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Title: Le Journal de la Belle Meunière - Le Général Boulanger et son amie; souvenirs vécus
Author: Quinton, Marie
Language: French
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LE JOURNAL

DE LA

Belle Meunière

Le Général Boulanger et son Amie

SOUVENIRS VÉCUS

151e mille

IMPRIMERIES G. MONT-LOUIS

57, Rue Blatin, 57 CLERMONT-FERRAND

[Illustration: Général Boulanger]

[Illustration: MADAME MARGUERITE]



Table des Matières

_Préface_

CHAPITRE I. (1-17) Avant leur premier séjour à l'Hôtel des Marronniers.

--II.(18-24) Premier séjour.

--III. (25-26) Du premier au second séjour.

--IV. (27-37) Second séjour.

--V. (38-67) Du second au troisième séjour.

--VI. (68-73) Troisième séjour.

--VII. (74-119) Du troisième au quatrième séjour.

--VIII. (120-124) Quatrième séjour.

--IX. (125-161) Du quatrième séjour au voyage de Londres.

--X. (162) Portland-Place.

--XI. (163-176) Du retour au premier voyage de Jersey.

--XII. (177) L'Hôtel de la Pomme-d'Or

--XIII. (178-201) Du retour au second voyage de Jersey.

--XIV. (202) Saint-Brelade.

--XV. (203-229) Leur fin.

--XVI. (230) Ixelles.



AVERTISSEMENT


Le JOURNAL DE LA BELLE MEUNIÈRE, édité en 1895 par E. Dentu, avait été
cliché pour faciliter les réimpressions ultérieures, qui se sont succédé
au nombre de plus de quarante. Mais la Maison Dentu a cessé d'être et un
incendie a détruit son dépôt de formes.

L'auteur, par suite, a pu reprendre toute liberté de procéder à une
réédition personnelle.

Il en a profité pour apporter au texte de 1895 d'attentives retouches
consistant surtout en coupures. Il a pensé que les souvenirs vécus se
rapportant au général Boulanger et à son Amie gagneraient à être dégagés
de divers commentaires, de plusieurs menus faits n'intéressant pas
directement les personnages principaux du récit, enfin, de nombreux
passages consacrés aux polémiques des années 1888 à 1891.

L'auteur n'a pas hésité à alléger ainsi de plus de 150 pages son
Journal, afin d'en présenter une édition refondue, réduite et condensée
au possible.

MARIE QUINTON.

Nice, Novembre 1910.



PRÉFACE


_Qu'on me pardonne de me présenter moi-même sous ce nom de «Belle
Meunière». Depuis mon enfance, je n'en connais pas d'autre. Depuis les
années ensoleillées où je jouais, fillette, parmi les rochers et les
sources de mon adorable vallée de Royat, tout le monde m'appelait ainsi,
les compères aux lourds chapeaux de feutre et les commères aux coiffes
plissées._

«_La Zenta Mounira». Méritai-je mon surnom? J'en serais trop convaincue
s'il m'avait plu de prêter l'oreille à tous ceux qui auraient voulu m'en
faire compliment. Aujourd'hui, les belles années s'en sont allées, mais
mon nom, lui, ne veut pas les rejoindre. Plus je vais, et plus je le
sens peser sur moi comme un regret. Rien n'y fera, je dois m'y résigner:
il me le faudra porter jusqu'à la fin._

_De bonne heure, j'ai pris une habitude que personne ne m'a enseignée:
écrire le journal de ma vie. Je lui ai confié, à ce cher journal, et à
lui seul, toutes les angoisses ignorées de l'existence d'une pauvre
femme qui a beaucoup souffert. Parfois, les choses vécues dégageaient
une telle tristesse que le cœur me défaillait de les écrire. Bien des
pages sont restées blanches, tant étaient noires les impressions que
j'eusse dû tracer dessus._

_Cependant, une clarté est venue traverser quelques années de mon
existence. Le hasard m'a fait approcher le général Boulanger à l'époque
la plus passionnante de sa carrière. J'ai vu de près, comme je crois que
personne n'a pu la voir, sa vie intime, toute pleine de l'amour
surhumain qui l'a étreinte jusqu'à l'étouffer._

_On ne cesse de me dire que ces choses sont devenues de l'histoire et que
je n'ai plus le droit de les garder pour moi. C'est bien. Je détache ces
pages de mon livre. Les voici_:

Marie Quinton

_Royat, Mai 1895._



Le Journal de la Belle Meunière



CHAPITRE PREMIER

Avant leur premier séjour à l'Hôtel des Marronniers


* * *

1.--_Aujourd'hui Samedi 9 juillet 1887_

On ne fait que parler de l'arrivée du général Boulanger, forcé hier
soir, à Paris, de s'échapper sur une locomotive pour quitter la gare de
Lyon, qu'avait envahie une foule immense, et pour n'être pas emporté,
étouffé par le peuple qui l'idolâtre.

Tout le monde est bien fier ici de l'avoir maintenant à Clermont,
commandant du 13e corps d'armée. Il va nous rester trois ans et, qui
sait, c'est peut-être de Clermont que lui, le brave général Revanche,
partira pour la guerre, pour la victoire, pour la reprise des provinces
perdues.

C'est demain qu'il doit faire son entrée en ville, à la tête des
troupes, et qu'il doit aller au quartier général prendre possession de
son commandement.

Demain, il va y avoir un monde fou. Toutes les personnes à qui j'ai
causé n'ont qu'un désir, un souhait, un seul but de promenade pour
demain: aller voir et acclamer le général Boulanger!

* * *

2.--_Dimanche 10 juillet._

Est-ce que moi aussi je suis atteinte de ce que notre vieil ami et
docteur appelait plaisamment, ces jours-ci, la «Boulangite»? Dès mon
lever, j'étais sur des charbons ardents; enfin, l'heure approche, je
prends mes gants, mon manteau et, au premier moment favorable, je
m'échappe, je descends sur Clermont en courant comme je ne l'ai plus
fait depuis que j'étais toute fillette!

Pourvu que je n'arrive pas trop tard! Je cours, je cours, je n'ai plus
de souffle. Tout le long de la route, une foule de plus en plus compacte
se porte vers Clermont.

Bientôt, on ne peut plus avancer qu'au pas, et il me faut faire des
prodiges de souplesse pour me glisser à travers tous ces hommes pressés
les uns contre les autres.

J'arrive, luttant pied à pied, jusqu'à l'octroi. Mais là, impossible de
faire un pas de plus. À partir de ce point jusqu'à la place de Jaude, ce
n'est plus qu'une mer humaine. Tout Royat, tout Clermont, tout le
département du Puy-de-Dôme,--toute l'Auvergne est là à l'attendre.

J'entends des patois, j'aperçois des coiffes qui viennent d'au moins
quinze à vingt lieues à la ronde.

Un vieux paysan, placé près de moi, déclare qu'il n'a jamais vu telle
affluence, même au temps où l'Empereur est venu dans le pays. Il paraît
que, passé la place de Jaude, la foule est encore plus immense sur tout
le trajet, jusque bien au delà du quartier général.

Le temps est magnifique, le ciel tout bleu, tout ensoleillé. La gaîté de
la nature se reflète dans la foule. Personne n'est dans son état normal,
on est enfiévré, on palpite. À tout moment éclatent, répétés par des
milliers de poitrines, les refrains d'_En revenant d'la Revue_. Et quand
on arrive aux mots:

      «Moi, je n'faisais qu'admirer
      Le brav' général Boulanger!»

un seul cri s'échappe de toutes les bouches: «Vive Boulanger!»

Tout à coup, des sonneries de clairon parviennent jusqu'à nous, suivies
du bruit, lointain d'abord, puis de plus en plus proche, des tambours
qui battent aux champs. Et, au même instant, au milieu du silence absolu
qui vient de se faire, les musiques des régiments entonnent la
_Marseillaise_.

Ainsi que tous en ce moment, je penche la tête et je fixe les yeux dans
la direction de Chamalières, d'où va déboucher le cortège. Une poussée
se produit vers le cordon de troupes qui fait la haie et m'empêche,
pendant un moment, de voir. Mais je m'accroche, je me hisse sur les
épaules de ceux qui sont devant moi et, maintenant, je vois très bien.
Toute la largeur de la route est prise par une armée d'officiers de
toutes armes, chevauchant en grande tenue. Leurs uniformes scintillent
comme s'ils étaient pailletés d'or. Plus près, plusieurs généraux à
culottes blanches et coiffés d'un bicorne à plumes noires; enfin, à
quelques mètres seulement de moi, très droit sur un superbe cheval noir,
le grand cordon rouge entourant le torse, la poitrine constellée de
décorations, le bicorne étincelant sous la plume blanche, c'est Lui!

C'est bien Lui, tel que le représentent les images qui ornent jusqu'aux
plus humbles de nos chaumières, Lui, le jeune général à la barbe blonde,
aux yeux gris d'acier, au profil si puissamment beau! Je le fixe de
toute la force de mon regard et, alors, une chose m'a frappée. Sur ce
visage de l'homme adoré des foules, en cette minute de triomphe où tout
un pays de France l'acclamait, il y avait une expression de tristesse
infinie! Je n'ai pas pu me tromper: ses yeux, un instant, se sont
abaissés de mon côté; et ces yeux étaient infiniment mornes, et la face
tout entière était pâle, assombrie. Je voulus m'en assurer encore, mais,
déjà, il m'avait dépassée, tandis que le cri populaire, jusque-là retenu
dans toutes les poitrines, ébranlait de nouveau l'espace de son nom.

Je suis remontée à Royat, parmi la foule qui se dispersait. Toutes les
impressions de ces minutes inoubliables se pressaient en tumulte dans
mon cerveau. Mais la dernière, celle de sa tristesse à Lui au moment de
notre enthousiasme à tous, celle-là dominait toutes les autres.

* * *

4.--_Mercredi 13 juillet._

Demain, jour de la Fête Nationale, les troupes seront passées en revue
par le général Boulanger, sur la place de Jaude. Je le reverrai
donc,--car je veux le revoir, pour bien lire sur son visage...

* * *

5.--_Jeudi 14 juillet._

La revue s'est faite, mais Il n'y était pas. C'est un général à plume
noire qui commandait. La foule était plus grande encore que ce dimanche,
et cela a été pour tous une immense déception.

* * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * *

* * *

13.--_Lundi 10 octobre._

Nous prenons nos quartiers d'hiver, car, décidément, la saison et
l'arrière-saison sont bien finies. Je congédie pour le 15 les extras que
j'avais encore retenus à mon service passé le 1er octobre.

J'ai fait fermer la plupart des locaux, j'ai réduit au strict minimum
les fournitures qu'on m'apporte tous les jours. Nous allons passer
maintenant au travaux d'hiver, à commencer par les soins à donner au vin
nouveau.

* * *

14.--_Jeudi 13 octobre._

Que vient-on de m'apprendre? Le général Boulanger mis aux arrêts de
rigueur pendant trente jours pour avoir flétri les scandales dont le
flot boueux monte sans cesse.

* * *

16.--_Samedi 22 octobre._

Ce soir sont venus dîner deux messieurs, visiblement des officiers en
civil, le plus âgé grand, très brun, fortement charpenté, grosse
moustache noire, l'autre de taille plutôt petite, cheveux blonds, mince
moustache blonde, une tête de vrai gentleman, toute fine et distinguée.

Les voilà installés. Mon rôle est terminé pour l'instant, et je leur
tire ma révérence, me promettant simplement d'aller les reconduire
lorsqu'ils s'en iront, afin de leur poser la question traditionnelle:
«Avez-vous été satisfaits, Messieurs?»

Mais ce sont eux qui me font appeler. Ils en étaient au dessert. Le plus
âgé prend la parole, me complimente sur le dîner, puis me demande s'il
m'est possible de recevoir des pensionnaires dans le courant du mois et
quels appartements je pourrais leur donner?

Je prends aussitôt une lampe et les invite à me suivre. Nous montons au
premier étage. Je leur fais voir les deux chambres à coucher et la salle
à manger qui s'y trouvent. Ils les examinent avec le plus grand soin,
les parcourent en tous sens, se rendent minutieusement compte de la
distribution, se font ouvrir les fenêtres, m'interrogent sur mille
détails, enfin, se déclarent satisfaits de cet appartement, pourvu que
je transforme l'une des deux chambres à coucher en un cabinet de
toilette des plus confortables. Ils me laissent deux jours pour tout
mettre en état.

Nous redescendons, et ils sont sur le point de franchir le seuil de la
maison, quand, tout à coup, ils reviennent vers moi avec l'air d'avoir
oublié quelque chose. Ils se regardent un moment, comme s'ils se
demandaient qui parlerait le premier. Je les regarde de mon côté et nous
restons ainsi une bonne minute. Enfin, le plus âgé se décide et me dit à
voix basse: «Nous aurions encore quelque chose à vous demander, tout à
fait en particulier.»

Sans un mot, je les ramène dans leur salle à manger, et, la porte
refermée, je leur fais signe de s'expliquer.

«Ce que nous avons à vous demander, continue le même, est une faveur
exceptionnelle... Voici: nos amis, qui doivent arriver chez vous
après-demain soir, tiennent à prendre les plus grandes précautions pour
n'être pas reconnus... Sans doute s'en exagèrent-ils la nécessité: mais,
puisqu'ils y attachent une telle importance, il faut, Madame, que vous
fassiez en sorte que personne, entendez-vous, personne, ne puisse se
douter de leur présence ici... Il faudrait donc que personne, même de
vos gens de service, ne puisse pénétrer dans l'escalier et dans les
couloirs pendant tout le temps qu'ils passeront ici... Il faudrait, en
un mot, et c'est la faveur que nous vous demandons, que nos amis soient
servis exclusivement par vous...»

La demande m'a tellement surprise, c'était pour moi chose si nouvelle,
que je suis restée un bon moment sans répondre. Ils ont insisté tous
deux:

«Nous vous le demandons instamment, Madame...»

Alors, je leur ait dit: «Oui», et ils sont partis. De la part de qui
venaient-ils? Quel est ce couple mystérieux que ma maison devra cacher
aux yeux du monde?

* * *

17.--_Dimanche 23 octobre._

J'ai longuement réfléchi aux dispositions à prendre pour bien recevoir
le couple annoncé avec tant de mystère par ces deux officiers en civil
et surtout pour qu'il se sente en pleine sécurité. Il m'est venu
subitement une réflexion singulière: ce visiteur, qui a tant intérêt à
ce que personne au monde ne puisse soupçonner sa présence sous mon toit,
ne serait-ce pas le fameux commandant en chef du 13e corps, le général
Boulanger lui-même?

Je me suis dit aussitôt que c'était impossible, puisque les arrêts de
rigueur ont transformé sa résidence de Clermont en une prison dont il
lui est interdit de sortir avant le mois prochain. Mais, j'ai beau me
répéter encore que cela n'est pas, il y a une idée fixe qui me hante en
m'affirmant le contraire.

Décidément, la boulangite me tourne la tête! Elle me fait voir du
Boulanger un peu partout.

Du moins, mon idée fixe ne sera-t-elle pas pour faire du tort au couple
attendu demain. Dans l'incertitude, je soigne l'installation de leur
logement comme je ne l'ai jamais fait de ma vie. À défaut des dorures de
nos grands hôtels de Royat, je veux qu'ils trouvent chez moi un nid tout
plein de gaîté, de lumière et de fleurs.

J'ai levé, dès ce matin, une grosse difficulté qui m'inquiétait un peu.
J'ai fait comprendre à ma vieille mère et à ma bonne sœur qu'il fallait
s'effacer, s'en remettre entièrement à moi, me laisser maîtresse absolue
d'agir comme les circonstances le commandaient. Les excellentes femmes
m'aiment tant et me portent une confiance tellement illimitée qu'elles
n'ont pas fait une objection. Elles vont s'installer dans une autre aile
de la maison et me laisseront toute seule ici, dans une chambre située
au-dessus de l'appartement du couple. Ma vieille servante Françoise,
mise au courant à son tour, me secondera avec la plus entière
discrétion.

Ce soir, sont venus dîner des journalistes et des messieurs du Conseil
municipal de Clermont. Naturellement, on n'a parlé que de deux choses:
des scandales des décorations et des arrêts du général Boulanger.

«Rester un mois chez soi, a dit un de ces messieurs, la belle affaire,
vraiment, et la grande privation, quand on est bien portant,
confortablement installé, doté d'une bonne cuisine et qu'on a,
par-dessus le marché, sa femme près de soi...»

«Oh! quant à ce dernier point, a dit un autre, autant ne pas en parler.
On sait parfaitement que Mme Boulanger est une très digne et
respectable dame, mais qu'elle n'est plus une épouse pour le général.»

Cette opinion a surpris la plupart des assistants. Une discussion s'est
engagée. Les uns soutenaient que le général était excellent père de
famille, époux modèle, à quoi les autres ont répondu que le général
était un «cascadeur», qu'il ne s'en cachait guère, du reste, et qu'on
l'avait assez vu avec la «dame blonde»...

À ce moment précis, Françoise est venue me réclamer. Je l'ai envoyée au
diable.

«Oui, Messieurs, disait l'un des journalistes, la petite dame blonde
qu'on a tant de fois aperçue traversant avec lui le Bois de Boulogne en
coupé fermé... Elle a beau mettre d'épaisses voilettes, on a tout de
même fini par démasquer son incognito...»

«Son nom! son nom!» se sont-ils tous écriés.

«Eh bien! Messieurs, c'est tout simplement Mlle R..., de la
Comédie-Française, la toujours jeune et mignonne ingénue!»

Françoise me rappelait, je me suis enfuie.

Une actrice!



CHAPITRE II

Premier Séjour


* * *

18.--_Lundi 24 octobre._

 3 HEURES DE L'APRÈS-MIDI

Ce matin, je suis descendue à Clermont pour me procurer des plantes et
des fleurs. Je suis entrée chez le plus grand photographe, et j'ai
demandé le portrait de Mlle R..., de la Comédie-Française. Je l'ai là
sous les yeux. Ce n'est pas une véritable beauté, mais on n'est pas plus
mignonne, plus délicate. Et quelle expression de finesse dans ce regard,
dans ce sourire!... Sera-ce elle?

J'aime mieux penser à autre chose. Je suis heureuse de jeter ces notes,
en attendant qu'approche l'heure où se résoudra l'énigme: dans trois
heures d'ici, à six heures! Si je ne me donnais pas cette distraction,
je mourrais d'impatience!

Voyons, je vais faire le «voyage autour de ma chambre», décrire
l'appartement, maintenant tout prêt.

Il occupe le premier étage, au haut de l'escalier qui commence à la
petite porte donnant sur le chemin de la Grotte de Royat. Un couloir
sur lequel débouchent trois pièces: à gauche, la chambre à coucher; à
droite, le cabinet de toilette; à droite, tout au fond, la salle à
manger. On ne peut arriver à celle-ci que par le couloir, mais on peut
passer de la chambre à coucher dans le cabinet de toilette directement,
en traversant seulement une petite pièce intermédiaire, pratiquée aux
dépens du cabinet de toilette par une cloison posée après coup.

La salle à manger a trois fenêtres, dont deux donnant sur la terrasse de
l'hôtel et la troisième sur la route de la Vallée. À part le buffet, le
dressoir, la table, les fauteuils en chêne, j'y ai fait placer, à tout
hasard, un piano.

La fenêtre du cabinet de toilette et celle de la petite pièce
intermédiaire donnent toutes deux sur la vallée de Royat elle-même, sur
la gentille Tiretaine qui ruisselle et serpente au fond du ravin. La
chambre à coucher a deux fenêtres, l'une s'ouvrant sur la vallée,
l'autre lui faisant vis-à-vis et donnant sur le chemin de la Grotte.

Leur plaira-t-elle? Si non, ce ne sera pas de ma faute, car, toute
l'ingéniosité dont je puis disposer, je l'ai employée à la rendre
coquette et avenante. De toutes parts, j'ai placé des fleurs: ici des
roses tout épanouies, là des œillets sur le point de s'ouvrir.

Les rideaux du lit et des croisées sont en guipure crème doublée de
satin rose. Les tentures sont en une étoffe qui n'a pas grande valeur,
mais qui en prend sous la lumière, car elle est entre-semée de
paillettes d'or. J'ai répandu la lumière à profusion, tout en ne lui
laissant aucune crudité. J'ai suspendu au plafond une lampe à trois
becs, surmontée d'un abat-jour rose que j'ai été longue à trouver.
Sachant que les Parisiennes aiment à se coiffer, tout en causant, dans
leur chambre, j'ai installé une table de toilette, aux deux côtés de
laquelle j'ai appliqué deux lampes ayant pour verres deux tulipes roses.
Sur la cheminée, j'ai mis deux candélabres à six branches. Il y avait
une pendule au milieu, mais je l'ai remplacée par des fleurs. Son
tic-tac aurait pu incommoder. Les Parisiennes sont si nerveuses!

Dans l'âtre flambe, depuis ce matin; un bon feu de bois.


5 HEURES

Je me suis interrompue pour descendre à la cuisine, puis placer une
lumière dans l'escalier. J'ai mis simplement une petite veilleuse, qui
jette une clarté tout juste suffisante pour distinguer les marches. J'ai
poussé la porte donnant sur le chemin de la Grotte, la laissant à peine
entrebâillée. Il fait, dehors, un temps épouvantable, une vraie tempête.
Le vent hurle avec fureur.

Je suis remontée glacée, à travers l'escalier sombre, et je me suis
sentie aveuglée, étourdie, en me trouvant dans cette chambre tiède,
parfumée et toute éblouissante de lumière.

Au dernier moment, je viens de me rappeler un détail. Avec tant de
lumières à l'intérieur, les volets à claire-voie des fenêtres ne peuvent
pas suffire. Il ne faut même pas qu'on devine, au dehors, que la
chambre est éclairée. Vite, j'ai saisi des tapis de table doublés de
satinette, et je les ai interposés entre la vitre et le volet.
Maintenant, que l'on observe les fenêtres tant qu'on voudra, impossible
d'apercevoir le moindre filet de lumière.

L'heure approche. Le cœur me bat à tout rompre, d'un tic-tac que je n'ai
jamais encore senti si violent ni si précipité. Je ne tiens plus en
place. Dieu, que c'est long!


MINUIT

Vais-je me retrouver dans tout ce qui vient de se passer? Il y a eu des
moments où j'ai cru que ma pauvre tête allait éclater, tant j'ai éprouvé
d'émotions diverses. En cet instant même, elle me fait mal comme si elle
avait reçu des coups de marteau.

Quand six heures ont sonné, je me suis mise à écouter les bruits du
dehors, afin de guetter la voiture, et, dès qu'elle approcherait, de la
faire avancer tout contre le pas de la porte, de manière à ce qu'il n'y
eût même pas à mettre pied à terre sur la chaussée. Je n'entendais rien
que le bourdonnement de mes oreilles...

Six heures un quart. Mille suppositions contradictoires se pressaient en
tumulte dans mon esprit. Viendront-ils? Est-ce Lui? Arrive-t-elle de
Paris? Le mauvais temps ne les arrêterait-il pas? Quel est
l'empêchement?...

Tout à coup, j'entends la porte du dehors s'ouvrir très doucement, et
des pas étouffés qui montent l'escalier. Je m'avance sur le palier. Une
femme voilée passe devant moi, suivie d'un homme qui tient à la main
deux grosses valises. Il me les tend sans mot dire et je les porte dans
le cabinet de toilette l'une après l'autre, car elles sont bien lourdes.

Ils sont entrés droit dans la chambre à coucher. J'y vais à mon tour.
Tout éblouie, je ne vois d'abord rien que deux vagues silhouettes.

