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Title: En famille Author: Malot, Hector, 1830-1907 Language: French As this book started as an ASCII text book there are no pictures available. *** Start of this LibraryBlog Digital Book "En famille" *** Hector Malot EN FAMILLE (1893) Table des matières TOME PREMIER I II III IV V VI VII VIII IX X XI XII XIII XIV XV XVI XVII XVIII XIX XX XXI TOME SECOND XXII XXIII XXIV XXV XXVI XXVII XXVIII XXIX XXX XXXI XXXII XXXIII XXXIV XXV XXXVI XXXVII XXXVIII XXXIX XL TOME PREMIER I Comme cela arrive souvent le samedi vers trois heures, les abords de la porte de Bercy étaient encombrés, et sur le quai, en quatre files, les voitures sentassaient à la queue leu leu: haquets chargés de fûts, tombereaux de charbon ou de matériaux, charrettes de foin ou de paille, qui tous, sous un clair et chaud soleil de juin, attendaient la visite de loctroi, pressés dentrer dans Paris à la veille du dimanche. Parmi ces voitures, et assez loin de la barrière, on en voyait une daspect bizarre avec quelque chose de misérablement comique, sorte de roulotte de forains mais plus simple encore, formée dun léger châssis tendu dune grosse toile; avec un toit en carton bitumé, le tout porté sur quatre roues basses. Autrefois la toile avait dû être bleue, mais elle était si déteinte, salie, usée, quon ne pouvait sen tenir quà des probabilités à cet égard, de même quil fallait se contenter dà peu près si lon voulait déchiffrer les inscriptions effacées qui couvraient ses quatre faces: lune, en caractères grecs, ne laissait plus deviner quun commencement de mot: [image caractères grecs]; celle au-dessous semblait être de lallemand: _graphie_; une autre de litalien: _FIA_; enfin la plus fraîche et française, celle-là: PHOTOGRAPHIE, était évidemment la traduction de toutes les autres, indiquant ainsi, comme une feuille de route, les divers pays par lesquels la pauvre guimbarde avait roulé avant dentrer en France et darriver enfin aux portes de Paris. Était-il possible que lâne qui y était attelé leût amenée de si loin jusque-là? Au premier coup doeil on pouvait en douter, tant il était maigre, épuisé, vidé; mais, à le regarder de plus près, on voyait que cet épuisement nétait que le résultat des fatigues longuement endurées dans la misère. En réalité, cétait un animal robuste, dassez grande taille, plus haute que celle de notre âne dEurope, élancé, au poil gris cendré avec le ventre clair malgré les poussières des routes qui le salissaient; des lignes noires transversales marquaient ses jambes fines aux pieds rayés, et, si fatigué quil fut, il nen tenait pas moins sa tête haute dun air volontaire, résolu et coquin. Son harnais se montrait digne de la voiture, rafistolé avec des ficelles de diverses couleurs, les unes grosses, les autres petites, au hasard des trouvailles, mais qui disparaissaient sous les branches fleuries et les roseaux, coupés le long du chemin, dont on lavait couvert pour le défendre du soleil et des mouches. Près de lui, assise sur la bordure du trottoir, se tenait une petite fille de onze à douze ans qui le surveillait. Son type était singulier: dune certaine incohérence, mais sans rien de brutal dans un très apparent mélange de race. Au contraire de linattendu de la chevelure pâle et de la carnation ambrée, le visage prenait une douceur fine quaccentuait loeil noir, long, futé et grave. La bouche aussi était sérieuse. Dans laffaissement du repos le corps sétait abandonné; il avait les mêmes grâces que la tête, à la fois délicates et nerveuses; les épaules étaient souples dune ligne menue et fuyante dans une pauvre veste carrée de couleur indéfinissable, noire autrefois probablement; les jambes volontaires et fermes dans une pauvre jupe large on loques; mais la misère de lexistence nenlevait cependant rien à la fierté de lattitude de celle qui la portait. Comme lâne se trouvait placé derrière une haute et large voilure de foin, la surveillance en eût été facile si de temps en temps il ne sétait pas amusé à happer une goulée dherbe, quil tirait discrètement avec précaution, en animal intelligent qui sait très bien quil est en faute. «Palikare, veux-tu finir!» Aussitôt il baissait la tête comme un coupable repentant, mais dès quil avait mangé son foin en clignant de loeil et en agitant ses oreilles, il recommençait avec un empressement qui disait sa faim. À un certain moment, comme elle venait de le gronder pour la quatrième ou cinquième fois, une voix sortit de la voiture, appelant: «Perrine!» Aussitôt sur pied, elle souleva un rideau et entra dans la voiture, où une femme était couchée sur un matelas si mince quil semblait collé au plancher. «As-tu besoin de moi, maman? -- Que fait donc Palikare? -- Il mange le foin de la voiture qui nous précède. -- Il faut len empêcher. -- Il a faim. -- La faim ne nous permet pas de prendre ce qui ne nous appartient pas; que répondrais-tu au charretier de cette voiture sil se fâchait? -- Je vais le tenir de plus près. -- Est-ce que nous nentrons pas bientôt dans Paris? -- Il faut attendre pour loctroi. -- Longtemps encore? -- Tu souffres davantage? -- Ne tinquiète pas; létouffement du renfermé; ce nest rien», dit-elle dune voix haletante, sifflée plutôt quarticulée. Cétaient là les paroles dune mère qui veut rassurer sa fille; en réalité elle se trouvait dans un état pitoyable, sans respiration, sans force, sans vie, et, bien que nayant pas dépassé vingt-six ou vingt-sept ans, au dernier degré de la cachexie; avec cela des restes de beauté admirables, la tête dun pur ovale, des yeux doux et profonds, ceux même de sa fille, mais avivés par le souffle de la maladie. «Veux-tu que je te donne quelque chose? demanda Perrine. -- Quoi? -- Il y a des boutiques, je peux tacheter un citron; je reviendrais tout de suite. -- Non. Gardons notre argent; nous en avons si peu! Retourne près de Palikare et fais en sorte de lempêcher de voler ce foin. -- Cela nest pas facile. -- Enfin veille sur lui.» Elle revint à la tête de lâne, et comme un mouvement se produisait, elle le retint de façon quil restât assez éloigné de la voiture de foin pour ne pas pouvoir latteindre. Tout dabord il se révolta, et voulut avancer quand même, mais elle lui parla doucement, le flatta, lembrassa sur le nez; alors il abaissa ses longues oreilles avec une satisfaction manifeste et voulut bien se tenir tranquille. Nayant plus à soccuper de lui, elle put samuser à regarder ce qui se passait autour delle: le va-et-vient des bateaux-mouches et des remorqueurs sur la rivière; le déchargement des péniches au moyen des grues tournantes qui allongeaient leurs grands bras de fer au-dessus delles et prenaient, comme à la main, leur cargaison pour la verser dans des wagons quand cétaient des pierres, du sable ou du charbon, ou les aligner le long du quai quand cétaient des barriques; le mouvement des trains sur le pont du chemin de fer de ceinture dont les arches barraient la vue de Paris quon devinait dans une brume noire plutôt quon ne le voyait; enfin près delle, sous ses yeux, le travail des employés de loctroi qui passaient de longues lances à travers les voitures de paille, ou escaladaient les fûts chargés sur les haquets, les perçaient dun fort coup de foret, recueillaient dans une petite tasse dargent le vin qui en jaillissait, en dégustaient quelques gouttes quils crachaient aussitôt. Comme tout cela était curieux, nouveau; elle sy intéressait si bien, que le temps passait, sans quelle en eût conscience. Déjà un gamin dune douzaine dannées qui avait tout lair dun clown, et appartenait sûrement à une caravane de forains dont les roulottes avaient pris la queue, tournait autour delle depuis dix longues minutes, sans quelle eût fait attention à lui, lorsquil se décida à linterpeller: «Vlà un bel âne!» Elle ne dit rien. «Est-ce que cest un âne de notre pays? Ça métonnerait joliment.» Elle lavait regardé, et voyant quaprès tout il avait lair bon garçon, elle voulut bien répondre: «Il vient de Grèce. -- De Grèce! -- Cest pour cela quil sappelle Palikare. -- Ah! cest pour cela!» Mais malgré son sourire entendu, il nétait pas du tout certain quil eût très bien compris pourquoi un âne qui venait de Grèce pouvait sappeler Palikare. «Cest loin, la Grèce? demanda-t-il. -- Très loin. -- Plus loin que... la Chine? -- Non, mais loin, loin. -- Alors vous venez de la Grèce? -- De plus loin encore. -- De la Chine? -- Non; cest Palikare qui vient de la Grèce. -- Est-ce que vous allez à la fête des Invalides? -- Non. -- Ousque vous allez? -- À Paris. -- Ousque vous remiserez votre roulotte? -- On nous a dit à Auxerre quil y avait des places libres sur les boulevards des fortifications?» Il se donna deux fortes claques sur les cuisses en plongeant de la tête. «Les boulevards des fortifications, oh là là là! -- Il ny a pas de places? -- Si. -- Eh bien? -- Pas pour vous. Cest, voyou les fortifications. Avez-vous des hommes dans votre roulotte, des hommes solides qui naient pas peur dun coup de couteau? Jentends den donner et den recevoir. -- Nous ne sommes que ma mère et moi, et ma mère est malade. -- Vous tenez à votre âne? -- Bien sûr. -- Eh bien, demain votre âne vous sera volé; vlà pour commencer, vous verrez le reste; et ça ne sera pas beau; cest Gras Double qui vous le dit. -- Cest vrai cela? -- Pardi, si cest vrai; vous nêtes jamais venue à Paris? -- Jamais. -- Ça se voit; cest donc des moules ceux dAuxerre qui vous ont dit que vous pouviez remiser là? pourquoi que vous nallez pas chez Grain de Sel? -- Je ne connais pas Grain de Sel. -- Le propriétaire du Champ Guillot, quoi! cest clos de palissades fermées la nuit; vous nauriez rien à craindre, on sait que Grain de Sel aurait vite fichu un coup de fusil a ceux qui voudraient entrer la nuit. -- Cest cher? -- Lhiver oui, quand tout le monde rapplique à Paris, mais en ce moment je suis sur quil ne vous ferait pas payer plus de quarante sous la semaine, et votre âne trouverait sa nourriture dans le clos, surtout sil aime les chardons. -- Je crois bien quil les aime! -- Il sera à son affaire; et puis Grain de Sel nest pas un mauvais homme. -- Cest son nom, Grain de Sel? -- On lappelle comme ça parce quil a toujours soif. Cest un ancien biffin qui a gagné gros dans le chiffon, quil na quitté que quand il sest fait écraser un bras, parce quun seul bras nest pas commode pour courir les poubelles; alors il sest mis à louer son terrain, lhiver pour remiser les roulottes, lété à qui il trouve; avec ça, il a dautres commerces: il vend des petits chiens de lait. -- Cest loin dici le Champ Guillot? -- Non, à Charonne; mais je parie que vous ne connaissez seulement pas Charonne? -- Je ne suis jamais venue à Paris. -- Eh bien, cest là.» Il étendit le bras devant lui dans la direction du nord. «Une fois que vous avez, passé la barrière, vous tournez, tout de suite à droite, et vous suivez le boulevard le long des fortifications pendant une petite demi-heure; quand vous avez traversé le cours de Vincennes, qui est une large avenue, vous prenez sur la gauche et vous demandez; tout le monde connaît le Champ Guillot. -- Je vous remercie; je vais en parler a maman; et même, si vous vouliez rester auprès de Palikare deux minutes, je lui en parlerais tout de suite. -- Je veux bien; je vas lui demander de mapprendre le grec. -- Empêchez-le, je vous prie, de prendre du foin.» Perrine entra dans la voiture et répéta à sa mère ce que le jeune clown venait de lui dire. «Sil en est ainsi, il ny a pas à hésiter, il faut aller à Charonne; mais trouveras-tu ton chemin? Pense que nous serons dans Paris. -- Il parait que cest très facile.» Au moment de sortir elle revint près de sa mère et se pencha vers elle: «Il y a plusieurs voitures qui ont des bâches, on lit dessus: «Usines de Maraucourt», et au-dessous le nom: «Vulfran Paindavoine»; sur les toiles qui couvrent les pièces de vin alignées le long du quai on lit aussi la même inscription. -- Cela na rien détonnant. -- Ce qui est étonnant cest de voir ces noms si souvent répétés.» II Quand Perrine revint prendre sa place auprès de son âne, il sétait enfoncé le nez dans la voiture de foin, et il mangeait tranquillement comme sil avait été devant un râtelier. «Vous le laissez manger? sécria-t-elle. -- Jvous crois. -- Et si le charretier se fâche? -- Faudrait pas avec moi.» Il se mit en posture dinvectiver un adversaire, les poings sur les hanches, la tête renversée. «Ohé, croquant!» Mais son concours ne fut pas nécessaire pour défendre Palikare; cétait au tour de la voiture de foin dêtre sondée à coups de lance par les employés de loctroi, et elle allait passer la barrière. «Maintenant ça va être à vous; je vous quitte. Au revoir, mamzelle; si vous voulez jamais avoir de mes nouvelles, demandez Gras Double, tout le monde vous répondra.» Les employés qui gardent les barrières de Paris sont habitués à voir bien des choses bizarres, cependant celui qui monta dans la voiture photographique eut un mouvement de surprise en trouvant cette jeune femme couchée; et surtout en jetant les yeux çà et là dun rapide coup doeil qui ne rencontrait partout que la misère. «Vous navez rien à déclarer? demanda-t-il en continuant son examen. -- Rien. -- Pas de vin, pas de provisions? -- Rien.» Ce mot deux fois répété était dune exactitude rigoureuse: en dehors du matelas, de deux chaises de paille, dune petite table, dun fourneau en terre, dun appareil et de quelques ustensiles photographiques, il ny avait rien dans cette voiture: ni malles, ni paniers, ni vêtements. «Cest bien, vous pouvez entrer.» La barrière passée, Perrine tourna tout de suite à droite, comme Gras Double lui avait recommandé, conduisant Palikare par la bride. Le boulevard quelle suivait longeait le talus des fortifications, et dans lherbe roussie, poussiéreuse, usée par plaques, des gens étaient couchés qui dormaient sur le dos ou sur le ventre, selon quils étaient plus ou moins aguerris contre le soleil, tandis que dautres sétiraient les bras, leur sommeil interrompu, en attendant de le reprendre. Ce quelle vit de la physionomie de ceux-là, de leurs têtes ravagées, culottées, hirsutes, de leurs guenilles, et de la façon dont ils les portaient, lui fit comprendre que cette population des fortifications ne devait pas, en effet, être très rassurante la nuit, et que les coups de couteau devaient séchanger là facilement. Elle ne sarrêta pas à cet examen, maintenant sans intérêt pour elle, puisquelle ne se trouverait pas mêlée à ces gens, et elle regarda de lautre côté, cest-à-dire vers Paris. Hé quoi! ces vilaines maisons, ces hangars, ces cours sales, ces terrains vagues où sélevaient des tas dimmondices, cétait Paris, le Paris dont elle avait si souvent entendu parler par son père, dont elle rêvait depuis longtemps, et avec des imaginations enfantines, dautant plus féeriques que le chiffre des kilomètres diminuait à mesure quelle sen rapprochait; de même, de lautre côté du boulevard, sur les talus, vautrés dans lherbe comme des bestiaux, ces hommes et ces femmes, aux faces patibulaires, étaient des Parisiens. Elle reconnut le cours de Vincennes à sa largeur et, après lavoir dépassé, tournant à gauche, elle demanda le Champ Guillot. Si tout le monde le connaissait, tout le monde nétait pas daccord sur le chemin à prendre pour y arriver, et elle se perdit plus dune fois dans les noms de rues quelle devait suivre. À la fin cependant, elle se trouva devant une palissade formée de planches, les unes en sapin, les unes en bois non écorcé, celles-ci peintes, celles- là goudronnées, et quand, par la barrière ouverte à deux battants, elle aperçut dans le terrain un vieil omnibus sans roues et un wagon de chemin de fer sans roues aussi, posés sur le sol, elle comprit, bien que les bicoques environnantes ne fussent guère en meilleur état, que cétait là le Champ Guillot. Eût-elle eu besoin dune confirmation de cette impression, quune douzaine de petits chiens tout ronds, qui boulaient dans lherbe, la lui eût donnée. Laissant Palikare dans la rue, elle entra, et aussitôt les chiens se jetèrent sur ses jambes, les mordillant avec de petits aboiements. «Quest-ce quil y a?» cria une voix. Elle regarda doù venait, cet appel, et, sur sa gauche, elle aperçut un long bâtiment qui était peut-être une maison, mais qui pouvait bien être aussi tout autre chose; les murs étaient en carreaux de plâtre, en pavés de grès et de bois, en boîtes de fer- blanc, le toit en carton et en toile goudronnée, les fenêtres garnies de vitres en papier, en bois, en feuilles de zinc et même en verre, mais le tout construit et disposé avec un art naïf qui faisait penser quun Robinson en avait été larchitecte, avec des Vendredis pour ouvriers. Sous un appentis, un homme à la barbe broussailleuse était occupé à trier des chiffons quil jetait dans des paniers disposés autour de lui. «Nécrasez pas mes chiens, cria-t-il, approchez.» Elle fit ce quil commandait. «Quest-ce que vous voulez? demanda-t-il lorsquelle fut près de lui. -- Cest vous qui êtes le propriétaire du Champ Guillot? -- On le dit.» Elle expliqua en quelques mots ce quelle voulait, tandis que, pour ne pas perdre son temps en lécoutant, il se versait, dun litre quil avait à sa portée, un verre de vin à rouges bords et lavalait dun trait, «Cest possible, si lon paye davance, dit-il en lexaminant. -- Combien? -- Quarante-deux sous par semaine pour la voiture, vingt et un sous pour lâne. -- Cest bien cher. -- Cest mon prix. -- Votre prix dété? -- Mon prix dété. -- Il pourra manger les chardons? -- Et lherbe aussi, sil a les dents assez solides. -- Nous ne pouvons pas payer à la semaine, puisque nous ne resterons pas une semaine, mais au jour seulement; nous passons par Paris pour aller à Amiens, et nous voulons nous reposer. -- Alors, ça va tout de même; six sous par jour pour la roulotte, trois sous pour lâne. Elle fouilla dans sa jupe, et, un a un, elle en tira neuf sous: «Voila la première journée. -- Tu peux dire à tes parents dentrer. Combien sont-ils? Si cest une troupe, cest deux sous en plus par personne. -- Je nai que ma mère. -- Bon. Mais pourquoi ta mère nest-elle pas venue faire sa location? -- Elle est malade, dans la voiture. -- Malade. Ce nest pas un hôpital ici.» Elle eut peur quon ne voulût pas recevoir une malade. «Cest-à-dire quelle est fatiguée. Vous comprenez, nous venons de loin. -- Je ne demande jamais aux gens doù ils viennent.» Il étendit le bras vers un coin de son champ; «Tu mettras ta roulotte là-bas, et puis tu attacheras ton âne; sil mécrase un chien, tu me le payeras cent sous.» Comme elle allait séloigner, il lappela: «Prends un verre de vin. _ Je vous remercie, je ne bois pas de vin. -- Bon, je vas le boire pour toi.» Il se jeta dans le gosier le verre quil avait versé, et se remit au tri de ses chiffons, autrement dit à son «triquage». Aussitôt quelle eut installé Palikare à la place qui lui avait été assignée, ce qui ne se fit pas sans certaines secousses, malgré le soin quelle prenait de les éviter, elle monta dans la roulotte: «À la fin, pauvre maman, nous voilà arrivées. -- Ne plus remuer, ne plus rouler! Tant et tant de kilomètres! Mon Dieu, que la terre est grande! -- Maintenant que nous avons le repos, je vais te faire à dîner. Quest-ce que tu veux? -- Avant tout, dételle ce pauvre Palikare, qui, lui aussi, doit être bien las; donne-lui à manger, à boire; soigne-le. -- Justement, je nai jamais vu autant de chardons; de plus, il y a un puits. Je reviens tout de suite.» En effet, elle ne tarda pas à revenir et se mit à chercher çà et là dans la voiture, doù elle sortit le fourneau en terre, quelques morceaux de charbon et une vieille casserole, puis elle alluma le feu avec des brindilles et le souffla, en sagenouillant devant, à pleins poumons. Quand il commença à prendre, elle remonta dans la voiture: «Cest du riz que tu veux, nest-ce pas? -- Jai si peu faim. -- Aurais-tu faim pour autre chose? Jirai chercher ce que tu voudras. Veux-tu?... -- Je veux bien du riz.» Elle versa une poignée de riz dans la casserole où elle avait mis un peu deau, et, quand lébullition commença, elle remua le riz avec deux baguettes blanches dépouillées de leur écorce, ne quittant la cuisine que pour aller rapidement voir comment se trouvait Palikare et lui dire quelques mots dencouragement qui, à vrai dire, nétaient pas indispensables, car il mangeait ses chardons avec une satisfaction, dont ses oreilles traduisaient lintensité. Quand le riz fut cuit à point, à peine crevé et non réduit on bouillie, comme le servent bien souvent les cuisinières parisiennes, elle le dressa sur une écuelle en une pyramide à large base, et le posa dans la voiture. Déjà elle avait été emplir une petite cruche au puits et lavait placée auprès du lit de sa mère avec deux verres, deux assiettes, deux fourchettes; elle posa son écuelle de riz à côté et sassit sur le plancher, les jambes repliées sous elle, sa jupe étalée «Maintenant, dit-elle, comme une petite fille qui joue à la poupée, nous allons faire la dînette, je vais te servir.» Malgré le ton enjoué quelle avait pris, cétait dun regard inquiet quelle examinait sa mère, assise sur son matelas, enveloppée dun mauvais fichu de laine qui avait dû être autrefois une étoffe de prix, mais qui maintenant nétait plus quune guenille, usée, décolorée. «Tu as faim, toi? demanda la mère. -- Je crois bien, il y a longtemps. -- Pourquoi nas-tu pas mangé un morceau de pain? -- Jen ai mangé deux, mais jai encore une belle faim: tu vas voir; si ça met en appétit de regarder manger les autres, la platée sera trop petite.» La mère avait porté une fourchette de riz à sa bouche, mais elle la tourna et retourna longuement sans pouvoir lavaler. -- Ça ne passe pas très bien, dit-elle en réponse au regard de sa fille. -- Il faut te forcer: la seconde bouchée passera mieux, la troisième mieux encore.» Mais elle nalla pus jusque-là, et après la seconde elle reposa sa fourchette sur son assiette: «Le coeur me tourne, il vaut mieux ne pas persister. -- Oh! maman! -- Ne tinquiète pas, ma chérie, ce nest rien; on vit très bien sans manger quand on na pas defforts à faire; avec le repos lappétit reviendra.» Elle défit son fichu et sallongea sur son matelas haletante, mais si faible quelle fût elle ne perdit pas la pensée de sa fille, et en la voyant les yeux gonflés de larmes elle sefforça de la distraire: «Ton riz est très bon, mange-le; puisque tu travailles tu dois te soutenir; il faut que tu sois forte pour me soigner; mange, ma chérie, mange. -- Oui, maman, je mange; tu vois, je mange.» À la vérité elle. devait faire effort pour avaler, mais peu à peu, sous limpression des douces paroles de sa mère, sa gorge se desserra, et elle se mit à manger réellement; alors lécuelle de riz disparut vite, tandis que sa mère la regardait avec un tendre et triste sourire: «Tu vois quil faut se forcer. -- Si josais, maman! -- Tu peux oser. -- Je te répondrais que ce que tu me dis, cétait cela même que je te disais. -- Moi, je suis malade. -- Cest pour cela que si tu voulais jirais chercher un médecin; nous sommes à Paris, et à Paris il y a de bons médecins. -- Les bons médecins ne se dérangent pas sans quon les paye. -- Nous le payerions. -- Avec quoi? -- Avec notre argent; tu dois avoir sept francs dans ta robe et en plus un florin que nous pouvons changer ici; moi jai dix-sept sous. Regarde dans ta robe.» Cette robe noire, aussi misérable que la jupe de Perrine, mais moins poudreuse, car elle avait été battue, était posée sur le matelas et servait de couverture; sa poche explorée donna bien les sept francs annoncés et le florin dAutriche. «Combien cela fait-il en tout? demanda Perrine, je connais si mal largent français. -- Je ne le connais guère mieux que toi.» Elles firent le compte, et en estimant le florin à deux francs elles trouvèrent neuf francs quatre-vingt-cinq centimes. «Tu vois que nous avons plus quil ne faut pour le médecin, continua Perrine. -- Il ne me guérirait pas par des paroles, il ordonnerait des médicaments, comment les payer? -- Jai mon idée. Tu penses bien que quand je marche à côté de Palikare, je ne passe pas tout mon temps à lui parler, quoiquil aimerait cela; je réfléchis aussi à toi, à nous, surtout à toi, pauvre maman, depuis que tu es malade, à notre voyage, à notre arrivée à Maraucourt. Est-ce que tu crois que nous pouvons nous y montrer dans notre roulotte qui, si souvent, sur notre passage a fait rire? Cela nous vaudrait-il un bon accueil? -- Il est certain que même pour des parents qui nauraient pas de fierté, cette entrée serait humiliante. -- Il vaut donc mieux quelle nait pas lieu; et puisque nous navons plus besoin de la roulotte nous pouvons la vendre. Dailleurs à quoi nous sert-elle maintenant? Depuis que tu es malade, personne na voulu se laisser photographier par moi; et quand même je trouverais des gens assez braves pour se fier à moi, nous navons plus de produits. Ce nest pas avec ce qui nous reste dargent que nous pouvons dépenser trois francs pour un paquet de développement, trois francs pour un virage dor et dacétate, deux francs pour une douzaine de glaces. Il faut la vendre. -- Et combien la vendrons-nous? -- Nous la vendrons toujours quelque chose: lobjectif est en bon état; et puis il y a le matelas... -- Tout, alors? -- Cela te fait de la peine? -- Il y a plus dun an que nous vivons dans cette roulotte, ton père y est mort, cela fait que si misérable quelle soit, la pensée de men séparer mest douloureuse; de lui cest tout ce qui nous reste, et il nest pas une seule de ces pauvres choses à laquelle son souvenir ne soit attaché.» Sa parole haletante sarrêta tout à fait, et sur son visage décharné des larmes coulèrent sans quelle pût les retenir. «Oh! maman, sécria Perrine, pardonne-moi de tavoir parlé de cela. -- Je nai rien à te pardonner, ma chérie; cest le malheur de notre situation que nous ne puissions, ni toi ni moi, aborder certains sujets sans nous attrister réciproquement, comme cest la fatalité de mon état que je naie aucune force pour résister, pour penser, pour vouloir, plus enfant que tu ne les toi-même. Nest- ce pas moi qui aurais dû te parler comme tu viens de le faire, prévoir ce que tu as prévu, que nous ne pouvions pas arriver à Maraucourt dans cette roulotte, ni nous montrer dans ces guenilles, cette jupe pour toi, cette robe pour moi? Mais en même temps quil fallait prévoir cela, il fallait aussi combiner des moyens pour trouver des ressources, et ma tête si faible ne moffrait que des chimères, surtout lattente du lendemain, comme si ce lendemain devait accomplir des miracles pour nous: je serais guérie, nous ferions une grosse recette; les illusions des désespérés qui ne vivent plus que de leurs rêves. Cétait folie, la raison a parlé par ta bouche: je ne serai pas guérie demain, nous ne ferons pas une grosse, ni une petite recette, il faut donc vendre la voiture et ce quelle contient. Mais ce nest pas tout encore; il faut aussi que nous nous décidions à vendre...» Il y eut une hésitation et un moment de silence pénible. «Palikare", dit Perrine. -- Tu y avais pensé? -- Si jy avais pensé! Mais je nosais pas le dire, et depuis que lidée me tourmentait que nous serions forcées un jour ou lautre de le vendre, je nosais même pas le regarder, de peur quil ne devine que nous pouvions nous séparer de lui, au lieu de le conduire à Maraucourt où il aurait été si heureux, après tant de fatigues. -- Savons-nous seulement si nous-mêmes nous serons reçues à Maraucourt! Mais enfin, comme nous navons que cela à espérer et que, si nous sommes repoussées, il ne nous restera plus quà mourir dans un fossé de la route, il faut coûte que coûte que nous allions à Maraucourt, et que nous nous y présentions de façon à ne pas faire fermer les portes devant nous... -- Est-ce que cest possible, cela maman? Est-ce que le souvenir de papa ne nous protégerait pas? lui qui était si bon! Est-ce quon reste fâché contre les morts? -- Je te parle daprès les idées de ton père, auxquelles nous devons obéir. Nous vendrons donc et la voiture et Palikare. Avec largent que nous en tirerons, nous appellerons un médecin; quil me rende des forces pour quelques jours, cest tout ce que je demande. Si elles reviennent, nous achèterons une robe décente pour toi, une pour moi, et nous prendrons le chemin de fer pour Maraucourt, si nous avons assez dargent pour aller jusque-là; sinon nous irons jusquoù nous pourrons, et nous ferons le reste du chemin à pied. -- Palikare est un bel âne; le garçon qui ma parlé à la barrière me le disait tantôt. Il est dans un cirque, il sy connaît; et cest parce quil trouvait Palikare beau, quil ma parlé. -- Nous ne savons pas la valeur des ânes à Paris, et encore moins celle que peut avoir un âne dOrient. Enfin, nous verrons, et puisque notre parti est arrêté, ne parlons plus de cela: cest un sujet trop triste, et puis je suis fatiguée.» En effet, elle paraissait épuisée, et plus dune fois elle avait dû faire de longues pauses pour arriver à bout de ce quelle voulait dire. «As-tu besoin de dormir? -- Jai besoin de mabandonner, de mengourdir dans la tranquillité, du parti pris et lespoir dun lendemain. -- Alors, je vais te laisser pour ne pas te déranger, et comme il y a encore deux heures de jour, je vais en profiter pour laver notre linge. Est-ce que ça ne te paraîtra pas bon davoir demain une chemise fraîche? -- Ne te fatigue pas. -- Tu sais bien que je ne suis jamais fatiguée.» Après avoir embrassé sa mère, elle alla de-ci de-là dans la roulotte, vivement, légèrement; prit un paquet de linge dans un petit coffre ou il était enfermé, le plaça dans une terrine; atteignit sur une planche un petit morceau de savon tout usé, et sortit emportant le tout. Comme après que le riz avait été cuit, elle avait empli deau sa casserole, elle trouva cette eau chaude et put la verser sur son linge. Alors, sagenouillant dons lherbe, après avoir ôté sa veste, elle commença a savonner, à frotter, et sa lessive ne se composant en réalité que de deux chemises, de trois mouchoirs, de deux paires de bas, il ne lui fallait pas deux heures pour que fût tout lavé, rincé et étendu sur des ficelles entre la roulotte et la palissade. Pendant quelle travaillait, Palikare attaché, à une courte distance delle, lavait plusieurs fois regardée comme pour la surveiller, mais sans rien de plus. Quand il vit quelle avait fini, il allongea le cou vers elle et poussa cinq ou six braiments qui étaient des appels impérieux. «Crois-tu que je toublie?» dit-elle. Elle alla à lui, le changea de place et lui apporta à boire dans sa terrine quelle avait soigneusement rincée, car sil se contentait de toutes les nourritures quon lui donnait ou quil trouvait lui-même, il était au contraire très difficile pour sa boisson, et nacceptait que de leau pure dans des vases propres ou le bon vin quil aimait par-dessus tout. Mais cela fait, au lieu de le quitter, elle se mit à le flatter de la main en lui disant des paroles de tendresse comme une nourrice à son enfant, et lâne, qui tout de suite sétait jeté sur lherbe nouvelle, sarrêta de manger pour poser sa tête contre lépaule de sa petite maîtresse et se faire mieux caresser: de temps en temps il inclinait vers elle ses longues oreilles et les relevait avec des frémissements qui disaient sa béatitude. Le silence sétait fait dans lenclos maintenant fermé, ainsi que dans les rues désertes du quartier, et on nentendait plus, au loin, quun sourd mugissement sans bruits distincts, profond, puissant, mystérieux comme celui de la mer, la respiration et la vie de Paris qui continuaient actives et fiévreuses malgré la nuit tombante. Alors, dans la mélancolie du soir, limpression de ce qui venait de se dire étreignit Perrine plus fort, et, appuyant sa tête à celle de son âne, elle laissa couler les larmes qui depuis si longtemps létouffaient, tandis quil lui léchait les mains. III La nuit de la malade fut mauvaise: plusieurs fois, Perrine couchée prés delle, tout habillée sur la planche, avec un fichu roulé qui lui servait doreiller, dut se lever pour lui donner de leau quelle allait chercher au puits afin de lavoir plus fraîche: elle étouffait et souffrait de la chaleur. Au contraire, à laube, le froid du matin, toujours vif sous le climat de Paris, la fit grelotter et Perrine dut lenvelopper dans son fichu, la seule couverture un peu chaude qui leur restât. Malgré son désir daller chercher le médecin aussitôt que possible, elle dut attendre que Grain de Sel fût levé, car à qui demander le nom et, ladresse dun bon médecin, si ce nétait a lui? Bien sûr quil connaissait un bon médecin, et un fameux qui faisait ses visites en voiture, non à pied comme les médecins de rien du tout.: M. Cendrier, rue Riblette, près de léglise; pour trouver la rue Riblette il ny avait quà suivre le chemin de fer jusquà la gare. En entendant parler dun médecin fameux qui faisait les visites en voiture, elle eut peur de navoir pas assez dargent pour le payer, et timidement, avec confusion, elle questionna Grain de Sel en tournant autour de ce quelle nosait pas dire. À la fin il comprit: «Ce que tu auras à payer? dit-il. Dame, cest cher. Pas moins de quarante sous. Et pour être sûre quil vienne, tu feras bien de les lui remettre davance.» En suivant les indications qui lui avaient été données, elle trouva assez facilement la rue Riblette, mais le médecin nétait point encore levé, elle dut attendre, assise sur une borne dans la rue, à la porte dune remise derrière laquelle on était en train datteler un cheval: comme cela elle le saisirait au passage, et en lui remettant ses quarante sous, elle le déciderait a venir, ce quil ne ferait pas, elle en avait le pressentiment, si on lui demandait simplement une visite pour un des habitants du Champ Guillot. Le temps fut éternel à passer, son angoisse se doublant de celle de sa mère qui ne devait rien comprendre à son retard; sil ne la guérissait point instantanément, au moins allait-il lempêcher de souffrir. Déjà elle avait vu un médecin entrer dans leur roulotte, lorsque son père avait été malade. Mais cétait en pleine montagne, dans un pays sauvage, et le médecin que sa mère avait appelé sans avoir le temps de gagner une ville, était plutôt un barbier avec une tournure de sorcier quun vrai médecin comme on en trouve à Paris, savant, maître de la maladie et de la mort, comme devait lêtre celui-là, puisquon le disait fameux. Enfin la porte de la remise souvrit, et un cabriolet de forme ancienne, à caisse jaune, auquel était attelé un gros cheval de labour, vint se ranger devant la maison et presque aussitôt le médecin parut, grand, gros, gras, le visage rougeaud encadré dune barbe grise qui lui donnait lair dun patriarche campagnard. Avant quil fût monté en voiture, elle était près de lui et lui exposait sa demande. «Le champ Guillot, dit-il, il y a eu de la batterie. -- Non monsieur, cest ma mère qui est malade, très malade. -- Quest-ce que cest ta mère? -- Nous sommes photographes.» Il mit le pied sur le marchepied. Vivement elle tendit sa pièce de quarante sous. «Nous pouvons vous payer. -- Alors, cest trois francs.» Elle ajouta vingt sous à la pièce; il prit le tout et le fourra dans la poche de son gilet. «Je serai près de ta mère dici un quart dheure.» Elle fît en courant le chemin du retour, joyeuse dapporter la bonne nouvelle: «Il va te guérir, maman, cest un vrai médecin celui-là.» Et vivement elle soccupa de sa mère, lui lava le visage, les mains, lui arrangea les cheveux qui étaient admirables, noirs et soyeux, puis elle mit de lordre dans la roulotte; ce qui neut dautre résultat que de la rendre plus vide et par là plus misérable encore. Elles neurent pas une trop longue attente à endurer: un roulement de voiture annonça larrivée du médecin et Perrine courut au- devant de lui. Comme en entrant il voulait se diriger vers la maison, elle lui montra la roulotte. «Cest dans notre voiture que nous habitons», dit-elle. Bien que cette maison neut rien dune habitation, il ne laissa paraître aucune surprise, étant habitué à toutes les misères avec sa clientèle; mais Perrine qui lobservait remarqua sur son visage comme un nuage lorsquil vit la malade couchée sur son matelas, dans cet intérieur dénudé. «Tirez la langue, donnez-moi la main.» Ceux qui payent quarante ou cent francs la visite de leur médecin nont aucune idée de la rapidité avec laquelle sétablit un diagnostic auprès des pauvres gens; en moins dune minute son examen fut fait. «Il faut entrer à lhôpital», dit-il. La mère et la fille poussèrent un même cri deffroi et de douleur. «Petite, laisse-moi seul avec ta maman», dit le médecin dun ton de commandement. Perrine hésita une seconde; mais, sur un signe de sa mère, elle quitta la roulotte, dont elle ne séloigna pas. «Je suis perdue? dit la mère à mi-voix. -- Qui est-ce qui parle de ça: vous avez besoin de soins que vous ne pouvez pas recevoir ici. -- Est-ce quà lhôpital jaurais ma fille? -- Elle vous verrait le jeudi et le dimanche. -- Nous séparer! Que deviendrait-elle Sans moi, seule à Paris? que deviendrai-je sans elle? Si je dois mourir, il faut que ce soit sa main dans la mienne. -- En tout cas on ne peut pas vous laisser dans cette voiture où le froid des nuits vous est mortel. Il faut prendre une chambre; le pouvez-vous? -- Si ce nest pas pour longtemps, oui peut-être. -- Grain de Sel en loue quil ne vous fera pas payer cher. Mais la chambre nest pas tout, il faut des médicaments, une bonne nourriture, des soins: ce que vous auriez à lhôpital. -- Monsieur, cest impossible, je ne peux pas me séparer de ma fille. Que deviendrait-elle? -- Comme vous voudrez, cest votre affaire, je vous ai dit ce que je devais.» Il appela: «Petite.» Puis, tirant un carnet de sa poche, il écrivit au crayon quelques lignes sur une feuille blanche, quil détacha: «Porte cela chez le pharmacien, dit-il, celui qui est auprès de léglise, pas un autre. Tu donneras à ta mère le paquet n° 1; tu lui feras boire dheure en heure la potion n° 2; le vin de quinquina en mangeant, car il faut quelle mange; ce quelle voudra, surtout des oeufs. Je reviendrai ce soir.» Elle voulut laccompagner pour le questionner: «Maman est bien malade? -- Tâche de la décider à entrer à lhôpital. -- Est-ce que vous ne pouvez pas la guérir? -- Sans doute, je lespère; mais je ne peux pas lui donner ce quelle trouverait à lhôpital. Cest folie de ny pas aller; cest pour ne pas se séparer de toi quelle refuse: tu ne serais pas perdue, car tu as lair dune fille avisée et délurée.» Marchant à grands pas, il était arrivé à sa voiture; Perrine eût voulu le retenir, le faire parler, mais-il monta et partit. Alors elle revint à la roulotte. «Qua dit le médecin? demanda la mère. -- Quil te guérirait. -- Va donc vite chez le pharmacien, et rapporte aussi deux oeufs; prends tout largent.» Mais tout largent ne fut pas suffisant; quand le pharmacien eut lu lordonnance, il regarda Perrine en la toisant; «Vous avez de quoi payer?» dit-il. Elle ouvrit la main. «Cest sept francs cinquante», dit le pharmacien qui avait fait son calcul. Elle compta ce quelle avait dans la main et trouva six francs quatre-vingt-cinq centimes en estimant le florin dAutriche à deux francs; il lui manquait donc treize sous. «Je nai que six francs quatre-vingt-cinq centimes, dont un florin dAutriche, dit-elle; le voulez-vous, le florin? -- Ah! non par exemple.» Que faire? Elle restait au milieu de la boutique la main ouverte, désespérée, anéantie. «Si vous vouliez prendre le florin, il ne me manquerait que treize sous, dit-elle enfin; je vous les apporterais tantôt.» Mais le pharmacien ne voulut daucune de ces combinaisons, ni faire crédit de treize sous, ni accepter le florin: «Comme il ny a pas urgence pour le vin de quinquina, dit-il, vous viendrez le chercher tantôt; je vais tout de suite vous préparer les paquets et la potion qui ne vous coûteront que trois francs cinquante.» Sur largent qui lui restait elle acheta des oeufs, un petit pain viennois, qui devait provoquer lappétit de sa mère, et revint toujours courant au Champ Guillot. «Les oeufs sont frais, dit-elle, je les ai mirés; regarde le pain, comme il est bien cuit; tu vas manger, nest-ce pas, maman? -- Oui, ma chérie.» Toutes deux étaient pleines despérance et Perrine dune foi absolue; puisque le médecin avait promis de guérir sa mère, il allait accomplir ce miracle: pourquoi laurait-il trompée? quand on demande la vérité à un médecin, il doit la dire. Cest un merveilleux apéritif que lespoir; la malade, qui depuis deux jours navait pu rien prendre, mangea un oeuf et la moitié du petit pain. «Tu vois, maman, disait Perrine. -- Cela va aller.» En tout cas, son irritabilité nerveuse sémoussa; elle éprouva un peu de calme, et Perrine en profita pour aller consulter Grain de Sel sur la question de savoir comment elle devait sy prendre pour vendre la voiture et Palikare. Pour la roulotte, rien de plus facile, Grain de Sel pouvait lacheter comme il achetait toutes choses: meublés, habits, outils, instruments de musique, étoffes, matériaux, le neuf, le vieux; mais, pour Palikare, il nen était pas de même, parce quil nachetait pas de bêtes, excepté les petits chiens, et son avis était quon devait attendre au mercredi pour le vendre au Marché aux chevaux. Le mercredi cétait bien loin, car, dans sa surexcitation despérance, Perrine simaginait quavant ce jour-la, sa mère aurait repris assez de forces pour pouvoir partir; mais, à attendre ainsi, il y avait au moins cela de bon, quelles pourraient avec le produit de la vente de la roulotte sarranger des robes pour voyager en chemin de fer, et aussi cela de meilleur encore, quon pourrait peut-être ne pas vendre Palikare, si le prix payé par Grain de Sel était assez élevé; Palikare resterait au Champ Guillot, et quand elles seraient arrivées à Maraucourt, elles le feraient venir. Comme elle serait heureuse de ne pas le perdre, cet ami, quelle aimait tant! et comme il serait heureux de vivre, désormais dans le bien-être, logé dans une belle écurie, se promenant toute la journée à travers de grasses prairies avec ses deux maîtresses auprès de lui! Mais il fallut en rabattre des visions qui en quelques secondes avaient traversé son esprit, car, au lieu de la somme quelle imaginait sans la préciser, Grain de Sel noffrit que quinze francs de la roulotte et de tout ce quelle contenait, après lavoir longuement examinée. «Quinze francs! -- Et encore cest pour vous obliger; quest-ce que vous voulez que je fasse de ça?» Et du crochet qui lui tenait lieu de bras, il frappait les diverses pièces de la roulotte, les roues, les brancards, en haussant les épaules dun air de pitié méprisante. Tout ce quelle put obtenir après beaucoup de paroles, ce fut une augmentation de deux francs cinquante sur le prix offert, et lengagement que la roulotte ne serait dépecée quaprès leur départ, de façon à pouvoir jusque-là lhabiter pendant la journée, ce qui, imaginait-elle, vaudrait mieux pour sa mère que de rester enfermée dans la maison. Quand, sous la direction de Grain de Sel, elle visita les chambres quil pouvait leur louer, elle vit combien la roulotte leur serait précieuse, car, malgré lorgueil avec lequel il parlait de ses appartements, et qui navait dégal que son mépris pour la roulotte, elle était si misérable, si puante, cette maison, quil fallait leur détresse pour laccepter. À la vérité, elle avait un toit et des murs qui nétaient pas en toile, mais sans aucune autre supériorité sur la roulotte: tout à lentour se trouvaient amoncelées les matières dont Grain de Sel faisait commerce et qui pouvaient supporter les intempéries: verres cassés, os, ferrailles: tandis quà lintérieur le couloir et. des pièces sombres, où les yeux se perdaient, contenaient celles qui avaient besoin dun abri: vieux papiers, chiffons, bouchons, croûtes de pain, bottes, savates, ces choses innombrables, détritus de toutes sortes, qui constituent les ordures de Paris; et de ces divers tas sexhalaient dâcres odeurs qui prenaient à la gorge. Comme elle restait hésitante se demandant si sa mère ne serait pas empoisonnée par ces odeurs, Grain de Sel la pressa: «Dépêchez-vous, dit-il, les biffins vont rentrer; il faut que je sois là pour recevoir et «triquer» ce quils apportent. -- Est-ce que le médecin connaît ces chambres? demanda-t-elle. -- Bien sûr quil les connaît; il est venu plus dune fois à côté quand il a soigné la Marquise.» Ce mot la décida: puisque le médecin connaissait ces chambres, il savait ce quil disait en conseillant den prendre une; et puisquune marquise, habitait lune delles, sa mère pouvait bien en habiter une autre. «Cela vous coûtera huit sous par jour, dit Grain de Sel, ajoutés aux trois sous pour lâne et aux six sous pour la roulotte. -- Vous lavez achetée? -- Oui, mais puisque vous vous en servez, il est juste de la payer,» Elle ne trouva rien à répondre; ce nétait pas la première fois quelle se voyait ainsi écorchée; bien souvent elle lavait été plus durement encore dans leur long voyage, et elle finissait par croire que cest la loi de nature pour ceux qui ont, au détriment de ceux qui nont pas. IV Perrine employa une bonne partie de la journée à nettoyer la chambre où elles allaient sinstaller, à laver le plancher, à frotter les cloisons, le plafond, la fenêtre qui depuis que la maison était construite navait jamais été bien certainement à pareille fête. Pendant les nombreux voyages quelle fit de la maison au puits où elle tirait de leau pour laver, elle remarqua quil ne poussait pas seulement de lherbe et des chardons dans lenclos: des jardins environnants le vent ou les oiseaux avaient apporté des graines; par-dessus le palis, les voisins avaient jeté des plants de fleurs dont ils ne voulaient plus; de sorte que quelques-unes de ces graines, quelques-uns de ces plants, tombant sur un terrain qui leur convenait, avaient germé ou poussé, et maintenant fleurissaient tant bien que mal. Sans doute leur végétation ne ressemblait en rien à celle quon obtient dans un jardin, avec des soins de tous les instants, des engrais, des arrosages; mais pour sauvage quelle fût, elle nen avait pas moins son charme de couleur et de parfum. Cela lui donna lidée de recueillir quelques-unes de ces fleurs, des giroflées rouges et violettes, des oeillets, et den faire des bouquets quelle placerait dans leur chambre doù ils chasseraient la mauvaise odeur en même temps quils légayeraient. Il semblait que ces fleurs nappartenaient à personne, puisque Palikare pouvait les brouter si le coeur lui en disait; cependant elle nosa pas en cueillir le plus petit rameau, sans le demander à Grain de Sel. «Est-ce pour les vendre? répondit celui-ci. -- Cest pour en mettre quelques branches dans notre chambre. -- Comme ça, tant que tu voudras; parce que si cétait pour les vendre, je commencerais par te les vendre moi-même. Puisque cest pour toi, ne te gêne pas, la petite: tu aimes lodeur des fleurs, moi jaime mieux celle du vin, même il ny a que celle-la que je sente.» Le tas des verres plus ou moins cassés étant considérable, elle y trouva facilement des vases ébréchés dans lesquels elle disposa ses bouquets, et comme ces fleurs avaient été cueillies au soleil, la chambre se remplit bientôt du parfum des giroflées et des oeillets, ce qui neutralisa les mauvaises odeurs de la maison, en même temps que leurs fraîches couleurs éclairaient ses murs noirs. Tout en travaillant ainsi elle fit la connaissance des voisins qui habitaient de chaque côté de leur chambre: une vieille femme qui sur ses cheveux gris portait un bonnet orné de rubans tricolores aux couleurs du drapeau français; et un grand bonhomme courbé en deux, enveloppé dans un tablier de cuir si long et si large quil semblait constituer son unique vêtement. La femme aux rubans tricolores était une chanteuse des rues, lui dit le bonhomme au tablier, et rien moins que la Marquise dont avait parlé Grain de Sel; tous les jours elle quittait le Champ Guillot avec un parapluie rouge et une grosse canne dans laquelle elle le plantait aux carrefours des rues ou aux bouts des ponts, pour chanter et vendre à labri le répertoire de ses chansons. Quant au bonhomme au tablier, cétait, lui apprit la Marquise, un démolisseur de vieilles chaussures, et du matin au soir il travaillait muet comme un poisson, ce qui lui avait valu le nom de Père la Carpe, sous lequel on le connaissait; mais pour ne pas parler il nen faisait pas moins un tapage assourdissant avec son marteau. Au coucher du soleil son emménagement fut achevé, et elle put alors amener sa mère qui, en apercevant les fleurs, eut un moment de douce surprise: «Comme tu es bonne pour ta maman, chère fille! dit-elle. -- Mais cest pour moi que je suis bonne, ça me rend si heureuse de te faire plaisir!» Avant la nuit il fallut mettre les fleurs dehors, et alors lodeur de la vieille maison se fit sentir terriblement, mais sans que la malade osât sen plaindre; à quoi cela eût-il servi, puisquelles ne pouvaient pas quitter le Champ Guillot pour aller autre part? Son sommeil fut mauvais, fiévreux, troublé, agité, halluciné, et quand le médecin vint le lendemain matin il la trouva plus mal, ce qui lui fit changer le traitement et obligea Perrine à retourner chez le pharmacien, qui cette fois lui demanda cinq francs. Elle ne broncha pas et paya bravement; mais en revenant elle ne respirait plus. Si les dépenses continuaient ainsi, comment gagneraient-elles le mercredi qui leur mettrait aux mains le produit de la vente du pauvre Palikare? Si le lendemain le médecin prescrivait une nouvelle ordonnance coûtant cinq francs, ou plus, où trouverait-elle cette somme? Au temps où avec ses parents elle parcourait les montagnes, ils avaient plus dune fois été exposés à la famine, et plus dune fois aussi, depuis quils avaient quitté la Grèce pour venir en France, ils avaient manqué de pain. Mais ce nétait pas du tout la même chose. Pour la famine dans les montagnes, ils avaient toujours lespérance, qui se réalisait souvent, de trouver quelques fruits, des légumes, un gibier qui leur apporteraient un bon repas. Pour le manque de pain en Europe, ils avaient aussi celle de rencontrer des paysans grecs, bosniaques, styriens, tyroliens, qui consentiraient à se faire photographier moyennant quelques sous. Tandis quà Paris il ny a rien à attendre pour ceux qui nont pas dargent en poche, et le leur tirait à sa fin. Alors, que feraient-elles? Et le terrible, cest quelle devait répondra à cette question, elle ne sachant rien, ne pouvant rien; leffroyable, cest quelle devait prendre la responsabilité de tout, puisque la maladie rendait sa mère incapable de singénier, et quelle se trouvait ainsi la vraie mère, quand elle ne se sentait quune enfant. Si encore un peu de mieux se présentait, elle en serait encouragée et fortifiée; mais il nen était pas ainsi, et bien que sa mère ne se plaignît jamais, répétant toujours, au contraire, son mot habituel: «Cela va aller», elle voyait quen réalité «cela nallait pas»: pas de sommeil, pas dappétit, la fièvre, un affaiblissement, une oppression qui lui paraissaient progresser, si sa tendresse, sa faiblesse, son ignorance, sa lâcheté ne labusaient point. Le mardi matin, à la visite du médecin, ce quelle craignait pour lordonnance se réalisa: après un rapide examen de la malade, le docteur Cendrier tira de sa poche son carnet, ce terrible carnet cause de tant dangoisses pour Perrine, et se prépara à écrire; mais au moment où il posait le crayon sur le papier, elle eut le courage de larrêter. «Monsieur, si les médicaments que vous allez ordonner ne sont pas dégale importance, voulez-vous bien ninscrire aujourdhui que ceux qui pressent? -- Quest-ce que vous voulez dire?» demanda-t-il dun ton fâché. Elle tremblait, mais cependant elle osa aller jusquau bout. «Je veux dire que nous navons pas beaucoup dargent aujourdhui et que nous nen recevrons que demain; alors...» Il la regarda, puis après avoir jeté un coup doeil rapide çà et là, comme sil voyait pour la première fois leur misère, il remit son carnet dans sa poche: «Nous ne changerons le traitement que demain, dit-il; rien ne presse, celui dhier peut être encore continué aujourdhui. «Rien ne presse», fut le mot que Perrine retint et se répéta: Si rien ne pressait, cétait que sa mère ne se trouvait pas aussi mal quelle lavait craint; on pouvait donc encore espérer et attendre. Le mercredi était le jour quelle attendait, mais son impatience de le voir arriver était traversée par lémotion douloureuse avec laquelle elle le redoutait, car sil devait les sauver par largent quil allait leur apporter, dun autre côté, il devait la séparer de Palikare. Aussi, chaque fois quelle pouvait quitter sa mère, courait-elle dans lenclos pour dire un mot à son ami qui, nayant plus à travailler, ni à peiner; et trouvant à manger autant quil voulait après tant de privations, ne sétait jamais montré si joyeux. Dès quil la voyait venir, il poussait quatre ou cinq braiments à ébranler les vitres des cahutes du Champ Guillot, et, au bout de sa corde, il lançait quelques ruades jusquà ce quelle fût près de lui; mais aussitôt quelle lui avait mis la main sur le dos, il se calmait et, allongeant le cou, il lui posait la tête sur lépaule sans plus bouger. Alors, ils restaient ainsi, elle le flattant, lui remuant les oreilles et clignant des yeux avec des mouvements rythmés qui étaient tout un discours. «Si tu savais!» murmurait-elle doucement. Mais lui ne savait point, ne prévoyait point, et, tout aux satisfactions du moment présent, le repos, la bonne nourriture, les caresses de sa maîtresse, il se trouvait le plus heureux âne du monde. Dailleurs, il sétait fait un ami de Grain de Sel, de qui il recevait des marques damitié qui flattaient sa gourmandise. Le lundi, dans la matinée, ayant trouvé le moyen de se détacher, il sétait approché de Grain de Sel occupé à triquer les ordures qui arrivaient, et curieusement il était resté là. Cétait une habitude religieusement pratiquée par Grain de Sel davoir toujours un litre de vin et un verre à portée de sa main, de façon à nêtre point obligé de se lever lorsque lenvie de boire un coup le prenait, et elle le prenait souvent. Ce matin-là, tout à sa besogne, il ne pensait pas à regarder autour de lui, mais précisément parce quil sy appliquait et sy échauffait, la soif, cette soif qui lui avait valu son surnom, navait pas tardé à se faire sentir. Au moment où, sinterrompant, il allait prendre sa bouteille, il vit Palikare les yeux attachés sur lui, le cou tendu. «Quest-ce que tu fais là, toi?» Comme le ton nétait pas grondeur, lâne navait pas bougé. «Tu veux boire un verre de vin?» demanda Grain de Sel dont toutes les idées tournaient toujours autour du mot boire. Et au lieu de porter à sa bouche le verre quil emplissait, il lavait par plaisanterie tendu à Palikare; alors celui-ci considérant linvitation comme sérieuse avait fait deux pas de plus en avant, et, allongeant ses lèvres de manières quelles fussent aussi minces, aussi allongées que possible, il avait aspiré une bonne moitié du verre, plein jusquau bord. «Oh! la! la! la!», sécria Grain de Sel en riant aux éclats. Et il se mit à appeler: «La Marquise! la Carpe!» À ces cris ils arrivèrent, ainsi quun chiffonnier chargé de sa hotte pleine, qui rentrait dans le clos, et le locataire du wagon dont la profession était dêtre marchand de pâte de guimauve et de parcourir les fêtes et les marchés en suspendant à un crochet tournant des tas de sucre fondu, dont il tirait des tortillons jaunes, bleus, rouges, comme leût fait une fileuse de sa quenouille. «Quest-ce quil y a? demanda la Marquise. -- Vous allez voir; mais préparez-vous à vous faire du bon sang.» De nouveau il emplit son verre et le tendit à Palikare qui, comme la première fois, le vida à moitié au milieu des rires et des exclamations des gens qui le regardaient. «Javais entendu raconter que les ânes aimaient le vin, dit lun, mais je ne le croyais pas. -- Cest un poivrot! dit un autre. -- Vous devriez lacheter, dit la Marquise en sadressant à Grain de Sel, il vous tiendrait joliment compagnie. -- Ça ferait la paire.» Grain de Sel ne lacheta point, mais il se prit daffection pour lui et proposa à Perrine de laccompagner le mercredi au Marché aux chevaux. Et cela fut un grand soulagement pour elle, car elle nimaginait pas du tout comment elle trouverait le Marché aux chevaux dans Paris, pas plus quelle ne voyait comment elle sy prendrait pour vendre un âne, discuter son prix, le recevoir sans se faire voler; elle avait bien des fois entendu raconter des histoires de voleurs parisiens et se sentait tout à fait incapable de se défendre contre eux si, daventure, ils avaient lidée de sattaquer à elle. Le mercredi matin elle soccupa donc de faire la toilette de Palikare, et ce fut une occasion pour elle de le caresser et de lembrasser. Mais, hélas! combien tristement! Elle ne le verrait plus. Dans quelles mains allait-il passer? le pauvre ami! et elle ne pouvait sarrêter à cette pensée sans revoir les ânes misérables ou martyrs que dans sa vie sur les grands chemins elle avait rencontrés en tous lieux, comme si, sur la terre entière, lâne nexistait que pour souffrir. Certainement, depuis que Palikare leur appartenait, il avait supporté bien des fatigues et des misères, celles des longues routes, du froid, du chaud, de la pluie, de la neige, du verglas, des privations, mais au moins nétait-il jamais battu, et se sentait-il lami de ceux dont il partageait le sort malheureux; tandis que maintenant elle ne pouvait que trembler en se demandant quels allaient être ses maîtres; elle en avait tant rencontré de cruels, qui navaient même pas conscience de leur cruauté. Quand Palikare vit quau lieu de latteler à la roulotte, on lui passait un licol, il montra de la surprise, et plus encore quand Grain de Sel, qui ne voulait pas faire à pied la longue route de Charonne au Marché aux chevaux, lui monta sur le dos en se servant dune chaise; mais comme Perrine le tenait par la tête et lui parlait, cette surprise nalla pas jusquà la résistance: Grain de Sel dailleurs nétait-il pas un ami? Ils partirent ainsi, Palikare marchant gravement conduit par Perrine, et à travers des rues, où il ny avait que peu de voitures et de passants, ils arrivèrent à un pont très large, aboutissant à un grand jardin. «Cest le Jardin des Plantes, dit Grain de Sel, je suis sûr quils nont pas un âne comme le tien. -- Alors on pourrait peut-être le leur vendre», dit Perrine pensant que dans un jardin zoologique les bêtes nont quà se promener. Mais Grain de Sel naccueillit pas cette idée: «Des affaires avec le gouvernement, dit-il, il nen faut pas... parce que le gouvernement...» Il navait pas la confiance de Grain de Sel, le gouvernement. Maintenant la circulation des voitures et des tramways était si active que Perrine avait besoin de toute son attention pour se diriger au milieu de leur encombrement, aussi navait-elle dyeux ni doreilles pour rien autre chose, ni pour les monuments devant lesquels ils passaient, ni pour les plaisanteries que les charretiers et les cochers leur adressaient, mis en gaieté et en esprit par lattitude de Grain de Sel sur lâne. Mais lui, qui navait pas les mêmes préoccupations, nétait pas embarrassé pour leur répondre joyeusement, et cela faisait sur leur parcours un concert de cris et de rires auquel les passants des trottoirs mêlaient leur mot. Enfin, après une légère montée, ils arrivèrent devant une grande grille au delà de laquelle sétendait un vaste espace que des lisses séparaient en divers compartiments dans lesquels se trouvaient des chevaux; alors Grain de Sel mit pied à terre. Mais pendant quil descendait, Palikare avait eu le temps de regarder devant lui, et, quand Perrine voulut lui faire franchir la grille, il refusa davancer. Avait-il deviné que cétait un marché où lon vendait les chevaux et les ânes? Avait-il peur? Toujours est-il que malgré les paroles que Perrine lui adressait sur le ton du commandement ou de laffection, il persista dans sa résistance. Grain de Sel crut quen le poussant par derrière il le ferait avancer, mais Palikare, qui ne devina pas quelle main se permettait cette familiarité sur sa croupe, se mit à ruer en reculant et en entraînant Perrine. Quelques curieux sétaient aussitôt arrêtés et faisaient cercle autour deux; le premier rang étant comme toujours occupé par des porteurs de dépêches et des pâtissiers; chacun disait son mot et donnait son conseil sur les moyens à employer pour lobliger à passer la porte. «Vlà un âne qui donnera de lagrément à limbécile qui lachètera», dit une voix. Cétait là un propos dangereux qui pouvait nuire à la vente; aussi Grain de Sel, qui lavait entendu, crut-il devoir protester. «Cest un malin, dit-il; comme il a deviné quon va le vendre, il fait toutes ces grimaces pour ne pas quitter ses maîtres. -- Êtes -vous sur de ça, Grain de Sel? demanda la voix qui avait fait lobservation. -- Tiens, qui est-ce qui sait mon nom ici? -- Vous ne reconnaissez pas La Rouquerie? -- Cest ma foi vrai.» Et ils se donnèrent la main. «Cest à vous lâne? -- Non, cest à cette petite. -- Vous le connaissez? -- Nous avons bu plus dun verre ensemble: si vous avez besoin dun bon âne, je vous le recommande. -- Jen ai besoin, sans en avoir besoin. -- Alors allons prendre quelque chose. Ce nest pas la peine de payer un droit là-dedans. -- Dautant mieux quil paraît décidé à ne pas entrer. -- Je vous dis que cest un malin. -- Si je lachète ce nest pas pour faire des malices, ni pour boire des verres, mais pour travailler. -- Dur à la peine; il vient de Grèce, sans sarrêter. -- De Grèce!...» Grain de Sel avait fait un signe à Perrine, qui les suivait nentendant que quelques mots de leur conversation, et, docile, maintenant quil navait plus à entrer dans le marché, Palikare venait derrière elle, sans même quelle eût à tirer sur le licol. Quétait cet acquéreur? Un homme? Une femme? Par la démarche et le visage non barbu, une femme de cinquante ans environ. Par le costume composé dune blouse et dun pantalon, dun chapeau en cuir comme ceux des cochers domnibus, et aussi par une courte pipe noire qui ne quittait pas sa bouche, un homme. Mais cétait son air qui était intéressant pour les inquiétudes de Perrine, et il navait rien de dur ni de méchant. Après avoir pris une petite rue, Grain de Sel et La Rouquerie sétaient arrêtés devant la boutique dun marchand de vin, et, sur une table du trottoir on leur avait apporté une bouteille avec deux verres tandis que Perrine restait dans la rue devant eux, tenant toujours son âne. «Vous allez voir sil est malin», dit Grain de Sel en avançant son verre plein. Tout de suite Palikare allongea le cou et de ses lèvres pincées aspira la moitié du verre, sans que Perrine osât len empêcher. «Hein!» dit Grain de Sel triomphant. Mais La Rouquerie ne partagea pas cette satisfaction: «Ce nest pas pour boire mon vin que jen ai besoin, mais pour traîner ma charrette et mes peaux de lapin. -- Puisque je vous dis quil vient de Grèce attelé à une roulotte. -- Ça, cest autre chose.» Et lexamen de Palikare commença en détail et avec attention; quand il fut terminé, La Rouquerie demanda à Perrine combien elle voulait le vendre. Le prix quelle avait arrêté à lavance avec Grain de Sel était de cent francs; ce fut celui quelle dit. Mais La Rouquerie poussa les hauts cris: «Cent francs, un âne vendu sans garantie! Cétait se moquer du monde.» Et le malheureux Palikare eut à subir une démolition en règle, du bout du nez aux sabots. «Vingt francs, cétait tout ce quil valait; et encore... -- Cest bon, dit Grain de Sel après une longue discussion, nous allons le conduire au marché.» Perrine respira, car la pensée de nobtenir que vingt francs lavait anéantie; que seraient vingt francs dans leur détresse; alors que cent ne devaient même pas suffire à leurs besoins les plus pressants? «Savoir sil voudra entrer cette fois plutôt que la première», dit La Rouquerie. Jusquà la grille du marché, il suivit sa maîtresse docilement, mais arrivé là il sarrêta, et comme elle insistait en lui parlant et en le tirant, il se coucha au beau milieu de la rue. «Palikare, je ten prie, sécria Perrine éplorée, Palikare!» Mais il fit le mort sans vouloir rien entendre. De nouveau on sétait rassemblé autour deux et lon plaisantait. «Mettez-lui le feu à la queue, dit une voix. -- Ça sera fameux pour le faire vendre, répondit une autre. -- Tapez dessus.» Grain de Sel était furieux, Perrine désespérée. «Vous voyez bien quil nentrera pas, dit La Rouquerie, jen donne trente francs parce que sa malice prouve que cest un bon garçon; mais, dépêchez-vous de les prendre ou jen achète un autre.» Grain de Sel consulta Perrine dun coup doeil, lui faisant en même temps signe quelle devait accepter. Cependant elle restait paralysée par la déception, sans pouvoir se décider, quand un sergent de ville vint lui dire rudement de débarrasser la rue: «Avancez ou reculez, ne restez pas là.» Comme elle ne pouvait pas avancer puisque Palikare ne le voulait pas, il fallait bien reculer; aussitôt quil comprit quelle renonçait à entrer, il se releva et la suivit avec une parfaite docilité en remuant les oreilles dun air de contentement. «Maintenant, dit La Rouquerie après avoir mis trente francs en pièces de cent sous dans la main de Perrine, il faut me conduire ce bonhomme-là chez moi, car je commence à le connaître, il serait bien capable de ne pas vouloir me suivre; la rue du Château-des- Rentiers nest pas si loin.» Mais Grain de Sel naccepta pas cet arrangement, la course serait trop longue pour lui. «Va avec madame, dit-il à Perrine, et ne te désole pas trop, ton âne ne sera pas malheureux avec elle, cest une bonne femme. -- Et comment retrouver Charonne? dit-elle, se voyant perdue dans ce Paris, dont pour la première fois elle venait de pressentir limmensité. -- Tu suivras les fortifications, rien de plus facile.» En effet, la rue du Château-des-Rentiers nest pas bien loin du Marché aux chevaux, et il ne leur fallut pas longtemps pour arriver devant un amas de bicoques qui ressemblaient à celles du Champ Guillot. Le moment de la séparation était venu, et ce fut en lui mouillant la tête de ses larmes quelle lembrassa après lavoir attaché dans une petite écurie. «Il ne sera pas malheureux, je te le promets, dit La Rouquerie. -- Nous nous aimions tant!» V «Quallaient-elles faire de trente francs, quand cétait sur cent quelles avaient établi leurs calculs?» Elle agita cette question en suivant tristement les fortifications depuis la Maison-Blanche jusquà Charonne, mais sans lui trouver de réponses acceptables; aussi, quand elle remit entre les mains de sa mère largent de La Rouquerie, ne savait-elle pas du tout à quoi et comment il allait être employé. Ce fut sa mère qui en décida: «Il faut partir, dit-elle, partir tout de suite pour Maraucourt, -- Es-tu assez bien? -- Il faut que je le sois. Nous navons que trop attendu, en espérant un rétablissement qui ne viendra pas... ici. Et en attendant nos ressources se sont épuisées, comme sépuiseraient celles que la vente de notre pauvre Palikare nous procure. Jaurais voulu aussi ne pas nous présenter dans cet état de misère; mais peut-être que plus cette misère sera lamentable plus elle fera pitié. Il faut, il faut partir. -- Aujourdhui? -- Aujourdhui il est trop tard, nous arriverions en pleine nuit sans savoir où aller, mais demain matin. Ce soir tâche dapprendre les heures du train et le prix des places: le chemin de fer est celui du Nord; la gare darrivée, Picquigny. Perrine, embarrassée, consulta Grain de Sel qui lui dit, quen cherchant dans les tas de papiers, elle trouverait certainement un indicateur des chemins de fer, ce qui serait plus commode, et moins fatigant que daller à la gare du Nord, qui est bien loin de Charonne. Cet indicateur lui apprit quil y avait deux trains le matin: lun à six heures, lautre à dix heures, et que la place pour Picquigny en troisièmes classes coûtait neuf francs vingt- cinq. «Nous partirons à dix heures, dit la mère, et nous prendrons une voiture, car je ne pourrais certainement pas aller à pied à la gare puisquelle est éloignée. Jaurai bien des forces jusquau fiacre. Cependant elle nen eut pas jusque-là, et quand, à neuf heures, elle voulut, en sappuyant sur lépaule de sa fille, gagner la voiture que Perrine avait été chercher, elle ne put pas y arriver, bien que la distance ne fût pas longue de leur chambre à la rue: le coeur lui manqua, et si Perrine ne lavait pas soutenue elle serait tombée. «Je vais me remettre, dit-elle faiblement, ne tinquiète pas, cela va aller.» Mais cela nalla pas, et il fallut que la Marquise qui les regardait partir apportât une chaise; cétait un effort désespéré qui lavait soutenue. Assise, elle eut une syncope, la respiration sarrêta, la voix lui manqua. «Il faudrait lallonger, dit la Marquise, la frictionner; ce ne sera rien, ma fille, naie pas peur; va chercher La Carpe; à nous deux nous la porterons dans votre chambre; vous ne pouvez pas partir... tout de suite.» Cétait une femme dexpérience que la Marquise; presque aussitôt que la malade eut été allongée, le coeur reprit ses mouvements, et la respiration se rétablit; mais au bout dun certain temps, comme elle voulut sasseoir, une nouvelle défaillance se produisit. «Vous voyez quil faut rester couchée, dit la Marquise sur le ton du commandement, vous partirez demain, et tout de suite vous prendrez une tasse de bouillon que je vais demander à La Carpe; car cest son vice a ce muet-là que le bouillon, comme le vin est celui de monsieur notre propriétaire; hiver comme été, il se lève à cinq heures pour mettre son pot-au-feu, et fameux quil le fait! il ny a pas beaucoup de bourgeois qui en mangent daussi bon.» Sans attendre une réponse, elle entra chez leur voisin qui sétait remis au travail. «Voulez-vous me donner une tasse de bouillon pour notre malade?» demanda-t-elle. Ce fut par un sourire quil répondit, et tout de suite il ôta le couvercle de son pot en terre qui bouillottait dans la cheminée devant un petit feu de bois; alors comme le fumet du bouillon se répandait dans la pièce il regarda la Marquise, les yeux écarquillés, les narines dilatées avec une expression de béatitude en même temps que de fierté. «Oui ça sent bon, dit-elle, et si ça pouvait sauver la pauvre femme, ça la sauverait; mais -- elle baissa la voix, -- vous savez, elle est bien mal; ça ne peut pas durer longtemps.» La Carpe leva les bras au Ciel. «Cest bien triste pour cette petite.» La Carpe inclina la tête et étendit les bras par un geste qui disait: «Quy pouvons-nous?» Et de fait, ce quils pouvaient, ils le faisaient lun et lautre, mais le malheur est chose si habituelle aux malheureux quils ne sen étonnent pas, pas plus quils ne sen révoltent. Qui deux na pas à souffrir en ce monde? Toi aujourdhui, moi demain. Quand le bol fut rempli, la Marquise lemporta en trottinant pour ne pas perdre une goutte de bouillon. «Prenez ça, ma chère dame, dit-elle en sagenouillant auprès du matelas, et surtout ne bougez pas, entrouvrez seulement les lèvres.» Délicatement, une cuillerée de bouillon lui fut versée dans la bouche; mais, au lieu de passer, elle provoqua des nausées et une nouvelle syncope qui se prolongea plus que les deux premières. Décidément le bouillon nétait pas ce qui convenait, la Marquise le reconnut et, pour quil ne fût pas perdu, elle obligea Perrine à le boire. «Vous aurez besoin de forces, ma petite, il faut vous soutenir.» Nayant pas, avec son bouillon, qui pour elle était le remède à tous les maux, obtenu le résultat quelle attendait, la Marquise se trouva à bout dexpédients, et nimagina rien de mieux que daller chercher le médecin: peut-être ferait-il quelque chose. Mais bien quil eût formulé une ordonnance, il déclara franchement à la Marquise, en partant, quil ne pouvait rien pour la malade: «Cest une femme épuisée par le mal, la misère, les fatigues et le chagrin; elle partait, quelle serait morte en wagon; ce nest plus quune affaire dheures quune syncope réglera probablement. Cen fut une de jours, car la vie, si prompte à séteindre dans la vieillesse, est plus résistante