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Title: L'automne d'une femme
Author: Prévost, Marcel, 1862-1941
Language: French
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*** Start of this LibraryBlog Digital Book "L'automne d'une femme" ***


L'Automne d'une Femme

MARCEL PRÉVOST

L'Automne d'une Femme

Il rêvera partout à la chaleur du sein.

ALFRED DE VIGNY.

Illustrations de Bocchino

PARIS

ALPHONSE LEMERRE, ÉDITEUR

23-31, passage Choiseul, 23-31

Un remarquable roman de mœurs militaires a été publie, il y a quelques
années, par Mme Claire de Chandeneux, sous le titre: _L'Automne d'une
Femme_. Nous devons a l'obligeance des héritiers de cet écrivain le
droit de conserver ce titre pour le présent volume.

A. L.



À M. LOUIS LEBLOIS


_Je suis heureux, mon cher ami, de pouvoir vous offrir, avec ce roman,
un témoignage de mon affection reconnaissante. Vous avez pris la peine
de lire, en manuscrit, la plupart de mes livres, et, avec une patience
que ne rebutait aucun de leurs défauts, vous leur avez fait subir ce
suprême examen, qui n'est vraiment utile que s'il n'est point celui d'un
confrère._

_Vous vous êtes ainsi associé à mon œuvre; elle a bénéficié de votre
connaissance des réalités morales, et de votre goût si sûr.
Puissiez-vous trouver, dans les pages que vous allez relire, un peu de
cette grâce sentimentale, de ce romanesque du réel où vous croyez voir,
comme moi, le principal mérite, le plus aimable attrait des œuvres
d'imagination_.

MARCEL PRÉVOST.

Mars 1893.



PREMIÈRE PARTIE



I


À côté des grandes églises paroissiales ouvertes à la prière du peuple,
il est, dans chaque quartier du Paris élégant, des asiles de
recueillement plus discrets, plus intimes, plus luxueux aussi, où la
piété mondaine, lorsqu'elle s'en avise, peut converser avec Dieu. C'est,
pour le faubourg Saint-Germain, le Gésu de la rue de Sèvres; pour les
Champs-Élysées, l'oratoire dominicain de l'avenue Friedland; la plaine
Monceau a les Barnabites de la rue Legendre. Le quartier de l'Europe est
le mieux partagé avec la jolie chapelle rococo de la rue de Turin.

Elle appartient aux Rédemptoristes, ordre féminin, fondé au dernier
siècle par la marquise de Saint-Yvert-Leroy. Ces religieuses, toutes
recrutées parmi les riches du monde, ne soignent point de malades, ne
visitent point les pauvres. Elles enseignent un petit nombre d'élèves,
choisies comme elles-mêmes dans la société; mais leur fondatrice leur a
principalement destiné le rôle de Marie en la maison de Lazare:
l'adoration aux pieds du Maître divin. Sur l'autel miroitant
d'émeraudes,--telle la châsse des rois mages à Cologne,--le cercle pâle
de l'hostie luit perpétuellement parmi les rayons de l'ostensoir. Elles,
les Rédemptoristes, le corps chastement chemisé de blanc, un manteau de
velours bleu, ceint d'or, les revêt en face de l'Époux: et remplacées
par d'autres lorsque la fatigue les épuise, elles demeurent deux par
deux agenouillées en muette prière devant le tabernacle illuminé.

Un silence profond s'exhale de la chapelle: sur les murs épais, sur les
portes à matelas, tous les bruits de la Ville se brisent et meurent. La
rue, d'ailleurs, est paisible, au moins dans la portion contiguë à la
rue de Berlin, où est bâti le couvent.

Il est bien rare, hors même les heures d'offices, que les bancs de la
chapelle soient vides, et qu'une silhouette de Parisienne ne s'encadre
pas entre les agenouilloirs et les mains-courantes. Elles y viennent
volontiers à pied, comme à un mystérieux rendez-vous qu'il vaut mieux
tenir secret entre Dieu et soi. Quelle femme dans le monde, à Paris, n'a
connu ces brusques à-coups de piété, ces retours subits à la dévotion
dans l'effarement d'un déboire de cœur? Oh! les étranges grâces
qu'implorent ces mains gantées, entre-closes comme un livre sur les
visages voilés, et quels parfums suspects doivent monter au ciel avec
les flammes des petits cierges fichés sur les ifs de l'autel! Quels
appels désespérés vers l'amour en fuite se mêlent aux sincères
éjaculations du remords! Et comme il faut là-haut un Dieu indulgent et
intelligent pour trier le bon grain parmi tant d'ivraie!

***

...Ce n'était pas à coup sûr une telle pénitente qu'un coupé venait
d'amener à la chapelle de la rue de Turin par cette fin d'après-midi
d'octobre, sombrée dans la pluie.

À peine entrée, elle s'était agenouillée dans l'un des derniers bancs,
sous la tribune, soit qu'elle fût très pressée de prier, soit que, comme
le Publicain de l'Écriture, elle ne se sentît pas digne de pénétrer plus
avant dans la maison de son Seigneur. Depuis de longues minutes elle
restait là, le visage caché dans ses mains, ou bien les mains jointes au
bout des bras tendus, dans la pose de la Béatrice de Rosetti, et le
visage levé vers les lumières fixes du chœur. Comme à l'ordinaire,
l'hostie brillait au centre des tiges d'or irradiées, et deux statues de
l'immobilité, à genoux sur la dernière marche, en velours bleu ceinturé
d'or, fixaient sur elle des yeux d'extase.

La pluie avait dissous les dernières pâleurs du jour; le fond de la
chapelle plongeait dans l'ombre. Une converse sortit de la sacristie;
elle tenait dans sa main une hampe à feu: d'un pas de velours elle
glissa de pilier en pilier, allumant furtivement le gaz des lampes. La
dernière allumée, juste au-dessus de cette femme qui priait, la surprit,
lui fit brusquement lever la tête. Son regard rencontra les yeux de la
converse; elles échangèrent un sourire discret de connaissance. Du même
pas velouté, la sœur s'éloignait, gagnait les marches du chœur; l'autre
essaya de prier encore, mais la clarté subite avait chassé le
recueillement avec l'obscurité. Vainement la pénitente voulut renouer le
fil rompu de sa prière; elle y renonça et demeura quelque temps à
réfléchir, les yeux vagues, la figure bien éclairée par le globe dépoli
du pilier voisin.

***

L'élégance heureuse de sa toilette, l'art de décorer sa beauté, la
revêtaient de la grâce un peu impersonnelle des Parisiennes du monde; et
sous cette patine, l'âge vrai de la femme disparaissait. Pourtant, si ce
n'était pas une femme très jeune, c'était assurément une jeune femme,
même en deçà du sens indulgent que Paris accorde à ces mots. Les
cheveux, qu'une imperceptible capote, faite de pervenches entrelacées
autour d'un caducée d'or, couvrait à peine, avaient une franche couleur
de jeunesse, châtains très clairs, mêlés de mèches dorées ou rouillées.
La voilette, teintée de brun, estompait un visage doux, aux lignes
pleines, un peu grasses, évoquant par les contours, sinon par la
couleur, ces faces d'Italiennes, à l'ovale large, au fin menton, aux
lèvres courtes et épaisses, au nez droit, au front bas: le visage des
vierges qui puisent l'eau des citernes à Albano ou à Nemi. Comme il ne
faisait point froid dans la chapelle, la jeune femme avait laissé
retomber son manteau sur le dossier du banc: sa posture dessinait toute
sa forme, riche et définitive. Le cou découvert, parfaitement blanc,
rejoignait la nuque sous des frisons cuivrés, et le menton par une
courbe un peu amollie, qu'on devinait plus affinée naguère, avant
l'enflouement d'un embonpoint léger. Elle portait une robe unie de
foulard prune, et comme corsage une simple chemisette pareille, ornée
aux basques, au cou et aux manches, de dentelle noire. La chemisette
drapait la ligne médiane du dos, l'entre-deux des seins, les bras, et
moulait, dans une ceinture noire, la taille singulièrement étroite pour
l'épanouissement des hanches.

Telle qu'elle était là, il eût fallu un visiteur bien distrait ou bien
fervent pour passer près d'elle sans lui accorder un regard. Elle était
la beauté féminine achevée, que les années échues, ont constamment
perfectionnée, remplaçant par une affirmation du type ce qui
disparaissait en charme indécis de jeunesse, en grâce de bouton. Mais
les yeux surtout attachaient les yeux. L'âme y était pour ainsi dire
affleurante, à la surface des prunelles indéfinissables, presque bleues,
point bleues pourtant, de cette couleur pas nommée qu'ont certains
métaux lorsqu'on les coupe.

Oui, toute l'âme de cette femme en prière était réfléchie dans les yeux,
dévoilés maintenant, qu'elle levait vers l'Invisible, vers le doux Ami
des inquiètes, des désorientées, des désolées: Dieu paternel aux
amoureuses, qu'elles se plaisent à imaginer, suivant le mot des saints
livres, le plus beau à la fois et le plus tendre des enfants des hommes.
Dans ces yeux brillait une clarté d'innocence extraordinaire, illuminant
le visage jusqu'à lui donner l'expression juvénile, ignorante, étonnée
des petites filles qu'on voit sortir de l'école, vers l'heure de midi,
bavardant et se tenant par la main. Il y vivait aussi une tendresse
débordante, le besoin passionné de protéger, d'aimer, de répandre son
cœur en aumône.

La converse, ayant allumé tous les globes de la chapelle, s'agenouilla
devant l'autel et y pria quelque temps dans une humble attitude. Puis
elle salua le tabernacle et regagna la sacristie. Le bruit de la porte
refermée s'exagéra dans le silence de la chapelle: il réveilla la
pénitente de son hypnose. Elle se leva, rajusta son manteau et se
dirigea à son tour vers la sacristie. C'était une pièce lambrissée de
bois clair qui ressemblait à une lingerie; la converse s'y trouvait
encore occupée à examiner des rochets d'enfants de chœur; elle lui
sourit d'un sourire de bienvenue plus franc que tout à l'heure,
qu'autorisait la moindre sainteté du lieu: car pour les religieuses, il
est une hiérarchie, même de sourires.

--Bonjour, sœur Zyte. L'abbé Huguet est-il chez lui?

La sœur chuchota, comme au confessionnal:

--Je pense... J'ai vu rentrer M. l'aumônier il y a trois quarts d'heure,
et je ne l'ai pas vu ressortir.

--Il peut me recevoir?

--Si Madame veut monter... Mais ce n'est pas l'heure des confessions de
M. l'aumônier.

--Oh! je ne viens pas pour me confesser.

La visiteuse attendit un instant une réponse plus précise; mais sœur
Zyte, trouvant sans doute qu'elle avait assez parlé pour la journée,
s'était remise à examiner ses rochets et se taisait. Alors la jeune
femme se décida, et, avec la sûreté d'allures de quelqu'un qui connaît
bien la maison, sortit de la sacristie par la porte opposée au chœur.

La fraîcheur de la pluie l'imprégna aussitôt, lui fit serrer les pans de
son manteau; car la porte donnait sur un petit cloître carré, et l'eau
fouaillée par le vent poussait des incursions jusqu'au milieu des
arcades. Le petit cloître dormait sous cette pluie: quatre allées
sablées menu, autour d'un carré de buis d'où émergeait la blancheur
indécise d'une statue. Deux autres statues garnissaient des encognures;
à leurs socles on avait accroché des lampes en verres de couleurs. Et le
cloître n'était éclairé que par ces lueurs clignotantes et le reflet de
quelques fenêtres.

La visiteuse courut vivement au bout des arcades, monta un étage. Une
porte matelassée l'arrêta; elle l'ouvrit, trouva derrière une seconde
porte en bois plein et frappa.

--...Trez! fit une voix douce, un peu nasale.

Elle entra. Une tête grise apparut derrière un bureau d'acajou, puis un
grand corps se dressa.

--Madame Surgère!... Quelle bonne surprise... Veuillez donc vous
asseoir, ma chère dame.

Le prêtre indiqua un fauteuil. C'était un homme de haute taille,
accusant une soixantaine d'années, soigneusement tenu. Dans la chambre,
les panneaux peints à la colle, le simple mobilier, le lit de fer
vulgaire entrevu derrière les rideaux de l'alcôve, contrastaient avec
les objets très précieux dont la cheminée, les meubles et même les murs
étaient encombrés. Mme Surgère s'assit. L'abbé la regarda à travers
ses lunettes et répéta:

--Quelle bonne surprise! Qu'est-ce qui vous amène à cette heure-ci? Rien
de grave dans votre chère famille, j'espère?

--Oh! non, dit Mme Surgère, seulement je passais rue de
Saint-Pétersbourg, en revenant d'une visite. Je suis entrée dans la
chapelle. Sœur Zyte m'a dit que vous étiez là... et...

Le prêtre, s'inclinant, acquiesça à cette explication provisoire; il
savait bien qu'il aurait l'autre, tout à l'heure, la vraie: quelque
triste péché de chair, sans doute!... Il l'attendit un instant, puis
comme elle ne venait pas, il rompit le silence.

--M. Surgère ne va pas plus mal?

--Non... La même chose toujours. Ce temps humide ne lui vaut rien.
Malgré cela il va partir incessamment pour Luxembourg. Vous savez? la
succursale de notre maison de banque de Paris. Il faut qu'il soit là
avant la liquidation de janvier.

L'abbé demanda d'un air indifférent:

--Mais M. Surgère n'est pas seul... Il a bien un associé, n'est-ce pas?
Ce monsieur très grand que j'ai eu l'honneur d'avoir à côté de moi, à
votre table?... le père d'une charmante jeune fille, Melle Claire, je
crois?...

--Oui, M. Esquier. Il suffirait parfaitement à mener la banque tout
seul, d'autant que nous avons un administrateur excellent à
Luxembourg... Mais on ne peut pas faire entendre cela à mon mari, il y
met de l'amour-propre et veut être là.

Le prêtre fit un «hum» prolongé qui lui était ordinaire et qui signifia
clairement, cette fois: «Je sais quel homme est votre mari et qu'on ne
le mène pas comme on voudrait.»

--Et Mlle Claire, reprit-il, avez-vous eu de ses nouvelles récemment?

--Elle dîne à la maison ce soir.

--C'est juste, fit l'abbé en jetant un coup d'œil sur l'éphéméride
suspendu au mur... C'est aujourd'hui le premier mercredi du mois, la
sortie des pensionnaires de Sion.

Il toussa, puis reprit, jouant avec un coupe-papier:

--C'est une bien aimable personne: je puis le dire, puisque j'ai eu le
plaisir de faire sa connaissance quand j'ai prêché une retraite à Sion.
Très droite, très courageuse. Ce sera une grande chrétienne dans la vie.
Elle est un peu votre parente, n'est-ce pas?

Mme Surgère rougit.

--Non. Claire est la fille de M. Jean Esquier, justement, ce grand
monsieur, l'associé de mon mari. Nous sommes de très vieux amis, pas des
parents.

Elle avait laissé glisser son manteau sur le dossier de sa chaise,
envahie par la chaleur douillette de la chambre. Il y eut un court
silence... L'abbé et la mondaine cherchaient un accès vers le vrai
entretien demandé par elle, attendu par lui.

Mais cette fois encore ils ne trouvèrent point. L'abbé dit seulement,
riant comme d'un propos spirituel:

--Alors, vous êtes tout à fait en famille, ce soir, place Wagram?

--Tout à fait, répondit Mme Surgère...

Elle hésita un instant, puis dit précipitamment:

--Nous avons même un nouvel hôte en ce moment, Maurice Artoy, M. Maurice
Artoy, le fils de l'ancien directeur de la Banque de Paris et de
Luxembourg.

--Celui qui s'est...?

--Oui... celui qui s'est suicidé.

--Et le pauvre jeune homme habite avec vous? fit l'abbé en marquant
l'étonnement.

--Oh! non. Il habite le pavillon du fond avec M. Esquier.

***

Toutes sortes de lueurs passèrent dans les yeux innocents de Mme
Surgère. Elle sentait rivé sur elle le regard de l'abbé, condensé pour
ainsi, dire par les lunettes. Lasse de se contraindre, son inquiétude,
son chagrin, ses remords remontèrent de son cœur à ses lèvres et à ses
yeux; sans un sanglot, elle s'appuya du coude au coin du bureau, et
fondit en pleurs. L'abbé Huguet la laissa pleurer quelques minutes. Il
l'observait, il réfléchissait. Comme il les connaissait, les pauvres
âmes de ces Parisiennes, ballottées par la houle des compromissions et
des lâchetés ambiantes, sans fond solide où ancrer leurs résistances! Il
connaissait cette âme-ci particulièrement, étant le confident en titre
de ses menues fautes, et il l'aimait parce qu'elle se reflétait vraiment
dans l'innocence et la tendresse de ces beaux yeux.

Mme Surgère ne sanglotait pas, ne remuait pas. Même son visage, que
sa main laissait à demi découvert, à la lueur de la lampe, était à peine
rougi par les pleurs.

L'abbé Huguet se leva, se pencha, et mettant sa main sur le bras de la
jeune femme:

--Qu'y a-t-il, mon enfant? Vous souffrez?

Déjà il tirait d'un tiroir un flacon de cristal rose taillé, soulevait
la capsule de vieil argent, car son métier de pasteur d'âmes féminines
l'avait depuis longtemps muni de tout l'attirail destiné à combattre, à
calmer les nerfs des femmes.

Mais Mme Surgère fit «non» de la tête; elle essuyait ses yeux et
souriait déjà.

--Merci, je vous demande pardon... J'ai si mal aux nerfs depuis quelques
jours! Il me semble, à certains moments, que j'ai un poids sur le cœur,
une sorte de boule très lourde qui l'écrase, pèse sur lui et se soulève
alternativement. Puis cela remonte à ma tête et cela se fond en larmes,
comme tout à l'heure.

L'abbé murmura du ton d'un homme qui attend:

--Vous avez raison; c'est nerveux.

Mme Surgère achevait d'essuyer ses larmes. Elle dit:

--Je voudrais justement, monsieur l'abbé, vous parler à ce sujet.

La phrase était vague; l'abbé la comprit.

--Est-ce que vous désirez que je vous entende au saint tribunal?

--Oh! non. Je veux seulement vous consulter, vous demander conseil... Je
suis très troublée en ce moment.

L'abbé vit que des larmes lui remontaient aux yeux. Il lui prit la main.

--Voyons, ma chère fille, ayez confiance... Parlez-moi... C'est le
confesseur qui vous écoute.

Et comme pour remplacer le décor absent du confessionnal, de l'église
silencieuse et sombre, de la grille qui sépare les visages, il éloigna
la lampe, modéra la flamme, appuyant un mouchoir sur sa tempe, cachant
ses yeux.

--Je vous écoute.

Elle parla, entrant dans son aveu par les voies les plus lointaines,
comme font toutes les femmes, s'attardant aux menues circonstances,
glissant sur les faits... «Vous savez, mon père, ma situation vis-à-vis
de mon mari. J'ai bien souffert autrefois à cause de lui, puis j'ai pris
mon parti de la séparation effective... Sa maladie l'a rendue toute
naturelle. Nous vivons tranquillement l'un près de l'autre, et la
présence de M. Esquier, notre ami à tous deux, amortit les chocs. Ce
n'est pas, assurément, le rêve du mariage qu'une jeune fille se forme...
mais c'est supportable...»

Le prêtre doucement l'empêcha de s'égarer.

--Oui, ma chère fille, je sais tout cela. Eh bien, y a-t-il quelque
chose de nouveau dans votre intérieur? Est-ce que M. Surgère a changé
d'attitude vis-à-vis de vous? Est-ce que...?»

Il avait soupçonné un instant l'aveu effaré d'un de ces retours
offensifs qu'ont parfois les maris vers leur femme longtemps délaissée:
retours plus redoutés de celles-ci que l'abandon et contre lesquels
elles recourent tout d'abord à leurs alliés naturels, le prêtre et le
médecin.

Mme Surgère le comprit.

--Oh! non... fit-elle. Grâce à Dieu, non!... Elle chercha à reprendre
ses confidences, puis, ne trouvant plus, elle se résolut brusquement et,
rejetant sa figure dans ses mains:

--C'est, dit-elle... c'est Maurice Artoy, le jeune homme dont je vous ai
parlé... le fils de l'ancien associé de mon mari, qui habite le pavillon
maintenant...

Le prêtre pensa:

«J'avais raison d'abord, décidément.»

Et pour aider l'aveu, il dit tout haut, avec des pauses, avec cette
recherche d'expression où les prêtres excellent:

--Ce jeune homme, sans doute, vivant près de vous, a été frappé par
votre extérieur... sympathique, par votre douceur de caractère, ma chère
enfant?... Il vous a entourée, poursuivie de ses attentions...

Elle le laissait parler, acquiesçant par son silence. Ses larmes
séchaient au bord des paupières.

--Sans doute, continua l'abbé, de cette voix blanche qui démonétise les
mots, les émousse, les annule presque, c'est un jeune homme sans
principes religieux, que la pensée de l'adultère (il pesa avec intention
sur ce mot) ne ferait pas hésiter?

Elle l'interrompit vivement:

--Oh! non, mon père! ne dites pas cela... Je vous assure que le pauvre
enfant n'est pas coupable!... ou du moins je le suis autant que lui...
Mon Dieu! Je ne sais pas comment cela s'est fait. Je l'avais vu plus
d'une fois sans prendre garde à lui. Il vivait à Cannes avec sa mère...

--Une Espagnole, n'est-ce pas? fit l'abbé. Une dame très élégante,
toujours malade?

--Oui; il l'a perdue voilà bientôt deux ans: ça été pour lui le premier
coup. Nous ne l'avons pas revu pendant des mois; il s'était enfui en
Italie et ne voulait plus revenir. Il est revenu pourtant en février
dernier, et presque tout de suite ces affreux événements sont arrivés...
la faillite de la banque anglaise où son père avait de gros capitaux, le
coup de revolver qu'il s'est tiré se croyant ruiné. Le jeune homme a
tout appris le même jour. Il est tombé malade; nous l'avons recueilli et
soigné.

--Et depuis?

--Depuis, il demeure avec nous, naturellement... ou du moins avec M.
Esquier, et prend ses repas à la maison... Pauvre enfant, ajouta-t-elle
attendrie au rappel de ses souvenirs, si vous l'aviez vu à ce moment-là!
On ne pouvait pas ne pas en avoir pitié. Du jour au lendemain la perte
du père et la ruine, à vingt-quatre ans...

--La ruine complète?

--Non, heureusement. Nous l'avions tous cru d'abord... Mais les créances
ont été payées en partie. Il reste à Maurice douze mille francs de
rente.

--Douze mille francs! s'écria l'abbé, mais c'est presque la richesse
pour un jeune homme qui travaille.

--Oh! songez qu'il avait été élevé princièrement, qu'il se croyait
destiné à cent mille francs de rente. On ne lui a pas enseigné de
métier... C'est un artiste... Il compose de la musique, il écrit des
vers... Enfin, désespéré, il est tombé malade dangereusement. Une
méningite... Sa convalescence a été longue. Sans y prendre garde, je me
suis attachée à lui, à ce moment-là. Quand il fut mieux, nous avons
commencé à sortir ensemble, à passer des après-midi ensemble...
Maintenant... il va tout à fait bien... un peu de nervosité,
d'irritabilité, seulement; mais l'habitude est prise, nous ne nous
quittons guère.

Elle s'interrompit. Sa pensée errait autour des souvenirs de ces
promenades à deux, Maurice assis contre sa robe, sur la banquette du
coupé, le coupé suivant au pas les allées du Bois découronnées par
l'automne ou fendant droit la foule affairée et gaie, aux abords des
boulevards. La voix de l'abbé Huguet, obscurcie par un vrai chagrin,
interrogea:

--Et alors, ma pauvre enfant, vous avez succombé?

Mme Surgère releva sur lui ses yeux innocents, élargis par la
surprise.

--Succombé, mon père?

--Vous vous êtes... abandonnée... à ce jeune homme?

Elle répondit: «Oh! non!» avec un élan si violent, une défense des mains
jetées en avant si instinctive, que le prêtre pensa aussitôt: «Elle dit
vrai.» Les confesseurs, du reste, doutent rarement de la sincérité d'un
pénitent; ils savent que, seul à seul, et sûr du secret, le pécheur aime
à crier sa faute.

L'abbé prit les mains de Mme Surgère et les serra.

--Ah! mon enfant, je suis heureux de ce que vous me dites là!... Mais
alors, si vous n'avez pas succombé, si vous n'avez pas même été tentée,
ce que je crois comprendre, pourquoi ces larmes... pourquoi?...

Elle, rassérénée maintenant, pesait ses mots pour bien préciser sa
pensée.

--Mon Dieu, mon père... c'est vrai que je n'ai pas été absolument
tentée... Voyez-vous, il me semble impossible que je succombe jamais de
cette façon-là, impossible... (elle chercha une comparaison) impossible,
comme de prendre chez une de mes amies un billet de banque oublié sur
une table... comme de faire souffrir quelqu'un... tout à fait
impossible. Mais en conscience, ce que je ressens pour Maurice me paraît
mal tout de même, m'inquiète et me chagrine. Oh! dire pourquoi, je ne
saurais pas, et c'est pour cela, justement, que je m'adresse à vous...
Je souffre de ne pas distinguer mon devoir... vraiment, je souffre.

--Vous aimez ce jeune homme? dit le prêtre.

--Est-ce l'aimer?... je ne suis pas bien habile à démêler ce qui se
passe en moi... Il y a des moments où je me dis: «Quelle folie de me
tourmenter! j'aime Maurice comme j'aimerais un fils, si j'avais eu le
bonheur d'en avoir un» (et je pourrais presque en avoir un de son
âge).--À d'autres moments, je trouve qu'il y a tout de même dans mon
affection quelque chose de... pas permis; quelque chose de pareil à ce
que je rêvais de ressentir, étant jeune fille, pour mon futur mari... Et
puis, Maurice surtout m'inquiète. Il n'est pas raisonnable; il me
demande des choses que je ne dois pas lui accorder.

--Quelles choses? questionna l'abbé.

--Mais, fit Mme Surgère en inclinant son visage où une buée rose
s'évapora... il veut, par exemple, garder ma main dans sa main, ou sa
tête sur ma poitrine, ou bien...

Elle hésitait; l'abbé suggéra:

--Des baisers?

Elle fit un signe de tête affirmatif.

--Même sur les lèvres?

--Non... Jusqu'à hier, du moins... Hier, pour la première fois... Et
c'est ce qui a réveillé mes scrupules, je crois.

Il n'insista pas. Ils furent silencieux quelques instants.

--Et ces... contacts vous énervent... physiquement?

--Oui.

Encore une fois le silence plana dans la pièce lourdement chauffée.
L'abbé Huguet s'essuya le visage, posa son mouchoir sur la table. Mme
Surgère attendait, les yeux attachés à terre.

--Ma chère fille, dit-il après un instant de méditation, vous avez une
âme droite, et elle vous a inspiré de venir me trouver à temps...
Certes, dans votre tendresse pour ce jeune homme, vos intentions sont
pures, j'en suis certain; mais les siennes ne le sont point, n'est-ce
pas? et alors, ou bien vous aurez à soutenir une lutte de plus en plus
difficile, une de ces luttes dans lesquelles une honnête femme laisse à
chaque fois un peu de sa pudeur... ou bien vous succomberez... Oui, mon
enfant, vous succomberez, répéta-t-il en accentuant le mot pour répondre
à un tressaillement de Mme Surgère... Vous me dites aujourd'hui que
c'est impossible... vous le croyez, vous avez raison. C'est
effectivement impossible aujourd'hui, mais un peu moins qu'hier, et cela
le sera encore un peu moins demain,--jusqu'à ce qu'il suffise d'un rien,
d'un choc imperceptible pour vous faire tomber.

Il arrangea symétriquement quelques porte-plumes sur son bureau, puis il
reprit, non sans émotion dans la voix:

--Vous tomberez, et ce sera un grand malheur, ma chère fille. Vous avez
su traverser le monde sans rien perdre de votre pureté, ce qui est
rare. Vous êtes parmi les âmes confiées à ma direction une de celles à
qui je pense volontiers pour me reposer de toutes sortes de tristes
choses que je vois ou que j'entrevois autour de moi... Je me dis alors:
«Celle-là, au moins, est tout à fait intacte,» et j'en rends grâce à
Dieu. Vous êtes restée parfaitement pure et vous y avez eu du mérite,
puisque votre mari n'a pas été pour vous un compagnon fidèle, d'abord,
et que depuis sa maladie c'est un infirme dans votre maison... Si
j'apprenais un jour que vous avez cédé, comme les autres, il me
semblerait qu'on m'annonce la mort de votre âme.

Il avait volontiers ces paroles enveloppantes, ces sortes de caresses
spirituelles, qui troublent les femmes dans leurs nerfs. Mme Surgère
pleurait. Il lui prit la main:

--J'aurais beaucoup de chagrin... Ne croyez pas que vous serez heureuse,
vous non plus. Vous aurez une fièvre qui vous obscurcira les yeux; vous
voudrez vous persuader que c'est du bonheur, parce que vous aurez peur
de vous avouer à vous-même que votre déchéance n'est pas, au moins,
payée par du bonheur. Mais vous connaîtrez de cruels retours sur
vous-même. Toutes les femmes qui tombent les éprouvent, les plus folles
même. Elles ont beau se monter la tête, s'étourdir, elles se rendent
compte qu'elles _font mal_, à certains moments. Ah! j'en ai vu qui
raisonnaient, qui se rebellaient contre cet arrêt de leur conscience,
qui se disaient: «Mais, enfin, qu'est-ce que je fais de coupable?... Je
suis libre;» ou bien: «Mon mari me trompe, ma conduite lui est
indifférente... J'aime un homme qui m'aime, je lui suis fidèle... Où est
le mal?...» Et leur raison n'a pas d'argument à opposer. Seulement, au
fond de leur conscience, une voix un peu sourde, mais opiniâtre,
réplique: «C'est mal, c'est mal!...» et l'on dirait d'un tic-tac
d'horloge qu'on oublie le jour parmi le bruit ambiant, mais qui
s'exaspère dans le silence et l'obscurité de la nuit jusqu'à chasser le
sommeil... C'est que, malgré tous les raisonnements du monde, il y a
ici-bas quelque chose de mal dans l'amour, dès qu'il est à lui-même son
but. L'humanité devine cela vaguement et ne se l'explique point.
L'Église seule tranche la question en disant: «C'est mal parce que c'est
interdit...» Et des philosophes comme Pascal, après avoir fait le tour
de leur esprit, s'arrêtent à la raison de l'Église. Voilà, ma chère
fille, la déchéance dont je ne veux pas pour vous.

Mme Surgère murmura:

--Soit... mais que faire? Dites-moi ce que je dois faire, mon père, je
le ferai...

Elle était sincère. Les paroles de l'abbé sur la chute possible, sur la
déchéance par l'amour, l'avaient épouvantée, comme si on lui eût montré
un précipice de boue ouvert devant elle.

--Il faut éloigner ce jeune homme!

Elle pâlit; et son émotion fut si violente que ses lèvres se tordirent
sans pouvoir prononcer un mot.

--Vous voyez bien que vous l'aimez déjà! dit l'abbé tristement.

Elle balbutia, sans oser regarder le prêtre:

--Mais c'est impossible de l'éloigner, mon père! cela ne dépend pas de
moi. Je n'ai aucune autorité sur lui. Et puis, même s'il y consent,
quelles raisons donner à mon mari et à M. Esquier, qui désirent le
garder à la maison?

--Aussi n'est-ce pas à M. Esquier ni à votre mari que vous vous
adresserez... C'est à ce jeune homme lui-même... Vous lui ordonnerez...
vous le prierez de partir.

--Et s'il ne veut pas?

--Il voudra, si vous lui parlez d'une certaine façon... Représentez-lui
que vous êtes résolue sincèrement, sans aucun artifice de coquetterie, à
ne jamais lui céder... que dès lors un rapprochement de toutes les
heures ne peut que le faire inutilement souffrir, et que dans l'intérêt
de son repos, dans l'intérêt de votre réputation, vous lui demandez...

--Pauvre enfant! interrompit-elle, la voix obscurcie par les larmes. Que
va-t-il devenir quand je lui aurai demandé cela?...

--Aimez-vous mieux être sa maîtresse? dit l'abbé.

Le mot la cingla. Elle se redressa:

--Je le lui dirai!

Ses yeux lâchèrent impétueusement les pleurs jusque-là contenus: elle
pleura à grosses gouttes, à gros sanglots. L'abbé Huguet s'était
approché d'elle, et ne trouvait devant cette grande douleur que ces
mots:

--Ma fille! ma chère fille!

Quand elle parut un peu apaisée, il lui demanda:

--Voulez-vous, pour vous fortifier, que je vous donne l'absolution?

Elle répondit «oui», parmi ses larmes; chancelante, elle alla
s'agenouiller sur un prie-Dieu placé près de l'alcôve. L'abbé la suivit
et s'assit à côté d'elle.

--Faut-il me confesser? dit-elle.

--Non... Vous n'avez rien de particulier à vous reprocher, n'est-ce pas,
hors les petites négligences ordinaires et ce que vous m'avez dit?

--Non, mon père...

--Eh bien, ma fille, faites votre acte de contrition, je vais vous
absoudre...

Leurs bouches dirent des paroles latines, ensemble, lui de sa voix
uniforme de prêtre, elle mouillant ses mots de ses larmes, un tel poids
sur le cœur qu'il lui semblait ne pouvoir jamais se relever... Elle se
releva pourtant, absoute. Quelque temps elle demeura à se sécher les
yeux devant la pieuse gravure qui surmontait le prie-Dieu, et dont la
vitre miroitante lui renvoyait son image.

Le prêtre, pour la laisser réparer son désordre, s'était éloigné et
affectait d'écrire, assis à son bureau. Quand elle eut rajusté son
manteau, rabattu sa voilette, elle revint vers lui et dit, très vite:

--Au revoir...

--À bientôt, chère madame. Mes respectueux souvenirs à tous, chez
vous...

Ils se serrèrent la main. Tandis que l'abbé, resté dans sa chambre
douillette, malgré lui cessait d'écrire et réfléchissait, une certitude
lui venait de la chute prochaine de cette femme, une certitude confirmée
par la fréquente expérience de telles épreuves. Alors à quoi bon ces
discours, ces larmes, cette cruelle et loyale comédie de repentirs et de
fermes propos?

Cependant la pénitente, ayant traversé la sacristie et la chapelle sans
s'y arrêter, sentait en franchissant la porte de l'église, en remontant
dans son coupé qui repartait sous la pluie, une allégeance, une
libération, comme une fin de cauchemar, à n'être plus murée dans ce
cloître, hypnotisée par ce prêtre. Pourtant elle voulait encore, bien
fermement, tenir sa promesse et se déchirer l'âme en éloignant son aimé.

Oh! ténébreux et troubles, nos cœurs humains, même les plus sincères!



II


DÉJA le coupé traversait le pont de l'Europe, incendié par les reflets
jaunes et mauves de la gare Saint-Lazare, quand elle s'avisa que
vraiment elle était trop émue pour reparaître chez elle, les yeux
gonflés, les joues brûlées par les larmes. Baissant la vitre d'avant,
elle dit au cocher:

--Passez chez Moreri, place de l'Opéra.

Elle s'était rappelé qu'il n'y avait plus de _ravioli_ à l'office, de
ces petits gâteaux italiens, faits d'un peu de pâte autour d'une noix de
hachis. Car Julie Surgère était une maîtresse de maison bien informée,
de celles qui connaissent mieux que leurs gens le service de chacun et
peuvent leur en remontrer. Paresseuse aux choses de l'esprit, lente aux
conversations mondaines qui l'intimidaient et la troublaient, elle
occupait plus volontiers son temps aux soins intérieurs, aux menues
besognes des doigts féminins; et elle y excellait, avec beaucoup de
bonne humeur et de simplicité.

Le coupé avait rebroussé chemin, descendant la rue de Londres,
traversant la place de la Trinité. Là, il se mit au pas, tant les
voitures se pressaient à l'entrée de la Chaussée-d'Antin; même il dut
stationner quelque temps, juste sous le transparent où on lisait en
lettres noires: _Banque de Paris et de Luxembourg_. Julie avait vécu là
les vingt-deux années qui suivirent son mariage. Maintenant, les
directeurs ayant installé place Wagram leur domicile particulier, le
personnel occupait toujours les bureaux de l'ancien immeuble... Le
cheval repartit, au pas. Par les vitres hachurées d'eau, Mme Surgère
regardait Paris, l'amusant Paris des jours de pluie.

Depuis plusieurs mois qu'ils sortaient ensemble, en voiture, presque
chaque jour, Maurice lui avait appris à observer cette physionomie
mobile, divertissante et émouvante de Paris; et désormais il n'était
guère de coin familier à ces courses quotidiennes, qui ne lui rappelât
les mots du jeune homme devant les rues, les maisons, les gens près
desquels elle passait naguère indifférente, comme sans les voir.
Vraiment, à l'heure présente, il lui semblait qu'elle les voyait avec
les yeux de Maurice. L'esprit de Maurice, plus alerte, avait peu à peu
occupé tous les chemins, toutes les issues de son propre esprit; si bien
que la Ville et la vie lui semblaient autres aujourd'hui, intéressantes
comme jamais, plus nouvelles même que du temps où, petite fille, on
l'avait menée pour la première fois hors de son Berry natal. C'est qu'en
toute chose, à présent, elle voyait le cher ami, elle voyait Maurice. En
toute chose elle se sentait faire pour lui comme un acte de tendresse,
et c'était divin, cette possession par une idée unique, qui pour la
première fois emplissait son cœur puéril et maternel.

Elle s'enlisait dans le souvenir des promenades communes, quand, d'un
trait de flèche, la pensée lui revint de la promesse qu'elle avait faite
tout à l'heure. Voilà qu'elle l'avait oubliée, reprise à vivre, à aimer,
passé le seuil des Rédemptoristes.

«J'ai promis cela, j'ai promis de me séparer de lui, de l'éloigner. Mais
c'est affreux! Pauvre chéri, lui si nerveux, si prompt à souffrir!... Et
pourquoi le chasser, pourquoi?...»

Les raisons lui revinrent, dont Maurice usait pour vaincre ses premières
résistances:

«Prouvez-moi qu'il y a quelque chose de mal dans un baiser?... Vous
souffrez mes lèvres sur votre main, devant tous, devant votre mari et
Claire... et vous me refusez vos lèvres... pourquoi? Toutes ces
distinctions sont des chimères...»

Qui avait raison: l'enfant raisonneur ou le vieux prêtre austère?

«Il y a quelque chose de mal dans l'amour.» Malgré tout, ces mots lui
demeuraient étampés dans le cerveau, seuls de tout le discours de
l'abbé. Oui, l'abbé avait dit juste. Une voix intérieure, complice de
cette voix sévère, prononçait le même arrêt.

De nouveau elle sentait sourdre des larmes, quand le coupé s'arrêta
place de l'Opéra. Elle essuya vivement ses yeux. La diversion de la
descente, sous la pluie menue, venait à point pour la calmer.

Dans la boutique, largement éclairée, beaucoup de passants s'étaient
réfugiés, grignotant des pâtisseries d'Italie et d'Autriche, trempées de
vins lombards ou siciliens. Mme Surgère fit sa commande, choisissant
lentement, dans les coupes qu'on lui tendait, les petits cercles de
pâte; et elle goûtait la sensation apaisante d'oublier, de rentrer dans
l'existence ordinaire interrompue par sa visite à l'abbé.

Remontée en voiture, elle regardait les maisons, les arbres, la
découpure du ciel rougeâtre et pluvieux autour de la lourde silhouette
du cocher; elle regardait cela obstinément, pour occuper sa pensée avec
ses yeux, bâillonnant la voix qui disait: «Tout à l'heure, tout à
l'heure...» Eh bien, soit, tout à l'heure! Mais d'abord, au moins, elle
allait revoir l'aimé: il l'attendait, lisant le _Temps_, dans le petit
boudoir du premier étage, qu'on appelait le «salon mousse» à cause de la
nuance des tentures. Encore un tournant de rue, puis la station des
voitures, puis la grande trouée de la place Wagram, et voici la maison:
les roues frôlent légèrement le trottoir, le cheval s'arrête, s'ébrouant
sous l'averse.

***

...C'était un vaste hôtel, au bord d'un jardin touffu comme un bois,
édifié d'hier, pour une comédienne célèbre, par un directeur amoureux.
L'artiste s'y était installée, les peintures à peine sèches, les
tentures à demi posées; et comme l'hôtel était immense, avec des
surfaces inusitées à décorer, des hauteurs de fenêtres qui défiaient les
tapissiers, elle avait achevé sa liaison avant son installation, et un
matin, tout craquant, le théâtre et l'amour à la fois, elle était
partie, emportant les bijoux, laissant les meubles. Quelques semaines
après, les deux directeurs associés de la Banque de Paris et de
Luxembourg achetaient la maison et le mobilier. On annonça dans les
journaux cette installation princière; il fallait relever aux yeux du
public une Société que le suicide récent de M. Artoy et sa ruine
personnelle avaient discréditée.

L'hôtel proprement dit, dont la façade donnait sur la place, fut affecté
à M. et à Mme Surgère, qui y eurent chacun son appartement séparé.
M. Surgère, impotent, incapable de marcher, de monter un escalier,
habita le rez-de-chaussée, qui contenait encore les cuisines, l'office
et le logement de Tonia, la nourrice corse de Julie, affectée maintenant
au service de la porte. Le premier étage comprenait les salons, la salle
de billard, la salle à manger, le boudoir mousse. L'appartement de Julie
était au second, avec la bibliothèque et quelques chambres inoccupées.
Un pavillon Louis XVI, maison de campagne de quelque Parisien
d'autrefois, respecté au milieu du jardin par les démolisseurs, fut
réservé à M. Esquier.

Deux portes monumentales ouvraient sur la place Wagram. Mme Surgère
sonna à celle de droite, tandis que le cocher, virant court, criait:
«Porte!» à celle de gauche.

Tout de suite, sous une marquise, le perron offrait des marches
arrondies, jusqu'au lanterneau du vestibule, vrai vestibule de palais,
avec ses quatre colonnes cannelées, les frises des corniches et
l'escalier de pierre à double volée, tendu de tapisseries Renaissance.

Julie monta vite, jetant au passage, à la femme de chambre qui
l'attendait, son parapluie avec un rapide: «Merci, Mary.»

En passant devant le salon mousse, son cœur battit si fort qu'elle
s'appuya un instant au mur... Il était là, le pauvre ami; il attendait,
ignorant qu'elle avait tout à l'heure trahi leur tendresse, qu'elle
revenait armée contre lui!... Elle se remit en marche, atteignit sa
chambre. Elle y entra au moment où Mary la rejoignait par un autre
escalier. Tandis qu'on la débarrassait de ses vêtements mouillés, elle
pensa avec une netteté absolue, comme si une voix étrangère eût prononcé
les mots à son oreille: «Cela ne se fera pas, Maurice restera près de
moi... certainement!»

***

...La glace triple de l'armoire anglaise mirait de la jeune femme ses
épaules découvertes, ses bras nus, sa silhouette rajeunie par les jupons
courts et le décolletage du corset. Avec la blancheur sans rides, sans
macules, les courbes solides de ses épaules, certes elle était
infiniment désirable et charmante. Naguère assez insoucieuse de sa
beauté, elle s'en occupait aujourd'hui pour Maurice, parce qu'elle
souhaitait dans ses yeux la flamme de contentement qu'allumait la vue
d'une robe heureuse, d'une coiffure réussie, parce qu'elle voulait
entendre ces mots à mi-voix, quand il s'asseyait près d'elle à table:
«Vous êtes jolie»; parce qu'elle était femme après tout, encore que sans
coquetterie, sans souci de plaire aux indifférents. La femme en trouble
d'amour est une fiancée; la nature entend qu'elle se pare, qu'elle se
couronne pour l'union prochaine.

***

--Quelle robe Madame mettra-t-elle pour dîner?

--Ma robe de grenadine noire, Mary.

Elle portait surtout ces deux nuances, mauve ou noir. Chavannes, le
couturier, prétendait que les couleurs trop claires la grossissaient.
Quant à Maurice, expert en toilettes féminines, il professait l'horreur
des nuances vives dans les appartements demi-obscurs, sous la lumière
rare de Paris.

Lorsqu'elle fut prête, la jupe agrafée, le corsage épinglé, elle renvoya
Mary; un instant elle s'agenouilla sur le, prie-Dieu, au chevet de son
lit; et là, ralliée par un puissant appel de sa conscience, elle demanda
franchement à Dieu la grâce d'être forte et de faire tout son devoir.
Elle prit heure avec soi-même: «Ce sera après le dîner, quand Esquier
s'en va et que mon mari dort sur son fauteuil...»

Mais une voix appelait, d'en bas, une voix de fillette au timbre musical
et grave:

--Mary!

--Mademoiselle?

--Est-ce que Madame est rentrée?

--Oui, mademoiselle, elle descend.

C'était Claire Esquier. Mme Surgère avait oublié, dans la tourmente
de cette après-midi, qu'aujourd'hui, jour de sortie chez les dames de
Sion, Claire devait dîner et coucher à la maison. La présence de la
jeune fille lui fit plaisir, comme si son innocence devait la fortifier.
Brusquement, la porte s'ouvrit; Mme Surgère vit dans la glace la
triple image de Claire, trois jeunes filles identiques, vêtues de cet
uniforme sombre dont les couvents se plaisent à endeuiller la jeunesse.

Claire était grande, moins que Julie cependant, étroite de taille et
d'attaches, point encore dessinée tout à fait de la gorge et des
hanches. Elle gardait un air de printemps, une sorte de grâce puérile
par la minceur des bras, du cou, par l'extraordinaire fraîcheur de la
peau. On la trouvait plutôt étrange que jolie, la peau trop blanche, les
cheveux trop noirs, les yeux si obscurs que l'iris mangeait toute la
pupille, la bouche rouge et les dents bleuâtres comme l'ivoire mince.
Elle semblait à la fois délicate et musclée, volontaire et timide.

Elle dit de sa voix singulière:

--Je ne vous dérange pas?

--Mais non. Entre, petite.

Mme Surgère se retourna et embrassa Claire.

Elle aimait bien la fille d'Esquier, son plus cher ami, le témoin de sa
vie intime depuis son mariage. Quand Esquier devint veuf, Claire
atteignait cinq ans. Julie, qui passionnément et vainement avait rêvé
d'être mère, dépensa sur Claire tous les trésors de tendresse que son
cœur tenait en réserve. L'enfant lui rendit son affection, mais elle
n'avait pas le goût d'être caressée et se dérobait d'instinct. C'était
une de ces puériles histoires qui amusent deux générations dans une
famille, qu'étant petite, quand des étrangers l'embrassaient, elle s'en
allait après dans un coin du salon et s'essuyait furtivement les
joues... Aujourd'hui, grande fille, à dix-sept ans, elle ne s'essuyait
plus les joues, mais elle restait d'apparence sérieuse, concentrée,
parlant peu, jalouse de sa pensée, comme intéressée par un rêve
intérieur, par un secret où elle ne souhaitait point de participant.

En ce moment, attentive, elle regardait Julie.

--Comme vous êtes belle! dit-elle.

--Tu trouves?

Mme Surgère se regarda et pensa:

«Elle a raison, je suis belle.»

Sur ses joues, en larmes tout à l'heure, s'était posé de nouveau ce
masque que l'habitude mondaine met aux plus sincères, ce masque
nécessaire qui ne laisse rien transparaître de l'intérieure physionomie
de l'âme, ni chagrin, ni peur, ni tendresse, rien.

--Et toi aussi, tu es belle, fit-elle en parcourant la jeune fille du
regard. Pour rester jolie, ainsi fagotée...

L'enfant rougit.

--Tu seras ravissante quand nous t'habillerons. Toujours pour février la
sortie définitive?

--Pour le commencement de mars... oui.

--Cela te fait plaisir?

Elle eut une moue incertaine. Bien vrai, sondant son cœur, elle n'y
rencontrait aucun désir précis. Combien de jeunes filles renonceraient
volontiers à connaître le monde, pour ne pas quitter le cher asile de
leur enfance! Claire apercevait seulement, en cette sortie du couvent,
un moyen de voir plus souvent quelqu'un qu'elle avait à la fois le désir
et la crainte de rencontrer. Mais cela, c'était son secret.

Elle déclara, du ton décidé d'une femme qui comprend et accepte à
l'avance son rôle dans la vie:

--Plaisir ou non, il le faut, n'est-ce pas?

La femme de chambre entrait discrètement:

--Madame, fit-elle, l'Allemande Hélo me dit que Monsieur est en bas avec
M. Esquier et qu'il s'impatiente.

--Vite, Mary, un mouchoir... Claire, va prévenir Maurice qu'il descende.
Il est dans le salon mousse.

Un peu de sang bistra la peau blanche de Claire. Elle hésita.

--Nous le préviendrons en passant, dit-elle.

Elles étaient prêtes; elles quittèrent la chambre, se tenant la main.
Devant le salon mousse, Mme Surgère poussa la porte entre-bâillée:

--- Maurice, on dîne!

Elle semblait parfaitement calme, rassérénée par la présence de Claire.

Maurice se montra aussitôt. Elle ne put se défendre de l'envelopper d'un
regard tendre qui la transfigurait, d'un regard d'amoureuse irrassasiée,
souhaitant d'un seul coup boire tout l'être aimé... Petit et mince,
extrêmement beau, Maurice semblait, tant le type de son visage
s'imprégnait d'exotisme, quelque prince arabe vêtu à la dernière façon
de Londres. Son teint mat s'avivait au noir luisant de ses cheveux, de
sa moustache, de sa barbe légère; mais deux yeux admirables, aux
prunelles d'ambre clair, donnaient à ce visage d'Oriental la mobilité,
l'inquiétude, la nervosité de l'Occident... C'était un de ces hommes qui
font à la fois envie et peur aux femmes, et qui dans leur vie sont
destinés à plus d'admirations que d'aventures.

L'air préoccupé, mécontent, il salua Mme Surgère, sans répondre d'un
sourire à son sourire.

--Vous vous êtes bien amusée, cette après-midi? fit-il.

Le ton de cette phrase condensait toute la rancune gardée à son amie
d'avoir refusé de l'emmener avec elle, aujourd'hui, et refusé même
d'avouer où elle allait.

Elle répondit:

--Mais non!--Vous savez bien que j'avais des courses ennuyeuses...

Il ne dit plus rien et suivit les deux femmes. Comme ils atteignaient la
porte de la salle à manger, Claire les précéda; Maurice saisit la main
de Mme Surgère, il la serra d'une pression qui signifiait:

«N'importe. Je ne vous en veux pas. Je vous aime.»

Elle n'eut pas le temps de répondre; Esquier venait à elle, et lui
disait d'une voix bourrue et souriante:

--Eh bien! eh bien! qu'est-ce qu'on fait donc là-haut, les trois
enfants? Nous allions dîner au cabaret, un peu plus, Surgère et moi.

Son grand corps, vêtu d'étoffes fines, coupées à son goût et hors de
toute mode, barrait l'entrée, un corps robuste et pourtant un peu ployé
par la vie, une tête bonne, intelligente et ravagée, avec des prunelles
bleues d'enfant, avec des cheveux blonds et gris mêlés, très fins, qui
semblaient flamber sur sa tête, une flamme plus drue et plus haute au
milieu du front...

--C'est ma faute, déclara Mme Surgère, c'est moi qui suis rentrée en
retard.

Et passant de l'autre côté de la table, tandis que Maurice serrait la
main d'Esquier, elle gagna le fauteuil roulant de M. Surgère.

Servi par une Allemande nommée Hélo, il ne quittait jamais ce fauteuil,
même lorsqu'il voyageait entre Luxembourg et Paris. L'atroce maladie de
la moelle dont il souffrait avait, en trois ans, raccorni, réduit aux
proportions d'un enfant sa stature vigoureuse de sportsman vétéran.
Julie l'embrassa légèrement sur le front, parmi les mèches blanches,
nombreuses, mêlées aux boucles restées noires de ses cheveux. Lui ne dit
rien. Ses yeux seuls remuèrent, car sa tête ne pouvait bouger sans
souffrance.

Tout le monde s'assit, Esquier à droite de Mme Surgère, Maurice en
face, Claire entre les deux, faisant vis-à-vis au groupe de Hélo et de
M. Surgère.

Le dîner fut morne. Claire parlait peu. Elle se rendait compte que
n'étant pas encore entrée dans la vie, elle ne dirait rien d'utile ni de
nouveau sur des gens, sur des choses qu'elle connaissait mal.--Julie,
sentant les yeux de Maurice fixés sur elle, avait trop à faire de
maîtriser son émotion, pour risquer de la trahir par l'embarras de ses
paroles. Quant à Antoine Surgère, il ne parlait jamais à table.
L'Allemande Hélo l'aidait à manger, comme un enfant; à peine pouvait-il
porter les aliments à sa bouche demi-inerte.

Seuls, Esquier et Maurice Artoy causèrent un peu; le premier s'efforçant
de rompre par l'exorcisme des mots ce sort de tristesse qui pesait sur
la table, l'autre afin de se tromper, se distraire, d'affecter
l'indifférence vis-à-vis de Julie. Car sa rancune pour la mystérieuse
absence de l'après-midi, bien qu'atténuée, ne désarmait pas. Et Julie le
voyait bien.

Comme elle se sentait reprise à lui, déjà, reconquise par son désir de
lui plaire, et de ne pas lui causer de chagrin, surtout!... Elle le
regardait: une tiédeur amollissante l'envahissait, à le voir de si près,
si charmant. Il était son enfant et son maître, quelque chose de
redoutable et de faible, qu'elle avait besoin d'adorer et de protéger.
Elle le contemplait et le trouvait beau. Pourtant, sous la grande
lumière des lampes à flamme double, voici qu'il paraissait plus âgé que
tout à l'heure, dans la pénombre de l'escalier, plus âgé même que ses
vingt-cinq ans. Les cheveux, longs sur les tempes, se clairsemaient au
sommet de la tête; une ride transversale creusait le front; d'autres,
plus menues et sans nombre, griffaient en étoile les deux coins des
yeux. La bouche était décolorée; les dents, parfaitement blanches,
laissaient voir de nombreuses piqûres d'or. C'était un de ces visages de
jeune homme que la moindre inquiétude, que le premier excès vieillit de
dix ans en une nuit...

Quand il avait, comme aujourd'hui, «ses nerfs» et que Claire était là,
il les «passait» sur elle, raillant sa toilette, ses travaux, ce qu'elle
apprenait au couvent,--pour quoi il professait du mépris,--s'efforçant
de découvrir aux rares paroles qu'elle prononçait un sens enfantin ou
ridicule. Claire ne se fâchait pas, ne ripostait pas à cette escrime, se
contentait de ne pas répondre, ce qui faisait tomber les mots de
Maurice. Parfois pourtant, elle rougissait, et l'on voyait qu'elle
cherchait à cacher un peu de tristesse. Alors Esquier l'embrassait.

--Ne te fais pas de chagrin pour ce garçon-là, petite. Tu vaux mieux que
lui, va, et tu as plus de suite dans les idées, surtout.

Mais aujourd'hui, l'inquiétude réelle de Maurice lui ôtait le goût de
plaisanter. Il devinait bien qu'un incident grave était survenu depuis
le matin; un obstacle allait surgir entre Julie et lui... Il réfléchit.
Julie avait insisté pour n'être pas accompagnée; elle avait tenu bon,
elle qui, d'ordinaire, voulait uniquement ce qu'il voulait. Où
pouvait-elle aller pour qu'il ne pût l'y suivre? À un rendez-vous? Il
sourit d'incrédulité.

«Un rendez-vous! Ah! non, par exemple, la pauvre chérie... Ou plutôt
si... un rendez-vous; mais celui qu'elles regardent comme licite... le
rendez-vous avec le prêtre, avec le confesseur... Sûrement, c'est là
qu'elle a été!»

Oui... C'était bien cela. La veille, il avait commis l'imprudence de
l'effarer en la baisant sur les lèvres, pour la première fois. Sans
doute ce baiser avait ressuscité sa conscience et, tout de suite, elle
avait couru au confesseur. Maurice se rappela le visage de l'abbé
Huguet, qu'il avait aperçu deux fois à cette table même. Julie en
parlait volontiers... Que venait-il faire aujourd'hui dans leur amour,
de quel droit se glissait-il entre eux deux, cet étranger? Il le haït un
instant: une de ces haines courtes des nerveux, qui parfois les jettent
au crime... Puis il se rassura:

«L'abbé est dans son cloître; moi je suis près d'elle. Nous verrons bien
qui l'emportera...»

Le repas s'achevait. On regagna le salon mousse, comme chaque soir.
Depuis l'aggravation du mal d'Antoine Surgère, Julie ne sortait guère
après le dîner, ni pour le monde, ni pour le spectacle; Esquier
n'acceptait que les invitations forcées. Et Maurice, naguère noctambule
professionnel, depuis sa convalescence goûtait les soirées casanières,
qu'il finissait toujours seul avec Julie, Esquier s'allant coucher tôt
et M. Surgère s'endormant ou du moins feignant de dormir, immobile et
les yeux clos, pendant que Hélo, à ses côtés, dormait sincèrement.

Sur la demande d'Esquier, Claire venait de se mettre au piano, et
Maurice réclamait ironiquement la _Prière d'une Vierge_, quand la porte
du petit salon s'ouvrit.

Le valet de chambre annonça:

--M. le baron de Rieu.

Le baron de Rieu, jeune député d'Ille-et-Vilaine, entra: grand jeune
homme, blond et mince, très sérieux, très soigné, l'air d'un professeur
élégant. Sa venue parut faire plaisir à tout le monde. Il était en frac.
Il s'avança avec aisance vers Mme Surgère, lui baisa la main, salua
Claire avec la même correction un peu cérémonieuse, puis serra les mains
d'Esquier, et aussi les doigts gourds que lui tendait Antoine Surgère.

--Je viens vous enlever, dit-il à Maurice.

--Oh! cela, fit le jeune homme avec un sourire crispé, voilà qui
m'étonnerait, par exemple!

--Emmenez-le, Rieu, fit Esquier. Il est insupportable, ce soir. Il ne
s'interrompt de bouder que pour nous dire des choses désobligeantes.
Emmenez-le, ou plutôt, si vous pouvez, envoyez-le où vous allez et
restez avec nous.

--Où donc allez-vous, ce soir? demanda Mme Surgère.

--Je vais à la salle Wagram, où le prince de Cornouailles fait une
conférence contradictoire pour les ouvriers de deux de nos cercles
catholiques.

--Comment, vous là dedans? fit Maurice dédaigneux.

--Oui, moi là dedans. On a déjà essayé cela dans les églises, et cela a
eu beaucoup de succès.

--C'est insensé, fit M. Surgère.

C'était la première parole qu'il prononçait; sa maladie lui donnait un
accent sifflant qui aiguisait les mots. Ceux-ci, coupant net la
conversation, firent un silence profond.

--C'est insensé, répéta-t-il. Avec toutes vos enrégimentations
d'ouvriers, vous facilitez la mobilisation du parti socialiste, voilà
tout. Ce sera bien fait: la crise aboutira cinquante ans plus tôt.

--Nous l'espérons bien, fit le baron de Rieu.

--Ah! alors!...

--Certes, nous l'espérons. Croyez-vous que nous prétendions empêcher une
crise qui est inévitable, et en somme légitime?

--Non, déclara Maurice, vous voulez seulement «en être», voilà tout.
Malins! va.

--Nous voulons, reprit le baron, que cette crise soit une évolution, non
pas une révolution. Je n'aperçois aucun égoïsme personnel là dedans.
Nous croyons distinguer la vérité mieux que les humbles que nous
dirigeons: nous tâchons de la leur montrer, et accessoirement de leur
faire un peu de bien matériel.

La conversation se poursuivit là-dessus, avec des retours sur le passé,
des arguments tirés de l'histoire. M. Surgère s'y mêlait maintenant,
jetant des phrases intelligentes, brèves, ironiques, qui crevaient les
phrases un peu rondes et prédicantes du baron. Maurice se passionnait,
changeait d'avis, soutenait un parti, l'abandonnait, puis finalement
oubliait l'entretien en regardant Mme Surgère. À la fin le baron,
s'adressant par politesse à Claire qui écoutait silencieusement:

--Et vous, mademoiselle, quel est votre avis? Comment faut-il traiter
les pauvres?

Maurice affecta de rire; Claire, sans se troubler, répondit:

--Il me semble qu'il faut faire comme papa...

--Et que fait «papa», mademoiselle?

--Il les aime, monsieur.

«Papa», mécontent d'être mis en cause, déclara que «cette petite ne
savait ce qu'elle disait». Mais tout le monde, rallié, opina qu'elle
avait raison. Tous connaissaient la charité inépuisable d'Esquier.

Mme Surgère résuma l'opinion commune:

--Oh! le cher associé, lui, c'est un saint. Esquier haussa les épaules.
Se penchant vers Julie, il lui dit:

--Si je suis un saint, moi, qu'êtes-vous donc, vous, chère amie? Je
tâche d'être un juste. C'est vous qui êtes la sainte.

Et, plus bas, il lui glissa dans l'oreille ces mots qu'elle seule
entendit:

--Il ne vous manque même plus la tentation!

Elle rougit jusqu'aux frisures de son front. Pour la première fois
Esquier faisait allusion à sa faiblesse; jus-que-là, il n'avait même pas
paru s'en apercevoir. Elle fut bien aise, pour dissimuler son embarras,
de voir entrer un nouveau visiteur. La haute taille de celui-ci le
faisait paraître mince, il avait des cheveux noirs partagés sur le côté;
un binocle fixe dirigeait son regard d'oiseau philosophe; sa tête un peu
petite était charmante, avec une barbe noire et grise, courte, presque
rase sur les joues, taillée en pointe arrondie sous le menton.

On annonça:

--M. le docteur Daumier.

Lorrain, comme Jean Esquier, plus jeune que lui de dix ans, leur amitié
ancienne ne s'était jamais démentie, ni relâchée. On aime sans effort,
sur le tard de la vie, les compagnons de son adolescence: c'est un peu
de soi qu'on chérit en eux... Outre cette affection, Daumier et Esquier
se donnaient quelque chose de plus rare: chacun d'eux était l'homme que
l'autre admirait le plus. Daumier admirait la belle vie d'Esquier,
constamment honnête et bienfaisante parmi le maniement corrupteur de
l'argent. Esquier exaltait le désintéressement de son ami qui, vers la
trentaine, avait abandonné les clientèles lucratives pour se vouer à la
science. Aujourd'hui, marié modestement, père de deux enfants, Daumier
s'isolait sans fonctions officielles, sans traitement, dans son
laboratoire de la Salpêtrière, où il s'efforçait de fonder sur des bases
nouvelles une doctrine de biologie expérimentale. Esprit catégorique,
volonté impitoyable affichant le mépris des conventions morales, sans
donner prise à nulle critique sur sa moralité, il tenait, dans la maison
de la place Wagram, ce rôle augurai où nos mœurs, par le discrédit de la
foi religieuse, ont élevé le médecin moderne. Maurice Artoy l'estimait
comme un partenaire alerte au jeu des paradoxes; mais la timidité de
Julie le redoutait un peu.

Il salua brièvement tout le monde.

--J'ai été appelé en consultation, cette après-midi, par les chirurgiens
Frœder et Rodin, dit-il, quatre heures perdues à discuter avec ces
entêtés... Comme j'ai encore à travailler cette nuit, je suis venu ici
pour vous dire bonjour et me changer un peu les idées. De quoi
parliez-vous?

Le baron de Rieu lui expliqua la question en termes subtils. Daumier
répondit en souriant:

--Ah! le socialisme! Vous en parlez si souvent, de ce fantôme-là, que
vous finirez par le faire apparaître.

--Bientôt, croyez-vous?

--Mon Dieu... vers la fin du siècle, à peu près au centenaire des grands
événements, au plus tard au commencement du vingtième. Voyez-vous, la
préoccupation de cette date est dans l'esprit de tout le monde.
L'expression inepte: fin-de-siècle, qui nous horripile partout, en est
le signe. Comme une fièvre chronique, mais à longues périodes, la France
et l'humanité sentent passer sur elles ce souffle singulier qui enivra
nos pères il y a cent ans. Vous voyez des gentilshommes, comme le baron,
des bourgeois riches comme Esquier, enrégimenter les ouvriers, prendre
la tête du mouvement du quart-état. Oui, nous sommes incontestablement
aux limites de deux grandes époques. Pourvu qu'il n'y ait pas de sang
dans le fossé qui les sépare!

