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Title: Zézette : moeurs foraines
Author: Méténier, Oscar, 1859-1913
Language: French
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*** Start of this LibraryBlog Digital Book "Zézette : moeurs foraines" ***


by the Bibliotheque nationale de France (BnF/Gallica) at
http://gallica.bnf.fr.



ZÉZETTE
MOEURS FORAINES

PAR OSCAR MÉTÉNIER


PARIS
BIBLIOTHÈQUE-CHARPENTIER
11, RUE DE GRENELLE, 11

1891



I


Debout sur la parade, Chausserouge fit un signe et l'orchestre attaqua
les premières mesures d'une marche.

Puis, tandis que pistons et trombones s'évertuaient, il jeta un coup
d'oeil autour de lui.

A ses pieds, un cormoran déplumé faisait claquer son bec, tandis que,
perché au sommet d'une échelle, un singe enchaîné promenait sur les
rares passants un regard résigné.

Une peau de lion et une peau d'ours, se faisant face, tapissaient le
réduit ouvert qui donnait accès dans la ménagerie. Au fond, un trophée
de cornes gigantesques entourait une tête de bison.

Soudain, Chausserouge remarqua que le contrôle était vide. Il courut à
l'entrée des premières, souleva une portière effilochée, et de sa grosse
voix brutale:

--Zézette, cria-t-il, ah ça! vas-tu venir, mauvaise gamine!

--Oui, papa! mais c'est Anatole qui ne veut pas me suivre...

--Eh bien! tape dessus!

Et presqu'aussitôt apparut une petite fille de douze ans environ, dont
les yeux et les cheveux noirs faisaient encore ressortir la pâleur,
traînant derrière elle, comme un chien, un jeune lionceau.

--Donne-moi ça! fit l'homme en arrachant brusquement la laisse des
mains de l'enfant, colle-toi à ton comptoir et fais-moi le plaisir de ne
plus en bouger.

Puis comme l'animal résistait, cherchant avec ses pattes de devant à se
débarrasser du collier qui lui serrait la gorge, il lui allongea un coup
de pied qui l'amena au bord du plancher.

--Avance donc, sale bête!

Le lionceau fit entendre une sorte de miaulement plaintif et vint se
tapir au pied du piquet autour duquel Chausserouge enroula la laisse.

L'orchestre se tut; le dompteur fit, une minute durant, résonner, un
gong retentissant; puis, tandis que le bonisseur achevait son invariable
discours, il vint se camper, face au public, le jarret tendu, les bras
croisés sur son dolman bleu-ciel à brandebourgs noirs.

Mais, ni cette mise en scène, ni les alléchantes promesses du boniment,
ne parvenaient à fixer l'attention des rares passants qui sillonnaient
encore le cours de Vincennes.

Il était dix heures du soir, et bien que la fête battit son plein, qu'on
fût encore dans la semaine de Pâques, jamais peut-être, de mémoire de
«voyageur», la foire n'avait attiré moins de monde.

En vain, de la place du Trône à la barrière, les orchestres faisaient
rage; en vain les bateleurs déployaient toutes les ressources de leur
esprit, le public passait indifférent, accordant à peine un regard aux
parades, un sourire aux lazzis des pitres.

Depuis le matin, une chaleur lourde, accablante, avait fait regretter la
bise de la veille. Maintenant les nuages noirs amoncelés à l'horizon se
rapprochaient; un petit vent, précurseur de l'orage, faisait bruisser
les feuilles des arbres et voltiger l'étoffe des drapeaux.

--Allons! messieurs, mesdames! glapissait le bonisseur, prenez vos
places! Entrez! Pour la dernière représentation de la soirée, c'est à
cinquante centimes les premières, vingt-cinq centimes les secondes!
Travail dans toutes les cages par le célèbre dompteur Chausserouge! Et
la séance sera terminée par le repas des animaux! Entrez! Entrez!

Mais personne ne répondait à cet appel. Les projections électriques des
baraques voisines n'illuminaient que le vide; les animaux, énervés par
l'atmosphère pesante, se promenaient inquiets dans leurs cages poussant
des rugissements sourds, quand tout à coup de larges gouttes de pluie
mouchetèrent les marches de bois de la ménagerie.

--V'là d'la lance! dit le bonisseur. Rien de fait pour ce soir...
Allons, rentre, Gustave!

Et il poussa devant lui le cormoran, qui, sentant la fraîcheur de la
pluie, lissait avec son bec les plumes de ses ailes.

--Bon Dieu! fit le dompteur en montrant le poing au ciel, quel gueux de
temps!

Et d'un geste colère, il rabattit l'auvent qui fermait la ménagerie.

Soudain l'horizon se déchira; un formidable coup de tonnerre retentit et
l'orage creva.

Comme par enchantement, le silence s'était fait dans toute la foire; les
lumières s'étaient éteintes. Les animaux nerveux tout à l'heure
s'étaient calmés.

On n'entendit plus pendant un instant que le crépitement continu de
l'eau sur les bâches de toile.

--C'est ce matin qu'il nous aurait fallu cela, dit Chausserouge, bourru;
au moins ce soir, avec de la fraîcheur, on aurait du monde. Allons, la
même, compte la recette.

Zézette vida son tiroir sur le contrôle et aligna les pièces.

--Quatre-vingt-dix-huit francs cinquante! La recette d'une journée pour
donner à bouffer à cinquante-trois pensionnaires, hommes et bêtes! Allez
vous aligner avec ça! Ah! chien de métier! A la paye, vous autres!

Un à un, les musiciens de l'orchestre s'avancèrent. Il remit à chacun
d'eux le prix de leur journée, puis, comme la pluie semblait tomber avec
moins d'abondance, les quatre hommes sortirent de la baraque après,
avoir souhaité le bonsoir au patron.

--Comme on aurait envie, dans des moments comme ça, de foutre la clef
sous la porte et de filer n'importe où! répétait le dompteur découragé.
Enfin! heureusement qu'on a encore de la viande pour aujourd'hui. Je vas
aller servir les bêtes... pour leur enlever l'idée de se payer sur ma
peau demain matin.

--Alors, je peux disposer? demanda le bonisseur.

--Dam! puisqu'y a pas de séance! Je ferai l'affaire avec Jean.

--Bonsoir, patron?

--Bonsoir!

Resté seul, le dompteur se dévêtit rapidement et tendit son dolman à
Zézette.

--Porte-moi cela dans la caravane. As-tu dîné?

--Oui, papa, fit humblement la petite fille.

--Alors, tu peux filer chez la mère Tabary. Je n'ai plus besoin de toi.

Chausserouge rentra dans la ménagerie.

Dans un coin, un grand gaillard aux solides épaules était occupé à
découper sur un large étal, supporté par deux roues, des quartiers de
viande de cheval.

--C'est fini, Jean? demanda le dompteur.

--A peu près, mais tu sais, ils en auront pour une dent creuse, ce soir.

--Tant pis... c'est pas encore la recette d'aujourd'hui qui augmentera
leur ordinaire... A propos, tu rogneras la portion des vieux, de ceux
qui ne travaillent plus... Voyons, y sommes-nous?... Je vas te donner un
coup de main.

Ils allaient commencer la distribution quand la portière se souleva et
un vieillard, vêtu d'une blouse bleue complètement mouillée, fit son
entrée.

--Bonjour, les petits fieux! Eh bien! En voilà une de saucée!

Il secoua son chapeau dont les larges bords ruisselaient.

--Bonjour, père Vermieux! firent les deux hommes en échangeant un regard
mélancolique.

Le père Vermieux était l'usurier des forains.

Ancien «voyageur», il avait un beau jour vendu le manège de chevaux de
bois avec lequel il avait fait fortune et s'était retiré dans le petit
trou d'Auvergne où il était né.

Mais bientôt repris de la nostalgie de la vie nomade, il avait rejoint
le «Voyage» et il s'était constitué le banquier de ses anciens
confrères.

Aux uns, il prêtait à la petite semaine; aux autres, aux riches, à ceux
dont l'installation offrait une garantie, il faisait des avances à plus
long terme, surveillant lui-même l'emploi des fonds qu'il confiait,
pourtant à de gros intérêts.

De temps en temps, le père Vermieux faisait un tour au pays, puis on le
voyait régulièrement reparaître aux échéances. Il était avare et sa
parfaite connaissance du métier et de la solvabilité de ses débiteurs
l'assurait contre toute mauvaise spéculation.

Plein d'indulgence pour ceux qu'il savait pouvoir se relever à la suite
d'une campagne malheureuse, il était intraitable à l'égard de ceux qui
étaient à la côte, et il les exécutait alors sans pitié.

On le craignait plus, encore qu'on ne le détestait, car il n'était
peut-être pas un forain sur le «Voyage» qui n'eût eu besoin dans sa vie
d'avoir recours à lui.

Justement Chausserouge était son obligé. C'était le surlendemain qu'il
devait payer à Vermieux une somme de trois cents francs; il l'avait
oublié; l'apparition du petit vieux venait brusquement de rappeler ce
léger détail à sa mémoire.

--Eh bien, mes enfants, que pensez-vous de ce petit temps-là? Ça ne doit
pas faire aller le commerce?

--M'en parlez pas, père Vermieux! Nous avons dû fermer à dix heures.

--Eh pardieu! vous n'êtes pas les seuls! Depuis le Trône, j'ai pas
rencontré âme qui vive... Figurez-vous que j'arrive ce soir de mon
patelin... Allons faire un tour sur le Voyage, que je me suis dit...
j'ai mangé un morceau près de la gare et je m'en suis venu tout
doucettement. Je t'en fiche! A peine au pied de la colonne, v'là le
tonnerre, les éclairs, tout le diable et son train!... Toutes les
baraques fermées... Ma foi, je marchais devant moi... sous la pluie...
j'ai reconnu l'enseigne de Chausserouge... et me voilà!... Dis donc,
garçon, t'aurais pas une blouse à me prêter pour faire sécher
celle-là...

--Mais si, mais si! père Vermieux! Et si vous voulez, on va prendre
ensemble un verre de vin... ça vous réchauffera!

--Ah! c'est pardieu pas de refus!

Et Chausserouge, précédant l'usurier, le conduisit dans la caravane
adossée à la ménagerie.

--Tenez, père Vermieux, voilà de quoi vous mettre à l'aise. Pendant ce
temps, je vais retrouver Jean, car c'est l'heure de préparer à souper
aux animaux... Tout à l'heure nous serons à vous.

Dehors, l'orage redoublait de furie. Le vent s'engouffrait en sifflant
sous les toiles et la foudre tonnait sans relâche.

Chausserouge rejoignit son aide.

--Encore trois cents francs à payer après-demain... et pas le premier
sou! Il avait bien besoin de venir... ce vieux cancre!

Il y eut un silence. Les deux hommes absorbés par les pensées que
suscitait la présence inopinée de l'usurier, continuaient à découper les
quartiers de viande.

Jean parla le premier.

--Tout de même, fit-il avec un mauvais rire, si on n'était pas des
honnêtes gens, y aurait un riche moyen de s'acquitter en une fois.

--Lequel? demanda Chausserouge, qui avait compris.

--Oh! rien, une idée qui me passait par la tête...

Il s'arrêta, puis:

--Comme ça serait tout de même un débarras pour tout le Voyage, aussi
bien que pour nous! reprit-il en regardant fixement le dompteur.

--Ne parlons pas de ça! interrompit Chausserouge, évidemment sous le
coup d'une pareille obsession.

Mais Jean continua.

--Un homme qui n'a jamais l'habitude de mettre âme qui vive dans la
confidence de ses petites affaires... qui n'aime personne et que
personne n'aime... qui débarque un beau soir incognito à la gare de
Lyon... et qui vous tombe dans une ménagerie, sans que pas un chrétien
l'ait vu entrer... Enfin, voyons, y aurait-il pas de quoi tenter des
gens pas scrupuleux?...

--Nous sommes des honnêtes gens, fit observer Chausserouge.

--Sans doute! Et c'est Vermieux qui est une crapule!

--Et une belle!

--Alors... Je ne sais pas, moi... voyons, jusqu'à quel point ce serait
une mauvaise action...

--Tais-toi!... un assassinat... Jamais!...

--Avec ça qu'il se gênera après-demain... malgré que tu l'auras hébergé
ce soir... de te faire des misères... même de te faire vendre... si tu
ne payes pas!... Sans compter que le vieux, qui porte toujours son
argent sur lui, doit avoir la poche bien garnie...

Chausserouge leva les yeux et regarda à son tour bien en face son
interlocuteur.

--Alors, toi, tu n'hésiterais pas?

--Ah! moi... entendons-nous!... Moi... pas tout seul!...

--Enfin, que me conseilles-tu?

--Dame! c'est surtout toi que ça regarde...

--Et alors si, en fin de compte... je me décidais, je pourrais
compter?...

--Comme sur toi-même... tu le sais bien, acheva Jean, mais part à deux,
car, faut être juste, c'est moi qui ai eu l'idée...

--Soit! fit brusquement Chausserouge, à qui cet entretien pesait.

Pourtant, à cette seconde où il venait de prendre une si subite et si
terrible détermination, il se sentit une sorte d'hésitation, comme si
l'idée du partage qu'il venait de consentir lui semblait un sacrifice
trop lourd, étant donné la responsabilité qu'il assumait. Mais il
réfléchit que ce partage, en établissant la complicité de son aide,
rassurait en même temps de son silence, et il conclut:

--Dépêchons-nous! Voilà les bêtes qui s'impatientent.

Mais Jean posa sa main sur le bras du dompteur.

--Laisse donc! Ce sera de l'économie pour demain, puisque c'est
décidé... ils vont en avoir, de la viande, tout à l'heure!

--Viens! fit Chausserouge.

Tous deux rentrèrent dans la caravane.

Le père Vermieux était attablé.

--Vous avez déjà fini! demanda-t-il.

--Non!... Nous avons fait les parts simplement... Ce n'est pas encore
l'heure. Ils n'ont l'habitude de manger qu'à minuit.

En ce moment, un long rugissement partit de la ménagerie.

--C'est pas leur avis, en tout cas, fit l'usurier en ricanant. En voilà
un qui réclame.

--Il ne perdra rien pour attendre, riposta Jean. Il sera servi tout à
l'heure.

--Vous savez, continua le père Vermieux, je ne me gêne pas, je fais
comme chez moi... Vous ne montiez pas... J'ai trouvé une bouteille de
vin... je l'ai entamée, en vous attendant...

--Vous avez bien fait, père Vermieux!

L'usurier, quand il était chez ses débiteurs, saisissait toutes les
occasions de se payer en nature. C'était autant de pris sur l'ennemi.

Chausserouge s'était assis près du vieillard. Jean était debout, appuyé
contre le lit qui garnissait le fond de la caravane.

--Viens donc par ici, garçon, qu'on te voie, dit Vermieux. La mère
Tabary va toujours bien?

--Mais, pas mal... je vous remercie...

--J'irai demain lui dire un petit bonjour.

--Ça lui fera plaisir. Et vous, père Vermieux, vous êtes content?

--Pas trop! pas trop! J'ai perdu de l'argent ces temps derniers. J'avais
obligé ces gredins de Romillard, vous savez, le petit théâtre de
Marionnettes... J'ai attendu trop longtemps... Bien contre mon gré, il
m'a fallu faire vendre... je n'ai pas retiré mes frais... c'était trop
tard... A votre santé, mes enfants!

Chausserouge et Jean trinquèrent ensemble et échangèrent un regard.

Les Romillard étaient de malheureux saltimbanques que les exigences de
Vermieux avaient ruiné et qui mouraient littéralement de faim.

--Sais-tu, continua le terrible vieux en s'adressant au dompteur, que tu
ne m'as pas l'air de faire beaucoup fortune? Ton costume, que je vois
pendu là, dans le coin, est rudement loqueteux.

--Ah! qu'est-ce que vous voulez... Je n'ai pas eu de chance non plus...
soupira le dompteur, et je suis logé à la même enseigne que les
camarades... Depuis que j'ai perdu ma pauvre femme, dont la maladie m'a
coûté les yeux de la tête, il m'est survenu toutes sortes de malheurs.
Ma grande lionne est morte... Vous savez bien, Sultane, avec ses trois
lionceaux... Encore heureux que ça s'est borné là et que mes autres
bêtes n'y ont pas passé... De la viande malade qu'on nous avait
livrée...

--Voilà ce que c'est de ne pas acheter de la bonne marchandise. On y
perd plus qu'on y gagne, prononça Vermieux.

--Je comptais sur la foire du Trône pour me refaire un peu... Nous avons
eu un temps abominable... on ne voit pas un chat, des recettes
dérisoires. Et dame! ça coûte cher, une ménagerie à entretenir.

--Mais, interrompit Vermieux, tu sais que ton billet vient après-demain?
Ton billet de trois cents francs?... Je pense que tu seras en mesure?

--Ayez pas peur, père Vermieux, je serai en mesure après-demain!
répliqua Chausserouge avec un sourire contenu. Mais vous ne buvez pas!

--C'est ma foi vrai! dit l'usurier rassénéré, mais dame! ça tient à ce
qu'il n'y a plus rien dans la bouteille.

--Je dois en avoir une autre par là... une bonne!

--Voyons donc voir cela! fit le vieux en passant sa langue sur sa
moustache grise.

Chausserouge se leva, passa derrière la table et fit mine de chercher
dans un petit meuble situé à un angle obscur de la caravane, au pied du
lit.

Jean fit un pas et mit dans la main du dompteur la hachette qui servait
à dépecer les viandes et dont il s'était muni à tout hasard.

--Vois-tu, continua Vermieux, qui tournait le dos aux deux hommes, y a
rien de tel, par les temps de pluie, qu'un verre de bon vin, bu avec
des...

Il n'acheva pas. D'un coup formidable de sa hachette, Chausserouge
venait de lui fendre le crâne.

Il s'abattit sans un cri, sans un geste, le nez sur la table, puis son
corps glissa lentement de la chaise et tomba sur le côté.

Les deux hommes se regardèrent un instant en silence.

Enfin Jean se pencha, et souleva une main du vieillard. Elle retomba
inerte.

--Ça y est! fit-il, il a son compte! Allons, oust, perdons pas de temps!
Le magot!

Il fouilla dans les poches de l'assassiné, en retira un portefeuille
qu'il soupesa une minute.

--Mâtin! Il est lourd!

Il l'ouvrit et étala son contenu sur la table: des lettres, des traites
parmi lesquelles toutes celles de Chausserouge et vingt-cinq mille
francs en billets de banque.

--Ce qui fait, dit Jean, douze mille cinq cents francs pour chacun de
nous... et en plus, pour toi, ta dette liquidée.

Jean, très calme, avait conservé tout son sang-froid. Maintenant que le
coup était fait, Chausserouge sentait une terreur singulière s'emparer
de tout son être. Ses yeux papillotaient, il voyait des ombres danser
sur les murs... Ses dents claquaient...

--Allons, pas de sentiment, hein! Ce n'est pas le moment! Prends ce qui
te revient et brûlons le reste!... Faut bien faire quelque chose pour
les copains... C'est eux qui seront épatés de ne pas voir rappliquer
Vermieux...

--Tiens! fit Chausserouge qui considérait machinalement la liasse de
billets souscrits par lui, il y a même celui d'après-demain. Il ne
l'avait donc pas passé à un banquier?..

--Pas si bête, le père Vermieux... Il économisait l'escompte... Allons!
Liquidons! Liquidons!

Il tordit la liasse des traites, en fit une torche qu'il alluma
au-dessus de la lampe fumeuse qui les éclairait.

La flamme jetait autour d'eux des reflets rougeâtres qui firent de
nouveau frissonner le dompteur.

--Poule mouillée! va! Tu as peur? dit Jean en haussant les épaules.

--Je n'ai pas peur... mais je suis plus à mon aise quand j'entre dans
mes cages.

--Laisse-donc! Le feu purifie tout... Et voilà, ajouta-t-il en broyant
sous son pied les cendres provenant de l'auto-da-fé, les infamies de
Vermieux réparées et notre crime pardonné.

A ce moment, un éclair illumina la caravane, suivi presque aussitôt
d'un coup de foudre terrible, auquel répondirent les rugissements des
bêtes fauves.

--V'là le bon Dieu qui dit oui! ricana Jean. Finissons-en!

Chausserouge, livide, les yeux hagards, s'était cramponné, pour ne pas
tomber, à la cloison de la caravane. Il sentait ses jambes flageoler
sous lui.

--Ah! Tu m'embêtes avec ta peur... fit Jean durement. Le vin est tiré...
il faut le boire! Aide-moi!

--Je n'oserai jamais! balbutia le dompteur.

--Je le croyais plus d'aplomb que ça, tu sais... Aide-moi seulement à le
déshabiller... Après, je me charge du reste!

Chausserouge rassembla ses forces. Il se pencha, ainsi que Jean, et tous
deux relevèrent le cadavre toujours chaud qu'ils étendirent sur la
table.

Le visage, couvert de sang, était méconnaissable. Le crâne presque
chauve de l'usurier était partagé en deux par une large ligne sanglante.
A la hâte et en silence, les deux hommes enlevèrent les vêtements
souillés du vieillard qu'ils transportèrent ensuite dans la ménagerie.

Rapidement, Jean débarrassa l'état roulant, il y coucha le corps et se
prépara à commencer son office.

--Barricade la portière... commanda-t-il, et viens m'éclairer.

Chausserouge plaça devant l'entrée deux larges planches qu'il assujettit
avec une barre de fer, puis, la lampe à la main, il regarda son aide
accomplissant sa terrible besogne.

Toujours calme, Jean avait saisi sa hachette et, méthodiquement, sans
apparence d'émotion, il détacha les membres du tronc.

Minuit sonna. Dans les cages, les lions et les tigres, alléchés par
l'odeur du sang, rugissaient.

Tout à coup, dans un angle obscur de la ménagerie, à trente pas des
deux hommes, une tête émergea d'un monceau de paille.

C'était Zézette, qui, contrevenant à l'ordre de son père et épouvantée
par l'orage, au lieu d'aller se coucher chez la mère Tabary, s'était
tapie dans le réduit où le dompteur serrait le fourrage.

Elle reconnut son père, puis Jean... Tout d'abord elle ne se rendit pas
compte de ce qu'elle voyait... puis soudain un cri s'étrangla dans sa
gorge...

C'était bien un homme... un homme mort... assassiné sans doute... que
l'autre, l'aide, dépeçait avec tranquillité...

Elle crut rêver... Mais non, elle ne se trompait pas.

Un des lions, Néron, le plus rapproché des deux hommes, grattait avec
fureur le plancher de sa cage, les yeux injectés, la crinière hérissée.

--Allons! patience donc, Néron! Voilà que c'est fini! fit Jean en
poussant devant lui son étal roulant.

La petite charrette passa à trois pas de l'enfant... Ses yeux agrandis
par l'épouvante ne pouvaient se détacher de l'horrible spectacle auquel
présidait son père.

Elle ne bougea pas, ne fit pas un mouvement, craignant de se montrer...
de faire voir qu'elle avait surpris cet affreux secret... On la tuerait
peut-être aussi, elle, si on la trouvait là... et elle sentit tout son
petit corps frissonner des pieds à la tête.

Jean s'était armé d'une fourche de fer; il commença la distribution.

--Les gros morceaux aux plus gourmands! dit-il d'une voix gouailleuse en
passant une cuisse à Néron, qui se jeta sur cette proie, dans laquelle
il enfonça ses crocs avec rage.

--Et je vous recommande les os, mes enfants! continuait Jean, c'est un
morceau de roi... n'en laissez pas surtout!

--Écoute, dit Chausserouge, qui sentait une sueur froide perler à ses
tempes, n'en donne pas aux bêtes qui travaillent. J'ai entendu dire que
la chair humaine avait un goût, et que quand ils en avaient mangé une
fois...

--Allons donc, peureux! Il faut que chacun ait sa part!

Quelques instants après, l'étal était vide. Il ne restait plus rien du
corps de Vermieux.

--Et voilà... ça y est! fit Jean tout joyeux. Maintenant je vais me
laver les mains et la police sera rudement fine si elle retrouve la
trace du vieux!

--Est-ce que... tu vas t'en aller? demanda le dompteur.

--Non! diable! ce n'est pas le moment de s'endormir. Il faut veiller à
ce que ces sacrés animaux-là n'en laissent pas une miette... Vois-tu
qu'on retrouve demain matin un doigt de pied du père Vermieux? Après,
nous brûlerons ses frusques!

Tout à coup un bruit semblable à un cri humain retentit derrière eux.

--As-tu entendu? fit Chausserouge en se retournant vivement.

--Mon Dieu! que tu es embêtant... c'est un singe qui jacte... Il n'y a
ici que des amis... des croque-mort!

Les deux hommes prirent place sur un banc des premières.

--Et que comptes-tu faire de ta galette? demanda Jean.

--Dame! je ne sais pas... payer mes dettes... m'agrandir.

--Veux-tu que je te fasse une proposition? Associons-nous!

--Oui! c'est cela, associons-nous! répliqua vivement le dompteur. Comme
cela, pensait-il, il restera près de moi toujours et je ne serai plus
seul... en face de ces bêtes qui ont mangé Vermieux.

Derrière eux gisait, évanouie sur la paille, Zézette qui avait compris.



II


François Chausserouge, âgé de trente-cinq ans environ, était, par sa
mère, d'origine bohème, de cette race aujourd'hui à peu près disparue
qu'on nomme sur tout le Voyage, _romanichelle_, par corruption
abréviative, _ramoni_.

Son père, un robuste Auvergnat, dernier né d'une nombreuse famille,
avait, au temps de sa prime jeunesse, et fatigué de la vie des champs,
quitté le pays pour suivre une ménagerie de passage, en qualité de
palefrenier.

Très satisfait de ses services, le directeur l'avait élevé bientôt au
rang de garçon de ménagerie.

Peu à peu, le jeune homme s'était familiarisé avec les animaux et il
avait été mordu de la secrète ambition de travailler à son compte.

A force d'économies, il avait fini par amasser un petit pécule et un
beau jour, profitant d'une occasion qui s'offrait à lui, il quitta son
patron, acheta un ours et deux loups et se fit montreur de bêtes.

Pendant des années, il parcourut les campagnes, faisant travailler ses
pensionnaires sur les places publiques des villages.

Pas assez riche pour acheter un cheval, ni une caravane, il avait fait
l'acquisition d'une petite charrette traînée par des chiens, dans
laquelle il renfermait ses vivres et son maigre matériel.

Cela dura jusqu'au moment où, ayant renforcé sa troupe de plusieurs
singes et d'un perroquet, il songea à se joindre au Voyage, c'est-à-dire
à la réunion générale des saltimbanques.

Il suivrait les foires, profiterait de la réclame de ses voisins,
pousserait peut-être jusqu'à Paris, si toutefois les circonstances le
favorisaient.

Il fut de prime abord assez mal reçu.

Il n'existe pas d'association où l'on se sente davantage les coudes que
chez les Voyageurs. Là, tout nouveau venu est un concurrent qui
accaparera forcément une nouvelle part de la recette générale. C'est un
ennemi qu'il faut évincer.

Mais Chausserouge était homme à ne se laisser rebuter ni par les mauvais
procédés, ni par les injustices.

Sa ténacité eut raison des jalousies et des colères qu'il excita. Comme
ses nouveaux collègues, il avait droit à sa place au soleil, il la prit.

Ceux-ci, forts de leur expérience, de leur ancienneté, connaissaient les
bons endroits, s'installaient les premiers, ne laissant à l'intrus que
les coins dont ils ne voulaient pas.

Chausserouge ne réclamait jamais et triomphait généralement, car
l'étrangeté du spectacle qu'il donnait captivait le public plus que ne
le pouvait faire les attractions déjà vues de ses voisins.

Sans instruction, sans posséder aucun des secrets des dompteurs de
profession, n'ayant pour tout aide qu'une patience à toute épreuve, il
était parvenu à obtenir des résultats merveilleux et on s'écrasait dans
le «tour de toile» en plein vent où il faisait travailler ses bêtes.

L'homme, du reste, n'était pas moins curieux que ses animaux.

Invariablement vêtu d'une blouse en grosse toile, qu'une ceinture de
cuir serrait autour de sa taille, coiffé d'un vaste chapeau de feutre à
la mode de son pays, chaussé de bottes fortes, on n'apercevait que ses
yeux noirs et pétillants au milieu d'un visage hirsute et broussailleux.

Le fouet en main, il allait et venait au milieu de ses pensionnaires
démuselés avec une insouciance et une tranquillité qui effrayaient et
faisaient penser à ces fantastiques «meneux de loups», dont on conte
encore les exploits aux veillées dans certaines provinces.

Le succès de ce Voyageur d'une nouvelle espèce, qui ne connaissait guère
que son patois natal, le fit mettre en quarantaine.

On fit courir sur lui de vilains bruits, mais Chausserouge n'en eut
cure. Il vivait isolé, content de voir son magot s'arrondir de jour en
jour.

Toutes les préventions tomberaient, il le savait bien, le jour où sa
persévérance serait enfin récompensée, où il pourrait comme les autres
acheter une voiture, des chevaux, agrandir son installation si modeste
encore.

Du reste, il n'était pas seul l'objet de l'ostracisme et de la haine des
forains.

Près de lui et toujours à la gauche du campement, une famille de vrais
ramonis au teint basané vivait misérablement sans s'inquiéter des
commentaires, sans se soucier des injures.

Cette famille se composait de trois personnes, le père, la mère et une
fille de dix-sept ans, superbe avec ses grands yeux et sa chevelure
épaisse. Des lèvres rouges saignaient au milieu d'une peau brûlée par le
soleil, dont la couleur bistrée faisait encore valoir l'éclat de ses
dents très belles.

Chausserouge s'était dit souvent que Maria serait pour lui une rude
compagne. Il avait trente-cinq ans et bien que très accoutumé à la vie
d'anachorète qu'il menait depuis son enfance, il s'était surpris bien
des fois à penser que les privations auxquelles il se soumettait,
seraient bien moins dures à supporter s'il avait près lui quelqu'un pour
les partager.

Et puis, en somme, il était seul au monde. Il ne se souciait pas de
revoir sa famille; n'était-il pas temps pour lui de s'en créer une, pour
qui il travaillerait.

Il aurait des enfants, qui lui succéderaient plus tard, qui
augmenteraient leur patrimoine ambulant, qui pourraient le venger des
rebuffades qui l'avaient accueilli.

Et jamais il n'avait rencontré dans sa vie aucune femme qui répondit
autant que Maria à son idéal... Mais un obstacle infranchissable les
séparait. Maria était ramoni, païenne... lui était chrétien et il savait
combien les ramonis, qui ne se marient qu'entre eux, sont fidèles à leur
religion.

Toutefois, et comme si ces deux êtres eussent senti entre eux une sorte
d'affinité, Maria n'avait pas pour Chausserouge le regard de mépris dont
elle couvrait les autres forains et parfois, tandis qu'accroupie à
l'ombre de sa caravane à moitié détraquée, la jeune fille occupait son
après-midi à tresser des paniers, Chausserouge, assis, la pipe aux
dents, à l'entrée de sa tente, passait des heures à la contempler
silencieusement.

Le père, connu seulement sous le prénom de Michel, raccommodait la
porcelaine et s'occupait pour le surplus des soins à donner aux bêtes,
un vieux cheval efflanqué, qui trouvait la plupart du temps sa pâture le
long des routes, une chèvre et une guenon.

La mère était bonne-ferte, c'est-à-dire diseuse de bonne aventure.

Les jours de foire, on suspendait à la porte de la caravane un tableau
grossièrement peint, et, pour dix centimes, vingt centimes, si l'on
voulait le grand jeu, elle étalait ses tarots et dévoilait à tout venant
les secrets de l'avenir.

Et dans la bouche de cette vieille femme, semblable aux sorcières du
moyen âge, la moindre parole prenait l'importance d'un oracle.

Elle croyait à ses prophéties et savait imposer sa croyance aux autres.
Si l'on ne sortait pas de chez elle convaincu, on en sortait
impressionné.

Aussi ses ennemis profitaient-ils de cette disposition pour l'accuser de
magie.

Quelque malheur frappait-il un Voyageur, c'était la bonne-ferte qui
avait jeté un sort.

Plusieurs fois, on était parvenu à ameuter contre ces pauvres hères des
populations entières.

Alors, renfermée dans sa caravane, la vieille faisait appel à la
science léguée par ses ancêtres, et si les divins tarots n'annonçaient
aucun danger immédiat, elle laissait passer l'orage, sûre que rien de
fâcheux pour elle ne résulterait de cette effervescence.

Les parents de Maria, eux aussi, voyaient Chausserouge d'un bon oeil.

Depuis un an qu'ils voyageaient côte à côte, ils s'étaient rendus
mutuellement mille petits services, sans avoir peut-être jamais échangé
dix mots.

Une sympathie inavouée rapprochait ces parias du Voyage et il fallut
qu'un événement grave survînt, pour faire éclater entre eux ces
sentiments qui n'existaient qu'à l'état latent.

Un soir d'été, dans un village berrichon, comme Chausserouge venait de
s'étendre sur le grabat, qui lui servait de lit, au fond de sa petite
charrette, quelqu'un vint gratter à la toile qui recouvrait son primitif
campement.

Les chiens n'aboyèrent pas; ce devait être une main amie. Le dompteur
prêta l'oreille.

--M'sieu Chausserouge! disait une voix. M'sieu Chausserouge, je vous en
prie!

Chausserouge se dressa brusquement sur son séant.

Il avait reconnu la voix de Maria.

--M'sieu Chausserouge, continua la jeune fille, c'est papa qui est près
de mourir, je vous en prie, venez!

Le dompteur sauta à bas de sa charrette et une minute après, il entrait
dans la caravane des ramonis.

Étendu sur un matelas de varech, le père Michel râlait.

Près de lui, l'oeil sec, quoique empreint d'une souffrance indicible, la
vieille bonne-ferte s'occupait à faire chauffer sur un réchaud allumé à
la hâte un breuvage de sa composition.

--Ça l'a pris tout à l'heure, dit la jeune fille; ce soir il se sentait
mal à son aise... il est allé panser Cadet... il a essayé de manger et
il est tombé d'un seul coup... comme s'il était frappé d'un coup de
maillet... Il respire encore, mais il ne nous reconnaît plus... Il
faudrait un médecin...

--Pas de médecin! grogna la vieille. Ça ne sert à rien... qu'à tuer le
monde.

--Si, m'man, je t'assure! implora la jeune fille, laisse M. Chausserouge
aller chercher un médecin.

--Qu'il y aille, s'il veut; puisque ça te fait plaisir!

--J'y vais, mam'zelle Maria! fit le dompteur, qui sortit et prit sa
course à travers les rues du village.

Une demi-heure après, il était de retour.

Le docteur, qu'il était parvenu à découvrir dans ce trou perdu du Berry,
se pencha sur le malade; il l'examina longuement, se fit raconter les
circonstances qui avaient précédé et accompagné sa chute, puis il secoua
la tête d'un air qui indiquait que tout espoir lui semblait perdu.

Le père Michel avait été frappé d'une congestion pulmonaire.

Toutefois, avant de se retirer, le médecin prescrivit quelques
médicaments.

Sur le seuil de la caravane, Chausserouge l'interrogea:

--Il ne passera pas la nuit! fit le docteur.

Le dompteur lui glissa dans la main le prix de sa visite et courut de
nouveau au village pour faire exécuter l'ordonnance.

Quand il revint, le malade, rappelé à la vie par le breuvage que la
vieille, sans se soucier des prescriptions du médecin, était parvenue à
lui administrer, avait repris connaissance.

Ses yeux étaient ouverts et fixés sur sa fille.

A la vue de Chausserouge, son regard, terne jusque-là, parut
s'illuminer; ses lèvres remuèrent sans articuler une parole.

Les trois assistants s'agenouillèrent alors au chevet du mourant.

Le vieux ramoni faisait des efforts inouïs pour parler; une sueur
froide perlait à ses tempes. Il parvint enfin à lever un bras, saisit la
main velue du dompteur et il la posa sur celle de sa fille.

--Que veux-tu, Michel? demanda la bonne-ferte. Que notre voisin épouse
Maria?...

--Vous me donnez votre fille?... articula le dompteur, la gorge serrée
par l'émotion.

Michel ne répondit pas, mais ses paupières, qui battirent fébrilement,
disaient oui.

--Il sera fait selon ta volonté, si Chausserouge consent, prononça la
vieille.

--Et si mamz'elle Maria... veut bien de moi, ajouta le dompteur en
implorant la jeune fille d'un regard si tendre, que celle-ci ne put
s'empêcher de sourire à travers ses pleurs.

--Je consens! dit-elle, en prenant la main du meneur de loups.

Alors, le vieux ramoni pencha la tête en fermant les yeux. Tout son
corps reprit une immobilité cadavérique. Soudain, deux hoquets
soulevèrent sa poitrine; une pâleur de cire s'épandit sur son visage.

Le père Michel était mort.

Ce fut Chausserouge qui, le surlendemain, conduisit le deuil du ramoni.

Maria avait demandé qu'un prêtre accompagnât son père jusqu'à sa
dernière demeure.

Le Voyage tout entier, à quelques exceptions près, fit cortège au
cercueil.

Les rancunes semblaient s'être éteintes devant la mort et peut-être
aussi, les forains, peu curieux d'initier les populations à leurs
dissensions intimes, avaient-ils tenu à donner un gage public de leur
bonne entente.

Lorsque Chausserouge et Maria furent de retour du cimetière, ils
trouvèrent la bonne-ferte accroupie dans un coin de la caravane, l'oeil
fixé sur ses tarots étalés.

Bien qu'elle ressentit une douleur réelle de la perte de son mari, sa
croyance en la fatalité lui avait fait rapidement reprendre le dessus.

--Les cartes annonçaient une mort, dit-elle, et je n'avais rien vu.

--Et les cartes annonçaient-elles aussi... un mariage? demanda
timidement le dompteur.

--Oui, répliqua la vieille. Il faut que tout s'accomplisse ici-bas. Il
n'y a rien à faire contre la destinée. Tu te marieras, mon garçon!
D'ailleurs, il y a longtemps que tu aimes ma fille, ajouta-t-elle. A
l'heure dernière, le regard des mourants est devin...

--Mais vous, mamz'elle Maria, m'aimez-vous aussi?

--Aurais-je été vous chercher si je ne vous avais pas mieux considéré
que tous les autres forains du Voyage? répliqua la jeune fille.

--Il n'est pas bon que des femmes soient seules dans la vie... prononça
la bonne-ferte. Tu es plus digne que tous les autres d'entrer dans la
grande famille des ramonis... C'est pourquoi le père, qui voyait loin...
t'a choisi! Sa volonté sera faite.

Le lendemain, Chausserouge fit publier les bans et les forains
comprirent pourquoi ils avaient vu le dompteur conduire le deuil du
vieux ramoni.

Toutefois, de ce jour la fusion fut complète entre les deux campements.

La jeune fille apportait en dot une caravane, un vieux cheval et
cinquante écus enfouis au fond d'un vieux bas.

Le dompteur apportait de son côté son pécule qui se montait à trois
mille francs environ et ses animaux.

La première partie de son rêve était accomplie. Il allait maintenant
pouvoir marcher de pair avec les forains qui l'avaient si fort méprisé
jusque-là.

Pour permettre à la noce de se faire dans ce pays berrichon dont il
garderait désormais un éternel souvenir, il retarda son départ et
utilisa le temps que lui laissaient les délais légaux, à apporter à son
nouvel établissement d'utiles améliorations.

Il avait acheté avant le départ de ses confrères une caravane spacieuse
et presque neuve à un forain qui se retirait des affaires. Il se complut
à l'embellir pour la rendre digne de sa compagne, dont ce serait
désormais le séjour habituel, maintenant qu'elle allait rester vouée aux
soins uniques du ménage.

La vieille caravane de Michel, complètement mise à neuf, fut affectée au
transport des animaux.

Et une fois le mariage accompli, ce fut plein d'orgueil et le coeur
rempli d'espoir que, debout, à l'avant de sa maison roulante attelée
d'un vigoureux cheval, il prit le chemin qui devait lui faire rejoindre
le Voyage.

A présent, il ne doutait plus, il avait foi en son étoile. Il avait tout
oublié, les déboires et les douleurs passées.

Son désir le plus cher, le ciel l'avait pour ainsi dire miraculeusement
réalisé, car comment expliquer autrement le geste suprême de ce mourant,
à qui il ne s'était jamais ouvert de ses sentiments, mettant dans sa
main caleuse la petite main hâlée de Maria?

Par quelle divination, par quelle double vue le vieux ramoni avait-il lu
au plus profond de son coeur?

Il était sûr à présent de faire fortune.

Après trois jours de marche, il atteignit Bourges où le Voyage était
installé.

Quand il débarqua sur la place Seraucourt, les forains firent le cercle
autour de la belle caravane verte sur laquelle on lisait, peintes en
lettres jaunes d'un pied de haut, l'inscription suivante:

                     GRANDE MÉNAGERIE CHAUSSEROUGE

Après un moment de stupéfaction, les principaux d'entre eux
s'approchèrent et serrèrent la main du dompteur un peu ébahi.

Une fois de plus, le proverbe avait raison: On pardonne tout aux riches.

La fortune venait de réhabiliter Chausserouge, de lui donner droit de
cité.

Le soir même, sous une tente neuve, il donnait sa première
représentation.



III


Une ère de prospérité et de bonheur s'ouvrit pour Chausserouge. Maria
était en effet la femme forte, accoutumée aux privations, aux misères et
aux fatigues du Voyage qu'il s'était figuré; la vieille mère, qui bien à
contre-coeur et sur la prière du dompteur, avait renoncé à son métier de
bonne-ferte, l'aidait dans les soins du ménage.

Elle avait pris goût à la profession de son gendre et elle s'était
instituée l'infirmière des animaux malades.

Aidée par sa grande connaissance des simples, possédant les recettes
traditionnelles de ceux de sa race, elle acquit bientôt sur tout le
Voyage une réputation de guérisseuse telle qu'on venait la chercher des
ménageries voisines dès qu'une bête ne mangeait plus ou donnait des
signes de maladie.

Son concours fut à Chausserouge d'une utilité d'autant plus grande qu'il
ne perdait jamais une occasion d'augmenter sa collection.

Quelques campagnes heureuses lui avaient permis de reconstituer à peu
près son capital; il en profita pour acheter une lionne, puis deux
hyènes, puis une panthère.

La lionne mit bas, et deux lionceaux, qu'il fit élever par une chienne
Terre-Neuve, furent la souche de toute une génération.

Sans demander plus de conseils aux spécialistes du métier qu'il ne
l'avait fait jadis pour les loups et les ours, Chausserouge se livra à
l'éducation de ces nouveaux pensionnaires, dont il ne connaissait ni les
habitudes, ni le caractère, avec la même insouciance et la même énergie
qu'autrefois.

Un succès pareil couronna son effort.

Bref, il eût été complètement heureux s'il fût né un enfant de son union
avec Maria.

Un enfant dont il aurait fait un monsieur, que, selon son expression, il
aurait mis dans la «diplomatie», c'est-à-dire à qui il eût donné une
profession libérale, celle de médecin ou d'avocat, par exemple.

Un enfant dont il pût, dans ses vieux jours, être fier et qui n'aurait
pas besoin de traînailler comme lui par les routes pour gagner son pain.

Combien de fois n'interrogea-t-il pas à cet effet sa belle-mère, qui
passait à consulter ses cartes tout le temps que lui laissait ses
multiples occupations.

--Tu auras un fils, lui répétait toujours la vieille, mais ne désire pas
trop sa venue, qui sera pour toi le signal d'un grand malheur!

Et si Chausserouge insistait pour savoir de quelle calamité il était
menacé:

--Les cartes ne le disent pas. Elles parlent d'un malheur, voilà tout!

La prédiction de la vieille se réalisa. Maria devint enceinte après six
ans de mariage et accoucha d'un fils, mais une fièvre puerpérale
consécutive à son accouchement se déclara et l'enleva en trois jours.

La douleur de Chausserouge fut immense.

Une épidémie décimant ses animaux, même la déconfiture complète le
remettant au point d'où il était parti, l'eût trouvé ferme et résigné,
prêt à recommencer la lutte, mais l'irrémédiable catastrophe qui
l'atteignait brisa son courage en ruinant son espérance.

Six années durant, Maria avait été la compagne dévouée, l'assistant dans
ses déboires, l'aidant dans ses entreprises.

Désormais, une place allait rester vide éternellement, qui lui
rappellerait son bonheur passé; lui, qui sans appui était parvenu à se
créer une situation indépendante et enviable, il se sentait à présent
isolé, faible, comme si le génie qui avait présidé à sa fortune l'eût
pour toujours abandonné.

Il se sentait vaincu et perdait toute foi dans l'avenir.

La vieille mère se montra plus forte. Après l'abattement du premier
moment, elle se releva plus courageuse, plus fataliste que jamais.

--Ainsi l'a voulu la destinée! disait-elle.

Et elle lui montra le petit François, dont l'éducation restait à faire.

C'est pour celui-là que maintenant il allait falloir travailler.

Le père, désolé, prit l'enfant dans ses bras et tout en conservant gravé
éternellement dans son coeur le souvenir de sa chère Maria, il reporta
sur l'être chéri, dont la venue tant désirée avait coûté si cher, toute
l'affection dont il était capable.

Il se remit au travail avec plus d'acharnement que jamais, voulant
oublier; il se plut aux exercices les plus audacieux, tels qu'il
n'aurait pas osé les tenter auparavant, et il dépassa en prouesses les
dompteurs les plus fameux.

Il se lançait avec une sorte de furie dans les aventures les plus
hardies, étonnant par le stoïque mépris de la mort, le sang-froid avec
lequel il s'exposait au danger.

Quelques jours avant la mort de sa femme, il avait reçu d'un marchand
d'animaux deux superbes tigres royaux adultes, qu'il avait baptisés Jim
et Toby.

Personne n'avait encore osé pénétrer dans leur cage et chaque jour il
remettait au lendemain cette dangereuse expérience.

Un soir, qu'il venait de terminer différents exercices dans la cage
centrale, devant une assistance nombreuse, il eut l'idée, soudain,
d'affronter les deux terribles fauves.

Au lieu de se retirer, comme il avait l'habitude de le faire pour
permettre de faire passer dans des cages voisines les animaux qui ne
devaient pas travailler, il frappa résolument du pommeau de son fouet, à
la mince cloison de planches qui le séparait de Jim et de Toby.

--Ouvre! cria-t-il au garçon de piste.

--Mais, monsieur Chausserouge, ce sont les tigres!

--Ouvre! répéta le dompteur d'un ton qui n'admettait pas de réplique.
Passe-moi la fourche et ouvre!

Tremblant à la pensée de ce qui allait arriver, s'attendant à voir son
maître mis en pièces par les monstres furieux, le garçon obéit.

A l'aide d'un croc en fer, il tira le portant et livra passage au
dompteur, qui s'avança brusquement, le fouet haut et la fourche en
arrêt.

Un instant stupéfait par cette visite inattendue, les deux tigres se
tapirent en grondant au fond de la cage, prêts à bondir.

Chausserouge, sous les yeux d'un public haletant, marcha à leur
rencontre et fouailla...

Surpris par l'attaque, fascinés par le regard du dompteur, Jim et Toby
s'élancèrent, décrivant autour de la tête de l'imprudent des cercles
vertigineux, ébranlant la voiture par leurs bonds désordonnés...

Lui, ne les quittait pas de l'oeil et fouaillait sans relâche...

--La chasse au tigre, messieurs!

Et il déchargea sur eux ses pistolets chargés à poudre... les
poursuivant dans les angles de la cage, ne se laissant pas intimider par
leurs effroyables rugissements...

--Passe les barrières! cria-t-il tout à coup.

Et les deux tigres affolés, harcelés par le dompteur, dont la lutte
doublait l'audace et l'énergie, sautèrent les barrières d'abord, puis
les cerceaux enflammés.

Sur les gradins, la foule trépignait d'enthousiasme.

Enfin, le garçon tira de nouveau le portant de sortie et les deux
monstres se précipitèrent dans l'ouverture béante.

Le dompteur était sauvé.

Debout, sans une égratignure, toujours très calme, quoique ruisselant de
sueur, il salua les spectateurs qui l'acclamèrent.

--- Vous savez, patron, lui dit le garçon encore tout tremblant
d'émotion, c'est bon pour aujourd'hui, mais il ne faudrait pas
recommencer ce petit jeu-là!

--Pourquoi pas? répliqua Chausserouge, les tigres sont domptée, ils ont
obéi. Maintenant je suis sûr de moi!

Et le lendemain, et les jours suivants, il renouvela son périlleux
exercice avec le même succès que la veille.

Cependant le petit François grandissait.

Le père l'entourait d'une affection jalouse; l'enfant ressemblait trait
pour trait à sa mère et il croyait voir revivre en lui sa défunte.

La vieille bonne-ferte élevait son petit-fils en vrai ramoni.

Si à sept ans, François ne connaissait pas ses lettres, il lisait
couramment les tarots et parlait sa langue originelle.

Habitué à vivre au milieu d'eux, les rugissements des fauves ne
l'effrayaient pas. Au contraire, son grand bonheur était de pouvoir
passer son après-midi dans la ménagerie, tandis que son père, enfermé
dans la cage centrale, dressait les animaux.

Il lui arrivait de dire:

--Quand je serai grand, moi aussi je dompterai les lions!

Alors le père l'interrompait:

--Quand tu seras grand, tu iras au collège et on fera de toi un savant
afin que tu puisses devenir un jour un monsieur, «un diplomate!»

L'enfant faisait la moue et ne répondait rien, mais il était facile de
voir que dans sa petite tête était née et s'affermissait la résolution
bien arrêtée de vivre comme avaient vécu ses parents.

Néanmoins, le dompteur tint bon, malgré les avis de la bonne-ferte qui
soutenait l'enfant dans sa révolte.

--Jamais un ramoni n'a été au collège... laisse-le donc vivre en ramoni!

Chausserouge n'entendit rien.

Quand l'enfant eut dix ans, malgré ses cris et ses protestations, il le
plaça dans une institution, à Saint-Mandé.

Quatre jours après, il le retrouvait un soir dans la ménagerie,
installée alors boulevard de la Villette, blotti derrière la caisse aux
serpents.

François avait profité de la première promenade pour s'échapper.

Le dompteur, inflexible, prit son fils par l'oreille et le reconduisit
incontinent, en le recommandant d'une façon particulière.

François Chausserouge passa cinq ans dans cette maison d'où on se serait
bien gardé de le renvoyer, car le père payait largement; mais jamais on
n'avait vu élève plus indocile, plus indiscipliné, plus amoureux de sa
liberté.

Il grandissait, s'adonnait avec passion à tous les exercices du corps,
mais il montrait pour l'étude une répugnance invincible, à ce point
qu'il avait dû redoubler toutes ses classes et qu'il dépassait de la
tête tous ses camarades de cours.

En vain son père lui reprochait-il son apathie:

--Je ne puis pas, répondait-il, c'est plus fort que moi!... Je veux être
dompteur... comme toi!

Chausserouge s'entêtait, mais à la fin il dut céder.

A quinze ans, son fils, s'il était devenu un gaillard hardi et bien
planté, n'avait fait aucun progrès.

Justement, la vieille bonne-ferte, tombée en enfance, venait de mourir;
la solitude pesait au vieux belluaire.

Le soir de l'enterrement, il ne reconduisit pas son fils à
l'institution.

--Reste avec moi, lui dit-il avec un soupir, tu m'aideras... C'est
égal, j'aurais tout de même bien voulu faire de toi un monsieur...

--Bah! j'en sais assez pour te remplacer... j'ai besoin pour vivre de
l'odeur de toutes ces bonnes bêtes... J'ai besoin d'entendre leurs
rugissements... je suis né pour cela, je te dis! J'ai le métier dans le
sang!

Et il embrassa son père si tendrement, que le dompteur ne sut s'il
devait déplorer le manque d'aptitude de son fils ou s'en réjouir.

Dans tous les cas, il avait fait l'impossible pour ouvrir au jeune homme
une carrière moins périlleuse; il ne regrettait pas les sacrifices qu'il
s'était imposés, puisqu'il avait rempli son devoir.

--On ne peut pas résister à sa destinée, répétait sans cesse François, à
qui la vieille grand'mère avait inculqué son fanatisme et ses
superstitions.!

--Eh bien! advienne que pourra! prononça Chausserouge.

De ce jour, il eut un lieutenant sur lequel il pouvait aveuglément
compter.

A François était dévolue la tâche de surveiller les garçons, d'assurer
le service des vivres, de seconder son père en faisant «l'explication»
pendant le cours des représentations, de présider au montage et au
démontage de l'établissement à chacun des déplacements de la ménagerie.

Mais François ne se résignait qu'à regret à ce rôle qu'il jugeait par
trop effacé.

Ce qu'il voulait, c'était affronter, lui aussi, les crocs des fauves,
soumettre à sa volonté les redoutables pensionnaires de la ménagerie.

Il avait soif des applaudissements qui saluaient son père, chaque fois
qu'il avait terminé ses exercices.

Vivre libre, courir les routes, ne plus être obligé de pâlir sur des
livres entre quatre murs, c'était très bien, mais ce qui l'attirait,
c'était l'appât du danger et le bruit des bravos, journalière récompense
de la glorieuse victoire de l'homme sur la bête.

Lui aussi, il voulait voir fixés sur lui les yeux de tout un public
frémissant de crainte, partagé entre l'effroi et l'admiration.

Mais quand il parla pour la première fois à son père d'entrer à son tour
dans les cages, de commencer son apprentissage, il se heurta à un refus
formel.

Cet homme qu'une sorte d'inconscience avait toujours protégé contre la
peur, qui avait affronté mille périls sans un battement de coeur,
tremblait à l'idée de voir son unique enfant s'exposer aux mêmes
dangers.

François insista. Le père tint bon, tout d'abord, mais il finit par se
laisser toucher.

Il fut convenu que le jeune homme débuterait le jour où il aurait
atteint sa dix-huitième année.

En attendant, le vieux dompteur lui enseigna les premiers principes de
son art.

Une lionne venait justement de mettre bas.

Chausserouge résolut de confier à son fils le dressage des trois
lionceaux.

Tout d'abord, il lui rappela que, comme l'homme, l'animal naît avec des
instincts bons ou mauvais, qu'il n'était pas rare de trouver dans des
sujets issus du même père et de la même mère, des types de caractères
absolument dissemblables; les uns dociles et doux, les autres rebelles à
toute éducation.

La difficulté énorme pour le dompteur quand il s'adresse à des animaux
arrivés adultes chez lui, se trouve bien amoindrie quand il a affaire à
des bêtes qu'il a vu naître, dont il a eu le temps par conséquent
d'étudier le tempérament, de discerner le degré de franchise.

Il lui reste alors à habituer ses élèves à sa présence, à appliquer à
chacun le genre de travail qui lui convient, en ayant soin de ne pas
trop demander à la fois, afin de ne pas rebuter l'animal et provoquer
ainsi ses légitimes révoltes.

Se faire craindre, en sachant se faire aimer, telle devait être le but
et la devise du dompteur.

Chausserouge fut charmé de voir avec quel entrain son fils acceptait sa
nouvelle tâche, avec quelle adresse il mettait en pratique ses conseils.

En effet, du moment où il fut institué le précepteur des lionceaux,
François tint à ce que nul que lui ne les approchât.

Il les soignait, leur donnait à manger, entrait chaque jour dans leur
cage, afin de les familiariser avec lui.

Il avait à lui deux lionnes et un lion; il les baptisa Saïda, Rachel et
Néron.

Au bout de quelques mois, il commença leur éducation.

Les lionnes étaient assez dociles, surtout Rachel, mais Néron se
montrait rétif; le jeune homme dut déployer à l'égard de ce dernier,
beaucoup de patience et d'énergie.

Le père qui suivait tous ces essais d'un oeil inquiet, sentit bientôt
s'évanouir toutes ses appréhensions.

Son fils était bien un vrai Chausserouge; il en avait les qualités,
l'audace et la persévérance, pourquoi fallait-il qu'il y joignit des
défauts inconnus à sa race?

Car s'il remplissait avec une exemplaire rectitude tous les devoirs de
son nouvel état, François depuis qu'il était libre, laissait, en dehors
du service auquel il s'astreignait avec joie, un libre cours à ses
penchants naturels.

Son père lui avait tracé la voie; il n'avait pas à lutter comme lui avec
les difficultés d'un pénible début.

La situation acquise, l'aisance dans laquelle il n'avait qu'à se laisser
vivre le dispensait de compter et puisqu'il travaillait, pensait-il, il
était juste aussi qu'il profitât de l'existence.

La vie nomade qu'on mène sur le Voyage est pleine de périls pour un
jeune homme; François y succomba.

Tandis que sur la masse des forains, les uns, les sérieux et les
économes, n'ont d'autre désir, leur journée finie, que de rentrer chez
eux et d'y goûter les joies de la famille, les autres se réunissent
dans le cabaret dont ils ont fait choix et où ils se donnent rendez-vous
et attendent que l'heure tardive les oblige de regagner leurs caravanes.

Au fond d'une arrière-salle d'estaminet, on boit, on joue et plus d'un
voyageur a perdu là souvent le gain de sa journée.

Le soir, quand Chausserouge avait rabattu l'auvent qui fermait l'entrée
de la ménagerie, François s'esquivait pour aller retrouver les nombreux
amis qu'il s'était faits.

Il aimait le jeu, le vin; ces réunions avaient pour lui un attrait
irrésistible.

Ce gros garçon si fort, si insoucieux du danger, si audacieux, était un
faible.

Il s'était laissé entraîner une première fois par Jean Tabary, le fils
du directeur d'un Concert Tunisien; peu à peu il avait laissé prendre
sur lui par son compagnon de plaisir un ascendant contre lequel il
n'avait pu réagir.

Le père Chausserouge, plein d'indulgence, n'avait d'abord vu dans ces
escapades qu'un passe-temps, qu'après tout son fils avait bien le droit
de prendre, puis quand il avait compris quelle influence fâcheuse
pouvait avoir sur l'avenir de François cette habitude de «godaille», il
s'était gendarmé, mais en vain.

Le pli était formé, et Jean Tabary était là pour contrebalancer son
autorité.

--Est-ce qu'on ne peut pas rigoler un brin quand on a turbiné toute une
sainte journée? Laisse-le donc dire, le vieux! Quand t'auras son âge,
t'auras toujours le temps d'être sérieux, ne cessait de répéter Jean
Tabary.

Et François passait outre; mais comme, le lendemain, il se mettait au
travail avec une nouvelle ardeur, le père soupirait et fermait les yeux.

Ce fut à la foire de Neuilly que le fils Chausserouge parut pour la
première fois en public.

Quand il apparut dans la cage centrale, serré dans un coquet dolman à
brandebourgs d'or, culotté de blanc, chaussé de bottes à l'écuyère, il y
eut parmi la foule des spectateurs un petit murmure d'admiration.

Tout fier et plus ému qu'il ne voulait le paraître, le père se tenait en
avant des premières, dans l'allée qui longe les cages, un croc de fer à
la main.

Il n'avait voulu laisser à personne le soin de faire le service de
garçon de piste.

Tour à tour défilèrent, aux applaudissements de la foule, les vieux
pensionnaires de la maison, lions, hyènes, ours, loups et jusqu'aux deux
tigres, Jim et Toby, qui évoluèrent sous le fouet et exécutèrent leurs
exercices habituels sans, de leur part, grande velléité de résistance.

La volonté du père Chausserouge les avait rudement asservis; celle du
fils les tenait en respect plus rudement encore.

Ils comprenaient qu'ils avaient affaire à un maître et ils obéissaient.

Le vieux dompteur était radieux. Il ne regrettait plus maintenant
d'avoir permis au jeune homme de suivre une vocation pour laquelle il
était si manifestement né.

Il y eut un entr'acte.

On jeta de la sciure sur le plancher de la cage, après quoi le père
Chausserouge prit la parole:

--Mesdames et messieurs, pour terminer la représentation, mon fils
François Chausserouge--et il prononçait ce nom avec orgueil,--va avoir
l'honneur de présenter, pour la première fois, un lion et deux lionnes
du Sahara, tous trois adultes et capturés récemment, Néron, Rachel et
Saïda!

Il se fit un grand silence.

Chausserouge venait de tirer le portant et d'introduire les trois fauves
dans la grande cage.

Néron était maintenant âgé de trois ans. C'était une bête superbe. Sa
tête énorme disparaissait sous une épaisse crinière.

Il promena un instant son regard torve sur l'assistance et poussa un
sourd rugissement auquel répondirent les deux lionnes.

François frappa trois coups du pommeau de son fouet, puis il entra
brusquement, tandis que d'une voix de stentor, le père clamait:

--Le dompteur François Chausserouge dans les cages!

A la vue du jeune homme, la crinière de Néron se hérissa.

Suivi des lionnes, la gueule menaçante, les crocs prêts à déchirer, il
s'élança au-devant du nouveau venu.

Tranquillement, François se débarrassa de son fouet et marcha droit sur
le fauve, qu'il saisit par la crinière, malgré ses grondements.

Puis, rassemblant ses forces, il le mit debout et le jeta à la renverse.

L'animal retomba sur ses pattes à l'angle opposé de la cage.

Un tonnerre d'applaudissements salua cette énergique entrée en matière.

François Chausserouge se tourna aussitôt vers Saïda, dont il entr'ouvrit
les mâchoires, et à trois reprises il plaça son bras droit, puis son
visage entre les crocs aigus de la bête.

Il s'avança ensuite sur le bord de la cage.

A son commandement, Rachel se dressa contre lui, appuya ses lourdes
pattes contre sa poitrine et lui lécha la face...

Cette fois, l'enthousiasme fut à son comble; le père Chausserouge
pleurait de joie.

François maniait ses bêtes avec autant de tranquillité et d'aisance que
s'il se fût agi de jeunes chiens.

Il se fit passer sur un plat d'étain un morceau de viande, noua autour
du cou de Néron une serviette, plaça la viande devant son nez, et
l'animal ne s'en saisit en grondant que lorsqu'il lui en donna l'ordre.

--Maintenant, sautez!

Et tour à tour il fit franchir à ses élèves des barrières de un mètre
cinquante de haut.

Comme de simples caniches, il les fit passer à travers des cerceaux de
papiers et des cerceaux enflammés, puis pour couronner ses exercices, il
donna un signal.

Instantanément, le gaz fut baissé et la salle se trouva plongée dans
l'obscurité.

Quand on ralluma, François Chausserouge était étendu à terre, la tête
appuyée sur Néron et les deux lionnes étaient couchées à ses côtés.

Puis tandis que la salle entière l'acclamait, il se leva, salua
profondément et sortit.

Il avait à peine disparu que les trois fauves se précipitaient en
rugissant contre la grille, l'ébranlant sous leurs efforts, labourant le
plancher de leurs griffes.

--Allons! les agneaux! C'est trop tard, criait narquoisement le père
Chausserouge, rentrez vos gousses d'ail! Y a rien à faire!

Et se tournant vers le public:

--Mesdames et messieurs, c'est pour avoir l'honneur de vous remercier.
Demain, deux grandes représentations, l'une à trois heures, l'autre à
neuf heures du soir, la dernière, suivie du repas des animaux!

Dans la caravane, où il le rejoignit, il étreignit longuement son fils
dans ses bras.

Il pouvait mourir maintenant. Il avait un digne successeur.

Jamais, même au temps de sa jeunesse, il n'aurait égalé en hardiesse et
en vigueur ce galopin de dix-huit ans.

Il en avait honte, mais ça lui faisait tout de même bien plaisir.

Mais en même temps que, de par son succès, François devenait grand
premier rôle, un soudain changement s'opéra chez lui.

Grisé par ses triomphes quotidiens, il oublia son humble origine et par
quelle série de privations son père avait dû passer pour atteindre à ce
degré de prospérité, qui lui avait permis de débuter si brillamment.

Il n'attribua qu'à lui l'engouement subit dont le public avait été saisi
et qui faisait chaque soir affluer dans la baraque le «monde chic» et
tout ce que Paris comptait de notabilités.

Certes, sa jeunesse, la crânerie avec laquelle il affrontait le péril
étaient pour quelque chose dans cet enthousiasme, mais la vieille
renommée de son père, qui l'avait façonné, instruit, qui l'avait fait
bénéficier de ses trente années de dure expérience, y était aussi pour
beaucoup.

Plein d'orgueil, le jeune homme s'en rendit d'autant moins compte qu'il
était en but à des sollicitations bien faites pour flatter sa vanité.

Comme les militaires, comme les acrobates, comme tout ce qui porte
élégamment un uniforme ou un costume brillant, il fut assailli de
déclarations, de demandes de rendez-vous et il en vint bonnement à
penser que ces marques d'une sympathie un peu outrée s'adressaient bien
plus à son intime personnalité qu'à son dolman soutaché d'or.

Il y répondit, et certaines déconvenues qui auraient dû le convaincre
que son prestige tombait quand il n'apparaissait pas dans la cage,
debout au milieu de ses fauves, ne parvinrent pas à le détromper.

Il dédaigna dès lors de coucher dans la caravane paternelle.

A proximité du campement, il choisissait un hôtel de belle apparence et
il y louait une chambre pour la durée de chaque séjour.

Le père, aveuglé par sa tendresse paternelle, laissait faire.

--Il jette sa gourme, pensait-il, il deviendra sérieux quand il sera
temps.

Au contraire, la recherche de mauvais goût avec laquelle son fils
s'habillait lui semblait le dernier mot de l'élégance.

Il trouvait un motif d'orgueil dans le genre de succès qu'obtenait
François et il finissait par fermer les yeux sur la vie qu'il lui voyait
mener, si en désaccord pourtant avec l'existence austère qu'il avait
tenue lui-même dans sa jeunesse.

Il avait rêvé de faire un «monsieur» de son enfant, et François avait
trouvé le moyen de devenir un «monsieur» tout en restant dompteur.

Il réhabilitait la profession; c'était l'idéal.

Le pauvre homme n'apercevait pas le danger qu'il y avait à laisser
contracter à son fils des habitudes de plaisir et d'intempérance.

Mais peu à peu François se relâcha de ses devoirs. S'il se livrait avec
la même ardeur au périlleux exercice de son état, il jugea bientôt
indigne de lui de s'adonner comme par le passé aux mille petits détails
que nécessite le bon entretien de la ménagerie.

En dehors des heures consacrées au dressage des nouveaux pensionnaires
ou aux représentations, il devint impossible d'obtenir de lui le moindre
service.

C'eût été déroger.

C'est ce qu'il parvint à persuader à son père, la première fois que
celui-ci hasarda une timide observation.

Il parla même de renforcer le personnel, d'engager de nouveaux employés.

--Tant que je serai là, répliqua le vieillard, nous n'aurons pas besoin
d'augmenter nos frais déjà si lourds, je suffirai à tout par mon travail
et mon active surveillance, mais si je venais à disparaître?...

--Bah! je gagne assez d'argent pour ne pas m'astreindre à une besogne de
manoeuvre et de domestique!

--Rien ne vaut l'oeil du maître! Tu te laisseras voler et les animaux
en souffriront. Un dompteur doit toujours tenir ses bêtes en haleine.

--J'ai mon fouet et cela suffit! répondait le jeune homme.

Le père hochait la tête, n'osait pas insister, et des semaines, des
mois, des années passèrent, sans que rien vint remédier à un état de
choses qu'il ne pouvait s'empêcher de déplorer.

A vingt-cinq ans, le fils Chausserouge était devenu un dompteur
accompli, mais il s'était acquis une réputation de noceur et de bourreau
des coeurs dont il tirait vanité.

Sur tout le Voyage, on ne l'appelait plus que «le beau François».

Il était le chef reconnu de la jeunesse foraine et la chronique
scandaleuse ne s'alimentait que du bruit de ses conquêtes et de ses
exploits.

Puis peu à peu et à mesure que sa renommée grandissait, le jeune homme
se fit des relations en dehors de son monde.

Il s'était trouvé en rapport avec des reporters, des boulevardiers à
l'occasion des fêtes de bienfaisance pour lesquelles on avait réclamé
son concours; il se lia avec eux et, dès lors, on put chaque soir, après
sa représentation, le rencontrer sur le boulevard, habitué assidu des
restaurants de nuit et des tripots clandestins.

Le père Chausserouge s'alarma sérieusement et ce fut pour mettre fin à
cette vie de débordements que, très inquiet de l'avenir de son
établissement, lorsqu'il ne serait plus là pour veiller aux intérêts
matériels de la ménagerie, il conçut un beau jour le projet de marier
son fils.

Peut-être, lorsqu'il saurait trouver chez lui une femme gentille,
aimante, le jeune homme consentirait-il à renoncer aux joies turbulentes
et dispendieuses du dehors.

Justement, il avait quelqu'un à lui proposer.

Un de ses rares amis, originaire de la même province et directeur d'un
Musée mécanique, le père Collinet, avait une fille, qui passait sur tout
le Voyage pour une vertu inexpugnable.

Amélie avait vingt ans et était fille unique.

A elle seule devait donc revenir un jour l'héritage du vieil Auvergnat,
un malin lui aussi, qui à force d'économie, avait su arrondir sa pelote.

C'était donc un parti. Le fils Chausserouge pouvait décemment épouser.
Les deux compères eurent à ce sujet une longue conversation et ils
tombèrent d'autant mieux d'accord, qu'Amélie, pressentie à ce sujet,
laissa comprendre que son union avec le jeune dompteur mettrait le
comble à ses voeux.

François était son camarade d'enfance. Ils avaient été élevés côte à
côte, la baraque de Collinet avoisinant toujours la ménagerie de
Chausserouge.

Puis, à mesure qu'ils avaient grandi, l'affection fraternelle que la
jeune fille portait à son ami s'était changée en une sorte d'admiration
muette qu'elle n'osait manifester.

Elle avait été, comme tout le monde sur le Voyage, spectatrice attristée
du changement si radical survenu dans la manière de vivre de François
et, plus que personne, elle en avait souffert tout bas.

Et voilà que ce rêve formé au plus profond de son coeur de devenir un
jour la compagne du jeune dompteur allait peut-être se transformer en
une réalité.

Certes, une bien vive tendresse l'attachait à son père, dont elle était
l'utile auxiliaire, mais elle n'hésiterait pas à quitter cette caravane
dans laquelle elle avait vu le jour pour se consacrer toute entière à
l'être chéri pour le bonheur duquel il lui semblait qu'elle était née.

Depuis ses récents succès, François l'avait bien un peu négligée... Il
avait paru oublier son amie des premiers ans, cette petite Amélie si
douce, si aimante... Il lui en avait préféré d'autres plus belles, plus
riches... Mais elle lui pardonnait toutes ses fautes passées, puisqu'il
allait lui revenir et pour toujours!

Et elle lui montrerait tant de soumission aveugle, tant de dévouement,
qu'il finirait bien, à son tour, par l'aimer un peu!

Son illusion fut de courte durée.

Lorsque, le soir même du jour où il avait «pris des arrangements» avec
Collinet, le père Chausserouge s'ouvrit à son fils de son projet
d'avenir, il se heurta à un refus formel.

--Je n'épouserai pas Amélie, déclara nettement François, je n'aime pas
les gnangnans... C'est une bonne fille, mais ça ne suffit pas!
D'ailleurs, je suis trop jeune pour me marier... Je n'ai que vingt-cinq
ans, j'ai le temps d'y penser!

--Amélie t'aime... Elle a une jolie dot... Le père Collinet a l'idée de
vendre son Musée aussitôt après le mariage de sa fille pour s'en aller
vivre au pays... Tu vois donc bien que c'est une bonne affaire... Je
n'insisterais pas s'il s'agissait d'une étrangère, mais celle-là, tu la
connais... tu sais ce qu'elle vaut... Je te le dis, ça sera une vraie
ménagère et, y a pas, une bonne femme, c'est un trésor!... Elle serait
rudement utile chez nous!

--C'est possible! mais je ne reviens pas sur ce que j'ai dit... Je ne
veux pas me marier!

Ce fut au tour du père Chausserouge d'entrer dans une violente colère.

C'était la première fois que son fils lui résistait aussi ouvertement.

--Eh bien! répliqua-t-il durement, libre à toi de ne pas m'écouter...
Jusqu'ici j'ai fermé les yeux, tu as fait ce que tu as voulu et je n'ai
rien dit, quoiqu'il m'en ait coûté... A partir d'aujourd'hui, tout va
changer... Tu n'es plus que mon aide, mon employé... Tu seras victime,
entends-tu, de la vie que tu mènes... Mais comme je ne veux pas qu'il
soit dit que tant que je vivrai, une situation que j'ai eu tant de peine
à acquérir soit compromise, comme je ne veux pas que mes bêtes en
souffrent, je te retire toute autorité... dans ma maison. Après ma mort,
tu feras ce que tu voudras...

--Si l'établissement marche, à qui le dois-tu? riposta insolemment
François. Il me semble que c'est à moi... Et si je te quittais?

--Tu le peux! Mais je resterai le maître! Le jour où tu partiras, je
rentrerai dans les cages et on verra une fois de plus ce que peut faire
le père Chausserouge, sans culottes collantes et sans dolmans à
brandebourgs d'or! Je t'apporte le bonheur... tu le refuses, tant pis
pour toi! A la fin, si je cédais toujours, vous vous ficheriez de moi,
toi et toute ta séquelle d'amis! Car, veux-tu que je te dise, tu es un
brave garçon, fort et courageux comme pas un... mais tu as été perdu par
les galvaudeux dont tu fais ta société! Il y a surtout Jean, Jean
Tabary!... Celui-là, que je lui voie jamais mettre les pieds dans la
ménagerie, je le flanque dans la cage à Néron!

--Jean Tabary n'a pas plus peur de Néron que de toi!

--C'est possible! Mais qu'il se le tienne pour dit! Et puis,
finissons-en! Tu ne sors pas de la culotte du pape... Tu es comme moi un
paysan, un Chausserouge... un saltimbanque... Tu vivras en saltimbanque,
puisque tu l'as voulu... puisque, malgré moi, c'est cet état-là que tu
as choisi! Voilà tout ce que j'ai à te dire!

--C'est ton dernier mot?

--C'est mon dernier mot!

Rentré seul dans sa caravane, le vieux Chausserouge pleura pour la
première fois peut-être depuis la mort de sa femme, mais n'importe, il
avait déchargé son coeur.

Il s'applaudit tout bas de l'énergie qu'il avait montrée et il se jura
de ne pas céder. N'était-ce pas le bonheur de son enfant qu'il adorait,
qui était en jeu?

Il n'avait que trop tardé à faire acte d'autorité. Il n'était que temps
de réagir, avant que le pli ne fût pris irrémédiablement.

Et, en effet, il tint parole.

A partir de ce jour, il reprit en mains les rênes du gouvernement.

Il s'installa au contrôle, s'occupa des multiples détails de
l'administration et François, qui jadis puisait à pleines mains dans la
caisse commune, dut désormais passer chaque samedi toucher sa paye,
comme le dernier des palefreniers.

En vain, il essaya de faire revenir son père sur sa décision.

Chausserouge resta inflexible.

--J'ai fait pour toi tous les sacrifices que me commandait mon
affection. Tu me résistes... Je cesse de te traiter en fils, car je ne
veux pas voir gaspiller mon bien... Tu travailles, je te donne ton
salaire... Tu n'as le droit de rien exiger de plus... Je ne te dois plus
rien...

Furieux de cet entêtement qu'il était loin de prévoir, François
Chausserouge continua par amour-propre son habituel genre de vie, mais
il ne tarda pas à s'apercevoir que l'existence qu'il s'était choisie
était hors de proportion avec les ressources relativement modestes dont
il disposait à présent.

Le premier, il dut s'avouer vaincu. Un soir de déveine, il perdit au
tripot et joua sur parole.

Le lendemain, il lui fallait mille francs pour acquitter sa dette.

Après de longues hésitations, il dut s'adresser à son père.

Le vieux dompteur écouta en silence, réfléchit un instant, puis, levant
son regard vers son fils:

--Il faut toujours écouter les anciens, dit-il, et voilà le commencement
de ma prédiction qui se réalise. A ton âge, je n'avais pas mille francs
à perdre, ni surtout un père derrière moi... N'importe! C'est entendu,
tu auras ton argent, mais à une condition... Nous partons demain en
«villes mortes».

Partir en villes mortes! Quitter Paris, abandonner le Voyage! Courir la
province de chef-lieu en chef-lieu isolément! Mais ça ne se pouvait pas.

--Alors nous ne partirons pas.

--Mais l'argent... les mille francs qu'il me faut!

--Alors partons! Je n'en ai pas autant, vois-tu, garçon, à te donner
tous les jours, et je ne veux pas me voir obligé une belle fois, de
vendre mes bêtes pour payer tes dettes...

--Mais nous sommes en pleine fête de Montmartre! Tous les jours nous
faisons salle comble! La ménagerie est très courue! C'est de la folie!

--Tant mieux! Nous ne ferons que de plus belles recettes en province, où
le bruit de tes succès est parvenu et où on ne te connaît pas! Quand
nous reviendrons à Paris, plus tard... beaucoup plus tard... tu n'en
seras que mieux accueilli!... Nous partirons demain!

Devant cette décision sans appel, il n'y avait qu'à s'incliner.

--Soit! tu ne t'en prendras qu'à toi de la bêtise que tu commets
aujourd'hui! répliqua rageusement François.

Le père Chausserouge donna sans regret les mille francs au moyen
desquels il payait le bonheur à venir de son fils.

Il était heureux d'en être quitte à si bon compte.

Maintenant qu'il allait le tenir éloigné de cet entourage funeste qui
l'avait perdu, qu'il était sûr de l'avoir près de lui, toujours, il
était certain de réussir, de réveiller dans le coeur de ce grand enfant
tous les bons sentiments qui sommeillaient.

L'éloignement de Paris, c'était la rupture définitive des habitudes
prises; au milieu des vicissitudes d'une promenade à travers le monde,
François n'aurait ni le moyen, ni l'occasion de renouer des relations
dangereuses.

Obligé désormais de consacrer tous ses instants à son métier, il se
reprendrait à aimer la vie tranquille, et qui sait... peut-être?...

Quand François rendit compte à Jean Tabary du résultat de sont
entretien:

--Mais tu ne vas pas faire ça! Menace de le lâcher! Il n'a que toi... Il
n'osera pas te laisser aller... Dis-lui donc, au vieux, que Perdel, son
concurrent, t'offre un engagement magnifique...

--Tu voudrais que je quitte mon père?

--Pourquoi pas? Puisqu'il te traite en gamin.

--Non! ne me demande pas ça... parce que, voisin, il y a aussi mes
bêtes... Et je les aime, mes bêtes!... Le vieux passerait outre, quand
même ça lui ferait gros coeur... mais, moi, ça me ferait encore plus de
peine de voir mes bêtes partir sans moi! On se reverra, un jour, va
donc!

--Tu es un lâche, tiens! T'as pas plus de coeur qu'une poule!

Le soir même, après la dernière représentation et à la grande
stupéfaction du personnel de l'établissement, le vieux dompteur donna
l'ordre de tout préparer pour le départ.

Deux jours après, la ménagerie Chausserouge quittait le Voyage.

Au moment où François, qui s'était attardé pour prendre congé de ses
amis, la rejoignait à la barrière de Fontainebleau, il remarqua, suivant
les somptueuses voitures qui contenaient les cages et le matériel, une
humble caravane.

Il regarda plus attentivement.

C'était Amélie Collinet qui la conduisait.

A la vue du jeune homme, elle sourit, mais François fronça le sourcil,
fouetta nerveusement les poneys attelés à sa charrette et passa.



IV


Ce fut la première grande tournée entreprise par la ménagerie
Chausserouge depuis la consécration qu'elle avait reçue à Paris.

Elle dépassa en succès tout ce qu'on était en droit d'espérer.

Autant le séjour «en villes mortes» est désastreux pour une installation
de peu d'importance, autant il est fructueux s'il s'agit d'un
établissement connu, capable d'éveiller la curiosité de la population
toute entière.

Du reste, une publicité savante, dans laquelle entrait pour beaucoup la
reproduction dans les journaux locaux d'articles découpés dans les
feuilles parisiennes et signés de noms retentissants, précédait, dans
chaque chef-lieu, l'arrivée de Chausserouge père et fils.

Et, avide d'émotions, le public affluait, s'écrasait dans la baraque,
pour applaudir ce jeune dompteur, qui avait fait courir tout Paris.

La série d'ovations dont François fut l'objet dans toutes les villes
qu'il traversa lui fit bientôt oublier le dépit qu'il avait éprouvé de
quitter le Voyage, et le père ne tarda pas à s'applaudir de l'énergique
résolution qu'il avait prise.

C'était le seul moyen de faire échapper son fils aux influences néfastes
qui l'entouraient et, de jour en jour, il retrouvait ce François qu'il
avait si bien cru perdu.

Une autre personne que lui surveillait d'un oeil ravi ce changement qui
s'opérait lentement; c'était Amélie Collinet.

Elle se reprenait maintenant à espérer, bien que la froideur que lui
avait témoignée François pendant les premiers jours de la tournée eût
bien été de nature à lui faire considérer sa cause comme perdue
définitivement.

La présence de la jeune fille influait évidemment beaucoup sur les
nouvelles façons d'être du fils Chausserouge sans qu'il s'en rendit
compte exactement.

C'était bien là-dessus qu'avait compté le vieux dompteur, lorsqu'il
avait eu l'idée de se faire accompagner par les Collinet.

--Vois-tu, avait-il dit à son ami, le jour où il avait dû lui
communiquer la réponse de François, je connais mon fils... Il est bon et
il obéit sans s'en rendre compte des conseillers avec lesquels il aurait
dû ne jamais se lier... Je vais le forcer à s'éloigner pour un temps...
Viens avec nous... Tu profiteras de ma réclame et il y aura toujours
pour ton musée une petite place à la gauche de mon campement... partout
où nous nous arrêterons... Nous vivrons ensemble. Amélie prendra
provisoirement la place que je voudrais lui voir définitivement
occuper... Je la connais... Elle saura se faire aimer... se rendre
indispensable... Et comme mon fils est jeune, qu'il ne verra plus
qu'elle... il sera forcé de rendre hommage à ses qualités, à ses
charmes... Alors, le reste nous regardera... Il s'agira seulement de
savoir profiter du bon moment...

Quelques objections qu'avait soulevées le père Collinet avaient été vite
aplanies, d'autant plus qu'Amélie avait accueilli avec joie la nouvelle
de cette combinaison, qui allait plus que jamais la faire vivre dans
l'ombre de celui qu'elle chérissait.

A la première étape, cependant, sur la route de Melun, le jeune homme
avait manifesté tout haut son mécontentement.

Il avait deviné les intentions de son père et s'était montré froissé
qu'on voulût lui forcer la main.

Alors Amélie s'était approchée de lui et, très humblement:

--Vrai! ça t'ennuie tant que ça, François, que nous soyons partis
ensemble?

--Non... Mais je trouve que c'était inutile...

--Je trouve, moi, interrompit Chausserouge, que c'était indispensable.
Ne nous fallait-il pas quelqu'un pour s'occuper des détails intérieurs
de nos deux maisons et, mon Dieu! personne mieux qu'Amélie ne pouvait
s'acquitter de ce soin, puisqu'elle consent à s'en charger. Du reste,
Collinet voulait depuis longtemps quitter le Voyage. Ça le rapprochera
de son pays et, pour le surplus, il n'avait pas de meilleure occasion,
s'il voulait gagner de l'argent, que d'entreprendre la tournée en notre
compagnie. Tu vois bien que tout est pour le mieux.

François ne répondit rien et bouda trois jours, mais peu à peu il se
sentit insensiblement gagné par le dévouement que lui montrait la jeune
fille, les prévenances dont on l'entourait.

Lorsqu'il avait donné, les soirs de séjour, sa représentation, quand la
ville était retombée dans le calme monotone des cités de province, et
une fois ses bêtes pansées, il était bien forcé, ne connaissant
personne, de rentrer dans la caravane.

Il trouvait alors son souper servi, et dans un coin, près du poêle, les
deux vieux assis, fumant tranquillement leur pipe, tandis qu'Amélie se
multipliait pour qu'il ne lui restât rien à désirer.

Après le dîner, un rams familial ou un piquet à quatre les réunissait
encore autour de la table et on allait se coucher, non sans avoir pris
pour le lendemain les dernières dispositions.

On demeurait au plus quatre ou cinq jours dans chaque ville, sauf à
Lyon, à Bordeaux, à Marseille et à Nice où la ménagerie stationna près
d'un mois.

Le père Chausserouge trouvait à cette vie nomade, à ces courses par les
chemins poudreux, un charme infini.

