs maîtres.

L'impôt est peu considérable, puisque les trésors de la Chrétienté vont
à Rome, pour créer de beaux monuments et faire vivre ces populations
abâtardies.

C'est par mode d'élection que s'opère au conclave la nomination d'un
Souverain Pontife; la tiare et la pourpre ne se transmettent pas par
hérédité. Les grands talents peuvent seuls faire facilement fortune à
Rome.

Le jour de Pâques fut très-pluvieux; les cérémonies eurent de la pompe.
Le Pape, porté dans Saint-Pierre, célébra la messe; c'était un coup
d'oeil majestueux malgré l'absence de dévotion. Près de deux mille
voitures étaient aux portes de la Basilique. Le Pape n'a pas pardonné au
dehors son imposante bénédiction, à cause du mauvais temps, qui fut
aussi un obstacle à l'illumination spontanée de Saint-Pierre.

Mais la ferveur règne peu parmi les assistants; le clergé, les cardinaux
n'en ont pas davantage; ils causent, rient même au confessionnal; le
pénitent, après s'être accusé, reçoit un coup de longue baguette qui lui
procure une indulgence.

Nous sommes allés à Monte-Cavallo, ou le Quirinal; ce palais est moins
grand que le Vatican; il est la demeure du Pape, pendant l'été. Le
jardin est vaste, les allées sont bordées d'orangers, de citroniers, de
grenadiers; les jets d'eau y sont abondants; il y en a qui font jouer un
orgue. Sur la place de ce palais se trouve la fontaine de Trévise, avec
deux chevaux de marbre de Praxitèle et de Phydias, provenant du Forum de
Constantin; le cardinal Mazarin avait un beau palais sur cette place.

La grande salle des Thermes de Dioclétien forme la belle église de
Sainte-Philomèle; le point de vue sur la place des quatre fontaines est
magnifique.

Nous avons admiré la promenade Pincio près de l'Académie Française: la
villa Borghèse, avec ses beaux jets d'eau, est aussi une délicieuse
promenade près le Pincio, où, il ne manque rien pour rendre la vie
agréable; vous y rencontrez un étang, un pont, des grottes, des
fontaines, des volières, des cabinets de verdure et un monde de statues
antiques et modernes. Dans les soirées d'été, il y a de belles fêtes et
de douce musique.

Dans l'église de Saint-Pierre-aux-Liens, se trouve le Moyse,
chef-d'oeuvre de Michel-Ange: dans l'admiration de son ouvrage, il lui
donna par distraction un coup de ciseaux sur le genou, en lui disant:
parle actuellement, il ne te manque que la parole. Moyse est assis,
tenant les tables de la Loi sous un bras, l'autre bras repose
majestueusement sur sa poitrine. Quel regard! ce front auguste, ses
flots de barbe; la bouche est remplie d'expression, la pensée y attend
la parole.

La chiesa Martino possède un magnifique tableau représentant un concile
qui fait brûler les livres d'Arius. Dans l'église de Sainte-Priscilli,
on voit la sainte occupée à recueillir dans un vase le sang des martyrs;
Saint Charles Borromée, sur son siège, catéchise dans une chapelle de
cette église: deux mille cinq cents martyrs sont enterrés dans les
caveaux.

On ne connaît point les sabots; mais on fait usage de mules. Les raisons
sont couvertes en tuile, les rues sont pavées de larges pierres.

Le peuple de Rome ne peut pas se livrer dans le Tibre aux sanitaires
immersions. Les Romains ne sont point amphibies et deviennent exposés à
de nombreuses maladies de la peau. La proscription des bains est une loi
de décence: si des statues, dans la belle nature, sont exposées partout,
c'est qu'elles ne sont vues que sous le rapport de l'art et de la
poésie.

La place Pasquin forme un carrefour où aboutissent quatre rues. Le
fameux Pasquin est une grande statue mutilée, privée de bras, de jambes
et toute défigurée; elle reçoit les épigrammes et, est appuyée contre
une maison.

Une des églises, près la porte du Peuple, a une belle chapelle en
marbre, avec le tombeau d'un jeune seigneur mort de galanteries à trente
ans; on y lit cette inscription: _Peste inguen interit._

Le feu d'artifice du château Saint-Ange, qui a eu lieu le lundi de
Pâques, est magique et d'une grande variété de couleurs; placé dans la
plus belle position, des fusées par milliers se précipitent à la fois
dans les airs, et retombent en étincelles brillantes et tonnantes. Les
chandelles romaines s'élançaient éblouissantes, on eût dit des serpents
de feu assiégeant les murs du mausolée d'Adrien; arrivées au Ciel, elles
redescendaient en pluie d'étoiles; des fusées sifflant comme des flèches
et les tournoyants soleils projetaient sur la place des reflets
fantastiques. L'artifice imitait parfaitement les cascatelles de Tivoli
et la vapeur brillante des eaux; on aurait cru encore apercevoir sur des
nuages Jupiter lançant ses foudres. Les murailles se teignaient de
lueurs rougeâtres, et l'ombre des assistants s'y dessinait sous toutes
les formes. Des bouts de chandelle enfermés dans des cornets de papier
de couleur rangés comme des pots de fleurs sur les galeries, nuançaient
les ténèbres de toutes les teintes de l'arc-en-ciel. L'Ange du château
dominait de sa masse noire et immobile ce tableau pyrotechnique. Les
spectateurs étaient innombrables. Les voitures des seigneurs exposent la
foule, le peuple se fait justice en cassant les vitres.

Les belles filles d'Albano, de Tivoli et de Frascati circulaient la
veille sur les places et dans les rues, étalant au Soleil leur corsage
d'or, leurs têtes chargées de grosses perles et de broches d'argent.

Nous avons visité Saint-Étienne, ou le temple d'Auguste; puis remarqué
la trace des genoux de Saint Pierre, quand Simon le Magicien fut chassé
du temple. À Saint-Jean-de-Latran, les colonnes de marbre sont en si
grande quantité, qu'on en a recouvert plusieurs d'un manteau de plâtre
pour faire des pilastres; elles étaient presque toutes du Capitole;
quelques-unes portent encore la figure des oies qui ont sauvé le peuple
romain; l'urne d'Agrippine renferme les cendres d'un pape.

Les faquins sont d'une paresse sans exemple; nous les avons vus mettre
une couple d'heures à faire ce que nos ouvriers exécuteraient dans cinq
minutes, et voilà ces anciens Romains qui foulent cependant avec orgueil
le même sol sur lequel ont marché leurs ancêtres; ces athlètes,
vigoureux maîtres du monde, qui, dans la ruine de leur gouvernement
politique et de leurs idoles, ont perdu l'enthousiasme de la victoire,
leur virilité, leur énergie guerrière. Nous les avons vus, toujours le
manteau sur l'épaule, avec ces lambeaux d'habillements que ce peuple
artiste drappe encore, jouer nonchalamment au petit palet. La politique
des peuples est peut-être d'avoir de pareils voisins; ce sont des lions
qui dorment, et qu'il ne faut pas réveiller.

Ce manteau, qui ne se dépose jamais, semble former à lui seul tout le
vêtement; il cache des mystères qu'il serait imprudent de vouloir
pénétrer, car le désordre et la saleté sont leurs statuts fondamentaux.

Les mendiants sont hideux et insupportables; on dirait qu'ils
constituent un des pouvoirs de l'état: on ne peut se distraire de
l'importunité de ces malheureux.

Près du Colisée, sont les temples de Romulus et de Rémus, et la statue
colossale de Néron.

Les thermes de Titus sont posés sur l'ancien palais de Néron: au même
endroit se trouve la chapelle de Sainte-Félicité et de ses enfants,
modeste autel des premiers chrétiens au VIe Siècle. Les fresques sur les
voûtes de Néron sont bien conservées; elles ont excité le génie de
Raphaël. Les débris du théâtre Marcellus forment présentement des
boutiques. Sur le trastevère est l'église Saint-Onolpho, où fut enterré
Le Tasse: on y voit la pierre attachée au cou de Saint Calixte pour le
noyer. Dans l'église de Sainte-Dorothée, une goutte du sang de cette
Sainte est conservée, puis il y a une source intarissable d'huile
sainte: auprès est une ancienne caserne française, et la salle de police
des sous-officiers est dans un couvent de bénédictins. À peu de distance
est le temple d'Esculape, proche l'île Tibérine, qui fut formée des
gerbes de grains et des meubles que le peuple prit aux Tarquins, et qui
furent jetés dans le Tibre. L'église de Saint-Barthélemi n'est pas loin:
tous les ans, le jour de la fête du Saint Patron, on y affiche les noms
de ceux qui n'ont pas fait leurs Pâques.

Le carnaval, à Rome, consiste dans d'éclatantes courses de chars et de
chevaux, dans la rue du Corso, sous de nombreux travestissements. Pour
accoutumer les chevaux à ce trajet, on leur donne l'avoine à l'extrémité
où la course doit finir. Les masques jettent par poignées des dragées en
plâtre, appelées Puzzolana; les rues en sont blanches et les voitures en
sont accablées. Les trastaverines, les jambes nues, portent avec grâce
des emphores sur la tête.

Dans la chiesa Minerva est un beau Christ de Michel-Ange: dans l'église
du Capitole Aracheli repose le corps de Sainte Hélène; c'était jadis le
temple de Jupiter Capitolin. Saint Bambino y a un autel et de nombreux
ex-voto sont offerts par les malades, en mémoire de miracles. On va, en
voiture et accompagné de deux prêtres, porter chez les malades Saint
Bambino petit Enfant-Jésus difforme des premiers siècles. Dans le temple
des Bramantes, se trouve l'emplacement où fut la croix de Saint Paul,
martyrisé la tête en bas; les quatre évêques en plâtre sont de
Michel-Ange.

Les théâtres de Rome sont ordinaires, et n'appartiennent pas au
gouvernement.

La plus grande ignorance, dans toutes les classes de la société, se fait
partout remarquer. Les Trastaverins, fiers de leur origine, croient
seuls descendre des anciens Romains, et portent leurs noms.

Un de nos aimables Français, se proposant d'aller admirer le beau ciel
napolitain, dans un moment où on regardait nos avocats, nos médecins,
nos prolétaires comme trop civilisés et répandant avec eux la bonne
odeur du progrès, fut obligé de prendre un nom supposé; pour éviter le
renouvellement de ce moyen, le gouvernement des Deux-Siciles ne vous
admet point sans la recommandation d'un banquier de Rome: la
chancellerie française nous intima ces ordres, et, grâces à M. le duc de
Torlonia, notre passeport fut expédié.

Le lendemain, nous nous levâmes de bonne heure, et, suivant l'usage,
nous attendîmes long-temps le voiturin: un voyageur vint nous rejoindre
aux portes de Rome; il n'avait pas fait de prix avec le cocher, qui lui
demanda trois fois plus qu'il ne devait avoir; une vive dispute s'éleva;
le chef du poste donna enfin gain de cause au voyageur.



CHAPITRE IX.

_De Rome et Terracine à Naples._


Nous voilà donc en route pour Naples, passant par Albano, où est le
tombeau des Horace et des Curiace; nous y vîmes encore un temple
consacré à Esculape, avec le mausolée d'Ascagne et de Pompée. La
situation d'Albano est charmante: la route, à travers les marais
Pontins, est magnifique, bordée de riantes avenues de belles rangées
d'arbres; une grande quantité de bestiaux, de chevaux et de bêtes à
cornes, se trouve sur les marais. Loin d'être rassuré par la vue d'un
paysan, on craint d'être dévalisé; en un instant, cinquante contadins
deviennent cinquante bandits, et le passant ne sait jamais si c'est un
ennemi ou un défenseur qu'il va trouver dans l'homme qu'il rencontre,
surtout à l'époque de la Semaine-Sainte, où de nombreux voyageurs
parcourent ces contrées avec un riche butin. Les Anglais, qui ont jeté
aux brigands des marais Pontins plus d'or qu'il n'en faut pour les
dessécher, ont soin, dans leur budget de voyage, de voter d'avance le
budget des arrestations. Les marais Pontins sont une campagne fertile et
pestilentielle tout à la fois. Envahis par le malaria ou mauvais air,
on ne voit pas une habitation, quoique la nature y semble féconde;
quelques hommes malades attèlent vos chevaux; le sommeil est un
avant-coureur de la mort dans ces lieux. Des buffles d'une physionomie
basse et féroce traînent la charrue, que d'imprudents cultivateurs
conduisent sur cette terre fatale: on a tenté inutilement de dessécher
ces marais, que les montagnes environnantes inondent sans cesse.

Nous arrivons à Terracine, où nous avons fait un excellent déjeûner de
bonnes sardines. Le point de vue est magnifique et les roches
imposantes. Terracine est sur le bord de la mer, aux confins du royaume
de Naples: derrière, est le mont Anxur, couvert d'antiquités; toute la
montagne qui domine Terracine, est chargée d'orangers et de citronniers
en pleine terre; les aloës, les cactus à larges feuilles y abondent.

De Terracine à Naples, la route est embaumée de citronniers, de mirtes,
de lauriers, d'oliviers, de vignes; elle est bordée d'énormes haies
d'aloës plantés autour de jolis vergers: quelquefois les pâles oliviers,
assez semblables, pour la forme et la couleur, aux saules de nos
climats, sont dominés par un palmier à la tête élégante et noble. Ce roi
des arbres du midi donne aux paysages un aspect oriental: c'est la
plante des contrées où le ciel brille: ses branches régulières se jouent
en tous sens au milieu des airs, et les rayons du jour passent par ces
éventails naturels comme à travers les feuilles d'une jalousie. Le
palmier, par la régularité de sa forme, par son feuillage en parasol,
par la légèreté de ses rameaux, qui se détachent du ciel brûlant de
Naples, comme des coups de pinceau sur un fond d'or et d'azur, paraît
l'emblème du soleil lui-même. Du reste, la culture est la même que dans
nos pays. Dans les bourgs, la misère est très-grande, les figures sont
décharnées et livides: la chaussure des indigènes est du cuir attaché
avec des ficelles; les femmes sont parées de leurs cheveux avec une
broche et des rubans de couleur pour les retenir; quelques hommes
portent un caleçon et une petite blouse qui descend jusqu'à moitié de la
cuisse; leurs chapeaux sont à la Robinson.

À Gaëte, les auberges sont assez bonnes. Le choléra, qui y régnait
alors, faisait peu de sensation. Il n'attaquait que les vieillards, les
personnes d'une santé délabrée, les malheureux auxquels des excès de
diète et une nourriture de mauvaise qualité ont altéré les organes
digestifs; mais les disciples de la tempérance et de la modération ont
peu à redouter ce fléau originaire de l'Asie.

En arrivant à Gaëte, nous remarquons le costume leste et élégant d'une
gaëtane: de longues et larges tresses roulées en torsades sur sa tête;
un jupon bleu tombant sous un corset rouge; sa taille fine, sa démarche
gracieuse et ses yeux noirs exprimaient le sentiment.

C'est près du promontoire de Gaëte que Cicéron a perdu la vie.

À la délicieuse Capoue, nous avons changé de voiture, pour visiter
l'ancienne ville et un amphithéâtre fort curieux, différent des autres,
en ce que le cirque était sur la loge des bêtes.

Faisant halte à la nouvelle Capoue, pour réparer nos forces, et trouvant
les mets détestables, nous demandâmes des oeufs à la coque; mais comme
ils n'avaient pas de thermomètre, et que le degré de chaleur
outrepassait, on nous apporta des oeufs durs; nous les congédiâmes pour
en avoir d'autres moins cuits et dans leur lait; pas du tout, on passa
d'un extrême à l'autre; on aurait dit qu'on nous servait des oeufs tels
que la poule venait de les pondre; tempêtant contre le cuisinier, qui ne
pouvait pas gouverner sa cuisine dans le juste milieu, nous nous
bornâmes à faire accommoder la même chose, sous diverses formes, comme
Esope dans sa métamorphose des langues; on nous apporta une omelette,
notre appétit devenant exigeant, nous fîmes la visite d'un placard;
quelle ne fut pas notre surprise, de voir une machine pneumatique
aspirante, foulante et anodine. Diafoirus n'aurait pas demandé un canon
mieux disposé; il y avait de quoi nous faire perdre tout-à-fait l'envie
de manger; nous ne comprenions pas cette alliance de malpropreté; mais
bientôt nous sûmes le but de la mécanique: c'était une presse en étain,
semblable à l'instrument dont Molière s'est servi si habilement pour
effrayer M. de Pourceaugnac, laquelle imprimait au beurre la forme du
macaroni, que les Italiens se plaisent à contempler partout.

La route continue d'être charmante jusqu'à Naples; les terres sont bien
soignées; des corps-de-garde, mieux que sur les voies romaines, y sont
établis pour la sûreté. Dans les campagnes, on cultive le riz; la vigne
se marie à l'ormeau; on voit souvent à une charrette un boeuf et un âne
attelés de front. On éprouve dans ces lieux un bien-être si parfait, une
si douce aménité de la nature que rien n'altère les sentiments agréables
qu'elle vous cause; elle vous inspire une indolence rêveuse dont on ne
se rend pas compte. La douane de Naples est tracassière, et offre
beaucoup de désagréments; les employés sondent jusqu'aux selles des
chevaux: ils fouillent les voyageurs. Le chapeau de Mme Mercier, qu'elle
avait acheté à Florence, et qu'elle n'avait pas malheureusement sur la
tête, est saisi: cependant il avait tout ce qu'il fallait pour
constituer l'usage; coiffe et rubans, rien n'y manquait. Si j'avais été
au fait du clignotement des douaniers, si je leur avais glissé une
piastre dans la main, tout cela ne serait pas arrivé; nous avons traité
amiablement le lendemain, et, pour deux piastres, nous sommes rentrés en
possession. Mais nous avons eu un orage bien plus sérieux, un de nos
compagnons de voyage, amateur de tabac, n'allait jamais sans sa
provision pour deux jours; il ne déclare point une demie livre de tabac
pour son service quotidien; un vieux renard d'employé s'en aperçoit,
fond sur sa proie; aussitôt la dogana juge cette peccadille un cas
pendable; des soldats entourent notre voiture il faut nous envoyer sous
escorte à l'inquisition de la grande douane, subir le sort: le coupable
est menacé de quinze jours de prison, de deux mille francs d'amende; la
voiture et les chevaux du vetturino vont être confisqués; nous cheminons
lentement au milieu d'une haie de soldats, escortés de la populace. Nous
obtenons par grâce de faire monter deux gendarmes dans la voiture pour
rendre l'impétuosité à nos coursiers et nous délivrer des curieux.
Heureusement que le capitaine Martin, maître de l'hôtel du Commerce, qui
savait que nous devions prendre gîte chez lui, fut en même temps prévenu
de notre position difficile, pour nous surtout, détenus dans la voiture
depuis quatre heures, et qui payions les pots cassés, malgré notre
aversion pour le tabac. Comme il était très lié avec un chef de la
grande douane, il éteignit sans difficulté ce feu qui ne valait pas la
chandelle. Nous fûmes remis en liberté; mais ce chef de douane a été
lui-même inquiété pour avoir accommodé cette affaire. Voulant ne pas
perdre un moment, d'autant plus que notre santé n'en souffrait pas, dès
le lendemain nous allâmes admirer l'église royale, où les dames sont
obligées, pour entrer, d'ôter leurs coiffes et leurs chapeaux; nous
vîmes le palais du Roi, d'une, grande régularité, et auprès duquel est
le palais du prince de Salerne; dans la belle rue de Tolède, bordée
d'édifices élégants, et qui a un mille de longueur, les troupes du Roi
défilaient pour se rendre à la revue.

Au milieu de la population de Naples, si animée et si oisive tout à la
fois, nous voyons les lazzarones couchés presque nus sur le pavé, ou
retirés dans un panier d'osier, leur tente et leur habitation de jour et
de nuit; il en est parmi ces hommes qui ne savent pas même leur nom; ils
craignent les ardeurs du soleil, dorment le jour pendant que leurs
femmes filent; on voit des Calabrois se mettre en marche pour aller
cultiver des terres, avec un joueur de violon à leur tête et dansant de
temps en temps pour se reposer de marcher.

Il y a tous les ans, près de Naples, une fête à la Madone, à laquelle
les jeunes filles dansent la Tarentèle au son du tambourin et des
castagnettes; elles ont soin de mettre polir condition, dans leur
contrat de mariage, que leurs époux les conduiront tous les ans à cette
solennité.

L'église de Saint-Janvier possède d'immenses richesses et la tête de
Saint Janvier, évêque de Pouzzoles, avec deux petites fioles remplies du
sang de ce Saint, qu'une dame recueillit le jour de son martyre. Tous
les ans, le premier dimanche du mois de mai, on porte ces reliques à une
procession qui se fait avec beaucoup de pompe, et à laquelle assiste la
famille royale; après la procession, on dit la messe, ensuite s'opère le
miracle; on présente les fioles devant la tête; le sang dont elles sont
remplies, qui est toujours figé, se liquéfie, dit-on, et bouillonne
d'une manière très-sensible; les Napolitains y ont une grande dévotion;
lorsque le sang ne se liquéfie pas, ils disent que la ville est menacée
d'un grand malheur.

Dans cette église, est le tombeau de l'infortuné André II, Roi de
Naples, fiancé à l'âge de sept ans, et que la Reine son épouse fit
assassiner à dix-huit ans.

Dans l'église Saint-Janvier, quantité de Saints, de grandeur naturelle,
sont en argent, ainsi que des fleurs et des chandelliers; le Baptistère
est sorti de Pompéïa, c'est une coupe de porphyre.

Nous nous transportâmes ensuite au Champ-de-Mars, à la belle revue que
le Roi donnait en l'honneur du grand duc Michel: seize mille soldats
étaient sous les armes: les manoeuvres s'exécutaient parfaitement; on
simulait l'assaut d'une forteresse. Les régiments étalaient au champ de
Mars leurs brillants costumes; les officiers chamarés d'or et de cordons
faisaient piaffer à merveille leurs coursiers fringants, respirant
l'ardeur des combats.

Nous nous rendîmes de là aux belles promenades de Chiaia et de la Villa
Réale, si magnifiques et donnant sur le port: leurs délicieuses
situations les rendent très-fréquentées. Chiaia est la corruption de
Piaggia. C'est là qu'on voit des enfants de prince, portés par quatre
laquais sur de riches palanquins. On porte aussi leurs nourrices pour
qu'elles n'échauffent pas leur lait, et l'enfant repose sur un oreiller
de soie bleue garni de blonde. Le jardin du roi, nommé Villa Réale, est
orné de trois rangées d'arbres, de statues, de gazons, de parterres,
d'orangers et de pavillons chinois; il y a une douzaine de fontaines et
un bassin en granit oriental d'une seule pierre. Le roi, revenant de
conduire le grand duc à l'ambassade de Russie, passait dans la rivera di
Chiaia, et eut la galanterie de saluer nos dames. À Chiaia, de
charmantes fanfares étaient exécutées, avec une grande précision, par
les régiments royaux.

Le tombeau de Virgile est à l'entrée de la grotte du Pausilippe; c'est
une espèce de pyramide presque détruite, couverte d'arbrisseaux d'une
riche végétation; un laurier croit auprès; nous avons cueilli et nous
conservons comme un trésor précieux quelques feuilles de cet arbuste;
les cendres du grand poète sont transportées au Musée de Naples.

La grotte Pausilippe, creusée à travers la montagne, abrège la route de
Pouzzole à Naples; c'est un petit coteau, délicieux, couvert de fleurs,
de fruits, de bons vins et de quantité de maisons de plaisance; elle a
plus d'un mille de longueur, quarante pieds de haut et trente pieds de
large; elle est pavée de pierres de lave; il y a, au milieu, une Madone
pratiquée dans le roc, devant laquelle brûle une lampe: de cette grotte,
on sent déjà l'odeur de la Solfatara; elle fut faite en quinze jours par
cent mille hommes; rien n'est comparable à la température de l'air qui
règne dans cet endroit; on entend résonner des voitures sous les voûtes
qu'éclairent des fanaux.

La route de la Solfatara est entourée de champs abondant en hauts
peupliers, mûriers, unis l'un à l'autre par des vignes qui se suspendent
à leurs fronts, sous lesquelles croissent et passent, pour ainsi dire,
tour-à-tour, dans une année, trois ou quatre moissons.

Des monceaux énormes de pierres d'une couleur gris de perles, recouverts
de cristallisations de soufre jetées sur la voie, nous annonçaient le
voisinage de la Solfatara.

La Solfatara est un ancien volcan éteint où l'on tire et clarifie le
soufre: le sol retentit comme une voûte qui menace à chaque instant de
s'écrouler, pour faire place à un lac; puis nous vîmes l'immense
réservoir Cinto Camarille, que les Romains avaient fait construire pour
avoir de l'eau en toutes saisons; il y a auprès un amphithéâtre
remarquable, avec un autel dédié à Saint Janvier, des mosaïques et des
symboles de sa décapitation.

La ville de Cumes est située entre Monte-Vecchio et Monte-Novo, montagne
formée dans une seule nuit, sortie du lac Lucrin, que des pêcheurs
cherchèrent inutilement pour retrouver et leurs barques et leurs filets.

Dans le même jour, nous avons vu encore le temple de Jupiter Sérapis, où
il y a trois espèces d'eaux thermales, purgatives, rhumatismales et
diaphorétiques, puis le vase où tombait le sang des victimes.

Le beau Ciel de Naples, souvent sans nuages, d'un azur si ravissant et
si pur, nous faisait désirer d'y prolonger notre séjour: heureux les
habitants, s'ils savaient apprécier le bonheur d'un des plus beaux
climats du monde.

Les Italiens sont obligeants par caractère, et quand on emploie avec eux
les formules de la politesse, ils sont toujours disposés à vous rendre
service.

Nous étions fort bien à l'hôtel du Commerce, chez le capitaine Martin,
Strada di Florentini; la table d'hôte est de trois francs par tête, elle
est bien servie; les domestiques parlent français, ces officieux laquais
vous dispensent du soin de couper les viandes; ils les dissèquent
proprement, commencent par servir les dames, puis font le tour de la
table avec beaucoup d'attention, sans répandre des graisses sur les
convives.

Les tables d'hôte sont fort amusantes; elles ressemblent à une espèce de
lanterne magique, où l'on voit passer des gens de tous les pays, de
toutes les conditions, de toutes les opinions, où l'on entend parler
toutes les langues et où le plaisir que l'on trouve est un changement
complet d'habitude. On voyage, on se quitte sans se dire adieu; si les
mêmes hommes ne se rencontrent plus, il s'en rencontre d'autres, ce qui
suffit aux habitants, d'un monde fugitif. Quand on se fait servir du
café au noir, on trouve autant à manger qu'à boire.

Le lazzarone, à la peau brûlée et presque noire, est en général bien
fait; il a la figure martiale et à caractère tout à la fois; il poursuit
la carrière que le hasard a ouverte devant lui; il dort où le soleil le
surprend souvent à demi-nu; il se soumet au travail par indolence comme
à une nécessité; il en dissipe le salaire sans calcul du lendemain; la
faim est sa réserve, la privation sa ressource; il n'a souvent qu'une
chemise ou une espèce de manteau brun à capuchon dont il laisse pendre
les manches. Les lazzaroni sont vigoureux et constitués comme les
anciens athlètes; ils ne contractent aucun mariage civil ni religieux;
ils n'ont point de ménage. Ils portent des culottes flottantes terminées
au-dessus des genoux, qu'ils laissent à découvert. Le lazzarone va
étancher sa soif dans des flots d'aqua gelata ou de limonade.

Notre chambre était d'une piastre par jour.

Nous avions à notre service un domestique de place qui nous, coûtait
journellement une piastre; c'était un ancien brigadier de gendarmerie,
membre de la Légion-d'Honneur, fort bon homme et fort intelligent, nommé
Michel; nous avions encore à notre usage une voiture à trois chevaux, du
prix chaque jour de quatre piastres. Par ce moyen, nous pouvions voir
beaucoup de choses en peu de temps; nous nous étions associés, seulement
à Naples, avec M. et Mme Pérignon, peintre distingué de Paris, qui
partageaient les frais de voiture, de domestique de place et de
nombreuses bonnes-mains.