Je débarrasse de son manteau,--un lourd manteau de loutre,--la dame, qui
se laisse faire sans se retourner. Puis, prenant mon courage à deux
mains, je lève les yeux...

Déception! Ce n'est pas Lui! C'est un homme de haute taille, aux yeux
noirs, avec une longue barbe brune.

J'étais désespérée et furieuse contre moi-même de m'être monté
l'imagination par un tout autre mirage. Je regrettais amèrement d'avoir
promis de servir en personne ces gens-là, ces étrangers. J'en avais du
dépit jusqu'à vouloir rompre ma promesse immédiatement.

J'en étais là de mes réflexions, et je me tenais sur le palier, quand
j'ai vu le monsieur sortir de la chambre et prendre la rampe de
l'escalier. M'apercevant, il s'est avancé vers moi, et m'a dit en
chuchotant: «Vous allez laisser, jusqu'à neuf heures, la porte d'en bas
entr'ouverte comme je l'ai trouvée, et vous tâcherez qu'il y ait dans
l'escalier moins de lumière encore, si possible.» Il est parti sans
ajouter un mot.

Du même coup, un poids écrasant me tombait de la poitrine. Cet homme
parti, un autre allait donc venir?

Mais qui? qui?? Et l'idée fixe me reprenait, me murmurait à l'oreille
son nom à Lui...

Un détail m'apparaissait maintenant très clair: sans aucun doute,
l'homme qui venait de partir ne faisait qu'un avec le plus grand des
deux officiers qui avaient dîné ici avant-hier. Je ne sais quoi, une
inflexion de voix ou un geste me l'avait fait reconnaître sous sa barbe
noire dont, avant-hier, il n'y avait pas trace. Pourquoi cette fausse
barbe? Lequel des deux amants qui allaient ici se rejoindre avait-il
besoin de tout ce mystère, digne d'un secret d'État?

Toute préoccupée, j'avais pris la veilleuse et je l'avais montée trois
marches plus haut; l'escalier se trouvait ainsi plongé dans une
obscurité presque complète.

Un coup de sonnette me fit tressaillir. Il venait de la chambre d'en
haut. Il me rappelait brusquement à la réalité. J'avais tout à fait
oublié qu'il y avait là-haut une femme.

Je monte en toute hâte, je frappe. Une voix argentine me répond:
«Entrez!» J'entre et je me trouve en présence de cette femme et, du
premier coup d'œil, je vois que, ce n'est pas l'actrice dont j'ai
regardé le portrait.

Certes, ce n'est ni cette actrice, ni une autre. L'expression du visage,
infiniment douce, très simple, presque virginale et un peu grave en même
temps, révèle, sans hésitation possible, la femme d'intérieur qui n'a
jamais eu à affronter le public. Quant à l'apparition tout entière, elle
est empreinte d'une telle distinction que je me sens aussitôt en
présence d'une grande, d'une très grande dame.

Me faisant signe d'approcher, elle me sourit et me donne en mains deux
petites clefs: «Je vous prie de défaire les deux valises», dit-elle.

Je cours au cabinet de toilette, je les ouvre: un parfum délicieux s'en
échappe. Je me mets à les vider, j'en retire une quantité incroyable de
linge fin, d'objets de toilette, de vêtements, de falbalas comprimés au
possible là-dedans.

Pendant qu'agenouillée à terre je me livre à ce travail, avec une
maladresse que mon énervement ne fait qu'accroître, la belle dame passe
et repasse, cherche parmi les objets, prend avec elle diverses choses.

Le déballage terminé, je m'occupe de ranger tout cela dans les armoires.
Puis, je ne sais plus trop que devenir de ma personne. Faut-il rester?
faut-il me retirer? Je n'ai jamais été aux ordres de personne, et mon
nouveau métier de femme de chambre me rend toute perplexe.

La même voix argentine se fait entendre à nouveau: «Voulez-vous venir un
instant?...»

Je pénètre dans la chambre. Elle est assise à sa toilette, en élégant
peignoir blanc, ses cheveux blonds à moitié dénoués. Elle me montre d'un
geste les vêtements de ville qu'elle vient d'ôter, manteau de loutre,
chapeau garni de loutre aussi, robe de voyage en drap capucin soutachée
de noir. Je les emporte dans la pièce à côté.

Je revins vers elle dans l'intention de me retirer, mais elle m'arrête
d'un signe de main, me regarde en souriant très doucement, puis me dit:
«Nous allons donc vivre avec vous, chez vous, près de vous pendant
quelques jours... Plus tard, vous apprendrez à nous connaître. Vous
saurez qui nous sommes. Aujourd'hui, vous ne devez voir en nous que des
inconnus... Eh bien! malgré le mystère qui doit nous entourer, je veux
vous dire une chose qui pourra vous paraître étrange,--mais croyez
surtout que je ne la prodigue pas... Nous sommes venus vers vous parce
que nous savons qui vous êtes. Ce que je viens de voir de vous me
confirme que nous ne nous sommes pas trompés...»

L'expression de ses traits était devenue plus grave pendant qu'elle
parlait ainsi. Alors, elle se remit subitement à sourire, me fixa bien
en face de ses yeux bruns clairs, et, me tendant la main, me dit très
doucement: «Voulez-vous être mon amie?»

J'étais toute surprise et émue par la manière infiniment délicate dont
elle venait de me parler.

Sans trouver d'autre réponse, je baisai sa main et je me retirai.

J'allais et venais dans ma maison, me répétant sans cesse: «Quelle femme
exquise!» quand un nouveau coup de sonnette m'a rappelée près d'elle.

En ouvrant la porte, je fus éblouie par le spectacle qui s'offrait à mes
yeux. Elle se tenait debout, au milieu de la chambre, en grande toilette
de soirée satin lilas, recouverte de dentelles noires. Le corsage, très
décolleté, laissait à nu son cou, ses épaules, ses bras. Des diamants
resplendissaient de toutes parts. Une aigrette scintillait dans sa
chevelure blonde d'or. Elle était féerique à voir.

Jamais je n'avais vu d'apparition aussi harmonieusement belle. Les
nuances des étoffes et l'éclat des bijoux s'accordaient merveilleusement
avec la blancheur mate des chairs. Une rose thé était fixée au corsage
et un œillet rouge dans les cheveux.

Elle souriait à mon admiration muette. J'ai fini par laisser échapper ce
cri: «Dieu, Madame, que vous êtes belle!»

«IL faut être belle pour celui qu'on aime», a-t-elle répondu. Puis elle
m'a demandé de lui apporter l'indication exacte de tous les départs de
courriers pour Paris, et elle s'est mise à écrire une lettre.

Pendant ce temps, je suis allée à la salle à manger préparer le couvert.
Neuf heures ont sonné. La tempête du dehors redoublait de violence. Un
chien du voisinage hurlait désespérément.

J'étais énervée au plus haut degré, quand j'entends de nouveau la porte
d'en bas s'entr'ouvrir. Je cours vers l'escalier où vient de
s'engouffrer une rafale qui menace d'éteindre la veilleuse. J'aperçois
deux silhouettes d'hommes barbus arrêtés au bas des marches et prêtant
l'oreille du côté de la route. Au bout de quelques moments, le plus
grand de ces hommes prend des mains de l'autre une valise que celui-ci
portait, et lui dit à voix très basse: «À demain, neuf heures.» L'autre
s'échappe aussitôt par la porte, qu'il referme après lui, tandis que le
premier se met à monter.

Je descends vers lui, il m'entrevoit, je prends la valise qu'il me tend.
Je remonte, il me suit. Je frappe doucement. La voix argentine répond.
J'ouvre...

Au même instant, l'homme qui me suivait se précipite dans la chambre, et
deux cris, deux cris inoubliables, se croisent:

«MARGUERITE!»

«GEORGES!»

Il s'est jeté dans ses bras, il la serre à la broyer, il la couvre de
baisers avec une impétuosité sans nom. Elle veut parler, il lui ferme la
bouche de ses lèvres, et il l'embrasse avec furie, sur les cheveux, le
front, les yeux, le cou, les épaules, les bras, les mains, partout où sa
bouche rencontre la chair de sa bien-aimée.

C'est une scène indescriptible de félicité, de délire, de bonheur
surhumain.

Je me retire, complètement étourdie de ce que je viens de voir. La
violence de cet amour surpasse tout ce que je pouvais imaginer. Et
l'homme qui aime ainsi, c'est Lui, l'idole des foules, c'est le général
Boulanger!

Maintenant que j'en ai la certitude, mon cœur se gonfle d'orgueil et de
joie. Lui, sous mon toit! Lui, confié à ma garde!

Dois-je lui montrer que je l'ai reconnu, ou faut-il, au contraire, que
je fasse celle qui ne sait pas? Dois-je, lorsqu'il sonnera, l'aborder en
disant: «Mon général?»

Je discute avec moi-même, et je décide que non. Ils ne me connaissent
pas encore, il faut leur laisser le temps de m'accorder leur confiance
jusqu'à me révéler ce qu'ils croient être un secret pour moi. Il faut
qu'ils se croient ignorés pour être complètement tranquilles et heureux.

Justement, on sonne. Il y a une heure environ que je les ai laissés. Je
monte et les trouve debout, étroitement enlacés l'un à l'autre.

«Pouvons-nous dîner?» me demande-t-il par-dessus la blanche épaule de
son adorée. Et moi de répondre: «Oui, Monsieur.»

À ces mots, ils s'embrassent comme si ce «Oui, Monsieur», les comblait
de joie.

Quand ils sont passés dans la salle à manger, je puis les observer à mon
aise. Le général ne porte pas plus que la quarantaine. Les cheveux,
châtains clairs et nullement blonds d'or comme sur les images d'Epinal,
sont taillés ras en arrière et laissés plus longs en avant. Ils sont
très fournis et très fins. Une raie les sépare un peu de côté et les
relève légèrement à gauche. La barbe, coupée en pointe, possède une
nuance à peine plus claire. L'ensemble de la figure est volontaire et
martial. Le torse paraît plus haut et plus large que ne le comporterait
la taille, plutôt moyenne. Le vêtement est très simple: une jaquette
bleue sombre et un pantalon à raies. La cravate, adaptée au col rabattu,
porte comme épingle un œillet en rubis orné d'un diamant.

Mais, ce qui achève de rendre cette physionomie inoubliable, ce sont les
yeux, des yeux d'un bleu intense, profondément enfoncés dans le creux
que laisse la proéminence des sourcils,--des yeux toujours grands
ouverts et fixes, tantôt pénétrants ainsi que des lames d'acier, tantôt
inexpressifs et vides comme s'ils étaient de cristal, tantôt, sous les
sourcils froncés, lançant des éclairs, tantôt devenant infiniment
caressants dès qu'ils se posent sur Elle.

Et ils ne cessent de se poser sur Elle, pendant qu'il lui parle d'une
voix grave, sonore, point du tout cassante comme chez les militaires, et
qu'il tamise encore en lui parlant. Le geste est sobre, le jeu de
physionomie presque nul, mais le rire est celui d'un jeune homme tout
plein du bonheur de vivre.

Tout en m'occupant de les servir, alors qu'ils s'occupent fort peu de
manger, j'entends une partie des propos qu'il lui tient: «Ma Marguerite,
si tu savais... J'ai tant souffert... loin de toi... Toi aussi? Non, je
t'en supplie, ne me le dis pas! Laisse-moi croire que j'ai été seul à
souffrir, que toi tu as été épargnée, que tu t'es endormie pour ne te
réveiller qu'en ce moment, et que, pendant toute notre séparation, tu
n'as fait qu'un seul et beau rêve... Laisse-moi tout ce qui est torture,
douleur, chagrin: tu sais que je suis fort... Oui, mais une attente
d'une heure encore, et je serais devenu fou! Il aurait peut-être été
prudent que je ne sorte qu'une heure plus tard, mais je sentais
bouillonner dans mon cerveau une telle chaleur que j'en étais effrayé...
J'ai été sur le point de sauter du second étage plutôt que de descendre
l'échelle posée contre le mur...»

Pendant qu'il parlait avec une passion inouïe, pendant que ses yeux
jetaient des étincelles, Elle, plus calme, un peu maternelle, le
grondait doucement: «Georges, Georges, soyez sage... Ne parlez plus de
cela... Plus un mot, je vous en prie, de tout ce qui n'est pas notre
amour...»

Au dessert, je me suis retirée, sans même leur dire bonsoir.

Les voilà donc au comble du bonheur pendant que j'écris ces lignes, dans
ma chambrette située juste au-dessus de leur nid.

* * *

19.--_Mardi 25 octobre._

Ma mère et ma sœur m'ont demandé ce matin si les voyageurs attendus
étaient arrivés et si je les connaissais. J'ai répondu qu'il était venu
un monsieur et une dame que je ne connaissais pas.

Les mots qu'il avait dits hier soir à l'homme avec lequel il était venu:
«À demain, neuf heures!» me trottaient par la tête. À neuf heures du
matin, j'étais sur le qui-vive, près de la porte.

Un pas de cheval approche, un cavalier s'arrête et frappe à la porte
avec le manche de sa cravache. Je sors, et j'aperçois un capitaine
d'infanterie dans lequel je reconnais le plus jeune des deux messieurs
qui avaient dîné ici samedi. Je devine maintenant qu'il était venu, lui
aussi, hier au soir, muni d'une fausse barbe, escortant son général
pendant que son camarade avait la mission d'accompagner l'adorée...

Après m'avoir saluée comme s'il me voyait pour la première fois, le
capitaine me demande si, dans un instant, je ne pourrais pas lui servir
une tasse de café au lait sans qu'il ait besoin de mettre pied à
terre...

En effet, quelques minutes plus tard, le voilà qui repasse devant la
porte. Dès que j'entends le sabot du cheval, je sors, je lui présente le
plateau et je verse ce qu'il a demandé. Il prend la tasse, la vide d'un
seul trait, la repose sur le plateau. Au même instant, je vois ses yeux
me fixer avec insistance et me faire signe de regarder le plateau.

Je regarde: j'aperçois sous la tasse une enveloppe toute blanche que je
ne lui avais même pas vu glisser... J'ai compris. Il me salue et part au
grand trot dans la direction de Clermont.

Je monte frapper à leur porte. Deux voix me répondent: «Entrez!» Leur
chambre est plongée dans une demi-obscurité, toute fraîche et parfumée.

Je dépose la lettre près d'eux en expliquant comment elle m'a été
remise. Je me hâte d'enlever les tapis qui calfeutrent les fenêtres et
d'ouvrir les volets. Voici la chambre inondée de lumière. Je m'accroupis
à la cheminée pour faire du feu, tout en les observant du coin de l'œil.

Il est couché dans le fond du lit, en train de lire la lettre à travers
un lorgnon qu'elle vient de prendre sur la petite table et de lui
passer. Appuyée contre son épaule, elle suit des yeux ce qu'il lit. Elle
est enveloppée entièrement d'une chemise comme je n'en avais jamais vu:
une sorte de peignoir en surah opaque et fin, garnie jusqu'aux poignets
d'entre-deux de valenciennes et se refermant par devant à l'aide de
larges rubans de soie rose noués de place en place.

Le feu allumé, je me retire. C'est seulement à midi qu'ils m'ont sonnée
pour déjeuner.

Il portait un vêtement de chasse en grosse laine couleur marron. Elle
avait pris une nouvelle transformation, aussi ravissante que sa toilette
d'hier soir: une robe simplette en mousseline de soie blanche avec une
grande ceinture de surah rose et des manches exquises, ne tombant qu'à
mi-bras, entr'ouvertes de haut en bas, réunies seulement par des agrafes
de diamants et de rubis entre lesquelles s'apercevait le bras nu.

Lui, un ambitieux, un César? On ne peut pas être plus dégagé de toute
pensée sérieuse, plus enjoué, plus câlin, plus enfant, qu'il ne l'a été
durant tout ce déjeuner, oubliant de manger à force de la couver du
regard, ne la quittant pas des yeux, saisissant tout prétexte pour lui
couvrir les mains et les bras de baisers fous.

Des phrases entrecoupées de baisers qu'ils se murmuraient, j'ai compris
que, jamais encore, ils n'avaient été aussi réunis, aussi tranquilles
qu'ici... Ils ont fait allusion aux entrevues qu'ils avaient eues
jusque-là, à Paris, furtivement, la nuit... Il a répété plusieurs fois:
rue de Bercy... J'ai cru comprendre que c'était son domicile à Elle. À
un moment, il s'est écrié, les yeux en feu: «Voilà dix mois que je
rêvais ce tête-à-tête!»

Il l'aime depuis dix mois! Et les journalistes bien informés qui
colportent la fable de l'actrice blonde!

En se levant de table, il m'a avertie que si je voyais arriver l'un des
deux amis qui avaient retenu l'appartement, je le fasse attendre en bas
et je prévienne.

Ils n'ont pas eu besoin de moi l'après-midi. À huit heures du soir,
l'officier de ce matin est revenu, à pied, cette fois, et en civil. Sans
un mot, je l'ai fait entrer dans une petite pièce du rez-de-chaussée et
je suis montée prévenir. Je les ai trouvés près de la cheminée, causant
à voix basse, Lui, assis dans un grand fauteuil, près de la lampe, et
Elle, assise sur ses genoux, toute pelotonnée contre Lui. Il m'a tendu
deux lettres. Je les ai portées à l'officier, qui est reparti aussitôt.

Une heure après, ils m'ont appelée pour le dîner. Elle avait
l'éblouissante toilette d'hier.

À peine à table, comme s'ils s'étaient donné un mot d'ordre, ils ont
commencé à me parler, alors que, jusque-là, ils ne s'étaient pas du tout
occupés de moi. J'étais sur mes gardes. Il s'est mis à causer politique.
Je le voyais venir... Et, de fil en aiguille, le voilà qui me questionne
sur le général Boulanger.

Je lui réponds comme une humble femme qui n'a jamais vu le général, mais
qui est tout acquise à la cause patriotique qu'il incarne.

«Mais enfin, a-t-il répondu, en me fixant de ses yeux d'acier, comme
s'il voulait me percer à jour, comment se fait-il que vous n'ayez pas eu
la curiosité d'aller voir le général Boulanger de vos propres yeux?»

«Monsieur, lui ai-je dit très tranquillement, j'ai tant à faire à la
maison que je ne puis jamais sortir. Pour voir le général Boulanger, il
aurait fallu qu'il lui prenne fantaisie de venir jusqu'ici déjeuner ou
dîner...»

Ma réponse a paru l'enchanter, ainsi qu'elle. Alors, il m'a demandé:

«Croyez-vous que le général réussira dans le but qu'il poursuit?»

«Monsieur, j'en suis sûre, et je ne suis pas seule de cet avis!»

«Vous en êtes sûre? Et pourquoi?»

«Parce que je suis sûre qu'il aime et qu'il aimera toujours son but
par-dessus tout!»

À ces mots, elle s'est mise à lui sourire singulièrement. Il a tourné
les yeux vers elle, et ces yeux jetaient des éclairs. J'ai senti que je
devais m'effacer un instant. À peine avais-je refermé la porte, que je
l'ai entendu se jeter violemment à ses pieds, et s'écrier avec un accent
éperdu: «C'est toi, Marguerite, c'est toi que j'aime par-dessus tout!»

Au bout d'un instant, je suis rentrée. Il avait repris sa place. Ils se
tenaient les deux mains par-dessus la table, ils se regardaient les yeux
dans les yeux et ils se souriaient.

Après dîner, je suis entrée dans leur chambre pour arranger le feu, puis
je leur ai fait ma révérence: «Bonsoir, monsieur et dame!»

Tous deux se sont avancés vers moi, m'ont tendu leurs mains, et m'ont
dit, avec le plus affectueux sourire: «Merci, nous nous trouvons très
heureux chez vous.»

Maintenant, mon opinion est faite. Cet homme aime cette femme autant
qu'il est possible d'aimer. Il est tout à elle, il ne vit plus que par
elle. Elle fera de lui ce qu'elle voudra.

Puisse-t-elle être bonne autant qu'elle est belle! Puisse-t-elle avoir
le cœur assez grand pour se sacrifier, s'il le faut, un jour, afin qu'il
remplisse sa destinée pour le bonheur de mon pays!

* * *

20.--_Mercredi 26 octobre_.

Ce matin, le capitaine est revenu à cheval et m'a glissé une lettre par
le même procédé.

Ils se sont levés à midi. Ils étaient, à déjeuner, habillés de même
qu'hier. Elle était vraiment divine dans cette robe blanche, avec ses
cheveux d'or coiffés à la vierge, son visage un peu pâle, ses yeux un
peu cerclés de bleu. Il était plus amoureux, plus caressant encore si
possible. Il ne pouvait se tenir en place, se précipitait à tout moment
vers elle, la renversait sous ses baisers, lui murmurait à l'oreille des
choses qui devaient être délicieuses, car elle défaillait de joie...

Le soir, l'officier est venu, en civil, prendre des lettres que je lui
ai remises. Au dîner, elle avait la même robe de soirée que la veille et
l'avant-veille, mais modifiée du tout au tout par quelques-uns de ces
détails dont les femmes de goût ont seules le secret: une guirlande de
roses et d'œillets retenue au corsage par des agrafes de diamants, une
libellule en brillants dans les cheveux. Une reine sur son trône n'est
pas plus majestueusement belle. Une reine?... Qui sait ce qu'elle
sera?...

Ils m'ont dit bonsoir de la même manière affectueuse, et ils ont répété
qu'ils se sentaient extrêmement bien chez moi.

Je n'avais plus parcouru les journaux depuis trois jours. Je viens de le
faire. Voici ce que je lis au sujet des arrêts de rigueur infligés au
général Boulanger:

«Cette peine n'emporte que la privation absolue de sortir.

»On n'exerce aucune surveillance sur l'officier aux arrêts et l'on se
fie à son honneur.

»Si la violation des arrêts de rigueur était dûment constatée, ils
seraient transformés en arrêts de forteresse, qui entraînent, de ce
fait, l'emprisonnement, sans préjudice de conséquences plus graves.

»Avec un homme comme le général Boulanger, cela n'est pas à craindre.

»On peut n'être pas d'accord sur certains points, mais il est une
appréciation sur laquelle personne ne varie: c'est que le général
Boulanger est homme d'honneur.»

Ce que je viens de lire me glace d'effroi. Ainsi, pour l'amour de cette
femme, le général est sorti de chez lui, au risque d'être reconnu,
d'être arrêté, conduit dans une forteresse, cassé, peut-être!...

Lui, l'exemple de la discipline, il a violé la discipline!... Plus
encore! Lui, l'honneur militaire personnifié, il a commis un acte qui
équivaut à la rupture d'une parole d'honneur!

Et elle l'a laissé faire!

Non, je ne veux rien blâmer, rien supposer.

Je veux croire qu'il le fallait... Mon Dieu, mon Dieu, pourvu qu'on ne
le découvre pas!

* * *

21.--_Jeudi 27 octobre_.

La journée s'est passée comme hier. À déjeuner, il a plusieurs fois
essayé de me surprendre par des questions relatives au général
Boulanger, mais j'ai eu la chance de parer tous les coups.

Le soir, le capitaine n'est pas revenu, mais il est venu à sa place, en
civil, l'autre officier, le grand brun qui avait dîné avec lui samedi
dernier et que j'avais reconnu lundi sous sa fausse barbe noire.

Celui-là doit être plus intime avec le général, car j'ai été chargée de
le faire monter chez eux.

