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Title: Oeuvres complètes de Alfred de Musset - Tome 3
Author: Musset, Alfred de, 1810-1857
Language: French
As this book started as an ASCII text book there are no pictures available.


*** Start of this LibraryBlog Digital Book "Oeuvres complètes de Alfred de Musset - Tome 3" ***


generously made available by the Bibliothèque nationale
de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr)



ŒUVRES COMPLÈTES

DE

ALFRED DE MUSSET

ÉDITION ORNÉE DE 28 GRAVURES

D'APRÈS LES DESSINS DE BIDA

D'UN PORTRAIT GRAVÉ PAR FLAMENG D'APRÈS L'ORIGINAL DE LANDELLE

ET ACCOMPAGNÉE D'UNE NOTICE SUR ALFRED DE MUSSET PAR SON FRÈRE


TOME TROISIÈME

       *       *       *       *       *

COMÉDIES

1

       *       *       *       *       *


PARIS
ÉDITION CHARPENTIER
L. HÉBERT, LIBRAIRE
7, RUE PERRONET, 7

1888



AVANT-PROPOS


Gœthe dit quelque part, dans son roman de _Wilhelm Meister_, «qu'un
ouvrage d'imagination doit être parfait, ou ne doit pas exister». Si
cette maxime sévère était suivie, combien peu d'ouvrages existeraient, à
commencer par _Wilhelm Meister_ lui-même!

Cependant, en dépit de cet arrêt qu'il avait prononcé, le patriarche
allemand fut le premier à donner, dans les arts, l'exemple d'une
tolérance vraiment admirable. Non seulement il s'étudiait à inspirer à
ses amis un respect profond pour les œuvres des grands hommes, mais
il voulait toujours qu'au lieu de se rebuter des défauts d'une
production médiocre, on cherchât dans un livre, dans une gravure, dans
le plus faible et le plus pâle essai, une étincelle de vie; plus d'une
fois des jeunes gens à tête chaude, hardis et tranchants, au moment où
ils levaient les épaules de pitié, ont entendu sortir des lèvres du
vieux maître en cheveux gris ces paroles accompagnées d'un doux
sourire: «Il y a quelque chose de bon dans les plus mauvaises choses.»

Les gens qui connaissent l'Allemagne et qui ont approché, dans leurs
voyages, quelques-uns des membres de ce cercle esthétique de Weimar,
dont l'auteur de _Werther_ était l'âme, savent qu'il a laissé après lui
cette consolante et noble maxime.

Bien que, dans notre siècle, les livres ne soient guère que des objets
de distraction, de pures superfluités, où l'_agréable_, ce bouffon
suranné, oublie innocemment son confrère l'_utile_, il me semble que si
je me trouvais chargé, pour une production quelconque, du difficile
métier de critique, au moment où je poserais le livre pour prendre la
plume, la figure vénérable de Gœthe m'apparaîtrait avec sa dignité
homérique et son antique bonhomie. En effet, tout homme qui écrit un
livre est mû par trois raisons: premièrement, l'amour-propre, autrement
dit, le désir de la gloire; secondement, le besoin de s'occuper, et, en
troisième lieu, l'intérêt pécuniaire. Selon l'âge et les circonstances,
ces trois mobiles varient et prennent dans l'esprit de l'auteur la
première ou la dernière place; mais ils n'en subsistent pas moins.

Si le désir de la gloire est le premier mobile d'un artiste, c'est un
noble désir, qui ne trouve place que dans une noble organisation. Malgré
tous les ridicules qu'on peut trouver à la vanité, et malgré la sentence
du _Misanthrope_ de Molière, qui fait remarquer

          Comme, dans notre temps,
    Cette soif a gâté de fort honnêtes gens;

malgré tout ce qu'on peut dire de fin et de caustique sur la nécessité
de rimer, et sur le «qui diantre vous pousse à vous faire imprimer», il
n'en est pas moins vrai que l'homme, et surtout le jeune homme qui, se
sentant battre le cœur au nom de gloire, de publicité, d'immortalité,
etc., pris malgré lui par ce je ne sais quoi qui cherche la fumée, et
poussé par une main invisible à répandre sa pensée hors de lui-même; que
ce jeune homme, dis-je, qui, pour obéir à son ambition, prend une plume
et s'enferme, au lieu de prendre son chapeau et de courir les rues, fait
par cela même une preuve de noblesse, je dirai même de probité, en
tentant d'arriver à l'estime des hommes et au développement de ses
facultés par un chemin solitaire et âpre, au lieu de s'aller mettre,
comme une bête de somme, à la queue de ce troupeau servile qui encombre
les antichambres, les places publiques et jusqu'aux carrefours. Quelque
mépris, quelque disgrâce qu'il puisse encourir, il n'en est pas moins
vrai que l'artiste pauvre et ignoré vaut souvent mieux que les
conquérants du monde, et qu'il y a de plus nobles cœurs sous les
mansardes où l'on ne trouve que trois chaises, un lit, une table et une
grisette, que dans les gémonies dorées et les abreuvoirs de l'ambition
domestique.

Si le besoin d'argent fait travailler pour vivre, il me semble que le
triste spectacle du talent aux prises avec la faim doit tirer des larmes
des yeux les plus secs.

Si enfin un artiste obéit au mobile qu'on peut appeler le besoin naturel
du travail, peut-être mérite-t-il plus que jamais l'indulgence: il
n'obéit alors ni à l'ambition ni à la misère, mais il obéit à son
cœur; on pourrait croire qu'il obéit à Dieu. Qui peut savoir la
raison pour laquelle un homme qui n'a ni faux orgueil ni besoin d'argent
se décide à écrire? Voltaire a dit, je crois, «qu'un livre était une
lettre adressée aux amis inconnus que l'on a sur la terre». Quant à moi,
qui ai eu de tout temps une grande admiration pour Byron, j'avoue
qu'aucun panégyrique, aucune ode, aucun écrit sur ce génie
extraordinaire ne m'a autant touché qu'un certain mot que j'ai entendu
dire à notre meilleur sculpteur[A], un jour qu'on parlait de _Childe
Harold_ et de _Don Juan_. On discutait sur l'orgueil démesuré du poëte,
sur ses manies d'affectation, sur ses prétentions au remords, au
désenchantement; on blâmait, on louait. Le sculpteur était assis dans un
coin de la chambre, sur un coussin à terre, et tout en remuant dans ses
doigts sa cire rouge sur son ardoise, il écoutait la conversation sans y
prendre part. Quand on eut tout dit sur Byron, il tourna la tête et
prononça tristement ces seuls mots: «Pauvre homme!» Je ne sais si je me
trompe, mais il me semble que cette simple parole de pitié et de
sympathie pour le chantre de la douleur en disait à elle seule plus que
toutes les phrases d'une encyclopédie.

[A] David d'Angers.

Bien que j'aie médit de la critique, je suis loin de lui contester ses
droits, qu'elle a raison de maintenir, et qu'elle a même solidement
établis. Tout le monde sent qu'il y aurait un parfait ridicule à venir
dire aux gens: «Voilà un livre que je vous offre; vous pouvez le lire et
non le juger.» La seule chose qu'on puisse raisonnablement demander au
public, c'est de juger avec indulgence.

On m'a reproché, par exemple, d'imiter et de m'inspirer de certains
hommes et de certaines œuvres. Je réponds franchement qu'au lieu de
me le reprocher on aurait dû m'en louer[B]. Il n'en a pas été de tous
les temps comme il en est du nôtre, où le plus obscur écolier jette une
main de papier à la tête du lecteur, en ayant soin de l'avertir que
c'est tout simplement un chef-d'œuvre. Autrefois il y avait des
maîtres dans les arts, et on ne pensait pas se faire tort, quand on
avait vingt-deux ans, en imitant et en étudiant les maîtres. Il y avait
alors, parmi les jeunes artistes, d'immenses et respectables familles,
et des milliers de mains travaillaient sans relâche à suivre les
mouvements de la main d'un seul homme. Voler une pensée, un mot, doit
être regardé comme un crime en littérature. En dépit de toutes les
subtilités du monde et _du bien qu'on prend où on le trouve_ un plagiat
n'en est pas moins un plagiat, comme un chat est un chat. Mais
s'inspirer d'un maître est une action non seulement permise, mais
louable, et je ne suis pas de ceux qui font un reproche à notre grand
peintre Ingres de penser à Raphaël, comme Raphaël pensait à la Vierge.
Ôter aux jeunes gens la permission de s'inspirer, c'est refuser au génie
la plus belle feuille de sa couronne, l'enthousiasme; c'est ôter à la
chanson du pâtre des montagnes le plus doux charme de son refrain,
l'écho de la vallée.

[B] Au moment où l'auteur écrivait ces lignes, il avait déjà publié les
_Contes d'Espagne et d'Italie_ et la première partie du _Spectacle dans
un fauteuil_. Il répond ici aux critiques qui l'accusaient d'avoir imité
dans ces deux ouvrages divers poëtes français et étrangers.

L'étranger qui visite le Campo-Santo à Pise s'est-il jamais arrêté sans
respect devant ces fresques à demi effacées qui couvrent encore les
murailles? Ces fresques ne valent pas grand'chose; si on les donnait
pour un ouvrage contemporain, nous ne daignerions pas y prendre garde;
mais le voyageur les salue avec un profond respect, quand on lui dit que
Raphaël est venu travailler et s'inspirer devant elles. N'y a-t-il pas
un orgueil mal placé à vouloir, dans ses premiers essais, voler de ses
propres ailes? N'y a-t-il pas une sévérité injuste à blâmer l'écolier
qui respecte le maître? Non, non, en dépit de l'orgueil humain, des
flatteries et des craintes, les artistes ne cesseront jamais d'être des
frères; jamais la voix des élus ne passera sur leurs harpes célestes
sans éveiller les soupirs lointains de harpes inconnues; jamais ce ne
sera une faute de répondre par un cri de sympathie au cri du génie:
malheur aux jeunes gens qui n'ont jamais allumé leur flambeau au soleil!
Bossuet le faisait, qui en valait bien d'autres.

Voilà ce que j'avais à dire au public avant de lui donner ce livre, qui
est plutôt une étude, ou, si vous voulez, une fantaisie, malgré tout ce
que ce dernier mot a de prétentieux. Qu'on ne me juge pas trop
sévèrement: j'essaye.

J'ai, du reste, à remercier la critique des encouragements qu'elle m'a
donnés, et, quelque ridicule qui s'attache à un auteur qui salue ses
juges, c'est du fond du cœur que je le fais. Il m'a toujours semblé
qu'il y avait autant de noblesse à encourager un jeune homme, qu'il y a
quelquefois de lâcheté et de bassesse à étouffer l'herbe qui pousse,
surtout quand les attaques partent de gens à qui la conscience de leur
talent devrait, du moins, inspirer quelque dignité et le mépris de la
jalousie[C].

[C] Cet avant-propos ne se trouve que dans la première édition in-octavo
des comédies. L'auteur le retrancha des éditions suivantes, à cause du
dernier mot où l'on remarque un sentiment d'amertume qui ne se rencontre
plus dans aucun autre passage de ses ouvrages. En maintes occasions,
Alfred de Musset eut à se plaindre de l'envie; c'est l'unique fois de sa
vie qu'il en ait témoigné quelque chagrin; encore n'eut-il rien de plus
pressé que d'en effacer le souvenir. Mais, s'il a pardonné aux envieux,
ce n'est point une raison qui nous oblige à priver le public de cet
écrit.



AU LECTEUR


À la suite de chaque pièce de théâtre on trouvera les additions et
changements exécutés par l'auteur pour la représentation. Des chiffres
indiquent les renvois aux variantes. Les passages enfermés entre
crochets [] sont ceux qu'on ne récite pas à la scène. Le lecteur
connaîtra ainsi le texte primitif, que nous avons recherché avec soin,
et la version destinée au théâtre. Parmi les passages que l'auteur a cru
devoir supprimer, quelques-uns ont été déjà rétablis par les artistes,
et pareille chose arrivera encore, sans aucun doute; mais si, avec le
temps, la seconde version subit de nouvelles modifications, ce ne sera
que pour se rapprocher de la première, qui est désormais invariable.

Dans une pièce de théâtre imprimée, l'usage est de changer le numéro de
la scène chaque fois qu'un personnage entre ou sort, et de répéter au
commencement de chaque scène les noms des personnages qui doivent y
figurer. L'auteur du _Spectacle dans un fauteuil_ s'est dispensé de
suivre cette règle, qui avait, selon lui, l'inconvénient de ralentir la
lecture et d'interrompre trop souvent le dialogue. Il a préféré ne
changer le numéro de la scène que lorsqu'il y avait changement de lieu,
et n'a pas voulu que l'entrée de chaque personnage fût annoncée
d'avance. Cette méthode est celle de Shakespeare et de beaucoup
d'écrivains étrangers; quoiqu'elle ne soit point usitée en France, nous
avons dû nous conformer aux intentions de l'auteur.



LA

NUIT VÉNITIENNE

COMÉDIE EN UN ACTE

1830

    Perfide comme l'onde.
            SHAKESPEARE.



                                              ACTEURS
PERSONNAGES.                             QUI ONT CRÉÉ LES RÔLES.

LE PRINCE D'EYSENACH.              MM. LOCKROY.
LE MARQUIS DELLA RONDA                 VIZENTINI.
RAZETTA                                DELAFOSSE.
LE SECRÉTAIRE INTIME GRIMM.            DELAISTRE.
LAURETTE.                         Mme BÉRANGER.
                                 ( MM. AUGUSTE.
DEUX JEUNES VÉNITIENS.
                                 (     TOURNON.

                                ( MMesLAINÉ.
DEUX JEUNES FEMMES.
                                (      SAULAY.

MADAME BALBI, suivante de Laurette, personnage muet.

_La scène est à Venise._



SCÈNE PREMIÈRE

_Une rue.--Au fond, un canal.--Il est nuit._

RAZETTA, _descendant d'une gondole_, LAURETTE,
_paraissant à un balcon_.


RAZETTA.

Partez-vous, Laurette? Est-il vrai que vous partiez?

LAURETTE.

Je n'ai pu faire autrement.

RAZETTA.

Vous quittez Venise!

LAURETTE.

Demain matin.

RAZETTA.

Ainsi cette funeste nouvelle qui courait la ville aujourd'hui n'est que
trop vraie: on vous vend au prince d'Eysenach. Quelle fête! votre
orgueilleux tuteur n'en mourra-t-il pas de joie? Lâche et vil courtisan!

LAURETTE.

Je vous en supplie, Razetta, n'élevez pas la voix; ma gouvernante est
dans la salle voisine; on m'attend, je ne puis que vous dire adieu.

RAZETTA.

Adieu pour toujours?

LAURETTE.

Pour toujours!

RAZETTA.

Je suis assez riche pour vous suivre en Allemagne.

LAURETTE.

Vous ne devez pas le faire. Ne nous opposons pas, mon ami, à la volonté
du ciel.

RAZETTA.

La volonté du ciel écoutera celle de l'homme. Bien que j'aie perdu au
jeu la moitié de mon bien, je vous répète que j'en ai assez pour vous
suivre, et que j'y suis déterminé.

LAURETTE.

Vous nous perdrez tous deux par cette action.

RAZETTA.

La générosité n'est plus de mode sur cette terre.

LAURETTE.

Je le vois; vous êtes au désespoir.

RAZETTA.

Oui; et l'on a agi prudemment en ne m'invitant pas à votre noce.

LAURETTE.

Écoutez, Razetta; vous savez que je vous ai beaucoup aimé. Si mon tuteur
y avait consenti, je serais à vous depuis longtemps. Une fille ne dépend
pas d'elle ici-bas. Voyez dans quelles mains est ma destinée; vous-même
ne pouvez-vous pas me perdre par le moindre éclat? Je me suis soumise à
mon sort. Je sais qu'il peut vous paraître brillant, heureux... Adieu!
adieu! je ne puis en dire davantage... Tenez! voici ma croix d'or que je
vous prie de garder.

RAZETTA.

Jette-la dans la mer; j'irai la rejoindre.

LAURETTE.

Mon Dieu! revenez à vous!

RAZETTA.

Pour qui, depuis tant de jours et tant de nuits, ai-je rôdé comme un
assassin autour de ces murailles? Pour qui ai-je tout quitté? Je ne
parle pas de mes devoirs, je les méprise; je ne parle pas de mon pays,
de ma famille, de mes amis; avec de l'or, on en trouve partout. Mais
l'héritage de mon père, où est-il? J'ai perdu mes épaulettes; il n'y a
donc que vous au monde à qui je tienne. Non, non, celui qui a mis sa vie
entière sur un coup de dé ne doit pas si vite abandonner la chance.

LAURETTE.

Mais que voulez-vous de moi?

RAZETTA.

Je veux que vous veniez avec moi à Gênes.

LAURETTE.

Comment le pourrais-je? Ignorez-vous que celle à qui vous parlez ne
s'appartient plus? Hélas! Razetta, je suis princesse d'Eysenach.

RAZETTA.

Ah! rusée Vénitienne, ce mot n'a pu passer sur tes lèvres sans leur
arracher un sourire.

LAURETTE.

Il faut que je me retire... Adieu, adieu, mon ami.

RAZETTA.

Tu me quittes?--Prends-y garde; je n'ai pas été jusqu'à présent de ceux
que la colère rend faibles. J'irai te demander à ton second père l'épée
à la main.

LAURETTE.

Je l'avais prévu que cette nuit nous serait fatale. Ah! pourquoi ai-je
consenti à vous voir encore une fois!

RAZETTA.

Es-tu donc une Française? Le soleil du jour de ta naissance était-il
donc si pâle que le sang soit glacé dans tes veines?... ou ne m'aimes-tu
pas? Quelques bénédictions d'un prêtre, quelques paroles d'un roi
ont-elles changé en un instant ce que deux mois de supplice,... ou mon
rival peut-être...

LAURETTE.

Je ne l'ai pas vu.

RAZETTA.

Comment? Tu es cependant princesse d'Eysenach?

LAURETTE.

Vous ne connaissez pas l'usage de ces cours. Un envoyé du prince, le
baron Grimm, son secrétaire intime, est arrivé ce matin.

RAZETTA.

Je comprends. On a placé ta froide main dans la main du vassal insolent,
décoré des pouvoirs du maître; la royale procuration, sanctionnée par
l'officieux chapelain de Son Excellence, a réuni aux yeux du monde deux
êtres inconnus l'un à l'autre. Je suis au fait de ces cérémonies. Et
toi, ton cœur, ta tête, ta vie, marchandés par entremetteurs, tout a
été vendu au plus offrant; une couronne de reine t'a faite esclave pour
jamais; et cependant ton fiancé, enseveli dans les délices d'une cour,
attend nonchalamment que sa nouvelle épouse...

LAURETTE.

Il arrive ce soir à Venise.

RAZETTA.

Ce soir? Ah vraiment! voilà encore une imprudence de m'en avertir.

LAURETTE.

Non, Razetta; je ne puis croire que tu veuilles ma perte; je sais qui tu
es et quelle réputation tu t'es faite par des actions qui auraient dû
m'éloigner de toi. Comment j'en suis venue à t'aimer, à te permettre de
m'aimer moi-même, c'est ce dont je ne suis pas capable de rendre compte.
Que de fois j'ai redouté ton caractère violent, excité par une vie de
désordres qui seule aurait dû m'avertir de mon danger!--Mais ton cœur
est bon.

RAZETTA.

Tu te trompes; je ne suis pas un lâche, et voilà tout. Je ne fais pas le
mal pour le bien; mais, par le ciel! je sais rendre le mal pour le mal.
Quoique bien jeune, Laurette, j'ai trop connu ce qu'on est convenu
d'appeler la vie pour n'avoir pas trouvé au fond de cette mer le mépris
de ce qu'on aperçoit à sa surface. Sois bien convaincue que rien ne peut
m'arrêter.

LAURETTE.

Que feras-tu?

RAZETTA.

Ce n'est pas, du moins, mon talent de spadassin qui doit t'effrayer ici.
J'ai affaire à un ennemi dont le sang n'est pas fait pour mon épée.

LAURETTE.

Eh bien donc?...

RAZETTA.

Que t'importe? c'est à moi de m'occuper de moi. Je vois des flambeaux
traverser la galerie; on t'attend.

LAURETTE.

Je ne quitterai pas ce balcon que tu ne m'aies promis de ne rien tenter
contre toi, ni contre...

RAZETTA.

Ni contre lui?

LAURETTE.

Contre cette Laurette que tu dis avoir aimée, et dont tu veux la perte.
Ah! Razetta, ne m'accablez pas; votre colère me fait frémir. Je vous
supplie de me donner votre parole de ne rien tenter.

RAZETTA.

Je vous promets qu'il n'y aura pas de sang.

LAURETTE.

Que vous ne ferez rien; que vous attendrez,... que vous tâcherez de
m'oublier, de...

RAZETTA.

Je fais un échange; permettez-moi de vous suivre.

LAURETTE.

De me suivre, ô mon Dieu!

RAZETTA.

À ce prix, je consens à tout.

LAURETTE.

On vient... Il faut que je me retire... Au nom du ciel... Me
jurez-vous?...

RAZETTA.

Ai-je aussi votre parole? alors vous avez la mienne.

LAURETTE.

Razetta, je m'en fie à votre cœur; l'amour d'une femme a pu y trouver
place, le respect de cette femme l'y trouvera. Adieu! adieu! Ne
voulez-vous donc point de cette croix?

RAZETTA.

Oh! ma vie!

      _Il reçoit la croix; elle se retire._

RAZETTA, _seul_.

Ainsi je l'ai perdue.--Razetta, il fut un temps où cette gondole,
éclairée d'un falot de mille couleurs, ne portait sur cette mer
indolente que le plus insouciant de ses fils. Les plaisirs des jeunes
gens, la passion furieuse du jeu t'absorbaient; tu étais gai, libre,
heureux; on le disait, du moins; l'inconstance, cette sœur de la
folie, était maîtresse de tes actions; quitter une femme te coûtait
quelques larmes; en être quitté te coûtait un sourire. Où en es-tu
arrivé?

Mer profonde, heureusement il t'est facile d'éteindre une étincelle.
Pauvre petite croix, qui avais sans doute été placée dans une fête, ou
pour un jour de naissance, sur le sein tranquille d'un enfant; qu'un
vieux père avait accompagnée de sa bénédiction; qui, au chevet d'un lit,
avais veillé dans le silence des nuits sur l'innocence; sur qui,
peut-être, une bouche adorée se posa plus d'une fois pendant la prière
du soir; tu ne resteras pas longtemps entre mes mains.

La belle part de ta destinée est accomplie; je t'emporte, et les
pêcheurs de cette rive te trouveront rouillée sur mon cœur.

Laurette! Laurette! Ah! je me sens plus lâche qu'une femme. Mon
désespoir me tue; il faut que je pleure.

      _On entend le son d'une symphonie sur l'eau. Une gondole chargée
      de femmes et de musiciens passe._

UNE VOIX DE FEMME.

Gageons que c'est Razetta.

UNE AUTRE.

C'est lui, sous les fenêtres de la belle Laurette.

UN JEUNE HOMME.

Toujours à la même place! Hé! holà! Razetta! le premier mauvais sujet de
la ville refusera-t-il une partie de fous? Je te somme de prendre un
rôle dans notre mascarade, et de venir nous égayer.

RAZETTA.

Laissez-moi seul; je ne puis aller ce soir avec vous; je vous prie de
m'excuser.

UNE DES FEMMES.

Razetta, vous viendrez; nous serons de retour dans une heure. Qu'on ne
dise pas que nous ne pouvons rien sur vous, et que Laurette vous a fait
oublier vos amis.

RAZETTA.

C'est aujourd'hui la noce; ne le savez-vous pas? J'y suis prié, et ne
puis manquer de m'y rendre. Adieu, je vous souhaite beaucoup de plaisir:
prêtez-moi seulement un masque.

LA VOIX DE FEMME.

Adieu, converti.

      _Elle lui jette un masque._

LE JEUNE HOMME.

Adieu, loup devenu berger. Si tu es encore là, nous te prendrons en
revenant.

      _Musique. La gondole s'éloigne._

RAZETTA.

J'ai changé subitement de pensée. Ce masque va m'être utile. Comment
l'homme est-il assez insensé pour quitter cette vie tant qu'il n'a pas
épuisé toutes ses chances de bonheur? Celui qui perd sa fortune au jeu
quitte-t-il le tapis tant qu'il lui reste une pièce d'or? Une seule
pièce peut lui rendre tout. Comme un minerai fertile, elle peut ouvrir
une large veine. Il en est de même des espérances. Oui, je suis résolu
d'aller jusqu'au bout.

D'ailleurs la mort est toujours là; n'est-elle pas partout sous les
pieds de l'homme, qui la rencontre à chaque pas dans cette vie? L'eau,
le feu, la terre, tout la lui offre sans cesse; il la voit partout dès
qu'il la cherche, il la porte à son côté.

Essayons donc. Qu'ai-je dans le cœur?

Une haine et un amour.--Une haine, c'est un meurtre.--Un amour, c'est un
rapt. Voici ce que le commun des hommes doit voir dans ma position.

Mais il me faut trouver quelque chose de nouveau ici, car d'abord j'ai
affaire à une couronne. Oui, tout moyen usé d'ailleurs me répugne.
Voyons, puisque je suis déterminé à risquer ma tête, je veux la mettre
au plus haut prix possible. Que ferai-je dire demain à Venise?
Dira-t-on: «Razetta s'est noyé de désespoir pour Laurette, qui l'a
quitté?» Ou: «Razetta a tué le prince d'Eysenach, et enlevé sa
maîtresse?» Tout cela est commun. «Il a été quitté par Laurette, et il
l'a oubliée un quart d'heure après?» Ceci vaudrait mieux; mais comment?
En aurai-je le courage?

Si l'on disait: «Razetta, au moyen d'un déguisement, s'est d'abord
introduit chez son infidèle;» ensuite: «Au moyen d'un billet qu'il lui a
fait remettre, et par lequel il l'avertissait qu'à telle heure...» Il me
faudrait ici... de l'opium... Non! point de ces poisons douteux ou
timides, qui donnent au hasard le sommeil ou la mort. Le fer est plus
sûr. Mais une main si faible?... Qu'importe? Le courage est tout. La
fable qui courra la ville demain matin sera étrange et nouvelle.

      _Des lumières traversent une seconde fois la maison._

Réjouis-toi, famille détestée; j'arrive; et celui qui ne craint rien
peut être à craindre.

      _Il met son masque et entre._

UNE VOIX _dans la coulisse_.

Où allez-vous?

RAZETTA, _de même_.

Je suis engagé à souper chez le marquis.


SCÈNE II

_Une salle donnant sur un jardin.--Plusieurs masques se promènent._

LE MARQUIS, LE SECRÉTAIRE.


LE MARQUIS.

Combien je me trouve honoré, monsieur le secrétaire intime, en vous
voyant prendre quelque plaisir à cette fête qui est la plus médiocre du
monde!

LE SECRÉTAIRE.

Tout est pour le mieux, et votre jardin est charmant. Il n'y a qu'en
Italie qu'on en trouve d'aussi délicieux.

LE MARQUIS.

Oui, c'est un jardin anglais. Vous ne désireriez pas de vous reposer ou
de prendre quelques rafraîchissements?

LE SECRÉTAIRE.

Nullement.

LE MARQUIS.

Que dites-vous de mes musiciens?

LE SECRÉTAIRE.

Ils sont parfaits; il faut avouer que là-dessus, monsieur le marquis,
votre pays mérite bien sa réputation.

LE MARQUIS.

Oui, oui, ce sont des Allemands. Ils arrivèrent hier de Leipsick, et
personne ne les a encore possédés dans cette ville. Combien je serais
ravi si vous aviez trouvé quelque intérêt dans le divertissement du
ballet!

LE SECRÉTAIRE.

À merveille, et l'on danse très bien à Venise.

LE MARQUIS.

Ce sont des Français. Chaque bayadère me coûte deux cents florins.
Pousseriez-vous jusqu'à cette terrasse?

LE SECRÉTAIRE.

Je serai enchanté de la voir.

LE MARQUIS.

Je ne puis vous exprimer ma reconnaissance. À quelle heure pensez-vous
qu'arrive le prince notre maître? Car la nouvelle dignité qu'il m'a...

LE SECRÉTAIRE

Vers dix ou onze heures.

      _Ils s'éloignent en causant.--Laurette entre; madame Balbi se lève
      et va à sa rencontre. Toutes deux demeurent appuyées sur une
      balustrade dans le fond de la scène, et paraissent s'entretenir.
      En ce moment, Razetta, masqué, s'avance vers l'avant-scène._

RAZETTA.

Il me semble que j'aperçois Laurette. Oui, c'est elle qui vient
d'entrer. Mais comment parviendrai-je à lui parler sans être
remarqué?--Depuis que j'ai mis le pied dans ces jardins, tous mes
projets se sont évanouis pour faire place à ma colère. Un seul dessein
m'est resté; mais il faut qu'il s'exécute ou que je meure.

      _Il s'approche d'une table et écrit quelques mots au crayon._

LE SECRÉTAIRE, _rentrant, au marquis_.

Ah! voilà un des galants de votre bal qui écrit un billet doux! Est-ce
l'usage à Venise?

LE MARQUIS.

C'est un usage auquel vous devez comprendre, monsieur, que les jeunes
filles restent étrangères. Voudriez-vous faire une partie de cartes?

LE SECRÉTAIRE.

Volontiers; c'est un moyen de passer le temps fort agréablement.

LE MARQUIS.

Asseyons-nous donc, s'il vous plaît. Monsieur le secrétaire intime, j'ai
l'honneur de vous saluer. Le prince, m'avez-vous dit, doit arriver à
dix ou onze heures. Ce sera donc dans un quart d'heure ou dans une heure
un quart, car il est précisément neuf heures trois quarts. C'est à vous
de jouer.

LE SECRÉTAIRE.

Jouons-nous cinquante florins?

LE MARQUIS.

Avec plaisir. C'est un récit bien intéressant pour nous, monsieur, que
celui que vous avez bien voulu déjà me laisser deviner et entrevoir, de
la manière dont Son Excellence était devenue éprise de la chère
princesse ma nièce. J'ai l'honneur de vous demander du pique.

LE SECRÉTAIRE.

C'est, comme je vous disais, en voyant son portrait; cela ressemble un
peu à un conte de fée.

LE MARQUIS.

Sans doute! ah! ah!... délicieux! sur un portrait!... Je n'en ai plus,
j'ai perdu... Vous disiez donc?...

LE SECRÉTAIRE.

Ce portrait, qui était, il est vrai, d'une ressemblance frappante, et
par conséquent d'une beauté parfaite...

LE MARQUIS.

Vous êtes mille fois trop bon.

LE SECRÉTAIRE.

Voulez-vous votre revanche?

LE MARQUIS.

Avec plaisir. «D'une beauté parfaite...»

LE SECRÉTAIRE.

Resta longtemps sur la table où il a l'habitude d'écrire. Le prince, à
vous dire le vrai..., (j'ai du rouge) est un véritable original.

LE MARQUIS.

Réellement?... C'est unique! je ne me sens pas de joie en pensant que
d'ici à une heure... Voici encore du rouge.

LE SECRÉTAIRE.

Il abhorrait les femmes, du moins il le disait. C'est le caractère le
plus fantasque! Il n'aime ni le jeu, ni la chasse, ni les arts. Vous
avez encore perdu.

LE MARQUIS.

Ah! ah! c'est du dernier plaisant!... Comment! il n'aime rien de tout
cela? Ah! ah! Vous avez parfaitement raison, j'ai perdu. C'est
délicieux.

LE SECRÉTAIRE.

Il a beaucoup voyagé, en Europe surtout. Jamais nous n'avons été
instruits de ses intentions que le matin même du jour où il partait pour
une de ces excursions souvent fort longues. «Qu'on mette les chevaux,
disait-il à son lever, nous irons à Paris.»

LE MARQUIS.

J'ai entendu dire la même chose de l'empereur Bonaparte. Singulier
rapprochement!

LE SECRÉTAIRE.

Son mariage fut aussi extraordinaire que ses voyages: il m'en donna
l'ordre comme s'il s'agissait de l'action la plus indifférente de sa
vie; car c'est la paresse personnifiée, que le prince. «Quoi!
monseigneur, lui dis-je, sans l'avoir vue!--Raison de plus,» me dit-il;
ce fut toute sa réponse. Je laissai en partant toute la cour bouleversée
et dans une rumeur épouvantable.

LE MARQUIS.

Cela se conçoit... Eh! eh!--Du reste, monseigneur n'aurait pu se fournir
d'un procureur plus parfaitement convenable que vous-même, monsieur le
secrétaire intime. J'espère que vous voudrez bien m'en croire persuadé.
J'ai encore perdu.

LE SECRÉTAIRE.

Vous jouez d'un singulier malheur.

LE MARQUIS.

Oui, n'est-il pas vrai? Cela est fort remarquable. Un de mes amis, homme
d'un esprit enjoué, me disait plaisamment avant-hier, à la table de jeu
d'un des principaux sénateurs de cette ville, que je n'aurais qu'un
moyen de gagner, ce serait de parier contre moi.

LE SECRÉTAIRE.

Ah! ah! c'est juste!

LE MARQUIS.

Ce serait, lui répondis-je, ce qu'on pourrait appeler un bonheur
malheureux. Eh! eh!

      _Il rit._

LE SECRÉTAIRE.

Absolument.

LE MARQUIS.

Ce sont deux mots qui, je crois, ne se trouvent pas souvent
rapprochés... Eh! eh!--Mais permettez-moi, de grâce, une seule question:
Son Excellence aime-t-elle la musique?

LE SECRÉTAIRE.

Beaucoup. C'est son seul délassement.

LE MARQUIS.

Combien je me trouve heureux d'avoir, depuis l'âge de onze ans, fait
apprendre à ma nièce la harpe-lyre et le forte-piano! Seriez-vous, par
hasard, bien aise de l'entendre chanter?

LE SECRÉTAIRE.

Certainement.

LE MARQUIS, _à un valet_.

Veuillez avertir la princesse que je désire lui parler.

      _À Laurette, qui entre._

Laure, je vous prie de nous faire entendre votre voix. Monsieur le
secrétaire intime veut bien vous engager à nous donner ce plaisir.

LAURETTE.

Volontiers, mon cher oncle; quel air préférez-vous?

LE MARQUIS.

Di piacer, di piacer, di piacer. Ma nièce ne s'est jamais fait prier.

LAURETTE.

Aidez-moi à ouvrir le piano.

RAZETTA, _toujours masqué, s'avance et ouvre le piano. À voix basse_.

Lisez ceci quand vous serez seule.

      _Elle reçoit son billet._

LE SECRÉTAIRE.

La princesse pâlit.

LE MARQUIS.

Ma chère fille, qu'avez-vous donc?

LAURETTE.

Rien, rien, je suis remise.

LE MARQUIS, _bas au secrétaire_.

Vous concevez qu'une jeune fille...

      _Laurette frappe les premiers accords._

UN VALET, _entrant, bas au marquis_.

Son Excellence vient d'entrer dans le jardin.

LE MARQUIS.

Son Excell...! Allons à sa rencontre.

      _Il se lève._

LE SECRÉTAIRE.

Au contraire.--Permettez-moi de vous dire deux mots.

      _Pendant ce temps, Laurette joue la ritournelle pianissimo._

Vous voyez que le prince ne fait avertir que vous seul de son arrivée.
Que le reste de vos conviés s'éloigne. Je connais les usages, et je sais
que dans toutes les cours il y a une présentation; mais rien de ce qui
est fait pour tout le monde ne saurait plaire à notre jeune souverain.
Veuillez m'accompagner seul auprès du prince. La jeune mariée restera,
s'il vous plaît.

LE MARQUIS.

Eh quoi! seule ici?

LE SECRÉTAIRE.

J'agis d'après les ordres du prince.

LE MARQUIS.

Monsieur, je vais donner les miens en conséquence; me conformer en tout
aux moindres volontés de Son Excellence est pour moi le premier, le plus
sacré des devoirs. Ne dois-je pas pourtant avertir ma nièce?

LE SECRÉTAIRE.

Certainement.

LE MARQUIS.

Laurette!

      _Il lui parle à l'oreille. Un moment après, les masques se dispersent
      dans les jardins et laissent le théâtre libre. Le marquis et le
      secrétaire sortent ensemble._

LAURETTE, _restée seule, tire le billet de Razetta de son sein, et lit_.

«Les serments que j'ai pu te faire ne peuvent me retenir loin de toi.
Mon stylet est caché sous le pied de ton clavecin. Prends-le, et frappe
mon rival, si tu ne peux réussir avant onze heures sonnantes à
t'échapper et à venir me retrouver au pied de ton balcon, où je
t'attends. Crois que, si tu me refuses, j'entendrai sonner l'heure, et
que ma mort est certaine.

                «RAZETTA.»

      _Elle regarde autour d'elle._

Seule ici!...

      _Elle va prendre le stylet._

Tout est perdu: car je le connais, il est capable de tout. Ô Dieu! il
me semble que j'entends monter à la terrasse. Est-ce déjà le
prince?--Non, tout est tranquille.

«À onze heures; si tu ne peux réussir à t'échapper. Crois que, si tu me
refuses, ma mort est certaine!...»

Ô Razetta, Razetta! insensé, il m'en coûte cher de t'avoir aimé!

Fuirai-je?... La princesse d'Eysenach fuira-t-elle?... avec qui?... avec
un joueur déjà presque ruiné? avec un homme plus redoutable seul que
tous les malheurs... Si j'avertissais le prince?--Ô ciel! on vient.

Mais Razetta! il se tuera sans doute sous mes fenêtres...

Le prince ne peut tarder; je vois des pages avec des flambeaux traverser
l'orangerie. La nuit est obscure; le vent agite ces lumières;
écoutons... Quelle singulière frayeur me saisit!... Quel est l'homme qui
va se présenter à moi?... Inconnus l'un à l'autre,... que va-t-il me
dire?... Oserai-je lever les yeux sur lui?... Oh! je sens battre mon
cœur... L'heure va si vite! onze heures seront bientôt arrivées!...

UNE VOIX, _en dehors_.

Son Excellence veut-elle monter cet escalier?

LAURETTE.

C'est lui! il vient.

      _Elle écoute._

Je ne me sens pas la force de me lever; cachons ce stylet.

      _Elle le met dans son sein._

Eysenach, c'est donc à la mort que tu marches?... Ah! la mienne aussi
est certaine...

      _Elle se penche à la fenêtre._

Razetta se promène lentement sur le rivage!... Il ne peut me manquer...
Allons!... Prenons cependant assez de force pour cacher ce que
j'éprouve... Il le faut... Voici l'instant.

      _Se regardant._

Dieu, que je suis pâle! mes cheveux en désordre...

      _Le prince entre par le fond; il a à la main un portrait; il s'avance
      lentement, en considérant tantôt l'original, tantôt la copie._

LE PRINCE.

Parfait.

      _Laurette se retourne et demeure interdite._

Et cependant comme en tout l'art est constamment au-dessous de la
nature, surtout lorsqu'il cherche à l'embellir! La blancheur de cette
peau pourrait s'appeler de la pâleur; ici je trouve que les roses
étouffent les lis.--Ces yeux sont plus vifs,--ces cheveux plus
noirs.--Le plus parfait des tableaux n'est qu'une ombre: tout y est à la
surface; l'immobilité glace; l'âme y manque totalement; c'est une beauté
qui ne passe pas l'épiderme. D'ailleurs ce trait même à gauche...

      _Laurette fait quelques pas. Le prince ne cesse pas de la regarder._

Il n'importe: je suis content de Grimm; je vois qu'il ne m'a pas trompé.

      _Il s'assoit._

Ce petit palais est très gentil: on m'avait dit que cette pauvre fille
n'avait rien. Comment donc! mais c'est un élégant que mon oncle,
monsieur le... le...

      _À Laurette._

Votre oncle est marquis, je crois?

LAURETTE.

Oui,... monseigneur...

LE PRINCE.

Je me sens la tentation de quitter cette vieille prude d'Allemagne, et
de venir m'établir ici. Ah! diable, je fais une réflexion, on est obligé
d'aller à pied.--Est-ce que toutes les femmes sont aussi jolies que vous
dans cette ville?

LAURETTE.

Monseigneur...

LE PRINCE.

Vous rougissez... De qui donc avez-vous peur? nous sommes seuls.

LAURETTE.

Oui,... mais...

LE PRINCE, _se levant_.

Est-ce que par hasard mon grand guindé de secrétaire se serait mal
acquitté de sa représentation? Les compliments d'usage ont-ils été
faits? Aurait-il négligé quelque chose? En ce cas, excusez-moi: je
pensais que les quatre premiers actes de la comédie étaient joués, et
que j'arrivais seulement pour le cinquième.

LAURETTE.

Mon tuteur...

LE PRINCE.

Vous tremblez?

      _Il lui prend la main._

Reposez-vous sur ce sofa. Je vous supplie de répondre à ma question.

LAURETTE.

Votre Excellence me pardonnera: je ne chercherai pas à lui cacher que je
souffre... un peu;... elle voudra bien ne pas s'étonner...

LE PRINCE.

Voici du vinaigre excellent.

      _Il lui donne sa cassolette._

Vous êtes bien jeune, madame; et moi aussi. Cependant, comme les romans
ne me sont pas défendus, non plus que les comédies, les tragédies, les
nouvelles, les histoires et les mémoires, je puis vous apprendre ce
qu'ils m'ont appris. Dans tout morceau d'ensemble, il y a une
introduction, un thème, deux ou trois variations, un andante et un
presto. À l'introduction, vous voyez les musiciens encore mal se
répondre, chercher à s'unir, se consulter, s'essayer, se mesurer; le
thème les met d'accord; tous se taisent ou murmurent faiblement, tandis
qu'une voix harmonieuse les domine; je ne crois pas nécessaire de faire
l'application de cette parabole. Les variations sont plus ou moins
longues, selon ce que la pensée éprouve: mollesse ou fatigue. Ici, sans
contredit, commence le chef-d'œuvre; l'andante, les yeux humides de
pleurs, s'avance lentement, les mains s'unissent; c'est le romanesque,
les grands serments, les petites promesses, les attendrissements, la
mélancolie.--Peu à peu, tout s'arrange; l'amant ne doute plus du cœur
de sa maîtresse; la joie renaît, le bonheur par conséquent: la
bénédiction apostolique et romaine doit trouver ici sa place; car, sans
cela, le presto survenant... Vous souriez?

LAURETTE.

Je souris d'une pensée...

LE PRINCE.

Je la devine. Mon procureur a sauté l'adagio.

LAURETTE.

Faussé, je crois.

LE PRINCE.

Ce sera à moi de réparer ses maladresses. Cependant ce n'était pas mon
plan. Ce que vous me dites me fait réfléchir.

LAURETTE.

Sur quoi?

LE PRINCE.

Sur une théorie du professeur Mayer, à Francfort-sur-l'Oder.

LAURETTE.

Ah!

LE PRINCE.

Oui, il s'est trompé, si vous êtes née à Venise.

LAURETTE.

Dans cette maison même.

LE PRINCE.

Diable! pourtant il prétendait que ce que vos compatriotes estimaient le
moins... était précisément ce qui manque...

LAURETTE.

Au secrétaire intime?...

LE PRINCE.

Et de plus, qu'on juge d'un caractère sur un portrait. Vous pourriez, je
le vois, soutenir la controverse.

      _Il lui baise la main._

Vous tremblez encore.

LAURETTE.

Je ne sais,... je,... non...

LE PRINCE.

Heureusement que je suis entre la fenêtre et la pendule.

LAURETTE, _effrayée_.

Que dit Votre Excellence?

LE PRINCE.

Que ces deux points partagent singulièrement votre attention. Je crois
que vous avez peur de moi.

LAURETTE.

Pourquoi?... nullement,... je,... je ne puis vous dissimuler...

LE PRINCE.

Voici une main qui dit le contraire. Aimez-vous les bijoux?

      _Il lui met un bracelet._

LAURETTE.

Quels magnifiques diamants!

LE PRINCE.

Ce n'est plus la mode. Mais que vois-je? L'anneau a été oublié.

LAURETTE.

Le secrétaire...

LE PRINCE.

En voici un: j'ai toujours des joujoux de poupée dans mes poches.
Décidément vous voulez savoir l'heure.

LAURETTE.

Non;... je cherche...

LE PRINCE.

J'avais entendu dire qu'un Français était quelquefois embarrassé devant
une Italienne. Vous vous levez!

LAURETTE.

Je suis souffrante.

LE PRINCE.

Vous voulez vous mettre à la fenêtre?

LAURETTE, _à la fenêtre_.

Ah!

LE PRINCE.

De grâce, qu'avez-vous? Serais-je réellement assez malheureux pour vous
inspirer de l'effroi?

      _Il la ramène au sofa._

En ce cas, je serais le plus malheureux des hommes; car je vous aime, et
ne pourrai vivre sans vous.

LAURETTE.

Encore une raillerie? Prince, celle-ci n'est pas charitable.

LE PRINCE.

De l'orgueil?--Veuillez m'écouter.

Je me suis figuré qu'une femme devait faire plus de cas de son âme que
de son corps, contre l'usage général qui veut qu'elle permette qu'on
l'aime avant d'avouer qu'elle aime, et qu'elle abandonne ainsi le trésor
de son cœur avant de consentir à la plus légère prise sur celui de sa
beauté. J'ai voulu, oui, voulu absolument tenter de renverser cette
marche uniforme; la nouveauté est ma rage. Ma fantaisie et ma paresse,
les seuls dieux dont j'aie jamais encensé les autels, m'ont vainement
laissé parcourir le monde, poursuivi par ce bizarre dessein; rien ne
s'offrait à moi. Peut-être je m'explique mal. J'ai eu la singulière idée
d'être l'époux d'une femme avant d'être son amant. J'ai voulu voir si
réellement il existait une âme assez orgueilleuse pour demeurer fermée
lorsque les bras sont ouverts, et livrer la bouche à des baisers muets;
vous concevez que je ne craignais que de trouver cette force à la
froideur. Dans toutes les contrées qu'aime le soleil, j'ai cherché les
traits les plus capables de révéler qu'une âme ardente y était enfermée:
j'ai cherché la beauté dans tout son éclat, cet amour qu'un regard fait
naître; j'ai désiré un visage assez beau pour me faire oublier qu'il
était moins beau que l'être invisible qui l'anime; insensible à tout,
j'ai résisté à tout,... excepté à une femme,--à vous, Laurette, qui
m'apprenez que je me suis un peu mépris dans mes idées orgueilleuses; à
vous, devant qui je ne voulais soulever le masque qui couvre ici-bas les
hommes qu'après être devenu votre époux.--Vous me l'avez arraché, je
vous supplie de me pardonner, si j'ai pu vous offenser.

LAURETTE.

Prince, vos discours me confondent... Faut-il que je croie?...

LE PRINCE.

Il faut que la princesse d'Eysenach me pardonne; il faut qu'elle
permette à son époux de redevenir l'amant le plus soumis; il faut
qu'elle oublie toutes ses folies...

LAURETTE.

Et toute sa finesse?

LE PRINCE.

Elle pâlit devant la vôtre. La beauté et l'esprit...

LAURETTE.

Ne sont rien. Voyez comme nous nous ressemblons peu.

LE PRINCE.

Si vous en faites si peu de cas, je vais revenir à mon rêve.

LAURETTE.

Comment?

LE PRINCE.

En commençant par la première.

LAURETTE.

Et en oubliant le second?

LE PRINCE.

Prenez garde à un homme qui demande un pardon; il peut avoir si aisément
la tentation d'en mériter deux!

LAURETTE.

Ceci est une théorie.

LE PRINCE.

Non pas.

      _Il l'embrasse._

Cependant, je vous vois encore agitée. Gageons que, toute jeune que vous
êtes, vous avez déjà fait un calcul.

LAURETTE.

Lequel? il y en a tant à faire! et un jour comme celui-ci en voit tant!

LE PRINCE.

Je ne parle que de celui des qualités d'époux. Peut-être ne trouvez-vous
rien en moi qui les annonce. Dites-moi, est-ce bien sérieusement que
vous avez pu jamais réfléchir à cet important et grave sujet? De quelle
pâte débonnaire, de quels faciles éléments aviez-vous pétri d'avance cet
être dont l'apparition change tant de douces nuits en insomnies?
Peut-être sortez-vous du couvent?

LAURETTE.

Non.

LE PRINCE.

Il faut songer, chère princesse, que si votre gouvernante vous gênait,
si votre tuteur vous contrariait, si vous étiez surveillée, tancée
quelquefois, vous allez entrer demain (n'est-ce pas demain?) dans une
atmosphère de despotisme et de tyrannie; vous allez respirer l'air
délicieux de la plus aristocratique bonbonnière; c'est de ma petite cour
que je parle, ou plutôt de la vôtre, car je suis le premier de vos
sujets. Une grave duègne vous suivra, c'est l'usage; mais je la payerai
pour qu'elle ne dise rien à votre mari. Aimez-vous les chevaux, la
chasse, les fêtes, les spectacles, les dragées, les amants, les petits
vers, les diamants, les soupers, le galop, les masques, les petits
chiens, les folies?--Tout pleuvra autour de vous. Enseveli au fond de la
plus reculée des ailes de votre château, le prince ne saura et ne verra
que ce que vous voudrez. Avez-vous envie de lui pour une partie de
plaisir? un ordre expédié de la part de la reine avertira le roi de
prendre son habit de chasse, de bal ou d'enterrement. Voulez-vous être
seule? Quand toutes les sérénades de la terre retentiraient sous vos
fenêtres, le prince, au fond de son donjon gothique, n'entendra rien au
monde; une seule loi régnera dans votre cour: la volonté de la
souveraine. Ressembleriez-vous par hasard à l'une de ces femmes pour qui
l'ambition, les honneurs, le pouvoir, eurent tant de charmes? Cela
m'étonnerait, et mon vieux docteur aussi; mais n'importe. Les hochets
que je mettrais alors entre vos mains, pour amuser vos loisirs, seraient
d'autre nature: ils se composeraient d'abord de quelques-unes de ces
marionnettes qu'on nomme des ministres, des conseillers, des
secrétaires: pareil à des châteaux de cartes, tout l'édifice politique
de leur sagesse dépendrait d'un souffle de votre bouche; autour de vous
s'agiterait en tous sens la foule de ces roseaux, que plie et relève le
vent des cours; vous serez un despote, si vous ne voulez être une reine.
Ne faites pas surtout un rêve sans le réaliser; qu'un caprice, qu'un
faible désir n'échappe pas à ceux qui vous entourent, et dont
l'existence entière est consacrée à vous obéir. Vous choisirez entre vos
fantaisies, ce sera tout votre travail, madame; et si le pays que je
vous décris...

LAURETTE.

C'est le paradis des femmes.

LE PRINCE.

Vous en serez la déesse.

LAURETTE.

Mais le rêve sera-t-il éternel? Ne cassez-vous jamais le pot au lait?

LE PRINCE.

Jamais.

LAURETTE.

Ah! qui m'en assure?

LE PRINCE.

Un seul garant,--mon indicible, ma délicieuse paresse. Voilà bientôt
vingt-cinq ans que j'essaye de vivre, Laurette. J'en suis las; mon
existence me fatigue; je rattache à la vôtre ce fil qui s'allait briser;
vous vivrez pour moi, j'abdique: vous chargez-vous de cette tâche? Je
vous remets le soin de mes jours, de mes pensées, de mes actions; et
pour mon cœur...

LAURETTE.

Est-il compris dans le dépôt?

LE PRINCE.

Il n'y sera que le jour où vous l'en aurez jugé digne; jusque-là, j'ai
votre portrait.--Je l'aime, je lui dois tout; je lui ai tout promis,
pour tout vous tenir.--Autrefois même je m'en serais contenté; mais j'ai
voulu le voir sourire,... rien de plus.

LAURETTE.

Ceci est encore une théorie.

LE PRINCE.

Un rêve, comme tout au monde.

      _Il l'embrasse._

Qu'avez-vous donc là? c'est un bijou vénitien: si nous sommes en paix,
il est inutile: si nous sommes en guerre, je désarme l'ennemi.

      _Il lui ôte son stylet._

Quant à ce petit papier parfumé qui se cache sous cette gaze, le mari le
respectera. Mais la princesse d'Eysenach rougit.

LAURETTE.

Prince!

LE PRINCE.

Êtes-vous étonnée de me voir sourire?--J'ai retenu un mot de Shakespeare
sur les femmes de cette ville.

LAURETTE.

Un mot?

LE PRINCE.

Perfide comme l'onde. Est-il défendu d'aimer à avoir des rivaux?

LAURETTE.

Vous pensez?...

LE PRINCE.

À moins que ce ne soient des rivaux heureux, et celui-ci ne l'est pas.

LAURETTE.

Pourquoi?

LE PRINCE.

Parce qu'il écrit.

LAURETTE.

C'est à mon tour de sourire, quoiqu'il y ait ici un grain de mépris.

LE PRINCE.

Mépris pour les femmes? Il n'y a que les sots qui le croient possible.

LAURETTE.

Qu'en aimez-vous donc?

LE PRINCE.

Tout, et surtout leurs défauts.

LAURETTE.

Ainsi, le mot de Shakespeare...

LE PRINCE.

Je le voudrais pour réponse au billet.

LAURETTE.

Et que dirait-on?

LE PRINCE.

Ceci est une pensée française, et ce n'est pas de vous que j'en
attendais.

LAURETTE.

Insultez-vous la France? Vous parliez de beauté et d'esprit. Le premier
des biens...

LE PRINCE.

C'est le cœur. L'esprit et la beauté n'en sont que les voiles.

LAURETTE.

Ah! qui sait ce que voit celui qui les soulève? C'est une audace!

LE PRINCE.

Il n'y en a plus après la noce... Vous tremblez encore?

LAURETTE.

J'ai cru entendre du bruit.

LE PRINCE.

Au fait, nous sommes presque dans un jardin; si vous ne teniez pas à ce
sofa...

LAURETTE.

Non...

      _Ils se lèvent; le prince veut l'entraîner._

LE PRINCE.

Est-ce de l'époux ou de l'amant que vous avez peur?

LAURETTE.

C'est de la nuit.

LE PRINCE.

Elle est perfide aussi, mais elle est discrète. Qu'oserez-vous lui
confier?... La réponse au billet?

LAURETTE.

Qu'en dirait-elle?

LE PRINCE.

Elle n'en laissera rien voir à l'époux.

      _Elle lui donne le billet; il le déchire._

Ne la craignez pas, Laurette. _Le secret_ d'une jeune fiancée est fait
pour la nuit; elle seule renferme les deux grands secrets du bonheur: le
plaisir et l'oubli.

LAURETTE.

Mais le chagrin?

LE PRINCE.

C'est la réflexion; et il est si facile de la perdre!

LAURETTE.

Est-ce aussi un secret?

      _Ils s'éloignent. Onze heures sonnent._


SCÈNE III

_La même décoration qu'à la première scène. On entend l'heure sonner dans
l'éloignement._


RAZETTA.

Je ne puis me défendre d'une certaine crainte. Serait-il possible que
Laurette m'eût manqué de parole! Malheur à elle, s'il était vrai! Non
pas que je doive porter la main sur elle,... mais mon rival!... Il me
semble que deux horloges ont déjà sonné onze heures... Est-ce le temps
d'agir? Il faut que j'entre dans ces jardins.--J'aperçois une grille
fermée.--Ô rage! me serait-il impossible de pénétrer? Au risque de ma
vie, je suis déterminé à ne pas abandonner mon dessein.

L'heure est passée... Rien ne doit me retenir... Mais par où
entrer?--Appellerai-je? Tenterai-je de gravir cette muraille
élevée?--Suis-je trahi? réellement trahi? Laurette... Si j'apercevais un
valet, peut-être avec de l'or...--Je ne vois aucune lumière... Le repos
semble régner dans cette maison.--Désespoir! Ne pourrai-je même jouer ma
vie? ne pourrai-je tenter même le plus désespéré de tous les partis?

      _On entend une symphonie; une gondole chargée de musiciens passe._

UNE VOIX DE FEMME.

Voilà encore Razetta.

UNE AUTRE.

Je l'avais parié!

UN JEUNE HOMME.

Eh bien! la noce était-elle jolie? As-tu fait valser la mariée? Quand ta
garde sera-t-elle relevée? Tu mets sûrement le mot d'ordre en musique?

RAZETTA.

Allez-vous-en à vos plaisirs, et laissez-moi.

UNE VOIX DE FEMME.

Non; cette fois j'ai gagé que je t'emmènerais; allons, viens, mauvaise
tête, et ne trouble le plaisir de personne. Chacun son tour; c'était
hier le tien, aujourd'hui tu es passé de mode; celui qui ne sait pas se
conformer à son sort est aussi fou qu'un vieillard qui fait le jeune
homme.

UNE AUTRE.

Venez, Razetta, nous sommes vos véritables amis, et nous ne désespérons
pas de vous faire oublier la belle Laurette. Nous n'aurons pour cela
qu'à vous rappeler ce que vous disiez vous-même il y a quelques jours,
ce que vous nous avez appris.--Ne perdez pas ce nom glorieux que vous
portiez du premier mauvais sujet de la ville.

LE JEUNE HOMME.

De l'Italie! Viens, nous allons souper chez Camilla; tu y retrouveras ta
jeunesse tout entière, tes anciens amis, tes anciens défauts, ta
gaieté.--Veux-tu tuer ton rival, ou te noyer? Laisse ces idées communes
au vulgaire des amants; souviens-toi de toi-même, et ne donne pas le
mauvais exemple. Demain matin les femmes seront inabordables, si on
apprend cette nuit que Razetta s'est noyé. Encore une fois, viens souper
avec nous.

RAZETTA.

C'est dit. Puissent toutes les folies des amants finir aussi joyeusement
que la mienne!

      _Il monte dans la barque, qui disparaît au bruit des instruments._

FIN DE LA NUIT VÉNITIENNE.

       *       *       *       *       *

     Cette comédie, écrite pour la scène, fut représentée au théâtre de
     l'Odéon, le mercredi, 1er décembre 1830, au milieu d'un tumulte
     qui couvrit incessamment la voix des acteurs. C'était au plus fort
     de la guerre entre les classiques et les romantiques. L'auteur
     avait vingt ans. On ne connaissait encore de lui que les _Contes
     d'Espagne et d'Italie_. Le public de l'Odéon, qui avait pris au
     sérieux la fameuse ballade à la lune, condamna la _Nuit vénitienne_
     sans vouloir l'entendre. Alfred de Musset, blessé d'un procédé si
     injuste, conçut contre le public des spectacles des préventions
     dont il ne revint qu'au bout de dix-sept ans.



ANDRÉ DEL SARTO

DRAME EN TROIS ACTES

PUBLIÉ EN 1833, REPRÉSENTÉ EN 1849



PERSONNAGES.                            ACTEURS
                                        QUI ONT CRÉÉ LES RÔLES.

ANDRÉ.                                MM. GEFFROY.

CORDIANI,)                               ( MAILLART.
         )                               (
LIONEL,  )  peintres, élèves d'André.    ( MAUBANT.
         )                               (
DAMIEN,  )                               ( FONTA.

GRÉMIO, concierge.                         CHÉRY.

MONTJOIE, gentilhomme français.            ROBERT.

MATHURIN,  )                               MATHIEN.
           )  Domestiques.
[JEAN,]    )

PAOLO.                                     ALEXANDRE.

CÉSARIO, élève d'André.              Mmes FAVART.

LUCRETIA DEL FEDE, femme d'André.          RIMBLOT.

SPINETTE, suivante.                        MIRECOURT.

PEINTRES, VALETS, etc.

UN MÉDECIN.

_La scène est à Florence._

[Illustration: André del Sarto]



ACTE PREMIER


SCÈNE PREMIÈRE

_La maison d'André.--Une cour, un jardin au fond._


GRÉMIO, _sortant de la maison du concierge_.

[1]Il me semble, en vérité, que j'entends marcher dans la cour: à quatre
heures du matin, c'est singulier. Hum! hum! que veut dire cela?

      _Il avance; un homme enveloppé d'un manteau descend d'une fenêtre
      du rez-de-chaussée._

GRÉMIO.

De la fenêtre de madame Lucrèce? Arrête, qui que sois.

L'HOMME.

Laisse-moi passer, ou je te tue!

      _Il le frappe et s'enfuit dans le jardin._

GRÉMIO, _seul_.

Au meurtre! au voleur! Jean, au secours!

DAMIEN, _sortant en robe de chambre_.

Qu'est-ce? qu'as-tu à crier, Grémio?

GRÉMIO.

Il y a un voleur dans le jardin.

DAMIEN.

Vieux fou! tu te seras grisé.

GRÉMIO.

De la fenêtre de madame Lucrèce, de sa propre fenêtre, je l'ai vu
descendre. Ah! je suis blessé! il m'a frappé au bras de son stylet.

DAMIEN.

Tu veux rire! ton manteau est à peine déchiré. Quel conte viens-tu
faire, Grémio? Qui diable veux-tu avoir vu descendre de la fenêtre de
Lucrèce, à cette heure-ci? Sais-tu, sot que tu es, qu'il ne ferait pas
bon l'aller redire à son mari?

GRÉMIO.

Je l'ai vu comme je vous vois.

DAMIEN.

Tu as bu, Grémio; tu vois double.

GRÉMIO.

Double! je n'en ai vu qu'un.

DAMIEN.

Pourquoi réveilles-tu une maison entière avant le lever du soleil? et
une maison comme celle-ci, pleine de jeunes gens, de valets! T'a-t-on
payé pour imaginer ce mauvais roman sur le compte de la femme de mon
meilleur ami? Tu cries au voleur, et tu prétends qu'on a sauté par sa
fenêtre? Es-tu fou ou es-tu payé? Dis, réponds; que je t'entende.

GRÉMIO.

Mon Dieu! mon Seigneur Jésus! je l'ai vu; en vérité de Dieu, je l'ai vu.
Que vous ai-je fait? je l'ai vu.

DAMIEN.

Écoute, Grémio. Prends cette bourse, elle peut être moins lourde que
celle qu'on t'a donnée pour inventer cette histoire-là. Va-t'en boire à
ma santé. Tu sais que je suis l'ami de ton maître, n'est-ce pas? je ne
suis pas un voleur, moi; je ne suis pas de moitié dans le vol qu'on lui
ferait. Tu me connais depuis dix ans comme je connais André. Eh bien!
Grémio, pas un mot là-dessus. Bois à ma santé; pas un mot, entends-tu?
ou je te fais chasser de la maison. Va, Grémio, rentre chez toi, mon
vieux camarade. Que tout cela soit oublié.

GRÉMIO.

Je l'ai vu, mon Dieu! sur ma tête, sur celle de mon père, je l'ai vu,
vu, bien vu.

      _Il rentre._

DAMIEN, _s'avançant seul vers le jardin et appelant_.

Cordiani! Cordiani!

      _Cordiani paraît._

DAMIEN.

Insensé! en es-tu venu là? André, ton ami, le mien, le bon, le pauvre
André!

CORDIANI.

Elle m'aime, ô Damien, elle m'aime! Que vas-tu me dire? Je suis heureux.
Regarde-moi, elle m'aime. Je cours dans ce jardin depuis hier; je me
suis jeté dans les herbes humides; j'ai frappé les statues et les
arbres, et j'ai couvert de baisers terribles les gazons qu'elle avait
foulés.

DAMIEN.

Et cet homme qui te surprend! À quoi penses-tu? Et André! André,
Cordiani!

CORDIANI.

Que sais-je? je puis être coupable, tu peux avoir raison; nous en
parlerons demain, un jour, plus tard; laisse-moi être heureux. [Je me
trompe peut-être, elle ne m'aime peut-être pas; un caprice, oui, un
caprice seulement, et rien de plus; mais laisse-moi être heureux.

DAMIEN.

Rien de plus? et] tu brises comme une paille un lien de vingt-cinq
années? [et tu sors de cette chambre?] Tu peux être coupable? et les
rideaux qui se sont refermés sur toi sont encore agités autour d'elle?
et l'homme qui te voit sortir crie au meurtre?

CORDIANI.

Ah! mon ami, que cette femme est belle!

DAMIEN.

Insensé! insensé!

CORDIANI.

Si tu savais quelle région j'habite! comme le son de sa voix seulement
fait bouillonner en moi une vie nouvelle! [comme les larmes lui viennent
aux yeux au-devant de tout ce qui est beau, tendre et pur comme elle! Ô
mon Dieu! c'est un autel sublime que le bonheur. Puisse la joie de mon
âme monter à toi comme un doux encens!] Damien, les poëtes se sont
trompés: est-ce l'esprit du mal qui est l'ange déchu? C'est celui de
l'amour, qui, après le grand œuvre, ne voulut pas quitter la terre,
et, tandis que ses frères remontaient au ciel, laissa tomber ses ailes
d'or en poudre aux pieds de la beauté qu'il avait créée.

DAMIEN.

Je te parlerai dans un autre moment. Le soleil se lève; dans une heure,
quelqu'un viendra s'asseoir aussi sur ce banc; il posera comme toi ses
mains sur son visage, et ce ne sont pas des larmes de joie qu'il
cachera.[2] À quoi penses-tu?

CORDIANI.

Je pense au coin obscur d'une certaine taverne où je me suis assis tant
de fois, regrettant ma journée. Je pense à Florence qui s'éveille, aux
promenades, aux passants qui se croisent, au monde où j'ai erré vingt
ans comme un spectre sans sépulture, à ces rues désertes où je me
plongeais au sein des nuits, poussé par quelque dessein sinistre; je
pense à mes travaux, à mes jours de découragement; j'ouvre les bras, et
je vois passer les fantômes des femmes que j'ai possédées, mes plaisirs,
mes peines, mes espérances! Ah! mon ami, comme tout est foudroyé, comme
tout ce qui fermentait en moi s'est réuni en une seule pensée: l'aimer!
C'est ainsi que mille insectes épars dans la poussière viennent se
réunir dans un rayon de soleil.