Cela lui rappelait l'époque pénible et pourtant si heureuse de ses
débuts, alors qu'il campait sur le bord d'un champ, à la croisée de deux
routes et que Maria préparait sur un fourneau improvisé en plein vent
le repas du soir, tandis que les chevaux dételés broutaient l'herbe des
fossés.

Et c'était certes le vrai sang des Chausserouge, qui circulait dans les
veines de François, puisqu'au bout de deux mois de cette existence,
nouvelle en somme pour lui, habitué comme il était aux plaisirs de la
grande ville, toute trace d'ennui avait disparu de son front.

Maintenant, il taquinait Amélie, lui rappelait les jeux de leur enfance,
la remerciait d'un sourire ou d'un mot aimable chaque fois qu'elle
s'était ingéniée à lui faire une surprise agréable: un plat qu'il
aimait, un bibelot qu'elle avait acheté et qu'elle cachait sous sa
serviette.

Et ce sourire, ce mot, faisaient oublier à la jeune fille tous les
dédains, toutes les rebuffades dont elle avait tant souffert.

L'intimité des deux caravanes avait grandi à ce point que, maintenant,
pour beaucoup de gens, les Collinet et les Chausserouge ne formaient
déjà plus qu'une seule et même famille.

Le vieux dompteur riait dans sa barbe et se frottait les mains.

--Ça marche! ça marche. Laissons faire! Amélie est une fine mouche! Il
ne se passera pas longtemps avant que nous en soyons arrivés à nos
fins... et c'est mon garçon, lui-même, qui te demandera ta fille!

Ce fut dans un délai plus court encore qu'il ne l'espérait.

La vie commune, cette constante cohabitation, ce rapprochement de tous
les instants, finissait par fouetter le sang du jeune homme.

Il ne tarda pas à voir en Amélie autre chose qu'une soeur; il remarqua
qu'elle était grande, bien faite, presque jolie.

Énervé peut-être aussi par l'abandon naïf de la jeune fille qui le
traitait en frère et qui, élevée librement, n'avait aucune de ces
pudeurs féminines s'effarouchant d'un mot leste, les sens excités par
l'agaçante quoique inconsciente coquetterie qu'elle déployait, il
sentait renaître en lui les instincts brutaux de sa race.

Un soir qu'il se trouva seul en face d'elle dans la ménagerie,
faiblement éclairée par le falot du veilleur, il fut pris du désir subit
de la posséder.

Il la saisit, appliqua ses lèvres sur sa bouche... Très souple,
confiante et câline, elle se laissa aller aux bras du jeune homme.

Elle fermait les yeux, secouée tout entière par la douceur de cette
première caresse, si longtemps attendue.

Alors, il l'aimait donc un peu... comme elle voulait être aimée!...

Soudain, François fit un pas... Il cherchait à l'entraîner dans l'angle
le plus obscur, là où les palefreniers avaient l'habitude de serrer le
fourrage...

Elle comprit, se redressa d'un tour de reins, s'arracha de l'étreinte de
son amant; et dit un seul mot:

--François!

Le jeune homme, surpris de cette résistance inattendue, s'arrêta.

Il regarda Amélie un instant, puis, après un silence:

--Tu m'as quelquefois, dit-il, reproché de ne pas t'aimer; c'est toi qui
ne m'aimes pas!

--Écoute, François! je suis une honnête fille! Je veux bien être ta
femme, mais je ne serai jamais ta maîtresse!... Si je te cédais
aujourd'hui, c'est alors que tu aurais le droit de penser que je ne
t'aime pas... que peut-être j'ai cédé à d'autres avant toi... tandis que
du plus profond de mon coeur, je n'ai jamais été qu'à toi! Ah! je t'en
prie, jamais... jamais, entends-tu! ne recommence ce que tu viens de
faire!... Je penserais que tu ne me considères pas plus que toutes les
autres... celles qui te poursuivaient là-bas, tu sais bien...

--Celles-là, je n'éprouvais pas pour elles le sentiment que j'ai pour
toi! s'écria le jeune homme. Oui! tu seras ma femme, je te le promets,
je te le jure!... Mais laisse-moi t'aimer... comme je le veux!... Je
suis un ramoni, moi... par ma mère! Et ceux de notre sang n'ont pas de
ces scrupules bêtes... On se prend quand on s'aime!... Et si, après, on
se convient toujours... on se marie devant le plus ancien de la tribu...
Allons... viens!

De nouveau il chercha à enlacer la jeune fille, mais elle le repoussa
avec force et, se campant résolument en face de lui:

--Je ne suis pas une ramoni, moi!... Donc, je serai ta femme...
légalement, et je t'appartiendrai toute entière... si non, je ne serai
jamais rien pour toi!... Choisis! je te préviens seulement que si je
dois continuer à être en butte à de semblables obsessions, indignes de
l'affection que je te porte, demain je pars avec mon père!

--Toi, partir! Ah! non, je ne veux pas! Voici des mois, que je te vois
tous les jours, que je me suis habitué à toi... Non! Non! je veux que tu
restes... toujours!

--Alors, tu sais ce qui te reste à faire! dit Amélie, en se dirigeant
vers la caravane où l'attendait le vieux Collinet.

--Eh bien! soit! Mais je veux t'avoir!

Et le soir même, avant de se coucher, il prenait à part son père et lui
demandait officiellement la permission d'épouser Amélie.

La joie du dompteur fut immense.

--Oh! je savais bien que tu y viendrais! Tiens! Tu me rends le plus
heureux des hommes! Maintenant je pourrai mourir tranquille!

Il sauta au cou de son fils et dans l'excès de sa joie, il courut à la
porte et appela son ami déjà rentré dans sa caravane:

--Collinet! Collinet! arrive donc! c'est François qui veut se marier
avec ta fille!

--Si elle veut, ajouta François en riant.

Pour toute réponse, Amélie, qui était accourue, tendit ses joues à son
ami, puis, pour célébrer cet heureux jour, tous les quatre
s'attablèrent, et, autour d'un saladier de vin qu'on fit chauffer en
hâte, discutèrent les conditions du mariage.

Ce ne fut pas long, les deux compères en ayant arrêté depuis longtemps
les détails et les fiancés étaient bien trop amoureux pour s'attarder en
des considérations qui leur paraissaitent si futiles!...

Il fut décidé toutefois que l'union serait célébrée à Paris dans le plus
bref délai possible; puis le père Collinet vendrait son musée et se
retirerait à la campagne après avoir constitué en dot à sa fille le
montant de cette vente.

Il avait réalisé assez d'économies pour pouvoir vivre tranquille le
reste de ses jours dans le petit trou où il avait acquis déjà une
maisonnette et quelques lopins de terre.

Un mois après cette soirée mémorable, la ménagerie de retour à Paris
s'installait provisoirement aux Quatre-Chemins, sur la route
d'Aubervilliers, et sur le champ François envoyait à tous ses amis des
lettres de faire part.

L'émoi fut grand sur le Voyage.

On ne s'attendait pas à cette solution.

Le beau François qu'on avait vu partir à contre-coeur, revenir si vite,
converti et amoureux... d'Amélie Collinet, c'était à n'y pas croire!

Il fallait cependant se rendre à l'évidence, mais Jean Tabary se fit
l'interprète du sentiment général.

--Ce n'est pas la peine d'être fort, d'être brave, lui dit-il, d'être la
coqueluche de toutes les jolies femmes de Paris, pour finir aussi
piteusement. Je te croyais plus d'énergie. Tu te laisses mener comme un
gamin, c'est honteux! Tu te repentiras de ce que tu fais aujourd'hui...
il ne sera plus temps.

--Mon cher, je t'assure qu'Amélie est charmante... tu ne la connais pas.

--Un homme dans ta position doit rester libre et indépendant... Tu es
jeune, tu as de l'argent, il fallait profiter de la vie et ne pas
t'emberlinguer d'une femme dont tu auras assez dans six mois!

Cette fois les insinuations de Jean Tabary restèrent sans écho.

Le parti de François était pris irrévocablement.

Pour sa vengeance, il se contenta d'inviter son ami à sa noce, qui
devait se célébrer avec éclat au Salon des Familles, à Saint-Mandé.

On garda longtemps sur le Voyage le souvenir de cette fête à laquelle on
avait convoqué le ban et l'arrière-ban de l'industrie foraine.

Dans une salle immense, tapissée de peaux de lions, ornée de trophées,
autour d'une table en fer à cheval, chargée de victuailles, prirent
place toutes les illustrations, toutes les célébrités du Voyage.

D'abord, les collègues, les dompteurs fameux: Dozon, Perdel, Giovanni,
Gladiator, Julio et Bella-Mina, qui avaient tenu, en cette solennelle
circonstance, à donner à leur aîné dans la carrière des marques de leur
sympathie.

Puis Lamberty, directeur du Miroir Magique, celui que les ramonis
reconnaissaient pour chef suprême; puis Devisme, Deker, les grands
impresarios, Oiselli, directeur du Cirque des animaux savants, les
Romillard, dû théâtre des Marionnettes, Augustin Bay, du Grand tir
algérien, enfin la foule des montreurs de phénomènes, des patrons
d'entresorts, manèges, massacres et tombolas; puis Bermondy, le grand
champion de la lutte, directeur des Grandes Arènes, puis pêle-mêle des
journalistes, des boulevardiers, des acteurs.

Amélie Collinet, toute rougissante et fière de s'appuyer sur le bras du
beau dompteur, manifestement gêné dans son habit noir, était charmante
dans son costume de mariée.

Le père Chausserouge était rayonnant. Quant à Collinet, il ne pouvait
croire à tant de bonheur. Jamais, il n'aurait osé espérer pour sa
fille, un parti aussi cossu.

La fête fut pleine de gaieté. On dansa jusqu'au matin aux sons de la
cornemuse, et le père Chausserouge retrouva ses vingt ans pour ouvrir le
bal avec sa bru, en exécutant aux applaudissements de tous, la danse de
son pays, la bourrée traditionnelle.

Le lendemain, on tint conseil et on rechercha le parti auquel il
convenait de s'arrêter.

La campagne en province avait été particulièrement heureuse; François
fut d'avis de ne pas rester en si bon chemin, d'autant plus qu'il se
souciait peu de passer sa lune de miel au milieu de ses anciens amis.

Une pareille proposition ne devait trouver d'objection ni auprès
d'Amélie, ni auprès du vieux dompteur.

On avait exploité tout le Midi de la France; on exploiterait le Nord, et
l'on pousserait jusqu'en Belgique en faisant séjour à Amiens, à Arras, à
Lille, puis après cette dernière tournée, qu'on espérait fructueuse, on
rejoindrait définitivement le Voyage.

Huit jours après, le père Collinet, le coeur un peu gros, embrassait sa
fille dont il se séparait pour la première fois et la ménagerie se
mettait en route.

Les années qui suivirent marquèrent l'apogée de la fortune des
Chausserouge. François marchait de succès en succès; d'étapes en étapes,
les ovations succédaient aux ovations.

Puissamment aidé par son père, qui se faisait vieux, mais dont l'entrain
ne se ralentissait pas, il accomplit des exploits qui restèrent célèbres
dans les annales de la banque.

C'est ainsi qu'on le vit faire le pari de monter en ballon avec son lion
Néron, et gagner son pari.

A Bruxelles, une actrice célèbre ayant manifesté le désir d'entrer avec
lui dans sa cage, il l'y autorisa et il sut tenir ses animaux en respect
tandis que l'intrépide comédienne, d'une voix calme, récitait une pièce
de vers de Victor Hugo devant un public frémissant d'enthousiasme.

A la suite de cet exploit, il devint à la mode d'assister le dompteur
dans ses exercices et nombre de personnalités connues défilèrent avec
lui dans la cage centrale.

Ce fut encore lui qui inaugura les séances d'hypnotisme au milieu
d'animaux divers réunis pour la circonstance, et jamais un accident ne
vint attrister une seule de ses représentations.

Il fut engagé dans les théâtres pour jouer les rôles de dompteur. Il
parut dans les _Pirates de la Savane_, le _Juif-Errant_, dans une féerie
surtout où il eut l'audace d'entrer en scène, au mépris des règlements
de police, suivi de deux lionnes en liberté.

C'est à cette époque qu'il reçut en Belgique la croix du Mérite civil.
Bref, François Chausserouge connut toutes les gloires, épuisa les
honneurs.

Sa fortune s'arrondissait de jour en jour, et il se sentait si sûr de
lui que rien désormais ne pouvait ébranler sa confiance. Il était né,
pensait-il, sous une heureuse étoile, et c'était tout.

Le père Chausserouge marchait en plein rêve, tant ce prodigieux succès
surpassait ses espérances. Quand il examinait le chemin parcouru, qu'il
se reportait à ses débuts, il ne pouvait se défendre d'une certaine
appréhension, d'un instinctif effroi.

C'était trop de bonheur à la fois, d'autant plus que son fils était
heureux jusque dans son ménage, François ayant justement trouvé dans
Amélie la compagne dévouée et aimante qu'il lui fallait.

Quoique d'apparence frêle, la fille du père Collinet avait puisé dans la
tendresse qu'elle portait à son mari la force de remplir les devoirs
nombreux qui lui incombaient dans cette incessante promenade à travers
le monde.

Elle avait bien eu à se plaindre parfois du caractère changeant, même un
peu brutal de François, dont l'ardeur s'était calmée, mais elle s'était
montrée si dévouée, si attentive et si prévenante que jamais leur union
n'avait été troublée par un désaccord grave.

Elle tenait à lui, elle l'aimait, elle eût souffert mille morts plutôt
que d'encourir la colère de cet homme à qui elle avait consacré son
existence, de s'aliéner l'affection de ce héros qu'elle n'était pas
éloignée de prendre pour un demi-dieu.

François Chausserouge était en représentations à Liège lorsqu'elle
accoucha d'une fille à qui on donna le prénom d'Élisabeth.

Elle salua cette naissance avec joie; c'était un lien de plus qui
l'attachait au jeune dompteur et elle reporta sur le petit être, toute
la tendresse dont elle était encore capable.

Le père Chausserouge eut préféré un fils, mais il se résigna bien vite,
quand il entendait sa bru lui dire en souriant:

--Laissez donc, papa, elle est de votre sang, cette enfant-là! Nous en
ferons une dompteuse... et vous n'aurez pas à rougir d'elle!

--Oui, mais je n'aurai pas le temps de la voir et de l'applaudir!
riposta le vieillard d'un ton mélancolique.

Peut-être était-il hanté d'un sinistre pressentiment, car la venue de la
petite Élisabeth, Zézette, comme l'appelait son grand-père, fut la
dernière joie qu'il connut.

Un soir, comme il venait de rentrer dans sa roulotte, des cris étouffés,
venant de la ménagerie, parvinrent jusqu'à lui.

Il prêta l'oreille, croyant avoir mal entendu. Cette fois, il ne s'était
pas trompé, il reconnut la voix du veilleur appelant au secours.

Il courut frapper à la porte de la caravane de son fils:

--François, viens vite! Il se passe quelque chose de grave!

Comme il soulevait l'auvent de la ménagerie, un hennissement s'éleva,
plaintif et douloureux, scandé de rugissements furieux.

--Mes chevaux qu'on saigne!... Nom de Dieu!

Il s'élança, et en deux bonds parvint à l'angle de la baraque, dans
lequel il voyait, à la lueur de la lampe fumeuse du veilleur, s'agiter
des masses confuses.

Un spectacle terrifiant et inattendu s'offrit à son regard. Un lion,
échappé sans doute à la suite de l'imprudence du garçon de piste chargé
de préparer la litière des animaux, s'acharnait sur un des poneys qu'il
avait renversé dans son élan furieux, tandis que le second, à bout de
longe, renâclait avec terreur.

Abrité derrière la balustrade des premières, le veilleur le visage en
sang, sans bouger, criait à l'aide.

Le vieux dompteur s'arma d'une fourche et marcha résolument sur le lion,
à qui il s'efforça de faire lâcher prise.

L'animal releva la tête en grondant.

Chausserouge reconnut alors l'un de ses plus redoutables pensionnaires,
Pacha, une bête arrivée adulte chez lui, et qui s'était toujours montrée
rebelle à toute éducation.

Sous les coups redoublés dont il l'accablait, le lion abandonna sa
proie; il recula en rampant, ses yeux injectés de sang et qui lançaient
des flammes fixés sur son agresseur.

--Arrière, Pacha..., sale bête!... arrière!... criait le dompteur en
suivant le monstre dans sa retraite.

Tout à coup, l'animal se sentit acculé... Il se détendit comme un
ressort et bondit sur Chausserouge qu'il renversa...

Alors, accroupi sur sa victime, il commença à lui déchirer la poitrine
avec ses griffes.

Chausserouge, sans perdre son sang-froid, plongea ses mains dans la
crinière de la bête qu'il saisit à la gorge; mais ses forces
s'épuisaient.

Lentement ses doigts se desserrèrent, il rassembla toute son énergie et
cria une fois encore:

--A moi, François!

Puis il ferma les yeux et perdit connaissance.

Excités par le bruit et les grondements de Pacha, les animaux,
réveillés, bondissaient dans leurs cages épouvantant de leurs
rugissements le veilleur, dont les dents claquaient de terreur, quand
soudain apparut François, à demi-vêtu, suivi des garçons de piste.

Alors commença une lutte effrayante.

François, armé d'une carabine, n'osait faire feu craignant d'atteindre
son père.

Il saisit un sabre-baïonnette que lui passa un des assistants et, à son
tour, il frappa le lion pour le forcer à reculer.

Mais le monstre ne lâchait pas sa proie.

Rendu plus furieux encore par la douleur, bien que son sang s'échappât
par vingt blessures, il continuait à s'acharner sur le corps pantelant
du vieillard.

François Chausserouge fit appel à toute sa vigueur et à tout son
sang-froid.

Il se pencha, saisit le lion par la gorge et l'arracha de dessus sa
victime.

Puis quand il eut enfin dégagé son père de l'étreinte affreuse, avant
même que l'animal eût eu le temps de bondir ou de revenir à la charge,
il se releva, tout sanglant lui-même et déchargea les deux coups de sa
carabine chargée à balle sur son terrible adversaire.

Le lion, blessé à mort, roula à terre, se releva et chercha encore une
fois à s'élancer sur le dompteur, mais, vaincu définitivement, il
s'affaissa, creusant dans la terre de profonds sillons à l'aide de ses
ongles puissants et faisant une dernière fois retentir la ménagerie de
ses rugissements désespérés.

François s'approcha de lui avec précaution et, saisissant le moment, où
vaincu par la souffrance, il restait immobile, une écume sanglante à la
gueule, il lui plongea dans le côté son sabre-baïonnette.

Secoué par une suprême convulsion, le corps de l'animal eut un
soubresaut, puis retomba inerte... Le lion était mort.

Alors, sans se préoccuper de ses propres blessures, François souleva la
tête de son père.

Le père Chausserouge respirait encore. On étendit le blessé sur un lit
de paille, en attendant l'arrivée d'un médecin.

Amélie qui, remplie d'épouvante, avait assisté de loin à cette scène de
carnage, s'approcha et resta muette d'horreur.

Le corps du vieux dompteur n'était plus qu'une plaie. A voir ce ventre
ouvert, cette poitrine déchirée, cette face méconnaissable, on
s'étonnait qu'il pût vivre encore. Une des épaules était broyée et le
bras pendait, presque détaché du tronc.

Agenouillé près de son père, François étanchait les blessures à l'aide
d'un linge humide, lavait son visage souillé...

Tout à coup, le père Chausserouge ouvrit les yeux:

--C'est toi? articula-t-il d'une voix si faible que son fils seul put
l'entendre.

--Oui, père, c'est moi!...

--Qu'y a-t-il?... Ah!... oui, je me souviens, c'est Pacha, le lion
échappé... L'as-tu fait rentrer... dans sa cage?

--Non, père..., je l'ai tué!

--C'est dommage!... C'était une belle bête!... Mais je ne sais plus...
Je souffre... C'est fini, va... je vais mourir!...

--Non, père, tu ne mourras pas... le médecin va venir! Laisse-toi
soigner... Ne parle pas!

--Je te dis que je vais mourir... et le médecin n'y fera rien!... Eh
bien! J'aime mieux ça!... Mourir en dompteur... comme tous les autres...
les grands... c'est une belle mort, ça, tu sais, fils!... Ça vaut mieux
que de mourir dans un lit... Et puis, ça m'est égal... Tu es content...
Tu es heureux... Ça me fait moins de peine de m'en aller... Oui...
Pacha... c'était un beau lion... Il faut bien aimer tes bêtes, tu
sais!...

Épuisé par l'effort, le blessé s'arrêta un instant, puis il reprit:

--Aime bien ta fille Zézette... et puis Mélie aussi... c'est une bonne
femme... Il faut les aimer toutes deux... Maintenant que tu vas être le
maître tout seul... tâche qu'on continue à dire que les Chausserouge
sont les premiers dompteurs... du monde!...

En ce moment, le médecin arriva. Il jeta un coup d'oeil sur le
vieillard, et il eut un geste de découragement que surprit le vieux
dompteur.

--Je vais mourir, n'est-ce pas, monsieur le médecin?

--Mais non, je n'ai pas dit ça, mais pour vous panser il faudrait que
vous soyez sur un lit.

--Non... non... ne vous inquiétez pas de moi... Moi, je suis réglé!...
Et je veux finir ici... dans ma ménagerie... Occupez-vous de François
qui est jeune, lui... et qui s'est fait blesser en me défendant...
Garçon, je veux embrasser Zézette!...

Puis, quand François eut apporté l'enfant et rempli ainsi le dernier
désir de son père, le vieillard laissa tomber sa tête et resta sans
mouvement. Il ne reprit pas connaissance et mourut dans la nuit.

On fit au vieux dompteur des funérailles magnifiques, auxquelles la
ville entière assista.

François avait été cruellement touché par cet affreux accident:

--Je ne veux pas rester ici un jour de plus, dit-il à sa femme en
rentrant dans sa caravane... Partons!... le changement me fera oublier
mon chagrin!

--Où allons-nous?

--A Paris!... retrouver le Voyage!

Amélie soupira, mais elle n'osa exprimer sa pensée secrète.



V


La disparition du père Chausserouge causa un plus grande vide dans la
ménagerie qu'on aurait pu tout d'abord le supposer.

Bien que le vieux dompteur ne parût plus dans les cages depuis les
débuts de son fils, il s'était réservé dans l'administration la part la
plus ingrate et la plus laborieuse.

Avec une abnégation rare, il s'astreignait à une surveillance de tous
les instants.

Levé à la première heure, il avait l'oeil à tout, ne se fiant qu'à lui
pour le choix de la nourriture des animaux, pour les soins journaliers à
leur prodiguer.

C'est à ce dévouement absolu à la cause commune, joint à l'attrait du
spectacle, que la ménagerie devait cette prospérité étonnante qui ne
s'était pas démentie depuis des années.

François ne comprit bien la perte qu'il venait de faire qu'au lendemain
des obsèques de son père, lorsqu'il se trouva seul en face des multiples
devoirs qui lui incombaient.

Il en ressentit un découragement d'autant plus profond que cette mort
avait été plus imprévue.

A ce sentiment s'en mêlait un autre: une sorte de crainte superstitieuse
qu'il n'avait jamais éprouvée jusqu'alors.

--C'était bien cela, la vraie fin du dompteur! avait balbutié le vieux
Chausserouge à sa dernière heure. Et ces paroles avaient résonné à son
oreille comme un avertissement suprême, dicté à son père par cette sorte
de prescience que donne l'approche de la mort.

Ainsi il était voué inéluctablement à cette fin terrible par la dent de
ses bêtes et ce pouvait être son tour dans un an, dans un mois, une
semaine, demain... ce soir peut-être.

Et ni les consolations que lui prodigua sa femme, ni l'ingénu sourire de
Zézette ne parvinrent à chasser le trouble qui s'empara de son âme.

Pour recouvrer la pleine possession de lui-même, il avait besoin de ne
plus se sentir seul, de vivre au milieu de l'agitation des fêtes, et
c'est ainsi qu'inconsciemment, mû par une impulsion secrète qui
l'attirait vers le bruit, la distraction, il avait résolu de rejoindre
le Voyage.

Aussi bien, il n'avait pas paru depuis longtemps à Paris; il tenait à ne
pas s'y faire oublier. Le malheur qui venait de le frapper avait fait le
tour de la presse, qui s'était montrée unanimement sympathique.

Son nom allait revenir à la mode; c'était l'heure ou jamais de mettre
fin à sa campagne et d'opérer sa rentrée. Justement la fête des
Invalides allait commencer. Il télégraphia, fit retenir sa place et il
se mit en route.

Dès son arrivée, tous les forains défilèrent dans la ménagerie. On
tenait à savoir, de la bouche même du jeune dompteur, les détails du
terrible accident et à lui apporter le tribut des consolations d'usage.

Jean Tabary fut un des premiers à venir serrer la main de son ancien
ami.

--Reste, lui dit François, j'ai à te parler sérieusement.

Et quand tout le monde fut parti, et qu'ils purent causer seul à seul,
heureux de trouver quelqu'un dans le sein de qui il put s'épancher
librement et chez qui il était sûr de trouver un appui moral, le
dompteur lui raconta sa vie depuis leur dernière séparation.

Il lui dit ses succès, la renommée acquise, la prospérité croissante de
la ménagerie, puis, subitement, la catastrophe inopinée dont la
soudaineté l'avait terrifié, bien que l'avenir lui apparût, d'autre
part, plus souriant que jamais.

Il lui dit ses doutes, ses appréhensions folles de la mort, cet effroi
de la solitude qui lui avait fait reprendre si rapidement le chemin de
Paris, cette crainte idiote peut-être, mais réelle, à la pensée qu'il
allait falloir supporter seul un fardeau trop lourd, assumer une
responsabilité qui lui semblait d'autant plus grave qu'il avait à
présent charge d'âmes.

Sa femme, cette petite Zézette qui avait été la joie des derniers jours
du pauvre père Chausserouge et qui était son unique enfant!

Ah! non, il avait été gâté! S'il était l'homme des audaces, des actes
héroïques, il avait besoin dans la vie d'un autre lui-même, sur qui il
pût aveuglément compter, qui remplît auprès de lui la place qu'avait
occupée son père, pendant ces dernières années.

Et c'est à cet égard, pour s'enlever toute espèce de doute, qu'il avait
tenu à consulter son ami.

Jean Tabary haussa dédaigneusement les épaules:

--Tu me fais rire, mon pauvre François! lui répliqua-t-il. Tu seras donc
toujours le même? A te voir mou comme une chique, peureux comme une
femme, irrésolu, je me demande où tu peux trouver le courage d'entrer
dans les cages et de faire manoeuvrer les bêtes! Ah ça! mais
franchement, je ne te comprends pas! Tu es dans la plus belle situation
que tu puisses rêver. Jusqu'à aujourd'hui, tout ce que tu as entrepris
t'a réussi... Tu as une collection... de l'argent de côté, une grande
renommée et tu te plains!... Ah! si, il te manquait quelque chose...
l'indépendance! Certes, tu as évidemment perdu beaucoup, en perdant ton
père, qui était un rude homme, un peu brute, mais rude homme tout de
même!... mais il n'y a pas à dire, à ton âge, ça devait te peser,
voyons, de ne pas te sentir ton maître! Surtout qu'en somme, ce n'est
pas lui qui l'a fait ta réputation... Tu te l'es bien faite tout seul!
Et voilà qu'au moment où le vieux disparaît... où tu deviens libre, tu
passes ton temps à gémir et à désespérer!... Toi, l'homme le plus brave
qu'il y ait sur le Voyage, tu as le trac parce qu'il te manque quelqu'un
pour surveiller ton monde et veiller à ce qu'on ne laisse pas crever de
faim tes bêtes!... Car enfin, il ne faisait que ça, ton père! Tiens! tu
me fais de la peine! Laisse donc! va, un régisseur, un administrateur,
ça se trouve... On n'a qu'à y mettre le prix! Ah bien! conclut-il en
soupirant, c'est moi qui voudrais être à ta place, au lieu de panader
avec mon truc à la manque où il n'y a qu'à manger de l'argent... Tu
verrais si je canerais!

--Ça ne va donc pas, ton entresort?

--Non, le métier se perd. La Préfecture nous cause des ennuis. Voilà
qu'elle se mêle maintenant de ce qui ne la regarde pas. Elle s'inquiète
de l'âge des femmes qu'on occupe. Si ça ne fait pas suer. Et puis nous
avons eu affaire, ces temps derniers, à des grincheux, qui ont formé une
ligue anti-foraine sous le prétexte que nos installations et le bruit de
nos parades les empêchaient de dormir... Ah! mon vieux, tout n'est pas
rose! Bien que nous ayons résisté énergiquement, que nous ayons maintenu
des droits, que nous achetons d'ailleurs assez cher en payant patente et
en louant nos places à des prix exorbitants, nous avons un mal du diable
à nous en tirer... Qu'est-ce que tu veux? Il n'y a pire sourd que celui
qui ne veut pas entendre. Pas moyen de faire comprendre à ces gens-là
qu'une fête c'est la fortune, d'un quartier, c'est la caisse de
l'arrondissement remplie jusqu'aux bords...

--Sans compter, dit Chausserouge sentencieusement, qu'il faut des
amusements pour le peuple... Qu'est-ce qu'il lui restera, si on supprime
les fêtes?

Et comme une phrase qu'il avait lue dans les journaux lui revenait
subitement à la mémoire, il ajouta:

--Pendant que le peuple s'amuse, il ne songe pas à faire des
révolutions!

--Nous avons eu des réunions où on a dit tout ça... reprit Tabary. Ça
n'a servi à rien. Et alors, chaque fois que nous allons nous installer
dans un quartier, c'est toute une affaire pour avoir la permission
d'abord... une prolongation ensuite et on nous impose des conditions qui
rendent le travail, sinon impossible, du moins si onéreux, que le métier
de Voyageur, si ça continue, va devenir un métier de crève-la-faim...
Pour comble de malheur, v'là les saisons qui se détraquent... On ne sait
plus comment on vit ni sur quoi compter... Il fait beau quand on se
repose. Il fait mauvais quand il devrait faire beau... Ah! non, mon
vieux, tu sais, c'est pas drôle... Et certainement,--ça, c'est encore ta
veine!--y a que toi depuis quelque temps qu'ait pu gagner de l'argent et
encore parce que tu as eu le nez de quitter Paris au bon moment.
Maintenant, on ne sait pas, peut-être que ton retour va nous porter
bonheur!

--Écoute, dit Chausserouge, qui avait écouté très attentivement les
doléances de son ami, je te connais depuis longtemps, je sais que tu es
un débrouillard... Il me faut quelqu'un pour m'aider... Veux-tu entrer
chez moi?

--Pourquoi faire?...

--Bien entendu que je ne t'engage pas comme dompteur, répliqua François.
Veux-tu entrer pour faire tout ce que faisait mon père? Tu seras
régisseur ou administrateur... à ton choix.

--Aux appointements de?...

--Nous fixerons cela ensemble. Voyons, veux-tu?

--Pour ça, il faudra que je consulte ma mère.

--Va l'inviter à dîner de ma part pour ce soir. Nous causerons et
j'espère bien que nous nous entendrons.

--Moi, j'en suis sûr! dit Jean en se séparant de son ami.

Quand il fut resté seul, il sembla à Chausserouge qu'il était débarrassé
d'un poids énorme.

L'insouciance, la roublardise de Jean Tabary le ragaillardissaient.
Avec un aide comme celui-là, sa confiance renaissait; maintenant qu'il
était sûr de trouver constamment près de lui un conseiller énergique,
habile à trouver des expédients, à tourner les difficultés, l'avenir lui
paraissait moins sombre, moins hérissé de périls.

Bien qu'âgé de cinq ans de moins, Jean Tabary avait toujours exercé une
énorme influence sur François Chausserouge.

Sa seule présence venait en un clin d'oeil de dissiper les doutes, les
craintes folles qui depuis quinze jours troublaient la vie et
annihilaient la volonté du dompteur.

Ce fut donc le visage souriant, presque gai, qu'il se hâta d'aller
prévenir sa femme.

--Ce soir, dit-il à Amélie, tu feras dresser la table dans la grande
roulotte. Nous avons du monde à dîner.

--Qui donc?

--Louise Tabary et son fils.

--Ah! fit simplement la jeune femme, dont le visage devint soucieux.

--Pourquoi fais-tu la mine? Les Tabary sont d'excellentes gens.
Qu'est-ce que tu as contre eux?

--Moi, rien! Je ne les aime pas, voilà tout!

--Alors, fit le dompteur d'un ton sec, il faudra faire comme si tu les
aimais, parce que tu es exposée à les voir souvent.

--Comment cela? demanda Amélie qui flairait un danger.

--Il est probable, continua Chausserouge, qu'à partir de demain Jean
Tabary entrera chez nous comme régisseur... Il nous faut quelqu'un. Jean
est bien au courant du métier... Il remplacera le père... Ainsi...

La jeune femme pâlit.

Jean Tabary entrant comme employé dans la ménagerie! Et pour remplacer
le père, qui le détestait tant! Ce Jean qui avait détourné jadis son
mari, qui l'avait entraîné dans une vie de débauches, dont elle avait
tant souffert, à laquelle le vieux Chausserouge avait eu tant de peine à
arracher son fils!

Et voici que dès la première heure de son retour, François retombait
sous cette influence néfaste! Voici qu'il lui ouvrait toutes grandes les
portes de sa maison!

Elle en avait le pressentiment très net, si elle ne s'opposait pas de
toutes ses forces à cette intrusion dangereuse, c'en était fait de son
bonheur et peut-être de la fortune de rétablissement.

Son devoir était tout tracé.

Elle devait à son titre d'épouse et mère de se révolter contre cette
tyrannie prochaine dont elle serait par contre-coup la première victime.

Elle appuya sa main sur le bras de François et d'une voix très ferme:

--Tu ne peux pas introduire chez nous cet homme, contre lequel ton père
avait tant de haine... ce serait insulter à sa mémoire! Je regrette
d'avoir à te le rappeler... Jean Tabary est un être perdu, dont tu ne
peux ignorer la mauvaise réputation... Il a été ton mauvais génie...
Qu'il vienne dîner ici ce soir, si tu y tiens, avec sa mère, mais pour
moi... pour notre enfant, ne le prends pas avec toi! Je t'en supplie!...
Tu trouveras assez autre part un régisseur connaissant mieux le métier!

François Chausserouge ne s'attendait pas à cette résistance. Il haussa
les épaules:

--Tais-toi donc! Jean Tabary est un honnête homme, un excellent ami, qui
nous aime beaucoup, qui est très malin et qui nous sera d'une grande
utilité. On t'aura monté la tête... Il ne faut jamais écouter les
mauvaises langues.

--Jean Tabary, un honnête homme! Ta faiblesse pour lui, ou plutôt
l'influence qu'il exerce sur toi t'aveugle! Mais, moi aussi, je suis du
Voyage... Et je n'ai eu besoin de personne pour apprendre ce que que
tout le monde sait!... De quel métier avouable a-t-il vécu jusqu'à ce
jour, ton Jean Tabary, qu'on trouve plus souvent chez les mastroquets
que sur la place! Et sa mère?... Sa mère, sais-tu ce qu'on dit
d'elle?... Connais-tu la réputation qu'elle s'est acquise... et qu'elle
a conservée depuis... du reste!... Et ce sont ces gens-là que tu vas
faire asseoir... ici... à côté de moi... à cette table de famille... que
tu vas introduire chez nous... Ce sont ces gens-là dont tu vas accepter
les conseils, en attendant qu'ils te donnent des ordres... chez toi!
Tiens, j'en rougis pour toi!

--Amélie! cria Chausserouge exaspéré en levant la main.

Jamais la jeune femme ne lui avait parlé d'un ton si ferme.

Jamais elle ne s'était révoltée avant autant de violence contre ses
caprices et ses fantaisies.

La jeune femme s'était laissée tomber sur une chaise et les coudes sur
la table, la tête dans ses mains, elle pleurait silencieusement, étonnée
elle-même d'avoir mis tant d'énergie dans son indignation.

La colère du dompteur tomba en présence de cette douleur qu'il sentait
si réelle; au fond pensa-t-il même que la jeune femme pouvait avoir
raison; mais, soit qu'il mit son amour-propre à ne vouloir point céder
soit que sa brutalité ordinaire qui ne s'exerçait que contre les faibles
eût repris le dessus, il s'avança et frappa du poing sur la table:

--Il n'y a, prononça-t-il durement, qu'un seul maître ici, c'est moi! Et
il n'y aura jamais que moi! Je veux qu'on m'obéisse, entends-tu, et je
te dispense de tes récriminations!... Tu vas faire préparer à dîner, et,
si cela me plaît, Jean Tabary entrera chez nous!

Puis, fier de cet acte d'autorité, il sortit en faisant claquer la
porte.

Amélie se leva, le regarda s'éloigner, puis elle eut un geste de
résignation douloureuse, comme si un abîme, ses efforts ne
parviendraient jamais à combler, venait de s'ouvrir devant elle...



VI


Louise Tabary était une personnalité fort célèbre sur le Voyage.

Elle était née au faubourg Saint-Antoine, d'un père ébéniste et d'une
mère passementière.

Son enfance, peu surveillée, s'était écoulée au milieu de la promiscuité
des quartiers populeux; et, dès son jeune âge, elle avait montré une
grande précocité.

Elle avait treize ans lorsque son père, un alcoolique invétéré, était
mort à l'hôpital et sa mère était restée avec quatre enfants dont elle
était l'aînée.

Jolie, d'une taille bien prise, n'ignorant rien, elle avait été vite en
butte à des sollicitations dont elle comprenait la nature, mais sa jeune
expérience déjà mûre l'avait mise en garde contre le danger.

Un jour qu'avec un cynisme ingénu elle racontait à sa mère une de ces
aventures auxquelles elle était journellement en butte:

--Moi, conclut-elle, je suis comme cela! Je me donnerai pour rien à qui
me plaira, ou pour beaucoup d'argent à qui me paiera!

Elle n'avait pas achevé qu'elle recevait une paire de taloches.

Mais un jour qu'on avait faim à la maison et que les petits criaient
devant le buffet vide, elle rentra portant sous son bras un pain de six
livres et, ployé dans un papier graisseux, un magnifique poulet rôti.

Puis elle tira de sa poche une pièce de vingt francs qu'elle déposa sans
mot dire sur la table.

Cette fois, la mère embrassa sa fille. Pour son bon coeur, elle lui
pardonnait sa faute.

Tel fut le début dans la vie de la jeune Louise.

De ce jour, elle fut libre de vivre à sa guise et la maison ne chôma
plus.

La mère, qui se faisait vieille et qui ne dédaignait pas de boire de
temps en temps un petit verre avec les voisins, abandonna son métier et
s'habitua à ce régime, si bien qu'un jour sa fille ne s'étant pas
trouvée en mesure d'acquitter le montant du terme, elle leva la main sur
elle pour la rappeler au sentiment de ses devoirs.

Mais Louise allait avoir seize ans.

Outrée de ce procédé, elle ne reparut pas le lendemain, mais une lettre
prévenait la mère de la résolution de la jeune fille.

«Ma chère mère, j'ai rempli mon devoir; tu n'as pas rempli le tien, tant
pis pour toi! Je ne veux pas être maltraitée. Débrouille-toi. Ne cherche
pas à me retrouver, tu n'y arriverais pas.

«Ta fille dévouée, LOUISE.»

La mère furieuse porta cette lettre au commissaire de police, qui
prescrivit des recherches, mais en vain. Elle ne revit plus la gamine.

Louise avait profité de la fin de la fête du Trône pour filer avec celui
de ses amoureux qui lui semblait non le plus digne d'être aimé, mais le
plus facile à conduire.

Elle n'avait choisi ni le plus jeune, ni le plus beau, ni le plus riche,
mais un simple photographe ambulant, qui opérait «en palque»,
c'est-à-dire derrière un tour de toile en plein vent.

Charles Tabary, de vingt ans plus vieux qu'elle, était un garçon
intelligent qui, par son activité et son savoir-faire, eût pu se créer
une situation enviable sur le Voyage, sans son penchant immodéré pour
l'absinthe.

Tout d'abord, il recula quand cette gamine lui offrit de partir avec
lui; mais elle l'assura si nettement qu'il n'avait rien à craindre et
tout à gagner en la gardant, qu'il accepta, flatté, au fond, d'un choix
qui l'avait fait préférer à vingt autres.

Louise, très belle fille, déjà fort connue des forains, était, il le
savait, l'objet des poursuites de nombre de ses collègues.

Elle passa deux jours dans la chambre noire, le temps de tout emballer,
puis ils partirent par une nuit obscure et quittèrent Paris, sans
toutefois trop s'en éloigner.

Ils firent ensemble toutes les fêtes de la banlieue.

C'est alors qu'il put admirer de combien de ressources disposait
l'esprit inventif et commerçant de sa jeune amie.

Elle se mit rapidement au courant des moindres détails du métier et la
baraque prospéra. Jamais photographie n'avait eu marcheuse plus
engageante. Personne mieux qu'elle ne savait empaumer son monde.

Comme il s'étonnait par fois d'un résultat semblable:

--Tout ça, vois-tu, lui disait-elle dans l'argot spécial de la banque,
c'est du truc! Le tout est de savoir bien engrainer le trèpe[1] et
préparer son lantodage[2].

[1] Engrainer le trèpe.--Attirer le monde.

[2] Lantodage.--Entrée du public en foule.

En effet, on ne passait pas impunément devant la baraque, véritable
toile d'araignée, dans laquelle elle excellait à faire tomber les
mouches.

--Monsieur, votre portrait... un franc... c'est pas cher... on ne vous
demande qu'une minute!

Et on ne résistait pas au clin d'oeil de la jolie fille; on entrait
parfois dans l'espoir de trouver derrière ce jour de toile un recoin
tutélaire où l'on put être à l'abri des regards indiscrets...

--Madame, le portrait de votre joli bébé... en une seconde c'est
fait... en souvenir de la fête... Oh! mon Dieu! quel amour d'enfant!

Et la mère ravie suivait la marcheuse.

Et à l'intérieur, elle savait si bien enjôler le client!

--Voilà votre portrait!... Voyez comme il est réussi! Malheureusement,
il sera bien vite brûlé... à cause du soleil... tandis qu'avec une
couche d'émail... Ce sera vraiment dommage... Une couche d'émail et vous
pourriez le conserver indéfiniment... C'est si vite fait... Oui,
n'est-ce pas?... Charles, émaille le portrait de monsieur!... Ce n'est
pas cher, ce n'est qu'un franc!

Puis, pour faire patienter le client étourdi par ce flot de paroles:

--Maintenant, continuait-elle, je vais préparer le cadre, un joli
cadre... n'est-ce pas... Vous ne voudriez pas le donner à votre
connaissance sans un cadre... Regardez celui-là, tenez!... Partout vous
le payeriez trois et quatre francs... Chez nous qui tenons à notre
clientèle et qui ne cherchons pas à les estamper, ce n'est que trente
sous... Charles, fixe le portrait de monsieur dans ce cadre!... Tu sais,
celui-là, pas un autre... c'est celui-là que monsieur a choisi!...

Et s'il s'agissait d'une jeune femme:

--Comment? pas de bijoux!... Oh! une femme sans bijoux... sur une
photographie!... Nous en avons de faux... qui imitent le vrai... pour la
pose... Et nous ne prenons rien pour cela!

Quand elle avait suspendu des boucles aux oreilles de sa cliente, des
bracelets à ses poignets, elle jetait un cri d'admiration:

--Comme ça vous va tout de même! Comme ça requinque tout de suite une
femme!... Ah! Et puis, y'a pas à dire vous étiez faite pour porter des
diamants!... Vous savez, s'ils vous font plaisir, ne vous gênez pas! Je
vous les vendrai... Oh! ce qu'ils me coûtent... Nous ne gagnons pas
dessus... C'est pour faire plaisir à notre clientèle! Et elle vendait sa
garniture de camelote quatre fois sa valeur.

Elle trouvait toujours un moyen de venir à bout des gens les plus
rétifs. C'est elle qui inventa ce truc, usité quelquefois sur le Voyage
par des malins qui ont affaire à des clients entêtés, mais timides.

Un jour qu'elle avait entraîné malgré lui, dans le tour de toile, un
vieux paysan porteur de deux énormes paquets et que le bonhomme, très
défiant, s'était fait photographier avec ses deux colis déposés à droite
et à gauche de sa chaise, toute son éloquence se heurta à une
indifférence peu commune.

Le paysan n'accepta ni émaillage ni cadre.

Il allait partir et tendait déjà sa pièce de vingt sous, lorsque Louise
lui barra la route:

--Ah! mais non, mon vieux! Nous ne sommes pas ici pour nous amuser, mais
pour gagner notre vie! Ce n'est pas parce que vous êtes un richard et
nous de pauvres voyageurs, qu'il faut nous exploiter... J'appellerais
plutôt les hirondelles (gendarmes)... C'est vingt ronds pour vous tout
seul, mais vos deux paquets et vous ça fait trois! Vous ne voudriez pas
que nous fournissions notre marchandise à l'oeil... Aboulez trois
francs!

Et force fut au vieux paysan de s'exécuter, pour éviter le scandale.

L'aventure resta légendaire et quand on la lui rappelait:

--Ça prouve tout simplement que j'ai le génie du commerce! disait-elle
modestement.

Charles Tabary était émerveillé.

De bonne grâce, il se résignait au rôle d'opérateur, comprenant que son
intérêt était de laisser un libre cours à l'imagination de sa maîtresse.

Elle avait une si grande entente des affaires et il était si agréable de
n'avoir qu'à se laisser vivre!

De fait, en même temps qu'elle en était l'âme, Louise était la véritable
patronne de l'établissement.

Ils vivaient ensemble depuis un an environ lorsqu'elle devint enceinte.

Tabary offrit aussitôt de régulariser la position.

Il devait trop à la jeune fille pour ne pas saisir toutes les occasions
de lui montrer combien il tenait à lui être agréable et c'était du reste
une façon de la lier à lui.

--Mon Dieu, mon pauvre homme, comme tu es simple! Me marier avec toi, je
ne demanderais pas mieux, mais il faudrait demander l'autorisation à ma
mère, qui doit me chercher partout. Elle nous tombera dessus... elle et
toute sa marmaille! Soit, puisque tu le désires, c'est entendu, mais
nous attendrons qu'elle soit morte... En attendant, tu te contenteras de
reconnaître le gosse... D'ailleurs, pour tout le monde, c'est-y pas la
même chose... Je suis ta mistonne légitime!... On m'appelle la femme à
Tabary! Pour ce que nous voulons en faire, va, ce sera toujours le temps
de s'y prendre!

Et comme toujours, Charles Tabary acquiesça.

Louise accoucha d'un fils qui reçut le prénom de Jean et fut mis en
nourrice. La mère avait alors dix-sept ans.

Cependant le bruit de l'habileté de la jeune femme se répandit sur le
Voyage.

--C'était une rouée qui la connaissait dans les coins! disait-on en
parlant d'elle.

Et ce qu'avait prévu Tabary arriva.

On vint de toutes parts lui faire des offres superbes si elle voulait
entrer qui dans un théâtre de marionnettes, où il fallait une
explicatrice, qui dans un cirque, qui dans un tir.

Mais Louise ne se laissa pas tenter.

Elle était chez elle et ne se souciait pas de passer au service des
autres, même à des conditions extraordinaires.

Toutefois, une de ces offres la fit réfléchir.

Elle avait reçu la visite de la mère Voiret, la directrice de
l'entresort le mieux tenu du Voyage, qui lui avait tenu ce langage:

--Ma fille, vous êtes grande, jeune et bien faite... Vous avez du
bagout... En un mot, vous plaisez... Au lieu de vous exterminer à
poiroter par tous les temps, pour faire réussir un truc de
roustissure[3], venez avec moi... Je monterai pour vous une baraque où
vous serez au chaud... Vous choisirez le genre qui vous plaira, la femme
tigrée, la femme torpille, la femme coupée en deux, même la femme
colosse. C'est facile, et vous ferez de l'or... ou bien, ce qui est
mieux et encore plus simple, vous serez simplement la belle Créole ou la
belle Amaïdée... Je vous assure que c'est là votre vraie voie!...

[3] Qui ne rapporte pas la peine qu'on se donne.

Louise Tabary ajourna sa réponse, mais le soir même, elle posait à
brûle-pourpoint cette question à son amant:

--Combien avons-nous de côté?

--Dam! je ne sais pas... dans les quinze cents francs... peut-être.

--Si nous lâchions la photographie.

--Tu veux plaisanter.

--Pas du tout. Mais la mère Voiret m'a donné une idée. Dans notre
métier, nous avons un mal de chien pour gagner quatre sous... Dans le
sien, si on sait s'y prendre, on peut sans peine s'y faire des recettes
admirables.

Elle se leva, prit la lampe, s'examina un instant avec complaisance dans
une petite glace pendue à la muraille, puis, satisfaite sans doute, elle
revint s'asseoir et continua:

--Bien que j'aie eu un gosse, je ne suis pas trop décatie. Au contraire,
ma parole, je crois que la maternité m'a embellie... Eh bien! nous
allons vendre notre matériel, tu n'en garderas que ce qu'il en faut pour
qu'il te soit possible de faire de la photographie en amateur, si ça
t'amuse... Nous achèterons une caravane, parce que j'en ai soupé d'être
obligée de loger en garni et de laisser sur le tas notre tour de toile
exposé au mauvais temps et à la portée des voleurs... Puis nous
monterons un entresort... je choisirai un nom ronflant... Louise, c'est
pas assez chic... Loïsa, par exemple... tiens Loïsa, la belle Créole...
l'idée de la mère Voiret! Nous prendrons un bonisseur qui connaîtra à
fond les trucs du métier et qui me les apprendra... Il suffit qu'on
sache bien engrainer le trèpe, parce qu'une fois entré dans la baraque,
c'est moi qui me charge de le faire marcher... Voyons! qu'est-ce que tu
en penses?

--Je pense que c'est une bonne idée, mais ça me fait gros coeur tout de
même de lâcher ma photographie... Y aurait pas moyen de faire les deux
ensemble?

--Mon Dieu! on peut essayer. Mais sans moi, tu sais, j'ai bien peur que
ce ne soit un four... Tu feras juste pour tes frais et t'auras la peine
en plus.

Dès le lendemain,--car avec la jeune femme, l'exécution suivait toujours
de près le projet,--la peu scrupuleuse Louise s'abouchait avec Joseph,
le bonisseur de la mère Voiret, et lui offrait, s'il voulait entrer à
son service, des avantages qu'il ne trouvait pas chez sa patronne
actuelle.

Joseph Débucher, dit Boyau-Rouge, était né à Arras. Venu tout jeune à
Paris, il s'était «dessalé» dans les faubourgs et avait exercé un peu
tous les métiers. En dernier lieu, il avait été garçon marchand de vins.

Pendant une fête, une des odalisques employées dans le Concert Tunisien
de la mère Voiret était tombée amoureuse de son torse d'hercule et il
avait lâché le tablier pour suivre sa conquête.

Justement la mère Voiret avait besoin d'un surveillant sérieux et bien
découplé pour garder son harem; autant par intérêt que pour faire
plaisir à sa pensionnaire, elle avait engagé Boyau-Rouge qui s'était
bientôt fait remarquer par son bagout extraordinaire et sa roublardise.

On l'avait alors élevé à la dignité de bonisseur et nul ne s'acquittait
mieux de cet emploi.

Sur tout le Voyage, ses lazzis étaient célèbres, et l'on pouvait être
sûr d'une recette lorsqu'il voulait se donner la peine de «travailler».

Il était avec cela d'une jolie force sur le tambour et donnait en parade
de véritables représentations, reprenant pour son propre compte avec une
incomparable virtuosité tout le répertoire de Plessis.

C'était bien l'homme qu'il fallait aux Tabary pour lancer leur nouvelle
affaire.

Tout d'abord, Boyau-Rouge se fit tirer l'oreille.

Il avait de bons appointements, se faisait de beaux bénéfices. Ces dames
l'aimaient beaucoup et il eût été complètement heureux, sans la jalousie
idiote de Leïla, son odalisque particulière... Mais à part ce petit
désagrément, il ne voyait pas de situation pouvant lui rapporter de plus
beaux profits ni autant de satisfactions...

Il eût donc été déraisonnable à lui d'abandonner la proie pour l'ombre,
le certain pour l'incertain.

Et il accentuait sa défense de sous-entendus égrillards, sur le ton de
fatuité d'un homme habitué aux succès faciles et qui n'hésite pas, le
cas échéant, à faire passer un triomphe d'amour-propre avant ses
intérêts matériels.

Il y avait dix pensionnaires dans l'entresort de la mère Voiret; dans le
nouvel établissement il travaillerait seul avec la patronne, une femme
bien engageante, bien intelligente certainement, mais dame... qui serait
toujours la patronne, et il ne voyait pas bien clairement l'avantage...

--J'engagerai Leïla, si tu veux...

--Ah! non, par exemple! Si jamais j'acceptais, ce serait justement pour
ne plus la revoir... Je veux bien être gentil, mais j'aime pas être
cramponné!

Louise devina la secrète pensée du rusé bonisseur; un instant elle le
considéra des pieds à la tête, en silence.

Cette inspection fut sans doute assez favorable à Boyau-Rouge, car elle
conclut:

--J'ai compris... Avec toi je suis sûre du succès... donc je saurai
faire tous les sacrifices. Si tu veux... nous nous associons... part à
deux! Quant au reste, je tâcherai que tu ne sois pas trop mécontent!

Le gars sourit imperceptiblement en mordillant sa moustache blonde.

--Est-ce entendu? reprit Louise en regardant dans les yeux de son
interlocuteur.

--Eh bien, soit!

Le pacte fut scellé chez le prochain marchand de vins, entre deux prunes
à l'eau-de-vie.

A son retour, elle trouva Tabary complètement gris et elle lui exposa
les avantages de sa nouvelle combinaison, sans toutefois lui en faire
connaître toutes les charges.

Le photographe approuva sans discuter, et lorsque deux jours après, la
mère Voiret vint chercher sa réponse:

--Je vous remercie, répondit Louise, de votre démarche et de
l'excellente idée que vous m'avez donnée. Je vais la mettre en pratique,
mais comme j'ai quelques sous devant moi, je travaillerai pour mon
compte. Faut pas vous en fâcher, ni que ça nous empêche de rester bonnes
amies... Chacun pense pour soi en ce bas monde...

--Il faut de l'expérience dans le métier, ma petite, riposta la mère
Voiret d'un air pincé. Tant pis pour vous si vous buvez un bouillon,
tandis qu'avec moi, c'était une affaire sûre et sans risques...

--J'aurai tout ce qu'il faudra pour la faire réussir, riposta Louise sur
le même ton.

Mais la mère Voiret ne comprit bien le sens de cette dernière phrase que
quelques jours après, lorsque Boyau-Rouge lui demanda congé et lui
annonça son projet de s'établir de compte à demi avec les Tabary.

Elle se mordit les doigts, mais trop tard, d'avoir indiqué cette voie à
l'ambitieuse gamine, qui était bien capable de lui opposer une
concurrence sérieuse.

Deux semaines s'étaient à peine écoulées qu'une belle tente toute neuve
se dressait adossée au tour de toile de Tabary.

Sur le chapiteau les passants pouvaient lire cette inscription en gros
caractères:

                           VENEZ VOIR LOÏSA
                          =LA BELLE CRÉOLE=

et derrière le comptoir une pancarte verte avec ces mots:

                   VISIBLE POUR LES HOMMES SEULEMENT

                     _Premières: 30 centimes._
       _Secondes: 20 centimes.--Les militaires: 10 centimes._

Boyau-Rouge avait présidé à l'aménagement intérieur de la baraque.

Sur une estrade établie dans un des angles, Louise Tabary trônait,
moulée dans un maillot couleur chair, les pieds emprisonnés dans de
hautes bottines lacées.

Ses cheveux très noirs, coupés courts et frisés avec soin, donnaient un
cachet original à sa frimousse toujours en éveil, et son corsage
largement échancré laissait voir les trésors arrondis d'une gorge très
blanche et très ferme.

Sans être une des sept merveilles de la création ainsi que l'annonçait
au dehors Boyau-Rouge, dans l'étourdissant boniment qu'il avait
spécialement composé pour la circonstance, Louise était l'attraction la
plus agréable à voir de tout le Voyage.

Au pied de l'estrade, deux rangées de chaises pour les premières;
derrière une balustrade recouverte de velours rouge, deux banquettes de
moleskine pour les secondes. Aux troisièmes, le public restait debout.

Boyau-Rouge, costumé en clown, recommençait sa parade et ses roulements
dix fois par heure...

On pouvait entrer... les amateurs du sexe en auraient pour leur
argent... Le sujet ne montrerait ni des appas, ni des mollets de
pacotille... Cette demoiselle, célèbre dans son pays pour sa beauté et
sa grâce sans pareille, s'exhiberait «en pleine nature». D'où
l'interdiction de pénétrer faite aux femmes et aux jeunes gens de moins
de seize ans... Ce n'est qu'à prix d'or et pour un temps limité qu'on
avait pu déterminer la belle Loïsa à paraître en public... Il fallait
donc profiler de cette occasion unique...

--Entrez! entrez! C'est pour rien! On rendra l'argent à ceux qui ne
seront pas contents!

A l'intérieur, Loïsa, dès qu'une assistance suffisante avait pris place
commençait son petit discours, le récit de sa lamentable aventure, sur
un ton monotone de mélopée.

Elle était née aux colonies, et ses parents avaient été assassinés par
un nègre qui avait voulu la prendre de force... Elle avait dû venir en
France pour gagner sa vie... etc.

Puis, bien stylée par Boyau-Rouge, elle détaillait elle-même avec une
complaisance naïve les charmes de sa personne, tendant son mollet
qu'elle laissait palper par les messieurs des premières, puis, comme le
public un peu désappointé murmurait, peu satisfait de ne point voir «la
pleine nature» promise:

--Maintenant, messieurs, pour terminer, je vais vous montrer mon petit
chat... mais ceci étant réservé à mes bénéfices personnels... je vais me
permettre de faire le tour de la société.

Elle recueillait généralement des spectateurs alléchés une ample moisson
de gros sous, remontait sur son estrade, tirait d'un panier dissimulé
sous son fauteuil un petit chat noir, dont le cou était orné d'une
faveur rose, et le posait sur ses genoux.

--Voici, messieurs, le petit chat que je vous ai promis... C'est pour
avoir l'honneur de vous remercier, et si vous êtes contents et
satisfaits, vous voudrez bien en faire part à vos amis et connaissances.

Cette plaisanterie d'un goût douteux obtenait le succès qu'elle
méritait. On sortait en souriant, furieux, dans le fond, d'avoir été
victime d'une semblable mystification, et personne ne revenait, sauf
toutefois ceux que les formes grassouillettes et la gentillesse réelle
de la belle Créole avaient particulièrement séduits...

Ceux-là prenaient généralement pour confident Boyau-Rouge, qui, bien
payé, acceptait de se faire auprès de la jeune fille l'interprète de ses
admirateurs. C'était en vain, Louise n'accordant aucune attention à ces
déclarations.

D'un autre côté, Tabary, livré à lui-même, n'obtenait plus que des
résultats insignifiants.

Depuis le départ de la marcheuse, la photographie ne faisait plus ses
frais et il vint un moment où l'entreprise commune ne rapportant pas les
bénéfices qu'on en espérait, Boyau-Rouge montra les dents.

L'activité qu'il dépensait ne portait pas ses fruits et il regrettait à
présent son ancienne situation. Il exposa ses griefs à la jeune femme
qui, de son côté, commençait à réfléchir, et tous deux tinrent conseil.

On négligea de demander son avis à Tabary, qui, depuis qu'il n'était
plus surveillé, noyait régulièrement son ennui dans les pots.

--Ma chère amie, dit le bonisseur, nous perdons notre temps... et si ça
continue, nous perdrons notre argent... Tu as beau avoir comme moi le
génie de la réclame, ça ne suffit pas... Dans une industrie comme la
notre, notre métier consiste à nous moquer du public... En somme, on lui
demande son argent et on ne lui donne en retour rien d'intéressant... Il
se laisse bien empiler une fois, mais il ne revient plus et il empêche
les autres de venir. Que de fois déjà n'ai-je pas vu des gens en
ballade sur la foire et sur le point d'entrer, être arrêtés par l'un
d'eux:--«Ah! non, pas là-dedans, je vous en prie, c'est des farceurs!»
Dans un entresort, vois-tu, il faut savoir trouver et offrir des
compensations qui font passer sur la pauvreté du spectacle.

--Je ne comprends pas, dit Louise.

--Tu vas comprendre, reprit Boyau-Rouge. Le jour où les beaux messieurs,
les rigolos qui viennent pour s'amuser aux fêtes sauront trouver ici une
jolie fille... pas bégueule, il n'y aura plus besoin d'aller les
chercher... Ils reviendront tous les jours, tout seuls... et ils
mettront à la mode ton établissement... Ce n'est pas autrement que la
mère Voiret a fait fortune...

--Mais Charles?... objecta Louise, qui comprenait admirablement, mais
qui voulait au moins avoir l'air de résister.

--Charles!... Charles!... qu'est-ce que ça peut lui faire... Ça ne
l'empêche pas de le garder...

--Oh! oui, tu sais, dit Louise avec dignité, car il est le père de mon
fils!

--Justement... En somme, tu travailleras pour l'avenir de ton enfant...
avenir que nous compromettrons si nous conservons un truc qui nous fera
bouffer jusqu'à notre dernière galette. Dès l'instant que tout ira bien,
Charles n'aura rien à dire...

--Du reste, je m'en charge, interrompit Louise vivement, comme si elle
venait de prendre subitement une résolution. Qui veut la fin veut les
moyens, et si nous avons envie de devenir riches.

--Parfaitement... Et tu n'as qu'à te fier à moi... J'ai l'expérience de
ces sortes d'affaires... Quand je te dirai: «Tu peux marcher!» c'est
qu'en effet tu pourras y aller les yeux fermés... Tout sera débattu
d'avance... Maintenant, pour rétablir un peu l'équilibre du budget, nous
allons supprimer la photographie qui ne nous rapporte rien et engager
des «chiqués»... Ça m'aidera pour les parades et ça ne nous coûtera que
trente sous par jour et le dîner... Tu as remarqué... même quand il y a
beaucoup de monde devant la baraque, personne ne mange... Dès qu'il
entre quelqu'un, tout le monde suit... C'est l'affaire des «chiqués» de
faire suivre le trèpe, quand je l'ai engrainé.

Toutes ces dispositions prises et approuvées, Louise fit le soir même,
part à Tabary de sa nouvelle décision.

Elle rencontra d'abord une certaine résistance; le photographe tenait à
son établissement, ne voulant pas se résigner à s'en séparer... Mais
Louise finit comme toujours par obtenir gain de cause.

Elle lui expliqua que l'intérêt commun était en jeu, qu'il fallait être
pratique et que des scrupules bêtes étaient déplacés dans la
circonstance.

On lui demandait simplement de rester tranquille, de s'occuper du
service particulier de la maison et de laisser faire. Elle se chargeait
du reste.

Tabary consentit à tout sans demander plus de détails. Il comprenait
qu'une existence nouvelle, libre et indépendante, lui était réservée en
récompense de son effacement. Il pourrait à sa volonté se livrer à son
penchant favori, sans que nul y trouvât à redire.

C'était l'idéal.

Dès ce jour, il inaugura les fonctions de mari de la reine, et il sut
toujours s'en acquitter avec un tact dont les deux associés lui surent
beaucoup de gré.

Tel fut le début de cette vie à trois, qui devint légendaire sur le
Voyage et qui pendant les longues années qu'elle dura ne reçut jamais un
accroc.

Les prévisions de Boyau-Rouge s'étaient réalisées.

A partir du jour où l'on sut trouver la jeune fille, sinon toujours
facile... du moins jamais cruelle, ni indifférente aux galanteries, le
public afflua dans le salon de la belle Loïsa, en dépit de
l'insignifiance ridicule du spectacle.

Elle devint même tellement à la mode, que le directeur d'un grand
établissement de Paris l'engagea et fit d'elle sa principale attraction.

Il forma seulement, pour l'encadrer, une troupe danseuses vaguement
exotiques, au milieu desquelles trônait Loïsa, qui était décidément
devenue une fille superbe.

Boyau-Rouge resta son barnum. Elle s'était prise d'une véritable
affection pour ce grand garçon, dont les conseils et l'appui lui avaient
été si utiles.

Elle lui était reconnaissante du dévouement et de l'abnégation qu'il lui
montrait, car lui aussi s'était attaché à elle et lui avait donné des
preuves nombreuses de son attachement.

Gamine avec Tabary, déjà trop vieux et trop usé pour elle, elle s'était
réveillée femme aux bras du bonisseur et femme dans toute l'acception du
mot, en proie à des passions aussi vives, à des désirs aussi ardents que
si elle fut née réellement sous le ciel brûlant des Antilles, que si
elle eût été une véritable créole.

Peut-être fallait-il chercher dans cette révolution de tout son être, le
secret de cette beauté et de cet attrait, qui lui valaient tant
d'adorateurs.

Toujours est-il que cinq ans après ses débuts, Loïsa était célèbre et
déjà riche. Dans les vitrines s'étalaient ses photographies; les échos
des journaux mondains célébraient sa gloire.

Elle resta toutefois fidèle à son origine et se refusa toujours à
abandonner le Voyage.

Après chaque fugue, à la fin de chacun de ses engagements en province ou
à l'étranger, elle revenait à son point de départ.

Elle avait conservé auprès d'elle la troupe de danseuses qu'on avait
formée à son intention et elle était devenue patronne.

Propriétaire de trois immenses caravanes, d'un matériel très complet et
très luxueux, elle rêva d'organiser sous son unique direction, la série
complète de toutes les attractions des entresorts.

C'était encore une idée suggérée par Boyau-Rouge.

C'est ainsi qu'outre le Concert Tunisien, dont elle était l'étoile,
elle eût une femme torpille, une femme colosse, une femme tigrée...

Elle liait à elle ses pensionnaires par des engagements très durs, leur
enlevant toute liberté, afin de les avoir toujours sous la main...

Son installation devenait plus que jamais le rendez-vous du Paris qui
s'amuse; plus que jamais l'intelligence et la bonne volonté de
Boyau-Rouge trouvèrent leur emploi.

Comme Loïsa jadis et sous la surveillance de la patronne, ces dames
mirent à profil ses bons offices, toujours rendus avec tant de
discrétion que la police qui se doutait bien un peu du trafic, ne put
jamais les trouver en défaut, et la belle créole gagna en argent tout ce
que la morale perdait en cette affaire.

Cependant Charles Tabary vieillissait à vue d'oeil, non qu'il fut très
âgé--il avait dépasse à peine la quarantaine--mais l'oisiveté dans
laquelle on le faisait vivre avait développé en lui l'amour de la
boisson.

Son intelligence s'était épaissie, et un jour Boyau-Rouge constata que
l'ami Charles avait un commencement de tremblotte.

Il en avisa Louise Tabary. La belle créole s'émut de cet état.

Elle réfléchit longtemps et l'hypothèse de la mort de Charles lui
apparut menaçante. Car enfin elle avait un fils qui s'appelait aussi
Tabary et elle était toujours demoiselle.

Elle devait à sa dignité de ne pas rester plus longtemps dans une
situation qu'elle trouva équivoque, et, puisqu'elle avait le père sous
sa coupe, qu'il avait bien voulu jadis l'épouser, il fallait réaliser ce
projet au plus vite.

La situation fausse de Charles, mari et père _in partibus_, deviendrait
normale et honorable dès qu'il serait mari légitime.

Maintenant qu'elle avait vingt et un ans accomplis, elle n'aurait plus
à craindre d'ennuis de la part de sa mère. Ses frères et soeurs devaient
être grands.

Au besoin, maintenant qu'elle était établie, riche et considérée, elle
prendrait sa famille avec elle.

Elle eut quelque peine à en retrouver la trace. Sa mère était morte,
ainsi qu'un de ses frères.

Il restait un garçon de dix-huit ans et une soeur de seize ans,
aujourd'hui tous les deux employés dans une fabrique de chaussures.

Elle leur fit quitter leur emploi, confia à son frère la surveillance
d'une partie du personnel et commit la jeune fille aux soins de son
ménage particulier.

Fière d'avoir saisi cette occasion de se montrer bonne soeur, elle
songea à se montrer bonne mère.

--Vois-tu, dit-elle à Tabary, nous avons pu, dans notre jeunesse,
commettre quelques inconséquences... Aujourd'hui que nous sommes en
passe de devenir les forains les plus calés du Voyage... nous n'avons
pas le droit de vivre en dehors de la règle commune...

Et elle ajouta sérieusement:

--Pour notre dignité et pour notre considération, il faut que nous
soyons mariés...

--On a bien vécu toujours comme ça, objecta Tabary.

--Ça ne fait rien, vois-tu, ça fait causer! répliqua l'inconsciente
Loïsa. On se dit en parlant de toi:--En v'là un fainéant, ce Tabary, qui
se fait nourrir par sa femme! Tandis qu'étant mon mari, on te respectera
et on ne dira plus rien.

--Alors, dit Tabary, si tu crois que c'est mieux comme ça, je veux
bien... Et Boyau-Rouge, qu'est-ce qu'il en pense?

--Il pense comme moi... D'ailleurs, voilà que notre fils grandit. Nous
allons le reprendre avec nous... Il sera pas long à comprendre
maintenant, ce petit-là... intelligent comme il est!... Tu ne voudrais
pas qu'il rougisse de ses parente.

Cette considération sentimentale fit grand effet sur Tabary.

--Oui... décidément, tu as raison. A cause de notre fils, il faut que
nous soyons mariés.

L'inconscience de Loïsa était sincère.

Elle n'apercevait pas ce que sa conduite privée avait de parfaitement
scandaleux et ne se doutait pas du caractère ignoble de son industrie.

Elle avait fondé un entresort. Elle avait accepté de s'exhiber. Elle
avait dû, pour obtenir un résultat, se conformer aux obligations qui
constituent la seule chance de réussite d'un établissement de ce genre.

A sa vue, elle avait exercé son métier habilement, voilà tout. Mais son
honnêteté n'avait pour cela reçu aucune atteinte.

Bref, le mariage eut lieu, au milieu d'une affluence considérable de
forains et d'amis que la décision cocasse de Louise amusait autant que
l'attitude recueillie et sérieuse qu'elle garda pendant les deux
cérémonies, à la mairie et à l'église.

Boyau-Rouge remplissait le rôle de garçon d'honneur.

Quant à Tabary, il était tout heureux des marques de sympathie, trop
chaleureuses pour n'être pas ironiques, qu'on prodiguait à sa femme, et
il serra consciencieusement toutes les mains qui se tendaient vers lui.

Dans la soirée, après le repas, il fut pris d'un accès d'attendrissement
et il serra sur son coeur sa chère femme, ce modèle des épouses, mais
Louise se dégagea doucement et elle l'envoya se coucher dans la caravane
particulière où il vivait depuis déjà longtemps, seul, avec les
appareils photographiques dont il n'avait pas consenti à se séparer.

Quant à elle, elle continua à présider la petite fête, sans qu'elle se
sentît autrement émotionnée par la gravité de l'acte qu'elle avait
accompli le matin.

Toutefois, à partir de ce jour, elle renonça à figurer sur l'estrade, au
milieu de ses pensionnaires.

Elle était la patronne, une femme établie, légitimement mariée, ayant
de la surface, il ne lui convenait plus de se mêler à un tas de
figurantes...

Néanmoins, elle garda le maillot. Elle se souvenait de ses succès de
marcheuse; elle fit la parade en costume, concurremment avec
Boyau-Rouge, et la prospérité de son établissement s'en accrut tant,
qu'elle ruina du coup l'industrie de la mère Voiret, trop vieille pour
pouvoir lutter.

On n'allait plus que chez la belle créole, dont l'installation devenait
de jour en jour trop petite pour contenir toutes les attractions qu'elle
avait su grouper.

Sous son intelligente direction, sa grande baraque était devenue un
conservatoire où l'on apprenait toutes les danses du monde, une Cour des
Miracles où l'on rencontrait tous les phénomènes.

Mais elle n'exhiba jamais que des «personnes du sexe».

Ce fut elle, notamment, qui lança la femme-poisson, un monstre
authentique, qui n'avait à chaque main que deux doigts en forme de
pinces de homard; la Nageuse, une femme qui restait deux minutes sous
l'eau.

Ce fut elle qui perfectionna les trucs célèbres, mais un peu usés, de la
femme-torpille et de la femme tigrée.

Pour cette dernière exhibition, il suffisait de se procurer un sujet de
bonne volonté de dix-huit à vingt-cinq ans, jolie autant que possible,
mais qui consentit à se défigurer.

Par des brûlures au pétrole ou à l'aide de la pierre infernale, on
marbrait la poitrine de la patiente, ses deux bras et une
jambe--toujours la même, celle qu'elle déchaussait à la demande du
public et moyennant un petit supplément--et le tour était joué.

Il ne restait qu'à «remaquiller» la pauvre fille aux mêmes endroits et
tous les deux jours.

Pour les femmes colosses, elle avait inventé tout un système de mollets
élastiques, de chaises très hautes, de tabourets dissimulés sous des
tapis, ce qui donnait une apparence de géantes aux femmes vêtues de
longues robes, traînantes et rembourrées, et assises sur une estrade
élevée, entourée de glaces de tous côtés, les sujets fussent-ils de
taille moyenne.

Elle maintenait tout son monde sous une discipline très dure. Le
personnel entier, parqué dans deux voitures transformées en dortoirs,
était soumis à une surveillance sévère. Défense d'en sortir sans une
permission spéciale.

Le salaire était unique pour toutes: la nourriture et trois francs par
jour. Le _rouleau_, autrement dit la quête obligatoire à chaque séance,
était un des bénéfices de la direction.

Quant aux avantages extérieurs que ses pensionnaires pouvaient tirer de
leur exhibition, Louise Tabary, qui servait, ainsi que Boyau-Rouge,
d'intermédiaire officieux, était seule juge de la suite qu'il convenait
de donner aux propositions.

Cette ingérence dans les affaires privées de ses élèves, loin de nuire à
celles qui en étaient l'objet, était au contraire une sauvegarde pour
elles et au bout de quelques années d'exercice, l'on citait telles
horizontales de grande marque qui avaient débuté dans l'entresort des
Tabary et qui ne devaient leur situation qu'aux conseils de Louise.

Aussi, tout en sachant très bien que celle-ci avait dû en retirer un
bénéfice, lui savaient-elles néanmoins gré de son intervention.

Dans ces conditions et pendant les premiers temps, le recrutement fut
facile.

Louise Tabary n'avait que le choix parmi les nombreux sujets qui se
présentaient, puis, peu à peu, l'engouement passa.

Les anciennes pensionnaires, rebutées par les exigences croissantes de
la patronne, dégoûtaient les nouvelles venues d'un métier aussi dur et
dans lequel, à tout prendre, les occasions vraiment avantageuses étaient
rares, Louise, que l'âge était loin d'avoir fatiguée, sachant fort bien
se réserver les aubaines.

--Les brillants dont elle constellait son maillot, chaque fois qu'elle
entrait en parade, disaient les envieuses, avaient été acquis la plupart
du temps au détriment de pensionnaires plus jeunes et souvent plus
jolies.

C'était le diable, pour les gens bien intentionnés, de parvenir jusqu'à
elles; il fallait franchir la double barrière élevée entre le public et
l'estrade par la patronne et son fidèle Boyau-Rouge, un gaillard qui
veillait au grain et dont les intérêts, ajoutaient les mauvaises
langues, se confondaient décidément trop, en dépit du mari, avec ceux de
Louise Tabary.

Mais tous ces bavardages, qui parvenaient de loin en loin aux oreilles
de l'intéressée, ne parvenait pas à altérer sa sérénité.

Elle était sûre de son affaire maintenant; chaque jour elle voyait son
magot s'arrondir.

Que lui importait le reste?

Elle se contentait seulement de tenir à l'oeil les mécontentes et à la
première incartade, elle les jetait dehors, sachant toujours profiter du
moment où leur renvoi mettait les récalcitrantes dans le plus grand
embarras.

Puis, par un discours bien senti, elle prévenait charitablement celles
qui étaient tentées de suivre un si déplorable exemple:

--Je vous avertis qu'avec moi il y a tout à gagner ou tout à perdre...
Choisissez! Je veux de la soumission! Sinon je colle à la porte la
première qui rebiffe, le cul tout nu et les manches pareilles!... J'ai
commencé comme vous, et je ne m'en porte pas plus mal.» Seulement, j'ai
toujours été sérieuse... Faites comme moi, si vous voulez que nous
restions bonnes camarades! Vous avez plus besoin de moi que je n'ai
besoin de vous!

Et elle disait vrai.

Même lorsqu'il y avait sur tout le Voyage pénurie de sujets dans les
entresorts, elle trouvait le moyen de renouveler sa troupe quand il le
fallait.

Elle partait un matin, explorait les murailles des quartiers commerçants
et consultait les petites affiches faites à la main, sur papier écolier
et collées à hauteur d'homme à tous les angles de rue.

C'étaient des offres d'emploi:--_On demande des culottières, des
finisseuses de chaussures, etc._, ou des demandes d'ouvrage:--_Une jeune
fille connaissant bien la couture demande à entrer au pair... S'adresser
à Mlle X..., rue..., n°..., etc._, toujours invariablement ornées d'un
timbre de quittance de dix centimes.

Des offres d'emploi, Louise Tabary n'avait cure, mais elle relevait
soigneusement les adresses et se rendait immédiatement au domicile de
celles qui demandaient de l'ouvrage.

C'étaient la plupart du temps de pauvres filles, pressées par le besoin,
tentant un dernier effort avant de succomber et qu'un reste de dignité
avait préservées jusque-là de l'irrémédiable chute...

Elle se présentait pour offrir, disait-elle, un travail facile, qui ne
demandait que de la bonne volonté et un peu d'intelligence, sans
toutefois s'expliquer davantage.

Si la personne était vieille ou difforme, ou seulement laide, après un
bref interrogatoire et quelques phrases banales d'excuses, elle se
retirait.

--Décidément, non... à mon grand regret, vous ne pouvez convenir pour
l'emploi que j'aurais désiré vous confier... Je vous demande pardon...
Ce sera pour une autre fois...

Si elle était jolie, bien faite, Louise Tabary appréciait d'un coup
d'oeil le dénuement probable dans lequel devait se trouver la pauvre
fille et aussitôt commençait son boniment.

Mon Dieu! elle n'était ni couturière, ni blanchisseuse, ni culottière,
mais elle était à la tête d'une maison prospère, comptant beaucoup
d'employées, qu'elle traitait comme ses enfants... Chez elle, on
retrouvait une famille et c'était vraiment une chance, pour une jeune
personne comme il faut et qui veut gagner honnêtement sa vie, de tomber
sur une femme comme elle.

--Voyez, mon enfant, quels avantages je vais vous offrir... Vous serez
logée, vêtue, nourrie... Vous n'aurez que peu de chose à faire... Cela
vous va-t-il?

--Mais encore faudrait-il savoir?...

--C'est bien simple. Je suis à la tête d'un établissement très
important, d'un théâtre ambulant, et j'ai besoin pour mon contrôle de
jeunes personnes avenantes et sûres... des caissières enfin! Quatre
heures d'un travail où vous n'aurez qu'à sourire et à être polie avec le
public... Cela vous sera facile... Remarquez bien que si cela ne vous
convenait pas, je ne vous retiendrai pas de force, mais il ne coûte rien
d'essayer!

Neuf fois sur dix, alléchée par les promesses et le ton maternel de
Louise Tabary, la jeune fille acceptait.

Pendant les premiers jours, en effet, l'associée de Boyau-Rouge faisait
tenir le contrôle à la nouvelle venue, puis, lorsque celle-ci était un
peu apprivoisée, lorsqu'elle paraissait habituée à ce nouveau genre de
vie, la patronne revenait à la charge.

Il était vraiment déplorable de voir une aussi jolie fille se contenter
d'un gain aussi dérisoire, quand d'autres qui ne la valaient pas
paradaient sur l'estrade, réalisant des bénéfices qu'elle n'atteindrait
jamais dans son emploi... Justement, elle avait dans sa troupe une place
vacante.

--Vous n'avez pas à vous inquiéter du costume... ni du linge... Je vous
fournirai tout... à crédit... Si vous restez à la maison, tout ce qui
vous aura servi vous sera acquis sans que vous ayez bourse à délier...

La caissière, qui parfois avait regardé avec envie ses compagnes plus
favorisées, ornées d'oripeaux éclatants, tentait l'expérience et la
baraque s'augmentait d'une pensionnaire régulière de plus.

Louise Tabary comptait justement sur l'influence du milieu, les
liaisons nouvelles pour abolir chez la jeune fille les derniers préjugés
et insensiblement elle la faisait rentrer sous la règle commune.

Au bout de quelques années de cette exploitation raisonnée, elle trouva
dans son fils Jean un nouvel auxiliaire.

Aussitôt après son mariage avec Tabary, qui de mois en mois, devenait
plus gâteux, elle avait retiré de nourrice son enfant et l'avait gardé
avec elle jusqu'à l'âge de dix ans.

Elle l'avait ensuite placé en pension, mais bientôt le gamin avait
déclaré qu'il entendait rester avec sa mère, et cette femme autoritaire,
brutale jusqu'à la cruauté, ne s'était pas senti la force d'imposer sa
volonté.

Elle avait une tendresse aveugle pour ce petit, qui grandissait et à qui
elle exigeait qu'on laissât une liberté entière. Aussi donnait-il un
libre cours à ses mauvais instincts.

Personne ne trouvait grâce devant lui et il devint bientôt le maître
absolu de l'établissement.

Sa mère riait aux éclats chaque fois que Jean commettait une mauvaise
farce.

Loin d'être à l'abri des méchancetés de son fils, le vieux Tabary devint
sinon le souffre-douleur, du moins le continuel objet des tracasseries
du petit tyran.

Il partageait ses journées maintenant entre ses stations chez les
mastroquets et le découpage à l'aide de scies minuscules de petites
planchettes dont il confectionnait des étagères ou des coffrets. Il
avait monté, à cet effet, un tour dans la caravane qui lui était
affectée.

Le plus grand plaisir de Jean était de démonter ou de briser les objets
qui avaient souvent coûté à son père de longues heures de travail.

Si le vieux parlait de se plaindre, Jean prenait les devants:

--M'man! c'est ton soulaud de mari qui vient encore nous embêter avec
ses découpages.

--Et la mère, indulgente, souriait et congédiait l'ancien photographe.

--Laisse donc faire cet enfant... Voyons, faut bien qu'il s'amuse! C'est
de son âge!

Le seul, qui trouvât grâce devant l'affreux galopin, était Boyau-Rouge,
dont l'autorité d'associé et les violences lui en imposaient. Il se
souvenait toujours d'une correction que lui avait infligée le bonisseur,
un jour qu'il avait voulu toucher à son tambour.

Mais il en garda sournoisement rancune à cette espèce de géant, qui seul
avait conservé quelque influence sur Louise.

A mesure qu'il grandissait, la méchanceté et le cynisme de Jean
s'affinaient, encouragés par l'aveuglement maternel.

A dix-huit ans, il était réputé sur tout le Voyage comme le plus fieffé
garnement. Habitué de bals publics, coureur de guilledou, batailleur,
débauché, joueur, il mettait toute son intelligence au service du mal.

Il avait lié connaissance avec les pires individus, et il s'était formé
une sorte de cour, qui l'accompagnait sans cesse et à laquelle on
pouvait toujours, sans crainte de se tromper, attribuer tous les méfaits
dont les auteurs restaient inconnus.

Il exerçait sur cette bande, en raison de sa situation de fortune, une
influence réelle et dont il se montrait fier. Malheur au garçon honnête
et imprudent qui s'aventurait en sa société; entraîné par l'exemple, il
devenait rapidement aussi taré que ses compagnons de plaisir.

C'est ce qui était arrivé à François Chausserouge, et au bout de
quelques mois d'intimité, il n'avait fallu rien moins que l'énergique
résolution qu'avait prise le vieux dompteur de quitter Paris pour
arracher le jeune homme à cet entourage funeste.

Cependant François était de cinq ans plus vieux que le fils Tabary; mais
son esprit faible et irrésolu avait vite capitulé devant le caractère
allier et tout d'une pièce de son cadet.

Mais là où Jean Tabary exerçait sa tyrannie avec le plus d'âpreté,
c'était dans l'entresort, dont la faiblesse de sa mère l'avait rendu
maître absolu.

Il était positivement l'effroi de toutes les pensionnaires.

Une de ces malheureuses refusait-elle d'obéir à ses caprices,
repoussait-elle avec indignation ses propositions, elle était
impitoyablement chassée, non sans avoir essuyé mille avanies préalables.