dans la jeunesse: sans aller mieux, la malade, nallait pas plus mal, et bien quelle ne pût rien avaler, ni bouillon ni remèdes, elle durait étendue sur son matelas, sans mouvements, presque sans respiration, engourdie dans la somnolence. Aussi Perrine se reprenait-elle à espérer: lidée de la mort, qui obsède les gens âgés et la leur montre partout, tout près, alors même quelle reste loin encore, est si répulsive pour les jeunes, quils se refusent à la voir, même quand elle est là menaçante. Pourquoi sa mère ne guérirait-elle point? Pourquoi mourrait-elle? Cest à cinquante ans, à soixante ans quon meurt, et elle nen avait pas trente! Quavait-elle fait pour être condamnée à une mort précoce, elle, la plus douce des femmes, la plus tendre des mères, qui navait jamais été que bonne pour les siens et pour tous? Cela nétait pas possible. Au contraire, la guérison létait. Et elle trouvait les meilleures raisons pour se le prouver, même dans cette somnolence, quelle se disait nêtre quun repos tout naturel après tant de fatigues et de privations. Quand, malgré tout, le doute létreignait trop cruellement, elle demandait conseil à la Marquise, et celle-ci la confirmait dans son espérance: «Puisquelle nest pas morte dans sa première syncope, cest quelle ne doit pas mourir. -- Nest-ce pas? -- Cest ce que pensent aussi Grain de Sel et La Carpe.» Maintenant, sa plus grande inquiétude, puisque du côté de sa mère on la rassurait comme elle se rassurait elle-même, était de se demander combien dureraient les trente francs de La Rouquerie, car, si minimes que fussent leurs dépenses, ils filaient cependant terriblement vite, tantôt pour une chose, tantôt pour une autre, surtout pour limprévu. Quand le dernier sou serait dépensé, où iraient-elles? Où trouveraient-elles une ressource, si faible quelle fut, puisquil ne leur restait plus rien, rien, rien que les guenilles de leur vêtement? Comment iraient-elles à Maraucourt? Quand elle suivait ces pensées, près de sa mère, il y avait des moments où, dans son angoisse, ses nerfs se tendaient avec une intensité si poignante, quelle se demandait, baignée de sueur, si elle aussi nallait pas succomber dans une syncope. Un soir quelle se trouvait dans cet état dappréhension et danéantissement, elle sentit que là main de sa mère, quelle tenait dans les siennes, la serrait. «Tu veux quelque chose? demanda-t-elle vivement, ramenée par cette pression dans la réalité. -- Te parler, car lheure est venue des dernières et suprêmes paroles. -- Oh! maman... -- Ne minterromps pas, ma fille chérie, et tâche de contenir ton émotion comme je tâcherai de ne pas céder au désespoir. Jaurais voulu ne pas teffrayer, et cest pour cela que jusquà présent je me suis tue, pour ménager ta douleur, mais ce que jai à dire doit être dit, si cruel que cela soit pour nous deux. Je serais une mauvaise mère, faible et lâche, au moins je serais imprudente de reculer encore.» Elle fit une pause, autant pour respirer que pour affermir ses idées vacillantes. «Il faut nous séparer...» Perrine eut un sanglot que malgré ses efforts elle ne put contenir. «Oui, cest affreux, chère enfant, et pourtant jen suis à me demander si après tout il ne vaut pas mieux pour toi que tu sois orpheline, que dêtre présentée par une mère quon repousserait. Enfin Dieu le veut, tu vas rester seule, ... dans quelques heures, demain peut-être.» Lémotion lui coupa la parole, et elle ne put la reprendre quaprès un certain temps. «Quand je... ne serai plus, tu auras des formalités à accomplir; pour cela tu prendras dans ma poche un papier enveloppé dans une double soie et tu le donneras à ceux qui te le demanderont: cest mon acte de mariage, et lon y trouvera mes noms et ceux de ton père. Tu exigeras quon te le rende, car il doit têtre utile plus tard pour établir ta naissance. Tu le garderas donc avec grand soin. Cependant comme tu peux le perdre, tu lapprendras par coeur de façon à ne loublier jamais: le jour où tu aurais besoin de le montrer, tu en demanderais un autre. Tu mentends bien; tu retiens tout ce que je te dis? -- Oui, maman, oui. -- Tu seras bien malheureuse, bien anéantie, mais il ne faut pas tabandonner, ... quand tu nauras plus rien à faire à Paris et que tu seras seule, toute seule. Alors tu dois partir immédiatement pour Maraucourt: par le chemin de fer, si tu as assez dargent pour payer ta place; à pied, si tu nen as pas; mieux vaut encore coucher dans le fossé de la route et ne pas manger que rester à Paris. Tu me le promets? -- Je te le promets. -- Si grande est lhorreur de notre situation que ce mest presque un soulagement de penser quil en sera ainsi.» Cependant ce soulagement ne fut pas assez fort pour la défendre contre une nouvelle faiblesse, et pendant un temps assez long elle resta sans respiration, sans voix, sans mouvement, «Maman, dit Perrine penchée sur elle, toute tremblante danxiété, éperdue de désespoir, maman!» Cet appel la ranima: «Tout à lheure, dit-elle si faiblement que ses paroles ne furent quun murmure entrecoupé darrêts, jai encore des recommandations à te faire, il faut que je te les fasse; mais je ne sais plus ce que je tai déjà dit, attends.» Après un moment, elle reprit: «Cest cela, oui cest cela: tu arrives à Maraucourt; ne brusque rien; tu nas le droit de rien réclamer, ce que tu obtiendras ce sera par toi-même, par toi seule, en étant bonne, en le faisant aimer... Te faire aimer, ... pour toi, tout est là.... Mais jai espoir, ... tu te feras aimer;... il est impossible quon ne taime pas.... Alors tes malheurs seront finis.» Elle joignit les mains et son regard prit une expression dextase: «Je te vois, ... oui je te vois heureuse.... Ah! que je meure avec cette pensée, et lespérance de vivre à jamais dans ton coeur.» Cela fut dit avec lexaltation dune prière quelle jetait vers le ciel; puis aussitôt, comme si elle sétait épuisée dans cet effort, elle retomba sur son matelas, à bout, inerte, mais non syncopée cependant, ainsi que le prouvait sa respiration pantelante. Perrine attendit quelques instants, puis, voyant que sa mère restait dans cet état, elle sortit. À peine fut-elle dans lenclos quelle éclata en sanglots et se laissa tomber sur lherbe: le coeur, la tête, les jambes lui manquaient pour sêtre trop longtemps contenue. Pendant quelques minutes elle resta là brisée, suffoquée, puis, comme malgré son anéantissement la conscience persistait en elle quelle ne devait pas laisser sa mère seule, elle se leva pour tâcher de se calmer un peu, au moins à la surface, en arrêtant ses larmes et ses spasmes de désespoir. Et par le clos qui semplissait dombres elle allait, sans savoir où, droit devant elle ou tournant sur elle-même, ne contenant ses sanglots que pour les laisser éclater plus violents. Comme elle passait ainsi devant le wagon pour la dixième fois peut-être, le marchand de sucre qui lavait observée sortit de chez lui, deux bâtons de guimauve à la main et sapprochant delle: «Tu as du chagrin, ma fille, dit-il dune voix apitoyée. -- Oh! monsieur... -- Eh bien, tiens, prends ça, -- il tendit ses bâtons de sucre, les douceurs cest bon pour la peine.» VI Laumônier des dernières prières venait de se retirer, et Perrine restait devant la fosse, quand la Marquise, qui ne lavait pas quittée, passa son bras sous le sien: «Il faut venir, dit-elle. -- Oh! Madame.... -- Allons, il faut venir», répéta-t-elle avec autorité. Et lui serrant le bras, elle lentraîna. Elles marchèrent ainsi pendant quelques instants, sans que Perrine eût conscience de ce qui se passait autour delle et comprît où lon pouvait la conduire: sa pensée, son esprit, son coeur, sa vie étaient restés avec sa mère. Enfin on sarrêta dans une allée déserte et elle vit autour delle la Marquise qui lavait lâchée, Grain de Sel, La Carpe et le marchand de sucre, mais ce fut vaguement quelle les reconnut: la Marquise avait des rubans noirs à son bonnet, Grain de Sel était habillé en monsieur et coiffé dun chapeau à haute forme, La Carpe avait remplacé son éternel tablier de cuir par une redingote noisette qui lui descendait jusquaux pieds, et le marchand de sucre sa veste de coutil blanc par un veston de drap; car tous, en vrais Parisiens qui pratiquent le culte de la Mort, avaient tenu à se mettre en grande tenue pour honorer celle quils venaient denterrer. «Cest pour te dire, petite, commença Grain de Sel, qui crut pouvoir prendre le premier la parole comme étant le personnage le plus important de la compagnie, cest pour te dire que tu peux loger au Champ Guillot tant que tu voudras sans payer. -- Si tu veux chanter avec moi, continua la Marquise, tu gagneras ta vie: cest un joli métier. -- Si tu aimes mieux la confiserie, dit le marchand de sucre de guimauve, je te prendrai: cest aussi un joli métier, et un vrai.» La Carpe ne dit rien, mais avec un sourire de sa bouche close et un geste de sa main qui semblait présenter quelque chose, il exprima clairement loffre quil faisait à son tour: à savoir que toutes les fois quelle aurait besoin dune tasse de bouillon, elle en trouverait une chez lui, et du fameux. Ces propositions senchaînant ainsi emplirent de larmes les yeux de Perrine, et la douceur de celles-là lava lâcreté de celles qui depuis deux jours la brûlaient. «Comme vous êtes bons pour moi! murmura-t-elle. -- On fait ce quon peut, dit Grain de Sel. -- On ne doit pas laisser une brave fille comme toi sur le pavé de Paris, répondit la Marquise. -- Je ne dois pas rester à Paris, répondit Perrine, il faut que je parte tout de suite pour aller chez des parents. -- Tas des parents? interrompit Grain de Sel en regardant les autres dun air qui signifiait que ces parents-là ne valaient pas cher; où sont-ils tes parents?; -- Au delà dAmiens. -- Et comment veux-tu aller à Amiens? Tu as de largent? -- Pas assez pour prendre le chemin de fer; cest pourquoi jirai à pied. -- Tu sais la route? -- Jai une carte dans ma poche. -- Ta carte te donne-t-elle ton chemin dans Paris pour trouver la route dAmiens? -- Non; mais si vous voulez me lindiquer...» Chacun sempressa de lui donner cette indication, et ce fut une confusion dexplications contradictoires auxquelles Grain de Sel coupa court. «Si tu veux te perdre dans Paris, dit-il, tu nas quà les écouter. Vlà ce que tu dois faire: prendre le chemin de fer de ceinture jusquà la Chapelle-Nord; là tu trouveras la route dAmiens, que tu nauras plus quà suivre tout droit; ça te coûtera six sous. Quand veux-tu partir? -- Tout de suite; jai promis à maman de partir tout de suite. -- Il faut obéir à ta mère, dit la Marquise. Pars donc, mais pas avant que je tembrasse; tu es une brave fille.» Les hommes lui donnèrent une poignée de main. Elle navait plus quà sortir du cimetière, cependant elle hésita et se retourna vers la fosse quelle venait de quitter; alors la Marquise, devinant sa pensée, intervint: «Puisquil faut que tu partes, pars tout de suite, cest le mieux, -- Oui pars», dit Grain de Sel. Elle leur adressa à tous un salut de la tête et des deux mains dans lequel elle mit toute sa reconnaissance, puis elle séloigna à pas pressés, le dos tendu comme si elle se sauvait. «Joffre un verre, dit Grain de Sel. -- Ça ne fera pas de mal», répondit la Marquise. Pour la première fois La Carpe lâcha une parole et dit: «Pauvre petite!» Quand Perrine fut montée dans le chemin de fer de ceinture, elle tira de sa poche une vieille carte routière de France quelle avait consultée bien des fois depuis leur sortie dItalie, et dont elle savait se servir. De Paris à Amiens sa route était facile, il ny avait quà prendre celle de Calais que suivaient autrefois les malles-poste et quun petit trait noir indiquait sur sa carte par Saint-Denis, Écouen, Luzarches, Chantilly, Clermont et Breteuil; à Amiens elle la quitterait pour celle de Boulogne; et, comme elle savait aussi évaluer les distances, elle calcula que jusquà Maraucourt cela devait donner environ cent cinquante kilomètre; si elle faisait trente kilomètres par jour régulièrement, il lui faudrait donc six jours pour son voyage. Mais pourrait-elle faire ces trente kilomètres régulièrement et les recommencer le lendemain? Justement parce quelle avait lhabitude de la marche pour avoir cheminé pendant des lieues et des lieues à côté de Palikare, elle savait que ce nest pas du tout la même chose de faire trente kilomètres par hasard, que de les répéter jour après jour; les pieds sendolorissent, les genoux deviennent raides. Et puis que serait le temps pendant ces six journées de voyage? Sa sérénité durerait-elle? Sous le soleil elle pouvait marcher, si chaud quil fût. Mais que ferait-elle sous la pluie, nayant pour se couvrir que des guenilles? Par une belle nuit dété elle pouvait très bien coucher en plein air, à labri dun arbre ou dune cépée. Mais le toit de feuilles qui reçoit la rosée laisse passer la pluie et nen rend ses gouttes que plus grosses. Mouillée, elle lavait été bien souvent, et une ondée, une averse même ne lui faisaient pas peur; mais pourrait-elle rester mouillée pendant six jours, du matin au soir et du soir au matin? Quand elle avait répondu à Grain de Sel quelle navait pas assez dargent pour prendre le chemin de fer, elle laissait entendre, comme elle lentendait elle-même, quelle en aurait assez pour son voyage à pied; seulement cétait à condition que ce voyage ne se prolongerait pas. En réalité, elle avait cinq francs trente-cinq centimes en quittant le Champ Guillot, et comme elle venait de payer sa place six sous, il lui restait une pièce de cinq francs et un sou quelle entendait sonner dans la poche de sa jupe quand elle remuait trop brusquement. Il fallait donc quelle fit durer cet argent autant que son voyage, et même plus longtemps, de façon à pouvoir vivre quelques jours à Maraucourt. Cela lui serait-il possible? Elle navait pas résolu cette question et toutes celles qui sy rattachaient. Quand elle entendit appeler la station de La Chapelle, alors elle descendit, et tout de suite prit la route de Saint-Denis. Maintenant il ny avait quà aller droit devant soi, et comme le soleil resterait encore au ciel deux ou trois heures, elle espérait se trouver, quand il disparaîtrait, assez loin de Paris pour pouvoir coucher en pleine campagne, ce qui était le mieux pour elle. Cependant, contre son attente, les maisons succédaient aux maisons, les usines aux usines sans interruption, et aussi loin que ses yeux pouvaient aller, elle ne voyait dans cette plaine plate que des toits et de hautes cheminées qui jetaient des tourbillons de fumée noire; de ces usines, des hangars, des chantiers sortaient des bruits formidables, des mugissements, des ronflements de machines, des sifflements aigus ou rauques, des échappements de vapeur, tandis que sur la route même, dans un épais nuage de poussière rousse, voitures, charrettes, tramways se suivaient, ou se croisaient en files serrées; et sur celles de ces charrettes qui avaient des bâches ou des prélarts linscription qui lavait déjà frappée à la barrière de Bercy se répétait: «Usines de Maraucourt, Vulfran Paindavoine.» Paris ne finirait donc jamais! Elle nen sortirait donc pas! Et ce nétait pas de la solitude des champs quelle avait peur, du silence de la nuit, des mystères de lombre, cétait de Paris, de ses maisons, de sa foule, de ses lumières. Une plaque bleue fixée à langle dune maison lui apprit quelle entrait dans Saint-Denis alors quelle se croyait toujours à Paris, et cela lui donna bon espoir: après Saint-Denis commencerait certainement la campagne. Avant, den sortir, bien quelle ne se sentît aucun appétit, lidée lui vint dacheter un morceau de pain quelle mangerait avant de sendormir, et elle entra chez un boulanger: «Voulez-vous me vendre une livre de pain? -- Tu as de largent?» demanda la boulangère à qui sa tenue ninspirait pas confiance. Elle mit sur le comptoir, derrière lequel la boulangère était assise, sa pièce de cinq francs. «Voici cinq francs; je vous prie de me rendre la monnaie.» Avant de couper la livre de pain quon lui demandait, la boulangère prit la pièce de cinq francs et lexamina. «Quest-ce que cest que ça? demanda-t-elle en la faisant sonner sur le marbre du comptoir. -- Vous voyez bien, cest cinq francs. -- Quest-ce qui ta dit dessayer de me passer cette pièce? -- Personne; je vous demande une livre de pain pour mon dîner. -- Eh bien tu nen auras pas de pain, et je tengage à filer au plus vite si tu ne veux pas que je te fasse arrêter.» Perrine nétait point en situation de tenir tête: «Pourquoi marrêter? balbutia-t-elle. -- Parce que tu es une voleuse... -- Oh! madame. -- Qui veut me passer une pièce fausse. Vas-tu te sauver, voleuse, vagabonde. Attends un peu que jappelle un sergent de ville.» Perrine avait conscience de nêtre pas une voleuse, bien quelle ne sût pas si sa pièce était bonne ou fausse; mais vagabonde elle létait puisquelle navait ni domicile ni parents. Que répondrait-elle au sergent de ville? Comment se défendrait-elle, si on larrêtait? Que ferait-on delle? Toutes ces questions lui traversèrent lesprit avec la rapidité de léclair, cependant telle, était sa détresse quavant dobéir à la peur qui commençait à la serrer à la gorge, elle pensa à sa pièce: «Si vous ne voulez, pas me donner du pain, au moins rendez-moi ma pièce, dit-elle en étendant la main. Pour que tu la passes ailleurs, nest-ce pas? Je la garde, ta pièce. Si tu la veux, va chercher un sergent de ville, nous lexaminerons ensemble, En attendant, fiche-moi le camp et plus vite que ça, voleuse!» Les cris de la boulangère qui sentendaient de la rue avaient arrêté trois ou quatre passants et des propos séchangeaient entre eux curieusement: «Quest-ce que cest? -- Cte fille qui a voulu forcer le tiroir de la boulangère. -- Elle marque mal. -- Ny a donc jamais de police quand on en a besoin?» Affolée, Perrine se demandait si elle pourrait sortir; cependant on la laissa passer, mais en laccompagnant dinjures et de huées, sans quelle osât se sauver à toutes jambes comme elle en avait envie, ni se retourner pour voir si on ne la poursuivait point. Enfin après quelques minutes, qui pour elle furent des heures, elle se trouva dans la campagne, et malgré tout elle respira: pas arrêtée! plus dinjures! Il est vrai quelle pouvait se dire aussi: pas de pain, plus dargent; mais cela cétait lavenir; et ceux qui, aux trois quarts noyés, remontent à la surface de leau, nont pas pour première pensée de se demander comment ils souperont le soir et dîneront le lendemain. Cependant après les premiers moments donnés au soulagement de la délivrance cette pensée du dîner simposa brutalement, sinon pour le soir même, en tout cas pour le lendemain et les jours suivants. Elle nétait pas assez enfant pour imaginer que la fièvre du chagrin la nourrirait toujours, et savait quon ne marche pas sans manger. En combinant son voyage elle navait compté pour rien les fatigues de la route, le froid des nuit et la chaleur du jour, tandis quelle comptait pour tout la nourriture que sa pièce de cinq francs lui assurait; mais maintenant quon venait de lui prendre ses cinq francs et quil ne lui restait plus quun sou, comment achèterait-elle la livre de pain quil lui fallait chaque jour? Que mangerait-elle? Instinctivement elle jeta un regard de chaque côté de la route où dans les champs; sous la lumière rasante du soleil couchant sétalaient des cultures: des blés qui commençaient à fleurir, des betteraves qui verdoyaient, des oignons, des choux, des luzernes, des trèfles; mais rien de tout cela ne se mangeait, et dailleurs, alors même que ces champs eussent été plantés de melons mûrs ou de fraisiers chargés de fruits, à quoi cela lui eût-il servi? elle ne pouvait pas plus étendre la main pour cueillir melons et fraises quelle ne pouvait la tendre pour implorer la charité des passants; ni voleuse, ni mendiante, vagabonde. Ah! comme elle eût voulu en rencontrer une aussi misérable quelle pour lui demander de quoi vivent les vagabonds le long des chemins qui traversent les pays civilisés. Mais y avait-il au monde aussi misérable, aussi malheureuse quelle, seule, sans pain, sans toit, sans personne pour la soutenir, accablée, écrasée, le coeur étranglé, le corps enfiévré par le chagrin? Et cependant il fallait quelle marchât, sans savoir si au but une porte souvrirait devant elle. Comment pourrait-elle arriver à ce but? Tous nous avons dans notre vie quotidienne des heures de vaillance ou dabattement pendant lesquelles le fardeau que nous avons à traîner se fait ou plus lourd ou plus léger; pour elle cétait le soir qui lattristait toujours, même sans raison; mais combien plus pesamment quand, à linconscient, sajoutait le poids des douleurs personnelles et immédiates quelle avait en ce moment à supporter! Jamais elle navait éprouvé pareil embarras à réfléchir, pareille difficulté à prendre parti; il lui semblait quelle était vacillante, comme une chandelle qui va séteindre sous le souffle dun grand vent, sabattant sans résistance possible tantôt dun côté, tantôt de lautre, folle. Combien mélancolique était-elle cette belle et radieuse soirée dété, sans nuages au ciel, sans souffle dair, dautant plus triste pour elle quelle était plus douce et plus gaie aux autres, aux villageois assis sur le pas de leur porte avec lexpression heureuse de la journée finie; aux travailleurs qui revenaient des champs et respiraient déjà la bonne odeur de la soupe du soir; même aux chevaux qui se hâtaient parce quils sentaient lécurie où ils allaient se reposer devant leur râtelier garni. Lorsquelle sortit de ce village, elle se trouva à la croisée de deux grandes routes qui toutes deux conduisaient à Calais, lune par Moisselles, lautre par Écouen, disait le poteau posé à leur intersection; ce fut celle-là quelle prit. VII Bien quelle commençât à avoir les jambes lasses et les pieds endoloris, elle eût voulu marcher encore, car à faire la route dans la fraîcheur du soir et la solitude, sans que personne sinquiétât delle, elle eût trouvé une tranquillité que le jour ne lui donnait pas. Mais, si elle prenait ce parti, elle devrait sarrêter quand elle serait trop fatiguée, et alors, ne pouvant pas se choisir une bonne place dans lobscurité de la nuit, elle naurait pour se coucher que le fossé du chemin ou le champ voisin, ce qui nétait pas rassurant. Dans ces conditions, le mieux était donc quelle sacrifiât son bien-être à sa sécurité et profitât des dernières clartés du soir pour chercher un endroit où, cachée et abritée, elle pourrait dormir en repos. Si les oiseaux se couchent de bonne heure, quand il fait encore clair, nest-ce pas pour mieux choisir leur gîte: les bêtes maintenant devaient lui servir dexemple, puisquelle vivait de leur vie. Elle neut pas loin à aller pour en rencontrer un qui lui parut réunir toutes les garanties quelle pouvait souhaiter. Comme elle passait le long dun champ dartichauts, elle vit un paysan occupé avec une femme à en cueillir les têtes quils plaçaient dans des paniers; aussitôt remplis, ils chargeaient ces paniers dans une voiture restée sur la route. Machinalement elle sarrêta pour regarder ce travail, et à ce moment arriva une autre charrette que conduisait, assise sur le limon, une fillette rentrant au village. «Vous avez cueillé vos artichauts? cria-t-elle. -- Cest pas trop tôt, répondit le paysan; pas drôle de coucher là toutes les nuits pour veiller aux galvaudeux, au moins je vas dormir dans mon lit -- Et la pièce à Monneau? -- Monneau, il fait le malin; il dit que les autres la gardent; cette nuit ce ne sera toujours pas _mé_; ce que cserait drôle si demain il se trouvait nettoyé!» Tous les trois partirent dun gros rire qui disait quils ne sintéressaient pas précisément à la prospérité de ce Monneau qui exploitait la surveillance de ses voisins pour dormir tranquille lui-même. «Ce que cserait drôle! -- Attends, minute, nous rentrons; nous avons fini.» En effet, au bout de peu dinstants, les deux charrettes séloignèrent du côté du village. Alors, de la route déserte Perrine put voir, dans le crépuscule, la différence quoffraient les deux champs qui se touchaient, lun complètement dépouillé de ses fruits, lautre encore tout chargé de grosses têtes bonnes à couper; sur leur limite se dressait une petite cabane en branchages dans laquelle le paysan avait passé les nuits quil regrettait tant à garder sa récolte et du même coup celle de son voisin. Combien heureuse eût-elle été davoir une pareille chambra à coucher! À peine cette idée eut-elle traversé son esprit quelle se demanda pourquoi elle ne la prendrait pas, cette chambre. Quel mal à cela puisquelle était abandonnée? Dautre part, elle navait pas à craindre dy être dérangée, puisque, le champ étant dépouillé maintenant, personne ny viendrait. Enfin, un four à briques brûlant à une assez courte distance, il lui semblait quelle serait moins seule, et que ses flammes rouges qui tourbillonnaient dans lair tranquille du soir lui tiendraient compagnie au milieu de ces champs déserts, comme le phare au marin sur la mer. Cependant elle nosa pas tout de suite aller prendre possession de cette cabane, car, un espace découvert assez grand sétendant entre elle et la route, il valait mieux pour le traverser que lobscurité se fût épaissie. Elle sassit donc sur lherbe du fossé et attendit en pensant à la bonne nuit quelle allait passer là, alors quelle en avait craint une si mauvaise. Enfin, quand elle ne distingua plus que confusément les choses environnantes, choisissant un moment où elle nentendait aucun bruit sur la route, elle se glissa en rampant à travers les artichauts et gagna la cabane quelle trouva encore mieux meublée quelle navait imaginé puisquune bonne couche de paille couvrait le sol, et quune botte de roseaux pouvait servir doreiller. Depuis Saint-Denis, il en avait été delle comme dune bête traquée, et plus dune fois elle avait tourné la tête pour voir si les gendarmes à ses trousses nallaient pas larrêter, afin déclaircir lhistoire de sa pièce fausse; dans la cabane, ses nerfs crispés se détendirent, et, du toit quelle avait sur la tête, descendit en elle un apaisement avec un sentiment de sécurité mêlé de confiance qui la releva; tout nétait donc pas perdu, tout nétait pas fini. Mais en même temps elle fut surprise de sapercevoir quelle avait faim, alors que, tandis quelle marchait, il lui semblait quelle naurait jamais plus besoin de manger ni de boire. Cétait là désormais linquiétant et le dangereux de sa situation: comment, avec le sou qui lui restait, vivrait-elle pendant cinq ou six jours? Le moment présent nétait rien, mais que serait le lendemain, le surlendemain? Cependant si grave que fût la question, elle ne voulut pas la laisser lenvahir et labattre; au contraire, il fallait se secouer, se raidir, en se disant que, puisquelle avait trouvé une si bonne chambre quand elle admettait quelle naurait pas mieux que le grand chemin pour se coucher, ou un tronc darbre pour sadosser, elle trouverait bien aussi le lendemain quelque chose à manger. Quoi? Elle ne limaginait pas. Mais cette ignorance présente ne devait pas lempêcher de sendormir dans lespérance. Elle sétait allongée sur la paille, la botte de roseaux sous sa tête, ayant en face delle, par une des ouvertures de la cabane, les feux du four à briques qui, dans la nuit, voltigeaient en lueurs fantastiques, et le bien-être du repos, au milieu dune tranquillité qui ne devait pas être troublée, lemportait sur les tiraillements de son estomac. Elle ferma les yeux et avant de sendormir, comme tous les soirs depuis la mort de son père, elle évoqua son image; mais ce soir-là à limage du père se joignit celle de la maman quelle venait de conduire au cimetière en ce jour terrible, et ce fut en les voyant lun et lautre penchés sur elle pour lembrasser comme toujours ils le faisaient vivants que, dans un sanglot, brisée par la fatigue et plus encore par les émotions, elle trouva le sommeil. Si lourde que fût cette fatigue, elle ne dormit pas cependant solidement; de temps en temps le roulement dune voiture sur le pavé léveillait, ou le passage dun train, ou quelque bruit mystérieux qui, dans le silence et le recueillement de la nuit, lui faisait battre le coeur, mais aussitôt elle se rendormait. À un certain moment, elle crut quune voiture venait de sarrêter près delle sur la route, et cette fois elle écouta. Elle ne sétait pas trompée, elle entendit un murmure de voix étouffées mêlé à un bruit de chutes légères. Vivement elle sagenouilla pour regarder par un des trous percés dans la cabane; une voiture était bien arrêtée au bout du champ, et il lui sembla, autant quelle pouvait juger à la pale clarté des étoiles, quune ombre, homme ou femme, en jetait des paniers que deux autres ombres prenaient et portaient dans la pièce à côté, celle à Monneau. Que signifiait cela à pareille heure? Avant quelle eut trouvé une réponse à cette question, la voiture séloigna, et les deux ombres entrèrent dans le champ dartichauts; aussitôt elle entendit des petits coups secs et rapides comme si lon coupait là quelque chose. Alors elle comprit: cétaient des voleurs, «des galvaudeux», qui «nettoyaient la pièce à Monneau»; vivement ils coupaient les artichauts et les entassaient dans les paniers que la charrette avait apportés et que, sans doute, elle allait venir reprendre la récolte achevée, afin de ne pas rester sur la route pendant cette opération et dappeler lattention des passants sil en survenait. Mais au lieu de se dire, comme les paysans, «que cétait drôle», Perrine fut épouvantée, car instantanément elle comprit les dangers auxquels elle pouvait se trouver exposée. Que feraient-ils delle sils la découvraient? Souvent elle avait entendu raconter des histoires de voleurs et savait que cest quand on les surprend ou les dérange quils tuent ceux qui porteraient un témoignage contre eux. Il est vrai quelle avait bien des chances pour nêtre pas découverte par eux, puisque cétait parce quils savaient certainement cette cabane abandonnée quils volaient cette nuit-là les artichauts du champ Monneau; mais si on les surprenait, si on les arrêtait, ne pouvait-elle pas être prise avec eux; comment se défendrait-elle et prouverait-elle quelle nétait pas leur complice? À cette pensée, elle se sentit inondée de sueur, et ses yeux se troublèrent au point quelle ne distingua plus rien autour delle, bien quelle entendit toujours les coups secs des serpettes qui coupaient les artichauts; et le seul soulagement à son angoisse fut de se dire quils travaillaient avec une telle ardeur quils auraient bientôt dépouillé tout le champ. Mais ils furent dérangés; au loin on entendit le roulement dune charrette sur le pavé, et quand elle approcha ils se blottirent entre les tiges des artichauts, si bien rasés quelle ne les voyait plus. La charrette passée, ils reprirent leur besogne avec une activité que le repos avait renouvelée. Cependant, si furieux que fut leur travail, elle se disait quil ne finirait jamais; dun instant à lautre on allait venir les arrêter, et sûrement elle avec eux. Si elle pouvait se sauver! Elle chercha le moyen de sortir de la cabane, ce qui, à vrai dire, nétait pas difficile; mais où irait- elle sans être exposée à faire du bruit et à révéler ainsi sa présence qui, si elle ne bougeait pas, devait rester ignorée? Alors elle se recoucha et feignit de dormir, car puisquil lui était impossible de sortir sans sexposer à être arrêtée au premier pas, le mieux encore était quelle parût navoir rien vu, si les voleurs entraient dans la cabane. Pendant un certain temps encore ils continuèrent leur récolte, puis, après un coup de sifflet quils lancèrent, un bruit de roues se fît entendre sur la route et bientôt leur voiture sarrêta au bout du champ; en quelques minutes elle fut chargée et au grand trot elle séloigna du côté de Paris. Si elle avait su lheure, elle aurait pu se rendormir jusquà laube, mais, nayant pas conscience du temps quelle avait passé là, elle jugea quil était prudent à elle de se remettre en route: aux champs on est matineux; si au jour levant un paysan la voyait sortir de cette pièce dépouillée, ou même sil lapercevait aux environs, il la soupçonnerait dêtre de la compagnie des voleurs et larrêterait. Elle se glissa donc hors de la cabane, et rampant comme les voleurs pour sortir du champ, loreille aux écoutes, loeil aux aguets, elle arriva sans accident sur la grande route où elle reprit sa marche à pas pressés; les étoiles qui criblaient le ciel sans nuages avaient pâli, et du côté de lorient une faible lueur éclairait les profondeurs de la nuit, annonçant lapproche du jour. VIII Elle neut pas à marcher longtemps sans apercevoir devant elle une masse noire confuse qui profilait dun côté ses toits, ses cheminées et son clocher sur la blancheur du ciel, tandis que de lautre tout restait noyé dans lombre. En arrivant aux premières maisons, instinctivement elle étouffa le bruit de ses pas, mais cétait une précaution inutile; à lexception des chats, qui flânaient sur la route, tout dormait et son passage néveilla que quelques chiens qui aboyaient derrière les portes closes; il semblait que ce fût un village de morts. Quand elle leut traversé, elle se calma et ralentit sa course, car maintenant quelle se trouvait assez éloignée du champ volé pour quon ne pût pas laccuser davoir fait partie des voleurs, elle sentait quelle ne pourrait pas continuer toujours à cette allure; déjà elle éprouvait une lassitude quelle ne connaissait pas, et malgré le refroidissement du matin, il lui montait à la tête des bouffées de chaleur qui la rendaient vacillante. Mais ni le ralentissement de sa marche, ni la fraîcheur de plus en plus vive, ni la rosée qui la mouillait ne calmèrent ces troubles, pas plus quils ne lui donnèrent de la vigueur, et il fallut quelle reconnût que cétait la faim qui laffaiblissait en attendant quelle labattit tout à fait défaillante. Que deviendrait-elle si elle navait plus ni sentiment ni volonté? Pour que cela narrivât pas, elle crut que le mieux était de sarrêter un instant; et comme elle passait en ce moment devant une luzerne nouvellement fauchée, dont la moisson, mise en petites meules, faisait des tas noirs sur la terre rase, elle franchit le fossé de la route, et se creusant un abri dans une de ces meules, elle sy coucha enveloppée dune douce chaleur parfumée de lodeur du foin. La campagne déserte, sans mouvement, sans bruit, dormait encore, et sous la lumière qui jaillissait de lorient elle paraissait immense. Le repos, la chaleur, et aussi le parfum de ces, herbes séchées calmèrent ses nausées et elle ne tarda pas à sendormir. Quand elle séveilla, le soleil déjà haut à lhorizon couvrait la campagne de ses chauds rayons, et dans la plaine des hommes, des femmes, des chevaux travaillaient çà et là; près delle, une escouade douvriers échardonnaient un champ davoine; ce voisinage linquiéta tout dabord un peu, mais à la façon dont ils faisaient leur ouvrage, elle comprit, ou quils ne soupçonnaient pas sa présence, ou quelle ne les intéressait pas, et, après avoir attendu un certain temps qui leur permit de séloigner, elle put revenir à la route. Ce bon sommeil lavait reposée; et elle fit quelques kilomètres assez gaillardement, quoique la faim maintenant lui serrât lestomac et lui rendit la tête vide, avec des vertiges, des crampes, des bâillements, et quelle eût les tempes serrées comme dans un étau. Aussi quand du haut dune côte quelle venait de monter, elle aperçut sur la pente opposée les maisons dun gros village que dominaient les combles élevés dun grand château émergeant dun bois, se décida-t-elle à acheter un morceau de pain. Puisquelle avait un sou en poche, pourquoi ne pas lemployer, au lieu de souffrir la faim volontairement? à la vérité, quand elle laurait dépensé il ne lui resterait plus rien; mais qui pouvait savoir si un heureux hasard ne lui viendrait pas en aide? il y a des gens qui trouvent des pièces dargent sur les grands chemins, et elle pouvait avoir cette bonne chance; nen avait-elle pas eu assez de mauvaises, sans compter les malheurs qui lavaient écrasée? Elle examina donc son sou attentivement pour voir sil était bon; malheureusement elle ne savait pas très bien comment les vrais sous français se distinguent des mauvais; aussi était-elle émue lorsquelle se décida à entrer chez le premier boulanger quelle vit, tremblant que laventure de Saint-Denis ne se reproduisit. «Est-ce que vous voulez bien me couper pour un sou de pain?» dit- elle. Sans répondre, le boulanger lui tendit un petit pain dun sou quil prit sur son comptoir, mais au lieu dallonger la main elle resta hésitante: «Si vous vouliez men couper? dit-elle, je ne tiens pas à ce quil soit frais. -- Alors, tiens,» Et il lui donna sans le peser un morceau de pain qui traînait là depuis deux ou trois jours. Mais il importait peu quil fût plus ou moins rassis, la grande affaire était quil fût plus gros quun petit pain dun sou, et en réalité il en valait au moins deux. Aussitôt quelle leut entre les mains, sa bouche se remplit deau; cependant quelque envie quelle en eût, elle ne voulut pas lentamer avant dêtre sortie du village. Cela fut vivement fait. Aussitôt quelle eut dépassé les dernières maisons, tirant son couteau de sa poche, elle dessina une croix sur sa miche de manière à la diviser en quatre morceaux égaux, et elle en coupa un qui devait faire son unique repas de cette journée; les trois autres, réservés pour les jours suivants, la conduiraient, calculait-elle, jusquaux environs dAmiens, si petits quils fussent. Cétait en traversant le village quelle avait fait ce calcul qui lui semblait dune exécution aussi simple que facile, mais à peine eut-elle avalé une bouchée de son petit morceau de pain quelle sentit que les raisonnements les plus forts du monde nont aucune puissance sur la faim, pas plus que ce nest sur ce qui doit ou ne doit pas se faire que se règlent nos besoins: elle avait faim, il fallait quelle mangeât, et ce fut gloutonnement quelle, dévora son premier morceau en se disant quelle ne mangerait le second quà petites bouchées pour le faire durer; mais celui-là fut englouti avec la même avidité, et le troisième suivit le second sans quelle pût se retenir, malgré tout ce quelle se disait pour sarrêter. Jamais elle navait éprouvé pareil anéantissement de volonté, pareille impulsion bestiale. Elle avait honte de ce quelle faisait. Elle se disait que cétait bête et misérable; mais paroles et raisonnements restaient impuissants contre la force qui lentraînait. Sa seule excuse, si elle en avait une, se trouvait dans la petitesse de ces morceaux qui, réunis, ne pesaient pas une demi-livre, quand une livre entière neût pas suffi à rassasier cette faim gloutonne qui ne se manifestait si intense sans doute que parce quelle navait rien mangé la veille, et que parce que les jours précédents elle navait pris que le bouillon que La Carpe lui donnait. Cette explication qui était une excuse, et en réalité la meilleure de toutes, fut cause que le quatrième morceau eut le sort des trois premiers; seulement pour celui-là elle se dit quelle ne pouvait pas faire autrement et que dès lors il ny avait de sa part ni faute, ni responsabilité. Mais ce plaidoyer perdit sa force dès quelle se remit en marche, et elle navait pas fait cinq cents mètres sur la route poudreuse, quelle se demandait ce que serait sa matinée du lendemain, quand laccès de faim qui venait de la prendre se produirait de nouveau, si dici là le miracle auquel elle avait pensé ne se réalisait pas. Ce qui se produisit avant la faim, ce fut la soif avec une sensation dardeur et daridité de la gorge: la matinée était brûlante et, depuis peu, soufflait un fort vent du sud qui linondait de sueur et la desséchait; on respirait un air embrasé, et le long des talus de la route, dans les fossés, les cornets rosés des liserons et les fleurs bleues des chicorées pendaient flétris sur leurs tiges amollies. Tout dabord elle ne sinquiéta pas de cette soif; leau est à tout le monde et il nest pas besoin dentrer dans une boutique pour en acheter: quand elle rencontrerait une rivière ou une fontaine, elle naurait quà se mettre à quatre pattes ou se pencher pour boire tant quelle voudrait. Mais justement elle se trouvait à ce moment sur ce plateau de lÎle-de-France, qui du Rouillon à la Thève ne présente aucune rivière, et na que quelques rus qui semplissent deau lhiver, mais restent lété entièrement à sec; des champs de blé ou davoine, de larges perspectives, une plaine plate sans arbres doù émerge çà et là une colline, couronnée dun clocher et de maisons blanches; nulle part une ligne de peupliers indiquant une vallée au fond de laquelle coulerait un ruisseau. Dans le petit village où elle arriva après Écouen, elle eut beau regarder de chaque coté de la rue qui le traverse, nulle part elle naperçut la fontaine bienheureuse sur laquelle elle comptait, car ils sont rares les villages où lon a pensé au vagabond du chemin qui passe assoiffé; on a son puits, ou celui du voisin, cela suffit. Elle parvint ainsi aux dernières maisons, et alors elle nosa pas revenir sur ses pas pour entrer dans une maison et demander un verre deau. Elle avait remarqué que les gens la regardaient, déjà dune façon peu encourageante à son premier passage, et il lui avait semblé que les chiens eux-mêmes montraient les dents à la déguenillée inquiétante quelle était; ne larrêterait-on pas quand on la verrait passer une seconde fois devant les maisons? Elle aurait un sac sur le dos, elle vendrait, elle achèterait quelque chose quon la laisserait circuler; mais, comme elle allait les bras ballants, elle devait être une voleuse qui cherche un bon coup pour elle ou pour sa troupe. Il fallait marcher. Cependant par cette chaleur, dans ce brasier, sur cette route blanche, sans arbres, où le vent, brûlant soulevait à chaque instant des tourbillons de poussière qui lenveloppaient, la soif lui devenait de plus en plus pénible; depuis longtemps elle navait plus de salive; sa langue sèche la gênait comme si elle eût été un corps étranger dans sa bouche; il lui semblait que son palais se durcissait semblable, à de la corne qui se recroquevillerait, et cette sensation insupportable la forçait, pour ne pas étouffer, à rester les lèvres entrouvertes, ce qui rendait sa langue plus sèche encore et son palais plus dur. À bout de forces, elle eut lidée de se mettre dans la bouche des petits cailloux, les plus polis quelle put trouver sur la route, et ils rendirent un peu dhumidité à sa langue qui sassouplit; sa salive devint moins visqueuse. Le courage lui revint, et aussi lespérance; la France, elle le savait par les pays quelle avait traversés depuis la frontière, nest pas un désert sans eau; en persévérant elle finirait bien par trouver quelque rivière, une mare, une fontaine. Et puis, bien que la chaleur fût toujours aussi suffocante et que le vent soufflât toujours comme sil sortait dune fournaise, le soleil depuis un certain temps déjà sétait voilé, et, quand elle se retournait du côté de Paris, elle voyait monter au ciel un immense nuage noir qui emplissait tout lhorizon, aussi loin quelle pouvait le sonder. Cétait un orage qui arrivait, et sans doute il apporterait avec lui la pluie qui ferait des flaques et des ruisseaux où elle pourrait boire tant quelle voudrait. Une trombe passa, aplatissant les moissons, tordant les buissons, arrachant les cailloux de la route, entraînant avec elle des tourbillons de poussière, de feuilles vertes, de paille, de foin, puis, quand son fracas se calma, on entendit dans le sud des détonations lointaines, qui senchaînaient, vomies sans relâche dun bout à lautre de lhorizon noir. Incapable de résister à cette formidable poussée, Perrine sétait couchée dans le fossé, à plat ventre, les mains sur ses yeux et sur sa bouche; ces détonations la relevèrent. Si tout dabord, affolée par la soif, elle navait pensé quà la pluie, le tonnerre en la secouant lui rappelait quil ny a pas que de la pluie dans un orage; mais aussi des éclairs aveuglants, des torrents deau, de la grêle, des coups de foudre. Où sabriterait-elle dans cette vaste plaine nue? Et si sa robe était traversée, comment la ferait-elle sécher? Dans les derniers tourbillons de poussière quemportait la trombe, elle aperçut devant elle à deux kilomètres environ la lisière dun bois à travers lequel senfonçait la route, et elle se dit que là peut-être elle trouverait un refuge, une carrière, un trou où elle se terrerait. Elle navait pas de temps à perdre: lobscurité sépaississait, et les roulements du tonnerre se prolongeaient maintenant indéfiniment, dominés à des intervalles irréguliers par un éclat plus formidable que les autres, qui suspendait, sur la plaine et dans le ciel, tout mouvement, tout bruit comme sil venait danéantir la vie de la terre. Arriverait-elle au bois avant lorage? Tout en marchant aussi vite que sa respiration haletante le permettait, elle tournait parfois la tête en arrière, et le voyait fondre sur elle au galop furieux de ses nuages noirs; et, de ses détonations, il la poursuivait en lenveloppant dun immense cercle de feu. Dans les montagnes, en voyage, elle avait plus dune fois été exposée à de terribles orages, mais alors elle avait son père, sa mère qui la couvraient de leur protection, tandis que maintenant elle se trouvait seule, au milieu de cette campagne déserte, pauvre oiseau voyageur surpris par la tempête. Elle eût dû marcher contre elle quelle neût certainement pas pu avancer, mais par bonheur le vent la poussait, et si fort, que par instants il la forçait à courir. Pourquoi ne garderait-elle pas cette allure? La foudre nétait pas encore au-dessus delle. Les coudes serrés à la taille, le corps penché en avant, elle se mit à courir, en se ménageant cependant pour ne pas tomber à bout de souffle; mais, si vite quelle courut, lorage courait encore plus vite quelle, et sa voix formidable lui criait dans le dos quil la gagnait. Si elle avait été dans son état ordinaire elle aurait lutté plus énergiquement, mais fatiguée, affaiblie, la tête chancelante, la bouche sèche, elle ne pouvait pas soutenir un effort désespéré, et par moment le coeur lui manquait. Heureusement le bois se rapprochait, et maintenant elle distinguait nettement ses grands arbres que des abatis récents avaient clairsemés. Encore quelques minutes, elle arrivait; au moins elle touchait sa lisière, qui pouvait lui donner un abri que la plaine certainement ne lui offrirait pas; et il suffisait que cette espérance présentât une chance de réalisation, si faible quelle fut, pour que son courage ne labandonnât pas: que de fois son père lui avait-il répété que dans le danger les chances de se sauver sont à ceux qui luttent jusquau bout! Et elle luttait soutenue par cette pensée, comme si la main de son père tenait encore la sienne et lentraînait. Un coup plus sec, plus violent que les autres, la cloua au sol couvert de flammes; cette fois le tonnerre ne la poursuivait plus, il lavait rejointe, il était sur elle; il fallait quelle ralentît sa course, car mieux valait encore sexposer à être inondée que foudroyée. Elle navait pas fait vingt pas que quelques gouttes de pluie larges et épaisses sabattirent, et elle crut que cétait laverse qui commençait; mais elle ne dura point, emportée par le vent, coupée par les commotions du tonnerre qui la refoulaient. Enfin elle entrait dans le bois, mais lobscurité sétait faite si noire que ses yeux ne pouvaient pas le sonder bien loin, cependant à la lueur dun coup de foudre elle crut apercevoir, à une courte distance, une cabane à laquelle conduisait un mauvais chemin creusé de profondes ornières, elle se jeta dedans, au hasard. De nouveaux éclairs lui montrèrent quelle ne sétait pas trompée: cétait bien un abri que des bûcherons avaient construit en fagots, pour travailler sous son toit fait de bourrées, à labri du soleil et de la pluie. Encore cinquante pas, encore dix et elle échappait à la pluie. Elle les franchit, et, à bout de forces, épuisée par sa course, étouffée par son émoi, elle saffaissa sur le lit de copeaux qui couvrait le sol. Elle navait pas repris sa respiration quun fracas effroyable emplit la forêt, avec des craquements à croire quelle allait être emportée; les grands arbres que la coupe du sous-bois avait isolés se courbaient, leurs tiges se tordaient, et des branches mortes tombaient partout avec des bruits sourds, écrasant les jeunes cépées. La cabane pourrait-elle résister à cette trombe, ou dans un balancement plus fort que les autres nallait-elle pas seffondrer? Elle neut pas le temps de réfléchir, une grande flamme accompagnée dune terrible poussée la jeta à la renverse, aveuglée et abasourdie en la couvrant de branches. Quand elle revint à elle, tout on se tâtant pour voir si elle était encore en vie, elle aperçut à une courte distance, tout blanc dans lobscurité, un chêne que le tonnerre venait de frapper, en le dépouillant du haut en bas de son écorce, projetée à lentour, et qui, en tombant sur la cabane, lavait bombardée de ses éclats; le long de son tronc nu deux de ses maîtresses branches pendaient tordues à la base; secouées par le vent, elles se balançaient avec des gémissements sinistres. Comme elle regardait effarée, tremblante, épouvantée à la pensée de la mort qui venait de passer sur elle, et si près que son souffle terrible lavait couchée sur le sol, elle vit le fond du bois se brouiller, en même temps quelle entendit un roulement extraordinaire plus puissant que ne le serait celui dun train rapide, -- cétait la pluie et la grêle qui sabattaient sur la forêt; la cabane craqua du haut en bas, son toit ondula sous la bourrasque, mais elle ne seffondra pas. Leau ne tarda pas à rouler en cascades sur la pente que les bûcherons avaient inclinée au nord, et, sans se faire mouiller, Perrine neut quà étendre le bras pour boire à sa soif dans le creux de sa main. Maintenant elle navait quà attendre que lorage fût passé; puisque la hutte avait résisté à ces deux assauts furieux, elle supporterait bien les autres, et aucune maison, si solide quelle fût, ne vaudrait pour elle cette cabane de branchages dont elle était maîtresse. Cette pensée la remplit dun doux bien-être qui, succédant aux efforts quelle venait de faire, à ses angoisses, à ses affres, lengourdit; et malgré le tonnerre qui continuait ses coups de foudre et ses roulements, malgré la pluie qui tombait à flots, malgré le vent et son fracas à travers les arbres, malgré la tempête déchaînée dans les airs et sur la terre, sallongeant au milieu des copeaux qui lui servaient doreiller, elle sendormit avec un sentiment de soulagement et de confiance quelle ne connaissait plus depuis longtemps: cétait donc bien vrai, que se sauvent ceux qui ont le courage de lutter jusquau bout. IX Le tonnerre ne grondait plus quand elle séveilla, mais comme la pluie tombait encore fine, et continue, brouillant tout dans la forêt ruisselante, elle ne pouvait pas songer à se remettre en route; il fallait attendre. Cela nétait ni pour linquiéter, ni pour lui déplaire; la forêt avec sa solitude et son silence ne leffrayait pas, et elle aimait déjà cette cabane qui lavait si bien protégée, et où elle venait de trouver un si bon sommeil; si elle devait passer la nuit là, peut-être même y serait-elle mieux quailleurs, puisquelle aurait un toit sur la tête et un lit sec. Comme la pluie cachait le ciel, et quelle avait dormi sans garder conscience du temps écoulé, elle navait aucune idée de lheure quil pouvait être; mais, au fond, cela importait peu, quand le soir viendrait, elle le verrait bien. Depuis son départ de Paris, elle navait eu ni le loisir ni loccasion de faire sa toilette, et, cependant, le sable de la route, fouetté par le vent dorage, lavait couverte de la tête aux pieds, dune épaisse couche de poussière, qui lui brûlait la peau. Puisquelle était seule, puisque leau coulait dans la rigole creusée autour de la hutte, cétait le moment de profiter de loccasion qui lui avait manqué; par cette pluie persistante, personne ne la dérangerait. La poche de sa jupe contenait, en plus de sa carte et de lacte de mariage de sa mère, un petit paquet serré dans un chiffon, composé dun morceau de savon, dun peigne court, dun dé et dune pelote de fil avec deux aiguilles piquées, dedans. Elle le développa et, après avoir ôté sa veste, ses souliers et ses bas, penchée au- dessus de la rigole qui coulait claire, elle se savonna le visage, les épaules et les pieds. Pour sessuyer, elle, navait que le chiffon qui enveloppait son paquet, et il nétait guère grand ni épais, mais encore valait-il mieux que rien. Cette toilette la délassa presque autant que son bon sommeil, et alors elle se peigna lentement en nattant ses cheveux en deux grosses tresses blondes quelle laissa pendre sur ses épaules. Nétait la faim qui recommençait à tirailler son estomac, et aussi quelques morsures de ses souliers qui, à certains endroits, lui avaient mis les pieds à vif, elle eût été tout à fait à laise: lesprit calme, le corps dispos. Contre la faim, elle ne pouvait rien, car, si cette cabane était un abri, elle noffrirait jamais la moindre nourriture. Mais, pour les écorchures de ses pieds, elle pensa que si elle bouchait les trous que les frottements de la marche avaient faits dans ses bas, elle souffrirait moins de la dureté de ses souliers, et, tout de suite, elle se mit à louvrage. Il fut long autant que difficile, car cétait du coton quil lui aurait fallu pour un reprisage à peu près complet, et elle navait que du fil. Ce travail avait encore cela de bon, quen loccupant, il lempêchait de penser à la faim, mais il ne pouvait pas durer toujours. Quand il fut achevé, la pluie continuait à tomber plus ou moins fine, plus ou moins serrée, et lestomac continuait aussi ses réclamations de plus en plus exigeantes. Puisquil semblait bien maintenant quelle ne pourrait quitter son abri que le lendemain, et comme, dautre part, il était certain quun miracle ne se ferait pas pour lui apporter à souper, la faim, plus impérieuse, qui ne lui laissait plus guère dautres idées que celles de nourriture, lui suggéra la pensée de couper, pour les manger, des tiges de bouleau qui se mêlaient au toit de la hutte, et quelle pouvait facilement atteindre en grimpant sur les fagots. Quand elle voyageait avec son père, elle avait vu des pays où lécorce du bouleau servait à fabriquer des boissons; donc, ce nétait pas un arbre vénéneux qui lempoisonnerait; mais la nourrirait-il? Cétait une expérience à tenter. Avec son couteau, elle coupa quelques branches feuillues, et, les divisant en petits morceaux très courts, elle commença à en mâcher un. Bien dur elle le trouva, quoique ses dents fussent solides, bien âpre, bien amer; mais ce nétait pas comme friandise quelle le mangeait; si mauvais quil fût, elle ne se plaindrait pas pourvu quil apaisât sa faim et la nourrît. Cependant, elle nen put avaler que quelques morceaux, et encore cracha-t-elle presque tout le bois, après lavoir tourné et retourné inutilement dans sa bouche; les feuilles passèrent moins difficilement. Pendant quelle faisait sa toilette, raccommodait ses bas, et tâchait de souper avec les branches du bouleau, les heures avaient marché, et quoique le ciel, toujours troublé de pluie, ne permît pas de suivre la baisse du soleil, il semblait à lobscurité qui, depuis un certain temps, emplissait la forêt, que la nuit devait approcher. En effet, elle ne tarda pas à venir, et elle se fit sombre comme dans les journées sans crépuscule; la pluie cessa de tomber, un brouillard blanc séleva aussitôt, et, en quelques minutes, Perrine se trouva plongée dans lombre et le silence: à dix pas, elle ne voyait pas devant elle, et, à lentour, comme au loin, elle nentendait plus dautre bruit que celui des gouttes deau qui tombaient des branches sur son toit ou dans les flaques voisines. Quoique préparée à lidée de coucher là, elle nen éprouva pas moins un serrement de coeur en se trouvant ainsi isolée, et perdue dans cette forêt, en plein noir. Sans doute, elle venait de passer, à cette même place, une partie de la journée, sans courir dautre danger que celui dêtre foudroyée, mais, la forêt le jour nest pas la forêt la nuit, avec son silence solennel et ses ombres mystérieuses, qui disent et laissent voir tant de choses troublantes. Aussi ne put-elle pas sendormir tout de suite, comme elle laurait voulu, agitée par les tiraillements de son estomac, effarée par les fantômes de son imagination. Quelles bêtes peuplaient cette forêt? Des loups peut-être? Cette pensée la tira de sa somnolence, et, sétant relevée, elle prit un solide bâton, quelle aiguisa dun bout avec son couteau, puis elle se fit un entourage de fagots. Au moins si un loup lattaquait, elle pourrait, de derrière son rempart, se défendre; certainement, elle en aurait le courage. Cela la rassura, et quand elle se fut recouchée dans son lit de copeaux, en tenant son épieu à deux mains, elle, ne tarda pas à sendormir. Ce fut un chant doiseau qui léveilla, grave et triste, aux notes pleines et flûtées, quelle reconnut tout de suite pour celui du merle. Elle ouvrit les yeux, et vit quau-dessus de ses fagots, une faible lueur blanche perçait lobscurité de la forêt, dont les arbres et les cépées se détachaient en noir sur le fond pâle de laube: cétait le matin. La pluie avait cessé, pas un souffle de vent nagitait les feuilles lourdes, et dans toute la forêt régnait un silence profond que déchirait seulement ce chant doiseau, qui sélevait au-dessus de sa tête, et auquel répondaient au loin dautres chants, comme un appel matinal, se répétant, se prolongeant de canton en canton. Elle écoutait, en se demandant si elle devait se lever déjà et reprendre son chemin, quand un frisson la secoua, et, en passant sa main sur sa veste, elle la sentit mouillée comme après une averse; cétait lhumidité des bois qui lavait pénétrée, et maintenant, dans le refroidissement du jour naissant, la glaçait. Elle ne devait pas hésiter plus longtemps; tout de suite elle se mit sur ses jambes et se secoua fortement comme un cheval qui sébroue: en marchant, elle se réchaufferait. Cependant, après réflexion, elle ne voulut pas encore partir, car il ne faisait pas assez clair pour quelle se rendît compte de létat du ciel, et, avant de quitter cette cabane, il était prudent de voir si la pluie nallait pas reprendre. Pour passer le temps, et plus encore pour se donner du mouvement, elle remit en place les fagots quelle avait dérangés la veille, puis elle peigna ses cheveux, et fit sa toilette au bord dun fossé plein deau. Quand elle eut fini, le soleil levant avait remplacé laube, et maintenant, à travers les branches des arbres, le ciel se montrait dun bleu pâle, sans le plus léger nuage: certainement la matinée serait belle, et probablement la journée aussi; il fallait partir. Malgré les reprises quelle avait faites à ses bas, la mise en marche fut cruelle, tant ses pieds étaient endoloris, mais elle ne tarda pas à saguerrir, et bientôt elle fila dun bon pas régulier sur la route dont la pluie avait amolli la dureté; le soleil qui la frappait dans le dos, de ses rayons obliques, la réchauffait, en même temps quil projetait sur le gravier une ombre allongée marchant à côté delle; et cette ombre, quand elle la regardait, la rassurait: car, si elle ne donnait pas limage dune jeune fille bien habillée, au moins ne donnait-elle plus celle de la pauvre diablesse de la veille, aux cheveux embroussaillés et au visage terreux; les chiens ne la poursuivraient peut-être plus de leurs aboiements, ni les gens de leurs regards défiants. Le temps aussi était à souhait pour lui mettre au coeur des pensées despérance: jamais elle navait vu matinée si belle, si riante; lorage en lavant les chemins et la campagne avait donné à tout, aux plantes, comme aux arbres, une vie nouvelle qui semblait éclose de la nuit même; le ciel, réchauffé, sétait peuplé de centaines dalouettes qui piquaient droit dans lazur limpide en lançant des chansons joyeuses; et de toute la plaine qui bordait la forêt sexhalait une odeur fortifiante dherbes, de fleurs et de moissons. Au milieu de cette joie universelle était-il possible quelle restât seule désespérée? Le malheur la poursuivrait-il toujours? Pourquoi naurait-elle pas une bonne chance? Cen était déjà une grande, de sêtre abritée dans la forêt; elle pouvait bien en rencontrer dautres. Et, tout en marchant, son imagination senvolait sur les ailes de cette idée, à laquelle elle revenait toujours, que quelquefois on perd de largent sur les grands chemins, quune poche trouée laisse tomber; ce nétait donc pas folie de se répéter encore quelle pouvait trouver ainsi, non une grosse bourse quelle devrait rendre, mais un simple sou, et même une pièce de dix sous quelle aurait le droit de garder sans causer de préjudice à personne, et qui la sauveraient. De même il lui semblait quil nétait pas extravagant, non plus, de penser quelle pourrait rencontrer une bonne occasion de semployer à un travail quelconque, ou de rendre un service qui lui feraient gagner quelques sous. Elle avait besoin de si peu pour vivre trois ou quatre jours. Et elle allait ainsi les yeux attachés sur le gravier lavé, mais sans apercevoir le gros sou ou la petite pièce blanche tombée dune mauvaise poche, pas plus quelle ne rencontrait les occasions de travail que limagination représentait si faciles et que la réalité noffrait nulle part. Cependant il y avait urgence à ce que lune ou lautre de ces bonnes chances saccomplit au plus tôt, car les malaises quelles avait ressentis la veille se répétaient si intenses par moments, quelle commençait à craindre de ne pas pouvoir continuer son chemin: maux de coeur, nausées, alourdissements, bouffées de sueurs qui lui cassaient bras et jambes. Elle navait pas à chercher la cause de ces troubles, son estomac la lui criait douloureusement, et comme elle ne pouvait pas répéter lexpérience de la veille avec les branches de bouleau, qui lui avait si mal réussi, elle se demandait ce qui adviendrait, après quun étourdissement plus fort que les autres laurait forcée à sasseoir sur lun des bas côtés de la route. Pourrait-elle se relever? Et, si elle ne le pouvait pas, devrait-elle mourir là sans que personne lui tendît la main? La veille, si on lui avait dit, quand par un effort désespéré elle avait gagné la cabane de la forêt, quà un moment donné elle accepterait sans révolte cette idée dune mort possible par faiblesse et abandon de soi, elle se serait révoltée: ne se sauvent-ils pas ceux qui luttent jusquau bout? Mais la veille ne ressemblait pas au jour présent: la veille elle avait un reste de force qui maintenant lui manquait, sa tête était solide, maintenant elle vacillait. Elle crut quelle devait se ménager, et chaque fois quune faiblesse la prit elle sassit sur lherbe pour se reposer quelques instants. Comme elle sétait arrivée devant un champ de pois, elle vit quatre jeunes filles, à peu près du même âge quelle, entrer dans ce champ sous la direction dune paysanne et en commencer la cueillette. Alors, ramassant tout son courage, elle franchit le fossé de la route et se dirigea vers la paysanne; mais celle-ci ne la laissa pas venir: «Qué que tu veux? dit-elle. -- Vous demander si vous voulez que je vous aide. -- Je navons besoin de personne. -- Vous me donnerez ce que vous voudrez. -- Doù que tes? -- De Paris.» Une des jeunes filles leva la tête et lui jetant un mauvais regard, elle cria: «Cte galvaudeuse qui vient de Paris pour prendre louvrage du monde. -- On te dit quon na besoin de personne,» continua la paysanne. Il ny avait quà repasser le fossé et à se remettre en marche, ce quelle fit, le coeur gros et les jambes cassées. «Vla les gendarmes, cria une autre, sauve-toi.» Elle retourna vivement la tête et toutes partirent dun éclat de rire, samusant de leur plaisanterie. Elle nalla pas loin et bientôt elle dut sarrêter, ne voyant plus son chemin tant ses yeux étaient pleins de larmes; que leur avait- elle fait pour quelles fussent si dures! Décidément, pour les vagabonds le travail est aussi difficile à trouver que les gros sous. La preuve était faite. Aussi nosa-t- elle pas la répéter, et continua-t-elle son chemin, triste, nayant pas plus dénergie dans le coeur que dans les jambes. Le soleil de midi acheva de laccabler: maintenant elle se traînait plutôt quelle ne marchait ne pressant un peu le pas que dans la traversée des villages pour échapper aux regards, qui, simaginait-elle, la poursuivaient, le ralentissant au contraire quand une voiture venant derrière elle allait la dépasser; à chaque instant, quand elle se voyait seule, elle sarrêtait pour se reposer et respirer. Mais alors cétait sa tête qui se mettait en travail, et les pensées qui la traversaient, de plus en plus inquiétantes, ne faisaient quaccroître sa prostration. À quoi bon persévérer, puisquil était certain quelle ne pourrait pas aller jusquau bout? Elle arriva ainsi dans une forêt à travers laquelle la route droite senfonçait à perte de vue, et la chaleur, déjà lourde et brûlante dans la plaine, sy trouva étouffante: un soleil de feu, pas un souffle dair, et des sous-bois comme des bas côtés du chemin montaient des bouffées de vapeur humide qui la suffoquaient. Elle ne tarda pas à se sentir épuisée, et, baignée de sueur, le coeur défaillant, elle se laissa tomber sur lherbe, incapable de mouvement comme de pensée. À ce moment une charrette qui venait derrière elle passa: «Fait-y donc chaud, dit le paysan qui la conduisait assis sur un des limons, faut mouri.» Dans son hallucination, elle prit cette parole pour la confirmation dune condamnation portée contre elle. Cétait donc vrai quelle devait mourir: elle se létait, déjà dit plus dune fois, et voilà que ce messager de la Mort le lui répétait. Hé bien, elle mourrait; il ny avait à se révolter, ni à lutter plus longtemps; elle le voudrait, quelle ne le pourrait plus; son père était mort, sa mère était morte, maintenant cétait son tour. Et, de ces idées qui traversaient sa tête vide, la plus cruelle était de penser quelle eut été moins malheureuse de mourir avec eux, plutôt que dans ce fossé comme une pauvre bête. Alors elle voulut faire un dernier effort, entrer sous bois et y choisir une place où elle se coucherait pour son dernier sommeil, à labri des regards curieux. Un chemin de traverse souvrait à une courte distance, elle le prit et, à une cinquantaine de mètres de la route, elle trouva une petite clairière herbée, dont la lisière était fleurie de belles digitales violettes. Elle sassit à lombre dune cépée de châtaignier, et, sallongeant, elle posa sa tête sur son bras, comme elle faisait chaque soir pour sendormir. X Une sensation chaude sur le visage la réveilla en sursaut, elle ouvrit les yeux, effrayée, et vit vaguement une grosse tête velue penchée sur elle. Elle voulut se jeter de côté, mais un grand coup de langue appliqué en pleine figure la retint sur le gazon. Si rapidement que cela se fut passé elle avait eu cependant le temps de se reconnaître: cette grosse tête velue était celle dun âne; et, au milieu des grands coups de langue quil continuait à lui donner sur le visage et sur ses deux mains mises en avant, elle avait pu le regarder. «Palikare!» Elle lui jeta les bras autour du cou et lembrassa en fondant en larmes: «Palikare, mon bon Palikare.» En entendant son nom il sarrêta de la lécher, et relevant la tête il poussa cinq ou six braiments de joie triomphante, puis après ceux-là qui ne suffisaient pas pour crier son contentement, encore cinq où six autres non moins formidables. Elle vit alors quil était sans harnais, sans licol et les jambes entravées. Comme elle sétait soulevée pour lui prendre le cou et poser sa tête contre la sienne en le caressant de la main, tandis que de son côté il abaissait vers elle ses longues oreilles, elle entendit une voix enrouée qui criait: «Qué que tas, vieux coquin? Attends un peu, jy vas, jy vas, mon garçon.» En effet un bruit de pas pressés résonna bientôt sur les cailloux du chemin, et Perrine vit paraître un homme vêtu dune blouse et coiffé dun chapeau de cuir qui arrivait la pipe à la bouche. «Hé! gamine qué tu fais à mon âne?» cria-t-il sans retirer sa pipe de ses lèvres. Tout de suite Perrine reconnut La Rouquerie, la chiffonnière habillée en homme à qui elle avait vendu Palikare au Marché aux chevaux, mais la chiffonnière ne la reconnut pas et ce fut seulement après un certain temps quelle la regarda avec étonnement: «Je tai vue quelque part? dit-elle. -- Quand je vous ai vendu Palikare. -- Comment, cest toi, fillette, que fais-tu ici?» Perrine neut pas à répondre; une faiblesse la prit qui la força à sasseoir, et sa pâleur ainsi que ses yeux noyés parlèrent pour elle. «Qué que tas, demanda La Rouquerie, tes malade?» Mais Perrine remua les lèvres sans articuler aucun son, et sappuyant sur son coude sallongea tout de son long, décolorée, tremblante, abattue par lémotion autant que par la faiblesse. «Hé ben, hé ben, cria La Rouquerie, ne peux-tu pas dire ce que tas?» Précisément elle ne pouvait pas dire ce quelle avait, bien quelle gardât conscience de ce qui se passait autour delle. Mais La Rouquerie était une femme dexpérience qui connaissait toutes les misères: «Elle est bien capable de crever de faim», murmura-t-elle. Et sans plus, abandonnant la clairière, elle se dirigea vers la route où se trouvait une petite charrette dételée dont les ridelles étaient garnies de peaux de lapin accrochées çà et là; vivement elle ouvrit un coffre doù elle tira une miche de pain, un morceau de fromage, une bouteille, et rapporta le tout en courant. Perrine était toujours dans le même état. «Attends, ma fillette, attends,» dit La Rouquerie. Sagenouillant près delle elle lui introduisit le goulot de la bouteille entre les lèvres. «Bois un bon coup, ça te soutiendra.» En effet le bon coup ramena le sang au visage pâli de Perrine et lui rendit le mouvement. «Tu avais faim? -- Oui. -- Eh bien maintenant il faut manger, mais en douceur; attends un peu.» Elle coupa un morceau à la miche ainsi quau fromage et les lui tendit. «En douceur, surtout, où plutôt je vas manger avec toi, ça te modérera.» La précaution était sage car déjà Perrine avait mordu à même le pain et il semblait quelle ne se conformerait pas à la recommandation de La Rouquerie. Jusque-là Palikare était resté immobile regardant ce qui se passait de ses grands yeux doux; quand il vit La Rouquerie assise sur lherbe à côté de Perrine il sagenouilla près de celle-ci. «Le coquin voudrait bien un morceau de pain, dit La Rouquerie. ---Vous permettez que je lui en donne un? -- Un, deux, ce que tu voudras, quand il ny en aura plus, il y en aura encore; ne te gêne pas, fillette, il est si content de te retrouver, le bon garçon, car tu sais cest un bon garçon. -- Nest-ce pas? -- Quand tu auras mangé ton morceau, tu me diras comment tu es dans cette forêt à moitié morte de faim, car ça serait vraiment pitié de te couper le sifflet.» Malgré les recommandations de La Rouquerie il fut vite dévoré le morceau: «Tu en voudrais bien un autre? dit-elle quand il eut disparu. -- Cest vrai. -- Hé bien tu ne lauras quaprès mavoir raconté ton histoire; pendant le temps quelle te prendra, ce que tu as déjà mangé se tassera.» Perrine fit le récit qui lui était demandé en commençant à la mort de sa mère: quand elle arriva à laventure de Saint-Denis, La Rouquerie qui avait allumé sa pipe la retira de sa bouche et lança une bordée dinjures à ladresse de la boulangère: «Tu sais que cest une voleuse, sécria-t-elle, je nen donne à personne des pièces fausses, attendu que je ne men laisse fourrer par personne. Sois tranquille, il faudra quelle me la rende quand je repasserai par Saint-Denis ou bien jameute le quartier contre elle; jen ai des amis à Saint-Denis, nous mettrons le feu à sa boutique.» Perrine continua son récit et lacheva. «Comme ça tu étais en train de mourir, dit La Rouquerie; quel effet cela te faisait-il? -- Ça a commencé par être très douloureux, et jai dû crier à un moment comme on crie la nuit quand on étouffe, et puis jai rêvé du paradis et de la bonne