Il est resté à dîner. Le général a beaucoup causé avec lui et, comme il
parlait à voix bien plus haute que quand il est en tête à tête avec son
adorée, j'ai pu saisir une partie de la conversation. Elle portait sur
la façon dont il avait quitté, lundi soir, le quartier général. Il
semble que cela n'a pas marché tout seul. Une grande échelle avait été
posée contre une fenêtre donnant sur le jardin; on s'en était servi pour
assujettir les gonds de la persienne et on l'avait laissée là comme par
mégarde. Le général était descendu par cette échelle dans le jardin,
aussitôt la nuit tombée, et s'était tenu près d'une heure caché dans une
charmille. Puis il avait sauté dehors par une brèche du mur de clôture.
Il avait marché seul, dans la nuit, pendant deux kilomètres, jusqu'au
chemin de la Poudrière, le plus désert des faubourgs de Clermont. Là, il
avait trouvé une voiture dans laquelle l'attendait son officier
d'ordonnance avec sa valise, sortie du quartier général déjà plusieurs
jours auparavant et cachée jusqu'à ce moment chez l'officier en
question qui était, je le suppose, le capitaine que je vois arriver tous
les jours.

La voiture les avait conduits par l'ancienne route de Royat, jusqu'au
parc de l'établissement thermal, en cette saison noir et désert. Le
reste du chemin, ils l'avaient fait à pied, à travers les petits
sentiers qui longent le fond de la vallée et aboutissent à ma maison en
passant par mon moulin, maintenant hors d'activité.

C'est surtout Elle qui s'informait avec intérêt de toutes les menues
circonstances de cette aventure, dont elle paraissait entendre pour la
première fois le récit détaillé.

Puis, ils en sont venus à parler de ce qui se passait maintenant au
quartier général. Personne ne se doutait que la cage était vide.
Personne n'était admis auprès du général, à l'exception de ses deux
officiers d'ordonnance, en sorte que le secret était bien gardé...

J'aurais bien voulu entendre la suite de la conversation, d'autant plus
qu'en rentrant, après être allée chercher le café et les liqueurs, j'ai
compris à leurs regards qu'ils venaient de parler de moi... Mais, dès
lors, ils se sont mis à causer à voix basse et je n'ai plus rien saisi.

Le monsieur n'a pris congé d'eux qu'à onze heures passées.

* * *

22.--_Vendredi 28 octobre_.

Le capitaine m'a glissé plusieurs lettres ce matin. À la lecture de
l'une d'elles, Elle est devenue toute soucieuse. Ils se sont mis à
causer à voix basse. J'ai compris qu'Elle devait être rendue à Paris
pour dimanche et qu'il leur fallait, par conséquent, se quitter demain.

Ils me l'ont annoncé, d'ailleurs, à déjeuner. Ils l'ont fait en paroles
si douces, si affectueuses, que j'ai eu bien de la peine à retenir mes
larmes.

L'angoisse de ce départ a pesé sur eux toute la journée. Ils se
faisaient toujours signe de n'en pas parler, mais leur pensée y revenait
obstinément. Par moments, Elle faisait l'insouciante, la rieuse, et il
essayait de lui donner la réplique.

Ils n'en étaient dupes ni l'un ni l'autre. À l'instant même où ils
cherchaient à faire les fous, leurs visages redevenaient subitement
graves, tandis qu'une tristesse passait dans leurs yeux.

Le soir, j'ai remis cinq lettres au capitaine, dont quatre de sa fine
écriture à Elle. Le capitaine a fait une drôle de grimace, en disant
entre ses dents: «Encore une nuit de chemin de fer, aller et retour!» Il
s'est fait servir un verre de liqueur, car il était tout transi du
mauvais temps qu'il fait dehors, et il est parti, pas plus enchanté que
cela.

Comme ils ne me sonnaient pas pour dîner, j'ai eu l'idée d'aller leur
demander s'ils ne préféraient pas que je leur apporte de quoi manger. Je
les ai trouvés silencieux et rêvant dans l'ombre, à leur place favorite,
près de la cheminée, sans autre lumière que la flamme mourante qui
éclairait faiblement leurs deux visages.

Ils ont accepté mon offre avec empressement.

Je leur ai apporté le plateau, j'ai allumé deux bougies: ils m'ont fait
signe que c'était assez... J'ai jeté des bûches dans l'âtre et je me
suis retirée doucement sans leur dire bonsoir, pour ne pas les troubler
dans leur rêverie.

* * *

23.--_Samedi 23 octobre._

Ils sont partis ce soir!

Voyons, que je rassemble mes souvenirs dans cette âme endolorie.

Toute la nuit d'hier à aujourd'hui, je n'ai pas cessé de songer à eux,
sans pouvoir prendre le moindre sommeil.

Dans le secret de mon âme, je formais des vœux pour qu'ils ne partent
pas. Et, cependant, il y avait une chose dont j'avais peur plus encore
que de leur départ: c'est qu'Elle ne lui manifeste tout à coup le désir
de rester encore... Car je savais qu'alors il ne partirait pour rien au
monde, et qu'aucune force humaine ne pourrait l'arracher des pieds de
son adorée... Et j'avais peur de cela.

Le capitaine n'est pas venu ce matin. Ils ne m'ont pas sonnée. À une
heure, j'ai fini par devenir inquiète.

Je suis allée frapper chez eux. Elle m'a répondu qu'ils venaient
déjeuner dans un instant.

J'avais justement fait préparer un déjeuner bien réconfortant. Dieu,
qu'ils ont été longs à venir!

Enfin, les voilà. Lui comme d'ordinaire, Elle dans le costume qu'elle
avait en arrivant. Bien pâles, tous deux. Ils se sont placés l'un en
face de l'autre. Mais il a trouvé que ce n'était pas assez près, et il
est allé s'asseoir sur de bord de son fauteuil à Elle, en la serrant
contre lui d'un bras, et la caressant doucement de la main restée libre.

Autant dire que le repas devenait un mythe. J'en étais tellement désolée
que j'ai fini par me planter en face d'eux, les bras croisés, sans plus
les servir. Ils ont compris le geste et ils sont partis d'un franc éclat
de rire, qui a été leur dernier mouvement de gaîté. Mais ils ne se sont
pas corrigés pour cela et, quand ils se furent levés de table, j'ai pu
constater qu'ils n'avaient pris en tout que deux œufs et trois biscuits.

Je leur ai proposé de tout emballer moi-même, sans qu'ils eussent à se
soucier de rien. Ils m'ont fait signe qu'ils acceptaient. Pendant que
j'allais et venais d'une pièce à l'autre, tout occupée à ma besogne, ils
restaient immobiles, sur le divan du fond de la chambre, et se
redisaient leur amour. C'est Lui, surtout, qui parlait avec un accent de
conviction profonde où je sentais palpiter tout son cœur.

«Te laisser partir! lui disait-il, faut-il que je t'aime pour me
résoudre à souffrir ainsi! Faut-il que j'aie un courage surhumain pour
me séparer de toi, c'est-à-dire pour m'arracher le cœur tout vif de la
poitrine... Faut-il que tu le veuilles pour que je m'y résigne! Car ta
volonté seule peut me faire consentir à ce sacrifice sans nom... Si, au
moins, tu me laissais te suivre, quel est l'obstacle au monde qui
pourrait m'empêcher d'être partout où tu seras? Les convenances, le
monde, ma situation, dis-tu? Est-ce que cela compte pour moi? Est-ce
que tout cela m'a donné une seule heure valant l'une de celles que je
viens de vivre près de toi? Est-ce que tous les honneurs et tout la
popularité dont on m'a entouré valent un seul de tes baisers?... Oui, je
croyais avoir touché au comble des jouissances humaines en goûtant les
honneurs, les flatteries, les acclamations du peuple, la renommée... Tu
es venue, et tu m'as révélé que tout cela n'est rien auprès du bonheur
d'aimer... Ange de ma vie, toi qui m'as donné des joies que je ne
croyais pas réalisables sur cette terre, je n'ai commencé à vivre que du
jour où je t'ai connue... Le sort en est jeté: Il ne me sera plus
possible de vivre sans toi!...»

Pendant qu'il parlait, elle l'écoutait toute pensive et, parfois, elle
le regardait fixement de ses yeux clairs.

Mon travail d'emballage terminé. Je les ai laissés. J'ai descendu les
trois valises au rez-de-chaussée. La nuit est tombée.

L'_Angelus_ avait fini de sonner, quand le grand brun est entré chez moi,
sans faire de bruit. Il venait, m'a-t-il dit, accompagner à la gare ses
deux amis qui repartaient ensemble pour Paris par l'express de neuf
heures. Il s'est mis à m'expliquer d'une façon plutôt embrouillée que
l'une de leurs valises, la plus petite, pourrait rester quelques jours
chez moi en attendant qu'on vînt la prendre, car elle était remplie
d'objets dont ses amis n'avaient pas besoin d'alourdir aujourd'hui leurs
bagages...

Huit heures. J'allais monter les prévenir, quand ce sont eux-mêmes qui
m'ont appelée: «Belle Meunière!»

Je les trouve dans leur chambre, déjà tout prêts à partir.

«Nous voulons vous dire au revoir», me disent-ils.

Je suis si bouleversée que je ne puis plus retenir mes larmes. Alors,
tout émus, eux aussi, ils s'approchent de moi, me mettent leurs mains
sur les épaules, me grondent doucement.

«Allons, me dit-il, ne vous chagrinez pas à ce point... Nous
reviendrons, soyez-en sûre... Nous avons été si heureux chez vous que
notre plus cher désir sera de revivre les moments que nous avons passés
ici... Vous avez été pour nous une sincère amie, et nous ne l'oublierons
pas... Nous ne vous disons pas adieu, mais au revoir et à bientôt...»

En prononçant ces derniers mots, il m'a pris la tête dans ses deux
mains, et m'a donné sur le front un long baiser fraternel, et, aussitôt,
Elle, soulevant sa voilette, m'a embrassée, comme une vraie sœur, sur
les deux joues.

Ils sont descendus très vite et, accompagnés par le grand brun qui
portait une valise dans chaque main, ils se sont éloignés à grands pas
dans la nuit, allant sans doute vers une voiture qui devait les attendre
plus bas.

Je n'en puis plus, je suis brisée d'émotion.

Ils sont partis!



CHAPITRE III

Du premier au second Séjour


* * *

25.--_Mercredi 16 novembre._

Ce matin, à onze heures, une voiture s'est arrêtée devant ma maison, et
j'ai été toute surprise d'en voir descendre celui que j'ai l'habitude
d'appeler le grand brun. La première chose qu'il a faite, en entrant, a
été de me tendre sa carte, sur laquelle j'ai lu:

_CAPITAINE GUIRAUD_

_Officier d'ordonnance du Général Commandant
le 13e Corps d'Armée_

CLERMONT-FERRAND

J'ai levé les yeux sur lui. Il souriait.

«Je me doutais, lui ai-je dit, que vous deviez être un officier attaché
à Sa personne...»

«Comment, s'est-il écrié, vous vous doutiez de quelque chose!»

Alors, je lui ai tout raconté, comment j'ai eu, dès le premier jour, le
pressentiment que l'hôte annoncé serait le général, quelle avait été ma
déception quand j'avais vu un autre arriver avec la dame, comment je
l'avais dévisagé, lui, le grand brun, sous sa fausse barbe noire,
comment j'avais reconnu le général dès son entrée dans la chambre, et
quelle contrainte j'avais dû m'imposer durant tout son séjour pour
n'avoir pas l'air de le connaître, bien plus, pour déjouer toutes les
questions qui m'étaient posées dans l'intention de me surprendre...

Il ouvrait de grands yeux étonnés, il n'en revenait pas... «Le diable
m'emporte! a-t-il fini par s'écrier, si je vous aurais supposée de cette
force-là!»

«Et moi, Monsieur le cachottier, pendant tout le dîner où vous avez
raconté à Mme Marguerite la manière dont le général s'était échappé
de Clermont, je n'ai cessé de guetter le moment où vous vous laisseriez
allé à dire: «Mon général...» Tous mes compliments, mon capitaine: cela
ne vous est pas arrivé une seule fois.»

Il s'est mis à rire de bon cœur, puis il m'a dit:

«Chère madame, je suis justement chargé par le général d'une commission
pour vous... Comme vous le savez sans doute, ses arrêts de rigueur ont
pris fin dimanche, et il est maintenant à Paris avec son autre officier
d'ordonnance, mon camarade Driant. Le général m'a chargé de reprendre
chez vous sa valise et il a tenu à ce que je vous déclare que vous vous
êtes fait de lui un véritable ami... Il m'a chargé aussi de vous dire
qu'il comptait revenir bientôt chez vous, et, enfin, de vous remettre
ceci.»

En prononçant ces mots, il m'a présenté la broche que Mme Marguerite
avait portée tous les jours à son peignoir: un fer à cheval en or, garni
de sept perles et de deux diamants.

Je l'ai prié de remercier chaleureusement, en mon nom, le général et
Mme Marguerite en leur faisant savoir qu'ils pouvaient compter sur
moi d'une façon absolue, en toute circonstance.

«Et, surtout, ai-je ajouté, que le général me pardonne d'avoir fait si
longtemps celle qui ne sait rien, alors que je savais tout... Qu'il soit
bien convaincu que, si j'ai agi de la sorte, c'est pour que sa
tranquillité soit plus grande et son bonheur parfait...»

Il a pris la valise, il m'a saluée de la façon la plus aimable, et il
est reparti.

* * *

26.--_Mardi 29 novembre._

J'ai eu du monde aujourd'hui jusqu'après onze heures du soir. J'allais
me coucher, à l'approche de minuit, quand j'entends frapper de grands
coups contre la porte. Toute surprise, je prête l'oreille; les coups
redoublent, une voix crie: «Ouvrez, c'est une dépêche!...»

Je descends, je prends en mains le télégramme...

_Serons chez vous demain six heures soir. Préparez nos chambres._

Mon Dieu, comment vais-je faire pour tout préparer d'ici qu'ils
arrivent! Je prends une lampe, je monte au premier, j'ouvre leur
chambre... Tout est resté tel qu'ils l'ont laissé. Je n'avais pas eu le
courage d'y toucher.

Vite, vite, je mets un peu d'ordre, j'allume un bon feu qui durera une
partie de la nuit et que je continuerai à faire flamber toute la journée
de demain.



CHAPITRE IV

Second Séjour


* * *

27.--_Mercredi 30 novembre._

Ils sont arrivés ce soir à six heures, en voiture fermée, tout seuls.
Sans me dire un mot, Elle est montée droit dans sa chambre. Quant à Lui,
me regardant avec un air sévère et même très méchant, il m'a dit:

«Nous avons des comptes à régler ensemble... En attendant, faites-nous
dîner au galop!»

Absolument décontenancée par cette attitude, qui m'avait coupé net les
paroles de bienvenue que je m'apprêtais à leur dire, je me suis occupée
de faire monter la malle et les valises, puis de servir le dîner.

Le potage une fois sur la table, je les ai prévenus. Ils ont passé
aussitôt dans la salle à manger, Elle, toujours silencieuse et évitant
de me regarder, Lui, l'air de plus en plus sévère. Ils se sont mis à
manger très vite, comme des gens très affamés, et sans m'adresser la
parole.

Sa figure m'apparaissait aujourd'hui moins avenante, plus dure et moins
jeune. Je n'ai pas tardé à découvrir à quoi ce changement était dû. Il
avait modifié son port de cheveux, et les portait maintenant taillés en
brosse. Sans doute pour désarmer les imbéciles qui lui trouvaient la
raie trop bien faite...

De temps à autre, il jetait un coup d'œil de mon côté, en fronçant les
sourcils.

Je devais être assez pâle, car je sentais une angoisse qui m'étreignait
le cœur. Je me demandais ce qui avait pu m'attirer la disgrâce qu'ils
semblaient me témoigner.

Je redoutais qu'au cours de leur voyage, et peut-être à leur arrivée à
Clermont, quelque calomnie ne m'eût noircie à leurs yeux.

J'avais envie de tomber à leurs pieds, de les supplier d'abréger le
tourment que m'infligeait leur silence... J'avais besoin de toute mon
énergie pour attendre qu'il lui plût d'ouvrir la bouche, et les minutes
me paraissaient des éternités.

Enfin, il s'est mis à parler:

«Ah! perfide! Nous avions eu confiance en vous, et vous nous avez
indignement trompés!... Nous vous avions crue sincère et vous nous avez
menti tant que vous avez pu!... Nous vous avions prise pour une naïve,
et vous ne fûtes qu'un monstre d'hypocrisie!... Et vous avez encore
l'air de vous étonner du visage que nous vous montrons?... Perfide
Auvergnate que vous êtes, sachez bien que nous nous repentons
cruellement d'être venus chez vous, et que si nous sommes encore revenus
ce soir, c'est uniquement pour vous dire votre fait comme vous le
méritez... Allons, essayez un peu de vous défendre, de biaiser une fois
de plus... Je serais bien curieux de voir ce que vous allez trouver à
répondre...»

Je ne savais que penser.

«Veuillez au moins me dire, ai-je répondu d'une voix tremblante, ce que
vous me reprochez?»

«La coquine! s'est-il écrié en donnant un grand coup de poing sur la
table, elle a l'audace de continuer à faire celle qui ne devine pas...
Eh bien, nous allons la confondre d'un seul coup! Abîme de dissimulation
que vous êtes, avez-vous, oui ou non, confessé au capitaine Guiraud que
vous avez reconnu en moi le général Boulanger?»

Il me foudroyait du regard, mais, au lieu de la confusion, c'était la
tranquillité la plus absolue qui venait d'entrer d'un seul coup dans mon
âme.

«Mais oui, mon général», ai-je répondu le plus naturellement du monde.

Un éclat de rire argentin s'est aussitôt fait entendre: c'était Elle qui
n'y tenait plus. Et lui, à moitié figue, à moitié raisin, ne savait plus
s'il devait continuer à fulminer ou s'il allait rire aussi...

Il a fini par me faire asseoir entre eux deux, en me disant, déjà plus
doucement:

«Racontez-nous comment tout cela vous est venu à l'esprit.»

Alors, je leur ai tout dit, mon pressentiment, la confirmation qui lui
avait été donnée par les allures étrangement mystérieuses de ses
officiers d'ordonnance venus pour retenir l'appartement, la déception
que j'avais eue à l'arrivée du capitaine Guiraud..., accompagnant Mme
Marguerite, la certitude qui était venue ensuite... Ils m'écoutaient en
échangeant des regards et des sourires.

«Voilà donc le crime avoué, a-t-il conclu. Maintenant, voyons le
mobile!»

«Le mobile, mon général?... Permettez-moi de vous répondre par une
question... En agissant comme j'ai agi, n'ai-je pas fait ce qu'il
fallait faire pour que vous soyez tous deux tranquilles et heureux?...»

Ils ne m'ont rien répondu. Mais ils m'ont pris chacun une main et, tous
deux en même temps, m'ont embrassée sur les joues.

«Accusée, a ajouté le général, à l'unanimité, le jury vous acquitte...
L'audience est levée.»

Ils se sont levés de table et le général, m'offrant son bras, m'a
conduite dans leur chambre, disant que nous avions encore beaucoup de
choses à nous dire.

Dès cet instant, ils se sont mis à me parler comme à une amie d'enfance,
comme à une parente de province qui leur serait bien chère. Ils m'ont
encore fait répéter les menus détails de la comédie qu'il m'avait fallu
jouer avec eux, et ils s'en sont amusés comme des fous.

Comme je leur exprimais ma joie et ma surprise de les avoir vus revenir
si tôt, le général s'est écrié:

«Oui, nous devons une fière chandelle à Wilson!»

«Devoir quelque chose à M. Wilson? Oh, mon général!...»

«Mais si, mais si», a-t-il insisté en riant. Et il m'a expliqué que,
s'il avait pu venir dès aujourd'hui, c'était à cause des affaires de
décorations qui s'étaient aggravées jusqu'à rendre la démission de M.
Grévy inévitable d'une heure à l'autre. En prévision de la crise
présidentielle qui allait se produire, les commandants de corps d'armée,
à ce moment réunis à Paris par un travail de classement, avaient été
tous renvoyés à leur poste, et c'est ainsi qu'il avait pu prendre le
train avec sa chère Marguerite... Toutes les après-midi, il comptait
descendre à Clermont passer deux ou trois heures au quartier général, et
le reste du temps, il le vivrait sous mon toit, dans le bonheur...

Nous causions ainsi près du bon feu pétillant. Lui, allongé dans un
siège, fumant un cigare et ayant l'air d'un homme aussi heureux qu'il
est possible de l'être, et Elle, plus jolie que jamais, debout derrière
son fauteuil, doucement penchée sur Lui...

C'est moi qui ai fini par m'apercevoir qu'il était une heure du matin.
Je leur ai souhaité le bonsoir.

Le cher couple! comme je les aime!

* * *

28.--_Jeudi 1er décembre._

Dès neuf heures du matin, j'entends un cavalier galoper et je vois
arriver l'officier d'ordonnance blond, le capitaine Driant. Le manège de
la tasse de café prise à cheval et de la lettre glissée sur le plateau
recommence comme au mois d'octobre.

Cette fois, la lettre est un gros pli cacheté qui doit renfermer
énormément de choses.

Je le porte au général qui l'ouvre aussitôt. Il s'en échappe plusieurs
lettres sous enveloppes et divers papiers pliés. Elle et Lui procèdent
au dépouillement.

Tout en allumant du feu, je l'entends faire ces réflexions:

«Quel gâchis, ma chère amie... Grévy qui se cramponne de plus en plus,
les Chambres en permanence, le Gouvernement en dislocation, l'anarchie
partout... Je comprends qu'ils aient la frousse de ma présence à
Paris...»

Elle s'est mise à rire ironiquement:

«Les braves gens, n'en dites pas trop de mal! Combien je leur sais gré
d'avoir tellement peur de vous, puisque cela me vaut d'être maintenant à
vos côtés.»

Quel charme inouï cette femme exerce sur Lui! Chaque fois que, se
départissant de son calme habituel, Elle lui dit une parole un peu
flatteuse, il en devient fou de bonheur. Il l'a serrée contre lui en la
couvrant de baisers. Je me suis éclipsée.

Ils ont sonné pour déjeuner à une heure. Elle avait une exquise toilette
de crépon blanc, avec ceinture et nœuds de soie bleu clair. Lui était
tout habillé pour sortir, mais très simplement, comme toujours. Envoyant
au diable les affaires sérieuses, ils n'ont cessé de rire, de
plaisanter, de se câliner du geste et du regard.

Je les voyais faire, tout abasourdie de la provision de tendresse
inépuisable que le général montrait, et qui lui faisait à tout instant
trouver des attentions, des câlineries nouvelles, sans qu'il y eût
jamais de défaillance dans ce souffle d'amour qu'il faisait passer en
Elle.

À trois heures, ils étaient encore à table; le capitaine Driant est
revenu, en civil, et m'a remis un autre pli.

Quand le général eut ouvert, au premier coup d'œil, il s'est écrié:

«La démission de Grévy!»

Elle s'est levée pour mieux voir ce qu'il lisait.

Ils se sont mis à parcourir fiévreusement les nouvelles reçues.

«Dites au capitaine d'attendre!» m'a-t-il commandé. Je me suis empressée
de transmettre l'ordre. Quand je suis revenue auprès d'eux, ils
finissaient de se parler à voix basse.

Le général s'est tourné vers moi:

«Il faut que je parle au capitaine, faites-le monter immédiatement ici.»

Au même instant, Mme Marguerite s'était levée, et, de son pas léger,
avait passé dans sa chambre. Cela me confirmait dans l'idée que le
capitaine n'était pas encore admis à la connaître.

