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Title: À travers l'hémisphère sud, ou Mon second voyage autour du monde - Tome 1; Portugal, Sénégal, Brésil, Uruguay, République - Argentine, Chili, Pérou.
Author: Michel, Ernest, 1837-
Language: French
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*** Start of this LibraryBlog Digital Book "À travers l'hémisphère sud, ou Mon second voyage autour du monde - Tome 1; Portugal, Sénégal, Brésil, Uruguay, République - Argentine, Chili, Pérou." ***


generously made available by the Bibliothèque nationale
de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr)



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À TRAVERS L'HÉMISPHÈRE SUD

ou

MON SECOND VOYAGE AUTOUR DU MONDE



[Illustration: M. Ernest Michel.]



ERNEST MICHEL


À TRAVERS L'HÉMISPHÈRE SUD

OU

MON SECOND VOYAGE AUTOUR DU MONDE

Portugal, Sénégal, Brésil, Uruguay,
République Argentine, Chili, Pérou.


[Illustration]



  PARIS
  LIBRAIRIE VICTOR PALMÉ
  (SOCIÉTÉ GÉNÉRALE DE LIBRAIRIE CATHOLIQUE)
  _76, Rue des Saints-Pères, 76_

          BRUXELLES                         GENÈVE
  Société belge de Librairie      Henri Trembley, Éditeur
    _Rue des Paroissiens, 12._         _4, Rue Corraterie._

  1887



PRÉFACE


Sur la route de Londres à Brighton, un jeune Anglais monte dans mon
wagon et s'assied en face de moi. Il a l'air pressé et fatigué, et
accepte volontiers les petites provisions que je lui offre. Qu'est-ce
qui vous rend si essoufflé, lui dis-je?--Je viens du Mont-Blanc et j'ai
passé plusieurs nuits en route pour ne pas manquer le navire qui part
demain pour la Nouvelle-Zélande, où je vais m'établir.--Vous allez donc
chercher fortune?--Non; j'ai mes capitaux, mais ici ils me rapportent
3%, et en Nouvelle-Zélande 10%. Dans mon village je ne suis rien; là-bas
un des premiers. Je viens de parcourir le globe dans un voyage
d'investigation, qui a duré deux ans; j'ai visité tous les pays, je les
ai comparés, j'ai pesé pour chacun le pour et le contre, et j'ai arrêté
mon choix sur la Nouvelle-Zélande. Par son climat tempéré, ses terres
fertiles, c'est celui qui présente en ce moment les plus grandes
ressources et le séjour le plus agréable. Tous les objets de première
nécessité y sont à bon marché, et les capitaux y trouvent un emploi
lucratif. Je viens donc chercher ma famille et nous partons demain; je
ne voulais pas quitter l'Europe sans avoir vu le Mont-Blanc pour le
comparer au Mont-Cook des Alpes New-Zélandaises.

Puis, voyant qu'il parlait à un Français, il ajoutait: Pour quelle
raison, je l'ignore, mais j'ai constaté que vos compatriotes réussissent
peu dans les divers pays.

Là où ils sont venus avec nous, comme en Chine et au Japon, ils
disparaissent peu à peu, laissant la place aux Anglais et aux Allemands.

Cette dernière observation fut pour moi fort sensible; je résolus donc
d'aller la vérifier en faisant moi aussi un voyage d'investigation à
travers le globe.

Un premier tour du monde m'a fait connaître le Canada, les États-Unis,
le Japon, la Chine et les Indes. Il a été publié en 2 volumes, à
l'imprimerie du Patronage Saint-Pierre, à Nice, sous le titre de _Tour
du Monde en 240 Jours_.

Un second tour du monde vient de me faire voir le Sénégal, le Brésil,
l'Uruguay, la République Argentine, le Chili, le Pérou, l'Équateur,
Panama, les Antilles, le Mexique, les Sandwich, la Nouvelle-Zélande, la
Tasmanie, l'Australie, la Nouvelle-Calédonie, Maurice, la Réunion, les
Seychelles, Aden, l'Égypte et la Palestine.

Je publie aujourd'hui ce deuxième voyage en trois volumes. Le premier
comprendra l'Amérique du Sud; le second, Panama, les Antilles, et mon
arrivée en Californie à travers le Mexique et les États-Unis.

Le troisième contiendra mes excursions dans les diverses îles de
l'Océanie, et mon retour par Maurice, la Réunion, Aden, l'Égypte et la
Palestine.

Ces trois volumes pourront être indépendants; c'est pourquoi je les fais
précéder chacun d'une préface se rapportant aux pays visités.

Dans le récit de mon premier voyage, j'ai déjà parlé de l'utilité et de
la nécessité des voyages d'étude; je signale aujourd'hui un moyen de les
populariser. Ce sont les billets circulaires de Tour du monde. Les
Anglais les connaissent. Les compagnies anglaises de navigation,
d'accord avec les compagnies américaines, donnent pour 3 à 4,000 fr.,
des billets pour des tours divers, passant soit par le Japon et la
Chine, soit par la Nouvelle-Zélande et l'Australie. Le grand touriste
Cook leur donne des billets d'hôtel à des prix fixes pour tous les pays
du monde, et conduit tous les ans, par ses employés, des caravanes de
voyageurs dans toutes les contrées à un prix fixe, et à forfait.

Le _Bradshow Overland guide_ leur fournit, pour tous les pays, les
renseignements utiles: surface, gouvernement, commerce, industrie,
agriculture, ressources diverses, nombre de nationaux et d'étrangers,
moeurs et coutumes, nom et adresse des consuls, etc.

Pourquoi n'en ferions-nous pas autant? Ce n'est pas que la liberté ne
soit préférable; on peut changer de plan en route, s'arrêter plus
longtemps dans tel pays, etc.; mais si la liberté a des avantages pour
celui qui est habitué aux voyages, un plan tout tracé, une dépense fixe,
un temps limité, sont des choses précieuses qui peuvent décider les plus
timides, et surtout ceux qui disposent de peu de temps et de peu
d'argent.

J'indique ici trois tours que nos compagnies et surtout les Messageries
maritimes et la Transatlantique pourraient organiser, en s'entendant
avec les compagnies américaines.

  1er TOUR.                   NOMS                NOMBRE         PRIX
                              DES COMPAGNIES      approximatif   ACTUEL
                                                  DE JOURS      en 1re cl.

  Du Havre à New-York          Transatlantique         8            500f
  De New-York à San-Francisco  Chemin de fer           7            700
  De San-Francisco à Yokohama  Pacific-Américaine     18          1,200
  De Yokohama à Marseille,
    par Hong-Kong, Canton,
    Singapor, Ceylan           Messageries maritimes  40          1,800
                                                    ----          ------
                                 TOTAL                73          4,200f

Le prix du billet circulaire pourrait être réduit à 3,000 fr.

  2e TOUR.                    NOMS                NOMBRE         PRIX
                              DES COMPAGNIES      approximatif   ACTUEL
                                                  DE JOURS.     En 1re cl.

  De Bordeaux à Lisbonne,       }
    Dakar, Brésil, Montevideo,  } Messageries ou      }
    Buenos-Ayres.               } Transports maritimes}   20        800f
  De Buenos-Ayres, par Magellan,}
    au Chili et au              }
    Pérou                       } Pacific-Anglaise        20      1,000
  De Callao à Panama.             Pacific-Anglaise         8        500
  De Colon aux Antilles et à    }
  Saint-Nazaire                 } Transatlantique         18      1,000
                                                         ---      ------
                                                TOTAL     66      3,500f
                                                         ===      ======

Le prix du billet circulaire pourrait être à 2,500 fr.

  3e TOUR.                      NOMS                NOMBRE        PRIX
                                DES COMPAGNIES      approximatif  ACTUEL
                                                    DE JOURS.    En 1re cl.

  De Saint-Nazaire à Vera-Cruz     Transatlantique         17      1,000f
  De Vera-Cruz à Mexico et   }
    à San-Francisco          }     Chemin de fer            8      1,000
  De San-Francisco aux Sandwich,}
    Nouvelle-Zélande,           }  Pacific-Américaine      22      1,050
    Australie                   }
  De Sidney à Nouméa (aller   }    Messageries maritimes    8        400
    et retour)                }
  De Sidney à Marseille, par     }
    Maurice, Réunion, Seychelles,}
    Aden, Suez.                  } Messageries maritimes   35      1,625
                                                          ---      ------
                                     TOTAL                 90      5,075f
                                                          ===      ======

Le prix du billet circulaire pourrait être de 4,000 fr.

       *       *       *       *       *

En un mot, les compagnies n'auraient qu'à faire un rabais de 20 à 25%
pour les billets circulaires. En Espagne, en Italie et ailleurs, les
compagnies de chemins de fer font un rabais de 40 à 45%. On accorderait
un an de temps avec faculté d'interrompre le voyage à toutes les escales
pour visiter le pays. Un planisphère indiquant ces trois tours avec prix
et conditions dans le Guide-Chaix hebdomadaire en populariserait la
connaissance. Ce n'est que depuis l'insertion des voyages circulaires
dans l'Indicateur des chemins de fer que l'Algérie et la Tunisie
commencent à être un peu visitées par nos nationaux.

Les compagnies de navigation seraient amplement compensées de leur
sacrifice par le plus grand nombre de passagers, d'autant plus que la
plupart du temps, aujourd'hui, leurs navires s'en vont à moitié vides.

Pour bien tirer parti des voyages, il faut s'y préparer.

La première préparation consiste à connaître au moins les éléments de la
langue parlée dans le pays qu'on va visiter. Je dis les éléments, car la
pratique ensuite fera le reste. Sans cela on risquerait de parcourir les
villes, de visiter les monuments, d'admirer les scènes de la nature,
mais on ne connaîtrait pas les hommes, qui sont le pays vivant. Il
importe en effet de les interroger, depuis le gouvernant jusqu'à l'homme
du peuple. À cet effet, le voyageur devra se munir de lettres de
recommandation pour les savants, les commerçants, les industriels, les
agriculteurs, les missionnaires, les hommes politiques. Sans cette
précaution, il ne pourrait le plus souvent les aborder, et malgré sa
bonne volonté, il ne pourrait connaître ce qui se passe dans le pays.

Lorsqu'on fait partie d'une Société de Géographie, d'une Conférence de
Saint-Vincent de Paul et autres associations analogues, il est facile
d'avoir les lettres nécessaires, car des associations similaires
existent partout, et il suffit d'aborder quelques personnes bien placées
dans un pays, pour que celles-ci vous fassent ouvrir toutes les portes.

La langue espagnole est indispensable dans toute l'Amérique du Sud.
Celui qui la possède se fera bien vite à la langue portugaise, parlée
dans tout le Brésil. Pour l'Amérique du Nord, l'Océanie, l'Hindoustan et
tout l'Extrême-Orient, la langue nécessaire est l'anglaise. Dans le
bassin de la Méditerranée vers l'Orient, la langue européenne la plus en
usage est encore l'italien, mais le français s'y répand tous les jours
davantage. L'allemand est nécessaire dans le nord de l'Europe.

Le voyageur devra lire les derniers ouvrages sur les pays qu'il va
visiter, porter avec lui un thermomètre, une boussole, un baromètre
anéroïde, l'Aide-Mémoire du voyageur de Kaltbruner, ou tout autre
semblable, et se munir des meilleures cartes. Il est regrettable que
jusqu'à ce jour les meilleures cartes soient encore celles des Anglais
et des Allemands.

Un des ennuis du voyageur c'est le changement de monnaie, de poids et de
mesures dans chaque pays. Comme on a unifié la poste, il serait utile
d'unifier les monnaies, les poids et les mesures.

Un billet circulaire pris au Comptoir d'Escompte de Paris, ou des
traites circulaires achetées à la Société générale pour le développement
du Commerce et de l'Industrie, permettent au voyageur de se procurer aux
banques correspondantes, dans tous les pays, la monnaie indigène
nécessaire. Ces traites sont fournies au pair et sans frais. Quant à la
dépense qu'on peut faire à terre, elle atteint une moyenne de 30 fr. par
jour, tout compris. Les hôtels, dans tout l'Extrême-Orient, n'atteignent
pas les prix des hôtels de l'Europe.

Le voyageur devra se garder de la manie des malles lourdes ou
nombreuses; elles lui coûteraient autant que son voyage, sans parler des
ennuis de toute sorte pour veiller sur elles. Un vêtement de flanelle de
Chine, deux vêtements d'été, un d'hiver et un peu de linge de corps avec
un pardessus et un châle suffisent, et le tout tient dans une valise et
une courroie, qu'on peut au besoin porter à la main. Les objets de
curiosité qu'on achète en route sont facilement et économiquement
expédiés en Europe, du premier port qu'on rencontre.

Quelques-uns s'imaginent qu'il faut s'armer jusqu'aux dents. Les armes
sont dangereuses, provoquent la méfiance et exposent à une mauvaise
action. Les meilleures armes sont: la prudence, la bienveillance, la
fermeté, la justice envers les populations. Je n'en ai jamais eu
d'autre, soit dans les pays civilisés, soit dans ceux plus primitifs du
Japon, de la Chine, de l'Hindoustan, de l'Araucanie et des Canaques.
J'ai même traversé seul en voiture tout le Mexique, si renommé pour ses
brigands; je n'ai trouvé partout que d'honnêtes gens polis, et aimables
lorsqu'on les traite convenablement.

Enfin, le voyageur devra prendre ses notes aussitôt après ses
conversations et pendant sa visite aux divers établissements. Il devra
rédiger jour par jour, ou tout au moins chaque semaine, son journal de
voyage. Les longues journées de navigation lui seront pour cela fort
utiles. Les notes écrites sur place sont plus vivantes et conservent la
physionomie des personnes et des lieux. Si on retarde, les impressions
d'une contrée effacent celles de la contrée visitée précédemment.

Plusieurs croient impossible d'aborder les grands voyages à moins d'une
constitution robuste. Je peux affirmer le contraire. J'ai rencontré
partout les Anglais et les Américains, de santé délicate, voyageant
pour la fortifier; je les ai vus, s'en allant aux antipodes avec femme
et enfants; j'en ai rencontré un bon nombre voyageant autour du monde en
voyage de noces.

J'ai cru devoir entrer dans tous ces détails, parce qu'ils sont utiles
au voyageur. L'essentiel, c'est que notre jeunesse voyage, non en
touriste, pour s'amuser, en gaspillant le temps et l'argent, mais en
observateurs, pour rapporter dans le pays des connaissances étendues,
des faits nombreux, bien étudiés. Nous pourrons alors, par la
comparaison de ce qui se passe chez les peuples divers, adopter ce qui
leur réussit, préparant ainsi notre réforme, non sur des théories, mais
sur l'expérience.

Dans ce premier volume, après un arrêt en Portugal et au Sénégal, que
nous aurions déjà dû relier à l'Algérie, le lecteur verra au Brésil
comment des vues courtes et une étroitesse d'esprit font que les
ressources précieuses de cet immense pays demeurent inexploitées et
perdues, aussi bien pour les habitants que pour le reste de l'humanité.
Il y remarquera encore l'horrible plaie de l'esclavage.

À l'Uruguay, à la République argentine, comme dans les autres
républiques de race espagnole, il verra à quel triste état les guerres
civiles périodiques réduisent les populations, qui devraient pourtant
prospérer et se multiplier sur d'immenses terres fertiles.

Au Chili, il trouvera une race plus virile, mais abusant, elle aussi,
des Indiens, qu'elle tient dans un état bien misérable.

Au Pérou, il déplorera la corruption générale, fruit de la richesse, et
suivie du désastre d'une guerre sanglante et malheureuse.

Le lecteur, comme le voyageur, saura tirer parti pour son pays de toutes
ces observations.



CHAPITRE PREMIER

Portugal.

     Le départ. -- Le Tage. -- Lisbonne. -- La ville. -- Les oeuvres
     catholiques. -- L'église de Saint-Roch. -- Le cloître de Bélem.
     -- La Casa Pia. -- La navigation. -- Un mineur qu'on voudrait
     détrousser. -- Le steamer _le Niger_. -- Ses dimensions. -- Les
     passagers.


Ce n'est pas sans émotion que le voyageur au long cours quitte le sol
natal. Les parents, les amis se présentent à son esprit et semblent
vouloir le retenir; l'imagination accumule les difficultés, les périls,
et s'efforce de l'arrêter. Puis la pensée de la Providence qui veille
sur toutes ses créatures dissipe ce trouble d'un moment.

C'est dans ces sentiments que le 20 mai 1883, à dix heures du matin, je
quittai Bordeaux pour descendre la Gironde et rejoindre à son embouchure
le _Niger_, steamer de la Compagnie des Messageries maritimes, qui
devait me porter au Brésil.

Trois jours de navigation nous firent franchir les côtes de France et
d'Espagne, et dans la nuit du 23 mai notre navire jetait l'ancre dans le
Tage, en face de Lisbonne, en Portugal.

[Illustration: Type de Paysanne portugaise.]

Cette ville de 300,000 habitants, vue du port, ressemble un peu à Gênes.
Elle est construite en partie sur plusieurs collines que les voitures
ont de la peine à escalader. Après les formalités de la santé et de la
douane, je prends terre et me rends à Saint-Louis des Français. Chemin
faisant, je rencontre de nombreux tramways traînés par des mules. Des
paysans en costume pittoresque emmènent sur leurs mulets les denrées au
marché; mais ce que je trouve de plus coquet, ce sont les vendeuses de
poisson coiffées d'un gracieux chapeau de feutre surmonté d'une
corbeille remplie de gros poissons. Elles courent pieds nus, les mains
sur les hanches, se dandinant plus ou moins gracieusement, et poussant
ces cris traînards qui sont la spécialité des poissardes de tous les
pays. Le P. Miel, lazariste, me reçoit avec bonté, et me présente au
comte d'Aljésur, Brésilien qui passe les hivers à Lisbonne, où il
préside la conférence de Saint-Vincent de Paul, fondée en 1859 à
Saint-Louis des Français. Une seconde conférence vient d'être inaugurée
le 19 mars dernier chez les RR. PP. dominicains irlandais, et l'on
s'occupe déjà de la subdiviser pour étendre plus aisément son action
bienfaisante à chacune des trente-trois paroisses de la ville. En
dehors des deux conférences de Lisbonne, chacune des villes suivantes
possède la sienne: Funchal, Braga, Porto, Marinha Grande, Guimaraens,
Penafiel et Coïmbra; en tout neuf conférences avec 1,182 membres et
souscripteurs, distribuant 25,000 francs de secours en nature à 450
familles. C'est bien peu pour un pays qui compte dix mille confréries et
associations de tiers ordres avec leurs hôpitaux, leurs asiles et leurs
orphelinats; mais l'abondance même de ces instituts charitables,
largement pourvus de ressources, explique le peu de développement de
l'oeuvre de Saint-Vincent de Paul. Maintenant qu'une impulsion
vigoureuse lui a été donnée, tout fait espérer qu'elle se propagera.

[Illustration: Type de Poissarde portugaise.]

Lisbonne possède soixante-dix belles églises, sans compter les oratoires
et chapelles privées: la plus ancienne est la basilique patriarcale de
_Sainte-Marie Majeure_, dont on attribue la fondation à l'empereur
Constantin; elle était dès le commencement du IVe siècle le siège d'un
évêché, car depuis cette époque les actes des conciles de Tolède portent
la signature d'un _Episcopus Olissiponensis_. En 1394, le Prélat de
Lisbonne fut promu au rang d'archevêque, et plus tard, en 1716, élevé à
la dignité de patriarche et aux honneurs de la pourpre romaine. Le
titulaire actuel est le cardinal Neto, né en 1841, nommé en 1879 à
l'évêché d'Angola et du Congo, promu en avril 1883 au patriarcat; il est
le moins âgé des membres du sacré collège.

Tout près de la cathédrale on aperçoit la jolie petite église de
_Saint-Antoine_, bâtie sur l'emplacement de la maison où le saint vint
au monde en 1195. Les Portugais ont une grande dévotion envers leur
compatriote saint Antoine, dit de Padoue, parce qu'il expira dans cette
ville le 13 juin 1231. Grégoire IX le canonisa onze mois après, le 30
mai 1232, et on raconte que ce jour-là les cloches de Lisbonne se mirent
d'elles-mêmes à carillonner joyeusement, tandis que toute la population
se livrait à la danse, sans que personne soupçonnât la cause de la
commune allégresse.

Je passe, ensuite à l'Hôpital français: les Soeurs de Saint-Vincent de
Paul y soignent quelques malades et instruisent un grand nombre de
jeunes filles. Je trouve là un jeune abbé auquel je demande de quelle
partie de la France il est originaire; il me répond: «Je ne suis pas
Français, je suis Auvergnat.»

L'église de _Saint-Roch_, ainsi que son vaste couvent, avait été donnée
en 1533, par Jean III, à la Société de Jésus, et saint François Borgia
y a prêché. Ce qui y attire le plus l'attention c'est la magnifique
chapelle de Saint-Jean-Baptiste, dans laquelle on a prodigué les marbres
les plus rares, les bronzes les plus artistiques, les mosaïques les plus
belles et les pierres précieuses. L'on raconte qu'en 1718, Jean V
assistant dans cette église à la fête de saint Ignace de Loyola et
remarquant que toutes les chapelles étaient profusément ornées de fleurs
et de lumières, à l'exception de celle de saint Jean, s'enquit de la
cause, et qu'on lui répondit que toutes les autres chapelles avaient des
confréries qui veillaient à leur entretien, tandis que celle-là n'en
avait point.

--Eh bien! dit le roi, puisque cette chapelle est dédiée au saint dont
je porte le nom, je prends sur moi de l'embellir. En effet, dès le
lendemain il commandait à son ambassadeur à Rome une chapelle digne de
son saint patron, et l'ambassadeur ayant confié ce travail à Vanvitelli,
qui s'en acquitta à son honneur, Benoît XIV la consacra et y offrit le
saint sacrifice avant qu'elle ne fût expédiée à Lisbonne. Le roi envoya
au souverain Pontife, en témoignage de sa reconnaissance, un calice d'or
massif orné de brillants, de la valeur de 250,000 francs. Cette chapelle
avec ses accessoires a coûté cinq millions de francs; mais le pieux
monarque n'eut pas la consolation de la voir, car il se mourait
lorsqu'elle arriva à Lisbonne, et ce fut son fils et successeur Joseph
Ier qui, l'inaugura en 1751.

Dans le couvent attenant à cette église est établie l'oeuvre de la
_Miséricorde_, qui accueille les enfants trouvés et les protège jusqu'à
l'âge de 18 ans. D'après le rapport de l'exercice 1881-1882, l'oeuvre
n'en avait pas moins de 7,617 sous sa tutelle, dont 92 dans
l'établissement même et 7,525 dehors, c'est-à-dire en nourrice ou en
apprentissage. L'oeuvre pensionne les nourrices qui, après
l'allaitement, consentent à garder les enfants, et pour les encourager à
envoyer ces pauvres petits êtres à l'école, elle leur accorde des prix
lorsque ceux-ci passent de bons examens. Les enfants maintenus hors de
l'établissement sont assidûment surveillés, et lorsqu'ils sont malades
ou bien qu'ils se déplacent, ils accourent à la Miséricorde pour se
faire soigner ou placer de nouveau.

En dehors de cette oeuvre principale, la Miséricorde a servi 2,880
pensions d'allaitement à des mères pauvres; elle a dépensé 20,000 francs
pour aider de pauvres familles à payer leurs loyers, et 70,000 francs en
secours à domicile, lesquels--observe le Rapporteur--n'ont été refusés à
aucun besoin légitime. La recette totale de l'exercice a été de
1,350,000 francs et la dépense de 1,210,000, y compris 200,000 francs
capitalisés. Cette belle oeuvre est présidée par le comte de Rio-Maior,
grand maître des cérémonies de la Cour, membre héréditaire de la Chambre
des pairs.

Tous les membres, d'ailleurs, de cette noble famille de Rio-Maior,
consacrent leur fortune, leur intelligence et leur activité au
soulagement de toutes les infortunes.--Dom José de Saldanha, frère puîné
du comte, est le président de l'Association catholique et le champion
de la cause religieuse à la Chambre des députés: il cède son traitement
aux pauvres du district qui l'a élu.--Leur soeur, Doña Theresa de
Saldanha, a fondé et dirige personnellement l'_Association protectrice
des jeunes filles pauvres_, laquelle a établi dans trois anciens
monastères de religieuses, que le gouvernement lui a cédés, des
écoles-asiles confiées aux Soeurs du tiers ordre de Saint-Dominique.

[Illustration: Château royal à Cintra.]

La vénérable comtesse douairière de Rio-Maior, leur mère, est la
fondatrice de l'_Association de Notre-Dame Consolatrice des affligés_,
que malgré son grand âge elle préside encore. Cette association a créé,
dans un ancien couvent de Carmélites, un asile où elle maintient vingt
pauvres femmes aveugles, soignées par les Soeurs dominicaines. Le
rapport publié au mois d'avril dernier constate que pendant l'année
précédente, en dehors de l'oeuvre des aveugles, l'association avait
distribué à des pauvres honteux 1,312 pensions de 5 jusqu'à 50 francs
par mois, qu'elle avait dépensé en outre 2,000 francs en bons
alimentaires et en secours pour loyers, et que son vestiaire avait
fourni des vêtements, de la literie, etc. La dépense totale a été de
27,000 francs.--Faute de temps pour visiter l'asile, j'ai dû me
contenter d'une prière dans sa belle église, une de celles où l'on fait
quotidiennement à tour de rôle, comme à Rome, l'exposition des quarante
heures; et je pousse mon excursion jusqu'au faubourg de Bélem.

[Illustration: Couvent de Bélem (intérieur du cloître).]

La superbe église de _Sainte-Marie de Bethléem_ ainsi que son cloître,
qui appartenait aux ermites de saint Jérôme, ont été bâtis en 1500, par
le roi Emmanuel, sur l'emplacement de la petite chapelle où Vasco da
Gama et ses hardis navigateurs passèrent en prières la nuit qui précéda
leur départ pour la découverte des Indes. C'est un remarquable spécimen
du style gothique-flamboyant. L'église renferme les tombeaux du
fondateur et de plusieurs de ses successeurs, y compris le cardinal-roi
Henri, qui succéda à son petit-neveu, l'infortuné Sébastien, mort en
1578, âgé de 24 ans, à la bataille d'Alcacer-Quibir, où l'armée
portugaise fut complètement défaite par les Maures.--L'année dernière on
a transporté en grande pompe dans ce monument les cendres du héros dont
il rappelle l'épopée, ainsi que celles de son chantre, l'épique
Camoens.

[Illustration: Tour de Bélem.]

Après la suppression des ordres monastiques en 1834; on a installé dans
le cloître la _Casa Pia_, asile où 550 enfants pauvres sont élevés
gratuitement jusqu'à l'âge de 18 ans, moyennant la dépense annuelle de
350,000 francs.--Un peu plus loin, au bord du Tage, une tour de même
style architectural était destinée à défendre le monastère contre les
incursions des pirates.

Mais l'heure du départ approche; il faut regagner le bord.

Nous voilà donc redescendant le Tage et admirant ses belles rives
couronnées de forts.

Le 24 se passe sans incidents; le 25 nous côtoyons les îles Canaries.
De nombreuses hirondelles voltigent autour du navire. Le matin, je suis
étonné d'en voir une dans ma cabine qui voletait contre la vitre pour
recouvrer sa liberté. Après l'avoir bien caressée, je la renvoie en mer,
où elle a bientôt rejoint ses compagnes. Si j'avais su qu'elle se
dirigeât vers les rives de France, je l'aurais chargée d'une dépêche.

Le 26 et le 27 se passent, comme les autres jours, en lectures et en
causeries.

Un mineur qui s'en va à la Plata dans les Andes, où il a des mines aux
confins du Chili, vient de Paris. Il était allé proposer aux
capitalistes parisiens d'entrer dans son affaire, mais il s'étonne
d'abord de les trouver dans la plus complète ignorance sur les pays
d'outre-mer. Ils prennent l'Amérique du Sud pour l'Amérique du Nord. Son
étonnement grandit lorsqu'il les entend poser pour première condition,
l'entrée en association avec 50% de l'affaire. Ainsi il fallait un
million pour développer les chantiers, et on lui propose alors une
société par actions au capital de quatre millions, dont un million seul
sera effectif; les autres trois millions seront: un pour l'apport des
mines, les deux autres pour rétribuer le capital. Là-dessus notre mineur
s'en va, persuadé que dans les déserts qui entourent ses mines il ne
trouvera pas de brigands plus détrousseurs.

[Illustration: Le Tage à Bélem (Portugal).]

Un officier de la marine brésilienne ne cesse de me parler de
l'immensité et de la bonté de son pays. Il est du nord ou du bassin de
l'Amazone: cet immense fleuve est maintenant sillonné par des bateaux
à vapeur qui le remontent jusqu'aux confins du Pérou, mettant un mois
pour faire le voyage, aller et retour. Là, comme presque partout
ailleurs, c'est une Compagnie anglaise qui, sous pavillon brésilien,
exploite cette navigation. L'officier dont je parle vient de faire une
inspection dans les divers pays de l'Europe, dans le but d'améliorer
l'armement de la flotte. Divers bébés lui sont nés durant les trois ans
de sa tournée. Il revenait avec quatre; un est mort en route près de
Lisbonne, les trois autres font les charmes de la maman et des
passagers. Une dame basque qui s'en va rejoindre son mari dans la Pampa
a aussi deux enfants bruyants qui mettent un peu de vie dans le navire.
Elle raconte qu'elle ne pourrait plus se faire à la vie économe et
mesquine des personnes de sa condition dans les Pyrénées. Les 10,000
moutons que possède son mari lui rapportent bon an mal an de 30 à 40
mille francs de rente, et elle peut ainsi se permettre de larges
dépenses. Les officiers du navire sont à leur tour complaisants et
donnent volontiers les renseignements qu'on leur demande. Voici les
dimensions du _Niger_: 125 mètres de long, 12 de large, 15 de haut; la
machine est de la force de 600 chevaux au coefficient de 300
kilogrammètres, et nous pousse avec une vitesse de 11 à 12 noeuds. Le
déplacement est de 5,000 tonnes, et il porte 2,000 tonnes de marchandise
outre 250 passagers de chambre et 800 d'entrepont lorsqu'il est au
complet. Il fait les voyages de la Plata depuis dix ans. Son personnel
compte 105 individus, dont 35 employés à la machine, 39 servant de
domestiques, bouchers, boulangers, gardes-magasin, et le reste officiers
et matelots.

Le fret, qui s'élevait jusqu'à 500 et 800 fr. la tonne pour le café, est
tombé maintenant si bas que c'est à peine si l'on peut former une
moyenne de 30 à 40 fr. la tonne pour les diverses marchandises; mais la
subvention du gouvernement atteint environ 200,000 fr. pour chaque
voyage. La Compagnie importe dans l'Amérique du Sud du vin et des objets
manufacturés, et en exporte le café, le suif, les cuirs et la laine. Le
plus grand nombre des passagers sont des Portugais, des Brésiliens, des
Platéens, des commis-voyageurs. Un journaliste de Paris s'en va prendre
part à un congrès pédagogique à Rio.--Paris fait le plus souvent le
sujet de la conversation. On se raconte ce qu'on y a vu, ce qu'on y a
fait. Les désoeuvrés de tous les points du globe viennent y chercher les
distractions, y laisser leur argent; et ils en exportent trop souvent la
frivolité, si ce n'est pire. C'est ainsi que l'influence de cette
capitale se fait sentir partout au loin. Combien meilleur serait le
résultat, si l'on trouvait à Paris plus de sérieux que de futile!

Hier, c'était dimanche. Sans le calendrier on aurait pu l'oublier. Sur
les navires anglais ou américains, un service du matin rappelle le jour
du Seigneur.

Ces jours derniers nous avons rencontré peu de navires, mais aujourd'hui
nous en avons devancé deux. Nous approchons de la terre d'Afrique.



CHAPITRE II

Sénégal.

     Arrivée à Dakar. -- Les nègres plongeurs. -- La végétation. -- Le
     marché. -- Les fruits. -- La ville. -- Les cases des nègres. --
     L'industrie au Sénégal. -- Le couscous. -- Les négresses. -- Une
     école indigène. -- Le roi de Dakar. -- Les Soeurs de
     l'Immaculée-Conception. -- Les Pères du Saint-Esprit. -- Les
     Frères de Saint-Gabriel. -- Apparition de la locomotive. -- Le
     passage de la ligne. -- Les couchers du soleil.


Vers les six heures et demie du soir, nous commençons à apercevoir les
deux _Mammeles_: rocher ainsi appelé à cause de sa forme. Le phare qui
s'élève sur la pointe la plus élevée commençait à allumer ses feux. En
continuant notre route, nous passons devant deux autres phares, et vers
huit heures nous mouillons à Dakar. Déjà le navire avait lancé ses trois
fusées pour faire connaître son arrivée, et l'agent de la santé vient à
bord un peu après celui de la Compagnie et celui des postes; mais il
était trop tard pour descendre à terre. On passa un peu de temps à
causer avec les jeunes médecins et pharmaciens de la marine montés à
bord, et je gagnai ma couchette de bonne heure pour en sortir de grand
matin.

En effet, le lendemain, dès cinq heures, les nègres, grands et petits,
faisaient vacarme autour du navire. Ils manoeuvraient avec des palettes
de petits canots rustiques formés d'un tronc d'arbre creusé. Je mets ma
tête à la fenêtre et ils me crient: _Papa, un sou! dis donc dou sou à
moi!_ et cette chanson se répète comme un écho de canot en canot. Je
jette un double sou dans l'eau, et immédiatement une douzaine plongent
et se l'arrachent avant qu'il atteigne le fond; un d'eux arrive
triomphant, le portant entre ses dents. Cette scène se renouvelle toute
la matinée, car bien des passagers aiment à voir ainsi plonger ces
pauvres nègres, au risque de les voir enlever par les requins.

Arrivé à terre, un bon employé répond à mes nombreuses questions sur le
pays, et m'accompagne à la poste, puis à l'église, et enfin chez les
Pères du Saint-Esprit. Le Père supérieur me confie à un jeune
missionnaire alsacien qui parle le langage des nègres et veut bien se
faire mon cicérone.

[Illustration: Vue de Dakar (Sénégal).]

La sécheresse rend la végétation languissante. Le sol est de sable ou
d'une roche ferrugineuse. Je vois bon nombre de plantes que j'avais
trouvées dans l'Hindoustan: l'acacia flamboyant aux magnifiques fleurs
rouges, le mango, le cocotier, le lanthana, diverses sortes d'acacias et
le banhian ou _ficus_, mais il est loin d'atteindre les dimensions de
ses congénères de l'Inde. Le géant des arbres d'ici est le _baobab_: il
y en a un près du débarcadère dont le pied a au moins deux mètres et
demi de diamètre: il produit un fruit de la grosseur et de la couleur
d'un gros rat. J'en ai vus qu'on aurait dit couverts de rats d'eau
suspendus par la queue. Les indigènes mangent ce fruit aigrelet. Le
singe en est gourmand, ce qui lui a fait donner le nom de pain des
singes. La grande place de Dakar est plantée de ficus. Sur le tronc de
quelques-uns une grande affiche porte en grosses lettres: _Conversion de
la rente 5%_: le gouvernement ose-t-il donc parler de conversion aux
nègres!

[Illustration: Type de Femme du Sénégal.]

Mon excellent cicérone me conduit au marché; chemin faisant nous
rencontrons partout de gentils lézards à robe grise et à tête blanche
qui nous regardent avec curiosité, sans paraître effrayés: on les dit
inoffensifs. Au marché, je vois une centaine de femmes accroupies à
terre, vendant des légumes et fruits divers. Elles les tiennent dans
d'immenses moitiés de courges dont la contenance varie de 1 à 40 litres.
Elles vendent aussi du mil, du couscous, du poisson, de la viande et
des poules. Les enfants de toute taille grouillent nus ou à peu près à
leurs côtés, mais les plus petits sont enveloppés et attachés sur le dos
des mamans, à la mode japonaise. Or, sous ce soleil de feu, la méthode
est dangereuse, car plusieurs enfants, à force de regarder le soleil
avec leur tête à la renverse, ont les paupières brûlées. Ceci explique
le grand nombre d'aveugles qu'on trouve dans le pays. J'achète quelques
fruits: le _nevo_, espèce de pomme douce-amère, dont le goût rappelle la
patate; le _ditach_, qu'on suce et dont le noyau brûlé répand un doux
parfum; le _cola_, qui vient des côtes de Guinée et qu'on me vend très
cher. Les naturels prétendent qu'il suffît d'en manger un pour être
affranchi de la faim durant 24 heures: j'en ai fait l'essai, mais il n'a
pas réussi; l'estomac des blancs n'est pas celui des nègres. Si l'essai
avait réussi, j'aurais pu en acheter une grande provision, et, malgré le
prix de 15 centimes pièce, réaliser encore une grande économie. J'ai vu
aussi le _popaya_, mais il n'était pas mûr.

Les maisons de Dakar ne sont pas nombreuses. À part les édifices du
gouvernement, on ne voit que quelques maisons de commerçants et quelques
baraques pour les ouvriers et employés du chemin de fer. Des maisons
privées, quelques-unes imitent le genre anglais avec vérandah: elles ne
sont pas assez entourées de verdure. Le plus grand nombre des
constructions européennes se trouve dans l'île de Gorée, qui fait face à
Dakar.

Ma curiosité me portait de préférence vers les cases des indigènes.
Elles sont nombreuses, car il y a ici dix à douze mille nègres. Le bon
missionnaire m'en fait visiter un grand nombre. Il allait partout, rien
ne l'arrêtait, et partout il était bien accueilli. Les enfants le
suivaient en criant: _abba pinou_, _abba pinou_: ils demandaient des
épingles. C'est en leur en donnant que le Père en rassemble quelquefois
un grand nombre et les conduit chez lui, où il leur fait le catéchisme.
Ces épingles leur servent pour tirer les épines des pieds, car ils vont
pieds nus.

Tous ces nègres sont musulmans, mais ils aiment les Pères, qui les
traitent bien, les visitent et les secourent s'ils sont malades.

Les cases sont disposées par groupes de huit à dix. Elles entourent une
petite cour commune. À l'un des coins de la cour on voit un rond de
pierre qui sert de temple: c'est là que les familles, en se prosternant
vers l'orient, viennent réciter leur Coran et faire la prière. Ces cases
se ressemblent toutes; elles sont rondes ou carrées et couvertes en
chaume ou herbe analogue. Les parois sont en roseau tressé: elles
couvrent un espace de 10 à 20 mètres carrés, et ont souvent deux pièces;
une pour les hommes, l'autre pour les femmes. Elles ont une légère porte
en bois. Les riches commencent à se donner le luxe de cases en planche
couvertes en tuiles plates de Marseille, ou en zinc. Le mobilier est
fort simple: un lit de planches, quelques courges pour les liquides et
les légumes, un filet pour la pêche, une caisse pour fermer les
vêtements et objets précieux lorsqu'il y en a, une marmite pour cuire
le couscous, un tamis, un mortier et pilon en bois, et un grand nombre
d'amulettes ou cri-cri. Ils consistent en ceintures, en queues, mais le
plus souvent en gros ou petits scapulaires de cuir ou d'étoffe,
renfermant des versets du Coran, avec certaines substances
cabalistiques: graines de fruits, fiente de vache, etc. Il y en a qui
doivent préserver des balles, d'autres des cornes de boeufs; il y en a
contre la petite vérole, contre la fièvre, contre la médisance et la
calomnie et contre tous les autres maux qui affligent les nègres comme
le reste des hommes. Les marabouts ou prêtres indigènes, qui ont seuls
le pouvoir de faire ces _cri-cri_, les vendent fort cher à leurs
ouailles crédules. Ils viennent d'en inventer un contre les locomotives
qu'ils vendent plus cher que les autres. La locomotive en effet vient de
faire ici sa première apparition, et il fallait être préservé de ce
diable nouveau.

J'ai voulu acheter quelques-uns de ces _cri-cri_, mais on s'est toujours
refusé à me les vendre. Le Père en a pris un paquet de la main d'un
nègre, et me les a montrés. Il y en a ici pour 500 fr., me dit-il, c'est
au moins ce qu'ont payé ces braves gens: or, cela ne valait pas, cuir
compris, la somme de 2 fr.

Le Père m'a fait observer les divers procédés par lesquels on forme le
_couscous_. Les longs épis du mil portés de l'intérieur sont conservés
dans des greniers ronds, en forme de tonneaux ou petites cases, à côté
de la case habitée. On en sépare la graine pour la piler dans un grand
mortier de bois: c'est le travail des femmes, et elles y consacrent
leur matinée, comme les femmes arabes, en Orient, qui broyent chaque
matin le blé entre deux pierres. La farine est tamisée, puis aspergée
d'eau pour la réduire en fines boulettes, le tout placé contre les
parois d'un plat de bois dont le fond est percé de plusieurs trous. Ce
plat est posé sur une marmite d'eau bouillante, et la vapeur qui s'en
dégage, passant à travers les trous, cuit le couscous. Les nègres y
mélangent parfois de petits morceaux de viande ou de poisson et mangent
le tout avec les doigts, comme les Hindous: c'est la fourchette du
grand'père Adam. Nos pères n'en connaissaient pas d'autre jusqu'au temps
de François Ier. Les Chinois, plus habiles, avaient depuis longtemps
trouvé les bâtonnets.

J'ai visité la case d'un forgeron. Deux peaux de chèvres formaient la
forge. Ouvertes par le haut, elles aboutissaient en bas à un canon de
fer qui arrivait jusqu'au charbon de bois. Le forgeron relevait une peau
qui se remplissait ainsi de vent, puis, avec la main, serrait les deux
bois du bord qui, en se rapprochant, fermaient l'ouverture, et poussant
en bas, l'air s'en allait sur le feu. À mesure qu'il baissait l'une, il
relevait l'autre, et le jet était ainsi continu. Le métal rougi était
battu sur une petite enclume. Ce forgeron, avec des pièces de 5 francs
et des napoléons d'or, faisait les jolis bracelets, colliers et pendants
d'oreille qui ornent le cou, les bras et les oreilles des femmes du
pays. J'ai voulu acheter quelques bijoux, mais il n'y en avait point de
prêt. Donnez-moi deux pièces de 5 francs, me dit le nègre, et je vais
vous les transformer en deux bracelets.

[Illustration: Type de Femme du Sénégal.]

J'ai visité aussi la case d'un tisserand. Il avait installé son métier
dans la cour, au milieu de son groupe de cases. La trame était attachée
au loin au pied d'un arbre, et aboutissait de l'autre côté aux mains du
tisserand. Celui-ci, assis à terre, avait creusé un trou dans lequel il
enfonçait ses jambes; chacun de ses pieds pesait sur un bâton qui
faisait bascule à un piquet, et en baissant alternativement l'un et
l'autre, il croisait la trame sur le fil qu'il passait à la navette. Il
n'y a pas de désert où un semblable métier ne puisse être monté en peu
de temps.

Dans quelques cases on faisait des nattes; dans d'autres, des cordes de
palmier. Plusieurs se reposaient sur leurs lits, pendant que les femmes
soignaient les bébés. L'amour maternel m'a paru partout en honneur.

Il est d'usage de faire visite à l'ancien roi de Dakar. Sa case est un
peu plus grande que les autres. Il n'était pas présent, mais ses cinq
femmes nous ont reçus volontiers, et nous ont tendu la main pour avoir
quelques pièces de monnaie.

Dans quelques cases j'ai vu des miroirs, une petite commode, une
ombrelle et même des sommiers. Parfois, de jolis burnous en drap et soie
galonnés d'or pendaient aux parois: c'est l'habit de fête. Les femmes
sont artistement drapées dans des étoffes blanches et légères. Elles
portent un foulard en guise de turban: on les prendrait pour des reines
de Saba. Elles ornent d'or et d'argent leurs bras, leur cou et leurs
oreilles. Leur chevelure est divisée en un grand nombre de petits
flocons ressemblant à de petites tresses; on les obtient en entourant un
petit jonc avec une mèche de leurs cheveux crépus; le jonc enlevé, le
flocon pend uni et gracieux.

Dans une case je remarque un instrument de musique. Il consiste en un
parchemin tendu sur un rameau creusé, allongé d'un bâton à l'un des
bouts. Quatre cordes tendues et pincées en guise de luth donnaient des
sons harmonieux. J'ai voulu l'acheter, mais on m'en a demandé 100 fr.
Sans doute, c'était le prix d'affection. J'ai voulu aussi acheter un
sabre recourbé, dont le fourreau en cuir rouge travaillé était d'un bel
effet: on m'en a demandé 50 fr, j'en ai offert 20. La femme qui le
tenait m'a répondu: «Si mon mari était là, il vous le donnerait; mais
si je vous le donnais moi, je m'exposerais, à son retour, à recevoir des
coups.»

Dans une autre case, j'ai trouvé une bonne vieille étendue sur son lit.
Je lui ai demandé son âge, et voici sa réponse: «Lorsque les Anglais
étaient ici, j'étais petite fille.» Elle doit avoir quatre-vingt-dix
ans. Dans plusieurs cases, on me demandait si en France j'étais
marabout, et lorsque je répondais affirmativement, on me faisait un
grand salut.

En parcourant les petites ruelles qui séparent les groupes de cases,
j'ai entendu un grand bruit de voix enfantines, et je suis arrivé
jusqu'à lui. C'était une école indigène. Les enfants s'exerçaient à
écrire, sur des planchettes de bois, les versets du Coran qu'ils
apprenaient par coeur sur une cantilène monotone. Les tablettes lavées
et séchées servaient à écrire une nouvelle page. J'ai encore demandé à
acheter une de ces tablettes, mais sans succès.

L'instruction est donnée par les marabouts. Ceux-ci ont pour rétribution
les dons que recueillent les enfants en allant quêter chaque matin
auprès des familles.

Les marabouts rendent aussi la justice, et les nègres qui auraient
recours aux juges européens, seraient mis au ban comme infidèles.

Après la visite aux indigènes, nous arrivons aux écoles catholiques. Les
Frères de Saint-Gabriel, au nombre de trois, instruisent environ
quarante négrillons externes. Leur établissement était en réparation; la
fourmi blanche avait rongé presque toutes les boiseries. Les Soeurs de
l'Immaculée-Conception de Castres ont cinquante négresses de tout âge et
internes. Elles leur apprennent les métiers habituels aux femmes. Comme
presque partout dans les missions, elles ont une pharmacie, et tous les
matins bon nombre d'indigènes malades viennent leur demander des
remèdes. Deux Soeurs visitent aussi à domicile les malades qui ne
peuvent venir jusqu'à la pharmacie; rien d'étonnant que les nègres
aiment les Soeurs.

Une cinquantaine de kilomètres de chemin de fer est déjà achevée. Les
200 kilomètres qui manquent encore pour unir Dakar à Saint-Louis,
capitale de notre colonie, le seront avant la fin de l'année. On a dû
importer des Piémontais pour ce travail; et quoique venus de leurs
glaciers des Alpes, ils travaillent ici sous le soleil brûlant au prix
de 60 centimes l'heure. Là où il y a un rude travail à faire, sur tous
les points du globe, on est à peu près sûr d'y trouver des Piémontais.

Rentré au navire, je suis avec intérêt une discussion du capitaine avec
un Parisien à propos de l'industrie parisienne. Le capitaine, en homme
pratique qui a vu le monde et ce qui s'y passe, s'efforçait de faire
comprendre à son interlocuteur que, si on n'y mettait bon ordre en
faisant disparaître des exagérations déraisonnables, bientôt plusieurs
branches de l'industrie seraient supplantées par les étrangers; mais il
n'arrivait pas à convaincre son adversaire, et il finit par lui dire:
«On voit que vous parlez comme un Parisien qui n'a vu que Paris et qui
en est encore à croire que Paris est le _nec plus ultra_ de la
perfection du monde!»

À deux heures et demie, nous levons l'ancre et nous passons à côté de
quelques navires qui viennent ici chercher l'arrachide, pistache
oléagineuse qu'on récolte à l'intérieur. Son prix est actuellement de 30
fr. les 100 kilog. Les mêmes navires apportent en échange des cotonnades
et des liqueurs. Nous voilà encore une fois en route, et cette fois nous
allons bien à l'Équateur, car la chaleur devient tous les jours de plus
en plus intense.

La traversée a continué dans de bonnes conditions; près d'atteindre
l'Équateur, nous avons eu temps sombre et pluie. C'est le 2 juin, vers
onze heures du matin, que nous avons passé la ligne; l'ancienne habitude
de baptiser ceux qui la passent pour la première fois a disparu.

Le coucher et le lever du soleil sont ordinairement fort beaux dans
l'Océan: mais ici je les trouve singulièrement bizarres. Avant-hier, le
soleil en se couchant peignait couleur de feu d'innombrables nuages qui
prenaient toutes les formes d'animaux les plus divers; puis, un peu plus
tard, lorsqu'à la teinte rouge succéda la teinte grise, on pouvait voir
une quantité d'îles, de montagnes, de golfes, de presqu'îles avec
phares: l'imitation était complète.



CHAPITRE III

Le Brésil.

     Olinda. -- Pernambuco. -- Le débarquement. -- La ville. -- Les
     monuments. -- Les institutions de charité. -- Le marché. -- Les
     environs. -- Bahïa. -- La ville. -- Le couvent de Sn-Bento. --
     Les établissements charitables. -- La baie de Rio-de-Janeiro. --
     Le Brésil. -- Forme de gouvernement. -- Budget. -- Armée. --
     Marine. -- Produits. -- Importation. -- Exportation. --
     Immigration. -- La monnaie. -- La ville de Rio. -- Ses faubourgs.
     -- Nicteroy. -- L'hôtel Moreau. -- Fleurs et fruits. -- La
     Tijuca. -- Le musée. -- Réception de l'Empereur et de
     l'Impératrice.


Le 4 juin dès le matin, nous apercevons des terres basses, puis des
collines couronnées par de superbes cocotiers. Vers dix heures, les
grands couvents d'Olinda, l'ancienne Pernambuco, sont devant
nous.--Lorsque les premiers Portugais aperçurent le charmant mamelon
baigné par la mer et couvert d'une si belle végétation où s'élève
maintenant Olinda, ils s'écrièrent: _O linda situaçao para edificar una
cidade._ O le bel emplacement pour bâtir une ville; et le nom d'Olinda
est resté à la ville aujourd'hui éclipsée par sa voisine Pernambuco.
L'étymologie de ce dernier nom remonte aussi à son fondateur Fernand.
_Buco_ en portugais signifie bateau; les indigènes appelèrent Fernambuco
l'endroit où Fernand arrêta ses navires, et les Hollandais qui
conquirent ensuite et tinrent pour un temps ces possessions,
transformèrent le nom en Pernambuco.

Une _jangada_ passe si près du navire que l'escalier du bord faillit en
déchirer la voile. On appelle ainsi une sorte de radeau composé de
plusieurs poutres reliées ensemble et portant une voile tendue au vent.
Les hommes qui la manoeuvrent sont inondés par les vagues; ils ont un
gouvernail, une rame, une ancre, et attachent leurs provisions au haut
d'une perche. Ils placent à une certaine hauteur une petite cabane
couverte en natte pour y passer la nuit. La mer est si houleuse dans ces
parages que ces barques insubmersibles sont de toute nécessité.

À midi et demi nous sommes devant la ville parsemée de nombreux clochers
et de hautes coupoles. Le navire stoppe au large à un demi-kilomètre. La
mer est relativement calme, mais bientôt nous voyons combien le
débarquement est difficile. Chaque pirogue a six rameurs nègres aux
muscles solides, et un pilote pour la barre: elles dansent au pied de
l'escalier, s'élevant ou s'abaissant alternativement à la hauteur ou
profondeur de plusieurs mètres. L'habileté consiste à choisir le moment
propice pour enjamber. N'ayant pas pris assez de précautions, ou plutôt
n'ayant pas attendu pour observer comment allaient s'y prendre les
habitués, je passai le premier dans la barque, mais je posai le pied au
moment où elle s'enfonçait violemment; mon pied porte à faux, et tombant
sur une jambe au bord de la barque, je roule dans son fond, brisant un
parapluie. Un instant après, la jambe est fortement enflée, mais la
douleur diminue et je peux continuer l'excursion.

En voyant la force que déployent les rameurs nous revenons sur notre
première opinion, et concevons que les 40 fr. qu'on nous a demandés pour
le débarquement et le réembarquement sont bien gagnés. Après avoir été
ballottés durant vingt minutes, nous passons la barre et entrons dans le
port. Celui-ci est formé par une jetée en pierre et brique que les
vagues battent avec violence en la dépassant souvent. Nous défilons
devant la _Médusa_, bateau sur lequel est installée la douane; et peu
après nous sommes sur les quais. La ville, qui compte une population
d'environ 100,000 habitants, a l'aspect d'une ville portugaise: rues
assez étroites, maisons peinturlurées et balcons gracieux. Les tramways
ou _bonds_, comme on les appelle ici, circulent partout, tirés par de
vaillantes mules. Je prends le premier venu, et chemin faisant je me
renseigne sur les curiosités à voir.

Je descends bientôt pour visiter l'hospice des enfants trouvés confié
aux Soeurs de Saint-Vincent de Paul. La bonne supérieure, qui est
Française, me fait parcourir tout l'établissement. Les dortoirs sont
sous le toit, mais celui-ci, formé de tuiles plates, sans plafond,
protège contre le soleil: il est superflu ici de se précautionner contre
le froid. La maison contient environ 250 filles de tout âge: la plupart
sont négresses ou mulâtresses. Elles sont recueillies dans un Tour et
ensuite placées en nourrice à la campagne. Lorsqu'elles retournent à
l'établissement, elles y sont instruites dans l'écriture, lecture,
calcul et tenue du ménage. Arrivées à l'âge convenable, on les marie, et
on leur donne une dot de 500 fr. avec un trousseau d'égale somme. Ce
système m'a paru plus pratique que celui de nos orphelinats d'Europe, où
les jeunes filles sont placées comme bonnes d'enfant, couturières ou
cuisinières', et par là vouées presque au célibat forcé au milieu
d'innombrables dangers. J'aurais voulu visiter encore un collège que les
Soeurs ont à la campagne, et dans lequel elles instruisent plus de 200
jeunes filles de la bourgeoisie; un orphelinat avec 200 orphelins
qu'elles dirigent à Olinda, et l'hôpital Pedro II où dix-sept Soeurs
soignent 400 malades; mais le temps était court. À quatre heures nous
avions rendez-vous sur les quais pour rentrer au bateau, qui repart dans
la soirée. Je me décidai donc à visiter la plus belle des églises de
Pernambuco, celle de la Peigne, de parcourir la ville et de faire en
tramway une excursion à la campagne au quartier de la Maddalena, le plus
pittoresque des environs. Avant tout je rends visite à un avocat mon
confrère qui me reçoit dans son bureau avec beaucoup de bonté et me
fournit plusieurs renseignements sur le pays et sur les oeuvres de
charité. Je remarquai le peu de luxe de l'installation; le bureau était
situé au 1er _andar_ ou 1er étage: on y avait accès par un magasin et en
grimpant sur une échelle de bois assez dangereuse.

[Illustration: Brésil (Pernambuco): Négresses vendant des fruits.]

À la Peigne j'ai trouvé des capucins italiens qui ont édifié là un
véritable monument, à grands frais. L'église est surmontée d'une
grande coupole et les bas côtés sont soutenus par huit colonnes en
marbre rouge, taillé dans les carrières de Vérone. Les cinq autels, en
marbre blanc, viennent aussi d'Italie, et les magnifiques mosaïques qui
ornent la façade sortent des ateliers de Venise.

Non loin de l'église se trouve le marché. Les voitures le traversent
comme aux Halles centrales de Paris. À côté des tomates et des oranges,
je remarque les bananes, les ananas, les mangos et autres fruits et
légumes des pays tropicaux. Les vendeurs ou vendeuses sont presque tous
nègres ou mulâtres. Enfin le temps s'avance et je m'empresse d'enjamber
le tramway de la Maddalena. Nous traversons sur de longs ponts
tubulaires plusieurs bras d'eau, et parcourons la campagne parsemée de
jolies villas. Elles sont de tous les styles, depuis l'arabe fantastique
jusqu'à l'italien régulier. Les jardins qui les ornent sont ravissants:
les cocotiers, les palmiers géants élèvent aux nues leurs verts plumets;
les arbres et arbustes fleuris occupent le second plan, et les lianes
s'entrecroisent gracieusement. Il me semblait être à Bandora, dans les
environs de Bombay. C'est bien à regret que je quitte ces lieux
enchanteurs pour regagner le bateau.

Après deux jours d'une navigation paisible, par une température de 30°
centigrades, le 6 juin, à sept heures du matin, nous entrons dans la
magnifique rade de Bahïa. Elle est vaste et pittoresque. À droite, la
ville perchée sur des collines, au milieu des plumets de gigantesques
palmiers; à gauche, quelques îles verdoyantes; en face, une presqu'île
que domine le palais somptueux de l'Hospice de mendicité. Plusieurs
navires sont à l'ancre, entre autre la _Reliance_ de la _Unite State's
mail_, qui a depuis sombré dans un naufrage, et une quantité de barques
couvertes de nattes, probablement maisons flottantes de familles nègres.
Après la visite de la douane et de la santé, je descends à terre et me
rends à la poste. Le directeur, don Macedo Costa, pour lequel j'avais
une lettre, me reçoit avec bonté. Près de là, j'entre dans un ascenseur
public, et en quelques minutes je me trouve en haut de la ville, sur la
place du gouvernement. À droite, on me montre le palais du gouverneur; à
gauche le palais de ville, et, en face, la Chambre des députés de la
province.

Je continue ma route, et dix minutes après j'entre dans l'église de
San-Bento. Une assemblée de noirs assistait à un service commémoratif.
Sous la coupole, devant un tapis noir orné d'une croix étendue à terre,
le prêtre récitait les prières des morts. Je passe au couvent contigu,
je parcours de longs corridors, monte plusieurs escaliers, et après
avoir traversé de vastes salons dont la vue domine la ville, j'arrive à
la cellule du _Padre Mestre Géral_. Il me reçoit poliment, et nous
parlons de son frère qui habite Paris. Il me fait accompagner chez un
autre de ses frères, professeur de pathologie à la faculté de médecine,
et chez les Pères lazaristes à _Campo do Polvera_.

Je parcours encore une fois le couvent. Ce vaste établissement, qui
pourrait loger au moins une centaine de moines, en contient
actuellement huit, et les jardins sont incultes. On me dit qu'il en est
de même des autres nombreux couvents de Bahïa et du Brésil en général.
Il en est de ces institutions comme des hommes: elles dégénèrent et
meurent, puis renaissent.

Mon conducteur me mène à travers un labyrinthe de rues plus ou moins
sales, elles sont bordées de vieilles maisons peintes en jaune, en bleu,
en rouge, à la mode génoise. Le terrain est inégal: on monte des
mamelons et descend des vallées. Partout les vaillantes mules tirent les
_bonds_ ou tramways; je remarque une population nombreuse, noire ou
mulâtre, presque pas de blancs. À la fin, ruisselant de transpiration
sous un soleil de feu, j'arrive au _Campo do Polvere_ chez les Pères
lazaristes. Le P. Sagnet en est le supérieur. Il me retient à déjeuner
et me propose la visite des établissements tenus par les Soeurs de
Charité. C'est toujours avec plaisir que je vois à l'étranger les
établissements dirigés par nos compatriotes.

À peu de distance de l'habitation des Pères, nous trouvons l'asile _dos
Espostos_. Il contient 215 petites filles. Comme à Pernambuco,
l'administration les marie lorsqu'elles ont l'âge voulu, et remet à
chacune une dot de 1,000 fr. avec un trousseau de 250 fr. Cet
établissement contient aussi 68 garçons qu'on envoie travailler dans les
ateliers de la ville: on les place au dehors vers l'âge de 12 à 14 ans.
Les Soeurs tiennent là aussi une école externe qui réunit une centaine
d'élèves. C'est beaucoup pour une maîtresse. C'était l'heure du dîner,
le plus grand nombre étaient rentrées chez elles, mais une trentaine
dînaient en classe avec les petites provisions portées dans un panier.

Le jardin de l'établissement est vaste et bien tenu: des mangoes
séculaires y font une ombre bienfaisante. Un jacquier colossal les
domine tous; de gros fruits pendent de ses branches noirâtres. Je
remarque là le fruit _abiu_ (le caki du Japon); le _pigna_ ou frutto de
Conde (la Buonana des Malais); le sobaia, espèce de nèfle; le popaja,
arbre à pain, le grand éventail ou arbre du voyageur, et une quantité de
plantes à feuilles rouges et à fleurs variées.

Dans une cour, j'admire une vigne couverte de grappes près de mûrir. Si
on voulait se donner la peine de la cultiver en grand, on pourrait
bientôt se passer du vin de l'Europe. La nourriture est bonne et
abondante, elle se compose de soupe, viande, haricots de diverses
couleurs, pommes de terre venues de France, de farine de manioc.

Dans un autre quartier de la ville, le jeune P. Morre me conduit à la
visite de l'établissement dont il est aumônier. Les Soeurs y instruisent
environ 200 jeunes filles internes appartenant à la bourgeoisie, et une
quarantaine d'orphelines. Elles construisent une belle église gothique,
la première de ce style qu'on voit au Brésil.

[Illustration: Brésil: Entrée de Rio-de-Janeiro.--Pain de Sucre.]

Les élèves nous montrent les dentelles, les broderies, les fleurs
artificielles confectionnées par elles, et nous prenons congé des
bonnes Soeurs toujours heureuses de voir des compatriotes.

Un peu plus loin nous parcourons les salles d'un autre orphelinat que
dirigent aussi les Soeurs et visitons la vieille église des Pères
jésuites. Comme toutes celles de l'Ordre, elle est à peu près copiée sur
Saint-Ignace de Rome, et surchargée de sculptures et dorures. De la
sacristie on domine la rade, et l'on jouit d'un des plus beaux panoramas
du monde. Le bon chanoine portugais qui avait eu la bonté de me faire
ouvrir l'église (car ici elles sont fermées durant le jour) a fait ses
études à Rome et a de la fortune; il peut ainsi se livrer aux oeuvres de
dévouement non rétribuées.

Mais l'heure avance, et malgré mon désir de visiter l'hôpital et l'école
de médecine, je dois y renoncer pour gagner le _Niger_.

Personne n'a pu me dire le chiffre exact de la population de Bahïa. Les
uns prononçaient le chiffre de 100,000, d'autres indiquaient le chiffre
de 200,000 et plus. Il n'y a pas d'état civil ici, et lorsque le
gouvernement ordonne un recensement, les gens fuient ou se cachent. On
cache surtout les garçons pour les soustraire au service militaire.

Je n'ai pu me procurer ni _ordo_, ni un indicateur de chemin de fer; ces
sortes de documents sont inconnus dans le pays.

On m'avait parlé de la beauté des environs et surtout des quartiers de
Barra et de Rivermet; mais ces excursions demandaient plus de temps que
je n'en avais devant moi, et je dus y renoncer.

Dans l'intérieur, la population est bonne. Le P. Morre me disait que
dans les missions qu'il va prêcher de temps en temps, 15 à 18,000 âmes
sont souvent réunies, et il est alors obligé de leur prêcher sous la
voûte du ciel. Les principaux produits sont le tabac, la canne à sucre
et la racine de manioc qu'on nous porte en Europe sous forme de tapioca.

À quatre heures et demie le navire américain lève l'ancre; un quart
d'heure après le _Niger_ le suit.

7 juin.--La nuit a été mauvaise, pluie, mer en fureur, inondation des
cabines. Aujourd'hui le mauvais temps continue, et on a dû stopper
durant une heure pour réparation à la machine. On a peuplé le navire de
perroquets; la plupart sont à plumage vert, ailes rouges, bec noir, et
ne cessent de bavarder. Quelques-uns sont extraordinairement gros et
rouges avec queue très longue; ceux-ci, incomparablement plus jolis, ne
parlent pas; la nature partage ses dons. On a aussi embarqué bon nombre
d'ouistiti, charmant petit singe de la grosseur d'un écureuil.

Le lendemain, la navigation est encore pénible. Le 9 juin, à sept heures
du matin, nous apercevons la côte hérissée de montagnes plus ou moins
coniques. À neuf heures, on nous montre au loin un profil de montagnes
ressemblant à la tête de Louis XVI, couché sur son dos. À midi, nous
entrons dans la rade de Rio-Janeiro. Elle est vaste et gracieuse,
parsemée d'îles, et garnie de navires. De nombreuses chaloupes à vapeur
entourent le _Niger_. C'est la santé, la douane et les parents et amis
qui viennent chercher les amis et les parents. Il est toujours touchant
de voir ces scènes de famille après une longue absence; mais ici
_touchant_ est d'autant plus le mot que les Brésiliens, comme les
Portugais, s'embrassent en se tapant simplement de la main sur le dos.
Ils ne baisent pas comme les Français et ne secouent pas la main comme
les Anglais. À deux heures une baleinière me dépose à la place du
Palais, d'où je gagne l'_Hôtel de France_. Ma première visite est pour
le banquier, ma seconde à la poste.

De Bordeaux à Rio, nous avons eu 20 jours de navigation. À table, nous
n'avons jamais vu ce que les marins appellent les violons: cordes
tendues pour retenir les plats et les bouteilles. Nous arrivons à Rio en
plein hiver; tout le monde y est vêtu de noir. La chaleur est pourtant
aussi forte que chez nous au mois d'août. La fièvre jaune n'a pas encore
entièrement disparu.

Le Brésil a une surface de 8,352,000 kilomètres carrés, la France n'en a
que 530,000, et 1,027,000 avec ses colonies. L'Angleterre, avec ses
colonies, possède 22,418,400 kilomètres carrés; la Russie, 21,745,000.
La Chine a 11,500,000 kilomètres carrés, les États-Unis de l'Amérique du
nord 9,333,000; en sorte que le Brésil est le cinquième de tous les
États du monde quant à la surface. Il confine au nord avec le Venezuela
et la Guyane française, à l'est avec l'Atlantique, à l'ouest avec le
Pérou et la Bolivie, au sud avec le Paraguay, l'Uruguay et la
Confédération argentine. Il est divisé en 20 provinces, et sa population
est évaluée à 10 ou 12 millions d'habitants, parmi lesquels 1,300,000
encore esclaves. Il y a, en plus, 500,000 Indiens ou indigènes dans
l'intérieur. La forme du gouvernement est une monarchie
constitutionnelle avec un empereur et deux Chambres électives. Le trône
est héréditaire sans exclusion des filles. L'empereur actuel n'ayant
point de garçons, aura pour héritière sa fille aînée, mariée au comte
d'Eu d'Orléans, fils du duc de Nemours.

C'est en 1822 que don Pedro I de Bragance (don Pedro IV de Portugal),
régent du Brésil pour son père Jean VI, d'accord avec celui-ci, proclama
l'indépendance de la colonie. En 1826, il hérita de la couronne de
Portugal, et y renonça en faveur de sa fille aînée, doña Maria II, mère
du roi actuel.

Il mourut régent du Portugal en 1834, après avoir abdiqué en 1831 la
couronne du Brésil en faveur de son fils don Pedro II, alors âgé de 6
ans et empereur actuellement régnant. Il a été couronné à sa majorité, à
16 ans, le 18 juillet 1841, et marié le 4 septembre 1841 à
Teresa-Christina-Maria, née le 14 mars 1822, à Naples, et fille de
François I, roi des Deux-Siciles. L'héritière présomptive, doña
Isabella-Cristina, est née le 29 juillet 1846. La constitution de 1824,
modifiée en 1834, en 1840, et sans cesse améliorée, est très libérale.

L'empereur exerce le pouvoir législatif avec le concours de deux
Chambres: le Sénat et la Chambre des députés. Les sénateurs,
actuellement au nombre de 57, sont nommés à vie par l'empereur sur une
liste triple votée par les électeurs. Les députés, au nombre de 122,
répartis par province, selon le chiffre de la population, sont, depuis
deux ans, élus pour trois ans au scrutin direct. Sont électeurs et
éligibles ceux qui, sachant lire et écrire, paient une contribution de
12,000 reis (25 fr. environ) ou justifient d'un petit revenu de 200,000
reis (400 fr.). La législature actuelle est la dix-huitième; elle a
commencé avec la nouvelle loi électorale en 1882 et finira en 1885.

Le revenu de l'État est d'environ 250,000,000 de francs. La dépense
excède la recette de plusieurs millions. La dette atteint près de 2
milliards, dont le quart a été occasionné par la guerre du Paraguay.

Il n'y a pas d'impôt foncier: le revenu principal provient des droits de
douane à l'entrée et à la sortie. L'importation atteint le chiffre d'un
demi-milliard de francs, l'exportation le dépasse de quelques millions.

Les principaux produits sont: le café, le sucre, le coton, le maté,
espèce de thé consommé dans la république argentine; le caoutchouc,
l'or, le diamant, les drogueries et matières médicinales, les peaux et
le suif.

L'armée compte environ 13,000 hommes, et la flotte comprend, entre gros
et petits, 52 navires, dont 4 cuirassés. Ils portent ensemble 118
canons, jaugent 26,071 tonnes, disposent de la force de 26,140 chevaux;
le tout dirigé par 215 officiers et environ 2,000 matelots. Les gros
navires sont construits en Angleterre. On y achève en ce moment un
nouveau cuirassé: _le Riachuelo_. Les petits navires sont construits au
Brésil, dans les divers arsenaux de Corte, Bahïa, Pernambuco, Para,
Mattogrosso. Le matériel de guerre est fourni par la maison Krupp. Le
budget annuel de la marine s'élève à environ 12,000,000,000 de reis,
soit environ 25,000,000 de francs. Les villes principales sont
Rio-de-Janeiro, Bahïa et Pernambuco. De ces deux dernières j'ai déjà
parlé, me voici à Rio-de-Janeiro. Son nom, traduit en français, signifie
«fleuve de janvier.» Les Portugais arrivèrent ici en janvier, et prenant
la baie pour l'entrée d'un fleuve, nommèrent l'endroit Rio-de-Janeiro,
et ce premier nom est resté.

La vieille ville, bâtie sur une langue de terre basse qui s'avance dans
la baie, ressemble à toutes les villes portugaises. Les rues sont
étroites et mal pavées. La rue la plus fréquentée, celle d'Ouvidor, qu'à
Rome on appellerait le Corso, n'a guère plus de 6 à 7 mètres de largeur.
De nombreuses églises élèvent leurs dômes et leurs clochers, mais elles
sont presque toujours fermées. Il y a peu de vespasiennes, et comme la
chaleur du climat invite à boire, le peuple fait de la ville une
vespasienne générale. Or, cela n'augmente pas la salubrité. Il me
semblait être débarqué dans une ville chinoise; le mouchoir bien garni
d'eau de Cologne n'est pas de trop. C'est pourtant dans cette partie de
la ville que se trouvent les banques, la poste, la douane, les
principaux magasins, et que se font les affaires. C'est aussi dans cette
partie que la fièvre jaune a élu son quartier général. Mais si on pousse
jusqu'aux faubourgs, à Butafogo, Ingenio nuovo, c'est autre chose. Là,
de gentilles maisonnettes entourées de jardins sont d'agréables et
saines demeures; toutefois, la forme chalet qu'ont généralement ces
maisons peut bien convenir aux montagnes de la Suisse, la plupart du
temps couvertes de neige, mais me paraît peu adaptée à un climat qui
ignore la neige et qui est brûlant même en hiver. Garnir les maisons de
portiques et de vérandas garantirait les murs des rayons du soleil et
rendrait les chambres plus fraîches. Les portiques sont aussi fort
commodes pour s'y délasser le matin et le soir. Le tout devrait être
caché dans un bouquet de verdure. La chose n'est pas difficile avec la
luxuriante végétation de ces lieux. Tel est le système qu'ont adopté les
Anglais aux Indes et dans l'Extrême-Orient pour se défendre d'une
chaleur analogue. L'étranger qui n'y est pas encore habitué remarque
aussi le grand nombre de degrés dans la couleur de la peau des
habitants, depuis le noir du nègre jusqu'au blond et au blanc de
l'Européen. Le croisement avec les nègres et avec les Indiens a produit
toutes ces nuances.

Rio, capitale du Brésil, pour la population est la première ville de
l'Amérique du sud. Elle compte 500,000 habitants. L'_Hôtel de France_
qu'on m'avait indiqué comme le meilleur est loin d'être confortable.
Après la visite réglementaire à la douane, je peux retirer mes bagages,
et je prends un _ferry_, nom qu'on donne ici aux bateaux traversant la
baie, au-delà de laquelle s'élève la ville de Nicteroy. Je réservais ma
première visite aux enfants de dom Bosco qu'on m'avait dit habiter à
Santa-Rosa di Nicteroy. De l'autre côté de la baie que je traverse en
une demi-heure, on me dit que Santa-Rosa est à une lieue de distance; je
monte sur une voiture de tramways, et je parcours une vallée magnifique
qui me dédommage un peu des odeurs de Rio. Après une heure, j'arrive sur
un monticule à une chapelle fermée et la maison attenant ne contient que
des nègres. C'est bien ici la chapelle Santa-Rosa, me disent-ils en
portugais, mais personne que nous n'y demeure. Après avoir demandé à
bien des maisons et des passants, on me conduit à une maisonnette cachée
dans un bouquet d'arbres au pied d'une colline: C'est ici, me dit-on, la
maison achetée pour les enfants de dom Bosco, et ils y seraient déjà
sans la fièvre jaune; mais l'évêque, Mgr Lacerda, a préféré laisser
éteindre le terrible fléau avant de les y installer. Je reprends le
_bond_ et le steamer et arrive à l'_Hôtel de France_ bien tard pour le
dîner. Je passe la nuit sur le lit dur: ils le sont tous ici. Il paraît
que dans les climats chauds la couche dure est plus saine: je ne dis
rien des rats dans la chambre et des mille-pattes, cet horrible insecte
que je trouve dans mes draps. Ici il est inodore, mais ce qui n'est pas
du tout inodore sont les cuisines et waterclosets qui parfument toute la
maison. S'il en est ainsi partout, il faudrait s'étonner seulement
qu'il n'y eût pas de fièvre jaune. Aussi dès le lendemain, je me
préoccupe de changer de quartier et d'hôtel, mais le _Grand-Hôtel_ n'a
point de place, l'_Hôtel des Étrangers_ et d'_Angleterre_ n'ont plus que
de petites chambres, et je me sauve à l'hôtel _Vista Allegra_ sur la
colline de Santa-Tereza. On arrive en tramway au pied d'une colline
qu'on escalade par un chemin de fer à ficelle, et un autre tramway nous
conduit par la colline jusqu'aux grands réservoirs publics ou dépôts
d'eau qui alimentent la ville. Cette excursion est magnifique: on domine
la ville, la rade et les environs, le coup d'oeil est ravissant; à
l'hôtel _Vista Allegra_ on respire un air pur et on jouit du même
panorama.