--Oh! mon Dieu, oui! pas de mort, pas de Terreur... Donnons-leur ce
qu'ils veulent, à ces gens-là!...

C'était Julie qui parlait ainsi: les derniers mots de Daumier lui
avaient suggéré la peur des dangers que courrait Maurice, dans une
révolution,--si sceptique, si dédaigneux du peuple, d'une aristocratie
d'allure si arrogante. Et partie sur cette piste, retournée à son ami,
sa pensée ne le quitta plus; elle le regarda parler, sans plus
l'entendre. Hélas! À cet adoré, si intelligent, si beau, si aimant, elle
allait faire de la peine! À lui elle allait dire: «Partez...
Laissez-moi.» Se pouvait-il qu'elle se fût laissé arracher une pareille
promesse? Maintenant, tout ce qu'elle avait promis à l'abbé, et les
exhortations de celui-ci, tout cela lui paraissait incroyablement loin,
dans un passé qui ne la regardait plus, dont elle n'était plus
responsable.

Elle se reprit à écouter ce qu'on disait près d'elle. Comme toujours,
entre esprits clairs, la discussion s'était vite réduite à la défense de
principes contradictoires. Le baron de Rieu, philosophe catholique,
sorte de prêtre séculier dont la vie privée offrait d'ailleurs, avec ses
doctrines, un rare exemple de conformité, jugea le mal social
inguérissable tant que la religion ne rendrait pas une morale au
peuple.

--Une morale, certes, répliqua Daumier, la société en a besoin. Mais
c'est une utopie de vouloir la fonder sur la religion, dont la société
ne veut plus...

--Sur quoi la fonderez-vous, alors?

--Mais sur les bases mêmes où j'ai fondé ma morale personnelle; sur
l'accord entre mon intérêt et l'intérêt de l'espèce à laquelle
j'appartiens. Nos deux morales, la vôtre, Rieu, catholique pratiquant,
la mienne, positiviste et incrédule, ont-elles des effets si différents?
Nous sommes, l'un et l'autre, pour l'honnêteté contre le vol, pour la
sincérité contre la tromperie, pour le mariage contre le libertinage...
Seulement, vous pensez les choses au nom de préceptes révélés; moi, je
les pense en vertu d'un sentiment irréfléchi, mais très fort, que
j'appellerai l'égoïsme d'espèce, l'égoïsme spécifique...

À ce moment, Julie s'approcha de Claire:

--Mignonne, lui dit-elle tout bas, n'oublie pas qu'il faut être debout
de bonne heure, pour rentrer à Sion demain, et qu'il est dix heures
passées.

La jeune fille se leva, tendit son front aux baisers affectueux de Julie
et d'Esquier; elle alla effleurer les mèches grises de M. Surgère:
Maurice lui dit un adieu distrait. Puis, saluant d'un geste de la tête
le baron et Daumier, elle sortit. Ce discret manège avait pourtant rompu
l'entretien, rappelé à chacun la course de l'heure. Le baron se leva:

--Diable, dix heures un quart! La première partie de la conférence va
être finie.

Il prenait congé.

--De quel côté descendez-vous? demanda Daumier.

--Vers l'Arc-de-Triomphe.

--Je vous accompagne.

Esquier se retira peu de temps après eux. Bientôt Maurice et Mme
Surgère furent seuls, avec M. Surgère immobile, sans doute endormi.

C'était l'heure où, chaque soir, tous deux gagnaient, dans le coin le
plus reculé du salon mousse, un large canapé Louis XIV, tapissé de
verdures flamandes, au-dessus duquel formait comme un dais une gerbe
énorme de ces plantes singulières qu'on nomme la «monnaie du pape». Là,
dans la demi-obscurité, leurs mains aussitôt s'unissaient... Maurice
s'appuyait contre son amie, le front réfugié, blotti sur son cœur. Et
cette muette caresse, que longtemps Julie s'était refusée à juger
coupable, durait souvent jusqu'au coucher.

Déjà Maurice, assis sur le canapé, attendait. Il s'étonnait de ne pas
voir Julie prendre sa place accoutumée auprès de lui. Elle feuilletait
une revue, les doigts inquiets, les yeux distraits...

Il appela à demi-voix:

--Yù!

Et cette appellation d'intimité, qui d'ordinaire, dans la bouche du
jeune homme, sonnait si doucement aux oreilles de Mme Surgère, lui
blessa le cœur et la conscience, cette fois:

«Comme j'ai été imprudente!... je lui ai donné tous les droits sur moi;
sauf la dernière déchéance, je lui appartiens. Comment me reprendre à
présent?»

Il fallait s'approcher pourtant, parler à Maurice. Elle implora Dieu,
d'une courte prière.

Elle vint s'asseoir à son côté: lui, aussitôt, tendit ses bras, voulut
la serrer, dévoré par le pressentiment. Et de fait, elle se révolta,
recula en balbutiant:

--Voyons, Maurice, soyez sage!

Il recula à son tour, soudain figé, glacé par cette parole tellement
imprévue après les complaisances que les semaines précédentes avaient
peu à peu consenties. Ses prunelles se dilatèrent, pâlirent; les mains
posées à plat sur le canapé, il sonda du regard les yeux de Julie. Elle
se troublait déjà; elle s'effrayait à le voir si bouleversé, avant
l'aveu... Elle implorait une inspiration, des mots en même temps fermes
et tendres, pour lui dire ce qu'il fallait sans trop le torturer. Mais
Maurice ne lui en laissa pas le temps.

--Il y a quelque chose, fit-il. Qu'est-ce qu'il y a?... Oh! je m'en
étais douté tout de suite.

Et comme, montrant le groupe immobile de Hélo et de M. Surgère, Julie
invitait le jeune homme à se calmer, il ajouta avec un geste qui
signifiait l'indifférence:

--J'en étais sûr. Vous avez été rue de Turin, aujourd'hui. Et ce
prud'homme d'abbé Huguet vous a tourné la tête. Ah! comme vous m'aimez
mal!...

L'entre-vision du vide qui se creuserait dans sa vie, si la tendresse de
cette femme l'abandonnait, l'effara. Il reprit, replaçant câlinement son
front sur le sein de Mme Surgère:

--Oh! ne faites pas cela, Yù, je vous en conjure; je serais trop
malheureux!

Elle ne se défendit pas, cette fois. Elle laissa cette jolie tête arabe
s'appuyer sur elle, et comme les doigts de Maurice s'agitaient,
cherchant leurs compagnons ordinaires, elle lui livra ses doigts.

Maurice répétait:

--Dites-moi que ce n'est pas vrai, Yù, que rien n'est changé, que vous
ne me repousserez plus comme tout à l'heure?

Quand il lui parlait ainsi avec un abandon, avec des intonations et des
gestes puérils, elle ne savait plus se défendre. Déjà sa conscience
complice fléchissait, murmurait:

«Vois comme il t'aime: c'est un enfant, pas un amant; où est le danger?»

Elle eut cependant un ressaut d'énergie et, sans désenlacer ses doigts,
elle dit:

--Écoutez-moi, Maurice... C'est vrai, je suis allée aujourd'hui rue de
Turin, et j'ai vu l'abbé Huguet. Mais je l'ai fait parce que j'étais
décidée à m'examiner, à me reprendre moi-même, après ce qui s'était
passé hier, entre nous... Croyez-moi, mon cher ami... Je ne puis pas
continuer de vivre comme je le fais près de vous... C'est trop périlleux
pour nous deux, et je n'ai pas le droit de disposer de moi.

Elle attendait une objection, une réponse de Maurice... Mais il ne dit
rien, gardant sa pose pelotonnée d'enfant boudeur et tendre. Elle
reprit:

--Je me suis promis à moi-même... bien avant de l'avoir promis à...
(elle hésitait devant ce grand nom que Maurice accueillit par un
mouvement d'épaules)... à Dieu... de ne pas vous laisser... et me
laisser... glisser sur cette pente.

Il ne répondit rien, cette fois encore, pressant seulement les doigts de
son amie. Et sa pression disait: «Parlez, parlez; je sais bien que vous
m'aimez, et que, tout de même, vous êtes à moi.» Ah! combien c'était
vrai. En même temps que les lèvres de la pauvre femme débitaient ces
paroles sages, elle s'épouvantait intérieurement de leur inanité; elle
s'apercevait qu'elles ne convainquaient ni Maurice, ni elle-même. Hélas!
ils étaient trop avant dans l'amour l'un de l'autre; pouvaient-ils, en
un jour, sur un simple effort de volonté, ne plus s'aimer?...

Elle tâcha pourtant de continuer:

--Je suis la plus faible, mon ami, je le sais. Je n'ai aucune force de
résistance; tout ce que vous désirez, je sens que mon cœur se déchire à
vous le refuser... Sauf, cependant, si vous me demandez de ne plus être
une honnête femme...

--Je vous aime, balbutia Maurice d'une voix imperceptible.

Et comme il levait un peu la tête vers elle, sollicitant une caresse,
elle lui donna seulement ses doigts à baiser. Il les suçait l'un après
l'autre, comme des friandises. Julie poursuivit, sans apercevoir
l'opposition entre les mots qu'elle disait et les caresses qu'elle
tolérait:

--Peu à peu, nous avons laissé dévier notre affection, mon ami. Moi, je
vous aimais comme une mère: j'ai près de deux fois votre âge...

--Ne dites pas cela, c'est absurde! fit violemment Maurice. Je ne veux
pas que vous disiez ça!

Elle n'insista pas, elle comprit que véritablement elle froissait un des
sentiments les plus susceptibles du jeune homme, qui ne voulait pas la
voir moins jeune que lui-même. Elle se tut, un moment désorientée dans
le sermon qu'elle méditait. Maurice, qui la regardait, aperçut tout de
suite son avantage.

--Eh bien, soit, fit-il. Où voulez-vous en venir? Je ferai ce que vous
voudrez.

Dès qu'il eut dit ces mots, la chose qu'elle allait lui demander lui
parut énorme, pas demandable, pas accordable.

Elle hésita, puis prenant son parti comme on se jette à l'eau, et
détournant les yeux:

--Il faut nous séparer, Maurice.

Des larmes lui montaient aux yeux, de la même source amère et lointaine
qui les avait épanchées, tantôt, chez l'abbé Huguet.

Il devint si pâle, qu'elle pensa le voir s'évanouir, entre ses bras, et
ce fut elle, aussitôt vaincue, qui l'attira contre sa poitrine et baisa
tendrement son front. Ses larmes roulaient une à une sur ce front, puis
jusqu'aux lèvres du jeune homme: elles s'accrochèrent aux moustaches et
à la barbe. Elle l'entendit qui murmurait:

--Si vous me chassez d'ici, je mourrai.

Il était si bouleversé, tout son corps semblait tendu par une si intense
crise nerveuse, que ces mots, banals dans une bouche d'amant, avaient le
goût âpre de la vérité. Tout d'un coup il se dégagea.

--Eh bien! dit-il brièvement, c'est dit, je partirai.

Elle murmura: «Maurice!» toute prête maintenant à se jeter à ses pieds,
à le supplier de se démentir. Une pudeur puissante, dont rien n'avait
encore triomphé, la retint. Elle le vit, comme dans un rêve, se lever.

Il répéta:

--Je partirai... demain... c'est entendu.

Elle le vit encore se diriger vers la porte, disparaître. Elle _se vit_
pleurer: «Quoi, il est parti? Ce n'est pas possible... il va revenir...
il va me demander...»

Mais non, il était parti, vraiment, et ne revenait pas... Elle entendit
la porte du vestibule qui se refermait derrière lui, et les pas sur le
sable de l'allée qui menait au pavillon. Puis ces frôlements eux-mêmes
s'effacèrent dans le silence.

Alors elle sentit qu'on lui ôtait son cœur, et que pas un instant elle
n'avait cru qu'ils se sépareraient. N'ayant plus la maîtrise
d'elle-même, à son tour elle se leva; elle n'alla pas comme chaque soir,
par une habitude étrangement gardée jusqu'à ce jour, tendre son front
aux lèvres mortes de M. Surgère. Non; elle sortit du salon, monta dans
sa chambre; elle renvoya Mary, jeta à la hâte ses vêtements, s'abattit
sur son lit. Les pleurs qui obstruaient sa gorge et ses yeux,
brusquement taris, s'obstinaient à ne plus couler. Un horrible sommeil
intermittent la tortura avec cette vision de cauchemar: Maurice
s'éloignant d'elle, s'éloignant pour la vie! Pour fuir ce rêve, elle
s'efforçait de ne pas dormir.

«Comme je l'aime! Comme je l'aime! Pourquoi l'aimer comme cela? et
comment est-ce venu, cet amour?»

Il lui semblait qu'elle le découvrait, qu'il avait inopinément surgi
d'elle, sans que rien de sa vie passée, si calme, si exempte de pareils
tourments, l'y eût préparée...

Tant elle s'aveuglait, n'apercevant pas que c'était justement cette
stérilité sentimentale, tout le passé et tout le présent, depuis
l'enfance jusqu'à la jeunesse et jusqu'au mariage, qui l'avaient
conduite à l'amour actuel. Enfin il était venu, l'amour, il allait
cueillir son cœur mûr pour la grande tendresse dont tressaille une fois
tout cœur féminin.



III


CAR jusqu'à ce tournant de la quarantaine, elle n'avait pas aimé. Son
cœur s'était épanoui, avait mûri, toujours apte à l'amour, sans jamais
rencontrer, de l'amour, autre chose que des apparences illusionnantes.

Julie Surgère était née Gabrielle-Solange-Julie de Crosse, d'une
ancienne famille du Berry, fort pauvre, par le seul effet de
l'accroissement des fortunes autour d'une fortune inactive depuis la
Révolution. Les Crosse n'avaient rien perdu de leur patrimoine dans le
grand cataclysme, grâce à la fidélité d'un intendant: mais autour d'eux
on avait travaillé, les propriétaires doublaient leur revenu en
exploitant la vigne et les bois; eux continuaient le maigre régime des
fermages, irrégulièrement payés, et vivaient, bon an, mal an, de leur
rapport. Terrés dans leur Berry, ils n'avaient tenté ni l'industrie, ni
les fonctions publiques: seul, un oncle de Julie, le frère de son père,
avait été préfet en Corse sous le second Empire; et l'essai fut
malheureux: atteint des fièvres du pays, il revint traîner à Bourges,
chez son frère, une agonie de six ans, ramenant de Corse Tonia, cette
contadine de Calvi, qui éleva Julie et lui donna le surnom local de Yù.

Julie se rappelait son père comme un gentilhomme de petite taille, sec,
hautain et hargneux, d'une ignorance extraordinaire, ne lisant jamais,
même un journal, employant ses journées à fumer des cigarettes qu'il
roulait lui-même, errant à travers la maison, de la cuisine au grenier,
dérangeant tout pour que l'on s'occupât de lui. Mme de Crosse lui
obéissait aveuglément: sans beauté, sans grâce féminine, sans esprit,
sans volonté, le seul trait marqué de cette physionomie émoussée était
une piété absorbante, presque effrayante, qui suffisait à remplir ses
journées d'exercices religieux à domicile, de stations à l'église. Elle
enseigna à Julie, née si tendre, un Dieu de Carmélite, maître très
puissant et très exigeant, qu'il est fort malaisé de satisfaire, et
envers qui, malgré tout effort, on est toujours redevable de dettes
ignorées.

Telles furent les premières années de l'enfant, dans le morne hôtel de
la rue Coursarlon. Oh! la mélancolique maison! Sous le toit d'ardoise à
pente allongée, cinq fenêtres s'alignaient à chacun des deux étages,
cinq hautes fenêtres croisillonnées. Devant la façade, une cour pavée;
et, séparant cette cour de la rue, une lourde porte dont la peinture
blanche s'écaillait, enchâssée entre deux pavillons inutiles, coiffés,
eux aussi, d'ardoises moussues. Ce n'était ni vaste, ni élégant, ni
luxueux surtout, encore que l'apparence ne fût pas dépourvue de
grandeur: des détails en marquaient la noble ancienneté, l'usage
aristocratique. Tels, les dimensions monumentales des cheminées, la
largeur des corniches, la hauteur des baies, les gros pavés verdâtres de
la cour, vieux de cent ans, et l'appareil décoratif de l'avant-corps.

À l'intérieur, c'était la déroute, l'abandon à la pauvreté, presque à
l'indigence. Vers l'époque où Julie, à onze ans, quitta l'hôtel de
Crosse, le revenu de ses parents atteignait à peu près un louis par
jour. Sur ces vingt francs, six personnes devaient vivre. Mme de
Crosse y pourvoyait par un procédé d'économie fort simple: se refuser
tout ce qu'on ne pouvait se donner; et dans ce qu'on se refusait,
beaucoup du nécessaire fut compris. Le cas, du reste, n'était pas unique
parmi la noblesse berrichonne, où une seule famille était réputée pour
sa fortune, qu'elle ne manifestait par aucun luxe extérieur: les Duclos
de La Mare, alliés à Mme de Crosse. Une tante de ce nom habitait
Paris, occupée de bonnes œuvres qui n'employaient pas tous ses revenus.
Marraine de Julie, la chanoinesse de La Mare demeurait l'espoir réservé
de ses parents pour son éducation et son établissement.

En effet, un an avant l'âge où l'enfant devait faire sa première
communion, Mme de La Mare la désira près d'elle. Julie ignorait à ce
point la misère de son enfance, qu'elle pleura lorsqu'il fallut quitter
ses parents et l'hôtel de la rue Coursarlon. Ses larmes ardentes,
reprochées comme un manque de soumission, mouillèrent les froids baisers
d'adieu de M. et Mme de Crosse. Elle arriva à Paris, accompagnée de
Tonia, car l'inertie et l'avarice de sa famille ne se résolut point au
voyage. Elle y arriva inquiète autant que désolée; le nom de
«chanoinesse», si souvent entendu pendant son enfance, lui représentait
une sorte de religieuse, de prêtre-femme, en camail violet bordé
d'hermine.

Cette imagination n'était point toute fausse. Julie tomba, chez Mme
Duclos de La Mare, dans un nouveau milieu de piété, plus active que
celle de sa mère, mais aussi peu attrayante, aussi peu indulgente à
réchauffement du cœur. Elle connut la piété des congrégations sèches,
des bonnes œuvres mortes; les congrès de vieilles demoiselles
aristocratiques et renfrognées, secourant une catégorie spéciale de
pauvres, qui semblaient rongés par un incurable ennui plus encore que
par la misère... Là aussi, Julie de Crosse, le cœur plein d'inutiles
trésors, chercha sans le trouver de quoi aimer. La chanoinesse la
traitait comme une pauvre de bonne maison: beaucoup de préceptes, jamais
un mot affectueux, jamais une caresse. Cette dévote, desséchée dans sa
charité, ne chérissait qu'un seul être humain: son neveu, nommé Antoine
Surgère, qu'elle avait élevé, et qui, au sortir de cette éducation,
s'était révélé fêteur, joueur et libertin. Elle payait ses dettes en
rechignant, mais lui refusait toute avance d'argent jusqu'au jour où il
se marierait: car elle croyait à l'efficacité du sacrement pour le
purifier...

Julie grandit dans ce triste ouvroir de vieilles filles, sans que
personne s'inquiétât de modeler son esprit, à peine éclairée par
quelques leçons de lecture et d'écriture que lui donnait la femme de
chambre. Un prêtre, jeune encore, qui fréquentait la maison, s'avisa de
cette ignorance et insista pour que l'enfant fût mise en pension.
C'était l'abbé Huguet, nommé récemment aumônier des Rédemptoristes de la
rue de Turin. Il l'y fit entrer comme élève.

***

Les années de couvent où, pour la première fois, Julie partagea la vie
des fillettes de son âge, furent les meilleures de sa jeunesse. Dépaysée
d'abord, presque grisée par l'indépendance inaccoutumée où la laissait
cet asile de discipline, elle s'y habitua comme au bonheur. Ses
compagnes, ses maîtresses, l'aimèrent; mais, malgré toute sa bonne
volonté, elle ne fut longtemps qu'une élève soumise et médiocre. Elle
apportait aux œuvres d'esprit une défiance de soi si effarée, que rien
n'en triomphait, ni ses propres efforts, ni l'indulgence des
éducatrices. On y renonça provisoirement, et elle y renonça. Elle
déclarait elle-même, avec une humilité non feinte, qu'elle était tout à
fait inintelligente. Autour d'elle, on disait:

--Oh! Julie de Crosse... Elle est un peu _bébête_... mais si douce, si
douce!...

Julie ne souffrit pas de cette renommée. Elle souffrait d'une
incomplétude singulière qu'elle ne pouvait définir. Elle s'interrogeait
parfois là-dessus, avec l'humble conviction qu'elle ne saurait pas
répondre.

«Je suis heureuse, se disait-elle... qu'est-ce qui me manque?»

Elle ne trouvait point. Mais le vide persistait, indéterminé,
douloureux. Elle ne sut ce que cherchait son cœur que quand le hasard le
lui donna, quand elle l'eut goûté, puis irrémédiablement perdu.

Deux ans la séparaient de la fin de ses études--et certes elle eût
souhaité que son demi-bonheur de pensionnaire durât toute la
vie!--lorsque sœur Cosyma parut au couvent des Rédemptoristes, chargée
de diriger la grande division. C'était une Italienne du Sud, née aux
environs de Viétri: elle avait de ses compatriotes le corps majestueux,
le teint mûr, les traits de médaille. On ne pouvait la voir, surtout on
ne pouvait l'entendre, sans ressentir le besoin d'être distingué par
elle; car sa voix était la plus riche, la plus puissante, la plus
troublante voix de contralto.

Il se passa, dès son arrivée rue de Turin, un phénomène bien conventuel,
bien spécial à ces closes demeures, séparées de la vie sentimentale
ambiante: toutes les élèves se prirent de passion pour sœur Cosyma. Elle
accepta ces hommages, sans en paraître émue, comme une fleur s'épanouit
sous les rayons. Gracieuse avec toutes, elle ne distingua réellement
qu'une seule de ses élèves: Julie de Crosse. Peut-être pour sa passivité
intellectuelle, pour cette jachère d'esprit où il lui plut de tenter
l'ensemencement... Elle y réussit: elle fit germer l'idée, la volonté,
la personnalité dans l'âme enfantine qui s'ignorait. Julie répondit par
l'entier abandon d'elle-même: ce fut une éclosion chaste de son cœur
intact, de son intelligence vierge, quelque chose comme la descente de
la flamme apostolique sur le front des incultes pêcheurs de Galilée.
Elle sut, par l'admirable femme qui l'enseignait, elle sut enfin, et du
même coup, ce qu'est comprendre et ce qu'est aimer.

L'enchantement, hélas! fut bientôt rompu. Dans les couvents de femmes,
on défend les amitiés sensibles, trop exclusivement dualistes. On y
voit, avec raison, une forme déviée de cet amour humain, contre lequel
le cloître se prétend un refuge; puis, sans doute, les dédaignées de ces
chastes tendresses, plus nombreuses, se liguent contre les favorisées.
L'affection de sœur Cosyma et de Julie de Crosse fut dénoncée, et
aussitôt entravée. Autant qu'on le put, on leur interdit de se voir, de
se parler; leur tendresse s'aiguisa de la séparation, de la
persécution. Comme rien n'empêchait de s'aimer ces deux âmes
fraternelles, comme d'autre part la beauté, la voix admirable de sœur
Cosyma, très vite connues dans Paris, remplissaient la chapelle de
jeunes gens que la dévotion n'y appelait pas, on décida d'envoyer
l'Italienne dans une des maisons de province. Elle partit résignée,
après avoir pressé une dernière fois sur son cœur l'enfant défaillante,
qui lui disait parmi ses sanglots:

--Quand vous serez loin, je vais mourir, moi!

Elle ne mourut point: mais son cœur demeura saignant, meurtri, endolori
pour la vie. Plus jamais le parfum de l'amitié disparue ne devait
s'évaporer de l'âme qu'elle avait imprégnée. Julie fut longuement
malade; même rétablie, elle entretint la douleur de sa chère blessure.
Elle vécut dans son chagrin, parlant peu, ayant peu de compagnes,
désintéressée des études qu'on ne lui imposait plus, pitoyable,
touchante, aimée encore malgré tout, traversant la vie comme un rêve
indifférent,--jusqu'au moment où, brusquement appelée chez sa tante
Duclos de La Mare, on lui annonça qu'on la mariait.

***

La marier! Elle reçut la nouvelle comme un coup sur la tête. La marier!
Lui ôter cette vie molle, oisive, où son cœur pouvait brûler
silencieusement, à la façon d'une lampe de sanctuaire; la jeter dans un
monde inconnu, plein d'une activité étrangère à elle, qui ne la tentait
point, qui l'effrayait! La peur lui rendit la force de résister. Elle se
jeta aux pieds de sa tante: elle la supplia de la laisser au couvent.
Elle voulait, disait-elle, être religieuse. La chanoinesse ne s'émut
guère. L'horreur anticipée du mariage chez une vierge lui plaisait comme
un indice d'innocence. Elle avait décidé que Julie convenait à Antoine
Surgère: car c'était Antoine Surgère, le prétendant.

À bout de ressources, las de médiocrité et d'expédients, tourmenté, à
quarante ans passés, par un besoin de fortune et d'influence, le
prodigue faisait amende honorable et consentait au mariage. Deux
financiers de ses amis, Jean Esquier et Robert Artoy, avaient fondé,
quelques années auparavant, deux maisons de banque correspondantes,
l'une à Paris, l'autre à Luxembourg. Ces établissements prospéraient,
mais les capitaux étaient faibles; on devait se contenter des menues
opérations d'une clientèle régionale. Les directeurs rêvaient de
l'accroître; ils offraient à Surgère la situation de co-directeur s'il
apportait des capitaux: c'était la dot de Julie, largement fournie par
Mme de La Mare, qu'il allait mettre dans l'affaire.

La pauvre Julie n'était certes pas de force à lutter contre les volontés
alliées de la chanoinesse et de ses parents, venus de Bourges tout
exprès pour la convaincre. Pourtant, avant de consentir, elle écrivit à
sœur Cosyma, lui demandant: «Que dois-je faire?» Du fond de la retraite
où on l'avait reléguée, l'Italienne répondit:

«Mon enfant, il n'y a pour nous, faibles femmes, que deux grandes routes
menant à l'avenir: l'une est le mariage, l'autre la vie religieuse. Tout
le reste est voie de traverse. Il me semble que je vous connais bien:
vous n'êtes pas née pour la vie religieuse. Si vous vous sentez capable
d'aimer votre mari, non pas tout de suite, mais plus tard, une fois la
connaissance faite, mariez-vous.»

Julie s'interrogea sincèrement:

Était-elle capable d'aimer l'homme fatigué, mais élégant, prévenant,
même galant, qu'on lui présenta et qui, dès lors, vint régulièrement
chaque jour la visiter chez sa tante, apportant les fleurs les plus
rares?... Hélas!... Comment répondre? Elle n'imaginait même pas ce que
signifiait le mot «aimer» appliqué à un être si différent d'elle, qui
l'intimidait à lui ôter l'usage des mots. Lui, sous ses dehors de
viveur, gardait une âme vigoureuse, inquiète, tracassée d'aventures.
Certes il eût préféré, pour l'aider à cette conquête de la fortune, une
compagne plus vive, plus délibérée; mais Julie était belle,
naturellement élégante: d'ailleurs il ne mit pas en doute un instant
qu'elle ne fût éprise de lui. Ne plaisait-il pas, hier encore, à tant de
femmes?

***

Le mariage eut lieu, en pompe, à la chapelle de la rue de Turin, «trop
petite, dirent justement les journaux, pour contenir les invités» Toute
la noblesse du Berry y assista, exhibant aux yeux des Parisiens, amis ou
parents d'Antoine Surgère, l'assemblage le plus divertissant de types et
de toilettes de province. Puis Antoine emmena sa femme à Ville-d'Avray,
dans une propriété louée pour le temps des épousailles.

La première journée suffit a consommer le malentendu qui les désunit
pour jamais. Julie avait à peu près la sensation des anciennes captives
qu'un barbare arrachait aux siens, emportait au galop en travers de sa
selle. Sans souci de cet effarement, le mari la traita en maître, dès
qu'ils furent seuls, n'attendant même pas l'heure nuptiale du soir...
Pris d'une convoitise de débauche pour cette pensionnaire timide qu'on
lui livrait, il l'étreignît brutalement sur le premier canapé
rencontré... Ce que Julie éprouva en cette circonstance ne fut pas tant
de la surprise, ni de la souffrance, que de l'horreur pour une violence
mal comprise, même après son accomplissement. L'effet fut à ce point
définitif que tous les retours de son mari lui donnèrent des crises de
nerfs et de nausées.

Antoine Surgère, blessé dans sa vanité de séducteur, s'obstina quelque
temps, tâchant de réparer, par la douceur d'une lente conquête, l'effet
de sa brutalité. Il n'y avait plus de remède. Ne pouvant même adresser
des reproches à sa femme, car il la trouvait constamment résignée à le
subir, il se détourna bientôt d'elle.

D'autres soucis, du reste, le sollicitaient. Il fallait rentrer à Paris.
La nouvelle société financière s'installait rue de la Chaussée-d'Antin,
dans une des vastes cités qui ouvrent une seconde issue sur la rue
Saint-Lazare. Les bureaux occupèrent tout le bâtiment en façade le long
de la chaussée. Depuis plusieurs années, Robert Artoy habitait avec sa
femme, une Espagnole de Cuba, et son fils, un petit hôtel au pourtour de
la Trinité. Les Surgère louèrent simplement une des maisons de la Cité:
Antoine ne jugeait pas le moment venu d'étonner Paris de son luxe; il
était de ceux qui veulent un hôtel princier, ou point d'hôtel; les plus
beaux chevaux de Paris ou un simple coupé de remise. Six mois après leur
installation, le troisième associé, Jean Esquier, resté seul avec une
petite fille après les couches mortelles de sa femme, venait habiter
l'étage supérieur de la maison des Surgère, jusqu'alors inutilisé.

Julie avait eu l'idée de ce rapprochement, que son mari vit sans
déplaisir. Condamnée à n'être point mère, elle trompait sa faim de
maternité en élevant près d'elle la fille d'Esquier. D'ailleurs,
Esquier, ni beau, ni flatteur, avait vite gagné son estime, son
affection même. À lui comme à elle, à quinze ans de distance, la vie
avait failli de parole: comme elle, il était seul, déshérité d'espoir;
lui-même disait à Julie: «Nous sommes des veufs.» L'isolement de leurs
cœurs les rapprocha, outre les penchants communs, goût de la
conversation intime, horreur du monde, passion de la charité. Tandis
qu'Antoine Surgère vivait la vie du financier mondain à Paris, Esquier
et Mme Surgère fondèrent leur amitié dans de longues soirées en tête
à tête, où, bribe par bribe, elle lui conta toute son histoire. Elle
goûtait près de lui un sentiment singulier de sécurité, d'appui. Elle le
sentait dévoué aussi passionnément qu'elle-même l'avait été naguère à
sœur Cosyma. L'éducation de l'enfant leur fut un souci commun, où ils
s'unirent mieux encore; puis, lorsque Claire quitta la maison pour
entrer comme élève chez les dames de Sion, la solitude acheva de sceller
leur union...

Durant cette longue suite d'années, Julie vit peu Maurice Artoy. La
santé de Mme Artoy, toujours chancelante, s'accommodait mal du climat
de Paris. Daumier conseilla le séjour à Cannes, un premier hiver, puis
un second; puis enfin, retrouvant au soleil de là-bas un peu de son cher
pays, l'Espagnole accoutuma d'y vivre, son fils auprès d'elle, ne
passant que quelques semaines de l'année à Paris... Ainsi Maurice fut
élevé sous ce ciel radieux, dans une villa princière, servi par une
troupe de valets, mais privé de compagnons de son âge et sans goût, du
reste, pour aucune autre société que celle de sa mère. Il l'adorait et
elle l'adorait. Les voir ensemble était un curieux et touchant
spectacle; lui attentif, galant, courtisan; elle prodigue, pour lui, de
l'admiration la plus passionnée. Ceux qui vécurent à Cannes à cette
époque se rappellent certainement la terrasse de la villa des Œillets,
qui donne en coin écorné sur la mer, à l'ouest de la ville. Ils
évoqueront, vers l'heure où le soleil d'hiver est le plus tiède, ce
couple aperçu chaque jour, l'enfant et la mère, beaux tous deux,
étranges tous deux... Même lorsqu'il eut grandi, déjà remarqué par les
femmes, pour sa jolie figure et ses bonnes façons,--même quand il eut
goûté, avec la fougue de son âge, aux lèvres tentantes qui s'offraient à
lui, parmi cette société cosmopolite de Cannes, si facile!--il demeura
toujours le même fils adorateur, épris de la beauté de sa mère,
préférant à tous les rendez-vous une heure auprès d'elle, le front
réfugié, comme un petit enfant, dans la tiédeur de son sein.

Mme Surgère, qui ne passait point l'hiver dans le Midi, ne voyait la
mère et le fils que pendant les courtes semaines qu'ils donnaient à
Paris, vers le mois de mai. Elle vit un garçonnet vêtu à l'anglaise,
possédant à douze ans la correction d'un clubman; puis les années
s'ajoutant aux années, ce fut un jeune homme hâtif, que tout le
monde--et elle-même--trouvèrent précieux et maniéré. Il parlait peu,
affectant un tour singulier de pensée et d'expression. Sa mère disait
tout bas qu'il écrivait des vers, mais qu'il ne fallait pas y faire
allusion; et, là-dessus, lui-même restait muet. On ne pouvait lui
refuser au moins d'être un musicien consommé, très informé des écoles
modernes, et remarquable exécutant. En somme, Esquier et les Surgère le
goûtaient peu. Claire seule paraissait s'entendre avec lui. Deux hivers
de suite Mme Artoy avait reçu la fillette à Cannes, au moment où la
crise de son âge l'éprouvait: les jeunes gens, vivant sous le même toit,
avaient fait ample connaissance. Ce qu'on ignorait, c'est que de ces
séjours datait entre eux un passé de tendresses puériles. La première
fois que Maurice aperçut cette enfant de quinze ans, pâle, étrange et
captivante, lui que ses vingt ans, ses succès de femmes si prompts, déjà
si nombreux, grisaient au point de lui donner la foi qu'aucune ne
résisterait, s'amusa à l'envelopper de caresses: et simplement l'enfant,
tout de suite, l'aima. Mais elle était d'une honnêteté farouche, et de
plus très religieuse: elle se défendit vaillamment contre Maurice; tout
au plus celui-ci lui vola quelques baisers. Et dès lors, chaque fois
qu'ils se rencontrèrent, à Cannes ou à Paris, la guerre des caresses
recommençait entre eux, sans que Maurice pût se vanter d'un avantage.

***

Du reste, les événements allaient les séparer. Mme Artoy s'éteignit
lentement. Maurice fut atteint aussitôt d'une sorte de mal de solitude,
qui l'éloigna violemment des lieux où il avait respiré près d'elle, des
êtres qui pouvaient lui parler d'elle. Il emporta son chagrin à travers
l'Italie, s'y attarda plus d'un an, écrivant à peine quelques billets à
son père... De lassitude, dans cette patrie de l'art, il crut sentir
qu'il devenait peintre. Le temps, par touches insensibles, cicatrisait
sa blessure: mais le vide demeurait dans l'âme de l'errant. S'il aima,
au hasard des rencontres, ces amours de hasard ne lui rendirent pas la
Femme, telle que sa mère lui était apparue, le cher asile où reposer son
front las. Il le souhaitait cependant: il était de ces hommes qui ne
s'en peuvent passer. Tout naturellement, au cours de son pèlerinage
d'exil, sa pensée se reporta vers la frêle amie, dont la virginité
timide et languissante l'avait naguère tenté, à Cannes. Les minutes où
il songea de loin à Claire Esquier, de Venise ou de Capri, de Rome ou de
Palerme, lui donnèrent l'illusion qu'il l'aimait: elle réalisa pour lui,
alors, la présence féminine tant souhaitée. Un jour, il éprouva le
besoin pressant de la revoir; il n'y résista plus. Que faisait-il,
d'ailleurs, en Italie? Déjà, comme la poésie, comme la musique, la
peinture lassait son effort, et l'angoisse de sentir ses doigts trop
gauches pour traduire son rêve lui taisait presque haïr les
chefs-d'œuvre.

Il revint à Paris; il s'installa dans un pavillon de la rue d'Athènes,
entre une cour et un grand jardin. Il y vécut seul, ou presque: la
solitude l'avait peu à peu capté. Renouer à Paris les relations
hasardeuses de Cannes, son cœur mal guéri n'y tenait guère. Quant aux
habitants de la Chaussée d'Antin, il les fréquentait régulièrement et
modérément. Il s'en fallait que son père lui inspirât la même affection
que sa mère: ni Esquier, ni Antoine Surgère, ni sa femme ne
l'intéressaient. Il assistait cependant aux dîners du mardi, aux _five
o'clock_ du samedi, dans l'espoir d'y trouver Claire. Il l'y rencontrait
parfois, s'amusait à lui glisser des paroles tendres, même à la troubler
de quelques caresses... Et cette intrigue légère--mots murmurés,
baisers jetés dans l'ombre, au coin d'une lèvre qui se dérobe--suffisait
à remuer d'un peu d'émoi sa vie stagnante...

***

Depuis deux ans déjà, le mal qui devait si rapidement terrasser
l'organisme robuste d'Antoine Surgère manifestait ses premiers
symptômes. Le pouce, puis, un à un, les doigts de la main droite
devinrent insensibles. Une sorte d'aspiration intérieure résorbait les
muscles, ne laissait vivre que l'enveloppe d'épiderme autour des os.
Avec une lente régularité, l'avant-bras droit lui-même se dessécha, puis
les doigts du pied droit, puis la jambe droite.

Et la maladie, presque la mort, introduite ainsi dans la maison, s'y
installa, côte à côte avec la vie, et ce fut un hôte dont on
s'accommoda, ne pouvant l'exclure. Si lents du reste étaient ses progrès
qu'ils n'apparaissaient que par comparaison avec le passé, comme les
progrès de la vie même. Le cerveau semblait inexpugné. Antoine conférait
toujours avec ses associés, partageait l'activité des affaires, faisait
même souvent encore le voyage de Luxembourg sans quitter son fauteuil de
malade qu'on roulait dans le coupé du wagon.

Brusquement, dans la vie tranquille de tout ce monde, la foudre tomba.
Mr. Surgère reçut un matin l'incroyable nouvelle, absolument imprévu:
son associé Robert Artoy, absent depuis quelques semaines sous prétexte
d'affaires personnelles à liquider, venait de se faire sauter la
cervelle dans une chambre de Savoy-Hôtel, à Londres. Une lettre
expliquait sa décision. Tenu en bride à Paris, dans ses goûts
d'entreprises, par ses deux collègues, il avait spéculé pour son compte,
à Londres, sur les cuivres de l'Amérique du Sud: et le krach, certain
désormais, le ruinait. Les dettes engloutissaient tous les fonds qu'il
avait à la Banque de Paris et de Luxembourg: plus de quatre millions. Ce
fut un rude coup pour l'établissement si prospère: les quatre millions
disparus trouaient largement les réserves; le suicide d'un des
directeurs suscitait la défiance, provoquait de nombreux retraits de
dépôts. Jean Esquier sauva la situation, grâce au secours d'une grande
maison de crédit. On put tenir assez longtemps pour que la confiance
revînt, et avec elle l'afflux des dépôts. Tout réglé, il se trouva que
l'actif de Robert Artoy dépassait deux cent mille francs. Il s'était tué
trop vite.

Trop vite surtout pour Maurice.

La double épreuve, perte du père, perte de la fortune, excéda ce cœur
mal trempé, formé par une femme, débilité par la solitude qui ne
fortifie que les forts. Une congestion cérébrale l'avait abattu, sous le
choc de l'affreuse nouvelle: on dut l'amener à l'hôtel Surgère, où
Julie, touchée par tant d'infortune, le soigna comme un enfant.

Et c'est vraiment comme un enfant débile, le corps terrassé, le cerveau
chancelant qu'il lui apparut, tandis qu'elle veillait à ce chevet.
Enfin, elle avait l'emploi du besoin secret qui la dévorait de se
dévouer, d'être utile, de guérir! Enfin, elle se dépensait, elle se
donnait! Maurice, difficile, irritable, même après la période aiguë et
dangereuse de son mal, eut une garde incomparable, prise aux entrailles
par cette fausse maternité qui guette à leur automne les femmes sans
enfants. Fière de le voir redevenir vivant et beau, elle commença de
l'aimer véritablement aux jours de convalescence, comme un être humain
recréé par elle.

Il revenait à la vie: déjà il se levait, il marchait; aucun trouble de
cerveau ne persistait; mais ce n'était plus cependant le Maurice Artoy
d'avant la catastrophe, ce n'était plus le jeune gentleman froid,
correct, composé, ne daignant guère parler, que Julie avait connu au
temps où vivait son père et où il se savait riche. La débâcle lui avait
ôté son masque d'indifférence: il étonnait Julie elle-même par ses
brusques sautes d'humeur, par sa profession de tristesse et de rancune
contre la vie. De telles désespérances, elle ne savait pas, certes, les
combattre par des paroles: mais elle était de celles qui possèdent innés
le goût et l'art secret de panser les blessures. La seule présence que
souffrît Maurice convalescent, fut celle de l'amie dévouée qu'aux
semaines d'impuissance physique il avait aperçue, silhouette attendrie
et fidèle, près de son chevet. Dans ses délires, il disait volontiers:
«Ah! soutenez ma tête, ma tête!...» Et Julie avait souvent pris dans ses
bras cette jolie tête arabe, ravagée, pâlie par la souffrance...
Maintenant qu'il souffrait du seul mal de sa pensée, il gardait
l'habitude, aux heures tristes, de s'appuyer encore contre cette tendre
gorge de femme. Ah! l'asile maternel, éternellement nostalgique, où
l'homme meurtri redevient un enfant! Elle le laissait faire, pénétrée
d'une grande joie à se sentir enfin mère, avec un fils à bercer. Elle
était aussi un peu fière de cette affection unique et ombrageuse qu'il
lui vouait: vraiment humble de cœur, elle s'étonnait que des êtres
supérieurs comme lui, comme sœur Cosyma, pussent la distinguer, se
plaire avec elle, l'aimer.

Maurice, auprès de cette femme si belle, si désirable, que le bonheur
rendait plus désirable et plus belle, demeurait sans désir;
positivement, il ne voyait pas sa beauté. Mme Surgère représentait
pour lui quelque chose de maternel, hors de tout amour possible: trop de
souvenirs éparpillés au cours de ses années d'enfance, témoignaient de
la longue distance d'âge qui les séparait.

Il fallut que la grâce, la persistante jeunesse de son amie, lui fussent
révélées lentement par des accidents menus, par de petits faits
accumulés. Depuis qu'il était guéri, il manifestait une paresse
extraordinaire à quitter la maison: et comme le docteur Daumier
insistait sur la nécessité de sortir, Mme Surgère ne trouva pas
d'autre moyen que de l'emmener avec elle, dans ses courses quotidiennes,
ou de l'entraîner au Bois, où rarement elle allait seule. Maurice
consentait à l'accompagner; il goûta vite ces promenades, blottis à deux
au fond du coupé, ou étendus côte à côte, dans la victoria lente, sous
les acacias. Il observa combien sa compagne était regardée et admirée;
il reconnut cette brusque flamme dans les yeux des passants, qui trahit
le désir. Il regarda Julie: à son tour, il fut obligé de s'avouer
qu'elle était belle, d'une incomparable beauté mûre et savoureuse. Peu à
peu, les frôlements furtifs de l'admiration et du désir de ces inconnus,
qui d'abord avaient amusé sa curiosité, lui déplurent, l'irritèrent,
comme si à chaque fois on lui eût pris quelque chose de son bien.

En même temps un charme moins pur, autre que la volupté languissante du
réfugiement et du repos, se dégageait de son intimité avec Julie, de ces
contacts, de ces abandons innocemment consentis. Le mauvais désir, le
mauvais dessein, commençaient à germer dans ce cœur inquiet. Aimer
Julie, s'en faire aimer, à cette aventure se mêlait une saveur de
rouerie, de débauche singulière: c'était l'adultère introduit dans la
maison où on l'avait recueilli, soigné; c'était aussi une sorte d'amour
à la Jean-Jacques, un sein de mère palpitant tout à coup comme un sein
d'amoureuse. De telles circonstances excitèrent son libertinage
superficiel, ce puéril caprice qui le tenait maintenant de se venger des
choses, de fouler aux pieds les scrupules, de briser les
devoirs,--pareil à un enfant battu qui se venge en cassant des objets de
prix. Toutes ces raisons, qu'il se donnait, masquèrent à ses yeux la
vraie et naturelle envie qui germait, l'inévitable concupiscence...

***

Leur entrée dans l'amour fut délicieuse: sans jalousie, sans inquiétude.
L'expérience de l'amant, déjà exercée, lui disait: «J'aurai cette
femme,» car il avait lu dans ses yeux ce que les yeux féminins ne savent
jamais cacher: l'envie inconsciente de se donner, le désir d'être aimée.
Seulement il ne fallait pas l'effrayer; une brusquerie pouvait tout
perdre. Elle était chaste, faite pour aimer et n'ayant jamais eu
l'occasion d'aimer. Il apercevait la brèche ouverte par lui, à son
propre insu, dans ce cœur de femme. Eh bien! c'est cette brèche qu'il
élargirait, par où il ferait entrer le désir et la passion. Il se
contint donc, s'efforça seulement de mêler de plus en plus étroitement
leurs deux vies. Il l'accoutuma aux caresses, mais il se garda bien de
leur donner jamais l'allure d'une caresse d'amant. Elles devenaient peu
à peu des habitudes; et, ne pouvant plus songer à les interdire, Julie
commençait à s'en alarmer. Hélas! elle était déjà trop captive pour ne
pas chercher, même inconsciemment, à s'aveugler. Ses premières anxiétés,
elle les dissipa par ce sophisme: «Je suis une mère pour Maurice; ce
qu'une mère permet à son fils, je le lui permets. Voilà tout.»

Si elle eût osé s'examiner, si elle n'eût continué à descendre la pente,
les yeux volontairement sillés, elle eût aperçu qu'on pouvait
difficilement appeler maternelles ou fraternelles les caresses échangées
entre eux. Dès qu'ils étaient seuls dans leur coupé, leurs mains se
joignaient: Maurice les portait à ses lèvres, les y gardait longuement.
Elle n'osait pas davantage lui refuser cet appui contre sa poitrine,
qu'il implorait avec tant de langueur au fond des yeux; elle y
consentait pour entendre les mots qu'il disait alors et qui descendaient
sur elle comme une rosée:

«Je suis heureux... Restons!...» Insensiblement, des coins d'elle-même
se modifiaient. Une sorte de coquetterie dont quelques mois plus tôt
elle se serait crue incapable, un goût de plaire, de paraître jeune,
s'étaient emparés d'elle et la sollicitaient obscurément. Il suffisait
que Maurice exprimât une opinion sur sa coiffure, sur sa toilette, pour
qu'elle y satisfît sans discussion. Elle avait remplacé son chignon
ondulé par de simples bandeaux, séparés sur le milieu du front, qui
accentuaient son type de vestale. Maurice l'accompagnait chez le
couturier, chez la modiste, même aux menus achats d'objets de toilette.
Cet homme, qui avait l'âme d'un artiste, avec une étrange impuissance à
exprimer ce qu'il rêvait, trouvait enfin la matière obéissante, animée
par un simple vœu, la matière se transformant d'elle-même pour lui
plaire: cette matière unique--comme dans le beau mythe grec--était une
femme.

S'il fût demeuré jusqu'au bout ce qu'il avait été d'abord, une sorte
d'investigateur curieux, de dilettante de l'amour, il eût peut-être
amené sans choc Julie jusqu'à s'abandonner. L'aveuglement de la pauvre
femme était tel que sa religion, pourtant si sincère, ne s'alarmait pas.
Elle fréquentait encore l'église, communiait aux fêtes, priait pour
Maurice, pour elle-même, pour la durée de cette affection devenue si
chère, avec une parfaite sérénité de conscience... Mais Maurice, pris à
ses propres fils, perdait avec le sang-froid et la patience la faculté
de lire clair dans le cœur de son amie. Il avait mis une affectation
puérile de rouerie à se tracer à l'avance un programme de conquête; il
n'avait négligé qu'une chose: trouver un moyen de se maîtriser soi-même.

Une caresse imprudente, qu'il osa,--le premier baiser de lèvres--suffit
à réveiller Julie, à la jeter, effarée, sanglotante aux pieds de l'abbé
Huguet, implorant contre l'aimé, contre elle-même, un secours
surnaturel. À cette entrevue avec le confesseur, elle était venue bien
décidée à obéir; elle en sortit résolue à l'obéissance encore, malgré
l'horreur de l'affreux mot: «Partez!» qu'il fallait dire à Maurice...
Résolue, certes! Mais dans les retraites de ce pauvre cœur sincère, un
espoir trouble survivait, à l'instant même où, sur le canapé du salon
mousse, elle murmurait ces mots entrecoupés: «Il faut nous quitter,
Maurice!» L'espoir, qu'elle ne s'avouait point, était ceci: «Maurice
refusera, Maurice restera près de moi; et comme je ne puis l'éloigner de
force...» Oui. Elle avait prévu la révolte, les reproches, et finalement
la résistance formelle qu'elle n'eût pu vaincre, qui lui eût donné le
droit de se dire: «Je ne peux pas... Je ne peux pas...» Elle n'avait pas
prévu le chagrin subitement hostile de Maurice, son acceptation farouche
et violente de l'arrêt.

***

Quand, après la brève et tragique scène, il l'eut quittée sur ces mots:
«Soit, je partirai,» quand elle eut regagné sa chambre, se heurtant aux
murailles, comme ivre, elle s'abattit sur son lit. Elle voyait son ami
souffrant, et cette idée lui était mille fois plus insupportable que sa
propre souffrance. Elle fut alors capable des plus hauts dévouements;
elle souhaita qu'il l'abandonnât, qu'il ne l'aimât plus, qu'il perdît
jusqu'à son souvenir; qu'il aimât ailleurs, même, mais qu'il ne souffrît
pas, oh! non... qu'il fût heureux! heureux! heureux! Elle conçut et vit
s'écrouler mille projets:--«Claire va sortir du couvent: c'est la
compagne qu'il faut à Maurice; enfants, ils se plaisaient ensemble; elle
est intelligente et jolie.» Une voix secrète lui répondait: «Mais non,
Claire est une petite fille inexpérimentée qui ne saurait pas aimer
Maurice. Et Maurice ne l'aime pas, c'est moi qu'il aime.» Elle rêva pour
lui, sincèrement, des voyages, des aventures, tout ce qui pouvait le
distraire, et (pauvre amoureuse) la remplacer. De courts sommeils,
brûlés de cauchemars, coupaient ces rêveries; un moment, elle sauta du
lit où elle s'était étendue: elle avait imaginé Maurice étouffant, comme
elle, des sanglots dans ses oreillers. Elle allait sortir, franchir le
jardin, en pleine nuit, courir jusqu'à l'appartement de Maurice. Si elle
le faisait elle était perdue: c'était ce qu'attendait le jeune homme
angoissé comme elle, mais plus de l'attente que de l'incertitude, car
son expérience lui disait: «Elle m'aime, rien ne vainc cela.»

L'excès de son émotion sauva Julie; au moment de sortir, elle défaillit,
s'affaissa sur le tapis de la chambre. Elle y resta sans vie, jusqu'au
matin. Elle s'y réveilla meurtrie et faible, la tête vide. À grand'peine
elle put achever de se dévêtir et se coucher. Elle s'endormit. Vers
midi, Mary entra dans la chambre de sa maîtresse. Tout de suite, Julie,
éveillée en sursaut, demanda:

--M. Maurice est-il en bas?

--Non, répondit l'Anglaise. M. Maurice a fait dire qu'il ne descendrait
pas; il est souffrant.

Cette réponse l'électrisa. Elle s'habilla en hâte, courut au pavillon,
ouvrit elle-même la chambre du jeune homme. Elle le trouva tel que son
rêve le lui avait montré, étendu, le visage pâli et crispé par les
tortures de cette nuit. Car lui aussi avait connu les suprêmes
inquiétudes, malgré toutes les raisons d'espérance que lui donnait son
scepticisme artificiel, il avait eu de cruelles minutes de doute: «Me
reviendra-t-elle? Si pourtant la religion était la plus forte?...» Pour
la première fois, lui aussi apercevait à quel point il aimait: elle
n'était pas seulement, comme il s'était complu à le croire, sa compagne,
son amie, la douce régulatrice de sa vie; la tendresse dont il
l'enveloppait avait des racines jusqu'au fond de ses entrailles. Aussi,
il avait souffert et pleuré; pleurs et souffrances avaient, pour lui
aussi, dissous les illusions, et il osait se dire: «Je l'aime,» avec un
élan résolu, dédaignant les calculs d'égoïsme et les vaines ironies.

***

Lorsqu'ils se trouvèrent en présence, après ces douze heures
douloureuses subies à quelques pas l'un de l'autre, ils ne furent plus
l'un pour l'autre les deux ennemis armés que sont ordinairement deux
amants. Ils s'apparurent l'âme nue, et s'étant à peine considérés un
instant, ils s'étaient devinés et compris. Julie se jeta à genoux, près
du divan où Maurice, étendu, la regardait de ses grands yeux d'ambre
clair, pleins de reproches. Elle ouvrit ses bras: il abrita de nouveau
sa tête dans cette poitrine de femme. Mme Surgère perçut ses sanglots
aux secousses du corps enfiévré qu'elle embrassait... Elle releva la
tête: elle prononça avec force:

--Je ne veux pas que tu pleures, je ne veux pas, je ne veux pas!...

Et il répondit gravement:

--Ma chère aimée, ne me faites plus de chagrin comme cela... Je vous
promets d'être raisonnable, d'être à côté de vous comme un frère
respectueux. Ne me chassez pas. Que ferais-je loin de vous? Si encore on
pouvait mourir, tout de suite. Mais il faudrait vivre et je n'en ai pas
le courage!

Elle le serra dans ses bras avec passion. Ils avaient atteint, l'un et
l'autre, ce degré d'exaltation sentimentale, où l'amour seul ne
hausserait pas deux êtres humains: il faut encore que la souffrance les
émacie, broie leurs sens, ne laisse pour ainsi dire subsister que deux
âmes...

Déjà ce n'était plus soi que chacun d'eux aimait: chacun aimait l'autre
avec abnégation et se sentait prêt à tout immoler pour le sauver et le
combler. Julie eût consenti tous les sacrifices, celui même de sa foi
religieuse et de son honneur. Si Maurice lui eût dit: «Jurez-moi que
vous n'irez plus à l'église, que de votre vie vous ne parlerez plus à un
prêtre,» elle l'eût juré avec la conscience qu'elle mettait le pied dans
l'enfer. S'il lui eût soufflé cette prière: «Sois à moi, donne-moi ton
corps,» elle eût livré ce pauvre corps défaillant. Mais Maurice n'avait
ni l'envie ni la pensée de lui demander pareilles choses. Un seul désir,
en lui aussi, subsistait: la contenter, la calmer, la voir heureuse. Il
sut trouver les mots qu'il fallait.

--Que voulez-vous de moi, disait-il. Je vous jure de ne plus jamais vous
troubler, comme je l'ai fait... Voulez-vous que je renonce même à ce que
vous m'accordiez autrefois?

Elle répondait doucement:

--Non... non... il ne saurait être mal de nous aimer. On peut aimer
d'une façon tout à fait pure, qui ne donne pas de remords...

Elle pensait à sœur Cosyma, aux chères et ignorantes tendresses
d'autrefois. Et Maurice, à ce moment-là, les crut possibles lui-même,
ces tendresses sans corps qu'il eût raillées la veille, avec la
consomption de sa chair par une nuit d'anxiété.

Il demanda timidement:

--Me permettrez-vous encore de sortir avec vous, de vous accompagner?...

--Oui... répondit-elle. Tout... Tout ce que vous voulez. Je suis sûre de
vous, à présent.

Quand ils redescendirent et gagnèrent l'hôtel, quand ils s'assirent
l'un près de l'autre à la table où on les attendait, il leur semblait
qu'ils n'avaient plus de chair mortelle, capable de palpiter et de
déchoir. Ils étaient convaincus qu'ils venaient de sceller le pacte de
spiritualité de leur amour. Ils ne se doutaient pas que ces élans
extatiques avaient fixé l'heure, jusque-là incertaine, où l'inévitable
loi les subjuguerait, et qu'ils venaient de célébrer les fiançailles de
leur tendresse.



IV


LEUR douce vie d'amis amants avait recommencé, les tendres entretiens,
les ententes muettes où parlent seuls les yeux qui se cherchent, les
mains qui se pressent.

De nouveau, ils sortaient ensemble, chaque jour, et dans ces tête-à-tête
quotidiens, l'esprit de Maurice acheva de s'insinuer lentement dans
l'âme de Julie. Les rôles cependant déviaient un peu. Maurice parut plus
aimant, plus soumis; l'alerte de la confession avait aiguisé son désir;
le bien qu'il avait pensé perdre lui devint plus précieux. Il réprima
les caresses hardies. Julie, qui s'en apercevait, lui en sut gré: elle
demeura pourtant sur ses gardes, jamais tout à fait rassurée dès qu'ils
étaient seuls. Le silence, l'immobilité contrainte de Maurice, ne
disaient-ils pas son envie aussi clairement que des gestes et des mots?
L'éveil perpétuel de cette chaste pensée contre les projets de l'amant
commença à la ternir: n'est-ce pas une cruelle ironie de l'amour
d'apprivoiser la pudeur dans la résistance même? Chaque défense d'une
femme l'approche de la défaite.

À demi vaincue déjà par un tel effort, pouvait-elle tenir contre le
chagrin de Maurice? Maurice souffrait visiblement; on observait son
amaigrissement, sa pâleur. Penser qu'elle, Julie, qui l'avait soigné et
sauvé, allait à présent défaire son œuvre et l'endolorir, non, elle ne
le pouvait pas; autant lui demander de le frapper, de le tuer. Ce fut
elle qui dénonça leur contrat de continence, rendit les bonheurs furtifs
qu'elle avait, un jour, voulu lui reprendre. Elle permit de nouveau des
caresses que sa conscience condamnait. Maurice, inquiet et incertain,
s'aventurait lentement...

Et puis les réflexions, les projets d'attaque ou de résistance, tous
deux ne s'y abandonnaient qu'aux heures de solitude. Ensemble, ils n'y
pensaient plus. Ils promenaient à travers Paris un couple si visiblement
épris que les passants se retournaient sur eux avec la curiosité émue
que soulève le sillage de l'amour.

L'automne se prolongea, fit reculer l'hiver; au milieu de décembre on
vit encore de belles journées de soleil. Quelques-unes palpitèrent de
souffles tièdes, parfumés on ne savait où, sans doute aux immuables étés
de l'Afrique: elles épandirent un charme triste, celui des joies
mortelles qui portent en elles cet avertissement: «Je suis peut-être la
dernière.» Parfois la douceur agonisante de l'atmosphère s'aiguisait: le
ciel, toujours limpide, semblait se cristalliser en froid diamant; la
terre et l'eau gelaient. Sur le sol durci, sonore, Maurice et Julie
aimaient alors à marcher à pied vers les hauteurs d'où la ville se
découvre, à travers les transparences hivernales, jusqu'au delà des
forts. Ils laissaient le coupé au pied des Buttes, et cinglés, rougis,
égayés par la brise aigre, ils gravissaient Montmartre, Chaumont,
Montsouris, comme des étudiants en vacances, serrés l'un contre l'autre,
la main du jeune homme touchant dans la fourrure du manchon la main de
son amie...

Surtout les hauteurs de Montmartre les attiraient, où lentement
s'étageaient les assises de la nouvelle basilique. Presque chaque
semaine ils y montaient ensemble. Maurice s'amusait de la procession des
pèlerins, de la foule des mendiants, des brocanteurs religieux qui
encombrent les abords: la chapelle provisoire avec ses _ex-voto_, ses
bannières et ses sacrés-cœurs votifs, lui paraissait une boutique de
bric-à-brac divin. Julie, agenouillée devant l'autel, priait, ne se
lassait pas de prier. Elle regardait avec des yeux confiants ce doux
Christ blond, qui montrait du doigt, en souriant tristement, son cœur
transpercé, apparent sur la toge bleue.--«Que lui demande-t-elle?»
pensait Maurice. Elle lui demandait bien humblement, bien sincèrement,
de prolonger les heures présentes, tout en purifiant leur tendresse.
Elle demandait que le cœur de Maurice s'apaisât, qu'il se contentât des
chastes étreintes. Parmi la vapeur aromatique qu'exhalaient cette
chapelle, tous ces cierges, toutes ces reliques,--son amour, comme le
benjoin des encensoirs, se sublimait jusqu'aux régions de l'extase: il
lui semblait que le divin blessé lui souriait, bénissait ses vœux, et
que c'était entre son ami et elle comme une sorte de mariage mystique...
Cependant Maurice la contemplait. Il l'aimait ainsi, dans sa faiblesse
de femme; il aimait sa piété enfantine, sa foi résolue, encore que cette
foi fût l'ennemie de ses dessins secrets. Il suivait du regard la pente
onduleuse de son corps appuyé sur le prie-Dieu, la nuque pâle sous les
cheveux vivaces, et les fines mains laissant entre elles apercevoir
l'adorable profil. Il pensait: «Comme elle est charmante!... Comme je
l'aime!...» Un instant Julie était exaucée; Maurice sentait un effluve
de saintes pensées calmer des désirs qu'il n'osait plus s'avouer.

...Alors, une complicité d'événements prit à tâche de les tenter,
multiplia ces occasions de solitude, d'intimité, qui les troublaient.
L'installation de l'hôtel achevée, on allait l'inaugurer en face de
Paris, par une grande fête qui devait affirmer la richesse de la
nouvelle direction, la prospérité des affaires. Cette fête fut
longuement discutée entre les habitants de la maison et leurs deux amis
familiers, Daumier, le baron de Rieu. On finit par se rallier à l'avis
de M. Surgère: un bal costumé, où un groupe d'invités soigneusement
choisis formeraient une redoute Directoire. Maurice fut chargé de
dessiner les costumes. Il costuma Antoine Surgère en général Mélas;
Esquier, encore qu'il protestât contre les travestissements, accepta de
porter un uniforme de commissaire aux armées; Claire serait vêtue en
soubrette de l'époque; Mme Surgère en Mme Tallien. Naturellement
ce fut ce dernier costume qui occupa surtout Maurice; il participa à
tous les secrets de l'essayage; il vécut, un mois durant, dans
l'intimité des dessous de Julie, de sa toilette. Elle s'en alarmait par
instants, flairant le péril. Elle s'efforçait de se rassurer en se
mentant: «Ne puis-je pas lui permettre, pensait-elle, ce que je permets
à un couturier?» Comment s'avouer que déjà elle n'était plus, oh! non,
l'innocente Julie de sœur Cosyma, de l'abbé Huguet? Après la conquête de
son esprit, de son cœur, voici que sa chair même se donnait lentement,
irrésistiblement. Un printemps s'animait, s'échauffait à la veille de
son automne. Une âme d'amoureuse lui naissait sur le tard, ravivait en
elle le goût et la science de plaire. Les mots, ces caresses ailées des
passants qui frôlent les jolies femmes, les mots qu'elle laissait
autrefois tomber par terre sans y prendre garde, elle les recueillait
maintenant; ils la charmaient, car ils signifiaient: «Tu es belle,
Maurice peut t'aimer.» Même cette différence des âges qui avait d'abord
donné un appui à sa résistance, elle n'en était plus effrayée, elle
l'oubliait. Et le miracle s'accomplissait; elle n'avait plus d'âge, elle
avait la jeunesse immortelle de celles qui se sentent aimées. Les gens
qui les croisaient, Maurice la main appuyée sur le bras de son amie,
trouvaient l'appareillage naturel et pensaient: «Ce sont de beaux
amants.» Ainsi tous deux s'avançaient les yeux obscurcis vers le terme
inévitable...