nourriture que jallais y manger; maman qui mattendait me faisait du chocolat au lait, je le sentais. -- Cest curieux que le coup de chaleur qui devait te tuer te sauve précisément, car sans lui je ne me serais pas arrêtée dans ce bois pour laisser reposer Palikare et il ne taurait pas trouvée. Maintenant quest-ce que tu veux faire? -- Continuer mon chemin. -- Et demain comment mangeras-tu? Il faut avoir ton âge pour aller comme ça à laventure. -- Que voulez-vous que je fasse?» La Rouquerie tira deux ou trois bouffées de sa pipe gravement, en réfléchissant, puis elle répondit: «Voilà. Je vas jusquà Creil, pas plus loin, en achetant mes marchandises dans les villages et les villes qui se trouvent sur ma route ou à peu près, Chantilly, Senlis; tu viendras avec moi, crie un peu, si tu en as la force: «Peaux de lapin, chiffons, ferraille à vendre». Perrine fit ce qui lui était demandé. «Bon, la voix est claire; comme jai mal à la gorge tu crieras pour moi et gagneras ton pain. À Creil je connais un coquetier qui va jusquaux environs dAmiens pour ramasser des oeufs, je lui demanderai de temmener avec lui dans sa voiture. Quand tu seras près dAmiens tu prendras le chemin de fer pour aller jusquau pays de tes parents. -- Avec quoi? -- Avec cent sous que je tavancerai en remplacement de la pièce que la boulangère ta volée et que je me ferai rendre, tu peux en être sûre.» XI Les choses sarrangèrent comme La Rouquerie les avait disposées. Pendant huit jours Perrine parcourut tous les villages qui se trouvent de chaque côté de la foret de Chantilly: Gouvieux, Saint- Maximin, Saint-Firmin, Mont-lÉvêque, Chamant, et, quand elle arriva à Creil, La Rouquerie lui proposa de la garder avec elle. «Tu as une voix fameuse pour le commerce du chiffon, tu me rendrais service et ne serais pas malheureuse; on gagne bien sa vie. -- Je vous remercie, mais ce nest pas possible.» Voyant que cet argument nétait pas suffisant, elle en mit un autre en avant: «Tu ne quitterais pas Palikare.» Il troubla en effet Perrine qui laissa voir son émotion mais elle se raidit. «Je dois aller près de mes parents. -- Tes parents tont-ils sauvé la vie comme lui? -- Je nobéirais pas à maman si je ny allais pas. -- Vas-y donc; mais, si un jour tu regrettes loccasion que je toffre, tu ne ten prendras quà toi. -- Soyez sûre que je garderai votre souvenir dans mon coeur.» La Rouquerie ne se fâcha pas de ce refus au point de ne pas arranger avec son ami le coquetier le voyage en voiture jusquaux environs dAmiens, et pendant toute une journée Perrine eut la satisfaction de rouler au trot de deux bons chevaux, couchée dans la paille, sous une bâche au lieu de peiner à pied sur cette longue route, que la comparaison de son bien-être présent avec les fatigues passées lui faisait paraître plus longue encore. À Essentaux, elle coucha dans une grange, et le lendemain, qui était un dimanche, elle donna au guichet de la gare dAilly sa pièce de cent sous qui, cette foi, ne fut ni refusée, ni confisquée, et sur laquelle on lui rendit deux francs soixante-quinze avec un billet pour Picquigny, où elle arriva à onze heures par une matinée radieuse et chaude, mais dune chaleur douce qui ne ressemblait pas plus à celle de la forêt de Chantilly, quelle ne ressemblait elle-même à la misérable quelle était à ce moment. Pendant les quelques jours quelle avait passés avec La Rouquerie, elle avait pu repriser et rapiécer sa jupe et sa veste, se tailler un fichu dans des chiffons, laver son linge, cirer ses souliers; à Ailly, en attendant le départ du train, elle avait fait dans le courant de la rivière une toilette minutieuse; et maintenant, elle débarquait propre, fraîche et dispose. Mais ce qui, mieux que la propreté, mieux même que les cinquante- cinq sous qui sonnaient dans sa poche, la relevait, cétait un sentiment de confiance qui lui venait de ses épreuves passées. Puisquen ne sabandonnant pas et en persévérant jusquau bout, elle en avait triomphé, navait-elle pas le droit despérer et de croire quelle triompherait maintenant des difficultés qui lui restaient à vaincre? Si le plus dur nétait pas accompli, au moins y avait-il quelque chose de fait, et précisément le plus pénible, le plus dangereux. À la sortie de la gare, elle avait passé sur le pont dune écluse, et maintenant elle marchait allègre, à travers de vertes prairies plantées de peupliers et de saules quinterrompaient de temps en temps des marais, dans lesquels on apercevait à chaque pas des pêcheurs à la ligne penchés sur leur bouchon et entourés dun attirail qui les faisait reconnaître tout de suite pour des amateurs endimanchés échappés de la ville. Aux marais succédaient des tourbières, et sur lherbe roussie, salignaient des rangées de petits cubes noirs entassés géométriquement et marqués de lettres blanches ou de numéros qui étaient des tas de tourbe disposés pour sécher. Que de fois son père lui avait-il parlé de ces tourbières et de leurs entailles, cest-à-dire des grands étangs que leau a remplis après que la tourbe a été enlevée, qui sont loriginalité de la vallée de la Somme. De même, elle connaissait ces pêcheurs enragés que rien ne rebute, ni le chaud, ni le froid, si bien que ce nétait pas un pays nouveau quelle traversait, mais au contraire connu et aimé, bien que ses yeux ne leussent pas encore vu: connues ces collines nues et écrasées qui bordent la vallée; connus les moulins à vent qui les couronnent et tournent même par les temps calmes, sous limpulsion de la brise de mer qui se fait sentir jusque-là. Le premier village, aux tuiles rouges, où elle arriva, elle le reconnut aussi, cétait Saint-Pipoy, où se trouvaient les tissages et les corderies dépendant des usines de Maraucourt, et avant de latteindre, elle traversa par un passage à niveau un chemin de fer qui, après avoir réuni les différents villages, Hercheux, Bacourt, Flexelles, Saint-Pipoy et Maraucourt qui sont les centres des fabriques de Vulfran Paindavoine, va se souder à la grande ligne de Boulogne: au hasard des vues quoffraient ou cachaient les peupliers de la vallée, elle voyait les clochers en ardoise de ces villages et les hautes cheminées en brique des usines, en cette journée du dimanche, sans leur panache de fumée. Quand elle passa devant léglise on sortait de la grandmesse, et en écoutant les propos des gens quelle croisait, elle reconnut encore le lent parler picard aux mots traînés et chantés que son père imitait pour lamuser. De Saint-Pipoy à Maraucourt le chemin bordé de saules se contourne au milieu des tourbières, cherchant pour passer un sol qui ne soit pas trop mouvant plutôt que la ligne droite. Ceux qui le suivent ne voient donc quà quelques pas, en avant comme en arrière. Ce fut ainsi quelle arriva sur une jeune fille qui marchait lentement, écrasée par un lourd panier passé à son bras. Enhardie par la confiance qui lui était revenue, Perrine osa lui adresser la parole. «Cest bien le chemin de Maraucourt, nest-ce pas? -- Oui, tout dret. -- Oh! tout dret, dit Perrine en souriant; il nest pas si _dret_ que ça. -- Sil vous emberluque, jy vas à Maraucourt, nous pouvons faire le kmin ensemble. -- Avec plaisir, si vous voulez que je vous aide à porter votre panier. -- Cest pas de refus, y pèse rudment.» Disant cela elle le mit à terre en poussant un ouf de soulagement. «Cest-y que vous êtes de Maraucourt? demanda-t-elle. -- Non; et vous? -- Bien sûr que jen suis. -- Est-ce que vous travaillez aux usines? -- Bien sûr, comme tout le monde donc; je travaille aux cannetières. -- Quest-ce que cest? -- Tiens, vous ne connaissez pas les cannetières, les épouloirs quoi! doù que vous venez donc? -- De Paris. -- À Paris ils ne connaissent pas les cannetières, cest drôle: enfin, cest des machines à préparer le fil pour les navettes. -- On gagne de bonnes journées? -- Dix sous. -- Cest difficile? -- Pas trop; mais il faut avoir loeil et ne pas perdre son temps. Cest-y que vous voudriez être embauchée? -- Oui; si lon voulait de moi. -- Bien sur quon voudra de vous; on prend tout le monde; sans ça ousquon trouverait les sept mille ouvriers qui travaillent dans les ateliers; vous naurez quà vous présenter demain matin à six heures à la grille des shèdes. Mais assez causé, il ne faut pas que je sois en retard.» Elle prit lanse du panier dun côté, Perrine la prit de lautre et elles se mirent en marche dun même pas, au milieu du chemin. Loccasion qui soffrait à Perrine dapprendre ce quelle avait intérêt à savoir était trop favorable pour quelle ne la saisît pas; mais comme elle ne pouvait pas interroger franchement cette jeune fille, il fallait que ses questions fussent adroites et que tout en ayant lair de bavarder au hasard, elle ne demandât rien qui neût un but assez bien enveloppé pour quon ne put pas le deviner. «Est-ce que vous êtes née à Maraucourt? -- Bien sûr que jen suis native, et ma mère létait aussi. Mon père était de Picquigny. -- Vous les avez perdus? -- Oui, je vis avec ma grandmère qui tient un débit et une épicerie: Mme Françoise. -- Ah! Mme Françoise! -- Vous la connaissez-ty? -- Non... je dis ah! Mme Françoise. -- Cest quelle est bien connue dans le pays, pour son débit, et puis aussi parce que, comme elle a été la nourrice de M. Edmond Paindavoine, quand les gens veulent demander quelque chose à M. Vulfran Paindavoine, ils sadressent à elle. -- Elle obtient ce quils désirent? -- Des fois oui, des fois non; pas toujours commode M. Vulfran. -- Puisquelle a été la nourrice de M. Edmond Paindavoine, pourquoi ne sadresse-t-elle pas à lui? -- M. Edmond Paindavoine! il a quitté le pays ayant que je sois née; on ne la jamais revu; fâché avec son père, pour des affaires, quand il a été envoyé dans lInde où il devait acheter le jute... Mais si vous ne savez pas ce que cest quune cannetière, vous ne devez pas connaître le jute? -- Une herbe? -- Un chanvre, un grand chanvre quon récolte aux Indes et quon file, quon tisse, quon teint dans les usines de Maraucourt; cest le jute qui a fait la fortune de M. Vulfran Paindavoine. Vous savez il na pas toujours été riche M. Vulfran: il a commencé par conduire lui-même sa charrette dans laquelle il portait le fil et rapportait les pièces de toile que tissaient les gens du pays chez eux, sur leurs métiers. Je vous dis ça parce quil ne sen cache pas.» Elle sinterrompit: «Voulez-vous que nous changions de bras? -- Si vous voulez, mademoiselle... Comment vous appelez-vous? -- Rosalie. -- Si vous voulez, mademoiselle Rosalie. -- Et vous, comment que vous vous nommez?» Perrine ne voulut pas dire son vrai nom, et elle en prit un au hasard: «Aurélie. -- Changeons donc de bras, mademoiselle Aurélie?» Quand, après un court repos, elles reprirent leur marche cadencée, Perrine revint tout de suite à ce qui lintéressait: «Vous disiez que M. Edmond Paindavoine était parti fâché avec son père. -- Et quand il a été dans lInde ils se sont fâchés bien plus fort encore, parce que M. Edmond se serait marié là-bas avec une fille du pays par un mariage qui ne compte pas, tandis quici M. Vulfran voulait lui faire épouser une demoiselle qui était de la plus grande famille de toute la Picardie; cest pour ce mariage, pour établir son fils et sa bru, que M. Vulfran a construit son château qui a coûté des millions et des millions. Malgré tout, M. Edmond na pas voulu se séparer de sa femme de là-bas pour prendre la demoiselle dici et ils se sont fâchés tout à fait, si bien que maintenant on ne sait seulement pas si M. Edmond est vivant, ou sil est mort. Il y en a qui disent dun sens, dautres qui disent le contraire; mais on ne sait rien puisquon est sans nouvelles de lui depuis des années et des années... à ce quon raconte, car M. Vulfran nen parle à personne et ses neveux nen parlent pas non plus. -- Il a des neveux M. Vulfran? -- M. Théodore Paindavoine, le fils de son frère, et M. Casimir Bretoneux, le fils de sa soeur quil a pris avec lui pour laider. Si M. Edmond ne revient pas, la fortune et toutes les usines de M. Vulfran seront pour eux. -- Cest curieux cela. -- Vous pouvez dire que si M. Edmond ne revenait pas ce serait triste. -- Pour son père? -- Et aussi pour le pays, parce quavec les neveux on ne sait pas comment iraient les usines qui font vivre tant de monde. On parle de ça; et le dimanche, quand je sers au débit, jen entends de toutes sortes. -- Sur les neveux? -- Oui, sur les neveux et sur dautres aussi; mais ça nest pas nos affaires, à nous autres. -- Assurément.» Et comme Perrine ne voulut pas montrer de linsistance, elle marcha pendant quelques minutes sans rien dire, pensant bien que Rosalie, qui semblait avoir la langue alerte, ne tarderait pas à reprendre la parole; ce fut ce qui arriva. «Et vos parents, ils vont venir aussi à Maraucourt? dit-elle. -- Je nai plus de parents. -- Ni votre père, ni votre mère? -- Ni mon père, ni ma mère. -- Vous êtes comme moi, mais jai ma grandmère qui est bonne, et qui serait encore meilleure sil ny avait pas mes oncles et mes tantes quelle ne veut pas fâcher; sans eux je ne travaillerais pas aux usines, je resterais au débit; mais elle ne fait pas ce quelle veut. Alors vous êtes toute seule? -- Toute seule. -- Et cest de votre idée que vous êtes venue de Paris à Maraucourt? -- On ma dit que je trouverais peut-être du travail à Maraucourt, et au lieu de continuer ma route pour aller au pays des parents qui me restent, jai voulu voir Maraucourt, parce que les parents, tant quon ne les connaît pas, on ne sait pas comment ils vous recevront. -- Cest bien vrai; sil y en a de bons, il y en a de mauvais. -- Voilà. -- Eh bien, ne vous élugez point, vous trouverez du travail aux usines; ce nest pas une grosse journée dix sous, mais cest tout de même quelque chose, et puis vous pourrez arriver jusquà vingt- deux sous. Je vais vous demander quelque chose; vous répondrez si vous voulez; si vous ne voulez pas vous ne répondrez pas; avez- vous de largent? -- Un peu. -- Eh bien, si ça vous convient de loger chez mère Françoise, ça vous coûtera vingt-huit sous par semaine en payant davance. -- Je peux payer vingt-huit sous. -- Vous savez, je ne vous promets pas une belle chambre pour vous toute seule à ce prix-là; vous serez six dans la même, mais enfin vous aurez un lit, des draps, une couverture; tout le monde nen a pas. -- Jaccepte en vous remerciant. -- Il ny a que des gens à vingt-huit sous la semaine qui logent chez ma grandmère; nous avons aussi, mais dans notre maison neuve, de belles chambres pour nos pensionnaires qui sont employés à lusine: M. Fabry, lingénieur des constructions; M. Mombleux, le chef comptable; M. Bendit, le commis pour la correspondance étrangère. Si vous parlez jamais à celui-là, ne manquez pas de lappeler M. _Benndite_; cest un Anglais qui se fâche, quand on prononce _Bandit_, parce quil croit quon veut linsulter comme si on disait «Voleur». -- Je ny manquerai pas; dailleurs je sais langlais. -- Vous savez langlais, vous? -- Ma mère était Anglaise. -- Cest donc ça. Ah bien, il sera joliment content de causer avec vous, M. Bendit, et il le serait encore bien plus si vous saviez toutes les langues, parce que sa grande récréation le dimanche cest de lire le _Pater_ dans un livre où il est imprimé en vingt- cinq langues; quand il a fini, il recommence, et puis après il recommence, encore; et toujours comme ça chaque dimanche; cest tout de même un brave homme. XII Entre le double rideau de grands arbres qui de chaque côté encadre la route, depuis déjà quelques instants se montraient pour disparaître aussitôt, à droite sur la pente de la colline, un clocher en ardoises, à gauche des grands combles dentelés douvrages en plomb, et un peu plus loin plusieurs hautes cheminées en briques. «Nous approchons de Maraucourt, dit Rosalie, bientôt vous allez apercevoir le château de M. Vulfran, puis ensuite les usines; les maisons du village sont cachées dans les arbres, nous ne les verrons que quand nous serons dessus; vis-à-vis de lautre côté de la rivière, se trouve léglise avec le cimetière.» En effet, en arrivant à un endroit où les saules avaient été coupés en têtards, le château surgit tout entier dans son ordonnance grandiose avec ses trois corps de bâtiment aux façades de pierres blanches et de briques rouges, ses hauts toits, ses cheminées élancées au milieu de vastes pelouses plantées de bouquets darbres, qui descendaient jusquaux prairies où elles se prolongeaient au loin avec des accidents de terrain selon les mouvements de la colline. Perrine surprise avait ralenti sa marche, tandis que Rosalie continuait la sienne, cela produisit un heurt qui leur fit poser le panier à terre. «Vous le trouvez beau hein! dit Rosalie. -- Très beau. -- Eh bien M. Vulfran demeure tout seul là dedans avec une douzaine de domestiques pour le servir, sans compter les jardiniers, et les gens de lécurie qui sont dans les communs que vous apercevez là-bas à lextrémité du parc, à lentrée du village où il y a deux cheminées moins hautes et moins grosses que celles des usines; ce sont celles des machines électriques pour éclairer le château, et des chaudières à vapeur pour le chauffer ainsi que les serres. Et ce que cest beau là dedans; il y a de lor partout. On dit que Messieurs les neveux voudraient bien habiter là avec M. Vulfran, mais que lui ne veut pas deux et quil aime mieux vivre tout seul, manger tout seul. Ce quil y a de certain, cest quil les a logés, un dans son ancienne maison qui est à la sortie des ateliers et lautre à côté; comme ça ils sont plus près pour arriver aux bureaux; ce qui nempêche pas quils ne soient quelquefois en retard tandis que leur oncle qui est le maître, qui a soixante-cinq ans, qui pourrait se reposer, est toujours là, été comme hiver, beau temps comme mauvais temps, excepté le dimanche, parce que le dimanche on ne travaille jamais, ni lui ni personne, cest pour cela que vous ne voyez pas les cheminées fumer.» Après avoir repris le panier elles ne tardèrent pas à avoir une vue densemble sur les ateliers; mais Perrine naperçut quune confusion de bâtiments, les uns neufs, les autres vieux, dont les toits en tuiles ou en ardoises se groupaient autour dune énorme cheminée qui écrasait les autres de sa masse grise, dans presque toute sa hauteur, noire au sommet. Dailleurs elles atteignaient les premières maisons éparses dans des cours plantées de pommiers malingres et lattention de Perrine était sollicitée par ce quelle voyait autour delle: ce village dont elle avait si souvent entendu parler. Ce qui la frappa surtout, ce fut le grouillement des gens: hommes, femmes, enfants endimanchés autour de chaque maison, ou dans des salles basses dont les fenêtres ouvertes laissaient voir ce qui se passait à lintérieur: dans une ville lagglomération neût pas été plus tassée; dehors on causait les bras ballants, dun air vide, désorienté; dedans on buvait des boissons variées quà la couleur on reconnaissait pour du cidre, du café ou de leau-de- vie, et lon tapait les verres ou les tasses sur les tables avec des éclats de voix qui ressemblaient à des disputes. «Que de gens qui boivent! dit Perrine. -- Ce serait bien autre chose si nous étions un dimanche qui suit la paye de quinzaine; vous verriez combien il y en a qui, dès midi, ne peuvent plus boire.» Ce quil y avait de caractéristique dans la plupart des maisons devant lesquelles elles passaient, cétait que presque toutes si vieilles, si usées, si mal construites quelles fussent, en terre ou en bois hourdé dargile, affectaient un aspect de coquetterie au moins dans la peinture des portes et des fenêtres qui tirait loeil comme une enseigne. Et en effet cen était une; dans ces maisons on louait des chambres aux ouvriers, et cette peinture, à défaut dautres réparations, donnait des promesses de propreté, quun simple regard jeté dans les intérieurs démentait aussitôt. «Nous arrivons, dit Rosalie en montrant de sa main libre une petite maison en briques qui barrait le chemin dont une haie tondue aux ciseaux la séparait; au fond de la cour et derrière se trouvent les bâtiments quon loue aux ouvriers: la maison, cest pour le débit, la mercerie; et au premier étage sont les chambres des pensionnaires.» Dans la haie, une barrière en bois souvrait sur une petite cour, plantée de pommiers, au milieu de laquelle une allée empierrée dun gravier grossier conduisait à la maison. À peine avaient- elles fait quelques pas dans cette allée, quune femme, jeune encore, parut sur le seuil et cria: «Dépêche té donc, caleuse, en vla eine affaire pour aller à Picquigny, tu tauras assez câliné. -- Cest ma tante Zénobie, dit Rosalie à mi-voix, elle nest pas toujours commode. -- Qué que tu chuchotes? -- Je dis que si on ne mavait pas aidé à porter le panier, je ne serais pas arrivée. -- Tu ferais mieux ed dte taire, arkanseuse.» Comme ces paroles étaient, jetées sur un ton criard, une grosse femme se montra dans le corridor. «Quest-ce que vos avé core à argouiller? demanda-t-elle. -- Cest tante Zénobie qui me reproche dêtre en retard, grandmère; il est lourd le panier. -- Cest bon, cest bon, dit la grandmère placidement, pose là ton panier, et va prendre ton fricot sur le potager, tu le trouveras chaud. -- Attendez-moi dans la cour, dit Rosalie à Perrine, je reviens tout de suite, nous dînerons ensemble; allez acheter votre pain; le boulanger est dans la troisième maison à gauche; dépêchez- vous.» Quand Perrine revint, elle trouva Rosalie assise devant une table installée à lombre dun pommier, et sur laquelle étaient posées deux assiettes pleines dun ragoût aux pommes de terre. «Asseyez-vous, dit Rosalie, nous allons partager mon fricot. -- Mais... -- Vous pouvez accepter; jai demandé à mère Françoise, elle veut bien.» Puisquil en était ainsi, Perrine crut quelle ne devait pas se faire prier, et elle prit place à la table. «Jai aussi parlé pour votre logement, cest arrangé; vous naurez quà donner vos vingt-huit sous à mère Françoise: vlà où vous habiterez.» Du doigt elle montra un bâtiment aux murs dargile dont on napercevait quune partie au fond de la cour, le reste étant masqué par la maison en briques, et ce quon en voyait paraissait si usé, si cassé quon se demandait comment il tenait encore debout. «Cétait là que mère Françoise demeurait avant de faire construire notre maison avec largent quelle a gagné comme nourrice de M. Edmond. Vous ny serez pas aussi bien que dans la maison; mais les ouvriers ne peuvent pas être logés comme les bourgeois, nest- ce pas? À une autre table placée à une certaine distance de la leur, un homme de quarante ans environ, grave, raide dans un veston boutonné, coiffé dun chapeau à haute forme, lisait avec une profonde attention un petit livre relié. «Cest M. Bendit, il lit son _Pater_,» dit Rosalie à voix basse. Puis tout de suite, sans respecter lapplication de lemployé, elle sadressa à lui: «Monsieur Bendit, voilà une jeune fille qui parle anglais. -- Ah!» dit-il sans lever les yeux. Et ce ne fut quaprès deux minutes au moins quil tourna les yeux vers elles. «_Are yon an English girl?_ demanda-t-il. -- _No sir, but my mother was_.» Sans un mot de plus il se replongea dans sa lecture passionnante. Elles achevaient leur repas quand le roulement dune voiture légère se fit entendre sur la route, et presque aussitôt ralentit devant la haie. «On dirait le phaéton de M. Vulfran,» sécria Rosalie en se levant vivement. La voiture fit encore quelques pas et sarrêta devant lentrée. «Cest lui,» dit Rosalie en courant vers la rue. Perrine nosa pas quitter sa place, mais elle regarda. Deux personnes se trouvaient dans la voiture à roues basses: un jeune homme qui conduisait, et un vieillard à cheveux blancs, au visage pâle coupé de veinules rouges sur les joues, qui se tenait immobile, la tête coiffée dun chapeau de paille, et paraissait de grande taille bien quassis: M. Vulfran Paindavoine. Rosalie sétait approchée du phaéton. «Voici quelquun, dit le jeune homme qui se préparait à descendre -- Qui est-ce?» demanda M. Vulfran Paindavoine. Ce fut Rosalie qui répondit à cette question: «Moi, Rosalie.» -- Dis à ta grandmère de venir me parler.» Rosalie courut à la maison, et revint bientôt amenant sa grandmère qui se hâtait: «Bien le bonjour, monsieur Vulfran. -- Bonjour, Françoise. -- Quest-ce que je peux pour votre service, Monsieur Vulfran? -- Cest de votre frère Omer quil sagit. Je viens de chez lui, je nai trouvé que son ivrogne de femme incapable de rien comprendre. -- Omer est à Amiens; il rentre ce soir. -- Vous lui direz que jai appris quil a loué sa salle de bal pour une réunion publique à des coquins, et que je ne veux pas que cette réunion ait lieu. -- Sil est engagé? -- Il se dégagera, ou dès le lendemain de la réunion je le mets à la porte; cest une des conditions de notre location, je lexécuterai rigoureusement: je ne yeux pas de réunions de ce genre ici. -- Il y en a eu à Flexelles. -- Flexelles nest pas Maraucourt: je ne veux pas que les gens de mon pays deviennent ce que sont ceux de Flexelles, cest mon devoir de veiller sur eux; vous nêtes pas des nomades de lAnjou ou de lArtois, vous autres, restez ce que vous êtes. Cest ma volonté. Faites-la connaître à Omer. Adieu Françoise. -- Adieu, monsieur Vulfran.» Il fouilla dans la poche de son gilet: «Où est Rosalie? -- Me voilà, monsieur Vulfran.». Il tendit sa main dans laquelle brillait une pièce de dix sous. «Voilà pour toi. -- Oh! merci, monsieur Vulfran.» La voiture partit. Perrine navait pas perdu un mot de ce qui sétait dit, mais ce qui lavait plus fortement frappée que les paroles mêmes de M. Vulfran, cétait son air dautorité et laccent quil donnait à lexpression de sa volonté: «Je ne veux pas que cette réunion ait lieu... Cest ma volonté.» Jamais elle navait entendu parler sur ce ton, qui seul disait combien cette volonté était ferme et implacable, car le geste incertain et hésitant était en désaccord avec les paroles. Rosalie ne tarda pas à revenir dun air joyeux et triomphant. «M. Vulfran ma donné dix sous, dit-elle en montrant la pièce. -- Jai bien vu. -- Pourvu que tante Zénobie ne le sache pas, elle me les prendrait pour me les garder. -- Jai cru quil ne vous connaissait pas. -- Comment! il ne me connaît pas; il est mon parrain! -- Il a demandé: «où est Rosalie?» quand vous étiez prés de lui. -- Dame, puisquil ny voit pas. -- Il ny voit pas! -- Vous ne savez pas quil est aveugle? -- Aveugle!» Tout bas elle répéta le mot deux ou trois fois. «Il y a longtemps quil est aveugle? dit-elle. -- Il y a longtemps que sa vue faiblissait, mais on ny faisait pas attention, on pensait que cétait le chagrin de labsence de son fils. Sa santé, qui avait été bonne, devint mauvaise; il eut des fluxions de poitrine, et il resta avec la toux; et puis, un jour il ne vit plus ni pour lire, ni pour se conduire. Pensez quelle inquiétude dans le pays, sil était obligé de vendre ou dabandonner les usines! Ah! bien oui, il na rien abandonné du tout, et a continué de travailler comme sil avait ses bons yeux. Ceux qui avaient compté sur sa maladie pour faire les maîtres, ont été remis à leur place, -- elle baissa la voix, -- les neveux, et M. Talouel le directeur.» Zénobie, sur le seuil, cria: «Rosalie, vas-tu venir, fichue caleuse? -- Je finis dmanger. -- Y a du monde à servir. -- Il faut que je vous quitte. -- Ne vous gênez pas pour moi. -- À ce soir.» Et dun pas lent, à regret, elle se dirigea vers la maison. XIII Après son départ, Perrine fût volontiers restée assise à sa table comme si elle était là chez elle. Mais justement elle nétait pas chez elle, puisque cette cour était réservée aux pensionnaires, non aux ouvriers qui navaient droit quà la petite cour du fond où il ny avait ni bancs, ni chaises, ni table. Elle quitta donc son banc, et sen alla au hasard, dun pas de flânerie par les rues qui se présentaient devant elle. Mais si doucement quelle marchât, elle les eut bientôt parcourues toutes, et comme elle se sentait suivie par des regards curieux qui lempêchaient de sarrêter lorsquelle en avait envie, elle nosa pas revenir sur ses pas et tourner indéfiniment dans le même cercle. Au haut de la côte, à lopposé des usines, elle avait aperçu un bois dont la masse verte se détachait sur le ciel: là peut-être elle trouverait la solitude en cette journée du dimanche, et pourrait sasseoir sans que personne fit attention à elle. En effet il était désert, comme déserts aussi étaient les champs qui le bordaient, de sorte quà sa lisière, elle put sallonger librement sur la mousse, ayant devant elle la vallée et tout le village qui en occupait le centre. Quoiquelle le connût bien par ce que son père lui en avait raconté, elle sétait un peu perdue dans le dédale des rues tournantes; mais maintenant quelle le dominait, elle le retrouvait tel quelle se le représentait en le décrivant à sa mère pendant leurs longues routes, et aussi tel quelle le voyait dans les hallucinations de la faim comme une terre promise, en se demandant désespérément si elle pourrait jamais latteindre. Et voilà quelle y était arrivée; quelle lavait étalé devant ses yeux; que du doigt elle pouvait mettre chaque rue, chaque maison à sa place précise. Quelle joie! cétait vrai: cétait vrai, ce Maraucourt dont elle avait tant de fois prononcé le nom comme une obsession, et que depuis son entrée en France elle avait cherché sur les bâches des voitures qui passaient ou celles des wagons arrêtés dans les gares, comme si elle avait besoin de le voir pour y croire, ce nétait plus le pays du rêve, extravagant, vague ou insaisissable, mais celui de la réalité. Droit devant elle, de lautre côté du village, sur la pente opposée à celle où elle était assise, se dressaient les bâtiments de lusine, et à la couleur de leurs toits elle pouvait suivre lhistoire de leur développement comme si un habitant du pays la lui racontait. Au centre et au bord de la rivière, une vieille construction en briques, et en tuiles noircies, que flanquait une haute et grêle cheminée rongée par le vent de mer, les pluies et la fumée était lancienne filature de lin, longtemps abandonnée, que trente-cinq ans auparavant le petit fabricant de toiles Vulfran Paindavoine avait louée pour sy ruiner, disaient les fortes têtes de la contrée, pleines de mépris pour sa folie. Mais au lieu de la ruine, la fortune était arrivée petite dabord, sou à sou, bientôt millions à millions. Rapidement, autour de cette mère Gigogne les enfants avaient pullulé. Les aînés mal bâtis, mal habillés, chétifs comme leur mère, ainsi quil arrive souvent à ceux qui ont souffert de la misère. Les autres, au contraire, et surtout les plus jeunes, superbes, forts, plus forts quil nest besoin, parés avec des revêtements de décorations polychromes qui navaient rien du misérable hourdis de mortier ou dargile des grands frères usés avant lâge, semblaient, avec leurs fermes en fer et leurs façades rosés ou blanches en briques vernies, défier les fatigues du travail et des années. Alors que les premiers bâtiments se tassaient sur un terrain étroitement mesuré autour de la vieille fabrique, les nouveaux sétaient largement espacés dans les prairies environnantes, reliés entre eux par des rails de chemin de fer, des arbres de transmission et tout un réseau de fils, électriques, qui couvraient lusine entière dun immense filet. Longtemps elle resta perdue dans le dédale de ces rues, allant des puissantes cheminées, hautes et larges, aux paratonnerres qui hérissaient les toits, aux mâts électriques, aux wagons de chemin de fer, aux dépôts de charbon, tâchant de se représenter par limagination ce que pouvait être la vie de cette petite ville morte en ce moment, lorsque tout cela chauffait, fumait, marchait, tournait, ronflait avec ces bruits formidables quelle avait entendus dans la plaine Saint-Denis, en quittant Paris. Puis ses yeux descendant au village, elle vit quil avait suivi le même développement que lusine: les vieux toits couverts de sedum en fleurs qui leur faisaient des chapes dor, sétaient tassés autour de léglise; les nouveaux qui gardaient encore la teinte rouge de la tuile sortie depuis peu du four, sétaient éparpillés dans la vallée au milieu des prairies et des arbres en suivant le cours de la rivière; mais, contrairement à ce qui se voyait dans lusine, cétait les vieilles maisons qui faisaient bonne figure, avec lapparence de la solidité, et les neuves qui paraissaient misérables, comme si les paysans qui habitaient autrefois le village agricole de Maraucourt, étaient alors plus à leur aise que ne létaient maintenant ceux de lindustrie. Parmi ces anciennes maisons une dominait les autres par son importance, et sen distinguait encore par le jardin planté de grands arbres qui lentourait, descendant en deux terrasses garnies despaliers jusquà la rivière où il aboutissait à un lavoir. Celle-là, elle la reconnut: cétait celle que M. Vulfran avait occupée en sétablissant à Maraucourt, et quil navait quittée que pour habiter son château. Que dheures son père, enfant, avait passées sous ce lavoir aux jours des lessives, et dont il avait gardé le souvenir pour avoir entendu là, dans le caquetage des lavandières, les longs récits des légendes du pays, quil avait plus tard racontés à sa fille: la _Fée des tourbières_, l_Enlisage des Anglais_, le _Leuwarou dHangest_, et dix autres quelle se rappelait comme si elle les avait entendus la veille. Le soleil, en tournant, lobligea à changer de place, mais elle neut que quelques pas à faire pour en trouver une valant celle quelle abandonnait, où lherbe était aussi douce, aussi parfumée, avec une aussi belle vue sur le village et toute la vallée, si bien que, jusquau soir, elle put rester là dans un état de béatitude tel quelle nen avait pas goûté depuis longtemps. Certainement elle nétait pas assez imprévoyante pour sabandonner aux douceurs de son repos, et simaginer que cen était fini de ses épreuves. Parce quelle avait assuré le travail, le pain et le coucher, tout nétait pas dit, et ce qui lui restait à acquérir pour réaliser les espérances de sa mère paraissait si difficile quelle ne pouvait y penser quen tremblant; mais enfin, cétait un si grand résultat que de se trouver dans ce Maraucourt, où elle avait tant de chances contre elle pour narriver jamais, quelle devait maintenant ne désespérer de rien, si long que fût le temps à attendre, si dures que fussent les luttes à soutenir. Un toit sur la tête, dix sous par jour, nétait-ce pas la fortune pour la misérable fille qui navait pour dormir que la grandroute, et pour manger, rien autre chose que lécorce des bouleaux? Il lui semblait quil serait sage de se tracer un plan de conduite, en arrêtant ce quelle devait faire ou ne pas faire, dire ou ne pas dire, au milieu de la vie nouvelle qui allait commencer pour elle dès le lendemain; mais cela présentait une telle difficulté dans lignorance de tout où elle se trouvait, quelle comprit bientôt que cétait une tâche de beaucoup au- dessus de ses forces: sa mère, si elle avait pu arriver à Maraucourt, aurait sans doute su ce quil convenait de faire; mais elle navait ni lexpérience, ni lintelligence, ni la prudence, ni la finesse, ni aucune des qualités de cette pauvre mère, nétant quune enfant, sans personne pour la guider, sans appuis, sans conseils. Cette pensée, et plus encore lévocation de sa mère, amenèrent dans ses yeux un flot de larmes; elle se mit alors à pleurer sans pouvoir se retenir, en répétant le mot que tant de fois elle avait dit depuis son départ du cimetière, comme sil avait le pouvoir magique de la sauver: «Maman, chère maman!» De fait, ne lavait-il pas secourue, fortifiée, relevée quand elle sabandonnait dans laccablement de la fatigue et du désespoir? eût-elle soutenu la lutte jusquau bout, si elle ne sétait pas répété les dernières paroles de la mourante: «Je te vois... oui, je te vois heureuse»? Nest-il pas vrai que ceux qui vont mourir, et dont lâme flotte déjà entre la terre et le ciel, savent bien des choses mystérieuses qui ne se révèlent pas aux vivants? Cette crise, au lieu de laffaiblir, lui fit du bien, et elle en sortit le coeur plus fort despoir, exalté de confiance, simaginant que la brise, qui de temps en temps passait dans lair calme du soir, apportait une caresse de sa mère sur ses joues mouillées et lui soufflait ses dernières paroles: «Je te vois heureuse.» Et pourquoi non? Pourquoi sa mère ne serait-elle pas près delle, en ce moment penchée sur elle comme son ange gardien? Alors lidée lui vint de sentretenir avec elle et de lui demander de répéter le pronostic quelle lui avait fait à Paris. Mais quel que fût son état dexaltation, elle nimagina pas quelle pouvait lui parler comme à une vivante, avec nos mots ordinaires, pas plus quelle nimagina que sa mère pouvait répondre avec ces mêmes mots, puisque les ombres ne parlent pas comme les vivants, bien quelles parlent, cela est certain, pour qui sait comprendre leur mystérieux langage. Assez longtemps elle resta absorbée dans sa recherche, penchée sur cet insondable inconnu qui lattirait en la troublant jusquà laffoler; puis machinalement ses yeux sattachèrent sur un groupe de grandes marguerites qui dominaient de leurs larges corolles blanches lherbe de la lisière dans laquelle elle était couchée, et alors, se levant vivement, elle alla en cueillir quelques-unes, quelle prit en fermant les yeux pour ne pas les choisir. Cela fait, elle revint à sa place et sassit avec un recueillement grave; puis, dune main que lémotion rendait tremblante, elle commença à effeuiller une corolle: «Je réussirai, un peu, beaucoup, tout à fait, pas du tout; je réussirai, un peu, beaucoup, tout à fait, pas du tout.» Et ainsi de suite, scrupuleusement, jusquà ce quil ne restât plus que quelques pétales. Combien? Elle ne voulut pas les compter, car leur chiffre eût dit la réponse; mais vivement, quoique son coeur fût terriblement serré, elle les effeuilla: «Je réussirai... un peu... beaucoup... tout à fait.» En même temps un souffle tiède lui passa dans les cheveux et sur les lèvres: la réponse de sa mère, dans un baiser, le plus tendre quelle lui eût donné. XIV Enfin elle se décida à quitter sa place; la nuit tombait, et déjà dans létroite vallée, comme plus loin dans celle de la Somme, montaient des vapeurs blanches qui flottaient, légères, autour des cimes confuses des grands arbres; des petites lumières piquaient çà et là lobscurité, sallumant derrière les vitres des maisons, et des rumeurs vagues passaient dans lair tranquille, mêlées à des bribes de chansons. Elle était assez. aguerrie pour navoir pas peur de sattarder dans un bois ou sur la grandroute; mais à quoi bon! Elle possédait maintenant ce qui lui avait si misérablement manqué; un toit et un lit; dailleurs, puisquon devait se lever le lendemain tôt pour aller au travail, mieux valait se coucher de bonne heure. Quand elle entra dans le village, elle vit que les rumeurs et les chants quelle avait entendus partaient des cabarets, aussi pleins de buveurs attablés que lorsquelle était arrivée, et doù sexhalaient par les portes ouvertes des odeurs de café, dalcool chauffé et de tabac qui emplissaient la rue comme si elle eût été un vaste estaminet. Et toujours ces cabarets se succédaient, sans interruption, porte à porte quelquefois, si bien que sur trois maisons il y en avait au moins une quoccupait un débit de boissons. Dans ses voyages, sur les grands chemins et par tous les pays, elle avait passé devant bien des assemblées de buveurs, mais nulle part elle navait entendu tapage de paroles, claires et criardes, comme celui qui sortait confusément de ces salles basses. En arrivant à la cour de mère Françoise, elle aperçut, à la table où elle lavait déjà vu, Bendit qui lisait toujours, une chandelle entourée dun morceau de journal pour protéger, sa flamme, posée devant lui sur la table, autour de laquelle des papillons de nuit et des moustiques voltigeaient, sans quil parût en prendre souci, absorbé dans sa lecture. Cependant quand elle passa près de lui il leva la tête et la reconnut; alors, pour le plaisir de parler sa langue, il lui dit: «_A good nights rest to you._» À quoi elle répondit: «_Good evening, sir._» «Où avez-vous été? continua-t-il en anglais. -- Me promener dans les bois, répondit-elle en se servant de la même langue -- Toute seule? -- Toute seule, je ne connais personne à Maraucourt. -- Alors pourquoi nêtes-vous pas restée à lire? Il ny a rien de meilleur, le dimanche, que la lecture. -- Je nai pas de livres. -- Êtes-vous catholique? -- Oui, monsieur. -- Je vous en prêterai tout de même quelques-uns: _farewell_. -- _Good-bye, sir._» Sur le seuil de la maison, Rosalie était assise, adossée au chambranle, se reposant à respirer le frais. «Voulez-vous vous coucher? dit-elle. --Je voudrais bien. -- Je vas vous conduire, mais avant il faut vous entendre avec mère Françoise; entrons dans le débit.» Laffaire, ayant été arrangée entre la grandmère et sa petite- fille, fut vivement réglée par le payement des vingt-huit sous que Perrine allongea sur le comptoir, plus deux sous pour léclairage pendant la semaine. «Pour lors, vous voulez vous établir dans notre pays, ma petite? dit mère Françoise dun air placide et bienveillant. -- Si cest possible. -- Ça sera possible si vous voulez travailler. -- Je ne demande que cela. -- Eh bien, ça ira; vous ne resterez pas toujours à cinquante centimes, vous arriverez à un franc, même à deux; si, plus tard, vous épousez un bon ouvrier qui en gagne trois, ça vous fera cent sous par jour; avec ça on est riche... quand on ne boit pas, seulement il ne faut pas boire. Cest bien heureux que M. Vulfran ait donné du travail au pays; cest vrai quil y a la terre, mais la terre ne peut pas nourrir tous ceux qui lui demandent à manger.» Pendant que la vieille nourrice débitait cette leçon avec limportance et lautorité dune femme habituée à ce quon respecte sa parole, Rosalie atteignait un paquet de linge dans une armoire et Perrine qui, tout en écoutant, la suivait de loeil, remarquait que les draps quon lui préparait étaient un grosse toile demballage jaune; mais, depuis si longtemps elle ne couchait plus dans des draps, quelle devait encore sestimer heureuse davoir ceux-là, si durs quils fussent. Déshabillée! La Rouquerie, qui durant ses voyages ne faisait jamais la dépense dun lit, navait même pas eu lidée de lui offrir ce plaisir, et, longtemps avant leur arrivée en France, les draps de la roulotte, excepté ceux qui servaient à la mère, avaient été vendus ou sen étaient allés en lambeaux. Elle prit la moitié du paquet, et, suivant Rosalie, elles traversèrent la cour où une vingtaine douvriers, hommes, femmes, enfants étaient assis sur des billots de bois, des blocs de pierre, attendant lheure du coucher en causant et en fumant. Comment tout ce monde pouvait-il loger dans la vieille maison qui nétait pas grande? La vue de son grenier, quand Rosalie eut allumé une petite chandelle placée derrière un treillis en fil de fer, répondit à cette question. Dans un espace de six mètres de long sur un peu plus de trois de large, six lits étaient alignés le long des cloisons, et, le passage qui restait entre eux au milieu avait à peine un mètre. Six personnes devaient donc passer la nuit là où il y avait à peine place pour deux; aussi, bien quune petite fenêtre fût ouverte dans le mur opposé à lentrée, respirait-on dès la porte une odeur âcre et chaude qui suffoqua Perrine. Mais elle ne se permit pas une observation, et comme Rosalie disait en riant: «Ça vous paraît peut-être un peu petiot?» Elle se contenta de répondre: «Un peu. -- Quatre sous, ce nest pas cent sous. -- Bien sûr.» Après tout, mieux encore valait pour elle cette chambre trop petite que les bois et les champs: puisquelle avait supporté lodeur de la baraque de Grain de Sel, elle supporterait bien celle-là sans doute. «Vlà votre lit», dit Rosalie en lui désignant celui qui était placé devant la fenêtre. Ce quelle appelait un lit était une paillasse posée sur quatre pieds réunis par deux planches et des traverses; un sac tenait lieu doreiller, «Vous savez, la fougère est fraîche, dit Rosalie, on ne mettrait pas quelquun qui arrive coucher sur de la vieille fougère; ce nest pas à faire, quoiquon raconte que dans les hôtels, les vrais, on ne se gêne pas.» Sil y avait trop de lits dans cette petite chambre, par contre on ny voyait pas une seule chaise. «II y a des clous aux murs, dit Rosalie, répondant à la muette interrogation de Perrine, cest très commode pour accrocher les vêtements.» Il y avait aussi quelques boîtes et des paniers sous les lits dans lesquels les locataires qui avaient du linge pouvaient le serrer, mais, comme ce nétait pas le cas de Perrine, le clou planté aux pieds de son lit lui suffisait de reste. «Vous serez avec des braves gens, dit Rosalie; si la Noyelle cause dans la nuit, cest quelle aura trop bu, il ne faudra pas y faire attention: elle est un peu bavarde. Demain, levez-vous avec les autres; je vous dirai ce que vous devrez faire pour être embauchée. Bonsoir. -- Bonsoir, et merci. -- Pour vous servir.» Perrine se hâta de se déshabiller, heureuse dêtre seule et de navoir pas à subir la curiosité de la chambrée. Mais, en se mettant entre ses draps, elle néprouva pas la sensation de bien- être sur laquelle elle comptait, tant ils étaient rudes: tissés avec des copeaux, ils neussent pas été plus raides, mais cela était insignifiant, la terre aussi était dure la première fois quelle avait couché dessus, et, bien vite, elle sy était habituée. La porte ne tarda pas à souvrir et une jeune fille dune quinzaine dannées étant entrée dans la chambre commença à se déshabiller, en regardant, de temps en temps du côté de Perrine, mais sans rien dire. Comme elle était endimanchée, sa toilette fut longue, car elle dut ranger dans une petite caisse ses vêtements des jours de fête, et accrocher à un clou pour le lendemain ceux du travail. Une autre arriva, puis une troisième, puis une quatrième; alors ce fut un caquetage assourdissant; toutes parlant en même temps, chacune racontait sa journée; dans lespace ménagé entre les lits elles tiraient et repoussaient leurs boîtes ou leurs paniers qui senchevêtraient les uns dans les autres, et cela provoquait des mouvements dimpatience ou des paroles de colère qui toutes se tournaient contre la propriétaire du grenier. «Queu taudis! -- Elmettra bentôt dautres lits au mitan. -- Por sûr, jne resterai point là dans. _ Où qu tiras; cest-y mieux cheux lzautres?» Et les exclamations se croisaient; à la fin cependant, quand les deux premières arrivées se furent couchées, un peu dordre sétablit, et bientôt tous les lits furent occupés, un seul excepté. Mais pour cela les conversations ne cessèrent point, seulement elles tournèrent; après sêtre dit ce quil y avait eu dintéressant dans la journée écoulée, on passa à celle du lendemain, au travail des ateliers, aux griefs, aux plaintes, aux querelles de chacune, aux potins de lusine entière, avec un mot de ses chefs: M. Vulfran, ses neveux quon appelait les «jeunes», le directeur, Talouel, quon ne nomma quune fois, mais quon désigna par des qualificatifs qui disaient mieux que des phrases la façon dont on le jugeait: la Fouine, lMince, Judas. Alors Perrine éprouva un sentiment bizarre dont les contradictions létonnèrent: elle voulait être tout oreilles, sentant de quelle importance pouvaient être pour elle les renseignements quelle entendait; et dautre part elle était gênée, comme honteuse découter ces propos. Cependant ils allaient leur train, mais si vagues bien souvent, ou si personnels quil fallait connaître ceux à qui ils sappliquaient pour les comprendre; ainsi elle fut longtemps sans deviner que la Fouine, lMince et Judas ne faisaient quun avec Talouel, qui était la bête noire des ouvriers, détesté de tous autant que craint, mais avec des réticences, des réserves, des précautions, des hypocrisies qui disaient quelle peur on avait de lui. Toutes les observations se terminaient par le même mot ou à peu près: «Nempêche que ce soit ein ben brav homme! -- Et juste donc! -- Oh! pour ça!» Mais tout de suite une autre ajoutait: «Nempêche aussi...» Alors les preuves étaient données de façon à montrer cette bonté et cette justice. «Sil ne fallait point gagner son pain!» Peu à peu les langues se ralentirent. «Si on dormait, dit une voix alanguie. -- Qui ten empêche? -- La Noyelle nest pas rentrée. -- Je viens de la voir. -- Ça y est-il? -- En plein. -- Assez pour quelle ne puisse pas monter lescalier? -- Ça je ne sais pas. -- Si on fermait la porte à la cheville? -- Et le tapage quelle ferait. -- Ça va recommencer comme lautre dimanche. -- Peut-être pire encore.» À ce moment on entendit un bruit de pas lourds et hésitants dans lescalier. «La voila.» Mais les pas sarrêtèrent et il y eut une chute suivie de gémissements. «Elle est tombée. ---Si elle pouvait ne pas se relever. -- Elle dormirait aussi ben dans lescalier quici. -- Et nous dormirions mieux.» Les gémissements continuaient mêlés dappels. «Viens donc, Laïde: un ptit coup de main, mnéfant. -- Plus souvent que je vas y aller. -- Ohé! Laïde, Laïde!» Mais Laïde nayant pas bougé, au bout dun certain temps les appels cessèrent. «Elle sendort. -- Quelle chance.» Elle ne sendormait pas du tout; au contraire, elle essayait à nouveau de monter lescalier, et elle criait: «Laïde, viens me donner la main, mnéfant, Laïde, Laïde.» Elle navançait pas évidemment, car les appels partaient toujours du bas de lescalier de plus en plus pressants à chaque cri, si bien quils finirent par saccompagner de larmes: «Ma ptite Laïde, ma ptite Laïde, ptite, ptite; lescalier senfonce, oh! la! la!» Un éclat de rire courut de lit en lit. «Cest-y que tes pas rentrée, Laïde, dis, dis Laïde, dis; je vas aller te quri. -- Nous vlà tranquilles, dit une voix. -- Mais non, elle va chercher Laïde quelle ne trouvera pas, et quand elle reviendra dans une heure, ça recommencera. -- On ne dormira donc jamais! -- Va lui donner la main, Laïde. -- Vas-y, té. -- Cest té qué veut.» Laïde se décida, passa un jupon et descendit. «Oh! mnéfant, mnéfant», cria la voix émue de la Noyelle. Il semblait quelles navaient quà monter lescalier qui ne senfoncerait plus, mais la joie de voir Laïde chassa cette idée: «Viens avec mé, je vas te payer un ptiôt pot.» Laïde ne se laissa pas tenter par cette proposition. «Allons nous coucher, dit-elle. -- Non, viens avec mé, ma ptite Laïde.» La discussion se prolongea, car la Noyelle, qui sétait obstinée dans sa nouvelle idée, répétait son mot, toujours le même: «Un ptiot pot. -- Ça ne finira jamais, dit une voix. -- Jvoudrais pourtant dormir, mé. -- Faut slever demain. -- Et cest comme ça tous les dimanches.» Et Perrine qui avait cru que, quand elle aurait un toit sur la tête, elle trouverait le sommeil le plus paisible! Comme celui en plein champ, avec les effarements de lombre et les hasards du temps, valait mieux cependant que cet entassement dans cette chambrée, avec ses promiscuités, son tapage et lodeur nauséeuse qui commençait à la suffoquer dune façon si gênante quelle se demandait comment elle pourrait la supporter après quelques heures. Au dehors, la discussion durait toujours et lon entendait la voix de la Noyelle qui répétait: «Un ptiot pot», à laquelle celle de Laïde répondait: «Demain». «Je vas aller aider Laïde, dit une des femmes, ou ça durera jusquà demain.» En effet elle se leva et descendit; alors dans lescalier se produisit un grand brouhaha de voix, mêlé à des bruits de pas lourds, à des coups sourds et aux cris des habitants du rez-de- chaussée, furieux de ce tapage: toute la maison semblait ameutée. À la fin la Noyelle fut traînée dans la chambre, pleurant avec des exclamations désespérées: «Quest-ce que je vous ai fait?» Sans écouter ses plaintes, on la déshabilla et on la coucha; mais pour cela elle ne sendormit point et continua de pleurer en gémissant. «Quest que je vos ai fait pour que vous me brutalisiez? Je suis- ty malheureuse! Je suis-ty une voleuse quon ne veut pas boire avec mé? Laïde, jai sef.» Plus elle se plaignait, plus lexaspération contre elle montait dans la chambrée, chacune criant son mot plus ou moins fâché. Mais elle continuait toujours: «Salut, turlututu, chapeau pointu, fil écru, tes rabattu.» Quand elle eut épuisé tous les mots en u qui amusaient son oreille, elle passa à dautres qui navaient pas plus de sens. «Le café, à la vapeur, na pas peur, meilleur pour le coeur; va donc, balayeur; et ta soeur? Bonjour, monsieur le brocanteur. Ah! vous êtes buveur? ça fait mon bonheur, peut-être votre malheur. Ça donne la jaunisse; faut aller à lhospice; voyez la directrice; mangez de la réglisse; mon père en vendait et men régalait, aussi ça mallait. Ce que jai sef, monsieur le chef, sef, sef, sef!» De temps en temps la voix se ralentissait et faiblissait comme si le sommeil allait bientôt se produire; mais tout de suite elle repartait plus hâtée, plus criarde, et alors celles qui avaient commencé à sendormir se réveillaient en sursaut en poussant des cris furieux qui épouvantaient la Noyelle, mais ne la faisaient pas taire: «Pourquoi que vous me brutalisez? Écoutez, pardonnez, cest assez. -- Vous avez eu une belle idée de la monter! -- Cest té quas voulu. -- Si on la redescendait? -- On ne dormira jamais;» Cétait bien le sentiment de Perrine qui se demandait si cétait vraiment ainsi tous les dimanches, et comment les camarades de la Noyelle pouvaient supporter son voisinage: nexistait-il pas à Maraucourt dautres logements où lon pouvait dormir tranquillement? Il ny avait pas que le tapage qui fût exaspérant dans cette chambrée, lair aussi quon y respirait commençait à nêtre plus supportable pour elle: lourd, chaud, étouffant, chargé de mauvaises odeurs dont le mélange soulevait le coeur ou le noyait. À la fin cependant le moulin à paroles de la Noyelle se ralentit, elle ne lança que des mots à demi formés, puis ce ne fut plus quun ronflement qui sortit de sa bouche. Mais, bien que le silence se fût maintenant établi dans la chambre, Perrine ne put pas sendormir: elle était oppressée, des coups sourds lui battaient dans le front, la sueur linondait de la tête aux pieds. Il ny avait pas à chercher la cause de ce malaise: elle étouffait parce que lair lui manquait, et si ses camarades de chambrée nétouffaient pas comme elle, cest quelles étaient habituées à vivre dans cette atmosphère, suffocante pour qui couchait ordinairement en plein champ. Mais puisque ces femmes, des paysannes, sétaient bien habituées à cette atmosphère, il semblait quelle le pourrait comme elles: sans doute il fallait du courage et de la persévérance; mais si elle nétait pas paysanne, elle avait mené une existence aussi dure que la leur pouvait lêtre; même pour les plus misérables, et dès lors elle ne voyait pas de raisons pour quelle ne supportât pas ce quelles supportaient. Il ny avait donc quà ne pas respirer, quà ne pas sentir, alors viendrait le sommeil, et elle savait bien que pendant quon dort lodorat ne fonctionne plus. Malheureusement, on ne respire pas quand on veut, ni comme on veut: elle eut beau fermer la bouche, se serrer le nez, il fallut bientôt ouvrir les lèvres, les narines et faire une aspiration dautant plus profonde quelle navait plus dair dans les poumons; et le terrible fut que, malgré tout, elle dut répéter plusieurs fois cette aspiration. Alors quoi? Quallait-il se produire? Si elle ne respirait pas, elle étouffait; si elle respirait, elle était malade. Comme elle se débattait, sa main frôla le papier qui remplaçait une des vitres de la fenêtre, contre laquelle sa couchette était posée. Un papier nest pas une feuille de verre, il se crève sans bruit et, crevé, il laissait entrer lair du dehors. Quel mal y avait-il à ce quelle le crevât? Pour être habituées à cette atmosphère viciée, elles nen souffraient pas moins certainement. Donc, à condition de néveiller personne, elle pouvait très bien déchirer ce papier. Mais elle neut pas besoin den venir à cette extrémité qui laisserait des traces; comme elle le tâtait, elle sentit quil nétait pas bien tendu, et de longle elle put avec précaution en détacher un côté. Alors se collant la bouche à cette ouverture, elle put respirer, et ce fut dans cette position que le sommeil la prit. XV Quand elle se réveilla une lueur blanchissait les vitres, mais si pâle quelle néclairait pas la chambre; au dehors des coqs chantaient, par louverture du papier pénétrait un air froid; cétait le jour qui pointait Malgré ce léger souffle qui venait du dehors, la mauvaise odeur de la chambrée navait pas disparu; sil était entré un peu dair pur, lair vicié nétait pas du tout sorti, et en saccumulant, en sépaississant, en séchauffant, il avait produit une moiteur asphyxiante. Cependant tout le monde dormait dun sommeil sans mouvements que coupaient seulement de temps en temps quelques plaintes étouffées. Comme elle essayait dagrandir louverture du papier, elle donna maladroitement un coup de coude contre une vitre, assez fort pour que la fenêtre mal ajustée dans son cadre résonnât avec des vibrations qui se prolongèrent. Non seulement personne ne séveilla, comme elle le craignait, mais encore il ne parut pas que ce bruit insolite eût troublé une seule des dormeuses. Alors son parti fut pris. Tout doucement elle décrocha ses vêtements, les passa lentement, sans bruit, et prenant ses souliers à la main, les pieds nus, elle se dirigea vers la porte, dont laube lui indiquait la direction. Fermée simplement par une clenche, cette porte souvrit silencieusement et Perrine se trouva sur le palier, sans que personne se fût aperçu de sa sortie. Alors elle sassit sur la première marche de lescalier et, sétant chaussée, descendit. Ah! le bon air! la délicieuse fraîcheur! jamais elle navait respiré avec pareille béatitude; et par la petite cour elle allait la bouche ouverte, les narines palpitantes, battant des bras, secouant la tête: le bruit de ses pas éveilla un chien du voisinage qui se mit à aboyer, et aussitôt dautres chiens lui répondirent furieux. Mais que lui importait: elle nétait plus la vagabonde contre laquelle les chiens avaient toutes les libertés, et puisquil lui plaisait de quitter son lit, elle en avait bien le droit sans doute, -- un droit payé de son argent. Comme la cour était trop petite pour son besoin de mouvement, elle sortit dans la rue par la barrière ouverte, et se mit à marcher au hasard, droit devant elle, sans se demander où elle allait. Lombre de la nuit emplissait encore le chemin, mais au-dessus de sa tête elle voyait laube blanchir déjà la cime des arbres et le faite des maisons; dans quelques instants il ferait jour. À ce moment une sonnerie éclata au milieu du profond silence: cétait lhorloge de lusine qui, en frappant trois coups, lui disait quelle avait encore trois heures avant lentrée aux ateliers. Quallait-elle faire de ce temps? Ne voulant pas se fatiguer avant de se mettre au travail, elle ne pouvait pas marcher jusquà ce moment, et dès lors le mieux était quelle sassit quelque part où elle pourrait attendre. De minute on minute, le ciel sétait éclairci et les choses autour delle avaient pris, sous la lumière rasante qui les frappait, des formes assez distinctes pour quelle reconnût où elle était. Précisément au bord dune entaille qui commençait là, et paraissait prolonger sa nappe deau, pour la réunir à dautres étangs et se continuer ainsi dentailles en entailles les unes grandes, les autres petites, au hasard de lexploitation de la tourbe, jusquà la grande rivière. Nétait-ce pas quelque chose comme ce quelle avait vu en quittant Picquigny, mais plus retiré, semblait-il, plus désert, et aussi plus couvert darbres dont les files senchevêtraient en lignes confuses? Elle resta là un moment, puis, la place ne lui paraissant pas bonne pour sasseoir, elle continua son chemin qui, quittant le bord de lentaille, sélevait sur la pente dun petit coteau boisé; dans ce taillis sans doute elle trouverait ce quelle cherchait. Mais, comme elle allait y arriver, elle aperçut au bord de lentaille quelle dominait une de ces huttes en branchages et en roseaux quon appelle dans le pays des aumuches et qui servent lhiver pour la chasse aux oiseaux de passage. Alors lidée lui vint que, si elle pouvait gagner cette hutte, elle sy trouverait bien cachée, sans que personne pût se demander ce quelle faisait dans les prairies à cette heure matinale, et aussi sans continuer à recevoir les grosses gouttes de rosée qui ruisselaient des branches formant couvert au-dessus du chemin et la mouillaient comme une vraie pluie. Elle redescendit et, en cherchant, elle finit par trouver dans une oseraie un petit sentier à peine tracé, qui semblait conduire à laumuche; elle le prit. Mais, sil y conduisait bien, il ne conduisait pas jusque dedans car elle était construite sur un tout petit îlot planté de trois saules qui lui servaient de charpente, et un fossé plein deau la séparait de loseraie, Heureusement un tronc darbre était jeté sur ce fossé, bien quil fut assez étroit, bien quil fût aussi mouillé par la rosée qui le rendait glissant, cela nétait pas pour arrêter Perrine. Elle le franchit et se trouva devant une porte en roseaux liés avec de losier quelle neut quà tirer pour quelle souvrît. Laumuche était de forme carrée et toute tapissée jusquau toit dun épais revêtement de roseaux et de grandes herbes: aux quatre faces étaient percées des petites ouvertures invisibles du dehors, mais qui donnaient des vues sur les entours et laissaient aussi pénétrer la lumière; sur le sol était étendue une épaisse couche de fougères; dans un coin un billot fait dun troc darbre servait de chaise. Ah! le joli nid! quil ressemblait peu à la chambre quelle venait de quitter. Comme elle eût été mieux là pour dormir, en bon air, tranquille, couchée dans la fougère, sans autres bruits que ceux du feuillage et des eaux; plutôt quentre les draps si durs de Mme Françoise, au milieu des cris de la Noyelle, et de ses camarades, dans cette atmosphère horrible dont lodeur toujours persistante la poursuivait en lui soulevant le coeur. Elle sallongea sur la fougère, et se tassa dans un coin contre la moelleuse paroi des roseaux en fermant les yeux. Mais, comme elle ne tarda pas à se sentir gagnée par un doux engourdissement, elle se remit sur ses jambes, car il ne lui était pas permis de sendormir tout à fait, de peur de ne pas séveiller avant lentrée aux ateliers. Maintenant le soleil était levé, et, par louverture exposée à lorient, un rayon dor entrait dans laumuche quil illuminait; au dehors les oiseaux chantaient, et autour de lîlot, sur létang, dans les roseaux, sur les branches des saules se faisait entendre une confusion de bruits, de murmures, de sifflements, de cris qui annonçaient léveil à la vie de toutes les bêtes de la tourbière. Elle mit la tête à une ouverture et vit ces bêtes sébattre autour de laumuche en pleine sécurité: dans les roseaux, des libellules voletaient de çà et de là; le long des rives, des oiseaux piquaient de leurs becs la terre humide pour saisir des vers, et, sur létang couvert dune buée légère, une sarcelle dun brun cendré, plus mignonne que les canes domestiques, nageait entourée de ses petits quelle tâchait de maintenir près delle par des appels incessants, mais sans y parvenir, car ils séchappaient pour sélancer à travers les nénuphars fleuris où ils sempêtraient, à la poursuite de tous les insectes qui passaient à leur portée. Tout à coup un rayon bleu rapide comme un éclair léblouit, et ce fut seulement après quil eut disparu quelle comprit que cétait un martin-pêcheur qui venait de traverser létang. Longtemps, sans un mouvement qui, en trahissant sa présence, aurait fait envoler tout ce monde de la prairie, elle resta à sa fenêtre, à le regarder. Comme tout cela était joli dans cette fraîche lumière, gai, vivant, amusant, nouveau à ses yeux, assez féerique pour quelle se demandât si cette île avec sa hutte nétait point une petite arche de Noé. À un certain moment elle vit létang se couvrir dune ombre noire qui passait capricieusement, agrandie, rapetissée sans cause apparente, et cela lui parut dautant plus inexplicable que le soleil qui sétait élevé au-dessus de lhorizon continuait de briller radieux dans le ciel sans nuage. Doù pouvait venir cette ombre? Les étroites fenêtres de laumuche ne lui permettant pas de sen rendre compte, elle ouvrit la porte et vit quelle était produite par des tourbillons de fumée qui passaient avec la brise, et venaient des hautes cheminées de lusine où déjà des feux étaient allumés pour que la vapeur fût en pression à lentrée des ouvriers. Le travail allait donc bientôt commencer, et il était temps quelle quittât laumuche pour se rapprocher des ateliers. Cependant avant de sortir, elle ramassa un journal posé sur le billot quelle navait pas aperçu, mais que la pleine lumière qui sortait par la porte ouverte lui montra, et machinalement elle jeta les yeux sur son titre: cétait le _Journal dAmiens_ du 25 février précédent, et alors elle fit cette réflexion que de la place quoccupait ce journal sur le seul siège où lon pouvait sasseoir, aussi bien que de sa date, il résultait la preuve que depuis le 25 février laumuche était abandonnée, et que personne navait passé sa porte. XVI Au moment où sortant de loseraie elle arrivait dans le chemin, un gros sifflet fit entendre sa voix rauque et puissante au-dessus de lusine, et presque aussitôt dautres sifflets lui répondirent à des distances plus ou moins éloignées, par des coups également rythmés. Elle comprit que cétait le signal dappel des ouvriers qui partait de Maraucourt, et se répétait de villages en villages, Saint-Pipoy, Hercheux, Bacourt, Flexelles dans toutes les usines Paindavoine, annonçant à leur maître que partout en même temps on était prêt pour le travail. Alors, craignant dêtre en retard, elle hâta le pas, et en entrant dans le village elle trouva toutes les maisons ouvertes; sur les seuils, des ouvriers mangeaient leur soupe, debout, accolés au chambranle de la porte; dans les cabarets dautres buvaient, dans les cours, dautres se débarbouillaient à la pompe; mais personne ne se dirigeait vers lusine, ce qui signifiait assurément quil nétait pas encore lheure dentrer aux ateliers, et que, par conséquent, elle navait pas à se presser. Mais trois petits coups qui sonnèrent à lhorloge, et qui furent aussitôt suivis dun sifflement plus fort, plus bruyant que les précédents firent instantanément succéder le mouvement à cette tranquillité: des maisons, des cours, des cabarets, de partout sortit une foule compacte qui emplit la rue comme leût fait une fourmilière, et cette troupe dhommes, de femmes, denfants, se dirigea vers lusine; les uns fumant leur pipe à toute vapeur; les autres mâchant une croûte hâtivement en sétouffant; le plus grand nombre bavardant bruyamment: à chaque instant des groupes débouchaient des ruelles latérales et se mêlaient à ce flot noir quils grossissaient sans le ralentir. Dans une poussée de nouveaux arrivants Perrine aperçut Rosalie en compagnie de la Noyelle, et en se faufilant elle les rejoignit: «Où donc que vous étiez? demanda Rosalie surprise. -- Je me suis levée de bonne heure, pour me promener un peu. -- Ah! bon. Je vous ai cherchée. -- Je vous remercie bien; mais il ne faut jamais me chercher, je suis matineuse.» On arrivait à lentrée des ateliers, et le flot sengouffrait dans lusine sous loeil dun homme grand, maigre, qui se tenait à une certaine distance de la grille, les mains dans les poches de son veston, le chapeau de paille rejeté en arrière, mais la tête un peu penchée en avant, le regard attentif, de façon que personne ne défilât devant lui sans quil le vît. «Le Mince», dit Rosalie dune voix sifflée. Mais Perrine navait pas besoin de ce mot; avant quil lui fût jeté, elle avait deviné dans cet homme le directeur Talouel. «Est-ce quil faut que jentre avec vous? demanda Perrine. -- Bien sûr.» Pour elle, le moment était décisif, mais elle se raidit contre son émotion: pourquoi ne voudrait-il pas delle puisquon acceptait tout le monde? Quand elles arrivèrent devant lui, Rosalie dit à Perrine de la suivre et, sortant de la foule, elle sapprocha sans paraître intimidée: «Msieu le directeur, dit-elle, cest une camarade qui voudrait travailler.» Talouel jeta un rapide coup doeil sur cette camarade: «Dans un moment nous verrons», répondit-il. Et Rosalie, qui savait ce quil convenait de faire, se plaça à lécart avec Perrine. À ce moment un brouhaha se produisit à la grille et les ouvriers sécartèrent avec empressement, laissant le passage libre au phaéton de M. Vulfran, conduit par le même jeune homme que la veille: bien que tout le monde sût quil ne pouvait pas voir, toutes les têtes dhommes se découvrirent devant, lui, tandis que les femmes saluaient dune courte révérence. «Vous voyez quil narrive pas le dernier», dit Rosalie. Le directeur fit quelques pas pressés au-devant du phaéton: «Monsieur Vulfran, je vous présente mon respect, dit-il le chapeau à la main. -- Bonjour, Talouel.» Perrine suivit des yeux la voiture qui continuait son chemin, et, quand elle les ramena sur la grille, elle vit successivement passer les employés quelle connaissait déjà: Fabry lingénieur, Bendit, Mombleux et dautres que Rosalie lui nomma. Cependant la cohue sétait éclaircie, et maintenant ceux qui arrivaient couraient, car lheure allait sonner. «Je crois bien que les jeunes vont être en retard», dit Rosalie à mi-voix. Lhorloge sonna, il y eut une dernière poussée, puis quelques retardataires parurent à la queue leu leu, essoufflés, et la rue se trouva vide; cependant Talouel ne quitta pas sa place et, les mains dans les poches, il continua à regarder au loin, la tête haute. Quelques minutes sécoulèrent, puis apparut un grand jeune homme qui nétait pas un ouvrier, mais bien un monsieur, beaucoup plus monsieur même par ses manières et sa tenue soignée que lingénieur et les employés; tout en marchant à pas hâtés il nouait sa cravate, ce quil navait pas eu le temps de faire évidemment. Quand il arriva devant le directeur, celui-ci ôta son chapeau comme il lavait fait pour M. Vulfran, mais Perrine remarqua que les deux saluts ne se ressemblaient en rien. «Monsieur Théodore, je vous, présente mon respect», dit Talouel. Mais bien que cette phrase fût formée des mêmes mots que celle quil avait adressée à M. Vulfran, elle ne disait, pas du tout la même chose, cela était évident aussi. «Bonjour, Talouel. Est-ce que mon oncle est arrivé? -- Mon Dieu oui, monsieur Théodore, il y a bien cinq minutes. -- Ah! -- Vous nêtes pas le dernier; cest M. Casimir qui aujourdhui est en retard, bien que comme vous il nait pas été à Paris; mais je laperçois là-bas.» Tandis que Théodore se dirigeait vers les bureaux, Casimir avançait rapidement. Celui-là ne ressemblait en rien à son cousin, pas plus dans sa personne que dans sa tenue; petit, raide, sec; quand il passa devant le directeur, cette raideur se précisa dans la courte inclinaison de tête quil lui adressa sans un seul mot. Les mains toujours dans les poches de son veston, Talouel lui présenta aussi son respect, et ce fut seulement quand il eut disparu quil se tourna vers Rosalie: «Quest-ce quelle sait faire ta camarade? Perrine répondit elle-même à cette question: «Je nai pas encore travaillé dans les usines», dit-elle dune voix quelle sefforça daffermir. Talouel lenveloppa dun rapide coup doeil, puis sadressant à Rosalie: «Dis de ma part à Oneux de la mettre aux wagonets[1], et ouste! plus vite que ça. -- Quest-ce que cest que les wagonets?» demanda Perrine en suivant Rosalie à travers les vastes cours qui séparaient les ateliers les uns des autres. Serait-elle en état daccomplir ce travail, en aurait-elle la force, lintelligence? fallait-il un apprentissage? toutes questions terribles pour elle, et qui langoissaient dautant plus que maintenant quelle se voyait admise dans lusine, elle sentait quil dépendait delle de sy maintenir. «Nayez donc pas peur, répondit Rosalie qui avait compris son émotion; rien nest plus facile.» Perrine devina le sens de ces paroles plutôt quelle ne les entendit; car, depuis quelques, instants déjà, les machines, les