Après avoir vu les belles églises de Rome, celles de Naples paraissent
fort ordinaires, ainsi que les statues, malgré qu'il y ait de grandes
richesses.

On voit des barbiers, des marchands de légumes, de fruits, de poissons,
de macaroni; des cuisines qui, sous la protection d'une Madone,
s'installent rapidement et ont toujours une nombreuse clientelle; des
toiles ambulantes abritent ces boutiques où sont déposés, sur une couche
de plantes marines, des coquillages et des poissons vivants dont les
écailles reflètent mille couleurs.

Voulant connaître toute ce qu'il y avait de curieux, surtout dans ce
pays, qui est entièrement mytologique, nous partîmes pour l'Achéron, lac
des enfers, ou lac Fusaro, sur lequel se trouve une maison de campagne
du Roi, pour les parties de pêche; nous y avons mangé des huîtres
délicieuses et de l'excellent poisson spinola; nous saluons les Champs
Élysées, trouvant qu'il était trop tôt aller jouir des délices de
l'Olympe; nous fûmes ensuite nous spiritualiser aux temples d'Apollon,
de Mercure et de Vénus.

Les bains de Néron, ou étuves de Tritala, sont une voûte très-vaste et
très-soignée à l'extrémité de laquelle se trouvent des sources d'eau
bouillante qui peuvent durcir, des oeufs à l'instant; un Français (et que
n'ose un Français!) voulut y pénétrer; mais il en fut mal récompensé; la
chaleur l'avait suffoqué à tel point, qu'il ferma pour toujours les yeux
à la lumière.

La voluptueuse Baia, où Marius, Sylla, César, Néron, etc., vinrent si
souvent jouir des délices de la vie, n'est plus qu'une côte abandonnée,
que rongent les flots qui la battent sans cesse. Quelques débris de
villas et de temples romains ont encore survécu au naufrage du temps.

Le lac Lucrin et le lac Agnano sont voisins de la grotte de la Sibylle
de Cumes: on ne voit presque plus de trace de l'ancienne ville de Cumes;
c'est un désert inculte semé de quelques pierres; l'Arco Felice est près
de la mer; on voit encore les fragments d'un temple de la Sibylle;
quelques habitations semblent être elles-mêmes des ruines, et leurs
possesseurs sont souvent dévorés par la misère et la maladie. La voûte
souterraine est très longue; des faquins vous portent sur les épaules
comme un précieux fardeau; d'autres vous éclairent avec des torches: les
torches produisaient les images les plus fantastiques sur ces murailles
noires et condamnées à l'ombre éternelle. Les faquins vont même dans
l'eau, pour vous conduire dans l'endroit où la Sibylle se baignait, le
lieu où elle allait s'asseoir, celui où Néron la regardait. L'air manque
un peu dans ces réduits obscurs, encore empreints de fresques; enfin,
nous revoyons la lumière; il est bon d'être plusieurs pour imposer aux
portantini qui vous dévaliseraient facilement dans une semblable
exploration.

Au milieu du Cap Misène, il y a une source d'eau douce qui surgit du
fond de la mer.

C'est ici la grotte du Chien, au pied de la montagne Spina, dans
laquelle il y a un fort dégagement d'acide carbonique à odeur de
champagne, et qui éteint la lumière; les animaux ne peuvent respirer
dans cette grotte, le pistolet même ne part pas.

Notre cocher alimentait ses chevaux avec le caroube, les lupins, les
fèves et le chiendent; les autres fourrages sont très-rares; on nourrit
un cheval pour quatre carlins ou deux francs par jour tout compris. Le
grain est si abondant, qu'il y a de quoi fournir l'Italie; on en exporte
en quantité, ainsi que de l'huile et de la soie. Le beurre vaut trois
francs la livre.

À Naples comme à Rome, des sermonaires prêchent parfois dans les
Carrefours et sur les places publiques, malgré le roulement des
voitures, le cliquetis des armes des soldats, le luth harmonieux des
bardes et des troubadours, les scènes burlesques de Polichinelle.

Il y avait hier grand spectacle: nous avons vu jouer le _Siège de
Calais_ et une pantomime équestre. Le théâtre de Saint-Charles est
magnifique, bien décoré; le roi et le grand duc Michel y assistaient; en
l'honneur de ces princes, il y avait grande illumination. Les diamants
ruisselaient et étincelaient sur le front et les épaules de ces belles
Napolitaines, et la loge royale était parée avec une magnificence
inaccoutumée. Les danses ne sont pas si gracieuses qu'à l'Académie
Royale de Paris; on croirait voir danser les Sauvages Américains; d'un
autre côté, la musique est divine.

Que d'émotions nous eussions éprouvées en terminant la soirée, si nous y
eussions entendu M. et Mme Duprez réunir tous les suffrages avec la
ravissante Mme Malibran, dans la _Somnambula_ et les Cavatines de _Don
Juan_. Le souvenir de ces artistes est encore présent à Naples; chacun
nous en entretenait; nous étions flattés de leurs victoires, et l'on
conserve aussi toujours dans ces lieux la mémoire de la liaison intime
de ces célébrités; on nous faisait comme assister à ces charmants
soupers qui les réunissaient chaque jour tous les trois à la même table.

La gloire de Duprez a quelquefois éprouvé des éclipses, des vicissitudes
et l'ingratitude ordinaire du public; il joua le rôle de _Polione_, dans
_La Norma_, par déférence pour Mme Malibran, son amie, il était, ce qui
lui arrivait rarement, fort enrhumé, et cette indisposition ayant pris
un caractère sérieux dès la seconde représentation, il s'efforça de
chanter, sans en avoir préalablement fait prévenir le public. Duprez fut
sifflé à outrance à sa sortie, et le Ministre de la Police lui dit même
que: «_Quand on était premier ténor, on ne devait jamais être enrhumé,
parce que cela pouvait compromettre l'ordre public_.» Duprez supporta la
tempête avec courage, mais Mme Duprez, qui remplissait dans la même
pièce le rôle d'_Adalgisa_ de _la Norma_, fut applaudie à trois reprises
différentes. Ce petit échec maladif n'a pas empêché de rendre par suite
à notre illustre chanteur, l'enthousiasme et le délire napolitain, dans
_la Lucia di Lamermoor_, de Donizetti. Duprez, jouant le rôle de
_Ravenswood_, a fait vibrer une voix magique qui a été saluée par des
tonnerres d'applaudissements.

Après avoir récolté une ample moisson de gloire et mûri son talent à la
chaleur vivifiante du soleil italien, notre virtuose, embrasé du feu
sacré, retourna avec sa dame dans sa patrie, ranimer le génie musical,
briser les entraves qui arrêtaient son essor, et cueillir, de nouvelles
palmes et de nouveaux triomphes.

La façade du théâtre Saint-Charles, un peu sévère, est composée d'un
portique sous lequel circulent les voitures. Le vestibule est grandiose,
les corridors sont spacieux, la salle est plus grande que celle de
l'Opéra à Paris; il y a six étages de loge, trente-deux à chaque rang:
ces loges peuvent contenir environ douze personnes. Toutes les places du
parterre sont numérotées et séparées; c'est un usage général en Italie;
on peut retenir son billet huit jours à l'avance, sans augmentation de
prix; la salle est toute entière dorée de haut en bas; les loges sont
drapées en bleu; celle du roi est en face du théâtre, au-dessus de la
porte d'entrée du parterre; elle est soutenue par deux palmiers dorés,
décorée par deux rideaux que soulèvent des génies; les peintures du
plafond de la salle, représentent le Parnasse; au-dessus de la scène est
une horloge composée d'un cadran sur lequel des amours indiquent les
heures; entre chaque loge est un candélabre d'or et d'argent, à cinq
branches; derrière chaque loge est un petit salon pour l'agrément des
spectateurs.

Il y a encore le théâtre Comique des Florentins; les Napolitains aiment
beaucoup les petits spectacles; ils sont surtout amateurs de
marionnettes; il y avait un acteur de cette espèce âgé de quatre-vingts
ans, qui faisait rire les Napolitains depuis soixante ans, dans son rôle
de Polichinelle. Ces polichinelles et saltimbanques, toujours gais et
fantasques, faisaient tressaillir la multitude ébahie.

Les cafés, les boutiques, les promenades, les lieux publics sont pleins
dès le matin jusqu'à midi de toutes sortes de gens; à midi, on se
couche; une heure avant la nuit on se lève, on se rhabille, on entre au
café ou bien l'on monte en voiture pour se promener à Chiaia; ou le long
du Pausilippe; le soir on va à l'Opéra.

On ne voit pas sur les lèvres des Italiens, la raillerie piquante, le
rire sardonique.

Le mouvement de la rue Saint-Honoré n'est pas comparable à celui de la
Strada de Tolède, les places, les rues, pleines de population, sont
continuellement sillonnées par une multitude de voitures et de petites
calèches qui voilent tant elles vont vite, et l'on craint d'écraser les
enfants. Enfin les boutiques et les maisons semblent inondées
d'habitants.

C'est sur la terrasse ou loggia, qu'au déclin du jour on vient chercher
le repos et le souffle de la brise du soir.

La ville de Portici a le beau palais que Murat avait occupé; il y a des
salles en porcelaine de Chine; le palais du prince de Salerne, la Bella
Favorita, est au commencement de la ville; on voit, peu loin de là,
Torre del Greco, brûlé neuf fois par le Vésuve: dans ces lieux, toutes
les constructions sont sur la lave.

À Naples et sur les routes, on a sous les yeux un continuel tableau des
misères humaines: des hommes ne pouvant mouvoir qu'une seule jambe
suivent une voiture au grand trot des chevaux, et cela pendant un long
trajet, demandant toujours la carita: des aveugles, des estropiés
courent après vous; il y en a qui ont la forme de spectres hideux, de
cadavres difformes; des cancers leur ont rongé le nez et les yeux; leur
aspect fait reculer d'horreur. Les moines, si multipliés dans ces lieux,
s'opposent à la formation de dépôts de mendicité, disant que nous devons
toujours voir le spectacle fidèle des misères humaines pour être plus
humains.

Nous entrons enfin dans cette merveilleuse Pompéïa, dérobée et conservée
pendant dix-huit siècles; notre domestique de place n'a pas permission
d'entrer; c'est un militaire invalide qui doit nous promener dans cette
ville antique que la cendre a préservée du temps dévastateur. Il n'y a
point de monuments qui inspirent plus d'intérêt que ceux de Pompéïa:
tout se trouve tel qu'il était le jour de la terrible catastrophe qui la
fit disparaître sous les couches volcaniques. L'épaisseur de la fumée
obscurcit, du temps de Pline et de Titus, l'an 79, le soleil en plein
midi; la mer se recula plusieurs fois et laissa les ruisseaux à sec; une
grande pluie étant survenue dans le temps que l'air était le plus rempli
de cendres, cela fit un mortier qui tombait par moment sur la terre; des
fleuves de feu coulaient jusque dans la mer; des villages furent
renversés; les dernières secousses ébranlèrent la ville: on entendit un
bruit souterrain plus épouvantable que le tonnerre, qui retentit jusqu'à
Rome et jusqu'en Égypte; en ce moment, les villes de Pompéïa et
d'Herculanum furent ensevelies avec la plupart des habitants qui étaient
au spectacle public, suivant le narrateur Dion: nous ne partageons pas
cette opinion.

La première maison qui s'offre à nos regards est celle d'Arius Diomède;
dix-sept personnes de sa famille sont trouvées victimes de l'éruption:
Diomède lui-même meurt dans son jardin: nous avons examiné les amphores
qui servaient à conserver son vin, pour faire des libations à Bacchus;
dans la distribution de son appartement rien n'est oublié; depuis son
boudoir jusqu'à la salle de ses femmes; les fresques sont encore
parfaitement conservées; mais des figures obscènes ont été transférées au
Musée de Naples; les appartements ne sont pas de grande dimension; tous
construits avec la lave et la pierre ponce. On voit le tombeau de
Diomède et la salle à manger après les funérailles.

Nous avons visité le cimetière, où se trouve le tombeau du commandant
des anciens, de Luc Libelle, etc.; l'ossuaire est adjacent, ainsi que le
four pour brûler les corps. Pompéïa avait environ trente mille âmes de
population.

Les rues sont pavées de larges pierres et ornées de beaux trottoirs
paralelles. Il y a des maisons à l'enseigne de Priape: les lits comme
chez les Turcs touchaient presqu'à terre: on voit sur les pavés ou
dalles la trace des roues de voiture. Les fontaines sont à
l'embranchement de deux rues. Les fours avec des pains dedans et des
moulins pour les grains sont encore très-bien conservés et de même forme
qu'aujourd'hui; dans les maisons de cabaret on aperçoit la tache faite
par les verres à liqueur sur le marbre; les marques de l'ancienne douane
existent encore.

Nous nous sommes promenés dans la maison de Salluste; nous avons vu sa
table à manger: son jardin est petit; mais tout est symétrique; son lit
en fer ressemble à ceux d'aujourd'hui. Dans les temples de Faune et de
la Fortune, on trouve seulement la pierre purpurine.

Le tribunal, immense et imposant, est entouré de belles colonnes; la
prison est sous la salle où siégeaient les juges.

On fouille depuis cent vingt ans, et on transporte au loin les cendres,
de manière à donner une libre circulation dans la ville: un tiers
seulement de cette cité, entourée de murailles, est découvert.

Nous avons parcouru la rue des douze vérités qui sont Minerve, Junon,
Apollon, Diane, etc.; elle conduit au temple d'Isis, puis à un
magnifique amphithéâtre.

Il y a un théâtre comique, une fontaine en mosaïque de la plus grande
beauté; les salles de bains n'ont point été oubliées.

Épuisés d'explorations longues et curieuses, nous nous sommes restaurés
d'excellent vin de Pompéïa et du fameux champagne d'Ischia. On a trouvé
des statues, des médailles d'or et d'argent, des vases, de toute espèce,
des chaînes pour les criminels, des bracelets pour les filles, des
candélabres, une balance avec un poids ayant la forme d'un Mercure, une
bague avec le mot Ave; la bibliothèque de Salluste; les parchemins du
consul Pansa.

Tout existe à Pompéïa. L'homme seul a disparu. On a trouvé dans
l'atelier d'un statuaire les ciseaux que la mort fit tomber des mains de
l'artiste.

Dans la maison de Faono, à cause du beau Faune en bronze qu'on y a
trouvé, on a découvert la plus belle mosaïque: c'est un grand tableau
historique qui représente la bataille d'Alexandre et de Darius.
Vingt-six guerriers et quinze chevaux de dimensions presque naturelles
forment ce groupe admirable; les plus beaux édifices publics sont: le
Grand Portique, le Forum, le Panthéon ou Temple d'Auguste.

On a retiré des oeufs bien conservés, du blé, de l'huile, du vin, des
réchauds avec leurs charbons et leurs cendres, des provisions dans des
magasins, qui consistaient en dattes, châtaignes, figues sèches,
amandes, prunes, aulx, pois, lentilles, petites fèves, de la pâte et des
jambons. On a découvert des tableaux du meilleur goût, puis la maison
entière d'un barbier. La boutique de cet artisan, les ustensiles, les
bancs où les citoyens se plaçaient en attendant leur tour, jusqu'aux
épingles qui servaient à la chevelure des femmes; on a obtenu des
instruments de chirurgie, tout est du plus beau travail; rien n'est
comparable à un Faune qui dort, à deux jeunes lutteurs qui sont nus. Ils
vont lutter, on a peur, car on a oublié qu'ils sont de bronze.

On appelait la salle à manger triclinium, parce que l'on plaçait trois
lits autour d'une table; dans les maisons riches, il y avait des salles
à manger d'été et d'hiver; on restait à volonté à demi-assis, le bras
gauche penché sur un coussin; il était d'usage d'apporter sa serviette
avec soi; à peine assis, des esclaves versaient de l'eau sur les mains,
ôtaient les sandales, nettoyaient les ongles. Le pavé d'une salle en
mosaïques représente toute sorte de débris de repas, comme s'ils fussent
tombés naturellement à terre.

À la fin du repas, on faisait circuler la coupe d'amitié, c'était un vin
miellé: le maître buvait le premier, ensuite les convives, quelquefois
on effeuillait des roses dans la liqueur.

Les candélabres étaient le meuble le plus élégant, quelques-uns
représentaient une tîge bourgeonnée, d'autres un bâton noueux, la
plupart en bronze. Lorsque le pavé de lave se brisait, on comblait les
intervalles, et on scellait les fragments avec des chevrons de fer qu'on
voit encore.

Dans le temple d'Isis, on égorgeait les victimes, le sang coulait par
une rigole pour se rendre au milieu d'un bassin où il allait baigner la
tête du prêtre, dans une petite hambre qui servait de sacristie. Dans le
sanctuaire, il y a six colonnes. Au coin de l'autel, il y a deux portes
par où les imposteurs se glissaient entre les murailles et l'autel pour
faire parler la divinité. Les plus riches compositions de la renaissance
s'inspirèrent de ces élégantes créations.

La maison d'Aufidius est délicieuse; les peintures à fresques sont
charmantes; c'est Venus et Adonis dans le bain, le jeune Narcisse, le
joli Mercure; on croirait qu'ils viennent d'être peints.

On trouve peu d'ossements humains à Pompéïa, parce que le peuple avait
pris la fuite dès les premières hostilités du Volcan; les riches seuls
étaient restés pour garder leurs maisons et en empêcher le pillage: ces
faits sont consacrés par la tradition.

Nous sommes revenus à Portici, assis sur Herculanum, entre le Vésuve,
qui fume, et la mer, qui bouillonne à ses pieds. Enfin rendus à Résine,
nous descendons à quatre-vingts pieds de profondeur dans Herculanum,
ensevelie pendant seize siècles sous une couche de grapilio, espèce de
pierre ponce de la grosseur d'une noisette; on nous éclairait à la lueur
d'un flambeau, sous une voûte humide; le Théâtre est grand et
magnifique, on en admire la solidité; la façade est ornée de belles
colonnes de marbre, et les décorations étaient très-riches. Le portique
du Forum avait plusieurs statues équestres en marbre; les rues
d'Herculanum sont dans le genre des rues de Pompéïa; il y a des
trottoirs, des fresques, des mosaïques, mais on a été obligé de
recombler tout cela, dans la crainte d'occasionner l'éboulement de
Résine et de Portici, bâties sur Herculanum.

On voit le moine, sur la route de Portici, tirer par la bride sa mulle
rétive, et des corricoli à caisses fort étroites, vernissées de mille
couleurs, pouvant contenir deux places et chargées de sept ou huit
personnes, dont les unes sont entassées sur les brancards à sièges
élastiques, le cocher, à bonnet rouge et veste brodée, tient les guides;
un autre en arrière excite du fouet aigu sa haquenée à flancs décharnés,
parée de fleurs, de plumes, de reliques; le filet suspendu comme un
hamac, sous le train, porte aussi quelques enfants et le cane du
vetturino.

Il y a encore de belles églises à Naples, c'est celle de Jésus, où sont
des reliques de Sainte Philomèle; les précieuses dépouilles des Saints
sont enrichies de leurs têtes au-dessus de leurs os; la Santa Chiesa
possède l'intérieur du Temple de Salomon, le Tombeau de Charles d'Anjou,
de la Reine d'Anjou et de son fils; le choeur des Religieuses
Franciscaines est remarquable. L'Inquisition n'est point en désuétude,
et est dirigée, par les Augustins. Les loteries s'expédient comme à
Rome, sur les mêmes échelles.

Les Calabrois mettent une Madone sur leur charrette; ils ont souvent
dans la même poche chapelet et stilet, outre le portrait de la Madone,
suspendu à leur cou, ils ont encore l'image de leur patron. Mais,
soigneux de leurs aises, ils sont toujours juchés sur leurs charrettes.

Les Italiens n'ont souvent qu'une cheminée; c'est à la cuisine qu'il
faut se chauffer, et on est obligé de se contenter du scaldino.

Le gouvernement commence à s'occuper de l'instruction du peuple. Il a
créé des écoles primaires et secondaires. Dans le couvent des Carmes, on
voit encore l'endroit où Masaniello fut assassiné, trois jours après la
formation de sa république.

L'aspect des édifices est fort beau; les toits sont presque entièrement
plats, il y a des balcons avec des fenêtres vitrées; on vend sur les
petites boutiques, dans les rues, de l'eau à la glace, avec des piles de
citrons, d'oranges; des jets d'eau s'élancent entre des fleurs
odorantes; enfin, voici les souhaits que nous avons partout entendu
faire: voir Naples, y jouir et puis y vivre.

À Naples, on ne sait guère ce qui se passe à Rome, et réciproquement: en
général, les Italiens voyagent peu, et où iraient-ils pour trouver un
plus beau climat?

La population du royaume est prodigieuse, on y vit à peu de frais, on se
contente de peu: la mer nourrit de ses poissons, de ses coquillages; la
cendre du Vésuve, de fruits, de vin et de blé, et les Apennins
désaltèrent le Napolitain de leur neige.

Quand le lazzarone a gagné de quoi vivre pendant quelques jours, il se
repose, se promène ou se baigne. Le sexe est très-laid; la beauté
s'altère promptement, attaquée par le climat, l'éducation et les moeurs;
les hommes se conservent assez bien.

Cicéron venait aussi savourer les délices de ces charmants rivages. Nous
avons vu sa maison de campagne à Baïa.

Les Camaldules circulent encore dans le royaume de Naples, vêtus de
blanc, de rouge, et le visage voilé; ils ressemblent aux ombres
infernales qui accompagnent les morts chez le dieu des enfers.

Enfin, on peut dire que le climat de Naples est si doux et si tempéré,
qu'on y voit ensemble les beautés du printemps avec les richesses de
l'automne. Dès le mois de janvier, la nouvelle année a déjà produit des
fleurs, des pois verts et des artichaux, et l'on y trouve encore la
terre chargée de melons, de raisins et des autres fruits tardifs de
l'année précédente. Les marchands ont la coutume de surfaire une fois de
plus que ne vaut la chose.

Le palais Capo di Monte, bâti par Charles III d'Espagne, est une des
maisons de campagne du Roi; nous y avons admiré de bien belles fresques,
un horizon très-étendu; notre guide nous a fait entendre un orgue
magnifique qui imitait parfaitement le piano; c'était un objet de
récréation pour les jeunes princes. Plusieurs salles sont revêtues des
tapisseries des Gobelins de Paris.

Nous avons voulu visiter une seconde fois le tombeau de Virgile, qui
appartient à M. de Jourdan, Napolitain. Alors ses poésies se
représentaient délicieusement à notre esprit, et nous jetaient dans
d'indicibles ravissements.

En parcourant les Catacombes, nous avons vu l'autel où Saint Janvier
disait la messe, sa chambre, puis tout un populeux quartier de tombeaux,
le souterrain se continuait jusqu'à Pouzzole et au Champ-de-Mars; ils
ont été creusés par les Chrétiens de la primitive église, pour se
dérober aux persécutions.

Ce n'est qu'avec une terreur religieuse qu'on pénètre dans ces lieux; on
craint à chaque instant de heurter quelques débris humains; cette
montagne d'ossements est un spectacle affreux et imposant.

Le Musée de Naples, appelé Borbonico, est peut-être le plus curieux qui
soit dans le monde, possédant les trésors de Pompéïa et d'Herculanum;
des bagues, des boucles d'oreille, des bracelets, comme ceux de nos
jours, quantité de vases, des candélabres, de belles peintures, des
fresques admirables, des momies de deux mille ans, avec cheveux sur la
tête, des statues en bronze infiniment remarquables; une clef de pompe,
mastiquée d'un bout, fermée de l'autre, renferme de l'eau depuis le
désastre de la cité; nous l'avons secouée et nous nous sommes assurés du
fait.

Plusieurs fois, après nous être délectés de la musique qu'on entend
ordinairement sur la place, près le palais du Roi, nous allions jouir de
la vue lointaine et imposante du Vésuve: au demi-jour, le cratère
paraissait s'ouvrir et se préparer au spectacle d'une éruption. Dans
cette espérance, nous nous déterminons à aller lui faire visite. Nous
retournâmes donc le lendemain à Résine, route du Vésuve, et où demeure
le guide Salvator, dont la réputation pour connaître les mystères et
l'avenir du Vésuve est européenne. Nous laissâmes notre voiture à la
porte de cette illustre renommée volcanique, et nous nous munîmes
d'excellents roussins d'Arcadie, montures locales et exquises pour nous
rendre sans précipitation et à pas sûrs, au-delà de l'Ermitage, aux
pieds du mont bitumineux. Je caracolais pompeusement, à l'instar de
Balaam et comme un fashionnable, sur une légère Mascarone (c'était son
nom) que son maître suivait derrière, à grands pas, et s'évertuait en
lui administrant sur les jambons force coups de canne, à conserver sa
réputation de pétulante marcheuse, mais ayant oublié ce jour-là de lui
donner la nourriture quotidienne et restaurante, au milieu de la route,
mon modeste coursier, malgré les excitations et les coups peu soporeux
que son maître avec dextérité faisait pleuvoir sur elle comme les coups
de marteau sur l'enclume, ou plutôt on aurait dit un orage de grêle; un
spasme et une faiblesse s'emparent du quadrupède; il se roule sur la
cendre et la lave; prévoyant une catastrophe, par prudence, mes pieds
n'étaient point engagés dans les étriers, et je pus sans être demi-mort
ou demi-boiteux, me remettre lestement sur les jambes, quoiqu'un peu
maltraité de boeuf à la mode, par les sauts et soubresauts de ma rustique
et lourde monture; j'essayai un autre âne, et, pour cette fois,
j'arrivai à l'Ermitage sans autre aventure fâcheuse. Nos montures
répondaient par un coup d'oreille à leurs noms. En Angleterre, on les
défigure et on leur coupe les oreilles, ce qui les rend moins
intelligentes et plus sourdes à la voix de leurs maîtres. Encore nous
apparaissait le froid serpent qui levait avec fierté la crète de son
front superbe; la belle verdure des trèfles incarnats et des vignes du
Lacryma Christi venait réjouir notre vue. La vigne élance ses rameaux et
donne l'espoir de propager ses bacchiques trésors.

Nous saluons chemin faisant la maison de Pergolèse, auteur, à vingt-sept
ans, de son immortel Stabat, et les Solitaires du Vésuve; c'est une
espèce de caravansérail, ou lieu de station pour le repos des voyageurs;
c'est encore un oasis au milieu du désert; ces pieux cénobites nous
offrirent des rafraîchissements et le livre contenant la pensée des
visiteurs: nous y trouvâmes des calomnies et des turpitudes si atroces
et si plates, que nous ne voulûmes point y laisser figurer nos noms.

Nous continuons de cheminer; dès ce moment, des gendarmes nous
escortent; on a pris ces précautions depuis l'assassinat, par des
brigands, de quatre Bolonais qui venaient visiter ces lieux: on paie sa
sûreté en donnant une bonne-main aux gendarmes: des loups, des bêtes
sauvages se montrent dans ces déserts.

Nous voici au bas du Vésuve! C'est donc là ce formidable volcan qui
brûle depuis tant de siècles; qui a subjugué tant de cités, qui a
consumé des peuples, qui menace à toute heure cette vaste contrée, cette
Naples, où dans ce moment on chante, on danse sans s'occuper guère du
Vésuve.

Nous mettons pied à terre; à l'instant, des faquins nous offrent le
bâton du voyageur pour monter la roche escarpée, nous l'acceptons;
d'autres nous présentent des sièges. Officieux, ils se proposent de nous
tirer avec des courroies; nous refusons, nous voulons essayer nos
forces. Nous montons très-péniblement pendant plus d'une heure, nous
reposant souvent, luttant aussi contre la rudesse de la lave,
quelquefois enfonçant dans la cendre, tourmentés que nous sommes par la
crainte d'être obligés de rétrograder, ce qui est arrivé à plusieurs;
enfin, après mille pénibles efforts, nous arrivons au sommet du Vésuve,
que nous avons monté presqu'à pic.

Dans ce difficile passage, on voit des voyageurs s'en retourner,
d'autres errer sur le cratère; nous descendons dans le volcan, guidés
toujours par notre Salvator, marchant souvent sur des laves enflammées,
étudiant les mouvements du volcan, comme les battements systoliques du
poulx, pour éviter d'être couverts de feu, de cendre et de pierres
sulfureuses.