DAMIEN.

Que veux-tu que je te dise, et de quoi servent les paroles après
l'action? Un amour comme le tien n'a pas d'ami.

CORDIANI.

Qu'ai-je eu dans le cœur jusqu'à présent? Dieu merci, je n'ai pas
cherché la science; je n'ai voulu d'aucun état, je n'ai jamais donné un
centre aux cercles gigantesques de la pensée; je n'y ai laissé entrer
que l'amour des arts, qui est l'encens de l'autel, mais qui n'en est pas
le dieu. J'ai vécu de mon pinceau, de mon travail; mais mon travail n'a
nourri que mon corps; mon âme a gardé sa faim céleste. [J'ai posé sur le
seuil de mon cœur le fouet dont Jésus-Christ flagella les vendeurs du
temple.] Dieu merci, je n'ai jamais aimé; mon cœur n'était à rien
jusqu'à ce qu'il fût à elle.

DAMIEN.

Comment exprimer tout ce qui se passe dans mon âme? Je te vois heureux.
Ne m'es-tu pas aussi cher que lui?

CORDIANI.

Et maintenant qu'elle est à moi, maintenant qu'assis à ma table, je
laisse couler comme de douces larmes les vers insensés qui lui parlent
de mon amour, et que je crois sentir derrière moi son fantôme charmant
s'incliner sur mon épaule pour les lire; maintenant que j'ai un nom sur
les lèvres, ô mon ami! quel est l'homme ici-bas qui n'a pas vu
apparaître cent fois, mille fois, dans ses rêves, un être adoré, fait
pour lui, devant vivre pour lui? Eh bien! quand un seul jour au monde on
devrait rencontrer cet être, le serrer dans ses bras et mourir!

DAMIEN.

Tout ce que je puis te répondre, Cordiani, c'est que ton bonheur
m'épouvante. Qu'André l'ignore, voilà l'important!

CORDIANI.

Que veut dire cela? Crois-tu que je l'aie séduite? qu'elle ait réfléchi
et que j'aie réfléchi? Depuis un an que je la vois tous les jours, je
lui parle, et elle me répond; je fais un geste, et elle me comprend.
Elle se met au clavecin, elle chante, et moi, les lèvres entr'ouvertes,
je regarde une longue larme tomber en silence sur ses bras nus. Et de
quel droit ne serait-elle pas à moi?

DAMIEN.

De quel droit?

CORDIANI.

Silence! j'aime et je suis aimé. Je ne veux rien analyser, rien savoir;
il n'y a d'heureux que les enfants qui cueillent un fruit et le portent
à leurs lèvres sans penser à autre chose, sinon qu'ils l'aiment et
qu'il est à portée de leurs mains.

DAMIEN.[3]

[Ah! si tu étais là, à cette place où je suis, et si tu te jugeais
toi-même! Que dira demain l'homme à l'enfant?]

CORDIANI.

Non! non! [Est-ce d'une orgie que je sors, pour que l'air du matin me
frappe au visage? L'ivresse de l'amour est-elle une débauche, pour
s'évanouir avec la nuit?] Toi, que voilà, Damien, depuis combien de
temps m'as-tu vu l'aimer? Qu'as-tu à dire à présent, toi qui es resté
muet, toi qui as vu pendant une année chaque battement de mon cœur,
chaque minute de ma vie se détacher de moi pour s'unir à elle? Et je
suis coupable aujourd'hui? Alors pourquoi suis-je heureux? Et que me
diras-tu d'ailleurs que je ne me sois dit cent fois à moi-même? Suis-je
un libertin sans cœur? suis-je un athée? Ai-je jamais parlé avec
mépris de tous ces mots sacrés, qui, depuis que le monde existe, errent
vainement sur les lèvres des hommes? Tous les reproches imaginables, je
me les suis adressés, et cependant je suis heureux. Le remords, la
vengeance hideuse, la triste et muette douleur, tous ces spectres
terribles sont venus se présenter au seuil de ma porte; aucun n'a pu
rester debout devant l'amour de Lucrèce. Silence! on ouvre les portes;
viens avec moi dans mon atelier. Là, dans une chambre fermée à tous les
yeux, j'ai taillé dans le marbre le plus pur l'image adorée de ma
maîtresse. Je veux te répondre devant elle; viens, sortons; la cour
s'emplit de monde, et l'académie va s'ouvrir.

      _Ils sortent.--Les peintres traversent la cour en tous sens.--
        Lionel et Césario s'avancent._
LIONEL.

Le maître est-il levé?

CÉSARIO, _chantant_.

    Il se levait de bon matin,
      Pour se mettre à l'ouvrage;
        Tin taine, tin tin.
    Le bon gros père Célestin,
    Il se levait de bon matin,
      Comme un coq de village[4].

LIONEL.

Que d'écoliers autrefois dans cette académie! comme on se disputait pour
l'un, pour l'autre! quel événement que l'apparition d'un nouveau
tableau! Sous Michel-Ange, les écoles étaient de vrais champs de
bataille; aujourd'hui elles se remplissent à peine, lentement, de jeunes
gens silencieux. On travaille pour vivre, et les arts deviennent des
métiers.

CÉSARIO.

C'est ainsi que tout passe sous le soleil. Moi, Michel-Ange m'ennuyait;
je suis bien aise qu'il soit mort.

LIONEL.

Quel génie que le sien!

CÉSARIO.

Eh bien! oui, c'est un homme de génie; qu'il nous laisse tranquilles.
As-tu vu le tableau de Pontormo?

LIONEL.

Et j'y ai vu le siècle tout entier: un homme incertain entre mille
chemins divers, la caricature des grands maîtres; se noyant dans son
propre enthousiasme, capable de se retenir, pour s'en tirer, au manteau
gothique d'Albert Dürer.

CÉSARIO.

Vive le gothique! Si les arts se meurent, l'antiquité ne rajeunira rien.
_Tra deri da!_ Il nous faut du nouveau.

ANDRÉ DEL SARTO, _entrant et parlant à un valet_.

Dites à Grémio de seller deux chevaux, un pour lui et un pour moi. Nous
allons à la ferme.

CÉSARIO, _continuant_.

Du nouveau à tout prix, du nouveau! Eh bien! maître, quoi de nouveau ce
matin?

ANDRÉ.

Toujours gai, Césario? Tout est nouveau aujourd'hui, mon enfant; la
verdure, le soleil et les fleurs, tout sera encore nouveau demain. Il
n'y a que l'homme qui se fasse plus vieux, tout se fait plus jeune
autour de lui chaque jour. Bonjour, Lionel; levé de si bonne heure, mon
vieil ami?

CÉSARIO.

Alors les jeunes peintres ont donc raison de demander du neuf, puisque
la nature elle-même en veut pour elle et en donne à tous.

LIONEL.

Songes-tu à qui tu parles?

ANDRÉ.

Ah! ah! déjà en train de discuter? La discussion, mes bons amis, est une
terre stérile, croyez-moi; c'est elle qui tue tout. Moins de préfaces et
plus de livres. Vous êtes peintres, mes enfants; que votre bouche soit
muette, et que votre main droite parle pour vous. Écoute-moi cependant,
Césario. La nature veut toujours être nouvelle, c'est vrai; mais elle
reste toujours la même. Es-tu de ceux qui souhaiteraient qu'elle
changeât la couleur de sa robe, et que les bois se colorassent en bleu
ou en rouge? Ce n'est pas ainsi qu'elle l'entend; à côté d'une fleur
fanée naît une fleur toute semblable, et des milliers de familles se
reconnaissent sous la rosée aux premiers rayons du soleil. Chaque matin,
l'ange de la vie et de la mort apporte à la mère commune une nouvelle
parure, mais toutes ses parures se ressemblent. Que les arts tâchent de
faire comme elle, puisqu'ils ne sont rien qu'en l'imitant. Que chaque
siècle voie de nouvelles mœurs, de nouveaux costumes, de nouvelles
pensées; mais que le génie soit invariable comme la beauté. Que de
jeunes mains, pleines de force et de vie, reçoivent avec respect le
flambeau sacré des mains tremblantes des vieillards; qu'ils la protègent
du souffle des vents, cette flamme divine qui traversera les siècles
futurs, comme elle a fait des siècles passés. Retiendras-tu cela,
Césario? Et maintenant, va travailler; à l'ouvrage! à l'ouvrage! la vie
est si courte!

      _Il le pousse dans l'atelier.--À Lionel._

Nous vieillissons, mon pauvre ami. La jeunesse ne veut plus guère de
nous. Je ne sais si c'est que le siècle est un nouveau-né, ou un
vieillard tombé en enfance.

LIONEL.

Mort de Dieu! il ne faut pas que vos nouveaux venus m'échauffent par
trop les oreilles! je finirai par garder mon épée pour travailler.

ANDRÉ.

Te voilà bien, avec les coups de rapière, brave Lionel! On ne tue
aujourd'hui que les moribonds; le temps des épées est passé en Italie.
Allons, allons, mon vieux, laisse dire les bavards, et tâchons d'être de
notre temps jusqu'à ce qu'on nous enterre.

      _Damien entre._

Eh bien! mon cher Damien, Cordiani vient-il aujourd'hui?

DAMIEN.

Je ne crois pas qu'il vienne, il est malade.

ANDRÉ.

Malade, lui! Je l'ai vu hier soir, il ne l'était point. Sérieusement
malade? Allons chez lui, Damien. Que peut-il avoir?

DAMIEN.

N'allez pas chez lui, il ne saurait vous recevoir. Il s'est enfermé pour
la journée.

ANDRÉ.

Oh! non pas pour moi. Allons, Damien.

DAMIEN.

Sérieusement, il veut être seul.

ANDRÉ.

Seul! et malade! tu m'effrayes. Lui est-il arrivé quelque chose? une
dispute? un duel? violent comme il est! Ah! mon Dieu! mais qu'est-ce
donc? il ne m'a rien fait dire; il est blessé, n'est-ce pas?
Pardonnez-moi, mes amis;...

      _Aux peintres qui sont restés et qui l'attendent._

mais vous le savez, c'est mon ami d'enfance, c'est mon meilleur, mon
plus fidèle compagnon.

DAMIEN.

Rassurez-vous; il ne lui est rien arrivé. Une fièvre légère; demain,
vous le verrez bien portant.

ANDRÉ.

Dieu le veuille! Dieu le veuille! Ah! que de prières j'ai adressées au
ciel pour la conservation d'une vie aussi chère! Vous le dirai-je, ô mes
amis! dans ces temps de décadence où la mort de Michel-Ange nous a
laissés, c'est en lui que j'ai mis mon espoir; c'est un cœur chaud,
et un bon cœur. La Providence ne laisse pas s'égarer de telles
facultés! Que de fois, assis derrière lui, tandis qu'il parcourait du
haut en bas son échelle, une palette à la main, j'ai senti se gonfler
ma poitrine, j'ai étendu les bras, prêt à le serrer sur mon cœur, à
baiser ce front si jeune et si ouvert, d'où le génie rayonnait de toutes
parts! Quelle facilité! quel enthousiasme! mais quel sévère et cordial
amour de la vérité! Que de fois j'ai pensé avec délices qu'il était plus
jeune que moi! Je regardais tristement mes pauvres ouvrages, et je
m'adressais en moi-même aux siècles futurs: voilà tout ce que j'ai pu
faire, leur disais-je, mais je vous lègue mon ami.

LIONEL.[5]

Maître, un homme est là qui vous appelle.

ANDRÉ.

Qu'est-ce? qu'y a-t-il?

UN DOMESTIQUE.

Les chevaux sont sellés; Grémio est prêt, Monseigneur.

ANDRÉ.

Allons, je vous dis adieu; je serai à l'atelier dans deux heures.

      _À Damien._

Mais il n'a rien? rien de grave, n'est-ce pas? Et nous le verrons
demain? Viens donc souper avec nous; et si tu vois Lucrèce, dis-lui que
je vais à la ferme, et que je reviens.

      _Il sort._


SCÈNE II

_[Un petit bois. André dans l'éloignement.]_


GRÉMIO _[, assis sur l'herbe]._

Hum! hum! je l'ai bien vu pourtant. Quel intérêt pouvait-il avoir à me
dire le contraire? Il faut cependant qu'il en ait un, puisqu'il m'a
donné...

      _Il compte dans sa main._

quatre, cinq, six...; diable! il y a quelque chose là-dessous. Non,
certainement, pour un voleur, ce n'en était pas un. J'avais bien eu une
autre idée: mais,... oh! mais c'est là qu'il faut s'arrêter. Tais-toi,
me suis-je dit, Grémio; holà! mon vieux, point de ceci. Cela serait
drôle à penser! penser n'est rien: qu'est-ce qu'on en voit? on pense ce
qu'on veut.

[/* _Il chante._ */

      Le berger dit au ruisseau:
      Tu vas bien vite au moulin.
    As-tu vu, as-tu vu la meunière
      Se mirer dans tes eaux?

ANDRÉ, _revenant_.

Grémio, va remettre les brides à ces pauvres bêtes; il faut reprendre
notre voyage; le soleil commence à baisser, nous aurons moins chaud pour
revenir.]

      _Grémio sort._

ANDRÉ _seul, s'asseyant_.

Point d'argent chez ce juif! des supplications sans fin, et point
d'argent! Que dirai-je quand les envoyés du roi de France... Ah! André,
pauvre André, comment peux-tu prononcer ce mot-là? Des monceaux d'or
entre tes mains; la plus belle mission qu'un roi ait jamais confiée à un
homme; cent chefs-d'œuvre à rapporter, cent artistes pauvres et
souffrants à guérir, à enrichir! le rôle d'un bon ange à jouer! les
bénédictions de la patrie à recevoir, et, après tout cela, avoir peuplé
un palais d'ouvrages magnifiques, et rallumé le feu sacré des arts, prêt
à s'éteindre à Florence! André! comme tu te serais mis à genoux de bon
cœur au chevet de ton lit le jour où tu aurais rendu fidèlement tes
comptes! Et c'est François Ier qui te les demande! lui, le chevalier
sans reproche, l'honnête homme, aussi bien que l'homme généreux! lui, le
protecteur des arts! le père d'un siècle aussi beau que l'antiquité! Il
s'est fié à toi, et tu l'as trompé! Tu l'as volé, André! car cela
s'appelle ainsi, ne t'abuse pas là-dessus. Où est passé cet argent? Des
bijoux pour la femme, des fêtes, des plaisirs plus tristes que l'ennui!

      _Il se lève._

Songes-tu à cela, André? tu es déshonoré! Aujourd'hui te voilà respecté,
chéri de tes élèves, aimé d'un ange. Ô Lucrèce! Lucrèce! Demain la fable
de Florence; car enfin il faut bien que tôt ou tard ces comptes
terribles... Enfer! et ma femme elle-même n'en sait rien! Ah! voilà ce
que c'est que de manquer de caractère! Que faisait-elle de mal en me
demandant ce qui lui plaisait? Et moi je le lui donnais, parce qu'elle
le demandait, rien de plus: faiblesse maudite! pas une réflexion. À quoi
tient donc l'honneur? et Cordiani? pourquoi ne l'ai-je pas consulté?
lui, mon meilleur, mon unique ami, que dira-t-il? L'honneur?... ne
suis-je pas un honnête homme? j'ai fait un vol cependant. Ah! s'il
s'agissait d'entrer la nuit chez un grand seigneur, de briser un
coffre-fort et de s'enfuir; cela est horrible à penser, impossible. Mais
quand l'argent est là, entre vos mains, qu'on n'a qu'à y puiser, que la
pauvreté vous talonne, non pas pour vous, mais pour Lucrèce! mon seul
bien ici-bas, ma seule joie, un amour de dix ans! et quand on se dit
qu'après tout, avec un peu de travail, on pourra remplacer... Oui,
remplacer! le portique de l'Annonciade m'a valu un sac de blé!

GRÉMIO, _revenant_.

Voilà qui est fait. Nous partirons quand vous voudrez.

ANDRÉ.

Qu'as-tu donc, Grémio? je te regardais arranger ces brides; tu te sers
aujourd'hui de ta main gauche.

GRÉMIO.

De ma main?... Ah! ah! je sais ce que c'est. Plaise à Votre Excellence,
j'ai le bras droit un peu blessé. Oh! pas grand'chose; mais je me fais
vieux, et dame! dans mon temps,... j'aurais dit...

ANDRÉ.

Tu es blessé, dis-tu? Qui t'a blessé?

GRÉMIO.

Ah! voilà le difficile. Qui? personne; et cependant je suis blessé. Oh!
ce n'est pas à dire qu'on puisse se plaindre, en conscience...

ANDRÉ.

Personne? toi-même, apparemment!

GRÉMIO.

Non pas, non pas; où serait le fin sans cela? Personne, et moi moins que
tout autre.

ANDRÉ.

Si tu veux rire, tu prends mal ton temps. Remontons à cheval et partons.

GRÉMIO.

Ainsi soit-il. Ce que j'en disais n'était point pour vous fâcher, encore
moins pour rire. Aussi bien riait-il fort peu ce matin, quand il me l'a
donné en courant.

ANDRÉ.

Qui? que veut dire cela? qui te l'a donné? Tu as un air de mystère
singulier, Grémio.

GRÉMIO.

Ma foi, au fait, écoutez. Vous êtes mon maître; on aura beau dire, cela
doit se savoir; et qui le saurait, si ce n'est vous? Voilà l'histoire:
j'avais entendu marcher ce matin dans la cour vers quatre heures; je me
suis levé; et j'ai vu descendre tout doucement de la fenêtre un homme en
manteau.

ANDRÉ.

De quelle fenêtre?

GRÉMIO.

Un homme en manteau, à qui j'ai crié d'arrêter; j'ai cru naturellement
que c'était un voleur; et donc, au lieu de s'arrêter, vous voyez à mon
bras; c'est son stylet qui m'a effleuré.

ANDRÉ.

De quelle fenêtre, Grémio?

GRÉMIO.

Ah! voilà encore: dame! écoutez, puisque j'ai commencé; c'était de la
fenêtre de madame Lucrèce.

ANDRÉ.

De Lucrèce?

GRÉMIO.

Oui, monsieur.

ANDRÉ.

Cela est singulier.

GRÉMIO.

Bref, il s'est enfui dans le parc. J'ai bien appelé et crié au voleur!
mais là-dessus voilà le fin: M. Damien est arrivé, qui m'a dit que je me
trompais, que lui le savait mieux que moi; enfin il m'a donné une bourse
pour me taire.

ANDRÉ.

Damien?

GRÉMIO.

Oui, monsieur, la voilà. À telle enseigne...

ANDRÉ.

De la fenêtre de Lucrèce? Damien l'avait donc vu, cet homme?

GRÉMIO.

Non, monsieur; il est sorti comme j'appelais.

ANDRÉ.

Comment était-il?

GRÉMIO.

Qui? M. Damien?

ANDRÉ.

Non, l'autre.

GRÉMIO.

Oh! ma foi, je ne l'ai guère vu.

ANDRÉ.

Grand, ou petit?

GRÉMIO.

Ni l'un ni l'autre. Et puis, le matin, ma foi!...

ANDRÉ.

Cela est étrange. Et Damien t'a défendu d'en parler?

GRÉMIO.

Sous peine d'être chassé par vous.

ANDRÉ.[6]

Par moi? Écoute, Grémio: [ce soir, à l'heure où je me retire,] tu te
mettras sous cette fenêtre; mais caché, tu entends? Prends ton épée, et
si par hasard quelqu'un essayait,... tu me comprends? Appelle à haute
voix, ne te laisse pas intimider, je serai là.

GRÉMIO.

Oui, monsieur.

ANDRÉ.

J'en chargerais bien un autre que toi; mais vois-tu, Grémio, je crois
savoir ce que c'est: c'est de peu d'importance, vois-tu; une bagatelle,
quelque plaisanterie de jeune homme. As-tu vu la couleur du manteau?

GRÉMIO.

Noir, noir; oui, je crois, du moins.

ANDRÉ.

J'en parlerai à Cordiani. Ainsi donc, c'est convenu; [ce soir vers onze
heures, minuit:] n'aie aucune peur; je te le dis, c'est une pure
plaisanterie. Tu as très bien fait de me le dire, et je ne voudrais pas
qu'un autre que toi le sût; c'est pour cela que je te charge...--Et tu
n'as pas vu son visage?

GRÉMIO.

Si; mais il s'est sauvé si vite! et puis le coup de stylet...

[ANDRÉ.

Il n'a pas parlé?

GRÉMIO.

Quelques mots, quelques mots.]

ANDRÉ.

Tu ne connais pas la voix?

GRÉMIO.

Peut-être; je ne sais pas. Tout cela a été l'affaire d'un instant.

ANDRÉ.

C'est incroyable! Allons, viens [; partons vite. Vers onze heures]. Il
faudra que j'en parle à Cordiani. Tu es sûr de la fenêtre?

GRÉMIO.

Oh! très sûr.[7]

[ANDRÉ.

Partons! Partons!]

      _Ils sortent._


SCÈNE III

LUCRÈCE, SPINETTE.


LUCRÈCE.

[As-tu entr'ouvert la porte, Spinette? as-tu posé la lampe dans
l'escalier?

SPINETTE.

J'ai fait tout ce que vous m'aviez ordonné.

LUCRÈCE.

Tu mettras sur cette chaise mes vêtements de nuit, et tu me laisseras
seule, ma chère enfant.

SPINETTE.

Oui, madame.

LUCRÈCE, _à son prie-Dieu_.

Pourquoi m'as-tu chargée du bonheur d'un autre, ô mon Dieu! S'il ne
s'était agi que du mien, je ne l'aurais pas défendu, je ne t'aurais pas
disputé ma vie. Pourquoi m'as-tu confié la sienne?

SPINETTE.

Ne cesserez-vous pas, ma chère maîtresse, de prier et de pleurer ainsi?
Vos yeux sont gonflés de larmes, et depuis deux jours vous n'avez pas
pris un moment de repos.

LUCRÈCE, _priant_.

L'ai-je accomplie, ta fatale mission? ai-je sauvé son âme en me perdant
pour lui? Si tes bras sanglants n'étaient pas cloués sur ce crucifix, ô
Christ, me les ouvrirais-tu?

SPINETTE.

Je ne puis me retirer. Comment vous laisser seule dans l'état où je vous
vois?

LUCRÈCE.

Le puniras-tu de ma faute?] Ce n'est pas lui qui est coupable; il n'a
prononcé aucun serment sur la terre; il n'a pas trahi son épouse; il n'a
point de devoirs, point de famille; il n'a rien fait qu'aimer et qu'être
aimé.

[SPINETTE.

Onze heures vont sonner.

LUCRÈCE.

Ah! Spinette, ne m'abandonne pas! Mes larmes t'affligent, mon enfant? Il
faut pourtant bien qu'elles coulent.] Crois-tu qu'on perde sans souffrir
tout son repos et son bonheur? Toi qui lis dans mon cœur comme dans
le tien, toi pour qui ma vie est un livre ouvert dont tu connais toutes
les pages, crois-tu qu'on puisse voir s'envoler sans regret dix ans
d'innocence et de tranquillité?

SPINETTE.

Que je vous plains!

LUCRÈCE.

[Détache ma robe; onze heures sonnent. De l'eau, que je m'essuie les
yeux;] il va venir, Spinette! Mes cheveux sont-ils en désordre? ne
suis-je point pâle? Insensée que je suis d'avoir pleuré! [Ma guitare!
place devant moi cette romance; elle est de lui.] Il vient, il vient, ma
chère! Suis-je belle, ce soir? lui plairai-je ainsi?

[UNE SERVANTE, _entrant_.

Monseigneur André vient de passer dans l'appartement; il demande si l'on
peut entrer chez vous.]

ANDRÉ, _entrant_.

[8]Bonsoir, Lucrèce, vous ne m'attendiez pas à cette heure, n'est-il pas
vrai? Que je ne vous importune pas, c'est tout ce que je désire. De
grâce, dites-moi, alliez-vous renvoyer vos femmes? j'attendrai, pour
vous voir, le moment du souper.

LUCRÈCE.

Non, pas encore, non, en vérité!

ANDRÉ.

Les moments que nous passons ensemble sont si rares! et ils me sont si
chers! Vous seule au monde, Lucrèce, me consolez de tous les chagrins
qui m'obsèdent. Ah! si je vous perdais! Tout mon courage, toute ma
philosophie est dans vos yeux.

      [_Il s'approche de la fenêtre et soulève le rideau.--À part._

Grémio est en bas, je l'aperçois.]

LUCRÈCE.

Avez-vous quelque sujet de tristesse, mon ami? Vous étiez gai à dîner,
il m'a semblé.

ANDRÉ.

La gaieté est quelquefois triste, et la mélancolie a le sourire sur les
lèvres.

LUCRÈCE.

Vous êtes allé à la ferme? À propos, il y a une lettre pour vous; les
envoyés du roi de France doivent venir demain.

ANDRÉ.

Demain? Ils viennent demain?

LUCRÈCE.

L'apprenez-vous comme une fâcheuse nouvelle? Alors on pourrait vous dire
éloigné de Florence, malade; en tout cas, ils ne vous verraient pas.

ANDRÉ.

Pourquoi? je les recevrai avec plaisir; ne suis-je pas prêt à rendre mes
comptes? [Dites-moi, Lucrèce, cette maison vous plaît-elle? Êtes-vous
invitée? L'hiver vous paraît-il agréable cette année? Que ferons-nous?
Vos nouvelles parures vont-elles bien?]

      _On entend un cri étouffé dans le jardin et des pas précipités._

Que veut dire ce bruit? qu'y a-t-il?

      _Cordiani, dans le plus grand désordre, entre dans la chambre._

Qu'as-tu, Cordiani? qui t'amène? Que signifie ce désordre? que t'est-il
arrivé? tu es pâle comme la mort!

LUCRÈCE.

Ah! je suis morte!

ANDRÉ.

Réponds-moi, qui t'amène à cette heure? As-tu une querelle? faut-il te
servir de second? [As-tu perdu au jeu? veux-tu ma bourse?]

      _Il lui prend la main._

Au nom du ciel, parle! tu es comme une statue.

CORDIANI.

Non,... non;... je venais te parler,... te dire,... en vérité, je
venais,... je ne sais...

ANDRÉ.

Qu'as-tu donc fait de ton épée? Par le ciel, il se passe en toi quelque
chose d'étrange. Veux-tu que nous allions dans ce salon? ne peux-tu
parler devant ces femmes? À quoi puis-je t'être bon? réponds, il n'y a
rien que je ne fasse. Mon ami, mon cher ami, doutes-tu de moi?

CORDIANI.

Tu l'as deviné, j'ai une querelle. Je ne puis parler ici. Je te
cherchais; je suis entré sans savoir pourquoi. On m'a dit que,... que tu
étais ici, et je venais... Je ne puis parler ici.

LIONEL, _entrant_.

Maître, Grémio est assassiné!

ANDRÉ.

Qui dit cela?

      _Plusieurs domestiques entrent dans la chambre._

UN DOMESTIQUE.

Maître, on vient de tuer Grémio; le meurtrier est dans la maison. On l'a
vu entrer par la poterne.

      _Cordiani se retire dans la foule._

ANDRÉ.

Des armes! des armes! [prenez ces flambeaux,] parcourez toutes les
chambres; qu'on ferme la porte en dedans.

LIONEL.

Il ne peut être loin. Le coup vient d'être fait à l'instant même.

ANDRÉ.

Il est mort? mort? Où donc est mon épée? Ah! en voilà une à cette
muraille.

      _Il va prendre une épée. Regardant sa main._

Tiens! c'est singulier; ma main est pleine de sang. D'où me vient ce
sang?

LIONEL.

Viens avec nous, maître; je te réponds de le trouver.

ANDRÉ.

D'où me vient ce sang? ma main en est couverte. Qui donc ai-je touché?
je n'ai pourtant touché que,... tout à l'heure... Éloignez-vous! sortez
d'ici!

LIONEL.

Qu'as-tu, maître? pourquoi nous éloigner?

ANDRÉ.

Sortez! sortez! laissez-moi seul. C'est bon; qu'on ne fasse aucune
recherche, aucune, cela est inutile; je le défends. Sortez d'ici, tous!
tous! obéissez quand je vous parle!

      _Tous se retirent en silence._

ANDRÉ, _regardant sa main_.

Pleine de sang! je n'ai touché que la main de Cordiani!


FIN DE L'ACTE PREMIER.



ACTE DEUXIÈME


SCÈNE PREMIÈRE

_Le jardin.--Il est nuit.--Clair de lune._

CORDIANI, UN VALET.


CORDIANI.

Il veut me parler?

LE VALET.

Oui, monsieur, sans témoin [; cet endroit est celui qu'il m'a désigné].

CORDIANI.

Dis-lui donc que je l'attends.

      _Le valet sort; Cordiani s'assoit sur une pierre._

DAMIEN, _dans la coulisse_.

Cordiani! où est Cordiani?

CORDIANI.

Eh bien! que me veux-tu?

DAMIEN.

Je quitte André, il ne sait rien, ou du moins rien qui te regarde. Il
connaît parfaitement, dit-il, le motif de la mort de Grémio, et n'en
accuse personne, toi moins que tout autre.

CORDIANI.

Est-ce là ce que tu as à me dire?

DAMIEN.

Oui; c'est à toi de te régler là-dessus.

CORDIANI.

En ce cas, laisse-moi seul.

      _Il va se rasseoir.--Lionel et Césario passent._

LIONEL.

Conçoit-on rien à cela? Nous renvoyer, ne rien vouloir entendre, laisser
sans vengeance un coup pareil! Ce pauvre vieillard qui le sert depuis
son enfance, que j'ai vu le bercer sur ses genoux! Ah! mort Dieu! si
c'était moi, il y aurait eu d'autre sang de versé que celui-là.

DAMIEN.

Ce n'est pourtant pas un homme comme André qu'on peut accuser de
lâcheté.

LIONEL.

Lâcheté ou faiblesse, qu'importe le nom? Quand j'étais jeune, cela ne se
passait pas ainsi. Il n'était, certes, pas bien difficile de trouver
l'assassin; et, si l'on ne veut pas se compromettre soi-même, par mon
patron! on a des amis.

CÉSARIO.

Quant à moi, je quitte la maison; je suis venu ce matin à l'académie
pour la dernière fois; y viendra qui voudra, je vais chez Pontormo.

LIONEL.

Mauvais cœur que tu es! pour tout l'or du monde, je ne voudrais pas
changer de maître.

CÉSARIO.

Bah! je ne suis pas le seul; l'atelier est d'une tristesse! Julietta n'y
veut plus poser. Et comme on rit chez Pontormo! toute la journée on fait
des armes, on boit, on danse. Adieu, Lionel, au revoir.

DAMIEN.

Dans quel temps vivons-nous! [Ah! monsieur, notre pauvre ami est bien à
plaindre. Soupez-vous avec nous?

      _Ils sortent._

CORDIANI, _seul_.

N'est-ce pas André que j'aperçois là-bas entre ces arbres? il cherche;
le voilà qui approche. Holà, André! par ici!

ANDRÉ, _entrant_.

Sommes-nous seuls?

CORDIANI.

Seuls.]

ANDRÉ.

Vois-tu ce stylet, Cordiani? Si maintenant je t'étendais à terre d'un
revers de ma main, et si je t'enterrais au pied de cet arbre, là, dans
ce sable où voilà ton ombre, le monde n'aurait rien à me dire; j'en ai
le droit, et ta vie m'appartient.

CORDIANI.

Tu peux le faire, ami, tu peux le faire.

ANDRÉ.

Crois-tu que ma main tremblerait? Pas plus que la tienne, il y a une
heure, sur la poitrine de mon vieux Grémio. Tu le vois, je le sais, tu
me l'as tué. À quoi t'attends-tu à présent? Penses-tu que je sois un
lâche, et que je ne sache pas tenir une épée? Es-tu prêt à te battre?
n'est-ce pas là ton devoir et le mien?

CORDIANI.

Je ferai ce que tu voudras.

ANDRÉ.

Assieds-toi, et écoute. Je suis né pauvre. Le luxe qui m'environne vient
de mauvaise source: c'est un dépôt dont j'ai abusé. Seul, parmi tant de
peintres illustres, je survis jeune encore au siècle de Michel-Ange, et
je vois de jour en jour tout s'écrouler autour de moi. Rome et Venise
sont encore florissantes. Notre patrie n'est plus rien. Je lutte en vain
contre les ténèbres, le flambeau sacré s'éteint dans ma main. Crois-tu
que ce soit peu de chose pour un homme qui a vécu de son art vingt ans,
que de le voir tomber? Mes ateliers sont déserts, ma réputation est
perdue. Je n'ai point d'enfants, point d'espérance qui me rattache à la
vie. Ma santé est faible, et le vent de la peste qui souffle de l'Orient
me fait trembler comme une feuille. Dis-moi, que me reste-t-il au monde?
Suppose qu'il m'arrive dans mes nuits d'insomnie de me poser un stylet
sur le cœur. Dis-moi, qui a pu me retenir jusqu'à ce jour?

CORDIANI.

N'achève pas, André.

ANDRÉ.

Je l'aimais d'un amour indéfinissable. Pour elle, j'aurais lutté contre
une armée; j'aurais bêché la terre et traîné la charrue pour ajouter une
perle à ses cheveux. Ce vol que j'ai commis, ce dépôt du roi de France
qu'on vient me redemander demain, et que je n'ai plus, c'est pour elle,
c'est pour lui donner une année de richesse et de bonheur, pour la voir,
une fois dans ma vie, entourée de plaisirs et de fêtes, que j'ai tout
dissipé. La vie m'était moins chère que l'honneur, et l'honneur que
l'amour de Lucrèce; que dis-je? qu'un sourire de ses lèvres, qu'un rayon
de joie dans ses yeux. Ce que tu vois là, Cordiani, cet être souffrant
et misérable qui est devant toi, que tu as vu depuis dix ans errer dans
ces sombres portiques, ce n'est pas là André del Sarto; c'est un être
insensé, exposé au mépris, aux soucis dévorants. Aux pieds de ma belle
Lucrèce était un autre André, jeune et heureux, insouciant comme le
vent, libre et joyeux comme un oiseau du ciel, l'ange d'André, l'âme de
ce corps sans vie qui s'agite au milieu des hommes. Sais-tu maintenant
ce que tu as fait?

CORDIANI.

Oui, maintenant.

ANDRÉ.

Celui-là, Cordiani, tu l'as tué; celui-là ira demain au cimetière avec
la dépouille du vieux Grémio; l'autre reste, et c'est lui qui te parle
ici.

CORDIANI, _pleurant_.

André! André!

ANDRÉ.

Est-ce sur moi ou sur toi que tu pleures? J'ai une faveur à te demander.
Grâce à Dieu, il n'y a point eu d'éclat [cette nuit]. Grâce à Dieu, j'ai
vu la foudre tomber sur mon édifice de vingt ans, sans proférer une
plainte et sans pousser un cri. Si le déshonneur était public, ou je
t'aurais tué, ou nous irions nous battre demain. Pour prix du bonheur,
le monde accorde la vengeance, et le droit de se servir de cela doit
tout

      _Jetant son stylet._

remplacer pour celui qui a tout perdu. Voilà la justice des hommes;
encore n'est-il pas sûr, si tu mourais de ma main, que ce ne fût pas toi
que l'on plaindrait.

CORDIANI.

Que veux-tu de moi?

ANDRÉ.

Si tu as compris ma pensée, tu sens que je n'ai vu ici ni un crime
odieux, ni une sainte amitié foulée aux pieds; je n'y ai vu qu'un coup
de ciseau donné au seul lien qui m'unisse à la vie. Je ne veux pas
songer à la main dont il est venu. L'homme à qui je parle n'a pas de nom
pour moi. Je parle au meurtrier de mon honneur, de mon amour et de mon
repos. La blessure qu'il m'a faite peut-elle être guérie? Une séparation
éternelle, un silence de mort (car il doit songer que sa mort a dépendu
de moi), de nouveaux efforts de ma part, une nouvelle tentative enfin de
ressaisir la vie, peuvent-ils encore me réussir? En un mot, qu'il parte,
qu'il soit rayé pour moi du livre de vie; qu'une liaison coupable, et
qui n'a pu exister sans remords, soit rompue à jamais; que le souvenir
s'en efface lentement, dans un an, dans deux, peut-être, et qu'alors
moi, André, je revienne, comme un laboureur ruiné par le tonnerre,
rebâtir ma cabane de chaume sur mon champ dévasté.

CORDIANI.

Ô mon Dieu!

ANDRÉ.

Je suis fait à la patience. Pour me faire aimer de cette femme, j'ai
suivi durant deux années son ombre sur la terre. La poussière où elle
marche est habituée à la sueur de mon front. Arrivé au terme de la
carrière, je recommencerai mon ouvrage. Qui sait ce qui peut advenir de
la fragilité des femmes? Qui sait jusqu'où peut aller l'inconstance de
ce sable mouvant, et si vingt autres années d'amour et de dévouement
sans bornes n'en pourront pas faire autant qu'un ennui de débauche? [Car
c'est d'aujourd'hui que Lucrèce est coupable, puisque c'est aujourd'hui,
pour la première fois depuis que tu es à Florence, que j'ai trouvé ta
porte fermée.

CORDIANI.

C'est vrai.

ANDRÉ.]

Cela t'étonne, n'est-ce pas, que j'aie un tel courage? Cela étonnerait
aussi le monde, si le monde l'apprenait un jour. Je suis de son avis. Un
coup d'épée est plus tôt donné. Mais [j'ai un grand malheur, moi: je ne
crois pas à l'autre vie; et je te donne ma parole que si je ne réussis
pas,] le jour où j'aurai l'entière certitude que mon bonheur est à
jamais détruit, je mourrai n'importe comment. Jusque-là, j'accomplirai
ma tâche.

CORDIANI.

Quand dois-je partir?

ANDRÉ.

Un cheval est à la grille. Je te donne une heure. Adieu.

CORDIANI.

Ta main, André, ta main!

ANDRÉ, _revenant sur ses pas_.

Ma main? À qui ma main? T'ai-je dit une injure? T'ai-je appelé faux ami,
traître aux serments les plus sacrés? T'ai-je dit que toi qui me tues,
je t'aurais choisi pour me défendre, si ce que tu as fait tout autre
l'avait fait? T'ai-je dit que cette nuit j'eusse perdu autre chose que
l'amour de Lucrèce? T'ai-je parlé de quelque autre chagrin? Tu le vois
bien, ce n'est pas à Cordiani que j'ai parlé. À qui veux-tu donc que je
donne ma main?

CORDIANI.

Ta main, André! Un éternel adieu, mais un adieu!

ANDRÉ.

Je ne le puis. Il y a du sang après la tienne.

      _Il sort._

CORDIANI, _seul_[, _frappe à la porte_].

Holà, Mathurin!

MATHURIN.

Plaît-il, Excellence?

CORDIANI.

Prends mon manteau; rassemble tout ce que tu trouveras sur ma table et
dans mes armoires. Tu en feras un paquet à la hâte, et tu le porteras à
la grille du jardin.

_Il s'assoit._

MATHURIN.

Vous partez, monsieur?

CORDIANI.

Fais ce que je te dis.

DAMIEN, _entrant_.

André, que je rencontre, m'apprend que tu pars, Cordiani. Combien je
m'applaudis d'une pareille détermination! Est-ce pour quelque temps?

CORDIANI.

Je ne sais. [Tiens, Damien, rends-moi le service d'aider Mathurin à
choisir ce que je dois emporter.

MATHURIN, _sur le seuil de la porte_.

Oh! ce ne sera pas long.

DAMIEN.

Il suffit de prendre le plus pressant. On t'enverra le reste à
l'endroit où tu comptes t'arrêter. À propos, où vas-tu?

CORDIANI.

Je ne sais.] Dépêche-toi, Mathurin, dépêche-toi.

MATHURIN.

Cela est fait dans l'instant.

      _Il emporte un paquet._

DAMIEN.

Maintenant, mon ami, adieu.

CORDIANI.

Adieu! adieu! Si tu vois ce soir...--Je veux dire,--si demain, ou un
autre jour...

DAMIEN.

Qui? que veux-tu?

CORDIANI.

Rien, rien. Adieu, Damien, au revoir.

DAMIEN.

Un bon voyage!

[Il l'embrasse et sort.]

MATHURIN.

Monsieur, tout est prêt.

CORDIANI.

Merci, mon brave. Tiens, voilà pour tes bons services durant mon séjour
dans cette maison.

MATHURIN.

Oh! Excellence!

CORDIANI, _toujours assis_.

Tout est prêt, n'est-ce pas?

MATHURIN.

Oui, monsieur. Vous accompagnerai-je?

CORDIANI.

Certainement.--Mathurin!

MATHURIN.

Excellence!

CORDIANI.

Je ne puis partir, Mathurin.

MATHURIN.

Vous ne partez pas?

CORDIANI.

Non. C'est impossible, vois-tu.

[MATHURIN.

Avez-vous besoin d'autre chose?

CORDIANI.

Non, je n'ai besoin de rien.]

      _Un silence._

CORDIANI, _se levant_.

Pâles statues, promenades chéries, sombres allées, comment voulez-vous
que je parte? Ne sais-tu pas, toi, nuit profonde, que je ne puis partir?
Ô murs que j'ai franchis! terre que j'ai ensanglantée![9]

      _Il retombe sur le banc._

[MATHURIN.

Au nom du ciel, hélas! il se meurt. Au secours! au secours!

CORDIANI, _se levant précipitamment_.

N'appelle pas! viens avec moi.

MATHURIN.

Ce n'est pas là notre chemin.

CORDIANI.

Silence! viens avec moi, te dis-je! Tu es mort si tu n'obéis pas.

      _Il l'entraîne du côté de la maison._

MATHURIN.

Où allez-vous, monsieur?]

CORDIANI.

Ne t'effraye pas; je suis en délire. Cela n'est rien; écoute; je ne veux
qu'une chose bien simple. N'est-ce pas à présent l'heure du souper?
Maintenant ton maître est assis à sa table, entouré de ses amis, et en
face de lui... En un mot, mon ami, je ne veux pas entrer; je veux
seulement poser mon front sur la fenêtre, les voir un moment. Une seule
minute, et nous partons.

      _Ils sortent._


SCÈNE II

[_Une chambre_.--] _Une table dressée._

ANDRÉ, LUCRÈCE, _assise_.


ANDRÉ.

Nos amis viennent bien tard. Vous êtes pâle, Lucrèce. Cette scène vous a
effrayée.

LUCRÈCE.

Lionel et Damien sont cependant ici. Je ne sais qui peut les retenir.

ANDRÉ.

Vous ne portez plus de bagues? Les vôtres vous déplaisent? Ah! je me
trompe, en voici une que je ne connaissais pas encore.

LUCRÈCE.

Cette scène, en vérité, m'a effrayée. Je ne puis vous cacher que je suis
souffrante.

ANDRÉ.

Montrez-moi cette bague, Lucrèce; est-ce un cadeau? est-il permis de
l'admirer?

LUCRÈCE, _donnant la bague_.

C'est un cadeau de Marguerite, mon amie d'enfance.

ANDRÉ.

C'est singulier, ce n'est pas son chiffre! pourquoi donc? C'est un bijou
charmant, mais bien fragile. Ah! mon Dieu, qu'allez-vous dire? je l'ai
brisé en le prenant.

LUCRÈCE.

Il est brisé? mon anneau brisé?

ANDRÉ.

Que je m'en veux de cette maladresse! Mais, en vérité, le mal est sans
ressource.

LUCRÈCE.

N'importe! rendez-le-moi tel qu'il est.

ANDRÉ.

Qu'en voudriez-vous faire? L'orfèvre le plus habile n'y pourrait trouver
remède.

_Il le jette à terre et l'écrase._

LUCRÈCE.

Ne l'écrasez pas! j'y tenais beaucoup.

ANDRÉ.

Bon, Marguerite vient ici tous les jours. Vous lui direz que je l'ai
brisé, et elle vous en donnera un autre. Avons-nous beaucoup de monde ce
soir? notre souper sera-t-il joyeux?

LUCRÈCE.

Je tenais beaucoup à cet anneau.

ANDRÉ.

Et moi aussi j'ai perdu cette nuit un joyau précieux; j'y tenais
beaucoup aussi... Vous ne répondez pas à ma demande?

LUCRÈCE.

Mais nous aurons notre compagnie habituelle, je suppose: Lionel, Damien
et Cordiani.

ANDRÉ.

Cordiani aussi!... Je suis désolé de la mort de Grémio.

LUCRÈCE.

C'était votre père nourricier.

ANDRÉ.

Qu'importe? qu'importe? Tous les jours on perd un ami. N'est-ce pas
chose ordinaire que d'entendre dire: Celui-là est mort, celui-là est
ruiné? On danse, on boit par là-dessus. Tout n'est qu'heur et malheur.

LUCRÈCE.

Voici nos convives, je pense.

      _Lionel et Damien entrent._

ANDRÉ.

Allons, mes bons amis, à table! Avez-vous quelque souci, quelque peine
de cœur? il s'agit de tout oublier. Hélas! oui, vous en avez sans
doute: tout homme en a sous le soleil.

      _Ils s'assoient._

LUCRÈCE.

Pourquoi reste-t-il une place vide?

ANDRÉ.

Cordiani est parti pour l'Allemagne.

LUCRÈCE.

Parti! Cordiani?

ANDRÉ.

Oui, pour l'Allemagne. Que Dieu le conduise! Allons, mon vieux Lionel,
notre jeunesse est là-dedans.

      _Montrant les flacons._

LIONEL.

Parlez pour moi seul, maître. Puisse la vôtre durer longtemps encore,
pour vos amis et pour le pays!

ANDRÉ.

Jeune ou vieux, que veut dire ce mot? les cheveux blancs ne font pas la
vieillesse, et le cœur de l'homme n'a pas d'âge.

LUCRÈCE, _à voix basse_.

Est-ce vrai, Damien, qu'il est parti?

DAMIEN, _de même_.

Très vrai.

LIONEL.

Le ciel est à l'orage; il fait mauvais temps pour voyager.

ANDRÉ.

Décidément, mes bons amis, je quitte cette maison: la vie de Florence
plaît moins de jour en jour à ma chère Lucrèce, et quant à moi, je ne
l'ai jamais aimée. Dès le mois prochain, je compte avoir sur les bords
de l'Arno une maison de campagne, un pampre vert et quelques pieds de
jardin. C'est là que je veux achever ma vie, comme je l'ai commencée.
Mes élèves ne m'y suivront pas. Qu'ai-je à leur apprendre qu'ils ne
puissent oublier? Moi-même j'oublie chaque jour, et moins encore que je
ne le voudrais. J'ai besoin cependant de vivre du passé; qu'en
dites-vous, Lucrèce?

LIONEL.

Renoncez-vous à vos espérances?

ANDRÉ.

Ce sont elles, je crois, qui renoncent à moi. Ô mon vieil ami,
l'espérance est semblable à la fanfare guerrière: elle mène au combat et
divinise le danger. Tout est si beau, si facile, tant qu'elle retentit
au fond du cœur! mais le jour où sa voix expire, le soldat s'arrête
et brise son épée.

DAMIEN.

Qu'avez-vous, madame? vous paraissez souffrir.

LIONEL.

Mais, en effet, quelle pâleur! nous devrions nous retirer.

LUCRÈCE.

Spinette! entre dans ma chambre, ma chère, et prends mon flacon sur ma
toilette. Tu me l'apporteras.

      _Spinette sort._

ANDRÉ.

Qu'avez-vous donc, Lucrèce? Ô ciel! seriez-vous réellement malade?

[DAMIEN.

Ouvrez cette fenêtre, le grand air vous fera du bien.]

      _Spinette rentre épouvantée._

SPINETTE.

Monseigneur! monseigneur! un homme est là caché.

ANDRÉ.

Où?

SPINETTE.

Là, dans l'appartement de ma maîtresse.

LIONEL.

Mort et furie! voilà la suite de votre faiblesse, maître; c'est le
meurtrier de Grémio. Laissez-moi lui parler.

SPINETTE.

J'étais entrée sans lumière. Il m'a saisi la main comme je passais entre
les deux portes.

ANDRÉ.

Lionel, n'entre pas, c'est moi que cela regarde.

LIONEL.

Quand vous devriez me bannir de chez vous, pour cette fois je ne vous
quitte pas. Entrons, Damien.

      _Il entre._

ANDRÉ, _courant à sa femme_.

Est-ce lui, malheureuse? est-ce lui?

LUCRÈCE.

Ô mon Dieu, prends pitié de moi!

      _Elle s'évanouit._

DAMIEN.

Suivez Lionel, André, empêchez-le de voir Cordiani.

ANDRÉ.

Cordiani! Cordiani! Mon déshonneur est-il si public, si bien connu de
tout ce qui m'entoure, que je n'aie qu'un mot à dire pour qu'on me
réponde par celui-ci: Cordiani! Cordiani!

      _Criant._

Sors donc, misérable, puisque voilà Damien qui t'appelle!

      _Lionel rentre avec Cordiani._

ANDRÉ, _à tout le monde_.

Je vous ai fait sortir tantôt. À présent je vous prie de rester.
Emportez cette femme, messieurs. Cet homme est l'assassin de Grémio.

      _On emporte Lucrèce._

C'est pour entrer chez ma femme qu'il l'a tué. Un cheval!... Dans
quelque état qu'elle se trouve, vous, Damien, vous la conduirez à sa
mère,... ce soir, à l'instant même. Maintenant, Lionel, tu vas me servir
de témoin. Cordiani prendra celui qu'il voudra; car tu vois ce qui se
passe, mon ami?[10]

LIONEL.

[Mes épées sont dans ma chambre. Nous allons les prendre en passant.]

ANDRÉ, _à Cordiani_.

Ah! vous voulez que le déshonneur soit public! Il le sera, monsieur, il
le sera. Mais la réparation va l'être de même, et malheur à celui qui la
rend nécessaire!

      [_Ils sortent._]


SCÈNE III

[_Une plate-forme, à l'extrémité du jardin.--Un réverbère est allumé._]


[MATHURIN, _seul, puis_ JEAN.

Où peut être allé ce jeune homme? Il me dit de l'attendre, et voilà
bientôt une demi-heure qu'il m'a quitté. Comme il tremblait en
approchant de la maison! Ah! s'il fallait croire ce qu'on en dit!

JEAN, _passant_.

Eh bien! Mathurin, que fais-tu là à cette heure?

MATHURIN.

J'attends le seigneur Cordiani.

JEAN.

Tu ne viens pas à l'enterrement de ce pauvre Grémio? On va partir tout à
l'heure.

MATHURIN.

Vraiment! j'en suis fâché; mais je ne puis quitter la place.

JEAN.

J'y vais, moi, de ce pas.

MATHURIN.

Jean, ne vois-tu pas des hommes qui arrivent du côté de la maison? On
dirait que c'est notre maître et ses amis.

JEAN.

Oui, ma foi, ce sont eux. Que diable cherchent-ils? Ils viennent droit à
nous.

MATHURIN.

N'ont-ils pas leurs épées à la main?

JEAN.

Non pas, je crois. Si fait, tu as raison. Cela ressemble à une querelle.

MATHURIN.

Tenons-nous à l'écart, et si je ne m'entends pas appeler, j'irai avec
toi.

      _Ils se retirent.--Lionel et Cordiani entrent._

LIONEL.

Cette lumière vous suffira.] Placez-vous ici, monsieur; n'aurez-vous pas
de second?

CORDIANI.

Non, monsieur.

LIONEL.

Ce n'est pas l'usage, et je vous avoue que pour moi j'en suis fâché. Du
temps de ma jeunesse, il n'y avait guère d'affaires de cette sorte sans
quatre épées tirées.

CORDIANI.

Ceci n'est pas un duel, monsieur; André n'aura rien à parer, et le
combat ne sera pas long.

LIONEL.

Qu'entends-je? voulez-vous faire de lui un assassin?

CORDIANI.

Je m'étonne qu'il n'arrive pas.

ANDRÉ, _entrant_.

Me voilà.

LIONEL.

Ôtez vos manteaux; je vais marquer les lignes. Messieurs, c'est
jusqu'ici que vous pouvez rompre.

ANDRÉ.

En garde!

DAMIEN, _entrant_.

Je n'ai pu remplir la mission dont tu m'avais chargé. Lucrèce refuse mon
escorte: elle est partie seule, à pied, accompagnée de sa suivante.

ANDRÉ.

Dieu du ciel! quel orage se prépare!

      _Il tonne._

DAMIEN.

Lionel, je me présente ici comme second de Cordiani. André ne verra dans
cette démarche qu'un devoir qui m'est sacré; je ne tirerai l'épée que si
la nécessité m'y oblige.

CORDIANI.

Merci, Damien, merci.

LIONEL.

Êtes-vous prêts?

ANDRÉ.

Je le suis.

CORDIANI.

Je le suis.

      _Ils se battent. Cordiani est blessé._

DAMIEN.

Cordiani est blessé!

ANDRÉ, _se jetant sur lui_.

Tu es blessé, mon ami?

LIONEL, _le retenant_.

Retirez-vous, nous nous chargeons du reste.

CORDIANI.

Ma blessure est légère. Je puis encore tenir mon épée.

LIONEL.

Non, monsieur; vous allez souffrir beaucoup plus dans un instant; l'épée
a pénétré. Si vous pouvez marcher, venez avec nous.

CORDIANI.

Vous avez raison. Viens-tu, Damien? Donne-moi ton bras, je me sens bien
faible. Vous me laisserez chez Manfredi.

ANDRÉ, _bas à Lionel_.

La crois-tu mortelle?

LIONEL.

Je ne réponds de rien.

      _Ils sortent._

ANDRÉ, _seul_.

Pourquoi me laissent-ils? Il faut que j'aille avec eux. Où veulent-ils
que j'aille?

      _Il fait quelques pas vers la maison._

Ah! cette maison déserte! Non, par le ciel, je n'y retournerai pas ce
soir! Si ces deux chambres-là doivent être vides cette nuit, la mienne
le sera aussi. Il ne s'est pas défendu. Je n'ai pas senti son épée. Il a
reçu le coup, cela est clair. Il va mourir chez Manfredi.

C'est singulier. Je me suis pourtant déjà battu. Lucrèce partie, seule,
par cette horrible nuit! Est-ce que je n'entends pas marcher là-dedans?

      _Il va du côté des arbres._

Non, personne. Il va mourir. [Lucrèce seule, avec une femme!] Eh bien!
quoi? je suis trompé par cette femme. Je me bats avec son amant. Je le
blesse. Me voilà vengé. Tout est dit. Qu'ai-je à faire à présent?

Ah! cette maison déserte! cela est affreux. Quand je pense à ce qu'elle
était hier au soir! à ce que j'avais, à ce que j'ai perdu! Qu'est-ce
donc pour moi que la vengeance? Quoi! voilà tout? Et rester seul ainsi?
À qui cela rend-il la vie, de faire mourir un meurtrier? Quoi? répondez?
Qu'avais-je affaire de chasser ma femme, d'égorger cet homme? Il n'y a
point d'offensé, il n'y a qu'un malheureux. Je me soucie bien de vos
lois d'honneur! Cela me console bien que vous ayez inventé cela pour
ceux qui se trouvent dans ma position; que vous l'ayez réglé comme une
cérémonie! Où sont mes vingt années de bonheur, ma femme, mon ami, le
soleil de mes jours, le repos de mes nuits! Voilà ce qui me reste.

      _Il regarde son épée._

Que me veux-tu, toi? On t'appelle l'amie des offensés. Il n'y a point
ici d'homme offensé. Que la rosée essuie ton sang!

_Il la jette._

Ah! cette affreuse maison! Mon Dieu! mon Dieu!

      _Il pleure à chaudes larmes.--L'enterrement passe._

ANDRÉ.

Qui enterrez-vous là?

LES PORTEURS.

Nicolas Grémio.

ANDRÉ.

Et toi aussi, mon pauvre vieux, et toi aussi, tu m'abandonnes![11]


FIN DE L'ACTE DEUXIÈME.



ACTE TROISIÈME


SCÈNE PREMIÈRE

[_Une rue.--Il est toujours nuit._]

LIONEL, DAMIEN ET CORDIANI, _entrant_.


[CORDIANI.

Je ne puis marcher; le sang m'étouffe. Arrêtez-moi sur ce banc.

      _Ils le posent sur un banc._

LIONEL.

Que sentez-vous?

CORDIANI.

Je me meurs, je me meurs! Au nom du ciel, un verre d'eau!

DAMIEN.

Restez ici, Lionel. Un médecin de ma connaissance demeure au bout de
cette rue. Je cours le chercher.

      _Il sort._

CORDIANI.

Il est trop tard, Damien.

LIONEL.

Prenez patience. Je vais frapper à cette maison.

      _Il frappe._

Peut-être pourrons-nous y trouver quelque secours, en attendant
l'arrivée du médecin. Personne!

      _Il frappe de nouveau._

UNE VOIX, en dedans.

Qui est là?

LIONEL.

Ouvrez! ouvrez, qui que vous soyez vous-même. Au nom de l'hospitalité,
ouvrez!

LE PORTIER, _ouvrant_.

Que voulez-vous?

LIONEL.

Voilà un gentilhomme blessé à mort. Apportez-nous un verre d'eau et de
quoi panser la plaie.

      _Le portier sort._

CORDIANI.

Laissez-moi, Lionel. Allez retrouver André. C'est lui qui est blessé et
non pas moi. C'est lui que toute la science humaine ne guérira pas cette
nuit. Pauvre André! pauvre André!

LE PORTIER, _rentrant_.

Buvez cela, mon cher seigneur, et puisse le ciel venir à votre aide!

LIONEL.

À qui appartient cette maison?

LE PORTIER.

À Monna Flora del Fede.

CORDIANI.

La mère de Lucrèce! Ô Lionel, Lionel, sortons d'ici!

      _Il se soulève._

Je ne puis bouger; mes forces m'abandonnent.

LIONEL.

Sa fille Lucrèce n'est-elle pas venue ce soir ici?

LE PORTIER.

Non, monsieur.

LIONEL.

Non? pas encore! cela est singulier!

LE PORTIER.

Pourquoi viendrait-elle à cette heure?

      _Lucrèce et Spinette arrivent._

LUCRÈCE.

Frappe à la porte, Spinette, je ne m'en sens pas le courage.

SPINETTE.

Qui est là sur ce banc, couvert de sang et prêt à mourir?

CORDIANI.

Ah! malheureux!

LUCRÈCE.

Tu demandes qui? C'est Cordiani!

      _Elle se jette sur le banc._

Est-ce toi? est-ce toi? Qui t'a amené ici? qui t'a abandonné sur cette
pierre? Où est André, Lionel? Ah! il se meurt! Comment, Paolo, tu ne
l'as pas fait porter chez ma mère?

LE PORTIER.

Ma maîtresse n'est pas à Florence, madame.

LUCRÈCE.

Où est-elle donc? N'y a-t-il pas un médecin à Florence? Allons,
monsieur, aidez-moi, et portons-le dans la maison.

SPINETTE.

Songez à cela, madame.

LUCRÈCE.

Songer à quoi? es-tu folle? et que m'importe? Ne vois-tu pas qu'il est
mourant? Ce ne serait pas lui que je le ferais.

      _Damien et un médecin arrivent._

DAMIEN.

Par ici, monsieur. Dieu veuille qu'il soit temps encore!

LUCRÈCE, _au médecin_.

Venez, monsieur, aidez-nous. Ouvre-nous les portes, Paolo. Ce n'est pas
mortel, n'est-ce pas?

DAMIEN.

Ne vaudrait-il pas mieux tâcher de le transporter jusque chez Manfredi?

LUCRÈCE.

Qui est-ce, Manfredi? Me voilà, moi, qui suis sa maîtresse. Voilà ma
maison. C'est pour moi qu'il meurt, n'est-il pas vrai? Eh bien donc!
qu'avez-vous à dire? Oui, cela est certain, je suis la femme d'André
del Sarto. Et que m'importe ce qu'on en dira? ne suis-je pas chassée par
mon mari? ne serai-je pas la fable de la ville dans deux heures d'ici?
Manfredi? Et que dira-t-on? On dira que Lucrétia del Fede a trouvé
Cordiani mourant à sa porte, et qu'elle l'a fait porter chez elle.
Entrez! entrez!

      _Ils entrent dans la maison emportant Cordiani._

LIONEL, _resté seul_.

Mon devoir est rempli; maintenant, à André! il doit être bien triste, le
pauvre homme!

      _André entre pensif et se dirige vers la maison._

LIONEL.

Qui êtes-vous?] où allez-vous?

      _André ne répond pas._

[C'est, vous, André! Que venez-vous faire ici?

ANDRÉ.

Je vais voir la mère de ma femme.

LIONEL.

Elle n'est pas à Florence.

ANDRÉ.

Ah! Où est donc Lucrèce, en ce cas?

LIONEL.

Je ne sais; mais ce dont je suis certain, c'est que Monna Flora est
absente[: retournez chez vous, mon ami].

ANDRÉ.

Comment le savez-vous, et par quel hasard êtes-vous là?

LIONEL.

Je revenais de chez Manfredi, où j'ai laissé Cordiani, et en passant,
j'ai voulu savoir...

ANDRÉ.

Cordiani se meurt, n'est-il pas vrai?

LIONEL.

Non; ses amis espèrent qu'on le sauvera.

[ANDRÉ.

Tu te trompes, il y a du monde dans la maison; vois donc ces lumières
qui vont et qui viennent.

      _Il va regarder à la fenêtre._

Ah!

LIONEL.

Que voyez-vous?

ANDRÉ.

Suis-je fou, Lionel? J'ai cru voir passer dans la chambre basse
Cordiani, tout couvert de sang, appuyé sur le bras de Lucrèce!

LIONEL.

Vous avez vu Cordiani appuyé sur le bras de Lucrèce?

ANDRÉ.

Tout couvert de son sang.

LIONEL.

Retournons chez vous, mon ami.

ANDRÉ.

Silence! Il faut que je frappe à la porte.

LIONEL.

Pour quoi faire? Je vous dis que Monna Flora est absente. Je viens d'y
frapper moi-même.

ANDRÉ.

Je l'ai vu!] Laisse-moi.

LIONEL.

Qu'allez-vous faire, mon ami? êtes-vous un homme? Si votre femme se
respecte assez peu pour recevoir chez sa mère l'auteur d'un crime que
vous avez puni, est-ce à vous d'oublier qu'il meurt de votre main, et de
troubler peut-être ses derniers instants?

ANDRÉ.

Que veux-tu que je fasse? oui, oui, je les tuerais tous deux! Ah! ma
raison est égarée. Je vois ce qui n'est pas. [Cette nuit tout entière,
j'ai couru dans ces rues désertes au milieu de spectres affreux. Tiens,
vois, j'ai acheté du poison.

LIONEL.

Prenez mon bras et sortons.

ANDRÉ, _retournant à la fenêtre_.

Plus rien! Ils sont là, n'est-ce pas?]

LIONEL.

Au nom du ciel, soyez maître de vous. [Que voulez-vous faire? Il est
impossible que vous assistiez à un tel spectacle, et] toute violence en
cette occasion serait de la cruauté. Votre ennemi expire, que
voulez-vous de plus?

[ANDRÉ.

Mon ennemi! lui, mon ennemi! le plus cher, le meilleur de mes amis!
Qu'a-t-il donc fait? il l'a aimée. Sortons, Lionel, je les tuerais tous
deux de ma main.

LIONEL.

Nous verrons demain ce qui vous reste à faire. Confiez-vous à moi; votre
honneur m'est aussi sacré que le mien, et mes cheveux gris vous en
répondent.

ANDRÉ.

Ce qui me reste à faire? Et que veux-tu que je devienne? Il faut que je
parle à Lucrèce.

      _Il s'avance vers la porte._

LIONEL.

André, André, je vous en supplie, n'approchez pas de cette porte.
Avez-vous perdu toute espèce de courage? La position où vous êtes est
affreuse, personne n'y compatit plus vivement, plus sincèrement que moi.
J'ai une femme aussi, j'ai des enfants; mais la fermeté d'un homme ne
doit-elle pas lui servir de bouclier? Demain, vous pourrez entendre des
conseils qu'il m'est impossible de vous adresser en ce moment.

ANDRÉ.

C'est vrai, c'est vrai! qu'il meure en paix! dans ses bras, Lionel! Elle
veille et pleure sur lui! À travers les ombres de la mort, il voit errer
autour de lui cette tête adorée; elle lui sourit et l'encourage! Elle
lui présente la coupe salutaire; elle est pour lui l'image de la vie.
Ah! tout cela m'appartenait; c'était ainsi que je voulais mourir. Viens,
partons, Lionel.

      _Il frappe à la porte._

Holà! Paolo! Paolo!

LIONEL.

Que faites-vous, malheureux?

ANDRÉ.

Je n'entrerai pas.

      _Paolo paraît._

Pose ta lumière sur ce banc;] il faut que j'écrive à Lucrèce.

LIONEL.

Et que voulez-vous lui dire?[12]

ANDRÉ.

Tiens, tu lui remettras ce billet; [tu lui diras que j'attends sa
réponse chez moi; oui, chez moi: je ne saurais rester ici. Viens,
Lionel. Chez moi, entends-tu?

_Ils sortent_.]


SCÈNE II

_La maison d'André.--Il est jour._

[JEAN, MONTJOIE.


JEAN.

Je crois qu'on frappe à la grille.

      _Il ouvre._

Que demandez-vous, Excellence?

      _Entrent Montjoie et sa suite._

MONTJOIE.

Le peintre André del Sarto.

JEAN.

Il n'est pas au logis, monseigneur.

MONTJOIE.

Si sa porte est fermée, dis-lui que c'est l'envoyé du roi de France qui
le fait demander.