Elle n'avait qu'une ressource, réclamer l'appui de Boyau-Rouge,
l'associé de la patronne, qui voyait de très mauvais oeil l'importance
croissante que prenait le jeune homme dans la maison.

Boyau-Rouge, depuis que l'entreprise avait réussi, était devenu un homme
sérieux et il pensait justement qu'il est aussi difficile de conserver
une situation acquise péniblement que de se la préparer.

Il en résultait des scènes terribles entre son associée et lui, dans
lesquelles il donnait libre cours à sa mauvaise humeur et à sa violence
naturelle.

Depuis longtemps du reste une certaine froideur avait remplacé l'étroite
intimité qui avait régné entre lui et Louise Tabary.

Honteux du rôle qu'on lui faisait jouer, décidé à tout, même à rompre,
s'il en était besoin, sa colère n'attendait pour éclater qu'une occasion
favorable. Ce fut plus tôt qu'il ne le pensait.

Un jour que Jean réclamait le renvoi d'une pensionnaire qui lui avait
résisté, il s'y opposa carrément.

--Cette femme, dont je suis très satisfait, restera chez nous, et il n'y
a aucune raison pour que nous nous privions de ses services.

--Puisqu'elle a été inconvenante à l'égard de mon garçon... puisque Jean
le désire?

--Je m'en fous! cria Boyau-Rouge, et d'ailleurs elle est dans son droit,
cette fille... elle a été engagée ici pour travailler et non pas pour
servir de passe-temps à un morveux, qui aurait encore besoin d'une bonne
pour le moucher!... Je suis ici le maître autant que toi!... Ton Jean,
je lui interdis à partir d'aujourd'hui l'entrée de la caravane des
femmes... Il n'a rien à y faire! Sinon, c'est moi qui le sortirai, et
sans mettre de mitaines!

--Jean me représente, riposta Louise Tabary, il a donc les mêmes droits
que moi. J'ai besoin de lui pour défendre mes intérêts...

--Et moi je suis assez de tout seul pour défendre les miens...
Seulement, comme je suis trop vieux pour céder, que je ne veux pas me
laisser manger la laine sur le dos par un galopin, ce sera lui qui
partira ou bien moi... Choisis!

--Mon fils ne me quittera pas!

--Eh bien! ce sera moi! D'après notre traité, nos parts sont égales...
la liquidation sera donc bien simple. La moitié du tout pour chacun de
nous...

--Joseph!... Tu n'y penses pas... Nous quitter après quinze ans d'une
association si heureuse?

--Heureuse, c'est possible, mais qui ne tarderait pas à devenir
désastreuse, si je n'étais résolu à y mettre bon ordre... Je te le
répète, choisis... lui ou moi!

--Mon choix est fait! répliqua Louise d'un ton sec. Je n'aime que mon
fils au monde... Il te gêne! je refuse de te le sacrifier... Il restera
avec moi... Quant à toi, fais ce que tu voudras.

--C'est ton dernier mot.

--Oui.

--Eh bien! nous nous séparerons, et nous verrons la suite quand je ne
serai plus là pour réparer ses sottises. Moi, je ne suis pas inquiet, je
suis, au contraire, très satisfait d'une circonstance qui me permettra
enfin d'être seul maître chez moi. Au revoir!

Et dès le lendemain, les deux associés procédaient à la liquidation
générale de l'établissement.

Le partage des fonds amassés en commun fut facile, Boyau-Rouge ayant
exigé depuis longtemps qu'ils fussent convertis en valeurs.

Quant au matériel, on s'en rapporta à l'estimation d'un voyageur, choisi
comme arbitre, pour éviter des frais.

Restait à régler la question du personnel, mais une première désillusion
attendait là Louise Tabary.

Les engagements contractés par la Société Tabary-Debucher étaient
résiliés de droit. On mit les pensionnaires, libres désormais, en
demeure de choisir entre les deux associés.

Pas une d'elles ne voulut rester chez les Tabary; toutes optèrent en
faveur de Boyau-Rouge, qui se vit ainsi à la tête d'un établissement
prêt à fonctionner, tandis que Jean et sa mère avaient, restés seuls,
tout un personnel à reconstituer.

Pour la première fois, Louise, qui sentait ses intérêts gravement
atteints, s'emporta contre son fils:

--C'est par ta faute, entends-tu, que tout cela nous arrive! Voilà
maintenant nos ressources diminuées de moitié et tout est à recommencer!
Pendant ce temps, Boyau-Rouge va continuer seul, à notre nez, à notre
barbe! Et Dieu sait si jamais nous parviendrons à former une troupe
semblable à celle que nous perdons! C'est bien fait pour moi! Ça
m'apprendra à être faible!

--Tu as tort, m'man! répliqua Jean en câlinant sa mère. Ne crains rien,
va! Tu ne te repentiras pas de ce que tu viens de faire... C'était un
coup de balai nécessaire! Y avait trop longtemps que ce Boyau-Rouge
était de trop dans notre existence. Fie-toi à moi et tu verras! Les
beaux jours reviendront... Nous retrouverons notre succès... et nous
serons seuls à en profiter... C'était pour toi et non pour lui qu'on
venait!...

Le père Tabary apprit cette scission sans étonnement. Néanmoins, il
voulut demander une explication:

--Toi! tu vas te taire! dit Jean. Tu n'es bon à rien... On te donne à
manger... à boire, du bois pour tes découpages, eh bien! fous-nous la
paix!

Et le pauvre vieux, à demi gâteux, se tut, n'osant répliquer. Il avait
peur de son fils.

Jean se mit en campagne.

Quelques jours après, il avait racolé, çà et là, dans les quartiers
populeux, dans les bals de barrières, un premier noyau de pensionnaires,
qu'il costuma en mauresques, et à qui sa mère donna les premières
notions du métier. Il se procura aussi deux phénomènes, une femme géante
et une naine.

Mais cela ne suffisait pas et combien paraissait mesquine cette nouvelle
installation, en comparaison de l'ancienne, même en comparaison de celle
de Boyau-Rouge.

La première campagne qu'il entreprit donna les plus mauvais résultats.
Les Tabary mangeaient de l'argent.

Jean ne décolérait plus et, ce qui augmentait sa rage, c'était la vue du
succès de son rival, dont l'établissement ne désemplissait pas.

Pour donner un appât aux clients, il engagea sa mère à se départir de la
sévérité qu'elle avait toujours gardée vis-à-vis de ses pensionnaires.
Quand on pourrait les approcher plus librement, on viendrait plus
volontiers. Mais la latitude qu'on leur laissa ne tarda pas à dégénérer
en licence. De véritables scènes de débauche se passaient dans
l'entresort et la police en eut vent.

Deux avertissements n'ayant pas suffi, le commissaire du quartier sur
lequel l'entresort était installé fit une descente. Le magistrat ayant
trouvé, au cours de sa visite, deux pensionnaires mineures, prévint
Louise Tabary que la Préfecture n'autorisait l'exhibition que de jeunes
filles ayant vingt et un ans accomplis et qu'en cas de contravention à
cet article du règlement, son établissement serait immédiatement fermé.

De même si le bruit du moindre scandale venait à la connaissance de
l'administration.

--C'est idiot! déclara Louise Tabary, quand le commissaire fut parti,
avec cela que j'avais vingt et un ans quand je suis montée la première
fois sur l'estrade... Et je ne m'en porte pas plus mal pour cela!

--C'est-à-dire, grogna Jean, qu'avec toutes ces exigences, il n'y a plus
de commerce possible!

Il fallut néanmoins faire contre mauvaise fortune bon coeur, se
conformer aux volontés de la Préfecture. Les Tabary apportèrent la plus
extrême prudence dans l'exercice de leur petite industrie; mais s'ils
parvinrent à apaiser les justes susceptibilités des autorités par qui
ils se savaient surveillés, ils découragèrent leur clientèle par l'excès
de précautions qu'ils se sentaient obligés de prendre. C'est ainsi que
de jour en jour et tandis que l'entresort de Boyau-Rouge continuait à
prospérer, leur établissement perdit sa vogue ancienne.

Les frais dépassaient les recettes; chaque mois se soldait en perte, et
pour faire face aux dépenses, Louise se vit forcée d'attaquer le fonds
de réserve. Pour comble de malheur, Charles Tabary devint ataxique et
complètement gâteux.

Son état nécessitait des soins particuliers qu'il fut bientôt impossible
de lui donner.

Louise Tabary, d'accord avec son fils, se décida à placer son mari en
pension dans une maison de refuge.

C'était une charge de plus ajoutée aux autres; mais elle ne regrettait
pas, disait-elle, ce surcroît de dépense; on se devait à sa famille!

Tel n'était pas l'avis de Jean, qui, lui, exprima cyniquement sa pensée.

--Comme si, déclara-t-il, en revenant de conduire son père à l'hospice,
il n'aurait pas mieux fait de crever tout de suite... au moins, comme
cela, nous aurions été débarrassés.

--Tais-toi! fils, tais-toi! répliqua la mère, ne regrette rien, va! Le
pauvre cher homme n'est pas bien méchant... et il ne peut pas maintenant
en avoir pour bien longtemps! Quant à nous, maintenant, il faut voir à
nous débrouiller!

L'entresort traversait cette phase critique et les Tabary n'avaient
trouvé aucun moyen d'améliorer une situation qui semblait à beaucoup
sinon désespérée, du moins fort compromise, lorsque Chausserouge reparut
sur le Voyage.

Le jour où le dompteur lui proposa d'entrer à son service, Jean comprit
qu'une planche de salut s'offrait à lui.

François était riche; il était faible. Il y avait là pour le rusé coquin
un moyen de rétablir ses affaires; il lui suffisait de prendre pied dans
la maison et justement on venait lui en offrir l'occasion.

Bien qu'il fût décidé à ne pas la laisser échapper, il ajourna sa
réponse, prétextant qu'il devait, avant tout, consulter sa mère, mais
dans le but réel de ne pas faire paraître un empressement qui eût pu
éveiller les soupçons de son ami.

--Mère! cria-t-il, en rentrant dans la caravane, nous sommes sauvés.
Chausserouge m'offre de me prendre avec lui. Qu'en penses-tu?

Louise Tabary regarda fixement son fils et réfléchit un instant.

--Quel âge a-t-il, François?

--Cinq ans de plus que moi... Ça lui fait vingt-huit ans.

--Alors, il faut accepter.

--Je crois bien... je le connais comme si je l'avais fait... Une fois
avec lui, je me charge du reste... Mais pourquoi me demandes-tu son âge?

--Pour rien... une idée qui me passait par la tête.

--Tu sais... Je n'ai pas répondu oui tout de suite... mais nous sommes
invités à dîner tous les deux ce soir, chez lui... Au dessert nous
arrangerons l'affaire...

--Très bien! En ce cas je vais me préparer.

Et lorsqu'à six heures du soir, Louise Tabary sortit de sa caravane, son
fils resta émerveillé.

Parée de ses plus beaux habits, les poignets chargés de bracelets,
coiffée avec recherche, elle paraissait de dix ans plus jeune.

--Mâtin! ce que tu t'es fait chic! Tu te mets bien, toi, quand tu vas
voir des amis!

--Il faut toujours mieux faire envie que pitié! riposta Louise Tabary
d'un ton énigmatique. Allons, viens, mon garçon!

Jean Tabary sourit imperceptiblement, puis il prit le bras de sa mère et
tous deux s'acheminèrent vers la ménagerie Chausserouge.



VII


Quand ils arrivèrent, Chausserouge était seul dans la caravane.

--Bonjour, madame Louise! bonjour, Jean! fit le dompteur en les voyant
entrer, c'est bien gentil à vous d'avoir accepté mon invitation.

--Bonjour, François! dit la Tabary; ce n'est pas quand ils sont dans le
malheur qu'on oublie les amis, nous autres! Car, mon pauvre garçon, j'ai
su cela, tu as été bien éprouvé!

--Ah! oui, un chagrin, un grand chagrin, madame Louise, une perte
irréparable et dont je ne me consolerai pas de si tôt... Mais que
voulez-vous, dans notre sacré métier, il faut s'attendre à tout; hier,
c'était mon père... demain, ça sera peut-être mon tour... mais vous
savez, c'est dur tout de même, mourir comme ça, bêtement, quand, pendant
trente ans de sa vie, on n'a pas, autant dire, attrapé une égratignure!
Et dire que depuis deux ans, il n'entrait plus dans les cages. Enfin!

Et le dompteur dut raconter, faire connaître en détail, les
circonstances de l'accident.

--Mais je ne vois pas ta femme? demanda Louise. Est-ce qu'elle n'est pas
avec toi?

--Si! si! elle est à côté, elle va venir.

--Il paraît que tu as une petite fille, un amour d'enfant?

--Oui, ma petite Zézette! Sa mère va nous l'apporter tout à l'heure.
Mais, savez-vous, madame Louise, que vous ne changez pas; vous êtes
aussi fraîche, aussi jeune que la dernière fois que je vous ai vue, le
jour de mon mariage, si je me souviens bien.

--Ça n'empêche pas que je frise la quarantaine... Tiens, regarde-moi
celui-là, ajouta-t-elle, en lui désignant son fils, en voilà un qui ne
me rajeunit pas. Heureusement que je m'y suis prise de bonne heure... Ça
fait que comme ça, il n'a pas trop honte de sa mère. Et pourtant ce
n'est pas faute d'avoir eu des misères... Ah! c'est dur, un métier comme
le nôtre!

--Oui, Jean m'a dit un mot de tout ça... Vous n'avez pas eu de chance?

--Si, j'en ai eu de la chance, et beaucoup... pour arriver où j'en suis,
étant partie de rien; mais, il y a deux ans, je ne connaissais que le
beau côté de la chose. Depuis, j'ai payé ma veine... Il paraît qu'on ne
peut pas toujours être heureux... Ça a d'abord été cette canaille de
Boyau-Rouge, un homme dont j'ai fait la situation, pour qui je me suis
sacrifiée, c'est le mot... qui me quitte, m'enlève mes pensionnaires et
organise une concurrence à deux pas de moi. Puis, mon bonhomme de
mari... encore un qui sans moi serait resté dans la crotte et à qui le
bon Dieu ferait une belle grâce en l'appelant à lui... Le voilà
maintenant paralysé, impotent, placé dans un hospice, où il me coûte les
yeux de la tête. Je ne regrette rien, parce qu'après tout il est mon
homme, et je ne fais que mon devoir en l'assistant... Enfin, c'est la
Préfecture, à qui il est venu des scrupules sur le tard, et qui me fait
mistoufle sur mistoufle. Non, là, vraiment, le bon Dieu n'est pas juste
et je n'ai pas mérité tout ça! Je fais un métier reconnu, je paye
patente... Ne dirait-on pas, à entendre ces messieurs, que je débauche
les petites filles de douze ans!

--Vous en reviendrez, madame Louise, vous en reviendrez et nous vous y
aiderons! fit le dompteur, mais en attendant, dînons!

En ce moment la porte s'ouvrit et Amélie parut, les yeux un peu rouges,
très simplement mise et portant la petite Zézette dans ses bras.

Elle s'arrêta sur le seuil et son regard se porta immédiatement sur
Louise Tabary.

Un instant les deux femmes se toisèrent; enfin Louise se leva et
s'avança au-devant de la jeune femme.

--Bonjour, ma chère amie! fit-elle en lui tendant les bras. Ça me fait
bien plaisir de vous voir... J'espère que vous avez un joli bébé!

Et elle embrassa tour à tour la mère et l'enfant.

Amélie la laissa faire, puis sans répondre aux effusions de l'invitée de
son mari:

--La table est mise à côté! dit-elle simplement. Si vous voulez venir!

François offrit galamment son bras à Louise et tous se rendirent dans la
caravane voisine qui servait de salle à manger.

Il y eut d'abord un instant de gêne entre les convives.

Amélie gardait une attitude pleine de réserve, évitant de prendre aucune
part à la conversation.

Dès le premier instant, Louise Tabary sentit qu'elle avait en face
d'elle une ennemie et elle s'efforça par son entrain, ses prévenances,
ses compliments sur la tenue de la caravane, l'ordonnance du dîner, de
dissiper la prévention de la mère de Zézette.

Elle affecta d'être gaie et comme Chausserouge faisait la remarque que
le malheur n'avait altéré en rien sa belle humeur:

--La gaieté, répliqua-t-elle, c'est l'indice d'une bonne conscience...
Quand on a été honnête toute sa vie... qu'on n'a rien à se reprocher...
on n'est jamais triste...

Puis, comme elle surprenait au coin de la lèvre d'Amélie un pli
ironique, elle ajouta:

--A moins, toutefois, qu'on ne soit sous le coup d'un ennui récent,
comme cette pauvre Amélie, par exemple. Voyons, qu'avez-vous, ma chère
enfant? Est-ce que ce gredin de Chausserouge ne vous rend pas heureuse?

--Si! répliqua la jeune femme, très heureuse! Mais c'est l'avenir qui
m'inquiète... J'ai des pressentiments... Comme vous, j'ai eu trop de
bonheur pendant longtemps... j'ai peur que ça ne continue pas...

Cette déclaration jeta un froid, surtout à l'heure où le but avoué de la
réunion était de prendre des résolutions pour assurer cet avenir qui
semblait si menaçant, et Chausserouge se hâta de changer la
conversation.

Au dessert, il prit la parole:

--Ma chère amie, tu nous l'as dit il y a quelques instants, la mort de
notre père a causé chez nous un vide qui n'est pas près d'être rempli...
Rester seul pour veiller à tant d'intérêts, ce serait, de ma part,
afficher une présomption et une confiance dans mes propres forces que je
suis loin d'avoir... Je suis donc heureux de t'annoncer que Jean Tabary
accepte de devenir mon second.

--C'est décidé? demanda Amélie.

--C'est décidé... absolument! déclara François en regardant fixement sa
femme, à moins que madame Louise ne s'y oppose?

--Moi! s'exclama Louise Tabary, m'opposer à ce que mon fils rende
service à un ami!... Ah! grands dieux! vous me connaissez bien peu! Et
d'ailleurs, service pour service, Jean ne trouvera-t-il pas chez vous
une situation meilleure que celle que je puis lui offrir chez moi, par
le temps qui court! Ah! je suffirai bien seule à faire marcher mon petit
truc!... Les affaires vont si mal!

--Il nous reste à régler les conditions... à arrêter le chiffre des
appointements, dit le dompteur.

Mais Louise Tabary l'arrêta d'un geste:

--Pas un mot de plus, nous sommes entre amis et nous savons fort bien
que vous ne voulez pas abuser de nous... Vos conditions seront les
nôtres!

Amélie se leva, s'excusa, auprès de ses convives... il était l'heure de
coucher Zézette, l'enfant étant peu habituée à veiller, et elle sortit,
laissant à sa femme de ménage, le soin de desservir.

Dès qu'elle fut seule dans sa chambre, elle serra son enfant contre sa
poitrine et éclata en sanglots.

Ainsi, c'était fini! Malgré ses prières, ses supplications, son mari
avait passé outre!

Jusqu'à l'heure du dîner elle avait espéré...

Sans doute on discuterait devant elle... on examinerait la question sous
toutes ses faces et elle aurait trouvé des arguments pour qu'il ne fût
donné aucune suite au projet de François.

Mais voici qu'on ne lui avait même pas fait l'honneur de la consulter.
Les arrangements avaient été pris hors de sa présence et tout au plus
avait-on consenti à l'informer officiellement de la chose, quand la
résolution avait été irrévocable!

Ainsi maintenant, tous les jours, elle aurait devant les yeux cet être
que le père Chausserouge détestait tant qu'il ne parlait rien moins que
de le jeter dans la cage de ses lions, s'il tentait seulement d'entrer
dans la ménagerie!

Et c'était à lui que François allait déléguer son autorité! Et cette
femme, la mère, qui l'accablait de ses protestations hypocrites, elle
était destinée à la voir tous les jours... elle devrait lui faire bon
visage pour complaire à son mari!

Dieu sait pourtant quelles coupables pensées, quelles intentions
malfaisantes devaient s'agiter derrière ce visage, beau encore à la
vérité, mais dont l'expression méchante et vicieuse l'épouvantait!

Cependant, comme son absence se prolongeait, elle craignit qu'on ne
l'attribuât à la cause véritable qui l'avait provoquée.

Elle essuya ses yeux, et, ayant couché son enfant, elle se disposa à
aller retrouver ses convives.

Quand elle rentra dans la salle à manger, les deux hommes, la pipe aux
dents, très allumés, prenaient le café, tandis que, renversée sur sa
chaise, Louise Tabary fumait une cigarette.

--Je vous demande pardon, ma chère. C'est une vieille habitude. J'espère
que vous ne voyez aucun inconvénient...

--Aucun! balbutia Amélie; mais ce simple détail, le ton même de la
phrase de Louise, l'effrayèrent sans qu'elle pût imaginer pourquoi.

--C'est moi, dit François, qui ai prié Madame Louise de faire comme chez
elle... Si on se gêne avec les amis... il n'y a plus de raison.

Il s'arrêta, considéra un instant la fumeuse:

--Vous avez dû être tout de même une rude belle fille dans votre temps,
ajouta-t-il la langue légèrement pâteuse, car vous en avez de fameux
restes, y a pas à dire! Cré mâtin! vous faites plaisir à voir!

--François! prononça Amélie toute pâle, François, tu as bu!

--De quoi! De quoi! Est-ce qu'il n'y a plus moyen de faire un compliment
maintenant... je la trouve bien, moi, madame Louise! je lui dis, voilà
tout! Je lui dirais peut être pas si je n'avais pas si bien dîné! C'est
de ta faute!

--Tu aurais tort, dit Louise, un compliment, ça fait toujours plaisir...
quand on a mon âge...

--Tu sais, continua François, tout est arrangé, conclu et bâclé... Jean
aura trois cents francs par mois et nourri... C'est pour rien!... Pense
donc! je n'aurai plus à m'occuper de ça... A ce propos, faut pas
oublier que nous ouvrons demain... Si on allait s'assurer que nos
bêtes--et il appuya sur nos--ne manquent de rien... D'ailleurs, il faut
bien que tu fasses connaissance avec elles... Tu sais, y en a pas mal de
nouvelles... Tu vas voir...

Il se leva avec peine et descendit dans la ménagerie, suivi de ses
convives.

--Hep! le pisteur! a-t-on préparé le boulotage?

--Oui! m'sieu Chausserouge, le boucher a fait les parts! On attend
l'heure pour la distribution!

--C'est bon! éclaire-nous!

Et tandis que les animaux, réveillés par la lumière et reconnaissant
leur dompteur, venaient flairer en grondant les barreaux des cages, il
fit faire aux Tabary le tour de la ménagerie, appelant au passage chaque
bête par son nom, donnant des explications sur leurs moeurs, leurs
habitudes, leur travail, comme s'il avait affaire à son habituelle
clientèle.

--Voilà Néron... mon vieux Néron, le plus beau lion qu'il y ait sur tout
le Voyage, et puis ses deux femmes, Rachel et Saïda... Voici Turc, une
sale bête qu'il faut tenir tout le temps à l'oeil si on ne veut pas être
égratigné... Voici Jim et Toby, les deux premiers tigres royaux qui
aient été dressés... encore deux camarades pas bien commodes... puis
quatre loups russes que je viens d'acheter et que je vais faire
travailler... Voilà mon léopard Agésilas, bon garçon quand il veut, mais
hypocrite endiablé... la Grandeur, un petit amour d'ours des cocotiers,
rigolo comme tout, c'est mon clown! Faut voir sa gueule, quand je le
fais entrer dans la cage de Néron... Et puis voilà Moquart, mon
éléphant... toujours à côté de son ami Gustave... tu vois, là-bas, le
cormoran!

Et, s'approchant de l'oiseau, il lui passa la main sur le bec
affectueusement:

--Bonjour, mon vieux déplumé!

Puis il se retourna et montrant une cage vide:

--C'est de là que s'est échappé Pacha... le lion qui a tué mon père! En
face, mon poney... Je n'en ai plus qu'un... Il a fallu que je fasse
abattre l'autre, la pauvre bête, que Pacha avait à moitié étranglé.
Maintenant, mon vieux Jean, à part mes serpents, tu as tout vu; à partir
d'aujourd'hui, tu es libre d'entrer partout... même dans les cages!

--Je ne dis pas non! riposta Jean.

--Ah! si tu veux, je te prends pour élève... à l'oeil! Dis-donc, sais-tu
que tu pourrais plus mal faire! En attendant, c'est convenu, je compte
sur toi à partir de demain, pour l'ouverture!

--C'est dit! répondit Jean en serrant la main de son ami.

--Il me reste à te remercier, garçon, ainsi que ta femme, dit Louise, de
la bonne soirée que tu viens de nous faire passer... Ce ne sera pas la
dernière et tu sais, ajouta-t-elle en lui prenant à son tour la main et
en appuyant sur les mots, que chaque fois que tu me feras l'amitié de
venir me voir... en voisin... tu me feras plaisir!

--Alors vous me verrez souvent! répliqua François sur le même ton.

Il reconduisit ses hôtes jusqu'à la porte et rentra dans sa caravane.

--Eh bien? demanda-t-il à sa femme, comment les trouves-tu?

--Je n'ai pas changé d'opinion, répondit Amélie tristement.

--Tu ne les aime pas?

--Non! ils me font peur!

--Ah! elle est bien bonne! s'exclama le dompteur. Jean est un bon
camarade... sa mère une femme charmante... Ah! pour sûr, charmante!...
Trouve-m'en une sur tout le Voyage qui soit ficelée comme ça... On la
prendrait quasiment pour la soeur de son fils... On doit pas s'ennuyer
avec une femme pareille!

--François, tu as bu, ce soir. Peut-être demain te repentiras-tu de ce
que tu as fait aujourd'hui. Écoute, il est encore temps, ne prends pas
Jean avec toi!

--Nos paroles sont échangées.

--Retire la tienne, je t'en supplie!

Le dompteur se leva, blême de colère:

--Alors, ça va recommencer? C'est entendu! Maintenant, je ne puis plus
être tranquille et gai une journée entière! Faut que j'entende tout le
temps pleurnicher autour de moi! Je te prie de ne plus me parler de
cela! Tu as compris?

--François!

--Flanque-moi la paix et couche-toi.

Amélie soupira et obéit.

Jean Tabary avait accompagné sa mère jusqu'à sa caravane.

--Comment penses-tu que François m'ait trouvée? lui demanda Louise en se
débarrassant de ses bijoux.

--Mais très bien... il te l'a dit, du reste.

--Oui, mais penses-tu qu'il m'ait trouvée... à son goût... mieux que sa
femme?

Jean Tabary regarda sa mère bien en face, puis il sourit:

--Tu es rudement forte tout de même... Eh bien! puisque tu veux le
savoir, mon idée est que s'il ne t'a pas trouvée mieux que sa femme...
ça ne tardera pas beaucoup! Et alors nous n'avons pas fini de rire!
Bonsoir, m'man!



VIII


Ce fut sur l'esplanade des Invalides que François Chausserouge fit sa
rentrée, devant le public parisien, et d'une façon assez brillante.

Certes l'engouement d'autrefois était passé, mais un affichage bien
compris et la relation récente de la mort du vieux dompteur avaient
ramené l'attention sur la ménagerie.

Toutefois, ce premier résultat ne satisfit point pleinement Jean Tabary.

--Tu sais, dit-il à François, maintenant que tu m'as pris pour ton
régisseur, il faudra bien que tu m'écoutes, de bon gré ou de force. Je
ne veux pas que tu puisses me reprocher d'avoir été pour toi une cause
de débine... Eh bien! tu as déjà commis une faute... Tu n'as pas assez
profité de la mort malheureuse de ton père... Il y avait là un coup de
réclame épatant...

Et comme Chausserouge lut faisait observer qu'un pareil moyen lui
répugnait:

--Tais-toi donc! répartit Jean, tu parles comme un petit enfant...
Écoute bien! Tu vas d'abord trouver un peintre qui te brossera un grand
tableau représentant ton père terrassé par le lion... Toi, luttant avec
l'animal et le forçant à reculer... On n'est pas obligé de dire que tu
as tué Pacha... et personne ici ne te contredira... La bête peut être
guérie de ses blessures et tu présenteras au public l'un quelconque de
tes pensionnaires comme celui qui a boulotte ton père... Néron, par
exemple, que tu connais bien et qui n'est pas trop méchant, bien qu'il
ait toujours l'air de vouloir tout avaler... Avec un peu de mise en
scène, un boniment bien senti à ton entrée dans la cage du fauve
redoutable... tu verras l'effet énorme...

--Non! non! c'est impossible! je ne veux pas faire ça! dit François,
révolté par cette idée de battre la grosse caisse sur le cadavre de son
père, non! Et d'ailleurs, ça serait tromper le public! Pacha est bien
mort et sa peau toute trouée est suspendue dans la baraque... ainsi...

--Ça sera la peau d'un autre! Tous les lions se ressemblent, et Pacha
sera baptisé Néron avec une étiquette indicative au bord de la cage...
Allons! c'est entendu et je vais m'occuper de ça!

Et sans attendre que Chausserouge pût formuler une dernière objection,
il s'était mis en campagne, afin de réaliser le plus vite possible son
projet de réclame.

Amélie, lorsque François lui fit part de cette innovation, se montra
très peinée de ce manque de convenances:

--Voilà le commencement! dit-elle, Tabary te fait commettre une première
bêtise! Après celle-là ce sera une autre. Qu'as-tu besoin d'une
semblable réclame? Le public d'ailleurs n'y mord plus... Au temps de son
plus grand succès, la ménagerie n'a dû sa vogue qu'au courage et à la
témérité que tu montrais à tes débuts... C'est par là qu'il faut
continuer à frapper l'imagination des spectateurs... Un dompteur qui a
le souci de sa gloire ne doit devoir qu'à lui-même sa célébrité et les
moyens malsains qu'on te force d'employer n'ajouteront rien à ta
valeur... au contraire. Ils ne serviront qu'à te faire prendre pour un
saltimbanque et à éloigner de toi les véritables amateurs...

Chausserouge protesta pour la forme. Il sentait combien le raisonnement
d'Amélie était juste, mais il ne voulait pas avoir l'air d'avoir cédé à
son régisseur. Il s'attribua l'initiative de cette innovation, dont Jean
Tabary n'avait été que le metteur en oeuvre.

--Alors, répliqua la jeune femme, tu as eu là une mauvaise inspiration,
pourquoi ne me consulterais-tu pas quand tu as une décision à prendre,
tu ne t'en trouverais pas plus mal.

--Les femmes n'entendent rien à la réclame, riposta François d'un ton
bourru, pour mettre un terme à l'entretien.

Et, à part lui, il prit la résolution de ne plus obéir aux injonctions
de son aide.

Mais soit qu'il eût deviné dans l'attitude du dompteur cette velléité de
résistance, soit qu'il se sentit assez sûr de son influence pour ne pas
avoir à craindre un désaveu, Tabary ne lui eu laissa pas le loisir.

A partir du jour où il inaugura ses nouvelles fonctions, de son
autorité privée il bouleversa tout dans la ménagerie.

Il commença par congédier le chef de piste, un vieux serviteur tout
dévoué aux Chausserouge, qui, depuis dix ans, n'avait pas quitté
l'établissement.

Sous prétexte d'économies, il remplaça le garçon chargé de
«l'explication», Auguste, qui passait à juste titre pour le meilleur
bonisseur de tout le Voyage, et que son dévouement seul avait fait
rester fidèle à ses patrons, car il avait maintes fois refusé les offres
les plus avantageuses de la part des concurrents de Chausserouge.

François, cette fois, se fâcha pour tout de bon. Mais Tabary haussa
tranquillement les épaules.

--Mais tu ne vois donc pas que tous ces gens-là t'exploitent! Tu manges
ton bénéfice positivement en payant fort cher des gens qui ne valent
certainement pas l'argent que tu leur donnes... Je me charge, moi, de
faire le boniment aussi bien qu'Auguste... Tu te plains parce que je
prends tes intérêts! Elle est raide, celle-là!

--Mais le chef de piste! C'est lui qui fait passer les animaux d'une
cage dans l'autre, pendant les représentations! Je ne tiens pas à ce
qu'on se trompe... Un accident est si vite arrivé! Avec lui, j'étais
tranquille! Il savait faire entrer les animaux et les faire sortir au
moment précis!

--Je m'en charge encore! dit Tabary.

--Mais tu ne peux pas tout faire... Et d'abord tu n'as pas l'habitude du
métier!...

--Je la prendrai, en attendant que j'en dresse un jeune, qui te coûtera
infiniment moins cher.

--Dans tous les cas, c'étaient de vieux serviteurs qui avaient connu mon
père, qui m'avaient vu enfant...

--Oh! Oh! si tu entres dans les considérations sentimentales, il n'y a
plus d'affaires possibles!

Et François, peut-être pas persuadé, mais vaincu par l'insistance de son
aide, laissait faire.

Jean Tabary ne s'en tint pas là; pour continuer l'épuration, comme il
disait, il donna leurs huit jours aux musiciens français de l'orchestre,
dont il fit prendre la place par des ramonis allemands.

Ceux-là, on les avait à moitié prix et ils jouaient des airs de leur
pays. Pas de droits d'auteur à payer.

--Le public va se fâcher! objecta timidement François. Il y a déjà eu
des histoires parce qu'on employait des étrangers sur la parade.

--Je veux bien, moi! répliquait Jean qui avait toujours une raison à
donner, expose-toi tous les jours à te faire bouffer par tes bêtes...
uniquement pour le plaisir d'enrichir tes compatriotes avec l'argent que
tu gagnes au péril de la vie, je veux bien! C'est stupide, mais c'est
d'un bon Français!... Ah! tu comprends le commerce, toi!

Bref, au bout de peu de temps, il ne restait plus personne de l'ancien
personnel.

Il avait été tout entier remplacé par des créatures de Jean Tabary, des
individus plus ou moins tarés, qui avaient été les compagnons de
débauche du régisseur.

Maintenant le fils de Louise Tabary était sûr de ne se heurter à aucune
résistance. On exécutait ses ordres et tout pliait devant son autorité,
que celle de Chausserouge contrebalançait à peine.

Une seule volonté lui faisait obstacle et l'empêchait de se considérer
comme le chef occulte, mais suprême de la ménagerie, mais un obstacle
devant lequel se brisait toute sa diplomatie.

Amélie ne cessait de lui témoigner l'antipathie, la plus franche, et
bien qu'elle ne prit aucune part à l'administration, elle ne perdait
jamais une occasion de s'élever avec force contre des réformes qui
devaient, à son avis, conduire l'établissement à sa ruine.

C'était entre elle et son mari un éternel sujet de discussion. Elle
n'avait pu prendre son parti de l'ingérence dans la maison de ce Jean,
dont elle avait tant redouté dès le premier instant la funeste
influence.

Tabary avait bien fait tous ses efforts pour faire revenir la jeune
femme sur sa mauvaise impression.

Voyant qu'il ne pouvait y réussir, qu'au contraire, elle cherchait par
tous les moyens à le perdre dans l'esprit de son mari, il entra
résolument en lutte avec elle. On verrait bien qui resterait vainqueur.

--Je t'avais bien prévenu, dit-il à François, le jour où tu m'as fait
part de ton projet de te marier avec la fille du père Collinet...
Maintenant tu n'es plus le maître chez toi... elle te mène par le bout
du nez... C'est facile à voir...

--Amélie s'occupe du ménage et pas d'autre chose... riposta
Chausserouge. Elle m'obéit et je ne reçois d'ordres de personne...

--Non... mais avec ça que je ne m'aperçois pas que tu n'es plus le même
chaque fois que tu viens de la quitter... Elle te fourre des idées dans
la tête et il n'y a plus moyen de te faire entendre raison. Je voudrais
avoir une femme qui se permettrait de me faire... simplement des
observations. Nous verrions ça!

--Le fait est qu'elle ne t'aime pas... Mais la preuve que je ne la
consulte pas, c'est que tu es ici... malgré elle.

--Pour une fois que tu as montré de l'énergie! Pardieu, il n'aurait plus
manqué que dans cette occasion-là tu n'aies pas prouvé que tu étais le
maître! Je voudrais bien savoir comment tu aurais fait pour t'en tirer!
Mais, mon vieux, ne passe donc pas ta vie dans les jupes de ta femme!
Tiens, ce soir, il y a quelques amis qui viennent après la
représentation rigoler dans la caravane de la mère Tabary... On fera une
petite partie entre copains... Veux-tu venir?

--Je ne sais pas si...

--Tu vois! Tu n'oses pas répondre sans consulter ta femme.

--Eh bien, j'irai! dit Chausserouge piqué au vif.

--C'est bon, je compte sur toi! On verra si tu es de parole!

Chausserouge rentra chez lui et prévint sa femme de son intention
d'aller passer la soirée chez les Tabary.

--Je suis aujourd'hui un peu souffrante, dit Amélie triplement, et puis,
ces derniers temps, Zézette a pris froid; elle tousse... Si tu étais
gentil, ce soir, tu ne sortirais pas... tu resterais avec moi.

--J'ai promis. Il faut que j'y aille.

--Tu vois... tu préfères la société de ces gens-là à la mienne. Ah!
François! François! prends garde... je ne sais pas, il me semble qu'un
nouveau malheur nous menace. Et, tu sais, mes pressentiments ne me
trompent pas...

--Oh! Mais tu m'ennuies à la fin... et si ça continue, tu vas me rendre
l'existence insupportable! répliqua durement Chausserouge. J'en ai assez
de toutes ces jérémiades... Je ne suis pas un gamin et je sais ce que
j'ai à faire!

Il dîna rapidement, descendit à la ménagerie, et aussitôt après la
dernière représentation, il se rendit chez les Tabary.

Louise, prévenue, avait préparé une collation.

Elle était vêtue d'un peignoir rose et elle n'avait négligé aucun des
artifices qui pût faire ressortir l'éclat de son teint encore frais et
l'attrait de sa beauté déjà un peu mûre.

Puis tour à tour arrivèrent Oiselli, dit le Bel-Homme, Romillard, le
«marchand de marionnettes», comme l'appelaient les forains et Troubat,
propriétaire d'un manège perfectionné: les chevaux au galop.

Tous étaient des amis de la maison. Ils prirent place dans l'étroite
caravane autour d'une table, dont le centre était occupé par un vaste
saladier rempli de vin chaud.

Louise Tabary avait fait à Chausserouge une place auprès d'elle.

--Sais-tu, dit Jean à sa mère, que nous avons failli ne pas avoir l'ami
François. La patronne voulait le garder ce soir pour elle toute seule.

--En voilà une égoïste! dit Louise, elle n'avait qu'à l'accompagner, son
cher et tendre, elle aurait été la bienvenue.

--Ma femme est un peu souffrante ce soir, dit Chausserouge.

--Non! Je sais ce que c'est... Elle est jalouse, fit Jean ironiquement.

--Il n'y a pourtant pas de quoi. Une vieille femme comme moi! répliqua
Louise en servant le dompteur. Ah! Si j'avais dix ans de moins! Il y a
eu un moment, quand il a débuté, le petit...--je l'appelle toujours le
petit, je l'ai vu si jeune!--à l'époque où toutes les belles dames lui
couraient après, où je n'aurais pas été éloignée d'avoir un regard pour
lui. J'étais encore pas trop mal dans ce temps-là, mais j'avais Tabary
qui, lui non plus, n'était pas encore gâteux, le pauvre cher homme, et
je n'aurais pas voulu lui faire de peine.

--Ah! Madame Louise! dit Chausserouge, très flatté au fond, si j'avais
pu le deviner!...

--Voyez-vous! Tenez! le polisson!... Je n'aurais jamais osé dans le
temps... Je dis cela maintenant parce que je sais bien qu'il n'y a plus
de danger.

Et en même temps elle décocha une oeillade au dompteur.

--Euh! Euh! fit Oiselli en riant.

--Tu peux rire, mon garçon! C'est malheureusement trop vrai. Quand je me
regarde dans la glace, je ne me reconnais plus.

--Il y a des jeunes qui ne vous valent pas, madame Tabary, dit
Romillard, et je connais pas mal de camarades, qui seraient joliment
contents si...

--Disons pas de bêtises, interrompit Louise. Quand on a un laideron pour
femme, je ne dis pas, mais quand on est le mari d'Amélie Collinet, c'est
autre chose... C'est qu'il n'y a pas à dire, avant d'avoir eu sa gosse,
elle a été une des plus belles filles du Voyage, et sage avec ça, et
douce et aimante... Toutes les qualités, quoi! C'est pas vrai, ce que je
dis là?

--Ne me forcez pas à dire ce que je pense, répartit le dompteur,
visiblement gêné par la tournure que prenait la conversation.

--Oui, c'est vrai! nous ne sommes pas là pour nous amuser. A vos santés,
mes enfants! Ensuite, on va faire une petite partie.

--Un rams, c'est ça! dit Jean qui se leva, étendit un tapis sur la table
et apporta un jeu de cartes.

Louise avait rapproché sa chaise de celle de François.

--A propos, dit-elle, on peut fumer ici. Et je vais donner l'exemple.

Et la première, elle alluma une cigarette.

On commença à jouer.

--Vous savez, dit Jean, la règle ordinaire... Quand il n'y a pas de
rams, c'est la noce, tout le monde y va!

Au premier tour, Chausserouge ne leva pas un pli.

--V'là que ça commence bien pour toi, mon vieux, dit le fils Tabary.

--Qui gagne en premier vaut pas jus de fumier! déclara sentencieusement
Romillard.

Chausserouge paya le rams, donna les cartes et annonça:

--La dame! Et je vous attends, mes petits... J'y vais.

Mais cette fois encore, il perdit.

--C'est trop fort! s'écria-t-il, avec trois atouts et la dame gardée!
C'est la guigne, y a pas à dire!

--Malheureux au jeu, heureux en femmes! prononça le Bel-Homme.

--En voilà une erreur, par exemple... du moins en ce qui me concerne!
fit Chausserouge, en souriant à la maîtresse de maison.

--Plaignez-vous donc!... Tout le monde vous aime! riposta Louise.

En même temps, elle approcha encore sa chaise et le dompteur sentit le
genou de sa voisine frôler son genou.

Il la regarda. Louise Tabary, absorbée en apparence par l'examen de son
jeu, gardait un visage impassible. Peut-être était-ce une rencontre
fortuite. Il attendit une minute, puis, timidement, il hasarda à son
tour une pression significative à laquelle répondit immédiatement une
autre pression.

Dès lors il n'eut plus de doute; c'était bien de la part de sa voisine
une invitation à pousser plus loin les choses.

Et son esprit s'égara en mille suppositions.

Était-ce de la part de Louise un calcul ou bien un caprice, une
fantaisie subite à laquelle elle cédait irrésistiblement?

Il la considéra à la dérobée et elle lui apparut tout d'un coup sous un
jour nouveau.

Décidément, et bien qu'elle frisât la quarantaine, elle était encore
très bien. Pas de rides, des yeux noirs, des lèvres sensuelles qui,
s'entr'ouvrant, laissaient apercevoir une irréprochable dentition, des
narines mobiles, un embonpoint léger qui était un charme de plus, enfin
le fruit très sain dans tout l'éclat et la saveur de sa maturité.

Et son souvenir le reportant dix ans en arrière, il se rappela la
réputation de Louise, du temps qu'on l'appelait encore la belle Loïsa.

En même temps qu'il avait été la coqueluche des belles dames, elle aussi
avait fait courir tout Paris... Et une légende avait couru sur son
compte.

Elle avait été faible et l'on racontait sur le Voyage qu'elle méritait
son succès par son expérience consommée des choses de l'amour... On ne
l'oubliait plus quand on avait une fois obtenu ses faveurs...

Boyau-Rouge, avec qui sa liaison avait été publique et qui se
connaissait en femmes, n'avait-il pas déclaré maintes fois, avec son
habituelle fatuité--car il ne brillait pas par la délicatesse--qu'il
n'avait jamais eu maîtresse si experte!... Cependant elle était jeune,
dans ce temps-là, à un âge où la femme n'est pas encore en pleine
possession de ses facultés...

Et soudain le désir naquit en lui, persistant, tenace, de posséder cette
femme, qui semblait s'offrir à lui... un désir de brute, pareil à celui
qu'il avait éprouvé jadis, en province, le jour où il avait tenté de
prendre Amélie, avant son mariage...

Une comparaison s'imposa à son esprit qu'il ne put vaincre, entre cette
créature plantureuse et bien en chair et ce maigrichon d'Amélie,
toujours malade depuis la venue de Zézette, déjà vieillotte, malgré ses
vingt-deux ans.

Jean Tabary avait bien eu raison, jadis, lorsqu'il l'avait mis en garde
contre l'entraînement auquel il avait cependant cédé... il avait bien
raison lorsqu'il lui reprochait sa faiblesse...

Non! Amélie n'était certes pas la femme qu'il lui fallait, à lui,
l'homme d'action avant tout...

Elle n'avait pas su comprendre son caractère; il n'avait pas trouvé
auprès d'elle la satisfaction qu'il était en droit d'attendre.

Eh bien! il secouerait le joug, montrerait qu'il était le maître et tant
pis pour elle, puisqu'elle le forçait à chercher ailleurs quelqu'un dont
le tempérament pût répondre aux besoins de sa nature!...

Sa pensée vagabondait... il n'était plus au jeu et commettait fautes sur
fautes...

A une heure, il avait perdu vingt-cinq francs.

--On étouffe ici! dit tout à coup Louise, en faisant signe à son fils
d'entrebâiller la porte de la caravane.

En même temps, elle entr'ouvrit son peignoir.

--Ah! madame Louise, dit Romillard en plaisantant, prenez garde, ils
vont se sauver.

--Pas de danger! répliqua-t-elle, ils sont bien attachés, et pourtant
ils ont la partie belle... Je n'ai pas de corset...

Et elle mit de la coquetterie à découvrir sa gorge très blanche.

--Vous voyez, je n'ai dessous que ma chemise!

A la vue de la peau mate de sa voisine, de ces seins fermes qui
pointaient sous la batiste, le désir de Chausserouge s'accrut.

--Fermez cela, madame Louise! dit-il avec un rire forcé, vous me donnez
des idées!

--Voyez-vous ça! mais puisque vous avez chez vous une gentille femme qui
vous attend... il ne peut pas y avoir de danger!

--Non! non! Ce n'est pas la même chose!

La partie continua sans que Chausserouge pût rattraper l'argent qu'il
avait perdu.

A deux heures, Oiselli se leva.

--Il ne faut pas oublier que nous avons à travailler demain... Ce n'est
pas que je m'ennuie dans votre société, mais je crois qu'il est plus
sage...

--Alors, vous faites Charlemagne...

--Non, je vous jure, mais je suis forcé, et puis ma caravane est tout au
bout de la fête.

--A côté des nôtres! firent en se levant Romillard et Troubat. Eh bien!
venez-vous, Chausserouge?

--Non! Moi, je demeure à deux pas, j'ai le temps.

--Prends garde! dit Jean, en éclatant de rire; tu vas te faire gronder
par ta femme!

--Tu m'ennuies à la fin! Et pour le prouver que non, je reste! Madame
Louise, voyons, y a-t-il encore un verre de vin chaud?

--Alors, nous te laissons, fit le jeune homme, à qui sa mère venait de
faire un signe.

--Tu t'en vas?

--Oh! dit Jean, n'ayez pas peur, je reviendrai. Je vais seulement
accompagner les amis au bout du chemin. Tu n'es pas à plaindre, toi! Tu
vas tenir compagnie à maman en attendant mon retour.

--Si elle consent?

--Moi, tout ce qu'on voudra. Je ne suis pas bégueule et jamais un homme
ne m'a fait peur.

Pourtant, quand les invités et son fils furent sortis et qu'elle se
trouva seule en face du dompteur, elle baissa les yeux et prit un air
gêné.

Tous deux se regardèrent en silence. Enfin, Chausserouge rompit le
silence le premier.

--Alors, c'est vrai, madame Louise, ce que vous disiez tout à l'heure?
C'est vrai que vous vous intéressez à moi?

--Dame oui!... fit Louise, je m'intéresse à toi... comme à quelqu'un
qu'on connaît depuis longtemps, qu'on a vu grandir...

--Mais pas autrement? insista le dompteur, qui prit dans ses mains les
mains de sa voisine.

--Qu'entends-tu par là?

--Écoutez, madame Louise! dit François, laissez-moi vous dire tout ce
que je pense... Depuis que je vous ai revue, depuis l'autre jour, je ne
sais pas ce qui s'est passé en moi... je ne sais ce que j'éprouve...
Tout à l'heure, quand je sentais votre genou qui s'appuyait contre le
mien, je n'étais plus au jeu... Madame Louise, je crois que je vous
aime...

Louise Tabary repoussa doucement les mains de Chausserouge.

--Oh! Est-ce que tu es fou... voyons! Aimer une vieille femme comme
moi... toi, l'ami de mon fils... Je pourrais presque être ta mère!

--Y a-t-il une si grande différence?... J'ai cinq ans de plus que
Jean... Ça fait douze ans entre nous... C'est pas une affaire!... Ah!
tenez, je comprends qu'on vous ait aimée, vous! Y a pas de femme plus
engageante que vous...

--Ne me dis pas ça, François... ne me tente pas... D'abord, je suis
mariée... Toi aussi... tu as une femme jeune, gentille... tu as un
enfant...

--Ah! oui! Amélie! fit François avec emportement, est-ce que c'est une
femme comme ça qu'il me fallait... Un gnangnan, qui ne sait que geindre
et se plaindre, toujours malade... et qui me rend l'existence
insupportable. Ah! si je vous avais mieux connue plus tôt, madame
Louise! Avec vous j'aurais été heureux... Et puis, c'est pas tout ça,
aujourd'hui j'ai envie de vous... Vous me plaisez... je ne vous déplais
pas trop, n'est-ce pas?

--Il me demande s'il me déplaît! soupira Louise, ah! c'est bien un
malheur pour nous deux que nous nous soyons rencontrés... parce que ça
ne sera pour nous qu'une source de souffrances... Mon pauvre François!
Oui, je t'assure! Oui, je me sens attirée vers toi!... Mais je ne suis
pas libre, je ne voudrais pas rougir devant mon fils! Ah! certes, c'est
bien un homme comme toi qu'il m'aurait fallu! A nous deux, nous aurions
gagné une fortune... Mais qu'est-ce que tu veux, puisque c'est
impossible, puisque nous ne pouvons être l'un à l'autre!... C'est pas la
peine d'insister! Tiens! Tiens! je t'en prie, ne me parle plus...
Va-t'en! Ça vaudra mieux!

Mais cette résistance, à laquelle François ne s'attendait pas, ne fit
qu'exaspérer son désir.

Il se leva, prit Louise Tabary dans ses bras et, avec la même furie qui
l'avait jadis jeté sur Amélie, il lui appliqua goulûment ses lèvres sur
la bouche:

--- Je te veux, je te dis! J'ai envie de toi!

Mais Louise se défendait:

--Laisse-moi, je t'en prie! C'est impossible!

Impossible! Ce mot fouetta le sang du dompteur. Il serra à les briser
les poignets de Louise Tabary, puis, penchée sur elle, et la regardant
bien dans les yeux:

--Je te défends de prononcer ce mot-là! Tu n'en as pas le droit!
Pourquoi as-tu été coquette avec moi?... Pourquoi m'as-tu encouragé?
Pourquoi as tu excité mes sens?... Tout à l'heure, ces mots
caressants... ces frôlements de genou, pourquoi?... Et à l'heure où je
te demande de m'accorder ce que ta voix, tes gestes, ton attitude m'ont
promis, tu te refuses! Tu me réponds:

--Impossible! Je ne suis pas libre! Pour qui me prends-tu? Penses-tu
que j'ignore la vie? Dans un temps où tu étais encore moins libre,
puisque Tabary était là, t'a-t-il été impossible de prendre Boyau-Rouge
pour amant, à la barbe de tout le Voyage, et sous le nez même de
l'autre. Et ensuite, quand tu as tenu toute seule ton entresort...
t'es-tu gênée... Je ne veux pas que tu fasses la fière avec moi... Je
t'en prie, Louise, je t'en prie!

Louise Tabary était une femme forte. Elle se dégagea de l'étreinte du
dompteur et d'une voix dure et sèche:

--Eh bien! j'ai toujours fait ce que j'ai voulu! Mais jamais personne
n'a rien obtenu de moi en s'y prenant comme toi... Oui, tout à l'heure,
je ne sais quelles idées m'ont passé par la tête... Tu me plaisais et
peut-être, si au lieu d'être brutal... Maintenant c'est trop tard..
c'est fini...

--Louise! Louise! implora le dompteur, ne me dis pas ça! Je ne savais
plus ce que je faisais... Quand je suis près de toi... que je te
respire... je ne suis plus maître de moi-même.

--Non, va-t'en! Il est tard et ta femme t'attend! D'ailleurs Jean va
rentrer, va-t'en, je te dis.

--Mais plus tard!... Demain?

--Plus tard! demain, on verra! Mais aujourd'hui va-t'en!

Elle était debout; elle releva Chausserouge, qui entourait ses genoux de
ses bras et le poussa dehors.

A travers la petite fenêtre de la caravane, elle le regarda s'éloigner
tête nue se dirigeant du côté de la ménagerie.

Puis elle revint à la table et enleva le couvert. Quelques instants
après, Jean était de retour.

--Eh bien? fit-il en regardant sa mère.

--Eh bien! ça y est, nous le tenons!

--Il t'a demandé?... Et tu as consenti?

--Ah! non, pas le premier jour, mais sois tranquille, mon garçon,
Amélie ne t'ennuiera plus et la ménagerie est à nous.

Dehors, Chausserouge arpentait fiévreusement le terrain. Ses tempes
bourdonnaient. Mais de quoi était faite cette femme pourtant mûre,
presque vieille, pour l'avoir à ce point bouleversé?

Il revint sur ses pas, rôda encore une fois autour de l'entresort, puis,
quand la dernière lumière fut éteinte, il rentra chez lui.

Amélie ne dormait pas. Elle considéra un instant son mari qui se
déshabillait sans mot dire, puis:

--Tu rentres tard, mon ami?

--Je n'ai pas été libre plus tôt, répliqua-t-il durement.

Il se coucha, mais le sommeil le fuyait. Jusqu'à l'aube il resta
éveillé, tout à ses pensées.

Il se sentait une sorte de répulsion, presque de la haine pour Amélie,
pour cette femme à qui il avait lié sa vie, qui lui avait donné un
enfant, qui allait peut-être demeurer pour lui un obstacle
insurmontable.

Il ne retrouvait en elle aucun des attraits qui l'avaient poussé jadis
dans ses bras; il s'étonnait d'avoir pu trouver quelque plaisir auprès
d'elle.

Et elle s'offrait à lui, elle était sa chose... tandis que l'autre,
cette femme, qui avait excité tant de désirs, allumé tant de
convoitises... cette autre dont la chair l'avait grisé subitement, se
refusait obstinément!

--Tu ne dors pas, François? dit tout à coup Amélie en se rapprochant de
lui; tu sais, Zézette a beaucoup toussé, maintenant elle va mieux!

Elle entoura de ses deux bras la tête de son mari, se fit câline.

--Laisse-moi! dit Chausserouge brutalement. Je suis fatigué.

Amélie comprit que quelque chose de grave s'était passé dans la soirée.
Elle n'osa pas insister, se retira et pleura silencieusement. Le temps
des épreuves venu pour elle.

Longuement, François repassa dans son esprit les incidents de cette
nuit. La résolution qu'il prit le calma un peu. Oui, décidément, il
irait jusqu'au bout... Il posséderait Louise!

Au petit jour, il s'endormit.



IX


Le lendemain, Chausserouge, plus calme, ne sortit pas de la ménagerie.

Il retrouva Jean Tabary à son poste et il se sentit pris, à sa vue,
d'une sorte de confusion. Était-il au courant de la scène de la veille?

Mais le régisseur ne laissa rien paraître dans sa manière d'être, ni
dans son attitude, qui pût faire supposer au dompteur que sa mère lui
avait raconté ce qui s'était passé.

Au fond, François éprouvait une honte et un dépit dont il n'était pas
maître. Il s'était montré insolent et brutal inutilement. Comment Louise
accueillerait-elle sa nouvelle proposition?

Il était dévoré du désir de la revoir, de lui parler... Il eût voulu
savoir si elle lui tenait rancune. Il ne se sentait ni la force, ni le
courage de se présenter devant elle.

Enfin, le soir, un peu avant l'heure du dîner, il n'y tint plus. Il
venait de donner sa représentation de jour. Il se déshabilla rapidement
et se dirigea vers l'entresort.

Louise Tabary était assise à son contrôle.

Il rougit à sa vue, s'approcha; elle lui tendit la main.

--Te voilà, toi, homme terrible! dit-elle en souriant. M'en as-tu assez
dit hier soir? Et pourtant, si je t'avais cédé, tu ne serais pas là
maintenant.

Chausserouge sentit tout son courage renaître.

On ne lui en voulait pas de son incartade.

--Non! riposta-t-il galamment, j'y aurais été plus tôt.

--C'est gentil à toi, ce que tu dis là!

--Vous m'aimez donc toujours un peu?

--Ne me force donc pas à te le répéter, mais tu le sais bien, il y a des
scrupules, ajouta-t-elle en soupirant, dont on n'est pas maître, et tant
d'obstacles nous séparent!

--Je les supprimerai!

--Supprimeras-tu ta femme, ton enfant?

--En quoi notre amour peut-il leur causer un préjudice? Si nous nous
aimons, cela ne regarde que nous.

--Après... tu me trouveras vieillie... tu le repentiras d'avoir obéi à
un caprice passager. Tu t'es bien lassé de ta femme qui est plus
jeune... tu te lasseras encore plus vite de moi... et alors... je serai
seule à souffrir... Non, lu sais, François, c'est très sérieux... A un
étranger, si j'en avais eu la fantaisie, je n'aurais rien refusé...
Comme tu me l'as dit si méchamment hier... j'ai bien eu d'autres amants,
dont j'ai à peine gardé le souvenir, mais avec toi... vois-tu, non!...
je le sens, ça serait trop grave!

--Bien vrai! demanda Chausserouge radieux. Vous pensez bien ce que vous
dites là?

--Assurément. Mais que me trouves-tu donc de si attrayant?

--Oh! Si vous saviez, hier... quand je vous ai tenue dans mes bras!...
Je ne peux pas vous expliquer, moi! Vous sentez bon la femme!

--Passionné, va! dit Louise Tabary en souriant.

--Appelez-moi comme vous voudrez! Dites que je suis fou, ça m'est égal!
Rudoyez-moi! Demandez-moi ce que vous voudrez, mais laissez-moi
espérer...

--Il faut toujours espérer... dit Louise d'un ton impénétrable.

--Alors... dites... pour que nous puissions causer mieux qu'ici... quand
est-ce que je vous verrai... seule?

--Ça, c'est plus grave!...

--Oh! si, dites, quand?

--Eh bien, dit Louise très bas, quand tu voudras... Le soir... je suis
toujours seule... Dans ma roulotte... après la représentation!

--Merci! cria Chausserouge et il s'enfuit.

Six heures sonnaient quand il arriva à sa caravane. Toute la soirée, il
resta préoccupé, plein de fièvre; à chaque instant, il consultait sa
montre. Il avait décidé que le soir même, il mettrait à profit la bonne
volonté de Louise.

A peine s'il prit le temps, après la représentation, d'assister au repas
des animaux.

--J'ai affaire, dit-il à Jean, tu veilleras à ce qu'on ne parte pas sans
que tout soit en ordre.

--Compte sur moi! répondit le jeune homme avec un sourire plein de
sous-entendus.

--Ah ça! se douterait-il de quelque chose? pensa Chausserouge en se
glissant hors de la ménagerie... Après tout, tant pis! Il a tout intérêt
à ne pas vendre la mèche, puisqu'il s'agit de sa mère!...

Toutes les lumières étaient éteintes. Seuls, quelques rares becs de gaz
répandaient leur lueur jaune et blafarde, le long de l'avenue qui borde
l'esplanade.

François se glissa silencieusement entre les caravanes sombres.

A son approche, les chiens à l'attache sous les voitures aboyaient, puis
se taisaient, dès qu'ils avaient reconnu dans l'homme qui passait, un du
Voyage.

Il atteignit enfin la roulotte des Tabary. Une petite lumière dansait
derrière la vitre de la fenêtre. Il frappa.

Presque aussitôt la porte s'entr'ouvrit et une voix se fit entendre:.

--Entre, François!

Louise était debout, en peignoir rose, plus attifée et plus souriante
que jamais.

--Tu m'attendais? demanda Chausserouge, plus ému qu'il ne voulait le
paraître.

--J'étais sûr que tu viendrais ce soir, répondit simplement Louise
Tabary.

Elle s'assit dans un fauteuil, à la même place que la veille, et elle
voulut faire asseoir Chausserouge près d'elle.

Il ne prit pas garde à son invitation; il s'avança les yeux brillants,
les bras ouverts et voulut la prendre...

--Oh! c'est gentil à toi de m'avoir permis de venir! Mais elle le
repoussa doucement.

--Laisse, je t'en prie, j'ai déjà des remords!

--Des remords, pourquoi? Parce que je t'aime?

--Non! Vois-tu, nous allons commettre, peut-être, une mauvaise action...
dans tous les cas, une imprudence... Qu'ai-je fait en te cédant... en te
permettant de venir me retrouver ici... Je t'ai détourné de ton ménage
et Dieu sait quels ennuis pourront en résulter pour toi, quels regrets,
peut-être, ma faiblesse t'aura préparés...

--J'accepte tout, riposta François qui s'était agenouillé aux pieds de
Louise et qui pressait ardemment sa taille entre ses mains, les yeux
fixés dans les yeux de sa maîtresse...

--Bien! mais tu ne me connais pas!... Tu acceptes peut-être dès à
présent des éventualités devant lesquelles tu reculerais, si tu savais à
quoi tu t'exposes... C'est parce que je m'en rends compte que
j'hésite...

--Que veux-tu dire? demanda François, étonné du ton subitement sérieux
de Louise Tabary.

--Écoute donc, reprit-elle, certes, j'ai fait toute ma vie ce que j'ai
voulu, sans m'inquiéter de l'opinion des gens... Pour arriver au point
où j'en suis... je n'ai reculé devant aucun scrupule... J'ai eu des
amants, Boyau-Rouge et bien d'autres... parce que ma situation le
commandait... Mais l'intérêt seul me guidait et je suis toujours restée
maîtresse de mon coeur... Dernièrement quand je t'ai revu, je me suis
sentie poussée vers toi par un sentiment que je n'avais jamais éprouvé,
même pour Tabary, dans les commencements de notre liaison... Il m'avait
prise gamine, à une époque où j'étais malheureuse et je n'avais guère
pour lui autre chose que de la reconnaissance. Boyau-Rouge, lui, m'a
prise par les sens, mais j'ai retrouvé chez nombre d'amants les mêmes
sensations sans m'attacher plus à eux qu'à lui... Je l'ai donc quitté
sans regret... Toi, au contraire, toi qui n'as encore rien été pour
moi... tu t'es rendu maître, dès le premier instant, de mon être tout
entier... Je t'aime parce que tu es beau, parce que tu es brave... parce
que tu es toi!... Je t'aime! et la preuve, c'est que je n'ai pu
m'empêcher de te le faire comprendre, de te le dire!... La preuve, c'est
que je suis prête à me donner à toi!... Mais, prends garde! C'est un
malheur d'être aimé pareillement par une femme comme moi!... Quand tu
auras été à moi une fois, je voudrai te garder tout entier, je serai
jalouse... jalouse de tout ce qui t'entoure... jalouse de ceux qui
t'aiment... c'est affreux à dire! jalouse de ta femme, de ton enfant!...
A mon âge, tu sais, les passions sont plus fortes, l'amour plus
ardent... et la haine plus vivace. La pensée continuelle, opiniâtre, qui
m'a fait reculer jusqu'à ce jour, c'est la pensée qu'une autre pourra te
posséder après moi! Je me sens capable de tous les sacrifices, mais
aussi de toutes les fureurs... J'irai jusqu'au crime... peut-être, pour
te conserver... pour moi seule. Interroge-toi bien! Tu es mon premier...
tu seras mon dernier amour! Te sens-tu le courage d'affronter une
situation qui serait pour toi un supplice de tous les jours, si tu
venais une belle fois à te détacher de moi... Parle maintenant...
veux-tu encore de moi?

Louise Tabary avait récité, cette tirade, tout d'une haleine, comme une
leçon apprise.

Tout autre que François eût reculé ou du moins demandé à réfléchir
devant une pareille menace: elle ne fit que fouetter la passion de
l'amoureux dompteur.

--Tout! Tout! J'accepte tout, pourvu que tu sois à moi!

--Et... tu me jures de n'aimer jamais une autre femme que moi? demanda
l'astucieuse foraine.

--C'est pour Amélie que tu dis cela? Eh bien! à ton tour, écoute! Tout
ce que je t'ai laissé entendre l'autre jour était la vérité!... J'ai
fait, en me mariant avec elle, une imprudence... pis que cela, une
bêtise!... Je croyais l'aimer et j'étais poussé par mon père.
Aujourd'hui, je m'aperçois que je me suis trompé. Je n'ai jamais
ressenti pour elle ce que je ressens pour toi!... Tu vois bien, puisque
nos sensations sont identiques... que nous étions faits l'un pour
l'autre!... Rattrapons donc le temps perdu... laisse-moi t'aimer!...
Oui, je serai à toi... toujours, rien qu'à toi... Amélie, je la déteste,
je la hais depuis que je te connais!

Il se leva et, dans un élan furieux de passion, il prit dans ses bras sa
maîtresse qui, cette fois, les yeux fermés, se laissa faire et commença
à la délacer.

La poitrine de Louise se soulevait... François posa ses lèvres sur cette
gorge palpitante...

Tout à coup une pensée subite traversa son esprit.

--Et Jean? fit-il à l'oreille de Louise.

--Jean ne viendra pas!

Sans répondre, le dompteur, d'un revers de main, éteignit la lumière...

L'aube surprit les deux amants aux bras l'un de l'autre. Il faisait
grand jour quand François Chausserouge sortit de la caravane des Tabary.

Il était étourdi, grisé par la nuit qu'il venait de passer...

Certes, dans sa vie, il avait eu bien des maîtresses, mais jamais aucune
qui eût à ce point énervé ses sens, fait vibrer tout son être...

Il marchait sans idée... la tête vide, mais confondu devant une
expérience telle, une science si profonde qu'il n'aurait jamais osé le
soupçonner, délicieusement caressé par le souvenir de ces heures
d'extase, n'ayant qu'une idée, les revivre, aujourd'hui, demain...
toujours!

Ah! Louise pouvait maintenant lui demander un serment de fidélité...
C'est lui qui viendrait la supplier de n'être jamais qu'à lui... à lui
seul!

C'est lui qui n'eût reculé devant rien, pour s'assurer l'éternelle
possession de cette femme, jamais rassasiée, en qui semblait s'incarner
la joie de vivre!

Qu'était-elle venue, la veille, lui parler de l'autre? Une colère le
secouait à la pensée qu'Amélie serait désormais l'éternel obstacle à un
bonheur qu'il eût voulu avouer, rendre public!

En cet instant,--et il ne fut pas maître de réprimer ce sentiment,--la
nouvelle de la mort de sa femme l'eût soulagé.

--Après tout, la vie est courte, pensa-t-il comme pour se justifier
vis-à-vis de lui-même, est-ce donc un crime de rechercher au dehors les
satisfactions que je ne puis trouver chez moi... Je travaille assez et
j'ai eu assez de déboires pour qu'il me soit permis de ne négliger
aucune des occasions qui peuvent s'offrir d'oublier les ennuis de
l'existence...

C'est dans ces dispositions qu'il regagna la caravane où, déjà levée, et
les yeux rougis par les pleurs, Amélie l'attendait.

--Bonjour! fit-il en jetant son chapeau sur le lit.

--J'ai été bien inquiète, toute cette nuit, fit doucement la jeune
femme, je craignais qu'il ne te fût arrivé quelque accident...

--Suis-je donc un enfant? riposta rudement Chausserouge. Tu n'as pas à
t'inquiéter... Si je ne rentre pas, c'est que j'ai affaire ailleurs...

--Tu ne m'avais pas avertie... aussi je n'ai pu fermer l'oeil de la
nuit... Cent fois, je suis descendue pour voir si je ne t'apercevais
pas... J'ai pris froid... et ce matin je tousse...

--C'est de ta faute, il fallait te coucher!

--François! tu es dur!... Tu me fais bien de la peine!... Songe donc,
c'est la première fois que tu demeurais une nuit entière dehors...

--Oh! mais, j'espère que tu ne vas pas recommencer à gémir! On dirait,
ma parole, que tu as à te plaindre! Que te manque-t-il?

--François... quelque chose se passe en toi que je ne puis
m'expliquer... Tu ne m'aimes plus... En entrant, tout à l'heure, tu ne
m'as pas même embrassée...

--S'il n'y a que cela, c'est facile!

Et distraitement, du bout des lèvres, pressé d'en finir, comme s'il eût
accompli une corvée, il effleura la joue de sa femme.

--Tu es contente, maintenant! Eh bien! fiche-moi la paix!

--Tu ne demandes pas de nouvelles de ta fille?

--Zézette? Eh bien! comment va-t-elle?

--Elle a passé une assez bonne nuit... Mais elle tousse toujours.

--C'est bien! Il n'y a rien de nouveau, à part ça?

--Non, rien!

--J'ai faim... donne-moi à déjeuner!

Il but et mangea sans rien dire, la pensée absente, l'oeil vague.

Assise auprès de lui, se levant à chaque instant pour le servir, Amélie
l'observait en silence, touchant à peine aux mets qu'elle avait
préparés.

--Pourquoi ne manges-tu pas?

--Je n'ai pas faim.

Chausserouge haussa les épaules, puis quand il eut fini, il se leva,
prit son chapeau et se disposa à sortir.

Amélie s'arma de courage; elle se planta devant son mari:

--Tu ne seras pas trop longtemps absent, n'est-ce pas?

--Je serai absent le temps qu'il faudra, répondit-il en l'écartant.

--François, dit alors résolument la jeune femme, tu ne sortiras pas
avant que nous ayons eu tous les deux une explication. Pourquoi ne
m'aimes-tu plus?... T'ai-je donné des motifs qui puissent justifier
l'abandon où tu me laisses... seule avec notre enfant malade...
Réponds-moi? Est-ce que... tu en aimerais une autre?...

Le dompteur croisa ses bras sur sa poitrine.

--Ma chère Amélie, dit-il, je sais ce que j'ai à faire... Si tu veux que
nous restions bons amis... il ne faut pas m'assassiner de tes questions,
ni de tes reproches... Je suis en âge de me conduire...

--Tu ne vois donc pas que je fais tout ce que je peux pour ne pas te
laisser voir combien le chagrin me dévore... Mais il est des heures où
j'étouffe... Alors c'est plus fort que moi... Pardonne-moi!... Mais
laisse-moi te parler! C'est l'amour que je te porte qui dicte mes
paroles... François, tu es sur une mauvaise pente! Tu étais meilleur
pour moi, avant notre rentrée à Paris. Si parfois tu me traitais
durement, tu savais si bien me faire oublier tes duretés! Aujourd'hui,
ce que j'avais prévu est arrivé... depuis que tu as introduit ici Jean
Tabary...

--Tais-toi! Tais-toi! interrompit le dompteur. Je te défends d'accuser
Jean Tabary! Il est mon aide, mon second! Il est un autre moi-même! Mais
il n'est, en aucune façon, responsable de ma conduite! Encore une fois,
je fais ce que je veux! Donc, trêve à tes pleurnicheries et laisse-moi
passer!

--Tu aimes quelqu'un, François!... puisque tu me forces à te le dire, je
suis jalouse et ma souffrance est si grande que je ne puis la contenir!
Agis donc comme tu l'entendras, mais laisse-moi pleurer... laisse-moi te
dire quelle peine tu me fais!... Oh!, cette femme, si je la
connaissais!... Cette femme qui est venue me prendre mon bonheur!

--Tu ne la connaîtras pas! ricana le dompteur.

Amélie redressa la tête. Son mari avait avoué!

Donc, il avait une maîtresse, avec qui il avait passé la nuit, et c'est
au sortir de ses bras, encore plein de son souvenir, qu'il venait lui
jeter le sarcasme à la face!

Et c'était chez elle qu'il passerait peut-être la nuit prochaine... les
autres! Et personne à qui conter sa peine!...

Ah! si Chausserouge, le père, eût été là, comme tout eût changé et comme
il eût su imposer sa volonté.

Mais, hélas! elle était seule et sans force contre cet homme, si faible
avec les autres et qui ne trouvait de courage que pour la braver et
l'humilier!

Eh bien! non, ce ne serait pas! Elle aussi, elle était une enfant du
Voyage.

A la rude école de son père, elle avait appris à avoir de l'énergie,
quand il le fallait.

On voulait lui enlever l'affection de son mari... Elle défendrait son
bien!

Comme, pour la seconde fois, Chausserouge se dirigeait vers la porte,
elle le saisit par le bras, et les yeux brillants de fièvre, elle lui
cria:

--Eh bien! nomme-la donc, cette femme, si tu l'oses!

--Ah! tu sais..., tu m'embêtes! riposta le dompteur en se dégageant.

Puis, à son tour, il lui mit la main sur l'épaule, la rejeta rudement à
l'intérieur de la caravane et sortit en claquant la porte.

A travers la vitre, Amélie, vaincue, et brisée, suivit de l'oeil son
mari qui s'éloignait.

Elle le vit entrer dans la ménagerie. Alors, sûre qu'il n'allait pas à
un nouveau rendez-vous, elle s'accouda à la table et resta longtemps
abîmée dans les larmes.

Le soir, craignant sans doute encore une nouvelle scène, Chausserouge ne
fit à la roulotte qu'une courte apparition. Il mangea du bout des dents.

Amélie ne dit pas un mot, mais on sentait qu'elle avait pris un grand
parti.

Quelques instants après que Chausserouge se fût rendu à la ménagerie,
elle s'assura que Zézette dormait bien et elle l'y suivit.

Là, dissimulée dans un coin, elle observa les spectateurs, les
spectatrices, espérant saisir au passage un signe d'intelligence qui
pût être pour elle un indice. Elle voulait savoir... elle voulait
connaître sa rivale... Son manège n'échappa pas à Jean Tabary, qui en
prévint le dompteur.

--Tu as donc eu des histoires dans ton ménage? On dirait qu'elle est
jalouse... Si tu voyais la paire de z'yeux qu'elle envoie à chaque
cliente qui passe!

--Si elle est jalouse, répondit François, faut espérer que ça lui
passera. Dans tous les cas, ce soir, elle peut reluquer tout ce qu'elle
voudra, elle est sûre de faire chou blanc.

--La particulière n'est pas là? demanda Tabary d'un ton très innocent.

--Non, elle n'est pas là et elle n'est pas en train d'y venir, répondit
le dompteur, très satisfait de voir que Jean ne paraissait au courant de
rien, je me cache mieux que ça, quand je fais mes farces!

A minuit, quand il eut quitté son costume, et qu'il se fut assuré qu'il
laissait tout en ordre, il reprit, comme la veille, le chemin de la
caravane de Louise.

Il allait l'atteindre et se préparait à frapper, quand une ombre se
détacha d'un arbre et lui barra le passage.

--C'est chez Louise Tabary que tu as été hier... et c'est chez elle que
tu reviens aujourd'hui! fit une voix qu'il connaissait bien. Eh bien, je
suis là, moi!... Je suis ta femme, tu n'iras pas!

Et Amélie, passant son bras sous celui de son mari, chercha à
l'entraîner.

Surpris et un peu abasourdi par cette brusque apparition, François
Chausserouge ne sut d'abord que répondre.

Toutefois, il recouvra rapidement son sang-froid.

--Alors, tu m'espionnes? demanda-t-il. Au lieu de t'occuper de ton
ménage, de veiller sur ta fille malade, tu cours les rues afin de savoir
où je vais, ce que je fais... Je ne veux pas de ça, file et que je ne te
retrouve plus sur mes pas...

Il se contenait, apportant dans ses paroles une sorte de modération,
craignant que, dans le silence de la nuit, le bruit d'un scandale
n'éveillât les forains endormis et ne les attirât sur le seuil de leurs
caravanes, mais sa voix tremblait de colère.

--Va-t'en! répéta-t-il encore une fois; va-t'en! ou ça va tourner mal!

--Je ne m'en irai pas sans toi! fit Amélie en s'accrochant désespérément
au bras de son mari. Je t'en prie, François! au nom de ton père, au nom
de notre ancien amour, au nom de notre enfant!... Ne me laisse pas
retourner seule... Reste avec moi!

--Je te dis de me lâcher... et de partir... j'ai affaire!

--Tu vas chez la Tabary! Elle est ta maîtresse maintenant! Cette femme
avec qui tout le Voyage a couché... qui pourrait être ta mère! Ah! c'est
trop de honte! Eh bien! non, je ne lui céderai pas une place qui
m'appartient! Je crierai, j'appellerai!... Je dénoncerai à tous cette
femme qui m'a pris mon mari... et tandis que tu seras chez elle, je
resterai assise dehors, sur les marches de sa roulotte... Non, une fois
de plus, je ne partirai pas sans toi...

La main de Chausserouge serra à le briser le poignet de sa femme. Une
fureur l'étranglait, tempérée par la peur du scandale.

--Tais-toi! balbutia-t-il frémissant, tais-toi... ou je cogne!

--Eh bien! frappe-moi... j'aime mieux ça!... Mais tu ne m'empêcheras pas
de me révolter...

Elle n'acheva pas; les doigts du dompteur l'avaient saisie à la gorge et
la serraient à l'étouffer.

--Te tairas-tu, sale bête! Te tairas-tu!

Puis, prenant rapidement une résolution soudaine, il l'entraîna du côté
de la ménagerie, sans un mot.

Il marchait vite, soutenant ou plutôt traînant après lui la malheureuse
qui trébuchait à chaque pas.

Arrivé et sa caravane, il lui fit monter les marches, ouvrit la porte et
brutalement, il poussa à l'intérieur la jeune femme qui tomba à la
renverse sur le plancher de la voiture.

Alors, donnant enfin un libre cours à sa fureur, dans l'obscurité, il
s'acharna sur sa victime, la piétinant, la frappant sans mesure, sans
relâche, comme il frappait ses bêtes, quand elles refusaient d'obéir.

Fatigué enfin de frapper, sur ce corps inerte, qui n'opposait aucune
résistance, il alluma une bougie, releva la pauvre Amélie et la jeta sur
le lit.

--Je pense maintenant que tu seras corrigée de t'occuper de ce qui ne te
regarde pas... Y en a autant pour toi chaque fois que ça t'arrivera!

Il ressentait pour la misérable une haine féroce, la rendant responsable
de tout ce qui lui arrivait de désagréable, se vengeant sur elle, qui
n'offrait aucune défense, de la sujétion dans laquelle il était
inconsciemment maintenu d'autre part.

Il vengeait sur elle son autorité perdue comme s'il eût été heureux de
saisir cette occasion de se prouver à lui-même qu'il était resté le
maître.

Et il était aidé, poussé dans cette revanche par la passion sensuelle
que Louise Tabary avait su faire naître et savait si bien entretenir au
fond de son coeur.

Toutefois, quand il vit sa femme, étendue sans force, à moitié nue sur
le lit, son visage boursouflé couvert d'ecchymoses et inondé de larmes,
la poitrine soulevée par les sanglots, il eut une minute d'hésitation.

Une sorte de remords l'étreignit. Il avait été trop loin, il l'avait
frappée en brute. Mais aussi pourquoi l'avait-elle exaspéré par ses
reproches, son insistance, ses pleurnicheries?

Il passa sa main sur son front comme pour se demander à quel parti il
allait s'arrêter. Il regarda un instant autour de lui, puis, sa pensée
se reportant vers Louise, qui, à cette heure, l'attendait, il fit un pas
vers la porte.

--Tu sors?... demanda Amélie d'un ton de voix si douloureux qu'elle le
fit se retourner.

C'était la plainte du chien battu qui revient lécher la main de son
maître.

--Alors, continua la jeune femme, c'est bien entendu... Tu ne veux plus
de moi... Oh! ne crains rien, je ne me plaindrai jamais de tes
brutalités... Elles resteront un remords éternel pour toi... et un
souvenir terrible pour moi! Tu ne me trouveras plus, comme aujourd'hui,
en travers de ta route, mais je voudrais savoir si c'est entre nous le
commencement d'une rupture définitive... Tu l'aimes donc bien, cette
femme?...

Loin de toucher Chausserouge, cette plainte désolée, en jetant de
nouveau le nom de Louise dans la conversation, ne fit que confirmer la
résolution du dompteur.

Aussi bien c'était une occasion de notifier une fois pour toutes à sa
femme la nouvelle façon de vivre qu'il entendait désormais mettre en
pratique.

--Eh bien! oui, je l'aime, là! Je l'ai dans le sang et je n'ai qu'un
regret, c'est de ne pas l'avoir connue plus tôt!... Elle était faite
pour moi... entends-tu! Maintenant que tu es prévenue, ça te dispensera
de m'espionner à l'avenir... Bonsoir, je vais la retrouver!

Et il partit en faisant claquer la porte.

Restée seule, Amélie se demanda si elle avait été le jouet d'un rêve.
Ses égratignures, la douleur sourde qu'elle ressentait à l'oeil gauche
congestionné et tuméfié la convainquirent de la réalité de son malheur.

Ainsi donc, tout était fini irrémédiablement.

Il n'y avait plus d'espoir que son mari s'arrachât jamais des griffes de
cette femme dont elle savait la terrible réputation.

Mais par quels sortilèges, par quels charmes avait-elle donc pu envoûter
à ce point cet homme, qu'elle avait toujours connu bon quoique un peu
brutal, pour qu'il en arrivât à la traiter comme il venait de le faire?

Elle en avait le pressentiment.

Dans cet amour funeste, sombreraient à la fois et son bonheur à elle et
l'avenir même de l'établissement.

Elle n'aurait plus désormais, comme suprême et unique consolation à
tant de déboires, que la présence de sa chère petite Zézette,
l'innocente à laquelle la conduite, ou plutôt la folie de son père,
préparait un avenir si noir.

Et elle passa le reste de la nuit en proie à ces pensées, les tempes
martelées par une souffrance morale pire que la souffrance physique
qu'elle endurait.

Chausserouge avait repris, au pas de course, le chemin de la caravane de
Louise.

Il avait besoin de s'étourdir, de ne pas penser à l'acte que sa
conscience lui reprochait et il avait hâte, pour échapper au remords, de
se retrouver auprès de celle devant qui tout son être s'annihilait,
avide de sensations et dévoré de désirs fous.

--Tu t'es fait bien désirer ce soir, chéri, dit Louise qui, dès l'entrée
du dompteur, avait compris, à voir sa face décomposée, qu'un drame
intime avait dû le retenir, j'ai cru un moment que tu ne viendrais pas.

--Moi... ne pas venir!... s'écria Chausserouge, quand je sais que tu
m'attends, quand tu es à moi!... Mais, j'ai dû me fâcher, montrer que
j'étais le maître et à partir d'aujourd'hui, c'est entendu... je serai
ici tous les soirs. Et personne n'aura rien à dire... j'y ai mis bon
ordre.

--Tu as avoué à Amélie notre liaison? demanda Louise, le sourcil
contracté à la pensée que cette imprudence avait pu être commise.

--Il a bien fallu! Elle était là, à deux pas d'ici, il y a une
demi-heure, me guettant... voulant absolument m'empêcher d'entrer, au
moment même où j'allais mettre la main sur le loquet de la porte...

--Mais je n'ai rien entendu?

--Parce que pour éviter tout scandale, je l'ai prise et ramenée de force
à ma caravane. Et là, ajouta-t-il, je lui ai fait comprendre que de
pareilles histoires n'étaient pas de mise, que j'aimais ailleurs et que
tout était désormais fini entre nous...

--C'est mal, ce que tu as fait là, François, c'est ta femme... et
peut-être l'as-tu maltraitée, frappée... à cause de moi?

--C'est la première fois aujourd'hui, mais je te jure bien que ce ne
sera pas la dernière... Tu es ma vraie femme, toi, Louise... l'autre, si
je consens à la garder, c'est que je ne peux faire autrement... Et j'en
ai assez de regret...

--Tu as tort, François! répéta Louise Tabary. En somme, j'ai pris sa
place et vois combien de désagréments peut nous causer ton indiscrétion.
D'abord, ne serait-ce que cela... le scandale qui va éclater sur tout le
Voyage quand on connaîtra notre liaison...

--Eh! que m'importe l'opinion du monde! Je n'ai qu'une crainte, c'est
que tu cesses de m'aimer... Je ne sais pas ce que tu as, mais dès que je
t'approche, je suis un autre homme! Rien ne compte plus pour moi... que
toi!