Nous faisons ensuite d'abondantes provisions minéralogiques; reposés de
nos fatigues et après avoir pris des rafraîchissements au milieu des
ruines et des débris, sur le domaine de la mort, nous fîmes des
libations à Bacchus, et nous entonnâmes des hymnes à la gaîté.

À en juger par la montée, la descente devait être difficile: pas du
tout. Nous cherchons une côte couverte de cendre, pour nous empêcher de
glisser, et nous prenons sur nos jambes un train de galop, de manière
que, sans accident, nous nous trouvâmes au bas dans six minutes: ce qui
présente une descente fort amusante.

Le volcan n'a rien de fixe, quelquefois, il alimente deux et trois
cratères; dans d'autres moments, il n'en a qu'un; volage et capricieux,
tantôt il s'élance sur une montagne, tantôt il jette sur l'autre ses
feux à profusion: il y a des signes précurseurs de sa furie; les fumées
du cratère sont plus épaisses, les détonnations plus rapides et plus
nombreuses, des tremblements de terre se font sentir au loin, les puits
du voisinage se tarissent, la mer dans le golfe de Naples retire un peu
ses eaux: tout cela démontre que l'eau bitumineuse de la mer, les
soufres, les matières pyriteuses sont son principal aliment, qui n'a
besoin pour produire les feux destructeurs, que d'être excité par les
principes volcaniques du Vésuve. Les couches de lave et de roches,
déjections du volcan, sont superposées, et attestent que les volcans
sont des creusets générateurs qui ont produit les roches, les montagnes
et les métaux; que la terre enfin, cette croûte sphérique que nous
habitons, dont la charpente intérieure ne nous est pas connue, a été
primitivement formée par les volcans, sources des dérangements et des
grandes dislocations du globe.

Les volcans sont encore le principe des trésors de la terre végétale;
les productions du voisinage ont une végétation si vigoureuse, qu'on
peut dire que la terre est vierge et dans sa naissance primitive. Le
soufre du Vésuve n'est pas bon, il produit peu dans sa purification. De
ce sommet, on découvre les plus belles vues, les plus fertiles
campagnes, et on a, sous les pieds, les nuages qui, arrêtés, prennent
une autre direction, cause ordinaire des changements de vents, que les
volcans excitent encore par la dilatation et la condensation de l'air.

De retour à Naples, chargés de butin du Vésuve, nous remarquons un grand
nombre de Napolitains qui déménagent une partie de leurs boutiques et
qui travaillent dans les rues pour mieux jouir du beau temps.

Les mendiants mettent une main dans leur poche et l'autre sur leur
bouche ouverte, en disant: morire di fame.

Le lazzarone jouit d'un beau soleil, il s'enivre de tabac, puis d'un vin
exquis, et il savoure le _benedetto farniente si dolce_, par les belles
soirées.

Les calésines, espèce de petits cabriolets gothiques, à un cheval, vont
chargées d'amateurs. Ces voitures s'emploient de manière à porter onze
et douze personnes à la fois, tant elles se prêtent à la souplesse
italienne. Les curés des environs de Naples ont la calésine
triangulaire, qui ne contient que le pasteur et son laquais, le
sacristain, quand il va visiter les confrères de la Métropole.

L'île de Caprée, à quinze lieues de Naples, est trop intéressante pour
ne pas y faire une excursion. Nous nous rendons donc en voiture jusqu'à
Castellamare, au-dessous des ruines de l'ancienne ville de Stabia, ornée
de si jolies maisons de campagne: tout près est situé le bourg de
Quilsissana, avec un beau palais du Roi; nous y sommes allés voir
l'établissement des bains sulfureux.

Sur la route, la vigne, en guirlandes, semble avoir été oubliée après
une fête; leurs festons de verdure sont jetés comme des filets sur la
cime des arbres; le souvenir de ces tableaux revient sans cesse; on
voudrait ne plus quitter ces sites de l'Arioste.

Les vaches de Castellamare sont renommées par la bonté de leur lait.

C'est à Castellamare que se font les constructions navales ordinaires;
les chantiers nous ont paru peu animés, en comparaison de ceux de nos
ports: le nombre des forçats n'est pas très-considérable; le bagne est
sur le même pied que ceux de France et de Gênes.

Notre domestique de place marchande le louage d'une embarcation pour
nous rendre à Caprée: enfin nous voilà sur le golfe napolitain avec huit
nautonniers et une barque légère; au milieu des plus jolies grottes dans
le rocher, nous relâchons à Sorrento, pour saluer le palais du Tasse; ce
palazzo appartient au duc de Montfort, son descendant, il renferme peu
de richesses: au-dessous, près de la mer, est un temple de Neptune qui
devait si bien inspirer le génie du poète; puis, à peu de distance, est
présentement une maison aux Jésuites.

Les orangers, les cédrats, les poncires étaient si chargés, qu'ils
pliaient sous le poids des fruits, et leurs fleurs odorantes emportées
par les doux Zéphirs, parfumaient notre route.

Nous remontons sur notre pirogue, et nous entonnons des cantatilles et
des barcaroles:

     À Naples, ville heureuse,
     La vie est gracieuse
     Comme un jardin fleuri.

     Sous ce beau ciel d'étoiles,
     Quand la nuit tend ses voiles,
     Le gai Napolitain

     Chante la sérénade.
     Des concerts, des prières,
     Un ciel pur, des cratères,
     Voici Naples toujours.

La mer est couverte de filets qui restent sept mois dans les ondes, pour
la poche du thon; plus loin, on aperçoit les ruines du temple d'Hercule.
Ici c'est le villago di Massa. Nous continuons de voguer au milieu de
ces merveilles; mais la mer, dont les bords sont couverts de soufre,
devient houleuse, et offre un peu de danger: enfin nous débarquons à
Caprée, île très-pittoresque, où résident quatre mille insulaires, et
célèbre par l'éclatante victoire du général Lamarque. C'est à l'entrée
du golfe de Naples que se trouvent les délicieuses îles de Caprée,
d'Ischia, de Procida: dans ces deux dernières, les femmes ont conservé
les habillements des anciens grecs. La physionomie des femmes de Procida
et d'Ischia est empreinte du type grec; elles portent une longue robe
flottante, elles vont jambes et pieds nus; leur taille svelte et étroite
est emprisonnée dans un corset de velours, et sur leurs épaules,
largement découvertes, tombent des flots de leur chevelure liée au
sommet de la tête, à la manière antique. Nous avons vu, à Caprée, les
restes du palais d'Auguste, ceux des douze palais élevés aux douze
divinités majeures; on voit encore des ruines du Forum, des Thermes,
l'emplacement d'une villa de Tibère. Nous descendons à l'hôtel de
Salvator Petagno. Nous fîmes un bon repas dans cette île enchantée.
Point d'ennuyeux laquais épiant nos discours, critiquant nos maintiens,
murmurant d'un trop long dîner, se plaisant à nous faire attendre à
boire, comptant nos morceaux d'un oeil avide; nous étions nos valets pour
être nos maîtres. Nos hôtes sont fort aimables, musiciens et danseurs
tout à la fois. Après le souper, ils nous régalent de la danse
sentimentale dite la Tarentèle, plus joyeuse que le Boléro des
Espagnols, et, au bout d'une demi-heure, nous nous mîmes à danser avec
eux, au son de leur mélodieuse guitare. À la porte de leur hôtel sont
exposées de grandes cornes, espèce de talisman ou d'amulettes, pour
préserver de la Guetatou, mauvais génie ou la fatalité; les Messieurs et
les Dames en portent de fort élégantes. Caprée est couverte d'oliviers,
de vignes et de colza.

Dans notre barque, escortée de deux canots, nous nous dirigeons sur la
grotte d'Azur ou des Nymphes, à une demi-lieue plus loin. La mer était
si mauvaise, que des vagues monstrueuses et écumantes en obstruaient
l'entrée et présentaient des risques à y pénétrer; nos nacelles
disparaissaient dans l'abîme des ondes, et s'élevaient ensuite sur ces
montagnes liquides, pour offrir le coup d'oeil de la mer irritée. Tibère
allait s'ensevelir dans la grotte d'Azur pour oublier ses crimes; c'est
une vaste voûte creusée dans le roc: la réfraction et la réflexion de la
lumière, qui l'éclaire du haut en bas, produit ce beau bleu éclatant; en
traversant la nappe d'eau qui est dans cet antre en communication avec
la mer. Il y avait donc du danger à y pénétrer; nous virâmes de bord,
d'ailleurs le temps menaçant d'empirer, traverser le golphe et se rendre
immédiatement à Naples, offrait trop de risques; nous cinglâmes vers
Castellamare, la côte nous protégeant un peu contre la fureur du vent;
mais au milieu du trajet, la mer étant trop périlleuse, nous relâchâmes
une seconde fois à Sorrento.

De jeunes filles formaient des couronnes parfumées, avec des fleurs
naturelles, qu'elles mêlaient agréablement à leurs cheveux, et qui leur
donnaient beaucoup de grâces. Leurs beaux fronts rayonnaient d'une gaîté
naïve, leurs longues paupières voilaient mystérieusement leurs regards;
sveltes et élancées, elles avaient, dans leurs mouvements, une souplesse
et une agilité parfaite: comme la biche légère, elles bondissaient de
rochers en rochers.

Aucune autre voie pour se rendre à Castellamare, que d'aller à pied ou
sur des ânes, nous préférâmes marcher, la pluie venant surtout aggraver
notre position; les filles du pays nous ont paru les plus jolies du
royaume de Naples; de charmants accidents de terrains nous ont
dédommagés de nos souffrances: c'était quelque chose de comique à voir
que la débâcle de notre petite caravane. L'un tombait sur le sol
glissant et mouillé, et se relevait dans un état qui n'annonçait point
que nous étions dans le pays des Muses; un autre luttait avec la terre
qui, comme un mastique, retenait la chaussure; dans cette perplexité, un
de nos compagnons de voyage y laissa une semelle de botte, et fut obligé
de continuer dans la boue comme un maraicher; nos manteaux nous ont
préservés un instant de la pluie; mais, pénétrés eux-mêmes, ils
devinrent si pesants, que nous préférâmes recevoir la rosée céleste sur
nos corps et charger notre vieux domestique de place de nos dépouilles;
celui-ci, qui ne fonctionnait pas aussi vigoureusement qu'un mulet, ne
pouvait nous suivre; nos dames chantaient au milieu de ces aventures
fâcheuses; enfin, n'en pouvant plus, nous nous arrêtons un instant chez
de jolies fileuses de soie qui travaillent avec beaucoup de perfection,
et qui nous permirent d'aller cueillir des pommes d'or ou des oranges
dans leur jardin; grâces à ces ravissantes Hespérides, nous étanchâmes
notre soif. Tout près, sont des cordes disposées parallèlement sur des
montagnes, pour faciliter la descente de fagots à un four à chaux,
exercice qui ne laisse pas d'être amusant à voir. Enfin, avec une pluie
battante et pénétrés comme si nous avions fait plongeon dans la mer,
nous arrivons à Castellamare sans avoir de quoi changer; les chaussures
pleines d'eau, après avoir traversé des bois d'oliviers et d'orangers.
Le Vésuve se fâchant cette fois et faisant entendre ses nombreuses
crépitations; nous ne pûmes sécher notre corps tout morfondu. Nous
avions devancé un peu nos dames, afin de préparer une voiture; pour
comble de contrariété, nous eûmes mille difficultés à nous retrouver à
Castellamare. Nous montons, ainsi imbibés d'eau, jusqu'à Naples,
quittant cette mer couverte partout de bitume sulfureux: un changement
de costume et un repas réparateur nous empêchèrent d'être malades des
fatigues de ce voyage, que le beau temps aurait rendu si délicieux.

Nous renonçons au projet d'aller à Amalfi et à Poestum, débris de
Sybaris, pour voir des ruines; nous en avions tant vues! Ayant déjà
contemplé le beau palais de Caserte, il ne nous restait que des choses
de peu d'importance à voir à Naples. Retourner par le même chemin, ne
nous offrait pas d'intérêt, nous exposait d'ailleurs à la quarantaine
qu'on ne faisait pas en débarquant à Ancône, Vénise ou Trieste; il y
avait impossibilité d'entrer en Sicile, où le climat est doux, le sol
d'une merveilleuse fécondité, pour visiter Palerme, Messine, Catane, les
belles ruines de Syracuse, aujourd'hui si réduite de son ancienne
splendeur; la quarantaine pour s'y rendre était de quarante jours, et
les Siciliens fermentaient et se préparaient à secouer le joug du Roi.
La pointe de Campanella, qui sépare le golfe de Naples du golfe de
Salerne, est très-dangereuse, par un tournant d'eau, c'est auprès que
passe le bateau à vapeur. Il ne nous restait donc d'autre parti, que
d'aller chercher l'Adriatique, en parcourant les riches contrées de la
Pouille.



CHAPITRE X.

_De Naples, Foggia, Barlelte à Bari._


Ayant l'habitude de prendre toujours le coupé, j'en fis autant dans
notre voyage de la Pouille; j'eus lieu de m'en repentir, car le coupé
n'avait point de tablier, et rien par conséquent pour préserver du froid
et de la pluie.

Nous arrivâmes d'abord à Cardinale, petite ville très-pauvre; toutes les
femmes ont les cheveux d'un rouge très-prononcé: les montagnes sont des
plus curieuses: en sortant de Cardinale, est Mougnania, où repose le
corps de Sainte Philomèle; viennent ensuite les ruines de Monteforte;
c'est là que s'excita la révolution de 1822 contre le Gouvernement
Napolitain.

Nous voici, dans la belle ville d'Avellino, de quinze mille âmes,
remarquable par son voisinage des Fourches Caudines, où les Romains
furent défaits par les Samnites; les voitures y sont traînées par des
boeufs. Dans l'Italie, on rase le poil des chevaux, comme dans le midi de
la France, et souvent, sur la route, le conducteur leur fait une
saignée. Les noisettes, qui ont donné le nom à cette ville, y sont un
grand objet de commerce.

Nous devions continuer notre voyage le lendemain, dès cinq heures du
matin; mais le voiturier ne paraissait pas; il nous avait dit qu'il
attendait des voyageurs de Naples, que leurs affaires avaient retenus;
comme nous ajoutions peu de foi à ses paroles, sur les dix heures,
croyant qu'il nous jouait un tour, j'invitai un ecclésiastique de
Naples, extrêmement aimable et notre compagnon de voyage, à
m'accompagner à la police pour obtenir justice contre le voiturin.

Tandis que nous étions cheminant pour cet objet, nous entendîmes le
voiturin qui nous criait: «Arrêtez, arrêtez, voici les voyageurs; ils
sont dans cette voiture qui va lentement; ils viennent d'être dévalisés
par des brigands.» Nous vîmes à l'instant descendre de voiture, dans
notre hôtel, trois robustes athlètes, l'un était un officier des gardes
d'honneur du Roi, les autres, deux gardes urbains dans leur domicile
d'Otrante et de Bitonto; voici ce qui leur était arrivé: Après la
descente de Monteforte, où nous étions passés huit heures avant, les
voyageurs, à demi-endormis, furent tout-à-coup tirés de leur somnolence
par le mouvement que fit la voiture pour s'arrêter: à l'instant, un
Monsieur bien costumé ouvre la portière et invite les voyageurs à
descendre, leur présentant la main pour éviter tout accident; les
voyageurs, en se frottant les yeux, croient quelque chose de cassé dans
le carrosse; ils descendent et se voient à l'instant couchés en joue par
douze brigands du pays, armés de fusils, de haches, de pistolets, leur
imposant d'obéir à la force. Que faire dans cette position, toute
résistance était inutile ou mortelle. Le voiturin, spectateur
indifférent, se tenait les bras croisés sur ses chevaux. Dans une
malencontre si épineuse, l'officier du roi de Naples ne perdit pas la
carte; il vida sa bourse pleine de pièces d'or, dans la main, et les
glissa dans la portière de la voiture, près les vitres; les brigands
s'en aperçurent sans savoir comment les retirer, se réservant de
défoncer le panneau à coups de hache; ils commencèrent par faire
l'inspection minutieuse des voyageurs, de la voiture, des malles et des
valises; après avoir consommé un ample butin de marchandises et
d'argent, entendant le bruit de voitures qui approchaient, ils
commandèrent aux voyageurs de se mettre à genoux, pour ne pas observer
leur fuite. Les voyageurs volés firent une déclaration à la justice qui,
immédiatement, ordonna des poursuites. Quinze jours après, nous avons
appris que huit de ces brigands avaient été arrêtés. Il y a déjà près de
dix ans, qu'aucune levée de boucliers n'avait été tentée par des
malfaiteurs, sur les belles routes de la Pouille.

Nous continuons de cheminer avec nos nouveaux voyageurs et des gendarmes
comme escorte, que nous payions à frais communs pour notre sûreté, ce
qui nous était très-utile à nous, pauvres étrangers, qui aurions été
fort embarrassés pour nous remettre en fonds, en cas de malheur.

Le pays continue à être des plus jolis; nous couchons à Grotta. Dans
notre chambre, il y avait une boulangerie et de petites souris qui
voulaient dormir avec nous; malgré cela, nous nous amusâmes beaucoup de
l'amabilité des Signorelle nos hôtesses. Nous admirâmes et nous palpâmes
leurs jolis colliers de corail qui faisaient l'ornement de leur cou,
parce qu'elles étaient encore célibataires; l'ecclésiastique et nos
compagnons de route étant très-gais, nous passâmes joyeusement le temps.

Nous sommes distraits par les plus beaux accidents de terrains, mais la
prudence exige d'être accompagné par la force armée. Il ponte di Bovino
a acquis une certaine célébrité: des voleurs, qui s'étaient depuis
longtemps distingués dans leur profession, furent pris; on leur coupa la
tête et les mains, qu'on mit dans une cage, comme nous en avons vu à
Naples, et qu'on exposa sur ce pont. Près de Bovino, il y a un harras de
chevaux normands qu'on cherche à propager. Les montagnes, dans ces
contrées, ressemblent à des nuages qui se succèdent, ou aux flots de la
mer que le soleil teint des plus brillantes couleurs du prisme; jamais
nous n'avons rien vu de si merveilleux. Les maisons forment un effet
très-pittoresque, elles sont groupées sur le sommet des montagnes; la
culture est si intéressante, qu'elle fait produire le centuple à cette
terre promise: le froment, les oliviers y sont très-abondants; de
nombreux troupeaux paissent dans la campagne; les haies sont remplies
d'aloës. Dans les contrées que nous avons vues, les orangers nous ont
paru les peupliers d'Italie.

Pour donner du repos à nos chevaux, nous faisons halte à la taverna del
Giardino, espèce d'Arche de Noë; nous suivons nos coursiers dans cette
humble hôtellerie; là tous les rangs sont réunis et confondus, prélats,
prêtres, maîtres, domestiques, tables d'hôtes, râtelier, fourrages,
gendarmes, cavalerie, jusqu'à des porcs qui circulent dans ce lieu
public; nous avons promené dans les riches plaines du voisinage. La
table d'hôte n'étant pas trop attrayante, nous mangions du pain et des
oranges du Mont-Gargano, du prix de deux sous la douzaine, les plus
grosses, ce qui nous creusait l'estomac et augmentait notre appétit au
lieu de le diminuer. Dans cette excursion, nous faisions une récolte de
noix de Galles, d'asperges sauvages, pour en faire une salade
très-estimée des Italiens, admirant en même temps les beaux troupeaux de
vaches qui prennent la fuite à notre approche, et qui nous refusent leur
lait.

Les caroubiers, à la verdure éclatante, se mêlent à des groupes de pâles
oliviers et d'aloës bleuâtres.

Foggia est une charmante ville de province, ses édifices sont bien
bâtis; sa population approche de trente mille âmes; l'air n'y est pas
sain. Il est rare de voir un plus joli jardin public; il y a des statues
de grandeur naturelle qui imitent des ermites à s'y tromper. Nous sommes
allés au théâtre; on y jouait une comédie toute sentimentale, que la
foule applaudissait beaucoup, et que nous trouvions fort médiocre; au
reste, la musique nous a fait infiniment de plaisir. Foggia est entourée
de plaines aussi belles que la Beauce, et très-bien cultivées; la route
continue d'être déserte, mais toujours fort curieuse jusqu'à Barlette.

C'est dans cette ville, l'ancienne Canne, si célèbre par la victoire
d'Annibal sur les Romains, que se trouve la statue colossale en bronze
d'Héraclius: un navire, qui l'apportait d'Athènes, ayant fait naufrage
sur ces plages, on l'a retirée des ondes et on en a orné Barlette. La
rade était très-agitée; la mer se brisait avec furie contre les roches,
et il n'y avait pas de navires en partance. Nous nous déterminâmes à
parcourir le littoral de l'Adriatique. Sur la route, nous trouvâmes des
villes charmantes, entr'autres Trani, Molfette, Giovenazzo; la campagne
est partout embellie de la plus riche culture; c'est le paradis
terrestre de l'Italie: le grain, les oliviers, le mûrier, même
multicaule, le caroubier se déployant comme un parasol, les vignes, tout
y abonde. Les Turcs, les Maures, les Sarrasins ont mille fois porté le
fer et le feu dans ces contrées.

En continuant de côtoyer la mer, nous arrivons à Bari, la seconde ville
du royaume de Naples; sur le bord de la mer, comme la ville
métropolitaine, elle a la forme d'un croissant: sa cathédrale, l'antique
église de Saint-Nicolas, est extrêmement remarquable, et peut-être la
seule renfermant des monuments égyptiens: deux boeufs apis soutiennent
ses colonnes; il existe un tombeau de Charles d'Anjou, avec des statues
très-indécentes; la cloche de cette cathédrale est immense; il y a en
outre sous ce duomo, une église souterraine dont nous parlerons en
traitant du pélérinage de Saint-Nicolas. On aperçoit de Bari l'Apennin
Monte Angelo, si élevé et si effroyable; Saint Michel, suivant les
relations du pays, y a fait une apparition. Quinze gendarmes, naguères,
en voulant se frayer une route dans ces montagnes inhabitées, pour aller
chercher, ou les Abbruzzes ou la Banlieue d'Ancône, tous dans ces
Apennins redoutables sont devenus la proie des bêtes féroces, et n'ont
laissé que leurs bottes et quelques vestiges de leurs désastres.

Les montagnes, en général, sont plus élevées dans l'intérieur du pays,
que sur le bord de la mer. Les villes de l'Adriatique, à l'instar de
celles de Naples, sont pavées de larges pierres.

Cet ecclésiastique, notre compagnon de voyage, padre Vita, professeur
dans un collége de Naples, avec qui nous avions formé des liaisons si
agréables par son esprit, son érudition, sa vraie piété pleine de
tolérance et de savoir vivre, qui se prêtait aux circonstances d'une
manière aimable, allait nous quitter; c'était une véritable affliction
pour nous; ce moment fut triste. Nous fûmes pris au coeur de ce profond
sentiment d'isolement qu'on éprouve dans un pays étranger. Mais tout
finit en ce monde, même les meilleures choses. Avant de se séparer de
nous, il nous donna une véritable marque d'attachement; il voulut nous
recommander à un seigneur de ses amis: nous nous rendîmes donc sur les
dix heures du matin dans le palais de ce patricien. Il se fait annoncer
par un laquais: aussitôt ordre de nous faire entrer. Après avoir
traversé plusieurs belles salles pleines de richesses, nous arrivons à
la chambre à coucher; nous sommes extrêmement surpris d'être reçus par
le seigneur et la signora, qui reposaient encore sur la couche nuptiale;
étrangers à ces usages qui appartiennent au voisinage de la Turquie, je
fus obligé de me faire violence pour ne pas perdre le sérieux; la
signora laissait onduler ses cheveux; l'un et l'autre, comme l'aube
matinale, étaient sans parure et sans ornement. À l'instant, de
charmants enfants nous abordent et, par civilité, viennent
respectueusement nous embrasser les mains. Le seigneur ordonna aussitôt
à son laquais de nous servir le café au noir, que nous acceptâmes par
urbanité. Il nous offrit une chambre dans son palais, et reprocha à
l'ecclésiastique de ne nous avoir pas amenés chez lui à notre arrivée.
Nous n'avons nulle part accepté des invitations aussi gracieuses qui
nous auraient entravé et fait perdre la liberté pour visiter les
curiosités du pays.

L'importante Bari n'avait, dans ce moment, aucun navire prêt à partir
pour Vénise, Ancône, ou Trieste; obligés d'attendre une quinzaine, nous
nous décidons à visiter le pays, but de notre voyage.

Nous ne connaissons rien de plus poétique qu'une promenade nocturne,
sous le beau ciel de Tarente. Un immense horizon, de lointains paysages,
le monde des invisibles se découvrant à nous, nous nous plongions avec
ivresse dans l'infini des souvenirs. Le mugissement de la mer, la lourde
cloche de la cathédrale, retentissant sourdement sous les pas du temps,
nous annonça que l'heure était avancée. Nous nous dirigeâmes vers notre
hôtel; tout annonçait déjà le repos, et ce silence n'était troublé que
par les derniers soupirs d'une guitare dont la voix expirait au loin, et
le chant monotone et tendre d'une mère qui endormait son nouveau-né.

Les campaniles de la terre d'Otrante ont des formes pittoresques, à la
physionomie orientale: les uns sont de pierres blanches, les autres, en
faïence peinte, offrent l'aspect de minarets; des croix brillent sur les
faîtes.

De retour à Bari, nous mangeons d'aussi bonnes glaces qu'en France; nous
nous délectons de la fameuse liqueur stomatico. À la locanda del Sole,
nous étions aussi bien que des Français peuvent le désirer dans ces
contrées; je ne conseillerai jamais d'y venir sans savoir la langue; il
est si rare de trouver des personnes qui parlent français, notre consul
même l'ignore. Ils étaient étonnés que nous eussions entrepris un si
long voyage et moltissimo pericoloso. La cuisine est meilleure que dans
la Pouille, ancienne dépendance du Roi Apulius, où on nous donnait,
comme mets délicieux, des cervelles de chèvre frites, des mamelons de
vache en ragoût; il est vrai que le fenouil et le macaroni, long de
plusieurs coudées, étaient, comme dans toute l'Italie, le grand régal,
l'alpha et l'omega des trattories italiennes, avec l'agneau bêlant et
d'un jour; pour dessert, abondance de laitues, de fèves et de pois en
gousses qui fondent dans la bouche des Italiens; la même serviette sert
à tout le monde, pendant huit jours; on retourne les verres, au lieu de
les rincer. Aussi, pour manger ce démesuré macaroni, gros en proportion,
a-t-on des tables très-hautes, de manière que le menton est dans
l'assiette comme dans un plat à barbe; autrement, le macaroni
serpenterait autour de la bouche, semblable à des vers et à des
ascarides.

Un artiste de Paris enseignait depuis peu de temps la peinture, en
quinze leçons, par le moyen de décalcage et de découpures; il avait
gagné, dans quelques semaines, quatre à cinq mille piastres; mais il
faisait bien d'imiter les oiseaux de passage, il aurait échoué dans un
long séjour.

Nous avons passé des soirées philharmoniques très-agréables; les
Italiens chantent avec beaucoup de passion. Nous avons encore assisté à
des scènes de prestidigitation et d'enchantements modernes; ils font
sauter la coupe et filer la carte avec dextérité; ils nous ont prié de
donner un échantillon de la magie française; mais nous n'avons pu
répondre à leurs désirs; ils n'usent que de cartes espagnoles avec
lesquelles nous ne sommes pas familiers. Ils excellent, en outre, dans
l'équitation. Dans le jeu de l'escrime, ils se croient de première
force; la main gauche ne leur sert point de balancier, comme chez les
Français; ils l'approchent de la poitrine, pour les aider à parer les
attaques et les ripostes. Nous avons applaudi à leurs comédies
bourgeoises et à de jolies pantomimes.

Dans ces lieux, prospère très-bien le coton; nous en avons vu de vastes
plantations se développer au loin comme un tapis mouvant. Le safran, le
frêne qui donne la manne, et le chêne qui produit la noix de Galle y
viennent très-bien.