JEAN.

Si Votre Excellence veut entrer dans l'académie, mon maître peut revenir
d'un instant à l'autre.

MONTJOIE.

Entrons, messieurs. Je ne suis pas fâché de visiter les ateliers et de
voir ses élèves.

JEAN.

Hélas! monseigneur, l'académie est déserte aujourd'hui. Mon maître a
reçu très peu d'écoliers cette année, et à compter de ce jour personne
ne vient plus ici.

MONTJOIE.

Vraiment? on m'avait dit tout le contraire. Est-ce que ton maître n'est
plus professeur à l'école?

JEAN.

Le voilà lui-même, accompagné d'un de ses amis.

MONTJOIE.

Qui? cet homme qui détourne la rue? Le vieux ou le jeune?

JEAN.

Le plus jeune des deux.

MONTJOIE.

Quel visage pâle et abattu! quelle tristesse profonde sur tous ses
traits! et ces vêtements en désordre! Est-ce là le peintre André del
Sarto?

      _André et Lionel entrent._

LIONEL.

Seigneur, je vous salue. Qui êtes-vous?

MONTJOIE.

C'est à André del Sarto que nous avons affaire. Je suis le comte de
Montjoie, envoyé du roi de France.

ANDRÉ.

Du roi de France? J'ai volé votre maître, monsieur. L'argent qu'il m'a
confié est dissipé, et je n'ai pas acheté un seul tableau pour lui.

      _À un valet._

Paolo est-il venu?

MONTJOIE.

Parlez-vous sérieusement?

LIONEL.

Ne le croyez pas, messieurs. Mon ami André est aujourd'hui,... pour
certaines raisons,... une affaire malheureuse,... hors d'état de vous
répondre et d'avoir l'honneur de vous recevoir.

MONTJOIE.

S'il en est ainsi, nous reviendrons un autre jour.

ANDRÉ.

Pourquoi? Je vous dis que je l'ai volé. Cela est très sérieux. Tu ne
sais pas que je l'ai volé, Lionel? Vous reviendriez cent fois que ce
serait de même.

MONTJOIE.

Cela est incroyable.

ANDRÉ.

Pas du tout; cela est tout simple. J'avais une femme... Non, non! Je
veux dire seulement que j'ai usé de l'argent du roi de France comme s'il
m'appartenait.

MONTJOIE.

Est-ce ainsi que vous exécutez vos promesses? Où sont les tableaux que
François Ier vous avait chargé d'acheter pour lui?

ANDRÉ.

Les miens sont là-dedans; prenez-les, si vous voulez; ils ne valent
rien. J'ai eu du génie autrefois, ou quelque chose qui ressemblait à du
génie; mais j'ai toujours fait mes tableaux trop vite, pour avoir de
l'argent comptant. Prenez-les cependant. Jean, apporte les tableaux que
tu trouveras sur le chevalet. Ma femme aimait le plaisir, messieurs.
Vous direz au roi de France qu'il obtienne l'extradition, et il me fera
juger par ses tribunaux. Ah! le Corrége! voilà un peintre! Il était plus
pauvre que moi; mais jamais un tableau n'est sorti de son atelier un
quart d'heure trop tôt. L'honnêteté! l'honnêteté! voilà la grande
parole. Le cœur des femmes est un abîme.

MONTJOIE, _à Lionel_.

Ses paroles annoncent le délire. Qu'en devons-nous penser? Est-ce là
l'homme qui vivait en prince à la cour de France? dont tout le monde
écoutait les conseils comme un oracle en fait d'architecture et de
beaux-arts?

LIONEL.

Je ne puis vous dire le motif de l'état où vous le voyez. Si vous en
êtes touché, ménagez-le.

      _On apporte les deux tableaux._

ANDRÉ.

Ah! les voilà. Tenez, messieurs, faites-les emporter. Non pas que je
leur donne aucun prix. Une somme si forte, d'ailleurs! de quoi payer des
Raphaëls! Ah! Raphaël! il est mort heureux, dans les bras de sa
maîtresse.

MONTJOIE, _regardant_.

C'est une magnifique peinture.

ANDRÉ.

Trop vite! trop vite! Emportez-les; que tout soit fini. Ah! un instant!

      _Il arrête les porteurs._

Tu me regardes, toi, pauvre fille!

      _À la figure de la Charité que représente le tableau._

Tu veux me dire adieu! C'était la Charité, messieurs. C'était la plus
belle, la plus douce des vertus humaines. Tu n'avais pas eu de modèle,
toi! Tu m'étais apparue en songe, par une triste nuit! pâle comme te
voilà, entourée de tes chers enfants qui pressent ta mamelle. Celui-là
vient de glisser à terre, et regarde sa belle nourrice en cueillant
quelques fleurs des champs. Donnez cela à votre maître, messieurs. Mon
nom est au bas. Cela vaut quelque argent. Paolo n'est pas venu me
demander?

UN VALET.

Non, monsieur.

ANDRÉ.

Que fait-il donc? ma vie est dans ses mains.

LIONEL, _à Montjoie_.

Au nom du ciel! messieurs, retirez-vous. Je vous le mènerai demain, si
je puis. Vous le voyez vous-mêmes, un malheur imprévu lui a troublé
l'esprit.

MONTJOIE.

Nous obéissons, monsieur; excusez-nous et tenez votre promesse.

      _Ils sortent._

ANDRÉ.

J'étais né pour vivre tranquille, vois-tu! je ne sais point être
malheureux. Qui peut retenir Paolo?]

LIONEL.

Et que demandez-vous donc dans cette fatale lettre, [dont vous attendez
si impatiemment la réponse?

ANDRÉ.

Tu as raison; allons-y nous-mêmes. Il vaut toujours mieux s'expliquer de
vive voix.

LIONEL.

Ne vous éloignez pas dans ce moment, puisque Paolo doit vous retrouver
ici: ce ne serait que du temps perdu.

ANDRÉ.

Elle ne répondra pas.] Ô comble de misère! Je supplie, Lionel, lorsque
je devrais punir! Ne me juge pas, mon ami, comme tu pourrais faire un
autre homme. Je suis un homme sans caractère, vois-tu! j'étais né pour
vivre tranquille.

LIONEL.

Sa douleur me confond malgré moi.

ANDRÉ.

Ô honte! ô humiliation! elle ne répondra pas. Comment en suis-je venu
là? Sais-tu ce que je lui demande? Ah! la lâcheté elle-même en
rougirait, Lionel; je lui demande de revenir à moi.

LIONEL.

Est-ce possible?

ANDRÉ.

Oui, oui, je sais tout cela. J'ai fait un éclat: eh bien! dis-moi, qu'y
ai-je gagné? Je me suis conduit comme tu l'as voulu: eh bien! je suis le
plus malheureux des hommes. Apprends-le donc, je l'aime, je l'aime plus
que jamais!

LIONEL.

Insensé!

ANDRÉ.

[Crois-tu qu'elle y consente? Il faut me pardonner d'être un lâche. Mon
père était un pauvre ouvrier. Ce Paolo ne viendra pas. Je ne suis point
un gentilhomme; le sang qui coule dans mes veines n'est pas un noble
sang.

LIONEL.

Plus noble que tu ne crois.

ANDRÉ.

Mon père était un pauvre ouvrier... Penses-tu que Cordiani en meure? Le
peu de talent qu'on remarqua en moi fit croire au pauvre homme que
j'étais protégé par une fée. Et moi, je regardais dans mes promenades
les bois et les ruisseaux, espérant toujours voir ma divine protectrice
sortir d'un antre mystérieux. C'est ainsi que la toute-puissante nature
m'attirait à elle. Je me fis peintre, et, lambeau par lambeau, le voile
des illusions tomba en poussière à mes pieds.

LIONEL.

Pauvre André!

ANDRÉ.

Elle seule! oui, quand elle parut, je crus que mon rêve se réalisait, et
que ma Galatée s'animait sous mes mains. Insensé! mon génie mourut dans
mon amour; tout fut perdu pour moi... Cordiani se meurt, et Lucrèce
voudra le suivre... Oh! massacre et furie! cet homme ne vient point.

LIONEL.

Envoie quelqu'un chez Monna Flora.

ANDRÉ.

C'est vrai. Mathurin, va chez Monna Flora. Écoute.

      _À part._

Observe tout; tâche de rôder dans la maison; demande la réponse à ma
lettre; va, et sois revenu tout à l'heure... Mais pourquoi pas
nous-mêmes, Lionel?] Ô solitude! solitude! que ferai-je de ces mains-là?

LIONEL.

Calmez-vous, de grâce.

ANDRÉ.

[Je la tenais embrassée durant les longues nuits d'été sur mon balcon
gothique. Je voyais tomber en silence les étoiles des mondes détruits.
Qu'est-ce que la gloire? m'écriais-je; qu'est-ce que l'ambition? Hélas!
l'homme tend à la nature une coupe aussi large et aussi vide qu'elle.
Elle n'y laisse tomber qu'une goutte de sa rosée; mais cette goutte est
l'amour, c'est une larme de ses yeux, la seule qu'elle ait versée sur
cette terre pour la consoler d'être sortie de ses mains. Lionel, Lionel,
mon heure est venue!

LIONEL.

Prends courage.]

ANDRÉ.

C'est singulier, je n'ai jamais éprouvé cela. Il m'a semblé qu'un coup
me frappait. Tout se détache de moi. Il m'a semblé que Lucrèce partait.

LIONEL.

Que Lucrèce partait!

ANDRÉ.

Oui, je suis sûr que Lucrèce part sans me répondre.

LIONEL.

Comment cela?

ANDRÉ.

J'en suis sûr; je viens de la voir.

LIONEL.

De la voir! Où? comment?

ANDRÉ.

J'en suis sûr; elle est partie.

LIONEL.

Cela est étrange!

ANDRÉ.

Tiens, voilà Mathurin.[13]

[MATHURIN, _entrant_.

Mon maître est-il ici?

ANDRÉ.

Oui, me voilà.

MATHURIN.

J'ai tout appris.

ANDRÉ.

Eh bien?

MATHURIN, _le tirant à part_.

Dois-je vous dire tout, maître?

ANDRÉ.

Oui, oui.

MATHURIN.

J'ai rôdé autour de la maison, comme vous me l'aviez ordonné.]

ANDRÉ.

Eh bien?

[MATHURIN.

J'ai fait parler le vieux concierge, et je sais tout au mieux.

ANDRÉ.

Parle donc!

MATHURIN.

Cordiani est guéri; la blessure était peu de chose. Au premier coup de
lancette il s'est trouvé soulagé.]

ANDRÉ.

Et Lucrèce!

MATHURIN.

Partie avec lui.

ANDRÉ.

Qui, lui?

MATHURIN.

Cordiani.

ANDRÉ.

[Tu es fou. Un homme que j'ai vu prêt à rendre l'âme, il y a,... c'est
cette nuit même.

MATHURIN.

Il a voulu partir dès qu'il s'est senti la force de marcher. Il disait
qu'un soldat en ferait autant à sa place, et qu'il fallait être mort ou
vivant.

ANDRÉ.

Cela est incroyable; où vont-ils?

MATHURIN.

Ils ont pris la route du Piémont.

ANDRÉ.

Tous deux à cheval?

MATHURIN.

Oui, monsieur.

ANDRÉ.

Cela n'est pas possible; il ne pouvait marcher cette nuit.

MATHURIN.

Cela est vrai, pourtant; c'est Paolo, le concierge, qui m'a tout avoué.]

ANDRÉ.

Lionel? entends-tu, Lionel? Ils partent ensemble [pour le Piémont.

LIONEL.

Que dis-tu, André?

ANDRÉ.

Rien! rien! Qu'on me selle un cheval! allons, vite, il faut que je parte
à l'instant. Aussi bien j'y vais moi-même. Par quelle porte sont-ils
sortis?

MATHURIN.

Du côté du fleuve.

ANDRÉ.

Bien, bien! mon manteau! Adieu, Lionel.]

LIONEL.

Où vas-tu?

ANDRÉ.

Je ne sais, je ne sais. Ah! des armes! du sang!

LIONEL.

Où vas-tu? réponds.

ANDRÉ.

Quant au roi de France, je l'ai volé. J'irais demain les voir que ce
serait toujours la même chose. Ainsi...

      _Il va sortir et rencontre Damien._

DAMIEN.

Où vas-tu, André?

ANDRÉ.

Ah! tu as raison. La terre se dérobe. Ô Damien! Damien!

      _Il tombe évanoui._

LIONEL.

Cette nuit l'a tué. Il n'a pu supporter son malheur.

DAMIEN.

Laissez-moi lui mouiller les tempes.

      _Il trempe son mouchoir dans une fontaine._

Pauvre ami! comme une nuit l'a changé! Le voilà qui rouvre les yeux.

ANDRÉ.

Ils sont partis, Damien?

DAMIEN, _à part_.

Que lui dirais-je? Il a donc tout appris?

ANDRÉ.

Ne me mens pas! je ne les poursuivrai point. Mes forces m'ont abandonné.
Qu'ai-je voulu faire? J'ai voulu avoir du courage, et je n'en ai point.
Maintenant, vous le voyez, je ne puis partir. Laissez-moi parler à cet
homme.

MATHURIN, _s'approchant d'André_.

Plaît-il, maître?

ANDRÉ.

Aussi bien ne suis-je pas déshonoré? Qu'ai-je à faire en ce monde? Ô
lumière du ciel! ô belle nature! Ils s'aiment, ils sont heureux. Comme
ils courent joyeux dans la plaine! Leurs chevaux s'animent, et le vent
qui passe emporte leurs baisers. La patrie? la patrie? ils n'en ont
point ceux qui partent ensemble.

DAMIEN.

Sa main est froide comme le marbre.

ANDRÉ, _bas à Mathurin_.

Écoute-moi, Mathurin, écoute-moi, et rappelle-toi mes paroles: tu vas
prendre un cheval; tu vas aller chez Monna Flora t'informer au juste de
la route. Tu lanceras ton cheval au galop. Retiens ce que je te dis. Ne
me le fais pas répéter deux fois, je ne le pourrais pas. Tu les
rejoindras dans la plaine; tu les aborderas, Mathurin, et tu leur diras:
Pourquoi fuyez-vous si vite? La veuve d'André del Sarto peut épouser
Cordiani.

MATHURIN.

Faut-il dire cela, monseigneur?

ANDRÉ.

Va, va, ne me fais pas répéter.

      _Mathurin sort._

LIONEL.

Qu'as-tu dit à cet homme?[14]

ANDRÉ.

Ne l'arrête pas; il va chez la mère de ma femme. Maintenant, qu'on
m'apporte ma coupe pleine d'un vin généreux.

LIONEL.

À peine peut-il se soulever.

ANDRÉ.

Menez-moi jusqu'à cette porte, mes amis.

      _Prenant la coupe._

C'était celle des joyeux repas.

DAMIEN.

Que cherches-tu sur ta poitrine?

ANDRÉ.

Rien! rien! je croyais l'avoir perdu.

      _Il boit._

À la mort des arts en Italie!

LIONEL.

Arrête! quel est ce flacon dont tu t'es versé quelques gouttes, et qui
s'échappe de ta main?

ANDRÉ.

C'est un cordial puissant. Approche-le de tes lèvres, et tu seras guéri,
quel que soit le mal dont tu souffres.[15]

      _Il meurt._


SCÈNE III

_Bois et montagnes._

[LUCRÈCE ET CORDIANI, _sur une colline_.
_Les chevaux dans le fond._



CORDIANI.

Allons! le soleil baisse; il est temps de remonter.

LUCRÈCE.

Comme mon cheval s'est cabré en quittant la ville! En vérité, tous ces
pressentiments funestes sont singuliers.

CORDIANI.

Je ne veux avoir ni le temps de penser, ni le temps de souffrir. Je
porte un double appareil sur ma double plaie. Marchons, marchons!
n'attendons pas la nuit.

LUCRÈCE.

Quel est ce cavalier qui accourt à toute bride? depuis longtemps je le
vois derrière nous.

CORDIANI.

Montons à cheval, Lucrèce, et ne tournons pas la tête.

LUCRÈCE.

Il approche! il descend à moi.

CORDIANI.

Partons! lève-toi et ne l'écoute pas.

      _Ils se dirigent vers leurs chevaux._

MATHURIN, _descendant de cheval_.

Pourquoi fuyez-vous si vite? La veuve d'André del Sarto peut épouser
Cordiani.]

FIN D'ANDRÉ DEL SARTO.



ADDITIONS ET VARIANTES

EXÉCUTÉES PAR L'AUTEUR

POUR LA REPRÉSENTATION[D]


[D] Les mots en italique sont ceux qu'il a fallu nécessairement répéter
pour l'intelligence des variantes et leur liaison avec le texte
primitif.

1.--PAGE 51.

GRÉMIO, _seul, un trousseau de clefs à la main_.

Je crois que j'ai dormi cette nuit un peu plus longtemps que de
coutume... Non: l'aurore commence à peine à paraître. Tout repose dans
cette maison; il n'est pas encore temps d'ouvrir les portes. Était-ce un
rêve que je faisais? Il m'a semblé, en vérité, que j'entendais _marcher
dans la cour_, etc.

CORDIANI, _sur le balcon, s'adressant à [une personne qu'on ne voit
pas_.

Dans une heure! par la porte du jardin.

      _Descendant._

Dans une heure et à toujours!

GRÉMIO.

Qu'ai-je entendu? _arrête_... etc.

2.--PAGE 55.

CORDIANI.

Dans une heure, je n'y serai plus.

DAMIEN.

Que veux-tu dire?

CORDIANI.

Rien, rien, tu le sauras bientôt.

DAMIEN.

Explique-toi; tu parles comme en délire! que veux-tu faire? _à quoi
penses-tu?_

3.--PAGE 58.

DAMIEN.

Sophisme! sophisme d'un cœur qui s'aveugle.

4.--PAGE 59.

CÉSARIO, _chantant_.

DEUXIÈME COUPLET.

    Lorsque, pour chanter au lutrin,
      Nous manquions de courage,
    Le bon gros père Célestin,
        Tintaine, tintin.
    Il buvait pour nous mettre en train,
      C'était là son usage.

TROISIÈME COUPLET.

    Quand il mourra, le verre en main,
      Un jour, dans son grand âge,
    Le bon gros père Célestin,
        Tintaine, tintin,
    Quand il mourra, le verre en main,
      Ce sera grand dommage.

LIONEL.

_Le maître est-il levé?_

CÉSARIO.

Comme le pape à l'église, toujours le dernier qui arrive, et le premier
quand il y est.

LIONEL.

_Que d'écoliers autrefois dans cette académie!_ etc.

5.--PAGE 64.

MATHURIN.

Monseigneur, un homme est là qui vous demande.--C'est un homme en longue
robe avec des cheveux gris; vous l'avez, dit-il, fait appeler hier.

ANDRÉ.

J'y vais.

      _À Damien._

Mais il n'a rien de grave.

GRÉMIO, _entrant_.

Les chevaux sont prêts, monseigneur.

ANDRÉ.

Dans un instant; attends-moi, Grémio.

      _À Damien._

_Et nous le verrons demain,_ etc.

6.--PAGE 70.

ANDRÉ.

Chassé par moi!... Il s'est enfui, dis-tu, dans le jardin? Était-il seul
cet homme?

GRÉMIO.

Seul? Oui, dans le jardin, mais pas à la fenêtre.

ANDRÉ.

Comment? Achève de t'expliquer.

GRÉMIO.

Mais, monseigneur...

ANDRÉ.

Je te l'ordonne.

GRÉMIO.

Eh bien! monseigneur, quand l'homme est sorti, quelqu'un était avec lui
sur le balcon et j'ai entendu quelques mots.

ANDRÉ.

Qu'as-tu entendu?

GRÉMIO.

L'homme a fait un signe d'adieu, et il a dit: «Dans une heure et à
toujours.»

ANDRÉ.

Dans une heure!

      _À part._

On savait ici que je devais aller à la ferme;--c'est donc de mon absence
qu'on voulait profiter.

      _Haut._

Tu n'en as pas entendu davantage?

GRÉMIO.

J'oubliais!... on a ajouté: «Venez par la porte du jardin,» mais je ne
crois pas qu'on voulût parler de celle-ci; c'est plutôt l'autre, je
suppose, la petite porte qui donne sur le derrière de la maison.

ANDRÉ.

_Écoute, Grémio_, va dire à Mathurin qu'il ramène les chevaux et que je
ne sortirai pas; après quoi, tu iras à cette petite porte, et tu y
resteras; _mais caché_..., etc., _je serai là_; qui que ce soit,
arrête-le.

GRÉMIO.

Qui que ce soit, monseigneur? Il pourrait arriver...

ANDRÉ.

Qui que ce soit. J'irais bien moi-même, mais il faut qu'on me croie
sorti, _et j'en chargerais bien un autre que toi, mais_, etc.

7.--PAGE 72.

GRÉMIO.

_Oh! très sûr._

ANDRÉ.

Oui, à Cordiani. Dis que je suis sorti seul, n'oublie pas cela, va, mon
ami.--C'est bien étrange.

      _Il sort._

GRÉMIO, _seul_.

Oui, c'est étrange; et je savais bien que mon maître m'écouterait. Cet
argent de M. Damien ne me semble ni clair ni bien gagné. Patience! Voici
madame Lucrèce, je vais à mon poste.


SCÈNE III

GRÉMIO, LUCRÈCE, SPINETTE.


LUCRÈCE.

Où est ton maître, Grémio?

GRÉMIO.

Je pense, madame, qu'il est à la ferme.

LUCRÈCE.

Ne devais-tu pas l'accompagner?

GRÉMIO.

Il m'a ordonné de rester ici.

LUCRÈCE.

Il est sorti seul?

GRÉMIO.

Oui, madame.

      _Il sort._

LUCRÈCE, _à Spinette_.

Ainsi je ne le verrai plus.

SPINETTE.

Est-ce bien possible, ma chère maîtresse? Vous m'avez confié votre
dessein; je vous vois prête à l'exécuter, et malgré moi je ne puis y
croire.

LUCRÈCE.

Tout à l'heure tu y croiras.

SPINETTE.

Il ne m'appartient pas de vous en dissuader; je n'ai que le droit d'en
souffrir, et je suis aussi incapable d'oser vous blâmer que de vous
trahir; mais y avez-vous bien réfléchi?

LUCRÈCE.

Non, et c'est pourquoi je le ferai.

SPINETTE.

Quitter une maison, une famille,--briser, en un jour, tous les liens
d'une vie si belle et si heureuse!

LUCRÈCE.

Heureuse!

SPINETTE.

Vous l'étiez, madame.

LUCRÈCE.

Maintenant je ne le serai plus. Oui, Spinette, je vais, comme tu dis,
quitter une maison, une famille:--je vais perdre mon nom, mon rang, ma
fortune, et le premier des biens, l'honneur! je vais partir avec
Cordiani. Qui commet la faute en porte la peine! mais lui, qui pourrait
l'en punir? _Ce n'est pas lui qu'on peut accuser. Il n'a prononcé aucun
serment sur la terre, il n'a pas trahi une épouse; il n'a rien fait
qu'aimer et qu'être aimé._

SPINETTE.

Vous cherchiez tout à l'heure monseigneur André.

LUCRÈCE.

Oui, je voulais le voir une dernière fois.

SPINETTE.

Plût au ciel que vous l'eussiez vu!

LUCRÈCE.

Que veux-tu dire? penses-tu que ma résolution puisse être ébranlée?
André m'est cher; mais je ne sais ni tromper ni aimer à demi.

SPINETTE.

Que de larmes vont couler, madame!

LUCRÈCE.

Comptes-tu donc pour rien les miennes? _Crois-tu qu'on perde sans
souffrir_, etc.

SPINETTE.

_Que je vous plains!_

LUCRÈCE.

Silence! l'heure sonne! Il va venir, Spinette. Peut-être m'attend-il
déjà. Tu me suivras; tout est-il préparé?

SPINETTE.

Où allez-vous?

LUCRÈCE.

Où il voudra. _Mes cheveux sont-ils en désordre?_ etc.

8.--PAGE 74.

ANDRÉ.

Bonjour, Lucrèce. _Vous ne m'attendiez pas_..., etc.

9.--PAGE 89.

CORDIANI.

_Terre que j'ai ensanglantée!_

DAMIEN.

Au nom du ciel!...

CORDIANI.

Dis-moi, Damien, où puis-je aller, où puis-je marcher sans voir la mort
sur mon chemin? Te souviens-tu de ce que tu me disais? J'aimais, je ne
t'écoutais pas. Maintenant, la mort est devant mon amour, elle est sous
mes pas; elle est dans mon cœur! Et ce portrait que je t'ai montré,
cette ombre adorée d'une fatale beauté n'est plus pour moi que le masque
d'un spectre couvert des larmes d'un ami.

      _Il marche vers la maison._

DAMIEN.

Où vas-tu?

CORDIANI.

La revoir encore une fois. _Ne t'effraye pas,_ etc.

10.--PAGE 96.

_Tu vois ce qui se passe, mon ami._

LIONEL.

Maître, il faut régler cette affaire et choisir l'heure et le lieu du
combat.

ANDRÉ.

L'heure? à l'instant. Le lieu? ici même.

      _À Cordiani._

_Ah! vous voulez,_ etc.

11.--PAGE 102.

_Et toi aussi tu m'abandonnes!_

CÉSARIO[E].

Moi, maître, je ne vous abandonnerai pas.

ANDRÉ.

C'est toi, mon enfant?

CÉSARIO.

Oui, maître. Je vous avais quitté; j'étais allé chez Pontormo; j'y
cherchais la gaieté, et je l'y ai bien trouvée en effet, mais je ne m'en
suis senti que plus triste.

ANDRÉ.

C'est le malheur que tu trouveras ici.

CÉSARIO.

Il pèse moins que l'ingratitude.

ANDRÉ.

Merci, mon enfant. Va, entre dans cette maison, car pour moi, jamais!

      _Il remonte la scène._

LIONEL, _entrant_.

_Où allez-vous_, André? etc.

[E] Le but de cette scène est de maintenir l'unité de lieu, de réunir le
second acte au troisième, et de donner plus d'importance au rôle de
Césario.

12.--PAGE 111.

_Que voulez-vous lui dire?_

ANDRÉ.

Tiens, Césario, je t'en conjure, va trouver Lucrèce; demande une réponse
à ma lettre, et sois revenu tout à l'heure... Mais pourquoi pas
nous-mêmes, Lionel?

      _Césario sort._

LIONEL.

Mon ami!

ANDRÉ.

Quoi! plus rien!

LIONEL.

_Eh! que demandez-vous donc dans cette fatale lettre?_

ANDRÉ.

Ce que je demande? _ô comble de misère!_... etc.

13.--PAGE 120.

ANDRÉ.

_Tiens, voilà_ Césario... Eh bien?

CÉSARIO.

Madame Lucrèce a quitté Florence.

ANDRÉ.

Et Cordiani?

CÉSARIO.

Je ne sais.

ANDRÉ.

Vois-tu, Lionel? Ils sont partis ensemble.

      _Il remonte la scène._

LIONEL, _le retenant_.

_Où vas-tu?_

14.--PAGE 125.

LIONEL.

_Qu'as-tu dit à cet homme?_

      _Bas à Damien._

Est-ce que vraiment Cordiani?...

DAMIEN.

Cordiani n'est plus.

15.--PAGE 125.

ANDRÉ.

Vos mains, et adieu, chers amis! Oh! combien je l'aimais!

      _Il meurt._

FIN DES ADDITIONS ET VARIANTES.


NOTE

Ce drame, écrit et publié en 1833, fut représenté pour la première fois
au Théâtre-Français le 21 novembre 1849, avec peu de changements. On
avait poussé le soin de la mise en scène jusqu'à faire exécuter une
copie du tableau de la _Charité_ que possède la galerie du Louvre, et
l'on s'était assuré que cette copie produisait de loin l'effet
nécessaire à l'illusion du spectateur. Cependant le parterre, sachant
bien qu'il n'avait pas sous les yeux le tableau original, accueillit
avec un rire frivole l'exhibition de cette toile et ne prit pas au
sérieux l'adieu poétique adressé par André del Sarto à son dernier
chef-d'œuvre. La pièce, d'ailleurs, fut écoutée froidement; elle
n'eut qu'un petit nombre de représentations. Le même ouvrage, représenté
au théâtre de l'Odéon le 21 octobre 1850, avec les changements que nous
venons d'indiquer, obtint un grand succès. Malgré l'heureux résultat de
cette seconde épreuve, la supériorité du premier texte nous semble
incontestable.

Au moyen des variantes, les lecteurs curieux pourront comparer les deux
versions. Dans la seconde, on remarquera que, dès l'exposition, Lucrèce
et Cordiani ont pris la résolution de s'enfuir ensemble. L'unité de lieu
est rigoureusement observée, et la pièce, réduite à deux actes au lieu
de trois, marche vers son dénoûment avec une rapidité que nous trouvons
exagérée, vu les énormes sacrifices que l'auteur s'est cru obligé de
faire. Après le duel entre Cordiani et André del Sarto, on ne voit plus
reparaître ni Lucrèce ni Cordiani. La scène où ces deux personnages se
rencontraient devant la maison de la mère de Lucrèce a été supprimée.
Pour éviter l'exhibition du tableau de la _Charité_, il fallut
retrancher la scène où les envoyés de François Ier venaient demander
compte à André de l'argent du roi de France. Cette coupure est tout à
fait regrettable: après avoir montré André del Sarto dévoré de remords,
et tremblant à l'idée de rendre ses comptes, c'était une conception
éminemment dramatique que de le faire voir exalté par le chagrin et
malheureux de l'infidélité de sa femme, au point de ne plus redouter la
honte et de s'accuser lui-même du vol qu'il a commis.

Quant aux nombreux passages supprimés dans le dialogue, ce sont des
changements qu'on ne doit pas considérer comme définitifs. Il est
évident, par exemple, que l'auteur a fait preuve de trop de complaisance
ou de modestie en consentant à effacer de la dernière scène le charmant
récit des souvenirs d'enfance qui se présentent à l'esprit d'André au
moment où il va mourir. Probablement, lorsque la pièce reviendra au
théâtre, ces _longueurs_, ces scènes réputées inutiles ou dangereuses,
finiront par être restituées dans leur entier.

       *       *       *       *       *

Voici quelle était la distribution des rôles au théâtre de l'Odéon:

ANDRÉ DEL SARTO.     MM. TISSERAND.
CORDIANI.                MARTEL.
DAMIEN.                  HARVILLE.
LIONEL.                  FLEURET.
GRÉMIO.                  ROGER.
MATHURIN.                TALIN.
CÉSARIO.          Mlles BILHAUD.
LUCRÈCE.                 SIONA-LÉVY.
SPINETTE.                JEANNE-ANAÏS.



LES

CAPRICES DE MARIANNE

COMÉDIE EN DEUX ACTES

PUBLIÉE EN 1833, REPRÉSENTÉE EN 1851.



                                   ACTEURS
PERSONNAGES.                       QUI ONT CRÉÉ LES RÔLES.

CLAUDIO, juge.                     MM. PROVOST.
CŒLIO.                              DELAUNAY.
OCTAVE.                                BRINDEAU.
TIBIA, valet de Claudio.               GOT.
PIPPO, valet de Cœlio.              MATHIEN.
MALVOLIO, intendant d'Hermia.          TRONCHET.
UN GARÇON D'AUBERGE.          BERTIN.
MARIANNE, femme de Claudio.      Mmes MADELEINE-BROHAN.
HERMIA, mère de Cœlio.              MOREAU-SAINTI.
[CIUTA, vieille femme.]
DOMESTIQUES.

_La scène est à Naples._

[Illustration: LES CAPRICES DE MARIANNE

OCTAVE

Vous n'aimez point Claudio.

MARIANNE

Ni Celio: vous pouvez le lui dire.

_Acte I Scène 7_]



ACTE PREMIER


SCÈNE PREMIÈRE

_Une rue devant la maison de Claudio._

[MARIANNE, _sortant de chez elle un livre de messe à la main_;
CIUTA, _l'abordant_.


CIUTA.

Ma belle dame, puis-je vous dire un mot?

MARIANNE.

Que me voulez-vous?

CIUTA.

Un jeune homme de cette ville est éperdument amoureux de vous; depuis un
mois entier, il cherche vainement l'occasion de vous l'apprendre; son
nom est Cœlio; il est d'une noble famille et d'une figure
distinguée.

MARIANNE.

En voilà assez. Dites à celui qui vous envoie qu'il perd son temps et sa
peine, et que, s'il a l'audace de me faire entendre une seconde fois un
pareil langage, j'en instruirai mon mari.]

      _Elle sort._

CŒLIO, _entrant_.[1]

Eh bien! Ciuta, qu'a-t-elle dit?

CIUTA.

Plus dévote et plus orgueilleuse que jamais. Elle instruira son mari,
dit-elle, si on la poursuit plus longtemps.

CŒLIO.

Ah! malheureux que je suis, je n'ai plus qu'à mourir. Ah! la plus
cruelle de toutes les femmes! Et que me conseilles-tu, Ciuta? quelle
ressource puis-je encore trouver?

CIUTA.

Je vous conseille d'abord de sortir d'ici, car voici son mari [qui la
suit.]

      _Ils sortent.--Entrent Claudio et Tibia._

CLAUDIO.

Es-tu mon fidèle serviteur, mon valet de chambre dévoué? Apprends que
j'ai à me venger d'un outrage.

TIBIA.

Vous, monsieur?

CLAUDIO.

Moi-même, puisque ces impudentes guitares ne cessent de murmurer sous
les fenêtres de ma femme. Mais, patience! tout n'est pas fini.--Écoute
un peu de ce côté-ci: voilà du monde qui pourrait nous entendre. Tu
m'iras chercher ce soir le spadassin que je t'ai dit.

TIBIA.

Pour quoi faire?

CLAUDIO.

Je crois que Marianne a des amants.

TIBIA.

Vous croyez, monsieur?

CLAUDIO.

Oui; il y a autour de ma maison une odeur d'amants; personne ne passe
naturellement devant ma porte; il y pleut des guitares et des
entremetteuses.

TIBIA.

Est-ce que vous pouvez empêcher qu'on donne des sérénades à votre femme?

CLAUDIO.

Non; mais je puis poster un homme derrière la poterne, et me débarrasser
du premier qui entrera.

TIBIA.

Fi! votre femme n'a pas d'amants.--C'est comme si vous disiez que j'ai
des maîtresses.

CLAUDIO.

Pourquoi n'en aurais-tu pas, Tibia? Tu es fort laid, mais tu as beaucoup
d'esprit.

TIBIA.

J'en conviens, j'en conviens.

CLAUDIO.

Regarde, Tibia, tu en conviens toi-même; il n'en faut plus douter, et
mon déshonneur est public.

TIBIA.

Pourquoi public?

CLAUDIO.

Je te dis qu'il est public.

TIBIA.

Mais, monsieur, votre femme passe pour un dragon de vertu dans toute la
ville; elle ne voit personne; elle ne sort de chez elle que pour aller à
la messe.

CLAUDIO.

Laisse-moi faire.--Je ne me sens pas de colère, après tous les cadeaux
qu'elle a reçus de moi.--Oui, Tibia, je machine en ce moment une
épouvantable trame, et me sens prêt à mourir de douleur.

TIBIA.

Oh! que non.

CLAUDIO.

Quand je te dis quelque chose, tu me ferais plaisir de le croire.

      _Ils sortent._

CŒLIO, _rentrant_.

Malheur à celui qui, au milieu de la jeunesse, s'abandonne à un amour
sans espoir! Malheur à celui qui se livre à une douce rêverie, avant de
savoir où sa chimère le mène, et s'il peut être payé de retour!
Mollement couché dans une barque, il s'éloigne peu à peu de la rive; il
aperçoit au loin des plaines enchantées, de vertes prairies et le mirage
léger de son Eldorado. Les vents l'entraînent en silence, et quand la
réalité le réveille, il est aussi loin du but où il aspire que du rivage
qu'il a quitté; il ne peut plus ni poursuivre sa route ni revenir sur
ses pas.

      _On entend un bruit d'instruments._

Quelle est cette mascarade? N'est-ce pas Octave que j'aperçois?

      _Entre Octave._

OCTAVE.

Comment se porte, mon bon monsieur, cette gracieuse mélancolie?

CŒLIO.

Octave! ô fou que tu es! tu as un pied de rouge sur les joues!--D'où te
vient cet accoutrement? N'as-tu pas de honte, en plein jour?

OCTAVE.

Ô Cœlio! fou que tu es! tu as un pied de blanc sur les joues!--D'où
te vient ce large habit noir? N'as-tu pas de honte, en plein carnaval?

[CŒLIO.

Quelle vie que la tienne! Ou tu es gris, ou je le suis moi-même.

OCTAVE.

Ou tu es amoureux, ou je le suis moi-même.

CŒLIO.

Plus que jamais de la belle Marianne.

OCTAVE.

Plus que jamais de vin de Chypre.]

CŒLIO.

J'allais chez toi [quand je t'ai rencontré].

OCTAVE.

Et moi aussi j'allais chez moi. Comment se porte ma maison? Il y a huit
jours que je ne l'ai vue.

CŒLIO.

J'ai un service à te demander.

OCTAVE.

Parle, Cœlio, mon cher enfant. Veux-tu de l'argent? je n'en ai plus.
[Veux-tu des conseils? je suis ivre.] Veux-tu mon épée? voilà une batte
d'arlequin. Parle, parle, dispose de moi.

CŒLIO.

Combien de temps cela durera-t-il? Huit jours hors de chez toi! Tu te
tueras, Octave.

OCTAVE.

Jamais de ma propre main, mon ami, jamais; j'aimerais mieux mourir que
d'attenter à mes jours.

CŒLIO.

Et n'est-ce pas un suicide comme un autre, que la vie que tu mènes?

OCTAVE.

Figure-toi un danseur de corde, en brodequins d'argent, le balancier au
poing, suspendu entre le ciel et la terre; à droite et à gauche, de
vieilles petites figures racornies, de maigres et pâles fantômes, des
créanciers agiles, des parents et des courtisanes; toute une légion de
monstres se suspendent à son manteau et le tiraillent de tous côtés pour
lui faire perdre l'équilibre; des phrases redondantes, de grands mots
enchâssés cavalcadent autour de lui; une nuée de prédictions sinistres
l'aveugle de ses ailes noires. Il continue sa course légère de l'orient
à l'occident. S'il regarde en bas, la tête lui tourne; s'il regarde en
haut, le pied lui manque. Il va plus vite que le vent, et toutes les
mains tendues autour de lui ne lui feront pas renverser une goutte de la
coupe joyeuse qu'il porte à la sienne. Voilà ma vie, mon cher ami; c'est
ma fidèle image que tu vois.

CŒLIO.

Que tu es heureux d'être fou!

OCTAVE.

Que tu es fou de ne pas être heureux! Dis-moi un peu, toi, qu'est-ce qui
te manque?

CŒLIO.

Il me manque le repos, la douce insouciance qui fait de la vie un miroir
où tous les objets se peignent un instant et sur lequel tout glisse. Une
dette pour moi est un remords. L'amour, dont vous autres vous faites un
passe-temps, trouble ma vie entière. Ô mon ami, tu ignoreras toujours ce
que c'est qu'aimer comme moi! Mon cabinet d'étude est désert; depuis un
mois j'erre autour de cette maison la nuit et le jour. Quel charme
j'éprouve au lever de la lune, à conduire sous ces petits arbres, au
fond de cette place, mon chœur modeste de musiciens, à marquer
moi-même la mesure, à les entendre chanter la beauté de Marianne! Jamais
elle n'a paru à sa fenêtre; jamais elle n'est venue appuyer son front
charmant sur sa jalousie.

OCTAVE.

Qui est cette Marianne? est-ce que c'est ma cousine?

CŒLIO.

C'est elle-même, la femme du vieux Claudio.

OCTAVE.

Je ne l'ai jamais vue; mais à coup sûr elle est ma cousine. Claudio est
fait exprès. Confie-moi tes intérêts, Cœlio.

CŒLIO.

Tous les moyens que j'ai tentés pour lui faire connaître mon amour ont
été inutiles. Elle sort du couvent; elle aime son mari et respecte ses
devoirs. Sa porte est fermée à tous les jeunes gens de la ville, et
personne ne peut l'approcher.

OCTAVE.

Ouais! est-elle jolie?--Sot que je suis! tu l'aimes, cela n'importe
guère. Que pourrions-nous imaginer?

CŒLIO.

Faut-il te parler franchement? ne te riras-tu pas de moi?

OCTAVE.

Laisse-moi rire de toi, et parle franchement.

CŒLIO.

En ta qualité de parent, tu dois être reçu dans la maison.

OCTAVE.

Suis-je reçu? je n'en sais rien. Admettons que je suis reçu. À te dire
vrai, il y a une grande différence entre mon auguste famille et une
botte d'asperges. Nous ne formons pas un faisceau bien serré, et nous ne
tenons guère les uns aux autres que par écrit. Cependant Marianne
connaît mon nom. Faut-il lui parler en ta faveur?

CŒLIO.

Vingt fois j'ai tenté de l'aborder; vingt fois j'ai senti mes genoux
fléchir en approchant d'elle. [J'ai été forcé de lui envoyer la vieille
Ciuta.] Quand je la vois, ma gorge se serre et j'étouffe, comme si mon
cœur se soulevait jusqu'à mes lèvres.

OCTAVE.

J'ai éprouvé cela. C'est ainsi qu'au fond des forêts, lorsqu'une biche
avance à petits pas sur les feuilles sèches, et que le chasseur entend
les bruyères glisser sur ses flancs inquiets, comme le frôlement d'une
robe légère, les battements de cœur le prennent malgré lui; il
soulève son arme en silence, sans faire un pas, sans respirer.

CŒLIO.

Pourquoi donc suis-je ainsi? [n'est-ce pas une vieille maxime parmi les
libertins, que toutes les femmes se ressemblent?] Pourquoi donc y a-t-il
si peu d'amours qui se ressemblent? En vérité, je ne saurais aimer
cette femme comme toi, Octave, tu l'aimerais, ou comme j'en aimerais une
autre. Qu'est-ce donc pourtant que tout cela? deux yeux bleus, deux
lèvres vermeilles, une robe blanche et deux blanches mains. Pourquoi ce
qui te rendrait joyeux et empressé, ce qui t'attirerait, toi, comme
l'aiguille aimantée attire le fer, me rend-il triste et immobile? Qui
pourrait dire: ceci est gai ou triste? La réalité n'est qu'une ombre.
Appelle imagination ou folie ce qui la divinise.--Alors la folie est la
beauté elle-même. Chaque homme marche enveloppé d'un réseau transparent
qui le couvre de la tête aux pieds; il croit voir des bois et des
fleuves, des visages divins, et l'universelle nature se teint sous ses
regards des nuances infinies du tissu magique. Octave! Octave! viens à
mon secours.

OCTAVE.

J'aime ton amour, Cœlio! il divague dans ta cervelle comme un flacon
syracusain. Donne-moi la main; je viens à ton secours; attends un peu.
L'air me frappe au visage, et les idées me reviennent. Je connais cette
Marianne; elle me déteste fort, sans m'avoir jamais vu. C'est une mince
poupée qui marmotte des _Ave_ sans fin.

CŒLIO.

Fais ce que tu voudras, mais ne me trompe pas, je t'en conjure; il est
aisé de me tromper; je ne sais pas me défier d'une action que je ne
voudrais pas faire moi-même.

OCTAVE.

Si tu escaladais les murs?

CŒLIO.

Entre elle et moi est une muraille imaginaire que je n'ai pu escalader.

OCTAVE.

Si tu lui écrivais?

CŒLIO.

Elle déchire mes lettres ou me les renvoie.

OCTAVE.

Si tu en aimais une autre? Viens avec moi chez Rosalinde.

CŒLIO.

Le souffle de ma vie est à Marianne; elle peut d'un mot de ses lèvres
l'anéantir ou l'embraser. Vivre pour une autre me serait plus difficile
que de mourir pour elle; [ou je réussirai ou je me tuerai.] Silence! la
voici qui détourne la rue.

OCTAVE.

Retire-toi, je vais l'aborder.

CŒLIO.

Y penses-tu? dans l'équipage où te voilà! Essuie-toi le visage; tu as
l'air d'un fou.

OCTAVE.

Voilà qui est fait. L'ivresse et moi, mon cher Cœlio, nous nous
sommes trop chers l'un à l'autre pour nous jamais disputer; elle fait
mes volontés comme je fais les siennes. N'aie aucune crainte là-dessus;
c'est le fait d'un étudiant en vacance qui se grise un jour de grand
dîner, de perdre la tête et de lutter avec le vin; moi, mon caractère
est d'être ivre; ma façon de penser est de me laisser faire, et je
parlerais au roi en ce moment, comme je vais parler à ta belle.

CŒLIO.

Je ne sais ce que j'éprouve.--Non, ne lui parle pas.

OCTAVE.

Pourquoi?

CŒLIO.

Je ne puis dire pourquoi; il me semble que tu vas me tromper.

OCTAVE.

Touche là[2]. Je te jure sur mon honneur que Marianne sera à toi, ou à
personne au monde, tant que j'y pourrai quelque chose.

      _Cœlio sort.--Entre Marianne. Octave l'aborde._

OCTAVE.

Ne vous détournez pas, princesse de beauté; laissez tomber vos regards
sur le plus indigne de vos serviteurs.

MARIANNE.

Qui êtes-vous?

OCTAVE.

Mon nom est Octave; je suis cousin de votre mari.

MARIANNE.

Venez-vous pour le voir? entrez au logis, il va revenir.

OCTAVE.

Je ne viens pas pour le voir, et n'entrerai point au logis, de peur que
vous ne m'en chassiez tout à l'heure, quand je vous aurai dit ce qui
m'amène.

MARIANNE.

Dispensez-vous donc de le dire et de m'arrêter plus longtemps.

OCTAVE.

Je ne saurais m'en dispenser, et vous supplie de vous arrêter pour
l'entendre. Cruelle Marianne! vos yeux ont causé bien du mal, et vos
paroles ne sont pas faites pour le guérir. Que vous avait fait Cœlio?

MARIANNE.

De qui parlez-vous, et quel mal ai-je causé?

OCTAVE.

Un mal le plus cruel de tous, car c'est un mal sans espérance; le plus
terrible, car c'est un mal qui se chérit lui-même et repousse la coupe
salutaire jusque dans la main de l'amitié; un mal qui fait pâlir les
lèvres sous des poisons plus doux que l'ambroisie, et qui fond en une
pluie de larmes le cœur le plus dur, comme la perle de Cléopâtre; un
mal que tous les aromates, toute la science humaine ne sauraient
soulager, et qui se nourrit du vent qui passe, du parfum d'une rose
fanée, du refrain d'une chanson, et qui suce l'éternel aliment de ses
souffrances dans tout ce qui l'entoure, comme une abeille son miel dans
tous les buissons d'un jardin.

MARIANNE.

Me direz-vous le nom de ce mal?

OCTAVE.

Que celui qui est digne de le prononcer vous le dise; que les rêves de
vos nuits, que ces orangers verts, cette fraîche cascade vous
l'apprennent; que vous puissiez le chercher un beau soir, vous le
trouverez sur vos lèvres; son nom n'existe pas sans lui.

MARIANNE.

Est-il si dangereux à dire, si terrible dans sa contagion, qu'il effraye
une langue qui plaide en sa faveur?

OCTAVE.

Est-il si doux à entendre, cousine, que vous le demandiez? Vous l'avez
appris à Cœlio.

MARIANNE.

C'est donc sans le vouloir; je ne connais ni l'un ni l'autre.

OCTAVE.

Que vous les connaissiez ensemble, et que vous ne les sépariez jamais,
voilà le souhait de mon cœur.

MARIANNE.

En vérité?

OCTAVE.

Cœlio est le meilleur de mes amis; si je voulais vous faire envie, je
vous dirais qu'il est beau comme le jour, jeune, noble, et je ne
mentirais pas; mais je ne veux que vous faire pitié, et je vous dirai
qu'il est triste comme la mort, depuis le jour où il vous a vue.

MARIANNE.

Est-ce ma faute s'il est triste?

OCTAVE.

Est-ce sa faute si vous êtes belle? Il ne pense qu'à vous; à toute
heure, il rôde autour de cette maison. N'avez-vous jamais entendu
chanter sous vos fenêtres? N'avez-vous jamais soulevé, à minuit, cette
jalousie et ce rideau?

MARIANNE.

Tout le monde peut chanter le soir, et cette place appartient à tout le
monde.

OCTAVE.

Tout le monde aussi peut vous aimer; mais personne ne peut vous le dire.
Quel âge avez-vous, Marianne?

MARIANNE.

Voilà une jolie question! et si je n'avais que dix-neuf ans, que
voudriez-vous que j'en pense?

OCTAVE.

Vous avez donc encore cinq ou six ans pour être aimée, huit ou dix pour
aimer vous-même, et le reste pour prier Dieu.

MARIANNE.

Vraiment? Eh bien! pour mettre le temps à profit, j'aime Claudio, votre
cousin et mon mari.

OCTAVE.

Mon cousin et votre mari ne feront jamais à eux deux qu'un pédant de
village; vous n'aimez point Claudio.

MARIANNE.

Ni Cœlio; vous pouvez le lui dire.

OCTAVE.

Pourquoi?

[MARIANNE.

Pourquoi n'aimerais-je pas Claudio? C'est mon mari.

OCTAVE.

Pourquoi n'aimeriez-vous pas Cœlio? C'est votre amant.]

MARIANNE.

Me direz-vous aussi pourquoi je vous écoute? Adieu, seigneur Octave;
voilà une plaisanterie qui a duré assez longtemps.

      _Elle sort._

OCTAVE.

Ma foi! ma foi! elle a de beaux yeux.[3]

      _Il sort._


SCÈNE II

_[La maison de Cœlio.]_

HERMIA[4], PLUSIEURS DOMESTIQUES, MALVOLIO.


HERMIA.

[Disposez ces fleurs comme je vous l'ai ordonné;] a-t-on dit aux
musiciens de venir?

UN DOMESTIQUE.

Oui, madame; ils seront ici à l'heure du souper.

HERMIA.

[Ces jalousies fermées sont trop sombres; qu'on laisse entrer le jour
sans laisser entrer le soleil!--Plus de fleurs autour de ce lit! Le
souper est-il bon? Aurons-nous notre belle voisine, la comtesse
Pergoli?] À quelle heure est sorti mon fils?

MALVOLIO.

Pour être sorti, il faudrait d'abord qu'il fût rentré. Il a passé la
nuit dehors.

HERMIA.

Vous ne savez ce que vous dites.--Il a soupé hier avec moi et m'a
ramenée ici. A-t-on fait porter dans le cabinet d'étude le tableau que
j'ai acheté ce matin?

MALVOLIO.

Du vivant de son père, il n'en aurait pas été ainsi. [Ne dirait-on pas
que notre maîtresse a dix-huit ans, et qu'elle attend son Sigisbé!]

HERMIA.

Mais du vivant de sa mère il en est ainsi, Malvolio. Qui vous a chargé
de veiller sur sa conduite? Songez-y: que Cœlio ne rencontre pas sur
son passage un visage de mauvais augure; qu'il ne vous entende pas
grommeler entre vos dents, [comme un chien de basse-cour à qui l'on
dispute l'os qu'il veut ronger,] ou, par le ciel, pas un de vous ne
passera la nuit sous ce toit.

MALVOLIO.

Je ne grommelle rien; ma figure n'est pas un mauvais présage: vous me
demandez à quelle heure est sorti mon maître, et je vous réponds qu'il
n'est pas rentré. Depuis qu'il a l'amour en tête, on ne le voit pas
quatre fois la semaine.

HERMIA.

Pourquoi ces livres sont-ils couverts de poussière? Pourquoi ces meubles
sont-ils en désordre? Pourquoi faut-il que je mette ici la main à tout,
si je veux obtenir quelque chose? Il vous appartient bien de lever les
yeux sur ce qui ne vous regarde pas, lorsque votre ouvrage est à moitié
fait, et que les soins dont on vous charge retombent sur les autres!
Allez, et retenez votre langue.

      _Entre Cœlio._

Eh bien! mon cher enfant, quels seront vos plaisirs aujourd'hui?

      _Les domestiques se retirent._

CŒLIO.

Les vôtres, ma mère.

      _[Il s'assoit.]_

HERMIA.

Eh quoi! les plaisirs communs, et non les peines communes? C'est un
partage injuste, Cœlio. Ayez des secrets pour moi, mon enfant, mais
non pas de ceux qui vous rongent le cœur, et vous rendent insensible
à tout ce qui vous entoure.

CŒLIO.

Je n'ai pas de secret, et plût à Dieu, si j'en avais, qu'ils fussent de
nature à faire de moi une statue!

HERMIA.

Quand vous aviez dix ou douze ans, toutes vos peines, tous vos petits
chagrins se rattachaient à moi; d'un regard sévère ou indulgent de ces
yeux que voilà dépendait la tristesse ou la joie des vôtres, et votre
petite tête blonde tenait par un fil bien délié au cœur de votre
mère. Maintenant, mon enfant, je ne suis plus qu'une vieille sœur,
incapable peut-être de soulager vos ennuis, mais non pas de les
partager.

CŒLIO.

Et vous aussi, vous avez été belle! Sous ces cheveux argentés qui
ombragent votre noble front, sous ce long manteau qui vous couvre,
l'œil reconnaît encore le port majestueux d'une reine [, et les
formes gracieuses d'une Diane chasseresse]. Ô ma mère! vous avez inspiré
l'amour! Sous vos fenêtres entr'ouvertes a murmuré le son de la guitare;
sur ces places bruyantes, dans le tourbillon de ces fêtes, vous avez
promené une insouciante et superbe jeunesse; vous n'avez point aimé; un
parent de mon père est mort d'amour pour vous.

HERMIA.

Quel souvenir me rappelles-tu?

CŒLIO.

Ah! si votre cœur peut en supporter la tristesse, si ce n'est pas
vous demander des larmes, racontez-moi cette aventure, ma mère,
faites-m'en connaître les détails.

HERMIA.

Votre père ne m'avait jamais vue alors. Il se chargea, comme allié de
ma famille, de faire agréer la demande du jeune Orsini, qui voulait
m'épouser. Il fut reçu comme le méritait son rang par votre grand'père,
et admis dans son intimité. Orsini était un excellent parti, et
cependant je le refusai. Votre père, en plaidant pour lui, avait tué
dans mon cœur le peu d'amour qu'il m'avait inspire pendant deux mois
d'assiduités constantes. Je n'avais pas soupçonné la force de sa passion
pour moi. Lorsqu'on lui apporta ma réponse, il tomba, privé de
connaissance, dans les bras de votre père. Cependant une longue absence,
un voyage qu'il entreprit alors, et dans lequel il augmenta sa fortune,
devaient avoir dissipé ses chagrins. Votre père changea de rôle, et
demanda pour lui ce qu'il n'avait pu obtenir pour Orsini. Je l'aimais
d'un amour sincère, et l'estime qu'il avait inspirée à mes parents ne me
permit pas d'hésiter. Le mariage fut décidé le jour même, et l'église
s'ouvrit pour nous quelques semaines après. Orsini revint à cette
époque. Il vint trouver votre père, l'accabla de reproches, l'accusa
d'avoir trahi sa confiance et d'avoir causé le refus qu'il avait essuyé.
Du reste, ajouta-t-il, si vous avez désiré ma perte, vous serez
satisfait. Épouvanté de ces paroles votre père vint trouver le mien, et
lui demander son témoignage pour désabuser Orsini.--Hélas! il n'était
plus temps; on trouva dans sa chambre le pauvre jeune homme traversé de
part en part de plusieurs coups d'épée.[5]


SCÈNE III

[_Le jardin de Claudio._]

CLAUDIO ET TIBIA, _entrant_.


CLAUDIO.

Tu as raison, et ma femme est un trésor de pureté. Que te dirai-je de
plus? C'est une vertu solide.

TIBIA.

Vous croyez, monsieur?

CLAUDIO.

Peut-elle empêcher qu'on ne chante sous ses croisées? Les signes
d'impatience qu'elle peut donner dans son intérieur sont les suites de
son caractère. As-tu remarqué que sa mère, lorsque j'ai touché cette
corde, a été tout d'un coup du même avis que moi?

TIBIA.

Relativement à quoi?

CLAUDIO.

Relativement à ce qu'on chante sous ses croisées.

TIBIA.

Chanter n'est pas un mal, je fredonne moi-même à tout moment.

CLAUDIO.

Mais bien chanter est difficile.

TIBIA.

Difficile pour vous et pour moi, qui, n'ayant pas reçu de voix de la
nature, ne l'avons jamais cultivée; mais voyez comme ces acteurs de
théâtre s'en tirent habilement.

CLAUDIO.

Ces gens-là passent leur vie sur les planches.

TIBIA.

Combien croyez-vous qu'on puisse donner par an?

CLAUDIO.

À qui? à un juge de paix?

TIBIA.

Non, à un chanteur.

CLAUDIO.

Je n'en sais rien.--On donne à un juge de paix le tiers de ce que vaut
ma charge. Les conseillers de justice ont moitié.

TIBIA.

Si j'étais juge [en cour royale], et que ma femme eût des amants, je les
condamnerais moi-même.

CLAUDIO.

À combien d'années de galère?

TIBIA.

À la peine de mort. Un arrêt de mort est une chose superbe à lire à
haute voix.

CLAUDIO.

Ce n'est pas le juge qui le lit, c'est le greffier.

TIBIA.

Le greffier de votre tribunal a une jolie femme.

CLAUDIO.

Non, c'est le président qui a une jolie femme; j'ai soupé hier avec eux.

TIBIA.

Le greffier aussi; le spadassin qui va venir ce soir est l'amant de la
femme du greffier.

CLAUDIO.

Quel spadassin?

TIBIA.

Celui que vous avez demandé.

CLAUDIO.

Il est inutile qu'il vienne après ce que je t'ai dit tout à l'heure.

TIBIA.

À quel sujet?

CLAUDIO.

Au sujet de ma femme.

TIBIA.

La voici qui vient elle-même.

      _Entre Marianne._

MARIANNE.

Savez-vous ce qui m'arrive pendant que vous courez les champs? j'ai reçu
la visite de votre cousin.

CLAUDIO.

Qui cela peut-il être? Nommez-le par son nom.

MARIANNE.

Octave, qui m'a fait une déclaration d'amour de la part de son ami
Cœlio. Qui est ce Cœlio? Connaissez-vous cet homme? Trouvez bon
que ni lui ni Octave ne mettent les pieds dans cette maison.

CLAUDIO.

Je le connais; c'est le fils d'Hermia, notre voisine. Qu'avez-vous
répondu à cela?

MARIANNE.

Il ne s'agit pas de ce que j'ai répondu. Comprenez-vous ce que je dis?
Donnez ordre à vos gens qu'ils ne laissent entrer ni cet homme ni son
ami. Je m'attends à quelque importunité de leur part; et je suis bien
aise de l'éviter.

      _Elle sort._

CLAUDIO.

Que penses-tu de cette aventure, Tibia? Il y a quelque ruse là-dessous.

TIBIA.

Vous croyez, monsieur?

CLAUDIO.

Pourquoi n'a-t-elle pas voulu dire ce qu'elle a répondu? La déclaration
est impertinente, il est vrai; mais la réponse mérite d'être connue.
J'ai le soupçon que ce Cœlio est l'ordonnateur de toutes ces
guitares.

TIBIA.

Défendre votre porte à ces deux hommes est un moyen excellent de les
éloigner.

CLAUDIO.

Rapporte-t'en à moi.--Il faut que je fasse part de cette découverte à ma
belle-mère. [J'imagine que ma femme me trompe, et que toute cette fable
est une pure invention pour me faire prendre le change, et troubler
entièrement mes idées.]

      _Ils sortent._

FIN DE L'ACTE PREMIER.



ACTE DEUXIÈME


SCÈNE PREMIÈRE

_Une rue._

OCTAVE ET CIUTA _entrent_.


OCTAVE.

Il y renonce, dites-vous?

CIUTA.

Hélas! pauvre jeune homme! il aime plus que jamais[, et sa mélancolie se
trompe elle-même sur les désirs qui la nourrissent]. Je croirais presque
qu'il se défie de vous, de moi, de tout ce qui l'entoure.

OCTAVE.

Non, de par le ciel! je n'y renoncerai pas; je me sens moi-même une
autre Marianne, et il y a du plaisir à être entêté. Ou Cœlio
réussira, ou j'y perdrai ma langue.

CIUTA.

Agirez-vous contre sa volonté?

OCTAVE.

Oui, pour agir d'après la mienne, qui est sa sœur aînée, et pour
envoyer aux enfers messer Claudio le juge, que je déteste, méprise et
abhorre depuis les pieds jusqu'à la tête.

CIUTA.

Je lui porterai donc votre réponse, et, quant à moi, je cesse de m'en
mêler.

OCTAVE.

Je suis comme un homme qui tient la banque d'un pharaon pour le compte
d'un autre, et qui a la veine contre lui; il noierait plutôt son
meilleur ami que de céder, et la colère de perdre avec l'argent d'autrui
l'enflamme cent fois plus que ne le ferait sa propre ruine.

      _Entre Cœlio._

Comment, Cœlio, tu abandonnes la partie!

CŒLIO.

Que veux-tu que je fasse?

OCTAVE.

Te défies-tu de moi? Qu'as-tu? te voilà pâle comme la neige.--Que se
passe-t-il en toi?

CŒLIO.

Pardonne-moi, pardonne-moi! Fais ce que tu voudras; va trouver
Marianne.--Dis-lui que me tromper, c'est me donner la mort, et que ma
vie est dans ses yeux.[6]

      _Il sort._

OCTAVE.

Par le ciel, voilà qui est étrange!

[CIUTA.

Silence! vêpres sonnent; la grille du jardin vient de s'ouvrir;]
Marianne sort.--Elle approche lentement.

      _Ciuta se retire.--Entre Marianne._

OCTAVE.

Belle Marianne, vous dormirez tranquillement.--Le cœur de Cœlio
est à une autre, et ce n'est plus sous vos fenêtres qu'il donnera ses
sérénades.

MARIANNE.

Quel dommage et quel grand malheur de n'avoir pu partager un amour comme
celui-là! Voyez comme le hasard me contrarie! Moi qui allais l'aimer.

OCTAVE.

En vérité!

MARIANNE.

Oui, sur mon âme, ce soir ou demain matin, dimanche au plus tard [, je
lui appartenais]. Qui pourrait ne pas réussir avec un ambassadeur tel
que vous? Il faut croire que sa passion pour moi était quelque chose
comme du chinois ou de l'arabe, puisqu'il lui fallait un interprète, et
qu'elle ne pouvait s'expliquer toute seule.

OCTAVE.

Raillez, raillez! nous ne vous craignons plus.

MARIANNE.

Ou peut-être que cet amour n'était encore qu'un pauvre enfant à la
mamelle, et vous, comme une sage nourrice, en le menant à la lisière,
vous l'aurez laissé tomber la tête la première en le promenant par la
ville.

OCTAVE.

La sage nourrice s'est contentée de lui faire boire d'un certain lait
que la vôtre vous a versé sans doute, et généreusement; vous en avez
encore sur les lèvres une goutte qui se mêle à toutes vos paroles.

MARIANNE.

Comment s'appelle ce lait merveilleux?

OCTAVE.

L'indifférence. Vous ne pouvez ni aimer ni haïr, et vous êtes comme les
roses du Bengale, Marianne, sans épine et sans parfum.

MARIANNE.

Bien dit. Aviez-vous préparé d'avance cette comparaison? Si vous ne
brûlez pas le brouillon de vos harangues, donnez-le moi, de grâce, que
je les apprenne à ma perruche.

OCTAVE.

Qu'y trouvez-vous qui puisse vous blesser? Une fleur sans parfum n'en
est pas moins belle; bien au contraire, ce sont les plus belles que Dieu
a faites ainsi[; et le jour où, comme une Galatée d'une nouvelle espèce,
vous deviendrez de marbre au fond de quelque église, ce sera une
charmante statue que vous ferez, et qui ne laissera pas que de trouver
quelque niche respectable dans un confessionnal.]

MARIANNE.

Mon cher cousin, est-ce que vous ne plaignez pas le sort des femmes?
Voyez un peu ce qui m'arrive: il est décrété par le sort que Cœlio
m'aime, ou qu'il croit m'aimer, lequel Cœlio le dit à ses amis,
lesquels amis décrètent à leur tour que, sous peine de mort, je serai sa
maîtresse. La jeunesse napolitaine daigne m'envoyer en votre personne un
digne représentant, chargé de me faire savoir que j'aie à aimer ledit
seigneur Cœlio d'ici à une huitaine de jours. Pesez cela, je vous en
prie. Si je me rends, que dira-t-on de moi? N'est-ce pas une femme bien
abjecte que celle qui obéit à point nommé, à l'heure convenue, à une
pareille proposition? Ne va-t-on pas la déchirer à belles dents, la
montrer au doigt, et faire de son nom le refrain d'une chanson à boire?
Si elle refuse, au contraire, est-il un monstre qui lui soit comparable?
Est-il une statue plus froide qu'elle? et l'homme qui lui parle, qui ose
l'arrêter en place publique son livre de messe à la main, n'a-t-il pas
le droit de lui dire: Vous êtes une rose du Bengale sans épine et sans
parfum?

OCTAVE.

Cousine, cousine, ne vous fâchez pas.

MARIANNE.

N'est-ce pas une chose bien ridicule que l'honnêteté et la foi jurée?
que l'éducation d'une fille, la fierté d'un cœur qui s'est figuré
qu'il vaut quelque chose [, et qu'avant de jeter au vent la poussière
de sa fleur chérie, il faut que le calice en soit baigné de larmes,
épanoui par quelques rayons du soleil, entr'ouvert par une main
délicate]? Tout cela n'est-il pas un rêve, une bulle de savon qui, au
premier soupir d'un cavalier à la mode, doit s'évaporer dans les airs?