--Pourvu que cela dure! soupira Louise Tabary.

--Cela durera tant que tu voudras m'aimer!

--Alors... toujours! s'écria Louise, qui entoura de ses deux bras le cou
de Chausserouge. Tu me sacrifies tout... Je ne veux rien te devoir!

De ce jour, Chausserouge devint l'hôte assidu de la caravane.

Il n'habita presque plus chez lui, n'apparaissant à la ménagerie qu'aux
heures où sa présence y était indispensable, ou aux heures des repas.

Amélie avait compris que toute résistance était désormais impossible.

Elle se résigna, et les jours passaient sans qu'elle échangeât dix mots
avec son mari.

Parfois, pourtant, ne pouvant vaincre l'insomnie, elle se levait, la
nuit, jetait une mantille sur ses épaules et sans se soucier de la bise
ni des intempéries, elle errait des heures au milieu du Voyage endormi,
rôdant autour de la roulotte éclairée d'une pâle veilleuse, où son mari
reposait aux bras de la Tabary.

Elle allait là, sans but, comprenant bien l'inanité de sa démarche,
mais poussée par un irrésistible besoin de se rapprocher de l'être qui
la torturait si cruellement.

Puis, elle rentrait, frissonnante et glacée, et se recouchait, serrant
dans ses bras et baignant de ses larmes la petite Zézette qui dormait
paisiblement.

Sa santé ne tarda pas à s'altérer; elle maigrissait visiblement; souvent
elle était secouée de quintes de toux, qui lui brisaient la poitrine;
ses pommettes saillantes s'empourpraient de rose, tandis que le mal
donnait à ses yeux un fiévreux éclat.

Mais que lui importait la vie, maintenant qu'elle avait perdu toute
espérance de joie, que son bonheur était à jamais envolé...

Elle végétait, dédaignant de se soigner, n'ayant d'autre souci désormais
que la santé de sa fille qui, elle, se reprenait à vivre, puisant au
contraire dans cette existence nomade, ce perpétuel changement d'air,
une vigueur nouvelle, qui la faisait s'épanouir et grandir à vue d'oeil.

Bientôt pour le Voyage, ce ne fut plus un secret que la liaison du
dompteur avec Louise Tabary.

La force de l'habitude aidant, Chausserouge cessa de dissimuler.

A chacun des déplacements du Voyage, une place était réservée à la
gauche de la ménagerie pour l'entresort des Tabary.

N'ayant plus à se heurter aux révoltes de sa femme, le dompteur devint
dans l'intimité moins brutal, presque tendre par moments même.

On eut dit qu'ayant conscience de l'indignité de sa conduite, mais
n'osant y renoncer, il s'ingéniait à se la faire pardonner.

La vérité était que la résignation et les larmes muettes de la jeune
femme avaient fait plus pour attendrir son coeur et exciter en lui des
remords que les résistances de la première heure, auxquelles il avait
répondu par la violence.

Ce fut lui qui, le premier, et avant même qu'elle eût songé à se
plaindre, s'aperçut du changement qui s'était opéré chez Amélie.

--Tu souffres... tu es malade, je le vois... Il faut consulter un
médecin, lui dit-il un jour que la jeune femme, secouée par de
continuelles crises de toux, n'avait pas touché au déjeuner.

--Oh! c'est bien inutile... Je souffre d'un mal dont le médecin ne me
guérira pas! avait répondu Amélie en hochant douloureusement la tête.

Chausserouge avait eu un geste d'impatience.

--Tout ça, c'est des bêtises! Quand on est malade, on se soigne! Tu
seras bien avancée, quand tu ne pourras plus aller et qu'il te faudra
garder le lit... Tandis qu'en prenant le mal à temps...

--Je te dis que ce n'est pas mon corps qui souffre.

--Je t'en prie, ne faisons pas de sentiment! Il est avéré aujourd'hui
que nous nous sommes trompés tous les deux, en croyant nous aimer. La
suite nous l'a bien montré. Il est clair que nous n'étions pas faits
l'un pour l'autre, mais puisqu'il n'y a pas moyen de revenir là-dessus,
je trouve tout à fait inutile de se faire du mal inutilement. Vivons
donc en bons amis, côte à côte, le mieux possible, tout n'en ira que
mieux, et au moins, nous n'aurons plus de ces tiraillements qui m'ont
fait porter la main sur toi, un jour que tu m'avais exaspéré. Que
diable! personne n'est parfait en ce monde! Acceptons donc l'existence
telle qu'elle nous est faite, sans rechigner... Je ne t'ennuie pas...

--Pas assez! interrompit Amélie.

--Allons! pas de ces mots-là! c'est bête! Je ne t'ennuie pas, je ne te
laisse manquer de rien.., tu es maîtresse chez toi. De quoi te
plains-tu?

--Non! en effet, il ne me manque rien... Mais le bien-être matériel ne
fait pas le bonheur... Je n'ose plus me montrer... Je sens tous les
regards qui s'attachent à moi, car on sait maintenant que Louise Tabary
est ta maîtresse... Tu ne prends même plus la peine de te cacher... Si
je descends dans la ménagerie, j'y rencontre Jean qui, certes, ne me
manque pas de respect, mais son air narquois quand il me salue de son:
Bonjour, patronne! et la façon insolente dont il me suit des yeux, me
font mal... C'est à peine maintenant si tu t'intéresses à ta fille... Et
je sens une terreur immense m'envahir, à la pensée de ce qui adviendra
pour elle... le jour où je ne serai plus là... pour l'aimer... et pour
la défendre peut-être!... Pourra-t-elle si jeune--car je ne prévois pas
que je puisses vivre longtemps--pourra-t-elle compter sur son père, dont
l'aveuglement est tel que je désespère de le voir jamais s'arracher des
griffes qui l'enserrent...

Chausserouge avait écouté cette tirade le sourcil froncé.

Il eut néanmoins un accès de franchise brutale.

--Eh bien! oui; là, j'ai peut-être tort, mais que veux-tu, j'ai trouvé
chez Louise ce que je n'ai jamais trouve chez aucune femme... Oui, elle
me tient... et je ne puis, quant à présent, me passer d'elle... je t'en
demande pardon... mais cela ne m'empêche pas d'avoir pour toi une
affection sincère... et pour Zézette donc! Tiens! veux-tu que je te
dise, tu ne connais pas Louise... Elle est très bonne, au fond, elle a
des remords... Elle se reproche d'être la cause de ton chagrin... Nous
n'avons pas été maîtres du sentiment qui nous a rapprochés... Il ne se
passe pas de jour que nous ne parlions de toi, de la petite... Elle
voudrait savoir... moi aussi... quelque chose qui te fasse beaucoup...
beaucoup de plaisir... pour te le donner... Voyons! désires-tu quelque
chose?... quoi?

Amélie s'était levée pour ne pas éclater en sanglots. Ainsi, son mari en
était là!... Tellement changé, tellement dominé par son absurde passion,
qu'il n'apercevait pas, l'inconscient! l'énormité de sa proposition.

Il fallait renoncer à tout jamais à l'espoir de le reconquérir. C'est
ainsi qu'il répondait à ses plaintes si pleines de résignation
douloureuse... par l'offre de compensations que lui donnerait la Tabary!

--Veux-tu, lui dit-elle suffoquée par l'émotion qui l'étouffait,
veux-tu?... Nous ne reparlerons plus jamais de cela... plus jamais... Tu
vivras comme tu l'entendras... Je souffrirai en silence, mais je ne veux
plus voir personne... je ne veux plus rien entendre...

--Comme tu voudras! dit Chausserouge, qui ne comprenait rien à
l'indignation de sa femme. Seulement, tu sais, je tiens à ce que tu
voies un médecin.

--Ce n'est pas la peine.

--Je le veux!

Et le soir même, il revint accompagné d'un docteur qui interrogea la
jeune femme, l'ausculta longuement et laissa une ordonnance.

En sortant, il prit Chausserouge à part.

--Je n'ai pas voulu effrayer la malade, lui dit-il, mais à vous je dois
la vérité. Vous m'avez appelé bien tard... Votre femme a les poumons
attaqués... Elle a besoin de grands ménagements... Le climat d'ici lui
est très défavorable, et si vous pouviez-la décider à faire un voyage
dans le Midi... ce serait encore là la médication la plus efficace de
toutes celles que je pourrais prescrire...

--Alors son état?... demanda Chausserouge effrayé.

--Est grave, je ne vous le cache pas!

Pour la première fois, Chausserouge éprouva un réel chagrin.

Si au moment du début de sa liaison, il avait cru sentir naître au fond
de son coeur une sorte de haine contre sa femme, ç'avait été un
sentiment factice, une crise irréfléchie causée par l'enragement de sa
passion qui lui faisait considérer comme un ennemi quiconque cherchait à
y faire obstacle, mais au fond de son coeur l'affection sommeillait et
il avait suffi pour la réveiller de cette menace latente, du simple
avertissement de l'homme de science.

Le docteur avait ajouté:

--Elle a dû beaucoup souffrir physiquement... ou moralement.

Et Chausserouge songea à l'existence qu'il avait faite à sa femme depuis
les longs mois qu'il l'avait délaissée. Pour la première fois, il perçut
nettement ce que sa conduite avait de répréhensible et de criminel.

C'était lui qui avait réduit sa femme à ce dernier degré de misère et il
ne pensa plus qu'à une chose, lui faire oublier le passé...

Si elle devait succomber, il voulait qu'elle mourût lui ayant
pardonné...

Il s'étonna lui-même de cet excès de sensibilité. Pour la première fois,
il se sentit la force non pas de rompre avec Louise, mais d'apporter
dans ses relations avec elle une discrétion dont lui saurait gré la
pauvre Amélie, habituée à moins de ménagements...

C'est dans cet état d'esprit qu'il se rendit le soir a l'heure
habituelle dans la caravane de Louise, non sans inquiétude toutefois.

Comment sa maîtresse accueillerait-elle la résolution qu'il venait de
prendre?

Consentirait-elle à cette sorte de partage, elle dont l'amour s'était
toujours montré si exclusif.

Dès les premiers mots que hasarda timidement le dompteur, il sentit
s'envoler toute appréhension.

Louise Tabary se répandit en condoléances.

Comment! cette pauvre Amélie était si malade que cela! Oh! voilà bien ce
qu'elle avait redouté dès les premiers jours! Elle allait être la cause,
peut-être, de la mort de la pauvre femme! Elle ne se le pardonnerait
jamais!

Pourquoi fallait-il que sa situation fausse l'empêchât d'aller la
soigner, la dorloter!

Elle aurait eu tant de joie à lui faire oublier le mal qu'elle lui avait
fait! Bien innocemment, hélas! et toute la faute en était à son bête de
coeur, dont elle n'avait su refréner les élans!

Ah! cette idée la rendait réellement malheureuse... et elle espérait
bien que François allait faire son devoir.

Et comme Chausserouge écoutait, ravi, tellement ces sentiments
répondaient à ceux qu'il éprouvait personnellement, elle continua:

--Ton devoir, il est tout tracé! C'est nous qui, par notre faiblesse
coupable, avons frappé au coeur la pauvre Amélie. Il ne faut pas que
nous ayons à nous reprocher sa mort. Si elle doit partir, que ce ne soit
pas sans que nous lui ayons prodigué toutes les consolations, tous les
soins qui peuvent adoucir sa fin. A partir de ce soir, et jusqu'à nouvel
ordre, je ne veux plus de toi... Ce sera pour moi un bien dur sacrifice,
mais auquel mon devoir me commande de me résoudre. Ce sera aussi une
épreuve... Je verrai si l'absence est capable de te faire oublier ton
amie... Tu vas rester près d'elle... Le médecin recommande un voyage
dans le Midi... Pars!... N'hésite pas!...

--Tu viendras avec nous!

--C'est impossible. Tu emmèneras Jean... J'espère que tu m'écriras...
Les tournées en province t'ont du reste toujours réussi. Recommence
l'expérience... Tu n'as qu'à y gagner, puisque, tu le vois comme moi, le
métier se perd à Paris et que, quand on y fait ses frais, il faut
s'estimer heureux.

--M'éloigner de toi... longtemps peut-être? Tu n'y penses pas.

--Je n'y pense que trop... De cette façon, mon ami, ajouta-t-elle
tristement, tu me reviendras guéri toi-même... ou plus aimant... Il me
restera alors à bénir ou à maudire cette circonstance qui m'aura donné
la mesure de la sincérité et de la puissance de ton amour... Ne me fais
pas d'objections... Ne me dis rien... Va-t'en et à demain!

Lorsque, le soir venu, Louise Tabary rapporta à Jean la conversation
qu'elle avait eue avec son amant.

--Tu es folle! lui dit le jeune homme. Comment! Au moment où nous le
tenons, tu l'éloignes! Tu le sépares volontairement de lui à l'heure
même où nous sommes sur le point de devenir les véritables maîtres de la
ménagerie! Je n'y comprends rien! Tu sais combien il est faible... Dès
qu'il t'aura quittée, comme il faut qu'il subisse toujours l'influence
de quelqu'un, il retombera sous celle d'Amélie, et alors, nisco!

Mais Louise Tabary se contenta de sourire en haussant les épaules.

--Comme tu es simple, mon pauvre garçon! Crois-tu donc que je n'ai pas
tout prévu? D'abord, tu seras là et je compte bien sur toi pour ne pas
lui laisser oublier qu'il reste à Paris une femme se mourant d'amour
pour lui. Et quant à Amélie, la pauvre, j'ai fait assez causer François
pour savoir que je n'ai dès à présent plus rien à craindre d'elle... Je
me doutais un peu de tout ça... La dernière fois que je l'ai rencontrée,
par hasard, elle m'a fait peur!... Une vraie gueule de papier mâché...
Elle a la mort dans les os... Elle sera douce, aimable et prévenante,
mais il est des satisfactions qu'elle ne lui donnera pas... des
satisfactions qu'il ne pourra jamais trouver avec d'autres qu'avec
moi... Si, pour mon malheur, je suis vieille déjà... l'âge m'a donné de
l'expérience... Crois-moi! je sais par où il faut prendre Chausserouge,
je le tiens bien!

--Mais puisque tu ne seras pas là?

--Mon absence se fera alors plus cruellement sentir... L'habitude tuera
la pitié qu'il éprouve maintenant... L'existence que sa femme, toujours
plus malade, lui fera, finira par lui peser... Il regrettera son départ,
aspirera après son retour... Il est probable que nous ne reverrons plus
Amélie... elle est déjà trop bas!... Il reviendra donc veuf, libre... La
continence aura renouvelé son ardeur, qui commence à présent à
s'émousser et alors... plus que jamais, il sera à nous!...

--Mais l'enfant?

--Je lui servirai de mère, répliqua Louise Tabary. Ne crains rien, mon
plan est tout tracé... Et puis, continua-t-elle, pour être sûr qu'il ne
nous échappera pas, je vais profiter de ses bonnes dispositions
actuelles. Bien qu'il n'ait pas fait de brillantes affaires, depuis
qu'il est à Paris, il a pas mal d'économies, bien placées... Je vais lui
dire qu'en son absence, j'ai l'intention de donner de l'extension à mon
entresort... la même extension qu'autrefois, pour faire la nique à
Boyau-Rouge, mais qu'il me manque des fonds. Comme il déteste
Boyau-Rouge, qui a été mon amant avant lui... j'aurai ce que je voudrai
et désormais nos intérêts d'argent étant communs, il sera bien forcé de
penser à moi souvent... Ce sera une sûreté de plus.

Jean Tabary regarda sa mère avec admiration.

C'était décidément une maîtresse femme et il n'y avait plus qu'à la
laisser faire; quiconque se fût occupé de ses affaires n'eût jamais su
en tirer un meilleur parti.

--M'man! lui dit-il en l'embrassant, à partir d'aujourd'hui, je ne fais
plus rien sans te consulter!

--Contente-toi seulement de suivre les instructions que je te donnerai
avant le départ de Chausserouge. Cela suffira!... Ah! surtout, sois, le
plus respectueux et le plus prévenant que tu pourras pour Amélie! Elle
te croira converti et elle sera la première à nous aider.

--Tu peux compter sur moi.

Amélie accueillit avec moins d'enthousiasme que Chausserouge le récit
que lui fit son mari de son entretien avec Louise Tabary et des bons
conseils qu'il en avait reçus.

Cette ingérence dans ses affaires ne pouvait au reste que lui déplaire,
de même que cette attitude subitement sympathique lui inspirait une
secrète défiance.

Elle ne put néanmoins s'élever contre un projet qui réalisait le plus
cher de ses voeux.

N'était-ce pas en l'arrachant de vive force à l'influence du milieu dans
lequel il vivait que le père Chausserouge avait pu une première fois
ramener son fils à de meilleurs sentiments?

Mais cette fois, on emmenait Jean, et Amélie sentit que c'était
assurément sur cette présence que comptait Louise Tabary.

Le fils veillerait à ce que le souvenir de la mère ne sortit pas de la
mémoire du dompteur.

C'était à elle à parer à ce danger, mais, hélas! dans son état de santé,
elle ne se sentait guère de force à faire oublier l'autre!

Toutefois, on prépara tout en vue d'un prochain départ. Il fut décidé
que la ménagerie se mettrait en route pour le Midi, marchant à petites
journées pour ne point trop fatiguer la malade, s'arrêtant dans chacune
des villes où il serait possible de compter au moins sur deux ou trois
représentations fructueuses.

Quelques jours avant leur départ, à l'une de leurs dernières entrevues,
Louise Tabary fit part à son amant du projet qu'elle caressait d'établir
sur les mêmes bases que jadis une concurrence sérieuse à Boyau-Rouge.

C'était un placement sûr, étant donné sa grande entente et sa grande
expérience des affaires.

Comme elle s'y attendait, Chausserouge accéda immédiatement à son désir
et il lui remit entre les mains la partie la plus importante de son
fonds de réserve, pour l'appliquer à cette entreprise.

Louise promit à son nouvel associé de le tenir au courant du résultat de
ses efforts et, par une belle matinée de septembre, le convoi s'ébranla,
prenant ce même chemin qui, dix ans plus tôt, l'avait mené à la fortune.



X


Dès les premières étapes, François Chausserouge apprécia pour quelle
large part l'expérience paternelle avait contribué à la prospérité de
l'établissement.

Lors de la première tournée, il s'était toujours déchargé sur le vieux
dompteur du soin de l'administration.

Maintenant c'était à Jean Tabary qu'était échue cette tâche plus lourde
qu'on ne le supposait.

Or, bien que le jeune homme apportât dans l'accomplissement de ses
devoirs une réelle conscience, son ignorance des petits détails du
métier lui faisait commettre mille maladresses.

Il était en outre insuffisamment secondé par le nouveau personnel qu'il
avait recruté; aussi le succès des premières représentations qui furent
données s'en ressentit-il. La publicité était mal faite; les
emplacements mal choisis, l'installation défectueuse.

Ou bien le service des vivres était mal assuré et il arriva par deux
fois qu'on dût, à défaut de viande de cheval, mettre à sac les
boucheries pour nourrir les animaux.

C'était dépenser en pure perte non seulement le bénéfice, mais les deux
tiers de la recette, et au bout de trois semaines de voyage, après
plusieurs séjours, il se trouva que les frais n'ayant pas été couverts,
il fallut attaquer la caisse de réserve.

De plus, les animaux, confiés à des mains inexpérimentées, ne recevaient
plus les soins indispensables.

Déshabitués des longues pérégrinations, plusieurs tombèrent malades, et
un lion même succomba un peu avant d'arriver à Lyon.

Chausserouge comptait se refaire dans cette ville, en y donnant une
longue série de représentations, mais il n'atteignit pas le résultat
espéré, et au moment où il se préparait à continuer son chemin, une
circonstance survint qui le força à prolonger son séjour.

Amélie qui, vaillamment, jusqu'à ce jour, avait supporté sans se
plaindre les fatigues de la route, dut s'aliter.

Son état empira et le médecin, appelé aussitôt, ne jugea pas qu'il fût
possible, malgré le courage qu'elle montrait, de repartir avant un mois.

Il ne pouvait venir à la pensée de Chausserouge de laisser sa femme dans
une maison de santé ou un hôpital, puisque c'était pour elle qu'il avait
entrepris cette longue tournée.

Il retarda donc son départ et ce fut pour rétablissement un désastre
d'autant plus grand que, bien que la curiosité des Lyonnais fût émoussée
et qu'il ne fût plus possible de compter sur de nouvelles recettes, il
fallait néanmoins subvenir à l'entretien et aux frais si considérables
que comporte une ménagerie comptant plus de soixante pensionnaires,
hommes ou bêtes.

Chausserouge montra dans cette circonstance une abnégation et une
résignation qui toucha profondément la jeune femme et lui fit presque
oublier un passé qui pourtant lui avait été bien pénible.

C'est alors qu'elle se surprit peu à peu à ne plus mépriser autant
Louise Tabary; sans se calmer, son ressentiment s'apaisait.

Elle était femme, elle avait aimé son mari; malgré ses torts elle le
chérissait encore, et elle comprenait qu'une autre femme ait pu aimer
François.

Sa jalousie et son respect de la foi jurée lui faisait blâmer cette
liaison coupable; mais dans son besoin de pardonner, elle mit la
faiblesse du dompteur sur le compte de la nature humaine, si prompte aux
caprices et aux désirs irraisonnés.

Au fond, il l'aimait bien; il venait de le lui prouver en n'hésitant pas
à sacrifier pour un temps sa passion et elle ne put s'empêcher de
savoir gré à Louise d'avoir été l'instigatrice de cette résolution.

Cette excessive indulgence venant après les révoltes des premiers
instants, ses doutes sur le mobile qui avait poussé la Tabary à suggérer
à son amant l'idée de se séparer d'elle et d'obéir aux conseils du
médecin, faisant ainsi preuve d'une abnégation rare chez une amoureuse,
s'expliquait par l'état maladif où elle se trouvait, un secret
pressentiment peut-être de sa fin prochaine et inéluctable.

Pendant les longues heures qu'elle passait seule, étendue sur son lit de
douleur, sa pensée s'égarait; elle revivait les heures passées et
l'excès de misère d'autrefois lui faisait trouver bien doux les soins
attentifs dont elle était à présent l'objet.

Elle en arrivait à juger presque légitime le besoin qu'éprouvait
Chausserouge d'aller chercher ailleurs un aliment à sa passion, puisque
sa santé lui interdisait désormais de lui donner les satisfactions qu'il
était en droit d'attendre de sa femme.

D'ailleurs, puisqu'elle restait son amie, sa meilleure amie, la mère de
son enfant, puisqu'il l'aimait avec son coeur comme il venait de le lui
prouver victorieusement, était-il juste de lui faire un crime
irrémissible d'en aimer une autre avec ses sens?

Ce fut un phénomène curieux, bien fait pour exciter la sagacité des
philosophes, que ce revirement subit chez la pauvre malade.

Elle se trouvait heureuse, après tant de déboires, d'une situation
qu'elle n'était pas maîtresse de changer et contre laquelle, quelques
mois plus tôt, elle s'était élevée avec indignation et violence.

Le même revirement s'opéra en même temps chez Chausserouge, et ces deux
êtres se comprirent sans se donner le mot.

Durant les longues heures qu'il passait près de sa femme, plus tendre et
plus dévoué qu'il ne l'avait jamais été, il parlait de Louise Tabary, de
ses qualités, de sa franchise, des remords qu'elle avait montrés, de
ses hésitations, et Amélie l'écoulait, sinon avec plaisir, du moins avec
intérêt.

--Cette femme, pensait-elle, a suivi l'impulsion qui la poussait vers
mon mari; elle a cédé, non sans avoir lutté, et elle a fait son possible
pour faire oublier le chagrin qu'elle m'avait causé...

Eh bien! mon Dieu! puisque fatalement Chausserouge était destiné, de par
son tempérament, à avoir d'illégitimes faiblesses, il valait mieux pour
elle qu'il se fût rencontré avec cette femme trop facile peut-être, mais
que la sincérité de sa passion excusait jusqu'à un certain point.
Certainement Louise Tabary était calomniée, car elle avait du coeur.

Et comme Jean faisait preuve depuis quelque temps à son égard d'une
condescendance à laquelle il ne l'avait pas habituée, lui témoignait des
marques d'intérêt qui la touchaient, comme en outre, il affectait,
malgré les embarras qu'avait suscités son administration défectueuse, un
grand dévouement à la cause commune, elle revint peu à peu sur ses
préventions à son égard.

Mais la paix ne régnait pas moins dans le ménage, à ce point que l'aveu
lui-même du prêt important que le dompteur avait consenti à Louise
Tabary, avant son départ, ne souleva de la part de la jeune femme aucune
objection.

Elle ne pouvait qu'approuver son mari, puisqu'il avait cru bien faire.

Bref, Chausserouge eût été le plus heureux des hommes, si d'une part il
eût pu concevoir l'espérance du rétablissement de sa femme, et si la
prospérité de la ménagerie n'eût reçu aucun accroc.

Mais il ne faisait qu'entrer malheureusement, et il ne fut pas long à
s'en apercevoir, dans une période de déveine.

Un mieux sensible, dû peut-être à la phase de quiétude morale dans
laquelle vivait Amélie, s'étant manifesté, il donna l'ordre du départ,
et le convoi reprit la route du Midi.

Nulle part, et pas même dans les villes sur lesquelles il comptait le
plus, il ne retrouva son succès d'autrefois.

Il ne pouvait comprendre pour quel motif une froideur dédaigneuse
remplaçait aujourd'hui l'enthousiasme des anciennes années.

C'était pourtant le même spectacle, augmenté d'attractions inédites, le
même travail... Peut-être était-on blasé sur ce genre de
divertissement... Toujours est-il qu'il continuait à ne faire que des
recettes dérisoires, insuffisantes même pour couvrir les frais.

Partout, des demi-salles, un public sceptique que ne parvenaient à
émouvoir ni la témérité de ses exercices, ni le dressage d'animaux
jusque-là réputés indomptables.

Bref, il vint un jour où, sinon réduit aux expédients, du moins très
gêné, il dut écrire à Louise Tabary et la prier de lui venir en aide en
lui restituant une partie des sommes qu'il avait avancées.

Mais, à Paris non plus, les affaires n'allaient pas.

Louise avait employé son argent comme il était convenu. Elle avait fait
de grands frais, agrandi son établissement, doublé, triplé son
personnel; le succès n'avait pas récompensé son effort et Boyau-Rouge
restait le maître de l'entresort le plus fréquenté et le plus à la mode
de tout le Voyage. Pourtant elle n'avait rien négligé pour ramener la
vogue.

Elle restait dans une situation identique, n'ayant pas encore perdu
d'argent, mais se demandant si elle arriverait à en gagner.

Dans ces conditions et à son grand regret, il lui était impossible de
répondre à la demande du dompteur et de mettre aucune somme à sa
disposition.

Cependant il fallait en sortir.

Le dompteur ne voulait pas s'exposer à rester en panne avec sa
ménagerie, loin de tout secours, dans un pays inconnu, où il n'avait
aucun crédit à attendre.

Il se consulta avec sa femme et Jean Tabary et, d'un commun accord, il
fut décidé qu'il se rendrait à Paris et que là il s'arrangerait pour
contracter un emprunt qui lui permit de faire face aux obligations qui
lui incombaient, en attendant une campagne plus heureuse.

--Le plus simple, dit Jean, ce sera de t'adresser à Vermieux. Il a prêté
à bien d'autres sur le Voyage, puisque c'est son état... Il sait qui tu
es, il n'ignore pas que ton établissement vaut de l'argent, tu auras de
lui ce que tu voudras.

--Un usurier, dit Chausserouge en faisant la grimace.

--Usurier! Usurier tant que tu voudras! mais tu seras encore bien
content de le trouver. Ma mère le connaît. Elle pourra te mettre en
rapport avec lui. C'est le seul qui puisse te tirer d'affaire.

Profitant de son séjour à Cette, où il n'avait pas l'espoir de réaliser
des bénéfices, il sauta en express et partit pour Paris.

Il tomba à l'improviste chez Louise Tabary; après l'effusion des
premiers instants, après qu'il eut donné des nouvelles de sa femme, il
expliqua sa situation embarrassée.

Justement, un nouveau revers et bien inattendu venait de frapper Louise.

Un nouveau règlement de police, concernant les fêles foraines, venait
d'être mis en vigueur et les conditions imposées à l'industrie dite des
entresorts, étaient à ce point inacceptables qu'elles allaient rendre
impossible l'exercice de la profession, si elles étaient appliquées dans
toute leur rigueur. Ah! quand la malechance s'en mêlait, ce n'était
jamais fini!

En ce qui concernait l'intention de Chausserouge, Louise Tabary fut de
l'avis de son fils.

Il fallait s'adresser à Vermieux, qui justement était à Paris en train
d'opérer divers recouvrements.

--Et tu as de la chance, conclut-elle, car il passe la moitié de son
temps, dans son pays, en Auvergne. Il ne revient qu'à l'époque des
échéances.

--J'aurai recours à lui... évidemment, dit Chausserouge, s'il m'est
impossible de faire autrement, mais auparavant je veux épuiser tous les
autres moyens qui peuvent s'offrir à moi. Or, pendant la route, j'ai eu
une idée. Si je réussis dans l'entreprise que je vais tenter, je serai
soutenu bien mieux que je ne pourrais l'être par Vermieux et en même
temps cela me coûtera moins cher. Voilà: par ma mère, je suis ramoni. Tu
sais qu'il existe, sur tout le Voyage, entre ramonis, une sorte de
franc-maçonnerie, qui les oblige à se soutenir mutuellement. De là, leur
grande force qui les met à l'abri de la misère, bien que tous les
membres appartenant à cette race soient éparpillés sur tous les points
de la France. Ils forment une association occulte, qui a pour chef
Lamberty, le directeur du Miroir magique. C'est lui leur pape... ou leur
roi, et ils lui obéissent, bien qu'il affecte des allures tout à fait
différentes. A le voir, on le prendrait pour un beau monsieur et rien ne
pourrait faire supposer l'influence qu'il exerce et le pouvoir dont il
dispose. En dehors de sa fortune personnelle, il a la garde de la caisse
de réserve, car il y a une caisse, qui s'alimente, je ne sais comment,
et qui est destinée à venir en aide aux frères malheureux. Moi, je ne
lui demanderai pas un secours, mais un prêt, avec hypothèque sur mon
établissement; il ne court aucun risque et je ne prévois pas qu'il
puisse me refuser. Il était très bien avec mon père; il a assisté à mon
mariage... Le jour où nous avons réuni pour le célébrer tout le Voyage
au Salon des Familles, à Saint-Mandé, il était là. C'est un temps dont
on aime à se souvenir... Nous étions heureux... alors! Je le lui
rappellerai. Oui, décidément; ça me coûtera moins... j'aime mieux ça...

Louise Tabary hocha la tête d'un air de doute.

--Mon cher ami, je connais les ramonis aussi bien que toi... Sans
doute, ils s'entr'aident au besoin... Mais il faut pour cela être de
leur race... Tu n'en es qu'à moitié... par ta mère et puis, ta
prospérité qui ne s'était pas démentie jusqu'à ce jour, t'a fait des
jaloux... On ne sera pas fâché, et Lamberty le premier, de te savoir
dans la crotte et on t'y laissera... On trouvera des prétextes pour te
refuser... d'autant plus facilement que c'est un service que tu
demandes. Tandis qu'avec Vermieux, c'est une affaire que tu règles. Il
ne te fait pas de faveur... Il gagne sur toi... tous deux vous y trouvez
votre compte et vous ne vous devez rien l'un à l'autre. Crois-moi, ne
perds pas de temps, et abouche-toi tout de suite avec Vermieux.

Mais Chausserouge persista; il tenait à son idée.

Le lendemain, il se présentait chez Lamberty, installé pour le moment
sur le boulevard Clichy.

Lamberty était un homme gros et court; un long nez crochu partageait en
deux son visage et ses joues étaient ornées d'une paire de favoris
poivre et sel, très épais et célèbres sur tout le Voyage.

Une lourde chaîne de montre en or, ornée de breloques et de cornes de
corail, s'étalait sur son ventre légèrement bedonnant; ses doigts velus,
gros et courts étaient surchargés de bagues.

Indépendamment de la royauté qu'on lui attribuait, il jouissait d'une
grande influence parmi les forains qui n'étaient pas de sa race.

On le craignait; à voir avec quelle facilité il obtenait les permissions
et les autorisations qu'il demandait, on le soupçonnait d'avoir des
attaches avec la police..

La vérité était que Lamberty, doué d'une intelligence peu commune et
d'une activité sans pareille, connaissait son métier à fond et qu'il
mettait les facultés les plus rares au service de son état.

Il était possesseur de plusieurs baraques qui fonctionnaient
simultanément et personne mieux que lui ne savait prévoir la mode,
découvrir et mettre en oeuvres des attractions nouvelles.

Il avait pour principe qu'il ne faut jamais fatiguer le public, tenir
toujours sa curiosité en éveil, en apportant constamment une
amélioration nouvelle à chacun des trucs dont il était l'infatigable
inventeur. De là son succès.

Et si on le jalousait, on le jalousait tout bas, car on le savait homme
à ne jamais oublier une injure ni un mauvais procédé.

Chausserouge le trouva dans sa caravane occupé à se raser le menton
qu'il avait bleu comme un menton de cabot.

Lamberty reçut le dompteur avec de grandes démonstrations d'amitié, lui
prodiguant les marques de sa sympathie, à ce point que dès le premier
abord François augura très bien du résultat de sa démarche.

Mais dès que celui-ci aborda le récit de sa situation embarrassée, qui
le faisait avoir recours à lui, le visage de Lamberty se rembrunit
visiblement.

Quand il en vint à solliciter carrément le prêt d'une somme de dix mille
francs, indispensable pour faire face à ses affaires, une impassibilité
glaciale remplaça l'enjouement de la première minute chez le roi des
ramonis qui donnait à ce moment les derniers soins à sa toilette.

Il réfléchit un instant, puis:

--Mon cher ami, dit-il à François, vous savez, je n'en doute pas,
combien est grand mon désir de vous être agréable. Vous ne seriez pas
ici sans cela... J'ai beaucoup connu votre père qui était un brave
homme, un honnête homme dans toute l'acception du mot, et dont le nom
restera comme une des gloires du Voyage... Je l'aimais beaucoup et il me
le rendait un peu... J'ai connu également votre mère, une digne
femme..., et ma famille était même alliée avec ses parents. Toutes
choses que l'on n'oublie pas. Ce préambule pour arriver à vous dire que
si je voyais la possibilité de vous rendre service, j'en serais trop
heureux... Je suis rond en affaires... je vous dirais:

Vous avez besoin de dix mille francs... Je les ai... Les voilà!... Vous
me les rendrez quand vous pourrez! Nous toperions, et ce serait fait.
Avec vous, je ne serais pas inquiet. Malheureusement, il m'est
impossible de vous faire la moindre avance. On se méprend beaucoup sur
ma situation de fortune. On me croit très riche parce que je travaille
beaucoup, parce qu'on voit mon nom partout, parce que je suis
propriétaire de plusieurs établissements. On a tort, et c'est justement
pour cela que je ne puis disposer d'un sou. Tout mon capital est
éparpillé. C'est ainsi que je viens de mettre en oeuvre différents trucs
qui me coûtent les yeux de la tête, un «Mer-sur-Terre», avec machine à
vapeur, tangage et roulis, perfectionnement de mon invention, de plus,
un «Chemin de l'Amour», une idée extraordinaire, mais prendra-t-elle? Un
tonneau énorme, percé aux deux bouts, dans lequel sont disposées des
banquettes sur lesquelles on attache les clients, hommes et femmes, et
on roule le tout... C'est très drôle, mais ça donne mal au coeur...
C'est justement ce qui m'inquiète... à moins que ce ne soit là une cause
de succès! Bref, tous ces essais me coûtent gros et mon argent s'est
immobilisé. Je vous raconte tout cela, mon cher ami, pour bien vous
faire comprendre qu'il n'y a pas de ma part mauvaise volonté, bien au
contraire, seulement...

Sur ces mots il s'interrompit, compléta sa phrase d'un geste découragé
et se leva pour couper court, puis, voulant donner une conclusion
définitive à sa tirade, dont il ne savait comment sortir sans se
répéter, il tendit sa main au dompteur.

--Sans rancune, n'est-ce pas?

Mais ce n'était pas là l'affaire de Chausserouge. Il insista, affectant
de ne pas comprendre que Lamberty lui donnait congé.

--Je suis trop du métier, répliqua-t-il, pour ne pas comprendre que vous
avez des charges, des obligations et que le nombre et la variété de vos
diverses entreprises ne vous permettent pas de disposer personnellement
d'une somme aussi importante; aussi, en venant vous trouver, ce n'était
pas à Lamberty que je voulais m'adresser, mais à celui qu'avec raison
nous considérons, nous autres ramonis, comme notre chef. Moi aussi, vous
le savez, je suis ramoni par ma mère et je n'ignore pas qu'il est de
tradition, parmi ceux de notre race, de nous venir mutuellement en
aide... Je n'ignore pas non plus que vous êtes le dispensateur suprême.
Notez d'ailleurs que ma demande, si elle est agréée, ne videra pas la
caisse commune. Ce n'est pas un secours, mais un simple prêt que je
sollicite, remboursable aux époques qu'il vous conviendra et garanti par
une hypothèque sur mon établissement...

Lamberty parut très visiblement ennuyé de la tournure que prenait
l'entretien.

Il réfléchit un instant, puis avec un sourire contraint:

--Nous entrons dans un ordre d'idées tout différent. Mais tout d'abord
laissez-moi rectifier quelques petites erreurs. Je ne suis pas, comme
vous le dites, le roi, ni le chef suprême des ramonis... Ma situation
sur le Voyage, l'origine de ma famille me donnent seulement une certaine
autorité sur mes compatriotes... Ils me marquent de la confiance, ils me
choisissent pour arbitre dans leurs contestations privées; ils m'ont
institué leur trésorier et c'est moi qui suis chargé de répartir, entre
les plus nécessiteux, certains fonds dont j'ai en effet la disposition.
Mais il y a loin de cette situation à la royauté absolue que vous
m'attribuez... Je dois compte de mes actes, je ne suis que le gardien
fidèle des usages et des coutumes de nos pères... Eh bien! à ce titre
encore, je ne puis vous venir en aide, attendu que vous ne remplissez
pas les conditions... D'abord, vous n'êtes pas dans la misère, vous avez
une surface, une installation qui vaut de l'argent, et les sommes qui
vous seraient confiées manqueraient à ceux de nos frères qui sont dans
le besoin... Nous sommes une Société de secours, non un Établissement
de prêt... De plus, et c'est là même la principale et la meilleure
raison; vous n'êtes pas des nôtres, vous n'êtes pas ramoni!

--Je vous demande pardon! répliqua vivement Chausserouge, ma mère était
une vrai ramoni et vous venez de me dire que sa famille était alliée
avec la vôtre.

--C'est possible, mais votre mère est morte depuis longtemps; votre père
était originaire d'Auvergne, non du pays de Bohème, et le jour où,
contrairement aux coutumes de notre pays, Maria à épousé Chausserouge,
elle s'est séparée à tout jamais de ses frères pour prendre la
nationalité de son mari. Et elle pouvait même s'estimer heureuse de
n'avoir pas attiré sur sa tête les malédictions et les anathèmes de ses
coreligionnaires.

Et Lamberty, pour mieux convaincre son interlocuteur, rappela en
quelques mots les bases fondamentales sur lesquels s'appuyaient, depuis
un temps immémorial, les usages des ramonis.

Chassés de leur pays, condamnés à une existence nomade, ils avaient
néanmoins conservé leur autonomie, leur indépendance, parce qu'ils
avaient su s'astreindre à une rigoureuse et sévère observation des
traditions.

Tandis que les uns parcouraient les campagnes, exerçant les industries
les plus humbles, raccommodeurs de porcelaine, rempailleurs de chaises,
fabricants de corbeilles et de paniers, diseurs de bonne aventure,
rebouteurs ou sorciers, gîtant au bord des routes, vivant à la grâce de
Dieu ou plutôt aux dépens de la compagnie, maraudant un brin, mendiant
ou braconnant à la barbe du champignol (garde-champêtre), les autres, de
goûts plus raffinés ou plus ambitieux, avaient rejoint le Voyage,
s'étaient installés et avaient eu des fortunes diverses.

Quelques-uns, les insouciants, continuaient à végéter dans les derniers
emplois, étaient restés garçons de piste, musiciens ou chiqués; tandis
que la plupart, comme lui, Lamberty, étaient arrivés, à force de
travail, à acquérir à la fois de l'aisance et une certaine notoriété.

Mais, à quelque degré de l'échelle sociale qu'ils pussent appartenir,
les raboins,--c'est le terme familier qui sert à désigner les ramonis
sur le Voyage--sans exception obéissent à la même loi, et malheur à qui
la transgresse!

Un raboin ne peut épouser qu'une fille de raboins, et encore ce mariage
doit-il être dépourvu de toutes les formalités ordinaires.

Pas de mairie, pas d'église. Les futurs conjoints se réunissent devant
le plus ancien de leur tribu,--car bien qu'errants, ils forment encore
des tribus--qui les unit sans autre forme de procès.

Les ramonis ne sont d'aucun pays; ils sont raboins, voilà tout. Toujours
par monts, par vaux et par chemins, ils échappent à tout recensement, et
en fait d'impôts, ne payent que la patente obligatoire inhérente à leur
état.

Ils négligent de faire inscrire leurs enfants à la mairie, esquivant par
ce moyen la conscription et le service militaire.

Ils ne tombent sous la règle commune qui régit la société que le jour de
leur mort. Ne pouvant faire disparaître le cadavre, ils doivent faire la
déclaration de décès à la mairie du pays qu'ils traversent. Mais c'est
là l'unique obligation à laquelle il ne leur est pas permis d'échapper.

Et s'ils sont parvenus à conserver ainsi leurs droits et leurs coutumes
traditionnelles dans toute leur intégrité, ils le doivent à la sévérité
avec laquelle ils punissent quiconque y contrevient.

Les anciens s'érigent en tribunal et rendent des arrêts sans appel.

Aussi était-il étonnant que le mariage de Maria, célébré jadis
contrairement aux règles, n'eût pas donné lieu, de la part des ramonis,
à des représailles justifiées par cette transgression.

De semblables mésalliances n'avaient-elles pas souvent donné lieu à des
scènes sanglantes?...

Dernièrement encore une troupe de raboins n'avait elle pas attendu un
soir, à Asnières, sur le bord de l'eau, un jeune homme qui devait
épouser le lendemain une ramoni?

Ils l'avaient saisi, dépouillé, lardé de coups de couteau et jeté à la
Seine.

Certes, lui, Lamberty, était loin d'approuver ces mesures extrêmes, mais
il était, comme ses coreligionnaires, respectueux des coutumes
anciennes.

On avait eu raison de laisser épouser Maria par Chausserouge, puisque
tel avait été son bon plaisir, mais à partir du jour où elle était
devenue la femme d'un chrétien, elle avait délibérément rompu tous les
liens qui rattachaient à ceux de sa race.

Elle avait cessé d'exister pour eux et son fils n'avait pas qualité pour
se réclamer d'un titre qui ne lui appartenait pas.

--De telle sorte, conclut Lamberty, que si je me permettais de passer
outre, d'accéder à votre désir, je trahirais la cause que je suis chargé
de défendre et je m'attirerais de justes remontrances que je ne veux pas
encourir.

Chausserouge quitta tout penaud le directeur du Miroir magique.

Décidément, Louise Tabary avait toujours raison: elle avait prévu la
réception qu'on venait de lui faire et c'était en connaissance de cause
qu'elle l'avait tout d'abord engagé avec tant d'insistance à s'adresser
à Vermieux.

Il rendit compte de sa démarche à sa maîtresse:

--C'est bien fait, répondit Louise, je t'avais prévenu, tu n'as pas
voulu m'écouter... Pendant ton absence je n'ai pas perdu mon temps.
Comme je prévoyais la réponse qu'on t'a faite, je me suis mise
aujourd'hui en campagne et, ce soir, Vermieux sera là... je l'ai invité
à dîner. Tu sais, joue serré avec celui-là. C'est un malin... Du reste,
je serai là pour t'appuyer.

Chausserouge ne connaissait Vermieux que de vue et de réputation. Par
ouï-dire, il le savait impitoyable et rusé comme un singe.

L'usurier passait pour avoir ruiné déjà pas mal de forains qui avaient
voulu jouer au plus fin avec lui. De là la répugnance du dompteur à
entrer en relations avec lui.

Vermieux fut exact au rendez-vous.

--Bonjour, garçon, dit-il à Chausserouge avec sa bonhomie cauteleuse, en
lui tendant la main. Eh bien? Quoi donc? c'est vrai ce que Louise m'a
dit? On a eu quelques malheurs... C'est bon, on en reviendra!... Je ne
veux pas te dire que je suis content de la circonstance qui me fournit
l'occasion de boire un verre avec toi, mais ça me fait plaisir de
trouver le fils d'un vieux camarade, d'un pays... car le père
Chausserouge aussi était de l'Auvergne... Et si je peux t'être utile,
par ma foi, j'en serai content!

Le repas fut très animé.

Vermieux buvait beaucoup et mangeait comme quatre; il affecta pendant le
dîner de ne faire aucune allusion au motif de leur réunion.

Au dessert, il fallut aborder la question.

--Vermieux alluma sa pipe, et avec une netteté, une précision que
Chausserouge fut surpris de rencontrer chez un homme qui venait de faire
de telles libations, il posa une série de questions au dompteur.

Puis, lorsqu'il se fut renseigné suffisamment.

--Hum! Hum! fit-il, tu dis, garçon, qu'il te faudrait pour te
recaler?...

--Dix mille francs!

--Dix mille francs, c'est une somme, et ça ne se trouve pas sous le pas
d'un cheval. C'est que, sais-tu, garçon, qu'il y a rudement des risques
aujourd'hui, dans notre sacré métier. Regarde à quoi tient le succès!
En dix ans de temps, ton père, parti de rien, est parvenu à faire une
fortune. En cinq ans, et bien que n'ayant rien négligé pour réussir, tu
as boulotté toutes tes économies... Moi, j'ai débuté sur le Voyage comme
galaupe (petit employé); j'ai réussi à mettre quatre sous de côté.
Aujourd'hui il n'y aurait plus mèche, tout ça pour dire que les temps
ont bien changé!

Et le père Vermieux passa en revue toutes les industries foraines.

Les vélocipèdes végétaient; les chevaux de bois étaient usés; les bonnes
fertes ne gagnaient plus leur pain; les panoramas, les musées, les
phénomènes ne faisaient plus le sou.

Seuls, les entresorts avec la danse du ventre et les petites femmes
tenaient encore coup; la préfecture venait d'y mettre bon ordre et la
mère Tabary en savait quelque chose.

Plus moyen de faire de musique après onze heures; plus d'orchestre. Une
fête sans tambour, sans grosse caisse, sans cymbales, est-ce que ça
pouvait se comprendre?

Les musiciens allemands, qui ne coûtaient rien ou à peu près, remplacés
obligatoirement par des musiciens français, qui exigeaient des six
francs par jour, et cela sous peine de voir la baraque démolie par les
patriotes indignés.

Augmentation des frais, diminution des recettes, tel était le bilan du
Voyage.

Et encore, il ne venait d'examiner que le petit côté de la question.

Voilà que maintenant l'industrie foraine au lieu de rester l'apanage
d'un petit nombre d'individus ayant mêmes origines, mêmes goûts, mêmes
idées, comme dans son temps, venait de s'augmenter d'un certain nombre
d'adhérents, dont la venue allait, à brève échéance, causer la ruine des
entrepreneurs de petits spectacles.

Des compagnies françaises et anglaises se formaient tous les jours avec
un gros capital et montaient avec un luxe que ne pouvaient atteindre les
anciens du Voyage, des établissements éclairés à la lumière électrique,
dorés, marchant à la vapeur, avec un personnel en livrée, des caissiers,
des contrôleurs, des surveillants, etc., de véritables administrations,
quoi!

Et ils s'installaient sur les emplacements les plus favorables avec la
complicité du placardier (délégué au placement), des commissaires de
police, des municipalités qu'ils couvraient d'or, au grand détriment de
ceux qui occupaient les mêmes places avant eux.

C'étaient les bateaux «Mer-sur-Terre», grands comme de véritables
chaloupes, des chevaux mécaniques, grandeur naturelle et marchant au
galop, des «Courses en ballons», un tas d'innovations dont se passaient
bien nos pères et qui tuaient l'industrie des petits, comme les grands
magasins menacent tous les jours d'englober tout le commerce parisien...

--Ainsi va la vie, les gras mangent toujours les maigres! Et depuis leur
intrusion, plus moyen d'avoir une place, sinon à la gauche du Voyage, et
le mètre carré se paye des sommes exorbitantes. Ils ont eu beau
augmenter et doubler le prix de leurs places, le public se presse dans
leurs baraques, attiré par la nouveauté, et délaisse les anciens. Ce
sont eux, les nouveaux venus, qui, par leur flas-flas, nous ont mis à
dos une partie de la population. C'est depuis qu'ils ont envahi le
Voyage qu'on a fondé la Ligue anti-foraine, qui ne tend rien moins qu'à
obtenir qu'on nous chasse en dehors des fortifications. Alors, du coup,
ça sera la ruine!... Déjà le public, par le luxe auquel on l'a habitué,
ne prend plus le même plaisir à nos spectacles modestes, bientôt si ça
continue, il les délaissera complètement... Alors ce sera la misère
complète... Pas de recettes, pas de pain à donner aux gosses! Et
pourtant faut manger tous les jours... Et on vient trouver le père
Vermieux: «Père Vermieux! Voyez notre situation... Vous savez ce que
c'est... le métier ne va pas... Je sais plus comment faire... Vous ne
pourriez pas me prêter cent francs!» Et le père Vermieux, bonne bête, y
va de sa bonne galette... sans savoir si elle lui rentrera jamais... Et
il en a comme ça sur tout le Voyage! Ah! mon vieux Chausserouge, c'est
rudement triste tout de même pour moi, quand je me vois obligé, pour
rentrer dans mes fonds, de faire vendre... De pauvres diables souvent,
qui savent pas où coucher le soir... Mais pourtant faut être juste, je
peux pas me mettre sur la paille. Et on dit comme ça, je le sais:

«--Oh! le père Vermieux, c'est une vieille crapule!» Crapule! pas tant
que ça! Et tous ceux qui font les malins seraient rudement embarrassés
s'ils ne m'avaient pas! Seulement si je veux continuer à me rendre utile
à mes anciens confrères, faut que j'en garde le moyen, faut que je me
réserve et que je prenne mes précautions, pas vrai? Tout ça, garçon,
pour arriver à te dire que je ne doute pas de ta bonne foi et de la
bonne volonté, mais dame! dix mille balles, ça me donne à réfléchir...

--Mon établissement, père Vermieux, vaut quatre ou cinq fois la somme et
je ne fais que traverser une crise...

--Et si ta baraque brûle... Et si tes pensionnaires crèvent... Et si tu
meurs? Hein! dis un peu, qu'est-ce qui me restera?

--Vous cherchez la petite bête, père Vermieux. Je sais soigner mes
animaux; de plus, je suis assuré, et si je meurs, la ménagerie ne mourra
pas avec moi!...

--Ah! elle perdra rudement de sa valeur... Des lions sans dompteur,
c'est une marchandise qui coûte au lieu de rapporter. Enfin, je veux
bien, c'est entendu, il n'arrivera rien de tout cela. Vous autres et les
lutteurs, vous êtes encore ceux qui résistez le mieux... Et encore, les
lutteurs, depuis qu'on a organisé des matchs dans les grands
établissements, depuis qu'on parle de fonder des Arènes nationales...
Enfin suppose que je te prête, comment comptes-tu t'acquitter?

--C'est à vous de régler les conditions de remboursement.

Le père Vermieux se gratta un instant le front, puis:

--Tu vas d'abord, dit-il, me donner hypothèque sur ton établissement...
Il est bien entendu, n'est-ce pas, que c'est une première hypothèque...
il n'y en a pas d'autre avant la mienne?

--- Je ne dois pas un sou, répliqua Chausserouge, ainsi...

--Bon, cela! Tu me payeras les intérêts à raison de dix du cent l'an, en
deux fois ou en quatre fois, si cela le fait plaisir; moi ça m'est égal,
pourvu que cela corresponde à une fin de trimestre... C'est l'époque où
je reviens régulièrement à Paris... Comme je casque rubis sur
l'ongle..., c'est-à-dire comptant, je te retiens l'escompte,
c'est-à-dire dix du cent sur la valeur totale... Enfin, je te laisse
trois mois de répit... et tu me rembourseras à partir du quatrième mois,
à raison de trois cents francs tous les trente jours... Ça te va-t-il?
J'espère que je te traite en ami... que ce sont là, vu les risques, des
conditions raisonnables et chrétiennes... Il est bien entendu qu'on
déduira les intérêts exigés pour la somme totale, au fur et à mesure du
payement des billets que tu vas me signer.

Chausserouge fit la grimace.

--Vous voulez donc m'étrangler, père Vermieux!

--Ah! ça c'est trop fort, s'exclama le vieil usurier. Je fais pour toi
un sacrifice énorme, je te tire d'embarras... et tu te plains... Dis
donc, tu sais, tu n'es pas obligé de traiter avec moi... Tâche donc d'en
trouver un autre qui te rendra le même service, comme ça, sans
récriminer... Mais moi je ne te paye pas en crocodiles empaillés... Ce
sont des bons billets de la Banque de France que je vais t'aligner en
échange de ton papier... un papier que je ne pourrais même pas passer
dans le commerce...

--M'est avis, dit alors Louise Tabary, qui n'avait pas ouvert la bouche
depuis le commencement de l'entretien, que pour un compatriote vous
auriez pu faire une exception. Si le père Chausserouge, votre ancien
ami, vous avait demandé le même service, vous lui auriez fait des
conditions moins dures...

--Les mêmes! articula nettement Vermieux. D'ailleurs, c'est à prendre ou
à laisser. Ah! on voit bien que vous n'êtes pas dans les affaires, vous
autres!... Il faut se défendre si on ne veut pas être mangé... Moi, je
vous dis que je suis moi-même étonné des égards que je montre à
François... C'est plus fort que moi... Je me sens de l'amitié pour
lui... Si vous connaissiez les conditions que je fais aux autres!

Force fut à Chausserouge de faire contre mauvaise fortune bon coeur. Il
dut se résoudre à passer par les exigences de Vermieux.

--Va donc, lui dit Louise Tabary, quand le vieil usurier fut parti,
après lui avoir donné rendez-vous pour le lendemain, va donc, ça ne sera
pas toujours le tour des mêmes. Aujourd'hui, nous avons besoin de son
argent, mais nous sommes aussi malins que lui... et nous lui revaudrons
sa petite canaillerie, n'aie pas peur... Il viendra bien un jour où on
le forcera de rendre gorge, le grigou!...

--Mais, en attendant, il faudra payer! dit le dompteur pensif. Trois
cents francs par mois... dix pour cent d'intérêts! Mâtin, il peut être
riche!

Louise Tabary haussa les épaules:

--J'ai passé par des moments qui n'étaient pas drôles... je te jure, et
j'étais autrement embarrassée quand, toute gosse, il m'a fallu débuter
avec rien... Et j'avais cependant sur le dos un homme qui m'était plus
dispendieux qu'utile!... Ça ne m'a pas empêché de ressortir... Ah! Et à
propos de Tabary, tu sais qu'il ne va pas du tout, le pauvre vieux!...
De temps en temps, je vais le voir à son hospice... Il est rudement
bas... Il a la langue à peu près paralysée... C'est à peine si on
comprend ce qu'il dit... Les médecins prétendent qu'il a... Attends que
je me rappelle... C'est ça, j'y suis!... Ils disent qu'il a de
l'ataxie... La dernière fois que j'ai été le voir, sitôt qu'il m'a
aperçue, il s'est mis a bredouiller... il me tendait la main... Eh bien!
tu sais, ça m'a fait quelque chose... J'y avais apporté du chocolat, des
oranges, du tabac, un tas de friandises... J'ai bien peur qu'il ne
finisse pas l'année... C'était une bonne bête, tu sais, pas un méchant
homme.

Elle parlait très tranquillement, sans émotion, comme s'il se fut agi
d'un pauvre à qui elle faisait la charité.

Cette indifférence déplut à Chausserouge.

--Tout de même, dit-il d'un ton choqué, tu ne montres pas grande
affection pour ce pauvre diable... C'est ton mari cependant.

--Oh! il l'a été si peu! répliqua Louise. Il m'a aidée à sortir du
milieu où je suis née, où j'aurais vécu misérablement. Mais à part ça,
il a plutôt été pour moi un embarras. Il n'a fait qu'une chose de bien
dans sa vie, c'est son garçon. Je le soigne du mieux que je peux...
Grâce à moi, il vivra tranquille... Il n'a vraiment pas le droit
d'exiger davantage.

Chausserouge ne resta à Paris que le temps nécessaire pour arrêter
définitivement les conventions de son emprunt avec Vermieux, puis il
rejoignit la ménagerie à Cette.

Il trouva Amélie debout. La chaleur, les effluves vivifiantes de la mer
avaient rendu à sa face si pâle un peu de couleur.

Elle sauta au cou de son mari, les yeux brillants de larmes:

--Comme je suis contente de te revoir!... Tu sais, quand on est malade
comme moi... on a toujours peur de ne plus jamais revoir ceux dont on se
sépare, même pour quelques heures.

--Folle, va! Te voilà déjà grande fille. Avec un beau temps comme celui
qu'il fait aujourd'hui, tu vas te guérir et tu nous enterreras tous!...

--Oh! non, pas ça, j'aurais trop de chagrin. Et ton voyage? Ça s'est-il
bien passé?

Chausserouge lui raconta ses démarches, son insuccès avec Lamberty, ses
conditions avec Vermieux, conditions léonines, mais par lesquelles il
avait bien fallu passer.

--Seulement, ajouta-t-il, avec les neuf mille francs que je rapporte,
nous allons pouvoir nous refaire.

Intentionnellement et par délicatesse, il ne parla pas de sa maîtresse.

--Et Louise Tabary? demanda Amélie, en baissant les yeux. Tu l'as vue?

--Oui, répliqua Chausserouge, enchanté que la demande vint de sa femme.
Elle s'est beaucoup inquiétée de toi et elle m'a chargé de te dire bien
des choses... Ah! elle m'a été là-bas d'une bien grande utilité. C'est
une femme de bon conseil!... Et ici, tout a-t-il bien marché?

--Oui, Jean a été très bien pour moi... Je suis revenue un peu sur son
compte; tous les jours, dès que j'ai pu me lever, il m'a mené faire un
tour de plage avec Zézette. Il s'est beaucoup occupé des animaux, et il
n'y a eu aucun accroc...

Il sembla qu'à partir du moment où la ménagerie disposait d'un nouveau
fonds de réserve, elle entrait dans une ère nouvelle de prospérité.

A Marseille, puis à Nice, où elle séjourna une grande partie de l'hiver,
les représentations eurent beaucoup de succès.

--Ce que c'est tout de même, disait Jean Tabary, de ne plus être à
court... Dès que les recettes ne sont plus indispensables absolument
pour manger, elles grossissent... On peut bien dire que l'eau va à la
rivière.

Cependant Zézette grandissait. Elle allait atteindre sa huitième année.

Comme l'existence nomade que menaient ses parents ne permettait pas de
lui faire suivre des cours, que d'autre part, la jeune femme, dont la
santé restait chancelante, ne voulait pas se séparer de sa fille, il
fallut aviser.

Le moment était venu où il allait falloir s'occuper de son instruction.

Amélie se fit son institutrice; elle assuma la tâche de lui apprendre à
lire, mais elle se heurta à une indocilité peu commune.

Chausserouge, plein de faiblesse pour «sa petite», souriait de ces
efforts infructueux.

Il se rappelait sa propre jeunesse, l'époque où il s'échappait de
l'institution où son père l'avait placé pour venir rejoindre le Voyage.

Aussi ne trouvait-il jamais un mot de reproche pour son enfant.

--Tu la gâtes trop, disait la mère, tu es cause que je n'en puis venir à
bout.

--Laisse donc! Qu'est-ce que tu veux en faire, de ta fille? Pas une
princesse, n'est-ce pas? Alors, à quoi bon la tourmenter. On verra plus
tard, quand elle sera plus grande. Pour faire une femme de dompteur...
et peut-être une dompteuse... elle en saura toujours assez!

--Ah! non, par exemple, reprenait la mère, je ne veux pas que ma fille
entre jamais dans les cages.

--Ce n'est pas moi qui l'y forcerai, mais elle y entrera tout de même si
c'est son idée.

Et en effet, Chausserouge voyait loin. Longtemps, il avait regretté de
n'avoir pas un garçon qui pût lui succéder et perpétuer la dynastie des
Chausserouge dompteurs.

L'amour de son métier le faisait penser autrement que son père, et il ne
croyait pas qu'il fût possible de choisir une carrière plus glorieuse.

Les dispositions naturelles de Zézette, certaines particularités qui ne
lui échappèrent pas, flattèrent son orgueil paternel. L'enfant
manifestait une véritable passion pour les pensionnaires de son père.

Le soir, quand l'orchestre faisait rage, que le bonisseur conviait le
public à entrer «pour la dernière représentation», il était impossible
d'obtenir qu'elle restât à la caravane.

Alors sa mère la prenait par la main, l'amenait dans la ménagerie et
elle ne consentait à rentrer qu'au moment où, le repas des animaux étant
terminé, on éteignait les derniers becs de gaz.

Elle connaissait tous les lions par leurs noms; elle les appelait en
passant devant leurs cages, et on eût dit que, de leur côté, les bêtes
s'intéressaient a la petite amie qui tendaient vers elles ses
menottes...

Ils avançaient leurs grosses têtes vers les barreaux, comme s'ils
eussent voulu venir à elle.

Parfois, dans la nuit, quand un rugissement auquel répondaient les
grognements des ours et le rire des singes, parvenait jusqu'à elle, elle
s'accoudait sur son petit lit et réveillait son père:

--Papa!.,. Tu n'entends pas, c'est Néron qui t'appelle!...

Elle distinguait, sans se tromper jamais, «la voix» de toutes les bêtes,
résultat auquel n'était jamais parvenu Chausserouge lui-même.

Dans la journée, chaque fois qu'elle pouvait échapper à la surveillance
de sa mère, son grand plaisir était de courir à la ménagerie pour
retrouver son grand ami l'éléphant Moquart.

Moquart montrait à Zézette une affection singulière; il avait pour elle
des attentions délicates.

Dès qu'elle arrivait, il allongeait sa trompe, sur laquelle elle se
mettait à cheval, puis il la soulevait et pendant des heures, il
balançait l'enfant qui s'abandonnait, ravie, les yeux fermés, ses deux
petits bras serrant étroitement la trompe. Et il fallait se fâcher pour
la faire descendre de cette escarpolette d'un nouveau genre.

Ou bien elle prélevait une dîme sur son dîner, réservait une croûte de
pain, un morceau de gâteau, qu'elle cachait soigneusement.

C'était pour la Grandeur, le petit ours des cocotiers, le clown de la
troupe, à qui elle passait du bout des doigts et morceau par morceau
mille friandises, s'amusant des mines drôles de la bête.

Quelquefois, poussée par une sorte d'instinct atavique, elle restait
assise devant les cages, sans rien dire, sans un geste, les pupilles
dilatées, des heures durant.

Un jour que par suite de la négligence des garçons de piste, la
ménagerie était déserte, son père ne l'avait-il pas surprise, debout
dans l'allée qui longe les cages, en face de Néron!

Le lion était couché, le muffle près des barreaux, les yeux demi-clos,
une de ses pattes énormes pendant au dehors.

Zézette caressait l'animal, lui passait la main alternativement sur la
patte et sur le nez!

Chausserouge pâlit. De peur d'effrayer le lion, il n'osait pas crier et
Zézette, inconsciente du danger, joyeuse de pouvoir toucher la «bébête»,
continuait son manège, auquel Néron paraissait prendre plaisir.

Le dompteur s'approcha doucement par derrière et quand il fut à portée
de l'enfant, il la saisit et la ramena brusquement à lui.

--Petite malheureuse! fit-il, tu veux donc te faire croquer!

Néron était réputé pour son affreux caractère et, à maintes reprises, il
avait failli faire un mauvais parti aux garçons de piste qui avaient eu
l'imprudence de l'approcher de trop près.

Alors, elle, d'un ton enfantin, qui désarma le père:

--Mais, papa, je ne voulais pas lui faire de mal!

Chausserouge serra sa fille contre lui. Son sang parlait en elle.
Celle-là aussi serait une dompteuse.

Il lui expliqua seulement que parfois les bêtes étaient méchantes, soit
qu'elles eussent mal dormi, soit qu'elles eussent envie de dîner et
qu'il n'était jamais prudent aux petites filles de s'approcher trop près
d'elles...

--Plus tard! dit-il, quand tu les connaîtras bien, quand elles aussi te
connaîtront, tu pourras les caresser.

--Et tu m'emmèneras avec toi... dans les cages, dis, papa? demanda
l'enfant enthousiasmée.

--Oui, si tu es sage et si tu m'écoutes! Seulement, auparavant, il faut
bien travailler et contenter ta mère, qui se plaint que tu n'es pas
gentille.

--Ça m'ennuie d'apprendre à lire.

--Quand, on veut devenir dompteur, il faut apprendre à lire comme papa!

De ce jour, Zézette, au grand étonnement d'Amélie, devint une élève
docile et attentive et elle fit les plus rapides progrès.

Chausserouge expliqua à sa femme les motifs de ce changement si brusque,
qui l'enchantait.

--Voilà l'indice d'une réelle vocation! Notre Zézette paiera nos dettes
et rétablira la fortune de la ménagerie!

--S'il ne lui arrive pas malheur auparavant! soupirait la mère que ces
dispositions inquiétaient.

Dès lors, chaque jour, à l'heure où il arrivait pour déjeuner, Zézette
courait au-devant de Chausserouge:

--Papa, j'ai bien travaillé, ce matin... Ma récompense?

Le dompteur interrogeait la mère de l'oeil:

--Je suis très contente d'elle, répondait Amélie, elle a été très sage.

Alors Chausserouge embrassait sa fille, puis, après le repas, il la
prenait par la main et tous deux descendaient à la ménagerie.

Et c'étaient de longues explications sur la nature, les moeurs, le
caractère de chaque animal, dans un langage familier, presque enfantin,
à la portée de la gamine, qui n'en perdait pas un mot.

Puis, on faisait un petit tour de balançoire sur la trompe de Moquart,
un tour de promenade autour de l'établissement, à califourchon sur le
dos d'un poney; on allait porter à Loustic, le grand cynocéphale roux,
quelques friandises à grignoter. Dès qu'elle approchait, le singe
bondissait dans sa cage, s'accrochait aux barreaux et riait à l'enfant,
en découvrant ses dents blanches et en faisant entendre un cri guttural
pareil à un bruit de crécelle.

Puis il tendait sa main velue que Zézette saisissait et dans laquelle
elle déposait un fruit, une amande ou une noisette.

Et l'enfant s'amusait des mines de contentement de la bête et de sa hâte
à enfouir dans les poches de ses joues les bonnes choses qu'elle lui
apportait.

--Tu as tort, disait parfois Amélie, d'encourager les goûts de cette
petite, elle finira par aimer mieux ses bêtes que nous.

Alors Chausserouge posait la question à l'enfant:

--Qui aimes-tu mieux, papa et maman ou Loustic et Moquart?

--J'aime mieux, répondait-elle invariablement, papa et maman et Loustic
et Moquart.

On ne put jamais arriver à lui faire préciser un choix, ni à obtenir
qu'elle ne mît pas sur la même ligne son père et sa mère et ses deux
animaux favoris.

Et c'est ainsi qu'elle grandit, prenant de jour en jour un goût plus vif
à la profession paternelle, puisant dans cette vie au grand air une
vigueur extraordinaire.

Pendant quelque temps Chausserouge put croire que la mauvaise fortune
était définitivement conjurée, et que la ménagerie allait finir par
retrouver sa vogue d'antan.

Les mois passaient, la tournée se poursuivait avec des alternatives de
gain ou de perte, mais le résultat général demeurait satisfaisant, à ce
point que sur la proposition d'un barnum, qui fit miroiter à ses yeux
l'espérance d'une campagne fructueuse, le dompteur se décida à pousser
jusqu'en Italie.

Aussi bien, un mieux sensible s'était déclaré chez sa femme depuis
qu'ils voyageaient dans le Midi.

Si Amélie n'était pas revenue à la santé, du moins son état s'était
maintenu stationnaire et n'inspirait plus les mêmes inquiétudes.

Jean Tabary avait acquis dans le métier une expérience qui le mettait
désormais a l'abri contre les imprudences des premiers jours,
imprudences qui eussent mis l'établissement à deux doigts de sa perte,
si Chausserouge ne se fût résigné à avoir recours à Vermieux.

Le souvenir de la dette contractée était du reste le seul souci qui
altérât le contentement du dompteur, sans l'inquiéter toutefois outre
mesure.

Il avait pu payer sans trop de gêne les premiers billets venus à
échéance et l'espoir de la forte somme qu'avait fait luire à ses yeux le
barnum italien augmentait encore sa confiance dans l'avenir.

Malheureusement, il ne tarda pas à s'apercevoir que ce n'était là qu'un
temps d'arrêt dans l'adversité.

Il eut un brusque et douloureux réveil.

L'impresario s'était engagé à faire face aux frais considérables que
nécessitait le transport de la ménagerie de l'autre côté de la
frontière.

Il devait subvenir aux dépenses journalières jusqu'au jour de la
première représentation.

C'était encore par ses soins qu'une immense publicité par affiches et
dans la presse devait être faite dans toutes les villes où le dompteur
devait séjourner.

Il devait ensuite encaisser et diviser en deux parties égales le montant
des recettes.

C'était pour Chausserouge une excellente opération; pas un sou à
débourser et des bénéfices assurés.

Aussi n'hésita-t-il pas à signer le traité que le signor
Baldini--c'était le nom de l'impresario--avait préparé.

Du reste, cet Italien, aux manières patelines, au parler grasseyant,
flatteur et cauteleux, inspirait à tous une égale confiance, sauf
toutefois à Jean Tabary.

--As-tu bien pris tes renseignements sur ce bonhomme-là? demanda-t-il au
dompteur.

--Tu es bête! répliqua Chausserouge. Il a déjà fait affaire jadis,
m'a-t-il dit, avec mon collègue Perdel, qu'il a transporté à ses frais
et par mer avec toute sa troupe, de Marseille en Espagne. Ce n'est pas
sa première entreprise... Il a réussi déjà, il n'y a pas de raison pour
qu'il ne réussisse pas avec moi!

--C'est égal, à ta place j'aurais demandé un cautionnement... quelque
chose enfin, une garantie!

--Par exemple! c'eût été lui faire injure! C'est un homme trop loyal
pour cela. Avant de toucher un sou, il n'hésite pas à avancer des sommes
considérables, puisqu'il prend la charge de tous nos frais... Tu vois
bien que nous n'avons rien à craindre.

--Je le souhaite, mais prends bien tes précautions... Il me parait bien
poli pour être honnête et puis, en principe, je n'aime pas les
Italboches!

--N'aie donc pas peur! Il ne se sauvera pas..., il a trop d'argent
dehors.

--Oui, mais s'il nous laisse en plan...

--Je pense que tu es fou! Nous sommes là d'ailleurs!... Et puis, c'est à
nous d'y veiller. Tu es le seul à avoir de ces ridicules préventions.
Tiens, Amélie, qui est une femme très entendue, me disait encore
hier:--C'est un coup de fortune qui nous tombe!

--Amélie n'est qu'une femme qui ne connaît pas grand'chose aux affaires.
Il ne faut jamais s'illusionner et toujours voir les choses au pire. Si
le mal que l'on redoute n'arrive pas, tant mieux, seulement il faut
s'arranger pour n'être pas pris, le cas échéant, au dépourvu.

En attendant, pour ne pas rester au-dessous de sa réputation,
Chausserouge songea à corser son spectacle.

Outre les vieux numéros traditionnels dans la ménagerie, il fallait
trouver une attraction inédite, un exercice nouveau capable d'exciter la
curiosité et de passionner le public.

Chausserouge savait que les Italiens, fort friands de ce genre de
spectacle, ont chez eux des dompteurs renommés. Il ne voulut pas qu'il
pût résulter de la comparaison, une infériorité pour les dompteurs
français.

En un mot, pour réussir il convenait de mettre tous les atouts dans son
jeu, mais il avait beau chercher, il ne pouvait rien trouver qui n'eût
déjà été fait.

Et le temps pressait, l'époque arrivait où il allait falloir se mettre
en route.

Ce fut le signor Baldini qui eut le premier une idée qui, disait-il,
devait révolutionner l'Italie.

--Vous avez, dit-il à Chausserouge, dans son patois moitié français
moitié italien, une petite fille bien intelligente et dont vous pourriez
tirer un parti excellent.

--Ma fille! s'exclama Chausserouge, qui comprit et qui frémit à la
pensée d'exposer Zézette à un pareil danger. Vous n'y pensez pas! Me
servir de mon enfant! Ça, jamais!

--Pourquoi? Elle est très brave, elle adore les animaux et vous avez sur
eux une puissance telle que votre seule présence suffira pour la mettre
à l'abri de tout péril. N'avez-vous pas maintes fois fait entrer avec
vous dans vos cages des étrangers avides d'émotions inédites?...

--Oui, des étrangers! mais, ma fille! je ne me sentirais plus la même
sûreté!

--Au contraire, votre autorité sera décuplée... Et dès l'instant que
vous êtes sûr de n'avoir pas à redouter de défaillance de la part de
votre petite fille, qui est inconsciente du danger, qu'avez-vous à
craindre?

--Sa mère n'y consentira jamais, dit Chausserouge, qui faiblissait.

Baldini haussa les épaules.

--Madame Chausserouge vous connaît trop pour douter de vous. Et elle ne
peut pas; par son entêtement, vous forcer à refuser une occasion de
fortune. Je vous assure, c'est la fortune assurée.

--Mais alors, quelle sorte d'exercice ferons-nous?

--Je pensais d'abord à la restitution d'une scène biblique: Daniel dans
la fosse aux lions, par exemple... L'enfant figurerait Daniel, jeté en
pâture aux animaux et délivré par l'ange... L'ange, ce serait vous...
Avec un joli décor, de beaux costumes, une mise en scène soignée, ça
ferait beaucoup d'effet.

--Oui, mais il faudrait laisser Zézette quelques instants seule dans la
cage?

--Naturellement.

--Alors, n'y pensons plus! Ce sera déjà bien beau si je consens à la
faire entrer en même temps que moi... La laisser seule, ce serait une
témérité... Ce serait courir au-devant d'une catastrophe...

--Alors, une idée plus moderne. Vous pénétrez comme d'habitude dans la
cage centrale, où sont rassemblés vos animaux, et vous êtes accompagné
de la petite Zézette, costumée en clown. Vous accomplissez vos exercices
ordinaires que répète comiquement votre petite fille, dans la mesure qui
vous paraîtra possible...

--J'aime déjà mieux cette combinaison...

--Alors, c'est entendu?... Je vais m'occuper de la confection des
affiches.

--Attendez!... Pas avant que je n'aie consulté ma femme...

Chausserouge se heurta, comme il s'y attendait, à la résistance
d'Amélie.

Comme si elle n'avait pas assez des transes continuelles dans lesquelles
elle vivait tous les jours, chaque fois que son mari entrait dans les
cages!

Ah! oui, bien sûr, elle se refusait à ce qu'on tentât une expérience si
périlleuse, qui mettrait en danger la vie de sa fille.

Si, plus tard, il devenait impossible d'empêcher Zézette de suivre sa
vocation, elle se résignerait, mais, au moins, à ce moment-là, sa fille
ne serait plus une enfant; elle comprendrait le danger auquel sa
profession l'exposerait chaque jour, et elle serait de taille à tenir
tête à ses terribles élèves.

Mais pour le présent, elle, la mère, s'opposait à ce qu'il fut donné
suite à un projet qui constituait à la fois une imprudence et une
mauvaise action.

Le dompteur, que les raisons de Baldini avaient pourtant à moitié
vaincu, fut ébranlé de nouveau.

Toutefois, avant de s'arrêter à un parti définitif, il jugea utile,
selon son habitude et comme il le faisait chaque fois qu'il s'agissait
de prendre une décision importante, de consulter Jean Tabary.

Peut-être même au fond, son dilettantisme et son amour de l'imprévu, son
désir de faire parler de lui le poussaient-ils tout bas à accepter?

En somme, n'avait-il pas jadis triomphé d'une difficulté bien plus
grande, lorsqu'en Belgique, il avait, sans qu'il fut jamais survenu
aucun accident, laissé exécuter dans la cage centrale des expériences
d'hypnotisme?

Il se souvenait de l'effet immense produit, de l'enthousiasme qu'avaient
excité ses lions, rugissant et bondissant sous la cravache, par-dessus
la barrière que formait une femme raidie par la catalepsie, étendue en
travers sur deux chaises.

Il trouva, ainsi que Baldini, un appui solide chez Jean Tabary.

--Mais c'est une idée de génie, s'écria le jeune homme, et pour la
première fois je suis de l'avis de ton Italien. Mais, mon vieux, avec
cela, nous allons dégôter les dompteurs passés, présents et futurs!

--Il y a eu déjà, objecta Chausserouge, le mouton que Perdel
introduisait avec lui dans sa cage centrale et qu'il parvenait à faire
respecter par ses animaux.

--Eh bien! c'est à cela que Perdel doit sa renommée! Que sera-ce quand
on saura que Chausserouge a remplacé le mouton par son propre enfant!

--Oui, mais songes-tu quel sang-froid il me faudra, quelle émotion je
ressentirai...

--Parbleu! si j'y songe, et c'est justement cela qui doublera ton
énergie et assurera le succès.

--C'est ce que Baldini me disait.

--Il a raison! Tu as tenté tout ce que tes collègues ont tenté... Tu les
a surpassés par l'audace que tu as déployée et c'est ainsi que tu es
parvenu à te faire un nom... Il s'agit aujourd'hui d'arriver à faire ce
qu'aucun d'eux n'a jamais essayé et n'essaiera jamais... Je vais faire
comprendre à ta femme que c'est à la fois ta gloire et ta fortune qui
est en jeu... Songe donc, mon cher ami, tu auras réalisé l'impossible!

--Jean, ne me dis pas cela! Tu ne sais pas quel combat se livre en
moi... Je ne crains rien pour moi... Mais songe donc, s'il allait
arriver un accident, quel remords!

--Je ne dis pas, s'il s'agissait de travailler avec la première enfant
venue! Mais il s'agit de Zézette... une gamine qui fait mon
admiration... une gamine qui tient de toi... et qui, avec ses neuf ans,
est aussi brave que père et mère. Elle a du sang de dompteur dans les
veines... Te souviens-tu quand tu l'a surprise en train de caresser
Néron? Et puis, on lui trouvera un petit numéro bien tranquille et bien
drôle. Elle va être aux anges, ta môme! D'ailleurs toutes les bêtes la
connaissent... elle s'est élevée au milieu d'elles... Il n'y en a pas
une qui voudrait lui faire du mal? conclut en riant Jean Tabary.

--Les bêtes, dit Chausserouge, n'ont ni reconnaissance, ni tendresse
aveugle... Elles ont leur nature, qui prend trop souvent le dessus et
quand on s'y attend le moins. Il ne faut pas te le dissimuler, si je
n'avais ni l'habitude, ni surtout une bonne ficelle entre les doigts, il
y a probablement longtemps que j'aurais été boulotté. Et pourtant, il
n'y a pas de dompteur qui soit plus familier que moi avec ses animaux.
Le malheur vient quand on n'y pense pas... Vois mon père, qui, pendant
trente ans de sa vie, n'a jamais eu une égratignure... Il a suffi pour
l'enlever d'une circonstance bête.

--Enfin, qui ne risque rien n'a rien! Veux-tu que je t'indique un moyen
de triompher sûrement, des résistances de ta femme... Demande à Zézette,
si elle a envie de t'accompagner dans les cages?

--Oh! je suis sûr de la réponse, dit Chausserouge en souriant.

--Essayons toujours, ça ne coûte rien!

Le Dompteur fit venir sa petite fille.

Zézette, déjà grandette pour son âge, accourut joyeuse à l'appel de son
père.

--Écoute, mignonne, lui dit François, très tendre, tu sais que je t'ai
promis de te faire un grand, grand plaisir, si tu étais sage... et si tu
travaillais bien... Eh bien! je suis content de toi. Veux-tu entrer avec
moi dans les cages... Je te ferai faire un beau costume et tu feras
travailler les animaux, en même temps que moi!

La petite fille regarda fixement son père, les yeux brillants de
plaisir.

Un instant elle resta sans parole, comme si elle ne croyait pas qu'un
tel bonheur pût sitôt lui être réservé.

--C'est vrai, dis, petit père, demanda-t-elle enfin la voix tremblante
d'émotion, tu voudrais bien?... C'est pour de bon?...

--Je te le demande... Mais aussi, je veux être sûr que tu n'auras pas
peur.

--Moi, peur? De quoi? Je n'aurai pas plus peur que toi! Les bêtes, elles
ne sont pas méchantes... elles me connaissent! Dis! alors c'est vrai que
tu veux bien que j'entre avec toi, partout...

--Pas partout, mais dans la grande cage avec les lions...

--Et puis, la Grandeur... et puis Loustic? Hein! Ça va? Si tu veux, ça
sera moi qui ferai danser la Grandeur!

Et la petite fille, sans attendre la réponse, s'échappa des bras de son
père et courut au fond de la ménagerie.

--La Grandeur! cria-t-elle, c'est avec moi que tu vas travailler,
maintenant! Tu verras, mon petit, si tu n'obéis pas!

--Qu'est-ce que je te disais? dit Chausserouge à Jean.

--Écoute, petit père! dit l'enfant en revenant vers François, si tu veux
être sur que je n'aurai pas peur, essaye-moi tout de suite! Tiens!
veux-tu que j'entre tout de suite avec la Grandeur?

--Ah! une idée! dis Jean, fais ce que demande ta fille. Si ça va bien,
j'appelle ta femme. Quand elle verra comment manoeuvre Zézette, elle
finira par consentir. Et avec l'ours...

--Oh! celui-là, j'en réponds! interrompit Chausserouge. Je me
promènerais dans la rue avec lui sans rien craindre.

Séance tenante, le dompteur se fit ouvrir la cage de la Grandeur. Il
entra le premier et introduisit l'enfant derrière lui.

A la vue de Zézette, l'ours se dressa sur ses pattes de derrière et
marcha au-devant d'elle.

Le père, son fouet à la main, se tenait prêt à intervenir.

--Passe-moi la ficelle, dit la gamine, et laisse-moi faire. Ah!
donne-moi du sucre!

Alors, l'enfant, avec un sérieux et une crânerie admirables, répéta pour
son compte tous les exercices qu'elle avait vu mille fois exécuter par
son père.

Quand elle fut à deux pas de l'animal, droite et la tête haute, elle lui
donna sur les pattes un léger coup du manche de son fouet, puis, élevant
de la main gauche un morceau de sucre:

--- Voici pour vous, monsieur la Grandeur, mais il faut le gagner!
Dansez!

Mais au lieu d'obéir, l'animal fit entendre un sourd grondement,
avançant le museau vers la friandise promise...

--Voulez-vous danser tout de suite! répéta l'enfant en tapant du pied.

Et se souvenant du procédé de son père pour le contraindre à
travailler, elle lui cingla de sa lanière les jambes de derrière,
jusqu'à ce que, vaincu par la douleur, il se résignât à sauter d'un pied
sur l'autre avec le balancement particulier aux animaux de son espèce et
qu'il accompagnait d'une série de grognements plaintifs.

--Allez! Allez... toujours! criait Zézette, tu vois, papa, il ne manque
plus que la musique!

--Courez chercher madame Chausserouge! dit Jean tout bas à un des
garçons de piste, qui, debout devant la cage, s'émerveillaient de
l'audace et de l'adresse de l'enfant.

Amélie arriva rapidement, sans se douter de rien. Elle resta stupéfaite.

Au moment où elle apparaissait devant les barreaux, Zézette avait
interrompu l'exercice et elle tendait du bout des dents à la Grandeur un
morceau de sucre que l'animal vint docilement et toujours «chantant»
cueillir entre ses lèvres.

--Et ce n'est pas plus difficile que cela! fit Zézette en battant des
mains, tandis que l'ours retombait sur ses quatre pattes. Tu vois,
maman, avec la Grandeur, nous sommes une paire d'amis!... Maintenant à
un autre!