Une fois mon domicile fixé, je commence mes visites. Le grand séminaire
est tenu par les lazaristes français, les élèves y sont au nombre d'une
vingtaine. Le P. Henh, supérieur, me renseigne sur les oeuvres
charitables du pays.

M. Galvao, directeur de l'École polytechnique, me reçoit avec bonté. Il
lutte de son mieux pour infuser un peu d'énergie dans les caractères
indolents; il me paraît homme de forte volonté, il m'invite à visiter
son école fréquentée par 300 élèves; et me donne plusieurs
renseignements sur le pays et l'adresse de personnes nombreuses pour
lesquelles on m'a remis des lettres.

Je visite entre autres M. Morissy. Cet Anglais de vieille race est
depuis longtemps membre de la Chambre de commerce. Il me présente à son
président, et me remet une carte pour être admis à la lecture des
nombreux journaux dans les salons de la Chambre. Chemin faisant, il me
fait remarquer le superbe palais de commerce en construction. Quel
dommage de mettre tant de millions en un quartier si malsain! Le
président de la Chambre de commerce, avec beaucoup d'amabilité, répond à
mes nombreuses questions sur le commerce de la capitale, sur la
colonisation et l'esprit qui la guide, et me remet le _Relatorio da
associacâo commercial do Rio de Janeiro do anno de 1881_. En le
parcourant je vois que l'association demande instamment au gouvernement
la réforme monétaire. Il n'est pas facile, en effet, à l'étranger, de se
reconnaître dans ce labyrinthe de mille et millions de reis, et il lui
faut longtemps pour s'y habituer. L'unité monétaire est le reis qui vaut
ici un quart d'un centime, à peu près la moitié de la sapèque chinoise:
en effet, s'il faut 1,200 sapèques pour 5 fr., il faut 2,200 reis pour
la même somme. Heureusement le reis n'est pas monétisé; on a de petites
monnaies de nikel de la grosseur d'un sou et valant 100 et 200 reis,
mais le plus souvent ce sont les sales chiffons de papier-monnaie qu'on
reçoit et qu'on donne; ils ressemblent à ceux qu'on a vus en Italie et
ailleurs. Les plus petits sont de 500 reis, un peu plus d'un franc. Ce
papier perd actuellement environ 10%, quand on veut l'échanger contre
métal. Les gouvernements qui ont déjà été assez sages pour former
l'union postale, feraient bien de former une union monétaire
universelle: tout le monde en profiterait.

Je trouve dans les documents qu'en 1881, la place de Rio a vendu
3,286,813 sacs de café du poids de 60 kilos, au prix de 3,620 reis (un
peu plus de 7 fr. les 10 kilogr.). Ce prix était de 5,603 reis en 1879,
presque le double; que la valeur des marchandises exportées de Rio en
1881 atteint environ 130,000,000 de fr.

Qu'en 1879-1880, l'Angleterre a importé pour environ 80,000,000 de fr.,
la France 32,000,000, les États-Unis pour 16,000,000, le Portugal pour
12,000,000, l'Italie pour 1,600,000, l'Espagne pour 1,000,000 de fr.

Pour la navigation, en 1880-81, sont entrés et sortis au port de
Rio-de-Janeiro, 847 navires anglais, 257 allemands, 239 français, 232
américains, 137 brésiliens, 117 espagnols, 91 portugais, 89 norwégiens,
77 italiens. La France importe surtout les vins, mais elle vient après
le Portugal: celui-ci en effet en 1881 a importé environ 3,300 pipes et
la France 2,700. Le chemin de fer D. Pedro II, qui a coûté environ
200,000,000 de fr., en 1881 a donné une rente brute de environ
26,000,000 de fr.; en défalquant les frais d'exploitation, environ
11,000,000 de fr., reste pour le revenu net environ 15,000,000 de fr.

L'immigration au port de Rio-de-Janeiro pour 1881 a été de 1,162
immigrants subventionnés et 19,362 immigrants libres; mais il y a eu
aussi 9,434 départs.

Dans l'après-midi, je me rends au petit séminaire au _Palacio épiscopal
de Rio Comprido_: il est au loin à la campagne, mais les tramways vont
partout. Une magnifique allée de palmea gigantea conduit à la maison.
Elle a une cour intérieure et paraît bien disposée pour l'éducation.
Dans le salon, je vois une espèce d'oiseau noir à gros bec; c'est le
_bicudo_, me dit le professeur. Il est ainsi appelé à cause de son gros
bec: il n'est pas joli, mais il chante comme le rossignol; la nature ne
donne jamais tout à tous. Quatre-vingts élèves sont là instruits dans
les lettres et sciences par les lazaristes français et plusieurs
prennent plus tard le chemin du grand séminaire. Dans le jardin, je
remarque une magnifique allée plantée de bambous; ils sont si serrés
qu'ils forment une barrière impénétrable aux rayons du soleil. Un peu
plus loin, une vaste piscine sert aux bains quotidiens des élèves. À
côté, un grand potager fournit non seulement tous les légumes à la
maison, mais encore un revenu locatif. Une église nouvelle est en
construction; la matière employée est la brique, quoique les pierres ne
manquent pas: les environs de Rio sont remplis de granit.

Un peu plus loin, je visite un collège tenu par les Soeurs de
Saint-Vincent de Paul. Elles donnent l'instruction à 80 garçons et à 100
filles; la pension est d'environ 100 fr. par mois; mais les garçons
sortent à l'âge de 12 à 14 ans. Toutefois, cette faculté d'enseigner la
classe riche n'est accordée qu'exceptionnellement aux Soeurs de Charité,
lorsqu'elles sont en mission et qu'il n'y a point d'autre ordre
enseignant. Saint Vincent de Paul les a spécialement établies pour se
dévouer à la classe populaire, et pour ne pas l'oublier, les Soeurs
tiennent dans ce même collège 30 garçons et 40 filles pauvres. Je
parcours la maison: classes, dortoirs, cours de récréation, tout est
bien disposé. De nombreux petits réservoirs servent pour les bains des
élèves. Sans le bain quotidien, me dit la Soeur, nous aurions dans ce
climat bien des maladies de peau. Le bon lazariste qui m'avait reçu au
petit séminaire m'avait donné son domestique pour me conduire chez les
Soeurs; il me conduit encore au palais Impérial à Saint-Sébastiao. Le
baron de Buon Ritiro, chambellan de l'empereur, se trouve de service au
palais: il me reçoit avec prévenance, et me promet pour le 13 juin une
audience de Sa Majesté.

Poursuivant ma route, après plusieurs changements de tramways et une
heure de voiture, j'arrive à la villa Moreau à la Tijuca. La chaleur
était forte à Rio, je voulais passer une nuit à la campagne.

La _Villa_ ou _Hôtel Moreau_ est située au milieu d'un magnifique parc
au pied des montagnes de la Tijuca: je trouve à table d'hôte beaucoup
d'Anglais qui, en gens pratiques, s'en vont le matin à leur bureau à Rio
et reviennent le soir à l'air pur. Parmi les convives, je distingue un
jeune couple en lune de miel.

Le lendemain, de grand matin, je gravis la Tijuca dans un break. Durant
une heure, quatre vaillantes mules nous tirent le long de la montagne,
au milieu d'une végétation tropicale. Le gouvernement rachète ces
montagnes pour laisser repousser la forêt et en faire une promenade
publique. Les pics les plus élevés ont 1,000 et 1,200 mètres d'altitude:
on les atteint en deux heures de cheval du plateau de la _Cascatella_
ou petite cascade, près de laquelle passe la voiture. Nous voyons par-ci
par-là quelques fabriques de papier pour lequel on emploie ici les
fibres du bananier. Nous apercevons sur le plateau quelques gracieuses
villas, et après une courte descente, nous arrivons à deux hôtels situés
l'un près de l'autre, _White Hôtel_ et _Hôtel Jourdain_. Les noms
indiquent que l'un est anglais et l'autre français. Ils occupent deux
maisons ayant fait partie d'une même _fazzenda_ de café. L'endroit est
extrêmement pittoresque; beaux ombrages, vallons, cours d'eau. Aussi
c'est un rendez-vous populaire le dimanche. À dix heures et demie
j'étais de retour à l'_Hôtel Moreau_, et après un bon moment de natation
dans la fraîche piscine, je trouve le déjeuner excellent. Un jardinier
français très instruit m'accompagne à mon excursion dans le parc. Il le
garnit avec les plantes qu'il va chercher dans la montagne, et il en
découvre toujours de nouvelles; mais il a à se défendre contre les
serpents, peu habitués à être dérangés dans la forêt vierge. Le _Copi_,
qui a environ 1m 50 de long, est inoffensif; le _Corail_, ainsi nommé à
cause des anneaux rouge-corail qui ornent sa peau, est venimeux, mais il
ne s'en prend à l'homme que lorsque celui-ci l'attaque. Le _Churucu_ est
sérieusement dangereux; il est noir, gros et court; il n'a que 75
centimètres de long: mais s'il voit l'homme, il se roule, l'attend,
s'élance et mord, laissant dans la plaie son venin mortel. Aussi le
jardinier ajoute qu'il ne va jamais dans ses excursions qu'armé d'un
flacon d'alcali.

[Illustration: Brésil: Diverses sortes de Palmiers.]

Mon guide me fait remarquer les belles plantes du parc, et d'abord le
jacquier ou artocarpus, qui est de deux sortes: l'integrifoglia donne
toute l'année des fruits, ils pendent directement du tronc;
l'incisafoglia ne donne le fruit qu'une fois l'an; ce fruit, sauté au
beurre, a le goût du pain; c'est pourquoi on appelle cet arbre l'arbre à
pain. Le manguier ou manguifera borbonica devient colossal et donne des
fruits pesant jusqu'à 1 livre 1/2. Le giroflier, dont la tige des
étamines est le clou de girofle, bien connu de nos cuisinières. Presque
tous ces arbres sont couverts de parasites; ce sont des picarnia, des
broumelias verdifolias et autres qui pendent en lianes. Parmi les
palmiers nous voyons le cameodora elegans ou palmaria gigantea qui vient
si bien ici et atteint jusqu'à 30 mètres de haut; malheureusement il ne
donne aucun fruit utilisable; puis l'areca rubra ou areca
madagascarensis, avec d'immenses palmes; l'areca bambousa ou palmier
bambou, dont la tige ressemble au bambou. Le cariotta aureus à feuille
trilobée, le felix reclinata, et autres sortes de cocotiers. L'avocatier
donne un fruit excellent en forme de poire, mais rempli d'une espèce de
crème ou beurre végétal. Le treligea regina ou arbre du voyageur,
semblable à un immense éventail, formé de feuilles à forme de bananier;
il sort plus d'un litre d'eau de chaque feuille si on la coupe, c'est
pourquoi il a reçu le nom d'arbre du voyageur. Le teophrasta imperialis
à large feuille donne une espèce de nèfle du Japon. Le mammea americana
à belles feuilles de magnolia, donne toute l'année un excellent abricot,
dit de Saint-Domingue. Nous voyons une grande variété de mimosa et
d'acacias parmi lesquels je remarque le flamboyant, de la famille des
césalpinées. Dans la famille des pandanées nous trouvons le pandanus
utilis, le pandanus juvonicus, le pandanus graminiformis, le pandanus
inermis. Dans la famille des sicadées, le sicas revoluta, le sicas
circinalis; parmi les dracoenas, le dracoena umbraculifera, le dracoena
rubra terminalis; le poincentia pulcherrima à belles feuilles rouges,
qui commence à faire son apparition en Europe; le califa, etc. Dans les
cucurbitacées, le mamou, qui donne un fruit jaune dont les habitants du
pays font une compote; l'arbuste croton et une infinité d'autres dont
une bonne partie sont utilisés en cuisine ou en pharmacie.

Rentré à Rio dans la soirée, je rends visite à M. le vicomte Barbacena,
d'une des plus anciennes familles du pays. Il me renseigne sur les
principales plantations de café et de cannes, et m'en facilitera la
visite.

13 juin.--À l'approche de la fête de saint Antoine, on tire force fusées
et pétards tous les soirs, mais on se soucie fort peu de la fête
religieuse.

Au musée on venait de terminer une exposition anthropologique; le
directeur, M. Netto, avec beaucoup de bonté, met un employé français à
ma disposition pour la visite des nombreuses salles. Tout ce qui
concerne les Indiens: céramique, armes, filets, embarcations, s'y trouve
à profusion; on a même copié d'après nature les principaux types. J'en
ai vu d'absolument identiques à la race jaune, et d'autres de race pure
indo-européenne; preuve certaine que les hommes ont abordé ici de divers
lieux et à des époques diverses. Les nombreux vases de terre
ressemblent, par la forme et le travail, à la céramique des Étrusques.
On peut voir bien des objets qui rappellent l'Égypte, entre autres la
momification; mais les momies indiennes ne sont pas couchées au long; le
corps est plié, les genoux touchant la poitrine, selon la manière dont
les Japonais disposent leurs morts dans le cercueil avant de les brûler.
Les pirogues sont des troncs d'arbres creusés, ou des écorces liées: les
lances et les flèches ont le bout en pierre ou en os; elles sont parfois
imbibées d'un poison végétal. Certaines flèches légères étaient lancées
en soufflant dans un bambou qui les contenait. On trouve aussi des
casse-tête et une quantité d'instruments de pierre absolument identiques
à ceux que j'ai vus en Allemagne, en Norwège, en Russie. L'homme a
certainement abordé l'Amérique par le détroit de Behring, d'où il est
descendu vers l'Amérique centrale; mais, à plusieurs reprises, des
embarcations y ont été entraînées par des tempêtes où des courants, et
on peut ainsi s'expliquer la présence des différentes races et des
différentes civilisations.

Le soir, à cinq heures, j'étais à San-Christovao, au Palais impérial. M.
le vicomte de Buon Ritiro me présente à Sa Majesté l'empereur qui
m'accueille avec bonté. La conversation roule sur les voyages, sur
l'enseignement, sur la charité: il importe, dit l'empereur, de bien
s'assurer de l'exactitude de ce que l'on dit, mais il importe aussi
beaucoup de ne jamais cacher la vérité. L'empereur m'a paru animé
d'intentions droites et de bonne volonté.

[Illustration: Brésil: Palais Impérial.]

Un ingénieur venait après moi pour le renseigner sur un chemin de fer de
Pernambuco. Il reçoit avec facilité, écoute avec attention, et se rend
compte des affaires. On loue sa simplicité et sa charité. On lui
reproche d'un peu trop sacrifier à l'amour de la popularité.

Je prends congé de Sa Majesté pour passer chez l'impératrice. Elle est
dans un salon, assistée d'une dame d'honneur. Elle m'accueille avec
bienveillance, et, puisqu'elle est de famille italienne, je lui parle
des oeuvres de dom Bosco, saint prêtre italien qui renouvelle les
merveilles de saint Vincent de Paul. Sa Majesté apprend avec plaisir que
dom Bosco va fonder sa première maison dans le Brésil. Puisse-t-il,
comme partout ailleurs, y développer, chez les enfants abandonnés, le
sentiment chrétien et l'amour du travail.



CHAPITRE IV

     Excursion à Pétropolis. -- Rencontre du comte d'Eu. -- Sa
     famille. -- La colonie allemande. -- L'ingénieur Bonjean. -- La
     filature la Pétropolitana. -- Les bois de construction. --
     Pourquoi on délaisse l'industrie française. -- Le corps
     diplomatique. -- L'internonce et l'administration religieuse. --
     Le téléphone. -- La Chambre des députés. -- Les chemins de fer.
     -- Le baron de Teffé et l'exploration de l'Amazone.


Le 14 juin, à trois heures, j'étais sur le petit steamer qui traverse la
baie pour rejoindre le chemin de fer de Pétropolis. Nous longeons à
gauche une quantité d'îles verdoyantes et pittoresques. À mesure que
nous avançons, les montagnes de Pétropolis et de Teresopolis appelées
_de los organos_, à cause de leur forme en guise de tuyaux d'orgues,
nous paraissent plus hautes. Peu de monde dans le navire; j'ai près de
moi un voyageur à physionomie française, je lui demande divers
renseignements sur le pays que je vais visiter. Il répond à mes
questions avec beaucoup de bonté; je lui demande aussi si M. le comte
d'Eu est à Pétropolis. «Je ne pense pas,» me dit-il (et en effet, il n'y
était pas en ce moment), mais comme je lui montre une lettre pour Ramiz
Galvao, instituteur de ses enfants, il me dit: «Vous êtes sans doute M.
Ernest Michel?» Sur ma réponse affirmative, il ajoute: «Je suis moi-même
le comte d'Eu; M. le vicomte de Buon Ritiro m'a parlé de vous, et M. le
comte de Noiac m'a écrit de Paris pour m'annoncer votre visite; je serai
heureux de vous recevoir.» J'exprime ma satisfaction et mon étonnement
pour la simplicité des chefs de l'Empire. Dans un siècle où on ne cesse
de parler d'égalité, le peuple aime et apprécie cette simplicité.

Le long de la route, l'auguste prince n'a cessé de me renseigner sur une
quantité de choses concernant le pays, et notre conversation variée m'a
laissé de lui le meilleur souvenir. Le navire est à la jetée et nous
montons dans de larges wagons pour traverser la forêt qui sépare la baie
du pied des montagnes. Partout d'impénétrables fourrés, mais pas
d'arbres de haute futaie, la main de l'homme a déjà fait ici ses
ravages. Il faudra maintenant dix ans pour que le petit bois soit un
taillis ou _puera_, comme disent les Brésiliens, et quarante ans pour
qu'il soit forêt ou _pueran_.

Au pied de la montagne, on quitte les grands wagons et on prend place
dans des petits wagons. La large voie de 1m 50 est remplacée par la voie
étroite d'un mètre. Une locomotive nous pousse lentement sur une voie à
crémaillère à pente de 15%. C'est le système du chemin de fer du Righi,
mais adouci, car celui-là a une pente de 25%. À mesure que la locomotive
s'élève, la nature alpestre nous apparaît dans toute sa beauté: forêts,
ravins, cours d'eau, cascades, etc. Au loin la vue plonge sur la rade,
sur Rio et les pics environnants. Derrière ces pics, le soleil se couche
enveloppé dans un nuage aux riches couleurs. En une demi-heure, nous
atteignons 7 à 800 mètres d'altitude. Sur le plateau, une locomotive
nouvelle reprend le train à l'avant et nous traversons une charmante
petite vallée parsemée de blancs chalets alpestres. C'est la demeure des
bonnes familles allemandes venues ici il y a quarante ans. Les
vieillards seuls ont vu la mère patrie, la jeune génération est
brésilienne. Le terrain qui entoure les chalets est cultivé en potagers:
c'est bien petit pour faire vivre une famille; mais ces bons Allemands
ont apporté avec eux leurs industries: ils font le beurre et fabriquent
la bière.

À cinq heures et demie, le train nous dépose à Pétropolis. Une pleine
voiture d'enfants autour de leur mère envoyent avec leurs mains
mignonnes des baisers vers le train: ce sont les enfants du comte d'Eu
qui ont aperçu leur père. «Voilà pour vous du nouveau,» me dit le prince
en me montrant un _bond_ ou tramway tout neuf; j'y monte, et quelques
instants après, je suis à _l'Hôtel d'Orléans_. Ce vaste établissement à
peine achevé ne figurerait pas mal même au milieu des meilleures
stations hivernales ou balnéaires d'Europe.

La chaleur et les odeurs de Rio m'avaient fatigué. Après le dîner je
gagne mon lit et le lendemain à sept heures j'inspecte la ville.

Pétropolis m'a paru comme Cannes, comme Menton à leur début, une ville à
la campagne. Partout chalets, villas entourées de parcs gracieux, aux
plantes variées, aux fleurs éblouissantes. En passant devant la villa du
comte d'Eu, j'admire encore une fois la simplicité de la famille
régnante. Je rends visite à M. l'ingénieur Bonjean. Né au Brésil, mais
d'origine savoisienne, il est parent du président Bonjean, fusillé sous
la Commune. Lauréat de l'École centrale à Paris, il s'est occupé ici de
chemins de fer et dirige actuellement deux usines de filature et tissage
de coton. Il me donne des détails très intéressants sur le pays et sur
ses immenses ressources. L'esprit de routine laissé par les Portugais
fait qu'on n'a pas encore bien compris l'importance de l'immigration. On
néglige les moyens de la faire affluer. Les immenses ressources de la
contrée sont donc encore perdues pour tout le monde. Les terrains
accessibles sont presque tous propriété privée, et les propriétaires
incapables d'en tirer parti en demandent des prix qui éloignent tout
acheteur. Les terrains plus éloignés appartiennent à l'État, qui les
donne au prix minime de 15 à 20 fr. l'hectare, 1 reis par mètre carré,
mais le manque de routes les rend peu abordables à l'immigrant. Les
compagnies qui se formeraient pour construire des chemins de fer
traversant les terrains riches et vierges et recevant comme
gratification une large bande sur les deux côtés de la voie, feraient
certainement ici comme aux États-Unis, d'excellentes affaires. Le
gouvernement, en facilitant l'action de ces compagnies, bénéficierait le
premier par l'augmentation de la population, par l'impôt direct qui est
minime, et surtout par l'impôt indirect qui, par les droits de douane,
est très productif. Ce sera toujours un mérite pour ceux qui ont la
direction de la chose publique, de sortir de l'horizon étroit des
préoccupations locales ou personnelles et de regarder les choses du
point de vue élevé qui embrasse l'humanité. Or, la nature qui a produit
les immenses terrains encore vierges de l'Amérique du sud, ne les a pas
produits pour les reptiles et les animaux sauvages qui les parcourent,
mais pour en faire bénéficier l'homme, auquel Dieu a dit: «allez,
croissez et remplissez toute la terre.» Qu'importe la nationalité et la
race, si on veut bien utiliser le sol à la sueur de son front? À la
longue, tous ces travailleurs venus de tous les points du globe feront
une race qui, pour être le résultat du mélange de nombreux éléments
actifs, n'en sera pas moins homogène et plus forte.

M. Bonjean veut bien me conduire à la Pétropolitana, fabrique qu'il
dirige depuis peu de temps. Après une heure de voiture, le long d'un
charmant cours d'eau, nous arrivons à un point où il se précipite d'une
vingtaine de mètres en cascade à deux étages le long d'un rocher de
granit: c'est la _cascatella_. On refait le pont de bois qui traverse le
torrent. À cette occasion, M. Bonjean me fait remarquer les jolis bois
de construction de la contrée. C'est d'abord le _vignatico_, de la
famille des cèdres, dont on fait de beaux meubles, des marches et des
parquets; le tapinhoam à bois jaune; le masananduba, à bois rouge; le
cèdre à feuilles larges; le _paineira_ au tronc épineux, qui donne la
_paina_, espèce de fruit rempli d'une soie végétale, qui sert pour
garnir les oreillers; le _pigno_ ou sapin du pays, dont les feuilles
courtes et larges piquent comme des épines.

Il y a actuellement au Brésil 40 filatures de coton, dont 2 à
Pétropolis. La plus importante est celle de Macaco, que M. Bonjean
dirige depuis huit ans; la seconde est la Pétropolitana, dont il vient
de prendre la direction en février dernier. La première donne un
dividende de 15%, la seconde cause encore des pertes, preuve de
l'importance de la direction pour le résultat d'une affaire.

Le moteur est l'eau du ravin avec une chute de 40 mètres. La toiture,
échelonnée en petites bandes en forme de scie, éclaire à grand jour la
vaste construction. Au rez-de-chaussée sont les ateliers de réparation:
forgeron, rabotage, ferrage, tournage de fer, charpentiers et ajusteurs;
puis les ateliers de teinture du fil et les entrepôts divers. Au premier
étage sont alignés sur cinq rangs 5,000 broches à filer et 100 métiers à
tisser, outre les batteuses et les cardeuses de divers degrés. La toile
confectionnée atteint environ 6,000 mètres par jour, emballée
mécaniquement en ballots de 340 mètres prêts à être dirigés sur les
marchés du pays. La bonne toile blanche de coton de 0m 90 de largeur
revient à environ 1 fr. le mètre; elle sert au vêtement des esclaves.
Celle qui, par les dessins variés et ses teintes brillantes, sert au
vêtement du peuple, coûte 1 fr. 50 le mètre. On fabrique aussi de la
toile à voiles pour les navires. Le soir, la lumière est fournie par le
gaz de ricin: on met dans les cornues les graines et bois de ricin et on
opère comme avec le charbon. Déjà, j'avais vu l'hôtel éclairé par un
extrait de pétrole appelé la gazotine.

Dans ces pays nouveaux on observe ce qui se produit en Europe en fait
d'invention, et on introduit toujours les dernières découvertes. Ainsi,
on voit partout fonctionner ici le téléphone, pendant qu'il est à peine
en usage dans quelques rares établissements des grandes villes de
France. Sur le steamer, j'ai fait route avec un Portugais qui importe
ici les tramways mus par l'électricité, pendant qu'on commence à peine à
en parler chez nous.

En examinant les nombreuses machines de la Pétropolitana, je remarque
qu'elles sont presque toutes de construction anglaise et américaine, et
je demande au directeur s'il n'aurait pas intérêt à les commander en
France. Les machines françaises sont plus chères, me dit-il, mais la
fabrication est meilleure, et à la longue elles procurent encore une
économie; mais il est difficile de traiter avec les maisons françaises,
car elles sont ou lentes ou chicaneuses, et en tout cas elles manquent
d'esprit pratique. Vous voyez ces dessins; ils marquent les machines
montées et les machines démontées avec les numéros d'ordre à chaque
pièce. Si j'ai besoin d'une pièce de rechange, je n'ai qu'à écrire à
Manchester en indiquant simplement le numéro, et la pièce m'arrive par
le premier navire; mais s'il s'agit d'une maison française, rien de
semblable. Je suis obligé de dessiner la pièce, de bien donner la
dimension, et souvent on aura besoin de nouvelles explications qui font
perdre des mois, et à la fin la pièce arrive peut-être incomplète ou mal
adaptable. J'aurais eu cent fois l'occasion de faire d'importantes
commandes en France, soit pour les chemins de fer, soit pour
l'industrie; j'ai échoué: quand je télégraphiais, on mettait un mois à
me répondre parce que tel inspecteur ou tel autre était en voyage, et en
attendant, l'occasion d'une affaire était manquée. Quand je demandais
les prix ou les devis, on me répondait qu'on ne pouvait les donner de
suite, et on les envoyait six mois après. Si je réclame un nouveau
modèle, on me répond qu'on a le leur, et qu'on ne saurait en adopter un
autre. Par contre, lorsque je vais chez l'Américain du Nord ou chez
l'Anglais, il me montre les modèles et je choisis. Si j'en veux un
autre, il me le fait sans retard: il me donne le devis et le prix, et je
puis contracter immédiatement en saisissant l'occasion. Les hommes
intelligents et sérieux ne manquent pas en France: il est certain que
s'ils connaissaient ce qui se passe par le monde, ils organiseraient
mieux leurs affaires, s'affranchiraient un peu du fonctionnarisme et de
la routine, et se mettraient en mesure de lutter avantageusement sur les
divers points du globe avec l'industrie de leurs voisins. Jusqu'à ce
jour, le Français reste chez lui, et réduit le monde à l'Europe. Le
personnel consulaire qui devrait le renseigner sur ce qui se passe n'a
pas été préparé par des études professionnelles, et pourtant le monde
marche, et celui qui négligera de se tenir au courant du mouvement de
tous les jours sera nécessairement dominé par les plus habiles. Or, il
ne faut pas l'oublier, dans les pays nouveaux, si le champ ouvert au
commerce et à l'industrie devient tous les jours plus vaste par
l'introduction des chemins de fer et des usines, l'Europe entière est là
pour offrir ses services: et non seulement l'Europe, mais encore
l'Amérique du Nord qui, non contente de s'être en cela émancipée de
l'Europe, lui fait maintenant concurrence.

M. Bonjean me fait remarquer les divers avis affichés à la porte de
l'usine: ce sont des recommandations ou des prohibitions. Au
commencement, me dit-il, j'avais introduit les règlements des usines
d'Europe, mais le résultat n'était pas satisfaisant. Alors j'ai jeté les
règlements au loin, et me suis borné à recommander, et au besoin
ordonner ce qui m'a paru bon, et à défendre ce que je trouvais mauvais.
Je laissais ainsi le règlement se former par lui-même à la suite des
années par l'action de la coutume. Ce système m'a parfaitement réussi à
l'usine de Macaco et je le reproduis ici. J'ai 460 ouvriers à l'autre
usine et je cherche à les attacher à l'établissement en leur rendant la
vie facile et commode pour eux et pour leur famille. Moyennant une
redevance annuelle, au bout de quelques années, ils sont propriétaires
de la maison qu'ils habitent, d'un lot de terrain précieux pour les
légumes, et menus produits qu'il procure à un ménage. Quand j'ai pris la
direction de l'usine, je l'ai trouvée entourée de débits de boissons,
source de désordres, et je me suis empressé de les expulser; mais
sachant que l'ouvrier a besoin de délassement, j'ai organisé pour eux
et par eux une bande musicale, et une salle de gymnastique au moyen
d'une association dont le médecin est le président. Ils ont leur société
de secours mutuels, et la chapelle occupe le centre de l'usine. Je
témoigne à tous une affection paternelle, mais j'évite la familiarité.
Tous les mois cinq récompenses en somme d'argent sont données aux cinq
ouvriers ou ouvrières qui se sont distingués par la conduite et le
travail. La plus grande impartialité préside à ces distributions;
précaution d'autant plus nécessaire que je suis en présence de plusieurs
nationalités souvent disposées à se jalouser.

Les infractions sont punies au moyen d'amendes rendues publiques par
l'affichage. Le résultat de ce système a été la paix et la stabilité
dans le personnel des ouvriers, le relèvement du niveau moral, l'aisance
dans les familles, l'augmentation des dividendes; en un mot, la
prospérité de l'usine. Heureux les hommes qui savent ainsi procéder par
l'expérience plutôt que par la théorie, et s'inspirer de l'amour de
leurs frères: ils recueillent l'affection en même temps que l'abondance.

La maison du directeur est bien disposée pour le climat, entourée d'un
beau jardin dans lequel je trouve, à côté des fleurs et des fruits des
tropiques, les poires, les pommes, les figues, les raisins, les
asperges, les salades et les choux, et jusqu'à une plante de thé. Le
tout est encadré par les bois, dans lesquels on retrouve les espèces les
plus odoriférantes, depuis le _colosse_, qui produit le clou de
girofle, jusqu'au _canela capitanmor_, dont l'odeur rappelle absolument
les matières fécales.

Pour rentrer en ville, nous parcourons la route pittoresque du matin: il
me semble que je traverse un coin de la Suisse. Nous nous rendons à une
autre filature de coton: l'usine de San-Pedro de Alcantara. Là, nous
trouvons 180 ouvriers et ouvrières faisant manoeuvrer 5,000 broches et
70 métiers. Le directeur, avec beaucoup de complaisance, nous explique
comment, par suite d'insuffisance d'eau, il a été obligé d'établir une
machine à vapeur à côté de sa roue hydraulique. Je l'engage à remplacer
celle-ci par une turbine, qui exige moins d'eau que la roue: il en
convient, mais la roue, il l'a, et la turbine devrait être achetée.
Ainsi, n'ayant pas le courage de donner peu pour se rattraper
grassement, il continue de voir passer en combustible une bonne partie
des bénéfices. Combien de calculateurs à courte vue on rencontre dans la
vie! M. Bonjean aussi avait trouvé à Macaco des turbines insuffisantes,
et n'hésita pas à sacrifier 30,000 fr. en s'imposant un mois de chômage
pour les remplacer par des turbines plus puissantes. Le résultat a été
une telle augmentation dans la quantité de toile produite
qu'immédiatement les frais furent couverts, et tout le surplus est
maintenant bénéfice. Je demandais à M. Bonjean ce qu'il avait fait de
ses ouvriers durant le mois de chômage. Je les ai employés, dit-il, aux
travaux nécessités par le changement des machines et autres travaux
supplémentaires. C'est de l'administration paternelle!

Le corps diplomatique du Brésil passe la plus grande partie de l'année à
Pétropolis, où il paraît subir les atteintes de l'ennui. J'appris trop
tard, pour lui rendre visite, que le chargé d'affaires d'Italie était un
Niçois, le comte Deforesta.

Je me rends chez Mgr Felici, l'internonce apostolique. C'est un Romain
calme comme les habitants de l'ancienne capitale du monde. Il me fait
bon accueil, et me présente son secrétaire, abbé sicilien au regard de
poète. Il me renseigne sur les choses religieuses du Brésil, et m'assure
que pour lui il ne connaît pas l'ennui, vu qu'on le tient constamment
occupé par les formalités de dispenses en matière matrimoniale.

Il y a 12 diocèses au Brésil pour une population d'environ 12 millions
d'habitants, et une étendue presque aussi grande que celle de l'Europe.
Plusieurs n'ont même pas de séminaire; mais Dieu supplée à ce que les
hommes ne peuvent faire. Les Indiens, au nombre d'environ 500,000, sont
évangélisés par des Ordres divers, et surtout par les capucins italiens,
qui dépendent directement de la Propagande. Les évêques sont présentés
par l'empereur et confirmés par le Pape.

Je passe chez M. Ramiz Galvao, ancien directeur de la bibliothèque
publique et précepteur des enfants de Son Altesse le comte d'Eu. M. le
comte de Noiac m'avait envoyé une lettre pour lui. Nous causons
éducation et instruction, et je peux bientôt me convaincre combien mon
interlocuteur est digne du poste de confiance qu'il occupe. Il comprend
à merveille la haute importance de diriger les premiers pas dans la voie
du savoir de celui qui sera appelé plus tard à régler les destinées de
l'Empire. Il sait bien que tout en armant l'intelligence, il faut
surtout cultiver le coeur.

Je ne pouvais quitter Pétropolis sans présenter mes hommages à Son
Altesse le comte d'Eu; il est Français, fils du duc de Nemours, et son
oncle le prince de Joinville a épousé une des soeurs de l'empereur.
Comme je l'ai déjà dit, la loi salique n'étant pas en vigueur au Brésil,
sa femme, fille unique de Pedro II, règnera après lui et aura pour
successeur son fils aîné âgé de dix ans actuellement. Le comte d'Eu aura
donc à remplir ici le rôle qu'a si bien rempli le prince Albert en
Angleterre.

Je me rends au palais impérial: même simplicité qu'à Rio, auprès de la
Cour et des grands. La porte est grande ouverte: pas de concierge, je
traverse le parc, j'arrive au palais; là aussi la porte est ouverte, et
pas de portier. Je parcours les corridors, me dirigeant du côté du bruit
de rires enfantins. J'arrive à une chambre où le prince joue avec ses
enfants et guide les premiers pas d'un bébé de deux ans. Il interrompt
ses amusements pour s'entretenir une demi-heure avec moi. Il me parle
d'une exposition pédagogique dont il préside la commission: cela me
rappelle que j'avais eu pour compagnon de cabine sur le steamer _le
Niger_ un journaliste de Paris, délégué à cette exposition. Est-ce
hasard ou coïncidence? Deux jours après l'arrivée du _Niger_, j'aperçois
dans la rue Ouvidor, aux vitrines du libraire qui sert de correspondant
au journal dirigé par ce délégué, une exposition de Vénus et de Cupidons
sous lequel on lisait en grandes lettres: _novedades_, nouveautés. C'est
aussi de l'enseignement, mais du mauvais.

Le discours tombe sur l'esclavage qui va en diminuant. Il n'y a plus
actuellement que 1,346,648 esclaves au Brésil: la loi de 1871 rend libre
tout enfant né d'une femme esclave. Ces enfants restent jusqu'à dix-huit
ans sous la tutelle du maître de la mère. Naturellement ils sont un peu
négligés et Son Altesse projette une association pour s'occuper d'eux,
les patronner et les instruire. L'association est le levier des sociétés
modernes. Elle sera toujours le plus grand instrument du bien et du mal.
Tous les jours je lis dans les journaux l'annonce d'esclaves rendus à la
liberté par leur maître, ou rachetés par des associations. On en
affranchit aussi un grand nombre par testament; et Son Altesse me cite
une dame qui vient de léguer sa vaste propriété à ses 400 esclaves,
voulant qu'elle soit partagée par familles. Belle et grande pensée de
cette propriétaire qui fait de ses esclaves ses héritiers! Une
commission a été nommée pour exécuter la pensée de la noble dame. Tout
le monde s'accorde à croire que dans vingt ans il n'y aura plus
d'esclaves au Brésil et que le travail libre les remplacera avec
avantage. Nous causons enfin de dom Bosco, dont Son Altesse a visité
l'établissement à Turin; je lui raconte ses succès à Lyon, à Paris, à
Amiens, à Lille, et le prince m'apprend la mort de M. de Laboulaye, chez
lequel j'avais conduit le saint prêtre quelques semaines avant. Un
grand nombre d'enfants court dans les rues de ce pays. Les Soeurs de
Saint-Vincent de Paul ont de nombreux établissements dans lesquels elles
prennent soin des orphelins; mais les garçons sont livrés à l'abandon,
et Mgr Lacerda, qui sent la nécessité de s'occuper aussi du sexe
masculin, a appelé les missionnaires de dom Bosco.

Il est bien tard quand je quitte le prince pour rentrer à l'hôtel
prendre un repos nécessaire.

J'aurais voulu passer la soirée avec un avocat auquel on m'avait
adressé. Nous aurions causé sur les lois et la magistrature. Déjà je
savais qu'imitant un peu notre code, les lois brésiliennes, en fait de
succession, avaient réduit au tiers la portion disponible, et j'avais
entendu des plaintes à ce sujet. On y voyait un obstacle à la stabilité
des familles. J'aurais voulu connaître l'appréciation d'un homme
compétent à ce sujet, mais les forces étaient à bout, et je dus renoncer
à cette visite. Le lendemain matin à six heures je suis sous la douche
froide qui ranime les nerfs; j'admire le beau lever du soleil, je revois
encore une fois les têtes blondes et les yeux bleus des enfants des
colons, et à sept heures je suis à la gare. Mme la comtesse de Barral,
qui avait été l'institutrice de la princesse, y accompagnait son fils
récemment marié à Mlle de Paranagua, fille de l'ex-premier ministre.
Elle me parle de la famille Bernis, ses parents qui habitent Nice. Peu
après, la locomotive nous entraîne sur la pente de la montagne d'où nous
dominons la plaine et la baie couvertes d'épais nuages que nous
atteignons bientôt. À neuf heures et demie le bateau me dépose à Rio. Je
me rends au bureau télégraphique pour voir si par hasard quelque dépêche
d'Europe m'y attendait. L'agence Havas a ici son bureau; elle perçoit
17,000 reis pour le premier mot et 5,000 reis pour chaque mot suivant.
Le bureau anglais perçoit 7,000 reis indistinctement pour chaque mot.
Cette Compagnie, au capital de un million et demi de livres sterlings, a
une recette d'environ 4,000,000 de francs par an. C'est bien faire ses
affaires.

À la Chambre des députés pas de séance, mais plusieurs députés semblent
occupés à des travaux et discussions. Grande simplicité dans le monument
et le mobilier. Ces députés de l'Empire sont moins exigeants sous ce
rapport que ceux de certaines républiques. Ils ne laissent pas
quelquefois d'être irascibles. Je lis en effet qu'il y a peu de jours un
d'entre eux, qui s'est cru insulté dans les colonnes d'un journal, a
voulu se faire justice à coups de canne sur le nez du journaliste. Il
est vrai d'ajouter que la presse ne comprend pas toujours sa mission et
qu'elle confond trop souvent la licence avec la liberté.

Au bureau de la colonisation, le directeur me remet une carte de la
province de San-Paulo et une de la province de Santa-Cattarina, avec un
règlement en 5 langues relatif à l'hôtel des immigrants à Rio-Janeiro.
J'y lis que les immigrants y sont logés et nourris pendant 8 jours, mais
je n'y trouve aucun renseignement sur les conditions auxquelles ils
reçoivent les terres et en quelle quantité. Les Yankees sont plus
habiles: ils multiplient les prospectus et les programmes avec gravures
et toute sorte de détails. On les trouve à tous les hôtels, dans les
gares, et on les reçoit dans les trains. Ici je n'ai même pu trouver à
la gare un indicateur de chemin de fer. Le chef de gare s'est contenté
de me dire que l'horaire et les prix sont collés aux murs de là station;
en sorte que je dois aller les consulter toutes les fois que je projette
une excursion. C'est peu pratique et surtout peu commode. On pourrait
croire que cela tient au peu d'importance des lignes dans un pays
nouveau.. Erreur! il y a environ 5,000 kilomètres de chemins de fer en
exploitation au Brésil, dont le coût moyen a été d'environ 100,000 fr.
le kilomètre; 15,000 autres kilomètres sont en construction ou concédés.

Mais revenons à mes visites. Je traverse la ville vieille et me rends
aux quartiers nouveaux, chez le baron de Teffé, chef de division à
l'arsenal de marine. M. de Teffé est un officier distingué qui revient
de l'expédition organisée pour observer le passage de Vénus. Il me donne
sur son travail des détails intéressants: il en envoie les résultats à
l'Académie des sciences à Paris, où se réuniront les savants en congrès
pour se mettre d'accord sur les conclusions définitives.

M. le baron de Teffé me parle longuement de ses explorations dans
l'Amazone, où il a passé deux ans et neuf mois. Il dirigeait la
Commission qui devait, avec celle du Pérou, tracer les frontières des
deux pays, pendant que deux autres Commissions traçaient celles de la
Bolivie. Une première Commission péruvienne avait été anéantie par les
Indiens. Son chef, amputé d'une jambe par le fait de cinq flèches
empoisonnées, avait survécu et avait eu le courage de se mettre à la
tête de la seconde expédition; mais, durant les opérations, il fut
enlevé par la fièvre paludéenne. Les rivières débordent et se retirent
laissant d'immenses marais mortels.

Les Brésiliens aussi furent très éprouvés. Sur 80 personnes, M. de Teffé
en perdit 27 de la fièvre, parmi lesquelles son propre frère. Les
Indiens leur causèrent bien des difficultés, mais il avait trouvé moyen
d'échapper à leurs flèches en couvrant complètement les canots d'une
toile métallique derrière laquelle se tenaient les rameurs.

La Commission rencontra un jour un superbe emplacement qu'avait visité
Humbold en 1808. L'illustre explorateur y avait laissé une inscription
enthousiaste pour déclarer que c'était là un endroit admirable pour une
grande ville, et que dans cinquante ans il serait couvert de maisons et
de monuments. Or, M. de Teffé, plus de cinquante ans après, n'y avait
encore vu que de l'herbe. La prophétie pourra se réaliser; mais Humbold
s'était trompé de date.

De Paris, sur la demande d'un ami, M. de Thurino, illustre Brésilien que
j'avais connu à Nice, m'avait envoyé des lettres nombreuses pour ses
amis du Brésil, et entre autres une pour son fils. Je me rends donc chez
lui, mais, à mon grand étonnement, je trouve le père en personne. Il
était arrivé de la veille, et nous pouvons ainsi causer, des choses de
l'Europe.

[Illustration: Brésil: Chef indien.]

Continuant ma course, j'arrive chez le comte d'Ignassu, chambellan de
l'empereur. Il était de service au Palais. Il est frère du comte de
Barbacena dont j'ai déjà parlé. Ils appartiennent à la famille des
Brants, contraction de Brabant, originaires de la Belgique. Après s'être
perpétués sans interruption de mâle en mâle depuis cinq siècles, les
deux frères n'ont maintenant chacun qu'une fille. Après ce pèlerinage,
lorsque nous nous trouverons réunis dans le sein de Dieu, nous verrons
qu'il n'y a qu'une grande famille humaine, dont Adam est
l'arrière-grand-père.

Je clos ma série de visites par celle de M. le comte de Paranagua,
jusqu'au mois dernier président du Conseil des ministres. Sa maison est
celle d'un bourgeois. Heureux pays, où les grands savent donner un si
bon exemple! M. de Paranagua comprend le français et parle le portugais,
mais si clairement que je ne perds rien de la conversation. Elle roule
sur des sujets multiples, et j'admire dans mon interlocuteur l'homme
calme, au jugement clairvoyant, aux appréciations bienveillantes: c'est
l'homme habitué à la conduite des hommes. Il se rend à San-Paulo pour
voir son fils au petit séminaire, et si je puis trouver le temps de
faire cette intéressante excursion, il me dirigera dans la visite des
choses intéressantes de cette province, la plus avancée de l'Empire,
pour l'industrie comme pour l'agriculture.



CHAPITRE V

     Excursion à Copa-Cabana. -- Sauvés par un bambin. -- Le jardin
     botanique. -- L'Hospicio Don Pedro II. -- L'orphelinat de
     Sainte-Thérèse. -- Le Casino Fluminense. -- Encore le bureau de
     colonisation. -- Le téléphone. -- Le marché. -- Les aumônes
     impériales. -- L'Hospicio de la Misericordia.


Le 17 juin, à six heures du matin, le soleil darde ses rayons derrière
les montagnes, de l'autre côté de la baie et sur les cimes opposées. La
ville au pied de la colline se réveille, et les gens endimanchés se
meuvent, dans toutes les directions; je descends à _Praja do Framengo_,
chez M. Duvivier. Sans perdre du temps, nous montons à cheval et nous
voilà en route pour Copa-Cabana, où l'aimable banquier veut me montrer
le nouveau quartier qu'il va faire surgir en cet endroit. Il est
concessionnaire d'un tramway qui aboutit à une plage superbe. Il se
propose d'élever dans la mer, sur des poteaux de fer, un magnifique
établissement de bains. Je l'informe de la destruction par le feu de la
Jetée-promenade de Nice et l'engage à prendre ses précautions. Après une
heure de marche au pas et au trot, nous laissons à gauche le cimetière,
garni de monuments de marbre, et gravissons une charmante colline que le
tramway traversera en tunnel. Au sommet, un docteur, fusil au bras, fait
mine de nous barrer le passage; il entend nous conduire chez lui et
nous offrir café et vin de Porto. Comme il apprend que nous pressons le
retour pour assister à la messe, il nous dit: «Voilà, sur ce rocher
là-bas, la chapelle; la messe s'y dit à dix heures, il est neuf heures;
vous n'avez que le temps d'arriver.»

Nous descendons donc l'autre pente de la colline et arrivons à la plage,
couverte d'un sable fin et blanc qui éblouit nos yeux. Le soleil est
brûlant, il faut attirer un peu d'air par la vélocité du galop, et nous
voilà galopant, galopant. À dix heures moins cinq minutes nous sommes au
pied du rocher, sur lequel les pêcheurs étendent leurs filets. La montée
est rude, au point que mon compagnon voit sa selle retomber en arrière.
À dix heures nous étions à la chapelle, mais la messe avait été dite à
neuf heures. Le docteur, sans doute, n'y était jamais venu. Déjà, en
approchant de Rio, j'avais admiré cette gracieuse coupole couronnant le
rocher en dehors de la baie; jamais je n'aurais pensé qu'un jour je me
trouverais sur la terrasse de ce petit monument. La vue en est
excessivement gracieuse; les lames de l'Océan se brisent à ses pieds et
on a en face un îlot sur lequel un ingénieur français élève un phare
électrique. Mais l'heure avancée nous laisse peu de temps pour la
contemplation. Nous saluons deux amazones et leur cavalier qui nous
avaient rejoints, et, pour éviter le sable brûlant, nous nous engageons
à gauche dans une petite forêt, avec l'espoir aussi d'abréger la route
par une diagonale. Mal nous en prit, car, une demi-heure après, ayant
perdu le sentier, nous nous trouvons engagés dans les broussailles, sans
issue. Les branches menacent nos corps et nos têtes; les chevaux
eux-mêmes ne peuvent avancer qu'avec peine. Forcés de descendre et de
les conduire à la main, nous errons par des tours et détours, revenant
sur nos pas, et nous engageant dans toutes les directions, lorsque
enfin, en percevant au loin le toit d'une maison, M. Duvivier pousse à
pleins poumons ce cri: _O di casa_. Une voix répond, mais on ne voit
personne. À la fin, un enfant de sept ans paraît, et nous reconduit
jusqu'au chemin. Sauvés par un bambin!

[Illustration: Rio-de-Janeiro. Avenue des Palmiers au Jardin botanique.]

Nous aurions eu envie de fouetter le docteur, mais le temps pressait et
un galop effréné nous conduit bientôt à _Praja de Buttafogo_. M.
Duvivier trouve prudent de ne plus affronter le soleil et laisse les
chevaux, dans une écurie pour prendre le tramway. À midi nous rentrions
chez lui; un bain froid restaure les membres et un bon déjeuner redonne
des forces. Mme Duvivier fait les honneurs de la maison avec grâce et
simplicité. On fait un peu de récréation avec ses quatre charmants
bébés, puis M. Duvivier prend le chemin de la ville pendant que, dans la
direction opposée, je me rends à l'_Orto botanico_.

Après une heure de _bond_ sur une route pittoresque j'arrive à ce
superbe jardin. Une allée de palmea gigantea s'étend jusqu'au pied de la
montagne. Ces véritables géants portent leur plumet à 30 mètres dans les
airs; ils n'ont que le défaut d'être trop hauts. Le vert gazon qu'on
appelle ici _grama_ forme partout une gracieuse pelouse sur laquelle
s'élèvent par-ci par-là des bouquets de bambou, des espèces de joucas
dont les feuilles tournent autour du tronc en forme de spirales; des
bouquets de palmiers variés, parmi lesquels je remarque le palmier
bambou et une espèce de palmier qui laisse tomber du tronc des racines
qui, venant se souder au sol tout autour forment comme une rangée de
pieux qui l'étayent. Parmi les géants, je compte le jacquier, le
manguier, l'araucaria et bien d'autres dont j'ignore les noms. Je vois
par-ci par-là de gracieuses pièces d'eau, et j'arrive à une charmante
petite cascade à plusieurs étages, ombragée par des géants séculaires.
Là-dessous sont disposés des bancs et des tables de pierre sur
lesquelles diverses familles étendent des journaux en guise de nappe et
distribuent la nourriture à de joyeux enfants. Excellent usage que celui
des piques-niques à la campagne, mais je doute que le jardin botanique,
si admirablement disposé pour cela, soit accessible au grand nombre. Il
faut environ deux heures pour l'atteindre en tramway, et le prix est de
400 reis (1 fr.) pour l'aller et autant pour le retour. Une famille de
10 personnes aura donc à dépenser 20 fr. seulement pour le transport. Il
est bien vrai que l'ouvrier est, ici, dans l'aisance, puisqu'il gagne de
7 à 8 fr. par jour, mais les nombreuses familles absorbent facilement ce
gain dans la nourriture, le logement et le vêtement. C'est pourtant la
famille ouvrière qui a le plus besoin de respirer, le dimanche, l'air
des champs; de ranimer ses forces à l'atmosphère pure, de relever son
esprit et son coeur aux beautés de la nature.

En face du jardin, une grande affiche, avec le mot _Restaurant_, me fait
croire que j'y trouverai patron ou domestique français; pas un ne parle
cette langue, et j'ai recours à mon mauvais portugais. À l'ombre des
manguiers, sur une grande table, des mets variés sont étalés: un
mécanisme en forme d'horloge fait tourner deux grandes ailes qui, se
promenant au-dessus des plats, en chassent les mouches. Je goûte la
bière du pays; elle ressemble bien plutôt au cidre de Normandie. Enfin
le _bond_ arrive et me ramène à Buttafogo, d'où je gagne l'hospice don
Pedro II.

Cette immense construction a été commencée en 1841, et forme un
véritable palais, plus somptueux que celui de l'empereur. C'est la
royauté du pauvre, du malheureux, qui se trouve ainsi honorée, c'est de
l'ordre chrétien. L'établissement est en effet destiné à la plus grande
des misères qui affligent l'humanité: c'est l'hôpital des fous. Il a la
forme d'un immense carré coupé en deux par la chapelle; à gauche sont
les hommes, à droite les femmes. Les malades tranquilles occupent le
premier étage; les furieux, le rez-de-chaussée. Dans le grand salon, je
vois la statue de l'empereur Pedro II, protecteur de l'établissement: il
a à sa droite le buste de José Clément Pereira, et à sa gauche celui de
Ivan de Boles Pinto, les deux promoteurs de l'institution. Il y a aussi
celui du commendator Thomé Rivero de Farias, qui a donné le terrain. On
ne saurait jamais assez honorer la mémoire de ces hommes qui mettent
leur fortune et leur activité au service de leurs frères malheureux; ils
sont les instruments fidèles de la bonté du Père céleste, qui a créé le
riche pour qu'il soit le serviteur du pauvre. Vingt-deux Soeurs de
Charité prennent soin de l'établissement, et la cornette se tire
d'affaire, même avec les fous. Le Père Henh, lazariste, survient avec le
supérieur du petit séminaire de la ville de San-Paulo, et nous formons
ainsi: une petite caravane pour parcourir les différentes salles.

Partout grande élévation des plafonds, aération parfaite; aussi, malgré
la haute température, on ne sent ici aucune de ces odeurs fétides
habituelles aux établissements de cette nature. La maison abrite environ
400 malades; les hommes sont un peu plus nombreux que les femmes; mais,
par contre, celles-ci, de l'aveu des Soeurs, donnent plus de fil à
retordre. Il y a 15 pensionnaires de première classe, logés en chambre;
ils payent 5,000 reis par jour (10 à 12 fr.); 24 sont dans la deuxième
catégorie, et payent une pension de 3,000 reis par jour; 40 de la
troisième catégorie donnent une pension de 2,500 reis; le reste est
gratuit. Dans la première et la deuxième classe on compte des personnes
distinguées. Dans ce siècle de la vapeur et de l'électricité, bien des
cervelles sont emportées par le mouvement trop rapide de la vie.

Les bonnes Soeurs se livrent à des études comparatives entre les folies
des diverses nationalités, car il y a ici des gens de tous les pays.
Pour confirmer leur dire, elles nous appellent tantôt un Allemand,
tantôt un Français, tantôt un Portugais ou un Brésilien, et toujours
l'examen de l'individu donne raison à leurs observations. Le Brésilien a
la folie douce; le Français, furieux ou gai, fait volontiers de
l'esprit; celui que nous interrogeons se dit Jonathas: Vous aimez donc
le miel? lui dis-je; et il répond: J'aime l'abeille, elle est discrète
et gracieuse ... et ainsi de suite. L'Anglais est morne; l'Allemand,
têtu, et l'Italien déclame: celui qu'on me présente est Génois, il
préfère me demander des sous pour acheter des cigares. L'Espagnol est
méchant, et le nègre insolent.

À la chapelle, de beaux chandeliers et candélabres exécutés par les fous
ornent l'autel; dans le compartiment des femmes une salle d'exposition
contient des fleurs artificielles et des broderies exécutées par les
folles et vendues au profit de l'oeuvre. La maison vit de dons et de
legs, et quatre loteries annuelles complètent les sommes nécessaires à
son entretien.

Les Soeurs élèvent là 40 orphelines qui sont employées comme domestiques
dans la maison. Nous passons à la cuisine. Au réfectoire nous trouvons
les bols prêts à recevoir le thé. L'ordinaire est ainsi composé: à sept
heures, café; à midi et demi, dîner avec mets variés et viande fraîche
cinq fois par semaine; à cinq heures et demie, le thé. La pharmacie, les
douches, les bains sont des modèles d'ordre. Chez les femmes, une
vieille Espagnole, couronne en tête, se croit l'impératrice et nous
aborde avec une grande dignité; mais, au rez-de-chaussée, les pauvres
furieux inspirent des sentiments de profonde pitié. Le P. Henh réunit
les Soeurs, heureuses de voir un compatriote porter intérêt à leurs
oeuvres. Je quitte ce séjour de la douleur pour me rendre, un peu plus
loin, au _Recoglimento das orphas de la Santa Casa_, connu aussi sous le
nom d'orphelinat de Sainte-Thérèse. Cet établissement, confié aux Soeurs
de Saint-Vincent de Paul, est sous la direction de l'administration de
l'hôpital de la Miséricorde. Il est richement doté et contient 200
orphelines de toute nationalité. Ne sont admises que les orphelines de
père, et nées d'unions légitimes. Lorsqu'elles sont majeures, on les
marie avec une dot de 2,500 fr. et un trousseau confectionné par elles.
La maison n'a qu'un rez-de-chaussée; elle est vaste et bien aérée. J'y
vois une grotte de Lourdes, une belle chapelle et un petit théâtre: la
récréation est, aussi bien que la prière, un besoin de la nature
humaine. Là encore les bonnes Soeurs se livrent à des études sur les
caractères des diverses nationalités: les Brésiliennes et Portugaises
aiment la danse; les Espagnoles excellent dans les castagnettes; les
Anglaises sont masculines; les Italiennes aiment la poésie; les
Françaises, la coquetterie; les Allemandes sont entêtées; les négresses
orgueilleuses. Nous parcourons les classes, et les élèves, croyant me
saluer en français, me disent: Bonjour, Señor; d'autres, plus habiles,
disent: Bonjour, Seigneur. Sur toutes ces jeunes figures de toutes les
nuances, on lit la joie, la paix, le contentement. Déjà, j'avais visité
les établissements des Soeurs sous tous les climats. En Orient, les
Arabes les appellent les filles du ciel; et la joie, la paix et le
contentement sont en effet des fruits du ciel.

Qui est l'étranger qui nous fait l'honneur de nous visiter? demande la
supérieure. C'est Michel, répondis-je. Pressé par le temps, je les
laisse à deviner qui peut bien être cet étrange Michel et me sauve à
l'hôtel _Vista Allegre_, où j'arrive après deux heures, bien avant dans
la nuit.

Le lendemain fatigué de l'excursion et du soleil de la veille, je reste
à l'hôtel pour écrire aux amis et rédiger mon journal de voyage. Le 19
juin, je rends visite à M. Galvao, directeur de l'École polytechnique.
Cette école réunit environ 300 élèves, mais l'École de droit en a 700 et
celle de médecine 1,000. Clients, sur vos gardes! Il y a une seconde
école de droit à San-Paulo. Les pays gouvernés par les avocats en
général ont peu prospéré.

Je vais prendre congé de M. Netto, directeur du musée; il veut bien
accepter d'envoyer quelques objets à la fête projetée par la Société de
géographie de Lyon. Avec beaucoup d'amabilité, il m'offre de m'envoyer
quelques-uns de ses écrits que j'échangerai avec mes récits de voyage.

Enfin, je remplis un devoir en allant remercier le vicomte de Buon
Ritiro pour toutes les bontés dont il m'a comblé. Il demeure à la
campagne, à 2 lieues de la ville; la route est pittoresque, et son
gentil pavillon est caché dans un bouquet d'arbres et de bambous, sur un
des monticules du quartier _Ingenio nuovo_. Il est à dîner, mais
l'étranger ne fera pas antichambre. À peine annoncé, il est introduit et
admis à la table de famille, où il reste le temps nécessaire pour
exprimer ses remerciements. Pour ne pas abuser, je me retire, encore une
fois charmé de la bonté et de la simplicité des grands de ce pays.

Le soir, à sept heures, je redescends la colline de Santa-Theresa pour
assister à une réunion de charité. J'y trouve des professeurs, des
conseillers de la Couronne, des avocats, des hommes du monde. On
m'apprend l'existence d'une association de dames de charité pour la
visite des pauvres. Je leur indique le précieux concours que ces
associations, en France, trouvent dans les Soeurs de Charité; j'engage
ces messieurs à organiser un cercle de jeunes gens; ils portent au bien
l'ardeur de leur âge, et si on néglige de les diriger vers le bon côté,
ils plieront vers le mal. Leur activité ne pourrait rester sans emploi.
M. Galvao me présente à M. Lopo Denis et Cardeiro: ce monsieur est un
des administrateurs du Casino Fluminense, et veut me faire visiter ce
magnifique établissement. Il me montre avec enthousiasme les lambris
dorés de la grande salle de bal, les nombreuses glaces, les appartements
pour la toilette de l'impératrice et de ses dames, et celui destiné à
l'empereur. Il me fait remarquer quatre grandes amphores, pour les
rafraîchissements, qui ont coûté 15,000 fr. Ce cercle, le plus important
de Rio, appartient à une Société d'actionnaires; les actions sont d'un
_conto_ de reis ou million de reis, soit 2,500 fr. On est reçu sur
présentation et moyennant 120 fr. l'an. L'administration organise quatre
bals dans l'année; toute la société distinguée du Brésil y assiste, et
la famille impériale ne manque jamais d'y venir. Le 29 nous avons le bal
d'hiver, me dit M. Lopo, je serai heureux de vous donner une carte
d'invitation; vous pourrez ainsi voir réunie toute notre noblesse. Je
remercie M. Lopo, mais obligé de continuer ma route, je ne pourrai
profiter de son invitation. L'administration du casino met son superbe
local à la disposition des oeuvres charitables. Tous les ans, environ
douze concerts de charité ont lieu dans ses vastes salons. M. Lopo est
président du Jockey-Club et voudrait me voir assister aux prochaines
courses; mais j'ai moi-même une course bien longue qui m'empêche de trop
m'arrêter dans chaque ville.

Me disposant au départ, je prends des renseignements auprès des diverses
compagnies de bateaux à vapeur qui vont à Montevideo. Les Messageries
maritimes et le Pacific Steam Co refusent de prendre des passagers pour
cette destination: elles pensent ainsi éviter la quarantaine. La
Compagnie brésilienne n'a que de petits navires, qui font escale à tous
les ports du littoral, et mettent dix jours dans le trajet; mais la
Royal-Mail de Southampton a un navire qui doit toucher à Santos le 27,
et je me dispose à gagner ce port qui, cette année, a été exempt de la
fièvre jaune. Cette combinaison me permettra de visiter en route une
_fazzenda_ de sucre et une de café, de parcourir 700 kilomètres dans
l'intérieur et de voir la ville de San-Paulo. Je ne veux pas quitter Rio
sans voir le marché et l'Hospicio de la Misericordia, et sans essayer
d'avoir encore des renseignements plus précis sur la colonisation.
J'étais déjà allé au bureau de renseignements _das terras_ sans y avoir
appris grand'chose. M. Duvivier me fait observer que je me suis présenté
sans lettre de recommandation; il m'en procure une par un de ses amis et
me fait espérer meilleure réussite: or, il advint que la lettre était
pour un employé et non pour l'inspecteur. Celui-ci déclare que, ne lui
étant pas adressée, il ne peut l'ouvrir, se montre un peu étonné de ma
nouvelle démarche, et dit qu'il n'a pas d'autre renseignement à me
donner. Sur mon insistance et mes interrogations, il m'apprend qu'on
vend aux immigrants de 30 à 60 hectares de terre au prix de 2 reis la
brasse carrée (un peu plus de 4 mètres carrés) et qu'ils le paient par
cinq acomptes égaux dans les cinq ans qui suivent les deux premières
années, pendant lesquelles ils ne paient rien. Ils peuvent se libérer
avant ce temps, et aussitôt le prix payé, ils sont propriétaires
définitifs. Ils peuvent demander la naturalisation. Dans ce cas, ils
acquièrent les droits politiques et sont éligibles et électeurs
lorsqu'ils possèdent une rente de 200 fr. et qu'ils savent lire et
écrire. Ils peuvent aussi garder leur nationalité, et leurs enfants nés
ici sont traités sur le pied de la réciprocité de leur nation.

Comme j'insiste pour avoir un manuel ou traité indiquant ces choses, il
me fait remettre un opuscule imprimé en 1865, ayant soin d'ajouter que
son contenu a subi de nombreuses modifications. Ce bureau serait mieux
nommé le bureau de _non-renseignement_. Aux États-Unis l'immigrant
trouve à ce bureau, non seulement les brochures, mais toutes les
explications verbales qu'il désire, avec les échantillons des blés,
maïs, soie, vins, grains, etc. Lorsqu'il désire aller visiter les
terres, les compagnies de chemins de fer lui donnent un billet gratuit
pour l'aller et il n'aura que le retour à payer. Rien donc d'étonnant
que l'immigration, qui, aux États-Unis, s'élève déjà à 7 ou 800,000
immigrants par an, se chiffre à peine ici par une moyenne annuelle de
27,000 colons, desquels il faut défalquer les départs. Mais aux
États-Unis, le plus souvent l'immigration est provoquée par des
compagnies qui ont des terres à la suite de concessions de chemins de
fer. Pour vendre ces terres et rendre le chemin de fer productif, elles
ont intérêt à faire connaître les richesses à exploiter, pendant qu'ici
le soin de l'immigration est confié au gouvernement. Celui-ci n'aura
jamais l'énergie et l'activité de l'intérêt privé.

M. Duvivier me conduit encore au bureau central d'une seconde compagnie
de téléphones dont il est membre. Elle ne fonctionne que depuis trois
mois, et déjà elle a plus de 300 abonnés. Quatre employés sont occupés à
joindre les fils selon les demandes: ils parlent à voix presque basse,
car, obligés de parler du matin au soir, ils ont besoin de ménager leurs
poumons.

Au marché je remarque presque tous les fruits et légumes de l'Europe, à
côté des fruits et légumes de la zone tropicale. Les légumes sont un peu
plus chers que chez nous; la viande fraîche coûte 1 fr. le kilo, la
viande salée des pampas 1 fr. 25, mais elle est sans os; en cuisant elle
augmente en volume. Un poulet se vend 1 fr. 50, une poule 3 à 4 fr., les
oeufs 2 fr. la douzaine.

En passant devant le palais de l'empereur, je vois un attroupement de
pauvres; on me dit que c'est le jour de la distribution des aumônes.
L'empereur, non seulement fait une large distribution chaque mois, mais
il fait étudier à ses frais des garçons intelligents appartenant aux
familles nombreuses: une personne bien renseignée m'assure qu'il dépense
ainsi en bienfaits 500,000 fr. par an: le quart de sa dotation. Puisse
l'exemple être suivi par tous les souverains! Il y aurait moins de
nihilistes!

Désireux d'emporter une collection de photographies de ce pays, je
parcours un grand nombre de magasins, mais elles sont rares, chères et
d'une exécution qui laisse à désirer. Les Japonais ont fait plus de
chemin dans cet art.

Enfin j'arrive à l'_Hospicio de la Misericordia_. C'est un riche et
vaste palais, à côté duquel ceux de l'empereur disparaissent. Il a 500
pieds de long et quatre ailes parallèles de même longueur, séparées par
jardins et cours Il n'a qu'un étage sur rez-de-chaussée, mais la hauteur
des plafonds est au moins de 7 mètres: aussi l'aération est parfaite et
on ne sent pas l'odeur d'hôpital.

Soixante Soeurs françaises de Saint-Vincent de Paul servent les 1,200
malades de l'établissement et distribuent en outre journellement, sur
recette du médecin, des médicaments à environ 600 personnes qui viennent
du dehors.

Sous le vaste porche, je remarque la statue des deux Pères jésuites
fondateurs de l'oeuvre. Je parcours les vastes salles, les cuisines, la
pharmacie, les lingeries. Partout propreté et ordre parfait. J'aurais
voulu voir les malades de la fièvre jaune, mais ils ne sont pas là. Pour
éviter la contagion, on envoie les fiévreux dans un établissement
spécial au-delà de la baie. Cette année, les cas ont été nombreux au
fort de l'été (décembre et janvier); ils dépassaient cent par jour et
presque tous étaient mortels. Les étrangers y sont plus sujets que les
autres, spécialement les natures fortes des Portugais et des Italiens.
Cette horrible maladie, importée de l'Amérique centrale, est connue ici
sous le nom de _febbre amarilla_, ou _vomito negro_. Elle consiste en
un empoisonnement du sang qui se traduit souvent par des vomissements et
des selles noirâtres: on en meurt au bout de quelques jours. Si on
traverse le septième jour, on peut en guérir; on la soigne ou par la
glace, qui arrête le vomissement, ou par les sudorifiques et les
purgatifs.

Je crois que le jour viendra où chez toutes les nations on comprendra la
nécessité de ne plus parquer les malades dans les vastes salles
d'immenses établissements où ils s'empoisonnent mutuellement.

Le système allemand de les placer à la campagne au milieu des arbres, de
séparer les maladies par maisons isolées, et les degrés de la même
maladie par des chambres contenant au plus quatre malades, a donné
d'excellents résultats: le nombre des guérisons est bien plus
considérable que dans les anciens hôpitaux, et déjà il est imité avec
succès au Japon et aux Indes orientales.



CHAPITRE VI

     Départ pour l'intérieur. -- L'esclavage. -- La filature de
     Macaco. -- La plantation de D. Pedro Paes-Leme. -- Son usine à
     sucre. -- Une famille heureuse. -- J'arrive à Barra do Pirahy. --
     La fazenda de café du baron de Rio Bonito. -- La forêt vierge. --
     La plantation des caféiers. -- Cueillette du café. --
     Préparation. -- Coût de production et prix de vente. -- Les 800
     esclaves. -- Les fauves et le gibier.


Je devais dans l'intérieur visiter les fazendas de M. Pedro Paes-Leme à
Bélem et du baron de Rio Bonito à Barra do Pirahy. Après le dîner, je
boucle mes malles et recommande au garçon de ne pas manquer de
m'éveiller le matin pour que j'arrive à la station pour le train de 7
heures. Au milieu de la nuit, il frappe à ma porte en me disant: «Le coq
a chanté et il fait clair.» C'était le clair de lune, et je l'envoie
dormir. Je dors moi-même encore quelques heures, et à 7 heures je suis à
la gare du chemin de fer D. Pedro II. Le matériel a été construit par
les Américains du Nord, et il me semble voyager sur une ligne de
New-York.

Je suis heureux de retrouver ici M. Bonjean, qui se rend à son usine de
Macaco: il me présente M. Oliveira, un des trois propriétaires de
l'usine. Chemin faisant, la conversation tombe sur la question de
l'esclavage. La loi de 1871, qui a déclaré libre tout enfant né d'un
esclave, en a diminué le nombre de 300,000 jusqu'à ce jour, soit par
les décès, soit par l'affranchissement volontaire ou le rachat au moyen
des fonds établis par la susdite loi. L'empereur et les communautés ont
affranchi 9,000 esclaves; les particuliers, 70,000. Il en reste encore
environ 1,300,000, et on voudrait voir la besogne marcher un peu plus
vite. Le parti libéral verrait volontiers la mise en liberté immédiate
de tous les esclaves avec ou sans indemnité pour les propriétaires. Le
parti conservateur désire voir cesser au plus tôt l'esclavage, mais il
croit atteindre le but en améliorant simplement la loi de 1871. De par
cette loi, tout esclave qui n'a pas été déclaré devient libre. On
recherche les omissions de déclaration et on espère arriver ainsi à en
délivrer une centaine de mille. Peut-être augmentera-t-on la capitation
ou impôt sur chaque tête d'esclave; cela déprécierait la marchandise et
faciliterait le rachat. Entre les impatients et les attardés, les sages
trouveront le juste milieu pour faire cesser cette plaie hideuse sans
causer trop de perturbation et en ménageant une heureuse transition au
travail libre.

M. Oliveira me parle aussi d'un essai de colonisation qu'il fait dans la
province de Santa-Catharina, sur les terres du comte d'Eu. Les colons,
en arrivant, y trouvent leur petite maison et reçoivent assez de terres
pour faire de brillantes affaires: ils appellent alors leurs parents et
leurs amis, et la propagande se fait d'elle-même. Pour que l'émigrant
quitte volontiers son pays natal, il faut: qu'il puisse se dire: un tel
que je connais a fait dans tel pays sa fortune, j'y ferai aussi la
mienne.