OCTAVE.

Vous vous méprenez sur mon compte et sur celui de Cœlio.

MARIANNE.

Qu'est-ce après tout qu'une femme? L'occupation d'un moment, une coupe
fragile qui renferme une goutte de rosée, qu'on porte à ses lèvres et
qu'on jette par-dessus son épaule. Une femme! c'est une partie de
plaisir! Ne pourrait-on pas dire, quand on en rencontre une: Voilà une
belle nuit qui passe? Et ne serait-ce pas un grand écolier en de telles
matières, que celui qui baisserait les yeux devant elle, qui se dirait
tout bas: «Voilà peut-être le bonheur d'une vie entière,» et qui la
laisserait passer?

      _Elle sort._

OCTAVE, _seul_.

Tra, tra, poum, poum! tra deri la la! Quelle drôle de petite femme! Hai!
holà!

      _Il frappe à une auberge._

Apportez-moi ici, sous cette tonnelle, une bouteille de quelque chose.

LE GARÇON.

Ce qui vous plaira, Excellence. Voulez-vous du lacryma-christi?

OCTAVE.

Soit, soit. Allez-vous-en un peu chercher dans les rues d'alentour le
seigneur Cœlio, qui porte un manteau noir et des culottes plus noires
encore. Vous lui direz qu'un de ses amis est là qui boit tout seul du
lacryma-christi. Après quoi, vous irez à la grande place, et vous
m'apporterez une certaine Rosalinde qui est rousse et qui est toujours à
sa fenêtre.

      _Le garçon sort._

Je ne sais ce que j'ai dans la gorge; je suis triste comme une
procession.

      _Buvant._

Je ferai aussi bien de dîner ici; voilà le jour qui baisse. Drig! drig!
quel ennui que ces vêpres! Est-ce que j'ai envie de dormir? je me sens
tout pétrifié.

      _Entrent Claudio et Tibia._

Cousin Claudio, vous êtes un beau juge; où allez-vous si couramment?

CLAUDIO.

Qu'entendez-vous par là, seigneur Octave?

OCTAVE.

J'entends que vous êtes un magistrat qui a de belles formes.

CLAUDIO.

De langage, ou de complexion?

OCTAVE.

De langage, de langage. Votre perruque est pleine d'éloquence, et vos
jambes sont deux charmantes parenthèses.

CLAUDIO.

Soit dit en passant, seigneur Octave, le marteau de ma porte m'a tout
l'air de vous avoir brûlé les doigts.

OCTAVE.

En quelle façon, juge plein de science?

CLAUDIO.

En y voulant frapper, cousin plein de finesse.

OCTAVE.

Ajoute hardiment plein de respect, juge, pour le marteau de ta porte;
mais tu peux le faire peindre à neuf, sans que je craigne de m'y salir
les doigts.

CLAUDIO.

En quelle façon, cousin plein de facéties?

OCTAVE.

En n'y frappant jamais, juge plein de causticité.

CLAUDIO.

Cela vous est pourtant arrivé, puisque ma femme a enjoint à ses gens de
vous fermer la porte au nez à la première occasion.

OCTAVE.

Tes lunettes sont myopes, juge plein de grâce; tu te trompes d'adresse
dans ton compliment.

CLAUDIO.

Mes lunettes sont excellentes, cousin plein de riposte: n'as-tu pas
fait à ma femme une déclaration amoureuse?

OCTAVE.

À quelle occasion, subtil magistrat?

CLAUDIO.

À l'occasion de ton ami Cœlio, cousin; malheureusement j'ai tout
entendu.

OCTAVE.

Par quelle oreille, sénateur incorruptible?

CLAUDIO.

Par celle de ma femme, qui m'a tout raconté, godelureau chéri.

OCTAVE.

Tout absolument, époux idolâtré? Rien n'est resté dans cette charmante
oreille?

CLAUDIO.

Il y est resté sa réponse, charmant pilier de cabaret, que je suis
chargé de te faire.

OCTAVE.

Je ne suis pas chargé de l'entendre, cher procès-verbal.

CLAUDIO.

Ce sera donc ma porte en personne qui te la fera, aimable croupier de
roulette, si tu t'avises de la consulter.

OCTAVE.

C'est ce dont je ne me soucie guère, chère sentence de mort; je vivrai
heureux sans cela.

CLAUDIO.

Puisses-tu le faire en repos, cher cornet de passe-dix; je te souhaite
mille prospérités.

OCTAVE.

Rassure-toi sur ce sujet, cher verrou de prison! je dors tranquille
comme une audience.

      _Sortent Claudio et Tibia._

[OCTAVE, _seul_.

Il me semble que voilà Cœlio qui s'avance de ce côté. Cœlio!
Cœlio! À qui diable en a-t-il?

      _Entre Cœlio._

Sais-tu, mon cher ami, le beau tour que nous joue ta princesse? elle a
tout dit à son mari.

CŒLIO.

Comment le sais-tu?

OCTAVE.

Par la meilleure de toutes les voies possibles. Je quitte à l'instant
Claudio. Marianne nous fera fermer la porte au nez, si nous nous avisons
de l'importuner davantage.

CŒLIO.

Tu l'as vue tout à l'heure; que t'avait-elle dit?

OCTAVE.

Rien qui pût me faire pressentir cette douce nouvelle; rien d'agréable
cependant. Tiens, Cœlio, renonce à cette femme. Holà! un second
verre!

CŒLIO.

Pour qui?

OCTAVE.

Pour toi. Marianne est une bégueule; je ne sais trop ce qu'elle m'a dit
ce matin, je suis resté comme une brute sans pouvoir lui répondre.
Allons! n'y pense plus, voilà qui est convenu; et que le ciel m'écrase
si je lui adresse jamais la parole! Du courage, Cœlio, n'y pense
plus.

CŒLIO.

Adieu, mon cher ami.

OCTAVE.

Où vas-tu?

CŒLIO.

J'ai affaire en ville ce soir.

OCTAVE.

Tu as l'air d'aller te noyer. Voyons, Cœlio, à quoi penses-tu? Il y a
d'autres Mariannes sous le ciel. Soupons ensemble, et moquons-nous de
cette Marianne-là.

CŒLIO.

Adieu, adieu, je ne puis m'arrêter plus longtemps. Je te verrai demain,
mon ami.

      _Il sort._

OCTAVE.

Cœlio! Écoute donc! nous te trouverons une Marianne bien gentille,
douce comme un agneau, et n'allant point à vêpres surtout! Ah! les
maudites cloches! quand auront-elles fini de me mener en terre!]

LE GARÇON, _rentrant_.

Monsieur, la demoiselle rousse n'est point à sa fenêtre; elle ne peut se
rendre à votre invitation.

OCTAVE.

La peste soit de tout l'univers! Est-il donc décidé que je souperai seul
aujourd'hui? La nuit arrive en poste; que diable vais-je devenir? Bon!
bon! ceci me convient.

      _Il boit._

Je suis capable d'ensevelir ma tristesse dans ce vin, ou du moins ce vin
dans ma tristesse. Ah! ah! les vêpres sont finies; voici Marianne qui
revient.

      _Entre Marianne._

MARIANNE.

Encore ici, seigneur Octave? et déjà à table? C'est un peu triste de
s'enivrer tout seul.

OCTAVE.

Le monde entier m'abandonne; je tâche d'y voir double, afin de me servir
à moi-même de compagnie.

MARIANNE.

Comment! pas un de vos amis, pas une de vos maîtresses qui vous soulage
de ce fardeau terrible, la solitude?

OCTAVE.

Faut-il vous dire ma pensée? J'avais envoyé chercher une certaine
Rosalinde, qui me sert de maîtresse; elle soupe en ville comme une
personne de qualité.

MARIANNE.

C'est une fâcheuse affaire sans doute, et votre cœur en doit
ressentir un vide effroyable.

OCTAVE.

Un vide que je ne saurais exprimer et que je communique en vain à cette
large coupe. Le carillon des vêpres m'a fendu le crâne pour toute
l'après-dînée.

MARIANNE.

Dites-moi, cousin, est-ce du vin à quinze sous la bouteille que vous
buvez?

OCTAVE.

N'en riez pas; ce sont les larmes du Christ en personne.

MARIANNE.

Cela m'étonne que vous ne buviez pas du vin à quinze sous; buvez-en, je
vous en supplie.

OCTAVE.

Pourquoi en boirais-je, s'il vous plaît?

MARIANNE.

Goûtez-en; je suis sûre qu'il n'y a aucune différence avec celui-là.

OCTAVE.

Il y en a une aussi grande qu'entre le soleil et une lanterne.

MARIANNE.

Non, vous dis-je, c'est la même chose.

OCTAVE.

Dieu m'en préserve! Vous moquez-vous de moi?

MARIANNE.

Vous trouvez qu'il y a une grande différence!

OCTAVE.

Assurément.

MARIANNE.

Je croyais qu'il en était du vin comme des femmes. [Une femme n'est-elle
pas aussi un vase précieux, scellé comme ce flacon de cristal? Ne
renferme-t-elle pas une ivresse grossière ou divine, selon sa force et
sa valeur? Et n'y a-t-il pas parmi elles le vin du peuple et les larmes
du Christ?] Quel misérable cœur est-ce donc que le vôtre, pour que
vos lèvres lui fassent la leçon? Vous ne boiriez pas le vin que boit le
peuple; vous aimez les femmes qu'il aime; l'esprit généreux et poétique
de ce flacon doré, ces sucs merveilleux que la lave du Vésuve a cuvés
sous son ardent soleil, vous conduiront chancelant et sans force dans
les bras d'une fille de joie; vous rougiriez de boire un vin grossier;
votre gorge se soulèverait. Ah! vos lèvres sont délicates, mais votre
cœur s'enivre à bon marché. Bonsoir, cousin; puisse Rosalinde rentrer
ce soir chez elle.

OCTAVE.

Deux mots, de grâce, belle Marianne, et ma réponse sera courte. Combien
de temps pensez-vous qu'il faille faire la cour à la bouteille que vous
voyez pour obtenir ses faveurs? Elle est, comme vous dites, toute pleine
d'un esprit céleste, et le vin du peuple lui ressemble aussi peu qu'un
paysan ressemble à son seigneur. Cependant, regardez comme elle [se
laisse faire!--Elle n'a reçu, j'imagine, aucune éducation, elle n'a
aucun principe; voyez comme elle] est bonne fille! Un mot a suffi pour
la faire sortir du couvent; toute poudreuse encore, elle s'en est
échappée pour me donner un quart d'heure d'oubli, et mourir. Sa couronne
virginale, empourprée de cire odorante, est aussitôt tombée en
poussière, et, je ne puis vous le cacher, elle a failli passer tout
entière sur mes lèvres dans la chaleur de son premier baiser.

MARIANNE.

Êtes-vous sûr qu'elle en vaut davantage? Et si vous êtes un de ses vrais
amants, n'iriez-vous pas, si la recette en était perdue, en chercher la
dernière goutte jusque dans la bouche du volcan?

OCTAVE.

Elle n'en vaut ni plus ni moins. Elle sait qu'elle est bonne à boire et
qu'elle est faite pour être bue. Dieu n'en a pas caché la source au
sommet d'un pic inabordable, au fond d'une caverne profonde; il l'a
suspendue en grappes dorées au bord de nos chemins; [elle y fait le
métier des courtisanes; elle y effleure la main du passant; elle y étale
aux rayons du soleil sa gorge rebondie,] et toute une cour d'abeilles et
de frelons murmure autour d'elle matin et soir. Le voyageur dévoré de
soif peut se coucher sous ses rameaux verts; jamais elle ne l'a laissé
languir, jamais elle ne lui a refusé les douces larmes dont son cœur
est plein. Ah! Marianne, c'est un don fatal que la beauté!--La sagesse
dont elle se vante est sœur de l'avarice, et il y a plus de
miséricorde dans le ciel pour ses faiblesses que pour sa cruauté.
Bonsoir, cousine; puisse Cœlio vous oublier!

      _Il entre dans l'auberge, Marianne dans sa maison._


SCÈNE II

_[Une autre rue.]_

CŒLIO, CIUTA.


[CIUTA.

Seigneur Cœlio, défiez-vous d'Octave. Ne vous a-t-il pas dit que la
belle Marianne lui avait fermé sa porte?

CŒLIO.

Assurément.--Pourquoi m'en défierais-je?

CIUTA.

Tout à l'heure, en passant dans sa rue, je l'ai vu en conversation avec
elle sous une tonnelle couverte.

CŒLIO.

Qu'y a-t-il d'étonnant à cela? Il aura épié ses démarches et saisi un
moment favorable pour lui parler de moi.

CIUTA.

J'entends qu'ils se parlaient amicalement et comme gens qui sont de bon
accord ensemble.

CŒLIO.

En es-tu sûre, Ciuta? Alors je suis le plus heureux des hommes; il aura
plaidé ma cause avec chaleur.

CIUTA.

Puisse le ciel vous favoriser!]

      [_Elle sort._]

CŒLIO.

Ah! que je fusse né dans le temps des tournois et des batailles! Qu'il
m'eût été permis de porter les couleurs de Marianne et de les teindre de
mon sang! Qu'on m'eût donné un rival à combattre, une armée entière à
défier! Que le sacrifice de ma vie eût pu lui être utile! Je sais agir,
mais je ne puis parler. Ma langue ne sert point mon cœur, et je
mourrai sans m'être fait comprendre, comme un muet dans une prison.

      _[Il sort.]_


SCÈNE III

_[Chez Claudio.]_

CLAUDIO, MARIANNE.


CLAUDIO.

Pensez-vous que je sois un mannequin, et que je me promène sur la terre
pour servir d'épouvantail aux oiseaux?

MARIANNE.

D'où vous vient cette gracieuse idée?

CLAUDIO.

Pensez-vous qu'un juge criminel ignore la valeur des mots, et qu'on
puisse se jouer de sa crédulité comme de celle d'un danseur ambulant?

MARIANNE.

À qui en avez-vous ce soir?

CLAUDIO.

Pensez-vous que je n'ai pas entendu vos propres paroles: Si cet homme ou
son ami se présente à ma porte, qu'on la lui fasse fermer? et
croyez-vous que je trouve convenable de vous voir converser librement
avec lui sous une tonnelle [, lorsque le soleil est couché]?

MARIANNE.

Vous m'avez vue sous une tonnelle?

CLAUDIO.

Oui, oui, de ces yeux que voilà, sous la tonnelle d'un cabaret! La
tonnelle d'un cabaret n'est point un lieu de conversation pour la femme
d'un magistrat, et il est inutile de faire fermer sa porte, quand on se
renvoie le dé en plein air avec si peu de retenue.

MARIANNE.

Depuis quand m'est-il défendu de causer avec un de vos parents?

CLAUDIO.

Quand un de mes parents est un de vos amants, il est fort bien fait de
s'en abstenir.

MARIANNE.

Octave, un de mes amants? Perdez-vous la tête? Il n'a de sa vie fait la
cour à personne.

CLAUDIO.

Son caractère est vicieux.--C'est un coureur de tabagies.

MARIANNE.

Raison de plus pour qu'il ne soit pas, comme vous dites fort
agréablement, _un de mes amants_.--Il me plaît de parler à Octave sous
la tonnelle d'un cabaret.

CLAUDIO.

Ne me poussez pas à quelque fâcheuse extrémité par vos extravagances, et
réfléchissez à ce que vous faites.

MARIANNE.

À quelle extrémité voulez-vous que je vous pousse? Je suis curieuse de
savoir ce que vous feriez.

CLAUDIO.

Je vous défendrais de le voir, et d'échanger avec lui aucune parole,
soit dans ma maison, soit dans une maison tierce, soit en plein air.

MARIANNE.

Ah! ah! vraiment, voilà qui est nouveau! Octave est mon parent tout
autant que le vôtre; je prétends lui parler quand bon me semblera, en
plein air ou ailleurs, et dans cette maison, s'il lui plaît d'y venir.

CLAUDIO.

Souvenez-vous de cette dernière phrase que vous venez de prononcer. Je
vous ménage un châtiment exemplaire, si vous allez contre ma volonté.

MARIANNE.

Trouvez bon que j'aille d'après la mienne, et ménagez-moi ce qui vous
plaît. Je m'en soucie comme de cela.

CLAUDIO.

Marianne, brisons cet entretien. Ou vous sentirez l'inconvenance de
s'arrêter sous une tonnelle, ou vous me réduirez à une violence qui
répugne à mon habit.

      _Il sort._

MARIANNE, _seule_.

Holà! quelqu'un!

      _Un domestique entre._

Voyez-vous là-bas, dans cette rue, ce jeune homme assis devant une
table, sous cette tonnelle? Allez lui dire que j'ai à lui parler [, et
qu'il prenne la peine d'entrer dans ce jardin].

      _Le domestique sort._

Voilà qui est nouveau! Pour qui me prend-on? Quel mal y a-t-il donc?
Comment suis-je donc faite aujourd'hui? Voilà une robe affreuse.
Qu'est-ce que cela signifie?--Vous me réduirez à la violence! Quelle
violence? Je voudrais que ma mère fût là. Ah bah! elle est de son avis
dès qu'il dit un mot. J'ai une envie de battre quelqu'un!

      _Elle renverse les chaises._

Je suis bien sotte en vérité! [Voilà Octave qui vient.--Je voudrais
qu'il le rencontrât.]--Ah! c'est donc là le commencement! On me l'avait
prédit.--Je le savais.--Je m'y attendais! Patience, patience. Il me
ménage un châtiment! Et lequel, par hasard? Je voudrais bien savoir ce
qu'il veut dire!

      _Entre Octave._

[Asseyez-vous,] Octave, j'ai à vous parler.

OCTAVE.

[Où voulez-vous que je m'assoie? Toutes les chaises sont les quatre fers
en l'air.--] Que vient-il donc de se passer ici?

MARIANNE.

Rien du tout.

OCTAVE.

En vérité, cousine, vos yeux disent le contraire.

MARIANNE.

J'ai réfléchi à ce que vous m'avez dit sur le compte de votre ami
Cœlio. Dites-moi, pourquoi ne s'explique-t-il pas lui-même?

OCTAVE.

Par une raison assez simple:--il vous a écrit, et vous avez déchiré ses
lettres; il vous a envoyé quelqu'un, et vous lui avez fermé la bouche;
il vous a donné des concerts, vous l'avez laissé dans la rue. Ma foi, il
s'est donné au diable, et on s'y donnerait à moins.

MARIANNE.

Cela veut dire qu'il a songé à vous?

OCTAVE.

Oui.

MARIANNE.

Eh bien! parlez-moi de lui.

OCTAVE.

Sérieusement?

MARIANNE.

Oui, oui, sérieusement. Me voilà. J'écoute.

OCTAVE.

Vous voulez rire?

MARIANNE.

Quel pitoyable avocat êtes-vous donc? Parlez, que je veuille rire ou
non.

OCTAVE.

Que regardez-vous à droite et à gauche? En vérité, vous êtes en colère.

MARIANNE.

Je veux prendre un amant, Octave,... sinon un amant, du moins un
cavalier. Que me conseillez-vous? Je m'en rapporte à votre
choix:--Cœlio ou tout autre, peu m'importe;--dès demain,--dès ce
soir, celui qui aura la fantaisie de chanter sous mes fenêtres trouvera
ma porte entr'ouverte. Eh bien! vous ne parlez pas? Je vous dis que je
prends un amant. Tenez, voilà mon écharpe en gage:--qui vous voudrez, la
rapportera.

OCTAVE.

Marianne! quelle que soit la raison qui a pu vous inspirer une minute de
complaisance, puisque vous m'avez appelé, puisque vous consentez à
m'entendre, au nom du ciel, restez la même une minute encore;
permettez-moi de vous parler.

      _Il se jette à genoux._

MARIANNE.

Que voulez-vous me dire?

OCTAVE.

Si jamais homme au monde a été digne de vous comprendre, digne de vivre
et de mourir pour vous, cet homme est Cœlio. Je n'ai jamais valu
grand'chose, et je me rends cette justice, que la passion dont je fais
l'éloge trouve un misérable interprète. [Ah! si vous saviez sur quel
autel sacré vous êtes adorée comme un Dieu!] Vous, si belle, si jeune,
si pure encore[, livrée à un vieillard qui n'a plus de sens, et qui n'a
jamais eu de cœur]! Si vous saviez quel trésor de bonheur, quelle
mine féconde repose en vous! en lui! dans cette fraîche aurore de
jeunesse, dans cette rosée céleste de la vie, dans ce premier accord de
deux âmes jumelles! Je ne vous parle pas de sa souffrance, de cette
douce et triste mélancolie qui ne s'est jamais lassée de vos rigueurs,
et qui en mourrait sans se plaindre. Oui, Marianne, il en mourra. Que
puis-je vous dire? qu'inventerais-je pour donner à mes paroles la force
qui leur manque? Je ne sais pas le langage de l'amour. Regardez dans
votre âme; c'est elle qui peut vous parler de la sienne. Y a-t-il un
pouvoir capable de vous toucher? Vous qui savez supplier Dieu,
existe-t-il une prière qui puisse rendre ce dont mon cœur est plein?

MARIANNE.

Relevez-vous, Octave. En vérité, si quelqu'un entrait ici, ne
croirait-on pas, à vous entendre, que c'est pour vous que vous plaidez?

OCTAVE.

Marianne! Marianne! au nom du ciel, ne souriez pas! ne fermez pas votre
cœur au premier éclair qui l'ait peut-être traversé! Ce caprice de
bonté, ce moment précieux va s'évanouir.--[Vous avez prononcé le nom de
Cœlio, vous avez pensé à lui, dites-vous. Ah! si c'est une fantaisie,
ne me la gâtez pas.--Le bonheur d'un homme en dépend.]

MARIANNE.

Êtes-vous sûr qu'il ne me soit pas permis de sourire?

OCTAVE.

Oui, vous avez raison, je sais tout le tort que mon amitié peut faire.
Je sais qui je suis, je le sens; un pareil langage dans ma bouche a
l'air d'une raillerie. Vous doutez de la sincérité de mes paroles;
jamais peut-être je n'ai senti avec plus d'amertume qu'en ce moment le
peu de confiance que je puis inspirer.

MARIANNE.

Pourquoi cela? vous voyez que j'écoute. Cœlio me déplaît; je ne veux
pas de lui. Parlez-moi de quelque autre, de qui vous voudrez.
[Choisissez-moi dans vos amis un cavalier digne de moi; envoyez-le-moi,
Octave. Vous voyez que je m'en rapporte à vous.]

OCTAVE.

Ô femme trois fois femme! Cœlio vous déplaît,--mais le premier venu
vous plaira. L'homme qui vous aime [depuis un mois], qui s'attache à
vos pas, qui mourrait de bon cœur sur un mot de votre bouche,
celui-là vous déplaît! il est jeune, beau, riche et digne en tout point
de vous; mais il vous déplaît! et le premier venu vous plaira.

MARIANNE.

Faites ce que je vous dis, ou ne me revoyez pas.

      _Elle sort._

OCTAVE, _seul_.

Ton écharpe est bien jolie, Marianne, et ton petit caprice de colère est
un charmant traité de paix.--Il ne me faudrait pas beaucoup d'orgueil
pour le comprendre: un peu de perfidie suffirait. Ce sera pourtant
Cœlio qui en profitera.

      _[Il sort.]_


SCÈNE IV

_[Chez Cœlio.]_

CŒLIO, UN DOMESTIQUE.


CŒLIO.

[Il est en bas, dites-vous? Qu'il monte. Pourquoi ne le faites-vous pas
monter sur-le-champ?]

      [_Entre Octave._]

Eh bien! mon ami, quelle nouvelle?

OCTAVE.

Attache ce chiffon à ton bras droit, Cœlio; prends ta guitare et ton
épée.--Tu es l'amant de Marianne.

CŒLIO.

Au nom du ciel, ne te ris pas de moi.

OCTAVE.

La nuit est belle;--la lune va paraître à l'horizon. Marianne est seule,
et sa porte est entr'ouverte. Tu es un heureux garçon, Cœlio.

CŒLIO.

Est-ce vrai?--est-ce vrai? Ou tu es ma vie, Octave, ou tu es sans pitié.

OCTAVE.

Tu n'es pas encore parti? Je te dis que tout est convenu.[7] Une chanson
sous sa fenêtre; [cache-toi un peu le nez dans ton manteau, afin que les
espions du mari ne te reconnaissent pas. Sois sans crainte, afin qu'on
te craigne; et si elle résiste, prouve-lui qu'il est un peu tard.]

CŒLIO.

Ah! mon Dieu, le cœur me manque.

OCTAVE.

Et à moi aussi, car je n'ai dîné qu'à moitié.--Pour récompense de mes
peines, dis en sortant qu'on me monte à souper.

      _Il s'assoit._

[As-tu du tabac turc? Tu me trouveras probablement ici demain matin.]
Allons, mon ami, en route! tu m'embrasseras en revenant. En route! en
route! la nuit s'avance.

      _Cœlio sort._

OCTAVE, _seul_.

[Écris sur tes tablettes, Dieu juste, que cette nuit doit m'être comptée
dans ton paradis. Est-ce bien vrai que tu as un paradis?] En vérité,
cette femme était belle, et sa petite colère lui allait bien. D'où
venait-elle? c'est ce que j'ignore. Qu'importe comment la bille d'ivoire
tombe sur le numéro que nous avons appelé? Souffler une maîtresse à son
ami, c'est une rouerie trop commune pour moi. Marianne, ou toute autre,
qu'est-ce que cela me fait? La véritable affaire est de souper; il est
clair que Cœlio est à jeun. Comme tu m'aurais détesté, Marianne, si
je t'avais aimée! comme tu m'aurais fermé ta porte! comme ton bélître de
mari t'aurait paru un Adonis, un Sylvain, en comparaison de moi! Où est
donc la raison de tout cela? [pourquoi la fumée de cette pipe va-t-elle
à droite plutôt qu'à gauche? Voilà la raison de tout.--Fou! trois fois
fou à lier, celui qui calcule ses chances, qui met la raison de son
côté! La justice céleste tient une balance dans ses mains. La balance
est parfaitement juste, mais tous les poids sont creux. Dans l'un il y a
une pistole, dans l'autre un soupir amoureux, dans celui-là une
migraine, dans celui-ci il y a le temps qu'il fait, et toutes les
actions humaines s'en vont de haut en bas, selon ces poids capricieux.

UN DOMESTIQUE, _entrant_.

Monsieur, voilà une lettre à votre adresse; elle est si pressée, que vos
gens l'ont apportée ici; on a recommandé de vous la remettre, en
quelque lieu que vous fussiez ce soir.

OCTAVE.

Voyons un peu cela.

      _Il lit._

«Ne venez pas ce soir. Mon mari a entouré la maison d'assassins, et vous
êtes perdu s'ils vous trouvent.

«MARIANNE.»

Malheureux que je suis! qu'ai-je fait? Mon manteau! mon chapeau! Dieu
veuille qu'il soit encore temps! Suivez-moi, vous et tous les
domestiques qui sont debout à cette heure. Il s'agit de la vie de votre
maître.]

      [_Il sort en courant._]


SCÈNE V

_[Le jardin de Claudio.]--Il est nuit._

CLAUDIO, DEUX SPADASSINS, TIBIA.


CLAUDIO.

Laissez-le entrer, et jetez-vous sur lui dès qu'il sera parvenu à ce
bosquet.

TIBIA.

Et s'il entre par l'autre côté?

CLAUDIO.

Alors, attendez-le au coin du mur.

UN SPADASSIN.

Oui, monsieur.

TIBIA.

Le voilà qui arrive. Tenez, monsieur, voyez comme son ombre est grande!
c'est un homme d'une belle stature.

CLAUDIO.

Retirons-nous à l'écart, et frappons quand il en sera temps.

      _Entre Cœlio._

CŒLIO, _frappant à la jalousie_.

Marianne! Marianne! êtes-vous là?

MARIANNE, _paraissant à la fenêtre_.

Fuyez, Octave; vous n'avez donc pas reçu ma lettre?

CŒLIO.

Seigneur mon Dieu! quel nom ai-je entendu?

MARIANNE.

La maison est entourée d'assassins; mon mari [vous a vu entrer ce soir;
il] a écouté notre conversation, et votre mort est certaine, si vous
restez une minute encore.

CŒLIO.

Est-ce un rêve? suis-je Cœlio?

MARIANNE.

Octave, Octave! au nom du ciel, ne vous arrêtez pas! Puisse-t-il être
encore temps de vous échapper! Demain, trouvez-vous, à midi, dans un
confessionnal de l'église, j'y serai.

      _La jalousie se referme._

CŒLIO.

Ô mort! puisque tu es là, viens donc à mon secours. Octave, traître
Octave! puisse mon sang retomber sur toi! [Puisque tu savais quel sort
m'attendait ici, et que tu m'y as envoyé à ta place, tu seras satisfait
dans ton désir. Ô mort! je t'ouvre les bras; voici le terme de mes
maux.]

      _Il sort.--On entend des cris étouffés et un bruit éloigné dans le
      jardin._

OCTAVE, _en dehors_.

Ouvrez, ou j'enfonce les portes!

CLAUDIO, _ouvrant, son épée sous le bras_.

Que voulez-vous?

OCTAVE.

Où est Cœlio?

CLAUDIO.

Je ne pense pas que son habitude soit de coucher dans cette maison.

OCTAVE.

Si tu l'as assassiné, Claudio, prends garde à toi; je te tordrai le cou
de ces mains que voilà.

CLAUDIO.

Êtes-vous fou ou somnambule?

[OCTAVE.

Ne l'es-tu pas toi-même, pour te promener à cette heure, ton épée sous
le bras?]

CLAUDIO.

Cherchez dans ce jardin, si bon vous semble; je n'y ai vu entrer
personne; et si quelqu'un l'a voulu faire, il me semble que j'avais le
droit de ne pas lui ouvrir.

[OCTAVE, _à ses gens_.

Venez, et cherchez partout!]

CLAUDIO, _bas à Tibia_.

Tout est-il fini comme je l'ai ordonné?

TIBIA.

Oui, monsieur; soyez en repos, ils peuvent chercher tant qu'ils
voudront.

      _Tous sortent._


SCÈNE VI

_Un cimetière._

OCTAVE ET MARIANNE, _auprès d'un tombeau_.


OCTAVE.

Moi seul au monde je l'ai connu. Cette urne d'albâtre, couverte de ce
long voile de deuil, est sa parfaite image. C'est ainsi qu'une douce
mélancolie voilait les perfections de cette âme tendre et délicate.
[Pour moi seul, cette vie silencieuse n'a point été un mystère. Les
longues soirées que nous avons passées ensemble sont comme de fraîches
oasis dans un désert aride; elles ont versé sur mon cœur les seules
gouttes de rosée qui y soient jamais tombées. Cœlio était la bonne
partie de moi-même; elle est remontée au ciel avec lui. C'était un homme
d'un autre temps; il connaissait les plaisirs, et leur préférait la
solitude; il savait combien les illusions sont trompeuses, et il
préférait ses illusions à la réalité.] Elle eût été heureuse, la femme
qui l'eût aimé.

MARIANNE.

Ne serait-elle point heureuse, Octave, la femme qui t'aimerait?

OCTAVE.

Je ne sais point aimer; Cœlio seul le savait. [La cendre que renferme
cette tombe est tout ce que j'ai aimé sur la terre, tout ce que
j'aimerai.] Lui seul savait verser dans une autre âme toutes les sources
de bonheur qui reposaient dans la sienne. Lui seul était capable d'un
dévouement sans bornes; lui seul eût consacré sa vie entière à la femme
qu'il aimait, aussi facilement qu'il aurait bravé la mort pour elle. Je
ne suis qu'un débauché sans cœur; je n'estime point les femmes;
l'amour que j'inspire est comme celui que je ressens, l'ivresse
passagère d'un songe. Je ne sais pas les secrets qu'il savait. Ma gaieté
est comme le masque d'un histrion; mon cœur est plus vieux qu'elle [,
mes sens blasés n'en veulent plus]. Je ne suis qu'un lâche; sa mort
n'est point vengée.

MARIANNE.

Comment aurait-elle pu l'être, à moins de risquer votre vie? Claudio est
trop vieux pour accepter un duel, et trop puissant dans cette ville pour
rien craindre de vous.

OCTAVE.

Cœlio m'aurait vengé si j'étais mort pour lui comme il est mort pour
moi. [Ce tombeau m'appartient;] c'est moi qu'ils ont étendu sous cette
froide pierre; c'est pour moi qu'ils avaient aiguisé leurs épées; c'est
moi qu'ils ont tué. Adieu la gaieté de ma jeunesse; l'insouciante folie,
la vie libre et joyeuse au pied du Vésuve! Adieu les bruyants repas, les
causeries du soir, les sérénades sous les balcons dorés! Adieu Naples et
ses femmes, les mascarades à la lueur des torches, les longs soupers à
l'ombre des forêts! Adieu l'amour et l'amitié! ma place est vide sur la
terre.

MARIANNE.

Mais non pas dans mon cœur, Octave. Pourquoi dis-tu: Adieu l'amour?

OCTAVE.

Je ne vous aime pas, Marianne; c'était Cœlio qui vous aimait!

FIN DES CAPRICES DE MARIANNE.



ADDITIONS ET VARIANTES

EXÉCUTÉES PAR L'AUTEUR

POUR LA REPRÉSENTATION


1.--PAGE 144.

CŒLIO.

_Eh bien!_ Pippo tu viens de voir Marianne[F]?

PIPPO.

Oui, monsieur.

CŒLIO.

_Que t'a-t-elle-dit?_ etc.

[F] Il n'est pas besoin de dire pourquoi, dans la version destinée au
théâtre, le personnage de Ciuta est remplacé par celui de Pippo, valet
de Cœlio.

2.--PAGE 154.

OCTAVE.

_Touche là_. Depuis que je suis au monde, je n'ai jamais trompé
personne, et je ne commencerai pas par mon meilleur ami.

3.--PAGE 158.

OCTAVE.

_Ma, foi! elle a de beaux yeux!_

      _Voyant entrer Claudio et Tibia._

Ah! voici Claudio. Ce n'est pas tout à fait la même chose, et je ne me
soucie guère de continuer la conversation avec lui.

CLAUDIO, _à Tibia_.

Tu as raison.

OCTAVE, _à Claudio_.

Bonsoir, cousin.

CLAUDIO.

Bonsoir.

      _À Tibia._

Tu as raison.

OCTAVE.

Cousin, bonsoir.

      _Il sort en riant._

CLAUDIO.

Bonsoir, bonsoir.

      _À Tibia._

_Tu as raison, et ma femme est un trésor de pureté._ (Suit la scène III,
jusqu'à ces mots:) _Rapporte-t'en à moi.--Il faut que je fasse part de
cette découverte à ma belle-mère._

TIBIA.

Monsieur, la voici justement.

CLAUDIO.

Qui? ma belle-mère?

TIBIA.

Non, Hermia, notre voisine. Ne parliez-vous pas d'elle tout à l'heure?

CLAUDIO.

Oui, comme étant la mère de Cœlio; et c'est la vérité, Tibia.

TIBIA.

Eh bien! elle vient de ce côté, avec un, deux, trois laquais. C'est une
femme respectable.

CLAUDIO.

Oui, ses biens sont considérables.

TIBIA.

J'entends aussi qu'elle a de bonnes mœurs. Si vous l'abordiez,
monsieur?

CLAUDIO.

Y penses-tu? La mère d'un jeune homme que je serai peut-être obligé de
faire poignarder ce soir même? Sa propre mère, Tibia! Fi donc! Je ne
reconnais pas là ton habitude des convenances. Viens, Tibia, rentrons au
logis.

      _Ils sortent._

4.--PAGE 158.

HERMIA, MALVOLIO, PLUSIEURS DOMESTIQUES, puis CŒLIO.

(Cette scène, transposée par l'auteur pour la représentation, s'enchaîne
avec celle entre Claudio et Tibia, et termine le premier acte.)

5.--PAGE 162.

HERMIA.

..._On trouva dans sa chambre le pauvre jeune homme_ frappé _de
plusieurs coups d'épée_.

CŒLIO.

Il a fini ainsi?

HERMIA.

Oui, bien cruellement.

CŒLIO.

Non, ma mère, elle n'est point cruelle la mort qui vient en aide à
l'amour sans espoir. La seule chose dont je le plaigne, c'est qu'il
s'est cru trompé par son ami.

HERMIA.

Qu'avez-vous, Cœlio? Vous détournez la tête.

CŒLIO.

Et vous, ma mère, vous êtes émue. Ah! ce récit, je le vois, vous a trop
coûté. J'ai eu le tort de vous le demander.

HERMIA.

Ne songez point à mes chagrins; ce ne sont que des souvenirs. Les vôtres
me touchent bien davantage. Si vous refusez de les combattre, ils ont
longtemps à vivre dans votre jeune cœur. Je ne vous demande pas de me
les dire; mais je les vois; et puisque vous prenez part aux miens,
venez, tâchons de nous défendre. Il y a à la maison quelques bons amis;
allons essayer de nous distraire. Tâchons de vivre, mon enfant, et de
regarder gaiement ensemble, moi le passé, vous l'avenir. Venez.

      _Cœlio, plongé dans la rêverie, ne l'entend pas._

HERMIA, _plus haut_.

Cœlio, donnez-moi la main.

      _Ils sortent._

FIN DE L'ACTE PREMIER.

6.--PAGE 169.

_Et que ma vie est dans ses yeux._

OCTAVE.

Et que diantre as-tu à faire de la mort? À propos de quoi y penses-tu?

CŒLIO, _il tient un livre_.

Mon ami, je l'ai devant les yeux.

OCTAVE.

La mort?

CŒLIO.

Oui, l'amour et la mort.

OCTAVE.

Qu'est-ce à dire?

CŒLIO.

L'amour et la mort, Octave, se tiennent la main. Celui-là est la source
du plus grand bonheur que l'homme puisse rencontrer ici-bas; celle-ci
met un terme à toutes les douleurs, à tous les maux.

OCTAVE.

C'est un livre que tu as là?

CŒLIO.

Oui, et que tu n'as probablement pas lu.

OCTAVE.

Très probablement. Quand on en lit un, il n'y a pas de raison pour ne
pas lire tous les autres.

CŒLIO, _lisant_.

«Lorsque le cœur éprouve sincèrement un profond sentiment d'amour, il
éprouve aussi comme une fatigue et une langueur qui lui font désirer de
mourir. Pourquoi? je ne sais pas[G].»

[G]

    «Quando novellamente
    Nasce nel cor profundo,» etc.

            _Poésies de Leopardi._



OCTAVE.

Ni moi non plus.

CŒLIO, _lisant_.

«Peut-être est-ce l'effet d'un premier amour, peut-être que ce vaste
désert où nous sommes effraye les regards de celui qui aime, peut-être
que cette terre ne lui semble plus habitable, s'il n'y peut trouver ce
bonheur nouveau, unique, infini que son cœur lui représente.»

OCTAVE.

Ah! çà, à qui en as-tu?

CŒLIO, _lisant_.

«Le paysan, l'artisan grossier, qui ne sait rien; la jeune fille timide,
qui frémit d'ordinaire à la seule pensée de la mort, s'enhardit,
lorsqu'elle aime, jusqu'à porter son regard sur un tombeau.»--Octave! la
mort nous mène à Dieu, et mes genoux plient quand j'y pense. Bonsoir,
mon cher ami.

OCTAVE.

_Où vas-tu?_

CŒLIO.

_J'ai affaire en ville ce soir._

OCTAVE.

_Tu as l'air d'aller te noyer._ Cette mort dont tu parles, est-ce que tu
en as peur, par hasard?

CŒLIO.

_Ah! que j'eusse pu me faire un nom dans les tournois et les batailles!_
(Suit la tirade de la scène II entre Ciuta et Cœlio.)

OCTAVE.

Voyons, Cœlio, _à quoi penses-tu? Il y a d'autres Mariannes sous le
ciel. Soupons ensemble et moquons-nous de cette Marianne-là._

CŒLIO.

_Adieu, adieu. Je ne puis m'arrêter plus longtemps, je te verrai demain,
mon ami._

      _Il sort._

OCTAVE, _seul_.

_Par le ciel! voilà qui est étrange!_ Ah! voici Marianne qui sort. Elle
va sans doute à vêpres.--Elle _approche lentement.--Belle Marianne, vous
dormirez tranquillement,_ etc.

7.--PAGE 193.

OCTAVE.

_Une chanson sous la fenêtre_, un bon manteau bien long, un poignard
dans la poche, un masque sur le nez.--As-tu un masque?

CŒLIO.

Non.

OCTAVE.

Point de masque!--Amoureux, et en carnaval! Ce garçon-là ne pense à
rien. Va donc t'équiper au plus vite.

CŒLIO.

_Ah! mon Dieu! le cœur me manque._

OCTAVE.

Courage, ami! en route! _Tu m'embrasseras en revenant. En route! en
route! la nuit s'avance._

      _Cœlio sort._

Le cœur lui manque! dit-il. Et à moi aussi... _Pour récompense de mes
peines_, je vais me donner à souper.

      _Appelant._

Hé! holà! Giovanni! Beppo!

      _Il entre dans le cabaret._

CLAUDIO, TIBIA, MARIANNE, _sur son balcon_.

DEUX SPADASSINS.

CLAUDIO.

_Laissez-le entrer, et jetez-vous sur lui dès qu'il sera parvenu à ce
bosquet._

MARIANNE, _à part_.

Que vois-je? mon mari et Tibia?

TIBIA.

_Et s'il entre par l'autre côté?_

CLAUDIO.

Comment, Tibia, par l'autre côté? Verrai-je ainsi échouer tout mon plan?

MARIANNE.

Que disent-ils?

TIBIA.

Cette place étant un carrefour, on peut y venir à droite et à gauche.

CLAUDIO.

Tu as raison, je n'y avais pas songé.

TIBIA.

Que faire, monsieur, s'il arrive par la gauche?

CLAUDIO.

Alors, attendez-le au coin du mur.

MARIANNE.

Ô ciel! qu'ai-je entendu?

TIBIA.

Et s'il se présente par la droite?

CLAUDIO.

Attendez un peu.--Vous ferez la même chose.

MARIANNE.

Comment avertir Octave?

TIBIA.

_Le voilà qui arrive_, etc...

CŒLIO, _masqué_, MARIANNE, _sur le balcon_.

MARIANNE.

_...Demain, trouvez-vous à midi_, derrière le jardin, _j'y serai_.

CŒLIO, _ôtant son masque et tirant son épée_.

_Ô mort! puisque tu es là, viens donc à mon secours. Octave, traître
Octave! puisse mon sang retomber sur toi!_ Dans quel but, dans quel
intérêt tu m'as envoyé dans ce piège affreux, je ne puis le comprendre;
mais je le saurai, puisque j'y suis venu, et, fût-ce aux dépens de ma
vie, j'apprendrai le mot de cette horrible énigme.

      _Il entre dans le jardin; Tibia l'y suit et ferme la grille en
      dedans._

OCTAVE, _seul, sortant du cabaret_.

Ah! où vais-je aller à présent? J'ai fait quelque chose pour le bonheur
d'autrui, qu'inventerai-je pour mon plaisir? Ma foi, voilà une belle
nuit, et vraiment celle-ci _doit m'être comptée. En vérité, cette femme
était belle_, etc... _Où est donc la raison de tout cela?_ La raison de
tout, c'est la fortune! Il n'y a qu'heur et malheur en ce monde.
Cœlio n'était-il pas désolé ce matin? et maintenant...

      _On entend un bruit sourd et un cliquetis d'épées dans le jardin._

Qu'ai-je entendu? quel est ce bruit?

CŒLIO, _d'une voix étouffée, dans le jardin_.

À moi!

OCTAVE.

Cœlio! c'est la voix de Cœlio!

      _Courant à la grille et la secouant._

Ouvrez, ou j'enfonce la grille!

CLAUDIO, _ouvrant la grille_.

_Que voulez-vous?_ etc.

      _Octave entre dans le jardin._

CLAUDIO.

Maintenant songeons à ma femme, et allons prévenir sa mère.

      _Il sort._

MARIANNE, _seule, sortant de la maison_.

Cela est certain; je ne me trompe pas: j'ai bien entendu. Derrière la
maison, à travers les arbres, j'ai vu des ombres, dispersées çà et là,
se joindre tout à coup et fondre sur lui. J'ai entendu le bruit des
épées, puis un cri étouffé, le plus sinistre, le dernier appel!--Pauvre
Octave! Tout brave qu'il est (car il est brave), ils l'ont surpris, ils
l'ont entraîné.--Est-il possible qu'une pareille faute soit payée si
cher? Est-il possible que si peu de bon sens puisse donner tant de
cruauté! Et moi qui ai agi si légèrement, si follement, par pur
caprice!--Il faut que je voie, il faut que je sache...

      MARIANNE, OCTAVE, _l'épée à la main_.

MARIANNE.

Octave! est-ce vous?

OCTAVE.

C'est moi, Marianne. Cœlio n'est plus!

MARIANNE.

Cœlio, dites vous? Comment se peut-il?

OCTAVE.

Il n'est plus!

MARIANNE.

Ô ciel!

      _Elle marche vers le jardin._

OCTAVE.

Il n'est plus! N'allez pas par là.

MARIANNE.

Où voulez-vous que j'aille? Je suis perdue! Il faut partir, Octave; il
faut fuir! Claudio sûrement n'est pas dans la maison?

OCTAVE.

Non; ils ont pris leurs précautions, et m'ont laissé prudemment seul.

MARIANNE.

Je le connais, je suis perdue; et vous aussi peut-être.--Partons! ils
vont revenir tout à l'heure.

OCTAVE.

Partez si vous voulez, je reste. S'ils doivent revenir, ils me
trouveront, et, quoi qu'il advienne, je les attendrai. Je veux veiller
près de lui dans son dernier sommeil.

MARIANNE.

Mais moi, m'abandonnerez-vous? Savez-vous à quel danger vous vous
exposez, et jusqu'où peut aller leur vengeance?

OCTAVE.

Regardez là-bas, derrière ces arbres, cette petite place sombre, au coin
de la muraille: là est couché mon seul ami. Quant au reste, je ne m'en
soucie guère.

MARIANNE.

Pas même de votre vie, ni de la mienne?

OCTAVE.

Pas même de cela. Regardez là-bas. _Moi seul je l'ai connu._ Posez sur
sa tombe une urne d'albâtre, couverte d'un long voile de deuil, ce sera
sa parfaite image. _C'est ainsi qu'une douce mélancolie_, etc.


FIN DES ADDITIONS ET VARIANTES.


     Cette comédie a été imaginée, écrite et imprimée en moins de six
     semaines. Lorsque le drame d'_André del Sarto_ eut paru dans la
     _Revue des Deux Mondes_, le 1er avril 1833, l'auteur se remit
     aussitôt à l'ouvrage, et les _Caprices de Marianne_ paraissaient
     dans le même recueil, le 15 mai suivant. Cette pièce fit ensuite
     partie du _Spectacle dans un fauteuil_, qui, dans la pensée du
     poëte, ne devait jamais arriver au théâtre. Cependant elle lui fut
     demandée, en 1851, par la Comédie-Française; c'est alors qu'il
     exécuta les changements que nous venons d'indiquer. Parmi les
     additions se trouve une scène entre Octave et Cœlio, dans
     laquelle l'auteur a introduit une citation des poésies de Leopardi.
     Alfred de Musset avait une grande admiration pour ce jeune poëte
     italien, enlevé par une mort prématurée, et auquel il avait déjà
     adressé une pièce de vers intitulée: _Après une lecture_. La
     comédie des _Caprices de Marianne_ fut représentée pour la première
     fois au Théâtre-Français, le 14 juin 1851. On la joue encore
     aujourd'hui, et le public semble prendre, chaque fois, plus de
     plaisir à l'entendre.



FANTASIO

COMÉDIE EN DEUX ACTES

1833



PERSONNAGES.

LE ROI DE BAVIÈRE.
LE PRINCE DE MANTOUE.
MARINONI, son aide de camp.
RUTTEN, secrétaire du roi.
FANTASIO,}
SPARK,   }  jeunes gens de la ville.
HARTMAN, }
FACIO,   }
OFFICIERS, PAGES, etc.
ELSBETH, fille du roi de Bavière.
LA GOUVERNANTE D'ELSBETH.

_La scène est à Munich._



ACTE PREMIER


SCÈNE PREMIÈRE

_À la cour._

LE ROI, _entouré de ses courtisans_; RUTTEN.


LE ROI.

Mes amis, je vous ai annoncé, il y a déjà longtemps, les fiançailles de
ma chère Elsbeth avec le prince de Mantoue. Je vous annonce aujourd'hui
l'arrivée de ce prince; ce soir peut-être, demain au plus tard, il sera
dans ce palais. Que ce soit un jour de fête pour tout le monde; que les
prisons s'ouvrent, et que le peuple passe la nuit dans les
divertissements. Rutten, où est ma fille?

      _Les courtisans se retirent._

RUTTEN.

Sire, elle est dans le parc avec sa gouvernante.

LE ROI.

Pourquoi ne l'ai-je pas encore vue aujourd'hui? Est-elle triste ou gaie
de ce mariage qui s'apprête?

RUTTEN.

Il m'a paru que le visage de la princesse était voilé de quelque
mélancolie. Quelle est la jeune fille qui ne rêve pas la veille de ses
noces? La mort de Saint-Jean l'a contrariée.

LE ROI.

Y penses-tu? La mort de mon bouffon! d'un plaisant de cour bossu et
presque aveugle!

RUTTEN.

La princesse l'aimait.

LE ROI.

Dis-moi, Rutten, tu as vu le prince; quel homme est-ce? Hélas! je lui
donne ce que j'ai de plus précieux au monde, et je ne le connais point.

RUTTEN.

Je suis demeuré fort peu de temps à Mantoue.

LE ROI.

Parle franchement. Par quels yeux puis-je voir la vérité, si ce n'est
par les tiens?

RUTTEN.

En vérité, sire, je ne saurais rien dire sur le caractère et l'esprit du
noble prince.

LE ROI.

En est-il ainsi? Tu hésites, toi, courtisan! De combien d'éloges l'air
de cette chambre serait déjà rempli, de combien d'hyperboles et de
métaphores flatteuses, si le prince qui sera demain mon gendre t'avait
paru digne de ce titre! Me serais-je trompé, mon ami? aurais-je fait en
lui un mauvais choix?

RUTTEN.

Sire, le prince passe pour le meilleur des rois.

LE ROI.

La politique est une fine toile d'araignée, dans laquelle se débattent
bien des pauvres mouches mutilées; je ne sacrifierai le bonheur de ma
fille à aucun intérêt.

      _Ils sortent._


SCÈNE II

_Une rue._

SPARK, HARTMAN ET FACIO, _buvant autour d'une table_.


HARTMAN.

Puisque c'est aujourd'hui le mariage de la princesse, buvons, fumons, et
tâchons de faire du tapage.

FACIO.

Il serait bon de nous mêler à tout ce peuple qui court les rues, et
d'éteindre quelques lampions sur de bonnes têtes de bourgeois.

SPARK.

Allons donc! fumons tranquillement.

HARTMAN.

Je ne ferai rien tranquillement; dussé-je me faire battant de cloche,
et me pendre dans le bourdon de l'église, il faut que je carillonne un
jour de fête. Où diable est donc Fantasio?

SPARK.

Attendons-le; ne faisons rien sans lui.

FACIO.

Bah! il nous retrouvera toujours. Il est à se griser dans quelque trou
de la rue Basse. Holà, ohé! un dernier coup!

      _Il lève son verre._

UN OFFICIER, _entrant_.

Messieurs, je viens vous prier de vouloir bien aller plus loin, si vous
ne voulez point être dérangés dans votre gaieté.

HARTMAN.

Pourquoi, mon capitaine?

L'OFFICIER.

La princesse est dans ce moment sur la terrasse que vous voyez, et vous
comprenez aisément qu'il n'est pas convenable que vos cris arrivent
jusqu'à elle.

      _Il sort._

FACIO.

Voilà qui est intolérable!

SPARK.

Qu'est-ce que cela nous fait de rire ici ou ailleurs?

HARTMAN.

Qui est-ce qui nous dit qu'ailleurs il nous sera permis de rire? Vous
verrez qu'il sortira un drôle en habit vert de tous les pavés de la
ville, pour nous prier d'aller rire dans la lune.

      _Entre Marinoni, couvert d'un manteau._

SPARK.

La princesse n'a jamais fait un acte de despotisme de sa vie. Que Dieu
la conserve! Si elle ne veut pas qu'on rie, c'est qu'elle est triste, ou
qu'elle chante; laissons-la en repos.

FACIO.

Humph! voilà un manteau rabattu qui flaire quelque nouvelle. Le
gobe-mouche a envie de nous aborder.

MARINONI, _approchant_.

Je suis un étranger, messieurs; à quelle occasion cette fête?

SPARK.

La princesse Elsbeth se marie.

MARINONI.

Ah! ah! c'est une belle femme, à ce que je présume.

HARTMAN.

Comme vous êtes un bel homme, vous l'avez dit.

MARINONI.

Aimée de son peuple, si j'ose le dire, car il me paraît que tout est
illuminé.

HARTMAN.

Tu ne te trompes pas, brave étranger; tous ces lampions allumés que tu
vois, comme tu l'as remarqué sagement, ne sont pas autre chose qu'une
illumination.

MARINONI.

Je voulais demander par là si la princesse est la cause de ces signes de
joie.

HARTMAN.

L'unique cause, puissant rhéteur. Nous aurions beau nous marier tous, il
n'y aurait aucune espèce de joie dans cette ville ingrate.

MARINONI.

Heureuse la princesse qui sait se faire aimer de son peuple!

HARTMAN.

Des lampions allumés ne font pas le bonheur d'un peuple, cher homme
primitif. Cela n'empêche pas la susdite princesse d'être fantasque comme
une bergeronnette.

MARINONI.

En vérité! vous avez dit fantasque?

HARTMAN.

Je l'ai dit, cher inconnu, je me suis servi de ce mot.

      _Marinoni salue et se retire._

FACIO.

À qui diantre en veut ce baragouineur d'Italien? Le voilà qui nous
quitte pour aborder un autre groupe. Il sent l'espion d'une lieue.

HARTMAN.

Il ne sent rien du tout; il est bête à faire plaisir.

SPARK.

Voilà Fantasio qui arrive.

HARTMAN.

Qu'a-t-il donc? il se dandine comme un conseiller de justice. Ou je me
trompe fort, ou quelque lubie mûrit dans sa cervelle.

FACIO.

Eh bien! ami, que ferons-nous de cette belle soirée?

FANTASIO, _entrant_.

Tout absolument, hors un roman nouveau.

FACIO.

Je disais qu'il faudrait nous lancer dans cette canaille, et nous
divertir un peu.

FANTASIO.

L'important serait d'avoir des nez de carton et des pétards.

HARTMAN.

Prendre la taille aux filles, tirer les bourgeois par la queue et casser
les lanternes. Allons, partons, voilà qui est dit.

FANTASIO.

Il était une fois un roi de Perse...

HARTMAN.

Viens donc, Fantasio.

FANTASIO.

Je n'en suis pas, je n'en suis pas.

HARTMAN.

Pourquoi?

FANTASIO.

Donnez-moi un verre de ça.

      _Il boit._

HARTMAN.

Tu as le mois de mai sur les joues.

FANTASIO.

C'est vrai; et le mois de janvier dans le cœur. Ma tête est comme une
vieille cheminée sans feu: il n'y a que du vent et des cendres. Ouf!

      _Il s'assoit._

Que cela m'ennuie que tout le monde s'amuse! Je voudrais que ce grand
ciel si lourd fût un immense bonnet de coton, pour envelopper jusqu'aux
oreilles cette sotte ville et ses sots habitants. Allons, voyons!
dites-moi, de grâce, un calembour usé, quelque chose de bien rebattu.

HARTMAN.

Pourquoi!

FANTASIO.

Pour que je rie. Je ne ris plus de ce qu'on invente; peut-être que je
rirai de ce que je connais.

HARTMAN.

Tu me parais un tant soit peu misanthrope et enclin à la mélancolie.

FANTASIO.

Du tout; c'est que je viens de chez ma maîtresse.

FACIO.

Oui ou non, es-tu des nôtres?

FANTASIO.

Je suis des vôtres, si vous êtes des miens; restons un peu ici à parler
de choses et d'autres, en regardant nos habits neufs.

FACIO.

Non, ma foi. Si tu es las d'être debout, je suis las d'être assis; il
faut que je m'évertue en plein air.

FANTASIO.

Je ne saurais m'évertuer. Je vais fumer sous ces marronniers, avec ce
brave Spark, qui va me tenir compagnie. N'est-ce pas, Spark?

SPARK.

Comme tu voudras.

HARTMAN.

En ce cas, adieu. Nous allons voir la fête.

      _Hartman et Facio sortent.--Fantasio s'assied avec Spark._

FANTASIO.

Comme ce soleil couchant est manqué! La nature est pitoyable ce soir.
Regarde-moi un peu cette vallée là-bas, ces quatre ou cinq méchants
nuages qui grimpent sur cette montagne. Je faisais des paysages comme
celui-là, quand j'avais douze ans, sur la couverture de mes livres de
classe.

SPARK.

Quel bon tabac! quelle bonne bière!

FANTASIO.

Je dois bien t'ennuyer, Spark?

SPARK.

Non; pourquoi cela?

FANTASIO.

Toi, tu m'ennuies horriblement. Cela ne te fait rien de voir tous les
jours la même figure? Que diable Hartman et Facio s'en vont-ils faire
dans cette fête?

SPARK.

Ce sont deux gaillards actifs, et qui ne sauraient rester en place.

FANTASIO.

Quelle admirable chose que les Mille et une Nuits! Ô Spark! mon cher
Spark, si tu pouvais me transporter en Chine! Si je pouvais seulement
sortir de ma peau pendant une heure ou deux! Si je pouvais être ce
monsieur qui passe!

SPARK.

Cela me paraît assez difficile.

FANTASIO.

Ce monsieur qui passe est charmant; regarde: quelle belle culotte de
soie! quelles belles fleurs rouges sur son gilet! Ses breloques de
montre battent sur sa panse, en opposition avec les basques de son
habit, qui voltigent sur ses mollets. Je suis sûr que cet homme-là a
dans la tête un millier d'idées qui me sont absolument étrangères; son
essence lui est particulière. Hélas! tout ce que les hommes se disent
entre eux se ressemble; les idées qu'ils échangent sont presque toujours
les mêmes dans toutes leurs conversations; mais, dans l'intérieur de
toutes ces machines, isolées, quels replis, quels compartiments secrets!
C'est tout un monde que chacun porte en lui! un monde ignoré qui naît et
qui meurt en silence! Quelles solitudes que tous ces corps humains!

SPARK.

Bois donc, désœuvré, au lieu de te creuser la tête.

FANTASIO.

Il n'y a qu'une chose qui m'ait amusé depuis trois jours: c'est que mes
créanciers ont obtenu un arrêt contre moi, et que si je mets les pieds
dans ma maison, il va arriver quatre estafiers qui me prendront au
collet.

SPARK.

Voilà qui est fort gai, en effet. Où coucheras-tu ce soir?

FANTASIO.

Chez la première venue. Te figures-tu que mes meubles se vendent demain
matin? Nous en achèterons quelques-uns, n'est-ce pas?

SPARK.

Manques-tu d'argent, Henri? Veux-tu ma bourse?

FANTASIO.

Imbécile! si je n'avais pas d'argent, je n'aurais pas de dettes. J'ai
envie de prendre pour maîtresse une fille d'opéra.

SPARK.

Cela t'ennuiera à périr.

FANTASIO.

Pas du tout; mon imagination se remplira de pirouettes et de souliers de
satin blanc; il y aura un gant à moi sur la banquette du balcon depuis
le premier janvier jusqu'à la Saint-Silvestre, et je fredonnerai des
solos de clarinette dans mes rêves, en attendant que je meure d'une
indigestion de fraises dans les bras de ma bien-aimée. Remarques-tu une
chose, Spark? c'est que nous n'avons point d'état? nous n'exerçons
aucune profession.

SPARK.

C'est là ce qui t'attriste?

FANTASIO.

Il n'y a point de maître d'armes mélancolique.

SPARK.

Tu me fais l'effet d'être revenu de tout.

FANTASIO.

Ah! pour être revenu de tout, mon ami, il faut être allé dans bien des
endroits.

SPARK.

Eh bien donc?

FANTASIO.

Eh bien donc! où veux-tu que j'aille? Regarde cette vieille ville
enfumée; il n'y a pas de places, de rues, de ruelles où je n'aie rôdé
trente fois; il n'y a pas de pavés où je n'aie traîné ces talons usés,
pas de maisons où je ne sache quelle est la fille ou la vieille femme
dont la tête stupide se dessine éternellement à la fenêtre; je ne
saurais faire un pas sans marcher sur mes pas d'hier; eh bien! mon cher
ami, cette ville n'est rien auprès de ma cervelle. Tous les recoins m'en
sont cent fois plus connus; toutes les rues, tous les trous de mon
imagination sont cent fois plus fatigués; je m'y suis promené en cent
fois plus de sens, dans cette cervelle délabrée, moi son seul habitant!
je m'y suis grisé dans tous les cabarets; je m'y suis roulé comme un roi
absolu dans un carrosse doré; j'y ai trotté en bon bourgeois sur une
mule pacifique, et je n'ose seulement pas maintenant y entrer comme un
voleur, une lanterne sourde à la main.

SPARK.

Je ne comprends rien à ce travail perpétuel sur toi-même; moi, quand je
fume, par exemple, ma pensée se fait fumée de tabac; quand je bois, elle
se fait vin d'Espagne ou bière de Flandre; quand je baise la main de ma
maîtresse, elle entre par le bout de ses doigts effilés pour se répandre
dans tout son être sur des courants électriques; il me faut le parfum
d'une fleur pour me distraire, et de tout ce que renferme l'universelle
nature, le plus chétif objet suffit pour me changer en abeille et me
faire voltiger çà et là avec un plaisir toujours nouveau.

FANTASIO.

Tranchons le mot, tu es capable de pêcher à la ligne.

SPARK.

Si cela m'amuse, je suis capable de tout.

FANTASIO.

Même de prendre la lune avec les dents?

SPARK.

Cela ne m'amuserait pas.

FANTASIO.

Ah! ah! qu'en sais-tu? Prendre la lune avec les dents n'est pas à
dédaigner. Allons jouer au trente et quarante.

SPARK.

Non, en vérité.

FANTASIO.

Pourquoi?

SPARK.

Parce que nous perdrions notre argent.

FANTASIO.

Ah! mon Dieu! qu'est-ce que tu vas imaginer là! Tu ne sais quoi inventer
pour te torturer l'esprit. Tu vois donc tout en noir, misérable? Perdre
notre argent! tu n'as donc dans le cœur ni foi en Dieu ni espérance?
tu es donc un athée épouvantable, capable de me dessécher le cœur et
de me désabuser de tout, moi qui suis plein de sève et de jeunesse?

      _Il se met à danser._

SPARK.

En vérité, il y a de certains moments où je ne jurerais pas que tu n'es
pas fou.

FANTASIO, _dansant toujours_.

Qu'on me donne une cloche! une cloche de verre!

SPARK.

À propos de quoi une cloche?

FANTASIO.

Jean-Paul n'a-t-il pas dit qu'un homme absorbé par une grande pensée est
comme un plongeur sous sa cloche, au milieu du vaste Océan? Je n'ai
point de cloche, Spark, point de cloche, et je danse comme Jésus-Christ
sur le vaste Océan.

SPARK.

Fais-toi journaliste ou homme de lettres, Henri; c'est encore le plus
efficace moyen qui nous reste de désopiler la misanthropie et d'amortir
l'imagination.

FANTASIO.

Oh! je voudrais me passionner pour un homard à la moutarde, pour une
grisette, pour une classe de minéraux! Spark! essayons de bâtir une
maison à nous deux.

SPARK.

Pourquoi n'écris-tu pas tout ce que tu rêves? cela ferait un joli
recueil.

FANTASIO.

Un sonnet vaut mieux qu'un long poème, et un verre de vin vaut mieux
qu'un sonnet.

      _Il boit._

SPARK.

Pourquoi ne voyages-tu pas? va en Italie.

FANTASIO.

J'y ai été.

SPARK.

Eh bien! est-ce que tu ne trouves pas ce pays-là beau?

FANTASIO.

Il y a une quantité de mouches grosses comme des hannetons qui vous
piquent toute la nuit.

SPARK.

Va en France.

FANTASIO.

Il n'y a pas de bon vin du Rhin à Paris.

SPARK.

Va en Angleterre.

FANTASIO.

J'y suis. Est-ce que les Anglais ont une patrie? j'aime autant les voir
ici que chez eux.

SPARK.

Va donc au diable, alors!

FANTASIO.

Oh! s'il y avait un diable dans le ciel! s'il y avait un enfer, comme je
me brûlerais la cervelle pour aller voir tout ça! Quelle misérable chose
que l'homme! ne pas pouvoir seulement sauter par sa fenêtre sans se
casser les jambes! être obligé de jouer du violon dix ans pour devenir
un musicien passable! Apprendre pour être peintre, pour être
palefrenier! Apprendre pour faire une omelette! Tiens, Spark, il me
prend des envies de m'asseoir sur un parapet, de regarder couler la
rivière, et de me mettre à compter un, deux, trois, quatre, cinq, six,
sept, et ainsi de suite jusqu'au jour de ma mort.

SPARK.

Ce que tu dis là ferait rire bien des gens; moi, cela me fait frémir:
c'est l'histoire du siècle entier. L'éternité est une grande aire, d'où
tous les siècles, comme de jeunes aiglons, se sont envolés tour à tour
pour traverser le ciel et disparaître; le nôtre est arrivé à son tour au
bord du nid; mais on lui a coupé les ailes, et il attend la mort en
regardant l'espace dans lequel il ne peut s'élancer.