--Ah! non, ça suffit! dit Chausserouge tout à fait rassuré maintenant.

Il saisit l'enfant, l'enleva dans ses bras et l'embrassa sur les deux
joues.

--Maintenant sortons! fit-il, en voilà assez pour aujourd'hui.

--Déjà! dit Zézette d'un ton chagrin, déjà! Je m'amuse tant! Je n'ai
donc pas été assez sage?

Et avant que son père ait pu s'y opposer, elle ressaisit son fouet,
courut vers l'ours qui, dans un coin de la cage, se léchait les babines.

--Couchez-vous! allons, couchez-vous, monsieur la Grandeur!

Elle l'empoigna par une oreille, le bouscula jusqu'à ce qu'il se fût
étendu à terre.

Alors, elle s'assit tranquillement entre ses pattes, la tête appuyée sur
le ventre de la bête, tandis que de la main droite, elle lissait le
plastron jaune et soyeux qui est la caractéristique de l'ours des
cocotiers, puis, après une demi-minute de repos, elle se souleva sur un
coude, baisa brusquement la Grandeur sur le museau et se releva
prestement.

--Es-tu content, papa, et as-tu encore peur pour ta fille?

--Je n'aurai plus jamais peur! dit Chausserouge, les larmes aux yeux.

Il se fit ouvrir la porte et sortit avec sa fille.

Amélie, encore toute tremblante, embrassa longuement l'enfant, sans
pouvoir articuler un mot.

--Oh! maman! maman! Comme je serai sage! Si tu savais comme c'est
amusant! On recommencera, dis papa, et tu me feras entrer dans toutes...
toutes les cages?

--Eh bien! madame Amélie! craindrez-vous encore? demanda Jean Tabary,
triomphant.

La jeune femme ne répondit pas. Elle leva les yeux de l'air de quelqu'un
qui se soumet, quoique bien à contre-coeur.

--Le sort en est jeté! fit-elle, puisqu'il doit en être ainsi, advienne
que pourra!

A partir de ce jour-là, Chausserouge commença officiellement l'éducation
de sa fille.

Toutes les après-midi, il descendait avec elle dans la ménagerie et
successivement il la fit entrer avec lui dans les cages des différents
animaux.

Non seulement Zézette montrait un courage extraordinaire, mais encore
elle prenait un plaisir extrême à ces tentatives.

Elle attendait chaque jour avec impatience l'heure de les renouveler et
elle enchantait son père par son entrain et sa bonne volonté.

Baldini assista à plusieurs séances et, comme tout le monde, il fut
frappé de l'aplomb et de l'énergie que déployait la petite fille.

--Mon cher, dit-il à Chausserouge, souvenez-vous de ce que je vous dis,
vous aurez un grand succès!

Quand on apporta pour la première fois à Zézette le costume pailleté
d'argent qu'elle devait revêtir, son enthousiasme ne connut plus de
bornes.

Elle eût voulu débuter le lendemain.

On eût quelque peine à calmer son ardeur. On y parvint en lui assurant
que l'heure approchait où bientôt elle pourrait paraître devant le
public. En effet, Baldini, qui était parti en fourrier, ayant
télégraphié de Turin pour annoncer que tout était prêt, que l'arrivée de
la ménagerie était annoncée et préparée, Chausserouge donna l'ordre du
départ.

Amélie n'avait pu prendre son parti de cette double décision: elle ne se
résignait que bien à contre-coeur à quitter la France et à voir son
enfant aborder si brusquement une carrière si aventureuse. Elle avait
rêvé pour elle une autre existence.

Mais puisque le bonheur de Zézette d'une part, le succès de
l'établissement de l'autre semblaient attachés à la tentative nouvelle,
elle fit taire ses regrets comme ses craintes et elle suivit son mari,
sans hasarder même une observation.

Baldini avait bien fait les choses. Depuis huit jours, tous les journaux
étaient pleins du récit des actes de bravoure de Chausserouge.

La curiosité était vivement excitée et on annonçait l'arrivée dans la
ville de plusieurs dompteurs italiens, désireux de voir de près leur
illustre collègue français.

Le soir du jour où la ménagerie fit son entrée à Turin, au milieu d'une
affluence considérable accourue de tous les points de la cité, et
procéda à son installation, le dompteur fit, avec sa fille, une
promenade dans la ville.

Sur tous les murs étaient placardées des affiches multicolores en
français et en italien, avec le nom de Chausserouge en lettres d'un
demi-pied.

--Vois-tu, dit François à sa fille, combien il est utile de savoir lire.

Et, s'arrêtant devant une affiche:

--Tiens, comment y a-t-il, là?

Et Zézette, émerveillée, épela lentement:

                     CE SOIR ET LES JOURS SUIVANTS
                           à 8 h. 1/2 du soir
             AVEC LA PERMISSION DES AUTORITÉS DE LA VILLE.
                         GRANDE REPRÉSENTATION
                          du célèbre dompteur
                        =FRANÇOIS CHAUSSEROUGE=
                         POUR LA PREMIÈRE FOIS
                  =LA FILLE DU DOMPTEUR, MADEMOISELLE=
                               =ZÉZETTE=
                             âgée de 9 ans
                     =ENTRERA DANS LA CAGE AVEC SON PÈRE=

Suivait l'ordre des exercices et la nomenclature de tous les
pensionnaires de la ménagerie.

En voyant son nom imprimé en gros caractères, au-dessous de celui de son
père, Zézette sauta de joie.

--Tu verras, papa, tu seras content de moi, je te promets!

Et de retour à la ménagerie:

--Maman, cria-t-elle, je suis sur l'affiche! Si tu voyais... grand comme
ça!

Le soir, elle ne mangea pas. Aussitôt après dîner, deux heures avant la
représentation, il fallut lui laisser endosser son costume, tant elle
avait hâte de s'en revêtir.

Avec une tristesse mêlée de fierté, Amélie remplit les fonctions
d'habilleuse.

Zézette était charmante dans son maillot bleu et collant, sa veste très
courte soutachée d'argent qui laissait passer les paillettes de sa
ragrafe, et sa perruque à toupet de clown.

Son apparition en parade, au milieu du fracas de l'orchestre, à côté de
son père, cambré dans son dolman à brandebourgs, causa une émotion.

Elle se promenait, très crâne, devant le contrôle, une minuscule
cravache à pommeau d'or passée sous le bras droit.

Parfois elle s'arrêtait, faisait quelques agaceries à Loustic, perché au
haut d'un piquet, passait sa main sur le bec du cormoran Gustave et
mêlait sa voix grêle à celle du bonisseur, chaque fois que les cuivres
se taisaient.

--Entrez! messieurs! mesdames! La représentation va commencer! Entrez!

La salle était comble quand son tour arriva de paraître dans les cages.
Déjà son père, dans les périlleux exercices par lesquels il avait
débuté, avait obtenu un grand succès, mais l'on peut dire que toute la
curiosité s'était portée sur elle.

Qu'allait pouvoir faire en face de ces fauves terribles, qu'un homme
comme Chausserouge avait peine à mater, une enfant de neuf ans?

L'oeil brillant de plaisir, elle attendit derrière la cage que le
bonisseur aidé du garçon de piste eut terminé la sélection des animaux.

Amélie était là; elle prit sa fille dans ses bras et la serra contre
elle avec tendresse.

--Il ne faut pas trembler, maman, il n'y a pas de quoi, regarde!... Moi,
je n'ai pas peur?

--Vrai! demanda Chausserouge, plus ému qu'il ne voulait le paraître, tu
n'as pas peur?

--Ah! tu vas bien voir, par exemple! dit la petite fille en levant la
tête d'un air de défi.

--Après la répétition d'hier, fit Baldini, vous pouvez être tranquille,
Chausserouge, et vous allez entendre les applaudissements.

--François!... La gosse!... demanda Jean Tabary, qui apparut derrière la
cage. Êtes-vous prêts? Peut-on annoncer?

--Allez-y! cria la triomphante Zézette.

Alors, d'une voix de stentor qui retentit d'un bout à l'autre de la
ménagerie, Jean clama:

--Le dompteur Chausserouge et sa fille Zézette dans les cages!

François frappa trois coups du pommeau de sa cravache à la porte
intérieure, qui s'ouvrit, et il entra, souriant et le front haut,
donnant la main à sa fille.

Une salve d'applaudissements les accueillit. Tous deux saluèrent et
firent deux pas en arrière, tandis que Jean Tabary tirait un portant et
livrait passage aux deux lionnes Rachel et Saïda.

--La barrière! commanda Chausserouge.

Puis, quand il eut fait en personne exécuter à ses bêtes les exercices
ordinaires et comme il feignait de donner l'ordre de les faire sortir:

--Monsieur Chausserouge! dit Zézette, je ne trouve pas que ce soit bien
fort, votre entrée de cage! J'en ferais bien autant!

--Vous, mademoiselle!

--Parfaitement, monsieur Chausserouge!

--Est-ce que par hasard, vous prétendriez faire mieux que moi?

--Certainement! si vous voulez bien le permettre!

--Si je permets?... Eh bien! je serais curieux de voir...

Zézette prit une pose, comme jadis le légendaire Chadwick au Cirque
d'Hiver quand il s'adressait à M. Loyal, et interpellant Jean Tabary:

--Dites-moi, monsieur le bonisseur! Vous n'auriez pas dans votre
ménagerie une bête, un ours, ce que vous voudrez... à me confier pour
quelques instants?

--Un ours, si! J'aurais la Grandeur... Mais vous allez le faire croquer
par les deux lionnes, mademoiselle!

--Nous verrons bien!... Envoyez toujours!

--Faut-il, monsieur Chausserouge?

--Allez! allez! Rira bien qui rira le dernier!

Et Jean Tabary introduisit la Grandeur.

A peine entré et sur un signe de Zézette, l'ours se dressait sur ses
pattes de derrière et avançait, marchant presque à reculons l'oeil fixé
sur les deux lionnes, qui, tapies dans un angle de la cage, les oreilles
basses et l'oeil sanglant, découvraient en grondant leurs terribles
mâchoires.

--Est-ce que vous auriez peur, monsieur la Grandeur? demanda Zézette.
Voyons! allez dire bonjour à ces deux aimables personnes, qui vous
sourient si agréablement.

Mais comme la Grandeur secouait la tête en ronchonnant, peu soucieux
d'aller donner le baiser de paix aux deux fauves:

--Ah! c'est cela, monsieur la Grandeur! je ne me trompais pas. Vous avez
peur! Eh bien, il faut au moins que vous vous rendiez utile à quelque
chose. Puisque vous ne voulez pas aller au devant de Rachel et de Saïda,
ce seront elles qui feront les premiers pas... Regardez bien, monsieur
Chausserouge! La barrière vivante!

Par la porte de sortie, on passait deux tabourets que l'enfant disposait
tout près des barreaux.

Elle faisait alors monter la Grandeur sur ces piédestaux improvisés, de
façon qu'il posât également sur les deux sièges.

Elle retirait ensuite doucement le second tabouret jusqu'au milieu de la
cage de façon à ce que l'ours, dont la tête restait face au public,
formât une sorte de barrière vivante, puis elle marchait sur les deux
lionnes, la cravache haute:

--Sautez, mes belles!

Et les deux fauves, rugissant, répétaient par dessus le dos de la
Grandeur l'exercice que leur avait fait exécuter l'instant d'avant
François Chausserouge.

--Je suis obligé de me rendre, proclamait alors le dompteur, dès que les
applaudissements qui saluaient Zézette avaient cessé, vous êtes plus
forte que moi, mademoiselle!

--Quand je vous le disais; mais ce n'est pas tout?

Sur un signe, Jean Tabary tirait un portant et réintégrait les deux
lionnes.

L'enfant faisait alors descendre la Grandeur, visiblement soulagé,
couchait en travers les deux sièges, passait un mors en bois dans la
gueule de l'animal, lui sautait sur le dos et, à cheval sur cette
monture d'un nouveau genre, elle trottait autour de la cage, aussi vite
que le lui permettait les jambes courtes de la bête pesante qu'elle
actionnait de sa houssine.

Elle la faisait sauter par dessus les tabourets, puis l'arrêtait court
et saluait en envoyant des baisers à l'assistance.

L'aisance avec laquelle Zézette manoeuvrait son ours enleva le public,
qui ne lui ménagea pas les acclamations, et elle termina la
représentation en dansant une bourrée d'Auvergne en face de la Grandeur,
heureux de sentir enfin la fin de ses épreuves et l'heure de la
récompense, le morceau de sucre traditionnel, qu'il devait cueillir sur
les lèvres de sa petite maîtresse.

L'effet fut tel que l'avait prévenu Baldini, c'est-à-dire immense. Le
bruit se répandit rapidement du début triomphal du petit prodige.

Il fut de mode d'aller l'applaudir et, pendant trente jours,
l'impresario encaissa des recettes que la ménagerie n'avait jamais
connues, même au temps de sa plus grande vogue.

--Eh bien! dit Chausserouge à Jean Tabary, ai-je eu raison de passer
outre, de ne pas t'écouter?... Je sentais bien que le succès était au
bout de notre entreprise! Ah! Baldini est un malin...

--Trop malin peut-être! dit Tabary, toujours sceptique. T'a-t-il rendu
des comptes?

--Non! il faut bien d'abord qu'il se rembourse de la part qu'il a
avancée pour moi, puisqu'il a fait face, jusqu'à ce jour, à tous les
frais... Après, nous compterons!...

--Alors, compte donc le plus tôt possible!

Mais quand Chausserouge, que la défiance du jeune homme avait rendu
soupçonneux à son tour, voulut parler intérêts à Baldini:

--Mon cher, répliqua l'Italien, une affaire comme celle-là ne se règle
pas du jour au lendemain. J'ai toute une comptabilité à mettre en
ordre... Laissez-moi donc faire! Aussi bien, vous n'avez pas eu à vous
plaindre de moi jusqu'à ce jour... Il faut que j'établisse une balance
exacte des frais considérables dont j'ai dû faire l'avance... que je
prépare en outre notre prochaine campagne, car voici le moment arrivé où
il nous faudra quitter Turin... Je suis d'avis qu'il ne convient pas de
s'arrêter en si beau chemin... A Milan, nous avons encore des recettes
pareilles à réaliser... Nos bénéfices actuels vont nous permettre de
jouer sur le velours sans rien risquer... Quand j'aurai fait dans la
capitale de la Lombardie une publicité semblable, que nos premières
représentations nous auront fait rentrer ces nouveaux débours, il sera
temps de compter et, ce jour-là, vous ne vous plaindrez pas, je vous
jure, de m'avoir laissé la disposition des fonds qui, dès à présent,
vous reviennent.

Il parla longtemps pour esquiver un règlement de comptes, et si bien que
Chausserouge se laissa convaincre...

Il fut d'ailleurs d'autant plus facile à persuader que son succès
l'avait grisé. Il y avait si longtemps qu'il était déshabitué des
comptes rendus flatteurs et des acclamations d'un public enthousiaste.

Quant à Zézette, chaque nouvelle représentation augmentait son
assurance. Maintenant son père voyait sans inquiétude approcher l'heure
de son entrée en cage, les animaux s'étaient accoutumés à elle et, pour
un peu, il l'eût à présent laissée seule exécuter ses exercices.

Pour renouveler la curiosité, Jean avait imaginé un nouveau numéro: la
présentation en liberté de Loustic, costumé en gymnaste, à qui l'enfant
faisait faire des rétablissements au trapèze et des sauts périlleux.

Moquart était également mis à contribution. Sous la direction et au
commandement de Zézette, l'intelligente bête, qu'on avait affublée d'une
couverture rouge brodée d'or, d'une gigantesque paire de lunettes, d'une
collerette tuyautée et d'un chapeau pointu de clown, jouait de la grosse
caisse, de l'orgue de Barbarie, comptait jusqu'à dix, désignait la
personne la plus ivrogne de la société,--il s'arrêtait toujours devant
Jean Tabary,--la plus amoureuse et la plus jolie de l'assistance.

Le tout scandé d'un accompagnement de cymbales que manoeuvrait Loustic
avec une virtuosité et une dextérité sans pareilles.

On inaugura également, pour la plus grande joie de Zézette, les grandes
promenades dans la ville, en costumes, et c'était toujours Zézette qui
clôturait la marche, montée tantôt sur Moquart, tantôt sur l'Etourdi, le
poney de Chausserouge.

La petite prenait au sérieux son rôle d'étoile et c'était avec le plus
grand calme et la plus sérieuse conviction qu'elle recueillait sur son
passage les témoignages de sympathie de ses admirateurs.

Seule, Amélie conservait toujours une angoisse dont elle n'était pas
maîtresse, chaque fois qu'elle assistait une représentation et qu'elle
voyait sa fille aux prises avec les lionnes.

La présence de Chausserouge, attentif au moindre mouvement de l'enfant
et prêt, en cas de danger, à intervenir vigoureusement, ne suffisait pas
pour la rassurer.

L'énergie de Zézette, qui puisait dans l'habitude une nouvelle
hardiesse, loin de la tranquilliser ne faisait qu'augmenter son effroi.

Qui sait si un jour un animal mal disposé n'accueillerait pas mal un
coup de houssine, appliqué imprudemment, et alors si le père allait ne
pas arriver à temps!

Et elle voyait son enfant, étendue, râlant sur le plancher de la cage,
ses membres grêles broyés par les mâchoires puissantes des fauves!

Zézette, de plus en plus insouciante, s'amusait des terreurs que sa mère
manifestait, bien à tort, selon elle.

--Mais puisque je te dis, maman, qu'il n'y a pas de danger!... Je le
sais bien, moi!

--Ma chérie, je t'en prie, sois bien prudente..., prends bien garde!

Et il fallait que Chausserouge intervint d'un ton bourru:

--Ma parole, si la petite n'était si sûre d'elle, si elle n'était pas si
crâne, il y en aurait assez pour lui ficher le trac!... Laisse-la donc
faire... elle n'est pas en peine. Tu vas voir, à Milan, ça va bien être
autre chose. Nous sommes en train d'imaginer une nouvelle attraction,
Tabary et moi!

Après un mois de séjour, Chausserouge donna sa représentation d'adieux
et, sur l'avis que Baldini lui envoya, l'informant que la publicité
était faite, il partit pour la Lombardie.

Une déception terrible l'attendait. Au lieu de rencontrer, comme il s'y
attendait, son impresario à la porte de la ville, il tomba dans une cité
où, non seulement sa venue n'était point préparée, mais où son nom était
même inconnu.

Pas une affiche sur les murailles; nulle curiosité de la part des
habitants. De l'étonnement seulement à la vue de ce matériel imposant,
débarquant on ne savait d'où, arrivant à l'improviste.

A l'Hôtel de Ville, nul ne put renseigner Chausserouge. Baldini y était
inconnu et personne n'était venu demander une permission de séjour, ni
un emplacement pour la ménagerie.

On parut même assez mal disposé pour ces étrangers, à la déconvenue
desquels on n'ajoutait aucune créance.

Toutefois, on consentit, bien que d'assez mauvaise grâce, à les laisser
stationner sur un des cours éloignés de la ville.

Chausserouge revint désespéré, la rage au coeur. Jean Tabary avait eu
raison de se méfier. Ses prévisions ne l'avaient pas trompé!

Il avait flairé dans Baldini un aventurier, un filou adroit, préparant
de longue main ses escroqueries, sachant amadouer ses dupes.

Pourquoi n'avait-il pas pris, lui, Chausserouge, ses précautions, comme,
si souvent, Jean l'avait invité à le faire? Par quel aveuglement
avait-il donc été frappé pour ne rien voir, pour n'avoir pas eu une
minute de doute?

Ainsi, il était maintenant en pays étranger, réduit à ses propres
ressources, ayant perdu le bénéfice d'un mois de triomphe, où il avait
réalisé les plus grosses recettes de sa vie!

Si maintenant ce succès allait l'abandonner, il allait se trouver dans
l'obligation de dépenser tout ce qui lui restait, ou à peu près, de la
somme prêtée par Vermieux, et uniquement pour se rapatrier!

--Tu vois, dit Tabary avec un sourire forcé, tu vois si je m'étais
trompé! Ton Baldini!... Eh bien, nous voilà propres maintenant!

--Si je le tenais, hurla Chausserouge, je le fouterais à bouffer à mes
bêtes!

--Sais-tu ce que ça fait, continua Tabary, c'est vingt-cinq mille francs
tout net qu'il nous emporte!... tout simplement... Il paraît que ça
t'amuse de travailler pour les autres.

--Tiens! tais-toi! tais-toi! dit le dompteur en cassant en deux, d'un
mouvement nerveux, la canne qu'il tenait à la main. Mais maintenant,
qu'allons-nous faire?... Puisque tu es si fort, donne-moi un conseil...,
je le suivrai aujourd'hui...

--C'est un peu tard... Mais, enfin, mieux vaut tard que jamais...
Puisque nous sommes ici, m'est avis qu'il faut en profiter. Ce n'est pas
le moment de s'endormir... Tu vas d'abord aller déposer la plainte chez
le procureur du roi, écrire à celui de Turin. Moi, pendant ce temps-là,
je vais réparer le temps perdu, installer la ménagerie et commencer le
potin dans les journaux... Cette fois-ci, il n'y aura pas de Baldini et
la galette sera bien à nous...

Séance tenante, et pendant que Chausserouge courait au tribunal, Tabary
se mit à l'oeuvre, mais il se heurta à des difficultés qu'il ne
soupçonnait même pas.

Son ignorance de la langue italienne lui rendait extrêmement difficiles
les relations avec les gens qu'il était obligé de voir, avec lesquels il
lui fallait traiter.

Autant la population, la presse, la municipalité, bien préparées,
chauffées à blanc par un compatriote, s'étaient montrées sympathiques à
Turin, autant elles manifestaient de méfiance et de mauvaise volonté à
Milan.

On eût dit que brusquement le charme s'était rompu.

Toutefois, il parvint tant bien que mal à organiser une série de
représentations, mais le dompteur ne trouva plus ce public chaud devant
lequel il avait fait débuter sa petite fille.

Il fut, au contraire, accueilli avec une sorte de prévention.

Des applaudissements maigres récompensèrent mal ses efforts, et les
exercices de Zézette, accomplis pourtant par la petite fille avec la
même maestria, excitèrent plus de pitié que d'enthousiasme.

On s'indigna contre la barbarie de ce père, qui contraignait une enfant
si jeune à ceindre la ragrafe traditionnelle et à affronter sans
défense des animaux aussi redoutables.

Des journaux se firent les interprètes de la pensée publique en
s'élevant contre ce spectacle, qu'ils qualifiaient d'exhibition malsaine
et attentatoire à la morale.

Ils firent appel à la conscience des magistrats de la ville, les
invitant à ne pas tolérer plus longtemps que des saltimbanques étrangers
donnassent l'exemple d'un semblable scandale...

A la suite de cette campagne, dont se ressentirent les recettes, un
commissaire délégué par le Parquet vint faire une descente dans la
ménagerie, accompagné d'un médecin.

Après s'être fait représenter les papiers du dompteur et s'être assuré
que l'installation de la ménagerie était telle qu'il ne pouvait, en cas
d'alerte ou de négligence, en résulter aucun danger pour les
spectateurs, il interrogea longuement Zézette.

Il avait pleins pouvoirs, au cas où la moindre infraction aux règlements
de police en vigueur dans le pays serait constatée, pour interdire
impitoyablement toute représentation, mais il dut s'en retourner comme
il était venu.

Outre qu'il ne put relever aucune contravention, les réponses de la
petite fille le convainquirent que non seulement il n'était exercé à son
égard aucun sévices, mais qu'au contraire l'empêchement qui pouvait lui
être notifié de paraître dans les cages serait pour elle la plus dure
des privations.

--Mais, monsieur, moi... j'aime mes bêtes... et mes bêtes m'adorent...
Papa me permet de les faire travailler sous ses yeux, parce que j'ai été
très sage... et que je l'ai mérité par mon application...
Demandez-lui!... Oh! non; dites, n'est-ce pas, vous ne voulez pas
m'empêcher de continuer...

Et comme le fonctionnaire, très étonné, ne répondait pas, elle fondit en
larmes.

--Mais qu'est-ce que ça peut vous faire? Ce n'est pas vous qui entrez
dans les cages!

Puis, se réfugiant dans les bras de son père, qui avait assisté à cet
interrogatoire:

--Mais, explique donc, papa... qu'il n'y a pas de danger!

L'autorisation fut maintenue, mais il demeura évident qu'on n'attendait
qu'une occasion propice pour la retirer. Une circonstance sans
importance, mais qui eût pu avoir des conséquences graves, ne tarda pas
à la fournir.

Un soir,--c'était à la cinquième soirée--Zézette était en train de faire
manoeuvrer les lionnes.

L'une d'elles, Saïda, montrait une indocilité qui ne lui était pas
habituelle. Tapie dans un angle de la cage, elle refusait d'obéir.

Zézette voulait approcher, mais son père l'arrêta.

--Je veux qu'elle saute! criait la petite, en tapant du pied. Donne ton
fouet, papa!

Le père se fit immédiatement passer une petite fourche pour se tenir
prêt à parer à tout accident, et il marcha à côté de l'enfant, qui
s'avançait, le fouet levé, vers la bête.

A ce moment, Saïda, entraînée par l'exemple de sa compagne qui
obéissait, bondit à son tour, mais, dans son élan, elle renversa la
petite fille, qui avait fait imprudemment un pas en avant au moment même
où la bête s'enlevait.

Rapidement, Chausserouge fit volte-face, la fourche en arrêt, pour tenir
en respect la lionne et l'empêcher de revenir à la charge.

Déjà Zézette s'était relevée, mais dans sa chute, son front avait
rencontré l'angle d'un des tabourets sur lesquels était juché La
Grandeur et un mince filet de sang coulait le long de ses narines.

--La porte! cria le dompteur, incertain si son enfant n'avait pas reçu
une blessure plus grave, un coup de griffe peut-être...

Jean Tabary tira le portant, les deux lionnes bondirent hors de la cage
centrale et le dompteur ayant salué, ainsi que Zézette restée souriante,
malgré la douleur, sortit, entraînant sa fille.

--- Tu es blessée? Où te sens-tu mal? demanda-t-il d'une voix altérée.

Maintenant que le danger était passé, il tremblait de tous ses membres.

--Moi! je n'ai rien... je me suis cogné le front simplement! fit
stoïquement la gamine, c'est ma faute... je n'avais qu'à faire
attention.

Puis, remarquant que par hasard sa mère était absente:

--Heureusement que maman n'est pas là! Elle m'aurait crue morte.

Un docteur qui se trouvait dans l'assistance vint offrir ses services.
Il bassina avec de l'eau froide le front de l'enfant, y appliqua une
compresse.

--Ça ne sera rien, dit-il, une contusion... Plus peur que de mal,
heureusement...

--Mais, monsieur! riposta Zézette, je n'ai pas même eu peur!

Cependant la foule, inattentive désormais aux nouveaux exercices,
restait dans la ménagerie, toujours sous le coup de l'émotion que ce
commencement de drame avait fait éprouver.

La petite Zézette était-elle blessée grièvement? Qu'était-il résulté de
l'accident?

Il n'y avait qu'un moyen de rassurer les spectateurs, c'était de faire
reparaître Zézette.

Le médecin remplaça la compresse par un morceau de diachylum, qu'il prit
dans la pharmacie portative de la ménagerie, et l'enfant revint saluer
le public.

D'unanimes applaudissements accueillirent sa rentrée. Mais l'incident
fit du bruit; grossi par l'imagination des assistants, il prit des
proportions inattendues dont s'émurent les autorités.

Dès le lendemain, on notifiait à Chausserouge une interdiction en règle
et l'ordre de quitter la ville au plus tôt.

Cette mésaventure mit le comble au désastre provoqué par l'escroquerie
de l'impresario et atterra Chausserouge.

Il fallut alors carrément avoir recours au fonds de réserve, à ce qui
restait du prêt consenti par Vermieux.

Jean Tabary fut le seul qui conservât dans cette débâcle un peu de
sang-froid.

--Eh bien! voila tout, c'est la guigne! Une première imprudence en amène
fatalement une autre. Après t'être confié ridiculement à cet Italien de
malheur, tu t'es laissé griser par ton succès à Turin, et tu n'as même
pas pensé à demander des garanties avant de partir pour Milan. Ici, tu
t'es trouvé le bec dans l'eau, avoue que c'est pain bénit... Puis, nous
avons eu la déveine de tomber sur des gens à cerveau étroit, qui
n'avaient qu'un désir, nous être désagréables... Nous avons écopé...
C'était dans l'ordre des choses... Quant, à moi, on ne m'ôtera jamais de
l'idée que nous devons cette hostilité à la jalousie des dompteurs
italiens, à qui, si nous avions réussi une seconde fois, nous enlevions
le pain de la bouche.

--Et maintenant, que nous faut-il faire? Nous sommes à cinquante lieues
de la frontière. Ça va nous coûter les yeux de la tête pour nous
rapatrier... Si nous faisions des démarches pour obtenir la levée de
l'interdiction?

--C'est inutile. Nous ne l'obtiendrions pas... A présent l'Italie est
brûlée. Nous n'avons plus qu'une ressource... Revenir comme nous
pourrons et par les voies les plus rapides. Une fois en France, nous
verrons à nous débrouiller... Nous les avons trop vus, pour notre
malheur, ces sales macaronis!

--Pourtant, c'est chez eux que Perdel a obtenu ses plus grands succès,
la consécration définitive de sa renommée... On l'a décoré en grande
pompe de l'Ordre national du pays... On peut dire qu'il y a fait sa
fortune!

--Il n'y a pas à discuter... Perdel a eu la chance... et nous avons la
guigne... Voilà qui est clair. Et toutes les réflexions que nous
pourrions faire à ce sujet ne changeraient rien à la situation.

Comme si toutes les déveines se fussent conjurées pour accabler le
malheureux dompteur, une aggravation subite se manifesta dans l'état
d'Amélie. Une véritable rechute, qui rendait bien difficile la
continuation du voyage.

Il y avait à peine une semaine, qu'à marches forcées, la ménagerie avait
repris le chemin de la France et chacun de ces jours sans recettes
coûtait gros.

Amélie fit preuve, en cette occasion, d'un courage et d'une abnégation
admirable.

--Qu'importe, dit-elle, ma santé et ma vie! Le salut de l'établissement
avant tout!

Et comme Chausserouge déclarait qu'il encourrait plutôt la ruine totale
que de laisser, faute de soins, l'état de sa femme empirer, elle reprit:

--Nous n'avons pas les moyens de nous arrêter, après les pertes que nous
venons de subir... Me laisser en route pour me faire soigner dans un
hôpital, je n'y consentirai jamais... je suis née sur le Voyage. C'est
sur le Voyage que je mourrai... Donc, pas d'hésitations! Marchons!...
Une fois de retour à Paris, je verrai à réparer les forces perdues, à
moins que d'ici-là, je n'aie succombé. Mais au moins en mourant, j'aurai
la consolation de me dire que j'aurai lutté jusqu'au bout! C'est ma
volonté!

Il fallut obéir au voeu de la moribonde...

Ce fut dans une situation d'esprit bien triste et en proie à un réel
découragement que Chausserouge atteignit la frontière française.

Il poussa ce jour-là un soupir de soulagement, comme si le sol de la
patrie qu'il foulait de nouveau lui eût communiqué une nouvelle force.

Il était à présent en pays ami; Il n'avait plus à redouter les
préventions qui accueillaient à l'étranger toute exhibition d'origine
française.

A Grenoble, où il fit son premier séjour, il organisa des
représentations, espérant faire des recettes qui lui permettraient aussi
de payer les derniers billets souscrits, lesquels avaient dû être
retournés impayés a l'usurier.

Car c'était là un souci de plus ajouté à tous ceux qui le torturaient
déjà. Quel accueil lui réservait l'ancien forain? Ne fallait-il pas
s'attendre à ce que ses demandes de renouvellement fussent repoussées?

Vermieux avait bien pris ses précautions; il était armé contre lui et il
pouvait à son gré lui causer, dès son retour, des embarras terribles...
ou lui faire de nouvelles conditions telles qu'elles le mettraient
complètement dans sa main.

Heureusement, il rentrait en France avec un numéro inédit à sensation,
et dont il avait expérimenté à Turin l'excellence.

Il allait faire pâlir, avec le début nouveau de Zézette, l'étoile de ses
concurrents, et il savait par expérience combien la vogue, même
passagère, vous recale rapidement un homme.

Il ne prévoyait pas que le bruit de son affaire fût parvenu jusqu'à
Grenoble et qu'il put avoir à se heurter de nouveau à des chicanes
administratives.

Ce fut cependant ce qui lui arriva.

L'autorisation de séjour lui fut accordée sans difficulté, mais quand il
présenta au visa son programme, on biffa au crayon rouge le numéro sur
lequel il comptait tant.

Comme il s'étonnait et demandait des explications, l'employé de
préfecture auquel il s'adressait se retrancha derrière l'article de la
loi sur le travail des enfants, qui défend d'employer dans des exercices
dangereux des enfants au-dessous de quinze ans.

Il eut beau arguer que sur tout le Voyage, dans les troupes
d'acrobates, ou au théâtre, on utilisait des enfants très jeunes.

Il lui fut répondu qu'il était loisible aux municipalités de fermer les
yeux ou de montrer une certaine tolérance, à leurs risques et périls,
mais que dans le cas spécial, le maire et le préfet, d'un commun accord,
se refusaient absolument à laisser paraître en public dans une cage de
lions, une enfant de neuf ans; que déjà, à Milan, pareille interdiction
avait été faite, à laquelle il avait dû se soumettre, à la suite d'un
accident, et que, dans ces conditions, l'administration ne pouvait
encourir une responsabilité aussi grave.

--Allons! pensa Chausserouge, c'est décidément une série à la noire!

Passer outre, il n'y fallait pas songer; mieux valait se résigner. Il
donna donc des représentations où Zézette ne parut, à son grand
désespoir, qu'en parade et dans ses exercices les plus anodins, avec
Loustic et l'éléphant Moquart.

De ville en ville, les mêmes embarras se répétaient.

A plusieurs reprises, la santé d'Amélie nécessita des arrêts dans des
bourgades infimes qu'il eût fallu brûler, car les frais d'installation
n'eussent pas été couverts par la recette.

Et cependant il fallait chaque jour assurer la subsistance des animaux,
payer le personnel, subvenir aux dépenses de toutes sortes.

Dans une grande ville du centre de la France, il eut enfin le secret de
la difficulté, qu'il éprouvait a obtenir, depuis son départ de Milan,
l'autorisation de s'installer.

L'histoire du pseudo-accident survenu à Zézette, grossi démesurément par
la presse locale, avait été reprise par les journaux français, et nulle
part on ne voulait assumer de responsabilité.

Il était arrivé à Nevers un matin et il avait été solliciter la
permission d'ouvrir au public sa ménagerie.

Il ne reçut d'abord aucune réponse positive, mais l'indiscrétion d'un
employé de l'hôtel de ville lui ayant fait connaître que le maire tenait
à s'assurer par lui-même qu'il ne pouvait résulter de son exhibition
dans les cages aucune espèce de danger, il donna l'ordre de surveiller
l'arrivée du magistrat.

A deux heures, le maire se présenta et demanda Chausserouge. On
l'introduisit dans la ménagerie et il trouva le dompteur dans la cage de
Néron, debout sur la tête de l'animal, qui lui servait d'escabeau, et
s'occupant à clouer une tenture.

--Voici la réponse à votre objection, monsieur le maire, dit
Chausserouge, quand le magistrat lui eût fait connaître l'objet de sa
visite; Néron est mon plus dangereux pensionnaire. Allons, lève-toi, mon
vieux, dit-il en descendant et en flattant de la main le muffle du
fauve.

Le soir même, il pouvait donner sa première représentation.

Néanmoins et en dépit de ses efforts, quand la ménagerie atteignit enfin
Paris, Chausserouge, à bout d'expédients, avait épuisé son fonds de
réserve.

Pour vivre et éteindre son passif, il était désormais réduit aux seules
ressources que comportait son travail.

Il retrouva Louise Tabary, vieillie, enlaidie et rendue acariâtre par
son persistant insuccès. Si, de son côté, elle n'avait pas mangé
complètement l'argent qui lui avait servi à remonter son établissement,
elle était dans l'absolue impossibilité de le rendre.

Il était nécessaire au fonctionnement de l'entresort qu'il eût fallu
réaliser pour restituer en partie la somme que lui avait laissée le
dompteur.

Du reste, sur le Voyage, personne n'avait fait de bonnes affaires, et il
n'était bruit que des exécutions de Vermieux, rendu impitoyable par la
gêne générale, qui empêchait ses débiteurs de tenir leurs engagements.

Dès lors, Chausserouge connut tout les déboires et toutes les amertumes
de la pire des misères, la misère en caravane.

Aussitôt après son arrivée, Vermieux s'était présenté, non plus en
bonhomme heureux de se sacrifier pour être utile à son semblable, mais
en créancier à qui on a fait tort et qui tient à sauvegarder ses
intérêts.

Il n'avait trop rien dit tant que Chausserouge absent avait échappé par
son éloignement même à toute action judiciaire, mais maintenant qu'il
l'avait sous la main, il fit valoir ses droits avec la dernière énergie.

Pour donner au dompteur le temps de se refaire, il consentit à proroger
l'échéance des prochains billets, mais à la condition que tous ceux
échus seraient payés immédiatement, et Chausserouge dut se résigner à la
vente de quelques-uns de ses pensionnaires.

Moquart fut le premier animal dont il se sépara, Moquart pour l'achat
duquel il avait reçu jadis des propositions d'un de ses collègues.

Le dompteur n'en tira pas le prix qu'il en espérait, mais il put
néanmoins, grâce à ce sacrifice, apaiser l'usurier et obtenir du répit.

Ce fut un deuil pour tous et surtout pour Zézette, qui perdait son
«grand ami», mais elle comprit à quelle nécessité son père obéissait, et
elle sut se taire pour ne pas augmenter le chagrin de François.

--Que veux-tu, ma pauvre Zézette, nous sommes maintenant trop pauvres
pour conserver Moquart, et puis, il faut bien soigner maman, dit
Chausserouge à sa fille, le jour où il donna livraison de l'éléphant.
Va! nous avons toujours Loustic, la Grandeur et tous les autres. Quand
tu seras plus grande, que de nouveau on te permettra de travailler, nous
gagnerons encore beaucoup d'argent, tu verras!...

--Et nous le rachèterons, dis, papa!

--Oui, ma fille, je te le promets.

En effet, Amélie que les fatigues du voyage avaient exténuée,
contribuait pour une large part à augmenter les dépenses ordinaires de
l'établissement.

Elle était si malade à son arrivée, qu'il avait fallu la transporter à
l'hospice Dubois; là, les bons soins l'avaient remise sur pied et elle
avait insisté pour ne pas prolonger dans la maison de santé un séjour
coûteux, mais de continuelles rechutes mettaient périodiquement sa vie
en danger.

--Le coffre est usé..., la phtisie accomplit lentement, mais sûrement
son oeuvre, avait déclaré le médecin à Chausserouge, tout ce que la
science peut faire maintenant, c'est d'alléger les souffrances de votre
femme, qui est perdue irrémédiablement.

--Je tiens, avait répondu le dompteur, à ce que vous ne négligiez
rien... Je veux n'avoir rien à me reprocher.

On eût dit qu'il voulait faire oublier à la malade, par les soins dont
il l'entourait, toutes les amertumes dont il l'avait abreuvée.

Sous le coup de tant de préoccupations et d'ennuis de toutes sortes, sa
passion pour Louise Tabary avait reçu une rude atteinte, et s'il avait
renoué avec elle, du moins depuis son retour, il apportait dans ses
relations une discrétion à laquelle il n'avait pas accoutumé sa femme.

Amélie, elle, avait tout oublié, et ne voulait rien voir. Elle se
rendait compte de son état, et elle ne retenait que les preuves
d'affection que son mari ne cessait de lui prodiguer.

Elle savait la gène dans laquelle il se débattait, les privations qu'il
s'imposait pour faire face à toutes ses obligations et elle admirait
trop ce dévouement pour lui tenir rigueur et lui reprocher ses
faiblesses.

Cette existence pénible, au jour le jour, se prolongea des mois, sans
qu'aucune amélioration se produisit, sans que Chausserouge pût
concevoir, dans un avenir même éloigné, l'espérance de relever ses
affaires.

Zézette grandissait et prenait de l'âge; elle restait l'unique et
dernière consolation de la moribonde.

Bien que ne pouvant être d'aucune utilité, puisque le dompteur s'était
vu refuser, par la Préfecture, l'autorisation de la faire paraître, elle
travaillait sous l'oeil de son père, acquérant tous les jours une
expérience et une hardiesse nouvelle. Elle était raisonnable comme une
grande personne, ne montrait aucun des caprices des enfants de son âge
et sa vocation, depuis qu'elle avait débuté, s'était affirmée.

--N'aie pas peur, va, maman, disait-elle à Amélie, durant les longues
heures qu'elle passait à la veiller, je saurai vous récompenser tous les
deux de toutes vos peines... Quand je serai plus grande, je me charge de
vous faire oublier vos chagrins d'aujourd'hui... Nous redeviendrons
riches... Tu verras et tu seras fière de ta fille...

--Quand tu seras plus grande, je serai morte et je ne pourrai te voir,
ma chère petite, répondait la pauvre mère avec un sourire douloureux.

--Il ne faut pas dire cela, c'est mal!... Nous te soignerons si bien,
papa et moi, que tu reviendras à la santé... Je ne veux pas, entends-tu,
t'entendre dire de ces vilaines choses.

Mais Amélie secouait la tête:

--A l'automne, tu n'auras plus de petite mère... Promets-moi alors de
rester bien sage, et en souvenir de moi de rendre heureux ton père. Il
ne faut pas qu'il ait jamais à se plaindre de toi.

Amélie avait en effet le pressentiment de sa fin prochaine. Il vint un
moment où les alternatives de mieux qui venaient à chaque instant rendre
à Chausserouge une lueur d'espoir, cessèrent tout à fait.

La malade maigrissait à vue d'oeil, sentant de jour en jour ses forces
décroître. Bientôt, son affaiblissement devint tel qu'elle ne dût plus
songer à se lever et, d'heure en heure, le dompteur et sa petite fille
redoutaient une issue fatale.

Des crises abominables secouaient la mourante et la laissaient froide et
quasi-inanimée des heures durant. Quand elle revenait à elle, elle
promenait autour de son lit un regard éteint, comme si elle fût étonnée
elle-même de revoir le jour.

Elle prenait alors doucement la main de sa petite fille et:

--Ce sera pour la prochaine fois, murmurait-elle, d'une voix à peine
perceptible.

Pourtant, un jour que les rayons du soleil d'automne filtraient à
travers la petite fenêtre de la caravane, elle se sentit plus forte,
plus désireuse de vivre que jamais.

--J'ai faim, dit-elle, et j'aurais envie de manger un fruit... une poire
ou un raisin...

Zézette se leva et présenta une superbe grappe à sa mère, qui commença à
manger avec avidité.

--Comme c'est bon! dit-elle, comme c'est frais! Ça fait du bien où ça
passe! Ça éteint l'incendie que je sens là-dedans!

Mais dès qu'elle eût fini, une oppression la saisit; suivie d'une quinte
de toux terrible:

--Oh! mon Dieu! que je souffre, cela me déchire la poitrine!

On manda le médecin, qui examina la malade...

Puis il prit Chausserouge à part:

--Armez-vous de courage! dit-il, c'est fini, elle ne passera pas la
journée.

Lut-elle l'arrêt qui venait d'être prononcé sur le visage de son mari,
ou bien sentit-elle la mort étendre ses voiles sur elle, toujours est-il
qu'Amélie comprit que son heure était venue.

Elle fit venir sa petite fille, François, les deux seuls êtres qu'elle
aimât au monde, elle les regarda longuement, comme si elle eût voulu
fixer à jamais leur image dans sa mémoire.

Des larmes jaillirent enfin de ses yeux... elle attira sa fille à elle,
elle l'embrassa, puis d'une voix pareille à un souffle:

--Aime-la bien! dit-elle à Chausserouge, soigne-la bien!... Et toi, mon
enfant, ajouta-t-elle en s'adressant à la petite fille, sois le bon ange
de ton père... Console-le dans ses peines... Que j'aie au moins en m'en
allant... la pensée... que quelqu'un veille et me remplace auprès de
lui... Adieu!

Elle ferma les yeux, tourna la tête, ses doigts se détendirent et elle
fut prise d'un hoquet qui s'affaiblit graduellement.

A cinq heures du soir, tandis que le soleil disparaissait à l'horizon,
Amélie Collinet s'éteignit doucement, après une agonie de deux heures.

Bien que ce fût là un dénouement prévu, attendu depuis longtemps,
Chausserouge ressentit une douleur profonde.

Par le vide qu'il se sentit tout à coup au fond du coeur, il comprit
quelle grande place, malgré le rôle effacé que paraissait jouer la jeune
femme, Amélie tenait dans son existence.

C'était au fond son égoïsme d'homme faible qui se révoltait. Ce qu'il
perdait aujourd'hui, c'était la compagne fidèle qui trouvait toujours
une parole d'encouragement après chacun de ses malheurs, qui s'était
toujours efforcée de lui rendre facile et aimable la vie commune, en lui
épargnant mille soucis.

Maintenant qu'il allait être réduit à ses propres forces, seul pour
penser à tout, même aux détails intimes de la vie de forain, puisque
Zézette, qui atteignait à peine sa douzième année, était trop jeune pour
qu'il pût s'en remettre complètement à elle, la caravane allait lui
sembler bien grande et il allait comprendre seulement l'étendue de sa
perte.

Repassant ensuite dans sa mémoire la conduite qu'il avait tenue, depuis
son mariage, il se demanda, comment il avait pu infliger à une créature
si douce, si dévouée, un pareil martyre...

Il se souvint avec horreur de ce jour où il avait osé lever la main sur
elle, là-bas, sur cette esplanade des Invalides où elle avait, en plein
hiver, passé des heures à l'attendre?

N'était-ce pas là qu'elle avait pris les germes du mal qui l'emportait
aujourd'hui?

Ainsi il était la cause de cette mort, qui venait mettre le comble à
tous les malheurs qui fondaient sur lui sans relâche...

Certes, elle le lui avait répété bien souvent, durant le cours de sa
longue maladie; elle lui pardonnait ses faiblesses, ses brutalités...
Mais en bonne conscience avait-il fait assez pour mériter ce pardon?...

Il fut distrait de ces tardifs remords, de ces réflexions sombres
auxquelles il se laissait aller, en face de ce lit où reposait la pauvre
Amélie, dont il avait pieusement fermé les yeux, par l'arrivée de
Zézette.

La petite fille avait les yeux rouges, mais elle s'était cachée pour
pleurer. Par un effort de volonté, elle était parvenue à recouvrer un
peu de calme, et se souvenant de la promesse qu'elle avait faite à sa
mère, elle venait consoler François Chausserouge.

Il l'assit sur ses genoux, appuya contre son épaule la tête de l'enfant,
et longtemps confondus dans une muette douleur, le père et la fille
restèrent embrassés.

Dès que le bruit de la mort d'Amélie se fut répandu sur le Voyage, Jean
Tabary, après avoir rendu ses devoirs à la morte, ainsi que tout le
personnel de la ménagerie, courut prévenir sa mère.

Quelle conduite allait-on avoir à tenir désormais?

Depuis longtemps, Louise avait louvoyé, fait des concessions pour ne pas
paraître entrer en lutte avec la femme légitime, dont elle avait prévu
la fin prochaine. En agissant ainsi, elle avait réussi à faire taire les
derniers scrupules de François Chausserouge, avec la faiblesse duquel il
avait fallu compter.

Mais maintenant que la mort avait fait son oeuvre, maintenant qu'elle
avait déblayé la route, la Tabary n'avait plus à redouter l'influence
hostile. C'était à elle de regagner le terrain perdu.

Louise Tabary avait réfléchi depuis longtemps à l'éventualité qui se
présentait aujourd'hui. Aussi avait-elle un nouveau plan de campagne
tout dressé.

--Maintenant, dit-elle, nous n'avons plus qu'à marcher, Chausserouge
est à nous, nous devenons ses amis uniques, ses seuls conseillers. Il
s'agit simplement, et cela c'est facile et je m'en charge, de ne laisser
prendre à personne la place que nous occupons. Une fois maîtres de la
place, la ménagerie marchera, je t'en réponds... Tu sais que je m'y
entends.

--Mais, moi, que dois-je faire? Que dois-je dire?

--Rien. Règle ta conduite sur la mienne. Ne crains rien... je suis de
bon conseil.

Elle s'habilla et se rendit à la ménagerie.

--Eh bien! mon pauvre ami, c'est fini! dit-elle en tendant la main au
dompteur.

Chausserouge, accablé, lui montra sans répondre la couche mortuaire.

--Je suis venue, continua Louise, d'un ton hypocritement pitoyable, pour
t'offrir mes services. C'est dans ces occasions qu'on reconnaît ses
amis.

--Merci! balbutia François.

--Eh bien! Va-t'en, occupe-toi des derniers devoirs à rendre à la
défunte...

Puis remarquant Zézette qui pleurait silencieusement dans un coin.

--Chère enfant! dit-elle en l'attirant à elle, ne pleure pas... Nous
aurons soin de toi!

Mais la petite fille, comme si elle eût conscience d'avoir affaire à une
ennemie, se recula instinctivement, en balbutiant:

--Laissez-moi, madame!

Les obsèques eurent lieu le lendemain.

Rien n'est triste comme une mort au milieu d'un campement de forains.

Les diverses formalités qui accompagnent ordinairement les funérailles
ne pouvant avoir lieu à l'intérieur, vu l'exiguïté des caravanes, se
font dehors, au milieu d'un cercle inévitable de curieux.

Chausserouge avait fait tendre de noir la façade de sa roulotte et,
tandis que les employés transformaient la voiture en chapelle ardente,
le cercueil de chêne gisait à terre, près de l'escalier mobile,
attirant tous les regards. Il resta là, exposé à la vue des passants,
jusqu'à l'heure de la mise en bière.

Tous ces aménagements, tous ces préparatifs se faisaient en hâte, sans
recueillement, comme une besogne qu'on expédie.

Quand vint le moment où, l'heure approchant, il fallut prendre les
dernières dispositions, un des croque-morts se pencha hors de la
roulotte et, s'adressant à un collègue resté en bas:

--Passe-moi la boite! cria-t-il!

Et un instant après, on entendait très distinctement, au milieu des
sanglots étouffés, les coups de marteau assujettissant le couvercle pour
permettre de le visser ensuite plus facilement.

Puis à un signal du maître des cérémonies, le cortège, composé de tous
les forains présents sur le Voyage, s'ébranla, fit une station à
l'église prochaine, et se mit en marche de nouveau, après une cérémonie
écourtée, se dirigeant vers le cimetière de Bagneux.

La course était longue; la tête du convoi pressait le pas, en sorte que
la queue s'allongeait indéfiniment, les derniers suivant avec peine.

Quant la cloche du gardien annonça l'entrée, dans le champ funèbre, du
corbillard, qui disparaissait presque sous les couronnes et les fleurs,
la foule des assistants était réduite de moitié.

L'autre moitié était restée en route; on la retrouva à la sortie, déjà
attablée à la porte des marchands de vin.

Chausserouge, qui avait voulu accompagner Amélie à sa dernière demeure,
revint, appuyé sur le bras de Jean Tabary et donnant la main à sa fille
Zézette, qui, elle aussi, avait tenu à conduire le deuil à côté de son
père.

Toutefois, à partir du moment ou il n'eut plus devant les yeux le
spectacle attristant de sa femme agonisant, puis étendue morte sur ce
lit où elle avait souffert de si longs mois, il recouvra un peu
d'énergie.

Cet homme fort, brutal, était un impressionnable. De là, sa versatilité,
sa faiblesse, sa tendance continuelle à subir l'influence d'autrui.

C'était ce qu'avait si bien compris Louise Tabary.

Essayer d'entrer en lutte avec Amélie à l'heure où déjà condamnée, elle
ne pouvait plus qu'exciter la pitié du dompteur et par là provoquer des
remords dans l'âme du mari, c'eût été une mauvaise tactique.

Maintenant que cette ennemie d'autant plus dangereuse qu'elle était plus
misérable avait disparue, elle restait seule maîtresse de la volonté de
son amant qui, n'ayant rien compris à ce manège savant, lui savait gré
de l'abnégation qu'elle avait semblé montrer. Il était prêt maintenant à
lui prouver sa reconnaissance.

Et ce que Louise avait prévu et espéré arriva; plus que jamais, il
devint son esclave.

Quinze jours après l'enterrement d'Amélie, à son insu et sans qu'il s'en
rendit compte, il n'était déjà plus le véritable maître de son
établissement.

Tout d'abord, et sous prétexte de le soustraire à des souvenirs
douloureux, Louise Tabary l'avait décidé a élire domicile dans sa
caravane à elle.

Cette cohabitation, dont Chausserouge, qui redoutait la solitude,
accueillit l'idée avec empressement, ne devait avoir dans le principe
qu'un caractère provisoire; l'habitude ne tarda pas à la rendre
définitive.

Zézette fut logée dans la caravane réservée aux «sujets» de l'entresort
et confiée spécialement aux soins de l'une des pensionnaires.

Louise Tabary se montrait affectueuse, tendre, prévenante; Jean
recherchait tous les moyens d'effacer le passé du souvenir de son ami,
si bien qu'un mois ne s'était pas écouté que le dompteur avait recouvré
sa bonne humeur, oublié la défunte et se fût trouvé le plus heureux des
hommes si les affaires eussent été plus florissantes.

Mais la gêne persistait et il ne parvenait qu'avec peine à joindre les
deux bouts.

--Enfin, disait-il, je suis tout de même heureux, au milieu de mes
peines, d'avoir trouvé à point nommé une nouvelle famille qui me soigne,
me dorlote... La tranquillité intérieure, ça aide joliment à supporter
les ennuis. C'est maintenant seulement que je m'en aperçois, moi, dont
la vie s'est écoulée, depuis la mort de mon père, dans des tracas de
toutes sortes.

De là, à accuser Amélie d'avoir été la cause indirecte de tout ce qui
lui était arrivé de malheureux jusqu'à ce jour, il n'y avait qu'un pas
et ce pas fut rapidement franchi.

Mais alors, s'il perçait quelque amertume dans ses paroles, il était
aussitôt interrompu par Louise;

--Tais-toi! C'est mal ce que tu dis là! déclarait-elle d'un ton sévère,
la pauvre femme avait bon coeur... Elle t'aimait... Elle était plus à
plaindre qu'à blâmer... Ce n'était pas sa faute si elle était née
incapable de rien... Elle a fait son possible... Ce serait un crime de
lui reprocher quelque chose.

--Tu es indulgente, reprenait Chausserouge, on voit bien que tu ne la
connaissais pas... Tu ne pourras jamais te rendre compte de son apathie
et de son insignifiance.

--Je ne suis pas indulgente... je suis juste, voilà tout!... Tout ce
qu'on peut dire, c'est que vous vous êtes trompés en vous épousant... Ce
n'était pas une femme pour toi, simplement... Ajouter quelque chose de
plus ce serait insulter à sa mémoire et c'est ce que tu ne dois pas
faire, car après tout, elle est la mère de ton enfant. C'est comme si,
moi, je disais du mal de Tabary, qui n'a été pourtant qu'un embarras
dans ma vie. Est-ce que ça m'empêche de faire mon devoir à son égard?...

--Tu es une femme parfaite, répliquait Chausserouge en embrassant sa
maîtresse, plein d'admiration pour ces sentiments si nobles.

Maintenant l'entresort dans lequel le dompteur avait des intérêts ne
quittait plus la ménagerie. Les deux baraques se complétaient.

C'était un même établissement sous une direction unique, celle de
Chausserouge en apparence, celle des Tabary en réalité.

On discutait en commun les mesures à prendre, et c'était toujours l'avis
de Louise qui prévalait, François se rangeant inévitablement à l'opinion
de cette dernière, dont il admirait l'entente et l'habileté.

--Moi, déclarait-il, si j'avais eu la chance de te connaître plus tôt,
avec les veines que j'ai eues dans mon existence, je serais
millionnaire, positivement, au lieu de me trouver dans la purée.

Le plus grand souci de Louise Tabary était la conduite à tenir vis-à-vis
de Vermieux.

Certes, grâce aux sacrifices consentis, on avait pu éviter tout accroc
et contenter ses exigences. Mais on avait obéré l'avenir, qui se
présentait gros de menaces, si la chance ne tournait pas.

--Il est évident, disait-elle, et je t'en avais prévenu, que Vermieux,
comme il le fait toujours, a profité du besoin urgent dans lequel tu te
trouvais, pour te mettre le pistolet sous la gorge. Il t'a volé, il n'y
a pas de doute, mais il t'a volé adroitement... Le prochain billet ne
vient que dans trois mois... A ce moment là, nous serons à la foire du
Trône et il faut bien espérer que nous y gagnerons quelqu'argent et que,
par conséquent, nous serons en mesure de faire face à l'échéance. Le
vieux sera là à l'heure, il faut s'y attendre... Quand il s'agit de
palper, il n'est jamais en retard, mais si d'ici ce temps-là, nous
pouvions lui jouer un tour de sa façon, un joli tour de cochon... avouez
que ça serait pain bénit!

--Ah! pour sûr! dit Jean.

--C'est justement le moyen d'en arriver là que je cherche et que je ne
trouve pas... pour le moment du moins... Mais patience! Ça peut me venir
tout d'un coup, et alors, gare dessous... nous serions deux!

--Tu veux dire trois! interrompit Chausserouge en riant. Je compte
aussi pour quelque chose là-dedans.

--C'est donc bien ton avis, à toi aussi? demanda Louise.

--- Ah! pour sûr! Et vous verrez si je boude à l'ouvrage, quand il
s'agira de faire rendre gorge à ce vieux grigou, qui extermine le
Voyage.

--Et que j'ai connu jadis sans le sou! ajouta la Tabary. En voilà un qui
a su faire suer ses confrères pour arriver à la position qu'il a! Ah! il
n'est pas Auvergnat pour rien.

--Ah! ne dis pas de mal des gens de l'Auvergne... Tu sais que j'en suis!

--Toi!... Auvergnat! Par ton père, ça ne compte Pas! On est plus fils de
sa mère que de son père! Tu es un vrai ramoni... Tu en as toutes les
qualités, l'audace, la force, la brutalité même, et aussi toutes les
faiblesses... tu es sensible, impressionnable, superstitieux... et trop
bon!... Ce sont ces défauts-là qui t'ont fait perdre ce que tes qualités
t'avaient gagné... Avec moi, n'aie pas peur, ça n'arrivera plus... Je
suis du faubourg Antoine et je ne m'emballe pas!

Dès lors, pour Chausserouge, commença une existence pour ainsi dire
contemplative. En dehors de ses entrées de cage, il ne prenait plus
aucune part à l'administration de la ménagerie.

N'avait-il pas pour le seconder une femme de tête qui s'acquitterait de
ce soin, mieux qu'il n'eût pu le faire lui-même? Néanmoins toute la
rouerie et toutes les finesses de Louise ne firent pas affluer le
public.

Du reste, tout le Voyage était logé à la même enseigne. Dans quelque
quartier qu'il fût installé, nulle de ses attractions n'attirait la
foule.

C'était une plainte générale de tous les propriétaires de baraques
contre cette mauvaise chance persistante que tous leurs efforts ne
pouvaient parvenir à lasser.

Et l'époque avançait où il allait falloir trouver de l'argent pour
l'impitoyable Vermieux.

--Pourvu que nous puissions arriver à Pâques sans encombre! disait Jean
Tabary, qui, chargé des approvisionnements, se voyait réduit à la plus
stricte économie s'il voulait tous les jours donner de quoi manger aux
pensionnaires de la ménagerie.

Un matin, Chausserouge fut réveillé en sursaut par le veilleur, qui vint
frapper la porte de la caravane.

Il se leva en hâte.

--Qu'y a-t-il? demanda le dompteur en passant sa tête par la petite
fenêtre de la voiture.

--Patron, je ne sais pas, mais c'est Sultane qui semble toute drôle.
Elle est couchée et elle se plaint... Je suis sûr qu'elle est malade.

--Nom de Dieu! fit Chausserouge, pourvu que ce ne soit pas son lait.

Sultane avait mis bas deux mois avant et on l'avait immédiatement
séparée de ses trois lionceaux qu'on avait donné à élever à une chienne
terre-neuve.

--Où vas-tu? interrogea Louise, en voyant son amant s'habiller
rapidement.

--Où je vais? Je vais à la ménagerie, pardieu! où Sultane est en train
de crever! C'est fait pour nous, ces choses-là!

--Sultane!... je te suis!

Un instant après, Chausserouge et les deux Tabary étaient devant la cage
de la lionne, une bêle superbe, pour laquelle le dompteur avait une
prédilection.

Elle était étendue sur le plancher de la cage, qu'elle labourait de ses
griffes, en grondant...

Ses yeux révulsés exprimaient la douleur et de temps en temps, son
ventre avait des sursauts.

--Elle a les coliques... C'est sûr! Y a-t-il longtemps qu'elle est comme
cela?

--Je m'en suis aperçu à deux heures du matin, répliqua le veilleur.

--Préparez du lait, vivement! commanda le dompteur. Est-ce qu'elle a
mangé comme à l'ordinaire, à minuit?

--Oui, patron! Elle était très bien portante hier soir.

Tout à coup, une idée subite traversa la cervelle de Chausserouge.

--La viande! Je parie que c'est la viande! En reste-t-il encore de la
dernière distribution!

--Oui, patron! dit l'homme, il y en a encore deux gros quartiers.

Le dompteur courut à l'étal et examina les morceaux suspects. Il les
sentit, les palpa.

--Ce n'est pas étonnant, fit-il, la viande n'est pas saine, ni
fraîche... Ah ça, nom de Dieu, où as-tu été pocher cette carne-là?
ajouta-t-il en se tournant vers Jean Tabary.

--Comme d'habitude, au Marché aux chevaux... Un carcan que j'ai acheté
trente francs...

--Et qui va nous en coûter dix mille ou cinquante mille!... Il était
malade, ton sale canasson, et si toutes les bêles en ont mangé, ça va
être une crevaison générale... Ah! une fameuse économie que tu as faite
là!... Allons! fous le camp! va chercher le vétérinaire... il n'est que
temps!

Tandis que Jean, atterré, disparaissait, il se fit éclairer et passa
rapidement la revue de tous ses animaux.

Sans exception, les pensionnaires de la ménagerie étaient couchés, mais,
sauf les ours, à qui on ne donnait pas de viande, tous paraissaitent
fatigués, accablés par le même malaise, quoiqu'à un degré bien moindre.

--C'est bien ça... ils sont tous atteints... Mais c'est la lionne qui a
eu le morceau le plus attaqué... le siège du mal... Elle est
empoisonnée... Si nous la sauvons, nous aurons de la veine!... Allons,
le pisteur, ouvre-moi la cage!

--N'entre pas! cria Louise, tu vas te faire dévorer!

--Elle n'a guère envie de manger, la pauvre bête... Tu ne veux pas que
je la laisse crever!...

Tout d'abord la lionne ne prit pas garde à la présence du dompteur,
mais au moment où il voulut l'approcher, elle fut saisie de tranchées
telles qu'elle devint inabordable.

Renversée sur le dos, elle battait l'air de ses pattes en rugissant de
douleur, puis tout à coup, elle se redressa, bondit, retomba, et courbée
en deux se mordit le vente comme pour en arracher le mal.

A la fin, épuisée par ses efforts répétés, vaincue par la souffrance,
elle s'allongea, faisant entendre une plainte continue et déchirante.

Le dompteur gui s'était tenu tapi dans un angle de la cage, put alors
s'agenouiller auprès de la bête malade.

Il la caressa, tâta son rentre gonflé et brûlant, puis comme on
apportait du lait, il en fit remplir une jatte qu'il posa devant elle.

La lionne en lapa quelques gorgées, puis sa tête retomba inerte.

En ce moment le vétérinaire apparut.

On lui expliqua rapidement ce qui s'était passé; il examina à son tour
la viande qu'il déclara malsaine, puis après un rapide coup d'oeil jeté
à la lionne:

--Cette bête est perdue, fit-il, et je vous donne le conseil de quitter
la cage... Tout à l'heure, avant de mourir, elle aura une série de
crises qui mettraient votre vie en danger... D'ailleurs, c'est fini, il
n'y a plus rien à faire.

--Mais... si on la saignait? insista Chausserouge, qui ne pouvait se
résigner.

--Trop tard! je vous dis, ça ne servirait à rien! Allons, sortez, sortez
vite! Soyez prudent! Et occupons-nous des autres, qui ne sont peut-être
pas aussi pincés!

--Je l'espère bien! dit le dompteur, que cette dernière observation
décida à obéir.

Il était à peine hors de la cage que la lionne, les yeux injectés, une
bave sanglante aux lèvres, entra en agonie.

Elle bondissait dans l'étroit espace où elle avait été enfermée, se
frappant la tête aux barreaux, roulant à terre, tordue par d'atroces
convulsions.

A ses rugissements répondaient les rugissements des autres fauves et
pendant un instant un concert effroyable résonna dans la ménagerie.

--Ah! non! je ne pourrai pas voir ça plus longtemps! fit Chausserouge.

--Alors, finissez-en, tuez-la! dit le vétérinaire, je vous dis qu'elle
est perdue.

Le dompteur courut chercher sa carabine et, profitant d'un moment où la
lionne ne bougeait pas, il passa le canon à travers les barreaux, le lui
appuya contre une oreille et pressa la détente.

Le coup partit... la lionne frappée à mort fit un dernier bond, poussa
un dernier rugissement, puis son corps retomba inerte...

--Et voilà dix mille francs de foutus! dit Chausserouge, le sourcil
froncé par l'émotion, tout ça pour quelques kilos de charogne! Ah! un
fameux métier que le métier de dompteur d'animaux!... Ma meilleure bête
de reproduction!

Immédiatement on s'occupa des autres animaux. Heureusement, il était
encore temps.

Le vétérinaire était adroit; il prodigua le contrepoison que
Chausserouge parvint à leur administrer et au petit jour, tout danger
paraissait conjuré.

--Voilà une nuit comme il n'en faudrait pas beaucoup pour me finir!
grommelait François désespéré, oh! voir souffrir ses bêtes, c'est pire
que si on souffrait soi même!

A ce moment, il sentit une langue chaude qui léchait sa main. Il se
retourna.

C'était Mirza, sa chienne Terre-Neuve.

--Pourquoi n'est-elle pas avec ses lionceaux, celle-là? Oui, c'est
vrai... les lionceaux de Sultane... Est-ce qu'ils seraient malades, eux
aussi?

Il courut à la caisse qui servait de niche à la petite famille et,
presque aussitôt des miaulements rauques se firent entendre.

Penché sur la boite, il ne put d'abord rien distinguer dans l'obscurité,
puis, peu à peu, ses yeux s'accoutumèrent. Les cris étaient poussés par
l'un des trois lionceaux qui remuait encore au milieu de ses frères,
dont les cadavres étaient déjà raidis.

--Alors, c'est entendu, cria-t-il, on a donné de la charogne à toutes
les bêtes, même aux lionceaux!

--Mais est-ce que tu n'as pas recommandé de leur donner chaque jour un
peu de filet...

--De la viande saine!... hurla Chausserouge, de la viande saine!... Pas
de la charogne!... Ça va faire quinze mille francs!

Il retira le lionceau encore vivant, mais tous les soins qu'on lui
prodigua ne réussirent pas à le ramener à la vie. Il expira une heure
plus tard.

En présence d'un tel désastre, Louise Tabary elle-même n'osait risquer
aucune consolation.

En somme, c'était son fils le coupable; c'était lui qui avait commis
cette gaffe, qui mettait la ménagerie à deux doigts de sa perte.

--Allez vous aligner avec des seconds comme cela! Voilà ce qui arrive
quand on ne fait pas tout soi-même, ne cessait de répéter le malheureux
Chausserouge.

A cet état de surexcitation, qu'il ne fallait pas pour le moment songer
à calmer, succéda un abattement, une prostration dont profita Louise
Tabary.

--Après tout, à qui n'arrive-t-il pas malheur? La même chose eût pu lui
arriver, à lui Chausserouge, en personne!

--Ah! non, jamais! répliquait le dompteur, j'aime trop mes bêtes! On ne
plaisante pas avec ça. Je me serais passé de manger plutôt que de leur
donner de la carne! Ça coûte trop cher!

Le lendemain cependant, une réaction s'était produite et bien que
toujours attristé par ce malheur, il reprit le cours de ses ordinaires
occupations.

Mais il ne permit plus à Jean de faire le marché et il se réserva
désormais ce soin.

Sur ces entrefaites, Louise Tabary reçut une lettre du directeur de
l'hospice où était soigné son mari.

Le bonhomme était fort malade et on invitait sa femme à se hâter si elle
voulait le revoir vivant.

--Est-ce que tu y vas? demanda Jean d'un air de détachement
extraordinaire.

--Oui, répliqua la mère d'un ton calme. Je sais bien que ça ne fera ni
chaud, ni froid, mais enfin, il est de la famille. Je ne veux pas avoir
de torts envers lui... J'irai demain matin, car, ce soir, j'ai trop à
faire.

Mais lorsqu'elle arriva le lendemain à l'hôpital, le corps de Tabary,
mort dans la nuit, était déjà étendu sur une dalle d'amphithéâtre.

--Le pauvre homme! dit Louise froidement. A-t-il bien souffert pour
mourir?

--Oh! oui, dit l'infirmier qui l'avait conduit. Toute la nuit il
appelait: «Louise! Louise!»

--Il pensait à moi, c'est bien cela!

Et ce fut toute l'oraison funèbre de l'ancien photographe.

Elle racheta son corps, ne voulant pas, disait-elle, que quelqu'un de sa
famille fut déchiqueté, paya les frais du convoi, qu'elle suivit en
grand deuil, accompagnée de son fils, furieux de cette corvée, et de
quelques vieux forains qui avaient connu jadis Jean Tabary et travaillé
avec lui.

--Ça m'a fait beaucoup de peine, dit-elle en revenant de l'enterrement.
C'est toujours comme ça! N'est-ce pas, un homme qu'on a connu tout
jeune. Mais enfin, depuis le temps qu'il souffrait... et à son âge...
Ah!, vaut mieux pour lui que ce soit fini..

Le soir, elle dit en dînant à Chausserouge.

--Tu ne te figures pas le poids que ça m'ôte de dessus l'estomac! Quand
je t'ai connu, t'étais marié, moi aussi... J'avais beau t'aimer, j'avais
pas la conscience tranquille! Je me disais, comme cela, que ce n'était
pas bien ce que nous faisions là... que nous n'avions pas le droit
d'être l'un à l'autre... Aujourd'hui, nous sommes veufs tous les deux...
Ça me tranquillise, il me semble que je t'en aimerai mieux.

Et, très froidement, elle fit la description du corps de Tabary, maigre
comme un squelette, qu'elle avait à peine reconnu là-bas, sur la dalle
froide...

--Je me suis demandé comment j'avais pu m'attacher à ce magot-là!..
C'est vrai ça, vois-tu, quand je le compare à toi!...

Et elle entourait de ses deux bras le cou de son amant, qui laissait
dire et laissait faire, flatté au fond de cette comparaison bizarre de
la mégère.

La situation de la ménagerie ne s'était pas améliorée, au contraire,
quand on arriva à Pâques. Il avait fallu accomplir des prodiges pour
faire face aux frais journaliers.

Chausserouge congédia une partie de son personnel et promut Zézette, qui
venait d'avoir douze ans, aux fonctions de caissière. C'était elle qui
tenait le contrôle pendant les représentations.

Pendant la semaine sainte, il s'installa à sa place habituelle sur
l'avenue de Vincennes. La saison était avancée, et le soleil brilla
pendant tout le temps que dura le montage de la ménagerie. Les arbres
avaient déjà des jeunes pousses et tout faisait prévoir que la fête
serait favorisée par une température exceptionnelle.

--Qu'est-ce que je te disais, déclara triomphalement Jean Tabary, c'est
la foire du Trône qui va nous recaler...

--Je le souhaite, répondait Chausserouge, car nous en avons rudement
besoin.

Mais dès le jour de Pâques, Jean dut convenir qu'il s'était trop hâté
dans ses prévisions.

Une pluie torrentielle éloigna le public et c'est à peine si les
baraques, durant une accalmie, purent donner une seule représentation.

--Pas de chance pour le premier jour, dit Jean: mais, bah! Ce n'est
qu'une pluie d'orage, il fera meilleur demain!

Mais ni le lendemain, ni les jours suivants, le temps ne se remit au
beau. On passait par des alternatives de chaleur écrasante et de
véritables déluges. L'eau transperçait les bâches, détériorait
l'installation intérieure et toujours le public rétif s'obstinait à ne
pas tenir compte des réclames habiles que répandait à profusion dans
Paris le syndicat des forains.

Bref, ce fut la campagne la plus désastreuse qu'eut jamais entreprise
Chausserouge.

La misère régnait sur tout le Voyage et l'on vit de pauvres
saltimbanques obligés de s'adresser à l'Assistance pour donner du pain à
leurs familles.

De plus, on touchait à une époque redoutée de tous les débiteurs de
Vermieux; l'usurier avait l'habitude d'arriver le second dimanche de la
fête, chaque année, pour réaliser celles de ses créances, venues à
échéance. Et cette fois, personne n'était en mesure de faire face aux
obligations contractées.

Et comme on savait le vieil Auvergnat intraitable, plus d'un forain
s'attendait à se voir obligé d'abandonner en paiement un matériel
chèrement acquis et peut-être la caravane paternelle...

Et après que faire?

On se souvenait de l'aventure de Romillard, le directeur du
Théâtre-des-Marionnettes, que Vermieux avait exécuté, lors de sa
dernière apparition sur le Voyage il qui mourait littéralement de faim
avec ses petits.

Le second dimanche de Pâques survint, puis le lundi s'écoula, puis le
mardi, puis le mercredi...

Les forains intéressés restèrent pleins de stupeur.

L'échéance était passée et pour la première fois de sa vie, Vermieux
n'avait pas paru!



XI


Le lendemain de l'arrivée de Vermieux à Paris et de sa descente dans la
ménagerie, le petit jour trouva debout François Chausserouge et Jean
Tabary.

Ils avaient passé le reste de la nuit à faire disparaître les traces de
leur crime et rien ne subsistait qui pût faire soupçonner qu'un drame
terrible s'était passé dans l'enceinte de la baraque.

Les cendres des habits de la victime avaient été dispersées.

Les quelques débris d'os qui avaient été recueillis dans les cages
avaient été enfouis au pied d'un arbre dont le sommet traversait la
toile; les taches de sang avaient été effacées.

Derrière les barreaux, les animaux repus somnolaient.

Après l'orage de la nuit, le vent du Nord avait balayé l'horizon et
chassé les derniers nuages.

Le soleil resplendissait dans un ciel bleu, séchant la terre et donnant
à la sève une vigueur nouvelle.

Une véritable journée de printemps s'annonçait.

François Chausserouge, pâle, les traits tirés par les émotions de la
nuit, assistait en silence à ce réveil de la nature.

Il se sentait peu à peu revivre; son courage s'affermissait maintenant
qu'il faisait clair, qu'il ne voyait plus danser sur les murailles, à la
lueur de la lanterne, l'ombre menaçante du vieil usurier.

Jean Tabary était gouailleur, comme d'habitude. La réussite de son plan
si rapidement conçu, si heureusement exécuté, l'absence de tout péril le
rendait guilleret.

A six heures du matin, la ménagerie était nette et luisante de propreté.

Tout était en ordre.

--Tout de même, dit-il, il faut avouer qu'à quelque chose malheur est
bon... Si la misère ne t'avait pas contraint de renvoyer récemment la
moitié de ton personnel, nous aurions eu le veilleur, le garçon de piste
qui couchait habituellement ici et alors pas moyen de nous débarrasser
de l'autre...

--Mais les autres employés, qui couchent dehors et qui viendront tout à
l'heure pour le ménage des bêtes, ça ne leur paraîtra pas louche de
trouver leur travail fait?

--Ça, j'en fais mon affaire! répliqua Jean Tabary. En attendant, je te
conseille de te débarbouiller un peu... C'est inouï ce que tu as une
sale tête.

Chausserouge était en train de faire ses ablutions dans un seau d'eau
quand les employés arrivèrent.

Jean Tabary les réunit autour de lui:

--Il y a longtemps, déclara-t-il, que je me plains du travail... Tous
les jours, quand nous descendons à la ménagerie, nous trouvons sans
cesse quelque chose à redire... Aujourd'hui, nous avons voulu vous
montrer l'exemple... Voilà comment je veux voir tous les matins la
besogne faite... Examinez-moi ça et tenez-vous le pour dit!

Puis il rejoignit Chausserouge et l'entraîna chez le prochain marchand
de vins. A part deux cochers qui buvaient au comptoir un verre de marc,
la boutique était déserte. Ils purent s'attabler dans un coin et causer
tranquillement.

--Ce n'est pas tout ça, dit le dompteur, mais maintenant que nous avons
de l'argent, comment expliquer cette fortune subite à Louise... pour
qu'elle n'ait pas de soupçons?

Jean Tabary haussa les épaules.

--Ce sera bien simple... Tout à l'heure, quand nous aurons fini de boire
notre verre de schnick, nous allons rentrer à la caravane et nous lui
raconterons tout bonnement la chose.

François Chausserouge sursauta en devenant subitement très pâle.

--Lui avouer... avouer... le crime!... Tu es fou!

--Tiens, c'est toi qui es fou! riposta tranquillement Jean.

--Mais, continua le dompteur, j'aime Louise... Elle aussi, elle
m'aime!... Elle ne voudra plus me voir, je lui ferai horreur... quand
elle saura ce que j'ai fait... quand elle saura... que je suis un
assassin!...

Jean Tabary lui mit brusquement la main sur le bras.

--Oh! mon vieux, pas d'histoires, si tu veux bien, et surtout pas de
gros mots! Nous ne sommes pas seuls ici... Nous avons fait ce que nous
devions et ce qui nous a convenu. Il ne s'agit pas d'avoir des regrets,
puisque aussi bien il serait trop tard... En ce qui concerne Louise, tu
me fais l'effet de ne pas la connaître... C'est une femme qui a les
idées larges et une femme sûre dont l'avis sera précieux en la
circonstance... Maintenant que nous avons gagné la partie, nous ne
pourrions nous perdre qu'en commettant une imprudence. Elle est de bon
conseil et si nous l'écoutons, elle qui est désintéressée dans la
question et qui, par conséquent, envisagera la situation plus nettement
que nous ne saurions le faire, nous sommes sûrs de ne jamais nous trahir
ni être trahis.

--Tu es sur qu'elle ne s'indignera pas?

--Elle nous aurait encouragés dans notre entreprise, si elle eût pu la
prévoir.

--Eh bien! J'aime mieux ça! prononça Chausserouge, que l'idée de trouver
dans sa maîtresse une alliée ragaillardissait.

Il aurait moins honte devant elle... et aussi moins peur!

Il se souvenait des angoisses de la nuit terrible, tant que le soleil
n'était pas venu chasser l'obscurité, il redoutait de voir disparaître
de nouveau l'astre brillant.

Peut-être avec l'ombre, ses terreurs renaîtraient-elles et eût-il pu
les cacher à Louise, dont il partageait la couche!

Au contraire, l'aveu que tous deux projetaient de faire la rendait
complice; elle serait là à toute heure pour le réconforter, chasser les
fantômes imaginaires qu'il avait vu se dresser devant lui et qui,
peut-être, reviendraient troubler son sommeil.

Il lui semblait que la part de responsabilité qu'assumerait sur sa tête
Louise Tabary, en acceptant la confidence du crime, diminuerait d'autant
la sienne.

Et il ne put se tenir de répéter encore:

--Eh bien, oui! j'aime mieux ça!

Il se leva, appela le garçon et régla la consommation, voulant partir
tout de suite.

--Oh! Oh! comme tu es pressé! dit Jean en riant de cette hâte subite.

--Oui!... finissons-en... Ça sera un poids de moins!... Comme ça, après,
il n'en sera plus question!

Quand ils arrivèrent à la caravane, Louise Tabary était levée.

Déjà, très étonnée de n'avoir pas vu rentrer Chausserouge, de n'avoir
pas rencontré son fils, elle était descendue à la ménagerie pour
demander des nouvelles.

Peut-être un nouvel accident était-il survenu qui avait nécessité leur
présence toute la nuit. Alors pourquoi ne l'avait-on pas prévenue?

On l'avait rassurée tout de suite.

Les employés à leur arrivée avaient trouvé le patron et Jean en train de
nettoyer la ménagerie; tous deux venaient de sortir.

Assurément ils ne devaient pas être loin.

--Ah! vous voilà, les jolis vadrouilleurs! cria-t-elle en les
apercevant. Ce n'est pas malheureux!... Ce que j'ai été inquiète toute
la nuit! Où diable avez-vous passé votre jeunesse? En voilà une
conduite!

--Ferme la porte, dit Jean sans répondre et en s'asseyant près de la
table, nous avons à parler sérieusement.

Et quand elle eut obéi:

--Maintenant, prends un siège et écoute-nous tranquillement.

Il tira de sa poche son portefeuille, étala sur la table les billets de
banque qui représentaient sa part, puis:

--Nous avons fait, dit-il, cette nuit, une excellente opération
commerciale... Tout ceci est à moi... Chausserouge en a autant... Voilà
de quoi nous remettre à flot...

Louise Tabary devint subitement très sérieuse.

Tour à tour elle considéra son fils, puis le dompteur, comme pour lire
dans leurs regards. Tous deux restèrent impassibles.

Enfin elle passa sa main sur son front, comme pour s'assurer qu'elle ne
rêvait pas.

--Mais, demanda-t-elle, serait-ce encore... Vermieux?...

--Vermieux est mort, dit froidement Jean Tabary.

Et il ajouta avec un rire gouailleur:

--Mort et enterré!

--Je ne comprends pas... dit Louise Tabary... Alors vous l'avez...

--Nous l'avons tué, simplement, déclara le jeune homme.

Et sans se départir de son calme, il conta la nuit passée dans la
ménagerie, n'omettant aucun détail: l'arrivée de l'usurier, venant de la
gare de Lyon et s'abritant dans l'établissement, l'idée subite qui avait
frappé les deux complices et la façon dont ils l'avaient mise à
exécution, les terreurs inutiles de Chausserouge, enfin la réussite
complète du plan qui avait été conçu.

Le dompteur ne perdait pas de vue le visage de sa maîtresse, cherchant à
deviner les sentiments que faisait naître en elle le terrible récit,
s'attendant peut-être à une explosion d'indignation. Il lui sembla
qu'on lui enlevait un poids quand il entendit Louise demander
tranquillement:

--Au moins, êtes-vous sûr que nulle part la présence de Vermieux n'a été
signalée avant son arrivée à la ménagerie?

--Parbleu! dit Jean, et c'est lui-même qui a pris soin de nous
renseigner. Il n'a pas vu une âme depuis la gare de Lyon où, comme
toujours, il était arrivé à l'improviste, sans avoir annoncé à personne
son retour.

--Eh bien! mes enfants, vous avez bien travaillé et je vous en fais mon
compliment! proclama la mégère.

--Alors, bien sûr, insista Chausserouge, tu ne nous en veux pas? J'avais
peur que l'acte que nous avons commis ne t'inspirât une telle horreur...

--Je pense que tu es fou! riposta Louise. Ne t'ai-je pas dit l'autre
jour que je me creusais la tête pour trouver une façon d'estamper ce
vieux grigou, qui n'a pas craint, lui, de nous dévaliser... J'avoue que
je n'aurais jamais osé vous conseiller un moyen aussi radical, mais
puisque l'occasion s'en est présentée, et que vous l'avez saisie, je ne
puis que vous féliciter hautement. Je n'appelle pas ça un crime,
j'appelle ça une bonne action. Vous avez fait expier en une seule fois à
ce vieux brigand, toutes ses canailleries passées. Vous avez, en même
temps que les vôtres, payé les dettes du Voyage tout entier... Ce sont
les confrères qui vont être épatés de ne pas voir rappliquer Vermieux
avec sa sacoche!

Et Louise ne put s'empêcher d'éclater de rire.

--Tiens, vois-tu, continua-t-elle en prenant la main de Chausserouge
qu'elle attira près d'elle, bien souvent tu as manqué d'énergie, mais
l'acte de courage de cette nuit me fait tout oublier, je t'aimerais rien
que pour ça!