métiers sétaient mis en marche dans lusine, morte lorsquelle y était entrée, et maintenant un formidable mugissement, dans lequel se confondaient mille bruits divers, emplissait les cours; aux ateliers, les métiers à tisser battaient, les navettes couraient, les broches, les bobines tournaient, tandis que dehors les arbres de transmission, les roues, les courroies, les volants, ajoutaient le vertige des oreilles à celui des yeux. «Voulez-vous parler plus fort? dit Perrine, je ne vous entends pas. -- Lhabitude vous viendra, cria Rosalie, je vous disais que ce nest pas difficile; il ny a quà charger les cannettes sur les wagonets; savez-vous ce que cest quun wagonet? -- Un petit wagon, je pense. -- Justement, et quand le wagonet est plein, à le pousser jusquau tissage où on le décharge; un bon coup au départ, et ça roule tout seul. -- Et une cannette, quest-ce que cest au juste? -- Vous ne savez pas ce que cest quune cannette? oh! Puisque je vous ai dit hier que les cannetières étaient des machines à préparer le fil pour les navettes; vous devez bien voir ce que cest. -- Pas trop.» Rosalie la regarda, se demandant évidemment si elle était stupide; puis-elle continua: «Enfin, cest des broches enfoncées dans des godets, sur lesquelles senroule le fil; quand elles sont pleines, on les retire du godet, on en charge les wagonets qui roulent sur un petit chemin de fer, et on les mène aux ateliers de tissage; ça fait une promenade; jai commencé par là, maintenant je suis aux cannettes.» Elles avaient traversé un dédale de cours, sans que Perrine, attentive à ces paroles, pour elles si pleines dintérêt, put arrêter ses yeux sur ce quelle voyait autour delle, quand Rosalie lui désigna de la main une ligne de bâtiments neufs, à un étage, sans fenêtres, mais éclairés à lexposition du nord par des châssis vitrés qui formaient la moitié du toit. «Cest là», dit-elle. Et aussitôt ayant ouvert une porte, elle introduisit Perrine dans une longue salle, où la valse vertigineuse de milliers de broches en mouvement produisait un vacarme assourdissant. Cependant, malgré le tapage, elles entendirent une voix dhomme qui criait: «Te voilà, rôdeuse! -- Qui, rôdeuse? qui rôdeuse? sécria Rosalie, ce nest pas moi, entendez-vous, père la Quille? -- Doù viens-tu? -- Cest lMince qui ma dit de vous amener cette jeune fille pour que vous la mettiez aux wagonets,» Celui qui leur avait adressé cet aimable salut était un vieil ouvrier à jambe de bois, estropié une dizaine dannées auparavant dans lusine, doù son nom de la Quille. Pour ses invalides, on lavait mis surveillant aux cannetières, et il faisait marcher les enfants placés sous ses ordres, rondement, rudement, toujours grondant, bougonnant, criant, jurant, car le travail de ces machines est assez pénible, demandant autant dattention de loeil que de prestesse de la main pour enlever les canettes pleines, les remplacer par dautres vides, rattacher les fils cassés, et il était convaincu que sil ne jurait pas et ne criait pas continuellement, en appuyant chaque juron dun vigoureux coup du pilon de sa jambe de bois appliqué sur le plancher, il verrait ses broches arrêtées, ce qui pour lui était intolérable. Mais comme, au fond, il était bon homme, on ne lécoutait guère, et, dailleurs, une partie de ses paroles se perdait dans le tapage des machines. «Avec tout ça, tes broches sont arrêtées! cria-t-il à Rosalie en la menaçant du poing. -- Cest-y ma faute? -- Mets-toi au travail pus vite que ça.» Puis, sadressant à Perrine: «Comment tappelles-tu?» Comme elle ne voulait pas donner son nom, cette demande quelle aurait dû prévoir, puisque la veille Rosalie la lui avait posée, la surprit, et elle resta interloquée. Il crut quelle navait pas entendu et, se penchant vers elle, il cria en frappant un coup de pilon sur le plancher: «Je te demande ton nom.» Elle avait eu le temps de se remettre et de se rappeler celui quelle avait déjà donné: «Aurélie, dit-elle. -- Aurélie qui? -- Cest tout. -- Bon; viens avec moi.» Il la conduisit devant un wagonet garé dans un coin, et lui répéta les explications de Rosalie, sarrêtant à chaque mot pour crier: «Comprends-tu?» À quoi elle répondait dun signe de tête affirmatif. Et de fait son travail était si simple quil eût fallu quelle fût stupide pour ne pas pouvoir sen acquitter; et, comme elle y apportait toute son attention, tout son bon vouloir, le père la Quille, jusquà la sortie, ne cria pas plus dune douzaine de fois après elle, et encore plutôt pour lavertir que pour la gronder: «Ne tamuse pas en chemin.» Samuser elle ny pensait pas, mais au moins, tout en poussant son wagonet dun bon pas régulier, sans sarrêter, pouvait-elle regarder ce qui se passait dans les différents quartiers quelle traversait, et voir ce qui lui avait échappé pendant quelle écoutait les explications de Rosalie? Un coup dépaule pour mettre son chariot en marche, un coup de reins pour le retenir lorsque se présentait un encombrement, et cétait tout; ses yeux, comme ses idées, avaient pleine liberté de courir comme elle voulait. À la sortie, tandis que chacun se hâtait pour rentrer chez soi, elle alla chez le boulanger et se fit couper une demi-livre de pain quelle mangea en flânant par les rues, et en humant la bonne odeur de soupe qui sortait des portes ouvertes devant lesquelles elle passait, lentement quand cétait une soupe quelle aimait, plus vite quand cen était une qui la laissait indifférente. Pour sa faim, une demi-livre de pain était mince, aussi disparut-elle vite; mais peu importait, depuis le temps quelle était habituée à imposer silence à son appétit, elle ne sen portait pas plus mal: il ny a que les gens habitués à trop manger qui simaginent quon ne peut pas rester sur sa faim; de même, il ny a que ceux qui ont toujours eu leurs aises, pour croire quon ne peut pas boire à sa soif, dans le creux de sa main, au courant dune claire rivière. XVII Bien avant lheure de la rentrée aux ateliers, elle se trouva à la grille des shèdes, et à lombre dun pilier, assise sur une borne, elle attendit le sifflet dappel, en regardant des garçons et des filles de son âge arrivés comme elle en avance, jouer à courir ou à sauter, mais sans oser se mêler à leurs jeux, malgré lenvie quelle en avait. Quand Rosalie arriva, elle rentra avec elle et reprit son travail, activé comme dans la matinée par les cris et les coups de pilon de la Quille, mais mieux justifiés que dans la matinée, car à la longue la fatigue, à mesure que la journée avançait, se faisait plus lourdement sentir. Se baisser, se relever pour charger et décharger le wagonet, lui donner un coup dépaule pour le démarrer, un coup de reins pour le retenir, le pousser, larrêter, qui nétait quun jeu en commençant, répété, continué sans relâche, devenait un travail, et avec les heures, les dernières surtout, une lassitude quelle navait jamais connue, même dans ses plus dures journées de marche, avait pesé sur elle. «Ne lambine donc pas comme ça!» criait la Quille. Secouée par le coup de pilon qui accompagnait ce rappel, elle allongeait le pas comme un cheval sous un coup de fouet, mais pour ralentir aussitôt quelle se voyait hors de sa portée. Et maintenant tout à sa besogne, qui lengourdissait, elle navait plus de curiosité et dattention que pour compter les sonneries de lhorloge, les quarts, la demie, lheure, se demandant quand la journée finirait et si elle pourrait aller jusquau bout. Quand cette question langoissait, elle sindignait et se dépitait de sa faiblesse; Ne pouvait-elle pas faire ce que faisaient les autres qui nétant ni plus âgées, ni plus fortes quelle, sacquittaient de leur travail sans paraître en souffrir; et cependant elle se rendait bien compte que ce travail était plus dur que le sien, demandait plus dapplication desprit, plus de dépense dagilité. Que fût-elle devenue si, au lieu de la mettre aux wagonets, on lavait tout de suite employée aux cannettes? Elle ne se rassurait quen se disant que cétait lhabitude qui lui manquait, et quavec du courage, de la volonté, de la persévérance, cette accoutumance lui viendrait; pour cela comme pour tout, il ny avait quà vouloir, et elle voulait, elle voudrait. Quelle ne faiblit pas tout à fait ce premier jour, et le second serait moins pénible, moins le troisième que le second. Elle raisonnait ainsi en poussant ou en chargeant son wagonet, et aussi en regardant ses camarades travailler avec cette agilité quelle leur enviait, lorsque tout à coup elle vit Rosalie, qui rattachait un fil, tomber à côté de sa voisine: un grand cri éclata, en même temps tout sarrêta; et au tapage des machines, aux ronflements, aux vibrations, aux trépidations du sol, des murs et du vitrage succéda un silence de mort, coupé dune plainte enfantine: «Oh! la! la! Garçons, filles, tout le monde sétait précipité; elle fit comme les autres, malgré les cris de la Quille qui hurlait: «Tonnerre! mes broches arrêtées!» Déjà Rosalie avait été relevée; on sempressait autour delle, létouffant. «Quest-ce quelle a?» Elle-même répondit: «La main écrasée,» Son visage était pâle, ses lèvres décolorées tremblaient, et des gouttes de sang tombaient de sa main blessée sur le plancher. Mais, vérification faite, il se trouva quelle navait que deux doigts blessés, et peut-être même un seul écrasé ou fortement meurtri. Alors la Quille, qui avait eu un premier mouvement de compassion, entra en fureur et bouscula les camarades qui entouraient Rosalie. «Allez-vous me fiche le camp? Vlà-t-il pas une affaire! -- Cétait peut-être pas une affaire quand vous avez eu la quille écrasée», murmura une voix. Il chercha qui avait osé lâcher cette réflexion irrespectueuse, mais il lui fut impossible de trouver une certitude dans le tas. Alors il nen cria que plus fort: «Fichez-moi le camp!» Lentement on se sépara, et Perrine comme les autres allait retourner à son wagonet quand la Quille lappela: «Hé», la nouvelle arrivée, viens ici, toi, plus vite que ça.» Elle revint craintivement, se demandant en quoi elle était plus coupable que toutes celles qui avaient abandonné leur travail; mais il ne sagissait pas de la punir. «Tu vas conduire cette bête-là chez le directeur, dit-il. -- Pourquoi que vous mappelez bête? cria Rosalie, car déjà le tapage des machines avait recommencé. -- Pour têtre fait prendre la patte, donc. -- Cest-y ma faute? -- Bien sûr que cest ta faute, maladroite, feignante...» Cependant il sadoucit: «As-tu mal? -- Pas trop. -- Alors file.» Elles sortirent toutes les deux, Rosalie tenant sa main blessée, la gauche, dans sa main droite. «Voulez-vous vous appuyer sur moi? demanda Perrine. -- Merci bien; ce nest pas la peine, je peux marcher. -- Alors cela ne sera rien, nest-ce pas? -- On ne sait pas; ce nest jamais le premier jour quon souffre, cest plus tard. -- Comment cela vous est-il arrivé? -- Je ny comprends rien; jai glissé. -- Vous êtes peut-être fatiguée, dit Perrine pensant à elle-même. -- Cest toujours quand on est fatigué quon sestropie; le matin on est plus souple et on fait attention. Quest-ce que va dira tante Zénobie? -- Puisque ce nest pas votre faute. -- Mère Françoise croira bien que ce nest pas ma faute, mais tante Zénobie dira que cest pour ne pas travailler. -- Vous la laisserez dire. -- Si vous croyez que cest amusant dentendre dire.» Sur leur chemin les ouvriers qui les rencontraient les arrêtaient pour les interroger: les uns plaignaient Rosalie; le plus grand nombre lécoutaient indifféremment, en gens qui sont habitués à ces sortes de choses et se disent que ça a toujours été ainsi; on est blessé comme on est malade, on a de la chance ou on nen a pas; chacun son tour, toi aujourdhui, moi demain; dautres se fâchaient: «Quand ils nous auront tous estropiés! -- Aimes-tu mieux crever de faim?» Elles arrivèrent au bureau du directeur, qui se trouvait au centre de lusine, englobé dans un grand bâtiment en briques vernissées bleues et rases, où tous les autres bureaux étaient réunis; mais tandis que ceux-là, même celui de M. Vulfran, navaient rien de caractéristique, celui du directeur se signalait à lattention par une véranda vitrée à laquelle on arrivait par un perron à double révolution. Quand elles entrèrent sous cette véranda, elles furent reçues par Talouel, qui se promenait en long et en large comme un capitaine sur sa passerelle, les mains dans ses poches, son chapeau sur la tête. Il paraissait furieux: «Quest-ce quelle a encore celle-là?» cria-t-il. Rosalie montra sa main ensanglantée. «Enveloppe-la donc de ton mouchoir, ta patte!» cria-t-il. Pendant quelle tirait difficilement son mouchoir, il arpentait la véranda à grands pas; quand elle leut tortillé autour de sa main, il revint se camper devant elle: «Vide la poche.» Elle regarda sans comprendre. «Je te dis de tirer tout ce qui se trouve dans ta poche.» Elle fit ce quil commandait et tira de sa poche un attirail de choses bizarres: un sifflet fait dans une noisette, des osselets, un dé, un morceau de jus de réglisse, trois sous et un petit miroir en zinc. Il le saisit aussitôt: «Jen étais sur, sécria-t-il, pendant que tu te regardais dans ton miroir un fil aura cassé, ta cannette sest arrêtée, tu as voulu rattraper le temps perdu, et voila. -- Je me suis pas regardée dans ma glace, dit-elle. -- Vous êtes toutes les mêmes; avec ça que je ne vous connais pas. Et maintenant quest-ce que tu as? -- Je ne sais pas; les doigts écrasés. -- Quest-ce que tu veux que jy fasse? -- Cest le père la Quille qui menvoie à vous.» Il sétait retourné vers Perrine. «Et toi, quest-ce que tu as? -- Moi, je nai rien, répondit-elle décontenancée par cette dureté. -- Alors?... -- Cest la Quille qui lui a dit de mamener à vous, acheva Rosalie. -- Ah! il faut quon tamène; eh bien alors quelle te conduise chez le Dr Ruchon; mais tu sais! je vais faire une enquête, et si tu as fauté, gare à toi!» Il parlait avec des éclats de voix qui faisaient résonner les vitres de la véranda, et qui devaient sentendre dans tous les bureaux. Comme elles allaient sortir, elles virent arriver M. Vulfran qui marchait avec précaution en ne quittant pas de la main le mur du vestibule: «Quest-ce quil y a, Talouel? -- Rien, monsieur, une fille des cannetières qui sest fait prendre la main. -- Où est-elle? -- Me voici, monsieur Vulfran, dit Rosalie en revenant vers lui. -- Nest-ce pas la voix de la petite fille de Françoise? dit-il. -- Oui, monsieur Vulfran, cest moi, cest moi Rosalie.» Et elle se mit à pleurer, car les paroles dures lui avaient jusque-là serré le coeur et laccès de compassion avec lequel ces quelques mots lui étaient adressés le détendait. «Quest-ce que tu as, ma pauvre fille? -- En voulant rattacher un fil jai glissé, je ne sais comment, ma main sest trouvée prise, jai deux doigts écrasés... il me semble. -- Tu souffres beaucoup? -- Pas trop. -- Alors pourquoi pleures-tu? -- Parce que vous ne me bousculez pas.» Talouel haussa les épaules. «Tu peux marcher? demanda M. Vulfran. -- Oh! oui, monsieur Vulfran. -- Rentre vite chez toi; on va tenvoyer M. Ruchon.» Et sadressant à Talouel: «Écrivez une fiche à M. Ruchon pour lui dire de passer tout de suite chez Françoise; soulignez «tout de suite», ajoutez «blessure urgente». Il revint à Rosalie: «Veux-tu quelquun pour te conduire? -- Je vous remercie, monsieur Vulfran, jai une camarade. -- Va, ma fille; dis à ta grandmère que tu seras payée.» Cétait Perrine maintenant qui avait envie de pleurer; mais sous le regard de Talouel elle se raidit; ce fut seulement quand elles traversèrent les cours pour gagner la sortie quelle trahit son émotion: «II est bon M. Vulfran. -- Il le serait ben tout seul; mais avec le Mince, il ne peut pas; et puis il na pas le temps, il a dautres affaires dans la tête, -- Enfin il a été bon pour vous.» Rosalie se redressa: «Oh! moi, vous savez, je le fais penser à son fils; alors vous comprenez, ma mère était la soeur de lait de M. Edmond. -- Il pense à son fils? -- Il ne pense quà ça.» On se mettait sur les portes pour les voir passer, le mouchoir teint de sang dont la main de Rosalie était enveloppée provoquant la curiosité; quelques voix aussi les interrogeaient: «Tes blessée? -- Les doigts écrasés. -- Ah! malheur!» Il y avait autant de compassion que de colère dans ce cri, car ceux qui le proféraient pensaient que ce qui venait darriver à cette fille, pouvait les frapper le lendemain ou à linstant même dans les leurs, mari, père, enfants: tout le monde à Maraucourt ne vivait-il pas de lusine? Malgré ces arrêts, elles approchaient de la maison de mère Françoise, dont déjà la barrière grise se montrait au bout du chemin. «Vous allez entrer avec moi, dit Rosalie. -- Je veux bien. -- Ça retiendra peut-être tante Zénobie.» Mais la présence de Perrine ne retint pas du tout la terrible tante qui, en voyant Rosalie arriver à une heure insolite, et en apercevant sa main enveloppée, poussa les hauts cris: «Te vlà blessée, coquine! Je parie que tu las fait exprès. -- Je serai payée, répliqua Rosalie rageusement. -- Tu crois ça? -- M. Vulfran me la dit.» Mais cela ne calma pas tante Zénobie, qui continua de crier si fort que mère Françoise, quittant son comptoir, vint sur le seuil; mais ce ne fut pas par des paroles de colère quelle accueillit sa petite-fille: courant à elle, elle la prit dans ses bras: «Tu es blessée? sécria-t-elle. -- Un peu, grandmaman, aux doigts; ce nest rien. -- Il faut aller chercher M. Ruchon. -- M. Vulfran la fait prévenir.» Perrine se disposait à les suivre dans la maison, mais tante Zénobie se retournant sur elle larrêta: «Croyez-vous que nous avons besoin de vous pour la soigner? -- Merci», cria Rosalie. Perrine navait plus quà retourner à latelier, ce quelle fit; mais au moment où elle allait arriver à la grille des shèdes, un long coup de sifflet annonça la sortie. XVIII Dix fois, vingt fois pendant la journée, elle sétait demandé comment elle pourrait bien ne pas coucher dans la chambrée où elle avait failli étouffer, où elle avait peu dormi. Certainement elle y étoufferait tout autant la nuit suivante et elle ne dormirait pas mieux. Alors, si elle ne trouvait pas dans un bon repos à réparer lépuisement de la fatigue du jour, quarriverait-il? Cétait une question terrible dont elle pesait toutes les conséquences; quelle neût pas la force de travailler, on la renvoyait et cen était fini de ses espérances; quelle devint malade, on la renvoyait encore mieux, et elle navait personne à qui demander soins et secours: le pied dun arbre dans un bois, cétait ce qui lattendait, cela et rien autre chose. Il est vrai quelle avait bien le droit de ne plus occuper le lit payé par elle; mais alors où en trouverait-elle un autre, et surtout que dirait-elle à Rosalie pour expliquer dune façon acceptable que ce qui était bon pour les autres ne létait pas pour elle? Comment les autres, quand elles connaîtraient ses dégoûts, la traiteraient-elles? Ny aurait-il pas là une cause danimosité qui pouvait la contraindre à quitter lusine? Ce nétait pas seulement bonne ouvrière quelle devait être, cétait encore ouvrière comme les autres ouvrières. Et la journée sétait écoulée sans quelle osât se résoudre à prendre un parti. Mais la blessure de Rosalie changeait la situation: maintenant que la pauvre fille allait rester au lit pendant plusieurs jours sans doute, elle ne saurait pas ce qui se passerait à la chambrée, qui y coucherait ou ny coucherait point, et par conséquent ses questions ne seraient pas à craindre. Dautre part, comme aucune de celles qui occupaient la chambrée ne savait qui avait été leur voisine pour une nuit, elles ne soccuperaient pas non plus de cette inconnue, qui pouvait très bien avoir pris un logement ailleurs. Cela établi, et ce raisonnement fut vite fait, il ne restait quà trouver où elle irait coucher si elle abandonnait la chambrée. Mais elle navait pas à chercher. Combien souvent navait-elle pas pensé à laumuche avec une convoitise ravie! comme on serait bien là pour dormir si cétait possible! rien à craindre de personne puisquelle nétait fréquentée que pendant la saison de la chasse, ainsi que le numéro du _Journal dAmiens_ le prouvait: un toit sur la tête, des murs chauds, une porte, et pour lit une bonne couche de fougères sèches; sans compter le plaisir dhabiter dans une maison à soi, la réalité dans le rêve. Et voilà que ce qui semblait irréalisable devenait tout à coup possible et facile. Elle neut pas une seconde dhésitation, et après avoir été chez le boulanger acheter la demi-livre de pain de son souper, au lieu de retourner chez mère Françoise, elle reprit le chemin quelle avait parcouru le matin pour venir aux ateliers. Mais en ce moment des ouvriers qui demeuraient aux environs de Maraucourt suivaient ce chemin pour rentrer chez eux, et comme elle ne voulait point, quils la vissent se glisser dans le sentier de loseraie, elle alla sasseoir dans le taillis qui dominait la prairie; quand elle serait seule, elle gagnerait laumuche, et la bien tranquille, la porte ouverte sur létang, en face du soleil couchant, assurée que personne ne viendrait la déranger, elle souperait sans se presser, ce qui serait autrement agréable que davaler les morceaux en marchant, comme elle avait fait pour son déjeuner. Elle était si ravie de cet arrangement quelle avait hâte de le mettre à exécution; mais elle dut attendre assez longtemps, car après un passant, il en arrivait un autre, et après celui-là dautres encore; alors lidée lui vint de préparer son emménagement dans laumuche, qui sans doute était propre et confortable, mais pouvait le devenir plus encore avec quelques soins. Le taillis où elle était assise se trouvait en grande partie formé de maigres bouleaux sous lesquels avaient poussé des fougères; quelle se fit un balai avec des brindilles de bouleau, et elle pourrait balayer son appartement; quelle coupât une botte de fougères sèches, et elle pourrait se faire un bon lit doux et chaud. Oubliant la fatigue, qui, pendant les dernières heures de son travail, avait si lourdement pesé sur elle, elle se mit tout de suite à louvrage: promptement le balai fut réuni, lié avec un brin dosier, emmanché dun bâton; non moins vite la botte de fougère fut coupée et serrée dans une hart de saule de façon à pouvoir être facilement transportée dans laumuche. Pendant ce temps les derniers retardataires avaient passé dans le chemin, maintenant désert aussi loin quelle pouvait voir et silencieux; le moment était donc venu de se rapprocher du sentier de loseraie. Ayant chargé la botte de fougère sur son dos et pris son balai à la main, elle descendit du taillis en courant, et en courant aussi traversa le chemin. Mais dans le sentier, il, fallut quelle ralentit cette allure, car la botte de fougère saccrochait aux branches et elle ne pouvait la faire passer quen se baissant à quatre pattes. Arrivée dans lîlot, elle commença par sortir ce qui se trouvait dans laumuche, cest-à-dire le billot et la fougère, puis elle se mit à tout balayer, le plafond, les parois, le sol; et alors, sur létang comme dans les roseaux, sélevèrent des vols bruyants, des piaillements, des cris de toutes les bêtes que ce remue-ménage troublait dans leur tranquille possession de ces eaux et de ces rives où depuis longtemps ils étaient maîtres. Lespace était si étroit quelle eut vite achevé son nettoyage, si consciencieusement quelle le fit, et elle neut plus quà rentrer le billot ainsi que la vieille fougère en la recouvrant de la sienne qui gardait encore la chaleur du soleil, avec le parfum des herbes fleuries au milieu desquelles elle avait poussé. Maintenant il était temps de souper et son estomac criait famine presque aussi fort que sur la route dÉcouen à Chantilly. Heureusement ces mauvais jours étaient passés, et établie dans cette jolie petite île, son coucher assuré, nayant rien à craindre de personne, ni de la pluie, ni de lorage, ni de quoi que ce fut, un bon morceau de pain dans sa poche, par cette belle et douce soirée, elle ne devait se rappeler ses misères que pour les comparer à lheure présente et se fortifier dans lespérance du lendemain. Comme en mangeant lentement son pain, quelle coupait, par petits morceaux de peur de lémietter, elle ne faisait plus de bruit, la population de létang, rassurée, revenait à son nid pour la nuit, et à chaque instant cétaient des vols qui rayaient lor du couchant, ou des apparitions doiseaux aquatiques qui sortaient avec précaution des roseaux et nageaient doucement, le cou allongé, la tête aux écoutes pour reconnaître la position. Et comme leur réveil lavait amusée le matin, leur coucher maintenant la charmait. Quant elle eut achevé son pain, qui tourna court, bien quelle fit, à mesure quil diminuait, les morceaux de plus en plus petits, les eaux de létang, quelques instants auparavant brillantes comme un miroir, étaient devenues sombres, et le ciel avait éteint son éblouissant incendie; dans quelques minutes la nuit descendrait sur la terre, lheure du coucher avait sonné. Mais avant de fermer sa porte et de sétendre sur son lit de fougère, elle voulut prendre une dernière précaution, qui était denlever le pont jeté sur le fossé. Assurément elle se croyait en pleine sécurité dans laumuche; personne ne viendrait la déranger, de cela elle était sûre; et, en tout cas, on ne pourrait pas en approcher sans que les habitants de létang, qui avaient loreille fine, lui donnassent léveil par leurs cris; mais enfin, tout cela nempêchait pas que lenlèvement du pont, sil était possible, ne fût une bonne chose. Et puis il ny avait pas que la question de sécurité dans cet enlèvement, il y avait aussi celle du plaisir: est-ce que ce ne serait pas amusant de se dire quelle était sans aucune communication avec la terre, dans une vraie île dont elle prenait possession? Quel malheur de ne pas pouvoir hisser un drapeau sur le toit comme cela se voit dans les récits de voyages, et de tirer un coup de canon. Vivement elle se mit à louvrage, et ayant avec son manche à balai dégagé la terre qui à chaque bout entourait le tronc de saule servant de pont, elle put le tirer sur son bord. Maintenant elle était; bien chez elle, maîtresse dans son royaume, reine de son île quelle sempressa de baptiser, comme font les grands voyageurs; et pour le nom elle neut pas une seconde dembarras ou dhésitation: que pouvait-elle trouver de mieux que celui qui répondait à sa situation présente: -- _Good hope_. Il y avait bien déjà le cap de Bonne-Espérance; mais on ne peut pas confondre un cap avec une île. XIX Cest très amusant dêtre, reine, surtout quand on na ni sujets, ni voisins, mais encore faut-il navoir rien autre chose à faire que de se promener de fêtes en fêtes à travers ses États. Et justement elle nen était pas encore à lheureuse période des fêtes et des promenades. Aussi quand le lendemain, au jour levant, la population volatile de létang la réveilla par son aubade, et quun rayon de soleil, passant par une des ouvertures de laumuche, se joua sur son visage, pensa-t-elle tout de suite que ce nétait plus à poings fermés quelle pouvait dormir, mais assez légèrement au contraire, pour se réveiller lorsque le premier coup de sifflet ferait entendre son appel. Mais le sommeil le plus, solide nest pas toujours le meilleur, cest bien plutôt celui qui sinterrompt, reprend, sinterrompt encore et donne ainsi la conscience de la rêverie qui se suit et senchaîne; et sa rêverie navait rien que dagréable et de riant: en dormant, sa fatigue de la veille avait si bien disparu quelle ne sen souvenait même plus; son lit était doux, chaud, parfumé; lair quelle respirait embaumait le foin fané; les oiseaux la berçaient de leurs chansons joyeuses, et les gouttes de rosée condensée sur les feuilles de saules qui tombaient dans leau faisaient une musique cristalline. Quand le sifflet déchira le silence de la campagne, elle fut vite sur ses pieds, et après une toilette soignée au bord de létang, elle se prépara à partir. Mais sortir de son île en remettant le pont en place lui parut un moyen qui, en plus de sa vulgarité, présentait ce danger doffrir le passage à ceux qui pourraient vouloir entrer dans laumuche, si tant était que quelquun eût avant lhiver cette idée invraisemblable. Elle restait devant le fossé, se demandant si elle pourrait le franchir dun bond, quand elle aperçut une longue branche qui étayait laumuche du coté où les saules manquaient, et la prenant, elle sen servit pour sauter le fossé à la perche, ce qui pour elle, habituée à cet exercice quelle avait pratiqué bien souvent, fut un jeu. Peut-être était- ce là une façon peu noble de sortir de son royaume, mais comme personne ne lavait vue, au fond cela importait peu; dailleurs les jeunes reines doivent pouvoir se permettre des choses qui sont interdites aux vieilles. Après avoir caché sa perche dans lherbe de loseraie pour la retrouver quand elle voudrait rentrer le soir, elle partit et arriva à lusine une des premières. Alors, en attendant, elle vit des groupes se former et discuter avec une animation quelle navait pas remarquée la veille. Que se passait-il donc? Quelques mots quelle entendit au hasard le lui apprirent: «Pove fille! -- On y a copé le dé. -- Lpétiot dé? -- Lpétiot. -- Et lote? -- On y a pas copé. -- All a criai? -- Ctait des beuglements à faire pleurer ceux qui ly entendaient.» Perrine navait pas besoin de demander à. qui on avait coupé le doigt; et après le premier saisissement de la surprise, son coeur se serra: sans doute elle ne la connaissait que depuis deux jours, mais celle qui lavait accueillie à son arrivée, qui lavait guidée, lavait traitée en camarade, cétait cette pauvre fille qui venait de si cruellement souffrir et qui allait rester estropiée. Elle réfléchissait désolée, quand, en levant les yeux machinalement, elle vit venir Bendit; alors, se levant, elle alla à lui, sans bien savoir ce quelle faisait et sans se rendre compte de la liberté quelle prenait, dans son humble position, dadresser la parole à un personnage de cette importance, qui de plus était Anglais. «Monsieur, dit-elle en anglais, voulez-vous me permettre de vous demander, si vous le savez, comment va Rosalie?» Chose extraordinaire, il daigna abaisser les yeux sur elle et lui répondre: «Jai vu sa grandmère, ce matin, qui ma dit quelle avait bien dormi. -- Ah! monsieur, je vous remercie.» Mais Bendit, qui de sa vie navait jamais remercié personne, ne sentit pas tout ce quil y avait démotion et de cordiale reconnaissance dans laccent de ces quelques mots. «Je suis bien aise», dit-il en continuant son chemin. Pendant toute la matinée elle ne pensa quà Rosalie, et elle put dautant plus librement suivre sa vision que déjà elle était faite à son travail qui nexigeait plus lattention. À la sortie, elle courut à la maison de mère Françoise, mais comme elle eut la mauvaise chance de tomber sur la tante, elle nalla pas plus loin que le seuil de la porte. «Voir Rosalie, pourquoi faire? Le médecin a dit quil ne fallait pas léluger. Quand elle se lèvera, elle vous racontera comment elle sest fait estropier, limbécile!» La façon dont elle avait été accueillie le matin lempêcha de revenir le soir; puisque certainement elle ne serait pas mieux reçue, elle navait quà rentrer dans son île quelle avait hâte de revoir. Elle la retrouva telle quelle lavait quittée, et ce jour-là nayant pas de ménage à faire, elle put souper tout de suite. Elle sétait promis de prolonger ce souper; mais si petits quelle coupât ses morceaux de pain, elle ne put pas les multiplier indéfiniment, et quand il ne lui en resta plus, le soleil était encore haut à lhorizon; alors, sasseyant au fond de laumuche sur le billot, la porte ouverte, ayant devant elle létang et au loin les prairies coupées de rideaux darbres, elle rêva au plan de vie quelle devait se tracer. Pour son existence matérielle, trois points principaux dune importance capitale se présentaient: le logement, la nourriture, lhabillement. Le logement, grâce à la découverte quelle avait eu lheureuse chance de faire de cette île, se trouvait assuré au moins jusquen octobre, sans quelle eût rien à dépenser. Mais la question de nourriture et dhabillement ne se résolvait pas avec cette facilité. Était-il possible que pendant des mois et des mois, une livre de pain par jour fût un aliment suffisant pour entretenir les forces quelle dépensait dans son travail? Elle nen savait rien, puisque jusquà ce moment elle navait pas travaillé sérieusement; la peine, la fatigue, les privations, oui, elle les connaissait, seulement cétait par accident, pour quelques jours malheureux suivis dautres qui effaçaient tout; tandis que le travail répété, continu, elle navait aucune idée de ce quil pouvait être, pas plus que des dépenses quil exigeait à la longue. Sans doute, elle trouvait que depuis deux jours ses repas tournaient court; mais ce nétait là, en somme, quun ennui pour qui avait connu comme elle le supplice de la faim; quelle restât sur son appétit nétait rien, si elle conservait la santé et la force. Dailleurs, elle pourrait bientôt augmenter sa ration, et aussi mettre sur son pain un peu de beurre, un morceau de fromage; elle navait donc quà attendre, et quelques jours de plus ou de moins, des semaines même nétaient rien. Au contraire lhabillement, au moins pour plusieurs de ses parties, était dans un état de délabrement qui lobligeait à agir au plus vite, car les raccommodages faits pendant ses quelques journées de séjour auprès de La Rouquerie, ne tenaient plus. Ses souliers particulièrement sétaient si bien amincis que la semelle fléchissait sous le doigt quand elle la tâtait: il nétait pas difficile de calculer le moment où elle se détacherait de lempeigne, et cela se produirait dautant plus vite que, pour conduire son wagonet, elle devait passer par des chemins empierrés depuis peu, où lusure était rapide. Quand cela arriverait, comment ferait-elle? Évidemment elle devrait, acheter de nouvelles chaussures; mais devoir et pouvoir sont, deux; où trouverait-elle largent de cette dépense? La première chose à faire, celle qui pressait le plus, était de se fabriquer des chaussures, et cela présentait pour elle des difficultés qui tout dabord, quand elle en envisagea lexécution, la découragèrent. Jamais elle navait eu lidée de se demander ce quétait un soulier; mais quand elle en eut retiré un de son pied pour lexaminer, et quelle vit comment lempeigne était cousue à la semelle, le quartier réuni à lempeigne et le talon ajouté au tout, elle comprit que cétait un travail au-dessus de ses forces et de sa volonté, qui ne pouvait lui inspirer que du respect pour lart du cordonnier. Fait dune seule pièce et dans un morceau de bois, un sabot était par cela même plus facile; mais comment le creuser quand, pour tout outil, elle navait que son couteau? Elle réfléchissait tristement à ces impossibilités, quand ses yeux, errant vaguement sur létang et ses rives, rencontrèrent une touffe de roseaux qui les arrêta: les tiges de ces roseaux étaient vigoureuses, hautes, épaisses, et parmi celles poussées au printemps, il y en avait de lannée précédente, tombées dans leau, qui ne paraissaient pas encore pourries. Voyant cela, une idée séveilla dans son esprit: on ne se chausse pas quavec des souliers de cuir et des sabots de bois; il y a aussi des espadrilles dont la semelle se fait en roseaux tressés et le dessus en toile. Pourquoi nessayerait-elle pas de se tresser des semelles avec ces roseaux qui semblaient poussés là exprès pour quelle les employât, si elle en avait lintelligence? Aussitôt elle sortit de son île, et, suivant la rive, elle arriva à la touffe de roseaux, où elle vit quelle navait quà prendre à brassée parmi les meilleures tiges, cest-à-dire celles qui, déjà desséchées, étaient cependant flexibles encore et résistantes. Elle en coupa rapidement une grosse botte quelle rapporta dans laumuche où aussitôt elle se mit à louvrage. Mais après avoir fait un bout de tresse dun mètre de long à peu près, elle comprit que cette semelle, trop légère parce quelle était trop creuse, naurait aucune solidité, et quavant de tresser les roseaux, il fallait quils subissent une préparation qui, en écrasant leurs fibres, les transformerait en grosse filasse. Cela ne pouvait larrêter ni lembarrasser: elle avait un billot pour battre dessus les roseaux; il ne lui manquait quun maillet ou un marteau; une pierre arrondie quelle alla choisir sur la route, lui en tint lieu; et tout de suite elle commença à battre les roseaux, mais sans les mêler. Lombre de la nuit la surprit dans son travail; et elle se coucha en rêvant aux belles espadrilles à rubans bleus quelle chausserait bientôt, car elle ne doutait pas de réussir, sinon la première fois, au moins la seconde, la troisième, la dixième. Mais elle nalla pas jusque-là: le lendemain soir elle avait assez de tresses pour commencer ses semelles, et le surlendemain, ayant acheté une alène courbe qui lui coûta un sou, une pelote de fil un sou aussi, un bout de ruban de coton bleu du même prix, vingt centimètres de gros coutil moyennant quatre sous, en tout sept sous, qui étaient tout ce quelle pouvait dépenser, si elle ne voulait pas se passer de pain le samedi, elle essaya de façonner une semelle à limitation de celle de son soulier: la première se trouva à peu près ronde, ce qui nest pas précisément la forme du pied; la deuxième, plus étudiée, ne ressembla à rien; la troisième ne fut guère mieux réussie; mais enfin la quatrième, bien serrée au milieu, élargie aux doigts, rapetissée au talon, pouvait être acceptée pour une semelle. Quelle joie! Une fois de plus la preuve était faite quavec de la volonté, de la persévérance, on réussit ce quon veut fermement, même ce qui dabord parait impossible, et quon na pour toute aide quun peu dingéniosité, sans argent, sans outils, sans rien. Loutil qui lui manquait pour achever ses espadrilles, cétait des ciseaux. Mais leur achat entraînerait une telle dépense, quelle devait sen passer. Heureusement elle avait son couteau; et au moyen dune pierre à aiguiser quelle alla chercher dans le lit de la rivière, elle put le rendre assez coupant pour tailler le coutil appliqué à plat sur le billot. La couture de ces pièces détoffe nalla pas non plus sans tâtonnements et recommencements; mais enfin elle en vint à bout, et le samedi matin elle eut la satisfaction de partir chaussée de belles espadrilles grises quun ruban bleu croisé sur ses bas retenait bien à la jambe. Pendant ce travail, qui lui avait pris quatre soirées et trois matinées commencées dès le jour levant, elle sétait demandée ce quelle ferait de ses souliers, alors quelle quitterait sa cabane. Sans doute, elle navait pas à craindre quils fussent volés par des gens qui les trouveraient dans laumuche, puisque personne ny entrait. Mais ne pourraient-ils pas être rongés par des rats? Si cela se produisait, quel désastre! Pour aller au- devant de ce danger, il fallait donc quelle les serrât dans un endroit où les rats, qui pénètrent partout, ne pourraient pas les atteindre; et ce quelle trouva de mieux, puisquelle navait ni armoire, ni boîte, ni rien qui fermât, ce fut de les suspendre à son plafond par un brin dosier. XX Si elle était fière de ses chaussures, elle avait dautre part cependant des inquiétudes sur la façon dont elles allaient se comporter en travaillant: la semelle ne sélargirait-elle pas, le coutil ne se distendrait-il pas au point de ne conserver aucune forme? Aussi, tout en chargeant son wagonet ou en le poussant, regardait- elle souvent à ses pieds. Tout dabord elles avaient résisté; mais cela continuerait-il?! Ce mouvement, sans doute, provoqua lattention dune de ses camarades qui, ayant regardé les espadrilles, les trouva à son goût et en fit compliment à Perrine. «Où qucest que vo avez acheté ces chaussons? demanda-t-elle. -- Ce ne sont pas des chaussons, ce sont des espadrilles. -- Cest joli tout de même; ça coûte-t-y cher? -- Je les ai faites moi-même avec des roseaux tressés et quatre sous de coutil. -- Cest joli.» Ce succès la décida à entreprendre un autre travail, beaucoup plus délicat, auquel elle avait bien souvent pensé, mais en lécartant toujours, autant parce quil entraînait une trop grosse dépense que parce quil se présentait entouré de difficultés de toutes sortes. Ce travail, cétait de se tailler et de se coudre une chemise pour remplacer la seule quelle possédât maintenant et quelle portait sur le dos, sans pouvoir lôter pour la laver. Combien coûteraient deux mètres de calicot, qui lui étaient nécessaires? Elle nen savait rien. Comment les couperait-elle lorsquelle les aurait? Elle ne le savait pas davantage. Et il y avait là une série dinterrogations qui lui donnaient à réfléchir; sans compter quelle se demandait sil ne serait pas plus sage de commencer par se faire un caraco et une jupe en indienne pour remplacer sa veste et son jupon, qui se fatiguaient dautant plus quelle était obligée de coucher avec. Le moment où ils labandonneraient tout a fait nétait pas difficile à calculer. Alors comment sortirait-elle? Et pour sa vie, pour son pain quotidien, aussi bien que pour le succès de ses projets, il fallait quelle continuât à être admise à lusine. Cependant quand, le samedi soir, elle eut entre les mains les trois francs quelle venait de gagner dans sa semaine, elle ne put pas résister à la tentation de la chemise. Assurément le caraco et la jupe navaient rien perdu de leur utilité à ses yeux; mais la chemise aussi était indispensable, et, de plus, elle se présentait avec tout un entourage dautres considérations: habitudes de propreté dans lesquelles elle avait été élevée, respect de soi- même, qui finirent par lemporter. La veste, le jupon elle les raccommoderait encore, et comme leur étoffe était de fabrication solide, ils porteraient bien sans doute quelques nouvelles reprises. Tous les jours, quand a lheure du déjeuner elle allait de lusine à la maison de mère Françoise pour demander des nouvelles de Rosalie, quon lui donnait ou quon ne lui donnait point, selon que cétait la grandmère ou la tante qui lui répondaient, elle sarrêtait, depuis que lenvie de la chemise la tenait, devant une petite boutique dont la montre se divisait en deux étalages, lun de journaux, dimages, de chansons, lautre de toile, de calicot, dindienne, de mercerie; se plaçant au milieu, elle avait lair de regarder les journaux ou dapprendre les chansons, mais en réalité elle admirait les étoffes. Comme elles étaient heureuses celles qui pouvaient franchir le seuil de cette boutique tentatrice et se faire couper autant de ces étoffes quelles voulaient! Pendant ses longues stations, elle avait vu souvent des ouvrières de lusine entrer dans ce magasin, et en ressortir avec des paquets soigneusement enveloppés de papier, quelles serraient sur leur coeur, et elle sétait dit que ces joies nétaient pas pour elle... au moins présentement. Mais maintenant elle pouvait franchir ce seuil si elle voulait, puisque trois pièces blanches sonnaient dans sa main, et, très émue, elle le franchit. «Vous désirez? mademoiselle», demanda une petite vieille dune voix polie, avec un sourire affable. Comme il y avait longtemps quon ne lui avait parlé avec cette douceur, elle saffermit. «Voulez-vous bien me dire, demanda-t-elle, combien vous vendez votre calicot... le moins cher? -- Jen ai à quarante centimes le mètre.» Perrine eut un soupir de soulagement. «Voulez-vous men couper deux mètres? -- Cest quil nest pas fameux à luser, tandis que celui à soixante centimes... -- Celui à quarante centimes me suffit. -- Comme vous voudrez; ce que jen disais, cétait pour vous renseigner; je naime pas les reproches. -- Je ne vous en ferai pas, madame.» La marchande avait pris la pièce du calicot à quarante centimes, et Perrine remarqua quil nétait ni blanc, ni lustré comme celui quelle avait admiré dans la montre. «Et avec ça? demanda la marchande, quand elle eut déchiré le calicot avec un claquement sec. -- Je voudrais du fil. -- En pelote, en écheveau, en bobine?... -- Le moins cher. -- Voilà une pelote de dix centimes; ce qui nous fait en tout dix- huit sous.» À son tour, Perrine éprouva la joie de sortir de cette boutique en serrant contre elle ses deux mètres de calicot enveloppés dans un vieux journal invendu: elle navait, sur ses trois francs, dépensé que dix-huit sous, il lui en restait donc quarante-deux jusquau samedi suivant, cest-à-dire quaprès avoir prélevé les vingt-huit sous quil lui fallait pour le pain de sa semaine, elle se voyait pour limprévu ou léconomie un capital de sept sous, nayant plus de loyer à payer. Elle fit en courant le chemin qui la séparait de son île, où elle arriva essoufflée, mais cela ne lempêcha pas de se mettre tout de suite à louvrage, car la forme quelle donnerait à sa chemise ayant été longuement débattue dans sa tête, elle navait pas à y revenir: elle serait à coulisse; dabord parce que cétait la plus simple et la moins difficile à exécuter pour elle qui navait jamais taillé des chemises et manquait de ciseaux, et puis parce quelle pourrait faire servir à la nouvelle le cordon de lancienne. Tant quil ne sagit que de couture, les choses marchèrent à souhait, sinon de façon à sadmirer dans son travail, au moins assez bien pour ne pas le recommencer. Mais où les difficultés et les responsabilités se présentèrent, ce fut au moment de tailler les ouvertures pour la tête et les bras, ce qui, avec son couteau et le billot, pour seuls outils, lui paraissait si grave, que ce ne fut pas sans trembler un peu quelle se risqua à entamer létoffe. Enfin, elle en vint à bout, et le mardi matin elle put sen aller à latelier habillée dune chemise gagnée par son travail, taillée et cousue de ses mains. Ce jour-là, quand elle se présenta chez mère Françoise, ce fut Rosalie qui vint au-devant delle le bras en écharpe. «Guérie! -- Non, seulement on me permet de me lever et de sortir dans la cour.» Tout à la joie de la voir, Perrine continua de la questionner, mais Rosalie ne répondait que dune façon contrainte. Quavait-elle donc? À la fin elle lâcha une question qui éclaira Perrine: «Où donc logez-vous maintenant?» Nosant pas répondre, Perrine se jeta à côté: «Cétait trop cher pour moi, il ne me restait rien pour ma nourriture et mon entretien. -- Est-ce que vous avez trouvé à meilleur prix autre part? -- Je ne paye pas. -- Ah!» Elle resta un moment arrêtée, puis la curiosité lemporta. «Chez qui?» Cette fois Perrine ne put pas se dérober à cette question directe: «Je vous dirai cela plus tard. -- Quand vous voudrez; seulement vous savez, lorsquen passant vous verrez tante Zénobie dans la cour ou sur la porte il vaudra mieux ne pas entrer: elle vous en veut; venez le soir plutôt, à cette heure-là elle est occupée.» Perrine rentra à latelier attristée de cet accueil; en quoi donc était-elle coupable de ne pas pouvoir continuer à habiter la chambrée de mère Françoise? Toute la journée elle resta sous cette impression, qui revint plus forte quand le soir elle se trouva seule dans laumuche, nayant rien à faire pour la première fois depuis huit jours. Alors, afin de la secouer, elle eut lidée de se promener dans les prairies qui entouraient son île, ce quelle navait pas encore eu le temps de faire. La soirée était dune beauté radieuse, non pas éblouissante comme elle se rappelait celles de ses années denfance dans son pays natal, ni brûlante sous un ciel dindigo, mais tiède, et dune clarté tamisée qui montrait les cimes des arbres baignées dans une vapeur dor pâle: les foins, qui nétaient pas encore mûrs, mais dont les plantes défleurissaient déjà, versaient dans lair mille parfums qui se concentraient en une senteur troublante. Sortie de son île, elle suivit la rive de lentaille, marchant dans les herbes hautes qui, depuis leur pousse printanière, navaient été foulées par personne, et de temps en temps se retournant, elle regardait à travers les roseaux de la berge son aumuche qui se confondait si bien avec le tronc et les branches des saules, que les bêtes sauvages ne devaient certainement pas soupçonner quelle était un travail dhomme, derrière lequel lhomme pouvait sembusquer avec un fusil. Au moment où, après un de ces arrêts qui lavait fait descendre dans les roseaux et les joncs, elle allait remonter sur la berge, un bruit se produisit à ses pieds qui leffara, et une sarcelle se jeta à leau en se sauvant effrayée. Alors regardant doù elle était partie, elle aperçut un nid fait de brins dherbe et de plumes, dans lequel se trouvaient dix oeufs dun blanc sale avec de petites taches de couleur noisette: au lieu dêtre posé sur la terre et dans les herbes, ce nid flottait sur leau; elle lexamina pendant quelques minutes, mais sans le toucher, et remarqua quil était construit de façon à sélever ou sabaisser selon la crue des eaux, et si bien entouré de roseaux que ni le courant, si une crue en produisait un, ni le vent ne pouvaient lentraîner. De peur dinquiéter la mère, elle alla se placer à une certaine distance, et resta là immobile. Cachée dans les hautes herbes où elle avait disparu en sasseyant, elle attendit pour voir si la sarcelle reviendrait à son nid; mais comme celle-ci ne reparut pas, elle en conclut quelle ne couvait pas encore, et que ces oeufs étaient nouvellement pondus; alors elle reprit sa promenade, et de nouveau au frôlement de sa jupe dans les herbes sèches elle vit partir dautres oiseaux effrayés, -- des poules deau si légères dans leur fuite quelles couraient sur les feuilles flottantes des nénuphars sans les enfoncer; des raies au bec rouge; des bergeronnettes sautillantes; des troupes de moineaux qui, dérangés au moment de, leur coucher, la poursuivaient du cri auquel ils doivent leur nom dans le pays «cra-cra». Allant ainsi à la découverte, elle ne tarda pas à arriver au bout de son entaille, et reconnut quelle se réunissait à une autre plus large et plus longue, mais par cela même beaucoup moins boisée; aussi, après avoir suivi dans la prairie une de ses rives pendant un certain temps, sexpliqua-t-elle que les oiseaux y fussent moins nombreux. Cétait son étang avec ses arbres touffus, ses grands roseaux foisonnants, ses plantes aquatiques qui recouvraient, les eaux dun tapis de verdure mouvante que ce monde ailé avait choisi parce quil y trouvait sa nourriture aussi bien que sa sécurité; et quand, une heure après, en revenant sur ses pas, elle le revit, à demi noyé dans lombre du soir, si tranquille, si vert, si joli, elle se dit quelle avait, eu autant dintelligence que ces bêtes de le prendre, elle aussi, pour nid. XXI Chez Perrine, cétait bien souvent les événements du jour écoulé qui faisaient les rêves de sa nuit, de sorte que les derniers mois de sa vie ayant été remplis par la tristesse, il en avait été de ses rêves comme de sa vie. Que de fois, depuis que le malheur avait commencé à la frapper, sétait-elle éveillée baignée de sueur, étouffée par des cauchemars qui prolongeaient dans le sommeil les misères de la réalité. À la vérité, après son arrivée à Maraucourt, sous linfluence des pensées despoir qui renaissaient en elle, comme aussi sous celle du travail, ces cauchemars moins fréquents étaient devenus moins douloureux, leur poids avait pesé moins lourdement sur elle, leurs doigts de fer lavaient serrée moins fort à la gorge. Maintenant lorsquelle sendormait, cétait au lendemain quelle pensait, à un lendemain assuré, ou bien à latelier, ou bien à son île, ou bien encore à ce quelle avait entrepris ou voulait entreprendre pour améliorer sa situation, ses espadrilles, sa chemise, son caraco, sa jupe. Et alors son rêve, comme sil obéissait à une suggestion mystérieuse, mettait en scène le sujet quelle avait taché dimposer à son esprit: tantôt un atelier dans lequel la baguette dune fée remplaçant le pilon de La Quille, donnait le mouvement aux mécaniques, sans que les enfants qui les conduisaient eussent aucune peine à prendre; tantôt un lendemain radieux, tout plein de joies pour tous; une autre fois il faisait surgir une nouvelle île dune beauté surnaturelle avec des paysages et des bêtes aux formes fantastiques qui nont de vie que dans les rêves; ou bien encore, plus terre à terre, son imagination lui donnait à coudre des bottines merveilleuses qui remplaçaient ses espadrilles, ou des robes extraordinaires tissées par des génies dans des cavernes de diamants et de rubis, lesquelles robes remplaceraient à un moment donné le caraco et la jupe en indienne quelle se promettait. Sans doute ce moyen de suggestion nétait pas infaillible, et son imagination inconsciente ne lui obéissait ni assez fidèlement, ni assez régulièrement pour avoir la certitude, en fermant les yeux, que les pensées de sa nuit continueraient celles de sa journée, ou celles quelle suivait quand le sommeil la prenait, mais enfin cette continuation senchaînait quelquefois, et alors ces bonnes nuits lui apportaient un soulagement moral aussi bien que physique qui la relevait. Ce soir-là quand elle sendormit dans sa hutte close, la dernière image qui passa devant ses yeux à demi noyés par le sommeil, aussi bien que la dernière idée qui flotta dans sa pensée engourdie, continuèrent son voyage dexploration aux abords de son île. Cependant ce ne fut pas précisément de ce voyage quelle rêva, mais plutôt de festins: dans une cuisine haute et grande comme une cathédrale, une armée de petits marmitons blancs, de tournure diabolique, sempressait autour de tables immenses et dun brasier infernal: les uns cassaient des oeufs que dautres battaient et qui montaient, montaient en mousse neigeuse; et de tous ces oeufs, ceux-ci gros comme des melons, ceux-là à peine gros comme des pois, ils confectionnaient des plats extraordinaires, si bien quils semblaient avoir pour but darranger ces oeufs de toutes les manières connues, sans en oublier une seule: à la coque, au fromage, au beurre noir, aux tomates, brouillés, pochés, à la crème, au gratin, en omelettes variées, au jambon, au lard, aux pommes de terre, aux rognons, aux confitures, au rhum qui flambait avec des lueurs déclairs; et à côté de ceux-là dautres plus importants, et qui incontestablement étaient des chefs, mélangeaient dautres oeufs à des pâtes pour en faire des pâtisseries, des soufflés, des pièces montées. Et chaque fois quelle se réveillait à moitié, elle se secouait pour chasser ce rêve bête, mais toujours il reprenait et les marmitons qui ne la lâchaient point continuaient leur travail fantastique, si bien que quand le sifflet de lusine la réveilla, elle en était encore à suivre la préparation dune crème au chocolat dont elle retrouva le goût et le parfum sur ses lèvres. Et alors, quand la lucidité commença à se faire dans son esprit qui souvrait, elle comprit que ce qui lavait frappée dans son voyage, ce nétait ni le charme, ni la beauté, ni la tranquillité de son île, mais tout simplement les oeufs de sarcelle qui avaient dit à son estomac que depuis quinze jours bientôt, elle ne lui donnait que du pain sec et de leau: et cétaient ces oeufs qui avaient guidé son rêve en lui montrant ces marmitons et toutes ces cuisines fantastiques; il avait faim de ces bonnes choses cet estomac et il le disait à sa manière en provoquant ces visions, qui en réalité nétaient que des protestations. Pourquoi navait-elle pas pris ces oeufs, ou quelques-uns de ces oeufs qui nappartenaient à personne, puisque la sarcelle qui les avait pondus était une bête sauvage? Assurément, nayant à sa disposition ni casserole, ni poêle, ni ustensile daucune sorte, elle ne pouvait se préparer aucun des plats qui venaient de défiler devant ses yeux, tous plus alléchants, plus savants les uns que les autres; mais cest là le mérite des oeufs précisément quils nont pas besoin de préparations savantes: une allumette pour mettre le feu à un petit tas de bois sec ramassé dans les taillis, et sous la cendre il lui était facile de les faire cuire comme elle voulait, à la coque ou durs, en attendant quelle pût se payer une casserole ou un plat. Pour ne pas ressembler au festin que son rêve avait inventé, ce serait un régal qui aurait son prix. Plus dune fois pendant son travail ce pourquoi lui revint à lesprit, et si ce ne fut pas avec le caractère dune obsession comme son rêve, il fut cependant assez pressant pour quà la sortie elle se trouvât décidée à acheter une boîte dallumettes et un sou de sel; puis ces acquisitions faites elle partit en courant pour revenir à son entaille. Elle avait trop bien retenu la place du nid pour ne pas le retrouver tout de suite, mais ce soir-là la mère ne loccupait pas; seulement elle y était venue à un moment quelconque de la journée, puisque maintenant au lieu de dix oeufs il y en avait onze; ce qui prouvait que nayant pas fini de pondre elle ne couvait pas encore. Cétait là une bonne chance, dabord parce que les oeufs seraient frais, et puis parce quen en prenant seulement cinq ou six la sarcelle, qui ne savait pas compter, ne sapercevrait de rien. Autrefois Perrine neût pas eu de ces scrupules et elle eût vidé complètement le nid, sans aucun souci, mais les chagrins quelle avait éprouvés lui avaient mis au coeur une compassion attendrie pour les chagrins des autres, de même que son affection pour Palikare lui avait inspiré pour toutes les bêtes une sympathie quelle ne connaissait pas en son enfance. Cette sarcelle nétait- elle pas une camarade pour elle? Ou plutôt en continuant son jeu, une sujette? Si les rois ont le droit dexploiter leurs sujets et den vivre, encore doivent-ils garder avec eux certains ménagements. Quand elle avait décidé cette chasse, elle avait en même temps arrêté la manière de la faire cuire: bien entendu ce ne serait pas dans laumuche, car le plus léger flocon de fumée qui sen échapperait pourrait donner léveil à ceux qui le verraient, mais simplement dans une carrière du taillis où campaient les nomades qui traversaient le village, et où par conséquent ni un feu, ni de la fumée ne devaient attirer lattention de personne. Promptement elle ramassa une brassée de bois mort et bientôt elle eut un brasier dans les cendres duquel elle fit cuire un de ses oeufs, tandis quentre deux silex bien propres et bien polis elle égrugeait une pincée de sel pour quil fondît mieux. À la vérité il lui manquait un coquetier; mais cest là un ustensile qui nest indispensable quà qui dispose du superflu. Un petit trou fait dans son morceau de pain lui en tint lieu. Et bientôt elle eut la satisfaction de tremper une mouillette dans son oeuf cuit à point; à la première bouchée, il lui sembla quelle nen navait jamais mangé daussi bon, et elle se dit qualors même que les marmitons de son rêve existeraient réellement ils ne pourraient certainement pas faire quelque chose qui approchât de cet oeuf de sarcelle à la coque, cuit sous les cendres. Réduite la veille à son seul pain sec, et nimaginant pas quelle pût y rien ajouter avant plusieurs semaines, des mois, peut-être, ce souper aurait dû satisfaire son appétit et les tentations de son estomac. Cependant il nen fut pas ainsi; et elle navait pas fini son oeuf quelle se demandait si elle ne pourrait pas accommoder dune autre façon ceux qui lui restaient, aussi bien que ceux quelle se promettait de se procurer par de nouvelles trouvailles. Bon, très bon loeuf à la coque; mais bonne aussi une soupe chaude liée avec un jaune doeuf. Et cette idée de soupe lui avait trotté par la tête avec le très vif regret dêtre obligée de renoncer à sa réalisation. Sans doute la confection de ses espadrilles et de sa chemise lui avait inspiré une certaine confiance, en lui démontrant ce quon peut obtenir avec de la persévérance. Mais cette confiance nallait pas jusquà croire quelle pourrait jamais se fabriquer une casserole en terre ou en fer-blanc pour faire sa soupe, pas plus quune cuiller en métal quelconque ou simplement en bois pour la manger. Il y avait là des impossibilités contre lesquelles elle se casserait la tête; et, en attendant quelle eût gagné largent nécessaire pour lacquisition de ces deux ustensiles, elle devrait, en fait de soupe, se contenter du fumet quelle respirait en passant devant les maisons, et du bruit des cuillers qui lui arrivait. Cétait ce quelle se disait un matin en se rendant à son travail, lorsquun peu avant dentrer dans le village, à la porte dune maison doù lon avait déménagé la veille, elle vit un tas de vieille paille jeté sur le bas côté du chemin avec des débris de toutes sortes, et parmi ces débris elle aperçut des boites en fer- blanc qui avaient contenu des conserves de viande, de poisson, de légumes; il y en avait de différentes formes, grandes, petites, hautes, plates. En recevant léclair que leur surface polie lui envoyait, elle sétait arrêtée machinalement; mais elle neut pas une seconde dhésitation: les casseroles, les plats, les cuillers, les fourchettes qui lui manquaient, venaient de lui sauter aux yeux; pour que sa batterie de cuisine fût aussi complète quelle la pouvait désirer, elle navait quà tirer parti de ces vieilles boîtes. Dun saut elle traversa le chemin, et à la hâte fit choix de quatre boîtes quelle emporta en courant pour aller les cacher au pied dune haie, sous un tas de feuilles sèches: au retour le soir, elle les retrouverait là et alors, avec un peu dindustrie, tous les menus quelle inventait pourraient être mis à exécution. Mais les retrouverait-elle? Ce fut la question qui pendant toute la journée la préoccupa. Si on les lui prenait, elle naurait donc arrangé toutes ses combinaisons de travail que pour les voir lui échapper au moment même où elle croyait pouvoir les réaliser. Heureusement aucun de ceux qui passèrent par là ne savisa de les enlever, et quand la journée finie elle revint à la haie, après avoir laissé passer le flot des ouvriers qui suivaient ce chemin, elles étaient à la place même où elle les avait cachées. Comme elle ne pouvait pas plus faire du bruit dans son île que de la fumée, ce fut dans la carrière quelle sétablit, espérant trouver là les outils qui lui étaient nécessaires, cest-à-dire des pierres dont elle ferait des marteaux pour battre le fer- blanc; dautres plates qui lui serviraient denclumes, ou rondes de mandrins; dautres seraient des ciseaux avec lesquels elle le couperait. Ce fut ce travail qui lui donna le plus de peine, et il ne lui fallut pas moins de trois jours pour façonner une cuiller; encore nétait-il pas du tout prouvé que si elle lavait montrée à quelquun, on eût deviné que cétait une cuiller; mais comme cen était une quelle avait voulu fabriquer, cela suffisait, et dautre part, comme elle mangeait seule, elle navait pas à sinquiéter des jugements quon pouvait porter sur ses ustensiles de table. Maintenant pour faire la soupe dont elle avait si grande envie, il ne lui manquait plus que du beurre et de loseille. Pour le beurre, il en était comme du pain et du sel; ne pouvant pas le faire de ses propres mains, puisquelle navait pas de lait, elle devait lacheter. Mais pour loseille elle économiserait cette dépense, par une recherche dans les prairies où non seulement elle trouverait de loseille sauvage, mais aussi des carottes, des salsifis qui tout en nayant ni la beauté, ni la grosseur des légumes cultivés, seraient encore très bons pour elle. Et puis il ny avait pas que des oeufs et des légumes dont elle pouvait composer le menu de son dîner, maintenant quelle sétait fabriqué des vases pour les cuire, une cuiller en fer-blanc et une fourchette en bois pour les manger, il y avait aussi les poissons de létang, si elle était assez adroite pour les prendre. Que fallait-il pour cela? Des lignes quelle amorcerait avec des vers quelle chercherait dans la vase. De la ficelle quelle avait achetée pour ses espadrilles, il restait un bon bout; elle neut quà dépenser un sou pour des hameçons; et avec des crins de cheval quelle ramassa devant la forge, ses lignes furent suffisantes pour pêcher plusieurs sortes de poissons, sinon les plus beaux de lentaille quelle voyait, dans leau claire, passer dédaigneux devant ses amorces trop simples, au moins quelques-uns des petits, moins difficiles, et qui pour elle étaient dune grosseur bien suffisante. TOME SECOND XXII Très occupée par ces divers travaux qui lui prenaient toutes ses soirées, elle resta plus dune semaine sans aller voir Rosalie; et comme, par une de leurs camarades aux cannetières qui logeait chez mère Françoise, elle eut de ses nouvelles; dautre part comme elle craignait dêtre reçue par la terrible tante Zénobie, elle laissa les jours sajouter aux jours; mais à la fin, un soir elle se décida à ne pas rentrer tout de suite chez elle, où dailleurs elle navait pas à faire son dîner, composé dun poisson froid pris et cuit la veille. Justement Rosalie était seule dans la cour, assise sous un pommier; en apercevant Perrine elle vint à la barrière dun air à moitié fâché et à moitié content: «Je croyais que vous vouliez, ne plus venir? -- Jai été occupée. -- À quoi donc?» Perrine ne pouvait pas ne pas répondre: elle, montra ses espadrilles, puis elle raconta comment elle avait confectionné sa chemise. «Vous ne pouviez pas emprunter des ciseaux aux gens de votre maison? dit Rosalie étonnée. -- Il ny a pas de gens qui puissent me prêter, des ciseaux dans ma maison. -- Tout le monde a des ciseaux.» Perrine se demanda si elle devait continuer à garder le secret sur son installation, mais pensant quelle ne pourrait le faire que par des réticences qui fâcheraient Rosalie, elle se décida à parler. «Personne ne demeure dans ma maison, dit-elle en souriant. -- Pas possible. -- Cest pourtant vrai, et voilà pourquoi, ne pouvant pas non plus me procurer une casserole pour me faire de la soupe et une cuiller pour la manger, jai dû les fabriquer, et je vous assure que pour la cuiller ça été plus difficile que pour les espadrilles. -- Vous voulez rire. -- Mais non, je vous assure.» Et sans rien dissimuler, elle raconta son installation dans laumuche, ainsi que ses travaux pour fabriquer ses ustensiles, ses chasses aux oeufs, ses pêches dans lentaille, ses cuisines dans la carrière. À chaque instant Rosalie poussait des exclamations de joie comme si elle entendait une histoire tout à fait extraordinaire: «Ce que vous devez vous amuser! sécria-t-elle quand Perrine expliqua comment elle avait fait sa première soupe à loseille. -- Quand ça réussit, oui; mais quand ça ne marche pas! Jai travaillé trois jours pour ma cuiller; je ne pouvais pas arriver à creuser la palette: jai gâché deux morceaux de fer-blanc; il ne men restait plus quun seul; pensez à ce que je me suis donné de coups de caillou sur les doigts. -- Je pense à votre soupe -- Cest vrai quelle était bonne... -- Je vous crois. -- Pour moi qui nen mange jamais, et ne mange non plus rien de chaud. -- Moi jen mange tous les jours, mais ce nest pas la même chose: est-ce drôle quil y ait de loseille dans les prairies, et des carottes, et des salsifis! -- Et aussi du cresson, de la ciboulette, des mâches, des panais, des navets, des raiponces, des bettes et bien dautres plantes bonnes à manger. -- Il faut savoir. -- Mon père mavait appris à les connaître.» Rosalie garda le silence un moment dun air réfléchi; à la fin elle se décida: «Voulez-vous que jaille vous voir? -- Avec plaisir si vous me promettez de ne dire à personne où je demeure. -- Je vous le promets. -- Alors quand voulez-vous venir? -- Jirai dimanche chez une de mes tantes à Saint-Pipoy; en revenant dans laprès-midi je peux marrêter.» À son tour Perrine eut un moment dhésitation, puis dun air affable: «Faites mieux, dînez avec moi.» En vraie paysanne quelle était, Rosalie senferma dans des réponses cérémonieuses, sans dire ni oui ni non; mais il était facile de voir quelle avait une envie très vive daccepter. Perrine insista: «Je vous assure que vous me ferez plaisir, je suis si isolée! -- Cest tout de même vrai. -- Alors cest entendu; mais apportez votre cuiller, car je naurai ni le temps ni le fer-blanc pour en fabriquer une seconde. -- Japporterai aussi mon pain, nest ce pas? -- Je veux bien. Je vous attendrai dans la carrière; vous me trouverez occupée à ma cuisine.» Perrine était sincère en disant quelle aurait plaisir à recevoir Rosalie, et à lavance elle sen fit fête: une invitée à traiter, un menu à composer, ses provisions à trouver, quelle affaire! et son importance devint quelque chose de sensible pour elle-même: qui lui eût dit quelques jours plus tôt quelle pourrait donner à dîner à une amie? Ce quil y avait de grave, cétaient la chasse et la pêche, car si elle ne dénichait pas des oeufs, et ne pêchait pas du poisson, ce dîner serait réduit à une soupe à loseille, ce qui serait vraiment par trop maigre. Dès le vendredi elle employa sa soirée à parcourir les entailles voisines, où elle eut la chance de découvrir un nid de poule deau; il est vrai que les oeufs des poules deau sont plus petits que ceux des sarcelles, mais elle navait pas le droit dêtre trop difficile. Dailleurs sa pêche fut meilleure, et elle eut ladresse de prendre avec sa ligne amorcée dun ver rouge une jolie perche, qui devait suffire à son appétit et à celui de Rosalie. Elle voulut cependant avoir en plus un dessert, et ce fut un groseillier à maquereau poussé sous un têtard de saule qui le lui fournit; peut-être les groseilles nétaient-elles pas parfaitement mûres, mais cest une des qualités de ce fruit de pouvoir se manger vert. Quand à la fin de laprès-midi du dimanche Rosalie arriva dans la carrière, elle trouva Perrine assise devant son feu sur lequel la soupe bouillait: «Je vous ai attendue pour mêler le jaune doeuf à la soupe, dit Perrine, vous naurez quà tourner avec votre bonne main pendant que je verserai doucement le bouillon; le pain est taillé.» Bien que Rosalie eût fait toilette pour ce dîner, elle ne craignit pas de se prêter à ce travail qui était un jeu, et des plus amusants pour elle encore. Bientôt la soupe fut achevée, et il ny eut plus quà la porter dans lîle, ce que fit Perrine. Pour recevoir sa camarade qui tenait encore sa main en écharpe, elle avait rétabli la planche servant de pont: «Moi, cest à la perche que jentre et sors, dit-elle, mais cela neût pas été commode pour vous, à cause de votre main.» La porte de laumuche ouverte, Rosalie ayant aperçu dressées dans les quatre coins des gerbes de fleurs variées, lune de massettes, lautre de butomes rosés, celle-ci diris jaunes, celle-là daconit aux clochettes bleues, et à terre le couvert mis, poussa une exclamation qui paya Perrine de ses peines. «Que cest joli!» Sur un lit de fougère fraîche deux grandes feuilles de patience se faisaient vis-à-vis en guise dassiettes, et sur une feuille de berce beaucoup plus grande, comme il convient pour un plat, la perche était dressée entourée de cresson; cétait une feuille aussi, mais plus petite, qui servait de salière, comme cen était une autre qui remplaçait le compotier pour les groseilles à maquereau; entre chaque plat était piquée une fleur de nénuphar qui sur cette fraîche verdure jetait sa blancheur éblouissante. «Si vous voulez vous asseoir», dit Perrine en lui tendant la main. Et quand elles eurent pris place en face lune de lautre, le dîner commença. «Comme jaurais été fâchée de nêtre pas venue, dit Rosalie, parlant la bouche pleine, cest si joli et si bon. -- Pourquoi donc ne seriez-vous pas venue? -- Parce quon voulait menvoyer à Picquigny pour M. Bendit qui est malade. -- Quest-ce quil a, M. Bendit? -- La fièvre typhoïde; il est très malade, à preuve que depuis hier il ne sait pas ce quil dit, et ne reconnaît plus personne; cest pour cela quhier justement jai été pour venir vous chercher. -- Moi! Et pourquoi faire? -- Ah! voilà une idée que jai eue. -- Si je peux quelque chose pour M. Bendit, je suis prête: il a été bon pour moi; mais que peut une pauvre fille? Je ne comprends pas. -- Donnez-moi encore un peu de poisson, avec du cresson, et je vais vous lexpliquer. Vous savez que M. Bendit est lemployé chargé de la correspondance étrangère, cest lui qui traduit les lettres anglaises et allemandes. Comme maintenant il na plus sa tête, il ne peut plus rien traduire. On voulait faire venir un. autre employé pour le remplacer; mais comme celui-là pourrait bien garder la place