Dans cette douce fièvre d'attente, Maurice oubliait Claire. Mais sa
destinée se tramait dans l'ombre, malgré lui. Le jour où Julie dit
devant lui, très simplement: «Notre Claire chérie va nous revenir
demain,» la pensée que cette autre femme serait témoin qu'il aimait
ailleurs, le troubla.--«Elle va souffrir, pensait-il, pauvre petite!»
Mais déjà il n'avait plus la force de dissimuler auprès de l'enfant...
«J'aime trop Julie, je ne puis pas...» Aussitôt il s'étonna: «Et Claire,
la chère petite, je ne l'aime donc plus?» Il évoqua les étapes de leurs
singulières amours, les souvenirs caressants de la villa des Œillets.
Il sentit que ces choses étaient encore dans son cœur, qu'éternellement
elles y seraient. Présentement, une épaisse couche de cendres les avait
ensevelies, comme les villages de la côte napolitaine; mais ce linceul
les conservait pour l'avenir. Il brida sa conscience, il argumenta:
«C'est une enfant. Le temps est devant nous... Dois-je m'enchaîner pour
des puérilités? Puis, c'est la vie même, ce flux changeant des
affections...» Il se donna enfin cette raison: «Je ne dois pas épouser
Claire, qui est riche, maintenant que je suis pauvre.» Il ne s'avouait
pas qu'un espoir malsain stagnait en lui: l'espoir que l'avenir
arrangerait tout, qu'il lui donnerait ces deux joies, l'épouse après la
maîtresse.

Claire revint; sa vie se mêla à la leur. Et vraiment Maurice put croire
que son vœu se réalisait, que l'enfant ne souffrirait pas: d'abord elle
ne vit rien, ne comprit rien. Elle s'était si bien accoutumée à la
pensée que Maurice l'aimait, et que son rôle, à elle, jusqu'au mariage,
serait, tout en l'aimant, de se défendre contre lui, qu'elle fut plutôt
soulagée d'abord, le retrouvant si calme à ses côtés. Maurice eut
l'hypocrisie instinctive de lui accorder encore quelques attentions; et
ce n'était pas tout hypocrisie: son amour-propre, son égoïsme, se
plurent à la sentir sienne, toujours, alors que lui rêvait ailleurs. Le
trouble où une simple pression de sa main mettait cette enfant, lui
prouva que son empire persistait. Il goûtait, à cette vie en double, une
excitation supérieure, une joie née de l'exercice puissant de la faculté
d'aimer.

Mais bientôt ce rôle même lui pesa, il ne pouvait plus penser qu'à
Julie. Il la devinait presque conquise; Claire n'était qu'une vague
rêverie, la réserve indécise de l'avenir. Il l'oublia pour un temps, il
la négligea; elle finit par s'en apercevoir. Ce qu'elle éprouva en
constatant que Julie devenait pour Maurice quelque chose comme ce
qu'elle-même avait été, fut à la fois de la révolte, de la douleur et de
l'étonnement. Il lui parut qu'on lui ôtait injustement sa part de vie,
qu'on la torturait en abusant de sa faiblesse; et en même temps elle ne
comprenait pas bien, cœur simple de jeune fille, comment une femme qui
l'avait élevée, qu'elle regardait comme une sorte de mère, pouvait lui
disputer son ami. C'était invraisemblable, inique et impur; tandis
qu'elle eût accepté la lutte contre une compagne, contre une autre jeune
fille. Ses yeux surpris et sévères, en éveil maintenant, en arrêt sur
Maurice et Julie, les guettèrent, les troublèrent, comme une conscience
indépendante d'eux, qui les accusait. Julie s'humilia: «Cette enfant est
honnête et chaste, pensait-elle... Elle a le droit de me mépriser...
Jamais, jamais elle ne se laissera tenter comme moi!» Maurice, irrité de
ces prunelles de reproche fixées sur lui, commença d'être brusque avec
Claire.

***

Le soir du bal cependant arriva. Pour recevoir les premiers invités,
Julie avait délégué Claire, qui, sérieuse et souriante dans son costume
de soubrette Directoire, s'acquittait de ses fonctions avec aisance.
Pendant ce temps, Mme Surgère achevait de s'habiller, aidée de Mary,
d'une des «premières» de Chavannes, et de Maurice, qu'il avait bien
fallu appeler pour le dernier coup d'œil... Il était là, les doigts
fiévreux, le sang aux joues sous sa peau brune, donnant des avis d'une
voix qui se cassait par moments. Lorsqu'on était trop lent à le
comprendre, il se levait brusquement, arrangeait lui-même un pli,
fixait une épingle... Le désordre du dévêtement récent emplissait la
chambre; l'air était aromatisé d'essences, mêlées à l'odeur des cheveux
secoués, de la peau nue. Maurice contemplait, pour la première fois, les
épaules, les bras, la gorge de Julie; leur nudité était son œuvre: il
n'avait pas voulu que cette ligne admirable fût rompue par aucun bijou,
par aucune brassière; et voici qu'il défaillait à cette vue...

La toilette achevée, la «première» de Chavannes quitta la chambre,
guidée par Mary; un instant, Maurice et Julie demeurèrent seuls. Elle
eut peur de lui, aussitôt, comme d'une force affolée dont elle ne se
sentait plus maîtresse... Les yeux du jeune homme, rivés sur son buste,
la dévêtaient: elle fut enveloppée d'une bouffée de désir qui l'incendia
et la fit frissonner coup sur coup... D'un mouvement d'irrésistible
pudeur elle saisit une écharpe de dentelle qui traînait sur une chaise;
elle en enveloppa ses épaules, ses bras, sa gorge, toute cette peau qui
souffrait d'être nue.

À ce geste de défense, l'ambre clair des prunelles de Maurice se
troubla; il tressaillit: Julie, effarée, le vit se lever, marcher sur
elle. Un instant, elle put croire qu'il allait tenter une violence; la
main du jeune homme, tremblante de fièvre, touchait son bras... Mais
cette main, crispée sur l'écharpe, n'eut que la force de l'arracher d'un
geste bref; et, aussitôt qu'il l'eut saisie, il se rua dessus, la porta
à ses narines, à ses lèvres, à ses dents, la respira et la mordit... Ces
lèvres, ces narines, ces dents, Julie les sentit sur sa chair la plus
secrète... Elle poussa un cri de blessée et, les joues en feu, elle
s'enfuit.

Seul dans la chambre vide, Maurice laissa échapper de ses doigts le
chiffon de dentelle odorante. Il était brisé, lui aussi, bouleversé
comme si cette chose inerte, qu'il venait de frôler, eût été vivante et
palpitante. Il entra dans le cabinet de toilette, passa sur son visage
une éponge humide; mais celle-ci encore était tout imprégnée du parfum
personnel de l'Aimée. Alors, saisi de peur au milieu de cette chambre
enchantée, il se sauva comme un voleur, gagna, par le corridor,
l'escalier de l'aile gauche qui descendait directement au jardin. Il
évita ainsi de se trouver pris dans la spirale des voitures; une à une,
au soleil irradiant des globes électriques, elles versaient devant le
perron leur charge élégante, femmes encapuchonnées de clair, ou tapies
dans de longs manteaux,--gentlemen corrects, fleuris de blanc. Il se
promena dans le parc. Le temps était froid: la terre gelée sonnait sous
le pied; le ciel, en cristal diaphane, était piqué de pâles étoiles, qui
semblaient briller loin, très loin en arrière. Au grand air glacé,
Maurice essayait de calmer sa fièvre: d'abord il n'y réussit pas. Puis
cette fièvre se régularisa, et les battements de son pouls, aussi
rapides, furent plus rythmés. Il pensait à ce qui venait de se passer...
«De telles scènes se recommenceront, cela est certain. Nous vivons dans
la même maison, nous nous voyons continuellement. Elle m'aime assez pour
que je puisse faire d'elle ce qui me plaira... Moi, je l'aime aussi;
nous serons amants.»

Sur ce rêve, il s'attardait. Comme un pèlerin s'étonne, après les chers
périls de la route, d'apercevoir déjà les toits de la ville, il
ressentait par avance les tristesses de la possession.

Il se rapprocha de l'hôtel: la façade tournée vers le parc luisait de
feux, à travers la résille des branches. Les voitures entraient, plus
rares. Embuées de vapeurs, les vitres ne laissaient transparaître qu'une
grande clarté sur laquelle passaient et repassaient des ombres.
Subitement, le froid de cette nuit de gel s'injecta dans les membres du
jeune homme, le fit frissonner. Il pénétra dans la maison par le même
chemin détourné, puis traversant la salle à manger, gagna le salon par
l'intérieur des appartements. Il entra ainsi dans le bal sans être
aperçu, évitant la porte principale près de laquelle, maintenant, Mme
Surgère se tenait. Presque tous les invités lui étaient inconnus: gens
de finance, gens de journal, gens du monde cosmopolite. Il put se
glisser, sans serrer trop de mains, jusqu'au poste d'observation qu'il
s'était choisi, la seconde fenêtre après l'entrée. De là, enfoncé dans
l'ébrasement, il voyait Julie.

Comme elle était belle! Les émotions récentes, la chaleur de la foule
attiraient à ses joues toute la sève vivace de son sang; cette ardeur
contrastait avec la pâle maturité des épaules et de la gorge, que le
corsage échancré largement laissait resplendir, plus attirant qu'une
nudité, car la draperie retenue par un fil léger semblait près de lâcher
prise, de s'abattre sur le tapis.

Non loin de là, près de la cheminée monumentale, Antoine Surgère,
costumé en généralissime autrichien, s'entretenait avec le baron de
Rieu, vêtu, lui, d'un simple habit noir.

Maurice observait l'attitude des hommes lorsqu'ils abordaient Julie. Le
désir faisait flamber subitement leur regard. Quelques-uns, sans pudeur,
s'avançaient tout près, comme pour découvrir, de la nudité, quelque
chose de plus que n'en montrait le corsage. Quand de nouveaux arrivants
les contraignaient à s'éloigner, il les voyait échanger des demi-gestes,
des demi-sourires... Il devinait bien ce qu'ils disaient! Ses doigts se
crispaient; la rage du mâle, à la vue du plaisir pris par d'autres mâles
avec l'objet aimé, lui brûlait la poitrine. Il faillit se jeter sur eux,
les écarter de cette femme, à laquelle ils n'avaient pas droit. Pourtant
il s'avouait que cette admiration brutale des autres lui faisait désirer
Julie plus ardemment. Sa pensée fut impudique comme le regard de ces
hommes: «Je la veux... je la veux... Je l'aurai... cette nuit même!» Et
lui qui, tout à l'heure, n'osait que porter à ses lèvres un tissu
inerte, imprégné par l'attouchement odorant de Mme Surgère, il rêva
des violences:

«Je la suivrai dans sa chambre... Elle n'osera pas appeler...»

En cet instant, Julie sentit fixés sur elle, comme tout à l'heure, les
yeux de Maurice; elle s'effraya de leur brutalité hostile, presque
haineuse... Elle ne vit plus qui était près d'elle, qui lui parlait.
Elle ne put se tenir d'aller vers l'aimé, de rassurer sa propre
inquiétude en l'interrogeant:

--Reste ici, petite, dit-elle à Claire qui se tenait modestement à
l'écart. Reçois pour moi, je reviens.

Esquier passait, gravement drapé dans son uniforme bleu à ceinture
tricolore à grands revers rouges. Elle lui prit le bras et lui dit:

--Menez-moi donc vers Maurice, je vous prie.

--Savez-vous que vous êtes très belle? dit le banquier.

Elle sourit:

--Des compliments de vous, mon vieil ami?

--Oui, de moi comme de tout le monde... Vous êtes la reine de ce bal.
Votre succès fait presque scandale.

Et mettant affectueusement la main sur sa main, il ajouta:

--Chère amie, vous savez si je vous aime, n'est-ce pas? Eh bien! tâchez
de n'être pas trop belle.

La pensée grave qu'elle lisait au fond du regard paisible d'Esquier
arrêta le sourire sur le visage de Mme Surgère.

Elle balbutia:

--Trop belle! et pourquoi, mon Dieu?

À ce moment, ils étaient tout près de Maurice. Esquier salua sa compagne
et, montrant le jeune homme:

--Pour celui-ci! dit-il.

Maurice n'entendit que ces mots. Il demanda:

--Que dit le cher associé?

--Je n'ai pas compris, répondit Julie. Elle disait vrai. Elle avait
seulement deviné un avertissement sous les paroles énigmatiques
d'Esquier. Maurice reprit sans lui offrir le bras:

--Eh bien... vous en avez assez de faire voir vos épaules?

Elle resta un moment interdite. C'était lui, son ami, qui lui parlait
ainsi? Un chagrin mêlé de honte, de pudeur offensée, lui emplit le cœur.
Prise d'une douloureuse envie de larmes, elle balbutia très bas:

--Oh! Maurice!

Ces larmes, près de jaillir, satisfirent la rancune du jeune homme. Il
ne lui resta plus que le mécontentement de soi, l'envie de se faire
pardonner, et le besoin de serrer cette femme adorable, tout de suite,
contre son cœur:

--Pardon, fit-il, je suis méchant, je ne sais pas bien vous aimer. Ne
pleurez pas, de grâce, ne vous laissez pas voir avec des larmes dans les
yeux; on nous observe déjà. Donnez-moi votre bras.

Elle le lui donna, en ouvrant largement son éventail pour cacher sa
rougeur. Ils traversèrent assez vite les deux grands salons: dans le
second, les joueurs étaient déjà réunis autour des abat-jour. Une
portière séparait ce salon du boudoir mousse. Lorsqu'ils y entrèrent,
ils n'y virent qu'un monsieur en train de rajuster sa cravate, et qui
disparut aussitôt.

--Dieu! qu'il fait bon ici! s'écria Julie en s'asseyant.

La tiédeur de cette chambre doucement chauffée leur paraissait fraîche
au sortir des salles où l'on dansait. Maurice s'assit sur un pouf, aux
pieds de son amie. Il la regarda en silence; mais ce regard fixe,
volontaire, la troublait.

--Pourquoi me regardez-vous ainsi? murmura-t-elle, essayant de rire.

Il répondit gravement:

--Parce que vous êtes belle... Il me semble que je vous vois aujourd'hui
pour la première fois.

Des bruits d'orchestre, affaiblis par la distance, amortis par les
tentures, venaient jusqu'à eux, en même temps que les propos des joueurs
dans la pièce voisine. Julie se sentit désarmée, vaincue par le besoin
d'entendre cette voix lui dire qu'elle était belle, qu'elle était aimée.

Elle fixa sur l'enfant des yeux pleins de tendresse. Lui, posa sa joue
sur le genou ployé de Julie. Voici que, seul à seule, comme ils étaient
là, le désir le tourmentait moins.

--Il faut m'aimer, murmura-t-il. Il faut n'être à personne au monde qu'à
moi. Parce que, moi, je n'ai que vous!

Elle prit ce front chéri dans ses mains; elle le souleva vers elle, vers
sa bouche. Elle avait oublié le bal et le monde. Les résonances
douloureuses, de la voix du jeune homme avaient chaviré son faible cœur.
Nulle force, à ce moment, ne l'eût empêchée de l'attirer à elle et de
lui répondre:

--Pourquoi me dire de vous aimer? Est-ce que j'aime autre chose au monde
que vous? Je vous adore!

Il sentit sur ses tempes la fraîcheur des bras de Julie, sur son front
la brûlure de sa bouche. Et alors, grisé, il se releva à demi, il
renversa sur le dossier du fauteuil l'amie effarée et muette, il roula
ses lèvres sur le col, sur les épaules, sur la gorge houleuse. Elle ne
résistait pas, vraiment pitoyable en sa faiblesse. Il eut alors
conscience qu'il abusait d'un effarement et d'un effroi; il se maîtrisa
d'un coup de volonté. Il reprit sa posture humble de l'instant d'avant;
il baisa la main inerte qui pendait près de ses lèvres:

--Pardonnez-moi, murmura-t-il.

Elle répliqua, la voix entrecoupée:

--Que nous sommes imprudents!... Mon Dieu!... mon Dieu!...

Et doucement, comme l'on prie, elle ajouta:

--Laissez-moi, Maurice, retournez dans le salon.

Il obéit aussitôt. Ses pensées soufflaient en tourbillon dans son
cerveau. En ce moment où la pitié et la tendresse lui faisaient
comprendre, partager, et comme adorer les scrupules de Julie, était-il
le même homme qui, tout à l'heure, pensait: «Je l'aurai... je l'aurai
cette nuit?»

«Je suis fou, vraiment fou. Ce que j'aime en Julie, c'est son honnêteté.
Notre plaisir ne sera guère augmenté quand elle aura été ma maîtresse.
Et un peu de notre tendresse aura été perdu.»

--Vous parlez tout seul? dit une voix près de lui.

C'était le docteur Daumier, accoudé, côte, à côte avec le chirurgien
Frœder, au chambranle d'une porte. Ils causaient des femmes qui
passaient, tourbillonnaient dans l'étreinte des danseurs, balayant le
plancher de leurs traînes demi-relevées. Ils les détaillaient, les
déshabillaient avec des mots de carabins.

Maurice les écouta quelque temps

Il songeait:

«Comme les hommes sont inconséquents! Ils se sont avisés de vêtir
l'amour de cet apparat de pudeur et de poésie qui fausse notre optique,
qui égare notre jugement, chaque fois que la nature nous porte à désirer
une femme. Et quand ils sont ensemble à regarder des femmes, ils se
plaisent à souiller ce laborieux idéal. Moi-même, je suis inconséquent
et irrespectueux comme les autres; j'apprends, sans répugnance, plutôt
avec gaieté, que l'une d'elles, si elle est jolie, livre son corps pour
de l'argent, pour le plaisir de la débauche... Et voilà que j'hésite, au
dernier moment, à prendre la femme que j'aime!»

À l'écart des danseurs, dans le coin où s'entassaient les accessoires,
Rieu et Claire, qui devaient conduire le cotillon, causaient,--le baron
penché près de l'oreille de la jeune fille.

«Est-ce qu'ils flirtent? pensa Maurice... Claire se console. C'est égal,
à ce jeu-là, le baron doit être un partenaire médiocre.»

Un peu irrité, sans se l'avouer, il secoua sa volonté indécise:

«Allons! Vivons! Laissons s'accomplir l'inévitable. Nous verrons bien!»

Malgré ses hésitations, ses scrupules, l'espoir de l'amour prochain le
réchauffait.

«J'ai souffert, pensa-t-il. La vie ne m'a pas gâté, j'ai été rudement
éprouvé. Eh bien, voici une revanche!»

Autour de lui, le bal affolait la foule. Beaucoup d'invités étaient
partis: mais ceux qui demeuraient n'étaient plus des passants dédaigneux
ou contraints: ils restaient pour le plaisir de s'agiter, de palper des
tailles de femmes, de suivre une intrigue. Or, à cette heure tardive,
dans cette atmosphère sur-chauffée, chargée de la poussière des fards,
de la sueur volatilisée des corps, voici que de lui-même se déchirait le
contrat accoutumé entre le désir humain et la pudeur sociale; personne
ne semblait apercevoir un relâchement consenti par tous. Maurice, ayant
quitté Frœder et Daumier, constatait l'universelle impudicité de cette
foule. Des couples tournaient, si étroitement pressés, presque
encastrés, que de leur valse la femme se pâmait, comme en un lit. Ils se
séparaient aux derniers accords de la musique--et brusquement se
glaçaient dans une affectation de courtoisie mondaine. D'autres, assis à
l'écart, causaient si bas que leurs lèvres bougeaient à peine; mais la
lubricité des yeux parlait assez clair... Il ne fallait que les
observer pour comprendre, ici la fervente instance d'un rendez-vous--à
la fin accordé au moment où l'idole se levait, donnait une date d'un mot
brusque, bref, ailleurs l'entretien haletant où l'on évoque les
anciennes caresses, où les mots glissent avec les regards par
l'entre-bâillement des corsages, les fouillent comme des doigts.

Et les mères couvraient d'un regard satisfait ces apartés de leur fille
avec l'homme qui l'énervait; les maris jouaient paisiblement au poker,
dans les chambres voisines, livrant toute une nuit leur femme aux
attaques des hommes; et tous ces chargés d'âmes s'imaginaient ou
affectaient de croire que, la nuit achevée, le calme et l'ordre se
restaureraient dans les cœurs troublés des filles et des femmes, aussi
aisément que les meubles et les tentures reprendraient leur place
habituelle dans les salons dévastés par le bal.

Maurice pensait:

«Quelle duperie, quelle tartuferie que la pudeur du monde! L'Église
seule est raisonnable avec ses dogmes clairs, froids, tranchants comme
l'acier... Ceci est permis, cela ne l'est pas. Une jeune fille, une
jeune femme, ne doivent pas aller au bal, parce que cela excite leurs
nerfs. Voilà qui est net... L'Église a raison.»

Mais sa pensée se désorienta. Claire venait à lui. Il était si obsédé en
ce moment par l'image de Julie, qu'il regarda la jeune fille avec une
curiosité désintéressée.

«Elle est vraiment trop maigre encore pour se décolleter. Et puis, aux
lumières, cette blancheur de peau, ces cheveux trop noirs... c'est
presque effrayant... Elle a l'air d'une morte qui marche.»

--Est-ce que vous êtes souffrante? lui demanda-t-il.

Elle répondit, subitement rosée:

--Oui, un peu. Je voudrais bien ne pas conduire le cotillon?

--Eh bien! ne le conduisez pas.

--Mais qui me remplacera?

--N'importe qui; Mme Surgère, par exemple.

--C'est cela, fit Claire. Voulez-vous le lui demander?

--Oui, j'y vais.

Julie résista un peu, puis céda. Maurice éprouvait une sorte de
soulagement à livrer son amie au baron de Rieu, au lieu de la voir
traîner de bras en bras, au hasard des choix. Il devinait bien qu'elle
subissait, elle aussi, l'effet dissolvant des atmosphères de bal... Sa
nudité ne l'inquiétait plus: elle entendait sans révolte les propos
d'admiration qui d'abord l'avaient fait cruellement rougir. Comme on lui
en avait murmuré de ces déclarations forcément écourtées, où le passant,
un instant en contact avec une jolie femme, essaye ses chances, tente si
«ça prendra», peu chagrin de l'insuccès, d'ailleurs, répétant les mêmes
mots à une autre, l'instant d'après! Cette nuit, elle avait vraiment
senti le frisson des désirs lui effleurer la peau. Et voici qu'elle
n'en souffrait plus, qu'elle attendait presque les déclarations, qu'elle
les écoutait en souriant! Son cœur en recevait une joie secrète. Elle
pensait: «Je suis belle, je suis désirée!» et le vide que l'âge creusait
entre elle et Maurice lui semblait se combler.

***

Le cotillon s'achevait. On soupa, le salon transformé en une sorte de
restaurant de nuit; et les femmes, vraiment, par leur attitude,
complétaient la ressemblance. Le désordre que l'agitation de la danse
avait mis dans les coiffures et dans les toilettes, on ne songeait plus
à le réparer; on l'accentuait par des accoutrements bizarres, trouvés
dans les pétards de la dernière figure. Hommes et femmes s'amusaient à
des gamineries. On tournait le bouton du commutateur électrique, on
faisait une obscurité d'un instant, pendant laquelle les lèvres
effleuraient les épaules. Julie et Maurice Artoy, placés en face l'un de
l'autre, parlaient peu, écoutaient distraitement ce que disaient leurs
voisins. Leurs yeux, invinciblement, se cherchaient, se fondaient dans
une langueur de nouveaux époux qui épient la marche des aiguilles vers
l'heure d'être seuls.

Le jour, tombant d'un ciel qui revêtait le bleu métallique du plomb, se
glissait déjà entre les fentes des rideaux, par les corridors, venant
des portes lointaines. Il apportait, avec une sensation de fadeur et de
fatigue, l'envie de ne plus dormir, de ne pas faire cette anormale
tentative de fermer ses yeux au soleil nouveau...

Les tables prestement enlevées, l'orchestre disparu, des amateurs
jetèrent encore aux affamés de danse la pâture de quelques valses, de
quelques galops... Puis brusquement tout s'arrêta, on referma le piano,
les domestiques vinrent éteindre les lampes. Les rideaux des fenêtres,
les contrevents furent ouverts; et le premier rayon de soleil, d'un
rouge de feu de Bengale, chassa les plus attardés.

Maurice, Julie et Claire reconduisirent ceux-ci. Au jour, Mme Surgère
remarqua la pâleur de Claire.

--Va te coucher bien vite, mignonne, lui dit-elle... Ne reste pas là, tu
vas prendre froid. Tu es fatiguée, tu n'as pas bonne mine.

--Oui, fit-elle... Je ne me sens pas bien. Elle tendit son front, sur
lequel Mme Surgère posa un baiser, puis rentra dans l'hôtel et gagna
sa chambre.

Maurice et Julie remontèrent l'un après l'autre les quelques marches du
perron d'angle... Ils restaient muets; cependant ils savaient bien
qu'ils avaient quelque chose à se dire, puisqu'ils ne se séparèrent pas,
puisque Julie laissa le jeune homme l'accompagner, puisqu'ils
traversèrent ensemble les salons déserts. Où allaient-ils? Silence et
solitude, c'était tous les espaces si pleins, si bruyants tout à
l'heure... Le jour les éclairait maintenant; mais on avait refermé les
fenêtres, et une odeur d'animal humain y fermentait encore. Pourquoi
Maurice suivit-il Julie, marchant avec lenteur à travers les salles?
Pourquoi voulut-il la conduire dans le boudoir mousse, vers ce fauteuil
où elle s'était assise quelques heures auparavant? Elle se laissa faire.
Car son cœur était tout alangui; l'envie des baisers et des caresses la
tourmentait, autant que cet enfant qui la menait par la main.

Mais lorsqu'ils eurent laissé retomber derrière eux la portière du
boudoir, ils furent dans la nuit. Les persiennes pleines, donnant sur
l'avenue, étaient restées fermées. Cette obscurité fut propice et
complice... Leurs lèvres se touchèrent sans que leurs yeux se vissent,
et, dès lors, ils comprirent bien qu'ils s'appartenaient, que c'était
fini de lutter... Leurs paroles, prières, révoltes, plaintes, ne furent
que des balbutiements dans des baisers. Ils se retrouvèrent, elle,
étendue sur le fauteuil, lui, agenouillé à ses pieds... Ah! certes! il y
eut bien dans le cœur de la pauvre femme la douleur d'une blessure, à
sentir franchie cette ligne précise qui sépare la tendresse de la
lubricité. Mais quoi? son corps était prêt, appelait cette chère
violence. Elle ne sut balbutier que ce mot: «Je t'aime,» quand,
bouleversé par l'anxiété, près de maudire son œuvre, Maurice suppliait:
«Pardonne-moi!...»

***

Par une pitié de la destinée, l'étrange hallucination où s'étaient
passées pour elle toutes ces choses, ne s'évapora pas tout de suite.
Lorsque Maurice, torturé comme un prêtre qui vient de briser son idole,
ramena sa maîtresse au jour et la regarda, anxieux, il s'aperçut avec
étonnement qu'elle ne pleurait pas. Non, une insondable tendresse, celle
qui appelle tous les sacrifices, toutes les morts pour la joie meilleure
de l'Aimé, emplissait ces beaux yeux vaincus, enfin passionnés! Et sans
dire de mots qui n'eussent rien traduit de leurs pensées, ils s'en
allaient, le monde oublié, revenant sans savoir où à travers les salles
vides...

Arrivés à la porte du grand salon qui donnait sur le vestibule, Julie
arrêta Maurice; tout en l'enveloppant d'un regard de tendresse soumise,
elle lui fit signe de rester là un instant, de ne pas la suivre. Il
baisa le bras nu tendu vers lui.

--Oui... Je reste. Va! je t'aime!

Il s'en retourna de quelques pas tandis qu'elle regagnait sa chambre. Il
colla son front aux vitres, regardant, ne voyant pas le jardin bleui par
le matin qui grandissait.

Alors, dans ce silence absolu, un léger frôlement le fit tressaillir.

Claire était là, derrière lui, appuyée contre le piano: elle était là
certainement avant qu'ils n'eussent passé; certainement elle les avait
vus.

Maurice marcha vers elle.

--Qu'est-ce que tu fais ici? dit-il brusquement. Pourquoi n'es-tu pas
couchée?

Pâle comme une sainte de cire, elle dit:

--J'avais oublié mon éventail... vous voyez.

Il l'observa un instant, défaillante, comme terrifiée de ce qu'elle
avait vu... Quelle vague intérieure le souleva, en cette minute où ils
se regardaient, face à face, brûlés tous deux par l'émotion? Ce fut
l'exaltation du triomphe, un besoin d'user une force de victoire énorme
qu'il sentait encore palpiter en lui, la certitude qu'en ce moment rien
ne lui résisterait... Il s'approcha de Claire: elle ne bougeait pas,
hypnotisée par son regard.

Il s'approcha plus près encore; il lui toucha les lèvres de ses lèvres,
d'un baiser immobile, d'un baiser de maître qui commande, d'un baiser
posé, sur cette bouche froide, comme un sceau plutôt que comme une
caresse.

***

--Va, lui dit-il doucement ensuite, va dans ta chambre, mon enfant.

Elle ne répondit pas.

Elle obéit.



_DEUXIÈME PARTIE_



I


TROIS années avaient passé. Mai s'achevait.

Trois années depuis le matin de bal où, dans la même heure, Maurice
Artoy devenait l'amant de Mme Surgère et scellait d'un baiser de
maître les lèvres de Claire Esquier.

En regagnant sa chambre, ce matin-là, grisé d'orgueil, mais pourtant
lucide, il avait entendu la voix d'un pressentiment lui murmurer: «Ton
avenir désormais est lié à l'avenir de ces deux êtres qui t'aiment, qui
t'aimeront uniquement, toujours!» Et vraiment, au cours des trois années
échues, ni l'une ni l'autre n'avaient déserté sa vie ou sa pensée. L'une
fut la compagne de chaque jour, et peu à peu comme l'épouse.
L'autre,--la jeune fille,--il l'avait plus rarement aperçue; jamais sa
présence ne fut indispensable à son bonheur actuel; mais en aucun jour
de ces trois années il ne la sépara du rêve d'amour définitif, d'avenir
lointain qu'il portait en lui.

***

Aujourd'hui, tandis qu'il s'attardait, une cigarette aux lèvres, devant
la table où il venait de déjeuner, seul, dans son appartement de la rue
Chambiges, c'était encore à elles deux qu'il songeait. Il ne les
opposait plus l'une à l'autre, comme autrefois; il ne renouvelait pas
les imaginations perverses de son adolescence. Du libertinage
artificiel, l'amour de Julie, si franc, si simple, si sain, l'avait vite
guéri; et le projet qu'il avait pu former: mener de front les deux
intrigues, s'étiola bientôt, plante parasite, sans racines profondes
dans son cœur. N'était-il pas, comme tant de jeunes hommes de sa
génération, un Valmont incomplet, capable de concevoir et de souhaiter
les extrêmes libertinages, mais sans courage, même pour la débauche?

Et puis, les événements, par leur jeu naturel, avaient rendu
irréalisables ces projets, si faiblement voulus. Dès qu'ils furent
amants, Maurice et Julie répugnèrent à vivre sous le même toit, dans la
maison du mari. Maurice loua un appartement rue Chambiges; il ne vint
plus place Wagram qu'en visiteur, en dîneur assidu: l'intimité avouée
des jours de convalescence fut abolie. Peu de temps après, Claire
Esquier quittait l'hôtel à son tour: elle avait désiré rentrer à Sion
pour quelques mois encore, prétextant la tristesse de cette vie sans
compagnes de son âge; et ni Julie ni Esquier n'osaient s'opposer à cette
retraite. Elle dura, non pas quelques mois, mais plus de deux ans, où la
jeune fille s'efforça sans doute, dans le silence, dans le secret, de
guérir le mal de son cœur. Elle semblait y avoir réussi, quand, sortie
définitivement du couvent, on la revit chez les Surgère. Elle fut
cordiale avec Julie, sans affecter la tendresse; avec Maurice, à peine
quelque embarras glaça les premiers entretiens. Lui sut bien lire dans
les prunelles noires de Claire le souvenir toujours vivant du roman
inachevé de leur jeunesse; il n'y crut pas lire de rancune. Peut-être
survivait-il aussi la méfiance des brusques attaques, des caresses
volées. Il s'efforça de dissiper l'inquiétude, de désarmer la méfiance.
Il fut attentif et amical, sans allusion au passé: insensiblement,
Claire rassurée, lui revint, un peu triste, pourtant souriante.

Julie, incapable de redouter une trahison, vit avec plaisir leur entente
restituée. Puisqu'ils étaient destinés à vivre l'un près de l'autre, ne
valait-il pas mieux qu'ils s'aimassent? Elle rêvait, tendre et honnête
cœur, de marier Claire le plus tôt possible--avec le baron de Rieu, par
exemple, à qui certainement elle plaisait--et de demeurer ainsi
toujours proches les uns des autres, paisibles, unis.

N'était-ce pas tout simple?

Oui, c'était tout simple, pour des âmes simples comme Julie, comme
Claire, comme Jean Esquier; c'était le juste arrangement de l'avenir.
Mais Maurice Artoy n'était point un simple. Dès qu'il se sentit relié à
Claire par le fil d'une nouvelle intimité, assuré contre sa rancune ou
ses révoltes, il ambitionna davantage. Oh! point de la reprendre, point
d'en faire le jouet d'une passion perverse, greffée sur l'autre amour:
la pensée de tromper Julie lui demeurait odieuse.--Non, mais de
connaître ce qui subsistait, dans cette âme close, de l'ancienne
tendresse qu'elle lui avait donnée; de savoir si, malgré tout, elle
continuait à lui appartenir. Tous les vrais sentimentaux ont cette
inquiétude qui les ravage: savoir s'ils sont aimés de celles mêmes que
les circonstances, ou seulement leurs propres scrupules, leur
interdisent. S'ils se savent aimés, le retard de la possession leur
importe peu: leur faim de tendresse se nourrit aisément de rêves, sans
date pour l'échéance. Maurice était de ceux-là, de ceux qui, comme on
l'a dit d'Henriette d'Angleterre, toujours «demandent le cœur».

Mais comment le redemander à la jeune fille, ce cœur qu'il avait
repoussé et si durement meurtri? Il n'osait pas. Plusieurs fois déjà, il
avait commis envers Julie cette demi-trahison: se rendre place Wagram
au milieu de la journée, à l'heure où Mme Surgère était sortie, où
Claire d'ordinaire jouait du piano, seule dans le salon mousse... Il
s'asseyait près d'elle, il l'écoutait; ou bien, la jeune fille
s'interrompant de jouer, ils causaient avec simplicité... Mais aussitôt
les allusions préméditées à leur affection émue d'autrefois lui
apparaissaient impossibles, presque monstrueuses. Et de ces tête-à-tête,
où ils avaient parlé de choses indifférentes, il s'étonnait de rapporter
l'inquiétude singulière, la pesante tristesse qui bientôt le rejetaient
plus violemment à Julie.

***

Cette journée de printemps, proche de l'été, était propice aux songeries
énervantes, aux mauvaises suggestions. Les oisifs la connaissent, cette
lourde première moitié d'après-midi, si longue, si vide. Son déjeuner
achevé, ses journaux lus, Maurice n'avait plus rien à faire jusqu'aux
environs de six heures,--jusqu'à la visite quotidienne de Julie.

Il s'était levé. Il avait jeté sa cigarette. Indécis, il arpentait la
vaste chambre rectangulaire qui, avec une antichambre et un cabinet,
composait l'appartement.

Tout lui rappelait Julie dans ce logis, choisi au lendemain du jour où
pour la première fois elle lui avait appartenu. Elle avait surveillé
l'installation, assez élégante, grâce aux pièces conservées de l'ancien
mobilier de la rue d'Athènes. De menus ornements façonnés de sa main
couvraient les meubles, des bibelots qu'elle lui avait donnés à chaque
retour d'anniversaire. Même quelques objets de toilette à elle, une
matinée, des épingles à cheveux, des babouches, y demeuraient dans les
armoires. Le parfum de fougère qu'elle portait sur elle peu à peu avait
imprégné les tentures. Oui, ce rez-de-chaussée de la rue Chambiges,
c'était bien l'asile de leur union; et c'est pour cela que Maurice s'y
plaisait, trouvant éparse la chaleur des années de tendresse, d'oublieux
refuge sur le sein de l'aimée.

«Chère Yù, comme je l'aime!»

Il se disait cela, tout haut, pour un objet rencontré par son regard,
qui marquait telle date de leur long amour... Et cependant, plein de ses
souvenirs, sans qu'il pût réellement se reprocher d'aimer moins Julie
que la veille, que le mois d'avant,--en ce moment il discutait avec
lui-même une démarche dont l'idée lui était venue en déjeunant et que sa
conscience condamnait.

Il pensait:

«À trois heures, Julie sera sortie. Esquier travaillera. Claire sera
seule à déchiffrer quelque partition dans le salon mousse. On a parlé
hier soir de chants polonais de Mockiusko, qu'elle ne connaît pas. Je
vais les lui porter.»

Il commença aussitôt sa toilette. Il y employa le soin minutieux,
l'ardeur joyeuse habituelle à tous les hommes dont la jeunesse fut
vouée à l'amour, lorsqu'ils se préparent à une entrevue de femme où
l'amour est en jeu. Mais cette effervescence qu'il connaissait bien, il
s'interdisait de la reconnaître aujourd'hui.

«Je m'ennuie, et plutôt que de passer mon après-midi à bâiller, je vais
voir une petite fille pour qui j'ai beaucoup d'affection. Voilà tout.»

Ganté, le chapeau sur la tête, mis comme jadis avec une élégance
recherchée, seul luxe dont il n'eût rien diminué après la perte de sa
fortune, il revint vers son étroite table de travail. Quatre
photographies de Julie s'y trouvaient, sans cadres, pour être plus
portatives. L'une, toute jaunie, la représentait en pensionnaire des
Rédemptoristes, les mains gauches, la mine sérieuse, vieille épreuve
trouvée un jour par Maurice dans un album, et aussitôt confisquée. Les
autres, plus récentes, montraient la Julie actuelle, belle de maturité
heureuse. Il en choisit une, la baisa, la glissa dans son portefeuille,
et sortit.

--Si je n'étais pas rentré quand _Madame_ viendra, dit-il au concierge,
vous la prierez de m'attendre.

Le temps était clair, l'air sentait les feuilles, la sève, le jeune été.
Maurice gagna à pied la rue Boccador, et de là remonta vers l'avenue de
l'Alma.

Un couple d'ouvrières, trottant menu vers l'atelier, le salua d'un
sourire gamin; il entendit l'une d'elles s'écrier:

--En voilà un qui serait mon type!

Un peu plus loin, au moment où il montait en fiacre, une femme étalée
dans une victoria, en toilette claire, le caressa d'un regard
significatif. Et ces marques fugitives d'admiration féminine, auxquelles
il n'avait jamais été indifférent, lui firent un plaisir singulier ce
jour-là.

Il avait dit au cocher: «Chez Grus, vivement.» Le fiacre descendait les
Champs-Élysées. Paris de mai, si brillant, si vivant, si pimpant,
entrait dans les yeux du jeune homme, le rajeunissait lui-même avec
l'année... Quelque chose lui paraissait lumineux dans l'avenir, il ne
savait quoi, un événement qui trancherait sur le bonheur doux, monotone,
où il se sentait enlisé peu à peu.

Il toucha au coin du boulevard Haussmann, prit chez Grus les mélodies
polonaises; cinq minutes après il atteignait l'hôtel Surgère.

La vieille Tonia vint ouvrir la porte. Maurice demanda hypocritement:

--Madame est là?

--Non, répondit la vieille d'un ton maussade. Elle est sortie. Vous
savez bien que c'est son heure.

--Quand rentrera-t-elle?

Tonia fit un geste d'épaules qui signifiait: «Je l'ignore,» ou bien:
«Vous connaissez aussi bien que moi les habitudes de Mme Surgère.»
Et sans plus vouloir parler, elle rentra dans sa loge.

Allégé d'une inquiétude, Maurice monta. Des notes de piano lui
parvenaient: une de ces mélodies nombreuses et chantantes, si
reconnaissables, où Beethoven fit parler l'âme humaine avec des sons.

Il entra dans le grand salon, traversa le petit, amortissant ses pas sur
les tapis lourds, et parvint ainsi jusqu'au boudoir mousse.

En profil perdu, il aperçut Claire assise devant le piano drapé. Elle
n'avait pas beaucoup changé. Les cheveux trop noirs, la bouche trop
rouge, les joues pâles comme des feuilles de camélia, c'était toujours
l'enfant singulière qui avait tenté Maurice, lorsqu'elle lui était
apparue dans la villa des Œillets. Elle avait un peu grandi. La maigreur
puérile avait disparu; mais elle demeurait mince et souple, avec ce
roulement de buste sur les hanches, si gracieux, si rare chez les
Françaises. Cette mobilité s'accusait dans l'ondulation que le jeu
donnait à sa taille. Elle jouait cette admirable page, l'une des moins
célèbres, où le maître a exprimé les mélancoliques du départ, l'angoisse
de l'absence et ces joies du retour qui en sont la rançon. Elle achevait
la première partie: le _Lebewohl_,--l'Adieu... Les chevaux secouent
leurs grelots et piaffent; les postillons font claquer leur fouet; sur
les marches du seuil, l'amant enlace une dernière fois sa maîtresse...
Puis la berline s'ébranle, s'éloigne dans une nuée de poussière et
disparaît au tournant du chemin... Maurice s'était assis. Il écoutait,
se gardant de révéler sa présence; et en même temps il regardait Claire.
Cette musique coulait sur ses nerfs, pour les rendre plus sensibles et
rythmer leurs vibrations. Avec les gestes menus de ses doigts, Claire
traduisait et conduisait son rêve; elle évoquait des coins du passé,
elle entr'ouvrait le voile qui cachait l'avenir, incertain, angoissant.

Il se sentait heureux et douloureux, immobile dans le présent paisible,
et pourtant inquiété de désirs pour un lendemain indéterminé. Oui,
c'était bien cela. Tranquille aujourd'hui, il concevait obscurément des
joies meilleures pour plus tard, sans se demander d'où elles
viendraient.

Mais lui viendraient-elles seulement? Pourquoi l'avenir les lui
apporterait-il, ces joies qu'il n'avait pas goûtées? La fortune l'avait
trahi une fois pour toutes; toujours il demeurerait un demi-pauvre,
sentant mieux sa pauvreté par le souvenir du luxe
antérieur.--L'ambition, la gloire... Ces mots le faisaient sourire
tristement. «L'épreuve est faite... jamais je ne serai un grand artiste
en rien, jamais. Je suis un amateur très intelligent, voilà tout.» Et
l'amour, la joie des femmes? Oh! c'était sa blessure, cela. Banqueroute
de l'argent, banqueroute de la gloire, il s'y résignait, mais il
souffrait encore dans son cœur d'amant, et si la mélancolie de cette
musique lui remua les entrailles, c'est qu'elle disait une torture
pareille à la sienne. Car maintenant elle contait le vide de l'absence,
la maison et l'âme désertes, la route regardée désespérément à chaque
heure, du seuil de la porte, sans que jamais au tournant reparaisse le
visage aimé...

«Et pourtant j'aime, pensa Maurice. J'ai une maîtresse adorable qui
m'aime uniquement.»

Il ne se mentait pas à lui-même. Si le temps, l'usure naturelle des
sentiments humains, avaient rendu le désir moins palpitant, une
tendresse si puissante, un si ardent besoin de la présence de Julie
avaient poussé des racines dans son cœur que, vraiment il pouvait le
dire, jamais plus qu'aujourd'hui il ne l'avait aimée. Julie était
l'épouse, la chair de sa chair. Si on l'ôtait de sa vie, il sentait
qu'il s'écroulerait misérablement. Il constatait en lui le besoin
irréductible de cette femme chérie, et au tressaillement de tendresse
que cette constatation soulevait en lui, une irritation se mêlait. Il
n'avait pas trente ans et voilà que sa vie sentimentale, comme sa vie
d'artiste et de mondain, était finie. Il aimait une femme très belle,
certes, très désirable, mais cette femme avait quarante ans. Que le
miracle de jeunesse qui la conservait belle et désirable se continuât,
qu'il fût lui-même vieux, dépris de l'amour avant elle, n'importe! Notre
cœur a l'âge même de son amour: son cœur avait quarante ans. Jamais il
ne connaîtrait l'évolution naturelle de l'amour des jeunes hommes, le
désir, l'initiation de la vierge ignorante, le mariage, la famille
créée... Tout un chemin de la vie lui était fermé comme par un mur.

«Et c'est pour cela que Claire me trouble tant. C'est qu'elle représente
pour moi le jardin interdit où il ne me sera pas permis de vivre... Car
je ne l'aime pas.»

Afin de se prouver à soi-même qu'il ne l'aimait pas, il la regardait,
et vraiment sa chair ne s'émouvait pas. «Dire qu'il y a trois ans,
pensa-t-il, si je m'étais trouvé ainsi, seul avec elle, je n'aurais pas
été capable de me tenir tranquille... Et c'était une enfant alors, à
peine formée.» Il évoquait les souvenirs de Cannes, ces poursuites de la
jeune fille dans les coins de la villa, rien que pour voir ses yeux
noirs devenir fixes, pour tenir son buste, haletant, renversé sous un
baiser, moins par désir que par curiosité, par un dilettantisme amoureux
un peu pervers.

«Comme c'est loin, tout cela! Voilà des folies dont je suis bien guéri
aujourd'hui.»

La présence continue de Julie l'avait lentement transformé, et toutes
les mauvaises greffes de scepticisme, de rouerie, de perversité
sentimentale, au contact de cette belle santé d'âme, s'étaient
desséchées une à une.

En ce moment même, bercé, dissous par la mélodie, ce qu'il ressentait,
c'étaient les appréhensions d'une agonie dans l'avenir, à un moment
qu'il ignorait,--d'une souffrance causée par cette enfant blanche et
brune dont les doigts minces glissaient sur les touches... Il se disait
sincèrement: «Non, je ne l'aime pas.» Mais une tendresse confuse
l'agitait pourtant pour ces yeux, cette peau blanche, ces cheveux noirs.
Ou plutôt c'était la mélancolie d'une perte irréparable, d'une chose
entrevue qui aurait pu être, qui ne serait pas.

D'où qu'elle vînt, cette tristesse s'accrut peu à peu, devint une telle
angoisse qu'il sentit qu'il allait pleurer, crier, si la musique durait
un instant de plus. Il se leva, s'approcha: le bruit de ses pas
s'amortissait sur la haute laine des tapis, mais Claire devina sa
présence. Elle se retourna à demi.

--Ah! c'est vous?

Elle lui tendit ses doigts, qu'il pressa à peine.

--Il y a longtemps que je suis là, dit-il, déposant sur le piano, sans
plus y songer, le recueil de mélodies polonaises qu'il apportait. Je
vous ai écoutée jouer cette admirable chose. Et, vous voyez, cela m'a
tout ému.

--Oui, répliqua Claire. C'est vraiment admirable. Je ne me lasse pas de
la jouer, cette page de l'Adieu. J'en suis tellement pénétrée que quand
je la joue ici pour moi seule, il me semble traduire simplement ma
pensée.

Elle reprit discrètement les dernières mesures. Maurice, qui s'était
assis près du piano, dit, presque bas:

--Ne jouez plus... Je vous assure, je souffre à entendre cela.

--Vous avez raison, dit-elle... Cela me rend nerveuse, moi aussi.

Elle ferma le piano, et s'accouda dessus du coude gauche, sans quitter
le tabouret.

--Vous savez que Mme Surgère n'est pas là? dit-elle.

--Je sais, et ce n'est pas elle que je venais voir.

--C'est moi, alors? questionna Claire en souriant.

Il répondit sérieusement:

--Oui, c'est vous.

Aujourd'hui il lui fallait approcher son cœur du cœur de la jeune fille.
Si las des paroles polies qu'ils échangeaient d'ordinaire, il voulait
savoir ce que contenait d'affection pour lui ce cœur innocent. Bien loin
de souhaiter les vaines caresses d'autrefois, il aurait voulu qu'elle se
confiât tendrement, qu'elle lui parlât, l'âme ouverte, comme à un grand
frère affectueux.

Elle, qui le voyait, cette fois, plus troublé encore que de coutume,
rougit un peu, tandis qu'elle balbutiait, essayant d'être gaie.

--Vous êtes gentil pour moi. Je ne vous reconnais plus.

Mais lui la regardait bien en face, bien dans les yeux, et, s'approchant
d'elle, il lui prit les deux mains. Entre eux, pensait-il, il ne
s'agissait pas de dissimulation sentimentale, de précaution mondaine
masquant les penchants du cœur. Ils avaient été enfants ensemble, ils se
connaissaient bien. Maurice dit sa pensée tout haut, comme s'il se
parlait à lui-même; et Claire n'en fut point surprise.

--Quand je pense, dit-il en souriant, quand je pense que cette grande
jeune fille que voilà a été ma petite amie autrefois, ma petite
passion, alors qu'elle était une pensionnaire de quinze ans, maigre et
gauche! À quinze ans, elle-même était si occupée de son ami Maurice
qu'elle écrivait son nom, avec des points d'exclamation, au revers des
images de son paroissien; ne dites pas non, Claire, j'ai surpris ce
paroissien, un dimanche, à Cannes! Il a passé trois ans seulement. Nous
nous retrouvons; la pensionnaire est devenue jeune fille très belle,
mais elle n'aime plus du tout son ancien ami.

Bien qu'il s'efforçât de donner à sa voix le ton de la plaisanterie, une
vraie tristesse s'y laissait deviner: Claire l'apercevait bien; et son
joli visage grave s'ombrait de mélancolie.

--Mais je vous aime bien, Maurice, vous le savez, dit-elle...

Il ne releva pas le mot; il la regardait toujours attentivement et
tristement, comme s'il eût cherché sur ses traits une expression
fugitive du visage d'autrefois.

--Voyez-vous, Claire, dit-il, ce qu'il y a de pas gai dans la vie, c'est
que lorsqu'on a des minutes heureuses, on ne s'en avise pas sur le
moment, mais longtemps après, quand elles sont bien loin dans le
passé... Vous rappelez-vous Cannes, la villa des Œillets? Et les soirées
passées sur la terrasse en face de la mer, quand je restais des heures,
ayant une de vos mains dans ma main, et la tête appuyée sur la poitrine
de maman?

Il porta, à ces mots, les doigts de la jeune fille contre ses yeux,
comme pour y renfermer les pleurs prêts à couler. Claire, à qui des
larmes aussi venaient, balbutia seulement:

--Maurice!

--Vrai, reprit-il, quand je songe à mon bonheur de ce temps-là, il me
semble que c'est un autre enfant, que ce n'est pas moi qui ai été si
heureux. Vous souvenez-vous de notre promenade à Beaulieu, du petit
chemin entre un mur et des arbres, avec la mer bleue au bout?... Et des
rochers de Saint-Jean, ces rochers arrachés, comme brisés par la mer, et
qui ont des airs de désespérés?

Elle baissait la tête. Oui, certes, elle se rappelait; c'était son
trésor secret, tous ces souvenirs. Maurice prononçait à voix plus basse
les mots que tout à l'heure il n'eût pas voulu dire, mais qui maintenant
s'échappaient d'eux-mêmes.

--Vous rappelez-vous cette première fois où j'ai pris vos lèvres,
là-bas, devant ce paysage tragique? Moi, je vois cela comme une chose
présente, je me rappelle vos yeux qui devinrent tout à coup si
étrangement fixes, comme en ce moment, tenez...

En effet, les traits de Claire se tendaient, se figeaient comme alors;
ses yeux redevenus fixes, lui rendaient sa physionomie d'autrefois. Le
besoin irrésistible de revivre le passé, de lui arracher quelques-unes
de ses minutes irretrouvables, étreignit Maurice. Il désira ces lèvres
rouges qu'il avait frôlées. Il attira vers lui les mains de la jeune
fille; mais elle se dégagea, se détourna si résolument que Maurice
n'essaya même pas de la retenir.

--Vous voyez bien que vous n'avez plus d'affection pour moi! dit-il.

Elle s'était levée. Pour lui cacher son trouble, elle affectait de
chercher un morceau dans le cahier à musique. Maurice la rejoignit. Il
lui fallait parler encore de ce qui les séparait; rien ne l'en eût
empêché maintenant.

--Pourquoi me dites-vous que vous m'aimez comme alors, si vous me
refusez les moindres choses que je vous demande?

Elle se retourna, plus calme:

--Ces choses-là, dit-elle, vous n'avez plus le droit de me les demander
aujourd'hui.

Maurice ne répondit pas, surpris. «Elle sait donc? Elle comprend donc?»
pensa-t-il. Puis aussitôt: «Évidemment, elle comprend. C'est folie de la
croire toujours une enfant.»

L'honnêteté résolue de la jeune fille le toucha.

--Vous avez raison, Claire, dit-il tristement, c'est moi qui suis un
inconscient et un fou. Ne me gardez pas rancune. Je ne recommencerai
pas... Vous me pardonnez?

Elle répliqua:

--Je n'ai rien à vous pardonner. C'est oublié.

--Tenez, je vais reprendre ma place dans le fauteuil où je vous
écoutais. Rejouez-moi la seconde partie, l'Absence. Cela me remettra,
et tout de suite après je partirai.

Elle consentit. Assis près d'elle, Maurice l'écouta. La musique docile
traduisait encore son rêve. Elle disait plus douloureusement
l'irrémédiable du passé, l'impuissance à revivre le temps une fois vécu;
elle évoquait la nuit trouble de l'avenir, sans issue, sans but.

La pendule sonna gravement une demie. Maurice, excédé d'émotion
intérieure, s'approcha de Claire, prit la main droite sur le piano même,
tandis que l'autre continuait l'accompagnement, la serra un instant.

--Adieu, dit-il.

--Venez-vous dîner ce soir? questionna la jeune fille.

--Non, répliqua-t-il; je suis trop triste. Je serais un mauvais convive.

Elle n'insista pas, fit de la tête un signe d'adieu, sans cesser de
jouer, sans parler. Il s'éloigna, quitta le salon et l'hôtel.

«Quelle âme ai-je donc? pensa-t-il tandis que sa voiture le ramenait rue
Chambiges. Quelle force irrésistible m'a fait parler à cette enfant
comme je viens de le faire? C'était inutile, et c'était mal, car je
n'attends rien d'elle. Et puis, j'aime Julie infiniment. Aucune femme
--même Claire--ne saura me détacher d'elle... Alors, pourquoi,
pourquoi?»

Il ne trouvait pas de réponse, il ne pensait plus, c'était une voix
extérieure, hors de lui, qui répondait:

«Non, c'est vrai, tu n'aimes pas cette enfant. Cela viendra peut-être,
le temps aidant; aujourd'hui, tu ne l'aimes pas. Si de la voir hors de
ta portée, interdite à toi, tu te sens affreusement triste, c'est
qu'elle te montre ta vie close, finie pour l'amour, maintenant. Certes,
ta maîtresse t'est chère, tu aimes ta chaîne: mais cette enfant
représente la liberté, l'avenir.»

Il arrivait. «Pourvu qu'_elle_ soit là déjà!» Il avait peur d'être seul,
même quelques instants, seul contre la cabale des mélancolies, dans
l'appartement vide. Oui, Julie était là... la lumière d'une lampe
filtrait entre les jointures des persiennes. Dès qu'il eut ouvert la
porte, il aperçut dans la demi-ombre de l'antichambre le fantôme adoré
de son amie... Tout de suite, elle le reçut dans ses bras.--«Comme je
l'aime!» se disait-il, réfugié là, sans paroles, dans la posture où
jadis, enfant et jeune homme, il aimait à se blottir contre le sein de
sa jolie mère. «Non... de cette femme-là jamais je ne pourrai me passer,
jamais.»

Il la ramena dans la chambre... C'était l'heure où, d'ordinaire, ils se
racontaient leur journée en vieux amis tendres qui se plaisent à tout
savoir l'un de l'autre. Mais cette fois, ému par son récent entretien
avec Claire, il se désintéressait des menus incidents. Face à face avec
sa maîtresse, il voulait la voir longuement, gravement, respirer sa
tendresse tant enviable et s'y baigner, pour ainsi dire, afin de se
purifier sincèrement de tout mauvais désir, de toute envie de duplicité
ou de trahison. Tant cette présence calmait son inquiétude, la maladie
secrète de son cœur!

--Qu'est-ce que vous avez, mon aimé? disait Julie, en le scrutant du
regard. Je suis sûre que vous avez quelque chose que vous ne me dites
pas.

--Non, répondit-il... Non, je n'ai rien, Julie, je vous jure... Je vous
aime ce soir plus tendrement qu'à l'ordinaire. Il faut bien m'aimer,
vous aussi.

Il l'attira doucement sur le canapé qui meublait l'angle voisin d'une
des fenêtres, un simple sommier couvert d'un grand tapis de la Mecque et
jonché de coussins. Couché contre elle, les lèvres près de son col et de
ses joues, il les effleurait à peine, et rien n'était plus chaste, plus
fraternel. Trois années avaient tamisé leur désir, laissant survivre,
certes, une gratitude infinie pour les joies de chair qu'ils s'étaient
données, mais purifiée par la durée, par la communion des souvenirs, par
l'emmêlement de leurs vies d'esprit.

***

S'ils s'aimèrent ce jour-là autrement qu'avec leurs cœurs bouleversés de
tendresse, ils s'en souvinrent à peine lorsqu'ils se séparèrent, une
heure plus tard. Qu'importait, entre eux, l'esclavage des sens où les
ramenait parfois leur humanité? C'était une moindre preuve d'amour,
certes, que leur étroite union de pensée,--et cet invincible besoin de
vivre l'un près de l'autre, l'un pour l'autre.



II


«J'EN suis sûre, mon aimé, vous avez quelque chose que vous ne me dites
pas....»

Pauvre Julie! l'inquiétude, la tristesse devinées au fond des yeux
clairs de Maurice devenaient son inquiétude et sa tristesse, maintenant
qu'elle l'avait quitté, et que durant vingt-quatre heures elle ne le
verrait plus. Maurice avait dit: «Je n'ai rien.» Aussitôt il s'était
répandu en étreintes plus passionnées, en mots plus caressants.... mais
on ne trompait pas le cœur de Julie. Elle connaissait trop les regards,
les gestes, la voix de son ami; elle y percevait des altérations légères
que lui-même n'y soupçonnait pas. Cette fois, elle se demandait,
angoissée: «Qu'est-ce qu'il a, cet adoré?» et tout de suite son anxiété
se précisait: l'inquiétude de Maurice était une menace pour leur amour.

Rien qu'à penser à cela, elle défaillait. Sa tardive tendresse avait si
complètement occupé son cœur! Si on l'en ôtait maintenant, elle n'avait
plus de raison de vivre, elle le sentait bien; elle s'affaisserait comme
une plante débile, privée de son tuteur. «Je l'aime tant, mon aimé!»
Elle l'aimait pour tout ce qu'elle avait pâti longtemps à se sentir vide
et délaissée; pour la violence faite à sa chasteté et à sa foi
religieuse; pour l'anxiété de l'avenir, jamais oubliée, même aux minutes
les plus exaltées,--chaque année, chaque heure accusant entre elle et
Maurice la disproportion des âges...

Oh! la sainte tendresse, si étroitement mêlée de souffrance que chacune
des palpitations de son cœur l'avait fait saigner.

D'abord, au lendemain de l'abandon, ç'avait été, malgré l'orgueil
d'avoir fait heureux l'homme qu'elle aimait, un affreux dégoût de soi,
la conscience d'être irrévocablement déchue, le remords du soldat qui
passe à l'ennemi. «C'est fait, c'est fini... Je ne serai plus jamais une
honnête femme.» Et elle, que le pas, que la voix de Maurice, entendus de
loin, que son nom seul prononcé, bouleversaient, redouta la seconde
épreuve, d'une peur instinctive de la chair et de l'esprit... Peu
d'hommes soupçonnent ce que souffre une femme longtemps fidèle dans le
mariage, lorsque, station par station, elle monte le calvaire de
l'adultère.

Elle fut à lui pour la seconde fois, plus de deux semaines après le bal,
rue Chambiges, dans l'appartement à peine installé de Maurice. Jamais
Maurice ne devait connaître la torture qu'elle avait subie à descendre
de fiacre, au coin de la rue, sous l'œil rieur du cocher, à se glisser
le long des murs jusqu'à la porte de la maison, puis jusqu'au seuil de
l'antichambre où son amant la reçut, demi-morte d'effroi et de honte,
dans ses bras... Devina-t-il au moins que les premiers dévêtements,
malgré les baisers et les étreintes dont il les enveloppa, lui firent
mal comme de s'arracher l'épiderme lambeaux par lambeaux? Comprit-il
qu'elle souffrait mille fois plus qu'une épousée,--car l'épousée a le
refuge de son ignorance,--que tout lui fut martyre, dans cet amour, sauf
la minute unique où sa vie lui sembla fugitivement confondue avec la
vie de l'adoré?

Ces cruels effarements qui la torturaient alors, elle devait se
reprocher plus tard de ne plus les éprouver... Le temps invincible usa
sa pudeur comme il use tous nos sentiments, comme il nous use. Mais
Julie ne fut point de ces amoureuses qui raillent leur innocence abolie.
Que de fois, après les caresses, elle se contempla elle-même avec
étonnement, presque avec pitié, confuse d'en avoir été si troublée,
confuse de se découvrir une puissance d'émotion qu'elle ne s'était pas
connue! Quoi, c'était elle, cette passionnée, soumise, sans la pensée
même d'une révolte, comme une chose, aux désirs d'un homme, d'un homme
si jeune? Elle n'eût pas été plus surprise si, regardant un miroir, la
glace lui eût renvoyé une autre image que la sienne...

Temps troublés, incertains, agités et mélancoliques, ces premiers temps
d'amour où ils faisaient, pour ainsi dire, l'apprentissage l'un de
l'autre. Quand elle s'en souvenait, l'évocation la faisait tressaillir;
mais elle n'en eût point souhaité le retour. Il lui semblait, était-ce
étrange! qu'en ce temps-là Maurice l'avait le moins aimée; moins même
qu'avant, moins qu'au temps de leur paisible communion d'amis amants.
Plus de douces promenades à deux, plus de courses communes en
voitures... Seulement l'entrevue de cinq heures, devenue de plus en plus
fréquente, puis quotidienne; et cette entrevue, hors l'étreinte où tout
s'oublie, était vide, morne: deux ennemis désarmés qui s'observent.
L'étreinte dénouée, ils éprouvaient l'envie inavouée de se quitter,
d'être seuls,--pour se désirer de nouveau, dans la solitude...

Lentement, cependant, à travers les broussailles et les cailloux de ces
premières étapes d'amour, ils s'acheminaient, et ils l'ignoraient! vers
le paradis secrètement attendu. Un sentiment nouveau germa, crût en eux:
le désir d'être proches, de se frôler, de se regarder; désir des
abandons silencieux aux bras l'un de l'autre, longtemps après que s'est
tue la voix tyrannique des sens. C'était la tendresse de leurs premiers
mois d'amitié, et quelque chose de plus, car elle fut plus exaltée, plus
chaude de reconnaissance; violente comme un appétit, profonde en même
temps, intime comme une douleur...

Alors seulement ils sentirent qu'ils approchaient de cette cime, si
rarement atteinte, où deux êtres humains s'aiment parfaitement.

Quand ils l'atteignirent, ils en eurent conscience, et cette date devait
vivre toujours dans leur mémoire. Ce fut vers l'automne de la première
année. Maurice, inquiet de voyages, las de la ville, tourmenté aussi
d'un étrange besoin d'isolement, avait quitté Paris. Quinze jours
durant, il parcourut, en pays d'Aveyron, les beaux sites mal explorés
qui avoisinent Espalion et Figeac. Tout ce temps-là il vécut seul avec
le cocher, demi-sauvage, des deux bêtes maigres, infatigables, qui le
traînaient par les routes... Autour de lui, défilaient les vastes
paysages; la voiture longeait des entailles à pic, au fond desquelles
coulait un torrent. Parfois un pont léger, moderne, ou quelque vieille
ogive moussue, franchissait l'entaille. Des chemins descendaient
éperdument vers les abîmes, et lentement escaladaient l'autre versant.
Au bout de lourds promontoires de chaînes, les villages apparaissaient
comme les guivres de proues gigantesques... Puis, sur les plateaux,
c'étaient les pâturages immenses de l'Aubrac, leurs villages lointains,
leurs lacs mystérieux où, disent les légendes, dorment les villes
mortes...