--Merci! dit le dompteur, à mon tour de te dire ce que nous avons
décidé, Jean et moi. A partir d'aujourd'hui, nous nous associons. Tout
en restant maître de la plus grande part de la ménagerie, puisque mon
apport est plus considérable, je prends officiellement ton fils avec
moi... Nous régulariserons notre situation en passant un acte devant
notaire, dès que la prudence nous permettra d'y songer. Il faut laisser
passer un peu d'eau sous le pont... Mais c'est dès à présent chose
convenue.

--Alors, tous les bonheurs le même jour! Plus de dettes! De l'argent!
Mon fils établi définitivement... devenant patron!... Et c'est à toi que
je dois ça... Je ne t'en remercierai jamais assez!

Elle saisit son amant par le cou et l'embrassa sur les deux joues.

--Maintenant, secoue-moi cet air d'enterrement... Un bon dîner par
là-dessus et il n'y paraîtra plus...

Puis, comme si un soupçon nouveau lui traversait la cervelle:

--Vous êtes bien sur qu'il n'y avait personne dans la ménagerie quand
vous avez fait le coup?... Pas de veilleur... personne?

--Voyons, nous ne sommes pas des enfants, dit Jean en haussant les
épaules.

--On n'a rien entendu du dehors?

--Allons donc! il faisait un orage du tonnerre de Dieu!... le tonnerre,
les éclairs, tout le diable et son train... Je te dis que tout le monde
était d'accord... jusqu'aux bêtes qui réclamaient de la pâture... Il
fallait qu'il y passe... Sa dernière heure avait sonné... Ce n'est pas
notre faute... Nous n'avons été que des instruments...

--Qui ont obéi à la destinée! dit le superstitieux Chausserouge, heureux
de trouver dans l'argumentation de son complice une excuse propre à
calmer le cri de sa conscience.

Puis, comme l'heure du repas approchait:

--Maintenant, les enfants, vous savez, assez causé. Nous n'avons plus
rien à nous dire... Il ne s'est rien passé et nous ne savons rien.

Elle se pencha hors de la caravane et appela:

--Fatma, dis à Zézette de venir déjeuner.

Fatma, une belle fille brune de vingt ans environ, sortit de la tente
qui avoisinait la caravane.

--Mâme Tabary, dit-elle, je sais pas ce qu'elle a, Zézette, elle est
toute drôle, ce matin!

--Elle est malade? demanda le dompteur vivement.

--Je ne sais pas... Elle est couchée... elle ne se plaint pas et elle a
les yeux grands ouverts.

Chausserouge descendit et entra dans la tente.

La petite fille reposait sur le lit de camp qu'on lui dressait chaque
soir,--depuis que son père avait élu domicile chez Louise Tabary--à côté
de ceux de Fatma et de deux autres pensionnaires de l'entresort.

Elle avait le visage empourpré, les yeux cernés, les mains brûlantes.

A l'aspect de son père, son regard se mouilla, tandis que ses traits se
contractaient. Sans doute la vue de son père renouvelait en elle les
émotions qu'elle avait ressenties durant la terrible veille, car un
tremblement convulsif secoua tout son corps.

Chausserouge s'était assis, très tendre et très caressant, auprès de sa
petite fille. Il lui tâta le pouls qui lui parut agité.

--Qu'est-ce que tu as, demanda-t-il, voyons, ma petite Zézette?

Elle regarda fixement son père, comme pour se demander si elle n'avait
pas été l'objet d'un cauchemar, d'une hallucination effroyable.

Cet homme, si bon, si doux, était-il bien le même, qu'elle avait vu, la
nuit précédente, distribuant à ses bêtes, des lambeaux de chair humaine?

Elle avait envie de lui crier:

--Dis, n'est-ce pas? dis que j'ai rêvé! Tu n'es pas un assassin!

Mais elle se contint et balbutia:

--J'ai eu peur... cette nuit!

--Cette nuit? dit Chausserouge dont les sourcils se froncèrent. Peur de
quoi?

Elle fit un effort sur elle-même:

--J'ai eu peur de l'orage.

Au ton dont son père venait de lui poser cette dernière question, elle
venait de comprendre qu'elle ne s'était point trompée. Un travail
s'opéra dans son cerveau. Elle avait surpris un secret qu'elle ne devait
pas connaître, un secret qui mettait dans sa main et la vie et l'honneur
de son père?

Et qui sait?

Peut-être François n'était-il si tendre avec elle que parce qu'il se
doutait... Peut-être était-ce une feinte et voulait-il s'assurer
qu'elle, Zézette, n'avait rien vu, rien entendu? Si elle laissait
entendre qu'elle savait... à quels dangers ne s'exposait-elle pas? Un
homme qui n'hésite pas à tuer, n'hésiterait peut-être pas à se
débarrasser de l'unique témoin de son crime?

Et une terreur instinctive la fit mentir, lui suggéra une fable qu'elle
débita d'une voix haletante, entrecoupée:

--Voilà... je t'ai désobéi... Quand tu m'as dit d'aller me coucher... je
suis rentrée dans la tente... Fatma et les deux autres... qui n'avaient
pas travaillé étaient déjà couchées... Quand j'ai vu qu'elles dormaient,
je suis ressortie... J'ai pensé que malgré la pluie... il y avait
peut-être une dernière représentation chez Decker... où on joue «Peau
d'âne»... J'avais envie de voir... J'ai profité d'un moment où ça
tombait moins fort... et j'ai couru près des colonnes de la place du
Trône où Decker est installé... Mais c'était fermé... Alors j'ai voulu
revenir, mais le tonnerre s'est mis à gronder... j'ai eu peur et je me
suis cachée derrière un tour de toile... J'étais mouillée... j'ai eu
froid... Quand je suis rentrée et que je me suis mise au lit... je
grelottais... et je n'ai pas dormi de la nuit... Voilà!

Chausserouge poussa un soupir de soulagement. La petite ne savait rien.

--C'est comme cela qu'on attrape du mal, dit-il, d'un ton fâché... Tu
vas te tenir chaudement... On va te faire de la tisane et demain il n'y
paraîtra plus. Voilà ce que c'est que de désobéir à son père.

Et il s'éloigna après avoir embrassé sa fille, qui ne lui rendit pas son
baiser.

--Eh bien? quoi de nouveau, demanda Louise Tabary en le voyant rentrer.

--Oh! rien de grave! La petite a pris froid cette nuit, et ce matin,
elle a un peu de fièvre nerveuse... C'est tout le tempérament de sa
mère, cette sacrée gamine, la moindre imprudence la flanque par terre!

La vérité était que, depuis la mort d'Amélie, Zézette, habituée aux
câlineries de la jeune femme, n'avait pu prendre son parti de l'abandon
dans lequel la laissait son père.

Afin de ne pas la laisser seule dans la caravane que Chausserouge
désertait chaque nuit, on avait imaginé d'établir son lit dans la tente
des pensionnaires de l'entresort, qui étaient censées veiller sur elle.

Mais elle avait à souffrir d'un isolement encore plus pénible. Les trois
femmes ne couchaient jamais dans la tente. Elles guettaient le moment où
Louise rentrait dans sa caravane, et sûres dès lors de ne pas être
surprises, elles se glissaient sans bruit hors de la tente et couraient
rejoindre, dans les hôtels du voisinage, l'amant en titre ou l'amant de
rencontre, que leur avait fourni, dans la journée, le hasard des
représentations.

Tout d'abord, elles avaient été gênées par la présence de l'enfant, mais
Fatma qui, par ses prévenances, avait conquis, dès l'abord, le coeur de
Zézette, s'était assurée de son silence, et bientôt elles avaient pu
continuer leurs expéditions nocturnes.

Zézette, d'ailleurs, trouvait son compte dans cet arrangement. Négligée
par son père, elle avait reporté sur ses bêtes toute l'affection dont
elle était capable.

Une fois seule, elle se levait à son tour, parvenait en talonnant
jusqu'à la ménagerie, dans laquelle elle s'introduisait en passant
par-dessous le tour de toile et elle allait se blottir jusqu'au matin
dans un petit nid, au milieu du fourrage, à deux pas de l'Etourdi, son
poney.

Mirza, qui la reconnaissait, n'aboyait pas et venait au contraire passer
sa langue sur son visage. L'haleine chaude du cheval venait la caresser
et elle s'endormait, paisiblement, heureuse, sans peur, au milieu de ses
bêtes.

Parfois un rugissement la réveillait. Les yeux fermés, ses lèvres
murmuraient le nom de la bête... qu'elle reconnaissait au son de sa
voix.

--Tiens!... Rachel qui ne dort pas!

Et elle reprenait son sommeil à peine interrompu.

Chaque nuit, depuis que le veilleur avait été supprimé, elle répétait le
même manège, ne regagnant la tente qu'à l'heure précise où les employés
allaient arriver pour nettoyer la ménagerie et préparer la
représentation.

Ses compagnes, rentrant quelques instants plus tard, la trouvaient
reposant très calme, dans son petit lit et prête à se lever.

Ces escapades étaient pour elle pleines de charme.

La ménagerie, c'était sa raison d'être; toutes les bêtes étaient ses
amies; Elle respirait avec délices la senteur du foin au milieu duquel
elle s'enfouissait, l'odeur âcre des fauves... Elle était là dans son
élément. Là, elle oubliait tout, sa mère morte, ses chagrins de petite
fille...

La nuit du crime, pendant que le service était terminé, elle était venue
s'installer à sa place accoutumée, au moment même où dans sa caravane,
le dompteur, aidé de son complice, dépouillait Vermieux après l'avoir
assassiné.

Elle n'avait rien entendu, aucun bruit, que les éclats de la foudre qui
tonnait sans relâche. Elle avait fermé les yeux, puis tout à coup un son
de voix l'avait éveillée et une lueur tremblante avait attiré son
attention.

Soulevée sur un coude elle avait alors vu Jean Tabary... et son père,
poussant l'étal sur lequel gisaient épars des membres humains... qu'ils
distribuaient aux animaux!

Terrifiée par ce spectacle, elle avait été sur le point de pousser un
cri... ce cri s'était étranglé dans sa gorge.

A chaque pas qu'ils faisaient, les deux hommes se rapprochaient
d'elle...

Et voilà que tout à coup, au moment où ils étaient parvenus à cinq pas
du fenil, en face de la cage de Néron, elle avait vu jeter à l'animal
une cuisse décharnée, une cuisse humaine!...

Puis la fourche de fer de Jean Tabary avait piqué sur l'étal un nouveau
morceau et elle avait reconnu la face sanguinolente de Vermieux!...

C'était le vieil usurier que les deux hommes avaient tué... et qu'ils
avaient dépecé avant de le distribuer aux bêtes!...

Cette fois, son effroi avait surpassé ses forces... Ses yeux s'étaient
voilés et elle était tombé sans connaissance au fond du petit nid
qu'elle s'était ménagé.

Quand elle revint à elle, ranimée par l'haleine chaude du poney, qui
promenait son nez sur le visage glacé de sa petite maîtresse, le jour
allait poindre.

Elle rassembla ses esprits, frémit au souvenir du spectacle auquel elle
avait assisté, bien involontairement, crut un instant avoir rêvé, mais
la présence des deux hommes qu'elle vit à l'autre bout de la ménagerie,
occupés à un travail dont elle ne put se rendre compte à cause de
l'éloignement, la convainquit qu'elle ne s'était pas trompée.

Elle n'eut plus qu'une idée: se sauver, regagner la tente sans qu'on la
vît.

Et elle y parvint en profitant d'un moment où son père et Jean Tabary
procédaient, toujours à l'aide de leur lanterne, au nettoyage de la cage
extrême, occupée par les tigres.

Elle ne respira à l'aise que lorsqu'elle se sentit étendue entre les
draps de son lit de camp. Mais sous le coup de la réaction qui s'opéra
en elle, une fièvre la saisit qui ne la quitta plus jusqu'à l'heure où
son père vint prendre de ses nouvelles.

Toutefois, et en dépit des recommandations de François, elle se leva
dans l'après-midi.

Comme si la nature entière se réjouissait de la disparition de
l'usurier, un soleil splendide fit affluer le public sur le champ de
foire.

On eût dit que le hasard taquin avait renoncé à tenir rigueur aux
forains, maintenant qu'à leur insu ils n'étaient plus sous le coup d'un
remboursement qu'il leur eût été, la veille, impossible d'effectuer.

Jamais depuis huit jours, on n'avait vu pareille affluence de monde,
même le jour de Pâques; jamais on n'avait réalisé d'aussi belles
recettes.

Cette circonstance inspira à Jean Tabary quelques réflexions
philosophiques:

--Dire que si nous avions eu ce temps-là hier, murmura-t-il à l'oreille
de Chausserouge, Vermieux serait encore en vie... Demain nous
aboulerions les trois cents francs que nous gagnerons peut-être
aujourd'hui et nous serions moins riches, moi de douze mille francs, toi
de la même somme... et tes dettes en plus! A quoi tient la vie d'un
homme, tout de même! A un orage!... Tu avais raison! Il n'y a pas à
dire! C'est la destinée!

Mais le dompteur n'était pas en train de philosopher. A mesure que
l'heure s'avançait, une sorte d'inquiétude intime, sinon de peur, et
qu'il n'avait jamais éprouvée avant d'entrer dans les cages l'étreignait
et le rendait nerveux.

Quand, après le déjeuner, il descendit dans la ménagerie et qu'il passa
devant les cages, il se sentit agité par un petit frémissement.

Il éprouvait un sentiment bizarre tel qu'il n'en avait jamais ressenti
en face de ses pensionnaires, une sorte de crainte superstitieuse qu'il
ne s'expliquait pas.

Invinciblement, et quelque effort qu'il fît pour la chasser, la vision
obsédante de la scène de la nuit revenait devant ses yeux.

Sur l'étal il revoyait les membres pantelants de Vermieux et, dans le
regard de ces bêtes qui avaient dévoré le corps de l'usurier, il lui
semblait retrouver le regard de la victime.

Au moment d'entrer dans les cages une terreur nouvelle l'envahit. La
vieille tradition des dompteurs lui revint en mémoire. La chair humaine
avait un goût... et, quand les animaux en avaient mangé une fois...

Et ce Tabary qui avait passé outre, qui avait défié la légende, en
donnant au plus redoutable des fauves, au plus difficile à manier, les
plus gros morceaux!...

Avant de frapper les trois coups, il hésita...

Mais il songea que de l'autre côté de la cloison qui le séparait des
cages tout un public attendait, un public comme il était déshabitué d'en
voir à la ménagerie.

L'amour-propre finit par dominer l'effroi, et, bien que le front baigné
de sueur, il fit effort sur lui-même et il heurta la porte du pommeau de
son fouet.

--Passez! cria de l'extérieur Jean Tabary.

Il entra et se trouva en face de ses deux lionnes sauteuses. Rien
d'insolite dans l'attitude des deux bêtes; alors, subitement, il
recouvra son sang-froid.

Il eut honte de lui-même, et comme pour se punir de son instant de
faiblesse, il redoubla d'audace.

Bien que les lionnes fussent dociles, il se montra brutal, les
pourchassa à coups de fouet, les fouailla impitoyablement, trouvant une
sorte de plaisir âcre à se venger sur elles de sa peur.

Et les exercices se succédaient; tous ses pensionnaires défilèrent
devant lui, menés rondement, manoeuvrés avec une vigueur et une témérité
à laquelle il ne les avait pas habitués.

Et le public enthousiasmé par cette furia dont il ne pouvait pas
soupçonner le mobile, acclamait le dompteur à chacune de ses entrées de
cage.

Énervé par la lutte, excité par les applaudissements, Chausserouge
accomplit des prodiges.

Il lui vint subitement en tête de nouvelles idées qu'il eut la fantaisie
de mettre immédiatement en pratique, et sa volonté réduisait les animaux
affolés à une obéissance qu'il n'avais jamais obtenue jusqu'ici.

Jean Tabary suivait d'un oeil étonné les péripéties émouvantes de ce
duel.

--Mâtin! pensait-il, le patron est nerveux! C'est l'affaire d'hier qui
lui a secoué le sang! Mais quel succès!...

Il y eut un petit entr'acte avant le dernier numéro. François devait
terminer la représentation par les exercices habituels de Néron, le
grand lion à crinière noire, dont l'âge avait fait le pensionnaire le
plus redoutable de la ménagerie.

Pendant qu'on sablait à nouveau la cage centrale, Tabary rejoignit le
dompteur dans le réduit où il attendait que tout fût préparé et qu'on
eût introduit l'animal. François Chausserouge, l'oeil fiévreux,
épongeait son front baigné de sueur.

--Eh bien! lui dit Jean, tu vas bien quand tu t'y mets. Mais, tu sais,
sois prudent, tout de même... avec Néron. Il n'entend pas la
plaisanterie.

--Ne t'occupes pas de ça, riposta le dompteur, d'un ton saccadé, il
faudra qu'il marche... comme les autres!

Un instant après, il se trouva face à face avec le lion. Mais Néron
était aussi dans ses heures de lubie. Il montra une indocilité qui
exaspéra la nervosité de Chausserouge.

Ne pouvant contraindre l'animal à l'obéissance par ses moyens habituels,
Chausserouge s'arma de sa fourche, marcha au devant du fauve qui, tapi
dans un coin, les oreilles basses et grondant la colère, le couvait
sournoisement du regard et il s'acharna sur lui.

Vaincu par la douleur, fasciné par l'oeil brillant de son dompteur,
Néron bondit, sauta, lançant des coups de patte qu'esquivait à chaque
coup Chausserouge en rejetant le haut de son corps un arrière.

A chaque audace nouvelle, à chaque attaque parée, le public, que
passionnait cette lutte, applaudissait.

Enfin, épuisé, haletant, après avoir successivement accompli toute la
série de ses exercices habituels, le lion s'accula dans un angle, le
poil hérissé, la gueule sanglante...

Alors Chausserouge s'avança au bord de la cage, salua la foule, puis
rejetant son fouet et sa fourche, il s'approcha de Néron, saisit de ses
deux mains les mâchoires puissantes de son adversaire et, se penchant en
avant, il introduisit la moitié de sa tête dans la gueule béante du
monstre...

Un cri d'effroi retentit dans l'assistance, devant cet acte inouï de
témérité.

Tout à coup, le dompteur se sentit pris comme dans un étau. Les
mâchoires de la bête, détendues par son effort, se refermaient
progressivement, les crocs s'enfonçaient, comprimaient les os du crâne.

Son corps eut un brusque ressaut en arrière, mais impossible d'échapper
à l'implacable étreinte...

Dans cette seconde suprême, Chausserouge eut la conscience qu'il était
perdu. Il fit appel à toutes ses forces, poussa un cri étouffé:

--A moi! Jean!

Puis, de ses doigts nerveux dont l'imminence du danger triplait la
puissance, il serra à l'étouffer la gorge du monstre.

Par bonheur Jean Tabary, qui redoutait une catastrophe depuis le
commencement de cette extraordinaire séance, se tenant prêt à porter
secours à son associé, avait gardé à portée de sa main une barre longue
et aiguë.

Il en porta, à travers les barreaux, un coup terrible dans les flancs du
lion qui entr'ouvrit la gueule et Chausserouge, profitant de ce
mouvement, se redressa d'un coup de reins.

Les crocs avaient creusé de chaque côté de sa face de larges sillons.

Bien qu'aveuglé par le sang, méconnaissable, il s'était aussitôt penché,
rapide comme l'éclair, avait ramassé sa fourche et de nouveau avec rage,
il était revenu à la charge. Le public debout, massé devant la cage,
épouvanté, poussait des cris d'effroi...

En vain Tabary continuait à harceler la bête pour l'empêcher de se ruer
sur son dompteur, et il clamait de toute sa force:

--En arrière! En arrière! Sors! on va t'ouvrir!

Chausserouge n'entendait rien, il frappait en aveugle, trouant à chaque
coup la peau du fauve.

Hurlant de douleur, affolé à son tour, rendu furieux par la souffrance,
saignant de toutes parts, le lion bondissait, s'écrasant la tête contre
les barreaux.

François sans relâche, poursuivait son oeuvre de vengeance, cognant au
hasard, comme un fou... Tout à coup, Néron poussa un rugissement
formidable, s'enleva des quatre pattes et retomba comme une masse, la
langue pendante. La fourche, poussée d'une main ferme, s'était enfoncée
tout entière dans son côté.

Ce fut alors un spectacle horrible...

Comme s'il eût voulu le clouer vivant au plancher de la cage, sans se
soucier des coups de griffe que l'animal lançait dans le vide, le
dompteur s'acharnait sur son pensionnaire...

Enfin, les rugissements cessèrent pour faire place à des grondements
étouffés, la queue cessa de battre les barreaux et le corps du monstre
resta immobile baignant dans une mare de sang.

La frénésie du dompteur se calma immédiatement. Un voile passa devant
ses yeux, il trébucha et tomba dans les bras des garçons de piste qui,
debout derrière la petite porte, étaient entrés dès que l'animal,
désormais sans mouvement, eût cessé de leur inspirer de la crainte.

Dès lors, ce fut dans tout l'établissement un tumulte indescriptible.
Le dompteur était-il blessé grièvement?... Le lion était-il mort?

Jean Tabary, très émotionné par le spectacle auquel il venait
d'assister, eut toutes les peines du monde à faire évacuer la baraque;
puis, dès qu'il eut fait fermer l'auvent de la ménagerie, il courut à la
caravane où l'on venait de transporter le blessé.

Déjà, un médecin qui s'était trouvé mêlé à l'assistance, s'occupait à
lui donner les premiers soins. Les blessures, bien que profondes,
n'étaient pas graves.

Il lava soigneusement le visage de Chausserouge, à demi évanoui, pansa
les plaies béantes, et tout de suite, il put rassurer Louise qui se
lamentait.

--Je l'ai toujours dit! Il était trop brave! trop téméraire! Ça devait
arriver!

--Ne craignez rien! répliqua le docteur. La convalescence sera longue,
douloureuse, mais, dès à présent, je réponds de sa vie!

A côté du lit, Zézette considérait le blessé, l'oeil sec, comme si une
pensée profonde la rendait indifférente à l'accident dont venait d'être
victime son père.

Profitant d'un instant où on l'avait laissée seule, elle s'était levée,
s'était glissée dans la ménagerie et enfouie dans la cachette d'où elle
avait assisté la veille au dépeçage de Vermieux, elle avait suivi toutes
les phases de la lutte d'où Chausserouge était sorti vainqueur, mais le
visage en lambeaux.

Comme hypnotisée par ce spectacle, pas un cri ne s'était échappé de sa
gorge, et maintenant dans sa petite tête s'agitaient des pensées
confuses, nullement étonnée d'une issue qui lui apparaissait la suite
logique du crime de la nuit.

N'était-ce pas le commencement fatal de la punition réservée aux
criminels? N'était-ce pas le commencement de la revanche de Vermieux?

Mais ni un mot, ni un geste, qui pût faire soupçonner à quiconque
quelles idées contradictoires bouillonnaient au fond de sa cervelle
d'enfant. Elle n'éprouvait plus pour son père l'affection d'autrefois...

Il lui semblait que «son bon François» était mort et qu'il avait fait
place à un homme méchant... dont la vue ne lui causait pas d'horreur,
puisqu'il ressemblait à son père, mais pour lequel elle éprouvait une
aversion instinctive.

Aussi, quand Chausserouge revenu à lui et apercevant sa fille assise à
son chevet, l'attira à lui, en disant d'une voix lente:

--Tu as bien failli ne plus me revoir, fifille!

Elle hésita avant de lui tendre son front.

Elle finit cependant par se pencher, puis quand il l'eût embrassée:

--Tu aurais été orpheline, vois-tu, continua le dompteur. J'aurais été
retrouver ta mère, si je n'avais pas eu la force d'abattre Néron... Mais
Louise aurait eu soin de toi, n'est-ce pas, Louise?

--Peux-tu en douter! s'exclama la Tabary. Ah! tant que je serai là, la
pauvre petite ne sera pas malheureuse. Mais tais-toi, ne parle pas, ça
te fait mal et le médecin l'a défendu.

Elle voulut prendre la petite fille sur ses genoux, mais, boudeuse,
Zézette recula, repoussa les mains de Louise qui se tendaient vers elle
et resta accoudée au lit de son père. Cette Tabary, elle la détestait...
sincèrement, sans restriction!

Et ce Jean,, l'autre, qui avait certainement poussé Chausserouge à
commettre un crime!

--Ah! celui-là, elle n'eut jamais voulu se trouver en sa présence. Il
était le mauvais génie de la maison. Que de fois n'avait-il pas fait
pleurer sa mère! Et aujourd'hui n'était-il pas cause si elle ne pouvait
plus aimer son père?

Cependant, Chausserouge, à qui revenait peu à peu la mémoire des faits,
maintenant que la douleur légèrement calmée lui laissait un peu de
répit, interrogea:

--Et Néron? Est-ce que je l'ai tué?

--Non, répondit Jean, mais il n'en vaut guère mieux.

--Ah! dit le dompteur en fermant les yeux.

Et il n'en demanda pas davantage.

En effet, aussitôt que les soins qu'on avait dû prodiguer à Chausserouge
avaient laissé quelque répit, on s'était occupé de Néron.

L'animal donnant encore signe de vie, on avait fait venir le
vétérinaire. Grâce à l'état de faiblesse du lion, qui respirait à peine,
on avait pu l'approcher, le panser, le faire glisser sur un lit de
paille hors de la cage centrale et l'établir dans une cage voisine.

Quand Tabary interrogea le vétérinaire sur l'issue probable de
l'aventure:

--Je ne puis rien vous dire, répliqua le praticien, avec ces bêtes-là,
on ne sait jamais... On les croit mortes et elles renaissent à la vie
comme par enchantement... Leur nature offre tant de résistance... La
grande difficulté ce sera de pouvoir soigner votre pensionnaire quand
ses forces seront un peu revenues... Ces animaux-là ont beaucoup de
mémoire et beaucoup de rancune. Il y aura à l'avenir, s'il en réchappe,
de grandes précautions à prendre.

--Enfin, vous croyez que nous le sauverons?...

--Peut-être!

--Ah! tant mieux, songez donc! la plus belle pièce de la ménagerie!

Dans la soirée, Chausserouge eut la fièvre. On dut faire revenir le
médecin. Celui-ci prescrivit un repos absolu, la diète, et dans la
crainte d'un érysipèle, prodigua les antiseptiques, mais, après son
départ et dès que la nuit fut complètement venue, la fièvre se changea
en délire.

Très agité, le visage en feu, le dompteur prononça des mots sans suite.

--Fais sortir tout le monde, dit Jean tout bas à sa mère, il ne sait
plus ce qu'il dit... il serait capable de manger le morceau...

On envoya Zézette se coucher et Louise Tabary déclara qu'elle se
chargeait seule de veiller le malade. Au besoin, et pour le cas où elle
serait trop fatiguée, son fils la suppléerait. Bien lui en prit, car
vers une heure du matin, le mal empira et prit d'inquiétantes
proportions.

Chausserouge eut le cauchemar. Au moment où on le croyait assoupi, de
terrifiantes hallucinations vinrent troubler son sommeil. Il se dressa
sur son séant, les pupilles dilatées, arracha d'un geste brusque
l'appareil qui emprisonnait sa face et le doigt fixé sur la porte:

--Néron! Voilà Néron! attends, sale bête! Tu ne veux pas... Tu ne veux
pas sauter... Attends que je prenne ma fourche! Tiens! Tiens! attrape!

Et il battait l'air de ses deux bras, mimant la lutte de la veille.
Puis, tout à coup, il poussa un cri:

--Ce n'est pas Néron! C'est Vermieux... Il ricane. Il n'est pas mort! Il
s'avance! Il me prend! Il me mord! Ma tête! Ma tête! A moi! Au secours!
C'est Vermieux... Vermieux qui revient! Va-t'en, je te dis! Va-t'en!

Et il entourait son front de ses deux mains et, comme pour échapper à
une étreinte imaginaire, enfouissait son front sous l'oreiller. Il
roulait sur son lit.

En vain, Louise Tabary et Jean consternés, craignant à chaque minute que
ses cris n'eussent un écho au dehors, tentaient-ils de te calmer.

--Mais non! Mais non! Il n'y a personne! Voyons! Calme-toi!

Chausserouge ne voulait rien entendre.

--Je vous dis que si! C'est Vermieux qui revient. Je le vois bien! Il
est là. Il ricane, tiens, là, dans le coin! Mais va-t'en donc, démon!
C'est lui qui s'est vengé! C'est lui qui m'a fait mordre par Néron! Mais
je le tuerai! Je vous jure, je le tuerai!

Enfin, la voix s'éteignit dans sa gorge. Épuisé par cet effort, il
retomba haletant sur son lit.

Louise épongea soigneusement le visage de François humide de sueur et
de sang, humecta et rafraîchit les plaies à l'aide de compresses
imbibées d'aromates et le dompteur tomba dans une prostration qui
subsista jusqu'au matin.

--Il a eu une nuit fort agitée, dit Louise au docteur, quand il revint
prendre des nouvelles du malade.

--Alors il serait peut-être prudent de le faire transporter dans un
hôpital ou une maison de santé... Il y serait plus aisément et plus
efficacement soigné...

--Non! interrompit vivement Louise, qui ne se souciait pas qu'une
pareille scène se renouvelât devant des étrangers. François a horreur
des hospices... Ici nous serons à même de lui donner tous les soins que
nécessitera son état, et l'idée qu'il est à côté de sa ménagerie, que
ses bêtes ont besoin de lui, hâtera sa convalescence.

Cependant, la nouvelle de l'aventure, grossie comme toujours, s'était
répandue rapidement, non seulement sur tout le Voyage, mais dans tout
Paris.

De plusieurs journaux on était venu interroger Jean Tabary qui, heureux
de la réclame dont allait bénéficier l'établissement, s'était prêté très
complaisamment aux interviews.

Des camelots parcouraient les rues, des feuilles sous le bras, criant:

                     DEMANDEZ LE TERRIBLE ACCIDENT
                     DE LA MÉNAGERIE CHAUSSEROUGE

                _Derniers détails!--Cinq centimes!_

Dès le lendemain, la ménagerie fut littéralement envahie. On venait
demander des nouvelles du dompteur. On voulait voir Néron. Jean Tabary
résolût alors d'ouvrir au public les portes de l'établissement.

Pour une somme modique, on était admis à visiter les animaux et
plusieurs fois par jour, l'explicateur donnait les mêmes détails qu'aux
représentations ordinaires.

La foule stationnait longuement devant la cage où gisait le lion blessé.

Au bas de cette cage, on avait accroché une large pancarte, portant ces
mots:

                                 NÉRON
                            LION DE L'ATLAS
    _qui le 7 avril a failli dévorer le dompteur Chausserouge._

Après le récit émouvant que faisait de la lutte l'adroit bonisseur, les
assistants se retiraient pour faire place à de nouveaux curieux.

--Quel dommage! dit Jean Tabary à sa mère, que nous n'ayons personne
pour faire une entrée de cage!... C'est toujours notre chance... Si,
comme j'en ai eu l'idée un moment, j'avais appris le métier...

--Il n'y a pas que Chausserouge au monde, dit Louise. Tu ne pourrais pas
trouver un dompteur sans ouvrage, qui consentirait à servir chez nous,
en attendant le rétablissement de François?

--Pourvu qu'il se rétablisse! dit le jeune homme.

--Il le faut, riposta la mère, nous n'avons pas signé l'acte
d'association, après il pourra se faire boulotter, s'il veut..., et
ajouta-t-elle cyniquement, le plus tôt sera le mieux... Avec ses
scrupules et ses cauchemars, il finira par nous compromettre, cet
animal-là!... Ce serait vraiment dommage, au moment où la veine paraît
tourner et où nous voilà presque au-dessus de nos affaires!... Au fond,
c'est très heureux, cet accident... si jamais nous avions pu être
soupçonné, le bruit qu'on fait autour de nous maintenant déroutera les
recherches... C'est pas ici qu'on viendra demander des nouvelles de
Vermieux... alibi tout trouvé! Chausserouge au lit! La ménagerie en
l'air, envahie par les curieux... Ce ne serait pas le moment de
commettre un crime... si la chose n'était pas faite!

--C'est vrai tout de même, dit Jean Tabary frappé de l'observation de sa
mère.

--Et pense, ajouta la mégère, si un second malheur, définitif cette
fois, allait arriver à François... après l'acte d'association signé...
C'est nous qui resterions les seuls maîtres... les patrons.

--Oui, mais il y a Zézette qui hériterait?

--Zézette est mineure... et c'est nous qui serions les tuteurs, dit
Louise avec un sourire mauvais. Aie donc confiance en moi, fillot!... En
attendant occupe-toi de me trouver un remplaçant provisoire à
Chausserouge!

Le jour même, Jean Tabary se mit en quête.

Sur les indications obligeantes d'un forain de ses amis, il parvint à
découvrir son homme.

Un jeune dompteur, très connu sur le Voyage sous le nom de Giovanni,
était actuellement sans emploi.

Il s'aboucha avec lui et tout de suite fit affaire.

--Vous arrivez, dit le belluaire, juste au moment où je me préparais à
aller vous faire mes offres de service. J'ai appris l'accident survenu à
Chausserouge et je pensais, en effet, que vous deviez vous trouver dans
l'embarras...

--Vous n'avez pas peur de prendre la succession de Chausserouge?

--Alors, je ne serais pas dompteur! répliqua le jeune homme en souriant.
Pour nous autres, qui avons l'habitude du métier, nous trouvons dans le
danger un attrait irrésistible et d'ailleurs, y a-t-il tant de danger? A
part Néron, qui doit être mort...

--Non, il est grièvement blessé et nous espérons le sauver.

--Eh bien! à part Néron, les autres bêtes ne sont pas dangereuses. Je
connais Chausserouge, je sais ses exercices par coeur et je me fais fort
après une répétition pour habituer les bêtes à moi, de paraître en
public... Je vous demande seulement de chauffer un peu mon entrée de
cage.

--Ne craignez rien! Nous allons profiter de la réclame de l'accident et
faire une sérieuse publicité. Comptez sur moi.

--Eh bien! Alors, quand vous voudrez.

--Dès demain, dit Jean Tabary enchanté.

Séance tenante, il fit signer à Giovanni un engagement, puis, après la
conclusion du traité, la conversation s'engagea, très amicale, chacun
donnant à l'autre les renseignements qui pouvaient l'intéresser.

Giovanni raconta son histoire. Il était né à Montmartre avait fait chez
son père, patron menuisier, son apprentissage.

Il n'avait pu s'accoutumer à une existence calme et tranquille; il
rêvait de devenir acteur ou saltimbanque, trouvait un charme infini à la
vie libre, indépendante et bohème.

Le soir, dès qu'il avait dîné, il s'échappait de la maison paternelle et
courait au théâtre Montmartre, où on l'avait admis comme figurant, et
c'était pour lui une grande joie de revêtir les oripeaux brillants des
drames de cape et d'épée.

Puis, un beau jour, le Voyage étant venu s'installer boulevard de
Clichy, le jeune homme devint chez Devisme ou au théâtre Decker une
«_tête à l'huile_»[4] très assidue.

[4] On appelle _tête à l'huile_ les figurants qui prêtent leur
concours gratuitement, pour l'amour de l'art.

On le remarqua; on l'encouragea; il finit par se faire engager à de
dérisoires appointements et quand le Voyage leva le siège, sa résolution
était prise. Il abandonna la maison paternelle et le métier de menuisier
et partit.

Depuis, il avait fait un peu tous les métiers, bonisseur, pitre, etc. Il
ne tarda pas à trouver sa véritable voie.

Entré en dernier lieu comme garçon de piste à la ménagerie Bella-Mina,
il dut défendre la baraque de sa patronne contre l'envahissement d'une
bande d'énergumènes réclamant à grands cris le renvoi de l'orchestre
composé en grande partie de musiciens allemands.

Pour calmer l'effervescence, la dompteuse dut se résoudre à remplacer
ces étrangers par des Français, mais il n'était pas facile d'en recruter
du jour au lendemain.

Giovanni,--c'était le pseudonyme qu'il avait choisi depuis son arrivée
sur le Voyage, car il s'appelait de son vrai nom Émile Pascaud,--s'offrit
de reconstituer la petite troupe; il se souvint que lui même jadis avait
fait partie de l'_Harmonie Montmartroise_, en qualité de piston, et pour
prix de son service, il s'adjugea le titre de chef d'orchestre.

Dès lors, il devint le bras droit de Bella-Mina.

Il s'acquittait fort bien, avec une rare intelligence, de ses nouvelles
fonctions et la dompteuse n'eut pas à regretter le départ de ses anciens
pensionnaires.

Elle s'adjoignait ordinairement un aide, ce qui rendait ses
représentations fort intéressantes, mais, un beau jour, après une prise
de bec avec Gladiator, son second, elle resta seule pour diriger sa
maison et faire ses entrées de cage.

Ce fut encore Giovanni qui la tira d'affaire.

--Patronne, lui dit-il, depuis que je vous vois, je me suis mis dans la
tête de faire comme vous... Chaque jour je vous admire et je vous
envie... Je crois qu'après avoir bien cherché, ma vocation s'est
révélée... Je veux être dompteur!... Puisque vous voilà seule, c'est
l'occasion de m'essayer... Voulez-vous me donner quelques leçons et
m'autoriser à vous suppléer?

--Mais, mon garçon, le métier ne s'apprend pas en une minute, ni en un
jour. Il ne suffit pas de vouloir, il faut un long apprentissage.

--Qui vous dit que je ne l'aie pas fait un peu, l'apprentissage
nécessaire... Moi, le danger m'attire... j'aime les bêtes et on dirait
qu'elles reconnaissent en moi un homme destiné à vivre avec elles... Je
ne vous l'ai jamais dit, mais quand j'étais garçon de piste et que
j'avais pour tâche de nettoyer les cages, bien souvent, sans vous le
dire, je suis entré faire mon office, par bravade et par plaisir, sans
avoir pris le soin de faire au préalable sortir les animaux... Il ne
m'est jamais rien arrivé... Et depuis je vous ai tant vu... qu'il me
semble que rien ne me sera plus facile que de vous imiter et de me faire
obéir.

Bella-Mina considéra curieusement ce grand garçon si enthousiaste et si
sûr de lui-même. Après tout, n'était ce pas comme cela que les vocations
se manifestaient d'ordinaire?

Giovanni était inconnu du public. Il était jeune--vingt ans à
peine--bien fait de sa personne, joli garçon. Pourquoi ne réussirait-il
pas?

Et alors, en le présentant comme son élève, quelle réclame ne se
ferait-elle pas? De plus, il lui devrait tout et elle se l'attacherait.

Il y avait pour elle tout bénéfice à accepter, d'autant plus que
Giovanni coûterait moins cher qu'un professionnel. Elle accepta.
L'expérience ne tarda pas à la convaincre qu'elle avait eu raison.
Giovanni eut un début excellent.

Encouragé, il prit, de jour en jour, plus de goût à son métier,
s'ingénia à imaginer des numéros inédits, difficiles, et au bout de
trois ans il égalait sa patronne, qui pourtant jouissait d'une certaine
célébrité.

Bella-Mina en conçut sinon de la jalousie, du moins un secret dépit, qui
se manifesta dans diverses circonstances où elle n'eut pas toujours pour
son aide le ménagement qu'il eut été en droit d'attendre.

Il avait toujours fait son service irréprochablement, avait contribué
pour beaucoup au succès de l'établissement, et il eut mérité plus
d'égards qu'on n'en avait pour lui, mais deux raisons lui faisaient
supporter les petits ennuis de la vie commune: la première, c'est qu'il
éprouvait un grand attachement pour ses bêtes, dont il connaissait
aujourd'hui les moeurs, le caractère, le tempérament; la seconde, c'est
qu'il caressait au fond de son coeur un rêve quelque peu ambitieux.

La ménagerie appartenait en propre à Bella-Mina qui était restée veuve
avec une fille, assez jolie, âgée maintenant de dix-sept ans.

Cette jeune personne, très bien élevée, et à laquelle sa mère avait
refusé de faire embrasser l'aventureuse carrière de dompteuse, était
l'unique héritière et Giovanni se disait que s'il pouvait rester en
place jusqu'à l'heure où sonnerait forcément pour Bella-Mina qui allait
maintenant sur ses quarante ans, l'heure de la retraite, il deviendrait
l'homme indispensable et probablement le mari de la reine.

Bella-Mina aimait trop ses animaux pour se résigner à les voir passer
dans des mains étrangères.

Mais il se trompa dans ses calculs. Il laissa voir qu'il fondait des
espérances sur l'éventuelle succession de la dompteuse, et celle-ci ne
le lui pardonna pas.

Les tiraillements entre sa patronne et lui s'accentuèrent de jour en
jour et un beau matin une scène violente éclata. Bella-Mina lui reprocha
amèrement de ne lui montrer que de l'ingratitude pour tout le bien
qu'elle lui avait fait.

Elle l'avait ramassé dans la crotte, c'était le cas de le dire, elle lui
avait donné gratuitement des leçons. S'il était aujourd'hui quelque
chose, c'était à elle qu'il le devait et maintenant il abusait de la
situation... Il désirait sa mort! Elle en avait assez de faire le bien!

Et avait-on jamais vu un pareil toupet! Lui, Giovanni, un garçon de
piste, recueilli par elle, qui végéterait encore à quarante sous par
jour si elle ne l'eût rencontré sur sa route, se permettre de lever les
yeux sur une jeune fille arrivée du couvent, distinguée et apportant en
dot une fortune!... une des plus belles ménageries du Voyage!

Non, décidément, il n'y avait que les sans-le-sou pour ne douter de
rien!

Giovanni avait quelques économies; furieux d'avoir été déçu dans son
espoir, humilié d'une pareille sortie, révolté de la malignité de cette
femme qui faisait sonner bien haut les services rendus en omettant de
tenir compte des succès personnels qu'il avait eus, lui, et qui
n'avaient pas nui à la prospérité de la ménagerie, il demanda son
compte.

Et depuis quinze jours il se reposait, lorsque Jean Tabary vint lui
proposer de l'engager.

--Je suis content de savoir tous ces détails, dit Jean, parce qu'ils
vont nous servir. Nous allons faire pester la Bella-Mina. Elle se figure
évidemment vous avoir irrémédiablement jeté à la côte, nous allons lui
prouver, et victorieusement, qu'on peut travailler hors de chez elle.
Laissez-moi faire!

En effet, des annonces adroitement libellées furent, par les soins de
Jean Tabary, insérées dans les journaux.

En substance, il y était dit que seul, après l'accident survenu à
Chausserouge, un jeune homme s'était senti le courage d'affronter, sans
exercice préalable, ces terribles animaux qui avaient failli dévorer
leur propriétaire.

C'était le fameux Giovanni, un dompteur de vingt-trois ans, dont on
avait pu apprécier chez Bella-Mina le sang-froid et la surprenante
audace.

On conviait donc le public à venir applaudir ces débuts extraordinaires.
L'affluence fut énorme et Giovanni, comme il l'avait prévu, après la
petite répétition à huis-clos qu'il avait exigée, n'eut aucune peine à
se faire obéir des animaux, rompus à tous les exercices par de longs
mois d'entraînement.

Il n'avait pas eu, naturellement, à présenter Néron, gisant toujours sur
sa litière.

Dès lors, la ménagerie redevint à la mode.

Il avait suffi d'un accident pour ramener l'attention sur cette
exhibition délaissée, à moins, ajoutait _in petto_ Jean Tabary, que ce
ne soit la façon brusque dont nous avons débarrassé le Voyage de cette
crapule de Vermieux, qui nous ait porté bonheur.

La fortune favorise les audacieux.

On fit part à Chausserouge du changement opéré et de l'engagement de
Giovanni, avec toutes sortes de ménagements.

Le dompteur, dont la fièvre s'était calmée, et qui passait maintenant
ses journées dans un profond mutisme, tout à ses pensées et comme
accablé par le mal, se plaignit vivement qu'on eût pris une semblable
décision sans le prévenir.

--On pouvait me consulter, répétait-il, ça ne me plaît pas beaucoup que
mes bêtes, qui sont habituées à moi, soient manoeuvrées par un autre.

--Mais, répliqua Tabary, sais-tu que nous perdions tous les jours de
l'argent et que par le temps qui court, il ne s'agit pas de laisser
échapper une occasion. Songe donc que ton accident a fait un bruit
énorme et que nos recettes se ressentent de la réclame, de la publicité
qui s'est faite autour de nous.

--Ça ne fait rien! ça ne fait rien! ne cessait de répéter François
Chausserouge.

Pourtant, quand on lui eut dit sur quel homme le choix de Tabary s'était
arrêté:

--Puisqu'il le fallait absolument, dit-il, j'aime mieux que vous ayez
choisi Giovanni de préférence à tout autre. Je connais son travail. Il
est adroit, jeune, courageux, j'ai plus confiance en lui qu'en un vieux,
qui eût abruti mes bêtes et les eût rendu quinteuses et rétives. Au
moins vous êtes content de lui?

--Très content! Il s'inspire de tes traditions, a sensiblement le même
jeu que toi et il porte beaucoup sur le public.

--Bon!... je voudrais le voir...

Et Chausserouge, après avoir félicité le jeune homme, le retint près de
lui, lui donna diverses explications, des conseils sur la manière de
traiter tel ou tel pensionnaire et d'en tirer la plus grande somme
possible d'obéissance.

Il le félicita sur le courage qu'il avait montré en acceptant une si
périlleuse succession, et Giovanni laissa le dompteur si content de ses
réponses que celui-ci félicita presque Jean de son initiative.

--Si tu m'avais consulté, j'aurais probablement refusé et je confesse
que j'aurais eu tort. Ce garçon me plaît beaucoup.

Puis il retomba dans ses pensées profondes qui l'absorbaient des
journées entières, ne retrouvant la parole que pour demander des
nouvelles de la recette ou du lion blessé dont l'état ne s'était pas
aggravé.

Enfin, un jour, comme s'il eut cédé à une secrète préoccupation, il
appela à lui Louise et Jean Tabary.

--Écoutez, dit-il, je crois qu'il est temps maintenant d'assurer sur des
bases régulières notre association. Dans la situation actuelle, cela
n'étonnera personne.

Et comme ses deux interlocuteurs se récriaient, déclarant qu'on avait
bien le temps d'y penser.

--Non! non! insista le dompteur, on ne sait ni qui vit ni qui meurt!
Vous le voyez bien, après ce qui vient de m'arriver, à moi, qui depuis
plus de quinze ans que j'exerce le métier, n'ai jamais attrapé une
égratignure... Si Néron revient à la vie et qu'il ait un remords de
conscience, je serais capable de n'être plus aussi heureux et puis, je
ne sais pas... mais je ne me sens pas tranquille... Je tiens à ce que
nous régularisions les choses.

Il s'interrompit un instant.

--Ma ménagerie, mes bêtes, c'est ma vie! Eh bien, si je meurs, je ne
veux pas m'en aller avec la pensée que tout cela sera dispersé ou
tombera entre des mains étrangères... Si Zézette avait l'âge, si c'était
une grande fille, je serais tranquille... Elle est encore plus enragée
que moi!... Mais c'est une gamine... mine... Je ne veux pas qu'on
puisse dire quelque chose et que votre ingérence soit contestée... Vous
avez des droits, un apport social, vous m'avez rendu de nombreux
services... vous êtes des amis auxquels je sais qu'on peut aveuglément
se fier... Tout ça doit entrer en ligne de compte... Je désire qu'après
moi vous soyez les tuteurs de l'enfant... et que vos parts de propriété
soient nettement établies. En défendant vos intérêts, vous défendrez
ceux de ma fille...

--Mais, mon vieux François, tu parles comme un homme qui va passer
demain! Est-ce que tu deviens fou?

--Non je ne suis pas fou et je n'ai pas envie de le devenir... Mais,
pour ma tranquillité, je veux que l'on fasse ce que je dis.

Il fallut obéir. On manda un notaire, qui écouta les déclarations du
dompteur, dressa un acte en règle où Jean Tabary était déclaré
co-propriétaire de la grande ménagerie Chausserouge. Les parts de
propriété furent divisées par tiers. François en possédait deux tiers et
Jean un tiers seulement.

--Maintenant, dit Chausserouge, je suis plus tranquille.

Il fit venir Zézette, à qui il rendit compte de la décision qu'il venait
de prendre dans l'intérêt de son avenir pour le cas où un malheur
surviendrait.

Elle était assez grande maintenant pour comprendre et il était bien sûr
que, le cas échéant, elle saurait, comme toujours se montrer soumise et
reconnaissante pour les bons soins que prendraient d'elle à son départ
ses tuteur et tutrice.

Sans répondre, Zézette lança un regard haineux à Jean Tabary, puis elle
cacha sa figure dans ses mains et éclata en sanglots.

--Mon Dieu! dit Louise, quelle idée aussi de faire inutilement de la
peine à cette petite!

Et elle chercha à attirer l'enfant vers elle, mais Zézette se réfugia
contre le chevet de son père, montrant une répugnance si nette à
répondre aux avances de la mégère que celle-ci jugea inutile d'insister.

--Pourquoi n'es-tu pas plus gentille que cela pour Louise? demanda
Chausserouge à sa fille quand les Tabary furent sortis.

--Parce que, répondit l'enfant en regardant fixement son père; parce que
je ne les aime pas... Ce sont de méchantes gens.

--Maintenant, dit Louise à son fils dès qu'elle fut sortie de la
caravane où reposait le dompteur, Chausserouge peut mourir... je ne le
retiens plus!

--Tu sais que si ça arrivait nous aurions rudement de fil à retordre
avec la gamine, dit Jean que l'aversion obstinée de Zézette avait
frappé.

Louise Tabary haussa les épaules:

--Alors... tant pis pour elle! prononça-t-elle d'un ton ferme. Tu ne
voudrais pas que je me laisse faire la loi par une morveuse!



XII


Pendant les premiers jours qui suivirent l'accident, il avait été facile
de soigner Néron. L'animal gisait sans force, presque sans mouvement,
entre la vie et la mort.

On l'avait nourri à l'aide de sondes, combattant la fièvre et
l'affaiblissement des premières heures par les soins incessants que lui
prodiguaient les garçons de piste, puis Giovanni, dès qu'il eût pris son
service à la ménagerie.

Il n'y avait aucun péril à affronter cette bête, qui «ne remuait plus ni
pieds ni pattes» et dont toute la vie semblait s'être réfugiée dans le
regard.

C'était le grand plaisir de Zézette de profiter de l'instant où l'on
ouvrait la porte de la cage pour se faufiler derrière le dompteur.

Elle éprouvait un contentement infini à fouler de nouveau ce plancher, à
considérer, à travers les barreaux, les banquettes vides sur lesquels
une assistance nombreuse l'avait si souvent applaudie.

Elle s'agenouillait près de l'animal, passait ses petites mains dans son
épaisse crinière, tapotant la tête énorme du fauve.

Et quand le pansement était terminé, elle se relevait à regret et il
fallait presque l'entraîner de force hors de la cage.

Bientôt les forces commencèrent à revenir. Le lion put commencer à se
lever et il devint sinon dangereux, du moins imprudent de l'approcher.
Giovanni seul fut dès lors chargé de lui administrer les remèdes.

Un jour, en entrant comme d'habitude, il trouva pour la première fois le
lion debout.

A la vue du jeune homme, Néron poussa un rugissement étouffé, et marcha
au-devant de lui, la gueule menaçante.

Giovanni avait les mains embarrassées. Se sentant sans défense, il
battit en retraite et eut le temps de sortir.

Dès lors, il ne fut plus possible d'entrer dans la cage de l'animal.
Chaque fois qu'il apercevait un homme, son regard étincelait, et il
faisait effort comme pour s'élancer.

Chez lui, la rancune était tenace; on eût dit qu'il s'était juré de ne
plus se laisser approcher par personne.

C'était, du reste, ce qu'avait prédit le vétérinaire, appelé à lui
donner les premiers soins, le soir de l'accident.

Bien que la nature aidât beaucoup à la convalescence du fauve, bien
qu'il fût possible de le remettre désormais à son ancien régime, les
plaies n'étaient pas encore à ce point cicatrisées que des pansements
ne fussent plus nécessaires. Mais devant l'impossibilité de les
continuer, il fallut y renoncer.

Un jour que, vers deux heures de l'après-midi, la ménagerie était
déserte, un garçon de piste accourut tout effaré à la caravane de Jean
Tabary.

--Hein? qu'y a-t-il? demanda celui-ci.

--Ah! patron!... fit l'autre sous le coup d'une émotion indicible, tout
à l'heure, je m'étais absenté de la ménagerie... En rentrant, qu'est-ce
que je vois... Mamz'elle Zézette... dans la cage de Néron!

--Dévorée! dit Giovanni en se levant subitement.

--Non, dit le garçon, bien vivante... et s'occupant à laver, comme elle
vous l'a vu faire cent fois les blessures de Néron avec une éponge
imbibée d'aromates! Et le lion ne bougeait pas!

Giovanni saisit une fourche, suivi de Jean Tabary; il courut à la
ménagerie, passa derrière la toile et se mit en devoir de pénétrer dans
la cage.

Mais avant qu'il eût eu le temps d'ouvrir la porte, Néron s'était
précipité, et, debout contre cette porte, passant ses pattes énormes à
travers les barreaux de fer, il s'efforçait, en grondant, d'atteindre le
jeune homme.

Zézette était toujours debout, tranquille au milieu de la cage, son
éponge à la main.

--Mais c'est stupide, monsieur Giovanni, dit-elle d'un ton très calme,
vous voulez donc vous faire boulotter... Puisqu'on vous dit qu'il ne
veut plus voir les hommes depuis que mon père a failli le tuer!...

--Mais vous, mamz'elle Zézette?...

--Moi?... Il n'y a aucun danger... Il me connaît, et j'ai des jupons!

Et elle revint vers le lion avec une telle assurance que Giovanni en
resta confondu. Il se retira et passa dans la ménagerie.

Néron, la crinière toujours hérissée, le suivait de l'oeil.

--Ne vous montrez pas, dit Zézette, ça l'excite... et laissez-moi
faire...

Elle s'approcha de l'animal, le caressa doucement, le fit s'étendre à
terre et elle continua, très calme, son pansement, comme elle l'avait vu
faire pendant les premiers jours de la maladie.

La bête docile ne remuait pas; elle avait allongé son mufle sur le
plancher et faisait entendre une sorte de renâclement.

--Voilà! dit-elle enfin, en se relevant.

Elle tapota une dernière fois le nez de Néron, se retira à reculons,
entr'ouvrit brusquement la porte et disparut.

Dans toute la ménagerie, ce fut un indescriptible émoi.

--Cette gamine! Quel toupet! Elle avait su calmer et faire obéir un
fauve comme personne, même le plus audacieux dompteur, n'eût oser le
tenter!

Quant à elle, très fière, elle affectait de ne pas comprendre ce que sa
tentative avait de téméraire. A toutes les marques d'admiration qu'on
lui témoignait, elle se contentait de répondre naïvement:

--Ben quoi! Puisque je ne lui fais que du bien!... Un lion, c'est pas
plus bête qu'un autre animal, au contraire!

Et au fond, un secret orgueil la faisait triompher en face de ces Tabary
détestés, qui, eux, n'étaient bons qu'à faire le mal et restaient
parfaitement incapables d'une action pareille à celle qu'elle venait
d'accomplir si simplement.

Mais celui que la nouvelle de l'exploit de l'enfant, toucha le plus
profondément, ce fut François Chausserouge.

Toujours couché tristement au fond de sa caravane, il sortit enfin du
mutisme persistant qu'il observait; il écouta, les yeux noyés, le récit
que lui fit Giovanni et quand Zézette apparut sur le seuil, il ouvrit
les bras, ne trouvant qu'un mot:

--Ma fille!... Ma petite file!...

Et de nouveau il se fit raconter l'affaire par l'enfant, elle-même,
comment l'idée lui était venue d'entrer dans la cage de Néron, quelles
sensations elle avait éprouvées.

Quand elle vint à décrire la fureur qu'avait montrée la bête à la vue de
Giovanni, il l'interrompit:

--Maintenant, dit-il, je comprends et il sera désormais impossible de
faire travailler Néron sans s'exposer à être boulotté... Il a gardé
rancune de la correction qu'il a reçue et il a pris l'horreur de
l'homme... Tu as fait exception parce que tu es une enfant et que tu as
une robe... Désormais, Néron sera aussi docile avec toi qu'il restera
indomptable pour tout autre... Continue à entrer chaque jour avec lui
pour le soigner, mais veille bien à ce qu'aucun homme n'apparaisse aux
abords de la cage pendant tout le temps que tu seras enfermée avec
lui... Il pourrait t'arriver malheur...

--Et quand il sera guéri, dis, papa, tu me laisseras encore lui rendre
visite, pour entretenir l'amitié?

--Oui, après que moi-même, j'aurai pris ma revanche avec lui...

--Mais toi, papa, il te dévorera, puisque tu dis qu'il se souvient.

--Je ne peux pas avoir le dessous, comprends donc! mon amour-propre est
engagé. Il faudra bien que j'en vienne à bout, mais après cette
expérience, je te le laisserai. Ce sera ton lion à toi, pour quand tu
auras quinze ans et qu'on te permettra enfin de reparaître en public.

--Merci, petit père! dit Zézette en baissant la tête, mais la résolution
que son père avait prise de se rencontrer de nouveau avec Néron, la
remplissait d'une crainte instinctive.

Un pressentiment l'avertissait que le fauve, si doux avec elle,
retrouverait en face de Chausserouge sa férocité native. Comme si par
une sorte d'affinité, les rancunes de l'animal eussent eu un écho dans
son âme, elle était sûre qu'un malheur planait, inéluctable, si son père
persistait.

Mais il était toujours au lit, toujours souffrant de ses blessures
longues à cicatriser; elle aurait le temps, et, elle l'espérait, le
pouvoir de s'opposer à une pareille imprudence.

Sur ces entrefaites, le dompteur reçut une visite, qui le troubla
singulièrement.

C'était Romillard, l'ancien directeur des Marionnettes, une des
dernières victimes de Vermieux. Ce petit bonhomme, qui avait jadis joui
d'une situation aisée sur le Voyage, était cauteleux et insinuant.

Chargé de famille et réduit depuis sa ruine à la plus affreuse misère,
il avait fini par trouver une place de régisseur chez Oiselli, au Cirque
des Animaux Savants, mais ses faibles émoluments étaient loin de suffire
à faire vivre sa nichée, qu'il abritait pêle-mêle au fond d'une vieille
caravane à moitié démantelée.

Il devait le surplus à la charité de ses anciens confrères, qui ne
voyaient pas sans pitié un des leurs «dans la mélasse», sachant fort
bien pour la plupart que le lendemain, à la suite d'une mauvaise
campagne, un pareil malheur pouvait les atteindre.

Chausserouge n'avait pas été un des moins pitoyables, et même au temps
de sa plus grande détresse, il avait toujours eu une pièce à glisser
dans la main du vieux forain.

Donc Romillard se présenta, sous le prétexte de venir demander des
nouvelles du blessé, en réalité pour quêter un petit secours. Mais ce
jour-là, il n'avait plus cette attitude humble et obséquieuse qu'il
affectait d'ordinaire. Ses yeux brillaient et il paraissait miné par une
colère sourde.

Après avoir pris des nouvelles du dompteur, il éclata.

--Eh bien! vous savez ce qui arrive... On ne parle que de ça sur tout le
Voyage... Vermieux a disparu!...

Chausserouge eut un sursaut sous ses couvertures.

Louise Tabary, qui était présente ainsi que Jean, échangea un regard
avec son fils.

--Oui, continua Romillard très excité, disparu!... Voilà bien ma
veine!... Trois mois plus tôt et j'étais hors d'affaire, mais quand on a
la guigne...

Chausserouge, pâle d'émotion, avait à demi dissimulé son visage derrière
l'oreiller.

Louise fit un effort pour contenir une émotion secrète:

--- Mais, dit-elle, nous ne savons rien!... Depuis que François est
malade, nous vivons en dehors de tout... Racontez-nous cela?

--Je croyais, dit Romillard, que vous aviez des affairés avec Vermieux?

--Oui, dit Louise, une vieille dette, mais que nous étions parvenus à
liquider, malgré le malheur des temps, il y a quelque temps...
Aujourd'hui, nous sommes quittes...

--C'est ce qui explique que vous n'ayez pas été étonnés de ne pas le
voir rappliquer le second dimanche de Pâques, une de ses échéances,
qu'il n'a jamais manquées d'une heure... Bref, voici: vous savez combien
Vermieux était exact... Il passait sa vie dans son patelin... mais tous
les trois mois, on le voyait rappliquer, sa sacoche au ventre, le
portefeuille bourré de tous les billets qu'on lui avait souscrits sur le
Voyage et qu'il s'arrangeait toujours pour faire tomber aux mêmes
dates... Le jour où il apparaissait, il n'y avait pas besoin de
consulter le calendrier... Il dégotait la Banque de France pour la
régularité... Eh bien! cette année, nisco, pas de Vermieux!... D'abord,
on s'est dit:--Bah! il aura manqué le train... où il aura été malade...
à son âge, c'est permis... Il sera là demain! Mais ni le lendemain, ni
les jours suivants, pas de nouvelles... Jugez si on était content de ce
répit, car si la fête marche bien depuis quelques jours, la première
semaine avait été désastreuse et pas beaucoup des débiteurs étaient en
mesure!

--Y en a beaucoup qui l'attendaient? demanda Louise.

--Je vous crois... et j'en connais pas mal à qui ça a tiré une rude
épine du pied... Vous pensez bien que personne n'a osé réclamer... On
était bien trop content... Pourtant, à la fin, y en a un qui s'est ému,
cette vieille crapule de Lamberty... Je l'ai toujours soupçonné d'avoir
des affaires de compte à demi avec Vermieux... Je ne m'étais pas
trompé... C'est lui qui a donné l'éveil!...

--L'éveil! dit Chausserouge haletant, en se soulevant sur un coude.

--Allons, dit Louise, voyons, reste tranquille, François! tu vas prendre
froid.

Elle se leva, força le dompteur à se recoucher en lui glissant à
l'oreille:

--Tais-toi et laisse-moi faire!

Puis elle revint et, pour donner une diversion à l'émotion qu'elle
lisait également sur le visage de Jean:

--Ça vous donne soif, Romillard, de parler comme cela! dit-elle
simplement. Vous prendrez bien un verre de vin?

--Ma foi! c'est pas de refus!

Et quand ils eurent trinqué:

--Voyons, dit Louise, continuez votre histoire... Ça nous intéresse!...
Vous disiez que Lamberty avait donné l'éveil... Comment ça?

--Il a écrit au pays pour savoir du nouveau... Et voilà où l'affaire se
corse... Vermieux, très bien portant, a pris le train dans la mâtinée de
dimanche de bonne heure, et il aurait dû être à Paris vers huit heures
et demie ou neuf heures... Personne ne l'a vu... Naturellement, à la
gare de Lyon, son arrivée n'a pu être remarquée au milieu de tous les
autres voyageurs... Aucun accident n'est arrivé sur la ligne pendant la
route... Vermieux serait donc à Paris... Pour qui le connaît, il est
inexplicable qu'il n'ait pas paru, sinon le soir même, du moins le
lendemain, sur le Voyage... Bref, sa trace est perdue à partir de son
départ de l'Auvergne...

Louise Tabary ne bronchait pas.

Elle profita d'un moment où Romillard s'interrompait pour vider son
verre:

--Est-on bien sûr, dit-elle tranquillement, qu'il a pris le train...

--On a montré à Lamberty, à la gare de Lyon, le seul billet venant de la
station de Vermieux et qui a été exactement remis à l'employé chargé de
contrôler la sortie... On est donc sûr que le vieux a accompli son
voyage sans encombre, mais depuis?...

--Dame! opina Louise, Vermieux avait l'air d'un marchand de cochons, il
était toujours cousu d'argent... Ça s'est peut-être vu... et dame! le
canal n'est pas loin... On peut bien l'avoir foutu à l'eau pour le
voler... Il y a tant de crapules dans le monde...

--Lamberty est allé à la Morgue... On n'a rien retrouvé!

--Bah! il reviendra sur l'eau dans neuf jours... Ça sera un débarras
pour le Voyage, voilà tout... Est-ce qu'il a de la famille, ce vieux
magot?

--Il n'a plus qu'un cousin, avec qui il vivait en assez mauvaise
intelligence, mais comme ce petit monsieur a l'intention d'hériter, il a
déposé une plainte au procureur de la République de Riom... et
aujourd'hui la Sûreté marche. On n'est pas venu vous demander des
renseignements?

Il y eût cette fois un silence plein de gêne. Personne ne répondit à
cette question dangereuse.

--Voilà que la nuit tombe, dit Louise, pour couper court, je vais
allumer la lampe.

Dans son lit, Chausserouge suait à grosses gouttes. Jean Tabary sentait
un petit frisson lui parcourir les moelles.

--La Sûreté! La Sûreté! répliqua-t-il d'un ton bourru, nous n'avons
rien à faire avec la Sûreté! Que lui dirions-nous de plus?

--Les agents vous demanderont comme à tout le monde si vous aviez une
échéance, un billet à payer dimanche à Vermieux, afin de pouvoir au
moins reconstituer le capital en billets dont l'usurier devait être
porteur, sans compter la monnaie.

La question était épineuse. C'était le point faible, qui pouvait les
faire soupçonner si, par une réponse imprudente, on parvenait un jour à
les taxer de mensonge. Aussi Louise tourna-t-elle la question:

--Et qu'est-ce qu'ont répondu les autres... Ceux qu'on a déjà
interrogés?

--Ma foi, eux pas bêtes, ils ont répondu qu'ils ne devaient rien.

--Mais, hasarda Louise, s'il y a des livres?

--Bah! Vermieux savait à peine lire et écrire... et il ne se fiait à
personne... Il n'y a sûrement pas d'autres preuves que celles qu'il
portait sur lui et bien sur, le petit cousin pourra se taper...

Il y eut dans la caravane un soupir de soulagement. Romillard n'y prit
pas garde et continua:

--C'est pourquoi je vous disais tout à l'heure que j'avais la guigne...
Une occasion unique de me libérer à bon marché, comme les autres et je
la rate! Trois mois plus tôt et j'avais toujours mon théâtre de
marionnettes, au lieu de crever la faim!

--Romillard, dit Louise, vous allez dîner avec nous ce soir. Ça va-t-il?

--Ma foi, je veux bien... mais les petits... qui m'attendent!

--Nous avons un pot-au-feu... Et pour célébrer le retour à la santé de
François et vous remercier de votre bonne visite, nous allons faire une
petite bombance... Quant aux petits, ne vous inquiétez pas! Ils auront
ce soir de quoi bouffer!

Louise tenait à garder Romillard le plus longtemps possible. Elle le
sentait sans défiance, parfaitement renseigné, et il y avait pour elle
un très grand intérêt à ne rien ignorer des détails de cette aventure,
qui passionnait le Voyage.

Aussi la disparition fit-elle les frais de la conversation pendant toute
la soirée. Romillard exhuma des anecdotes où éclatait la rapacité de
l'usurier et la conclusion fut que c'était un grand bonheur pour tout le
monde.

--S'il ne revient pas, dit l'ancien directeur, on pourra dire qu'au
moins une fois le bon Dieu aura été juste; oui, mais ne reviendra-t-il
pas? Pourvu qu'un beau jour on ne le voie pas surgir comme un diable
d'une boite à surprises.

--Je ne le crois pas, dit Louise froidement.

--Mais enfin, si, au lieu d'être un malheur, c'était tout simplement une
lubie ou un truc de sa part... Il peut avoir eu l'envie de se payer un
petit tour de promenade.

--Non, répliqua Louise de nouveau, le Voyage n'a rien à craindre. Je
connaissais beaucoup Vermieux... J'ai eu, et pas pour mon plaisir, je
vous le jure, pas mal d'affaires avec lui... Eh bien! c'était trop en
dehors de ses habitudes...

Chausserouge, qui s'était levé pour faire honneur à son hôte et que ces
propos avaient à peu près rasséréné, remarqua alors que sa fille
Zézette, assise près de lui, ne mangeait pas. Son regard errait, vague
et incertain, de Louise à Jean Tabary, de son père à Romillard; ses
petits doigts avaient des tressaillements nerveux.

--Est ce que tu souffres, ma chérie, tu ne manges pas, tu es malade?

--Non! je ne peux pas... Je n'ai pas faim.

--C'est la suite de son indisposition, dit Louise, si elle est fatiguée,
elle ferait mieux d'aller se coucher.

--Oui, dit tout bas la petite fille à son père, laisse-moi m'en aller,
je n'en puis plus!

Elle se leva et courut se réfugier dans la tente où elle couchait
d'habitude. Là, elle s'étendit sur son lit, la tête enfoncée dans les
couvertures, et elle pleura, toute frissonnante et secouée par la peur.

Ses nerfs, encore malades à la suite de l'épouvante qu'elle avait
ressentie pendant la nuit sinistre, venaient de recevoir une secousse
pareille.

Le cynisme effroyable des assassins parlant, des heures durant, devant
un étranger avec une aisance et une tranquillité telle qu'elle eût été
tentée de croire que le crime n'existait que dans son imagination,
l'avait remplie de terreur.

A chaque minute, elle avait eu la tentation de crier aux Tabary:

--C'est vous qui l'avez tué, Vermieux... Je vous ai vus!

Mais son père, son père était là... aussi coupable que les autres et
qu'il fallait accuser en même temps!

Combien elle était punie de sa désobéissance! Combien ce secret fatal
lui semblait lourd à porter!

Son âme d'enfant s'était transformée. Depuis plusieurs jours, cette
pensée unique l'obsédait et elle en était arrivée à considérer comme une
revanche la révolte de Néron. L'accident de son père, c'était le
commencement du châtiment...

Dans son esprit, le lion devenait un justicier, qui se vengeait de la
mauvaise action à laquelle on l'avait associé, et c'est pourquoi elle
l'abordait sans crainte, elle dont le coeur était pur.

Toute la nuit, elle eut encore la fièvre, et l'indisposition persistant,
Chausserouge qui allait mieux, commença à s'alarmer.

Il se rendait parfaitement compte que sa fille pût être malade, mais il
ne comprenait rien à cette nervosité subite, au changement subit
d'allures de la petite Zézette. Il finit par mettre sur le compte d'un
mal inconnu ces phénomènes inexplicables.

Quant à lui, son état s'améliorait rapidement.

Le médecin l'ayant autorisé à sortir de la caravane, sa première visite
fut pour ses bêtes.

La conversation de Romillard, le temps qui s'était écoulé sans qu'aucun
danger parût se dessiner à l'horizon, l'assurance qu'affectaient les
Tabary avaient fini par calmer ses premières appréhensions.

Louise n'avait rien négligé pour lui rendre la confiance perdue; d'autre
part, les recettes étaient excellentes. Il descendit calme, presque
joyeux.

Il n'avait pas fait dix pas dans la ménagerie qu'un rugissement furieux
se fit entendre. Il leva les yeux.

A sa vue, Néron, dont la crinière s'était hérissée tout entière, s'était
jeté contre les barreaux qu'il s'efforçait d'ébranler sous son effort.

Les crocs menaçants, la gueule écumante, il se tenait debout, puis
s'accroupissait comme pour prendre son élan et bondir sur le dompteur...
puis se redressait d'un coup de reins... Chausserouge s'approcha de la
cage.

L'animal passa ses pattes de devant par dessous les barreaux et,
toujours grondant, il cherchait à attirer l'homme à lui.

--Allons! allons! pas de méchanceté, Néron, dit le dompteur, tout en se
tenant prudemment hors de l'atteinte des griffes du fauve.

Mais il pâlit et fit un pas en arrière. Au moment où son regard se
croisait avec le regard sanglant de la bête, la même hallucination le
reprit, l'effrayante hallucination qui l'avait poursuivi pendant ses
nuits de fièvre et d'insomnie.

Dans ces yeux brillants de colère, il retrouvait l'expression des yeux
de Vermieux... De Vermieux qui renaissait comme s'il se fût incarné dans
le lion!

Dès lors, tout lui parut changé dans la ménagerie; les bêtes que le
rugissement de Néron avait réveillées et qui répondaient à l'appel de
leur redoutable voisin, lui parurent hurler à la mort!

Il lui sembla qu'une sorte d'obscurité envahissait tout à coup la
baraque, illuminée seulement par les éclairs du regard de Néron.

L'étal roulant, le corps déchiqueté de Vermieux, les bras rouges de sang
de Tabary, les chairs pantelantes du vieillard déchirées à belles dents
par les fauves affamés, la scène toute entière du crime se reconstitua
subitement dans sa cervelle et, comme devant un kaléidoscope, toutes les
péripéties défilaient devant ses yeux effarés... Il se sentait
magnétisé, attiré fatalement..

Vermieux lui criait:

--Viens donc!... approche donc, si tu l'oses, assassin!

Et ses jambes fléchissant sur lui... il se laissa tomber sur une
banquette...

Tabary le retrouva là, hébété, l'oeil fixé stupidement dans l'oeil du
lion et une sueur au front.

--Que fais-tu, François? cria le jeune homme frappé de l'attitude
étrange du dompteur.

--Là! fit Chausserouge, là! tiens, vois-tu... le lion!

--Eh bien quoi, Néron?

Et du doigt lui désignant l'animal, le dompteur continua:

--Il est possédé de Vermieux! L'as-tu jamais vu comme cela? Tiens,
regarde, il ne me quitte pas des yeux. S'il pouvait s'élancer! C'est
comme cela depuis le jour... le fameux jour, ajouta-t-il d'une voix
sifflante, en saisissant le bras de Jean Tabary, où malgré moi, tu lui
as donné à manger de la chair... de la chair humaine. Tu vois bien, il
est possédé, je te dis!

--C'est toi qui est fou, mon pauvre vieux! répliqua Jean qui jeta autour
de lui un regard inquiet, tu as la fièvre! Viens, rentrons, ce n'est pas
prudent de rester là...

Il craignait à chaque instant de voir entrer un employé de la ménagerie
à qui une parole imprudente du dompteur pouvait tout révéler. Mais
l'autre s'obstinait.

--Non, je te dis, c'est Vermieux! Néron est possédé par Vermieux!

Il se débattit vigoureusement et parvint à échapper à l'étreinte de
Tabary qui cherchait à l'entraîner.

--Il faut que j'aie sa peau... ou qu'il ait la mienne!...

--Tais-toi! tais-toi! tu déraisonnes!

--Non!... non!... je ne déraisonne pas! Quand j'étais petit, ma
grand'mère, qui était une savante, qui connaissait les choses de la vie,
me l'a répété souvent:

«--Il faut toujours avoir soin des animaux... car on ne sait pas ce
qu'on a à devenir... L'âme des chrétiens passe souvent dans le corps des
bêtes!» Eh bien! Cette fois, l'âme de Vermieux est passée dans le corps
de Néron! C'est le vieux qui me poursuit, qui ne me lâchera jamais... Je
ne veux plus de cela... J'en ai assez!... Je l'ai commencé... je le
finirai!... Je lui emmancherai ma fourche dans le coeur, pour ne plus
voir fixés sur moi, toujours, ces deux yeux-là!... Laisse-moi, je te
dis! Laisse-moi en finir!

Et complètement halluciné, le poing tendu, il marchait à la cage, face
au lion, qui grattait les planches avec ses griffes et lançait avec plus
de fureur, à chaque nouveau pas du dompteur, ses pattes dans le vide, à
travers les barreaux, comme pour saisir et attirer à lui son ennemi.

Enfin, Jean Tabary se révolta. Il n'y avait pas à dire, Chausserouge
était fou, et sa folie dangereuse risquait de compromettre d'autres que
lui. Il fallait à tout prix faire cesser cet accès.

Il passa rapidement entre la cage et le dompteur, saisit face à face son
associé qu'il fit pirouetter sur lui-même. Puis il le poussa devant lui,
sans lui donner le temps de protester.

--Viens avec moi! viens vite! Louise nous attend!

--Mais je te dis que je veux le tuer!

--Louise nous attend! Tu le tueras plus tard!

A chaque enjambée nouvelle, la résistance du dompteur diminuait. Un peu
de raison semblait luire dans son cerveau fatigué à mesure qu'il
s'éloignait, maintenant qu'il ne subissait plus l'attraction dangereuse
du regard du fauve.

Tabary parvint à le faire rentrer à la caravane.

--Que s'est-il passé? demanda vivement Louise en considérant les deux
hommes, l'un Chausserouge, atone et affaissé, l'autre, Jean, nerveux et
tremblant d'émotion.

--Il s'est passé, dit le jeune homme, que ce bougre-là va nous faire
arriver de sales histoires... Est-ce que je ne le trouve pas, divaguant
dans la ménagerie, en train de raconter l'affaire... Il regardait Néron
et croyait voir Vermieux!... Heureusement qu'il n'y avait personne là,
sans quoi... C'est de la folie!...

--Diable! il faut le surveiller, dit Louise, d'un ton très bas. Ne dis
rien devant lui, s'il est fou, il ne faut pas l'exciter.

Cependant Chausserouge passait longuement sa main sur ses yeux, sur son
front, comme pour se rappeler. Il regardait alternativement sa
maîtresse, Jean Tabary.

--Est-ce que, par hasard, j'ai dit des bêtises?... interrogea-t-il. Je
ne me souviens pas!

--Oui! dit Jean, un peu de fièvre seulement, tu croyais voir Vermieux!
Couche-toi et tu sais, je ne te permettrai plus de sortir avant d'être
complètement rétabli.

--Ah!... fit le dompteur d'un ton soumis.

Il s'étendit sur son lit, la tête tournée vers le fond. Jean Tabary prit
sa mère à part.

--Tu sais, je ne suis pas tranquille du tout... mais pas du tout!...
Avec cela, pas moyen de consulter un médecin... ni de le faire placer
dans un asile!... Vois-tu qu'il nous vende dans un accès de
somnambulisme... Sûr, il doit avoir une fêlure depuis son accident. Une
fêlure par là! ajouta Jean en se frappant le front du doigt.

--Nous voilà propres, avec un infirme pareil sur les bras, grogna
Louise. Toute ma vie, ç'aura été la même chose... je n'aurai toujours eu
affaire qu'à des emplâtres... Mais, sois tranquille, celui-là ne nous
compromettra pas... Je lui serrerais plutôt le cou pour l'empêcher de
parler!

Et, dès lors, Chausserouge fut soumis à une surveillance attentive de la
part des Tabary. Mais il paraissait avoir recouvré son bon sens; il
agissait, parlait comme avant cette scène d'auto-suggestion qui avait si
fort effrayé Jean.

De temps en temps seulement, comme si une impulsion intérieure dont il
n'était pas maître le faisait mouvoir, il se levait et se dirigeait vers
la porte de la caravane.

--Où vas-tu? demandait Louise en lui barrant le chemin.

--A côté... là... dans la ménagerie... Voir si les bêtes sont bien
soignées...

--Elles ne manquent de rien... Giovanni et mon garçon veillent à tout...

--Mais, je voudrais voir... les recettes... s'il y a du monde aux
représentations...

--Plus tard!... Quand tu seras mieux portant... Ne crains rien... On te
rendra compte de tout, ici, mais le médecin ne veut pas que tu sortes
encore... Tu attraperais du mal...

Chausserouge fixait sur sa gardienne un regard où se lisait l'hypocrite
résolution de désobéir, de suivre l'idée fixe qui paraissait le hanter à
toute heure sans qu'il s'en expliquât nettement, dès qu'une occasion
propice se présenterait et il retombait dans une sorte d'indifférence,
d'hébétude dont rien ne pouvait le sortir.

Le mal empira si rapidement, fit en si peu de temps tant de progrès
qu'il devint bientôt évident aux yeux de tous qu'une lésion devait
s'être produite dans le cerveau du dompteur, lésion qui lui enlevait la
plénitude de ses facultés.

Il en vint à se désintéresser de tout ce qui n'était le souci exact de
la vie matérielle; il restait des journées plongé dans une apathie
effrayante, sans prononcer une parole; son regard ne trouvait
d'expression que lorsqu'il entendait prononcer le nom d'une de ses
bêtes, ou que le bruit de leurs rugissements parvenait jusqu'à lui. Il
tendait alors l'oreille, et comme s'il répondait à un appel, il se
levait automatiquement, faisait deux pas en avant... et il fallait
l'autorité de Louise ou la volonté brutale de Jean pour le faire
rasseoir.

Zézette suivait avec effroi les progrès du mal qui dévorait son père,
mais elle aussi gardait un mutisme bizarre, ne manifestant aucun
étonnement d'un changement tellement brusque qu'il avait stupéfié tout
le monde.

Un jour qu'elle revenait de faire sa visite accoutumée à Néron, qui
allait maintenant tout à fait bien, elle trouva dans la caravane un
médecin en train d'examiner son père.

Louise Tabary avait fini par avoir peur de la responsabilité qui lui
incomberait si elle persistait à garder son malade en charte privée.

Quelque danger qu'il put en résulter, elle avait enfin pris le parti de
faire revenir le docteur et elle avait profité d'un moment où
Chausserouge lui paraissait plus calme.

S'il parlait, maintenant que la démence ou tout au moins l'inconscience
du dompteur était bien constatée, il serait toujours facile de mettre
ces divagations sur le compte de la maladie.

Mais Chausserouge se laissa examiner sans mot dire.

Elle raconta en détail au médecin toutes les excentricités, les
hallucinations auxquelles le dompteur paraissait en proie depuis
quelques jours; elle s'arma de courage et poussa l'audace jusqu'à
l'instruire en particulier de la fascination que paraissait exercer sur
lui son lion Néron.

--Dernièrement, dit-elle, un individu nommé Vermieux, que Chausserouge
a beaucoup connu, a disparu. On a lieu de croire qu'il a été
assassiné... On retrouvera sans doute son cadavre, un beau jour, dans
quelque coin... Or, depuis la semaine qui a suivi son accident...
Chausserouge, chaque fois qu'il se trouve en face de Néron, croit revoir
Vermieux. Il prétend que l'âme du vieux bonhomme est passée dans le
corps de l'animal... Il se figure que Vermieux l'appelle... et il veut à
toute force entrer dans la cage... Or, comme le lion a gardé contre lui
une rancune abominable, vous concevez quel danger il y a... Si nous
perdions le malheureux François de vue, un seul instant, il se ferait
dévorer sûrement...

Cet aveu adroit de la part de Louise Tabary, pour le cas où un soupçon
germerait jamais dans l'esprit de quelqu'un, mit le médecin sur la voie.

--Vous dites qu'il a été en proie à ces hallucinations quelques jours
après son accident? demanda-t-il.

--Oui... Mais dès les premiers jours, il avait commencé à divaguer. Nous
avions mis d'abord ces propos incohérents sur le compte de la fièvre,
mais, à mesure que les blessures se cicatrisaient, l'inconscience a
augmenté, et positivement aujourd'hui, il nous fait assister à de
véritables actes de folie.

Le docteur déclara alors que ces explications confirmaient son
diagnostic.

En dehors des plaies de la face, les crocs de l'animal, en comprimant la
tête du malheureux dompteur, avaient causé une dépression des os du
crâne.

De là les troubles cérébraux qui enlevaient à Chausserouge toute
responsabilité et oblitéraient sa raison.

--Il n'est pas encore dangereux pour les autres... à moins que, dans un
moment de crise, il n'échappe à votre surveillance et ne cause par son
inconscience un malheur irréparable en ouvrant par exemple la cage des
fauves; mais, pour plus de sûreté, à votre place, je m'adresserais au
commissaire de police pour obtenir son admission dans un asile où il
recevrait les soins appropriés à son état... Je vais, si vous le
désirez, vous délivrer un certificat dans ce sens.

--Nous l'aimons tant! pleurnicha Louise, qui, si elle voulait bien
consulter un médecin, ne se souciait nullement d'attirer sur la
ménagerie l'attention de la police et de confier un malade si dangereux
à des étrangers qui pourraient, un beau jour, prendre au sérieux ses
divagations.

--Dans tous les cas, je vous ai prévenus, dit le médecin en se retirant,
et j'entends dégager ma responsabilité personnelle.

--Nous prenons tout sur nous, monsieur le docteur!

Maintenant, dans leurs entretiens, les deux Tabary ne prenaient plus la
peine de dissimuler l'impatience avec laquelle ils attendaient une
aggravation dans l'état de Chausserouge.

--Après tout, disait cyniquement Jean, une fêlure, ça ne se remet pas.
Et le pauvre François est bel et bien foutu... Ah! mon Dieu! le plus tôt
que ça sera fini, mieux ça vaudra pour lui... et pour nous! C'est pas
une existence de vivre comme une véritable brute, avec des idées fixes
qui peuvent compromettre l'établissement tout entier et, pour nous, de
rester toujours sous le coup d'une parole imprudente qu'il prononcerait
dans un moment lucide!... Ah! non, franchement, il vaut mieux en finir!