Les paysans et les paysannes abattaient les olives à grands coups de
bâton, comme des noix; elles tombaient blessées et meurtries; ils les
laissent ensuite fermenter, ce qui leur donne un peu goût de rance,
désagréable à nos palais, mais fort estimé par les amateurs de ces
lieux.

La terre est si fertile, qu'il lui suffit d'être grattée pour lui
confier la semence, et de recouvrir celle-ci, pour la garantir des
oiseaux.

Enfin, nous faisons une seconde visite à l'église de Saint-Nicolas, où
autrefois on couronnait les Rois de Naples; mais ce n'était pas encore
le temps d'aborder le fameux pélérinage. Les ecclésiastiques, qui nous
parurent très-recueillis, en chantant vêpres, nones et matines, sitôt
l'office, traversèrent l'église, en riant, causant, fredonnant, presque
dansant, se frappant l'épaule, comme David, en gaîté, devant l'Arche;
mais sans être excités par le son mélodieux de la harpe.

La ville ancienne de Bari a des rues très-sales et très-étroites, pour
avoir de la fraîcheur et se défendre, en cas de siège; les maisons sont
aussi à terrasse. Dans les villaggi, la fumée en sort par un trou qui y
est pratiqué: la nouvelle ville est bien bâtie, dans le meilleur goût,
mais basse d'étages, pour multiplier les maisons; les rues sont alignées
et très-larges.

Au milieu de la nuit, nous entendîmes une horrible tempête qui devait
abattre les maisons, renverser les arbres, submerger les navires. Nous
songions, avec effroi, aux périls qui poursuivaient le matelot, sur
cette mer dont chaque convulsion était pour lui une menace de mort.
Cette fois, vraiment, j'avais envie de rebrousser chemin, de retourner à
Naples, et de ne pas exposer les jours de ma courageuse compagne, sur
l'Adriatique, que Virgile appelle mer horrible, féconde en naufrages;
mais de reprendre la même route, courir de nouveau le danger des
brigands, faire la quarantaine, aller encore sur la Méditerranée, avoir
les mêmes hasards; il fallait se décider à suivre son sort jusqu'au
bout, et retourner dans sa patrie.

Nous avons voulu éviter Carybde; nous avons failli tomber en Scylla;
toujours occupés à rechercher les moyens de rentrer en France, dont le
doux souvenir se retrace si bien quand on est sur un sol étranger. Après
avoir visité les quais limitrophes de la mer, nous promenâmes près du
port. Nous ignorions qu'un espace était destiné aux personnes soumises
au domaine de la santé, et qu'on ne pouvait leur parler qu'à distance
convenable. Dans cette position, nous abordâmes sans défiance un
capitaine de Raguse qui errait en attendant la fin de sa quarantaine,
qui avait lieu le lendemain matin: nous l'interrogions pour savoir si
son départ était prochain; afin de le rendre favorable à seconder nos
désirs et à mettre promptement à la voile, je voulus me familiariser
avec lui et prendre une prise de tabac dans sa tabatière: à l'instant,
une voix de stentor se fit entendre, c'était un argus de douanier,
cumulant les fonctions fiscales et sanitaires, m'annonçant que si mes
doigts avaient fait descente dans la tabatière du capitaine, j'étais de
bonne prise, et que j'allais subir la quarantaine. Heureusement que je
m'étais arrêté sur le bord de l'abîme, que je m'étais seulement borné à
une démonstration d'amateur; autrement, nous devenions sa capture, et il
nous eût fallu essuyer une ennuyeuse captivité de dix jours, parce que
ce qui venait de Raguse et de Corfou, était suspect de la peste et du
typhus.

Mme Mercier et moi, nous promenions souvent sur le bord de la mer, cette
partie de côte contient de la sèche, et est peu riche en coquillages.
Souvent, nous voyions, sur les ondes, une forêt de mâts de petites
barques de pêcheurs qui sillonnaient les flots, revenaient chargées de
poissons, et répandaient sur le pays ces délicieux habitants des mers.

Nombre de mariages se font tous les jours dans les balcons et par des
intrigues, à la faveur des entretiens nocturnes: de jeunes filles et des
jeunes gens, qui n'ont pas d'autres moyens de communication, causent
ainsi pendant des mois, et se marient, sans s'être jamais vus autrement
que par les fenêtres ou à l'église. Qu'on se figure l'ivresse que
doivent éprouver deux jeunes coeurs passionnés, le jour où disparaît le
grillage qui les a séparés depuis qu'ils s'aiment; les entraves, les
barrières, les grilles ne sont qu'une recherche de coquetterie ou de
sentiment; l'un n'est jamais séparé de l'autre.

En général, l'éducation des demoiselles est fort peu soignée à Naples et
dans le royaume; elles ont un vernis d'usage du monde; on les marie dès
douze ans, et elles sont vieilles de bonne heure.

Les parents, sans énergie, avec aveuglement, faiblesse, et sans
apprécier le prix des talents, laissent leurs enfants perdre le temps
dans des futilités, source ordinaire de regrets amers pour les autres
âges de la vie: beaucoup de jeunes gens végètent sans état au milieu des
débordements que provoque l'oisiveté.

Un nouvel installé dans le mariage vivait dans la lune de miel avec sa
jeune épouse: un frère, qu'il aimait tendrement, avait à toute heure
l'entrée de son palais. Qui eût pu se persuader que, sous le manteau de
la consanguinité, un frère aurait abusé du toit de la famille: ce
perfide investit les avenues du coeur de sa belle-soeur, puis il l'enleva
sans qu'elle y mît opposition. Le mari, justement courroucé, ne se livra
point à la vengeance; il abandonna l'infidèle à son frère, et se borna à
une simple séparation, c'était la grande nouvelle pendant notre séjour.

À Tarente, comme à Bari, les rues sont bordées de maisons enrichies de
balcons encombrés de fleurs. Les signorelle font la conversation d'un
palais à l'autre, en échangeant des sourires avec les cavaliers qui
passent; c'est une flânerie délicieuse, une existence toute de bonheur,
un _far niente adorable_.

La chaleur, tempérée par des brises marines, le soir et le matin, est si
forte au milieu du jour, qu'il y a nécessité de dormir, ou toujours de
rester à la maison: en raison de cela, le dîner n'a lieu qu'à dix heures
du soir. À onze heures du matin, la vie cesse comme par enchantement sur
tous les points à la fois: alors le génie de la solitude s'empare de la
cité jusqu'à la chute du jour.

Un Français, M. Ravenas est venu installer à Bitonto une machine à
presser l'huile: dans le commerce, il y a beaucoup d'argent à gagner sur
les huiles; l'un portant l'autre, les terres rapportent quinze pour
cent.

Peu habitués à voir des Français dans ces lieux, nous étions regardés de
près, depuis les pieds jusqu'à la tête, même par le clergé régulier; il
est vrai que les femmes de ce pays ne sortent jamais, sauf le dimanche
pour aller à la messe.

La législation, dans l'Italie, est le code civil français que nous y
avons établi, modifié par les coutumes et les moeurs des localités; en
général, le droit d'aînesse, qu'on a voulu ressusciter en France, contre
l'équité et le bon sens, usage arbitraire qui allume l'inimitié et
dégrade le coeur en excitant le venin de la jalousie, puisque le père
doit également justice à tous ses enfants; cet usage féodal est proscrit
dans les contrées de l'Adriatique.

Dans ces gouvernements, qui ne sont pas à bon marché, l'argent est la
grande divinité, et les juges se laissent facilement corrompre. On peut
dire qu'il n'y a point de justice: de là vient l'emploi du poignard,
espèce de navaja ou couteau des Espagnols, pour se venger d'un affront
ou d'une violation légale; c'est un frein imposant. Que l'action des
tribunaux soit équitable, et bientôt cesseront les excès de barbarie et
de surprise. Une rixe a lieu entre un Italien et un Français: l'Italien
préfère laver la querelle en tirant un coup de fusil par une fenêtre, ou
en le faisant tirer sur le Français qui passe dans la rue; la clef d'or
trouvant le moyen de mettre un bandeau sur les yeux et la moralité des
Juges: quelles garanties pour les personnes et les propriétés? Faut-il
que de tels climats, qui sont le jardin du monde, et autrefois une
pépinière de héros, soient ainsi dégénérés et tombés en quenouille!

À Bari, la douce intimité, qui fait le charme de la vie en France, est
complètement bannie.

Accompagnés de seigneurs et de signore, signor et signore Domenico del
Giudice, chez lesquels nous avions plusieurs fois dîné, à la
recommandation du seigneur Liji di Vincenzo, Mme Mercier et moi, avec ce
charmant cortège, nous nous transportâmes à l'église, souterraine de
Saint-Nicolas, pour faire visite à ce pélérinage peut-être plus en
renommée que celui de Notre-Dame-de-Lorette; arrivés à l'autel qui
renferme les os du Saint, on aperçoit l'église souterraine, remplie
d'ex-voto, en commémoration des miracles opérés par cette manne céleste.
Ces ex-voto sont suspendus aux murs de la chapelle; il y en a de toute
espèce: des jambes d'argent, des doigts, des bras, des chars, des
bateaux; c'est tout-à-fait un cabinet de curiosités. Ils représentent
des personnes tombées dans des précipices, dans la mer, en proie aux
bêtes féroces, aux brigands, sous les roues des voitures, si l'on porte
une bouteille ou fiole de la liqueur des os du Saint, on se trouve tout
d'un coup arraché à ces dangers par l'omnipotence de cette eau
miraculeuse. Les habitants de Bari y ont beaucoup de foi et de dévotion;
de nombreux pèlerins viennent y faire des stations de toutes les parties
de l'Italie, même des côtes de l'Albanie et de la Dalmatie. Voici
présentement en quoi consiste le miracle quotidien: depuis des siècles,
c'est-à-dire depuis la translation des ossements de Saint Nicolas, de
Myr à Bari, on remarquait qu'il sortait de ses os une eau, liqueur ou
manne inodore et ressemblant parfaitement à de l'eau distillée,
incorruptible: dans la bouteille qui en contient, il y a quelquefois une
végétation sous la forme de cryptogames; on en conserve, depuis des
siècles, et ceux qui sont porteurs de cette eau, y ayant foi, obtiennent
journellement des miracles; en général, le caractère des Italiens est
d'aimer le merveilleux. Tout étincelle d'argent dans cette chapelle; des
prêtres s'y tiennent avec grand recueillement. La chronique du lieu dit
qu'un seigneur vénitien avait écrit à un ami de Bari, de lui expédier
trois bouteilles d'eau du Saint; que cet ami, pour faire la fraude,
avait envoyé deux bouteilles d'eau ordinaire, une seule de la manne
précieuse; qu'arrivées à Vénise, les deux bouteilles d'eau, fraudées, se
trouvèrent corrompues, l'autre, dans sa bonté, avec ses vertus
prodigieuses.

Corroboré de tant d'apparentes certitudes, je vis un prêtre ouvrir une
porte dans l'autel, se prosterner, et y pénétrer dans cette pieuse
posture; allumant une bougie, la faire descendre à l'aide d'un grand
bois, et rester ainsi dix minutes, extasié, pendant lesquelles je
suspendais tout jugement, fermement décidé à croire, si je voyais le
moindre sujet de le faire; c'est dans ces dispositions que je me
présentai, sitôt que le prêtre se fut retiré, les seigneurs voulant nous
faire honneur, je me prosternai pour remplacer le prêtre: dans cet autel
souterrain, j'entrevis un tuyau d'une dizaine de pieds de longueur,
éclairé par cette bougie qu'avait fait descendre le prêtre; au bout de
ce tuyau, l'endroit s'élargissait et s'épanouissait: dans son milieu, je
découvris un os reluisant d'humidité; je sortis de là sans avoir la foi
plénière au miracle; car si l'os du Saint produit environ deux seaux de
liqueur par jour, que le prêtre obtient en faisant descendre un bâton
d'argent avec une éponge, puis il l'exprime dans un vase précieux;
pourquoi ces saintes dépouilles sont-elles dans un lieu bas, obscur,
dérobé et humide? Pourquoi ne pas rendre le miracle visible, en
l'exposant aux yeux du monde pour le vérifier: je m'abstiens d'autre
argumentation: nous sommes dans un siècle positif et mathématique, nous
ne cherchons pas à raisonner sur le miracle, mais nous ne voulons pas
être captivés sous des jongleries italiennes; nous voulons explorer si
la source prétendue miraculeuse est respectable, pour empêcher le fablio
et le romantique de duper les masses sociales.

À Bari, les dignités ecclésiastiques se font reconnaître par la couleur
des bas et les cordons de chapeaux; les nuances bleues, vertes,
violettes signalent un chanoine, un vicaire, un apôtre.

Nous vîmes dans la banlieue de Bari, le joli jardin de M. Macoo; il est
orné de belles statues en terre cuite de Vénise; les feuilles et les
fleurs des plantes qui sont dedans comme dans des vases, sortent par les
yeux, la bouche et le nez de ces statues, ce qui donne une charmante
scène florale. Nous avons aussi trouvé l'église de Saint-François une
des plus riches de ces contrées. Les derniers rayons du soleil couchant
se jouaient à travers les vitraux et les embrasaient de leur splendeur
expirante; c'était l'heure de la prière; les ténèbres commençaient à
envahir le temple. L'orgue soupirait de vagues et plaintives mélodies;
un sacristain vêtu de blanc se perdait comme une ombre à travers les
piliers. Quelques femmes, à genoux, au pied des autels, cachées dans
leurs mantilles, confiaient au consolateur invisible de secrètes
douleurs et des larmes mystérieuses.

Les habitants de Bari n'ont encore pour boire que de l'eau de
gouttières. Des ânes, chargés de deux amphores à large ventre, font
l'office de porteurs d'eau, s'arrêtent d'instinct devant chaque porte;
ils distribuent l'onde rare et coûteuse. Comme l'eau douce manque, on a
soin de conserver l'eau de pluie dans de vastes citernes, pour laver et
arroser.

On peut dire que l'aspect de la nouvelle Bari fait un bon effet du côté
de la mer et offre un charmant panorama. M. Melelle, un des plus riches
négociants de cette cité commerçante, nous a fort bien accueilli. M.
Jougla et sa dame nous ont témoigné beaucoup d'intérêt; nous trouvâmes
un jour un signor couché devant de charmantes signore qui faisaient
cercle autour de son lit pendant la sieste; elles avaient le cou
très-découvert, suivant l'usage, et étaient chargées de colliers de
coraux, de perles fines, de bracelets, étalant des grâces à l'aide d'un
éventail. On aime tellement la musique, la mandoline et la guitare sont
si en vogue, que chez un perruquier, deux guitares jouent sans cesse
quand un patient se fait faire la barbe.

C'est dans les conversations de la rue et des chemins, qu'un voyageur
découvre souvent les nuances les plus fines et les plus cachées du
caractère d'un peuple.

Une française était une grande nouveauté dans le pays: les signorelle,
nos hôtesses, vinrent un soir, au nombre de six ou sept, demander
permission de palper devant moi Mme Mercier, pour voir si elle était
bien de chair et d'os comme elles. Au reste, ces braves gens nous ont
témoigné beaucoup de cordialité, quoiqu'en général, ils soient peu
scrupuleux pour les moeurs, abus que la chaleur du climat excuse, ainsi
qu'une complète ignorance, voisine de l'abrutissement. Qu'on laisse le
flambeau de la presse et de la civilisation éclairer ces populations, on
verra bientôt d'autres hommes donner l'exemple de la moralité et des
vertus: les campagnes ne sont pas si dépravées; elles conservent mieux
les impressions virginales.

Des omnibus, à l'instar de France, inventés autrefois par Blaise Pascal,
circulent de Bari à Molfette.

Pour éviter les regards et de pénibles adieux, nous partons incognito de
Bari, accompagnés du digne M. Jougla et de sa chère compagne: ils
voulurent nous donner, jusqu'aux derniers moments, des marques
d'attachement, ce qui entrait dans les vues de M. le Recteur de
l'Université de Bari, qui nous portait de l'intérêt, en qualité de
Français; il nous fit chaudement recommander à un capitaine de navire et
à un seigneur de Molfette, il signor Francesco Rosso.

Arrivés à la ville de Giovenazzo, M. Jougla nous fit entrer au Sérail,
vaste bâtiment ainsi nommé dans ces lieux; c'est une école d'arts et
métiers, très-belle institution philantropique du Roi de Naples, pour
les enfants trouvés; elle est parfaitement dirigée à l'instar de nos
plus beaux ateliers de France.

Les Italiens de ces endroits, quand ils veulent appeler un subalterne,
ils le sifflent comme nous sifflons nos jambes torses ou nos bassets;
quand ils embrassent quelqu'un par amitié, ils ne l'embrassent jamais
que sur une joue; ils ne prennent point d'eau bénite, en sortant de
l'église, parce qu'ils disent qu'on est purifié.

Nous sommes à Molfette, que nous avions vue en passant; c'est une belle
ville de quinze mille âmes; les marchés y sont très-animés; la rade est
excellente; les femmes sont moins sauvages qu'à Bari, Brindisi, Otrante,
Trente, où, quand un mari fait une invitation, aucune femme ne paraît;
elles sont déjà un peu regardées en esclaves, et ne partagent point le
gouvernement et l'administration de la maison comme maîtresses.

C'est de Brindisi que Cicéron partit pour Thessalonique, au jour de son
exil, et que Virgile y exhala sa plainte dernière.

En Italie, le prêtre n'est point incarcéré dans un confessionnal; sa
figure est à découvert, et laisse voir les fugitives impressions que ses
pénitents produisent à la barre de son tribunal. Dans une église de
Molfette, nous ne savons ce qu'il y avait d'amusant dans l'acte
d'accusation d'une gentille pastourelle, mais elle excitait des assauts
de gaîté au révérend père, au point de le rendre malade par des rires
qu'il s'efforçait de modérer, son visage en était incarnat, menaçant
d'apoplexie.

Nous étions très bien à Molfette, à la locanda de la Bella Napolitana;
on nous servait avec une sorte de religiosité, et on avait pour nos
personnes une véritable dévotion. Notre passeport n'ayant pas été visé
par le gouverneur de Bari, nous fûmes obligés d'éprouver un retard. Il
vaudrait mieux perdre sa bourse que son passeport sur cette terre
étrangère; mille difficultés s'élèveraient pour se procurer une nouvelle
carte de route. Mais la mer étant houleuse, il n'était pas prudent de
lever l'ancre; d'ailleurs, il est dangereux de le faire quand les
Apennins paraissent sombres et couverts de vapeurs.

Nous voici au moment du départ. Avant d'embarquer, trois docteurs
indigènes, à figure hypocratique, nous examinèrent depuis les pieds
jusqu'à la tête, avec beaucoup de curiosité, parce que nous venions des
Gaules; ils nous tâtèrent le poulx et nous firent ouvrir la bouche pour
admirer la langue française: la position béante et soporeuse devenant
pénible; il nous prit une quinte de toux, et nous manquâmes de les
couvrir de flocons salivaires. Notre locandier, par honnêteté, se refusa
à nous faire payer le dernier repas; il nous donna encore une bouteille
de liqueur que nous fûmes obligés d'accepter; plusieurs nous baisèrent
les mains, jusqu'au cafetier qui était venu nous apporter des glaces et
des bonbons. Les femmes ont des schals sur la tête et des bas de
plusieurs couleurs. Les habitants sont hospitaliers, et aux coups de
canon de départ, presque toute la population voulut voir embarquer un
Français et une Française. La gloire de Napoléon a rendu le nom Français
illustre dans ces lieux. Du temps des Croisades, le comte de Vermandois
et d'autres Français s'étaient plusieurs fois embarqués sur ces plages,
afin d'aller chercher la lumière de l'Orient, et de laisser peu à peu
périr la puissance seigneuriale, au profit de la monarchie, en sapant
les fondements de la féodalité.



CHAPITRE XI.

Voyage sur l'Adriatique


Par honneur, le capitaine vint nous chercher en canot, afin de rejoindre
notre navire à une lieue en mer; il avait fait provision de cages à
poules et de volailles, sachant que nous nous accommodions peu de
l'ambrosie italienne; nous avons planté sur ces rives la renommée que
les Français ne vivent que de gallinacés.

Sur le milieu des ondes, nous apercevons d'un côté Molfette, de l'autre
Trani, Barlette, Bisceglie, ensuite les sourcilleux Apennins, et surtout
le fameux Mont Fredonia; nous traversons l'Adriatique jusqu'à l'Albanie,
et, au milieu de la navigation, s'élève une furieuse tempête. Mme
Mercier et moi nous occupions la chambre du capitaine, dans laquelle se
trouvaient deux cabines pour les premiers officiers; Madame en avait
une, j'avais l'autre en face: notre chambre était aussi bien qu'on
pouvait le désirer sur un brick de cent cinquante tonneaux; douze
fusils, des sabres étaient auprès de nos couchettes, suspendus comme
l'épée de Damocles; quatre batteries en disposition de jouer sur le
pont, en cas d'attaque des pirates qui infestent souvent ces mers;
j'avais invité Madame à se coucher pour éviter le vomissement, ayant
déjà la certitude du succès de ces précautions; j'en avais fait autant,
et, pendant la tempête qui nous balançait rudement, au milieu de ces
fortes secousses, je dormais d'un profond sommeil: il n'en était pas
ainsi de ma chère compagne; elle s'aperçut que l'inquiétude régnait sur
le pont: aux coups de tonnerre réitérés et aux torrents d'eau qui
tombaient, elle vit entrer le capitaine avec des matelots qui
descendaient des malles amarrées de chaînes pour les sauver du mauvais
temps; puis une partie de notre équipage se prosterner aux pieds de
Saint Vincent Ferrier, patron du navire, lui faire des voeux, prendre une
bouteille de la liqueur de Saint Nicolas, et la jeter dans la mer,
retenue par une ficelle. À mon réveil, l'orage était calmé; nous
découvrions déjà les côtes de l'Albanie. Madame me raconta ce qui
s'était passé; que, ne connaissant ni le capitaine, ni l'équipage, elle
ne savait, au bruit de ces chaînes et de ces mouvements d'hommes, ce
qu'on voulait faire et où on en voulait venir. Le capitaine me confirma
les inquiétudes de la nuit; que l'équipage avait constamment été sur
pied, tant le péril avait été grand. Cette mer ne ressemble à aucune
autre par l'azur de ses flots et quelquefois par leur irritation inouïe.
Enfin nous saluons des villages et des bicoques de l'Albanie; nous
voyons des Albanais avec leurs spadilles, ou espèce de sandales en peaux
de vache ou de chèvre, fixées à leurs pieds pour monter leur sol
escarpé; ils portent une veste et de longues guêtres, des minarets et
des kiosques viennent réjouir notre vue.

Nous apercevons la rade et la petite ville de Dulcigno: les habitants
ont la réputation d'être des corsaires très-redoutables; à quatre lieues
plus loin, à l'opposé de Bari, de l'autre côté de l'Adriatique, nous
reconnaissons la rade d'Antivari et la ville de ce nom, à une heure de
distance.

Nous sommes dans le voisinage de Scutari, si florissante jusqu'en 1831,
par la cour brillante de Mustapha, mais présentement couverte de ruines;
la Macédoine, la Morée ne sont pas très-loin de nous; mais nous ne
pouvons faire d'excursion et aller visiter ces contrées si fécondes en
souvenirs et si dignes du temple de mémoire; il ne faut pas nous écarter
de notre plan; autrement, nous serions insatiables, et nous ne suivrions
pas la pente si douce de nos affections, qui nous appèlent à chaque
instant auprès de notre enfant chéri.

Voici donc cette terre subjuguée par le Croissant: ici la morale
changerait-elle en changeant de climats. La force et la brutalité ont
proclamé une jurisprudence diamétralement opposée à la nôtre; le beau
sexe qui, dans les pays civilisés de l'Europe, contribue si puissamment
à faire le bonheur de l'homme; qui, dans l'union conjugale, partage
harmonieusement les soins de la maison, charme le coeur en même temps
qu'il sympatise délicieusement par un échange de douces affections, et
réalise parfaitement

     Ce monde toujours beau,
     Toujours divers, toujours nouveau;

Le beau sexe, disons-nous, n'a d'autre espérance, sur les côtes qui
s'offrent à nos regards, qu'un esclavage plus ou moins doux. Les femmes,
sous la religion du Coran, se trafiquent comme des nègres, des troupeaux
ou des marchandises; on en fait un objet important de commerce: jugez
comme les places publiques où se tiennent les foires sont remplies de
jolies brunes, blondes ou chataignes, au gré des amateurs; ce sont des
incomparables Circassiennes, Géorgiennes, etc. On les offre même à des
seigneurs, pour obtenir leur amitié, comme le plus digne présent qu'on
puisse faire, et, dans de riches sérails, elles sont la propriété
mobiliaire du Sultan et des hommes puissants de l'Islamisme.

Malgré l'esclavage, les femmes ne sont pas toujours malheureuses; dans
un pachalik, un Pacha renouvelle souvent les beautés de son sérail; il a
besoin de stimulant et de changement de mets pour exciter ses appétits
immodérés; il charge donc des émissaires d'acheter d'autres esclaves qui
peuvent lui procurer de nouvelles images enchanteresses. Une des femmes,
bannie d'un sérail, qui aimait le Pacha par dessus toutes choses, même
au prix de sa liberté, préféra la douce captivité d'être la familière du
prince; elle conjura une nouvelle achetée, tremblante et en larmes, de
quitter son pays, de lui laisser secrètement prendre ses chaînes qu'elle
trouvait de roses et de soie. Elle n'eût pas de peine à obtenir cette
faveur si peu enviée; elle retourna auprès du Pacha qui, nageant dans
les friandises, croyait posséder une nouveauté; elle devint l'objet de
son culte et de ses délices. Le seigneur apprit un jour le zèle de sa
favorite; sa passion n'en fit que s'accroître; il s'attacha à cette
déité, qu'il éleva au premier rang parmi ses femmes.

Présentement, nous apercevons Raguse, ville de six mille âmes, et
dépendante de l'Autriche. Nous voyons plusieurs navires, entre autres
des vaisseaux allemands; puis nous entrons dans le canal de
l'Adriatique, formé par la nature. Le navire, avec ses voiles déployées,
glissait comme une feuille emportée par la tempête, dévorait l'espace,
en creusant l'abîme qui s'écartait en gerbes d'écume éblouissante et
gardait long-temps encore un sillon bouillonnant.

Les côtes de la Dalmatie sont montueuses et stériles, l'olivier n'y
prospère pas; les villages sont pauvres, vastes et tristes, offrant peu
d'intérêt au voyageur; les habitants sont dépourvus du bien-être de la
civilisation: cependant la voix des cloches nous fait quelquefois
entendre ses religieux accents. Les marins, penchés sur le bord de
l'abîme, adressent, avant chaque repas, une prière touchante à
l'Éternel. Le poisson est si abondant dans la mer que nous sillonnons,
qu'une partie en est couverte. Notre repas est sain et abondant; nous
donnons la préférence au biscuit; nous laissons de côté les petits
pains, que les vers endommagent, et qui sont très-facilement détériorés.

Voici comme notre marin cuisinier napolitain, que j'appelais le
cuisinier du Roi, expédiait notre trattorerie: il commençait par plumer
vivante notre volaille, puis il l'étouffait, la séparait avec son
scapel, confiait aux braises ses succulentes fractions: les intestins
étaient sa propriété et son festin. Au reste, rien ne nous manquait, ni
la verdure, ni les petits pois, ni le potage au délicieux cavoli, ni le
tendre agneau; ni la vaccine, ni les oranges, ni les cédrats, ni les
friandises, ni le café, ni le stomatico ne nous étaient omis: au
contraire, le capitaine et son second nous faisaient mille instances
pour leur permettre de disposer nos repas de manière à nous exciter à
l'appétit; ils poussaient même la civilité jusqu'à vouloir réduire nos
viandes à leur plus petite expression, pour diminuer le travail de notre
mastication; mais tant de bienveillance serait devenue importunité, et
nous parvînmes, sans les offenser, à nous laisser office de nos soins et
de nos répartitions stomacales.