FANTASIO, _chantant_.

    Tu m'appelles ta vie, appelle-moi ton âme,
    Car l'âme est immortelle, et la vie est un jour.

Connais-tu une plus divine romance que celle-là, Spark? C'est une
romance portugaise. Elle ne m'est jamais venue à l'esprit sans me donner
envie d'aimer quelqu'un.

SPARK.

Qui, par exemple?

FANTASIO.

Qui? je n'en sais rien; quelque belle fille toute ronde comme les femmes
de Miéris; quelque chose de doux comme le vent d'ouest, de pâle comme
les rayons de la lune; quelque chose de pensif comme ces petites
servantes d'auberge des tableaux flamands qui donnent le coup d'étrier à
un voyageur à larges bottes, droit comme un piquet sur un grand cheval
blanc. Quelle belle chose que le coup de l'étrier! une jeune femme sur
le pas de sa porte, le feu allumé qu'on aperçoit au fond de la chambre,
le souper préparé, les enfants endormis; toute la tranquillité de la vie
paisible et contemplative dans un coin du tableau! et là l'homme encore
haletant, mais ferme sur sa selle, ayant fait vingt lieues, en ayant
trente à faire; une gorgée d'eau-de-vie, et adieu. La nuit est profonde
là-bas, le temps menaçant, la forêt dangereuse; la bonne femme le suit
des yeux une minute, puis elle laisse tomber, en retournant à son feu,
cette sublime aumône du pauvre: Que Dieu le protège!

SPARK.

Si tu étais amoureux, Henri, tu serais le plus heureux des hommes.

FANTASIO.

L'amour n'existe plus, mon cher ami. La religion, sa nourrice, a les
mamelles pendantes comme une vieille bourse au fond de laquelle il y a
un gros sou. L'amour est une hostie qu'il faut briser en deux au pied
d'un autel et avaler ensemble dans un baiser; il n'y a plus d'autel, il
n'y a plus d'amour. Vive la nature! il y a encore du vin.

      _Il boit._

SPARK.

Tu vas te griser.

FANTASIO.

Je vais me griser, tu l'as dit.

SPARK.

Il est un peu tard pour cela.

FANTASIO.

Qu'appelles-tu tard? midi, est-ce tard? minuit, est-ce de bonne heure?
Où prends-tu la journée? Restons là, Spark, je t'en prie. Buvons,
causons, analysons, déraisonnons, faisons de la politique; imaginons des
combinaisons de gouvernement; attrapons tous les hannetons qui passent
autour de cette chandelle, et mettons-les dans nos poches. Sais-tu que
les canons à vapeur sont une belle chose en matière de philanthropie?

SPARK.

Comment l'entends-tu?

FANTASIO.

Il y avait une fois un roi qui était très sage, très sage, très heureux,
très heureux...

SPARK.

Après?

FANTASIO.

La seule chose qui manquait à son bonheur, c'était d'avoir des enfants.
Il fit faire des prières publiques dans toutes les mosquées.

SPARK.

À quoi en veux-tu venir?

FANTASIO.

Je pense à mes chères Mille et une Nuits. C'est comme cela qu'elles
commencent toutes. Tiens, Spark, je suis gris. Il faut que je fasse
quelque chose. Tra la, tra la! Allons, levons-nous!

      _Un enterrement passe._

Ohé! braves gens, qui enterrez-vous là? Ce n'est pas maintenant l'heure
d'enterrer proprement.

LES PORTEURS.

Nous enterrons Saint-Jean.

FANTASIO.

Saint-Jean est mort? le bouffon du roi est mort? Qui a pris sa place? le
ministre de la justice?

LES PORTEURS.

Sa place est vacante, vous pouvez la prendre si vous voulez.

      _Ils sortent._

SPARK.

Voilà une insolence que tu t'es bien attirée. À quoi penses-tu,
d'arrêter ces gens?

FANTASIO.

Il n'y a rien là d'insolent. C'est un conseil d'ami que m'a donné cet
homme, et que je vais suivre à l'instant.

SPARK.

Tu vas te faire bouffon de la cour?

FANTASIO.

Cette nuit même, si l'on veut de moi. Puisque je ne puis coucher chez
moi, je veux me donner la représentation de cette royale comédie qui se
jouera demain, et de la loge du roi lui-même.

SPARK.

Comme tu es fin! On te reconnaîtra, et les laquais te mettront à la
porte; n'es-tu pas filleul de la feue reine!

FANTASIO.

Comme tu es bête! je me mettrai une bosse et une perruque rousse comme
la portait Saint-Jean, et personne ne me reconnaîtra, quand j'aurais
trois douzaines de parrains à mes trousses.

      _Il frappe à une boutique._

Hé! brave homme, ouvrez-moi, si vous n'êtes pas sorti, vous, votre femme
et vos petits chiens!

UN TAILLEUR, _ouvrant la boutique_.

Que demande votre seigneurie?

FANTASIO.

N'êtes-vous pas tailleur de la cour?

LE TAILLEUR.

Pour vous servir.

FANTASIO.

Est-ce vous qui habilliez Saint-Jean?

LE TAILLEUR.

Oui, monsieur.

FANTASIO.

Vous le connaissiez? Vous savez de quel côté était sa bosse, comment il
frisait sa moustache, et quelle perruque il portait?

LE TAILLEUR.

Hé! hé! monsieur veut rire.

FANTASIO.

Homme, je ne veux point rire; entre dans ton arrière-boutique; et si tu
ne veux pas être empoisonné demain dans ton café au lait, songe à être
muet comme la tombe sur tout ce qui va se passer ici.

      _Il sort avec le tailleur; Spark le suit._


SCÈNE III

_Une auberge sur la route de Munich._

_Entrent_ LE PRINCE DE MANTOUE ET MARINONI.


LE PRINCE.

Eh bien, colonel?

MARINONI.

Altesse?

LE PRINCE.

Eh bien, Marinoni?

MARINONI.

Mélancolique, fantasque, d'une jolie folle, soumise à son père, aimant
beaucoup les pois verts.

LE PRINCE.

Écris cela; je ne comprends clairement que les écritures moulées en
bâtarde.

MARINONI, _écrivant_.

Mélanco...

LE PRINCE.

Écris à voix basse; je rêve à un projet d'importance depuis mon dîner.

MARINONI.

Voilà, altesse, ce que vous demandez.

LE PRINCE.

C'est bien; je te nomme mon ami intime; je ne connais pas dans tout mon
royaume de plus belle écriture que la tienne. Assieds-toi à quelque
distance. Vous pensez donc, mon ami, que le caractère de la princesse,
ma future épouse, vous est secrètement connu?

MARINONI.

Oui, altesse; j'ai parcouru les alentours du palais, et ces tablettes
renferment les principaux traits des conversations différentes dans
lesquelles je me suis immiscé.

LE PRINCE, _se mirant_.

Il me semble que je suis poudré comme un homme de la dernière classe.

MARINONI.

L'habit est magnifique.

LE PRINCE.

Que dirais-tu, Marinoni, si tu voyais ton maître revêtir un simple frac
olive?

MARINONI.

Son altesse se rit de ma crédulité.

LE PRINCE.

Non, colonel. Apprends que ton maître est le plus romanesque des hommes.

MARINONI.

Romanesque, altesse?

LE PRINCE.

Oui, mon ami (je t'ai accordé ce titre); l'important projet que je
médite est inouï dans ma famille; je prétends arriver à la cour du roi
mon beau-père dans l'habillement d'un simple aide de camp; ce n'est pas
assez d'avoir envoyé un homme de ma maison recueillir les bruits publics
sur la future princesse de Mantoue (et cet homme, Marinoni, c'est
toi-même), je veux encore observer par mes yeux.

MARINONI.

Est-il vrai, altesse?

LE PRINCE.

Ne reste pas pétrifié. Un homme tel que moi ne doit avoir pour ami
intime qu'un esprit vaste et entreprenant.

MARINONI.

Une seule chose me paraît s'opposer au dessein de votre altesse.

LE PRINCE.

Laquelle?

MARINONI.

L'idée d'un tel travestissement ne pouvait appartenir qu'au prince
glorieux qui nous gouverne. Mais si mon gracieux souverain est confondu
parmi l'état-major, à qui le roi de Bavière fera-t-il les honneurs d'un
festin splendide qui doit avoir lieu dans la grande galerie?

LE PRINCE.

Tu as raison; si je me déguise, il faut que quelqu'un prenne ma place.
Cela est impossible, Marinoni; je n'avais pas pensé à cela.

MARINONI.

Pourquoi, impossible, altesse?

LE PRINCE.

Je puis bien abaisser la dignité princière jusqu'au grade de colonel;
mais comment peux-tu croire que je consentirais à élever jusqu'à mon
rang un homme quelconque? Penses-tu d'ailleurs que mon futur beau-père
me le pardonnerait?

MARINONI.

Le roi passe pour un homme de beaucoup de sens et d'esprit, avec une
humeur agréable.

LE PRINCE.

Ah! ce n'est pas sans peine que je renonce à mon projet. Pénétrer dans
cette cour nouvelle sans faste et sans bruit, observer tout, approcher
de la princesse sous un faux nom, et peut-être m'en faire aimer!--Oh! je
m'égare; cela est impossible. Marinoni, mon ami, essaye mon habit de
cérémonie; je ne saurais y résister.

MARINONI, _s'inclinant_.

Altesse!

LE PRINCE.

Penses-tu que les siècles futurs oublieront une pareille circonstance?

MARINONI.

Jamais, gracieux prince.

LE PRINCE.

Viens essayer mon habit.

      _Ils sortent._

FIN DE L'ACTE PREMIER.



ACTE DEUXIÈME


SCÈNE PREMIÈRE

_Le jardin du roi de Bavière._

_Entrent_ ELSBETH ET SA GOUVERNANTE.


LA GOUVERNANTE.

Mes pauvres yeux en ont pleuré, pleuré un torrent du ciel.

ELSBETH.

Tu es si bonne! Moi aussi j'aimais Saint-Jean; il avait tant d'esprit!
Ce n'était point un bouffon ordinaire.

LA GOUVERNANTE.

Dire que le pauvre homme est allé là-haut la veille de vos fiançailles!
Lui qui ne parlait que de vous à dîner et à souper, tant que le jour
durait. Un garçon si gai, si amusant, qu'il faisait aimer la laideur, et
que les yeux le cherchaient toujours en dépit d'eux-mêmes!

ELSBETH.

Ne me parle pas de mon mariage; c'est encore là un plus grand malheur.

LA GOUVERNANTE.

Ne savez-vous pas que le prince de Mantoue arrive aujourd'hui? On dit
que c'est un Amadis.

ELSBETH.

Que dis-tu là, ma chère! Il est horrible et idiot, tout le monde le sait
déjà ici.

LA GOUVERNANTE.

En vérité? on m'avait dit que c'était un Amadis.

ELSBETH.

Je ne demandais pas un Amadis, ma chère; mais cela est cruel,
quelquefois, de n'être qu'une fille de roi. Mon père est le meilleur des
hommes; le mariage qu'il prépare assure la paix de son royaume; il
recevra en récompense la bénédiction d'un peuple; mais moi, hélas!
j'aurai la sienne, et rien de plus.

LA GOUVERNANTE.

Comme vous parlez tristement!

ELSBETH.

Si je refusais le prince, la guerre serait bientôt recommencée; quel
malheur que ces traités de paix se signent toujours avec des larmes! Je
voudrais être une forte tête, et me résigner à épouser le premier venu,
quand cela est nécessaire en politique. Être la mère d'un peuple, cela
console les grands cœurs, mais non les têtes faibles. Je ne suis
qu'une pauvre rêveuse; peut-être la faute en est-elle à tes romans, tu
en as toujours dans tes poches.

LA GOUVERNANTE.

Seigneur! n'en dites rien.

ELSBETH.

J'ai peu connu la vie, et j'ai beaucoup rêvé.

LA GOUVERNANTE.

Si le prince de Mantoue est tel que vous le dites, Dieu ne laissera pas
cette affaire-là s'arranger, j'en suis sûre.

ELSBETH.

Tu crois! Dieu laisse faire les hommes, ma pauvre amie, et il ne fait
guère plus de cas de nos plaintes que du bêlement d'un mouton.

LA GOUVERNANTE.

Je suis sûre que si vous refusiez le prince, votre père ne vous
forcerait pas.

ELSBETH.

Non certainement il ne me forcerait pas; et c'est pour cela que je me
sacrifie. Veux-tu que j'aille dire à mon père d'oublier sa parole, et de
rayer d'un trait de plume son nom respectable sur un contrat qui fait
des milliers d'heureux? Qu'importe qu'il fasse une malheureuse? Je
laisse mon père être un bon roi.

LA GOUVERNANTE.

Hi! hi!

      _Elle pleure._

ELSBETH.

Ne pleure pas sur moi, ma bonne; tu me ferais peut-être pleurer
moi-même, et il ne faut pas qu'une royale fiancée ait les yeux rouges.
Ne t'afflige pas de tout cela. Après tout, je serai une reine, c'est
peut-être amusant; je prendrai peut-être goût à mes parures, que
sais-je? à mes carrosses, à ma nouvelle cour; heureusement qu'il y a
pour une princesse autre chose dans un mariage qu'un mari. Je trouverai
peut-être le bonheur au fond de ma corbeille de noces.

LA GOUVERNANTE.

Vous êtes un vrai agneau pascal.

ELSBETH.

Tiens, ma chère, commençons toujours par en rire, quitte à en pleurer
quand il en sera temps. On dit que le prince de Mantoue est la plus
ridicule chose du monde.

LA GOUVERNANTE.

Si Saint-Jean était là!

ELSBETH.

Ah! Saint-Jean! Saint-Jean!

LA GOUVERNANTE.

Vous l'aimiez beaucoup, mon enfant.

ELSBETH.

Cela est singulier; son esprit m'attachait à lui avec des fils
imperceptibles qui semblaient venir de mon cœur; sa perpétuelle
moquerie de mes idées romanesques me plaisait à l'excès, tandis que je
ne puis supporter qu'avec peine bien des gens qui abondent dans mon
sens; je ne sais ce qu'il y avait autour de lui, dans ses yeux, dans ses
gestes, dans la manière dont il prenait son tabac. C'était un homme
bizarre; tandis qu'il me parlait, il me passait devant les yeux des
tableaux délicieux; sa parole donnait la vie comme par enchantement aux
choses les plus étranges.

LA GOUVERNANTE.

C'était un vrai Triboulet.

ELSBETH.

Je n'en sais rien; mais c'était un diamant d'esprit.

LA GOUVERNANTE.

Voilà des pages qui vont et viennent; je crois que le prince ne va pas
tarder à se montrer; il faudrait retourner au palais pour vous habiller.

ELSBETH.

Je t'en supplie, laisse-moi un quart d'heure encore; va préparer ce
qu'il me faut: hélas! ma chère, je n'ai plus longtemps à rêver.

LA GOUVERNANTE.

Seigneur! est-il possible que ce mariage se fasse, s'il vous déplaît? Un
père sacrifier sa fille! le roi serait un véritable Jephté, s'il le
faisait.

ELSBETH.

Ne dis pas de mal de mon père; va, ma chère, prépare ce qu'il me faut.

      _La gouvernante sort._

ELSBETH, _seule_.

Il me semble qu'il y a quelqu'un derrière ces bosquets. Est-ce le
fantôme de mon pauvre bouffon que j'aperçois dans ces bluets, assis sur
la prairie? Répondez-moi; qui êtes-vous? que faites-vous là à cueillir
ces fleurs?

      _Elle s'avance vers un tertre._

FANTASIO, _assis, vêtu en bouffon, avec une bosse et une perruque_.

Je suis un brave cueilleur de fleurs, qui souhaite le bonjour à vos
beaux yeux.

ELSBETH.

Que signifie cet accoutrement? qui êtes-vous pour venir parodier sous
cette large perruque un homme que j'ai aimé? Êtes-vous écolier en
bouffonneries?

FANTASIO.

Plaise à votre altesse sérénissime, je suis le nouveau bouffon du roi;
le majordome m'a reçu favorablement; je suis présenté au valet de
chambre; les marmitons me protègent depuis hier au soir, et je cueille
modestement des fleurs en attendant qu'il me vienne de l'esprit.

ELSBETH.

Cela me paraît douteux, que vous cueilliez jamais cette fleur-là.

FANTASIO.

Pourquoi? l'esprit peut venir à un homme vieux, tout comme à une jeune
fille. Cela est si difficile quelquefois de distinguer un trait
spirituel d'une grosse sottise! Beaucoup parler, voilà l'important; le
plus mauvais tireur de pistolet peut attraper la mouche, s'il tire sept
cent quatre-vingts coups à la minute, tout aussi bien que le plus habile
homme qui n'en tire qu'un ou deux bien ajustés. Je ne demande qu'à être
nourri convenablement pour la grosseur de mon ventre, et je regarderai
mon ombre au soleil pour voir si ma perruque pousse.

ELSBETH.

En sorte que vous voilà revêtu des dépouilles de Saint-Jean? Vous avez
raison de parler de votre ombre; tant que vous aurez ce costume, elle
lui ressemblera toujours, je crois, plus que vous.

FANTASIO.

Je fais en ce moment une élégie qui décidera de mon sort.

ELSBETH.

En quelle façon?

FANTASIO.

Elle prouvera clairement que je suis le premier homme du monde, ou bien
elle ne vaudra rien du tout. Je suis en train de bouleverser l'univers
pour le mettre en acrostiche; la lune, le soleil et les étoiles se
battent pour entrer dans mes rimes, comme des écoliers à la porte d'un
théâtre de mélodrames.

ELSBETH.

Pauvre homme! quel métier tu entreprends! faire de l'esprit à tant par
heure! N'as-tu ni bras ni jambes, et ne ferais-tu pas mieux de labourer
la terre que ta propre cervelle?

FANTASIO.

Pauvre petite! quel métier vous entreprenez! épouser un sot que vous
n'avez jamais vu!--N'avez-vous ni cœur ni tête, et ne feriez-vous pas
mieux de vendre vos robes que votre corps?

ELSBETH.

Voilà qui est hardi, monsieur le nouveau venu!

FANTASIO.

Comment appelez-vous cette fleur-là, s'il vous plaît?

ELSBETH.

Une tulipe. Que veux-tu prouver?

FANTASIO.

Une tulipe rouge, ou une tulipe bleue?

ELSBETH.

Bleue, à ce qu'il me semble.

FANTASIO.

Point du tout, c'est une tulipe rouge.

ELSBETH.

Veux-tu mettre un habit neuf à une vieille sentence? tu n'en as pas
besoin pour dire que des goûts et des couleurs il n'en faut pas
disputer.

FANTASIO.

Je ne dispute pas; je vous dis que cette tulipe est une tulipe rouge, et
cependant je conviens qu'elle est bleue.

ELSBETH.

Comment arranges-tu cela?

FANTASIO.

Comme votre contrat de mariage. Qui peut savoir sous le soleil s'il est
né bleu ou rouge? les tulipes elles-mêmes n'en savent rien. Les
jardiniers et les notaires font des greffes si extraordinaires, que les
pommes deviennent des citrouilles, et que les chardons sortent de la
mâchoire de l'âne pour s'inonder de sauce dans le plat d'argent d'un
évêque. Cette tulipe que voilà s'attendait bien à être rouge; mais on
l'a mariée; elle est tout étonnée d'être bleue: c'est ainsi que le monde
entier se métamorphose sous les mains de l'homme; et la pauvre dame
nature doit se rire parfois au nez de bon cœur, quand elle mire dans
ses lacs et dans ses mers son éternelle mascarade. Croyez-vous que ça
sentît la rose dans le paradis de Moïse? ça ne sentait que le foin vert.
La rose est fille de la civilisation; c'est une marquise comme vous et
moi.

ELSBETH.

La pâle fleur de l'aubépine peut devenir une rose, et un chardon peut
devenir un artichaut; mais une fleur ne peut en devenir une autre: ainsi
qu'importe à la nature? on ne la change pas, on l'embellit ou on la tue.
La plus chétive violette mourrait plutôt que de céder, si l'on voulait,
par des moyens artificiels, altérer sa forme d'une étamine.

FANTASIO.

C'est pourquoi je fais plus de cas d'une violette que d'une fille de
roi.

ELSBETH.

Il y a de certaines choses que les bouffons eux-mêmes n'ont pas le droit
de railler; fais-y attention. Si tu as écouté ma conversation avec ma
gouvernante, prends garde à tes oreilles.

FANTASIO.

Non pas à mes oreilles, mais à ma langue. Vous vous trompez de sens; il
y a une erreur de sens dans vos paroles.

ELSBETH.

Ne me fais pas de calembour, si tu veux gagner ton argent, et ne me
compare pas à des tulipes, si tu ne veux gagner autre chose.

FANTASIO.

Qui sait? un calembour console de bien des chagrins; et jouer avec les
mots est un moyen comme un autre de jouer avec les pensées, les actions
et les êtres. Tout est calembour ici-bas, et il est aussi difficile de
comprendre le regard d'un enfant de quatre ans que le galimatias de
trois drames modernes.

ELSBETH.

Tu me fais l'effet de regarder le monde à travers un prisme tant soit
peu changeant.

FANTASIO.

Chacun a ses lunettes; mais personne ne sait au juste de quelle couleur
en sont les verres. Qui est-ce qui pourra me dire au juste si je suis
heureux ou malheureux, bon ou mauvais, triste ou gai, bête ou spirituel?

ELSBETH.

Tu es laid, du moins; cela est certain.

FANTASIO.

Pas plus certain que votre beauté. Voilà votre père qui vient avec votre
futur mari. Qui est-ce qui peut savoir si vous l'épouserez?

      _Il sort._

ELSBETH.

Puisque je ne puis éviter la rencontre du prince de Mantoue, je ferai
aussi bien d'aller au-devant de lui.

      _Entrent le roi, Marinoni sous le costume de prince, et le prince
      vêtu en aide de camp._

LE ROI.

Prince, voici ma fille. Pardonnez-lui cette toilette de jardinière; vous
êtes ici chez un bourgeois qui en gouverne d'autres, et notre étiquette
est aussi indulgente pour nous-mêmes que pour eux.

MARINONI.

Permettez-moi de baiser cette main charmante, madame, si ce n'est pas
une trop grande faveur pour mes lèvres.

LA PRINCESSE.

Votre altesse m'excusera si je rentre au palais. Je la verrai, je pense,
d'une manière plus convenable à la présentation de ce soir.

      _Elle sort._

LE PRINCE.

La princesse a raison; voilà une divine pudeur.

LE ROI, _à Marinoni_.

Quel est donc cet aide de camp qui vous suit comme votre ombre? Il m'est
insupportable de l'entendre ajouter une remarque inepte à tout ce que
nous disons. Renvoyez-le, je vous en prie.

      _Marinoni parle bas au prince._

LE PRINCE, _de même_.

C'est fort adroit de ta part de lui avoir persuadé de m'éloigner; je
vais tâcher de joindre la princesse et de lui toucher quelques mots
délicats sans faire semblant de rien.

      _Il sort._

LE ROI.

Cet aide de camp est un imbécile, mon ami; que pouvez-vous faire de cet
homme-là?

MARINONI.

Hum! hum! Poussons quelques pas plus avant, si Votre Majesté le permet;
je crois apercevoir un kiosque tout à fait charmant dans ce bocage.

      _Ils sortent._


SCÈNE II

_Une autre partie du jardin._


LE PRINCE, _entrant_.

Mon déguisement me réussit à merveille; j'observe, et je me fais aimer.
Jusqu'ici tout va au gré de mes souhaits; le père me paraît un grand
roi, quoique trop sans façon, et je m'étonnerais si je ne lui avais plu
tout d'abord. J'aperçois la princesse qui rentre au palais; le hasard me
favorise singulièrement.

      _Elsbeth entre; le prince l'aborde._

Altesse, permettez à un fidèle serviteur de votre futur époux de vous
offrir les félicitations sincères que son cœur humble et dévoué ne
peut contenir en vous voyant. Heureux les grands de la terre! ils
peuvent vous épouser, moi je ne le puis pas; cela m'est tout à fait
impossible; je suis d'une naissance obscure; je n'ai pour tout bien
qu'un nom redoutable à l'ennemi; un cœur pur et sans tache bat sous
ce modeste uniforme; je suis un pauvre soldat criblé de balles des pieds
à la tête; je n'ai pas un ducat; je suis solitaire et exilé de ma terre
natale comme de ma patrie céleste, c'est-à-dire du paradis de mes rêves;
je n'ai pas un cœur de femme à presser sur mon cœur; je suis
maudit et silencieux.

ELSBETH.

Que me voulez-vous, mon cher monsieur? Êtes-vous fou, ou demandez-vous
l'aumône?

LE PRINCE.

Qu'il serait difficile de trouver des paroles pour exprimer ce que
j'éprouve! Je vous ai vue passer toute seule dans cette allée; j'ai cru
qu'il était de mon devoir de me jeter à vos pieds, et de vous offrir ma
compagnie jusqu'à la poterne.

ELSBETH.

Je vous suis obligée; rendez-moi le service de me laisser tranquille.

      _Elle sort._

LE PRINCE, _seul_.

Aurais-je eu tort de l'aborder? Il le fallait cependant, puisque j'ai le
projet de la séduire sous mon habit supposé. Oui, j'ai bien fait de
l'aborder. Cependant elle m'a répondu d'une manière désagréable. Je
n'aurais peut-être pas dû lui parler si vivement. Il le fallait pourtant
bien, puisque son mariage est presque assuré, et que je suis censé
devoir supplanter Marinoni, qui me remplace. J'ai eu raison de lui
parler vivement. Mais la réponse est désagréable. Aurait-elle un cœur
dur et faux? Il serait bon de sonder adroitement la chose.

      _Il sort._


SCÈNE III

_Une antichambre._


FANTASIO, _couché sur un tapis_.

Quel métier délicieux que celui de bouffon! J'étais gris, je crois, hier
soir, lorsque j'ai pris ce costume et que je me suis présenté au palais;
mais, en vérité, jamais la saine raison ne m'a rien inspiré qui valût
cet acte de folie. J'arrive, et me voilà reçu, choyé, enregistré, et ce
qu'il y a de mieux encore, oublié. Je vais et viens dans ce palais comme
si je l'avais habité toute ma vie. Tout à l'heure j'ai rencontré le roi;
il n'a pas même eu la curiosité de me regarder; son bouffon étant mort,
on lui a dit: «Sire, en voilà un autre.» C'est admirable! Dieu merci,
voilà ma cervelle à l'aise, je puis faire toutes les balivernes
possibles sans qu'on me dise rien pour m'en empêcher; je suis un des
animaux domestiques du roi de Bavière, et si je veux, tant que je
garderai ma bosse et ma perruque, on me laissera vivre jusqu'à ma mort
entre un épagneul et une pintade. En attendant, mes créanciers peuvent
se casser le nez contre ma porte tout à leur aise. Je suis aussi bien en
sûreté ici sous cette perruque, que dans les Indes occidentales.

N'est-ce pas la princesse que j'aperçois dans la chambre voisine, à
travers cette glace? Elle rajuste son voile de noces; deux longues
larmes coulent sur ses joues; en voilà une qui se détache comme une
perle et qui tombe sur sa poitrine. Pauvre petite! j'ai entendu ce matin
sa conversation avec sa gouvernante; en vérité, c'était par hasard;
j'étais assis sur le gazon, sans autre dessein que celui de dormir.
Maintenant la voilà qui pleure et qui ne se doute guère que je la vois
encore. Ah! si j'étais un écolier de rhétorique, comme je réfléchirais
profondément sur cette misère couronnée, sur cette pauvre brebis à qui
on met un ruban rose au cou pour la mener à la boucherie! Cette petite
fille est sans doute romanesque; il lui est cruel d'épouser un homme
qu'elle ne connaît pas. Cependant elle se sacrifie en silence. Que le
hasard est capricieux! il faut que je me grise, que je rencontre
l'enterrement de Saint-Jean, que je prenne son costume et sa place, que
je fasse enfin la plus grande folie de la terre, pour venir voir tomber,
à travers cette glace, les deux seules larmes que cette enfant versera
peut-être sur son triste voile de fiancée!

      _Il sort._


SCÈNE IV

_Une allée du jardin._

LE PRINCE, MARINONI.


LE PRINCE.

Tu n'es qu'un sot, colonel.

MARINONI.

Votre altesse se trompe sur mon compte de la manière la plus pénible.

LE PRINCE.

Tu es un maître butor. Ne pouvais-tu pas empêcher cela? Je te confie le
plus grand projet qui se soit enfanté depuis une suite d'années
incalculable, et toi, mon meilleur ami, mon plus fidèle serviteur, tu
entasses bêtises sur bêtises. Non, non, tu as beau dire, cela n'est
point pardonnable.

MARINONI.

Comment pouvais-je empêcher votre altesse de s'attirer les désagréments
qui sont la suite nécessaire du rôle supposé qu'elle joue? Vous
m'ordonnez de prendre votre nom et de me comporter en véritable prince
de Mantoue. Puis-je empêcher le roi de Bavière de faire un affront à mon
aide de camp? Vous aviez tort de vous mêler de nos affaires.

LE PRINCE.

Je voudrais bien qu'un maraud comme toi se mêlât de me donner des
ordres.

MARINONI.

Considérez, altesse, qu'il faut cependant que je sois le prince ou que
je sois l'aide de camp. C'est par votre ordre que j'agis.

LE PRINCE.

Me dire que je suis un impertinent en présence de toute la cour, parce
que j'ai voulu baiser la main de la princesse! Je suis prêt à lui
déclarer la guerre, et à retourner dans mes États pour me mettre à la
tête de mes armées.

MARINONI.

Songez donc, altesse, que ce mauvais compliment s'adressait à l'aide de
camp et non au prince. Prétendez-vous qu'on vous respecte sous ce
déguisement?

LE PRINCE.

Il suffit. Rends-moi mon habit.

MARINONI, _ôtant l'habit_.

Si mon souverain l'exige, je suis prêt à mourir pour lui.

LE PRINCE.

En vérité, je ne sais que résoudre. D'un côté, je suis furieux de ce
qui m'arrive, et d'un autre, je suis désolé de renoncer à mon projet. La
princesse ne paraît pas répondre indifféremment aux mots à double
entente dont je ne cesse de la poursuivre. Déjà je suis parvenu deux ou
trois fois à lui dire à l'oreille des choses incroyables. Viens,
réfléchissons à tout cela.

MARINONI, _tenant l'habit_.

Que ferai-je, altesse?

LE PRINCE.

Remets-le, remets-le, et rentrons au palais.

      _Ils sortent._


SCÈNE V

LA PRINCESSE ELSBETH, LE ROI.


LE ROI.

Ma fille, il faut répondre franchement à ce que je vous demande: Ce
mariage vous déplaît-il?

ELSBETH.

C'est à vous, sire, de répondre vous-même. Il me plaît, s'il vous plaît;
il me déplaît, s'il vous déplaît.

LE ROI.

Le prince m'a paru être un homme ordinaire, dont il est difficile de
rien dire. La sottise de son aide de camp lui fait seule tort dans mon
esprit; quant à lui, c'est peut-être un bon prince, mais ce n'est pas un
homme élevé. Il n'y a rien en lui qui me repousse ou qui m'attire. Que
puis-je te dire là-dessus? Le cœur des femmes a des secrets que je ne
puis connaître; elles se font des héros parfois si étranges, elles
saisissent si singulièrement un ou deux côtés d'un homme qu'on leur
présente, qu'il est impossible de juger pour elles, tant qu'on n'est pas
guidé par quelque point tout à fait sensible. Dis-moi donc clairement ce
que tu penses de ton fiancé.

ELSBETH.

Je pense qu'il est prince de Mantoue, et que la guerre recommencera
demain entre lui et vous, si je ne l'épouse pas.

LE ROI.

Cela est certain, mon enfant.

ELSBETH.

Je pense donc que je l'épouserai, et que la guerre sera finie.

LE ROI.

Que les bénédictions de mon peuple te rendent grâces pour ton père! Ô ma
fille chérie! je serai heureux de cette alliance; mais je ne voudrais
pas voir dans ces beaux yeux bleus cette tristesse qui dément leur
résignation. Réfléchis encore quelques jours.

      _Il sort.--Entre Fantasio._

ELSBETH.

Te voilà, pauvre garçon! comment te plais-tu ici?

FANTASIO.

Comme un oiseau en liberté.

ELSBETH.

Tu aurais mieux répondu, si tu avais dit comme un oiseau en cage. Ce
palais en est une assez belle; cependant c'en est une.

FANTASIO.

La dimension d'un palais ou d'une chambre ne fait pas l'homme plus ou
moins libre. Le corps se remue où il peut; l'imagination ouvre
quelquefois des ailes grandes comme le ciel dans un cachot grand comme
la main.

ELSBETH.

Ainsi donc, tu es un heureux fou?

FANTASIO.

Très heureux. Je fais la conversation avec les petits chiens et les
marmitons. Il y a un roquet pas plus haut que cela dans la cuisine, qui
m'a dit des choses charmantes.

ELSBETH.

En quel langage?

FANTASIO.

Dans le style le plus pur. Il ne ferait pas une seule faute de grammaire
dans l'espace d'une année.

ELSBETH.

Pourrais-je entendre quelques mots de ce style?

FANTASIO.

En vérité, je ne le voudrais pas; c'est une langue qui est particulière.
Il n'y a que les roquets qui la parlent; les arbres et les grains de blé
eux-mêmes la savent aussi; mais les filles de roi ne la savent pas. À
quand votre noce?

ELSBETH.

Dans quelques jours tout sera fini.

FANTASIO.

C'est-à-dire tout sera commencé. Je compte vous offrir un présent de ma
main.

ELSBETH.

Quel présent? Je suis curieuse de cela.

FANTASIO.

Je compte vous offrir un joli petit serin empaillé, qui chante comme un
rossignol.

ELSBETH.

Comment peut-il chanter, s'il est empaillé?

FANTASIO.

Il chante parfaitement.

ELSBETH.

En vérité, tu te moques de moi avec un rare acharnement.

FANTASIO.

Point du tout. Mon serin a une petite serinette dans le ventre. On
pousse tout doucement un petit ressort sous la patte gauche, et il
chante tous les opéras nouveaux, exactement comme mademoiselle Grisi.

ELSBETH.

C'est une invention de ton esprit, sans doute?

FANTASIO.

En aucune façon. C'est un serin de cour; il y a beaucoup de petites
filles très bien élevées qui n'ont pas d'autres procédés que celui-là.
Elles ont un petit ressort sous le bras gauche, un joli petit ressort en
diamant fin, comme la montre d'un petit-maître. Le gouverneur ou la
gouvernante fait jouer le ressort, et vous voyez aussitôt les lèvres
s'ouvrir avec le sourire le plus gracieux; une charmante cascatelle de
paroles mielleuses sort avec le plus doux murmure, et toutes les
convenances sociales, pareilles à des nymphes légères, se mettent
aussitôt à dansoter sur la pointe du pied autour de la fontaine
merveilleuse. Le prétendu ouvre des yeux ébahis; l'assistance chuchote
avec indulgence, et le père, rempli d'un secret contentement, regarde
avec orgueil les boucles d'or de ses souliers.

ELSBETH.

Tu parais revenir volontiers sur de certains sujets. Dis-moi, bouffon,
que t'ont donc fait ces pauvres jeunes filles, pour que tu en fasses si
gaîment la satire? Le respect d'aucun devoir ne peut-il trouver grâce
devant toi?

FANTASIO.

Je respecte fort la laideur; c'est pourquoi je me respecte moi-même si
profondément.

ELSBETH.

Tu parais quelquefois en savoir plus que tu n'en dis. D'où viens-tu
donc, et qui es-tu, pour que, depuis un jour que tu es ici, tu saches
déjà pénétrer des mystères que les princes eux-mêmes ne soupçonneront
jamais? Est-ce à moi que s'adressent tes folies, ou est-ce au hasard que
tu parles?

FANTASIO.

C'est au hasard, je parle beaucoup au hasard: c'est mon plus cher
confident.

ELSBETH.

Il semble en effet t'avoir appris ce que tu ne devrais pas connaître. Je
croirais volontiers que tu épies mes actions et mes paroles.

FANTASIO.

Dieu le sait. Que vous importe?

ELSBETH.

Plus que tu ne peux penser. Tantôt dans cette chambre, pendant que je
mettais mon voile, j'ai entendu marcher tout à coup derrière la
tapisserie. Je me trompe fort si ce n'était toi qui marchais.

FANTASIO.

Soyez sûre que cela reste entre votre mouchoir et moi. Je ne suis pas
plus indiscret que je ne suis curieux. Quel plaisir pourraient me faire
vos chagrins? quel chagrin pourraient me faire vos plaisirs? Vous êtes
ceci, et moi cela. Vous êtes jeune, et moi je suis vieux; belle, et je
suis laid; riche, et je suis pauvre. Vous voyez bien qu'il n'y a aucun
rapport entre nous. Que vous importe que le hasard ait croisé sur sa
grande route deux roues qui ne suivent pas la même ornière, et qui ne
peuvent marquer sur la même poussière? Est-ce ma faute s'il m'est
tombé, tandis que je dormais, une de vos larmes sur la joue?

ELSBETH.

Tu me parles sous la forme d'un homme que j'ai aimé, voilà pourquoi je
t'écoute malgré moi. Mes yeux croient voir Saint-Jean; mais peut-être
n'es-tu qu'un espion?

FANTASIO.

À quoi cela me servirait-il? Quand il serait vrai que votre mariage vous
coûterait quelques larmes, et quand je l'aurais appris par hasard,
qu'est-ce que je gagnerais à l'aller raconter? On ne me donnerait pas
une pistole pour cela, et on ne vous mettrait pas au cabinet noir. Je
comprends très bien qu'il doit être assez ennuyeux d'épouser le prince
de Mantoue; mais, après tout, ce n'est pas moi qui en suis chargé.
Demain ou après-demain vous serez partie pour Mantoue avec votre robe de
noce, et moi je serai encore sur ce tabouret avec mes vieilles chausses.
Pourquoi voulez-vous que je vous en veuille? Je n'ai pas de raison pour
désirer votre mort; vous ne m'avez jamais prêté d'argent.

ELSBETH.

Mais si le hasard t'a fait voir ce que je veux qu'on ignore, ne dois-je
pas te mettre à la porte, de peur de nouvel accident?

FANTASIO.

Avez-vous le dessein de me comparer à un confident de tragédie, et
craignez-vous que je ne suive votre ombre en déclamant! Ne me chassez
pas, je vous en prie. Je m'amuse beaucoup ici. Tenez, voilà votre
gouvernante qui arrive avec des mystères plein ses poches. La preuve que
je ne l'écouterai pas, c'est que je m'en vais à l'office manger une aile
de pluvier que le majordome a mise de côté pour sa femme.

      _Il sort._

LA GOUVERNANTE, _entrant_.

Savez-vous une chose terrible, ma chère Elsbeth?

ELSBETH.

Que veux-tu dire? tu es toute tremblante.

LA GOUVERNANTE.

Le prince n'est pas le prince, ni l'aide de camp non plus. C'est un vrai
conte de fées.

ELSBETH.

Quel imbroglio me fais-tu là?

LA GOUVERNANTE.

Chut! chut! C'est un des officiers du prince lui-même qui vient de me le
dire. Le prince de Mantoue est un véritable Almaviva; il est déguisé et
caché parmi les aides de camp; il a voulu sans doute chercher à vous
voir et à vous connaître d'une manière féerique. Il est déguisé, le
digne seigneur, il est déguisé comme Lindor; celui qu'on vous a présenté
comme votre futur époux n'est qu'un aide de camp nommé Marinoni.

ELSBETH.

Cela n'est pas possible!

LA GOUVERNANTE.

Cela est certain, certain mille fois. Le digne homme est déguisé; il
est impossible de le reconnaître; c'est une chose extraordinaire.

ELSBETH.

Tu tiens cela, dis-tu, d'un officier?

LA GOUVERNANTE.

D'un officier du prince. Vous pouvez le lui demander à lui-même.

ELSBETH.

Et il ne t'a pas montré parmi les aides de camp le véritable prince de
Mantoue?

LA GOUVERNANTE.

Figurez-vous qu'il en tremblait lui-même, le pauvre homme, de ce qu'il
me disait. Il ne m'a confié son secret que parce qu'il désire vous être
agréable, et qu'il savait que je vous préviendrais. Quant à Marinoni,
cela est positif; mais, pour ce qui est du prince véritable, il ne me
l'a pas montré.

ELSBETH.

Cela me donnerait quelque chose à penser, si c'était vrai. Viens,
amène-moi cet officier.

      _Entre un page._

LA GOUVERNANTE.

Qu'y a-t-il, Flamel? Tu parais hors d'haleine.

LE PAGE.

Ah! madame! c'est une chose à en mourir de rire. Je n'ose parler devant
votre altesse.

ELSBETH.

Parle; qu'y a-t-il encore de nouveau?

LE PAGE.

Au moment où le prince de Mantoue entrait à cheval dans la cour, à la
tête de son état-major, sa perruque s'est enlevée dans les airs, et a
disparu tout à coup.

ELSBETH.

Pourquoi cela? Quelle niaiserie.

LE PAGE.

Madame, je veux mourir si ce n'est pas la vérité. La perruque s'est
enlevée en l'air au bout d'un hameçon. Nous l'avons retrouvée dans
l'office, à côté d'une bouteille cassée; on ignore qui a fait cette
plaisanterie. Mais le duc n'en est pas moins furieux, et il a juré que
si l'auteur n'en est pas puni de mort, il déclarera la guerre au roi
votre père, et mettra tout à feu et à sang.

ELSBETH.

Viens écouter toute cette histoire, ma chère. Mon sérieux commence à
m'abandonner.

      _Entre un autre page._

ELSBETH.

Eh bien! quelle nouvelle?

LE PAGE.

Madame, le bouffon du roi est en prison: c'est lui qui a enlevé la
perruque du prince.

ELSBETH.

Le bouffon est en prison? et sur l'ordre du prince?

LE PAGE.

Oui, altesse.

ELSBETH.

Viens, chère mère, il faut que je te parle.

      _Elle sort avec sa gouvernante._


SCÈNE VI

LE PRINCE, MARINONI.


LE PRINCE.

Non, non, laisse-moi me démasquer. Il est temps que j'éclate. Cela ne se
passera pas ainsi. Feu et sang! une perruque royale au bout d'un
hameçon! Sommes-nous chez les barbares, dans les déserts de la Sibérie?
Y a-t-il encore sous le soleil quelque chose de civilisé et de
convenable? J'écume de colère, et les yeux me sortent de la tête.

MARINONI.

Vous perdez tout par cette violence.

LE PRINCE.

Et ce père, ce roi de Bavière, ce monarque vanté dans tous les almanachs
de l'année passée! cet homme qui a un extérieur si décent, qui s'exprime
en termes si mesurés, et qui se met à rire en voyant la perruque de son
gendre voler dans les airs! Car enfin, Marinoni, je conviens que c'est
ta perruque qui a été enlevée; mais n'est-ce pas toujours celle du
prince de Mantoue, puisque c'est lui que l'on croit voir en toi? Quand
je pense que si c'eût été moi, en chair et en os, ma perruque aurait
peut-être... Ah! il y a une providence; lorsque Dieu m'a envoyé tout
d'un coup l'idée de me travestir; lorsque cet éclair a traversé ma
pensée: «Il faut que je me travestisse,» ce fatal événement était prévu
par le destin. C'est lui qui a sauvé de l'affront le plus intolérable la
tête qui gouverne mes peuples. Mais, par le ciel! tout sera connu. C'est
trop longtemps trahir ma dignité. Puisque les majestés divines et
humaines sont impitoyablement violées et lacérées, puisqu'il n'y a plus
chez les hommes de notions du bien et du mal, puisque le roi de
plusieurs milliers d'hommes éclate de rire comme un palefrenier à la vue
d'une perruque, Marinoni, rends-moi mon habit.

MARINONI, _ôtant son habit_.

Si mon souverain le commande, je suis prêt à souffrir pour lui mille
tortures.

LE PRINCE.

Je connais ton dévouement. Viens, je vais dire au roi son fait en
propres termes.

MARINONI.

Vous refusez la main de la princesse? elle vous a cependant lorgné d'une
manière évidente pendant tout le dîner.

LE PRINCE.

Tu crois? Je me perds dans un abîme de perplexités. Viens toujours,
allons chez le roi.

MARINONI, _tenant l'habit_.

Que faut-il faire, altesse?

LE PRINCE.

Remets-le pour un instant. Tu me le rendras tout à l'heure; ils seront
bien plus pétrifiés en m'entendant prendre le ton qui me convient, sous
ce frac de couleur foncée.

      _Ils sortent._


SCÈNE VII

_Une prison._


FANTASIO, _seul_.

Je ne sais s'il y a une providence, mais c'est amusant d'y croire. Voilà
pourtant une pauvre petite princesse qui allait épouser à son corps
défendant un animal immonde, un cuistre de province, à qui le hasard a
laissé tomber une couronne sur la tête, comme l'aigle d'Eschyle sa
tortue. Tout était préparé; les chandelles allumées, le prétendu poudré,
la pauvre petite confessée. Elle avait essuyé les deux charmantes larmes
que j'ai vues couler ce matin. Rien ne manquait que deux ou trois
capucinades pour que le malheur de sa vie fût en règle. Il y avait dans
tout cela la fortune de deux royaumes, la tranquillité de deux peuples;
et il faut que j'imagine de me déguiser en bossu, pour venir me griser
derechef dans l'office de notre bon roi, et pour pêcher au bout d'une
ficelle la perruque de son cher allié! En vérité, lorsque je suis gris,
je crois que j'ai quelque chose de surhumain. Voilà le mariage manqué
et tout remis en question. Le prince de Mantoue a demandé ma tête en
échange de sa perruque. Le roi de Bavière a trouvé la peine un peu
forte, et n'a consenti qu'à la prison. Le prince de Mantoue, grâce à
Dieu, est si bête, qu'il se ferait plutôt couper en morceaux que d'en
démordre; ainsi la princesse reste fille, du moins pour cette fois. S'il
n'y a pas là le sujet d'un poème épique en douze chants, je ne m'y
connais pas. Pope et Boileau ont fait des vers admirables sur des sujets
bien moins importants. Ah! si j'étais poète, comme je peindrais la scène
de cette perruque voltigeant dans les airs! Mais celui qui est capable
de faire de pareilles choses dédaigne de les écrire. Ainsi la postérité
s'en passera.

      _Il s'endort.--Entrent Elsbeth et sa gouvernante, une lampe à la
      main._

ELSBETH.

Il dort; ferme la porte doucement.

LA GOUVERNANTE.

Voyez; cela n'est pas douteux. Il a ôté sa perruque postiche, sa
difformité a disparu en même temps; le voilà tel qu'il est, tel que ses
peuples le voient sur son char de triomphe; c'est le noble prince de
Mantoue.

ELSBETH.

Oui, c'est lui; voilà ma curiosité satisfaite; je voulais voir son
visage, et rien de plus; laisse-moi me pencher sur lui.

      _Elle prend la lampe._

Psyché, prends garde à ta goutte d'huile.

LA GOUVERNANTE.

Il est beau comme un vrai Jésus.

ELSBETH.

Pourquoi m'as-tu donné à lire tant de romans et de contes de fées?
Pourquoi as-tu semé dans ma pauvre pensée tant de fleurs étranges et
mystérieuses?

LA GOUVERNANTE.

Comme vous voilà émue sur la pointe de vos petits pieds!

ELSBETH.

Il s'éveille; allons-nous-en.

FANTASIO, _s'éveillant_.

Est-ce un rêve? Je tiens le coin d'une robe blanche.

ELSBETH.

Lâchez-moi! laissez-moi partir.

FANTASIO.

C'est vous, princesse! Si c'est la grâce du bouffon du roi que vous
m'apportez si divinement, laissez-moi remettre ma bosse et ma perruque;
ce sera fait dans un instant.

LA GOUVERNANTE.

Ah! prince, qu'il vous sied mal de nous tromper ainsi! Ne reprenez pas
ce costume; nous savons tout.

FANTASIO.

Prince! où en voyez-vous un?

LA GOUVERNANTE.

À quoi sert-il de dissimuler?

FANTASIO.

Je ne dissimule pas le moins du monde; par quel hasard m'appelez-vous
prince?

LA GOUVERNANTE.

Je connais mes devoirs envers Votre Altesse.

FANTASIO.

Madame, je vous supplie de m'expliquer les paroles de cette honnête
dame. Y a-t-il réellement quelque méprise extravagante, ou suis-je
l'objet d'une raillerie?

ELSBETH.

Pourquoi le demander, lorsque c'est vous-même qui raillez?

FANTASIO.

Suis-je donc un prince, par hasard? Concevrait-on quelque soupçon sur
l'honneur de ma mère?

ELSBETH.

Qui êtes-vous, si vous n'êtes pas le prince de Mantoue?

FANTASIO.

Mon nom est Fantasio; je suis un bourgeois de Munich.

      _Il lui montre une lettre._

ELSBETH.

Un bourgeois de Munich? Et pourquoi êtes-vous déguisé? Que faites-vous
ici?

FANTASIO.

Madame, je vous supplie de me pardonner.

      _Il se jette à genoux._

ELSBETH.

Que veut dire cela? Relevez-vous, homme, et sortez d'ici! Je vous fais
grâce d'une punition que vous mériteriez peut-être. Qui vous a poussé à
cette action?

FANTASIO.

Je ne puis dire le motif qui m'a conduit ici.

ELSBETH.

Vous ne pouvez le dire? et cependant je veux le savoir.

FANTASIO.

Excusez-moi, je n'ose l'avouer.

LA GOUVERNANTE.

Sortons, Elsbeth; ne vous exposez pas à entendre des discours indignes
de vous. Cet homme est un voleur, ou un insolent qui va vous parler
d'amour.

ELSBETH.

Je veux savoir la raison qui vous a fait prendre ce costume.

FANTASIO.

Je vous supplie, épargnez-moi.

ELSBETH.

Non, non! parlez, ou je ferme cette porte sur vous pour dix ans.

FANTASIO.

Madame, je suis criblé de dettes; mes créanciers ont obtenu un arrêt
contre moi; à l'heure où je vous parle, mes meubles sont vendus, et si
je n'étais dans cette prison, je serais dans une autre. On a dû venir
m'arrêter hier au soir; ne sachant où passer la nuit, ni comment me
soustraire aux poursuites des huissiers, j'ai imaginé de prendre ce
costume et de venir me réfugier aux pieds du roi; si vous me rendez la
liberté, on va me prendre au collet; mon oncle est un avare qui vit de
pommes de terre et de radis, et qui me laisse mourir de faim dans tous
les cabarets du royaume. Puisque vous voulez le savoir, je dois vingt
mille écus.

ELSBETH.

Tout cela est-il vrai?

FANTASIO.

Si je mens, je consens à les payer.

      _On entend un bruit de chevaux._

LA GOUVERNANTE.

Voilà des chevaux qui passent; c'est le roi en personne. Si je pouvais
faire signe à un page!

      _Elle appelle par la fenêtre._

Holà! Flamel, où allez-vous donc?

LE PAGE, _en dehors_.

Le prince de Mantoue va partir.

LA GOUVERNANTE.

Le prince de Mantoue!

LE PAGE.

Oui, la guerre est déclarée. Il y a eu entre lui et le roi une scène
épouvantable devant toute la cour, et le mariage de la princesse est
rompu.

ELSBETH.

Entendez-vous cela, monsieur Fantasio? vous avez fait manquer mon
mariage.

LA GOUVERNANTE.

Seigneur mon Dieu! le prince de Mantoue s'en va, et je ne l'aurai pas
vu!

ELSBETH.

Si la guerre est déclarée, quel malheur!

FANTASIO.

Vous appelez cela un malheur, altesse? Aimeriez-vous mieux un mari qui
prend fait et cause pour sa perruque? Eh! madame, si la guerre est
déclarée, nous saurons quoi faire de nos bras; les oisifs de nos
promenades mettront leurs uniformes; moi-même je prendrai mon fusil de
chasse, s'il n'est pas encore vendu. Nous irons faire un tour d'Italie,
et si vous entrez jamais à Mantoue, ce sera comme une véritable reine,
sans qu'il y ait besoin pour cela d'autres cierges que nos épées.

ELSBETH.

Fantasio, veux-tu rester le bouffon de mon père? Je te paye tes vingt
mille écus.

FANTASIO.

Je le voudrais de grand cœur; mais en vérité, si j'y étais forcé, je
sauterais par la fenêtre pour me sauver un de ces jours.

ELSBETH.

Pourquoi? Tu vois que Saint-Jean est mort; il nous faut absolument un
bouffon.

FANTASIO.

J'aime ce métier plus que tout autre; mais je ne puis faire aucun
métier. Si vous trouvez que cela vaille vingt mille écus de vous avoir
débarrassée du prince de Mantoue, donnez-les moi, et ne payez pas mes
dettes. Un gentilhomme sans dettes ne saurait où se présenter. Il ne
m'est jamais venu à l'esprit de me trouver sans dettes.

ELSBETH.

Eh bien! je te les donne; mais prends la clef de mon jardin: le jour où
tu t'ennuieras d'être poursuivi par tes créanciers, viens te cacher dans
les bluets où je t'ai trouvé ce matin; aie soin de prendre ta perruque
et ton habit bariolé; ne parais pas devant moi sans cette taille
contrefaite et ces grelots d'argent; car c'est ainsi que tu m'as plu: tu
redeviendras mon bouffon pour le temps qu'il te plaira de l'être, et
puis tu iras à tes affaires. Maintenant tu peux t'en aller, la porte est
ouverte.

LA GOUVERNANTE.

Est-il possible que le prince de Mantoue soit parti sans que je l'aie
vu.

FIN DE FANTASIO.


     L'année 1832 avait été attristée par deux fléaux, la guerre civile
     et le choléra. Pendant l'hiver suivant, la jeunesse parisienne se
     jeta dans les plaisirs avec une ardeur extraordinaire, comme il
     arrive souvent à la suite des grandes calamités publiques. C'est au
     souvenir des folies du carnaval que _Fantasio_ a dû le jour. Alfred
     de Musset écrivit cette comédie vers la fin de 1833, peu de temps
     avant de partir pour l'Italie, dans un moment où il n'avait que des
     idées riantes, et même toutes les raisons du monde de se croire le
     plus heureux des hommes.

     En 1851, lorsqu'il eut fait représenter les _Caprices de Marianne_,
     l'auteur eut quelque envie d'arranger aussi _Fantasio_ pour la
     scène. Il y voulait introduire un élément nouveau, en donnant à
     entendre au spectateur que l'esprit et la gaieté de Fantasio
     produisaient une douce impression sur le cœur de la princesse.
     Dans cette intention, il pensait à transporter la jolie tirade sur
     le tableau du _Coup de l'étrier_ dans une des conversations entre
     Fantasio et Elsbeth. La scène de la prison devenait un troisième
     acte, où la princesse mettait un peu d'insistance et de coquetterie
     à exiger de Fantasio la promesse qu'il reviendrait à la cour. On
     voyait ensuite arriver Spark, Hartman et Facio, résolus à prendre
     part, comme volontaires, à la guerre contre le prince de Mantoue.
     Fantasio refusait de les accompagner, et, après leur départ, il
     reprenait sa perruque et ses insignes de bouffon, pour aller se
     cacher dans le parterre où il avait rencontré la princesse.--Il est
     regrettable que l'auteur n'ait point donné suite à ce projet.



ON NE BADINE PAS

AVEC L'AMOUR

COMÉDIE EN TROIS ACTES

PUBLIÉE EN 1834, REPRÉSENTÉE EN 1861



PERSONNAGES.                   ACTEURS
                               QUI ONT CRÉÉ LES RÔLES.

LE BARON.                                MM. Provost.
PERDICAN, son fils.                         DELAUNAY.
MAÎTRE BLAZIUS, gouverneur de Perdican.     BARRÉ.
MAÎTRE BRIDAINE, curé.                      MONROSE.
CAMILLE, nièce du baron.              Mlle FAVART.
DAME PLUCHE, sa gouvernante.                JOUASSAIN.
ROSETTE, sœur de lait de Camille.        EMMA FLEURY.
PAYSANS, VALETS.

[Illustration: ON NE BADINE PAS AVEC L'AMOUR.

CAMILLE, à genoux.

Ah! Malheureuse, je ne puis plus prier.]



ACTE PREMIER


SCÈNE PREMIÈRE

_Une place devant le château._


LE CHŒUR.

Doucement bercé sur sa mule fringante, messer Blazius s'avance dans les
bluets fleuris, vêtu de neuf, l'écritoire au côté. Comme un poupon sur
l'oreiller, il se ballotte sur son ventre rebondi, et, les yeux à demi
fermés, il marmotte un _Pater noster_ dans son triple menton. Salut,
maître Blazius; vous arrivez au temps de la vendange, pareil à une
amphore antique.

MAÎTRE BLAZIUS.

Que ceux qui veulent apprendre une nouvelle d'importance m'apportent ici
premièrement un verre de vin frais.

LE CHŒUR.

Voilà notre plus grande écuelle; buvez, maître Blazius; le vin est bon;
vous parlerez après.

MAÎTRE BLAZIUS.

Vous saurez, mes enfants, que le jeune Perdican, fils de notre seigneur,
vient d'atteindre à sa majorité, et qu'il est reçu docteur à Paris. Il
revient aujourd'hui même au château, la bouche toute pleine de façons de
parler si belles et si fleuries, qu'on ne sait que lui répondre les
trois quarts du temps. Toute sa gracieuse personne est un livre d'or; il
ne voit pas un brin d'herbe à terre, qu'il ne vous dise comment cela
s'appelle en latin; et quand il fait du vent ou qu'il pleut, il vous dit
tout clairement pourquoi. [Vous ouvririez des yeux grands comme la porte
que voilà, de le voir dérouler un des parchemins qu'il a coloriés
d'encres de toutes couleurs, de ses propres mains et sans en rien dire à
personne.] Enfin c'est un diamant fin des pieds à la tête, et voilà ce
que je viens annoncer à M. le baron. Vous sentez que cela me fait
quelque honneur, à moi, qui suis son gouverneur depuis l'âge de quatre
ans; ainsi donc, mes bons amis,[1] [apportez une chaise, que je descende
un peu de cette mule-ci sans me casser le cou; la bête est tant soit peu
rétive, et] je ne serais pas fâché de boire encore une gorgée avant
d'entrer.

LE CHŒUR.

Buvez, maître Blazius, et reprenez vos esprits. Nous avons vu naître le
petit Perdican, et il n'était pas besoin, du moment qu'il arrive, de
nous en dire si long. Puissions-nous retrouver l'enfant dans le cœur
de l'homme!

MAÎTRE BLAZIUS.

Ma foi, l'écuelle est vide; je ne croyais pas avoir tout bu. Adieu; j'ai
préparé, en trottant sur la route, deux ou trois phrases sans prétention
qui plairont à monseigneur[; je vais tirer la cloche].

      _Il sort._

LE CHŒUR.

Durement cahotée sur son âne essoufflé, dame Pluche gravit la colline;
son écuyer transi gourdine à tour de bras le pauvre animal, qui hoche la
tête, un chardon entre les dents. Ses longues jambes maigres trépignent
de colère, tandis que de ses mains osseuses elle égratigne son chapelet.
Bonjour donc, dame Pluche; vous arrivez comme la fièvre, avec le vent
qui fait jaunir les bois.

DAME PLUCHE.

Un verre d'eau, canaille que vous êtes! un verre d'eau et un peu de
vinaigre!

LE CHŒUR.

D'où venez-vous, Pluche, ma mie? Vos faux cheveux sont couverts de
poussière; voilà un toupet de gâté, et votre chaste robe est retroussée
jusqu'à vos vénérables jarretières.

DAME PLUCHE.

Sachez, manants, que la belle Camille, la nièce de votre maître, arrive
aujourd'hui au château. Elle a quitté le couvent sur l'ordre exprès de
monseigneur, pour venir en son temps et lieu recueillir, comme faire se
doit, le bon bien qu'elle a de sa mère. Son éducation, Dieu merci, est
terminée, et ceux qui la verront auront la joie de respirer une
glorieuse fleur de sagesse et de dévotion. Jamais il n'y a rien eu de si
pur, de si ange, de si agneau et de si colombe que cette chère nonnain[;
que le Seigneur Dieu du ciel la conduise! Ainsi soit-il]! Rangez-vous,
canaille; il me semble que j'ai les jambes enflées.

LE CHŒUR.

Défripez-vous, honnête Pluche, et quand vous prierez Dieu, demandez de
la pluie; nos blés sont secs comme vos tibias.

DAME PLUCHE.

Vous m'avez apporté de l'eau dans une écuelle qui sent la cuisine;
[donnez-moi la main pour descendre;] vous êtes des butors et des
mal-appris.[2]

      _Elle sort._

LE CHŒUR.

[Mettons nos habits du dimanche, et attendons que le baron nous fasse
appeler.] Ou je me trompe fort, ou quelque joyeuse bombance est dans
l'air d'aujourd'hui.

      [_Ils sortent._]


SCÈNE II

[_Le salon du baron._]

_Entrent_ LE BARON, MAÎTRE BRIDAINE,
ET MAÎTRE BLAZIUS.


LE BARON.

Maître Bridaine, vous êtes mon ami; je vous présente maître Blazius,
gouverneur de mon fils. Mon fils a eu hier matin, à midi huit minutes,
vingt et un ans comptés; il est docteur à quatre boules blanches. Maître
Blazius, je vous présente maître Bridaine, [curé de la paroisse;] c'est
mon ami.[3]

MAÎTRE BLAZIUS, _saluant_.

À quatre boules blanches, seigneur: littérature, philosophie, droit
romain, droit canon.

LE BARON.

Allez à votre chambre, cher Blazius, mon fils ne va pas tarder à
paraître; faites un peu de toilette, et revenez au coup de la cloche.

      _Maître Blazius sort._

MAÎTRE BRIDAINE.

Vous dirai-je ma pensée, monseigneur? le gouverneur de votre fils sent
le vin à pleine bouche.

LE BARON.

Cela est impossible.

MAÎTRE BRIDAINE.

J'en suis sûr comme de ma vie; il m'a parlé de fort près tout à l'heure;
il sentait le vin à faire peur.

LE BARON.

Brisons là; je vous répète que cela est impossible.

      _Entre dame Pluche._

Vous voilà, bonne dame Pluche? Ma nièce est sans doute avec vous?

DAME PLUCHE.

Elle me suit, monseigneur; je l'ai devancée de quelques pas.

LE BARON.

Maître Bridaine, vous êtes mon ami. Je vous présente la dame Pluche,
gouvernante de ma nièce. Ma nièce est depuis hier, à sept heures de
nuit, parvenue à l'âge de dix-huit ans; elle sort du meilleur couvent de
France. Dame Pluche, je vous présente maître Bridaine, [curé de la
paroisse;] c'est mon ami.

DAME PLUCHE, _saluant_.

Du meilleur couvent de France, seigneur, et je puis ajouter: la
meilleure chrétienne du couvent.

LE BARON.

Allez, dame Pluche, réparer le désordre où vous voilà; ma nièce va
bientôt venir, j'espère; soyez prête à l'heure du dîner.

      _Dame Pluche sort._

MAÎTRE BRIDAINE.

Cette vieille demoiselle paraît tout à fait pleine d'onction.

LE BARON.

Pleine d'onction et de componction, maître Bridaine; sa vertu est
inattaquable.

MAÎTRE BRIDAINE.

Mais le gouverneur sent le vin; j'en ai la certitude.

LE BARON.

Maître Bridaine, il y a des moments où je doute de votre amitié.
Prenez-vous à tâche de me contredire? Pas un mot de plus là-dessus. J'ai
formé le dessein de marier mon fils avec ma nièce; c'est un couple
assorti: leur éducation me coûte six mille écus.

MAÎTRE BRIDAINE.

Il sera nécessaire d'obtenir des dispenses.

LE BARON.

Je les ai, Bridaine; elles sont sur ma table, dans mon cabinet. Ô mon
ami! apprenez maintenant que je suis plein de joie. Vous savez que j'ai
eu de tout temps la plus profonde horreur pour la solitude. Cependant la
place que j'occupe et la gravité de mon habit me forcent à rester dans
ce château pendant trois mois d'hiver et trois mois d'été. Il est
impossible de faire le bonheur des hommes en général, et de ses vassaux
en particulier, sans donner parfois à son valet de chambre l'ordre
rigoureux de ne laisser entrer personne. Qu'il est austère et difficile
le recueillement de l'homme d'État! et quel plaisir ne trouverai-je pas
à tempérer, par la présence de mes deux enfants réunis, la sombre
tristesse à laquelle je dois nécessairement être en proie depuis que le
roi m'a nommé receveur![4]

MAÎTRE BRIDAINE.

Ce mariage se fera-t-il ici ou à Paris?

LE BARON.

Voilà où je vous attendais, Bridaine; j'étais sûr de cette question. Eh
bien! mon ami, que diriez-vous si ces mains que voilà, oui, Bridaine,
vos propres mains, ne les regardez pas d'une manière aussi piteuse,
étaient destinées à bénir solennellement l'heureuse confirmation de mes
rêves les plus chers? Hé?[5]

MAÎTRE BRIDAINE.

Je me tais; la reconnaissance me ferme la bouche.

LE BARON.