--Si encore, dit Louise qu'une réflexion profonde paraissait absorber,
si encore, sa loufoquerie ne devait mettre que lui en danger... On le
laisserait aller dans la ménagerie... et se débrouiller avec Néron...
avec Vermieux comme il dit, surtout si c'était la nuit!...

Jean Tabary regarda longuement sa mère.

--C'est vrai, dit-il tout à coup, qu'un accident est si vite arrivé!

Ils n'échangèrent pas un mot de plus. Chausserouge, à ce moment, se
réveillait. Il porta la main à sa bouche et balbutia:

--J'ai faim!

--Allons, la mère, dit joyeusement Jean Tabary, tiens, c'est un bon
signe, un malade qui demande à manger. Ça me fait plaisir, mon vieux
François, de te voir comme ça reprendre goût aux bonnes choses.

--Et le médecin... qu'est-ce qu'il t'a dit en partant? demanda le
soupçonneux dompteur en descendant du lit sur lequel il était étendu.
Est-ce que je pourrai bientôt sortir de nouveau?

--Oui, dit Jean, il te trouve beaucoup mieux et il espère qu'avec deux
ou trois jours de repos...

La figure du dompteur s'éclaira. Il murmura:

--Deux... deux... ou trois jours!... comptant machinalement sur ses
doigts, les yeux levés au plafond avec un sourire empreint d'une joie
profonde, qu'il cherchait toutefois sournoisement à dissimuler en
pinçant les lèvres.

Deux... ou trois jours de repos!... Pour lui cela voulait dire dans deux
ou trois jours, recommencement de la vie ancienne avec les émotions des
entrées de cages, les retentissants coups de gueule du bonisseur, les
applaudissements de la foule... Mais surtout, surtout... la revanche à
prendre avec Néron dans l'oeil duquel il fallait à jamais éteindre le
regard obsesseur de Vermieux... Ce regard qui perçait la toile de la
caravane, vrillait la cloison de la caravane pour le poursuivie,
étincelant et vengeur, jusque dans son sommeil...

Et c'était cette préoccupation unique dont se moquait Tabary, qui le
hantait obstinément... qui le rendait indifférent à toutes choses...

Oui, oui... Jean avait beau rire... Vermieux n'était pas mort
complètement... Vermieux revivait dans le corps de cette bête... et il
n'achèterait, lui Chausserouge, sa tranquillité qu'au prix de la mort de
Néron!...

Il l'avait manqué une première fois... Il serait la seconde fois plus
heureux... Et alors, pour toujours délivré de ce cauchemar, il le
sentait, il renaîtrait à la vie...

Il éprouvait la sensation physique d'un fardeau qui lui écrasait les
épaules... S'il faisait quelques pas, il marchait courbé en deux, ainsi
qu'un vieillard, comme s'il succombait sous un invisible poids...

Il lui arriva une fois, un jour qu'il envisageait par la pensée l'issue
tant espérée et attendue, de dire à haute voix, en secouant les épaules
et en se redressant d'un coup de reins:

--Oh! tiens, vois-tu... APRÈS... je serai léger comme une plume... Je
sauterai... je danserai... Oh! je serai heureux!...

--_Après_... quoi?... demanda Jean intrigué.

--Après... rien!... répliqua Chausserouge en retombant dans son mutisme
et en courbant à nouveau sa haute taille.

Et en même temps, il baissait sournoisement les paupières, furieux de
s'être vendu, apportant dans cette comédie l'hypocrisie du malade, qui
voit des ennemis, ou tout au moins des gens dont il faut se défier, dans
tous ceux qui l'entourent.

Et pour donner le change complètement, craignant d'être deviné et qu'on
ne prit de nouvelles mesures pour l'empêcher de mettre son rêve à
exécution:

--Et Giovanni?... Comment va-t-il?... Es-tu toujours content de lui?

--Très content!... Et le public lui fait fête!

Pendant la semaine qui suivit, Chausserouge se renferma dans une
immobilité et un mutisme plus absolus que jamais. Il affecta d'être pris
pendant des jours entiers d'un besoin de sommeil intense, et surtout le
soir, à l'heure où, le jour tombant, la ménagerie reste déserte, les
employés s'absentant invariablement pour aller boire l'absinthe chez le
mannezingue prochain; ou bien à partir de minuit, lorsque la
représentation dernière terminée, chacun se retire pour aller se coucher
ou souper dans un cabaret proche de l'établissement.

Mais il ne dormait que d'un oeil. A chaque instant, tremblant d'être
pincé, comme un enfant qui craint d'être pris en flagrant délit de
désobéissance, il soulevait doucement la tête, pour s'assurer que Louise
veillait ou Jean Tabary.

S'il se trouvait seul un instant dans la caravane, il se levait, ouvrait
la porte avec des précautions infinies, jetait un coup d'oeil autour de
la roulotte, mais une ombre, un bruit de voix suffisaient pour
l'arrêter... le faire revenir sur ses pas et reprendre son immobilité
première.

Il ne voulait agir qu'à coup sûr, certain de n'être pas dérangé, ni
ramené de force à la caravane, comme cela lui était arrivé une fois.

Et alors quand, délivré de toute entrave, il pourrait enfin assouvir sa
haine et sortir vainqueur, comme il n'en doutait pas, de son duel
solitaire avec le lion, quel triomphe pour lui!

On ne l'accuserait plus d'être fou... et Tabary lui-même serait obligé
de reconnaître qu'il avait eu raison de le remercier, lui qui était
complice du même crime, de les avoir délivrés à tout jamais de la
présence détestée et menaçante de ce Vermieux de malheur!

Plus le temps s'avançait, plus l'impatience de Chausserouge augmentait.
A chacun des rugissements qui parvenaient jusqu'à lui:

--Il m'appelle! pensait le dompteur... et je ne suis pas là... Je ne
puis pas lui répondre!

Alors, pour donner le change, pour se soustraire enfin à la surveillance
dont on l'entourait incessamment, malgré la promesse réitérée qu'on lui
avait faite de le laisser sortir après «deux ou trois jours de repos»,
il simula un changement d'allures, affecta de penser comme Tabary, de
traiter de lubie la préoccupation qui l'avait obsédée jusque-là...

--Maintenant je vais bien, disait-il d'un ton saccadé, je vais tout à
fait bien... Je ne souffre plus!... Je suppose que maintenant ni le
docteur, ni vous, ne voyez plus d'inconvénient...

--Je suis bien contente de te voir debout et l'esprit net... répliquait
Louise. Enfin nous allons donc pouvoir reprendre bientôt notre bonne
petite existence d'autrefois, mais il ne faut rien précipiter...
Attendons de pouvoir célébrer comme il convient ton rétablissement
complet, sans crainte d'une rechute...

Mais elle ne se méprenait pas sur ce mieux apparent.

Les yeux de Chausserouge gardaient toujours leur éclat fiévreux, ses
mains avaient des tremblements nerveux et la simulation était flagrante.

--Écoute, Jean, dit-elle à Tabary, je crois que le moment est venu de le
laisser tranquille... Il est aussi atteint qu'avant... mais comme on le
croit guéri ou à peu près, personne ne pourra nous accuser d'avoir été
imprudents... s'il arrive malheur... Laissons-le donc faire!... Nous le
surveillerons seulement sans en avoir l'air... Il ne s'agirait pas qu'il
commit une gaffe dont puissent pâtir d'autres que lui... S'il écope,
tant pis... ou tant mieux... à ton choix!

--Tant mieux! dit Jean cyniquement.

Le soir même, après dîner:

--Mon vieux François, dit-il, après la représentation, c'est-à-dire vers
minuit, nous devons, ma mère et moi, aller souper chez Oiselli... Te
voilà devenu grand... Je pense que tu seras raisonnable... Si tu avais
besoin de quelqu'un, tu appellerais Fatma... Du reste... nous ne
resterons pas longtemps... à deux heures nous serons de retour... Je
peux compter sur toi?

Le visage du dompteur exprima une joie indicible. Il pétrit fébrilement
dans ses doigts une croûte de pain et répondit en haussant les épaules:

--Il y a longtemps que tu pourrais me laisser libre et tranquille...
puisque je te dis que je suis guéri... Les médecins sont des
imbéciles!...

Chausserouge, resté seul dans la caravane, attendit avec impatience que
l'heure fut venue de livrer ce combat suprême qui devait le délivrer à
tout jamais de l'obsession terrible.

Pendant tout le cours de la représentation, il resta attentif au fond
de sa roulotte, aux bruits divers qui parvenaient jusqu'à lui.

Quand après le fracas des applaudissements saluant l'exercice final,
éclatèrent les rugissements des fauves, excités par l'odeur et la vue
des viandes saignantes que le boucher promenait sur l'étal roulant, le
dompteur eut un sourire.

--Il m'appelle!... murmura-t-il. Tout à l'heure, n'aie pas peur, va, je
serai là!

Craignant d'être surpris par Jean, il se glissa tout habillé dans son
lit et feignit de dormir.

La représentation terminée, Louise entra avec son fils pour se préparer
à sortir, ainsi qu'ils en avaient prévenu François.

Dès le premier coup d'oeil, Louise acquit la certitude que son amant
cherchait à les tromper. Elle se pencha vers lui, ne reconnut pas dans
la respiration haletante du dompteur, le souffle régulier du vrai
dormeur. Elle n'aperçut pas les habits pendus à la patère, selon
l'habitude.

Pour ne rien laisser paraître, elle dit presque haut de manière à être
entendue de Chausserouge:

--Il pionce bien tranquillement... nous pouvons partir!

Puis elle se pencha à l'oreille de son fils:

--Il ne dort pas... Il attend notre départ... C'est sûrement pour ce
soir... filons vite!

Tous les deux descendirent, mais au lieu de prendre le chemin de la
baraque d'Oiselli, ils contournèrent leur établissement et sans être vus
de personne sur ce champ de foire désormais silencieux et désert, ils
s'introduisirent sous l'auvent.

De là, en soulevant la portière, leurs regards pouvaient plonger dans
l'intérieur de la ménagerie.

Ils attendaient en silence depuis un quart d'heure environ, quand dans
l'angle opposé une lueur scintilla.

Chausserouge venait de soulever un pan du tour de toile et il s'était
introduit furtivement, une lanterne sourde à la main.

Dans le rayon de lumière projeté, son ombre se mouvait confusément. Un
instant, il s'arrêta, respira longuement, comme si ses poumons étaient
soudain réconfortés par cet air rempli d'émanations animales.

Puis il reprit sa marche, explora les coins et recoins de la ménagerie
et sûr enfin d'être seul... et libre, il se dirigea vers la cage de
Néron.

Mais l'animal l'avait senti; le muffle tourné du côté où il venait,
l'oeil étincelant dans l'ombre, il grondait sourdement.

Chausserouge eut un ricanement en approchant de la bête. Debout devant
la cage, il éleva la lanterne à la hauteur de sa tête et, d'une voix
saccadée:

--C'est moi... et c'est aujourd'hui, mon vieux Vermieux, que nous allons
régler notre dernier compte... Oui... oui! tu peux te battre les flancs
avec ta queue... Tu vas voir si Chausserouge a peur!... Tu vas voir s'il
cane!

Il accrocha sa lanterne à un poteau face à la cage, puis il se gratta la
tête. Il avait besoin de voir clair et cette camoufle-là ne suffisait
pas.

Un dernier coup d'oeil autour de lui.

Décidément, il était bien seul et il pouvait y aller sans danger. Du
reste, ce ne serait pas long et il comptait bien que le combat ne
durerait guère.

On n'aurait pas le temps d'apercevoir du dehors l'illumination et après,
s'en aperçut-on, il serait bien temps de l'empêcher... quand il serait
dans la cage!

Il courut au compteur, l'ouvrit, frotta une allumette et alluma la rampe
de gaz qui courait en face des cages.

Puis il se débarrassa rapidement de son paletot de velours marron et
vêtu seulement de son pantalon et d'une chemise de toile, il s'arma
d'une fourche de fer, et se dirigea résolument vers la porte d'entrée.

Il l'avait entr'ouverte et il allait pénétrer dans la cage, quand un
cri retentit et un bras l'arrêta à son passage.

--Papa! n'entre pas!... Je ne veux pas que tu entres!

C'était Zézette qui, couchée selon son habitude à côté du poney, avait
suivi son père des yeux et arrivait à temps pour l'arrêter au moment où
il allait dépasser le seuil de la cage.

Chausserouge se redressa et repoussant brutalement sa fille:

--Laisse-moi!... cria-t-il. Il faut que je le tue!

Et il entra, la fourche en avant.

Le lion recula d'abord, puis il s'accroupit en grondant, laissa
s'avancer le dompteur et, au moment où celui-ci, levant le bras,
s'apprêtait à le frapper, il s'élança et dans son élan furieux, renversa
le malheureux Chausserouge avant même qu'il eut le temps de se servir de
son arme.

Déjà l'animal s'acharnait sur le corps de son ennemi, le lacérant de ses
griffes, faisant craquer ses os sous ses mâchoires puissantes, quand de
nouveau la porte de fer s'ouvrit et Zézette apparut!...

--Néron! ici, Néron!

Elle s'était presque précipitée sur le fauve, l'avait saisi par la
crinière et de toute la force de ses petits bras, elle le tirait,
s'efforçant de l'arracher de dessus le corps quasi inanimé de son père,
mais en vain...

L'imminence du danger décuplait ses forces. Elle criait d'une voix
étranglée:

--A moi! à moi! au secours! Giovanni!

Mais l'écho seul répondait à sa voix et le lion n'abandonnait pas sa
proie. Enfin, à bout d'expédients, n'en pouvant plus, elle se jeta en
travers sous les pattes et sous la gueule de la bête furieuse, couvrant
de son corps le corps de son père.

Néron renifla un moment, hésita en reconnaissant sa petite amie et se
recula en grondant.

Elle se releva alors, le suivit et le força à se coucher.

--Lève-toi! papa! Lève-toi donc et sors!

Mais Chausserouge restait immobile. En ce moment, Tabary accourut, suivi
de sa mère.

Il avait suivi de loin les péripéties de la lutte sans se rendre compte
exactement de l'issue définitive; mais les cris de la petite fille
l'avaient averti de la victoire du fauve.

--Jean! Jean! cria la petite fille, à moi! Retirez mon père! Je me
charge du lion!

--Tiens bon, Zézette! répliqua Tabary, heureux de trouver un témoin
pouvant attester de son zèle et de la part qu'il avait prise au
sauvetage de Chausserouge.

Il passa derrière la cage et, tandis que Zézette maintenait le lion, il
tira comme il put et mit à l'abri des griffes le corps du dompteur.

Chausserouge était évanoui. On appela à l'aide; des forains, dont la
caravane était proche, accoururent, réveillés par les cris. On
transporta le malheureux dans la roulotte de Tabary. Quand on voulut le
déshabiller, on s'aperçut qu'il avait le ventre ouvert. Les entrailles
s'échappaient; un des bras avait été broyé par la mâchoire du fauve.

Il était à peine déposé sur le lit, qu'un hoquet souleva sa poitrine...
Un soupir s'exhala de sa gorge... et sa tête retomba sur l'oreiller,
tandis qu'une pâleur de cire envahissait son visage. Les paupières
entr'ouvertes laissaient voir les pupilles vitreuses. Une écume
sanglante rougit les lèvres du dompteur.

Chausserouge était mort.

Zézette, dont personne ne s'était occupée, était sortie seule de la cage
du fauve. Elle accourut et s'agenouilla près du lit de son père. Le long
de son poignet, une estafilade lui ensanglantait la main.

--Tu es blessée? demanda Louise.

--Non, rien, répliqua la petite fille, Néron, qui m'a touchée quand je
cherchais à protéger papa!

Et elle embrassait la main déjà tiède du dompteur, qui pendait hors du
lit, sans toutefois qu'une larme mouillât ses paupières.

Cette mort... c'était pour elle l'expiation attendue et inévitable...
Quand elle se releva et que Tabary voulut la prendre pour la reconduire
à sa tente:

-Laissez-moi! dit-elle.

Et dans son regard, la volonté de venger son père apparaissait, son père
que l'influence des Tabary avait perdu...

Jean Tabary, sans comprendre, s'inclina et laissa passer l'enfant,
tandis que Louise, la voix basse et entrecoupée de sanglots hypocrites,
racontait aux assistants terrifiés les détails de l'aventure abominable:

-Ce pauvre Chausserouge... que voulez-vous? il n'avait plus sa tête! Ah!
je me reprocherai toute ma vie de l'avoir laissé seul... Le seul jour...
Franchement... il y a des gens qui n'ont pas de chance et nous sommes de
ceux-là!..



XIII


La mort de Chausserouge fut pour les Tabary, en même temps que le
couronnement de leurs voeux les plus chers, un véritable soulagement.

L'auteur principal du crime dont ils étaient coupables tous deux, Jean
et lui, avait disparu; le drame n'avait plus désormais qu'un témoin, et
un complice il est vrai, Louise, mais celui-là, sûr et sur lequel on
pouvait compter.

De plus, cette disparition mettait définitivement aux mains des Tabary
l'établissement zoologique, l'acte d'association, parfaitement en règle,
ayant été déposé depuis quelque temps déjà chez un notaire.

Il ne s'agissait plus pour Louise et son fils que de donner le change au
public, d'affecter une douleur qu'ils ne ressentaient guère. C'est à
quoi ils ne faillirent pas.

Cette mort bizarre était du reste un nouveau prétexte à réclame.
L'intervention héroïque de la petite fille, qui, si elle n'avait pu
sauver son père, avait contribué à empêcher que son corps ne fut mis en
pièces par la bête furieuse, fut exploitée largement.

Des colonnes entières furent consacrées dans les journaux à ce fait
divers peu banal.

Néron et Zézette devinrent les célébrités du jour. On vint des quatre
coins de Paris contempler l'animal et l'énergique gamine.

--Ah! disait Jean à un reporter, si la Préfecture voulait donc
m'autoriser à exhiber Zézette en public... avec son lion Néron! Quel
succès!... Quelle fortune!...

--Vous n'y pensez pas! Mais la petite fille a échappé par miracle à la
mort... Une seconde fois, elle ne serait pas si heureuse.

--Mais il y a un mois qu'elle entre tous les jours, seule, dans la cage
de Néron et qu'elle panse ses blessures!... Le lion d'Androclès! je vous
dis, monsieur!.. Et, cette fois, Androclès est une gamine de douze ans!
Ce fauve terrible qui se débarrasserait de n'importe quel dompteur aussi
facilement qu'il s'est débarrassé de ce pauvre Chausserouge, respecte
Zézette! il l'aime... il est avec elle caressant comme un chien... Je
vous dis que c'est très étonnant... Les bêtes ont de ces sympathies ou
de ces antipathies!

Tabary tint à déployer un grand luxe pour afficher sa douleur et il
dépensa sans compter pour rendre les obsèques du malheureux dompteur
dignes du bruit qui s'était fait autour de cette mort.

Non seulement tout le Voyage, mais une foule imposante de curieux,
suivit le convoi et accompagna le défunt jusqu'à sa dernière demeure.

Dès le retour, il fallut penser à prendre la détermination que
comportait la situation des Tabary vis-à-vis de la petite fille.

Un conseil de famille fut réuni, composé de plusieurs forains notables,
qui avaient été les amis de Chausserouge.

Pour tenir compte des dernières volontés du dompteur, il fut unanimement
décidé que Jean Tabary serait nommé tuteur et qu'à lui devait revenir en
même temps que la garde de l'enfant, la défense de ses intérêts
matériels, jusqu'au jour de sa majorité.

L'administration entière resta donc de fait aux mains de Jean Tabary
qui, du reste, l'exerçait en réalité depuis longtemps déjà sans
contrôle.

On décida que Giovanni, dont le succès auprès du public s'était affirmé,
resterait le dompteur en titre de la ménagerie et qu'à lui serait confié
le dressage général de tous les pensionnaires.

Quant à Zézette, et en attendant qu'elle put apporter à l'établissement
son concours effectif, elle serait, sous la surveillance de Louise,
confiée aux soins de Fatma, la «première» et la plus ancienne de
l'entresort.

Fatma--de son vrai nom Charlotte Niclausse--était Lorraine d'origine.

Très brune, très grande, elle jouait les premiers rôles sous les ordres
de la mère Tabary; successivement femme-torpille, soeur Siamoise,
femme-caméléon, elle s'était assez vite dégoûtée de ces trucs compliqués
qui tenaient constamment son imagination en éveil et à l'apparition de
ces Concerts Tunisiens, dont la vogue fut si grande avant leur
interdiction par la police, elle s'était improvisée premier sujet de
danse.

A cette époque, elle était dans tout l'éclat de sa maturité. Bien en
chair, d'une figure agréable, saltimbanque adroite, elle était devenue
une des trois cents Belles Fatmas, qui inondèrent Paris, après le succès
de la première, la vraie.

Même après qu'elle eut renoncé à ce nouvel exercice, elle avait conservé
le nom de Fatma.

Elle avait successivement passé par tous les établissements similaires,
y compris celui de Boyau-Rouge, avant de venir prendre du service à
l'entresort des Tabary.

Louise avait de suite compris quelle auxiliaire précieuse elle pouvait
trouver dans cette fille intelligente, jolie, fort au courant des
détails de sa profession, connaissant tous les petits secrets du métier
forain, et elle se l'était attachée par un contrat bien en règle qui lui
garantissait sa fidélité et son dévouement.

Si, à de certaines époques, l'entresort avait connu des jours
malheureux, on ne pouvait pas s'en prendre raisonnablement à Fatma qui
n'avait pour sa part négligé aucun effort pour rendre, à l'industrie de
sa patronne sa splendeur première.

Fatma était une fille du peuple, très bohème, mais douée d'un grand
coeur. Bien souvent, elle avait été témoin des petites canailleries dont
était coutumière la mère Tabary, mais elle ne s'y était jamais associée.

Lorsque, pour la première fois, aussitôt après la mort d'Amélie, on
avait confié Zézette à ses soins, elle avait pris tout de suite son rôle
au sérieux et elle s'était constituée la petite mère de l'enfant, autant
toutefois que pouvait s'y prêter son caractère indépendant.

Elle ne fit, par affection pour la petite fille, le sacrifice d'aucune
de ses fantaisies, ni d'aucun des caprices dont elle émaillait son
existence, mais Zézette était toujours sûre de trouver près d'elle un
appui, un bon conseil, un secours moral, quand elle se sentait
abandonnée par son père, le seul homme qui l'aimât réellement.

Aussi, bien que la conduite privée de Fatma ne fut pas d'un excellent
exemple pour la petite fille, on pouvait dire que Zézette avait
rencontré dans la jeune femme le seul être qui pût lui prodiguer les
consolations sincères, les marques d'affection dont son coeur avait
besoin.

Fatma n'était pas insensible aux galanteries des visiteurs et elle se
montrait peu farouche, tirant une sorte de vanité des succès faciles
qu'elle remportait, mais, comme elle le disait elle-même, tout cela
«c'était de la babiole et de la passade».

Elle avait beau s'offrir des béguins sans conséquence, elle restait
immuablement amoureuse de son Charlot.

Charlot! Ce nom lui venait à la bouche mille fois par jour! Charlot, le
plus beau gars du Voyage, un lutteur travaillant chez Bertrand (de
Marseille), le directeur des Grandes Arènes Athlétiques, celui qui vous
enlevait comme une plume, à bout de bras, l'haltère de trois cents ou au
choix un essieu de camion!

Elle l'avait connu trois ans auparavant, à une fête de Grenelle.

Un soir, qu'égarée au cours d'une vadrouille avec des amies suspectes
dans un bouge de la rue Frémicourt, à l'heure de la fermeture, elle se
trouvait prise à deux pas de la porte dans une bagarre, elle s'était
tout à coup sentie enlevée par un bras vigoureux et entraînée hors de la
zone dangereuse.

Une minute de plus elle écopait, et peut-être même, mêlée à une sale
histoire de filles et de souteneurs, tombait-elle entre les mains de la
police, qui avait profité du potin pour opérer une rafle générale.

Revenue à elle et son émotion un peu calmée, elle avait reconnu Charlot,
le beau lutteur. Elle le connaissait pour l'avoir maintes fois vu dans
son entresort.

Charlot l'aimait depuis longtemps, et chaque fois que son service lui
laissait un peu de répit, il ne manquait jamais de venir contempler dans
ses exercices, vêtue d'éclatants oripeaux, l'odalisque adorée.

Mais Fatma, très préoccupée à ce moment par les recherches «distinguées»
dont elle était l'objet, avait négligé l'amoureux qui en avait été pour
ses oeillades et ses yeux doux.

Charlot ne s'était pas tenu pour battu. Assuré de trouver un jour une
occasion de montrer son dévouement à l'altière Fatma, il s'était attaché
à ses pas, l'avait surveillée dans l'ombre et le hasard venait de lui
fournir l'occasion providentiellement attendue.

Fatma lui voua dès lors une reconnaissance qui ne se démentit jamais. Le
soir même, elle le forçait d'accepter des consommations dites «de
remerciement» et la «nuit des noces» terminait cette idylle.

Chaque soir, lorsque, les lumières éteintes, le Voyage tout entier
dormait, c'était pour aller le retrouver qu'elle désertait la tente de
la mère Tabary.

Quant à lui, son affection avait grandi de jour en jour pour sa bonne
amie. Il formait, avec elle, le couple le plus uni qu'on pût voir.

Cette entente provenait de la différence des caractères. Autant Fatma
était fière, roublarde, délurée, autant ce gros garçon était naïf et
bon.

Sans s'en rendre compte, il suivait l'impulsion de la jeune femme,
écoutant ce qu'elle lui disait, prenant les moindres paroles pour des
articles de foi.

Il rêvait un avenir impossible, une indépendance qu'il gagnerait au
moyen d'économies réalisées sur leur travail à tous les deux.

-Vois-tu, lui disait-il souvent, moi je ne suis pas fait pour mener une
vie de bohème... Je voudrais pouvoir ne plus rester au service des
autres; avoir pour moi tout seul une petite baraque, un tour de toile,
où je serais mon maître... et alors on gagnerait ce qu'on gagnerait,
mais au moins je n'aurais plus à obéir... Toi, de ton côté, tu pourrais
aussi monter un petit entresort, alors ce serait le luxe, la richesse...
Dis, on se marierait tous deux... légitimement... On pourrait coucher
dans une caravane à nous, au lieu d'être obligé de se cacher dans un
hôtel meublé...

Mais Fatma haussait les épaules.

-C'était stupide tout simplement!... Qu'est-ce que c'était que cette
existence de pot-au-feu!... Ah! non par exemple... D'ailleurs, il y a
pas besoin de curé pour s'aimer... C'était bien plus drôle de mener la
vie libre...

Et elle lui contait les mille petits événements de sa vie de femme
d'entresort, les recherches et les poursuites dont elle était l'objet de
la part des clients qui affluaient à chaque séance.

Elle lui lisait des déclarations écrites qu'elle recevait et discutait
avec lui la suite qu'il convenait de donner aux propositions qui étaient
faites.

Elle en était arrivée à lui faire considérer comme une des obligations
inhérentes à son état et d'où dépendait le succès, la complaisance qu'il
fallait montrer aux amateurs.

--Tu comprends, disait-elle, si je n'étais pas gentille, ils ne
reviendraient plus et il faut qu'ils reviennent. Sans cela la mère
Tabary y trouverait un cheveu... Il y a que grâce à eux que je peux
faire des économies... pour nous!

Et Charlot riait d'un gros rire bête et bon enfant.

--Les autres, ajoutait Fatma, en lui passant son bras autour du cou,
câlinement, c'est pour le pognon. C'est parce qu'il le faut, mais, toi,
c'est parce que je t'aime, tu le sais bien, gros polisson!

Et jamais un accroc n'altéra cette intimité extraordinaire de deux êtres
inconscients que la fatalité de la vie avait réunis et qui acceptaient
comme une obligation normale les nécessités de leur bizarre existence.

De son côté, Charlot tenait Fatma au courant de toutes les aventures
dont il était dans l'exercice de sa profession le témoin ordinaire,
parfois le héros.

Il lui racontait les dessous de la vie de lutteurs, les mystères des
arènes, ignorés du commun, et la jeune femme s'amusait de ces
confidences.

La baraque Bertrand (de Marseille) comptait comme pensionnaires neuf
lutteurs, tous des gars célèbres dans le monde du sport athlétique sans
compter les «chiqués» qui aidaient la parade.

Mais sur ce nombre, en dehors de quelques-uns, véritables
professionnels, n'ayant d'autres moyens d'existence que l'exercice de
leur art, il en existait au moins trois ou quatre, qui, s'ils pouvaient
décemment entrer en lice, combattre et mériter les applaudissements et
les encouragements des véritables connaisseurs, comptaient plus sur les
avantages de leur plastique que sur leurs succès de lutteurs.

Dans les baraques, aux premières places, chaque fois que ces athlètes,
tous jeunes--de vingt-cinq à trente ans au plus--paraissaitent sur
l'affiche, une foule se pressait, des gommeux en habit, des vieux
messieurs à cheveux gris, bagués et diamantés, attirant dans les coins
celui qu'ils avaient le plus remarqué, s'éternisant en des interviews
dont on devinait le sujet...

--Y en a un, raconta un jour Chariot, qui s'est trompé et qui s'est
adressé à moi... Ce que j'ai rigolé!... J'ai poussé la blague jusqu'au
bout... et je me suis laissé emmener dans un caboulot... où les
autres... ceux que ça amuse et à qui ça plaît... se réunissent tous les
soirs... Ah! ma chère, ce que c'était drôle!... Et au dernier moment...
quand je l'ai plaqué... après lui avoir fait payer pour plus de vingt
francs de consommations... j'aurais voulu que tu voies sa tête!... Non!
c'était à peindre!

Et comme Fatma s'indignait en écoutant le récit de ces aventures qui lui
semblaient invraisemblables:

--C'est tout naturel, déclarait le naïf Charlot, de la même façon que
toi, tu écoutes les vieux messieurs qui viennent t'applaudir dans ton
entresort... les lutteurs de chez Bertrand laissent dire ceux qui
s'intéressent à leurs exercices... et à eux... C'est aussi naturel ici
que là... puisque c'est le métier qui veut ça... Seulement, on en prend
que ce qu'on veut bien en prendre... Moi, on m'offrirait tout au
monde... Rien ne vaudra jamais ma petite Fatma... et rien ne la
remplacera!...

Ce couple étrange, d'une honnêteté et d'une naïveté bizarres, s'était
pris d'une affection extraordinaire pour Zézette.

Charlot, que tous les exercices de force et que la bravoure
enthousiasmait, parlait avec l'enfant amicalement, discutant comme avec
une grande personne.

N'avait-elle pas fait ses preuves, malgré sa jeunesse, et ne
pouvait-elle pas rivaliser avec lui?

S'il enlevait à bras tendu des poids de cinquante, des haltères de cent
kilos, elle entrait, elle, sans broncher dans la cage de fauves réputés
indomptables!

Elle avait révolutionné Paris, mis la presse en mouvement à la suite de
son prodigieux exploit avec Néron!

Cela suffisait pour lui faire concevoir un respect énorme pour cette
gamine étonnante.

Zézette rendait à Fatma et à Charlot l'amitié qu'ils lui montraient.

Aussi, quand il s'agit de régler sa situation, n'hésita-t-elle pas, dans
son besoin d'expansion, à se confier à eux.

--Voulez-vous que je vous dise, leur raconta-t-elle confidentiellement,
eh bien! je connais les Tabary comme personne! Ce sont des gens dont il
faut se méfier... Je les tiens à l'oeil!... Vous verrez quand je m'y
mettrai! Si j'ai jamais besoin de vous, puis-je compter sur votre aide?

--Absolument, dit Charlot. J'ai des bras et des poings à ta disposition.

--D'autant plus, dit Fatma, que je garde une dent à Louise Tabary. Avec
le succès que je remporte tous les jours, je devrais avoir une autre
situation que celle que j'ai... Mais, l'égoïste, à elle tout le profit,
elle nous estime trop heureuses de trimer à son bénéfice... Un jour on
se révoltera, et quand j'en aurai assez... quand je pourrai me passer
d'elle... je lui montrerai qu'on ne se fiche pas de Fatma impunément.

--Laissez-moi avoir l'âge, disait alors Zézette. La ménagerie est à moi,
en somme, puisque je suis l'héritière de mon père... Un jour viendra, où
fatiguée de souffrir, je ferai valoir mes droits... Alors, nous nous
nuirons, et gare au grabuge... Je les forcerai à me céder la place... à
résilier... Alors, comme je vous connais, je vous prendrai avec moi...
Est-ce convenu?

--Oui, disait Fatma, mais ce sont là des imaginations de gamine. Tu n'as
pas treize ans!

--Quand j'en aurai dix-huit, je pourrai me faire émanciper. Nous rirons
alors... Je ne puis rien dire aujourd'hui, car je sais des choses... de
telles choses!.,. Vous verrez, je vous dis!... Vous serez étonnée...

Zézette se ménageait des complices pour le jour où il lui serait
possible de se révolter contre la sujétion dans laquelle on la
maintenait.

Elle trouva un autre aide dans le dompteur Giovanni.

Giovanni, si amoureux de son art qu'il fut, ne s'était pas encore senti,
malgré son audace, le courage d'affronter Néron, le terrible animal qui
avait tué Chausserouge.

Il devinait en Zézette une dompteuse qui, dans l'avenir,
révolutionnerait le Voyage et le public par l'audace qu'elle
déploierait, dans des exercices dont aucune femme n'aurait jamais donné
l'exemple, et il témoignait pour elle une admiration qui n'avait d'égale
que le mépris qu'il professait _in petto_ pour Tabary.

De Jean il avait su deviner les instincts mauvais et les basses
cupidités.

Il avait compris l'hypocrisie des pleurs de Louise, accompagnant le
dompteur au cimetière. Dans le coeur de cette femme un autre sentiment
que celui de la pitié et de l'amour devait avoir été la règle de
conduite, depuis le jour où l'accident qui avait conduit Chausserouge au
tombeau l'avait forcée de venir faire appel à son concours pour ne pas
laisser la ménagerie sans dompteur, à l'heure même où le public
émotionné par le récit publié dans les journaux avait rendu la vogue à
l'établissement si longtemps déserté.

Il sentit rien qu'en parlant à Zézette, la haine que la petite fille
portait à ceux que le malheur lui avait donnés pour tuteurs, et il se
promit, à l'occasion, de soutenir la gamine, dont il avait du reste
tout à attendre, puisqu'aussi bien elle était appelée à devenir la
réelle propriétaire de la ménagerie, les Tabary ne possédant qu'une part
peu importante.

Après tout, il n'avait, lui, que vingt-trois ans; Zézette en avait
treize bientôt.

Dix ans! C'était une différence fréquente entre époux.

Il pouvait attendre l'émancipation dont parlait si souvent l'enfant et
devenir, en même temps que le mari le maître de cet établissement, un
des plus beaux du Voyage.

Son intérêt se rencontrait avec les sympathies secrètes qui l'attiraient
vers cette petite fille, désormais seule dans la vie, mais dont
l'énergie l'avait émerveillé...

Il ne devait rien à personne... il était désormais indispensable dans la
ménagerie... Eh bien! si son aide était nécessaire à Zézette, il la lui
accorderait; il lui servirait de second dans la lutte qu'elle
entreprendrait certainement contre les Tabary, s'il en croyait les
dispositions qu'elle montrait...

Et advienne que pourra! Qui ne risque rien n'a rien... Quand on n'a rien
à perdre et tout à gagner... pourquoi hésiter à marcher, à aller de
l'avant?...

C'est ainsi que, dès le lendemain de la mort de son père, Zézette était
déjà assurée de l'aide de trois personnes, dont l'importance et le
dévouement pouvaient peut-être contrebalancer l'influence, et la
toute-puissance provisoire des Tabary...

Aussi la jeune fille profita-t-elle de la première occasion qui s'offrit
à elle pour entrer ouvertement en lutte avec ces gens qu'elle
considérait, à juste titre, comme les mauvais génies de sa famille...



XIV


Durant les premiers mois qui suivirent la mort de Chausserouge, rien ne
fut notablement changé dans l'existence de Zézette.

Les Tabary affectèrent tout d'abord de lui montrer des prévenances; des
égards auxquels ils l'avaient peu habituée, mais qui faisait dire sur
tout le Voyage:

--Quelle chance a eue cette petite Zézette de tomber sur les Tabary!
Comme ils sont gentils pour elle!

S'ils parlaient de la fin du dompteur, de l'avenir de l'enfant, c'était
avec d'hypocrites apitoiements:

--Cette pauvre enfant!.. qui aimait tant son père!.. Le malheur avait
fait d'elle une orpheline... Eh bien! elle ne restait pas seule,
abandonnée dans la vie... Elle retrouvait une nouvelle famille!...

Pendant quelque temps, Fatma elle-même se laissa prendre à ces marques
de tendresse, à cette sympathie qu'on témoignait à la gamine.

Il lui parut bien qu'on avait dû lui changer la Tabary qu'elle
connaissait, mais on s'amende à tout âge et elle mit sur le compte du
changement soudain de position cette façon d'être si nouvelle et si
inattendue.

--L'argent rend meilleur... aussi la vue des malheurs d'autrui!...
Contrairement à mes prévisions, Zézette sera peut-être plus heureuse
qu'il n'était permis de l'espérer.

Seule, Zézette, dont tant d'événements terribles avaient fortifié le
jugement, Zézette, qui gardait le souvenir du passé, n'ajoutait aucune
foi aux protestations des Tabary.

Leurs avances la laissaient froide et elle n'opposait qu'un mutisme
farouche aux témoignages d'affection qu'on lui prodiguait.

Au contraire, chaque jour resserrait les liens qui l'unissaient à la
trinité d'amis qu'elle s'était choisis, comme si elle eût prévu qu'elle
aurait bientôt à mettre leur dévouement à l'épreuve.

La suite des événements lui donna raison.

Au fur et à mesure que s'éteignit le bruit qu'on avait fait autour de la
mort de Chausserouge, que le silence se fit sur ces incidents qui
avaient passionné le Voyage, un changement notable s'opéra dans la
manière d'agir des Tabary...

Jean, qui tout d'abord affectait de consulter pour la forme Zézette, ou
tout au moins de la prévenir chaque fois qu'il apportait une
modification quelconque dans l'administration de la ménagerie, négligea
de la considérer comme l'héritière ou tout au moins la maîtresse future
de la plus importante des deux parts de l'établissement.

Il parlait en maître, achetait et vendait des animaux selon son bon
plaisir, changeait l'ordre des exercices, s'intéressait au dressage des
pensionnaires, tâche dont s'acquittait Giovanni avec beaucoup de
bonheur.

Le jeune dompteur, très jaloux de ses prérogatives, subissait fort
impatiemment ce joug.

Il lui arriva un jour de répondre à Tabary:

--Si vous êtes plus fort que moi... prenez ma place!

Jean, piqué, l'eut pour cette réponse certainement mis à la porte, si la
collaboration du jeune homme, habitué aux animaux et très sympathique au
public, ne fut devenue indispensable.

Toutefois, comme il ne voulait pas laisser le dernier mot à son
subordonné, il répliqua aigrement:

--On dirait, ma parole, mon cher, que vous êtes seul dompteur au
monde!... Vous exercez un métier qui ne demande en somme que de l'audace
et un peu d'habitude... Si j'avais commencé à votre âge... il est
probable que je serais aussi fort que vous... Comme je veux vous prouver
que sans être jamais entré dans une cage, je me connais en dressage
autant que vous pouvez vous y connaître, je vous préviens que je vais
faire moi-même un numéro. Ce sera pour vous autant de besogne de
moins...

Jean Tabary avait de la hardiesse et de l'imagination.

Il inventa un intermède comique dont la Grandeur, Loustic et trois
jeunes lionceaux firent les frais, et il mit son projet à exécution.

Costumé en clown, entre deux entrées de cage de Giovanni, il donnait une
petite représentation qui plut beaucoup au public habituel de la
ménagerie.

Grisé par ce succès, il rêva bientôt de s'attaquer à des animaux plus
redoutables; progressivement, il s'entraîna, prit goût à la profession,
mais pour garder un peu de variété dans les différents exercices, il
s'appliqua à ne soumettre au dressage que ceux qui ne servaient pas à
Giovanni.

C'était ainsi qu'on le vit présenter et faire travailler successivement
un ours blanc, puis des loups russes, puis deux hyènes.

Louise Tabary applaudissait beaucoup à cette décision nouvelle.

C'était un pied de plus pour eux dans la ménagerie, d'autant plus que
maintenant Jean apportait un concours effectif, n'apparaissait plus
comme un intrus aux yeux des véritables dompteurs et cette énergique
détermination coupait court à toutes les médisances et à toutes les
calomnies.

Zézette souffrit beaucoup de cette innovation.

C'était son succès à elle que Tabary lui volait en reprenant l'idée
qu'avait eue son père en la faisant débuter en Italie.

C'étaient ses animaux à elle, Loustic et la Grandeur, que le dompteur
improvisé présentait au public et il rendait impossible sa rentrée dans
les mêmes exercices, le jour où la Préfecture lèverait le veto, qui
avait suspendu le cours de ses représentations à elle.

Elle le sentait parfaitement. C'était autant sa rivalité avec Giovanni
que le désir de la faire oublier, de la détacher du métier, qui avait
poussé Jean Tabary à tenter cette aventure.

D'autant plus que, bien qu'elle approchât de quatorze ans, qu'elle eût
grandi autant en taille qu'en sagesse, on ne parlait plus de renouveler
la demande de levée d'interdiction.

Elle dévorait tout bas son chagrin, sentant bien qu'elle n'était pas
encore de force, et qu'elle se heurterait à un parti pris d'hostilité, à
la volonté de lui être désagréable.

--Ah! j'aurai mon tour, disait-elle quelquefois à Fatima, l'existence
que je mène ici aura une fin, je vous jure, et je reviendrai maîtresse
incontestée de ma ménagerie!

Une seule pensée la consolait, la pensée que son lion, le terrible
Néron, lui restait. Ah! celui-là, il était bien à elle... et il saurait
lui rester fidèle!

Elle ne craignait pas que Jean Tabary vint le lui prendre... Même à
Giovanni, il n'eût pas été prudent de tenter une expérience.

Maintenant que Néron, qui avait plus de dix ans, c'est-à-dire qui se
trouvait dans la force de l'âge, était guéri de ses blessures, il
manifestait une férocité qui rendait à tout homme fort dangereuse à son
approche à moins d'un mètre de la cage.

A la vue de Jean Tabary, du jeune dompteur ou du moindre garçon de
piste, sa crinière se hérissait, ses yeux lançaient des flammes.

Debout au bord de la cage, il passait ses pattes de devant à travers les
barreaux, lançait dans le vide de formidables coups de griffes, prêt à
mordre, à déchirer quiconque eut été assez osé pour passer à sa portée.

Il fallait prendre les plus grandes précautions pour nettoyer sa cage,
pour lui donner à manger. On eut dit qu'il avait reporté sur le
personnel mâle de la ménagerie toute la haine qu'il avait jadis vouée
au malheureux Chausserouge.

Seule la vue de Zézette parvenait à le calmer, au milieu même de ses
plus grandes fureurs. Devant elle, il se faisait petit, soumis, docile
et caressant.

La petite fille s'approchait sans crainte de la cage de la terrible
bête; le lion passait sa langue rugueuse sur la petite main qu'elle lui
tendait à travers ces barreaux qu'il ébranlait tout à l'heure sous son
effort.

C'était là son triomphe, son orgueil; près de Néron, elle oubliait ses
peines, ses chagrins, les humiliations qu'elle endurait.

Un jour, comme les Tabary achevaient de déjeuner, Jean dit à
brûle-pourpoint:

--J'ai trouvé à vendre Néron... Un beau prix, vingt mille francs...
C'est une occasion superbe... pour un animal qui ne sert à rien...

Zézette se redressa, révoltée.

--Néron! Vendre Néron! Il est à moi, je le garde!

--D'abord, dit Jean qui avait été tout d'abord abasourdi par cette
interruption à laquelle il ne s'attendait pas, je suis juge de la
question... Je suis tuteur... et je suis maître... Il m'appartient de
sauvegarder nos intérêts comme je l'entends.

--C'est possible! dit Zézette, bien que toutes tes innovations ne soient
pas de mon goût, je n'ai rien dit jusqu'ici... Aujourd'hui, je me
fâche... Tu m'as pris la Grandeur, Loustic, ces bêtes que j'avais
dressées et qui ne connaissaient que moi, j'ai laissé faire, tout en
souffrant beaucoup de les voir en d'autres mains que les miennes...
Aujourd'hui, tu veux m'enlever Néron... Ça ne sera pas! Je suis encore
quelque chose ici.

--Un animal qui a mangé ton père!... dit Jean Tabary avec colère..

--Oui... malheureusement... et qui dévorera quiconque l'approchera,
quand ce ne sera pas moi!... Eh bien, je tiens à Néron... Il est né dans
l'établissement, il n'en sortira pas et c'est avec lui que je ferai ma
rentrée devant le public, le jour où j'aurai l'âge... Du reste, ce
jour-là bien des choses seront changées, je t'en réponds!...

--Tudieu! dit Jean d'un air mauvais, en voilà une gamine entêtée! Écoute
bien, Zézette, dans ton intérêt, je ne te conseille pas de faire la
mauvaise tête avec moi... Tu as plus à y perdre qu'à y gagner... Sinon,
j'agirai avec toi comme on agit avec les petites filles pas sages, je te
flanquerai le fouet...

--Viens-y donc! cria Zézette en se levant, les bras croisés.

Et il y avait dans le regard de l'enfant tant de fermeté; on y lisait
une résolution si arrêtée de ne pas se laisser traiter en gamine que
Tabary se sentit à moitié vaincu.

--Écoute bien, Jean, ajouta la fille de François Chausserouge sur un ton
qui ne laissa pas de troubler les Tabary, tu viens de dire un mot que je
vais retourner contre toi... Tu as dit que j'avais plus à perdre qu'à
gagner en te contredisant...

--Parfaitement! dit le jeune homme qui devenait blanc de colère.

--A mon tour, je te dis: Prends garde!... Je te connais... bien, très
bien... et je sais des choses... qu'il vaut mieux pour nous tous que je
ne répète jamais!...

Et appuyant sur les mots, sans cesser de fixer sur son interlocuteur un
oeil enflammé, elle ajouta:

--Ne me force pas de parler!

Puis, sans attendre de réponse, elle sortit en faisant claquer la porte
de la caravane.

Les deux Tabary s'interrogèrent du regard.

--Enfin, dit Jean, après un petit moment de silence, qu'a-t-elle voulu
dire? Y comprends-tu quelque chose?

--Moi, rien!... répliqua la mère. Pourtant... si elle savait?...

--Tu n'as jamais laissé seul son père avec elle? demanda le jeune homme
dont le sourcil se fronçait.

--Jamais!... C'est égal... Il faut prendre garde et j'ai bien peur
qu'elle ne nous donne pas mal de fil à retordre... En attendant, que
vas-tu faire?

--Moi! passer outre! Je vends Néron!...

Il se leva, se promena un instant très agité, puis, brusquement:

--Après tout, dit-il, si elle sait quelque chose, à propos de
Vermieux... il n'y a pas de preuves... Je m'en fous! Mais si c'est cela,
qu'elle fasse attention à elle!...

--Pas d'imprudence! interrompit la mère Tabary, laisse-moi réfléchir et
après... je trouverai peut-être un moyen...

Dès le lendemain, Jean Tabary recevait la visite d'un des forains, qui
avait été choisi pour composer le conseil de famille.

Zézette était allé se plaindre à lui. Il eut une longue conférence avec
le jeune homme, lui exposa qu'il valait peut-être mieux ne pas se mettre
à dos sa pupille et garder le lion.

Après tout, si vingt mille francs étaient une somme bonne à encaisser,
la ménagerie, en perdant Néron, un lion célèbre, perdait une attraction
unique.

Il fit si bien qu'il persuada Jean de ne pas donner suite à son projet.

Le jeune homme se résigna, mais jura de prendre sa revanche. Ce fut
Louise qui lui en fournit l'occasion, à bref délai.

Un jour qu'elle venait d'avoir une violente discussion avec une de ses
pensionnaires, et que cette dernière, poussée à bout, avait quitté
l'entresort, elle conçut l'idée de la remplacer par Zézette.

Comme elle s'attendait de la part de l'enfant à une résistance sérieuse,
elle résolut de la brusquer.

--Ma fille, lui dit-elle un beau matin, tu te plains toujours de ne rien
faire. Voici pour toi une excellente occasion de te rendre utile...
Mariette vient de me quitter. Il y a une place vacante dans
l'entresort... Tu vas la prendre...

--Moi? demanda Zézette fièrement, oh! vous vous trompez, madame Tabary!
Je suis la fille de François Chausserouge... Je suis dompteuse... Je ne
monterai pas sur l'estrade de votre entresort... Je n'ai rien à y faire.

--Fatma y est bien! En voilà une prétention! fit aigrement la mégère.
Mademoiselle dédaigne de se montrer en public à côté de jeunes personnes
qui te valent, tu sais, ma fille! Et leur société n'est pas plus
déshonorante que celle des quatre lions pelés de la ménagerie.

--N'importe! N'attendez pas cela de moi.

La mère Tabary s'emporta, mais ni les cris, ni les menaces, ni les
injures ne purent parvenir à faire fléchir la volonté de Zézette.

Les épreuves par lesquelles elle passait depuis la mort de son père
avait trempé durement le courage de l'enfant et l'avaient rendue forte.

Le soir même, Louise Tabary rendit compte à son fils de ce nouvel
incident.

--Vois-tu la mijaurée! dit-elle. Il faut absolument que nous prenions à
son égard des mesures sérieuses... Il faut la pousser à bout... A la
fin, elle finira bien par être matée.

Mais elle se trompait dans ses prévisions. Zézette ne fit aucune
concession et aucune des tentatives nouvelles n'obtint plus de résultat
que la première. Elle resta intraitable.

Dès lors, la vie pour elle devint insupportable. Plus de ces égards,
plus de ces prévenances insolites qu'avaient affectés à son égard les
Tabary. Maintenant on ne s'occupait plus d'elle ou si on s'en occupait,
c'était pour la pousser à bout et lui reprocher son entêtement...

Pour elle, plus un instant de repos; chaque jour les mêmes ennuis se
répétaient, les mêmes taquineries aggravées et attisées par la rancune
de son tuteur.

Jean Tabary surtout montrait une âpreté, qui indignait les témoins
habituels de ses méchancetés.

Zézette dévorait son chagrin en silence. Elle sentait que tous ces
efforts conjurés tendaient à la forcer à fuir loin de cet établissement
qui était sien, à quitter ce couple que sa présence gênait et c'est
justement pourquoi elle tenait à se montrer tenace, à ne rien céder de
ses droits.

Aussi, comme un jour Fatma, révoltée du cynisme des Tabary, lui offrait
simplement de partir avec elle, de chercher un asile ailleurs qu'à la
ménagerie, jusqu'à l'heure de sa majorité, refusa-t-elle énergiquement.

--Je suis chez moi, ma pauvre Fatma. Je resterai chez moi, malgré eux.

--Mais nous ne quitterons pas le Voyage... Tu les surveilleras d'un peu
plus loin, voilà tout... Charlot, à qui j'ai raconté tes ennuis et qui
maintenant, est à la tête d'un petit pécule, t'offre de le mettre à ta
disposition... C'est de l'argent bien placé et il sera si heureux de
t'être agréable!...

--Remercie-le de ma part... Peut-être aurai-je bientôt besoin de lui...
ou plutôt de son aide... de sa protection. Puis-je toujours compter sur
lui?

--Comme sur moi!

--Merci!

--Mais enfin, que comptes-tu faire? La position est intolérable.

--C'est à quoi je réfléchis... J'ai une défense toute prête. Mais j'ai
besoin de beaucoup réfléchir...

--Peut-être pourrais-je donner un conseil...

--Jamais! Ce que j'ai à dire est trop grave... et nulle que moi ne doit
être dans la confidence. C'est un secret qui ne m'appartient pas... Ce
n'est pas que je me méfie de toi... Mais je n'en suis pas maîtresse...

Les semaines se succédèrent sans qu'elle se sentit le courage de prendre
une résolution définitive. Il vint pourtant un jour où sa situation
devint si critique, où les exigences des Tabary devinrent si pressantes
qu'elle dut se résigner à agir.

--Je ne sais pas, dit-elle à Fatma, comment les choses tourneront
aujourd'hui... A tout événement, dis à Charlot de se tenir prêt.

Sûre de cet appui, elle s'adressa à Giovanni. Le dompteur, témoin
discret de l'indigne traitement qu'on faisait subir à la jeune fille,
n'avait jamais laissé passer jusque-là une occasion de lui prouver sa
sympathie.

Elle comptait bien trouver aussi de ce côté une aide effective, mais
elle était loin de s'attendre aux sentiments secrets qui firent
explosion dès la première question qu'elle adressa au jeune homme.

Giovanni, dont l'ambition seule avait jusque-là dirigé la conduite,
aimait aujourd'hui Zézette. Rien dans son attitude n'avait toutefois
laissé deviné la passion qui grandissait dans son âme.

Tout d'abord une pitié immense l'avait fait s'intéresser à cette enfant
que la mort de Chausserouge laissait seule en butte aux intrigues des
Tabary, pour lesquels il avait dès le premier abord ressenti une
instinctive aversion.

Puis cette pitié avait fait place à un intérêt dicté par le calcul.
Zézette n'était-elle pas destinée à recueillir l'héritage de son père?

A présent, depuis qu'il avait vu les Tabary remplacer les prévenances de
la première heure par des procédés dont il devinait le motif un peu
inavouable, son honnêteté naturelle s'était révoltée, et il eut souhaité
pouvoir prendre ouvertement la défense de la jeune fille.

De la jeune fille! Car il ne pouvait plus appeler que de ce nom la fille
de Chausserouge...

En quelques mois, Zézette, enfant lors du décès de son père, avait
grandie, s'était complètement transformée...

Brusquement, il avait fallu remplacer les robes courtes... La puberté
aidant, en même temps que ses traits s'étaient accentués, la taille de
Zézette s'était allongée... sa poitrine avait pris de l'ampleur.....
L'enfant avait disparue et comme une chrysalide devenant tout d'un coup
papillon, une jeune fille était née...

A la voir grande, ses yeux noirs brillant d'un éclat singulier, ses
cheveux relevés en torsade, on lui eût maintenant donné dix-huit ans.

Elle était désirable... et peut-être était-ce à ce changement soudain
qu'il fallait attribuer l'idée germée dans le cerveau de la mère Tabary,
de la faire débuter dans son entresort...

Là, elle aurait pu oublier les dures leçons de sa jeunesse... Elle se
fut trouvée en contact avec un monde nouveau, en but à des déclarations,
à des tentations auxquelles elle n'eût peut-être pas résisté... Et c'eût
été là une dérivation excellente...

Corrompue, dévoyée, des sollicitations d'un tout autre ordre l'eussent
détournée de ses devoirs, de ce qui avait été jusque-là le but de sa
vie...

L'association Tabary n'aurait plus en rien à craindre de l'héritière,
qui serait demain l'ennemie, lorsqu'il aurait fallu rendre des
comptes...

--Vous êtes témoin, Giovanni, dit Zézette, des traitements qu'on me fait
endurer ici... Je vais frapper un grand coup... Si j'ai besoin de vous,
serez-vous pour moi ou pour... eux?

--Pouvez-vous le demander, ma chère Zézette? dit le dompteur en
saisissant la main de la jeune fille.

En même temps, il l'attira à lui, la regarda longuement dans les yeux:

--Demandez-moi... ce que vous voudrez! Tout!... Tout!...

--Même de quitter la ménagerie, demain... s'il le fallait!

--Même de quitter la ménagerie!... J'accepte tout, m'engageant d'avance
à vous obéir aveuglément, sans même vous demander de raisons.

--Alors... dit Zézette, en baissant les paupières, vous m'aimez donc?

--Oui... je vous aime! Il y a en vous quelque chose qui me
transporte... D'abord vous êtes belle... Vous êtes brave! Ah! je vous ai
vue à l'oeuvre, le jour où votre pauvre père était aux prises avec
Néron!... Je me suis dit ce jour-là, pour la première fois, que celui-là
serait bien heureux qui parviendrait à se faire aimer de vous!

C'était la première parole d'amour qui résonnait à l'oreille de Zézette.
Elle lui parut bien douce dans cet instant où elle allait aborder un
entretien d'où peut-être allait dépendre sa destinée.

--Giovanni, dit-elle solennellement, jamais je n'oublierai les paroles
que vous venez de prononcer... Elles m'ont fait tant de bien!...
Merci!... Je vous dirai bientôt ce que j'attends de vous... Mais je
veux, avant tout, que vous sachiez que, depuis bien longtemps, moi
aussi, je vous estime pour votre courage et votre énergie!...

Elle s'enfuit, laissant le jeune homme stupéfait et charmé à la fois. En
vain, il se creusa la tête pour découvrir le sens des paroles
mystérieuses de la jeune fille.

Que pouvait être ce danger imminent, cette circonstance si grave qui
avait forcé Zézette à s'ouvrir à lui, à requérir son aide...

Il ne trouva rien et se résigna à attendre que les événements lui
donnassent la clef de cette énigme...

Toutefois, au moment d'agir, Zézette sentit une dernière hésitation.
Certes, elle était résolue à braver Tabary, à lui jeter à la face le
récit de ce crime qu'il croyait inconnu de tous, à le menacer au besoin
de révéler ce forfait abominable, maintenant que son père mort était à
l'abri de toute poursuite...

Mais si l'autre ne se laissait pas intimider, s'il passait outre, sûr de
l'impunité, comptant sur le défaut de preuves?...

Quelle serait alors sa situation vis-à-vis de son ennemi, vis-à-vis de
cette femme, Louise Tabary? A quelles représailles ne s'exposait-elle
pas, elle et ceux qui prendraient ouvertement son parti?

Bien qu'elle fut décidée pour ne pas salir la mémoire de son père, à ne
jamais révéler l'assassinat de Vermieux à la justice, il entrait dans
son plan de laisser croire à Tabary qu'elle était disposée à le faire,
s'il ne lui laissait pas désormais toute indépendance, s'il ne mettait
pas un terme aux vexations de toutes sortes dont elle était l'objet.

Mais si Tabary, pour mettre à néant son accusation, prenait les devants
et l'accusait d'avoir voulu le calomnier, quelles preuves matérielles
pourrait-elle donner?

Aucune! Elle avait vu, mais personne ne pouvait affirmer après elle
qu'elle n'avait pas été le jouet d'une hallucination, qu'elle n'avait
pas inventé de toutes pièces, pour se venger, une fable destinée à
perdre Tabary.

Voudrait-on croire que, même par un jour d'orage, Vermieux avait pu
traverser le Voyage installé sur un parcours de deux kilomètres, de la
place du Trône à la barrière de Vincennes, à dix heures du soir, en
pleine fête, sans avoir été remarqué par aucun forain? Car tous le
connaissaient.

L'hésitation de Zézette dura peu. Sa détermination était prise.

Il fallait en finir avec ce martyre qu'elle endurait depuis des semaines
et qui menaçait de s'éterniser. Dût-elle se perdre, elle parlerait!

Et dès le lendemain, elle mit son projet à exécution.

Justement Tabary, à table, ayant trouvé moyen de lui reprocher pour la
centième fois l'obstination qu'elle mettait à ne pas vouloir
«travailler», elle se leva et toute frémissante de colère.

--Je te défends, cria-t-elle, de continuer. A la fin, j'en ai assez de
vos rebuffades et de vos vexations... Je ne suis plus une gamine, j'ai
quinze ans et je connais mes droits... Bien que la faiblesse de mon père
vous ait fait désigner pour mes tuteurs et que vous en abusiez... je ne
vous laisserai pas plus longtemps prendre sur moi un empire tel qu'il
semblerait, à vous voir faire, que vous êtes désormais les seuls maîtres
de la maison...

Jean Tabary, stupéfait de cette sortie à laquelle il était loin de
s'attendre, resta une minute silencieux, puis après avoir échangé avec
sa mère un regard narquois:

--Qu'est-ce qui t'a monté le cou? demanda-t-il à Zézette. Je n'ai jamais
dit que tu n'étais rien dans la maison, mais jusqu'à ta majorité, c'est
moi seul qui suis juge de ce qu'il y a lieu de faire pour la bonne
administration de l'établissement... Tu n'auras le droit de me faire des
reproches que le jour où je te rendrai des comptes... Quand tu auras
vingt et un ans... Si tu veux repasser dans six ans, nous en
recauserons... En attendant, je te prie de ne pas recommencer ta
plaisanterie de tout à l'heure... Je ne suis pas en train de me laisser
faire la leçon par une gamine...

--Et moi... je ne suis pas en train, répliqua Zézette, de me laisser
tourmenter et menacer par vous... Ah! je sais bien ce que vous voudriez
tous les deux... Je vous gêne, pardieu!... et si je n'étais pas là!...
Mais je vous connais trop bien et je saurai me défendre... toute jeune
que je suis... C'est pourquoi, je veux, entendez-vous, j'exige que vous
me laissiez libre... indépendante...

Cette fois, ce fut Louise Tabary qui prit la parole.

Elle se leva et marcha vers la jeune fille, la lèvre plissée, le regard
dur.

--Ma fille, dit-elle, je t'ai laissée dire ce que tu as voulu... par
respect pour la mémoire de mon pauvre Chausserouge... Mais si tu
dépasses la mesure, je te préviens que je saurai t'imposer silence, j'en
ai maté de plus malignes que toi!

--Et qu'est-ce que vous me ferez, s'il vous plaît? riposta insolemment
Zézette. Vous agirez sans doute avec moi comme vous agissez avec tous
ceux qui vous gênent... comme vous avez agi avec mon père, dont vous
saviez l'état et que vous avez abandonné sans surveillance, sachant très
bien qu'il abuserait de sa liberté... Je n'ai rien dit jusqu'ici, mais
j'ai compris votre manège.. Je ne me suis pas laissée prendre à vos
prévenances, aux égards que vous avez fait semblant de me témoigner...
Ça n'a pas duré longtemps du reste... Aujourd'hui, je me révolte...

--Tais-toi! hurla Jean Tabary, dont une pâleur subite envahit la face,
tais-toi, ou je te...

Et, la main levée, il s'avança menaçant vers Zézette.

Mais la jeune fille l'attendit, sans reculer d'un pas, décidée à tout.

--Frappe! dit-elle froidement, mais je te préviens, si tu ne me tues pas
du coup, en sortant d'ici... j'irai tout raconter... tout,
entends-tu?... tout ce que je sais... Et dame! tant pis pour toi!

--Dire quoi?... Que sais-tu?... Je n'ai rien à craindre... on connaît ma
vie! dit Jean Tabary, que cette vague menace venait de calmer à moitié.

--Dire au commissaire de police que je connais l'assassin de Vermieux!
articula Zézette, qui attendit l'effet de sa phrase.

La foudre éclatant dans un ciel bleu n'eut pas frappé les Tabary d'une
terreur plus grande. Jean ne fit pas un geste, ne trouva pas un mot. La
mère et le fils restèrent attérés sous le coup de cette accusation
terrible.

Ainsi, une autre qu'eux possédait ce secret d'où dépendait leur liberté,
leur vie...

Ils étaient à la merci de cette enfant qu'ils avaient rêvé de faire
disparaître pour rester les seuls maîtres d'une situation si chèrement
acquise.

En quelques secondes, un monde de pensées traversa leur esprit. Pour
montrer tant d'énergie, pour parler avec tant de sûreté, elle devait ne
pas être seule à connaître ce secret abominable...

D'autres qu'elle devaient être au courant de leurs machinations, de
leurs infamies qui commençaient à l'envoûtement de Chausserouge par
Louise Tabary, pour finir à l'assassinat de Vermieux...

D'autres, qui, prévenus, s'ils tentaient de retrancher ce témoin gênant,
parleraient à leur tour et vengeraient Zézette...

Et quelles preuves avait l'enfant de leur crime?

Devait-elle la connaissance de l'attentat à une confidence _in extremis_
du dompteur plein de remords?

Avait-elle vu?

Ou possédait-elle une pièce, remise en mains sûres, attestant leur
culpabilité?

Alors, quelle conduite tenir, quelle phrase trouver pour arriver à
connaître la vérité ou détourner les soupçons si, par hasard,
l'accusation n'était encore basée que sur des soupçons?

Ce fut Louise Tabary qui, la première, recouvra la parole et trouva les
mots qu'il fallait pour arracher la vérité sans se compromettre
davantage.

--Ma chère Zézette, dit-elle solennellement, tu viens de formuler une
accusation telle que tu nous en vois, mon fils et moi, tout émus...
Certes, nous pouvons avoir eu des torts envers toi... Nous pouvons, tout
en cherchant à soutenir nos communs intérêts, nous être parfois
trompés... Personne n'est parfait en ce monde... mais notre conscience
ne nous reproche rien... Nous n'avons jamais commis une action coupable
et nous souffrons que tu puisses avoir eu un instant la pensée que nous
étions pour quelque chose dans la disparition de Vermieux... Nous avons
droit à une explication... Au besoin, nous l'exigeons...

--Oui, appuya Jean, nous exigeons une explication.

Zézette contemplait tranquillement ses deux interlocuteurs.

Maintenant, elle était tranquille. Elle comprenait en entendant cette
phrase embarrassée qu'elle avait frappé juste et que maintenant elle les
tenait tous les deux à sa discrétion.

--C'est bien simple, dit-elle tranquillement, je vous ai vus! J'étais
dans la ménagerie le jour où Vermieux, trempé de pluie, est venu
demander l'hospitalité... Cachée dans la litière, près de mon poney,
ajouta-t-elle en appuyant avec cruauté sur chaque mot, j'ai vu toute la
scène... une scène qui ne sortira jamais de ma mémoire, quand je devrais
vivre cent ans... Vermieux a été tué dans la caravane... J'ai vu mon
pauvre père et toi, Jean, rapporter son corps, l'étendre sur l'étal...
le découper et le distribuer aux animaux... J'ai vu tout cela de mes
yeux... et je suis prête à le raconter aux juges...

--Mais tu es folle! cria Tabary. Moi... j'ai tué... moi, j'ai découpé le
corps de Vermieux?... Tu as rêvé!

--Je n'ai pas rêvé... Et je pardonne à mon père, parce que j'ai entendu
la conversation que vous avez eue tous les deux... Lui, honnête toute sa
vie, jusqu'à ce jour de malheur!... Il ne voulait pas... c'est toi qui
l'a forcé, entends-tu, de devenir un assassin... Il en est mort, du
reste!... Toi, tu restes... Débarrassé d'un complice... tu veux encore
te débarrasser de moi... Non, vois-tu, Jean, c'est assez de deux
hommes... crois-moi... Moi, je n'ai plus personne à ménager!...

--Je te ferai rentrer tes paroles infâmes dans la gorge, petite gueuse!

--Fais ce que tu voudras! J'ai pris mes précautions... Si tu me touches
du bout du doigt, demain je serai vengée!... Et mon père aussi!

Tabary laissa tomber ses bras. C'était là ce qu'il craignait... D'autres
que Zézette possédaient son secret!

Il fut assez maître de lui toutefois pour maîtriser l'émotion qui le
poignait et sur un ton railleur:

--Qui donc, demanda-t-il, ajoutera foi à des imaginations d'enfant?
Jamais une de nos bêtes ne mangerait de chair humaine, quand même on
leur en donnerait... Elles sont habituée à la viande de cheval!...

Tous tes dompteurs te le diront...

--Qu'importe! dit Zézette, s'ils se trompent! Alors, le lendemain du
jour où Vermieux a été tué et dépecé, pourquoi le repas de la veille
était-il intact... Il n'y a pas eu de distribution publique, puisqu'il
n'y a pas eu de représentation à minuit... Alors les animaux n'ont donc
pas mangé cette nuit-là?

--Qui t'a dit?

--J'ai vu de mes yeux et d'autres que moi l'ont constaté... Ils ont
constaté aussi que, cette même nuit, les employés, à leur arrivée, ont
trouvé, contre l'usage, la ménagerie lavée et dans un état de propreté
admirable... Est-ce l'habitude que les patrons ne se couchent pas pour
faire l'ouvrage de leurs garçons de piste?... Tu n'as qu'à te rappeler
la date... dont je me souviens, moi... C'était le second dimanche de
Pâques, le jour même où Vermieux était attendu sur le Voyage... le jour
même où a été signalé à la gare de Lyon l'arrivée du vieil usurier.
Penses-tu encore que j'ai rêvé?.. Nous ferons les magistrats juges de
tout cela...

--Zézette... Zézette!...

Mais Zézette, implacable, continua:

--Et les quinze mille francs ou à peu près que mon père devait encore à
Vermieux... et dont on n'a pas trouvé trace... Et la subite opulence qui
t'a permis de t'associer, de mettre de l'argent dans cette ménagerie,
dont tu voudrais me chasser... Il y a longtemps que je pense à tout
cela... Par respect pour la mémoire de mon père, j'aurais gardé le
secret... si, par ta conduite... par ta façon d'agir vis-à-vis de moi,
tu ne m'avais forcé de parler... Maintenant, fais ce que tu voudras...
Je suis prête à accepter la lutte!

Zézette parlait comme une femme instruite dès longtemps par
l'expérience; elle se défendait pied à pied, avec un calme, une
tranquillité, une énergie dont ne pouvaient la faire départir ni les
violences, ni les railleries de Jean Tabary.

Ce dernier comprit qu'il était bien cette fois dans les mains de la
jeune fille. Alors à quoi bon la pousser à bout?

Quand bien même une enquête provoquée n'amènerait aucun résultat
sérieux... Quand bien même, il sortirait indemne de cette aventure, le
scandale serait si grand que son avenir resterait à jamais, sinon perdu,
du moins compromis.

Et était-il bien sûr que cette accusation, ces preuves morales ne
seraient pas une preuve suffisante pour motiver une condamnation?

Qui sait si Zézette ne conservait pas, pour dernier et décisif argument,
une preuve qu'elle lui cachait et qui mettrait à néant tout
l'échafaudage de sa défense?

Elle était si forte, si sûre d'elle-même, cette gamine!

D'un regard furtif, il consulta sa mère, qui, de son côté, ne trouvait
rien à répondre. Elle comprit, l'approuva d'un signe.

Alors il avoua.

--Oui, c'était vrai!... Vermieux avait été assassiné dans la ménagerie,
mais c'était Chausserouge qui avait tué!.. Chausserouge sur la mémoire
duquel rejaillirait tout l'odieux du crime, puisqu'il était chez lui,
puisque c'était pour se libérer vis-à-vis d'un créancier inexorable
qu'il avait frappé, profitant d'une occasion qui s'était offerte
fortuitement!... Il n'y avait pas eu de préméditation... C'était la
fatalité des choses qui leur avait livré le vieil usurier... Maintenant
que le silence s'était fait sur cette disparition inexpliquée, Zézette
voudrait-elle, par sa délation, dénoncer un crime qui la déshonorerait à
tout jamais? Certainement, il acceptait dans cette affaire une large
part de responsabilité. Mais il avait cédé, ainsi que Chausserouge, à
une tentation qu'expliquait presque la canaillerie avérée de Vermieux...
L'assassinat n'est pas un crime excusable, mais, dans ce cas spécial, ne
méritait-il pas des circonstances atténuantes?... Vermieux! un homme qui
avait ruiné le Voyage, dont l'industrie elle-même était une infamie...
entre les mains de qui la ménagerie fût tombée forcément sans ce coup
d'audace, dont il avait personnellement gardé, lui, Tabary, des remords
profonds et qu'il n'eût jamais exécuté sans cet extraordinaire concours
de circonstances, qui avaient mis les deux complices à l'abri de toutes
recherches. Donc, pour toutes ces raisons, convenait-il de l'accabler,
de le traiter comme un criminel indigne de toute commisération, capable
de tous les forfaits?

Cette fois, Zézette triomphait.

Cet homme, si insolent tout à l'heure, devenu en un instant si humble,
finissait par lui inspirer plutôt un dégoût mélangé de pitié que de la
haine ou du mépris.

--Eh bien! reprit Jean, voyons, Zézette, faisons-nous la paix?

--Je n'ai pas de paix à faire... je veux vivre tranquille, indépendante,
je l'ai déjà dit... Je ne dois rien, après tout, ni à toi, ni à ta
mère... J'entends donc, toute jeune que je suis, pouvoir agir à ma
guise, m'occuper de mes bêtes que je connais mieux que toi, sans subir
le contrôle, ni avoir à écouter les observations de personne...

--Oui, mais alors, je peux compter sur ton silence?...

--Je n'ai d'autre désir, dit Zézette tristement, que celui de garder
éternellement ce secret dans ma mémoire, ne serait-ce que par respect
pour mon père... Il n'en sortira que le jour où tu m'y auras forcé...

--Tu n'as dit à personne que?... prononça Tabary, sans oser achever sa
phrase.

--Je n'ai pas à répondre... j'ai simplement pris mes précautions...
Tenez seulement votre promesse... je tiendrai la mienne...

Après cette conversation, les deux Tabary, restés seuls, eurent une
longue conférence.

Tandis que Jean restait sans parole, encore abasourdi par ce coup de
massue, Louise réfléchissait, se demandant quelle conduite il convenait
à présent de tenir.

La situation lui paraissait sans doute fort grave, car, contre son
habitude, elle manquait de cette merveilleuse spontanéité de décision
qui, en tant d'occasions, l'avait si bien servie.

Enfin, elle releva la tête et répondant à son fils:

--Finalement, dit-elle, tu t'es laissé refaire par une gamine! Nous
voilà dans de jolis draps!

--Est-ce que je pouvais m'imaginer qu'elle était là... à deux pas de
nous... le jour où...

--Quand on fait de ces coups-là, dit la mégère brutalement, on prend ses
précautions et on regarde derrière soi... C'est la moindre des choses...
Maintenant, nous voilà dans la main de cette petite, qui nous fera
marcher comme elle voudra, qui nous tient... Ah! la mâtine, conclut
Louise, qui, malgré sa colère, ne pouvait s'empêcher de concevoir une
secrète admiration pour l'énergie de Zézette, je ne l'aurais pas crue si
forte!... Quel malheur que dès le premier jour nous n'ayons pas compris
son caractère... de quel secours elle nous aurait été! Maintenant, adieu
tous nos beaux projets... elle ne nous lâchera pas, la petite rosse!

--Écoute, dit Jean, penses-tu sérieusement qu'elle nous vendrait?

--Parfaitement, si nous la poussions à bout! Maintenant, il faudra avoir
raison d'elle par la douceur et la patience...

--Ce sera long, dit le jeune homme.

Il fit une pause, puis, comme si une pensée qu'il craignait de formuler,
venait de se présenter subitement à son esprit, il ajouta:

--Comme ça serait plus sûr, plus court et plus profitable... un bon
petit accident! N'aurons-nous donc jamais cette chance-là!

Mais Louise Tabary haussa les épaules.

--Toi... veux-tu que je te dise?... tu finirais mal si je n'étais pas
là... Si tu n'as que des moyens comme cela à proposer, tu ferais mieux
de te tenir tranquille!... Tu as eu dans ta vie une bonne idée... Ça n'a
marché qu'à moitié, puisque si tu as pu dépister la justice, tu n'as pu
être assez malin pour deviner, ni t'apercevoir que vous étiez
espionnés... puisque demain, peut-être, tu pourrais être vendu à la
police... D'ailleurs, on ne réussit jamais deux fois le même coup... Et
puis, nous sommes surveillés!

--Après tout, dit Jean, si Zézette parlait, il n'est pas si sûr que cela
qu'on la croirait. Moi, de mon côté, je nierais, et qui donc pourrait
affirmer le contraire de ce que j'avancerais. Ce ne sont pas les lions,
je suppose?

--Mets-toi donc une bonne fois dans la tête, répliqua la mère
impatientée, que d'une calomnie il reste toujours quelque chose et, dans
le cas présent, ce n'est pas d'une calomnie qu'il s'agit... Réfléchis
donc que tu as beaucoup de jaloux autour de toi... sur le Voyage, et
d'autant plus qu'on n'aura plus à redouter Vermieux, on sera trop
content de dauber sur ton dos... Tu ne seras plus bon à jeter aux chiens
et tu entendras dire par des gens qui te serrent la main aujourd'hui:
«Ah! ça ne m'étonne pas de la part de Tabary!» La police qui est aux
abois, à qui tous les journaux reprochent son insuffisance précisément à
cause de l'affaire Vermieux, sera enchantée de trouver une nouvelle
piste, si invraisemblable qu'elle puisse paraître... Il lui faut son
coupable, elle marchera... et si par hasard il manque assez de preuves
matérielles pour que tu puisses être condamné, il restera assez de
présomptions pour te perdre à tout jamais... L'enquête, le scandale,
même suivis d'une issue favorable, c'est pour toi la ruine et le
déshonneur... Ce à quoi il faut à tout prix parvenir, c'est à éviter le
moindre bruit... La petite m'a l'air très carrée, je ne pense pas qu'il
y ait quelque chose à craindre d'elle, au moins jusqu'à nouvel ordre...
Mais plus tard, quand elle aura l'âge, à vingt et un ans, lorsqu'elle
n'aura plus aucun ménagement à garder avec nous et qu'au contraire son
intérêt sera de nous mettre dehors, si elle peut...

--Alors, je ne dis plus rien, que faut-il faire? Donne ton avis,
commande, j'obéirai, dit Jean plus troublé qu'il ne voulait le paraître.

--Je ne te cacherai pas qu'il est très difficile de prendre, de but en
blanc, comme cela, un parti dans une circonstance aussi critique.
Toutefois, moi, si j'étais à ta place, voilà ce que je ferais... Je
tâcherais d'arriver par les moyens doux parce qu'avec les moyens
violents on fait four... quand on ne se compromet pas!... Tu as dans les
trente ans bientôt... la petite va sur ses quinze ans... Elle n'est pas
mal... Elle sera encore mieux dans quelques années, toi, tu n'es pas
trop déchiré... Il faudra toujours que tu te maries un jour ou
l'autre... quand je ne serai plus là... pour te soigner et veiller sur
toi. Fais-lui la cour et tâche de te faire aimer.

--Faire la cour à Zézette!

--Pourquoi pas!... On a vu des choses plus drôles.

--Une morveuse que j'ai fait sauter sur mes genoux?

--Une morveuse qui est aujourd'hui une grande fille... Une gamine à qui
la ménagerie appartient plus qu'à toi... Une gamine qui n'a qu'un mot à
dire pour te faire fourrer en prison et avec qui il faut jouer un jeu
serré, car elle est fine comme l'ambre... Comprends-tu maintenant?

--Oui, dit Jean, je commence à voir plus clair dans ton projet. Après?

--Après! après! ça te regarde, je n'ai pas à te dire ce que tu auras à
faire... Dans le temps, j'ai su me faire aimer de Chausserouge, et
c'était autrement difficile, car j'avais une rivale et une rivale
légitime... Amélie! Toi, ta n'as pas de concurrent. Tâche de réussir
aussi bien que moi. C'est grâce à moi que tu es rentré dans la place.
Tâche de t'y maintenir.

--L'enfant ne m'a jamais montré aucune sympathie, et maintenant, je
suis sûre que c'est de l'horreur et de la haine qu'elle éprouve pour
moi!

--Est-ce qu'on sait jamais avec les femmes! s'exclama la mère Tabary.
Encore une fois, fie-toi donc à moi! C'est peut-être à cause de cela
qu'elle finira par t'aimer.

--Dans tous les cas, après la façon dont nous l'avons traitée jusqu'à ce
jour, elle est trop intelligente pour ne pas comprendre quel mobile me
fera agir.

Cette fois, Louise Tabary s'impatienta.

--Tu m'embêtes à la fin! Je t'indique un moyen... le seul à mon sens,
capable de conjurer tout danger. Profites-en ou n'en profites pas...
après tout, ça m'est égal! Tu cherches des si et des cas... Tu as tenté
dans ta vie des choses plus difficiles que ça... et qui n'étaient pas si
utiles... Il nous faut cette petite dans notre jeu... Notre premier
procédé a échoué... Nous devons essayer du second. Voilà tout.

--Je ne demande pas mieux que d'essayer, mais si, dès le premier jour,
elle me fait comprendre que toute recherche, toute poursuite est
inutile?...

--Tu en seras quitte pour insister... Mais si tu sais t'y prendre
adroitement, ne rien brusquer, laisser venir les choses en douceur, si
tu sais flatter ses manies, l'entourer de certaines prévenances, il n'y
a pas de raison pour que tu n'arrives pas à tes fins. Veux-tu que je
t'indique déjà une façon de lui montrer combien tu désires lui être
agréable... Dès demain, cours à la Préfecture et demande pour elle à
l'administration la permission de reprendre ses anciens exercices, le
jour où elle aura atteint ses quinze ans. Je pense que ça doit être
possible, en s'y prenant bien... Ce sera un bon point pour toi... Après
tu la laisseras maîtresse de travailler avec les pensionnaires qu'elle
voudra, Néron et les autres. Pendant qu'elle pensera à faire du
dressage, elle ne pensera pas à autre chose. Au contraire, encourage-la
à tenter quelque chose d'inédit... C'est peut-être comme cela que nous
arriverons à un résultat... Car enfin, on ne sait pas... Au cours d'une
entrée de cage, si un accident providentiel allait nous l'enlever, ça te
dispenserait du reste. Toutefois, ne compte pas trop là-dessus, car le
hasard est aveugle. La vie journalière, l'expérience t'apprendra comment
tu devras agir par la suite. Mais il faut... il faut que tu
aboutisses... de gré ou de force!

--Comment?... De gré ou de force? dit Jean.

--Quand elle aura quinze ans... il n'y aura plus de danger... dit
Louise, et il n'y aurait en somme que nous, ses tuteurs, qui puissions
porter plainte... Et dame! il peut arriver qu'un amant... dans un moment
d'égarement... Il est des femmes qui ne détestent pas une douce
violence...

--Comment tu me conseillerais... même d'abuser?

--Pas de gros mots, fiston! Abuser!... jamais!... La passion excuse
tout... Mais s'il survenait jamais une petite complication...
pourrait-elle jamais, la jeune Zézette, accuser le père de son enfant
d'être un assassin?

--Maman! tu es très forte! dit Jean que cette idée nouvelle de sa mère,
toujours si experte en combinaisons qui défiaient les cas les plus
désespérés, remplissait d'admiration.

--Tu me l'as déjà dit... Tâche de te montrer digne de moi!

--J'essaierai... Et je commence demain... Ce sera bien le diable si on
me refuse encore la permission de faire travailler Zézette.

--Fais-toi appuyer! Tu n'as qu'à demander une lettre à un conseiller
municipal, ennemi de la Préfecture, un du parti ouvrier... Tu auras ce
que tu voudras... Un tas de froussards, dans cette boîte-là!

--Adieu, maman!

Et Jean, qu'appelait la cloche du bonisseur, descendit plus tranquille
que deux heures avant à la ménagerie, où Giovanni se préparait pour la
représentation de la journée.



XV


A partir de ce jour, une existence nouvelle commença pour Zézette.

Libre désormais, elle put vivre à sa guise, contenter ses caprices, sans
se heurter à aucune volonté contraire.

Sur sa demande, on fit restaurer et aménager l'ancienne caravane de
Chausserouge, qu'il avait été un moment question de vendre et elle en
fit son domicile à elle.

Elle ne paraissait plus chez les Tabary que pour y prendre ses repas. La
vieille femme mielleuse et insinuante avait changé complètement de
tactique.

A l'entendre, elle avait agi avec la plus impardonnable des légèretés,
légèreté dont elle se repentait joliment aujourd'hui, en traitant jadis
Zézette avec sévérité. Que voulez-vous? Elle s'était figurée avoir
toujours affaire à une gosse!

Ayant fait jadis sauter la petite sur ses genoux, l'habitude l'avait
rendue aveugle comme il arrive à toutes les mères, qui ne voient pas
grandir leur enfant.

L'autre jour une nouvelle Zézette lui était apparue, et c'est alors
seulement qu'elle avait compris à quel point elle s'était trompée.

La fille de Chausserouge était une jeune personne infiniment plus
raisonnable que ses compagnes du même âge, bonne à marier pour tout
dire...

Joignez à cela l'influence des chagrins, des malheurs qui vous mûrissent
avant l'âge... Ah! ç'avait été positivement une révélation que cette
découverte!

Mais elle avait confiance dans le bon sens et dans le coeur de Zézette.
Elle était bien sûre qu'on lui pardonnait son erreur.

Il en était de même pour Jean. Ce garçon fruste, brutal par moments,
que la fatalité seule avait fait criminel en un jour d'égarement, était
au fond très sensible et très aimant.