quand M. Bendit sera guéri, sil guérit, M. Fabry et M. Mombleux ont proposé de se charger de son travail, afin quil retrouve sa place plus tard. Mais voilà quhier M. Fabry a été envoyé en Écosse, et M. Mombleux est resté embarrassé, parce que sil lit assez bien lallemand, et sil peut faire les traductions de langlais avec M. Fabry, qui a passé plusieurs années en Angleterre, quand il est tout seul, ça ne va plus aussi bien, surtout quand il sagit de lettres en anglais dont il faut deviner lécriture. Il expliquait ça à table où je le servais, et il disait quil avait peur dêtre obligé de renoncer à remplacer M. Bendit; alors jai eu idée de lui dire que vous parliez langlais comme le français... -- Je parlais français avec mon père, anglais avec ma mère, et quand nous nous entretenions tous les trois ensemble, nous employions tantôt une langue, tantôt lautre, indifféremment, sans y faire attention -- Pourtant je nai pas osé; mais maintenant, est-ce que je peux lui dire cela? -- Certainement, si vous croyez quil peut avoir besoin dune pauvre fille comme moi. -- Il ne sagit pas dune pauvre fille ou dune demoiselle, il sagit de savoir si vous parlez langlais. -- Je le parle, mais traduire une lettre daffaires, cest autre chose. -- Pas avec M. Mombleux qui connaît les affaires. -- Peut-être. Alors, sil en est ainsi, dites à M. Mombleux que je serais bien heureuse de pouvoir faire quelque chose pour M. Bendit. -- Je le lui dirai.» La perche, malgré sa grosseur, avait été dévorée, et le cresson avait aussi disparu. On arrivait au dessert. Perrine se leva et remplaça les feuilles de berce sur lesquelles le poisson avait été servi par des feuilles de nénuphar en forme de coupe, veinées et vernissées comme eût pu lêtre le plus beau des émaux: puis elle offrit ses groseilles à maquereau: «Acceptez donc, dit-elle en riant comme si elle avait joué à la poupée, quelques fruits de mon jardin. -- Où est-il, votre jardin? -- Sur notre tête: un groseillier a poussé dans les branches dun des saules qui sert de pilier à la maison. -- Savez-vous que vous nallez pas pouvoir loccuper longtemps encore votre maison? -- Jusquà lhiver, je pense. -- Jusquà lhiver! Et la chasse au marais qui va ouvrir; à ce moment laumuche servira pour sûr. -- Ah! mon Dieu.» La journée qui avait si bien commencé finit sur cette terrible menace, et cette nuit-là fut certainement la plus mauvaise que Perrine eût passée dans son île depuis quelle loccupait. Où irait-elle? Et tous ses ustensiles, quelle avait eu tant de peine à réunir, quen ferait-elle? XXIII Si Rosalie navait parlé que de la prochaine ouverture de la chasse au marais, Perrine serait restée sous le coup de ce danger gros de menaces pour elle, mais ce quelle avait dit de la maladie de Bendit et des traductions de Mombleux apportait une diversion à cette impression. Oui, elle était charmante son île et ce serait un vrai désastre que de la quitter; mais en ne la quittant point, elle ne se rapprocherait pas, et même il semblait quelle ne se rapprocherait jamais du but que sa mère lui avait fixé et quelle devait poursuivre. Tandis que si une occasion se présentait pour elle dêtre utile à Bendit et à Mombleux, elle se créait ainsi des relations qui lui entrouvriraient peut-être des portes par lesquelles elle pourrait passer plus tard; et cétait là une considération qui devait lemporter sur toutes les autres, même sur le chagrin dêtre dépossédée de son royaume: ce nétait pas pour jouer à ce jeu, si amusant quil fût, pour dénicher des nids, pêcher des poissons, cueillir des fleurs, écouter le chant des oiseaux, donner des dînettes, quelle avait supporté les fatigues et les misères de son douloureux voyage. Le lundi, comme cela avait été convenu avec Rosalie, elle passa devant la maison de mère Françoise à la sortie de midi, afin de se mettre à la disposition de Mombleux, si celui-ci avait besoin delle; mais Rosalie vint lui dire que, comme il narrivait pas de lettre dAngleterre le lundi, il ny avait pas eu de traductions à faire le matin; peut-être serait-ce pour le lendemain. Et Perrine rentrée à latelier avait repris son travail, quand, quelques minutes après deux heures, La Quille la happa au passage: «Va vite au bureau. -- Pour quoi faire? -- Est-ce que ça me regarde? on me dit de tenvoyer au bureau, vas-y.» Elle nen demanda pas davantage, dabord parce quil était inutile de questionner La Quille, ensuite parce quelle se doutait de ce quon voulait delle; cependant, elle ne comprenait pas très bien que, sil sagissait de travailler avec Mombleux à une traduction difficile, on la fit venir dans le bureau où tout le monde pourrait la voir et, par conséquent, apprendre quil avait besoin delle. Du haut de son perron, Talouel, qui la regardait venir, lappela: «Viens ici.» Elle monta vivement les marches du perron. «Cest bien toi qui parles anglais? demanda-t-il, réponds-moi sans mentir. -- Ma mère était Anglaise. -- Et le français? Tu nas pas daccent. -- Mon père était Français. -- Tu parles donc les deux langues? -- Oui, monsieur. -- Bon. Tu vas aller à Saint-Pipoy, où M. Vulfran a besoin de toi.» En entendant ce nom, elle laissa paraître une surprise qui fâcha le directeur. «Es-tu stupide?» Elle avait déjà eu le temps de se remettre et de trouver une réponse pour expliquer sa surprise. «Je ne sais pas où est Saint-Pipoy, -- On va ty conduire en voiture, tu ne te perdras donc pas.» Et du haut du perron, il appela: «Guillaume!» La voilure de M. Vulfran quelle avait vue rangée, à lombre, le long des bureaux, sapprocha: «Voilà la fille, dit Talouel, vous pouvez la conduire à M. Vulfran, et promptement, nest-ce pas!» Déjà Perrine avait descendu le perron, et allait monter à côté de Guillaume, mais il larrêta dun signe de main: «Pas par là, dit-il, derrière.» En effet, un petit siège pour une seule personne se trouvait derrière; elle y monta et la voiture partit grand train. Quand ils furent sortis du village, Guillaume, sans ralentir lallure de son cheval, se tourna vers Perrine. «Cest vrai que vous savez langlais? demanda-t-il. -- Oui. -- Vous allez avoir la chance de faire plaisir au patron.» Elle senhardit à poser une question: «Comment cela? -- Parce quil est avec des mécaniciens anglais qui viennent darriver pour monter une machine et quil ne peut pas se faire comprendre. Il a amené avec lui M. Mombleux, qui parle anglais à ce quil dit; mais langlais de M. Mombleux nest pas celui des mécaniciens, si bien quils se disputent sans se comprendre, et le patron est furieux; cétait à mourir de rire. À la fin, M. Mombleux nen pouvant plus, et espérant calmer le patron, a dit quil y avait aux cannettes une jeune fille appelée Aurélie qui parlait langlais, et le patron ma envoyé vous chercher.» Il y eut un moment de silence; puis, de nouveau, il se tourna vers elle. «Vous savez que si vous parlez langlais comme M. Mombleux, vous feriez peut-être mieux de descendre tout de suite.» Il prit un air gouailleur: «Faut-il arrêter? -- Vous pouvez continuer. -- Ce que jen dis, cest pour vous. -- Je vous remercie.» Cependant, malgré la fermeté de sa réponse elle nétait pas sans éprouver une angoisse qui lui étreignait le coeur, car si elle était sûre de son anglais, elle ignorait quel était celui de ces mécaniciens, qui nétait pas celui de M. Mombleux, comme disait Guillaume en se moquant; puis elle savait que chaque métier a sa langue ou tout au moins ses mots techniques, et elle navait jamais parlé la langue de la mécanique. Quelle ne comprit pas, quelle hésitât, et M. Vulfran nallait-il pas être furieux contre elle, comme il lavait été contre M. Mombleux? Déjà ils approchaient des usines de Saint-Pipoy, dont on apercevait les hautes cheminées fumantes, au-dessus des cimes des peupliers; elle savait quà Saint-Pipoy on faisait la filature et le tissage comme à Maraucourt, et que, de plus, on y fabriquait des cordages et des ficelles; seulement, quelle sût cela ou lignorât, ce quelle allait avoir à entendre et à dire ne sen trouvait pas éclairci. Quand elle put, au tournant du chemin, embrasser dun coup doeil lensemble des bâtiments épars dans la prairie, il lui sembla que pour être moins importants que ceux de Maraucourt, ils étaient considérables cependant; mais déjà la voiture franchissait la grille dentrée, presque aussitôt elle sarrêta devant les bureaux. «Venez avec moi», dit Guillaume. Et il la conduisit dans une pièce où se trouvait M. Vulfran, ayant près de lui le directeur de Saint-Pipoy avec qui il sentretenait. «Voila la fille, dit Guillaume, son chapeau à la main. -- Cest bien, laisse-nous.» Sans sadresser à Perrine, M. Vulfran fit signe au directeur de se pencher vers lui, et il lui parla à voix basse; le directeur répondit de la même manière, mais Perrine avait louïe fine, elle comprit plutôt quelle nentendit que M. Vulfran demandait qui elle était, et que le directeur répondait: «Une jeune fille de douze à treize ans qui na pas lair bête du tout.» «Approche, mon enfant», dit M. Vulfran dun ton quelle lui avait déjà entendu prendre pour parler à Rosalie et qui ne ressemblait en rien à celui quil avait avec ses employés. Elle sen trouva encouragée et put se raidir contre lémotion qui la troublait. «Comment tappelles-tu? demanda M. Vulfran. -- Aurélie. -- Qui sont tes parents? -- Je les ai perdus. -- Depuis combien de temps travailles-tu chez moi? -- Depuis trois semaines. -- Doù es-tu? -- Je viens de Paris. -- Tu parles anglais? -- Ma mère était Anglaise. -- Alors, tu sais langlais? -- Je parle langlais de la conversation et le comprends, mais... -- Il ny a pas de mais, tu le sais ou tu ne le sais pas? -- Je ne sais pas celui des divers métiers qui emploient des mots que je ne connais pas. -- Vous voyez, Benoist, que ce que cette petite dit là nest pas sot, fit M. Vulfran en sadressant à son directeur. -- Je vous assure quelle na pas lair bête du tout. -- Alors, nous allons peut-être en tirer quelque chose.» Il se leva en sappuyant sur une canne et prit le bras du directeur. «Suis-nous, mon enfant.» Ordinairement les yeux de Perrine savaient voir et retenir ce quils rencontraient, mais dans le trajet quelle fit derrière M. Vulfran, ce fut en dedans quelle regarda: quallait-il advenir de cet entretien avec les mécaniciens anglais? En arrivant devant un grand bâtiment neuf construit en briques blanches et bleues émaillées, elle aperçut Mombleux qui se promenait en long et en large dun air ennuyé, et elle crut voir quil lui lançait un mauvais regard. On entra et lon monta au premier étage, où au milieu dune vaste salle se trouvaient sur le plancher des grandes caisses en bois blanc, bariolées dinscriptions de diverses couleurs avec les noms _Matter_ et _Platte, Manchester_, répétés partout; sur une de ces caisses, les mécaniciens anglais étaient assis, et Perrine remarqua que pour le costume au moins ils avaient la tournure de gentlemen; complet de drap, épingle dargent à la cravate, et cela lui donna à espérer quelle pourrait mieux les comprendre que sils étaient des ouvriers grossiers. À larrivée de M. Vulfran ils sétaient levés; alors celui-ci se tourna vers Perrine: «Dis-leur que tu parles anglais et quils peuvent sexpliquer avec toi.» Elle fit ce qui lui était commandé, et aux premiers mots elle eut là satisfaction de voir la physionomie renfrognée des ouvriers séclairer; il est vrai que ce nétait là quune phrase de conversation courante, mais leur demi-sourire était de bon augure. «Ils ont parfaitement compris, dit le directeur. -- Alors maintenant, dit M. Vulfran, demande-leur pourquoi ils viennent huit jours avant la date fixée pour leur arrivée; cela fait que lingénieur qui devait les diriger et qui parle anglais est absent.» Elle traduisit cette phrase fidèlement, et tout de suite la réponse que lun deux lui fit: «Ils disent quayant achevé à Cambrai le montage de machines plus tôt quils ne pensaient, ils sont venus ici directement au lieu de repasser par lAngleterre. -- Chez qui ont-ils monté ces machines à Cambrai? demanda M. Vulfran. -- Chez MM. Aveline frères. -- Quelles sont ces machines?» La question posée et la réponse reçue en anglais, Perrine hésita. «Pourquoi hésites-tu? demanda vivement M. Vulfran dun ton impatient. -- Parce que cest un mot de métier que je ne connais pas. -- Dis ce mot en anglais. -- _Hydraulic mangle_. -- Cest bien cela.» Il répéta le mot en anglais, mais avec un tout autre accent que les ouvriers, ce qui expliquait quil neût pas compris ceux-ci lorsquils lavaient prononcé; puis sadressant au directeur: «Vous voyez que les Aveline nous ont devancés; nous navons donc pas de temps à perdre: je vais télégraphier à Fabry de revenir au plus vite; mais en attendant il nous faut décider ces gaillards-là à se mettre au travail. Demande-leur, petite, pourquoi ils se croisent les bras.» Elle traduisit la question, à laquelle celui qui paraissait le chef fit une longue réponse. «Eh bien? demanda M. Vulfran. -- Ils répondent des choses très compliquées pour moi. -- Tâche cependant de me les expliquer. -- Ils disent que le plancher nest pas assez solide pour porter leur machine qui pèse cent vingt mille livres...» Elle sinterrompit pour interroger les ouvriers en anglais: «_One hundred and twenty_? -- _Yes_. -- Cest bien cent vingt mille livres, et que ce poids crèverait le plancher, la machine travaillant. -- Les poutres ont soixante centimètres de hauteur.» Elle transmit lobjection, écouta la réponse des ouvriers, et continua: «Ils disent quils ont vérifié lhorizontalité du plancher et quil a fléchi. Ils demandent quon fasse le calcul de résistance, ou quon place des étais sous le plancher. -- Le calcul, Fabry le fera à son retour; les étais, on va les placer tout de suite. Dis-leur cela. Quils se mettent donc au travail sans perdre une minute. On leur donnera tous les ouvriers dont ils peuvent avoir besoin: charpentiers, maçons. Ils nauront quà demander en sadressant à toi qui seras à leur disposition, nayant quà transmettre leurs demandes à M. Benoist.» Elle traduisit ces instructions aux ouvriers, qui parurent satisfaits quand elle dit quelle serait leur interprète. «Tu vas donc rester ici, continua M. Vulfran; on te donnera une fiche pour ta nourriture et ton logement à lauberge, où tu nauras rien à payer. Si lon est content de toi, tu recevras une gratification au retour de M. Fabry.» XXIV Interprète, le métier valait mieux que celui de rouleuse: ce fut en cette qualité que, la journée finie, elle conduisit les monteurs à lauberge du village, où elle arrêta un logement pour eux et pour elle, non dans une misérable chambrée, mais dans une chambre où chacun serait chez soi. Comme ils ne comprenaient pas et ne disaient pas un seul mot de français, ils voulurent quelle mangeât avec eux, ce qui leur permit de commander un dîner qui eût suffi, à nourrir dix Picards, et qui par labondance des viandes ne ressemblait en rien au festin cependant si plantureux que, la veille, Perrine offrait à Rosalie. Cette nuit-là ce fut dans un vrai lit quelle sétendit et dans de vrais draps quelle senveloppa, cependant le sommeil fut long, très long à venir; encore lorsquil finit par fermer ses paupières, fut-il si agité quelle se réveilla cent fois. Alors elle sefforçait de se calmer en se disant quelle devait suivre la marche des événements sans chercher à les deviner heureux ou malheureux; quil ny avait que cela de raisonnable; que ce nétait pas quand les choses semblaient prendre une direction si favorable quelle pouvait se tourmenter; enfin quil fallait attendre; mais les plus beaux discours, quand on se les adresse à soi-même, nont jamais fait dormir personne, et même plus ils sont beaux plus ils ont chance de nous tenir éveillés. Le lendemain matin, quand le sifflet de lusine se fit entendre, elle alla frapper aux portes des deux monteurs, pour leur annoncer quil était lheure de se lever; mais des ouvriers anglais nobéissent pas plus au sifflet quà la sonnette, sur le continent au moins, et ce ne fut quaprès avoir fait une toilette que ne connaissent pas les Picards, et après avoir absorbé de nombreuses tasses de thé, avec de copieuses rôties bien beurrées, quils se rendirent à leur travail, suivis de Perrine qui les avait discrètement attendus devant la porte, en se demandant sils en finiraient jamais, et si M. Vulfran ne serait pas à lusine avant eux. Ce fut seulement dans laprès-midi quil vint accompagné dun de ses neveux, le plus jeune, M. Casimir, car, ne pouvant pas voir avec ses yeux voilés, il avait besoin quon vit pour lui. Mais ce fut un regard dédaigneux que Casimir jeta sur le travail des monteurs, qui, à vrai dire, ne consistait encore quen préparation: «Il est probable que ces garçons-là ne feront pas grandchose tant que Fabry ne sera pas de retour, dit-il; au reste il ny a pas à sen étonner avec le surveillant que vous leur avez donné.» Il prononça ces derniers mots dun ton sec et moqueur; mais M. Vulfran, au lieu de sassocier à cette raillerie, la prit par le mauvais côté. «Si tu avais été en état de remplir cette surveillance, je naurais pas été obligé de prendre cette petite aux cannetières.» Perrine le vit se cabrer dun air rageur sous cette observation faite dune voix sévère, mais Casimir se contint pour répondre presque légèrement: «Il est certain que si javais pu prévoir quon me ferait un jour quitter ladministration, pour lindustrie, jaurais appris langlais plutôt que lallemand. -- Il nest jamais trop tard pour apprendre», répliqua M. Vulfran de façon à clore cette discussion où de chaque côté les paroles étaient parties si vite. Perrine sétait faite toute petite, sans oser bouger, mais Casimir ne tourna pas les yeux vers elle, et presque aussitôt il sortit donnant le bras à son oncle; alors elle fut libre de suivre ses réflexions: il était vraiment dur avec son neveu, M. Vulfran, mais combien le neveu était-il rogue, sec et déplaisant! Sils avaient de laffection lun pour lautre, certes il ny paraissait guère! Pourquoi cela? Pourquoi le jeune homme nétait-il pas affectueux pour le vieillard accablé par le chagrin et la maladie? Pourquoi le vieillard était-il si sévère avec lun de ceux qui remplaçaient son fils auprès de lui? Comme elle tournait ces questions, M. Vulfran rentra dans latelier, amené cette fois par le directeur, qui, layant fait asseoir sur une caisse demballage, lui expliqua où en était le travail des monteurs. Après un certain temps, elle entendit le directeur appeler à deux reprises: «Aurélie! Aurélie!» Mais elle ne bougea pas, ayant oublié quAurélie était le nom quelle sétait donné. Une troisième fois il cria: «Aurélie!» Alors, comme si elle séveillait en sursaut, elle courut à eux: «Est-ce que tu es sourde? demanda Benoist. -- Non, monsieur; jécoutais les monteurs. -- Vous pouvez me laisser», dit M. Vulfran au directeur. Puis, quand celui-ci fut parti, sadressent à Perrine restée debout devant lui: «Tu sais lire, mon enfant? -- Oui, monsieur. -- Lire langlais? -- Comme le français; lun ou lautre, cela mest égal. -- Mais sais-tu en lisant langlais le mettre en français? -- Quand ce ne sont pas de belles phrases, oui, monsieur. -- Des nouvelles dans un journal? -- Je nai jamais essayé, parce que si je lisais un journal anglais je navais pas besoin de me le traduire à moi-même, puisque je comprends ce quil dit. -- Si tu comprends, tu peux traduire. -- Je crois que oui, monsieur, cependant je nen suis pas sûre, -- Eh bien nous allons essayer; pendant que les monteurs travaillent, mais après les avoir prévenus que tu restes à leur disposition et quils peuvent tappeler sils ont besoin de toi, tu vas tâcher de me traduire dans ce journal les articles que je tindiquerai. Va les prévenir et reviens tasseoir près de moi.» Quand, sa commission faite, elle se fut assise à une distance respectueuse de M. Vulfran, il lui tendit son journal: le _Dundee News_. «Que dois-je lire? demanda-t-elle en le dépliant. -- Cherche la partie commerciale.» Elle se perdit dans les longues colonnes noires qui se succédaient indéfiniment, anxieuse, se demandant comment elle allait se tirer de ce travail nouveau pour elle, et si M. Vulfran ne simpatienterait pas de sa lenteur, ou ne se fâcherait pas de sa maladresse. Mais au lieu de la bousculer il la rassura, car avec sa finesse doreille si subtile chez les aveugles, il avait deviné son émotion au tremblement du papier: «Ne te presse pas, nous avons le temps; dailleurs tu nas peut- être jamais lu un journal commercial. -- Il est vrai monsieur.» Elle continua ses recherches et tout à coup elle laissa échapper un petit cri. «Tu as trouvé? -- Je crois. -- Maintenant cherche la rubrique: _Linen, hemp, jute, sacks twine_. -- Mais, monsieur, vous savez langlais! sécria-t-elle involontairement. -- Cinq ou six mots de mon métier, et cest tout, malheureusement.» Quand elle eut trouvé, elle commença sa traduction, qui fut dune lenteur désespérante pour elle, avec des hésitations, des ânonnements, qui lui faisaient perler la sueur sur les mains, bien que M. Vulfran de temps en temps la soutint: «Cest suffisant, je comprends, va toujours.» Et elle reprenait, élevant la voix quand les mécaniciens menaçaient de létouffer dans leurs coups de marteau. Enfin elle arriva au bout. «Maintenant, vois sil y a des nouvelles de Calcutta?» Elle chercha. «Oui, voilà: «De notre correspondant spécial.» -- Cest cela; lis. -- «Les nouvelles que nous recevons de Dakka...» Elle prononça ce nom avec un tremblement de voix qui frappa M. Vulfran. «Pourquoi trembles-tu? demanda-t-il. -- Je ne sais pas si jai tremblé; sans doute cest lémotion. -- Je tai dit de ne pas te troubler; ce que tu donnes est beaucoup plus que ce que jattendais.» Elle lut la traduction de la correspondance de Dakka qui traitait de la récolte du jute sur les rives du Brahmapoutra; puis, quand elle eut fini, il lui dit de chercher aux _nouvelles de mer_ si elle trouvait une dépêche de Sainte-Hélène. «Saint Helena est le mot anglais», dit-il. Elle recommença à descendre et à monter les colonnes noires; enfin le nom de. Saint Helena lui sauta aux yeux: «Passé le 23, navire anglais _Alma_ de Calcutta pour Dundee; le 24, navire norvégien _Grundloven_ de Naraïngaudj pour Boulogne.» Il parut satisfait: «Cest très bien, dit-il, je suis content de toi. Elle eût voulu répondre, mais de peur que sa voix trahît son trouble de joie, elle garda le silence. Il continua: «Je vois quen attendant que ce pauvre Bendit soit guéri je pourrai me servir de toi.» Après sêtre fait rendre compte du travail accompli par les monteurs, et avoir répété à ceux-ci ses recommandations de se hâter autant quils pourraient, il dit à Perrine de le conduire au bureau du directeur. «Est-ce que je dois vous donner la main? demanda-t-elle timidement. -- Mais certainement, mon enfant, comment me guiderais-tu sans cela? Avertis-moi aussi quand nous trouverons un obstacle sur notre chemin; surtout ne sois pas distraite. -- Oh! je vous assure, monsieur, que vous pouvez avoir confiance en moi! -- Tu vois bien que je lai cette confiance.» Respectueusement elle lui prit la main gauche, tandis que de la droite il tâtait lespace devant lui du bout de sa canne. À peine sortis de latelier ils trouvèrent devant eux la voie du chemin de fer avec ses rails en saillie, et elle crut devoir len avertir. «Pour cela cest inutile, dit-il, jai le terrain de toutes mes usines dans la tête et dans les jambes, mais ce que je ne connais pas, ce sont les obstacles imprévus que nous pouvons rencontrer; cest ceux-là quil faut me signaler ou me faire éviter.» Ce nétait pas seulement le terrain de ses usines quil avait dans la tête, cétait aussi son personnel; quand il passait dans les cours, les ouvriers le saluaient, non seulement en se découvrant comme sil eût pu les voir, mais encore en prononçant son nom: «Bonjour, monsieur Vulfran.» Et pour un grand nombre, au moins pour les anciens, il répondait de la même manière: «Bonjour, Jacques», ou «bonjour, Pascal», sans que son oreille eût oublié leur voix. Quand il y avait hésitation dans sa mémoire, ce qui était rare, car il les connaissait presque tous, il sarrêtait: «Est-ce que ce nest pas toi?» disait-il en le nommant. Sil sétait trompé, il expliquait pourquoi. Marchant ainsi lentement, le trajet fut long des ateliers au bureau; quand elle leut conduit à son fauteuil, il la congédia: «À demain», dit-il. XXV En effet, le lendemain à la même heure que la veille, M. Vulfran entra dans latelier, amené par le directeur, mais Perrine ne put pas aller au-devant de lui, comme elle laurait voulu, car elle était à ce moment occupée à transmettre les instructions du chef monteur aux ouvriers quil avait réunis: maçons, charpentiers, forgerons, mécaniciens, et nettement, sans hésitations, sans répétitions, elle traduisait à chacun les indications qui lui étaient données, en même temps quelle répétait au chef monteur les questions ou les objections que les ouvriers français lui adressaient. Lentement, M. Vulfran sétait approché, et les voix sinterrompant, de sa canne il avait fait signe de continuer comme sil nétait pas là. Et pendant que Perrine obéissante se conformait à cet ordre, il se penchait vers le directeur: «Savez-vous que cette petite ferait un excellent ingénieur, dit-il à mi-voix, mais pas assez bas cependant pour que Perrine ne lentendit point. -- Positivement elle est étonnante pour la décision. -- Et pour bien dautres choses encore, je crois; elle ma traduit hier le _Dundee News_ plus intelligemment que Bendit; et cétait la première fois quelle lisait la partie commerciale dun journal. -- Sait-on ce quétaient ses parents? -- Peut-être Talouel le sait-il, moi je lignore. -- En tout cas elle parait être dans une misère pitoyable; -- Je lui ai donné cinq francs pour sa nourriture et son logement. -- Je veux parler de sa tenue: sa veste est une dentelle; je nai jamais vu jupe pareille à la sienne que sur le corps des bohémiennes; certainement elle a dû fabriquer elle-même les espadrilles dont elle est chaussée. -- Et la physionomie, quest-elle, Benoist? -- Intelligente, très intelligente. -- Vicieuse? -- Non, pas du tout; honnête au contraire, franche et résolue; ses yeux perceraient une muraille et cependant ils ont une grande douceur, avec de la méfiance. -- Doù diable nous vient-elle? -- Pas de chez nous assurément. -- Elle ma dit que sa mère était Anglaise. -- Je ne trouve pas quil y ait en elle rien des Anglais que jai connus; cest autre chose, tout autre chose; avec cela jolie, et dautant plus que son costume réellement misérable fait ressortir sa beauté. Il faut vraiment quil y ait en elle une sympathie ou une autorité native, pour quavec une pareille tenue nos ouvriers veuillent bien lécouter.» Et comme Benoist était de caractère à ne pas laisser passer une occasion dadresser une flatterie au patron qui tenait la liste des gratifications, il ajouta: «Sans la voir vous avez deviné tout cela. -- Son accent ma frappé.» Bien que nentendant pas tout ce discours, Perrine en avait saisi quelques mots qui lavaient jetée dans une agitation violente contre laquelle elle sétait efforcée de réagir; car ce nétait pas ce qui se disait derrière elle, quelle devait écouter, si intéressant que cela pût être, mais bien les paroles que lui adressaient le monteur et les ouvriers: que penserait M. Vulfran si dans ses explications en français elle lâchait quelque ineptie qui prouverait son inattention? Elle eut la chance darriver au bout de ses explications, et, alors, M. Vulfran lappela près de lui: «Aurélie.» Cette fois elle neut garde de ne pas répondre à ce nom qui désormais devait être le sien. Comme la veille il la fit asseoir près de lui en lui remettant un papier pour quelle le traduisit; mais au lieu dêtre le _Dundee News_, ce fut la circulaire de la _Dundee trades report Association_, qui est en quelque sorte le bulletin officiel du commerce du jute; aussi, sans avoir à chercher de-ci, de-là, dut- elle la traduire dun bout à lautre. Comme la veille aussi, lorsque la séance de traduction fut terminée, il se fit conduire par elle à travers les cours de lusine; mais cette fois ce fut en la questionnant: «Tu mas dit que tu avais perdu ta mère; combien y a-t-il de temps? -- Cinq semaines. -- À Paris? -- À Paris. -- Et ton père? -- Je lai perdu il y a six mois.» Lui tenant la main dans la sienne, il sentit à la contraction qui la rétracta combien était douloureuse lémotion que ses souvenirs évoquaient; aussi, sans abandonner son sujet, passa-t-il les questions qui nécessairement découlaient de celles auxquelles elle venait de répondre. «Que faisaient tes parents? -- Nous avions une voiture et nous vendions. -- Aux environs de Paris? -- Tantôt dans un pays, tantôt dans un autre; nous voyagions. -- Et ta mère morte, tu as quitté Paris? -- Oui, monsieur. -- Pourquoi? -- Parce que maman mavait fait promettre de ne pas rester à Paris quand elle ne serait plus là, et daller dans le Nord, auprès de la famille de mon père. -- Alors pourquoi es-tu venue ici? -- Quand ma pauvre maman est morte, il nous avait fallu vendre notre voiture, notre âne, le peu que nous avions, et cet argent avait été épuisé par la maladie; en sortant du cimetière il me restait cinq francs trente-cinq centimes, qui ne me permettaient pas de prendre le chemin de fer. Alors je me décidai à faire la route à pied.» M. Vulfran eut un mouvement dans les doigts dont elle ne comprit pas la cause. «Pardonnez-moi si je vous ennuie, monsieur, je dis sans doute des choses inutiles. -- Tu ne mennuies pas; au contraire, je suis content de voir que tu es une brave fille; jaime les gens de volonté, de courage, de décision, qui ne sabandonnent pas; et si jai plaisir à rencontrer ces qualités chez les hommes, jen ai un plus grand encore à les trouver chez un enfant de ton âge. Te voilà donc partie avec cent sept sous dans ta poche... -- Un couteau, un morceau de savon, un dé, deux aiguilles, du fil, une carte routière; cest tout. -- Tu sais te servir dune carte? -- Il faut bien, quand on roule par les grands chemins; cétait tout ce que javais sauvé du mobilier de notre voiture.» Il linterrompit: «Nous avons un grand arbre sur notre gauche, nest-ce pas? -- Avec un banc autour, oui, monsieur; -- Allons-y; nous serons mieux sur ce banc.» Quand ils furent assis, elle continua son récit, quelle neut plus souci dabréger, car elle voyait quil intéressait M. Vulfran. «Tu nas pas eu lidée de tendre la main? demanda-t-il, quand elle en fut à sa sortie de la forêt où lorage avait fondu sur elle. -- Non, monsieur, jamais. -- Mais sur quoi as-tu compté quand tu as vu que tu ne trouvais pas douvrage? -- Sur rien; jai espéré quen allant tant que jaurais des forces, je pouvais me sauver; cest quand jai été à bout, que je me suis abandonnée, parce que je ne pouvais plus; si javais faibli une heure plus tôt, jétais perdue.» Elle raconta alors comment elle était sortie de son évanouissement sous les léchades de son âne, et comment elle avait été secourue par la marchande de chiffons; puis, passant vite sur le temps pendant lequel elle était restée chez la Rouquerie, elle en vint à la rencontre quelle avait faite de Rosalie: «En causant, dit-elle, jappris que dans vos usines on donne du travail à tous ceux qui en demandent, et je me décidai à me présenter; on voulut bien menvoyer aux cannetières. -- Quand vas-tu te remettre en route?» Elle ne sattendait pas à cette question qui linterloqua: «Mais je ne pense pas à me remettre en route, répondit-elle après un moment de réflexion. -- Et tes parents? -- Je ne les connais pas; je ne sais pas sils sont disposés à me faire bon accueil, car ils étaient fâchés avec mon père. Jallais près deux, parce que je nai personne à qui demander protection, mais sans savoir sils voudraient maccueillir. Puisque je trouve à travailler ici, il me semble que le mieux pour moi est de rester ici. Que deviendrais-je si lon me repoussait? Assurée de ne pas mourir de faim, jai très peur de courir de nouvelles aventures. Je ne my exposerais que si javais des chances de mon côté. -- Ces parents se sont-ils jamais occupés de toi? -- Jamais. -- Alors ta prudence peut être avisée; cependant, si tu ne veux pas courir laventure daller frapper à une porte qui reste fermée et te laisse dehors, pourquoi nécrirais-tu pas, soit à tes parents, soit au maire ou au curé de ton village? Ils peuvent nêtre pas en état de te recevoir; et alors tu restes ici où ta vie est assurée. Mais ils peuvent aussi être heureux de te recevoir à bras ouverts; alors tu trouves près deux une affection, des soins, un soutien qui te manqueront si tu restes ici; et il faut que tu saches que la vie est difficile pour une fille de ton âge qui est seule au monde, ... triste aussi. -- Oui, monsieur, bien triste, je le sais, je le sens tous les jours, et je vous assure que si je trouvais des bras ouverts, je my jetterais avec bonheur; mais sils restent aussi fermés pour moi quils lont été pour mon père... -- Tes parents avaient-ils des griefs sérieux contre ton père, je veux dire légitimes par suite de fautes graves? -- Je ne peux pas penser que mon père, que jai connu si bon pour tous, si brave, si généreux, si tendre, si affectueux pour ma mère et pour moi, ait jamais rien fait de mal; mais enfin ses parents ne se sont pas fâchés contre lui et avec lui sans raisons sérieuses, il me semble. -- Évidemment; mais les griefs quils pouvaient avoir contre lui, ils ne les ont pas contre toi; les fautes des pères ne retombent pas sur les enfants. -- Si cela pouvait être vrai!» Elle jeta ces quelques mots avec un accent si ému, que M. Vulfran en fut frappé. «Tu vois comme au fond du coeur, tu souhaites dêtre accueillie par eux. -- Mais il nest rien que je redoute tant que dêtre repoussée. -- Et pourquoi le serais-tu? Tes grands parents avaient-ils dautres enfants que ton père? -- Non. -- Pourquoi ne seraient-ils pas heureux que tu leur tiennes lieu du fils perdu? Tu ne sais pas ce que cest que dêtre seul au monde. -- Mais justement je ne le sais que trop. -- La jeunesse isolée, qui a lavenir devant elle, nest pas du tout dans la même situation que la vieillesse, qui na que la mort.» Sil ne pouvait pas la voir, elle de son côté ne le quittait pas des yeux, tâchant de lire en lui les sentiments que ses paroles, trahissaient: après cette allusion à la vieillesse, elle soublia à chercher sur sa physionomie la pensée du fond de son coeur. «Eh bien, dit-il après un moment dattente, que décides-tu? -- Nallez pas imaginer, monsieur, que je balance; cest lémotion qui mempêche de répondre; ah! si je pouvais croire que ce serait une fille quon recevrait, non une étrangère quon repousserait! -- Tu ne connais rien de la vie, pauvre petite; mais sache bien que la vieillesse ne peut pas plus être seule que lenfance. -- Est-ce que tous les vieillards pensent ainsi, monsieur? -- Sils ne le pensent pas, ils le sentent. -- Vous croyez?», dit-elle les yeux attachés sur lui, frémissante. Il ne lui répondit pas directement, mais parlant à mi-voix comme sil sentretenait avec lui-même: «Oui, dit-il, oui, ils le sentent.» Puis se levant brusquement comme pour échapper à des idées qui lui seraient douloureuses, il dit dun ton de commandement: «Au bureau.» XXVI Quand lingénieur Fabry reviendrait-il? Cétait la question que Perrine se posait avec inquiétude, puisque ce jour-là son rôle dinterprète auprès des monteurs anglais serait fini. Celui de traductrice des journaux de Dundee pour M. Vulfran continuerait-il jusquà la guérison de Bendit? en était une autre plus anxieuse encore. Ce fut le jeudi, en arrivant le matin avec les monteurs, quelle trouva Fabry dans latelier, occupé à inspecter les travaux qui avaient été faits; discrètement elle se tint à une distance respectueuse et se garda bien de se mêler aux explications qui séchangèrent, mais le chef monteur la fit quand même intervenir: «Sans cette petite, dit-il, nous naurions eu quà nous croiser les bras.» Alors Fabry la regarda, mais sans lui rien dire, tandis que de son côté elle nosait lui demander ce quelle devait faire, cest-à- dire si elle devait rester à Saint-Pipoy ou retourner à Maraucourt. Dans le doute elle resta, pensant que puisque cétait M. Vulfran qui lavait fait venir, cétait lui qui devait la garder ou la renvoyer. Il narriva quà son heure ordinaire, amené par le directeur qui lui rendit compte des instructions que lingénieur avait données et des observations quil avait faites; mais il se trouva quelles ne lui donnèrent pas entière satisfaction: «II est fâcheux que cette petite ne soit pas là, dit-il, mécontent. -- Mais elle est là, répondit le directeur, qui fit signe à Perrine dapprocher. -- Pourquoi nes-tu pas retournée à Maraucourt? demanda M. Vulfran. -- Jai cru que je ne devais partir dici que quand vous me le commanderiez, répondit-elle. -- Tu as eu raison, dit-il, tu dois être ici à ma disposition quand je viens...» Il sarrêta, pour reprendre presque aussitôt: «Et même jaurai besoin de toi aussi à Maraucourt; tu vas donc rentrer ce soir, et demain matin tu te présenteras au bureau; je te dirai ce que tu as à faire.» Quand elle eut traduit les ordres quil voulait donner aux monteurs, il partit, et ce jour-là il ne fut pas question de lire des journaux. Mais quimportait; ce nétait pas quand le lendemain semblait assuré quelle allait prendre souci dune déception pour le jour présent. «Jaurai besoin de toi aussi à Maraucourt.» Ce fut la parole quelle se répéta dans le chemin quen venant à Saint-Pipoy, elle avait fait à côté de Guillaume. À quoi allait- elle être employée? Son esprit senvola, mais sans pouvoir saccrocher à rien de solide. Une seule chose était certaine: elle ne retournait point aux cannetières. Pour le reste il fallait attendre; mais non plus dans la fièvre de langoisse, car ce quelle avait obtenu lui permettait de tout espérer, si elle avait la sagesse de suivre la ligne que sa mère lui avait tracée avant de mourir, lentement, prudemment, sans rien brusquer, sans rien compromettre: maintenant elle tenait entre ses mains sa vie qui serait ce quelle la ferait; voila ce quelle devait se dire chaque fois quelle aurait une parole à prononcer, chaque fois quelle aurait une résolution à prendre, chaque fois quelle risquerait un pas en avant: et cela sans pouvoir demander conseil à personne. Elle sen revint à Maraucourt en réfléchissant ainsi, marchant lentement, sarrêtant lorsquelle voulait cueillir une fleur dans le pied dune haie, ou bien lorsque par-dessus une barrière une jolie échappée de vue soffrait à elle sur les prairies et les entailles: un bouillonnement intérieur, une sorte de fièvre la poussaient à hâter le pas, mais volontairement elle le ralentissait; à quoi bon se presser? Cétait une habitude quelle devait prendre, une règle quelle devait simposer de ne jamais céder à des impulsions instinctives. Elle retrouva son île dans létat où elle lavait laissée, avec chaque chose à sa place; les oiseaux avaient même respecté les groseilles du saule qui ayant mûri pendant son absence, composèrent pour son souper un plat sur lequel elle ne comptait pas du tout. Comme elle était rentrée de meilleure heure que lorsquelle sortait de latelier, elle ne voulut pas se coucher aussitôt son souper fini, et en attendant la tombée de la nuit, elle passa la soirée en dehors de laumuche, assise dans les roseaux à lendroit où la vue courait librement sur lentaille et ses rives. Alors elle eut conscience que si courte queût été son absence, le temps avait marché et amené des changements pour elle menaçants. Dans les prairies ne régnait plus le silence solennel des soirs, qui lavait si fortement frappée aux premiers jours de son installation dans lîle, quand dans toute la vallée on nentendait sur les eaux, au milieu des hautes herbes, comme sous le feuillage des arbres, que les frôlements mystérieux des oiseaux qui rentraient pour la nuit. Maintenant la vallée était troublée au loin par toutes sortes de bruits: des battements de faux, des grincements dessieu, des claquements de fouet, des murmures de voix. Cest quen effet, comme elle lavait remarqué en revenant de Saint-Pipoy, la fenaison était commencée dans les prairies les mieux exposées, où lherbe avait mûri plus vite; et bientôt les faucheurs arriveraient à celles de son entaille quun ombrage plus épais avait retardée. Alors sans aucun doute elle devrait quitter son nid, qui pour elle ne serait plus habitable; mais que ce fût par la fenaison ou par la chasse, le résultat ne devait-il pas être le même, à quelques jours près? Bien quelle fût déjà habituée aux bons draps, ainsi quaux fenêtres et aux portes closes, elle dormit sur son lit de fougères comme si elle le retrouvait sans lavoir quitté, et ce fut seulement le soleil levant qui léveilla. À louverture des grilles, elle était devant lentrée des shèdes, mais au lieu de suivre ses camarades pour aller aux cannetières, elle se dirigea vers les bureaux, se demandant ce quelle devait faire: entrer, attendre? Ce fut à ce dernier parti quelle sarrêta: puisquelle se tenait devant la porte, on la trouverait, si on la faisait appeler. Cette attente dura près dune heure; à la fin elle vit venir Talouel qui durement lui demanda ce quelle faisait là. «M. Vulfran ma dit de me présenter ce matin au bureau. -- La cour nest pas le bureau. -- Jattends quon mappelle. -- Monte.» Elle le suivit; arrivé sous la véranda, il alla sasseoir à califourchon sur une chaise, et dun signe de main appela Perrine devant lui. «Quest-ce que tu as fait à Saint-Pipoy?» Elle dit à quoi M. Vulfran lavait employée. «M. Fabry avait donc ordonné des bêtises? -- Je ne sais pas. -- Comment tu ne sais pas; tu nes donc pas intelligente? -- Sans doute je ne le suis pas. -- Tu les parfaitement, et si tu ne réponds pas, cest parce que tu ne veux pas répondre; noublie pas à qui tu parles. Quest-ce que je suis ici? -- Le directeur. -- Cest-à-dire le maître, et puisque comme maître, tout me passe par les mains, je dois tout savoir; celles qui ne mobéissent pas, je les mets dehors, ne loublie pas.» Cétait bien lhomme dont les ouvrières avaient parlé dans la chambrée, le maître dur, le tyran qui voulait être tout dans les usines, non seulement à Maraucourt, mais encore à Saint-Pipoy, à Bacourt, à Flexelles, partout, et à qui tous les moyens étaient bons pour étendre et maintenir son autorité, à côté, au-dessus même de celle de M. Vulfran. «Je te demande quelle bêtise a faite M. Fabry, reprit-il en baissant la voix. -- Je ne peux pas vous le dire puisque je ne le sais pas; mais je peux vous répéter les observations que M. Vulfran ma fait traduire pour les monteurs.» Elle répéta ces observations sans en omettre un seul mot. «Cest bien tout? -- Cest tout. -- M. Vulfran ta-t-il fait traduire des lettres? -- Non, monsieur; jai seulement traduit des passages du _Dundee News_, et en entier la _Dundee trades report Association_. -- Tu sais que si tu ne me dis pas la vérité, toute la vérité, je lapprendrai bien vite, et alors, ouste!» Un geste souligna ce dernier mot, déjà si précis dans sa brutalité. «Pourquoi ne dirais-je pas la vérité? -- Cest un avertissement que je te donne. -- Je men souviendrai, monsieur, je vous le promets. -- Bon. Maintenant va tasseoir sur le banc là-bas; si M. Vulfran a besoin de toi, il se rappellera quil ta dit de venir.» Elle resta près de deux heures sur son banc, nosant pas bouger tant que Talouel était là, nosant même pas réfléchir, ne se reprenant que lorsquil sortait, mais sinquiétant, au lieu de se rassurer, car il eût fallu, pour croire quelle navait rien à craindre de ce terrible homme, une confiance audacieuse qui nétait pas dans son caractère. Ce quil exigeait delle ne se devinait que trop: quelle fût son espion auprès de M. Vulfran, tout simplement, de façon à lui rapporter ce qui se trouvait dans les lettres quelle aurait à traduire. Si cétait là une perspective bien faite pour lépouvanter, cependant elle avait cela de bon de donner à croire que Talouel savait ou tout au moins supposait quelle aurait des lettres à traduire, cest-à-dire que M. Vulfran la prendrait près de lui tant que Bendit serait malade. Cinq ou six fois en voyant paraître Guillaume, qui, lorsquil ne remplissait pas les fonctions de cocher, était attaché au service personnel de M. Vulfran, elle avait cru quil venait la chercher, mais toujours il avait passé sans lui adresser la parole, pressé, affairé, sortant dans la cour, rentrant. À un certain moment il revint ramenant trois ouvriers quil conduisit dans le bureau de M. Vulfran, où Talouel les suivit. Et un temps assez long sécoula, coupé quelquefois par des éclats de voix qui lui arrivaient quand la porte du vestibule souvrait. Évidemment M. Vulfran avait autre chose à faire que de soccuper delle et même de se souvenir quelle était là. À la fin les ouvriers reparurent accompagnés de Talouel: quand ils étaient passés la première fois, ils avaient la démarche résolue de gens qui vont de lavant et sont décidés; maintenant ils avaient des attitudes mécontentes, embarrassées, hésitantes. Au moment où ils allaient sortir, Talouel les retint dun geste de main: «Le patron vous a-t-il dit autre chose que ce que je vous avais déjà dit moi-même? Non, nest-ce pas. Seulement il vous la dit moins doucement que moi, et il a eu raison. -- Raison! Ah! malheur! -- Vo ndirez point ça. -- Si, je le dirai parce que cest la vérité. Moi, je suis toujours pour la vérité et la justice. Placé entre le patron et vous, je ne suis pas plus de son côté que du vôtre, je suis du mien qui est le milieu. Quand vous avez raison, je le reconnais; quand vous avez tort, je vous le dis. Et aujourdhui vous avez tort. Ça ne tient pas debout vos réclamations. On vous pousse, et vous ne voyez pas où lon vous mène. Vous dites que le patron vous exploite, mais ceux qui se servent de vous vous exploitent encore bien mieux; au moins le patron vous fait vivre, eux vous feront crever de faim, vous, vos femmes, vos enfants. Maintenant il en sera ce que vous voudrez, cest votre affaire bien plus que la mienne. Moi je men tirerai avec de nouvelles machines qui marcheront avant huit jours et feront votre ouvrage mieux que vous, plus vite, plus économiquement, et sans quon ait à perdre son temps à discuter avec elles -- ce qui est quelque chose, nest-ce pas? Quand vous aurez bien tiré la langue, et que vous reviendrez en couchant les pouces, votre place sera prise, on naura plus besoin de vous. Largent que jaurai dépensé pour mes nouvelles machines, je le rattraperai bien vite. Voila. Assez causé. -- Mais... -- Si vous navez pas compris, cest bête; je ne vais pas perdre mon temps à vous écouter.» Ainsi congédiés, les trois ouvriers sen allèrent la tête basse, et Perrine reprit son attente jusquà ce que Guillaume vint la chercher pour lintroduire dans un vaste bureau où elle trouva M. Vulfran assis devant une grande table couverte de dossiers quappuyaient des presse-papiers marqués dune lettre en relief, pour que la main les reconnût à défaut des yeux, et dont lun des bouts était occupé par des appareils électriques et téléphoniques. Sans lannoncer, Guillaume avait refermé la porte derrière elle. Après un moment dattente, elle crut quelle devait avertir M. Vulfran de sa présence: «Cest moi, Aurélie, dit-elle. -- Jai reconnu ton pas; approche et écoute-moi. Ce, que tu mas raconté de tes malheurs, et aussi lénergie que tu as montrée mont intéressé à ton sort. Dautre part, dans ton rôle dinterprète avec les monteurs, dans les traductions que je tai fait faire, enfin dans nos entretiens jai rencontré en toi une intelligence qui ma plu. Depuis que la maladie ma rendu aveugle, jai besoin de quelquun qui voie pour moi, et qui sache regarder ce que je lui indique aussi bien que mexpliquer ce qui le frappe. Javais espéré trouver cela dans Guillaume, qui lui est aussi intelligent, mais par malheur la boisson la si bien aboli quil nest plus bon quà faire un cocher, et encore à condition dêtre indulgent. Veux-tu remplir auprès de moi la place que Guillaume na pas su prendre? Pour commencer tu auras quatre-vingt-dix francs par mois, et des gratifications si, comme je lespère, je suis content de toi.» Suffoquée par la joie, Perrine resta sans répondre. «Tu ne dis rien? -- Je cherche des mots pour vous remercier, mais je suis émue, si troublée que je nen trouve pas; ne croyez pas...» Il linterrompit: «Je crois que tu es émue en effet, ta voix me le dit, et jen suis bien aise, cest une promesse que tu feras ce que tu pourras pour me satisfaire. Maintenant autre chose: as-tu écrit à tes parents? -- Non, monsieur; je nai pas pu, je nai pas de papier... -- Bon, bon; tu vas pouvoir le faire, et tu trouveras dans le bureau de M. Bendit, que tu occuperas en attendant sa guérison, tout ce qui te sera nécessaire. En écrivant, tu devras dire à tes parents la position que tu occupes dans ma maison; sils ont mieux à toffrir, ils te feront venir; sinon, ils te laisseront ici. -- Certainement, je resterai ici. --Je le pense, et je crois que cest le meilleur pour toi maintenant. Comme tu vas vivre dans les bureaux où tu seras en relation avec les employés, à qui tu porteras mes ordres, comme dautre part tu sortiras avec moi, tu ne peux pas garder tes vêtements douvrière, qui, ma dit Benoist, sont fatigués.... -- Des guenilles; mais je vous assure, monsieur, que ce nest ni par paresse, ni par incurie, hélas! -- Ne te défends pas. Mais enfin comme cela doit changer, tu vas aller à la caisse où lon te remettra une fiche pour que tu prennes, chez Mme Lachaise, ce quil te faut en vêtements, linge de corps, chapeau, chaussures.» Perrine écoutait comme si au lieu dun vieillard aveugle à la figure grave, cétait une belle fée qui parlait, la baguette au- dessus delle. M. Vulfran la rappela à la réalité: «Tu es libre de choisir ce que tu voudras, mais noublie pas que ce choix me fixera sur ton caractère. Occupe-toi de cela. Pour aujourdhui je naurai pas besoin de toi. À demain.» XXVII Quand à la caisse on lui remit, après lavoir examinée des pieds à la tête, la fiche annoncée par M. Vulfran, elle sortit de lusine en se demandant où demeurait cette Mme Lachaise. Elle eut voulu que ce fût la propriétaire du magasin où elle avait acheté son calicot, parce que la connaissant déjà, elle eût été moins gênée pour la consulter sur ce quelle devait prendre. Question terrible quaggravait encore le dernier mot de M. Vulfran: «ton choix me fixera sur ton caractère». Sans doute elle navait pas besoin de cet avertissement pour ne pas se jeter sur une toilette extravagante; mais encore ce qui serait raisonnable pour elle, le serait-il pour M. Vulfran? Dans son enfance elle avait connu les belles robes, et elle en avait porté dans lesquelles elle était fière de se pavaner; évidemment ce nétaient point des robes de ce genre qui convenaient présentement; mais les plus simples quelle pourrait trouver conviendraient-elles mieux? On lui eût dit la veille, alors quelle souffrait tant de sa misère, quon allait lui donner des vêtements et du linge, quelle neût certes pas imaginé que ce cadeau inespéré ne la remplirait pas de joie, et cependant lembarras et la crainte lemportaient de beaucoup en elle sur tout autre sentiment. Cétait place de lÉglise que Mme Lachaise avait son magasin, incontestablement le plus beau, le plus coquet de Maraucourt, avec une montre détoffes, de rubans, de lingerie, de chapeaux, de bijoux, de parfumerie qui éveillait les désirs, allumait les convoitises des coquettes du pays, et leur faisait dépenser là leurs gains, comme les pères et les maris dépensaient les leurs au cabaret. Cette montre augmenta encore la timidité de Perrine, et comme lentrée dune déguenillée ne provoquait les prévenances ni de la maîtresse de maison, ni des ouvrières qui travaillaient derrière un comptoir, elle resta un moment indécise au milieu du magasin, ne sachant à qui sadresser. À la fin elle se décida à élever lenveloppe quelle tenait dans sa main. «Quest-ce que cest, petite?» demanda Mme Lachaise. Elle tendit lenveloppe qui à lun de ses coins portait imprimée la rubrique: Usines de Maraucourt, Vulfran Paindavoine». La marchande navait pas lu la fiche entière que sa physionomie séclaira du sourire le plus engageant: «Et que désirez-vous, mademoiselle?» demanda-t-elle en quittant son comptoir pour avancer une chaise. Perrine répondit quelle avait besoin de vêtements, de linge, de chaussures, dun chapeau. «Nous avons tout cela et de premier choix; voulez-vous que nous commencions par la robe? Oui, nest-ce pas. Je vais vous montrer des étoffes; vous allez voir.» Mais ce nétait point des étoffes quelle voulait voir, cétait une robe toute faite quelle put revêtir immédiatement ou tout au moins le soir même, afin de pouvoir sortir le lendemain avec M. Vulfran. «Ah! vous devez sortir avec M. Vulfran», dit vivement la marchande dont la curiosité se trouvait surexcitée par cet étrange propos qui la faisait se demander ce que le tout-puissant maître de Maraucourt pouvait bien avoir à faire avec cette bohémienne. Mais au lieu de répondre a cette interrogation, Perrine continua ses explications pour dire que la robe dont elle avait besoin devait être noire, parce quelle était en deuil. «Cest pour aller à lenterrement, cette robe? -- Non. -- Vous comprenez, mademoiselle, que lusage auquel vous devez employer votre robe dit ce quelle doit être, sa forme, son étoffe, son prix. -- La forme, la plus simple; létoffe, solide et légère; le prix, le plus bas. -- Cest bien, cest bien, répondit la marchande, on va vous montrer. Virginie, occupez-vous de mademoiselle.» Comme le ton avait changé, les manières changèrent aussi; dignement Mme Lachaise reprit sa place à la caisse, dédaignant de soccuper elle-même dune acheteuse qui montrait de pareilles dispositions: quelque fille de domestique sans doute, à qui M. Vulfran faisait laumône dun deuil, et encore quel domestique? Cependant comme Virginie apportait sur le comptoir une robe en cachemire, garnie de passementerie et de jais, elle intervint: «Cela nest pas dans les prix, dit-elle; montrez la jupe avec blouse en indienne noire à pois; la jupe sera un peu longue, la blouse un peu large, mais avec un rempli et des pinces, le tout ira à merveille; au reste nous navons pas autre chose.» Cétait là une raison qui dispensait des autres; dailleurs malgré leur taille, Perrine trouva cette jupe et cette blouse très jolies, et puisquon lui assurait quavec quelques retouches, elles iraient à merveille, elle devait le croire. Pour les bas et les chemises, le choix était plus facile, puisquelle voulait ce quil y avait de moins cher; mais quand elle déclara quelle ne prenait que deux paires de bas et deux chemises, Mlle Virginie se montra aussi méprisante que sa patronne, et ce fut par grâce quelle daigna montrer les chaussures et le chapeau de paille noire qui complétaient lhabillement de cette petite niaise: avait-on idée dune sottise pareille, deux paires de bas! deux chemises! Et quand Perrine demanda des mouchoirs de poche, qui depuis longtemps étaient lobjet de ses désirs, ce nouvel achat limité dailleurs à trois mouchoirs, ne changea ni le sentiment de la patronne, ni celui de la demoiselle de magasin: «Moins que rien cette petite.» -- Et maintenant, est-ce quil faudra vous envoyer ça? demanda Mme Lachaise. -- Je vous remercie, madame, je viendrai le chercher ce soir. -- Pas avant huit heures, pas après neuf.» Perrine avait cette bonne raison pour ne pas vouloir quon lui envoyât ses vêtements, quelle ne savait pas où elle coucherait le soir. Dans son île, il ny fallait pas songer. Qui na rien se passe de portes et de serrures, mais la richesse -- car malgré le dédain de cette marchande, ce quelle venait dacheter constituait pour elle de la richesse -- a besoin dêtre gardée; il fallait donc que la nuit suivante elle eût un logement, et tout naturellement elle pensa à le prendre chez la grandmère de Rosalie, et en sortant de chez Mme Lachaise elle se dirigea vers la maison de mère Françoise, pour voir si elle trouverait là ce quelle désirait, cest-à-dire un cabinet ou une toute petite chambre, qui ne coûtât pas cher. Comme elle allait arriver à la barrière, elle vit Rosalie sortir dune allure légère. «Vous partez!» -- Et vous, vous êtes donc libre!» En quelques mots précipités elles sexpliquèrent: Rosalie, qui allait à Picquigny pour une commission pressée, ne pouvait pas rentrer chez sa grandmère immédiatement comme elle laurait voulu, de façon à arranger pour le mieux la location du cabinet; mais puisque Perrine navait rien à faire de la journée, pourquoi ne laccompagnerait-elle pas à Picquigny? elles reviendraient ensemble; ce serait une partie de plaisir. Rapide à laller, cette partie de plaisir, une fois la commission faite, sagrémenta si bien au retour de bavardages, de flâneries, de courses dans les prairies, de repos à lombre, quelles ne rentrèrent que le soir à Maraucourt; mais ce fut seulement en passant la barrière de sa grandmère que Rosalie eut conscience de lheure. «Quest-ce que va dire tante Zénobie? -- Dame! -- Ma foi tant pis; je me suis bien amusée. Et vous? -- Si vous vous êtes amusée, vous qui avez avec qui vous entretenir toute la journée, pensez ce qua été notre promenade pour moi qui nai personne. -- Cest vrai tout de même.» Heureusement la tante Zénobie était occupée à servir les pensionnaires, de sorte que larrangement se fit avec mère Françoise, ce qui permit quil se conclût assez promptement sans être trop dur: cinquante francs par mois pour deux repas par jour, douze francs pour un cabinet orné dune petite glace avec une fenêtre et une table de toilette. À huit heures Perrine dînait seule à sa table dans la salle commune une serviette sur ses genoux; à huit heures et demie elle allait chercher ses vêtements qui se trouvaient prêts; et à neuf heures, dans son cabinet dont elle fermait la porte à clef, elle se coucha un peu troublée, un peu grisée, la tête vacillante, mais au fond pleine despoir. Maintenant on allait voir. Ce quelle vit le lendemain matin, lorsquaprès avoir donné ses ordres à ses chefs de service quil appelait par une sonnerie aux coups numérotés dans le tableau électrique du vestibule, M. Vulfran la fit venir dans son cabinet, ce fut un visage sévère qui la déconcerta, car bien que les yeux qui se tournèrent vers elle à son entrée fussent sans regards, elle ne put se méprendre sur lexpression de cette physionomie quelle connaissait pour lavoir longuement observée. Assurément ce nétait pas la bienveillance quexprimait cette physionomie, mais plutôt le mécontentement et la colère. Quavait-elle donc fait de mal quon pût lui reprocher? À cette question quelle se posa, elle ne trouva quune réponse: ses achats, chez Mme Lachaise, étaient exagérés. Daprès eux M. Vulfran jugeait son caractère. Et elle qui sétait si bien appliquée à la modération et à la discrétion. Que fallait-il donc quelle achetât, ou plutôt nachetât point? Mais elle neut pas le temps de chercher. M. Vulfran lui adressait la parole dun ton dur: «Pourquoi ne mas-tu pas dit la vérité? -- À propos de quoi ne vous aurais-je pas dit la, vérité? demanda- elle effrayée. -- À propos de ta conduite depuis ton arrivée ici? -- Mais je vous affirme, monsieur, je vous jure que je vous ai dit la vérité. -- Tu mas dit que tu avais logé chez Françoise. Et en partant de chez elle où as-tu été? Je te préviens que Zénobie, la fille de Françoise, interrogée hier par quelquun qui voulait avoir des renseignements sur toi, a dit que tu nas passé quune nuit chez sa mère, et que tu as disparu sans que personne sache ce que tu as fait depuis ce temps-là.» Perrine avait écouté le commencement de cet interrogatoire avec émoi, mais à mesure quil avançait elle sétait affermie. «Il y a quelquun qui sait ce que jai fait depuis que jai quitté la chambrée de mère Françoise. -- Qui? -- Rosalie, sa petite-fille, qui peut vous confirmer ce que je vais vous dire, si vous trouvez que ce que jai pu faire depuis ce jour mérite dêtre connu de vous. -- La place que je te destine auprès de moi exige que je sache ce que tu es. -- Eh bien, monsieur, je vais vous le dire. Quand vous le saurez, vous ferez venir Rosalie, vous linterrogerez sans que je laie vue, et vous aurez la preuve que je ne vous ai pas trompé. -- Cela peut en effet se faire ainsi, dit-il dune voix adoucie, raconte donc.» Elle fit ce récit en insistant sur lhorreur de sa nuit, dans la chambrée, son dégoût, ses malaises, ses nausées, ses suffocations. «Ne pouvais-tu supporter ce que les autres acceptent? -- Les autres nont sans doute pas vécu comme moi en plein air, car je vous assure que je ne suis difficile en rien, ni sur rien, et que la misère ma appris à tout endurer; je serais morte; et je ne pense pas que ce soit une lâcheté dessayer déchapper à la mort. -- La chambrée de Françoise est-elle donc si malsaine? -- Ah! monsieur, si vous pouviez la voir, vous ne permettriez pas que vos ouvrières vivent là. -- Continue.» Elle passa à sa découverte de lîle, et à son idée de sinstaller dans laumuche. «Tu nas pas eu peur? -- Je suis habituée à navoir pas peur. -- Tu parles de lentaille qui se trouve la dernière sur la route de Saint-Pipoy, à gauche? -- Oui, monsieur. -- Cette aumuche mappartient et elle sert à mes neveux. Cest donc là que tu as dormi? -- Non seulement dormi, mais travaillé, mangé, même donné à dîner à Rosalie, qui pourra vous le raconter; je ne lai quittée que pour Saint-Pipoy quand vous mavez dit de rester à la disposition des monteurs, et cette nuit pour loger chez mère Françoise, où je peux maintenant me payer un cabinet pour moi seule. -- Tu es donc riche que tu peux donner à dîner à ta camarade? -- Si josais vous dire. -- Tu dois tout me dire. -- Est-il permis de prendre votre temps pour des histoires de petites filles? -- Ce nest pas trop court quest le temps pour moi, depuis que je ne peux plus lemployer comme je voudrais, cest long, bien long... et vide.» Elle vit passer sur le visage de M. Vulfran un nuage sombre qui accusait les tristesses dune existence que lon croyait si heureuse et que tant de gens enviaient, et à la façon dont il prononça le mot «vide» elle eut le coeur attendri. Elle aussi depuis quelle avait perdu son père et sa mère, pour rester seule, savait ce que sont les journées longues et vides, que rien ne remplit si ce nest les soucis, les fatigues et les misères de lheure présente, sans personne avec qui les partager, qui vous soutienne ou vous égaie. Lui ne connaissait ni fatigues, ni privations, ni misères. Mais sont-elles tout au monde, et nest-il pas dautres souffrances, dautres douleurs! Cétaient celles-là que traduisaient ces quelques mots, leur accent, et aussi cette tête penchée, ces lèvres, ces joues affaissées, cette physionomie allongée par lévocation sans doute de souvenirs pénibles. Si elle essayait de le distraire? sans doute cela était bien hardi à elle qui le connaissait si peu. Mais pourquoi ne risquerait-elle point, puisque lui-même demandait quelle parlât, dégayer ce sombre visage et de le faire sourire? Elle pouvait lexaminer, elle verrait bien si elle lamusait ou lennuyait. Et tout de suite dune voix enjouée, qui avait lentrain dune chanson, elle commença: «Ce qui est plus drôle que notre dîner, cest la façon dont je me suis procuré les ustensiles de cuisine pour le faire cuire, et aussi comment, sans rien dépenser, ce qui meût été impossible, jai réuni les mets de notre menu. Cest cela que je vais vous dire, en commençant par le commencement qui expliquera comment jai vécu dans laumuche depuis que je my suis installée. Pendant son récit elle ne quitta pas M. Vulfran des yeux, prête à couper court, si elle voyait se produire des signes dennui, qui certainement ne lui échapperaient pas. Mais ce ne fut pas de lennui qui se manifesta, au contraire ce fut de la curiosité et de lintérêt. «Tu as fait cela»!» interrompit-il plusieurs fois. Alors il linterrogea pour quelle précisât ce que, par crainte de le fatiguer, elle avait abrégé, et lui posa des questions qui montraient quil voulait se rendre un compte exact non seulement de son travail, mais surtout des moyens quelle avait employés pour remplacer ce qui lui manquait: «Tu as fait cela!» Quand elle fut arrivée au bout de son histoire, il lui posa la main sur les cheveux: «Allons, tu es une brave fille, dit-il, et je vois avec plaisir quon pourra faire quelque chose de toi. Maintenant va dans ton bureau et occupe ton temps comme tu voudras; à trois heures nous sortirons.» XXVIII Son bureau, ou plutôt celui de Bendit, navait rien pour les dimensions ni lameublement du cabinet de M. Vulfran, qui avec ses trois fenêtres, ses tables, ses cartonniers, ses grands fauteuils en cuir vert, les plans des différentes usines accrochés aux murs dans des cadres en bois doré, était très imposant et bien fait pour donner une idée de limportance des affaires qui sy décidaient. Tout petit au contraire était le bureau de Bendit, meublé dune seule table avec deux chaises, des casiers en bois noirci, et une _chart of the world_ sur laquelle des pavillons de diverses couleurs désignaient les principales lignes de navigation; mais cependant avec son parquet de pitchpin bien ciré, sa fenêtre au milieu tendue dun store en jute à dessins rouges, il paraissait gai à Perrine, non seulement en lui-même, mais encore parce quen laissant sa porte ouverte, elle pouvait voir et quelquefois entendre ce qui se passait dans les bureaux, voisins: à droite et à gauche du cabinet de M. Vulfran, ceux des neveux, M. Edmond et M. Casimir, ensuite ceux de la comptabilité et de la caisse, enfin vis-à-vis celui de Fabry, dans lequel des commis dessinaient debout devant de hautes tables inclinées. Nayant rien à faire et nosant occuper la place de Bendit, Perrine sassit à côté de cette porte, et, pour passer le temps, elle lut des dictionnaires qui étaient les seuls livres composant la bibliothèque de ce bureau. À vrai dire, elle en eût mieux aimé dautres, mais il fallut bien quelle se contentât de ceux-là, qui lui firent paraître les heures longues. Enfin la cloche sonna le déjeuner, et elle fut une des premières à sortir; mais en chemin, elle fut rejointe par Fabry et Mombleux, qui, comme elle, se rendaient chez mère Françoise. «Eh bien, mademoiselle, vous voilà donc notre camarade,» dit Mombleux, qui navait pas oublié son humiliation de Saint-Pipoy et voulait la faire payer à celle qui la lui avait infligée. Elle fut un moment déconcertée par ces paroles dont elle sentit lironie, mais elle se remit vite: «La vôtre non, monsieur, dit-elle doucement, mais celle de Guillaume.» Le ton de cette réplique plut sans doute à lingénieur, car se tournant vers Perrine il lui adressa un sourire qui était un encouragement en même temps quune approbation. «Puisque vous remplacez Bendit, continua Mombleux, qui pour lobstination nétait pas à moitié Picard. -- Dites que mademoiselle tient sa place, reprit Fabry. -- Cest la même chose. -- Pas du tout, car dans une dizaine, une quinzaine de jours, quand M. Bendit sera rétabli, il la reprendra cette place, ce qui ne serait pas arrivé, si mademoiselle ne sétait pas trouvée là pour la lui garder. -- Il me semble que vous de votre côté, moi du mien, nous avons contribué à la lui garder. -- Comme mademoiselle du sien; ce qui fait que M, Bendit nous devra une chandelle à tous trois, si tant est quun Anglais ait jamais employé les chandelles autrement que pour son propre usage.» Si Perrine avait pu se méprendre sur le sens vrai des paroles de Mombleux, la façon dont on agit avec elle chez mère Françoise, la renseigna, car ce ne fut pas à la table des pensionnaires quelle trouva son couvert mis, comme on eût fait pour une camarade, mais sur une petite table à part, qui, pour être dans leur salle, ne sen trouvait pas moins reléguée dans un coin et ce fut là quon la servit après eux, ne lui passant les plats quen dernier. Mais il ny avait là rien pour la blesser; que lui importait dêtre servie la première ou la dernière, et que les bons morceaux eussent disparu? Ce qui lintéressait, cétait dêtre placée assez près deux pour entendre leur conversation, et par ce quils diraient de tâcher de se tracer une ligne de conduite au milieu des difficultés quelle allait affronter. Ils connaissaient les habitudes de la maison; ils connaissaient M. Vulfran, les neveux, Talouel de qui elle avait si grande peur; un mot deux pouvait éclairer son ignorance et, en lui montrant des dangers quelle ne soupçonnait même pas, lui permettre de les éviter. Elle ne les espionnerait pas; elle nécouterait pas aux portes; quand ils parleraient, ils sauraient quils nétaient pas seuls; elle pouvait donc sans scrupule profiter de leurs observations. Malheureusement, ce matin-la, ils ne dirent rien dintéressant pour elle; leur conversation roula tout le temps du déjeuner sur des sujets insignifiants: la politique, la chasse, un accident de chemin de fer; et elle neut, pas besoin de se donner un air indifférent pour ne pas paraître prêter attention à leur discours. Dailleurs, elle était forcée de se hâter ce matin-là, car elle voulait interroger Rosalie pour tâcher de savoir comment M. Vulfran avait appris quelle navait couché quune fois chez mère Françoise. «Cest le Mince qui est venu pendant que nous étions à Picquigny; il a fait causer tante Zénobie sur vous, et vous savez, ça nest pas difficile de faire causer tante Zénobie, surtout quand elle suppose que ça ne vaudra pas une gratification à ceux dont elle parle; cest donc elle qui a dit que vous naviez passé quune nuit ici, et toutes sortes dautres choses avec. -- Quelles autres choses? -- Je ne sais pas, puisque je ny étais pas, mais vous pouvez imaginer le pire; heureusement, ça na pas mal tourné pour vous. -- Au contraire ça a bien tourné, puisque avec mon histoire jai amusé M. Vulfran. -- Je vais la raconter à tante Zénobie; ce que ça la fera rager! -- Ne lexcitez pas contre moi. -- Lexciter contre vous! maintenant, il ny a pas de danger; quand elle saura la place que. M. Vulfran vous donne, vous naurez, pas de meilleure amie... de semblant; vous verrez demain; seulement si vous ne voulez, pas que le Mince apprenne vos affaires, ne les lui dites pas à elle. -- Soyez tranquille. -- Cest quelle est maline.