Tout en causant, nous arrivons vers neuf heures et demie à Bélem. Là, un
nègre se présente au nom de M. Paes-Leme, pour m'annoncer que la voiture
qui doit me conduire chez lui est à la gare; mais MM. Bonjean et
Oliveira désirent me faire visiter leur belle usine de Macaco. Je
renvoie donc la voiture, déclarant que dans deux heures j'arriverai dans
la fazenda, à cheval, à travers champs. À Macaco, M. Bonjean me présente
à un ingénieur français qui dirige, dans les environs, une fabrique de
dynamite; Cette dangereuse matière est employée, ici pour faire sauter
la roche dans la construction des voies ferrées. Deux charmants enfants,
arrivés depuis quatre mois de Paris, semblent regretter les boulevards.
Des vendeurs nous offrent de beaux poissons; ils sont ici si nombreux,
qu'au dire d'un mécanicien, on les tue parfois à coups de bâton, et on
en détruit un grand nombre par la dynamite. L'homme abuse des biens
qu'il a en abondance. Le chemin de fer de Bélem à Macaco a été construit
par les propriétaires de l'usine, et ils l'ont donné ensuite au
gouvernement, qui l'exploite. Nous montons sur la locomotive pour
franchir le petit trajet entre la gare et l'usine, et bientôt nous
sommes en face d'une immense construction en briques, à rez-de-chaussée
et 3 étages, ayant une longueur de 130 mètres sur 15 mètres de large.
Deux tours coupent gracieusement la façade. Au rez-de-chaussée sont les
magasins, les ateliers, les batteuses et les cardeuses; au premier, les
fileuses à machine automatique, dernier modèle; aux deuxième et
troisième fonctionnent 450 métiers à tisser, dont les plus rapides
battent jusqu'à 120 coups à la minute. Les métiers seront bientôt portés
au nombre de 600. Le Brésil consomme annuellement pour 125 millions de
francs de tissus de coton, et les 40 fabriques du pays en produisent à
peine pour 15 millions de francs; il y aura encore, pour de longues
années, beaucoup d'argent à gagner sur ce produit protégé par les droits
de douane.

L'usine de Macaco, qui est la plus importante du Brésil, produit en ce
moment 15,000 mètres de toile par jour, d'une valeur d'environ 8,000 fr.
Les 450 ouvriers sont payés partie à la journée, partie à la tâche, et
gagnent de 3 à 8 fr. par jour. Les femmes s'acquittent plus délicatement
du tissage et filage; aussi tendent-elles peu à peu à remplacer les
hommes. Le mouvement est donné à cet ensemble de machines par une chute
d'eau de 78 mètres sur des turbines. Deux machines à vapeur fonctionnent
comme supplément. Les propriétaires de l'établissement, comprenant leur
devoir de paternité sociale, prennent soin de leurs ouvriers et
ouvrières. Les sexes, autant que possible, sont séparés, et on donne à
l'ouvrier, non loin de l'usine, un petit lot de terrain sur lequel il
construit sa case, et où la famille cultive les fruits, les fleurs, les
légumes. M. Bonjean veut bien s'inscrire à _l'Union de la paix sociale_
et enverra à la Revue la monographie de l'usine de Macaco.

En sortant de l'usine, je trouve un cheval sellé, bridé, et accompagné
d'un cavalier mulâtre: je trotte à travers champs et forêts pour arriver
chez M. Paes-Leme. Les collines sont pittoresques, la forêt vierge
toujours admirable. Après une heure de marche, nous arrivons dans une
plaine couverte d'une espèce de roseau sauvage qu'on appelle _matto_; il
est si élevé dans ce terrain marécageux, que le cheval disparaît
littéralement, et c'est à peine si nos têtes surnagent. C'est avec
difficulté que nous avançons dans ce fourré, et, après une demi-heure de
cette épreuve, nous nous trouvons en pleins champs de cannes à sucre. À
midi et demi je descends devant la porte de Don Pedro Paes-Leme.

Ce gentilhomme s'occupe depuis longtemps d'agriculture; il a été délégué
du gouvernement à l'exposition universelle de Philadelphie. Il a
parcouru en observateur les États-Unis et a tiré de ses voyages grand
profit pour lui et pour son pays. Il me reçoit avec bonté, et me
présente à sa jeune dame et à sa gentille famille, composée d'un garçon
de sept ans et de 3 jeunes filles. Après le déjeuner il me conduit à la
visite de la fazenda, c'est le nom qu'on donne ici aux propriétés ou
fermes. Celle-ci comprend 800 hectares, la plupart plantés de cannes à
sucre. C'est par boutures couchées dans la terre qu'on la propage: après
18 mois elle produit un plumet, elle est mûre; alors on la coupe, mais
elle repousse et on la coupe une seconde fois après 8 mois; elle
repousse encore et on la coupe une dernière fois après 8 autres mois.
Après 3 coupes on laboure la terre avec des charrues américaines et on
la plante à nouveau. 70 personnes suffisent à D. Paes-Leme pour cultiver
sa terre. Sur ce nombre, 20 seulement sont esclaves, les autres sont des
familles de cultivateurs lombards ou vénitiens, ou des Chinois qui
cultivent librement aux conditions suivantes: le propriétaire fournit la
terre nécessaire; une famille peut cultiver de 4 à 5 hectares: ce
qu'elle produit de maïs, fruits, grains, légumes, est sa propriété; la
canne à sucre est vendue au propriétaire, qui la paie à raison de 5,000
reis (10 à 12 fr.) la tonne. Un hectare de canne à sucre donne environ
100 tonnes par an. Ainsi une famille peut gagner 4 à 5,000 fr. l'an et
vivre bien plus à l'aise que sur les terres d'Italie surchargées
d'impôts.

Le prix des terres à cannes est d'environ 600 fr. l'hectare. La canne
donne de 6 à 7% de sucre; ainsi, il faut 100 tonnes de cannes pour
extraire 6 à 7 tonnes de sucre. M. Paes-Leme produit une moyenne de 150
tonnes de sucre raffiné par an, mais il se propose de construire une
nouvelle et grande usine et de multiplier ses plantations avec le
travail libre. Il compte bientôt donner la liberté à ses derniers
esclaves, qui la désirent de grand coeur et qui la recevront avec
reconnaissance.

Nous visitons l'usine actuelle; le mouvement est donné par une roue
hydraulique: elle fait tourner des cylindres entre lesquels la canne est
broyée et laisse tomber son jus. Celui-ci passe dans des chaudières, où
il laisse évaporer la partie aqueuse au moyen de l'ébullition; le sirop
se cristallise et se blanchit par le soufre et la chaux, et se sèche à
la turbine. Tous les jours, des machines perfectionnées arrivent
d'Europe et des États-Unis.

Dans le beau verger qui entoure la maison, M. Paes-Leme cueille des
oranges de qualités multiples: il y en a de plus grosses que l'espèce de
Jaffa. Il me fait remarquer et goûter des fruits nouveaux pour moi: le
_cambuca_ et l'_abuticaba_, deux fruits noirs et parfumés; le caju,
espèce de figue portant au bout une sorte de châtaigne; le caranbola,
gousse blanchâtre ayant le goût de l'ananas, et l'abiu, sorte de caki du
Japon. Il me fait remarquer deux espèces de manioc: le doux, qui est
inoffensif, et l'autre espèce qui, mangé frais, est toxique.

Enfin nous retournons à la maison pour la collation. Des fruits de toute
sorte couvrent la table, mais le plus bel ornement sont les personnes.
Les enfants viennent d'achever leur leçon de chant et de musique; ils
entourent avec amour leurs parents, qui les voient grandir avec bonheur.
La vie à la campagne, avec identité de goût dans les époux, le temps
partagé entre les travaux de l'esprit et celui des champs, les soins de
nombreux enfants, et le dévouement au personnel d'exploitation, telle
m'a toujours paru la meilleure condition pour obtenir la plus haute dose
de bonheur ici-bas. La famille Paes-Leme a réuni ces conditions.

Mais le temps marche et la voiture est à la porte. C'est une espèce de
tarantas russe suspendue sur de longues lattes de bois: le pas du train
est très long et les roues posées à grande distance; ces précautions
sont nécessaires pour éviter de tourner dans ces chemins qui n'en sont
pas. Je prends congé de l'aimable dame et des gracieux enfants, et nous
voilà en route avec M. Paes-Leme et le professeur de musique. Après une
demi-heure, nous arrivons à l'endroit de la propriété cultivée par les
Chinois: ils sont six, venus de Cuba; ils n'ont pas ici, comme en
Californie, la queue légendaire et le costume national; ils sont
habillés en Brésiliens, et on ne les distingue qu'à leur teint jaune et
à leurs yeux en amande. Un d'eux est malade dans sa case. M. Paes-Leme
ordonne aussitôt les remèdes nécessaires. Nous quittons là ce bon
propriétaire, et la voiture, suivant sa route, nous dépose une heure
après à la station de Bélem. Chemin faisant, le professeur de musique me
fait remarquer des passants au teint rougeâtre. Ce sont des Indiens ou
descendants d'Indiens, aborigènes du pays. À mes questions sur sa
profession, il répond qu'il donne environ 10 leçons par jour au prix de
3,000 reis la leçon (10 à 12 fr.), et que la leçon chez M. Paes-Leme lui
est payée 35,000 reis, environ 80 fr. Il gagne ainsi de 30 à 40,000 fr.
l'an, plus que nos bacheliers de France.

Enfin, à six heures le train arrive, et après deux heures et demie
d'ascension dans les montagnes de la Serra, il me dépose à la station de
Barra do Pirahy. Là, un jeune monsieur, teneur de livres chez le baron
de Rio Bonito m'attendait: il fait charger mes bagages, et trois quarts
d'heure après, la voiture nous dépose à la fazenda. Le baron ne s'y
trouve pas en ce moment, mais il a télégraphié à son fils, et celui-ci
me reçoit à la manière des grands seigneurs. Bientôt un copieux souper
est servi, puis on cause de chose, et d'autres avec les quelques
visiteurs qui sont déjà à la fazenda, et à onze heures on va au repos.

Le lendemain matin, à sept heures, les chevaux sont sellés. M. de Rio
Bonito monte une belle mule de 3,000 fr. Avec une pareille bête, me
dit-il, on peut facilement voyager plusieurs jours à 60 kilomètres par
jour. Je monte un cheval fringant d'égale valeur; un vaillant piqueur,
dompteur d'ânes sauvages, ouvre la marche; un Corse employé à la fazenda
forme l'arrière-garde. Durant deux heures nous parcourons le flanc des
collines plantées de café, parsemées d'orangers, de limiers, de
bananiers, d'ananas et de maïs; puis nous arrivons à la forêt vierge,
avec ses inextricables lianes. Les ouvriers viennent d'achever
l'abattage d'une partie et sont en train de la planter. Voici comment
ils procèdent: les arbres de haute futaie sont coupés, équarris et mis à
part pour la construction; le reste est coupé et brûlé sur place; ce que
le feu ne peut consumer pourrit lentement et engraisse la terre. Sur le
terrain ainsi préparé, un esclave intelligent trace au cordeau et marque
par des piquets les points où seront posés les plants: ils sont
distancés d'environ 16 pieds. Cinq autres esclaves suivent et enfoncent
les jeunes plants enlevés au pied des anciens buissons. Trois ans après,
le caféier commence à donner sa première récolte; à 7 ou 8 ans, il
atteint sa plus grande vigueur, et ne s'épuise qu'au bout de 20 à 25
ans, selon les terres et les soins. Alors il perd sa feuille et meurt;
nos vieillards aussi laissent tomber leur chevelure au déclin de la vie.
Lorsqu'une terre est épuisée, on laisse de nouveau repousser la forêt
durant 25 ans, ensuite on la coupe et on replante.

Le buisson de café est à feuille verte et persistante, de l'épaisseur et
grosseur des feuilles moyennes du mûrier; il atteint ici la hauteur de 2
à 3 mètres, mais, dans la province de San-Paulo, il prend les
proportions d'un arbre, et produit le double. Le caféier donne tous les
ans quantité de petites billes vertes qui, en mûrissant, deviennent
rouges et de la grosseur des cerises. Les esclaves les ramassent durant
6 mois, les mettent en paniers, puis sur des chars qui les portent à
l'usine. Par-ci par-là nous voyons des hangars où ils préparent les
aliments et s'abritent de la pluie, puis des dortoirs où ils couchent
pendant la semaine, afin d'éviter l'aller et le venir, parfois fort
éloigné de la maison.

La première chose pour défricher la forêt vierge, c'est d'y construire
un chemin de 3 mètres de large, afin de pouvoir l'atteindre avec les
chars; la construction de ces chemins est donnée à forfait aux
Portugais, qui les font au prix de 2,200 reis le mètre c{t} (environ 5
fr.). Les mesures de surface sont ici la sesmaria (ou demi-lieue
carrée). La lieue, au Brésil, est de 6 kilomètres, ce qui forme un carré
ayant 1,500 brasses de côté. La brasse carrée équivaut à 4m 85 c. et la
brasse linéaire à un peu plus de 2 mètres linéaires. La sesmaria se
compose de 225 alqueires ou carrés ayant 100 brasses de côté. Dans la
province de San-Paulo les mêmes mesures équivalent à la moitié de celles
de Rio-de-Janeiro. La forêt vierge vaut environ 225 contos de reis la
sesmaria; le conto de reis, soit 1,000,000 de reis, équivaut à 2,500 fr.

Voici le coût du défrichement de la forêt vierge: un planteur peut
aligner 50 pieds de café par jour. L'alqueire contient 3,000 pieds; il
faut donc 60 journées pour planter un alqueire à 1,500 reis ou 3 fr. par
jour, y compris

  la nourriture                                         90,000 reis.

  Pour marquer le terrain qui doit recevoir
  les plants                                            20,000

  Abattre le bois, brûler le matto (herbe
  sauvage)                                              80,000
                                                      ________
                                                       190,000 reis,

soit environ 400 fr. l'alqueire de 4 hectares, ou 100 fr. l'hectare.
Plus le coût des chemins.

Les 3 fazendas du baron de Rio Bonito, contiguës l'une à l'autre et
actuellement gérées par son fils, comprennent environ 6 sesmarias, soit
60,000 hectares. Le fils vient d'en acheter une d'une sesmaria pour son
compte, il l'a payée 500 contos de reis, soit 1,250,000 fr.

On calcule que le coût de production du café est, pour la main-d'oeuvre
(il faut le labourer à la pioche 3 fois l'année) de 3,000 reis, soit 7
fr. pour chaque aroba de 15 kilog.; le transport à Rio est de 400 reis,
et le droit dû au commissionnaire, à Rio, de 3%, soit 300 reis. En
tout, 3,700 reis l'aroba, soit 8 à 9 fr. les 15 kilos. On le vend, en ce
moment, 10,500 reis, soit environ 22 fr. l'aroba de 1re qualité. Les
frais de transport sont plus considérables dans l'intérieur: il faut
payer un droit de province lorsqu'on passe d'une province à l'autre, et
le prix du café était tombé l'an dernier à 4 ou 5,000 reis, en sorte que
les planteurs de la province de Minas Geraes ne purent couvrir leurs
frais. Ajoutez à cela que, depuis la guerre du Paraguay, le gouvernement
perçoit un droit de douane de 10% sur le café exporté.

Les trois fazendas du baron de Rio Bonito donnent en moyenne 50,000
arobas de café par an. Il a environ 3,000,000 de pieds de caféiers; on
calcule que 1,000 pieds de café produisent de 30 à 50 arobas l'an; ils
donnent le double dans la province de San-Paulo.

Le Brésil produit le quart du café consommé dans le monde entier, mais
les java, les ceylan, les moka ont plus de parfum et un prix supérieur.
Après deux ou trois heures de cavalcade, nous rentrons à la maison, où
un bon déjeuner nous attendait pour refaire nos forces. M. de Rio Bonito
est époux de 4 mois; il me présente à sa jeune et jolie femme, qui dit
se plaire à la vie champêtre, mais qui paraît, regretter parfois la vie
plus animée de la ville. Plus tard, la distraction des bébés lui fera
trouver la campagne plus douce. Dans l'intervalle, le dévouement aux
nombreux enfants de la ferme pourra utilement occuper ses loisirs.

Après le déjeuner, on me fait visiter les dortoirs des nègres: ils sont
800 dans les trois fazendas. Hommes et femmes sont séparés: ils couchent
comme les soldats au corps de garde et ont la discipline militaire; les
moins dociles risquent la salle de police. À l'infirmerie, il y a une
vingtaine de malades; ce sont tous des enfants atteints de la rougeole;
leurs mamans les soignent: un pharmacien est attaché à la fazenda et un
médecin est appelé toutes les fois qu'on en a besoin. Les maladies
habituelles au pays sont les maladies de coeur, de foie et de poitrine.
On transpire constamment, et les courants d'air établis pour la
fraîcheur sont souvent désastreux. Le régime journalier est le suivant:
l'esclave se lève à cinq heures, et on lui sert du café; à neuf heures
et demie, il a un déjeuner composé de viande salée, de haricots noirs et
de légumes; à trois heures et demie, idem. Le soir, _polenta_ ou pâtée
de maïs blanc. À neuf heures et demie les portes sont fermées, tout le
monde est au logis. Les esclaves ont un jour de repos sur sept. Ce jour,
ici, c'est le jeudi. Chaque fazenda prend un jour différent, pour éviter
le mélange ou les querelles avec le personnel des fazendas voisines.

L'esclave peut, ce jour-là, se reposer, travailler pour le maître au
prix de 1,000 reis, ou pour lui-même en cultivant le morceau de terre
qui lui est assigné. Il sème du maïs, plante du café, élève des poules
et vend le produit au maître. Avec l'argent ainsi gagné, il peut
s'acheter des objets de vêtements, ou autres: il a toujours un compte
courant où est marqué son doit et avoir. Le maître le nourrit, le soigne
s'il est malade ou infirme, et lui donne 2 vêtements par an. Ce vêtement
consiste en une chemise et un pantalon pour les hommes; une chemise et
un jupon pour les femmes, le tout en cotonnade blanche et solide. Le
prix d'un esclave valide est actuellement de 5 à 6,000 fr.

La famille n'existe pas. Les nègres changent souvent de femmes:
quelques-uns pourtant sont fidèles, et M. de Rio Bonito me citait un
maçon qui avait eu 7 enfants de la même femme, formant une famille
modèle. Les enfants appartenaient au maître de la mère; maintenant ils
sont libres, mais ils doivent rester avec la mère jusqu'à un certain
âge. J'en ai vu un grand nombre qui jouaient gaiement à la ferme ou
grouillaient au soleil. Il est regrettable qu'ils n'aient pas encore
d'écoles. Ils sont censés catholiques; le vicaire du village vient leur
dire la messe à la chapelle de la fazenda deux fois le mois et baptiser
les nouveau-nés; la cloche sonne l'angélus trois fois le jour; et la
salutation en usage est: _sia lodato Jesu Cristo_, auquel on répond
_sempre sia lodato_; c'est ce qui leur reste de l'ancienne
évangélisation par les missionnaires.

À la lingerie, je vois bon nombre de jeunes mères. Elles ne vont pas aux
champs et raccommodent le linge tout en soignant leur négrillon:
celui-ci souvent est mulâtre, parfois presque blanc.

Près des usines, s'étendent par-ci par-là d'immenses glacis en ciment:
ce sont les séchoirs pour le café. Nous arrivons au point où les chars
laissent tomber leur cargaison de cerises-café dans un bassin d'où l'eau
les entraîne dans un canal. De grosses pierres y sont posées de distance
en distance. Les cerises se heurtent contre ces obstacles et se
dépouillent de la terre qui se perd dans les grillages placés à courts
intervalles. Elles arrivent ainsi bien propres à l'usine; mais là,
celles qui surnagent s'en vont tomber sur un glacis où elles sèchent au
soleil; les plus lourdes au fond de l'eau sont entraînées dans un
cylindre qui, par le frottement de chevilles, les dépouille de l'écorce
rouge. Les deux graines intérieures se séparent, passent à un tamis,
tombent dans un deuxième cylindre qui les roule et les délivre de la
gomme, et arrivent ainsi sur les séchoirs. Après 10 jours de soleil,
pendant lesquels les esclaves les tournent et les retournent avec des
râteaux, elles passent sous des pilons qui les dépouillent de la
deuxième écorce; une seconde opération sépare les graines rondes qui
sont vendues pour moka, puis le tout est porté sur de grandes tables, où
les femmes qui ont des bébés enlèvent les quelques graines défectueuses,
et la marchandise est mise en sac pour l'exportation. Le café ainsi
préparé s'appelle café _despolpado_. Il est moins fort, plus délicat et
plus cher; il prend le chemin du Havre. Celui qui est séché en graine
est séparé des deux peaux par une machine américaine, bruni à un
cylindre et envoyé de préférence aux États-Unis. Il s'appelle café
_terrero_; il est plus fort que le premier. Le café s'améliore en
vieillissant: on m'a montré des échantillons de dix ans d'un parfait
arôme. M. de Rio Bonito plante aussi la canne et prépare le sucre pour
son nombreux personnel; il opère à peu près comme M. Paes-Leme, mais il
fait aussi de l'eau-de-vie qu'il donne quelquefois à ses travailleurs;
ils en consomment une centaine d'hectolitres par an.

Dans la même usine, on pile, pour le blanchir, le riz récolté à la
fazenda pour les ouvriers, et une machine égrène les épis de maïs. La
qualité blanche sert pour la nourriture des gens, la jaune pour les
animaux; le bois de l'épi est passé au moulin, et, mélangé au son et à
la farine, sert à engraisser les porcs; les feuilles et le résidu de la
canne à sucre sont convertis en fumier; l'écorce de la cerise du café
donne un excellent combustible, et de ses cendres on extrait 40% de
soude. Un administrateur intelligent sait tirer parti de tout.

Prévoyant la fin prochaine de l'esclavage, le propriétaire se préoccupe
de préparer graduellement la transition au travail libre et rétribué.
Les esclaves étant bien traités chez lui, il compte qu'ils lui resteront
presque tous comme travailleurs à gages.

Le jeune baron me cite l'exemple d'un employé qui est resté cinquante
ans dans sa maison; il accumulait ses gages, et avait réuni une somme de
250,000 fr. En mourant, il a légué 5 contos de reis (12,500 fr.), à
chacun des enfants de son maître. C'était le vrai serviteur qui est
considéré et se considère comme étant de la famille.

Au verger, je remarque encore les fruits nombreux et variés des
tropiques; le palmier de Madagascar déploie ses immenses branches et
laisse tomber ses longs épis; l'arbre à cannelle donne son écorce de
senteur, et l'arbre à girofle ses clous parfumés; le palmito, ou palmier
mince et long, fournit un excellent légume dans sa partie supérieure, et
le sagou ressemble aux fougères arborescentes. Après le dîner,
j'interroge encore sur les conditions auxquelles le gouvernement concède
les terres de l'intérieur, et j'apprends qu'il fait des concessions
d'une sesmaria (1/2 lieue carrée), à condition qu'on y bâtisse une
maison et qu'on y place une famille pour la culture. Le prix demandé est
minime: 1/2 reis (1/8 de centime) par brasse carrée, payable à long
terme. Ces renseignements ne concordent pas avec ceux fournis par le
bureau de la colonisation à Rio-Janeiro; là, en effet, on m'avait
indiqué 2 reis pour prix de la brasse carrée; en sorte que je suis en
présence d'un mystère, lorsque je cherche à m'expliquer la conduite de
ce bureau; voudrait-on éloigner l'étranger capitaliste et intelligent,
de l'achat des terres, pour n'avoir que des bras ignorants, afin de
remplacer l'esclave? Il n'y a que le coeur grand et l'esprit large qui
aboutisse aux choses grandes et profitables!

Enfin la conversation roule sur la chasse. Un pays presque encore vierge
doit, nécessairement, abonder en gibier: il y a, en effet, ici, pour les
amateurs, 4 espèces de tigres ou _oncas_, 3 sortes de chats sauvages, 4
qualités de cerfs, 4 qualités de sangliers, une grande quantité de
lapins.

La _Prighizza_ ou le paresseux, animal lent qui met un jour à grimper
sur un arbre, mais qui serre tout à coup ses ongles allongés, et gare si
on est pincé; le _paca_ qui a la face du phoque et le goût du mouton; le
_capivara_, le _cutia_, plus petit que le _paca_, et l'_anta_, qui tient
de l'éléphant et du mulet, mais plus petit que celui-ci; s'il est
poursuivi, il brise tout avec sa poitrine dans la forêt vierge: son
cuir, très épais, est fort recherché.

Le gibier de plume n'est pas moins abondant. On me cite le _macuco_,
espèce de dinde sauvage; le _jacu_, sorte de coq de bruyère; le _jao_,
poule sans queue; l'_uru_, un peu plus gros qu'un pigeon; le _mutu_,
espèce de coq; le _pavon_, sorte de faisan; le _jaburo_, oiseau
piscivore, dont les ailes ont une brasse d'envergure; le _pattu_
silvestre ou canard, le marecu et l'ariri, autres variétés de canards;
le _curicaca_, qui ressemble à un oiseau de proie, etc.



CHAPITRE VII

     Route vers San-Paulo. -- Deux musiques de nègres. -- La fête de
     saint Jean et les pétards. -- Un étrange garçon. -- La ville. --
     L'hôpital et les Soeurs de Saint-Joseph de Chambéry. -- Un
     vigneron français. -- Départ pour Sanctos. -- Les entrepôts de
     café. -- La Casa di Misericordia. -- Navigation vers la
     République orientale. -- En quarantaine à l'île de Florès.


Il est dix heures lorsqu'on va au repos. À sept heures je prends congé
de l'aimable hôte qui m'a comblé d'attentions, et avec son beau-frère,
qui revient d'Espagne, nous montons en voiture. À sept heures et demie,
nous visitons la belle église de Sainte-Anne, à peine achevée, par les
soins et presque entièrement aux frais du baron de Rio Bonito,
propriétaire du village; et à huit heures, le train m'emporte vers le
sud, dans la direction de San-Paulo. Le soleil est ardent et la
poussière envahit les wagons; la voie suit le fleuve Parahyba, qui coule
à travers de gracieuses collines, bornées au loin, à droite et à gauche,
par deux chaînes de montagnes. Partout le café, la canne et la forêt
vierge. À la station de Divisa, une bande composée de noirs joue la
marche nationale italienne pour la réception d'un personnage dont
j'ignore la qualité. À Cocheira, on change de compagnie et de train; la
voie large est remplacée par la voie étroite. Une autre bande de
musiciens nègres s'en va à Lorena pour rehausser une fête au profit des
pauvres. C'est demain la Saint-Jean, une des fêtes des nègres. Nous
quittons le Parahyba pour entrer dans une plaine où paissent les boeufs
et les mules. Elle est couverte de petits monticules de terre, maisons
des _coupis_, espèce de guêpe. La voie continue à s'élever jusqu'à
atteindre une altitude de 700 mètres. À six heures, nous sommes à
San-Paulo. Durant la route, après Cocheira, le conducteur du train prend
et arrange à part mes deux valises qui étaient venues jusque-là dans mon
wagon. Comme il laisse celle des autres passagers, je pense qu'il veut
me faire une politesse, mais à San-Paulo il réclame 12,000 reis pour les
rendre et ne me donne pas même une quittance; il y a donc des compagnies
qui exploitent plus que d'autres!

À San-Paulo, les pétards, les fusées vont leur train, mon garçon de
chambre est Napolitain; ils sont donc bien dévots à saint Jean ici, lui
dis-je. Le malicieux garçon me répond: «tutto fumo, poco arrosto» (tout
de fumée, peu de rôti). Cette manie de jouer avec la poudre pour la
Saint-Jean est si grande, qu'on tire les fusées même en plein midi. À
table, je remarque l'air distingué de celui qui me sert; il parle le
français, le portugais, l'italien. Je l'interroge et il m'apprend qu'il
est le neveu de tel banquier de Milan. Comment êtes-vous donc ici à
servir?--En venant dans ce pays, j'étais teneur de livres dans une
compagnie de chemins de fer: après un an, elle a fait faillite et j'ai
perdu mes gages. Le séjour au milieu des terrassements m'avait donné la
fièvre intermittente, et j'ai passé 7 mois à l'hôpital, où les Soeurs de
Saint-Joseph de Chambéry m'ont bien soigné; je suis ici pour gagner ma
vie, mais peu fait pour ce métier, je soupire après la main secourable
qui m'en tirera. Les épreuves sont partout!

Le 24 juin, saint Jean. Mon esprit se reporte au loin à ces belles fêtes
de famille qu'en ce jour organisait et présidait le grand-père: il me
semblé voir les bouquets et entendre les poésies sur saint Jean-Baptiste
que récitaient au vieillard les enfants et les nombreux petits-enfants:
il y a des joies à côté des épreuves dans la famille chrétienne! La
ville compte 40,000 habitants, ses rues sont étroites, une partie de ses
maisons en pisé. À la _Casa di Misericordia_, les Soeurs de Saint-Joseph
soignent une centaine de malades: je remarque un bon vieillard anglais;
sa barbe blanche et son air vénérable l'ont fait surnommer par les
Soeurs le Père Éternel. Une pauvre Française est brisée par la fièvre
tierce. «D'où êtes-vous,» lui dis-je? Elle me répond: «Je suis des
Hautes-Pyrénées.» Les nègres sont nombreux, une salle est réservée à la
vieillesse. Les Soeurs ont aussi une école gratuite avec 100 élèves. Les
Ordres enseignants auraient ici bien à faire. À quelques heures de
chemin de fer, à Itu, les Pères jésuites de la Province Romaine ont un
collège avec 400 élèves; les riches arrivent encore à faire instruire
leurs enfants, mais le peuple, surtout dans les campagnes, manque du
nécessaire, sous ce rapport; aussi les neuf dixièmes de la population
sont illettrés. Si au moins le clergé pouvait donner l'enseignement
religieux; mais il est insuffisant. Douze évêques pour 12 millions
d'habitants, sur une surface dix-huit fois grande comme la France, et la
plupart sans séminaire! Aussi on compte les personnes qui ont reçu la
première communion: heureusement ce peuple est bon, et le Père Céleste
demeurera toujours pour tous le Prêtre Éternel!

M. Judalessio me renseigne sur les oeuvres charitables du pays.

On m'avait dit qu'à une heure de la ville, un Français, le comte de
Milville, plantait la vigne. Belle occasion pour me renseigner. À deux
heures, par un soleil de feu, je m'achemine vers l'ouest; je traverse
une plaine marécageuse, et, arrivé à un cours d'eau, je demande la
propriété du comte de Milville. On m'indique la direction et on ajoute
qu'il me faut une demi-heure pour l'atteindre. Après trois quarts
d'heure, j'ai traversé toute la plaine, et au pied des collines je
demande encore: on me dirige à gauche en m'indiquant d'avoir à
traverser, la montagne; on ajoute que j'en ai encore pour une heure.
Cette fois, on disait vrai. Enfin, un peu en m'égarant, après deux
heures et demie de bonne marche, j'arrive chez M. le comte. La vaste
maison de terre rouge couverte en tuiles repose vers le bas d'un mamelon
qui domine la plaine. La vue s'étend au loin jusqu'à la ville de
San-Paulo. Le comte est heureux de voir un Français, et Mme la comtesse
apprête en quelques instants un petit dîner que la course me fait
trouver délicieux. Une petite fille de dix-huit mois et un autre à la
mamelle sont toute la compagnie des jeunes époux. C'est la vie
écossaise.

Nous parcourons la propriété: elle est d'environ 120 hectares et lui a
coûté 5 contos de reis, soit de 10 à 12,000 fr.; environ 80 fr.
l'hectare. En arrivant dans ce pays, il avait espéré obtenir des terres
du gouvernement et planter le café; mais les terres qu'on lui proposait
étaient aux confins militaires, à 500 lieues dans l'intérieur, sans
communication et sans issue. Il se décida alors à en acheter et à
planter la vigne. Il a déjà 6,000 ceps. Ceux qu'il a plantés en
septembre dernier ont poussé de beaux sarments. Après trois ans ils
produisent: le raisin mûrit en janvier. On plante par boutures dans des
trous de 40 centimètres, et à une distance de 2 mètres, parce qu'ici la
vigne est très vigoureuse. Un hectare de vigne contient 2,500 pieds
donnant par an 50 hectolitres de vin, ce qui, au prix de 80 fr.
l'hectolitre, donne un revenu de 4,000 fr. l'hectare.

La plantation revient à peu près à 1,500 fr. l'hectare: on ne laboure
pas la vigne; on la nettoye simplement trois fois l'an, ce qui coûte
environ 300 fr. l'hectare. Ajoutez à cela les frais de vendange,
l'intérêt du capital, l'amortissement du matériel, etc., et tout en
calculant largement, on trouvera encore un revenu net de 100%.

C'est ce qu'assurent les autres planteurs, dont quelques-uns récoltent
déjà plus de 1,200 hectolitres de vin. L'opération est donc meilleure
qu'en Algérie. La vigne employée est l'américaine, et la main-d'oeuvre
n'est guère plus chère qu'en France, excepté la nourriture en plus; mais
ici, avec la viande à 16 sous le kilo, les haricots et le maïs pour peu
de chose, elle ne coûte pas beaucoup. Le foin donne un revenu encore
supérieur à la vigne.

Je m'étonne alors qu'on ne draine pas la plaine marécageuse dont j'ai
parlé, et qui couvre la ville de brouillards chaque matin, d'autant plus
que cette plaine appartient à la municipalité. Une administration
intelligente le ferait elle-même, ou céderait la terre avec obligation
de drainage à une compagnie qui, en transformant le marécage en prairie,
réaliserait d'immenses bénéfices.

Les collines que j'avais traversées étaient sans culture, ou _terras de
pastos_, quelques boeufs ou vaches y paissaient, beaucoup de serpents
s'y promenaient, et pourtant elles avaient une profonde couche de terre
rouge qui semble fort propre à la culture du blé. Avec ces terres qui ne
demandent qu'à produire, ce pays va encore demander le blé et la farine
à Buenos-Ayres et à New-York. Rien d'étonnant que le pain coûte 0 fr. 75
le kilog., presque aussi cher que la viande.

La formation et la plantation des haies, malgré l'abondance du bois, est
assez chère: le bois pourrit vite durant les trois mois de pluies de
l'été, de novembre à janvier, et si on le plante en terre, il en sort
des arbres.

M. de Mirville m'apprend qu'il y a environ 1,500 Français à San-Paulo,
et plus de 9,000 Italiens. En effet, dans les rues, j'entendais parler
tous les dialectes de la Péninsule, et j'ai même trouvé un Niçois,
pharmacien, dont les fils, naturalisés, sont devenus, l'un, docteur;
l'autre, député et journaliste.

Je prends congé de l'excellente famille de Mirville, et, retraversant
les collines, j'arrive à la colonie de Santa-Anna, à la nuit close. Je
le regrette, car j'aurais voulu interroger sur place les bons Italiens
du nord, qui l'occupent; on me dit que leurs terres ne sont ni assez
bonnes, ni assez grandes pour les nourrir; mais ils sont industrieux, la
famille travaille à la ville et ils arrivent ainsi à l'aisance. Ajoutez
à cela que tout individu qui le veut, s'en va, ici, à la montagne, brûle
un lot de forêt, plante, sème, récolte, et l'année suivante s'en va
renouveler l'opération ailleurs. Le pays n'a point d'impôt foncier. Si
un impôt, aussi minime qu'il fût, venait à grever les terres, les
accapareurs qui la possèdent s'empresseraient de s'en défaire.

Le lendemain, à sept heures et demie du matin, je monte dans le train
qui va à Sanctos. La plupart des voyageurs sont Anglais. Nous traversons
des plaines, contournons des collines, et, toujours au milieu de la
forêt vierge, nous arrivons à _Alto do Serra_, à plus de 700 mètres
d'altitude: de là, pour atteindre la plaine, on a disposé un immense
plan incliné coupé en quatre stations. Le train descend au moyen d'un
câble d'acier; à droite, les montagnes; à gauche, de profonds
précipices; par-ci, par-là, des vallons franchis sur des ponts
métalliques de 50 mètres de haut. C'est grandiose, on ne se lasse
d'admirer, mais tout le monde a le mal de mer. Je ne sais comment
fonctionnent les machines; elles impriment aux wagons de petits
mouvements saccadés qui produisent sur l'estomac l'effet d'un fort
tangage. Au _Baiz do serra_, le baromètre anéroïde me dit que nous
sommes à peu près au niveau de la mer. La plaine est marécageuse et
couverte de flaques d'eau, sur lesquelles je vois plusieurs canots
creusés dans un tronc d'arbre. Enfin, à onze heures, nous sommes à
Sanctos. En ville, on manipule le café dans d'immenses entrepôts. La
population est de 18,000 âmes, et comprend toutes les nationalités; mais
il n'y a qu'une cinquantaine de Français.

La Casa di Misericordia est dirigée par des laïques, et contient une
cinquantaine de malades. L'Anglais qui me conduit me fait remarquer une
Française. «D'où êtes-vous, lui dis-je?--De la Mayenne; je suis venue
ici avec mon mari, il est mort, mes enfants aussi.» Et elle pleure....
Je l'engage à s'adresser à sa famille pour être rapatriée. Je demande
quelles sont les curiosités de Sanctos. On me répond: «Il n'y en a pas,
mais l'ascension de la colline est fort intéressante; il faut la faire
le matin.» Je n'avais pas le choix: je gravis donc sous un soleil ardent
les flancs de la montagne, et après une demi-heure de marche et deux
litres de transpiration, me voilà au sommet, où s'élève une chapelle. La
vue est merveilleusement belle et fait oublier la fatigue: d'une part,
la baie qui s'avance dans les terres en contours bizarrement découpés
avec îles et presqu'îles; de l'autre côté, l'Océan et son immensité; au
pied, la jeune ville; tout autour, les collines et leurs forêts vierges.
En descendant, je m'arrête à la prison, dont la façade forme un des
côtés du jardin public. Les prisonniers sont bien gardés derrière leurs
portes grillées. J'interroge un Américain: «Why are you here?--On
m'accuse de vol, mais c'est à tort.» Je demande à un matelot de Brème ce
qui l'a conduit au cachot: «J'étais ivre et je me suis battu.» Un Belge
m'assure qu'il n'était qu'un peu gris lorsqu'on l'a recueilli et coffré;
enfin, plusieurs nègres sont à l'ombre pour des peccadilles diverses.

Je vais moi-même me mettre en prison, en me rendant au _Mondego_, navire
de la Royal-Mail de Southampton, qui doit me conduire à Montevideo.

Je dis prison, car ce navire ne déplace que 2,300 tonnes: il est moitié
plus petit que ceux des Messageries. Il devait partir aujourd'hui, mais,
d'une part, la douane ferme ici à 4 heures, et il faut arrêter les
opérations de déchargement; d'autre part, il sait qu'en arrivant à
Montevideo il sera en quarantaine jusqu'à l'expiration de 7 jours depuis
son départ de Rio: il préfère donc attendre ici et ne se presse pas. Le
capitaine m'assure que nous partirons le matin à 6 heures. Je profite de
ce temps pour écrire mon journal et envoyer des nouvelles aux amis.

Le lendemain en effet, à 6 heures, à peine l'aube paraît, on commence à
travailler pour tourner le navire; une heure après, il présente la proue
vers l'entrée de la baie. Un individu arrive essoufflé et me dit: «Je
viens de San-Paulo pour rejoindre un débiteur; il est sur le navire, il
se sauve, je veux le faire arrêter par la police.» Je l'adresse à un des
officiers, qui lui répond en anglais; mais le Brésilien n'en comprend
pas un mot, et pendant qu'il se perd en explications, le navire part,
emportant créancier et débiteur. Heureusement que la baie est longue et
qu'il faut une heure pour en sortir. Pendant ce temps, on peut faire
comprendre la malencontreuse aventure au capitaine, qui fait déposer à
l'entrée de la baie le trop empressé créancier. Celui-ci s'en retourna
sans argent, trop heureux de ramener sa personne. Le _Mondego_ est
surtout disposé pour les marchandises. Les passagers, toujours en petit
nombre, sont relégués à l'arrière et presque sur l'hélice; les secousses
que celle-ci imprime au navire se communiquent au corps des malheureux
voyageurs et redoublent leur mal de mer.

Nous avons à bord, outre les officiers, un Autrichien, inspecteur de la
maison Rimmel pour ses fabriques de parfumerie au Brésil et à la Plata;
un Canadien anglais avec sa femme, de Chicago; leur fils, âgé de dix
ans, est porté au bras depuis qu'il a été mordu à la jambe par un gros
chien, à Rio-Janeiro. Nous avons aussi un Romain, qui a inventé une
manière de conserver la viande. Il vient d'avoir la fièvre jaune à Rio,
et il se sauve. Un docteur italien a aussi perdu de la fièvre jaune à
Rio sa jeune femme de 22 ans un mois après son arrivée: il s'en va avec
son fils à Buenos-Ayres.

Le 29 juin, nous longeons les montagnes de la province de
Santa-Cattarina, le vent est debout: nous ne filons que 9 noeuds 1/2, le
tangage rend la promenade impossible.

Les émigrants à bord sont une centaine, Italiens et Espagnols; les
Napolitaines vivent un peu trop à la japonaise, et le capitaine soupire
après le moment de s'en débarrasser.

La machine, construite depuis 12 ans, manque des derniers
perfectionnements. Le 30 juin, navigation tranquille: c'est samedi. Les
officiers font la visite réglementaire du navire, et l'équipage, la
manoeuvre de l'incendie. Je rends encore visite aux émigrants. Je trouve
des Espagnols, des Napolitains, des Piémontais, quelques Françaises et
une Niçoise. Ils se plaignent du désordre produit par quelques émigrants
et surtout émigrantes; ils se réjouissent de voir approcher la fin du
voyage. Plusieurs reviennent de Rio-de-Janeiro, où ils ont été malades
et ont perdu des parents. Je distribue des gâteaux aux nombreux enfants,
toujours heureux quand on pense à eux. À propos de chant et de musique,
grande querelle entre un Anglais et un Américain; l'harmonie n'est pas
parfaite entre ces deux peuples.

1er juillet.--Mer très calme; mais roulis très fort, probablement à
cause des courants à l'approche du grand fleuve de la Plata. Nous avons
toujours la côte à droite, mais elle est si basse qu'elle ne peut être
vue que de la dunette.

Le 2 juillet.--Durant la nuit, on a ralenti la machine pour arriver à
la pointe du jour. À quatre heures, nous sommes en face de Montevideo.
Le phare tourne ses feux sur le sommet du Cerro, la ville dort, et les
nombreux navires à l'ancre semblent dormir aussi. À sept heures, le
soleil dore l'horizon de ses rayons de feu. Nous attendons avec
impatience la visite de la Santé pour connaître notre sort. À neuf
heures, un steamer accoste et nous envoie en quarantaine pour
vingt-quatre heures à l'île de Florès, à douze lieues d'ici. Les
passagers alors ressemblent fort à ces clients qui, au sortir de
l'audience, où ils ont été condamnés, ont vingt-quatre heures pour
maudire leurs juges: ils maudissent la quarantaine, la fièvre, le
Brésil, l'Uruguay, et je ne sais quoi encore. Pour se consoler, on va
déjeuner, et pendant ce temps, le navire arpente les eaux bourbeuses de
la Plata pour nous conduire à l'isola de Florès, ainsi appelée du nom
d'un des présidents de la République orientale.

À midi, nous sommes en face de l'île, mais il faut longtemps pour
débarquer les émigrants et leurs bagages. Le _pursuer_ (économe), qui
fait l'appel des noms italiens et espagnols avec l'accent anglais, ne
peut être compris et jette un peu de gaieté parmi ce monde attristé. À
deux heures, notre petit canot nous dépose sur la plage, où nous
trouvons nos bagages. On nous fait ouvrir nos malles pour que nos effets
prennent l'air pendant un certain temps; enfin je puis me dégager et
obtenir une chambre au lazaret, au compartiment des premières. Pas de
chaise et pas de table; je vole une chaise au voisin et m'empare d'une
mauvaise table à la salle à manger. Je puis ainsi rédiger mes
correspondances à divers journaux.

Le ciel est pur, le panorama magnifique; l'air frais redonne la vie; je
bénis Dieu d'une prison si bénigne. Le garçon qui me sert est Espagnol:
il sait un mot anglais: _all right_, deux de français, trois d'italien;
il est fort prévenant et veut que je note son nom: Francisco-Fernandes
Martines.

Que de pauvres passagers ayant envie de grogner il voit tous les jours!
Dans cette année, cinq seulement ont eu ici la fièvre jaune; trois sont
guéris, deux sont morts: un Français et un Allemand.

À cinq heures, on sonne le dîner; il est mauvais, mais l'appétit le rend
délicieux. Après le dîner, pendant que mes compagnons jouent au billard,
à la clarté du phare, j'inspecte l'île; mais lorsque je me dirige vers
le phare, je me heurte à un fil de fer posé à 10 centimètres du sol;
immédiatement la porte de la tour s'ouvre et un soldat sort en criant:
Qui vive?--Se puede visitar el fanal?--No se puede da nuece, convien
tornan a magnana.--Sta bueno.

La nuit était froide, le vent parlait comme notre mistral. À cinq heures
et demie, j'allume une bougie et reprends mon travail. À huit heures
sonne le café, et peu après on présente la note: deux pesos et demi,
environ 14 fr. À onze heures, déjeuner et ensuite départ.



CHAPITRE VIII

L'Uruguay et la Plata.

     Montevideo. -- La République orientale ou de l'Uruguay. --
     Population. -- Surface. -- Produits. -- Exportation. --
     Importation. -- Les Saladeros. -- Fray-Bentos et l'extrait de
     viande Liebig. -- Un calcul pour s'établir dans le pays. -- Forme
     de gouvernement. -- L'armée. -- Rôle de la petite république. --
     Villa Colon. -- Le velario. -- Traversée de la Plata. --
     Buenos-Ayres. -- Rues et monuments. -- Climat. -- Agriculture. --
     Colonies. -- Industrie. -- Commerce. -- Chemins de fer. --
     Presse. -- Navigation. -- Postes et télégraphes. -- Budget. --
     Armée. -- Marine. -- Main-d'oeuvre. -- Immigration. -- Monnaie.
     -- Dette. -- Culte. -- Instruction publique. -- Assistance
     publique. -- Justice.


C'est le mardi 3 juillet, vers midi, que je quitte l'île de Florès et la
quarantaine, et vers trois heures le petit vapeur me dépose sur le quai
de la douane, à Montevideo. La visite des effets ne fut pas longue. Je
les dépose à l'_Hôtel Oriental_ et parcours la ville dans toutes les
directions pour remettre les nombreuses lettres de recommandation aux
banquiers, commerçants, missionnaires et hommes de lois.

La ville de Montevideo, sur une presqu'île en colline, est bâtie
régulièrement; ses rues sont assez larges et se coupent à angle droit;
la partie haute est plate et occupée surtout par les édifices publics:
la cathédrale, qu'on appelle ici la Matriz, vaste église en style romain
à croix latine avec coupole; le palais du gouvernement local, le
théâtre, le palais du gouvernement de la République, etc. Les autres
rues descendent à l'est et à l'ouest vers la mer; les maisons ont
généralement un étage sur rez-de-chaussée et sont ornées en style
italien parfois un peu surchargé. On peut dire que Montevideo figurerait
bien parmi les belles villes européennes. Elle est la capitale de la
République orientale de l'Uruguay et compte 100,000 habitants. Son nom
lui vient de Magellan, qui le premier, découvrant le Cero, mont qui fait
face à la ville, dit: _Montem video_; d'où le nom de Montevideo.

[Illustration: Montevideo.--Boulanger portant le pain.]

La majeure partie des habitants sont Européens ou fils d'Européens,
principalement Italiens, Basques, Français et Espagnols; les Italiens
possèdent environ la moitié des immeubles de la ville.

La République de l'Uruguay est située entre le 30° et le 35° de latitude
sud et limitée à l'est par l'Atlantique, à l'ouest par la République
argentine, dont elle s'est séparée en 1825 après des guerres sanglantes;
au nord par le Brésil, au sud par l'estuaire de la Plata, formé de la
jonction des deux fleuves Parana et Uruguay.

La superficie est d'environ 187,000 kilomètres carrés, divisés en 15
départements, et la population d'environ 450,000 habitants, mélange
d'Indiens, d'Espagnols et d'autres Européens. Les principales sources de
produits sont l'agriculture et l'élevage du bétail. En 1882,
l'exportation comprend, pour les produits animaux, 49,180 balles de
laine, 456,100 cuirs salés de boeuf, 1,289,900 cuirs secs, 1,615 balles
de cornes, 1,285 balles de soies de porc, 5,475 pipes de suif.

Pour les produits agricoles, en 1882, on a exporté 13,500 kilos de
millet, 53,664 sacs de son, 41,500 sacs d'avoine, 610 chevaux, 10,660
moutons, 5,000 sacs d'orge, 183,500 sacs de farine, 132,000 sacs de
maïs, 2,800 mules, 10,000 sacs de pommes de terre, 9,000 quintaux de
foin, 19,500 sacs de blé, 440 quintaux de luzerne.

L'importation pour 1881 s'est élevée à 8,514,000 piastres fortes, soit
environ 43,000,000 de francs.

Dans cette somme, la France figure pour 1,371,130 piastres fortes, soit
environ 7,000,000 de francs, en huiles, absinthe, sucre, bière, cognac,
sardines, vermouth et vins.

En 1882, les neuf saladeros[1] de Montevideo ont tué 217,984 animaux,
qui ont produit 241,660 quintaux de viande, et les six autres saladeros
situés sur l'Uruguay ont tué 520,300 animaux, qui ont produit 452,000
quintaux de viande. Cette viande, salée et séchée au soleil, est
expédiée presque par parties égales au Brésil et à Cuba, pour la
nourriture des esclaves.

         [Note 1: On appelle saladeros les usines dans lesquelles on
         tue les animaux pour en saler la viande, préparer la graisse,
         etc.]

Parmi les saladeros de l'Uruguay figure celui de Fray-Bentos, pour la
préparation de l'extrait de viande Liebig. En 1882, il a tué 170,300
animaux, avec un profit net d'environ 2,000,000 de francs. Cet
établissement est le plus important du pays. Il possède 76,500 acres de
terre et en loue 52,000, sur lesquels il nourrit 41,000 têtes de bétail.
Il vient d'acheter un nouveau terrain de 10,000 acres pour environ
2,300,000 fr. Pour cette année, qui a été mauvaise à cause de la cherté
des animaux et de leur mauvais état, il a pu donner aux actionnaires un
intérêt de 10% et mettre environ un demi-million de francs à la réserve.
Je comptais visiter cet établissement sur le fleuve Uruguay, à deux
jours de navigation de Montevideo, mais un des directeurs, à
Buenos-Ayres, m'apprit qu'il venait de prendre son repos d'hiver, et que
depuis une semaine tout était fermé: je dus donc renoncer à cette
visite et me contenter d'en voir les opérations sur le dernier compte
rendu de la Société, dont j'ai extrait les chiffres que je viens
d'indiquer.

De la _Rivista mercantil de la Republica Oriental_, je relève le calcul
ci-après, pour une famille composée de père, mère et un enfant, qui
voudrait s'établir dans la République pour s'occuper d'agriculture sur
un terrain de 15 hectares:

    _Frais d'établissement._

    Une maison avec cuisine           550 fr.
    Deux boeufs                       230
    Une vache à lait                   70
    Instruments aratoires             100
    Deux charrettes                   110
                                   ----------
                             TOTAL  1,060 fr.

    _Frais de l'année._

    10%, intérêt du capital           110 fr.
    Loyer de 15 hectares               95
    Semences et autres                160
    Travaux                           140
    Nourriture                        650
    Imprévu                            90
                                   ----------
                      TOTAL         1,245 fr.

    _Produits de l'année._

    5 hectares de blé donnant 60 hectol. à 15 fr.   870 fr.
    5 hectares maïs donnant 80 hectolitres à 6 fr.  440
    3 hectares produits divers                      320
    2 hectares herbe pour les animaux                 »
                                                 ----------
                                     TOTAL        1,630 fr.
    Déduire les frais de l'année                  1,245
                                                 ----------
                           Bénéfice de l'année.     385 fr.

Naturellement je ne garantis pas l'infaillibilité de ces chiffres!

La forme de gouvernement est la République avec un président et deux
Chambres électives. Le président actuel est le général Sanctos, porté à
cette haute situation par le parti militaire. Tout le monde dans le pays
sait qu'il y a quinze ans il était charretier. On voit souvent dans
l'histoire des personnes de la plus basse condition élevées au faîte des
honneurs et du pouvoir, et on leur pardonne l'obscurité de leur origine
si, par une grande droiture et honnêteté et par de vrais talents, ils
font le bien public. L'armée compte de 6 à 7,000 hommes, costumés et
équipés à la française; mais on dit qu'un trop grand nombre sont
officiers.

L'Uruguay, comme la Suisse, la Hollande, la Belgique, en Europe, est un
petit État qui sert de tampon entre des États plus forts et jaloux. À ce
titre, il rend un véritable service; mais pour conserver son
indépendance dans ces conditions, il a besoin d'une grande sagesse et
doit donner une sérieuse prospérité à ses habitants. Les troubles
prolongés, les souffrances du peuple seront un facile prétexte à l'un ou
l'autre de ses voisins pour se l'annexer au nom du rétablissement de
l'ordre ou d'un meilleur gouvernement.

Mais revenons à l'emploi de mon temps. Après avoir vu les diverses
personnes pour lesquelles j'avais des lettres, je me rends à la station
du _ferro-carril central_, en route pour Villa Colon, chez les
Salésiens, enfants de dom Bosco. Dans le train, je rencontre le
supérieur du collège, D. Lasagna, que j'avais connu à Nice, et D.
Borghino, nommé chef de la maison qui va être ouverte à Nycteroy, dans
le Brésil. Après trois quarts d'heure de chemin de fer, nous trouvons
une voiture qui nous conduit au collège par une demi-heure de route dans
un chemin fangeux. On appelle Villa Colon un vaste terrain acheté par
une compagnie dans le but de le lotiser et de le revendre pour villas.

À cet effet, on avait tracé de magnifiques allées plantées d'eucalyptus,
construit une église et un collège, dans la pensée d'amener là les
familles riches durant l'été. La mode ne s'en étant pas mêlée, la
compagnie a fait faillite, mais le collège est resté et on l'a confié
aux prêtres Salésiens. La construction est bien disposée, la chapelle
gracieuse, les cours vastes. Le bon P. Lasagna me fait visiter les
classes et les études; puis, au réfectoire, après le souper, il
présente le voyageur aux élèves, et le voyageur leur parle en langue
française, comprise par la plupart d'entre eux.

Nous passons une partie de la soirée en causeries. Le Père m'apprend
qu'il a dans le collège 70 élèves des meilleures familles, payant une
pension qui varie de 50 à 100 fr. par mois; 16 professeurs font tous les
cours de l'enseignement secondaire jusqu'à la philosophie inclusivement.
Ils dirigent en même temps un Observatoire qui recueille trois fois par
jour les données météorologiques et sera un peu plus tard en état de
signaler l'approche des tempêtes. Dans un temps où le monde se montre si
avide des données de la science, il est fort habile et fort pratique
pour une Congrégation religieuse de s'imposer le travail facile mais
incessant d'un Observatoire.

À las Piedras, à quelque distance de Montevideo, les Salésiens ont une
paroisse et un collège avec 27 internes pauvres et 90 externes payant 2
fr. 50 par mois. À la Pax, ils ont une chapelle pour la messe et le
catéchisme.

[Illustration: Uruguay.--(El Velario). Réjouissances à la mort d'un
enfant.]

À Payssandu, ils desservent une paroisse et des missions. Ils font des
excursions périodiques au loin dans la campagne pour les mariages, les
baptêmes et autres Sacrements. Les campagnards, souvent fort éloignés
les uns des autres, privés de tout secours spirituel, laissent parfois
pénétrer peu à peu certains désordres ou superstitions. Le Père me
raconte qu'un jour une femme lui dit: «Grondez un peu ma voisine, elle
n'a pas voulu me prêter son petit enfant mort pour organiser le bal; et
pourtant je lui avais prêté le mien.» Renseignement pris, le Père
apprend qu'à la mort d'un jeune enfant on réunit la famille, les
voisins, les amis lointains, et, sous prétexte de se réjouir de ce qu'un
ange est entré au ciel, on organise un bal en règle; puis ils prêtent le
petit cadavre à d'autres, qui le colportent et en profitent pour
organiser d'autres bals. Cette réjouissance s'appelle _velario_ dans le
pays. Quoi d'étonnant que nous retrouvions chez les Indiens de ces pays
certains usages qui nous étonnent! L'isolement en produit bientôt de
singuliers, même parmi les civilisés.

Mais tout en causant nous nous apercevons que la nuit s'avance; nous
visitons les dortoirs, où les élèves dorment du plus profond sommeil, et
allons nous-mêmes goûter un repos nécessaire.

Le lendemain matin je rentre à Montevideo, où M. Buxareo, un des
protecteurs de Villa Colon, me fait promettre qu'à mon retour de la
République argentine je m'arrêterai quelques jours pour qu'il puisse
m'en faire visiter les principales institutions et me conduire à
quelques-unes de ses nombreuses campagnes. Il m'apprend qu'il y a à
Montevideo cinq associations de charité pour les hommes, et autant pour
les dames. Chez les Soeurs de Charité, dans la ville, je trouve une
belle école avec 300 élèves gratuites, le tout aux frais de la famille
Buxareo. Enfin, à quatre heures et demie, je suis au quai de la Douane,
et à cinq heures, à bord du _Cosmos_, en partance pour Buenos-Ayres. Le
navire porte des plants d'oliviers et d'orangers, et j'y rencontre avec
plaisir plusieurs des passagers du _Mondego_.

La rivière fut calme et la nuit courte. Dans moins de douze heures nous
avons passé d'une rive à l'autre de la Plata, large en cet endroit de
200 kilomètres.

Le jeudi 5 juillet, à cinq heures du matin, nous stoppons au large
devant Buenos-Ayres, attendant le jour. À sept heures nous montons sur
des canots qui nous déposent à un môle se prolongeant au large sur des
poutrelles de fer. Les effets et marchandises sont transbordés sur des
charrettes, que des chevaux traînent dans l'eau, sur le sable, l'espace
d'un kilomètre, pour arriver à terre. Les grands navires sont obligés de
s'arrêter à 10 ou 12 milles au large, faute de fond vers le bord de la
rivière.

En ville, les distances sont grandes, mais il y a partout des tramways.
Les rues, larges de 10 mètres, se coupent à angle droit. Les maisons
n'ont en général qu'un rez-de-chaussée, quelquefois un étage; elles ont
presque toutes un _patio_ ou cour intérieure, garnie de plantes et de
fleurs, sur laquelle donnent les chambres. Les rues centrales sont mal
pavées, et les autres ne le sont pas du tout. Il est impossible d'y
circuler autrement que sur les trottoirs. On voit quelques beaux,
monuments: sur la place Victoria, le palais de justice, que domine un
grand clocher, et la cathédrale, à croix latine, avec haute coupole et
un beau péristyle à douze colonnes. Le _Correo_ ou poste est aussi de
bon goût, mais construit pour un climat du nord. La douane, le collège
San-José et quelques maisons particulières sont d'un bel effet. Les deux
plus riches monuments sont les banques nationale et provinciale.

[Illustration: Buenos-Ayres.--Place Victoria.]

Buenos-Ayres est la capitale de la Fédération ou République argentine.
Cet État, au sud de l'Amérique du Sud, a une surface de 3,027,088
kilomètres carrés; elle est donc six fois plus grande que la France; et
comme ses terrains sont fertiles, le jour où elle sera peuplée comme la
France, elle contiendra plus de 200 millions d'habitants. Organisée sur
le modèle de la Fédération des États-Unis de l'Amérique du Nord, la
République argentine comprend 14 provinces ou États autonomes, portant
les noms ci-après: Buenos-Ayres, Entre-Rios, Corrientes, Santa-Fé,
Cordoba, Santiago del Estero, Tucuman, Salta, Jujuy, Catamarca, la
Rioja, San-Juan, Mendoza et San Luiz; plus 9 territoires destinés plus
tard à devenir des provinces; trois sont situés au nord, vers le Brésil
et la Bolivie, et sont les territoires del Bermejo, du grand Chaco et
des Missiones; six sont au sud et s'appellent territoires de la Pampa,
de los Andes, del Rio Negro, de Limaï, de Chubut, de la Patagonie.

La population totale, d'après la dernière statistique, s'élève
actuellement à 2,942,000 habitants, mais elle augmente assez rapidement
par l'immigration; 363,743 sont étrangers; sur ce nombre, 123,641 sont
Italiens, 55,432 Français, 59,022 Espagnols, 8,616 Allemands, 19,950
Anglais et 99,084 de nationalités diverses.

Le président est éligible au suffrage direct tous les six ans; les
provinces nomment chacune deux sénateurs, et cette élection est faite
par les députés provinciaux; les députés au parlement national sont
nommés au scrutin direct et au nombre de un par 20,000 habitants; les
conditions d'éligibilité pour les sénateurs sont: 30 ans d'âge, 10,000
fr. de revenu, être citoyen argentin depuis six ans au moins, natif de
la province où on est élu, ou l'habiter depuis deux ans au moins. Les
sénateurs sont élus pour neuf ans, mais le sénat se renouvelle par tiers
tous les trois ans. Les conditions d'éligibilité pour les députés sont:
25 ans d'âge, être natif de la province où on est élu ou l'habiter
depuis deux ans, être depuis quatre ans au moins citoyen argentin. Les
députés sont élus pour quatre ans, et la Chambre se renouvelle par
moitié tous les deux ans. Pour être élu président, il faut avoir 10,000
fr. de rente, être né dans la République argentine ou fils de citoyen,
quoique né en pays étranger, et appartenir à la religion catholique.

Le climat est tempéré vers le centre, tropical au nord, froid au sud; le
territoire de la République s'étend en effet depuis le 22e degré
latitude sud à son confin avec le Brésil jusqu'au 50e au bout de la
Patagonie. À Buenos-Ayres, le thermomètre descend quelquefois en hiver
(juillet et août) sous le zéro, mais ne s'y maintient pas. On y voit
parfois la gelée, jamais la neige. Pour l'agriculture, elle se développe
tous les ans et donne des produits divers selon les provinces: ainsi,
dans la province de Tucuman, un hectare de terrain donne 35 hectolitres
de maïs, ou bien 15 hectolitres de blé, ou 45 de riz, ou 850 kilog. de
tabac, ou 33 hectolitres de vin, ou 150,000 kilos de canne à sucre. Dans
la province de Santa-Fé, un hectare donne 15 hectolitres de blé; dans
celle de Salta, 17 ou bien 30 de maïs; dans la province de Catamarca, un
hectare donne 19 hectolitres de blé ou 125 hectolitres de vin; dans
celle de San-Luiz, un hectare ne donne que 24 hectolitres de maïs ou 14
de blé.

Les colonies se multiplient aussi; plusieurs sont des entreprises
privées, et huit nationales: celles-ci sont au nombre de trois dans le
Chaco, de deux à Entre-Rios, de deux en Cordoba, et une en Patagonie,
comprenant ensemble 9,360 habitants, dont 7,294 étrangers, et cultivant
93,321 hectares. Il y a aussi un grand nombre de colonies établies par
des particuliers ou des compagnies. Elles possèdent ensemble 12,608
maisons, 434,093 têtes de bêtes à cornes, 132,410 chevaux, 1,687 mules,
162,957 brebis, 26,521 porcs, 30,573 instruments aratoires, 7,651
charrettes. Elles occupent 720,638 hectares, le tout s'élevant à une
valeur d'environ 150 millions de francs. Le gouvernement fait son
possible pour mélanger les diverses nationalités, afin de favoriser la
formation d'une population homogène.

Pour l'industrie, une des principales est de préparer et saler la chair
des animaux, opération qui se fait dans les _saladeros_. En 1882, les
sept saladeros de la province de Buenos-Ayres ont tué 187,600 boeufs ou
vaches, qui ont produit 275,300 quintaux de viande; et les onze
saladeros de la province d'Entre-Rios ont tué 247,100 boeufs ou vaches,
qui ont produit 314,90.0 quintaux de viande expédiés à peu près en
parties égales au Brésil et à Cuba.

L'industrie sucrière prend aussi un grand développement, et nous aurons
occasion d'en parler. Les mines enfin commencent à prendre de
l'importance dans les Andes, où l'on trouve le cuivre, l'or et l'argent,
surtout dans la province de la Rioja.

Pour le commerce, l'importation en 1882 a atteint le chiffre d'environ
280,000,000 de francs, et l'exportation celui de 275,000,000 de francs.

Les chemins de fer sont en progrès; 2,633 kilomètres sont en
exploitation, et 2,777 en construction ou concédés; ils donnent un
revenu qui varie de 2 à 10%. Leur marche est lente et peu régulière; la
plupart ne marchent que le jour. Presque tous ces chemins de fer
appartiennent à des compagnies anglaises.

La presse est grandement répandue: la seule ville de Buenos-Ayres
possède 98 journaux, dont trois en langue allemande, cinq en italien,
trois en français, trois en anglais, le reste en castillan.

Pour la navigation extérieure, en 1882 sont entrés dans les ports de la
République 6,071 navires, portant 1,528,054 tonnes, et en sont sortis
4,765, portant 1,448,189 tonnes. Dans ces chiffres la marine française
concourt pour le 16%, l'anglaise pour le 31%. Pour la navigation
intérieure, sont entrés 21,727 navires, portant 1,829,933 tonnes, et
sortis 22,207 navires, portant 1,798,871 tonnes. Le gouvernement
projette une ligne subventionnée, desservant la côte sud jusqu'à la
Terre de feu, pour aider au développement des ressources de la
Patagonie.

Les postes ont porté, en 1882, 17,757,610 lettres ou plis, et les
télégraphes ont expédié 438,090 dépêches.

Le budget de 1882 a donné à l'entrée 40,609,148 piastres fortes de 5 fr.
pour la nation, et 4,517,988 piastres fortes pour les municipalités. La
sortie a été de 42,544,970 piastres fortes pour la nation, et 4,106,531
piastres pour les municipalités.

L'armée se compose de 57 officiers généraux, 484 officiers, 6,977
soldats.

La marine compte trois cuirassés, un torpilleur, six canonnières, deux
transports, six avisos, et plusieurs autres petits navires pour le
service des fleuves.

Le prix de la main-d'oeuvre varie de 5 à 10 fr. par jour, mais il va en
diminuant, à mesure que l'immigration augmente. Celle-ci varie de 30 à
80,000 immigrants par an, mais une vingtaine de mille retournent, pour
les récoltes, dans leurs pays, après avoir économisé ici une petite
somme; ce sont généralement des Italiens; en venant comme émigrants, ils
ont le passage gratuit; ils ne paient que 150 fr. pour le retour.

Buenos-Ayres compte 300,000 habitants et 22,701 maisons, de la valeur
ensemble d'environ un milliard de francs. Elle possède 152 kilomètres de
tramways, et un appareil de téléphone pour 173 habitants. Paris n'en
possède qu'un par 865, Vienne 1 par 1179, Berlin un par 1930 et Londres
un par 2,375 habitants.

La monnaie a pour base le _peso fuerte_, qui vaut un peu plus de 5 fr.;
mais le papier-monnaie, qui a cours forcé, abonde et a pour base le
_peso moneta corriente_, qui vaut 20 centimes. Ces petits papiers sont
dégoûtants de saleté. Dans les provinces on se sert des pesos boliviens,
qui valent 3 fr.

La dette consolidée de la nation atteint environ 100,000,000 de piastres
fortes, ou demi-milliard de francs. Le culte est desservi par 4 évêchés,
suffragants de l'archevêque de Buenos-Ayres, qui forme le cinquième.
Jusqu'à ces dernières années, un grand nombre de prêtres étaient
étrangers et surtout italiens: plusieurs visaient à faire fortune pour
rentrer chez eux; maintenant les séminaires, sous la direction de
diverses communautés, fonctionnent et donnent un clergé indigène. La
religion catholique est celle de l'immense majorité, mais les cultes
dissidents sont libres. Il y a encore beaucoup de religiosité dans le
pays, et les autorités ne rougissent pas d'invoquer le Très-Haut; j'ai
sous les yeux le message par lequel le président de la République, à
l'ouverture des Chambres, en mai dernier, rend compte au Congrès des
opérations de l'année. Il conclut par ces paroles:

«Dando gracias a la divina Providencia per los beneficios che a
dispensado a la Republica, declaro abiertas vuestras sessiones.--Rendant
grâces à la divine Providence pour les bienfaits qu'elle a accordés à
la République, je déclare ouvertes vos sessions.» La religion catholique
est encore la religion d'État, l'art. 2 de la Constitution dit: «El
gobierno fédéral sostiene el culto catolico, apostolico, romano.--Le
gouvernement fédéral professe le culte catholique, apostolique et
romain;» et dans la préface de la même Constitution on lit: «Nos los
representantes del pueblo ... invocando la protecion de Dios, fuente de
toda razon i justicia, ordonamas, etc....--Nous, les représentants du
peuple ... invoquant la protection de Dieu, source de toute raison et
justice, ordonnons, etc.»

Mais il arrive ici (ce qui est malheureusement trop fréquent dans les
nations latines), qu'on réduit beaucoup trop la religion au culte, qui
est le moyen, et l'on ne va pas assez au commandement, qui est le but;
en sorte que les francs-maçons profitent des abus pour décrier la
religion et ne manquent aucune occasion de la battre en brèche.

L'instruction supérieure est donnée à Buenos-Ayres dans une Université
qui comprend les trois facultés de droit, de lettres et de sciences; il
y a aussi quelques autres facultés dans les villes de province.
L'instruction secondaire est donnée dans des collèges nationaux qui sont
loin de professer l'athéisme. L'instruction primaire compte dans la
capitale 170 écoles publiques subventionnées et fréquentées par 33,196
élèves; mais dans les provinces, et surtout à la campagne, le besoin
d'écoles se fait vivement sentir. Dans la seule province de
Buenos-Ayres, qui est la plus avancée en fait d'instruction, sur 116,000
enfants de 6 à 14 ans, à peine 33,000 reçoivent l'instruction, les
autres 88,000 restent dans l'ignorance forcée, faute d'écoles.

L'enseignement libre à tous les degrés est amplement répandu dans la
capitale et les villes principales. L'assistance publique, les asiles,
les hôpitaux sont bien tenus et suffisent à tous les besoins.
L'administration de la justice comprend des juges de paix, qui sont
compétents jusqu'à 2,000 fr. dans les campagnes, puis des tribunaux
ordinaires, des tribunaux d'appel et une Cour suprême.

Mais assez de digressions sur l'État et ses différents services.
Revenons à l'emploi de mon temps.



CHAPITRE IX

     San Carlo Almagro. -- Dom Bosco et ses institutions. -- Les
     Soeurs de Marie-Auxiliatrice. -- La Société d'agriculture. --
     Prix des terrains. -- Les oeuvres charitables. -- Les Lazaristes.
     -- Les Soeurs de Charité. -- L'Hospicio de los Mendigos. -- La
     distribution de l'eau. -- La fête nationale. -- La législation.
     -- Une stancia modèle. -- L'autruche et ses moeurs. -- Détails
     sur l'agriculture et l'élevage.


Nous sommes au 5 juillet: après avoir fait de nombreuses visites et reçu
partout bon accueil, je prends un tramway et me rends à San-Carlo
Almagro, au collège de los artes y officies, confié à la Congrégation de
dom Bosco. Je trouve là 200 enfants, dont la moitié appliquée à
apprendre les divers métiers d'imprimeur, de menuisier, de serrurier,
tailleur, etc.; l'autre moitié suit les classes élémentaires et
secondaires. Parmi ces enfants, j'en distingue quelques-uns au teint
brun, au visage épaté, à l'oeil noir, grand et égaré: ce sont des
orphelins patagons; ils parlent l'espagnol et je peux causer avec eux.
Ils savent me dire que leur père était cacique de telle et telle tribu;
qu'ils ont été pris par les soldats et transportés dans cette maison;
mais ils n'en savent pas davantage. Le supérieur m'apprend qu'il y a
quatre ans, lorsque le général Rocca, promenant ses 2,000 hommes dans
les terres comprises entre le Rio Negro et le Rio Cébut, a chassé
devant lui les Patagons qui l'habitaient, a tué ceux qui résistaient et
recueilli plusieurs orphelins, les pères de ceux que je vois étaient
parmi les morts: il ajoute qu'ils sont intelligents, doux, appliqués, et
témoignent d'un grand bon sens.

Près du collège, de l'autre côté de la rue, on a construit un couvent
pour les Soeurs de Marie-Auxiliatrice; elles sont 30 dans la Province et
25 novices, parmi lesquelles plusieurs indigènes. La supérieure vient de
mourir: celle qui la remplace est fort jeune; elle me fait parcourir la
maison et me donne avec timidité les renseignements concernant la
Congrégation dans la République. À la paroisse de la Bocca, à
Buenos-Ayres, les Soeurs ont un externat avec 200 élèves, et un
_Oratorio festivo_ fréquenté par 400 jeunes filles. À Marou, elles ont
un collège et externat; à San-Isidro, externat avec 120 élèves et
Oratorio festivo; à Carmen, en Patagonie, un externat de 80 externes, et
100 filles à l'Oratorio; toutes leurs maisons ont la Congrégation des
Enfants de Marie.

Au collège, une magnifique imprimerie a ses presses mues par la vapeur.
Le même moteur donne le mouvement aux scieries mécaniques et autres
instruments. Les Pères desservent encore à Buenos-Ayres la chapelle
appelée Matris Misericordiæ ou des Italiens; à San-Nicolas, sur le
Parana, ils ont un collège avec 70 internes payant 75 fr. par mois. Dans
la Patagonie, ils ont à Carmen un collège avec 70 internes et un
Oratorio festivo qui réunit 100 enfants. De l'autre côté du Rio Negro,
à Biedma, ils desservent une paroisse et dirigent un Oratorio. Ils ont
enfin une dizaine de stations dans l'intérieur de la Patagonie, tels
que: Conessa, Guardia-Pingle, Choelechoel, Rocca, Nahuel, Huapi,
San-Xavier, etc.