Je l'ai fait monter dans la salle à manger, j'ai refermé la porte sur
eux, et je suis restée à attendre dans le couloir. C'est surtout le
général qui parlait. Par moments, sa voix s'élevait. Il était question
tout le temps de Paris, de la guerre...

Tout à coup, le général a ouvert la porte en criant à son officier
d'ordonnance: «Attendez-moi là! Un instant de réflexion et je reviens.»

Il s'est rendu de ce pas dans la chambre à coucher pour réfléchir... par
son cerveau à Elle, comme j'ai déjà cru remarquer qu'il le faisait dès
qu'il avait une décision importante à prendre. Un quart d'heure au
moins s'est écoulé. Un coup de sonnette nerveux m'a appelée. Mme
Marguerite était assise, le dos tourné de mon côté. Le général, les
mains dans les poches, les yeux à terre, marchait à grands pas dans la
chambre.

«Avez-vous des enveloppes de sûreté?» m'a-t-il demandé.

Justement j'avais ce qu'il désirait. M. le Préfet D..., qui était
descendu chez moi pendant l'avant-dernière saison, avait laissé
quelques-unes de ces enveloppes.

Je suis allée les chercher dans ma chambre et je les ai apportées. Elle
était toujours assise de même, et il continuait à marcher en disant:
«Comme vous voyez juste!... Vous avez mille fois raison, ma chère
Marguerite... Laissons la guerre de côté... Je ne ferai pas cette
folie... Je n'irai pas aujourd'hui!»

Il s'est mis à écrire. Le temps devait sembler long au capitaine. Je
suis allée lui tenir compagnie. Je l'ai trouvé, les mains derrière le
dos, en train de regarder les quelques méchants chromos dont j'ai orné
(?) la salle à manger et qui ne méritent vraiment pas un instant
d'attention. Notre conversation n'a pas été très nourrie, car il se
retenait comme un homme préoccupé ou encore comme un homme qui ne veut
pas qu'on le fasse parler...

Enfin, le général est revenu, plusieurs lettres à la main. J'ai repris
mon poste dans le couloir. Au bout d'un instant, le général a reconduit
son officier d'ordonnance, en répétant: «C'est cela, inutile de repasser
par le quartier général... Il n'y a pas une minute à perdre!»

Le capitaine est descendu avec rapidité, le général est rentré auprès
de Mme Marguerite. J'ai compris que des décisions très graves
venaient d'être arrêtées. Mon Dieu! Que se passe-t-il en cette heure de
crise? Ce mot de «la guerre! la guerre!» qui revenait sans cesse me
glace de terreur.

J'étais en proie à ces sombres pensées. La nuit était tombée. Un coup de
sonnette a retenti.

J'ouvre leur porte et je suis clouée au sol par le violent contraste
provoqué entre mon état d'âme et le spectacle qui s'offre à mes yeux.

Dans la chambre tout inondée de lumière, toute tiède et parfumée, Elle
se tient debout, dans une éblouissante robe de soirée, ruisselante de
bijoux. Et Lui, à genoux près d'elle, il arrange les plis de sa robe
avec le zèle d'un couturier.

Il se tourne vers moi, la figure riante: «Des fleurs, Belle Meunière, il
nous faut des fleurs!»

J'en ai bien reçu tantôt de Clermont, mais je ne les avais pas jugées
dignes de leur être présentées. Je compte en recevoir demain de Nice, où
j'ai télégraphié. Tant pis! j'apporte, pour l'instant, ce que j'ai: des
camélias et des violettes.

Il les prend de mes mains et se met à les fixer dans ses cheveux, sur
son corsage, tout en la couvrant de baisers. Il ne cesse de lui
murmurer: «Comme vous êtes adorable, ce soir! Jamais je ne vous ai vue
aussi belle!...»

«Georges! répond-elle, ne plaisantez pas une vieille femme de trente
ans...»

Il lui ferme la bouche d'un long baiser.

«Vous, prononcer ce vilain mot! vous qui avez dix-huit ans de moins que
moi! Vous, mon adorée, qui n'étiez pas encore de ce monde quand je
portais déjà l'uniforme!»

À huit heures, ils ont sonné pour dîner. Sa toilette et ses bijoux
jetaient un tel éclat autour d'Elle que ma modeste salle à manger en
était tout illuminée. À propos d'une lettre du capitaine Guiraud, resté
à Paris, ils ont un instant parlé politique.

«Les fous! s'est écrié le général; avoir songé à moi pour sauver Grévy!
Moi, atteler mon cheval noir à la remorque d'un tombereau
d'immondices!... Faut-il qu'ils me connaissent peu pour m'avoir fait
perdre deux soirées en allées et venues à écouter leurs propositions et
d'autres plus saugrenues encore: l'enlèvement de Ferry, la rentrée en
France des Orléans... Aussi fous les uns que les autres, communards,
parlementaires et royalistes... Mais, c'est de l'histoire ancienne.
Voyons ce qui va suivre... Que donnera le Congrès? J'entrevois quatre
solutions possibles: ou bien Ferry, ou bien Floquet, ou bien Freycinet,
ou, enfin, l'Imprévu, le candidat de la dernière heure... Si c'est
Floquet, je suis sûrement ministre de la Guerre demain... Si c'est
Freycinet, ce sera sans doute pour après-demain... Si c'est l'Imprévu,
inutile de faire des pronostics... Mais, si c'est Ferry, nous allons
rire...» Il s'est mis à rire nerveusement.

«Ferry, président de la République!... Ce ne seront plus les chassepots,
ce seront mes chers petits Lebel qui partiront tout seuls!... Ce ne sera
plus un duel entre Ferry et moi, mais entre Ferry et la France, dont je
prendrai en main la bonne épée!...»

Il est resté silencieux un moment, les sourcils froncés. Puis il a
ajouté:

«Je crois que ce sera Ferry!»

Elle ne l'a pas laissé continuer. Avec l'éventail en plumes blanches
qu'elle avait près d'Elle, Elle l'a doucement frappé sur l'épaule:

«Allons, Georges, ne prenez pas cet air qui me fait de la peine!...
N'escomptons pas l'avenir, vivons pour le présent... N'est-ce pas?...»

Sous l'action magique du regard qu'Elle lui a jeté, son visage s'est
éclairci subitement.

Il s'est mis à embrasser la main qui venait de le frapper. Et les voilà
de nouveau à se câliner, à se cribler de baisers, à se redire combien
ils s'aiment!

C'est étrange! Aujourd'hui, je me suis sentie moins heureuse de les voir
ainsi.

Je les aurais voulus autrement, à l'instant où la France est peut-être à
la veille d'une guerre civile...

* * *

29.--_Vendredi 2 décembre_.

Encore du neuf! Ce matin, à la place du capitaine, c'est un simple
soldat qui est venu, à pied, en petite tenue de caserne. Il m'a remis un
pli portant ces mots:

_MADAME LA BELLE MEUNIÈRE_

_Hôtel des Marronniers, Royat._

«C'est pour mon colonel», a-t-il ajouté en clignant de l'œil.

Dans ce pli, il devait y avoir quelque chose de grave pour Elle, car
elle est devenue toute soucieuse. J'ai deviné qu'il lui fallait
absolument repartir pour Paris ce soir même, quitte à revenir aussitôt.
Elle insistait. Lui s'y opposait de toutes ses forces. La discussion a
duré pendant toute la matinée, car, à diverses reprises, j'ai dû rentrer
dans leur chambre, et cela continuait toujours. Elle a beaucoup de
volonté, mais ne se départit jamais de son calme. Lui s'échauffait par
moments, élevait la voix, puis, un instant après, l'adoucissait jusqu'à
la rendre suppliante.

À déjeuner, ils étaient préoccupés tous deux, et ils ont aussi peu causé
que mangé. Elle tenait les yeux baissés obstinément. Lui ne la quittait
pas du regard, et ce regard était plein d'inquiétude.

«Il faut cependant que je descende aujourd'hui, du moins, au quartier
général», a-t-il dit en se levant. Il s'est approché d'Elle, lui a pris
la tête dans ses deux mains et lui a murmuré d'une voix suppliante:

«Tu ne partiras pas, dis!»

Elle a fait sa réponse en fermant les yeux, d'une voix à peine
distincte: «Puisque tu le veux!...»

Alors, il s'est mis à l'embrasser follement, comme un homme au comble de
ses vœux. Et il est parti, lui envoyant encore de sa main des baisers.

Elle s'est retirée aussitôt dans sa chambre; quelques minutes après,
elle m'a sonnée. Sa figure m'a un peu effrayée. Elle était toute pâle de
contrariété. Elle avait les lèvres blanches et serrées.

«Belle Meunière, m'a-t-elle dit d'un ton bref, il faut me rendre un
service... Regardez dehors et, si vous voyez le général revenir sur ses
pas, il faut m'avertir immédiatement.»

J'ai fait comme elle l'a demandé. Enveloppée d'une fourrure, je me suis
tenue à une fenêtre de la salle à manger, derrière les volets à moitié
refermés.

J'étais là depuis un bon moment quand elle m'a sonnée de nouveau. Elle
tenait à la main une lettre fraîchement cachetée. La bougie, à peine
éteinte, fumait encore.

«Belle Meunière, m'a-t-elle dit, il faut encore que vous me rendiez un
service... Cette lettre doit partir de suite, et il faut que vous la
portiez vous-même à la poste la plus voisine... Elle doit peser plus que
le poids: vous mettrez, à tout hasard, trois timbres... Mais, surtout,
quand le général reviendra, gardez-vous de laisser échapper que j'ai
expédié une lettre pendant son absence!...»

En me parlant ainsi, elle me regardait fixement et sa voix tremblait un
peu. Je considérais machinalement l'enveloppe que j'avais prise de ses
mains: il y avait dessus:

_P. M. L. P. S._

_Poste Restante_

PARIS.

Tout cela me causait une grande surprise. Elle me donna une tape amicale
sur la joue et ajouta, d'une voix redevenue subitement très douce:

«Allez vite et ne vous étonnez de rien... C'est pour Lui que je fais
cela... Ceux qu'on aime, il faut parfois les servir même malgré eux!»

Sans perdre un instant, j'ai fait la commission.

À cinq heures, le général est revenu, en excellente humeur. Il a
plaisanté sur son passage au quartier général, sur les dernières
nouvelles reçues de Paris. Il riait à propos de tout et ne cessait de
lui dire:

«Voyons, Marguerite, riez un peu!» Et, comme elle ne se déridait pas
assez vite à son gré, il s'est mis à la chatouiller, tout en lui
murmurant:

«Allons, méchante, feras-tu risette!»

À dîner, leur insouciance les avait complètement repris. Il avait
substitué à sa serviette, par un vrai tour de passe-passe, une chemise
en grosse toile de ménage qu'il avait chipée je ne sais où, et il se
l'était gravement nouée autour du cou, à mon immense stupéfaction.

Elle riait à en tomber par terre.

Les enfants! Sont-ils fous!

* * *

30.--_Samedi 3 décembre._

Ce matin, le capitaine est revenu, en civil, avec des lettres. Le
général m'a chargée de le faire patienter. Nous nous sommes mis à
causer, cette fois, avec plus de succès qu'avant-hier.

Il m'a donné à entendre qu'il venait de finir son temps, ses quatre ans,
je crois, comme officier d'ordonnance attaché au général Boulanger, et
qu'il éprouvait un gros chagrin de devoir le quitter.

Il a fait allusion aussi à l'Amie du général, mais sans une sympathie
exagérée. «Elle lui faisait faire, disait-il, un métier de conducteur de
chemin de fer... Quitter Clermont à neuf heures du soir, descendre à
Nevers pour jeter ses lettres, afin qu'on la croit dans une propriété
de ces régions, et revenir à Clermont par le train de cinq heures du
matin...»

Un coup de sonnette m'a rappelée auprès du général, qui était levé et
m'a priée de faire monter le capitaine dans la salle à manger. Ils se
sont entretenus très longtemps.

De toute la journée, le général n'est pas sorti.

Il a fait, d'ailleurs, un temps épouvantable dehors. Après déjeuner,
Elle s'est mise au piano. Pendant qu'il l'écoutait, le petit verre de
fine champagne près de lui, le cigare à la main, les yeux perdus dans le
rêve, Elle jouait, de mémoire, des berceuses adorablement mélancoliques.

Puis, s'interrompant tout à coup, Elle s'est mise à chanter l'_En
revenant d'la revue..._

Les fleurs de Nice sont arrivées: rien que des violettes d'un parfum
exquis. Elle en a paru enchantée. Je crois qu'elle adore la violette.
Elle n'emploie pas d'autre parfum qu'une eau de cologne de première
qualité, en flacons cerclés de paille.

Il était en train de piquer des fleurs dans sa toilette de soirée, comme
avant-hier soir, quand le capitaine est revenu, porteur d'une dépêche.
En l'ouvrant, le général s'est écrié:

«Ferry n'est pas élu... Il s'est retiré au second tour... Le Congrès a
nommé M. Sadi Carnot.»

Ils se sont jetés dans les bras l'un de l'autre en répétant: «Ferry
n'est pas élu!»

Il a vite griffonné quelques lignes sur une feuille de papier, qu'Elle a
mise sous enveloppe et que j'ai portée au capitaine, lequel est reparti
aussitôt.

Ils ont encore longtemps causé de cette élection, même à table. Elle
plaisantait sur le compte du nouvel élu, elle trouvait tout à fait drôle
son prénom de Sadi.

Lui prenait la chose plus au sérieux. Sans doute, ce choix n'était dû
qu'à la peur qu'on a fini par avoir d'une élection Ferry: mais il aurait
pu être plus mauvais... Il a rappelé que Sadi Carnot avait rendu des
services en 1870 et qu'il s'était montré d'une honnêteté irréprochable
au milieu des turpitudes de Wilson.

«Enfin, a-t-elle répondu en riant, vous pensez que M. Sadi Carnot fera
un bon président... _provisoire_?» Elle avait appuyé sur ce dernier mot
et il avait souri. Puis elle a ajouté:

«Au fait, j'aime mieux que ce soit lui aujourd'hui plutôt que vous, car
je sais à quoi m'attendre quand viendra votre heure... Je sais que mon
bonheur sera fini... Oh! ne niez pas! Je veux croire que vous
continuerez à m'aimer quand même... Mais vous serez si peu à moi!... Et
je prévois autre chose encore: je ne cesserai plus de trembler pour vos
jours. Quel est le chef de l'État, en France, que l'on n'ait pas cherché
à assassiner... Pour M. Grévy lui-même, si peu intéressant cependant,
n'est-il pas venu des fous à l'Élysée... Oh! mon ami! comme je serai
malheureuse, le jour où vous serez le maître de la France!»

Il s'est mis à la rassurer, lui a rappelé que, depuis Louis XVI, aucun
chef d'État français n'avait même reçu une égratignure, et que, depuis
Henri IV, aucun n'avait été assassiné.

«Va, va, a-t-il ajouté, Mme Sadi Carnot et toi, vous pouvez dormir
toutes deux tranquilles... Ni lui, ni moi, nous ne mourrons sous l'arme
blanche ou par le pistolet...»

Cette fois, c'est lui qui a fait défense de parler davantage de ces
choses peu amusantes. Ils se sont remis à rire et à ne plus songer qu'à
leur bonheur.

* * *

31.--_Dimanche 4 décembre_.

Mme Marguerite est partie ce matin pour Paris, par l'express de neuf
heures. Autant que j'ai pu comprendre, elle va là-bas offrir, chez elle,
un grand dîner mondain, ce soir même, et elle doit se remettre en route
dès demain matin. Une femme de confiance, dont elle dispose à Paris, a
dû tout préparer.

Malgré mes instances et celles de Mme Marguerite, le général n'a pas
voulu la laisser partir sans l'accompagner. Il a commis l'imprudence
bien inutile de monter en voiture auprès d'elle, pour ne la quitter qu'à
la gare.

Il est revenu au bout d'une heure et, lorsqu'il est descendu de voiture,
j'ai failli pousser un cri.

Son visage était presque méconnaissable, tellement la douleur l'avait
creusé. Ses yeux étaient rouges.

Il avait dû pleurer. J'avoue que je ne comprenais pas: qu'avait-il pu se
passer entre eux pour qu'il revienne désolé à ce point?

Il semble qu'il n'y a eu rien de particulier, et qu'il souffrait
simplement de s'être séparé d'elle. Le malheureux! Mais, alors, que
deviendrait-il si jamais une catastrophe le séparait d'elle pour de
bon, si elle lui devenait infidèle ou si la mort la foudroyait?...

Il était là, affaissé dans un fauteuil, l'œil creusé, le regard sans
vie. Je lui ai annoncé que le déjeuner était prêt. Il ne m'entend pas!
Il est comme en état de léthargie. Je répète, il n'entend pas davantage.
Je prends alors le parti de crier avec toute la force de mes poumons:

«Mon général, le déjeuner vous attend!... Mon Dieu, est-il possible que
vous vous laissiez tellement abattre? Elle est partie? Mais elle ne va
pas tarder à revenir! Demain, à pareille heure, elle sera déjà à
mi-chemin... Voyons, mon général...»

Ces paroles ont fini par avoir action sur lui. Il s'est levé, en me
remerciant du regard, et en répondant simplement:

«Vous êtes dans le vrai!»

Mais, quand il s'est rendu dans la salle à manger, son premier coup
d'œil a été pour la pendule, et il s'est écrié:

«Si, au moins, elle prenait le train de ce soir, neuf heures!»

J'étais navrée. C'était folie pure. Comment concevoir le désir qu'elle
prenne le train de neuf heures, alors qu'elle donnait son dîner à sept!

Il a mangé à peine, puis il est descendu à Clermont.

Quand il est revenu, il m'a demandé de rester un peu auprès de lui, à
coudre, et il s'est mis à me parler d'Elle.

Il m'en a parlé avant le dîner, pendant son repas, et après le dîner,
longtemps encore, sans se lever de table. Il a fini par me raconter
toute son histoire, jusqu'au moment où Elle était entrée dans sa vie:

«Depuis que je la connais, disait-il, je ne me reconnais plus
moi-même!... L'homme que j'étais avant sa venue et l'homme que je suis
depuis qu'elle m'a pris tout entier n'ont rien de commun ensemble...
Avant cela, je n'avais donné de droits sur moi qu'à une seule femme:
celle qui est actuellement encore Mme Boulanger. Elle a été une
épouse irréprochable. Elle est la mère de mes enfants... Ce n'est pas sa
faute si elle n'a pas fait le bonheur de ma vie. Nous n'étions pas créés
l'un pour l'autre, et quand nous nous sommes épousés, avec la
précipitation qu'on met aux mariages des jeunes officiers, nous ne nous
connaissions pas, nous ne pouvions pas nous deviner... Les premières
années, j'ai été dupe de mes illusions. J'ai cru que je la façonnerais
comme il me la fallait pour qu'elle me rende heureux... J'ai dû finir
par m'avouer que je m'étais trompé, et que nos deux natures, loin de
pouvoir se rapprocher, voyaient se creuser entre elles un abîme qui
allait sans cesse en s'élargissant...

»Et, de la sorte, nous avons fini par vivre côte à côte comme deux
étrangers qui ne restent l'un avec l'autre que par une convention
tacite, pour les convenances, pour le monde... Il y a dix ans que Mme
Boulanger ne m'est plus rien! Nous ne prenons même plus nos repas
ensemble, sauf quand il s'agit de grands dîners invités...

»Dans ces conditions, il fallait bien que je cherche ailleurs... Je me
suis mis à courir le cotillon, à papillonner de la brune à la blonde, à
voltiger de fleur en fleur, en m'attardant à peine à celle-ci,
davantage à celle-là, et en trouvant cette autre tout à fait exquise,
mais sans qu'aucune m'enivre vraiment de son parfum... J'ai gaspillé
ainsi ma jeunesse, et je croyais avoir beaucoup aimé... Je croyais avoir
semé miette à miette tout mon cœur, de telle sorte qu'il ne m'en restait
plus... Et je m'en félicitais, car je voyais approcher le moment où je
rentrerais dans la réserve de la territoriale... J'atteignais cinquante
ans.

»Alors, un jour, est tombé le coup de foudre... _Elle_ est apparue! Et
aussitôt j'ai reconnu que ce cœur que je croyais tombé en poussière
était intact, et qu'il était aussi jeune, aussi ardent, aussi assoiffé
d'aimer que si j'avais vingt ans!... Et ce cœur, dont elle a opéré la
résurrection comme par un miracle, je le lui ai donné tout entier...
Vous avez bien dû vous en apercevoir, je l'aime éperdument, je l'aime
autant qu'il est possible à un homme d'aimer... Je ne vis plus que par
Elle, je ne veux plus que ce qu'Elle veut!... Où me conduira notre
amour? Je ne veux même pas chercher à le prévoir... Je me laisse aller
avec une volupté infinie, les yeux fermés...»

Il s'était levé, le visage enfiévré, les yeux étincelants, et, alors,
mettant une main sur le cœur, et étendant l'autre comme s'il prêtait un
serment, il m'a dit ces paroles, que je n'oublierai jamais:

«Voulez-vous savoir à quel point je l'aime et à quel point je suis
devenu sa chose?... Eh bien! supposez qu'elle entre en cet instant,
qu'elle me tende un pistolet chargé, qu'elle me dise de l'appliquer
contre la tempe et de faire feu... J'obéirai sur l'heure, comme un
soldat, sans demander pourquoi!»

J'ai manqué de défaillir. Un grand frisson m'a parcourue tout entière.
Je n'ai pas trouvé un mot à répondre. Enfin, je lui ai dit:

«Mon général, vous me faites peur: ne parlons plus de cela... Il est
minuit, j'ai le devoir de vous engager à aller prendre du sommeil...»

«J'obéis, a-t-il répondu très doucement... Puisque que la consigne est
de dormir, je vais aller m'étendre sur mon lit--et penser à Elle!»

Avant que j'eusse pu l'en empêcher, il m'a baisé la main, et il s'est
retiré.

* * *

32.--_Lundi 5 décembre._

Je n'ai presque pas dormi cette nuit, tant j'étais préoccupée. À la
première heure, c'est-à-dire à la pointe du jour, on frappe très fort à
la porte de la maison. C'est une dépêche. Elle m'est adressée, mais je
me doute qu'elle n'est pas pour moi, et je la porte chez le général.

En me voyant entrer, il saute à bas du lit, sur lequel il était étendu
tout habillé. Il m'arrache la dépêche des mains, il la déchire plutôt
qu'il ne l'ouvre. Grâce à Dieu, son visage s'éclaircit aussitôt: c'est
une dépêche expédiée par Elle, hier soir, et qui lui dit qu'Elle pense à
lui et qu'Elle lui envoie mille baisers...

À onze heures, le capitaine Driant est venu prendre le général pour un
déjeuner qu'il a offert aujourd'hui, au buffet de la gare de Clermont, à
ses principaux officiers. Le général est parti tranquille en me
glissant dans l'oreille qu'il serait là bien avant l'heure...

En effet, il était là dès cinq heures, et Elle ne doit arriver qu'à six.
J'avais rangé la chambre et disposé partout des fleurs nouvellement
arrivées de Nice. Il s'en est aperçu de suite, et cela lui a fait
plaisir. S'approchant d'un bouquet de violettes placé sur la table, il a
dit, comme s'il parlait aux fleurs: «Vous attendez comme moi la blanche
main qui doit vous caresser!»

Assis dans son fauteuil, près du feu, il s'est mis à lire des journaux.

À six heures, on frappe. Il bondit, mais, d'un geste, je lui défends de
se montrer. Je descends: c'est une nouvelle dépêche, adressée, comme ce
matin, à mon nom.