Des brigantins de Scutari glissent et courent à pleines voiles; blanches
comme des ailes de cignes; et semblent disparaître sous les flots.

Jusqu'à dix lieues, avant d'arriver à Trieste, nous n'avons plus à
naviguer que sur un beau canal, que les hautes montagnes des Alpes
préservent si bien contre les orages et les tempêtes. La neige brille
comme la pointe d'immenses candélabres sur leurs sommets glacés. Surpris
par un calme, nous fûmes obligés de relâcher à Scipolino, très-beau port
dont la petite ville est habitée par des Dalmates, costumés à la
Grecque. Quatre autres navires turcs, napolitains, grecs, mouillent en
même temps que nous: les marins se décident à faire une descente; notre
capitaine nous invite à l'accompagner, ce que Mme Mercier et moi nous
acceptâmes avec plaisir, pour prendre connaissance des indigènes qui
étaient sur la côte, au nombre d'une vingtaine: il nous semble encore
voir leurs toques rouges, la longue barbe, qui décore leurs visages, à
l'instar des belles statues italiennes, pour montrer l'homme dans sa
primitive grandeur, avec les moeurs virginales de l'âge d'or; leurs
ceintures, leurs larges cimetères, leurs pipes d'une toise, nous
indiquant une partie du rivage pour caminer, mais nous interdisant leurs
demeures, parce qu'ils ignoraient si nous avions à subir une
quarantaine; nous promenons dans les limites, au nombre de quarante,
avec des Turcs et d'autres nations qui ne parlaient que la langue
grecque; un très-petit nombre savait l'italien, et tous ignoraient le
français. Pendant ce temps, les officiers marins ne restaient pas
inactifs; ils faisaient emplette de poissons; dans cette excursion, les
terres nous ont paru ingrates, mais très-bien cultivées entre les
roches, où se trouvent des vignes, des grains, des oliviers. Les
habitants de l'Albanie et de la Dalmatie sont dans un état voisin de
l'indigence. Nous entendîmes les sons d'une cornemuse qui partaient de
l'extrémité de la montagne; cette musique pastorale était parfois
interrompue par le rire et les cris des Dalmates qui se livraient aux
danses champêtres. Les provisions étant faites, et la pluie venant nous
surprendre, nous remontons dans notre canot pour regagner nos navires:
le capitaine et le second nous donnent un très-bon souper de poulets
rôtis, de salade, de petits pois grillés, de sardines fraîches, de
poissons, de figues, d'amandes; il est impossible, dans ces parages, de
faire un meilleur festin et avec plus de gaîté. Nous nous séparons pour
ne pas refuser les pavots de Morphée. Dès l'aube du jour, restaurés
d'une tasse de café au noir que le camérier nous apportait, nous levons
l'ancre et nous appareillons.

Nous découvrons encore les Alpes couvertes de neige dans la Dalmatie,
mais le mistral vient à souffler, nous sommes obligés d'aller contre le
vent. Le mécanicien qui trouverait un agent moins pesant et plus
économique que la vapeur, pour utiliser les bras des marins, dans un
moment où Éole refuse son aide, ou dans un temps de bonace, rendrait un
immense service à la navigation: souvent on est près du port, sans
pouvoir y entrer, on manque de vivres, il faut recourir aux précieuses
conserves alimentaires, faute d'un moyen facile pour lutter contre les
vents et le calme, on est obligé de rester stationnaire exposé à périr
faute de tout.

Mme Mercier, voulant jouir du beau spectacle de l'Adriatique, si souvent
azurée, monte sur le pont: les marins s'empressent de lui préparer un
sopha avec un manteau à capuchon sur un canon: la neige des Alpes, qui
refroidit toujours le mistral, nous fait trouver la température froide
sur ces mers. Ici, il y a nécessité d'une bonne constitution; une santé
fragile aurait peine à soutenir ces changements de climat, à moins qu'un
voyage en voiture ne l'eût déjà fortifiée.

On entendait le son lointain de la petite cloche d'un campanile et le
bruit de la musette des pâtres qui conduisaient leurs chèvres dans les
montagnes.

Les Dalmates sont fiers et guerriers: Tibère et Germanicus allèrent
plusieurs fois les combattre, mais ils résistèrent long-temps, préférant
la mort à la soumission.

Au moment où le soleil commençait à disparaître sous les flots, les
vieux et jeunes marins livraient leurs têtes nues aux derniers rayons,
de l'astre vivifiant, et priaient Dieu à haute voix.

Des embarcations de Raguse sillonnaient, de temps à autre, le moite
élément; mais ces barques ne sont pas d'une grande dimension; alors je
me félicitais que nous n'eussions pas pris à Bari un navire pour Raguse;
Mme Mercier eût été fort mal dans de semblables bâtiments. Un vaisseau
français, orné de ses glorieux étendards, nous apparaît sortant de
Trieste: quelle satisfaction et quels battements de coeur, d'apercevoir
des compatriotes loin de sa patrie; le sang de la grande famille circule
avec plus de force dans les veines: on est flatté de voir le nom
Français vénéré sur toutes les mers et sur tous les territoires:
renommée acquise par nos brillants faits d'arme.

Les Dalmates comme les Albanais ont pour chaussure des peaux attachées
avec des liens; de cette manière, ils sont plus alertes à franchir les
montagnes et les routes raboteuses: la langue est fort différente de
l'italienne, ayant beaucoup de rapport avec les Turcs leurs voisins; il
se contracte souvent des alliances entre eux.

On peut dire que l'argent me venait en dormant: une certaine nuit, en me
retournant, je sentais quelque chose de dur sous mon oreiller; je ne
cherchai pas immédiatement à en pénétrer le mystère, et je pouvais me
couvrir l'occipital ou les temporaux de larges bosses; je connus le noeud
gordien, dès le lendemain, car avant de faire une descente sur le
continent, le capitaine souleva le traversin de ma couchette et, en
notre présence, sans précaution, il dénoua un gros sac contenant environ
cinq mille francs en piastres. Nous eussions préféré que ce trésor eût
été plus à l'abri; le moindre mousse pouvant faire main basse sur cette
proie; mais les officiers avaient l'expérience que la plus grande
probité régnait parmi l'équipage et qu'aucun ne pouvait se rendre
coupable de larcin.

Plus on avance vers Zara, et plus ces parages sont semés d'îles et
d'écueils; les marins ont besoin, pour y naviguer, de la science que
donne l'expérience et l'étude.

Sur toutes ces côtes de l'Adriatique, malheur aux navires étrangers que
la tempête pousse sur ces rivages; car il serait dangereux d'avoir trop
de confiance en la bonne foi des riverains. Ils ont le visage bronzé,
l'air farouche et sauvage; ils portent de longues moustaches, leurs
cheveux tombent en arrière sur leurs épaules, leurs manteaux et
hauts-de-chausses sont bordés en rouge sur toutes les coutures.

Cette ville que nous apercevons sur la côte voisine est Zara-Vecchia:
puis, à deux lieues plus loin, en approchant de l'Istrie, c'est
Zara-Nuova, capitale de la Dalmatie, qui par derrière est préservée des
vents du Nord par les Alpes Malachia, en tous temps couvertes de neige,
ce qui offre une perspective fort curieuse sur ces mers, quand le soleil
éclaire les neiges de sa lumière radieuse. Un battement de tambour nous
fait remarquer une revue autrichienne, aux portes de Zara-Nuova; les
terres sont bien cultivées et l'olivier prospère dans ces lieux.
Zara-Nuova, renommée par la liqueur marasquin, n'a qu'une population de
dix mille âmes; les maisons sont bien bâties et couvertes en tuiles;
elle est protégée par une tour quarrée remarquable et de grandes
dimensions. À Zara, les femmes ont sur la tête une espèce de turban
blanc garni de dentelle, une longue robe et une ceinture avec perles,
elles portent, comme les hommes, des sandales antiques. En face de Zara,
de l'autre côté du canal, sur l'île montueuse opposée, est une
forteresse du fameux Barberousse.

Du temps de Charles-Quint, les Espagnols ayant été défaits devant Alger,
dans la douleur et la consternation, ils ne prononçaient qu'en tremblant
le nom de ce héros de l'Islamisme, et changèrent son nom de Kair-Ed-Din
en celui de Barberousse. Ce conquérant se dirigea souvent sur les côtes
d'Italie appelées la Pouille, et livra de rudes combats aux Chrétiens.
Le terrible Barberousse naquit dans l'île de Midilli, ou Lesbos; il
était fils de Jacoub Reis, honnête musulman qui faisait un petit
commerce maritime dans l'Archipel, avec un navire qu'il commandait. Ses
enfants apprirent sous lui l'art de la navigation. Par la force de son
génie, Barberousse se rendit immortel. Il s'empara d'Alger, s'en fit
nommer le premier Dey, après avoir étouffé le Cheik Selim, retenu dans
le bain. Ce Roi d'Alger et de Tunis, chef de tous les corsaires,
seigneur des mers, mourut d'une dysenterie violente, à l'âge de
quatre-vingts ans. Barberousse descendit à Fondi, pour s'emparer de
l'épouse de Vespasio Coloreno; la jeune Gulia Gonzaga, si célèbre par
ses grâces, et dont tous les poètes ont chanté la beauté, était une
prise bien faite pour briller dans le harem de Souleyman. La descente
des corsaires fut conduite avec tant de mystère, que Gulia ne put
échapper qu'en s'élançant sur un cheval qui l'emporta couverte seulement
d'une chemise. Fernand Cortès, Spinola et Pallavicini se liguèrent
souvent contre cet infidèle qui persécutait sans cesse les Chrétiens, et
les appelait des idolâtres et les maudits de Dieu.

Un petit chien, mutilé des oreilles et de la queue, malgré ses
disgrâces, ne manquait pas de gentillesse; c'était la propriété de
l'équipage; ils lui avaient appris mille drôleries fort amusantes; quand
nous l'appelions en italien, il venait à nous chercher les débris de
notre table; mais si nous lui parlions français, il ne nous comprenait
pas, et n'approchait pas de nous.

Le Poulpe colossal, fameux Mollusque, n'étendait point sur nos mâts ses
six bras démesurés pour nous entraîner avec lui au fond des abîmes,
comme cela est arrivé à plusieurs marins, ainsi que le constate un
ex-voto déposé dans la chapelle de Saint-Thomas, à Saint-Malo, en
Bretagne, par l'équipage d'un négrier qui, près la côte d'Angole, fut
attaqué par un de ces monstres marins dont les bras avaient cinquante
pieds de longueur; déjà, par la pesanteur de son corps, il faisait
donner la bande au navire. Les marins durent leur salut à la vigueur de
leurs bras et à la bonté de leurs haches, qui tranchèrent les membres
énormes de ce poulpe.

Ce fait n'est point une invention de Pline le crédule, amateur du
merveilleux; mais c'est la narration fidèle de grand nombre de marins
qui ont vu de ces poulpes: rien de semblable ne nous étant arrivé, nous
ne pouvons en constater la véracité. Nous suspendons donc tout jugement,
quoique nous en ayons vu d'une dimension ordinaire, et qu'on nous a dit
redoutables à ceux qui nagent dans les mers, pouvant être enlacés par
les bras tortueux de ce poisson.

Contrariés par le vent, nous sommes venus coucher au port de Zara: cela
ne nous empêcha pas de passer le temps gaîment avec nos capitaines, dont
l'usage est de siffler les matelots pour les appeler.

Le lendemain, nous sommes obligés de louvoyer, ce qui n'est pas
expéditif. Dans le canal, nous avons toujours le spectacle des Alpes
couvertes de neige: faisant peu de chemin, nous mouillâmes dans le port
d'Ouliani: nous descendîmes à terre, avec treize hommes dans notre petit
canot, et nous pénétrâmes ainsi dans le pays de l'Illyrie. Les oiseaux
Cabbian rasaient en grand nombre le miroir de la mer, et l'équipage,
resté à bord, mangeait avec avidité le petit poisson huileux le
Calamare; pendant ce temps, à Ouliani, nous explorions le pays stérile
de l'Illyrie: quelques oliviers chétifs, des fèves, des grains de petite
apparence, une population peu considérable, pauvre, mais en général
honnête, des porcs, des moutons qui se ressentent de la maigreur de ces
contrées; voilà le portrait, qui n'est point exagéré, de ces tristes
lieux. Les hommes, à figure austère, ne laissent jamais apparaître la
gaîté; ils sont habillés à la grecque. L'intérieur de leurs maisons est
très-pauvre; les murs sont tapissés de poissons salés; des peaux de
chèvres leur servent de lits et de couvertures; ils ont des armes, des
fusils, et leurs ustensiles de ménage ont de la ressemblance avec ceux
des contadins de nos pays.

Sur les collines sauvages de l'Illyrie qui bordent la mer, on voit
quelques arbres rabougris; sur les montagnes, de grands rochers blancs,
et leurs interstices sont pleins de terre rouge. On aperçoit encore
cette belle mer, dont les ondes ont porté tous les Césars, mer si
fertile en grands événements.

Nous avons visité une petite fabrique d'huile à l'instar de celle de M.
Ravenas. Après avoir parcouru des hameaux, à peu de distance, et avoir
promené, avec précaution, dans ce pays qui nous était inconnu, au milieu
des indigènes, pour qui nous étions un objet de curiosité autant qu'ils
l'étaient pour nous, Mme Mercier et moi, nous rejoignîmes le capitaine,
qui avait fait ses emplètes de bois et de poisson. Nous retournâmes à
bord, le coeur serré de tristesse, par le calme qui nous retient
immobiles sur les eaux, n'osant débarquer avec Madame pour regagner, à
travers les montagnes, la grande route de Zara à Trieste; mille
difficultés s'élevaient pour y arriver: il est vrai que Napoléon, maître
de ces territoires, avait purgé ces lieux des brigands qui les
infestaient, mais, cependant, il y a des risques à se hasarder presque
seuls. Malgré ce contre-temps, nous étions satisfaits de ces excursions
que nous n'aurions pu faire sur un bateau à vapeur; d'ailleurs, nous
jouissions d'une parfaite santé. Nos excellents capitaines redoublaient
de bontés pour nous.

Nous eûmes, après le crépuscule du soir, le coup-d'oeil d'une
illumination spontanée, sur le bord de la mer; la côte était couverte de
feux par les habitants qui se consacrent à la pêche; une multitude de
barques promenaient des torches brillantes destinées à attirer les
poissons, et dont la lueur se prolongeait en lignes rougeâtres
semblables à celles produites par le soleil.

Je ne sais si la vie est un avantage sur ces plages; ces misérables
n'ont aucune ressource, pas même de médecins; ils n'ont seulement qu'une
piccola chiesa, aux pieds des Alpes. Quoique les brigands de l'Allemagne
et d'autres contrées viennent ordinairement se réfugier dans ces
montagnes, il se commet peu de crimes; ils sont promptement réprimés par
le gouvernement de Zara, qui envoie immédiatement des forces pour les
réduire.

Dans la province de Bari, les cercles de tonnes à huile sont liés avec
de la ficelle, en Dalmatie, ils le sont comme chez nous par de l'osier.

Nous continuons la navigation, et, chemin faisant, nous saluons Piccola
Citta di Venezza, peuplée de cinq mille habitants. Après Venezza Nuova,
on aperçoit encore les Alpes; quand le soleil, à son coucher, les darde
de ses feux adoucis, on croit voir sur la terre des nuages brillants de
couleurs et de toutes les nuances. Nous nous accoutumons à la mer, au
biscuit, aux chants nocturnes et mélodieux de nos marins de quart,
chants si philharmoniques dans leurs bouches napolitaines.

Un soir, la lune qui montait dans l'espace, au milieu d'un fluide d'or,
produisait un effet magnifique; on eût dit un globe de feu qui se
promenait sur la cime des Alpes; nous éprouvions des sensations
délicieuses, et nous écoutions encore avec plaisir, au milieu du calme
profond qui régnait par intervalle, les chants suaves des marins; il y
en avait un qui se distinguait, mais c'était probablement son dernier
accent de gaîté; car, en arrivant à Trieste, il mourut dans un hôpital,
et laissa une veuve de trois mois de mariage, et notre vieux pilote, son
père, qui avait eu une captivité de trois ans, avec tous les mauvais
traitements que les Algériens faisaient essuyer à leurs prisonniers: le
malheur poursuivait ce vénérable vieillard.

Après un pareil noviciat, nous ferions volontiers le tour du monde avec
Cook et Forster; les cartes géographiques nous ont paru peu
satisfaisantes, incomplètes et défectueuses.

En nous embarquant, le capitaine nous avait dit: Vous trouverez la
sécurité et la liberté sur mon navire; tout cela s'est réalisé; nous
menions avec nos capitaines la vie de famille.

Avant d'arriver à Trieste, nous voyons de très-belles salines, puis la
ville de Capo d'Istria; enfin, après dix jours de navigation, nous
entrons à Trieste, sur les neuf heures du soir, guidés par un beau phare
à feux tournants, mais nous nous livrons à de nouvelles impatiences;
nous touchons à une ville magnifique, nous sommes dans un port immense,
au milieu d'une forêt de mâts, sans pouvoir débarquer. Trieste nous
apparaissait par une nuit superbe; les vagues, faiblement agitées,
scintillaient de mille feux; nous aperçûmes plusieurs files de grands
édifices blanchâtres, d'une architecture grandiose et pleine de féerie,
qui se reflétaient dans les ondes. Il faut attendre au lendemain la
visite de la santé: on commence à remarquer que les lazarets ne sont
faits que pour les malades, et ne doivent pas emprisonner ceux qui se
portent bien, car ces incarcérations n'empêchent pas le choléra et les
maladies épidémiques, non contagieuses, de faire invasion, de franchir
les obstacles et les cordons; malgré la sévérité de la thérapeutique;
aussi se relâche-t-on; je suis persuadé que le régime et les précautions
hygiéniques, mieux que le lazaret, sont une barrière aux propagations
morbides. Alors, pour passer le temps, nous nous instruisons des
monnaies allemandes, et nous apprenons qu'un vingt francs de France vaut
sept florins, cinquante-six creiss, grains de Naples ou sous de France;
le florin valant cinquante-six creiss, ou cinquante-six sous; ainsi,
nous n'avions plus à nous occuper des carlins de Naples, qui valent dix
grains, ou dix sous, ni de cette jolie petite monnaie, le callo,
ressemblant à des pièces d'or, dont il en faut douze pour faire un grain
ou un sou de France. À Naples, un vingt francs vaut vingt-trois francs
dix sous quarante-sept carlins et quelques grains.



CHAPITRE XII.

_De Trieste à Vénise._


Notre nuit fut peu consacrée au Dieu du sommeil; j'étais heureux de
ramener au port Mme Mercier, sans accident, avec une seule tempête, et
encore en si peu de temps; le voyage aurait pu se prolonger bien
davantage: nous attendons avec avidité le moment de mettre pied à terre.
Enfin, sur les huit heures du matin, vient un Esculape, avec la toge
hypocratique, remplir les formalités sanitaires; il nous trouve exempts
du principe cholérique, du typhus, de la peste, et dignes du
débarquement. Alors, après avoir passé en revue notre équipage, nous
nous rendons, avec M. le Docteur et nos capitaines, à une seconde
inspection de la santé; puis, pour consommation de vérification, à la
police. Après tous ces apurements et déclarations que nous n'avions même
pas le mal de mer, nous voilà libres dans Trieste.

Nous sommes émerveillés de sa magnificence, de sa splendeur, de la
richesse de ses édifices, de ses belles et longues rues si bien pavées,
de ses magasins innombrables, moins légers et moins gracieux que ceux de
Paris. Il est rare aussi de voir une plus belle population dans les deux
sexes. Dans toute l'Italie, nous n'avons point rencontré de physionomies
aussi piquantes, et qui méritassent mieux la réputation de beautés
parfaites.

Le port de Trieste est vaste et bien disposé, mais il est quelquefois
exposé aux coups de vents du Siroco ou du Midi, quand il souffle avec
violence. Tout ce qui vient par la mer peut entrer dans la ville sans
payer aucun droit, ce qui excite les peuples de tous les pays à y
expédier leurs navires, pour y mettre leurs marchandises en entrepôt; il
n'en est pas de même des douanes de terre et de tout ce qui arrive de la
Dalmatie, de l'Istrie, de la Carniole et du Frioul; les droits sont
alors excessifs. Aussi, voit-on, dans le port, une abondance de navires
marchands et royaux de toutes les nations. Sans doute des mesures
politiques et d'industrie empêchent le gouvernement français d'imiter
les peuples de la Méditerranée et de l'Adriatique. En établissant nos
ports francs, avec liberté d'entrepôt, pour s'opposer à la
centralisation, je ne vois pas ce que nos produits industriels y
perdraient, nous qui l'emportons déjà sur tant de choses, par nos
porcelaines de Sèvres, nos riches tapis des Gobelins et de la
Savonnerie, nos soieries de Lyon; nous serions encore excités à
l'émulation de mieux faire, de livrer aux masses du meilleur marché et
des qualités supérieures; en outre, nous attirerions beaucoup
d'étrangers sur les villes voisines de l'Océan et de la Manche; nous
provoquerions par là l'abondance, la concurrence et de plus nombreux
rapports sociaux.

Des paquebots à vapeur, pour Londres, pour Vénise, pour Constantinople
et Smyrne, répandent encore des trésors dans la cité de Trieste. Trieste
a grandi tout d'un coup, et s'élève à pas de géant; ville d'abord de peu
d'importance, sa belle population se monte maintenant à plus de cent
mille âmes, sans compter au moins cinquante mille étrangers de tous les
pays. Aussi, la ville ressemble-t-elle sans cesse à ce fameux carnaval
de Vénise; on y voit continuellement les étrangers, plus nombreux qu'à
Marseille, circuler dans les rues avec leurs costumes respectifs: ce qui
excite à peine les regards des Triestois, qui y sont accoutumés.

Les rues, les quais, les canaux sont bordés de maisons superbes; dans
ces larges strada, circule sans cesse une foule immense. Rien n'est plus
bizarre que cette multiplicité de costumes; c'est la vie qui passe avec
mille variétés. Là, c'est le marin grec, avec son visage cuivré, son
regard de pirate et son large pantalon; des matelots anglais, aux
cheveux blonds; le marinier de l'Adriatique légèrement vêtu, une
ceinture bleue et un bonnet rouge couvre ses longs cheveux; plus loin,
quelques rares Français fredonnant la chanson; le Turc marchant
gravement; l'Albanais, à la fière moustache, ne sont point escortés des
flots d'une populace ignorante qui les investit, les insulte et les
couvre de huées, comme on ne le voit que trop dans certains ports.

Un édifice se fait particulièrement remarquer sur le quai, par sa
splendeur, nous y entrons; tout le pavé est jonché de fleurs, symbole
d'une solennité de la veille: des milliers de feuilles de lauriers et de
roses ressemblaient à des tapis de Turquie, déroulés sous la coupole
azurée. Nous étions, sans y penser, dans une église grecque. Il est
difficile de voir plus de richesses étalées que dans ce temple: il y a
trois autels d'une grande magnificence; celui du milieu est sans voiles,
avec ses dorures; les deux autres, dérobés aux regards, ne sont
apparents qu'au moment des cérémonies; les Croyants, en entrant, vont,
faisant mille signes de croix, embrasser le beau cadre de la
Résurrection, placé au centre de l'édifice: tous sont nu-têtes; les
femmes ôtent leurs coiffures, même les vieilles. Le chant s'y fait avec
beaucoup de monotonie. Le grand prêtre parcourt ensuite le temple, en
encensant les assistants; quand il s'approcha de nous, il s'aperçut, à
notre gaîté, que nous étions des profanes, qu'il ne pourrait exercer de
prosélytisme sur nos intelligences.

Il n'y a pas de pays où il y ait plus de liberté de croyance qu'en
Allemagne: c'est un des peuples les plus heureux que nous ayons vus; on
a liberté de tout faire, seulement on n'a pas permission de s'occuper le
moins du monde de politique; là-dessus le gouvernement est inexorable,
il encombrerait plutôt les cachots et les prisons.

Parmi les beaux édifices, on peut citer l'Église Catholique neuve, le
Palais de la Bourse, les deux Théâtres, de très-belles Fontaines, ainsi
que la villa de Mme Murat. À notre arrivée, nous trouvâmes une certaine
tristesse dans la cité, l'entrepôt venait de brûler avec plusieurs
millions de marchandises: on en attribua la cause à un cigarre mal
éteint, et on n'aperçut le feu qu'au bout de trois jours, il s'en est
suivi pour plus d'un million de florins de banqueroutes.

Nous sommes allés célébrer, avec les Triestois, le premier mai, à
Bosqueto, une des plus délicieuses promenades de la ville:

Bosqueto et Giovano étaient parées de brillantes illuminations; des
lumières dans de nombreux ballons de toutes les couleurs et de toutes
les nuances; des orchestres et une musique ravissante, des danses, des
chants suaves, des glaces, des rafraîchissements, des femmes d'une
beauté qu'on peut comparer aux grâces et à des divinités; cette fête est
magique, saisit par tous les sens, et procure d'indicibles sensations.

Nous parcourions des bosquets enchantés; depuis long-temps, la nuit nous
avait surpris; nous écoutions les accents expressifs de mélodie
parfaitement en accord avec la féerie du lieu; nous nous trouvions
emprisonnés là par le plaisir; la température, dont nous jouissions,
était embaumée de l'arôme des fleurs.

Bosqueto est ornée d'allées d'arbres parallèles, de fontaines avec
gobelets enchaînés, pour désaltérer les passants. Cette promenade se
termine par des cafés dans le meilleur goût, et des tables de marbre
pour prendre les glaces.

Il est rare de voir une ville où l'on étale plus de luxe et de richesses
qu'à Trieste; la fête de Bosqueto dure jusqu'à minuit. Quoiqu'ils
n'excellent pas dans la moralité, il y a, cependant, une certaine
retenue; mais sous l'ombre gracieuse du soir, ces promenades sont
assignées pour rendez-vous, et, dans l'obscurité, c'est un murmure de
doux secrets.

Les contadines sont parées de blancs et des plus beaux cheveux blonds et
châtains, avec de longues tresses pendantes, qu'elles portent sur la
tête, et qu'elles relèvent après avec un art et une étude qui doivent
être dispendieux.

Les faquins de Trieste sont extrêmement probes. On peut, sans risques et
sans jamais les accompagner, leur confier des trésors: jamais ils ne
commettent de larcins et d'infidélités.

Le pain, la viande, le beurre et le lait sont fort bons.

La race équestre, originaire de Hongrie, est très-belle et très-bonne.
Les chevaux, domptés par l'usage du transport des marchandises, sont
superbement attelés, le dimanche, à la voiture; ils ont double emploi,
l'utilité et le luxe. Les campagnes sont embellies de nombreuses maisons
de plaisance; les terres, du voisinage, même dans la Carniole et le
Frioul, sont généralement stériles. La musique est si bien cultivée, que
tous les habitants se livrent avec succès à la philharmonie; les
choristes sont excellents et dignes de leur antique réputation; ils
mettent dans leurs chants beaucoup de chaleur et d'ensemble. Les oiseaux
sont aussi musiciens, entendant chanter les Eucharis et les Calypso; ils
excellent dans la mélodie.

Pour aller de Trieste à Vénise, par terre, il faut parcourir le Frioul,
ce qui demande plus de trois jours, en voiturin; tandis que vingt-quatre
heures suffisent, par la poste; mais sans pouvoir transporter de malles:
alors les frais de voyage s'élèvent à cent vingt francs par personne:
par mer, on fait le trajet, à moitié moins, sur le bateau à vapeur: on
part le soir, et on arrive le lendemain matin à Vénise; le départ de
Trieste est le mercredi et le samedi; l'espace à parcourir sur la mer
est d'environ trente lieues: le passeport ne se délivre qu'au moment de
partir.

N'étant qu'à quarante lieues de Vienne, nous avions envie de nous y
transporter; mais des négociants de Trieste nous ont engagés à ne le pas
faire, disant que la capitale de l'empire n'a rien de remarquable; que
l'impératrice même préfère le séjour de Trieste.