Regardez par cette fenêtre; ne voyez-vous pas que mes gens se portent en
foule à la grille? Mes deux enfants arrivent en même temps; voilà la
combinaison la plus heureuse. J'ai disposé les choses de manière à tout
prévoir. Ma nièce sera introduite par cette porte à gauche, et mon fils
par cette porte à droite. Qu'en dites-vous? Je me fais une fête de voir
comment ils s'aborderont, ce qu'ils se diront; six mille écus ne sont
pas une bagatelle, il ne faut pas s'y tromper. Ces enfants s'aimaient
d'ailleurs fort tendrement dès le berceau.--Bridaine, il me vient une
idée.

MAÎTRE BRIDAINE.

Laquelle?

LE BARON.

Pendant le dîner, sans avoir l'air d'y toucher,--vous comprenez, mon
ami,--tout en vidant quelques coupes joyeuses;--vous savez le latin,
Bridaine.

MAÎTRE BRIDAINE.

_Ita œdepol_, parbleu, si je le sais!

LE BARON.

Je serais bien aise de vous voir entreprendre ce garçon,--discrètement,
s'entend,--devant sa cousine; cela ne peut produire qu'un bon
effet;--faites-le parler un peu latin,--non pas précisément pendant le
dîner, cela deviendrait fastidieux, et quant à moi, je n'y comprends
rien;--mais au dessert,--entendez-vous?

MAÎTRE BRIDAINE.

Si vous n'y comprenez rien, monseigneur, il est probable que votre nièce
est dans le même cas.

LE BARON.

Raison de plus; ne voulez-vous pas qu'une femme admire ce qu'elle
comprend? D'où sortez-vous, Bridaine? Voilà un raisonnement qui fait
pitié.

[MAÎTRE BRIDAINE.

Je connais peu les femmes; mais il me semble qu'il est difficile qu'on
admire ce qu'on ne comprend pas.

LE BARON.

Je les connais, Bridaine, je connais ces êtres charmants et
indéfinissables. Soyez persuadé qu'elles aiment à avoir de la poudre
dans les yeux, et que plus on leur en jette, plus elles les
écarquillent, afin d'en gober davantage.]

      _Perdican entre d'un côté, Camille de l'autre._

Bonjour, mes enfants; bonjour, ma chère Camille, mon cher Perdican!
embrassez-moi, et embrassez-vous.

PERDICAN.

Bonjour, mon père, ma sœur bien-aimée! Quel bonheur! que je suis
heureux!

CAMILLE.

Mon père et mon cousin, je vous salue.

PERDICAN.

Comme te voilà grande, Camille! et belle comme le jour.

LE BARON.

Quand as-tu quitté Paris, Perdican?

PERDICAN.

Mercredi, je crois, ou mardi. Comme te voilà métamorphosée en femme! Je
suis donc un homme, moi? Il me semble que c'est hier que je t'ai vue pas
plus haute que cela.

LE BARON.

Vous devez être fatigués; la route est longue, et il fait chaud.

PERDICAN.

Oh! mon Dieu, non. Regardez donc, mon père, comme Camille est jolie!

LE BARON.

Allons, Camille, embrasse ton cousin.

CAMILLE.

Excusez-moi.

LE BARON.

Un compliment vaut un baiser; embrasse-la, Perdican.

PERDICAN.

Si ma cousine recule quand je lui tends la main, je vous dirai à mon
tour: Excusez-moi; l'amour peut voler un baiser, mais non pas l'amitié.

CAMILLE.

L'amitié ni l'amour ne doivent recevoir que ce qu'ils peuvent rendre.

LE BARON, _à maître Bridaine_.

Voilà un commencement de mauvais augure, hé?

MAÎTRE BRIDAINE, _au baron_.

Trop de pudeur est sans doute un défaut; mais le mariage lève bien des
scrupules.

LE BARON, _à maître Bridaine_.

Je suis choqué,--blessé.--Cette réponse m'a déplu.--_Excusez-moi!_
Avez-vous vu qu'elle a fait mine de se signer?--Venez ici, que je vous
parle.--Cela m'est pénible au dernier point. Ce moment, qui devait
m'être si doux, est complètement gâté.--Je suis vexé, piqué.--Diable!
voilà qui est fort mauvais.

MAÎTRE BRIDAINE.

Dites-leur quelques mots; les voilà qui se tournent le dos.

LE BARON.

Eh bien! mes enfants, à quoi pensez-vous donc? Que fais-tu là, Camille,
devant cette tapisserie?

CAMILLE, _regardant un tableau_.

Voilà un beau portrait, mon oncle! N'est-ce pas une grand'tante à nous?

LE BARON.

Oui, mon enfant, c'est ta bisaïeule,--ou du moins la sœur de ton
bisaïeul,--car la chère dame n'a jamais concouru,--pour sa part, je
crois, autrement qu'en prières,--à l'accroissement de la
famille.--C'était, ma foi, une sainte femme.

CAMILLE.

Oh! oui, une sainte! c'est ma grand'tante Isabelle. Comme ce costume
religieux lui va bien!

LE BARON.

Et toi, Perdican, que fais-tu là devant ce pot de fleurs?

PERDICAN.

Voilà une fleur charmante, mon père. C'est un héliotrope.

LE BARON.

Te moques-tu? elle est grosse comme une mouche.

PERDICAN.

Cette petite fleur grosse comme une mouche a bien son prix.

MAÎTRE BRIDAINE.

Sans doute! le docteur a raison. Demandez-lui à quel sexe, à quelle
classe elle appartient, de quels éléments elle se forme, d'où lui
viennent sa sève et sa couleur; il vous ravira en extase en vous
détaillant les phénomènes de ce brin d'herbe, depuis la racine jusqu'à
la fleur.

PERDICAN.

Je n'en sais pas si long, mon révérend. Je trouve qu'elle sent bon,
voilà tout.


SCÈNE III

[_Devant le château._]

[_Entre_ LE CHŒUR.]

[Plusieurs choses me divertissent et excitent ma curiosité. Venez, mes
amis, et asseyons-nous sous ce noyer. Deux formidables dîneurs sont en
ce moment en présence au château, maître Bridaine et maître Blazius.
N'avez-vous pas fait une remarque? c'est que lorsque deux hommes à peu
près pareils, également gros, également sots, ayant les mêmes vices et
les mêmes passions, viennent par hasard à se rencontrer, il faut
nécessairement qu'ils s'adorent ou qu'ils s'exècrent. Par la raison que
les contraires s'attirent, qu'un homme grand et desséché aimera un homme
petit et rond, que les blonds recherchent les bruns, et réciproquement,
je prévois une lutte secrète entre le gouverneur et le curé. Tous deux
sont armés d'une égale impudence; tous deux ont pour ventre un tonneau;
non seulement ils sont gloutons, mais ils sont gourmets; tous deux se
disputeront, à dîner, non seulement la quantité, mais la qualité. Si le
poisson est petit, comment faire? et dans tous les cas une langue de
carpe ne peut se partager, et une carpe ne peut avoir deux langues.
_Item_, tous deux sont bavards; mais à la rigueur ils peuvent parler
ensemble sans s'écouter ni l'un ni l'autre. Déjà maître Bridaine a voulu
adresser au jeune Perdican plusieurs questions pédantes, et le
gouverneur a froncé le sourcil. Il lui est désagréable qu'un autre que
lui semble mettre son élève à l'épreuve. _Item_, ils sont aussi
ignorants l'un que l'autre. _Item_, ils sont prêtres tous deux; l'un se
targuera de sa cure, l'autre se rengorgera dans sa charge de gouverneur.
Maître Blazius confesse le fils, et maître Bridaine le père. Déjà je les
vois accoudés sur la table, les joues enflammées, les yeux à fleur de
tête, secouer pleins de haine leurs triples mentons. Ils se regardent de
la tête aux pieds, ils préludent par de légères escarmouches; bientôt la
guerre se déclare; les cuistreries de toute espèce se croisent et
s'échangent, et, pour comble de malheur, entre les deux ivrognes s'agite
dame Pluche, qui les repousse l'un et l'autre de ses coudes affilés.

Maintenant que voilà le dîner fini, on ouvre la grille du château. C'est
la compagnie qui sort; retirons-nous à l'écart.

      _Ils sortent.--Entrent le baron et dame Pluche._

LE BARON.

Vénérable Pluche, je suis peiné.

DAME PLUCHE.

Est-il possible, monseigneur?

LE BARON.

Oui, Pluche, cela est possible. J'avais compté depuis
longtemps,--j'avais même écrit, noté,--sur mes tablettes de poche,--que
ce jour devait être le plus agréable de mes jours,--oui, bonne dame, le
plus agréable.--Vous n'ignorez pas que mon dessein était de marier mon
fils avec ma nièce;--cela était résolu,--convenu,--j'en avais parlé à
Bridaine,--et je vois, je crois voir, que ces enfants se parlent
froidement; ils ne se sont pas dit un mot.

DAME PLUCHE.

Les voilà qui viennent, monseigneur. Sont-ils prévenus de vos projets?

LE BARON.

Je leur en ai touché quelques mots en particulier. Je crois qu'il serait
bon, puisque les voilà réunis, de nous asseoir sous cet ombrage propice,
et de les laisser ensemble un instant.]

      [_Il se retire avec dame Pluche.--Entrent Camille et Perdican._]

PERDICAN.

Sais-tu que cela n'a rien de beau, Camille, de m'avoir refusé un baiser?

CAMILLE.

Je suis comme cela; c'est ma manière.

PERDICAN.

Veux-tu mon bras pour faire un tour dans le village?

CAMILLE.

Non, je suis lasse.

PERDICAN.

Cela ne te ferait pas plaisir de revoir la prairie? Te souviens-tu de
nos parties sur le bateau? Viens, nous descendrons jusqu'aux moulins; je
tiendrai les rames, et toi le gouvernail.

CAMILLE.

Je n'en ai nulle envie.

PERDICAN.

Tu me fends l'âme. Quoi! pas un souvenir, Camille? pas un battement de
cœur pour notre enfance, pour tout ce pauvre temps passé, si bon, si
doux, si plein de niaiseries délicieuses? Tu ne veux pas venir voir le
sentier par où nous allions à la ferme?

CAMILLE.

Non, pas ce soir.

PERDICAN.

Pas ce soir! et quand donc? Toute notre vie est là.

CAMILLE.

Je ne suis pas assez jeune pour m'amuser de mes poupées, ni assez
vieille pour aimer le passé.

PERDICAN.

Comment dis-tu cela?

CAMILLE.

Je dis que les souvenirs d'enfance ne sont pas de mon goût.

PERDICAN.

Cela t'ennuie?

CAMILLE.

Oui, cela m'ennuie.

PERDICAN.

Pauvre enfant! Je te plains sincèrement.

      _Ils sortent chacun de leur côté._

LE BARON, _rentrant avec dame Pluche_.

Vous le voyez, et vous l'entendez, excellente Pluche; je m'attendais à
la plus suave harmonie, et il me semble assister à un concert où le
violon joue: _Mon cœur soupire_, pendant que la flûte joue _Vive
Henri IV_. Songez à la discordance affreuse qu'une pareille combinaison
produirait. Voilà pourtant ce qui se passe dans mon cœur.

DAME PLUCHE.

Je l'avoue; il m'est impossible de blâmer Camille, et rien n'est de plus
mauvais ton, à mon sens, que les parties de bateau.

LE BARON.

Parlez-vous sérieusement?

DAME PLUCHE.

Seigneur, une jeune fille qui se respecte ne se hasarde pas sur les
pièces d'eau.

LE BARON.

Mais observez donc, dame Pluche, que son cousin doit l'épouser, et que
dès lors...

DAME PLUCHE.

Les convenances défendent de tenir un gouvernail, et il est malséant de
quitter la terre ferme seule avec un jeune homme.

LE BARON.

Mais je répète,... je vous dis...

DAME PLUCHE.

C'est là mon opinion.

LE BARON.

Êtes-vous folle? En vérité, vous me feriez dire... Il y a certaines
expressions que je ne veux pas,... qui me répugnent... Vous me donnez
envie... En vérité, si je ne me retenais... Vous êtes une pécore,
Pluche! je ne sais que penser de vous.[6]

      _Il sort._


SCÈNE IV

[_Une place._]

LE CHŒUR, PERDICAN.


PERDICAN.

Bonjour, mes amis. Me reconnaissez-vous?

LE CHŒUR.

Seigneur, vous ressemblez à un enfant que nous avons beaucoup aimé.

PERDICAN.

N'est-ce pas vous qui m'avez porté sur votre dos pour passer les
ruisseaux de vos prairies, vous qui m'avez fait danser sur vos genoux,
qui m'avez pris en croupe sur vos chevaux robustes, qui vous êtes serrés
quelquefois autour de vos tables pour me faire une place au souper de la
ferme?

LE CHŒUR.

Nous nous en souvenons, seigneur. Vous étiez bien le plus mauvais
garnement et le meilleur garçon de la terre.

PERDICAN.

Et pourquoi donc alors ne m'embrassez-vous pas, au lieu de me saluer
comme un étranger?

LE CHŒUR.

Que Dieu te bénisse, enfant de nos entrailles! Chacun de nous voudrait
te prendre dans ses bras, mais nous sommes vieux, monseigneur, et vous
êtes un homme.

PERDICAN.

Oui, il y a dix ans que je ne vous ai vus, et en un jour tout change
sous le soleil. Je me suis élevé de quelques pieds vers le ciel, et vous
vous êtes courbés de quelques pouces vers le tombeau. Vos têtes ont
blanchi, vos pas sont devenus plus lents; vous ne pouvez plus soulever
de terre votre enfant d'autrefois. C'est donc à moi d'être votre père, à
vous qui avez été les miens.

LE CHŒUR.

Votre retour est un jour plus heureux que votre naissance. Il est plus
doux de retrouver ce qu'on aime que d'embrasser un nouveau-né.

PERDICAN.

Voilà donc ma chère vallée! mes noyers, mes sentiers verts, ma petite
fontaine! voilà mes jours passés encore tout pleins de vie, voilà le
monde mystérieux des rêves de mon enfance! Ô patrie! patrie, mot
incompréhensible! l'homme n'est-il donc né que pour un coin de terre,
pour y bâtir son nid et pour y vivre un jour?

LE CHŒUR.

On nous a dit que vous êtes un savant, monseigneur.

PERDICAN.

Oui, on me l'a dit aussi. Les sciences sont une belle chose, mes
enfants; ces arbres et ces prairies enseignent à haute voix la plus
belle de toutes, l'oubli de ce qu'on sait.

LE CHŒUR.

Il s'est fait plus d'un changement pendant votre absence. Il y a des
filles mariées et des garçons partis pour l'armée.

PERDICAN.

Vous me conterez tout cela. Je m'attends bien à du nouveau; mais en
vérité je n'en veux pas encore. Comme ce lavoir est petit! autrefois il
me paraissait immense; j'avais emporté dans ma tête un océan et des
forêts, et je retrouve une goutte d'eau et des brins d'herbe. Quelle est
donc cette jeune fille [qui chante à sa croisée derrière ces arbres?]

LE CHŒUR.

C'est Rosette, la sœur de lait de votre cousine Camille.[7]

PERDICAN, _s'avançant_.

[Descends vite, Rosette, et viens ici.

ROSETTE, _entrant_.

Oui, monseigneur.

PERDICAN.

Tu me voyais de ta fenêtre, et tu ne venais pas,] méchante fille?
Donne-moi vite cette main-là, et ces joues-là, que je t'embrasse.

ROSETTE.

Oui, monseigneur.

PERDICAN.

Es-tu mariée, petite? on m'a dit que tu l'étais.

ROSETTE.

Oh! non.

PERDICAN.

Pourquoi? Il n'y a pas dans le village de plus jolie fille que toi. Nous
te marierons, mon enfant.

LE CHŒUR.

Monseigneur, elle veut mourir fille.

PERDICAN.

Est-ce vrai, Rosette?

ROSETTE.

Oh! non.

PERDICAN.

Ta sœur Camille est arrivée. L'as-tu vue?

ROSETTE.

Elle n'est pas encore venue par ici.

PERDICAN.

Va-t'en vite mettre ta robe neuve, et viens souper au château.[8]


SCÈNE V

[_Une salle._]

_Entrent_ LE BARON ET MAÎTRE BLAZIUS.


MAÎTRE BLAZIUS.

Seigneur, j'ai un mot à vous dire; le curé de la paroisse est un
ivrogne.

LE BARON.

Fi donc! cela ne se peut pas.

MAÎTRE BLAZIUS.

J'en suis certain; il a bu à dîner trois bouteilles de vin.

LE BARON.

Cela est exorbitant.

MAÎTRE BLAZIUS.

Et en sortant de table il a marché sur les plates-bandes.

LE BARON.

Sur les plates-bandes?--Je suis confondu.--Voilà qui est étrange!--Boire
trois bouteilles de vin à dîner! marcher sur les plates-bandes! c'est
incompréhensible. Et pourquoi ne marchait-il pas dans l'allée?

MAÎTRE BLAZIUS.

Parce qu'il allait de travers.

LE BARON, _à part_.

Je commence à croire que Bridaine avait raison ce matin. Ce Blazius sent
le vin d'une manière horrible.

MAÎTRE BLAZIUS.

De plus il a mangé beaucoup; sa parole était embarrassée.

LE BARON.

Vraiment, je l'ai remarqué aussi.

MAÎTRE BLAZIUS.

Il a lâché quelques mots latins; c'étaient autant de solécismes.
Seigneur, c'est un homme dépravé.

LE BARON, _à part_.

[Pouah! ce Blazius a une odeur qui est intolérable.]

      _Haut_

--Apprenez, gouverneur, que j'ai bien autre chose en tête, et que je ne
me mêle jamais de ce qu'on boit ni de ce qu'on mange. Je ne suis pas un
majordome.

MAÎTRE BRIDAINE.

À Dieu ne plaise que je vous déplaise, monsieur le baron. Votre vin est
bon.

LE BARON.

Il y a de bon vin dans mes caves.

MAÎTRE BRIDAINE, _entrant_.

Seigneur, votre fils est sur la place, suivi de tous les polissons du
village.

LE BARON.

Cela est impossible.

MAÎTRE BRIDAINE.

Je l'ai vu de mes propres yeux. Il ramassait des cailloux pour faire des
ricochets.

LE BARON.

Des ricochets? ma tête s'égare; voilà mes idées qui se bouleversent.
Vous me faites un rapport insensé, Bridaine. Il est inouï qu'un docteur
fasse des ricochets.

MAÎTRE BRIDAINE.

Mettez-vous à la fenêtre, monseigneur, vous le verrez de vos propres
yeux.

LE BARON, _à part_.

Ô ciel! Blazius a raison; Bridaine va de travers.

MAÎTRE BRIDAINE.

Regardez, monseigneur, le voilà au bord du lavoir. Il tient sous le bras
une jeune paysanne.

LE BARON.

Une jeune paysanne? Mon fils vient-il ici pour débaucher mes vassales?
Une paysanne sous le bras! et tous les gamins du village autour de lui!
Je me sens hors de moi.

MAÎTRE BRIDAINE.

Cela crie vengeance.

LE BARON.

Tout est perdu!--perdu sans ressource!--Je suis perdu: Bridaine va de
travers, Blazius sent le vin à faire horreur, et mon fils séduit toutes
les filles du village en faisant des ricochets!

      _Il sort._

FIN DE L'ACTE PREMIER.



ACTE DEUXIÈME


SCÈNE PREMIÈRE.

[_Un jardin._]

[_Entrent_ MAÎTRE BLAZIUS ET PERDICAN.]


[MAÎTRE BLAZIUS.

Seigneur, votre père est au désespoir.

PERDICAN.

Pourquoi cela?

MAÎTRE BLAZIUS.

Vous n'ignorez pas qu'il avait formé le projet de vous unir à votre
cousine Camille?

PERDICAN.

Eh bien?--Je ne demande pas mieux.

MAÎTRE BLAZIUS.

Cependant le baron croit remarquer que vos caractères ne s'accordent
pas.

PERDICAN.

Cela est malheureux; je ne puis refaire le mien.

MAÎTRE BLAZIUS.

Rendrez-vous par là ce mariage impossible?]

PERDICAN.

Je vous répète que je ne demande pas mieux que d'épouser Camille. Allez
trouver le baron et dites-lui cela.

MAÎTRE BLAZIUS.

Seigneur, je me retire: voilà votre cousine qui vient de ce côté.

      _Il sort.--Entre Camille._

PERDICAN.

Déjà levée, cousine? J'en suis toujours pour ce que je t'ai dit hier; tu
es jolie comme un cœur.

CAMILLE.

Parlons sérieusement,] Perdican; votre père veut nous marier. Je ne sais
ce que vous en pensez; mais je crois bien faire en vous prévenant que
mon parti est pris là-dessus.

PERDICAN.

Tant pis pour moi si je vous déplais.

CAMILLE.

Pas plus qu'un autre, je ne veux pas me marier; il n'y a rien là dont
votre orgueil puisse souffrir.

PERDICAN.

L'orgueil n'est pas mon fait; je n'en estime ni les joies ni les peines.

CAMILLE.

Je suis venue ici pour recueillir le bien de ma mère; je retourne demain
au couvent.

PERDICAN.

Il y a de la franchise dans ta démarche; touche là, et soyons bons amis.

CAMILLE.

Je n'aime pas les attouchements.

PERDICAN, _lui prenant la main_.

Donne-moi ta main, Camille, je t'en prie. Que crains-tu de moi? Tu ne
veux pas qu'on nous marie? eh bien! ne nous marions pas; est-ce une
raison pour nous haïr? ne sommes-nous pas le frère et la sœur?
Lorsque ta mère a ordonné ce mariage dans son testament, elle a voulu
que notre amitié fût éternelle, voila tout ce qu'elle a voulu. Pourquoi
nous marier? voilà ta main et voilà la mienne; et pour qu'elles restent
unies ainsi jusqu'au dernier soupir, [crois-tu qu'il nous faille un
prêtre?] Nous n'avons besoin que de Dieu.

CAMILLE.

Je suis bien aise que mon refus vous soit indifférent.

PERDICAN.

Il ne m'est point indifférent, Camille. Ton amour m'eût donné la vie,
mais ton amitié m'en consolera. Ne quitte pas le château demain; [hier,]
tu as refusé de faire un tour de jardin, parce que tu voyais en moi un
mari dont tu ne voulais pas. Reste ici quelques jours, laisse-moi
espérer que notre vie passée n'est pas morte à jamais dans ton cœur.

CAMILLE.

Je suis obligée de partir.

PERDICAN.

Pourquoi?

CAMILLE.

C'est mon secret.

PERDICAN.

En aimes-tu un autre que moi?

CAMILLE.

Non; mais je veux partir.

PERDICAN.

Irrévocablement?

CAMILLE.

Oui, irrévocablement.

PERDICAN.

Eh bien! adieu. J'aurais voulu m'asseoir avec toi sous les marronniers
du petit bois, et causer de bonne amitié une heure ou deux. Mais si cela
te déplaît, n'en parlons plus; adieu, mon enfant.

      _Il sort._

CAMILLE, _à dame Pluche qui entre_.

Dame Pluche, tout est-il prêt? Partirons-nous demain? Mon tuteur a-t-il
fini ses comptes?

DAME PLUCHE.

Oui, chère colombe sans tache. Le baron m'a traitée de pécore [hier
soir,] et je suis enchantée de partir.

CAMILLE.

Tenez, voilà un mot d'écrit que vous porterez avant dîner, de ma part, à
mon cousin Perdican.

DAME PLUCHE.

Seigneur mon Dieu! est-ce possible? Vous écrivez un billet à un homme?

CAMILLE.

Ne dois-je pas être sa femme? Je puis bien écrire à mon fiancé.

DAME PLUCHE.

Le seigneur Perdican sort d'ici. Que pouvez-vous lui écrire? [Votre
fiancé, miséricorde! Serait-il vrai que vous oubliez Jésus?]

CAMILLE.

Faites ce que je vous dis, et disposez tout pour notre départ.

      _Elles sortent._


SCÈNE II

[_La salle à manger.--On met le couvert._]

_Entre_ MAÎTRE BRIDAINE.

Cela est certain, on lui donnera encore aujourd'hui la place d'honneur.
Cette chaise que j'ai occupée si longtemps à la droite du baron sera la
proie du gouverneur. Ô malheureux que je suis! un âne bâté, un ivrogne
sans pudeur, me relègue au bas bout de la table! Le majordome lui
versera le premier verre de malaga, et lorsque les plats arriveront à
moi, ils seront à moitié froids, et les meilleurs morceaux déjà avalés;
il ne restera plus autour des perdreaux ni choux ni carottes. [Ô sainte
Église catholique!] Qu'on lui ait donné cette place hier, cela se
concevait; il venait d'arriver; c'était la première fois, depuis nombre
d'années, qu'il s'asseyait à cette table. Dieu! comme il dévorait! Non,
rien ne me restera que des os et des pattes de poulet. Je ne souffrirai
pas cet affront. Adieu, vénérable fauteuil où je me suis renversé tant
de fois gorgé de mets succulents! Adieu, bouteilles cachetées; fumet
sans pareil de venaisons cuites à point! Adieu, table splendide, noble
salle à manger, [je ne dirai plus le bénédicité! Je retourne à ma cure;]
on ne me verra pas confondu parmi la foule des convives, et j'aime
mieux, comme César, être le premier au village que le second dans Rome.

      _Il sort._


SCÈNE III

_Un champ devant un petite maison._

_Entrent_ ROSETTE ET PERDICAN.


[PERDICAN.

Puisque ta mère n'y est pas, viens faire un tour de promenade.]

ROSETTE.

[9]Croyez-vous que cela me fasse du bien, tous ces baisers que vous me
donnez?

PERDICAN.

Quel mal y trouves-tu? Je t'embrasserais devant ta mère. N'es-tu pas la
sœur de Camille? ne suis-je pas ton frère comme je suis le sien?

ROSETTE.

Des mots sont des mots et des baisers sont des baisers. Je n'ai guère
d'esprit, et je m'en aperçois bien sitôt que je veux dire quelque chose.
Les belles dames savent leur affaire, selon qu'on leur baise la [main
droite ou la main gauche; [leurs pères les embrassent sur le front,
leurs frères sur la joue, leurs amoureux sur les lèvres;] moi, tout le
monde m'embrasse sur les deux joues, et cela me chagrine.

PERDICAN.

Que tu es jolie, mon enfant!

ROSETTE.

Il ne faut pas non plus vous fâcher pour cela. Comme vous paraissez
triste ce matin! Votre mariage est donc manqué?

PERDICAN.

Les paysans de ton village se souviennent de m'avoir aimé; les chiens de
la basse-cour et les arbres du bois s'en souviennent aussi; mais Camille
ne s'en souvient pas. Et toi, Rosette, à quand le mariage?

ROSETTE.

Ne parlons pas de cela, voulez-vous? Parlons du temps qu'il fait, de ces
fleurs que voilà, de vos chevaux et de mes bonnets.

PERDICAN.

De tout ce qui te plaira, de tout ce qui peut passer sur les lèvres sans
leur ôter ce sourire céleste que je respecte plus que ma vie.

      _Il l'embrasse._

ROSETTE.

Vous respectez mon sourire, mais vous ne respectez guère mes lèvres, à
ce qu'il me semble. Regardez donc; voilà une goutte de pluie qui me
tombe sur la main, et cependant le ciel est pur.

PERDICAN.

Pardonne-moi.

ROSETTE.

Que vous ai-je fait, pour que vous pleuriez?[10]

      _Ils sortent._


SCÈNE IV

[_Au château._]

_Entrent_ MAÎTRE BLAZIUS ET LE BARON.


MAÎTRE BLAZIUS.

Seigneur, j'ai une chose singulière à vous dire. Tout à l'heure, j'étais
par hasard dans l'office, je veux dire dans la galerie: qu'aurais-je été
faire dans l'office? J'étais donc dans la galerie. J'avais trouvé par
accident une bouteille, je veux dire une carafe d'eau: comment aurais-je
trouvé une bouteille dans la galerie? J'étais donc en train de boire un
coup de vin, je veux dire un verre d'eau, pour passer le temps, et je
regardais par la fenêtre, entre deux vases de fleurs qui me paraissaient
d'un goût moderne, bien qu'ils soient imités de l'étrusque.

LE BARON.

Quelle insupportable manière de parler vous avez adoptée, Blazius! vos
discours sont inexplicables.

[MAÎTRE BLAZIUS.

Écoutez-moi, seigneur, prêtez-moi un moment d'attention. Je regardais
donc par la fenêtre. Ne vous impatientez pas, au nom du ciel! il y va de
l'honneur de la famille.

LE BARON.

De la famille! voilà qui est incompréhensible. De l'honneur de la
famille, Blazius! Savez-vous que nous sommes trente-sept mâles, et
presque autant de femmes, tant à Paris qu'en province?]

MAÎTRE BLAZIUS.

Permettez-moi de continuer. Tandis que je buvais un coup de vin, je veux
dire un verre d'eau, pour hâter la digestion tardive, imaginez que j'ai
vu passer sous la fenêtre dame Pluche hors d'haleine.

LE BARON.

Pourquoi hors d'haleine, Blazius? ceci est insolite.

MAÎTRE BLAZIUS.

Et à côté d'elle, rouge de colère, votre nièce Camille.

LE BARON.

Qui était rouge de colère, ma nièce ou dame Pluche?

MAÎTRE BLAZIUS.

Votre nièce, seigneur.

LE BARON.

Ma nièce rouge de colère! Cela est inouï! Et comment savez-vous que
c'était de colère? Elle pouvait être rouge pour mille raisons; elle
avait sans doute poursuivi quelques papillons dans mon parterre.

MAÎTRE BLAZIUS.

Je ne puis rien affirmer là-dessus; cela se peut; mais elle s'écriait
avec force: Allez-y! trouvez-le! faites ce qu'on vous dit! vous êtes une
sotte! je le veux! Et elle frappait avec son éventail sur le coude de
dame Pluche, qui faisait un soubresaut dans la luzerne à chaque
exclamation.

LE BARON.

Dans la luzerne?... Et que répondait la gouvernante aux extravagances de
ma nièce? car cette conduite mérite d'être qualifiée ainsi.

MAÎTRE BLAZIUS.

La gouvernante répondait: Je ne veux pas y aller! [Je ne l'ai pas
trouvé! Il fait la cour aux filles du village, à des gardeuses de
dindons.] Je suis trop vieille pour commencer à porter des messages
d'amour; grâce à Dieu, j'ai vécu les mains pures jusqu'ici;--et tout en
parlant elle froissait dans ses mains un petit papier plié en quatre.

LE BARON.

Je n'y comprends rien; mes idées s'embrouillent tout à fait. Quelle
raison pouvait avoir dame Pluche pour froisser un papier plié en quatre
en faisant des soubresauts dans une luzerne? [Je ne puis ajouter foi à
de pareilles monstruosités.]

MAÎTRE BLAZIUS.

Ne comprenez-vous pas clairement, seigneur, ce que cela signifiait?

LE BARON.

Non, en vérité, non, mon ami, je n'y comprends absolument rien. Tout
cela me paraît une conduite désordonnée, il est vrai, mais sans motif
comme sans excuse.

MAÎTRE BLAZIUS.

Cela veut dire que votre nièce a une correspondance secrète.

LE BARON.

Que dites-vous? Songez-vous de qui vous parlez? Pesez vos paroles,
[monsieur l'abbé.

MAÎTRE BLAZIUS.

Je les pèserais dans la balance céleste qui doit peser mon âme au
jugement dernier, que je n'y trouverais pas un mot qui sente la fausse
monnaie.] Votre nièce a une correspondance secrète.

LE BARON.

Mais songez donc, mon ami, que cela est impossible.

MAÎTRE BLAZIUS.

Pourquoi aurait-elle chargé sa gouvernante d'une lettre? Pourquoi
aurait-elle crié: _Trouvez-le!_ tandis que l'autre boudait et
rechignait?

LE BARON.

Et à qui était adressée cette lettre?

MAÎTRE BLAZIUS.

Voilà précisément le _hic_, monseigneur, _hic jacet lepus_. À qui était
adressée cette lettre? [à un homme qui fait la cour à une gardeuse de
dindons. Or, un homme qui recherche en public une gardeuse de dindons
peut être soupçonné violemment d'être né pour les garder lui-même.
Cependant il est impossible que votre nièce, avec l'éducation qu'elle a
reçue, soit éprise d'un pareil homme; voilà ce que je dis, et ce qui
fait que je n'y comprends rien non plus que vous, révérence parler.]

LE BARON.

Ô ciel! ma nièce m'a déclaré ce matin même qu'elle refusait son cousin
Perdican. [Aimerait-elle un gardeur de dindons?] Passons dans mon
cabinet; j'ai éprouvé depuis hier des secousses si violentes, que je ne
puis rassembler mes idées.

      _Ils sortent._


SCÈNE V

_Une fontaine dans un bois._

_Entre_ PERDICAN, _lisant un billet_.

«Trouvez-vous à midi à la petite fontaine.» Que veut dire cela? tant de
froideur, un refus si positif, si cruel, un orgueil si insensible, et un
rendez-vous par-dessus tout? Si c'est pour me parler d'affaires,
pourquoi choisir un pareil endroit! Est-ce une coquetterie? Ce matin, en
me promenant avec Rosette, j'ai entendu remuer dans les broussailles, et
il m'a semblé que c'était un pas de biche. Y a-t-il ici quelque
intrigue?

      _Entre Camille._

CAMILLE.

Bonjour, cousin; j'ai cru m'apercevoir, à tort ou à raison, que vous me
quittiez tristement ce matin. Vous m'avez pris la main malgré moi, je
viens vous demander de me donner la vôtre. Je vous ai refusé un baiser,
le voilà.

      _Elle l'embrasse._

Maintenant, vous m'avez dit que vous seriez bien aise de causer de bonne
amitié. Asseyez-vous là, et causons.

      _Elle s'assoit._

PERDICAN.

Avais-je fait un rêve, ou en fais-je un autre en ce moment?

CAMILLE.

Vous avez trouvé singulier de recevoir un billet de moi, n'est-ce pas?
Je suis d'humeur changeante; mais vous m'avez dit ce matin un mot très
juste: «Puisque nous nous quittons, quittons-nous bons amis.» Vous ne
savez pas la raison pour laquelle je pars, et je viens vous la dire: je
vais prendre le voile.

PERDICAN.

Est-ce possible? Est-ce toi, Camille, que je vois dans cette fontaine,
assise sur les marguerites comme aux jours d'autrefois?

CAMILLE.

Oui, Perdican, c'est moi. Je viens revivre un quart d'heure de la vie
passée. Je vous ai paru brusque et hautaine; cela est tout simple, j'ai
renoncé au monde. Cependant, avant de le quitter, je serais bien aise
d'avoir votre avis. Trouvez-vous que j'aie raison de me faire
religieuse?

PERDICAN.

Ne m'interrogez pas là-dessus, car je ne me ferai jamais moine.

CAMILLE.

Depuis près de dix ans que nous avons vécu éloignés l'un de l'autre,
vous avez commencé l'expérience de la vie. Je sais quel homme vous êtes,
et vous devez avoir beaucoup appris en peu de temps avec un cœur et
un esprit comme les vôtres. Dites-moi, avez-vous eu des maîtresses?[11]

PERDICAN.

Pourquoi cela?

CAMILLE.

Répondez-moi, je vous en prie, sans modestie et sans fatuité.

PERDICAN.

J'en ai eu.

CAMILLE.

Les avez-vous aimées?

PERDICAN.

De tout mon cœur.

CAMILLE.

Où sont-elles maintenant? Le savez-vous?

PERDICAN.

Voilà, en vérité, des questions singulières. Que voulez-vous que je vous
dise? Je ne suis ni leur mari ni leur frère; elles sont allées où bon
leur a semblé.

CAMILLE.

Il doit nécessairement y en avoir une que vous ayez préférée aux autres.
Combien de temps avez-vous aimé celle que vous avez aimée le mieux?

PERDICAN.

Tu es une drôle de fille! Veux-tu te faire mon confesseur?[12]

CAMILLE.

C'est une grâce que je vous demande, de me répondre sincèrement. [Vous
n'êtes point un libertin, et] je crois que votre cœur a de la
probité. Vous avez dû inspirer l'amour, car vous le méritez, [et vous
ne vous seriez pas livré à un caprice.] Répondez-moi, je vous en prie.

PERDICAN.

Ma foi, je ne m'en souviens pas.

CAMILLE.

Connaissez-vous un homme qui n'ait aimé qu'une femme?

PERDICAN.

Il y en a certainement.

CAMILLE.

Est-ce un de vos amis? Dites-moi son nom.

PERDICAN.

Je n'ai pas de nom à vous dire, mais je crois qu'il y a des hommes
capables de n'aimer qu'une fois.

CAMILLE.

Combien de fois un honnête homme peut-il aimer?

PERDICAN.

Veux-tu me faire réciter une litanie, ou récites-tu toi-même un
catéchisme?

CAMILLE.

[Je voudrais m'instruire, et savoir si j'ai tort ou raison de me faire
religieuse. Si je vous épousais, ne devriez-vous pas répondre avec
franchise à toutes mes questions, et me montrer votre cœur à nu? Je
vous estime beaucoup, et je vous crois, par votre éducation et par votre
nature, supérieur à beaucoup d'autres hommes.] Je suis fâchée que vous
ne vous souveniez plus de ce que je vous demande; [peut-être en vous
connaissant mieux je m'enhardirais.]

PERDICAN.

Où veux-tu en venir? parle; je répondrai.

CAMILLE.

Répondez donc à ma première question. Ai-je raison de rester au couvent?

PERDICAN.

Non.

CAMILLE.

Je ferais donc mieux de vous épouser?

PERDICAN.

Oui.

CAMILLE.

[Si le curé de votre paroisse soufflait sur un verre d'eau, et vous
disait que c'est un verre de vin, le boiriez-vous comme tel?

PERDICAN.

Non.

CAMILLE.

Si le curé de votre paroisse soufflait sur vous, et me disait que vous
m'aimerez toute votre vie, aurais-je raison de le croire?

PERDICAN.

Oui et non.]

CAMILLE.

[13]Que me conseilleriez-vous de faire le jour où je verrais que vous ne
m'aimez plus?

[PERDICAN.

De prendre un amant.

CAMILLE.

Que ferai-je ensuite le jour où mon amant ne m'aimera plus?

PERDICAN.

Tu en prendras un autre.

CAMILLE.

Combien de temps cela durera-t-il?

PERDICAN.

Jusqu'à ce que tes cheveux soient gris, et alors les miens seront
blancs.

CAMILLE.

Savez-vous ce que c'est que les cloîtres, Perdican? Vous êtes-vous
jamais assis un jour entier sur le banc d'un monastère de femmes?

PERDICAN.

Oui, je m'y suis assis.]

CAMILLE.

J'ai pour amie une sœur qui n'a que trente ans, et qui a eu cinq cent
mille livres de revenu à l'âge de quinze ans. C'est la plus belle et la
plus noble créature qui ait marché sur terre. Elle [était pairesse du
parlement, et] avait pour mari un des hommes les plus distingués de
France. Aucune des nobles facultés humaines n'était restée sans culture
en elle, et, comme un arbrisseau d'une sève choisie, tous ses bourgeons
avaient donné des ramures. Jamais l'amour et le bonheur ne poseront leur
couronne fleurie sur un front plus beau. Son mari l'a trompée; elle a
aimé un autre homme, et elle se meurt de désespoir.

PERDICAN.

Cela est possible.

CAMILLE.

Nous habitons la même cellule, et j'ai passé des nuits entières à parler
de ses malheurs; ils sont presque devenus les miens; cela est singulier,
n'est-ce pas? Je ne sais trop comment cela se fait. Quand elle me
parlait de son mariage, quand elle me peignait d'abord l'ivresse des
premiers jours, puis la tranquillité des autres, et comme enfin tout
s'était envolé; comme elle était assise le soir au coin du feu, et lui
auprès de la fenêtre, sans se dire un seul mot; comme leur amour avait
langui, et comme tous les efforts pour se rapprocher n'aboutissaient
qu'à des querelles; comme une figure étrangère est venue peu à peu se
placer entre eux et se glisser dans leurs souffrances; c'était moi que
je voyais agir tandis qu'elle parlait. Quand elle disait: Là, j'ai été
heureuse, mon cœur bondissait; et quand elle ajoutait: Là, j'ai
pleuré, mes larmes coulaient. Mais figurez-vous quelque chose de plus
singulier encore; [j'avais fini par me créer une vie imaginaire; cela a
duré quatre ans; il est inutile de vous dire par combien de réflexions,
de retours sur moi-même, tout cela est venu. Ce que je voulais vous
raconter comme une curiosité,] c'est que tous les récits de Louise,
toutes les fictions de mes rêves portaient votre ressemblance.

PERDICAN.

Ma ressemblance, à moi?

CAMILLE.

Oui, et cela est naturel: vous étiez le seul homme que j'eusse connu. En
vérité, je vous ai aimé, Perdican.

PERDICAN.

Quel âge as-tu, Camille?

CAMILLE.

Dix-huit ans.

PERDICAN.

Continue, continue; j'écoute.

CAMILLE.

Il y a deux cents femmes dans notre couvent; un petit nombre de ces
femmes ne connaîtra jamais la vie, et tout le reste attend la mort. Plus
d'une parmi elles sont sorties du monastère comme j'en sors aujourd'hui,
vierges et pleines d'espérances. Elles sont revenues peu de temps après,
vieilles et désolées. [Tous les jours il en meurt dans nos dortoirs, et
tous les jours il en vient de nouvelles prendre la place des mortes sur
les matelas de crin. Les étrangers qui nous visitent admirent le calme
et l'ordre de la maison; ils regardent attentivement la blancheur de nos
voiles; mais ils se demandent pourquoi nous les rabaissons sur nos yeux.
Que pensez-vous de ces femmes, Perdican? Ont-elles tort ou ont-elles
raison?

PERDICAN.

Je n'en sais rien.

CAMILLE.

Il s'en est trouvé quelques-unes qui me conseillent de rester vierge. Je
suis bien aise de vous consulter. Croyez-vous que ces femmes-là auraient
mieux fait de prendre un amant et de me conseiller d'en faire autant?

PERDICAN.

Je n'en sais rien.

CAMILLE.

Vous aviez promis de me répondre.

PERDICAN.

J'en suis dispensé tout naturellement; je ne crois pas que ce soit toi
qui parles.

CAMILLE.

Cela se peut, il doit y avoir dans toutes mes idées des choses très
ridicules. Il se peut bien qu'on m'ait fait la leçon, et que je ne sois
qu'un perroquet mal appris. Il y a dans la galerie un petit tableau qui
représente un moine courbé sur un missel; à travers les barreaux obscurs
de sa cellule glisse un faible rayon de soleil, et on aperçoit une
locanda italienne, devant laquelle danse un chevrier. Lequel de ces deux
hommes estimez-vous davantage?

PERDICAN.

Ni l'un ni l'autre et tous les deux. Ce sont deux hommes de chair et
d'os; il y en a un qui lit et un autre qui danse; je n'y vois pas autre
chose. Tu as raison de te faire religieuse.

CAMILLE.

Vous me disiez non tout à l'heure.

PERDICAN.

Ai-je dit non? Cela est possible.

CAMILLE.

Ainsi vous me le conseillez?

PERDICAN.

Ainsi tu ne crois à rien?

CAMILLE.

Lève la tête, Perdican! quel est l'homme qui ne croit à rien?

PERDICAN, _se levant_.

En voilà un; je ne crois pas à la vie immortelle.--] Ma sœur chérie,
les religieuses t'ont donné leur expérience; mais, crois-moi, ce n'est
pas la tienne; tu ne mourras pas sans aimer.

CAMILLE.

Je veux aimer, mais je ne veux pas souffrir; je veux aimer d'un amour
éternel, et faire des serments qui ne se violent pas. [Voilà mon amant.

      _Elle montre son crucifix._

PERDICAN.

Cet amant-là n'exclut pas les autres.

CAMILLE.

Pour moi, du moins, il les exclura.] Ne souriez pas, Perdican! Il y a
dix ans que je ne vous ai vu, et je pars demain. Dans dix autres
années, si nous nous revoyons, nous en reparlerons. [J'ai voulu ne pas
rester dans votre souvenir comme une froide statue; car l'insensibilité
mène au point où j'en suis. Écoutez-moi;] retournez à la vie, et tant
que vous serez heureux, tant que vous aimerez comme on peut aimer sur la
terre, oubliez votre sœur Camille; mais s'il vous arrive jamais
d'être oublié ou d'oublier vous-même, si l'ange de l'espérance vous
abandonne, lorsque vous serez seul avec le vide dans le cœur, pensez
à moi qui prierai pour vous.

PERDICAN.

Tu es une orgueilleuse; prends garde à toi.

CAMILLE.

Pourquoi?

PERDICAN.

Tu as dix-huit ans, et tu ne crois pas à l'amour!

CAMILLE.

Y croyez-vous, vous qui parlez? vous voilà courbé près de moi avec des
genoux qui se sont usés sur les tapis de vos maîtresses, et vous n'en
savez plus le nom. [Vous avez pleuré des larmes de joie et des larmes de
désespoir; mais vous saviez que l'eau des sources est plus constante que
vos larmes, et qu'elle serait toujours là pour laver vos paupières
gonflées. Vous faites votre métier de jeune homme, et vous souriez quand
on vous parle de femmes désolées; vous ne croyez pas qu'on puisse mourir
d'amour, vous qui vivez et qui avez aimé. Qu'est-ce donc que le monde?
Il me semble que vous devez cordialement mépriser les femmes qui vous
prennent tel que vous êtes, et qui chassent leur dernier amant pour vous
attirer dans leurs bras avec les baisers d'un autre sur les lèvres.] Je
vous demandais tout à l'heure si vous aviez aimé; vous m'avez répondu
comme un voyageur à qui l'on demanderait s'il a été en Italie ou en
Allemagne, et qui dirait: Oui, j'y ai été; puis qui penserait à aller en
Suisse, ou dans le premier pays venu. Est-ce donc une monnaie que votre
amour, pour qu'il puisse passer ainsi de mains en mains jusqu'à la mort?
Non, ce n'est pas même une monnaie; car la plus mince pièce d'or vaut
mieux que vous, et dans quelques mains qu'elle passe, elle garde son
effigie.

PERDICAN.

Que tu es belle, Camille, lorsque tes yeux s'animent!

CAMILLE.

Oui, je suis belle, je le sais. Les complimenteurs ne m'apprendront
rien; la froide nonne qui coupera mes cheveux pâlira peut-être de sa
mutilation; mais ils ne se changeront pas en bagues et en chaînes pour
courir les boudoirs; [il n'en manquera pas un seul sur ma tête lorsque
le fer y passera; je ne veux qu'un coup de ciseau, et quand le prêtre
qui me bénira me mettra au doigt l'anneau d'or de mon époux céleste, la
mèche de cheveux que je lui donnerai pourra lui servir de manteau.]

PERDICAN.

Tu es en colère, en vérité.

CAMILLE.

J'ai eu tort de parler; j'ai ma vie entière sur les lèvres. Ô Perdican!
ne raillez pas, tout cela est triste à mourir.

PERDICAN.

Pauvre enfant, [je te laisse dire, et j'ai bien envie de répondre un
mot.] Tu me parles d'une religieuse qui me paraît avoir eu sur toi une
influence funeste; tu dis qu'elle a été trompée, qu'elle a trompé
elle-même et qu'elle est désespérée. Es-tu sûre que si son mari ou son
amant revenait lui tendre la main [à travers la grille du parloir,] elle
ne lui tendrait pas la sienne?

CAMILLE.

Qu'est-ce que vous dites? J'ai mal entendu.

PERDICAN.

Es-tu sûre que si son mari ou son amant revenait lui dire de souffrir
encore, elle répondrait non?

CAMILLE.

Je le crois.

[PERDICAN.

Il y a deux cents femmes dans ton monastère, et la plupart ont au fond
du cœur des blessures profondes; elles te les ont fait toucher, et
elles ont coloré ta pensée virginale des gouttes de leur sang. Elles ont
vécu, n'est-ce pas? et elles t'ont montré avec horreur la route de leur
vie; tu t'es signée devant leurs cicatrices, comme devant les plaies de
Jésus; elles t'ont fait une place dans leurs processions lugubres, et
tu te serres contre ces corps décharnés avec une crainte religieuse,
lorsque tu vois passer un homme. Es-tu sûre que si l'homme qui passe
était celui qui les a trompées, celui pour qui elles pleurent et elles
souffrent, celui qu'elles maudissent en priant Dieu, es-tu sûre qu'en le
voyant elles ne briseraient pas leurs chaînes pour courir à leurs
malheurs passés, et pour presser leurs poitrines sanglantes sur le
poignard qui les a meurtries? Ô mon enfant! sais-tu les rêves de ces
femmes qui te disent de ne pas rêver? Sais-tu quel nom elles murmurent
quand les sanglots qui sortent de leurs lèvres font trembler l'hostie
qu'on leur présente? Elles qui s'assoient près de toi avec leurs têtes
branlantes pour verser dans ton oreille leur vieillesse flétrie, elles
qui sonnent dans les ruines de ta jeunesse le tocsin de leur désespoir,
et font sentir à ton sang vermeil la fraîcheur de leurs tombes, sais-tu
qui elles sont?

CAMILLE.

Vous me faites peur; la colère vous prend aussi.]

PERDICAN.

Sais-tu ce que c'est que des nonnes, malheureuse fille? Elles qui te
représentent l'amour des hommes comme un mensonge, savent-elles qu'il y
a pis encore, le mensonge de l'amour divin? Savent-elles que c'est un
crime qu'elles font, de venir chuchoter à une vierge des paroles de
femme? Ah! comme elles t'ont fait la leçon! Comme j'avais prévu tout
cela quand tu t'es arrêtée devant le portrait de notre vieille tante!
Tu voulais partir sans me serrer la main; tu ne voulais revoir ni ce
bois, ni cette pauvre petite fontaine qui nous regarde toute en larmes;
tu reniais les jours de ton enfance, et le masque de plâtre que les
nonnes t'ont placé sur les joues me refusait un baiser de frère; mais
ton cœur a battu; il a oublié sa leçon, lui qui ne sait pas lire, et
tu es revenue t'asseoir sur l'herbe où nous voilà. [Eh bien! Camille,
ces femmes ont bien parlé; elles t'ont mise dans le vrai chemin; il
pourra m'en coûter le bonheur de ma vie; mais dis-leur cela de ma part:
le ciel n'est pas pour elles.

CAMILLE.

Ni pour moi, n'est-ce pas?

PERDICAN.]

Adieu, Camille, retourne à ton couvent, et lorsqu'on te fera de ces
récits hideux qui t'ont empoisonnée, réponds ce que je vais te dire:
Tous les hommes sont menteurs, inconstants, faux, bavards, hypocrites,
orgueilleux [ou lâches, méprisables et sensuels]; toutes les femmes sont
perfides, artificieuses, vaniteuses [, curieuses et dépravées]; le monde
n'est qu'un égout sans fond [où les phoques les plus informes rampent et
se tordent sur des montagnes de fange]; mais il y a au monde une chose
sainte et sublime, c'est l'union de deux de ces êtres si imparfaits [et
si affreux]. On est souvent trompé en amour, souvent blessé et souvent
malheureux; mais on aime, et quand on est sur le bord de sa tombe, on
se retourne pour regarder en arrière, et on se dit: J'ai souffert
souvent, je me suis trompé quelquefois, mais j'ai aimé. C'est moi qui ai
vécu, et non pas un être factice créé par mon orgueil et mon ennui.[14]

      _Il sort._

FIN DE L'ACTE DEUXIÈME.



ACTE TROISIÈME


SCÈNE PREMIÈRE

[_Devant le château._]

[_Entrent_ LE BARON ET MAÎTRE BLAZIUS.]


[LE BARON.

Indépendamment de votre ivrognerie, vous êtes un bélître, maître
Blazius. Mes valets vous voient entrer furtivement dans l'office, et
quand vous êtes convaincu d'avoir volé mes bouteilles de la manière la
plus pitoyable, vous croyez vous justifier en accusant ma nièce d'une
correspondance secrète.

MAÎTRE BLAZIUS.

Mais, monseigneur, veuillez vous rappeler...

LE BARON.

Sortez, monsieur l'abbé, et ne reparaissez jamais devant moi; il est
déraisonnable d'agir comme vous le faites, et ma gravité m'oblige à ne
vous pardonner de ma vie.

      _Il sort; maître Blazius le suit. Entre Perdican._

PERDICAN.

Je voudrais bien savoir si je suis amoureux. D'un côté, cette manière
d'interroger tant soit peu cavalière, pour une fille de dix-huit ans;
d'un autre, les idées que ces nonnes lui ont fourrées dans la tête
auront de la peine à se corriger. De plus, elle doit partir aujourd'hui.
Diable! je l'aime, cela est sûr. Après tout, qui sait? peut-être elle
répétait une leçon, et d'ailleurs il est clair qu'elle ne se soucie pas
de moi. D'une autre part, elle a beau être jolie, cela n'empêche pas
qu'elle n'ait des manières beaucoup trop décidées, et un ton trop
brusque. Je n'ai qu'à n'y plus penser; il est clair que je ne l'aime
pas. Cela est certain qu'elle est jolie; mais pourquoi cette
conversation d'hier ne veut-elle pas me sortir de la tête? En vérité,
j'ai passé la nuit à radoter. Où vais-je donc?--Ah! je vais au village.]

      _Il sort._


SCÈNE II

[_Un chemin._]


_Entre_ MAÎTRE BRIDAINE.

Que font-ils maintenant? Hélas! voilà midi.--Ils sont à table. Que
mangent-ils? que ne mangent-ils pas? J'ai vu la cuisinière traverser le
village avec un énorme dindon. L'aide portait les truffes, avec un
panier de raisin.

      _Entre maître Blazius._

MAÎTRE BLAZIUS.

Ô disgrâce imprévue! me voilà chassé du château, par conséquent de la
salle à manger. Je ne boirai plus le vin de l'office.

MAÎTRE BRIDAINE.

Je ne verrai plus fumer les plats; je ne chaufferai plus au feu de la
noble cheminée mon ventre copieux.

MAÎTRE BLAZIUS.

Pourquoi une fatale curiosité m'a-t-elle poussé à écouter le dialogue de
dame Pluche et de la nièce? Pourquoi ai-je rapporté au baron tout ce que
j'ai vu?

MAÎTRE BRIDAINE.

Pourquoi un vain orgueil m'a-t-il éloigné de ce dîner honorable, où
j'étais si bien accueilli? Que m'importait d'être à droite ou à gauche?

MAÎTRE BLAZIUS.

Hélas! j'étais gris, il faut en convenir, lorsque j'ai fait cette folie.

MAÎTRE BRIDAINE.

Hélas! le vin m'avait monté à la tête quand j'ai commis cette
imprudence.

MAÎTRE BLAZIUS.

Il me semble que voilà le curé.

MAÎTRE BRIDAINE.

C'est le gouverneur en personne.

MAÎTRE BLAZIUS.

Oh! oh! monsieur le curé, que faites-vous là?

MAÎTRE BRIDAINE.

Moi! je vais dîner. N'y venez-vous pas?

MAÎTRE BLAZIUS.

Pas aujourd'hui. Hélas! maître Bridaine, intercédez pour moi; le baron
m'a chassé. J'ai accusé faussement mademoiselle Camille d'avoir une
correspondance secrète, et cependant Dieu m'est témoin que j'ai vu ou
que j'ai cru voir dame Pluche dans la luzerne. Je suis perdu, monsieur
le curé.

MAÎTRE BRIDAINE.

Que m'apprenez-vous là?

MAÎTRE BLAZIUS.

Hélas! hélas! la vérité. Je suis en disgrâce complète pour avoir volé
une bouteille.

MAÎTRE BRIDAINE.

Que parlez-vous, messire, de bouteilles volées à propos d'une luzerne et
d'une correspondance?

MAÎTRE BLAZIUS.

Je vous supplie de plaider ma cause. Je suis honnête, seigneur Bridaine.
Ô digne seigneur Bridaine, je suis votre serviteur!

MAÎTRE BRIDAINE, _à part_.

Ô fortune! est-ce un rêve? Je serai donc assis sur toi, ô chaise
bienheureuse!

MAÎTRE BLAZIUS.

Je vous serai reconnaissant d'écouter mon histoire, et de vouloir bien
m'excuser, brave seigneur, cher curé.

MAÎTRE BRIDAINE.

Cela m'est impossible, monsieur; il est midi sonné, et je m'en vais
dîner. Si le baron se plaint de vous, c'est votre affaire. Je
n'intercède point pour un ivrogne.

      _À part._

Vite, volons à la grille; et toi, mon ventre, arrondis-toi.

      _Il sort en courant._

MAÎTRE BLAZIUS, _seul_.

Misérable Pluche, c'est toi qui payeras pour tous; oui, c'est toi qui es
la cause de ma ruine, femme déhontée, vile entremetteuse, c'est à toi
que je dois cette disgrâce. Ô sainte université de Paris! on me traite
d'ivrogne! Je suis perdu si je ne saisis une lettre, et si je ne prouve
au baron que sa nièce a une correspondance. Je l'ai vue ce matin écrire
à son bureau. Patience! voici du nouveau.

      _Passe dame Pluche portant une lettre._

Pluche, donnez-moi cette lettre.

DAME PLUCHE.

Que signifie cela? C'est une lettre de ma maîtresse que je vais mettre à
la poste au village.

MAÎTRE BLAZIUS.

Donnez-la-moi, ou vous êtes morte.

DAME PLUCHE.

Moi, morte! morte! [Marie, Jésus, vierge et martyr!]

MAÎTRE BLAZIUS.

Oui, morte, Pluche; donnez-moi ce papier.

      _Ils se battent. Entre Perdican._

PERDICAN.

Qu'y a-t-il? Que faites-vous, Blazius? Pourquoi violenter cette femme?

DAME PLUCHE.

Rendez-moi la lettre. Il me l'a prise, seigneur, justice!

MAÎTRE BLAZIUS.

[C'est une entremetteuse,] seigneur. Cette lettre est un billet doux.

DAME PLUCHE.

C'est une lettre de Camille, seigneur, de votre fiancée.

MAÎTRE BLAZIUS.

C'est un billet doux [à un gardeur de dindons].

DAME PLUCHE.

Tu en as menti, abbé. Apprends cela de moi.

PERDICAN.

Donnez-moi cette lettre; je ne comprends rien à votre dispute; mais, en
qualité de fiancé de Camille, je m'arroge le droit de la lire.

      _Il lit._

«À la sœur Louise, au couvent de ***.»

      [_À part._]

[Quelle maudite curiosité me saisit malgré moi! Mon cœur bat avec
force, et je ne sais ce que j'éprouve.] --Retirez-vous, dame Pluche;
vous êtes une digne femme et maître Blazius est un sot. Allez dîner; je
me charge de remettre cette lettre à la poste.

      _Sortent maître Blazius et dame Pluche._

PERDICAN, _seul_.

[Que ce soit un crime d'ouvrir une lettre, je le sais trop bien pour le
faire. Que peut dire Camille à cette sœur? Suis-je donc amoureux?
Quel empire a donc pris sur moi cette singulière fille, pour que les
trois mots écrits sur cette adresse me fassent trembler la main? Cela
est singulier; Blazius, en se débattant avec la dame Pluche, a fait
sauter le cachet. Est-ce un crime de rompre le pli? Bon, je n'y
changerai rien.]

      _Il ouvre la lettre et lit._

«Je pars aujourd'hui, ma chère, et tout est arrivé comme je l'avais
prévu. C'est une terrible chose; mais ce pauvre jeune homme a le
poignard dans le cœur; il ne se consolera pas de m'avoir perdue.
Cependant j'ai fait tout au monde pour le dégoûter de moi. Dieu me
pardonnera de l'avoir réduit au désespoir par mon refus. Hélas! ma
chère, que pouvais-je y faire? Priez pour moi; nous nous reverrons
demain, et pour toujours. Toute à vous du meilleur de mon âme.

                «CAMILLE.»

Est-il possible? Camille écrit cela! C'est de moi qu'elle parle ainsi!
Moi au désespoir de son refus! Eh! bon Dieu! si cela était vrai, on le
verrait bien; quelle honte peut-il y avoir à aimer? Elle a fait tout au
monde pour me dégoûter, dit-elle, et j'ai le poignard dans le cœur?
Quel intérêt peut-elle avoir à inventer un roman pareil? [Cette pensée
que j'avais cette nuit est-elle donc vraie?] Ô femmes! cette pauvre
Camille a peut-être une grande piété! c'est de bon cœur qu'elle se
donne à Dieu, mais elle a résolu et décrété qu'elle me laisserait au
désespoir. Cela était convenu entre les bonnes amies avant de partir du
couvent. On a décidé que Camille allait revoir son cousin, qu'on le lui
voudrait faire épouser, qu'elle refuserait, et que le cousin serait
désolé. Cela est si intéressant, une jeune fille qui fait à Dieu le
sacrifice du bonheur d'un cousin! Non, non, Camille, je ne t'aime pas,
je ne suis pas au désespoir, je n'ai pas le poignard dans le cœur, et
je te le prouverai. Oui, tu sauras que j'en aime une autre avant de
partir d'ici. Holà! brave homme!

      _Entre un paysan._

Allez au château; dites à la cuisine qu'on envoie un valet porter à
mademoiselle Camille le billet que voici.

      _Il écrit._

LE PAYSAN.

Oui, monseigneur.

      _Il sort._

PERDICAN.

Maintenant à l'autre. Ah! je suis au désespoir! Holà! Rosette, Rosette!

      _Il frappe à une porte._

ROSETTE, _ouvrant_.

C'est vous, monseigneur! Entrez, ma mère y est.

PERDICAN.

Mets ton plus beau bonnet, Rosette, et viens avec moi.

ROSETTE.

Où donc?

PERDICAN.

Je te le dirai; demande la permission à ta mère, mais dépêche-toi.

ROSETTE.

Oui, monseigneur.

      _Elle entre dans la maison._

PERDICAN.

J'ai demandé un nouveau rendez-vous à Camille, et je suis sûr qu'elle y
viendra; mais, par le ciel, elle n'y trouvera pas ce qu'elle compte y
trouver. Je veux faire la cour à Rosette devant Camille elle-même.


SCÈNE III

_Le petit bois._

_Entrent_ CAMILLE ET LE PAYSAN.


LE PAYSAN.

Mademoiselle, je vais au château porter une lettre pour vous; faut-il
que je vous la donne, ou que je la remette à la cuisine, comme me l'a
dit le seigneur Perdican?

CAMILLE.

Donne-la-moi.

LE PAYSAN.

Si vous aimez mieux que je la porte au château, ce n'est pas la peine de
m'attarder.

CAMILLE.

Je te dis de me la donner.

LE PAYSAN.

Ce qui vous plaira.

      _Il donne la lettre._

CAMILLE.

Tiens, voilà pour ta peine.

LE PAYSAN.

Grand merci; je m'en vais, n'est-ce pas?

CAMILLE.

Si tu veux.

LE PAYSAN.

Je m'en vais, je m'en vais.

      _Il sort._

CAMILLE, _lisant_.

Perdican me demande de lui dire adieu, avant de partir, près de la
petite fontaine [où je l'ai fait venir hier]. Que peut-il avoir à me
dire? Voilà justement la fontaine, et je suis toute portée. Dois-je
accorder ce second rendez-vous? Ah!

      _Elle se cache derrière un arbre._

Voilà Perdican qui approche avec Rosette, ma sœur de lait. Je
suppose qu'il va la quitter; je suis bien aise de ne pas avoir l'air
d'arriver la première.

      _Entrent Perdican et Rosette, qui s'assoient._

CAMILLE, _cachée, à part_.

Que veut dire cela? Il la fait asseoir près de lui? Me demande-t-il un
rendez-vous pour y venir causer avec une autre? Je suis curieuse de
savoir ce qu'il lui dit.

PERDICAN, _à haute voix, de manière que Camille l'entende_.

Je t'aime, Rosette! toi seule au monde tu n'as rien oublié de nos beaux
jours passés; toi seule tu te souviens de la vie qui n'est plus; prends
ta part de ma vie nouvelle; donne-moi ton cœur, chère enfant; voilà
le gage de notre amour.

      _Il lui pose sa chaîne sur le cou._

ROSETTE.

Vous me donnez votre chaîne d'or?

PERDICAN.

Regarde à présent cette bague. Lève-toi et approchons-nous de cette
fontaine. Nous vois-tu tous les deux, dans la source, appuyés l'un sur
l'autre? Vois-tu tes beaux yeux près des miens, ta main dans la mienne?
Regarde tout cela s'effacer.

      _Il jette sa bague dans l'eau._

Regarde comme notre image a disparu; la voilà qui revient peu à peu;
l'eau qui s'était troublée reprend son équilibre; elle tremble encore;
de grands cercles noirs courent à sa surface; patience, nous
reparaissons; déjà je distingue de nouveau tes bras enlacés dans les
miens; encore une minute, et il n'y aura plus une ride sur ton joli
visage; regarde! c'était une bague que m'avait donnée Camille.

CAMILLE, _à part_.

Il a jeté ma bague dans l'eau!

PERDICAN.

Sais-tu ce que c'est que l'amour, Rosette? Écoute! le vent se tait; la
pluie du matin roule en perles sur les feuilles séchées que le soleil
ranime. Par la lumière du ciel, par le soleil que voilà, je t'aime! Tu
veux bien de moi, n'est-ce pas? On n'a pas flétri ta jeunesse; on n'a
pas infiltré dans ton sang vermeil les restes d'un sang affadi? Tu ne
veux pas te faire religieuse; te voilà jeune et belle dans les bras d'un
jeune homme. Ô Rosette, Rosette! sais-tu ce que c'est que l'amour?

ROSETTE.

Hélas! monsieur le docteur, je vous aimerai comme je pourrai.

PERDICAN.