Dom Bosco, à Turin, avait été frappé, dès le début de sa carrière
sacerdotale, de l'abandon dans lequel étaient laissés un grand nombre de
garçons pendant qu'abondaient les asiles pour les filles. Il comprit
bientôt combien il importait de s'occuper de l'homme. Depuis deux cents
ans, le clergé s'était plus spécialement adonné au ministère plus facile
auprès de la femme; mais l'homme n'en demeure pas moins le chef de la
famille, et du temps de saint François de Sales les efforts étaient avec
raison plus portés de son côté. Je lis en effet dans les écrits de ce
docteur (_OEuvres complètes de saint François de Sales_, tome II. Migne,
1861, p. 427), les conseils que ce saint si doux et si pratique
adressait à un de ses confrères: «Comme évêque, vous devez surtout
veiller sur deux sortes de personnes, qui sont les chefs des peuples:
les curés et les pères de famille, car d'eux procède tout le bien ou
tout le mal qui se trouve dans les paroisses ou dans les maisons.»

M. Wagner, notre consul, est parfaitement au courant des choses du pays
et adresse au gouvernement des rapports qui seront certainement utiles à
la France s'ils ne sont pas enterrés dans les cartons du ministère à
Paris; il a habité divers pays à l'étranger, et en observateur attentif
il a pu voir le bien à imiter, le mal à éviter.

M. l'avocat Zeballos, président de l'Institut géographique, me donne des
lettres pour le Chili, le Pérou et la Bolivie.

À la Société d'agriculture, j'apprends, à propos de prix de terrains,
qu'on a vendu dans la quinzaine, à Bahia Blanca, pour 40,000 fr. la
lieue carrée (2,600 hectares), des terrains qui avaient été achetés pour
2,000 fr. en 1880; qu'une compagnie anglaise vient d'acheter 70 lieues
carrées de terrain au cinquième méridien; qu'une autre compagnie
anglaise a acheté 100 lieues carrées à San-Luiz, à raison de 10,000 fr.
la lieue, soit 4 fr. l'hectare, et que Richmond et Cie ont proposé au
gouvernement de lui acheter 100 lieues de terrain à Santa-Cruz, en
Patagonie, au prix de 100 fr. la lieue, à condition de la peupler en
cinq ou six ans et d'y établir 200 familles européennes, 50,000 brebis,
5,000 boeufs et vaches. Plusieurs autres particuliers et compagnies font
des demandes analogues pour établir des colonies.

M. l'avocat Caranza, qui est à la tête des oeuvres charitables, me
présente à sa famille et me met au courant de tout ce qui se fait de
bien dans la République.

Sa Grandeur Mgr l'archevêque a la bonté de me faire visiter son palais
et sa cathédrale. Le palais est seigneurial, et à la cathédrale les
autels sont ornés non de tableaux, mais de statues habillées à
l'espagnole, avec robes brodées. La nef est vaste, et les salles au
service du Chapitre grandes et nombreuses. Sa Grandeur me présente à
son vicaire général, dom Spinoza, qui me renseigne sur l'importance du
diocèse: il comprend 300,000 âmes, 14 paroisses, 50 églises et
chapelles, 9 Ordres religieux d'hommes de toute nationalité et 13 de
religieuses, dont 4 cloîtrées. Il veut bien me conduire au bout de la
ville, à la Maison mère des Pères lazaristes. Ils sont 6 Pères et 8
novices, dont un Indien; ils font l'école gratuite à 200 externes.

De l'autre côté de la rue, les Soeurs de Charité tiennent le collège de
la Providence, où 20 Soeurs instruisent 200 externes et 80 internes
payant 100 fr. par mois; elles prennent soin, en outre, de 40
orphelines.

Le dimanche les magasins sont fermés le matin à dix heures, de par la
loi. On respecte donc encore officiellement le repos du septième jour.
Je prends un tramway et me rends à un des bouts de la ville, au parc de
la Recolleta. Il y a là le cimetière _del Norte_, semé de riches
chapelles, tombeaux de familles, remplis d'inscriptions. Sur la plus
élevée, je lis _Pantheon de l'Association espanola de socorros mutuos_.
À côté, dans l'ancien couvent des Récollets, on a établi _l'hospicio de
los mendigos_, contenant 220 vieillards et 110 femmes aux soins des
Soeurs de la Charité. Elles se louent des bons procédés de
l'administration; leurs pauvres sont logés dans de grandes salles à un
seul rez-de-chaussée, espacées dans le jardin; ils ont cuisine
bourgeoise et le maté deux fois par jour. À côté de l'hospice s'étend un
petit parc orné de rocailles, et un peu plus loin je trouve les pompes
à vapeur qui pompent l'eau de la rivière dans les réservoirs de
distribution pour toute la ville. Les pompes font trente tours à la
minute, et chaque coup de piston relève 120 litres d'eau. Elles sont
insuffisantes, et on en construit de nouvelles plus puissantes. Je
retourne à l'hospicio de los mendigos; l'ancien aumônier de l'hôpital
français y prêche en castillan, puis les vieillards chantent des
litanies et des cantiques avec l'accompagnement de l'orgue, tenu par un
aveugle; les servants ont le vrai type indien.

Le 9 juillet, c'est la fête nationale. En effet, c'est le 25 mai 1810
que les Espagnols furent chassés de ces contrées, et c'est le 9 juillet
1816 que fut déclarée l'indépendance. Ces deux anniversaires sont fêtés
tous les ans avec solennité. Les deux généraux qui, par leurs victoires,
obtinrent ce résultat, le général Saint-Martin et le général Belgrano,
étaient deux chrétiens. Se considérant comme des instruments de la
Providence, après leur victoire, ils envoyèrent leurs épées, le premier
à Notre-Dame du Carme, à Mendoza, le second à Mercedes.

Le matin, de ma chambre, je vois débarquer quelques compagnies de
marins, traînant leurs canons; à midi, des bataillons se rangent sur la
place Victoria; mais bientôt une légère pluie les renvoie à la caserne.
On fait économie de poudre; pas de coups de canon, pas de cloche: et
pourtant ces bruits sont bien faits pour réveiller chez le peuple les
fortes émotions. À une heure, les autorités se rangent à la cathédrale
sur de superbes fauteuils; un immense et riche tapis en couvre le pavé.
L'archevêque entonne le _Te Deum_, que des artistes chantent en musique;
puis on rentre chez soi. Pour moi, je me rends chez l'avocat Lamarca,
qui veut bien me donner quelques renseignements sur la législation du
pays. Le père peut disposer d'un tiers de ses biens s'il laisse père et
mère et pas d'enfants; d'un quart, s'il a des enfants. Il y a dans ce
pays des estancieros (propriétaires) qui ont jusqu'à 400 lieues carrées
de terre, et des compagnies qui en possèdent jusqu'à 700 lieues; il
n'est pas mauvais que d'aussi grandes surfaces se subdivisent. La femme
est protégée: elle hérite comme les garçons; la recherche de la
paternité n'est pas interdite. L'épouse a droit à la moitié des biens
gagnés après le mariage. La famille est assez bien constituée; mais,
dans les classes élevées, le père passe trop de temps au club. Les
enfants s'aiment entre eux, mais s'émancipent de bonne heure: ils sont
aussi plus précoces; les jeunes filles se marient souvent à dix-sept
ans, et au même âge les garçons occupent parfois des places importantes,
qu'on donne tout au plus chez nous aux jeunes gens de vingt-quatre ans.
Les mères n'ont pas toujours une assez forte instruction.

Le soir, à huit heures, la place Victoria est illuminée _à giorno_, et
on tire un interminable feu d'artifice, miniature de ceux qu'on voit en
Europe.

Après avoir parlé avec l'avocat Lamarca de mille et une choses, je lui
dis: «La estancia[2] est dans votre pays la chose principale à
visiter, et j'espère que vous trouverez l'occasion de m'en montrer
une.» Il appelle un de ses amis, cause un instant avec lui; ils
parlent de lettres et de télégrammes et il me dit: «Demain, vous
pourrez aller visiter, à quelques lieues d'ici, la stancia de
San-Juan, la plus importante de la province de Buenos-Ayres. Elle
appartient à un de mes amis, M. Léonard Pereira. Vous prendrez à la
station centrale le train de huit heures du matin, et vous descendrez
deux heures après à la station de Pereyra; mais auparavant, vous
viendrez chez moi chercher la lettre d'introduction. Êtes-vous levé à
sept heures?--Oui.»--L'imprudent! il ne savait pas que je tiendrais
parole malgré le déluge de la nuit. À sept heures, en effet, par une
pluie battante, j'étais à sa porte, mais, sans le renfort du marchand
de lait, malgré la sonnerie électrique et le marteau, je ne serais pas
parvenu à la faire ouvrir. La lettre était prête, mais il fallait
prendre le train de dix heures, et on m'avertissait plaisamment
d'avoir à porter une ceinture de sauvetage. La recommandation n'était
pas de trop, car il pleut depuis trois mois. À peine sorti de la
ville, le train traverse, sur des poutrelles de fer, un long espace
entièrement inondé. À la station de Baraccas, je vois une ville
composée de maisonnettes de bois toutes surélevées de terre d'un mètre
et comme sur pilotis. Les rues sont étroites. Quel dommage que sur cet
immense terrain vierge on ne laisse pas, comme dans l'Amérique du
Nord, des avenues de 40 mètres et des petits jardins. La santé des
habitants y gagnerait et les bébés pourraient jouer devant leur
maison, sans courir le risque d'être écrasés par les chars. Ces rues
étroites sont maintenant couvertes d'une si haute couche de boue,
qu'elles sont impraticables aussi bien aux piétons qu'aux voitures;
c'est à peine si les cavaliers osent s'y aventurer. Il ne reste aux
piétons que les trottoirs.

         [Note 2: Nom qu'on donne aux fermes pour l'élevage du
         bétail.]

[Illustration: République Argentine.--Rancho de Pêcheurs.--Arbre appelé
Ambico.]

La rivière le Riochuelo laisse pénétrer d'assez beaux navires anglais,
qui débarquent ici leurs marchandises pour charger les cuirs et la
laine. Nous traversons encore une petite ville, puis nous voilà _nel
campo_, soit en pleine campagne.

La prairie s'étend à perte de vue; pas une colline à l'horizon. Les
arbres sont rares, c'est à peine si on voit par-ci par-là quelques
eucalyptus. La terre est partout si détrempée, que les pauvres animaux
font pitié à voir. Aussi, à tout instant, j'en aperçois jonchant le sol,
morts ou mourants. Les boeufs sont écorchés sur place, car la peau en
vaut la peine; elle se vend environ 40 fr., mais celle de cheval ne vaut
que 6 fr., et on l'abandonne; le mouton, avec sa fourrure de laine,
semble mieux résister. L'autruche, avec ses longues jambes et ses plumes
moelleuses, allonge curieusement son cou de chameau et semble se moquer
de l'eau. Les quelques fermes qu'on rencontre ont des maisons en boue
couvertes de chaume; c'est le rancho, et à leur approche on voit la
vigne, le mûrier, l'oranger, des champs de blé qui sort de terre, des
choux énormes, du maïs coupé, de jeunes fèves, et en général tous les
fruits et légumes de l'Europe. Les poules, dindons, canards, oies et
porcs y sont en abondance. Le bétail paît dans la prairie naturelle, où
poussent le chardon et une herbe graminée. On voit aussi de belles
prairies artificielles de sainfoin et de luzerne.

À la station de Quilmes, j'aperçois un tramway appelant les voyageurs
avec sa trompette. Cet utile moyen de transport se trouve dans toutes
les rues des villes des deux Amériques; je ne savais pas que je l'aurais
trouvé à la campagne. Cela explique comment on peut, de plusieurs lieues
à la ronde, porter les nombreux bidons de lait qu'on voit dans tous les
trains. Par-ci par-là je remarque les gardiens de bétail, trottant à la
ronde, couverts d'un vêtement jaune ciré comme celui des marins; et
presque sur chaque poteau du télégraphe, le _ornero_, profitant de la
pluie, construit son magnifique nid de boue, que des employés
démolissent parce qu'il interrompt la transmission des dépêches.

Enfin, à midi, je descends à la station de Pereyra, et je demande au
chef de gare s'il n'y a pas là une voiture pour moi; je vois qu'il a de
la peine à s'exprimer en castillan et je comprends bien vite que j'ai
affaire à un Anglais. Tous les employés de la ligne sont des enfants
d'Albion. Il me montre trois chevaux et appelle un grand gaillard botté
portant pantalon à la zouave et lui dit: «Voici le monsieur que vous
attendez.»

J'enfourche un cheval, et nous voilà galopant et trottant dans la boue,
à travers les chemins transformés en rivière, et mieux encore sur les
prairies qui les bordent.

Après une demi-heure nous entrons dans un bois d'eucalyptus, nous
traversons un superbe parc et arrivons à la maison du propriétaire. Il
n'est pas là, mais une lettre, al _Señor Ruffino administrador_, fait
que je suis le bienvenu. Nous ne vous attendions pas par un tel
déluge, me dit-il. _El tiempo es moeda_, répondis-je; si j'attends le
beau temps, je pourrais attendre longtemps, car il n'a pas paru depuis
trois mois. On me prépare aussitôt un déjeuner confortable, et pendant
ce temps j'interroge les deux Ruffino, car ils sont deux frères,
depuis quinze ans attachés à la ferme. Leur bisaïeul était Gênois; un
des frères a le bras droit coupé. Est-ce le fruit de vos révolutions?
lui dis-je.--Non, j'ai reçu un coup de fusil d'un voleur
d'animaux.--L'a-t-on attrapé?--Non, il s'est sauvé avec sa bande.

La estancia de San-Juan comprend environ 15,000 hectares, nourrissant
1,000 chevaux, 8,000 boeufs et vaches, 20,000 moutons et 2,000
autruches. Le cheval du pays ne donne aucun profit. Les estancieros le
vendent au saladero de 20 à 40 fr., car c'est tout ce qu'on en peut
extraire en graisse et en huile. À San-Juan on préfère le laisser mourir
surplace; mais on entretient des étalons pour des chevaux de race.

L'autruche aussi ne rapporte presque rien. On néglige la plume et la
chair, et on ne mange que les oeufs. On en prend l'estomac, qui se vend
5 fr. pour la pepsine. La race américaine est inférieure, comme volume
et comme ornement de plumes, à la race d'Afrique. Les moeurs de cet
animal, autant que me l'explique le señor Ruffino, sont au moins
curieuses: ils s'organisent par _tropillas_: deux mâles et six à sept
femelles: gare aux autres mâles qui voudraient s'adjoindre; ils seraient
poursuivis et tués par les deux pachas. Un des mâles construit le nid
dans lequel les femelles pondent tous leurs oeufs, de dix à douze
chacune; puis l'autre mâle les couve durant quarante jours; mais, comme
il ne peut en couvrir qu'une partie, les autres pourrissent. C'est comme
si l'homme voulait se mêler de faire la nourrice! je crois que si les
mâles étaient moins galants et laissaient faire les femelles, elles se
tireraient mieux d'affaire. À chacun son métier.

Lorsque le premier poussin paraît, le mâle pique les oeufs et y dépose
des mouches pour les nouveau-nés. Si l'on touche au nid, le mâle détruit
tout, et s'en va ailleurs former un nid nouveau; en sorte que toucher un
seul oeuf c'est détruire tout un nid.

C'est au printemps (septembre-octobre dans cette hémisphère) que pondent
ordinairement les femelles. L'autruche se nourrit d'herbe et en consomme
presque autant que le cheval.

Pour les boeufs, M. Pereyra s'applique à l'amélioration de la race; il
ne vend pas ses produits au saladero, mais les porte au marché de
Buenos-Ayres. Les boeufs de trois ans sont vendus au prix de 250 fr.
environ; il vend les taureaux pour la reproduction à des prix plus
forts, et jusqu'à 1,500 fr., selon la race. Il vend de 800 à 1,000
boeufs chaque année pour le marché, de 3 à 4,000 moutons de 18 mois à 2
ans, au prix de 10 à 16 fr., selon la qualité. Les moutons produisent
une moyenne annuelle de laine mérinos d'environ 3 à 4,000 arrobas, au
prix, de 20 fr. l'arroba; l'arroba équivaut ici à 11 kilogrammes
environ.

On calcule qu'une cuadra quadrata, un peu plus d'un hectare et demi,
soit 16,900mc, peut nourrir 5 boeufs ou bien 12 moutons; or, comme le
boeuf vaut 40 fr. et le mouton 10 fr., l'élevage du boeuf est plus
productif; toutefois, on tient ensemble moutons et boeufs. Ce qui
rapporte encore plus, c'est l'agriculture. On loue pour cela le terrain
à raison de 80 fr. la cuadra, ce qui revient à environ 50 fr. l'hectare.

Le locataire y sème le maïs, qu'il vend à raison de 10 fr. les 100
kilos; il l'avait vendu 16 fr. il y a 2 ans et en avait exporté pour
10,000,000 de fr., mais l'an dernier il en a produit pour un tiers de
plus, et comme la demande n'a pas augmenté en Europe, le prix a baissé
d'autant.

Le personnel de la estancia _San-Juan_ se compose de 50 ouvriers
italiens, français et belges; j'y trouve même un berger de la Briga,
dans les Alpes-Maritimes. Le salaire est de 80 fr. par mois, plus la
nourriture. Une partie des ouvriers sont mariés. La paroisse est fort
éloignée; donc pas d'exercice religieux, et ceux qui ont le dimanche
libre le passent au cabaret. Pour les mariages et les baptêmes on va à
l'église, mais on ignore ce que c'est que la dernière communion; car,
en cas de maladie, le pauvre n'a pas 30 à 60 fr. pour payer la voiture
qui devrait aller au loin chercher le prêtre; néanmoins, le señor
Ruffino m'affirme que ses ouvriers sont de bonnes gens, et qu'il n'a
point de coffre-fort ici; il ajoute même qu'il peut confier à chacun de
ses gens une somme quelconque pour la porter n'importe où, et qu'il la
remettra fidèlement à destination.

Quant au prix de la terre dans ces parages, elle est fort chère et vaut
200 patacones (1,000 fr.) la cuadra de 16,900 mètres carrés, soit
environ 600 fr. l'hectare. Ce prix n'est que pour la terre d'agriculture
assez élevée pour ne pas craindre les inondations. Cette même terre qui
se vend maintenant si cher a été donnée, ou vendue 0 fr. 75 l'hectare.
La estancia contient encore 50 cuadras de prairies artificielles:
luzerne et sainfoin, et on va les porter à 100 cuadras. La partie
réservée à l'agriculture est d'environ une demi-lieue carrée.

Après le déjeuner nous montons en voiture et parcourons le parc. Il
comprend plusieurs hectares; ici des bois, là des jardins, plus loin un
lac avec des cygnes d'Australie et plusieurs espèces de canards. Je vois
les auraucarias brasilienses, les poivriers, les cèdres du Liban, les
magnolias, les mimosas, les palmiers, les ligustrums, les dathuras, les
grenadiers, les bambous, les lauriers thyms, le tabac, l'abothylum; et
dans deux petites serres, le caféier, les arecas, les bégonias, les
azaléas et autres plantes des tropiques; il me semble être dans un de
nos jardins à Nice, quoique le climat soit ici un peu plus chaud. Par
une longue avenue d'eucalyptus le parc aboutit à une station de chemin
de fer, particulière à la propriété; 20 ouvriers sont occupés à
l'entretien du parc.

Le Señor Ruffino me conduit aux animaux de reproduction. Parmi les
taureaux, il m'en fait remarquer un énorme venu d'Écosse; son museau
ressemble à celui d'un mouton et le poil est laineux; de son corps pend
jusqu'à terre une longue peau de graisse; il a coûté 5,000 fr. Un autre
plus grand, venu de Bute (Écosse), a coûté 7,000 fr.; mais les taureaux
de race produits par eux sont vendus par le propriétaire 1,500 fr., en
sorte qu'il est bientôt couvert de ses frais. Dans la cour est suspendu
un _lazo_, je demande à le voir manoeuvrer; il a environ 25 mètres de
long: un grand berger des Alpes lombardes le prend, le fait tournoyer et
le lance contre un jeune boeuf qui cherche à fuir: il est pris aux
cornes et ramené en un instant. À la guerre contre les Espagnols, et
dernièrement à la guerre du Paraguay, on a vu les _Gauchos_ manoeuvrer
habilement cette arme et désarçonner les cavaliers; mais ceux-ci
savaient en dernier lieu couper le lazo avec leur couteau effilé. Les
bollas avaient aussi été employées dans cette guerre. Cet instrument
dangereux consiste en trois balles de plomb, de la grosseur d'un oeuf,
attachées à trois lanières de 70 centimètres réunies par le bout: le
_gaucho_ prend en main la plus petite boule, et, faisant tournoyer les
deux autres, les lance contre les jambes du cheval à une grande
distance; les boules tournent autour des jambes, les enlacent avec les
lanières et rendent la marche impossible; le cavalier à son tour s'était
habitué à se retourner lestement et à couper, de la lame effilée de son
sabre, d'un seul coup, les dangereuses lanières. Je demande à ce Lombard
s'il est ici depuis longtemps et s'il y a sa famille.--Je suis ici
depuis cinq ans, mais ma femme est restée en Italie.--Fais-la donc
venir, lui dit Ruffino, elle te gagnera comme nourrice 200 fr. par mois.
Ce bonhomme venait de déposer deux gros seaux de lait; je le goûte, il
est délicieux; le vendez-vous?--Non, dit Ruffino, nous avons essayé, et
voici encore les bidons qui le portaient à la ville et les machines à
faire le beurre et le fromage, mais nous avons trouvé que, pour notre
but, qui est l'amélioration de la race, il est préférable de laisser le
lait aux veaux.

Au compartiment des chevaux, je remarque de superbes étalons anglais,
allemands, andalous. Le même hangar abrite les moutons; les plus beaux
sont ceux de Rambouillet; je vois aussi de très beaux mérinos
d'Angleterre et d'Allemagne; on les nourrit avec du foin, du maïs cuit
et du son.

Le jardinier est Français et son aide est Belge; je suis venu ici,
dit-il, il y a vingt ans, avec mon père; on nous avait placés dans une
colonie à l'intérieur, mais nous y étions tracassés par les Indiens; je
vins donc travailler à Buenos-Ayres, d'où je suis passé ici; nous étions
douze enfants, je n'ai plus qu'un frère vivant; la mort nous dévore
tous.

Mais le jour baisse et je rentre écrire ces lignes. Après un dîner
assaisonné de vin de Mendoza et de Xérès, je trouve doux le repos de la
nuit. M. Pereyra est président de la Société d'agriculture, il commence
par pratiquer ce qu'il veut enseigner à son pays. L'enseignement par
l'exemple est de tous le meilleur! Qu'il reçoive ici mes félicitations
et ma reconnaissance pour la bonté avec laquelle il a mis à ma
disposition ses serviteurs et sa maison.



CHAPITRE X

     Retour à Buenos-Ayres. -- La nouvelle capitale de la Plata. --
     Les banques. -- Le Musée. -- Départ pour Rosario. -- Navigation
     intérieure. -- San-Nicolas. -- Le pingoin. -- La guerre du
     Paraguay. -- Rosario. -- San-Juan. -- Mendoza et la viticulture.
     -- Inondation dans l'est, sécheresse dans l'ouest. -- Un
     elevator. -- Un Allemand colonisateur.


Le soir j'avais dit au domestique: Tu m'éveilleras demain matin à cinq
heures, car j'ai à écrire.--_Bueno, Señor._ Or, à six heures, le silence
n'était encore interrompu que par le chant des coqs et la pluie
diluvienne. Après une heure de travail je vois que le moment de
s'acheminer à la gare est arrivé, car elle est assez éloignée, et le
train part à huit heures; mais, à mon grand étonnement, je constate que
la porte est fermée à clef, et que, seul habitant de la maison, j'y suis
prisonnier. J'ouvre des fenêtres aux quatre points cardinaux et
j'appelle de toute la force de mes poumons: silence complet. Je passe
sur une terrasse, mais les briques glissantes me font faire la culbute,
et, pour me débourber, je frappe fortement des mains; ce fut mon salut.
Deux chiens ont entendu le bruit et aboyent si fort que le domestique
paraît. Viens donc m'ouvrir et mets-moi vite en voiture, car j'ai
affaire à Buenos-Ayres et je ne puis manquer le train. Ce brave homme,
un peu confus, fait des prodiges d'activité, et en quelques minutes il
m'a brossé, servi le café et mis en voiture. Une demi-heure après,
j'étais à la station, où le chef de gare me sert gentiment une tasse de
café qu'apporte sa fillette. Est-ce le changement de pays ou de climat
qui donne ici tant d'amabilité à la froide nature anglaise? Il ne
s'arrête pas là, mais il répond à mes questions et me fournit des
détails sur la nouvelle ville de _la Plata_ qu'on est en train de
construire pour servir de capitale à la province de Buenos-Ayres.
Jusqu'à ces derniers temps Buenos-Ayres était capitale de la province et
de la fédération, et s'en prévalait pour imposer sa volonté aux autres
États; mais, en 1880, lors de la dernière élection présidentielle, les
autres États conspirèrent, cernèrent la ville et l'assiégèrent durant un
mois. Après avoir perdu environ 3,000 hommes de part et d'autre en
divers faits d'armes, la ville se rendit, et il fut stipulé qu'elle
serait désormais la capitale de la Confédération, qu'à cet effet tout
pouvoir de police et autre dans la ville appartiendrait au pouvoir
fédéral, et que la Province aurait à se construire une nouvelle ville et
à y transporter ses autorités. Tuer 3,000 hommes pour obtenir ce
résultat dans un pays qui a tant besoin de bras, c'est peu sage! Mais
cette ardeur à guerroyer s'explique par le grand nombre d'individus qui,
fuyant le travail, préfèrent vivre de la politique, en attendant la
récompense du parti vainqueur. Soumettre ces gens-là au travail serait
délivrer le pays de sa plus grande plaie.

La nouvelle ville de la Plata sera assez éloignée de la mer et du
fleuve, le terrain étant trop bas à la côte; mais on projette un canal
depuis Encenada, située à 12 milles à l'entrée du fleuve. La ville est
tracée, les rues sont larges de 20 à 40 mètres, et le terrain s'y vend
de 1 à 3 fr. le mètre carré, selon qu'il est plus ou moins central.
Beaucoup de spéculateurs l'accaparent et feront probablement de belles
fortunes.

Enfin le train arrive avec une demi-heure de retard: c'est assez
habituel, ici. Les plaisants traduisent le terme espagnol _ferro-carril_
par le mot ferro-charrette; la vitesse en effet n'est pas grande (20
kilomètres à l'heure). J'ai encore une fois, le long de la route, le
triste spectacle d'animaux morts et mourants; on dit que la perte
s'élève déjà à plusieurs millions de têtes, et tous les jeunes agneaux
sont perdus. Le dernier recensement donnait les chiffres suivants pour
le bétail vivant sur les terres de la République: 2,000,000 de chevaux,
6,000,000 de boeufs et 80,000,000 de moutons.

À dix heures je descends à Buenos-Ayres, où ma première visite est à
_London and River Plate Bank_, pour regarnir ma bourse. N'est-il pas
regrettable que, dans une ville qui renferme 40,000 Français, faute de
banque française, il faille avoir recours à une banque anglaise[3]? Et
pourtant il y a au moins 15,000,000 de francs de dépôts d'argent
français dans les diverses banques de la ville, et les Italiens, qui ont
établi ici une banque avec un capital ne dépassant pas 5,000,000 de
francs, font d'excellentes affaires. Quelques établissements financiers
français ont bien envoyé des éclaireurs étudier la situation, mais
c'étaient des hommes de bourse, et voyant que les transactions de bourse
avaient ici peu d'importance, ils ont jugé que la place ne méritait pas
une succursale. Or, les opérations de bourse ne sont pas le seul aliment
aux banques, ni le meilleur: le commerce et l'industrie devraient mieux
attirer leur attention. Les banques nationale et provinciale ici
attirent des dépôts considérables, pour lesquels elles donnent un
intérêt de 2 à 3%, et elles prêtent ce même argent à 7% l'an, réalisant
ainsi des millions de bénéfices. Le terme du prêt est d'un an,
amortissable par quart, chaque trois mois. Contrairement aux usages
financiers, ces banques ont un privilège sur l'hypothèque, mais elles
sont obligées de fournir tout renseignement sur le montant des prêts,
aux personnes qui en font la demande.

         [Note 3: Depuis que ces lignes ont été écrites les journaux
         ont annoncé la création d'une banque française.]

De la banque je passe au musée; il est fermé les jours de pluie, mais on
veut bien faire exception pour l'étranger. Les collections ne sont pas
grandes; toutefois les amateurs peuvent voir ici un grand nombre de
squelettes fossiles d'animaux antédiluviens et spécialement de
cryptodons avec leur énorme carapace. Une d'elles, celle du panocthus, a
2m 20 de longueur, avec une queue de 1m 20. Les quatre espèces de cet
animal, l'asper, l'élongatus, le loevis, le clavipes, sont représentées
encore par les os fossiles de leur bassin. Dans les fossiles on voit
aussi un tigre indigène, un scelidotherium leptocephalum à longue tête
et herbivore, un moegatherium, un panochtus tuberculatus et plusieurs
tatous. Dans la collection des animaux indigènes, je remarque une espèce
d'écureuil volant, la biscacia, espèce de lapin; le petit lièvre de
Patagonie, la lionne, les quatre espèces d'onzas ou chats tigres;
l'aguarra agnossou du Paraguay, qui tient du loup et du renard; diverses
espèces de singes, et le tapir du grand chaco, dit ici la grand bestia,
qui tient du sanglier et du cerf. Parmi les oiseaux je distingue
diverses espèces de perroquets, le condor et quelques beaux vautours des
Cordillières. Les minéraux consistent surtout en spécimens de cuivre de
la province de Salta, mais trop pauvres pour mériter l'exploitation. On
peut remarquer encore de beaux tableaux en nacre représentant la prise
de Mexico par les Espagnols, et la défense héroïque des Indiens ses
habitants; et enfin las bollas ou le boleador, qui a tué le général Pax.
J'ai déjà dit en quoi consiste cet instrument dangereux.

À trois heures j'étais à la station du chemin de fer, en route pour
Rosario. Je trouve M. Wagner, notre consul, qui, ne m'ayant pas
rencontré à l'hôtel, était venu me rejoindre au départ pour me remettre
quelques notes et adresses.

En attendant le départ, nous causons sur la singulière situation faite
aux enfants de Français nés ici. D'une part la loi argentine les déclare
enfants du pays, et d'autre part la loi française les considère comme
Français et les astreint au service militaire; le résultat est que, pour
ne pas servir deux pays, ils restent Argentins. Dans la campagne il
arrive même souvent qu'ils aiment à se dire Argentins pour éviter le nom
de _gringo_, épithète de mépris qu'on donne ici à l'étranger. Mais si la
loi argentine déclare Argentin tout fils d'étranger né dans le pays, il
n'en est pas de même de l'étranger arrivé ici; il conserve sa
nationalité, et à 21 ans il devra tout quitter pour retourner en France
faire son service militaire; pendant ce temps sa place, parfois
péniblement gagnée, sera prise par un autre et le plus souvent par un
Anglais ou un Allemand, et à son retour il aura à se refaire une
situation. La fondation de maisons solides à l'étranger est impossible
dans ces conditions.

On objecte qu'exonérer du service militaire le Français vivant à
l'étranger serait une prime à l'émigration: soit, mais où serait le mal?
Est-ce que le Français qui s'astreint à vivre loin de son pays ne lui
rend pas d'assez grands services par les débouchés qu'il ouvre au
travail national?

Les quelques centaines de jeunes gens que, par un amour insensé de
l'égalité, vous rappelez tous les ans des quatre coins du globe, ne
grossiront pas beaucoup votre armée; mais, par contre, leur travail
interrompu, leur situation compromise font perdre d'incalculables
richesses au commerce et à l'industrie nationale. Les Allemands mêmes,
si intraitables en fait de service militaire, exonèrent de cette charge
leurs sujets chefs de maisons établis à l'étranger.

Mais déjà le sifflet a annoncé le départ et nous voici en route.

Le train remonte la rive droite de la Plata, passe devant le parc de la
Recolleta, longe la vaste et récente construction des prisons, et, trois
heures après, il atteint la station de Campana, au bord du Parana, un
des affluents de la Plata. Là, nous montons sur le _Parana_, navire à
hélice de 600 tonneaux; il appartient à la Compagnie des Chargeurs
Réunis du Havre, et est destiné aux voyages entre Buenos-Ayres et Bahia
Blanca sur la côte du sud. Il sort tout neuf des chantiers de Glascow et
vient d'arriver du Havre. N'est-il pas regrettable que nous en soyons
encore à faire construire nos navires en Angleterre, même après la prime
à l'armement! Nos armateurs ne feraient-ils pas mieux, par un sentiment
patriotique, de s'entendre pour créer un chantier modèle, qui aurait
assez de travail pour atteindre les prix des constructeurs anglais?
D'autres nations demanderaient à leur tour des navires à ces chantiers,
et l'on ne serait pas tributaires de l'étranger dans cette importante
industrie.

Après la manoeuvre du départ, le capitaine laisse la direction du navire
à deux pilotes, toujours habiles à éviter les bancs de sable, et durant
le dîner il nous raconte son heureux voyage du Havre ici, exécuté
directement en vingt-cinq jours.

La Compagnie Navarello, de Gênes, vient d'acquérir le _Sterling Castle_,
qu'elle a baptisé le _Sud-America_. Ce navire, sorti des chantiers de
Glascow, jauge 6,500 tonnes; il a 135 mètres de long et une force de
8,599 chevaux effectifs; il file 18 noeuds et franchit en quinze jours
la distance de Buenos-Ayres à Gênes. Les Chargeurs Réunis ont maintenant
5 navires en construction, qui pourront filer 21 noeuds; ils sont
destinés à la navigation dans le Parana et l'Uruguay; le fret en vaut
encore la peine: il se paye 35 et 40 fr. la tonne entre Corrientes et
Buenos-Ayres, et même entre Santa-Fé, Rosario et Buenos-Ayres, pour une
distance de 40 à 80 lieues, pendant que pour les voyages d'outre-mer la
concurrence a fait baisser le fret à 12 et 15 fr. la tonne pour un
parcours de 2,000 lieues. Sur ce prix, il faut souvent encore envoyer
les marchandises à Lille ou à Tourcoing, ou ailleurs. M. Matthey, agent
de la Compagnie des Transports maritimes, vient de me dire que, pour ne
pas avilir davantage le fret, il vient d'envoyer sur lest, à Marseille,
le grand navire _la France_.

Les Chargeurs Réunis ne sont pas les seuls à voir les bénéfices qu'ils
peuvent recueillir de la navigation fluviale en ces contrées: on dit que
les Allemands construisent à leur tour 3 bateaux dans le même but, et
que déjà le planteur et l'éleveur de ces provinces se réjouissent en
pensant que bientôt la concurrence leur permettra de faire porter à bas
prix leur blé, leur maïs, leur sucre et leurs bestiaux.

Pendant que nous causons navigation, à côté de nous quelques jeunes
Argentins font grand vacarme à propos de questions religieuses; il me
semble comprendre qu'il s'agit des couvents: ils sont aux prises avec un
jeune Génois qui se passionne et sort souvent des limites de la
discussion courtoise; à la fin, au désespoir de ne pouvoir convaincre
ses adversaires, il se démonte et part en protestant qu'il voudrait
étrangler le dernier des papes avec les boyaux du dernier des moines!
Pauvre insensé! combien comme lui sont dupes de doctrines habilement
présentées pour séduire la jeunesse sans expérience? Je préfère
m'entretenir avec un Alsacien, qui s'occupe en ce moment, à Corrientes,
de la plantation de la canne à sucre. Il est sans capital, mais associé
au gouverneur du pays, qui fournit l'argent nécessaire avec partage des
bénéfices. Il emploie environ 200 Indiens, auxquels il donne un salaire
de 40 fr. par mois. De plus, le gouverneur y fait quelquefois travailler
les 50 soldats à sa disposition 23 hectares sont déjà plantés, et
bientôt on en aura 100. L'usine est en construction. Il compte que
chaque hectare lui donnera 30 à 40 tonnes de cannes, au rendement de 6%.
Sur ce, dix heures sonnent et je grimpe dans ma couchette pour le repos
de la nuit.

Le lendemain, à sept heures, le soleil se lève radieux. Avec quel
plaisir on le salue lorsqu'on le revoit après une longue absence! À huit
heures et demie, nous arrivons à San-Nicolas. Cette jeune ville, perchée
sur une petite élévation de la rive droite du Parana, compte environ
10,000 habitants. Plusieurs navires sont en chargement, entre autres le
_Frigorifique_ et un navire anglais chargent des viandes pour l'Europe.
Le premier la conserve par le froid, produit au moyen de l'évaporation
par l'éther; le second, par le froid produit par l'irradiation de l'air
comprimé, système australien plus économique.

Pendant que le _Parana_ décharge les marchandises à destination de
San-Nicolas, je parcours la ville. Les maisons n'ont qu'un
rez-de-chaussée couvert en terrasse; les rues se coupent à angle droit,
mais elles sont étroites; la place, plantée d'arbres, a son plus bel
ornement dans la vaste église de style roman avec superbe coupole.
J'aurais voulu visiter le collège que les Pères de dom Bosco dirigent
dans cette ville; mais, d'une part, la boue rend la circulation
impossible, et, d'autre part, le sifflet de la machine me rappelle à
bord. À dix heures, l'hélice recommence à tourner, et tout en remontant
la rivière, je me promène à bord avec un Argentin complaisant qui veut
bien me parler de son pays. À propos des qualités de terre, il me
développe une longue théorie sur le _pasto fuerte_, herbe dure qui
convient aux chevaux, aux boeufs, et sur les pâturages tendres
appropriés aux brebis; il me répète le mot du pays: _el pato de la vaca
hace el terren_: «le pied de la vache forme le terrain.» Il m'apprend
que le blé, à Santa-Fé, donne de 12 à 15 pour un, mais il donne le 20 à
Rosario, et, à propos de mesure et de prix, il me nomme tant de mesures
et de monnaies argentines et boliviennes que c'est à s'y perdre. Comme
je déplore devant, lui l'absence d'un système métrique adopté par le
monde entier, il me dit que ce système a été introduit par la
République, mais qu'il faudra encore longtemps avant qu'on ait quitté la
routine des anciennes mesures. Il s'en va à l'Assomption, capitale, du
Paraguay, qu'il atteindra d'ici en cinq jours de navigation.

Ce malheureux pays, après avoir essuyé la tyrannie de Francia et de
Lopez, fut lancé par ce dernier dans la guerre insensée avec le Brésil.
Cette guerre, qui a presque ruiné le vainqueur, a détruit le vaincu:
100,000 Paraguiens ont péri, et, après la conclusion de la paix, le pays
ne contenait plus que 10,000 hommes, un homme pour 16 femmes. Il se
repeuple maintenant sous l'administration réparatrice du président
Cavaliero, qui a un Français pour ministre des affaires étrangères. Le
capitaine, qui se repose de nouveau sur ses pilotes, me parle de la
chasse du pingouin, qui se fait sur les côtes de la Patagonie. Cet
oiseau, assez stupide pour se laisser tuer à coups de bâton, donne
beaucoup d'huile, et on le chasse durant six mois; mais il faut attendre
sur place les autres six mois pour compléter la cargaison. Quelques-uns
de ses amis y ont fait naufrage dernièrement. Jetés sur une île, ils ont
réussi à gagner la côte, mais pour y servir de pâture aux indigènes.

À deux heures, le navire stoppe à Rosario. C'est la deuxième ville de la
République; elle a 40,000 habitants. Ses rues ont environ 10 mètres de
large; les maisons n'ont qu'un rez-de-chaussée couvert en terrasse; les
_patio_ ou cours intérieures sont garnies d'arbres et de plantes. Dans
celle de l'_Hôtel Universel_, où je descends, je remarque un superbe
araucaria et un beau magnolia. L'église est en reconstruction; on
l'agrandit et on lui donne une coupole. Elle est la seule paroisse pour
40,000 âmes. Les protestants ont leur chapelle. Sur la place, on vient
de poser un beau monument en marbre blanc de Carrare; sur une colonne
corinthienne se tient debout la statue de la République argentine, et
aux quatre angles, au bas de la colonne, on voit les deux généraux et
les deux juristes fondateurs de l'indépendance.

Le téléphone enlace la ville comme dans une toile d'araignée, pendant
que beaucoup de nos cités de France ne le connaissent encore que par les
journaux.

Notre consul, dans la capitale, m'avait remis une carte pour M. Bernard,
notre vice-consul ici, et M. Benausse, à Montevideo, m'avait donné une
lettre pour son correspondant, M. Couziers. Ces messieurs n'étaient pas
chez eux, mais le soir, ils ont l'obligeance de venir passer la soirée
chez moi, à l'hôtel. J'avais l'intention de poursuivre mon chemin dans
l'intérieur et de gagner le Chili à travers la _Cordillera de los
Andes_. Les correspondances de la Plata insérées dans l'_Économiste
français_ m'avaient fait croire que le chemin de fer était ouvert
jusqu'à Mendoza, au pied des Andes; le renseignement était faux. Le
chemin de fer andin s'arrête à San-Luiz, et il faudra encore plusieurs
mois pour qu'il soit achevé jusqu'à Mendoza. D'autre part, il y a un
horaire différent pour chaque jour de la semaine, et les trains
s'arrêtent le soir pour repartir le lendemain. Sur plusieurs lignes, pas
de train le mardi.

Les Argentins disent: _El martes y el viernes no te casar, no
t'embarcar_. «Ne te marie pas et ne te mets pas en voyage le vendredi ni
le mardi.» Le préjugé contre le mardi est encore plus fort que contre le
vendredi! Double preuve de la sottise humaine!

M. Couziers, qui a habité longtemps San-Luiz, m'affirme que le courrier
du Chili passe les Andes, même en hiver, et, quoique de temps en temps
quelque piéton y reste sous la neige, il croit que je peux m'aventurer.
Mais M. Bernard a fait lui-même ce voyage: parti d'ici pour atteindre
Lima du Pérou à travers la Bolivie, il est revenu du Chili par la
Cordillera dans un voyage qui lui a pris près de deux ans. Or, c'était
la fin de l'hiver lorsqu'il repassa la Cordillera, et il dut faire la
route à pied, conduisant sa mule par la bride, sur la neige glissante.
De plus, comme la neige se ramollissait pendant le jour, menaçant de
l'engloutir, il ne pouvait voyager que la nuit. Il m'assure que ces
montagnes, dépourvues de toute végétation, sont loin de présenter
l'aspect pittoresque de nos Alpes. Je ne suis pas si amateur d'aventures
pour risquer ma vie sans nécessité, et des deux interlocuteurs je me
rends plus volontiers à celui qui ne rapporte pas des dit-on, mais parle
d'expérience. Je renonce donc à passer la Cordillera, et, rebroussant
chemin, j'irai prendre à Montevideo le navire de la Pacific Steam Cie,
la seule qui a un service périodique pour le Chili à travers le détroit
de Magellan.

M. Bernard m'apprend qu'il y a 1,000 Français à Rosario et 3,000 dans la
province qui a pour capitale Santa-Fé. Ils sont presque tous Basques ou
Béarnais. La ressource principale est toujours l'élevage du bétail, la
terre vaut environ 100,000 fr. la lieue carrée, soit les 2,500 hectares,
dans les environs de Rosario, ce qui fait 40 fr. l'hectare; plus loin,
on l'obtient à 15,000 fr. la lieue carrée. Plusieurs, au lieu de
l'acheter, la louent: le prix de location représente le 6 à 7% du
capital.

On a installé de nombreuses colonies dans cette province: ce sont
ordinairement des Italiens, des Allemands, des Suisses, voir même des
Russes. On donne au colon le passage gratuit, une certaine quantité de
terre, les animaux et les instruments aratoires; mais il doit construire
sa maison de terre, s'il ne veut vivre au bel air, et prendre a crédit
chez l'almacen (magasin). Or, il se plaint que l'almacen, par son usure,
lui prend tout le bénéfice, et celui-ci, à son tour, dit qu'il se ruine,
parce que plusieurs colons ne peuvent le payer. Toutefois, si le colon
est énergique et persévérant, après les dures épreuves des premières
années, si la terre qu'il a reçue est bonne, elle le dédommage de ses
fatigues par d'abondantes récoltes.

[Illustration: République Argentine.--jeune Indienne.]

Les plus hardis s'en vont au loin sur les confins des Indiens ou
tentent des entreprises nouvelles. Ils luttent contre l'indigène, contre
la nature, couchent en plein air, le revolver au poing, mangent quand et
comme ils peuvent; mais ils sont souvent amplement récompensés. M.
Bernard me cite un Français qui, venu ici comme maçon, après avoir gagné
une centaine de mille francs en travaux et spéculations diverses, a osé,
avec cette petite somme et le crédit qu'il a trouvé, entreprendre une
plantation de cannes et la construction d'une usine à sucre. Le bénéfice
s'est élevé à 150%. Il aura cette année un produit de 7 à 800,000 fr. Un
autre Français, garçon boulanger, a réussi également à implanter à
Santiago del Estero un établissement sucrier qui vaut maintenant environ
10,000,000 de francs.

On commence à cultiver l'arachide dans la province de Santa-Fé, et la
vigne à San-Juan et à Mendoza. Certains propriétaires récoltent déjà 7 à
800 barriques par an d'un vin fort et noir qui, fortement baptisé, se
vend ici sous le nom de vin français; un jeune Français est même venu
installer à Rosario une fabrique de vin fait avec le raisin sec. On boit
dans ces pays du vin blanc de San-Juan qu'on pourrait facilement faire
passer pour du Porto, du Xérès ou du Madère.

Si les provinces de Buenos-Ayres et de Santa-Fé souffrent des
inondations, celles de l'ouest, par contre, se plaignent de la
sécheresse. La pluie est fort rare à San-Luiz et à Mendoza, et on
n'obtient les produits que par l'arrosage. Dans l'Arioja, depuis deux
ans, on n'a pas vu une goutte de pluie; la famine menace les habitants,
et on quête pour eux dans les autres provinces.

Rosario vient d'inaugurer une nouveauté dans ce pays: un elevator dans
le genre de ceux de l'Amérique du Nord; M. Schlieper, à qui M. Tornquist
m'avait recommandé, veut bien m'y conduire. Il contient 70 caisses de
fer de forme hexagone et disposées comme les briques des pavés de
Marseille. Chaque caisse contient mille hectolitres. Le blé, porté au
pied de l'elevator par les bateaux du Parana ou par le railway de
Cordoba, est nettoyé au moyen d'une machine à vanner, s'il en a besoin;
puis porté à la hauteur de 25 mètres par des godets qui se meuvent dans
des tuyaux en planches. De cette hauteur on le dirige dans une des
caisses après avoir été pesé et mesuré, toujours au moyen de la même
machine. Pour cela le blé passe dans d'énormes cubes d'une capacité
connue; le fond du cube étant une bascule, on a en même temps la
capacité et le poids. La compagnie donne à l'entreposant un certificat
constatant la quantité et la qualité du blé déposé. Ce certificat peut
être nominatif ou au porteur. L'établissement a été fait par des
Américains du Nord, et a coûté 400,000 fr. Il ne fonctionne que depuis
un an, et déjà la compagnie a pu baisser les prix de moitié. On paie
maintenant, pour vanner un hectolitre de blé, dix centimes; pour la
réception et le pesage, cinq centimes; pour l'entrepôt, cinq centimes
durant le premier mois, un peu moins pour le second. Pour remplir un
navire il suffirait d'ouvrir la soupape d'une ou de plusieurs caisses,
mais les navires ne sont pas encore ici organisés pour cela, et la
soupape ne remplit que des sacs qui glissent par des planches jusqu'à
fond de cale. Du haut de l'elevator nous dominons la ville, que baigne
le Parana coulant autour d'îles gracieuses. Son cours est capricieux et
change assez souvent. L'oeil se perd à l'ouest dans la pampa, plaine qui
s'étend comme une mer sans fin; pas un seul arbre à l'horizon; il me
semblait voir la grande prairie du Far-West dans l'Amérique du Nord.
C'est là que le Gaucho, mi-Indien mi-Espagnol, joue de sa guitare en
gardant les troupeaux.

[Illustration: République Argentine.--Gaucho jouant de la guitare dans
la pampa.]

Près de l'elevator se trouve, d'un côté, un moulin à vapeur, en sorte
que ce pays qui, il y a cinq ans, tirait encore de la farine des
États-Unis, pourra bientôt en exporter. Le prix du blé varie de 10 à 20
fr. l'hectolitre.

De l'autre côté de l'elevator est placée la gare du chemin de fer de
Cordoba; elle est encombrée de machines et de wagons, et sur les colis
je lis presque constamment Liverpool; j'aurais préféré voir plus souvent
le nom de nos manufactures de France. Ces chemins de fer prennent tous
les jours plus d'importance, surtout depuis le développement de
l'industrie sucrière et vinicole; mais, si le chemin de fer projeté
entre Bahia Blanca et les Andes, par un passage plus accessible, à 150
lieues au sud de Mendoza, se réalise, le trafic vers le Chili sera en
partie perdu de ce côté-ci. Néanmoins, Rosario, située sur le Parana, au
point extrême qu'atteignent les navires d'outre-mer, et tête de ligne
du chemin de fer de Cordoba et de Tucuman, centralisera le commerce de
l'immense plaine de la Pampa et aura certainement un grand avenir. Déjà
les terrains à bâtir se vendent 10 francs le mètre carré, et le
vice-consul, pour sa petite maison, paie un loyer de 2,600 fr.

Le navire qui doit me ramener à Buenos-Ayres devait arriver ce matin à
neuf heures. À trois heures il n'a pas encore paru, et le télégraphe
fait savoir qu'un déraillement du train, à Campana, a produit sept
heures de retard. Rien d'étonnant en cela; les pluies continuelles ont
tellement détrempé le terrain, et la plaine à droite et à gauche de la
chaussée du chemin de fer est depuis si longtemps inondée, qu'il faut
s'étonner de l'absence de plus grands malheurs.

Le déraillement n'a été qu'une perte de temps; les voyageurs n'ont pas
souffert.

À quatre heures le _Diana_ arrive. Je salue notre vice-consul, qui
s'inscrit à la Société de géographie commerciale de Paris, et j'arrive
au navire, qui lève l'ancre à cinq heures.

Cette fois la compagnie est meilleure: j'ai en face de moi un grand
Allemand à l'air distingué; il parle à droite avec un autre Allemand, à
gauche avec un Anglais. Je lie à mon tour conversation avec lui:
j'apprends que, parti pour Mendoza, il s'est aperçu à Rosario de la
disparition de ses malles, et retourne à Campana pour les chercher; mais
on suppose qu'on les aura embarquées dans un autre navire qui, par
erreur, les aura transportées dans le Haut-Parana.

Les malles sont une des plaies du voyageur; il faut qu'il les surveille
d'un oeil attentif. Pour moi, il y a longtemps que j'y ai renoncé: je
n'ai jamais qu'une valise. Mon interlocuteur me dit qu'il vient examiner
le pays pour y fonder une colonie, mais il rencontre quelques
difficultés. Les personnes peu sérieuses qui, jusqu'à ce jour, se sont
mêlées de ces entreprises, ont laissé des préventions contre tout
individu qui demande des terrains dans le but de coloniser. Pour lui, il
appartient à une vieille famille de Poméranie, et, tout en se créant une
belle situation, il veut, par l'accomplissement des devoirs de paternité
sociale, faire le bonheur de ses compatriotes qu'il amènera dans le
pays. Il regrette pour l'Allemagne l'absence d'une politique coloniale,
mais il espère qu'après la mort de Guillaume, le futur empereur
l'inaugurera. Le gouvernement lui offre gratuitement plusieurs lieues
carrées de terrain, dans les environs de Bahia Blanca; mais il lui
impose l'obligation d'y introduire des immigrants dans le délai de deux
ans, à raison de vingt familles par lieue carrée, ce qui donnerait à
chacune un peu plus de 100 hectares. Il s'en va à Mendoza pour visiter
des terres au pied des Andes et se décider, après comparaison. Il a été
frappé de l'incrédulité qui règne ici parmi les gens venus d'Europe.

Il compte que chaque famille, pour l'entretien, jusqu'à la première
récolte de pommes de terre, construction de maison, fourniture des
animaux et instruments aratoires, lui coûtera à peu près 1,000 fr., qui
seront remboursés par annuités.

On m'a dit que ce jeune Allemand est un parent de Bismark; j'applaudis à
ses efforts et lui souhaite bon succès.

Il était près de minuit, que nous causions encore sur les questions
sociales, recherchant les causes du communisme en France et du
socialisme en Allemagne. Nous gagnons nos cabines, et le matin à cinq
heures, le sifflet de la machine nous apprend l'arrivée à Campana, mais
il faut attendre le jour; le déraillement de la veille dit combien la
route est dangereuse.

À sept heures, la locomotive se met en marche, nous traînant avec
précaution à travers la plaine inondée. Sans les barrières de fil de fer
qui sillonnent par ci par-là le terrain, on croirait traverser un lac;
partout le même spectacle attristant de bêtes mortes ou mourantes. Enfin
le soleil se montre à l'horizon, et semble porter sur ses rayons
l'espérance.



CHAPITRE XI

     Une séance à la Chambre des députés. -- Le collège San-Salvador.
     -- L'hôpital. -- La charité privée. -- Le collège San-José. --
     Pensées d'un voyageur. -- Plantation de la canne à sucre dans les
     diverses provinces.


À Buenos-Ayres, je commence mes visites d'adieux, mes préparatifs de
départ. J'achète des spécimens des curiosités du pays, la conquilia et
le maté, le lazo et le boleador, et des peaux de huanaco. À l'_Officina
national de tierras y colonias_, je me munis des documents nécessaires,
et M. Latsima, à la douane, me donne ses importants travaux de
statistique et une carte pour les études géographiques. À trois heures,
je me rends à la Chambre des députés. Il y avait foule, car on discute
la grave question de l'enseignement. Les gardes éloignaient les curieux,
mais, grâce au député-avocat Zeballos, président de l'Institut
géographique, je suis admis et placé dans la première tribune. La salle
n'est pas vaste et ressemble à un théâtre de province, dont le parterre
est occupé par les sièges des députés et les galeries par le public.
Elle sert alternativement aux sénateurs et aux députés; ils siègent
trois jours par semaine; c'est de l'économie. Les députés, élus
directement par le peuple, à raison de un par 20,000 habitants, sont au
nombre de 86; les sénateurs sont 30 et élus au nombre de deux par
chaque Chambre des députés de province.

Au moment où j'entre, un député ecclésiastique a la parole: il soutient
le projet de loi présenté par la commission et prouve la nécessité de
donner l'enseignement religieux dans les écoles; il est souvent
interrompu par un ministre, et à chaque interruption les tribunes
manifestent leur adhésion à l'interrupteur: il y a évidemment un vent
réel ou artificiel de _libéralisme_ dans le public. Les députés ne
gardent pas le chapeau sur la tête comme en Angleterre et dans ses
colonies; ils s'adressent au speaker, qu'ils appellent ici Président.
Les libéraux soutiennent que l'enseignement religieux doit être banni de
l'école et qu'il incombe uniquement aux parents et aux ministres des
différents cultes; ils reproduisent tous les arguments qui ont été
entendus dans les Chambres françaises sur la matière. Ils semblent
vouloir prendre toutes les précautions pour réussir et demandent que la
Chambre se déclare en permanence jusqu'à la solution de la question. La
proposition mise aux voix est rejetée par 31 votes contre 30; les
applaudissements d'une partie du public prouvent que plusieurs
voudraient voir aboutir le projet de la Commission qui repousse la loi.

Je passe ma soirée chez la famille Carranza, où frères et soeurs jouent
sur violon et piano les sonates de Beethoven. Le lendemain je visite
l'établissement des Soeurs de la Charité, rue Moreno. Elles ont là 160
internes payantes, 150 gratuites et 20 orphelines internes gratuites.
Partout où il y a des Soeurs de Charité on retrouve l'orpheline; elles
aiment à se faire les mères des pauvres enfants qui n'en ont plus. La
bourgeoisie leur confie volontiers ses enfants. J'ai vu des demoiselles
élevées par elles qui parlent parfaitement le français et l'anglais. À
la fin de leur éducation, elles les groupent en congrégations d'Enfants
de Marie, pour la persévérance dans le bien. Ces jeunes filles ont
établi à leurs frais une pharmacie où elles distribuent gratuitement les
remèdes aux pauvres. Les mamans vont acheter une maison attenante à
l'établissement pour que les bonnes Soeurs puissent y fonder une école
professionnelle. Les filles du peuple y apprendront un métier adapté à
leur sexe, qui les aidera à gagner le pain quotidien. Cette institution
ne semblait guère nécessaire jusqu'à ce jour; la femme ne s'occupait que
du ménage, et le travail du mari suffisait à tout; l'abondance était
grande, la misère inconnue. Mais la fièvre jaune qui, en 1871, a enlevé
25,000 personnes, a laissé beaucoup d'orphelins, et les révolutions
périodiques en ont augmenté le nombre. D'autre part, l'affluence des
étrangers pauvres a aussi contribué à apporter la misère, et il faut
maintenant que la fille et la femme apprennent à mieux utiliser leurs
doigts.

M. Lodola veut bien me prendre à l'hôtel pour me conduire à une
conférence de charité, au collège de San-Salvador. Je profite de
l'occasion pour visiter le collège. Il a un internat avec 415 élèves qui
suivent les divers cours de l'enseignement secondaire. Cet
établissement est dirigé par les Pères jésuites espagnols. Au dortoir je
remarque que les élèves sont enfermés, la nuit, dans de petites cellules
ayant au plafond une toile métallique; le Père prétend que dans ce pays
toutes ces précautions sont nécessaires pour préserver la décence et la
moralité.

Parlant à un Espagnol, je veux savoir son avis sur les horribles combats
de taureaux. À mon grand étonnement, il trouve des raisons pour les
justifier comme un exercice et un art. Les préjugés de nation sont si
forts qu'ils aveuglent même ceux de qui on attend la lumière: tout art
ou tout exercice qui aura pour résultat de torturer les animaux pour le
plaisir de l'homme sera toujours contre nature.

Or ce n'est jamais impunément qu'on enfreint les lois de la nature; et
si, en guerre, le peuple espagnol est le plus cruel des peuples, c'est
que, dès l'enfance, on l'habitue aux spectacles du sang. Heureusement,
la République argentine a aboli ces jeux qu'on voit encore à Montevideo.

M. Lodola veut bien me conduire à la visite de quelques familles
pauvres; elles habitent les quartiers éloignés de la ville. Dans ces
parages, les rues ne sont pas pavées, et sans les trottoirs on ne
pourrait circuler; elles ont 0m 40 de boue. Dans un endroit nous trouvons
même un cheval mort probablement, à la peine pour tirer la charrette ou
la voiture embourbée. Après bien des tours et détours nous voyons une
jeune fille gracieuse et élégante, sur une porte, et nous nous
renseignons auprès d'elle sur l'adresse que nous cherchons; elle nous
fait entrer dans un salon: bientôt les frères et soeurs arrivent au
nombre de neuf, puis la mère, veuve depuis quelques années. Le mobilier
est propre, tous ont des vêtements en parfait état. Je croyais que nous
avions fait erreur, mais c'était bien la famille que nous cherchions. En
sortant, je témoigne à mon confrère mon étonnement, mais il me dit;
C'est une famille de pauvres, honteux; c'est l'exception, et nous avons
bien des familles dans la vraie misère. Je tenais à les voir; mais
n'ayant pu réussir à trouver les adresses, après avoir interpellé tous
les _caballeros_ que nous trouvions, et prononcé bien des _caramba_,
lorsque nous étions embourbés dans un dédale de rues non encore nommées
ni numérotées, fatigués par les difficultés de la circulation, nous
entrons à l'hôpital qui se trouve sur nos pas. Nous y trouvons les
Soeurs de Charité françaises, qui soignent 250 malades hommes. Les
femmes sont dans un autre hôpital et confiées à des Soeurs italiennes.

L'établissement est nouvellement construit, le terrain est vaste et
planté d'arbres et de fleurs; on a évité ces malheureuses cours qui
enferment l'air vicié; les salles sont presque toutes au
rez-de-chaussée, mais elles renferment un très grand nombre de lits. Le
système allemand, qui ne place que quatre à cinq lits par chambre, fait
mieux éviter la pourriture d'hôpital. La cuisine fonctionne par la
vapeur, qui, introduite entre les doubles parois des chaudières, chauffe
l'eau en quelques minutes. La même vapeur chauffe aussi les bains. Le
système d'hydrothérapie est complet.

En parcourant les salles, j'interroge quelques malades: un bon vieillard
m'apprend que, déserteur de Gênes, en 1848, il est arrivé ici comme
cuisinier. Après avoir amassé un bon pécule, il avait cru l'augmenter en
fondant un _almacen_ (nom qu'on donne ici aux magasins de comestibles);
il aurait réussi, mais il faisait facilement des crédits à des familles
pauvres qui ne l'ont pas payé, et il ne lui reste plus que l'hôpital. Un
banquier n'en aurait pas fait autant! Un autre a deux côtes brisées:
c'est l'effet d'une rencontre de deux trains qui, il y a trois semaines,
a tué plusieurs ouvriers et blessé un plus grand nombre. Le pauvre homme
se préoccupe de savoir si la compagnie l'indemnisera. Un jeune homme lit
un plus ou moins mauvais journal.--Je m'ennuie, dit-il, j'aimerais bien
avoir des livres pour tuer le temps. Je faisais le gaucho à la campagne;
l'humidité m'a donné un rhumatisme aux jambes et je ne puis me lever.
J'engage M. Lodola à établir à l'hôpital une petite bibliothèque et à
faire visiter les malades par ses confrères, qui pourront souvent rendre
à plusieurs de précieux services: un grand nombre en effet ont leur
famille à l'étranger. Je quitte l'hôpital et m'en vais au loin visiter
le collège de San-José, tenu par les Pères baionnais; c'est le nom qu'on
donne ici à la congrégation qui tient le collège de Bétharam dans les
Pyrénées. Un bon Père me fait parcourir l'établissement. On y donne
l'enseignement secondaire à 300 internes. Les casernes d'enfants
précèdent celles des soldats. Le jour où les familles sauront élever
elles-mêmes leurs enfants, les gouvernements auront moins besoin de
soldats pour garder les citoyens.

[Illustration: Buenos-Ayres.--collège San-josé.]

Au dortoir, je ne vois pas les petites cellules et leur toile
métallique: le professeur pense qu'il est plus utile d'habituer le jeune
homme à avoir assez de force morale pour se garder lui-même. Nous
montons au sommet d'une tour qui semble faite pour un observatoire. Les
Pères en effet en projettent la création. Observer le cours des astres,
se rendre compte des vents, de la pluie, de l'électricité sont choses
utiles que des moines peuvent faire et enseigner, d'autant plus qu'elles
sont de mode; il est toujours bon d'être de son temps. Du haut de la
tour on jouit d'un magnifique panorama; la ville est à nos pieds. Avec
ses maisons basses couvertes en terrasse et laissant percer partout les
plantes des _patio_, elle offre l'aspect d'une ville d'Orient. Les
Espagnols ont imité les constructions arabes et en ont porté le goût
ici. Le Père me montre au loin la Penitencieria, immense construction où
les prisonniers, installés d'après le système cellulaire, sont
contraints au travail, et en sont privés lorsque leur conduite laisse à
désirer. Il paraît que l'ennui et l'inaction leur est une plus dure
pénitence.

Le 15 juillet, dans une librairie où je vais pour chercher la carte
géographique et la Constitution de la République argentine, on me
présente un album sur lequel des prélats et autres personnes distinguées
écrivent quelques pages ou quelques lignes. Il doit se vendre au profit
d'une oeuvre charitable. On me prie d'inscrire quelques pensées. Les
pensées d'un voyageur ne peuvent être que courtes et rapides; les voici
telles que je les consigne à la hâte:

I.--L'homme n'est qu'un voyageur sur la terre; il importe qu'à sa mort
on puisse dire de lui: il a passé en faisant le bien.

II.--En punition du premier péché, l'homme a été condamné au travail;
mais le juge s'est montré père en faisant que l'homme trouve dans le
travail accompli sa plus douce satisfaction.

III.--Le but du travail n'est pas la richesse, mais la vertu.

IV.--Il serait facile à Dieu de rendre tous les hommes riches, puisque
la terre et ce qu'elle renferme lui appartient; mais comme l'homme
résiste difficilement aux dangers de la richesse, c'est par un effet de
sa bonté paternelle qu'il tient le plus grand nombre dans la nécessité
de demander le pain de tous les jours.

V.--Celui qui s'applique à remplir le but de la richesse en économe
fidèle et distribue dûment le superflu, celui-là est sûr de voir affluer
vers lui les biens de la terre.

VI.--J'ai visité presque tous les peuples du monde. Je n'en ai trouvé
aucun sans religion. La plupart pratiquent la loi de nature, mais tous
ont conservé les principales vérités révélées.

VII.--Les catholiques qui ont reçu la vérité tout entière sont obligés à
plus de vertu. Lorsqu'ils se contentent d'énumérer leurs privilèges sans
correspondre par une exacte fidélité, ils ressemblent aux Juifs qui
allaient disant: Nous sommes les enfants d'Abraham! nous sommes les
enfants d'Abraham! Or, il s'attirèrent ce reproche: Si vous êtes les
enfants d'Abraham, faites donc les oeuvres d'Abraham!

VIII.--Ceux qui s'appliquent à arracher la religion du coeur des peuples
sont les pires ennemis de l'humanité; ils préparent à leur génération
des maux sans fin, et ils en seront maudits; mais après l'épreuve et la
souffrance, l'humanité revient avec bonheur à la religion comme le
pilote balloté par l'ouragan rentre volontiers dans le port.

IX.--Ceux qui prennent le culte pour la religion prennent la partie pour
le tout. Ils sont coupables s'ils s'arrêtent au culte qui est le moyen,
et ne vont pas au décalogue qui est le but.

X.--Celui qui aime son pays s'applique à lui former une jeunesse
vertueuse. Le jeune âge a besoin d'agir: si on ne lui donne le bien à
faire, il fera certainement le mal; mais il ne faut pas présenter au
jeune homme le travail comme à l'homme mûr, il faut savoir se faire tout
à tous.

XI.--J'ai vu souvent des riches se croire les plus malheureux des
hommes, et personne n'est exempt de souffrances; mais j'ai vu ces mêmes
riches changer d'opinion au sortir de la mansarde du pauvre ou de la
salle d'hôpital. En voyant la misère vraie, et la souffrance réelle, ils
trouvaient leur lot léger et en bénissaient la Providence.

XII.--Le véritable bonheur pour un coeur bien fait, c'est de faire le
bonheur des autres.

M. A. Wagner, fils, dont le frère s'occupe au grand Chaco de la
plantation de la canne à sucre, veut bien, sur ma demande, rédiger une
note détaillée que je crois bon d'insérer ici.

«Le grand centre de production a été jusqu'à présent la province de
Tucuman.

Il n'existe que quelques fabriques de sucre dans les autres provinces du
nord, Salta et Jujuy. Cependant, dernièrement, il s'est fondé trois
établissements importants dans Santiago de l'Estero. Ce sont les
établissements de San-Yermes, Hileret, et Jaymes Vuira.

Dans toute cette partie de la République, la canne à sucre a besoin
d'irrigation.

On cultive également la canne à sucre sur les rives du Parana, dans la
province de Corrientes, dans les Misiones, et enfin au grand Chaco.
Partout la canne vient admirablement.

À Corrientes, les sucreries n'ont pas donné de bons résultats à cause
des révolutions incessantes qui ruinent toutes les entreprises agricoles
et industrielles.

Les Misiones sont encore trop peu connues et trop peu peuplées pour que
l'on puisse y établir une industrie quelconque.

Le Chaco se trouve dans de meilleures conditions que Consentes et les
Misiones. Les moyens de communication sont faciles et économiques, tous
les transports pouvant se faire par le fleuve. La canne n'a pas besoin
d'irrigation, et les terrains sont meilleur marché qu'à Tucuman. On
commence aussi à s'occuper sérieusement du Chaco; malheureusement les
Indiens sont encore fort à craindre dans cette partie de la République.

Il ne s'est fondé qu'une grande sucrerie au Chaco jusqu'à présent. C'est
la colonie d'Ocampo. On doit y travailler l'année prochaine 50 cuadras;
j'ignore les dimensions de ces cuadras: celles de Tucuman ont 166 mètres
de côté, soit 12,583 mètres carrés, un peu plus d'un hectare.

Toutefois beaucoup de colons de las Toscas, Ocampo, Resistencia et
Formosa, s'occupent activement à planter la canne en prévision du _rush_
qu'il y aura sur les terrains riverains du Parana, aussitôt que l'usine
Ocampo aura commencé à travailler; et, comme le terrain utilisable sera
entre les mains des planteurs, les capitalistes seront obligés de les
associer.

Ici la fabrication du sucre rend pour le moment 100 pour cent.

En effet, la production locale étant inférieure à la consommation, les
fabricants peuvent écouler leurs produits au même prix que les sucres
venant d'Europe; ils profitent donc du montant du fret, douane et
commission, qui chargent les sucres étrangers.

Terminons par quelques chiffres qui montreront l'essor qu'a pris
l'industrie qui nous occupe, dans les dernières années.

  En 1874, il existait dans la République 2,297 hectares de cannes.
  En 1877,    "       "      "      "     2,487 hectares de cannes.
  En 1881,    "       "      "      "     5,403 hectares de cannes.

C'est-à-dire que, pendant les années qui se sont écoulées entre 1874 et
1877, l'on n'a planté que 63 hectares par an, tandis que de 1877 à 1881
on a planté 729 hectares par an.

Enfin, pour finir, voici le tableau des importations de sucres bruts de
1876 à 1882 (en tonnes de 1,000 kilos):

  1876           8,699
  1877          11,857
  1878           8,900}
  1879           7,899} années de révolution.
  1880           9,080}
  1881           8,726
  1882           7,662

La canne atteint une hauteur moyenne de 4 mètres. Elle se plante en
juin, juillet, août et septembre, et se récolte l'année suivante pendant
les mêmes mois.

La canne se plante couchée dans les sillons; quelquefois l'on place
trois cannes côte à côte; d'autres fois l'on place les cannes l'une au
bout de l'autre; les deux méthodes donnent le même rendement par unité
de surface; la seconde méthode exige moins de cannes pour couvrir un
espace donné.

La distance entre les sillons varie également selon les cultivateurs,
mais ceux qui espacent bien les sillons en ont un bon résultat.

On récolte de 40 à 60 tonnes par hectare, qui donnent 5-1/2 à 6% du
poids brut en sucre et 30 à 40 barils d'alcool.

Les grands établissements se sont presque tous outillés à la compagnie
Fives-Lille.

Les procédés de fabrication ne diffèrent en rien de ceux des autres pays
sucriers.»



CHAPITRE XII

     Retour à Montevideo. -- Le bassin de radoub. -- Les saladeros au
     Cerro. -- Leur fonctionnement et leurs produits. -- La
     forteresse. -- La Société d'agriculture. -- Un Parisien éleveur.
     -- La famille Jackson-Buxareo et ses oeuvres. -- L'hôpital. --
     L'Hospicio de los Mendicos. -- Le maté. -- Le manicomio. -- Une
     soirée chez le président du conseil des ministres. --
     L'embarquement sur l'_Aconcagua_. -- La navigation le long des
     côtes de la Patagonie. -- Le détroit de Magellan. -- La Terre de
     feu. -- Arrivée au Chili.


Le 16 juillet, après avoir salué les amis, à cinq heures je suis à bord
du _Jupiter_, de la Compagnie Platense, qui me porte à Montevideo. Le P.
Revellière, supérieur des lazaristes, m'avait annoncé qu'un de leur
jeunes Pères chiliens se trouverait à bord, et qu'il ferait route avec
moi jusqu'à Valparaiso; il me l'avait même présenté.

Je le cherche en vain des yeux, lorsque plus tard un monsieur grand et
brun vient à moi et me présente sa carte: je reconnus bientôt mon
lazariste en bourgeois. La rivière fut calme et la nuit courte; au lever
du soleil, nous étions devant la capitale de l'Uruguay. Après avoir
envoyé ma valise à la douane et à l'_Hôtel de Paris_, nous prenons, le
lazariste et moi, un bateau à voile pour traverser la rade et atteindre
la pointe du Cerro. Le vent est favorable, bientôt nous arrivons au
bassin de radoub Cibils et Jackson. Voici les notes qu'on me donne sur
ce magnifique travail, un des plus beaux du genre que j'aie jamais vu.
«Ce travail se développe sous l'aspect d'une vaste cuvette aux parois en
gradins. Commencé il y a quatre ans seulement, ce bassin, de 137 mètres
de longueur, creusé en plein roc, est situé à l'extrémité sud-ouest de
la baie qui forme le port de Montevideo. Il est défendu contre les lames
venant du sud-ouest, d'abord par une chaîne de récifs, puis par un
brise-lames qui forme jetée avec nuisoir pour protéger plus efficacement
et par tous les temps l'entrée et la sortie des navires. Ce brise-lames,
de 115 mètres de long sur 18 de large, est constitué par un
amoncellement de blocs en béton aggloméré, de la forme d'énormes dés à
jouer, pesant chacun 10,000 kilogrammes.

Bien que ses parois soient de nature rocheuse, tout le pourtour du
bassin est revêtu d'une muraille d'un mètre d'épaisseur, construite en
matériaux pris sur place et maintenue par de la chaux hydraulique et du
ciment de Portland. Les piliers ou massifs de maçonnerie sur lesquels
s'appuient les portes et les arcs renversés qui forment contre-forts
pour équilibrer les poussées, sont à chaînes et à bordures de granit
taillé. L'ensemble de toute la muraille est telle que l'on croirait le
bassin taillé au ciseau dans un bloc énorme de rocher parfaitement
homogène. Le plafond en quille est en ciment aggloméré et le berceau sur
lequel doivent se poser les navires est construit en solives de fer d'un
modèle nouveau et breveté. Le bassin est divisé en deux compartiments
égaux, par des portes semblables à celles que l'on voit fonctionner
dans tous les ports, c'est-à-dire constituées par des ailes ou battants
en bois de teck et de chêne, assujettis et consolidés par des tirants de
fer. Ces portes tournent sur gonds logés dans des piliers en granit. La
division du bassin permet donc d'employer un compartiment comme radoub
et l'autre comme bassin flottant pour le chargement ou le déchargement
des navires.