Le peuple est très-laborieux. Nous avons visité l'entrepôt des
marchandises qui partent pour l'Allemagne et la Dalmatie, puis son vaste
chantier de construction, dans lequel se trouvaient quatre immenses
bateaux à vapeur de cent soixante-dix pieds de quille, destinés aux
voyages de l'Adriatique, et à observer notre station d'Ancône, pour
s'opposer à nos marches progressives en Italie.

La maison de M. Levasseur, notre consul français, est située à
l'extrémité de la ville, près l'entrepôt incendié, et à peu de distance
de ce joli Long-Champ planté en jeunes arbres le long de la mer. C'est
là que se promènent surtout une grande quantité d'Anglais et
d'Anglaises, avec leurs équipages et leurs voitures, qui vont porter,
jusqu'à Trieste le luxe et l'industrie d'outremer, pour y bénéficier et
y jouir d'un beau climat. On parle allemand, italien, un peu français.
Le trafic de la librairie est très-peu de chose dans une ville de
commerce où les relations avec les Muses ne sont pas appréciées.
Partout, chez les modistes et les tailleurs, resplendit le _Journal des
Modes_ de Paris, pour donner l'impulsion à l'élégance et au bon goût.
Chez les nations, notre renommée artistique et des grâces est solidement
appuyée, et personne ne pense à rivaliser avec nos merveilleuses et nos
fashionables: on ne cherche en cela qu'à nous copier. On voit des
étalagistes offrir au commerce des tableaux de Versailles et de Paris.
Le fromage Parmesan s'y vend dans toute sa bonté.

Nous étions logés à l'hôtel du Bon Pasteur, contrada San-Nicolo, et nous
prenions nos repas à la locanda della Bella Venezziana. Souvent, un ou
deux boeufs sont attelés à une charrette, trottent et galopent avec la
même prestesse que des chevaux. Les bastides ne sont pas comme à
Marseille, dans des vallons; elles sont répandues avec agrément sur les
montagnes qui entourent la ville; il y a un pont en fer sur le canal.

Notre ancien capitaine, avec cette fleur de délicatesse, de
désintéressement et de nobles sentiments qui dévoilent la meilleure
éducation, fit tout ce qu'il put pour nous rendre le séjour de Trieste
agréable; il nous donna une fête le jour de notre départ, et l'équipage
nous accompagna, chargé de nos malles et de nos bagages, jusqu'au bateau
à vapeur. Les adieux furent touchants; nous nous séparâmes avec peine de
ces braves gens, que nous ne reverrons peut-être jamais, emportant avec
nous le souvenir de leurs bons procédés. Nous avions fait plusieurs
tentatives, et nous avons eu beaucoup de difficultés à faire accepter au
capitaine le prix de notre voyage.

À peine étions-nous embarqués, que la mer devint mauvaise; elle nous fit
souvent apercevoir sa phosphorescence: la quantité de voyageurs
échauffant trop l'intérieur du bateau, nous nous décidâmes à monter sur
le pont: nous devenions lumineux, couverts par l'eau scintillante de la
mer; cette clarté durait quelques minutes et recommençait très-souvent;
le vent, soufflant avec furie, nous envoyait de l'eau brillante qui
pénétrait nos vêtements et nous transformait en aurore boréale, sans
éprouver aucune sensation.

Ce terrible ouragan qui nous balançait aussi rudement que le chevalier
Sancho Pansa dans la cour de l'hôtellerie, agité vigoureusement par des
athlètes qui lui faisaient faire entre deux draps des évolutions et des
voltiges multipliées dans les airs; cet ouragan, dis-je, était encore un
puissant ventilateur à l'aide duquel les exhalaisons nuisibles se
divisent et sont emportées au loin: par cette agitation continuelle des
ondes, on n'a point à craindre la stagnation et le croupissement; tandis
que l'air épuré des mers se répand sur la surface de la terre; les
plantes qui végètent n'étant point en état d'absorber entièrement les
principes délétères.

La foudre même, si souvent accompagnée de tempêtes, a son utilité: le
fluide électrique, accumulé dans les nuages, tend à rétablir
l'équilibre; tantôt, il s'élance de nuage en nuage, jusqu'à ce que
l'excès de sa surabondance se soit également réparti dans l'atmosphère;
tantôt il foudroie la terre; il renverse ou dévore tout ce qu'il
rencontre sur son passage, et, par ce moyen, il répand de tous côtés ce
feu producteur qui rend la végétation plus vigoureuse.

Les volcans mêmes, qui nous ont paru si formidables, nous mettent à
l'abri des accidents terribles auxquels nous serions exposés, si les
matières embrasées que la terre récèle dans son sein ne pouvaient se
faire jour et s'échapper des fourneaux dans lesquels elles bouillonnent:
ces éruptions renversent les lieux qui en sont le théâtre, mais elles
s'opposent au bouleversement général du globe.

Malgré le roulis, le tangage et le mouvement rapide de notre
escarpolette sur la mer, nous faisions par fois de la philosophie, tout
en pouvant habiter le corps d'une baleine ou devenir la proie des
requins.

De grands nuages noirs pesaient sur nos têtes, et laissaient échapper
sans relâche d'ardents éclairs et des masses de feux: au tonnerre
succéda un déluge d'eau. On entendait le bruissement de la vague
refoulée par les roues de la machine qui faisaient jaillir dans leurs
mouvements des milliers de perles brillantes.

Un grand nombre de voyageurs, peu habitués à la mer, furent
très-incommodés pendant la traversée; les uns vomissaient, les autres
étaient pâles comme la mort. Celui qui se porte bien s'amuse de tout
cela, et Delille ne dit-il pas que

     L'homme se plaît à voir les maux qu'il ne sent pas.

La mer était si agitée, que notre vaisseau éprouvait de violentes
secousses par le roulis et le tangage; les masses d'eau qui venaient se
briser contre la frêle charpente, menaçaient de l'entr'ouvrir à chaque
instant. En général, sur les bateaux à vapeur, on est plus fatigué que
sur les voiliers: aux émotions des flots qui se font sentir davantage
sur une embarcation peu chargée, se joint le bruissement des palettes,
l'odeur des graisses et du charbon; il est vrai qu'on n'éprouve pas de
vents contraires, ainsi que sur les autres navires, et qu'on peut
préciser pour ainsi dire le moment de l'arrivée. Malgré cinq ou six
heures de retard, que la tempête nous occasionne, nous commençons déjà à
apercevoir Vénise, qui s'élève majestueusement du sein des flots, comme
le palais de Neptune: le tableau se déroule peu à peu d'une manière
imposante, et l'on reconnaît cette ancienne reine des mers, qui avait
assujéti tant de Rois.

Nous ne saurions exprimer le charme qu'il y avait dans le son de ces
cloches qui, d'une distance de dix ou douze milles, arrivait plein de
douceur comme une harmonie lointaine, avec les fraîches brises marines,
aux lueurs du crépuscule.



CHAPITRE XIII.

_De Vénise à Milan._


Vénise doit sa création aux peuples qui fuyaient devant Attila. Bâtie
sur pilotis, au milieu de lagunes ou bancs de sable, entourée d'eau,
c'est une divinité qui s'élève du sein des mers; les rues sont pour
ainsi dire autant de canaux qui se communiquent et que lient quatre cent
cinquante ponts tout en pierres; le plus beau est celui de Rialto, sur
le canal Maggiore, de manière que quatre mille gondoles ou barques
vénitiennes y circulent nuit et jour, pouvant facilement passer sous ces
ponts dont les arches élevées fatiguent le flâneur inaccoutumé: les rues
étroites font que les maisons se touchent presqu'au sommet et rendent
Vénise un labyrinthe pour l'étranger; afin de se reconnaître, il faut
nécessairement un guide, ou l'on s'égarerait.

Au milieu de ces mille sinuosités, il est impossible de s'orienter: on
s'y coudoie, et on s'y perd, si l'on n'a pas le fil de ces difficultés.
Vue de la mer, cette ville a une physionomie étrange et mystérieuse.

Dans plusieurs endroits, les étrangers parlent, avec beaucoup de
facilité, plusieurs langues à la fois, et semblent nous surpasser en
cela.

Sitôt notre arrivée, nous sommes entourés de gondoles; nous en montons
une qui nous conduit immédiatement à la santé, subir encore une revue,
de là, à la police, enfin à l'hôtel de l'Europe, où l'on est fort bien;
les domestiques y parlent français. Nous prenons un garçon de place et,
sitôt remis des fatigues de la mer; nous fûmes admirer la place
Saint-Marc, une des plus belles que nous ayons vues, entourée
d'admirables palais bysantins ayant quelques rapports avec le gothique.
Les palais de l'Empereur et du Gouvernement s'y font surtout remarquer
par leur magnificence; le grand Clocher, qui a résisté aux siècles,
quoique bâti sur pilotis, étonne encore par sa hauteur. Trois larges
drapeaux de l'empire flottent dans les airs, comme des oriflammes
attenant à de longs mâts.

L'Horloge est auprès, ornée d'une Vierge: aussitôt que l'heure sonne,
des portes dorées s'ouvrent, une Renommée s'avance suivie des trois
Mages qui saluent la Vierge et entrent par une autre porte.

Le Lion ailé est posé sur une colonne qui lui sert de piédestal et a été
apportée d'Athènes.

Le Palais des Doges se fait apercevoir à ses hautes portes imposantes:
pour y monter, on traverse un escalier tout en marbre, embelli par les
statues colossales d'Adam et d'Ève. L'Inquisition, qui n'avait pas
oublié Vénise, avait une salle dans ce palais, et à la porte, un lion à
gueule ouverte dans laquelle les citoyens formaient des plaintes et des
dénonciations pour provoquer l'arrestation; puis se trouve la salle des
conseils, avec un tableau de soixante-douze pieds de long, par le
Tintoret, représentant le Paradis; la salle de réception, la salle où se
tenaient les Doges, avec les belles peintures des plus grands maîtres;
enfin, une riche bibliothèque.

Le Pont des Soupirs, fondé par le despotisme et nommé par la douleur,
conduit du Palais des Doges aux Prisons. Nous descendons dans les
cachots où, à l'expiration de la république vénitienne, on trouva un
individu qui y gémissait depuis quatorze ans; il nous a été pénible de
faire l'inspection de l'instrument qu'a copié le médecin Guillotin, qui
n'a pas le mérite, de cette funeste invention. Nous avons vu aussi le
lieu où l'on étranglait les victimes, encore maculé de leur sang, parce
qu'elles faisaient résistance, et qu'on abrégeait leur vie par le
poignard. Notre guide nous fit remarquer les ouvertures par lesquelles
le sang coulait dans le canal, ainsi que la porte par où sortait le
cadavre confié aux voiles impénétrables de la gondole, afin de
l'ensevelir dans le lac Orfano; aussi était-il défendu aux pêcheurs de
jeter leurs filets dans cet endroit, dans la crainte que ces ondes
tranquilles n'eussent trahi d'odieux secrets. Il y a trois étages de
rangs de cachots; deux belles citernes en bronze dont l'eau est douce:
le palais entier est entouré de colonnes et de statues au style
oriental.

À Vénise, il y a quatre-vingt-cinq églises toutes admirables, et
présentement une population qui n'est plus que de cent mille âmes.

Nous avons franchi un grand nombre de ponts, en passant la mer, pour
arriver à la charmante promenade oeuvre de Napoléon, faite sur les débris
de couvents renversés. Partout, dans le pays, on voit encore la trace
vivante du séjour des Français. Les rues étant très-étroites, les
appartements sont obscurs, et il est facile de se donner la main en
signe d'amitié, d'une maison à l'autre; les maisons ont quatre étages,
la tuile pour couverture; l'échange de l'argent avec les objets de
consommation journalière, se fait à l'aide d'un panier et d'une corde:
ainsi, toute une famille entière peut vivre largement, sans que
personne, pas même les domestiques, aient besoin de sortir de la maison.

Les hommes ont une belle taille; les femmes n'ont pas une beauté aussi
distinguée qu'à Trieste; elles ont plus de piété qu'à Rome; dans les
églises, elles se tiennent mieux et conservent bien les dehors de la
décence. Ordinairement, les citadines portent un voile de tulle noir
dont une des pointes tombe sur le front, enveloppe le buste et ne laisse
à découvert que la figure; pour se parer, elles prennent un schal de
mousseline blanche; leurs yeux sont d'une beauté remarquable.

Nous avons bien fait de ne pas différer notre voyage: notre première
nuit, à Vénise, a été affreuse, accompagnée d'orage et de pluie: les
vitres de notre chambre ont été brisées par la tourmente, et notre malle
s'étant trouvée ouverte, plusieurs de nos vêtements ont été endommagés.

Le flux et le reflux, ou l'intumescence et la détumescence, ne sont pas
sensibles dans la Méditerranée et l'Adriatique, en raison des espaces
étroits, de l'exiguïté de ces mers et de leurs bassins; ici, que
l'Adriatique a plus d'extension et subit un plus grand épanouissement,
l'influence lunaire, qui soumet l'immensité des mers à ses phases,
reprend son empire, et rend très-perceptible la marée. Peut-on douter
que la lune n'en soit le vrai mobile, quand la mer, au moment des
quartiers lunaires, fait si subitement mouvoir ses flots pour rompre
l'équilibre de l'air, et provoquer ainsi les vents, les tempêtes, les
orages; quand surtout les volcans viennent exciter des dilations et
provoquent l'action du fluide électrique.

Le lendemain, le temps étant redevenu beau, nous nous livrons à la
promenade; à Vénise, les chevaux et les équipages sont inconnus et
frappés de nullité: ce serait une merveille pour beaucoup d'habitants
qui n'en ont jamais vus; ils croiraient, ainsi que les peuples de
Montézuma, voir Mars, Vulcain et des divinités hostiles.

Nous allâmes visiter le Palais Manfrili, qui contient de riches
collections de peintures des premiers maîtres, des plus célèbres
coloristes, du Titien, du Tintoret, du Veronèse. L'Arche de Noé s'y
présente d'une manière fort curieuse. Raphaël seul a étendu le domaine
de la peinture jusqu'au monde spirituel; la pierre de son sépulcre nous
a refermé le chemin de l'infini, que ce noble et pur génie nous avait
ouvert. L'Adonis et la Vénus du Titien sont surprenants. On ne peut
quitter ce tableau sans se sentir pénétré d'une volupté plus vive que le
plaisir des arts; ce n'est rien de céleste, c'est la terre dans ce
qu'elle a de plus séduisant. Salvator Rosa, de Naples, qui a si souvent
secouru l'intéressant Léontio; sa soeur Stellina a enrichi la peinture de
tableaux du plus beau coloris. Ces grands peintres furent les créateurs
de leur génie. Il y a une salle de danse magnifique ornée d'une
très-riche tribune: dans les palais, au lieu de parquets, ce sont des
mosaïques nuancées des plus riches couleurs, faites avec du plâtre
délayé, à demi-sec, sur lequel on pose des fragments de marbre de
diverses couleurs, arrangés avec symétrie, de manière à représenter des
êtres animés, des paysages, des batailles; puis, avec une demoiselle
svelte et légère, on bat solidement pour bien fixer ces fractions de
marbre dans le plâtre: on donne ensuite un brillant poli avec la pierre
ponce à ces couleurs marbrées, enfin on coule de l'huile chaude sur ces
compositions qui remplacent si richement et avec tant de luxe les
parquets.

Les Vénitiens et les Italiens sont amateurs de tabac qu'ils aromatisent
et qu'ils fument, tantôt dans une pipe élégante, tantôt sous la forme du
modeste cigaro.

Nous avons été visiter plusieurs églises; entr'autres Saint-Paul,
Saint-Salvator, Notre-Dame-des-Frères, où sont les tombeaux de Canova,
du Titien, d'Ucella, qui a surpassé Zeuxis et Apelles, et de la famille
de Piscoï. Le fameux Canova était né dans le village de Possagno, aux
pieds des Alpes; son père était un tailleur de pierres; Canova ne
rougissait point de sa naissance, comme Jean-Baptiste Rousseau, fils
d'un cordonnier; il savait que le plus grand mérite d'un homme était de
ne devoir son avenir qu'à lui seul, plutôt qu'à une longue généalogie
d'aïeux. Le jeune manoeuvre Canova, formé aux rudes travaux, ne savait
pas qu'en coupant un quartier de marbre, il ferait sortir de sa main les
Dieux de l'Olympe, qui procureraient l'immortalité à son ciseau.

Le Palais Carnoco est en face de l'Académie des Beaux-Arts; celui de
l'Académie a une galerie de tableaux magnifiques du Veronèse, du
Tintoret; nous sommes surpassés par la beauté et la vivacité des
couleurs: nous sommes en arrière et nous ne pouvons plus que glaner sous
le rapport de la peinture, de la sculpture, de l'architecture et des
beaux-arts.

Notre-Dame-de-la-Sainteté, en face de notre hôtel de l'Europe, est un
petit séminaire; dans l'île voisine, est l'église Saint-Georges-Majeur,
d'où l'on découvre au milieu des eaux la plus belle vue de la magique
Vénise. Sur le canal Grande, le bruit des cloches de tant d'églises fait
un merveilleux effet.

Dans l'église de Saint-Jean et de Saint-Paul, les corps de seize Doges
reposent dans des tombeaux magnifiques, et la peau du fameux Antoine
Bragodin, qui fut écorché par Mustapha, général de l'armée des Turcs.

Le Grand-Opéra a été la proie d'un incendie, on s'occupe à le réparer;
il y a huit théâtres. La mer passe dessous l'édifice de la quarantaine,
soutenu par des poteaux.

Plus loin, nous continuons nos investigations avec la fragile gondole
disposée intérieurement comme une voiture; au devant de la gondole, est
une espèce de scie d'acier qui brille au clair de la lune comme les
dents embrasées des dragons de l'Arioste. Nous arrivons chez les
Religieux Arméniens, dans l'île de Saint-Lazare: un jeune Frère, avec sa
longue et majestueuse barbe, sa figure douce et belle, vient, avec une
vanité monacale, nous faire admirer leur belle imprimerie, leur église,
leur bibliothèque et leur cabinet de physique.

Les montagnes qui entourent Vénise sont couvertes de neige; en revenant
nous allons visiter l'hospice des fous, situé sur l'île Sancervillio.
L'église dans l'île de Torquelo, est bâtie sur les débris d'un temple
d'Aquilée: la coupole est couverte de mosaïques exécutées grossièrement
par des artistes grecs: c'est de là qu'est venu l'art de la mosaïque en
Italie.

La nuit, on s'imagine voir, dans le reflet des lumières des gondoles,
des colonnes de feu et des cascades d'étincelles qui s'enfoncent à perte
de vue dans une grotte de cristal. Les gondoliers portent une veste de
nankin; ils lancent leurs esquifs comme une flèche, avec toute l'aisance
d'un enfant de l'Adriatique. Les huîtres se collent dans la mousse, aux
pieds des palais. On pêche, en pleine rue, de quoi nourrir la
population; les gondoles coulent entre deux tapis de verdure, où le
bruit de l'eau vient s'amortir languissamment avec l'écume du sillage.

À tous les coins de rue, la Madone abrite sa petite tête sous un dais de
jasmin, et les traguetti, ombragés de grandes treilles, répandent le
long du canal le parfum de la vigne en fleur: ces traguetti sont les
places de station pour les gondoles publiques.

Les gondoliers et les faquins se postent devant une Madone; ils ont un
air mystérieux comme s'ils songeaient à commettre un assassinat, mais
ils chantent en choeur des airs tirés d'opéras; tantôt c'est une cavatine
de Bellini, un choeur de Rossini, un duo de Mercadanti, les refrains
d'une barcarole, les symphonies de Beethoven. La sonorité des canaux
fait de Vénise la ville la plus propre à retentir de chansons.

La physionomie du gondolier a un caractère de finesse mielleuse; ils ont
l'esprit subtil et pénétrant; les gondoliers des particuliers portent
des vestes rondes de toile anglaise, imprimée à grands ramages de
diverses couleurs. Les dandis, comme ceux de Londres, se donnent le
divertissement de conduire une petite barque sur les canaux; c'est pour
eux ce que l'exercice du cheval est pour ceux de Paris: leur costume est
gracieux, une veste fond blanc, à dessins de Perse, un pantalon blanc,
un ceinturon bleu; un bonnet de velours noir: nonchalamment couchés dans
des gondoles découvertes, ils s'approchent gracieusement des croisées
pour admirer les beautés sensibles qui se mettent aux fenêtres. On
trouve des hommes du peuple, à Vénise, qui n'ont jamais été d'un
quartier à l'autre.

Un gondolier ne possède souvent qu'un pantalon, sa chemise et sa pipe;
quelquefois un petit chien qui nage à côté de sa gondole avec l'agilité
d'un poisson; il a en outre la Madone de son traguetti tatouée sur la
poitrine, avec une aiguille rouge et de la poudre à canon; il a son
patron sur un bras, et sa patronne sur l'autre. Quand une ou deux
courses, dans la matinée, ont assuré l'entretien de son estomac et de sa
pipe, il s'endort le ventre au soleil.

La fabrique de chaînes d'or mérite sa renommée.

M. Manille, dernier de la famille des Doges, mène une vie privée, et
n'attire pas plus les regards que le plus ordinaire citoyen.

Ceux qui aiment à lire les journaux, en trouvent plusieurs au café
Florian, place Saint-Marc.

Le gouvernement autrichien grève d'impôts sa conquête; d'abord l'impôt
fixe pour le foncier est de vingt-cinq pour cent sur le revenu, puis,
avec les taxes surérogatoires, l'impôt s'élève à cinquante pour cent du
revenu: on achète alors la propriété, en conséquence de toutes ses
charges, à-peu-près quatre et demie pour cent.

Les rues étant étroites, l'arrivée soudaine des gondoles contribuait à
rendre important le carnaval et à lui donner une grande renommée; mais
depuis que le lion de l'Allemagne, avec sa crinière, s'est installé sur
ces îles enchantées, la magie du carnaval s'est évanouie; il est fort
peu de chose; il ne reste plus que son ancienne réputation de fêtes et
de plaisirs.

Les édifices sacrés y sont très-beaux; nous avons été visiter les
églises Saint-Moyses, Saint-Fantin et Saint-Zacharie, où est le Tableau
de la Sacrée-Famille, par Jean Belineau, et la belle fresque du Paradis,
par Rio; enfin l'église Saint-Martin, et, dans l'île de Saint-Michel, la
belle église bâtie des deniers d'une courtisane appelée Marguerite
Emiliani, richesses qu'elle avait amassées dans sa jeunesse voluptueuse
et qu'elle employa, à la fin de ses jours, à cette oeuvre de piété.

Dans l'île Saint-Nicolas, on voit un puits d'eau douce qui croît et
décroît, suivant le flux ou le reflux de la mer.

Les Vénitiens ont de beaux meubles et tout ce qui peut contribuer à la
sensualité et à la mollesse.

La place Saint-Marc est constamment couverte de pigeons qui voltigent
amoureusement et font leurs nids sur les toits de plomb; personne n'est
en guerre avec eux: sur les deux heures, ils viennent ponctuellement
chercher la nourriture qu'une dame riche leur a léguée en mourant.

Nous flânions sur la place Saint-Marc; nous vîmes sortir, d'un des plus
brillants cafés, un joli cavalier qui avait l'air d'aller à la rencontre
des aventures: il était décoré de longues moustaches, comme le sont les
chefs-d'oeuvres de Raphaël et de Michel-Ange; il avait un cigaro, et à la
main le jonc du fashionnable; il nous a abordés d'un air de
connaissance: nous cherchons alors à dévisager ce gentil Mustapha; nous
reconnûmes le très-recueilli pasteur de Saint-Pétersbourg, que nous
avions eu occasion de voir plusieurs fois à Rome, sous l'habit pénitent
et apostolique; mais, dégagé de toute forme mystique, il était ainsi
travesti en voyageant, pour mieux pénétrer dans le dédale des moeurs.

À la porte de l'Arsenal, on aperçoit deux lions de grandeur colossale,
transportés d'Athènes, une belle lionne, également en marbre, est
auprès: l'Arsenal a trois mille pieds carrés, et possède l'armure
d'Henri IV, don que ce prince avait fait à la république de Vénise.

Il existe aussi un dépôt de mendicité et un corps de pompiers. Un homme,
dans la grande tour en face de l'horloge dont nous avons parlé, qui est
couverte de marbre et qui marque les saisons et les signes du Zodiaque,
est toujours de garde pour sonner le tocsin, au besoin et en cas
d'incendie.

La révérence vénitienne est fort différente de la nôtre; quand ils
abordent quelqu'un pour le saluer, ils se baissent lentement pour
marquer plus de modestie et de respect, et restent longtemps dans cette
posture, faisant mille protestations de service et de dévoûment.

Le long du canal de la Giudecca, on voit deux colonnes en marbre
apportées de Constantinople.

Sur la Place de l'Hôpital, est une statue colossale, en bronze, du
général de la république, Bartolemeo Colcona, monté sur un beau cheval
du même métal.

Partout des citernes reçoivent de l'eau de pluie pour boire et pour
laver.

Nous avons visité une seconde fois l'église de Saint-Jean et de
Saint-Paul; on y voit un beau tableau du Tintoret, représentant trois
sénateurs qui implorent la Vierge, contre la peste: dans une chapelle
contiguë est une sculpture en marbre magnifique, de Psonari, dont le
sujet est la Nativité. L'église des Jésuites possède une chaire toute en
marbre ainsi que les rideaux, si bien imités, qu'on croit que ce sont
des draperies; le beau tableau de l'Assomption est du Tintoret, et
l'autel entier est en lapis lazuli.

L'église du Cimetière et les tombeaux méritent aussi d'être explorés.

Dans l'ancienne Vénise, on remarque l'église de Saint-Pierre; c'est de
ce côté, appelé le bourg de Maran, que l'on fait les glaces, les perles;
que l'on mange les meilleures huîtres: on compte six fabriques de
perles, dirigées par un Français; il faut le dire, notre industrie
pénètre partout. On voit encore dans cette localité l'église
Santa-Maria-Formosa. Il y a aujourd'hui trente églises de la plus grande
beauté, dignes de fixer l'attention des peintres et des artistes, d'un
genre qui inspire plus de piété qu'à Rome.

C'est surtout à Vénise que nous avons vu réunie, dans les édifices
sacrés, la multitude en une seule famille; les grands et le peuple, le
maître et le serviteur, aux pieds des mêmes autels, apprennent qu'ils
sont égaux par la nature, enfants du même père, soumis aux mêmes lois;
qu'une même destinée les attend, et que les rangs se confondent dans le
sentiment d'une vraie piété, d'une bienveillance universelle. Dans les
temples, dit Bernardin-de-Saint-Pierre, la religion abaisse la tête des
grands, en leur montrant la vanité de leur puissance, et elle relève
celle des infortunés, en leur présentant un avenir immortel.

La cathédrale Saint-Marc est d'une richesse infinie; les fresques
innombrables et admirables sont d'un grand prix. L'eau de la mer a un
peu endommagé le pavé de cet édifice éblouissant et merveilleux.
Saint-Marc a cinq dômes et point de clocher; on voit sur le haut de la
porte d'entrée quantité de figures de pierres, entr'autres celle d'un
petit vieillard qui tient son doigt sur la bouche: on prétend que c'est
l'architecte qui a bâti cette église. Il s'était engagé à faire le plus
beau bâtiment qu'il y eût au monde, à condition qu'on lui laissât la
liberté de placer sa statue dans l'endroit le plus honorable de
l'église, pour rendre son nom immortel. Ayant un jour reçu quelques
mécontentements des procurateurs de Saint-Marc, il s'en plaignit au
Doge, et son ressentiment le porta même à dire que, si on en avait mieux
usé avec lui, il aurait fait encore quelque chose de plus beau. Le Doge
lui répondit que, puisqu'il manquait à sa parole, il ne devait pas
trouver mauvais qu'on ne lui tînt pas celle qu'on lui avait donnée, de
placer sa statue dans le lieu de l'église le plus apparent. L'architecte
reconnut aussitôt sa faute, c'est pourquoi on le voit le doigt sur la
bouche, dans la posture d'un homme qui se repent d'avoir dit une
sottise. Les cinq portes de l'église sont d'airain, venant autrefois de
Sainte-Sophie, à Constantinople, ainsi que les admirables coursiers qui
sont au-dessus. Il y a huit colonnes de porphyre et, autour de l'église,
cinq cents colonnes apportées de Grèce et d'Athènes: le pavé se compose
de petites pierres de jaspe, de porphyre, de serpentine, de marbre de
plusieurs couleurs qui forment des compartiments. La contretable du
maître-autel est extrêmement riche; elle est d'or massif et de pierres
précieuses. Dans la chapelle du Saint-Sacrement repose le corps de Saint
Marc; il y a quatre colonnes d'Albâtre transparent, que l'on dit avoir
été au temple de Salomon.