Oui, comme tu pourras; et tu m'aimeras mieux, tout docteur que je suis
et toute paysanne que tu es, que ces pâles statues [fabriquées par les
nonnes], qui ont la tête à la place du cœur, et qui sortent des
cloîtres pour venir répandre dans la vie l'atmosphère humide de leurs
cellules; tu ne sais rien; tu ne lirais pas dans un livre la prière que
ta mère t'apprend, comme elle l'a apprise de sa mère; tu ne comprends
même pas le sens des paroles que tu répètes, quand tu t'agenouilles au
pied de ton lit; mais tu comprends bien que tu pries, et c'est tout ce
qu'il faut à Dieu.

ROSETTE.

Comme vous me parlez, monseigneur!

PERDICAN.

Tu ne sais pas lire; mais tu sais ce que disent ces bois et ces
prairies, ces tièdes rivières, ces beaux champs couverts de moissons,
toute cette nature splendide de jeunesse. Tu reconnais tous ces milliers
de frères, et moi pour l'un d'entre eux; lève-toi, tu seras ma femme,
[et nous prendrons racine ensemble dans la sève du monde
tout-puissant].[15]

      _Il sort avec Rosette._


SCÈNE IV

[_Entre_ LE CHŒUR.]

[Il se passe assurément quelque chose d'étrange au château; Camille a
refusé d'épouser Perdican; elle doit retourner aujourd'hui au couvent
dont elle est venue. Mais je crois que le seigneur son cousin s'est
consolé avec Rosette. Hélas! la pauvre fille ne sait pas quel danger
elle court en écoutant les discours d'un jeune et galant seigneur.

DAME PLUCHE, _entrant_.

Vite, vite, qu'on selle mon âne!

LE CHŒUR.

Passerez-vous comme un songe léger, ô vénérable dame? Allez-vous si
promptement enfourcher derechef cette pauvre bête qui est si triste de
vous porter?

DAME PLUCHE.

Dieu merci, chère canaille, je ne mourrai pas ici.

LE CHŒUR.

Mourez au loin, Pluche, ma mie; mourez inconnue dans un caveau malsain.
Nous ferons des vœux pour votre respectable résurrection.

DAME PLUCHE.

Voici ma maîtresse qui s'avance.]

      [_À Camille qui entre._]

Chère Camille, tout est prêt pour notre départ; le baron a rendu ses
comptes, et mon âne est bâté.

CAMILLE.

Allez au diable, vous et votre âne! je ne partirai pas aujourd'hui.

      _Elle sort._

[LE CHŒUR.

Que veut dire ceci? Dame Pluche est pâle de terreur; ses faux cheveux
tentent de se hérisser, sa poitrine siffle avec force et ses doigts
s'allongent en se crispant.]

DAME PLUCHE.

Seigneur Jésus! Camille a juré!

      _Elle sort._


SCÈNE V

[/f _Entrent_ LE BARON ET MAÎTRE BRIDAINE.] f/


[MAÎTRE BRIDAINE.

Seigneur, il faut que je vous parle en particulier. Votre fils fait la
cour à une fille du village.

LE BARON.

C'est absurde, mon ami.

MAÎTRE BRIDAINE.

Je l'ai vu distinctement passer dans la bruyère en lui donnant le bras;
il se penchait à son oreille et lui promettait de l'épouser.

LE BARON.

Cela est monstrueux.

MAÎTRE BRIDAINE.

Soyez-en convaincu; il lui a fait un présent considérable, que la petite
a montré à sa mère.

LE BARON.

Ô ciel! considérable, Bridaine? En quoi considérable?

MAÎTRE BRIDAINE.

Pour le poids et pour la conséquence. C'est la chaîne d'or qu'il portait
à son bonnet.

LE BARON.

Passons dans mon cabinet; je ne sais à quoi m'en tenir.]

      [_Ils sortent._]


SCÈNE VI

[16]_La chambre de Camille._

_Entrent_ CAMILLE ET DAME PLUCHE.


CAMILLE.

Il a pris ma lettre, dites-vous?

DAME PLUCHE.

Oui, mon enfant; il s'est chargé de la mettre à la poste.

CAMILLE.

Allez au salon, dame Pluche, et faites-moi le plaisir de dire à Perdican
que je l'attends ici.

      _Dame Pluche sort._

Il a lu ma lettre, cela est certain; sa scène du bois est une vengeance,
comme son amour pour Rosette. Il a voulu me prouver qu'il en aimait une
autre que moi, et jouer l'indifférent malgré son dépit. Est-ce qu'il
m'aimerait, par hasard?

      _Elle lève la tapisserie._

Es-tu là, Rosette?

ROSETTE, _entrant_.

Oui, puis-je entrer?

CAMILLE.

Écoute-moi, mon enfant; le seigneur Perdican ne te fait-il pas la cour?

ROSETTE.

Hélas! oui.

CAMILLE.

Que penses-tu de ce qu'il t'a dit ce matin?

ROSETTE.

Ce matin? Où donc?

CAMILLE.

Ne fais pas l'hypocrite.--Ce matin, à la fontaine, dans le petit bois.

ROSETTE.

Vous m'avez donc vue?

CAMILLE.

Pauvre innocente! Non, je ne t'ai pas vue. Il t'a fait de beaux
discours, n'est-ce pas? Gageons qu'il t'a promis de t'épouser.

ROSETTE.

Comment le savez-vous?

CAMILLE.

Qu'importe comment je le sais? Crois-tu à ses promesses, Rosette?

ROSETTE.

Comment n'y croirais-je pas? il me tromperait donc? Pour quoi faire?

CAMILLE.

Perdican ne t'épousera pas, mon enfant.

ROSETTE.

Hélas! je n'en sais rien.

CAMILLE.

Tu l'aimes, pauvre fille; il ne t'épousera pas, et la preuve, je vais te
la donner; rentre derrière ce rideau, tu n'auras qu'à prêter l'oreille
et à venir quand je t'appellerai.

      _Rosette sort._

CAMILLE, _seule_.

Moi qui croyais faire un acte de vengeance, ferais-je un acte
d'humanité? La pauvre fille a le cœur pris.

      _Entre Perdican_

Bonjour, cousin, asseyez-vous.

PERDICAN.

Quelle toilette, Camille! À qui en voulez-vous?

CAMILLE.

À vous, peut-être; je suis fâchée de n'avoir pu me rendre au rendez-vous
que vous m'avez demandé; vous aviez quelque chose à me dire?

PERDICAN, _à part_.

Voilà, sur ma vie, un petit mensonge assez gros, pour un agneau sans
tache; je l'ai vue derrière un arbre écouter la conversation.

      _Haut._

Je n'ai rien à vous dire qu'un adieu, Camille; je croyais que vous
partiez; cependant votre cheval est à l'écurie, et vous n'avez pas l'air
d'être en robe de voyage.

CAMILLE.

J'aime la discussion; je ne suis pas bien sûre de ne pas avoir eu envie
de me quereller encore avec vous.

PERDICAN.

À quoi sert de se quereller, quand le raccommodement est impossible? Le
plaisir des disputes, c'est de faire la paix.

CAMILLE.

Êtes-vous convaincu que je ne veuille pas la faire?

PERDICAN.

Ne raillez pas; je ne suis pas de force à vous répondre.

CAMILLE.

Je voudrais qu'on me fît la cour; je ne sais si c'est que j'ai une robe
neuve, mais j'ai envie de m'amuser. Vous m'avez proposé d'aller au
village, allons-y, je veux bien; mettons-nous en bateau; j'ai envie
d'aller dîner sur l'herbe, ou de faire une promenade dans la forêt.
Fera-t-il clair de lune, ce soir? Cela est singulier, vous n'avez plus
au doigt la bague que je vous ai donnée.

PERDICAN.

Je l'ai perdue.

CAMILLE.

C'est donc pour cela que je l'ai trouvée; tenez, Perdican, la voilà.

PERDICAN.

Est-ce possible? Où l'avez-vous trouvée?

CAMILLE.

Vous regardez si mes mains sont mouillées, n'est-ce pas? En vérité,
j'ai gâté ma robe de couvent pour retirer ce petit hochet d'enfant de la
fontaine. Voilà pourquoi j'en ai mis une autre, et, je vous dis, cela
m'a changée; mettez donc cela à votre doigt.

PERDICAN.

Tu as retiré cette bague de l'eau, Camille, au risque de te précipiter?
Est-ce un songe? La voilà; c'est toi qui me la mets au doigt! Ah!
Camille, pourquoi me le rends-tu, ce triste gage d'un bonheur qui n'est
plus? Parle, coquette et imprudente fille, pourquoi pars-tu? pourquoi
restes-tu? Pourquoi, d'une heure à l'autre, changes-tu d'apparence et de
couleur, comme la pierre de cette bague à chaque rayon du soleil?

CAMILLE.

Connaissez-vous le cœur des femmes, Perdican? Êtes-vous sûr de leur
inconstance, et savez-vous si elles changent réellement de pensée en
changeant quelquefois de langage? Il y en a qui disent que non. Sans
doute, il nous faut souvent jouer un rôle, souvent mentir; vous voyez
que je suis franche; mais êtes-vous sûr que tout mente dans une femme,
lorsque sa langue ment? Avez-vous bien réfléchi à la nature de cet être
faible et violent, à la rigueur avec laquelle on le juge, aux principes
qu'on lui impose? Et qui sait si, forcée à tromper par le monde, la tête
de ce petit être sans cervelle ne peut pas y prendre plaisir, et mentir
quelquefois par passe-temps, par folie, comme elle ment par nécessité?

PERDICAN.

Je n'entends rien à tout cela, et je ne mens jamais. Je t'aime, Camille,
voilà tout ce que je sais.

CAMILLE.

Vous dites que vous m'aimez, et vous ne mentez jamais?

PERDICAN.

Jamais.

[CAMILLE.

En voilà une qui dit pourtant que cela vous arrive quelquefois.[17]

      [_Elle lève la tapisserie; Rosette paraît dans le fond, évanouie sur
      une chaise._]

Que répondrez-vous à cette enfant, Perdican, lorsqu'elle vous demandera
compte de vos paroles? Si vous ne mentez jamais, d'où vient donc qu'elle
s'est évanouie en vous entendant me dire que vous m'aimez? [Je vous
laisse avec elle; tâchez de la faire revenir.]

      _Elle veut sortir._

PERDICAN.

Un instant, Camille, écoutez-moi.

CAMILLE.

Que voulez-vous me dire? c'est à Rosette qu'il faut parler. Je ne vous
aime pas, moi; je n'ai pas été chercher par dépit cette malheureuse
enfant au fond de sa chaumière, pour en faire un appât, un jouet; je
n'ai pas répété imprudemment devant elle des paroles brûlantes adressées
à une autre; je n'ai pas feint de jeter au vent pour elle le souvenir
d'une amitié chérie; je ne lui ai pas mis ma chaîne au cou; je ne lui
ai pas dit que je l'épouserais.

PERDICAN.

Écoutez-moi, écoutez-moi!

CAMILLE.

N'as-tu pas souri tout à l'heure quand je t'ai dit que je n'avais pu
aller à la fontaine? Eh bien! oui, j'y étais et j'ai tout entendu; mais,
Dieu m'en est témoin, je ne voudrais pas y avoir parlé comme toi. Que
feras-tu de cette fille-là, maintenant, quand elle viendra, avec tes
baisers ardents sur les lèvres, te montrer en pleurant la blessure que
tu lui as faite? Tu as voulu te venger de moi, n'est-ce pas, et me punir
d'une lettre écrite à mon couvent? tu as voulu me lancer à tout prix
quelque trait qui pût m'atteindre, et tu comptais pour rien que ta
flèche empoisonnée traversât cette enfant, pourvu qu'elle me frappât
derrière elle. Je m'étais vantée de t'avoir inspiré quelque amour, de te
laisser quelque regret. Cela t'a blessé dans ton noble orgueil? Eh bien!
apprends-le de moi, tu m'aimes, entends-tu; mais tu épouseras cette
fille, ou tu n'es qu'un lâche!

PERDICAN.

Oui, je l'épouserai.

CAMILLE.

Et tu feras bien.

PERDICAN.

Très bien, et beaucoup mieux qu'en t'épousant toi-même. Qu'y a-t-il,
Camille, qui t'échauffe si fort? [Cette enfant s'est évanouie; nous la
ferons bien revenir, il ne faut pour cela qu'un flacon de vinaigre;] tu
as voulu me prouver que j'avais menti une fois dans ma vie; cela est
possible, mais je te trouve hardie de décider à quel instant. Viens,
aide-moi à secourir Rosette.[18]

      [_Ils sortent._]


SCÈNE VII

LE BARON ET CAMILLE.


LE BARON.

Si cela se fait, je deviendrai fou.

CAMILLE.

Employez votre autorité.

LE BARON.

Je deviendrai fou, et je refuserai mon consentement, voilà qui est
certain.

CAMILLE.

Vous devriez lui parler et lui faire entendre raison.

LE BARON.

Cela me jettera dans le désespoir pour tout le carnaval, et je ne
paraîtrai pas une fois à la cour. C'est un mariage disproportionné.
Jamais on n'a entendu parler d'épouser la sœur de lait de sa cousine;
cela passe toute espèce de bornes.

CAMILLE.

Faites-le appeler, et dites-lui nettement que ce mariage vous déplaît.
Croyez-moi, c'est une folie, et il ne résistera pas.

LE BARON.

Je serai vêtu de noir cet hiver, tenez-le pour assuré.

CAMILLE.

Mais parlez-lui, au nom du ciel! C'est un coup de tête qu'il a fait;
peut-être n'est-il déjà plus temps; s'il en a parlé, il le fera.

LE BARON.

Je vais m'enfermer pour m'abandonner à ma douleur. Dites-lui, s'il me
demande, que je suis enfermé, et que je m'abandonne à ma douleur de le
voir épouser une fille sans nom.

      _Il sort._

CAMILLE.

Ne trouverai-je pas ici un homme de cœur? En vérité, quand on en
cherche, on est effrayé de sa solitude.

      _Entre Perdican._

Eh bien! cousin, à quand le mariage?

PERDICAN.

Le plus tôt possible; j'ai déjà parlé au notaire, au curé, et à tous les
paysans.

CAMILLE.

Vous comptez donc réellement que vous épouserez Rosette?

PERDICAN.

Assurément.

CAMILLE.

Qu'en dira votre père?

PERDICAN.

Tout ce qu'il voudra; il me plaît d'épouser cette fille; c'est une idée
que je vous dois, et je m'y tiens. Faut-il vous répéter les lieux
communs les plus rebattus sur sa naissance et sur la mienne? Elle est
jeune et jolie, et elle m'aime; c'est plus qu'il n'en faut pour être
trois fois heureux. Qu'elle ait de l'esprit ou qu'elle n'en ait pas,
j'aurais pu trouver pire. On criera, on raillera; je m'en lave les
mains.

CAMILLE.

Il n'y a rien là de risible; vous faites très bien de l'épouser. Mais je
suis fâchée pour vous d'une chose: c'est qu'on dira que vous l'avez fait
par dépit.

PERDICAN.

Vous êtes fâchée de cela? Oh! que non.

CAMILLE.

Si, j'en suis vraiment fâchée pour vous. Cela fait du tort à un jeune
homme, de ne pouvoir résister à un moment de dépit.

PERDICAN.

Soyez-en donc fâchée; quant à moi, cela m'est bien égal.

CAMILLE.

Mais vous n'y pensez pas; c'est une fille de rien.

PERDICAN.

Elle sera donc de quelque chose, lorsqu'elle sera ma femme.

CAMILLE.

Elle vous ennuiera avant que le notaire ait mis son habit neuf et ses
souliers pour venir ici; le cœur vous lèvera au repas de noces, et le
soir de la fête vous lui ferez couper les mains et les pieds, comme dans
tous les contes arabes, parce qu'elle sentira le ragoût.

PERDICAN.

Vous verrez que non. Vous ne me connaissez pas; quand une femme est
douce et sensible, fraîche, bonne et belle, je suis capable de me
contenter de cela, oui, en vérité, jusqu'à ne pas me soucier de savoir
si elle parle latin.

CAMILLE.

Il est à regretter qu'on ait dépensé tant d'argent pour vous
l'apprendre; c'est trois mille écus de perdus.

PERDICAN.

Oui; on aurait mieux fait de les donner aux pauvres.

CAMILLE.

Ce sera vous qui vous en chargerez, du moins pour les pauvres d'esprit.

PERDICAN.

Et ils me donneront en échange le royaume des cieux, car il est à eux.

CAMILLE.

Combien de temps durera cette plaisanterie?

PERDICAN.

Quelle plaisanterie?

CAMILLE.

Votre mariage avec Rosette.

PERDICAN.

Bien peu de temps; Dieu n'a pas fait de l'homme une œuvre de durée:
trente ou quarante ans, tout au plus.

CAMILLE.

Je suis curieuse de danser à vos noces!

PERDICAN.

Écoutez-moi, Camille, voilà un ton de persiflage qui est hors de propos.

CAMILLE.

Il me plaît trop pour que je le quitte.

PERDICAN.

Je vous quitte donc vous-même, car j'en ai tout à l'heure assez.

CAMILLE.

Allez-vous chez votre épousée?

PERDICAN.

Oui, j'y vais de ce pas.

CAMILLE.

Donnez-moi donc le bras; j'y vais aussi.

      _Entre Rosette._

PERDICAN.

Te voilà, mon enfant! Viens, je veux te présenter à mon père.

ROSETTE, _se mettant à genoux_.

Monseigneur, je viens vous demander une grâce. Tous les gens du village
à qui j'ai parlé ce matin m'ont dit que vous aimiez votre cousine, et
que vous ne m'avez fait la cour que pour vous divertir tous deux; on se
moque de moi quand je passe, et je ne pourrai plus trouver de mari dans
le pays, après avoir servi de risée à tout le monde. Permettez-moi de
vous rendre le collier que vous m'avez donné, et de vivre en paix chez
ma mère.

CAMILLE.

Tu es une bonne fille, Rosette; garde ce collier; c'est moi qui te le
donne, et mon cousin prendra le mien à la place. Quant à un mari, n'en
sois pas embarrassée, je me charge de t'en trouver un.

PERDICAN.

Cela n'est pas difficile, en effet. Allons, Rosette, viens que je te
mène à mon père.

CAMILLE.

Pourquoi? Cela est inutile.

PERDICAN.

Oui, vous avez raison, mon père nous recevrait mal; il faut laisser
passer le premier moment de surprise qu'il a éprouvée. Viens avec moi,
nous retournerons sur la place. Je trouve plaisant qu'on dise que je ne
t'aime pas quand je t'épouse. Pardieu! nous les ferons bien taire.

      _Il sort avec Rosette._

CAMILLE.

Que se passe-t-il donc en moi? Il l'emmène d'un air bien tranquille.
Cela est singulier: il me semble que la tête me tourne. Est-ce qu'il
l'épouserait tout de bon? Holà! dame Pluche, dame Pluche! N'y a-t-il
donc personne ici?

      _Entre un valet._

Courez après le seigneur Perdican; dites-lui vite qu'il remonte ici,
j'ai à lui parler.

      _Le valet sort._

Mais qu'est-ce donc que tout cela? Je n'en puis plus, mes pieds refusent
de me soutenir.

      _Entre Perdican._

PERDICAN.

Vous m'avez demandé, Camille?

CAMILLE.

Non,--non.

PERDICAN.

En vérité, vous voilà pâle; qu'avez-vous à me dire? Vous m'avez fait
rappeler pour me parler?

CAMILLE.

Non, non!--Ô Seigneur Dieu!

      [_Elle sort._]


SCÈNE VIII

_[Un oratoire.]_


[_Entre_] CAMILLE, _elle se jette au pied de l'autel_.

M'avez-vous abandonnée, ô mon Dieu? Vous le savez, lorsque je suis
venue, j'avais juré de vous être fidèle; quand j'ai refusé de devenir
l'épouse d'un autre que vous, j'ai cru parler sincèrement devant vous et
ma conscience; vous le savez, mon père; ne voulez-vous donc plus de moi?
Oh! pourquoi faites-vous mentir la vérité elle-même? Pourquoi suis-je si
faible? Ah! malheureuse, je ne puis plus prier!

      _Entre Perdican._

PERDICAN.

Orgueil, le plus fatal des conseillers humains, qu'es-tu venu faire
entre cette fille et moi? [La voilà pâle et effrayée, qui presse sur les
dalles insensibles son cœur et son visage.] Elle aurait pu m'aimer,
et nous étions nés l'un pour l'autre; qu'es-tu venu faire sur nos
lèvres, orgueil, lorsque nos mains allaient se joindre?

CAMILLE.

Qui m'a suivie? Qui parle sous cette voûte? Est-ce toi, Perdican?

PERDICAN.

Insensés que nous sommes! nous nous aimons. Quel songe avons-nous fait,
Camille? Quelles vaines paroles, quelles misérables folies ont passé
comme un vent funeste entre nous deux? Lequel de nous a voulu tromper
l'autre? Hélas! cette vie est elle-même un si pénible rêve! pourquoi
encore y mêler les nôtres! Ô mon Dieu! le bonheur est une perle si rare
dans cet océan d'ici-bas! Tu nous l'avais donné, pêcheur céleste, tu
l'avais tiré pour nous des profondeurs de l'abîme, cet inestimable
joyau; et nous, comme des enfants gâtés que nous sommes, nous en avons
fait un jouet. Le vert sentier qui nous amenait l'un vers l'autre avec
une pente si douce, il était entouré de buissons si fleuris, il se
perdait dans un si tranquille horizon! il a bien fallu que la vanité, le
bavardage et la colère vinssent jeter leurs rochers informes sur cette
route céleste, qui nous aurait conduits à toi dans un baiser! Il a bien
fallu que nous nous fissions du mal, car nous sommes des hommes! Ô
insensés! nous nous aimons.

      _Il la prend dans ses bras._

CAMILLE.

Oui, nous nous aimons, Perdican; laisse-moi le sentir sur ton cœur.
Ce Dieu qui nous regarde ne s'en offensera pas; il veut bien que je
t'aime; il y a quinze ans qu'il le sait.

PERDICAN.

Chère créature, tu es à moi!

      _Il l'embrasse; on entend un grand cri [derrière l'autel]._

CAMILLE.

C'est la voix de ma sœur de lait.

PERDICAN.

Comment est-elle ici? Je l'avais laissée dans l'escalier, lorsque tu
m'as fait rappeler. Il faut donc qu'elle m'ait suivi sans que je m'en
sois aperçu.

CAMILLE.

Entrons dans cette galerie; c'est là qu'on a crié.

PERDICAN.

Je ne sais ce que j'éprouve; il me semble que mes mains sont couvertes
de sang.

CAMILLE.

La pauvre enfant nous a sans doute épiés; elle s'est encore évanouie;
viens, portons-lui secours; hélas! tout cela est cruel.

PERDICAN.

Non, en vérité, je n'entrerai pas; je sens un froid mortel qui me
paralyse. Vas-y, Camille, et tâche de la ramener.

      _Camille sort._

Je vous en supplie, mon Dieu! ne faites pas de moi un meurtrier! Vous
voyez ce qui se passe; nous sommes deux enfants insensés, et nous avons
joué avec la vie et la mort; mais notre cœur est pur; ne tuez pas
Rosette, Dieu juste! Je lui trouverai un mari, je réparerai ma faute;
elle est jeune, elle sera heureuse; ne faites pas cela, ô Dieu! vous
pouvez bénir encore quatre de vos enfants. Eh bien! Camille, qu'y
a-t-il?

      _Camille rentre._

CAMILLE.

Elle est morte. Adieu, Perdican!

FIN DE ON NE BADINE PAS AVEC L'AMOUR.



ADDITIONS ET VARIANTES

EXÉCUTÉES

POUR LA REPRÉSENTATION.


1.--PAGE 282.

_Ainsi donc, mes bons amis_, qu'on mette ma mule à l'écurie.

2.--PAGE 284.

_Vous êtes des butors et des mal appris!_

BRIDAINE, _entrant_.

Voici M. le baron qui s'avance.

LE CHŒUR.

Mettons-nous respectueusement à l'écart. _Ou je me trompe fort_, etc.

3.--PAGE 285.

_Je vous présente maître Bridaine_, tabellion du pays.

4.--PAGE 288.

_Depuis que le roi m'a nommé_ gouverneur de cette province.

5.--PAGE 288.

_...étaient destinées_ à mettre par écrit _l'heureuse confirmation_,
etc.

6.--PAGE 298.

_Je ne sais que penser de vous._

DAME PLUCHE, _à part_.

Une pécore! Est-ce à moi qu'on parle ainsi?

      _Elle sort._

7.--PAGE 301.

_...la sœur de lait de votre cousine Camille_.

PERDICAN.

Tu étais là, Rosette, et tu ne le disais pas, _méchante fille_, etc.

8.--PAGE 302.

_Elle n'est pas encore venue_ au village.

PERDICAN.

_Va-t'en vite mettre ta robe neuve_; tu viendras dîner au château.

ROSETTE.

Oui, monseigneur.

      _Elle sort._

PERDICAN, CAMILLE.

CAMILLE, _entrant_.

Perdican, j'ai à vous parler de choses sérieuses. _Votre père veut nous
marier_, etc.

(Suit la scène Ire du IIe acte, jusqu'à ces mots:)

_Faites ce que je vous dis._

DAME PLUCHE.

Jamais, mademoiselle!

CAMILLE.

Voici mon oncle, venez.

      _Elles sortent._


LE BARON ET BLAZIUS, _entrant_.

BLAZIUS.

Oui, seigneur, le tabellion est un ivrogne.

LE BARON.

_Fi donc! cela ne se peut pas_, etc.

(Suit la scène V, du Ier acte.)

LE BARON.

_Et mon fils séduit toutes les filles du village en faisant des
ricochets._

FIN DE L'ACTE PREMIER.

9.--PAGE 311.

ACTE DEUXIÈME.

_Paysage pittoresque.--À droite un gros arbre.--Un peu plus haut, une
fontaine avec un bassin. À gauche, un banc de gazon. Du même côté, la
porte d'une ferme dont on ne voit pas la maison._


SCÈNE PREMIÈRE

ROSETTE, PERDICAN, _assis sur le banc_.


ROSETTE.]

_Croyez-vous que cela me fasse du bien, tous ces baisers que vous me
donnez?_ etc.

10.--PAGE 313.

ROSETTE.

_Que vous ai-je fait pour que vous pleuriez?_

      _Perdican s'éloigne lentement; elle le regarde sortir._

Pauvre jeune homme! Est-il possible que Camille ne l'aime pas?

      _Voyant entrer le baron._

Ah! voici M. le baron; il a l'air aussi triste que son fils.

      _Elle sort._

LE BARON, BLAZIUS.

LE BARON, _poussant un soupir_.

Des ricochets!

BLAZIUS, _entrant par le fond_.

_Seigneur, j'ai une chose singulière à vous dire_, etc.

11.--PAGE 319.

_Avez-vous eu_ des amours?

PERDICAN.

_J'en ai eu._

CAMILLE.

Vous avez aimé?

PERDICAN.

_De tout mon cœur._

CAMILLE.

Et les femmes que vous avez aimées, _où sont elles maintenant?_ etc.

12.--PAGE 320.

_Tu es une drôle de fille_, et voilà d'étranges questions.

13.--PAGE 322.

CAMILLE.

Eh bien! si nous étions mariés, _que me conseilleriez-vous de faire le
jour où je verrais que vous ne m'aimez plus?_--Vous ne répondez
pas.--Écoutez-moi: _J'ai pour amie une sœur_, etc.

14.--PAGE 333.

_...un être factice créé par mon orgueil et mon ennui._

CAMILLE.

Je leur dirai ce que vous m'avez répondu.

      _Elle sort._

PERDICAN.

Va, je te conseille de te faire religieuse.

      _Il sort._

BRIDAINE, _entrant seul par le fond_.

_Cela est certain, on lui donnera encore_, ce soir, _la place
d'honneur_.

(Suit tout le monologue,--scène II, jusqu'à ces mots: _le second dans
Rome_.)

BLAZIUS, _sans voir Bridaine_.

_Ô disgrâce imprévue!_ etc.

15.--PAGE 346.

_Tu seras ma femme._

ROSETTE.

Sa femme! est-ce possible?

      _Perdican et Rosette sortent en se donnant le bras. Camille les suit
      lentement jusqu'au milieu de la scène._

DAME PLUCHE, _entrant_.

_Chère Camille, tout est prêt pour votre départ_, etc... _Seigneur Dieu!
Camille a juré!_

FIN DE L'ACTE DEUXIÈME.

16.--PAGE 349.

ACTE TROISIÈME

_Un petit salon. Porte au fond avec une portière en tapisserie. À
gauche, un prie-Dieu._

SCÈNE PREMIÈRE

CAMILLE, DAME PLUCHE.


CAMILLE.

_Il a pris ma lettre, dites-vous_, etc.

17.--PAGE 354.

CAMILLE.

_En voilà une qui dit pourtant que cela vous arrive quelquefois._

      _Elle soulève la tapisserie du fond; on voit Rosette s'enfuir en
      pleurant._

18.--PAGE 356.

PERDICAN.

_... je te trouve hardie de décider dans quel instant._ Allons consoler
Rosette.

      _Il sort._

CAMILLE, _appelant_.

Mon oncle! mon oncle, venez donc. Votre fils veut épouser ma sœur de
lait.

LE BARON.

Ô ciel! qu'entends-je? une paysanne! _Si cela se fait, j'en deviendrai
fou_, etc.


FIN DES ADDITIONS ET VARIANTES.

       *       *       *       *       *


     On pourrait croire que l'auteur, en écrivant cette pièce, avait
     fait la gageure d'en rendre la représentation impossible.
     Cependant, en 1861, lorsque M. Édouard Thierry, administrateur de
     la Comédie-Française, témoigna le désir de la faire représenter, on
     reconnut que la mise en scène n'offrirait pas même autant de
     difficultés que celle des _Caprices de Marianne_. En effet, à peine
     eut-on besoin d'ajouter quelques mots pour ménager des entrées et
     des sorties de personnages, conformément aux usages du théâtre, et
     le troisième acte se trouva tout arrangé pour la scène sans avoir
     de changement à subir. La pièce fut jouée pour la première fois le
     18 novembre 1861; elle produisit une vive impression sur le public.
     De soi-disant admirateurs d'Alfred de Musset, ayant peut-être des
     raisons de souhaiter qu'une étude si profonde du cœur humain et
     une œuvre si originale demeurât éternellement dans un livre, ont
     prétendu qu'elle y était mieux à sa place que sur un théâtre, et
     qu'on en avait défiguré les beautés. Il suffit, pour apprécier la
     bonne foi de ce reproche, de jeter un coup d'œil sur les
     quelques lignes de variantes que nous venons de donner. Quoique ces
     légers changements n'aient point été exécutés par l'auteur
     lui-même, nous ayons pensé qu'ils ne seraient pas sans intérêt pour
     le lecteur. Parmi les passages retranchés au théâtre, on
     reconnaîtra facilement ceux dont la commission d'examen a exigé le
     sacrifice.



BARBERINE

COMÉDIE EN TROIS ACTES

1835



PERSONNAGES.

BÉATRIX D'ARAGON, reine de Hongrie.
LE COMTE ULRIC, gentilhomme bohémien.
ASTOLPHE DE ROSEMBERG, jeune baron hongrois.
LE CHEVALIER ULADISLAS, chevalier de fortune.
POLACCO, marchand ambulant.
BARBERINE, femme d'Ulric.
KALÉKAIRI, jeune suivante turque.
COURTISANS, etc.

_La scène est en Hongrie._

[Illustration: BARBERINE

CARPENTIER ÉDITEUR]



ACTE PREMIER

_Une route devant une hôtellerie.--Un château gothique au fond, dans les
montagnes._


SCÈNE PREMIÈRE

ROSEMBERG, L'HÔTELIER.


ROSEMBERG.

Comment! point de logis pour moi! point d'écurie pour mes chevaux! une
grange! une misérable grange!

L'HÔTELIER.

J'en suis bien désolé, monsieur.

ROSEMBERG.

À qui parles-tu, par hasard?

L'HÔTELIER.

Excusez-moi, mon beau jeune seigneur. Si cela ne dépendait que de ma
volonté, toute ma pauvre maison serait bien à votre service;--mais vous
n'ignorez pas que cette hôtellerie est sur la route d'Albe Royale,
l'auguste séjour de nos Rois, où, depuis un temps immémorial, on les
couronne et on les enterre.

ROSEMBERG.

Je le sais bien, puisque j'y vais!

L'HÔTELIER.

Bonté du ciel! vous allez faire la guerre?

ROSEMBERG.

Adresse tes questions à mes palefreniers, et songe à me donner tout
d'abord la meilleure chambre de ton vilain taudis.

L'HÔTELIER.

Hé! monseigneur, c'est impossible! il y a au premier quatre barons
moraves, au second, une dame de la Transylvanie, et au troisième, dans
une petite chambre, un comte bohémien, monseigneur, avec sa femme qui
est bien jolie!

ROSEMBERG.

Mets-les à la porte.

L'HÔTELIER.

Ah! mon cher seigneur, vous ne voudriez pas être la cause de la ruine
d'un pauvre homme. Depuis que nous sommes en guerre avec les Turcs, si
vous saviez le monde qui passe par ici!

ROSEMBERG.

Eh! que m'importe ces gens-là? dis-leur que je me nomme Astolphe de
Rosemberg.

L'HÔTELIER.

Cela se peut bien, monseigneur, mais ce n'est pas une raison...

ROSEMBERG.

Tu fais l'insolent, je suppose. Si je lève une fois ma cravache...

L'HÔTELIER.

Ce n'est pas l'action d'un gentilhomme de maltraiter les honnêtes gens.

ROSEMBERG, _le menaçant_.

Ah! tu raisonnes?... je t'apprendrai...


SCÈNE II

LES MÊMES. _Quelques valets accourent._
LE CHEVALIER ULADISLAS _sort de l'hôtellerie_.


LE CHEVALIER, _sur le pas de la porte_.

Qu'est-ce, messieurs? Qu'y a-t-il donc?

L'HÔTELIER.

Je vous prends à témoin, monsieur le chevalier. Ce jeune seigneur me
cherche querelle, parce que mon hôtellerie est pleine.

ROSEMBERG.

Je te cherche querelle, manant! Querelle... à un homme de ton espèce?

L'HÔTELIER.

Un homme, monsieur, de quelque espèce qu'il soit, a toujours une espèce
de dos, et si on vient lui administrer une espèce de coup de bâton...

LE CHEVALIER, _s'avançant, à l'hôtelier_.

Ne te fâche pas, ne t'effraye pas; je vais accommoder les choses.

      _À Rosemberg._

Seigneur, je vous salue. Vous allez à la cour du roi de Hongrie?

      _L'hôtelier et les valets se retirent._

ROSEMBERG.

Oui, chevalier, c'est mon début, et je suis fort pressé d'arriver.

LE CHEVALIER.

Et vous vous plaignez, à ce que je vois, de trouver la route encombrée.

ROSEMBERG.

Mais oui, cela ne m'amuse pas.

LE CHEVALIER.

Il est vrai que cette petite affaire, que nous avons avec les mécréants,
nous attire à la cour un fort gros flot de monde. Il est peu de gens de
cœur qui ne veuillent s'en mêler, et moi-même j'y ai pris part. C'est
ce qui rend nos abords difficiles.

ROSEMBERG.

Oh! mon Dieu! je ne comptais pas rester longtemps dans cette masure.
C'est le ton de ce drôle qui m'a irrité.

LE CHEVALIER.

S'il en est ainsi, seigneur...

ROSEMBERG.

Rosemberg.

LE CHEVALIER.

Seigneur Rosemberg, on me nomme le chevalier Uladislas. Il ne
m'appartient pas de faire mon propre éloge, mais pour peu que vous soyez
instruit de ce qui se fait dans nos armées, mon nom doit vous être
connu. Le vôtre ne m'est pas nouveau, j'ai vu des Rosemberg à Baden.

      _Rosemberg salue._

Si donc vous n'êtes ici qu'en passant...

ROSEMBERG.

Oui, seulement pour déjeuner, et faire rafraîchir les chevaux.

LE CHEVALIER.

J'étais à table, et je mangeais un excellent poisson du lac Balaton,
lorsque le bruit de votre voix est venu frapper mes oreilles. Si le
voisinage de mes hommes d'armes et la compagnie d'un vieux capitaine ne
sont pas choses qui vous épouvantent, je vous offre de grand cœur une
place à notre repas.

ROSEMBERG.

J'accepte votre offre avec empressement, et je le tiens à grand honneur.

LE CHEVALIER.

Veuillez donc entrer, je vous prie. Un bon plat cuit à point est comme
une jolie femme; cela n'attend pas.

ROSEMBERG.

Je le sais bien. Peste! à propos de jolie femme...

      _Ulric et Barberine entrent par une autre porte de l'auberge._

Il me semble qu'en voilà une...

LE CHEVALIER.

Vous n'avez pas mauvais goût, jeune homme.

ROSEMBERG.

À moins d'être aveugle... La connaissez-vous?

LE CHEVALIER.

Si je la connais? assurément. C'est la femme d'un gentilhomme bohémien.
Venez, venez, je vous conterai cela.

      _Ils entrent dans la maison._


SCÈNE III

ULRIC, BARBERINE, _appuyée sur son bras_.


BARBERINE.

Il faut donc vous quitter ici!

ULRIC.

Pour peu de temps; je reviendrai bientôt.

BARBERINE.

Il faut donc vous laisser partir, et retourner dans ce vieux château, où
je suis si seule à vous attendre!

ULRIC.

Je vais voir votre oncle, ma chère. Pourquoi cette tristesse
aujourd'hui?

BARBERINE.

C'est à vous qu'il faut le demander. Vous reviendrez bientôt,
dites-vous? S'il en est ainsi, je ne suis pas triste. Mais ne
l'êtes-vous pas vous-même?

ULRIC.

Quand le ciel est ainsi chargé de pluie et de brouillard, je ne sais que
devenir.

BARBERINE.

Mon cher seigneur, je vous demande une grâce.

ULRIC.

Quel hiver! quel hiver s'apprête! quels chemins! quel temps! la nature
se resserre en frissonnant, comme si tout ce qui vit allait mourir.

BARBERINE.

Je vous prie d'abord de m'écouter, et en second lieu de me faire une
grâce.

ULRIC.

Que veux-tu, mon âme? pardonne-moi; je ne sais ce que j'ai aujourd'hui.

BARBERINE.

Ni moi non plus, je ne sais ce que tu as, et la grâce que vous me ferez,
Ulric, c'est de le dire à votre femme.

ULRIC.

Eh! mon Dieu! non, je n'ai rien à te dire, aucun secret.

BARBERINE.

Je ne suis pas une Portia; je ne me ferai pas une piqûre d'épingle pour
prouver que je suis courageuse. Mais tu n'es pas non plus un Brutus, et
tu n'as pas envie de tuer notre bon roi Mathias Corvin. Écoute, il n'y
aura pas pour cela de grandes paroles, ni de serments, ni même besoin de
me mettre à genoux. Tu as du chagrin. Viens près de moi; voici ma
main,--c'est le vrai chemin de mon cœur, et le tien y viendra si je
l'appelle.

ULRIC.

Comme tu me le demandes naïvement, je te répondrai de même. Ton père
n'était pas riche; le mien l'était, mais il a dissipé ses biens. Nous
voilà tous deux, mariés bien jeunes, et nous possédons de grands titres,
mais bien peu avec. Je me chagrine de n'avoir pas de quoi te rendre
heureuse et riche, comme Dieu t'a rendue bonne et belle. Notre revenu
est si médiocre! et cependant je ne veux pas l'augmenter en laissant
pâtir nos fermiers. Ils ne payeront jamais, de mon vivant, plus qu'ils
ne payaient à mon père. Je pense à me mettre au service du Roi, et à
aller à la cour.

BARBERINE.

C'est en effet un bon parti à prendre. Le Roi n'a jamais mal reçu un
gentilhomme de mérite; la fortune ne se fait point attendre de lui quand
on te ressemble.

ULRIC.

C'est vrai; mais si je pars, il faut que je te laisse ici; car pour
quitter cette maison où nous vivons à si grand'-peine, il faut être sûr
de pouvoir vivre ailleurs, et je ne puis me décider à te laisser seule.

BARBERINE.

Pourquoi?

ULRIC.

Tu me demandes pourquoi? et que fais-tu donc maintenant? ne viens-tu pas
de m'arracher un secret que j'avais résolu de cacher? et que t'a-t-il
fallu pour cela? un sourire.

BARBERINE.

Tu es jaloux?

ULRIC.

Non, mon amour, mais vous êtes belle. Que feras-tu si je m'en vais? tous
les seigneurs des environs ne vont-ils pas rôder par les chemins? et
moi, qui m'en irai si loin courir après une ombre, ne perdrai-je pas le
sommeil? Ah! Barberine, loin des yeux, loin du cœur.

BARBERINE.

Écoute; Dieu m'est témoin que je me contenterais toute ma vie de ce
vieux château et du peu de terres que nous avons, s'il te plaisait d'y
vivre avec moi. Je me lève, je vais à l'office, à la basse-cour, je
prépare ton repas, je t'accompagne à l'église, je te lis une page, je
couds une aiguillée, et je m'endors contente sur ton cœur.

ULRIC.

Ange que tu es!

BARBERINE.

Je suis un ange, mais un ange femme; c'est-à-dire que si j'avais une
paire de chevaux, nous irions avec à la messe. Je ne serais pas fâchée
non plus que mon bonnet fût doré, que ma jupe fût moins courte, et que
cela fît enrager les voisins. Je t'assure que rien ne nous rend légères,
nous autres, comme une douzaine d'aunes de velours qui nous traînent
derrière les pieds.

ULRIC.

Eh bien donc?

BARBERINE.

Eh bien donc! le roi Mathias ne peut manquer de te bien recevoir, ni toi
de faire fortune à sa cour. Je te conseille d'y aller. Si je ne peux pas
t'y suivre,--eh bien! comme je t'ai tendu tout à l'heure une main pour
te demander le secret de ton cœur, ainsi, Ulric, je te la tends
encore, et je te jure que je te serai fidèle.

ULRIC.

Voici la mienne.

BARBERINE.

Celui qui sait aimer peut seul savoir combien on l'aime. Fais seller ton
cheval. Pars seul, et toutes les fois que tu douteras de ta femme, pense
que ta femme est assise à ta porte, qu'elle regarde la route, et qu'elle
ne doute pas de toi. Viens, mon ami, Ludwig nous attend.


SCÈNE IV

LE CHEVALIER, ROSEMBERG.


ROSEMBERG.

Je ne connais rien de plus agréable, après qu'on a bien déjeuné, que de
s'asseoir en plein air avec des personnes d'esprit, et de causer
librement des femmes sur un ton convenable.

LE CHEVALIER.

Vous êtes recommandé à la reine?

ROSEMBERG.

Oui, j'espère être bien reçu.

      _Ils s'assoient._

LE CHEVALIER.

Ne doutez pas du succès, et vous en aurez.--Pendant la dernière guerre
que nous fîmes contre les Turcs, sous le Vaïvode de Transylvanie, je
rencontrai un soir, dans une forêt profonde, une jeune fille égarée.

ROSEMBERG.

Quel était le nom de la forêt?

LE CHEVALIER.

C'était une certaine forêt sur les bords de la mer Caspienne.

ROSEMBERG.

Je ne la connais pas, même par les livres.

LE CHEVALIER.

Cette pauvre fille était attaquée par trois brigands couverts de fer
depuis les pieds jusqu'à la tête, et montés sur des chevaux excellents.

ROSEMBERG.

À quel point vos paroles m'intéressent! je suis tout oreilles.

LE CHEVALIER.

Je mis pied à terre, et, tirant mon épée, je leur ordonnai de
s'éloigner. Permettez-moi de ne pas faire mon éloge; vous comprenez que
je fus forcé de les tuer tous les trois. Après un combat des plus
sanglants...

ROSEMBERG.

Reçûtes-vous quelques blessures?

LE CHEVALIER.

L'un d'eux seulement faillit me percer de sa lance; mais, l'ayant
évitée, je lui déchargeai sur la tête un coup d'épée si violent, qu'il
tomba roide mort. M'approchant aussitôt de la jeune fille, je reconnus
en elle une princesse qu'il m'est impossible de vous nommer.

ROSEMBERG.

Je comprends vos raisons, et me garderai bien d'insister. La discrétion
est un principe pour tout homme qui sait son monde.

LE CHEVALIER.

De quelles faveurs elle m'honora, je ne vous le dirai pas davantage. Je
la reconduisis chez elle, et elle m'accorda un rendez-vous pour le
lendemain; mais le Roi son père l'ayant promise en mariage au Pacha de
Caramanie, il était fort difficile que nous pussions nous voir en
secret. Indépendamment de soixante eunuques qui veillaient jour et nuit
sur elle, on l'avait confiée, depuis son enfance, à un géant nommé
Molock.

ROSEMBERG.

Garçon! apportez-moi un verre de tokay.

LE CHEVALIER.

Vous concevez quelle entreprise! Pénétrer dans un château inaccessible,
construit sur un rocher battu par les flots, et entouré d'une pareille
garde! Voici, seigneur Rosemberg, ce que j'imaginai. Prêtez-moi, je vous
prie, votre attention.

ROSEMBERG.

Sainte Vierge! le feu me monte à la tête!

LE CHEVALIER.

Je pris une barque et gagnai le large. Là, m'étant précipité dans les
flots au moyen d'un certain talisman que m'avait donné un sorcier
bohémien de mes amis, je fus rejeté sur le rivage, semblable en tout à
un noyé. C'était à l'heure où le géant Molock faisait sa ronde autour
des remparts; il me trouva étendu sur le sable, et me transporta dans
son lit.

ROSEMBERG.

Je devine déjà; c'est admirable.

LE CHEVALIER.

On me prodigua des secours. Quant à moi, les yeux à demi fermés, je
n'attendais que le moment où je serais seul avec le géant. Aussitôt, me
jetant sur lui, je le saisis par la jambe droite, et le lançai dans la
mer.

ROSEMBERG.

Je frissonne... Le cœur me bat.

LE CHEVALIER.

J'avoue que je courus quelque danger; car, au bruit de sa chute, les
soixante eunuques accoururent, le sabre à la main; mais j'avais eu le
temps de me rejeter sur le lit, et paraissais profondément endormi. Loin
de concevoir aucun soupçon, ils me laissèrent dans la chambre avec une
des femmes de la princesse pour me veiller. Alors, tirant de mon sein
une fiole et un poignard, j'ordonnai à cette femme de me suivre, dans le
temps que les eunuques étaient tous à souper: Prenez ce breuvage, lui
dis-je, et mêlez-le adroitement dans leur vin, sinon je vous poignarde
tout à l'heure.--Elle m'obéit sans oser dire un mot, et bientôt les
eunuques s'étant assoupis par l'effet du breuvage, je demeurai maître du
château. Je m'en fus droit à l'appartement des femmes. Je les trouvai
prêtes à se mettre au lit; mais, ne voulant leur faire aucun mal, je me
contentai de les enfermer dans leurs chambres, et d'en prendre sur moi
les clefs, qui étaient au nombre de six-vingts. Alors toutes les
difficultés étant levées, je me rendis chez la princesse. À peine au
seuil de sa porte, je mis un genou en terre: Reine de mon cœur, lui
dis-je avec le ton du plus profond respect... Mais, pardonnez, seigneur
Rosemberg, je suis forcé de m'arrêter. La modestie m'en fait un devoir.

ROSEMBERG.

Non, je le vois, rien ne peut vous résister! Ah! qu'il me tarde d'être à
la cour! Mais ces breuvages inconnus, ces mystérieux talismans, où les
trouverai-je, seigneur chevalier?

LE CHEVALIER.

Cela est difficile; cependant je vous ferai une confidence: tenez, si
vous avez de l'argent, c'est le meilleur talisman que vous puissiez
trouver.

ROSEMBERG.

Dieu merci! je n'en manque pas; mon père est le plus riche seigneur du
pays. La veille de mon départ, il m'a donné une bonne somme, et ma tante
Béatrix, qui pleurait, m'a aussi glissé dans la main une jolie bourse
qu'elle a brodée. Mes chevaux sont gras et bien nourris, mes valets bien
vêtus, et je ne suis pas mal tourné.

LE CHEVALIER.

C'est à merveille, et il n'en faut pas davantage.

ROSEMBERG.

Le pire de l'affaire, c'est que je ne sais rien; non, je ne puis rien
retenir par cœur. Les mains me tremblent à propos de tout quand je
parle aux femmes.

LE CHEVALIER.

Videz donc votre verre. Pour réussir dans le monde, seigneur Rosemberg,
retenez bien ces trois maximes: Voir, c'est savoir; vouloir, c'est
pouvoir; oser, c'est avoir.

ROSEMBERG.

Il faut que je prenne cela par écrit. Les mots me paraissent hardis et
sonores. J'avoue pourtant que je ne les comprends pas bien.

LE CHEVALIER.

Si vous voulez d'abord plaire aux femmes, et c'est la première chose à
faire, lorsqu'on veut faire quelque chose, observez avec elles le plus
profond respect. Traitez-les toutes (sans exception) ni plus ni moins
que des divinités. Vous pouvez, il est vrai, si cela vous plaît, dire
hautement aux autres hommes que de ces mêmes femmes vous n'en faites
aucun cas, mais seulement d'une manière générale, et sans jamais médire
d'une seule plutôt que du reste. Quand vous serez assis près d'une
blonde pâle, sur le coin d'un sofa, et que vous la verrez s'appuyer
mollement sur les coussins, tenez-vous à distance, jouez avec le coin de
son écharpe, et dites-lui que vous avez un profond chagrin. Près d'une
brune, si elle est vive et enjouée, prenez l'apparence d'un homme
résolu, parlez-lui à l'oreille, et si le bout de votre moustache vient à
lui effleurer la joue, ce n'est pas un grand mal; mais, à toute femme,
règle générale, dites qu'elle a dans le cœur une perle enchâssée, et
que tous les maux ne sont rien si elle se laisse serrer le bout des
doigts. Que toutes vos façons près d'elles ressemblent à ces valets
polis qui sont couverts de livrées splendides; en un mot, distinguez
toujours scrupuleusement ces deux parts de la vie, la forme et le
fond:--voilà la grande affaire. Ainsi vous remplirez la première
maxime: Voir, c'est savoir,--et vous passerez pour expérimenté.

ROSEMBERG.

Continuez, de grâce; je me sens tout autre, et je bénis en moi-même le
hasard qui m'a fait vous rencontrer dans cette auberge.

LE CHEVALIER.

Quand une fois vous aurez bien prouvé aux femmes que vous vous moquez
d'elles avec la plus grande politesse et un respect infini, attaquez les
hommes. Je n'entends pas par là qu'il faille vous en prendre à eux; tout
au contraire, n'ayez jamais l'air de vous occuper ni de ce qu'ils
disent, ni de ce qu'ils font. Soyez toujours poli, mais paraissez
indifférent. Faites-vous rare, on vous aimera,--c'est un proverbe des
Turcs. Par là, vous gagnerez un grand avantage. À force de passer
partout en silence et d'un air dégagé, on vous regardera quand vous
passerez. Que votre mise, votre entourage, annoncent un luxe effréné;
attirez constamment les yeux. Que cette idée ne vous vienne jamais de
paraître douter de vous, car aussitôt tout le monde en doute.
Eussiez-vous avancé par hasard la plus grande sottise du monde, n'en
démordez pas pour un diable, et faites-vous plutôt assommer.

ROSEMBERG.

Assommer!

LE CHEVALIER.

Oui, sans aucun doute. Enfin, agissez-en ni plus ni moins que si le
soleil et les étoiles vous appartenaient en bien propre, et que la fée
Morgane vous eût tenu sur les fonts baptismaux. De cette façon, vous
remplirez la seconde maxime: Vouloir, c'est pouvoir,--et vous passerez
pour redoutable.

ROSEMBERG.

Que je vais m'amuser à la cour, et la belle chose que d'être un grand
seigneur!

LE CHEVALIER.

Une fois agréé des femmes et admiré des hommes, seigneur Rosemberg,
pensez à vous. Si vous levez le bras, que votre premier coup d'épée
donne la mort, comme votre premier regard doit donner l'amour. La vie
est une pantomime terrible, et le geste n'a rien à faire ni avec la
pensée, ni avec la parole. Si la parole vous a fait aimer, si la pensée
vous a fait craindre, que le geste n'en sache rien. Soyez alors
vous-même. Frappez comme la foudre! Que le monde disparaisse à vos yeux;
que l'étincelle de vie que vous avez reçue de Dieu, s'isole, et devienne
un Dieu elle-même; que votre volonté soit comme l'œil du lynx, comme
le museau de la fouine, comme la flèche du guerrier. Oubliez, quand vous
agissez, qu'il y ait d'autres êtres sur la terre que vous et celui à qui
vous avez affaire. Ainsi, après avoir coudoyé avec grâce la foule qui
vous environne, lorsque vous serez arrivé au but et que vous aurez
réussi, vous pourrez y rentrer avec la même aisance et vous promettre de
nouveaux succès. C'est alors que vous recueillerez les fruits de la
troisième maxime: Oser, c'est avoir,--et que vous serez réellement
expérimenté, redoutable et puissant.

ROSEMBERG.

Ah! seigneur Dieu! si j'avais su cela plutôt! Vous me faites penser à un
certain soir que j'étais assis dans la garenne avec ma tante Béatrix. Je
sentais justement ce que vous dites là; il me semblait que le monde
disparaissait, et que nous étions seuls sous le ciel. Aussi je l'ai
priée de rentrer au château. Il faisait noir comme dans un four.

LE CHEVALIER.

Vous me paraissez bien jeune encore, et vous cherchez fortune de bonne
heure.

ROSEMBERG.

Il n'est jamais trop tôt quand on se destine à la guerre. Je n'ai vu un
Turc de ma vie; il me semble qu'ils doivent ressembler à des bêtes
sauvages.

LE CHEVALIER.

Je suis fâché que des affaires d'importance m'empêchent d'aller à la
cour; j'aurais été curieux d'y voir vos débuts. En attendant, si cela
vous convient, je puis vous faire un cadeau précieux, qui vous aidera
singulièrement.

      _Il tire un petit livre de sa poche._

ROSEMBERG.

Ce petit livre,... qu'est-ce donc?

LE CHEVALIER.

C'est un ouvrage merveilleux, un recueil à la fois concis et détaillé de
toutes les historiettes d'amour, ruses, combats et expédients propres à
former un jeune homme et à le pousser près des dames.

ROSEMBERG.

Comment s'appelle ce livre précieux?

LE CHEVALIER.

_La sauvegarde du sentiment._ C'est un trésor inestimable, et, parmi les
récits qui y sont renfermés, vous en trouverez bon nombre dont je suis
le héros. Je dois pourtant vous avouer que je n'en suis pas le
propriétaire; il appartient à un de mes amis, et je ne saurais vous le
céder que vous n'en donniez dix sequins.

ROSEMBERG.

Dix sequins, ce n'est pas une affaire,

      _Il les lui donne._

surtout après l'excellent déjeuner que vous m'avez offert si galamment.

LE CHEVALIER.

Bon! un poisson, rien qu'un poisson!

ROSEMBERG.

Mais il était délicieux! Pouvez-vous croire que j'oublie cette
rencontre? C'est le ciel qui m'a conduit sur cette route. Une auberge si
incommode! des draps humides et pas de rideaux! Je n'y serais pas resté
une heure si je ne vous avais trouvé.

LE CHEVALIER.

Que voulez-vous? il faut s'habituer à tout.

ROSEMBERG.

Oh! certainement.--Ma tante Béatrix serait bien inquiète si elle me
savait dans une mauvaise auberge. Mais, nous autres, nous ne faisons pas
attention à toutes ces misères... Que Dieu vous protège, cher seigneur!
Mes chevaux sont prêts, et je vous quitte.

LE CHEVALIER.

Au revoir, ne m'oubliez pas. Si vous avez jamais affaire au Vaïvode,
c'est mon proche parent, et je me souviendrai de vous.

ROSEMBERG.

Je vous suis tout dévoué de même.

      _Ils sortent._


FIN DE L'ACTE PREMIER.



ACTE DEUXIÈME

_À la cour; un jardin._


SCÈNE PREMIÈRE

LA REINE, ULRIC, PLUSIEURS COURTISANS.


LA REINE.

Soyez le bienvenu, comte Ulric. Le Roi notre époux est retenu en ce
moment loin de nous par une guerre bien longue et bien cruelle, qui a
coûté à notre jeunesse une riche part de son noble sang. C'est un triste
plaisir que de la voir ainsi toujours prête à le répandre encore, mais
cependant c'est un plaisir, et en même temps une gloire pour nous. Les
rejetons des premières familles de Bohême et de Hongrie, en se
rassemblant autour du trône, nous ont rendu le cœur fier et
belliqueux. Quel que soit le sort d'un guerrier, qui oserait le
plaindre? Ce n'est pas nous qui sommes Reine, ni moi, Ulric, qui fus une
fille d'Aragon. J'ai beaucoup connu votre père, et votre jeune visage me
parle du passé. Soyez donc ici comme le fils d'un souvenir qui m'est
cher. Nous parlerons de vous ce soir, avec le chancelier; ayez
patience, c'est moi qui vous recommande à lui. Le Roi vous recevra sous
cet auspice. Puisque nos clairons vous ont réveillé dans votre château,
et que du fond de votre solitude vous êtes venu trouver nos dangers,
nous ne vous laisserons pas repentir d'avoir été brave et fidèle; en
voici pour gage notre royale main.

      _La reine sort. Ulric lui baise la main, puis se retire à l'écart._

UN COURTISAN.

Voilà un homme mieux reçu, pour la première fois qu'il voit notre Reine,
que nous qui sommes ici depuis trente ans.

UN AUTRE.

Abordons-le, et sachons qui il est.

LE PREMIER.

Ne l'avez-vous pas entendu? C'est le comte Ulric, un gentilhomme
bohémien. Il cherche fortune comme un nouveau marié qui veut avoir de
quoi faire danser sa femme.

LE DEUXIÈME.

Dit-on que sa femme soit jolie?

LE PREMIER.

Charmante; c'est la perle de la Hongrie.

LE DEUXIÈME.

Quel est cet autre jeune homme qui court par là en sautillant?

LE PREMIER.

Je ne le connais pas. C'est encore quelque nouveau venu. La libéralité
du Roi attire ici toutes ces mouches, qui cherchent un rayon de soleil.

      _Entre Rosemberg._

LE DEUXIÈME.

Celui-ci me paraît fine mouche, une vraie guêpe dans son corset
rayé.--Seigneur, nous vous saluons. Qui vous amène dans ce jardin?

ROSEMBERG, _à part_.

On me questionne de tous côtés, et je ne sais si je dois répondre.
Toutes ces figures nouvelles, ces yeux écarquillés qui vous dévisagent,
cela m'étourdit à un point!

      _Haut._

Où est la Reine, messieurs? Je suis Astolphe de Rosemberg, et je désire
lui être présenté.

PREMIER COURTISAN.

La Reine vient de sortir du palais. Si vous voulez lui parler, attendez
son passage. Elle reviendra dans une heure.

ROSEMBERG.

Diable! cela est fâcheux.

      _Il s'assoit sur un banc._

DEUXIÈME COURTISAN.

Vous venez sans doute pour les fêtes?

ROSEMBERG.

Est-ce qu'il y a des fêtes? Quel bonheur!--Non, messieurs, je viens pour
prendre du service.

PREMIER COURTISAN.

Tout le monde en prend à cette heure.

ROSEMBERG.

Eh! oui, c'est ce qui paraît. Beaucoup s'en mêlent, mais peu savent s'en
tirer.

DEUXIÈME COURTISAN.

Vous en parlez avec sévérité.

ROSEMBERG.

Combien de hobereaux ne voyons-nous pas, qui ne méritent pas seulement
qu'on en parle, et qui ne s'en donnent pas moins pour de grands
capitaines! On dirait, à les voir, qu'ils n'ont qu'à monter à cheval
pour chasser le Turc par delà le Caucase, et ils sortent de quelque trou
de la Bohême, comme des rats effarouchés.

ULRIC, _s'approchant_.

Seigneur, je suis le comte Ulric, gentilhomme bohémien, et je trouve un
peu de légèreté dans vos paroles, qu'on peut pardonner à votre âge, mais
que je vous conseille d'en retrancher. Être étourdi est un aussi grand
défaut que d'être pauvre, permettez-moi de vous le dire, et que la leçon
vous profite.

ROSEMBERG, _à part_.

C'est mon Bohémien de l'auberge.

      _Haut._

S'exprimer en termes généraux n'est faire offense à personne. Pour ce
qui est d'une leçon, j'en ai donné quelquefois, mais je n'en ai jamais
reçu.

ULRIC.

Voilà un langage hautain,--et d'où sortez-vous donc vous-même, pour
avoir le droit de le prendre?

PREMIER COURTISAN.

Allons, seigneurs, que quelques paroles échappées sans dessein ne
deviennent pas un motif de querelle. Nous croyons devoir intervenir;
songez que vous êtes chez la Reine. Ce seul mot vous en dit assez.

ULRIC.

C'est vrai, et je vous remercie de m'avoir averti à temps. Je me
croirais indigne du nom que je porte, si je ne me rendais à une si juste
remontrance.

ROSEMBERG.

Qu'il en soit ce que vous voudrez; je n'ai rien à dire à cela.

      _Les courtisans sortent. Ulric et Rosemberg restent assis chacun de
      son côté._

ROSEMBERG, _à part_.

Le chevalier Uladislas m'a recommandé de ne jamais démordre d'une chose
une fois dite. Depuis que je suis dans cette cour, les paroles de ce
digne homme ne me sortent pas de la tête. Je ne sais ce qui se passe en
moi, je me sens un cœur de lion. Ou je me trompe fort, ou je ferai
fortune.

ULRIC, _à part_.

Avec quelle bonté la Reine m'a reçu! et cependant j'éprouve une
tristesse que rien ne peut vaincre. Que fait à présent Barberine? Hélas!
hélas! l'ambition!--N'étais-je pas bien dans ce vieux château? pauvre,
sans doute, mais quoi? Ô folie! ô rêveurs que nous sommes!

ROSEMBERG, _à part_.

C'est surtout ce livre que j'ai acheté qui me bouleverse la cervelle; si
je l'ouvre le soir en me couchant, je ne saurais dormir de toute la
nuit. Que de récits étonnants, que de choses admirables! L'un taille en
pièces une armée entière; l'autre saute, sans se blesser, du haut d'un
clocher dans la mer Caspienne, et dire que tout cela est vrai, que tout
cela est arrivé! Il y en a une surtout qui m'éblouit:

      _Il se lève et lit tout haut._

«Lorsque le sultan Boabdil...» Ah! voilà quelqu'un qui m'écoute; c'est
ce gentilhomme bohémien. Il faut que je fasse ma paix avec lui. Lorsque
je lui ai cherché querelle, je ne pensais plus qu'il a une jolie femme.

      _À Ulric._

Vous venez de Bohême, seigneur? Vous devez connaître mon oncle, le baron
d'Engelbreckt?

ULRIC.

Beaucoup, c'est un de mes voisins; nous allions ensemble à la chasse
l'hiver passé. Il est allié, de loin, il est vrai, à la famille de ma
femme.

ROSEMBERG.

Vous êtes parent de mon oncle Engelbreckt? Permettez que nous fassions
connaissance. Y a-t-il longtemps que vous êtes parti?

ULRIC.

Je ne suis ici que depuis un jour.

ROSEMBERG.

Vous paraissez le dire à regret. Auriez-vous quelque sujet de regarder
en arrière avec tristesse? Sans doute il est toujours fâcheux de quitter
sa famille, surtout quand on est marié. Votre femme est jeune, puisque
vous l'êtes, belle par conséquent. Il y a de quoi s'inquiéter.

ULRIC.

L'inquiétude n'est pas mon souci. Ma femme est belle; mais le soleil
d'un jour de juillet n'est pas plus pur dans un ciel sans tache, que son
noble cœur dans son sein chéri.

ROSEMBERG.

C'est beaucoup dire. Hors notre Seigneur Dieu, qui peut connaître le
cœur d'un autre? J'avoue qu'à votre place je ne serais pas à mon
aise.

ULRIC.

Et pourquoi cela, s'il vous plaît?

ROSEMBERG.

Parce que je douterais de ma femme, à moins qu'elle ne fût la vertu
même.

ULRIC.

Je crois que la mienne est ainsi.

ROSEMBERG.

C'est donc un phénix que vous possédez. Est-ce de notre bon roi Mathias
que vous tenez ce privilège qui vous distingue entre tous les maris?

ULRIC.

Ce n'est pas le Roi qui m'a fait cette grâce, mais Dieu, qui est un peu
plus qu'un roi.

ROSEMBERG.

Je ne doute point que vous n'ayez raison, mais vous savez ce que disent
les philosophes avec le poète latin: Quoi de plus léger qu'une plume? la
poussière;--de plus léger que la poussière? le vent;--de plus léger que
le vent? la femme;--de plus léger que la femme? rien.

ULRIC.

Je suis guerrier et non philosophe, et je ne me soucie point des poètes.
Tout ce que je sais, c'est que, en effet, ma femme est jeune, droite et
de beau corsage, comme on dit chez nous; qu'il n'y a ouvrage de main ni
d'aiguille où elle ne s'entende mieux que personne; qu'on ne trouverait
dans tout le royaume ni un écuyer, ni un majordome qui sache mieux
servir et de meilleure grâce qu'elle à la table d'un seigneur; ajoutez à
cela qu'elle sait très bien et très résolûment monter à cheval, porter
l'oiseau sur le poing à la chasse, et en même temps tenir ses comptes
aussi bien réglés qu'un marchand. Voilà comme elle est, seigneur
cavalier, et avec tout cela je ne douterais pas d'elle, quand je
resterais dix ans sans la voir.

ROSEMBERG.