La grande porte, celle qui donne accès de la mer dans le bassin, est un
caisson ou bateau de tôle construit d'après le système d'un ingénieur
anglais, du nom de Kinniple. Elle glisse avec tant de facilité sur un
double rang de galets montés au fond de la passe d'entrée, qu'elle peut
s'ouvrir en quelques minutes, et pour ne gêner en rien le passage des
navires, elle se loge d'elle-même dans une réserve taillée à coups de
dynamite au sein de la masse rocheuse. S'il devenait nécessaire, dans
une circonstance donnée, par exemple la réception d'un grand
transatlantique, de donner au bassin son maximum de longueur, le
bateau-porte peut glisser jusqu'à un point distant de 10 mètres de sa
position normale, et il est disposé pour maintenir au besoin l'eau de ce
bassin à un niveau plus élevé que celui de la mer. Soumis à des essais
répétés, le bateau-porte du dock de Montevideo s'est montré solide,
parfaitement étanche et rapide dans ses manoeuvres.

Les pompes du dock sont de système centrifuge de MM. Guynne et Cie.
Elles sont fournies de vapeur par des chaudières de 40 chevaux et
aspirant 27,000 litres d'eau par minute; elles peuvent, d'après les
expériences faites, vider le bassin en moins de huit heures. Les
dimensions principales de ce travail sont de 137 mètres dans son maximum
de longueur, se subdivisant à 78 pour le plus grand des deux
compartiments, celui du fond, et 59 pour l'autre; la largeur de la passe
d'entrée est de 16 mètres 76 centimètres; la largeur au plafond ou à la
quille est de 12 mètres.

À marée basse ordinaire, la hauteur d'eau dans la passe est de 5 mètres;
elle est d'un peu plus de 6 mètres à marée haute; son entrée en droite
ligne, sans courbe ni coudes, est d'un accès des plus aisés.

Par sa proximité du mouillage des vapeurs transatlantiques et la grande
étendue de terrain qu'il possède, le dock Cibils et Jackson offre une
grande économie pour la charge et décharge, pour toutes sortes de
dépôts, soit de charbon, soit de bois, soit de fer, etc.

Il est aussi pourvu de puissantes grues à vapeur qui parcourent toute la
longueur du môle et du dock, au moyen d'un chemin de fer.»

Près du bassin de radoub, se trouve le saladero Cibils, le plus grand
parmi ceux qui sont au Cerro. On y tue et prépare de 50 à 70,000 boeufs
par an, durant les quelques mois d'été où le bétail est en bon état.
Voici comment on procède. À deux lieues environ du Cerro se tient le
marché des bestiaux; on y mène les animaux de tous les points du
territoire, au nombre de plusieurs milliers par jour. Chaque
saladeriste vient s'y approvisionner tous les matins, et les boeufs
achetés sont conduits au saladero. Poussés dans un enclos étroit, le
lazo les prend un à un par les cornes. La corde du lazo est passée à une
poulie et son bout attaché à un cheval qui, en marchant, force le boeuf
à avancer jusqu'à ce qu'il serre sa tête contre une barre de bois: là se
tient l'exécuteur; il plante un stylet entre les cornes de l'animal, qui
tombe foudroyé. Immédiatement il est traîné plus loin, dépouillé de sa
peau et dépecé; la chair est séparée des os et passée à ceux qui
l'aplatissent et la couvrent d'une couche de sel. On forme ainsi de
grandes piles sur lesquelles on pose des planches et des pierres; le
lendemain on retourne ces couches de viande pour les saler du côté
opposé, et, après vingt-quatre heures sous la même presse primitive,
elles sont posées sur des séchoirs de bois, analogues à ceux de nos
lessiveuses, pour être séchées au soleil. Le séchage requiert de 30 à 40
jours en hiver; il se fait plus rapidement l'été; mais alors, pour
éviter l'action trop rapide du soleil, on retire la viande pour la
remettre en pile, et cela pendant trois à quatre fois, à intervalle de
quatre à cinq jours. À l'approche de l'hiver, on entasse la viande
fraîchement salée dans une immense pile cylindrique où elle se conserve
sans se gâter durant trois ou quatre mois. On la sèche à l'approche de
l'été. La pile qu'on me montre au saladero Cibils a un diamètre de 8 à
10 mètres et 3 mètres de haut; elle contient 13,000 quintaux de viande.

C'est un triste spectacle de voir ces troupeaux d'animaux poussés à la
mort qu'ils voudraient fuir. Le temps aussi pousse impitoyablement les
masses humaines vers le point où l'inexorable mort les fauche sans
pitié!

La peau de l'animal est mise à sécher: les os, les entrailles, la
graisse sont jetés dans de grandes chaudières de fer chauffées à la
vapeur. La graisse surnage et s'en va dans des caisses de fer où elle
est travaillée, puis elle tombe dans des tonneaux ou pipes de 900
livres, pour l'exportation. Elle sert en Europe à faire les bougies. La
moelle des os forme une graisse raffinée qui est mise en boîtes de fer
blanc pour l'usage culinaire. Les os retirés des cuves servent de
combustible pour produire la vapeur.

On les retire calcinés et on les exporte pour le noir animal. Les cornes
sont vendues aussi pour les divers travaux de boutons, peignes, etc. Le
sang coule dans un ruisseau et s'en va à la mer, qui en est rougie. On
sèche également au soleil une quantité de viande douce, c'est-à-dire non
salée, qu'on appelle _tajado_: elle se conserve quelques mois et on
l'expédie surtout au Chili.

Nous passons, un peu plus loin, au saladero Salmiguel, où on opère à peu
près de la même manière. Le terrain qui l'entoure est couvert de
lambeaux d'entrailles et de foetus de vache que les cochons dévorent;
mais il en reste encore assez pour empester l'air et développer des
miasmes dangereux. La municipalité est bien imprudente de laisser
subsister de tels foyers d'infection.

Pour distraire la vue et la pensée d'un spectacle si triste, nous
montons à la forteresse qui couronne, le Cerro. L'officier de garde nous
y laisse pénétrer, et de la plate-forme nous jouissons d'un panorama
merveilleux. Au pied de la colline, la rade et ses nombreux navires; de
l'autre côté, la ville de Montevideo avec ses clochers, ses coupoles,
ses faubourgs; au loin, las Pedras, l'île de Florès, et à l'horizon le
Cerro du pain de sucre, chaîne de montagnes qui s'étend jusqu'au Brésil.

Après avoir fait le tour de la citadelle, remarqué son phare à
pétroleuses canons vieux et jeunes de tout calibre, et salué son peloton
de soldats, nous redescendons la colline et nous arrêtons au saladero de
Barraca Blanca, où son propriétaire, M. Charles Clausole, veut bien me
donner de nombreux détails sur l'industrie des saladeristes. Les boeufs
sont achetés au prix moyen de 20 à 22 patacons (de 100 à 120 fr.) et
donnent environ 155 livres de viande chaque. La viande grasse, dite
_taxaco_, ou _carne gorda_, est mise en sacs et expédiée par paquebots
au Brésil, où elle sert à la nourriture des esclaves. La viande maigre,
dite _havanera_, se conserve plus longtemps; elle est mise sur bateaux à
voiles et expédiée à Cuba, où elle sert également à nourrir les
esclaves.

Le prix varie entre 20 et 30 fr. le quintal de 56 kilog; pour la _carne
gorda_, qu'on vend 1 fr. 25 le kilogramme au Brésil, et de 20 à 23 fr.
le quintal pour la _carne havanera_. La peau de boeuf (noviglio) pèse de
68 à 70 livres, celle des vaches pèse de 52 à 54 livres; leur prix est
de 34 fr. les 75 livres. Le boeuf donne en outre de 37 à 40 livres de
graisse, et la vache de 40 à 45; on la vend au saladero 10 fr. les 25
livres; la graisse raffinée pour cuisine vaut 28 raux, soit 14 fr.
l'aroba de 12 kilos. Les os calcinés se vendent 110 fr. la tonne de
1,000 kilos. Les cornes de première qualité valent 500 fr. le mille ou
10 sous pièce; celles de vache et celles dont les bouts sont coupés se
vendent moitié prix.

Le prix de la main-d'oeuvre varie selon l'emploi: en général, les
travailleurs sont payés à la pièce et le salaire moyen est d'environ 5
fr. par jour. M. Clausole emploie 60 hommes, qui arrivent à tuer et à
préparer environ 60 boeufs par heure, un à la minute: il lui en faut 30
autres pour le séchage de la viande et la préparation des graisses. Le
sel est apporté sur lest de Cadix et lui coûte 3 fr. la fanega de 3
quintaux, soit environ 1 fr. les 100 livres; le même sel passe deux fois
sur les chairs, et une sur le cuir. Il calcule que chaque animal lui
coûte en moyenne 5 fr. pour l'abattage, préparation et séchage, et que
le bénéfice net se réduit de 3 ou 4 fr. par tête d'animal; mais la
concurrence entre les saladeristes a poussé les prix si loin que souvent
on est en perte.

Les saladeristes préparent aussi les chevaux; ils les achètent au prix
modique de 10 à 20 fr.; le cuir vaut de 6 à 10 fr., et chaque cheval
produit de 1 à 2 arobas d'huile, du prix de 7 à 8 fr. l'aroba de 12
kilos. Cette huile, mise en pipe, ne se congèle pas; elle sert à la
savonnerie et à oindre les machines. Le crin est mis à part et vendu
pour rembourrer les meubles. La chair maigre sert à engraisser les
cochons. M. Clausole prépare ainsi dans son saladero environ 10,000
chevaux par an.

Pendant qu'on nous explique tous ces détails, notre embarcation à voile
arrive du bassin Cibils, où nous l'avons laissée, et, par un vent
favorable, nous ramène, rapide comme l'éclair, vers Montevideo. En
route, j'aperçois le drapeau national à l'arrière d'un navire: c'est
l'aviso de guerre _le Second_. Ce n'est jamais sans émotion qu'on voit
flotter au loin le drapeau de son pays. Un enseigne passe à côté de nous
avec son canot. Nous descendons ensemble à terre, et je suis heureux de
reconnaître en lui le jeune Fouet, marin distingué, et qui porte un nom
béni dans ces contrées. Il y a vingt ans, son père, lui aussi officier
de marine, y a fondé les conférences de Saint-Vincent de Paul, qui se
sont développées et font beaucoup de bien dans les deux républiques
argentine et orientale.

L'après-midi se passe à prendre des renseignements, à me ravitailler à
la banque anglaise faute d'une banque française, et à diverses visites.
En passant sur la place de la Matriz (c'est le nom que l'on donne ici à
la cathédrale), j'entre au palais de la législature locale. Là se
réunissent dans de belles salles et occupent de riches fauteuils de
damas les députés et les sénateurs du département de Montevideo.

M. Aurelio Berro, ancien ministre de la République de l'Uruguay, m'avait
donné des lettres pour M. Enrique Maciel, sous-secrétaire des finances,
et pour Carlo de Castro, ministre de l'intérieur.

Je me rends au palais du pouvoir exécutif et aussitôt je suis reçu sans
faire antichambre. M. Maciel m'engage à visiter la estancia de M.
Lenguas, située à six lieues, mais qu'on atteint en chemin de fer: je
pourrais ainsi comparer la estancia que j'avais vue dans la République
argentine avec une autre de la République orientale. M. de Castro quitte
les nombreux personnages réunis en son cabinet pour me recevoir au
salon: il pousse la complaisance jusqu'à me faire remettre à l'instant
un billet de libre parcours sur le chemin de fer, pour la estancia. Il
m'invite à dîner chez lui le lendemain, 18 juillet, jour de fête
nationale pour la République.

Il m'envoie aussi à l'_Hôtel de Paris_ de nombreux documents historiques
et législatifs, ainsi que les diverses et dernières statistiques de son
pays. Je me propose de les examiner dans les longues journées de
navigation.

Le soir, M. Buxareo fils vient me chercher à l'_Hôtel de Paris_, et me
donne divers renseignements sur le prix des terrains, et sur l'élevage
des animaux. Quoique bien jeune, il dirige déjà une des nombreuses
_estancias_ de sa famille et paraît fort entendu dans les affaires. Il
vient d'acheter une quantité de vaches maigres qu'il paye à raison de 9
piastres, environ 45 fr., et les revend ordinairement le double après
les avoir laissé paître dans ses champs environ quatre mois. Pour les
terrains, le prix varie selon la qualité et la proximité des centres. À
Payssandu, sur le fleuve Uruguay, vers le haut de la République, ou
vient de vendre pour 1,300 piastres, soit 6,500 fr., une surface de
2,700 cuadras. La cuadra de l'Uruguay ayant 87 mètres de côté; forme une
surface de 7,569 mètres carrés, ce qui porte le terrain à environ 40 fr.
l'hectare.

Elle vaut à peu près 60 fr. l'hectare aux environs de Montevideo. Le
prix des terrains à bâtir en ville varie de 20 à 100 fr. le mètre carré,
selon la position; les loyers sont encore très chers, quoiqu'ils aient
baissé presque de moitié. L'_Hôtel de Paris_ paye pour sa modeste maison
1,500 fr. par mois. L'_Hôtel espagnol_ paie à M. Buxareo, son
propriétaire, 72,000 fr. l'an. Il y a peu d'années, le pays, ayant fait
de bonnes affaires, ne sut point être sage; la plupart des familles
riches gaspillèrent beaucoup d'argent en maisons, villas et objets de
luxe, et elles sont maintenant dans la gêne.

M. Buxareo me conduit à la salle de la Société d'agriculture, où je
trouve 126 journaux et revues de tous les pays. On a réuni aussi une
collection de livres de tous les points du globe, des échantillons de
belle soie indigène et des échantillons de minerais et de marbres de la
République; la collection des insectes et des serpents du pays, parmi
lesquels je remarque le serpent à sonnette et autres variétés
venimeuses. On me montre aussi la photographie d'une peau de boeuf qui
porte douze marques abîmant complètement le cuir.

Chaque propriétaire doit marquer ses bêtes au fer rouge, et lorsqu'il
les vend, le nouveau propriétaire pose aussi deux fois sa marque: il en
résultait une grande dépréciation pour les cuirs, et une loi vient de
défendre la marque au fer rouge ailleurs qu'aux jambes et au cou de
l'animal.

On me présente un jeune Parisien de vingt-un ans qui vient dans ces pays
pour faire de l'élevage: il a déjà parcouru la République orientale, et
trouvant les terrains trop chers, il s'en va à l'argentine. Je ne puis
lui cacher mon étonnement: «Comment, lui dis-je, avez-vous pu vous
résoudre à quitter vos boulevards pour venir ici chercher par un travail
pénible à multiplier vos capitaux?--J'ai vécu, répond-il, en Angleterre,
et j'ai vu comment font les Anglais.» Alors tout s'explique.

M. Buxareo me fait connaître à M. Lenguas, dont je dois visiter la
estancia: il me remet aussitôt une lettre pour son majordome, lui
indiquant de me fournir le meilleur cheval pour me faire assister à un
_rodeo_. Je pourrai voir ainsi les boeufs réunis de toute part par les
gardiens à cheval, poussés vers certaines barrières et chassés au lazo
légendaire ou arrêtés par le terrible bolleador.

Quelques-uns de ces messieurs veulent bien s'inscrire à l'Union de la
paix sociale et à la Société de géographie commerciale de Paris.

Le lendemain, j'allais partir pour la estancia, lorsque M. Buxareo père
vient me chercher à l'hôtel. Il me fait abandonner ce projet
d'excursion, et me propose de me faire visiter lui-même les principaux
établissements charitables et scolaires de la ville et des environs. La
proposition est tentante, d'autant plus qu'il se charge lui-même de
présenter mes excuses à M. Lenguas. Voir les hommes, les soins qu'on met
à soulager leurs souffrances ou à les instruire, est plus intéressant,
sinon plus amusant, qu'une cavalcade à courir les boeufs. Je cède donc
au désir de M. Buxareo, et nous partons pour l'hôpital général. Il est
construit pour 600 malades et confié aux soins de vingt-quatre Soeurs
italiennes, de la congrégation de N.-D. dell'Orto. Je remarque qu'elles
sont presque toutes des deux Rivières de Gênes. La construction est
magnifique, mais dans l'ancien style. Les nombreuses cours laissent
pénétrer la lumière dans les vastes salles, mais arrêtent l'air qui se
corrompt et produit la pourriture d'hôpital. Je m'aperçois bientôt que
M. Buxareo est là comme chez lui; il connaît toutes les Soeurs et
presque tous les malades; quelques-uns y sont pensionnaires à ses frais.

Nous allons à l'autre extrémité de la ville, et chemin faisant, je vois
la musique militaire jouant devant une maison; c'est la maison de
Sanctos, président de la République, me dit mon guide. Ce sont les
militaires qui le fêtent à l'occasion de la solennité nationale: tout le
monde sait ici qu'il y a quinze ans il était encore charretier.

Je parcours la campagne garnie de villas à rez-de-chaussée, couvertes en
terrasses; partout des orangers, des mûriers, des pommiers et des
poiriers. Après une demi-heure de tramway, je fais comme les Brésiliens
et les indigènes, je prononce un _tcu_, son analogue à celui qu'on fait
chez nous lorsqu'on veut chasser un chat ou une poule; et le tramway
s'arrête au faubourg de Colonia, où je trouve l'_Hospicio de los
Mendigos_. C'est un hospice de vieillards, à peu près dans le genre de
ceux de nos Petites Soeurs des Pauvres. Il est confié aux Soeurs de
Charité françaises, qui y soignent 180 vieillards et 120 femmes. La
supérieure, qui est Nîmoise, me dit que les Soeurs qui dirigent les
femmes ont plus de peine que les autres: si à une infirme on donne
quelque chose de plus, les autres vieilles sont jalouses et grognent.
Les hommes encore valides sont appliqués à divers métiers de
ferblantier, charpentier et autres: la plupart sont étrangers et sans
famille. Quelques Français me prennent pour le consul et me demandent à
être rapatriés.

Les Soeurs s'occupent aussi d'instruction et font la classe gratuite à
300 petites filles du faubourg: je remarque dans leur école de belles
cartes de géographie et beaucoup de dessins de plantes, de fleurs et
d'animaux; c'est le meilleur moyen d'apprendre aux enfants la géographie
et l'histoire naturelle. À midi, on donne aux plus petites la soupe aux
frais de l'administration; la famille Jackson-Buxareo paie aux plus
pauvres les livres scolaires. La bonne Soeur a remarqué dans le
caractère de la femme de l'Uruguay plus d'énergie que chez l'Argentine:
elle ne se contente pas d'être le plus beau meuble et le meilleur
joujou de la maison; elle sait s'y faire sa place; mais elle n'arrive
pas encore à l'activité des Européennes. Les Soeurs dell'Orto ont
remarqué à leur noviciat qu'il faut deux Soeurs indigènes pour le
travail d'une Soeur italienne. Les maladies d'anémie sont fréquentes
dans le pays: elles sont souvent le résultat du _maté_, qu'on prend
continuellement, surtout à la campagne. Voici comment on le prépare: on
achète à l'almacen (droguiste) l'herbe récoltée dans le Paraguay, pilée
et réduite en poudre; on en remplit une petite courge appelée _maté_,
dans laquelle on place la _conquilia_, petit tuyau d'argent terminé en
boule percée de petits trous. On ajoute du sucre, on remplit d'eau, et
on suce par le tuyau deux ou trois fois, puis on passe au voisin.
Lorsque la courge est épuisée, on remet l'eau chaude.

On m'a souvent offert le maté dans diverses maisons; c'est une boisson
amère, mais agréable, à laquelle on s'habitue facilement; elle agit sur
l'estomac, et on dit qu'elle nourrit, mais la vérité est qu'elle éteint
l'appétit et cause l'anémie, faute d'aliments.

Les maladies de poitrine sont aussi très fréquentes. Les Soeurs de
Charité, à côté des vieillards et des élèves, ont encore 40 orphelines
gratuites et internes. Là où l'on voit la cornette, on est sûr de
retrouver l'orpheline: elle a aussi besoin d'être mère.

Au milieu du vaste établissement s'élève une haute tour, construite
jadis pour les besoins de la guerre civile. Je grimpe au sommet et je
jouis d'une vue magnifique sur la campagne; le terrain est ondulé, ce
qui le préserve des inondations, et chaque petite élévation est
couronnée d'un moulin à vent qui manoeuvre ses grandes ailes. Au loin,
on voit, d'une part, la ville de Montevideo, et d'autre part, à
l'horizon, les montagnes du Cerro; mais non loin de la tour je distingue
un vaste amphithéâtre que je reconnais bientôt pour être un cirque de
taureaux. Tout peuple qui ne rougit pas de pratiquer ce jeu barbare
n'est pas encore sorti de l'état sauvage. En rentrant en ville, je
rencontre une troupe de voyageurs récemment débarqués d'Europe. Voyant
les magasins fermés, ils en demandent la raison; on leur apprend que
c'est la fête nationale. Alors un d'eux dit en langue française:
«Puisque c'est la fête nationale, il doit y avoir jeux, foire,
saltimbanques; qu'on nous y mène.»

Pendant que je déjeune, M. Buxareo assiste à la bénédiction de la cloche
que donne l'évêque à l'église des dominicaines. Ces Soeurs ont été
établies ici par la famille Jackson: elles appartiennent au tiers ordre
de Saint-Dominique et s'occupent d'instruction. Après le déjeuner, il
vient me prendre avec sa voiture et il me conduit à sa propriété de
l'Aragnaga, aux environs de la ville. Chemin faisant, il me montre un
joli parc de 18 hectares orné de palmiers, de bambous et d'orangers,
qu'il possède dans ces quartiers.

À l'Aragnaga une magnifique église gothique a été construite pour servir
de tombeau à un des membres de la famille Jackson. Elle est ornée de
beaux vitraux et de superbes tableaux, parmi lesquels je remarque la
Vierge des Douleurs. Près de là 5 Soeurs dell'Orto prennent soin de 40
orphelines internes, et instruisent gratuitement 60 externes.
L'établissement et son entretien sont l'oeuvre de M. Buxareo. Nous
parcourons un autre superbe parc de 3 hectares, et à la maison nous
trouvons les professeurs du grand Séminaire et leurs élèves qui y sont
venus dîner. Les nombreuses villas de la famille Jackson-Buxareo servent
ainsi à la récréation du personnel des divers établissements qu'ils ont
créés ou aidés. Ils viennent de temps en temps à tour de rôle y prendre
leurs ébats. La voiture nous conduit au Manicomio. C'est un vaste
bâtiment, ou plutôt un grand palais avec portiques, cours, jardins, le
tout tenu aussi proprement que possible par les Soeurs dell'Orto. À la
lingerie elles ont fait des merveilles de dessin avec le linge. Mon
guide semble partout chez lui. À la cuisine, la Soeur cuisinière lui
demande des nouvelles de sa femme malade: «Priez pour elle,» dit-il,
«elle est un peu mieux; Dieu voit tout, et entend tout.»

Le Manicomio renferme 500 fous et folles de toutes les nations. Je
remarque plusieurs Italiens, et je dis à la Soeur qu'elle a bien des
compatriotes à soigner. Elle riposte: «_Ve ne sono anche molti fuori che
starebbero meglio qui_». Allons, ma Soeur, ne faites pas de politique,
cela vous est défendu, même à l'étranger.

Dans plusieurs salles, les plus tranquilles travaillent ou prient. Le
jardin comprend 18 hectares; de nombreux malades y sont occupés; ils
trouvent au travail soulagement et distraction.

Nous allons à l'autre bout de la ville, à la visite d'une magnifique
église à coupole qu'on vient d'achever. Le riche autel de marbre du XVIe
siècle qui se trouvait à Gênes dans l'église de Saint-Sébastien, après
la démolition a été transporté ici. La famille Jackson-Buxareo a
construit l'église et le couvent pour y installer les Pères capucins
italiens chassés d'Italie et les y occuper à l'enseignement. Ils ont 200
élèves. «Je voudrais voir partout vos communautés en faire autant.»
dis-je au Père gardien: «la société s'en trouverait mieux.» Il me
répond: «Nous n'avons pas été créés pour l'enseignement; mais ici on ne
nous a acceptés qu'à cette condition.» La nécessité est souvent bonne
conseillère! Mon cicérone aurait encore voulu me conduire plus loin à la
campagne, chez les Soeurs du Bon-Pasteur d'Angers: il les a installées
dans une propriété de 5 hectares, et pourvoit à leur entretien. Elles
prennent soin de 40 jeunes filles retirées du danger, et ont une école
avec 60 externes. Nous aurions aussi voulu visiter d'autres fondations
de la même famille, confiées aux Soeurs dell'Orto, c'est-à-dire trois
écoles maternelles ou salles d'asile dans lesquelles garçons et filles
reçoivent les soins et la soupe; mais le temps manque et nous nous
arrêtons au cimetière voisin. Il est garni de superbes monuments en
marbre de Carrare et le dessous de la chapelle sert de panthéon aux
hommes illustres du pays.

Nous passons devant le grand Séminaire, vaste palais, en partie
construit par la famille de mon guide, et nous venons à une autre de ses
fondations: celle des visitandines italiennes, qui, au nombre de 40, se
dévouent à l'éducation et à l'instruction des filles riches.

Nous arrivons enfin à la maison mère des Soeurs dell'Orto, appelées et
établies par les soins de la même famille: 40 religieuses et 7 novices
instruisent 30 internes et 60 externes. Déjà, à mon premier passage,
j'avais visité l'école des Soeurs de Charité appelées par la famille
Jackson-Buxareo, qui leur fournit maison et nourriture; elles ont 300
élèves; on reconstruit la maison pour en recevoir 1,000. La famille
Jackson prépare aussi à ses frais une colonie agricole pour les
orphelins pauvres, et déjà le terrain et la maison sont prêts à recevoir
les cisterciens qui vont venir de France pour la diriger. Enfin elle
construit à ses frais une maison et église destinée aux Pères
lazaristes. Les enfants de dom Bosco, qui dirigent ici un collège à la
Villa Colon, savent aussi qu'ils trouvent chez Buxareo et Jackson la
bourse ouverte lorsqu'ils sont obérés de dettes; et toutes les oeuvres y
trouvent leur plus sûre ressource.

Qu'est-ce donc que cette famille Buxareo-Jackson, qui pourvoit ici si
amplement aux besoins de l'instruction pour les deux sexes et élève des
asiles pour toutes les misères?

M. Jackson était Anglais et protestant. Comme beaucoup de ses
compatriotes, il s'était expatrié et était venu dans ce pays, où il
avait fait d'excellentes affaires. Sa femme et ses enfants se sont
convertis au catholicisme: son fils unique est marié et sans enfants.
Des trois filles, une est morte après avoir renoncé au mariage pour
consacrer ses biens et sa personne au soulagement des pauvres. Une autre
a épousé M. Buxareo, dont elle a un fils unique; la troisième est mariée
aussi et a de la famille. Ensemble ils possèdent 9 établissements à la
campagne, comprenant plus de 100 lieues carrées, soit 250,000 hectares,
et un grand nombre de maisons en ville. Tous les ans ils font donner
pour leurs gens une mission dans toutes leurs terres, et les personnes
qui, de près ou de loin, veulent venir profiter des exercices, sont
logées et nourries à leurs irais durant 13 jours. Il serait facile à
cette famille de vivre de ses rentes, et de croire que l'administration
de sa fortune suffit à son activité; mais tous travaillent. Nous avons
vu le fils Buxareo acheter et vendre les vaches; le père est tous les
jours à sa Baracca (c'est le nom qu'on donne ici à l'entrepôt des
marchandises), constamment occupé à recevoir et expédier les cuirs et la
laine. M. Cibils, son beau-frère, possède le plus important saladero du
Cerro, et a construit à côté le bassin de radoub pour lequel les navires
en réparation lui paient un loyer souvent de plusieurs milliers de
francs par jour. De toutes ces rentes et de tout ce gain, ils prennent
le nécessaire pour une vie aisée, et le reste va à l'instruction et au
soulagement des pauvres. Elle est donc l'économe fidèle auquel Dieu se
plaît à confier toujours des biens plus nombreux. À son égard se vérifie
cette parole: «On se servira pour vous de la même mesure que vous aurez
employée pour les autres, et on vous la donnera pleine jusqu'à ce
qu'elle déverse.» Tous ceux qui auront assez de foi pour faire des biens
de la terre et de leur propre activité le même usage que la famille
Jackson, verront se vérifier pour eux les mêmes promesses, car elles
sont pour tout le monde. Malheureusement, cette manière de bien jouir de
ses rentes est peu pratiquée. En me quittant, M. Buxareo me laisse sa
voiture pour aller faire ma toilette à l'hôtel et me conduire chez le
ministre.

M. de Castro, avec beaucoup d'amabilité, me présente à sa femme et à sa
nombreuse famille: il y a 9 enfants. Il avait réuni quelques amis, parmi
lesquels un jeune journaliste fort gai: celui-ci m'apprend que
Montevideo possède 15 journaux quotidiens écrits en langue espagnole et
5 en langues étrangères.. Parmi les convives, je distingue aussi deux
jeunes filles napolitaines, dont une fort jolie; leur père avait
commandé dans ces mers la station navale, et après sa retraite il est
venu y faire du commerce.

Le dîner fut gai et la conversation variée. Mme de Castro faisait avec
grâce les honneurs de la table. On but à la santé de la France et à la
prospérité de la République orientale. Viennent ensuite la musique et
les chants; et plusieurs invités arrivent pour la soirée. Un d'eux me
parle de son système de colonisation. Il prépare des terrains avec
chemins, clôtures, maisons, chapelle, police, écoles, juges de paix, et
vend les lots aux colons à raison de 50 fr. l'hectare, payables en cinq
ans: il a ainsi réuni des Suisses, des Allemands, des Italiens, qui ont
facilement prospéré.

Le lendemain à dix heures j'étais au môle de la douane, conformément aux
instructions reçues au Bureau de la _Pacific Steam C{y}_; mais à dix
heures et demie le vapeur qui doit nous porter à bord n'a pas encore
paru; le vent est favorable, et avec divers autres passagers je monte
sur une barque à voiles pour rejoindre l'_Aconcagua_, ancrée à 3 milles
au large. Cette impatience risque de me faire manquer le départ. Notre
nacelle était près de toucher le navire, et déjà un de nos marins
napolitains demandait à lancer un câble pour nous amarrer; les matelots
de l'_Aconcagua_ refusent de le recevoir. À ce moment le vent change,
et, aidé de la marée, nous emporte au loin. En vain on cherche à lutter
avec les rames. Nous perdons toujours plus de terrain, et à la fin nous
jetons l'ancre, dans l'espoir que le petit vapeur pourra voir nos signes
de détresse et viendra nous remorquer. Heureusement, peu après, le vent
devient favorable, et nous pouvons aborder le navire. Quoi de plus
changeant que le vent? Les Grecs avaient dit le temps, et les Romains la
femme; mais ne calomnions pas, et remercions Dieu d'être arrivés à
temps.

On nous fait attendre longtemps avant de nous donner les cabines. Les
passagers de première sont à peine une quinzaine, parmi lesquels
quelques Chiliens et plusieurs jeunes Allemands, voyageurs de commerce.
Je remarque aussi 4 Soeurs de Charité qui s'en vont aux écoles et
hôpitaux du Chili, et 4 Soeurs de la Merced, Espagnoles à même
destination. La mer est calme, le soleil radieux, le ciel pur. À une
heure on lève l'ancre et on marche vers le sud. À table je retrouve la
peu agréable cuisine anglaise avec ses soupes au poivre, ses légumes
sans sel, ses viandes dures, ses puddings sans sucre. À mon côté, un
jeune Anglais imberbe remplit la charge de sous-commissaire; il est
délicat de la poitrine, et pour se fortifier il a pris la mer; mais en
gens pratiques, sa famille lui a procuré une place qui lui permet de
voyager en mer tout en gagnant son pain et en faisant son instruction.
Je le vois souvent se promener avec d'autres jeunes gens, et demander à
celui-ci une parole espagnole, à celui-là un mot de français, les noter
et se les répéter, en sorte qu'il commence à se faire comprendre dans
ces deux langues.

20 juillet.--La mer est houleuse, le vent glacé, le tangage oblige à
mettre sur la table les planchettes pour retenir la vaisselle: elles
remplacent les ficelles que les marins français appellent le violon.
Tout le monde est malade: les pauvres Soeurs espagnoles ont surtout
l'air bien contrit.

21 juillet.--Même mer, même froid, mais le soleil paraît, et ses rayons
nous réchauffent médiocrement. Dans l'après-midi, trois baleines lancent
des colonnes d'eau en l'air, puis viennent se montrer à portée de fusil,
sortant à demi leur dos noirâtre. Le soir on chante, on joue, on fait de
la musique; les plus bouillants sont deux époux français; le mari est
Toulousain et la femme de Marseille. Ils vont s'établir au Chili comme
commerçants. Qui sait si Madame ne sera pas étonnée de ne pas y voir la
Cannebière! Un officier du bord se montre aussi fort gai: il est
Irlandais.

22 juillet.--La mer, toujours mauvaise, roule des vagues comme des
montagnes, qui soulèvent le navire et les estomacs.

23 juillet.--À sept heures, le _steward_ (domestique) m'appelle: _your
bath is ready, sir_; mais c'est parfaitement nuit, le jour ne paraît
qu'à huit heures. Le froid _pampero_ se calme, la mer devient plus
douce; les religieuses de la Merced sortent de leur _coma_ (lit), mais
elles ont encore l'air penaud. Je les aborde en disant: «Vous avez fait
une longue et facile méditation, mes Soeurs.» Mais elles ne comprennent
pas le français, et une d'elles, la plus jolie, me dit en espagnol:
_Wousted no se marea_; traduction libre, je croyais qu'elle me demandait
si je ne me mariais pas, et j'allais répondre: Je ne puis vous épouser,
lorsqu'un voisin, s'apercevant de la méprise, me dit: «Cette expression
en espagnol signifie: Est-ce que vous ne souffrez pas du mal de
mer?»--Par contre, les 4 Soeurs cornettes sont vaillantes et se
promènent en rang comme un peloton de soldats.

[Illustration: Détroit de Magellan.]

24 juillet.--À cinq heures du matin le navire stoppe à l'entrée du
détroit de Magellan: il attend le jour pour voir sa route. Au lever du
soleil, scène magnifique. Nous avons à droite la côte de la Patagonie,
sur laquelle se dessinent quelques montagnes, et à gauche la Terre de
feu, plus plate; l'une et l'autre sont couvertes de neige et de glace.
Sur le pont le thermomètre est à zéro. Le jeune couple marseillais
continue à nous donner son vaudeville. À table, il est fort embarrassé
pour demander les plats; il ne connaît pas l'anglais. Souvent, à la
suite des méprises, il témoigne son étonnement à la marseillaise par des
phrases provençales. Une jeune Chilienne nous fait de la bonne musique
et accompagne son frère à voix de ténor.

Vers cinq heures du soir, nous arrivons à Punta-Arena; deux fusées sont
lancées pour annoncer l'arrivée, et appeler les agents et les autorités.
Plusieurs Patagons montent à bord et étalent leurs peaux de huanacos, de
loutre et d'autruche. Les prix qu'ils demandent sont supérieurs à ceux
de Buenos-Ayres.

La petite ville de Punta-Arena étale au bord de la mer ses maisonnettes
de bois occupées par 3,000 habitants. Les environs sont des forêts
blanchies par la neige. Bientôt le phare allume son feu, et à sept
heures le navire lève l'ancre, marchant lentement et avec précaution
dans le détroit, par une nuit obscure.

25 juillet.--Le jour n'arrive qu'à huit heures et éclaire une magnifique
scène d'hiver. Le détroit n'a en cette partie qu'environ 2 kilomètres de
large; à droite et à gauche des collines et des montagnes couvertes de
neige, les vallées sont occupées par des glaciers. Par-ci par-là, des
phoques au teint roux ou noir lèvent leur tête et regardent avec
curiosité. La neige tombe, il fait froid: la navigation continue à être
calme, même après la sortie du détroit.

26 juillet.--La mer a été en tempête toute la nuit et continue à faire
danser le navire: le soleil paraît par intervalles; nous marchons droit
au nord, longeant les côtes montagneuses du Chili, que nous apercevons
dans la brume. Plus tard nous passons devant 4 rochers noirs qu'on a
baptisés les 4 évangélistes.

Vendredi 27.--Vent favorable, nous filons 14 noeuds; le roulis est fort,
on a peine à se tenir debout. Une dame anglaise, pour mieux jouir du
balancement, se fait hisser au moyen d'une poulie au haut du grand mât;
on la regarde avec des jumelles.

28.--Le capitaine tire à balle sur les goélands et les mouettes; elles
ont ici un plumage de couleur blanche et noire. Exercice cruel! d'autres
s'essayent, mais le commandant seul est assez bon tireur pour les saisir
au vol, malgré le roulis. Nous sommes en face de l'île de Mocha,
couverte d'un tapis vert et de forêts. Cette nuit, nous arriverons à
Coronel, où je descendrai pour visiter Lota et atteindre Santiago par
voie de terre.



CHAPITRE XIII

Le Chili.

     Situation. -- Configuration. -- Surface. -- Population. --
     Revenu. -- Dépense. -- Importation. -- Exportation. -- Armée. --
     Marine. -- Instruction publique. -- Chemins de fer. -- Guano. --
     Minerai. -- Histoire. -- Constitution. -- La guerre avec le Pérou
     et la Bolivie. -- Débarquement à Coronel. -- Les Basques. -- De
     Coronel à Lota. -- Les ranchos. -- Types. -- Lutte à cheval. --
     Lota. -- Les mines de charbon. -- La fonderie de cuivre. -- La
     verrerie. -- Le parc Cuscino. -- La population ouvrière. --
     Retour à Coronel. -- La fonderie Schwaga. -- Les mines de charbon
     au Maule. -- Un fou. -- Départ pour Concepcion.


Le Chili, situé entre le 25° et le 54° latitude sud, comprend le
territoire long et étroit, entre la Cordillera de los Andes et le
Pacifique, y compris la plus grande partie du détroit de Magellan, de la
Terre de feu et de l'archipel de Chiloë. Sa longueur dépasse donc les
1,500 lieues, mais sa largeur atteint à peine 50 lieues. Sa surface est
de 535,000 kilomètres carrés, soit 5,000 kilomètres carrés plus grande
que la France; mais sa population n'est que de 2,250,000 habitants.

Des statistiques qu'a eu la bonté de m'envoyer M. Cuadra, ministre des
finances, je relève que le budget, en 1882, a eu une entrée de
42,017,033 pesos ou piastres (le peso vaut 5 fr.; mais, par suite du
cours forcé du papier monnaie, il ne vaut actuellement que 3 fr. 70),
qui se décomposent ainsi:

  Douanes                     29,080,210
  Trésorerie                   5,681.749
  Poste                          378,478
  Chemins de fer               5,026,771
  Entrées extraordinaires      1,849,825

avec augmentation de 3,672,488 sur 1881.

Les dépenses ordinaires et extraordinaires pour 1882 se sont élevées à
41,620,137 pesos, laissant un excédant de recette de 396,896 pesos. Dans
les dépenses, je remarque l'affectation de 1,000,000 de piastres, pour
retirer le papier monnaie, et 248,000 pour intérêt de la dette. M. le
ministre a aussi eu la bonté de me donner la statistique de la douane,
où je relève que le mouvement commercial, en 1882, a atteint le chiffre
de 124,873,340 piastres, avec une augmentation de 15,995,177 piastres
sur 1881, qui avait déjà dépassé de 21,682,245 le mouvement commercial
de 1880, et celui-ci avait dépassé de 21,779,734, celui de 1879. Ces
augmentations se sont révélées depuis la guerre avec le Pérou et la
Bolivie, puisque l'augmentation de l'année 1879 sur 1880 n'est que de
1,487,109.

Ce mouvement se décompose ainsi:

    Importation par mer         51,441,372}   53,502,214 p.
      --         par terre       2,060,842}

    Exportation:
    Produit des mines          56,137,670 }
      --    de l'agriculture   11,638,413 }
            divers                313,083 }
    Articles nationalisés         997,674 }   71,371,126
    En transit                  1,092,779 }
    Numéraire                   1,191,507 }
                                             -----------
                                      TOTAL  124,873,340 p.

Pour l'importation, l'Angleterre vient en tête avec 17,076,031. Puis
l'Allemagne, avec 7,610,556, et en troisième lieu la France, avec
6,911,479 pesos.

Pour l'exportation, l'Angleterre, qui exporte presque tous les métaux,
reçoit pour 93,293,718 piastres, puis vient la France avec 3,793,707,
puis le Pérou avec 3,702,900, les États-Unis avec 3,182,979, et
l'Allemagne avec 2,940,636.

Dans l'exportation, le salpêtre figure pour 489,346,345 kilogrammes, de
la valeur de 28,698,364 piastres.

L'iode figure pour 263,981 kilogrammes, de la valeur de 3,963,240; le
borax de chaux pour 4,311,893 kilogrammes, de la valeur de 862,379
piastres. Les navires employés à ce commerce comprennent ensemble 89,625
tonnes. Parmi les nombreuses compagnies navales, une seule, la Compagnie
maritime du Pacifique, est française. En 1882, sont entrés dans les 14
ports du Chili, 7,762 navires, ayant ensemble 6,415,185 tonnes, avec
45,274 passagers, et en sont sortis 7,894 navires avec 6,335,773 tonnes
et 41,052 passagers. La marine de guerre compte 15 navires, soit 2
blindés, 1 monitor, 2 corvettes, 2 canonnières, 2 croiseurs, 2 vapeurs,
1 transport et 3 pontons, jaugeant ensemble 15,581 tonnes et portant
2,065 hommes d'équipage. L'armée, qui en temps de paix ne compte que
quelques mille hommes, a été portée à 50,000 à l'occasion de la guerre
avec le Pérou. Elle se recrute par engagements volontaires; la
conscription n'existe pas.

L'instruction publique comprend, pour l'enseignement primaire gratuit,
671 écoles de garçons, 434 de filles, et 87 mixtes fréquentées par
82,257 élèves. L'instruction secondaire gratuite comprend 5 écoles et 15
lycées, fréquentés par 3,460 élèves.

Les chemins de fer atteignent environ 2,000 kilomètres. Presque tous les
ports sont reliés avec l'intérieur par un petit embranchement; et une
ligne parallèle aux Andes suit la plaine centrale depuis Santiago
jusqu'à Angol, et doit se prolonger jusqu'à Valdivia, vers le sud.

La Société d'agriculture, installée depuis 6 ans à Santiago, a beaucoup
contribué à faire sortir le pays de sa routine, à abandonner la charrue
de bois, et à répandre partout les machines et les méthodes
perfectionnées.

Le gouvernement vient de nommer une commission pour étudier et
développer l'industrie minière, et a réuni les documents pour former à
Valparaiso une Chambre de commerce.

Les dépôts de guano qui restent à exploiter étant trop pauvres pour
donner des bénéfices, on propose de les enrichir avec les préparations
de salpêtre, qui abonde dans le désert d'Atacama.

On sait que le Chili a été découvert par l'Espagnol Almagro, vers 1535,
et que celui-ci, avec son compagnon Pizarro, étaient venus au Pérou,
qu'on leur avait peint comme le pays de l'or. Ils y trouvèrent
Atahualpa, roi des Incas, qui les reçut sans défiance, mais Almagro et
Pizarro le saisirent dans une embuscade et le firent prisonnier.
Celui-ci offrit pour son rachat autant d'or que pourrait en contenir sa
prison, jusqu'au point où atteindrait le bout de sa main levée; l'offre
fut acceptée, et l'or apporté; mais, néanmoins, le malheureux Atahualpa
fut immolé. Inutile d'ajouter que Pizarro, Almagro et plusieurs autres
chefs d'aventuriers finirent tragiquement en se tuant entre eux.

Le Chili, comme le Pérou et la plupart des colonies sud-américaines,
avait été pris au nom des rois d'Espagne, qui le gardèrent environ 300
ans; mais au commencement de ce siècle, les patriotes se soulevèrent de
toutes parts, et en 1824 le Chili cessa d'appartenir à l'Espagne, et
s'érigea en république indépendante. D'après la Constitution aujourd'hui
en vigueur, le gouvernement se compose d'un Président électif, qui
choisit ses ministres, et de deux Chambres élues: le Sénat et la Chambre
des députés. Sont électeurs les citoyens de 25 ans, ou de 21 ans s'ils
sont mariés, et sachant lire et écrire; mais les domestiques sont exclus
de la faculté de voter. La liberté d'enseigner, les droits de réunion,
d'association et de pétition, sont assurés. Les députés sont élus pour 3
ans, à raison de un pour 20,000 habitants; ils doivent justifier d'un
revenu de 500 piastres. Les sénateurs sont élus pour 6 ans directement
par les provinces, à raison d'un sénateur par 3 députés. Chaque province
élit en outre un sénateur suppléant. Le Sénat se renouvelle par moitié
tous les 3 ans. Les provinces sont au nombre de 17. Pour être nommé
sénateur, il faut être citoyen, avoir 30 ans révolus, n'avoir jamais été
condamné pour délit, et justifier d'une rente de 10,000 fr. La réunion
des deux Chambres forme le Congrès. Celui-ci approuve ou rejette les
déclarations de guerre proposées par le Président, et dicte les lois
qui, en cas de nécessité, restreignent la liberté de la presse et de
réunion: ces lois ne peuvent durer plus d'un an.

Les lois sur les finances et les contributions sont réservées à
l'initiative de la Chambre des députés; celles sur la réforme de la
Constitution sont réservées à l'initiative du Sénat.

Le Sénat approuve ou rejette les candidats à l'épiscopat présentés par
le Président.

Chaque année, avant de se séparer, le Congrès nomme une commission
_Conservadora_ qui le représente jusqu'à l'ouverture du Congrès suivant.

Le Président doit être né au Chili, et avoir les qualités requises pour
être député. Il est élu pour 5 ans par des électeurs nommés directement
par le peuple. Ces électeurs sont en nombre triple des députés. Après 5
ans, le Président ne peut être réélu; mais il le peut après une autre
période de 5 ans. En prenant possession de sa charge, il prononce le
serment ci-après:

«Yo N. N. juro por Dios nuestro Senôr y estos santos Evanjelios, que
desempenare fielmente el cargo de Présidente de la Republica, que
observaré i protejéré la religion Católica, Apostolica, Romana, que
conservaré la integridad e indipendencia de la Republica; i que guardarè
i harè guardar la Constitucion, i las lèjes. Asi Dios me ayude, i sea in
mi defensa, è si no, me lo demande.»

«Je N. N. jure par Dieu Notre-Seigneur et ses saints évangiles, que je
remplirai fidèlement la charge de Président de la République, que
j'observerai et protégerai la religion catholique, apostolique et
romaine, que je conserverai l'intégrité et l'indépendance de la
République, et que je garderai et ferai garder la Constitution et les
lois. Qu'ainsi Dieu me soit en aide et soit ma défense, et sinon, qu'il
m'en demande compte.»

Tout citoyen en état de porter les armes est de droit inscrit dans la
garde nationale. L'inviolabilité du domicile et de la correspondance
épistolaire est garantie, et l'article 132 déclare qu'au Chili il n'y a
pas d'esclaves, et que l'esclave qui y arrive devient libre. Il défend
aux Chiliens le trafic des esclaves, et rend incapable d'acquérir le
droit de citoyen l'étranger qui s'y est livré.

Il est temps maintenant d'ajouter deux mots sur la guerre encore en
vigueur entre les États du Pacifique.

En 1878, la Bolivie et le Chili étaient en désaccord, à propos de la
propriété d'une partie des terrains du désert d'Atacama. On sait que cet
immense, désert s'étend depuis Caldera, sous le 27° latitude sud,
jusqu'au 22°. La question prit fin au moyen d'une transaction. Le Chili
renonçait à la propriété des terrains contestés, mais comme les minerais
nombreux et le guano qui s'y trouvent étaient généralement exploités par
des Compagnies chiliennes, la Bolivie s'interdisait la faculté de les
imposer à la sortie. En 1879, à la suite d'une importante concession, la
Bolivie mit un droit de 50 centimes sur chaque quintal de salpêtre
exporté. Le Chili réclama et envoya un navire de guerre sur les lieux.
La Bolivie avait, avec le Pérou, un traité d'alliance offensive et
défensive, et le Pérou se mit en campagne avec son alliée. La fortune
des armes fut favorable aux Chiliens; ils vainquirent par mer et par
terre, et réclamèrent, comme rançon de guerre, la propriété de la
province de Tarapacà, qui comprend les terrains auparavant contestés, et
la plus grande partie du désert d'Atacama. Les alliés refusèrent; mais
plusieurs présidents ou prétendants s'élevèrent au Pérou: Calderon,
Montero, Caceres, Iglesias, etc., et l'anarchie s'ajoutant à la déroute,
ils finirent par mettre le pays dans un triste état. Une dernière
bataille sur les hauteurs de Huamachuco, gagnée par les Chiliens sur les
troupes de Caceres, a réduit les alliés à discrétion; et on peut croire
la paix prochaine. D'après les renseignements donnés par les journaux, à
la suite des conventions débattues et acceptées, il semblerait que le
Chili deviendrait absolu propriétaire du département de Tarapacà; et,
quant au territoire d'Arica et de Tacna, qui sont la porte de la
Bolivie, le Chili se réserve le droit de l'administrer pendant dix ans,
après quoi aura lieu un plébiscite, et le pays appartiendra
définitivement au Chili ou au Pérou, suivant le choix des populations.
Celui auquel il appartiendra donnera à l'autre 10,000,000 de piastres.
Restent en vigueur plusieurs règlements déjà convenus, pour partager les
revenus des dépôts de guano en exploitation. Ainsi, la Bolivie, restant
sans issue sur le Pacifique, est forcée de s'ouvrir des voies vers
l'Atlantique; et la République argentine, aussi bien que le Brésil, sont
heureux de lui tendre les bras. Mais je reviens à mon journal de voyage,
et à l'emploi de mon temps.

C'est le dimanche matin, 29 juillet, que l'_Aconcagua_ jette l'ancre
dans la baie de Coronel. Immédiatement, je descends à terre, et dépose
mes effets à l'hôtel, tenu par un Danois; mais M. Darmandrail, ami de M.
Castaing, me retient chez lui à déjeuner. Nous parcourons la petite
ville de Coronel; elle contient 6 à 7,000 habitants. Ses rues, larges de
10 mètres, sont bien alignées et coupées à angle droit; les maisons sont
en adobe (brique de terre et fumier de cheval), ou en bois, et à un seul
rez-de-chaussée. Tout est nouveau pour moi dans ce pays. Les collines
qui limitent la ville à l'est, avec leurs _ranchos_ rappellent la
Suisse; la végétation est d'un vert tendre, mais presque morte: nous
sommes en plein hiver. Nous suivons la musique municipale, qui fait le
tour de la ville. Un peu plus loin, quelques centaines d'hommes alignés
sont passés en revue: c'est la garde nationale; enfin nous arrivons à
l'église. Elle est en bois, à trois nefs. C'est dimanche et dix heures;
la messe va commencer et j'en profite. Les femmes du pays arrivent
enveloppées dans leurs mantas noires, espèce de châle qui les couvre
depuis la tête. Elles ont toutes un petit tapis carré à la main, elles
le placent sur le pavé de briques, et s'agenouillent ou s'accroupissent
dessus, à la manière japonaise; il n'y a pas d'autres chaises dans
l'église, et pour ne point rester debout, je grimpe à la tribune où je
partage le banc de l'organiste. Une femme arrive, se met à genoux à la
porte; elle allume deux cierges et les porte à l'autel, en marchant à
genoux. Les hommes sont peu nombreux, mais les bébés et les chiens ont
droit d'entrée et partagent le tapis de la maman ou de la maîtresse;
moins patients et moins dévots, ils parcourent souvent l'église, pour
revenir à leur place. À l'Évangile, le curé en fait la lecture, la
traduction et l'explication; puis il lit une longue suite de
publications de mariage. Après la messe, on entonne quelques chants
liturgiques, et tout le monde se retire.

Au déjeuner sont réunis plusieurs Basques français; lorsqu'ils parlent
leur langue, je ne puis rien y comprendre. Elle n'a aucune analogie avec
les langues occidentales, et par sa construction et la signification des
mots, empruntés à la nature, semble se rapprocher des langues
orientales. À ce propos, j'ai entendu un Basque me raconter que
Béelzebub (le diable) envoya un jour de nombreux compagnons au pays
basque pour tenter les bons montagnards; après plusieurs mois de séjour,
ils retournèrent à leur maître sans avoir pu tromper personne; ils
n'avaient jamais pu comprendre leur langue.

[Illustration: Chili.--Type de Femme Indienne.]

Après le déjeuner, je monte en selle, et me dirige vers Lota, à trois
lieues vers le sud, sans autre guide que mon cheval. Vous suivrez la mer
ou le télégraphe, me dit-on, et vous arriverez. Mon cheval court droit à
la plage, il sait que le sable mouillé est plus résistant et plus
commode que le sable sec. La vue de la baie, que borne au loin l'île
Santa-Maria, le bruit des vagues qui viennent mourir aux pieds du
cheval, cette nature, nouvelle pour moi, et la solitude, parlent à mon
âme et l'invitent à rêver. Va, vague mobile, de couche en couche,
jusqu'à la côte de l'ancien monde, et dépose sur la plage qui m'a vu
naître, mes souvenirs et mes affections pour les miens que j'y ai
laissés! Tout à coup, mon cheval quitte le bord de la mer, et comme
j'ai confiance en lui, je le laisse faire: il savait qu'une lagune nous
barrait le passage, il se dirigeait vers un pont. Puis nous gravissons
des collines, par un chemin impossible; il n'est pas empierré, et les
dernières pluies ont laissé 40 centimètres de boue. Par-ci, par-là,
quelques pauvres _ranchos_ (nom qu'on donne aux habitations des champs)
de boue ou simplement de feuillages, sont habités par de nombreuses
familles. Les femmes ont souvent les cheveux noirs et là chair rougeâtre
des Indiennes; et, comme elles, portent leur bébé ficelé sur le dos. Je
redescends sur une plage rocailleuse, où des paysannes ramassent
certains objets, dont elles remplissent des paniers. Je m'approche de
deux jeunes filles, pour voir ce qu'elles cueillent; elles s'enfuient,
et mettant pied à terre, j'ai de la peine à les rassurer: elles
récoltent des moules. Plus loin, nous retrouvons le sable, et là, des
jeunes gens à cheval se livrent à un singulier combat: ils lancent leurs
bêtes au grand galop, et se rencontrent, cherchant, hommes et chevaux, à
se renverser. Ils sautent les fossés, escaladent les talus, et sont à
leur aise sur leur bête, comme un bon patineur sur ses patins. Enfin,
après avoir gravi une dernière colline, et après deux heures de marche,
j'arrive à Lota. C'est le pays du charbon. De nombreuses mines occupent
2,000 ouvriers, qui extraient environ 25,000 tonnes par mois. Ces mines
appartiennent à la famille Cuscino, qui a su les utiliser de plusieurs
manières: d'abord elle vend sur place de 20 à 25 fr. la tonne, le
charbon qui lui revient à moitié de ce prix mis abord; puis elle en
fait une grande consommation sur place, pour une verrerie et une
fonderie de cuivre. Celle-ci occupe environ 300 ouvriers. M. Dubart
m'avait fait accompagner par un de ses jeunes gens, qui me présente à un
employé de l'usine. Celui-ci m'explique en anglais la série des
opérations. Quatre steamers et quatre voiliers, appartenant à la
compagnie, vont sur les côtes du Pérou, de la Bolivie et du Chili,
spécialement dans la province de Tarapacà; y portent le charbon
nécessaire aux usines de salpêtre, de borax et autres, et en rapportent
le minerai de cuivre. Il y en a de plusieurs espèces, donnant de 15 à
35% de minerai, et 50% après une première cuisson. Ce minerai est placé
dans des fours, où après cinq à six heures, il est fondu et coulé sur la
terre. La scorie est mise de côté et le métal, après avoir été roulé
dans d'autres fours, pour séparer le soufre et l'antimoine, est broyé et
pulvérisé, puis mélangé à des agents chimiques, et fondu une seconde
fois en lingots de trois quintaux espagnols (138 kilos), contenant 90%
de métal pur. Dans cet état, ils sont exportés en Angleterre, et une
petite partie au Havre. Les côtes du Pacifique de l'Amérique du Sud
produisent les trois quarts du cuivre consommé dans le monde entier. On
fait aussi ici du cuivre rouge en petits lingots de 10 kilos, et qu'on
raffine alors par une troisième fonte. Les directeurs et les
contre-maîtres sont Anglais, les autres ouvriers sont Chiliens. Ils
gagnent de 3 à 5 fr. par jour, mais la viande, la farine, le vin, ont
presque le même prix qu'en Europe, et leur nourriture se réduit aux
haricots et à la pomme de terre. Leurs maisons sont en terre, rarement
crépies, toujours sans pavés; la propreté y est impossible, la moralité
difficile. Ce lamentable état du logement des familles ouvrières est
général au Chili et cause la mortalité des deux tiers des enfants.

La ville contient 5 à 6,000 habitants: c'est dimanche, et la foule suit
un charlatan à cheval, qui renouvelle les scènes des bouffons du moyen
âge. Je monte au parc Cuscino, qui s'étend sur un promontoire, d'où la
vue embrasse la baie, la ville et la mer. Là, à grands frais, on a réuni
des statues de marbre et de bronze, venues de Paris; on a composé des
grottes féeriques, des lacs artificiels, une serre avec toutes les
plantes tropicales, des jets d'eau; on a réuni des animaux du pays:
llamas, huanacos, vigognes, etc., au milieu des roses, des violettes,
des camélias, acacias, et autres plantes recherchées. Le visiteur est
étonné, charmé, ravi: il se rappelle les belles descriptions que
l'Arioste fait des jardins enchantés.

[Illustration: Chili.--Lota.--Fonderies de Cuivre.--Parc Cuscino.]

Mais le temps presse, la route est longue. Le soleil embrase au loin, de
sa lumière rougeâtre, l'île de Santa-Maria, lorsque je quitte Lota. Je
pique mon cheval, qui escalade les collines et galope dans la boue. Mais
lorsque le crépuscule a fait place aux ténèbres, il faut marcher à
tâtons, sans autre point de repaire que les faibles lumières de quelques
_ranchos_, espacés sur la route. Dans la plupart, j'entends des chants
au son de la guitare, et quelques-uns sont assez harmonieux; mais je
me garde bien de m'arrêter ou d'adresser la parole. Que sais-je si ce
sont là tous de bonnes gens, et si en s'apercevant à l'accent, qu'un
étranger est perdu dans ces solitudes, ils ne voudraient pas en
profiter. Enfin, ma vaillante bête sort de la boue et de tous les
mauvais pas, et sur le sable elle reprend le galop. À huit heures nous
sommes rentrés, et je m'aperçois alors, mais un peu tard, que j'ai été
imprudent!

Durant la nuit, des veilleurs sifflent à toutes les heures, et me
rappellent les veilleurs de Chine et du Japon, qui battent la crécelle.
De grand matin, je demande un bain; il vous faut aller à la mer, me
dit-on. Par une température de 6 degrés, c'est peu agréable. Un jeune
employé de M. Darmandrail me conduit à la visite d'une fonderie de
cuivre de M. Schwaga, à côté de la ville, puis nous passons au Maule
pour les mines de charbon. Après une heure et demie de marche, nous
arrivons au bord de la mer, au puits d'extraction; il s'avance sous la
mer, par un plan incliné d'un demi-kilomètre de long, et de là partent
les galeries dans toutes les directions. Cinq wagons viennent de se
détacher de la chaîne et sont partis en bas avec une vitesse
vertigineuse. Il est impossible de descendre, avant qu'on ait réparé le
mal; je me contente donc des renseignements que me donne le
contre-maître. La mine emploie 500 ouvriers, produisant 400 tonnes de
charbon par jour. Ils sont payés de 3 à 4 fr. par tonne; la couche a
actuellement moins d'un mètre d'épaisseur. On creuse deux autres puits,
dans l'espoir d'atteindre une autre veine. Non loin de là, se trouvent
deux galeries qui s'avançaient au loin dans la mer: il y a deux ans, la
mer les a inondées, et il est impossible de les vider. Heureusement, la
rupture a eu lieu le jour de la fête nationale; les mille ouvriers et
les nombreux chevaux étaient tous dehors.

Dans la chambre du contre-maître, je vois une quantité d'objets pendus à
une planche: des boutons, des chiffons, des clous, des figurines, etc.,
et j'en demande l'explication. Ce sont, dit-il, les contre-marques des
ouvriers. Ils ne savent ni lire ni écrire, mais ils ont tous leur marque
spéciale, connue d'eux et de moi. Ils la mettent chacun dans leur wagon,
et je la prends pour la poser ici à leur place, et marquer ainsi la
quantité de charbon fait par chacun. Singulière, mais ingénieuse méthode
de suppléer l'écriture!

Je me décide à partir pour Concepcion, mais je n'ai qu'une heure pour
atteindre la voiture qui passe à Coronel. M. Ducasseau, qui habite le
Maule, a la bonté d'envoyer son homme avec un lazo, et bientôt il ramène
un cheval sellé à la mode du pays, avec grands étriers de bois. Je pars
au galop sur la chaussée du chemin de fer; mais à un certain point, un
homme s'avance, un grand bâton à la main, contrefaisant le galop du
cheval. Celui-ci s'effraie, tourne bord, et j'ai peine à le ramener.
J'ai encore plus de peine à éloigner le malencontreux. Un peu plus loin,
je demande à des passants ce que me voulait l'homme au bâton: _es un
loco_, me dit-on, c'est un fou.

Après avoir de nouveau traversé les lagunes, où l'on prend les sangsues
et où l'on pêche les grenouilles, j'arrive à temps pour le déjeuner, et
à dix heures et demie je suis en voiture.



CHAPITRE XIV

     De Coronel à Conception. -- La diligence. -- Le paysage. -- Arrêt
     à la Posada. -- Le Bio-Bio. -- La ville de Concepcion. -- Encore
     le maté. -- Le testament de Mgr Salas. -- Le sortéo. --
     L'organisation judiciaire. -- Les oeuvres charitables. -- Les
     magasins. -- Appellations chiliennes des étrangers. -- L'hôpital.
     -- La fille singe. -- La supérieure de Talca. -- Excursion en
     Araucanie. -- La ville d'Angol. -- Les Basques, leur commerce,
     leur organisation, leur hospitalité. -- Croyances religieuses. --
     Offrande des prémices. -- Une invitation. -- La Chambre arsenal.
     -- Exploits des Araucans. -- Conquête et colonisation.


La diligence qui fait le service entre Lota et Concepcion est une
grossière voiture à 6 places entourée de rideaux de cuir, et suspendue
sur des lames de bois comme en Sibérie. Aucun ressort ne saurait
résister aux chocs d'une route qui n'en est pas une: nous nous en
apercevons bientôt aux sauts et soubresauts. Un plaisant remarque qu'il
serait prudent de numéroter nos os. Pour voir la campagne, je m'étais
placé sur le siège: un bâton qui sert à la mécanique menace à tout
instant de me casser la jambe. C'est du nouveau: il en faut aussi en
voyage.

[Illustration: Chili.--Types d'Araucaniens.]

Nous traversons une plaine sablonneuse, où ne croissent que quelques
buissons et le _coïbo_, espèce de chêne aux feuilles odoriférantes. Nos
7 chevaux galopent dans la boue, dans les cours d'eau, et boivent l'eau
froide tout baignés de sueur. Pour éviter les mauvais pas, le cocher
les lance hors la route, à travers champs. Par-ci par-là, quelques
boeufs, brebis ou cheval sur lequel se tient un _penco_; espèce de
corbeau gris qui se nourrit de vers. Après trois heures de ce galop,
nous arrivons au bord d'un lac, à la Posada, hôtel primitif tenu par un
Allemand.

C'est là qu'on se restaure, pendant qu'on change de chevaux. L'hôtel est
garni de plusieurs tableaux parmi lesquels je remarque le portrait de
l'empereur Guillaume et l'Exposition de Paris. Il y a même un vieux
piano, le premier peut-être qui ait été fait. Le jardin renferme tous
les légumes et toutes les fleurs que nous avons en Europe et le verger,
les fruits des zones tempérées. Sur le lac, nous voyons plusieurs canots
rustiques, creusés dans un tronc d'arbre, et par-ci par-là, les gens
ont un vrai type araucan. Pauvres gens! il faut bien qu'ils se mêlent au
monde policé. On vient d'envahir leur territoire, et le gouvernement le
vend par parcelles aux enchères. Il n'y a pas longtemps, ces Indiens
pouvaient disposer eux-mêmes de leurs terres. Lorsqu'ils prouvaient par
témoins qu'ils étaient possesseurs depuis plus de trente ans, ils
vendaient, pour quelques milliers de piastres, d'immenses terrains, à
des spéculateurs qui les payaient en nature et cotaient à 1,000 piastres
un baril d'eau-de-vie.

Aujourd'hui, le gouvernement ne reconnaît plus de semblables contrats,
et se déclare lui-même propriétaire. Nous remontons en voiture, et après
deux heures encore de cahotement, nous arrivons au bord du Bio-Bio, la
plus grande des nombreuses rivières du Chili. Elle a environ 2
kilomètres de large en face Concepcion. Là, on nous offre des tapis en
peau de huanacos; mais le prix en est plus élevé que de l'autre côté des
Andes. Nous passons la rivière en bac; une autre voiture nous reçoit sur
le bord opposé, et peu après nous dépose à Concepcion, à l'_Hôtel
Coddon_.

Concepcion, troisième ville du Chili, compte 25,000 habitants. Au
centre, une place de 140 mètres de côté, plantée d'arbres, a la
cathédrale, la banque, la mairie, pour principaux édifices. Plusieurs
statues de marbre et de bronze y ont été récemment installées. On me dit
qu'elles ont été prises au Pérou, comme trophée de guerre. Les rues sont
larges et pavées, les maisons basses, mais bien décorées. Elles ont au
centre une cour ou _patio_ orné d'orangers. Fatigué par l'horrible
route, je demande à prendre un bain. Le maître d'hôtel me fait
accompagner chez un docteur qui me renvoie à un autre, et celui-ci à un
troisième. Je demande pourquoi, à propos d'un bain, on me fait ainsi
courir les docteurs de la ville. On me répond qu'ici on ne prend des
bains que lorsqu'on est malade, et les docteurs seuls ont le nécessaire.
Je dus faire mon deuil du bain jusqu'à mon arrivée à Santiago. À
l'hôtel, on m'installe dans une bonne chambre, qu'un curé à mine joyeuse
allait quitter. Je le trouve suçant le maté, et aussitôt il m'offre la
_bombilla_ pour sucer à mon tour; puis il m'explique, qu'ayant été curé
pendant 23 ans en divers endroits, il en a assez, que la responsabilité
des âmes est dure, et que maintenant il se repose dans le ministère
libre.

Monseigneur Salas, l'évêque de Concepcion, venait de mourir. La
cathédrale était drapée de noir, la ville en deuil. Tous les partis
rendaient hommage aux qualités éminentes du saint et savant prélat. Il
recevait environ 80,000 fr. par an, et il n'a rien laissé après sa mort.
Il vivait modestement, et distribuait tout aux pauvres; il est mort en
offrant sa vie pour l'Église et pour son pays. Lutteur infatigable, il
n'a cessé de combattre le mal par l'exemple, par la plume, par la
parole. Il connaissait son temps, et dans son testament, que publient
les journaux, je lis ces paroles:

«La grande herejia de los tiempos actuales es la negacion del reino
social de Jésus, a quien se quiere alejar i desterrar de las
instituciones sociales.

«El mundo, o sea las sociedades humanas, marchan por esto a espantoso
cataclismo, i para salvarlas es menester que los hombres de buena
voluntad trabajen sin descanso en el sostenimiento i en la propagacion
del reino social de Jesu Cristo. Para esto he consegrado esta Diócesis a
su sacratissimo Corazon, i pido con toda mi alma al clero i fieles de mi
Diócesis que cultiven i defiendan esta devocion fecundissima en bienes
de todo jénero.»

«La grande hérésie du temps présent est la négation du règne social de
Jésus-Christ, qu'on voudrait arracher aux institutions sociales. Le
monde, soit les sociétés humaines, marchent ainsi à un cataclysme
épouvantable, et pour les sauver, il faut que les hommes de bonne
volonté travaillent sans relâche au soutien et à la propagation du règne
social de Jésus-Christ. C'est pour cela que j'ai consacré ce diocèse à
son sacré Coeur, et je demande avec toute mon âme, aux prêtres et aux
fidèles de mon diocèse, de cultiver et de défendre cette dévotion, très
féconde en biens de toute sorte.»

Dans la rue, je rencontre des chevaux attendant aux portes des magasins
que leur maître ait terminé ses affaires: les uns sont libres, les
autres ont des entraves aux pieds. J'en vois même qui ont la tête
enveloppée d'un linge, pour les forcer à garder leur poste. De
nombreuses voitures conduisent les voyageurs sur tous les points de la
ville, moyennant 50 centimes la course. Quelques-unes portent cette
inscription: _Sorteo_; renseignements pris, c'est un maître voiturier
qui, pour s'assurer plus de travail et supplanter ses confrères, donne
une contre-marque numérotée à tous ceux qui font une course dans ses
voitures. À la fin du mois, il tire au sort, et le numéro sorti donne à
la pratique la somme de 15 pesos (60 fr. environ). Méthode à signaler!

Je passe la soirée chez M. Risopatron, président de la Cour d'appel. Ce
digne magistrat préside aussi une conférence de Saint-Vincent de Paul,
qui visite de nombreuses familles pauvres; il y en a une seconde parmi
les élèves du Collège. Il me renseigne sur l'organisation judiciaire au
Chili. Le tribunal de première instance compte un seul juge, la Cour
d'appel cinq. On peut avoir encore recours à la Cour suprême, siégeant à
Santiago, qui connaît du droit et du fait.

Je déjeune chez MM. Eschecopar, qui tiennent un des plus beaux magasins
d'articles de Paris. Comme dans tous les pays nouveaux, les articles
sont nombreux et variés, depuis la malle et le parapluie jusqu'à
l'orfèvrerie et la vaisselle. Dans les petites villes et les villages,
les magasins tiennent ensemble tous les objets imaginables et
inimaginables. Nous causons sur les usages du pays. Les Chiliens
regardent parfois l'étranger qui se fixe ici comme un intrus, et
appellent en termes de mépris _gringo_ les Anglais et les Allemands,
_Bacicia_ les Italiens, _godos_ les Espagnols, _gavachos_ les Français.
On peut voir par leur nom que plusieurs des principales familles du
pays descendent d'étrangers, et surtout d'Anglais. Ceux-ci arrivent,
comme partout, avec un capital et accaparent bientôt les bonnes
affaires, puis se marient dans le pays, et leurs enfants sont Chiliens.

Selon mon habitude, je fais une visite à l'hôpital: on apprend toujours
beaucoup en voyant et en interrogeant les malades. À Concepcion, 15
Soeurs de Charité soignent là 240 malades, et dans un autre
établissement de l'autre côté de la rue, elles ont 124 malheureux de
toute sorte: vieillards, imbéciles, idiots et enfants trouvés, et une
petite fille de huit ans, grande de 40 à 50 centimètres, ayant la figure
humaine, mais, pour le reste, en parfaite ressemblance avec le singe.
Elle ne parle pas, et tous ses mouvements sont ceux du singe. Elle a été
apportée de la campagne, où elle a un frère présentant le même
phénomène. Tous les médecins sont venus la voir et cherchent la cause de
ce fait.

Les bonnes Soeurs me parlent de la supérieure de l'hôpital de Talca, qui
est revenue de France dans le navire l'_Aconcagua_. Fille unique d'une
riche famille, elle est allée recueillir l'héritage paternel, et après
l'avoir distribué aux pauvres, elle retourne soigner les malades aux
antipodes de sa patrie. Pour les enfants de Dieu, les sentiments de la
nature ne sont pas détruits, mais fortifiés; un horizon plus large les
étend à l'humanité et au-delà du temps; la vie pour eux n'est qu'un
voyage, les biens un embarras; la famille va avec les pauvres, et avec
la patrie, le ciel!

De Concepcion, en remontant le Bio-Bio, on est bientôt en Araucanie. Je
ne veux pas manquer une si belle occasion de voir chez eux les Indiens,
d'autant plus que le chemin de fer va jusqu'à Angol. Je me rends donc à
la gare, où, à une heure après midi, la locomotive siffle et nous
emporte. Les wagons sont ceux de l'Amérique du Nord; la gare est
luxueuse, la voie a 1 mètre 40; elle remonte le Bio-Bio sur la rive
droite. La nature présente le tableau de notre mois de décembre; les
arbres sont sans feuilles et le blé commence à peine à sortir de terre;
la végétation est pauvre.