Oh! les départs dans le matin blême, par la rosée et la brume
lumineuses! les routes où, comme des fantômes bleuâtres, apparaissent à
travers le brouillard les formes amplifiées des troupeaux, des chariots
qu'on va rencontrer!... Oh! les soirs de solitude, parmi les bourgades
aveyronaises, quand, après le pesant dîner d'auberge pris à la table des
voyageurs, Maurice s'en allait errer dans l'ombre des rues, à peine
éclairées par quelque lanterne à schiste, au bout d'un angle de chaînes!
Concentrées par l'isolement et le silence, ses sensations se décuplaient
d'intensité, indéfiniment réfléchies sur les parois de son propre
cœur... Comme il se sentait loin de tout, et seul! Des rares êtres
humains qu'il voyait passer près de lui, aucun ne parlait sa
langue,--pas une pensée commune n'habitait ces cerveaux et le sien... Il
s'abîmait dans sa solitude: «Je suis seul... seul, seul...» Et c'était
une volupté horriblement douce. Mais elle l'eût ravagé s'il n'eût pu se
répondre: «Oui, je suis seul, ici, mais je ne suis pas seul dans la
vie... Là-bas, quelqu'un pense à moi.» Le prix de cette pensée fidèle,
sœur de sa pensée, imprégnée de son souvenir malgré la distance, il le
connut seulement à cette heure... Parmi les pauvres et nobles paysages
de l'Aveyron, l'absente lui fut vraiment toute l'humanité. Elle le
hanta. Le reflet évoqué d'un de ses regards, le sillage d'un geste,
l'écho d'une parole, soulevèrent en lui des commotions imprévues,
impérieuses à le faire crier... Il baisa dévotement, et mille fois, les
dépêches que lui remettaient, à chaque étape, les buralistes des
télégraphes.

Lorsqu'il regagna Paris, la solitude l'avait transformé. Un télégramme,
daté de Vic-sur-Cère, annonça à Julie qu'il arrivait avant le jour; elle
le trouverait rue Chambiges, sitôt qu'elle viendrait... Et la minute
inoubliable fut celle-ci: quand ils s'enlacèrent dans le crépuscule de
la chambre aux persiennes closes, lui couché, à demi sorti du pesant
sommeil où l'avait plongé la fatigue, elle, vêtue pour la marche,
apportant du dehors un parfum d'air frais, et comme la phosphorescence,
sur ses vêtements, sur ses joues, dans ses cheveux, de la lumière
joyeuse du matin. Maurice, dressé sur son séant, avait saisi le buste,
la tête chérie; le désir des baisers faisait oublier les paroles à leurs
lèvres. Elle, son cœur intelligent d'amoureuse tressaillit de bonheur,
moins parce qu'elle retrouvait l'aimé que parce qu'elle le trouvait
cette fois tel qu'elle l'avait si longtemps rêvé: non plus l'enfant
nerveux, non plus l'amant impérieux, mais l'être pareil à elle-même,
cherchant l'obscure fusion de leurs âmes, rêvant d'être sa chose
dévouée, son bien, son tout.

Ce fut l'aurore du temps béni, rançon des angoisses, des dégoûts de la
première heure, rançon de l'avenir aussi, de tout ce qu'un amour absolu
enclôt de menaces pour le lendemain. La destinée miséricordieuse leur
concéda cette trêve: nul obstacle à se voir, nulle surveillance jalouse;
une cabale de protection semblait formée autour d'eux. Aucune saison de
l'année ne les sépara désormais. À l'hiver de Paris, aux rendez-vous
quotidiens de la rue Chambiges,--coupés par quelques semaines passées à
Nice,--succédaient les villégiatures en commun, à la campagne, à la mer,
où tour à tour Antoine Surgère et Esquier venaient les rejoindre. Tout
naturellement, la vie s'était arrangée à leur garantir le repos. Il ne
tint qu'à eux de goûter le bienfait que l'être humain cherche le plus
obstinément ici-bas: l'oubli des jours, le doux néant de vivre.

Maurice le goûta: il fut heureux; Julie aussi fut heureuse, mais son
bonheur se trempa d'une inquiétude invincible, née avec lui, née de son
excès même, et qui, dès lors, ne cessa de grandir. Quand elle comparait
sa vie d'autrefois à celle d'à présent, elle mesurait avec épouvante
l'obscur abîme d'où l'amour l'avait retirée,--mais pour combien de
temps?... Pour des mois? peut-être!... Pour des années? peut-être...
Assurément point pour toujours. «Quand Maurice aura l'âge que j'ai
aujourd'hui, moi, je serai une vieille femme...» Une heure viendrait
donc où Maurice lui serait ravi, où elle retomberait dans les limbes de
son ancienne existence, avec le souvenir du bonheur perdu, pour la
désespérer. «Maurice se mariera... S'il ne se marie pas, il me
quittera...» Cette pensée la rongea. Elle l'oubliait auprès de Maurice;
la solitude l'y rejetait.

Les vraies heures d'agonie, c'était quand elle avait lu dans les yeux de
son aimé une préoccupation, un rêve dont il n'avait pas voulu dire le
secret. Elle les connaissait si bien, jusqu'aux moindres fibres de la
prunelle, ses clairs yeux d'ambre... Elle y lisait si nettement le désir
qui n'était pas pour elle, fût-il indécis au point que Maurice lui-même
ne le distinguait pas! Dès qu'elle l'avait quitté, son martyre
commençait. Les yeux de Maurice, avec la tache de la pensée trouble, la
hantaient. Elle s'enfermait dans sa chambre, pour être seule avec son
chagrin; et là, elle pleurait sur l'inconnu, sur le vague péril. Ah!
qu'un confident lui eût été cher, pour ces pensées sans nom! Mais où le
prendre, ce confident? La pudeur scellait ses lèvres en face du vieil
ami,--d'Esquier, qui pourtant avait tout deviné,--elle le savait. Alors
qui?... Le confesseur!... Bien des fois, passant rue de Turin, elle fut
tentée par l'arcade blanche de la petite chapelle. Hélas! la honte de
son péché lui en barrait l'entrée; elle sentait qu'elle ne rentrerait là
que lavée par le remords et par la pénitence, plus tard, bien plus tard,
après l'écroulement de son bonheur... Elle errait cependant autour des
églises: parfois elle s'y glissait furtivement, comme si elle avait peur
d'être aperçue, elle, pécheresse, par ce Dieu même qu'elle y venait
chercher. Écroulée sur un prie-Dieu, elle demeurait des heures entières
dans un coin sombre des basses nefs, côte à côte avec de vieux pauvres,
des dévotes à chapelet. Elle ne priait pas: comment oser demander ce que
souhaitait son cœur coupable, la sécurité, l'éternité de la faute?...
Non. Elle ne demandait rien, elle s'attendrissait seulement, en face du
tabernacle; elle prenait peu à peu le courage d'étaler sa misère aux
yeux du Maître divin. Il sait bien, Lui, ce qu'il faut aux pauvres
amoureuses!... Il voyait bien son impuissance à désirer la guérison de
son âme! Au moins, par sa présence à l'église, la pécheresse protestait
contre son indignité, et il lui semblait que, par un de ces moyens
miraculeux qui sont entre ses mains, Dieu s'arrangerait, un jour, dans
longtemps, longtemps, pour que le crime fût pardonné.

En quittant Maurice, ce jour-là, elle eut le désir d'une de ces humbles
stations à l'église, avant de regagner la maison. Sept heures avaient
sonné, le temps pressait. Mais en ce moment, Antoine Surgère était à
Luxembourg; Esquier s'accommodait volontiers, pour les repas, des
caprices de Julie. Elle se fit conduire à la chapelle dominicaine de
l'avenue Hoche. Au moment où elle y pénétra, le bas de la nef était
rempli de silhouettes agenouillées: c'était un samedi, l'heure des
confessions.

«Voilà des femmes du monde, comme moi, se disait Julie; et elles n'ont
pas rompu leurs habitudes religieuses, elles!... Comme je vaux peu, mon
Dieu!»

Elle s'isola dans un coin bien obscur, elle s'agenouilla; elle commença
des prières. Mais ses lèvres seules priaient: elle était trop inquiète;
un pressentiment trop net lui dénonçait le péril. Malgré son effort,
elle ne parlait pas à Dieu; elle réfléchissait.

Elle revoyait Maurice tendre et distrait, ses plus vives étreintes
subitement glacées par une absence de la pensée. Ç'avait été plus
manifeste aujourd'hui qu'hier; hier plus qu'avant-hier; une suite de
menus incidents, conservés dans sa mémoire, jalonnaient dans le passé
récent le chemin par où les soupçons lui étaient venus. Quel rêve
troublait donc le jeune homme, qu'il ne lui confiait point? Il lui
disait tout, depuis longtemps, graves soucis, ennuis légers.

«Une femme... Il y a une femme entre lui et moi.»

Souvent déjà cette idée d'une infidélité possible de Maurice lui avait
traversé l'esprit. Elle en avait souffert, certes, moins pourtant
qu'elle ne souffrait en imaginant qu'une autre femme pourrait, un jour,
lui prendre la pensée de son ami, remplir son cœur, y régner comme
elle. D'ailleurs ces doutes n'étaient jamais de longue durée,
probablement comme les caprices de Maurice. Elle le retrouvait bientôt
plus ardemment à elle, plus épris du refuge de ses bras et de son sein.
Alors, qu'importait? Elle se sentait victorieuse, toujours la Maîtresse.

Hélas! Cette fois, elle hésitait, elle n'avait plus confiance dans la
victoire. Pourquoi? Oh! elle n'aurait rien su dire de précis, mais
c'était un sentiment si puissant!

«Il rêve de me quitter, mon Dieu! mon Dieu!»

Elle avait beau se raisonner, se répéter que Maurice demeurait en somme
tendre comme autrefois. Sa conscience d'amoureuse répliquait: «Je suis
sûre, sûre!...» Dans la demi-nuit de cette chapelle, elle se mit à
chercher obstinément, à chercher un nom.

«Si je la connaissais, au moins!... Mais je n'ai pas d'amies.»

En effet, les quelques femmes qui assistaient au dîner du mardi, les
visiteuses du jeudi, n'étaient pas des amies. Il n'y avait plus de place
depuis longtemps dans la vie de Julie, pour les minutes vaines que les
femmes donnent aux femmes.

«Je n'ai pas d'amies. Mais lui va dans le monde... C'est là qu'il a
rencontré cette femme.»

Une femme? Non, une jeune fille. À travers les phrases qui parfois
s'échappaient aux heures tristes, elle avait bien compris que jamais il
ne chercherait une autre maîtresse. Ce qui l'obsédait, c'était l'avenir
clos, l'évolution sentimentale interrompue. Ne lui avait-il pas dit ce
mot, un jour qu'elle faisait tristement allusion à la différence de
leurs âges: «J'ai votre âge, mon aimée. Notre cœur a l'âge de ce qu'il
aime?»

Oui! l'âge de ce qu'il aime. Telle était bien la pensée de Maurice et sa
hantise. Il avait un cœur de quarante ans...

Mais quelque part, sans doute, vivait l'inconnue, la jeune fille, celle
qui représenterait pour lui le rajeunissement du cœur, l'amour initial,
le foyer créé, la famille... Celle-là, Julie la redoutait, elle
suppliait Dieu de l'éloigner du chemin de l'aimé...--Et voilà que
c'était fait sans doute; il l'avait trouvée.

«Mon Dieu! mon Dieu! faites que cela ne soit pas.»

À ce moment, le sacristain lui toucha l'épaule.

--On ferme la chapelle, madame, dit-il discrètement.

--Quelle heure est-il donc?

--Il est huit heures.

Elle se leva en hâte, regagna son fiacre. Le cheval, qui par hasard
allait bon train, mit cinq minutes à gagner la place Wagram.

En montant l'escalier, le premier visage qu'elle aperçut fut celui de
Claire Esquier. Elle lui demanda:

--Je suis en retard?

--Oh! oui... Nous commencions à être inquiets.

--Fais servir. Je descends à l'instant. Qu'on enlève le couvert de
Maurice, il ne vient pas dîner ce soir.

--Je sais, dit Claire.

Mme Surgère, surprise, questionna:

--Il te l'a écrit?

--Non, il est venu ici tantôt; il me l'a dit.

Elle descendit sur ce mot, prononcé sans arrière-pensée. Elle ne vit pas
Julie fléchir et s'appuyer au champignon monumental de la rampe.

«Il est venu aujourd'hui... Il est venu à l'heure où je ne suis pas là,
il est venu voir Claire, et il me l'a caché... C'est donc elle?... C'est
elle! Comment ne l'avais-je pas deviné?»

***

Le péril lui semblait plus inévitable, maintenant qu'elle savait...
L'ennemie, c'était Claire. Comment combattre celle-là?... Comment la
haïr?



III


UNE pensée sauva Julie du désespoir, quand elle fut certaine du péril.
Elle pensa: «Malgré tout, Maurice m'aime.» Elle en était sûre, sans
pouvoir se donner aucune raison de sa sécurité; un sentiment
irrésistible le lui disait. Elle, si passive jusque-là aux événements, y
puisa le courage de se défendre, une énergie pareille à celle que les
plus débiles femelles trouvent pour défendre le nourrisson pendu à leur
sein.

Dans les premières heures de la nuit suivante, elle sut se maîtriser
assez pour réfléchir, pour déduire, pour arrêter un plan.

--Maurice m'aime. Il est inquiet, distrait en ce moment. Mais au milieu
de sa distraction et de son inquiétude, je sens que je le reprends
vite, plus tendre peut-être, plus passionné que lorsque rien ne le
trouble. S'il m'aime ainsi, c'est qu'il n'aime point encore Claire.

Le cœur simple, droit, de Mme Surgère, ne concevait pas deux
tendresses à la fois dans le cœur de son ami. Se trompait-elle? Pas
complètement, certes. Elle possédait assez Maurice, il s'était assez
dévoilé aux heures d'abandon pour qu'elle connût bien le mal dont il
souffrait. «Claire pour lui signifie un avenir interdit, et voilà
pourquoi il s'inquiète de Claire.... Claire disparue, il l'oubliera, et
ce sera de nouveau, pour des années peut-être, le répit, la trêve.... Il
faut marier Claire. Il faut la marier le plus vite possible.»

Elle songea tout de suite au baron de Rieu.

Rieu était un assidu de la maison. Il ne se passait guère de soirée sans
qu'il y vînt. Il causait volontiers avec la jeune fille, qui paraissait
se plaire auprès de lui.

«Si ce mariage pouvait se faire, bien vite, dans l'année, dans le
mois!...»

Elle résolut de s'y efforcer; le projet était réalisable; l'espoir de le
mener à bonne fin lui rendit un peu de calme. Elle s'endormit dans ce
calme, assez tard. À l'heure accoutumée, elle fut debout.

Sitôt levée, elle envoya à Maurice une dépêche bleue.

/#
     _«Mon aimé, je suis un peu triste ce matin. J'ai besoin de vous
     voir. Daumier vient déjeuner; venez aussi, si vous aimez_

     «_Votre_ Yù.»
#/

Ensuite, elle écrivit au baron un mot qu'elle fit porter par le valet de
pied:

/#
     _Cher ami,_

     _«Je reçois de mon Berry une bourriche de perdreaux... Venez les
     manger ce matin avec le docteur, Maurice et nous._

     _«Bonnes amitiés._

     «JULIE SURGÈRE.»
#/

Le baron fit répondre qu'il n'était point libre au déjeuner, mais qu'il
aurait un instant, vers deux heures, pour serrer la main à ses amis.
Ainsi, ils allaient se trouver ensemble sous ses yeux, Maurice et lui,
avec la jeune fille.

«Je les observerai tous trois... Mon Dieu, si je pouvais réussir!»

La pauvre femme ignorait l'art des combinaisons longuement préparées.
Elle s'applaudissait des naïves habiletés de son plan, et déjà croyait
au succès.

Mais elle avait compté sans la défaillance de ses nerfs et de son cœur.
L'heure du déjeûner arrivée, quand elle vit Maurice et Claire à côté
l'un de l'autre, elle perdit toute clairvoyance; elle ne les observa
pas: elle souffrit simplement de les voir si proches; il lui sembla que
son malheur était consommé, qu'il n'y avait plus à lutter, qu'ils
s'aimaient. Pourtant, ils se parlaient à peine; tous deux, avec Esquier,
écoutaient le docteur qui, comme à l'ordinaire, causait tout seul,
faisait une conférence. Cette fois, il traitait la question du mariage,
à propos d'une statistique récente établissant «la décroissance des
unions, et la diminution de la natalité.»

--Savez-vous ce que cela prouve? dit-il.

--Oui, fit Maurice.

--Qu'est-ce que cela prouve?

--Cela prouve que le mariage est une institution caduque, qui tend à
disparaître, à être remplacée par un autre mode d'union.

Julie regarda Claire et crut la voir rougir.

«Elle veut l'épouser,» pensa-t-elle.

Le médecin demanda:

--Quel mode d'union?

--Je ne sais pas. C'est au législateur à trouver et à régler cela...
Question d'équilibre à établir, voilà tout.

--Vraiment? fit Daumier ironiquement. Vous croyez cela, vous?
Voulez-vous que je vous démontre scientifiquement votre erreur? Vous n'y
tenez pas? Je vais vous la démontrer tout de même. Observez les bêtes,
pour qui la nature infaillible se charge de faire les lois.
L'association des deux sexes, c'est un fait sans exception, dure le
temps qu'il faut pour réaliser un adulte. Or, pour réaliser un homme
adulte, il faut vingt ans. Donc, de son essence, l'association de
l'homme et de la femme doit durer vingt ans à partir de l'union,
c'est-à-dire à peu près toute la vie. Que dites-vous de ce raisonnement?

--Il m'est égal. Je ne tiens pas à réaliser des adultes, comme vous
dites.

--Je le sais; aussi vous êtes un être immoral dans le sens propre du
mot.

Esquier intervint:

--Vous l'avez dit, Daumier: Maurice est immoral, comme presque toute sa
génération. Seulement, je ne vois pas bien au nom de quoi vous le
condamnez, vous qui ne croyez à rien.

--À rien? quelle erreur! Ma morale est précise et tient dans un seul
précepte: conformer ses mœurs individuelles aux intérêts de l'espèce.
Voilà pourquoi je suis pour le mariage régulier contre l'union libre,
pour l'amour fécond contre l'union stérile. Mais je vous ennuie...

Il se tut, étonné de voir presque tous les visages devenus sérieux.
Claire montrait la gêne que donne aux jeunes filles une conversation
effleurant des sujets qu'elle ne doit pas comprendre. Esquier méditait.
Mais Maurice et Julie avaient senti la brûlure des paroles du médecin,
chacun sur un coin différent de son cœur. Sous l'apparat d'une formule
scientifique, Daumier avait exprimé l'idée qui les hantait sans cesse:
l'avenir barré par la maîtresse, l'interdit sur le mariage et la
famille. Malgré eux, ils avaient croisé leurs regards: Julie laissa voir
dans le sien tant de détresse que Maurice, touché, la rassura d'un
sourire.

Le déjeuner, parmi ces entretiens, se prolongeait. On était encore à
table quand le baron de Rieu fut annoncé. On se hâta de finir; on passa
dans le salon mousse, où le café et les liqueurs étaient préparés sur un
guéridon. Maurice et Julie se trouvèrent un instant l'un près de
l'autre.

--Eh bien! demanda le jeune homme affectueusement, cette vilaine
tristesse, est-ce fini?

Il la sentait triste, triste à fondre en larmes si elle avait été seule,
et cette tristesse lui inspira le désir de la calmer par des tendresses.

--Non... je vais bien, mon aimé, je vous assure. Je vais bien, puisque
vous êtes près de moi.

--Yù, ma chérie, répliqua Maurice en la regardant bien en face, il y a
du chagrin dans ces beaux yeux-là... Pourquoi? Dites-le-moi, au moins.

Il avait pris sa main et la pressait, sans souci d'être vu.

--Si vous m'aimez, murmura Julie, je n'ai plus de chagrin.

Il répliqua:

--Je vous aime infiniment.

Leurs yeux, de nouveau, se pénétrèrent. Pour la première fois, à travers
des paroles souvent échangées, ils s'étaient laissé entrevoir leur
inquiétude. Maurice en fut si troublé que, pour cacher son émotion, il
s'éloigna, alluma un cigare, et s'en alla errer sous les acacias du
jardin. À demi rassurée par cette parole sincère: «Je vous aime
infiniment,» Julie regardait le groupe formé, dans un coin du salon, par
Claire et le baron de Rieu. Ils parlaient trop bas pour qu'un mot lui
parvînt de leur conversation; mais cette conversation était assurément
sérieuse, à l'air des visages. Elle pensa: «S'aiment-ils donc? Oh! si
cela se pouvait!»

Elle aurait voulu agir aussitôt, hâter ce mariage qui dissiperait le
cauchemar. Mais que faire? Daumier, dont c'était l'heure de cours,
prenait congé; Esquier revenait seul, après l'avoir conduit jusqu'à
l'escalier. Julie l'appela. L'espoir, même si léger, qui lui naissait,
lui donnait le besoin d'épancher son cœur. Quand Esquier fut près
d'elle, elle lui montra Claire et le baron:

--Regardez, dit-elle à demi-voix.

--Eh bien?

--Eh bien! cela ne vous donne pas une idée? Ces deux jeunes gens?...

Le banquier l'observa un instant pour saisir toute sa pensée.

--Un mariage? dit-il d'un ton qui traduisit son peu de foi.

Julie reprit vivement:

--Mais oui. Pourquoi pas? Claire est riche, Rieu aussi; il a une jolie
situation, il est charmant... Et vous voyez bien qu'ils se plaisent.

Pour le moment, en effet, penchés l'un vers l'autre, ils se parlaient à
voix basse, les fronts proches, d'un air d'entente affectueuse, presque
tendre.

Esquier les observait sans répondre. Mme Surgère insista:

--N'est-ce pas que j'ai raison? C'est évident. Il faut les marier. Vous
n'y trouvez pas d'inconvénient, je suppose? Je comprends que le départ
de Claire vous fasse un peu de peine. Mais un jour ou l'autre, il le
faudra. Mieux vaut qu'elle épouse un de nos amis: elle nous quittera
moins.

Elle s'arrêta; les prunelles d'Esquier fixées sur elle disaient: «Comme
vous tenez à ce mariage, ma chère amie!» Elle sentit que son anxiété
avait percé dans les mots. Elle rougit, si confuse que son vieil ami eut
pitié d'elle.

Il lui prit la main.

--Moi, dit-il, je ferai ce que Claire voudra. Rieu est un honnête et sûr
garçon. Si vous souhaitez ce mariage, je serai avec vous...

Elle n'osa pas lui demander: «Vous ne croyez pas qu'il se fera, vous?»
tant elle avait peur du «Non!» sincère qui jetterait bas le fragile
édifice de son espérance.

***

Des semaines passèrent, après ce jour, qui ne changèrent rien: Julie
vint quotidiennement rue Chambiges, et chaque fois elle se retira avec
cette conviction: «Il est inquiet, il souffre d'un mal indécis,» et cet
autre: «Il m'aime comme il le dit; il m'aime infiniment...» De son côté,
Maurice, depuis l'entretien qu'il avait eu avec la jeune fille, où les
positions s'étaient définies si nettement, s'efforçait de la voir moins
souvent en tête-à-tête; mais lorsque le hasard les isolait malgré eux,
ils ne savaient plus se parler que l'un de l'autre. Ils parlaient d'un
avenir impossible, de quelque chose de manqué dans leur vie, ils en
parlaient avec une volonté de renoncement et de résignation; mais à
l'envers des mots qu'ils disaient, leur pensée était: «Au moins elle
saura! Au moins il saura ce que j'ai rêvé!... Et puis, qui connaît
l'avenir?...»

Pour Julie, pour Claire, pour Maurice, ces jours de trêve furent
tristes,--non dépourvus de charme. À continuer leur vie ordinaire, sans
accident, ils s'imaginaient volontiers que cette calme vie durerait
toujours. Maurice surtout s'y complut. Il eût accepté ce pacte avec la
destinée: demeurer l'amant de Julie toujours, et de temps en temps, au
caprice des circonstances, voir Claire, lui parler, tenir avec elle ces
entretiens singuliers où, s'avouant une espérance commune, ils se
croyaient quittes envers leur conscience en ajoutant: «Seulement, c'est
interdit...» Quant à la nécessité de renoncer un jour à l'une ou à
l'autre, il la repoussait avec épouvante. Elles tenaient chacune à son
cœur par des fibres différentes, dont il ne savait lui-même ni la
sensibilité, ni la solidité... Si parfois la pensée le hanta de choisir,
de briser l'un ou l'autre lien, il la chassa; lorsqu'elle s'obstina, il
connut de véritables accès de désespoir, le sentiment d'une incapacité
absolue à lutter, un besoin de partir, de fuir, de s'en remettre au
hasard... Ainsi, aucun de ces trois êtres n'eût provoqué la crise qu'ils
devinaient menaçante; ils savaient trop combien était fragile leur
bonheur!

Aussi la crise ne vint-elle pas d'eux; elle vint d'où ils ne
l'attendaient pas, et brusquement elle leur révéla qu'ils tenaient les
uns aux autres par des chaînes si serrées que les briser, c'était
commencer leur agonie.

***

Par une des dernières après-midi de juillet, Maurice avait une fois de
plus cédé à son envie, et, vers trois heures, il pénétrait dans le salon
mousse, s'étonnant de n'y point entendre, comme d'habitude, le piano
chanter sous les doigts de Claire... La pièce était vide.

Il sonna.

--Mlle Claire est sortie? demanda-t-il au valet de pied.

--Non, monsieur. Mademoiselle sait que Monsieur est là. Elle le prie de
vouloir bien l'attendre.

Claire entra quelques instants après. Elle était pareille à la Claire de
tous les jours, sérieuse et souriante; et pourtant, quand il la vit
s'avancer vers lui, il pressentit un événement. Il tressaillit, touché
par le doigt de la destinée. Il questionna:

--Est-ce que je vous dérange?

--Oh! non, fit la jeune fille en s'asseyant près de lui; au contraire,
je suis contente de vous voir.

--Le piano est donc abandonné, aujourd'hui?

--Je n'ai pas le cœur à jouer, répondit-elle simplement... Vrai, je
désirais vous voir, parce que j'ai quelque chose de sérieux à vous dire.
Voulez-vous me permettre de vous en parler tout de suite?

--Bien sûr... Vous m'inquiétez.

--Ce n'est rien qui doive vous inquiéter. Il s'agit de moi, d'un conseil
que je veux vous demander, comme à mon plus ancien ami.

Maurice la remercia d'un regard. Elle continua:

--Voici. Que pensez-vous du baron de Rieu?

Dès que ce nom fut prononcé, Maurice comprit. Rieu! Il n'aurait jamais
songé à celui-là, par exemple!... Il répondit:

--Rieu? Je le connais depuis plus de six ans. C'est moi qui l'ai
introduit dans cette maison; mais depuis, je l'ai coupé, et je ne le
vois plus du tout hors d'ici. Il s'occupe d'une masse d'entreprises
ridicules. Il est prétentieux et triste. Il m'assomme.

--Vous n'êtes pas juste pour lui, reprit Claire. C'est un homme
excellent, vous connaissez ses mérites aussi bien que moi.

«Elle l'aime donc, pensa Maurice. Elle aurait raison, car Rieu vaut cent
fois mieux que moi.» Et il lui sembla qu'une chose visible sombrait
sous ses yeux. «C'est mon avenir; c'est mon bonheur.» Il dit très haut,
sèchement:

--Eh bien! puisqu'il vous plaît tant, Claire, il faut l'épouser, voilà
tout.

Aussitôt il regretta sa brutalité: des rougeurs de larmes altéraient le
regard de la jeune fille. Elle murmura:

--Comme vous êtes dur pour moi! J'ai donc eu tort de vous consulter?

--Pardon, fit Maurice, prenant une des mains fines, qu'il garda dans les
siennes. Parlez. Je ne dirai plus rien.

Claire reprit:

--Voici ce qui s'est passé... Depuis mon retour ici, M. de Rieu me
témoignait de l'amitié. Il causait volontiers avec moi, et presque
jamais de choses banales. Il m'interrogeait sur mes idées, sur mes
croyances religieuses, sur mes projets d'avenir. Il me parlait, comme à
une compagne, de ses rêves d'organisation ouvrière, de ses entreprises
politiques. Jamais, jamais il n'avait prononcé un mot hors de l'amitié
la plus simple...

--Et alors?

--C'est hier seulement... Il est arrivé tard, dans la soirée... Mme
Surgère causait avec mon père. Comme d'habitude, il s'est assis près de
moi.

--Et il vous a dit qu'il vous aimait?

Claire rougit:

--Il a dit que si j'y consentais, il serait heureux de m'épouser... Je
ne savais que répondre, je vous assure; je voyais bien que si je
refusais tout crûment, je lui ferais beaucoup de chagrin. J'ai dit:
«J'aimerais mieux que vous vous fussiez adressé à Mme Surgère, ou à
papa.» Il m'a répondu: «Non, c'est votre assentiment que je veux
d'abord. Je vous demande même de vous consulter sincèrement, avant de
consulter ceux qui ont des droits sur vous. Songez-y sans hâte, je ne
vous presse point. Je pars pour la Bretagne dans quelques jours, j'y
resterai six semaines, le temps de préparer ma réélection au conseil
général: vous avez donc le loisir des réflexions. Si, à mon retour, vous
êtes d'accord avec moi, je préviendrai votre père.» J'ai demandé:
«Puis-je en parler à Maurice?» Il a hésité un instant, puis il a
répondu: «Oui. Parlez-en à Maurice, cela vaudra mieux.»

Tandis que Claire prononçait ces mots, de sa voix singulière, Maurice
sentait un frisson d'inquiétude, de désespoir, s'injecter dans son
cerveau et dans ses membres et les glacer... Allons! c'était fini,
décidément, sa vie croulait. Il regarda Claire longuement, sans rien
dire; et il lui semblait que jamais il n'avait vu, comme il les voyait à
présent, ces yeux noirs, ces cheveux noirs, cette bouche aux lèvres
larges, si rouges, et la blancheur extraordinaire de ce visage. Il la
découvrait réellement, et en même temps il découvrait qu'il l'aimait
d'une affection ombrageuse, et presque sans désir,--qu'il la
considérait comme un bien à lui, résigné pourtant à ne jamais la
posséder.

«Cette petite, pensa-t-il, avec le cœur de laquelle j'ai joué
autrefois,--décidément, c'était mon bonheur. Elle partie, que me
restera-t-il, à moi?»

Il oubliait Julie, la pauvre et fidèle Julie; il se vit vraiment seul
sur la route de l'avenir.

--Eh bien, demanda Claire, que me conseillez-vous?

Il ne sut pas entendre que la voix de la jeune fille se fêlait
d'émotion. Secoué par une révolte d'amour-propre, il retrouva une
allure, des mots de sang-froid.

--Ma chère amie, vous avez raison. Rieu est une âme haute, et un cœur
sûr... Il faut me pardonner le mouvement de tout à l'heure. J'ai eu un
peu de chagrin à la pensée que vous nous quitterez... un peu d'humeur
contre celui qui vous enlèvera à nous. Mais vraiment, vous ne pourriez
pas avoir de meilleur mari.

Il disait cela, et sa pensée était: «Restez, ne disposez pas de votre
vie... N'engagez pas l'irréparable; ayez un peu de foi en l'avenir!»

Et Claire comprenait que telle était sa pensée, que toutes les paroles
qu'il prononçait, les lèvres seules les disaient. Et malgré la communion
de leurs esprits, leurs bouches scellées ne voulurent pas laisser
échapper leur secret.

--C'est tout ce que vous désiriez de moi? demanda enfin Maurice, d'un
ton froid, presque hostile.

Elle répondit:

--Oui.

Et comme elle le voyait souffrir, souffrante elle-même, sa pitié s'émut.
Elle voulut, une fois encore, offrir un asile à ce cœur inquiet, lui
laisser le temps de se reprendre.

Elle montra le piano:

--Voulez-vous?... dit-elle.

Maurice sourit amèrement:

--Me jouer la fameuse sonate? L'Adieu, n'est-ce pas? Non. Merci... Je
n'ai pas le goût de l'entendre en ce moment. Au revoir!

Elle le regarda partir, sans qu'il lui tendît la main, sans qu'il se
retournât une fois jusqu'à la porte qu'il referma doucement, affectant
le calme. Quand il fut parti, elle alla machinalement s'asseoir sur le
tabouret. Quelque temps, elle réfléchit ainsi. Puis s'accoudant au piano
fermé, elle s'abandonna à ses larmes. Rien ne lui restait plus de son
courage, de sa bonne volonté sereine. Elle souffrait dans son cœur et
dans son corps, elle n'avait plus de forces. Avec les pleurs qui
coulaient, elle sentait couler sa vie même.

. . . . . . . . . . . . . .

Devant l'hôtel, Maurice retrouva le fiacre qu'il avait pris en sortant
de chez lui. Il y monta machinalement, sans donner d'adresse.

--Rue Chambiges, patron? demanda le cocher.

Rue Chambiges! Revoir Julie qui l'attendait peut-être en ce moment...
Non, cette fois, l'épreuve serait trop dure, il n'aurait même plus la
force d'appuyer son front sur le cœur de son amie. Il ne supporterait
pas l'interrogation de ses yeux...

Un pressant besoin de solitude, de fuite, c'est tout ce qui survivait en
lui...

Il descendit de voiture, paya le cocher et le renvoya. Il partit à pied,
traversant la place Wagram; il suivit le boulevard Malesherbes, l'avenue
de Villiers, ces larges trottoirs aux rares passants, où rien n'entrave
la marche ni la pensée. Où allait-il? Il ne le savait plus. Seulement il
voulait échapper à la fois à claire et à Julie, se terrer dans sa
désolation. «C'est fini, bien fini!...» Comme un glas, ces mots
sonnaient dans sa tête. C'était fini du rêve si confus, si cher
pourtant. Il avait entrevu un instant une route nouvelle, ouverte vers
le sourire des plages et des îles... Et puis, brusquement, tout cela
avait disparu; il se sentait buté au mur, à l'affreux mur qui lui
barrait l'avenir.

Son impuissance l'accabla. Que faire? Que faire? Les deux êtres autour
desquels, comme un lierre, sa vie s'était d'elle-même enroulée, il se
sentait également incapable de les étreindre désormais. La chaleur de
ces deux présences féminines lui serait ôtée en même temps. Jamais il
ne pourrait assister au mariage de Claire. Jamais, Claire mariée, il ne
pourrait continuer à vivre avec Julie. Alors que faire?

La cohue des passants et des voitures, au bord d'un trottoir, le
réveilla. «Où suis-je?» Il lui fallut quelques secondes pour se
reconnaître. Le boulevard Haussmann, la rue Tronchet, la rue Auber, se
croisaient devant lui. Des omnibus, des fiacres chargés de bagages,
venus de la gare Saint-Lazare, débouchaient de la rue du Havre; d'autres
amenaient des voyageurs affairés, penchés aux portières pour consulter
l'horloge... Partir! Voyager! S'en aller où l'on serait seul, ne plus
voir Julie, ne plus voir Claire, ni Rieu, ni personne!... Il désira
l'absence et la solitude avec passion. Mais tout départ est un acte
compliqué. Fût-on maître absolu de ses décisions, il faut l'annoncer; il
faut répondre à des questions, fournir des motifs. Comment ne pas
éveiller les soupçons des indifférents?

«Antoine Surgère n'est pas encore revenu de Luxembourg; mais Esquier...
Que lui dire?... Comment, surtout, trouver une raison acceptable pour
Julie? Il n'en est qu'une, indiscutable la santé...»

Tout de suite, il se décida.

«Je vais voir Daumier.»

De sa canne il fit un geste d'appel à un fiacre qui tournait la rue
Tronchet.

--À la Salpêtrière, dit-il en montant...

Les arbres moroses, les grises façades des maisons, la masse lourde de
la Madeleine défilèrent devant les vitres du coupé... Puis ce fut la rue
Royale, le sillage des voitures emportant des toilettes claires, mauves,
blanches, rose pâle. Le soleil amorti de six heures rougissait tout
cela, et sur la place de la Concorde le décor familier, l'admirable
décor des longues avenues, les deux monuments corinthiens qui se font
face, les flèches grises de Sainte-Clotilde baignaient dans une poudre
rousse irisée par endroits.

L'âme désorientée de Maurice évoqua les mois brillants passés à Paris,
autrefois, avec sa mère. Il se vit lui-même, dans une Victoria, roulant
vers le Bois, au milieu d'un pareil flot de voitures, sa mère assise
près de lui, si belle!... Comme il regardait la vie, l'avenir, en ce
temps-là, avec une sérénité orgueilleuse! Il tenait la fortune, il lui
semblait qu'il n'aurait qu'à étendre la main pour saisir l'amour, la
gloire.

«Maintenant tout cela est enterré, pensa-t-il amèrement. J'ai perdu ma
fortune. Du côté de l'amour, ma vie est murée. Quant aux ambitions
d'art, elles sont renoncées, je n'y rêve même plus.»

Il en voulut à Julie et de sa fortune perdue et de sa vie inutile...
Tandis que le fiacre longeait les quais de la Seine, lui s'appesantit
sur cette pensée: «Le bonheur, pourtant, ne consiste pas à rêvasser,
appuyé sur une gorge de femme, et à se faire caresser comme un enfant.
Je me suis aveuli dans la tendresse molle, dans le jour à jour du
demi-bonheur.»

Mais le fiacre, arrivé au bout des grilles de la Halle aux vins et du
Jardin des Plantes, venait, après quelques évolutions hésitantes, de
s'arrêter devant une sorte de terrain vague, un enclos pelé, usé par les
pas, planté d'arbres moisis, surprenant, dans cet endroit de Paris, au
bord d'un boulevard... Maurice descendit et, en hâte, gagna la porte de
la Salpêtrière.

Une fois déjà, avec Daumier, il avait visité le célèbre établissement.
C'était longtemps en arrière; il y vint enfant, et son père
l'accompagnait. Il s'était amusé des noms lus sur les plaques bleues,
aux angles des avenues de cette espèce de ville... Rue de l'Église...
Rue du Réfectoire... Rue de la Cuisine... Une seconde fois, il s'aperçut
dans le mirage du passé, garçonnet élégant et heureux, sur le seuil de
ce parloir où il entrait en ce moment, vieilli, inquiet.

Ainsi, partout le passé le guettait, le passé railleur ou douloureux.

Il fallut quelques démarches avant qu'on lui indiquât où se trouvait
Daumier. Il n'était pas encore sorti. L'infatigable travailleur réglait
sa besogne sur la durée du jour, et à mesure que venait l'été,
allongeant le temps utilisable pour les études microscopiques, il dînait
plus tard, à la nuit, dans un petit restaurant du quartier.

Maurice le vit, au moment où le garçon de service l'introduisit dans le
laboratoire, perché sur un haut tabouret, entouré de petits carrés de
verre sur lesquels séchait une minuscule tache centrale, et l'œil collé
à l'oculaire d'un microscope.

Quand il eut arrêté la vis de la lunette, il dit, toujours examinant:

--C'est vous, Lucas?

--Non, ce n'est pas Lucas, répliqua Maurice. C'est moi.

--Ah! tiens! Bonjour, Maurice! fit le médecin en se retournant et en lui
tendant la main... Pas de malade chez vous, j'espère?

--Non. Je viens vous voir... pour vous voir... pour causer avec vous. Je
ne vous dérange pas?

--Pas le moins du monde... Asseyez-vous. Je fixe des coupes que j'ai
faites hier. Encore deux et j'ai fini. Mais c'est un travail des doigts
qui ne m'empêche pas de causer... Une cigarette?

Maurice en prit une dans le paquet qu'il lui offrait, et l'alluma à une
lampe à alcool. Laissant le médecin à son observation, il contemplait
l'appareil modeste du laboratoire: des planches, un fourneau, une de ces
tables à dessus de faïence que les chimistes nomment un paillasson; deux
armoires à rayons, pleines de dossiers étiquetés; et partout des plaques
de verre mouchetées en leur centre, des bocaux, pleins de filaments
verdâtres, baignant dans l'esprit-de-vin, des cerveaux humains conservés
dans des pots à confiture. Tout cet appareil scientifique le séduisait
comme il séduit infailliblement les oisifs, les inutiles. Il y voyait le
symbole d'une vie à labeur quotidien, si différente de sa propre vie
dispersée de dilettante. Il s'écria:

--Comme vous êtes heureux, docteur! Vous vivez ici bien tranquille, à
l'abri de toutes les tentations du monde et des femmes; votre travail
est défini chaque jour. Vous en avez la récompense immédiate... C'est
supérieur à l'art, cela!

--Certainement, répliqua Daumier sans interrompre sa besogne,--comme
régime de vie, il vaut toujours mieux un travail qui ne suppose pas ce
petit déséquilibre cérébral, indispensable à vous, artistes, pour
amorcer votre œuvre... Quand je me lève le matin, je peux reprendre ce
qui m'occupait la veille au point où je l'ai laissé: il n'y faut que des
yeux, du soin, de l'attention et une certaine tendance à généraliser
qu'on a une fois pour toutes, quand on l'a...

--Qu'est-ce que vous faites en ce moment-ci?

--Je poursuis les observations nécessaires à mon livre sur la maladie de
Morvan... Vous voyez.

Il se leva et désigna à Maurice les bocaux où des sortes de serpents
verdàtres semblaient moisir dans un alcool impur. Sur toutes les
étiquettes on lisait le titre général: _Maladie de Morvan_; puis des
sous-titres: Moelle de Hermann..., Moelle de Joséphine Udaille..., etc.,
etc...

Maurice demanda:

--Qui était ce Morvan qui a eu cette maladie?

--Morvan n'est pas le nom d'un malade, mais du médecin qui a étudié et
classé la maladie. Celle-ci est une perforation, une corrosion de la
moelle, qui part du centre pour aller à la périphérie. Toujours elle est
accompagnée, naturellement, par des troubles cérébraux. Ainsi (il
découvrit un des pots à confitures, et prit une cervelle dans sa main
sans remarquer que Maurice pâlissait) voici la cervelle de cette
Joséphine Udaille dont j'ai la moelle dans un autre bocal. La membrane
extérieure, la pie-mère, devrait s'en détacher d'elle-même, sous la
traction. Au lieu de cela, regardez (il tira sur la membrane): elle
adhère, se colle à certains points indurés; si je veux l'arracher, elle
se déchire autour du point de contact... Voilà l'accident du cerveau.
Maintenant, observez la moelle.

Du bocal étiqueté: _Moelle de Joséphine Udaille_, il sortit le serpent
verdâtre. En le regardant par la tranche, Maurice vit qu'il était
perforé, comme un tube de caoutchouc, dans la longueur.

--Voilà la moelle, dit Daumier. Elle est percée d'un trou central, vous
voyez.

--Et quels phénomènes extérieurs cela provoque-t-il? demanda Maurice,
qui déjà, par un retour d'égoïsme vital, s'épouvantait, craignant de
retrouver peut-être en soi des symptômes...

--C'est un mal singulier. Il vide la chair, pour ainsi dire, suce le
muscle, ne laisse qu'une sorte d'enveloppe inerte entre la peau et le
squelette. Les extrémités commencent à se dessécher. Puis les lobes
cérébraux meurent l'un après l'autre. C'est la paralysie et la mort.
Tout à l'heure, quand nous descendrons, je vous montrerai, parmi les
placides tricoteuses que vous avez aperçues dans le parc, un certain
nombre de sujets que je guette. Et du reste... Êtes-vous homme à qui
l'on puisse confier un secret?

--Assurément.

--Eh bien! Ou je me trompe beaucoup, ou la maladie de Morvan est celle
dont notre ami Surgère est atteint.

Maurice pâlit. Il se figura, dans un tel vase de porcelaine, la cervelle
du mari de Julie, et, dans des bocaux de verre pareils à ceux-ci, une
moelle verdâtre, perforée par la maladie mystérieuse. Son humanité
ombrageuse et peureuse se révolta devant l'image; l'horreur du néant le
saisit. Il se sentit lui-même un composé de vagues substances,
perpétuellement menacé, miné, dévoré par des parasites ennemis. Daumier,
qui le vit pâlir, lui demanda:

--Qu'est-ce que vous avez?

--Sortons d'ici, fit-il... Je sens que je vais me trouver mal, si nous
restons.

--Ah! vos nerfs!... murmura Daumier avec une nuance de dédain. Soit,
sortons. Dînez-vous avec moi?

--Volontiers.

Le médecin prit sur un bocal un chapeau mou tout tigré de mouchetures
d'acide.

--Allons dîner. Je vous emmène à ma pension, voulez-vous? Je suis garçon
en ce moment. La femme et les bébés sont à la campagne.

Cette pension était un petit restaurant modeste et propre du boulevard
de l'Hôpital, fréquenté surtout par les employés du chemin de fer. Quand
ils arrivèrent, une bonne achevait de desservir les tables recouvertes
de linge blanc et grossier.

--Y a-t-il encore à manger, Louise?

--Sûrement, monsieur. On ira chercher, s'il n'y en a pas. Monsieur soupe
avec vous?

--Oui. Vous donnerez une bouteille de Saint-Pérey.

Ils s'assirent. La salle blanchie était d'une netteté luisante
d'intérieur hollandais, sous la jolie lumière d'un soir parisien, huit
heures l'été, soir chargé d'arômes troubles et capiteux. Paris, entrevu
des fenêtres larges à petits carreaux, se faisait province, et la salle
exiguë, échampie de chaux, avec ses rideaux de calicot blanc embrassés
par le milieu, semblait un réfectoire conventuel donnant sur une avenue
de petite ville.

Maurice, pénétré par ce repos, répéta:

--Comme vous êtes heureux!

--Encore!... Heureux de quoi?

--D'être à la fois marié et libre de travailler... Au moins, vous vivez,
vous! Vous savez où va votre vie. Chaque heure est représentée par une
certaine tâche. Moi, ma vie ne laisse pas de trace.

--Pourquoi ne travaillez-vous pas?

Il posait cette question avec un demi-sourire, et Maurice lisait dans ce
sourire l'indifférence un peu dédaigneuse du penseur laborieux pour
l'amateur artiste.

--Je ne travaille pas, répliqua-t-il, désireux de se justifier, non par
paresse, ni même, je crois, par inertie d'esprit... Je ne travaille pas
parce que j'ai le sentiment le plus funeste au travail, celui que la
période où je suis est une période d'attente, que je reviendrai au
travail quand elle finira.

Daumier déclara, tout en mangeant de bon appétit une tranche de bœuf à
la mode:

--Je ne comprends pas.

--Eh bien! répliqua Maurice vivement, décidé à aborder de front et sans
délai le sujet de sa visite... Eh bien!... Voilà! j'ai une liaison à
Paris... Une maîtresse dans le monde bourgeois, une veuve,
ajouta-t-il,--avec le projet puéril de dépister les soupçons de
Daumier.--Je ne puis pas l'épouser. Je me trouve donc dans une impasse;
jusqu'à ce que j'aie trouvé l'issue, je ne connaîtrai ni le repos
d'esprit, ni le travail...

--Mais, objecta Daumier, si vous êtes heureux comme vous êtes, si vous
êtes aimé par une femme que vous aimez... est-il bien nécessaire que
vous changiez d'existence, et que vous vous mêliez de produire du
travail? Il faut des producteurs et des jouisseurs. Vous m'enviez,
dites-vous? Croyez-vous que parfois, quand je vais fumer un cigare,
avenue du Bois, il ne m'arrive pas de désirer vivre, ne fût-ce qu'une
semaine, qu'un jour, à la façon des gens cossus qui habitent les hôtels
environnants? Que si, mon cher! Seulement, quand je me surprends à
patauger dans ces rêves-là, je m'en sors d'un sursaut violent, et je me
secoue après comme un barbet tombé à l'eau... Je pense à mon laboratoire
de la Salpêtrière, à mon petit restaurant, à mes moelles, à mes
cervelles, à ma femme, à mes bébés, à quelques amis, et je me dis que
tout cela a du bon, du bon que ne connaissent pas les autres. Ni eux, ni
moi, ne sommes parfaitement heureux, bien sûr; mais les joies et les
chagrins sont entre eux et moi irréductibles.

Ils étaient au dessert, mangeant distraitement. Daumier croquait les
noix d'un sec coup d'étau des mâchoires... Maurice, un à un, suçait des
grains de raisin dont il rejetait la peau.

Plus calme maintenant, il discutait son cas avec lucidité.

--Ce que vous dites est fort bien, quand les circonstances permettent à
un homme d'utiliser ses aptitudes et son tempérament. Mais
n'admettez-vous pas une âme de savant chez des riches, ou un tempérament
d'homme de luxe chez un pion?

--J'admets tous les cas quand je les constate, répliqua Daumier. Dans la
pratique, l'habitude d'un certain état de vie émousse généralement les
appétits excessifs. Ceux qui décidément sont faits pour casser le moule,
réussissent à échapper à leur condition, se déclassent définitivement,
ou si le succès leur est refusé, disparaissent. C'est la loi de la
sélection.

--Eh bien, je vous demande d'admettre un instant, docteur, que je suis
un de ces déclassables. J'aspire à sortir de la caste des oisifs pour
entrer dans celle des travailleurs. Voulez-vous m'y aider?

Daumier, qui allumait un cigare, le regarda avec surprise.

--Certes, je veux bien. Que puis-je faire?

--Je voudrais me reprendre à la vie utile. Pour cela il faut d'abord que
j'échappe au milieu où je vis, à Paris.

--Et vous voulez un moyen de le quitter sans que personne ait le droit
d'en paraître surpris... Une ordonnance pour une ville d'eaux?

--Justement. Seulement je ne suis pas malade.

--Oh! la vie de régime, avec quelques verres d'une boisson plus ou moins
minérale, n'est jamais inutile. Elle vous restituerait le calme,
assouplirait vos nerfs ébranlés par la fièvre continue de Paris.

--Eh bien! envoyez-moi où vous voudrez, mais loin... loin... Envoyez-moi
dans un pays où je sois seul, où je ne connaisse personne, hors des
grandes routes qui mènent à Paris.

Un ressaut d'égoïsme le soulevait; il s'affirma qu'il se suffirait à
soi-même, loin de Julie, loin de Claire.

Daumier lui demanda:

--Parlez-vous l'allemand?

--Non; un peu l'anglais...

--Eh bien, cela va... Je vais vous envoyer à Hombourg... C'est
l'Allemagne anglaise, vous n'y trouvez que des Américains et des sujets
de la reine... Les eaux sont bonnes pour les anémiques et les
neurasthéniques, dont vous êtes. Cela vous convient-il?

--Est-ce loin de Paris?

--Une nuit et une demi-journée. Vous pouvez couper le voyage en deux par
une station à Cologne...

--Soit J'irai à Hombourg.

Daumier se fit apporter de quoi écrire l'ordonnance, qu'il remit à
Maurice.

--Merci, dit Maurice, vous me sauvez de moi-même.

--Ah! répliqua le médecin en hochant la tête. Dire que la plupart des
malades mondains qui viennent solliciter là (il montrait les murs de la
Salpêtrière) une consultation du maître,--dire que presque tous n'ont
d'autre maladie, comme vous, que leur vie désorientée ou dévergondée...
Voulez-vous que je vous dise mon opinion sur le système de cure qui vous
conviendrait?... Mariez-vous!

Il s'arrêta; Maurice avait pâli derechef à ce mot: «Mariez-vous!»

--Pardon, fit le médecin en lui prenant la main.

Ils sortirent du restaurant, se promenèrent quelque temps, le long de
l'avenue maintenant envahie par la nuit... Ils se taisaient, chacun
enfoncé dans son rêve.

--Allons, fit Maurice, soudain réveillé; je vous quitte. Merci de cette
soirée réconfortante passée près de vous. Soyez assez bon pour écrire à
Esquier afin de l'assurer que mon départ est nécessaire.

--Esquier aura la lettre demain, ou bien je passerai moi-même avenue de
Wagram.

Ils se quittèrent.



IV


LE rapide du Nord emportait Maurice, à demi dévêtu, déroulé dans les
couvertures sur la couchette du sleeping. Au tangage du train, il
laissait bercer le chagrin dont il sentait meurtris ses membres et son
cerveau.

Malgré tout, c'était encore une allégeance, une libération, cette morne
et douloureuse fuite dans la nuit.

«J'ai laissé derrière moi ce qui me tourmentait le cœur, pensa-t-il.
Quel que soit l'avenir, il vaudra mieux que ce que je quitte.»

Trois fois vingt-quatre heures s'étaient écoulées depuis l'instant où il
avait décidé son départ. En resongeant à ces trois journées, le
déchirement de la lente séparation lui faisait mal, comme si vraiment
elle recommençait. L'appartement de la rue Chambiges était là, devant
ses yeux fermés, où des larmes séchaient. Un roulement de timbre
électrique... il allait ouvrir: c'était Julie. Leur longue communion
avait si parfaitement, l'un pour l'autre, éclairé leurs deux âmes, que
tout de suite elle lisait dans les yeux de Maurice l'affreuse
menace,--entendait le craquement de ce cher édifice, toute sa vie, à
elle! qui était leur amour. D'un mouvement de révolte, bien rare à sa
douceur, elle se dérobait au baiser qu'il voulait lui donner:

--Qu'y a-t-il?

Il essayait de retarder l'aveu.

--Mais... rien!

--Parle! parle tout de suite, j'aime mieux cela...

Et alors, sur ce canapé encombré de coussins où tant de fois ils
s'étaient abattus, comme deux colombes unies, aux meilleures
journées,--ils avaient mêlé leurs larmes, avoué leur détresse dans des
sanglots; Julie, la première, avait proféré le terrible mot:

--Tu pars?

Elle l'avait deviné, ce départ, elle le sentait dans l'air, depuis des
jours. Elle savait bien, connaissant le faible cœur de Maurice, qu'il
préluderait ainsi à la séparation définitive, par une absence annoncée
courte, puis prolongée; et tout de même, le coup était si douloureux
qu'elle voulait douter.

--Tu pars?

--Le médecin m'a ordonné les eaux de Hombourg...

--Tu pars! tu pars!

Ces sanglots, cette effroyable désolation de l'être qu'on chérit!... Et
cette désolation, en être la cause!... Elle pleurait, la chère aimée,
celle dont il avait confisqué la vie, qui ne vivait plus que pour lui
seul! Elle pleurait, elle souffrait, et c'était par lui! Sa résolution,
un instant, chancela.

--Si tu veux... Je ne partirai pas... Et puis, du reste, je ne pars pas
pour toujours... je ne t'abandonne pas... Je te jure que bientôt je
reviendrai! Je t'aime... Je t'aime. Seulement, vois-tu... j'ai une de
ces crises que tu connais, comme quand j'ai voyagé dans l'Aveyron... Ne
nous sommes-nous pas mieux aimés après? Paris m'excède... Il faut que je
parte. Mais je t'aime, je t'aime!...

À ce moment, son cœur sincère était résolu à l'abnégation. Il voyait
encore l'obstacle murant sa route; mais il se résignait à vivre dans
cette impasse, dans cette encoignure de vie sans rien demander a
l'avenir...

--Je t'aime! Je t'aime!

Elle n'écoutait plus, elle ne voulait plus, ne pouvait déjà plus
l'entendre. Elle se levait, et malgré son étreinte, malgré les baisers
dont il enveloppait ses joues pâles et mouillait ses mèches blondes, il
la sentait s'échapper doucement, révoltée pour la première fois,
révoltée et désolée. Elle ouvrait la porte, elle fuyait... Il était
seul...

Le lendemain,--après une nuit dont elle garda, sans jamais le laisser
pénétrer par Maurice, le douloureux secret,--elle reparut chez lui, à
l'heure habituelle, résignée, sinon rassérénée. Elle lui parla la
première de son voyage, elle s'occupa avec lui des préparatifs, comme
lorsqu'il faisait de courtes absences. Pas plus que la veille, pas plus
que jamais, le nom de Claire ne fut prononcé entre eux.

Le soir du départ, ils dînèrent dans un restaurant éloigné, avenue de
Clichy, véritable repas de condamnés, qu'ils prirent dehors, en public,
tant ils avaient peur de défaillir, s'ils demeuraient seuls en tête à
tête. Ils mâchèrent au hasard des aliments que leur estomac refusait;
l'heure coulait, cruellement lente, et pourtant trop brève. Deux fois
Julie manqua perdre connaissance. Quand ils quittèrent le restaurant,
plus de quarante minutes leur restaient encore à passer ensemble. Ils se
jetèrent dans un fiacre; ils dirent au cocher d'aller à sa guise, au
delà du boulevard Rochechouart, où ils étaient bien sûrs de n'être pas
rencontrés.

Une tristesse, pénétrante comme une pluie drue, imprégnait leur chagrin,
parmi ce décor affreusement morne. Autour d'eux, l'heure brumeuse
descendait vers la ville, cette heure d'été où, dans la limpidité du
soir, les fumées de la journée crachées tout le jour par cent mille
cheminées, s'abattent, condensées en nuages noirs.

La voiture, ayant suivi une longue rue déserte, où les réverbères
n'étaient allumés que d'un côté, puis traversé les boulevards, atteignit
enfin le quartier sombre et populeux des gares de l'Est et du Nord.
Maurice, sous la capote abaissée, ne voyait plus le visage de sa
maîtresse que par intervalles, quand un réflecteur ou un réverbère
jetait un éclair dans la voiture; il apercevait alors sur ses joues
défaites le sillage humide des pleurs, qui n'arrêtaient pas de couler.
Il la prit dans ses bras, il la baisa; il respira son haleine et but ses
larmes. Mais il ne trouva pas le courage de prononcer les mots de pitié
qui pourtant étaient au fond de son cœur: «Ne pleure plus; je reste, je
t'appartiens,» Ce qui l'épouvantait, c'était l'accès de désespoir
terrible qu'il prévoyait tout à l'heure quand il la quitterait...
Certes, elle allait tomber inanimée sur le quai, dès que s'ébranlerait
le train.

--Julie... Il ne faut pas entrer dans la gare avec moi... Il faut t'en
retourner avant moi, chérie... Ce serait trop affreux!

Elle n'était plus qu'une pauvre chose de larmes, sans volonté, sans
forces; elle obéit. Tous deux descendirent. Ils échangèrent un seul
baiser, ce fut un baiser de parents distraits, se quittant pour un jour.
Julie monta dans un autre fiacre qui partit aussitôt par la rue de
Dunkerque... Maurice, cependant, regardait fuir cette voiture,
emportant ce qu'il chérissait le plus. «Quoi, c'était fait? Si vite? Si
vite?...» Elle partait sans un signe d'adieu jeté par la portière. Il se
sentit aussitôt séparé de la vie ambiante par un accident définitif
comme la mort. Il fallut que des employés de la gare vinssent lui
parler, le mener, pour qu'il accomplît les préparatifs de son départ...
Une seule chose excitait encore son désir, être couché tout à l'heure,
être seul dans sa cabine, et là pouvoir à l'aise s'abîmer dans la
souffrance, souffrir et pleurer sans témoin.

***

Et le train l'emporta, le roula toute la nuit à travers les grandes
plaines de Flandre et du pays Rhénan; pas une seule fois le sommeil ne
vint lui offrir au moins le simulacre de l'oubli.

À Cologne, il dut changer de wagon, car, décidément, il ne voulait pas
s'arrêter. Le matin se levait; il faisait un temps incertain, sans
soleil, sans menace de pluie. Le ciel monotone lui parut fraternel: trop
de gaieté de la nature l'eût irrité... Autour de lui, dans le
compartiment nouveau où il monta, on parlait une langue qu'il ne
comprenait plus. Son isolement aussi lui fut doux...

Cette course le long des rives du Rhin, si riantes ou si mélancoliques
selon que le ciel les regarde tristement ou leur sourit, fut le premier
apaisement de son pèlerinage d'exil. Penché aux vitres, il contemplait
l'eau verte, les collines vêtues de pampres et les étroites bandes de
villages enserrées entre les deux. Il n'aurait pas su dire si les
formes, si la couleur de ces horizons lui plaisaient; leur vue le
calmait pourtant, agissait sur ses nerfs pour les détendre. Il souffrait
toujours, mais épuisé et halluciné, il ne savait presque plus de quoi...
Quelque chose avait été violemment arraché de lui: voilà tout. Il
sentait cuisante la douleur d'une absence; il n'aurait su dire si
c'était celle de Julie ou celle de Claire. Bientôt il devait
s'apercevoir que ce qui manquait à sa vie mutilée, ce n'était ni Julie,
ni Claire: c'était la Femme, la chère présence féminine, la chaleur du
sein.

Vers une heure, il descendait à Francfort. Il déjeuna dans un café. Le
dépaysement commençait à le distraire... Il lui parut que le Maurice
d'hier était mort; qu'il assistait, d'un au-delà indécis, à la
déambulation à travers les rues d'un autre individu, d'un pantin sans
âme auquel son âme à lui se trouvait associée par hasard. Il marcha
ainsi, il regarda, mangea, il visita des musées et des monuments... Les
gens qui lui parlaient ne recevaient pas de réponse. Comme le soir
tombait, il se retrouva devant la gare; il vit «Hombourg» sur l'écriteau
d'un des perrons, monta dans un tram, partit... Le train était rempli de
voyageurs, presque tous parlant anglais; Maurice comprit quelques mots,
et cette incursion de la pensée d'autrui dans sa pensée le blessa.
Quelle chose affreusement délicate et meurtrie il était devenu!

À l'hôtel où il s'était laissé conduire, il but hâtivement une tasse de
bouillon, et se coucha... Sa pensée errante fut bercée par les sonorités
voisines d'une musique qui jouait dans le parc de Kurhaus... Il
s'endormit. Depuis le moment où il avait vu disparaître Julie, il vivait
dans un engourdissement de rêve à peine moins opaque que le sommeil.

***

Mais le grand jour, à son réveil, le trouva lucide. Il regarda ces
quatre murs de chambre d'hôtel, cette forme un peu inusitée de lit, de
table et d'armoires, ces inscriptions en trois langues sur le panneau de
la porte. Tout cela, c'était l'Allemagne, c'était la
séparation,--c'était la coupure volontaire qu'il s'était faite au cœur.

«Comment! Je suis ici... À Hombourg?... Moi! Moi! Mais c'est fou...
Qu'est-ce que j'y fais? Pourquoi suis-je parti? C'est affreux d'être
seul... Claire... Julie... Je les ai laissées, stupidement laissées! Et
pourquoi? mon Dieu! pourquoi?»

Il aperçut l'inanité de ce voyage. Tout ce qu'il redoutait, tout ce qui
était pire que la mort se passerait en son absence. Claire, bien qu'elle
l'aimât, se résignerait au mariage, lui parti, alors qu'elle eût
peut-être hésité au dernier moment, s'il était demeuré... «Et puis être
absent un mois, deux mois, un an, c'est bien... Mais après? Ne
faudra-t-il pas revenir un jour, revoir ceux que je fais souffrir, et
par qui je souffre?... La vie sera-t-elle plus tolérable alors? Tout
sera fixé... Je tomberai dans le définitif, l'irrémédiable... N'eût-il
pas mieux valu rester là, subir la pression lente des événements, m'y
laisser façonner en même temps qu'elle façonnerait les autres autour de
moi?»

Il tâcha de rallier ses pensées, comme une armée déroutée. «Voyons, se
dit-il, à raison ou à tort, je suis venu ici pour échapper à la présence
des objets qui me tourmentent. Profitons au moins de cet éloignement
pour essayer de nous reprendre. Tentons la cure d'oubli.»

Il s'habilla, s'efforçant d'amuser son esprit au divertissement du
milieu nouveau. Il se rappela son arrivée à Paris, après la mort de sa
mère.

«Alors aussi j'étais triste, j'avais perdu tout ce que j'aimais, je ne
voulais plus vivre. Et cependant j'ai recommencé ma vie...»

Mais une voix lui répondait:

«Alors tu avais six années de moins; alors tu croyais à l'avenir, à
l'amour, à l'art... Tout cela est fini, maintenant.»

Il boucha ses oreilles à cette voix désespérée.

«Hombourg est un lieu de plaisir. Il y a un Kurhaus brillant, des
promenades, un théâtre... Il y a les soins de la cure. Cela mangera
toujours quelques quarts d'heure.»

Cet aveu implicite le fit tristement sourire. Déjà il éprouvait que le
temps, ici, serait plus lent et plus pesant qu'à Paris. Alors, à quoi
bon cet effort, le déchirement de ce départ? Les larmes de Julie, il les
revit inondant le pauvre visage tendre, et le tremblement de tout ce
corps jadis adoré, encore adoré aujourd'hui, hélas! malgré tout. «Ah! je
suis un malheureux. Je ne sais que faire du mal autour de moi, surtout à
ceux qui m'aiment.»