Voilà un merveilleux portrait.

      _Entre Polacco._

POLACCO.

Je baise vos mains, seigneurs, je vous salue. Santé est fille de
jeunesse. Hé! hé! les bons visages de Dieu! Que Notre-Dame vous protège!

ROSEMBERG.

Qu'y a-t-il, l'ami? À qui en avez-vous?

POLACCO.

Je baise vos mains, seigneurs, et je vous offre mes services, mes petits
services pour l'amour de Dieu.

ULRIC.

Êtes-vous donc un mendiant? Je ne m'attendais pas à en rencontrer dans
ces allées.

POLACCO.

Un mendiant! Jésus! un mendiant! Je ne suis point un mendiant, je suis
un honnête homme; mon nom est Polacco; Polacco n'est pas un mendiant.
Par saint Mathieu! mendiant n'est point un mot qu'on puisse appliquer à
Polacco.

ULRIC.

Expliquez-vous, et ne vous offensez pas de ce que je vous demande qui
vous êtes.

POLACCO.

Hé! hé! point d'offense; il n'y en a pas. Nos jeunes garçons vous le
diront. Qui ne connaît pas Polacco?

ULRIC.

Moi, puisque j'arrive et que je ne connais personne.

POLACCO.

Bon, bon, vous y viendrez comme les autres; on est utile en son temps et
lieu, chacun dans sa petite sphère; il ne faut pas mépriser les gens.

ULRIC.

Quelle estime ou quel mépris puis-je avoir pour vous, si vous ne voulez
pas me dire qui vous êtes?

POLACCO.

Chut! silence! la lune se lève; voilà un coq qui a chanté.

ULRIC.

Quelle mystérieuse folie promènes-tu dans ton bavardage? Tu parles comme
la fièvre en personne.

POLACCO.

Un miroir, un petit miroir! Dieu est Dieu, et les saints sont bénis!
Voilà un petit miroir à vendre.

ULRIC.

Jolie emplette! il est grand comme la main et cousu dans du cuir. C'est
un miroir de sorcière bohémienne; elles en portent de pareils sur la
poitrine.

ROSEMBERG.

Regardez-y; qu'y voyez-vous?

ULRIC.

Rien, en vérité, pas même le bout de mon nez. C'est un miroir magique;
il est couvert d'une myriade de signes cabalistiques.

POLACCO.

Qui saura verra, qui saura verra.

ULRIC.

Ah! ah! je comprends qui tu es; oui, sur mon âme, un honnête sorcier. Eh
bien! que voit-on dans ta glace?

POLACCO.

Qui verra saura, qui verra saura.

ULRIC.

Vraiment! je crois donc te comprendre encore. Si je ne me trompe, ce
miroir doit montrer les absents; j'en ai vu parfois qu'on donnait comme
tels. Plusieurs de mes amis en portent à l'armée.

ROSEMBERG.

Pardieu! seigneur Ulric, voilà une offre qui vient à propos. Vous qui
parliez de votre femme, ce miroir est fait pour vous. Et dites-moi,
brave Polacco, y voit-on seulement les gens? N'y voit-on pas ce qu'ils
font en même temps?

POLACCO.

Le blanc est blanc, le jaune est de l'or. L'or est au diable, le blanc
est à Dieu.

ROSEMBERG.

Voyez! cela n'a-t-il pas trait à la fidélité des femmes? Oui, gageons
que les objets paraissent blancs dans cette glace si la femme est
fidèle, et jaunes si elle ne l'est pas. C'est ainsi que j'explique ces
paroles: L'or est au diable, le blanc est à Dieu.

ULRIC.

Éloignez-vous, mon bon ami; ni ce seigneur, ni moi, n'avons besoin de
vos services. Il est garçon, et je ne suis pas superstitieux.

ROSEMBERG.

Non, sur ma vie! seigneur Ulric; puisque vous êtes mon allié, je veux
faire cela pour vous. J'achète moi-même ce miroir, et nous y regarderons
tout à l'heure si votre femme cause avec son voisin.

ULRIC.

Éloignez-vous, vieillard, je vous en prie.

ROSEMBERG.

Non! non! il ne partira pas que nous n'ayons fait cette épreuve. Combien
vends-tu ton miroir, Polacco?

      _Ulric s'éloigne un peu et se promène._

POLACCO.

Hé! hé! chacun son heure, mon cher seigneur; tout vient à point, chacun
son heure.

ROSEMBERG.

Je te demande quel est ton prix?

POLACCO.

Qui refuse muse, qui muse refuse.

ROSEMBERG.

Je ne muse pas, je veux acheter ton miroir.

POLACCO.

Hé! hé! qui perd le temps le temps le gagne, qui perd le temps...

ROSEMBERG.

Je te comprends. Tiens, voilà ma bourse. Tu crains sans doute qu'on ne
te voie ici faire en public ton petit négoce.

POLACCO, prenant la bourse.

Bien dit, bien dit, mon cher seigneur, les murs ont des yeux, les arbres
aussi. Que Dieu conserve la police! les gens de police sont d'honnêtes
gens!

ROSEMBERG, prenant le miroir.

Maintenant tu vas nous expliquer les effets magiques de cette petite
glace.

POLACCO.

Seigneur, en fixant vos yeux avec attention sur ce miroir, vous verrez
un léger brouillard qui se dissipe peu à peu. Si l'attention redouble,
une forme vague et incertaine commence bientôt à en sortir; l'attention
redoublant encore, la forme devient claire; elle vous montre le portrait
de la personne absente à laquelle vous avez pensé en prenant la glace.
Si cette personne est une femme et qu'elle vous soit fidèle, la figure
est blanche et presque pâle; elle vous sourit faiblement. Si la personne
est seulement tentée, la figure se colore d'un jaune blond comme l'or
d'un épi mûr; si elle est infidèle, elle devient noire comme du charbon,
et aussitôt une odeur infecte se fait sentir.

ROSEMBERG.

Une odeur infecte, dis-tu?

POLACCO.

Oui, comme lorsque l'on jette de l'eau sur des charbons allumés.

ROSEMBERG.

C'est bon; maintenant prends ce qu'il te faut dans cette bourse, et
rends-moi le reste.

POLACCO.

Qui viendra saura, qui saura viendra.

ROSEMBERG.

Vends-tu si cher cette bagatelle?

POLACCO.

Qui viendra verra, qui verra viendra.

ROSEMBERG.

Que le diable t'emporte avec tes proverbes!

POLACCO.

Je baise les mains, les mains... Qui viendra verra.

      _Il sort._

ROSEMBERG.

Maintenant, seigneur Ulric, si vous le voulez bien, il nous est facile
de savoir qui a raison de vous ou de moi?

ULRIC.

Je vous ai déjà répondu; je ne puis souffrir ces jongleries.

ROSEMBERG.

Bon! vous avez entendu, comme moi, les explications de ce digne sorcier.
Que nous coûte-t-il de tenter l'épreuve? Jetez, de grâce, les yeux sur
ce miroir.

ULRIC.

Regardez-y vous-même, si bon vous semble.

ROSEMBERG.

Oui, en vérité, à votre défaut j'y veux regarder et penser pour vous à
votre chère comtesse, ne fût-ce que pour voir apparaître, blanche ou
jaune, sa charmante image. Tenez, je l'aperçois déjà!

ULRIC.

Une fois pour toutes, seigneur cavalier, ne continuez pas sur ce ton.
C'est un conseil que je vous donne.


SCÈNE II

LES MÊMES, PLUSIEURS COURTISANS.


PREMIER COURTISAN, _à Ulric_.

Comte Ulric, la reine va rentrer tout à l'heure au palais. Elle nous a
ordonné de vous dire que votre présence y sera nécessaire.

ULRIC.

Je vous rends mille grâces, messieurs, et je suis tout aux ordres de Sa
Majesté.

ROSEMBERG, regardant toujours le miroir.

Dites-moi, messieurs, ne sentez-vous pas quelque odeur singulière?

PREMIER COURTISAN.

Quelle espèce d'odeur?

ROSEMBERG.

Hé! comme du charbon éteint.

ULRIC, _à Rosemberg_.

Avez-vous donc juré de lasser ma patience?

ROSEMBERG.

Regardez vous-même, comte Ulric; assurément ce n'est pas là du blanc.

ULRIC.

Enfant, tu insultes une femme que tu ne connais pas.

ROSEMBERG.

C'est que, peut-être, j'en connais d'autres.

ULRIC.

Eh bien! puisque les miroirs te plaisent, regarde-toi dans celui-ci.

      _Il tire son épée._

ROSEMBERG.

Attendez, je ne suis pas en garde.

      _Il tire aussi son épée._


SCÈNE III

LES MÊMES, LA REINE, TOUS LES COURTISANS.


LA REINE.

Que veut dire ceci, jeunes gens? je croyais que ce n'était pas pour
arroser les fleurs de mon parterre que se tiraient des épées hongroises.
Qui a donné lieu à cette dispute?

ULRIC.

Madame, excusez-moi. Il y a telle insulte que je ne puis supporter. Ce
n'est pas moi qui suis offensé, c'est mon honneur.

LA REINE.

De quoi s'agit-il? Parlez.

ULRIC.

Madame, j'ai laissé au fond de mon château une femme belle comme la
vertu. Ce jeune homme, que je ne connais pas, et qui ne connaît pas ma
femme, n'en a pas moins dirigé contre elle des railleries dont il fait
gloire. Je proteste à vos pieds qu'aujourd'hui même j'ai refusé de tirer
l'épée, par respect pour la place où je suis.

LA REINE, _à Rosemberg_.

Vous paraissez bien jeune, mon enfant. Quel motif a pu vous porter à
médire d'une femme qui vous est inconnue?

ROSEMBERG.

Madame, je n'ai pas médit d'une femme. J'ai exprimé mon opinion sur
toutes les femmes en général, et ce n'est pas ma faute si je ne puis la
changer.

LA REINE.

En vérité, je croyais que l'Expérience n'avait pas la barbe aussi
blonde.

ROSEMBERG.

Madame, il est juste et croyable que Votre Majesté défende la vertu des
femmes; mais je ne puis avoir pour cela les mêmes raisons qu'elle.

LA REINE.

C'est une réponse téméraire. Chacun peut en effet avoir sur ce sujet
l'opinion qu'il veut; mais que vous en semble, messieurs? N'y a-t-il pas
une présomptueuse et hautaine folie à prétendre juger toutes les femmes?
C'est une cause bien vaste à soutenir, et si j'y étais avocat, moi,
votre reine en cheveux gris, mon enfant, je pourrais mettre dans la
balance quelques paroles que vous ne savez pas. Qui vous a donc appris,
si jeune, à mépriser votre nourrice? Vous qui sortez apparemment de
l'école, est-ce là ce que vous avez lu dans les yeux bleus des jeunes
filles qui puisaient de l'eau dans la fontaine de votre village?
Vraiment! le premier mot que vous avez épelé sur les feuilles
tremblantes d'une légende céleste, c'est le mépris? Vous l'avez à votre
âge? Je suis donc plus jeune que vous, car vous me faites battre le
cœur. Tenez, posez la main sur celui du comte Ulric; je ne connais
pas sa femme plus que vous, mais je suis femme, et je vois comment son
épée lui tremble encore dans la main. Je vous gage mon anneau nuptial
que sa femme lui est fidèle comme la vierge l'est à Dieu!

ULRIC.

Reine, je prends la gageure, et j'y mets tout ce que je possède sur
terre, si ce jeune homme veut la tenir.

ROSEMBERG.

Je suis trois fois plus riche que vous.

LA REINE.

Comment t'appelles-tu?

ROSEMBERG.

Astolphe de Rosemberg.

LA REINE.

Tu es un Rosemberg, toi? Je connais ton père, il m'a parlé de toi. Va,
va, le comte Ulric ne gage plus rien contre toi; nous te renverrons à
l'école.

ROSEMBERG.

Non, Majesté. Il ne sera pas dit que j'aurai reculé, si le comte tient
le pari.

LA REINE.

Et que paries-tu?

ROSEMBERG.

S'il veut me donner sa parole de chevalier qu'il n'écrira [rien à sa
femme de ce qui s'est passé entre nous, je gage mon bien contre le sien,
ou du moins jusqu'à concurrence égale, que je me rendrai dès demain au
château qu'il habite, et que ce cœur de diamant sur lequel il compte
si fort ne me résistera pas longtemps.

ULRIC.

Je tiens, et il est trop tard pour vous dédire. Vous avez parié devant
la reine, et puisque sa présence auguste m'a oblige de baisser l'épée,
c'est Elle que je prends pour témoin du duel honorable que je vous
propose.

ROSEMBERG.

J'accepte, et rien ne m'en fera dédire; mais il me faut une lettre de
recommandation, afin de me procurer un plus libre accès.

ULRIC.

De tout mon cœur, tout ce que vous voudrez.

LA REINE.

Je me porte donc comme témoin, et comme juge de la querelle. Le pari
sera inscrit par le chancelier de la justice du Roi, mon maître, et à
votre parole j'ajoute ici la mienne, qu'aucune puissance au monde ne
pourra me fléchir quand le jour sera passé. Allez, messieurs, que Dieu
vous garde!


FIN DE L'ACTE DEUXIÈME.



ACTE TROISIÈME

_Une salle au château de Barberine.--Plusieurs vastes croisées ouvertes
au fond, sur une cour intérieure.--Par une de ces croisées on voit un
cabinet dans une tourelle gothique, dont la fenêtre est également
ouverte._


SCÈNE PREMIÈRE

ROSEMBERG, KALÉKAIRI.


ROSEMBERG.

Tu disais donc, ma belle enfant, que tu te nommes Kalékairi?

KALÉKAIRI.

Mon père l'a voulu.

ROSEMBERG.

Fort bien;--et ta maîtresse n'est pas visible?

KALÉKAIRI.

Elle s'habille, elle s'habille longtemps. Elle a dit de la prévenir.

ROSEMBERG.

Ne te hâte pas, Kalékairi. Si je ne me trompe, ce nom-là est pour le
moins turc ou arabe.

KALÉKAIRI.

Kalékairi est née à Trébizonde, mais elle n'est pas venue au monde pour
la pauvre place qu'elle occupe.

ROSEMBERG.

Es-tu mécontente de ton sort?--As-tu à te plaindre de ta maîtresse?

KALÉKAIRI.

Personne ne s'en plaint.

ROSEMBERG.

Parle-moi franchement.

KALÉKAIRI.

Qu'appelez-vous franchement?

ROSEMBERG.

Dire ce que l'on pense.

KALÉKAIRI.

Lorsque Kalékairi ne pense à rien, elle ne dit rien.

ROSEMBERG.

C'est à merveille.

      _À part._

Voilà une petite sauvage qui n'a pas l'air trop rébarbatif.

      _Haut._

Ainsi donc, tu aimes ta maîtresse?

KALÉKAIRI.

Tout le monde l'aime.

ROSEMBERG.

On la dit très belle.

KALÉKAIRI.

On a raison.

ROSEMBERG.

Elle est coquette, j'imagine, puisqu'elle fait de si longues toilettes?

KALÉKAIRI.

Non, elle est bonne.

ROSEMBERG.

Pourquoi donc alors te plaignais-tu d'être dans ce château?

KALÉKAIRI.

Parce que la fille de ma mère devait avoir beaucoup de suivantes, au
lieu d'en être une elle-même.

ROSEMBERG.

J'entends,--quelques revers de fortune.

KALÉKAIRI.

Les pirates m'ont enlevée.

ROSEMBERG.

Les pirates! conte-moi cela!

KALÉKAIRI.

Ce n'est pas un conte, cela fait pleurer. Kalékairi n'en parle jamais.

ROSEMBERG.

En vérité!

KALÉKAIRI.

Non, pas même avec ma perruche, pas même avec mon chien Mamouth, pas
même avec le rosier qui est dans ma chambre.

ROSEMBERG.

Tu es discrète, à ce que je vois.

KALÉKAIRI.

Il le faut.

ROSEMBERG.

C'est mon sentiment. As-tu fait ici ton apprentissage?

KALÉKAIRI.

Non, je suis allée à Constantinople, à Smyrne et à Janina, chez le
pacha.

ROSEMBERG.

Ah! ah! toute jeune que tu es, tu dois avoir quelque usage du monde.

KALÉKAIRI.

J'ai toujours servi près des femmes.

ROSEMBERG.

C'est bien suffisant pour apprendre.--Or ça, belle Kalékairi, si ta
maîtresse me reçoit bien, je compte passer ici quelque temps. Si j'avais
besoin de tes bons offices,--serais-tu d'humeur à m'obliger?

KALÉKAIRI.

Très volontiers.

ROSEMBERG.

Bien répondu. Tiens, en ta qualité de Turque, tu dois aimer la couleur
des sequins. Prends cette bourse, et va m'annoncer.

KALÉKAIRI.

Pourquoi me donnez-vous cela?

ROSEMBERG.

Pour faire connaissance. Va m'annoncer, ma chère enfant.

KALÉKAIRI.

Il n'était pas besoin des sequins.


SCÈNE II

ROSEMBERG, _seul; puis_ BARBERINE, _dans la tourelle_.

Voilà une étrange soubrette!... Quelle singulière idée a ce comte Ulric
de faire garder sa femme par une espèce d'icoglan femelle! Il faut
convenir que tout ce qui m'arrive a quelque chose de si bizarre que cela
semble presque surnaturel... Allons, en tout cas, j'ai bien commencé. La
suivante prend mes intérêts; quant à la maîtresse,... voyons! quel moyen
emploierai-je ici? La ruse, la force, ou l'amour? La force, fi donc! Ce
ne serait ni d'un gentilhomme, ni d'un loyal parieur. Pour l'amour, cela
peut se tenter, mais c'est que cela est bien long, et je voudrais
vaincre comme César... Ah! j'aperçois quelqu'un dans cette tourelle,
c'est la comtesse elle-même, je la reconnais! Elle est à se coiffer,--je
crois même qu'elle chante.


BARBERINE.

PREMIER COUPLET.

    Beau chevalier qui partez pour la guerre,
              Qu'allez-vous faire
              Si loin d'ici?
    Voyez-vous pas que la nuit est profonde,
              Et que le monde
              N'est que souci?

ROSEMBERG.

Elle ne chante pas mal, mais il me semble que sa chanson exprime un
regret; oui, quelque chose comme un souvenir. Hum! lorsque j'ai tenu ce
pari, je crois que j'ai agi bien vite.--Il y a de certains moments où
l'on ne peut répondre de soi; c'est comme un coup de vent qui
s'engouffre dans votre manteau. Peste! il ne faut pas que je m'y trompe;
il y va là pour moi de bon nombre d'écus! Voyons! emploierai-je la ruse?

BARBERINE.

SECOND COUPLET.

    Vous qui croyez qu'une amour délaissée
              De la pensée
              S'enfuit ainsi;
    Hélas! hélas! chercheur de renommée,
              Votre fumée
              S'envole aussi.

ROSEMBERG.

Cette chanson dit toujours la même chose, mais qu'est-ce que prouve une
chanson? Oui, plus j'y pense, plus la ruse me semble le véritable moyen
de succès. La ruse et l'amour feraient merveille ensemble. Mais il est
bien vrai que je ne sais trop comment ruser. Si je faisais comme cet
Uladislas lorsqu'il trompa le géant Molock? mais voilà le défaut de
toutes ces histoires-là, c'est qu'elles sont charmantes à écouter, et
qu'on ne sait comment les mettre en pratique. Je lisais, hier, par
exemple, l'histoire d'un héros de roman qui, dans ma position, s'est
caché pendant toute une journée pour pénétrer chez sa maîtresse. Est-ce
que je peux me cacher dans un coffre? Je sortirais de là couvert de
poussière, et mes habits seraient gâtés. Bah! je crois que j'ai pris le
bon parti. Oui, le meilleur de tous les stratagèmes, c'est de donner de
l'argent à la servante; je veux éblouir de même les autres
domestiques... Ah! voici venir Barberine. Eh bien donc! tout est décidé;
j'emploierai à la fois la ruse et l'amour.


SCÈNE III

ROSEMBERG, BARBERINE, KALÉKAIRI.


KALÉKAIRI. _Elle reste au fond du théâtre._

Voici la maîtresse.

BARBERINE.

Seigneur, vous êtes le bienvenu. Vous arrivez, m'a-t-on dit, de la cour.
Comment se porte mon mari? Que fait-il? Où est-il? À la guerre?...
Hélas! répondez.

ROSEMBERG.

Il est à la guerre, madame; je le crois, du moins. Pour ce qu'il fait,
cela semble facile à dire; il suffit de vous regarder pour le supposer.
Qui peut vous avoir vue et vous oublier? Il pense à vous sans doute,
comtesse, et tout éloigné qu'il est de vous, son sort est plus digne
d'envie que de pitié, si, de votre côté, vous pensez à lui. Voici une
lettre qu'il m'a confiée.

BARBERINE, _lisant_.

«C'est un jeune cavalier du plus grand mérite, et qui appartient à l'une
des plus nobles familles des deux royaumes. Recevez-le comme un ami...»
Je ne vous en lis pas plus; nous ne sommes riches que de bonne volonté,
mais nous vous recevrons le moins mal possible.

ROSEMBERG.

J'ai laissé quelque part par là mes chevaux et mes écuyers. Je ne
saurais voyager sans un cortège considérable, attendu ma naissance et ma
fortune; mais je ne veux pas vous embarrasser de ce train...

BARBERINE.

Pardonnez-moi, mon mari m'en voudrait si je n'insistais; nous leur
enverrons dire de venir ici.

ROSEMBERG.

Quel remercîment puis-je faire pour un accueil si favorable? Cette
blanche main, du haut de ces tourelles, a daigné faire signe qu'on
m'ouvrît la porte, et ces beaux yeux ne la contredisent pas.--Ils
m'ouvrent aussi, noble comtesse, la porte d'un cœur
hospitalier.--Permettez que j'aille moi-même prévenir ma suite, et je
reviens auprès de vous.--J'ai quelques ordres à donner...

      _À part._

Du courage, et les poches pleines! Je veux prendre un peu l'air des
alentours.


SCÈNE IV

BARBERINE, KALÉKAIRI.


BARBERINE.

Que penses-tu de ce jeune homme, ma chère?

KALÉKAIRI.

Kalékairi ne l'aime point.

BARBERINE.

Il te déplaît! Pourquoi cela?

      _Elle s'assoit._

Il me semble qu'il n'est pas mal tourné.

KALÉKAIRI.

Certainement.

BARBERINE.

Qu'est-ce donc qui te choque? Il ne s'exprime pas mal, un peu en
courtisan, mais c'est la faute de sa jeunesse, et il apporte de bonnes
nouvelles.

KALÉKAIRI.

Je ne crois pas.

BARBERINE.

Comment, tu ne crois pas? Voici la lettre de mon mari qui est toute
pleine de tendresse pour moi et d'amitié pour son ambassadeur.

      _Kalékairi secoue la tête._

Que t'a donc fait ce monsieur de Rosemberg?

KALÉKAIRI.

Il a donné de l'or à Kalékairi.

BARBERINE, _riant_.

C'est là ce qui t'a offensée? Eh bien! il n'y a qu'à le lui rendre.

KALÉKAIRI.

Je suis esclave.

BARBERINE.

Non pas ici.--Tu es ma compagne et mon amie.

KALÉKAIRI.

Si on rendait l'or, il se défierait.

BARBERINE.

Que veux-tu dire? explique-toi. Tu le traites comme un conspirateur.

KALÉKAIRI.

Kalékairi n'avait rien fait pour lui. Elle n'avait pas ouvert la porte,
elle n'avait pas arrangé une chambre, elle n'avait point préparé un
repas. Il a voulu tromper Kalékairi.

BARBERINE.

Mais Kalékairi prend bien vite la mouche. Est-ce qu'il a essayé de te
faire la cour?

KALÉKAIRI.

Oh! non.

BARBERINE.

Eh bien! quoi de si surprenant? Il est nouveau venu dans ce château.
N'est-il pas assez naturel qu'il cherche à s'y gagner quelque
bienveillance? Il est riche, d'ailleurs, à ce qu'il paraît, et assez
content qu'on le sache; c'est une petite façon de grand seigneur.

KALÉKAIRI.

Il ne connaît pas le Comte Ulric.

BARBERINE.

Comment! il ne le connaît pas?

KALÉKAIRI.

Non. Il a parlé au portier L'Uscoque, et il lui a demandé s'il aimait
son maître. Il m'a demandé aussi si je vous aimais. Il ne nous connaît
pas.

BARBERINE.

Que tu es folle! voilà les belles preuves qui te donnent sur lui des
soupçons! et quel grand crime penses-tu donc qu'il médite?

KALÉKAIRI.

Quand j'ai été à Janina, un chrétien est venu qui aimait ma maîtresse;
il a donné aussi beaucoup d'or aux esclaves, et on l'a coupé en
morceaux.

BARBERINE.

Miséricorde! comme tu y vas! voyez-vous la petite lionne! et tu te
figures apparemment que ce jeune homme vient tenter ma conquête?
N'est-ce pas là le fond de ta pensée?

      _Kalékairi fait signe que oui._

Eh bien! ma chère, sois sans inquiétude. Tu peux laisser là tes frayeurs
et tes petits moyens par trop asiatiques. Je n'imagine point qu'un
inconnu vienne de prime abord me parler d'amour. Mais supposons qu'il en
soit ainsi, tu peux être bien assurée... Voici notre hôte, tu nous
laisseras seuls.--Retirons-nous un peu à l'écart.

      _À part._

Il serait pourtant curieux qu'elle eût raison.

      _Elles se retirent au fond du théâtre._


SCÈNE V

LES MÊMES, ROSEMBERG.


ROSEMBERG, _se croyant seul_.

Je crois maintenant que mon plan est fait. Il y a dans le petit livre
d'Uladislas l'histoire d'un certain Jachimo qui fait une gageure toute
pareille à la mienne avec Leonatus Posthumus, gendre du roi de la
Grande-Bretagne. Ce Jachimo s'introduit secrètement dans l'appartement
de la belle Imogène, en son absence, et prend sur ses tablettes une
description exacte de la chambre. Ici telle porte, là telle fenêtre,
l'escalier est de telle façon... Il note les moindres détails ni plus ni
moins qu'un général d'armée qui se dispose à entrer en campagne. Je veux
imiter ce Jachimo.

BARBERINE, _à part_.

Il a l'air de se consulter.

KALÉKAIRI, _de même_.

N'en doutez pas; c'est peut-être un espion turc.

ROSEMBERG.

Le portier L'Uscoque a pris mon argent. Je me glisserai furtivement
dans la chambre de Barberine, et là,... oui,... que ferai-je là, si je
viens à la rencontrer? Hum!... c'est dangereux et embarrassant.

KALÉKAIRI, _bas, à Barberine_.

Voyez-vous comme il réfléchit?

ROSEMBERG.

Eh bien! je plaiderai ma cause, car Dieu me garde de l'offenser! ce
serait me déshonorer moi-même.--Mais dans tous les romans, et même dans
les ballades, les plus parfaits amants font-ils autre chose que
s'introduire ainsi, quand ils peuvent, chez la dame de leurs pensées?
C'est toujours plus commode, on est moins dérangé.--Ah! voilà la belle
comtesse!--Si j'essayais d'abord, par manière d'acquit, quelques propos
de galanterie? Sachons ce qu'elle dit sur ce chapitre, cela ne peut pas
nuire, car, au bout du compte, si je venais à ne pas lui déplaire, cela
me dispenserait de ruser,--et c'est cette ruse qui m'embarrasse!

      _Haut._

Excusez-moi, comtesse, d'être demeuré si longtemps loin de vous; mes
équipages sont considérables, et il faut mettre quelque ordre à cela.

BARBERINE.

Rien n'est plus juste, et je vous prie de vouloir bien vous considérer
comme parfaitement libre dans cette maison. Vous comprenez qu'un ami de
mon mari ne saurait être un étranger pour nous.

      _À Kalékairi._

Va, Kalékairi, va, ma chère, et n'aie pas peur.

      _Kalékairi sort._

ROSEMBERG.

Vous me pénétrez de reconnaissance. À vous dire vrai, en venant chez
vous, je ne craignais que d'être importun, et je courrais grand risque
de le devenir si je laissais parler mon cœur.

BARBERINE, _à part_.

Parler son cœur! déjà! quel langage!

      _Haut._

Soyez assuré, seigneur Rosemberg, que vous ne me gênez pas du tout; car
cette liberté que je vous offre m'est fort nécessaire à moi-même, et je
vous la donne pour en user aussi.

ROSEMBERG.

Cela s'entend, je connais les convenances, et je sais quels devoirs
impose votre rang. Une châtelaine est reine chez elle, et vous l'êtes
deux fois, madame, par la noblesse et par la beauté.

BARBERINE.

Ce n'est pas cela. C'est que dans ce moment-ci nous sommes en train de
faire la vendange.

ROSEMBERG.

Oui, vraiment, j'ai vu en passant sur ces collines quantité de paysans.
Cela ressemble à une fête, et vous recevez sans doute, à cette occasion,
les hommages de vos vassaux. Ils doivent être heureux, puisqu'ils vous
appartiennent.

BARBERINE.

Oui, mais ils sont bien tourmentants;... il me faut aller aux champs
toute la journée pour faire rentrer le maïs et les foins tardifs.

ROSEMBERG, _à part_.

Si elle me répond sur ce ton, cela va être bien peu poétique.

BARBERINE, _de même_.

S'il persiste dans ses compliments, cela pourra être divertissant.

ROSEMBERG.

J'avoue, comtesse, qu'une chose m'étonne. Ce n'est pas de voir une noble
dame veiller au soin de ses domaines; mais j'aurais cru que c'était de
plus loin.

BARBERINE.

Je conçois cela. Vous êtes de la cour, et les beautés d'Albe Royale ne
promènent pas dans l'herbe leurs souliers dorés.

ROSEMBERG.

C'est vrai, madame, et ne trouvez-vous pas que cette vie toute de
plaisir, de fêtes, d'enchantements et de magnificence, est une chose
vraiment admirable? Sans vouloir médire des vertus champêtres, la vraie
place d'une jolie femme n'est-elle pas là, dans cette sphère brillante?
Regardez votre miroir, comtesse. Une jolie femme n'est-elle pas le
chef-d'œuvre de la création, et toutes les richesses du monde ne
sont-elles pas faites pour l'entourer, pour l'embellir, s'il était
possible?

BARBERINE.

Oui, cela peut plaire sans doute. Vos belles dames ne voient ce pauvre
monde que du haut de leur palefroi, ou si leur pied se pose à terre,
c'est sur un carreau de velours.

ROSEMBERG.

Oh! pas toujours. Ma tante Béatrix va aussi comme vous dans les champs.

BARBERINE.

Ah! votre tante est bonne ménagère?

ROSEMBERG.

Oui, et bien avare, excepté pour moi, car elle me donnerait ses coiffes.

BARBERINE.

En vérité?

ROSEMBERG.

Oh! certainement; c'est d'elle que me viennent presque tous les bijoux
que je porte.

BARBERINE, _à part_.

Ce garçon-là n'est pas bien méchant.

      _Haut._

J'aime fort les bonnes ménagères, vu que j'ai la prétention d'en être
une moi-même. Tenez, vous en voyez la preuve.

ROSEMBERG.

Qu'est-ce que cela? Dieu me pardonne, une quenouille et un fuseau!

BARBERINE.

Ce sont mes armes.

ROSEMBERG.

Est-ce possible? quoi! vous cultivez ce vieux métier de nos grand'mères?
vous plongez vos belles mains dans cette filasse?

BARBERINE.

Je tâche qu'elles se reposent le moins possible. Est-ce que votre tante
ne file pas?

ROSEMBERG.

Mais ma tante est vieille, madame; il n'y a que les vieilles femmes qui
filent.

BARBERINE.

Vraiment! en êtes-vous bien sûr? Je ne crois pas qu'il en doive être
ainsi. Ne connaissez-vous pas cette ancienne maxime, que le travail est
une prière? Il y a longtemps qu'on a dit cela. Eh bien! si ces deux
choses se ressemblent, et elles peuvent se ressembler devant Dieu,
n'est-il pas juste que la tâche la plus dure soit le partage des plus
jeunes? N'est-ce pas quand nos mains sont vives, alertes et pleines
d'activité qu'elles doivent tourner le fuseau? Et lorsque l'âge et la
fatigue les forcent un jour de s'arrêter, n'est-ce pas alors qu'il est
temps de les joindre, en laissant faire le reste à la suprême bonté?
Croyez-moi, seigneur Rosemberg, ne dites pas de mal de nos quenouilles;
non pas même de nos aiguilles; je vous le répète, ce sont nos armes. Il
est vrai que vous autres hommes, vous en portez de plus glorieuses,
mais celles-là ont aussi leur prix; voici ma lance et mon épée.

      _Elle montre la quenouille et le fuseau._

ROSEMBERG, _à part_.

Le sermon n'est pas mal tourné, mais me voilà loin de mon pari. Tâchons
encore d'y revenir.

      _Haut._

Il n'est pas possible, madame, d'être contredit quand on dit si bien.
Mais vous permettrez, s'il vous plaît, armes pour armes, que je préfère
les nôtres.

BARBERINE.

Les combats vous plaisent, à ce que je vois?

ROSEMBERG.

Le demandez-vous à un gentilhomme? Hors la guerre et l'amour, qu'a-t-il
à faire au monde?

BARBERINE.

Vous avez commencé bien jeune. Expliquez-moi donc une chose. Je n'ai
jamais bien compris qu'un homme couvert de fer puisse diriger aisément
un cheval qui en est aussi tout caparaçonné. Ce bruit de ferraille doit
être assourdissant, et vous devez être là comme dans une prison.

ROSEMBERG, _à part_.

Je crois qu'elle cherche à me dérouter.

      _Haut._

Un bon cavalier ne craint rien, s'il porte la couleur de sa dame.

BARBERINE.

Vous êtes brave, à ce qu'il paraît. Aimez-vous beaucoup votre tante?

ROSEMBERG.

De tout mon cœur, d'amitié s'entend, car pour l'amour c'est autre
chose.

BARBERINE.

On n'a pas d'amour pour sa tante.

ROSEMBERG.

Je n'en saurais avoir pour qui que ce soit, hormis pour une seule
personne.

BARBERINE.

Votre cœur est pris?

ROSEMBERG.

Oui, madame, depuis peu de temps, mais pour toute ma vie.

BARBERINE.

C'est sûrement quelque jeune fille que vous avez dessein d'épouser?

ROSEMBERG.

Hélas! madame, c'est impossible. Elle est jeune et belle, il est vrai,
et elle a toutes les qualités qui peuvent faire le bonheur d'un époux,
mais ce bonheur ne m'est pas réservé; sa main appartient à un autre.

BARBERINE.

Cela est fâcheux, il faut en guérir.

ROSEMBERG.

Ah! madame, il faut en mourir!

BARBERINE.

Bah! à votre âge!

ROSEMBERG.

Comment! à mon âge! Êtes-vous donc tant plus âgée que moi?

BARBERINE.

Beaucoup plus. Je suis raisonnable.

ROSEMBERG.

Je l'étais aussi avant de l'avoir vue!--Ah! si vous saviez qui elle est!
Si j'osais prononcer son nom devant vous...

BARBERINE.

Est-ce que je la connais?

ROSEMBERG.

Oui, madame!--et puisque mon secret vient de m'échapper à demi, je vous
le confierais tout entier, si vous me promettiez de ne pas m'en punir.

BARBERINE.

Vous en punir? à quel propos? je n'y suis pour rien, j'imagine?

ROSEMBERG.

Pour plus que vous ne pensez, madame, et si j'osais...


SCÈNE VI

LES MÊMES, KALÉKAIRI.


ROSEMBERG, _à part_.

Peste soit de la petite Barbaresque! j'avais eu tant de peine à en
arriver là!

KALÉKAIRI.

Le portier L'Uscoque est venu pour dire qu'il y avait sur la route
beaucoup de chariots.

BARBERINE.

Qu'est-ce que c'est?

KALÉKAIRI.

Je puis le dire à vous seule.

BARBERINE.

Approche.

ROSEMBERG, _à part_.

Quel mystère! Encore des légumes! Voilà une châtelaine terriblement
bourgeoise.

KALÉKAIRI, _bas à sa maîtresse_.

Il n'y a point de chariots. Rosemberg a encore donné beaucoup d'or au
portier L'Uscoque.

BARBERINE, _bas_.

Pourquoi faire, et sous quel prétexte?

KALÉKAIRI, _de même_.

Il a demandé qu'on le fasse entrer secrètement chez la maîtresse.

BARBERINE, _bas_.

Chez moi, dis-tu? en es-tu sûre?

KALÉKAIRI, _de même_.

L'Uscoque ne voulait rien dire; mais Kalékairi l'a grisé, et il lui a
tout raconté.

BARBERINE, _regardant Rosemberg_.

Vraiment, cela est incroyable!

ROSEMBERG, _à part_.

Quel singulier regard jette-t-elle donc sur moi?

BARBERINE, _de même_.

Est-ce possible? Ce jeune homme un peu fanfaron, il est vrai, mais, au
fond, d'humeur assez douce et qui semblait... Cela est bien étrange!

KALÉKAIRI, _bas_.

L'Uscoque dit maintenant que si la maîtresse le veut, il se cachera
derrière la porte avec Ludwig le jardinier. Ils prendront chacun une
fourche, et quand l'autre arrivera...

BARBERINE, _riant_.

Non, je te remercie. Tu en reviens toujours à ta méthode expéditive.

KALÉKAIRI.

Rosemberg a beaucoup de domestiques armés.

BARBERINE.

Oui, et nous sommes seules, ou presque seules, dans cette maison au fond
d'un petit désert. Mais je te dirai une chose fort simple:--il y a un
gardien, ma chère, qui défend mieux l'honneur d'une femme que tous les
remparts d'un sérail et tous les muets d'un sultan, et ce gardien, c'est
elle-même. Va, et cependant ne t'éloigne pas.--Écoute! lorsque je te
ferai signe par cette fenêtre...

      _Elle lui parle à l'oreille._

KALÉKAIRI.

Ce sera fait.

      _Elle sort._


SCÈNE VII

BARBERINE, ROSEMBERG.


BARBERINE.

Eh bien! seigneur, à quoi songez-vous?

ROSEMBERG.

J'attendais de savoir si je dois me retirer.

BARBERINE.

N'étiez-vous pas en train de me faire une confidence? Cette petite fille
est venue mal à propos.

ROSEMBERG.

Oh! oui.

BARBERINE.

Eh bien! continuez.

ROSEMBERG.

Je n'en ai plus le courage, madame. Je ne sais comment j'avais pu
oser...

BARBERINE.

Et vous n'osez plus? Vous me disiez, je crois, que vous aviez de l'amour
pour une femme qui est mariée à l'un de vos amis?

ROSEMBERG.

Un de mes amis! je n'ai pas dit cela.

BARBERINE.

Je croyais l'avoir entendu. Mais êtes-vous sûr que j'aie mal compris?

ROSEMBERG, _à part_.

Que veut-elle dire? Ce regard si terrible me semble à présent
singulièrement doux.

BARBERINE.

Eh bien! vous ne répondez pas?

ROSEMBERG.

Ah! madame... Si vous avez pénétré ma pensée...

BARBERINE.

Est-ce une raison pour ne pas la dire?

ROSEMBERG.

Non, je le vois! vous m'avez deviné. Ces beaux yeux ont lu dans mon
cœur, qui se trahissait malgré moi. Je ne saurais vous cacher plus
longtemps un sentiment plus fort que ma raison, plus puissant même que
mon respect pour vous. Apprenez donc à la fois, comtesse, et ma
souffrance et ma folie. Depuis le premier jour où je vous ai vue, j'erre
autour de ce château, dans ces montagnes désertes!... L'armée, la cour
ne sont plus rien pour moi; j'ai tout quitté dès que j'ai pu trouver un
prétexte pour approcher de vous, ne fût-ce qu'un instant. Je vous aime,
je vous adore! voilà mon secret, madame; avais-je tort de vous supplier
de ne pas m'en punir?

      _Il met un genou en terre._

BARBERINE, _à part_.

Il ne ment pas mal pour son âge.

      _Haut._

Vous aviez, dites-vous, la crainte d'être puni;--n'aviez-vous pas celle
de m'offenser?

ROSEMBERG, _se levant_.

En quoi l'amour peut-il être une offense? Qui est-ce offenser que
d'aimer?

BARBERINE.

Dieu, qui le défend!

ROSEMBERG.

Non, Barberine! Puisque Dieu a fait la beauté, comment peut-il défendre
qu'on l'aime? C'est son image la plus parfaite.

BARBERINE.

Mais si la beauté est l'image de Dieu, la sainte foi jurée à ses autels
n'est-elle pas un bien plus précieux? S'est-il contenté de créer, et
n'a-t-il pas, sur son œuvre céleste, étendu la main comme un père,
pour défendre et pour protéger?

ROSEMBERG.

Non, quand je suis ainsi près de vous, quand ma main tremble en touchant
la vôtre, quand vos yeux s'abaissent sur moi avec ce regard qui me
transporte, non! Barberine, c'est impossible; non, Dieu ne défend pas
d'aimer. Hélas! point de reproches, je ne...

BARBERINE.

Que vous me trouviez belle, et que vous me le disiez, cela ne me fâche
pas beaucoup. Mais à quoi bon en dire davantage? le comte Ulric est
votre ami.

ROSEMBERG.

Qu'en sais-je? Que puis-je vous répondre? De quoi puis-je me souvenir
près de vous?

BARBERINE.

Quoi! si je consentais à vous écouter, ni l'amitié, ni la crainte de
Dieu, ni la confiance d'un gentilhomme qui vous envoie auprès de moi,
rien n'est capable de vous faire hésiter?

ROSEMBERG.

Non, sur mon âme, rien au monde. Vous êtes si belle, Barberine! vos yeux
sont si doux, votre sourire est le bonheur lui-même!

BARBERINE.

Je vous l'ai dit, tout cela ne me fâche pas. Mais pourquoi prendre ainsi
ma main? Ô Dieu! il me semble que si j'étais homme, je mourrais plutôt
que de parler d'amour à la femme de mon ami.

ROSEMBERG.

Et moi, je mourrais plutôt que de cesser de vous parler d'amour.

BARBERINE.

Vraiment! sur votre honneur, cela est votre sentiment?

      _Elle fait un signe par la fenêtre._

ROSEMBERG.

Sur mon âme, sur mon honneur!

BARBERINE.

Vous trahiriez de bon cœur un ami?

ROSEMBERG.

Oui, pour vous plaire, pour un regard de vous.

      _On entend sonner une cloche._

BARBERINE.

Voici la cloche qui m'avertit de descendre.

ROSEMBERG.

Ô ciel! vous me quittez ainsi?

BARBERINE.

Que vous dirai-je? voici Kalékairi.


SCÈNE VIII

LES MÊMES, KALÉKAIRI.


ROSEMBERG, _à part_.

Encore cette Croate, cette Transylvaine!

KALÉKAIRI.

Les fermiers disent qu'ils attendent.

BARBERINE.

J'y vais.

ROSEMBERG, _bas à Barberine_.

Hé! quoi! sans une parole...? sans un regard qui m'apprenne mon sort?

BARBERINE.

Je crois que vous êtes un grand enchanteur, car il est impossible de
vous garder rancune. Mes fermiers vont se mettre à table; attendez-moi
ici un instant. Je me délivre d'eux, et je reviens.--Allons, Kalékairi,
allons.

KALÉKAIRI.

Kalékairi ne veut pas dîner.

ROSEMBERG, _à part_.

Elle veut rester, la petite Éthiopienne!

      _Haut._

Comment, mademoiselle, vous n'avez pas faim?

KALÉKAIRI.

Non, je ne veux pas. Ils vous ont placé une cloche tout au haut d'une
grosse tour, et quand cette machine sonne, il faut que Kalékairi mange.
Mais Kalékairi ne veut pas manger; Kalékairi n'a pas d'appétit.

BARBERINE, _riant_.

Viens, mon enfant, tu feras comme tu voudras, mais j'ai besoin de toi.

      _À part._

Je crois, en vérité, qu'elle serait capable de me surveiller aussi
moi-même.


SCÈNE IX


ROSEMBERG, _seul_.

Elle va revenir! elle me dit de l'attendre pendant qu'elle va éloigner
tout son monde! Peut-elle me faire mieux entendre que je ne lui ai pas
déplu? Que dis-je? n'est-ce pas m'avouer qu'elle m'aime? n'est-ce pas là
le plus piquant rendez-vous?... Parbleu! j'étais bien bon de me creuser
la tête et de dépenser mon argent pour imiter ce sot de Jachimo! C'est
bien la peine de s'aller cacher, lorsque, pour vaincre, on n'a qu'à
paraître! Il est vrai que je ne m'attendais pas, en conscience, à me
faire écouter si vite. Ô fortune! quelle bénédiction! non, je ne m'y
attendais pas. Cette fière comtesse, ce riche enjeu! tout cela gagné en
si peu de temps! Qu'il avait raison, ce cher Uladislas! Je vais donc
l'entendre me parler d'amour! car ce sera son tour à présent! elle!
Barberine! ô beauté! ô joie ineffable! Je ne saurais demeurer en repos;
il faut pourtant un peu de patience.

      _Il s'assoit._

En vérité, c'est une grande misère que cette fragilité des femmes.
Conquise si vite! est-ce que je l'aime? non, je ne l'aime pas. Fi donc!
trahir ainsi un mari si plein de droiture et de confiance! Céder au
premier regard amoureux d'un inconnu! que peut-on faire de cela? J'ai
autre chose en tête que de rester ici.--Qui maintenant me résistera?
Déjà je me vois arrivant à la cour, et traversant d'un pas nonchalant
les longues galeries. Les courtisans s'écartent en silence, les femmes
chuchotent; le riche enjeu est sur la table, et la reine a le sourire
sur les lèvres. Quel coup de filet, Rosemberg! Ce que c'est pourtant que
la fortune! Quand je pense à ce qui m'arrive, il me semble rêver. Non,
il n'y a rien de tel que l'audace.--Il me semble que j'entends du bruit.
Quelqu'un monte l'escalier; on s'approche, on monte à petits pas. Ah!
comme mon cœur palpite!

      _Les fenêtres se ferment, et on entend au dehors le bruit de
      plusieurs verrous._

Qu'est-ce que cela veut dire? Je suis enfermé. On verrouille la porte en
dehors. Sans doute, c'est quelque précaution de Barberine; elle a peur
que pendant le dîner quelque domestique n'entre ici. Elle aura envoyé sa
camériste fermer sur moi la porte, jusqu'à ce qu'elle puisse s'échapper!
Si elle allait ne pas venir! s'il arrivait un obstacle imprévu! Bon,
elle me le ferait dire. Mais qui marche ainsi dans le corridor? On vient
ici... C'est Barberine, je reconnais son pas. Silence! il ne faut pas
ici nous donner l'air d'un écolier. Je veux composer mon visage;...
celui à qui de pareilles choses arrivent n'en doit pas paraître étonné.

      _Un guichet s'ouvre dans la muraille._

BARBERINE, _en dehors, parlant par le guichet_.

Seigneur Rosemberg, comme vous n'êtes venu ici que pour commettre un
vol, le plus odieux et le plus digne de châtiment, le vol de l'honneur
d'une femme, et comme il est juste que la pénitence soit proportionnée
au crime, vous êtes emprisonné comme un voleur. Il ne vous sera fait
aucun mal, et les gens de votre suite continueront à être bien traités.
Si vous voulez boire et manger, vous n'avez d'autre moyen que de faire
comme ces vieilles femmes que vous n'aimez pas, c'est-à-dire de filer.
Vous avez là, comme vous savez, une quenouille et un fuseau, et vous
pouvez avoir l'assurance que l'ordinaire de vos repas sera
scrupuleusement augmenté ou diminué, selon la quantité de fil que vous
filerez.

      _Elle forme le guichet._

ROSEMBERG.

Est-ce que je rêve? Holà! Barberine! holà! Jean! holà! Albert! Qu'est-ce
que cela signifie? La porte est comme murée; on l'a fermée avec des
barres de fer;--les fenêtres sont grillées et le guichet n'est pas plus
grand que mon bonnet. Holà! quelqu'un! ouvrez, ouvrez, ouvrez! c'est
moi, Rosemberg, je suis enfermé ici. Ouvrez! qui vient m'ouvrir? Y
a-t-il ici quelqu'un?... Je prie qu'on m'ouvre, s'il vous plaît. Hé! le
gardien, êtes-vous là? ouvrez-moi, monsieur, je vous prie. Je veux faire
signe par la croisée. Hé! compagnon, venez m'ouvrir;--il ne m'entend
pas:--ouvrir, ouvrir, je suis enfermé. Cette chambre est au premier
étage.--Mais qu'est-ce donc? on ne m'ouvrira pas!

BARBERINE, _ouvrant le guichet_.

Seigneur, ces cris ne servent de rien. Il commence à se faire tard; si
vous voulez souper, il est temps de vous mettre à filer.

      _Elle ferme le guichet._

ROSEMBERG.

Hé! bon! c'est une plaisanterie. L'espiègle veut me piquer au jeu par ce
joyeux tour de malice. On m'ouvrira dans un quart d'heure; je suis bien
sot de m'inquiéter. Oui, sans doute, ce n'est qu'un jeu; mais il me
semble qu'il est un peu fort, et tout cela pourrait me prêter un
personnage ridicule. Hum! m'enfermer dans une tourelle! Traite-t-on
aussi légèrement un homme de mon rang?--Fou que je suis! Cela prouve
qu'elle m'aime! elle n'en agirait pas si familièrement avec moi, si la
plus douce récompense ne m'attendait. Voilà qui est clair; on m'éprouve
peut-être, on observe ma contenance. Pour les déconcerter un peu, il
faut que je me mette à chanter gaîment.

      _Il chante._

    Quand le coq de bruyère
    Voit venir le chasseur,
    Holà! dans la clairière,
    Holà! landerira.

    Oh! le hardi compère!
    Franc chasseur, l'arme au poing,
    Holà! remplis ton verre,
    Holà! landerira.

KALÉKAIRI, _ouvrant le guichet_.

La maîtresse dit, puisque vous ne filez pas, que vous vous passerez
sans doute de souper, et elle croit que vous n'avez pas faim; ainsi je
vous souhaite une bonne nuit.

      _Elle ferme le guichet._

ROSEMBERG.

Kalékairi! écoute donc un peu! écoute donc! ma petite, viens me tenir
compagnie!... Est-ce que je serais pris au piège? voilà qui a l'air
sérieux! Passer la nuit ici! sans souper! et justement j'ai une faim
horrible! Combien de temps va-t-on donc me laisser ici? Assurément cela
est sérieux. Mort et massacre! feu! sang! tonnerre! exécrable Barberine!
misérable! infâme! bourreau! malédiction! Ah! malheureux que je suis! me
voilà en prison. On va faire murer la porte; on me laissera mourir de
faim! c'est une vengeance du comte Ulric. Hélas! hélas! prenez pitié de
moi!... Le comte Ulric veut ma mort, cela est certain! sa femme exécute
ses ordres. Pitié! pitié! je suis mort! je suis perdu!... je ne verrai
plus jamais mon père, ma pauvre tante Béatrix! hélas! ah! Dieu! hélas!
c'en est fait de moi!... Barberine! madame la comtesse! ma chère
demoiselle Kalékairi!... Ô rage! ô feu et flammes! oh! si j'en sors
jamais, ils périront tous de ma main; je les accuserai devant la Reine
elle-même, comme bourreaux et empoisonneurs. Ah! Dieu! ah! ciel! prenez
pitié de moi.

BARBERINE, _ouvrant le guichet_.

Seigneur, avant de me coucher, je viens savoir si vous avez filé.

ROSEMBERG.

Non, je n'ai pas filé, je ne file point, je ne suis point une fileuse.
Ah! Barberine, vous me le payerez!

BARBERINE.

Seigneur, quand vous aurez filé, vous avertirez le soldat qui monte la
garde à votre porte.

ROSEMBERG.

Ne vous en allez point, comtesse.--Au nom du ciel! écoutez-moi!

BARBERINE.

Filez, filez!

ROSEMBERG.

Non, par la mort! non, par le sang! je briserai cette quenouille. Non,
je mourrai plutôt.

BARBERINE.

Adieu, seigneur!

ROSEMBERG.

Encore un mot! ne partez pas.

BARBERINE.

Que voulez-vous?

ROSEMBERG.

Mais,... mais,... comtesse,... en vérité,... je suis, je... je ne sais
pas filer. Comment voulez-vous que je file?

BARBERINE.

Apprenez.

      _Elle ferme le guichet._

ROSEMBERG.

Non, jamais je ne filerai, quand le ciel devrait m'écraser! Quelle
cruauté raffinée! voyez donc cette Barberine! elle était en déshabillé,
elle va se mettre au lit, à peine vêtue, en cornette, et plus jolie cent
fois... Ah! la nuit vient; dans une heure d'ici il ne fera plus clair.

      _Il s'assoit._

Ainsi, c'est décidé, il n'en faut pas douter. Non seulement je suis en
prison, mais on veut m'avilir par le dernier des métiers. Si je ne file,
ma mort est certaine. Ah! la faim me talonne cruellement. Voilà six
heures que je n'ai mangé; pas une miette de pain depuis ce matin à
déjeuner! Misérable Uladislas! puisses-tu mourir de faim pour tes
conseils! Où diantre suis-je venu me fourrer? Que me suis-je mis dans la
tête? J'avais bien affaire de ce comte Ulric et de sa bégueule de
comtesse! Le beau voyage que je fais! J'avais de l'argent, des chevaux,
tout était pour le mieux; je me serais diverti à la cour. Peste soit de
l'entreprise! J'aurai perdu mon patrimoine, et j'aurai appris à
filer!... Le jour baisse de plus en plus, et la faim augmente en
proportion. Est-ce que je serais réduit à filer? Non, mille fois non!
J'aimerais mieux mourir de faim comme un gentilhomme. Diable!...
vraiment, si je ne file pas, il ne sera plus temps tout à l'heure.

      _Il se lève._

Comment est-ce donc fait, cette quenouille? Quelle machine diabolique
est-ce là? Je n'y comprends rien. Comment s'y prend-on? Je vais tout
briser. Que cela est entortillé! Oh, Dieu! j'y pense, elle me regarde;
cela est sûr, je ne filerai pas.

UNE VOIX, _au dehors_.

Qui vive!

      _Le couvre-feu sonne._

ROSEMBERG.

Le couvre-feu sonne! Barberine va se coucher. Les lumières commencent à
s'allumer. Les mulets passent sur la route, et les bestiaux rentrent des
champs. Oh, Dieu! passer la nuit ainsi! là, dans cette prison, sans feu!
sans lumière! sans souper! le froid! la faim! Hé! holà! compagnon, n'y
a-t-il pas un soldat de garde?

BARBERINE, _ouvrant le guichet_.

Eh bien?

ROSEMBERG.

Je file, comtesse, je file, faites-moi donner à souper.


SCÈNE X

ROSEMBERG, KALÉKAIRI.


KALÉKAIRI, _entrant avec deux plats_.

Voilà le souper. Il y a des concombres et une salade de laitues.

ROSEMBERG.

Bien obligé! tu servais d'espion, te voilà geôlière à présent! méchante
Arabe que tu es! Pourquoi as-tu pris mes sequins?

KALÉKAIRI, _mettant une bourse sur la table_.

Maintenant je puis vous les rendre.

ROSEMBERG.

Hé! je n'ai que faire d'argent en prison.

      _On entend le son des trompettes._

Qui arrive là? quel est ce bruit? j'entends un fracas de chevaux dans la
cour.

KALÉKAIRI.

C'est la Reine qui vient ici.

ROSEMBERG.

La Reine, dis-tu?

KALÉKAIRI.

Et le comte Ulric aussi.

ROSEMBERG.

Le comte Ulric! la Reine! ah! je suis perdu. Kalékairi, fais-moi sortir
d'ici.

KALÉKAIRI.

Non, il faut que vous y restiez.

ROSEMBERG.

Je te donnerai autant de sequins que tu voudras, mais, de grâce,
laisse-moi sortir. Dis à la sentinelle de me laisser passer.

KALÉKAIRI.

Non.--Pourquoi êtes-vous venu?

ROSEMBERG.

Ah! tu as bien raison. Où est la comtesse? Je veux lui demander grâce ou
plutôt l'accuser; oui, l'accuser devant la Reine elle-même, car on
n'enferme pas les gens de cette façon-là. Où est ta maîtresse?

KALÉKAIRI.

Sur le pas de sa porte, pour recevoir la Reine.

ROSEMBERG.

Et que diantre la Reine vient-elle faire ici?

KALÉKAIRI.

Kalékairi avait écrit.

ROSEMBERG.

À la Reine?

KALÉKAIRI.

Non, au comte Ulric.

ROSEMBERG.

Et à propos de quoi?

KALÉKAIRI.

Pour qu'on vienne ici.

ROSEMBERG.

Et qu'on me trouve dans cette caverne?

KALÉKAIRI.

Non.--Kalékairi, quand elle a écrit, ne savait pas qu'on vous ferait
filer.

ROSEMBERG.

Ah! c'est donc la comtesse toute seule, à qui est venue cette gracieuse
idée?

KALÉKAIRI.

Oui, et la comtesse ne savait pas que Kalékairi avait écrit, car la
comtesse a écrit aussi.

ROSEMBERG.

Elle a écrit aussi! c'est fort obligeant.

KALÉKAIRI.

Oui, pendant que vous criiez si fort. Elle allait voir, et puis elle
revenait. Mais Kalékairi avait écrit longtemps auparavant. Kalékairi
avait écrit dès que vous lui aviez parlé.

ROSEMBERG.

Ainsi, toi d'abord, et puis la comtesse! Deux dénonciations pour une!
c'est à merveille; j'étais en bonnes mains. Ensorcelé par deux démons
femelles!

LA SENTINELLE, _sur le pas de la porte_.

Seigneur, vous êtes libre. La Reine va venir.

ROSEMBERG.

C'est fort heureux. Adieu, Kalékairi! Dis à ta maîtresse, de ma part,
que je ne lui pardonnerai de ma vie, et, quant à toi, puissent toutes
tes salades...

KALÉKAIRI.

Vous avez bien tort, car ma maîtresse a dit qu'elle vous trouvait très
gentil; oui, et que vous ne pouviez manquer de plaire à beaucoup de
dames à la cour, mais que pour cette maison, ce n'était pas l'endroit.

ROSEMBERG.

En vérité! elle a dit cela? Eh bien! Kalékairi, je crois que je lui
pardonne. Et pour toi, si tu veux être discrète...

KALÉKAIRI.

Oh! non.

ROSEMBERG.

Comment! tu te vantais ce matin...

KALÉKAIRI.

C'était pour mieux savoir ce soir. Voici la Reine avec tout le monde.

ROSEMBERG.

Ah! je suis pris.


SCÈNE XI

LES PRÉCÉDENTS, LA REINE, ULRIC, BARBERINE,
COURTISANS, ETC.


LA REINE, à Barberine.

Oui, comtesse, nous avons voulu venir nous-même vous rendre visite.

BARBERINE.

Notre pauvre maison, madame, n'est pas digne de vous recevoir.

LA REINE.

Je tiens à honneur d'y être reçue.

      _À Rosemberg._

Eh bien! Rosemberg, ton pari?

ROSEMBERG.

Il est perdu, madame, comme vous voyez.

KALÉKAIRI, _bas à Rosemberg_.

Oui, bien perdu.

LA REINE.

Es-tu content de ton voyage? Comment trouves-tu ce château? Tu
n'oublieras pas, je l'espère, l'hospitalité qu'on y reçoit?

ROSEMBERG.

Je ne manquerai pas de m'en souvenir, madame, toutes les fois que je
ferai quelque sottise.

KALÉKAIRI, _bas à Rosemberg_.

Ce sera souvent.

LA REINE.

Il est fâcheux que celle-ci te coûte un peu cher.

BARBERINE.

Madame, si Votre Majesté daigne m'accorder une grâce, je lui demande de
consentir à ce que ce pari soit oublié.

ULRIC.

Je le demande aussi, madame. Si j'avais douté du cœur de ma femme, je
pourrais profiter de cette gageure, et me faire payer mon souci; mais,
en conscience, je n'ai rien gagné. Voici tout le prix que j'en veux
avoir.

      _Il donne à sa femme une poignée de main._

ROSEMBERG, _à part_.

Par mon patron, voilà un digne homme.

KALÉKAIRI, _bas à Rosemberg_.

Vous êtes guéri, n'est-ce pas?

LA REINE.

Que cela vous plaise ainsi, je le veux bien. Mais notre parole royale
est engagée, et nous ne saurions oublier que nous nous sommes portée
pour témoin de la querelle. Ainsi, Rosemberg, tu payeras.

ROSEMBERG.

Madame, l'argent est tout prêt.

KALÉKAIRI, _bas à Rosemberg_.

Que va dire votre tante Béatrix?

LA REINE.

Mais vous comprenez, comte Ulric, que si notre justice ordonne que le
prix de votre gageure vous soit remis, notre pouvoir ne va pas si loin
que de vous contraindre à l'accepter.--Ainsi, Rosemberg, là-dessus, tu
feras ta cour à la comtesse.

ROSEMBERG.

De tout mon cœur, madame, et s'il se pouvait...

LA REINE.

Un instant! nous avons appris de la bouche même de la comtesse le succès
de cette aventure; mais ces messieurs ne le connaissent pas, et il est
juste qu'ils en soient instruits, ayant assisté, comme nous, aux débuts
de cette entreprise. Voici deux lettres qui en parlent; Rosemberg, tu
vas nous les lire.

BARBERINE.

Ah! madame!

LA REINE.

Êtes-vous si généreuse? Eh bien! je les lirai moi-même. En voici une
d'abord, adressée au comte, et qui n'est pas longue, car elle ne
contient qu'un mot: «Venez.» Signé: «Kalékairi.» Qui a écrit cela?

KALÉKAIRI.

C'est moi, madame.

LA REINE.

Tu as peu et bien dit, c'est un talent rare. Maintenant, messieurs,
voici l'autre.

      _Elle lit._

          «Mon très cher et honoré mari,

«Nous venons d'avoir au château la visite du jeune baron de Rosemberg,
qui s'est dit votre ami et envoyé par vous. Bien qu'un secret de cette
nature soit ordinairement gardé par une femme avec justice, je vous
dirai toutefois qu'il m'a parlé d'amour. J'espère qu'à ma prière et
recommandation vous n'en tirerez aucune vengeance, et que vous n'en
concevrez aucune haine contre lui. C'est un jeune homme de bonne
famille, et point méchant. Il ne lui manquait que de savoir filer, et
c'est ce que je vais lui apprendre. Si vous avez occasion de voir son
père à la cour, dites-lui qu'il n'en soit point inquiet. Il est dans
notre grand'salle, au premier étage, où il a une quenouille avec un
fuseau, et il file, ou il va filer. Vous trouverez extraordinaire que
j'aie choisi pour lui cette occupation, mais, comme j'ai reconnu qu'avec
de bonnes qualités il ne manquait que de réflexion, j'ai pensé que
c'était pour le mieux de lui apprendre ce métier qui lui permettra de
réfléchir à son aise, en même temps qu'il peut lui faire gagner sa vie.
Vous savez que notre grand'salle est close de verrous fort solides; je
lui ai dit de m'y attendre, et je l'ai enfermé. Il y a au mur un guichet
fort commode, par lequel on lui passera sa nourriture, ce qui fait que
je ne doute pas qu'il ne sorte d'ici avec beaucoup d'avantage, et qu'en
outre, si dans le cours de sa vie quelque malheur venait à l'atteindre,
il ne se félicite d'avoir entre les mains un gagne-pain assuré pour ses
jours.

«Je vous salue, vous aime et vous embrasse.

                «BARBERINE.»

Si vous riez de cette lettre, seigneurs chevaliers, Dieu garde vos
femmes de malencontre! Il n'y a rien de si sérieux que l'honneur. Comte
Ulric, jusqu'à demain nous voulons rester votre hôtesse, et nous
entendons qu'on publie que nous avons fait le voyage exprès, suivie de
toute notre cour, afin qu'on sache que le toit sous lequel habite une
honnête femme est aussi saint lieu que l'église, et que les rois
quittent leurs palais pour les maisons qui sont à Dieu.


FIN DE BARBERINE ET DU TOME III.


     Alfred de Musset n'a pas seulement retouché la _Quenouille de
     Barberine_ dans l'intention de l'arranger pour la scène, comme ses
     autres pièces de théâtre. Depuis longtemps, il avait jugé
     nécessaire, en relisant cet ouvrage, d'y ajouter quelques
     développements et d'y introduire un nouveau personnage, celui de
     Kalékairi. Quand il eut achevé ce travail, il voulut que la seconde
     version fût substituée à la première dans les éditions nouvelles de
     ses comédies. Il est certain que les détails ajoutés et la création
     originale de la jeune suivante turque rendent cette version
     préférable à l'ancienne. Par respect pour les volontés du poète,
     nous avons dû lui donner la première place, au lieu de la rejeter
     dans les variantes, où il eût été difficile d'en apprécier le
     charme. On y retrouve, d'ailleurs, le texte primitif, puisque
     l'auteur ne l'a retouché que pour l'enrichir.



TABLE

DU TOME TROISIÈME

AVANT-PROPOS                                                              1

LA NUIT VÉNITIENNE                                                        9

ANDRÉ DEL SARTO                                                          49

Additions et Variantes exécutées par l'auteur pour la représentation    128

Note                                                                    139

LES CAPRICES DE MARIANNE                                                141

Additions et Variantes exécutées par l'auteur pour la représentation    201

FANTASIO                                                                213

ON NE BADINE PAS AVEC L'AMOUR                                           279

Additions et Variantes exécutées pour la représentation                 367

BARBERINE                                                               375





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