Je trouve dans mon wagon M. Risopatron fils, qui s'en va surveiller ses
terres à Robléria, près Angol. Il m'aborde et me dit: «Ma mère m'a
annoncé que nous ferions route ensemble.--Je me réjouis, lui dis-je,
mais j'aurais dû vous voir hier chez vous.--Il répond: Je passe mes
soirées chez ma fiancée, je dois me marier dans un mois.» Je montre à
mon interlocuteur le bac qui, avant-hier, m'a ramené de l'autre rive du
fleuve, et il me dit: «Vous n'êtes au Chili que depuis trois jours, et
vous avez déjà passé le Bio-Bio; moi qui ai vingt ans et qui suis né à
Concepcion, je ne l'ai pas encore passé.--Cela m'étonne, peu:
l'étranger, sachant qu'il sera peu de temps dans un pays, se hâte de le
parcourir et de l'étudier sous toutes ses faces; l'habitant du pays se
dit toujours qu'il aura le temps.»

[Illustration: Pont de lianes dans le sud du Chili.]

Pendant que nous causons, la locomotive parcourt ses 30 kilomètres à
l'heure. Nous passons en face d'une grande carrière où de nombreux
ouvriers sont occupés à extraire les pierres qui servent à paver les
rues de Concepcion, et bientôt nous arrivons au Lecha, affluent du
Bio-Bio, que le train passe sur un pont en poutrelles de fer. Là, on
s'arrête dix minutes pour prendre le thé, puis la route entre dans une
région plus productive et mieux cultivée. Les ranchos, néanmoins, sont
toujours de misérables cabanes de chaume ou de branchages. Nous voyons
quelques plantations de vignes, mais maigres et sans force. Les
troupeaux se montrent plus nombreux. Nous parlons agriculture, et M.
Risopatron m'engage à aller passer, le lendemain, la moitié de la
journée avec lui, pour voir son genre d'exploitation. «Il n'y a qu'un
train par jour sur la ligne, me dit-il, mais adressez-moi un télégramme,
et je vous enverrai un cheval qui, dans deux heures, vous amènera chez
moi. Vous y dormirez et prendrez le train du lendemain.--_Bueno_,
j'accepte, mais si vous ne recevez pas de télégramme, ce sera une preuve
que ma visite aux Indiens aura pris tout mon temps.»

À quatre heures et demie, le train entre en gare à Angol, et une voiture
m'amène à travers la ville chez M. Ducasseau, pour lequel M. Darmendrail
m'avait remis une lettre. «Soyez le bienvenu,» me dit-il, «les Français
chez nous sont toujours chez eux.» Je lui explique le but de ma visite
et lui demande à parcourir la ville avant qu'il fasse nuit.

Angol, sur les bords du Pilcomen, affluent du Bio-Bio, compte 6 à 7,000
habitants. Ses rues sont larges, sa place vaste et plantée d'arbres,
avec une fontaine au centre. Les maisons, comme dans tous les pays
nouveaux, sont en bois, en briques, en adobe, et couvertes en tuiles
rondes. Elles n'ont qu'un rez-de-chaussée. Chemin faisant, nous
entendons les sons de la guitare accompagnant des voix féminines. Nous
nous arrêtons pour écouter. Devant une fenêtre on tire le rideau, et
nous voyons deux fillettes, une de treize ans, l'autre de sept ans,
chantant sur la guitare une espèce de cantilène, fort semblable aux
chansons genre arabe qu'on entend en Espagne et en Corse. Elles
conservent la mesure en se regardant mutuellement de leurs grands yeux
noirs. Nous rencontrons des officiers et des soldats costumés à la
française. Nous visitons quelques maisons et rentrons pour le souper.

M. Ducasseau est à la tête de la plus importante maison de commerce
d'Angol; son magasin contient ce qu'il faut aux populations des
campagnes, qui ne cessent d'affluer. Il a quatre jeunes gens pour
l'aider, et ils peuvent à peine suffire à la besogne. Il va s'en aller à
Temuco, à 45 lieues plus au sud, pour y fonder une maison analogue, qui
prendra un grand développement aussitôt que le chemin de fer aura
atteint cette région.

Tout en dînant, M. Ducasseau me met au courant des usages commerciaux et
sociaux des Basques dans ce pays. Comme dans le reste de l'Amérique du
Sud, ils ont ici la majorité dans la colonie française; ils s'aiment et
se soutiennent. Ils ont plusieurs Sociétés indépendantes, mais elles
s'unissent pour l'achat. Un d'eux est chargé de fournir à toutes, les
marchandises, et en achetant ainsi par 100,000 piastres à la fois, ils
obtiennent des faveurs qui leur permettent de vendre meilleur marché que
les autres. Les jeunes gens qui arrivent des Pyrénées viennent parfois
pour éviter le rude métier du soldat. Ils sont reçus ici et installés
dans les maisons à titre d'apprenti. Ils n'ont d'autre paye que le
logement, le vêtement, la table et un peu d'argent de poche: mais après
quelques années, s'ils sont intelligents et appliqués, ils sont associés
et reçoivent tant pour cent sur les bénéfices. Ils se marient peu dans
le pays; le Français est habitué aux femmes travailleuses et ménagères
et va généralement se marier en France.

Après le dîner, nous allons à la recherche d'un cacique indien, salarié
par le gouvernement, afin que, le lendemain, il puisse de bonne heure
nous conduire chez ses compatriotes. La nuit est profonde: quelques
rares lampions au pétrole nous servent de points de repaire. À chaque
coin de rue, un soldat équipé monte la garde. Il y a peu de temps, la
vie était peu en sûreté, soit à cause des Indiens en révolte, soit à
cause de Belamino Mendoza, audacieux et célèbre brigand, qu'on vient de
tuer il y a un mois. Enfin, nous arrivons à la maison du cacique. Il n'y
est pas; sa femme nous donne un enfant, qui vient nous montrer la maison
où nous devons le rencontrer.

Il vient avec nous, et nous l'installons devant une bouteille de
cognac, dont la vue le fait sourire de bonheur. Il est vêtu à
l'européenne: pantalon et _macferlan_, chapeau calabrais, grand, fort,
figure large, brune et aplatie: on le prendrait pour un brigand des
Calabres.

«Je désire visiter les gens de ta nation; demain matin tu vas me
conduire chez eux. Je désire les voir dans leurs foyers, pour en parler
à mes compatriotes.--Bueno, tes compatriotes les verront, car il vient
d'en partir plusieurs, avec leurs costumes et leurs lances, qu'un
Français est venu chercher pour les conduire à Paris.--Paris n'est pas
leur pays; pour moi, je désire les voir chez eux, avec leurs vieillards,
leurs femmes et leurs enfants; connaître leur travail, leur cuisine,
leur couche; en un mot, les surprendre dans tout leur naturel.--Bueno,
demain matin, nous irons à leurs ranchos, au bord de la
rivière.--Comment t'appelles-tu?--Juan Colipi Ancamilla est mon nom:
Colipi me vient de mon père et signifie: _Aqua colorada_; Ancamilla me
vient de ma mère. Colipi est un grand nom dans ma nation. Mon père était
fort respecté. Nous étions vingt frères et je suis le cadet; un de mes
frères était lieutenant, en 1839, dans une insurrection au Pérou.»

«Quelles sont les croyances religieuses de ta nation?--Nous croyons au
Dieu créateur de toutes choses, et à la vie future; nous honorons Dieu,
non dans les images, mais en esprit, nous le figurant vivant sur une
montagne, ou dans certains endroits. Nous l'honorons, et nous lui
offrons les prémices de ce qu'il nous envoie.--Peux-tu me montrer
comment vous faites pour l'honorer?--Là-dessus, Colipi se lève, prend
son verre, et dans une attitude grave et solennelle, prononce ces mots,
que j'écris d'après le son qui en vient à mon oreille: «Enema-pu ía
peomain enimy vlà vatemu tuvacì--Enema-pou putuamaï guè mi mi vlà
ustralè imoguen.» Puis il lève les yeux au ciel, et vide son verre sur
le sol.--Peux-tu m'expliquer en espagnol ce que tu viens de dire en
indien?--Ce que je viens de dire signifie à peu près ceci: Grand Dieu,
père de toutes les créatures, tu es bon en me donnant aujourd'hui cette
excellente boisson, et je t'en offre les prémices. Puis il ajoute: Pour
ce soir, laissez-moi rentrer chez moi; ma femme doit m'attendre pour le
souper. Je viendrai demain vous chercher à sept heures.» Après le départ
du cacique, M. Ducasseau et moi faisons une visite à l'hôtel d'Angol, où
nous trouvons de nombreux officiers, et M. Thomas Mackay, Anglais né au
Chili, qui s'en va au fort de Chiguaïhué, sur ses terres. En apprenant
le but de mon excursion, il me dit: «Venez chez moi, à cinq lieues
d'ici, j'ai une vaste propriété, où j'emploie environ 200 Indiens; nous
irons chez eux et vous pourrez les voir à votre aise.--Bueno, j'accepte,
nous partirons demain vers dix heures, au retour de l'excursion avec le
cacique.»

À onze heures, M. Ducasseau m'introduit dans la chambre qu'il m'a fait
préparer, et se retire. Une rapide inspection à mon nouveau domicile me
fait bientôt découvrir des fusils, des revolvers, des poignards, des
coutelas; évidemment nous sommes en pays d'Indiens. Déjà M. Ducasseau
m'avait dit que deux de ses jeunes gens, à tour de rôle, dormaient dans
le magasin, où ils, avaient à leur disposition un petit chien pour
aboyer, et un énorme bull-dog, pour tuer sans aboyer, l'audacieux qui
voudrait pénétrer dans la maison. On lui a coupé la queue et les
oreilles, pour que, dans les luttes avec d'autres chiens, il ne soit pas
pris à ces parties sensibles.

Le matin, je témoigne un peu ma surprise de me trouver dans un arsenal,
mais on me dit que les Araucans ne sont soumis que depuis un an; que
l'an dernier ils avaient encore formé une réunion de mille cavaliers, et
qu'ils avaient brûlé trois villages chiliens, volant le bétail et tuant
les habitants; qu'à la suite de ces faits, le gouvernement a envoyé des
troupes, qui ont envahi le pays jusqu'au fleuve Cautin et établi partout
des forts pour tenir en respect les guerriers; que, par suite, on a pu
reconstruire dans l'intérieur la ville de Villarica, à trois journées de
cheval au pied du volcan de Villarica, ville qui, fondée il y a trois
siècles, à l'époque de la conquête, avait été détruite ensuite par les
Indiens.

À la suite de cette prise de possession, le gouvernement se propose de
coloniser le nouveau territoire, et commence par y appeler 2,000
familles d'Europe. On leur paie le voyage, on leur fournit le bétail,
les instruments aratoires, et les vivres pendant un an. Elles
remboursent les avances en cinq annuités, et sont propriétaires après
dix ans.



CHAPITRE XV

     Les prisonniers. -- Les ranchos indiens. -- Vêtement. --
     Mobilier. -- Nourriture. -- Les femmes. -- Les enfants. -- Les
     bijoux. -- Les armes. -- L'industrie. -- Les funérailles. -- Le
     calendrier ficelle. -- L'excursion au fort de Chiguaïhué. -- Un
     fort abandonné. -- Apostrophe à deux cavaliers. -- Les frères
     Mackay. -- La chasse. -- Un camp indien. -- La chasse au mauvais
     esprit. -- Musique. -- Danse indienne. -- Détails sur la ferme.
     -- Le blé. -- Le bétail. -- Le tabac. -- Les forêts. -- La
     main-d'oeuvre. -- Les machines. -- Le gibier. -- La petite
     araignée. -- Son ennemie, la mouche. -- La Samo-cueca. -- Les
     bâtiments. -- Les ateliers de réparations. -- Le petit Indien. --
     Le Cacique et sa famille. -- Un jugement plus facile que celui de
     Salomon. -- Le mariage chez les Araucans. -- La naissance. -- La
     médecine. -- La sorcellerie. -- Une grande partie de Chuenca. --
     Retour à Angol. -- Les franciscains. -- Le pater Araucan.


Vers sept heures et demie, Colipi arrive et nous le suivons. Dans la
rue, les prisonniers arrangent la chaussée, et sont gardés par quelques
soldats. Angol, chef-lieu du territoire, possède la prison centrale.
C'est là que réside le gouverneur avec pouvoir civil et militaire; il a
un bataillon de 300 soldats.

Au sortir de la ville, nous marchons vers l'est. Après avoir traversé
quelques champs de blé et des terrains incultes, nous arrivons bientôt
au pied de gracieux monticules, baignés par la rivière. Là sont
plusieurs pauvres ranchos de roseaux et de paille. J'ai de la peine à
croire que des gens y demeurent; mais, à ma grande surprise, en entrant
dans le premier, j'y vois une vingtaine de personnes, toutes accroupies
à terre. Les hommes fument la pipe, les femmes préparent la nourriture.
Les unes brûlent le blé ou l'orge dans un chaudron, les autres le
broyent sur une pierre, comme nos peintres le font pour les couleurs.
Une vieille passe la farine au tamis, et une troisième la délaie dans
une grande marmite posée sur le feu.

[Illustration: Chili.--Types d'Araucaniens en voyage.]

L'attitude de tout ce monde est peu rassurante: ils regardent d'un air
moitié étonné, moitié fâché. Je remarque que notre cacique, après avoir
prononcé le salut habituel: «_Mari mari Compagnero_», se tenait au
dehors. Serait-il considéré par les siens comme un transfuge, et sa
présence serait-elle cause que nous sommes moins bien reçus? Toutes ces
questions se pressaient dans ma pensée, et je trouvai prudent de ne
perdre de l'oeil aucun des guerriers. Leur chevelure est d'un noir
d'ébène et coupée à la hauteur du cou; les pieds et les bras sont nus.
Une étoffe de laine bleue entoure leur corps, de la taille aux jambes.
Ils portent sur leurs épaules un _puncho_ rayé de rouge, de bleu et de
blanc. Leurs yeux sont noirs, leur regard est fier: ils s'entourent la
tête d'un cerceau formé par un mouchoir, à la manière des ouvriers
espagnols, et arrachent les poils de leur barbe, n'en laissant qu'une
ligne au bord de la lèvre supérieure. Les femmes jeunes sont fraîches et
roses: leurs bras sont nus, et jetant en arrière le manteau de laine
bleue lié au cou, elles laissent voir une partie des épaules. La même
laine bleue entoure leur corps, et pend en jupon serré, jusqu'aux
pieds toujours nus. Les oreilles portent de gros pendants en argent,
minces et larges de 10 centimètres, longs de 7. Le cou est orné d'un
collier dur de 4 centimètres de haut et couvert de perles ou jets
d'argent. Sur la poitrine elles portent d'autres ornements d'argent.

Les enfants sont entourés de linge, et emmaillottés dans une litière de
bois, qu'on présente souvent devant le feu pour les chauffer. Je cherche
les lits: on me montre des peaux de boeuf, de cheval et de mouton, qu'on
étend à terre. Je vois aussi dans un coin un petit plancher élevé de 20
centimètres, et qui doit certainement servir de lit à un des nombreux
couples.

Les objets de ménage sont variés: des marmites en terre cuite, des plats
et des cuillères en bois, des verres en corne, des vases en peau
d'animaux. Je prie un des guerriers de me montrer ses armes; il détache
du plafond une lance longue de 7 mètres. Le fer, en forme de baïonnette,
est attaché au moyen de lanières de cuir ou tendons d'animal, à une
longue perche dure et légère de la famille des cannes à sucre. Il me
montre aussi un coutelas.

Pour ne pas abuser de ces bonnes gens, sur le point de prendre leur
nourriture, nous leur disons: «Mari mari compagnero» et nous allons plus
loin à un autre rancho. Il est aussi petit et aussi peuplé; la fumée
empêche la vue et fait pleurer les yeux.--«Mari mari compagnero», que
Dieu vous garde, compagnons; puis le cacique leur explique que je viens
les voir pour parler à mes compatriotes des bons Araucans. Là aussi on
prépare la nourriture; mais à côté de la soupe de farine brûlée, je vois
une femme qui met dans une marmite des moitiés de pêches séchées au
soleil. Près de là, dans une casserole, cuit de la viande; mon compagnon
demande au cacique: «Es caballo?» Il lui répond: «No, es vaca.»

À un troisième rancho, un Indien, avec un bout de fer attaché à un bois,
prépare des cuillères avec une grande habileté. Une vieille femme, dans
un coin, tousse et semble près de sa fin. Dans le quatrième rancho, je
remarque un métier vertical et mobile, sur lequel on a étendu les fils
de la trame. Je prie l'Indienne de travailler devant moi; elle le fait
avec beaucoup de grâce. Ne se servant que des mains, l'opération est
longue et difficile. Elle passe une règle de bois entre les fils, et la
dresse sur le côté pour former le vide; elle y passe les fils avec la
main, et frappe dessus avec une autre règle pour serrer la toile.

Je demande à voir filer la laine: on m'en montre de parfaitement propre
et bien cardée. Un long et grand fuseau qu'on tourne à la main reçoit le
fil, puis on le double pour la toile; celle-ci est ensuite teinte en
bleu foncé dans l'eau bouillante et colorée avec une certaine pierre
bleue. Dans un autre rancho, nous voyons une grande caisse, et je
demande ce qu'elle contient: «C'est mon père,» dit un guerrier; «il
vient de mourir il y a quinze jours; nous ferons les funérailles dans
une semaine.» Plus le décédé est placé en dignité, plus on l'honore en
retardant la sépulture. S'il s'agit d'un cacique, on l'expose sur les
branches d'un arbre, et les caciques voisins viennent lui rendre
honneur. Colipi demande à boire, il parle depuis longtemps; on lui
présente une corne de boeuf pleine d'eau, dans laquelle on a délayé de
la farine; puis je lui dis: «Conduis-moi au cimetière des Indiens.» Dans
un coin peu éloigné, au bord de la rivière, on a choisi un petit
monticule, sur lequel diverses surélévations indiquent plusieurs
enterrements. «C'est ici,» me dit-il, «que mes compatriotes enterrent
leurs morts. Dans la caisse, on place des vêtements, de l'argent, des
comestibles, de l'eau, du sel pour le grand voyage. Si c'est un cacique,
on tue un cheval et on l'enterre avec le mort, afin qu'il puisse arriver
dans l'autre monde à cheval.»

Nous visitons un sixième rancho, où je vois deux petits emmaillottés; un
de deux mois, un de deux ans. Le premier a tous ses beaux cheveux noirs
et touffus comme une grande personne. Les petits qui peuvent réchapper
de cette fumée et de ce manque de soins ne peuvent être que solidement
constitués. Je vois aussi dans ce rancho de la graine de millet et de
lin. Celle-ci, probablement, leur sert pour faire de l'huile. J'ai
trouvé le lazo dans tous les ranchos. On y voit aussi une ficelle à
noeuds; elle sert à compter les jours. Lorsqu'une réunion de caciques
décide un soulèvement ou une expédition, on donne à chacun une ficelle,
avec le même nombre de noeuds. Rentrés chez eux, les chefs réunissent
les guerriers; et chaque jour ils dénouent un des noeuds. Lorsqu'ils
sont au bout, on part pour l'endroit fixé au rendez-vous; et ainsi tous
y arrivent ensemble.

Nous disons aux Indiens un dernier _mari mari_, et revenons chez M.
Ducasseau, où nous attendait M. Mackay avec ses chevaux sellés. Nous
faisons un rapide déjeuner et l'on prépare la toilette: longues bottes,
éperons d'argent massif forme moyen âge, ceinture d'où pend à droite le
revolver, à gauche le coutelas; chapeau mou, puncho sur les épaules et
lazo suspendu à la selle. Nous avons l'air de trois brigands calabrais.
Un domestique nous suit, et nous voilà trottant, galopant dans l'eau,
dans la boue comme dans le bon chemin. Mon cheval est solide, son trot
est doux, mais il ne veut pas être au-dessous des autres, et saute après
eux les fossés, manoeuvre un peu nouvelle pour moi.

Le temps est sombre, la température à quelques degrés sur le zéro. La
nature est magnifique: c'est bien l'hiver avec les arbres sans feuilles
et la terre sans moissons, mais un tapis vert la recouvre, et les
collines qui nous entourent portent par-ci par-là des bouquets d'arbres
et des forêts. Sur un joli plateau, nous trouvons un fort abandonné. Sa
construction est bien simple: un fossé, de quatre mètres de large et
autant de profondeur, entoure un terrain d'environ deux mille mètres
carrés, sur lequel se trouve un canon et une baraque pour cinquante
hommes. Un peu plus loin, deux hommes à cheval s'avancent vers nous, et
M. Mackay les arrête et les interpelle: «À qui sont ces chevaux?--Ils
sont à moi, répond l'un d'eux.--Qui es-tu et d'où viens-tu?--Je suis un
tel et demeure en tel endroit, d'où je suis parti pour aller à
Angol.--Bueno, fais ton chemin.»--Un peu surpris de cette manière de
haranguer les passants, j'en demande la raison. «Il y a ici bien des
voleurs d'animaux, me dit-il, «il est bon de les surveiller; si cet
homme m'avait volé ces bêtes, j'aurais pu le reconnaître à l'embarras de
ses réponses.»

Nous arrivons à un deuxième fort aussi abandonné, puis la route devient
tellement mauvaise, qu'il faut la quitter pour patauger dans les
prairies voisines. Enfin, après une heure trois quarts de trot et de
galop, les cinq lieues sont franchies: nous sommes au fort de
Chiguaïhué. Des chiens de toute race viennent fêter leur maître; puis
nous entrons dans la maison, où M. Mackay nous présente à son frère
Brownlow, ingénieur. Celui-ci nous a préparé une bonne chambre et un
excellent déjeuner. «Comment avez-vous pu savoir que nous venions trois
au lieu d'un, lui dis-je?--Le télégraphe m'a tout dit. Mon frère, qui
remplit ici les fonctions de _subdelegado_, ou représentant du
gouvernement, l'a à sa disposition.» Durant le déjeuner, on essaie
d'établir la conversation en une langue commune, mais c'est difficile,
et on parle un mélange de français, d'anglais et d'espagnol, qui excite
au plus haut point notre gaieté, déjà stimulée par les meilleurs vins du
pays. Après le repas, on monte à cheval et l'on prend le fusil, car le
gibier abonde. Pour ma part, j'ai un autre excellent cheval, selle
anglaise, étriers de bois enfermant tout le pied, et éperons dont la
roue a 6 centimètres de diamètre. Un excellent chien d'arrêt nous
précède. Au bord d'une _lagune_, on tire plusieurs fois les canards.
Plus loin, le chien s'arrête; on tire une perdrix, et ainsi de suite,
jusqu'à ce qu'après deux heures de trot, nous arrivons au bord d'un
ruisseau vers le pied d'une colline, au campement des indiens. Nous
visitons d'abord le rancho du cacique. «Mari mari, patron. Que Dieu te
garde, patron.--Mari mari, senores. Que Dieu vous garde,
Messieurs.--Nous venons voir tes terres et tes Indiens, permets-tu que
nous entrions dans les ranchos?--Allez et voyez Caballeros.»--Nous
entrons dans plusieurs cabanes: mêmes types, mêmes ustensiles, même
manière de vivre et de se tenir, que j'avais vus le matin. Les jeunes
gens des deux sexes sont parfaitement constitués. Les jeunes mères
soignent leurs bébés avec amour, et tout en fumant la pipe, elles
portent sur leur dos leur bébé ficelé à son berceau. Quelques-unes font
de fort jolis paniers d'osier. Les hommes, en général, regardent
travailler les femmes. Les petits enfants qui commencent à marcher
s'enfuient à notre approche; mais, rassurés par les parents, ils
reviennent jusqu'à nous prendre des pièces de monnaie. M. Ducasseau
s'adresse à une femme:--«Quelle est ta religion?--Celui qui a créé le
ciel et la terre est mon Dieu, et je l'appelle mon Père; il y a un autre
monde où nous allons tous après la mort.» Comme je montre mon étonnement
de la longueur des lances, ce qui doit en rendre le maniement difficile
à cheval, M. Mackay donne sa monture à un jeune indien, qui la monte
armé de sa lance: sans étriers, il la pousse au grand galop dans la
plaine, à la colline, faisant tournoyer le bâton de la lance au-dessus
de sa tête, poussant des pointes en avant, de côté, en arrière, parant
les coups avec une agilité extrême, toujours en poussant des cris qui
effrayent l'adversaire et animent le cheval. C'est ainsi qu'opèrent les
guerriers, lorsqu'un membre de la famille est malade. Ils guerroyent
autour de leur rancho avec l'esprit mauvais pour l'en chasser. Ces
guerriers se sont tous battus avec les soldats du Chili, et plusieurs en
portent les traces. M. Mackay m'en montre un qui a eu la mâchoire
traversée par une balle.

Nous aurions voulu faire danser ces bons Indiens. Leurs instruments sont
la _fanfornia_, petite aiguille qu'ils agitent entre les dents; une
sorte de trompette, et le tambourin. Leur danse est grave, et on la dit
gracieuse; mais la pluie arrive, et nous remontons en selle pour galoper
vers la maison. Le vent était froid et nous jetait dans la face une eau
glacée. Je bénis le _puncho_ qui me garantit comme une cuirasse. À la
nuit nous sommes au logis, et M. Mackay veut bien me donner quelques
détails sur sa ferme. Il la possède depuis quatre ans, et elle lui coûte
environ 60,000 piastres (300,000 fr.). Elle contient 8,000 hectares
achetés au gouvernement. On paie à l'État le tiers comptant, et les deux
autres tiers en dix annuités sans intérêts. Il sème en blé 550 hectares,
et laisse ensuite le terrain reposer plusieurs années. Il met deux
hectolitres de semence à l'hectare, et en récolte en moyenne 40. Il
emploie 60 charrues américaines. L'Indien les conduit mieux que le
Chilien. Il loue 40 Indiens par jour l'hiver, et 140 l'été, pour la
récolte. Il emploie toute l'année 60 Chiliens, pour les clôtures en
bois, ateliers de réparations, surveillance des animaux et autres
travaux. Le salaire est de 1 fr. 25 l'hiver, de 2 fr. 50 l'été; et pour
les femmes, de 1 fr. 50, plus la nourriture, consistant en soupe de
farine et haricots, dont le coût est de 8 sous par homme et par jour. La
main-d'oeuvre lui revient à environ 6 fr. par hectolitre de blé, et il
le vend à Talcahuano environ 20 fr. Le transport de la ferme au port de
Talcahuano lui coûte 1 fr. 50 l'hectolitre. Pour éviter la maladie du
charbon, il lave le blé dans de l'eau au sulfate de cuivre. Il laboure
trois fois la terre, puis la sème à raison de 28 hectolitres par jour.
Pour la récolte, 6 Indiens coupent un hectare de blé dans un jour; mais
avec la machine Wood, traînée par des boeufs, un seul homme coupe 6
hectares par jour. Pour le nettoyage, il se sert de la machine
américaine, avec un moteur mobile à vapeur, de la force de 8 chevaux. Il
peut ainsi séparer de l'épi et de la paille 300 hectolitres par jour. Le
district a donné 35,000 hectolitres, il y a deux ans; 80,000 l'an
dernier et ce chiffre sera doublé cette année. M. Mackay a essayé aussi
avec succès la culture du tabac; il s'occupera plus tard de la vigne et
de l'exploitation de ses belles forêts. Pour le moment; il soigne
l'élevage du bétail; il a déjà 1,000 boeufs et en aura bientôt 5,000.
Il a acheté les vaches maigres à 30 piastres (150 fr.), et les boeufs
maigres à 50 piastres (250 fr.); et après les avoir engraissés durant
quatre mois dans ses beaux pâturages, il les revend avec 30% de
bénéfice. Les boeufs pour la boucherie sont vendus à l'âge de 4 à 5 ans.

[Illustration: Chili.--La Samo-Cueca: Danse nationale.]

L'Indien est maintenant soumis, il n'y a plus que cinq soldats au fort.
Mais, il y a deux ans, il était encore en lutte. M. Mackay avait vu tuer
un soldat dans sa propriété, par un coup de lance; il avait lui-même tué
deux Indiens et avait manqué d'en être tué, lorsqu'il en poursuivait une
vingtaine qui lui avaient volé du bétail. Maintenant ils travaillent
volontiers, et seraient d'excellents ouvriers, s'ils n'avaient
l'habitude incorrigible de mettre tout ce qu'ils gagnent en eau-de-vie,
et leur plaisir à se soûler.

En fait de chasse, le renard abonde; puis on tue le canard, la perdrix,
la grive et la bécasse. On a aussi un petit lion, mais pas de loups, pas
de serpents, ni autre fauve ou reptile malfaisant; toutefois, une petite
araignée est très dangereuse; elle a le derrière rouge, et c'est là
qu'elle tient son venin: elle y passe rapidement ses pattes, les porte à
la bouche; s'élance et mord. Si l'on ne cicatrise immédiatement avec
l'alcali volatil, la personne mordue se tord dans d'affreuses douleurs,
et reste comme folle pendant huit jours; puis elle revient à elle, et
quelquefois elle en meurt. Durant la récolte, plusieurs hommes sont
piqués tous les jours. Heureusement, cette araignée a trouvé son
ennemie dans une petite mouche qui, elle aussi, a le derrière rouge.
Elle saute sur l'araignée, la pique et s'envole; elle revient à la
charge plusieurs fois, jusqu'à ce que l'ennemie vaincue tombe et meurt.

Pendant que nous causons, l'heure du dîner arrive; puis on organise la
danse nationale ou la _samo-cueca_. Don Manoel, le majordome, est
introduit avec sa femme et ses deux demoiselles, gracieuses enfants de
15 à 18 ans. La _samo-cueca_ commence: M. Brownlow, avec la plus jeune
des demoiselles, chacun un mouchoir à la main, s'avancent, pirouettent,
s'éloignent et reviennent, pendant que la guitare joue un pas de valse,
que l'exécutante accentue encore par le chant, et que d'autres battent
des mains en cadence. Le symbole de la danse semble être l'attention que
le cavalier veut attirer sur lui; la danseuse se défend et finit par
laisser tomber le mouchoir au cavalier qui se met à ses genoux. M.
Brownlow exécute ses mouvements avec vivacité et brio; la jeune fille,
avec grâce et modestie. Puis vient le tour de M. Thomas, qui, plus grave
et avec des regards pénétrants, ressemble un peu à un magnétiseur. M.
Ducasseau vient s'essayer aussi avec l'imposante matrone, mère des deux
jeunes filles, et montre que, dans les montagnes basques, on est aussi
gracieux danseur. La danse se retrouve chez tous les peuples; la
_samo-cueca_ m'a paru bien plus convenable et moins dangereuse que les
genres de danse où la danseuse est dans le bras du danseur.

À onze heures, je quitte le bal et me réfugie dans mon lit, où, sous
une bonne peau de huanaco, je peux braver le vent qui souffle comme le
Pampero, et amène une pluie torrentielle, qui dure jusqu'au matin. Je me
lève de bonne heure, pour rédiger à la hâte mon journal de voyage. Vers
neuf heures, tout le monde est levé, et après le thé, pendant que M.
Ducassau s'en va tuer grives et perdrix, je visite, avec M. Mackay, les
bâtiments de la ferme. Le vieux fort ne sert plus qu'à recevoir les
animaux; il pouvait contenir 1,000 combattants; et un mamelon, vers le
_Malieco_, rivière qui coule au bas dans la vallée, était réservé à
l'artillerie. Maintenant nous y trouvons le bureau du télégraphe, tenu
par une gentille Chilienne, qui le fait manoeuvrer devant nous. Nous
inspectons les charrues, les machines, les ateliers de réparation. M.
Mackay va construire lui-même ses chars, avec le bois d'un arbre
indigène appelé _litre_, sorte de bois de fer. Ses feuilles, ou
seulement la rosée qui y séjourne, fait pousser des boutons à celui qui
les touche, comme l'arbre de croton. Le bois est blanc, très lourd et
très dur. En rentrant, nous rencontrons un petit Indien de 12 ans,
trottant gaiement sur son cheval. Il a pour étriers de petits anneaux de
fer, où il pose deux doigts du pied. Il tient d'une main un paquet de
cigarettes, où la feuille de maïs remplace le papier; dans l'autre, il
porte une bouteille d'eau-de-vie. Il pense à la noce que va faire son
_rancho_. Un cavalier nous rejoint et nous dit: «J'étais à votre
recherche, le cacique est chez vous et désire vous parler.» En effet, à
peine rentrés, nous trouvons sous la vérandah le cacique avec toute sa
famille, en habits de fête. Le vieillard a la figure respectable, laisse
tomber au vent ses longs cheveux blancs; ses habits sont propres et à
vives couleurs. Il est accompagné de ses deux fils, grands garçons de
vingt ans, pleins de force et de vigueur. Ses deux filles ont mis leurs
plus beaux ornements, les longs cheveux noirs tombent par derrière, en
deux longues tresses entourées et recouvertes de perles, ne laissant
voir que le bout sur une longueur de 0m 10. Pour l'une d'elles, ce bout
est un mélange de cheveux noirs et de cheveux rouges. Les pendants
d'oreille sont en argent et de 0m 10 de large; le collier, d'argent et de
perles, est aussi large que celui d'un bull-dog. Sur la poitrine
brillent, au centre, de larges plaques d'argent, et sur les côtés
pendent des ornements du même métal, portant au bout de nombreux petits
cônes de 0m 04, faisant clochette. Mais le plus bel ornement est, sans
contredit, la beauté du type, la fraîcheur de la jeunesse. L'aînée des
filles a l'air triste, et semble faire des efforts pour retenir ses
larmes. Sur un signe, tout ce monde s'avance, et le vieillard fait le
salut d'usage: «_Mari mari, señor subdelegado._ Que Dieu te garde,
Monsieur le subdelegado: tu es ici pour rendre la justice; je viens à
toi pour que tu protèges ma fille.» Il parle l'indien; les paroles sont
monosyllabiques, la prononciation a des pauses et des gutturales,
exactement comme en offre la prononciation des langues japonaise et
chinoise. Le type de ces gens ressemble, en effet, beaucoup au type
japonais, croisement de la race blanche et de la race jaune.
L'interprète traduit les phrases du cacique, et lui transmet en indien
les réponses du subdelegado.--«Mari mari cacique, explique-moi ta
pensée--Tu vois cette pauvre fille, et il montre son aînée; elle est
jolie comme les étoiles et douce comme un agneau; je l'avais mariée à un
guerrier de la tribu, mais c'était un méchant homme: il la battait tous
les jours avec le bois, avec la pierre, et a failli plusieurs fois la
tuer. Sa patience a enduré longtemps les mauvais traitements, mais un
jour elle s'est enfuie à la maison paternelle, et depuis je l'ai gardée
chez moi. Or, deux enfants sont nés de cette malheureuse union; un
garçon et une fille, qui sont chez le père; et je viens te demander que
tu fasses rendre la fille à sa mère, parce qu'elle pourra mieux
l'élever. Tu laisseras le garçon au père, parce que les hommes sont
mieux élevés par les hommes. J'ai confiance que tu rendras justice à ma
malheureuse fille.--Bueno, cacique, dis-moi le nom et la demeure du mari
de ta fille, et je le ferai assigner pour qu'il ait à comparaître devant
moi. Je ne puis juger qu'après avoir entendu les deux parties.»--Le
cacique donne le nom et l'adresse, et il s'éloigne; mais je retiens
l'interprète, et félicite le subdelegado de ce que, dans ce nouveau
genre de jugement de Salomon, sa tâche sera plus facile. Ayant à
partager non un seul, mais deux enfants entre père et mère, il pourra
les contenter tous les deux. Je pose à l'interprète demi-indien,
demi-chilien, diverses questions sur la famille indienne.--«Quelles
sont les cérémonies du mariage?--Le mariage se fait de deux manières:
lorsque le jeune homme et la jeune fille sympathisent et s'entendent,
ils concertent la fuite. Une belle nuit l'époux arrive, enlève l'épouse
et l'emporte à cheval dans la forêt, où ils font la noce durant
plusieurs jours. Au retour, l'époux prie les parents d'accepter le fait
accompli, et leur remet des cadeaux. La seconde manière a lieu, lorsque
la jeune fille n'est pas décidée à se laisser enlever. Alors le jeune
homme l'achète à ses parents, en leur faisant des cadeaux. Ces cadeaux
consistent en vêtements, chevaux, boeufs, moutons et ornements. Chaque
membre de la famille doit recevoir quelque chose, et souvent les jeunes
gens donnent tout ce qu'ils ont, et s'appauvrissent à l'occasion du
mariage. Si celui qui a enlevé l'épouse refusait les cadeaux, on ferait
une expédition contre lui.»

Le riche et surtout le cacique prend plusieurs femmes, parce qu'il peut
les nourrir avec leurs enfants; mais le pauvre n'en prend qu'une.

«Quelles sont les cérémonies à la naissance?--On réunit tous les parents
pour donner le nom à l'enfant. Ce nom est ordinairement un nom toujours
transmis dans la famille. Le parrain et le père se font mutuellement des
cadeaux; on finit par un grand repas.--Quels remèdes emploie-t-on pour
soigner les malades?--Des herbes diverses; on combat le mauvais esprit
avec la lance, et on a recours à la vieille devineresse, qui découvre
l'auteur de l'influence malfaisante sur le malade. Alors on le
recherche, on le bat pour qu'il enlève cette influence, et s'il ne le
fait pas, parfois on le tue. Pour les cérémonies, à la mort, il confirme
ce que j'avais appris la veille.--La jeune mère qui est ici venue
réclamer justice contre son mari peut-elle se remarier à un autre?--Elle
peut se remarier.»

Pendant que nous causons ainsi, M. Brownlow passe à deux Indiens la
petite boule de bois et les bâtons de la _Chuenca_. C'est le grand jeu
des Indiens. Ils le jouent à pied et quelquefois à cheval. Nos joueurs
s'animent, puis beaucoup d'autres arrivent; et, comme il y a deux chefs,
bientôt on se défie entre les deux tribus. Dix guerriers d'une part, dix
de l'autre, ils font de leur _punchos_ un monticule que gardent les
femmes, puis, à une distance de 100 mètres, ils posent une ligne de
piquets à droite, et une à gauche, enserrant une bande large de 20
mètres, longue de 100. La petite boule, de 0m 07 de diamètre, est posée
au milieu, et on la tape avec des bâtons, sorte de bambous noués et
recourbés vers le bout. Chaque parti doit s'efforcer de pousser la boule
du côté de l'adversaire, et s'il réussit à lui faire passer la limite du
bout, il gagne un point. Si la boule sort des limites latérales, on la
replace au centre et on recommence. Il est beau de voir ces vingt jeunes
gens, animés par leur chef, s'échelonner, arrêter la boule au passage,
la repousser en l'air, la faire sauter avec force, parfois contre les
bras et les jambes des adversaires. Dans ce cas, la blessure est
soignée sur l'heure, en ouvrant la peau avec un couteau pour faire
sortir le mauvais sang. M. Mackay avait promis une somme d'argent aux
gagnants: la partie était en quatre points. Au bout d'une heure les
vainqueurs arrivent les bâtons en l'air. Ils ont gagné la piastre; quel
malheur qu'ils la mettent en eau-de-vie! Les caisses d'épargne sont à
créer en Araucanie. Après le déjeuner nous passons encore un peu de
temps à voir jouer les Indiens. J'achète la pipe du cacique, entièrement
en bois, et un plat de bois que me vend une vieille Indienne. M. Mackay
me donne la boule et deux des bâtons qui ont servi à la partie, et un
domestique viendra à cheval porter tous ces objets. C'est la vie large,
c'est la vie libre, celle de ces montagnes! Et c'est celle que j'aime.
Je félicite MM. Mackay d'en jouir, et les remercie pour la bonne et
généreuse hospitalité qu'ils ont donnée au voyageur; puis nous montons
en selle. Les chemins, inondés par la pluie, sont convertis en lacs,
mais M. Ducasseau ne s'effraie pas pour si peu, et y lance son cheval au
galop. Le mien suit, et bientôt ils se couvrent de boue et nous en
couvrent. M. Ducasseau décharge son fusil sur des perdrix, mais le
mouvement du cheval rend difficile une telle chasse. Il tire aussi
plusieurs coups de revolver sur une espèce de grive à collier rouge qui
ne bouge pas et lui sert de cible. Mais la pluie arrive, et nous
poussons nos vaillantes bêtes, qui nous font franchir les cinq lieues en
moins de temps que la veille.

À Angol, je change de vêtement et m'en vais chez les Pères
franciscains. Je les trouve occupés à faire l'école à une vingtaine
d'Indiens. Un vieux Père de Porto-Maurizio (Rivière de Gênes), a perdu
l'usage de sa langue natale. Il me parle moitié italien, moitié latin,
moitié espagnol, et me confirme, à propos des Indiens, les
renseignements que j'ai recueillis. Pour le langage, il me donne une
grammaire indienne et castillane, d'où j'extrais la traduction du
_Pater_ ci-après:

_Inchiñ taiñ chao, huenu meu ta mleymi: uvchigepe tami ghüy; eymi tami
reyno inchiñ, meu cüpape. Chumgechi tami piel vemgequey ta huenu mapu
meu vemgechi cay vemgepe ta tue mapu meu. Chay elumoiñ taiñ antü covque:
perdonanmamoin taiñ huerilcam chumgechi inchiñ perdonaqueviñ taiñ
huerilcaeteu, lelmoquiliñ, taiñ huerilcanoam: hueluquemay vill huera
dugu, meu montulmoiñ. Amen._

Après le souper, un employé de M. Ducasseau me conduit au Mont-de-piété,
où j'espère acheter des ornements indiens. J'en vois en effet plusieurs,
mais leur prix est élevé, parce que les détenteurs les revendent à
d'autres Indiens.



CHAPITRE XVI

     D'Angol à Santiago. -- La grande Cordillera de los Andes. -- La
     cordillera côtière. -- La ville de Talca. -- L'hôpital. -- Les
     maladies régnantes. -- Les Soeurs du Sacré-Coeur. -- Le théâtre.
     -- Le clergé. -- Le marché. -- Les bains de Cauquènes. --
     Mésaventure à Gultro. -- L'hospitalité du chef de gare. --
     Détails sur la viticulture. -- Prix des terrains. -- L'ouvrier.
     -- La Chica. -- Une scierie de marbre. -- Le Maïpu. -- Arrivée à
     Santiago. -- Le garçon d'hôtel et le tarif. -- La cathédrale. --
     Le cerro de Santa-Lucia. -- La ville. -- Le théâtre. L'Alameda.
     -- L'hôpital. -- Les quatre Soeurs de l'Aconcagua. -- Les statues
     des grands hommes. -- Les sifflets de nuit. -- La plaça de arme.
     -- Les jeunes filles et les tramways. -- Les oeuvres charitables.
     Les talleres de San-Vincente. -- Le Sénat. -- La Légation de
     France. -- Les capucins. -- Don Benjamin. -- L'hospitalité
     chilienne. -- L'élection présidentielle.


Le 3 août, je remercie M. Ducasseau pour sa large et bonne hospitalité,
je dis adieu à ses jeunes gens, et à huit heures, je suis à la gare pour
le départ. À la station de Robléria, M. Risopatron me surprend en venant
me serrer la main dans le train. Il regrette que le défaut de temps ne
m'ait pas permis de m'arrêter chez lui. Je descends le Bio-Bio jusqu'à
la station de bifurcation, où j'attends une heure, pour prendre le train
du nord qui arrive de Concepcion.

Je profite de l'intervalle pour déjeuner avec un Basque, Jean
Etchegoyen, qui veut faire tous les frais. Vers le nord, la route suit
une magnifique vallée, qui s'élargit et se restreint tour à tour, depuis
trois lieues jusqu'à trente. Elle est bordée par deux chaînes de
montagnes: une vers l'ouest, se baignant dans la mer, l'autre vers
l'est, qui est la grande Cordillera de los Andes, aboutissant sur
l'autre versant à la vaste plaine des Pampas. L'une et l'autre sont
couvertes de neige. La plaine est tantôt cultivée, tantôt inculte.
Par-ci, par-là, de misérables ranchos, en adobe ou en chaume. Quelques
orangers sont chargés de fruits; mais les oranges ne sont pas plus
douces que celles de Nice. Aux gares, les femmes vendent aux voyageurs
la soupe, divers plats de viande, des pâtés et des conserves de fruits.

À Chillan, ville de 25,000 habitants, la gare est envahie par une foule
nombreuse, portant des bouquets de camélias. C'est le curé qui conduit
son peuple faire ovation aux quatre Soeurs espagnoles de la Merced, qui
se trouvent dans le train. Elles occupent aux premières un compartiment
réservé, et je suis étonné de reconnaître en elles les quatre Soeurs que
j'avais eues pour compagnes de voyage dans l'_Aconcagua_. À cinq heures,
nous arrivons à Talca, où je descends à l'_Hôtel anglais_. Après le
dîner, je parcours la ville. Elle est chef-lieu de province et contient
25,000 habitants. Elle paraît moins riche que Conception. Dans les
parties éloignées, les maisons en adobe ne sont ni pavées ni crépies. Au
centre, elles sont en meilleur état. À l'hôpital, je trouve les Soeurs
de Charité françaises. Elles me font parcourir les salles, où elles
soignent 120 malades. À la salle de chirurgie des hommes je vois
plusieurs blessés: le Chilien, lorsqu'il est ivre, joue du couteau comme
le Piémontais, et se laisse aller souvent à la férocité. À la salle de
chirurgie des femmes sont alignés de nombreux lits occupés par les
femmes de mauvaise vie. La police des moeurs n'existe pas, et il en
résulte de graves inconvénients. Les maladies régnantes sont: les
rhumatismes, causés par l'humidité des _ranchos_ et des maisons non
pavées; les maladies de foie, causées par les grandes chaleurs de l'été;
les maladies de poitrine, produit des courants d'air; et la petite
vérole, appelée ici _peste_, et qui sévit partout, faute de vaccination.
Les Soeurs ont en ce moment vingt et un sujets atteints de cette
terrible maladie, mais elles les tiennent dans une autre maison, appelée
Lazaret. De l'hôpital je passe à la paroisse. Elle est située sur une
grande place plantée d'arbres, avec une fontaine au milieu, dans le
genre de la place de Concepcion. L'église a trois nefs avec une coupole
élevée, et peut contenir 2,000 personnes. On fait l'exercice du premier
vendredi du mois. Les femmes, accroupies à terre sur leur petit tapis,
répondent au chapelet que récite le prêtre du haut de la chaire. Ce
murmure en cadence de centaines de lèvres a son charme, et rappelle le
bruit des vagues de l'océan, lorsqu'il est calme. Les hommes se groupent
de préférence dans les bas côtés, près des confessionnaux. Après les
litanies, le prêtre déroule un long discours, que les bébés ne peuvent
supporter. Pour se distraire, quelques-uns prêchent à leur tour et à
leur manière. À huit heures, je rentre à l'hôtel. Le 4 août, c'est
l'anniversaire de la naissance de M. Santa-Maria, président de la
République du Chili. Toutes les écoles chôment en son honneur. De bon
matin, je suis chez les Soeurs du Sacré-Coeur, et je demande la Mère
supérieure. Quoique Française, à la suite d'un long séjour au Chili,
elle a presque oublié sa langue natale. Les Soeurs du Sacré-Coeur ont de
nombreux pensionnats au Chili et au Pérou. Le gouvernement leur a même
confié, à Santiago, la direction de l'école normale. À Talca, le
pensionnat compte 70 élèves payant vine pension de 700 fr. l'an. Les
enfants sont douces et bonnes; il faut un peu de temps pour les former à
l'esprit d'ordre et de propreté. Elles aiment le théâtre et la danse,
mais ces deux sortes de récréation n'ont pas encore dégénéré ici autant
que dans d'autres pays. Le théâtre a été inventé pour instruire en
amusant, et n'est dangereux que lorsque, déviant de son but, comme il
arrive chez nous, il corrompt en amusant. La plupart des élèves viennent
des campagnes; les écoles là n'existent pas, et le clergé est
insuffisant. Beaucoup de prêtres de bonne famille trouvent plus commode
de rester dans ce qu'ils appellent le ministère libre ou sans emploi, ou
bien d'occuper des chapelanies, à Santiago. En face du Sacré-Coeur
s'élève un vaste marché couvert, rempli de viandes, de poissons, de
légumes et de fruits de l'Europe. On y voit aussi des moules d'une
grosseur extraordinaire. Je marchande les principaux articles, et suis
étonné de voir que les prix sont à peu près ceux de chez nous: la
viande 1 fr. 50 le kilo, le pain 50 centimes le kilo, le vin 10 sous le
litre, et le reste à l'avenant. À neuf heures, je suis à la gare pour le
départ.

Le chemin de fer suit toujours la vallée, qui tantôt s'élargit, tantôt
se rétrécit. Les Andes commencent à se relever; leur altitude, qui
n'était que de 3,000 mètres environ au volcan Chillan vers le 37°,
dépasse maintenant 5,000 mètres au volcan Maïpu. Bientôt, au 33°, elle
atteindra son maximum au sommet du volcan l'Aconcagua, près de Santiago,
dont l'altitude est de 6,797 mètres, dépassant ainsi d'environ 2,000
mètres l'altitude du Mont-Blanc. L'Aconcagua est le pic le plus élevé
des deux Amériques. Vers le sud, après le 42°, la Cordillère des Andes
va en baissant jusqu'au 52°, où elle n'atteint que 1,000 mètres; mais, à
son extrémité, au 55°, le pic Darwin au cap Horn a encore 2,071 mètres
d'altitude.

J'avais pris mon billet pour la station de Cauquènes dans le désir de
visiter les bains de ce nom, aussi renommés pour leurs eaux sulfureuses
que par le site pittoresque. On m'avait assuré que, si l'établissement
des bains sulfureux de Chillan était fermé en hiver parce qu'il était
alors enseveli sous la neige, par contre, celui de Cauquènes, moins
élevé, était ouvert toute l'année, et des voitures partant à l'arrivée
de chaque train franchissaient en 3 heures les sept lieues entre la
station et les bains. J'avais prié le conducteur du train de me prévenir
à la station de Cauquènes, où nous arrivons vers deux heures de
l'après-midi. Mais le bonhomme oublie ma demande, et comme à Cauquènes
il n'y a qu'un arrêt, le train ne fait que ralentir; puis il continue et
me dépose à la station suivante, à Gultro. Là, le chef de gare, M.
Manoel Alexandro Tarraxo, voyant mon embarras, cherche aussitôt un
cheval pour moi, et un pour mes bagages, afin que je puisse rejoindre
ainsi la station de Cauquènes, où j'espérais trouver une voiture pour
les bains. Tout était prêt, lorsque survient le cocher habituel de la
voiture des bains, qui assure que l'établissement est fermé, qu'il n'y a
point de voiture pour s'y rendre, et que même, voudrait-on y aller à
cheval, les chemins sont défoncés et l'on trouverait là-haut porte
close. Dans cette situation, je prie le chef de gare de me faire
conduire à l'hôtel du village, pour attendre le train qui passe à neuf
heures, le lendemain, pour Santiago. Il me répond qu'il n'y a là ni
hôtel ni village, et que Gultro est une simple campagne; mais que, si je
veux bien accepter, il m'offre chez lui l'hospitalité. Je n'avais pas de
choix, et j'accepte avec reconnaissance. Dans peu de temps, Mme Tarraxo
a préparé sa meilleure chambre, et je m'y installe pour rédiger mon
journal. Tout y est pauvre mais propre; les parois intérieures sont en
toile tapissée et la toile du plafond est crevassée, mais que
pouvaient-ils donner de plus, ces braves gens, à l'étranger, puisqu'ils
donnent tout ce qu'ils ont! À cinq heures, ils m'admettent à leur table
servie d'un copieux dîner. Un petit garçon de cinq ans fait la joie des
parents, une fillette de douze ans nous sert et la maîtresse de maison
a l'oeil à tout. On m'avait peint la femme chilienne comme molle,
indolente et aimant à se faire servir. Celle que j'ai sous les yeux
dément ces renseignements. Après le dîner, nous faisons une longue
promenade sur la voie ferrée, jusqu'à une grande ferme, où nous causons
avec le seigneur de l'endroit. Un mariage dans les environs attire de
nombreux invités. C'est par troupes que les cavaliers galopent à côté
des amazones. Si je n'étais pressé, je serais allé moi-même à la noce;
on m'assure que j'y aurais été reçu avec l'hospitalité des anciens
temps. Je renonce à mon désir, et je rentre à ma chambrette pour
continuer mon travail jusque assez avant dans la nuit.

[Illustration: Chili.--Cataracte ou Salto Del Laja.]

Un vent de glace soufflait avec violence et amenait une pluie
torrentielle; j'eus de la peine à me réchauffer.

Le matin, un soleil resplendissant éclairait une scène grandiose. La
pluie de la plaine était de la neige dans les montagnes; elles en
étaient couvertes jusqu'au pied, aussi bien la chaîne ouest que la
grande chaîne. Elles paraissent plus imposantes dans leur éblouissante
toilette. Après le déjeuner, je demande à payer ma note. Ces braves gens
refusent tout argent, contents, disent-ils, de m'avoir tiré d'embarras.
Exemple de plus à ajouter à l'esprit hospitalier des Chiliens! À neuf
heures, le train arrive, et je reprends ma route. Bientôt la vallée se
rétrécit pour un instant, jusqu'à ne laisser passage qu'à la petite
rivière; ce point est appelé _Augustura_. Deux Basques français sont
dans le train et parlent viticulture; excellente occasion pour me
renseigner à bonne source sur ce genre de produits agricoles, qui tend à
se multiplier dans le pays. Chacun, en effet, veut maintenant avoir sa
vigne, mais comme les indigènes sont encore peu experts dans ce genre de
culture, ils recherchent les vignerons français. Si vous pouviez m'en
donner une vingtaine, me disait un grand propriétaire, je les placerais
à l'instant au prix de 4 à 500 fr. par mois, avec logement et un peu de
terre à cultiver pour les besoins de leur famille. Je donne au mien 600
fr. par mois. On me cite un Français qui, de vendeur d'allumettes, avec
de la conduite et de l'ordre, par la culture de la vigne, a maintenant
une fortune de plus de 600,000 fr. Mon interlocuteur me fait remarquer à
droite et à gauche de belles plantations. Elles sont entourées d'un mur
de terre, pour les préserver des incursions des animaux. Vous pouvez, me
dit-il, distinguer les cultures indigènes des cultures françaises; dans
les premières, les vignes poussent à l'avenant sans échalas; dans les
autres, elles ont chacune leur piquet ou conduite de fil de fer
galvanisé. On ne les plante que dans la plaine ou autre endroit
arrosable; car, durant les six mois d'été, il ne pleut jamais, et il
faut les arroser souvent. Le propriétaire indigène donne volontiers la
terre au viticulteur français, pour neuf ans, à condition que celui-ci
la plante en vignes, en retire le revenu; et comme prix de location,
après les neuf ans, la terre et la vigne reviennent au propriétaire, qui
l'exploite alors pour son propre compte. Dans cette opération, le
vigneron, au bout des neuf ans, a gagné environ 2,000 piastres, soit
10,000 fr. par cuadra monnaie nominale. Je dis monnaie nominale, car la
piastre ou peso-papier, qui est censé valoir 5 fr., ne vaut actuellement
que 3 fr. 70, à cause du change et du cours forcé du papier-monnaie.

Une cuadra est un carré de 150 varras de côté, soit 22,500 varras
carrées. La varra équivaut à 0m 86, en sorte qu'une cuadra équivaut à
18,769mc, soit environ 2 hectares. Le prix du terrain varie de 200 à 500
pesos la cuadra, selon le plus ou moins de proximité de Santiago; et
demande environ 2,000 pesos de frais de plantation, intérêt du capital
jusqu'à la récolte, etc. La terre étant très mobile et sablonneuse, il
suffit d'un bon labour à la charrue; et on plante dans le sillon, soit à
bouture, soit à barbeau. Dans le premier cas, on a à peu près 20% de
pieds secs à remplacer; dans le second, à peine 3%. Les indigènes
labourent même avec une charrue entièrement de bois, portant parfois un
petit morceau de fer au bout.

Les ouvriers sont souvent nomades, et s'attachent peu à la ferme. On les
paie de 25 à 30 sous par jour en hiver, et presque le double à la
récolte. On leur donne pour nourriture un pain de 3 sous le matin, des
haricots à midi, un petit pain de 2 sous le soir. Ces ouvriers nomades
font le lundi, et mettent tout leur argent en boissons. Ils ne
recommencent à travailler que lorsque la faim se fait sentir; ceci
révèle un désordre social auquel les classes dirigeantes devraient se
hâter de porter remède. Une cuadra de terre reçoit environ 7,000 pieds
de vigne. La vigne produit au bout de trois ans et donne environ 58
arobas de vin par cuadra, mais elle arrive ensuite jusqu'à donner 300
arobas. L'aroba ici n'est plus la même que de l'autre côté des Andes;
elle est de 35 litres pour les liquides, pendant qu'elle n'est que
d'environ 12 kilogrammes pour les grains. Une aroba de vin, depuis les
droits élevés mis à l'importation, vaut 3 pesos (de 12 à 15 fr.), soit
de 0 fr. 30 à 0 fr. 40 le litre. Mon interlocuteur a trouvé plus de
bénéfice à convertir sa récolte en _chica_, boisson spéciale au pays;
et, pour l'obtenir, voici comment il procède. Il écrase le raisin,
chauffe le jus et écume, puis il met dans les cuves deux poignées de
cendre, pour clarifier, et cuit ensuite à 12 ou 15 degrés et met en
barrique. Après cinq ou six jours vient la fermentation, et il vend ce
produit 3 pesos l'aroba, ou de 10 à 20 sous la bouteille, suivant la
qualité. J'ai bu souvent la _chica_; on la trouve dans toutes les
maisons, elle tient du vin et de la bière. Elle est jaunâtre et agréable
au goût, mais elle est laxative.

L'autre Français, avec lequel je lie conversation, est aussi depuis
longtemps au Chili, et s'est occupé d'industries diverses. En dernier
lieu il avait traîné de lourdes machines par des chemins de chèvre, dans
les Andes, afin d'y monter une scierie de marbre. On l'avait assuré que
le chemin voiturable suivrait bientôt, et il avait voulu prendre le
devant; mais le chemin ne fut point achevé, et il ne put tirer parti de
ses marbres, par l'impossibilité de les transporter. Il abandonna donc
l'entreprise et les machines, avec une perte de 9,000 pesos: un
indigène aurait attendu que le chemin promis fût exécuté.

Tout en causant, le train marche, et bientôt il passe le Maïpu, sur un
pont en poutrelles de fer. Dans les environs est le champ de bataille
dans lequel furent défaits les Espagnols. La blanche muraille des Andes
s'élève toujours à notre droite avec majesté, et, à notre gauche, la
chaîne centrale est blanchie aussi jusqu'au pied. On me montre, à
droite, un petit monticule, que couronne une maisonnette à vérandah.
C'est de là que la Commission scientifique française a fait ses
observations sur le passage de Vénus, pendant que les astronomes
chiliens l'observaient de leur observatoire. Nous voici à
l'avant-dernière station, à San-Bernardo, qu'aime à fréquenter le
peuple, le dimanche; puis nous entrons en gare à Santiago, vers onze
heure un quart. Je monte en voiture et dis au cocher: À l'_Hôtel
Ingles_. Il tenait bien dans sa voiture le tarif réglementaire, mais il
avait déchiré les chiffres des prix. Je crus donc prudent de me
renseigner à l'hôtel, et, en arrivant, je demande au concierge, qui
vient au-devant de moi, quel est le prix que je dois à la voiture: un
_peso, Señor_, fut sa réponse, et je donne un peso (5 fr.), mais
j'apprends bientôt que le tarif porte 0 fr. 75, et j'en fais la remarque
au bureau de l'hôtel. Le secrétaire exprime ses regrets, mais il ajoute
que l'hôtel ne peut répondre de ses domestiques: bon à savoir!

Ma première visite est pour la poste, où je parcours les longues listes
des lettres en souffrance, toujours affichées à l'entrée; mon nom ne s'y
trouve pas. Le voyageur est alors désappointé, car, depuis la dernière
station, il pense à la station suivante, où il pourra trouver les
nouvelles des parents et des amis.

J'entre à la cathédrale. C'est dimanche et j'en profite. Cette vaste et
belle église semble avoir servi de modèle à la plupart de celles du
Chili. Elle est romane et a trois nefs. De gros piliers massifs, de
calcaire, soutiennent les voûtes en bois; précaution nécessaire ici à
cause des fréquents tremblements de terre. Les autels sont ornés de
statues et de tableaux, copies des grands peintres italiens. Les
ornements du plafond et des autels sont blanc et or; les lustres, les
vases d'albâtre, les lampes placés avec goût, donnent au monument un
aspect imposant et agréable.

De grandes orgues surmontent la tribune au-dessus de la porte d'entrée;
deux orgues plus petites lui répondent à l'autre extrémité de l'église.
Il paraît que les paresseux sont nombreux ici; l'église est comble pour
la messe de midi. Les femmes, enveloppées dans leur noire mantilla, se
tiennent accroupies sur leur petit tapis, et ressemblent à autant de
_nonnes_. On voit pourtant quelques bancs, quelques chaises et
prie-Dieu. La tenue de tout ce monde est pieuse, mais, selon l'usage
d'ici, on ne se lève pas à la lecture des évangiles.

[Illustration: Chili.--Calle de Las Delicias ou Alameda a Santiago.]

Pour bien m'orienter, je commence par grimper sur le cerro de
Santa-Lucia. Ce rocher élevé a été converti en lieu de plaisance: des
statues, des créneaux, des grottes, des jets d'eau, surprennent à tout
instant le visiteur; mais il est encore plus surpris de lire sur un
ensemble d'arceaux: _Aqueduc romain_. Vraiment, si on ne l'avait écrit,
il ne serait venu à l'idée de personne qu'il pût y avoir en Amérique un
aqueduc romain; c'est porter un peu loin l'amour de l'imitation. Après
une longue ascension à travers un labyrinthe d'allées et d'escaliers,
j'arrive au sommet, couronné d'un petit kiosque, et je vois à mes pieds
toute la ville et la campagne, bornée par la superbe muraille des Andes,
toute blanche de neige.

Santiago, capitale du Chili, est située au pied des Andes, au milieu
d'un amphithéâtre de montagnes, à 700 mètres d'altitude et par 33° 27
latitude sud. La population est de 220,000 habitants. Les maisons sont
basses, ordinairement à un seul rez-de-chaussée. Elles sont construites
en adobe, briques de terre et paille, qu'on croit plus élastiques pour
résister aux tremblements de terre; les toitures sont en tuiles rondes.
Les rues ont environ 10 mètres de large. À l'est, la _Calle de las
delicias_, ou Alameda, divise la ville en deux. Vers l'ouest court une
rivière un peu à sec, comme le Paillon de Nice. Les clochers sont
nombreux. Quelques édifices publics et privés, assez jolis, s'élèvent
au-dessus des maisons. Au loin, des _quintas_, ou maisons de campagne.
Après avoir vu la ville de haut, je descends pour la voir de près. Le
premier édifice sur mes pas est le théâtre; j'y entre pour voir la
salle. Elle est assez vaste, à trois rangs de loges ou plutôt de
galeries, car les séparations ne sont qu'à hauteur d'appui. Le parterre
est fortement incliné. Le prix d'entrée est de 10 fr., celui des loges
de 100 fr. Une troupe italienne joue _Lucrecia Borgia_. À l'hôpital
Saint-Jean; je trouve 20 Soeurs de Charité, soignant 400 malades hommes,
répartis en plusieurs salles au rez-de-chaussée et au premier étage;
toujours beaucoup de blessés par suite de l'ivrognerie. Une salle est
remplie d'enfants; ils mangent ici trop de fruits verts. Les Soeurs ont,
ailleurs, l'hôpital des femmes et l'hôpital Saint-Vincent. Elles ont ici
une maison mère, et un noviciat qui leur a déjà formé plus de 100 Soeurs
chiliennes. Elles donnent en outre l'instruction à de nombreuses élèves,
dans plusieurs écoles. Je suis heureux de retrouver les quatre Soeurs
que j'ai eues pour compagnes de voyage dans l'_Aconcagua_. Une d'elles
restera à Santiago, deux iront à l'hôpital de Talca, et la quatrième à
l'hôpital de Valparaiso. Comme des soldats, elles n'attendent que la
consigne et sont toujours prêtes à partir. Ceci nous dédommage un peu du
mal qui se fait ailleurs par plusieurs de nos nationaux. Toujours
patriotes, elles voient volontiers un Français. Elles se réunissent et
veulent que je leur parle de notre chère France. J'eus de la peine à les
quitter. Que leurs prières et leurs mérites accompagnent le voyageur!

[Illustration: Chili.--Santiago.--La Plaça de Arme.--L'Hôtel Ingles. Vue
des Andes dans le lointain.]

Je descends l'Alameda: on l'appelle ainsi du nom des peupliers d'Italie
dont elle est plantée, arbre qui en espagnol s'appelle alamede. Le nom
de _Calle de las delicias_ qu'on lui a donné serait bien adapté, si elle
était mieux entretenue. Elle se divise en 5 larges allées et a
plusieurs: kilomètres de long. Les statues des grands hommes du pays en
complètent l'ornement. On ne peut qu'applaudir à l'idée de mettre sous
les yeux des générations l'image des hommes qui ont illustré la patrie.
Le bon exemple est aussi contagieux; mais il faut éviter que les
coteries ou l'esprit de parti ne faufilent des hommes petits parmi les
grands hommes.

J'arrive à une des plus belles maisons qui bordent l'Alameda, chez le
sénateur Don Francisco de Borja Larrain Gaudarillar, frère de
l'administrateur du diocèse. Il est président du Conseil des Conférences
de Saint-Vincent de Paul, et me donne des détails sur cette institution
charitable au Chili et à Santiago. Dans la capitale, les Conférences
sont au nombre de 7; outre la visite des pauvres, elles s'occupent de la
visite des écoles, des catéchismes, et ont fondé une maison d'arts et
métiers, où l'on apprend le travail à 200 orphelins. M. Larrain m'invite
à la visiter le lendemain.

Le soir, à chaque coin de rue se tient un sergent de ville et des
inspecteurs à cheval passent fréquemment. Ils sifflent à tout instant
pour correspondre entre eux, et continuent ainsi toute la nuit, jusqu'au
matin; les voleurs n'ont pas beau jeu. La _plaça_ de _arme_ ou place
centrale, dont l'_Hôtel anglais_ occupe une des faces, est fort jolie.
D'un côté la cathédrale, de l'autre la mairie et l'intendance. Le
passage San-Carlos, sur un des côtés, et un autre passage en forme de
croix, derrière l'hôtel, laissent voir les étalages de superbes
magasins; la plupart français.

De bon matin, je vois dans les rues des vaches conduites de porte en
porte: la fraude est à l'ordre du jour, et le moyen le plus sûr d'avoir
le lait pur, c'est de le voir traire. Je monte en tramway; les
_carritos_ (nom qu'on leur donne) vont partout; je suis étonné de voir
une demoiselle venir me demander les 5 sous réglementaires. Depuis
quelques mois, ce sont les jeunes filles qui font ce service dans les
tramways; mais évidemment ce n'est pas là leur place. On me dit que
c'est pour leur donner du travail, dont elles manquent. Les dames de la
haute société sont partout les protectrices de la fille du peuple. Il
serait sage qu'elles s'associent pour procurer à ces jeunes filles un
travail de couture et de broderie qui leur vient maintenant tout fait
d'Europe. Elles ôteraient ainsi le prétexte à un métier peu fait pour
favoriser la pudeur, qui est pourtant le plus bel ornement de la femme.

J'arrive enfin au bout de la ville, aux Talleres de San-Vincente, où je
trouve M. Larrain et plusieurs de ses confrères. Les Frères de la
Doctrine chrétienne, venus de France, dirigent l'établissement. Nous
parcourons les ateliers de menuiserie, de tailleur, les dortoirs, le
réfectoire, la cuisine, et nous passons au jardin pour voir les
agriculteurs. Ce jardin contient 10 hectares: en vignes, prairie, blé et
pommes de terre. Durant l'été, la sécheresse est telle, qu'il faut tout
arroser, aussi bien le blé que le reste. Ces 200 enfants, en quittant
l'établissement, connaissent un métier qui ne les laissera pas manquer
de pain:

M. Larrain me donne rendez-vous au Sénat pour l'après-midi, et je m'en
vais chez les lazaristes. Le Père supérieur, homme calme, fin
observateur, et habitant le pays depuis longues années, me donne des
détails nombreux. Le gouvernement l'avait chargé d'ouvrir en Araucanie
plusieurs écoles dirigées par des Soeurs de Charité, mais la guerre
survenant, il fallut courir au plus pressé; et les bonnes Soeurs, au
lieu d'aller instruire les Indiens, durent se dévouer à panser les
blessés dans les 7 ambulances qui leur furent confiées. On calcule que
les morts de la guerre, pour le Chili, se sont élevés à environ 20,000.
M. le supérieur pense, avec raison, qu'un établissement agricole ou
ferme modèle, confié aux Trappistes, ferait le plus grand bien en
Araucanie. Il importe en effet d'apprendre à ces bons Indiens
l'agriculture, qui leur permettra de tirer parti de leur sol productif.

À deux heures et demie, je suis au Sénat. M, Larrain me fait visiter
l'établissement, qui est réellement monumental: d'un côté, le Sénat avec
de nombreuses salles pour les Commissions; j'en remarque une garnie d'un
excellent buffet; de l'autre, la Chambre des députés, et au centre la
vaste salle où le Congrès, composé des deux Chambres, se réunit d'office
une fois l'an. M. Larrain s'en va prendre part à la séance. J'assiste à
la discussion dans la loge des journalistes. Une vingtaine de sénateurs
sont présents, quelques-uns fument. Ils parlent de leur place et assis,
en s'adressant au Président, selon le système anglais. Il s'agit d'abord
d'une loi sur le personnel des chemins de fer, puis on passe à la
nomination du Président et des Vice-Présidents du Sénat; et enfin on
fait retirer le public pour procéder secrètement à la nomination d'un
général. Je fais passer ma carte et une lettre au sénateur Don Benjamin
Vicuña Mackenna; il paraît un instant et me dit: «Je suis en ce moment
occupé à la discussion; venez dîner chez moi ce soir, à cinq heures;
nous pourrons alors causer à notre aise.»

Je quitte le Sénat pour me rendre à la Légation de France. Le
secrétaire, M. Bourgarel, m'accueille avec bonté, et m'invite à dîner
pour le surlendemain. En revenant sur mes pas, j'entre chez les capucins
pour remettre une lettre au Père gardien. Ce vénérable vieillard me met
au courant des travaux de sa Congrégation auprès des Indiens
d'Araucanie. Ils ont là 20 missions, et vont en créer deux nouvelles. Le
gouvernement leur donne 2,000 pesos pour construire maison, église et
école dans chaque station. Hier, me dit-il, deux fils du cacique de
Roboa sont venus de la part de leur père me demander des missionnaires,
et je vais leur en envoyer. Ils ne se sont pas toujours montrés aussi
faciles; et pas plus loin que l'année dernière, dans une insurrection où
les Indiens de l'autre côté des Andes étaient venus à leur secours, ils
ont brûlé tout devant eux. À _Impérial_, les deux Pères de la mission,
ayant perdu jusqu'à leurs chevaux, durent se sauver à pied, et rejoindre
par cinq jours de marche la station la plus rapprochée.

Ce couvent, me dit-il, est la maison de retraite des vieux Pères qui ne
peuvent plus travailler. Quelques-uns pourtant se consacrent encore aux
missions des campagnes. Comme je me montrais pressé par le rendez-vous
chez Don Vicuña Mackenna, le bon vieillard me dit: Venez demain à midi
déjeuner avec nous, nous pourrons causer. Puis il me fait parcourir le
jardin, couvert en partie par de belles treilles de vignes. Nous
traversons les cours plantées de grands orangers, et à l'église je
remarque de magnifiques tableaux, scènes de l'Évangile copiées par un
Italien sur les parchemins d'un ancien bréviaire. À cinq heures et demie
j'étais à la quinta de Don Benjamin. C'est ainsi qu'on appelle ici ce
sénateur. Il est fort populaire et connu de tout le monde. Il me reçoit
avec beaucoup de bonté et me fait parcourir son magnifique jardin. Un
pavillon isolé contient sa riche bibliothèque, et lui sert de maison de
retraite pour ses nombreuses compositions. Travailleur infatigable, il a
déjà publié plus de cent volumes, et à l'heure actuelle il écrit quatre
ouvrages en même temps, édités à New-York, et en Europe.

M. Vicuña Mackenna me présente à sa femme, qui avec lui a visité
l'Europe, et à ses 4 charmants enfants. L'hospitalité antique est en
honneur dans le pays.

Les grands tiennent une vaste table toujours servie. J'y prends place ce
soir, et, sur mon désir, on me fait, goûter les plats et la boisson
nationale, la _casuela_, le _haricot_ et la _chica_. La conversation est
pour moi fort instructive. M. Vicuña Mackenna a été candidat à la
présidence de la République, en concurrence avec M. Pinto, prédécesseur
de Santa-Maria, président actuel. Le Président sortant présente un
candidat, et le peuple un autre, et le suffrage décide; mais la
sincérité ne préside pas toujours à toutes les opérations, et la liberté
n'est guère assurée qu'au plus fort. M. Mackenna a même été blessé par
certains émissaires pendant qu'il pérorait à Angol, et a failli être
accusé de cacher des munitions, parce qu'on avait vu ses domestiques
transportant les livres de sa bibliothèque. Il croit qu'il est très
difficile à un candidat indépendant de lutter contre un candidat
officiel, armé de toutes les forces du gouvernement. C'est regrettable;
car la force provoque la force, et l'on roule ainsi dans le cercle
destructeur des révolutions.