Je la monte. J'aurais bien dû, en même temps, monter des cordes pour le
ligoter.

Je ne suis jamais allée dans un asile d'aliénés. Je ne me rends pas un
compte très exact de ce que peut être un fou furieux. Mais, ce dont je
suis sûre, c'est que j'ai eu ce soir, devant moi, pendant plus d'une
heure, le spectacle d'un amoureux en proie à une crise nerveuse qui
devait valoir un accès de folie, à tel point que j'ai pu me croire un
instant dans la nécessité d'appeler à l'aide, non pas pour ma sécurité
personnelle, mais pour empêcher cet homme de se broyer le crâne contre
le mur.

Et, tout cela, pourquoi? Parce que la dépêche annonçait qu'elle n'avait
pas pu partir ce matin, mais qu'elle partait ce soir, et qu'elle
expliquerait demain matin, en arrivant, les causes de ce retard.

À un moment donné, cette rage a paru se calmer. J'ai cru que c'était
fini, et je me suis éloignée pour aller mettre le couvert. Au bout de
quelques minutes, j'ai entendu des cris rauques, des espèces de râles
qui m'ont bouleversée... Je cours vers la chambre: elle est vide. Je
pénètre dans le cabinet de toilette: le malheureux est là, par terre, à
se rouler dans ses vêtements à Elle, qu'il a arrachés du mur où ils
pendaient, à les embrasser et à les mordre...

Cette seconde crise passée, un grand abattement s'est emparé de lui. Il
a refusé toute nourriture. Maintenant, c'était une idée fixe qui le
tenait: il voulait partir demain matin, à quatre heures, d'ici, pour
aller la recevoir à la gare de Clermont quand arriverait le train, à
cinq heures.

J'ai eu beau lui parler raison, il est demeuré inflexible. Il n'a même
pas accepté que je descende maintenant à Clermont pour arrêter une
voiture qui viendrait le chercher demain matin. Avec un entêtement de
maniaque, il m'a fait défense absolue de le contrarier sur ce point.

À force d'insistance, j'ai fini tout de même par obtenir un résultat:
c'est qu'au moins il aille se coucher ce soir. Mais je n'y ai réussi
qu'en lui jurant que, moi-même, je ne me coucherais pas, afin qu'il soit
bien assuré que je l'appellerai demain à quatre heures--puisqu'il n'y a
pas de réveil-matin dans la maison.

Me voici donc condamnée à ne pas dormir cette nuit. D'ailleurs, comment
l'aurais-je pu faire, bouleversée jusqu'au fond de l'âme comme je le
suis?

* * *

33.--_Mardi 6 décembre_.

À quatre heures du matin, je suis descendue auprès du général. Il était
en train de s'habiller. Je m'en doutais: il n'avait pas plus sommeillé
que la nuit d'avant!

L'idée qu'avant une heure il allait la presser dans ses bras lui avait
rendu sa gaîté. Le plus gentiment du monde, il m'a priée de l'excuser de
la scène d'hier.

«J'étais fou! a-t-il dit, mais il faut me pardonner, car, voyez-vous,
ces douze heures pendant lesquelles je me suis vu encore séparé d'elle,
il faut les avoir vécues avec elle pour comprendre quelle somme elles
représentent de bonheur perdu!»

Il s'en voulait aussi de m'avoir fait veiller, bien inutilement, puisque
lui-même n'avait pas fermé l'œil. Je l'ai rassuré de mon mieux, je lui
ai fait prendre un bol de lait chaud coupé de rhum, et je l'ai reconduit
jusqu'à la porte.

Dieu! quel temps il fait dehors! Lorsque j'ai ouvert la porte, une
horrible bourrasque de neige s'est engouffrée du même coup, a éteint ma
lanterne et nous a glacés tous deux. Le vent souffle avec une violence
effrayante. Il y a de la neige sur le sol jusqu'à mi-genou, et la nuit
est absolument noire, sans une lumière au ciel.

Je veux encore l'arrêter: il y a plus d'une lieue d'ici la gare de
Clermont et, vraiment, par un temps pareil...

Mais il n'écoute rien.

«Il y a un Dieu pour les amoureux!» me crie-t-il, et le voilà parti à
grandes enjambées.

Je mets aussitôt de l'ordre dans leur appartement, j'allume un bon feu,
je bassine leur lit, je prépare du bon café bien chaud pour leur
arrivée. Le jour commence à poindre quand on frappe à la porte. J'ouvre:
ce sont eux, à pied, blancs de neige et trempés jusqu'aux os. Elle a des
glaçons sur la voilette, et lui, sur les moustaches.

À peine prennent-ils le temps de vider chacun un bol de café bouillant,
en me racontant qu'ils n'ont trouvé, à la gare de Clermont, qu'une
méchante guimbarde attelée d'une rosse qui marchait si mal qu'ils ont
fini par la lâcher à mi-côte.

«Et sur ce, ajoutent-ils, il faut aller vous coucher de suite, Belle
Meunière... Nous faisons de même.»

Je n'en pouvais plus. J'ai dormi d'un sommeil de plomb jusqu'à midi.
Quand je suis redescendue près d'eux, ils m'ont demandé d'apporter dans
leur chambre de quoi manger.

À six heures du soir, le capitaine Driant est venu avec des lettres. En
me voyant, il m'a demandé:

«Madame de Bonnemain, est-elle de retour?»

Je lui ai fait signe que oui. Mais ce nom, que j'entendais pour la
première fois, n'est pas tombé dans l'oreille d'une sourde. Elle est
donc de la noblesse, comme je le supposais: car j'avais remarqué que
divers objets lui appartenant étaient marqués du chiffre M. B., surmonté
d'une couronne à cinq fleurons, c'est-à-dire, si je ne me trompe, d'une
couronne vicomtale.

La vicomtesse Marguerite de Bonnemain! Le nom sonne bien et possède, ma
foi, une belle allure!

À huit heures, pour dîner, ils se sont fait également servir chez eux.
Ils m'ont remis un pli avec la recommandation suivante:

«Quand le capitaine viendra, demain matin, vous lui donnerez ceci et
vous lui direz de ne rien attendre, de ne pas perdre une minute, et
d'exécuter au galop la commission qui lui est confiée là-dedans... Vous
n'aurez pas besoin de venir avant que nous ne vous sonnions.»

* * *

34.--_Mercredi 7 décembre_.

Toute reposée par l'excellent sommeil que j'ai pris cette nuit, j'ai vu
arriver le capitaine à neuf heures du matin. Je lui ai fait signe
d'entrer dans la maison et je lui ai aussitôt remis l'enveloppe, en lui
répétant la recommandation qui m'avait été faite. Après avoir pris
connaissance du pli, il a réfléchi un instant, puis il s'est frotté les
mains d'un air enchanté. Il m'a alors donné deux lettres à l'adresse du
général, qu'il a tirées de son manteau. Je croyais que c'était tout,
mais, après avoir cherché un instant, il s'est mis à fouiller dans la
poche intérieure de son dolman, et il en a sorti une troisième
enveloppe, toute blanche et un peu froissée. En me la remettant, sa main
tremblait un peu. Puis il est remonté en selle et il est parti au grand
galop.

Je me suis dit que cette enveloppe blanche devait contenir quelque chose
d'important.

À dix heures, le général a sonné. J'ai trouvé leur chambre remplie d'une
épaisse fumée. Les tourtereaux avaient essayé de faire du feu eux-mêmes,
mais la tentative avait absolument avorté. Je les ai grondés. J'ai
établi un courant d'air en ouvrant les deux fenêtres; j'ai allumé un
feu, bien flambant, celui-là. Je les ai laissés au moment où Mme
Marguerite ouvrait, pour la lire au général, la première des trois
lettres reçues.

Quelques instants plus tard, un coup de sonnette a retenti. J'accours,
le général est en proie à une vive émotion. Il me prend le bras
nerveusement:

«Le capitaine est-il encore là? voyons, parlez!»

«Mais, mon général, il y a une heure qu'il est parti... Ne m'aviez-vous
pas dit, hier, vous-même, qu'il n'attende pas?...»

«Sacrebleu! Si j'avais pu prévoir... Enfin, tant pis! à vous de me tirer
d'affaire, ma bonne Meunière. Arrangez-vous pour me trouver quelqu'un de
sûr qui puisse, sans se faire remarquer, porter une lettre au quartier
général. La lettre, vous l'aurez dans cinq minutes... C'est assez de
temps pour la forte tête que vous êtes...»

Quelqu'un de sûr et qui ne se fasse pas remarquer! Comment vais-je
faire, grand Dieu! Si j'envoie une personne de chez moi, elle sera
certainement suivie. Mais, alors, qui? Vrai, je préférerais que le
général ne me croie pas si forte tête! C'est encore plus embarrassant
que flatteur.

...On n'a pas idée d'une chance pareille: les cinq minutes n'étaient pas
écoulées que le plus grand des hasards me sauvait d'embarras. Le
prétendu d'une de mes servantes, un brave gars de la montagne, honnête
et taciturne comme tous nos montagnards, a arrêté sa carriole devant ma
porte, ainsi qu'il ne manque jamais de le faire quand il descend vers la
Limagne. Plus d'une fois, je lui avais confié des commissions pour
Clermont. Je n'ai eu qu'à lui expliquer, en patois, qu'il y avait une
lettre à porter chez un officier de l'état-major de Clermont et sa
réponse à me rapporter au plus vite, pour que le brave garçon, sans m'en
demander davantage, se déclarât prêt à me faire la course en toute hâte
et à revenir de même.

«Eh bien! Belle Meunière, avez-vous trouvé?»

«Oui, mon général.»

Justement, le général a sonné et m'a remis la lettre,--une toute petite
enveloppe avec cette adresse:

_Monsieur le Capitaine Driant,_

_au Quartier Général._

_Très urgente._

«J'en étais sûr d'avance. Avec vous, il ne faut jamais douter de rien...
Qu'on aille vite, surtout, et qu'on m'apporte la réponse sans retard,
car c'est très, très sérieux!»

En disant cela, il avait l'air à la fois heureux, impatient et perplexe.

À midi, mon excellent montagnard était de retour avec la réponse que le
capitaine avait écrite devant lui, dans son bureau du quartier général
où il doit, soit dit en passant, terriblement peiner, lui qui est seul
là-bas pour recevoir, répondre, et parer à l'imprévu!

Quand j'ai porté la lettre au général, il me l'a arrachée des mains,
tandis que Mme Marguerite m'a dit:

«Occupez-vous vite du déjeuner. Nous n'en avons que pour un petit
moment.»

Le petit moment a duré une grande heure, j'en ai profité pour orner de
fleurs la table.

«Bravo! s'est écrié le général quand ils sont enfin venus s'y asseoir.
Voilà qui est une délicieuse surprise pour un jour pareil!»

Et, s'adressant à Elle:

«Oui, c'est une journée qui comptera, celle-là!... Quelle portée elle
peut avoir! Et quelle joie, plus tard, de nous dire: c'est notre cher
petit coin de Royat qui a été le point de départ...»

Brusquement, elle lui a coupé la parole en lui fermant la bouche de ses
mains. Ils se sont embrassés... La belle conclusion, pour moi!...

Le déjeuner fini, le général est allé à Clermont.

Je débarrassais la table, quand elle m'a appelée:

«Chère amie, voulez-vous que nous passions l'après-midi à travailler
ensemble?»

«Oh! madame, lui ai-je répondu, c'est à genoux que je devrais vous
remercier de l'honneur inespéré qui est fait par la grande dame que vous
êtes à la campagnarde que je suis.»

Elle m'a remerciée d'un gracieux sourire. J'ai apporté la couture que je
suis en train de faire pour ma mère--une surprise que je lui prépare.
Elle a étalé son ouvrage sur un fauteuil: il y avait là un travail de
tapisserie d'une très grande difficulté, mais elle n'y a pas touché.
Elle a pris un petit tricot de laine blanche, dans lequel j'ai bientôt
reconnu de petites brassières pour nouveau-nés.

Je lui ai déjà entendu dire qu'elle n'avait pas d'enfants: en grande
dame qu'elle est, elle occupe donc ses loisirs à travailler de ses fines
mains pour des œuvres charitables?

Tout en tricotant, elle s'est mise à me parler de sa voix argentine.
Avec ce savoir-faire exquis que possèdent seules les femmes du monde,
elle a voulu m'amener à lui causer de moi, à lui raconter ma vie dans
laquelle elle croyait deviner une tristesse... Elle ne s'est pas
trompée, mais, mise sur ce chapitre, j'ai été bien sobre d'explications,
car, les tristesses, je pense qu'il faut les garder pour soi, qu'il faut
y songer le moins possible et n'en parler jamais.

Le général est rentré à la nuit tombée. Son visage rayonnait de joie. De
nouveau, il s'est entretenu très longuement avec Mme Marguerite.

À huit heures, il m'a sonnée:

«Vite, faites-nous dîner, car une voiture doit venir me prendre dans une
heure d'ici. Dès que vous l'entendrez, vous m'avertirez. Je m'en remets
à vous pour que personne ne remarque ma sortie.»

Décidément, il doit y avoir sous tout ce mystère une conspiration! De
plus en plus intriguée, je les sers à dîner et, entre temps, je réduis
l'éclairage de l'escalier à une simple veilleuse et j'entr'ouvre la
porte donnant sur le chemin de la Grotte.

Neuf heures.--Un bruit de roues sur la neige durcie. Je cours prévenir
le général. Mais, déjà, enveloppé dans une pelisse, il est au pied de
l'escalier.

Je distingue la silhouette du capitaine Driant qui vient de sauter à
terre et tient la portière ouverte. Tandis que le général monte dans la
voiture, j'y aperçois un autre personnage, une sorte de colosse aux
hautes épaules, emmitouflé de fourrures...

La voiture repart aussitôt, au grand trot, dans la direction de la
campagne.

C'est seulement vers onze heures qu'elle est revenue. Près de la porte
entrebâillée, j'ai vu descendre le général et je lui ai entendu dire
avec émotion:

«C'est le vrai langage d'un prince... Merci!»

À quoi l'autre, lui tendant la main, a répondu d'une voix étrange et
profonde:

«À bientôt, Général... et à Paris!»

Pendant que la voiture s'ébranlait, le personnage en question a avancé
la tête, et j'ai pu distinguer qu'il portait une épaisse barbe blonde.

...Un prince?--Un prince étranger, évidemment. Mais où donc ai-je vu
cette figure barbue? car, il n'y a pas de doute, je l'ai aperçue quelque
part!

* * *

35.--_Jeudi 8 décembre._

Le capitaine ne s'est pas montré aujourd'hui.

C'est un soldat, le même que la semaine dernière, qui est venu apporter
le pli contenant le courrier.

À force de m'être creusé l'esprit, j'ai fini par retrouver à quelle
ressemblance correspondait l'inconnu d'hier; je dois l'avoir entrevu--je
ne sais quand, par exemple--parmi les grands personnages russes qui
viennent faire leur cure à Royat.

Après déjeuner, le général est redescendu à Clermont et Mme
Marguerite m'a de nouveau invitée à lui tenir compagnie.

De fil en aiguille (c'est le cas de le dire, puisque nous cousions, ou
du moins je cousais tandis qu'elle tricotait ses petites brassières),
Elle est arrivée à me raconter comment s'était faite, entre le général
et Elle, la connaissance qui avait abouti à les jeter dans les bras l'un
de l'autre:

«Figurez-vous, ma chère, que j'étais une grande ennemie du général
Boulanger, et cela l'année dernière... Le monstre! j'avais trois griefs
contre lui... Le premier, c'est que sa popularité me portait sur les
nerfs et m'agaçait au plus haut point. Impossible de faire une visite,
d'entrer dans un salon, de prendre une tasse de thé, de faire un tour de
valse, de dîner dans le monde, sans entendre prononcer son nom... Et si
encore ce nom avait eu une certaine allure! Mais il me paraissait
vulgaire, ridicule au possible. Le général Boulanger? Pourquoi pas le
général Charcutier ou le général Liquoriste?... Quant à son portrait,
colporté de toutes parts, il ne me réconciliait pas avec lui: je
trouvais ce port de barbe prétentieux, et je jugeais l'homme un
bellâtre... Second grief: ses opinions politiques. Je n'aime pas les
républicains. Je me félicitais du moins que l'armée--je dis: le cadre
des officiers--maintenait intactes les traditions d'ordre et d'autorité
qui vont en déclinant dans notre pauvre France... Et, tout à coup, voilà
un officier, bien plus, un général, un ministre de la Guerre, qui se met
à faire du radicalisme, de l'anti-cléricalisme, et Dieu sait quelles
horreurs encore!... Troisième grief, celui-là absolument personnel et
décisif.. Un matin d'hiver, je galopais au Bois et je croise le
général... Je le reconnais, il me regarde, et l'impertinent a l'audace
de me fixer comme si j'étais femme à lui rendre œillade pour œillade...

»Je suis rentrée chez moi rouge de dépit et, dès cet instant, mon
aversion pour lui n'a plus eu de limites... Partout où j'allais, je
disais sur son compte le plus de mal possible... On me fit bientôt une
réputation de la haine que je montrais à l'égard du général Boulanger.

»Or, j'avais une amie d'enfance--autant dire une sœur. Elle est à peine
plus âgée que moi, nous avons été élevées dans le même couvent, nous
nous sommes mariées à la même époque, et chacune de nous a épousé un
officier... Nous ne cessions de nous voir, l'hiver à Paris, l'été à la
campagne, aux bains de mer ou au littoral. Je le répète, deux sœurs ne
sont pas plus inséparables que nous l'étions... Elle était assez
différente de moi par le caractère: mais c'était peut-être une raison de
plus pour que nous nous entendions si bien... Son mari est colonel d'un
régiment caserne dans une ville proche de Paris. Comprenant qu'il
fallait au bonheur de sa femme la vie mondaine pour laquelle elle était
faite, il l'a laissée à Paris, revenant près d'elle dès qu'il le peut...
Elle reçoit à merveille chez elle, et l'on y accourt d'autant plus
volontiers qu'elle est extrêmement jolie... Du côté de l'harmonie du
visage, la nature ne lui a rien refusé. Elle a été moins prodigue en ce
qui concerne le corps, qui est massif et dénué d'élégance... Aussi,
jalouse-t-elle un peu toutes les femmes plus heureusement douées à cet
égard...»

«Dans ce cas, Madame, elle doit beaucoup vous jalouser, ai-je
interrompu, car cette élégance, vous la possédez au plus haut degré!»

Mme Marguerite sourit et reprit:

«J'ai fait mon possible pour me faire pardonner d'elle... Quoi qu'il en
soit, un soir, elle vint me trouver, toute surexcitée, comme je ne
l'avais jamais vue, et ses premiers mots, en se jetant dans mes bras,
ont été: «Ma chère Marguerite, le Ministre de la Guerre accepte de dîner
jeudi soir chez moi!» Ma réponse manquait d'enthousiasme: «Tu me
permettras, chérie, de ne pas t'en faire mon compliment!» Cela ne l'a
pas empêchée de me demander, à l'instant suivant, de lui rendre un
immense service... Vous ne devineriez jamais lequel: celui d'aller dîner
ce soir-là chez elle, moi, troisième et dernière convive!

»Sans aucun doute, la chère enfant n'avait plus la tête à elle... Me
faire une semblable proposition, à moi, l'ennemie intime et publique
tout à la fois de cet affreux ministre de la Guerre!... Vous vous doutez
de ce qu'a pu être ma réponse: un refus glacial et absolu... Je ne m'en
suis pas contentée, je l'ai vertement grondée de toute l'inconvenance de
sa proposition: dîner, deux femmes seules, avec un homme, un étranger...
Pour qui voulait-elle donc qu'il nous prenne?... Trois couverts? Quelle
folie! Il fallait, ou bien en mettre davantage, ou bien n'en laisser que
deux!

»Elle a paru sentir la justesse de cette observation.

»Elle a changé ses batteries...

«Tu as raison, il faut que j'invite d'autres personnes... Mais alors, si
j'en ai beaucoup, dix, quinze, vingt, me rendras-tu au moins le service
que je te demande? Songe donc, Marguerite, tu ne seras plus exposée à
devoir lui parler, bien au contraire, tu pourras ne t'occuper que des
autres invités...»

«Pendant que toi, ma chère, tu ne t'occuperas que de lui?... Désolée de
ne pouvoir t'abriter en cette circonstance...»

«Alors, tu refuses même cette combinaison?»

«Formellement.»

«C'est ton dernier mot?»

«Mon dernier.»

«Eh bien! mon dernier à moi sera celui-là: tu as peur du général
Boulanger... Il y a longtemps déjà qu'on trouve peu naturelle et
singulièrement excessive l'aversion dont tu fais montre à son égard...
On lui a cherché des motifs: il n'a pas été difficile de les trouver...
Les plus méchants disent que c'est un dépit dont la cause serait ton
secret--et le sien... Je dis, moi, que c'est la peur: la peur de te
trouver sous son regard, parce que tu ne te sens pas assez sûre de
toi...»

«Très bien, ma chère: je serai chez toi jeudi soir... à sept heures
précises, n'est-ce pas?»

»Ce jeudi, il s'est trouvé que, par hasard (car, quelque prix qu'on y
mette, on n'obtient jamais cela à coup sûr), ma couturière avait
admirablement réussi la toilette que je lui avais commandée,--une
toilette à longue traîne, en velours noir constellé de paillettes de
jais: depuis que j'avais eu la douleur de perdre mon défunt beau-père,
le général de Bonnemain, je ne portais pas encore de robes de couleur...
Une toilette simple, en somme, mais qui m'allait à merveille... J'étais
en retard, j'ordonne à mon cocher de me conduire au plus vite...
J'arrive: tout le monde était déjà là,--et ce tout le monde se composait
de la maîtresse de la maison, d'un vieil oncle et du général.

»J'étais jouée. Soit qu'elle ait cru impossible d'inviter à temps
beaucoup de personnes, soit plutôt qu'elle soit revenue à son idée
première d'une dînette intime, elle m'avait manqué de parole. Mais que
faire? Il était trop tard pour reculer!

»Alors, j'ai pris le parti opposé, celui de l'attaque, de l'offensive à
outrance! J'ai voulu écraser mon ennemi,--le général,--l'accabler de
coups d'épingle, le cingler de railleries. Ce fut entre nous deux,
paraît-il, un véritable feu d'artifice de reparties, un scintillement de
coups portés et parés aussitôt... J'avais pris goût à la lutte: le
général m'a redit depuis que je fus étonnante de verve et que j'étais
superbe à voir... Lui, de son côté, piqué au vif, n'avait plus de
paroles et de regards que pour moi, sans s'apercevoir, l'imprudent, que
le visage de la maîtresse de maison changeait!...

»Elle voulut mettre fin à notre dialogue en portant la conversation sur
un autre sujet, qui lui rappelait sa présence:

«Général, fit-elle, s'il en est qui vous accablent de critiques, il en
est d'autres qui vous portent un culte sincère et profond... Combien
ai-je dû vous supplier pour que vous consentiez à combler mes désirs en
venant ce soir à ma table!...»

»La flagornerie me parut un peu vive.

«Général, ajoutai-je d'un ton ironique, il paraît qu'il faut beaucoup
vous supplier pour avoir l'insigne honneur de vous compter parmi ses
convives?»

«C'est un défaut de plus que vous me prêtez, Madame...»

«Je vous le donne, général, car il est bien à vous.»

»Mais je refuse. Je ne m'en reconnais pas le propriétaire et, si vous
vouliez en avoir la preuve, il suffirait que vous me fassiez le très
grand honneur de me convier un jour chez vous...»