Il est triste présentement de regarder le port dépourvu de vaisseaux et
en si petit nombre, comparé à sa splendeur primitive; mais la
victorieuse Trieste, quoique le port de Vénise soit franc, fait à elle
seule tout le commerce, et laisse peu de choses à sa vassale.
L'industrie de cette magnifique désolée ne sera plus que dans une
misérable végétation, tant que cette cité sera sous le joug d'un
suzerain: il est vrai que son éclat et son ancienne virilité ne doivent
plus exister, puisque tout change de face ici-bas; que les empires se
disloquent et se démembrent, que d'autres s'élèvent au milieu des
décadences, des ruines, et des jours néfastes; mais il n'en est pas
moins vrai que si la Lombardie recouvrait son indépendance, Vénise, sans
avoir l'esprit de conquête, florirait encore, et ses navires
parcourraient majestueusement l'Adriatique: aujourd'hui, ce qui la
soutient, c'est qu'elle est habitée par des seigneurs d'une grande
richesse, que les chefs-d'oeuvre qu'elle possède, attirent un nombre
considérable d'étrangers, comme dans plusieurs endroits de l'Italie;
cela suffit et peut rendre durable son existence, qui a besoin de tout
tirer du dehors pour se conserver.

Nous avons eu de charmants rapports avec M. Cherdubois, le banquier; il
a fait ce qu'il a pu pour contribuer à nous rendre profitable le séjour
de Vénise. Trois des côtés de la place Saint-Marc sont entourés de
spacieuses et belles galeries; pendant le jour, les désoeuvrés viennent
prendre le café et dépenser un temps qu'ils n'ont pas le moyen
d'utiliser; nous avons entendu sur cette place de délicieuse musique, et
dans les cafés, nous avons vu des dames avoir un cortège sans doute
innocent.

Du clocher près la cathédrale, qui a trois cent soixante pieds de
hauteur, et qu'on monte sans escalier, par une pente douce comme une
spirale, on découvre Vénise, unique dans son genre, Vénise qui étonne,
qui captive pour quelques mois, Vénise que nous sommes enchantés d'avoir
vue, et que nous sacrifierions volontiers pour habiter Naples ou
Trieste: on y découvre encore les montagnes d'Istrie, l'Apennin, la
Lombardie, l'embouchure de l'Adige et du Pô.

N'ayant plus rien à examiner de remarquable dans Vénise, et après avoir
fait quelques emplettes en perles et en chaînes d'or, actuellement
principal commerce de cette ville, je fis réclamer à notre jolie Térésa,
à l'oeil si noir, le linge que nous lui avions donné; elle eut l'audace,
la cruelle, de nous demander quatre fois plus qu'à Rome et qu'à Naples;
il est vrai qu'il faut souvent faire venir de l'eau de loin, et que,
contre la nécessité, nous avions oublié de faire marché préalablement:
donc, nous devions être un peu mutilés en quittant Vénise.

Nous subîmes une investigation de douane très-rigoureuse. La
merveilleuse parisienne qui ne voyage jamais sans avoir à sa suite
l'arsenal obligé de sa gracieuse toilette, est à plaindre lors de la
visite des douaniers: que de chapeaux déformés! Que de rubans flétris
par la main calleuse de ces inquisiteurs en sous ordre! Nous fîmes
plomber nos malles pour éviter les pénibles fouilles douanières, et nous
nous en retirâmes avec la bonne-main, prodiguant la lire de Lombardie.

Nous quittons Vénise, et nous allons en gondole jusqu'à Fusine; sous la
rame, l'eau est étincelante: quand on se rend à Vénise, on s'embarque à
Mestre. Nous passons par Padoue, dont les maisons sont entourées de
belles arcades; l'église dédiée à Saint Antoine renferme son corps;
c'était autrefois un temple consacré à Junon; Padoue est située au
milieu d'une riche plaine; elle est la patrie de Galilée et de
Pétrarque.

Nous sommes à peu de distance du Tyrol; nos coeurs vibrent pour y aller;
nous aimerions voir ces montagnes pittoresques et entendre le pâtre
chanter:

     Doux Tyrol, montagnes tranquilles,
     Lieux chéris, berceaux de mes amours,
     Fatigué du bruit de leurs villes,
     Attristé des plaisirs des cours,
     Je vous revois... C'est pour toujours, c'est pour toujours.

Mais le temps nous manque, et le cher Théodore, notre fils chéri, a
peut-être besoin de nos soins. Nous nous arrêtons à Vicence, à Véronne,
remarquable par un cirque olympique, et où les contadines portent le
chapeau comme les hommes: pour la haute classe, nous l'avons déjà dit,
elle copie et se rapproche des modes françaises.

Dans l'église des Capucins, à Véronne, nous avons vu le tombeau de Romeo
et de Juliette, victimes mémorables d'un amour malheureux, et
immortalisées par Shakespeare.

C'est encore à Véronne qu'est le mausolée de Gonsalgue Gabia. Les
fortifications de la ville sont immenses. La campagne de la Lombardie
est une terre promise, d'une grande fécondité et abondant en luzerne, en
trèfles, grains, arbres de toutes espèces. La route de Brescia est
superbe; des bords enchanteurs du lac de Garda, nous voyons les
montagnes du Tyrol, dans la direction de Trente. Brescia est aussi une
jolie ville bien fortifiée. C'est en traversant ce riche territoire,
escortés par deux gendarmes, que nous arrivons à Milan.



CHAPITRE XIV.

_De Milan, route du Simplon, à Genève._


Nous voici à l'Hôtel Suisse, où l'on trouve le chocolat mousseux de
Lyon; nous prenons un domestique de place, et nous nous faisons conduire
chez M. Pasleur Girod, notre banquier; nous fûmes ensuite admirer un arc
de triomphe, bientôt fini, qui peut rivaliser, s'il ne surpasse l'arc de
triomphe de l'Étoile de Paris. L'arc de Milan embellit l'entrée de la
ville, sur la route du Simplon, en commémoration de cette échelle si
importante conçue par le génie de Napoléon, à travers les précipices et
de hautes montagnes. L'arc de triomphe est tout entier en marbre, oeuvre
des disciples de Canova, orné des plus belles statues et des glorieux
symboles représentant les victoires de l'Empire Français. Il est
étonnant que l'Autriche laisse réaliser des souvenirs si précieux pour
la France. Outre que l'empereur François était notre beau-père, il faut
bien se laisser aller aux circonstances entraînantes du temps: il est
impossible de lutter contre son époque, sans faire naufrage. De
nombreuses souscriptions se sont formées à Milan, et treize millions
sont venus se grouper pour l'érection de ce monument.

Les hommes et les femmes ont des traits durs et le teint blême.

Milan est située dans une charmante plaine de la Lombardie; ses coteaux
et la proximité du lac de Côme et du lac Majeur la rendent florissante;
les palais sont vastes et dépourvus d'ornements extérieurs; il ne reste
plus d'antiquités romaines, que l'emplacement des Thermes et de quelques
temples.

L'extérieur de la Cathédrale est fort beau et fort gracieux; il y a
quatre mille cinq cents statues en marbre; c'est une masse de marbre
blanc travaillée en relief; ces pinacles élancés sont surmontés de
statues légères, on croit voir un palais d'argent; quand on soulève la
lourde draperie qui ferme l'entrée, comme celles de toutes les églises
d'Italie, l'oeil reste ébloui; on est frappé à la vue de cette longue et
imposante nef: devant le maître-autel, on voit la châsse de Saint
Charles Borromée, entourée de lampes allumées; derrière, s'élève le
choeur. Les colonnes des ailes sont de granit rouge, les fonts baptismaux
en porphyre, le pavé en marbre, les hautes fenêtres à vitraux de couleur
offrent les teintes les plus brillantes.

Nous avons visité la chapelle souterraine de Saint-Charles-Borromée; son
corps y est renfermé dans un tombeau de cristal de roche; on estime à
six millions les richesses de cette chapelle, qu'un prêtre nous a permis
d'examiner, moyennant la rétribution d'une piastre, et sans recourir à
la tradition; ainsi, un écrivain français a commis une grave erreur de
topographie, en plaçant à Arona, auprès de la statue colossale du Saint,
le corps de Saint Charles Borromée, qui est dans la cathédrale de Milan,
et qui ne doit point voltiger ni quitter son vrai domicile dans des
Impressions de voyage pleines d'érudition.

Le Champs-de-Mars est de grande dimension et les Arènes fort belles;
elles sont entourées d'un canal pour l'exercice des joutes marines.

Milan est une ville importante; mais pour qu'un étranger se livre à
l'admiration, il faut entrer en Italie par la Lombardie, et ne pas
commencer par voir Gênes, Florence, Rome, Naples, Vénise. Les femmes
portent des voiles noirs: le passage Christoforis est entouré de glaces
et de magasins comme les beaux passages de Paris.

On voit, dans ce moment, beaucoup de palais inhabités; la politique de
Metternich a, pour la conservation de sa conquête, envoyé les habitants
en exil au Spielberg après avoir encombré les prisons des Condotieri,
sous les verrous de la torture et de la souffrance. L'Italie
Autrichienne se soumet à la force, mais n'en regrette pas moins sa
liberté et son indépendance.

Le théâtre de la Scala est digne de toute sa renommée: son extérieur est
très beau; on voit au-dessus une grande terrasse, puis au-dessous un
vestibule qui mène aux premiers rangs de loges et au parterre; les
draperies extérieures des loges sont riches, l'intérieur est
magnifiquement décoré: la plupart ont des chambres adjacentes pour jouer
et souper; les peintures sont belles; les décorations qui ont paru dans
une pièce ne servent jamais pour une autre: on se fait visite dans les
loges; on tourne le dos à la scène, excepté quand l'orchestre avertit
qu'une scène de ballet, un air, un duo va se jouer; alors on écoute avec
ravissement, mais, la scène finie, on reprend la causerie privée, qui
n'est troublée que par l'entrée et la sortie des visiteurs: une habitude
désagréable, c'est que l'arrivée du dernier est toujours suivie du
départ du premier.

Voulant voir la Suisse, nous n'avions qu'à passer par le Simplon, pour
admirer les sites sur notre route: nous montons donc encore dans le
corriero: à Cascine, nous voyons un if séculaire de dix-huit pieds de
circonférence; nous changeons de voiture à Arona; c'est ici que l'on
voit la statue colossale de Saint Charles Borromée; elle a
quatre-vingt-seize pieds d'élévation; pour y monter, il faut une grande
échelle; elle contient facilement douze personnes dans sa tête; un homme
peut se placer dans les fosses nasales, sans craindre d'être lancé comme
une bombe par un éternuement. Nous parcourons le littoral du lac Majeur,
si bien décrit par notre compatriote Alexandre Dumas: nous avons admiré
les gracieux Palais de l'Île Belle et de l'Île Mère: des bateaux à
vapeur serpentent sur le lac; enfin, après avoir voyagé tout le jour,
nous nous arrêtons, à dix heures du soir, à Isella, petite ville à
l'entrée du Simplon, où nous réparons nos forces par d'excellentes
truites.

On avait eu soin, aux messageries et dans tout ce qui tenait aux
services des postes, de nous dérober le danger présent de la route du
Simplon; aussi nous crûmes que nous allions voir se renouveler les
apparitions effrayantes de la route de la Corniche, et que nous en
serions quittes pour de profondes émotions. Nous ne fûmes pas long-temps
à nous apercevoir que la nature allait se dérouler dans ses belles
horreurs, déployant les périls sans mesure.

Le courrier se composait d'un capitaine de navire américain, d'un
officier supérieur très-brave homme fort aimable, d'une religieuse prise
à Arona. L'officier eut une querelle assez vive avec le postillon, et
menaçait d'argumenter à coups de canne; le postillon ripostait avec
insolence et mépris; c'était une répétition des controverses
comminatoires de M. de C...; avec un peu plus de sobriété de paroles et
un peu moins d'épanchements épigrammatiques, tout cela n'aurait pas eu
lieu; le courrier nous engagea à partir, et à profiter de la fraîcheur
de la nuit pour éviter le danger des avalanches que le vent ou le soleil
détachent si facilement dans le mois de mai, moment de la fonte des
neiges. Nous parcourions donc l'effroyable vallée de Gondo, au milieu
d'horribles torrents se roulant tumultueusement des hautes montagnes,
menaçant de tout emporter dans le précipice, des neiges, des roches qui
tombent avec fracas; tout cela pénètre de saisissement dans ces lieux où
la nature est improductive.

Près le pont de la Doveria, le torrent précipite ses ondes avec un bruit
épouvantable. Des rochers perpendiculaires, d'une couleur sombre en
parfaite harmonie avec sa solitude, dont la cime égarée dans les nues
menace de tomber sur vos têtes; à vos pieds, dans le fond du précipice,
où la vue n'ose descendre, on entend mugir la colère du torrent, la
nature expire, la mort seule est vivante. L'Auberge de Gondo, avec ses
petites fenêtres grillées, a l'apparence d'une prison. Quelques rayons
du soleil planent sur de petits jardins et animent un peu la végétation
des légumes qui, rarement, parviennent à maturité.

Avant Isella, des ruisseaux folâtrent au milieu de bouquets de mélèze,
et forment de riantes cascades.

La route, pendant trois mois de l'année, est praticable même aux
voitures; elle a une largeur de trente pieds; des remparts préservent,
et l'on n'a d'autres risques à courir que ceux, rares dans cette saison,
de voir les rochers se détacher et tomber sur la route; mais pendant
neuf mois, surtout dans le mois de mai, il y a beaucoup de danger; c'est
le moment où les neiges commencent à se fondre; ce qui est une cause des
avalanches ou lavanges; le vent, un bruit soudain peut encore
occasionner des détachements de neige.

Malheur au voyageur surpris par l'avalanche; la fuite est inutile, il
faut se résigner. Des masses de neige, d'un quart de lieue d'étendue,
emportent tout sur leur passage, les hommes, les arbres, les blocs de
rochers, et les précipitent jusqu'au fond des abîmes, souvent de six
mille et quelques cents pieds de hauteur.

C'est au milieu de ces difficultés que Napoléon, rayonnant de sa
splendeur, fit, malgré les obstacles, construire la belle route du
Simplon; des montagnes, par le moyen des fulminants, furent percées dans
plusieurs endroits, à un espace de plus d'une demie-lieue. Trente mille
hommes, pendant cinq ans, s'occupèrent de ces épineux travaux avec un
courage inouï. Présentement, trois cents ouvriers sont employés à
l'entretien de la route, à l'enlèvement des roches et des neiges qui
encombrent si souvent; ainsi, grâce aux sollicitudes de l'Empereur, dans
le peu de temps de son règne, et à l'apogée de son immense gloire, il a
rendu un service incommensurable à la civilisation, en ouvrant des
communications entre l'Italie et la France, qui, auparavant, éprouvaient
tant de difficultés de relations, et que les Carthaginois, avec Annibal,
avaient franchies si périlleusement.

Sur les trois heures de la nuit, le courrier descend précipitamment et
est obligé, faisant avec les mains et les pieds le levier opposant, de
soutenir la voiture, que de grosses pierres sous une roue allaient faire
descendre dans les abîmes; deux fois, il est obligé d'opérer cette
manoeuvre: des couches de neige rétrécissent la voie; une roue de la
voiture frotte souvent les pierres du parapet qui nous sépare des
torrents, l'autre roue va avec peine dans la neige; les difficultés
s'augmentent; il faut abandonner le carrosse; l'obscurité de la nuit ne
nous avait pas fait apercevoir les précautions que nous dérobait le
courrier pour ne pas nous décourager, ni perdre sa clientelle: il avait
attaché trois traîneaux à la voiture.

Voici, nous dit-il, une variété de plaisirs que je vous offre; je vous
invite à monter en traîneau; le traîneau de devant était consacré aux
dames, le second nous portait, et le troisième avait les bagages. Si
j'avais su les dangers qui nous menaçaient, j'aurais voulu naviguer sur
cet océan de neige, sans être séparé de Mme Mercier; notre caravane
n'eut point de malencontre jusqu'à l'Auberge du Simplon; nous nous y
trouvâmes très-bien et nous fîmes honneur à la cuisine, dans la région
des neiges; c'est là que nous apprîmes le funeste accident arrivé la
surveille à quatorze ouvriers du Simplon, qui avaient péri sous une
avalanche. La blancheur de la neige et son éclat donne de fréquentes
ophtalmies, et altère la vue; de là vient l'usage des lunettes vertes
chez ces montagnards. Le village du Simplon est le domaine des glaces et
des neiges, c'est le palais de l'hiver, aucun arbre, aucune fleur ne le
décore, l'aigle, souverain des airs, y fait de fréquentes apparitions.
Les villageois de ces lieux sont vêtus de peaux de mouton dans toutes
les saisons.

Nous reprenons la route sur des traîneaux encore plus petits. De lieue
en lieue, des maisons de station ont été établies pour servir d'abri aux
voyageurs dans la tourmente; nous franchissons des montagnes percées sur
des glaciers; nous sommes étonnés de ces admirables glaciers qui se
forment d'un amas de neige, et présentent des champs de glace de cent à
cent cinquante pieds de profondeur et d'une lieue de long; les torrents
se forment des passages au milieu de ces miroirs gelés.

Les agents de la destruction grondent autour de nous; les objets qui
nous environnent, ne paraissent faits que pour former la tempête et
lancer l'avalanche; le premier moment de la descente n'est nullement
propre à adoucir les sensations pénibles; la route rapide et suspendue
au-dessus d'immenses abîmes, une arche jetée sur un précipice, sans
croire aux dangers quand on y est arrivé, paraît de loin à peine
praticable pour le pied du chamois; des roches arrachées, jetées çà et
là, des excavations profondes, des torrents de neige fondue, une région
onduleuse de montagnes se déploient de tous côtés, comme les vagues de
la mer.

Nous admirons la belle caserne que Bonaparte a fait bâtir pour ses
soldats, c'est maintenant l'hospice des Augustins, Frères des religieux
du Saint-Bernard.

Passant près du couvent, le supérieur nous aborde et nous offre
l'hospitalité, comme du temps d'Israël: nos traîneaux arrêtent; nous
visitons cet édifice de bienfaisance et de charité, et ces âmes
angéliques, qui ne vivent et ne tiennent à la terre que pour le service
de l'humanité souffrante. Nous y faisons emplette d'un jeune chien du
Saint-Bernard, renommé par l'intelligence: tout le monde sait que ces
chiens, imitant l'hospitalité des Moines, portent dans un panier ou dans
une serviette, des vivres pour secourir l'infortuné voyageur égaré,
tombé dans le précipice; souvent ils le guident pour arriver au
monastère.

C'est une belle institution que celle de ces Moines, protégeant ainsi
l'homme qui passe dans ces contrées ardues; c'est une noble manière de
servir Dieu; ces Religieux vivent au milieu des dangers et des
privations de toute espèce; l'exercice de la charité remplit seul leur
vie, et le sentiment du bien qu'ils font chaque jour est leur unique
récompense ici-bas.

Après avoir vu le couvent et remercié les Pères bienveillants de leur
bon accueil, nous continuons notre voyage. Des rocs gris, sans pelouse,
des buis chétifs et jaunâtres, quelques sapins d'un vert funèbre, des
vautours s'abattant sur leurs branches, pas d'autres bruits que celui
des torrents qui mugissent au loin: le brouillard cache souvent les
cimes les plus élevées, et flotte en écharpe légère sur le flanc des
montagnes. Nous apercevons de tristes cabanes adossées contre un roc
comme un nid caché; ce roc protecteur les met à l'abri des neiges et des
vents.

Dans l'hiver, la nature de ces montagnes est sublime de terreur et de
force; quand les vents et les cataractes s'apaisent, la neige descend
gracieuse et sans bruit; comme le duvet du Cygne, elle reste suspendue,
en formes élégantes et bizarres, aux branches noires des sapins. Tout
est silencieux dans ces régions, au milieu de colonnes, de festons et de
guirlandes de cristal. On découvre par fois des chapelles, des
oratoires, des croix élevées à la mémoire de funestes accidents. Les
frais d'entretien de la route se montent à trente-cinq mille francs
annuels.

Le danger s'accroît; quarante pieds de neige encombrant le passage,
effacent jusqu'aux traces des parapets, réduisent l'espace de la route à
six ou huit pieds; en cas d'accident, le voyageur doit être disposé à se
précipiter hors du traîneau; d'un côté, nous avions la perspective de
six mille pieds de précipices perpendiculaires, de l'autre, de sept ou
huit cents pieds de montagnes couvertes de neige, qui s'élevaient comme
une haute muraille sur notre tête, menaçant à chaque instant de nous
engloutir ou de nous plonger dans l'abîme.

Le conducteur nous recommandait d'éviter les éclats de voix, de ne pas
se moucher avec bruit; lui-même s'abstenait de faire claquer le fouet,
dans la crainte d'exciter une avalanche. Enfin, nous cheminons, au petit
pas du cheval, sur une neige pour ainsi dire mobile, dans laquelle le
cheval enfonce souvent jusqu'au ventre, exposé à s'abattre sur la neige,
dans plusieurs endroits, entamée par des torrents menaçant de la faire
crouler, ce qui nous rendait les précipices continuels, et dans tous les
endroits, même sous nos pas.

Le plus léger zéphir ou le rayon du soleil le moins vivifiant pouvait
rompre le fil de nos jours. La route est ainsi effrayante jusqu'à
Beccaval: plusieurs fois, nous nous sommes crus perdus; le traîneau
avançait de six pouces dans l'abîme; ce n'est qu'en dirigeant subitement
le cheval de manière à raser la montagne de neige, que nous pouvions
ramener notre glissant et indocile traîneau.

Nous avons mis vingt-deux heures à faire ces quinze lieues pénibles: la
route du Mont Cenis, miniature de celle du Simplon, n'est que de six
lieues; elle n'est pas non plus charmante dans le mois de mai;
d'ailleurs, elle ne nous conduisait pas aussi directement en Suisse,
aucune autre voie n'étant praticable. Aller par le Tyrol, changeait,
comme nous l'avons exprimé, notre plan de voyage; nos désirs paternels
ne nous permettaient pas de retarder le délicieux moment d'embrasser
notre cher Théodore, il fallait à tout prix arriver dans notre pays.

À Beccaval, nous faisons une pause, nous prenons du lait pour notre
jeune chien, que nous avons appelé Simplon, du nom du lieu de sa
naissance, et qui, maintenant, est devenu un des plus forts et des plus
beaux chiens en France.

Nous montons une voiture suisse, très-légère, très-étroite; il n'y avait
qu'une banquette au milieu; il fallait aller sur le côté, de manière que
le moindre mouvement des curieux en se portant trop en avant, pouvait
occasionner la chute de cette légère calèche circulant encore le long
des abîmes, quoiqu'ici cesse le danger des neiges. Nous parcourons cette
voie périlleuse jusqu'à Brieg, au milieu de toute espèce d'émotions, de
sites les plus variés, les plus extraordinaires, de la nature brute,
improductive, et des plus belles végétations: le brigand n'apparaît
jamais sur ces roches escarpées; il n'y a pas d'exemple que des voleurs
aient profité de l'horreur de ce passage, de l'obscurité de ces défilés,
de l'embarras des voyageurs, pour les attaquer. Dans des endroits
presqu'à pic, nous avons vu des maisonnettes, habitations des
montagnards, et qui nous seraient inabordables. Dans la belle saison,
souvent les fonds des précipices sont de riches tapis de verdure, des
pelouses, du plus beau luxe de végétation, émaillées de fleurs qui
servent de nourriture à de nombreux troupeaux, que les pâtres animent de
leurs chalumeaux et de leurs chants bucoliques.

Cet amas de jolis châlets groupés dans le vallon si propres à inspirer
le pinceau des peintres, est Brieg, où nous allons changer de voiture,
faire une recrue et avoir une aimable compagne de voyage, une demoiselle
suisse parée de beaux rubans suivant le goût du pays; cette jolie
valaisanne avait un corset à manches presque de couleur rouge, et un
mouchoir flottait sur son sein: malgré son amabilité, elle nous mit bien
à l'étroit dans la voiture.

Nous apprîmes aussi que quelques mois avant notre passage, un milord et
une milady s'opiniâtrèrent à franchir le Simplon, avec leur voiture,
contre l'opinion des localistes: quoique la route ne fût pas encombrée
de neige, comme à notre passage; dans la traversée, ils descendirent,
par les instances du conducteur, et bien fut pour eux, car une
avalanche, peu de temps après, emporta la voiture et les chevaux dans
l'abîme; l'Anglais, pour avoir son bagage, fit présent des débris de sa
voiture qui ne sont pas encore retirés. L'officier, notre compagnon de
route, familiarisé aux dangers dans la campagne de Moscou, nous dit
franchement que s'il avait su l'état des choses, il ne s'y serait pas
hasardé; il s'étonnait que Mme Mercier n'eût pas fait paraître la
moindre émotion, et il me reprochait d'avoir ainsi exposé ses jours
précieux.

Notre projet était d'aller visiter le Saint-Bernard; mais, dans ce
moment, il y avait impossibilité d'y arriver avec sécurité; d'ailleurs,
nous nous lassions de voyager dans les neiges et les glaces. Cependant,
le chemin de Martigni est fort agréable; la vallée et les montagnes
chargées de glaces offrent une belle perspective; l'oeil est réjoui par
d'agréables prairies chargées d'habitations. À Saint-Maurice, nous avons
vu le tombeau du chef de la Légion Thébaine, massacré avec ses soldats,
et à peu de distance de la ville qui a pris son nom. Nous entendîmes,
près de Villeneuve, le bruit effrayant de la cascade de Scolena,
vulgairement appelée Pissevache; elle a deux cent deux pieds de haut, sa
chute est superbe, sa nappe immense, et ses flots, perdus dans les airs,
qu'ils agitent, se résolvent en vapeur, et forment un bel arc-en-ciel.
C'est à Maurice qu'est la communauté des Moines du Simplon et du
Saint-Bernard; le climat sévère de ces montagnes ne permet pas aux
religieux d'y séjourner long-temps; aussi trouvent-ils dans le monastère
de Saint-Maurice, comme dans une pépinière abondante, des hommes qui se
dévouent à leur tour.

Présentement, au lieu des jolies filles d'Isella et de Domo-d'Ossola,
nous n'apercevons que des paysannes goîtreuses du Vallais, plusieurs
sont atteintes du crétinisme.

Le porphyre, le quartz, le granit, sont la principale composition des
Alpes. Au fond des précipices, dans les ravins, se trouve une riche
végétation qui mêle ses teintes brillantes aux couleurs austères des
rochers. Les contadins, pour cultiver, montent d'étroits escaliers, et,
avant d'arriver aux terres qu'ils ensemencent, ils ont souvent une plus
grande élévation à escalader qu'un ouvrier employé à réparer le haut
d'un clocher; les orages détruisent les travaux, mais les paysans
contemplent ce dégât avec fermeté, et aussitôt la tempête passée, ils
les réparent avec une patience admirable, et portent de la terre au
sommet des montagnes, pour former un nouveau sol dans les endroits
emportés. En Suisse, on est satisfait des auberges.

Les routes sont très-bien soignées, et cependant, il n'y a ni école
polytechnique, ni administration des ponts et chaussées. Les voies
publiques sont animées par la circulation continuelle de voitures
chamarrées de costumes alpestres d'une grande variété. Les habitants se
marient toujours dans leur propre canton.