Après le dîner, l'aînée des jeunes filles nous distrait par quelques
morceaux de piano, et enfin je prends congé de cette bonne famille;
mais, en me quittant, M. Mackenna me dit: «Demain, à une heure, j'irai
vous prendre à l'hôtel, et nous visiterons ensemble les principaux
établissements de notre capitale.»



CHAPITRE XVII

     Le collège des jésuites. -- L'épiscopat. -- La Saint-Albert. --
     La Monnaie. -- Le ministre des finances. -- Le papier-monnaie. --
     Incendie de l'église de la Compañia. -- La bibliothèque. --
     L'Université. -- Lutte à propos des cimetières. -- Les Cercles
     catholiques. -- La Quinta normal. -- Les Pères de Picpus. -- Un
     dîner diplomatique. -- De Santiago à Valparaiso. -- La hacienda
     de Limache. -- L'Urmaneta. -- Le huasso. -- Une vacherie. -- Une
     porcherie. -- L'élevage. -- Salaires. -- Logements. -- La ville
     de Valparaiso. -- Le port. -- Le gaz. -- Don Mariano Sarratea. --
     Le code civil. -- Le gouverneur ecclésiastique. -- L'hôpital. --
     Le logement des pauvres. -- Los padres frances. -- Les docks. --
     Les grues Amstrong. -- La belle Elène. -- Le séminaire. -- Les
     Soeurs de la Providence. -- L'enseignement par les yeux. -- Le
     club français. -- Guerre barbare.


Au collège des Pères jésuites, l'église, sur le type de Saint-Ignace de
Rome, contient de beaux tableaux. Le pensionnat reçoit 300 élèves; les
dortoirs sont divisés en petits compartiments; les cabinets d'histoire
naturelle et de physique sont bien fournis. La maison est en adobe et en
bois. M. le supérieur, homme d'esprit et de tact, me renseigne sur
l'organisation ecclésiastique dans le pays. Il est divisé en trois
évêchés, dépendant de l'archevêché de Santiago; mais, à l'heure
actuelle, l'archevêque de Santiago est mort, et, par suite d'un conflit,
entre le Saint-Siège et le gouvernement, il n'a encore pu être remplacé.
À la vacance d'un siège, les Chambres désignent trois candidats et le
président propose un des trois à la nomination du Pape. L'évêque de
Concepcion vient de mourir, celui de Ancud est mort aussi, et il ne
reste que celui de la Serena, qui est complètement sourd. Les
Congrégations religieuses se recrutent spécialement dans la classe
inférieure. Les grandes familles donnent des membres au clergé, mais ils
prennent rarement une charge, et gardent la situation de prêtres libres.
Dans les campagnes, le clergé est absolument insuffisant. Chemin
faisant, je visite encore quelques familles françaises, et à midi, je
suis chez les capucins. C'est le jour de sant' Alberto, fête du
supérieur. Plusieurs laïques sont invités et placés à côté des moines.
Les tables, ordinairement si frugales, sont couvertes aujourd'hui de
mets abondants. Il fait beau voir ces vieillards, dont la barbe a
blanchi dans les montagnes d'Araucanie! Celui qui est à côté de moi
parle l'espagnol avec un accent étranger, et j'apprends qu'il est des
Abruzzi, en Italie. Je le plaisante alors de ce qu'il est venu si loin
évangéliser des Indiens, pendant qu'il avait tant de brigands à
convertir dans son pays. Pressé par le temps, je porte un toast au
supérieur et à la Communauté et je me sauve à l'hôtel, où je trouve une
invitation pour dîner, le soir même, chez le sénateur Concha. Peu après,
survient l'avocat Risopatron, fils du président de la Cour d'appel qui
m'avait reçu à Concepcion. Ce jeune avocat fait en ce moment un travail
fort utile pour son pays: il rédige le dictionnaire des lois chiliennes,
avec commentaire et jurisprudence. M. Mackenna arrive aussi et voudrait
m'avoir jeudi au théâtre, mais je pars jeudi matin.

Il me conduit au palais de Moeda, où sont les divers ministères, et me
présente à son ami Don Pedro Cuadra, ministre de Hacienda (du commerce).
Je trouve en lui l'homme doux, aimable, intelligent. Il se met à ma
disposition pour tout renseignement, et fait porter chez moi les
dernières statistiques, pour me donner une idée exacte du mouvement
industriel, agricole et commercial du pays.

La fabrication de la monnaie: fonte et purification de l'or, de l'argent
et du cuivre, laminoir, découpage, coulage, le tout ressemble à ce qu'on
voit dans les Monnaies de tous, les pays. L'or vaut actuellement ici 715
pesos le kilog., et l'argent 43 pesos. (Peso, valeur nominale, 5 fr.)
Dans le même établissement, on fait le papier-monnaie, sous la direction
d'un Français. Pour éviter la dépréciation de ce papier, le gouvernement
donne un intérêt aux banquiers qui le déposent dans ses caisses, mais,
comme plusieurs banques ont été autorisées à émettre du papier-monnaie,
jusqu'à concurrence de 150% de leur capital, elles déposent le papier de
l'État, qui leur donne un intérêt, et mettent en cours le leur. Elles
arrivent ainsi à donner des dividendes de 20%. On me dit que le
papier-monnaie émis par le gouvernement, ne dépasse pas 12 millions de
pesos. Sur le monnayage de l'argent, vu le dixième d'alliage, le
gouvernement gagne environ 1% et 1 et demi% sur celui de l'or. L'or fait
prime, mais il pèse 6% de moins que l'or français, 8% de moins que l'or
anglais, et 11% de moins que l'or américain.

En sortant de la Moeda, nous trouvons un membre du gouvernement, qui
nous annonce comme bonne nouvelle, la probabilité de voir la paix signée
prochainement. Les Chiliens viennent, en effet, de remporter dans le
nord, à Huamachuco, une grande victoire sur les Péruviens, qui se sont
retirés en perdant un millier d'hommes; et on espère qu'ils accepteront
les dures conditions du vainqueur.

[Illustration: Chili.--Santiago.--Monument commémoratif de l'incendie de
l'Église de la Compañia.]

Mon cicérone me conduit sur le lieu du terrible incendie de l'église de
la _Compañia_, où 2 à 3,000 personnes trouvèrent la mort. Il me trace
les détails de l'effroyable drame: l'église était comble, c'était la
fête de l'Immaculée-Conception. Le feu se communique aux tentures et la
panique fait perdre la tête aux assistants. Ils se précipitent vers les
portes, mais les premiers rangs sont culbutés et forment une muraille
humaine, impossible à franchir. Les quelques-uns qui se sauvent passent
par la porte de derrière. J'interromps M. Mackenna pour lui demander si
le détail donné par plusieurs récits que j'ai lus, concernant la
fermeture des portes de derrière, pour préserver du vol les objets du
culte, était vrai. Il me répond qu'il est absolument faux; qu'il était
présent, et que tous ceux qui se sont sauvés sont passés par cette
porte. Parmi les sauvés on me cite Mlle Rodriguez, jeune fille
appartenant à une des premières familles, fort jolie et très répandue
dans le monde. Elle fut retirée nue, mais sans blessures, et le
lendemain elle entrait novice au couvent du Sacré-Coeur, où elle fait
encore l'édification des pensionnaires. L'emplacement du couvent de la
Compañia est maintenant occupé par le Palais du Congrès, et à l'endroit
où s'élevait l'église, on a construit un square, au milieu duquel se
dresse une statue de l'Immaculée-Conception. Sur le piédestal on lit
cette inscription:

  A LA MEMORIA
  DE LAS VICTIMAS IMMOLADAS POR EL FUEGO
  EL VIII DE DICIEMBRE DE MDCCCLXIII
  EL AMOR Y EL DUELO INEXTINGUIBLES
  DEL PUEBLO DE SANTIAGO
  DICIEMBRE VIII DE MDCCCLXXIII

  _À la mémoire
  des victimes immolées par le feu
  le 8 décembre 1863
  l'amour et le deuil inextinguibles
  du peuple de Santiago
  8 décembre 1873._

Nous entrons au Sénat, où M. Vicuña dicte à un secrétaire diverses
lettres qui doivent me servir au Pérou; puis nous passons à la
Bibliothèque, où le bibliothécaire me fait cadeau de quelques livres sur
le Chili. Nous allons ensuite à l'Université. Elle réunit les quatre
facultés de lettres, sciences, droit et théologie. Pour les cérémonies
de la proclamation des grades, on a élevé une grande salle surmontée
d'une coupole. À côté, se trouve le Collège national pour l'enseignement
secondaire; le latin et le grec ont été supprimés et remplacés par deux
langues vivantes. Sur mes questions concernant les divers professeurs,
M. Vicuña m'en cite un, M. Barros d'Araña, homme de grand talent, mais
qui a passé sa vie à inspirer l'athéisme à la nouvelle génération. Il a
fait ainsi plus de tort au pays que s'il lui avait fait perdre plusieurs
batailles; car une génération athée aura beaucoup à souffrir et ne sera
ramenée à la foi que par la souffrance.

Nous passons à la mairie; dans la grande salle, parmi les médaillons
retraçant les portraits des divers maires, je remarque celui de mon
guide. En sortant, celui-ci rencontre un ami qui lui annonce un grand
malheur: le fils unique de M. Barros d'Araña, dit-il, vient de tomber de
l'escalier de sa maison et il est mort, le père est inconsolable. Je
vous quitte, me dit M. Vicuña, je vais essayer de soulager ce pauvre
père.

Le soir, M. Concha avait réuni à sa table de nombreux amis. On cause sur
les questions du jour. La loi sur les cimetières laïques vient d'être
approuvée par le président et jette le trouble dans les consciences
catholiques. Les protestants peuvent avoir leur cimetière exclusif; les
catholiques ne peuvent avoir le leur. Ils sont forcés de porter leurs
morts au cimetière civil. Il y a déjà tant de peine à conduire les
vivants, pourquoi va-t-on réveiller les morts? La loi sur le mariage
civil est à l'ordre du jour; les catholiques se groupent pour résister.
Une société civile s'est formée au capital de 300,000 pesos (2,500,000
fr.). La plupart des actions sont souscrites, on va acheter pour un
million de francs un terrain central, pour y construire un Cercle
destiné à la classe dirigeante. Le reste, du capital sera employé à
élever sept Cercles catholiques d'ouvriers, dans les divers quartiers de
la ville, et la jeunesse catholique en formera les comités. M. Concha
reçoit la _Revue_, l'_Association catholique_ et toutes les publications
du Comité des Cercles catholiques de France. Je signale à ces messieurs
la nécessité d'améliorer le logement de l'ouvrier et du paysan dans le
Chili, et l'utilité de prendre en main la direction du mouvement
irrésistible vers l'instruction populaire et l'assistance mutuelle.

Le lendemain, M. Terrier, maître de l'_Hôtel anglais_, revenu d'une
partie de chasse, veut bien m'accompagner à la _Quinta normal_, et me
présenter au directeur, M. Lefèvre. La Société d'agriculture a fondé
cette ferme modèle il y a cinq à six ans, et la subventionne. La vente
des plantes et semis fait la plus grande partie des frais. Là se trouve
le palais de l'Exposition de 1875, vaste et beau monument. Il est
transformé maintenant en musée et école agricole. On y voit une
collection de machines et de tous les produits du pays. Les cours ont
lieu deux fois par jour: ils sont théoriques et pratiques. À la suite
d'un examen et levé d'un plan de ferme, à la fin du cours, les élèves
reçoivent le diplôme d'ingénieur agricole. Dans les jardins, nous voyons
de belles pépinières et des vergers, où les élèves s'exercent à la
taille. M. Lefèvre a organisé des haies vives de vignes, d'acacias et de
saules d'un bel effet.

Au compartiment des animaux, nous trouvons les animaux indigènes:
llamas, huanacos, vicuñas, diverses sortes de renards, le condor, et un
grand oiseau aquatique à longues pattes, à long cou, avec plumes
blanches et rouges, et qu'on appelle flamengo. On voit aussi un superbe
lion emporté de Lima, comme trophée de guerre. M. Lefèvre me fait
remarquer le produit du croisement du bouc et de la brebis. La tête est
celle du mouton, le poil celui de la chèvre. Ces animaux se
reproduisent pour quelques générations, mais leur fécondité est limitée.

La _Quinta normal_ a encore un enseignement vétérinaire, confié à un
professeur français. On voit là un hôpital de vaches et chevaux pour
l'enseignement pratique, et, dans un compartiment voisin, de magnifiques
taureaux de Durham, de superbes mérinos et autres animaux importés à
grands frais pour l'amélioration des races.

Au retour, nous rencontrons dans le tramway notre ministre, M. Pascal
Duprat, qui me donne rendez-vous à la Légation, dans l'après-midi; ne
l'y ayant point trouvé, je visite la principale des tanneries du pays,
appartenant à M. Tiffon. Cette industrie est principalement aux mains
des Français. Celle-ci tanne 18,000 cuirs par an, et 6,000 peaux de
moutons; prépare les maroquins et toutes sortes de peaux. Elle a utilisé
la vapeur pour la plupart de ses opérations; mais cette industrie
languit, parce que le débit est restreint au pays, les droits étant
presque prohibitifs en France.

Je me rends chez les Pères de Picpus, connus ici sous le nom de Pères
français. Leur internat compte 220 élèves, suivant les divers cours
jusqu'à la philosophie. Les cabinets de physique et d'histoire naturelle
sont bien montés, la chapelle est enrichie de statues venant de
Belgique, de vitraux faits en Angleterre.

Le soir, M. Bourgarel, notre secrétaire d'ambassade, me prend à l'hôtel
et m'emmène chez lui. Il avait invité à sa table M. Magliano, Turinais,
chargé d'affaires d'Italie, et nous donne en miniature un véritable
dîner diplomatique. M. Magliano a connu plusieurs de mes amis; M.
Bourgarel a occupé plusieurs postes, et habité deux ans la Chine. Nous
avons des souvenirs communs; la conversation fut intéressante, et nous
nous séparâmes bien avant dans la nuit, en nous donnant rendez-vous en
France; car M. Bourgarel attend un congé de six mois.

À huit heures, je suis à la gare pour le train direct de Valparaiso, et
m'installe dans un wagon à l'européenne, bien rembourré, mais mal
suspendu. Il y a 180 kilomètres de Santiago à Valparaiso; le train
direct les franchit en quatre heures et demie. La voie suit d'abord la
plaine, d'où l'on continue à voir la blanche et imposante muraille des
Andes; puis on atteint bientôt la Cordillère centrale, que la voie
traverse par de fortes courbes, des pentes raides et plusieurs tunnels.
Sur les monts, où paissent les vaches, on voit d'énormes _cactus
gigantea_ à plusieurs branches, et, par-ci par-là, quelques maigres
oliviers. Un Chilien me dit que l'olivier était très répandu dans son
pays, mais une maladie l'a presque anéanti. Vers neuf heures et demie, à
la station de Llaïlaï, nous déjeunons et quittons les montagnes. La voie
suit maintenant une riche vallée couverte de prairies et de blé, mais
les _ranchos_ y sont toujours misérables. Aux stations on nous présente
de magnifiques bouquets de violettes, de roses et d'héliotrope. Les
pêchers sont fleuris: évidemment l'hiver s'en va et le printemps
approche. Nous avons aussi quitté l'altitude de Santiago où je voyais la
glace dans la rue, et nous approchons de la mer. M. le sénateur Vicuña
Mackenna m'avait donné une lettre d'introduction auprès des frères
Eastman, qui ont à Limache une importante hacienda. Je savais que c'est
de là que sort le bon vin d'Urmaneta que je buvais à Santiago. Je tenais
à voir de près ce genre de culture, et je m'arrête à la station de
Limache.

Non loin de la gare, j'arrive à un superbe château entouré d'un
magnifique parc. M. Rodolfo se montre plein d'égards, et, apprenant que
je désire aller le soir même à Valparaiso, il prend de suite les
dispositions pour me faire visiter sa ferme. Elle comprend deux parties,
sur une étendue de 10,000 hectares. Une est plantée de vignes; il vient
de l'acheter à sa belle-mère: l'autre sert au bétail, et il vient de la
vendre à son frère aîné, ingénieur de chemin de fer, père de huit
enfants. Carlos, le plus jeune frère, est gérant des deux propriétés et
perçoit un tant pour cent sur le revenu; il est installé avec sa famille
dans un joli chalet, sur un terrain que Rodolfo vient de lui donner.
C'est bien là faire les affaires en famille.

Les vignes sont tenues par un vigneron français. La plantation occupe
environ 80 hectares contenant 260,000 ceps, et produisant tous les ans
une moyenne de 6 à 7,000 arobas. Une aroba remplit 40 bouteilles. Le
phylloxera n'a pas paru, et l'oïdium est vaincue par le souffre. Les
vignes sont bien taillées et alignées sur fil de fer galvanisé. Nous
parcourons la vaste cave à deux étages. Le vin reste pendant trois ans
en fût, et on le transvase trois à quatre fois l'an en le clarifiant
avec la poudre _Appert_. Au bout de trois ans on le tire, et on le vend
après un an de bouteille. J'en goûte de trois qualités: l'Urmaneta
ordinaire de 1879, ressemble au Beaujolais; l'Urmaneta blanc, tient du
Chablis; l'Urmaneta caverné de 1877, qu'on prendrait pour du Porto. Les
deux premières qualités sont vendues 9 pesos la caisse de 12 bouteilles,
environ 3 fr. la bouteille; la troisième 15 pesos la caisse.

Les chevaux sont sellés, et nous partons pour l'autre ferme. Un _huasso_
(le même qu'on appelle _gaucho_ dans la République argentine), sur une
selle formée de plusieurs peaux de mouton superposées, et, armé de son
lazo, nous précède. Nous arrivons au compartiment des vaches; elles sont
maintenant au nombre de 200, et de 500 pendant l'été. Les 200 produisent
environ 1,000 litres de lait, qu'on vend à Valparaiso, au prix de six
sous le litre. Une vingtaine de femmes sont occupées à traire, et on les
paie trois pesos par mois. Le matin, après qu'on a pris le lait, on
laisse les vaches dans la prairie avec leurs veaux; vers midi on les
sépare.

On fait devant nous le _rodeo_: des hommes à cheval poussent tous ces
animaux, mères et enfants, dans une vaste cour, d'où ils doivent passer
dans une seconde, mais, à la porte, les veaux sont arrêtés, et enfermés
dans un compartiment à part où ils trouvent de la farine et de l'herbe.
Ces vaches produisent en outre 50 livres de beurre par jour, vendu 3 fr.
la livre.

Nous parcourons les prairies, divisées par des rangées de peupliers
d'Italie. M. Eastman y fait planter par intervalle des groupes de chênes
pour que les vaches puissent s'abriter à l'ombre durant l'été. Nous
arrivons à une porcherie, où 440 porcs sont engraissés par les résidus
du lait et la farine de maïs. À l'heure des repas, on sonne le
_tam-tam_, et ils s'empressent de courir des bords de la rivière
Limache, qui coule tout près. Nous cherchons un gué pour la traverser,
et nous avons de la peine à sortir des buissons odorants qui la bordent;
enfin nous arrivons à un endroit où les chevaux n'ont de l'eau que
jusqu'au ventre, et ils avancent précédés du chien de chasse, qui nage à
ravir.

De l'autre côté de la rivière, M. Eastman me fait remarquer les travaux
de canalisation par lesquels son frère se propose d'arroser 200 hectares
de plus; puis nous grimpons les collines sur lesquelles paissent 2,500
moutons, que le propriétaire vend au prix de 3 pesos à l'âge de 10 mois.
Il reçoit aussi dans la ferme les chevaux des tramways de Valparaiso, ce
qui lui donne encore un revenu de quelques milliers de francs par mois.
Les ouvriers employés sont au nombre de 40 environ. On sème aussi la
pomme de terre, le maïs et le blé, mais seulement pour l'usage de la
ferme. Le salaire varie de 1 fr. 25 à 2 fr. 25 par jour, nourriture en
plus. Les frères Eastman, quoique protestants, en hommes intelligents et
chrétiens, ont établi, pour leur personnel et les paysans des environs,
une chapelle catholique et des écoles gratuites. Ils ont aussi commencé
à leur construire des maisons décentes, où la propreté sera possible et
la moralité sauvegardée. Elles leur coûtent 250 pesos, 1,200 fr. chaque.
C'est un bon exemple.

À trois heures dix minutes, je reprends le train, et à cinq heures, je
descends à Valparaiso, à l'_Hôtel Colon_.

Valparaiso est la deuxième ville et le port principal du Chili. Elle est
bâtie au bord de la mer, mais limitée de toute part par des _cerros_ ou
collines. On a pu construire à peine deux ou trois rues au bord de
l'eau, et la population ouvrière se loge dans des maisons de bois sur la
pente des _cerros_. Il serait facile d'utiliser cette situation et de
tracer un plan régulier sur les plateaux des collines, avec tramways à
corde sans fin, comme on a fait à San-Francisco de Californie. La
population compte maintenant 180,000 âmes. On vient de la fournir d'eau
au moyen d'une canalisation, mais elle est assez chère. Le gaz coûte
aussi O fr. 75 le mètre cube, et les trois compagnies qui le fabriquent
donnent des dividendes de 40%. On fait des essais pour l'électricité.
Après une visite à la poste, je passe la soirée chez M. Mariano
Sarratea, qui, au nom de la République argentine, a négocié avec le
Chili le traité de délimitation de la frontière vers la Patagonie. M.
Sarratea, Argentin, mais fixé depuis 40 ans au Chili, connaît bien ce
pays, et nous pouvons en causer longuement. Il me fait cadeau du Code
civil chilien. J'y remarque, qu'en fait de succession, le père dispose
toujours de la moitié, et l'époux survivant hérite toujours du quart, ou
d'une portion égale à celle d'un des fils; mais, contrairement aux
dispositions du Code argentin, le Code chilien a reproduit notre
législation en lait de séduction. La recherche de la paternité est
interdite; la fille séduite n'a d'autre droit que de déférer serment au
séducteur, pour lui faire confesser s'il croit être le père: remède
dérisoire! Aussi, ici, comme en France, on recueille des fruits amers du
manque absolu de protection pour la femme.

M. Sarratea m'avait donné rendez-vous chez les Pères de Picpus. Ils
desservent une vaste église et tiennent un externat qui réunit 200
élèves pour les études secondaires. M. le supérieur me fait visiter
l'établissement. Au musée, je remarque des cordes en cheveux tressés,
des flèches et des lances en pierre, hameçons en os, et autres objets
que les Pères ont apportés de leurs missions dans les diverses îles de
l'Océanie. Dans la collection des volatiles du pays, il y a des condors,
un bel albatros de Magellan, le _flamengo_, grand oiseau aquatique au
plumage rose; le _loïco_, espèce de merle à gorge rouge; le _tenca_, qui
chante comme le rossignol; le _tordo_ noir à bec noir; le _piccaflor_,
dont le bec fin a 10 centimètres de long; le _loro-bruto_, espèce de
perroquet du Sud qui dévore le blé et le raisin. Parmi les quadrupèdes,
on me montre le _chingue_, qui, poursuivi par les chiens, les met en
fuite en lançant, des glandes qu'il tient derrière, une matière fétide
insupportable. Parmi les végétaux, je remarque le _cochayuyo_ et la
_luce_, deux herbes marines qu'on mange ici. Les Pères m'invitent à
dîner pour le soir. Je les quitte pour déjeuner chez M. Sarratea. Les
grands du pays ont toujours table servie. À l'hôpital, 21 Soeurs de
Charité soignent 500 malades, et desservent l'hôpital militaire contigu.
Je rencontre là une des 4 Soeurs du navire l'_Aconcagua_, tout émue de
revoir un Français, qui lui rappelle la patrie absente. La Soeur
supérieure me fait parcourir les salles. Quelques-unes sont pleines de
malheureuses jeunes filles. Il n'y a ici aucune surveillance ou police
des moeurs. Devant l'hôpital, on a élevé une statue à M. Antonera, qui a
légué 1,500,000 pesos aux pauvres. Bon exemple! Au port, je remarque
deux _dique_ ou docks flottants. Un est occupé par un immense steamer en
réparation. Je vois aussi de belles dragues à vapeur, et sur le môle
récemment construit sur poutrelles de fer, je trouve 13 grues, système
Amstrong, mues par l'eau comprimée; 8 sont mobiles et courent sur 4
pieds à roues, laissant libre espace aux wagons de marchandises. La plus
grande est fixe et soulève 45,000 kilogrammes à la fois. Un grand
steamer allemand est accosté au môle, et les nombreuses grues puisent
les marchandises, qu'elles déposent sur des wagonnets, les emmenant aux
entrepôts de la douane. On vient de construire encore 8 de ces entrepôts
à cinq étages, de 50 mètres de long sur 20 de large. Des ascenseurs
hydrauliques montent les colis à tous les étages. Dans aucun de nos
ports je n'ai vu un système aussi bien imaginé pour décharger et
emmagasiner rapidement la marchandise. L'_Aconcagua_, steamer de 4,500
tonnes, a été déchargé et rechargé en trois jours et demi, et il
contenait 45,000 colis. Parmi les nombreux navires, je remarque une
corvette et un aviso de guerre.

Je grimpe le cerro pour dominer la ville et pénètre dans un fort. Il y
en a 22 autour de la rade, armés de canons Amstrong et Parrot, avec
boulets de 450 kilos. La vue s'étend au loin jusqu'aux Andes, derrière
lesquelles le soleil se couche en lançant une lueur rougeâtre sur les
hauts pics couverts de neige.

À cinq heures et demie j'étais chez les Pères de Picpus. Ils avaient
réuni à leur table le gouverneur ecclésiastique et autres notables du
pays. Un des Pères préside une des deux Conférences de Saint-Vincent de
Paul, et un des membres s'offre à me faire visiter le lendemain quelques
familles pauvres, pendant que Don Mariano Casanova me retient pour la
visite du séminaire et autres établissements. La conversation fut animée
et intéressante. À huit heures je quitte les convives pour passer la
soirée dans la famille Barthels, que j'avais eue pour compagne de voyage
dans l'_Aconcagua_. Elle avait été bonne pour moi, et une des
demoiselles, charmante enfant de 19 ans, m'avait donné des leçons
d'espagnol. Gracieuse Hélène, que Dieu veille sur ton avenir!

Le lendemain matin, un confrère vient me prendre à l'hôtel, et nous
grimpons les cerros pour voir quelques familles pauvres; partout grande
misère et maisons délabrées. La première que nous visitons a, comme
presque toutes, une seule chambre. Un mauvais tapis est tendu sur la
terre nue; des chiffons bouchent les crevasses. Dans un lit, une vieille
à bout de forces; dans un autre, une femme qui tousse comme les
poitrinaires au dernier degré. Un troisième lit est réservé à une jeune
femme qui tombe du mal caduc. Une jeune fille de 20 ans et une de 7 ans
couchent à terre; elles prendront certainement la phtisie ou le mal
caduc, si elles ne sont paralysées par le rhumatisme. Une petite cabane
près de la porte sert de cuisine. Je demande à mon confrère ce qu'on
paie d'ordinaire un tel logement. Il vaut 8 pesos (40 fr.) par mois, me
dit-il.

Dans la deuxième maison, composée aussi d'une chambre non pavée et
délabrée, nous trouvons une pauvre veuve dont les nombreux enfants sont
à l'école: l'aîné a 18 ans et fait le menuisier, mais il a déjà donné
signe de phtisie. Presque partout dans ces misérables huttes, nous
voyons le linge des gens aisés qu'on donne à laver et à repasser. Bien
souvent les médecins se creusent la tête pour savoir comment les
maladies de poitrine ou autres pénètrent dans des familles qui n'en ont
jamais souffert. Ils pourraient faire une visite au logement des
lessiveuses et repasseuses. Ainsi, par une juste punition, la classe
aisée souffre elle-même d'une triste situation faite à la classe
populaire, et qu'il serait de son devoir de changer.

À neuf heures j'arrive au séminaire, où m'attendait le gouverneur
ecclésiastique. Cet établissement renferme 70 élèves, et on construit
une aile à part pour ceux qui se destinent à la prêtrise. Il y a 6 ans,
le directeur était encore laïque, et parmi les plus mondains de la
ville. Il y aura toujours des ouvriers de la onzième heure.

Du séminaire, nous passons chez les Soeurs de la Providence. Nous voyons
le pensionnat des Soeurs françaises du Sacré-Coeur, et un orphelinat que
construit à ses frais la famille Edwards. Cette famille a donné aussi
500,000 pesos pour l'achat du terrain d'un nouvel hôpital. Les Soeurs de
la Providence appartiennent à la Congrégation canadienne que j'avais vue
à Québec et à Montréal. Elles ont ici un externat avec 600 élèves, et un
internat avec 50 pensionnaires à 50 fr. par mois. Elles sont chargées
des enfants trouvés et en réunissent une moyenne de 10 par mois,
qu'elles placent à la campagne. Elles ont 8 maisons au Chili, et
instruisent 1,000 élèves à Santiago. Leur système d'instruction m'a paru
remarquable: pour les premières classes, l'enseignement se fait
principalement par les yeux, au moyen de nombreux tableaux. C'est ainsi
qu'elles apprennent facilement et vite aux petites filles, la religion,
l'histoire, l'histoire naturelle et même le calcul, car un ingénieux
système de boulettes et de compartiments leur permet de faire faire
facilement aux élèves les principales opérations.

J'avais déjà remarqué aux États-Unis de l'Amérique du Nord cet excellent
système d'enseigner par les yeux. Il serait important de le généraliser
chez nous. On éviterait ainsi bien du mauvais sang aux maîtres et aux
maîtresses, et bien des maux de tête aux jeunes intelligences, encore
incapables d'idées abstraites.

M. le gouverneur ecclésiastique avait réuni à sa table les supérieurs du
séminaire et des Pères français et autres personnes notables. Après le
déjeuner, je rends visite à M. Abel Schmid, notre consul, avec lequel
nous causons longuement sur le Chili et sur les 700 compatriotes qui
forment notre colonie à Valparaiso. M. Devès, un des principaux
négociants, m'introduit au Club français et m'inscrit dans ses
registres. Divers négociants français et chiliens me donnent des lettres
pour le Pérou, et je viens au port. Une quantité de fer encombre une
partie des quais. Ce sont des ponts démontés et des rails. Je demande à
un Chilien d'où vient cette ferraille. C'est tel chemin de fer, me
dit-il, que nous avons démonté au Pérou; nous allons l'établir chez
nous, à tel endroit. On m'avait fait une réponse analogue à Concepcion,
à Talca, à Santiago, lorsque je demandais la provenance de belles
statues de marbre ou de bronze. Même à la Quinta normal, en voyant un
beau lion d'Afrique, on m'avait dit qu'il avait été apporté de Lima.

Les Chiliens en cela se montrent arriérés d'un siècle: ils en sont
encore à l'époque de Napoléon Ier, qui enlevait les objets d'art. Si les
Chiliens qui voyagent en Europe remarquaient un peu l'effet que produit
la même cantilène répétée à tous les monuments d'Italie ou d'Espagne, ou
d'ailleurs: «Il y avait ici un trésor, mais il fut emporté par Napoléon;
telle statue, tel tableau a été envoyé à Paris par le conquérant, mais
il a été restitué après la paix,» ils se persuaderaient qu'il est plus
sage de ne pas semer derrière soi des souvenirs de haine qui se
transmettent aux générations.



CHAPITRE XVIII

     Départ pour le Pérou. -- Le steamer _La Serena_. -- Mes
     compagnons de voyage. -- Navigation. -- L'arche de Noé. --
     Coquimbo. -- Les fonderies de Guayacano. -- Un dîner politique.
     -- La ville la Serena. -- L'intendant. -- L'évêque. -- La garde
     nationale. -- Huasco. -- Carrizal-Bajo. -- La fonderie Gibbs et
     Cie. -- Main-d'oeuvre. -- Logements. -- Les forces de la nature.
     -- Le maestranza. -- Encore la Samo-cueca. -- La poésie et la
     musique. -- Caldera. -- Le désert d'Atacama. -- Le chemin de fer
     de Copiapò. -- Le borax. -- Chañaral.


Un petit bateau me porte au navire de guerre _Le Blanco_, corvette de
2,500 tonnes, portant six gros canons Armstrong. Les officiers chiliens
me le font visiter avec bienveillance, et de là je passe à la _Serena_.

Ce navire de la _Pacific steam Company_ déplace 1,900 tonnes et a une
machine de 250 chevaux effectifs. Les cabines sont sur le pont où il y a
plus d'air; mais, au dessous on vient d'installer 200 boeufs, des
moutons, des poules; c'est l'arche de Noé, par trop parfumée sans doute.
Je suis heureux de rencontrer des voyageurs de l'_Aconcagua_, qui vont
au Callao, et j'ai pour compagnons de navigation le bon Don Mariano
Casanova, gouverneur ecclésiastique de Valparaiso, et deux de ses amis:
M. Jean Walker Martinez, qui s'en va à Antofagasta, pour inspecter
certaines mines dont il dirige la Société; et son cousin, M. C. Walker
Martinez, avocat, ancien député et ex-ministre du Chili auprès de la
République bolivienne. C'est lui qui a négocié et signé avec la Bolivie
le traité dont la violation vient de faire naître la terrible guerre qui
dure encore entre le Chili d'une part, et le Pérou et la Bolivie de
l'autre.

La nuit, le roulis fut très fort; les 200 taureaux, au-dessous des
cabines, ne pouvant tenir debout, roulaient et glissaient tantôt sur
leurs jambes de devant, tantôt sur leurs jambes de derrière, et
faisaient un bruit peu commode. Les agneaux et les brebis bêlaient, et
parfois on sentait le besoin de se cramponner à la couchette pour ne pas
être renversé. Un bébé, dans la cabine voisine, ajoutait ses pleurs aux
gémissements de la maman. C'est toujours la même scène durant les
premières quarante-huit heures de l'embarquement; ensuite les estomacs
s'habituent, et tout le monde retrouve la gaieté. Le lendemain, à la
pointe du jour, je demande mon bain, mais on ne donne ici que des bains
froids. Le soleil levant nous laisse voir dans la brume une côte
dénudée, puis il se voile toute la journée dans les brouillards. Vers
une heure nous passons entre des rochers, et peu après on jette la
sonde. Ce n'est pas superflu: à quelques pas de nous, on voit dans la
baie la carcasse en fer d'un steamer échoué il y a quelque temps. Enfin,
à deux heures, le canon annonce que nous sommes arrivés à Coquimbo, et
on jette l'ancre à 200 mètres de terre. Le capitaine nous dit qu'on ne
repartira qu'à sept heures du soir; nous avons donc le temps de
débarquer.

La baie de Coquimbo, fort gracieuse, est occupée en ce moment par de
nombreux navires qui viennent y chercher le minerai de cuivre. J'y vois
aussi une frégate espagnole, portant le nom de _Navas de Tolosa_. Elle
vient ici pour saluer les drapeaux du Chili à l'occasion de l'hommage
rendu par celui-ci aux soldats espagnols tombés dans la dernière guerre
entre les deux pays, et faciliter ainsi la signature d'un traité de
paix.

À droite, on voit fumer les hautes cheminées des fonderies de cuivre de
Guayacano, qui travaillent avec le charbon de pierre porté des mines de
Lebu, entre Lota et Valdivia; à gauche, nous apercevons la fumée des
fonderies Lambert, qui a gagné dans ses mines plus de 50 millions de
francs et qui a construit un chemin de fer entre ses fonderies et le
port de Coquimbo.

M. Casanova et ses deux amis m'invitent à descendre à terre dans le même
bateau, et à les suivre. Nous parcourons quelques rues fort propres, et
arrivons à un estaminet célèbre pour la préparation de la _casuela_,
sorte de soupe chilienne, dans laquelle on découpe de la viande et une
poule. La maîtresse vient au-devant de nous, et nous montre la table
mise. Avertie par dépêche, elle avait tout préparé. Elle est grande,
forte, active, et cause politique comme un ministre. Elle s'est
vaillamment battue à la guerre, me dit M. Martinez, qui lui remet
plusieurs prospectus à distribuer. On parle de celui-ci et de celui-là,
et je suis tout étonné de me trouver à un dîner politique, dans lequel
l'agent principal semble être la matrone. Parmi les bonnes choses qu'on
me sert, je remarque plusieurs sortes de fruits spéciaux au pays: la
_popaja_, la _lucuma_, de la grosseur d'une pomme, écorce verte,
intérieur jaune, moelleux et goût de marron. Elle a pour noyau une
châtaigne qu'on dit vénéneuse, la _palta_, qui a la forme d'une poire
verte: on la coupe en deux, l'intérieur est à demi-creux. On saupoudre
de sel et on mange la chair avec une cuiller à café; elle a le goût de
l'olive mûre prise à l'olivier. Après le dîner on monte en voiture et,
_fouette cocher!_ car le temps nous presse. Nous voulons en effet
visiter Serena, capitale de la province, ville de 20,000 habitants. Elle
est située à une lieue et demie au bout du cap qui forme la baie. Les
chevaux suivent la plage sur le sable mouillé; il me semble refaire le
trajet de Caïffa à Saint-Jean d'Acre. Un autre cocher, parti après nous,
nous devance; mais le nôtre, piqué d'orgueil, fouette et dépasse à son
tour le rival. Cela dure si bien, que nous courons risque de prendre un
bain dans les vagues. Enfin, nous arrivons sains et saufs à la
magnifique Alameda de la Serena.

La voiture nous conduit chez l'intendant, M. Domingo de Toro, qui
commande la Province. Il a fait la campagne du Pérou comme colonel, et
nous accueille avec bonté. Il nous fait passer à la salle à manger,
toujours servie chez les grands, et après quelques libations, il me
montre une belle collection des minerais que fournit la contrée; il me
donne une grande pierre de cuivre du poids de plusieurs kilogrammes.
Ayant sa femme malade, il exprime son regret de ne pouvoir
m'accompagner, et me signale comme établissements dignes d'être visités,
le séminaire, le collège et l'hôpital. Nous passons devant les bâtiments
des deux premiers de ces établissements, et rendons visite à Monseigneur
l'évêque de la Serena, le seul survivant des quatre évêques du Chili. Il
nous fait bon accueil, mais il est complètement sourd, et il faut
recourir à l'ardoise pour lui parler. Pour répondre, il relève la voix
d'une manière pénible. Il aurait voulu aller consulter quelques
spécialistes en Europe, mais le gouvernement l'en a empêché, en lui
imposant des conditions humiliantes. Il nous remet le décret qu'il vient
de publier pour exécrer les cimetières laïcisés de son diocèse. On ne
pourra plus y faire aucune cérémonie religieuse.

Nous prenons congé de Monseigneur, et en traversant la place, nous
voyons défiler le bataillon de la garde nationale, musique en tête.
C'est dimanche, les magasins sont fermés; le matin, on va à la messe,
mais l'après-midi les vêpres sont remplacées par l'exercice militaire.
Il n'y a pas de conscription au Chili; les enrôlements sont volontaires.
Lorsque le besoin presse, ils se font un peu comme en Angleterre. Les
enrôleurs reçoivent tant par homme, et emploient une partie de leur gain
à enivrer les candidats pour leur faire signer l'engagement. Ceux-ci,
après avoir cuvé leur vin, sont tout étonnés de se réveiller à la
caserne; mais, s'il n'y a pas de conscription, par contre, tout homme
valide doit porter les armes, et fait partie de la garde nationale.

À l'hôpital, les Soeurs de Charité soignent une centaine de malades et
donnent l'instruction à 40 élèves internes qui paient 50 fr. par mois. À
six heures, nous sommes à la gare, et montons dans un wagon américain; à
six heures trois quarts nous rentrons au port de Coquimbo, et à sept
heures à bord. Quelques passagers, pour tuer le temps, avaient abusé du
Champagne, et ils abusent de la parole. Un peu de sommeil les guérira.

La nuit a été plus calme; le matin, à sept heures et demie, le canon
annonce que nous arrivons à Huasco, et le navire y jette l'ancre. On
fait grande profusion du canon: son bruit se fait sentir à chaque port;
or, nous touchons à treize dans le trajet de Valparaiso au Callao, et
mettons ainsi dix jours à parcourir un espace de 1,500 milles, qu'on
franchirait aisément en quatre ou cinq jours, si l'on suivait
directement. La côte est toujours aride, mais l'embouchure de la rivière
le Huasco laisse voir un tapis de verdure entouré de forêts
d'eucalyptus. Cet arbre, importé d'Australie, est devenu ici à la mode.
On l'a planté et on le plante partout; son bois sert, dans ces contrées
minières, à étayer les galeries. Le Huasco est utilisé pour
l'irrigation, et la vallée nourrit de nombreux troupeaux. On y récolte
aussi un raisin à gros grains et à peau tendre qu'on fait sécher et
qu'on vend dans des petites boîtes sous le nom de _pasas_; une vingtaine
de filles sont venues à bord et nous poursuivent aux cris de _pasas
caballero_!

Le port de Huasco a été construit le deuxième après la conquête. Il n'a
pas progressé, on n'y voit que quelques petites maisons de bois ou de
boue. La plupart des toitures, ici comme sur le reste de la côte, vers
le nord, sont en terre. L'eau les fond difficilement, parce qu'on les
enduit d'une couche de mortier, composé de sable et de chaux de
coquillages. À côté du village, on voit quatre cheminées qui indiquent
la présence d'une usine, fonderie de cuivre, abandonnée depuis
longtemps. Le minerai, qu'on extrait de l'autre côté de la montagne,
arrive par une autre vallée plus facilement au port de Pegna-Blanca. Ces
mines, qu'on me dit appartenir à M. Dickenson Benett Montt, donnent
25,000 quintaux de cuivre net par an.

À dix heures, le navire a déchargé la farine et la bière destinées à
Huasco, et nous suivons notre route.

À deux heures, le canon nous annonce un nouvel arrêt; nous sommes à
Carrizal-Bajo, et nous n'en repartirons qu'à la nuit.

Nous pouvons donc aller visiter les fonderies de cuivre dont nous voyons
fumer les hautes cheminées; une d'elles, en effet, a 134 pieds de haut.
M. Aniceto Yzaga est parmi les passagers: il se rend à son établissement
des mines de _Chañarcitos_, à six lieues de la côte; il connaît donc à
merveille choses et gens de ces lieux, et s'offre à être mon cicérone.
MM. Casanova et Martinez veulent bien être de la partie, et nous montons
dans une petite barque. Ce n'est pas sans peine, car les vagues sont
hautes, et comme à Jaffa, il faut saisir le moment propice. Nous
arrivons à un môle prolongé sur poutrelles en bois; un insecte, qui
aime à vivre dans la mer, les a littéralement rongées à fleur d'eau, et
on a dû les doubler de fer. À terre, M. Yzaga nous présente aux
directeurs de la fonderie Gibbs and C{y}, qui travaillent le minerai de
cuivre, amené des mines de Cerro-Blanco, à quelques lieues d'ici. Ces
messieurs nous font visiter l'usine. Il n'y a que deux fours, mais ils
sont hermétiquement fermés, et la même chaleur qui fond le minerai, par
une habile combinaison, sert aussi à calciner le minerai plus fin,
opération nécessaire avant la fonte. Puis, par divers conduits
souterrains, le calorique va opérer la concentration de l'eau de mer
pour la transformer en eau douce. L'eau manque en effet ici: il ne pleut
presque jamais sur cette partie de la côte, et l'eau qu'on amène par le
chemin de fer se vend quatre sous l'aroba. Les deux fours fondent
ensemble 40 tonnes de minerai par jour. Le minerai plus gros est calciné
à part dans des compartiments spéciaux, où il brûle par lui-même durant
28 à 30 jours. Il contient, en effet, 45% de souffre, de l'antimoine et
10 marcs d'argent par _cajones_ de 64 quintaux métriques. Ce minerai,
après la calcination et la fonte, perd le souffre, et donne un minerai
nouveau appelé _mates_, et dans le pays _eges de cobre_, et contient 50%
de cuivre, de l'argent et de l'antimoine. Il est ainsi transporté en
Angleterre, où l'usine Charles Lambert, à Swansea, fait les dernières
opérations pour séparer les trois métaux. Le charbon est pris en
Angleterre, et mélangé avec partie de charbon de Lota. On paie ici ce
dernier 10 pesos la tonne, le charbon anglais 33 schellings. Cent
ouvriers sont employés' à l'usine; ils reçoivent de 3 à 4 fr. par jour;
leur logement, comme presque tous ceux du peuple, au Chili, se compose
d'une seule pièce pour toute la famille. C'est trop peu pour l'hygiène
et la moralité. Les directeurs se proposent de l'améliorer. La
charbonnière m'a paru fort ingénieuse pour éviter la main-d'oeuvre. Les
grues prennent le charbon au navire et le jettent dans un vaste
compartiment de bois dont le pavé est à plan incliné, et surélevé de
terre d'environ deux mètres. Au centre un chemin de fer conduit les
wagonnets sous la charbonnière, et on n'a qu'à ouvrir des trappes pour
qu'ils se remplissent seuls: exactement le même système que celui des
elevators de Chicago pour le maniement des blés. Ainsi, la seule force
de gravité fait le travail de centaines de bras; il est bon de mettre à
profit les forces de la nature. Il restera toujours bien du travail pour
les bras; le difficile est de ménager les transitions.

Les directeurs me munissent de beaux spécimens de métal, nous
réchauffent avec le Xérès et nous rafraîchissent avec de la bière; puis
nous visitons le village, qui compte 1,200 habitants. Il a été plus
peuplé autrefois, lorsque les mines donnaient plus de produits et plus
de travail. Les mines sont et seront toujours une loterie. Les maisons
sont en bois; on peut ainsi les démolir et les transporter lorsqu'une
plus grande production de nouvelles mines appelle la population
ailleurs.

M. Yzaga nous conduit à la Maestranza (ateliers du chemin de fer); les
tours, les rabots, les laminoirs travaillent le fer comme s'il était de
bois. À côté, un vaste magasin contient tous les approvisionnements
nécessaires aux machines; et, un peu plus loin, on voit une usine pour
fondre le plomb argentifère. À la plage, nous recueillons diverses
herbes marines qu'ici on mange comme au Japon, et nous retournons à bord
pour le dîner.

Le soir, M. Robertson, agent de la Compagnie minière, tient la guitare
et joue à merveille, en accompagnant de sa voix la plus belle
_samo-cueca_ du pays. Le capitaine donne l'exemple, et immédiatement on
organise cette danse moresque que j'ai déjà décrite en parlant de mon
séjour en Araucanie. Les assistants battent des mains en cadence pour
aider à l'animation de la musique; et les gens du pays sont étonnés de
voir et d'entendre des _gringos_ exécuter si bien leur musique et leur
danse. M. Robertson nous chante aussi avec bonne expression plusieurs
des chansons locales. Ce sont des amourettes, des chants de départ, des
demandes en mariage; toutes gracieuses et morales. Je regrette de
n'avoir pu retenir plusieurs strophes qui m'ont parues remarquables de
poésie et de sentiment. Dans une, le jeune homme, avec beaucoup de
compliments, s'adresse à une jeune fille, et lui demande sa main.
Celle-ci le toise et lui dit: Votre tenue n'est pas complète, vos gains
insuffisants. C'est en vain que vous pensez à vous marier: il vous faut
avant acquérir plus d'ordre et plus d'amour pour le travail. Vous
perdrez donc votre peine en vous adressant à mon père, il sait que le
mari doit être un modèle d'application et de vertu. Dans une autre,
l'amant part pour la guerre, et les adieux à sa belle sont pleins de
nobles aspirations. Voici à peu près le refrain: «La patrie m'appelle,
je ne puis être sourd. Ton souvenir me suit, je ne peux vivre sans toi,
je reviendrai, je reviendrai plein d'amour et d'honneur, je serai
toujours digne de toi.»

Chez tous les peuples, la poésie et la musique ont toujours été un grand
moyen pour exprimer les sentiments de l'âme. Un peuple qui sait encore
les retracer d'une manière si digne prouve qu'il a en lui des éléments
sérieux de solidité. Par contre, les peuples qui abaissent la poésie et
la musique pour en faire des instruments de vains plaisirs ou de
corruption sont sur la voie de la décadence. À neuf heures, M. Robertson
nous quitte, et le navire se met en marche.

14 août.--À sept heures du matin, nous jetons l'ancre dans le port de
Caldera. Plusieurs navires viennent y chercher le minerai de Capiapò et
des environs, car nous sommes ici dans un des principaux districts
miniers du Chili. À terre, nous ne voyons que du sable, et, par-ci
par-là, quelques petits buissons. C'est le Sahara ou un des déserts de
l'Égypte: c'est ici, en effet, que commence proprement le désert
d'Atacama. L'eau féconderait ce sable, mais on peut dire qu'il ne pleut
jamais dans ces contrées, et on distille l'eau de la mer pour le service
des habitants de la côte. Toutefois, si la nature n'a pas donné la
beauté à ces sites, elle leur a prodigué la richesse dans ses minerais
d'or, d'argent, de cuivre, de charbon, de borax, de salpêtre et de
guano. Comme une bonne mère, la nature ne donne jamais tout à tous, et
partage ses dons; le paon a reçu la plus belle toilette et la plus laide
voix; le rossignol, le moins bien vêtu des oiseaux, donne les sons les
plus harmonieux.

La petite ville de Caldera compte environ 2,000 habitants. Elle est un
peu en décadence en ce moment, parce que la plupart des mines ont des
filons moins riches et donnent peu de dividendes. La place est identique
à celle des autres villes chiliennes, les rues sont larges, les maisons
en bois, l'église gracieuse. J'y vois une statue de la madone du Carme,
au pied de laquelle s'élève un trophée de drapeaux, armes et tambours;
c'est la patronne des armées du pays. Les Chiliens aiment à lui
rapporter leurs succès et leurs victoires. Vers la plage s'élève la
_Maestranza_, nom qu'on donne ici aux ateliers de réparation et
construction de machines, et du matériel de chemins de fer. Ils sont
plus importants que les ateliers de Carrizal-Bajo, que nous avons vus
hier. Ce chemin de fer a été le premier construit dans le Chili, et date
de 1852. La plupart des actionnaires sont en Angleterre, quelques-uns à
Capiapò. Depuis son installation jusqu'à ce jour, il a transporté plus
de 2,000,000 de quintaux métriques de charbon, plus de 2,000,000 1/2 de
minerai, et autant d'autres marchandises diverses, ce qui, avec le
matériel du chemin de fer et autres, forme un total de presque un
milliard de quintaux métriques. Il a en outre transporté 650,000
passagers. Son coût a été de 1,600,000 piastres; les frais
d'exploitation se sont élevés, durant les trente ans, à 7,400,000
piastres, mais le produit a été de 18,300,000 piastres, laissant ainsi
un bénéfice net d'environ 11,000,000 de piastres; soit environ
50,000,000 de francs. Ce chemin de fer conduit en deux heures à Capiapò;
et un peu plus haut, à Païpote, il se divise en deux branches: l'une va
à Puquios, et reçoit le borax qui vient par charrettes des dépôts de
Quebrada, au pied des Andes. Il porte aussi le minerai d'or de
Cachiyuyo, de cuivre de Puquios et ciel Chulo, de charbon de Sierra de
la Ternera, et le minerai d'argent des mines de Garin. L'autre branche
va à Pabellon, prenant les minerais de cuivre de Ojancas et de Lirios,
et le minerai d'argent de Pampa-larga, de Cabeza de Vaca et del
Romanero. À Potrero Seco, il se divise encore en deux branches; l'une va
à San-Antonio et reçoit des minerais d'argent des mines de Lomas Bayas,
de los Bardos, et del Sacramento; l'autre va à Godoy, et dessert les
mines d'argent de Chañacillo de Pajonales et de plomb de Baudurrias. Son
étendue est d'environ 250 kilomètres, et partant de la mer à Caldera, il
atteint à Puquios l'altitude de 1,400 mètres.

M. Walker nous conduit chez son frère, qui dirige ici la seule usine de
borax existant au Chili. Cette matière s'emploie pour la fabrication du
verre et de la porcelaine. On vient de trouver le moyen de s'en servir
pour la conservation des viandes, et on l'utilise encore pour la fonte
des minerais précieux, d'or et d'argent. Ce minerai est très rare; on
ne l'obtient qu'en Toscane, en condensant les vapeurs d'acide borique,
et dans la mer de Marmara, où l'on trouve le tinkal ou borax de soude.
Les gisements qui fournissent le borax à l'usine Walker sont à plus de
200 kilomètres, à Quebrada, au pied des Andes, et ont une épaisseur qui
varie de six pouces à un mètre. Les pierres blanches et légères, portées
à l'usine, sont broyées sous la meule et placées dans de grandes cuves,
par quantité de 30 à 40 quintaux métriques par cuve; là le borax bout 2
à 3 heures dans un mélange d'eau mère et d'acide sulfurique, puis on
laisse reposer une heure pour que les parties impures se déposent au
fond. Le borax s'en va alors par des canaux dans 12 grands réservoirs,
où il se cristallise, et on le retire pour le sécher au soleil. On le
met alors en caisses et on l'expédie à Liverpool, où il se paie de 60 à
65 livres sterling la tonne, selon qu'il contient plus ou moins de 83%
d'acide borique. Chaque réservoir donne une moyenne de 2 tonnes. L'usine
produit 1,000 tonnes par an. L'acide sulfurique, qu'on emploie jusqu'à
concurrence de 1,000 kilogrammes par jour, est aussi produit: dans
l'établissement. Dans de grands réservoirs de plomb, on introduit le gaz
sulfureux produit dans des fours par la crémation de minerais de cuivre
et de fer sulfureux. On mélange avec l'acide nitrique, produit du
nitrate de soude, et ces deux gaz, mélangés à la vapeur d'eau, donnent
le gaz sulfurique.

M. Walker nous présente à sa jeune femme, qui arrive entourée de ses
nombreux enfants, puis nous fait remarquer dans la cour de son
habitation de nombreuses plantes d'agrément, véritable luxe dans ce pays
de sable. Dans une seconde cour nous voyons une vigogne, espèce de
huanaco, mais plus petit. Elle est apprivoisée et se laisse volontiers
caresser. Je remarque deux magnifiques mules. Celle-ci, me dit M.
Walker, m'a porté plusieurs fois en 20 jours au-delà du désert, et est
restée jusqu'à trois jours sans boire. Or, je pèse 104 kilogrammes. À
toute exposition, cette bête mériterait certainement un premier prix.
Après la visite de l'établissement, nous aurions voulu visiter à côté
une fonderie de plomb argentifère, mais le temps presse. Mme Walker nous
invite à prendre place à sa table: elle nous sert gracieusement un
copieux déjeuner, puis nous montons sur un wagon primitif qui nous
conduit à la plage, et nous revenons à notre bateau. Le soir, à cinq
heures et demie, le canon nous dit encore que nous touchons à un autre
port. C'est celui de Chañaral, en tout semblable aux précédents.
Quelques maisons de bois sur des rochers nus et quelques cheminées
fumantes indiquent la présence de fonderies. Le navire charge et
décharge et repart à huit heures du soir.



CHAPITRE XIX

     Le 15 août à Tantal. -- L'Église et le Pasteur. -- La
     Marseillaise au désert. -- Encore l'_Aconuagua_. -- Antofogasta.
     -- Le salpêtre. -- L'iode. -- La Société Beneficiadora de
     metales. -- Le salaire. -- Le guano. -- La laguna d'Acostan. --
     Encore l'incendie de l'église de la Compañia. -- Épisodes
     émouvants. -- Capture de Huescar. -- Les marsouins. -- Iquique.
     -- Les incendies. -- Combat naval. -- L'eau distillée. -- Le
     vicaire ecclésiastique. -- L'école. -- La prison. -- Prix divers.
     -- Pisagua. -- Arica. -- Les effets de la guerre. -- Un
     tremblement de mer. -- La Bolivie. -- Tacna. -- La Pax. -- La
     corvette _Le Camus_. -- Mollendo et le chemin de fer do Pisco. --
     Les îles de Chinca. -- Une lettre de Pascal Duprat à propos de
     Voltaire. -- Réponse du député Don Ambrosio Montt.


Le matin du 15 août, à six heures et demie, notre steamer jette l'ancre
à Tantal. L'aspect est toujours le même: rochers nus percés de quelques
trous de mine, aucune végétation; c'est le vrai désert. Don Mariano
Casanova nous rappelle que l'Assomption est fête de précepte, et nous
invite à le suivre pour la messe. Nous cherchons l'église, et nous
trouvons une pauvre cabane de bois avec un presbytère encore plus
pauvre. Le curé nous reçoit dans sa meilleure chambre. Peu de meubles,
mais plusieurs livres qui indiquent l'homme d'études: _Donoso Cortès_,
_Gaume_, _La cité de Dieu_, etc. L'Église est vraiment une bonne mère. À
peine se forme un groupe de population, qu'elle établit auprès d'elle un
homme pour en avoir soin et lui enseigner la vérité. Elle lui défend
même d'avoir une famille, afin qu'il puisse mieux se consacrer à
l'instruction des enfants, aux soins des infirmes, au bien de toutes les
familles. C'est le véritable pasteur, et s'il sait être encore le bon
pasteur, son troupeau ne manquera pas de bien-être. Pour la commodité de
ses paroissiens, le curé de Tantal célèbre deux messes, une à huit
heures, l'autre à dix heures. Mais le sexe dévot est sans contredit le
plus nombreux. Après la messe nous déjeunons à l'hôtel de la _Bolsa_,
tenu par un Français. Nous passons devant une baraque de planches, et je
lis sur l'affiche: _Teatro, Jueves 16, la Marsellesa._ Théâtre, jeudi
16, la _Marseillaise_. Nous laissons de côté deux distilleries d'eau de
mer, qui alimentent d'eau douce la population, et en retournant au
bateau nous passons devant l'_Aconcagua_, qui est ici en chargement. Ses
officiers, sur le pont, reconnaissent le voyageur du détroit de
Magellan, et nous nous saluons avec bonheur. Ils avaient été si gais et
si bons durant le trajet! Le reste de la journée sera pour la rédaction
et pour le repos.

Jeudi 16 août.--À six heures et demie, le navire stoppe à Antofagasta,
et bientôt nous allons à terre. Don Mariano continue à souffrir du
gosier et décide de s'arrêter ici. MM. Walker Martinez s'y arrêtent
aussi pour se rendre dans l'intérieur inspecter des mines dans
lesquelles ils ont des intérêts; mais avant de nous quitter ils
redoublent d'égards, et veulent me faire connaître les deux
établissements importants d'Antofagasta. Ils me présentent à M. Eugène
de Rurange, Français qui dirige l'exploitation des Barateras de Ascotan,
à 8 lieues vers les Andes, et nous passons à l'établissement de
salpêtre, le plus important du monde en son genre. Il occupe 800
ouvriers à l'usine et autant au lieu d'extraction. Nous sommes ici dans
l'établissement qui a été cause de la guerre entre le Chili et la
Bolivie et son allié le Pérou. M. l'avocat Walker Martinez m'explique
que c'est lui-même qui, en 1875, en sa qualité de ministre du Chili, à
la Pax, a rédigé et signé avec M. Baptista, représentant de la Bolivie,
le traité en vertu duquel le Chili renonçait à ses prétentions sur le
territoire d'Antofagasta en faveur de la Bolivie. En retour, celle-ci
s'engageait à ne jamais frapper d'aucun droit les produits de salpêtre
et autres minéraux exploités sur le territoire contesté. Or, la Bolivie
ayant voulu plus tard imposer un droit de dix sous par quintal à
l'exportation, il s'en est suivi la guerre.

Le minerai appelé salitre par les indigènes, salpêtre par les Français,
et nitrate par les Anglais, est amené par chemin de fer de la Pampa
centrale à 150 kilomètres vers les Andes. La Compagnie anonyme des
salitres i ferro Carril d'Antofagasta, au capital de 5,000,000 de pesos,
possède là une surface de 23 hectares, où le salpêtre se trouve par
couches de 1 à 2 pieds d'épaisseur. À l'usine, les pierres passent dans
une machine à broyer, et sous des cylindres qui la pulvérisent. Cette
poudre est élevée par une courroie à godets à une hauteur de 15 mètres,
d'où elle tombe dans des chaudières. Là, par l'eau chaude et par la
vapeur d'eau, elle se fond, et après 4 à 6 heures de cuisson, elle s'en
va dans 280 réservoirs de fer, où elle se cristallise et est mise à
sécher sur des plates-formes. Le directeur, M. Évariste Soublette, qui
nous guide, nous montre aussi les produits d'iode qu'on obtient à
l'usine. L'iode vient solidifié, en forme d'iodure de cuivre, et on en
fait ici 200 quintaux par mois. Il est vendu à Londres au prix de 4
pence l'once, et sert pour la médecine, pour la photographie et comme
fondant en diverses industries. Le salpêtre produit à l'usine atteint
3,000 quintaux métriques par jour, et on l'exporte aussi à Londres, où
il se paie environ 10 fr. le quintal. Il sert pour engrais, pour la
fonte du fer et de la porcelaine, et pour faire la poudre à canon.
L'usine donne aux actionnaires un dividende de 10 à 15% l'an. M. Juan
Walker m'accompagne à l'usine de la Société anonyme _Beneficiadora de
metales_ au capital de 2,000,000 de pesos, dont il est actionnaire. Le
gérant, M. Telesforo Mandiola, se fait notre cicérone, et nous montre le
minerai d'argent venant d'un peu partout, mais surtout des mines de
Caracoles en Bolivie, à 35 lieues de la côte. Ce minerai est amené sous
des meules en fer perpendiculaires qui le broyent dans l'eau et
l'envoient dans des réservoirs, où il se convertit en pâte terreuse
jaune. Cette pâte, étendue au soleil, sèche, puis est passée sous une
autre machine, qui la réduit en poussière, et dans cet état on la met
dans 24 grands cylindres, par poids de 40 quintaux chaque. On ajoute des
agents chimiques, du sel, du cuivre, du fer, du zinc et de l'eau, et de
4 à 8 quintaux de mercure, suivant le métal. Après une cuisson qui
varie de 4 à 12 heures, la pulpe qui en résulte est amenée avec de l'eau
froide dans des réservoirs cylindriques, où l'argent et le mercure se
séparent des matières terreuses, et le minerai est mis à écouler. Le
mercure tombe à travers un linge, et l'amalgame qui reste contient un
sixième d'argent. On le presse alors dans des moules cylindriques, et on
le place pendant 10 heures dans des fours, où le mercure s'évapore et va
se condenser ailleurs. Le résidu forme un minerai d'argent appelé
_pigna_ dans le pays, et pour dernière opération on le place durant 2 à
3 heures dans un four, où il fond, et on le coule dans des moules, en
lingots de 70 kilogrammes chaque. Il est ainsi expédié en Angleterre, où
on le vend en ce moment 46 pesos[4] le kilogramme. L'usine emploie
environ 200 ouvriers, à raison de 1 1/2, 2 et 3 pesos. La main-d'oeuvre
est plus chère ici, parce que le désert ne donne rien, et il faut tirer
de loin par bateau tout le nécessaire à la vie. Le moteur est de la
force de 100 chevaux, système américain exécuté à Glascow. Toute la
vapeur employée pour les diverses opérations est concentrée par de
nombreux tubes immergés dans un réservoir, et se transforme ainsi en eau
douce pour la boisson et autres usages de la vie. On la vend ici 5 sous
les 30 litres, et il n'y en a pas d'autre, soit pour les habitants, soit
pour les nombreux voiliers qui viennent chercher le minerai. L'usine
rétribue le capital par un dividende de 30%. Le mercure est acheté à
Valparaiso, en Europe ou en Californie, au prix de 46 pesos le flacon de
34 kilogrammes. On en perd environ un quart du poids d'argent produit
dans chaque opération. L'usine, donne de 20 à 30,000 marcs d'argent par
mois (le marc équivaut à 230 grammes).

         [Note 4: Le peso chilien vaut en ce moment 3 fr. 70.]

M. Mandiola, qui est en même temps commandant des deux batteries qui
gardent le port, nous montre les boulets de 300 et de 150 kilos, envoyés
par les canons du _Huascar_, le fameux monitor des Péruviens. Il y
répondait en envoyant par ses 5 canons Armstrong, des boulets de même
calibre.

La ville, semblable à Tantal, compte 5 à 6,000 âmes. Les maisons sont
des cabanes de bois à toiture légère. Il ne pleut jamais ici. Une vaste
église de bois est en construction. Dans la montagne, les soldats ont
écrit en lettres blanches colossales: «Soldados Chillenos 8e bataillon,
marco 1882,» et les marins ont peint en blanc une grande ancre qu'on
voit de la mer.

Nous revenons chez M. de Bourange, qui nous montre un ensemble
d'ossements et oeufs d'oiseaux, obtenus par lui en tamisant du guano
pris au dépôt de Solar del Carmen, à 26 lieues au nord-est
d'Antofagasta. Là, sous une couche de 21 pieds de roches, on trouve une
couche de 3 pieds de guano. Qui a déposé là cette matière, et de quoi
est-elle composée? Les uns disent que ce sont des excréments que les
oiseaux aquatiques ont accumulés avec les siècles. D'autres déclarent
la chose impossible, et ajoutent que c'est là une composition chimique
comme il y en a dans la nature: M. de Bourange me remet un opuscule sur
la laguna de Ascotan, d'où la compagnie qu'il dirige retire le borax.
Cet ancien lac a 15 lieues de long et 7 de large, et on y trouve
plusieurs sources d'eau chaude à 45 degrés. L'épaisseur du borax qui le
recouvre varie de 5 à 85 centimètres. D'après les calculs longuement
étudiés dans la brochure, on relève que le capital, employé sera
rétribué au 100 pour 100, puisque le quintal de borax, qui se vend en
Europe 8 à 9 pesos, reviendra à la compagnie à la moitié de ce prix,
tous frais compris, jusqu'au lieu de vente.

M. de Bourange me présente sa femme, ses belles-soeurs et ses nombreux
enfants, et nous prenons tous place à sa table. Vers le milieu du repas,
je porte la santé du Chili et je pars à la hâte, car le capitaine du
port me fait dire: Ne perdez pas un instant, on n'attend plus que vous.
J'emporte les nombreux spécimens de minerai que m'ont donnés M. Juan
Walker et les divers directeurs des usines visitées, et bientôt je suis
sur la _Serena_. Et maintenant, pendant que le bateau suit sa marche, en
longeant la côte où sont les dépôts de guano, j'aime à relater ici la
conversation que j'ai eue hier au soir avec l'avocat Walker Martinez et
dom Mariano, sur l'incendie de l'église de la Compañia à Santiago. Le
premier était présent, le second a été chargé de faire l'enquête, et a
dû entendre des centaines de témoins oculaires. L'église était
richement, mais imprudemment parée. Un ensemble de lampes à pétrole au
maître-autel ont causé le premier feu, et brûlé l'autel. Alors la foule
s'est précipitée par les 5 grandes portes, 3 sur la façade et 2
latérales, qui étaient non fermées, mais grandes ouvertes. La poussée a
été telle, que les premiers sortants, précipités à terre, ont arrêté les
autres qui se sont amoncelés, formant une muraille humaine de 1 mètre
1/2 de haut. M. Martinez, pour essayer de tirer au-dessus de cette
muraille quelques-unes des femmes qui, l'appelant par son nom, le
suppliaient de les aider, jeta avec quelques autres jeunes gens des
lazos pour qu'elles pussent s'y accrocher, mais les flammes brûlaient
les lazos. Ils coupèrent alors de petits arbres, près de là, et les
tendirent aux malheureuses, mais celles qui purent les saisir ne purent
quand même se sauver, parce que leurs compagnes, dans l'espoir de les
suivre, s'accrochaient à elles.

Par contre, tous ceux qui, dans le commencement, se dirigeaient vers la
porte de la sacristie, sortirent sans peine, parce que de ce côté, à
cause du feu au maître-autel, la foule ne se pressait pas.

L'édifice fut consumé en très peu de temps, le plafond était en bois
peint, ainsi que la vaste coupole, et il s'était formé par elle un grand
courant d'air comme par une cheminée. Les deux tours servant de clochers
ne tardèrent pas, elles aussi, à s'écrouler. Dom Mariano ajoute que,
d'après l'enquête, le nombre des morts s'est élevé à 1,870, la plupart
femmes, et appartenant à la haute société; il n'y eut presque pas de
famille à Santiago qui ne fut en deuil. Tous affirment que les récits
répandus, dans lesquels on parle de portes fermées, sont complètement
faux.

Vers le soir, nous passons près la pointe d'Angamos Mejillones, où fut
pris le _Huascar_ par deux frégates chiliennes, après la mort de son
commandant. Près de là sont de nombreux dépôts de guano, et le
gouvernement chilien vient d'en vendre un million de tonnes à une maison
française.

Une multitude de marsouins suit le navire en faisant d'énormes sauts
hors de l'eau; c'est leur _samo-cueca_. Après le dîner, on danse encore
bien avant dans la soirée.

17 Août.--À huit heures, nous stoppons à Iquique, chef-lieu de la
province de Tarapacà. Elle appartenait au Pérou, mais le Chili la
détient et ne la lâchera pas. Iquique est maintenant le second port
après Valparaiso, et sert d'entrepôt au salpêtre qui vient de
l'intérieur. Le gouvernement chilien a relevé les droits à
l'exportation; on paie maintenant 1 peso 60 centavos par quintal de
salpêtre exporté (de 7 à 8 fr.), ce qui donne au trésor un revenu de 8 à
10,000,000 de pesos par an. La ville d'Iquique contient 14,000
habitants, avec intendant et Cour d'appel. Une trentaine de navires sont
dans le port pour charger le salpêtre: on m'en montre un en fer qui a
brûlé dernièrement. La moitié de la ville est en reconstruction. Le
mois dernier, elle a brûlé pour la troisième fois en deux ans, et les
compagnies n'assurent maintenant contre l'incendie que moyennant une
prime de 5%. Toutes les maisons sont en bois, et couvertes en forme de
terrasse, car il ne pleut jamais. Dans la reconstruction on laisse des
rues larges de 20 mètres, pour diminuer la propagation du feu.

Avec le ciment importé, le sable et les petites pierres qui forment ce
désert, il serait facile de bâtir des maisons incombustibles.

C'est à Iquique qu'eut lieu le fameux combat entre le _Huascar_ et
l'_Indipendencia_ d'une part, et l'_Esmeralda_ et la _Covadanga_ d'autre
part: deux petits navires chiliens contre deux plus grands péruviens. Le
commandant de l'_Esmeralda_ préféra couler plutôt que de se rendre. Sur
la place, un monument en bois porte au centre le buste de ce héros
chilien avec cette inscription:

  ARTURO PRATT
  EL PUEPLO DE IQUIQUE
  A LOS HEROES DEL 21 DE MAYO DE 1879.

  _Arturo Pratt
  Le peuple de Iquique
  Aux héros du 21 mai 1879._

Sur le piédestal, on lit une soixantaine de noms des personnes qui ont
péri avec lui. En ville, je vois trois banques, des magasins bien
garnis, et entre autres, un magasin chinois, tenu par deux _cinos_ vêtus
à l'européenne et vendant les thés, vases, laques, broderies et autres
marchandises de leur pays. Le marché est bien garni de toutes sortes de
fruits et légumes venant du nord et du sud, car il ne pousse pas un seul
brin d'herbe ici, et on n'a d'autre eau que l'eau de mer distillée. Un
chemin de fer conduit dans l'intérieur, aux nombreuses salpêtrières, et
les ateliers de réparation et construction de machines sont assez
complets.

Dom Mariano Casanova m'avait recommandé de saluer en son nom le vicaire
ecclésiastique, M. Camilo Ortuzar; il m'accueille avec bonté, et nous
montons en voiture pour aller voir l'école récemment construite. C'est
la première que je vois en ce genre. Au centre, une vaste salle ou
rotonde surmontée d'une coupole sert à réunir les 300 élèves pour
l'instruction religieuse. Vers le sud se détachent en rayons 4 grandes
salles, formant 4 classes entièrement ouvertes sur la rotonde, en sorte
que l'oeil embrasse tous les élèves à la fois. Vers le nord, rayonnent 4
autres corps de bâtiment, qui sont les maisons des professeurs et de
leur famille. Autour de la rotonde, à l'étage supérieur, on réunit un
musée d'histoire naturelle. Les espaces entre les bâtiments forment des
cours couvertes en roseaux pour tamiser les rayons du soleil. Les élèves
arrivent à huit heures du matin et vont déjeuner à onze heures. Ils
retournent à midi et sortent à quatre heures. Ainsi six heures de
travail par jour, car à chaque heure, le travail est interrompu par dix
minutes de récréation dans les cours. Système excellent, car l'attention
de l'enfant ne peut se soutenir longtemps, et lorsque son esprit est
fatigué, il ne peut s'appliquer. Une cour est réservée aux bains
alimentés par l'eau de mer, et les élèves, en été, en usent tous les
jours.

Nous passons à un autre établissement, lui aussi tout neuf. C'est la
prison de la province, renfermant en ce moment 82 prisonniers. La
construction est en tôle de fer galvanisé à double paroi. L'espace entre
les parois est rempli de coquillages dont le pays abonde, en sorte que,
si les prisonniers venaient à enlever une plaque de fer, le bruit que
feraient les coquillages en tombant avertirait les surveillants.

Le plan de la construction est semblable à celui de l'école. Un octogone
au centre, d'où rayonnent 4 salles et 4 cours fermées avec portes
grillées; ainsi un seul surveillant au centre a tout son monde sous les
yeux. Un compartiment est réservé aux femmes, un a des cellules pour les
malfaiteurs plus dangereux, ou pour ceux que le juge d'instruction veut
mettre au secret: les simples prévenus, les condamnés à une courte
détention ont aussi leur compartiment. Les condamnés exercent divers
métiers, et ont tous deux heures d'école par jour. Le temps de leur
prison n'est donc pas perdu, et plusieurs pourront en sortir meilleurs.
Le dimanche, un autel est élevé à l'octogone, et tous les prisonniers
entendent la messe. Les sentinelles sur le mur de clôture surveillent le
toit et correspondent entre elles par un appareil électrique.