«Chez moi, général! Avec plaisir et quand il vous plaira! Fixez
vous-même le jour.»

«Le plus tôt possible, alors... Demain, si vous le permettez, Madame.»

«Eh bien! général, à demain!»

»Et c'est ainsi qu'il m'a fallu, le lendemain, recevoir le général
Boulanger chez moi... Dès cette seconde entrevue, naissait, de lui à
moi, une vive amitié,--en attendant mieux...

»Je n'ai pas besoin de vous dire que j'ai bien ri, depuis, de tous les
griefs qui me faisaient le détester... Je ne lui en ai plus voulu, bien
au contraire, de m'avoir tant remarquée un jour au Bois... Je n'ai plus
éprouvé de la haine pour sa popularité, mais je me suis sentie
délicieusement bercée par le bruit flatteur qui s'élevait autour de
lui... Je me suis mis à adorer sa barbe blonde... Je lui ai pardonné
jusqu'à ses convictions politiques, qui, d'ailleurs, gagnaient à être
mieux connues... Quant à son nom, j'ai compris qu'un nom valait par
l'usage qu'un homme sait en faire. Le nom professionnel de Boulanger
n'est pas plus ridicule que le nom animal de Corneille ou le nom végétal
de Racine. Et ce nom qu'il a reçu de son père, mon Georges l'a si
noblement porté, que je serai la plus heureuse des femmes, croyez-le
bien, le jour où je pourrai le prendre, moi aussi...»

Mme Marguerite s'est tue à ces mots, comme quelqu'un qui caresse un
rêve. Puis, elle a repris:

«De ce premier dîner avec Georges date donc l'origine de notre
bonheur... Mais cette soirée-là ne devait pas m'apporter seulement du
bonheur... Je vous ai dit qu'il n'y avait avec moi que trois convives:
deux d'entre eux ont gardé le souvenir impérissable de ce jour, l'un
pour me chérir, l'autre pour me...»

Elle n'a pas achevé sa pensée, mais une profonde tristesse s'est montrée
sur son visage. Elle s'est levée, a plié son ouvrage et m'a dit:

«Maintenant, assez causé, ma bonne Meunière. Apportez-moi la toilette
héliotrope, afin que je me fasse belle pour mon Georges adoré.»

Elle est vraiment magnifique, cette toilette en velours héliotrope,
avec, de chaque côté de la jupe, un panneau brodé d'or. Mme
Marguerite m'a fait former en guirlande les fleurs venues aujourd'hui
de Nice, et elle a fixé cette guirlande au corsage à l'aide d'une flèche
garnie de diamants. Dans les cheveux, elle a disposé, un peu en arrière,
quelques œillets qui semblaient croître parmi cette chevelure blonde; au
milieu des fleurs, une couronne à cinq fleurons en diamants. Enfin, elle
a enroulé autour du bras gauche un serpent d'or qui en faisait cinq ou
six fois le tour et qui brillait d'un éclat tout à fait extraordinaire.

Elle était féerique à voir ainsi.

Le général, quand il l'a aperçue en ouvrant la porte, s'est jeté à
genoux, les mains jointes, sans une parole. Rien ne pouvait mieux que ce
geste exprimer l'immense adoration qu'il a pour Elle.

J'ai couru m'occuper du dîner... Ils ont dîné tard. Le général la
dévorait du regard et ne cessait de s'exclamer sur l'éblouissante beauté
de sa toilette...

«Vous me complimentez toujours sur ma toilette, a-t-elle fini par dire
en riant, je voudrais bien que vous m'offriez ici l'occasion de vous
rendre la pareille en vous complimentant sur votre grand uniforme...»

«Ma chère amie, s'est-il écrié, pourquoi n'étiez-vous pas là, le jour de
mon entrée à Clermont!»

Ces mots m'ont évoqué un souvenir.

«Mon général, lui ai-je demandé, à quoi pensiez-vous, ce jour-là, au
moment où je vous ai vu passer?... Je précise: vous descendiez, suivi de
votre état-major, l'avenue de Royat, vers la place de Jaude. J'ai lu une
tristesse sur vos traits.»

«Belle Meunière, vous êtes physionomiste!... À quoi je pensais? Parbleu,
ai-je besoin de le dire? À mon adorée!... Je pensais à elle et je me
disais: «Comme elle est loin!...» Et j'avais beau voir l'avenue remplie
d'une foule immense qui m'acclamait, elle m'apparaissait vide, puisque
je ne l'y apercevais pas!»

Le dîner fini, ils se sont retirés vers leur chambre, à petits pas,
étroitement enlacés.

* * *

36.--_Vendredi 9 décembre._

Le capitaine a reparu ce matin, mais simplement pour savoir s'il n'y
avait pas d'ordres. Il n'apportait rien.

«Pas de courrier?» lui dis-je.

«Non, hier et aujourd'hui, journées tranquilles... pour lui, du moins.»

«Oui, car pour ce qui est de vous, capitaine, vous ne devez pas manquer
d'ouvrage, là-bas!»

«Oh! moi, c'est mon rôle, et puis, pour lui, voyez-vous, je
travaillerais dix fois plus, s'il le fallait, tant il est bon, affable
et indulgent...»

On a des yeux pour voir et des oreilles pour entendre, toutes sortes de
petits indices me font deviner que le capitaine Driant a des raisons
meilleures encore pour aimer le travail au quartier général: c'est que,
dans le chef qu'il sert avec tant de zèle, il voit aussi le père d'une
charmante jeune fille qu'il a promesse d'épouser un jour.

À déjeuner, ils n'ont fait que se câliner et se lancer œillade sur
œillade. Il la fixait parfois avec des pupilles agrandies, comme un
homme hypnotisé, ou comme un fumeur d'opium, s'il est permis de
comparer à un individu qui s'enivre d'un rêve cet amant qui se grise
d'une si adorable réalité!

Tout à coup, il m'a demandé une feuille de papier et, avec son crayon
bleu, il s'est mis à tracer des lettres. Quand il eut fini, il m'a
questionnée:

«Comment appelez-vous votre maison?»

Un peu surprise qu'il pût l'ignorer, puisque le nom se trouve inscrit en
grosses lettres sur le mur extérieur, je lui ai répondu:

«L'Hôtel des Marronniers, mon général.»

«Parfait. Une autre question: avez-vous, près d'ici, un peintre en
bâtiments qui sache son métier?»

«Certainement, mon général.»

«Eh bien! vous devriez aller le chercher, et lui dire: «Effacez-moi de
suite ce nom, si quelconque, si terne, d'Hôtel des Marronniers, et
mettez à sa place un nom qui donnera du moins un avant-goût du bonheur
qu'on peut goûter sous ce toit!»

Et, ce disant, le général a déplié la feuille sur laquelle il venait
d'écrire. Elle portait ces mots, en caractères majuscules:

HOTEL DU PARADIS

«Mon général, ai-je répliqué, je ne me déciderai pas à donner ce nom à
ma maison, car il promettrait trop de bonnes choses, et je ne saurais
comment les tenir.»

L'Hôtel du Paradis! Sans doute, je vois bien que ma maison est devenue
pour eux un paradis dont ils sont les bienheureux élus et dont je suis,
moi, l'ange gardien. Mais tout paradis implique un enfer, et je ne puis
me dissimuler que ma mère et ma sœur, tyranniquement reléguées par moi
loin de leurs chambres, loin de leurs aises, dans l'autre aile de la
maison et dans les sous-sols, avec défense absolue de se montrer, de
faire le moindre bruit, doivent trouver que cela ressemble à un enfer,
ou tout au moins à un purgatoire dont elles ne seraient pas fâchées de
voir la fin.

Le général a voulu descendre à Clermont après déjeuner. Comme il y avait
du monde attroupé sur la grande route, à cause d'une vente aux enchères
qui se faisait dans une maison voisine, je l'ai prié de passer par le
petit chemin de la Grotte qui descend vers la Tiretaine, la franchit et
remonte de l'autre côté, le long des rochers, juste en face de chez
nous. Il a fait comme je lui avais dit; et nous nous sommes mises,
Mme Marguerite et moi, à le suivre des yeux. Mais, arrivé aux rochers
d'en face, l'imprudent n'a pu résister à la tentation de se retourner
vers la maison.

Elle, de son côté, sans écouter mes cris, a entr'ouvert la fenêtre, et
voilà mes deux amoureux qui s'envoient, d'un bord à l'autre de la
vallée, des baisers avec la main...

Ils étaient si gentils à voir tous deux, que je serais bien restée à les
regarder: mais la prudence me dictait d'autres devoirs, et j'ai dû
arracher Mme Marguerite de sa fenêtre. Alors, seulement, il a repris
son chemin.

Nous avons de nouveau travaillé ensemble, Mme Marguerite et moi. Elle
s'est fait raconter par moi toutes sortes de détails sur Royat, sur
Clermont, sur Montferrand, sur Riom, sur toute mon Auvergne que j'aime
tant!

Le général est rentré de meilleure heure que d'habitude: il faisait
encore tout à fait jour. Ses premiers mots ont été:

«J'ai été reconnu dans le Parc... On m'a suivi jusqu'ici.»

Je suis descendue aussitôt à la salle commune donnant sur la terrasse et
seule accessible au public. Je m'y suis trouvée en présence de plusieurs
messieurs de Clermont qui m'ont complimentée d'avoir le général
Boulanger chez moi, et qui m'ont posé des tas de questions les unes plus
indiscrètes que les autres. Je n'ai pas essayé de nier.

«C'est vrai, Messieurs, le général Boulanger vient d'entrer ici: il
offre à dîner, ce soir, chez moi, à six de ses amis... Entre nous, je
crois que ce sont des officiers supérieurs.»

Ils sont partis, enchantés de m'avoir arraché mon secret.

Deux heures ne s'étaient pas écoulées que d'autres consommateurs sont
arrivés, des journalistes ceux-là, montés exprès de Clermont pour savoir
à quoi s'en tenir: ils avaient entendu raconter, au café, que le général
Boulanger faisait dîner chez moi, ce soir, quantité de généraux accourus
de plusieurs points de la France...

Décidément, il fallait couper les ailes au canard que j'avais laissé
s'échapper de ma basse-cour.

«Messieurs, leur ai-je dit, on doit exagérer... Je ne suppose pas que
ces messieurs, qui sont là-haut, soient des généraux, car ils disent
tous, en s'adressant à leur amphitryon: «Mon général...»

«Oh! cela ne prouve rien!» ont-ils interrompu en chœur.

J'ai continué imperturbablement:

«Et le général leur répond: «Colonel, commandant, major...»

Ils se sont regardés, fortement déçus.

«Bah! si c'est du menu fretin, a opiné l'un d'entre eux, pas la peine
d'en parler!»

Et ils se sont retirés.

Le général s'est beaucoup amusé de cette aventure. À ce propos, il a
raconté que d'autres fables, non moins fantastiques, couraient en ce
moment sur sa prétendue présence à Paris, la veille et le jour de
l'élection du Président de la République. N'allait-on pas jusqu'à
supposer qu'il attendait, caché, l'instant de se montrer à la foule pour
prendre la tête du mouvement populaire, au cas où Ferry serait élu,
alors qu'au contraire, écœuré des conciliabules nocturnes auxquels on
avait voulu le faire assister, il avait tranquillement pris le train
depuis trois jours!

Parmi les choses qu'il a dites au sujet de ces événements de Paris, il y
en a une qui m'a bien fait rire de moi-même, après qu'ils se fussent
retirés en me disant affectueusement bonsoir. Décidément, en politique,
je ne suis qu'une nigaude qui aura joliment de la peine à se déniaiser!
Voici ce dont il s'agit. La semaine dernière, j'avais entendu avec
terreur qu'il était tout le temps question, dans la bouche du général,
de «la guerre». Puis, subitement, il n'en avait plus été parlé, et je ne
savais comment me l'expliquer...

Ce soir, j'ai eu la clef du problème. Pareille à ce singe des fables de
La Fontaine qui a pris un port pour un homme, j'ai pris, moi, pour la
plus affreuse des calamités publiques le nom d'un député radical, ami
politique du général Boulanger.

Grande niaise d'Auvergnate, va!

* * *

37.--_Samedi 10 décembre_.

Le capitaine Driant est revenu, cette fois, avec un courrier volumineux.

Quand j'ai monté tout cela au général, il m'a demandé d'attendre pour
rapporter de suite au capitaine toutes les pièces signées.

Une heure plus tard, le général m'a dit, sans préambules:

«Nous vous quittons, nous sommes obligés de partir ce soir pour Paris...
Mais, cette fois, Belle Meunière, il faut que nous ne soyons chagrinés
ni les uns, ni les autres... Je pars heureux, avec ma Marguerite... Et
quant à vous, il ne faut pas vous plaindre: au lieu de quatre ou cinq
jours que nous pensions rester, nous en sommes restés dix, et vous
n'avez plus le droit de douter que nous partions avec l'immense désir de
revenir au plus tôt!»

En effet, quelle journée de départ différente de celle de leur premier
voyage! À déjeuner, ils ont été très gais l'un et l'autre. Le général
est sorti, en sifflotant, pour descendre à Clermont. Je suis restée avec
Elle, à emballer ses effets.

Quand j'ai décroché ses robes de la muraille du cabinet de toilette,
j'ai vu repasser devant moi la terrifiante image du général qui se
roulait par terre en poussant des cris fous...

«Madame, lui ai-je dit sous le coup de cette ressouvenance,
permettez-moi de vous dire mon sentiment: je ne crois pas qu'une femme
ait jamais été plus aimée que vous l'êtes... Il vous aime à la folie,
oui, à la folie... jusqu'à en inspirer de l'inquiétude...»

Elle a deviné mon arrière-pensée. Elle m'a regardée de ses yeux clairs,
et elle m'a répondu:

«Vous ne vous trompez pas, il en devient parfois un peu fou... Mon
devoir est alors tout tracé, ma chère: il faut que je sois raisonnable
pour deux!»

Le général est rentré à cinq heures. Je les ai laissés, mais bientôt ils
m'ont rappelée. Ils sont allés vers moi, m'ont pris chacun une main et,
doucement, m'ont fait asseoir sur le divan, entre eux deux. C'est le
général qui a pris la parole:

«Notre belle et surtout bonne Meunière, nous avons quelque chose de très
grave à vous dire... Nous avons à vous confier un secret que vous serez
seule à partager avec nous... Marguerite est enceinte...»

J'étais muette de surprise. Le général a continué: «Elle est enceinte,
elle en est certaine, des indices évidents ne permettent plus d'en
douter... Or, en ce moment notre situation est très délicate.
Marguerite n'est pas libre, ni moi non plus. D'ici que nous le
devenions--ce qui ne saurait tarder--et que nous consacrions
publiquement notre union--il faut que l'existence de cet enfant demeure
cachée... Nous avons songé à vous! Vous seule, que nous chérissons
maintenant comme si vous étiez une proche parente, une sœur dévouée,
vous seule pourrez nous rendre l'immense service que nous attendrons de
vous quand l'heure sera venue: prendre chez vous cet enfant, lui donner
une bonne nourrice, lui servir de mère, veiller sur lui jusqu'au jour où
nous vous le reprendrons...»

Il s'était tu, m'interrogeant du regard. Elle tenait les yeux baissés.
Je ne disais rien, mais le combat le plus violent se livrait en moi.
Devais-je, pouvais-je accepter? Le temps n'est plus, hélas! où j'étais
une jeune épouse en puissance de mari, et où les plus médisants du
village n'auraient rien pu trouver à redire à l'apparition d'un
nouveau-né chez moi! Mais aujourd'hui que je suis une femme seule, à
quoi vais-je m'exposer, mon Dieu! Je la vois déjà qui m'accable, la
calomnie, l'infâme calomnie!... Non, pour rien au monde, je ne puis
consentir à cela! Et cependant, si je ne fais pas ce qu'ils me
demandent, quelle opinion vont-ils emporter des sentiments que j'ai pour
eux? Comment prouver qu'on affectionne, si l'on recule devant les
épreuves douloureuses et si l'on hésite à se sacrifier?

Allons, je n'hésite plus: à la grâce de Dieu!

«Mon général, ai-je répondu non sans peine, car ma voix tremblait
beaucoup... Mon général, c'est vraiment un très grand service que vous
me demandez... Je n'en aurai pas rendu de plus grand dans la vie... Je
vous le rendrai.»

Très ému lui-même, il a serré très fort ma main, qu'il n'avait pas
quittée, et il l'a portée à ses lèvres. En même temps, Elle, tout
heureuse de mon consentement, m'a embrassée. Puis, me faisant lever, ils
m'ont reconduite jusqu'au seuil de la chambre en me répétant: «Merci!»

Je suis allée m'occuper du dîner. Ils l'ont mangé de fort grand appétit,
en parfaite gaîté d'esprit. À huit heures du soir, le capitaine Driant
est venu les chercher avec une voiture. Ils m'ont fait leurs adieux.

Le général m'a passé autour du poignet une lourde gourmette d'or avec
médaille de saint Georges et il m'a embrassée en disant: «Ceci, comme
gage de notre amitié.»

Elle m'a embrassée à son tour et m'a dit: «Merci encore d'accepter la
garde du petit dauphin, dont je prépare déjà les layettes... Nous savons
que, chez vous, il sera en bonnes mains...»

«Ça ne le changera pas!» s'est écrié le général en riant.

«Georges! a-t-elle répondu avec un regard courroucé, je vous défends,
une fois pour toutes, de plaisanter un sujet aussi délicat...»

Il lui a baisé les mains, comme pour se faire pardonner. Ils m'ont
embrassée encore une fois, et ils sont partis.



CHAPITRE V

Du second au troisième Séjour


* * *

38.--_Dimanche 11 décembre_.

J'ai fermé leur appartement. Je le considère comme ne faisant plus
partie de mon hôtel. Je le garderai intact jusqu'à leur retour.

Il est venu aujourd'hui beaucoup de monde, beaucoup de consommateurs qui
avaient vaguement entendu parler d'un grand dîner politico-militaire que
le général Boulanger aurait offert, chez moi, avant-hier soir.

L'un d'eux, un vieux client, m'as pris à part: «Savez-vous, m'a-t-il
dit, ce qu'on raconte à Clermont? Le général aurait réuni chez vous,
vendredi soir, un tas de généraux avec lesquels il aurait conspiré. Et
la preuve qu'il y avait un mystère sous roche, c'est que des personnes,
des journalistes, je crois, qui avaient parié de tirer la chose au clair
en attendant la sortie de ces messieurs, sont restés longtemps sur la
route de la Vallée sans apercevoir de lumières chez vous ni voir venir
personne... En sorte qu'ils ont fini par deviner que vos hôtes sont
descendus, par vos moulins, dans les sentiers du fond de la vallée...
Est-ce vrai?»

Je lui ai répondu:

«C'est parfaitement exact, et ces messieurs l'ont fait exprès,
uniquement pour jouer un tour aux gens qu'ils ont remarqués, faisant le
pied de grue!»

Que pouvais-je répondre? J'aurais beau jurer par tous les saints du
Paradis que le général n'a pas conspiré un seul instant sous mon toit,
ce qui est la vérité la plus vraie du monde, ils sont tous à voir des
menées et des complots dans la moindre de ses démarches. Il est bien
heureux encore qu'on ne le soupçonne pas d'avoir soudoyé l'individu qui,
hier à la Chambre, a tenté d'assassiner M. Ferry!

* * *

39.--_Dimanche 1er janvier 1888_.

* * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * *

Si le général fait comme moi, au premier janvier, l'inventaire de
l'année écoulée, il doit se dire aujourd'hui que ses jours de l'an, à
lui, diffèrent singulièrement.

Il y a deux ans, à pareille date, il n'était qu'un général de division à
peu près inconnu.

Il y a un an, il était le Ministre de la Guerre à la mode, couru de tout
Paris, fêté par la Presse, applaudi par la Chambre, vraie coqueluche de
toutes les belles dames du monde, et idole de la foule qui l'acclamait
éperdument dès qu'il se montrait à elle...

Aujourd'hui, le voilà simple commandant de corps d'armée, dans une ville
de province qui n'est même pas une grande ville, à Clermont.

Bah! que lui importe! Son avenir militaire ne demeure-t-il pas intact
et riche d'espoirs? Il a des préférences politiques, sans doute. Il en a
peut-être trop... Mais il n'en reste pas moins le général populaire qui
se tient au-dessus de tous les partis, le patriote qui porte une épée au
côté pour le service de la France...

Quel magnifique rôle!

À condition que...

* * *

40.--_Vendredi 13 janvier_.

Un camelot a passé dans Royat, criant l'_Almanach Boulanger_, que je me
suis empressée de lui acheter. Une coquette brochure, avec plusieurs
portraits de général et celui de Henri Rochefort, car c'est
l'_Intransigeant_ qui édite cet almanach. J'ai été bien intéressée de
lire la biographie du général.

Quelle superbe carrière, toute d'honneur et de gloire, que la sienne! Né
à Rennes, le 29 avril 1837, entré à Saint-Cyr en 1855, envoyé en Kabylie
dès sa sortie de l'École, sous les ordres du brave maréchal Randon;
blessé une première fois à Robecchetto, dans la guerre d'Italie, d'un
coup de feu en pleine poitrine, guéri comme par miracle, décoré, blessé
une seconde fois d'un coup de lance en Cochinchine; nommé
capitaine-instructeur à Saint-Cyr, blessé une troisième fois à la
bataille de Champigny, une quatrième fois dans l'armée de Versailles
contre la Commune, nommé enfin général de brigade en 1880, après
vingt-cinq ans de service, vingt campagnes, quatre blessures et deux
citations à l'ordre de l'armée! Là-dessus, délégué comme représentant
de l'armée française aux fêtes du Centenaire des États-Unis, chargé
d'une direction au Ministère de la Guerre, nommé général de division et
commandant en chef des troupes d'occupation de la Tunisie, devenu
Ministre de la Guerre le 7 janvier 1886, grand-officier de la Légion
d'honneur après l'inoubliable revue du 14 juillet, tombé du Ministère
avec le cabinet de Freycinet, le 2 décembre 1886, mais revenu aussitôt
au pouvoir dans le cabinet Goblet; tombé une seconde fois avec celui-ci,
le 17 mai 1887, remplacé, après treize jours de crise et d'incertitude,
par un autre général, et envoyé, en fin de compte, à Clermont-Ferrand.

Avec une telle biographie, si éloquente en sa simplicité, j'aurais voulu
que la brochure ne renferme rien d'autre! Pourquoi, surtout, sous cette
même couverture, une méchante vignette qui représente le général donnant
un coup de botte à Jules Ferry?...

* * *

41.--_Lundi 27 février_.

Aux élections de députés qui ont eu lieu hier, dans sept départements,
plus de cinquante mille suffrages se sont portés sur le nom du général
Boulanger.

On assure que le général--inéligible, puisqu'il est en activité--n'y est
pour rien.

* * *

42.--_Mardi 6 mars_.

Sur les deux heures, j'entends frapper à la porte de la maison. Je sors,
et me trouve en présence du capitaine G..., en uniforme et à cheval,
précédé de deux artilleurs à cheval, auxquels il commande de faire
halte. Quelques mètres plus loin, j'aperçois, suivi de deux autres
artilleurs, le général, en petite tenue, chevauchant sur son beau cheval
noir.

Arrivé jusqu'à moi, il arrête sa monture, me fait signe d'approcher, et
me tend affectueusement la main. J'ai à peine la force de la prendre,
tant je suis émue de surprise, et je ne trouve pas une parole à lui
dire. Il me regarde un instant; je m'aperçois alors que sa figure est
toute pâle et triste, sous le képi brodé d'or. Enfin, il me dit:

«J'ai fait ma promenade de ce côté exprès pour vous parler... Je ne puis
pas mettre pied à terre maintenant, d'autant plus qu'il y a là-bas
quelqu'un qui nous regarde... Je viendrai demain soir,--à cinq heures,
voulez-vous?... Oui, j'ai à vous parler d'Elle... Allons, au revoir!»