Dans la vallée de Martigni, des hameaux, assis sur le penchant des
collines, animent ce charmant paysage: cette vallée fertile produit du
froment, du seigle, de l'orge et toute espèce de légumes; les pâturages
sont les meilleurs du Valais. La nourriture ordinaire des Valaisans
consiste dans de la viande salée, des légumes, du laitage, du fromage;
le vin y est rare, on y boit beaucoup de cidre. La vue est réjouie par
les troupeaux qui descendent lentement des montagnes; l'air retentit des
sons aigus des clochettes et des mugissements plaintifs des animaux. On
découvre encore des châlets ou petites huttes peu élevées et bâties pour
la plupart en pierres sèches: le rez-de-chaussée, d'une seule pièce,
contient les troupeaux et les gardiens: ces châlets n'ont pas de
cheminée; le feu brûle contre la muraille, et la fumée s'échappe par les
intervalles des murs et du toit. Les dames du pays laissent flotter leur
blonde chevelure comme Euphrosine et Thalie, et se couvrent d'un petit
chapeau orné de rubans.

     «Quel plaisir, sur la verte fougère,
     Au penchant de ces coteaux,
     Je verrai la gente bergère,
     Écouter mes accents nouveaux.»

Nous nous arrêtons à Vevay, ville de quatre mille âmes, après avoir
parcouru le Valais: notre cane Simplon reçoit les carresses d'une jeune
fille de douze ans, d'une ravissante beauté. Non loin de Vevay, on voit
le fameux château des seigneurs de Gruyère, remarquable par sa belle
situation et ses épaisses murailles. Nous prenons encore une voiture
jusqu'à Lausanne, canton de Vaud. Tout le monde sait lire dans ce
canton: le soir, en costumes de travail, groupés aux portes des maisons,
les hommes lisent les journaux et parlent politique, quant aux jeunes
filles, leur occupation est:

     «Le luth harmonieux, l'industrieuse aiguille,
     Parfois, c'est un roman qu'on écoute en famille.»

Dans les environs de Lausanne et dans quelques autres localités, les
habitants ne permettent pas l'introduction permanente d'un étranger,
sans l'autorisation de leurs gouvernements.

À Lausanne, nous montons un paquebot à vapeur d'une forme grandiose;
rien n'y manque, pas même une bibliothèque choisie.

Nous voici donc sur le lac Léman, charmés, jusqu'à Genève, par l'aspect
de jolis hameaux, des villages qui fourmillent sur les côtes du lac, et
des paysages les plus pittoresques. On ne peut se lasser d'admirer ce
lac superbe, dont les bords s'élèvent en terrasses tapissées d'une
quantité de villas, de prairies dont les images se reflètent sur les
eaux et se marient à leur azur.

Le lac Léman, qui a vingt-deux lieues de long et quatre ou cinq en
largeur, roule au milieu d'une vallée qui sépare les Alpes du Mont-Jura;
le Rhône, qui prend sa source dans le Simplon, si fécond en espèces
diverses de poissons, tels que les truites saumonées qui pèsent de
quinze à trente livres, traverse, en sortant du Valais, ce bassin creusé
par la nature: ce lac, ce fleuve, les collines charmantes qui le
bordent, le contraste des frimas avec la belle nature, forment un
spectacle qui offre à l'âme mille sensations à la fois.

Le lac Léman ou de Genève qui a neuf cent cinquante pieds de profondeur
près de Vevay, n'en a que quarante aux environs de Genève. Sur le lac,
on voit des oiseaux aquatiques de toutes les couleurs et de toutes les
contrées, tels que l'hirondelle de la mer Caspienne, le plongeon du
Nord, le crabier de Mahon, la sarcelle d'Égypte, le héron pourpre, la
cigogne, le courlivert, la mésange bleue et une foule d'autres espèces
non moins intéressantes pour l'ornithologe.

Un des points de vue les plus imposants, quand on navigue sur ce fleuve,
est le Mont-Blanc, éblouissant de l'éclat de ses neiges éternellement
entassées; sa tête s'enfonce dans les cieux; les monts qui le ceignent,
semblent n'exister que sous sa protection. Le Mont-Blanc est le roi des
montagnes; c'est sur lui que l'hiver a placé son trône et ses frimas;
près de lui, les autres sommités ressemblent à un ciron devant une
baleine: ces cimes argentées, éclairées par les rayons du soleil,
avaient l'apparence d'une illumination.

Les hautes montagnes couvertes de neige rendent l'air de ces lieux
généralement froid et très-varié. Les vautours font leurs nids sur la
crête de ces roches noires. Prenant un vol pesant, semblables à un
nuage, ils s'abattent sur la terre, pour y chercher leur proie. Quoique
nous n'ayons rien vu de comparable aux aspects et au territoire de la
Pouille, la Suisse ne laisse pas que de présenter beaucoup de charmes,
ne fût-ce que par rapport à ses excellents habitants, dont le caractère
et les moeurs sont si aimables; leur gouvernement républicain si clément
et si sage; la douce liberté qui y règne, et qui réprime si bien la
licence. La Suisse ne peut pas laisser exercer la liberté de la presse;
les gouvernements qui l'entourent s'y opposent ainsi qu'aux progrès de
la pensée.

Les terres ne sont point assujéties au système cadastral de l'impôt, et,
malgré cela, l'arbitraire et les vexations territoriales y sont
inconnus; le gouvernement, avec un budget peu considérable, ne laisse
pas que d'avoir de la majesté et de la grandeur. Plusieurs cantons
suisses parlent le français, les autres l'allemand et l'italien: la
religion catholique est professée dans deux ou trois cantons, les autres
sont protestants et les catholiques ne peuvent se livrer aux pompes
extérieures, pas même sonner les cloches.

En vrais républicains, préférant le bien public à leurs avantages
personnels, ils aiment la justice par-dessus toutes choses, et ils
professent la tolérance pour les dissidents et pour les opinions
divergentes; mais ils prescrivent des limites au libre exercice des
cultes, et n'en permettent la pratique que dans l'intérieur des temples.

En général, les Suisses sont de taille moyenne, pleins de vigueur et de
vie: les femmes sont fraîches, fécondes et gracieuses; elles ont un beau
teint, les cheveux blonds; elles sont grandes, et portent de petites
coiffes sur leurs tresses relevées par des aigrettes d'or et d'argent.



CHAPITRE XV.

_De Genève, Lyon, à Paris._


La position de Genève, près le lac, est admirable; la ville, en revenant
des belles cités d'Italie, n'a pas le grandiose que nous attendions; les
maisons sont hautes; elles sont bâties sans régularité, environnées de
collines, de coteaux pittoresques que la nature semble avoir jetés au
gré de son caprice; Genève est dans une plaine comprise entre le Jura et
les Montagnes de Savoie. La plus grande partie de la ville est située au
lieu où le Rhône, s'échappant du lac, coule avec véhémence dans un
double canal ses eaux limpides et bleuâtres: on a construit sur le Rhône
une machine hydraulique qui porte les eaux dans la ville: la campagne
est couverte de maisons de plaisance.

Il y a de belles promenades à Genève: celle de la Treille est charmante,
et a une vue magnifique. Sa population est de trente mille âmes; c'est
une des plus considérables de la Suisse. Les Genevois ont le caractère
humain et affable; comme l'éducation est à bon marché, ils sont
très-instruits; en général, en Suisse, l'éducation est uniforme; celles
des parents, des maîtres, du monde, sont en parfaite harmonie; par cette
méthode, on fait des hommes qui ne portent point la livrée de la
frivolité: ainsi, chez les anciens, Épaminondas, la dernière année de sa
vie, faisait la même chose que dans l'âge où il avait commencé d'être
instruit.

Sur le lac, on fait de délicieuses promenades dans de légères
embarcations et avec de la musique.

     «Voici le soir! de légères gondoles
     Voguent sans bruit sur le lac argenté:
     C'est le moment où de douces paroles
     Font souvent rêver la beauté.»

Nous étions logés à l'hôtel neuf de la Couronne, où l'on est
splendidement traité; mais, un jour, ayant laissé notre chambre en
désordre et ayant emporté la clef, nous fûmes très-étonnés de la
symétrie, à notre arrivée; tout y était en ordre et en état, même nos
papiers qui, errant sur le parquet, avaient été rangés dans notre malle,
où se trouvait de l'argent; j'en fis plainte à l'hôtel; on chercha à
m'apaiser: nous avons appris, plus tard, que c'était l'usage en Suisse,
et que les maîtres d'hôtel avaient toujours des doubles clefs.

À Genève, les femmes qui vous ont accueilli si gracieusement dans les
salons, sortent sans escorte de suivantes: dans la rue, elles feignent
de vous méconnaître, vous désappointent par un regard sévère, si vous
leur faites une salutation: leur pensée, dans ces airs de glace et de
froideur, est d'élever une barrière aux inclinations, sans la sanction
des parents, et de se procurer liberté plénière pour se promener en
sûreté sans exciter les nuages qu'élève un amour imprudent; parce qu'il
est d'usage que les jeunes personnes sortent sans être accompagnées.

De très-beaux hôpitaux, même pour les aliénés, existent à Genève; aussi
n'est-on jamais importuné par la vue des haillons ou les sollicitations
d'un mendiant. La bienfaisance trouve difficilement occasion de
s'exercer.

Ici, point d'ateliers où l'on entasse des centaines d'ouvriers, et où
l'on fait presque des esclaves; l'ouvrier travaille pour son compte,
comme il l'entend; possesseur des matières premières, il les façonne à
sa manière, avec une intelligence qui lui offre toujours des avantages.

Les montres se fabriquent dans le quartier Saint-Gervais.

L'ancienne église Saint-Pierre, bâtie sur les débris d'un temple
d'Apollon, est présentement un édifice protestant, et n'a rien de
remarquable dans son intérieur, que le tombeau du duc de Rohan. Le génie
de la peinture, de la sculpture et des arts, trouve peu d'aliments dans
la réforme: le Tintoret, le Véronese, le Titien, n'auraient point eu de
matériaux pour animer leurs pinceaux, ni de chefs-d'oeuvres qui vivront
au temple de mémoire. Vraiment, le Christianisme, au milieu de ses
splendeurs ravissantes et de ses merveilleuses perfections, le
paganisme, tout infirme et sénile qu'il est, avec ses pagodes, ses
fétiches, sa gentilité, en excitant par fois l'organisme des sens, ont
rendu l'homme plus poétique, et ont développé en lui le germe des
beaux-arts, de la musique, de l'architecture, de la peinture, etc.,
tandis que la réforme, ayant pour généalogie les Iconoclastes, et
s'occupant du bonheur matériel de l'homme en ce monde, en même temps
qu'elle le nourrit d'espérances immortelles, n'est encore
qu'industrielle, et ne propage que les progrès de l'industrie. Voyez si
ce ne sont pas les pays réformés qui s'occupent le plus de l'industrie,
et de faire prospérer le sort des masses sociales. Genève aussi est
toute consacrée à mécanique et excelle dans l'horlogerie.

Nous n'avons pas réalisé le projet d'acheter de jolis ouvrages, des
boîtes à musique si délicieuses pour charmer la solitude: la douane
française est trop vigilante pour ceux qui ne veulent pas faire le
métier de la contrebande.

Un jour, que nous priâmes un jeune inconnu de douze ans de nous conduire
chez un habile horloger qui était à sa maison de campagne, à peu de
distance de la ville; il lia conversation, et nous dit qu'il était de
Turin; que son père, médecin, et professant des idées libérales, avait
été enlevé par le Saint-Office; que, s'il n'en avait pas fait un
Auto-da-fé, il gémissait sûrement dans les cachots du roi de Sardaigne;
qu'il n'avait aucune nouvelle de ce qu'était devenu son père.

La ville de Carouge est adjacente à celle de Genève; en général, les
habitants sont dans l'aisance; ils ont la même maxime que les
Hollandais, de ne jamais dépenser la totalité de leur revenu, quelque
minime qu'il puisse être.

Ferney, habitation de Voltaire, n'a plus que quelques vieux meubles et
la célébrité qui s'attache à la mémoire de ce grand homme. Jean-Jacques
Rousseau, un de nos écrivains les plus distingués, était de Genève; ces
illustres peintres de la pensée, dont les perceptions étaient des traits
de feu, ne sont plus les hommes de notre siècle; le spiritualisme,
l'objectif et le subjectif de Kant, ou le svedenborgisme, la dialectique
des illuminés, tiennent aujourd'hui le premier rang dans
l'argumentation; mais on finira par déclarer compétents ceux qui
admettent que les sens sont des auxiliaires pour développer les facultés
intellectuelles.

Nous ne voulons point quitter la Suisse sans parler de ses vacheries et
du système de stabulation qui a tant de retentissement parmi les
agriculteurs. Nous les avons visitées avec intérêt; les vaches ne vont
au pâturage que très-peu de mois dans l'année; nous en avons vu qui
n'étaient pas sorties de l'étable depuis dix ans; les pâturages, n'étant
point endommagés par le pied des animaux, peuvent être fauchés plus
souvent: les vaches transpirent moins; les sécrétions laiteuses, sont
plus copieuses et d'une bonne qualité: aussi est-on obligé de leur
donner les soins les plus minutieux de propreté; de les étriller trois
fois le jour, de renouveler la litière, de les alimenter d'herbes
fauchées, composées de trèfle, de luzerne et d'excellentes mâches mêlées
au foin. Elles conservent ainsi une parfaite santé; l'engrais qu'elles
font est plus abondant. La ménagerie est disposée d'une manière
favorable à la race bovine.

Les pays Suisses offrent de la satisfaction par la liberté dont on
jouit, par la modération de l'impôt, par la douane, qui est très-peu de
chose et nullement tracassière. En raison de tout cela, on s'y fixerait
volontiers; les fortunes sont peu considérables et très-divisées, chacun
possède un peu de terre.

Nous laissons notre lettre de crédit chez notre dernier banquier, M.
Lombardier.

Les Genevois, quoiqu'hospitaliers, ont des manières rudes, et leur
esprit d'indépendance se manifeste jusque dans les rapports sociaux.

Nous reprenons le chemin de France, en nous dirigeant sur Lyon. Les
montagnes, près de Genève, appartiennent, des deux côtés, à la France;
seulement, la partie voisine de la Suisse est franche de droits; combien
ne serait-il pas à désirer que cet usage d'affranchissement de droits
s'établît dans toute la France, à l'imitation de nos voisins les
Helvétiens, et que nous fussions délivrés de ces déboursés énormes qui
rendent dispendieuse notre civilisation. Alors, au lieu de faire couler
nos trésors par flots dans les caisses du fisc, nous nous livrerions,
sur le sol de la patrie, dans la courte et fragile durée de la vie, à
toutes sortes d'améliorations, de bien-être et d'oeuvres immortelles
utiles au pays; notre prospérité s'accroîtrait avec nos libertés.

Les montagnes, dans cette partie de la France, sont escarpées, d'un
difficile accès; la douane y pénètre peu: les contrebandiers sont les
seuls qui connaissent les sentiers de ce labyrinthe à l'abri des
investigations.

C'est ici le fort l'Écluse, que les Autrichiens avaient écrasé des
montagnes qui le dominent; il est à l'abri, présentement, par l'érection
de nouveaux forts placés sur les points culminants.

Voici la première fois, depuis long-temps, que nous livrons notre
passeport aux gendarmes français: nous avions été obligés, à Milan, de
le mettre en livret pour conserver ses lambeaux. Des transports de joie
s'emparent de nous à la vue de nos compatriotes. Mais, à Bellegarde,
notre plaisir est bien tempéré par la visite minutieuse des agents de la
douane. À Naples, où la dogana est en renommée de bien jouer son rôle,
on n'a pas eu plus de dextérité et de gentillesse; même on a fait des
progrès au détriment de nos libertés; au moins, à l'étranger, on avait
eu des formes plus civiles, on avait épargné Mme Mercier. À Bellegarde,
on s'est permis de nous séparer, de nous faire subir en particulier une
inquisition et des visites domiciliaires sur nos personnes, quoique nous
ne fussions pas en état de siège. Mme Mercier, à la vérité, était
visitée par une douanière, mais en présence du chef de poste, son
officieux assistant, sans avoir le mari pour avocat et pour défenseur au
besoin. Comment, en France, peut-on développer un pareil luxe
d'asservissement, que nos lois et la liberté individuelle proscrivent
formellement? Pourquoi ces visites isolées? Pourquoi fouiller et mettre
le désordre dans les malles et les valises? Mais que peut-on porter sur
soi, de si offensif, quand on vient de la patrie du Tasse, de l'Arioste?
sinon quelques innocents bijoux, quelques souvenirs précieux de la terre
classique, quelques laves du Vésuve, quelques hommages aux Muses, aux
Héros: peut-être une feuille de laurier, cueillie au Pausilippe, sur le
tombeau de Virgile. À trois lieues plus loin, il faut encore subir une
autre fastidieuse et dégoûtante perquisition.

Pour simplifier les opérations de la douane, il est avantageux que la
mode ait mis à l'ordre du jour les postiches, les gigots et les
falbalas, perdant de leur gracieuseté sous les doigts pesants des
investigateurs qui croient trouver des bijoux de l'Orient, de la
contrebande italienne, parmi des toilettes de Long-Champ; les dames sont
mêmes décoiffées, et leurs cheveux, artistement disposés, sont mis en
désordre; tout cela par scrupule et conscience de ces âmes vénales.

Après le fort l'Écluse, a lieu la disparition du Rhône; ce fleuve coule,
depuis Genève, majestueusement dans un lit profond, mais, en
s'approchant d'un banc de rochers, probablement comme à Tivoli dans la
grotte de Neptune, il s'engouffre tout entier avec une vitesse
prodigieuse, dans une espèce d'entonnoir: ses eaux, refoulées,
s'agitent, se soulèvent et se brisent elles mêmes. L'ouverture de
l'entonnoir n'a que deux pieds; insensiblement, elle s'élargit, et le
Rhône, apaisé, roule tranquillement ses eaux dans un canal de trente
pieds de large; il disparaît ensuite sous un amas de rochers, pendant
près de soixante pas; à la renaissance du fleuve, on croit le voir
impétueux et terrible, mais il se présente si calme et si tranquille,
que ses eaux paraissent stagnantes, ce que l'on attribue à la profondeur
de son lit.

Lyon est si connue, qu'il est superflu d'en parler; c'est la seconde
ville de France; elle possède de beaux édifices: son commerce
manufacturier est très-important, mais elle vient d'éprouver plusieurs
échecs, que la guerre d'Espagne et les banqueroutes américaines ont
occasionnés, en suspendant la fabrication des soieries, par là sans
écoulement. Il serait à souhaiter que, dans de pareilles circonstances
difficiles, il se formât, derechef, dans toutes les parties de la
France, des sociétés pour acheter des marchandises en discrédit, et
attendre des temps meilleurs: par ce moyen philanthropique, les classes
ouvrières ne resteraient jamais oisives. D'ailleurs, que le riche
territoire de l'Algérie soit un écoulement à notre population, et qu'il
devienne la France Africaine, il fait disparaître les inconvénients de
la concurrence, et bientôt le malaise social.

Les chemins de fer, de Saint-Étienne à Lyon, sont aussi fort
intéressants; on aime à voir la curieuse installation de ces routes en
fer, et des machines à vapeur remorquer chacune sept omnibus contenant
cent cinquante voyageurs, avec une vîtesse qui surpasse celle des
chevaux; ces merveilles nous transportent presqu'aux temps des Divinités
de la Fable et de la Féerie; on s'occupe à les réaliser chez tous les
peuples de l'Europe; nous ne restons pas en arrière, et nous voyons
fleurir dans notre belle France ces admirables innovations qui
transforment un pays, le placent au premier rang de l'échelle de la
civilisation, et qui accélèrent, en facilitant les rapports sociaux, la
prospérité des peuples.

Les quais de Lyon sont fort beaux et très-animés; il y a de belles rues:
nous étions descendus à l'hôtel du Nord; c'est chez Casati qu'on mange
le meilleur chocolat avec d'excellents petits pains et des brioches. La
promenade Bellecour et le pont de la Guillotière méritent d'être cités.
La Guillotière et la Croix-Rousse vont devenir deux villes voisines de
Lyon. En allant au chemin de fer, on jouit de l'intéressant coup-d'oeil
de la Saône qui se marie avec le Rhône. Lyon est entourée de forteresses
et de vingt mille hommes de troupes; l'émeute n'y est plus possible.

L'hôpital d'ordre ionique, créé par Souflot, offre une magnifique façade
sur le quai du Rhône. Il est admiré comme le plus beau de France; nous
avons surtout remarqué la vaste étendue des salles, une entr'autres dont
le dôme quadrangulaire est orné des emblèmes de la médecine.

Le vaisseau de la bibliothèque publique est considérable; il contient
cent mille volumes et huit mille manuscrits dans toutes les langues.

Il y a plusieurs théâtres: celui qui a été élevé sur la place de la
Comédie, est sans élégance; il a cependant coûté quatre millions.

La cathédrale est digne d'être visitée par la beauté de sa nef et de son
architecture gothique.

Plusieurs ponts traversent le Rhône; le pont-Morand, du nom de son
architecte, a été construit tout en bois, avec une hardiesse et une
légèreté qui ne nuisent point à sa solidité.

Nous avons pris le bateau à vapeur de la Saône. Il y a trois bateaux à
vapeur, sur la Saône, qui font le trajet de Lyon à Châlons: Les
habitants de ces rives n'ont point l'humeur stationnaire: les bateaux
sont encombrés de voyageurs. À peine notre restaurateur pouvait-il
suffire aux nombreuses demandes de côtelettes, de biftecks. Comme sur un
navire qui commence à manquer de vivres, un capitaine, dans sa
sollicitude, est obligé, pour prolonger ce qui reste de biscuit et de
comestibles, de modérer les appétits insatiables, dans le voyage sur la
Saône, si vous voulez obtenir un boeuf, une volaille, un pain d'une
demi-livre, demandez deux heures d'avance; encore vous attendrez et vous
vous exposerez aux affections spasmodiques nerveuses de l'organe
digestif, disposé à s'insurger faute d'aliments, aux perturbations
intestinales qui vous feront succomber dans l'absence de lest. Il est
aujourd'hui incontestable qu'on ne meurt pas de faim, que le vide seul
fait des victimes et occasionne ensuite l'agglutination des viscères.

Parmi les quadrilles de la première chambre, nous faisions cercle,
attendant impatiemment le moment si désiré de la réfection; nos oreilles
et nos yeux furent tout à coup divertis par la conversation animée d'un
imposant champion qui attirait les regards; il parlait et gesticulait
avec assurance: on aurait dit qu'il jouait un des principaux rôles dans
la société: sa physionomie martiale annonçait un homme d'importance; il
adressait la parole aux dames, dans des termes élogieux; sa voix avait
quelque chose de mâle et de sévère; les yeux étaient fixés sur lui; il
excitait l'attention même des officiers spectateurs; on s'étonnait de la
vivacité de son esprit; on se livrait aux hypothèses et aux conjectures
sur ce personnage: tout le monde disait quel est donc ce grand homme,
lorsque tout à coup il se leva pour offrir des bonbons avec grâce, et
rompit aussitôt l'enchantement. Ce n'était plus un spadassin de cinq
pieds six pouces qui, sur un siège, répandait si bien l'illusion de la
grandeur; debout, on le mettait dans le creuset de l'analyse, et on ne
pouvait décider si c'était un Lapon ou un Lilliputien, que le plus
chétif Gulliver aurait fait pirouetter dans la main: il était difficile
de comprendre que des éclats de voix bruyants pussent sortir du larinx
d'un si petit rossignol. En nous rendant à Paris, nous apercevons Mâcon,
patrie de M. de Lamartine. Nous sommes frappés du succès des sucreries
de betteraves qui, établies sur une trop grande échelle de dépenses,
n'ont pu soutenir avec avantage la lutte contre l'abondance du sucre
colonial, et ont échoué dans les départements de l'Ouest; il paraît
encore que plus on avance dans le Nord, plus la betterave est riche en
principes sucrés.

Nous n'avons pu faire qu'un court séjour à Paris, que nous connaissions;
à Paris, temple du goût exquis et des grâces, où toute l'Europe vient
puiser le bon ton, les belles manières, l'élégance, les modes, et où les
femmes sont distinguées par une brillante éducation, l'esprit, les
agréments de la beauté et de tendres affections; à Paris, où l'industrie
se déploie avec tant d'art et de magnificence, dans tous les genres, que
rien ne peut égaler nos riches produits des Gobelins, de Sèvres, etc.; à
Paris, où tous les talents forment un faisceau admirable, et dont la
lumière douce et radieuse éclaire les nations, jalouses de nous imiter;
à Paris, dont les habitants pleins d'urbanité, de galanterie, de gaîté
et de courtoisie, démontrent que les Français sont le premier peuple du
monde, pour la civilisation, et dont César et Agathias ont été si
souvent les apologistes.

Nous n'entreprenons point ici la tâche d'articuler les progrès de
l'antique Lutèce qui, dans son origine, n'avait que dix hommes pour la
perception de l'impôt, puis avait seulement deux portes d'entrée, tandis
qu'aujourd'hui elle possède cinquante-huit barrières dont plusieurs sont
des chefs-d'oeuvres d'architecture.

Tous les embellissements sont prodigués dans Paris; le Carrousel est
devenu une magnifique place d'armes: les belles rues de Castiglione, de
la Paix se prolongent jusqu'aux Boulevards, au travers de la place
Vendôme. La fontaine Médicis et quatre cents autres fournissent de l'eau
aux habitants de cette riche cité. Nous n'avons ni la hardiesse, ni le
projet d'esquisser les palais éclatants, les monuments innombrables qui
décorent, avec tant de splendeur, la capitale de la France; nous
n'entreprendrons point de détailler ni le palais des Tuileries, ni le
Palais-Royal, avec ses brillantes arcades, ni ceux du Luxembourg, du
Louvre et de ses galeries de peinture, ni Notre-Dame-de-Paris, ni le
Dôme des Invalides, ni tant d'édifices imposants, ni les théâtres
variés, où rien ne manque, et où les sommités artistiques de tous les
pays viennent chercher des suffrages et des couronnes. Toutes ces
splendides descriptions ont été livrées au public; il ne nous appartient
point non plus d'établir un parallèle entre ces chefs-d'oeuvres et les
merveilles de l'Italie, ni d'opposer les tableaux du Poussin, surnommé
le Raphaël de France, à ceux du Tintoret et du Véronèse.

Nous n'avons rien trouvé de comparable au Jardin des Plantes de Paris,
qu'on se plaît à embellir tous les jours, même d'éclatants édifices de
verre, pour la conservation ou l'éducation des plantes exotiques.

Nous n'avons eu d'autre but, en écrivant, que de rappeler des souvenirs,
ou d'aider et d'offrir un flambeau à ceux qui voudraient visiter un jour
les délicieuses contrées méridionales que nous avons parcourues. En
livrant à l'impression nos feuilles de voyage, nos esquisses et nos vues
de la journées, comme elles se présentaient à nos investigations, nous
avons cru acquitter une dette à notre pays.

Malgré les embarras que nous donnait, sur la route et dans les hôtels,
notre chien du Mont Saint-Bernard, originaire des Abruzzes, nous nous
trouvons dédommagés par sa possession: présentement, il a l'apparence
d'un des jeunes lions de Canova.

Nous reprîmes vite le chemin de notre habitation; nous avons eu le
bonheur d'y retrouver le cher Théodore plein de santé, grâces aux soins,
aux lumières et à l'amitié de M. le Docteur Legouais. Nous voyons germer
avec plaisir ses heureuses dispositions; il balbutie déjà les noms de
Rome et de Naples.

Nous avons encore l'indicible satisfaction d'assister au banquet de nos
parents, de nos amis, de les retrouver pleins de joie et de santé: rien
de fâcheux ne s'était passé dans notre absence. Nous nous livrons
ensemble au délicieux mémento de Sorrento, des huîtres exquises de
l'Achéron, nous portons des toasts aux habitants de Pompéïa et
d'Herculanum, que nous avons salués aux Champs-Élysées. Adieu donc,
belle Italie! bords chéris, fontaines et naïades de ces lieux
enchanteurs; adieu beaux monuments éternels, riches d'émotions et de
plaisir, patrie de nos pensées!

     «Nous en conserverons
     Tant que nous vivrons
     La douce mémoire»





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