[2] -- Mais me voilà avertie.» À trois heures, comme il len avait prévenue, M. Vulfran sonna Perrine, et ils partirent, en voiture, pour faire la tournée habituelle des usines, car il ne laissait pas passer un seul jour sans visiter les différents établissements, les uns les autres, sinon pour tout voir, au moins pour se faire voir, en donnant ses ordres à ses directeurs, après avoir entendu leurs observations; et encore y avait-il bien des choses dont il se rendait compte lui-même, comme sil navait point été aveugle, par toutes sortes de moyens qui suppléaient ses yeux voilés, Ce jour-là ils commencèrent la visite par Flexelles, qui est un gros village, où sont établis les ateliers du peignage du lin et du chanvre; et en arrivant dans lusine, M. Vulfran, au lieu de se faire conduire au bureau du directeur, voulut entrer, appuyé sur lépaule de Perrine, dans un immense hangar où lon était en train demmagasiner des ballots de chanvre quon déchargeait des wagons qui les avaient apportés. Cétait la règle que partout où il allait, on ne devait pas se déranger pour le recevoir, ni jamais lui adresser la parole, à moins que ce ne fût pour lui répondre. Le travail continua donc comme sil nétait pas là, un peu plus hâté seulement dans une régularité générale. «Écoute bien ce que je vais texpliquer, dit-il à Perrine, car je veux pour la première fois tenter lexpérience de voir par tes yeux en examinant quelques-uns de ces ballots quon décharge. Tu sais ce que cest que la couleur argentine, nest-ce pas?» Elle hésita. «Ou plutôt la couleur gris-perle? -- Gris-perle, oui, monsieur. -- Bon. Tu sais aussi distinguer les différentes nuances du vert: le vert foncé, le vert clair, et aussi le gris brunâtre, le rouge? -- Oui, monsieur, au moins à peu près. -- À peu près suffit; prends donc une petite poignée de chanvre à la première balle venue et regarde-la bien de manière à me dire quelle est sa nuance.» Elle fit ce qui lui était commandé, et, après avoir bien examiné le chanvre, elle dit timidement: «Rouge; est-ce bien rouge? -- Donne-moi ta poignée.» Il la porte à ses narines et la flaira: «Tu ne tes pas trompée, dit-il, ce chanvre doit être rouge en effet.» Elle le regarda surprise; et, comme sil devinait son étonnement, il continua: «Sens ce chanvre: tu lui trouves, nest-ce pas, lodeur de caramel? -- Précisément, monsieur. -- Eh bien, cette odeur veut dire quil a été séché au four où il a été brûlé, ce que traduit aussi sa couleur rouge; donc odeur et couleur, se contrôlant et se confirmant, me donnent la preuve que tu as bien vu et me font espérer que je peux avoir confiance en toi. Allons à un autre wagon et prends une autre poignée de chanvre. Cette fois elle trouva que la couleur était verte. «Il y a vingt espèces de vert; à quelle plante rapportes-tu le vert dont tu parles? -- À un chou, il me semble, et, de plus, il y a par places des taches brunes et noires. -- Donne ta poignée.» Au lieu de la porter à son nez, il létira des deux mains et les brins se rompirent. «Ce chanvre a été cueilli trop vert, dit-il, et de plus il a été mouillé en balle: cette fois encore ton examen est juste. Je suis content de toi; cest un bon début.» Ils continuèrent leur visite par les autres villages, Bacourt, Hercheux, pour la terminer par Saint-Pipoy, et celle-là fut de beaucoup la plus longue, à cause de linspection du travail des ouvriers anglais. Comme toujours, la voiture, une fois que M. Vulfran en était descendu, avait été conduite à lombre dun gros tremble; et au lieu de rester auprès du cheval pour le garder, Guillaume lavait attaché à un banc pour aller se promener dans le village, comptant bien être de retour avant son maître, qui ne saurait rien de sa fugue. Mais, au lieu dune rapide promenade, il était entré dans un cabaret avec un camarade qui lui avait fait oublier lheure, si bien que lorsque M. Vulfran était revenu pour monter en voiture, il navait trouvé personne. «Faites chercher Guillaume», dit-il au directeur qui les accompagnait. Guillaume avait été long à trouver, à la grande colère de M. Vulfran, qui nadmettait pas quon lui fit perdre une minute de son temps. À la fin, Perrine avait vu Guillaume accourir dune allure tout à fait étrange: la tête haute, le cou et le buste raides, les jambes fléchissantes, et il les levait de telle sorte en les jetant en avant, quà chaque pas il semblait vouloir sauter un obstacle. «Voilà une singulière manière de marcher, dit M. Vulfran, qui avait entendu ces pas inégaux; lanimal est gris, nest-ce pas, Benoist? -- On ne peut rien vous cacher. -- Je ne suis pas sourd, Dieu merci.» Puis sadressant à Guillaume, qui sarrêtait: «Doù viens-tu? -- Monsieur... je vais... vous dire... -- Ton haleine parle pour toi, tu viens du cabaret; et tu es ivre, le bruit de tes pas me le prouve. -- Monsieur... je vais... vous dire....» Tout en parlant, Guillaume avait détaché le cheval, et, en remettant les guides dans la voiture, fait tomber le fouet; il voulut se baisser pour le ramasser, et trois fois il sauta par- dessus sans pouvoir le saisir. «Je crois quil vaut mieux que je vous reconduise à Maraucourt, dit le directeur. -- Pourquoi ça? répliqua insolemment Guillaume qui avait entendu. -- Tais-toi, commanda M. Vulfran dun ton qui nadmettait pas la réplique; à partir de lheure présente tu nes plus a mon service. -- Monsieur... je vais... vous dire...» Mais, sans lécouter, M. Vulfran sadressa à son directeur: «Je vous remercie, Benoist, la petite va remplacer cet ivrogne. -- Sait-elle conduire? -- Ses parents étaient des marchands ambulants, elle a conduit leur voiture bien souvent; nest-ce pas, petite? -- Certainement, monsieur. -- Dailleurs, Coco est un mouton; si on ne le jette pas dans un fossé, il nira pas de lui-même.» Il monta en voiture, et Perrine prit place près de lui, attentive, sérieuse, avec la conscience bien évidente de la responsabilité dont elle se chargeait. «Pas trop vite, dit M. Vulfran, quand elle toucha Coco du bout de son fouet légèrement. -- Je ne tiens pas du tout à aller vite, je vous assure, monsieur. -- Cest déjà quelque chose.» Quelle surprise quand, dans les rues de Maraucourt, on vit le phaéton de M. Vulfran conduit par une petite fille coiffée dun chapeau de paille noire, vêtue de deuil, qui conduisait sagement le vieux Coco, au lieu de le mener du train désordonné que Guillaume obligeait la vieille bête à prendre bien malgré elle! Que se passait-il donc? Quelle était cette petite fille? Et lon se mettait sur les portes pour sadresser ces questions, car les gens étaient rares dans le village qui la connaissaient, et plus rares encore ceux qui savaient quelle place M. Vulfran venait de lui donner auprès de lui. Devant la maison de mère Françoise, la tante Zénobie causait appuyée sur sa barrière avec deux commères; quand elle aperçut Perrine, elle leva les deux bras au ciel dans un mouvement de stupéfaction, mais aussitôt elle lui adressa son salut le plus avenant accompagné de son meilleur sourire, celui dune amie véritable. «Bonjour, monsieur Vulfran; bonjour, mademoiselle Aurélie.» Et aussitôt que la voiture eut dépassé la barrière, elle raconta à ses voisines comment elle avait procuré à cette jeune personne, qui était leur pensionnaire, la bonne place quelle occupait auprès de M. Vulfran, par les renseignements quelle avait donnés au Mince: «Mais cest une gentille fille, elle noubliera pas ce quelle me doit, car elle nous doit tout.» Quels renseignements avait-elle pu donner? Là-dessus elle avait enfilé une histoire, en prenant pour point de départ les récits de Rosalie, qui, colportée dans Maraucourt avec les enjolivements que chacun y mettait selon son caractère, son goût ou le hasard, avait fait à Perrine une légende, ou plus justement cent légendes devenues rapidement le fond de conversations dautant plus passionnées que personne ne sexpliquait cette fortune subite; ce qui permettait toutes les suppositions, toutes les explications avec de nouvelles histoires à côté. Si le village avait été surpris de voir passer M. Vulfran avec Perrine pour conductrice, Talouel en le voyant arriver fut absolument stupéfait. «Où donc est Guillaume? sécria-t-il en se précipitant au bas de lescalier de sa véranda pour recevoir le patron. -- Débarqué pour cause divrognerie invétérée, répondit M. Vulfran en souriant. -- Je suppose que depuis longtemps vous aviez lintention de prendra cette résolution, dit Talouel. -- Parfaitement.» Ce mot «je suppose» était celui qui avait commencé la fortune de Talouel dans la maison et établi son pouvoir. Son habileté en effet avait été de persuader à M. Vulfran quil nétait quune main, aussi docile que dévouée, qui nexécutait jamais que ce que le patron ordonnait ou pensait. Si jai une qualité, disait-il, cest de deviner ce que veut le patron, et en me pénétrant de ses intérêts, de lire en lui.» Aussi commençait-il presque toutes ses phrases par son mot: «Je suppose que vous voulez...» Et comme sa subtilité de paysan toujours aux aguets sappuyait sur un espionnage qui ne reculait devant aucun moyen pour se renseigner, il était rare que M. Vulfran eût à faire une autre réponse que celle qui se trouvait presque toujours sur ses lèvres: «Parfaitement.» «Je suppose, aussi, dit-il en aidant M. Vulfran à descendre, que celle que vous avez prise pour remplacer cet ivrogne sest montrée digne de votre confiance? -- Parfaitement. -- Cela ne métonne pas; du jour où elle est entrée ici amenée par la petite Rosalie, jai pensé quon en ferait quelque chose et que vous la découvririez. En parlant ainsi il regardait Perrine, et dun coup doeil qui lui disait en insistant: «Tu vois ce que je fais pour toi; ne loublie pas et tiens-toi prête à me le rendre.» Une demande de payement de ce marché ne se fit pas attendre; un peu avant la sortie il sarrêta devant le bureau de Perrine et sans entrer, à mi-voix de façon à nêtre entendu que delle: «Que sest-il donc passé à Saint-Pipoy avec Guillaume?» Comme cette question nentraînait pas la révélation de choses graves, elle crut pouvoir répondre, et faire le récit quil demandait. «Bon, dit-il, tu peux être tranquille, quand Guillaume viendra demander à rentrer, il aura affaire à moi.» XXIX Le soir au souper, cette question: «Que sest-il passé à Saint- Pipoy avec Guillaume?» lui fut de nouveau posée par Fabry et par Mombleux, car il nétait personne de la maison qui ne sût quelle avait ramené M. Vulfran, et elle recommença le récit quelle avait déjà fait à Talouel; alors ils déclarèrent que livrogne navait que ce quil méritait. «Cest miracle quil nait pas versé dix fois le patron, dit Fabry, car il conduisait comme un fou... -- Prononcez plutôt comme un saoul, répondit Mombleux en riant. -- Il y a longtemps quil aurait dû être congédié -- Et quil laurait été en effet sans certains appuis.» Elle devint tout oreilles, mais en sefforçant de ne pas laisser paraître lattention quelle prêtait à ces paroles. «Il le payait cet appui. -- Pouvait-il faire autrement? -- Il laurait pu sil navait pas donné barre sur lui: on est fort pour résister à toutes les pressions doù quelles viennent, quand on marche droit. -- Cétait là le diable pour lui de marcher droit. -- Êtes-vous sûr quon ne la pas encouragé dans son vice, au lieu de le prévenir quun jour ou lautre il se ferait renvoyer? -- Je pense quon a dû faire une drôle de mine quand on ne la pas vu revenir: jaurais voulu être là. -- On sarrangera pour le remplacer par un autre qui espionne et rapporte aussi bien. -- Cest tout de même étonnant que celui qui est victime de cet espionnage ne le devine pas et ne comprenne pas que ce merveilleux accord didées dont on se vante, que cette intuition extraordinaire ne sont que le résultat de savantes préparations: quon me rapporte que vous avez ce matin exprimé lopinion que le foie de veau aux carottes était une bonne chose, et je naurai pas grand mérite à vous dire ce soir que je suppose que vous aimez le veau aux carottes.» Ils se mirent à rire en se regardant dun air goguenard. Si Perrine avait eu besoin dune clé pour deviner les noms quils ne prononçaient pas, ce mot «je suppose» la lui eût mise aux mains; mais tout de suite elle avait compris que le «on» qui organisait lespionnage était Talouel, et celui qui le subissait M. Vulfran. «Enfin quel plaisir peut-il trouver à toutes ces histoires? demanda Mombleux. -- Comment, quel plaisir! On est envieux ou on ne lest pas; de même on est ou lon nest pas ambitieux. Eh bien, il se rencontre quon est envieux et encore plus ambitieux. Parti de rien, cest- à-dire douvrier, on est devenu le second dans une maison qui, à la tête de lindustrie française, fait plus de douze millions de bénéfices par an, et lambition vous est venue de passer du second rang au premier; est-ce que cela ne sest pas déjà produit, et na-t-on pas vu de simples commis remplacer des fondateurs de maisons considérables? Quand on a vu que les circonstances, les malheurs de famille, la maladie, pouvaient un jour ou lautre mettre le chef dans limpossibilité de continuer à la diriger, on sest arrangé pour se rendre indispensable, et simposer comme le seul qui fût de taille à porter ce fardeau écrasant. La meilleure méthode pour en arriver là nétait-elle pas de faire la conquête de celui quon espérait remplacer, en lui prouvant du matin au soir quon était dune capacité, dune force dintelligence, dune aptitude aux affaires au delà de lordinaire? De là le besoin de savoir à lavance ce qua dit le chef, ce quil a fait, ce quil pense, de manière à être toujours en accord parfait avec lui, et même de paraître le devancer; si bien que quand on dit: «Je suppose que vous voudriez bien manger du veau aux carottes», la réponse obligée soit: «Parfaitement». De nouveau ils se mirent à rire, et pendant que Zénobie changeait les assiettes pour le dessert ils gardèrent un silence prudent; mais lorsquelle fut sortie, ils reprirent leur entretien comme sils nadmettaient pas que cette petite qui mangeait silencieusement dans son coin pût en deviner les dessous quils brouillaient à dessein. «Et si le disparu reparaissait? dit Mombleux. -- Cest ce que tout le monde doit souhaiter. Mais sil ne reparaît pas, cest quil a de bonnes raisons pour ça, comme dêtre mort probablement. -- Cest égal, une pareille ambition chez ce bonhomme est raide tout de même, quand on sait ce quil est, et aussi ce quest la maison quil voudrait faire sienne. -- Si lambitieux se rendait un juste compte de la distance qui le sépare du but visé, le plus souvent il ne se mettrait pas en route. En tout cas, ne vous trompez pas sur notre bonhomme, qui est beaucoup plus fort que vous ne croyez, si lon compare son point de départ à son point darrivée. -- Ce nest pas lui qui a amené la disparition de celui dont il compte prendre la place. -- Qui sait sil na pas contribué à provoquer cette disparition ou à la faire durer? -- Vous croyez? -- Nous nétions ici ni lun ni lautre à ce moment, nous ne pouvons donc pas savoir ce qui sest passé; mais étant donné le caractère du personnage, il est vraisemblable dadmettre quun événement de cette gravité na pas dû se produire sans quil ait travaillé à envenimer les choses de façon à les incliner du côté de son intérêt. -- Je navais pas pensé à cela, tiens, tiens! -- Pensez-y, et rendez-vous compte du rôle, je ne dis pas quil a joué, mais quil a pu jouer en voyant limportance que cette disparition lui permettait de prendre. -- Il est certain quà ce moment il pouvait ne pas prévoir que dautres hériteraient de la place du disparu; mais maintenant que cette place est occupée, quelles espérances peut-il garder? -- Quand ce ne serait que celle que cette occupation nest pas aussi solide quelle en a lair. Et de fait est-elle si solide que ça? -- Vous croyez... -- Jai cru en arrivant ici quelle létait; mais depuis jai vu par bien des petites choses, que vous avez pu remarquer vous-même, quil se fait un travail souterrain à propos de tout, comme à propos de rien, quon devine, plutôt quon ne le suit, dont le but certainement est de rendre cette occupation intolérable. Y parviendra-t-on? Dun côté arrivera-t-on à leur rendre la vie tellement insupportable quils préfèrent, de guerre lasse, se retirer? De lautre trouvera-t-on moyen de les faire renvoyer? Je nen sais rien. -- Renvoyer! Vous ny pensez pas. -- Évidemment sils ne donnent pas prise à des attaques sérieuses, ce sera impossible. Mais si dans la confiance que leur inspire leur situation ils ne se gardent pas; sils ne se tiennent pas toujours sur la défensive; sils commettent des fautes, et qui nen commet pas? alors surtout quon est tout-puissant et quon a lieu de croire lavenir assuré, je ne dis pas que nous nassisterons pas à des révolutions intéressantes. -- Pas intéressantes pour moi les révolutions, vous savez. -- Je ne crois pas que jaurais plus que vous à y gagner; mais que pouvons-nous contre leur marche? Prendre parti pour celui-ci? Prendre parti pour celui-là? Ma foi non. Dautant mieux quen réalité mes sympathies sont pour celui dont on vise lhéritage, en escomptant une maladie qui doit, semble-t-il aux uns et aux autres, le faire disparaître bientôt; ce qui, pour moi, nest pas du tout prouvé. -- Ni pour moi. -- Dailleurs on ne ma jamais demandé nettement mon concours, et je ne suis pas homme à loffrir. -- Ni moi non plus. -- Je men tiens au rôle de spectateur, et quand je vois un des personnages de la pièce qui se joue sous nos yeux entreprendre une lutte qui semble impossible aussi bien que folle, nayant pour lui que son audace, son énergie... -- Sa canaillerie. -- Si vous voulez je le dirai avec vous, cela mintéresse, bien que je nignore pas que dans cette lutte des coups seront donnés qui pourront matteindre. Voilà pourquoi jétudie ce personnage, qui na pas que des côtés tragiques, mais qui en a aussi de comiques, comme il convient dailleurs dans un drame bien fait. -- Moi je ne le trouve pas comique du tout. -- Comment, vous ne trouvez pas personnage comique un homme qui à vingt ans savait à peine lire et signer son nom, et qui a assez courageusement travaillé pour acquérir une calligraphie et une orthographe impeccables, qui lui permettent de reprendre tout le monde ni plus ni moins quun maître décole? -- Ma foi, je trouve ça remarquable. -- Moi aussi je trouve ça remarquable, mais le comique cest que léducation na pas marché parallèlement avec cette instruction primaire, que le bonhomme simagine être tout dans le monde, si bien que malgré sa belle écriture et son orthographe féroce, je ne peux pas mempêcher de rire quand je lentends faire usage de son langage distingué dans lequel les haricots sont «des flageolets» et les citrouilles «des potirons»; nous nous contentons de soupe, lui ne mange que «du potage»; quand je veux savoir si vous avez été vous promener, je vous demande: «Avez-vous été vous promener?» lui vous dit: «Allâtes-vous à la promenade? Quéprouvâtes-vous? Nous voyageâmes.» Et quand je vois quavec ces beaux mots il se croit supérieur à tout le monde, je me dis que sil devient maître des usines quil convoite, ce qui est possible, sénateur, administrateur de grandes compagnies, il voudra sans doute se fait nommer de lAcadémie française, et ne comprendra pas quon ne laccueille point.» À ce moment Rosalie entra dans la salle et demanda à Perrine si elle ne voulait pas faire une course dans le village. Comment refuser? Il y avait longtemps déjà quelle avait fini de dîner, et rester à sa place eût pu éveiller des suppositions quelle devait éviter de faire naître, si elle voulait quon continuât de parler librement devant elle. La soirée étant douce et les gens restant assis dans la rue en bavardant de porte en porte, Rosalie aurait voulu flâner et transformer sa course en promenade; mais Perrine ne se prêta pas à cette fantaisie, elle prétexta la fatigue pour rentrer. En réalité ce quelle voulait cétait réfléchir, non dormir, et dans la tranquillité de sa petite chambre, la porte close, se rendre compte de sa situation, et de la conduite quelle allait avoir à tenir. Déjà pendant la soirée où elle avait entendu ses camarades de chambrée parler de Talouel, elle avait pu se le représenter comme un homme redoutable; depuis, quand il sétait adressé à elle pour quelle lui dît «toute la vérité sur les bêtises de Fabry». en ajoutant quil était le maître et quen cette qualité il devait tout savoir, elle avait vu comment cet homme redoutable établissait sa puissance, et quels moyens il employait; cependant tout cela nétait rien à côté de ce que révélait lentretien quelle venait dentendre. Quil voulût avoir lautorité dun tyran à côté, au-dessus même de M. Vulfran, cela elle le savait; mais quil espérât remplacer un jour le tout-puissant maître des usines de Maraucourt, et que depuis longtemps il travaillât dans ce but, cela elle ne lavait pas imaginé. Et pourtant cétait ce qui résultait de la conversation de lingénieur et de Mombleux, en situation de savoir mieux que personne ce qui se passait, de juger les choses et les hommes et den parler. Ainsi le _on_ quils navaient pas autrement désigné, devait sarranger pour remplacer par un autre lespion quil venait de perdre; mais cet autre cétait elle-même qui prenait la place de Guillaume. Comment allait-elle se défendre? Sa situation nétait-elle pas effrayante? Et elle nétait quune enfant, sans expérience, comme sans appui. Cette question elle se létait déjà posée, mais non dans les mêmes conditions que maintenant. Et assise sur son lit, car il lui était impossible de rester couchée, tant son angoisse était énervante, elle se répétait mot à mot ce quelle avait entendu: «Qui sait sil na pas contribué à provoquer labsence du disparu, et à la faire durer. -- La place quont prise ceux qui doivent remplacer ce disparu, est-elle aussi solidement occupée quon croit, et ne se fait-il pas un travail souterrain pour les obliger à labandonner, soit en les forçant à se retirer, soit en les faisant renvoyer?» Sil avait cette puissance de faire renvoyer ceux qui semblaient désignés pour remplacer le maître, que ne pourrait-il pas contre elle qui nétait rien, si elle essayait de lui résister, et se refusait à devenir lespionne quil voulait quelle fût! Comment ne donnerait-elle pas barre sur elle? Elle passa une partie de la nuit à agiter ces questions, mais quand à la fin la fatigue la coucha sur son oreiller, elle nen avait vu que les difficultés sans leur trouver une seule réponse rassurante. XXX La première occupation de M. Vulfran en arrivant le matin à ses bureaux était douvrir son courrier, quun garçon allait chercher à la poste et déposait sur la table en deux tas, celui de la France et celui de létranger. Autrefois il décachetait lui-même toute sa correspondance française, et dictait à un employé les annotations que chaque lettre comportait, pour les réponses à faire ou les ordres à donner; mais depuis quil était aveugle il se faisait assister dans ce travail par ses neveux et par Talouel, qui lisaient les lettres à haute voix, et les annotaient; pour les lettres étrangères, depuis la maladie de Bendit, après les avoir ouvertes on les transmettait à Fabry si elles étaient anglaises, allemandes à Mombleux. Le matin qui suivit lentretien entre Fabry et Mombleux qui avait ému Perrine si violemment, M. Vulfran, Théodore, Casimir et Talouel étaient occupés à ce travail de la correspondance, quand Théodore, qui ouvrait les lettres étrangères, en annonçant le lieu doù elles étaient écrites, dit: «Une lettre de Dakka, 29 mai. -- En français? demanda M. Vulfran. -- Non, en anglais. -- La signature? -- Pas très lisible, quelque chose comme Feldes, Faldes, Fildes, précédé dun mot que je ne peux pas lire; quatre pages; votre nom revient plusieurs fois; à transmettre à M. Fabry, nest-ce pas? -- Non; me la donner.» En même temps Théodore et Talouel regardèrent M. Vulfran, mais en voyant quils avaient lun et lautre surpris le mouvement qui venait de leur échapper, et trahissait une même curiosité, ils prirent un air indifférent. «Je mets la lettre sur votre table, dit Théodore. -- Non, donne-la moi.» Bientôt le travail prit fin, et le commis se retira en emportant la correspondance annotée; Théodore et Talouel voulurent alors demander à M. Vulfran ses instructions sur plusieurs sujets, mais il les renvoya, et aussitôt quils furent partis il sonna Perrine. Instantanément elle arriva. «Quest-ce que cest que cette lettre?» demanda M. Vulfran. Elle prit la lettre quil lui tendait et jeta les yeux dessus; sil avait pu la voir, il aurait constaté quelle pâlissait et que ses mains tremblaient. «Cest une lettre en anglais datée de Dakka du 29 mai. -- La signature?» Elle la retourna: «Le père Fildes. -- Tu en es certaine? -- Oui, monsieur, le père Fildes. -- Que dit-elle? -- Voulez-vous me permettre den lire quelques lignes avant de répondre? -- Sans doute, mais vite.» Elle eût voulu obéir à cet ordre, cependant son émotion, au lieu de se calmer, sétait accrue, les mots dansaient devant ses yeux troubles. «Eh bien? demanda M. Vulfran dune voix impatiente. -- Monsieur, cela est difficile à lire, et difficile aussi à comprendre: les phrases sont longues. -- Ne traduis pas, analyse simplement; de quoi sagit-il?» Un certain temps sécoula encore avant quelle répondît; enfin elle dit: «Le père Fildes explique que le père Leclerc à qui vous aviez écrit est mort, et que lui-même, chargé par le père Leclerc de vous répondre, en a été empêché par une absence, et aussi par la difficulté de réunir les renseignements que vous demandez; il sexcuse de vous écrire en anglais, mais il ne possède quimparfaitement votre belle langue. -- Ces renseignements! sécria M. Vulfran. -- Mais, monsieur, je nen suis pas encore là. Bien que cette réponse eût été faite sur le ton dune extrême douceur, il sentit quil ne gagnerait rien à la bousculer. «Tu as raison, dit-il, ce nest pas une lettre française que tu lis; il faut que tu la comprennes avant de me lexpliquer. Voilà ce que tu vas faire: tu vas prendre cette lettre et aller dans le bureau de Bendit, où tu la traduiras aussi fidèlement que possible, en écrivant ta traduction que tu me liras... Ne perds pas une minute. Jai hâte, tu le vois, de savoir ce quelle contient.» Elle s'éloignait, il la retint: «Écoute bien. Il sagit, dans cette lettre, daffaires personnelles qui ne doivent être connues de personne; tu entends, de personne; quoi quon te demande, sil se trouve quelquun qui ose tinterroger, tu ne dois donc rien dire, mais même ne laisser rien deviner. Tu vois la confiance que je mets en toi; je compte que tu ten montreras digne; si tu me sers fidèlement, sois certaine que tu ten trouveras bien. -- Je vous promets, monsieur, de tout faire pour mériter cette confiance. -- Va vite et fais vite.» Malgré cette recommandation, elle ne se mit pas tout de suite à écrire sa traduction, mais elle lut la lettre dun bout à lautre, la relut, et ce fut seulement après cela quelle prit une grande feuille de papier et commença. «Dakka, 29 mai. «Très honoré monsieur, «Jai le vif chagrin de vous apprendre que nous avons eu la douleur de perdre notre révérend père Leclerc à qui vous aviez bien voulu demander certains renseignements, auxquels vous paraissez attacher une importance qui me décide à vous répondre à sa place, en mexcusant de navoir pas pu le faire plus tôt, empêché que jai été par des voyages dans lintérieur, et retardé dautre part par les difficultés, quaprès plus de douze ans écoulés, jai éprouvées à réunir ces renseignements dune façon un peu précise; je fais donc appel à toute votre bienveillance pour quelle me pardonne ce retard involontaire, et aussi de vous écrire en anglais; la connaissance imparfaite de votre belle langue en est seule la cause.» Après avoir écrit cette phrase qui était véritablement longue, comme elle lavait dit à M. Vulfran, et qui par cela seul présentait de réelles difficultés pour être mise au net, elle sarrêta pour la relire et la corriger. Elle sy appliquait de toutes les forces de son attention quand la porte de son bureau, quelle avait fermée, souvrit devant Théodore Paindavoine qui entra et lui demanda un dictionnaire anglais-français. Justement elle avait ce dictionnaire ouvert devant elle; elle le ferma et le tendit à Théodore. «Ne vous en serviez-vous pas? dit celui-ci en venant près delle. -- Oui, mais je peux men passer. -- Comment cela? -- Jen ai plus besoin pour lorthographe des mots français que pour le sens des mots anglais, un dictionnaire français le remplacera très bien.» Elle le sentait sur son dos, et bien quelle ne pût pas voir ses yeux nosant pas se retourner, elle devinait quils lisaient par- dessus son épaule. «Cest la lettre de Dakka que vous traduisez?» Elle fut surprise quil connût cette lettre qui devait rester si rigoureusement secrète. Mais tout de suite elle réfléchit que cétait peut-être pour la connaître quil linterrogeait, et cela paraissait dautant plus probable que le dictionnaire semblait être un prétexte: pourquoi aurait-il besoin dun dictionnaire anglais-français puisquil ne savait pas un mot danglais? «Oui, monsieur, dit-elle. -- Et cela va bien cette traduction?» Elle sentit quil se penchait sur elle, car il avait la vue basse; alors vivement elle tourna son papier de façon à ce quil ne le vit que de côté. «Oh! je vous en prie, ne lisez pas, cela ne va pas du tout, je cherche, ... cest un brouillon. -- Cela ne fait rien. -- Si, monsieur, cela fait beaucoup, jaurais honte.» Il voulut prendre la feuille de papier, elle mit la main dessus; si elle avait commencé à se défendre par un moyen détourné, maintenant elle était résolue à faire tête, même à lun des chefs de la maison. Il avait jusque-là parlé sur le ton de la plaisanterie, il continua: «Donnez donc ce brouillon, est-ce que vous me croyez homme à faire le maître décole avec une jolie jeune fille comme vous? -- Non, monsieur, cest impossible. -- Allons donc.» -- Et il voulut le prendre en riant; mais elle résista. «Non, monsieur, non, je ne vous le laisserai pas prendre. -- Cest une plaisanterie. -- Pas pour moi, rien nest plus sérieux: M. Vulfran ma défendu de laisser voir cette lettre par personne, jobéis à M. Vulfran. -- Cest moi qui lai ouverte. -- La lettre en anglais nest pas la traduction. -- Mon oncle va me la montrer tout à lheure cette fameuse traduction. -- Si monsieur votre oncle vous la montre, ce ne sera pas moi; il ma donné ses ordres, jobéis, pardonnez-le moi.» Il y avait tant de résolution dans son accent et dans son attitude que bien certainement pour avoir cette feuille de papier il faudrait la lui prendre de force; et alors ne crierait-elle point? Théodore nosa pas aller jusque-la: «Je suis enchanté de voir, dit-il, la fidélité que vous montrez pour les ordres de mon oncle, même dans les choses insignifiantes.» Lorsquil eut refermé la porte, Perrine voulut se remettre au travail, mais elle était si bouleversée que cela lui fut impossible. Quallait-il advenir de cette résistance, dont il se disait enchanté quand au contraire il en était furieux? Sil voulait la lui faire payer, comment lutterait-elle, misérable sans défense, contre un ennemi qui était tout-puissant? Au premier coup quil lui porterait, elle serait brisée. Et alors il faudrait quelle quittât cette maison, où elle naurait que passé. À ce moment sa porte souvrit de nouveau, doucement poussée, et Talouel entra à pas glissés, les yeux fixés sur le pupitre où la lettre et son commencement de traduction se trouvaient étalés. «Eh bien, cette traduction de la lettre de Dakka, ça marche-t-il? -- Je ne fais que commencer. -- M. Théodore ta dérangée. Quest-ce quil voulait? -- Un dictionnaire anglais-français. -- Pourquoi faire? il ne sait pas langlais. -- Il ne me la pas dit. -- Il ne ta pas demandé ce quil y a dans cette lettre? -- Je nen suis quà la première phrase. -- Tu ne vas pas me faire croire que tu ne las pas lue. -- Je ne lai pas encore traduite. -- Tu ne las pas écrite en français, mais tu las lue.» Elle ne répondit pas. «Je te demande si tu las lue; tu me répondras peut-être. -- Je ne peux pas répondre. -- Parce que? -- Parce que M. Vulfran ma défendu de parler de cette lettre. -- Tu sais bien que M. Vulfran et moi nous ne faisons quun. Tous les ordres que M. Vulfran donne ici passent par moi, toutes les faveurs quil accorde passent par moi, je dois donc connaître ce qui le concerne. -- Même ses affaires personnelles? -- Cest donc daffaires personnelles quil sagit dans cette lettre?» Elle comprit quelle sétait laissée surprendre. «Je nai pas dit cela; mais je vous ai demandé si, dans le cas daffaires personnelles, je devrais vous faire connaître le contenu de cette lettre. -- Cest surtout sil sagit daffaires personnelles que je dois les connaître, et cela dans lintérêt même de M. Vulfran. Ne sais- tu pas quil est devenu malade, à la suite de chagrins qui ont failli le tuer? Que tout à coup il apprenne une nouvelle qui lui apporte un nouveau chagrin ou lui cause une grande joie, et cette nouvelle trop brusquement annoncée, sans préparation, peut lui être mortelle. Voilà pourquoi je dois savoir à lavance ce qui le touche, pour le préparer; ce qui naurait pas lieu, si tu lui lisais ta traduction tout simplement.» Il avait débité ce petit discours dun ton doux, insinuant, qui ne ressemblait en rien à ses manières ordinaires si raides et si hargneuses. Comme elle restait muette, le regardant avec une émotion qui la faisait toute pâle, il continua: «Jespère que tu es assez intelligente pour comprendre ce que je texplique là, et aussi de quelle importance il est pour tous, pour nous, pour le pays entier qui vit par M. Vulfran, pour toi- même qui viens de trouver auprès de lui une bonne place qui ne peut que devenir meilleure avec le temps, que sa santé ne soit pas ébranlée par des coups violents auxquels elle ne résisterait pas. Il a lair solide encore, mais il ne lest pas autant quil le parait; ses chagrins le minent, et dautre part la perte de sa vue le désespère. Voilà pourquoi nous devons tous ici travailler à lui adoucir la vie, et moi le premier, puisque je suis celui en qui il a mis sa confiance.» Perrine neût rien su de Talouel, quelle se fût sans doute laissé prendre à ces paroles habilement arrangées pour la troubler et la toucher; mais après ce quelle avait entendu, et des femmes de la chambrée qui à la vérité nétaient que de pauvres ouvrières, et de Fabry et de Mombleux qui eux étaient des hommes capables de savoir les choses aussi bien que de juger les gens, elle ne pouvait pas plus ajouter foi à la sincérité de ce discours, quavoir confiance dans le dévouement du directeur: il voulait la faire parler, voilà tout, et pour en arriver là tous les moyens lui étaient bons: le mensonge, la tromperie, lhypocrisie. Elle eût pu avoir des doutes à ce sujet, que la tentative de Théodore auprès delle devait lempêcher de les admettre: pas plus que le neveu, le directeur nétait sincère, lun et lautre voulaient savoir ce que disait la lettre de Dakka et ne voulaient que cela; cétait donc contre eux que M. Vulfran prenait ses précautions quand il lui disait: «Sil se trouve quelquun qui ose tinterroger, tu dois non seulement ne rien dire, mais même ne laisser rien deviner;» et cétait à M. Vulfran, qui certainement avait prévu ces tentatives, à lui seul quelle devait obéir, sans prendre autrement souci des colères et des haines quelle allait accumuler contre elle. Il était debout devant elle, appuyé sur son bureau, penché vers elle, la tenant dans ses yeux, lenveloppant, la dominant; elle fit appel à tout son courage, et dune voix un peu rauque qui trahissait son émotion, mais qui ne tremblait pas cependant, elle dit: «M. Vulfran ma défendu de parler de cette lettre à personne.» Il se redressa furieux de cette résistance, mais presque aussitôt se penchant de nouveau vers elle en se faisant caressant dans les manières comme dans laccent: «Justement je ne suis personne, puisque je suis son second, un autre lui-même. Elle ne répondit pas, «Tu es donc stupide? sécria-t il dune voix étouffée. -- Sans doute, je le suis. -- Alors, tâche de comprendre quil faut être intelligent pour occuper la place que M. Vulfran ta donnée auprès de lui, et que puisque cette intelligence te manque, tu ne peux pas garder cette place, et quau lieu de te soutenir comme je laurais voulu, mon devoir est de te faire renvoyer. Comprends-tu cela? -- Oui, monsieur. -- Eh bien, réfléchis-y, pense à ce quest ta situation aujourdhui, représente-toi ce quelle sera demain dans la rue, et prends une résolution que tu me feras connaître ce soir.» Là-dessus, après avoir attendu un moment sans quelle faiblît, il sortit à pas glissés comme il était entré. XXXI «Réfléchis.» Elle eût voulu réfléchir; mais comment, alors que M. Vulfran attendait? Elle se remit donc à sa traduction, se disant que pendant quelle travaillerait, son émotion se calmerait peut-être, et qualors elle serait sans doute mieux en état dexaminer sa situation et de décider ce quelle avait à faire. «La principale difficulté que jai, comme je vous le dis, rencontrée dans mes recherches, a été celle du temps qui sest écoulé depuis le mariage de M. Edmond Paindavoine, votre cher fils. Tout dabord je vous avoue que, privé des lumières de notre révérend père Leclerc qui avait béni cette union, jai été complètement désorienté, et que jai du chercher de différents côtés avant de recueillir les éléments dune réponse qui pût vous satisfaire. «De ces éléments il résulte que celle qui est devenue la femme de M. Edmond Paindavoine était une jeune personne douée de toute les qualités: lintelligence, la bonté, la douceur, la tendresse de lâme, la droiture du caractère, sans parler de ces charmes personnels qui, pour être éphémères, nen ont pas moins une importance souvent décisive pour ceux qui laissent leur coeur se prendre par les vanités de ce monde.» Quatre fois elle recommença la traduction de cette phrase, la plus entortillée à coup sûr de cette lettre, mais elle sacharna à la rendre avec toute lexactitude quelle pouvait mettre dans ce travail, et si elle narriva pas à se satisfaire elle-même, au moins eut-elle la conscience davoir fait ce quelle pouvait. «Le temps nest plus où tout le savoir des femmes hindoues consistait dans la science de létiquette, dans lart de se lever ou sasseoir, et où toute instruction, en dehors de ces points essentiels, était considéré comme une déchéance; aujourdhui un grand nombre, même parmi celles des hautes castes, ont lesprit cultivé et, se rappellent que dans lInde ancienne, létude était placée sous linvocation de la déesse Sarasvati. Celle dont je parle appartenait à cette catégorie, et son père ainsi que sa mère, qui étaient de famille brahmane, c'est-à-dire deux fois nés, selon lexpression hindoue, avaient eu le bonheur dêtre convertis à notre sainte religion catholique, apostolique et romaine par notre révérend père Leclerc pendant les premières années de sa mission. Par malheur pour la propagation de notre foi dans le _Hind_ linfluence de la caste est toute-puissante, de sorte que qui perd sa foi perd sa caste, cest-à-dire son rang, ses relations, sa vie sociale. Ce fut le cas de cette famille, qui par cela seul quelle se faisait chrétienne, se faisait en quelque sorte paria. «Il vous paraîtra donc tout naturel que, rejetée du monde hindou, elle se soit tournée du côté de la société européenne, si bien quune association daffaires et damitié la unie à une famille française pour la fondation et lexploitation dune fabrique importante de mousseline sous la raison sociale Doressany (Hindou) et Bercher (le Français). «Ce fut dans la maison de Mme Bercher que M. Edmond Paindavoine fit la connaissance de Mlle Marie Doressany et séprit delle; ce qui sexplique par cette raison principale quelle était bien réellement la jeune fille que je viens de vous dépeindre, tous les témoignages que jai réunis concordent entre eux pour laffirmer, mais je ne peux pas en parler moi-même, puisque je ne lai pas connue et ne suis arrivé à Dakka quaprès son départ. «Pourquoi séleva-t-il des empêchements au mariage quils voulaient contracter? Cest une question que je nai pas à traiter. «Quoi quil en ait été, le mariage fut célébré, et dans notre chapelle le révérend père Leclerc donna la bénédiction nuptiale à, M. Edmond Paindavoine et à Mlle Marie Doressany; lacte de ce mariage est inscrit à sa date sur nos registres, et il pourra vous en être délivré une copie si vous en faites la demande. «Pendant quatre ans M. Edmond Paindavoine vécut dans la maison des parents de sa femme où une enfant, une petite fille, leur fut accordée par le Seigneur Tout-Puissant. Les souvenirs quont gardés deux ceux qui à Dakka les ont alors connus sont des meilleurs, et les représentent comme le modèle des époux, se laissant peut-être emporter par les plaisirs mondains, mais cela nétait-il pas de leur âge, et lindulgence ne doit-elle pas être accordée à la jeunesse? «Longtemps prospère, la maison Doressany et Bercher éprouva coup sur coup des pertes considérables qui amenèrent une ruine complète: M. et Mme Doressany moururent en quelques mois dintervalle, la famille Bercher rentra en France, et M. Edmond Paindavoine entreprit un voyage dexploration en Dalhousie comme collecteur de plantes et de curiosités de toutes sortes pour des maisons anglaises: avec lui il avait emmené sa jeune femme et sa petite fille alors âgée de trois ans environ. «Depuis il nest pas revenu à Dakka, mais jai su par un de ses amis à qui il a écrit plusieurs fois, et aussi par un de nos pères qui tenait ces renseignements du révérend père Leclerc, resté en correspondance avec Mme Edmond Paindavoine, quil a habité pendant plusieurs années la ville de Dehra, choisie par lui comme centre dexploration, sur la frontière thibétaine et dans lHimalaya, qui, dit cet ami, ont été fructueuses. «Je ne connais pas Dehra, mais nous avons une mission dans cette ville, et si vous pensez que cela peut vous être utile dans vos recherches, je me ferai un plaisir de vous envoyer une lettre pour un de nos pères dont le concours pourrait peut-être les faciliter.» Enfin elle était terminée, la terrible lettre, et tout de suite après le dernier mot écrit, sons même traduire la formule de politesse de la fin, elle ramassa les feuillets et se rendit vivement auprès de M. Vulfran, quelle trouva marchant dun bout à lautre de son cabinet en comptant les pas, autant pour ne pas aller donner contre la muraille que pour tromper son impatience. «Tu as été bien lente, dit-il. -- La lettre est longue et difficile. -- Nas-tu pas été dérangée aussi? Jai entendu la porte de ton bureau souvrir et se fermer deux fois.» Puisquil linterrogeait, elle crut quelle devait répondre sincèrement: peut-être était-ce la seule solution honnête et juste aux questions quelle avait agitées sans leur trouver de réponses satisfaisantes: «M. Théodore et M. Talouel sont venus dans mon bureau. -- Ah!» Il parut vouloir sengager sur ce point, mais sarrêtant, il reprit: «La lettre dabord; nous verrons cela ensuite; assieds-toi près de moi; et lis lentement, distinctement, sans hausser la voix,» Elle fit sa lecture comme il lui était commandé, et dune voix plutôt faible que forte. De temps en temps M. Vulfran linterrompit, mais sans sadresser à elle, en suivant sa pensée: ... Modèle des époux, ... Plaisirs mondains, ... Maisons anglaises, quelles maisons? ... Un de ses amis; quel ami? ... De quelle époque datent ces renseignements? Et quand elle fut arrivée à la fin de la lettre, résumant ses impressions, il dit; «Des phrases. Pas un nom. Pas une date. Que ces gens-là ont donc lesprit vague!» Comme ces observations ne lui étaient pas faites directement, Perrine navait garde de répondre; alors un silence sétablit que M. Vulfran ne rompit quaprès un temps de réflexion assez long: «Peux-tu traduire du français en anglais comme tu viens de traduire de langlais en français? -- Si ce ne sont pas des phrases trop difficiles, oui. -- Une dépêche? -- Oui, je crois. -- Eh bien, assieds-toi à la petite table et écris.» Il dicta: «Père Fildes «Mission «Dakka. «Remerciements pour lettre.» «Prière envoyer par dépêche, réponse payée vingt mots, nom de lami qui a reçu nouvelles, dernière date de celles-ci. Envoyer aussi nom du père de Dehra. Lui écrire pour le prévenir que je madresse à lui directement. «Paindavoine.» «Traduis cela en anglais, et fais plutôt plus court que plus long; à 1 fr 60 le mot, il ne faut pas les prodiguer; écris très lisiblement.» La traduction fut assez vivement achevée et elle la lut à haute voix. «Combien de mots? demanda-t-il. -- En anglais quarante-cinq,» Alors il calcula tout haut: «Cela fait 72 francs pour la dépêche, 32 pour la réponse; 104 francs en tout que je vais te donner; tu la porteras toi-même au télégraphe et la liras à la receveuse, pour quelle ne commette pas derreur.» En traversant la véranda elle y trouva Talouel qui, les mains dans les poches, se promenait là, de manière à surveiller tout ce qui se passait dans les cours aussi bien que dans les bureaux. «Où vas-tu? demanda-t-il. -- Au télégraphe porter une dépêche.» Elle la tenait dune main et largent de lautre; il la lui prit en la tirant si fort que si elle ne lavait pas lâchée, il laurait déchirée, et tout de suite il louvrit. Mais en voyant quelle était en anglais, il eut un mouvement de colère. «Tu sais que tu as à me parler tantôt, dit-il. -- Oui, monsieur.» Ce fut seulement à trois heures quelle revit M. Vulfran, quand il la sonna pour partir. Plus dune fois elle sétait demandée qui remplacerait Guillaume; sa surprise fut grande quand M. Vulfran lui dit de prendre place à ses côtés, après avoir renvoyé le cocher qui avait amené Coco. «Puisque tu as bien conduit hier, il ny a pas de raisons pour que tu ne conduises pas bien aujourdhui. Dailleurs nous avons à parler, et il vaut mieux pour cela que nous soyons seuls.» Ce fut seulement après être sortis du village où sur leur passage se manifesta la même curiosité que la veille, et quand ils roulèrent doucement à travers les prairies où la fenaison était dans son plein, que M. Vulfran, jusque-là silencieux, prit la parole, au grand émoi de Perrine qui eût bien voulu retarder encore le moment de cette explication si grosse de dangers pour elle, semblait-il. «Tu mas dit que M. Théodore et M. Talouel étaient venus dans ton bureau. -- Oui, monsieur. -- Que te voulaient-ils?» Elle hésita, le coeur serré. «Pourquoi hésites-tu? Ne dois-tu pas tout me dire? -- Oui, monsieur, je le dois, mais cela nempêche pas que jhésite. -- On ne doit jamais hésiter à faire son devoir; si tu crois que tu dois te taire, tais-toi; si tu crois que tu dois répondre à ma question, car je te questionne, réponds. -- Je crois que je dois répondre. -- Je técoute.» Elle raconta exactement ce qui sétait passé entre Théodore et elle, sans un mot de plus, sans un de moins. «Cest bien tout? demanda M. Vulfran lorsquelle fut arrivée au bout. -- Oui, monsieur, tout. -- Et Talouel?» Elle recommença pour le directeur ce quelle avait fait pour le neveu, aussi fidèlement, en arrangeant seulement un peu ce qui avait rapport à la maladie de M. Vulfran, de façon à ne pas répéter «quune mauvaise nouvelle trop brusquement annoncée, sans préparation pouvait le tuer». Puis, après la première tentative de Talouel, elle dit ce qui sétait passé pour la dépêche, sans cacher le rendez-vous qui lui était assigné à la fin de la journée. Tout à son récit, elle avait laissé Coco prendre le pas, et le vieux cheval, abusant de cette liberté, se dandinait tranquillement, humant la bonne odeur du foin séché que la brise tiède lui soufflait aux naseaux, en même temps quelle apportait les coups de marteau du battement des faux qui lui rappelaient les premières années de sa vie, quand, nayant pas encore travaillé, il galopait à travers les prairies avec les juments et ses camarades les poulains, sans se douter alors quils auraient à traîner un jour des voitures sur les routes poussiéreuses, à peiner, à souffrir les coups de fouet et les brutalités. Quand elle se tut, M. Vulfran resta assez longtemps silencieux, et comme elle pouvait lexaminer sans quil sût quelle tenait les yeux attachés sur lui, elle vit que son visage trahissait une préoccupation douloureuse faite, semblait-il, dautant de mécontentement que de tristesse; enfin, il dit: «Avant tout, je dois te rassurer; sois certaine quil ne tarrivera rien de mal pour tes paroles qui ne seront pas répétées, et que si jamais quelquun voulait se venger de la résistance que tu as honnêtement opposée à ces tentatives, je saurais te défendre. Au reste, je suis responsable de ce qui arrive. Je les pressentais ces tentatives quand je tai recommandé de ne pas parler de cette lettre qui devait éveiller certaines curiosités, et, dès lors, je naurais pas dû ty exposer. À lavenir, il nen sera plus ainsi. À partir de demain, tu abandonneras le bureau de Bendit, où lon peut aller te trouver, et tu occuperas dans mon cabinet, la petite table sur laquelle tu as écrit ce matin la dépêche; devant moi on ne te questionnera pas, je pense. Mais comme on pourrait le tenter en dehors des bureaux, chez Françoise, à partir de ce soir, tu auras une chambre au château et tu mangeras avec moi. Je prévois que je vais entretenir avec les Indes un échange de lettres et de dépêches que tu seras seule à connaître. Il faut que je prenne mes précautions pour quon ne cherche pas à tarracher de force, ou à te tirer adroitement des renseignements qui doivent rester secrets. Près de moi, tu seras défendue. De plus, ce sera ma réponse à ceux qui ont voulu te faire parler, aussi bien que ce sera un avertissement à ceux qui voudraient le tenter encore. Enfin, ce sera une récompense pour toi.» Perrine, qui avait commencé par trembler, sétait bien vite rassurée; maintenant, elle était si violemment secouée par la joie quelle ne trouva pas un mot à répondre. «Ma confiance en toi mest venue du courage que tu as montré dans la lutte contre la misère; quand on est brave comme tu las été, on est honnête; tu viens de me prouver que je ne me suis pas trompé, et que je peux me fier à toi, comme si je te connaissais depuis dix ans. Depuis que tu es ici tu as dû entendre parler de moi avec envie: être à la place de M. Vulfran, être M. Vulfran, quel bonheur! La vérité est que la vie mest dure, très dure, plus pénible, plus difficile que pour le plus misérable de mes ouvriers. Quest la fortune sans la santé qui permet den jouir? le plus lourd des fardeaux. Et celui qui charge mes épaules mécrase. Tous les matins, je me dis que sept mille ouvriers vivent par moi, vivent de moi, pour qui je dois penser, travailler, et que si je leur manquais ce serait un désastre, pour tous la misère, pour un grand nombre la faim, la mort peut-être. Il faut que je marche pour eux, pour lhonneur de cette maison que jai créée, qui est ma joie, ma gloire, -- et je suis aveugle!» Une pause sétablit et lâpreté de cette plainte emplit de larmes les yeux de Perrine; mais bientôt M. Vulfran reprit: «Tu devais savoir par les conversations du village, et tu sais par la lettre que tu as traduite, que jai un fils; mais entre ce fils et moi, il y a eu, pour toutes sortes de raisons dont je ne veux pas parler, des dissentiments graves qui nous ont séparés et qui, après son mariage conclu malgré mon opposition, ont amené une rupture complète, mais nont pas éteint mon affection pour lui, car je laime, après tant dannées dabsence, comme sil était encore lenfant que jai élevé, et quand je pense à lui, cest-à- dire le jour et la nuit si longs pour moi, cest le petit enfant que je vois de mes yeux sans regard. À son père, mon fils a préféré la femme quil aimait et quil avait épousée par un mariage nul. Au lieu de revenir près de moi, il a accepté de vivre près delle, parce que je ne pouvais ni ne devais la recevoir. Jai espéré quil céderait; il a dû croire que je céderais moi- même. Mais nous avons le même caractère: nous navons cédé ni lun ni lautre Je nai plus eu de ses nouvelles. Après ma maladie quil a certainement connue, car jai tout lieu de penser quon le tenait au courant de ce qui se passe ici, jai cru quil reviendrait. Il nest pas revenu, retenu évidemment par cette femme maudite qui, non contente de me lavoir pris, me le garde, la misérable!...» Perrine écoutait, suspendue aux lèvres de M. Vulfran, ne respirant pas; à ce mot, elle interrompit: «La lettre du père Fildes dit: «Une jeune personne douée des plus charmantes qualités: lintelligence, la bonté, la douceur, la tendresse de lâme, la droiture du caractère», on ne parle pas ainsi dune misérable. -- Ce que dit la lettre peut-il aller contre les faits? et le fait capital qui ma inspiré contre elle lexaspération et la haine, cest quelle me garde mon fils, au lieu de seffacer comme il convient à une créature de son espèce, pour quil puisse retrouver et reprendre ici la vie qui doit être la sienne. Enfin par elle nous sommes séparés, et tu vois que, malgré les recherches que jai fait entreprendre, je ne sais même pas où il est; comme moi, tu vois les difficultés qui sopposent à ces recherches. Ce qui complique ces difficultés, cest une situation particulière que je dois texpliquer, bien quelle soit sans doute peu claire pour une enfant de ton âge; mais, enfin, il faut que tu ten rendes à peu près compte, puisque par la confiance que je mets en toi, tu vas maider dans ma tâche. La longue absence, la disparition de mon fils, notre rupture, le long temps qui sest écoulé depuis les dernières nouvelles quon a reçues de lui, ont fatalement éveillé certaines espérances. Si mon fils nétait plus là pour prendre ma place quand je serai tout à fait incapable den porter les charges, et pour hériter de ma fortune quand je mourrai, qui occuperait cette place? À qui cette fortune reviendrait-elle? Comprends-tu les espérances embusquées derrière ces questions? -- À peu près, monsieur. -- Cela suffit, et même jaime autant que tu ne les comprennes pas tout à fait. Il y a donc près de moi, parmi ceux qui devraient me soutenir et maider, des personnes qui ont intérêt à ce que mon fils ne revienne pas, et qui par cela seul que cet intérêt trouble leur esprit, peuvent simaginer quil est mort. Mort, mon fils! Est-ce que cela est possible! Est-ce que Dieu maurait frappé dun si effroyable malheur! Eux peuvent le croire, moi je ne peux pas. Que ferais-je en ce monde si Edmond était mort? Cest la loi de la nature que les enfants perdent leurs parents, non que les parents perdent leurs enfants. Enfin, jai cent raisons meilleures les unes que les autres qui prouvent linsanité de ces espérances. Si Edmond avait péri dans un accident, je laurais su; sa femme eût été la première à men avertir. Donc Edmond nest pas, ne peut pas être mort; je serais un père sans foi dadmettre le contraire.» Perrine ne tenait plus ses yeux attachés sur M. Vulfran, mais elle les avait détournés pour cacher son visage, comme sil pouvait le voir. «Les autres qui nont pas cette foi, peuvent croire à cette mort, et cela explique leur curiosité en même temps que les précautions que je prends pour que tout ce qui se rapporte à mes recherches reste secret. Je te le dis franchement. Dabord pour que tu voies la tâche à laquelle je tassocie: rendre un fils à son père; et je suis certain que tu as assez de coeur pour ty employer fidèlement. Et puis je ten parle encore, parce que ça toujours été ma règle de vie daller droit à mon but, en disant franchement où je vais; quelquefois les malins nont pas voulu me croire et ont supposé que je jouais au fin; ils en ont toujours été punis. On a déjà tenté de te circonvenir; on le tentera encore, cela est probable, et de différents côtés; te voilà prévenue, cest tout ce que je devais faire.» Ils étaient arrivés en vue des cheminées de lusine de Hercheux, de toutes la plus éloignée de Maraucourt; encore quelques tours de roues, ils entraient dans le village. Perrine, bouleversée, frémissante, cherchait des paroles pour répondre et ne trouvait rien, lesprit paralysé par lémotion, la gorge serrée, les lèvres sèches: «Et moi, sécria-t-elle enfin, je dois vous dire que je suis à vous, monsieur, de tout coeur.» XXXII Le soir, la tournée des usines achevée, au lieu de revenir aux bureaux comme cétait la coutume, M. Vulfran dit à Perrine de le conduire directement au château; et pour la première fois elle franchit la magnifique grille dorée, chef-doeuvre de serrurerie, quun roi navait pu se donner à lune des dernières expositions, racontait-on, mais que le riche industriel navait pas trouvée trop chère pour sa maison de campagne. «Suis la grande allée circulaire», dit M. Vulfran. Pour la première fois aussi elle vit de près les massifs de fleurs que jusque-là elle navait aperçus que de loin, formant des taches rouges ou roses sur le velours foncé des gazons tondus ras. Habitué à faire ce chemin, Coco le montait dun pas tranquille et, sans avoir besoin de le conduire, elle pouvait poser ses regards, à droite et à gauche, sur les corbeilles, ou les plantes et les arbustes que leur beauté rendait dignes dêtre isolés en belle vue; car, bien que leur maître ne put plus les admirer comme naguère, rien navait été changé dans lordonnance des jardins, aussi soigneusement entretenus, aussi dispendieusement ornés quau temps où, chaque matin et chaque soir, il les passait en revue avec fierté. De lui-même, Coco sarrêta devant le large perron, où un vieux domestique, prévenu par le coup de cloche du concierge, attendait. «Bastien, tu es là? demanda M. Vulfran sans descendre. -- Oui, monsieur. -- Tu vas conduire cette jeune personne à la chambre des papillons, qui sera la sienne, et tu veilleras à ce quon lui donne tout ce qui peut lui être nécessaire pour sa toilette; tu mettras son couvert vis-à-vis le mien; en passant, envoie-moi Félix, quil me conduise aux bureaux.» Perrine se demandait si elle était éveillée. «Nous dînerons à huit heures, dit M. Vulfran; jusque-là tu es libre.» Elle descendit et suivit le vieux valet de chambre, marchant éblouie, comme si elle était transportée dans un palais enchanté. Et réellement, le hall monumental, doù partait un escalier majestueux aux marches en marbre blanc, sur lesquelles un tapis traçait, un chemin rouge, navait-il pas quelque chose dun palais? À chaque palier, de belles fleurs étaient groupées avec des plantes à feuillage dans de vastes jardinières, et leur parfum embaumait lair renfermé. Bastien la conduisit au second étage, et, sans entrer, lui ouvrit une porte: «Je vais vous envoyer la femme de chambre», dit-il en se retirant. Après avoir traversé une petite entrée sombre, elle se trouva dans une grande chambre très claire. tendue détoffe de couleur ivoire, semée de papillons aux nuances vives qui voletaient légèrement; les meubles étaient en érable moucheté, et sur le tapis gris senlevaient vigoureusement des gerbes de fleurs des champs: pâquerettes, coquelicots, bleuets, boutons dor. Que cela était frais et joli! Elle nétait pas revenue de son émerveillement, et samusait encore à enfoncer son pied dans le tapis moelleux qui le repoussait, quand la femme de chambre entra: «Bastien ma dit de me mettre à la disposition de mademoiselle.» Une femme de chambre en toilette claire, coiffée dun bonnet de tulle, aux ordres de celle qui quelques jours avant couchait dans une hutte, sur un lit de roseaux, au milieu dun marais, avec les rats et les grenouilles! il lui fallut un certain temps pour se reconnaître. «Je vous remercie, dit-elle enfin, mais je nai besoin de rien... il me semble. -- Si mademoiselle veut bien, je vais toujours lui montrer son appartement.» Ce quelle appelait «montrer lappartement», cétait ouvrir les portes dune armoire à glace et dun placard, ainsi que les tiroirs dune table de toilette, tout remplis de brosses, de ciseaux; de savons et de flacons; cela fait, elle mit la main sur un bouton posé dans la tenture: «Celui-ci, dit-elle, est pour la sonnerie dappel; celui-là pour léclairage.» Instantanément la chambre, lentrée et le cabinet de toilette séclairèrent dune lumière éblouissante qui, instantanément aussi, séteignit; et il sembla à Perrine quelle était encore dans les plaines des environs de Paris, quand lorage lavait assaillie et que les éclairs fulgurants du ciel entrouvert lui montraient son chemin ou le noyaient dombre. «Quand mademoiselle aura besoin de moi, elle voudra bien me sonner: un coup pour Bastien, deux coups pour moi.» Mais ce dont «mademoiselle avait besoin», cétait dêtre seule, autant pour passer la visite de sa chambre que pour se ressaisir, ayant été jetée hors delle-même par tout ce qui lui était arrivé depuis le matin. Que dévénements, que de surprises en quelques heures, et qui lui eût dit le matin, quand, sous les menaces de Théodore et de Talouel, elle se voyait en si grand danger, que le vent, au contraire, allait si favorablement tourner pour elle! Ny avait-il pas de quoi rire de penser que cétait leur hostilité même qui faisait sa fortune? Mais combien plus encore eût-elle ri si elle avait pu voir la tête du directeur en recevant M. Vulfran au bas de lescalier des bureaux. «Je suppose que cette jeune personne a fait quelque sottise? dit Talouel. -- Mais non. -- Pourtant, vous vous faites ramener par Félix? -- Cest quen passant je lai déposée au château, afin quelle ait le temps de se préparer pour le dîner. -- Dîner! Je suppose....» Il était tellement suffoqué quil ne trouva pas tout de suite ce quil devait supposer. «Je suppose, moi, dit M. Vulfran, que vous ne savez que supposer. -- Je suppose que vous la faites dîner avec vous. -- Parfaitement. Depuis longtemps je voulais avoir près de moi quelquun dintelligent, de discret, de fidèle, en qui je pourrais avoir confiance. Justement cette petite fille me parait réunir ces qualités: intelligente elle lest, jen suis sûr; discrète et fidèle, elle lest aussi, jen ai la preuve.» Cela fut dit sans appuyer, mais cependant de façon que Talouel ne pût se méprendre sur le sens de ces paroles. «Je la prends donc; et comme je ne veux pas quelle reste exposée à certains dangers, -- non pour elle, car jai la certitude quelle ny succomberait pas, mais pour les autres, ce qui mobligerait à me séparer de ces autres...» Il appuya sur ce mot: «... Quels quils fussent, elle ne me quittera plus; ici elle travaillera dans mon cabinet; pendant le jour elle maccompagnera, elle mangera à ma table, ce qui rendra moins tristes mes repas quelle égayera de son babil, et elle habitera le château.» Talouel avait eu le temps de retrouver son calme, et comme il nétait ni dans son caractère, ni dans sa ligne de conduite de faire formellement la plus légère opposition aux idées du patron, il dit: «Je suppose quelle vous donnera toutes les satisfactions, que très justement, il me semble, vous pouvez attendre delle. -- Je le suppose aussi.» Pendant ce temps, Perrine, accoudée au balcon de sa fenêtre, rêvait en regardant la vue qui se déroulait devant elle: les pelouses fleuries du jardin, les usines, le village avec ses maisons et léglise, les prairies, les entailles dont leau argentée miroitait sous les rayons obliques du soleil qui sabaissait, et vis-à-vis, de lautre côté, le bouquet de bois où elle sétait assise, le jour de son arrivée, et où dans la brise du soir elle avait entendu passer la douce voix de sa mère qui murmurait: «Je te vois heureuse». Elle avait pressenti lavenir la chère maman, et les grandes marguerites, traduisant loracle quelle leur dictait, avaient aussi dit vrai: heureuse, elle commençait à lêtre; et si elle navait pas encore réussi tout a fait, ni même beaucoup, au moins devait-elle reconnaître quelle était en passe de réussir plus quun peu; quelle fût patiente, quelle sût attendre, et le reste viendrait à son heure. Qui la pressait maintenant? Ni la misère, ni le besoin dans ce château où elle était entrée si vite. Quand le sifflet des usines annonça la sortie, elle était encore à son balcon planant dans sa rêverie, et ce furent ses coups stridents qui la ramenèrent de lavenir dans la réalité présente. Alors du haut de lobservatoire doù elle dominait les rues du village et les routes blanches à travers les prairies vertes et les champs jaunes, elle vit se répandre la fourmilière noire des ouvriers, qui grouillant dabord en un gros amas compact, ne tarda pas à se diviser en plusieurs courants, à se morceler à linfini, et à ne former bientôt plus que des petits groupes qui eux-mêmes sévanouirent promptement; la cloche du concierge sonna et la voiture de M. Vulfran monta lallée circulaire au pas tranquille du vieux Coco. Cependant elle ne quitta pas encore sa chambre, mais comme il le lui avait recommandé, elle fit sa toilette, en se livrant à une véritable débauche deau de Cologne aussi bien que de savon, -- dun bon savon onctueux, mousseux, tout parfumé de fines odeurs, - - et ce fut seulement quand la pendule placée sur sa cheminée sonna huit heures quelle descendit. Elle se demandait comment elle trouverait la salle à manger, mais elle neut pas à la chercher, un domestique en habit noir, qui se tenait dans le hall, la conduisit. Presque aussitôt M. Vulfran entra; personne ne le conduisait; elle remarqua quil suivait un chemin en coutil posé sur le tapis, ce qui permettait à ses pieds de le guider et de remplacer ses yeux: une corbeille dorchidées, au parfum suave, occupait le milieu de la table, couverte dune lourde argenterie ciselée et de cristaux taillés dont les facettes reflétaient les éclairs de la lumière électrique qui tombait du lustre. Un moment elle se tint debout derrière sa chaise, ne sachant trop ce quelle devait faire; heureusement M. Vulfran lui vint en aide: «Assieds-toi.» Aussitôt le service commença, et le domestique qui lavait amenée posa une assiette de potage devant elle, tandis que Bastien en apportait une autre à son maître, celle-là pleine jusquau bord. Elle eût dîné seule avec M. Vulfran quelle se fût trouvée à son aise; mais sous les regards curieux, quoique dignes, des deux valets de chambre quelle sentait ramassés sur elle, pour voir sans doute comment mangeait une petite bête de son espèce, elle se sentait intimidée, et cet examen nétait pas sans la gêner un peu dans ses mouvements. Cependant elle eut la chance de ne pas commettre de maladresse. «Depuis ma maladie, dit M. Vulfran, jai lhabitude de manger deux soupes, ce qui est plus commode pour moi, mais tu nes pas tenue, toi, qui vois clair, den faire autant. -- Jai été si longtemps privée de soupe, que jen mangerais bien deux fois aussi.» Mais ce ne fut pas une assiette du même potage quon leur servit, ce fut une nouvelle soupe, aux choux celle-là, avec des carottes et des pommes de terre, aussi simple que celle dun paysan. Au reste, le dîner garda en tout, excepté pour le dessert, cette simplicité, se composant dun gigot avec des petits pois et dune salade; mais pour le dessert il comprenait quatre assiettes à pied avec des gâteaux et quatre compotiers chargés de fruits admirables, dignes, par leur grosseur et leur beauté, des fleurs du surtout. «Demain tu iras, si tu le veux, visiter les serres qui ont produit ces fruits», dit M. Vulfran. Elle avait commencé par se servir discrètement quelques cerises, mais M. Vulfran voulut quelle prît aussi des abricots, des pêches et du raisin, «À ton âge, jaurais mangé tous les fruits qui sont sur la table... si on me les avait offerts.» Alors Bastien, bien disposé par cette parole, voulut mettre sur lassiette «de cette petite bête», comme il leût fait pour un singe savant, un abricot et une pêche quil choisit avec la compétence dun connaisseur, quittant pour cela la place quil occupait derrière la chaise de M. Vulfran. Malgré les fruits, Perrine fut bien aise de voir le dîner prendre fin; plus lépreuve serait courte, mieux cela vaudrait: le lendemain, la curiosité satisfaite des domestiques, la laisserait tranquille sans doute. «Maintenant tu es libre jusquà demain matin, dit M. Vulfran en se levant de table, tu peux te promener dans le jardin au clair de la lune, lire dans la bibliothèque, ou emporter un livre dans ta chambre.» Elle était embarrassée, se demandant si elle ne devait pas proposer à M. Vulfran de se tenir à sa disposition. Comme elle restait hésitante, elle vit Bastien lui faire des signes silencieux que tout dabord elle ne comprit pas: de la main gauche il paraissait tenir un livre quil feuilletait de la droite, puis, sinterrompant, il montrait M. Vulfran en remuant les lèvres avec une physionomie animée. Tout à coup elle crut quil lui expliquait quelle devait demander à M. Vulfran de lui faire la lecture; mais comme elle avait déjà eu cette idée, elle eut peur de traduire la sienne plutôt que celle de Bastien; cependant elle se risqua: «Mais navez-vous pas besoin de moi, monsieur? Ne voulez-vous pas que je vous fasse la lecture?» Elle eut la satisfaction de voir Bastien lapplaudir par de grands mouvements de tête: elle avait deviné, cétait bien cela quelle devait dire. «Il convient que quand on travaille, on ait ses heures de liberté, répondit M. Vulfran. -- Je vous assure que je ne suis pas fatiguée du tout. -- Alors, dit-il, suis-moi dans mon cabinet.» Cétait une vaste pièce sombre, quun vestibule séparait de la salle à manger, et à laquelle conduisait un chemin en toile qui permettait à M. Vulfran de marcher franchement, puisquil ne pouvait ségarer et quil avait dans la tête comme dans les jambes le juste sentiment des distances. Perrine sétait plus dune fois demandé à quoi M. Vulfran passait son temps lorsquil était seul, puisquil ne pouvait pas lire; mais cette pièce, lorsquil eut pressé un bouton déclairage, ne répondit rien à cette question; pour meubles, une grande table chargée de papiers, des cartonniers, des sièges, et cétait tout; devant une fenêtre un grand fauteuil voltaire, mais sans rien autour. Cependant lusure de la tapisserie qui le recouvrait semblait indiquer que M. Vulfran devait y rester assis pendant de longues heures, en face du ciel, dont il ne voyait même pas les nuages. «Que me lirais-tu bien?» demanda-t-il. Des journaux étaient sur la table enveloppés de leurs bandes multicolores. «Un journal, si vous voulez. -- Moins on donne de temps aux journaux, mieux cela vaut.» Elle navait rien à répondre, nayant dit cela que pour proposer quelque chose. «Aimes-tu les livres de voyage? demanda-t-il. -- Oui, monsieur. -- Moi aussi; ils amusent lesprit en le faisant travailler.» Puis, comme sil se parlait à lui-même, sans quelle fût là pour lentendre: «Sortir de soi, vivre dautres vies que la sienne.» Mais après un moment de silence, revenant à elle: «Allons dans la bibliothèque», dit-il. Elle communiquait avec le cabinet, il neut quune porte à ouvrir et, pour léclairer, quun bouton à pousser; mais comme une seule lampe salluma, la grande salle aux armoires de bois noir resta dans lombre. «Connais-tu _le_ _Tour du Monde_? demanda-t-il. -- Non, monsieur. -- Eh bien, nous trouverons dans la table alphabétique des indications qui nous guideront.» Il la conduisit à larmoire qui contenait cette table, et lui dit de la chercher, ce qui demanda un certain temps; à la fin cependant elle mit la main dessus. «Que dois-je chercher? dit-elle. -- À lI, le mot Inde.» * Ainsi il suivait toujours sa pensée, et navait nullement lidée de vivre la vie des autres comme il avait semblé en exprimer le désir, car ce quil voulait certainement, cétait vivre celle de son fils, en lisant la description des pays où il le faisait rechercher. «Que vois-tu? dis.» -- _LInde des Rajahs_, voyage dans les royaumes de lInde centrale et dans la présidence du Bengale, 1871 ², 209 à 288. -- Cela veut dire que dans le deuxième volume de 1871, à la page 209, nous trouverons le commencement de ce voyage; prends ce volume et rentrons dans mon cabinet.» Mais quand elle eut atteint ce volume sur une planche basse, au lieu de se relever, elle resta à regarder un portrait placé au- dessus de la cheminée, que ses yeux, qui peu à peu étaient habitués à la demi obscurité, venaient dapercevoir. «Quas-tu?» demanda-t-il. Franchement elle répondit, mais dune voix émue: «Je regarde le portrait placé au-dessus de la cheminée. -- Cest celui de mon fils à vingt ans, mais tu dois bien mal le voir, je vais léclairer.» Allant à la boiserie, il pressa un bouton, et un foyer de petites lampes placé au haut du cadre et en avant du portrait linonda de lumière. Perrine, qui sétait relevée pour se rapprocher de quelques pas, poussa un cri et laissa tomber le volume du Tour du Monde. «Quas-tu donc?» dit-il. Mais elle ne pensa pas à répondre, et resta les yeux attachés sur le jeune homme blond, vêtu dun costume de chasse en velours vert, coiffé dune casquette haute à large visière, appuyé dune main sur un fusil et de lautre flattant la tête dun épagneul noir, qui venait de jaillir du mur comme une apparition vivante. Elle était frémissante de la tête aux pieds, et un flot de larmes coulait sur son visage, sans quelle eût lidée de les retenir, emportée, abîmée dans sa contemplation. Ce furent ces larmes qui, dans le silence quelle gardait, trahirent son émoi. «Pourquoi pleures-tu?» Il fallait quelle répondît; par un effort suprême elle tâcha de se rendre maîtresse de ses paroles, mais en les entendant elle sentit toute leur incohérence: «Cest ce portrait... votre fils... vous son père...» Il resta un moment ne comprenant pas, attendant, puis avec un accent que la compassion attendrissait: «Et tu as pensé au tien? -- Oui, monsieur..., oui, monsieur. -- Pauvre petite!» XXXIII Quelle surprise le lendemain matin, quand, en entrant dans le cabinet de leur oncle pour le dépouillement du courrier, les deux neveux, toujours en retard, virent Perrine installée à sa table comme si elle ne devait pas en démarrer! Talouel sétait bien gardé de les prévenir, mais il sétait arrangé de façon à se trouver là quand ils arriveraient, et à se «payer leur tête». Elle fut tout à fait drôle, et par là réjouissante pour lui; car sil était furieux de lintrusion de cette mendiante, qui du jour