Il m'a fait un salut militaire, et il est reparti au trot, sans se
retourner, en descendant vers Clermont.

* * *

43.--_Mercredi 7 mars_.

Dans l'attente du général, j'ai rouvert leur appartement et j'ai fait du
feu dans leur chambre.

À cinq heures, son coupé, attelé de deux superbes chevaux alezans
clairs, s'est arrêté devant la maison. Le général était en civil.

Je l'ai conduit dans la chambre. Il s'est laissé tomber dans son
fauteuil, à leur place favorite, près de la cheminée.

Il a promené un regard abattu autour de lui, et il a dit tristement:

«Ma pauvre Meunière, c'est hier, n'est-ce pas, qu'Elle et moi nous
sommes partis d'ici?... Hélas! Est-ce que nos plus beaux jours seraient
maintenant passés!»

Il est resté silencieux quelque temps, sans que j'osasse troubler son
silence. Puis il a continué:

«Si vous saviez ce que j'ai souffert depuis deux semaines et combien
j'ai passé de nuits d'insomnie!... Marguerite a fait une chute en
descendant un escalier: vous savez dans quelle position elle se
trouvait... La chute a provoqué un avortement, et Marguerite a failli en
mourir!... Aujourd'hui encore, son état est grave...»

Il s'est tu de nouveau et il a repris:

«Par conséquent, adieu nos belles espérances! Adieu le cher rêve de
paternité dont je faisais mon bonheur! Adieu le projet que nous avions
fait avec vous, notre fidèle confidente... Dire que lui, qui ne devait
pas naître, avait déjà quatre mois!...

»Ah! c'est affreux, voyez-vous, ce que j'ai souffert! Voir s'écrouler
tout cela, la voir, elle, à deux doigts de la mort, et subir en même
temps les coups d'épingle, les vexations sans pitié des gens de
gouvernement! Car, vous n'avez pas idée de ce qu'ils font pour me rendre
la situation intolérable! ils décachètent ma correspondance, ils
m'entourent d'espions, ils cherchent à crocheter la serrure de mon
bureau, ils sont allés jusqu'à corrompre mon valet de chambre!... Tout
cela, je le leur passerais encore! Mais ce qu'ils m'ont fait dans ces
derniers quinze jours est vraiment trop... Comme bien vous le pensez, à
la première nouvelle que j'ai reçue de l'accident qui lui était arrivé,
et qui, à ce moment-là, ne paraissait pas encore devoir entraîner des
conséquences aussi terribles, je me suis rendu aussitôt auprès d'Elle.
Je ne me cachais pas. Le Ministre de la Guerre, informé de ma présence,
m'a immédiatement intimé l'ordre de retourner à Clermont et de ne plus
m'absenter sans permission... C'est la règle stricte, il est vrai, mais
depuis longtemps tombée en désuétude; aucun des autres commandants de
corps d'armée ne l'observe. On l'a ressuscitée pour moi!... Là-dessus,
un vendredi soir, je reçois une dépêche m'annonçant l'aggravation subite
de son état. Je n'ai plus le temps de former une demande, je n'ai que
tout juste celui de courir à la gare prendre le train qui allait partir.
Je la trouve très mal, mais je retourne cependant à Clermont le jour
même, pour me mettre en règle, et je demande au Ministre la permission
de venir à Paris pendant quatre jours. Il refuse. En même temps que son
refus, je reçois des nouvelles de plus en plus alarmantes. Je le presse
par télégramme de m'accorder du moins une permission de vingt-quatre
heures... Il refuse de nouveau! Alors, j'ai failli me révolter, donner
ma démission, tout envoyer au diable! Guiraud m'a calmé, non sans peine.
J'ai pris le parti de me rendre auprès d'Elle en cachette, vendredi
dernier: je suis descendu à Charenton, où m'attendait son coupé. Je suis
sûr de n'avoir pas été vu... Je l'ai de nouveau quittée le soir même.
C'est alors qu'il a été convenu entre nous que j'irais vous porter la
triste nouvelle, à vous qui étiez seule au monde à avoir connaissance du
bonheur que nous avons perdu!»

J'écoutais son récit, émue au plus haut point. Je crois qu'il aurait
fallu avoir un cœur de pierre pour n'en pas ressentir de l'émotion.

Il y avait, par moments, des larmes dans sa voix.

Il a repris de nouveau:

«Ma pauvre Meunière, maintenant que je vous ai dit nos chagrins, je vais
vous quitter, car j'ai encore des dispositions à prendre pour pouvoir
retourner ce soir à son chevet!»

«Repartir ce soir! me suis-je écriée. Pour l'amour de Dieu, mon général,
ne faites pas cela! Votre souffrance, je la partage de tout mon cœur,
mais je vous supplie de ne pas y sacrifier votre carrière, votre avenir
militaire si magnifique! Vous voyez bien que les gens du Gouvernement
sont jaloux de vous, qu'ils ont peur de la force que vous représentez,
et qu'ils ne cherchent que l'occasion de vous perdre. Vous avez déjà
commis, pardonnez-moi de vous le dire, une grave imprudence en venant
passer une semaine ici à l'époque de vos arrêts de rigueur. Grâce à
Dieu, personne ne s'en est douté. Vous êtes allé maintenant à Paris,
deux fois, malgré la défense qui vous en a été faite. Vous croyez
n'avoir pas été aperçu; mais, espionné comme vous savez que vous l'êtes,
vous ne pouvez pas échapper davantage à la dénonciation... On signalera
vos secrets déplacements et l'on vous accusera d'être allé à Paris pour
comploter...»

Le général m'a interrompue:

«M'accuser de comploter, moi?... L'ironie serait un peu forte! Je viens
encore de répondre «Non!» au député Laisant venu exprès me prier d'aller
à Paris m'entendre avec ses amis politiques. Et je mettrai au défi qui
que ce soit de prouver que je sois jamais allé comploter...»

«Mais on vous mettra au défi vous-même de donner un motif plausible à
ces voyages...»

«Allons donc! Je n'aurais qu'à dire que je me suis rendu au chevet de ma
femme gravement malade...»

«Malheureusement, comme Mme Boulanger n'est ni malade, ni disposée à
servir vos desseins, on n'aurait pas de peine à prouver le contraire...
Je vous en supplie, mon général, écoutez-moi. La manifestation
électorale qui s'est faite dernièrement sur votre nom exaspère vos
ennemis. Aux imprudences commises, n'en ajoutez plus de nouvelles!... Ne
partez pas, mon général, laissez-moi partir--si vous le voulez, ce soir
même! Sans doute, je ne vous remplacerai pas auprès d'Elle, mais, du
moins, je la soignerai avec un dévouement qui atténuera votre inquiétude
et qui vous permettra de rester à votre poste jusqu'à ce que vous
puissiez vous en absenter régulièrement.»

Il m'a regardée de son œil gris, où passaient des lueurs sombres. Puis
il m'a dit:

«Jamais!... Votre offre est celle d'une amie: je regrette de n'y avoir
pas songé plus tôt, mais maintenant votre présence ne serait plus
nécessaire... Quant à moi, rien, entendez-vous, rien ne peut m'empêcher
de me rendre auprès d'Elle, ni les vexations du Gouvernement, ni les
dangers qui me menacent, ni l'intérêt de mon avenir, ni même les
supplications d'une amie telle que vous... Cependant, pour vous, et
uniquement à cause de vos bonnes paroles, je veux faire une concession:
je veux attendre quarante-huit heures encore--au prix de quelles
souffrances, moi seul je le sais!--et je veux encore une fois demander
une permission au Ministre... Mais c'est là, voyez-vous, ma dernière
concession, car je n'en puis plus! je n'en puis plus!! je suis à
bout!!!»

Ces dernières paroles, il les a prononcées avec un accent d'exaspération
inouïe. Il m'a serré les deux mains avec violence, et il est descendu
précipitamment.

Le malheureux! Il me semble qu'il est condamné à payer d'un prix
terrible l'amour surhumain qu'il a pour cette femme.

* * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * *

* * *

45.--_Jeudi 15 mars._

Je suis partie ce matin de bonne heure pour Riom, et j'y suis restée
toute la journée, extrêmement occupée par mes affaires jusqu'après cinq
heures. Je m'achemine alors vers la gare pour rentrer à Clermont par
l'express de Paris. Comme j'approche, j'entends des crieurs de journaux
qui annoncent: «La Révocation du général Boulanger» et je vois tous les
passants s'arrêter avec effarement, puis se jeter sur les journaux qu'on
leur tend.

La nouvelle occupe en grosses lettres toute la manchette. Le général est
révoqué en tant que commandant de corps d'armée et mis en non-activité
par retrait d'emploi pour être secrètement venu à Paris, malgré la
défense qui lui en avait été faite, le 24 février, le 2 mars et samedi
10 mars dernier.

* * *

46.--_Vendredi 16 mars._

Le malheureux événement ne quitte pas un seul instant ma pensée. Je me
suis inquiétée de savoir quelles pouvaient être exactement ses
conséquences et voici ce que les journaux m'ont appris:

«Le général Boulanger se voit enlever les fonctions de commandant de
corps d'armée qui lui avaient été confiées, mais il conserve son grade
de général de division et reste à la disposition du Ministre de la
Guerre.

»Le traitement afférent au grade se trouve réduit de deux cinquièmes.

»On le voit, sauf la privation de l'emploi et une retenue pécuniaire, la
situation de l'officier général en non-activité n'entraîne pas de
sérieux inconvénients.

»Mais, étant à la disposition du Ministre de la Guerre, il ne peut pas
accepter de mandat politique.»

Parmi les commentaires relatifs à l'événement, je relève celui-ci:

«Il n'est à souhaiter, ni pour la France, ni pour le général Boulanger,
qu'il entre dans la politique active. Il doit rester soldat et
supporter sa mise en disponibilité avec calme. Ses ennemis et ses amis
trop ardents le poussent dans une voie que son patriotisme doit
l'empêcher de suivre.»

Je ne sais pas qui a écrit ces lignes. Comme je les signerais des deux
mains!

* * *

47.--_Dimanche 18 mars._

Les amis du général continuent de plus belle.

Pendant que la foule l'acclamait à Paris, partout où elle pouvait
l'apercevoir, un journal boulangiste s'est fondé, _La Cocarde_ et un
«Comité de protestation nationale» s'est formé, pour poser sa
candidature en signe de défi, quoiqu'il soit toujours inéligible, à
toutes les élections qui vont se présenter! Il y a dans ce Comité des
députés radicaux (dont pas un seul de chez nous), des journalistes, et
même le rouge des rouges, Henri Rochefort.

Et il les laisse faire!

* * *

48.--_Lundi 19 mars._

Il est revenu ce matin à Clermont. Il a fait ses adieux aux troupes par
un ordre du jour de quatre lignes, et il s'occupe de tout déménager du
quartier général. Son successeur est le général Warnet.

Il est question d'organiser une ovation patriotique pour mercredi ou
jeudi, quand le général quittera définitivement Clermont.

* * *

49.--_Vendredi 23 mars_.

Le général est parti ce matin par le train de 9h. 18, au milieu d'une
ovation comme on n'en avait jamais vu à Clermont. Je n'ai pas pu y
aller, ne voulant pas quitter ma mère malade. Dès six heures du matin,
j'ai vu des groupes descendre la route de la Vallée, des gars qui
venaient de loin, de la montagne, et des charrettes comme s'il y avait
grande foire à Clermont. À partir de dix heures, tout ce monde-là a
commencé à revenir. Beaucoup se sont arrêtés chez moi.

Les gars avaient des rubans tricolores sur la blouse, sur le chapeau,
comme au jour du tirage au sort. Tout le monde portait des médailles,
des brochettes, des mirlitons, avec le portrait du brave général.

Les groupes reprenaient en chœur le refrain à la mode:

      «Quand les pioupious d'Auvergne iront en guerre,
          C'est là qu'on chant'ra!
          C'est là qu'on dans'ra!
       On fera la soupe dans la grande soupière,
          Et pour la manger
       On s'passera pas de Boulanger!»

ou encore ils chantaient à tue-tête:

         «C'est Boulange, Boulange, Boulange,
          C'est Boulanger qu'il nous faut!»

Les dernières nouvelles publiées le soir annoncent que l'ovation s'est
continuée à toutes les stations du parcours.

* * *

50.--_Lundi 26 mars_.

Le général a été élu hier, dans le département de l'Aisne, par 45.000
voix.

C'est nul, puisqu'il est inéligible: mais le Gouvernement n'attendait
plus que cela. Il l'a cité devant un Conseil d'enquête militaire, pour
lui retirer sa qualité de soldat.

Il doit comparaître aujourd'hui même.

* * *

51.--_Mercredi 28 mars_.

C'est fait. Il n'appartient plus à l'armée!

Conformément à l'avis du Conseil d'enquête, le Gouvernement l'a mis à la
retraite d'office pour fautes graves contre la discipline.

Dès ce jour, pour qu'il reprenne son épée, il faudrait une loi votée par
les Chambres, même si la guerre éclatait demain!

Que va-t-il devenir, maintenant?

* * *

52.--_Dimanche 1er avril_.

Ceci n'est malheureusement pas un poisson d'avril, car la nouvelle,
annoncée dès hier, s'est confirmée aujourd'hui.

Pendant que ses amis aidaient à renverser le Ministère, le général a
manifesté sa volonté de faire de la politique--et quelle politique! Dans
la proclamation qu'il adresse aux électeurs du département du Nord, il
se déclare républicain, mais il répudie tous les partis existants, il
attaque avec violence la Chambre des Députés, le parlementarisme, la
séquelle gouvernementale, la Constitution... Il réclame la dissolution,
la revision!

C'est la guerre qu'il vient de déclarer à tout l'état de choses qui
existe actuellement.

* * *

53.--_Lundi 9 avril_.

Le général a été élu, hier, par 59.000 voix, dans le département de la
Dordogne, et de plus il a encore recueilli 20.000 voix dans les
départements de l'Aisne et de l'Aude, où il n'était pas candidat.

On l'accuse de se faire plébisciter comme autrefois l'empereur.

* * *

54.--_Lundi 6 avril_.

Le général a remporté un succès éclatant dans le département du Nord. Il
a été élu par 172.000 voix--100.000 voix de plus que son concurrent
gouvernemental!

* * *

55.--_Vendredi 20 avril_.

Hier jeudi, le général a fait son entrée à la Chambre des Députés. Il
s'y est rendu dans un landau découvert, au milieu des acclamations de la
foule.

Ses partisans exultent.

* * *

56.--_Mercredi 25 avril_.

J'ai eu le chagrin de voir aujourd'hui, pour la première fois, une
manifestation antiboulangiste. C'était peu de chose, il est vrai.
Quelques étudiants de Clermont, manifestant à l'instar des étudiants de
Paris qui viennent de prendre la tête de ce mouvement.

Je ne sais pourquoi, ils sont remontés jusqu'à Royat, vers cinq heures
du soir. En passant devant ma maison, ils hurlaient à qui mieux mieux:

      «Conspuez Boulanger!
       Conspuez Boulanger!
          Conspuez!»

Ils s'interrompaient pour crier: «À bas Boulanger! Vive la République! À
bas le dictateur! À bas le césarisme! À bas les plébiscitaires! À bas la
Boulange!»

L'un d'eux brandissait, au bout d'un bâton, une image du général qui
pendait, la tête en bas, à moitié lacérée.

En les voyant passer, une tristesse m'a étreint le cœur. S'il était
resté le soldat patriote, s'il était resté lui-même, comme ces jeunes
gens-là seraient unanimes à confondre les cris de: «Vive Boulanger!» et
de: «Vive la France!»

* * *

57.--_Dimanche 29 avril_.

Les journaux mènent grand bruit autour du banquet que les amis
politiques du général lui ont offert avant-hier soir, au Café Riche,
pour fêter l'élection du Nord. Le héros de la fête a été le sénateur
Naquet, le père du divorce, fraîchement converti au boulangisme. On a
fait de lui le Vice-Président du Comité électoral, devenu maintenant le
_Comité républicain national_. Dehors, sur les boulevards, la foule,
pour n'en pas perdre l'habitude, manifestait ferme: car, depuis trois
semaines, ce ne sont, à Paris, que manifestations et
contre-manifestations à l'état chronique.

* * *

58.--_Dimanche 6 mai_.

Je viens de lui écrire, à l'Hôtel du Louvre, où il réside...

* * *

59.--_Lundi 7 mai_.

Nos lettres se sont croisées. Je reçois ce matin la suivante de Lui:

«Dimanche 6 mai.

»Nous désirons beaucoup revoir notre chère petite chambrette
d'autrefois.

»Pouvez-vous nous la garantir pour quatre ou cinq jours compris entre le
20 et le 30 de ce mois? Il faudrait que nous fussions complètement sûrs
qu'elle sera vacante à cette époque.

»Je vous prie de me répondre de suite, et, dans quelques jours, je vous
ferai connaître la date exacte de notre arrivée.

»Avec nos meilleurs souvenirs de tous les deux.

»Général BOULANGER.

»Hôtel du Louvre.»

Je me suis hâtée de répondre que ma maison était prête à les recevoir,
et non seulement maintenant, mais toujours, à quelque moment qu'il lui
plaise d'en profiter!

J'ai cru bon d'ajouter en _post-scriptum_ que la prudence lui commandait
de s'arranger de manière à ne pas passer par Clermont, s'il ne voulait
pas être reconnu.

* * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * *

* * *

61.--_Dimanche 13 mai_.

Je n'ai pas encore sa réponse, mais je n'en suis pas autrement étonnée.
Depuis trois jours, il est en train de faire, à travers le département
du Nord, un voyage qui n'est qu'un perpétuel triomphe.

Les journaux annoncent qu'aussitôt revenu à Paris, il va s'installer
dans un coquet hôtel qu'il a loué, 11 _bis_, rue Dumont-d'Urville.

* * *

62.--_Samedi 19 mai_.

Sa réponse est arrivée:

«Vendredi 18.

»Merci de votre lettre. Nous avions déjà reçu la première. Nous n'avions
jamais douté tous les deux de vos sentiments et nous étions assurés de
toute votre bonne volonté.

»Donc, nous comptons sur vous, afin d'être bien tranquilles dans notre
mignonne petite chambrette pendant quatre ou cinq jours.

»Nous arriverons à Royat le lundi 4 juin, à midi 49. Trouvez-vous à la
gare avec une voiture.

»Vous voyez que, pour ne pas passer à Clermont, nous prendrons la ligne
d'Orléans et nous arriverons par Limoges.

»À bientôt donc. Nous nous unissons pour vous envoyer un affectueux
souvenir.

»G. B.»

Mon général, quoique stratégiste consommé, vous êtes d'une imprudence!
Mieux vaudrait mille fois passer et repasser par Clermont que de
descendre, en pleine saison, et sur le coup de midi, à la gare de
Royat-les-Bains, c'est-à-dire à deux pas des grands hôtels et sous l'œil
vigilant de M. le Commissaire de police, établi là en permanence pour
dévisager, dès leur arrivée, messieurs les grecs et autres écumeurs de
villes d'eaux! Et, par-dessus le marché, me convier à aller vous
chercher, moi? moi qui, avec ma coiffe, suis plus connue que le loup
blanc? Ce serait bien le comble!

Décidément, il faudra que j'avise à trouver autre chose.

* * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * *

* * *

63.--_Mercredi 30 mai_.

Je viens encore de répondre: «Non» à une famille de Lyon, qui veut
descendre chez moi pendant la première quinzaine de juin.

Mais, avec tout cela, je ne vois pas du tout comment fera le général
pour arriver le 4 juin, puisque, s'il faut en croire les journaux, il
doit prononcer la semaine prochaine son grand discours-programme, si
impatiemment attendu par tout le monde?

* * *

64.--_Jeudi 31 mai_.

Le facteur m'apporte ce matin une lettre que l'envoyeur--le cher
envoyeur--a omis d'affranchir. Comme je le prévoyais, c'est un
contre-ordre:

«Ma pauvre Belle Meunière,

»Nous sommes désolés absolument, mais il nous faut retarder notre voyage
de quelques jours.

»Nous ne pouvons pas partir dimanche prochain et arriver le lundi 4.
Nous ne partirons que le mardi 12, et nous arriverons à la gare de
Royat, par le train venant de Limoges, le mercredi 13, à midi 49.

»Répondez-moi, je vous prie, deux mots pour me dire que c'est bien
entendu.

»Nous comptons passer chez vous quatre ou cinq jours pleins.

»Tous les deux, nous nous unissons pour vous envoyer notre meilleur
souvenir et vous dire: à bientôt.

»Général B.

»Mercredi 30 mai.»

Toujours cette gare de Royat! Heureusement que j'ai trouvé mieux. Ils
n'auront qu'à descendre à une petite station des environs, par exemple à
Durtol, où j'enverrai une voiture les prendre et les ramener chez moi
par le haut de la vallée, sans traverser Royat-les-Bains.

C'est ce que je lui ai écrit.

Il me reste maintenant à donner, à mon tour, contre-ordre à la famille
de Paris à laquelle j'avais cru pouvoir promettre ma maison à partir du
15 juin.

* * *

65.--_Mardi 5 juin_.

C'est hier que le général a prononcé--ou plutôt qu'il a lu, à la
Chambre, son grand discours-programme.

D'un bout à l'autre de sa lecture, le général n'a cessé d'être accablé
d'interruptions: je comprends que cela l'ait mis assez mal à l'aise,
car, lorsqu'on a été habitué, comme lui, pendant toute une vie, à être
obéi sans réplique, on ne doit pas du tout être préparé à ce genre de
discussions contradictoires!

Plus je vais et plus je pense qu'il a commis une erreur en se faisant
député!

* * *

66.--_Mercredi 6 juin_.

Le général accepte ma combinaison:

«Vous avez parfaitement raison, ma chère Meunière, et c'est à la gare de
Durtol que nous arriverons, à midi 40, le mercredi 13.

»C'est donc là qu'il faudra envoyer votre voiture nous attendre.

»Nous nous faisons une grande fête d'aller passer quelques bons jours
chez vous, où nous avons été si heureux, et nous vous embrassons tous
les deux.

»G...

»Mardi 5.»

Avec tout ce que j'ai refusé de monde depuis trois semaines, je n'ai
plus chez moi que les deux pensionnaires venus hier et auxquels j'ai
signifié que je ne pouvais pas les garder au delà de lundi prochain.

Mais la maison serait-elle comble de la cave au grenier, que je saurais
bien faire le vide pour Eux!

* * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * *

* * *

67.--_Mardi 12 juin_.

C'est donc pour demain! Les deux pensionnaires de Paris sont déménagés
ce matin pour un autre hôtel, non sans m'avoir exprimé leurs regrets.

Je suis tout inquiète, car la grande affaire va être maintenant de les
garder, Elle et Lui, à l'abri des yeux indiscrets. Sans doute, il n'y a
plus à trembler pour Lui comme la première fois, lors de ses arrêts de
rigueur. Encore ne faudrait-il pas qu'on l'aperçût, ce dont les
antiboulangistes profiteraient aussitôt pour clamer: «Il est à faire la
fête dans les villes d'eaux, au lieu de faire son métier de député!»