Il descendit dans la salle à manger. Des flots de soleil clair
s'épandaient sur les murailles peintes de nuances vives, sur le poêle
monumental de faïence verte, sur les nappes bien blanches et les
cristaux bien luisants. Quelques voyageurs isolés, quelques ménages
anglais ou américains déjeunaient, l'air quiet et satisfait... Maurice
se sentit comme la veille, tout à fait isolé de ces gens: un naufragé
sur le rivage de l'île où une vague l'a jeté.

«Je suis seul! tout seul!»

Un sanglot intérieur l'agita. Seul dans la vie, il serait toujours
désormais, comme il l'avait été avant de rencontrer Julie. Le souvenir
des mois errants qui avaient précédé la rencontre de cette femme lui
remonta, malgré la distance des temps, aussi douloureux que sa présente
détresse. Il voulut résister: «La détresse actuelle, pensa-t-il, me
vient d'être à l'étranger, à l'hôtel, d'être un passant... Après deux
repas à table d'hôte je connaîtrai d'autres voyageurs, s'il me plaît...
Je connaîtrai des femmes.»

Mais son cœur eut aussitôt une nausée.

«Oh! non, jamais plus... Plus de femmes dans ma vie!...»

Tous les autres convives étaient partis quand il revint à soi. Il avait,
sans savoir ce qu'il faisait, bu une tasse de café noir, oubliant d'y
verser du lait. Il rougit sous le regard du garçon, comme si cet homme
eût assisté en spectateur ironique aux flux, aux reflux de son âme. Vite
il se leva, demanda l'adresse d'un médecin de la localité qui parlât
français. On la lui donna. Sans s'informer du chemin, il sortit, marcha
au hasard, se trouva presque aussitôt dans une avenue ombragée de beaux
ormeaux, qu'il suivit.

Le parc la bordait à droite, un parc infini, soigné comme un jardin,
avec des gerbes d'arbres, des fontaines, des pelouses grasses doucement
ondulées; au-dessus des massifs, surgissaient les clochetons de villas;
et parmi les pelouses, le jaillissement des jets d'eau projetait sous le
grand soleil matinal des pluies de pierreries. Les arroseurs achevaient
leur besogne, et, récemment mouillée, la terre fumait au soleil, ouatée
de vapeur légère sur le vert de sa robe.

À gauche de l'avenue, de délicieuses maisons, chacune séparée de ses
voisines par un petit espace, alignaient leurs façades rococo, leurs
fenêtres cintrées, leurs vérandas, leurs balcons, leurs terrasses, où
le vent du matin faisait vibrer des rideaux d'étoffes rayées. Maurice en
voyait sortir des fillettes minces, des enfants roses et musclés, aux
jambes nues, des jeunes gens robustes, vêtus de flanelle blanche, avec
des casquettes sur les yeux. Leurs divertissements, sitôt commencés
autour de lui, le blessèrent. «Il est clair, pensait-il, que ces gens-là
sont heureux, ou du moins indifférents. Ils marchent dans la vie comme
je marche dans cette avenue, sûrs du pas qu'ils vont faire après celui
qu'ils font. Ils déjeuneront, ils joueront au tennis, ils bavarderont
avec les jolies femmes que voilà. Jeunes gens, ils épouseront ces
fraîches jeunes filles, ils seront pères, à leur tour, de beaux enfants
pareils à ceux-ci; leur existence se déroulera, jour à jour, sans autre
accident que les inévitables, les maladies, les mésaventures d'intérêt,
les deuils... Suis-je donc une exception, moi qui souffre tant, sans
qu'il y ait dans ma vie présente ni deuil, ni perte d'argent, ni
maladie? Ah! bien sûr! leur cœur n'est pas pareil au mien. Tout mon
grand chagrin est enfermé dans ce cœur, et le monde entier, cabalé
contre moi, ne pourrait pas m'en susciter de pareil!...»

Tout en se parlant ainsi, il avait atteint l'extrémité de l'avenue et de
la ville. Des routes s'ouvraient devant lui, dans trois directions, à
travers une grande plaine; des écriteaux indiquaient, avec des repères
coloriés, le chemin de tous les sites curieux des environs. Aux limites
de la plaine, l'horizon se fermait par des montagnes boisées de sapins
et de hêtres, au sommet desquelles surgissaient quelques tours. Les
lignes d'un guide feuilleté en chemin de fer lui revinrent à la mémoire:
le plus haut de ces sommets était le Grand Feldberg, et le bâtiment
qu'il apercevait à sa crête était un hôtel pour les voyageurs.

Qu'allait-il résoudre? Marcher? Accomplir cet exercice ridicule de faire
un trajet pour le défaire ensuite? Il n'en trouva pas le courage.

«Je ne sais où aller, et il n'importe à personne que j'aille ici ou là.»

Il lui semblait pourtant qu'il était sorti de l'hôtel avec un projet.
Ah! oui! Le médecin! Converser avec un être vivant serait une diversion
salutaire. Il n'était que onze heures. La démarche le mènerait peut-être
jusqu'à midi et demi, l'heure du déjeuner. Il tira de sa poche l'adresse
qu'on lui avait remise, et, la donnant au cocher, monta dans une voiture
qui stationnait devant le parc. Cette course lui coûta trois marcs, bien
que la demeure du médecin fût tout proche.

C'était une jolie maison, sur une placette voisine de la gare. Deux
jeunes filles vêtues de piqué blanc, assises sous un arbre de la
placette, jouaient avec un chien. L'une d'elle se dérangea quand elle
vit Maurice se diriger vers le seuil, et lui dit d'un air
d'interrogation souriante:

--Sir?...

Il demanda:

--Le docteur Hœflich?

Elle parut surprise et embarrassée qu'il ne s'exprimât pas en anglais.
Après une hésitation, elle dit, avec un accent singulier:

--C'est pour... consultation?

--Oui, répondit-il. Mais au moins, le docteur parle-t-il français?

--Oh! très bien, très bien.

Passant devant lui, elle l'introduisit dans un petit salon meublé d'une
façon extraordinaire, avec des garnitures de cheminée en coquillages,
des meubles en bambou, des fleurs artificielles, des palmes sèches
répandues à profusion. Le portrait du prince de Galles occupait la place
d'honneur avec une dédicace: _To my dear Dr Hœflich_, et la signature
paraphée.

--Veuillez prendre place, monsieur, fit la jeune fille. Papa (elle
prononçait _paápa_) il vient tout à l'heure.

Au bout de quelques minutes d'attente, le docteur entra. Il avait l'air
d'un vieux chef d'orchestre, maigre, projeté en avant, avec une figure
apostolique et de longs cheveux grisonnants. Il tendit la main au
visiteur.

--Bonjour, monsieur, fit-il avec un sourire aimable. Vous êtes français?

--Oui, docteur.

--J'aime beaucoup les Français. Ils sont gais, amusants. Malheureux
événements politiques!... J'ai connu un temps, monsieur, où dans les
rues de Hombourg vous n'entendiez parler que français. C'était le bon
temps de notre ville... Le temps des jeux! Aujourd'hui, c'est à peine si
vous trouveriez dix de vos compatriotes pendant la saison. La politique,
naturellement! Tout cela est bien triste. Mais vous verrez tout de même
que Hombourg est charmant. Et vous êtes venu prendre les eaux?

Maurice hésita.

--Oh! je ne suis pas malade. Seulement... j'ai les nerfs un peu
fatigués... Quelques insomnies. Et l'on m'a dit que le régime des eaux
me ferait du bien.

--Ah! reprit Hœflich en frappant amicalement sur le genou de son client!
Ah! c'est la vie de Paris qui fait mal aux nerfs. J'ai vécu à Paris,
moi, monsieur. J'ai passé quatre ans à Paris... De 1860 à 1864...
Connaissez-vous M. Lécuyer? Non?... Le docteur Roudille? Non plus?
C'étaient des amis; ils étaient très gais. Et les femmes! Mme
Schneider! Mlle Cora Pearl? En voilà qui étaient gaies, elles aussi!
Est-ce qu'elles sont toujours à Paris?

Il demandait ce renseignement avec un intérêt réel, comme s'il se
promettait de rendre visite à ces débris de l'Empire, lors d'un prochain
voyage outre-Rhin.

--Non, fit sèchement Maurice. Elles sont mortes.

--Mortes! Vraiment! Ces jeunes femmes si belles, si gaies! Ah! ceci
prouve bien qu'il ne faut pas abuser de la vie, ni jouer avec sa
santé... Je vois votre maladie à vous, monsieur. Vous avez abusé des
plaisirs de Paris--ceux de votre âge: je veux dire, Mabille, la
Grande-Chaumière, les Frères Provençaux...

Maurice ne put s'empêcher de sourire. Lui qui se couchait chaque soir
avant minuit, qui n'allait même plus au théâtre, qui mangeait et buvait
comme une femme!

--Vous prendrez les eaux de la source Élisabeth, poursuivit le médecin.
Elles sont héroïques. C'est d'assez bonne heure que vous devez y venir,
vers huit heures du matin. On y joue de bonne musique... la _kapelle_ du
théâtre... Après, il faut marcher. Vous ressentez une légère colique...
Vous allez à la garde-robe. Maintenant, il vaudra mieux ne pas boire
avec excès, ne pas manger de salades ni de légumes verts. Du reste,
voici l'ordonnance imprimée.

***

«Quel idiot, pensait Maurice en quittant la maison. Si celui-là est
diplômé par une Faculté allemande, elle n'a pas été exigeante. Après
tout, nous avons, en France aussi, des médecins d'eaux de cette force.»

Dès à présent, il était résolu à ne pas suivre le traitement, ne fût-ce
que pour ne pas rencontrer le docteur Hœflich... En lisant, en méditant,
en se promenant, ne peut-on combler les heures?

«Oui, mais les heures d'une vie, de toute une vie! Il n'y a pas à se
faire d'illusion. La journée d'aujourd'hui me définit ce que désormais
sera ma vie. Elle ne sera pas gaie!...

Il rentra à l'hôtel, s'assit à une table isolée, et commença de déjeuner
en lisant les journaux... Peu à peu, la salle s'était garnie. Jeunes
gens et jeunes filles, presque tous anglais ou américains, arrivaient,
les joues brillantes de la promenade du matin, continuant des
conversations... Ils s'asseyaient, ils mangeaient avec appétit. Tout ce
jeu vivant de jeune humanité, insouciante, active, attrista de nouveau
l'égoisme douloureux du jeune homme. Quand il vit les mails devant
l'hôte, après le repas, se garnir de robes et d'ombrelles claires, il se
leva, courut s'enfermer dans sa chambre, et là, rêva.

Que faisaient-elles en ce moment, les deux aimées? Souffraient-elles un
peu de son chagrin, de son absence, ou bien leur vie avait-elle déjà
repris son cours familier? Ah! l'une d'elles au moins, bien sûr, était
aussi torturée que lui. «Si elle pense que je veux l'abandonner, elle
mourra! Chère Julie! Comment ai-je pu risquer de la tuer ainsi? C'est
de la folie, de la cruauté. Si je revenais?»

Revenir! À peine l'idée surgie, il la repoussait. S'il revenait à Paris,
il n'aurait plus de force que pour se jeter aux pieds de Claire et lui
dire: «Ne te marie pas! Reste à moi... Ne m'abandonne pas.» Il l'aimait
donc aussi? Il l'aimait donc plus que l'autre? Non, puisque c'était
Claire qu'il sacrifiait à Julie. Oui, puisque sa pire torture,
maintenant, c'était que la jeune fille, libérée par son départ, allait
consentir au mariage...

Les heures passèrent, le soir vint. Maurice dîna, se promena dans le
Kurhaus, entendit la musique du parc en un véritable état d'hypnose. Par
instants, il éprouvait la sensation qu'on rêve, quand, dans le sommeil,
on s'imagine précipité. Il retombait à la réalité du haut de ses vagues
imaginations: et la réalité ne lui paraissait pas croyable... Lui, dans
ce parc étranger, au milieu de ces Américains en smoking et de ces
Américaines! Qu'y faisait-il? Quelle fatalité l'avait conduit sur cette
terre hostile? L'indifférence de la foule s'agitait autour de sa
douleur, les valses sonnaient, des propos de tendresse s'échangeaient,
on riait, on fêtait la vie.

«Ils n'ont donc pas de cœur, ces gens-là? Ils ne souffrent pas, ils
n'aiment pas? Il n'y en a pas un qui ait quitté une maîtresse chérie?
Non! Ce sont des âmes vulgaires. Ils ne savent pas ce que c'est
qu'aimer... Triste savoir!»

Tout à coup il s'aperçut qu'il était presque seul dans le jardin. Les
illuminations s'éteignaient. La nuit alourdissait et confondait les
masses d'arbres. Sa solitude l'effraya, lui qui croyait souffrir,
l'instant d'avant, de ce cortège d'indifférences autour de son chagrin.
Il regagna l'hôtel et se coucha après avoir écrit à Julie quelques
lignes glacées qui ne trahissaient rien de son émoi.

«Il n'y a que vingt-quatre heures que je suis à Hombourg, et il me
semble que j'y ai passé plusieurs mois. Comment, comment vivre ainsi?»

***

...Comment il vécut, il n'eût pas su le dire, même quand il eut atteint
le sommet de son calvaire et qu'il tomba par terre en demandant grâce.
Comment put-il, durant deux semaines, promener dans le vide son
effroyable agonie de cœur? Ceux qui n'ont pas souffert du mal d'être un
absent parmi la foule, avec une angoisse morale cachée comme une maladie
secrète, ceux-là ne savent proprement pas ce que c'est que de souffrir.

Il essaya les longues promenades qui brisent les muscles, tuent la
pensée dans l'épuisement de la force physique... Il s'en alla droit
devant lui, au hasard des routes, un peu soulagé quand il n'apercevait
plus que la plaine vide, la forêt ou la montagne...

Alors, comme un pécheur chrétien qui se sent abandonné de Dieu, qui perd
pied dans la résistance, et, résolûment, se laisse tenter, il égarait
son souvenir autour de l'image de Claire, il la rêvait tout près de
lui... L'ombre douce de Julie sacrifiée s'enfuyait dans des limbes, et
c'était l'évocation de la jeune fille qui seule, comme la piqûre du
morphinomane, parvenait à le ranimer.

«Nous sommes mariés... Nous sommes ici, seuls ensemble, bien seuls!»

Il marchait sur la route blanche; il se forçait à imaginer que Claire
était là, près de lui, son pas élastique marquant de fines empreintes
dans la poussière, comme jadis sur les chemins en corniches de la
Méditerranée. Ou bien, la nuit, dans son lit, il l'évoquait à ses côtés.
Il pensait à la joie d'effleurer ces chères lèvres demi-ouvertes, de
serrer contre son cœur cette jeune poitrine. Dans la fièvre qui lui
montait au cerveau, sa conscience amollie acceptait la pensée d'une
trahison. «Julie souffrira... Eh bien! c'est la règle. L'ai-je trompée?
Lui ai-je fait une promesse d'éternelle fidélité? Alors je suis libre.»

Il se roulait dans ce lâche projet. «Oui... Claire sera à moi. Rien ne
peut l'empêcher. Il ne tient qu'à moi de revenir à Paris, demain: et _si
je veux_, elle sera ma femme!»

Pendant quatre ou cinq jours il vécut, dans son rêve, uni à la jeune
fille, oubliant réellement sa maîtresse. Il regarda les paysages avec
l'espoir vague qu'il les reverrait avec elle. Peu à peu, la suggestion
fut assez puissante pour lui donner presque foi dans l'avenir. À table,
au Kurhaus, dans ses courses d'après-midi, il fut escorté de cette
pensée, comme d'une compagne amie.

***

Un jour qu'il avait poussé sa promenade du côté des montagnes, un
village fixa son regard par son assise pittoresque... C'était au pied du
Taunus, à la soudure de l'Altkœnig et du Grand Feldberg. Le village
s'érigeait sur une sorte de mamelon, dernier ressaut de contrefort. Un
burg du XIIIe siècle le dominait, hautes façades à nombreuses
fenêtres, maigre tour couronnée d'un champignon d'ardoises. La route, à
mi-hauteur, ceinturait le mamelon comme un balcon; elle était bordée de
villas. De cette route, des terrasses de ces villas, on découvrait le
plus riant paysage: une petite vallée en forme de conque verte, quelques
étangs, des bois masquant l'horizon dans la direction de Hombourg, et,
par une échappée, la grande plaine de Francfort, plate et jaune.

«Si j'étais venu en Allemagne avec _elle_, pensa Maurice, je
m'arrêterais ici... Je louerais une de ces villas.»

Combien de fois, surtout depuis qu'il était seul en terre d'exil, il
l'avait rêvé, imaginé, vécu, ce voyage nuptial avec Claire, le
tête-à-tête jaloux, jamais rassasié, des premiers jours!

«Ce serait possible, cependant! Je n'en suis séparé que par ma volonté.
Et je le désire. Et je ne le ferai pas!»

À la porte de la villa devant laquelle il s'arrêtait, un écriteau était
justement accroché: _Haus zu vermiethen_. Il eut l'envie puérile de
fixer le décor de son rêve. Il entra dans le jardin, sonna. Une vieille
femme vint ouvrir.

--Parlez-vous français? demanda Maurice.

Elle répondit:

--Nein!

En montrant successivement l'écriteau et l'escalier, il s'efforça
d'expliquer qu'il voulait visiter la maison pour la louer. La femme le
comprit. Elle s'empressa de le précéder.

La villa se composait de deux étages, chacun à trois pièces, installés
simplement et proprement, comme presque tous les logis meublés de
l'Allemagne Rhénane. La pièce du milieu, au premier étage, se
prolongeait par une terrasse couverte, qui surplombait la conque fleurie
de la vallée. Maurice inspecta les chambres et le mobilier avec
indifférence, tandis que la propriétaire, d'une douce voix de psalmodie,
détaillait en allemand les avantages de la location. Mais, sur la
terrasse, il s'arrêta émerveillé. Le vallon s'ouvrait juste à ses pieds.
Il dominait les cimes horizontales d'un bouquet de platanes étêtés. Puis
les pentes d'herbe grasse s'abaissaient doucement vers le creux, sinuées
de sentiers qui gagnaient les routes voisines. En face, de faibles
coteaux hérissés de verdure; a droite, l'encoignure du vieux village
étage. À gauche, la masse imposante, velue, de l'_Altkœnig_.

Maurice contempla longtemps ce paysage. Devant ces horizons souriants,
pourquoi renaissait-il plus impérieux, le pressentiment que, quelque
jour, Claire serait là avec lui, et que leurs yeux les verraient
ensemble? Il interrogea la vieille femme, demanda le prix de la location
qu'elle écrivit en chiffres sur un morceau de papier; il se fit donner
le nom de la propriétaire, de la villa, du village. «Madame Hanse, villa
Teutonia, Cronberg.» Lorsqu'il reprit à pied la route de Hombourg, une
sorte de contentement intime l'agitait, mêlé d'inquiétude... L'avenir
est clos aux yeux de l'homme; mais comment nier que certains événements
pressentis s'imposent à notre foi, avec la certitude du présent, du
réel?

De Cronberg à Hombourg, par Rœdelheim où l'on rejoint la ligne du chemin
de fer, le trajet dure environ une heure et quart. Le soir avait étendu
son crêpe sur le parc quand Maurice rentra dans la ville. Suivant son
habitude, il passa au cabinet de lecture et acheta le _Temps_ avant
d'aller dîner.

Cette heure était pour lui la moins intolérable de la journée. Le prince
de Galles, alors en villégiature à Hombourg, dînait au Casino, souverain
bon enfant, aisément consolé par les voyages et le baccarat de ne point
régner encore. En son honneur, la terrasse s'illuminait, se garnissait
de dîneurs en smoking, de dîneuses pimpantes. Les flacons de champagne
se vidaient côte à côte avec les flacons jaunes du Rhin, les flacons
verts de la Moselle. Il y avait, même pour le cœur malade de l'exilé, un
divertissement à regarder ce brouhaha de vaine mondanité.

Mais ce soir, grâce aux souvenirs de sa promenade, au pressentiment
singulier d'une crise qui allait changer sa vie, il se sentait agité
d'une effervescence plus rare. Il y aida, en se faisant apporter du
schaumwein du Rhin, qui acheva de le griser à fleur de cerveau.

«Comme la vie est belle, pourtant, pensait-il, pour ceux qui n'ont pas,
comme moi, une plaie secrète de l'âme! Que de choses sont à notre portée
pour la distraire, pour l'orner!... Des livres, des paysages... des
femmes! cela est pour tous les hommes, ou du moins pour beaucoup; mais
moi je ne suis point pareil aux autres hommes: mon âme est infirme.»

Son repas finissait. En débarrassant la table pour servir le café, le
garçon lui remit sous les yeux le numéro du _Temps_ qu'il n'avait même
pas déplié. Il l'ouvrit, parcourut distraitement les mornes
dissertations politiques, les prudents filets, donna un coup d'œil au
feuilleton. Il allait rejeter le numéro, quand au bas de la quatrième
page, parmi les nouvelles de la dernière heure, il lut:

/*[4]
    ILLE-ET-VILAINE.--Canton de Tinténiac:

    _Élection au Conseil général_.

    De Rieu, monarchiste.....721 voix. Élu.
    Lureau, républicain......485 voix.
*/

Avant même d'entrevoir quelle influence pouvait prendre pour lui le
mince événement d'une élection au Conseil général d'Ille-et-Vilaine, il
avait senti l'espoir fragile qui soutenait sa vie s'effondrer d'un coup.
Tout disparut, lumière, couleurs, formes des objets et des êtres; tout
s'abîma.

Quand un peu de clarté le pénétra de nouveau, il se sentit incapable de
demeurer un instant de plus à cette place. Il jeta une pièce d'or sur la
nappe, et en hâte gagna l'hôtel. La conscience de la réalité lui
revenait lentement. Il se rendait compte pourquoi l'action réflexe de
ses nerfs lui avait tout de suite révélé une catastrophe. Les paroles de
Rieu surgissaient dans sa mémoire, répétées par la voix chérie de
Claire: «Je m'en vais préparer mon élection au Conseil général. Dès que
je serai élu, je reviendrai à Paris, je vous demanderai une réponse
définitive.»

«Eh bien! c'est fait. Le voilà élu. Il va partir pour Paris. Que dis-je?
Il y est déjà! Il est auprès de Claire! Ah!...»

Il souffrit si cruellement, à cette vision de Rieu auprès de la jeune
fille, qu'il cria,--un vrai cri de blessé, un cri qui déchira le
silence de l'hôtel et l'effraya lui-même. Il lui semblait que Rieu, en
ce moment, lui volait son avenir. Folie! C'était lui-même qui avait
renoncé à ce précieux avenir,--lui-même qui s'enchaînait dans le
passé...

«Eh bien, si! je veux vivre, je veux me marier, aimer une jeune fille
comme les autres hommes... Cela ne tient qu'à moi, après tout. Leur
mariage n'est pas fait. Si Claire m'aime, elle renverra Rieu. Et elle
m'aime!»

Il se levait, il allait courir au télégraphe. Mais non! Déjà il
s'arrêtait, figé par il ne savait quelle appréhension de difficultés
matérielles. Il se représentait la dépêche arrivant à Paris, la stupeur
d'Esquier, de Rieu.

Et le visage en larmes de Julie lui apparut.

***

Toute la nuit s'écoula en des alternatives de décision et d'abattement.
Il écrivit deux lettres pour Claire, dans lesquelles il lui demandait
humblement de ne pas s'engager, d'attendre... À peine écrites, il les
déchira. Attendre! Attendre quoi? Seule la mort délie des liens comme
ceux qui l'enchaînaient à Julie. Tout au plus pouvait-il murer la vie de
Claire, comme sa propre vie. Faire un cœur malheureux à l'image du sien?
À quoi bon?

«Mon devoir est net. Je me dois à Julie, qui m'a donné le meilleur
d'elle-même et qui, si je la délaisse, n'aura même plus la consolation
d'être aimée, comme Claire, par un être qu'elle n'aime pas... Pauvre
Julie! Ah! que n'est-elle, du moins, près de moi!»

Le petit jour luisait; quelques bruits de réveil se faisaient entendre
dans l'hôtel... L'affreuse nuit avait exaspéré la fatigue de Maurice, et
il avait une pesante envie de dormir. Tout à coup, une idée lui vint; il
s'y accrocha en désespéré. Avant tout, il fallait n'être plus seul; il
fallait une garde auprès de sa fièvre...

«Je vais envoyer à Julie une dépêche, en la suppliant de venir me
rejoindre. Surgère est absent; et puis, qu'importe? Julie est libre...
Elle viendra.»

Il écrivit aussitôt:

/#
     _«Venez. Je suis affreusement seul et triste._ _J'ai besoin de
     vous. Venez.»_
#/

Dès qu'il entendit un pas dans le corridor, il ouvrit sa porte et donna
la dépêche au domestique qui passait.

La porte refermée, il fut à la fois soulagé et brisé. Il ne doutait pas
que Julie ne vînt, quand même tous les obstacles entraveraient son
départ. «Elle viendra... Elle sera là, près de moi.» Comme d'une patrie
lointaine, il perçut l'approche de ces bras maternels, de cette chère
poitrine où il avait tant de fois abrité sa fatigue, son inquiétude. À
la douceur de ce rêve, ce qui lui restait de force s'alanguissait,
s'épuisait. Il se jeta sur son lit et, tout de suite, parti pour ce pays
mystérieux, voisin des régions de la mort, où rien ne parvient plus des
bruits ni des pensées de notre monde vivant.

...C'était déjà le soir quand il s'éveilla, tout désorienté par ce
réveil tardif. L'animation de l'après-souper emplissait les corridors,
les escaliers de l'hôtel. Les musiques du Kurhaus envoyaient leurs notes
atténuées. Maurice tourna le bouton du commutateur. La pendule marquait
neuf heures trente. Vite, il rajusta ses vêtements et ses cheveux. La
réponse de Julie devait être arrivée. Il descendit à la hâte, vit la
dépêche derrière le grillage aux lettres. Avant même de l'avoir ouverte,
il savait bien qu'elle disait: «Je viens...» En effet, Julie annonçait
qu'elle quittait Paris le jour même, qu'elle arriverait à Francfort le
lendemain, à une heure après-midi.

Sa fièvre aussitôt fut calmée. Il commença par dîner de grand appétit,
tout en donnant l'ordre au garçon de préparer ses bagages. Il avait
résolu de ne pas attendre jusqu'au lendemain soir. Un dernier train
partait pour Francfort avant minuit. À Francfort, il en trouverait un
autre descendant sur Coblence, et pourrait rejoindre vers neuf heures du
matin l'express qui amenait Julie, à une petite station voisine d'Ems,
appelée Niederlahnstein. Ce projet le séduisait, bien qu'au prix d'une
assez grande fatigue il lui épargnât seulement quelques heures de
solitude. Il se sentait incapable de passer une nuit de plus à l'hôtel.
Non, vraiment, pas une nuit, pas même une heure de plus dans cette
maison, dans cette ville odieuse où il avait tant souffert.

«Certes, je n'y reviendrai pas, même avec Julie...»

Mais où aller? Où vivre quand elle serait là? Dans les stations
voisines, si nombreuses, Ems, Wiesbaden, Bade, on retrouverait la même
vie de casino, les mêmes Anglais, les mêmes hôtels... Où aller?

Tout à coup il se rappela un paysage de vallée, une route en corniche,
la terrasse d'une villa. En fouillant les poches de son vêtement, il
retrouva l'adresse: _Madame Hanse, villa Teutonia, Cronberg_.--Le patron
de l'hôtel se chargerait d'envoyer la dépêche pour louer
l'appartement... Maurice n'hésita même pas à installer la maîtresse où
il avait rêvé de conduire la fiancée.--Il lui sembla au contraire que
cette transaction avec le rêve panserait la plaie de son cœur. Au delà
de tel ou tel type féminin, ce dont il avait besoin, toujours besoin,
n'était-ce pas la Femme, l'étreinte des bras, la chaleur du sein?



V


OH! ce pâle matin d'août germanique, le Rhin invisible derrière l'écran
des arbrisseaux, mais devinable aux brumes exhalées de son lit,--et
cette large bande de sable sillonnée de fer, cette voie brusquement
coudée par où, tout à l'heure, allait jaillir le train qui amenait
Julie!

D'autres drames intimes, peut-être, agitaient les êtres échelonnés le
long du quai de la gare, en des poses d'interrogation, d'attente,
d'impatience. «Pourtant, se disait Maurice, il n'en est pas de plus
tragique, assurément, que celui-ci, où j'ai mon rôle.» Elle était en
effet tragique, cette rencontre en exil de deux âmes qui se cherchaient
avec la certitude de la séparation prochaine... L'exil même de ces
amants, leur ignorance du langage qu'on parlait autour d'eux,
l'infimité de la station choisie par la destinée pour leur rencontre,
tout concourait à faire de cette rencontre quelque chose d'inexplicable
sans l'amour, dont l'amour était le nœud, la raison d'être.

Mais quand, au tournant de la voie, le train tordit son ruban noir,
quand l'instant d'après il stoppa devant le quai, quand Maurice aperçut
une main qui s'agitait, un visage anxieux qui se penchait, quand il fut
près d'Elle, d'un bond, d'un élan irréfléchi, fougueux,--tout s'abolit
dans la joie du retour, de l'enlacement, du refuge dans le sein chéri...
Le train avait repris sa course le long du Rhin, qu'ils n'avaient point
encore trouvé de paroles, qu'ils s'étaient à peine regardés, tout
entiers à la passion de cette étreinte, où ils versaient toute leur
tendresse, toute leur tristesse, toute leur humanité.

***

Ils étaient seuls dans le coupé. Comme deux miroirs en face l'un de
l'autre, leurs visages leur renvoyaient l'empreinte des jours d'agonie.
Quelques jours seulement: et cette empreinte était si affreusement
marquée que ni l'un ni l'autre n'osèrent se le dire.

Maurice ne trouva que ce balbutiement:

--Pardon! Pardon!

Oui, pardon! Il voulait être absous de l'avoir, elle, qu'il aimait tant,
frappée, meurtrie. En la voyant si bouleversée, il l'adorait davantage:
la triste destinée de l'amour féminin lui apparaissait, sa passivité
navrante, à la merci des caprices de l'amant.

--Pardon! Pardon!

Le train fuyait le long des rives légendaires, le long des rochers aux
crénelures romantiques, des châteaux d'épopées, des cavernes où les
poètes entendirent chanter des sirènes... Encore une fois, le couple
d'amants s'était rejoint, leurs bras se nouaient passionnément, comme
naguère. Certes, aux premières minutes, il fut absent d'une telle
étreinte, le capricieux et périssable amour chanté par les poètes,
l'attrait des yeux pour les yeux, des lèvres pour les lèvres! Ce qui les
enlaça éperdument, ce fut le besoin d'un asile à leur détresse. Leur
rencontre ne supprimait ni le chagrin, ni l'inquiétude; mais, de la
tendresse irrécusable dont elle témoignait, ils se sentaient mieux armés
pour la lutte. Et ils s'embrassaient sans cesse.

Maurice dit gravement à Julie, lui tenant la main:

--Comment vous remercier d'être venue? Vous me sauvez. Si vous n'étiez
pas venue, c'était la folie pour moi...

Elle lui mit la main sur la bouche:

--C'est moi qui te remercie de m'avoir appelée. Je souffrais tant d'être
seule, de savoir que tu souffrais, _et de ne pas te voir souffrir_!

Sans qu'il sollicitât ce récit autrement que par l'interrogation tendre
de ses yeux, elle raconta les jours d'absence. Elle parlait tout bas, la
voix faussée par l'émotion, regardant en face de soi, comme si ce passé
l'eût hallucinée.

--Oui, dit-elle. Ç'a été une quinzaine terrible. Certainement quelque
chose meurt en nous, par de telles épreuves... Oh! quand je me suis
trouvée seule dans le fiacre! Tout ce que je craignais depuis si
longtemps se réalisait. Toi parti, moi seule, pour un temps que nous ne
savions pas! Et la façon dont nous nous étions quittés! Je te voyais
avec l'air las, excédé, nerveux, des dernières minutes. Je pensais: «Il
est content, maintenant! il est débarrassé de moi, de sa Yù...» Je
t'assure, je ne pouvais pas croire que tout cela était vrai. À chaque
instant, je me sentais ailleurs, hors de la vie, dans une sorte de
rêve... puis, tout d'un coup, je retombais de tout mon poids dans la
réalité... Oh! mon chéri, c'était affreux!

Il lui baisa les mains, humblement.

Cette douleur coulait comme un baume sur son cœur. Claire était absente,
exclue de sa pensée. Il n'aimait plus que l'âme adorable, souffrante par
lui, qui lui disait sa souffrance.

Elle continuait:

--Et pourtant, j'ai pu marcher, agir, parler au milieu de cette
désolation. Comment? Mon Dieu! comment? Je suis rentrée chez moi, j'ai
vécu avec ce cauchemar. J'ai essayé de prier... J'ai essayé de
t'écrire... Tout ce qui me forçait à arrêter ma pensée sur toi me
faisait si mal que je ne pouvais pas, non, je ne pouvais pas... Quand
j'ai reçu ta première lettre, j'ai chancelé, j'avais le vertige... À ce
moment-là, je n'espérais plus rien de toi, ni lettre, ni retour...
rien... Elle était bien froide, ta lettre (Maurice pressa les mains de
Julie)... elle était gênée comme tu avais été gêné toi-même aux
derniers moments que nous avons passés ensemble... et cependant, je
t'assure que je l'ai adorée, cette pauvre lettre si froide; et je l'ai
baisée comme j'aurais baisé tes joues et tes yeux, mon chéri, et je me
suis endormie, le soir,--mon premier sommeil depuis ton départ!--avec
mes lèvres sur le papier que ta main avait touché.

Elle s'interrompait, regardait le paysage du Rhin déroulé devant les
portières du wagon. Elle murmurait:

--C'est beau... Je suis heureuse.

Et Maurice la voyait déjà changée; les nuages s'éclaircissaient sur son
visage. Tout ce qu'il y avait en lui de pitié, de bonté humaine,
s'exaltait à sentir qu'il était, par sa seule présence, l'artisan de
cette résurrection; d'être tout pour la chère aimée, cela le haussait,
le rendait meilleur. Le ferment du sacrifice commençait à lever dans son
âme.

«Mon rôle dans la vie est de la soigner, de la consoler, de la faire
heureuse. Personne au monde, personne ne m'aimera comme elle!»

Et, regardant le fantôme en face, car la présence de Julie
l'affermissait, il pensa:

«Personne... Même Claire!»

Il s'assit près d'elle, il la questionna:

--Et quand tu as reçu ma dépêche?

--Oh! fit-elle, la voix remise, presque joyeuse, c'était un peu avant le
déjeuner. Esquier et moi nous attendions Claire dans la salle à manger.
Joachim est entré avec la dépêche.--Croirais-tu que je n'ai pas eu peur,
que j'ai deviné la bonne nouvelle?... Du reste, le matin, je m'étais
réveillée plus tranquille, espérant quelque chose d'heureux. Tu sais
comme j'ai des pressentiments nets, qui se vérifient presque toujours?
Tout de même, je tremblais bien un peu en ouvrant le papier bleu. Mais
j'y ai trouvé ce que j'attendais, le moyen d'être près de toi, bien
vite.

Elle s'arrêtait, elle hésitait à poursuivre.

--Et alors? demanda Maurice.

--Alors... faut-il tout te raconter?

--Bien sûr!

--Eh bien, continua-t-elle avec un baiser passionné jeté dans les
boucles noires de Maurice... Alors, comme il me voyait troublée et
interdite, Esquier s'est approché de moi et m'a dit: «C'est de Maurice?»
Je n'ai pas songé à mentir; puis je n'aurais pas pu. J'ai dit oui, et
j'ai montré ta dépêche.

--Oh! fit Maurice, pourquoi as-tu fait cela?

Moins qu'à tout autre, il eût voulu avouer sa détresse au père de
Claire.

--Ne te fâche pas, mon ami aimé, reprit Mme Surgère. J'ai fait cela
spontanément, et ensuite, en y songeant, il m'a semblé que j'avais bien
fait. Comment partir sans avertir Esquier?... Du reste, j'avais besoin
d'être conseillée, tu comprends. Et puis Esquier est si bon, il m'aime
tant, il t'aime tant! À qui pouvais-je m'adresser, sinon à lui? Ne
prends pas cet air méchant, interrompit-elle avec une désolation
renaissante, en voyant que Maurice s'écartait d'elle... J'ai fait pour
le mieux, je t'assure.

Elle allait pleurer. Maurice fut touché.

--Tu as peut-être raison, dit-il. Moi, j'aurais préféré qu'Esquier ne
sût rien.

Elle se récria:

--Peux-tu penser qu'il ne savait rien? Ah!... je le connais bien,
moi!... Il y a longtemps qu'il a tout deviné; lui-même me l'a dit
hier... Et puis, vois-tu, même s'il n'avait rien su, il me fallait un
confident, un ami, quelqu'un pour me soutenir et me dire ce que j'avais
à faire... Tu sais que toute seule je ne vaux rien.. Pourquoi étais-tu
loin de moi?

Elle s'appuyait sur l'épaule de Maurice; il mit un baiser sur sa joue.

--Et qu'a fait Esquier?

--Il a été excellent, comme toujours. Il m'a rassurée, il m'a consolée.
Tout de suite, il a été d'avis qu'il fallait te rejoindre. Il était
presque aussi inquiet que moi: nous pensions à la même horrible chose;
sans le dire, nous en avions peur tous deux...

--Que je me tue? fit Maurice en souriant.

--Ne dis pas ce mot, jamais, jamais!... Cela me frappe comme un coup de
poignard... Mon mari m'avait écrit la veille: tout va bien à Luxembourg.
Il ne doit pas revenir à Paris d'ici à un mois, deux mois même... Pour
lui, pour les domestiques, pour le monde, je passe quelques jours en
Lorraine, à la campagne, chez Mme Daumier. C'est convenu avec le
docteur et Esquier... Oh! tous ces mensonges m'ont bien coûté, va! Quand
Claire m'a regardée en face et m'a demandé: «Vous allez en Lorraine?...»
j'ai détourné la tête et je n'ai pas osé lui répondre oui, ni non. Que
de ruses, que de tromperies! C'est honteux et affreux, tout cela...

Elle s'arrêta un instant, le visage attristé; mais comme elle aperçut
aussitôt cette tristesse reflétée sur les traits de Maurice, elle
rappela son sourire et dit, victorieuse de son remords:

--Que m'importe? C'est pour toi que je fais ces mensonges. Et je
t'adore. Maintenant, ne parlons plus de moi. Tu sais tout ce que Yù a
souffert loin de toi. Dis-moi si tu as un peu souffert, toi, d'être loin
d'elle...

Et, avec cette grâce d'abandon qui séduisait Maurice, elle ferma les
yeux, appuya la tête sur la poitrine du jeune homme. Il la regardait,
silencieux.

Le grand jour ensoleillé, enfin vainqueur des brumes, rayonnait à
pleines vitres dans le compartiment. Il se teintait de rose sur les
capitons rouges des banquettes et des dossiers; il venait, ainsi teinté,
se jouer sur le visage et sur les cheveux de Julie. Pauvre visage encore
meurtri des récentes angoisses!... Maurice le contemplait anxieusement,
tendrement. Les cheveux, demi-défaits, foisonnaient autour du front,
estompaient les tempes et les oreilles, cachaient presque la nuque et le
col: beaux cheveux ondés, substance délicate et nombreuse, fine et
lourde en même temps. C'était un fleuve mêlé de vingt ruisseaux aux
couleurs diverses, bruns, blonds, quelques-uns tout à fait roux, presque
rouges; leur amas exalait une odeur pénétrante et sensuelle d'aromates
humains. Malgré lui, l'œil inquiet de Maurice y cherchait des fils plus
pâles, des traces argentées... Mais non, il n'y en avait pas. Tout
vivait dans cette plantation robuste dont la lisière, franchement brune,
apparaissait piquée si drue juste au bord du front. Son regard,
s'abaissant, suivait les lignes de ce front... Point de rides? Si...
Deux lignes sinueuses, l'une mieux tracée, l'autre à peine pénétrante,
comme un soulignement incertain et maladroit de la première.
D'ordinaire, l'une et l'autre étaient à peine visibles; mais la
poussière du voyage avait terni la peau, et les deux lignes
s'accusaient.

«Voilà comme elles apparaîtront dans quelques années,» pensa Maurice. Et
poussé par une force secrète, à la fois sereine et impérieuse, il
poursuivait l'examen du cher visage. Le nez se dessinait correct et
charmant, le nez de Romaine, droit, charnu, sans une tare, sans un
défaut de couleur ou de forme. La bouche était ferme et rouge. Mais les
yeux, si jeunes, même si enfantins, lorsque les paupières les
découvraient, les yeux clos apparaissaient réellement flétris par les
années... Les paupières se plissaient dans leur longueur, surtout vers
les bords. «Ce sont les larmes, se dit Maurice à lui-même pour se
consoler, car ces constatations le torturaient... Les larmes creusent
les paupières, les imprègent de sel, les altèrent et les rongent comme
un acide.» Hélas! ce n'était pas tout. Sous la paupière inférieure et au
coin de l'œil, malgré le léger voile de quelques cheveux blonds qui
voltigeaient jusque-là, une griffe de rides, celle-ci bien visible sur
le tendre épiderme, en déflorait la jeunesse, plantée comme un timbre au
coin d'une page blanche... Ces rides menues, en moitié d'étoiles,
tremblaient aux tremblements de la paupière; elles se continuaient par
une boursouflure de la chair, une flétrissure de la peau qui cernait
l'orbite.

Pourquoi Maurice ne pouvait-il détacher son regard de ces marques,
légères après tout, qui laissaient la figure jolie et séduisante?
Pourquoi, malgré soi, pensait-il à d'autres yeux, à la fraîcheur de
fleur d'une première éclosion? Il continua son enquête douloureuse. Le
cou se noyait dans un empâtement un peu flou; mais la courbe des joues,
du menton, de la bouche, restait admirable, parfaitement juvénile, et
les lèvres entr'ouvertes par le sommeil--car, insensiblement, Julie
s'était endormie--laissaient voir le tranchant des deux lignes intactes
de dents fines, blanches d'émail, acérées comme des dents de fillette...

Telle qu'elle était là, sous ses yeux, était-elle jeune, ou vieille?
Vieille, sûrement non; jeune, il n'aurait su le dire. Ce visage tant de
fois contemplé avait perdu pour lui tous les signes qui disent la date
et la beauté d'un visage... Pour l'être, meurtri par la vie, qu'il
tenait en ce moment entre ses bras, il ressentait une tendresse
invincible aux assauts du temps. Une émotion puissante l'envahissait,
submergeait les rêves, l'inquiétude du lendemain, le regret de ce qui
aurait pu être et n'avait pas été... Cette femme dévouée à lui, âme et
corps, il s'avoua, enfin! qu'il l'aimait comme jamais il n'en aimerait
une autre. D'autres assolements pourraient renouveler la fécondité de
son cœur, et ce cœur porter d'autres récoltes de tendresse: la moisson
récoltée par Julie resterait unique; Julie demeurerait la privilégiée
qui lui avait révélé les sources secrètes de passion cachées en lui et
les avait épuisées. Tout s'éclairait, s'expliquait pour lui à
présent... Ses yeux, attachés au visage endormi de sa maîtresse, la
voyaient enfin telle qu'elle était véritablement. «Oui... elle va
vieillir. Et je ne l'aime pas moins, je l'aime davantage, d'une
tendresse plus profonde et plus émue.» Peu lui importaient les rides de
ce front, peu lui eussent importé des mèches pâles dans cette lourde
couronne de chevelure. Il aimait ces meurtrissures comme les marques
d'une souffrance fraternelle. Elle pouvait s'abolir demain, cette vaine
beauté. Déjà ce n'étaient plus des formes de traits, des couleurs de
chair, des teintes de chevelure qu'il aimait dans sa maîtresse, mais la
présence d'une âme vouée à lui; c'était sa propre image, sa propre
tendresse, ce qu'il avait mis d'irrévocable passé dans un être humain!
Il comprit cela; il se sentit enchaîné à Julie par une force plus
puissante que leur volonté. Jamais l'un d'eux ne trahirait l'autre...

Son cœur, purifié par la sainte solitude, ses sens broyés, tout son être
accepta l'avenir, quel qu'il fût: une raison plus lumineuse lui dit que
c'était juste ainsi, que c'était bien.

«Ma part a encore été large dans la vie, pensa-t-il, plus large à coup
sûr que celle de tant d'autres.»

D'un sursaut volontaire, il chassa ses rêves, secoua ses idées et
regarda autour de lui. Le Rhin ne bordait plus la route suivie par le
train; les coteaux s'étaient effacés; une grande plaine jaunâtre, semée
de bouquets d'arbres, de villages aux clocher trapus, coulait
maintenant jusqu'à l'horizon; et à l'horizon se dessinaient des formes
indécises: nuages, chaînes de montagnes, haleine de grande ville, on ne
savait. Maurice reconnut le paysage de Francfort. Ils arrivaient.

Pour la première fois, il allait posséder Julie à lui seul; il serait
son guide dans la vie, comme son mari. La fierté de ce rôle le
réchauffa.

Il vit le soleil se lever sur l'immense plaine, dorer les jaunes
découvertes, démasquer la vieille cité parmi les brumes et les fumées.
Il regarda Julie. Le sommeil profond où elle avait peu à peu glissé lui
fardait les joues de rose; ses cheveux blondissaient au grand jour; la
vigueur juvénile de son corps apparaissait aux courbes fermes de la
gorge, des hanches, des jambes demi-croisées.

«Elle est jeune, pensa Maurice, parfaitement jeune!»

Il souleva doucement le buste chargé de sommeil, et, se penchant sur
elle, la réveilla d'un baiser.

Elle lui sourit.

***

...On dirait que cette force mystérieuse, à laquelle, malgré eux,
croient les plus sceptiques et les plus volontaires d'entre nous, cette
force qui nous conduit, appelée par nous, suivant notre philosophie
instinctive, le Hasard, la Fatalité, la Providence,--on dirait que ce
guide suprême de nos vies a parfois pitié de ceux qu'il mène, qu'il leur
accorde des trêves.

Telles furent pour Maurice et pour Julie les premières heures du séjour
à Cronberg. Jamais, aux plus rudes moments de leur avenir, ils ne
devaient oublier leur arrivée à Francfort, la toilette dans les lavabos
de l'immense gare, le déjeuner au café; le tour rapide en voiture à
travers la Zeil, le long des rives silencieuses du Mein,--ni le court
trajet en chemin de fer de Francfort à Cronberg, ni surtout la montée,
dans une calèche à deux chevaux, du bout de côte qui mène à la villa
Teutonia.

Il était quatre heures un peu passées... Le ciel avait dépouillé tous
ses nuages, mais de fraîches brises venues des couloirs gigantesques,
entre les sommets du massif voisin, aiguisaient la tiédeur de cette
après-midi dorée. La conque verte de la petite vallée s'approfondissait
au pied de la corniche, séchée des rosées matinales: les arbres
remuaient lentement; l'arôme des herbes s'évaporait, comme l'exhalaison
d'un grand brûle-parfums. Les crêtes du Taunus, sur le fond du ciel, se
dessinaient en relief... La voiture atteignit la corniche, se mit au
trot, le long des villas aux noms sonores: Arminius, Altkœnig, Germania.

Alors toute la plaine de Francfort se révéla. Maurice montrait des
points brillants, des taches de fumée dans cette plaine: «Voici
Hœchst... Voici Rœdelheim, où nous avons passé tout à l'heure. Hombourg
est là-bas, derrière les bois de pins; on n'en voit d'ici que le sommet
d'une tour.» Julie regardait l'horizon doré, Maurice qui souriait: elle
sentait bien qu'elle atteignait un des paliers de sa vie, une halte de
repos. Son âme se fondit de reconnaissance envers Dieu qui lui accordait
une minute, même fugitive, de bonheur dans le péché. Entrés dans la
villa, elle posa sa main sur l'épaule de Maurice, et sur cette main
appuya sa joue.

--Je suis heureuse, dit-elle.

La jeunesse de leur amour les avait ressaisis, à se trouver loin du
monde, l'un près de l'autre, et libres. Ceux qui n'en ont pas fait
l'essai ne peuvent même pas imaginer quel renouvellement personnel
implique cet acte si simple: parcourir deux ou trois cents lieues, avec
une frontière dans l'intervalle... Rien de leur vie d'hier ne subsistait
plus entre eux; ils accueillaient l'espoir indécis qu'ils resteraient
toujours ainsi, libres et unis: ne dépendait-il pas d'eux seuls? Et
puis, après tant de jours qu'ils ne s'étaient point vus, peut-être, sous
la noble attirance de cœur qui les jetait maintenant, plus aimants que
jamais, dans les bras l'un de l'autre, peut-être se cachait la mémoire
impérieuse de la chair; le désir, amorti par l'habitude, se réveillait,
leur donnait l'illusion d'un renouveau.

L'organisation de leur vie d'exil les occupa. Ils s'étaient amusés des
deux lits jumeaux, côte à côte, dans l'une des chambres; du mobilier
propre et simple des pièces; des grands poêles de faïence verte; de la
petite bonne rouge et blonde, Kœthe, chargée de les servir. Avant
d'aller dîner, ils inspectèrent la ville haute, bâtie en escalade sur le
versant de ce rocher que le château couronne. Le bourg possède trois
hôtels, que le guide recommande également. Ils choisirent celui qui leur
parut entouré de plus de verdure, d'où la vue s'étendait plus largement.
Le patron savait quelques mots de français; on l'appela pour la commande
du menu. Les deux amants mangèrent de bon appétit. La toilette de Julie,
très simple, mais étampée cependant d'élégance parisienne, excitait les
remarques des quelques dîneurs venus de Francfort. Maurice s'en aperçut.
Il pensa, regardant sa maîtresse:

«Elle est vraiment bien jolie. Elle n'a pas trente ans à la voir
ainsi... Où avais-je l'esprit ce matin?»

Et déjà naissaient des projets dans les brumes de sa pensée. Julie ne
serait pas éternellement mariée: une attaque, toujours imminente,
pouvait emporter son mari... Alors, ne pourrait-il pas?...

Il n'osait achever sa pensée; portant il cherchait déjà des arguments
pour se convaincre.

Ils regagnèrent à pied la villa. La nuit était sans lune encore, mais
on devinait l'astre au pâlissement du ciel, derrière l'écran des
pinèdes, vers Hombourg. Ils marchaient lentement; Maurice avait glissé
son bras sous le bras de Julie. Comme ils passaient le long de la
corniche, devant la brèche qui démasque la plaine de Francfort, elle
leur apparut tout autre, blanchie par la lune invisible, semée de
lumières.

--Regarde, fit Julie... La mer!...

C'était vrai... On eût dit d'un port immense éclairé ça et là par les
fanaux des navires. L'ombre vaguement lumineuse transformait le paysage
et d'un horizon seulement pittoresque faisait un décor d'illusion
féerique.

Ils le regardèrent longtemps, appuyés l'un contre l'autre. La poésie de
cette nuit les imprégnait, rajeunissait leurs cœurs d'amants, les
rendait prompts à s'émouvoir, comme au meilleur temps de leur amour...
Tous les bruits se taisaient; mais les fenêtres de villas voisines
s'éclairaient encore. Qu'abritaient-elles, ces maisons proches de leur
maison? Des gens différents d'eux, qu'ils n'avaient jamais vus, dont les
mœurs, la pensée, la langue même leur étaient étrangères. La terre
qu'ils foulaient n'était pas leur terre; ils ne tenaient à ce sol, à ce
ciel, à ce paysage que par un lien fugitif, par un hasard sans
lendemain. Ils étaient des passants, ignorés, inaperçus et seuls; mais
ils étaient seuls ensemble, chacun seul avec l'être dont, malgré tout,
il était sûr d'être le plus aimé. L'avenir pouvait les séparer, les
faire souffrir; n'importe, ils auraient eu cette suprême veillée de
tendresse; ils pourraient se donner ce témoignage, qu'à la veille des
catastrophes, ils avaient réciproquement regardé dans leur âme et
constaté qu'ils s'aimaient bien.

Maintenant les masses d'arbres, de plus en plus noires sur le ciel dont
la blancheur devenait plus éclatante, apparaissaient comme des caps
gigantesques, crêtes de roches fantastiques. La blancheur d'un océan de
rêve roulait des lumières éparses, de plus en plus pâles... Des fanaux
électriques luisaient à l'extrême horizon, pareils à des signaux de
phares. Maurice et Julie regagnèrent la villa. Oui, ils étaient bien les
voyageurs de cette mer de rêve qu'ils venaient de contempler; le hasard,
comme une tempête, les avait jetés sur cette rive, et naufragés
ensemble, ils se sentaient l'un pour l'autre toute la patrie. Je ne sais
quoi de grave les faisait silencieux en cet isolement. Ils se
dévêtirent, ils s'étendirent l'un près de l'autre avec une tendresse
épurée; et le baiser qu'ils échangèrent, sous cette première nuit
d'exil, fut un des plus poignants que jamais leurs lèvres se fussent
donné.

***

Le lendemain, une fraîche, et éclatante matinée les réveilla. Un ruban
de soleil, glissant par les persiennes entre-bâillées, jouait sur le
pied des deux lits. Ils se sourirent; leurs doigts se joignirent: la
quiétude de ce réveil les étonnait et les ravissait. Qui les eût vus
assis, l'heure d'après, sur la terrasse de la villa, prenant le thé du
matin, tout en causant comme des époux, n'eût pas soupçonné les tortures
que ces deux êtres avaient subies l'un par l'autre, et l'inquiétude
sourde qui les dévorait encore. Inquiets? Oui, malgré tout, mais d'une
inquiétude reniée par la volonté, comme en ont les convalescents pour la
rechûte possible. «Qui me l'ôtera maintenant?» pensait Julie, si fière,
si joyeuse de l'avoir reconquis qu'elle défiait l'avenir. Et Maurice,
heureux de trouver un abri contre les mauvais désirs, pensait aussi,
bien qu'avec moins de foi: «M'ôtera-t-on d'elle, maintenant?...»

Pourtant ce cœur anxieux, avant même que l'effusion première fût
apaisée, déjà redoutait le vide des heures. Non pas l'ennui, le rongeur
tenace qui l'avait dévoré à Hombourg: jamais il ne l'avait connu près de
Julie; il eût passé des journées à rêver, sans une parole, la tête
contre cette chère poitrine. Hélas! c'était sa pensée même dont il avait
peur; il avait éprouvé que, des rêves interdits, même les bras de l'Amie
ne le défendaient pas. Combien de fois, dans ses bras, il l'avait
trahie, caressant de son désir l'autre femme, la rivale?

Il dit à Julie:

--Cronberg n'est pas un endroit de plaisir, ma chérie. Ni casino, ni
parc. Un paysage pittoresque, et voilà tout. Mais rien ne nous empêche,
quand nous voudrons, ce soir par exemple, de prendre le train pour
Francfort. L'Opéra est célèbre. Nous pouvons aussi aller à Hombourg, où
il y a un beau Kurhaus.

Julie lui prit la main:

--Non, restons ici.

--Moi aussi, j'aime mieux cela. Seulement il faudra nous contenter des
promenades pour tout passe-temps.

Elle l'interrompit:

--Ai-je besoin de passe-temps quand je suis près de vous?

--On dit que les environs sont jolis, poursuivit-il, sans répondre à ce
reproche... Je ne les connais pas; mais j'ai acheté à Hombourg une carte
du Taunus. Êtes-vous bonne marcheuse?

--Avec vous, répondit-elle, j'irai n'importe où.

Le jour même il la mit à l'épreuve. Ils déjeunèrent dans le même
restaurant que la veille, jaloux de retrouver la délicieuse sensation
d'apaisement, d'union nuptiale, qu'ils y avaient goûtée. C'était le
cabaret germanique, toujours pareil, en ces villages pittoresques de la
région du Rhin: la grande salle au poêle de faïence, ornée des portraits
de l'empereur et des fondateurs de l'Unité allemande; le jardinet à
tonnelles, avec les tables recouvertes de napperons blancs et rouges.
Les gens étaient serviables et honnêtes; la cuisine, un peu lourde, leur
parut saine, et sa bizarrerie même les amusa, arrosée de vins délicieux
qu'on leur servit dans des flacons à long col. Leur rire, qui parfois
résonnait, les surprenait tous deux. De temps en temps, Julie tendait la
main à Maurice en lui disant: «Oh! mon chéri, quel bonheur d'être là. Je
ne puis pas croire que ce soit vrai!»

Et de ce bonheur Maurice vraiment se sentait heureux.

Revenus à la villa Teutonia, leur déjeuner fini, ils s'y reposèrent
quelque temps avant d'entreprendre leur première promenade. Penchés sur
la carte du Taunus-Club, ils s'orientaient, supputaient les distances.
Les excursions notables étaient pointillées en signes coloriés. Les
routes offraient des signes semblables, qui, peints sur les arbres ou
sur les maisons, servaient de repères au voyageur. Maurice décida
qu'ils iraient, cette fois, à Falkenstein: c'est le petit village le
plus voisin de Cronberg; le guide rouge disait: «un des plus jolis sites
des environs.»

Ils partirent, Maurice appuyant sa main sur le bras de Julie, le coude
posé sur sa hanche, comme à Paris, quand ils montaient les buttes de
Belleville ou de Montmartre. Leur pas d'abord fut assez lent, petit pas
de promeneurs insoucieux d'atteindre le but. Puis, à la séduction du
chemin, au désir d'étendre leur horizon, ils marchèrent plus
régulièrement et plus vite. La route grimpait, d'une pente douce, le
versant d'un coteau boisé qui masquait la vue à leur droite; à gauche,
le coteau mourait en pelouse déclive, prodigieusement verte pour la
saison, jusqu'à des taillis garnissant le flanc d'une autre colline.
Bientôt un chemin plus étroit se détacha, s'enfonça sous bois. C'était
le chemin de Falkenstein.

Ils s'y engagèrent côte à côte, les doigts entrecroisés. Julie avait les
joues roses, les cheveux à demi envolés sous son chapeau de paille;
quelques gouttes de sueur emperlaient son front. Elle souriait, un peu
haletante à la montée. Encore une fois Maurice, la regardant, pensa:
«Qu'elle est jolie! Elle a vingt-cinq ans!» Il admirait la fraîcheur de
son visage, la vigueur de ses membres, toute sa grâce robuste. Il lui
tendit ses lèvres; en y posant les siennes, elle aperçut dans les yeux
de son ami cette étincelle de désir qui l'effrayait tant aux premiers
mois de leur amour, qui depuis longtemps s'y était éteinte, remplacée
par la lueur calme de la tendresse; et cette fois elle brilla pour elle
comme un astre d'espoir.

«Mon Dieu! Je vous remercie, il m'aime!»

Pour ce baiser d'amant, elle l'adora; elle chérit ce chemin où l'envie
lui en était venue, la forêt complice qui l'avait abrité, et cette
souriante terre d'exil où leur amour poussait des racines neuves.

Ils dînèrent à Falkenstein. Lorsqu'ils rentrèrent chez eux, la nuit
tombait. Un peu lasse, Julie se coucha tout de suite. Maurice s'isola
sur la terrasse. «Le temps de fumer une cigarette,» dit-il. Une envie de
solitude le tourmentait, après cette journée où, veillé par les yeux
tendres de sa maîtresse, il avait à peine osé penser: déjà le besoin des
rêves défendus le sollicitait. Il n'en convint pas avec lui-même. «Ce
paysage est d'un romantisme délicieux,» se disait-il, observant sous le
pâle glacis lunaire le site que, la veille, ils avaient contemplé à
deux. Mais quelque chose de cette pensée complexe errait bien loin de
Cronberg et de l'Allemagne. «Où est Rieu, en ce moment? Près de Claire.
L'a-t-il demandée à Esquier? A-t-elle répondu?» Toutes ces questions, il
n'avait pas osé les poser à Julie; et pourtant il ne pouvait pas vivre
sans savoir cela. Il se représenta la jeune fille assise, après le
dîner, dans le salon mousse, sur le divan où Rieu la rejoignait
d'ordinaire. Il ne voyait d'elle que ses yeux bruns, ses larges
sourcils, ses cheveux noirs; mais il les voyait avec une netteté
extraordinaire, plus nettement qu'on ne voit la réalité. Et Rieu parlait
de mariage, d'avenir.

«On n'aime pas un baron de Rieu, pensa Maurice. Rieu est une façon
d'ecclésiastique, un prédicant laïque qui assomme les femmes. Jamais
elle n'épousera ce prêtre manqué.»

Alors, que serait l'avenir? Eh bien! l'avenir serait, après cette crise
passagère, la suite naturelle du présent: deux femmes le garderaient,
lui Maurice, pour unique pôle; il vivrait entre elles deux, réchauffé de
leur double chaleur.

«Pourquoi changer notre vie, mon Dieu? Pourquoi pas la paix? Je ne
reprendrai rien à Julie. Je ne demanderai rien à Claire.»

Mais aussitôt, les yeux noirs, les cheveux noirs, les lèvres trop rouges
le tentèrent. Laisserait-il se faner cette fleur sans la respirer?

«Non, puisqu'elle est à moi, se dit-il. Claire m'aime, je sais qu'elle
m'aime.»

Il glissait à des songes si troubles qu'il eut peur. Vite il quitta la
terrasse, ferma la fenêtre, regagna la chambre à coucher. La lampe y
brûlait encore. Dans l'un des petits lits géminés, Julie dormait. La
chemise à jabot de valenciennes lui couvrait chastement la gorge,
montrant seulement la pâleur grasse du cou, les poignets et les mains.
L'une de ces mains était étendue sur le drap, demi-ouverte; Maurice y
remarqua l'anneau d'or.

«Hélas! pensa-t-il... Je ne me convaincrai pas. Même ici, même libres,
même seuls, nous ne sommes pas des époux. Est-ce que toute ma vie
sentimentale sera cette union louche? Oh! certes non! Plutôt épouser la
femme que voici, que j'aime, qui m'aime! C'est un avenir, cela.»

Il était tout imprégné de mélancolie: «Rien de nouveau ne s'est accompli
depuis hier. Et pourtant, mon Dieu! comme je suis triste!»

Il se dévêtit rapidement et, sans réveiller Julie, se coucha dans
l'autre lit.

***

Les lendemains de ce premier jour à deux en différèrent peu. Maurice et
Julie se levaient tard, déjeunaient à l'hôtel; aussitôt après, ils
partaient à pied pour une excursion méditée le matin. Le paysage qu'ils
traversaient changeait chaque fois, vallée herbue, prairie ombragée de
châtaigniers, forêt de chênes ou de pins... Sur les mamelons verts, des
dentelles de pierre se dressaient, débris de châteaux de légende; mais
partout c'était l'horizon pacifique, la vallée de sourire, le bon refuge
tranquille, doux aux meurtris de la vie. Autant qu'ils pouvaient l'être
en ce moment, ils étaient heureux. Alors pourquoi une inquiétude
grandissante les étreignait-elle plus étroitement à mesure que les
heures s'ajoutaient aux heures, une inquiétude qu'ils n'osaient pas
s'avouer, et dont ils ne savaient même pas le nom? C'était la terreur
imprécise, informulée, de deux voyageurs qui, marchant l'un près de
l'autre sur une grève de sable, sentent leurs pieds s'enfoncer à chaque
pas plus avant, et craignent de se le dire, de peur que l'autre ne
confirme l'angoisse en disant: «Moi aussi!» Cette étrange névralgie
d'âme, il leur semblait bien qu'ils l'atténueraient en la confessant;
mais une force plus puissante que leur désir et leur raison scellait
leurs lèvres, et aucun des deux ne trouvait le courage de pousser le cri
de détresse: «J'ai peur, rassure-moi!» Peur de quoi? D'une force
mystérieuse, invincible, qui, sous les vaines apparences de leur récente
union, travaillait assidûment à les désunir. Oui, tel était leur mal.
Ces deux êtres qui dormaient, qui s'éveillaient sur le sein l'un de
l'autre, qui durant tout le jour ne parlaient qu'entre eux, ces deux
amants qu'on prenait pour des époux,--étaient rongés par le
pressentiment de la séparation inévitable. Cela viendrait de lui ou
d'elle, peut-être cela ne viendrait pas d'eux, mais certainement ils se
sépareraient.