Dans la ville, je marchande plusieurs objets, mais tout est très cher.
Les moindres photographies coûtent de 5 à 10 fr.; d'une petite corne de
boeuf qui sert de verre aux Indiens, on me demande 6 fr., et dans une
boutique d'_organelli_ tenue par un Italien, on demande 1,000 fr. pour
un méchant petit orgue qui a déjà servi. M. le vicaire ajoute que les
loyers sont aussi fort chers, et que pour une maisonnette de 7 pièces,
il paie 120 pesos par mois. Les ouvriers gagnent de 10 à 25 fr. par
jour; ceux qui chargent les navires gagnent de 40 à 50 fr., mais tout le
gain s'en va en boisson. Je lui demande combien le gouvernement paie le
clergé: lui, vicaire ecclésiastique, reçoit 3,000 pesos (15,000 fr.
l'an), le curé, 2,000 pesos, et le sous-curé, 1,500 pesos.

M. Ortuzar a voyagé en Europe, aux États-Unis et en Palestine; sa mère
et 4 de ses frères vivent à Paris. Je l'engage à reconstruire en pierres
artificielles et non en bois son église incendiée. Je le quitte à
l'embarcadère et retourne au bateau. Le soir nous stoppons à Pisagua. Ce
port ressemble à tous ceux que nous avons vus jusqu'ici sur la côte du
désert. Il est célèbre par le combat qui a eu lieu en ces derniers temps
entre Chiliens et Péruviens. Un monument, au sommet de la ville, est
consacré à la mémoire des nombreux braves tombés dans la bataille. Il
n'y a point ici de machines à distiller l'eau; un entrepreneur la porte
d'Arica dans un petit steamer, et il est devenu très riche en vendant de
l'eau. Il en est souvent ainsi pour les monopoles.

18 août.--Le navire reprend sa route à dix heures du soir, et ce matin à
huit heures nous stoppons à Arica. C'est ici la porte de la Bolivie: les
mules en six jours de marche arrivent à la Pax. On aperçoit au loin les
pics blancs de neige, et le soleil, que nous voyons à peine pour la
deuxième fois depuis notre départ de Valparaiso, les rend brillants à
nos yeux.

Depuis Caldera nous n'avions pas vu un brin d'herbe; ici une rigole
d'eau qui descend des Andes laisse voir un peu de verdure et quelques
légumes. On me dit même qu'au loin la Vallée contient de magnifiques
orangers. Le _Puno_, navire de la même compagnie, vient d'arriver; à son
bord, je trouve, parmi les officiers, un bon jeune homme que j'avais eu
pour compagnon de voyage dans l'_Aconcagua_. On vient d'amputer le bras
d'un pauvre marin tombé dans la calle, et on nous le passe pour que nous
le déposions à Callao. Ce n'est que par un miracle d'équilibre que ces
pauvres marins qui guident la chaîne au chargement et déchargement, ne
tombent pas dans la mer ou dans la calle. Si on imposait la compagnie de
100,000 fr. pour chaque homme tombé, ce serait justice, mais alors elle
prendrait les mesures nécessaires pour éviter ces accidents.

Arrivé à terre, je vois la ville brûlée: on relève à peine quelques
maisons, c'est le fruit de la guerre. En juin 1880, il y eut ici rude
bataille et des milliers de morts: on m'assure même que les Péruviens,
ayant fait usage de la dynamite, les Chiliens, en représailles,
fusillèrent les hommes arrachés à leurs maisons. L'église est en fer,
probablement pour mieux résister aux incendies et aux tremblements de
terre. Ils sont célèbres ici. En 1868, à la suite d'un tremblement, la
mer se souleva et transporta au-delà de la ville un steamer américain.
Onze ans plus tard, un autre tremblement a encore soulevé la mer, et le
navire, remis à flot, a été jeté à 500 mètres plus loin: on vient de le
démonter, il y a trois mois, pour en prendre le fer. Je n'ai encore
senti aucun _tremblor_ ici; il paraît qu'ils sont fréquents et peu
commodes. Le capitaine du navire me montre une blessure au nez, qu'il a
reçue dans un tremblor qui le jeta à terre.

Le seul établissement important d'Arica est la douane et ses vastes
entrepôts pour les marchandises qui vont et viennent de Bolivie; mais
ils sont presque vides en ce moment. Pour forcer la Bolivie à faire la
paix, le Chili a bloqué le port de Mollendo et mis des droits presque
prohibitifs, en sorte que la Bolivie trouve plus commode de faire passer
ses produits et tirer ses provisions par la République argentine.

Un chemin de fer conduit en deux heures et demie à Tacna, ville de
15,000 âmes, à 13 lieues d'ici: de là les mules vont à la Pax en six
jours. Le prix de chaque mule d'ici à la Pax est de 30 à 40 pesos, plus
de 100 fr. Il en faut au moins trois: une pour le voyageur, l'autre pour
le conducteur, la troisième pour les bagages, en sorte que ce voyage
revient assez cher, sans parler de la fatigue, car il faut porter ses
provisions de bouche, ses couvertures, et courir le risque d'avoir le
_soroche_, espèce de suffocation qu'on éprouve au point où la route
atteint 5,000 mètres d'altitude. La population ici a déjà entièrement
changé de physionomie: ce ne sont plus les types chiliens, mélange de
Basques et d'Araucans, mais le type péruvien, mélange d'Andalous et
d'Incas. On voit même de nombreuses femmes coiffées d'un panama, avec
longues tresses noires: c'est le vrai type Incas.

À une heure, pendant que je retourne au navire, le _Comus_, corvette
anglaise, jette l'ancre. Je m'y fais conduire. L'échelle n'étant pas
encore descendue, on me tend deux cordes. Peu confiant en mes talents
gymnastiques, j'hésite, puis je grimpe bravement. Les officiers me
reçoivent avec égard et me font visiter le navire. Son blindage d'acier
est de 0m 20; il porte 15 canons, 250 hommes d'équipage, déplace 2,300
tonnes; sa machine a 2,300 chevaux vapeur. À trois heures le navire
reprend sa marche.

D'après l'indicateur, demain nous devrions stopper à Mollendo.

Un chemin de fer conduit de ce port à Aréquipa en un jour; d'Aréquipa,
le même chemin de fer conduit dans les Andes et on arrive, après deux
jours, à Puno, au bord du lac Titicaca. Un petit bateau à vapeur
traverse le lac en un jour, et, sur la rive bolivienne, une diligence
prend les voyageurs et les conduit en deux heures à la Pax.

Aréquipa est encore occupée par Montero, un des nombreux présidents de
la République du Pérou, et l'armée chilienne projette une expédition
pour aller l'en chasser. Il ne fait pas bon s'aventurer par là dans ces
temps de trouble: de nombreux malfaiteurs ajoutent encore leurs
forfaits aux malheurs de la guerre. Au reste, comme je l'ai dit,
Mollendo est bloqué, et le navire ne s'y arrête pas.

Qu'elle est donc longue, cette navigation sur une côte désolée! Depuis
huit jours, nous faisons une vie de grenouille, vivant moitié à terre,
moitié sur l'eau.

19 août.--La Bolivie occupant les montagnes de l'intérieur est encore
peu connue, sa superficie est évaluée à 1,300,000 kilomètres carrés, et
sa population à 2,900,000 habitants, la plupart Indiens. Elle est
gouvernée par un président et deux Chambres électives, mais sujette aux
troubles intérieurs; maladie commune à la plupart des républiques de
l'Amérique du Sud. La langue officielle est l'espagnol, mais deux
idiomes indiens, le _quicha_ et _le guarani_, sont également répandus.
Les mines y sont riches et nombreuses, mais inexploitables, faute de
route. Notre navire continue à suivre la côte montagneuse et aride. À un
certain point, les montagnes deviennent blanches: on les dirait
couvertes de neiges; c'est simplement de la cendre lancée, il y a
quelques années, par un volcan.

20 août.--Route semblable à celle d'hier. Sur une des montagnes, près de
Pisco, nous voyons une immense croix gravée dans la montagne par les
Incas, dit-on. Nous voici aux îles de Chincas, quatre petits rochers qui
ont fourni des millions de tonnes de guano. Combien d'années et de
siècles faudra-t-il aux nombreuses bandes d'oiseaux marins pour les
regarnir de nouveau? Voici Pisco; on voit quelques brins de verdure. La
vue de la ville, avec son clocher, est pittoresque; mais je n'irai pas à
terre: il est tard, et l'on sait qu'il y a la fièvre jaune.

Demain matin, nous serons au Callao. J'ai sous la main un journal de
Santiago, le _Ferro-carril_, du 9 courant. J'y lis une lettre de notre
ministre, Pascal Duprat, à un des chefs du libéralisme chilien, Don
Ambrosio Montt, à propos de certains de ses discours, que celui-ci lui
avait envoyés. Dans sa lettre, M. Duprat fait l'éloge de Voltaire, et
déclare qu'il en manque un à l'Amérique. Montt lui répond, par ces
paroles: «En vérité, que ferait Voltaire dans notre Amérique? Celle du
Nord a son incomparable Washington, et, dans notre Amérique latine, il
est à craindre qu'un génie tel que Voltaire détruirait, comme en Europe,
non seulement d'odieuses superstitions, mais irait jusqu'à affaiblir et
effacer l'idée chrétienne, qui est en même temps le fondement de notre
société et le meilleur auxiliaire de nos institutions républicaines,
sans fonder en retour une philosophie pour nos penseurs, ni une science
pour nos publicistes, ni une religion pour notre peuple.

Je pensais que nos ministres, à l'étranger, étaient chargés de
représenter notre pays et de protéger nos intérêts: il paraît que
quelques-uns réduisent leur devoir à la propagande des mauvaises idées
révolutionnaires; plût à Dieu qu'ils trouvassent partout la réponse de
M. Montt!



CHAPITRE XX

Le Pérou.

     Surface. -- Population. -- Gouvernement. -- Justice. -- Les
     Chinois. -- L'instruction. -- Le guano et le salpêtre. -- La
     guerre avec le Chili. -- Les Incas. -- Leurs croyances. --
     Manco-Ccapec et sa dynastie. -- Les lois et usages. -- Le Callao.
     -- Le port. -- La monnaie. -- Les types.


La République du Pérou, située entre le 1° et le 22° latitude sud et le
70° et le 84° longitude ouest du méridien de Paris, a une surface de
2,700,000 kilomètres carrés, plus de 5 fois la surface de la France. La
population est de 2,700,000 habitants. À l'est, le Pérou confine au
Brésil, avec lequel il est relié par les voies navigables des confluents
de l'Amazone; à l'ouest il est baigné par le Pacifique; au nord il a la
République de l'Équateur et de la Nouvelle-Grenade; au sud la Bolivie, à
laquelle le relie le chemin de fer d'Aréquipa et Puno. Les chemins de
fer actuellement en exploitation s'élèvent à environ 2,500 kilomètres.

Avant la guerre encore pendante avec le Chili, la République du Pérou
était gouvernée par un Président élu pour 4 ans. Le pouvoir législatif
était confié au Congrès, composé de deux Chambres: le Sénat et les
députés. Le pays est divisé en 19 départements, qui nomment chacun 4
sénateurs et 4 suppléants. Les députés sont élus à raison de un pour
30,000 habitants. Les sénateurs doivent avoir 30 ans d'âge et justifier
de 1,000[5] soles de rente, les députés doivent avoir au moins 25 ans et
500 soles de revenu. Le pouvoir judiciaire était confié 1º à une Cour
suprême siégeant à Lima, et dont les membres, proposés par le Congrès,
sont nommés par le Président; 2º à des Cours supérieures siégeant dans
les chefs-lieux des départements, et dont les membres, proposés par le
Président, sont nommés par la Cour suprême; et 3º à des Cours de 1re
instance siégeant dans les chefs-lieux de province, et nommées par la
Cour suprême.

         [Note 5: Le sole argent vaut nominalement 5 fr., mais
         aujourd'hui (1883), pour le change, il n'est coté que 4 fr.
         20. Le sole papier vaut 29 centimes.]

Pour les finances, le budget, en 1878, s'élevait à environ 40,000,000 de
soles pour l'entrée, et à peu près autant pour la sortie; la dette
dépassait un milliard de francs. La religion catholique, apostolique,
romaine, est la dominante. Le pays est divisé en 8 diocèses, dont 4
actuellement vacants.

Le climat est divers, selon les zones. Dans la partie connue sous le nom
de _costa_, qui s'étend des Andes au Pacifique, il ne pleut jamais; mais
un brouillard presque constant mitigé les rayons du soleil. À Lima, le
thermomètre dépasse rarement 29° et descend rarement au-dessous de 16°.
Dans la Sierra, ou montagnes, la température varie selon l'altitude;
elle est toujours très chaude dans les vallées.

L'agriculture commence à faire quelques progrès, surtout pour la canne à
sucre, qui trouve ici un sol privilégié. En effet, la canne produit
2,500 kilogrammes de sucre par hectare de terrain planté, à Cuba, à la
Martinique et aux Antilles en général; 5,000 à la Réunion, 6,000 au
Brésil pour les plantations d'un an, et 7,500 pour les plantations de 15
mois; mais elle donne 8,000 kilogrammes de sucre par hectare planté au
Pérou, ce qui correspond à 80 tonnes de cannes par hectare.
L'exportation du sucre du Pérou dépasse déjà 100,000,000 de kilogrammes
par an. La main-d'oeuvre manquant pour cette culture, on a eu recours
aux Chinois, et de 1850 à 1874 on en a importé 87,952, sur lesquels le
dixième est mort durant la traversée. Les autres ont été vendus au
Callao à peu près comme esclaves, au prix de 300 à 400 soles, avec
prétendu engagement de 8 ans. Ils ont été si maltraités que la plupart
sont morts, et ceux qui l'ont pu, se sont sauvés. Le Céleste-Empire,
informé des faits, avait défendu cette nouvelle traite; mais en 1875 le
gouvernement péruvien envoya en Chine un ambassadeur qui réussit à
conclure un traité pour le voyage libre des Chinois au Pérou, à
condition qu'ils y seraient traités comme les citoyens de toute autre
nation. Cela n'empêche pas que les Chinois sont ici mal vus, et qu'ils
reçoivent souvent des traitements peu chrétiens; alors ils se révoltent
et réussissent parfois à assassiner leurs bourreaux. Par contre, là où
on les traite bien, ils se conduisent généralement en braves gens et
s'attachent aux intérêts de leur maître. On m'a raconté que, pour leur
inspirer de la terreur, dans une ferme, on brûlait leurs cadavres dans
un four. On sait que le Chinois croit qu'en mourant sur la terre
étrangère, il ressuscitera dans son pays; or la chose; lui paraît
impossible si son corps passe par le feu.

Le gouvernement avait aussi fait des efforts pour amener le colon
européen, et sur les bords du Chanchamayo, de l'autre côté des Andes, il
lui donnait en propriété des terrains, jusqu'à concurrence de 15
hectares par personne, les semences et les bêtes de labour. Cette
colonie, souvent détruite par les Indiens qui habitent les forêts
voisines, et souvent reprise, semble maintenant, marcher vers un
meilleur avenir. Le colon européen ne viendra, sérieusement que le jour
où des routes assureront le débouché des produits, et qu'une bonne
administration donnera la paix et la sécurité.

L'instruction est primaire, secondaire ou supérieure; celle-ci est
donnée par l'université; les deux premières sont gratuites et
obligatoires; mais malgré cela, surtout dans les campagnes, la gent
illettrée est de beaucoup la majorité.

Le Pérou compte 50 ports sur le Pacifique: 9 majeurs, 10 mineurs et 31
petits havres. Le plus important est celui du Callao, qui embrasse plus
de 5 hectares et a coûté près de 10,000,000 de soles. La Société
générale, pour le compte de laquelle ce gigantesque travail a été
exécuté, a le droit de l'exploiter durant 60 ans selon des prix
stipulés.

Les principales villes sont Lima, la capitale, qui, avant la guerre,
comptait 180,000 habitants, et le Callao, qui en comptait 30,000. Ces
chiffres sont de beaucoup réduits depuis les hostilités. Les Italiens
sont une quinzaine de mille.

[Illustration: Pérou.--Capeador à cheval dans les jeux de toros.]

La découverte du guano et du salpêtre avait enrichi le Pérou d'une
manière extraordinaire et inattendue, et le pays ne sut résister à la
richesse. Sauf d'honorables exceptions, le clergé était corrompu, la
justice se vendait, le public courait après des jeux malsains, et encore
aujourd'hui on le voit se presser dans le cirque pour les sanglants
combats de taureaux et de coqs, deux spectacles indignes d'un peuple
civilisé. Mais ce n'est pas impunément que les peuples comme les
individus provoquent la justice de Dieu. En 1879, une guerre éclate avec
le Chili. Le Pérou avait avec la Bolivie un traité d'alliance offensive
et défensive; il dut se mettre en campagne. Il avait des hommes, de
l'argent, des armes et des navires; il se croyait le plus fort; mais,
affaibli par ses divisions, il fut battu sur toute la ligne. L'ennemi
occupe aujourd'hui ses meilleures provinces et en perçoit les revenus,
qu'il emploie chez lui en travaux publics. En attendant, la division
règne encore partout; les uns sont pour Montero, vice-président de la
République, qui occupe Aréquipa; les autres pour Caceres, son général;
d'autres suivent Garcia Calderon, président prisonnier au Chili, et
d'autres Iglesias qui voudraient arriver à la paix. Dans cette
situation, le Chili, ne trouvant avec qui traiter, continue à occuper le
pays. D'autres disent qu'il n'est pas étranger à ces divisions, et que,
puisque l'occupation double ses revenus, il est heureux de la continuer;
quelques-uns vont plus loin, et croient que le Chili, voyant s'ouvrir
l'isthme de Panama qui le placera au bout du monde, serait heureux de se
rapprocher du canal en s'annexant le Pérou. Il compte donc fatiguer le
commerce étranger jusqu'à ce que les commerçants eux-mêmes fassent hâter
par les puissances un arrangement quelconque, fut-ce même l'annexion.
Quant aux Chiliens, ils déclarent que c'est pour le bien du pays qu'ils
consentent encore à l'occuper; car, eux partis, il y aurait la Commune;
et que, de bonne foi, ils ne poursuivent que l'annexion de la province
de Tarapacà et éventuellement d'Arica et Tacna.

Quel que soit le gouvernement qui prendra en main ce pays, il aura
beaucoup à faire pour régénérer les moeurs; et le Saint-Siège encore
plus de besogne pour ramener le clergé à son devoir. Il est la lumière
qui éclaire et le sel qui sale; lorsqu'il manque à ses devoirs, le
peuple tombe dans les ténèbres et dans la pourriture.

J'ajouterai maintenant deux mots sur les Incas, qui habitaient le Pérou
avant la conquête espagnole. Dès les temps préhistoriques, les deux
Amériques étaient peuplées par des tribus multiples plus ou moins
civilisées. Au Pérou, ces tribus étaient commandées par des chefs
appelés _Curacas_ ou Caciques, et formaient quatre seigneuries. Les
Collas ou Aimaraes, qui habitaient le haut plateau de Titicaca; les
Huancas, qui occupaient les départements des Aucachs, Junin,
Huancavelica, Ayacucho et Cuzco; et les _Chincas_, qui peuplaient la
côte, étaient la plus civilisée. Ils croyaient à un Dieu, pur esprit,
créateur de l'Univers, qu'ils appelaient _Con_.

Le genre humain s'étant révolté contre lui, Con le dépouilla de tous ses
dons et convertit les hommes en bêtes féroces. Mais Pachacumac, fils de
Con, ayant pris le gouvernement du monde, restaura le genre humain, et
les hommes lui bâtirent un grand temple dont on voit encore les
grandioses ruines près de Lima.

Ils croyaient à l'immortalité de l'âme, à la récompense des bons, à la
punition des méchants et à la résurrection des corps. C'est pourquoi ils
mettaient dans le cercueil les vêtements, la nourriture et la monnaie
qui devaient servir au ressuscité.

Ils reconnaissaient aussi un esprit du mal, appelé _Supay_, combattu par
Pachacumac.

Vers le milieu du XIe siècle, Manco-Ccapec et sa femme Mama-Oello se
dirent fils du soleil, engendrés dans une île du lac Titicaca, et
envoyés pour régénérer la terre. Il est plus probable que Manco-Ccapec,
fils de Curaca de Gacaritambo, plus intelligent que ses contemporains,
aura inventé cette fable pour attirer les populations et accaparer le
pouvoir. Quoi qu'il en soit, plusieurs tribus l'acceptèrent pour chef,
il leur donna des lois relativement sages, et surtout le bon exemple
d'une vie honnête; il réprima les vices au moyen d'un code pénal sévère,
et organisa une armée qui lui soumit une grande étendue du pays. Ses
successeurs, au nombre de 14, continuèrent la conquête et possédèrent le
pays depuis Quito, sous l'équateur, jusqu'à la rivière Maule dans le
Chili. Ils le couvrirent de routes et monuments, et par une habile
organisation qui divisait le peuple en décades, compagnies et
bataillons, ils étaient au courant de tout ce qui se passait et
pouvaient réprimer les abus. L'instruction n'était donnée qu'aux nobles
et aux chevaliers. Ils divisaient l'année en 12 mois. Les hommes
pratiquaient l'extraction des métaux, surtout de l'or, de l'argent et du
cuivre, pendant que les femmes faisaient avec la laine de llamas et de
huanacos les vêtements pour le peuple, et avec la laine de vicogne et
d'alpaca, les vêtements des nobles. La terre était divisée en trois
portions: une pour le Soleil ou le culte, l'autre pour l'Inca, la
troisième pour le peuple; mais lorsque celui-ci croissait en nombre et
n'avait pas assez de terres, on prenait sur les deux premières portions.
Il y avait des terres pour les veuves, pour les orphelins, pour les
infirmes et pour les soldats sous les armes. Toutes ces terres étaient
travaillées par le peuple. Avant tout, on travaillait les terres du
Soleil, ensuite celles des veuves et autres empêchés, puis celles du
roi, et enfin les autres; on ne pouvait ni les acheter ni les vendre.
Elles étaient à la communauté.

Des surintendants, aux époques marquées, sonnaient de grand matin la
trompette pour convoquer les cultivateurs, leur donner les semences et
leur indiquer les champs de travail. La famille, comme la propriété, fut
aussi absorbée par l'État. L'Inca faisait les mariages des nobles, et
les magistrats, en province, ceux du peuple. La cérémonie avait lieu une
fois l'an: les jeunes filles de 18 à 20 ans se plaçaient en ligne, et
vis-à-vis s'alignaient les jeunes gens de 24 à 25 ans. La communauté
construisait la maison des époux; ils devaient la garder toujours et ne
pouvaient sortir de la condition des ancêtres. La puissance du père
était excessive; sa femme était presque son esclave, et ses enfants sa
richesse.

Parmi les lois, on distinguait la loi _municipale_, qui régissait les
villages; la loi de _communauté_, qui marquait les travaux à faire en
commun; la loi de _fraternité_, qui énumérait les conditions
d'assistance dans le travail de la terre et construction des maisons; la
loi _mitachanacuy_, qui réglait le travail commun aux villages,
provinces et individus; la loi en faveur des invalides, qui ordonnait
l'entretien, aux frais de l'État, des aveugles, des boiteux etc.; la loi
de _l'hospitalité_, qui ordonnait de pourvoir aux frais du public, aux
besoins des voyageurs, en les logeant dans les bâtiments appelés
_Corpahuasis_; et finalement la loi _casera_, et la loi économique.

Ils avaient plusieurs maximes pour inculquer la vertu et faire haïr le
vice, telles que celles-ci: Aime.--Évite l'oisiveté.--Tu ne
mentiras.--Tu ne tueras.--Tu ne commettras adultère.--Tu ne frapperas,
etc.

Les lois pénales étaient sévères: l'oisif était flagellé; l'homicide,
l'adultère, le voleur, l'incendiaire étaient punis de mort. Les
questions civiles étaient réglées par l'Incas et par ses magistrats.

[Illustration: Pérou.--Callao.--Le port et le môle.]

La religion avait pour base le culte du soleil, qui avait des armées de
prêtres. On en comptait 4,000 dans la seule ville de Cuzco. Ils étaient
tous parents de l'Inca, et leurs fonctions étaient à vie. Quand on
prenait une nouvelle province, on y bâtissait un temple, et on y
envoyait des prêtres. Ils avaient aussi des prêtresses, choisies parmi
les plus belles jeunes filles nobles. Elles gardaient la virginité, et
comme les vestales, elles conservaient le feu sacré. Elles filaient
aussi la laine et tissaient les vêtements du roi et de sa Cour. Il y
avait, durant l'année, plusieurs fêtes du soleil.--À chaque lune on
sacrifiait 100 llamas de diverses couleurs, selon, le genre
d'holocauste. Au commencement de chacune des 4 saisons, on célébrait une
grande fête, dont celle de ccapac-raymi, au solstice de décembre, était
la plus imposante.

On offrait au soleil, du règne minéral, de petites pierres pointues, de
la terre, du cuivre, de l'argent, des pierres précieuses; du règne
végétal, du maïs diversement préparé, des arômes qu'on brûlait en
holocauste, de la _coca_, dont la fumée était considérée comme très
agréable à la divinité; du règne animal, des llamas et autres animaux,
et, en certaines occasions, une ou plusieurs victimes humaines. Au
couronnement de l'Inca, on immolait toujours, un enfant, pour obtenir la
protection du Ciel sur son gouvernement. On vénérait aussi la lune,
soeur du soleil; et, dans certains temples, on rendait des oracles.

Quand l'enfant poussait les premiers cheveux, quand il arrivait à la
puberté, au mariage, à la mort, on faisait de grandes cérémonies, bals
et orgies. On retrouve encore les monnaies des Incas parfaitement
conservées.

Un gouvernement organisé ainsi en communauté, et comme une seule
famille, tel que le rêvent encore aujourd'hui certains communards, a pu
traverser plusieurs siècles, grâce aux lois morales et paternelles de
son fondateur; mais il ne put résister à une poignée d'étrangers. C'est
en effet, avec 200 ou 300 hommes, que Pizarro conquit le Pérou, et tua
indignement Atahualpa, le dernier des Incas.

Je reviens maintenant à mon journal de voyage.

Le 21 août 1883, à sept heures du matin, le steamer _La Serena_ tire le
canon: nous sommes au Callao. Pendant que le capitaine se dispose à
entrer dans le dock, je vais à terre, et un des employés de la maison
Maron, pour lequel j'avais des lettres, a la bonté de me donner divers
renseignements relatifs aux docks dont j'ai parlé. 25 grues mobiles à
vapeur chargent et déchargent les navires qui accostent au môle. Les
droits sont multiples et considérables; 12 centavos ou sous par tonne de
jauge pour le mouillage, 75 centavos par tonne de marchandise, 2 soles
et demi par tonne de mesure ou un sol et demi par tonne de poids, et
malgré cela la compagnie perd de l'argent tous les jours. Les malheurs
de la guerre éloignent les navires et le commerce.

La ville du Callao ressemble assez à une des villes du sud de l'Espagne:
rues de 10 mètres, maisons à un étage, balcons grillés ou vitrés en
encorbellement.

Le voyageur a encore une fois l'ennui de changer de monnaie. Le peso
chilien est remplacé par le sol péruvien, qui vaut en ce moment 4 fr.
20, mais le sol en papier qui, avant la guerre, équivalait au sol
argent, ne vaut plus à présent qu'environ 0 fr. 30. On donne 15 sols
papier pour 1 sol argent.

Le type péruvien rappelle l'Espagnol du sud, comme le type chilien
rappelle celui du nord, mais on rencontre aussi bien des nègres, des
Chinois, des Cholos ou Indiens, le tout plus ou moins croisé. Les dames
ont parfois un teint absolument blanc, diaphane et incolore. Après
avoir parcouru la ville du Callao, je prends le train, qui, dans une
demi-heure, me conduit à Lima. Le chemin de fer traverse une plaine
arrosée qui serait garnie de villas sans l'insécurité du pays.



CHAPITRE XXI

     Lima. -- L'hôpital français. -- Les monuments. -- Le Panthéon. --
     L'hôpital duo de Mayo. -- L'hacienda l'Infanta. -- La fabrication
     du sucre. -- Les édifices religieux. -- Sainte Rose de Lima. --
     L'Établissement de Bélem, et, les Congrégations françaises. --
     Excursion à Chicla. -- Le chemin de fer transandin. -- Un oncle
     d'Amérique. -- Les Indiens et la magie. -- Le sorroche. -- Retour
     à Lima. -- Payta. -- Navigation vers l'Équateur.


La ville de Lima, avec ses nombreux clochers, ses balcons en
encorbellement, rappelle le sud de l'Espagne. Je ne sais pas pourquoi on
a tout dernièrement défendu ces sortes de balcons. Ils empêchent le
soleil de chauffer directement le mur des appartements, qui demeurent
ainsi plus frais. La capitale du Pérou est en ce moment occupée par les
troupes chiliennes, et offre l'aspect d'une ville morte. La population,
qui était de 180,000 habitants, est en décroissance; le commerce est
paralysé, et beaucoup d'étrangers, ne faisant plus leurs affaires, s'en
vont. Espérons que tout cela cessera à la conclusion de la paix.

Dans mes nombreuses visites, j'arrive chez le président du club français
et de la Chambre de commerce française. M. Jules Fort, avec une extrême
amabilité, se fait mon cicérone et me conduit d'abord à l'hôpital
français, sorte de maison de santé dirigée par les Soeurs de
Saint-Joseph de Cluny. Notre colonie ne compte en ce moment qu'environ
500 membres, et la maison qui reçoit gratuitement les Français, reçoit,
moyennant 2 soles par jour, les malades des autres nations. Elle est
parfaitement tenue et jouit d'un beau jardin. Cette oeuvre, qui a coûté
à la petite colonie des centaines de mille francs, montre son
patriotisme et sa charité: elle a aussi ouvert une école française pour
les enfants des deux sexes.

Non loin de là, nous passons devant la Penitenciera et la prison, deux
des principaux établissements de Lima, et arrivons au jardin de
l'Exposition. C'est là que se trouvaient les belles statues, les vases,
les animaux qui maintenant ornent les places et jardins de Santiago et
des autres villes du Chili.

Nous parcourons les quartiers du centre, ornés de beaux magasins; mais
les marchandises restent sans acheteurs. Le vainqueur a imposé de 10,000
soles les personnes riches du pays; il interdit le retrait de l'argent
des banques et la vente des propriétés: tout est paralysé. Il perçoit
pour son compte les droits de douane qu'il a doublés, et l'importateur,
privé du bénéfice d'un entrepôt, est obligé de payer en argent comptant
les droits dans la quinzaine de l'arrivée des marchandises.

[Illustration: Pérou.--Panorama de Lima.--Plaza de Arme.--La
cathédrale.]

Je passe la soirée chez M. Cabral, ministre de la République argentine.
Ce jeune diplomate, récemment marié me présente à sa famille avec la
simplicité des anciens temps. La jeune épouse, dans un dîner exquis,
veut bien me faire connaître les principaux plats et fruits du Pérou.

Pour se former une idée d'un pays, il ne suffit pas de voir les villes
et la vie qu'on y mène: il faut savoir encore comment on cultive la
campagne. M. Martinet, gérant de la propriété l'Infanta, une des
principales du Pérou, veut bien accepter de me la faire visiter
lui-même. Elle est à trois quarts d'heure de chemin de fer de Lima; nous
nous donnons rendez-vous à 9 heures à la station; mais auparavant M.
Jules Fort et son ami Paul Carriquiry ont la bonté de me conduire au
Panthéon. Une voiture nous a bientôt transportés à l'autre bout de la
cité, à la ville des morts. Sous une coupole repose un Christ de marbre,
vrai chef-d'oeuvre d'art. Des compartiments nombreux reçoivent les corps
dans de petites voûtes superposées jusqu'à la hauteur de 2 mètres,
d'après le système des cimetières d'Italie. L'espace intermédiaire est
occupé par de riches monuments qui révèlent l'opulence des temps passés.
Je remarque une pauvre _chola_ (Indienne) qui porte sur son sein son
enfant mort et vient l'enterrer de ses mains.

Du cimetière, nous passons à l'_hôpital due de Mayo_; il est affecté en
ce moment aux malades de l'armée d'occupation. D'un vaste polygone au
centre partent 12 rayons formant 12 grandes salles'; l'espace entre les
salles sert de jardins ou promenoirs.--Le tout est enfermé par un
bâtiment formant clôture et contenant d'autres salles qui donnent sur un
porticat. Ces portiques même sont encombrés de malades en ce moment.
Nous y voyons les blessés de la bataille de Huamacuco; de nombreux
fiévreux atteints de la typhoïde; beaucoup de malades syphilitiques. 25
Soeurs de Charité françaises ont la direction de l'établissement. Elles
dirigent aussi l'hôpital civil, les enfants trouvés, les orphelinats et
l'hospice des fous. M. Fort y a conduit dernièrement un jeune Français,
empoisonné par une herbe terrible que connaissent les Indiens. Ce poison
rend fou d'une folie inguérissable, et ne laisse absolument aucune trace
dans l'organisme, en sorte que l'autopsie ne peut le constater.

À 9 heures nous sommes à la station, et vers 10 heures à la hacienda
l'Infanta. Elle appartient à MM. Althaus et Tenaud, demeurant en ce
moment à Paris. Elle a une surface de 550 hectares, la plupart plantés
en canne à sucre. Un magnifique château entouré d'un superbe parc
s'offre à nos yeux. La construction est admirablement comprise pour les
besoins du pays: un étage sur rez-de-chaussée et sous-sol, grande
élévation de plafond; portiques qui empêchent le soleil de chauffer
directement les murs, courants d'air partout, eau et bains de toute
sorte. Il me semble revoir un des meilleurs et des plus élégants
bungalows de l'Indoustan. De la terrasse nous voyons au loin la mer et
Callao avec ses navires. Cette terrasse forme toiture; elle est en
planches, recouvertes d'une légère couche de terre battue; c'est
suffisant pour ce pays, où il ne pleut jamais: aussi n'y ai-je point vu
de marchands de parapluies. Un galinasso vautour _urubus_ vient se
poser sur le pinacle destiné à l'horloge. M. Martinet le tire avec son
revolver. Cet oiseau, qui a la couleur du corbeau et la forme du
vautour, abonde dans le pays: il est un peu chargé de la propreté. Dans
le parc, les colibris, charmants oiseaux-mouches à mille couleurs,
voltigent avec grâce de fleur en fleur; au verger nous voyons le poirier
et le pommier à côté du bananier; au potager croissent tous nos légumes
d'Europe; un garçon va et vient, criant et faisant du bruit pour
éloigner les oiseaux; ces gourmands ont déjà pelé les feuilles des
choux, comme l'auraient fait nos chenilles. Au compartiment des animaux,
on voit 80 boeufs pour la charrue, des moutons pour le personnel, et de
magnifiques chevaux, dont quelques-uns toujours sellés, prêts à partir.
Près de là est le compartiment des Chinois: ils sont 200 pour travailler
la propriété. On les paie 6 soles papier par jour, plus 2 livres 1/2 de
riz. Ils travaillent de 7 heures du matin à 4 heures 1/2 du soir et ont
1 heure 1/2 de repos pour le dîner.

Le dimanche ils ne travaillent qu'en cas d'urgence. Tous ces Chinois
sont parqués dans une vaste cour dont les portes sont fermées le soir;
ils dorment sur des planches de bois comme les esclaves du Brésil; mais
récemment M. Martinet les a autorisés à se faire des maisonnettes
séparées, en roseaux et en terre. Le centre de la cour est occupé par un
petit temple où ces bons Chinois viennent à leur manière remplir leurs
devoirs religieux. Ils ne conservent ni leur queue ni leur costume; ils
sont vêtus ici à l'européenne. Lorsqu'ils sont malades, ils passent à
l'infirmerie; l'opium les perd ici comme en Chine. Ils n'ont pas de
femmes et finiront par s'éteindre. C'est pourtant là une bonne
main-d'oeuvre qu'on aurait dû mieux ménager. Quelques-uns sont parvenus
à établir de beaux magasins où s'étalent les marchandises de Chine. Ils
ont, à Lima comme à San-Francisco, un quartier à eux, avec leur théâtre
et leur pagode.

L'usine est vaste, bien éclairée, bien aérée. Les machines, qui viennent
de la maison Caille de Paris, sont disposées de telle sorte, qu'un seul
surveillant a sous les yeux l'ensemble des ouvriers et des opérations.

Un chemin de fer sillonne la propriété, et la locomotive apporte à
l'usine les wagons remplis de cannes. Versées sur un tablier sans fin mu
par la vapeur, elles arrivent entre les cylindres rayés qui les
pressent, elles laissent ainsi tomber leur jus. Ce jus, en passant à
travers un filtre métallique, se débarrasse des fibres et autres
matières étrangères les plus grossières; puis, par la pression de la
vapeur dans un cylindre, il est transporté dans un réservoir élevé, d'où
il passe dans certaines chaudières; là, par une mixture de chaux, les
autres matières étrangères sont précipitées au fond, et le jus clarifié
s'en va dans d'autres chaudières où il perdra l'eau qu'il contient au
moyen de l'évaporation. L'écume est aussi travaillée par divers
procédés, et rend ce qui lui reste de jus pur. À la suite de toutes ces
opérations, le jus, privé de l'eau et des autres matières étrangères,
s'en va dans de grands réservoirs et n'a plus besoin que d'être séparé
de la mélasse pour laisser le sucre pur. Cette opération se fait au
moyen de nombreuses turbines qui font 1,000 tours à la minute. M.
Martinet a supprimé la filtration par le noir animal, dont ce jus
n'avait pas besoin. Après l'opération, l'usine est lavée; l'eau, amenée
dans certains réservoirs, donne ce qu'elle peut contenir encore de
matières provenant de la canne, et on en extrait le _rhum_.

L'usine fabrique de 25 à 30,000 quintaux de sucre par an; la canne
produit 10% de sucre, soit 100 kilos de sucre pour une tonne de cannes.

Les ateliers de réparation, menuiserie, forge, etc., sont munis des
meilleures machines mues par la vapeur. Un gazomètre distille le charbon
pour le gaz à l'usage de la maison, du parc et de l'usine. Le résidu de
la canne sert de combustible. Les bureaux sont occupés par trois jeunes
gens. Chaque champ a sa comptabilité de doit et avoir. M. Martinet
espère que, tous frais déduits, la hacienda donnera encore cette année
200,000 fr. de bénéfice net. Comme administrateur, il a 10% du bénéfice
et 12,000 fr. de traitement fixe. Les veilleurs de nuit, qui
correspondent au moyen de sifflets, doivent répondre au sifflet du
maître. Vient enfin l'heure du déjeuner, que préside la belle-mère du
propriétaire. Cette vénérable matrone voudrait bien aller à Paris, mais
sans passer la mer.

Après le repas, nous montons à cheval pour parcourir l'hacienda. Ici on
coupe la canne, là on laboure, on draine un terrain marécageux;
ailleurs on arrose la canne, ou la luzerne, ou le maïs. À un certain
point on amène les charretées de canne. Une grue mobile à vapeur, au
moyen d'une chaîne, lève d'un seul coup le chargement et le dépose sur
les wagons, économisant ainsi la main-d'oeuvre de 30 hommes. L'habileté
de l'administration et le perfectionnement des moyens sont deux points
essentiels pour la bonne réussite dans le rendement d'une hacienda.

M. Martinet, professeur d'agriculture, actif, intelligent, énergique,
sait faire rendre des centaines de mille francs à la même propriété, qui
en d'autres mains donnerait à peine le montant de la dépense. Il vient
d'avoir raison d'une grève de ses Chinois, en renvoyant les meneurs.

Les terres des environs de Lima appartiennent presque toutes à des
Communautés religieuses qui les ont données en emphytéose pour une ou
plusieurs vies. On appelle vie une période de 50 ans. La redevance
annuelle est ordinairement très légère. Ainsi, l'hacienda que nous
parcourons ne paie à la Communauté propriétaire qu'un loyer d'environ 25
fr. par mois. Arrivés au bout de la propriété, M. Martinet nous quitte
et nous laisse nos chevaux qui dévorent la route, galopant à leur aise
dans les cailloux et à travers les fossés. Au bout d'une heure ils nous
déposent à Lima.

Nous visitons la cathédrale, dont la façade occupe un des côtés de la
_plaza de arme_ ou place centrale. C'est sur cette façade qu'on pendit,
il y a quelques années, les deux frères Gouttières, dont un candidat à
la Présidence, et, après les y avoir laissés exposés tout le jour, on
les brûla sur place. Pour le Pérou, le XIXe siècle n'est pas encore
celui de la civilisation!

[Illustration: Pérou.--Rue Valladolid à Lima.]

La cathédrale, vaste et bel édifice, renferme les restes de Pizarro, le
premier conquérant du Pérou, qui fut assassiné sur la place même. Nous
passons à l'église de la Merced et à celle de San-Francisco, qu'on dit
la plus belle de Lima. Les sculptures anciennes abondent; les vastes
cloîtres sont de toute beauté. Ces immenses couvents, jadis, habités par
des centaines de moines, en contiennent aujourd'hui à peine
quelques-uns, et la réforme en cette matière n'est ni la moins pressante
ni la moins nécessaire. À San-Domingo, autre église très belle, les
cloîtres et le monastère sont des habitations royales. C'est dans cette
église que priait sainte Rose lorsque lui apparut Notre-Seigneur. Une
plaque marque l'endroit où elle se tenait à genoux. On y lit ces paroles
de Notre-Seigneur: _Rosa de mi corazon, io te querro por mi sposa;_ et
la réponse de Rose: _Ve qui esta esclava tuia, o Rey de Eterna majestad,
tuia son y tuia saré._ On sait que sainte Rose naquit à Lima le 30 avril
1586, qu'elle y vécut tertiaire de Saint-Dominique, et y mourut à l'âge
de 31 ans, le 24 août 1617, après avoir édifié tout le pays par la
sainteté de sa vie. Elle fut béatifiée le 12 février 1668 par Clément
IX, et canonisée par Clément X, le 12 avril 1671.

Voyant que je m'intéressais à ces souvenirs, MM. Fort et Carriquiri me
conduisent à l'église de Santa-Rosa, élevée sur l'emplacement de sa
maison. On y prêchait, en ce moment, à l'occasion de la neuvaine
précédant sa fête, fixée au 31 août. Derrière l'église actuelle, là où
on a commencé la construction d'une grande basilique, nous voyons le
jardin que Rose aimait à cultiver de sa main. Il est garni de roses et
de liserons; sa cellule est enfermée dans des planches, près d'un puits.
La tradition rapporte que sainte Rose, après avoir revêtu un cilice
fermé à cadenas, en jeta la clef dans ce puits, afin de le porter toute
sa vie. Dans la sacristie, on nous montre un tronc d'oranger provenant
d'un arbre planté par la sainte; son corps a été récemment enlevé et
caché, pour le soustraire à une profanation toujours possible dans les
troubles de la guerre.

M. Tremouille, photographe, m'invite à visiter sa collection de raretés
indigènes. J'y remarque une belle variété d'échantillons de minerais, de
nombreux spécimens de vases et vaisselle indiens. Quelques-uns à sujets
aussi lubriques qu'à Pompei. Le plus curieux de la collection sont des
os de présidents ou prétendants de la République, brûlés ou assassinés,
des cordes de présidents pendus, etc. Cela suffit à donner une idée des
moeurs du pays.

Je passe encore la soirée chez M. Cabral et chez, son beau-père, M. de
Tizanos Pinto, ministre plénipotentiaire de San-Salvador. Celui-ci me
fournit l'occasion de connaître Mgr D. Pedro Garcia, lequel a habité
longtemps Rome et l'Europe.

Le 23 août, de grand matin, M. Carriquiry vient me prendre à l'hôtel et
me conduit à l'établissement de Bélem, tenu par les Soeurs des
Sacrés-Coeurs de Jésus et de Marie. L'aumônier, des Pères de Picpus, et
la Soeur supérieure nous font parcourir la maison: vastes cours,
dortoirs aérés, belles salles d'étude. C'est un établissement de premier
ordre qui donne l'instruction à plus de 300 élèves, dont 160 internes et
140 externes, outre une école gratuite. La pension, qui était de 100 fr.
par mois, a été réduite de moitié pour aider les parents éprouvés par
les malheurs de la guerre. Une autre Congrégation française, celle du
Sacré-Coeur, tient aussi à Lima un pensionnat florissant. Ce sont les
Congrégations qui, ici comme un peu partout, donnant l'instruction et
l'éducation française, font connaître et aimer notre pays.

Après avoir visité Lima, ses principaux établissements et ses environs,
je devais pénétrer dans l'intérieur du pays; mais par ces temps de
trouble, la chose est peu facile et assez dangereuse. Des bandes de
pillards, sous le nom de Montereros (partisans de Montero), parcourent
le pays, ravageant tout sur leur passage. D'autre part, les chemins
manquent et les moindres distances exigent plusieurs jours de voyage à
cheval par des sentiers difficiles. J'aurais voulu faire une visite à la
colonie de Chanchamayo, au-delà des Andes. Il y a là plusieurs Français
qui s'occupent de la culture de la canne à sucre: celle-ci vient si bien
dans cette partie du Pérou, qu'on n'a pas besoin de la replanter. Mais
de Chicla, où s'arrête le chemin de fer, jusqu'à Chanchamayo, il y a
encore 3 ou 4 jours de cheval. Je renonce donc aux longues excursions
pour prendre le bateau du 24. Néanmoins, je ne puis résister au désir de
gravir les Andes par le chemin de fer transandin, dit de la Oroya. Le
train s'y rend trois fois par semaine; c'est aujourd'hui le jour du
départ, mais il ne retourne que le lendemain, trop tard pour atteindre
le bateau au Callao. Le directeur, M. Backus, veut bien lever cette
difficulté en mettant à ma disposition un homme et un _carrito_ qui, par
la seule pente de la voie, me ramènera demain assez de bonne heure. M.
Backus pousse l'attention jusqu'à me donner pour conducteur le plus
ancien employé de la ligne, M. Georges Devani, un vénérable Savoyard, à
figure de saint François de Sales, qui me fera remarquer les points
saillants de la route. À 8 heures 1/2 nous sommes dans le train, qui
nous emporte rapidement. La voie traverse la ville et suit le Rimac,
espèce de Paillon de Nice qui traverse Lima. Le long de la vallée on
dérive le peu d'eau d'irrigation qui descend des montagnes. On a, dans
ce but, utilisé 3 lacs en déversant les eaux de l'un dans l'autre pour
les précipiter dans le Rimac. On peut ainsi arroser des champs de coton
et de cannes à sucre.

[Illustration: Pérou.--Chemin de fer de La Oroya.--Pont de Las
Verrugas.]

À Santa-Clara une importante hacienda, dans le genre de l'Infanta, est
la propriété d'un Américain du Nord qui la gère avec l'énergie et
l'esprit pratique, propres à sa race. Il sait recueillir de larges
bénéfices là où souvent les indigènes perdent de l'argent, faute
d'ordre, de méthode, et parce qu'ils se laissent absorber par les
dettes, dont les intérêts sont ruineux. Nous voyons même une fabrique de
tissus entourée de champs de coton, et quelques briqueteries. Le long de
la route abonde le roseau, le lanthana, le poivrier, le figuier, le
cactus gigantea qu'on emploie pour combustible, et une espèce de
dracoena, qui laisse pousser une tige de 5 mètres ayant la forme d'une
asperge colossale. Nous laissons derrière nous, au pied des montagnes,
de nombreuses ruines d'anciens villages Incas.

À la station de San-Bartholomeo (4,949 pieds) la voie aborde plus
directement la montagne. Les tranchées sont profondes et dans un terrain
friable sujet aux éboulements. Les tunnels se succèdent au nombre de 40.
Nous passons et repassons le Rimac sur des ponts plus ou moins élevés
reposant sur des cages de fer comme dans les railways du nord de
l'Espagne. Le plus élevé, celui d'Agua-Verugas, a presque 100 mètres de
haut. On le dirait élevé sur d'immenses béquilles. Le torrent qu'il
traverse est ainsi appelé parce que son eau fait pousser des verrues.
Devani, qui a assisté à tous les travaux de la route, m'affirme qu'à ce
point une grande mortalité s'était déclarée parmi les ouvriers, à cause
des verrues, qui leur poussaient sur toutes les parties du corps, sans
excepter les yeux et les oreilles.

La nature devient toujours plus sauvage, les montagnes plus escarpées.
Nous n'apercevons que quelques pâtres conduisant leurs chèvres. Ils
habitent des cavernes ou des huttes de pierre sèche.

[Illustration: Pérou.--Chemin de fer de la Oroya.--Tunnel de Parac.]

Dans les gares, des _cholas_ (Indiennes) se montrent avec leur bébé
attaché sur le dos à la manière japonaise; elles ont le même costume que
les montagnards de l'Himalaya: une espèce de soutane qui les couvre
jusqu'aux pieds. Leur type est celui de la race jaune un peu mélangé.
Évidemment il y a eu des gens que le courant ou les tempêtes ont amenés
ici de divers pays et qui, par la suite, se sont croisés. Les Indiens
d'ici, comme ceux de l'Hindoustan, mâchent une feuille appelée coca, la
même que j'avais vue aux Indes, et préparée également avec un peu de
chaux. J'ai pour compagnon de voyage un aventurier des environs de
Nîmes. Il s'en va à certaines mines de l'intérieur et connaît
parfaitement ce pays. Chemin faisant, il me raconte que l'amour
d'aventures le poussa à quitter de bonne heure son village; qu'il
parcourut la plupart des pays d'Amérique et de l'Extrême-Orient,
essayant de nombreux métiers; arrivant plusieurs fois à la fortune, la
perdant et la refaisant encore. En dernier lieu tout son avoir était
dans un navire qu'il avait chargé pour l'Europe, et il a fait naufrage.
Il venait de remettre à la Monnaie de Lima un lingot d'argent de 12,000
fr., et l'employé s'est sauvé en l'emportant. Il reprend son courage et
son travail et espère refaire bientôt fortune. Il y a quelque temps,
après 25 ans d'absence, sans avoir donné signe de vie, le désir le prend
de revoir son village et ses parents. Il part pour l'Europe et arrive
chez lui: personne ne le reconnaît; on le croyait mort, mais aussitôt
qu'on sait qu'il vient d'Amérique et qu'il a de l'argent, les frères,
les soeurs, les neveux, les oncles, les grands-oncles sortent de tout
côté; tout le pays veut être son parent. Un lui demande l'achat d'un
petit champ, l'autre d'un mulet; la mère veut qu'il dote ses soeurs.
Après 6 jours, le bonhomme avait épuisé sa bourse et crut prudent de
reprendre le chemin de l'Amérique. Ici il est encore poursuivi par leurs
lettres; tantôt c'est une soeur qui se marie et qui demande un
trousseau; tantôt un neveu qui se trouve au régiment et malade à
l'hôpital; tantôt une nièce qui va monter un magasin et lui demande de
l'aider. Il a envoyé de l'argent à plusieurs reprises, mais il craint
maintenant les tromperies et ne répond plus. Je signale cet oncle
d'Amérique aux amateurs de vaudeville.

Enfin le train arrive à Matucaña, à 7,788 pieds. La température y est
délicieuse, nous sortons de la chaleur suffocante que nous avons eue
jusqu'ici. La vallée s'élargit un peu. Le Rimac bouillonne entre les
roches comme un Gave des Pyrénées laissant sur sa route une agréable
bande de verdure. Matucaña, comme tous les villages que nous avons vus
jusqu'ici, est brûlé; les soldats chiliens se logent dans l'Église. La
locomotive siffle et reprend sa marche. L'espace manquant pour
développer les courbes, le train revient en sens inverse formant dans la
montagne cinq zigzags, comme dans les anciennes routes voiturables. La
locomotive les parcourt, tantôt en tirant le train, tantôt en le
poussant par derrière.

[Illustration: Pérou.--Chemin de fer de la Oroya.--Station de Chicla.]

Bientôt nous arrivons à l'Infernillo: là on a fait dévier la rivière en
la jetant sous un petit tunnel. Les parois de la montagne s'élèvent à
pic à une hauteur effrayante. Toujours la même désolation: rochers nus,
pas un brin d'herbe.

Je commence à sentir les effets du _sorroche_, maladie des grandes
altitudes. La respiration devient difficile, la tête lourde, on a de la
peine à penser, à parler, à écouter; la vie semble manquer. Enfin, à
cinq heures et demie nous nous arrêtons à Chicla; à 12,200 pieds
d'altitude. Le chemin est tracé, mais non fini, jusqu'au mont Meiggs, à
17,574 pieds d'altitude, d'où il descend à Oroya, à 12,257 pieds, sur le
versant _est_ des Andes, dans le bassin de l'Amazone. Il m'aurait été
difficile d'aller jusqu'au bout; j'ai de la peine à gravir la petite
rampe et les quelques marches qui montent à l'hôtel.

La nature est grandiose d'horreur; le soleil éclaire les derniers
sommets dont quelques-uns blanchis de neige; autour de nous de nombreux
troupeaux de llamas qui seuls portent sans fatigue leur charge d'un
quintal dans ces altitudes.

À table prennent place des Allemands, des Espagnols, des Anglais, des
Français; on parle une langue qui tient des quatre à la fois. Ces
aventuriers, après le dîner, se montrent leurs joujoux: des revolvers et
des coutelas, et racontent beaucoup d'histoires sur les Indiens avec
lesquels ils trafiquent. Comme dans tous les pays reculés, ces Indiens
croient aux fées, à la magie, et torturent certains membres d'un crapeau
pour guérir un malade en enlevant le maléfice de la sorcière. Je ne sais
pas pourquoi sur tous les points du globe, c'est toujours au crapeau
qu'on s'en prend dans ces circonstances.

[Illustration: Pérou.--Chemin de fer de La Oroya.--Rio Blanco.]

Enfin, après avoir longtemps admiré les étoiles, beaucoup plus
brillantes dans cette atmosphère raréfiée, j'essaie d'écrire, mais les
mains tremblent comme les jambes; je n'ai pas plus de force qu'un
enfant, et je prends le lit. Impossible de dormir, le froid me glace, et
mon voisin, séparé par une simple cloison de toile tapissée, fait encore
de plus grands efforts que moi pour respirer. Le matin, à cinq heures et
demie, Georges m'appelle; à six heures nous sommes sur le _carrito_. Je
m'enveloppe comme un ours et nous voilà partis. Imaginez un petit char
découvert à quatre roues, lancé sur des rails dont la pente varie de 2 à
4 pour cent. Il se précipite avec une rapidité vertigineuse, entre dans
les ténèbres des tunnels, en sort, franchit les ponts. On se demande si
on arrivera entier. Mais Georges me rassure. J'ai souvent déraillé de
nuit, me dit-il, bien des individus ont eu des bras et des jambes
cassées, mais je n'ai jamais déraillé de jour. En effet, il manoeuvre si
bien avec son frein, qu'il évite les chars des travailleurs, et ne tue
même pas un des nombreux chiens sur la route. Au bas de la montagne, à
Chosica, je veux acheter mon déjeuner au restaurant où j'ai dîné la
veille; il n'a pas même de pain. Mais à peine le capitaine chilien qui
commande le détachement l'apprend-il, qu'il m'en fait apporter du sien.
Ainsi, même au Pérou, je devais encore une fois éprouver les effets de
la bonté chilienne.

À dix heures nous entrions à Lima, après avoir dégringolé, en quatre
heures environ, 4,000 mètres d'altitude. Je me suis demandé pourquoi on
a dépensé presque 100 millions de francs pour conduire la locomotive
pendant 150 kilomètres dans des montagnes arides qu'il faudra
redescendre sur l'autre versant. Il aurait été plus économique et plus
court de faire un tunnel comme au Mont-Cenis et au Saint-Gothard. Le
chemin de fer transandin m'a paru une simple route carrossable dont les
pentes, ne dépassant pas 4%, peuvent laisser passer sur les rails la
locomotive. On dit qu'il doit atteindre au Cerro de Pasco une région
minière qui contient beaucoup d'argent.

À Lima, je me rends chez M. Lavalle, qui, avec le général Iglesia,
s'occupe en ce moment de ramener la paix dans son pays, et je regrette
que le temps ne me permette pas de causer longuement avec lui.

À la station, MM. Garcia, Fort et Carriquiry poussent l'amabilité
jusqu'à m'accompagner au Callao et ne me quittent qu'au bateau. Que ces
messieurs et tous ceux qui m'ont aidé à rendre instructif mon court
séjour au Pérou reçoivent ici l'expression de ma reconnaissance.

C'est l'_Islay_ de la Pacific steam C{y} qui va me porter à Panama. Ce
vieux navire à roue serait tout au plus bon pour une rivière. Son
service est mal fait, la cuisine détestable et les prix exorbitants;
mais la _Pacific steam_ n'a pas de concurrent sur cette ligne et laisse
crier les passagers. On dit qu'une compagnie française a essayé ce
parcours et n'a pas réussi; mais on ajoute que l'administration locale
laissait à désirer, et que ses bateaux étaient faits pour d'autres mers
que ces mers tropicales. Dans ces parages, la chaleur exige que les
cabines soient placées sur le pont. Une compagnie qui, dans un esprit
pratique, ferait le service régulier entre Panama et Callao, rendrait
service au public et gagnerait de l'argent: c'est la voix universelle
dans ces contrées.

25 août.--Navigation lente et sans incident, l'air est
extraordinairement frais, quoique nous soyons à peu de degrés de
l'Équateur. J'en demande la raison à plusieurs savants qui sont à bord;
aucun ne sait m'en donner une bonne: la science, malgré ses progrès, a
encore bien des choses à trouver et à expliquer.

La côte continue à être d'une désolante laideur, pas un brin de verdure,
toujours sables et rochers nus.

Vers le soir, une bande de marsouins vient voltiger autour du navire et
semble se réjouir par ses sauts élevés.

26 août.--À deux heures, nous rencontrons le navire de la même compagnie
qui vient de Panama. Au moyen d'un canot on échange les dépêches. Au
retour, le canot, entraîné par un courant, n'aurait pu rejoindre le
navire, si celui-ci ne fût venu à lui. À quatre heures, nous jetons
l'ancre devant Payta. Deux voiliers marchands et un aviso de guerre
chiliens sont dans la rade. Je vais à terre: la gare du chemin de fer et
la maison de la douane sont brûlées, tristes fruits de la guerre!
Plusieurs maisons tombent en ruine; la plupart sont de bambous et de
terre; l'église même a la toiture en chaume. Les rues sont étroites et
sales, les enfants grouillent dans de misérables chambres où, pour tout
mobilier, je vois un hamac sur lequel se balance la mère. Une odeur
infecte sort de partout; je me hâte de quitter ce nid à typhus.

27 août.--À trois heures du matin l'_Islay_ quitte Payta, le dernier
port du Pérou vers le nord, et nous marchons vers Guayaquil, dans la
République de l'Équateur, où le lecteur pourra nous suivre dans un autre
volume.



TABLE DES MATIÈRES


                                                                 PAGES

PRÉFACE............................................................. I


CHAPITRE Ier.--_Portugal._

Le départ. -- Le Tage. -- Lisbonne. -- La ville. -- Les oeuvres
catholiques. -- L'église de Saint-Roch. -- Le cloître de Bélem.
-- La Casa Pia. -- La navigation. -- Un mineur qu'on voudrait
détrousser. -- Le steamer _le Niger_. -- Ses dimensions. -- Les
passagers........................................................... 1


CHAPITRE II.--_Sénégal._

Arrivée à Dakar. -- Les nègres plongeurs. -- La végétation. -- Le
marché. -- Les fruits. -- La ville. -- Les cases des nègres.
-- L'industrie au Sénégal. -- Le couscous. -- Les négresses. --
Une école indigène. -- Le roi de Dakar. -- Les Soeurs de
l'Immaculée-Conception. -- Les Pères du Saint-Esprit. -- Les
Frères de Saint-Gabriel. -- Apparition de la locomotive. -- Le
passage de la ligne. -- Les couchers du soleil..................... 13


CHAPITRE III.--_Le Brésil._

Olinda. -- Pernambuco. -- Le débarquement. -- La ville. -- Les
monuments. -- Les institutions de charité. -- Le marché. -- Les
environs. -- Bahïa. -- La ville. -- Le couvent de Sn-Bento. --
Les établissements charitables. -- La baie de Rio-de-Janeiro. --
Le Brésil. -- Forme de gouvernement. -- Budget. -- Armée. --
Marine. -- Produits. -- Importation. -- Exportation. --
Immigration. -- La monnaie. -- La ville de Rio. -- Ses faubourgs.
-- Nicteroy. -- L'hôtel Moreau. -- Fleurs et fruits. -- La Tijuca.
-- Le musée. -- Réception de l'Empereur et de l'Impératrice........ 25


CHAPITRE IV.

Excursion à Pétropolis. -- Rencontre du comte d'Eu. -- Sa
famille. -- La colonie allemande. -- L'ingénieur Bonjean. -- La
filature la Pétropolitana. -- Les bois de construction. --
Pourquoi on délaisse l'industrie française. -- Le corps
diplomatique. -- L'internonce et l'administration religieuse. --
Le téléphone. -- La Chambre des députés. -- Les chemins de fer.
-- Le baron de Teffé et l'exploration de l'Amazone................. 53


CHAPITRE V.

Excursion à Copa-Cabana. -- Sauvés par un bambin. -- Le jardin
botanique. -- L'Hospicio Don Pedro II. -- L'orphelinat de
Sainte-Thérèse. -- Le Casino Fluminense. -- Encore le bureau de
colonisation. -- Le téléphone. -- Le marché. -- Les aumônes
impériales. -- L'Hospicio de la Misericordia....................... 73


CHAPITRE VI.

Départ pour l'intérieur. -- L'esclavage. -- La filature de
Macaco. -- La plantation de D. Pedro Paes-Leme. -- Son usine à
sucre. -- Une famille heureuse. -- J'arrive à Barra do Pirahy. --
La fazenda de café du baron de Rio Bonito. -- La forêt vierge. --
La plantation des caféiers. -- Cueillette du café. -- Préparation.
-- Coût de production et prix de vente. -- Les 800 esclaves. --
Les fauves et le gibier............................................ 89


CHAPITRE VII.

Route vers San-Paulo. -- Deux musiques de nègres. -- La fête de
saint Jean et les pétards. -- Un étrange garçon. -- La ville. --
L'hôpital et les Soeurs de Saint-Joseph de Chambéry. -- Un
vigneron français. -- Départ pour Sanctos. -- Les entrepôts de
café. -- La Casa di Misericordia. -- Navigation vers la
République orientale. -- En quarantaine à l'île de Florès......... 107


CHAPITRE VIII.--_L'Uruguay et la Plata._

Montevideo. -- La République orientale ou de l'Uruguay. --
Population. -- Surface. -- Produits. -- Exportation. --
Importation. -- Les Saladeros. -- Fray-Bentos et l'extrait de
viande Liebig. -- Un calcul pour s'établir dans le pays. -- Forme
de gouvernement. -- L'armée. -- Rôle de la petite république. --
Villa Colon. -- Le velario. -- Traversée de la Plata. --
Buenos-Ayres. -- Rues et monuments. -- Climat. -- Agriculture. --
Colonies. -- Industrie. -- Commerce. -- Chemins de fer. --
Presse. -- Navigation. -- Postes et télégraphes. -- Budget.
-- Armée. -- Marine. -- Main-d'oeuvre. -- Immigration. -- Monnaie.
-- Dette. -- Culte. -- Instruction publique. -- Assistance
publique. -- Justice.............................................. 121


CHAPITRE IX.

San Carlo Almagro. -- Dom Bosco et ses institutions. -- Les
Soeurs de Marie-Auxiliatrice. -- La Société d'agriculture. --
Prix des terrains. -- Les oeuvres charitables. -- Les Lazaristes.
-- Les Soeurs de Charité. -- L'Hospicio de los Mendigos. -- La
distribution de L'eau. -- La fête nationale. -- La législation.
-- Une stancia modèle. -- L'autruche et ses moeurs. -- Détails
sur l'agriculture et L'élevage.................................... 139


CHAPITRE X.

Retour à Buenos-Ayres. -- La nouvelle capitale de la Plata. --
Les banques. -- Le Musée. -- Départ pour Rosario. -- Navigation
intérieure. -- San-Nicolas. -- Le pingoin. -- La guerre du
Paraguay. -- Rosario. -- San-Juan. -- Mendoza et la viticulture.
-- Inondation dans l'est, sécheresse dans l'ouest. -- Un
elevator. -- Un Allemand colonisateur............................. 157


CHAPITRE XI.

Une séance à la Chambre des députés. -- Le collège San-Salvador.
-- L'hôpital. -- La charité privée. -- Le collège San-José. --
Pensées d'un voyageur. -- Plantation de la canne à sucre dans les
diverses provinces................................................ 177


CHAPITRE XII.

Retour à Montevideo. -- Le bassin de radoub. -- Les saladeros au
Cerro. -- Leur fonctionnement et leurs produits. -- La forteresse.
-- La Société d'agriculture. -- Un Parisien éleveur. -- La famille
Jackson-Buxareo et ses oeuvres. -- L'hôpital. -- L'Hospicio de los
Mendicos. -- Le maté. -- Le manicomio. -- Une soirée chez le président
du conseil des ministres. -- L'embarquement sur l'_Aconcagua_. -- La
navigation le long des côtes de la Patagonie. -- Le détroit de
Magellan. -- La Terre de feu. -- Arrivée au Chili................. 191


CHAPITRE XIII.--_Le Chili._

Situation. -- Configuration. -- Surface. -- Population. --
Revenu. -- Dépense. -- Importation. -- Exportation. -- Armée. --
Marine. -- Instruction publique. -- Chemins de fer. -- Guano. --
Minerai. -- Histoire. -- Constitution. -- La guerre avec le Pérou
et la Bolivie. -- Débarquement à Coronel. -- Les Basques. -- De
Coronel à Lota. -- Les ranchos. -- Types. -- Lutte à cheval. --
Lota. -- Les mines de charbon. -- La fonderie de cuivre. -- La
verrerie. -- Le parc Cuscino. -- La population ouvrière. --
Retour à Coronel. -- La fonderie Schwaga. -- Les mines de charbon
au Maule. -- Un fou. -- Départ pour Concepcion.................... 217


CHAPITRE XIV.

De Coronel à Concepcion. -- La diligence. -- Le paysage. -- Arrêt
à la Posada. -- Le Bio-Bio. -- La ville de Concepcion. -- Encore
le maté. -- Le testament de Mgr Salas. -- Le sortéo. --
L'organisation judiciaire. -- Les oeuvres charitables. -- Les
magasins. -- Appellations chiliennes des étrangers. -- L'hôpital.
-- La fille singe. -- La supérieure de Talca. -- Excursion en
Araucanie. -- La ville d'Angol. -- Les Basques, leur commerce,
leur organisation, leur hospitalité. -- Croyances religieuses. --
Offrande des prémices. -- Une invitation. -- La Chambre arsenal.
-- Exploits des Araucans. -- Conquête et colonisation............. 235


CHAPITRE XV.

Les prisonniers. -- Les ranchos indiens. -- Mobilier. --
Vêtement. -- Nourriture. -- Les femmes. -- Les enfants. -- Les
bijoux. -- Les armes. -- L'industrie. -- Les funérailles. -- Le
calendrier ficelle. -- L'excursion au fort de Chiguaïhué. -- Un
fort abandonné. -- Apostrophe à deux cavaliers. -- Les frères
Mackay. -- La chasse. -- Un camp indien. -- La chasse au mauvais
esprit. -- Musique. -- Danse indienne. -- Détails sur la ferme. --
Le blé. -- Le bétail. -- Le tabac. -- Les forêts. -- La
main-d'oeuvre. -- Les machines. -- Le gibier. -- La petite
araignée. -- Son ennemie, la mouche. -- La Samo-cueca. -- Les
bâtiments. -- Les ateliers de réparations. -- Le petit Indien. --
Le Cacique et sa famille. -- Un jugement plus facile que celui de
Salomon. -- Le mariage chez les Araucans. -- La naissance. -- La
médecine. -- La sorcellerie. -- Une grande partie de Chuenca. --
Retour à Angol. -- Les franciscains. -- Le pater Araucan.......... 249


CHAPITRE XVI.

D'Angol à Santiago. -- La grande Cordillera de los Andes. -- La
cordillera côtière. -- La ville de Talca. -- L'hôpital. -- Les
maladies régnantes. -- Les Soeurs du Sacré-Coeur. -- Le théâtre.
-- Le clergé. -- Le marché. -- Les bains de Cauquènes. --
Mésaventure à Gultro. -- L'hospitalité du chef de gare. --
Détails sur la viticulture. -- Prix des terrains. -- L'ouvrier.
-- La Chica. -- Une scierie de marbre. -- Le Maïpu. -- Arrivée à
Santiago. -- Le garçon d'hôtel et le tarif. -- La cathédrale. --
Le cerro de Santa-Lucia. -- La ville. -- Le théâtre. -- L'Alameda.
-- L'hôpital. -- Les quatre Soeurs de l'_Aconcagua_. -- Les
statues des grands hommes. -- Les sifflets de nuit. -- La plaça
de arme. -- Les jeunes filles et les tramways. -- Les oeuvres
charitables. -- Les talleres de San-Vincente. -- Le Sénat. -- La
Légation de France. -- Les capucins. -- Don Benjamin. --
L'hospitalité chilienne. -- L'élection présidentielle............. 269

CHAPITRE XVII.

Le collège des jésuites. -- L'épiscopat. -- La Saint-Albert. --
La Monnaie. -- Le ministre des finances. -- Le papier-monnaie. --
Incendie de l'église de la Compañia. -- La bibliothèque. --
L'Université. -- Lutte à propos des cimetières. -- Les Cercles
catholiques. -- La Quinta normal. -- Les Pères de Picpus. -- Un
dîner diplomatique. -- De Santiago à Valparaiso. -- La hacienda
de Limache. -- L'Urmaneta. -- Le huasso. -- Une vacherie. -- Une
porcherie. -- L'élevage. -- Salaires. -- Logements. -- La ville
de Valparaiso. -- Le port. -- Le gaz. -- Don Mariano Sarratea. --
Le code civil. -- Le gouverneur ecclésiastique. -- L'hôpital. --
Le logement des pauvres. -- Los padres frances. -- Les docks. --
Les grues Amstrong. -- La belle Elène. -- Le séminaire. -- Les
Soeurs de la Providence. -- L'enseignement par les yeux. -- Le
club français. -- Guerre barbare.................................. 291


CHAPITRE XVIII.

Départ pour le Pérou. -- Le steamer _La Serena_. -- Mes
compagnons de voyage. -- Navigation. -- L'arche de Noé. --
Coquimbo. -- Les fonderies de Guayacano. -- Un dîner politique.
-- La ville la Serena. -- L'intendant. -- L'évêque. -- La garde
nationale. -- Huasco. -- Carrizal-Bajo. -- La fonderie Gibbs et
Cie. -- Main-d'oeuvre. -- Logements. -- Les forces de la nature.
-- Le maestranza. -- Encore la Samo-cueca. -- La poésie et la
musique. -- Caldera. -- Le désert d'Atacama. -- Le chemin de fer
de Copiapò. -- Le borax. -- Chañaral.............................. 313


CHAPITRE XIX.

Le 15 août à Tantal. -- L'Église et le Pasteur. -- La
Marseillaise au désert. -- Encore l'_Aconcagua_. -- Antofogasta.
-- Le salpêtre. -- L'iode. -- La Société Beneficiadora de metales.
-- Le salaire. -- Le guano. -- La laguna d'Acostan. -- Encore
l'incendie de l'église de la Compañia. -- Épisodes émouvants. --
Capture de _Huescar_. -- Les marsouins. -- Iquique. -- Les
incendies. -- Combat naval. -- L'eau distillée. -- Le vicaire
ecclésiastique. -- L'école. -- La prison. -- Prix divers. --
Pisagua. -- Arica. -- Les effets de la guerre. -- Un tremblement
de mer. -- La Bolivie. -- Tacna. -- La Pax. -- La corvette _Le
Camus_. -- Mollendo et le chemin de fer de Pisco. -- Les îles de
Chinca. -- Une lettre de Pascal Duprat à propos de Voltaire. --
Réponse du député Don Ambrosio Montt.............................. 329


CHAPITRE XX.--_Le Pérou._

Surface. -- Population. -- Gouvernement. -- Justice. -- Les
Chinois. -- L'instruction. -- Le guano et le salpêtre. -- La
guerre avec le Chili. -- Les Incas. -- Leurs croyances. --
Manco-Ccapec et sa dynastie. -- Les lois et usages. -- Le Callao.
-- Le port. -- La monnaie. -- Les types........................... 347


CHAPITRE XXI.

Lima. -- L'hôpital français. -- Les monuments. -- Le Panthéon.
-- L'hôpital due de Mayo. -- L'hacienda l'Infanta. -- La fabrication du
sucre. -- Les édifices religieux. -- Sainte Rose de Lima.
-- L'Établissement de Bélem, et les Congrégations françaises. --
Excursion à Chicla. -- Le chemin de fer transandin. -- Un oncle
d'Amérique. -- Les Indiens et la magie. -- Le sorroche. -- Retour à
Lima. -- Payta. -- Navigation vers l'Équateur..................... 361





*** End of this LibraryBlog Digital Book "À travers l'hémisphère sud, ou Mon second voyage autour du monde - Tome 1; Portugal, Sénégal, Brésil, Uruguay, République - Argentine, Chili, Pérou." ***

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