Le réveil avait été encore plus sensible pour lui. Plus qu'elle encore,
il avait souffert en songeant aux manques d'égards dont il s'était rendu
coupable et il était résolu par sa conduite à venir, non seulement à les
faire oublier, mais encore à mériter les bonnes grâces de la jeune
fille.

Mais Louise Tabary avait beau se répandre en protestations, Zézette
montrait par son mutisme qu'elle n'était pas dupe de ce si brusque
changement d'allures, et qu'elle ne se méprenait pas sur le motif de ces
avances.

Si la vieille femme, si Jean la respectaient aujourd'hui, la traitaient
comme elle avait le droit d'être traitée, elle le devait à la crainte
qu'elle avait su leur inspirer, non pas à un salutaire retour sur
eux-mêmes.

Et rien ne pouvait la faire revenir sur son premier mouvement, rien ne
pouvait diminuer l'horreur qu'elle éprouvait pour ces êtres à qui sa
destinée était liée encore pendant des années.

Au contraire, ces prévenances inusitées lui inspiraient une sorte de
défiance. Elle se tenait d'autant plus sur ses gardes qu'on était plus
aimable pour elle.

Ces gens, qui n'avaient pas hésité à faire disparaître un homme,
uniquement parce qu'ils lui devaient de l'argent, hésiteraient-ils à la
faire disparaître, elle, pour se délivrer de la menace perpétuelle d'un
témoin dangereux, si jamais une occasion favorable se présentait?

Elle était sûre du contraire, d'autant plus que sa mort laisserait les
Tabary seuls propriétaires de la ménagerie.

Aussi se lia-t-elle plus intimement encore avec ses amis Fatma et
Charlot, et surtout Giovanni. Ceux-là étaient sa sauvegarde.

L'indécision dans laquelle elle avait laissé les Tabary lorsqu'ils lui
avaient demandé si elle s'était confiée à quelqu'un, l'affirmation
qu'elle leur avait donnée qu'elle serait le lendemain vengée, si quelque
chose de funeste lui survenait, la protégeait mieux que n'importe quelle
dénonciation.

Giovanni qui avait attendu, non sans une certaine inquiétude, l'issue de
l'entrevue de la jeune fille avec les Tabary, fut tenu au courant du
résultat:

--J'ai gagné la partie, lui dit-elle le lendemain joyeusement, à
présent, je les tiens... vous verrez... à l'avenir, s'ils se permettront
de me malmener... Seulement, il faudra que je fasse attention, que je me
tienne sur mes gardes... Si je lâchais pied, je sais qu'ils saisiraient
la première occasion de reprendre le dessus... Alors... et subitement
elle devenait grave, presque solennelle,--alors je serais perdue!

Elle prit dans ses mains la main de son ami, qui la considérait d'un air
étonné, ne comprenant rien à ces mystères.

--Mais, encore, me faudrait-il savoir, pour vous défendre efficacement,
de quoi il s'agit?...

--Ne me demandez rien... Je n'ai le droit de rien vous révéler, pour le
moment du moins... Ayez seulement confiance en moi... Mon secret est
grave... C'est peut-être pour moi une question de vie ou de mort...
Faites comme si vous saviez...

Alors Giovanni n'insista pas et jamais plus il ne se permit une
question.

Souvent, il considérait cette jeune fille, hier encore une enfant, qui
tout d'un coup s'était développée au point de paraître avoir déjà
dix-huit ans.

Il scrutait ces yeux noirs au fond desquels une lueur scintillait,
cherchant à y lire la vérité, mais le visage de Zézette, que venait par
instant éclairer un sourire pâle et triste, ne trahissait jamais les
secrets sentiments qui animaient l'âme de cette fille des ramonis.

Elle, au contraire, avait deviné tout de suite, à voir l'émotion que
ressentait le dompteur chaque fois qu'il se trouvait seul avec elle,
quel amour il éprouvait, et elle ne l'encourageait jamais que par la
confiance qu'elle lui témoignait, l'abandon avec lequel elle se
suspendait à son bras lorsque, le soir, il l'accompagnait, après la
représentation, jusqu'à la porte de sa caravane.

Mais bien qu'elle ne l'avouât pas, elle sentait chaque jour son
affection grandir pour le jeune homme.

Elle l'aimait d'autant plus qu'elle détestait davantage les autres,
qu'il était le seul homme sur le dévouement sincère de qui elle pouvait
compter.

Certes, elle avait aussi Charlot, qui, sur un mot d'elle, eût bouleversé
la ménagerie et étranglé Tabary, mais celui-là n'était qu'une bonne bête
qui l'affectionnait par ricochet parce qu'elle était l'amie de sa
maîtresse.

L'inexplicable changement des Tabary, leur humilité, l'autorité
subitement reconnue par eux de la petite Zézette causa dans le personnel
de l'établissement une véritable stupéfaction.

Que devait-il donc s'être passé pour que l'enfant, sans défense en
apparence, eût pu venir à bout de mater les Tabary, dont tout le monde
redoutait la violence?

Les plus malins en trouvèrent l'explication dans ce fait que la jeune
fille venait d'atteindre sa quinzième année, et que son arrivée à cet
âge constituait à Zézette des droits qu'il eût été de la part des Tabary
imprudent de méconnaître.

Puis bientôt cet incident fit place à d'autres. On s'habitua à cet état
de choses, le seul normal en somme, et il n'en fut plus question.

Quelques mois s'écoulèrent encore sans que rien vint rompre, pour les
directeurs de la ménagerie, la monotonie de l'existence.

Les affaires allaient bien. L'établissement encaissait de belles
recettes, et tout eût été à souhait pour Zézette si un petit nuage ne
fût venu altérer cette belle tranquillité dont elle avait été si
longtemps privée.

Elle s'aperçut qu'une hostilité sourde menaçait d'éclater entre Jean et
le dompteur Giovanni. Chaque jour son intimité augmentait avec le jeune
homme et il fut avéré pour elle que Tabary en prenait ombrage. Le mobile
n'en devint bientôt pour elle que trop évident.

Le fils de Louise était jaloux.

Depuis le fameux jour où, selon l'expression de la mère Tabary, Jean
avait cessé de la traiter en enfant, il ne l'avait plus regardée avec
les mêmes yeux.

Était-ce calcul, était-ce passion?

Elle voulut d'abord attribuer les égards dont il l'entourait à la
crainte qu'elle lui avait inspirée, mais il ne lui fut bientôt plus
possible de conserver un doute.

Tabary poursuivait un but. Il avait dû se confier à sa mère, si elle en
jugeait d'après les insinuations constantes de la vieille femme, qui ne
perdait jamais une occasion de vanter les mérites de son fils, un garçon
que de mauvaises fréquentations avaient jadis détourné du droit chemin,
mais qui, depuis, s'était tant amendé!

Ah! la femme qui l'épouserait ne serait pas à plaindre! Et puisqu'on
parlait mariage, n'allait-il pas bientôt être temps d'y songer?...
Zézette si grande, si sérieuse pour ses quinze ans, était maintenant en
âge...

Mais la vieille avait beau tendre la perche; Zézette faisait la sourde
oreille. Comment ces gens étaient-ils assez aveugles pour ne pas voir
quelle haine elle gardait au fond de son coeur, avec quel dégoût elle
subissait leur société.

Le temps qu'elle passait dans la caravane de Tabary lui était odieux,
mais c'était une nécessité,--la dernière--qu'elle subissait...

Quand donc en serait-elle délivrée? Elle n'existait réellement que
pendant les longues heures qu'elle vivait dans la ménagerie, seule ou en
compagnie de Giovanni.

Maintenant elle avait pris l'habitude de faire, une fois les
représentations terminées, avant de rentrer chez elle, une longue
promenade avec le jeune homme autour des baraques du Voyage. Ils
marchaient lentement, heureux de se sentir l'un près de l'autre,
s'entretenant de mille choses, parlant des mille détails du métier...

Lui, racontait à sa petite amie ses débuts difficiles, lui faisait part
en termes mesurés, de peur de la choquer, de ses projets d'avenir...

Le jour où il trouverait une femme le comprenant bien, gentille, combien
il serait heureux d'abandonner cette vie de célibataire qui lui pesait
plus qu'il ne pouvait le dire...

Combien il lui serait agréable, après les fatigues de la journée, de
rentrer chez lui, dans une caravane bien chaude et de finir la soirée à
côté de la compagne qu'il aurait choisie. Oh! la fortune... l'argent...
ça ne comptait pas pour lui... Il s'en moquait!... il mettait le bonheur
au-dessus de toutes les richesses...

Et Zézette ne répondait pas... Seulement elle laissait peser davantage
son bras sur celui de son ami, toute à ses pensées intimes.

Il leur arrivait parfois au moment où elle se séparait du jeune homme
pour aller prendre un peu de repos, de voir glisser, non loin d'eux,
dans l'obscurité, une ombre...

Tout d'abord, elle n'y prêta aucune attention, mais le même fait s'étant
renouvelé le lendemain et les jours suivants, elle voulut en avoir le
coeur net, épia les allées et venues de l'intrus, évidemment posté pour
les surveiller et elle reconnut Jean Tabary.

--On nous observe! dit-elle tout bas à son ami. Je sais qui c'est!

Mais, bien que de son côté Giovanni eût deviné l'identité de cet
étranger si curieux, ni l'un ni l'autre ne prononcèrent son nom.

Le lendemain, Zézette prit à part Jean Tabary:

--Pourquoi me surveilles-tu? lui demanda-t-elle. Je ne fais pas de
mal... et tu sais bien nos conventions.

Jean n'essaya pas de se disculper.

--Je te surveille, dit-il, parce que je t'aime et que je suis jaloux,
répliqua-t-il avec franchise.

Zézette ne put s'empêcher de pâlir.

--Tu m'aimes, toi? fit-elle effrayée d'un pareil aveu.

--Pourquoi pas? Tu es assez jolie pour ça... Avant aujourd'hui, je
n'avais pas osé te le dire... Mais, puisque tu m'en fournis l'occasion!
Ne l'avais-tu donc pas deviné?

Zézette mentit.

--Non! répondit-elle d'un ton ferme. Écoute! le passé est passé... Nous
avons fait la paix et tu n'as rien à craindre de moi, puisque tu as
rempli tes engagements. C'est par prudence que tu veux me persuader que
tu éprouves pour moi une passion subite... C'est bien inutile et je ne
te crois pas... D'ailleurs, quand ça serait vrai--et elle appuya sur le
mot--nous ne pouvons pas nous aimer!...

--Alors, c'est l'autre... C'est Giovanni? demanda Jean en fronçant le
sourcil.

--Je n'ai rien dit de pareil... J'ai beaucoup d'affection pour Giovanni,
dont j'admire le courage, qui exerce le même métier que moi, avec lequel
je parle de choses qui nous intéressent tous deux... C'est pourquoi je
prends plaisir à me promener avec lui.. Voilà tout.

--C'est bien sûr? demanda encore Jean Tabary.

--Laissons là cette conversation, dit Zézette, et ne parlons jamais de
cela.

--Zézette! tu reconnaîtras un jour que tu as tort et que je ne suis pas
tel que tu penses. Ce n'est pas parce qu'on a fait des bêtises dans sa
vie qu'on est incapable d'un bon sentiment... La preuve que je ne mens
pas... c'est que je voudrais que tu me demandes n'importe quoi...
quelque chose de très difficile... Pour t'être agréable, je ne
reculerais devant rien... Et, sais-tu depuis quand je me suis aperçu que
j'étais attiré vers toi, que je t'aimais... c'est depuis que je t'ai vue
avec Giovanni... Zézette! je t'en prie, réfléchis!

--Jean, je te sais gré de ce que tu me dis là, mais c'est inutile... Je
ne t'aime pas... et je ne puis pas t'aimer...

--Pourtant si je parvenais à te convaincre, à te prouver combien je suis
sincère...

--Je te remercierais et nous continuerions à vivre en bonne
intelligence...

--Alors, tu me défends d'espérer?... Prends garde!...

--Tu me menaces? interrogea Zézette avec hauteur.

--Je te menace, répliqua Jean en affectant de sourire, oui, mais pas
comme tu l'entends... Je veux vaincre ta résistance et te conquérir,
malgré toi... par le dévouement que je te montrerai... Tu verras!

Sur ces mots, il s'éloigna, et la jeune fille resta pensive, inquiète
d'un revirement qui mettait dans sa vie une nouvelle complication, à
l'heure même où elle pouvait espérer avoir, par son énergie, conquis
sinon le bonheur, sinon une existence calme, dénuée de tous soucis.

S'il était vrai que Jean Tabary éprouvait pour elle une passion sincère,
ne pouvait-elle pas s'attendre, étant donné le naturel haineux et
foncièrement méchant de son tuteur, à des procédés dont elle ne pourrait
se défendre, attendu qu'ils ne seraient pas employés contre elle, mais
qui la blesseraient profondément en atteignant l'homme qu'elle aimait,
Giovanni!

Elle s'attendait à tout et se promit de veiller, mais elle négligea
toutefois d'informer le jeune dompteur de sa découverte et de lui faire
part de ses craintes.

Il serait toujours temps de le mettre en garde lorsque le danger serait
imminent.

Sa surprise fut grande, lorsque, le lendemain du jour où Tabary lui
avait fait l'aveu de son amour, il se présenta à elle, souriant et
aimable comme il ne l'avait jamais été à son égard:

--Voilà, lui dit-il, en lui tendant un papier sur lequel s'étalait un
large timbre administratif, voilà le commencement de ma vengeance... Il
y a huit jours que je me dépense, sans te le dire, en démarches de
toutes sortes afin d'obtenir pour toi la permission de travailler...
J'ai fini, grâce à certaines influences, à gagner mon procès...
Maintenant, tu es libre de reprendre tes exercices...

Zézette resta un moment sans voix, tremblante d'émotion.

--Alors, c'est vrai... Je vais pouvoir?... On me permet?...

--On vient de me remettre, de la part du commissaire, la notification
qui vient de la Préfecture!

--Oh! merci! Je suis bien contente! dit la jeune fille en serrant la
main de Tabary et en saisissant le papier qu'elle lut avidement.

--Et ce n'est pas fini, va! Je te jure que je te forcerai bien de
m'aimer un peu!

Zézette déclara qu'elle entendait mettre immédiatement à profit
l'autorisation, mais Jean Tabary fit observer avec raison qu'il ne
fallait rien précipiter et qu'il convenait au contraire de réserver un
début qui promettait d'être éclatant pour une occasion favorable.

La ménagerie se trouvait installée sur le boulevard de la Villette et la
fête touchait à son terme; d'autre part, il était urgent de procéder à
quelques répétitions; quelqu'entraînés que fussent les animaux par les
exercices habituels auxquels les soumettait Giovanni, il était
nécessaire de les habituer de nouveau à la jeune dompteuse.

Une grande fête de bienfaisance pour laquelle on avait réclamé le
concours de la ménagerie se préparait à l'esplanade des Invalides.

On était assuré là d'un public de choix, qui saurait faire le succès
qu'elle méritait à Zézette.

La presse qui avait pris l'initiative de la fête ne manquerait pas de
célébrer ce petit prodige, et par une réclame habile de rendre à
l'établissement la vogue qui jadis avait accueilli François Chausserouge
à ses débuts.

La jeune fille avait un mois devant elle. Elle l'employa utilement et
dès les premiers jours, à en juger par l'entrain et la vigueur qu'elle
déploya, on ne put qu'augurer très bien du résultat de la prochaine
campagne.

Elle s'était commandée un superbe costume bleu ciel, soutaché d'or,
composé d'un dolman qui moulait sa taille fine et d'une jupe courte
fendue sur le côté.

Des bottes vernies à glands d'or, un schapska complétaient son
ajustement.

Quelques jours avant l'ouverture de la ménagerie, alors que tout le
personnel s'occupait à monter la baraque, que pour l'occasion on se
disposait à décorer fastueusement, Tabary, qui montrait une ardeur sans
pareille, tenant à ne rien laisser au hasard, vint de nouveau trouver
Zézette.

--Eh bien? lui demanda-t-il, es-tu contente de moi?

--Oui, bien contente...

--Alors, je viens te demander quelque chose... Dans quelques jours, tu
vas être la dompteuse en pied de la grande ménagerie Chausserouge... Tu
seras chez toi absolument. Nous n'aurons donc plus besoin de personne...
Je suis là pour surveiller l'administration, et à nous deux, ça
suffit... Toute autre dépense est inutile... J'ai dans l'intention de
remercier Giovanni... Mais je n'ai pas voulu le faire sans te
prévenir... C'est entendu, n'est-ce pas?

Mais Zézette n'entendait pas de cette oreille-là.

Elle répondit nettement:

--Mon cher, tout ce que tu voudras, mais Giovanni restera chez nous.
Outre qu'il nous a rendu de grands services à une heure où nous étions
fort embarrassés, il a l'habitude de nos animaux et à moi, il sera
utile... J'entends que ce soit lui qui prépare mes entrées de cage et
qui fasse la sélection des bêtes pendant les représentations...

--Mais, moi?...

--Toi... tu auras assez à faire à t'occuper de l'administration. Ne me
parle plus de cela, encore une fois. Je tiens à ce que Giovanni reste
avec nous.

Tabary eut un sourire mauvais.

--Ainsi, dit-il, c'est décidé.. Tout ce que je pourrai jamais faire ne
servira à rien... C'est lui que tu aimes... que tu aimeras toujours?
Peut-être est-il déjà ton amant?

--Tais-toi! dit la jeune fille, je te défends de calomnier Giovanni; et
je n'ai pas de comptes à te rendre. Je t'ai dit ce que je voulais, ça
suffit!

--Alors, prononça lentement Tabary, tant pis pour lui!

--Tant pis pour lui! Que veux-tu dire? Explique-toi!

Tabary était seul à ce moment devant la porte de la ménagerie.

La nuit tombait sous ces mêmes arbres où jadis Amélie, la mère de
Zézette, avait passé tant de nuits à rôder autour de sa caravane,
désertée par François Chausserouge, pour aller retrouver sa maîtresse.

Zézette avait gardé le souvenir très net de cette époque néfaste, et en
entendant le fils de cette Louise maudite murmurer à son oreille les
mêmes paroles que l'autre, la mégère, avait dû faire entendre à son
père, elle ne put réprimer un petit frisson.

C'est là qu'avaient commencé les désastres qui avaient frappé sa
famille; c'est là que sa mère s'était alitée, ressentant, après tant de
secousses terribles, les premières atteintes du mal qui devait
l'emporter.

Ce lieu allait-il encore lui porter malheur, à l'heure même où la
fortune paraissait vouloir lui redevenir favorable?

Elle avait montré jusque-là trop d'énergie pour ne pas continuer; elle
entendait ne pas perdre un pouce du terrain qu'elle avait gagné, rester
maîtresse de la situation.

Aussi fut-ce d'une voix ferme qu'elle répéta:

--Que veux-tu dire?... J'entends que tu t'expliques?...

Tabary prit le bras de la jeune fille, le passa sous le sien, et tous
deux marchèrent à l'ombre des hauts platanes, tous deux décidés à la
lutte.

--C'est tant pis pour lui, répéta-t-il sourdement, parce que tous les
jours la passion que j'ai pour toi augmente, parce que je veux que tu
sois à moi et que s'il se met en travers de mon chemin, ce sera entre
nous un duel sans merci...

--Tu le traiteras comme tu as traité Vermieux, sans doute? fit Zézette
durement... Tu le tueras!...

--Non... je ne le tuerai pas... Je ne sais pas ce que je ferai, mais je
te jures que je sortirai victorieux du combat dont tu seras la
récompense...

--Alors, moi... mon consentement... tu ne le comptes pour rien? A mon
tour, écoute-moi! Pour tout ce que tu tenteras de faire contre Giovanni,
tu trouveras en moi une adversaire résolue... Tu sais de quelles armes
je dispose contre toi... Ainsi, réfléchis...

--Tu n'as pas, je pense, à te plaindre de moi personnellement, et j'ai
tenu les engagements que j'ai pris envers toi, mais je ne puis commander
à ma passion et ce que je dois à toi, je ne le dois pas à Giovanni...

--En frappant Giovanni, c'est moi que tu atteins...

--Il est des circonstances où ton aide, ton concours et toute
l'affection que tu lui portes ne pourraient le sauver et qui te mettront
même dans l'impossibilité de te servir contre moi du secret qui nous
lie...

--Alors c'est entendu, demanda Zézette en quittant le bras de Tabary,
c'est la guerre?

--La guerre avec Giovanni, oui!

--Alors, avec moi!

--Eh bien! si tu veux! dit Tabary en éclatant enfin. Je t'ai fait toutes
les concessions que je pouvais te faire... je n'ai plus la force d'en
faire davantage... Dussé-je me perdre... je gagnerai!

--J'attendrai que tu commences, dit la jeune fille.

Zézette sortit de cet entretien, plus troublée qu'elle ne voulait se
l'avouer à elle-même.

De ce jour, elle connut l'étendue de son amour pour le jeune dompteur.

Aussitôt en quittant Tabary, elle rejoignit le jeune homme, à qui cette
fois elle raconta tout, omettant toujours de parler du fameux secret.

Mais Giovanni, sans s'effrayer, hocha doucement la tête.

Les craintes qu'éprouvaient à son endroit Zézette, ces dangers qu'elle
redoutait pour lui et qu'elle voulait à tout prix détourner lui
semblaient exagérés.

Certes, on pouvait le renvoyer, le chasser, en trouvant un prétexte...
Mais puisque jamais sa conduite n'avait fourni l'occasion d'un reproche,
puisque sa conscience était calme, qu'avait-il à craindre?

A eux deux, ils sauraient déjouer les plans de cette vieille teneuse
d'entresort qui devait être au fond l'instigatrice de ces complications
nouvelles.

--Tu ne connais pas les Tabary! dit Zézette, en tutoyant pour la
première fois son amant. Ils sont capables de tout!

--Qu'importe! puisque je n'ai rien à me reprocher!

--Ça ne fait rien! dit Zézette, dont la pensée se reportait
invinciblement à la scène du crime. Tu ne sais pas tout! Tu ne peux pas
tout savoir!

--Ne me raconteras-tu pas au moins un jour?...

--Pas encore! dit la jeune fille. Mais prends garde! C'est tout ce que
je puis te dire! En attendant, comme j'ai mes raisons pour n'avoir
confiance qu'en toi, c'est toi que je charge de m'assister pendant les
représentations.

--Cependant si Tabary, dont c'est l'emploi habituel, s'y oppose?

--C'est ma volonté que je lui ai notifiée nettement.

Quelques jours après, devant une assistance d'élite, Zézette faisait ses
véritables débuts.

Tous les journaux avaient annoncé à grand renfort de réclame cette
attraction nouvelle et inédite.

On avait habilement rappelé l'accident qui avait causé la mort de
Chausserouge; on avait annoncé que pour la première fois depuis cette
mort, un dompteur ou plutôt une dompteuse affronterait le redoutable
fauve.

Et cette dompteuse était la propre fille de la victime, la jeune
Zézette, âgée de quinze ans à peine!

Aussi le succès dépassa-t-il les espérances de la jeune fille.

Elle avait gardé pour la fin de la représentation l'entrée dans la cage
de Néron. C'était ce numéro qu'on attendait avec impatience, le clou
véritable de la soirée.

Après avoir provoqué d'unanimes applaudissements pour la maestria et
l'aisance avec laquelle elle manoeuvrait les pensionnaires ordinaires de
la ménagerie, elle excita l'admiration générale pour l'énergie avec
laquelle elle sut faire exécuter au terrible Néron les exercices les
plus difficiles.

L'aspect de cette jeune fille au corps frêle, jolie, aux prises avec un
animal dont la férocité légendaire défiait le courage des dompteurs les
plus intrépides, causait une émotion énorme.

Aussi Tabary put-il, à sa sortie, prédire à la jeune fille un triomphe
pareil à celui qui avait fait jadis la fortune de Chausserouge.

--Tout Paris défilera dans la baraque, ma chère Zézette! Tout Paris
voudra t'applaudir! Il n'y a plus besoin de chercher autre chose! lui
dit-il en lui pressant la main. Ah! si tu voulais... comme nous serions
heureux et comme nous serions vite riches!

--Veux-tu me faire un plaisir? dit Zézette à qui ce retour à une
proposition qui lui faisait horreur gâtait la moitié de sa joie, tu ne
me reparleras plus de cela.

--Comme tu voudras! dit Tabary sèchement en lui lançant un regard
furieux.

Giovanni était aussi fier que sa maîtresse du succès qu'elle venait
d'obtenir. Que lui importait d'être désormais relégué au second rang,
lui, qui avait jusqu'à ce jour rempli le premier rôle dans la ménagerie!

--Il me semblait, lui dit-il, que ces applaudissements qui te saluaient
s'adressaient à moi... Tu étais si jolie... si désirable... dans ton
costume bleu... faisant évoluer tes bêtes à coup de fouet!...
Zézette!... Zézette! tu ne sauras jamais combien je t'aime!

--Si! je le sais! répondait la jeune dompteuse en s'abandonnant. Mais
soyons prudent... Tabary veille!

Tabary en effet veillait. Comme Giovanni, la vue de la jeune fille avait
fouetté ses sens, avivé son désir.

Cette passion qu'il avait affectée par calcul, sur le conseil de sa
mère, avait revêtu un nouveau caractère.

La rivalité de Giovanni l'avait rendu sincère. A présent, il désirait
vraiment Zézette, rêvait de l'enlever au jeune dompteur... A présent il
aimait réellement sa pupille.

Il oubliait tout et son crime et la menace de Zézette de le dénoncer et
les recommandations de sa mère, qui lui conseillait de ne rien
brusquer... jusqu'à nouvel ordre. Jamais il n'avait ressenti au même
degré le désir violent de posséder cette petite... qui le refusait pour
se donner à un autre.

Louise Tabary à qui il fit confidence de cette exaltation en fut tout
d'abord un peu effrayée.

--Fais bien attention... lui dit-elle, il ne faut pas nous mettre dans
notre tort. Sois prudent! Avec une gamine aussi forte, il faut savoir
prendre ses précautions...

--N'est-ce pas toi qui me conseillais l'autre jour de passer outre... de
la prendre?...

--Oui... de la prendre! Mais au moment précis où tu aurais su l'amener à
désirer tout bas ce qu'elle n'oserait te donner de bonne volonté. Je
t'ai conseillé de lui faire une douce violence. Il faut attendre qu'elle
te dise non, uniquement parce qu'elle ne se sent pas la force de dire
oui... Mais il faut qu'au fond du coeur, elle te remercie d'avoir passé
outre.

--Elle aime trop Giovanni et elle me déteste trop pour en être là!

--Alors, je ne puis plus te conseiller... Tu es meilleur juge que moi.
Agis comme tu croiras devoir le faire... Mais sois prudent! Tu l'aimes
donc vraiment?

--A tuer pour elle un autre Vermieux!

--Eh bien, vas-y! Elle te pardonnera peut-être, si elle comprend que la
passion t'a seule guidé... Quant à Giovanni, j'en fais mon affaire! Dans
trois jours, nous en serons débarrassés pour toujours!

--Comment?

--C'est mon secret.

--Je me fie à toi. Demain Zézette m'appartiendra.

Jean Tabary était guidé par deux sentiments qui se complétaient.

Tout d'abord, poussé par son instinct brutal, il voulait posséder la
jeune fille pour satisfaire son appétit sensuel, subitement éveillé par
la préférence qu'elle semblait accorder à Giovanni, puis il avait la
conscience que la conquête de Zézette, même prise de force, l'assurerait
à jamais de l'impunité.

S'il parvenait à la mater une première fois et puisque sa mère se
chargeait de le débarrasser d'un rival gênant, il était sûr de la tenir,
d'en faire sa chose, de lui enlever pour toujours la tentation de
recouvrer l'indépendance qu'un instant de faiblesse de sa part lui avait
donnée.

De nouveau il serait le maître, le maître absolu de la ménagerie. C'est
à lui que profiterait le succès de la dompteuse et ainsi délivré du pire
des soucis, il pourrait en paix attendre l'heure de la reddition des
comptes.

D'ici au jour où Zézette aurait atteint sa vingt et unième année, il
aurait le temps de se retourner, de voir venir et qui sait si d'ici-là
un hasard heureux n'aurait pas rendu la fille de Chausserouge sa
complice, aussi intéressée que lui à ne pas divulguer son crime--ou sa
femme.

Il était bien décidé. Plutôt que de vivre dans cette incertitude qui le
tuait, il risquerait le tout pour le tout, se perdrait irrémédiablement
ou s'assurerait une victoire définitive.

Il comptait sans l'énergie de Zézette.

Bien que la dompteuse eut montré jusqu'alors une force de caractère dont
eussent été capables peu de jeunes filles de son âge, il était loin de
supposer qu'elle pût résister à l'assaut désespéré qu'il était résolu à
lui livrer.

Il se trompait. Les menaces qu'il lui avait faites fort imprudemment
avaient éveillé les soupçons de l'enfant, qui, connaissant le caractère
de son tuteur, s'attendait à tout et avait pris ses mesures en
conséquence.

Elle avait le pressentiment qu'elle courait un grand danger; elle
arrangea sa vie de façon à ne jamais demeurer seule.

Depuis huit jours, elle avait demandé à Giovanni, qui logeait en ville,
de ne plus quitter les abords de la ménagerie, même la nuit, surtout la
nuit.

Certes, elle n'était pas peureuse, mais une sorte de superstition lui
faisait craindre, se sachant en butte aux poursuites de l'assassin, de
rester seule dans cette caravane, où avait été tué Vermieux.

Giovanni, sans demander d'explication, s'était conformé au désir de sa
maîtresse.

Pendant tout le jour il était son chevalier fidèle, et le soir, il se
retirait dans une caravane voisine, d'où il lui était facile d'accourir
au premier appel.

La journée du lendemain se passa sans incident. Jean Tabary, bien que
fort soucieux, se montra comme toujours très prévenant, fort empressé
pour la jeune fille.

Pourtant dans la soirée, il lui demanda comme la veille, comme tous les
jours:

--Tu as bien réfléchi, Zézette? Tu ne veux pas m'aimer?

--Tu m'ennuies... Je t'ai déjà dit de ne plus revenir là-dessus...
jamais! répliqua la jeune fille sèchement.

--Tant pis!

Lorsqu'après la dernière représentation, Zézette, appuyée sur le bras du
dompteur fit comme d'habitude, avant de rentrer, le tour des baraques,
elle ne montra pas, ainsi que d'ordinaire, la même expansion naïve.

Elle était triste, préoccupée, et Giovanni s'alarma.

--Tu n'es pas malade au moins? demanda-t-il d'un ton très tendre.

--Non... je m'embête...

--Pourtant tout a très bien marché aujourd'hui... Voyons! je ne
m'explique pas?...

--Je ne sais pas ce que j'ai... mais je suis nerveuse. Il me semble
qu'il va m'arriver un malheur...

--Je suis là, moi, tu sais bien! Et prêt à te défendre

--Vois-tu, dit Zézette, je voudrais avoir dix-huit ans... Alors je
serais plus forte... je me ferais émanciper. Et puis, quand même ça ne
conviendrait pas à ces Tabary, qui t'en veulent tant, je ne sais pas
pourquoi... je pourrais me marier avec toi... Alors, nous serions
deux...

--Laisse passer le temps, ma chérie, le temps viendra...

--Oui... Mais d'ici là? Moi, je me tirerai toujours d'affaire... Ils
ont trop besoin de moi et, après tout, je les tiens! Mais toi, qui
restes malgré eux dans la ménagerie, toi, dont je leur ai imposé la
présence!... Ah! je t' en prie, prends bien garde!

Il était une heure du matin quand les deux amants se quittèrent. Zézette
rentra chez elle, alluma sa lampe et ferma sa porte à clef. Elle se
préparait à se déshabiller quand un bruit la fit retourner.

Derrière elle Jean Tabary debout la regardait l'oeil brillant de
convoitise.

--Toi, ici! que fais-tu? demanda Zézette qui se sentit devenir pâle.

--Je t'ai prévenue, dit le jeune homme, la voix haletante. Je t'ai fait
l'aveu de la passion que j'éprouve, tu n'as jamais voulu m'écouter. Tu
me fermes la bouche chaque fois que je veux te faire entendre une parole
d'affection. Tu affectes de croire que parce que j'ai sur la conscience
un acte que j'ai regretté et qui me pèse, je suis incapable de tout bon
sentiment. Je tiens à te prouver le contraire. C'est pourquoi je suis
venu ce soir...

--Je n'ai pas à t'écouter... je ne veux rien entendre de toi! Va-t'en!
je t'ordonne de t'en aller!

--Non! je ne partirai pas avant que je t'aie dit tout ce que j'ai à te
dire. La vie désormais m'est insupportable sans toi... Je te veux!...
Chaque fois que je te regarde, je sens en moi quelque chose qui m'enlève
la notion de tout ce qui m'entoure... Si je suis un misérable, je sens
que ton amour me rendrait meilleur... Je t'aime, je veux que tu m'aimes!

--Encore une fois, va-t'en! dit Zézette en passant derrière la table qui
la séparait du lit.

--Et depuis que tu prodigues à ce Giovanni les marques de ton affection,
à la vue de tout le monde, je suis pris d'une jalousie que je ne puis
refréner. Je voudrais le prendre, le tenir en mon pouvoir, le tuer, pour
être à sa place... Ah! un jour ou l'autre, nous réglerons cette affaire
de lui à moi, je te le promets... Après tout, tu es ma pupille, j'ai
autorité sur toi! Et c'est lui qui t'a détournée!

--As-tu donc déjà oublié nos conventions? Un mot de plus et dès demain,
je mets ma menace à exécution! cria Zézette dont les doigts se
crispèrent sur le dossier d'une chaise.

--Eh bien! que m'importe! Tu me dénonceras! On m'arrêtera! J'aime mieux
tout que la vie que je mène. Le scandale ruinera la ménagerie et je
serai vengé!... Que m'importe la vie si je ne t'ai pas!... Aussi bien,
est-ce une vie que le supplice que j'endure sans trêve?... Je te veux...
Nous serons l'un à l'autre toujours... Sinon...

--Sinon, quoi? demanda Zézette épouvantée de l'expression du regard de
Tabary.

--Sinon... je te prends! De gré ou de force tu m'appartiendras!

Il écarta la table et fit un pas vers la jeune fille.

--N'avance pas! dit Zézette résolument en saisissant un chandelier qui
se trouvait placé sur une petite commode. N'avance pas ou j'appelle et
je frappe!...

--Tu appelleras! dit Jean narquoisement. Et qui donc? Giovanni sans
doute? Il est loin à présent!... La ménagerie est isolée. Les caravanes
voisines sont désertes. Celles qui sont occupées renferment des gens qui
dorment et que tes cris n'éveilleront pas. Crois-moi, ne résiste pas...
Tes coups ne m'effraient pas plus que tes menaces!

Il n'avait pas achevé que Zézette ayant d'un revers de main ouvert la
petite fenêtre, appelait de toute la force de ses poumons:

--Giovanni, à moi! à l'aide! au secours!

--Je dis qu'il ne viendra pas! gronda Tabary en renversant la table pour
s'élancer sur la jeune fille.

La lampe tomba et s'éteignit.

Avant que la jeune fille eût le temps de se servir de son arme, elle se
sentit enlevée dans les bras nerveux de Jean Tabary.

Il la déposa sur le lit, lui faisant un bâillon avec sa main,
l'immobilisant sous le poids de son corps...

Maintenant, il ne sortait plus de sa bouche que des sons rauques,
inarticulés, elle succombait... quand une vitre de la porte d'entrée
vola en éclats et une voix retentit au dehors...

--Tiens bon, Zézette, me voici!

C'était Giovanni. Mais la porte fermée en dedans tenait bon.

Jean Tabary s'était à moitié redressé, incertain s'il devait lâcher sa
proie ou s'élancer au-devant du nouveau venu.

Il allait s'arrêter a ce dernier parti, s'opposer à l'entrée du dompteur
quand, la porte, ébranlée par des efforts répétés, céda enfin...

Giovanni était dans la place.

Jean abandonna alors la jeune fille; il se redressa complètement, les
poings fermés, prêt à la lutte.

Mais le dompteur le prévint. D'un bond, il sauta sur cette ombre dans
laquelle son instinct lui fit reconnaître Tabary.

--Ah! brigand! tu me le paieras! hurla ce dernier. Mais déjà Giovanni
avait saisi son adversaire, lui serrant la gorge comme dans un étau. Les
deux hommes s'enlacèrent, puis leurs pieds s'embarrassèrent dans la
table renversée et ils roulèrent ensemble à terre.

On n'entendait plus que des sons étouffés, des injures à peine
distinctes... Une masse vivante et indécise se tordait... sans qu'il fût
possible de distinguer qui avait le dessous.

Alors Zézette sauta à terre... grâce à son exacte connaissance des
lieux, elle put trouver une allumette et une minute après la scène
s'éclaira.

Le dompteur avait vaincu. Il tenait sous son genou Tabary râlant.

--Avoue ton infamie! Repens-toi ou je te tue, misérable! Abuser d'une
enfant!

--Laisse-le, Giovanni! implora Zézette.

--Quand je serai sûr qu'il ne recommencera pas! Et de son poing fermé il
martelait la face déjà tuméfiée de Tabary.

Enfin las de cette lutte désormais inégale, il obéit. Il aida son
ennemi, aveuglé par le sang, à se relever.

--Pars! lui dit-il, remercie-moi de ne pas t'avoir étranglé, comme tu le
méritais!

Sans un mot, Jean sortit, mais dès qu'il fut dehors:

--Giovanni, cria-t-il, nous nous retrouverons!... Et quant à toi,
Zézette, prends bien garde!

Il disparut en courant dans l'obscurité, tandis que la jeune fille
tombait dans les bras de son sauveur.

--Merci! fit-elle tout bas... Ne me quitte plus!... Je t'aime!



XVI


L'attentat inouï de Jean Tabary détermina la rupture définitive de
Zézette avec son tuteur, sans toutefois que personne songeât à tirer
parti d'une circonstance qui pourtant paraissait propice à satisfaire
toutes les rancunes.

Si d'une part Jean renonça à se venger ouvertement de la résistance de
la jeune fille et de l'intervention quelque peu brutale de Giovanni,
celle-ci de son côté ne pensa pas une minute à mettre ses menaces à
exécution.

Bien que l'acte de Tabary, prévu par le Code et sanctionné par le
témoignage du dompteur, fût une arme dangereuse, elle ne s'en servit pas
plus que de la connaissance du crime.

Le scandale qui fut résulté d'une double dénonciation eut amené
peut-être la ruine de la ménagerie et, d'autre part, il eut fallu mêler
le nom de François Chausserouge à toute cette affaire.

C'était une extrémité à laquelle Zézette, quelque désir et quelque
besoin qu'elle en eût, ne pouvait se résoudre, et qui répugnait à son
caractère.

Comme tous ceux de sa race et de sa profession, elle avait pour la
police une instinctive horreur.

Il lui suffisait de continuer à inspirer à ses ennemis uns crainte
salutaire en les maintenant dans la persuasion qu'elle pouvait un jour
user de ce moyen.

Maintenant que Tabary, par la brutalité de son attentat et son insigne
maladresse, avait encore aggravé son cas, elle se sentait plus que
jamais maîtresse de la situation.

La scène de la veille lui permettait désormais de dicter sa volonté,
d'affirmer son autorité, de rompre avec son tuteur toute autre relation
que celles que la bonne administration de la ménagerie rendait
indispensable, cela lui suffisait.

Elle songea seulement à profiter de cette nouvelle victoire en se
mettant pour l'avenir complètement à l'abri d'une nouvelle agression.

La protection de Giovanni lui parut insuffisante; son intervention
constante lui sembla un danger pour le jeune homme.

Qui sait, maintenant que son amour n'était plus un secret pour Jean, si
celui-ci, conseillé par sa mère, ne serait pas capable, la jalousie
aidant, de profiter de son titre de tuteur pour causer des embarras à
cet amoureux d'une fille de quinze ans?

Il fallait donc mettre le dompteur à l'abri de toute tentative de ce
genre, et c'est alors qu'elle songea à avoir recours cette fois à la
protection de Charlot.

Avec un pareil appoint, elle se sentait de force à lutter contre les
Tabary.

Fatma, qui s'était mise, ainsi que son lutteur, si aimablement à sa
disposition, fut la seule à qui elle fit la confidence de ce qui s'était
passé.

Aucune indiscrétion n'était naturellement à craindre de la part de Jean,
qui, dès son retour à la caravane de sa mère, s'était mis au lit,
faisant répandre par Louise le bruit d'une chute qui l'obligeait à
quelques jours de repos.

Fatma ne montra pas le moindre étonnement en entendant le récit que lui
fit la jeune fille de la tentative de viol dont elle avait été victime.

--De la part de Tabary que je connais depuis des années, dit-elle, il
faut s'attendre à tout, c'est crapule et compagnie!... Seulement dans
cette affaire-là, tu as le beau rôle, il faut le garder. Tu as raison de
vouloir que ton amoureux ne se montre plus. Viens avec moi, nous allons
trouver Charlot, qui est à sa baraque... En route nous réfléchirons sur
ce qu'il y a lieu de faire.

Il était deux heures de l'après-midi; la ménagerie ne donnait qu'à
quatre heures sa première représentation de jour; ils avaient le temps
d'aviser.

--Je ne veux plus, dit Zézette, remettre jamais les pieds dans la
caravane des Tabary. Ce matin, j'ai déjeuné avec Giovanni au restaurant.
Mais tout à l'heure, quand je vais me trouver dans la ménagerie en face
de Louise, qu'est-ce que tu me conseilles de faire?

--Rien du tout. Attendre, agir comme si rien ne s'était passé. Ne
souffle pas mot de ce qui t'est arrivé dans la nuit, mais exige tout ce
que tu voudras. Ce que tu sais, ce qu'on t'a fait, te dégage
complètement et ils doivent s'estimer heureux que tu ne profites pas de
cette circonstance pour te plaindre. Et au fait, pourquoi ne te
plaindrais-tu pas?

--Parce que, dit Zézette, je ne veux avoir aucun
rapport avec la police. Cela m'entraînerait à dire des choses qui ne
doivent pas sortir de ma bouche... Si jamais je juge utile, quand le
moment sera venu, de me venger, je veux le faire seule et n'avoir
recours à personne. J'ai mes raisons pour cela.

Et en parlant ainsi d'un ton très modéré, très calme, les yeux de
Zézette brillaient d'un éclat inaccoutumé.

On eût dit que maintenant qu'elle se sentait plus forte, mieux armée,
partant plus sûre de réussir, elle mûrissait un plan, caressait un
projet, que la protection dont elle allait être l'objet et le concours
des circonstances allaient rendre réalisable.

Elle sourit, puis, sur un ton assez indéfinissable:

--Je me souviens, ajouta-t-elle, que mon père m'a dit souvent: Zézette,
chez ceux de notre race, les vrais ramonis, il est un principe dont il
ne faut jamais s'écarter, si l'on veut maintenir intactes sa dignité et
son indépendance: oeil pour oeil, dent pour dent! Eh bien! on m'a fait
souffrir, on a fait souffrir mon père, j'acquitterai cette vieille
dette, je rendrai au centuple tout ce qu'on m'a fait... Je vengerai du
même coup et mon père et ma mère, que Louise Tabary a tuée, et
moi-même... Et cela toute seule, avec vous deux et Giovanni, si vous
voulez m'aider... quand le moment sera venu...

--Mais pour le moment? interrogea Fatma. Que veux-tu de nous?

--En attendant que l'heure ait sonné, je veux être à l'abri d'une scène
semblable à celle d'hier... simplement.

--Zézette, ce n'est pas gentil... Pourquoi nous fais tu mystère, à nous,
tes amis, sur qui tu comptes, de tes projets d'avenir?... Nous pourrions
peut-être dès à présent t'aider plus utilement.

--Non! Non! riposta Zézette, plus tard... plus tard, je t'en prie!

Et elle ajouta en riant:

--Je ne me suis confiée jusqu'à ce jour qu'à mon lion Néron, qui me
comprend, lui... et qui m'approuve... Je n'ai rien dit à personne, pas
même à Giovanni... Mais, tu verras, tu verras!

En ce moment les deux femmes arrivaient à la baraque de Bertrand (de
Marseille), chez qui était engagé Charlot.

Le jeune lutteur, bien cambré dans son maillot, était en parade, car le
patron des Arènes donnait sans discontinuer, toutes les demi-heures,
des représentations pendant l'après-midi entière.

Déjà la foule nombreuse des curieux venus à la fête entouraient
l'estrade, le bonisseur avait embouché son porte-voix et conviait les
amateurs de belles luttes à entrer «afin d'admirer la force et l'adresse
des plus redoutables champions français, tous engagés par M. Bertrand,
si soucieux de conserver à son établissement unique au monde, son renom
et sa clientèle».

--Crois-tu qu'il est beau! dit Fatma en s'arrêtant subitement et en
désignant à son amie le torse musculeux de Charlot. Il ne nous a pas
aperçues. Nous allons entrer par derrière sans qu'il le sache et nous le
verrons lutter.

--Si tu veux! dit Zézette, auquel plaisaient tous les genres d'exercices
qui demandent du courage ou de la force.

Elles assistèrent à la représentation, cachées dans le coin le plus
sombre de la baraque.

Après l'enlèvement des haltères par un colosse appelé le Terrible
Toulousain, qui jongla également avec des poids de cinquante
kilogrammes, on aborda la partie la plus intéressante de la
représentation.

Charlot fut un des vainqueurs.

Fatma, les yeux béants d'admiration, serrait le bras de sa compagne à
chaque coup que portait son amant, à chacune de ses parades savantes.

--Tu sais, dit-elle tout bas, il lutte avec un comtois, un lutteur payé
pour cela, qui figure l'amateur, mais je crois qu'il nous a vues et
c'est pour de bon qu'il se tirait la bourre... Hein! est-il beau?
Crois-tu qu'avec un gars comme cela tu pourras être tranquille?

Après la représentation, Fatma tomba dans les bras de son amant.

--Tu sais, je suis bien souvent méchante avec toi... Mais chaque fois
que je te vois travailler, ça me fait la même émotion et le même
plaisir. J'oublie tout!... Dans ces moments-là, tu pourrais me demander
ce que tu voudrais.

Charlot sourit d'un air un peu fat et embrassa sa maîtresse.

--Tout ça, prononça-t-il, au fond c'est de la blague, si tu me voyais me
battre sérieusement, ça serait bien autre chose!

--Eh bien! y a peut-être Zézette qui a de l'ouvrage à te donner.

--Ah! tout ce qu'elle voudra, dit Charlot galamment, du moment que ça
vous fait plaisir à toutes deux.

Le lutteur était un garçon d'intelligence très fermée, d'esprit un peu
lourd. Très fier de ses biceps, il était dévoué à l'excès et s'il était
heureux de mettre sa vigueur au service des faibles et des «dames»,
comme il disait, c'était autant par orgueil que par bonté d'âme.

Pour Fatma, qui avait sur lui une influence énorme, il se fut lancé sans
une objection dans les aventures les plus périlleuses, sans se soucier
le moins du monde, ni même se douter du danger.

Il était honnête, mais d'une honnêteté à lui, qui l'empêchait de
concevoir et par conséquent d'accomplir une mauvaise action, mais son
inconscience lui eût fait commettre une infamie, sans du reste qu'il
s'en doutât, simple instrument dans la main de sa maîtresse.

--Attendez un peu, dit-il aux deux femmes, qu'on ait distribué le
«rouleau». Après ça, je suis à vous.

On appelle ainsi sur le Voyage, le montant des quêtes invariablement
faites dans les baraques, après chaque exercice.

Ce rouleau appartient toujours dans tous les établissements au patron.
Chez les lutteurs seulement, elle est partagée également entre les
pensionnaires de la maison.

Quelques instants après, tous les trois étaient attablés dans un petit
bar établi sur l'esplanade, non loin des Arènes, et Fatma exposait la
situation. Elle raconta l'attentat dont Zézette avait failli être
victime.

--C'est un rude salaud, que votre Tabary! dit Charlot, Giovanni ne
pouvait donc pas le crever tout à fait?

--Oh! il a eu son compte et pour l'instant, il ne songe pas à rebiffer,
mais s'il y avait lieu de lui administrer dans l'avenir une correction
sérieuse et digne de ses mérites, comme il est plus sage de ne pas
laisser Giovanni se compromettre davantage, puisqu'il est l'amant de
Zézette, j'ai dit à notre amie qu'elle pouvait compter sur toi.

--Je te crois! dit Charlot, j'aurai vraiment du plaisir à lui tarauder
les côtes à cet animal-là, surtout après ce que sa mère a fait à
Fatma... une bonne femme qui profite de sa situation pour nous
exploiter!

Alors Zézette prenant la main du lutteur:

--Je vous remercie, mon vieux Charlot, c'est gentil ce que vous faites
pour moi... Mais, ajouta-t-elle en le regardant dans les deux yeux, s'il
fallait m'aider dans une occasion où il pourrait y avoir du danger pour
nous deux... est-ce que je pourrais compter?...

--Pardi!... alors ce serait bien plus drôle! dit le géant.

--Voilà une cachottière qui ne veut pas nous dire ce qu'elle a envie de
faire... Pas vrai qu'elle a tort? dit Fatma.

--Si c'est pas le moment... elle a peut-être raison. Dès l'instant que
je lui dis que je l'aiderai quand le moment sera venu...

Sur le champ, on prit les dispositions les plus urgentes.

Il fut entendu que Charlot passerait désormais à la ménagerie toutes les
heures que lui laisserait son service. Zézette se faisait forte de
contraindre les Tabary à accepter ce contrôle.

Puis, comme il n'était pas prudent à la jeune fille de continuer à
habiter seule dans une caravane isolée, où elle restait en butte à de
pareilles tentatives; que, d'autre part, cette caravane était trop
étroite pour donner asile à trois personnes, il fut entendu que la fille
de Chausserouge irait demeurer rue Cler, dans le petit hôtel meublé où
Charlot avait élu domicile.

C'est là que chaque soir, Fatma, s'échappant de la tente où elle était
censée passer ses nuits, allait retrouver son amant.

Dans une chambre voisine du couple, Zézette n'aurait absolument rien à
craindre. De là, comme disait Charlot, et en prenant ses précautions, on
pouvait voir venir.

Les deux femmes furent de retour à la ménagerie juste au moment où les
garçons de piste préparaient la parade et donnaient à l'intérieur le
dernier «coup de fion».

Fatma courut à son entresort et Zézette rentra dans sa caravane pour
s'habiller et se préparer à paraître.

Elle y était depuis quelques minutes quand Louise Tabary y pénétra à son
tour, après avoir frappé un léger coup à la porte.

Jamais elle n'avait eu mine plus pateline et plus cauteleuse.

--Eh bien! ma chère enfant, que se passe-t-il donc? Tu n'es pas venue
déjeuner ce matin... Tu n'es pas malade?

La jeune fille regarda la vieille femme bien en face, stupéfaite, après
ce qui s'était passé d'une audace semblable.

--Non!... répliqua-t-elle. Je ne suis pas malade, mais ce n'est pas la
faute de votre fils... Après la scène de cette nuit, vous ne voudriez
pas que je remette jamais les pieds chez vous?

--Oui... je sais. Jean est au lit bien plus malade à la pensée du mal
qu'il t'a fait que des contusions qu'il a reçues. Il t'aime tant qu'il
avait perdu la tête, et c'est lui qui m'envoie pour te demander
d'oublier.

--Madame Tabary, riposta Zézette nettement, si vous voulez bien, nous
ne parlerons plus de rien. Mon âge m'empêche et m'empêchera longtemps
encore de faire valoir mes droits, mais la connaissance du passé,
l'attentat d'hier, m'ont valu l'indépendance. Je ne veux pas l'aliéner.
Il y a maintenant un abîme entre nous. Je ne le franchirai pas. Du
reste, j'ai pris mes dispositions. Je saurai résister même par la force.

--Alors, dit Louise très pâle, c'est la guerre que tu nous déclares
décidément? Tu ne veux plus qu'il y ait rien de commun entre nous que
nos intérêts?

--Parfaitement.

--Eh bien! à mon tour, je te préviens que cette solution ne me convient
pas... Nous avons jusqu'ici été trop faibles... En somme, tu n'es qu'une
enfant. Nous t'avons jusqu'à ce jour laissé suivre ton caprice et ta
fantaisie. C'est assez! Tu es notre pupille, nous avons des droits sur
toi. Nous les exercerons. Je te préviens qu'à partir d'aujourd'hui nous
exigeons que tu reprennes la vie d'autrefois. Si tu refuses, nous
saurons t'y contraindre... Au besoin, si tu continues à faire la
mauvaise tête, nous réunirons le conseil de famille qui avisera pour les
mesures à prendre...

--Eh bien! je parlerai!...

--Tu parleras! A ta volonté! Nous acceptons la lutte... Il est probable
qu'on accordera plus de crédit à la parole de mon fils et à la mienne
qu'aux accusations dénuées de preuves que tu pourras fournir et que
c'est toi qui supporteras les conséquences de ta mauvaise action... La
mémoire de ton père en souffrira et, d'autre part, si nous sortons
vainqueurs, je te préviens que tu peux t'attendre à tout... Nous verrons
qui cédera le premier... Est-ce ton dernier mot?...

Zézette hésita une minute. Une rougeur subite colora ses joues..

Voilà que subitement et au moment où elle s'y attendait le moins, ses
adversaires se révoltaient. Voici que furieux d'avoir été vaincus une
première fois, ils se décidaient à jouer leur dernière carte, le tout
pour le tout!

A quel parti s'arrêter?

Son plan échouait puisqu'elle était désarmée, puisque la menace d'une
dénonciation ne les effrayait plus. Elle pesa mentalement les
conséquences de la décision suprême qu'elle allait prendre.

Sans doute le résultat de cette réflexion rapide la satisfit; elle
estima que même livrée à elle-même, puisqu'elle avait depuis longtemps
renoncé à mettre la justice en mouvement, et aidée par ses complices,
elle était de taille à gagner cette dernière partie, car un sourire
éclaira sa physionomie.

--Oui, dit-elle enfin, c'est mon dernier mot.

--Eh bien! au revoir, ma fille, nous allons rire! fit la Tabary en
prenant congé et cessant désormais de dissimuler.

Elle sortit en faisant claquer la porte de la caravane et courut
rejoindre son fils.

--Tu sais, dit-elle à Jean, la môme est à la rebiffe! Ah! ma foi, ça m'a
tellement exaspérée que je lui ai lâché son paquet... Je l'ai mise en
demeure de nous dénoncer si bon lui semble, mais je lui ai signifié
qu'elle ait désormais à nous obéir comme par le passé.

--Tu as fait cela! dit Jean en se soulevant vivement sur un coude, alors
nous sommes fichus!

--Dors tranquille, mon fillot! La mère Tabary n'est pas de la rosée de
ce matin, elle en a bien vu d'autres. Demain nous serons les maîtres,
car demain, comme je te l'ai promis, nous serons débarrassés de l'autre,
de celui qui nous gêne, du beau dompteur, du défenseur des orphelins...
Quant à la petite, je sais d'avance qu'elle ne parlera pas!

--Mais si pourtant elle allait?..

--Je te dis de dormir tranquille... Laisse-moi faire, tu es malade, ne
t'occupe de rien...

--Mère, je veux me lever... Je n'ai plus rien et je puis t'être utile...

--Il faut que tu ne prennes part à rien... au contraire. Demain soir tu
pourras sortir... Laisse-moi faire jusque-là.

Quant à Zézette, l'entretien qu'elle avait eu avec Louise Tabary la
laissa fort troublée.

Elle avait encore quelques minutes avant la représentation, elle courut
prévenir Fatma de ce qui venait de se passer.

Évidemment, un danger inconnu la menaçait; elle pouvait à présent
s'attendre à tout; il fallait qu'elle se sentit de suite vigoureusement
appuyée.

--Fais vite venir Charlot... Je prévois qu'il y aura du grabuge... Tout
sera fini d'une façon ou de l'autre d'ici à quarante-huit heures, mais
je ne veux pas être prise au dépourvu. Qu'il s'arrange pour être libre,
je lui revaudrai cela...

--Que devra-t-il faire?

--Rien pour l'instant. M'obéir ensuite! Mais qu'il soit là!

--C'est bon! tu peux y compter, puisque nous te l'avons promis!

Zézette était à présent une toute autre femme.

Très bonne et très dévouée en temps ordinaire, toute la sauvagerie, la
rancune féroce des gens de sa race se réveillaient en elle, maintenant
qu'on la poussait à bout.

Le même sentiment qui avait décidé Chausserouge, cet être si faible, si
indécis, à frapper Vermieux, la décidait à présent à agir. Elle était
résolue à ne reculer devant aucune extrémité.

--C'est bon! C'est bon! On va voir! murmurait-elle tout bas, comment se
venge une ramoni!

Elle voulait sortir à tout prix victorieuse de la lutte qu'elle avait
acceptée. Il lui fallait tous les atouts; elle préparait son jeu.

En descendant dans la ménagerie, elle s'arrêta devant la cage de Néron.

Le lion vint en reniflant coller son nez devant les barreaux. Elle
passa sa petite main et flatta l'animal.

--Tu es avec moi, dis, mon vieux Néron? Tu ne m'abandonneras pas?

Et le fauve, relevant la tête, chercha à lécher le poignet de son amie,
comme s'il voulait répondre à son affectueuse parole.

Lorsque la salle fut faite, que le bonisseur eut annoncé le commencement
de la représentation, Zézette, redevenue calme, fit son entrée.

Après les exercices de Giovanni, elle manoeuvra ses bêtes avec la même
aisance qu'à l'ordinaire.

Le dernier numéro, c'est-à-dire son entrée dans la cage de Néron,
remporta un énorme succès.

Elle mit une sorte de coquetterie à obtenir de la docilité de l'animal
des résultats qu'elle n'avait jamais obtenus jusque-là. Le fauve, sous
le fouet de sa dompteuse, devenait câlin.

Elle le fit sauter, se coucha sur lui, introduisit sa tête bouclée dans
sa gueule.

Néron exécutait comme un simple caniche les exercices les plus variés
sans la moindre résistance.

Elle sortit de là au milieu des applaudissements, encore plus calme
qu'auparavant.

Au premier rang des spectateurs, Charlot le lutteur, qu'un avis de Fatma
avait fait accourir, se faisait remarquer par son enthousiasme.

Quand la foule se fut écoulée, il resta seul dans la ménagerie et vint
complimenter Zézette.

--Je me suis arrangé pour être libre, dit-il bas à l'oreille de la jeune
fille. Je suis à votre disposition. Que faut il faire?

--Dire comme moi et me faire respecter même par la force.

A ce moment, Louise Tabary s'approcha.

--Zézette, dit-elle d'un ton plein d'autorité, ce soir tu viendras
dîner. Jean, du reste, pourra se lever. Je te préviens en outre que tu
coucheras à l'avenir dans notre caravane, comme par le passé. Il ne
convient pas qu'une jeune fille de ton âge aille loger loin de ses
parents, seule dans un hôtel meublé.

--D'abord, madame, dit Zézette, vous n'êtes point mes parents, ni votre
fils, ni vous. Je vous ai dit ce matin que je ne remettrais jamais les
pieds chez vous. Donc, n'insistez pas! Je dînerai et je coucherai où bon
me semblera.

--Tu viendras, dit Louise furieuse. Tu nous dois obéissance!

--Pardon! dit Zézette en reculant d'un pas, je refuse!

--Tu refuses?

--Oui, ce soir, demain et les jours suivants, je resterai sous la
protection de M. Charlot, qui répond de moi. Donc, soyez tranquille, il
ne m'arrivera rien de fâcheux.

--Charlot n'a rien à voir là-dedans. Tu es ma pupille.

--Eh bien! je m'émancipe, voilà tout!

--Madame, dit Charlot, en avançant sur un signe de la jeune dompteuse,
mamz'elle Zézette s'est remise à moi pour la protéger. Je m'en suis
chargé. Le premier qui essaiera de lui manquer de respect... aura
affaire à Bibi. J'ai promis, je tiens ma promesse.

--Alors, dit Louise, pâle de colère, ce n'est plus Giovanni, tu donnes
dans les lutteurs, maintenant, et tu choisis justement monsieur, l'amant
de Fatma, je crois! Je vais la prévenir, nous verrons comment elle
acceptera cela...

--Oh! d'autant plus facilement que c'est elle-même qui a prié Charlot de
me prêter son aide et il n'a rien à lui refuser, dit Zézette. Ainsi!...

--C'est bon! cria Louise, je ne veux pas maintenant de scandale inutile,
mais nous verrons comment tout cela finira.

Elle courut au contrôle où Giovanni, en l'absence de Jean, comptait la
recette. Elle se fit rapidement rendre des comptes et revint à sa
caravane.

Une heure plus tard, et comme Charlot attendait sa maîtresse, en
compagnie de Zézette, dans le restaurant où ils avaient l'habitude de
prendre leur repas, ils virent arriver Fatma rouge de colère.

--Ah ça! Voyons, m'expliquerez-vous, demanda-t-elle, ce qui s'est passé?
La mère Tabary est venue au moment où j'étais sur l'estrade... Entre
deux séances, elle s'est mise à m'agoniser de sottises... Je ne sais pas
tout ce qu'elle ne m'a pas raconté..! Elle m'a traitée comme la dernière
des dernières... Nous nous sommes engueulées ferme et ma foi, j'ai fini
par lui ficher mon compte! Me voilà libre maintenant! Demain, j'irai
trouver Boyau-Rouge... Je lui vendrai les trucs de la vieille et,
puisqu'elle fait la méchante, nous allons la flanquer en bas, elle et
son entresort.

On mit rapidement Fatma au courant de la scène qui venait de se passer.

--Eh bien! tant mieux! cria-t-elle, ce sera plus vite fini!... Ça
chauffe... nous allons rire...

On était au dessert quand Giovanni, qui avait été retenu jusque-là par
les occupations multiples qui lui incombaient depuis l'indisposition de
Jean, vint retrouver ses amis.

--Je ne sais pas, dit-il à son tour, ce qu'a la mère Louise,
aujourd'hui. Je la connais, je suis sur qu'elle manigance un tour de sa
façon... Ouvrons l'oeil!

Zézette prêtait, sans y prendre part, une oreille distraite à cette
conversation.

Enfin, et comme si elle sortait d'une rêverie qui l'avait transportée à
mille lieues de ses complices:

--Aujourd'hui, l'heure est venue de tout vous dire... Je vais vous
révéler mon secret...

Et d'une voix haletante, pleine d'émotion, elle raconta tout, les
intrigues des Tabary au lendemain de la mort de son grand-père,
l'histoire de sa mère, morte à petit feu, minée autant par le chagrin
que par la maladie, l'influence néfaste de Tabary sur Chausserouge,
l'assassinat de Vermieux, auquel elle avait assisté, la mort de son
père, les scènes qui avaient suivi la fin du dompteur, et elle conclut:

--J'ai eu beau les menacer de tout dire. Je ne m'en sens pas le courage,
et d'ailleurs, je manque de preuves. Ils l'ont deviné et veulent passer
outre. A tout prix, les Tabary veulent me faire disparaître pour rester
les seuls maîtres de la ménagerie. Demain, j'aurai gagné... à moins que
ce ne soit eux! Si nous restons victorieux, je veux que nous ne le
devions qu'à nous-mêmes, sans l'assistance d'aucune police et j'ai pris
une résolution terrible...

Elle se tut.

Zézette avait parlé d'un ton si solennel que tous les assistants
sentirent que la décision de la jeune fille était irrévocable.

--Laquelle? demanda enfin Fatma.

--Celle de me débarrasser de Jean Tabary, répliqua tranquillement la
fille de Chausserouge. Je vous ai raconté tout à l'heure comment il
avait été le mauvais génie de ma famille... Aujourd'hui il est encore
mon ennemi... A bref délai, je serai sa victime, si je ne me révolte
pas... Le moment est donc venu... Il faut que Jean Tabary ou moi
disparaissions... Hier, nous nous sommes lancé un dernier défi, la mère
Louise et moi... Il faut que demain tout soit fini... Après-demain, il
sera peut-être trop tard!

--Mais, interrompit Fatma, tu partes absolument de te débarrasser d'un
homme comme de la chose la plus naturelle du monde... Et la police?...

--Il ne tiendrait qu'à moi de la mettre en mouvement... Mais je vous ai
déjà dit que je voulais agir par moi-même... Il ne s'agit que de savoir
choisir son moyen pour qu'elle n'ait rien à dire...

--Il y a l'exemple de Vermieux, dit Giovanni, comme tu nous l'a raconté
tout à l'heure. Je ne pense pas que ce soit ce moyen que tu as choisi.
Ça réussit une fois, mais rarement deux fois...

--Il y a Néron, simplement... dit Zézette, mon Néron, qui m'obéit comme
un chien docile et dont la férocité est connue de tout le personnel de
la ménagerie...

--C'est vrai que Néron ne ferait qu'une bouchée de Jean Tabary, dit
Fatma, mais comment arriver à?..

--Je n'hésite qu'en ce qui concerne le moyen d'exécution... Tabary, pour
son inoffensif numéro, entre dans certaines cages... Une erreur du
garçon de piste peut faire pénétrer dans la cage centrale l'animal
furieux au lieu de Loustic ou de la Grandeur, mais ça ne pourrait se
faire qu'en pleine séance, en public, au cours des représentations... Et
ce moyen-là est dangereux... Il en est un autre: Ouvrir la porte de la
cage et y jeter, la tête première, Tabary. Avec l'aide d'un gars comme
Charlot, ça serait facile, mais Charlot voudra-t-il se compromettre à ce
point?... conclut Zézette en regardant fixement le lutteur.

Charlot ne broncha pas. Devant cette interrogation muette de la jeune
fille, il haussa légèrement les épaules..

--Puisque je t'ai dit que j'étais décidé à tout.,. S'il le faut, je te
le jure, j'empoignerai ton Tabary par la peau du cou et je me charge de
te l'enfourner comme un simple pain de quatre livres.

--Nous n'en arriverons là que si nous ne pouvons faire autrement, dit
Zézette, qui parlait de cette résolution extrême de la façon la plus
naturelle du monde. Je ne voudrais pas compromettre pour rien l'ami
Charlot.

--Alors, que décides-tu?

--Je ne sais pas, mais je voudrais que vous me disiez franchement si
vous m'approuvez?

--Absolument! dit Fatma. Dent pour dent, oeil pour oeil.

--Donc, nous attendrons les événements. Là journée de demain sera une
journée mémorable, d'où dépendra notre avenir à tous. Nous laisserons
les Tabary nous attaquer... Il suffit seulement que je sache
aujourd'hui que j'ai sous la main des amis déterminés à agir, et à en
venir aux dernières extrémités si la façon dont on nous traitera nous y
force. Donc, ne vous éloignez pas... Ce soir, après la dernière
représentation, arrangez-vous pour passer la nuit, pas trop loin de moi,
afin d'être prêts à toute éventualité, et, ensuite, à la garde de Dieu!

Elle rentra la première dans sa caravane. Les conjurés restés seuls
demeurèrent confondus d'un tel calme, d'un courage pareil chez une
enfant, en somme.

Ils admiraient qu'elle eût pu, jusqu'à ce jour, porter le poids d'un
pareil secret et résister si vaillamment aux entreprises de ses ennemis.

Aussi, trouvaient-ils tout naturel qu'elle songeât à riposter, à
préparer une vengeance digne des tourments qu'on lui avait infligés.

A ces gens d'esprit droit, mais peu cultivé, la peine du talion semblait
une punition juste, méritée, et puisque la justice avait été impuissante
jusqu'à ce jour à protéger l'innocence persécutée et à punir le mal, il
paraissait équitable de choisir une revanche digne du forfait.

--En voilà une petite, dit Fatma, qui a de la tête! Tu l'épouseras,
Giovanni, et avec elle, quand vous serez tous deux redevenus les maîtres
de la ménagerie, qui n'aurait jamais dû cesser de vous appartenir, où
les Tabary n'auraient jamais dû mettre les pieds, vous ferez de l'or!
Vous deviendrez riches, je vous le dis!

--Dieu veuille que tu ne te trompes pas, dit en souriant le dompteur,
mais la lutte sera-t-elle égale, avec ces gens qui ont l'habitude du
crime, qui ont pour eux l'âge, presque le droit, puisqu'en somme, ils
sont les tuteurs?

--Mais puisque Charlot se charge de tout! riposta Fatma. N'est-ce pas,
Charlot?

--Pour sûr! dit le lutteur, je les déteste, ces canailles-là, comme si
c'était à moi qu'ils aient fait du tort! Et je n'hésiterai pas une
minute, quand je devrais y perdre mon nom!

Jusqu'à l'heure des représentations de la soirée, les conjurés restèrent
ensemble, faisant leurs projets d'avenir.

Enfin, quand vers onze heures du soir, longtemps après le départ de
Giovanni, le lutteur et sa maîtresse durent enfin se retirer, ils se
rendirent sans bruit, évitant de se faire remarquer, vers la caravane
déserte voisine de celle de Zézette, où ils avaient décidé de passer
cette nuit suprême.

Giovanni y couchait encore, mais on avait étendu un matelas à terre, sur
lequel devaient reposer les deux amants.

Ils approchaient de cette caravane, lorsque dans l'obscurité de la nuit,
ils aperçurent une ombre qui les précédait et se dirigeait vers la
voiture.

Fatma serra le bras de son amant.

--- Louise Tabary! dit-elle tout bas, que diable va-t-elle faire par là?

Tous les deux, très intrigués de cette découverte, voulant en avoir le
coeur net, se dissimulèrent dans l'angle formé par deux baraques
accolées l'une à l'autre.

Louise s'arrêta devant la caravane, jeta autour d'elle un coup d'oeil,
puis elle ouvrit la porte de la roulotte et entra.

Charlot s'avança alors doucement, monta sur une roue et jeta un coup
d'oeil à l'intérieur par la petite fenêtre.

Louise Tabary avait allumé une bougie; elle s'était arrêtée devant le
porte-manteau qui supportait les vêtements ordinaires de Giovanni.

Le lutteur ne put exactement se rendre compte de ce que faisait la
vieille femme, qui presqu'aussitôt souffla la lumière et ressortit, non
sans s'être assurée en promenant de nouveau autour d'elle un regard
investigateur qu'elle n'avait pas été épiée, mais il se réserva
d'avertir le dompteur de cette démarche insolite que rien n'expliquait.

La caravane appartenait à Chausserouge, mais Louise Tabary n'avait rien
à y faire et sa présence à une pareille heure ne présageait pas un but
honnête.

En effet, après la représentation, Charlot raconta ce qu'il avait vu à
Giovanni, mais personne ne put trouver le mot de l'énigme.

--Elle aura voulu savoir, dit le dompteur, si j'avais déménagé et si son
fils pouvait recommencer sans danger sa tentative récente. Elle aura été
fixée, puisqu'il lui aura été possible de s'apercevoir que, non
seulement je ne me disposais pas à céder la place, mais encore que tout
était préparé pour vous recevoir. Donc nous serons tranquilles cette
nuit... Attendons la suite!

En effet, Zézette put, toute cette nuit, reposer en paix.

Jean Tabary, absent depuis deux jours, ne se montra pas.

Le lendemain, à onze heures, Giovanni allait chercher la jeune fille
pour la conduire à leur restaurant habituel quand il fut accosté par un
personnage qu'escortaient deux hommes à mine suspecte.

--Vous êtes le dompteur Giovanni? dit l'inconnu.

--Oui, monsieur.

--Veuillez alors me conduire à votre caravane. Je suis commissaire de
police du quartier des Invalides et vous êtes accusé d'avoir volé à la
femme Tabary une somme de 550 francs.

--Mais, monsieur... protesta le dompteur..

--Vous vous expliquerez plus tard, dit le magistrat, je ne demande pas
mieux que de vous trouver innocent.

Une minutieuse perquisition n'amena aucun résultat, quand tout à coup,
dans l'une des poches intérieures d'un veston du dompteur, un inspecteur
découvrit une petite liasse qu'il ouvrit...

Elle contenait cinq cent cinquante francs en cinq billets de cent francs
et un billet de cinquante, exactement la somme réclamée par Louise
Tabary.

Giovanni était atterré. Comment cet argent se trouvait-il dans sa poche?

Il y eut un moment de silence que rompit le premier le commissaire.

--Monsieur, dit-il, vous êtes arrêté. Je vous prie de me suivre à mon
bureau, où vous allez être interrogé régulièrement.

--Mais, monsieur le commissaire, interrompit le malheureux, je vous
assure, je vous jure...

--Vous vous expliquerez tout à l'heure, repartit le magistrat d'un ton
glacial.

--Monsieur le commissaire, dit alors Zézette, je vous affirme sur
l'honneur que Giovanni est innocent!... Je suis la fille du dompteur
Chausserouge, aussi intéressée par conséquent que Mme Tabary à ce que
ces cinq cents francs que l'on prétend avoir été volés se retrouvent et
je sais... je suis sûre que Giovanni est l'objet d'une machination
infâme... qu'il est innocent!...

--Nous verrons! dit le magistrat.

Il fit un signe et sortit, suivi des inspecteurs qui entraînèrent
Giovanni.

Zézette demeura seule, désespérée.

C'était donc là le commencement de cette vengeance dont l'avait menacée
Louise Tabary! Et maintenant à quelles représailles n'allait-elle pas se
livrer?

Aujourd'hui, c'était le tour de Giovanni. Demain, ce serait le sien!

Et une haine sauvage mordait l'enfant au coeur, une haine qu'elle eût
voulu assouvir de suite!

Giovanni arrêté!... Ce garçon si doux, si bon, si incapable d'une
mauvaise action!

Et se trouver dans l'impossibilité de le secourir, de l'arracher des
griffes de cette police détestée!

Courir à son tour derrière le jeune homme, au commissariat, révéler ce
qu'elle savait, à quoi bon!

On ne la croirait pas... On la croirait encore moins maintenant qu'on
pourrait penser qu'elle agissait dans un but de vengeance, uniquement
pour sauver son amant!

Car enfin, quelle autre preuve possédait-elle que son témoignage, ce
témoignage que l'arrestation de Giovanni rendait désormais suspect.

Ah! certes, il fallait agir, agir promptement et sûrement.

La vieille femme s'était promis une revanche... elle la prenait ou du
moins commençait à la prendre.

Non, elle, Zézette, ne donnerait pas à sa mortelle ennemie, une pareille
satisfaction!

Ce qui importait à présent, c'était de chercher un moyen de prouver
l'innocence de Giovanni et l'indignité de la conduite des Tabary.

C'était de trouver une occasion de vengeance.

Et soudain revint à son esprit, le projet qu'elle avait formé tout bas
et qu'elle caressait depuis si longtemps.

Ah! certes, il était grand temps de le mettre à exécution... mais
comment?

Elle en voulait bien plus à Jean, la cause première de tous ses maux,
qu'à Louise, mais Jean, retenu à la chambre, n'avait pas paru depuis
deux jours.

N'importe! il fallait agir! Peut-être un hasard heureux la
favoriserait-il!

Et elle descendit à la ménagerie.

L'établissement était désert. Les bêtes assoupies reposaient, étendues
dans leurs cages. Mélancoliquement, le cerveau rempli de pensées, du
projets contradictoires, elle marcha lentement dans la petite allée qui
longe les barreaux.

En passant, elle appelait par son nom, chacun des pensionnaires, et
flattant, quand ils étaient à proximité de sa main, ceux que leur bon
caractère désignait à sa caresse.

Une inspiration ne lui viendrait donc pas... un moyen de se venger et de
faire une éclatante justice!...

Et c'était sur ces animaux qui avaient inconsciemment servi à accomplir
la plus terrible des besognes qu'elle comptait pour triompher!

Quand elle fut en face de son grand ami, du héros de tant de drames, de
Néron, elle s'accouda à la balustrade et demeura rêveuse...

De nouveau son projet, ce projet qui la hantait, lui revint en tête...

Le lion, à la vue de la jeune fille, s'était levé; il se battait les
flancs avec sa queue, reniflait aux barreaux et grattait le plancher
avec ses ongles...

L'oeil de Zézette s'illumina...

Pauvre Néron! C'était sur lui qu'elle avait compté surtout...

Mais aucune occasion ne se présentait...

Plus elle regardait le lion, plus l'idée fixe qui l'obsédait
s'implantait dans sa cervelle...

Et à ce moment où, toute à sa haine, elle était prête à tous les
héroïsmes, il ne lui sembla plus aussi impraticable.

Elle s'étonna de n'en avoir pas plus tôt tenté l'exécution.

C'était si simple!

Profiter d'une occasion où Jean Tabary seul avec elle dans la ménagerie
viendrait à proximité de la cage, faire un signe à Charlot resté aux
aguets, ouvrir la cage pendant que le lutteur, saisissant son ennemi par
la ceinture, l'enfournerait par l'étroite ouverture jusque sous les
pattes du fauve!

Pourquoi avait-elle reculé?

Ah! oui, elle se souvenait... Elle avait craint de compromettre Charlot,
malgré sa bonne volonté.

Pourtant, il n'y avait rien à craindre...

On avait tué Vermieux et nul doute n'avait germé dans l'esprit des gens
de police.

Cette fois encore, sans témoins, ils attribueraient la mort de Tabary à
un accident fréquent dans les ménageries.

Décidément, elle avait été faible et elle subissait aujourd'hui la peine
de son défaut d'énergie.

Du coup elle eût été vengée; Giovanni n'eût pas été arrêté et, son crime
eût-il été découvert, sa situation n'eût certainement pas été pire.

Quel avenir lui était réservé pendant les quatre années qui la
séparaient encore de sa majorité, vis-à-vis de ses bourreaux, qui
avaient pour eux la force et la ruse?

Elle en était là de ses désolantes réflexions et elle s'oubliait à
caresser Néron, quand soudain la crinière de l'animal se hérissa et il
se dressa debout contre les barreaux, faisant entendre un sourd
rugissement.

Elle se retourna.

Jean Tabary, la face encore meurtrie, venait d'entrer dans la ménagerie.

Il avança, l'air goguenard, les lèvres plissées par un sourire mauvais.

--Bonjour, Zézette!... Eh bien! tu te consoles avec Néron d'avoir perdu
ton amoureux.

L'enfant ne répondit pas.

Elle se retourna et resta adossée à la cage.

--Un joli choix que tu avais fait là! Un voleur! Encore heureux que ma
mère s'est aperçue à temps de son manège... Et ce n'était probablement
pas son coup d'essai!

--Tais-toi! fit la jeune fille. Tais-toi! ça vaudra mieux! Mieux que
personne, tu sais que tu mens!...

Ne crains rien! ça ne te portera pas bonheur!

--Qu'est-ce que tu veux que ça me fasse? Je suis le maître ici... Il a
porté la main sur moi... Il est puni!

--Le dernier mot n'est pas dit... prononça Zézette, je suis là encore,
moi... et tu ne me feras pas arrêter!...

--Non, mais je te prendrai... j'ai juré que tu serais à moi, Zézette...
je ne reculerai devant rien... je t'en préviens! Je t'avais prévenue, tu
vois que je tiens ma promesse...

--Il me reste d'autres défenseurs... et ceux-là peut-être auront raison
de toi!

--Qui cela?... Fatma... et Charlot, deux brutes!

--Il y a aussi Néron, dit Zézette, en montrant du doigt le lion qui, la
gueule sanglante, ne cessait de gronder en regardant Jean Tabary.

--Si celui-là me gène trop, répliqua le jeune homme, je ne regarde pas à
un lion de plus ou de moins... Une balle un jour qu'il ne sera pas sage
ou une boulette dans sa viande, j'en aurai vite raison.

--Pas tant que je serai là! cria Zézette. Néron est à moi... et si après
m'avoir enlevé Giovanni, tu tentais de toucher à celui-là, qui
m'appartient, alors, je ne sais pas ce que je ferai, mais je te le jure,
je trouverai un moyen de te faire payer toutes tes saletés en une
fois!...

--Oh! pas de gros mots, ma petite! riposta Tabary en s'avançant. Je ne
sais même pas pourquoi je discute avec toi. Je n'aime pas qu'on me
résiste... Maintenant ou plus tard tu seras à moi et je saurai déjouer
toutes tes finasseries! Ah! pauvre gamine! tu ferais bien mieux de
m'écouter... au lieu de te mettre en travers... Tu y gagnerais
davantage...

Et tout en parlant, il s'avançait, l'oeil allumé...

Il regarda autour de lui et comme s'il eut été aiguillonné par un désir
subit, il ouvrit les bras et chercha à saisir la jeune fille.

Mais elle s'était cramponnée aux barreaux de la cage.

Trois pas seulement la séparaient encore de l'homme.

--N'avance pas davantage, sinon...

--Sinon?... interrogea Tabary en gouaillant, sinon quoi?

--Sinon... aussi vrai que nous sommes seuls ici, je te plante cette
fourche dans le ventre...

Elle venait d'apercevoir la fourche de fer qui servait aux entrées de
cage, elle l'avait saisie et la tendait à son agresseur.

--Tu me fais rire, tiens! dit Jean.

Par un mouvement rapide, il saisit les dents de la fourche avec ses deux
mains et parvenant à l'arracher de celles de la jeune fille:

--Tu vois bien! fit-il en s'avançant de nouveau.

--Alors tant pis pour toi!

Elle se retourna, d'un vigoureux coup de pouce, fit sauter le solide
loquet, qui fermait la porte basse de la cage et elle l'ouvrit toute
grande.

--Ici! Néron! cria-t-elle.

Surpris par cet acte désespéré, Jean pâlit et recula.

--Tu es folle! Veux-tu fermer!

--Ah! tu as peur, ricana Zézette. Allez, Néron, hop, sautez!

A la vue de l'ouverture béante, Néron s'était élancé en rugissant. En
deux bonds, il avait rejoint Tabary qui fuyait et, lui sautant sur les
épaules, l'avait renversé sous lui...

Un instant, les yeux brillants de haine, Zézette considéra le fauve,
effroyable, s'acharnant sur sa victime...

Jean râlait.

--Zézette! A moi! je t'en prie!

Mais l'enfant ne bougeait pas.

Aux rugissements du lion répondaient maintenant les rugissements de tous
les pensionnaires.

On accourut, au bruit de l'horrible concert. Fatma, puis Charlot, puis
la mère Tabary... et tous restèrent épouvantés devant ce spectacle
terrible.

Maintenant, Jean, le corps déchiré, mis en lambeaux, ne bougeait plus...

Zézette ramassa sa fourche.

--En arrière, Néron, rentrez!...

A cette injonction, le lion abandonna sa proie.

Devant l'enfant qui le tenait en respect, la fourche haute, il recula...
et deux minutes après, tandis qu'on étendait le cadavre sur un lit de
paille, il était réintégré dans sa cage...

Alors Zézette marcha vers la mère Tabary et d'une voix haute:

--Votre fils a eu l'imprudence d'ouvrir la cage de Néron; je regrette de
n'être pas arrivée à temps pour le sauver.

La vieille femme ne trouva pas un seul mot. Le coup qui la frappait
était si inattendu que son énergie habituelle et son sang-froid
ordinaire l'avaient abandonnée.

Puis sur un ton plus bas:

--J'ai accepté la lutte. Ne pensez-vous pas que mon père est bien vengé!

Louise Tabary comprit enfin. Elle éclata:

--C'est possible! Mais je tiens l'autre! Je ne le lâcherai pas,
Giovanni, le voleur!

En ce moment et comme s'il n'eût attendu que ce mot pour se montrer,
Giovanni parut:

--Giovanni le voleur, prononça le jeune homme, qu'on vient de mettre en
liberté... sur la déclaration de Charlot, qui vous a vue, la nuit
dernière, au moment où vous cachiez dans mes vêtements la somme que vous
m'accusiez d'avoir volée.

--Tu mens! cria Louise.

--Nous avons vu! déclarèrent d'une seule voix Fatma et le lutteur, qui
entraient derrière le dompteur.

Un instant, les yeux de Louise Tabary papillotèrent... Elle était cette
fois vaincue irrémédiablement, elle défaillit et tomba sans force sur le
corps inanimé de son fils...

Deux mois plus tard, des affiches couvraient les murs de Paris:

                                 DEMAIN
                      A LA MÉNAGERIE CHAUSSEROUGE
               _Débuts dans leurs exercices nouveaux_
                         =Du dompteur GIOVANNI=
                             et de sa femme
                          =La célèbre ZÉZETTE=

Émancipée par le mariage, la jeune fille était enfin redevenue seule
maîtresse de la ménagerie.

Fatma et Charlot étaient propriétaires d'un entresort qui rivalisait
avec celui de Boyau-Rouge.

Louise Tabary, sa liquidation terminée, avait quitté le Voyage.





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