Ils se cachaient leur angoisse; mais parfois, au cours de leurs
promenades quotidiennes, l'émotion d'un site, ou seulement un élan
impérieux qui les jetait dans les bras l'un de l'autre, déchirait
brusquement le voile de leur conscience. Ils s'étreignaient alors avec
une passion de désespérés, et des larmes roulaient de leurs yeux... Ils
ne se demandaient pas: «Pourquoi pleures-tu?» En se serrant ainsi, il
leur semblait qu'ils retiendraient entre eux, un peu de temps, le
fantôme évanouissant de leur tendresse.

***

À la plus douloureuse de ces étreintes, leur souvenir, plus tard, devait
unir indissolublement le décor d'un coin de paysage, entre Kœnigstein et
Schonhein. C'est la vallée qu'on nomme le Billthal, à cause du ruisseau
qui l'a formée. En remontant le Bill un peu au nord de Kœnigstein, tout
de suite on s'enfonce dans la forêt; le ruisseau bondit à votre
rencontre en écume chatoyante, verdie par le reflet des branches, ou
s'étend en nappe huileuse, laissant transparaître les cailloux de son
lit. Un chemin le longe, passe d'une rive à l'autre sur des ponts de
troncs d'arbres. La végétation forestière, avivée par la fraîcheur de
l'eau, drape de verdures et de fleurs les parois de l'étroite vallée, et
cette eau, tour à tour dormante ou folle, heurtant le front des roches,
ou frôlant paresseusement des roseaux, l'emplit d'un murmure changeant
et modulé comme une voix.

À mi-route, dans ce long couloir vert, la rive droite s'élargit, se
creuse en parvis de chapelle; et sous la voûte des ramures s'érige une
faible colonne, ornement d'une tombe. Un poète hongrois, passant un jour
en ce lieu, n'en connut point de plus désirable pour y goûter le repos
de la mort. Plus tard, des mains pieuses ramenèrent ses restes au bord
du ruisseau qu'il avait aimé, bâtirent le tombeau et près de lui un banc
de pierre, afin que le sommeil du poète fût encore bercé, outre la vie,
par les paroles des pèlerins et le chuchotement des amants.

Là, sur ce banc funéraire, Maurice et Julie s'étaient assis, après avoir
suivi, les doigts unis, la rive du Bill. De cette place, le ruisseau
s'offre obliquement au regard, débordant l'angle arrondi d'une paroi
lisse, comme ferait l'eau d'une urne penchée. C'était l'heure moyenne de
l'après-midi: une pluie de soleil se tamisait à travers les verdures
entrelacées; de rares pépiements d'oiseaux piquaient seuls leurs notes
aiguës sur la basse du flot courant.

La nature a beau, chaque année, les dépouiller et les rajeunir, les
sites ont une âme inchangeable qui parle à toutes les âmes humaines avec
la même voix, et leur suggère, plus ou moins intenses, les mêmes
rêves... À cette place où le poète magyar naguère avait éprouvé la
mélancolie de vivre, l'envie du sommeil mortel,--ces deux amants exilés
appuyèrent leurs fronts l'un contre l'autre avec la même fatigue de la
lutte, le même désir du renoncement, du repos, de l'oubli. Oh! s'arrêter
là et ne plus bouger, ne plus avancer, ne plus aller vers l'avenir!
Puisqu'ils se sentaient voués à une séparation que repoussaient leurs
cœurs, pourquoi vivre, pourquoi faire un pas de plus vers le lendemain?

Ces pensées, qu'il lisait en même temps en soi-même et sur le visage de
Julie, furent si douloureuses à Maurice, qu'il essaya, par des paroles,
de rompre l'enchantement:

--Pourquoi ne me parles-tu pas, mon aimée? dit-il. N'est-ce pas joli, ce
coin de vallée?

Elle répondit:

--Oui. C'est très beau. Mais j'ai beaucoup de chagrin.

Et lui, ne cherchant plus de vaines dissimulations, répliqua:

--Moi aussi.

Ils se regardèrent quelque temps, se tenant les deux mains. La même
incertitude les travaillait: fallait-il dire le secret qui leur pesait,
rompre la trêve? Après ils souffriraient, ils le savaient bien, mais ils
souffriraient autrement, ils n'étoufferaient plus sous ce poids
horrible; peut-être pourraient-ils se parler de leur mal.

Maurice demanda, et il eut conscience qu'il détruisait le faible asile
de leur repos:

--Écoute. Je ne veux pas te faire de peine. Je suis bien à toi, va! bien
à toi! Tout ce qui n'est pas toi, je veux l'oublier. Seulement... il y a
une chose qui me tourmente, une chose que je ne sais pas... Et quand je
la saurai, je t'assure que rien ne m'attirera plus là-bas, rien, rien.

--Eh bien... demande-la-moi!

Elle dit cela avec résignation, comme elle aurait dit: «Frappe-moi!»

--Ce n'est qu'un mot, poursuivit hâtivement Maurice, trop lâche devant
son désir pour refuser le sacrifice. Et nous oublierons après, n'est-ce
pas? ce que je t'ai demandé et ce que tu m'as répondu. Tu me promets de
l'oublier?

--Je te le promets.

--Eh bien!... quand tu as quitté Paris, je veux savoir cela, rien de
plus, Rieu était-il revenu de Bretagne?

--Oui.

--Est-ce qu'il est venu chez vous?...

--Oui.

Il allait demander encore: «A-t-il vu Claire?» mais l'effrayante
angoisse de Julie figea la question sur ses lèvres. Il ne la proféra
pas; elle l'entendit pourtant, elle la devina. De grosses larmes, malgré
son effort d'être calme, roulèrent le long de ses joues.

Il ne but point ces larmes à même les yeux, comme tant de fois il avait
fait. Il ne se pencha même pas vers elle pour la consoler. Il sentait
qu'elle l'eût repoussé; puis il n'avait pas de consolations à offrir. Et
ils restèrent ainsi, côte à côte, immobiles et silencieux, près de cette
tombe, dans ce site étrange dont la grâce romantique ne les touchait
plus.

Soudain le froid du crépuscule, suintant à travers les branches,
soulevant une pâleur de buées sur le lit du ruisseau, les surprit, les
fit frissonner. Déjà le soleil se couchait... Depuis combien de temps
étaient-ils donc assis là, si désespérés qu'ils oubliaient jusqu'à la
vie? Et quels rêves avaient-ils poursuivis, durant cette station
d'immobilité et de silence? Le même, hélas! qu'ils ne se confièrent
point: le rêve de la mort des amants, l'un près de l'autre, quand tous
deux ont compris que pour leur amour il n'est plus de place dans la vie!

***

Dès lors ce fut, lentement, la montée à deux du calvaire; en haut de ce
calvaire, ils le savaient maintenant, leur amour serait crucifié. Julie
épia les gestes, les paroles de Maurice, et, même les plus indifférents,
elle les interpréta pour expliquer cette âme incertaine. Elle commit
ainsi toutes les maladresses qu'inspire infailliblement la tendresse
inquiète. Elle surprenait Maurice rêvant, les yeux vagues, à la piste
d'une imagination; elle pensait: «C'est Claire qu'il voit, qu'il
regarde.» Alors, tout en se rendant compte que sa question froisserait
le jeune homme, elle ne pouvait se tenir de lui demander:

--À quoi pensez-vous, mon ami?

Et la réponse vague de Maurice: «À rien...» ou bien: «À vous, ma
chérie...» aiguisait ses soupçons.

Tandis qu'elle s'efforçait ainsi de le surveiller, et de le retenir,
Maurice, lui, s'appliquait à l'aimer, comme à une tâche; et rien ne tue
l'amour si sûrement. Il la regardait, pour se convaincre qu'elle était
belle et désirable. Elle l'était en effet; il suffisait de la voir, il
suffisait d'écouter ce que chuchotaient les dîneurs au restaurant, quand
les deux amants traversaient la grande salle. Maurice, qui maintenant
comprenait un peu l'allemand, entendait constamment cette exclamation:
«_Bild schœn!..._» (Jolie à peindre!) «Ces Allemands ont raison,
pensait-il. Julie est belle, bien plus que Claire. Mais que m'importe?
Sa beauté m'est indifférente, aujourd'hui, comme celle d'un portrait. Je
ne la désire plus. J'aime en elle un souvenir, et je suis reconnaissant,
voilà tout.»

Entre eux déjà un symptôme terrible, dans cette vie de résignation
morne, dénonçait l'approche de la crise: ce silence frissonnant qui
précède les bouleversements d'atmosphère. Le tête-à-tête leur pesait par
l'effort de trouver des mots à se dire, hors de ce qui occupait
uniquement leur pensée, et qu'il leur fallait taire. Leur gorge obstruée
refusait l'issue aux paroles... Ils évitèrent la solitude, ils fuirent
la maison. Dehors, par les routes de la campagne, par les sentiers de
forêts, la marche les occupait, les dispensait de se parler. Ils
multiplièrent les excursions; ils marchèrent comme des condamnés,
quittant Cronberg après le repas du matin, n'y rentrant parfois qu'à la
nuit.

Ils connurent ainsi tous les coins attrayants de la région, tous les
sommets voisins du Taunus. Ce ne sont point des montagnes ardues; leur
accès n'est défendu par aucun obstacle... La plus haute, le Grand
Feldberg, n'a pas mille mètres d'altitude: sorte de ballon aux flancs
velus d'arbres, comme toute la chaîne, dénudé au sommet en un assez
large plateau, où l'on a bâti un hôtel pour les voyageurs, avec un
belvédère dominant une immense étendue de pays. De Cronberg jusqu'à ce
sommet, il faut trois heures de marche. Maurice proposait de faire
l'excursion en voiture. Mais Julie résista; une vingtaine de kilomètres
ne l'effrayaient pas, disait-elle. En réalité, elle appelait de son
désir cette journée de fatigue, près de l'aimé, sous les forêts
salubres, devant les larges horizons où leurs poitrines, leur
semblait-il, se désoppressaient.

Comme ils allaient partir, par une matinée un peu brumeuse que des
pluies nocturnes avaient rafraîchie, le courrier arrivait, apportant,
avec les journaux, une lettre de Paris pour «Mme Maurice Artoy».
C'est Esquier qui écrivait: une lettre brève, froide, sans aucune
allusion à Maurice. Il prévenait seulement Julie que les nouvelles de
Luxembourg n'étaient pas bonnes. Les médecins avaient interdit tout
travail à Antoine Surgère et s'efforçaient vainement de le faire rentrer
à Paris. Il fallait qu'elle se tînt prête, au premier télégramme.

«Nos amis vont bien, concluait Esquier. Claire est un peu fatiguée;
j'espère que ce ne sera rien.»

Cette lettre les inquiéta. Tandis qu'ils montaient, l'un près de
l'autre, le sentier boisé de Koenigstein pour atteindre la route du
Feldberg, Maurice pensait: «Elle va partir. Je vais me retrouver seul.»
Et il s'étonnait qu'aucun mouvement d'âme ne répondît à cette pensée.
Non, bien vrai, il ne savait plus où était son désir, et si l'angoisse
de ce tête-à-tête troublé valait mieux que l'horrible isolement. Elle,
la pauvre Julie, se disait: «C'est fini, c'est fini... je vais le
quitter... Je ne l'ai pas repris; il est plus loin de moi qu'avant, et
je vais le quitter!» Un désir violent l'agitait de le reconquérir
maintenant, dans les heures qui lui restaient encore. Elle sentait cela
impossible et nécessaire.

***

Le chemin qui, de Kœnigstein, mène au Feldberg, grimpe d'abord assez
ardûment au flanc de la montagne, entaillé dans une terre rougeâtre,
hérissée de grosses pierres où la marche est difficile. Maurice et
Julie, les doigts joints, montaient cette côte, heureux de sa rudesse,
qui leur coupait l'haleine et leur ôtait tout prétexte à parler...

Peu à peu le décor de la montagne, autour d'eux, changea. Après les
taillis noirs, les verdures rabougries qui encaissaient le sentier, les
arbres s'exhaussèrent, et en même temps le chemin s'aplanit--large,
herbu, facile, sous les futaies. Quelques chênes tortueux se mêlaient
aux troncs souples des charmes et des bouleaux; bientôt ce furent des
pins gigantesques, dessinant d'interminables nefs de cathédrales, sous
lesquelles régnait un silence émouvant. Les deux pèlerins marchaient
sans entendre le bruit de leurs pas, car la route était feutrée par les
aiguilles des pins déchues et desséchées depuis bien des hivers.

Parfois la forêt se trouait; une grande clairière déboisée s'ouvrait au
bord de la route, tapissée de fougères, d'innombrables framboisiers
sauvages tout couverts de leurs fruits...

À mi-route du sommet s'élève la Fuchstanz-hütte (cabane de la danse du
renard). C'est une hutte en troncs d'arbres, bâtie par le Taunus-Club
pour servir de refuge aux voyageurs. Une buvette y est installée pendant
la belle-saison; on sert du café au lait, de l'eau-de-vie, du kirsch.

Maurice et Julie y pénétrèrent. On leur versa une boisson sans nom,
faite avec des glands doux torréfiés; mais la chaleur du liquide noir
les réconforta. Comme ils achevaient de le boire, une voiture s'arrêta à
l'entrée de la hutte, et ils entendirent avec surprise les gens qui en
descendaient se parler français: un petit garçon de cinq ans environ,
puis un homme d'une trentaine d'années, blond, élégant, puis une jeune
femme brune assez jolie, puis enfin une gouvernante allemande, pâle et
fade, qui commanda les tasses de café au lait. Maurice Artoy les
observait. Tout ce monde paraissait alerte et gai... «C'est le mari et
la femme, pensait-il... Voilà un homme qui n'est guère plus âgé que moi,
qui est plus laid que moi, et plus sot, probablement; pourtant, vers
ses vingt-cinq ans, il a su fixer sa vie. Et maintenant, tandis que je
me débats au fond d'une impasse, lui marche délibérément, d'étape en
étape, sur une grande route...» À ce moment, le petit garçon, ennuyé
d'être assis, s'avança du côté de Julie, d'abord hésitant, peu à peu
plus résolu. Planté en face d'elle sur ses jambes demi-nues, il la
contemplait de ses prunelles d'un bleu éclatant, dilatées par
l'attention.

Julie lui sourit. Il dit gravement:

--Jolie dame!

Et, posant sa main à plat sur sa bouche, il envoya un baiser. Mme
Surgère le saisit dans ses bras, d'un de ces violents gestes maternels
qu'ont parfois celles qui n'ont pas été mères, et le baisa sur ses joues
brunes, sur son cou découvert par le col marin.

Elle le reposa à terre.

--Partons-nous, Maurice? dit-elle, la voix troublée.

Ils partirent sous le regard un peu étonné des deux Français. Ils ne se
dirent point--ils n'avaient pas besoin de se dire l'affreuse tristesse
où les avait plongés cette rencontre banale d'un jeune couple et d'un
petit enfant!...

***

...Le ciel s'éclaircissait sur la forêt, soit que les ouates de brumes
fussent volatilisées par le soleil plus chaud, soit qu'elles
demeurassent attachées aux basses pentes de la montagne. Vers midi,
comme ils apercevaient déjà distinctement, par des éclaircies de forêt,
les toits de l'hôtellerie, un soleil radieux sublima les dernières
nuées, dora les pins et les hêtres, et, sur la route, éparpilla les
éclaboussures de lumière tamisées par les branches. Le rayonnement de
cette gaieté du ciel pénétra le cœur des deux amants; la fraîcheur de
l'air dilatait leurs poitrines, ils devinaient que tout à l'heure
l'horizon allait s'ouvrir pour eux. Ils se regardèrent en souriant. Les
vieilles paroles, tant de fois dites, revinrent aux lèvres de Julie:

--Tu m'aimes?

--Oui, répondit Maurice; et il baisa cette bouche qui l'implorait.

Ils arrivaient: un tournant encore, une courte montée, et c'était le
plateau culminant, une sorte d'immense hune, d'où la vue s'étendait
prodigieusement, dans tous les sens. Ils en firent le tour avec lenteur,
fouillant l'horizon, retrouvant les sites maintenant familiers que
depuis vingt jours, ils parcouraient comme à la tâche. Pour la première
fois, car il n'avait pas amené sa maîtresse dans cette cité de
souffrance, Maurice revit au loin Hombourg, sa tour, son beau parc.
Julie nommait les villages qu'elle reconnaissait, Kœnigstein,
Falkenstein, Soden, Cronthal--et les sommets voisins, cadets du Grand
Feldberg, l'Altkœnig, le Petit Feldberg... Tout le pays, bossué d'abord
par les derniers contreforts du Taunus, s'aplatissait lentement à
l'ouest, coulait en longue plaine jaune, jusqu'à l'horizon brumeux de
Francfort.

Julie et Maurice regardaient cette terre d'exil, si riante, si dorée, et
leurs pensées tumultueuses s'apaisaient. Quelle âme, sœur des nôtres,
habite donc ces formes immobiles des paysages? Quelle voix insaisissable
à nos oreilles, entendue de nos cœurs, nous appelle des entrailles de la
Nature, tour à tour nous conseille la résignation en face de la
destinée, ou la révolte? Une pitié puissante saisit Maurice pour toutes
les tortures qu'avait souffertes par lui la femme qu'il aimait.

--Tu garderas un triste souvenir de ce pays, ma pauvre amie!
murmura-t-il.

Elle le regarda, et ses yeux illuminaient la sincérité de sa réponse.

--Je voudrais y vivre toujours, avec toi, dit-elle, comme j'y ai vécu.
Si j'ai du chagrin, qu'est-ce que cela fait?... Jamais je ne t'avais eu
comme ici! Hélas! et c'est fini!

Un garçon de l'hôtel venait à eux, demandant leurs ordres. Maurice
commanda qu'on servît le déjeuner dans une pièce à part. On ne put leur
donner qu'une chambre à coucher, avec son petit lit allemand dans un
coin. Ils y déjeunèrent en face des pentes boisées de l'Altkœnig; comme
l'atmosphère s'éclaircissait de plus en plus, ils aperçurent, tout aux
limites de leur vue, les sommets du Neckar, la Kœnigstuhl de Heidelberg.

Une seule pensée vivait en Julie, celle qu'elle n'avait avouée qu'à
moitié, tout à l'heure, à son ami: l'amer et cher temps de vie commune
était fini. L'excursion d'aujourd'hui était sans doute la dernière.
Demain, peut-être, ce serait la séparation, et pour combien de temps?...
Être seule de nouveau, si loin de lui! Elle adora la meurtrissure de son
cœur, pendant ces semaines où du moins elle avait agonisé sous ses yeux.

«S'il me demandait de rester maintenant, quoi qu'il arrive, je le
ferais!»

Oui. Telle était sa lâcheté à la pensée de le quitter, qu'elle lui eût
tout sacrifié, maintenant, tout ce qui lui avait tenu le plus au cœur,
sa réputation, ses devoirs d'épouse. Elle rêva d'être la maîtresse de
Maurice, avérée, méprisée, trompée, mais là, près de lui, toujours là.

Comment le retenir, comment le garder? Sûrement il n'avait pas perdu le
besoin de sa présence, puisque, hier encore, il la rappelait, il la
voulait comme compagne d'exil! Ne le sentait-elle pas bien à elle, aux
minutes rares et poignantes d'enlacement, quand il lui balbutiait ces
mots entrecoupés: «Je désire, je n'aime que toi.»

***

Maurice, le déjeuner fini, s'en alla fumer une cigarette sur le balcon.
Julie s'étendit sur la petite couchette; elle se sentait lasse, les
joues brûlantes, la tête lourde. «C'est la marche, le grand air qui
m'ont grisée,» se dit-elle.

De l'oreiller où son front reposait, elle apercevait son ami, accoudé
sur la rampe du balcon, immobile, sauf le léger mouvement de la
cigarette approchée, puis retirée des lèvres. Elle regarda fixement
cette chère silhouette, essayant de concentrer dans son regard une
suggestion d'attirance. Que voulait-elle? Elle n'eût pas su le dire.
Elle savait seulement qu'elle le souhaitait plus près, à la portée de sa
main et de son cœur. Et presque aussitôt, Maurice se retourna, jeta la
cigarette demi-fumée, s'approcha... Elle sentit attachées sur elle les
prunelles d'ambre clair, et ce regard lui fit froid, tant elle y démêla
d'indifférence, de distraction glacée... Comment le ramener, le retenir?
Comment forcer cet amour et ce désir qui s'évanouissaient? Un vent de
folie souffla sur cette âme chaste qui n'était venue à l'amour que par
la tendresse, et dont la pudeur vaincue se redressait après chaque
défaite. Elle se souleva à demi; ses mains cherchèrent les bras de
Maurice, ses yeux et ses lèvres lui dirent: «Viens...» Ce fut un appel
d'une seconde: Maurice pourtant le comprit; son visage exprima la même
stupeur inquiète que s'il eût vu Julie saisie de démence. Il recula, et
ce mouvement, et l'expression de son visage, subitement dégrisèrent la
pauvre femme. Elle ramena ses mains sur ses joues en feu, et cacha sa
tête dans l'oreiller.

Maurice, touché, se pencha sur elle, et à son tour, pour panser la
blessure de cette humiliation, se contraignit à solliciter... Elle
l'écarta et, debout, d'un geste bref, elle dit:

--Oh! non... pas de pitié, je t'en prie!

Puis, après un instant:

--Partons d'ici, fit-elle, je t'en prie, partons vite!

Maurice pensa à la lenteur du retour, à pied, par la route suivie le
matin: lui aussi désira être vite à Cronberg, finir cette excursion
malheureuse. Il demanda:

--Si nous rentrions en voiture?

--Oui. J'aimerais mieux cela, répondit Julie; je suis si lasse!

Ils trouvèrent un cabriolet à l'hôtellerie. Bientôt la voiture les
emporta par la descente, les freins serrés. Une humidité douce tombait
des feuilles, et le soleil pâlissait derrière ce voile. L'un contre
l'autre, sous la capote baissée, ils ne trouvèrent pas une parole à se
dire, jusqu'à l'arrivée à Cronberg, jusqu'au moment où la porte de la
villa Teutonia fut refermée sur eux. Il était six heures environ; mais
les nuées grises, sur la conque de la petite vallée, épandaient une
obscurité artificielle; et, bien que la fenêtre fût ouverte, il faisait
presque nuit dans l'appartement.

Ils s'étaient jetés sur des chaises, à l'écart l'un de l'autre, accablés
de lassitude, dégoûtés de se mouvoir et de vivre. C'était fini,
maintenant, l'épreuve était consommée: ils ne cherchaient plus à se
tromper eux-mêmes. Dans cette chambre où, moins de trois semaines
auparavant, ils étaient entrés palpitants de l'émoi de s'être enfin
rejoints, ils revenaient désabusés et désespérés, las de lutter contre
la destinée.

Maurice pensait:

«Si Julie demeure, nous n'aurons plus la force d'endurer des journées
comme celle-ci. Mais rester seul, recommencer l'affreuse quinzaine de
Hombourg, avec cette souffrance en plus de la savoir arrachée de moi,
perdue... Oh! je ne pourrai pas, je ne pourrai pas!»

Il se retourna vers le passé.

«Tout cela est venu par ma faute. J'ai cru qu'on pouvait garder le cœur
de deux femmes, sans les faire souffrir et sans souffrir soi-même. Voici
le châtiment.»

En ce moment où tout lui semblait meilleur que l'incertitude, combien il
eût souhaité être enchaîné par l'irrévocable! Pourquoi la lettre
d'Esquier, ce matin, n'avait-elle pas apporté la nouvelle du mariage de
Claire? «Que n'ai-je encore dit à Julie, ces deux fois où la pensée m'en
est venue: Je t'épouserai! Si j'avais eu ce courage, j'aurais rompu
l'exorcisme; l'avenir serait terne, mais assuré.»

Oui, un besoin le tourmentait, de se fixer, de se dire: «C'est fait,
c'est irréparable.» Il releva la tête, regarda du côté où Julie était
assise. Il ne distinguait qu'une vague forme d'ombre. Pleurait-elle? Il
le pensa; et ces larmes versées pour lui, il désira les étancher, les
sécher sous des caresses.

Il s'approcha de l'immobile silhouette. Il appuya sa joue contre la joue
humide de Julie.

--Je te fais souffrir, murmura-t-il. Pardonne-moi!

Elle répondit:

--Ce n'est pas de ta faute. Tu ne m'aimes plus. Voilà tout.

Il sentit aussitôt qu'elle se trompait, qu'il l'aimait toujours. Il
aurait voulu ne les avoir pas entendues, ces paroles désespérées.

--Si! je t'aime, je t'aime! fit-il avec l'effarement hâtif de conjurer
un sort. Oh! pourquoi as-tu dit cela?

--Tu ne m'aimes plus, reprit-elle. Ce n'est pas la peine de continuer à
nous tromper. Tu aimes une autre femme que moi. J'ai essayé de te
garder, j'ai fait ce que j'ai pu. Maintenant je n'ai plus de force.
Laisse-moi.

Il balbutia, essayant de toucher ses lèvres:

--Yù, ma chérie!

--Non, fit-elle tristement. Plus de tendresses, va! elles seraient
forcées... C'est fini, fini. Tu ne m'aimes plus.

Elle l'écartait d'une pression lente et ferme, en disant ces mots.
Maurice, pour la première fois, sentit la révolte de cette âme douce:
elle n'avait plus foi en lui, ni en l'avenir. Il entrevit cet avenir,
exclu des deux âmes aimées, et il lui parut la mort même. La pensée qui
deux fois l'avait effleuré lui revint plus nette, plus impérieuse; il
n'aurait pas su dire si elle lui venait, en ce moment, de son égoïsme
désolé ou d'une pitié puissante pour le pauvre être meurtri qui pleurait
près de lui.

--Écoute, Julie, fit-il. Je vois que tu ne veux pas me croire quand je
te dis que je t'aime toujours, plus que personne au monde... Eh bien!
écoute...

Elle se leva anxieuse, étonnée de l'entendre si ferme, si grave.

--Nous avons reçu ce matin de mauvaises nouvelles de ton mari, n'est-ce
pas?... Tu as lu ce qu'en dit Esquier: la fin est proche. De mon côté,
avant de quitter Paris, j'ai causé avec Daumier. Je sais le vrai nom du
mal d'Antoine; il ne pardonne pas... Eh bien!...

--Prends garde, interrompit Julie, je t'en supplie! Prends garde à ce
que tu vas dire!

Elle devinait: elle avait peur de l'incroyable bonheur qu'elle devinait.

Maurice reprit:

--Je parle de sang-froid, je m'engage librement, et je sais que j'aurai
bientôt à m'acquitter. Si ton mari meurt...

--Prends garde! supplia encore Julie, la main tendue vers son ami.

--S'il meurt, je te demanderai si tu veux être ma femme. Je le jure.

Elle l'avait saisi dans ses bras, elle l'étreignait, elle l'étouffait de
baisers. Elle balbutia:

--Ta femme! Ta femme!

Ce mot qu'elle n'aurait jamais osé prononcer, même tout bas, même aux
temps meilleurs, voici que Maurice le disait de lui-même. Toute sa
souffrance fut oubliée, et elle la bénit d'avoir été payée un tel prix.

--Je n'accepte pas ton engagement, lui dit-elle, quand elle eut repris
un peu de calme; mais je te remercie de ta chère pensée. Je te crois. Je
te demande pardon d'avoir douté. Tu m'aimes donc toujours?

--Je te jure, répondit Maurice, que je tiendrai ma promesse. C'est le
bonheur de nos deux vies, vois-tu!

***

Ils prenaient le thé du matin sur la terrasse, le lendemain, quand on
leur remit une dépêche blanche, pour Mme Artoy.

Julie devint pâle.

--C'est de Paris, dit-elle... Nous avons commis un crime.

Elle tendit la dépêche à Maurice.

Il l'ouvrit et lut:

/#
     _«Antoine, plus souffrant, ramené à Paris._ _Rien d'inquiétant
     encore. Mais revenez. Esquier.»_
#/

Julie regardait Maurice. Elle observait avec anxiété sur son visage
l'effet de la dépêche.

Il la regarda à son tour; il lui tendit les bras. Elle s'y jeta.

-Ma chérie! murmura-t-il... MA FEMME!

***

Quelques heures plus tard, ils quittaient la villa: Julie prenait le
train de Cologne, et Maurice l'accompagnait jusqu'à Francfort. Il était
convenu qu'il continuerait à voyager en Allemagne jusqu'à ce que sa
maîtresse le rappelât.

Ils parlaient de l'avenir avec calme, espérant qu'il leur réservait
encore un peu de bonheur. Mais Julie, malgré tout, gardait une
incertitude douloureuse. Quand, montés dans la calèche chargée de leurs
malles, la petite bonne Kœthe vint les saluer du seuil de la villa,
Julie se pencha vers Maurice, et lui dit ce mot qui lui transperça le
cœur, parce qu'il résumait toute la tristesse tendre et résignée de son
âme:

--Si tu reviens jamais ici avec une autre femme... et que la petite
Kœthe te demande ce que je suis devenue... tu lui diras que je suis
morte... N'est-ce pas?



_TROISIÈME PARTIE_



I


ÀUX rentrées d'automne, la Ville se pare souvent, comme à plaisir, d'une
grâce unique,--grâce d'arrière-saison, si délicate et si vraiment
parisienne que, du premier regard, elle fait oublier à l'arrivant tout
ce qu'il vit ailleurs, et lui redonne le goût fiévreux de Paris. Ce sont
de claires matinées, avec la gaieté affairée des passants et des
voitures par les rues baignées de lumière opaline; des après-midi à
peine tiédies, où le vent discret agite légèrement, sans les détacher,
les derniers feuillages des arbustes urbains; mais surtout
d'incomparables soirées, des crépuscules roux, tombant du ciel avec une
lenteur infinie, prolongeant le déclin d'une lueur poudrée de cuivre,
longtemps après que les papillons de gaz, dans leurs cages de verre,
jalonnent, sans les éclairer encore, les bordures des trottoirs.

***

Par un tel soir, lumineux et lent, un coupé emportait de la gare du Nord
à l'hôtel de la place Wagram Mme Surgère et Jean Esquier, qui, seul,
était venu la recevoir. Quand Julie avait aperçu, derrière la balustrade
du quai, la haute stature du banquier, sans distinguer à ses côtés la
silhouette de Claire, la quiétude indécise où, malgré tout, elle se
laissait bercer depuis le serment de Maurice, s'était évaporée. Son
premier mot, en lui pressant la main, fut:

--Et Claire? Pourquoi n'est-elle pas là? Esquier conta, bien tristement,
que depuis quelques jours la crise de tristesse, de malaise, de dégoût
où Claire était tombée après le départ de Julie, semblait s'aggraver.

--Presque plus de sommeil, les nerfs à vif... des larmes solitaires
qu'elle essaye de me cacher. Ah! j'ai bien du chagrin, mon amie!

Julie ne répondait pas. Que dire? À peine séparée de Maurice, voilà que
les amertumes, de nouveau, refluaient vers elle... Sa conscience, encore
qu'elle eût voulu ne pas l'entendre, lui soufflait obstinément un
remords: «Si Claire est malade, si Esquier souffre, c'est à cause de
toi!»

--Qui la soigne? fit-elle.

--Daumier vient tous les jours, naturellement... Et puis, les médecins
ne manquent pas à la maison. Il y a tout à l'heure une consultation pour
Antoine... Daumier a demandé Rodin et Frœder.

Antoine! C'est vrai, elle l'oubliait, ce moribond qu'elle venait
assister.

--Vous le reconnaîtrez difficilement, dit Esquier, tant cette dernière
attaque l'a changé. Il a les cheveux tout blancs, plus blancs que les
miens. Il paraît quatre-vingts ans.

Julie, bercée par le mouvement du coupé, qui maintenant roulait sans
bruit sur les pavés de bois du boulevard Malesherbes, entendait les
paroles d'Esquier du fond d'un vague engourdissement. Sa pensée se
concentrait sur ceci: «Antoine va mourir... Pourquoi n'ai-je pas de
chagrin? Il n'a jamais été méchant pour moi. Depuis très longtemps, je
n'ai pas été malheureuse à cause de lui...» Mais aussitôt la mémoire
tenace des sens se rebellait: «Il m'a épousée, voilà le mal qu'il m'a
fait...» La remontée des souvenirs lui souleva le cœur; elle sentait
que, malgré tout, malgré sa volonté, malgré sa pitié pour le moribond,
il y avait en elle quelque chose qui ne pardonnerait jamais à son mari,
jamais, jamais!...

Elle voulut des détails sur la façon dont il avait été transporté à
Paris.

--Nous avons reçu la dépêche avant-hier soir, répondit Esquier: comme
celle que je vous ai envoyée aussitôt, elle n'expliquait rien; elle
ajoutait seulement que, le malade étant transportable, on croyait
préférable de le conduire à Paris, auprès de sa femme. Antoine est
arrivé jeudi matin, à dix heures, avec Hélo et un jeune médecin
luxembourgeois qui est immédiatement reparti.

--S'est-il aperçu de mon absence?

--Je crois qu'il ne s'est même pas aperçu de notre présence, à nous, ni
de son voyage, ni de son arrivée à Paris. Armez-vous de courage, vous
allez vous trouver en face d'un spectacle vraiment attristant.

Julie détourna l'entretien:

--Et Claire, demanda-t-elle, qu'en dit Daumier?

--Oh! Claire n'est pas couchée, même... elle va être sur le seuil de la
maison, certainement, pour vous recevoir, tout à l'heure. Son mal n'est
pas un mal classé, étiqueté, et justement pour cela, le remède est
difficile à trouver. Rodin dit: «La campagne, le grand air, l'exercice.»
Daumier dit: «Le mariage.» Ils ont raison tous les deux. Mais Claire ne
veut pas quitter Paris: elle a des crises de nerfs dès qu'on aborde
cette question... Et quant au mariage...

Il se taisait. Julie questionna, un peu gênée:

--Est-ce que M. de Rieu?...

--Oui... il est là, tous les jours. Il a été admirable pour nous. Seul à
la maison, avec un moribond et une malade, vous comprenez, je n'aurais
pas suffi. Il est venu matin et soir... Il a fait lui-même les démarches
auprès de Rodin, qui ne soigne pas tout le monde. Et croiriez-vous
qu'il a veillé Antoine avant-hier?

--C'est un cœur excellent, murmura Mme Surgère. Il faudrait hâter le
mariage.

Elle tremblait un peu, malgré elle, en prononçant ces paroles. Pauvre
dévouée, qu'une tendresse extrême rendait égoïste pour un instant, elle
n'avait même pas le courage de son égoïsme.

--Je crois, dit Esquier, que ce mariage ne se fera jamais.

Julie baissa la tête. C'était sa sentence qu'elle venait d'entendre.
«Jamais... le mariage ne se fera jamais... Alors qui épousera-t-elle?»
Elle n'osa s'avouer le nom qui était dans son esprit et dans celui
d'Esquier. «Non! non! pensa-t-elle, je ne veux pas, je ne veux pas!»
Tout ce qui lui restait d'énergie se banda pour la défense. «Je
lutterai; je veux le garder... Je veux qu'il soit heureux par moi.»

Esquier se taisait, sa grande taille courbée, son profil dessiné sur la
vitre du coupé, rougie par le crépuscule... Julie sentait que, dans ce
silence, un fossé se creusait entre elle et son vieil ami.

Mais on s'arrêtait. Sur le seuil de l'hôtel, Tonia attendait.

--Où donc est Claire! murmura Julie.

--Je ne sais pas, ma Yù... Dans le salon mousse, probablement. Tu as
fait un bon voyage, au moins, toi?

Julie ne répondit pas. Elle passa devant la vieille, monta vivement
l'escalier.

Il lui tardait de voir Claire.

Dans la demi-clarté du salon mousse, elle l'aperçut, étendue sur une
chaise longue. Était-elle vraiment assoupie, ou feignit-elle de se
réveiller? Julie la vit si pâle, si affaiblie et comme diminuée qu'elle
redevint pour elle, aussitôt, l'affectueuse et pitoyable mère de
toujours:--On me dit que tu es souffrante, chérie?...

Elle avançait les bras... Claire hésita imperceptiblement, puis se
laissa prendre et embrasser, sans abandon. Mme Surgère sentit le
raidissement de ce corps flexible sous son étreinte, et sous son baiser
la retraite du front. Esquier était entré et, distrait, feuilletait la
partition ouverte sur le pupitre du piano.

Claire demanda:

--Vous êtes en bonne santé?

--Oui, moi, je vais bien, répliqua Julie gênée par les yeux fixes, si
noirs, de la jeune fille. Mais c'est toi, mignonne, qui es souffrante, à
ce qu'on me dit?...

--Oh! non! je ne vais pas mal, je n'ai rien... je n'ai rien, je vous
assure...

Elle détournait à demi la tête, jetait les mains en avant, comme pour
éloigner à la fois la curiosité et la pitié. Julie comprit qu'elle
n'avait aucun droit à combattre, à consoler cette douleur innocente,
dont elle était la cause. De nouveau elle eut conscience que les jours
d'inquiétude passive étaient finis, qu'elle entrait dans la crise
violente, après quoi son amour triompherait ou serait vaincu.

Un silence, dont ils souffraient tous trois, semblait élargir l'espace
autour d'eux. Esquier, pour en finir, proposa:

--Voulez-vous monter tout de suite auprès d'Antoine?

--Non, répliqua Julie. Je vais passer dans ma chambre, et me changer. Je
suis affreusement lasse. Dès que je serai prête, je vous rejoindrai.
Est-ce bientôt, cette consultation?

--Dès que Rodin et Frœder arriveront. Tenez, voilà l'un deux...

On sonnait en effet. Un instant après la tête blanche de Frœder
apparaissait au tournant de l'escalier. Rodin le suivait; ils s'étaient
rencontrés devant la porte de l'hôtel, forcés à l'exactitude par l'excès
de leurs besognes.

Ils saluèrent Julie. Esquier présenta Frœder.

--Ah! madame Surgère, fit le chirurgien... Je n'aurais pas attendu, pour
notre malade, une si jeune et si charmante compagne.

Il s'inclinait, avec des grâces fanées du dernier demi-siècle, en homme
qui a fréquenté les courtisans, vingt années durant, à Compiègne et aux
Tuileries. Julie, sans souci de paraître indifférente, ne répondit rien.

--Eh bien! dit Esquier, nous descendons. Vous nous rejoindrez, ma chère
amie.

--Oui.... Quelques minutes, et je suis à vous. Combien de temps durera
la consultation?

Esquier consulta les deux docteurs du regard.

--Oh! fit Rodin... un quart d'heure, une demi-heure au plus, si les
observations ont été faites soigneusement. Est-ce que notre confrère est
là?

--Daumier? Il est installé dans le cabinet de travail, il s'en est fait
un petit laboratoire.

--Alors, madame, un quart d'heure nous suffira.

Ils saluèrent Julie, et descendirent, suivis d'Esquier. Julie, avant de
quitter Claire sur cette première entrevue, voulait emporter d'elle un
mot de pardon. Elle rentra dans le salon mousse. La jeune fille n'avait
pas quitté la chaise longue. Elle y était assise, les mains dans le
creux des genoux, en une pose de rêverie profonde.

«Moi, pensa Julie, je n'ai point de haine contre elle. Je voudrais
qu'elle oubliât, qu'elle fût heureuse... et je ne pourrai pas être tout
à fait heureuse, à cause d'elle, même si....»

Elle n'acheva pas sa pensée. Claire, l'apercevant, leva vers elle son
visage, sur lequel un voile semblait tendu.

--Claire, ma mignonne, pourquoi ne voulez-vous pas me dire votre mal?

Elle eût souhaité la confiance et la confidence de l'enfant, une
explication sincère, une communion de larmes. Malgré sa rancune, Claire
sentit bien que cette âme lui était ouverte. Elle répondit doucement:

--Je vous assure que je n'ai rien, madame... Je ne saurais pas dire ce
que j'ai, du moins... C'est un malaise, une tristesse, il faut que je me
résigne et que j'attende. Cela passera.

--N'avez-vous pas vu M. de Rieu, aujourd'hui? questionna Julie.

Mais à ce nom, qui résumait les dures nécessités de l'heure présente, le
visage de Claire, de nouveau, se masqua d'indifférence.

--Non! fit-elle. Et elle détourna les yeux.

Julie, la voyant redevenue hostile, céda. Lentement, accablée de
tristesse et de remords, elle quitta la chambre. «C'est fini,
pensa-t-elle... je n'y peux plus rien. Elle me déteste...» Malgré ses
remords et sa tristesse, elle se révoltait obscurément contre l'injuste
rancune de Claire. «Elle n'a pas le droit de me haïr ainsi. Maurice lui
appartient-il donc? Elle l'aime, soit. Mais qui l'aime mieux d'elle ou
de moi?» Et elle répondait avec une victorieuse assurance: «Moi.»

Dans sa chambre, Mary l'attendait. Julie se rafraîchit à la hâte; elle
quitta les vêtements empoussiérés du voyage. Comme Mary la rhabillait,
Julie s'aperçut dans la triple glace de l'armoire: et cette image lui
rappela un soir qu'elle s'était vue ainsi reflétée, une des premières
fois peut-être qu'elle avait connu sa beauté et connu le désir d'être
belle... C'était un soir de novembre... elle revenait de la chapelle de
la rue de Turin... Maurice était en bas, dans ce petit salon où,
aujourd'hui, pleurait Claire. Temps de chère torture, comme elle
l'enviait au passé! Avoir souffert, avoir combattu contre son désir
d'être à Maurice, qu'étaient ces luttes et ces souffrances au prix des
présentes angoisses? «En ce moment-là, je me réfugiais dans la peur de
mal faire, dans la religion... Tout cela m'a abandonnée, la religion, la
pudeur; ou, du moins, tout cela ne m'a pas défendue contre moi-même...
La vraie défense, c'eût été de savoir l'avenir, ce que les événements
feraient de nous, malgré nous. La force me fût venue de résister,
alors!...» Et tout de suite cette pensée lui apparut comme un blasphème
contre son amour, contre Maurice absent. Un blasphème et un mensonge...
«J'aurais connu l'avenir que j'aurais fait de même. Ce que j'ai souffert
et ce que je souffrirai ne paye pas encore le bonheur de ma faute. Ô mon
Dieu, ne me condamnez pas!»

On frappait à la porte de l'antichambre. Mary alla ouvrir et revint,
disant:

--M. Esquier prévient Madame que la consultation est finie; il faut que
Madame descende si elle veut voir les médecins avant leur départ.

Julie se hâta, mais la comédie sociale qu'elle allait jouer lui
répugnait. La promesse de Maurice la hantait! «Si vous devenez veuve, je
vous épouserai!» Son plus cher rêve, c'était ce veuvage. Et il fallait
feindre l'inquiétude, le chagrin. De quel horrible réseau de tromperies
est tissu l'adultère!

En passant devant le cabinet de travail qui précédait la chambre
d'Antoine Surgère, elle entendit des voix qui chuchotaient derrière la
porte... Elle pensa retarder l'épreuve en entrant là. Elle y trouva, à
la table, Frœder, assis devant une feuille blanche, la plume aux doigts;
Esquier, Rodin, Daumier, le baron de Rieu, debout autour de la cheminée.
On se tut en l'apercevant. Frœder se leva.

--Je vous en prie, fit-elle à demi-voix, ne vous dérangez pas.

Elle serra la main de Daumier et de Rieu: avec eux elle s'isola du
groupe.

--Qu'ont dit les médecins?

Daumier expliqua en quelques mots l'évolution du mal. La paralysie se
déplaçait, gagnait les lobes gauches du cerveau.

--Nous avons cru tout à l'heure qu'il allait parler.

--En somme, fit Rieu, la fin est désormais l'affaire de quelques
semaines.

La mort!... La libération!... Julie, partie à l'étranger avec Maurice,
recommençant des jours lumineux comme les premiers jours de Cronberg;
Claire, baronne de Rieu, jouant dans l'hôtel de la place Wagram le rôle
de jeune femme mondaine et jolie, nécessaire, disait-on, à la prospérité
de la banque! Tout ce bonheur s'achèterait au prix d'une mort qui venait
lentement et sûrement, d'un pas de châtiment...

Mais Frœder s'avança, jugeant convenable d'adresser quelques mots de
consolation à la jeune femme.

--Hélas! madame, nous avons trop le respect de la science pour vouloir
vous induire en erreur, dans une circonstance aussi grave. Nous nous
trouvons en présence d'un de ces cas où nous sommes sans pouvoir... La
vie attaquée à la source même de la pensée et de l'activité... La
substance nerveuse... dissoute... mystérieusement résorbée...

Il regardait Julie: il semblait gêné par le calme de ce visage; il
attendait les larmes prévues qui lui fournissaient, d'ordinaire, sa
péroraison. Mais les larmes ne coulèrent point sur les joues de Mme
Surgère. Elle demanda avec fermeté:

--Alors, aucun espoir de le sauver?

Cette nette question déconcerta le vieux discoureur. Il répéta:

--Mon Dieu! assurément... la science.

Et finalement, se tournant vers Rodin qui, de son œil mauvais et
narquois, le regardait patauger, il dit:

--N'est-ce pas votre avis, docteur Rodin?

Rodin s'inclina.

--La médecine est vraiment inutile ici, fit-il, du moins pour guérir. Au
chevet de M. Surgère, elle n'aura plus désormais qu'à observer et à
s'instruire. Je vous demande, à ce titre, la permission de revenir.

--Regardez Frœder, chuchotait Daumier, à l'oreille de Rieu. Il est
furieux de l'idée de Rodin: il est battu; il n'a pas su se donner l'air
de s'intéresser à la «science!»

Julie salua légèrement les deux augures et se dirigea vers la chambre du
malade. Esquier la suivit.

Elle se sentait plus forte, sûre à présent de se trouver en face d'une
chose qui, pour ainsi dire, n'était déjà plus.

Une odeur de chloroforme, mêlée à un parfum artificiel de benjoin qu'on
venait de faire brûler, la saisit à la gorge dès le seuil. Comme le
soleil donnait au couchant sur la fenêtre, on en avait fermé les
persiennes avant la consultation. Le soir baissait, il faisait presque
nuit.

--Allez chercher une lampe, Hélo, dit Esquier à la garde.

--Eh bien! fit-il dès que cette fille fut sortie. Vous voyez ce qui
reste d'Antoine.

À travers la pénombre, Julie entrevoyait le lit, debout contre le mur
latéral, et une sorte de masse qui semblait posée dessus, posée, point
couchée. Cette masse était immobile. Peu à peu, les yeux de Mme
Surgère, s'habituant à l'obscurité, distinguaient un corps, assis ou
accroupi à la hauteur de l'oreiller; elle percevait les membres
ramassés, tordus, et la tête fixe, un peu tournée vers la gauche... La
lampe que Hélo rapportait éclaira les détails de cette forme confuse...
Mme Surgère s'approcha du chevet; cette chose déformée la surprenait:
dans un hôpital elle eût passé devant le lit sans y reconnaître son
mari. Mais les paupières se levèrent tout à coup, la regardèrent: un
regard viré lentement, tandis que la tête demeurait inclinée.

Julie recula; ses doigts tenaillèrent le poignet d'Esquier.

--Il vous reconnaît, fit le banquier.

Julie regardait, hypnotisée par les yeux fixes. De ces deux yeux, le
gauche semblait vitrifié déjà, presque mort, ou du moins il ne gardait
de la vie que le mouvement sans la sensibilité. Mais l'autre,
indubitablement, vivait: il concentrait et résumait la vie de ce corps
noué, à demi immobile.

--Ne voulez-vous pas lui donner la main? souffla Esquier.

Elle s'approcha du lit, prit dans sa main la main du malade. Mais à la
presser, elle la sentit molle, comme vidée: une sorte de gant humain,
rempli de pâte, qui cédait sous les doigts. Elle laissa échapper un cri.
Esquier la soutint.

--Je vous en prie, murmura-t-elle, ne restons pas là...

Cramponnée au bras du banquier, elle regagna le cabinet de travail.
Rodin et Frœder étaient partis. Daumier et le baron de Rieu
s'entretenaient encore devant la fenêtre, dans l'obscurité devenue
presque complète. Elle fut bien aise de cette obscurité qui lui permit,
affaissée sur un fauteuil, de se remettre lentement sans attirer
l'attention.

Elle souffla à Esquier:

--Causez... Qu'on ne fasse pas attention à moi, je vais mieux...

Esquier rejoignit les deux jeunes hommes. À travers le brouillard
d'engourdissement où la plongeait sa faiblesse, elle entendit que
Daumier ne parlait plus d'Antoine Surgère, mais de Claire. Il disait:

--Je ne veux pas t'inquiéter, mon cher vieux, mais vraiment, prends
garde. Use de ton autorité sur ta fille pour lui faire quitter Paris:
trouve-lui une compagne de son âge; envoie-la dans le Midi; enfin,
distrais-la, empêche-la d'être seule et de penser... sans cela, je ne
réponds de rien.

Après une minute de silence, Esquier demanda:

--Restez-vous à dîner, Daumier? Et vous, Rieu?

Daumier accepta. Rieu s'excusa d'abord, finit par céder. Un valet de
pied ouvrait justement la porte et annonçait que Mme Surgère était
servie. Comme tous quatre descendaient l'escalier pour se rendre à la
salle à manger, Julie, que les derniers mots de Daumier avaient
inquiétée, le retint.

--Réellement, demanda-t-elle, Claire vous inquiète?

--Oui, beaucoup, beaucoup!

Il expliqua qu'au mois de janvier de cette même année, il avait eu
l'occasion de soigner un cas analogue: une jeune fille, une simple
ouvrière faisait des journées de couture en ville, qui, sans qu'aucun
organe fût lésé, était tombée dans un tel état de consomption et de
langueur qu'elle avait dû suspendre son travail.

--Au lieu de la droguer, poursuivit le médecin, je me suis informé, j'ai
confessé la malade. J'ai fini par savoir que dans une des familles où
elle se rendait en journée, elle s'était toquée du fils de la maison, un
très jeune officier, sortant de Saint-Cyr... Elle n'osait rien
manifester de cette tendresse; elle se consumait silencieusement.

--Et qu'avez-vous fait? demanda Julie.

--Ma foi! j'ai été trouver l'officier, et je lui ai conté l'affaire. La
jeune fille n'était ni belle ni laide; mais elle avait vingt ans, et
puis, dans l'armée, ils ne sont pas très exigeants. Huit jours plus
tard, ma malade montait sur les chevaux de bois à la foire de Neuilly.

À table, Claire était assise à la place ordinaire, entre Rieu et son
père. Oh! cette pâle silhouette, si amincie, presque transparente, quel
remords vivant pour la pauvre Julie! Quel remords, le chagrin d'Esquier!
Avant la fin du repas, la jeune fille remonta dans sa chambre. Quelques
minutes après, Julie, dévorée d'inquiétude, quitta la table à son tour.
Elle n'y tenait plus; il fallait qu'elle tentât encore une fois de
fléchir l'enfant, d'obtenir sa confiance, le droit de parler
ouvertement... Un ferment d'abnégation la travaillait; elle se sentait
prête à tout pour guérir le mal qu'elle avait fait.

La chambre n'était éclairée que par une seule bougie placée sur la
cheminée. Julie s'approcha du lit, se pencha... Claire se retourna
subitement, montrant un visage effaré, noyé de larmes, qu'elle cacha
aussitôt de ses mains, en reconnaissant Mme Surgère.

--Claire, ma chérie, balbutia celle-ci... Tu pleures, tu as mal.
Pourquoi ne veux-tu rien me dire? Est-ce que tu n'as plus confiance en
ta vieille amie?

La jeune fille essuya ses yeux d'un geste volontaire.

--Non... je n'ai rien, rien...

--Mais si, tu souffres, répliqua Julie en retenant les deux mains qui
se dérobaient. Ah! comme tu as tort de ne pas te confier à moi, méchante
enfant! Tout ce que je pourrais faire pour te consoler, je le ferais!

Si, à ce moment, Claire eût tout avoué, si elle se fût jetée dans les
bras maternellement ouverts, Julie, si meurtrie, si ravagée par la
lutte, peut-être eût lâché d'un coup toute résistance; peut-être, en une
de ces faims de dévouement qui dévorent les grands cœurs, elle se fût
écriée: «Eh bien! aime-le! qu'il t'aime... sois sa femme... Mais ne
pleure pas... mais ne souffre pas... mais vis!...» Hélas! à ce
débordement d'abnégation, la jeune fille fermait résolument son cœur,
ses mains cherchaient à s'échapper des mains de Julie... Julie répéta,
penchée sur l'enfant: «Claire, je t'en prie, parle-moi... Je ferai ce
que tu voudras... entends-tu? ce que tu voudras!» Elle sentit qu'elle
perdait pied, qu'elle allait s'abîmer et se noyer dans sa propre
pitié... N'importe; le vertige de sacrifice l'emportait. «Ce que tu
voudras, entends-tu?» Tout, elle eût donné tout à cette minute pour les
bras de Claire jetés autour de son cou, pour un: «Merci!» calmant son
remords! Mais comme elle cherchait cet enlacement, la jeune fille
s'arracha d'elle presque brutalement:

--Laissez-moi! fit-elle.

C'en était trop. Tout ce que l'amour avait mis de fierté dans l'âme de
Julie se rebella:

--Soit, dit-elle. Je m'en vais.

Elle quitta la chambre de Claire, gagna la sienne, s'y enferma. Chassée
du sacrifice et du dévouement, elle retrempa dans l'amour son pauvre
cœur meurtri sous les remords et le mépris: à se souvenir des journées
de Cronberg, si chèrement douloureuses, elle oublia tout, elle trouva
belle et rare encore la part qui lui était gardée par la destinée. Tout
haut, dans cette chambre où elle était seule, elle parla à l'absent,
elle lui dit qu'elle l'aimait, qu'elle n'aimait que lui. Elle lui
demanda, comme une dévote à son saint favori, qu'il lui pardonnât
d'avoir, au cours de cette journée, senti fléchir son cœur sous d'autres
pressions que sa tendresse. Elle lui promit et se promit à soi-même de
ne plus laisser surprendre sa pensée, d'être égoïste et insensible en
lui, pour lui.



II


FEUILLE à feuille, en ces jours du milieu de l'automne, le grand jardin
de l'hôtel Surgère se découronnait. Devant le pavillon habité par
Esquier, toute la verdure était jaunie ou rouillée déjà; mais vingt
nuances de colorations, depuis le vert sombre jusqu'au rouge sang,
moiraient cette verdure près de déchoir. Au point où les allées se
courbaient pour tourner le pavillon, deux touffes d'azélias pourpres
semblaient des arbres de féerie parmi les squelettes des lilas. Plus
loin le fond du jardin restait merveilleusement vert, peuplé d'arbres
robustes aux feuillages ternes: des platanes, des lauriers, des cèdres,
et, face à face, se mirant dans un petit bassin, un sureau et un
figuier, centenaires tous deux. Dans ce coin contigu à d'autres jardins,
le soleil donnait tout le jour, point gêné par des murailles, et la
fraîcheur de l'eau y ranimait les sèves.

Comme cet octobre était tiède, avec des après-midi de ciel pur, de
soleil apâli, qui ressemblaient à un été du Nord, Claire, presque chaque
jour, apportait un livre ou quelque ouvrage sous l'encorbellement du
figuier et du sureau, et là, assise des heures entières, goûtait la
quiétude d'être seule, à l'abri de la curiosité affectueuse de ceux qui
l'entouraient.

Deux ou trois fois depuis son retour, Julie était venue l'y chercher,
inquiète, ramenée malgré tout à la pitié.

--Tu ne veux pas sortir avec moi, mignonne? Le docteur l'ordonne
pourtant!

Claire répondait: «Non!» d'une voix si chargée de rancune que Mme
Surgère, triste et meurtrie, renonçait à la convaincre: «Elle me méprise
et elle me hait,» pensait-elle. Et, de fait, sans qu'elle les précisât,
c'étaient bien de tels sentiments qui remuaient la jeune fille au cours
des longues heures de solitude. Depuis le matin où elle avait surpris
les amants traversant le salon vide, en leur extase d'amour comblé, elle
avait eu cette idée: «Maurice, qui est à moi, m'est volé par Julie.»
Elle avait souffert, elle avait pleuré; mais elle avait pourtant gardé
un espoir, presque le même qui vivait obstinément en Maurice:--«Un jour
viendra où je le reprendrai... un jour... sûrement!» Un jour! qu'importe
le temps à la jeunesse? L'avenir si long, si long: n'a-t-il pas assez
d'années pour tout arranger?... Elles avaient passé, les années: loin
d'arranger la réalité au caprice des rêves, elles avaient seulement
amené l'heure de la crise inévitable, l'heure où l'on ne peut plus dire:
À demain... Mais à cette heure de crise, plus que jamais, Claire
s'affirmait avec sécurité: «Maurice m'aime!» Elle avait bien aperçu,
depuis sa rentrée dans le monde, l'inquiétude tendre, la tristesse
ombrageuse du jeune homme. Et lui-même n'avait-il pas avoué qu'il
l'aimait, un jour, alangui et vaincu par quelques mesures de Beethoven?

Lorsqu'elle lui dit, peu de temps après: «M. de Rieu veut m'épouser,»
elle ne doutait pas que Maurice répondît: «Non!... c'est moi qui vous
aime. C'est moi qui serai votre mari...» Un sort scella leurs lèvres à
tous deux... ils ne se confièrent point leur secret: quand ils se
quittèrent, il semblait que tout espoir d'avenir commun leur fût
irrévocablement interdit. Eh bien! malgré tout, tandis que Maurice
errait en Allemagne, flagellé par le souvenir et le désir, Claire ne
perdait pas confiance; la même voix que naguère chuchotait
infatigablement: «Il est parti... Il t'a abandonnée. Mais il t'aime,
va! et sûrement, il te reviendra...»

Ce fut quand Mme Surgère partit à son tour, quand Claire la devina
appelée par Maurice, que pour la première fois elle se sentit dédaignée
et perdit courage. Son cœur droit, simple, pouvait-il admettre cette
monstrueuse et banale vérité: Maurice l'aimant, et cédant pourtant au
besoin d'avoir sa maîtresse auprès de lui? Elle se sentait vaincue; elle
connut les vraies tortures de la jalousie.

Que de fois elle l'avait rêvé, ce voyage de chère solitude en pays
lointain avec Maurice! Ils étaient mariés: on disait adieu à Paris, aux
figures connues, toutes importunes, mêmes les plus aimées; et l'on s'en
allait, elle dans ses bras, vers l'avenir! Hélas! le voyage aventureux,
une autre le faisait avec Maurice. Une autre le possédait, à elle seule,
loin des regards, bien librement. Elle détesta Julie pour lui avoir volé
ce bonheur: elle la méprisa aussi. Elle ne devinait pas nettement ce que
pouvaient être les relations des deux amants à Paris. Certes ils se
voyaient seul à seule, ils avaient des rendez-vous quotidiens; les
sorties régulières de Julie en témoignaient assez... Pourtant Julie
vivait à part de Maurice; s'ils se rencontraient dans le monde, ils
étaient contraints à l'attitude de deux indifférents... Tandis que
là-bas ils vivaient ensemble, ils se montraient ouvertement au bras l'un
de l'autre, _ils dormaient sous le même toit_!... Et Julie y
consentait, une femme mariée! Claire la condamna avec la sévérité d'une
conscience qui n'a jamais péché, qui ne sait même pas comment on pèche.

Ah! les souvenirs, encore si chers, les souvenirs de l'amitié enfantine,
les caresses timides, permises ou dérobées, à la villa des Œillets, ce
peu d'elle-même que Maurice avait eu, comme la jeune fille le regrettait
et le réprouvait, à présent! «S'il a eu quelque chose de moi,
pensait-elle, c'est que je me croyais sûre d'être sa femme un jour!...»
Elle ne serait jamais sa femme... Rejetée à un autre mariage, engagée
malgré elle, elle savait bien qu'elle n'y trouverait pas le bonheur:
mais le repos même, la paix de conscience lui semblaient
impossibles,--unie à un autre homme que Maurice, avec de tels souvenirs!

***

--Mademoiselle Claire, c'est M. le baron.

Un pas avait fait crier le sable de l'allée; à travers les branches
dépouillées des lilas, Claire Esquier avait aperçu le tablier blanc de
Mary. Maintenant la femme de chambre, debout devant elle, attendait les
ordres. Claire hésitait. Fallait-il recevoir ce garçon, si dévoué, si
bon, qu'elle aimait bien, et qu'elle désolait malgré soi?

--Où l'avez-vous fait entrer?

--Au salon, mademoiselle.

--Dites que j'y vais.

Puis, se ravisant, comme Mary s'éloignait:

--Non... Amenez-le plutôt ici.

Elle venait de penser qu'une explication définitive et franche devenait
nécessaire, et que dans ce coin de solitude, respecté maintenant par
Julie elle-même, leur entretien serait plus tranquille... Quelques
instants encore, et Rieu arrivait. Il était un peu pâle; son abord fut
embarrassé, et quand la jeune fille l'eut fait asseoir sur un fauteuil
de paille, près de sa guérite, il ne se remit pas tout de suite.

Il la regardait penchée sur le canevas qui tremblait dans ses doigts,
ses cils agités voilant ses grands yeux. Ces yeux trop grands et trop
noirs, les dents trop blanches, la peau trop fine,--tour à tour, au
caprice des émotions, pâle comme une feuille de camélia ou inondée de
rougeur; je ne sais quel contraste violent entre cette pâleur
transparente du visage et l'encre noire des bandeaux; la maigreur des
bras sur lesquels flottait l'étoffe du corsage; la maigreur des mains où
les doigts semblaient si frêles, prêts à se casser comme des tiges de
verre,--tout révélait la jeune fille consumée par le dedans, approchée
du moment où la flamme de l'âme brûlerait l'enveloppe.

À la voir ainsi consumée, une telle détresse le pénétra qu'il pensait:
«Tout vaut mieux que son chagrin... Mieux vaut que je souffre, moi, que
de la voir souffrir à cause de moi.» Entre les deux tortures: souffrir
de la perdre, souffrir de la voir souffrir, véritablement la première
lui semblait la plus tolérable.

Leurs pensées, lourdes d'anxiété, avaient fait entre eux le silence. La
présence de Rieu mettait Claire en face du problème qu'il fallait
résoudre, enfin: le mariage, c'est-à-dire l'adieu au rêve, le
renoncement. Que faire? Le temps était venu de décider. L'imminence de
cette nécessité apparut à la jeune fille, et malgré l'effort qu'elle fit
pour se maîtriser, la torture de la crise contracta son visage.

Rieu lui saisit les mains:

--Vous souffrez! vous souffrez! Qu'est-ce que vous avez? Parlez-moi!

Elle faisait: «Non!» de la tête, mais ses joues pâlies encore par
l'inspiration du cœur, le tremblement de ses lèvres, la mort de son
regard, de ses membres abandonnés, disaient son angoisse.

--Je vous en prie, suppliait Rieu. Répondez-moi! Dites-moi ce qu'il faut
que je fasse, je le ferai... Est-ce parce que je suis là que vous avez
mal? Je vous voudrais si heureuse, moi! Je voudrais ne servir dans votre
vie qu'à vous aplanir le chemin... Dites, Claire... Parlez-moi! vous ne
me traitez pas comme un ami...

Il était penché sur elle. Renversée sur le dossier de la bergère
d'osier, il la voyait comme à demi morte, et de la voir ainsi, l'ombre
même du désir se dissipait en lui: il n'y demeurait qu'une adoration
intense, une pitié affolée, le besoin de s'immoler à elle, pour la
ramener à la vie.

Lui aussi connut, à cette minute, le vertige du sacrifice:

--Écoutez, Claire, dit-il gravement, comme on prononce un vœu qui
enchaînera toute la vie. Je ne sais pas si votre mal vient de ce que je
suis là, ou de ce que... de ce qu'un autre est loin... mais, je vous en
prie, dites-vous bien que je ne veux pas gêner votre espoir, même le
plus incertain. Tout ce qui a été convenu entre nous, toutes les
promesses, si vous répugnez à les tenir, c'est nul, cela ne compte
pas... Vous êtes libre...

Et, à mesure qu'il parlait, il avait l'effroyable satisfaction de
constater que ses paroles étaient efficaces, et ranimaient la jeune
fille. Elle rouvrait les yeux, elle le regardait avec un attendrissement
rassuré... un peu de sang animait ses joues. Pourtant, elle eut honte
d'accepter cette immolation.

--Je tiendrai ce que je vous ai promis, murmura-t-elle... Si j'ai tardé
à vous en reparler, c'est que je suis souffrante, vous le voyez... Mais
laissez-moi le temps... le temps de me rétablir... Je n'ai rien oublié.
Je tiendrai ma promesse.

Rieu secoua la tête.