au lendemain, sans protection, sans rien pour elle, simposait à la faiblesse sénile dun vieillard, au moins était-ce une compensation de voir que les neveux éprouvaient une fureur égale à la sienne. Quils étaient donc amusants en jetant sur elle des regards impatients dans lesquels il y avait autant de colère que de surprise! Évidemment ils ne comprenaient rien à sa présence dans ce cabinet sacré, où eux-mêmes ne restaient que juste le temps nécessaire pour écouter les explications que leur oncle avait à leur donner, ou pour rapporter les affaires dont ils étaient chargés. Et les coups doeil quils échangeaient en se consultant sans oser prendre un parti, sans même oser risquer une observation ou une question, le faisaient rire sans quil prit la peine de leur cacher sa satisfaction et sa moquerie, car si une guerre ouverte nétait pas déclarée entre eux, il y avait beaux jours quils savaient à quoi sen tenir les uns et les autres sur leurs sentiments réciproques nés des secrètes espérances que chacun nourrissait de son côté: Talouel contre les neveux; les neveux contre Talouel; ceux-ci lun contre lautre. Ordinairement Talouel se contentait de leur marquer son hostilité par des sourires ironiques ou des silences méprisants sous une forme de politesse humble, mais ce jour-là il ne put pas résister à lenvie de leur jouer une comédie de sa façon qui lui donnerait quelques instants dagrément: ah! ils le prenaient de haut avec lui parce quils se croyaient tous les droits en vertu de leur naissance, -- neveux bien au-dessus de directeur; lun parce quil était fils dun frère, lautre fils dune soeur du patron, tandis que lui, qui nétait que fils de ses oeuvres, avait travaillé au succès de la glorieuse maison qui pour une part, une grosse part, était sienne, eh bien! ils allaient voir. Ah! ah! Il sortit avec eux, et bien quils parussent pressés de rentrer dans leurs bureaux pour se communiquer leurs impressions et sans doute voir ce quils avaient à faire contre lintruse, dun signe auquel ils obéirent, -- ce qui était déjà un triomphe, -- ils les emmena sous sa véranda, doù le bruit des voix contenues ne pouvait pas arriver jusquau bureau de M. Vulfran. «Vous avez été étonnés de voir cette... petite installée dans le bureau du patron», dit-il. Ils ne crurent pas devoir répondre, ne pouvant pas plus reconnaître leur étonnement que le nier. «Je lai bien vu, dit-il en appuyant; si vous nétiez pas arrivés en retard ce matin, jaurais pu vous prévenir pour que vous vous tinssiez mieux.» Ainsi il leur donnait une double leçon: -- la première, en constatant quils étaient en retard; la seconde, en leur disant, lui qui navait passé ni par lÉcole polytechnique, ni par les collèges, que leur tenue avait manqué de correction. Peut-être la leçon était-elle un peu grossière, mais son éducation lautorisait à nen pas chercher une plus fine. Dailleurs les circonstances lui permettaient de ne pas se gêner avec eux: quoi quil dît, ils lécouteraient; et il en usait. Il continua: «Hier M. Vulfran ma averti quil installait cette petite au château, et que désormais elle travaillerait dans son cabinet. -- Mais quelle est cette petite? -- Je vous le demande. Moi je ne sais pas; M. Vulfran non plus, je crois bien. -- Alors? -- Alors il ma expliqué que depuis longtemps il voulait avoir près de lui quelquun dintelligent, de discret, de fidèle, en qui il pourrait avoir pleine confiance. -- Ne nous a-t-il pas? interrompit Casimir. -- Cest justement ce que je lui ai dit: Navez-vous pas M. Casimir, M. Théodore? M. Casimir, un élève de lÉcole polytechnique, où il a tout appris, en théorie sentend, qui pour lX ne craint personne, enfin qui vous est si attaché; M. Théodore, qui connaît la vie et le commerce pour avoir passé ses premières années auprès de ses parents, dans des difficultés qui pour sûr lont formé, et qui dautre part a pour vous tant daffection. Est-ce que tous deux ne sont pas intelligents, discrets, fidèles, et ne pouvez-vous pas avoir toute confiance en eux? Est-ce quils pensent à autre chose quà vous soulager, vous aider, vous débarrasser du tracas des affaires en bons neveux, bien affectueux, bien reconnaissants quils sont, et bien unis, unis comme de vrais frères qui nont quun même coeur, parce quils nont quun même but.» Malgré lenvie quil en avait, il nappuyait pas sur chaque mot caractéristique, mais au moins en soulignait-il lironie par un sourire gouailleur, quil adressait à Théodore quand il parlait de la supériorité de Casimir dans la science de lX, et à Casimir quand il glissait sur les difficultés commerciales de la famille de Théodore; à tous les deux, quand il insistait sur leur fraternité de coeur qui navait quun même but. «Savez-vous ce quil me répondit?» continua-t-il. Il eût bien voulu faire une pause, mais de peur quils ne tournassent le dos avant quil eût tout dit, vivement il continua: «Il me répondit: «Ah! mes neveux!» Quest-ce que cela voulait dire? Vous pensez bien que je ne me suis pas permis de le chercher: je vous le répète simplement. Et tout de suite jajoute ce quil me dit encore, pour expliquer sa détermination de la prendre au château et de linstaller dans son bureau, que cétait parce quil ne voulait pas quelle restât exposée à certains dangers, -- non pour elle, car il avait la certitude quelle ny succomberait pas, mais pour les autres, ce qui lobligerait à se séparer de ces autres, quels quils fussent. Je vous donne ma parole que je vous répète ce quil ma dit mot pour mot. Maintenant, quels sont ces autres, je vous le demande?» Comme ils ne répondaient pas, il insista: «À qui a-t-il voulu faire allusion? Où voit-il des autres qui pourraient faire courir des dangers à cette petite? Quels dangers? Toutes questions incompréhensibles, mais que justement pour cela jai cru devoir vous soumettre, à vous messieurs, qui, en labsence de M. Edmond, vous trouvez placés, par votre naissance, à la tête de cette maison.» Il avait assez joué avec eux comme le chat avec la souris, pourtant il crut pouvoir une fois encore les faire sauter en lair dun vigoureux coup de patte: «Il est vrai que M. Edmond peut revenir dun moment à lautre, demain peut-être, au moins si lon sen rapporte à toutes les recherches que M. Vulfran fait faire, fiévreusement, comme sil brûlait sur une bonne piste. -- Savez-vous donc quelque chose?» demanda Théodore, qui neut pas la dignité de retenir sa curiosité. «Rien autre chose que ce que je vois; cest-à-dire que M. Vulfran ne prend cette petite que pour lui traduire les lettres et les dépêches quil reçoit des Indes.» Puis avec une bonhomie affectée: «Cest tout de même malheureux que vous, monsieur Casimir, qui avez tout appris, vous ne sachiez pas langlais. Ça vous tiendrait au courant de ce qui se passe. Sans compter que ça vous débarrasserait de cette petite, qui est en train de prendre au château une place à laquelle elle na pas droit. Il est vrai que vous trouverez peut-être un autre moyen, et meilleur que celui-ci, pour en arriver là; et si je peux vous aider, vous savez que vous pouvez compter sur moi... sans paraître en rien bien entendu.» Tout en parlant il jetait de temps en temps et à la dérobée un rapide coup doeil dans les cours, plutôt par force dhabitude que par besoin immédiat; à ce moment, il vit venir le facteur du télégraphe, qui, sans se presser, musait à droite et à gauche. «Justement, dit-il, voilà quarrive une dépêche qui est peut-être la réponse à celle qui a été envoyée à Dakka. Cest tout de même ennuyeux pour vous, que vous ne puissiez pas savoir ce quelle contient, de façon à être les premiers à annoncer au patron le retour de son fils. Quelle joie, hein? Moi, mes lampions sont prêts pour illuminer. Mais voilà, vous ne savez pas langlais, et cette petite le sait, elle.» Quelque regret quil eût à mettre un pas devant lautre, le porteur de dépêches était enfin arrivé au bas de lescalier; vivement Talouel alla au-devant de lui: «Eh bien, tu sais, toi, tu ne tamènes pas trop vite, dit-il. -- Faut-il sen faire mourir?» Sans répondre, Talouel prit la dépêche, et la porta à M. Vulfran avec un empressement bruyant. «Voulez-vous que je louvre? demanda-t-il. -- Parfaitement.» Mais il neut pas déchiré le papier dans la ligne pointillée quil sécria: «Elle est en anglais. -- Alors cest laffaire dAurélie», dit M. Vulfran avec un geste auquel le directeur ne pouvait pas ne pas obéir. Aussitôt que la porte fut refermée, elle traduisit la dépêche: «Lami, Leserre, négociant français, dernières nouvelles cinq ans; Dehra, révérend père Mackerness, lui écris selon votre désir.» -- Cinq ans, sécria M. Vulfran, qui tout dabord ne fut sensible quà cette indication; que sest-il passé depuis cette époque, et comment suivre une piste après cinq années écoulées?» Mais il nétait pas homme à se perdre dans des plaintes inutiles; ce fut ce quil expliqua lui-même: «Les regrets nont jamais changé les faits accomplis; tirons parti plutôt de ce que nous avons; tu vas tout de suite faire une dépêche en français pour ce M. Lasserre puisquil est Français, et une en anglais pour le père Mackerness.» Elle écrivit couramment la dépêche quelle devait traduire en anglais, mais pour celle qui devait être déposée en français au télégraphe elle sarrêta dès la première ligne, et demanda la permission daller chercher un dictionnaire dans le bureau de Bendit. «Tu nes pas sûre de ton orthographe? -- Oh! pas du tout sûre, monsieur, et je voudrais bien quau bureau on ne pût pas se moquer dune dépêche envoyée par vous. -- Alors tu nes pas en état décrire une lettre sans fautes? -- Je suis sûre de lécrire avec beaucoup de fautes; le commencement des mots va à peu près, mais pas la lin, quand il y a des accords, et puis les doubles lettres ne vont pas du tout non plus, et beaucoup dautres choses encore: bien plus facile à écrire langlais que le français! Jaime mieux vous avouer cela tout de suite, franchement. -- Tu nas jamais été à lécole? -- Jamais. Je ne sais que ce que mon père et ma mère mont appris, au hasard des routes, quand on avait le temps de sasseoir, ou quon restait au repos dans un pays; alors ils me faisaient travailler; mais pour dire vrai, je nai jamais beaucoup travaillé. -- Tu es une bonne fille de me parler franchement; nous verrons à remédier à cela; pour le moment occupons-nous de ce que nous avons à faire.» Ce fut seulement dans laprès-midi, en voiture, quand ils firent la visite des usines, que M. Vulfran revint à la question de lorthographe. «As-tu écrit à tes parents? -- Non, monsieur. -- Pourquoi? -- Parce que je ne désire rien tant que rester ici à jamais, près de vous qui me traitez avec tant de bonté, et me faites une vie si heureuse. -- Alors tu désires ne pas me quitter? -- Je voudrais vous prouver chaque jour, pour tout, dans tout, ce quil y a de reconnaissance dans mon coeur..., et aussi dautres sentiments respectueux que je nose exprimer. -- Puisquil en est ainsi, le mieux est peut-être, en effet, que tu nécrives pas, au moins pour le moment; nous verrons plus tard. Mais, afin que tu puisses mêtre utile, il faut que tu travailles, et te mettes en état de me servir de secrétaire pour beaucoup daffaires, dans lesquelles tu dois écrire convenablement, puisque tu écris en mon nom. Dautre part il est convenable aussi pour toi, il est bon que tu tinstruises. Le veux-tu? -- Je suis prête à tout ce que vous voudrez, et je vous assure que je nai pas peur de travailler. -- Sil en est ainsi, les choses peuvent sarranger sans que je me prive de tes services. Nous avons ici une excellente institutrice: en rentrant je lui demanderai de te donner des leçons quand sa classe est finie, de six à huit heures, au moment où je nai plus besoin de toi. Cest une très bonne personne qui na que deux défauts: sa taille, elle est plus grande que moi, et plus large dépaules, -- plus massive, bien quelle nait pas quarante ans, - - et son nom, Mlle Belhomme, qui crie dune façon fâcheuse ce quelle est réellement: un bel homme sans barbe, et encore nest- il pas certain quon ne lui en trouverait point en regardant bien. Pourvue dune instruction supérieure, elle a commencé par des éducations particulières, mais sa prestance dogre faisait peur aux petites filles, tandis que son nom faisait rire les mamans et les grandes soeurs. Alors elle a renoncé au monde des villes, et bravement elle est entrée dans linstruction primaire, où elle a beaucoup réussi; ses classes tiennent la tête parmi celles de notre département; ses chefs la considèrent comme une institutrice modèle. Je ne ferais pas venir dAmiens une meilleure maîtresse pour toi!» La tournée des usines terminée, la voiture sarrêta devant lécole primaire des filles, et Mlle Belhomme accourut auprès de M. Vulfran, mais il tint à descendre et à entrer chez elle pour lui exposer sa demande. Alors Perrine, qui les suivit, put lexaminer: cétait bien la femme géante dont M. Vulfran avait parlé, imposante, mais avec un mélange de dignité et de bonté qui naurait nullement donné envie de se moquer delle, si elle navait pas eu un air craintif en désaccord avec sa prestance. Bien entendu, elle navait rien à refuser au tout-puissant maître de Maraucourt, mais eût-elle eu des empêchements quelle sen serait dégagée, car elle avait la passion de lenseignement, qui, à vrai dire, était son seul plaisir dans la vie, et puis dautre part cette petite aux yeux profonds lui plaisait: «Nous en ferons une fille instruite, dit-elle, cela est certain: savez-vous quelle a des yeux de gazelle? Il est vrai que je nai jamais vu des gazelles, et pourtant je suis sûre quelles ont ces yeux-là.» Mais ce fut bien autre chose le surlendemain quand, après deux jours de leçons, elle put se rendre compte de ce quétait la gazelle, et que M. Vulfran, en rentrant au château au moment du dîner, lui demanda ce quelle en pensait. «Quelle catastrophe ceût été, -- Mlle Belhomme employait volontiers des mots grands et forts comme elle, -- quelle catastrophe ceût été que cette jeune fille restât sans culture! -- Intelligente, nest-ce pas! -- Intelligente! Dites intelligentissime, si jose mexprimer ainsi. -- Lécriture? demanda M. Vulfran, qui dirigeait son interrogatoire daprès les besoins quil avait de Perrine. -- Pas brillante, mais elle se formera. -- Lorthographe? -- Faible. -- Alors? -- Jaurais pu, pour la juger, lui faire faire une dictée qui maurait montré précisément son écriture et son orthographe; mais cela seulement. Jai voulu prendre delle une meilleure opinion, et je lui ai demandé une petite narration sur Maraucourt; en vingt lignes, ou cent lignes, me dire ce quétait le pays, comment elle le voyait. En moins dune heure, au courant de la plume, sans chercher ses mots, elle ma écrit quatre grandes pages vraiment extraordinaires: tout sy trouve réuni, le village lui-même, les usines, le paysage général, lensemble aussi bien que le détail; il y a une page sur les entailles avec leur végétation, leurs oiseaux et leurs poissons, leur aspect dans les vapeurs du matin et lair pur du soir, que jaurais cru copiée dans un bon auteur, si je ne lavais vu écrire. Par malheur la calligraphie et lorthographe sont ce que je vous ai dit, mais quimporte! cest une affaire de quelques mois de leçons, tandis que toutes les leçons du monde ne lui apprendraient pas à écrire, si elle navait pas reçu le don de voir et de sentir, et aussi de rendre ce quelle voit et ce quelle sent. Si vous en avez le loisir, faites-vous lire cette page sur les entailles, elle vous prouvera que je nexagère pas.» Alors, M. Vulfran, que cette appréciation avait mis en belle humeur, car elle calmait les objections qui lui étaient venues sur son prompt engouement pour cette petite, raconta à Mlle Belhomme comment Perrine avait habité une aumuche dans lune de ces entailles, et comment avec rien, si ce nest ce quelle trouvait sous sa main, elle avait su se fabriquer des espadrilles, et toute une batterie de cuisine dans laquelle elle avait préparé un dîner complet, fourni par lentaille elle-même, ses oiseaux, ses poissons, ses fleurs, ses herbes, ses fruits. Le large visage de Mlle Belhomme sétait épanoui pendant ce récit, qui sans aucun doute lintéressait, puis quand M. Vulfran avait cessé de parler, elle avait gardé elle-même le silence, réfléchissant: «Ne trouvez-vous pas, dit-elle enfin, que savoir créer ce qui est nécessaire à ses besoins est une qualité maîtresse, enviable entre toutes? -- Assurément, et cest cela même qui ma tout dabord frappé chez cette jeune fille, cela et la volonté; dites-lui de vous conter son histoire, vous verrez ce quil lui a fallu dénergie pour arriver jusquici. -- Elle a reçu sa récompense, puisquelle vous a intéressé, cette jeune fille. -- Intéressé, et même attaché, car je nestime rien tant dans la vie que la volonté à qui je dois dêtre ce que je suis. Cest pourquoi je vous demande de la fortifier chez elle par vos leçons, car si lon dit avec raison quon peut ce quon veut, au moins est-ce à condition de savoir vouloir, ce qui nest pas donné à tout le monde, et ce quon devrait bien commencer par enseigner, si toutefois il est des méthodes, pour cela; mais en fait dinstruction, on ne soccupe que de lesprit, comme si le caractère ne devait, point passer avant. Enfin, puisque vous avez une élève douée de ce côté, je vous prie de vous appliquer à le développer.» Mlle Belhomme était aussi incapable de dire une chose par flatterie, que de la taire par timidité ou embarras: «Lexemple fait plus que les leçons, dit-elle, cest pourquoi elle apprendra à votre école mieux quà la mienne, et en voyant que malgré la maladie, les années, la fortune, vous ne vous relâchez pas une minute dans ce que vous considérez comme laccomplissement dun devoir, son caractère se développera dans le sens que vous désirez.; en tout cas je ne manquerais pas de my employer, si elle passait insensible ou indifférente, -- ce qui métonnerait bien, -- à côté de ce qui doit la frapper.» Et comme elle était femme de parole, elle ne manqua pas en effet une occasion de citer M. Vulfran, ce qui lamenait à parler de lui-même pour ce qui nétait pas rigoureusement indispensable à sa leçon, entraînée bien souvent, sans sen apercevoir, par les adroites questions de Perrine. Assurément elle sappliquait à écouter Mlle Belhomme sans distraction, même quand il fallait la suivre dans lexplication des règles de «laccord des adjectifs considérés dans leurs rapports avec les substantifs», ou celle du participe passé dans les verbes actifs, passifs, neutres, pronominaux, soit essentiels, soit accidentels, et dans les verbes impersonnels; mais combien plus encore ses yeux de gazelle trahissaient-ils dintérêt, quand elle pouvait amener lentretien sur M. Vulfran, et particulièrement sur certains points inconnus delle, ou mal connus par les histoires de Rosalie, qui nétaient jamais très précises, ou par les propos de Fabry et de Mombleux, énigmatiques à dessein, avec les lacunes, les sous-entendus de gens qui parlent, pour eux, non pour ceux qui peuvent les écouter, et même avec le souci que ceux-là ne les comprennent point! Plusieurs fois elle avait demandé à Rosalie ce quavait été la maladie de M. Vulfran, et comment il était devenu aveugle, mais sans jamais en tirer que des réponses vagues; au contraire avec Mlle Belhomme elle eut tous les détails sur la maladie elle-même, et sur la cécité qui, disait-on, pouvait nêtre pas incurable, mais qui ne serait guérie, si on la guérissait, que dans certaines conditions particulières qui assureraient le succès de lopération. Comme tout le monde à Maraucourt, Mlle Belhomme sétait préoccupée de la santé de M. Vulfran, et elle en avait assez souvent parlé avec le docteur Ruchon pour être en état de satisfaire la curiosité de Perrine dune façon autrement compétente que Rosalie. Cétait dune cataracte double que M. Vulfran était atteint. Mais cette cataracte ne paraissait pas incurable, et la vue pouvait être recouvrée par une opération. Si cette opération navait pas encore était tentée, cétait parce que sa santé générale ne lavait pas permis. En effet, il souffrait dune bronchite invétérée qui se compliquait de congestions pulmonaires répétées, et quaccompagnaient des étouffements, des palpitations, des mauvaises digestions, un sommeil agité. Pour que lopération devînt possible, il fallait commencer par guérir la bronchite, et dautre part il fallait que tous les autres accidents disparussent. Or, M. Vulfran était un détestable malade, qui commettait imprudence sur imprudence, et se refusait à suivre exactement les prescriptions du médecin. À la vérité cela ne lui était pas toujours facile: comment pouvait-il rester calme, ainsi que le recommandait M, Ruchon, quand la disparition de son fils et les recherches quil faisait faire à ce sujet le jetaient à chaque instant dans des accès dinquiétude ou de colère, qui engendraient une fièvre constante dont il ne se guérissait que par le travail? Tant quil ne serait pas fixé sur le sort de son fils, il ny aurait pas de chance pour lopération, et on la différerait. Plus tard deviendrait-elle possible? On nen savait rien, et lon resterait dans cette incertitude tant que par de bons soins létat de M. Vulfran ne serait pas assez assuré pour décider les oculistes. Mettre Mlle Belhomme sur le compte de M. Vulfran et la faire parler était en somme assez facile pour Perrine, mais il nen avait pas été de même lorsquelle avait voulu compléter ce que la conversation de Fabry et de Mombleux lui avait appris sur les secrètes espérances des neveux, aussi bien que sur celles de Talouel. Ce nétait point une sotte que linstitutrice, il sen fallait de tout, et elle ne se laisserait interroger ni directement ni indirectement sur un pareil sujet. Que Perrine fût curieuse de savoir ce quétait la maladie de M. Vulfran, dans quelles conditions elle sétait produite, et quelles chances il y avait pour quil recouvrât la vue un jour ou ne la recouvrât point, il ny avait rien que de naturel et même de légitime à ce quelle se préoccupât de la santé de son bienfaiteur. Mais quelle montrât la même curiosité pour les intrigues des neveux et celles de Talouel, dont on parlait dans le village, voilà qui certainement ne serait pas admissible. Est-ce que ces choses-là regardent les petites filles? Est-ce un sujet de conversation entre une maîtresse et son élève? Est-ce avec des histoires et des bavardages de ce genre quon forme le caractère dune enfant? Elle aurait donc dû renoncer à tirer quoi que ce fût de linstitutrice à cet égard, si une visite à Maraucourt de Mme Bretoneux, la mère de Casimir, nétait venue ouvrir les lèvres de Mlle Belhomme, qui seraient certainement restées closes. Avertie de cette visite par M. Vulfran, Perrine en fit part à Mlle Belhomme en lui disant que la leçon du lendemain serait peut- être dérangée, et, du moment où elle eut reçu cette nouvelle, linstitutrice montra une préoccupation tout à fait extraordinaire chez elle, car cétait une de ses qualités de ne se laisser distraire par rien, et de tenir son élève constamment en main comme le cavalier qui doit faire franchir à sa monture un passage périlleux tout plein de dangers. Quavait-elle donc? Ce fut seulement peu de temps avant son départ que Perrine eut une réponse à cette question qui vingt fois sétait posée à son esprit. «Ma chère enfant, dit Mlle Belhomme en baissant la voix, je dois vous donner le conseil de vous montrer discrète et réservée demain avec la dame dont la visite vous est annoncée. -- Discrète, à propos de quoi? réservée en quoi et comment? -- Ce nest pas seulement de votre instruction que je suis chargée par M. Vulfran, cest aussi de votre éducation, voilà pourquoi je vous adresse ce conseil, dans votre intérêt comme dans lintérêt de tous. -- Je vous en prie, mademoiselle, expliquez-moi ce que je dois faire, car je vous assure que je ne comprends pas du tout ce quexige le conseil que vous me donnez, et tel quil est, il meffraie. -- Bien que vous ne soyez, que depuis peu à Maraucourt, vous devez, savoir que la maladie de M. Vulfran et la disparition de M. Edmond sont une cause dinquiétude pour tout le pays. -- Oui, mademoiselle, jai entendu parler de cela. -- Que deviendraient les usines dont vivent sept mille ouvriers, sans compter ceux qui vivent eux-mêmes de ces ouvriers, si M. Vulfran mourait et si M. Edmond ne revenait pas? Vous devez sentir que ces questions ne se sont pas posées sans éveiller des convoitises. M. Vulfran en léguerait-il la direction à ses deux neveux; ou bien à un seul qui lui inspirerait plus de confiance que lautre; ou bien encore à celui qui depuis vingt ans a été son bras droit et qui, ayant dirigé avec lui cette immense machine, est peut-être plus que personne en situation et en état de ne pas la laisser péricliter? Quand M. Vulfran a fait venir son neveu M. Théodore, on a cru quil désignait ainsi celui-ci pour son successeur. Mais quand lannée dernière il a appelé près de lui M. Casimir au moment où celui-ci sortait de lÉcole des ponts et chaussées, on a compris quon sétait trompé, et que le choix de M. Vulfran ne sétait encore fixé sur personne, par cette raison décisive quil ne veut pour successeur que son fils, car malgré les querelles qui les ont séparés depuis plus de douze ans, cest son fils seul quil aime dun amour et dun orgueil de père, et il lattend. M. Edmond reviendra-t-il? on nen sait rien, puisquon ignore sil est vivant ou mort. Une seule personne recevait probablement de ses nouvelles, comme M. Edmond en recevait de cette personne qui nétait autre que notre ancien curé M. labbé Poiret; mais M. labbé Poiret est mort depuis deux ans, et aujourdhui il paraît à peu près certain quil est impossible de savoir à quoi sen tenir. Pour M. Vulfran, il croit, il est sûr que son fils arrivera un jour ou lautre. Pour les personnes qui ont intérêt à ce que M. Edmond soit mort, elles croient non moins fermement, elles sont non moins sûres quil est mort réellement, et elles manoeuvrent de façon à se trouver maîtresses de la situation le jour où la nouvelle de cette mort arrivera à M. Vulfran quelle pourra bien tuer dailleurs. Maintenant, ma chère enfant, comprenez-vous lintérêt que vous avez, vous qui vivez dans lintimité de M. Vulfran, à vous montrer discrète et réservée avec la mère de M. Casimir, qui, de toutes les manières, travaille pour son fils aussi bien que contre ceux qui menacent celui-ci? Si vous étiez trop bien avec elle, vous seriez mal avec la mère de M. Théodore. De même que si vous étiez trop bien avec celle-ci quand elle viendra, ce qui certainement ne tardera pas, vous auriez pour adversaire Mme Bretoneux. Sans compter que si vous gagniez les bonnes grâces des deux, vous vous attireriez peut-être lhostilité de celui qui a tout à redouter delles. Voilà pourquoi je vous recommande la plus grande circonspection. Parlez aussi peu que possible. Et toutes les fois que vous serez interrogée de façon à ce que vous deviez malgré tout répondre, ne dites que des choses insignifiantes ou vagues; dans la vie bien souvent on a plus dintérêt à seffacer quà briller, et à se faire prendre pour une fille un peu bête plutôt que pour une trop intelligente: cest votre cas, et moins vous paraîtrez intelligente, plus vous le serez.» XXXIV Ces conseils, donnés avec une bienveillance amicale, nétaient pas pour rassurer Perrine, déjà inquiète de la venue de Mme Bretoneux. Et cependant, si sincères quils fussent, ils atténuaient la vérité plutôt quils ne lexagéraient, car précisément parce que Mlle Belhomme était physiquement dune exagération malheureuse, moralement elle était dune réserve excessive, ne se mettant, jamais en avant, ne disant que la moitié des choses, les indiquant, ne les appuyant pas, pratiquant en tout les préceptes quelle venait de donner à Perrine et qui étaient les siens mêmes. En réalité la situation était encore beaucoup plus difficile que ne le disait Mlle Belhomme, et cela aussi bien par suite des convoitises qui sagitaient autour de M. Vulfran que par le fait des caractères des deux mères qui avaient engagé la lutte pour que leur fils héritât seul, un jour ou lautre, des usines de Maraucourt, et dune fortune qui sélevait, disait-on, à plus de cent millions. Lune, Mme Stanislas Paindavoine, femme du frère aîné de M. Vulfran, avait vécu dévorée denvie, en attendant que son mari, grand marchand de toile de la rue du Sentier, lui gagnât lexistence brillante à laquelle ses goûts mondains lui donnaient droit, croyait-elle. Et comme ni ce mari, ni la chance, navaient réalisé son ambition, elle continuait à se dévorer en attendant maintenant que, par son oncle, Théodore obtint ce qui lui avait manqué à elle, et prit dans le monde parisien la situation quelle avait ratée. Lautre, Mme Bretoneux, soeur de M. Vulfran, mariée à un négociant de Boulogne, qui cumulait toutes sortes de professions sans quelles leussent enrichi: agence en douane, agence et assurance maritimes, marchand de ciment et de charbons, armateur, commissionnaire-expéditeur, roulage, transports maritimes, -- voulait la fortune de son frère autant pour lamour même de la richesse que pour lenlever à sa belle-soeur quelle détestait. Tant que M. Vulfran et son fils avaient vécu en bons rapports, elles avaient dû se contenter de tirer de leur frère ce quelles en pouvaient obtenir en prêts dargent quon ne remboursait pas, en garanties commerciales, en influences, en tout ce quun parent riche est forcé daccorder. Mais le jour où, à la suite de prodigalités excessives et de dépenses exagérées, Edmond avait été envoyé dans lInde, ostensiblement comme acheteur de jute pour la maison paternelle, en réalité comme fils puni, les deux belles-soeurs avaient pensé à tirer parti de cette situation; et quand ce fils en révolte sétait marié malgré la défense de son père, elles avaient commencé, chacune de son côté, à se préparer pour que leur fils pût, à un moment donné, prendre la place de lexilé. À cette époque Théodore navait pas vingt ans, et il ne paraissait pas, par ce quil sétait montré jusque-là, quil pût être jamais propre au travail et aux affaires commerciales: choyé, gâté par sa mère qui lui avait donné ses goûts et ses idées, il ne vivait que pour les théâtres, les courses et les plaisirs que Paris offre aux fils de famille dont la bourse se remplit aussi facilement quelle se vide. Quelle chute quand il lui avait fallu senfermer dans un village, sous la férule dun maître qui ne comprenait que le travail, et se montrait aussi rigoureux pour son neveu que pour le dernier de ses employés! Cette existence exaspérante, il ne lavait supportée que le mépris au coeur pour ce quelle lui imposait dennuis, de fatigues et de dégoûts. Dix fois par jour il décidait de labandonner, et sil ne le faisait point, cétait dans lespérance dêtre bientôt maître, seul maître de cette affaire considérable, et de pouvoir alors la mettre en actions, de façon à la diriger de haut et de loin, surtout de loin, cest-à- dire de Paris, où il se rattraperait enfin de ses misères. Quand Théodore avait commencé à travailler avec son oncle, Casimir navait que onze ou douze ans, et était par conséquent trop jeune pour prendre une place à côté de son cousin. Mais pour cela sa mère navait pas désespéré quil pût loccuper un jour en regagnant le temps perdu: ingénieur, Casimir du haut de lX dominerait M. Vulfran, en même temps quil écraserait de sa supériorité officielle son cousin qui nétait rien. Cétait donc pour lÉcole polytechnique quil avait été chauffé, ne travaillant que les matières exigées pour les examens de lécole, et cela en proportion de leur coefficient: 58 les mathématiques, 10 la physique, 5 la chimie, 6 le français. Et alors il sétait produit ce résultat fâcheux pour lui, que, comme à Maraucourt, les vulgaires connaissances usuelles étaient plus utiles que lX, lingénieur navait pas plus dominé loncle quil navait écrasé le cousin. Et même celui-ci avait gardé lavance que dix années de vie commerciale lui donnaient, car sil nétait pas savant, il en convenait, au moins il était pratique, prétendait-il, sachant bien que cette qualité était la première de toutes pour son oncle. «Que diable peut-on bien leur apprendre dutile, disait Théodore, puisquils ne sont pas seulement en état décrire clairement une lettre daffaires avec une orthographe décente? -- Quel malheur, expliquait Casimir, que mon beau cousin simagine quon ne peut pas vivre ailleurs quà Paris! quels services, sans cela, il rendrait à mon oncle! mais quattendre de bon dun monomane qui, dès le jeudi, ne pense quà filer le samedi soir à Paris, disposant tout, dérangeant tout dans ce but unique, et qui, du lundi matin au jeudi, reste engourdi dans les souvenirs de la journée du dimanche passée à Paris.» Les mères ne faisaient que développer ces deux thèmes en les enjolivant; mais, au lieu de convaincre M. Vulfran, celle-ci que Théodore seul pouvait être son second, celle-là que Casimir seul était un vrai fils pour lui, elles lavaient plutôt disposé à croire, de Théodore ce que disait la mère de Casimir, et de Casimir ce que disait celle de Théodore, cest-à-dire quen réalité il ne pouvait pas plus compter sur lun que sur lautre, ni pour le présent ni pour lavenir. De là, chez lui, des dispositions à leur égard, qui étaient précisément tout autres que celles que chacune delles avait si âprement poursuivies: ses neveux, rien que, ses neveux; nullement et à aucun point de vue des fils. Et même, dans ses procédés à leur égard, on pouvait facilement voir quil avait tenu à ce que cette distinction fût évidente pour tous, car, malgré les sollicitations de tout genre, directes et détournées, dont on lavait enveloppé, il navait jamais consenti à les loger au château où cependant les appartements ne manquaient pas, ni à leur permettre de partager sa vie intime, si triste et si solitaire quelle fût. «Je ne veux ni querelles ni jalousies autour de moi», avait-il toujours répondu. Et, partant de là, il avait donné à Théodore la maison quil habitait lui-même avant de faire construire son château, et à Casimir celle de lancien chef de la comptabilité que Mombleux remplaçait. Aussi leur surprise avait-elle été vive et leur indignation exaspérée, quand une étrangère, une gamine, une bohémienne sétait installée dans ce château où ils nentraient que comme invités. Que signifiait cela? Quétait cette petite fille? Que devait-on craindre delle? Cétait ce que Mme Bretoneux avait demandé à son fils, mais ses réponses ne layant pas satisfaite, elle avait voulu faire elle- même une enquête qui léclairât. Arrivée assez inquiète, il ne lui fallut que peu de temps pour se rassurer, tant Perrine joua bien le rôle que Mlle Belhomme lui avait soufflé. Si M. Vulfran ne voulait pas avoir ses neveux à demeure chez lui, il nen était pas moins hospitalier, et même largement, fastueusement hospitalier pour sa famille, lorsque sa soeur et sa belle-soeur, son frère et son beau-frère venaient le voir à Maraucourt. Dans ces occasions, le château prenait un air de fête qui ne lui était pas habituel: les fourneaux chauffaient au tirage forcé; les domestiques arboraient leurs livrées; les voitures et les chevaux sortaient des remises et des écuries avec leurs harnais de gala; et le soir, dans lobscurité, les habitants du village voyaient flamboyer le château depuis le rez-de-chaussée jusquaux fenêtres des combles, et de Picquigny à Amiens, dAmiens à Picquigny, circulaient le cuisinier et le maître dhôtel chargés des approvisionnements. Pour recevoir Mme Bretoneux, on sétait donc conformé à lusage établi et en débarquant à la gare de Picquigny elle avait trouvé le landau avec cocher et valet de pied pour lamener à Maraucourt, comme en descendant de voiture elle avait trouvé Bastien pour la conduire à lappartement, toujours le même, qui lui était réservé au premier étage. Mais malgré cela, la vie de travail de M. Vulfran et de ses neveux, même celle de Casimir, navait été modifiée en rien: il verrait sa soeur aux heures des repas, il passerait la soirée avec elle, rien de plus, les affaires avant tout; quant au fils et au neveu, il en serait de même pour eux, ils déjeuneraient et dîneraient au château, où ils resteraient le soir aussi tard quils voudraient, mais ce serait tout: sacrées les heures de bureau. Sacrées pour les neveux, elles létaient aussi pour M. Vulfran et par conséquent pour Perrine, de sorte que Mme Bretoneux navait pas pu organiser et poursuivre son enquête sur «la bohémienne» comme elle laurait voulu. Interroger Bastien et les femmes de chambre, aller chez Françoise pour la questionner adroitement, ainsi que Zénobie et Rosalie, était simple et, de ce côté, elle avait obtenu tous les renseignements quon pouvait lui donner, au moins ceux qui se rapportaient à larrivée dans le pays de «la bohémienne», à la façon dont elle avait vécu depuis ce moment, enfin à son installation auprès de M. Vulfran, due exclusivement, semblait-il, à sa connaissance de langlais; mais examiner Perrine elle-même qui ne quittait pas M. Vulfran, la faire parler, voir ce quelle était et ce quil y avait en elle, chercher ainsi les causes de son succès subit, ne se présentait pas dans des conditions faciles à combiner. À table, Perrine ne disait absolument rien; le matin, elle parlait avec M. Vulfran; après le déjeuner, elle montait tout de suite à sa chambre; au retour de la tournée des usines, elle travaillait avec Mlle Belhomme; le soir en sortant de table, elle montait de nouveau à sa chambre; alors, quand, où et comment la prendre pour lavoir seule et librement la retourner? De guerre lasse, Mme Bretoneux, la veille de son départ, se décida à laller trouver dans sa chambre, où Perrine, qui se croyait débarrassée delle, dormait tranquillement. Quelques coups frappés à sa porte, léveillèrent; elle écouta, on frappa de nouveau. Elle se leva et alla à la porte à tâtons: «Qui est la? -- Ouvrez, cest moi. -- Mme Bretoneux? -- Oui.» Perrine tira le verrou, et vivement Mme Bretoneux se glissa dans la chambre, tandis que Perrine pressait le bouton de la lumière électrique. «Couchez-vous, dit Mme Bretoneux, nous serons mieux pour causer.» Et, prenant une chaise, elle sassit au pied du lit de façon à avoir Perrine devant elle; puis ensuite elle commença: «Cest de mon frère que jai à vous parler, à propos de certaines recommandations que je veux vous adresser. Puisque vous remplacez Guillaume auprès de lui, vous pouvez prendre des précautions utiles à sa santé et dont Guillaume, malgré tous ses défauts, lentourait. Vous paraissez intelligente, bonne petite fille, il est donc certain que, si vous le voulez, vous pouvez nous rendre les mêmes services que Guillaume; je vous promets que nous saurons le reconnaître.» Aux premiers mots, Perrine sétait rassurée: puisquon voulait lui parler de M. Vulfran, elle navait rien à craindre; mais quand elle entendit Mme Bretoneux lui dire quelle paraissait intelligente, sa défiance se réveilla, car il était impossible que Mme Bretoneux qui, elle, était vraiment intelligente et fine, put être sincère en parlant ainsi; or, si elle nétait pas sincère, il importait de se tenir sur ses gardes. «Je vous remercie, madame, dit-elle en exagérant son sourire niais, bien sûr que je ne demande qua vous rendre les mêmes services que Guillaume.» Elle souligna ces derniers mots de façon à laisser entendre quon pouvait tout lui demander. «Je disais bien que vous étiez intelligente, reprit Mme Bretoneux, et je crois que nous pouvons compter sur vous. -- Vous navez quà commander, madame. -- Tout dabord, ce quil faut, cest que vous soyez attentive à veiller sur la santé de mon frère et à prendre toutes les précautions possibles pour quil ne gagne pas un coup de froid qui peut être mortel, en lui donnant une de ces congestions pulmonaires auxquelles il est sujet, ou qui aggrave sa bronchite. Savez-vous que si cette bronchite se guérissait, on pourrait lopérer et lui rendre la vue? Songez quelle joie ce serait pour nous tous.» Cette fois, Perrine répondit: «Moi aussi, je serais bien heureuse. -- Cette parole prouve vos bons sentiments, mais vous, si reconnaissante que vous soyez de ce quon fait pour vous, vous nêtes pas de la famille.» Elle reprit son air niais. «Bien sûr, mais ça nempêche pas que je sois attachée à M. Vulfran, vous pouvez me croire. -- Justement, vous pouvez nous prouver votre attachement par ces soins de tout instant que je vous indiquais, mais encore bien mieux. Mon frère na pas besoin seulement dêtre préservé du froid, il a besoin aussi dêtre défendu contre les émotions brusques qui, en le surprenant, pourraient le tuer. Ainsi, ces messieurs me disaient quen ce moment il faisait faire recherches sur recherches dans les Indes pour obtenir des nouvelles de son fils, notre cher Edmond.» Elle fit une pause, mais inutilement, car Perrine ne répondit pas à cette ouverture, bien certaine que «ces messieurs», cest-à-dire les deux cousins, navaient pas pu parler de ces recherches à Mme Bretoneux; que Casimir en eût parlé, il ny avait là rien que de vraisemblable, puisquil avait appelé sa mère à son secours; mais Théodore, cela nétait pas possible. «Ils mont dit que lettres et dépêches passaient par vos mains et que vous les traduisiez à mon frère. Eh bien! il serait très important, au cas où ces nouvelles deviendraient mauvaises, comme nous ne le prévoyons que trop, hélas! que mon fils en fût averti le premier; il menverrait une dépêche, et, comme la distance dici à Boulogne nest pas très grande, jaccourrais soutenir mon pauvre frère: une soeur, surtout une soeur aînée, trouve dautres consolations dans son coeur quune belle-soeur. Vous comprenez? -- Oh! bien sûr, madame, que je comprends; il me semble au moins. -- Alors, nous pouvons compter sur vous?» Perrine hésita un moment, mais elle ne pouvait pas ne pas répondre. «Je ferai tout ce que je pourrai pour M. Vulfran. -- Et ce que vous ferez pour lui, vous le ferez pour nous, comme ce que vous ferez pour nous vous le ferez pour lui. Tout de suite je vais vous prouver que, quant à nous, nous ne serons pas ingrats. Quest-ce que vous diriez dune robe quon vous donnerait?» Perrine ne voulut rien dire, mais comme elle devait, une réponse à cette offre, elle la mit dans un sourire. «Une belle robe avec une petite traîne, continua Mme Bretoneux. -- Je suis en deuil. -- Mais le deuil nempêche pas de porter une robe à traîne. Vous nêtes pas assez habillée pour dîner à la table de mon frère et même vous êtes très mal habillée, fagotée comme un chien savant. Perrine savait quelle nétait pas bien habillée, cependant elle fut humiliée dêtre comparée à un chien savant, et surtout de la façon dont cette comparaison était faite, avec lintention manifeste de la rabaisser. -- Jai pris ce que jai trouvé chez Mme Lachaise. -- Mme Lachaise était bonne pour vous habiller quand vous nétiez quune vagabonde, mais maintenant quil a plu à mon frère de vous admettre à sa table, il ne faut pas que nous ayons à rougir de vous; ce qui, nous pouvons le dire entre nous, a lieu en ce moment.» Sous ce coup, Perrine perdit la conscience du rôle quelle jouait. «Ah! dit-elle tristement. -- Ce que vous êtes drôle avec votre blouse, vous nen avez pas idée.» Et lévocation de ce souvenir fit rire Mme Bretoneux comme si elle avait cette fameuse blouse devant les yeux. «Mais cela est facile à réparer, et quand vous serez belle comme je veux que vous le soyez, avec une robe habillée pour la salle à manger, et un joli costume pour la voiture, vous vous rappellerez à qui vous les devez. Cest comme pour votre lingerie, je me doute quelle vaut la robe. Voyons un peu.» Disant cela, dun air dautorité, elle ouvrit les uns après les autres les tiroirs de la commode, et méprisante, elle les referma dun mouvement brusque en haussant les épaules avec pitié. «Je men doutais, reprit-elle, cest misérable, indigne de vous.» Perrine, suffoquée, ne répondit rien. «Vous avez de la chance, continua Mme Bretoneux, que je sois venue à Maraucourt, et que je me charge de vous.» Le mot qui monta aux lèvres de Perrine fut un refus: elle navait pas besoin quon se chargeât delle, surtout avec de pareils procédés; mais elle eut la force de le refouler: elle avait un rôle à remplir, rien ne devait le lui faire oublier; après tout, cétaient les paroles de Mme Bretoneux qui étaient mauvaises et dures, ses intentions, au contraire, sannonçaient bonnes et généreuses. «Je vais dire à mon frère, reprit Mme Bretoneux, quil doit vous commander chez une couturière dAmiens dont je lui donnerai ladresse, la robe et le costume qui vous sont indispensables, et de plus, chez une bonne lingère, un trousseau complet. Fiez-vous- en à moi, vous aurez quelque chose de joli, qui à chaque instant, je lespère au moins, me rappellera à votre souvenir. Là-dessus dormez bien, et noubliez rien de ce que je vous ai dit.» XXV «Faire tout ce quelle pourrait pour M. Vulfran» ne signifiait pas du tout, aux yeux de Perrine, ce que Mme Bretoneux avait cru comprendre; aussi se garda-t-elle de jamais dire un mot à Casimir des recherches qui se poursuivaient aux Indes et en Angleterre. Et cependant, quand il la rencontrait seule, Casimir avait une façon de la regarder qui aurait dû provoquer les confidences. Mais quelles confidences eût-elle pu faire, alors même quelle se fût décidée à rompre le silence que M. Vulfran lui avait commandé? Elles étaient aussi vagues que contradictoires, les nouvelles qui arrivaient de Dakka, de Dehra et de Londres, surtout elles étaient incomplètes, avec des trous qui paraissaient difficiles à combler, surtout pour les trois dernières années. Mais cela ne désespérait pas M. Vulfran et nébranlait pas sa foi. «Nous avons fait le plus difficile, disait-il quelquefois, puisque nous avons éclairé les temps les plus éloignés; comment la lumière ne se ferait-elle pas sur ceux qui sont près de nous? un jour où lautre le fil se rattachera et alors il ny aura plus quà le suivre.» Si de ce côté Mme Bretoneux navait guère réussi, au moins nen avait-il pas été de même pour les soins quelle avait recommandé à Perrine de donner à M. Vulfran. Jusque-là Perrine ne se serait pas permis, les jours de pluie, de relever la capote du phaéton, ni, les jours de froid ou de brouillard, de rappeler à M. Vulfran quil était prudent à lui dendosser un pardessus, ou de nouer un foulard autour de son cou, pas plus quelle naurait osé, quand les soirées étaient fraîches, fermer les fenêtres du cabinet; mais du moment quelle avait été avertie par Mme Bretoneux que le froid, lhumidité, le brouillard, la pluie, pouvaient aggraver la maladie de M. Vulfran, elle ne sétait plus laissé arrêter par ces scrupules et ces timidités. Maintenant, elle ne montait plus en voiture, quel que fut le temps, sans veiller à ce que le pardessus se trouvât à sa place habituelle avec un foulard dans la poche, et au moindre coup de vent frais, elle le posait elle-même sur les épaules de M. Vulfran, ou le lui faisait endosser. Quune goutte de pluie vint à tomber, elle arrêtait aussitôt, et relevait la capote. Que la soirée ne fût pas tiède après le dîner, et elle refusait de sortir. Au commencement, quand ils faisaient une course à pied, elle allait de son pas ordinaire, et il la suivait sans se plaindre, car la plainte était précisément ce quil avait le plus en horreur, pour lui-même aussi bien que pour les autres; mais maintenant quelle savait que la marche un peu vive lui était une souffrance accompagnée de toux, détouffement, de palpitations, elle trouvait toujours des raisons, sans donner la vraie, pour quil ne pût pas se fatiguer, et ne fit quun exercice modéré, celui précisément qui lui était utile, non nuisible. Une après-midi quils traversaient ainsi à pied le village, ils rencontrèrent Mlle Belhomme, qui ne voulut point passer sans saluer M. Vulfran, et après quelques paroles de politesse le quitta en disant: «Je vous laisse sous la garde de votre Antigone.» Que voulait dire cela? Perrine nen savait rien et M. Vulfran quelle interrogea ne le savait pas davantage. Alors le soir elle questionna linstitutrice, qui lui expliqua ce quétait cette Antigone, en lui faisant lire avec un commentaire approprié à sa jeune intelligence, ignorante des choses de lantiquité, l_OEdipe à Colone_ de Sophocle; et les jours suivants, abandonnant le Tour du Monde, Perrine recommença cette lecture pour M. Vulfran, qui sen montra ému, sensible surtout à ce qui sappliquait à sa propre situation. «Cest vrai, dit-il, que tu es une Antigone pour moi, et même plus, puisque Antigone, fille du malheureux OEdipe, devait ses soins et sa tendresse à son père.» Par là, Perrine vit quel chemin elle avait fait dans laffection de M. Vulfran, qui navait pas pour habitude de se répandre en effusion. Elle en fut si bouleversée que, lui prenant la main, elle la lui baisa. «Oui, dit-il, tu es une bonne fille.» Et lui mettant la main sur la tête, il ajouta: «Même quand mon fils sera de retour, tu ne nous quitteras pas, il saura reconnaîtra ce que tu as été pour moi. -- Je suis si peu et je voudrais être tant! -- Je lui dirai ce que tu as été, et dailleurs il le verra bien, car cest un homme de coeur que mon fils.» Bien souvent il sétait exprimé dans ces termes ou dautres du même genre sur ce fils, et toujours elle avait eu la pensée de lui demander comment, avec ces sentiments, il avait pu se montrer si sévère, mais chaque fois, les paroles sétaient arrêtées dans sa gorge serrée par lémotion: cétait chose si grave pour elle daborder un pareil sujet. Cependant ce soir-là, encouragée par ce qui venait de se passer, elle se sentit plus forte; jamais occasion sétait-elle présentée plus favorable: elle était seule avec M. Vulfran, dans son cabinet où jamais personne nentrait sans être appelé, assise près de lui, sous la lumière de la lampe, devait-elle hésiter plus longtemps? Elle ne le crut pas: «Voulez-vous me permettre, dit-elle, le coeur angoissé et la voix frémissante, de vous demander une chose que je ne comprends pas, et à laquelle je pense à chaque instant sans oser en parler? -- Dis. -- Ce que je ne comprends pas, cest quaimant votre fils comme vous laimez, vous ayez pu vous séparer de lui. -- Cest qua ton âge on ne comprend, on ne sent que ce qui est affection, sans avoir conscience du devoir: or mon devoir de père me faisait une loi dimposer à mon fils, coupable de fautes qui pouvaient lentraîner loin, une punition qui serait une leçon. Il fallait quil eût la preuve que ma volonté était au-dessus de la sienne; cest pourquoi je lenvoyai aux Indes, où javais lintention de ne le tenir que peu de temps, et où je lui donnais une situation qui ménageait sa dignité, puisquil était le représentant de ma maison. Pouvais-je prévoir quil séprendrait de cette misérable créature et se laisserait entraîner dans un mariage fou, absolument fou? -- Mais le père Fildes dit que celle quil a épousée nétait point une misérable créature. -- Elle en était une, puisquelle a accepté un mariage nul en France, et dès lors je ne pouvais pas la reconnaître pour ma fille, pas plus que je ne pouvais rappeler mon fils près de moi, tant quil ne se serait pas séparé delle; ceût été manquer à mon devoir de père, en même temps quabdiquer ma volonté, et un homme comme moi ne peut pas en arriver là; je veux ce que je dois, et ne transige pas plus sur la volonté que sur le devoir.» Il dit cela avec une fermeté daccent qui glaça Perrine; puis, tout de suite il poursuivit: «Maintenant, tu peux te demander comment, nayant pas voulu recevoir mon fils après son mariage, je veux présentement le rappeler près de moi. Cest que les conditions ne sont plus aujourdhui ce quelles étaient à cette époque. Après treize années de ce prétendu mariage, mon fils doit être aussi las de cette créature que de la vie misérable quelle lui a fait mener près delle. Dautre part, les conditions pour moi sont changées aussi: ma santé est loin dêtre restée ce quelle était, je suis malade, je suis aveugle, et je ne peux recouvrer la vue que par une opération quon ne risquera que si je suis dans un état de calme lui assurant des chances sérieuses de réussite. Quand mon fils saura cela, crois-tu quil hésitera à quitter cette femme, à laquelle dailleurs jassurerai la vie la plus large ainsi quà sa fille? Si je laime, il maime aussi; que de fois a-t-il tourné ses regards vers Maraucourt! que de regrets na-t-il pas éprouvés! Quil apprenne la vérité, tu le verras accourir. -- Il devrait donc quitter sa femme et sa fille? -- Il na pas de femme, il na pas de fille. -- Le père Fildes dit quil a été marié dans la chapelle de la mission par le père Leclerc. -- Ce mariage est nul en France pour avoir été contracté contrairement à la loi. -- Mais aux Indes, est-il nul aussi? -- Je le ferai casser à Rome. -- Mais sa fille? -- La loi ne reconnaît pas cette fille. -- La loi est-elle tout? -- Que veux-tu dire? -- Que ce nest pas la loi qui fait quon aime ou quon naime pas ses enfants, ses parents. Ce nétait pas en vertu de la loi que jaimais mon pauvre papa, mais parce quil était bon, tendre, affectueux, attentif pour moi, parce que jétais heureuse quand il membrassait, joyeuse quand il me disait de douces paroles ou quil me regardait avec un sourire; et parce que je nimaginais pas quil y eût rien de meilleur que dêtre avec lui-même, quand il ne me parlait point et soccupait de ses affaires. Et lui, il maimait parce quil mavait élevée, parce quil me donnait ses soins, son affection, et plus encore, je crois bien, parce quil sentait que je laimais de tout mon coeur. La loi navait rien à voir là dedans; je ne me demandais pas si cétait la loi qui le faisait mon père, car jétais bien certaine que cétait laffection que nous avions lun pour lautre. -- Où veux-tu en venir? -- Pardonnez-moi si je dis des paroles qui vous paraissent déraisonnables, mais je parle tout haut, comme je pense, comme je sens. -- Et cest pour cela que je técoute, parce que tes paroles, pour peu expérimentées quelles soient, sont au moins celles dune bonne fille. -- Eh bien, monsieur, jen veux venir à ceci, cest que si vous aimez votre fils et voulez lavoir près de vous, lui de son côté il doit aimer sa fille et veut lavoir près de lui. -- Entre son père et sa fille, il nhésitera pas; dailleurs le mariage annulé, elle ne sera plus rien pour lui. Les filles de lInde sont précoces; il pourra bientôt la marier, ce qui, avec la dot que je lui assurerai, sera facile; il ne sera donc pas assez peu sensé pour ne pas se séparer dune fille qui, elle, nhésiterait pas à se séparer bientôt de lui pour suivre son mari. Dailleurs, notre vie nest pas faite que de sentiment, elle lest aussi dautres choses qui pèsent dun lourd poids sur nos déterminations: quand Edmond est parti pour les Indes, ma fortune nétait pas ce quelle est maintenant; quand il verra, et je la lui montrerai, la situation quelle lui assure à la tête de lindustrie de son pays, lavenir quelle lui promet, avec toutes les satisfactions des richesses et des honneurs, ce ne sera pas une petite moricaude qui larrêtera. -- Mais cette petite moricaude nest peut-être pas aussi horrible que vous limaginez. -- Une Hindoue. -- Les livres que je vous lisais disent que les Hindous sont en moyenne plus beaux que les Européens. -- Exagérations de voyageurs. -- Quils ont les membres souples, le visage dun ovale pur, les yeux profonds avec un regard fier, la bouche discrète, la physionomie douce; quils sont adroits, gracieux dans leurs mouvements; quils sont sobres, patients, courageux au travail; quils sont appliqués à létude... -- Tu as de la mémoire. -- Ne doit-on pas retenir ce quon lit? Enfin il résulte de ces livres quune Hindoue nest pas forcément une horreur comme vous êtes disposé à le croire. -- Que mimporte, puisque je ne la connaîtrai pas. -- Mais si vous la connaissiez, vous pourriez peut-être vous intéresser à elle, vous attacher à elle... -- Jamais; rien quen pensant à elle et à sa mère, je suis pris dindignation. -- Si vous la connaissiez... cette colère sapaiserait peut-être.» Il serra les poings dans un moment de fureur qui troubla Perrine, mais cependant ne lui coupa pas la parole: «Jentends si elle nétait pas du tout ce que vous supposez; car elle peut, nest-ce pas, être le contraire de ce que votre colère imagine: le père Fildes dit que sa mère était douée des plus charmantes qualités, intelligente, bonne, douce... -- Le père Fildes est un brave prêtre qui voit la vie et les gens avec trop dindulgence; dailleurs, il ne la pas connue, cette femme dont il parle. -- Il dit quil parle daprès les témoignages de tous ceux qui lont connue; ces témoignages de tous nont-ils pas plus dimportance que lopinion dun seul? Enfin, si vous la receviez dans votre maison, naurait-elle pas, elle, votre petite fille, des soins plus intelligents que ceux que je peux avoir, moi? -- Ne parle pas contre toi. -- Je ne parle ni pour ni contre moi, mais pour ce qui est la justice... -- La justice! -- Telle que je la sens; ou si vous voulez, pour ce que, dans mon ignorance, je crois être la justice. Précisément parce que sa naissance est menacée et contestée, cette jeune fille en se voyant accueillie, ne pourrait pas ne pas être émue dune profonde reconnaissance. Pour cela seul, en dehors de toutes les autres raisons qui la pousseraient, elle vous aimerait de tout son coeur.» Elle joignit les mains en le regardant comme sil pouvait la voir, et avec un élan qui donnait à sa voix un accent vibrant: «Ah! monsieur, ne voulez-vous pas être aimé par votre fille?» Il se leva dun mouvement impatient: «Je tai dit quelle ne serait jamais ma fille. Je la hais, comme je hais sa mère; elles qui mont pris mon fils, qui me le gardent. Est-ce que, si elles ne lavaient pas ensorcelé, il ne serait pas près de moi depuis longtemps? Est-ce quelles nont pas été tout pour lui, quand moi son père, je nétais rien?» Il parlait avec véhémence en marchant à pas saccadés par son cabinet, emporté, secoué par un accès de colère quelle navait pas encore vu. Tout à coup il sarrêta devant elle: «Monte à ta chambre, dit-il, et plus jamais, tu entends, plus jamais, ne te permets de me parler de ces misérables; car enfin de quoi te mêles-tu? Qui ta chargé de me tenir un pareil discours?» Un moment interdite, elle se remit: «Oh! personne, monsieur, je vous jure; jai traduit, moi fille sans parents, ce que mon coeur me disait, me mettant à la place de votre petite fille.» Il se radoucit, mais ce fut encore dun ton menaçant quil ajouta: «Si tu ne veux pas que nous nous fâchions, désormais naborde jamais ce sujet, qui mest, tu le vois, douloureux; tu ne dois pas mexaspérer. -- Pardonnez-moi, dit-elle la voix brisée par les larmes qui létouffaient, certainement jaurais dû me taire. -- Tu laurais dû dautant mieux que ce que tu as dit était inutile.» XXXVI Pour suppléer aux nouvelles que ses correspondants ne lui donnaient point, sur la vie de son fils, pendant les trois dernières années, M. Vulfran faisait paraître dans les principaux journaux de Calcutta, de Dakka, de Dehra, de Bombay, de Londres, une annonce répétée chaque semaine, promettant quarante livres de récompense à qui pourrait fournir un renseignement, si mince quil fût, mais certain cependant, sur Edmond Paindavoine; et comme une des lettres quil avait reçues de Londres parlait dun projet dEdmond de passer en Égypte et peut-être en Turquie, il avait étendu ses insertions au Caire, à Alexandrie, à Constantinople: rien ne devait être négligé, même limpossible, même limprobable; dailleurs nétait-ce pas limprobable qui devenait le vraisemblable dans cette existence cahotée? Ne voulant pas donner son adresse, ce qui eût pu lexposer à toutes sortes de sollicitations plus ou moins malhonnêtes, cétait celle de son banquier à Amiens que M. Vulfran avait indiquée; cétait donc celui-ci qui recevait les lettres que loffre des mille francs provoquait, et qui les transmettait à Maraucourt. Mais de ces lettres assez nombreuses, pas une seule nétait sérieuse; la plupart provenaient dagents daffaires, qui sengageaient à faire des recherches dont ils garantissaient le succès, si on voulait bien leur envoyer une provision indispensable aux premières démarches; quelques-unes étaient de simples romans qui se lançaient dans une fantaisie vague promettant tout et ne donnant rien; dautres enfin racontaient des faits remontant à cinq, dix, douze ans; aucune ne se renfermait dans les trois dernières années fixées par lannonce, pas plus quelle ne fournissait lindication précise demandée. Cétait Perrine qui lisait ces lettres ou les traduisait, et si nulles quelles fussent généralement, elles ne décourageaient pas M. Vulfran et nébranlaient pas sa foi: «Il ny a que lannonce répétée qui produise de leffet», disait- il toujours. Et sans se lasser, il répétait les siennes. Un jour enfin une lettre datée de Serajevo en Bosnie apporta une offre qui paraissait pouvoir être prise en considération: elle était en mauvais anglais, et disait que si lon voulait déposer les quarante livres promises par linsertion du _Times_, chez un banquier de Serajevo, on sengageait à fournir des nouvelles authentiques de M. Edmond Paindavoine remontant au mois de novembre de la précédente année: au cas où lon accepterait cette proposition, on devait répondre poste restante à Serajevo sous le numéro 917. «Eh bien, tu vois si javais raison, sécria M. Vulfran, cest près de nous, le mois de novembre.» Et il montra une joie qui était un aveu de ses craintes: cétait maintenant quil pouvait affirmer lexistence dEdmond avec preuves à lappui et non plus seulement en vertu de sa foi paternelle. Pour la première fois depuis que ses recherches se poursuivaient, il parla de son fils à ses neveux et à Talouel. «Jai la grande joie de vous annoncer que jai des nouvelles dEdmond; il était en Bosnie au mois de novembre.» Lémoi fut grand quand ce bruit se répandit dans le pays. Comme toujours en pareille circonstance on lamplifia: «M. Edmond va arriver! -- Est ce possible? -- Si vous voulez en avoir la certitude regardez la mine des neveux et de Talouel.» En réalité, elle était curieuse cette mine: préoccupée chez Théodore autant que chez Casimir, avec quelque chose de contraint; au contraire épanouie chez Talouel, qui depuis longtemps avait pris lhabitude de faire exprimer à sa physionomie comme à ses paroles précisément le contraire de ce quil pensait. Cependant il y avait des gens qui ne voulaient pas croire à ce retour: «Le vieux a été trop dur; le fils navait pas mérité que, pour quelques dettes, on lenvoyât aux Indes. Mis en dehors de sa famille, il sen est créé une autre là-bas. -- Et puis être en Bosnie, en Turquie, quelque part par là, cela, ne veut pas dire quon, est en route pour Maraucourt; est-ce que la route des Indes en France passe par la Bosnie?» Cette réflexion était de Bendit, qui, avec son sang-froid anglais, jugeait les choses au seul point de vue pratique, sans y mêler aucune considération sentimentale. «Comme vous je désire le retour du fils, disait-il, cela donnerait à la maison une solidité qui lui manque, mais il ne suffit pas que je désire une chose pour que jy croie; cest Français cela, ce nest pas Anglais, et moi, vous savez, _I am an Englishman_.» Justement parce que ces réflexions étaient dun Anglais, elles faisaient hausser les épaules: si le patron parlait du retour de son fils, on pouvait avoir foi en lui; il nétait pas homme à semballer, le patron. «En affaires, oui; mais en sentiment, ce nest pas lindustriel qui parle, cest le père.» À chaque instant M. Vulfran sentretenait avec Perrine de ses espérances: «Ce nest plus quune affaire de temps: la Bosnie, ce nest pas lInde, une mer dans laquelle on disparaît; si nous avons des nouvelles certaines pour le mois de novembre, elles nous mettront sur une piste quil sera facile de suivre.» Et il avait voulu que Perrine prit dans la bibliothèque les livres qui parlaient de Bosnie, cherchant en eux, sans y trouver une explication satisfaisante, ce que son fils était venu faire dans ce pays sauvage, au climat rude, où il ny a ni commerce, ni industrie. «Peut-être sy trouvait-il simplement en passant, dit Perrine. -- Sans doute, et cest un indice de plus pour prouver son prochain retour; de plus sil était là de passage, il semble vraisemblablement quil nétait pas accompagné de sa femme et de sa fille, car la Bosnie nest pas un pays pour les touristes; donc il y aurait séparation entre eux.» Comme elle ne répondait rien malgré lenvie quelle en avait, il sen fâcha: «Tu ne dis rien. -- Cest que je nose pas ne pas être daccord avec vous. -- Tu sais bien que je veux que tu me dises tout ce que tu penses. -- Vous le voulez pour certaines choses, vous ne le voulez pas pour dautres. Ne mavez-vous pas défendu daborder jamais ce qui se rapporte à... cette jeune fille? Je ne veux pas mexposer à vous fâcher. -- Tu ne me fâcheras pas en disant les raisons pour lesquelles tu admets quelles ont pu venir en Bosnie. -- Dabord parce que la Bosnie nest pas un pays inabordable pour des femmes, surtout quand ces femmes ont voyagé dans les montagnes de lInde, qui ne ressemblent en rien pour les fatigues et les dangers à celles des Balkans. Et puis dun autre côté, si M. Edmond ne faisait que traverser la Bosnie, je ne vois pas pourquoi sa femme et sa fille ne lauraient pas accompagné, puisque les lettres que vous avez reçues des différentes contrées de lInde disent que partout elles étaient avec lui. Enfin il y a encore une autre considération que je nose pas vous dire, précisément parce quelle nest pas daccord avec vos espérances. -- Dis-la quand même. -- Je la dirai, mais à lavance je vous demande de ne voir dans mes paroles que le souci de votre santé, qui serait atteinte au cas où votre attente serait déçue; ce qui est possible nest-ce pas? -- Explique-toi clairement. -- De ce que M. Edmond était à Serajevo au mois de novembre, vous concluez quil doit être de retour ici... bientôt. -- Évidemment. -- Et cependant on peut ne pas le retrouver. -- Je nadmets pas cela. -- Une raison ou une autre peut lempêcher de revenir... Nest-il pas possible quil ait disparu? -- Disparu? -- Sil était retourné aux Indes... ou ailleurs; sil était parti pour lAmérique? -- Les si entassés les uns par-dessus les autres conduisent à labsurde. -- Sans doute, monsieur, mais en choisissant ceux quon désire et en repoussant les autres on sexpose... -- À quoi? -- Quand ce ne serait quà limpatience. Voyez dans quel état agité vous êtes depuis que vous avez reçu cette nouvelle de Serajevo; et cependant les délais ne sont pas écoulés pour que la réponse vous soit parvenue. Vous ne toussiez presque plus; vous avez maintenant plusieurs accès par jour et aussi des palpitations, de lessoufflement: votre visage rougit à chaque instant; les veines de votre front se gonflent. Que se passera-t- il si cette réponse se fait encore attendre, et surtout si... elle nest pas ce que vous espérez, ce que vous voulez? Vous vous êtes si bien habitué à dire: «Cela est ainsi, et non autrement», que je ne peux pas ne pas m... inquiéter. Cela est si terrible dêtre frappé par le pire, quand cest au meilleur quon croit, et si jen parle ainsi, cest que cela mest arrivé: après avoir tout craint pour mon père, nous étions sûres de son prompt rétablissement le jour même où nous lavons perdu; nous avons été folles, maman et moi, et certainement cest la violence de ce coup inattendu qui a tué ma pauvre maman; elle na pas pu se relever; six mois après, elle est morte à son tour. Alors pensant à cela, je me dis...» Mais elle nacheva pas, les sanglots étranglèrent les paroles dans sa gorge, et comme elle voulait les contenir, car elle comprenait quils ne sexpliquaient pas, ils la suffoquèrent. «Névoque pas ces souvenirs, pauvre petite, dit M. Vulfran, et parce que tu as été cruellement éprouvée, nimagine pas quil ny a que malheurs en ce monde; cela serait mauvais pour toi; de plus cela serait injuste.» Évidemment tout ce quelle dirait, ce quelle ferait, nébranlerait pas cette confiance, qui ne voulait croire possible que ce qui saccordait avec son désir: elle ne pouvait donc quattendre en se demandant, pleine dangoisses, ce qui se passerait lorsque arriverait la lettre du banquier dAmiens apportant la réponse de Serajevo. Mais ce ne fut pas une lettre qui arriva, ce fut le banquier lui- même. Un matin que Talouel comme à son ordinaire se promenait sur son banc de quart les mains dans ses poches, surveillant de son regard, qui ne laissait rien échapper, les cours de lusine, il vit le banquier quil connaissait bien descendre de voiture à la grille des Shèdes, et se diriger vers les bureaux dun pas grave, avec une attitude compassée. Précipitamment il dégringola lescalier de sa véranda et courut au-devant de lui: en approchant, il constata que la mine était daccord avec la démarche et lattitude. Incapable de se contenir il sécria: «Je suppose que les nouvelles sont mauvaises, cher monsieur? -- Mauvaises.» La réponse se renferma dans ce seul mot. Talouel insista: «Mais... -- Mauvaises.» Puis, changeant tout de suite de sujet: «M. Vulfran est dans ses bureaux? -- Sans doute. -- Je dois lentretenir tout dabord. -- Cependant... -- Vous comprenez.» Si le banquier qui, dans son attitude embarrassée, fixait ses regards à terre, avait eu des yeux pour voir, il aurait deviné quau cas où Talouel deviendrait un jour le maître des usines de Maraucourt, il lui ferait payer cher cette discrétion. Autant Talouel sétait montré obséquieux quand il avait espéré obtenir ce quil voulait savoir, autant il afficha de brutalité quand il vit ses avances repoussées: «Vous trouverez M. Vulfran dans son cabinet», dit-il en séloignant les mains dans ses poches. Comme ce nétait pas la première fois que le banquier venait à Maraucourt, il neut pas de peine à trouver le cabinet de M. Vulfran, et arrivé à sa porte, il sarrêta un moment pour se préparer. Il navait pas encore frappé quune voix, celle de M. Vulfran, cria: «Entrez!» Il ny avait plus à différer, il entra en sannonçant: «Bonjour, monsieur Vulfran. -- Comment, cest vous! à Maraucourt! -- Oui, javais affaire ce matin à Picquigny; alors jai poussé jusquici pour vous apporter des nouvelles de Serajevo.» -- Perrine assise à sa table navait pas besoin que ce nom fût prononcé pour savoir qui venait dentrer: elle resta pétrifiée. «Eh bien? demanda M. Vulfran dune voix impatiente. -- Elles ne sont pas ce que vous deviez espérer, ce que nous espérions tous. -- Notre homme a voulu nous escroquer les quarante livres? -- Il semble que ce soit un honnête homme. -- Il ne sait rien? -- Ses renseignements ne sont que trop authentiques... malheureusement. -- Malheureusement!» Cétait la première parole de doute que M. Vulfran prononçait. Il sétablit un silence, et sur la physionomie de M. Vulfran qui sassombrissait, il fut facile de voir par quels sentiments il passait: la surprise, linquiétude. «Alors on na plus de nouvelles dEdmond depuis le mois de novembre? dit-il. -- On nen a plus. -- Mais quelles nouvelles a-t-on eues à cette époque? quel caractère de certitude, dauthenticité présentent-elles? -- Nous avons des pièces officielles, visées par le consul de France à Serajevo. -- Mais parlez donc, rapportez ces nouvelles mêmes. -- En novembre, M. Edmond est arrivé à Sarajevo comme... photographe. -- Allons donc! vous voulez dire avec des appareils de photographie? -- Avec une voiture de photographe ambulant, dans laquelle il voyageait en famille, accompagné de sa femme et de sa fille. Pendant quelques jours il a fait des portraits sur une place de la ville...» Il chercha dans les papiers quil avait dépliés sur un coin du bureau de M. Vulfran. «Puisque vous avez des pièces, lisez-les, dit M. Vulfran, ce sera plus vite fait. -- Je vais vous les lire; je vous disais quil avait travaillé comme photographe sur une place publique, la place Philippovitch. Au commencement de novembre il quitta Serajevo pour...» Il consulta de nouveau ses papiers: «... pour Travnik, et tomba... ou arriva malade à un village situé entre ces deux villes. -- Mon Dieu, sécria M. Vulfran, mon Dieu, mon Dieu!» Et il joignit les mains, le visage décomposé, tremblant de la