--Vous n'avez rien promis, ou plutôt, quand vous avez promis, vous ne
vous connaissiez pas vous-même, vous ne saviez pas... Je ne veux pas
profiter d'une surprise. Je n'y ai pas de mérite: c'est ce que je dois
faire.

Et, après un silence, il ajouta:

--Et c'est ce que je puis faire de plus sage, même pour moi.

Il fit quelques pas, puis revint. Leurs yeux se rencontrèrent.

--Vous avez du chagrin? dit tristement la jeune fille.

Rieu répondit:

--Oui... beaucoup de chagrin... Mais que voulez-vous?...

Pour la première fois il comprenait la fatalité qui le rejetait hors du
monde, hors des entreprises sentimentales qui font le bonheur des autres
hommes.

--Je ne peux pourtant pas accepter, murmura Claire, que vous souffriez
par ma faute!... Vous avez toujours été bon! J'ai beaucoup d'affection
pour vous.

--Vrai? demanda Rieu, les yeux gonflés par les larmes qu'il retenait.

--Oh! oui! bien vrai...

Il lui prit les deux mains.

--Gardez-moi bien cette affection, ce sera le moyen qu'en pensant à
vous, plus tard, je me trouve encore votre débiteur... Je ne sais pas ce
que sera ma vie. N'importe où elle tourne, la pensée que vous vous
souvenez affectueusement de moi me soutiendra.

Ils se regardèrent longuement sans parler; de trop grosses pensées
roulaient dans leur cerveau: aucun mot n'aurait pu les traduire. Claire
songeait: «Pourquoi une force est-elle en moi, je ne sais laquelle, plus
forte que ma volonté et que ma raison? Celui-ci m'aime, je le sais; il
n'a rien pour déplaire, il est bon, il est admirable, et je lui fais du
mal pour l'autre qui ne le vaut pas, qui ne m'aime pas!...»

Elle fut un instant sur le point de se reprendre, de dire:
«Si,--décidément, j'accepte, je suis votre femme.» À ces tournants de la
vie, il suffit d'un choc léger pour faire chavirer nos décisions. Ce fut
le choc d'un souvenir qui lui traversa l'esprit, sans cause: elle avait
surpris, la veille, Julie lisant dans le petit salon une lettre où elle
avait reconnu l'écriture de Maurice. L'instinct de rivalité réveillée
triompha. Elle garda le silence.

--Adieu, fit Rieu, simplement.

Claire demanda:

--Vous partez! Restez encore un peu avec moi!

--Non, répondit le jeune homme. Je ne veux pas rester. Laissez-moi
partir, ne plus vous voir pendant quelque temps. Si je restais ici, la
force me manquerait... Adieu.

--Comme vous souffrez! murmura-t-elle.

Il répliqua:

--Oui. Beaucoup.

--Vous ne m'en voulez pas?

--Non. Adieu, mademoiselle!

Elle lui tendit son front d'un geste irréfléchi. Il l'effleura. Puis,
sans regarder en arrière, il la quitta, traversa le jardin, sortit.

Un désespoir silencieux, sans secousse, le pénétrait lentement, comme un
froid excessif qui lui eût gelé le corps à travers les vêtements. «Je le
savais bien, pourtant, que c'était fini... Je le savais depuis
longtemps... Oui. Mais à présent je ne la verrai plus!»

Son malheur ne lui semblait presque plus croyable: il se jugeait hors de
la vie, dans le rêve. Et vraiment les objets réels qui l'environnaient,
les maisons, les arbres, les voitures, flottaient devant ses yeux,
incertains, noyés dans un brouillard...

--Bonjour, député!

Il perçut ce mot comme au delà d'un espace lointain; un bras se glissa
sous le sien.

--Eh bien! quoi? Nous rêvons?

C'était Daumier. Rieu fut heureux de le trouver là, de s'accrocher à un
être vivant.

--C'est vous, docteur... Pardonnez-moi... Je suis un peu désorienté.

--Je le vois, fit Daumier. Qu'est-ce que vous avez? Mlle Esquier ne
vous a pas reçu?

--Si... Seulement, mon ami, tout mon cher rêve est par terre.

--Elle refuse de vous épouser?

--Elle refuse de se marier.

--Pauvre garçon!

Ils marchèrent quelque temps, sans parler, sur l'asphalte de l'avenue,
écrasant les feuilles sèches dont un vent léger roulait les volutes.

--Et qu'allez-vous faire? demanda le médecin.

--Je n'en sais rien. Il me semble que ma vie n'a plus d'issue... Vous
avez vu quelquefois, à Monte-Carlo, ces joueurs qui descendent en
titubant les marches du casino, où ils viennent de perdre leur fortune?
Eh bien, moi, j'avais mis tout mon enjeu de bonheur sur un «numéro
plein», qui n'est pas sorti. Voilà. Avez-vous un bon conseil à me
donner?

--Un conseil? Il y a longtemps que je vous l'aurais donné si vous
l'aviez sollicité. En deux mots, voici, sur vous, mon diagnostic. Vous
êtes étranger au monde, que vous ne comprenez pas et qui ne vous
comprend pas. Pourquoi y restez-vous?

--Que voulez-vous dire?

--Je veux dire, mon cher, que j'aperçois en vous un être d'exception.
Vous êtes entré dans la vie avec une âme parfaitement blanche. Tout de
suite, vous vous êtes dévoué à des idées ou à des gens, à des rois
disparus, à la religion, aux ouvriers; du dévouement vous avez fait
votre carrière. Certes, vous avez réussi; mais ce qui apparaît aux
autres comme votre succès personnel s'est accompli, en réalité, en
dehors de vous: vous ne cherchiez pas votre bonheur. Une seule fois
l'idée vous est venue de faire quelque chose pour vous-même. Épris d'une
jeune fille, vous avez voulu l'épouser... C'était manquer à votre
destinée, mon cher; aussi vous ne réussissez pas. Oubliez-vous bien
vite. Reprenez votre fonction naturelle d'abnégation. Voilà mon avis.

Après un silence, Rieu répliqua:

--Je crois bien que vous avez raison. Mais, voyez-vous, je suis
tellement désemparé que je n'ai même plus le courage de ramasser les
morceaux de mon espoir brisé...

Daumier lui prit les deux mains et le regarda bien en face:

--Tenez! Je vais vous exprimer encore plus clairement ma pensée. Vous
êtes une sorte de prêtre égaré dans le monde; vous avez le bonheur de
posséder la foi religieuse, c'est-à-dire une irréflexion affirmative,
plus forte que tous nos raisonnements. Quittez donc bien vite le monde,
puisqu'il vous rejette; faites-vous prêtre, mon ami!

Pas à pas, Daumier avait ramené le baron devant l'hôtel Surgère; Rieu
devint un peu plus pâle. Cette vocation de la prêtrise à laquelle il
avait songé bien des fois, dénoncée aujourd'hui par une bouche
incroyante, lui paraissait divinement enjointe, et la souffrance de la
séparation d'avec le monde l'attristait,--comme ce jeune homme dont
parlent les Évangiles, qui pleura à l'appel de l'Initiateur.

Daumier lui dit doucement:

--Il faut que je vous quitte. Je suis arrivé, et l'on m'attend auprès de
M. Surgère.

Ce nom fit relever les yeux au jeune homme. Il aperçut les portes de
l'hôtel, la cime des arbres; un reflux de souvenirs lui apporta les
dernières paroles de Claire.

--Soit, fit-il. Je quitterai Paris ce soir. Dans la solitude, le
courage me viendra peut-être d'accomplir ce que vous me conseillez...
Quoi qu'il arrive, merci.

En ce moment, ils se sentaient plus que des amis; ils éprouvaient cette
réciprocité de tendresse humaine qui nous vient d'avoir entr'ouvert un
instant, l'un devant l'autre, l'abîme de nos âmes.

Rieu répéta.

--Merci!... Ne _lui_ dites pas...

--Non, fit Daumier; je vous le promets.

Il le vit s'éloigner, redescendre l'avenue d'un pas plus ferme. Lui-même
pénétra dans l'hôtel, l'esprit assiégé de réflexions:

«Quel bizarre instrument que notre conscience, pensait-il. Je ne crois à
rien, et je viens peut-être, comme disent les bonnes femmes de Bretagne,
de _faire un prêtre_.»

***

À cette même heure--quatre heures du soir à peu près--un fiacre déposait
Julie Surgère au coin de la rue Chambiges. Elle s'y engageait vivement,
se glissait dans l'une des maisons, toutes pareilles... La rue est si
malheureusement orientée que le soleil n'y donne pleinement à aucune
heure du jour. Il y faisait déjà sombre, malgré la pure clarté de cette
après-midi. Julie pénétra sous la voûte d'entrée, ouvrit à droite une
porte de chêne clair, et, dès qu'elle eut repoussé la porte et clos le
verrou, d'un geste fébrile, s'arrêta, appuyée au mur de l'étroite
antichambre, le cœur bondissant... Bien que, depuis son retour à Paris,
elle vînt ainsi chaque jour passer une heure dans l'appartement, elle
n'y avait pas encore accoutumé ses nerfs, et chaque fois elle ressentait
la même anxiété avant d'entrer, la même angoisse à peine entrée.

C'est qu'il n'était plus là, le cher aimé, guettant le coup de timbre
derrière la porte, pour tout de suite serrer sa maîtresse dans ses bras.
Le rez-de-chaussée était vide. La grande chambre obscure, aux vitraux
assombrissant les dernières pâleurs du jour, s'imprégnait de l'odeur
affadie des lieux où la vie humaine a habité, puis qu'elle a délaissés.
On n'avait pas allumé de feu depuis le dernier hiver: déjà l'humidité
imbibait l'air. En entrant, Julie frissonna.

Solitaire, froide, déserte, elle l'aimait encore, pourtant, cette pièce
sombre,--l'endroit du monde, après la villa de Cronberg, où elle avait
le mieux possédé Maurice. Nul autre qu'elle n'y avait pénétré depuis que
Maurice l'habitait: elle n'était peuplée que de leurs souvenirs; elle
s'y sentait plus «chez soi» qu'à l'hôtel Surgère. Elle y oubliait un
instant le monde extérieur, devoir et remords, et elle pouvait s'écrier
ces paroles qui revenaient si souvent à sa bouche auprès de Maurice:
«Ici, je suis heureuse!»

Maintenant l'appartement était vide. Julie ne pouvait plus parler avec
son aimé, ou, sans même lui parler, le regarder marcher dans la
chambre, écrire une lettre, couper les feuillets d'un livre. Elle ne
pouvait plus l'aider à s'habiller pour le soir, et parfois d'un point de
couture fixer un bouton ou réparer l'accident d'une déchirure. Elle ne
pouvait plus tendre les lèvres ou les joues aux baisers de Maurice, si
longs, si pressants, où elle cherchait si souvent la confirmation qu'il
l'aimait!... Mais, toute seule, elle rôdait de la chambre au cabinet de
toilette, à l'antichambre, à l'autre pièce, plus petite, où Maurice
accrochait ses vêtements; elle s'asseyait dans le fauteuil où il
travaillait. Chaque objet, sur cette table, elle en savait l'histoire.
Plusieurs étaient des cadeaux qu'elle lui avait faits; d'autres avaient
été achetés avec elle, d'après ses conseils. Elle feuilletait le
sous-main en maroquin vert que Maurice avait rapporté d'un voyage à
Londres. À travers des hiéroglyphes, des inscriptions fantaisistes, des
silhouettes dessinées d'une plume qui rêve, elle lisait des dates dont
elle aussi gardait le souvenir. Elle y trouvait son nom mille fois.
«Julie!» Et plus souvent encore le monogramme tendre: Yù!... Ah! elle
n'avait pas besoin d'autre occupation que de se souvenir et de rêver, et
le livre que parfois elle ouvrait, parmi ceux que Maurice avait laissés
sur la table, elle ne le lisait pas, n'aurait pas su même en dire le
titre, quand elle le quittait, rappelée par l'heure...

Autre chose encore que les souvenirs l'attirait là. C'était rue
Chambiges que Maurice avait convenu avec elle, en la quittant, d'envoyer
ses lettres, et à défaut de lettre, au moins un télégramme annonçant
qu'il se portait bien, et où il était. Les télégrammes, jusqu'ici,
avaient été les plus nombreux, et les lettres bien courtes. Si courtes
qu'elles fussent, un observateur plus aiguisé que Julie eût su y
déchiffrer la maladie de cette âme désorientée, assez forte pour vouloir
un parti, pas assez forte, une fois le parti accepté, pour ne plus
accueillir de regrets. Mais Julie ne savait deviner Maurice qu'en sa
présence; elle était inhabile à déchiffrer sa pensée sous le voile des
mots. Et les moindres billets, contenant seulement des détails de lieux
et de vagues protestations de tendresse, la contentaient.

Aujourd'hui, elle n'avait trouvé qu'un petit carton-correspondance dans
une enveloppe, et, à voir qu'il s'était, le cher absent, donné la peine
d'écrire cela au lieu de jeter simplement une dépêche au télégraphe,
elle en était toute reconnaissante, toute heureuse. Elle avait baisé sur
l'enveloppe les lettres de ce nom qui serait peut-être, un jour,
vraiment le sien, devant les hommes,--_Mme Maurice Artoy_. Puis elle
s'était rapprochée d'une des fenêtres pour mieux voir... Les deux côtés
de la carte étaient recouverts de l'illisible écriture qu'elle lisait
aisément maintenant. Elle apprit que Maurice avait quitté Francfort,
qu'il traversait la Thuringe, que ses projets étaient de visiter
successivement Berlin, Hambourg, Dresde, Prague. Aucune allusion à un
prochain retour, ni aux événements qui pourraient le rendre nécessaire.
Mais qu'importait à Julie? Tout le temps qu'elle demeura dans
l'appartement de la rue Chambiges, elle relut le billet de son amant.
Elle le vit de ses yeux, car pour lui elle redevenait imaginative, elle
le vit assis à une table d'hôtel, traçant ces mots: «Ma chère
bien-aimée...» et ceux-ci encore, dont la banalité ne la choquait point:
«Ma solitude me pèse. Que n'êtes-vous près de moi!...» Et aussi la
phrase presque invariable de l'adieu: «Je baise vos lèvres, mon
aimée!...» Elle répétait tout haut les syllabes, dans le silence: «Je
baise vos lèvres, mon aimée! Mon aimée!...» Et tout ce qui palpitait de
vie en elle s'offrait à l'absent. Elle envoyait d'imaginaires baisers:
«Je t'aime, mon trésor...» disait-elle. De nouveau elle effleurait le
papier de sa bouche. C'était un peu de Maurice, ce carton inerte. Sa
main l'avait frôlé: c'était sa pensée d'hier qu'y fixait l'écriture.
Cher papier! Chères syllabes! Elle ne les distinguait plus déjà, car la
nuit descendait. Mais maintenant elle les savait par cœur; et même, dans
cette ombre accrue, qui fondait ensemble toutes choses dans la chambre,
son rêve s'égarait. Elle rejoignait l'absent, l'enveloppait de sa
pensée. Elle était avec lui. Il était près d'elle...

Elle fut réveillée de cet engourdissement de tendresse par un éclat
subit de lumière, qui ranima la vision des objets disparus dans la
nuit. On venait d'allumer le bec de gaz planté devant les fenêtres de
l'appartement. Chaque jour, depuis son retour, c'était pour elle le
signal qu'il fallait rentrer. Elle rajusta son chapeau, son manteau, et,
jetant un adieu tendre à toutes ces choses aimées qui lui semblaient
participer à son amour, elle sortit.



III


AU tournant de l'avenue de Wagram, Julie aperçut Tonia debout sur le
seuil entr'ouvert de l'hôtel. Que se passait-il? Tous les incidents
possibles lui apparurent: celui-ci, d'abord (et elle comprit qu'elle le
redoutait bien plus qu'elle ne le souhaitait): le retour de Maurice.
Mais, à peine descendue, Tonia lui cria:

--Mlle Claire est malade, elle est sans connaissance.

--Comment, malade? Qu'est-ce qu'elle a?

--Elle est «tombée faible», répliqua la vieille en fermant le lourd
vantail de la porte et en suivant sa maîtresse par l'escalier... M. le
baron de Rieu était venu; il avait causé avec elle dans le parc, assez
longtemps. Quand il a été parti, Mademoiselle est rentrée, elle est
montée... C'est Joachim qui l'a trouvée, tout de son long par terre,
dans le petit salon.

Julie n'écoutait plus, elle hâtait le pas, montant l'escalier d'une
haleine. Dans le salon mousse, elle vit Esquier debout à côté du
fauteuil où reposait la jeune fille, la tête soutenue par des oreillers.
Daumier, à genoux près d'elle, comptait les pulsations du pouls. Mais ce
qui frappa Mme Surgère, ce furent d'abord les yeux ouverts, immobiles
et comme léthargiques de Claire fixés sur elle, puis une coupe en
porcelaine japonaise, qui, d'ordinaire, servait de
porte-cartes,--remplie de sang.

--On s'est servi de cette coupe à la hâte, dit Esquier, répondant à
l'interrogation muette de Julie. Claire a été prise, à peine relevée,
d'un saignement de nez violent. Daumier était ici, heureusement. Il a eu
bien du mal à arrêter l'hémorragie.

Mme Surgère se pencha sur la jeune fille. Mais, d'un geste réflexe,
celle-ci tendit les bras et détourna la tête, comme pour se préserver.

--Prenez garde, murmura Daumier à l'oreille de Julie; si vous restez
près d'elle, tout va être à recommencer.

Interdite, Julie s'éloigna vers le grand salon et, sans savoir ce
qu'elle faisait, y entra. L'obscurité lui fit du bien. Elle eût voulu
plus d'ombre encore, pour y cacher sa honte, son désespoir. «C'est moi!
c'est moi qui suis cause de tout...» Elle les revoyait tous les trois:
la malade hostile, Esquier consterné, le médecin usant de son autorité
pour l'exclure... Elle sentait que tout le monde la condamnait et que
cela devait être ainsi: elle était la cause de tout le mal. Elle se
savait impuissante à combattre par une révolte toutes ces forces
conjurées contre son amour; mais elle éprouvait, en même temps, que son
amour ne céderait pas, même au remords, même à la mort. Alors, où
allait-elle? Vers quelle catastrophe finale, quel chaos de vies brisées?
Elle n'osait y rêver; elle invoquait timidement le Maître des destinées,
disait: «Mon Dieu! Mon Dieu! sauvez-moi!»

Tout à coup elle se réveilla, Daumier et Esquier étaient près d'elle et
la lumière électrique inondait le salon.

Elle rallia ses forces, ses idées; elle se contraignit à demander:

--Eh bien, comment va l'enfant?

--Mieux, dit Esquier. On vient de la porter dans son lit et de la
coucher.

--Mais ce n'est pas grave?

Et son regard, fixé sur Daumier, le suppliait de répondre
qu'effectivement ce n'était pas grave, que c'était un accident dont le
mal de la pensée et les angoisses du cœur n'étaient pas la cause.

Daumier répliqua:

--Rien n'est désespéré quand aucun organe essentiel n'est lésé, et quand
la malade n'a pas vingt ans. Seulement, quoi de plus grave que la
consomption de la vie par le dedans, sous l'influence d'une cérébration?
Claire est malade, grièvement malade, parce que son état de faiblesse la
dispose à n'importe quel mal. On ne voit certes pas de rapport, _a
priori_, entre une inquiétude sentimentale et la terrible hémorragie que
nous avons eu tant de peine à arrêter; l'une a cependant provoqué
l'autre...

Esquier regarda Julie, qui détourna les yeux.

--Enfin cette fois, reprit le médecin, il ne s'agit que d'une
défaillance... Mais il ne faudrait pas que cela se répétât.

Et, après un court silence, il ajouta:

--Allons, je vous quitte. J'ai un malade à voir avant dîner. Adieu.
Rassurez-vous, ajouta-t-il en serrant la main d'Esquier. Bien
sincèrement, il n'y a pas de danger immédiat.

Il baisa la main de Julie et sortit. Esquier s'assit devant la table, où
des livres étaient posés; il en feuilleta un distraitement. Julie
l'observait. Sa grande taille voûtée s'affaissait comme sous un poids
trop lourd pour les reins. Les plis de sa figure se creusaient; le gris
indécis de ses cheveux avait pâli: toute son allure disait l'accablement
et le vieillissement. «Comme je suis coupable, pensa Mme Surgère,
envers cet homme excellent, qui m'a toujours si tendrement soutenue dans
les crises de ma vie! Pour le remercier, je lui fais du mal! Je fais
souffrir, avec lui, l'être qu'il chérit le plus...» Elle eût voulu se
jeter à ses pieds, lui crier: «Pardon! pardon!»

Le silence de cette grande pièce, trop éclairée, lui devint
insupportable. Elle eut besoin d'entendre les paroles d'Esquier, même
des reproches. Sa voix murmura:

--Jean!

Esquier repoussa le livre qu'il feuilletait.

--Eh bien? dit-il.

Elle lui prit une main, et, la pressant affectueusement, tâcha de
signifier tout le chagrin, tout le remords dont son cœur était gros.

--Mon pauvre ami!

Elle l'attirait près d'elle; elle ne voulait plus le laisser s'éloigner
avant d'être pardonnée.

--Oui, fit-il à demi-voix, je suis bien inquiet.

Julie chercha des consolations; les mots ordinaires s'offrirent à sa
pensée: «Claire n'est pas gravement malade; elle se remettra...» Mais
elle n'osa les prononcer en face de cette grande douleur. De nouveau le
silence pesa sur eux; Julie pressentit que cette fois ils étaient au
bout des réticences, qu'il allait falloir s'expliquer enfin, et
qu'elle-même allait livrer son plus rude combat pour défendre son amour.

Elle força son courage:

--Oh! Jean, je sais ce que vous pensez; je vois que vous ne m'aimez
plus. Vous allez me détester... Pourquoi? Pourquoi cela? Vous pensez
que c'est ma faute si Claire est malade!... Mais je n'ai rien fait
contre Claire, moi, voyons! Je ne lui ai point pris quelqu'un qu'elle
aimait! Pensez que voilà trois ans, plus de trois ans que Maurice...
(Elle ne trouva pas de paroles pour achever sa phrase.) Tout existait
depuis longtemps quand Claire est sortie du couvent, quand elle est
venue habiter ici...

Esquier l'interrompit:

--Je vous en prie, dit-il, ayez pitié de ma petite Claire...

Leurs yeux se heurtèrent; Esquier sentit que le regard de Julie, pour
ainsi dire, se murait devant le sien. Il essaya de pénétrer quand même
dans cette âme close.

--Ayez pitié de nous... Vous voyez comme elle souffre, la pauvre
enfant... Elle ne dit rien, elle n'accuse personne, mais elle est en
train de mourir, voilà!...

--Ne dites pas ça! s'écria Julie, cachant sa figure, ce n'est pas vrai!
Ce n'est qu'une crise... Elle ne mourra pas. Elle oubliera.

--Elle mourra. Avez-vous écouté Daumier, tout à l'heure?... Moi, j'étais
là dans les premiers moments, quand, pris à l'improviste, il ne
surveillait pas sa figure, ni ses mots. J'ai compris. C'est à la fin de
tout qu'elle va, la pauvre enfant. Il faut un dernier coup comme celui
qu'elle a reçu aujourd'hui... et...

Ce qui restait d'égoïsme humain dans cette âme épurée se révolta
subitement à la pensée de sa détresse:

--Qu'est-ce que je deviendrai, moi, si Claire disparaît? Il n'y aura
plus rien dans ma vie, rien du tout.

Julie se taisait. Elle souffrait horriblement. Elle croyait subir un de
ces cauchemars où l'on s'efforce vainement de remuer, ligotté par la
léthargie. Quelque chose d'elle eût voulu s'élancer au-devant des
supplications d'Esquier; et elle sentait bien qu'elle n'aurait pas cet
élan, qu'elle ne dirait pas cette parole, parce que, de loin, Maurice
l'envoûtait toujours...

Esquier leva sur elle des yeux découragés.

--Alors, vous ne voulez pas? dit-il.

Elle répliqua:

--Je ne peux pas.

Comme il hochait la tête d'un air de doute, elle répéta:

--Je ne peux pas... Je vous assure, Jean... Ah! si je pouvais m'en
aller, mourir, n'être plus rien, plus même une pensée pour Maurice! Mais
vivre près de lui, près de Claire, et les voir mariés!... Non, je vous
jure, on ne saurait me demander cela!... Ça me semble une chose
extravagante, criminelle... Je ne le peux pas plus que... (elle chercha
une comparaison)... que si l'on me disait de tuer un homme, même pour
une cause juste... Pourquoi secouez-vous la tête? reprit-elle, fouettée
par l'envie de justifier un sentiment qu'elle sentait noble, après
tout, qu'elle ne consentait pas à voir réprouver. Devant Dieu, je vous
jure que je ne sais pas où est mon devoir!

Esquier répliqua:

--Cela, mon amie, c'est tous les sacrifices. Il nous paraît toujours que
nous nous devons à ce que nous aimons. Nous avons horreur de le
trahir... comme de nous ôter de la vie. Cependant le sacrifice et le
devoir se tiennent, voyez-vous. Tous les raisonnements de notre égoïsme
ne prévaudront jamais contre cela.

Julie s'était levée, elle froissait, de la main droite, une broderie de
fauteuil.

--Non, s'écria-t-elle, ce n'est pas vrai, ce que vous dites, je sens que
ce n'est pas vrai! Aimer quelqu'un qui vous aime, c'est une espèce de
mariage que l'on n'a pas le droit de briser comme cela... Est-ce que les
raisons que vous jugez bonnes pour me séparer de Maurice, je ne pourrais
pas vous les donner pour me défendre? Ai-je seule le devoir de me
sacrifier?

--Comme vous l'aimez! fit Esquier tristement.

Elle répondit, d'une voix assourdie:

--Oui... je l'adore. Il est en moi, voyez-vous, comme mon sang même...
et si on me le retire, je mourrai.

--Si on vous le retire, oui. Mais non pas si vous y renoncez de
vous-même, mon amie.

--Y renoncer? Ah! vous comprenez bien mal les choses du cœur. Vous ne
les connaissez pas... Si vous saviez ce que c'est que d'aimer en
désespérée, comme j'aime Maurice! Mais vous ne savez pas! vous ne savez
pas!... Vous avez eu une vie toute simple... oh! une vie admirable mais
sans accidents... Oui, je sais, un deuil tout au commencement. Vous
n'aimiez pas votre femme comme j'aime Maurice... Vous n'avez jamais su
ce que c'est que d'avoir la pensée d'un autre si intimement mêlée à soi,
et de se dire qu'on va vous l'arracher, et qu'on vivra pendant cet
arrachement!... Vous ne savez pas cela!

Esquier la regarda bien en face.

--Si, fit-il, je le sais.

Julie, étonnée, se rapprocha:

--Que voulez-vous dire?

--Je dis que j'ai aimé quelqu'un dans ma vie, et ce n'est pas ma femme
de qui je parle, avec toutes les folies du cœur et des sens. On ne l'a
jamais su... personne, personne. Et pourtant j'ai vécu.

«Puisqu'il le dit, c'est vrai, pensa Julie. Mais qui est cette femme? Il
y a près de vingt ans que je le connais...»

Elle demanda:

--J'ai connu cette femme?

--Ne parlons pas d'elle, répliqua Esquier. Je vous jure que mon
intention était de mourir sans qu'elle eût rien su... parce qu'elle
n'avait jamais rien deviné... Ne parlons pas d'elle, je vous en prie.

Sa voix s'altérait, sombrait dans un sanglot. Il s'écarta un instant
pour se donner le temps de se reprendre. Machinalement, il tourna l'un
des commutateurs. Deux des bouquets de lampes, aux angles du plafond,
s'éteignirent. Une pénombre plus douce emplit la région du salon où ils
se trouvaient.

Mais il sentit des bras qui l'attiraient. Le front de Julie se posa sur
son épaule.

--Jean!... balbutia-t-elle, pardonnez-moi! Comme vous valez mieux que
moi!...

Quoi! vous avez déjà souffert... à cause de moi?

--Oh! fit-il... Maintenant, vous le voyez, tout cela est du passé mort,
et si j'en suis resté triste, je n'en souffre plus. Je suis un estropié
de la vie, mais pas un malade... Pensez seulement que, tout à l'heure,
si je vous demandais un grand sacrifice, je savais le prix de ce que je
vous demandais.

--Jean!

--Rassurez-vous. Je ne vous dirai plus rien. Je ne vous demanderai plus
rien. Ce que je vous ai avoué m'en ôte le droit. La question est entre
vous et votre conscience, à présent... Si vous voulez, ajouta-t-il
simplement, nous dînerons séparément ce soir.

--Oui, fit Julie.

Sur le palier, ils se quittèrent; leurs yeux s'évitaient.

--À demain, mon ami.

--À demain!



IV


QUAND Julie l'avait laissé seul à Francfort, Maurice avait bien senti,
en voyant le train s'éloigner, des larmes gonfler ses yeux: il avait été
triste pendant quelques heures. Mais c'était la bonne tristesse, les
saines larmes, une façon encore d'être tendre et d'aimer... Le soir même
il arrivait à Leipzig; il assistait à une représentation de _Faust_;
plus familier avec les mots, il commençait à jouir de ce plaisir spécial
que donne au voyageur d'esprit délicat le séjour de l'étranger: une
sorte de renouvellement de la personnalité, l'abandon du vieil être
qu'on traîne après soi, depuis si longtemps, dans son pays, et dont on
est las... La représentation finit vers dix heures; il flâna quelque
temps dans les rues, bientôt désertes, et rentra à l'hôtel. Onze heures
sonnaient: «Julie est à Paris, pensa-t-il... Pauvre chérie! quel voyage
fatigant elle s'est imposé pour moi! Comme elle m'aime!» Il lui écrivit
tout de suite quelques lignes affectueuses. La lettre fermée, donnée au
valet de chambre, lui-même couché et les lampes éteintes, il s'attarda à
réfléchir, avec un calme qui le surprit. Depuis qu'il avait promis à
Julie de l'épouser si elle devenait veuve, son mal s'était endormi.
Ainsi, l'assurance de perdre Claire le calmait! Pourquoi? «C'est de
n'être plus incertain, se dit-il; et puis, j'ai fait mon devoir, et le
sacrifice tonifie.» Il n'essaya pas de pénétrer plus avant dans son
cœur. En réalité, ce qui le rassurait, c'est que la lutte avec soi-même
était ajournée. S'il s'était interrogé, s'il s'était répondu avec plus
de sincérité, il se fût avoué qu'il ne croyait plus au mariage de
Claire. Parce qu'un équilibre instable a duré, il a des chances de durer
encore: ce raisonnement, absurde en soi, est presque toujours confirmé
par les faits. «Si Claire avait vraiment voulu épouser Rieu, le mariage
serait accompli déjà... Elle ne veut pas; elle attend.» Il acceptait que
la jeune fille lui immolât son avenir. «Est-ce que je ne m'immole pas
aussi, moi?...» L'espoir d'une transaction avec la destinée l'apaisait:
il conçut de nouveau une vie tolérable entre Julie et Claire, dans la
même maison. «Nous avons bien vécu ainsi plusieurs mois: nous vivrions
encore ainsi sans ce maladroit de Rieu...» Une voix obscure, un écho de
l'égoïsme physique ajoutait: «Et puis, sait-on ce qui peut advenir? Même
révoltée, une femme qui vous aime, qui demeure près de vous?...»

Maurice connut ainsi, jour à jour, une sorte de somnolence contente qui
lui permit de jouir du voyage. Il fut le malade à qui l'on devait faire
une effroyable et incertaine opération de chirurgie, et à qui l'on vient
d'annoncer que l'opération, provisoirement différée, ne se fera
peut-être jamais. Ces vacances de cœur ne furent pas sans charmes, mais
elles durèrent peu. Elles auraient duré sans doute, et--qui sait?--le
temps eût amené la guérison et l'oubli, si toute communication eût été
rompue entre lui et Paris. Mais, étape par étape, à Leipzig, à Berlin,
jusqu'aux limites de l'Allemagne, Paris, Claire, Julie ne le quittèrent
pas, car chaque jour il recevait une lettre de sa maîtresse. Lettres
insignifiantes en apparence, pleines de tendresses, vides de faits; mais
au travers de leur affectueuse inanité, Maurice pouvait suivre pourtant
les péripéties du drame intime qui se jouait à Paris... Il sut que la
fin de M. Surgère était prochaine; que la santé de Claire retardait son
mariage... Des deux événements, mariage de Claire, mort d'Antoine,
lequel arriverait le premier? Il entrevit l'éventualité de ce sacrifice:
épouser Julie en présence de Claire libre! Cela dépendait d'obscures
catastrophes qui se préparaient là-bas, sans lui, hors de lui!

Il tâcha de lutter contre les renaissantes angoisses, il défendit
l'indifférence où le départ de Julie l'avait laissé, comme on défend le
sommeil contre des bruits importuns. Il poursuivit son voyage,
s'efforçant à visiter les villes qu'il traversait avec une curiosité de
touriste professionnel. La France, Paris étaient encore trop près de
lui. Il s'éloigna, monta vers le Nord, jusqu'à Hanovre, jusqu'à
Hambourg. Là, dans le port, de grands navires balançaient leurs hanches
rondes; la cloche sonnait. On détachait les amarres, des bastingages aux
quais s'échangeaient des adieux... Que de fois, devant ces départs
évocateurs des voyages outre les mers, l'exilé sentit l'aiguillon de
l'indépendance piquer son désir! Ah! s'en aller, non plus à une nuit, à
deux jours de Paris où se dénouait mystérieusement sa destinée, mais
vraiment loin, dans l'inconnu, où l'on ne vous rejoint plus. S'en aller
comme un malfaiteur, comme un voleur, se cacher, et là, imposant
résolument silence à la conscience, recommencer sa vie, avec d'autres
projets, d'autres efforts, d'autres amours!... La vapeur sifflait,
prolongeait son sifflement comme un adieu. On enlevait les passerelles;
le grand navire, tiré par son remorqueur, s'éloignait pesamment, virait,
gagnait le large... «Décidément, d'autres que moi auront ce courage,»
pensait Maurice, le regardant s'éloigner. Et il constatait une fois de
plus la vanité de ses rêves, l'infirmité de sa volonté.

Un soir, à Prague, en sortant du théâtre bohême, il coudoya une femme,
très jeune, très singulière, assez jolie, cheveux blonds, figure blanche
et rose, costume d'Anglaise en voyage. Il s'excusa en allemand; la
voyageuse répondit en français avec un assez bon accent: «Ce n'est rien,
monsieur». Elle était seule: ils lièrent connaissance, s'en allèrent
prendre une tasse de chocolat dans un des cafés de la Kœnigstrasse.
Maurice l'accompagna jusqu'à la porte de son hôtel, en lui demandant la
permission de la voir le lendemain. Ce soir-là, il regagna sa chambre
plus gaiement: il lui semblait qu'il se vengeait de la destinée; il se
réjouissait de pouvoir trahir légèrement celles qui l'aimaient.

Oh! mystérieux et troubles, nos cœurs humains, mêmes les plus sincères!

Ils se virent chaque jour, quittèrent Prague ensemble. Elle lui avait
raconté une histoire, qui peut-être était vraie: qu'elle était divorcée,
qu'elle vivait seule et voyageait seule. Maurice lui adressait de vagues
galanteries auxquelles elle répondait en souriant, sans rien promettre,
sans refuser. Ensemble ils arrivèrent à Nuremberg. Maurice indécis, lui
disait: «Comment nous arranger à l'hôtel?» Elle répondit sans embarras:
«Prenez un appartement à deux chambres, au nom de M. et Mme Artoy.»

«Est-ce le remède? Est-ce l'oubli?» se demandait le jeune homme, dans la
fièvre légère où le mit d'abord cette aventure... Mary Simpson était
fraîche et tentante, douce avec cela, gaie, façonnée par son goût et
sans doute par d'autres expériences à son rôle d'amie du voyageur. Un
jeûne assez long faisait mieux goûter à Maurice la fontaine de baisers
rencontrée sur la route. «Est-ce l'oubli? Est-ce le remède?» pensait-il,
la regardant, au restaurant, manger en face de lui, l'écoutant bavarder
avec un grâce libertine. «L'amour de hasard, le libertinage... c'est un
remède indiqué par les médecins à la maladie sentimentale.» Un mot
brutal de Daumier lui revenait: «Il faut d'abord se vider la peau.»

Le soir, ayant regagné leur appartement, il était tenté de donner raison
au docteur, quand, abattu sur un fauteuil, il voyait Mary faire sa
toilette nocturne, avec le soin minutieux des Anglaises, dénouer,
renouer ses cheveux... La chair, couleur de rose-thé, teintait la
batiste de la chemise; la nuque blonde se courbait comme pour appeler le
joug des baisers. Maurice se disait: «Elle sera dans mes bras tout à
l'heure...» Et quand ce tout à l'heure était venu: «Qu'importent nos
rêves? Que sont nos soi-disant devoirs de cœur? Une femme en vaut une
autre, après tout...»

Mais l'instant redoutable était celui où, les sens satisfaits, rassasié
et triste, il se trouvait, de sang-froid, face à face avec cette
maîtresse ramassée sur une grande route d'Allemagne. Ceux qui n'ont pas
donné des années de leur vie à une vraie et unique tendresse, ne savent
point l'horrible remords, châtiment de cette tendresse trahie! Aux
joies, aux souffrances de la vraie passion, le sens d'aimer s'épure: il
ne se prostitue plus volontiers à des rencontres. L'homme qui a
considéré en sa vie une certaine femme comme un temple, ne saurait sans
dégoût en aborder une autre comme une auberge. À l'heure où mourait le
désir comblé, un bouillonnement de rancune s'élevait en Maurice contre
sa compagne d'aventure; il aurait voulu pouvoir fuir de la chambre,
anonyme et muet, comme d'un mauvais lieu. La contrainte polie qu'il
était obligé de garder vis-à-vis d'elle l'exaspérait. Elle s'en aperçut
bien: elle en souffrait sans doute; mais, captivée par le charme
inquiétant de ce beau Français, en qui elle devinait une tristesse grave
et secrète, elle se taisait.

Peu à peu le mépris de soi-même envahit Maurice à tel point qu'il emplit
toutes les journées; il n'y eut plus de répit que dans les irritations
de la possession. Il rêva la solitude avec la même fureur qu'il l'avait
haïe. Une invincible timidité, l'incapacité de diriger sa propre vie,
l'empêchaient de prendre un parti. Ce fut Mary qui le prit. Un soir, en
rentrant à l'hôtel ou il l'avait laissée seule, prétextant une migraine,
il trouva l'appartement vide. Elle était partie, emportant les objets
qui lui appartenaient. Une enveloppe était posée en évidence, sur une
table; il l'ouvrit et lut:

/#
     «Mon ami, vous souffrez et je vous ennuie. Je m'en vais. Je
     n'aurais pas demandé mieux que de vous aimer... Mais quoi! je vous
     ennuie. Ne me cherchez pas, ne m'écrivez pas. Oubliez-moi...

     «MARY.»
#/

Maurice tourna, retourna quelque temps la lettre dans ses doigts. Il ne
savait plus s'il était triste ou content de ce départ.

«Pauvre petite!... Je l'avais prise pour une basse aventurière. Voilà
qu'elle est partie sans me demander rien, sans emporter de moi même un
bijou... Est-ce qu'elle m'aimait, par hasard? Si oui, elle a bien fait
de partir... car je ne pouvais pas l'aimer, moi... La récolte des
maîtresses est faite dans mon cœur, faite pour la vie...»

Il dîna seul, paisible et triste. Quand il eut achevé de dîner, il
sortit de la ville, gagna les remparts. La lune brillait sur le décor
extraordinaire des tours, des crénelures, des portes et des
ponts-levis... Il suivit, à pas lents, le chemin qui borde
extérieurement les fossés. «Des gens ont vécu là, contemporains de ce
féerique appareil de défense; d'humbles soldats, des bourgeois, des
capitaines. Ils ont aimé, on les a aimés; ils ont connu l'attente de la
possession, sa joie aiguë, puis la mort. C'est eux, maintenant, l'humus
de ce sol où je marche, la sève de ces vieux hêtres qui jalonnent le
chemin... Ah! pensa Maurice, ils n'ont pas aimé comme nous aimons, nous
autres, moindres qu'ils ne furent...»

La sensation de la fuite de la vie, si preste, si preste, comme une eau
entre les doigts, l'accabla. De nouveau il eut horreur de son isolement,
presque peur; il gagna rapidement la plus voisine des portes, rentra à
l'hôtel et se coucha.

Mais le sommeil ne venait point. Il ne s'énerva pas à le contraindre. Il
appela au secours de son insomnie les rêves dangereux et délicieux qui
avaient été la morphine de son âme à Hombourg... Il se roula dans le
souvenir de Claire. «Que fait-elle maintenant? Onze heures viennent de
sonner: elle est couchée; elle va dormir!» Il fouetta son désir; il
l'aiguillonna pour qu'il violât cette chambre, cette couche sacrée de
jeune fille. Oui, elle dormait, comme certaine fois il l'avait
surprise, à Cannes, blottie au bord de l'oreiller; il aperçut dans un
éclair ses cheveux trop noirs, ses dents trop blanches, sa fine peau
odorante. Il murmura tout haut: «Les dents de Claire... les lèvres de
Claire... les yeux de Claire...» et les mots prenaient corps; ils
avaient une apparence, un son, une odeur, qui achevaient de l'affoler.
«Je te veux! je te veux!» murmurait-il...

Une fois de plus, il était vaincu. Le fantôme qu'il avait fui le
poursuivait, l'atteignait et de nouveau l'étreignait; la présence d'une
maîtresse chérie ne l'en avait pas défendu, ni les caresses de l'amour
hasardeux, ni la sainte solitude. Il constata cette défaite, il la
sentit irrémédiable; et ce qu'il n'avait pas osé depuis le serment fait
à Julie, il l'accepta: «Soit, je ne lutterai plus.» De la joie de cet
abandon, tout son être tressaillit: il connut le lâche contentement de
l'officier captif qui a juré de ne point s'enfuir.

Mais ce contentement dura peu. D'autres pensées l'assaillirent: «Et
Julie? Et la promesse que je lui ai faite de l'épouser, si elle devient
veuve? Comment ai-je pu faire une promesse pareille?...» Elle lui
paraissait monstrueuse, maintenant, impossible à tenir, même si la
destinée devait le séparer de Claire, le rejeter définitivement à sa
maîtresse. «N'importe; quoi qu'il m'arrive, près de Claire ou loin
d'elle, rien ne m'empêchera de l'aimer... À quoi bon me tromper
moi-même?...» Le ravage de son propre cœur, maintenant qu'il osait le
regarder, l'effrayait... Comme il aimait cette enfant! Dire qu'il avait
cru ne point la désirer, souhaiter simplement en elle le mariage, la
famille, l'avenir renouvelé! Voilà qu'il ne comprenait plus comment il
avait pu la quitter, se résigner à n'avoir plus près de soi au moins le
rafraîchissement de sa présence.

Il se prit à désirer la patrie, Paris, le coin de Paris où elle vivait;
il les désira de tout son esprit obsédé, de tout son cœur meurtri,
saignant... Qui l'empêchait, en somme, d'y revenir, de se placer
résolument en face de sa destinée? Absent ou présent, celles qui
souffraient par lui souffraient-elles moins?... Revenir! Hélas, pour cet
acte décisif, le courage lui manquait encore. Il transigea avec son
désir, il cessa de s'éloigner; au lieu de s'enfoncer vers l'Est, il
retourna sur ses pas, lentement, attiré par la terre natale, n'osant la
fouler!

***

Oh! le triste pèlerin qui s'en va ainsi à travers l'Allemagne, étape par
étape, vers cette frontière qu'il ne franchira pas,--il le sait,--et
elle l'hypnotise pourtant, elle l'attire. Il marche dans la nuit comme
vers un abîme. Toute maîtrise de sa destinée, il l'a abdiquée: il n'est
plus qu'une chose ballotée par le hasard. Sa vie n'a plus d'issue...
Qu'importe? Il marche, il marche les yeux à terre, sans regarder le
chemin devant soi. Elle est venue, l'heure d'expier. Elle châtie le
crime initial: de n'avoir pas, jeune homme, observé ce respect de
l'amour humain qui devrait être la religion de ceux qui n'en ont plus
d'autre. Il a joué avec la tendresse des femmes, comme avec des jouets
qu'on peut délaisser ou briser... Quelques-uns se cassèrent sans bruit,
ou se laissèrent oublier... Mais à deux de ces tendresses son cœur s'est
capturé sans qu'il y prît garde. La jeune fille, la femme, leurrées, ont
aujourd'hui leur revanche; elles le tiennent, l'une et l'autre, lié si
serré qu'il ne peut s'échapper, même au prix de son sang et de sa chair
laissés aux mailles du piège. Il souffre, il se repent. Trop tard, de la
volupté et de la douleur d'aimer sont nés en lui la foi et le culte de
la femme, comme à ces incrédules dont parle Pascal, la foi religieuse
vient à force de génuflexions et d'eau bénite.

Et il poursuit son voyage par des routes qu'il oublie, des villes qu'il
traverse sans les voir, des musées où il promène son indifférence. Le
voici à Ulm, à Stuttgart, à Ludwigsburg. Qu'a-t-il vu de toute cette
Allemagne? Rien. Il a seulement changé de place une maladie qui va
s'aggravant. Elle s'aggrave, elle s'achève en agonie: elle est à l'heure
où le moribond va perdre connaissance, où il n'entend plus que comme des
chuchotements indistincts les paroles vivantes autour de lui. Maurice
est tout près de la France; il foule ces plaines du Rhin tour à tour
possédées par les deux peuples. Mais, comme un pigeon voyageur blessé au
retour par une balle perdue garde juste assez de force pour voler,
l'aile demi-brisée, perdant du sang, jusqu'au colombier,--il est si
faible qu'il va tomber sur la terre natale en y touchant...

***

Cette nuit de Heidelberg, aux étoiles nombreuses dans le firmament noir,
l'image en devait rester ineffacée dans sa mémoire; nuit mémorable où,
par l'ordre secret des choses, il arrêta sa destinée sans le savoir. Il
avait débarqué vers une heure après minuit, venant de Carlsruhe. La nuit
était à la fois sombre et étoilée, encore tiède, malgré l'âge de la
saison. La douceur de l'air, l'ambiance parfumée d'arbres feuillus
décorant un parc semé de villas, lui donnèrent la seule sensation qu'il
goûtât encore, l'espoir de l'isolement, du silence, de la paix. Portant
sa valise, un commissionnaire le menait à travers des bosquets noirs,
s'arrêtait devant une des villas, élégante et ombragée. C'était un
hôtel. Il embaumait les fleurs; il reluisait d'une propreté de
_boarding_ anglais. La servante était accorte et jolie; elle ouvrit au
voyageur une vaste chambre confortable tout de suite inondée de lumière
par les globes électriques. Tandis que Maurice défaisait les sangles de
sa valise, la servante revenait, portant sur un plat d'argent deux
lettres timbrées de Paris. L'une était de Julie; il la lut. Les simples
phrases, écrites sans art, exhalaient un si pénétrant parfum d'amour
vrai, qu'elles le bouleversèrent. Et, reconnaissant, il baisa le papier
à la place où la main de la pauvre amie avait signé: «Yù.»

L'autre lettre, il ne la lut pas tout de suite, car il était à cet état
de faiblesse où l'on recule devant l'imprévu. Il attendit d'être dans
son lit pour l'ouvrir: l'écriture, qu'il ne pouvait nommer, ne lui était
pas inconnue... Il courut vite à la signature... Daumier!... Une lettre
du médecin! «Est-ce que Surgère est mort?» pensa-t-il... Et il eut un
froid aux moelles en songeant qu'il allait être mis face à face avec la
nécessité de tenir sa parole... Mais, tout de suite, le post-scriptum le
détrompa: «Antoine va fort mal, il peut aller fort mal très longtemps
encore...» Si ému que le tremblement de ses paupières et de ses cils
l'empêchait de voir, il dut s'étendre un instant sur son lit avant de
retrouver la force de lire.

La lettre disait:

/#
     «Mon cher Maurice,

     «Vous ne savez certainement pas ce qui se passe à Paris tandis que
     vous séjournez en Allemagne. Claire Esquier meurt sous nos yeux,
     tout simplement. De quoi? Nous disons de _neurasthénie_, parce que
     nous avons peur de sembler simples et ignorants si nous disons:
     d'amour. Médecin, je ne peux la guérir; mais je sais que vous
     pouvez la sauver, rien que d'un mot: c'est l'incertitude et
     l'attente qui la tuent.

     «Avez-vous le droit de dire ce mot? Moi, je crois que oui: c'est
     affaire à votre conscience. En tout cas, je vous avertis: je suis
     en règle avec mon devoir.

     «Adieu.

     «Dr DAUMIER.»
#/

«Elle m'aime: elle m'aime jusqu'à être en péril de mort!» Tel fut
l'égoïste écho qui s'éveilla aussitôt dans le cœur de Maurice. Toute
autre réflexion fut absente. Il éprouva l'action magnétique de la
fatalité amoureuse; il se sentit emporté vers celle que la destinée
attirait vers lui. Et cette foi dans l'inévitable le réconforta: «Elle
ne mourra pas. Elle sera ma femme, malgré tout. Ceci n'est qu'une
épreuve passagère.» Les heures coulèrent; il les oubliait, se laissait
lentement envahir par la douce certitude. Sous l'empire de cette émotion
résolue et attendrie, il allait répondre simplement: «Ne souffrez plus,
je reviens, je reviens pour vous,» quand brusquement la nécessité
d'arrêter sa pensée pour l'écrire le réveilla. Revenir! mais il ne peut
pas. S'il revient, c'est Julie qui l'attend: c'est Julie, la fiancée
qu'il s'est choisie. La lettre de Daumier, la maladie de Claire n'ont
rien changé. Jamais la cruelle évidence ne s'était dressée en face de
lui si brutalement. Il s'abattit de nouveau sur son lit et sa nuit
s'acheva dans les larmes, dans le cauchemar, dans le désespoir. Au
réveil (si c'est un réveil que l'horrible dégoût de la couche vous
rejetant à la douleur de vivre), il reprit la plume laissée la veille et
il écrivit:

***

«Claire, on me dit que vous souffrez à cause de moi, parce que je suis
loin de vous et que vous m'aimez. Eh bien!, sachez-le, moi aussi je vous
aime. Aussi complètement qu'un cœur d'homme peut être possédé par une
femme, vous avez le mien. Voilà ce que je me retiens de vous dire depuis
des semaines... À quoi bon ces scrupules à présent? Notre vie est
perdue, gâchée par ma faute. Je vous ouvre ma conscience. J'ai été
coupable. J'ai fait le mal insoucieusement et me voilà puni.
Malheureusement je n'ai pas fait de mal à moi seul. J'ai mérité, pour
avoir passé outre les devoirs de cœur, de ne plus savoir aujourd'hui où
est mon devoir; je me résous donc à m'abstenir, à laisser souffrir et à
souffrir. Je n'espère plus en rien, j'ai envie de fuir, de
disparaître... Eh bien! avant de disparaître tout à fait, je veux au
moins que vous sachiez que je n'aime que vous, mon amie. Quand je vous
ai quittée, je ne le savais pas, et peut-être ce n'était pas: mais vous
avez pris possession de moi durant l'absence. Vous êtes en moi; j'en
souffre, toujours j'en souffrirai, car, hélas! il est trop tard pour
vous aimer en face du monde. Il y a une chose que vous ignorez, c'est
que je suis, devant ma conscience, le mari de Julie. Elle a ma promesse
que je l'épouserai dès qu'elle sera veuve... Cette promesse, ne croyez
pas que je la tiendrai. Jamais je n'épouserai cette pauvre femme que je
n'aime plus, sinon dans le passé. Vous êtes la compagne qu'il me
fallait; puisque vous m'aimez, je voudrais que cette pensée vous fît
revivre: vous étiez ma vraie fiancée; tout ce que j'ai cherché d'amour
ailleurs qu'en vous n'était rien, je m'en aperçois aujourd'hui! Adieu,
mon amie. Parmi tant d'heures d'angoisse, je vous dois des minutes si
délicieuses que rien ne les effacera, même pas mon agonie d'à présent...
Vous souvenez-vous du chemin de Saint-Jean, bordé par la ligne bleue de
la mer? Vous souvenez-vous de la villa des Œillets? Vous rappelez-vous
le _Lebewohl_ de Beethoven? Comme tout cela est loin et près! Adieu.
Quand vous aurez lu cette lettre, personne ne me joindra plus. Fermez
vos chères paupières, souvenez-vous! Je vous aime, je vous perds et
vraiment j'en meurs. Adieu!»

***

Il mit la lettre dans une enveloppe ouverte, et la glissa dans ce mot
adressé à Daumier:

***

«Docteur, votre lettre m'achève. Je ne puis pas revenir, vous saurez
pourquoi quand vous aurez lu ces pages écrites pour Claire, mais que
vous lui remettrez seulement si vous le jugez utile... Moi, si je n'ai
décidément pas le courage de mourir, je vais m'éloigner de nouveau, si
loin, cette fois, qu'on ne me rejoindra plus. Je resterai cependant
trois jours encore à Heidelberg, pour vous laisser le temps de me
répondre, de me donner un conseil suprême.»



V


CE matin-là, quand le docteur Daumier arriva place Wagram, il était
perplexe, sinon sur le devoir à accomplir, au moins sur la façon dont il
allait l'accomplir. Il venait de relire les deux lettres de Maurice. «Si
les choses demeurent en leur état présent, pensait-il, ou si elles
continuent à évoluer dans le même sens, tout le monde souffrira ici. Il
n'y a qu'à gagner, pour tous, à une solution tranchante. Oui, mon devoir
est clair. Tant pis s'il est pénible; il faut agir.»

Son esprit, curieux d'analyse, ramassait toutes les raisons capables de
le décider à agir, à jouer auprès de Julie, comme auprès de Rieu, ce
rôle de providence auquel nos mœurs disposent volontiers le médecin
moderne. Mais on ne bride pas un cœur, même aguerri au devoir, avec des
théories... Tout en donnant ses soins à Antoine, Daumier ne pouvait
chasser sa répugnance à torturer l'âme haute et tendre de Mme
Surgère.

«Je voudrais faire aujourd'hui quelque chose qui est tout à fait
analogue, dans le domaine moral, à une amputation. Or, je ferais une
amputation ordinaire sans trouble, sans hésitation, sans remords, et
voilà que j'ai peur de faire l'autre, si nécessaire!»

Julie entrait dans la chambre: pauvre Julie au visage ravagé et terni
par les angoisses, et dont les yeux éteignaient presque leur douce
flamme bleue.

--Eh bien? fit-elle.

Daumier haussa les épaules:

--La fin vient lentement. Toute une partie du bras gauche est inerte. Ce
qui est surprenant, c'est la marche irrégulière de cette marée
d'insensibilité. Quel merveilleux mal!

Quelque temps il demeura devant le chevet d'Antoine. Il regardait Julie
à la dérobée: il aurait voulu être doux, presque caressant avec elle,
comme avec un patient qu'il faut opérer. Il demanda:

--Descendons-nous voir notre petite malade?

--Je veux bien.

Ces visites, depuis l'entretien qu'elle avait eu avec Esquier, étaient
la torture quotidienne de Julie. Chaque mot du médecin, chaque réponse
de Claire, tombaient sur son misérable cœur comme des gouttes brûlantes
de poix. Pourtant elle voulait que rien de ce qui se disait auprès de la
malade ne lui échappât: il lui semblait que si quelque chose devait être
comploté contre son amour, le complot se formerait là.

Ils trouvèrent Esquier auprès du lit. Claire, immobile et sommeillante,
avait une effrayante beauté. Sa peau semblait dépourvue d'épaisseur,
élimée jusqu'à la minceur d'une feuille d'ivoire. Les cheveux d'encre
entouraient cette pâleur extra-humaine, comme une bordure de deuil. Les
mains amincies, des mains de sainte sur un tableau byzantin,
frémissaient de temps en temps, et aussi les paupières, les épaules
frileuses, au léger bruit des pas sur le tapis.

Esquier, sa grande taille effondrée dans un fauteuil bas, les coudes sur
les genoux et le menton dans les paumes, la contemplait. Depuis que la
maladie de Claire s'était subitement aggravée, qu'elle ne quittait plus
le lit, que ses nuits traversées de délire faisaient redouter la
méningite, on ne pouvait plus l'arracher de cette chambre et de ce lit.

Il leva à peine son regard lorsque Daumier entra, suivi de Julie. Le
médecin s'avança, examina quelque temps la malade endormie, dont le
sommeil devenait nerveux et agité. Il approcha son oreille de la bouche
demi-ouverte.

--Eh bien? demanda anxieusement Esquier.

Daumier fit signe que rien d'anormal n'apparaissait.

Claire ouvrait les yeux à ce moment, et à se voir ainsi entourée, un
léger flux de sang inonda ses joues, comme si tous ces yeux, fixés sur
elle, venaient de surprendre le secret de ses songes.

--Comment allez-vous, ma chère enfant? demanda le médecin.

Elle murmura quelques paroles où l'on ne distingua que ce mot:

--...Faible!...

Daumier entr'ouvrait la chemise, sur la gorge pâle, si amincie qu'elle
semblait redevenue une gorge d'enfant. Et la délicatesse de ce cou
d'apparence si frêle ravivait une comparaison banale: une fleur penchée
sur sa tige trop délicate pour la porter.

Les yeux de Julie allaient du visage agonisant de Claire au visage
épouvanté d'Esquier, puis au visage impassible du médecin. Elle les
sentait tous hostiles, coalisés contre elle. Elle n'essayait même plus
de se persuader que ce mal n'était pas son œuvre: elle le savait; elle
en avait le cœur déchiré. Mais elle se réfugiait, comme en une suprême
citadelle, dans son amour toujours vivant et vaillant.

Daumier se redressa, posa sur l'oreiller le buste de la jeune fille.

--Tout va très bien, dit-il de cette voix détimbrée qui ne laissait rien
transparaître de sa vraie pensée, qui ne pouvait ni rassurer ni
alarmer... Il faut laisser la petite malade bien se reposer, et bien
surveiller le sommeil. À demain, ma chère enfant, ajouta-t-il en
pressant le bout des doigts de la jeune fille... À demain, ou peut-être
à ce soir, car j'ai un malade rue Ampère, près d'ici; j'y passerai vers
cinq heures.

Il se dirigea vers la porte: Julie et Esquier le suivirent sur le
palier, mendiant une parole réconfortante. Sans fermer tout à fait la
porte, afin que Claire entendît, Daumier déclara:

--... Tout à fait bien. Encore quelques jours de soins, si le mieux se
maintient, il n'y paraîtra plus.

--Alors, cela va! insista le père.

--Oui, cela va. Retournez près d'elle. Il ne faut pas la laisser...

Quand il fut seul de nouveau avec Julie, Daumier dit:

--Avez-vous un instant à me donner, chère madame?

Ces mots si simples la troublèrent. Un pressentiment lui révéla une
menace.

Daumier reprit:

--Vous ne pouvez pas venir?

--Si, balbutia-t-elle, descendons.

Elle le précéda jusqu'au salon mousse, si bouleversée qu'elle dut
s'asseoir aussitôt. Elle trouva la force de dire:

--Vraiment Claire va mieux... n'est-ce pas? Daumier s'arrêta devant
elle.

--C'est la vérité que vous voulez?

--Oui... certainement!

--Eh bien! il n'y a plus de doute aujourd'hui. Si rien ne vient
interrompre cet épuisement régulier, elle est condamnée... La congestion
cérébrale, sous une forme quelconque, est imminente... Et c'est la mort.

--La mort!...

--Oui!

--Mais c'est affreux! balbutia Julie... Ce n'est pas possible, à l'âge
de Claire! Voyons, docteur, on ne meurt pas sans raison, à vingt ans; on
ne s'en va pas comme cela. C'est Paris qui ne lui vaut rien. Il faut la
transporter dans le Midi, à Hyères, ou en Algérie.

--Un voyage? Elle n'irait pas jusqu'au bout! Je vous dis que sa vie, en
ce moment, tient au plus léger incident. Vous devriez pourtant bien me
comprendre...

Il vint s'asseoir près d'elle, tout près, et les yeux dans les yeux:

--Vous devriez me comprendre, vous surtout. Êtes-vous donc vous-même
dans un état de santé normal? Est-ce que l'inquiétude ne vous mine pas
le corps? Seulement vous êtes robuste, exceptionnellement... et puis
vous avez l'espoir. Tandis que cette pauvre petite se voit condamnée à
ne posséder jamais ce qu'elle désire.

Julie baissait la tête.

--Oui, poursuivit Daumier, vous savez la vérité, mais vous refusez de la
voir, parce que vous avez peur de ce que vous dira votre conscience.
Sans l'avoir voulu, ni même mérité, je vous l'accorde, il arrive que la
vie d'un être innocent est entre vos mains. Si Claire n'épouse pas
Maurice Artoy, si elle n'a pas au moins l'espoir de l'épouser un jour,
elle mourra. Le problème est simple.

Tandis qu'il parlait, Julie se sentait amenée pas à pas au bord d'un
précipice; il s'agissait de fermer les yeux, de se laisser conduire,
précipiter, ou bien il fallait, d'un dernier effort convulsif, échapper
aux mains qui l'entraînaient et s'enfuir loin du tentateur... Des
pensées sans nombre, si rapides qu'elles semblaient excéder le temps, se
pressaient dans sa tête... Elle envisagea successivement tous les
projets extrêmes qui pouvaient la soustraire à cette affreuse nécessité
de prononcer l'une de ces sentences: «Je veux que Claire meure,» ou
bien: «Je renonce à Maurice.» Elle pensa à fuir, sans tarder, à courir à
une gare, à rejoindre l'aimé. Ah! elle le savait bien! si on la
torturait ainsi, c'est qu'elle était seule; si elle se sentait
impuissante, à bout de force, c'est que Maurice n'était pas là pour la
soutenir. Qu'il fût là, seulement, et elle se réfugierait dans ses bras,
où elle ne craindrait plus rien, pas même son propre cœur, pas même sa
propre pitié!

--Vous ne me répondez pas, dit doucement Daumier.

Elle répliqua, les yeux à terre, en un dernier effort de résistance:

--Que voulez-vous que je réponde?... Je ne comprends pas.

--Oh! je vous en prie, répliqua le médecin, et le timbre de sa voix
s'altérait, devenait dur, ne jouons pas avec des mots. Le temps nous
presse, je vous assure... Soyons sincères en face l'un de l'autre. Il
s'agit de savoir si vous voulez sauver Claire... Oui, j'entends votre
objection: «Je m'occupe d'affaires que personne ne m'a confiées; je n'en
ai pas le droit...» Eh bien, si, j'ai le droit. Je suis médecin: on me
charge de la vie de cette enfant, je dois essayer tous les moyens de la
sauver.

--En me perdant, moi, murmura Julie amèrement. Si vous parlez comme
médecin, ma vie ne devrait-elle pas vous être aussi précieuse qu'une
autre? Et, ajouta-t-elle, tout en pleurs, vous savez bien que je
mourrai, moi aussi, si je le perds!

--Ah! s'écria Daumier en lui saisissant les mains, voilà donc des
larmes, enfin! de franches larmes! Pleurez, pleurez, soulagez-vous! Oui,
je sais bien que ce qu'on vous demande est affreux, que je vous crève le
cœur. Mais c'est votre devoir; vous accumulerez les catastrophes autour
de vous, si vous ne consentez pas. Claire mourra. Ce ne sera pas tout:
d'autres souffriront, et c'est encore vous qui les aurez frappés.
Esquier, qui vous aime, souffrira... Et--répondez-moi loyalement--celui
que vous aimez, êtes-vous bien sûre qu'il ne souffrira pas?

Bien qu'il eût, intentionnellement, adouci le ton de ces dernières
paroles, Julie recula brusquement ses mains, et ses larmes cessèrent de
couler.

--Qu'est-ce que vous dites? Qu'est-ce que vous voulez dire? Maurice
souffrirait de rester à moi? Oh! j'ai bien entendu! c'est ce que vous
voulez dire! Eh bien, ce n'est pas vrai! Je le connais, Maurice, moi,
vous comprenez... Il n'y a pas une de ses pensées que je ne devine...
Nous avons passé près de trois semaines ensemble, en Allemagne. Certes,
à Paris, il avait été troublé par Claire, je le sais. Claire était son
amie d'enfance; ils avaient eu l'un pour l'autre un caprice d'enfants.
Claire n'a pas cessé de l'aimer, elle. Mais Maurice ne l'a-t-il pas
oubliée pour moi? Est-ce qu'elle n'était pas là, il y a trois ans? Qui
l'empêchait de l'épouser, alors? Il n'y a même pas songé. La demande de
Rieu, il y a deux mois, l'a bouleversé, c'est vrai. Mais, dès qu'il a
été seul en Allemagne, qui a-t-il appelé, dites? Moi, encore. Et
savez-vous ce qu'ont été nos jours de retraite, à Cronberg? Savez-vous
ce qu'il m'a juré, spontanément, au moment où j'ai quitté l'Allemagne?
Il m'a promis, presque malgré moi, d'être mon mari si je devenais
veuve.

--Je le savais, dit Daumier.

--Alors, si vous le savez, qu'est-ce que vous me demandez? Franchement,
c'est de la folie de vouloir faire le bonheur d'un homme contre son
choix!

Daumier écoutait Mme Surgère et ne la reconnaissait plus. Quoi!
c'était Julie? C'était la douce silencieuse qu'il avait vue si souvent
rougissante, intimidée de l'abord d'un indifférent! «Comme la défense
instinctive de son amour est puissante chez la femme, pensa-t-il, chez
toutes les femmes!... C'est plus impérieux encore que l'instinct
maternel.»

Il regarda Julie en face, et lui dit:

--Vous êtes sûre des sentiments de Maurice?...

--Sûre?... Mais oui, voyons... C'est lui-même qui...

--Ah! fit Daumier, avec une affectation d'indifférence. Alors...

Il se tut.

Mais Julie se cramponnait à son bras:

--Pourquoi me dites-vous ça? Est-ce qu'il vous a dit quelque chose sur
moi?... Dites, je veux savoir!...

--Comment voulez-vous qu'il m'ait rien dit? Je ne l'ai vu qu'un instant
avant son départ pour l'Allemagne... Nous n'avons pas parlé de cela.

--Alors c'est depuis... Il vous a écrit. Mais parlez, parlez! Vous voyez
bien que vous me martyrisez!

Elle s'assit à demi sur le bras d'un fauteuil. Elle tenait entre ses
doigts son mouchoir, dont elle déchiquetait inconsciemment la batiste
avec ses ongles.

Daumier, tracassé de pitié, hésitait encore. Où était son devoir?
Laquelle des deux femmes fallait-il sacrifier pour sauver l'autre,
pauvres âmes tendres et sincères également! Laquelle avait droit à
l'amour et à la vie aux dépens de l'autre?

Julie dit, la voix entrecoupée:

--Vous savez quelque chose que vous ne me dites pas... Vous avez une
lettre, Maurice vous a écrit. Oui, n'est-ce pas? continua-t-elle sur un
geste de Daumier. Il a écrit cela! Il a écrit qu'il ne m'aimait plus...
Oh! mon Dieu, mon Dieu!

Des sanglots violents soulevaient sa poitrine. Daumier, s'approchant,
vit que les larmes ne coulaient plus.

--Donnez-moi cette lettre!... Je veux cette lettre, répéta-t-elle en
tendant les mains. Vous voyez bien que je suis calme... Je n'ai pas
d'émotion... Il faut que je sache la vérité, vous comprenez bien.
Donnez-la-moi.

«Il le faut, pensa Daumier... Pauvre femme! Il vaut mieux tout de même
que je sois près d'elle quand elle va lire cela.»

--Tenez, fit-il, tendant la lettre adressée à Claire: la voici.

Julie la prit comme une proie, s'approcha de la fenêtre pour mieux voir,
et se mit à lire. Daumier guettait l'inévitable défaillance.

«Pauvre femme! répéta-t-il. Pauvre âme!»

Julie lisait; elle avait achevé la première page, maintenant elle en
était aux pages du milieu, et cette lecture semblait s'éterniser. Enfin,
elle ne bougea plus, les yeux rivés aux dernières lignes.

Daumier s'approcha, se pencha, la regarda de près. Elle avait les
pupilles immobiles, extraordinairement dilatées.

--Qu'est-ce que cela veut dire? murmura-t-il.

Il prit le papier; les doigts de Julie essayèrent un instant de le
retenir, puis le lâchèrent. Il tâta les mains, les poignets, qu'il
trouva frigides et comme ankylosés. Il l'assit doucement, il lui appuya
le buste contre le dossier d'un fauteuil. Elle se laissa faire.

--Voyons, dit-il d'une voix qu'il s'efforçait de rendre impérieuse et
réconfortante; voyons, ma pauvre amie, un peu de courage! Tout bonheur
finit; il n'y a qu'à se résigner et à accepter la vie comme elle est...
Quelle fin pouvait avoir une liaison comme la vôtre? Prenez l'initiative
de la rupture, ce sera moins humiliant et vous souffrirez moins.

Julie ne répondait pas. Elle ne regardait même pas le médecin. Seulement
ses lèvres remuaient et une larme unique coulait, très lentement, le
long de sa joue. Subitement elle eut un éclat de rire sec et crispa ses
mains sur sa poitrine.

«Diable!» murmura Daumier.

Il dégrafa le haut du col, puis les premières agrafes du corset... La
gorge adorable, juvénilement délicate et ferme, lui apparut. Et le
médecin pensa: «Comme elle est jeune encore! Les années n'ont pas
détruit cet admirable instrument d'amour... Alors, avais-je le droit?»

Une expression de souffrance répandue sur ses traits, Julie s'agitait
dans le fauteuil, respirait avec effort. Des syllabes confuses tombaient
de ses lèvres, sans lien apparent... «Ma chambre... ma chambre de
là-bas... Maurice... mon aimé!»

Daumier acheva d'ôter le corset. Elle respira mieux. De temps en temps,
elle était secouée par un accès de rire, et tout de suite elle disait:
«Oh! que j'ai mal... mon aimé!...» Quelques mots lui vinrent, que le
docteur ne comprit pas, des mots de patois corse enseignés par Tonia,
dans sa toute petite enfance, oubliés depuis longtemps, et qui
maintenant surgissaient dans ce lamentable bouleversement de sa
conscience et de sa mémoire.

Daumier tâchait de lui faire sentir un flacon d'éther. Mais elle se
détournait, pinçait les narines... Et le rire, l'affreux rire la
secouait... Elle murmura: «Maman!...» Pauvre blessée à qui l'enfantine
clameur revenait aux lèvres!

La crise menaçait de s'éterniser. Le médecin prit le parti de la
brusquer. Il approcha sa bouche de l'oreille:

--C'est fini, dit-il. Maurice est perdu pour toujours... Vous êtes
seule, toute seule...

Julie regarda Daumier. Elle répéta: «Seule!... toute seule!...» Et
subitement le flot de chagrin accumulé que la surprise, le saisissement,
avaient endigué un instant au prix d'atroces souffrances, ce flot creva
ses digues; des larmes abondantes jaillirent des yeux, noyèrent le
visage, et la connaissance s'en allant avec elles, elle apparut bientôt
immobile, comme morte.

«Allons, pensa Daumier, l'opération est faite, et elle a réussi.»

Il sonna. Ce fut Joachim qui vint.

--Madame est un peu souffrante, dit-il simplement. Une crise de nerfs.
Rien à redouter, du reste. Aidez-moi seulement à la porter dans son
appartement. Mary la déshabillera et la couchera.

Quand il eut laissé Julie, toujours évanouie, aux soins de la femme de
chambre, le médecin redescendit auprès de Claire.

Elle sommeillait toujours avec d'imperceptibles tremblements. Son père,
accoudé au lit, la regardait dormir. Daumier lui posa la main sur
l'épaule; il se retourna en sursaut.

--Ah! c'est vous, docteur... Qu'est-ce qu'il y a? Je vous croyais parti
depuis longtemps.

--Esquier, répliqua le médecin, j'ai une bonne nouvelle...

--Pour Claire? dit tout de suite Esquier.

--Pour Claire...

--Vous la guérirez?

--Je la guérirai certainement... La cause de son mal n'existe plus.

--Comment? fit le banquier. Puis comprenant à demi: Vous avez parlé à
Julie?

--Oui...

--Et elle vous a écouté?

--Il le fallait... Ah! le choc a été rude. Elle souffre bien. Allez la
voir.

--Mon Dieu! Qu'est-ce que vous avez fait, Daumier? Vous l'avez tuée!

--Non... Nous sauverons Mme Surgère, j'en réponds. Que voulez-vous,
mon ami? La crise était nécessaire. Je l'ai provoquée pour qu'elle se
produisît dans des conditions dont je fusse maître. Allez la voir. Elle
vous aime. Dès qu'elle reprendra connaissance, il faut qu'elle vous
trouve près d'elle. Quant à moi, je repasserai vers cinq heures.

***

Le médecin avait vu juste. Julie ne reprit guère connaissance de toute
la journée; seulement vers le soir, sa fièvre disparut, elle tomba dans
un sommeil profond et parfaitement calme. Daumier, qui revint avant la
nuit, comme il l'avait promis, déclara qu'il n'apercevait plus aucun
danger; Esquier alors quitta la chambre et alla se coucher, brisé de
fatigue. Mais quand, le lendemain matin, vers dix heures, il fit
demander des nouvelles de Mme Surgère, Mary lui annonça que «Madame
était sortie de très grand matin; qu'elle paraissait bien portante et
calme.»

Un instant, le soupçon d'un acte de désespoir effleura le banquier. Mais
il se rassura vite. Non, Julie était trop croyante pour forcer la mort.
«Alors, que veut dire ce départ? Quitterait-elle Paris? Aurait-elle
conçu le projet de rejoindre Maurice?»

--Mme Surgère n'a rien emporté, pas de malle, pas de valise?

--Non, monsieur!

--Elle n'a pas dit où elle allait?

--Non...

--Ni fait atteler?

--Non... Madame est sortie à pied... Mais, par la fenêtre, je l'ai
suivie des yeux. J'ai vu qu'elle traversait le boulevard et qu'elle
allait prendre un fiacre fermé, à la station, en face...

***

Effectivement, Julie s'était éveillée de bonne heure, aux premières
clartés du jour, et tout de suite l'affreuse réalité l'avait étreinte.
«C'est fini... fini... pensa-t-elle. Oh! mon ami, mon ami! est-ce vrai?
Est-ce que je ne t'aurai plus jamais... jamais?...» Non! jamais plus
cette chère tête brune ne se réfugierait contre son sein; elle
n'entendrait plus les appellations familières qu'elle aimait: «Ma
Julie!... ma Yù!...» Tout était bien fini, cette fois, bien irréparable.
Elle-même le voulait: elle l'avait voulu dès que les cruelles lignes
écrites par l'absent étaient entrées dans ses yeux; et, à travers le
délire, à travers le sommeil prostré des heures dernières, elle
découvrit que cette volonté s'était mystérieusement fortifiée. Elle
pensa: «S'il était là, s'il me disait:--Ma Yù, je t'aime comme avant; je
veux être à toi comme avant...--eh bien! c'est moi qui ne voudrais pas,
qui dirais:--Non! Non!»

Et malgré qu'elle les chassât comme un cauchemar, les mots de la lettre
lui revenaient: «Vous avez pris possession de moi; pendant l'absence,
vous êtes en moi; j'en souffre... je ne voudrais pas en souffrir...
Jamais je n'épouserai cette pauvre femme...» Ce n'était pas l'orgueil
féminin blessé qui saignait: c'était encore sa tendresse, cette
tendresse qui n'avait jamais failli ni diminué... «M'a-t-il aimée?
M'a-t-il seulement aimée jamais? N'ai-je été pour lui qu'un passe-temps,
qu'un pis-aller?» Mais les souvenirs se réveillaient et protestaient.
Quand il la poursuivait de ses désirs, quand il oubliait Claire à ce
point que la jeune fille révoltée rentrait au couvent, il l'aimait
vraiment, voyons! à ces moments-là! Et les trois années de communion, ce
n'était pas un mensonge, cela! Elle vit la vérité très nette: «Oui, il
m'a aimée, bien aimée... Il m'a aimée sans arrière-pensée, jusqu'au
moment où Claire est revenue ici.»

Elle se leva, elle s'habilla machinalement, sans savoir quelle heure il
était, sans appeler Mary pour l'aider. Dans les ténèbres de son
désespoir, une aube de lumière se levait, oh! triste lumière, comme ces
pâles aubes septentrionales qui durent si peu de temps entre les longues
nuits de Norvège... Sa conscience avait travaillé dans le mystère,
pendant qu'elle gisait sous la fièvre. Sa conscience lui avait dit:
«Quelque chose est mort. Voici la fin d'une ère...» Ainsi les rafales
d'automne, emportant les dernières feuilles, disent: «Voici la fin des
gaies journées. Voici l'hiver...» Oui, c'était l'hiver, cette fois; elle
le sentait, et chaque fois que cette sensation la traversait, elle
frissonnait, de tous ses membres... Quelque chose était mort... Elle
s'habilla comme en un deuil pour les démarches suprêmes qui suivent une
mort.

«La chapelle de la rue de Turin... L'abbé Huguet!» La chapelle s'évoqua
devant son rêve, et aussi la silhouette noire du prêtre. De nouveau,
l'horrible tristesse la traversa, une nouvelle rafale la secoua, la jeta
à genoux, par terre, disant: «Mon Dieu! ayez pitié, ayez pitié!» Elle ne
savait plus balbutier que ces cris; qu'eût-elle pu demander au
dispensateur du bonheur humain et de la douleur humaine? Sa douleur
était inguérissable; elle n'en voulait pas être guérie.

Elle répétait: «Mon Dieu... mon Dieu...» comme les enfants, quand ils
souffrent, crient à leur mère, rien que pour répéter ce nom de refuge,
même quand ils savent bien que leur mère ne peut les calmer!...

Elle se releva, à demi consciente. Elle acheva de se vêtir: elle allait
sortir quand la femme de chambre qui couchait dans la pièce voisine,
réveillée au bruit, accourut:

--Madame sort? Madame n'est pas malade?

--Non, Mary. Je vais bien. J'ai une course à faire:

L'Anglaise n'osa pas demander: «Où va Madame?» Elle dit seulement:

--Madame rentrera?

--Pour le déjeuner, sûrement, Mary.

Et, ne voulant pas être interrogée davantage, elle sortit vivement. Elle
courut presque jusqu'à la station de fiacres.

--Rue de Turin... Au couvent... À la chapelle... Je vous arrêterai.

Il était presque huit heures quand elle y arriva. Elle pensait entrer
directement dans le couvent par la petite porte qui donnait sur les
cours, et monter aussitôt chez l'abbé Huguet. Mais le fiacre s'arrêta
devant la chapelle: les portes en étaient ouvertes, des lumières de
cierges brûlaient au fond du chœur. L'appréhension des aveux et aussi
une reprise de piété la jetèrent dans la chapelle. Tout de suite, elle
s'y sentit plus à l'aise, sous cette demi-obscurité fraîche. Derrière
des bancs vides d'élèves, quelques chaises, quelques prie-Dieu, vides
aussi, attendaient les fidèles... Julie s'agenouilla.

Dans son désespoir, y avait-il place pour une consolation? Oui! c'était
une consolation, ce droit reconquis à entrer là, à y prier. Elle n'y
venait plus, comme trois ans passés, avec l'appréhension encore
délicieuse de la faute. Aujourd'hui, elle avait péché, péché des mois et
des années, et voici que son péché même l'abandonnait. Jamais elle ne le
commettrait plus; une main providentielle la restituait à la chasteté
désespérée.

«Mon Dieu... ayez pitié!»

Un bruit sourd de piétinements légers parvenait jusqu'à elle. Elle le
reconnaissait; il réveillait au fond d'elle-même les vieux échos.
C'était l'heure de la messe: Julie vit la converse allumer les cierges
et préparer l'autel, la même qui, trois ans plus tôt... Oh! ce passé!
Cette station dans l'église! Tout cela lui remontait au cœur, à
présent! Entre la prière éplorée de ce jour-là et la prière désolée de
celui-ci, l'histoire brève et infinie de son amour, tout entière avait
tenu!

Maintenant, les élèves entraient, une à une... Elles entraient, souvent
continuant à leurs premiers pas le chuchotement de la conversation
commencée dans les corridors: une génuflexion d'automate les ployait
devant le milieu du chœur, et, subitement recueillies, elles
garnissaient les bancs avec ordre... Toutes furent placées bientôt, et,
sur un battement de claquoir, agenouillées. Julie les regardait, des dos
amincis de fillettes, vêtues, sans grâce, d'une pèlerine noire qu'un
ruban de faille bleue, pour quelques-unes, barrait en forme de V. «J'ai
été de ces petites, de celles qui sont à genoux là-bas, tout près du
chœur... Puis voici ma place, au milieu, à la hauteur de la chaire,
quand j'étais parmi les moyennes, quand j'ai fait ma première
communion... Voici la dernière que j'ai occupée, là, où s'agenouille
cette grande brune.» Il lui sembla que ces divisions méthodiques de la
chapelle symbolisaient pour elle les saisons de la vie. Le printemps
était mort, puis l'été; l'automne s'achevait. Et c'était aujourd'hui le
dernier jour de l'arrière-saison. Loi de misère, qui des marches du
chœur chasserait insensiblement ces enfants, comme elle-même, vers la
porte de l'asile, vers le monde! Combien, parmi ces petites, si
innocentes, regardant le tabernacle avec de pures prunelles,
reviendraient un jour, à la place qu'elle occupait maintenant, pleurer
leur amour mort, leur vie brisée? Oh! triste amour! triste vie!

Sa pensée errait ainsi autour du problème de la destinée, sans le
pénétrer, tandis qu'elle accomplissait machinalement les gestes de la
prière; même ses lèvres inconscientes mêlèrent une voix aux voix qui
chantaient des cantiques. Les pieux cantiques disaient que l'amour de
Dieu est le seul refuge; ils déploraient de grands péchés, ils
témoignaient de la confiance des fidèles aux divines miséricordes. Les
plus petites les balbutiaient, ces paroles de pénitence, à la veille des
tristes fêtes de novembre, comme aussi les grandes filles qui devinaient
déjà l'amour, celles dont le cœur, peut-être, avait déjà battu pour des
jeunes hommes,--comme aussi la pauvre femme que l'amour venait de
rejeter, brisée, tout au seuil du temple, pénitente et pleurante.

Puis ce fut la fin de la messe, le prêtre expédiant les dernières
oraisons et s'en allant, précédé de son enfant de chœur, la chapelle
vidée comme d'une eau qui fuit lentement, silencieusement. La converse
éteignit les cierges, fit le ménage du culte... Bientôt Mme Surgère
fut seule dans la chapelle. Un soleil pâle y entrait à pleines
verrières, pourtant il y faisait froid.

«Allons, pensa Julie en entendant la porte se refermer sur la converse.
Il le faut.»

Elle se leva, gagna la sacristie. La sœur l'arrêta:

--Madame désire?...

Elle ne la reconnaissait pas. «Ai-je donc vieilli?» se dit Julie. Elle
demanda:

--Monsieur l'aumônier est-il chez lui?

--Je crois bien que oui, madame... Mais... mais je ne sais pas s'il
reçoit.

Elle n'osait barrer le chemin, comme elle avait ordre de le faire aux
inconnues: des souvenirs vagues la faisaient hésiter, lui remémoraient
les traits de la visiteuse.

--Oh! sœur Zyte, répliqua Mme Surgère, l'abbé Huguet me recevra,
n'ayez pas d'inquiétude.

--Bon, madame, fit la sœur avec un demi-sourire. Si madame connaît
monsieur l'aumônier... Je crois que monsieur l'aumônier est dans le
cloître, en ce moment.

Elle ouvrit elle-même devant Mme Surgère la porte qui donnait sur le
cloître.

En effet, marchant d'un pas allongé et lent sous les arcades, l'abbé
Huguet lisait son bréviaire. Justement, il tournait l'angle voisin, il
s'approchait: Julie se trouva face à face avec lui.

Levant les yeux, il reconnut son ancienne pénitente:

--Ah! chère madame!

Elle essayait de sourire, balbutiait quelques mots de bienvenue: lui,
par-dessus les lunettes, la scrutait du regard, et, familiarisé avec
les âmes et les visages des femmes, il pénétrait par les yeux encore
meurtris et humides le cœur ravagé de l'abandonnée... Il la vit toute
confuse, impuissante à parler là, en plein air, sous le regard oblique
de la converse.

--Il fait un peu froid dans ce cloître, dit-il, à moins de marcher
vite... Moi, c'est un exercice hygiénique, chaque matin, en lisant mon
bréviaire... Mais je ne voudrais pas vous y contraindre. Et si vous
voulez, nous allons monter dans mon bureau?

De la tête elle consentit... Le prêtre la précéda vers l'escalier du
fond. À ce moment, elle eut conscience que ce pas qu'elle allait faire,
c'était le pas suprême qui la séparerait de tout ce qu'elle aimait...
Elle franchissait la frontière; après, il ne serait plus en son pouvoir
de reculer. Alors, elle désira fuir, se sauver, échapper au prêtre.
Toutes sortes de plans auxquels elle n'avait pas songé se présentèrent:
rejoindre Maurice, le reprendre, le garder. Elle savait le pouvoir de sa
présence sur ce cœur incertain. Fuir... le rejoindre... Oh! les vains
projets! À l'instant même où ils lui venaient, elle montait les marches
derrière l'aumônier. Déjà elle arrivait en haut de l'escalier; la porte
de la chambre douillette et parfumée du prêtre s'ouvrait et se
refermait; elle était assise sur le grand fauteuil voisin du bureau,
comme trois années auparavant.

--Comment va-t-on, chère madame, chez vous?... Ce bon M. Surgère?

Aucune allusion ne fut faite encore au long temps pendant lequel leurs
relations avaient été suspendues. Elles n'étonnaient pas l'abbé, ces
absences de la vie religieuse jusqu'au jour où la débâcle de l'amour
rejette les pauvres amoureuses mondaines, toutes meurtries et
pantelantes, aux pieds du Consolateur.

--Mon mari va bien, répliqua distraitement Mme Surgère.

Et aussitôt, songeant à ce moribond qu'elle avait laissé avenue de
Wagram:

--C'est-à-dire, fit-elle, qu'il ne souffre pas. Mais sa maladie n'est
pas guérissable, vous savez...

--Et notre chère Claire Esquier? Elle demeure bien avec vous, n'est-ce
pas?

--Elle aussi est un peu souffrante... Mais ce n'est rien... Nous ne
sommes pas inquiets.

Il y eut un silence. Julie, évitant le regard de l'aumônier, considérait
obstinément la pendule; un petit balancier de métal oscillait dans une
échancrure du cadran. L'abbé, la voix plus basse, demanda:

--Et vous, _mon enfant_, comment allez-vous?

Elle ne répondit pas; le flot de son chagrin remonta jusqu'à ses yeux,
qui s'emplirent de larmes. Elle les essuyait à mesure, mais il en
montait d'autres, sans cesse, comme d'une source inépuisable.

Le prêtre se rapprocha d'elle:

--Allons, soyez courageuse! Vous avez beaucoup de chagrin, je le vois.
Prenez confiance. Si vous revenez loyalement à Dieu, soyez sûre que vous
lui devrez la consolation et la paix.

Et il répéta cette phrase, que Julie avait entendue textuellement, à son
autre visite.

--Voulez-vous que je vous entende au saint tribunal?

Cette fois, elle répondit:

--Oui... mon père.

L'abbé se leva, alla vers l'alcôve. Il en ouvrit les rideaux. À côté de
l'étroit lit de fer, le confessionnal apparut: un siège et un prie-Dieu,
séparés par une planche d'acajou grillagée.

Tous deux s'installèrent. Il dit:

--Je vous écoute.

Elle balbutia les paroles rituelles de la confession, remise
naturellement à leur usage, quoique tant de jours eussent passé sans
qu'elle les prononçât.

--Eh bien, ma fille, reprit l'abbé, comme elle se taisait, hésitante, ne
sachant plus par où commencer ses aveux... voilà bien longtemps que je
ne vous ai pas vue ici... Avez-vous néanmoins fréquenté les sacrements?

--Non, mon père.

--Ah!... Vous en avez été éloignée par un scrupule de conscience, sans
doute?... Vous ne trouviez pas que... l'état de votre cœur... les
habitudes de votre vie... comportassent une fréquentation assidue?...
oui... c'est cela. J'ai le souvenir de la dernière visite que vous
m'avez faite. Vous étiez inquiète, à ce moment-là, mais pleine de bonne
volonté.

--Oh! oui, murmura Julie.

--Et cependant, vous avez failli? continua le prêtre, qui ne
questionnait plus, qui se bornait à solliciter l'aveu tacite par de
courtes haltes de silence au bout de ses phrases. Vous avez, quoique
mariée, cédé à un amour coupable... avec un homme beaucoup plus jeune
que vous?...

Elle se taisait. Son amour lui apparaissait, aux mots du prêtre, sous sa
face criminelle, et elle s'étonnait d'avoir vécu tranquille,
heureuse,--oh! plus que tout le reste de sa vie chaste,--en compagnie du
péché... Dans l'appareil religieux qui l'environnait, à côté de ce
prêtre, elle commençait seulement d'en souffrir religieusement; elle en
voulait être lavée, pour jamais délivrée.

L'abbé demanda:

--Vous avez cédé à ce jeune homme, peu de temps après votre visite ici?

--Oui, mon père. Moins de trois mois après.

--Et vous lui avez appartenu... dans la maison même de votre mari?

--La première fois seulement... Ensuite... il a pris un appartement, et
c'est là que nous nous sommes vus.

--Et là, toutes les fois qu'il a exigé de vous le péché... vous avez
consenti?...

--Oh! mon père! interrompit-elle... vraiment, je ne crois pas que vous
vous représentiez exactement comme je l'aimais. Je pensais à lui
constamment; tout m'ennuyait quand il n'était pas près de moi, et dès
qu'il y était, je n'avais aucun besoin de distraction pour être
heureuse. Bien sûr, je n'aurais jamais rien su lui refuser. Mais il me
semble bien que c'était surtout de le voir heureux que j'étais
heureuse!... Oui, c'est cela. Je vivais pour lui: et j'avais tant de
joie à penser que c'était _par moi_ qu'il était heureux!

--Ma pauvre enfant! reprit l'abbé, sentant qu'elle échappait au remords,
envahie par l'attendrissement des souvenirs... vous avez été très
coupable...

Il y eut un silence, troublé seulement par les sanglots de Julie.

--Et c'est un réveil spontané de chasteté qui vous a décidée à revenir
me trouver, à demander asile à Dieu contre ce _crime_?... Ou bien,
est-ce que ce sont les événements?...

--Mon père, ce sont les événements. Il ne m'aime plus.

Alors, ce mot lâché, toutes les écluses de son chagrin cédèrent
ensemble... Elle sanglota, dévêtue de la pudeur même de sa douleur,
disant seulement, parmi ses larmes: «Il ne m'aime plus! Il ne m'aime
plus!...»

--Levez-vous, mon enfant, lui dit l'abbé... Et venez vous asseoir ici...
Vous êtres trop bouleversée pour rester à genoux.

Il tira d'un des tiroirs de son bureau le flacon de sels, toujours prêt
pour les évanouissements, le livra aux mains de Julie. Elle le respira
longuement. Quand elle fut plus calme, elle parla, d'elle-même, sans
qu'il fût besoin de la questionner. Elle raconta l'histoire de sa chute,
le temps de possession sans partage, puis le retour de Claire, les
secousses qui avaient précédé l'arrachement définitif, le voyage
d'Allemagne, la catastrophe...

L'abbé Huguet l'avait écoutée sans l'interrompre. Quand elle eut fini:

--Et maintenant, demanda-t-il, avez-vous tout à fait renoncé à votre
péché?

--Oh! oui, tout à fait... Rien ne pourrait m'y ramener, rien, rien...

--Cependant, vous étiez bien possédée par cette affection. D'un jour à
l'autre, elle a disparu de votre cœur?

--Non. J'aime toujours Maurice. S'il faut ôter cela de moi, que le bon
Dieu m'épargne!... je ne peux pas, je ne serai jamais pardonnée.
Seulement... quand je fais mon examen de conscience, il me semble que
désormais il n'y a pas de péché dans la pensée que je garde à Maurice.
C'est quelque chose de très fort, mais de blessé, comment dire? de
triste, comme on aime quelqu'un qui est mort. Non, je ne puis pas pécher
en l'aimant comme cela.

L'abbé réfléchit quelque temps.

--Votre conscience vous appartient, mon enfant, dit-il. Vivez en paix
avec elle. Le bon Dieu veut vous pardonner puisqu'il vous éprouve...
Écoutez-moi.

De cette voix singulière qui faisait vibrer comme un cristal les nerfs
de ses pénitentes, il ajouta:

--Vous voici revenue, ma fille, toute meurtrie et saignante, aux pieds
de votre confesseur. Dieu vous a frappée dans votre péché même, il faut
l'en remercier. Vous avez fait un voyage à travers l'amour humain: vous
pouviez y demeurer éternellement, et cette honte s'attachait à vous
comme une lèpre, jusqu'à la mort, jusqu'au delà. Vous souffrez, n'est-ce
pas? mais tout de même vous vous sentez aujourd'hui quelque chose de
meilleur qu'hier; vous n'êtes plus cet être coupable et vil: une
amoureuse. Oui, une amoureuse; le mot vous choque parce que je le
prononce ici, dans cette sainte maison, devant ce crucifix: hier vous
n'étiez pourtant pas autre chose. Adorez la main qui vous ôte violemment
cette triste prérogative. Il ne vous est pas interdit, certes, d'aimer
encore l'homme que vous avez aimé; mais voyez comme cet amour se
hausse, s'il exclut le don de votre corps. Rappelez-vous ce que je vous
disais voici trois ans: «Il y a quelque chose de mal dans l'amour.» De
ce quelque chose de mauvais, vous avez senti l'amertume, n'est-ce pas?
Eh bien, ôtez de l'amour ce vague élément coupable, il reste une grande
vertu, la charité. Allons, mon enfant, prenez courage! Vous recouvrez
votre nationalité perdue d'honnête femme et de chrétienne. Prononcez les
paroles de contrition; je vais vous absoudre. À genoux, mon enfant; le
front bas, mais l'âme haute. Et point de larmes. Quoi! vous renaissez à
la santé morale, et vous pleurez?

Lorsque les dernières paroles de l'absolution furent prononcées, que le
prêtre eut dit à Julie les mots rituels du congé: «Allez en paix!» tous
deux se relevèrent en même temps. Ils sentirent le besoin de se séparer
sans ajouter une parole, et dès ce moment même. Ils se serrèrent la
main.

--Adieu, madame. Revenez me voir, n'est-ce pas? N'oubliez plus le chemin
de cette maison.

--Adieu, mon père.

***

De nouveau Julie était dans la chapelle, maintenant tout à fait vide.
Elle s'était agenouillée près du chœur, dans les bancs des toutes
petites; machinalement elle s'était mise à la place qu'elle avait
occupée là, plus de trente ans auparavant. Et le miracle de la
confession sincère, si incompréhensible aux âmes non religieuses,
s'accomplissait vraiment: son âme aussi était redevenue pareille aux
âmes innocentes des enfants agenouillées là tout à l'heure. L'abbé
Huguet avait dit vrai: elle n'était pas faite pour les matérialités de
l'amour. Si son cœur saignait encore par mille entailles, si de ses yeux
meurtris jaillissaient des larmes, inépuisablement, à la pensée que
l'ami chéri n'était plus à elle, ne l'aimait plus, quelque chose dans sa
chair libérée s'apaisait, se guérissait, comme de la cuisson d'une
ancienne brûlure.

Elle restait agenouillée... Elle avait l'obscure confiance que des voix
divines lui dicteraient là ce qu'elle avait à faire; car elle voulait
encore, son sacrifice résolu comme il l'était, l'accomplir utilement et
modestement. Elle y réfléchit longtemps; ce fut la cloche bien connue,
annonçant le repas, qui lui rappela l'heure. Il fallait n'inquiéter
personne, éviter le bruit autour de ce qui allait se passer. Il fallait
qu'il n'y eût de catastrophe, d'écroulement, de blessure, que dans son
propre cœur.

Elle put regagner sa maison avant midi. Tonia la guettait derrière les
barreaux de sa logette, comme de coutume.

--Ah! Yù! fit-elle... Comme tu nous as tourmentés ce matin, ma Yù! Je
t'assure que je me suis fait du mauvais sang, et M. Esquier aussi, va!

--Chut, Tonia!... Pas de bruit. Il n'y a rien d'extraordinaire à ce que
je sorte le matin pour revenir à midi. Fais servir le déjeuner dans un
quart d'heure. Est-ce que M. Daumier est arrivé?

--Oui, ma belle, il est chez M. Surgère à causer avec M. Jean.

--Va le trouver, prie-le de monter dans ma chambre. Et ne bavarde pas,
hein!

--C'est dit... Pas un mot!

Quelques instants après, le docteur, assez inquiet de l'accueil qu'on
lui ferait, entrait chez Mme Surgère. Il la trouva, ce qu'il n'aurait
pas attendu, parfaitement calme. L'eau fraîche avait, sur ses yeux,
effacé les traces des larmes. Elle s'était soigneusement recoiffée. Rien
ne trahissait, sinon la pâleur de ses joues, les émotions de la veille
et de la matinée.

Elle tendit la main au médecin:

--Bonjour, docteur. Vous voyez que je vais bien. Comment va Claire?

--Beaucoup mieux. Elle a dormi sans fièvre. J'ai le meilleur espoir.

--Et Antoine?

--Toujours de même.

--Vous déjeunez avec nous?

--Si vous voulez de moi.

--Certes. Mais un mot, avant de descendre. Qu'est devenue la lettre que
vous m'avez montrée hier... la lettre de Maurice à Claire?
insista-t-elle, voyant Daumier hésitant. N'ayez pas peur, je suis
calme... L'avez-vous remise à Claire, cette lettre?

--Non, je l'ai gardée. Je n'ai pas cru devoir...

--Eh bien, écoutez. Avez-vous confiance en moi?

--Quelle question, chère madame!

--Oh! nous n'en sommes pas aux formules de courtoisie. Le cas est trop
grave, n'est-ce pas? Avez-vous confiance en ma parole comme en la
parole d'un homme d'honneur? Et si je vous donne cette parole que je ne
m'oppose plus au mariage de Claire et que je vais moi-même écrire à
Maurice pour le rappeler, me croirez-vous?

--Je vous crois absolument.

--Alors cette lettre... que vous m'avez montrée hier, je vous la
demande. Vous m'épargnerez l'humiliation qu'elle soit lue par Claire...
et, à moi, elle me servira de sauvegarde contre moi-même, si jamais
j'avais la tentation d'une défaillance. Pourquoi hésitez-vous? Maurice
vous a donné le droit d'en disposer à votre idée, et, certes, l'usage
que vous en avez fait hier est plus étrange...

Daumier réfléchit quelque temps.

--Vous avez raison, finit-il par dire. Cette lettre, maintenant qu'elle
a fait son œuvre, est à vous.

Il la lui donna. Julie l'enferma aussitôt dans un tiroir de son
secrétaire.

--Elle n'en sortira jamais, dit-elle, que si je ressens un jour le
regret de mon sacrifice. Alors je la relirai pour me convaincre que je
fis bien. Je vous le jure.

Ils se regardèrent au fond des yeux.

--Vous êtes admirable, dit le médecin.

--Admirable, mon Dieu! répliqua-t-elle avec un sourire très triste. Je
ne me trouve guère admirable, moi. Enfin, le plus rude de la besogne est
fait. Il nous reste à rappeler Maurice. Je m'en charge. Jusque-là, si
vous voulez, nous oublierons toutes ces choses... Je veux que ce retour
et le mariage aient lieu sans bruit, tout simplement. J'étais
l'obstacle; je m'efface.

Daumier lui baisa la main. Il cherchait des mots pour exprimer son
émotion. Mme Surgère mit un doigt sur sa bouche:

--Pas une parole jusque-là! C'est promis? Et maintenant, descendons.



VI


DEPUIS trois jours, Maurice attendait anxieusement, à Heidelberg, la
réponse de Claire. Qu'allait-elle répondre, si elle répondait? Et que
pouvait-elle répondre dont il fût satisfait? La situation était sans
issue pour elle comme pour lui. Un seul événement aurait pu mettre son
cœur en repos; il était impossible, sûrement impossible, et pourtant il
s'attardait souvent à le rêver: Claire quittait Paris et le rejoignait
en Allemagne, comme naguère Julie. Oh! le voyage avec elle, avec Claire,
cette taille souple serrée contre lui, et le baiser de ces lèvres rouges
et l'odeur de ces noirs cheveux crêpelés... Une à une, il avait le cruel
courage de revivre par le souvenir les journées, les minutes de
Cronberg, la jeune fille substituée, dans ce rêve, à la maîtresse
trahie... Et subitement, en plein rêve, il recevait comme un coup de
poignard le choc de la dernière parole de Julie:

«Si tu reviens ici avec une autre femme, et que la petite Kœthe te
demande où je suis, tu lui répondras que je suis morte, n'est-ce pas?»

Le troisième jour, une lettre arriva. Il reconnut sur l'enveloppe
l'écriture de Julie. «Pauvre Julie! Encore des tendresses vides...
Encore des:--Je t'aime, mon adoré! Tu manques bien à ta Yù!...» Mais,
quand il eut ouvert le papier, parcouru les quelques lignes qu'il
contenait, il fut réveillé en sursaut de son indifférence.

/#
     «Mon ami, des événements graves, qui vous intéressent, se passent
     ici. Revenez par les plus courts chemins. Votre présence est
     nécessaire, et celle qui la réclame c'est

     «Votre amie

     «JULIE SURGÈRE.»
#/

Il relisait ce court billet, en répétait les mots à haute voix. C'était
l'écriture bien connue, c'était le papier favori de Julie; mais la
pensée qui avait animé ces lignes, non, ce n'était pas la sienne.
«Quelque chose de grave se passe vraiment là-bas... _Mon ami_, au lieu
de _Mon aimé_... Pas un mot de tendresse émue... Une mère aurait pu
m'écrire cela...» Il réfléchit, envisagea une à une toutes les solutions
qui lui parurent vraisemblables... Il ne vit naturellement pas la seule
vraie: il ne devina pas que Daumier eût pu montrer ses lettres à Julie.
«Claire va plus mal... ou bien Antoine se meurt...» Et tout de suite il
rejeta la première hypothèse... «Si Claire était très malade, ce ne
serait pas Julie qui m'appellerait auprès d'elle.» Car, comme la plupart
des hommes, il n'imaginait pas qu'une femme, sans cesser de l'aimer, pût
faire le sacrifice de son amour.

«Oui, c'est bien cela. Antoine va mourir. Julie a hâte de me revoir;
elle m'appelle. Elle va me demander de tenir ma parole. Elle veut
s'assurer que j'y suis toujours résolu.»

Quelques jours plus tôt, cette nécessité du retour à Paris, face à face
avec son serment, l'eût effaré. Aujourd'hui cette lettre, qui contenait
la mise en demeure, l'arrêt, lui procurait un soulagement, un
contentement secrets. Ces trois lignes sur papier mauve, c'était la
libération, la fin de l'exil: elles lui rendaient, devant sa conscience,
le droit au retour. Au bout du voyage, il allait trouver le mur de
l'impasse... Mais de louches espoirs le soutenaient comme à tant
d'heures de sa vie. «Soit... je tiendrai ma parole, mais je serai près
de Claire, et d'être près d'elle, je la guérirai. Et puis, tout
s'arrangera...» Il n'osait pas se dire comment, par quelle double
trahison... Ce qui fut résolu dans son esprit sans l'ombre
d'hésitation, ce fut le retour. Comme toujours, esclave de la destinée,
il avait attendu l'impulsion d'autrui pour se décider.

Il partirait donc; il partirait au plus vite. Ayant consulté l'horaire
des trains, il constata qu'il fallait attendre le lendemain pour
rejoindre à Carlsruhe l'Orient-express qui le ramènerait à Paris dans la
matinée du surlendemain. Cet homme que la plus dure échéance menaçait, à
qui se présenterait, quarante-huit heures plus tard, une traite à payer,
dont le montant était son avenir, cet homme passa les deux jours qui
suivirent dans la fièvre, mais dans une fièvre active, bien vivante,
presque heureuse. Il consacra sa matinée à reparcourir les merveilleux
environs de Heidelberg: le soleil les incendiait des feux pâles de
novembre, la robe rouge des bois se déchiquetait aux moindres souffles;
mais jamais le Philosophenveg ni le Kœnigstuhl ne lui semblèrent plus
délicieux. Il ressentait pour Heidelberg, comme pour Hombourg, comme
pour Cronberg, l'attrait mystérieux dont nous parons les lieux où nous
avons beaucoup vécu, y ayant beaucoup aimé ou beaucoup souffert.

La nuit suivante, il dormit peu: cette nuit d'insomnie ne lui parut ni
lente ni pesante, et quand, aux premières lueurs du jour, il s'embarqua,
il tressaillit à la pensée que ce train le ramenait en France... Enfin,
enfin, l'exil était clos, il revenait! Vers d'autres épreuves, certes,
vers l'étranglement final de ses rêves, mais il revenait! Eh quoi!
jadis, il avait rêvé le cosmopolitisme indifférent d'un Byron, d'un
Stendhal; il avait raillé la superstition de la patrie. Elle lui restait
donc, celle-là aussi, comme la superstition de l'amour?

Il s'endormit bientôt. À son réveil, le jour brillait, déjà haut, dans
un ciel gris; la voie traversait des plaines fades, des bois défeuillés:
c'était la France. Maurice, scrutant son cœur, inquiet de défaillances
possibles, s'étonna de se trouver si résigné dans sa tristesse. «C'est
que je vais revoir Julie, pensa-t-il. Pauvre amie, elle m'aime bien.» Il
se rappela les anciens retours, au bon temps de leur tendresse, quand il
regagnait Paris après quelque absence brève, sa maîtresse debout sur le
quai de la gare, silhouette voilée, et les enlacements interminables,
tandis que la voiture les ramenait rue Chambiges. Une si violente
éruption de souvenirs le bouleversa, qu'il comprit combien il l'aimait
encore, cette délaissée dont il disait, l'instant d'avant: «Comme elle
m'aime!»--«Mais quel homme suis-je donc, quelle exception, quel
déshérité de la raison? Julie est la menace suspendue sur mon avenir,
mon mal secret, et je l'aime!» Oui, il fallait bien en convenir avec
soi-même: le besoin de la retrouver, de se blottir dans ses bras,
maintenant que cet enlacement était tout proche, devenait pressant
jusqu'à l'angoisse. «Tout à l'heure, pensa-t-il, le cœur vidé par
l'émotion, quand le train, ralentissant, longera les façades de la rue
de Flandre... Dans une minute... Dans quelques secondes...»

***

Il se trompait. Julie n'était pas à la gare. Elle avait redouté la
désertion de son courage, tant surmené depuis huit jours, si,
brusquement, parmi la houle d'une foule qui débarque, dans le brouhaha
d'une gare, Maurice lui tombait dans les bras. S'il allait être tendre?
S'il s'était repris à l'aimer,--quoi d'étonnant, lui!--depuis son
affreuse lettre? Alors c'est elle qui aurait à lutter, à se défendre
d'être aimée... Oh! non... plus jamais!--Elle était résolue maintenant.
Quelque chose de plus fort que l'amour, une foi dans la fatalité, dans
la nécessité de son renoncement, la tenait aux entrailles...

Elle s'en alla donc, juste assez tôt pour arriver rue Chambiges à peu
près en même temps que Maurice; elle s'en alla à pied, tâchant de
calmer, de briser sa fièvre par cette longue marche.

Elle avait eu raison de suspecter ses nerfs; ils la trahirent tout de
suite, dès qu'elle fut là, dans l'asile de son cher passé de baisers et
de caresses. Elle pensa:

«C'est la dernière fois que je viens ici!...»

Et aussitôt, elle se sentit mourir. Elle s'abîma en défaillance sur le
divan où souvent ils s'étaient étendus l'un près de l'autre, lèvres
contre joues, en leurs stations de tendre et rêveuse immobilité.

Elle était revenue à la connaissance, lentement, comme un corps inerte
monte à la surface de l'eau, elle était revenue de cette prostration
dans l'oubli, quand elle perçut le bruit d'une voiture qui s'arrêtait;
la porte de la rue fut ouverte et repoussée, une clef tourna dans la
serrure.

«C'est lui!»

C'était lui. Il apparut, la tenture de l'entrée soulevée: l'instant
infiniment court où elle l'aperçut ainsi, hésitant devant la pénombre de
la grande chambre, elle eut le temps de se dire: «C'est lui et ce n'est
plus lui.» Il lui semblait que Maurice était autre, que depuis une
époque très lointaine elle ne l'avait pas vu, qu'il était devenu une
chose abolie et irréelle, comme son bonheur...

--Julie!...

Il n'avait prononcé que ce nom, d'une voix si brisée!... et, elle ne
savait pas comment cela s'était fait, il était là, à genoux, roulé à ses
pieds, malgré tout redevenu le Maurice d'autrefois, réfugié dans le
creux de sa robe, l'enfant prodigue pâli par l'absence, meurtri par la
route. Il se réfugiait dans cette chaleur de sein, désertée vainement,
tant regrettée, retrouvée enfin! Et elle aussi, comme naguère, avait
appuyé ses lèvres dans les boucles brunes de son ami; elle les y
laissait, elle ne pouvait plus les en arracher, car elle savait bien que
c'était là le dernier, le _dernier_ baiser; une seule parole prononcée
entre eux romprait l'exorcisme... Tout serait fini.

Alors Maurice, dont le cœur et la bouche étaient comme scellés par
l'attente d'un événement extraordinaire, sentit des larmes humecter ses
cheveux, puis son front, puis ses yeux et ses joues... Ces larmes
coulaient comme ne coulent point des larmes ordinaires, elles coulaient
sans secousses de sanglots, abondamment et silencieusement, elles
coulaient comme le sang d'une blessure ouverte.

Il eut peur, vraiment peur, redressa sa tête effarée; l'extrême douleur
humaine nous effraye comme la folie. Il balbutia:

--Qu'est-ce que tu as... Julie? Dis! qu'est-ce que tu as?... Pourquoi
pleures-tu comme cela?... Tu me fais peur...

Elle se serra violemment contre lui.

--C'est fini, murmura-t-elle. Ô mon chéri, c'est fini!

Il ne la comprit pas bien; mais ce mot qu'il entendit lui creva le cœur,
d'un coup de glaive froid. Quelque chose, quelqu'un, elle, lui, le
passé,--il ne savait quoi,--quelque chose mourait, en cette minute, près
de lui, près d'elle, entre eux... il le sentait... Il se cramponna à la
robe de sa maîtresse, chercha sa bouche, qu'elle dérobait.

--Qu'est-ce que tu dis? Fini? Rien n'est fini... Me voilà, Julie...
Regarde! Je reviens... Tu ne m'aimes donc plus? Tu ne veux plus
m'embrasser?

Elle l'écarta d'un geste où il chercha encore un frôlement de caresse.
La volonté de ne pas fléchir dans l'attendrissement arrêta ses larmes.

--Je t'en prie... Maurice!

Il leva vers elle ses beaux yeux désolés...

--Eh bien! pourquoi me repousses-tu? Je t'aime!

--Écoute-moi, dit-elle. Aie pitié de moi! Ne me fais pas souffrir plus
qu'il ne faut! Tu sais bien que tout est fini.

Il répéta obstinément:

--Je t'aime!

Et il ne mentait pas. Il avait horreur de ses hésitations et de ses
trahisons: il se sentait à présent incapable de quitter Julie.

--Je suis bien résolue, reprit-elle. Je te rends à toi-même, mon aimé.
Marie-toi, et (sa voix se fêla) sois heureux.

--Je t'aime! répéta Maurice. Je ne veux que toi!

C'était lui, maintenant, qui, le front buté entre les genoux de son
amie, sentait monter à ses yeux une marée de larmes charriant son passé,
son amour, son cœur, tout lui-même. Julie, la main légèrement posée sur
les cheveux du jeune homme, continua:

--Ne crois pas que je t'en veuille... Je n'ai pas changé... Je ne
changerai pas, je serai toujours la même pour toi,--c'est la vérité
vraie que je dis là!... Je t'ai bien aimé, va, mon chéri! Je veux, comme
avant, que tu sois heureux. Si j'ai du chagrin, aujourd'hui, c'est que
je ne puis plus te rendre heureux dans l'avenir. Voilà mon chagrin,
vois-tu...

Maurice balbutia:

--Julie!... Ma Julie!... Ma Yù!

--Tu l'aimeras tout de même un peu, ta pauvre Yù, n'est-ce pas? Quand tu
penseras à elle... après... tu sais... tu te diras que ce n'était pas sa
faute... si tu étais si jeune, toi, tellement trop jeune pour elle!...
Pense d'elle toujours ce que tu en penses maintenant, mon chéri.
Maintenant cela te fait du chagrin de me quitter, je le vois bien...

Maurice, sans relever la tête, mais serrant la taille de Julie dans ses
bras noués, répéta violemment:

--Je ne veux pas, je ne veux pas!

Elle laissa les secousses de ce corps nerveux se calmer, lui dénoua les
bras d'un geste doux, et dit:

--Allons!... Je m'en vais.

Est-ce qu'il rêvait? Est-ce que vraiment elle allait partir comme cela,
s'arracher de lui? Jamais il n'avait prévu cette fin réelle de leur
amour... Elle l'effarait, elle le désarmait.

Il se pendit à ses mains:

--Reste, Julie!... Ce n'est pas possible! Tu ne me quittes pas, voyons!
tu ne t'en vas pas? Qu'est-ce que je t'ai fait pour m'abandonner?

--Adieu, dit-elle encore. Il faut que je rentre. Viens demain matin à la
maison. On t'y attendra. Adieu!

Il la regarda se lever, se recoiffer, se rajuster
rapidement,--s'éloigner. Avant de soulever la portière, elle lui
sourit, d'un sourire de mourante: il devina encore l'affreux mot sur ses
lèvres:

--Adieu!

Mais comme elle allait sortir, il courut à elle. L'effroi du «Jamais
plus!» l'avait galvanisé. Il la voulait encore, il l'aimait, il voulait
sa bouche, sa gorge, son corps désirable que lui rappelait, en un
brusque éclair, la tenace mémoire des sens.

Elle ne comprit pas ce qu'il allait faire, d'abord... ce fut seulement
quand elle se sentit entraînée vers le lit, tout proche.

Un cri l'étrangla:

--Oh! jamais cela! jamais! jamais!

L'effroi révolté de toute sa chair lui rendit la force de se dégager...
Maurice, repoussé, chancela un instant... Et, pendant cet instant très
court, elle s'enfuit.

***

Lorsqu'elle fut partie, il n'eut pas le courage de la suivre. Une
muraille s'était dressée tout à l'heure entre eux deux, il le savait, il
le sentait. Il se jeta sur son lit, tout vêtu. Il sanglota. Oui, c'était
bien vrai, un peu de sa vie était mort. Sur quoi pleurait-il? Sur
l'amour disparu? Sur lui-même? Sur lui-même, sans doute, sur sa
condition misérable d'être changeant et successif, que nous remémorent
cruellement les départs, les séparations. Cette femme en larmes qui
venait de s'évader de lui, c'était sa jeunesse: elle emportait dans le
pan de sa robe des lambeaux saignants de son humanité.

«Et Claire?»

Le nom, la figure, l'allure, le parfum de la jeune fille... À cette
évocation répondit un tressaillement intérieur, quelque chose de violent
et de délicieux, quelque chose d'insoumis à sa douleur, à sa raison
même... Il se reprocha cette basse joie, comme un viveur aux abois peut
se reprocher, à la mort d'un père qu'il chérit, le contentement obscur
de l'héritage. Toutes les conventions accoutumées se renversaient pour
lui. Le crime était l'abandon de la maîtresse, le désir de la fiancée.
Longtemps il s'égara à y rêver. La nuit était tout à fait venue. Il eut
faim. Il sortit.

Les rues pavées en bois, mornes et désertes, s'ouvraient comme de vastes
corridors. De temps en temps, un fiacre en maraude s'avançait au pas,
indécis à chaque tournant. Puis il en passa deux, lancés à fond de train
vers les Champs-Élysées, dans une course de vitesse.

Le front lourd,--fatigué du voyage, ravagé par l'émotion récente, et
pourtant assailli du besoin de se mouvoir, d'épuiser son corps, Maurice
marcha droit devant soi. Il passa la Seine au pont de l'Alma, atteignit
l'avenue Bosquet et la suivit jusqu'à l'École militaire. Là, les
lanternes d'un grand café attirèrent son regard. Il vit ces mots en
exergue sur les glaces: «Déjeuners et dîners à prix fixe et à la
carte.» Alors, se rappelant qu'il était sorti pour dîner, il entra.

C'était un restaurant fréquenté surtout par les officiers de l'École de
guerre et de l'École militaire. La plupart étaient en civils,
quelques-uns encore en uniforme. Tous menaient grand bruit autour des
tables, où s'étalaient de grosses assiettes et des couverts désargentés.
On y voyait aussi des femmes, des filles à lieutenants, vêtues comme en
province. Quelques petites robes noires d'ouvrières s'attablaient avec
des isolés, et ceux-là, vrais couples d'amoureux, parlaient à voix
basse, penchés l'un vers l'autre.

Maurice s'assit près de la tablée la plus bruyante; il lui fallait du
divertissement, quel qu'il fût. Il se fit servir une bouteille de
champagne. Le garçon, devinant un client élégant, supérieur aux
habitudes de l'établissement, affectait l'empressement et le respect.

Peu à peu, la chaleur, le bruit, la fumée du vin, chassèrent de son
cerveau lourd les préoccupations graves qui l'obsédaient. Après un long
repas, il quitta le restaurant, marcha de nouveau par les avenues,
tournant le Champ de Mars, la tête à la fois pesante et vide, comme une
boule creuse de métal dense. De longues vagues de vent balayaient l'aire
immense, maintenant déserte, où s'était heurtée, naguère, la cohue de
toutes les nations. Une saveur de liberté, d'espace livré à sa marche
active, subitement le grisa. Malgré son chagrin, malgré son inaptitude
actuelle à réfléchir et même à rêver, un phénomène de rajeunissement, de
renaissance à l'espoir, s'opérait en lui, dans le mystère. Quelle
lumière indistincte, mais grandissante, brillait sur les décombres et
sur la nuit de son cœur?

Oh! ténébreux et troubles, nos cœurs humains, même les plus sincères!
Jamais il ne l'avait si bien senti, ce cœur, le jouet de l'amour
inévitable, tyrannique dans ses appels comme dans ses reniements... Tout
saignant encore, ayant sur le front le sel des larmes de Julie et sur
les yeux la brûlure de ses propres larmes, voilà qu'il se sentait
renaître, appelé ailleurs par des voix inconnues, vers d'autres
palpitations de tendresses, vers d'autres larmes et d'autres joies, vers
l'avenir!...

***

Cette fin de soirée, qu'il promena au hasard, le long des quais de la
Seine, loin, loin, jusque vers Auteuil, puis par les boulevards
extérieurs, puis par les désertes allées de la Muette,--cette soirée
demeura dans son souvenir comme quelque chose de triste et d'utile, de
mémorable et de confus. Il se la rappela comme pourrait se rappeler un
insecte ailé l'obscure élaboration qui de larve le fait papillon. Des
forces d'une puissance ignorée l'avaient travaillé miraculeusement,--et
il sentait bien que, sans ce travail accompli sur lui, malgré lui, il
n'aurait pas eu le courage de vivre.

Quand finit-elle, cette crise intérieure, à laquelle il assista comme un
étranger à une bataille où son drapeau n'est pas engagé? Quand
rentra-t-il chez lui, se coucha-t-il, dormit-il? Il ne le sut pas. Il
n'aurait pas pu le dire, lorsque, le lendemain matin, il se réveilla
extraordinairement épuisé et cependant lucide. La concierge était debout
près de son chevet et lui tendait une dépêche qu'on venait d'apporter.

Elle était de Julie et contenait seulement ces mots:

/#
     «_Votre retour est annoncé à la maison._ _Claire et son père vous
     attendent: venez ce matin, ne tardez pas._

     _«Votre vieille amie_

     «JULIE.»
#/

C'était tout, et comme c'était simple! Combien aisément se dénouait la
crise tant redoutée! Et dans sa conscience ainsi purifiée, balayée par
les obscures souffrances de la veille, tout se résolvait de même. Un
morceau de son cœur avait été amputé? Eh bien! quoi? il vivrait avec ce
qui lui restait de cœur: à ce prix, son mal était guéri, il pouvait
marcher dans la vie, invalide, certes, mais bien portant.

La vieille écaille de désespérance tombait enfin de ses yeux; il
espérait, il voulait espérer: il se retrouvait plein de force et de
jeunesse, marchant à l'avenir. «Quelqu'un souffre pour moi. Mais que
puis-je, que puis-je pour l'empêcher de souffrir? Oui, j'accepte un
sacrifice. Mais tout être ne vit-il pas du sacrifice des autres?» Et,
pensant à la pauvre Julie, en ce moment volontairement abîmée et
meurtrie, il comprit qu'elle continuait vraiment son rôle maternel,
qu'elle l'enfantait vraiment, qu'elle jetait à la vie un homme nouveau,
sorti de ses entrailles sacrifiées.

«Allons, se dit-il tout haut, il faut agir.»

Il s'habilla rapidement, s'interdisant de rêver. Il se jeta dans un
fiacre, donna l'adresse de l'hôtel Surgère. Par moments, si violemment
que fût bandé son effort, son cœur se crispait. «Quelque chose d'affreux
se passe... va se passer.» Il se contraignait alors à regarder les
maisons, les enseignes, les arbres... Il avait enfin surpris le secret
des hommes d'action: ne pas penser pendant qu'on agit.

Quand on lui ouvrit cette porte verte tant de fois franchie, il se dit:
«Je franchis le ruisseau fatidique de ma vie.» Un sanglot souleva sa
poitrine, et il lui sembla que ce qu'il allait faire, cette fois encore,
on le lui faisait faire. «Es-tu bien sûr que ce soit le bonheur?» disait
au fond de lui une voix. Il se refusa à l'écouter et monta vite, d'un
pas décidé.

Mais quoi? Est-ce que la maison était vide, inhabitée? Pourquoi
personne au-devant de lui?... Il était sur le seuil du salon mousse; il
entra.

Il la vit tout de suite, _elle_, celle par qui et pour qui il avait
souffert, et qu'il conquérait maintenant, au prix de l'agonie d'une
autre. Il la vit qui l'attendait, diminuée, pâlie par la convalescence,
mais souriante, mais victorieuse. Pour cette enfant frêle, que de
trahisons consommées, d'exils soufferts, de larmes répandues! Elle lui
apparut comme la fée subtile, maîtresse de sa vie: avec ses doigts
minces, elle avait débrouillé l'écheveau de trois destinées, et sa robe
de fée en était tissue...

--Claire!

Elle essayait de lui sourire, surgie devant lui avec l'ensorcellement de
ses yeux trop noirs, de sa peau trop blanche, de ses lèvres que les
longues fièvres n'avaient pas défleuries; le sang aux joues, tout de
suite, et aux lobes transparents des oreilles. Il la prit, il l'attira:

--Ah! je t'aime, je t'aime!

Elle lui tendit son front qu'il baisa violemment. L'exorcisme était
rompu. La joie de la victoire chassait de son cœur les derniers remords,
les dernières pitiés, les dernières fumées de regrets.

Mais les mots manquaient à leurs pensées, les forces à leurs gestes.
Claire retomba sur la chaise où elle était assise, Maurice à ses pieds.
Et tout naturellement, parmi cet écroulement de tout son passé, où seule
l'enfant que voici subsistait, il sentit le besoin de s'abriter au seul
refuge qui lui demeurât. Il réfugia son front contre ce sein débile,
comme autrefois contre le sein de sa jolie mère, comme encore hier
contre le sein de Julie. Claire murmura tout à coup:

--Maurice!

Il releva la tête; il regarda. Julie était là dans l'encadrement de la
portière soulevée. Elle avait longuement repu ses yeux de ce spectacle:
son amant appuyé contre un autre sein de femme; et sa pâleur était si
effrayante que Maurice eût été moins surpris de la voir choir à terre,
foudroyée, morte, qu'il ne le fut de la voir marcher droit devant elle,
comme une somnambule, passer à côté d'eux sans parler, sans pleurer,
ouvrir la porte d'un geste raide, disparaître.

Elle était partie; son pas, un instant perçu sur le tapis du vestibule,
ne s'entendait même plus... Ils l'écoutaient encore, bouleversés par
cette apparition de la douleur humaine... Ils comprirent, sans l'avouer,
que parfois, dans l'avenir, leur bonheur serait traversé par
l'apparition de cette sacrifiée.

--Pauvre femme! murmura Maurice.

Claire glissa son buste contre l'épaule de son fiancé. Déjà savante de
son pouvoir, elle lui tendit la coupe où l'oubli se boit des trahisons
sentimentales, ses rouges lèvres de neuve amoureuse, et ses yeux
disaient clairement:

--«Bois!»

Il se pencha. Et dans ce baiser, d'un grand trait, il but l'Oubli...
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .



VII


EN bas de la descente qui va des quais de la gare de Lyon au boulevard
Diderot, le groupe qui venait d'accompagner les deux nouveaux mariés au
rapide d'Italie se sépara.

Daumier tendit ses mains aux trois autres: Esquier, Rieu et Mme
Surgère:

--Pardonnez-moi. Le devoir m'appelle. À demain; je viendrai déjeuner
chez vous avec ma femme.

--Où allez-vous? demanda Rieu, l'entraînant un peu à l'écart.

--À la Salpêtrière.

--À pied?

--Oui.

--Je vous accompagne. J'ai à vous parler. Vous rappelez-vous le conseil
que vous m'avez donné?...

--Certes, je me rappelle. Eh bien?

--Eh bien, je suis décidé.

--À le suivre?

--À le suivre.

--Vous allez me conter ça. Marchons.

Ils saluèrent encore de loin Esquier et Mme Surgère qui remontaient
dans leur coupé, et s'éloignèrent. Un instant après, le coupé,
descendant vivement le boulevard, les dépassa.

***

Esquier avait pris la main de Julie:

--Ma pauvre amie!... Vous avez été admirable! Vous n'avez pas eu une
minute de défaillance. Vous êtes une sainte!

C'était vrai. Durant les semaines de tortures qu'elle venait de subir,
pas un instant son courage ne s'était démenti. Elle avait même fini par
convaincre Claire et Maurice que son chagrin s'apaisait et qu'elle
aussi, la sacrifiée, elle oubliait. Elle s'était tenue à l'écart, dans
la chambre d'Antoine Surgère, laissant les fiancés seuls et libres,
comme des époux.

--Vous êtes une sainte! répéta Esquier.

--Non, dit-elle. Je suis une vieille femme sage et résignée. Tenez!
regardez: j'ai des cheveux blancs.

Elle tira de derrière son chignon une longue mèche grise, toute grise...
Esquier secoua la tête:

--Ce n'est pas l'âge, dit-il... C'est l'agonie de votre cœur, ma pauvre
amie. Vous êtes très belle, aussi belle qu'au temps...

Il n'acheva pas, mais elle le comprit, et fut remuée par le rappel de
cet amour. Esquier poursuivit, comme s'il se parlait à lui-même:

--Pourquoi souffrons-nous tant d'aimer sans être aimé, d'aimer plus
longtemps ou moins longtemps que l'autre?

Et, après un silence, il ajouta:

--Puissent-ils être heureux toujours, ces enfants!

--Oh! oui!... fit Julie.

Ils étaient sincères. Après l'acte de renoncement définitif qu'ils
avaient fait au bonheur personnel, ils souhaitaient qu'au moins leur
sacrifice servît à créer du bonheur.

Pour eux-mêmes, qu'importait? Leur tâche était faite. La destinée les
congédiait de l'amour, de la joie humaine. Côte à côte, ils regagnaient
la maison vide, elle de l'amant, lui de l'enfant...

Ils ne récriminaient pas, ils se résignaient. Leur silence cachait la
même pensée, la même vision. Ce qui leur restait de vie leur
apparaissait comme un long chemin tout droit, sans accident, mais
désert aussi, sans ombrage, sans paysage.

Et tous d'eux s'avouaient que le chemin était bien long, jusqu'à la
mort!

***

_Hombourg, 1891--Paris, 1892._

_Achevé d'imprimer_

le trente et un décembre mil neuf cent un

PAR

ALPHONSE LEMERRE

6, RUE DES BERGERS, 6

_À PARIS_





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