tête aux pieds comme si la vision de son fils se dressait devant lui. «Vous êtes un homme de grande force... -- Il ny a pas de force contre la mort. Mon fils.... -- Eh bien oui, il faut que vous connaissiez laffreuse vérité: le sept novembre... M. Edmond... est mort à Bousovatcha dune congestion pulmonaire. -- Cest impossible! -- Hélas! monsieur, moi aussi jai dit: cest impossible en recevant ces pièces, bien que leur traduction soit visée par le consul de France; mais cet acte de décès dEdmond Vulfran Paindavoine, né à Maraucourt (Somme), âgé de trente-quatre ans, nemprunte-t-il pas un caractère dauthenticité à ces renseignements mêmes, si précis? Cependant, voulant douter malgré tout, jai, en recevant ces pièces hier, télégraphié à notre consul à Serajevo; voici sa réponse: «Pièces authentiques, mort certaine.» Mais M. Vulfran paraissait ne pas écouter: affaissé dans son fauteuil, écroulé sur lui-même, la tête penchée en avant reposant sur sa poitrine, il ne donnait aucun signe de vie, et Perrine affolée, éperdue, suffoquée, se demandait sil était mort. Tout à coup, il redressa son visage ruisselant de larmes qui jaillissaient de ses yeux sans regard, et tendant la main il pressa le bouton des sonneries électriques qui correspondaient dans les bureaux de Talouel, de Théodore et de Casimir. Cet appel était si violent quils accoururent aussitôt tous trois. «Vous êtes là, dit-il, Talouel, Théodore, Casimir? Tous trois répondirent en même temps. «Japprends la mort de mon fils. Elle est certaine. Talouel, arrêtez partout et immédiatement le travail; téléphonez quon affiche quil reprendra après-demain, et que demain un service sera célébré dans les églises de Maraucourt, Saint-Pipoy, Hercheux, Bacourt et Flexelles. -- Mon oncle!» sécrièrent dune même voix les deux neveux. Mais il les arrêta: «Jai besoin dêtre seul; laissez-moi.» Tout le monde sortit, Perrine seule resta. «Aurélie, tu es là?» demanda M. Vulfran. Elle répondit dans un sanglot. «Rentrons au château.» Comme toujours il avait posé sa main sur lépaule de Perrine, et ce fut ainsi quils sortirent au milieu du premier flot des ouvriers qui quittaient les ateliers: ils traversèrent ainsi le village où déjà la nouvelle courait de porte en porte, et chacun en les voyant passer se demandait sil survivrait à cet écrasement; comme il était déjà courbé, lui qui dordinaire marchait si solide, couché en avant comme un arbre que la tempête a brisé par le milieu de son tronc. Mais cette question, Perrine se la posait avec plus dangoisse encore, car aux secousses que de sa main il lui imprimait à lépaule, elle sentait, sans quil prononçât une seule parole, combien profondément il était atteint. Quand elle leut conduit dans son cabinet, il la renvoya: «Explique pourquoi je veux être seul, dit-il, que personne nentre, que personne ne me parle.» Comme elle allait sortir: «Et je me refusais à te croire! -- Si vous vouliez me permettre... -- Laisse-moi», dit-il rudement. XXXVII Toute la nuit le château fut plein de mouvement et de bruit, car successivement arrivèrent: de Paris, M. et Mme Stanislas Paindavoine, prévenus par Théodore; de Boulogne, M. et Mme Bretoneux, avertis par Casimir; enfin de Dunkerque et de Rouen, les deux filles de Mme Bretoneux avec leurs maris et leurs enfants. Personne naurait manqué au service de ce pauvre Edmond. Dailleurs ne fallait-il pas être là pour prendre position et se surveiller? Maintenant que la place était vide, et bien vide à jamais, qui allait sen emparer? Cétait lheure des manoeuvres habiles où chacun devait semployer entièrement, avec toute son énergie, toute son intelligence, toute son intrigue. Quel désastre si cette industrie qui était une des forces du pays, tombait aux mains dun incapable comme Théodore! Quel malheur si un esprit borné comme Casimir en prenait la direction! Et aucune des deux familles navait la pensée dadmettre quune association fut possible, quun partage pût se faire entre les deux cousins: on voulait tout pour soi; lautre naurait rien: quels droits dailleurs avait-il à faire valoir cet autre? Perrine sattendait à la visite matinale de Mme Bretoneux, et aussi à celle de Mme Paindavoine; mais elle ne reçut ni lune ni lautre, ce qui lui fit comprendre quon ne croyait plus avoir besoin delle, au moins pour le moment. Quétait-elle en effet dans cette maison? Maintenant cétait le frère de M. Vulfran, sa soeur, ses neveux, ses nièces, ses héritiers, enfin, qui y étaient les maîtres. Elle sattendait aussi à ce que M. Vulfran lappellerait pour quelle le conduisît à léglise, comme elle le faisait tous les dimanches depuis quelle avait remplacé Guillaume; mais il nen fut rien, et quand les cloches, qui depuis la veille sonnaient des glas de quart dheure en quart dheure, annoncèrent la messe, elle le vit monter en landau appuyé sur le bras de son frère, accompagné de sa soeur et de sa belle-soeur, tandis que les membres de la famille prenaient place dans les autres voitures. Alors, nayant pas de temps à perdre, elle qui devait faire à pied le trajet du château à léglise, elle partit au plus vite. Elle quittait une maison sur laquelle la Mort avait étendu son linceul; elle fut surprise en traversant à la hâte les rues du village, de remarquer quelles avaient leur air des dimanches, cest-à-dire que les cabarets étaient pleins douvriers qui buvaient en bavardant avec un tapage assourdissant, tandis que le long des maisons, assises sur des chaises, ou sur le pas de leur porte, les femmes causaient et que les enfants jouaient dans les cours. Personne nassisterait-il donc au service? En entrant dans léglise où elle avait eu peur de ne pas pouvoir entrer, elle la vit à moitié vide: dans le choeur était rangée la famille; çà et là se montraient les autorités du village, les fournisseurs, le haut personnel des usines, mais rares, très rares étaient les ouvriers, hommes, femmes, enfants qui, en cette journée dont les conséquences pouvaient être si graves pour eux cependant, avaient eu la pensée de venir joindre leurs prières à celles de leur patron. Le dimanche sa place était à côté de M, Vulfran, mais comme elle navait pas qualité pour loccuper, elle prit une chaise à côté de Rosalie qui accompagnait sa grandmère en grand deuil. «Hélas! mon pauvre petit Edmond, murmura la vieille nourrice qui pleurait, quel malheur! Quest-ce que dit M. Vulfran?» Mais loffice qui commençait dispensa Perrine de répondre, et ni Rosalie, ni Françoise ne lui adressèrent plus la parole, voyant combien elle était bouleversée. À la sortie, elle fut arrêtée par Mlle Belhomme qui, comme Françoise, voulut linterroger sur, M. Vulfran, et à qui elle dut répondre quelle ne lavait pas vu depuis la veille. «Vous rentrez à pied? demanda linstitutrice. -- Mais oui. -- Eh bien, nous ferons route ensemble jusquaux écoles.» Perrine eût voulu être seule, mais elle ne pouvait pas refuser, et elle dut suivre la conversation de linstitutrice. «Savez-vous à quoi je pensais en regardant M. Vulfran se lever, sasseoir, sagenouiller pendant loffice, si brisé, si accablé quil semblait toujours quil ne pourrait pas se redresser? Cest que pour la première fois aujourdhui, il a peut-être été bon pour lui dêtre aveugle. -- Pourquoi? -- Parce quil na pas vu combien léglise était peu remplie. Ceût été une douleur de plus que cette indifférence de ses ouvriers à son malheur. --Ils nétaient pas nombreux, cela est vrai. -- Au moins il ne la pas vu. -- Mais êtes-vous sûre quil ne sen soit pas rendu compte par le silence vide de léglise en même temps que par le brouhaha des cabarets, quand il a traversé les rues du village? Avec les oreilles il reconstitue bien des choses. -- Cela serait un chagrin de plus pour lui, dont il na pas besoin, le pauvre homme; et cependant...» Elle fit une pause pour retenir ce quelle allait dire; mais comme elle navait pas lhabitude de jamais cacher ce quelle pensait, elle ajouta: «Et cependant ce serait une leçon, une grande leçon, car voyez- vous, mon enfant, nous ne pouvons demander aux autres de sassocier à nos douleurs, que lorsque nous nous associons nous- mêmes à celles quils éprouvent, ou à leur souffrance; et on peut le dire, parce que cest lexpression de la stricte vérité...» Elle baissa la voix: «... Ce na jamais été le cas de M. Vulfran: homme juste avec les ouvriers, leur accordant ce quil leur croit dû, mais cest tout; et la seule justice, comme règle de ce monde, ce nest pas assez: nêtre que juste, cest être injuste. Comme il est regrettable que M. Vulfran nait jamais eu lidée quil pouvait être un père pour ses ouvriers; mais entraîné, absorbé par ses grandes affaires, il na appliqué son esprit supérieur quaux seules affaires. Quel bien il eût pu faire cependant, non seulement ici même, ce qui serait déjà considérable, mais partout par lexemple donné. Quil en eût été ainsi, et vous pouvez être certaine que nous naurions pas vu aujourdhui... ce que nous voyons.» Cela pouvait être vrai, mais Perrine nétait pas en situation dapprécier la morale de ces paroles, qui la blessaient par ce quelles disaient, autant que parce quelle les entendait de la bouche de Mlle Belhomme, pour qui elle sétait vite prise dune affection respectueuse. Quune autre eût exprimé ces idées, il lui semblait que cela leût laissée indifférente, mais elle souffrait de ce quelles étaient celles dune femme en qui elle avait mis une grande confiance. En arrivant devant les écoles elle se hâta donc de la quitter. «Pourquoi nentrez-vous pas, nous déjeunerions ensemble, dit Mlle Belhomme qui avait deviné que son élève ne devait pas prendre place à la table de la famille. -- Je vous remercie: M. Vulfran peut avoir besoin de moi. -- Alors rentrez.» Mais en arrivant au château elle vit que M. Vulfran navait pas besoin delle, et même quil ne pensait pas du tout à elle; car Bastien quelle rencontra dans lescalier lui dit quen descendant de voiture, M. Vulfran sétait enfermé dans son cabinet, où personne ne devait entrer: «En un jour comme aujourdhui, il ne veut même pas déjeuner avec la famille. -- Elle reste, la famille? -- Vous pensez bien que non; après le déjeuner, tout le monde part; je crois quil ne voudra même pas recevoir les adieux de ses parents. Ah! il est bien accablé. Quest-ce que nous allons devenir, mon Dieu! Il faudra nous aider. -- Que puis-je? -- Vous pouvez beaucoup: M. Vulfran a confiance en vous, et il vous aime bien. -- Il maime! -- Je sais ce que je dis, et cest gros, cela.» Comme Bastien lavait annoncé, toute la famille partit après le déjeuner; mais jusquau soir Perrine resta dans sa chambre sans que M. Vulfran la fit appeler; ce fut seulement un peu avant le coucher que Bastien vint lui dire que le patron la prévenait de se tenir prête à laccompagner le lendemain matin à lheure habituelle. «Il veut se remettre au travail, mais le pourra-t-il? Ce sera le mieux: le travail cest sa vie.» Le lendemain à lheure fixée, comme tous les matins elle se trouva dans le hall, attendant M. Vulfran, et bientôt elle le vit paraître, marchant courbé, conduit par Bastien, qui, silencieusement fit un signe attristé pour dire que la nuit avait été mauvaise. «Aurélie est-elle là?» demanda-t-il dune voix altérée, dolente et faible comme celle dun enfant malade. Elle savança vivement: «Me voilà, monsieur. -- Montons en voiture.» Elle eût voulu linterroger, mais elle nosa pas; une fois assis en voiture, il saffaissa et, la tête inclinée en avant, il ne prononça pas un mot. Au bas du perron des bureaux, Talouel se tenait prêt à le recevoir et à laider à descendre; ce quil fit, obséquieusement: «Je suppose que vous vous êtes senti assez fort pour venir, dit-il dune voix compatissante qui contrastait avec léclat de ses yeux. -- Je ne me suis pas senti fort du tout; mais je suis venu parce que je devais venir. -- Cest ce que je voulais dire...» M. Vulfran lui coupa la parole en appelant Perrine et en se faisant conduire par elle à son cabinet. Bientôt commença le dépouillement de la correspondance, qui était volumineuse, comprenant les lettres de deux jours; il le laissa se faire, sans une seule observation, un seul ordre, comme sil était sourd ou endormi. Ensuite venait la réunion des chefs de services, dans laquelle devait ce jour-là se décider une grosse question, qui engageait sérieusement les intérêts de la maison: devait-on vendre les grandes provisions de jute quon avait aux Indes et en Angleterre, en ne gardant que ce qui était indispensable à la fabrication courante des usines pendant un certain temps, ou bien devait-on faire de nouveaux achats? en un mot se mettre à la hausse ou à la baisse? Habituellement les affaires de ce genre se traitaient avec une méthode rigoureuse, dont personne ne sécartait: chacun à tour de rôle, en commençant par le plus jeune, donnait son avis et développait ses raisons; M. Vulfran écoutait, et à la fin, faisait connaître la résolution quil se proposait de suivre; -- ce qui ne voulait pas dire quil la suivrait, car plus dune fois on apprenait, six mois ou un an après, quil avait fait précisément le contraire de ce quil avait dit; mais en tout cas, il se prononçait avec une netteté qui émerveillait ses employés, et toujours la discussion aboutissait. Ce matin-là la délibération suivit sa marche ordinaire, chacun expliqua ses raisons pour vendre ou pour acheter; mais quand vint le tour de parole de Talouel, ce ne fut pas une affirmation que celui-ci produisit, ce fut un doute: «Je nai jamais été si embarrassé; il y a de bien bonnes raisons pour, mais il y en a de bien fortes contre.» Il était sincère, en confessant cet embarras, car cétait une règle chez lui de suivre la discussion sur la physionomie du maître, bien plus que sur les lèvres de celui qui parlait, et de se décider daprès ce que disait cette physionomie, quil avait appris à connaître par une longue pratique, sans sinquiéter de ce quil pouvait penser lui-même: que pouvait dailleurs peser son opinion dans la balance, où de lautre côté, ce quil mettait était une flatterie au patron, dont il devait toujours et en tout devancer le sentiment? Or, ce matin-la, cette physionomie navait absolument rien exprimé, quun vague exaspérant. Voulait-il acheter, voulait-il vendre? À vrai dire il semblait ne pas prendre souci plus de lun que de lautre; absent, envolé, perdu dans un autre monde que celui des affaires. Après Talouel, deux conclusions furent encore émises, puis ce fut au patron de rendre son arrêt; et comme toujours, même plus complet que toujours, sétablit un respectueux silence, tandis que les yeux restaient attachés sur lui. On attendait, et comme il ne disait rien on sinterrogeait du regard: avait-il donc perdu lintelligence ou le sentiment de la réalité? Enfin il leva le bras, et dit: «Je vous avoue que je ne sais que décider.» Quelle stupéfaction! Eh quoi, il en était là! Pour la première fois depuis quon le connaissait, il se montrait indécis, lui toujours si résolu, si bien maître de sa volonté. Et les regards, qui tout à lheure se cherchaient, évitaient maintenant de se rencontrer: les uns par compassion; les autres, particulièrement ceux de Talouel et des neveux, de peur de se trahir. Il dit encore: «Nous verrons plus tard.» Alors chacun se retira, sans dire un mot, et en sen allant, sans échanger ses réflexions. Resté seul avec Perrine, assise à la petite table doù elle navait pas bougé, il ne parut pas faire attention au départ de ses employés, et garda son attitude accablée. Le temps sécoula, il ne bougea point. Souvent elle lavait vu rester, immobile devant sa fenêtre ouverte, plongé dans ses pensées ou ses rêves, et cette attitude sexpliquait de même que son inaction et son mutisme, puisquil ne pouvait ni lire, ni écrire; mais alors elle ne ressemblait en rien à celle de maintenant, et à le regarder, loreille attentive, on pouvait voir sur sa physionomie mobile, que par les bruits de lusine il suivait son travail comme sil le surveillait de ses yeux, dans chaque atelier ou chaque cour: le battement des métiers, les échappements de la vapeur, les ronflements des cannetières, les lamentables gémissements de la valseuse, le décrochage et laccrochage des wagons, le roulement des wagonets, les coups de sifflet des locomotives, les commandements de manoeuvres, même le sabotage des ouvriers quand ils traversaient dun pas traîné un chemin pavé, rien ne se confondait pour lui, et de tout il se rendait un compte exact, qui lui permettait de savoir ce qui se faisait, et avec quelle activité ou quelle nonchalance cela se faisait. Mais maintenant oreille, visage, physionomie, mouvements, tout paraissait pétrifié, momifié comme leût été une statue. Cela était si saisissant que Perrine, dans ce silence, se sentait envahie par une sorte de terreur qui lanéantissait. Tout à coup, il mit ses deux mains sur son visage, et dune voix forte, avec la conscience dêtre seul, ou plutôt sans conscience de lendroit où il était et de ceux qui pouvaient lentendre, il dit: «Mon Dieu, mon Dieu, vous vous êtes retiré de moi. Quai-je donc fait pour que vous mabandonniez?» Puis le silence reprit plus écrasant, plus lugubre, pour Perrine, que ce cri avait bouleversée, bien quelle ne pût pas mesurer toute létendue et la profondeur du désespoir quil accusait. Cest quen effet, M. Vulfran, par la grande fortune quil avait faite et la situation quil occupait, en était arrivé à croire quil était un privilégié, en quelque sorte un élu, dont la Providence se servait pour conduire le monde. Parti de si bas, comment serait-il parvenu si haut, sil navait été servi que par sa seule intelligence? Une main toute-puissante lavait donc tiré de la foule pour de grandes choses, et plus tard guidé si sûrement, que ses idées avaient toujours obéi à une inspiration supérieure, de même que ses actes à une direction infaillible; ce quil désirait avait toujours réussi; dans ses batailles, il avait toujours triomphé, et toujours ses adversaires avaient succombé. Mais voilà que tout à coup ce quil voulait le plus ardemment, ce quil se croyait sûr dobtenir, pour la première fois ne se réalisait pas: il attendait son fils, il savait quil allait le voir arriver, toute sa vie était désormais arrangée pour cette réunion; et son fils était mort. Alors quoi? Il ne comprenait pas, -- ni le présent, ni le passé. Quavait-il été? Quétait-il? Et si vraiment il avait été ce que pendant quarante ans il avait cru être, pourquoi ne létait-il plus? XXXVIII Cet anéantissement se prolongea, et il sy joignit des accidents de santé: la bronchite, les palpitations saggravèrent, il se produisit même une congestion pulmonaire, qui pendant une semaine retint M. Vulfran à la chambre, et donna lentière direction des usines à Talouel triomphant. Cependant ces accidents samendèrent, mais la prostration morale ne saméliora pas, et au bout de quelques jours il ny eut plus quelle qui inquiéta le médecin. Plusieurs fois Perrine avait essayé de linterroger; mais il lui avait à peine répondu, le docteur Ruchon nétant pas homme à sintéresser à la curiosité des gamines; heureusement il avait été moins rébarbatif avec Bastien et Mlle Belhomme, quil rencontrait souvent à sa visite du soir, si bien que par le vieux valet de chambre et par linstitutrice son anxiété était tant bien que mal renseignée. «Il ny a pas de danger pour la vie, disait Bastien, mais M. Ruchon voudrait voir monsieur se remettre au travail.» Mlle Belhomme était moins brève, et quand en venant au château donner sa leçon, elle avait bavardé avec le médecin, elle répétait volontiers à son élève ce que celui-ci avait dit, ce qui dailleurs se résumait en un mot toujours le même: «Il faudrait une secousse, quelque chose qui remontât la mécanique morale arrêtée, mais dont le grand ressort ne paraît cependant pas cassé.» Pendant longtemps on lavait redoutée cette secousse, et cétait même la crainte quelle se produisit inopinément qui, plusieurs fois, avait retardé lopération de la cataracte, que létat général semblait permettre. Mais maintenant on la désirait. Quelle se produisit, que M. Vulfran sous son impression reprit intérêt à ses affaires, au travail, à tout ce qui était sa vie, et dans un avenir, prochain peut-être, on pourrait sans doute la tenter avec des chances de réussite, alors surtout quon naurait pas à redouter les violentes émotions dun retour ou dune mort, quau point de vue spécial de lopération on pouvait également redouter. Mais comment la provoquer? Cétait ce quon se demandait sans trouver de réponse à cette question, tant il semblait détaché, de tout, au point de ne vouloir recevoir ni Talouel, ni ses neveux pendant quil avait gardé la chambre, et davoir toujours fait répondre par Bastien, à Talouel, qui respectueusement venait à lordre deux fois par jour, le matin et le soir: «Décidez pour le mieux.» Et quand, quittant le lit, il était revenu aux bureaux, à peine sétait-il fait rendre compte de ce quavait décidé Talouel, trop habile, trop adroit et trop prudent dailleurs pour prendre aucune mesure que le patron neût pas prise lui-même. Cette apathie nempêchait pas cependant que chaque jour Perrine le conduisît comme naguère dans les diverses usines; mais le chemin se faisait silencieusement, sans quil répondît le plus souvent aux observations quelle lui adressait de temps en temps, et arrivé aux usines, cétait à peine sil écoutait le rapport des directeurs. «Pour le mieux, répétait-il; entendez-vous avec Talouel.» Combien de temps cela durerait-il? Une après-midi quils revenaient de la tournée des usines, et quils approchaient de Maraucourt, au trot endormi du vieux cheval, une sonnerie de clairon passa dans la brise. «Arrête, dit M. Vulfran, il semble quon sonne au feu.» La voiture arrêtée, la sonnerie sentendit distinctement. «Cest le feu, dit M. Vulfran, vois-tu quelque chose? -- Un tourbillon de fumée noire. -- De quel côté? -- À travers le rideau des peupliers, je ne peux pas me reconnaître. -- À droite, ou à gauche? -- Plutôt à gauche.» À gauche, cétait vers lusine. «Faut-il mettre Coco au galop? demanda-t-elle. -- Non, seulement va vite.» En approchant, la sonnerie leur arrivait plus claire, mais comme ils tournaient selon le caprice des entailles bordées de peupliers, Perrine ne pouvait fixer lendroit précis doù sélevait la fumée, il semblait que cétait du centre du village, et non de lusine. Elle fit cette observation à M. Vulfran, qui ne répondit rien. Ce qui la confirma dans cette idée, ce fut que la sonnerie se faisait entendre maintenant tout à gauche, cest-à-dire aux environs de lusine. «On ne sonne pas là où est le feu, dit-elle. -- Voilà qui est bien raisonné», répliqua M. Vulfran. Mais il fit cette réponse dun ton presque indifférent, comme sil ny avait pas intérêt pour lui à savoir où était le feu. Ce fut seulement en entrant dans le village quils furent fixés: «Ne vous pressez pas, monsieur Vulfran, cria un paysan, le feu nest pas chez vous: cest la maison à la Tiburce qui brûle.» La Tiburce était une vieille ivrogne qui gardait les enfants trop petits pour être admis à lasile, et habitait une misérable chaumière, usée, à moitié effondrée, située au fond dune cour, aux environs des écoles. «Allons-y», dit M. Vulfran. Il ny avait quà suivre les gens qui couraient; maintenant on voyait la fumée et les flammes sélever en tourbillons au-dessus des maisons, et lon respirait une odeur de brûlé. Avant darriver, ils durent arrêter sous peine décraser les curieux, qui pour rien au monde ne se seraient dérangés. Alors M. Vulfran descendit de voiture, et guidé par Perrine traversa les groupes. Comme ils approchaient de lentrée de la maison, Fabry, le casque en tête, car il commandait les pompiers de lusine, vint à eux. «Nous sommes maîtres du feu, dit-il, mais la maison est entièrement brûlée, et ce qui est plus grave, plusieurs enfants, cinq ou six peut-être, ont péri; un est enseveli sous les décombres, deux ont été asphyxiés; les trois autres, on ne sait pas. -- Comment le feu a-t-il pris? -- La Tiburce était endormie ivre, -- elle lest encore, -- les enfants les plus grands ont joué avec des allumettes; quand tout a commencé à flamber, ils se sont sauvés, la Tiburce épouvantée en a fait autant, oubliant ceux au berceau.» Une clameur sortait de la cour accompagnée de cris, M. Vulfran voulut se diriger de ce côté. «Nallez pas par-là, dit Fabry, ce sont les deux mères des enfants asphyxiés qui les pleurent. -- Qui sont-elles? -- Des ouvrières des usines. -- Il faut que je leur parle.» Il appuya sa main sur lépaule de Perrine, pour dire quelle devait le conduire. Précédés de Fabry, qui leur fit faire place, ils entrèrent dans la cour, où les pompiers noyaient les décombres de la maison effondrée entre ses quatre murs restés debout, et sous les jets deau des tourbillons de flamme jaillissaient de ce foyer avec des crépitements. Dun coin opposé encombré de femmes, partaient les cris quils avaient entendus. Fabry écarta les groupes, et M. Vulfran, précédé de Perrine, savança vers les deux mères qui tenaient leurs enfants sur leurs genoux. Au milieu de ses larmes, lune delles, qui croyait peut-être à un secours suprême, le vit paraître; alors reconnaissant que ce nétait que le patron, elle étendit vers lui un bras menaçant: «Venez donc ver ce quon fait dnos éfants, pendant quon sextermine pour vous, cest y vo quallez li rendre la vie? Oh! mon pauvre petit!» Et se penchant sur son enfant, elle éclata en cris et en sanglots. Un moment M. Vulfran resta indécis, puis il dit à Fabry: «Vous aviez raison; allons-nous-en.» Ils rentrèrent aux bureaux, et il ne fut plus question de lincendie, jusquau moment où Talouel vint annoncer à M. Vulfran que sur les six enfants quon croyait morts, trois avaient été retrouvés en bonne santé chez des voisins, où on les avait portés dans le premier moment daffolement: il ny avait donc réellement que trois victimes, dont lenterrement venait dêtre fixé au lendemain. Quand Talouel fut parti, Perrine, qui depuis le retour à lusine était restée plongée dans une réflexion profonde, se décida à adresser la parole à M. Vulfran: «Nirez-vous pas à cet enterrement? demanda-t-elle avec un frémissement de voix, qui trahissait son émotion. -- Pourquoi irais-je? -- Parce que ce serait votre réponse -- la plus digne que vous puissiez faire -- aux accusations de cette pauvre femme. -- Mes ouvriers sont-ils venus au service célébré pour mon fils? -- Ils ne se sont pas associés à votre douleur; vous vous associez à celles qui les atteignent, cest une réponse aussi cela, et qui serait comprise. -- Tu ne sais pas combien louvrier est ingrat. -- Ingrat pourquoi? Pour largent reçu? Cest possible; et cela vient peut-être de ce quil ne considère pas largent reçu au même point de vue que celui qui le donne; na-t-il pas des droits sur cet argent quil a gagné lui-même? Cette ingratitude-là existe peut-être telle que vous dites. Mais lingratitude pour une marque dintérêt, pour une aide amicale, croyez-vous quelle soit la même? Cest lamitié qui fait naître lamitié. On aime ceux dont on se sent aimé; et il me semble que si nous nous faisons lami des autres, nous faisons des autres nos amis. Cest beaucoup de soulager la misère des malheureux; mais comme cest plus encore de soulager leur douleur... en la partageant!» Elle avait encore bien des choses à dire dans ce sens, lui semblait-il; mais M. Vulfran ne répondant rien, et ne paraissant même pas lécouter, elle nosa pas continuer: plus tard elle reprendrait ce sujet. Quand ils passèrent devant la véranda de Talouel pour rentrer au château, M. Vulfran sarrêta: «Prévenez M. le curé, dit-il, que je prends à ma charge les frais de lenterrement des enfants; quil ordonne un service convenable; jy assisterai.» Talouel eut un haut-le-corps. «Faites afficher, continua M. Vulfran, que tous ceux qui voudront se rendre demain à léglise en auront la liberté: cest un grand malheur que cet incendie. -- Nous nen sommes pas responsables. -- Directement, non.» Ce ne fut pas la seule surprise de Perrine; le lendemain matin, après le dépouillement de la correspondance et la conférence avec les chefs de service, M. Vulfran retint Fabry: «Vous navez rien de pressé en train, je pense? -- Non, monsieur. -- Eh bien, partez pour Rouen. Jai appris quon avait construit là une crèche modèle, dans laquelle on a appliqué ce qui sest fait de mieux ailleurs; non la Ville, il y aurait eu concours et par suite routine, mais un particulier qui a cherché dans le bien à faire un hommage à des mémoires chères. Vous étudierez cette crèche dans tous ses détails: construction, chauffage, ventilation, prix de revient, et dépense dentretien. Puis vous demanderez à son constructeur de quelles crèches il sest inspiré. Vous irez les étudier aussi, et vous reviendrez aussi vite quil vous sera possible. Il faut quavant trois mois nous ayons ouvert une crèche à la porte de toutes mes usines: je ne veux pas quun malheur comme celui qui est arrivé avant-hier se renouvelle. Je compte sur vous. Nayons pas la charge dune pareille responsabilité.» Le soir, la leçon que Mlle Belhomme donnait à Perrine, qui avait raconté cette grande nouvelle à linstitutrice enthousiasmée, fut interrompue par lentrée de M. Vulfran dans la bibliothèque: «Mademoiselle, dit-il, je viens vous demander un service en mon nom et au nom des populations de ce pays, service considérable, dune importance capitale par les résultats quil peut produire, mais qui, je le reconnais, exige de votre part un sacrifice considérable aussi: voici ce dont il sagit.» Ce dont il sagissait, cétait quelle donnât sa démission pour prendre la direction des cinq crèches quil allait fonder; après avoir cherché, il ne trouvait quelle qui fût la femme dintelligence, dénergie et de coeur capable de mener à bien une tâche aussi lourde. Les crèches ouvertes, il les offrirait aux communes de Maraucourt, Saint-Pipoy, Hercheux, Bacourt, Flexelles, avec un capital suffisant pour subvenir à leur entretien à perpétuité, et il ne mettrait pour condition à sa donation que lobligation de maintenir à leur tête celle en qui il avait toute confiance pour assurer le succès et la durée de son oeuvre. Ainsi présentée, la demande ne pouvait pas ne pas être accueillie, mais ce ne fut pas sans déchirements, car le sacrifice, comme lavait dit M. Vulfran, était considérable pour linstitutrice: «Ah! monsieur, sécria-t-elle, vous ne savez pas ce que cest que lenseignement. --Donner le savoir aux enfants, cest beaucoup, je le sais, mais leur donner la vie, la santé, cest quelque chose aussi, et ce sera votre tâche; elle est assez grande pour que vous ne la refusiez pas. -- Et je ne serais pas digne de votre choix si jécoutais mes convenances personnelles... Après tout je me prendrai moi-même pour élève, et jaurai tant à apprendre, que mon besoin denseignement trouvera à semployer largement. Je suis à vous de tout coeur, et ce coeur est plus ému quil ne saurait lexprimer, pénétré de gratitude, dadmiration... -- Si vous voulez parler de gratitude, ce nest pas à moi quil faut en adresser lexpression, mais à votre élève, mademoiselle, car cest elle qui par ses paroles, par ses suggestions, a éveillé dans mon coeur des idées auxquelles jétais jusqualors resté étranger, et ma mis dans une voie où je nai encore fait que quelques pas, qui ne sont rien à côté de la route à parcourir. -- Ah! monsieur, sécria Perrine enhardie de joie et de fierté, si vous vouliez encore en faire un. -- Pour aller où? -- Quelque part où je vous conduirais ce soir. -- Alors, tu ne doutes de rien. -- Ah! si je ne doutais de rien! -- Est-ce de moi que tu doutes? -- Non, monsieur, de moi, de moi seule. Mais cela na aucun rapport avec ce que je vous demande en vous proposant de vous conduire quelque part ce soir. -- Mais où veux-tu me conduire ce soir? -- En un endroit où votre présence pendant quelques minutes seulement peut produire des résultats extraordinaires. -- Encore ne peux-tu me dire quel est cet endroit mystérieux? -- Si je vous le disais, leffet que jattends de notre visite serait manqué. Il fera beau et chaud ce soir, vous naurez pas à craindre de gagner froid, laissez-vous décider. -- Il semble quon peut avoir confiance en elle, dit Mlle Belhomme, bien que cette proposition se présente sous une forme un peu... bizarre et enfantine. -- Allons, quil soit fait comme tu veux, je taccompagnerai ce soir. À quelle heure fixes-tu notre expédition? -- Plus il sera tard, mieux cela vaudra.» Dans la soirée, il parla plusieurs fois de cette expédition, mais sans décider Perrine à sexpliquer. «Sais-tu que tu en es arrivée à piquer ma curiosité? -- Quand je naurais obtenu que cela, est-ce que ce ne serait pas déjà quelque chose? Ne vaut-il pas mieux pour vous rêver à ce qui peut se produire tantôt ou demain, que vous anéantir dans les regrets de ce que vous espériez hier? _ Cela vaudrait mieux si demain existait maintenant pour moi; mais à quel avenir veux-tu que je rêve? il est plus triste encore que le passé, puisquil est vide. -- Mais non, monsieur, il nest pas vide, si vous songez à celui des autres. Quand on est enfant... et pas heureux, on pense souvent, nest-ce pas, à tout ce quon demanderait à un magicien tout-puissant, à un enchanteur, si on le rencontrait, et qui na quà vouloir pour réaliser tous les souhaits; mais quand on est soi-même cet enchanteur, est-ce quon ne pense pas quelquefois à ce quon peut faire pour rendre heureux ceux qui ne le sont pas, quils soient enfants ou non; puisquon a aux mains le pouvoir, nest-ce pas amusant de sen servir? Je dis amusant parce que nous sommes dans une féerie, mais dans la réalité il y a un autre mot que celui-là.» La soirée sécoula dans ces propos; plusieurs fois M. Vulfran demanda si le moment nétait pas venu de partir, mais elle le retarda tant quelle put. Enfin elle annonça quils pouvaient se mettre en route: la nuit était chaude comme elle lavait prévu, sans vent, sans brouillard, mais avec des éclairs de chaleur qui fréquemment embrasaient le ciel noir. Quand ils arrivèrent dans le village, ils le trouvèrent endormi, pas une seule lumière ne brillait aux fenêtres closes, pas de bruit daucune sorte, excepté celui de leau qui tombait des barrages de la rivière. Comme tous les aveugles, M. Vulfran savait se reconnaître la nuit, et depuis leur sortie du château il avait suivi son chemin comme avec ses yeux. «Nous voilà devant Françoise, dit-il à un certain moment. -- Cest justement chez elle que nous allons. Maintenant, si vous le voulez bien, nous ne parlerons pas: par la main je vous guiderai. Je vous préviens cependant que nous aurons un escalier à monter, il est facile et droit; au haut de cet escalier jouvrirai une porte et nous entrerons; nous ne resterons là que ce que vous voudrez rester, une minute ou deux. -- Que veux-tu que je voie, puisque je ne vois pas? -- Vous navez pas besoin de voir. -- Alors pourquoi venir? -- Pour être venu. Joubliais de vous dire quil importe peu que nous fassions du bruit en marchant.» Les choses sarrangèrent comme elle avait dit, et en arrivant dans la cour intérieure, un éclair lui montra lentrée de lescalier. Ils montèrent, et Perrine, ouvrant la porte dont elle avait parlé, attira doucement M. Vulfran et referma la porte. Alors ils se trouvèrent enveloppés dun air chaud, âcre, suffocant. Une voix empâtée dit: «Quest-ce qui est là?» Une pression de main avertit M. Vulfran de ne pas répondre. La même voix continua: «Couche-té don la Noyelle.» Cette fois ce fut la main de M. Vulfran qui dit à Perrine quil voulait sortir. Elle rouvrit la porte, et ils redescendirent, tandis quun murmure de voix les accompagnait. Ce fut seulement dans la rue que M. Vulfran prit la parole: «Tu as voulu me faire connaître la chambrée dans laquelle tu as couché la première nuit de ton arrivée ici? -- Jai voulu que vous connaissiez une des nombreuses chambrées de Maraucourt, et des autres villages où couche tout un monde de vos ouvriers: hommes, femmes, enfants, pensant que quand vous auriez, respiré leur air empoisonné pendant une minute seulement, vous voudriez faire rechercher combien de pauvres gens il tue.» XXXIX Il y avait treize mois, jour pour jour, quun dimanche, par un temps radieux, Perrine était arrivée à Maraucourt, misérable et désespérée, se demandant ce qui allait advenir delle. Le temps était aussi radieux, mais Perrine et le village ne ressemblaient en rien à ce quils étaient lannée précédente. À la place où elle avait passé la fin de sa journée, assise tristement à la lisière du petit bois qui couronne la colline, tâchant de se rendre compte de ce quétaient le village et les usines étalés au-dessous delle dans la vallée, se trouvent maintenant des bâtiments en construction; un hôpital en bon air, en belle vue, qui dominera tout le pays et recevra les ouvriers des usines de M. Vulfran qui habitent ou nhabitent pas Maraucourt. Cest de là quon peut le mieux suivre les transformations de la contrée, et elles sont extraordinaires, eu égard surtout au peu de temps qui sest écoulé. Aux usines elles-mêmes il na pas été apporté de changements bien sensibles: ce quelles étaient, elles le sont toujours, comme si, arrivées à leur complet développement, elles navaient quà continuer la marche régulière de tout ce qui est rigoureusement réglé. Mais à une courte distance de leur entrée principale, là où autrefois seffondraient de pauvres bicoques occupées par deux garderies denfants du genre de celle de la Tiburce brûlée quelques mois auparavant, se montrent le toit flambant rouge et la façade mi-partie rosé, mi-partie bleue de la crèche que M. Vulfran a fait construire en achetant pour les raser ces vieilles masures croulantes. Sa façon de procéder avec leurs propriétaires a été aussi nette que franche: il les a fait venir et leur a expliqué que comme il ne pouvait pas tolérer plus longtemps que les enfants de ses ouvrières fussent exposés à être brûlés ou tués par toutes sortes de maladies résultant des mauvais soins quils trouvaient chez celles qui les gardaient, il allait faire construire une crèche dans laquelle ces enfants seraient reçus, nourris, élevés gratuitement jusquà lâge de trois ans. Entre sa crèche et leurs garderies il ny avait pas de lutte possible. Sils voulaient vendre leurs maisons, il les achèterait moyennant une somme fixe et une rente viagère. Sils ne voulaient pas, ils navaient quà les garder; le terrain ne lui manquerait pas. Ils avaient jusquau lendemain matin onze heures pour se décider; à midi il serait trop tard. Au centre du village se dressent dautres toits rouges beaucoup plus hauts, plus longs, plus imposants: ce sont ceux dun groupe de bâtiments à peine achevés dans lesquels sont établis des logements séparés, des réfectoires, des restaurants, des cantines, des magasins dapprovisionnement pour les ouvriers célibataires, hommes et femmes; et pour ces bâtiments M. Vulfran a employé le même procédé dexpropriation que pour la crèche. Précédemment se trouvaient là plusieurs vieilles maisons appropriées tant bien que mal, en réalité aussi mal que possible, au logement en chambrées des ouvriers et en cabinets. Il a fait appeler les propriétaires de ces maisons, et leur a tenu un langage à peu près analogue à celui dont il sest déjà servi: «Depuis longtemps on se plaint violemment des chambrées dans lesquelles vous couchez mes ouvriers, et cest aux mauvaises conditions dans lesquelles sont établis ces logements quon attribue les maladies de poitrine et la fièvre typhoïde qui tuent tant de monde. Je ne peux pas tolérer cela plus longtemps. Jai donc résolu de faire construire deux hôtels dans lesquels joffrirai aux ouvriers célibataires, hommes et femmes, une chambre séparée et exclusive pour trois francs par mois. En même temps jaménagerai les rez-de-chaussée en réfectoires et en restaurants où je donnerai un dîner composé de soupe, de ragoût ou de rôti, de pain et de cidre pour soixante-dix centimes. Si vous voulez me vendre vos maisons, jélèverai mes hôtels sur leur emplacement. Si vous ne voulez pas, gardez-les. Ma combinaison est dans votre intérêt, car jai ailleurs des terrains où mes constructions me coûteront beaucoup moins cher. Vous avez jusquà onze heures demain pour réfléchir; à midi il serait trop tard. Sur ces terrains éparpillés un peu partout, on aperçoit dautres toits en tuiles neuves, tout petits ceux-là, et qui par leur propreté et leur éclat rouge contrastent avec les anciennes toitures couvertes de mousses et de sedum: ce sont ceux des maisons ouvrières dont la construction est commencée depuis peu, et qui toutes sont ou seront isolées au milieu dun jardinet, dans lequel pourront se récolter les légumes nécessaires à lalimentation de la famille, qui, pour cent francs par an de loyer, aura le bien-être matériel et la dignité du chez-soi. Mais la transformation qui à coup sûr eût frappé le plus vivement surpris, et même stupéfié celui qui serait resté un an absent de Maraucourt, était celle qui avait bouleversé le parc même de M. Vulfran, dans des pelouses qui, en le prolongeant, descendaient jusquaux entailles avec lesquelles elles se confondaient. Cette partie basse, restée jusque-là presque à létat naturel, avait été retranchée du parc par un saut-de-loup, et maintenant sélevait à son centre un grand chalet en bois, flanqué dautres cottages ou de kiosques construits à la légère, qui donnaient à lensemble une apparence de jardin public que précisaient encore toutes sortes de jeux, des manèges de chevaux de bois, des balançoires, des appareils de gymnastique, des jeux de boules, de quilles, des tirs à larc, à larbalète, à la carabine et au fusil de guerre, des mâts de cocagne, des terrains pour la paume, des pistes pour vélocipèdes, un théâtre de marionnettes, une estrade pour des musiciens. Cest quen réalité cest bien un jardin public, celui qui servait aux jeux des ouvriers de toutes les usines; car si pour chacun des autres villages: Hercheux, Saint-Pipoy, Bacourt, Flexelles, M. Vulfran avait décidé de faire les mêmes constructions quà Maraucourt, il avait voulu quil ny eût pour tous quun seul lieu de réunion et de récréation où pourraient sétablir des relations générales, qui deviendraient un lien entre eux. Et la simple bibliothèque quil avait eu tout dabord lintention détablir, sétait transformée, sans quil sût trop sous quelle influence, en ce vaste jardin, où autour des salles de lecture et de conférence qui occupent le grand chalet central, se sont groupés ces jeux divers, dont le développement a exigé une partie même de son parc, de sorte que maintenant le cercle ouvrier protège le château et le fait pardonner. Si rapidement que ces changements eussent été conçus et réalisés, ils nont pas été sans produire un vif émoi dans la contrée et même une sorte dagitation. Les plus hostiles ont été les logeurs, les cabaretiers, les boutiquiers, qui ont crié à la ruine et à loppression: nétait-ce pas une injustice, un crime social quon vînt leur faire concurrence et les empêcher de continuer leur commerce dans les mêmes conditions quils lavaient toujours pratiqué, au mieux de leurs intérêts, comme il convient à des hommes libres? Et de même que lors de la création des usines, les fermiers sétaient insurgés contre ces fabriques qui leur prenaient les ouvriers de la terre, ou les obligeaient à hausser les salaires, les petits commerçants avaient joint leurs plaintes à celles des cultivateurs; cétait tout juste si, quand M. Vulfran passait par les rues des villages en compagnie de Perrine, on ne les poursuivait pas de huées comme des malfaiteurs: il nétait donc pas encore assez riche, le vieil aveugle, quil voulait ruiner le pauvre monde! la mort de son fils ne lui avait donc pas mis un peu de bonté, un peu de pitié au coeur! les ouvriers étaient donc imbéciles de ne pas comprendre que tout cela navait dautre but que de les enchaîner plus étroitement encore, et de leur reprendre dune main ce quon semblait leur donner de lautre. Des réunions sétaient tenues où lon avait discuté ce quil y avait à faire, et dans lesquelles plus dun ouvrier avait prouvé quil nétait pas un imbécile comme tant dautres de ses camarades. Dans lintimité même de M. Vulfran, ou plutôt dans sa famille, ces réformes avaient provoqué autant dinquiétudes que de critiques. Devenait-il fou? Allait-il se ruiner, cest à dire les ruiner? Ne serait-il pas prudent de le faire interdire? Évidemment sa faiblesse pour cette petite fille, qui faisait de lui ce quelle voulait, était une preuve de démence sénile, que les tribunaux ne pourraient pas ne pas peser. Et toutes les inimitiés sétaient concentrées sur cette dangereuse gamine qui ne savait pas ce quelle faisait: quimportait à cette fille largent follement gaspillé, ce nétait pas le sien. Heureusement pour la fille, elle se sentait soutenue contre cette colère, dont elle recevait des coups directs ou indirects à chaque instant, par des amitiés qui lencourageaient et la réconfortaient. Comme toujours Talouel, courtisan du succès, sétait rangé de son côté: elle réussissait ce quelle entreprenait, elle faisait faire à M. Vulfran tout ce quelle voulait, elle était en butte à lhostilité de ses neveux, cétait plus quil nen fallait pour quil se montrât ouvertement son ami; au fond, que lui importait que M. Vulfran dépensât des sommes considérables qui en réalité augmentaient la fortune des établissements; cet argent ce nétait pas à lui Talouel quon le prenait, tandis que bien vraisemblablement les établissements seraient à lui un jour ou lautre; aussi quand il avait pu deviner quune amélioration nouvelle était à létude, navait-il pas raté les occasions de «supposer» avec M. Vulfran que le moment était propice pour la réaliser. Mais dautres amitiés qui plus que celle-là plaisaient à Perrine, cétaient celles du docteur Ruchon, de Mlle Belhomme, de Fabry et des ouvriers que M. Vulfran avait fait élire pour composer le conseil de surveillance de ses différentes fondations. En voyant comment «la gamine» avait rendu à M. Vulfran lénergie morale et intellectuelle, le médecin avait changé de manières à son égard, et maintenant cétait avec une affection paternelle quil la traitait, presque avec déférence, en tout cas comme une personne qui compte: «Cette petite a plus fait que la médecine, disait-il, sans elle je ne sais vraiment pas ce que M. Vulfran serait devenu.» Mlle Belhomme navait pas eu à changer de manières, mais elle était fière delle, et chaque jour dans sa leçon il y avait quelques minutes où franchement elle laissait paraître ses vrais sentiments, bien quelle savouât que leur expression nen fût peut-être pas très correcte, «de maîtresse à élève». Quant à Fabry, il était associe de trop près à tout ce qui se faisait, pour nêtre pas en accord avec cette jeune fille, à laquelle il navait pas tout dabord prêté attention, mais qui bien vite avait pris une si grande importance dans la maison, quil nétait plus quun instrument entre ses mains. «Monsieur Fabry, vous allez aller à Noisiel étudier les maisons ouvrières. -- Monsieur Fabry, vous allez aller en Angleterre étudier le _Working mens club Union_. -- Monsieur Fabry, vous allez aller en Belgique étudier les cercles ouvriers.» Et Fabry partait, étudiait ce quon lui avait indiqué, tout en ne négligeant rien de ce quil trouvait intéressant, puis au retour, après de longues discussions avec M. Vulfran, étaient arrêtés les plans quexécutaient sous sa direction larchitecte et les conducteurs de travaux, adjoints à son bureau, devenu depuis peu le plus important de la maison. Jamais elle ne prenait part à ces discussions, jamais elle ny mêlait son mot, mais elle y assistait, et il eût fallu une stupidité réelle pour ne pas comprendre quelle les préparait, les inspirait, et quen somme cétait la semence quelle avait jetée dans lesprit ou dans le coeur du maître, qui germait et portait ses fruits. Pas plus que Fabry, les ouvriers élus par leurs camarades ne méconnaissaient le rôle de Perrine, et bien que dans leurs conseils elle ne se fût jamais permis ni un mot, ni un signe, ils savaient très justement peser linfluence quelle exerçait, et ce nétait pas pour eux un mince sujet de confiance et de fierté quelle fût des leurs: «Vous savez, elle a travaillé aux cannetières. -- Est-ce que si elle ne sortait pas du travail, elle serait ce quelle est?» Il neût pas fait bon que devant ceux-là on parlât de la huer quand elle traversait les rues des villages, les huées commencées auraient été vivement et violemment refoulées dans les gosiers. Ce dimanche-là, justement Fabry, parti depuis plusieurs jours pour une enquête dont M. Vulfran navait pas parlé à Perrine, et quil avait même paru vouloir tenir secrète, était attendu; le matin il avait envoyé de Paris une dépêche ne contenant que ces quelques mots: «Renseignements complets, pièces officielles, arriverai midi.» Il était midi et demi, et il narrivait pas, ce qui contrairement à lhabitude avait provoqué limpatience de M. Vulfran, dordinaire plus calme. Son déjeuner achevé plus promptement que de coutume, il était rentré dans son cabinet avec Perrine, et à chaque instant il allait à la fenêtre ouverte sur les jardins pour écouter. «Il est étrange que Fabry narrive pas. -- Le train aura eu du retard.» Mais il ne se rendait pas à cette raison et restait à la fenêtre doù elle eût voulu larracher, car il se passait dans les jardins et dans le parc des choses dont elle ne voulait pas quil eût connaissance; avec une activité plus quordinaire les jardiniers achevaient dentourer de treillages les corbeilles de fleurs, tandis que dautres emportaient les plantes rares disséminées sur les pelouses; les grilles dentrée étaient grandes ouvertes, et au-delà du saut-de-loup, le Cercle des ouvriers était pavoisé de drapeaux et doriflammes, qui claquaient dans la brise de mer. Tout à coup il pressa le bouton dappel pour son valet de chambre, et quand celui-ci parut, il lui dit que si quelquun venait, il ne recevrait personne. Cet ordre surprit dautant plus Perrine que le dimanche habituellement il recevait tous ceux qui voulaient lentretenir, petits ou grands, car très avare en semaine de paroles qui font perdre un temps appréciable en argent, il était au contraire volontiers bavard le dimanche, quand son temps et celui des autres navaient plus la même valeur. Enfin un roulement de voiture se fit entendre dans le chemin des entailles, cest-à-dire celui qui vient de Picquigny: «Voilà Fabry», dit-il dune voix qui parut altérée, anxieuse et heureuse à la fois. En effet, cétait bien Fabry, qui entra vivement dans le cabinet: lui aussi paraissait être dans un état extraordinaire, et le regard quil jeta tout dabord à Perrine la troubla sans quelle sût pourquoi: «Un accident de machine est cause de mon retard, dit-il. -- Vous arrivez, cest lessentiel. -- Ma dépêche vous a prévenu. -- Votre dépêche, trop courte et trop vague, ma donné des espérances; ce sont des certitudes quil me faut. -- Elles sont aussi complètes que vous pouvez les désirer. -- Alors parlez, parlez vite. -- Le dois-je devant mademoiselle? -- Oui, si elles sont ce que vous dites. Cétait la première fois que Fabry, rendant compte dune mission, demandait sil pouvait parler devant Perrine; et dans létat de trouble où elle se trouvait déjà, cette précaution ne pouvait que rendre plus violent encore lémoi que les paroles de M. Vulfran et de Fabry, leur agitation à lun et à lautre, le frémissement de leurs voix, avaient provoqué en elle. -- Comme, lavait bien prévu lagent que vous aviez chargé de faire des recherches, dit Fabry qui parlait sans regarder Perrine, la personne dont il avait perdu la trace plusieurs fois était venue à Paris; là, en compulsant les actes de décès, on a trouvé au mois de juin de lannée dernière un acte au nom de Marie Doressany, veuve de Edmond Vulfran Paindavoine. Voici une expédition de lacte. Il la remit entre les mains tremblantes de M. Vulfran. «Voulez-vous que je vous la lise? -- Avez-vous vérifié les noms? -- Assurément. -- Alors ne lisez pas; nous verrons plus tard, continuez. -- Je ne men suis pas tenu à cet acte, poursuivit Fabry, jai voulu interroger le propriétaire de la maison dans laquelle elle est morte, qui se nomme Grain de Sel, jai vu aussi ceux qui ont assisté à la mort de la pauvre jeune femme, une chanteuse des rues appelée la Marquise, et la Carpe, un vieux cordonnier; cest à la fatigue, à lépuisement, à la misère quelle a succombé; de même jai vu le médecin qui la soignée, le docteur Cendrier qui demeure à Charonne, rue Riblette; il avait voulu lenvoyer à lhôpital, mais elle a refusé de se séparer de sa fille. Enfin, pour compléter mon enquête, ils mont envoyé rue du Château-des- Rentiers chez une marchande de chiffons appelée La Rouquerie, que jai rencontrée hier seulement au moment où elle rentrait de la campagne. Fabry fit une pause, et, pour la première fois, se tournant vers Perrine quil salua respectueusement: «Jai vu Palikare, mademoiselle, il va bien.» Depuis un moment déjà Perrine sétait levée, et elle regardait, elle écoutait éperdue, un flot de larmes jaillit de ses yeux. Fabry continua: «Fixée sur lidentité de la mère, il me restait à savoir ce quétait devenue la fille, cest ce que ma appris La Rouquerie en me racontant la rencontre quelle avait faite dans les bois de Chantilly dune pauvre enfant mourant de faim, retrouvée par son âne. «Et toi, sécria M. Vulfran se tournant vers Perrine qui tremblait de la tête aux pieds, ne me diras-tu pas pourquoi cette enfant ne sest pas fait connaître, ne me lexpliqueras-tu pas, toi qui peux descendre dans le coeur dune jeune fille...?» Elle fit quelques pas vers lui. Il continua: «Pourquoi elle ne vient pas dans mes bras ouverts...? -- Mon Dieu! -- Ceux de son grand-père.» XL Fabry sétait retiré, laissant en tête-à-tête le grand-père et la petite-fille. Mais ils étaient si émus quils restaient les mains dans les mains sans parler, néchangeant que des mots de tendresse: «Ma fille, ma chère petite-fille! -- Grand-papa!» Enfin, quand ils se remirent un peu du trouble qui les bouleversait, il linterrogea: «Pourquoi ne tes-tu pas fait connaître? demanda-t-il. -- Ne lai-je pas tenté plusieurs fois? rappelez-vous ce que vous mavez dit un jour, le dernier où jai fait allusion à maman et à moi: «Plus jamais, tu entends, plus jamais, ne me parle de ces misérables». -- Pouvais-je soupçonner que tu étais ma fille? -- Si cette fille sétait présentée franchement devant vous, ne lauriez-vous pas chassée sans vouloir lentendre? -- Qui sait ce que jaurais fait! -- Cest alors que jai décidé de ne me faire connaître que le jour où, selon la recommandation de maman, je me serais fait aimer. -- Et tu as attendu si longtemps! Navais-tu pas à chaque instant des preuves de mon affection? -- Était-elle celle dun père? je nosais le croire. -- Et il a fallu que, mes soupçons sétant précisés après des luttes cruelles, des hésitations, des espérances aussi bien que des doutes que tu maurais épargnés en parlant plus tôt, jemploie Fabry pour tobliger à te jeter dans mes bras! -- La joie de lheure présente ne prouve-t-elle pas quil était bon quil en fût ainsi? -- Enfin cest bien, laissons cela, et dis-moi ce que tu mas caché, me laissant poursuivre des recherches que dun mot tu pouvais satisfaire... -- En me découvrant. -- Parle-moi de ton père; comment êtes-vous arrivés à Serajevo? Comment était-il photographe? -- Ce qua été notre vie dans lInde, vous pouvez...» Il linterrompit: «Dis-moi tu; cest à ton grand-père que tu parles, non plus à M. Vulfran. -- Par les lettres que tu as reçues tu sais à peu près ce qua été cette vie; je te la reconterai plus tard, avec nos chasses aux plantes, nos chasses aux bêtes, tu verras ce quétait le courage de papa, la vaillance de maman, car je ne peux pas te parler de lui sans te parler delle... -- Ne crois pas que ce que Fabry vient de mapprendre delle, en me disant son refus dentrer à lhôpital où elle aurait peut-être été sauvée, et cela pour ne pas tabandonner, ne ma pas ému. -- Tu laimeras, tu laimeras. -- Tu me parleras delle. -- ... Je te la ferai connaître, je te la ferai aimer. Je passe donc là-dessus. Nous avions quitté lInde pour revenir en France, quand, arrivé à Suez, papa perdit largent quil avait emporté. Il lui fut volé par des gens daffaires. Je ne sais comment.» M. Vulfran eut un geste qui semblait dire que lui savait ce comment. «Nayant plus dargent, au lieu de venir en France, nous partîmes pour la Grèce, ce qui coûtait moins cher de voyage. À Athènes, papa, qui avait des instruments pour la photographie, fit des portraits dont nous vécûmes. Puis il acheta une roulotte, un âne, Palikare, qui ma sauvé la vie, et il voulut revenir en France par terre, en faisant des portraits le long de la route. Mais quon en faisait peu, hélas! et que la route était dure dans les montagnes, où le plus souvent il ny avait que de mauvais sentiers dans lesquels Palikare aurait dû se tuer vingt fois par jour. Je tai dit comment papa était tombé malade à Bousovatcha. Je te demande à ne pas te raconter sa mort aujourdhui, je ne pourrais pas. Quand il ne fut plus avec nous, il fallut continuer notre route. Si nous gagnions peu, quand il pouvait inspirer confiance aux gens et les décider à se faire photographier, combien moins encore y gagnâmes- nous quand nous fûmes seules! Plus tard aussi je te raconterai des étapes de misère, qui durèrent de novembre à mai, en plein hiver, jusquà Paris. Par M. Fabry tu viens dapprendre comment maman est morte chez Grain de Sel, et cette mort je te la dirai plus tard aussi avec les dernières recommandations de maman pour venir ici.» Pendant que Perrine parlait, des rumeurs vagues venant des jardins passaient dans lair. «Quest-ce que cela?» demanda M. Vulfran. Perrine alla à la fenêtre: les pelouses et les allées étaient noires douvriers endimanchés, dhommes, de femmes, denfants au- dessus desquels flottaient des drapeaux, des bannières; et de cette foule de six à sept mille personnes entassées, et dont les masses se continuaient en dehors du parc dans le jardin du Cercle, la route, les prairies, sélevait cette rumeur qui avait surpris M. Vulfran et détourné son attention du récit de Perrine, si grand quen fût lintérêt. «Quest-ce donc? répéta-t-il. -- Cest aujourdhui ton anniversaire, dit-elle, et les ouvriers de toutes les usines ont décidé de le célébrer en te remerciant ainsi de ce que tu as fait pour eux. -- Ah! vraiment, ah! vraiment!» Il vint à la fenêtre comme sil pouvait les voir, mais il fut reconnu, et aussitôt courut de groupe en groupe une clameur qui en se propageant devint formidable. «Mon Dieu! quils pourraient être terribles sils étaient contre nous, murmura-t-il, sentant pour la première fois la force de ces masses quil commandait. -- Oui, mais ils sont avec nous parce que nous sommes avec eux. -- Et cest à toi que cela est dû, petite-fille; quil y a loin daujourdhui au service célébré à la mémoire de ton père dans notre église vide! -- Voici lordre de la cérémonie qui a été adopté par le conseil: je te conduirai sur le perron à deux heures précises; de là tu domineras la foule et tout le monde te verra; un ouvrier de chacun des villages où sont les usines montera sur le perron et, au nom de tous, le vieux père Gathoye tadressera un petit discours. À ce moment deux heures sonnèrent à la pendule. «Veux-tu me donner la main?» dit-elle. Ils arrivèrent sur le perron, et une immense acclamation retentit; alors, comme cela avait été réglé, les délégués montèrent sur le perron, et le père Gathoye, qui était un vieux peigneur de chanvre, savança seul à quelques pas de ses camarades pour débiter sa harangue quon lui avait fait répéter dix fois depuis le matin: Monsieur Vulfran, cest pour vous féliciter que ... cest pour vous féliciter que ...» Mais il resta court en faisant de grands bras, et la foule qui voyait ses gestes éloquents crut quil débitait son discours. Après quelques secondes defforts pendant lesquelles il sarracha plusieurs poignées de cheveux gris, en tirant dessus comme sil peignait son chanvre, il dit: «Voilà la chose: javais un discours à vous dire, mais je peux pas en retrouver un mot, ce que ça mennuie pour vous! enfin cest pour vous féliciter, vous remercier au nom de tous, et de bon coeur.» Il leva la main solennellement: «Je le jure, foi de Gathoye.» Pour être incohérent ce discours nen remua pas moins M. Vulfran, qui était dans un état dâme où lon ne sarrête pas aux paroles; la main toujours appuyée sur lépaule de Perrine il savança jusquà la balustrade du perron et se trouva là comme dans une tribune où la foule le voyait: «Mes amis, dit-il dune voix forte, vos compliments damitié me causent une joie dautant plus grande que vous me les apportez dans la journée la plus heureuse de ma vie, celle où je viens de retrouver ma petite-fille, la fille du fils que jai perdu; vous la connaissez, vous lavez vue à loeuvre, soyez sûrs quelle continuera et développera ce que nous avons fait ensemble, et dites-vous que votre avenir, celui de vos enfants, est entre de bonnes mains.» Disant cela, il se pencha vers Perrine, et sans quelle put sen défendre la prenant dans ses bras encore vigoureux, il la souleva, et, la présentant à la foule, il lembrassa. Alors il séleva une acclamation poussée et répétée pendant plusieurs minutes par des milliers de bouches dhommes, de femmes, denfants; puis, comme lordre de la fête avait été bien réglé, aussitôt le défilé commença et chacun en passant devant le vieux patron et sa petite-fille salua ou fit la révérence. «Si tu voyais les bonnes figures», dit Perrine. Cependant il y en eut qui ne furent pas précisément radieuses: celles des neveux, quand, la cérémonie terminée, ils vinrent féliciter leur «cousine». «Pour moi, dit Talouel qui avait voulu se donner le plaisir de se joindre à eux, et qui dautre part tenait à ne pas perdre de temps pour faire sa cour à lhéritière des usines, je lavais toujours supposé.» Des émotions de ce genre ne pouvaient pas être bonnes pour la santé de M. Vulfran; la veille de son anniversaire il se trouvait mieux quil ne lavait été depuis longtemps, ne toussant plus, nétouffant plus, mangeant et dormant bien; le lendemain, au contraire, la toux et les étouffements avaient si bien repris que tout ce qui avait été si péniblement gagné paraissait perdu de nouveau. Aussitôt le docteur Ruchon fut appelé: «Vous devez comprendre, dit M. Vulfran, que jai envie de voir ma petite-fille, il faut donc que vous me mettiez au plus vite en état de supporter lopération. -- Ne sortez pas, mettez-vous au régime lacté, soyez calme, parlez peu, et je vous garantis quavec le beau temps dont nous jouissons, loppression, les palpitations, la toux disparaîtront, et lopération pourra se faire avec toutes chances de succès.» Le pronostic du docteur Ruchon se réalisa, et un mois après lanniversaire, deux, médecins appelés de Paris constatèrent un état général assez bon pour autoriser lopération qui, si elle navait point toutes les chances pour elle, en avait cependant de sérieuses et de nombreuses: en lexaminant dans une chambre obscure, on constatait que M. Vulfran avait conservé de la sensibilité rétinienne, ce qui était la condition indispensable pour permettre lopération, et lon décidait de la pratiquer avec iridectomie, cest-à-dire excision dune partie de liris. Comme on voulait lendormir, il sy refusa: «Non, dit-il, mais je demande à ma petite-fille davoir le courage de me tenir la main; vous verrez que cela me rendra solide. Est-ce très douloureux? -- La cocaïne atténuera la douleur.» Lopération faite, le patient ne recouvra pas la vue instantanément, et cinq ou six jours sécoulèrent avant que ne commençât la coaptation de la plaie de son oeil recouvert dun bandeau compressif. Combien furent-elles longues pour le père et la fille, ces journées dattente, malgré les assurances favorables de loculiste resté au château pour pratiquer lui-même les pansements nécessaires; mais loculiste nétait pas tout: que se passerait-il si une reprise de la bronchite se produisait? Une crise de toux, un éternuement ne pouvaient-ils pas tout compromettre? Et de nouveau Perrine éprouva les angoisses qui lavaient accablée pendant la maladie de son père et de sa mère. Naurait-elle donc retrouvé son grand-père que pour le perdre, et une fois encore rester seule au monde? Le temps sécoula sans complications fâcheuses, et M. Vulfran fut autorisé à se servir, dans une chambre aux volets clos, et aux rideaux fermés, de son oeil opéré. «Ah! si javais eu des yeux, sécria-t-il après lavoir contemplée, est-ce que mon premier regard ne taurait pas reconnue pour ma fille? Ils sont donc imbéciles ici de navoir pas retrouvé ta ressemblance avec ton père? Talouel serait donc sincère en disant quil lavait «supposé». Mais on ne laissa pas prolonger ses épanchements: il ne fallait pas quil éprouvât des émotions, ni quil toussât, ni quil eût des palpitations. «Plus tard». Le quinzième jour le bandeau compressif fut remplacé par un bandeau flottant; le vingtième les pansements cessèrent; mais ce fut seulement le trente-cinquième que loculiste, revint de Paris pour décider un choix de verres convexes qui permettraient la lecture et la vision à distance: avec un malade ordinaire les choses eussent sans doute marché moins lentement, mais avec le riche M. Vulfran ceût été naïveté de ne pas pousser les soins à lextrême, et de ne pas multiplier les voyages. Ce que M. Vulfran désirait le plus, maintenant quil avait vu sa petite-fille, cétait de sortir pour visiter ses travaux; mais cela demanda de nouvelles précautions, et imposa de nouveaux retards, car il ne voulait pas senfermer dans un landau aux glaces closes, mais se servir de son vieux phaéton, pour être conduit par Perrine, et se montrer à tous avec elle: pour cela il importait de choisir une journée sans soleil, aussi bien que sans vent et sans froid. Enfin il sen présenta une à souhait, douce et vaporeuse, avec un ciel bleu tendre, comme on en rencontre assez souvent en ce pays, et après le déjeuner Perrine donna lordre à Bastien de faire atteler Coco au phaéton. «Tout de suite, mademoiselle.» Elle fut surprise du ton de cette réponse, et du sourire de Bastien, mais elle ny prêta pas autrement attention, occupée quelle était à habiller son grand-père de façon quil ne fût exposé à navoir ni froid, ni chaud. Bientôt Bastien revint annoncer que la voiture était avancée, et ils se rendirent sur le perron; Perrine, qui ne quittait pas des yeux son grand-père, marchant seul, arrivait à la dernière marche, quand un formidable braiment lui fit tourner la tête. Était-ce possible! Un âne était attelé au phaéton, et cet âne ressemblait à Palikare, mais Palikare lustré, peigné, les sabots brillants, habillé dun beau harnais jaune avec des houppettes bleues, qui continuait de braire le cou tendu, et voulait venir vers Perrine malgré le groom qui le retenait. «Palikare!» Et elle lui sauta à la tête en lembrassant. «Ah! grand-papa, quelle bonne surprise! -- Ce nest pas à moi que tu la dois, cest à Fabry qui la racheté à La Rouquerie; le personnel des bureaux a voulu faire ce cadeau à leur ancienne camarade. -- M. Fabry est un bon coeur. -- Mais oui, mais oui, il a eu une idée qui nest pas venue à tes cousins. Il men est venu une aussi à moi, qui a été de commander à Paris une jolie charrette pour Palikare; elle arrivera dans quelques jours, et ne sera traînée que par lui, car ce phaéton nest pas son affaire.» Ils montèrent en voiture, et Perrine prit les guides: «Par où commençons-nous? -- Comment par où? Mais par laumuche donc? Crois-tu que je nai pas envie de voir le nid où tu as vécu, et doù tu es partie?» Elle était telle que Perrine lavait quittée lannée précédente, avec son fouillis de végétation vierge, sans que personne y eût touché, respectée même par le temps, qui navait fait quajouter à son caractère. «Est-ce curieux, dit M. Vulfran, quà deux pas dun grand centre ouvrier, en pleine civilisation, tu aies pu vivre là de la vie sauvage! -- Aux Indes, en pleine vie sauvage, tout nous appartenait; ici, dans la vie civilisée, je navais droit à rien; jai souvent pensé à cela.» Après laumuche, M. Vulfran voulut que sa première visite fût pour la crèche de Maraucourt. Il croyait la bien connaître pour en avoir longuement discuté et arrêté les plans avec Fabry, mais quand il se trouva dans lentrée, et quil vit dun coup doeil toutes les autres salles: le dortoir où sont couchés les enfants aux maillots dans des berceaux rosés ou bleus, selon le sexe de lenfant; le pouponnat où jouent ceux qui marchent seuls; la cuisine, le lavabo, il fut surpris et charmé de reconnaître que par une habile distribution et lemploi de larges portes vitrées, larchitecte avait réalisé le difficile idéal à lui imposé, qui était que la crèche fût une véritable maison de verre où les mères vissent de la première salle tout ce qui se passait dans celles où elles ne devaient pas entrer. Quand du dortoir ils vinrent dans le pouponnat, les enfants se précipitèrent sur Perrine en lui présentant le jouet quils avaient aux mains, une trompette, une crécelle, un cheval de bois, une poule, une poupée. «Je vois que tu es connue ici, dit M. Vulfran. -- Connue! reprit Mlle Belhomme qui les accompagnait, dites aimée, adorée; elle est une petite mère pour eux: personne comme elle qui sache si bien les faire jouer. -- Vous souvenez-vous, répondit M. Vulfran, que vous me disiez, que cétait une qualité maîtresse de savoir créer ce qui est nécessaire à nos besoins; il me semble quil en est une autre plus belle encore, cest de savoir créer ce qui est nécessaire aux besoins des autres, et cela précisément ma petite-fille la fait. Mais nous ne sommes quau commencement, ma chère demoiselle: bâtir des crèches, des maisons ouvrières, des cercles, cest la b c de la question sociale, et ce nest pas avec cela quon la résout; jespère que nous pourrons aller plus loin, plus à fond; nous ne sommes quà notre point de départ: vous verrez, vous verrez.» Quand ils revinrent dans la salle dentrée, une femme finissait dallaiter son enfant; vivement elle le redressa, et le présenta à M. Vulfran: «Regardez-le, monsieur Vulfran, cest-y un bel éfant? -- Mais... oui, cest un bel enfant. -- Eh ben, il est ben à vous. -- Vraiment? -- Jen ai déjà eu trois, que jai perdus; à qui doit-il de vivre celui-là? Vous voyez sil est à vous; Dieu vous bénisse, vous et votre chère fille!» Après la crèche ce fut la tour dune maison ouvrière, puis de lhôtel, du restaurant, du cercle, et en quittant Maraucourt ils allèrent à Saint-Pipoy, à Flexelles, à Bacourt, à Hercheux, et sur la route Palikare trottait joyeux, fier dêtre conduit par sa petite maîtresse, dont la main était plus douée que celle de la Rouquerie, et qui ne remontait jamais en voiture sans lembrasser, -- caresse à laquelle il répondait par des mouvements doreilles tout à fait éloquents pour qui savait les traduire. Dans ces villages les constructions nétaient pas aussi avancées quà Maraucourt, mais déjà cependant pour la plupart on pouvait fixer lépoque de leur achèvement. La journée avait été bien remplie, ils revinrent lentement avant lapproche de la nuit; alors, comme ils passaient dune colline à lautre, ils se trouvèrent dominer la contrée où partout se montraient des toits neufs à lentour des hautes cheminées qui vomissaient des tourbillons de fumée; M. Vulfran étendit la main: «Voilà ton ouvrage, dit-il, ces créations auxquelles, entraîné par la fièvre des affaires, je navais pas eu le temps du penser. Mais pour que cela dure et se développe, il te faut un mari digne de toi, qui travaille pour nous et pour tous. Nous ne lui demanderons pas autre chose. Et jai idée que nous pourrons rencontrer lhomme de bon coeur quil nous faut. Alors nous vivrons heureux... en famille. FIN [1] On trouvait également cette orthographe du mot dans la deuxième moitié du XIXe siècle. [NdC] [2] La forme féminine _maline_, utilisée, par exemple, au XVIe, est restée jusqu'à nos jours dans la prononciation vulgaire et dans les patois. [NdC] *** End of this LibraryBlog Digital Book "En famille" *** Copyright 2023 LibraryBlog. All rights reserved.