C'est surtout pour Elle que je suis inquiète. Jusqu'ici, quelques-uns
soupçonnent bien l'existence d'une dame blonde, mais tout le monde,
grâce à Dieu, ignore qui elle est, et l'on n'est guère plus renseigné à
cet égard que l'année dernière.

La principale difficulté sera qu'ils voudront sortir, se promener. Ce
passage du printemps à l'été est, dans nos montagnes, la saison où la
nature apparaît la plus belle. Jamais elle ne le fut plus
merveilleusement que cette année.

Toutes les collines sont couvertes d'une fraîche verdure, tous les
gazons sont constellés de fleurs d'où s'échappe un parfum pénétrant, qui
embaume délicieusement l'air à la tombée du soir. C'est un vrai paradis
terrestre! Aussi les baigneurs et les touristes sont-ils accourus en
foule, cette année, et parcourent-ils les environs en tous sens depuis
un mois déjà. C'est là justement ce que je redoute. Comment permettre
aux deux amoureux de goûter, eux aussi, le charme de la nature, tout en
empêchant qu'ils soient reconnus?

Le choix du cocher était un problème important. Je crois l'avoir résolu.
Le cocher dont je me suis assuré est de toute confiance; il a été
longtemps au service d'un prélat, et il a appris la discrétion à cette
école. Je pense qu'il sera un auxiliaire excellent, docilement soumis à
mes ordres, tout en ayant l'air de l'être à ceux du général... car,
ainsi que l'a dit un jour Mme Marguerite: «Il faut parfois servir ses
amis malgré eux!»



CHAPITRE VI

Troisième Séjour


* * *

68.--_Mercredi 13 juin_.

MIDI

Ils viennent! Voici le petit mot de Lui que j'ai reçu ce matin:

«Nous partons ce soir. Ainsi, c'est bien entendu, nous trouverons votre
voiture à Durtol demain mercredi, à midi 40.

»À demain donc. Et mille bons souvenirs de nous deux.

»G...

»Mardi.»

La voiture est partie pour Durtol, il y a une bonne heure. J'ai donné au
cocher le signalement des deux personnes qu'il devait prendre à la gare,
et je lui ai fait les recommandations les plus minutieuses. Il doit,
d'abord, les conduire droit à la voiture, puis, seulement, s'occuper d'y
charger les bagages.

Ici, tout est prêt. La chambre est emplie des fleurs qu'ils aiment, de
marguerites et de roses, et d'œillets rouges comme le sang. Bien que
l'air soit très tiède dehors, un tout petit feu pétille dans l'âtre. Le
soleil entre à pleins flots par les fenêtres donnant sur la
Tiretaine...


ONZE HEURES DU SOIR

À deux heures et demie, j'étais dans leur salle à manger, quand j'ai
entendu la voiture revenir.

Le cœur me battait qu'elle ne fût vide... Mais non, j'aperçois une malle
près du cocher! Je cours vers l'escalier, dans lequel j'entends monter
un pas léger, et je La reçois dans mes bras au moment où Elle atteint le
palier. Il suit à deux pas d'intervalle.

Tous deux m'embrassent comme une vieille amie que l'on n'a plus revue
depuis des années.

Je m'échappe pour m'occuper de leurs bagages. Mais, quand je reviens
auprès d'Eux, Ils m'embrassent de nouveau, en disant: «Chère bonne
Meunière, quel bonheur, n'est-ce pas, de se retrouver?»

Vite, vite, je les fais passer dans la salle à manger. Un bon déjeuner
est servi, qu'ils dévorent du meilleur appétit du monde. Tout en
mangeant les bouchées doubles, Il s'adresse à moi:

«Ma pauvre Meunière, hein! que d'événements depuis que nous vous avons
quittée?... Mais nous nous sommes juré de ne pas parler de tout cela
pendant les quelques jours que nous passerons ici... Nous comptons
rester jusqu'à lundi... D'ici là, pas un mot d'affaires sérieuses, ni
surtout de politique. N'est-ce pas, Marguerite?... D'ailleurs, nous
n'enverrons presque pas de lettres et nous n'en recevrons pas davantage,
sauf peut-être des nouvelles de l'élection de mon ami Déroulède, qui va
avoir lieu dans la Charente, dimanche... Les lettres ou dépêches qui
nous arriveront seront adressées à votre nom... Il faudra que vous nous
rendiez le service de porter vous-même nos lettres et nos dépêches, soit
à la poste de Royat, soit à celle de Clermont... Nous allons vous
remettre une dépêche tantôt... J'espère bien qu'on nous laissera
tranquilles, car, plus que jamais, j'ai besoin de me détendre... Si vous
saviez la vie que je mène à Paris...»

«Georges, a-t-Elle interrompu, je vous défends de vous en souvenir!»

«C'est vrai, a-t-il repris en souriant, sans quoi nous retomberions de
suite dans la politique... Si jamais cela nous arrivait, je vous charge,
Belle Meunière, de nous couper la parole net... Combien ce trajet par
Limoges est interminable!... Nous allons nous reposer tout de suite, et
nous serions bien heureux que vous nous apportiez notre dîner ce soir,
après neuf heures... Savez-vous ce qui nous ferait plaisir? Un bon
ragoût aux pommes de terre! C'est encore ce que nous aimons le mieux!»

Pendant qu'il parlait, je les regardais. Lui avait le visage plus blanc,
moins hâlé, plus citadin, en un mot, qu'à l'époque où il était général.
Elle était plus jolie que jamais dans sa toilette de voyage couleur
gris-perle, très simple, mais, comme toujours, d'une élégance exquise.
Elle en dépense de l'argent en toilettes! À chaque voyage, je ne
reconnais plus rien de ce que j'avais vu au voyage précédent.

Ils se sont bientôt levés de table. Cinq minutes après être rentrés dans
leur chambre, ils m'ont remis une dépêche à expédier, que j'ai portée
aussitôt à la poste de Royat. Elle était ainsi conçue:

«_Auguste, 14, rue Lapérouse,_

»_Enfant se porte bien._

»PARAGE.»

Aussitôt revenue de ma course, j'ai songé qu'il fallait que je porte mes
deux pensionnaires sur mon livre des voyageurs. Car nous voici en pleine
saison, et il s'agit d'être en règle avec les autorités. J'ai donc
inscrit séance tenante: «M. et Mme Parage, rentiers, venant de
Paris.»

Le soir, je leur ai porté leur dîner, avec le ragoût demandé, qu'ils ont
trouvé excellent.

Après quoi, je leur ai souhaité le bonsoir.

C'est égal! Je me sens bien heureuse de les savoir là, tout près de moi,
dans une paix profonde, où rien ne trouble ces deux cœurs qui battent à
l'unisson...

* * *

69.--_Jeudi 14 juin_.

Ce matin, à huit heures, j'étais à peine levée quand on est venue me
prévenir qu'un agent de police en uniforme me demandait.

Je descends. Cet homme me réclame, de la part de M. le Commissaire
spécial de police, mon livre des voyageurs. Je le lui remets aussitôt et
il s'en va.

Bien que cette formalité se répète assez souvent au cours de la saison,
j'étais sur le qui-vive. Je redoutais autre chose.

En effet, à onze heures du matin, on m'annonce que l'agent est revenu et
qu'il m'attend dans la salle commune. Je me hâte de m'y rendre. Il me
dit que M. le Commissaire de police me demande de passer à son bureau
pour une communication importante qu'il a à me faire. Je réponds que je
m'empresserai d'y aller de suite après déjeuner. Mais cet homme insiste,
m'invitant à l'accompagner de ce pas, attendu que M. le Commissaire a à
me parler d'urgence. Que faire? Le temps de jeter une mantille sur les
épaules et je sors avec l'agent, qui a presque l'air de me conduire au
poste. Nous descendons vers le parc de l'Établissement thermal, suivis
par quelques regards curieux. Je me sentais tout à la fois contrariée de
devoir m'absenter de la maison, à une heure où Ils pouvaient me sonner
d'un moment à l'autre, et vaguement inquiète de ce qui allait se passer.

Nous voici au Commissariat de police. En me voyant entrer, M. le
Commissaire se lève avec empressement et m'avance un siège le plus
aimablement du monde.

«Merci, Monsieur le Commissaire, lui dis-je, je n'en ferai rien... C'est
l'heure du déjeuner, et je vous serais très reconnaissante de me retenir
aussi peu que possible,--à moins, toutefois, que vous ne croyiez devoir
me garder tout à fait, ce que l'on aurait presque pu supposer en voyant
la manière dont votre agent m'a escortée jusque chez vous...»

«Oh! le monstre! a-t-il répondu, je vais le réprimander d'importance...
Il lui suffisait de vous transmettre l'invitation que je vous ai faite
de bien vouloir venir... Je vous prie instamment de ne pas me garder
rancune de cet excès de zèle.»

«Je vous prie, à mon tour, Monsieur le Commissaire, de ne pas gronder
cet homme... Je crois que vous devez avoir besoin d'agents zélés, et
même parfois zélés à l'excès...»

«À condition, Madame, que ces excès de zèle ne puissent donner aucun
sujet de plainte à des personnes méritant, comme vous, toute ma
confiance et toute ma sympathie... Car, enfin, votre profession fait de
vous une aide précieuse à laquelle il m'est indispensable de recourir
dans l'accomplissement de la tâche qui m'est confiée... Aussi ai-je
l'espoir que vous voudrez bien me faciliter cette tâche en toute
circonstance par la bonne volonté que vous mettez à me renseigner, aussi
complètement que possible, sur les points dont j'aurai à m'informer près
de vous...»

«Monsieur le Commissaire, soyez assuré de mon concours le plus dévoué.»

«Et vous, Madame, de toute ma reconnaissance... En feuilletant votre
livre, j'ai été péniblement surpris de constater que vous aviez reçu, ce
mois, moins de monde qu'à l'ordinaire, alors que les autres hôtels se
félicitent plutôt d'un accroissement dans l'affluence des voyageurs...»

«C'est vrai, Monsieur le Commissaire. Je n'arrive pas à m'expliquer à
quoi cela peut être dû.»

«Il ne faut pas vous en inquiéter. Je suis sûr que c'est un accident
passager qui ne persistera pas... En somme, vous n'avez eu, depuis le
1er juin, que quatre pensionnaires: deux venus le 5, si je ne me
trompe, et repartis le 12, et deux autres venus hier?»

«C'est cela même, Monsieur le Commissaire.»

«Voulez-vous être assez aimable pour me donner tous les renseignements
dont vous disposez sur les pensionnaires qui sont partis le 12?»

Je respirais! C'était donc à cause de ceux-là, et non de mes chers
arrivants d'hier, que j'étais convoquée! Je me suis empressée de dire
tout ce que je savais. Il m'écoutait avec la plus grande attention, me
posait diverses questions pour préciser le signalement de ces deux
personnes, et prenait quelques notes.

Quand j'eus tout dit, il s'est levé en me remerciant de la façon la plus
gracieuse. Toute heureuse d'en être quitte à si bon marché, j'allais me
retirer, quand il m'a dit subitement:

«Bon! et vos deux voyageurs d'hier que j'allais oublier... Je ne veux
pas vous retenir davantage, Madame: deux mots seulement sur ce qu'ils
vous paraissent être...»

J'ai senti un frisson me courir de la nuque au talon: c'était le moment
décisif.

«Monsieur le Commissaire, ai-je répondu, que vous dire? Je les ai encore
si peu vus... Ce sont un monsieur et une dame de Paris... Vous avez vu
leurs noms sur mon livre...»

«Oui, M. et Mme Parage... Leur signalement, s'il vous plaît?»

«La dame est une très jolie personne de trente-cinq ans environ, blonde
dorée, l'air délicat et fin... Elle portait, en arrivant, une grande
pelisse de soie couleur gorge de pigeon, avec un chapeau de paille à
plumes noires et une épaisse voilette noire à petits pois... Elle est
très élégante. Je serais presque tentée de dire qu'elle l'est trop...»

Pendant que je lui parlais ainsi, il écoutait avec de petits hochements
de tête, comme un homme satisfait d'entendre confirmer des détails qui
lui ont déjà été signalés. Il m'a demandé, en clignant de l'œil:

«Trop élégante? Alors, vous supposez que c'est une... personne à allures
tapageuses?»

«Mon Dieu, Monsieur le Commissaire, elle me fait plutôt l'effet d'être
une actrice, une de ces actrices des grands théâtres de Paris...»

«Bien! Très bien!... Et le Monsieur?»

«Le Monsieur?... Oh! celui-là, je n'ai pas besoin de vous le décrire en
détail! Il me suffira de vous dire que sa figure ressemble trait pour
trait à celle du général Boulanger...»

Un éclair de joie triomphante a illuminé le visage du commissaire.

«...Sauf, toutefois, ai-je ajouté, qu'elle accuse dix ans de moins.»

Patatras! Impossible d'imaginer mine plus déçue que celle que M. le
Commissaire a faite à ces mots! J'ai continué, avec le même calme
souriant:

«Cette ressemblance est tellement curieuse que, lorsque ce Monsieur est
descendu pour dîner avec sa dame, les personnes présentes s'y sont
trompées sur le premier moment. Lui-même s'en est aperçu, et il en a
bien ri... D'ailleurs, Monsieur le Commissaire, si vous voulez vous en
rendre compte par vous-même, j'aurais plaisir à vous le montrer dès
qu'ils seront de retour, car ils sont partis pour le Mont-Dore ce matin,
mais ils ne tarderont pas à revenir d'ici deux ou trois jours... Ils ont
laissé leurs bagages chez moi.»

J'avais beau parler, il n'y était plus. Ses yeux se fixaient
machinalement sur une grande feuille de papier qui était là, devant lui,
et sur laquelle se trouvait épinglée une dépêche. Ses pensées
vagabondaient ailleurs...

«Oui, nous verrons...» a-t-il murmuré d'un air distrait. Puis,
s'arrachant brusquement à ses préoccupations: «Merci encore, chère
Madame, m'a-t-il dit, pour la parfaite bonne grâce avec laquelle vous
avez bien voulu me renseigner... Je suis désolé de vous avoir retenue
aussi longtemps, et je vous en fais toutes mes excuses.»

J'ai répondu par ma plus belle révérence, et me voilà courant vers ma
maison, avec l'immense contentement intérieur d'avoir gagné la partie.
Des bouffées de joie me montaient au visage quand je songeais qu'à ce
moment même, M. le Commissaire spécial de police devait être en train de
rédiger son rapport: «Cherchez ailleurs, c'est une fausse piste, le
général Boulanger n'est pas à Royat!»

Je réfléchissais en même temps quel prétexte inventer pour expliquer au
général mon absence, dans le cas où il m'aurait vainement sonnée. Mais
la précaution n'a pas été nécessaire: le petit grelot n'avait pas encore
retenti.

La journée s'est passée sans autre incident, le plus gaîment du monde.
Vers les cinq heures, le général m'a exprimé le désir d'aller faire un
tour de promenade en voiture. Cela ne m'arrangeait pas du tout, puisque
j'avais dit au commissaire de police que mes deux pensionnaires se
trouvaient, en ce moment, au Mont-Dore. J'ai donc expliqué au général
que mon cocher--le seul qu'il fût possible d'employer en toute
confiance--avait malheureusement été empêché de venir aujourd'hui... En
réalité, le brave homme se morfondait à la porte depuis le matin, avec
sa voiture. Ils ont fort bien pris la chose. Comment n'auraient-ils pas
bon caractère? Ils sont si heureux!

* * *

70.--_Vendredi 15 juin_.

Aujourd'hui à midi, en allant se mettre à table, ils m'ont demandé des
journaux. J'avais là le _Figaro_, le _Gaulois_, la _Cocarde_, le
_Temps_, sans parler des gazettes locales.

Mme Marguerite les a dépliés et s'est mise à en lire les principaux
passages à haute voix. Tout à coup, ses yeux sont tombés sur un
entrefilet où le Général était cité: elle a commencé à le lire, mais,
aussitôt, elle s'est arrêtée, et, devenue toute pâle, elle s'est trouvée
mal. Le Général s'est précipité vers elle en renversant presque la
table. Je me suis empressée de mon côté, et, grâce à Dieu, nous n'avons
pas eu de peine à la faire revenir à elle.

«Ce n'est rien, a-t-elle dit d'une voix toute faible encore, c'est cet
entrefilet qui m'a fait peur... On annonce que le Général est parti pour
le centre de la France et qu'il passera sans doute quelques jours en
Auvergne... Mais j'ai eu peur qu'il n'y ait quelque chose de plus... La
révélation livrant mon nom au public...»

Lui et moi, nous la rassurions à qui mieux mieux. Mais ils avaient été
si bouleversés tous deux, qu'ils n'ont plus rien pu manger.

Ce que cet incident, heureusement peu grave, va me servir de leçon! Dès
cette heure, plus un journal ne passera sous leurs yeux avant que je ne
l'eusse parcouru ligne par ligne; et au feu, sans pitié, tous ceux qui
contiendraient ne fût-ce qu'un seul mot de nature à troubler la paix de
leur bonheur!

J'ai pensé qu'une bonne promenade en voiture achèverait de dissiper ce
petit nuage qui s'était montré dans leur ciel bleu. J'ai donné au cocher
les instructions les plus complètes: se ranger, tant au départ qu'à
l'arrivée, tellement près du seuil de la porte qu'il n'y ait pas à
mettre le pied dans la rue pour passer de la maison à la voiture ou
réciproquement; ne découvrir la voiture qu'en atteignant la pleine
campagne et la refermer à l'approche de Royat; marcher doucement quand
il n'y aurait personne en vue, mais filer à toute vitesse dès que l'on
croiserait une voiture ou un passant, afin que les regards indiscrets
n'aient pas le temps de dévisager; si le Général donnait des ordres peu
prudents, faire le sourd le plus longtemps possible, jusqu'à ce que le
danger à éviter ait disparu... Le cocher a parfaitement compris. Me
voilà tranquille.

À six heures, jugeant le moment opportun, je suis montée leur annoncer
que la voiture les attendait. Ils en ont eu joliment de la joie.

Ils sont revenus à neuf heures seulement, enchantés de cette belle
promenade, la première qu'ils eussent faite ensemble dans notre
Auvergne. Elle avait des fleurs plein les mains. Le cocher les avait
conduits par delà Gravenoire, à travers des sites adorables et tout
fleuris. Ils se déclaraient émerveillés de la richesse de la flore et
des senteurs captivantes, grisantes, qui s'en dégageaient dans la
fraîcheur du soir.

Ils échangeaient encore leurs impressions enthousiastes quand je les ai
laissés.

* * *

71.--_Samedi 16 juin_.

J'ai commencé ma journée en faisant consciencieusement mon métier
d'Anastasie, mais je n'ai eu à condamner aucun journal, pas un seul ne
parlant du voyage du général.

Dans le pays même, on ne se doute de rien. Les mieux informés savent
seulement que le général a quitté Paris et se trouve en excursion soit
dans le Midi, soit dans le Centre de la France. Cependant, je ne crois
pas me tromper en devinant des agents de police secrète dans deux ou
trois individus que je vois depuis hier rôdant autour de la maison. J'ai
appris avec étonnement qu'il existe plusieurs polices indépendantes
l'une de l'autre: peut-être que ceux-là travaillent pour le compte
d'autres chefs que le commissaire spécial de Royat. En tout cas, c'est
notre poche de contribuables qui paye les uns et les autres... Et tout
cela, pourquoi faire???

Il est venu une lettre ce matin, sous double enveloppe, la première à
mon nom, la seconde au nom de Mme Marguerite. Ils ont causé à
déjeuner des nouvelles qu'elle apportait: c'était relatif à une instance
extrêmement très coûteuse que Mme Marguerite, qui est très
pratiquante, a introduite en cour de Rome pour solliciter de l'Église
l'annulation de son mariage religieux, le divorce civil qu'elle a obtenu
ne pouvant pas lui suffire. À cette occasion, le général a fait allusion
à sa propre instance en divorce contre Mme Boulanger.

Après déjeuner, ils m'ont mise en colère par leur imprudence
incorrigible. Les voilà qui se mettent à la fenêtre grande ouverte, lui
la tenant par la taille. Or, au même instant, M. Charles Dilke, l'homme
politique anglais, sa femme et leur dame de compagnie, qui sont venus
tous trois déjeuner ce matin, passent sur la terrasse! Le général a très
bien reconnu M. Charles Dilke: je tremble que la réciproque ne soit
vraie, car ces hommes politiques sont tous journalistes, dès qu'il
s'agit d'être indiscrets...

À sept heures du soir, ils ont fait leur seconde sortie en voiture et ne
sont revenus dîner que vers dix heures. Ils sont allés, cette fois, dans
la vallée de Fontanas, jusqu'au pied du Puy de Dôme. Leur promenade les
a ravis autant que celle d'hier.

À dîner, je ne sais comment, la conversation est tombée sur les
événements du mois de mars.

Le général est devenu grave, sous le coup d'une pensée qui a traversé
son esprit. Il l'a exprimée aussitôt:

«Ah! ils m'ont arraché mon épée!... Ils savaient bien que jamais je ne
la déposerais de mon propre gré!... Sous prétexte qu'on faisait de la
politique sur mon nom, ils m'ont forcé à en faire moi-même... Eh bien!
ils s'en repentiront: la politique me rendra ce qu'ils ont cru qu'elle
me ferait perdre!»

Il a prononcé ces paroles avec une puissante énergie. Au bout d'un
instant, il m'a demandé:

«Et vous, Belle Meunière, que pensez-vous de mon entrée dans la
politique?»

J'ai eu envie de lui répondre que je la trouvais déplorable. Mais je me
suis dit: à quoi bon?

«Mon général, ai-je répondu, je pense... que vous m'avez donné l'ordre
de vous couper la parole net, dès que vous vous mettriez à causer
politique... Je ne connais que ma consigne, moi!»

Il a ri de bon cœur du biais que je venais de prendre. Dès ce moment,
ils ont causé de choses quelconques. Il était minuit passé quand ils se
sont retirés dans leur chambre. Presque aussitôt, ils m'ont sonnée. Le
général m'a priée de lui acheter, demain matin, ce qui se trouvait
indiqué sur une fiche qu'il m'a remise. Cette fiche porte:

_Indicateur des Chemins de fer.--Guides Joanne ou autres:_

_Espagne et Baléares, Maroc, Tunisie,_

_Italie et Sicile, Suisse._

Quel projet y a-t-il là-dessous?

* * *

72.--_Dimanche, 17 juin_.

Mon premier soin a été d'aller chercher les livres demandés à la
papeterie du Casino, puis, n'ayant pas trouvé tout ce qu'il fallait, aux
librairies de Clermont. Comme la plupart étaient fermées, j'ai dû
revenir sans les _Guides_ pour l'Espagne et pour le Maroc.

Quand ils m'ont sonnée pour le déjeuner, je leur ai remis mon emplette,
en promettant de la compléter demain. Ils l'ont apportée à table, et,
tout en feuilletant les volumes, ils se sont mis à causer de leurs
projets: partir de Paris pour un grand voyage dès la fin du mois
prochain, quand les débats où il devait intervenir seraient terminés à
la Chambre; visiter l'Espagne, le Maroc, toucher peut-être à Tunis, y
séjourner quelques jours pour se reposer, de là, aller en Sicile,
revenir enfin par l'Italie et la Suisse.

L'après-midi, ils se sont mis à lire le manuscrit d'un grand ouvrage
militaire que le capitaine Driant est en train d'écrire. J'étais entrée
leur apporter des fleurs fraîchement arrivées: je me suis arrêtée à les
regarder, tant ils étaient beaux à voir. C'est Elle qui lisait, assise,
drapée dans un délicieux peignoir en surah bleu clair, dont les larges
manches garnies de point d'Alençon, laissaient s'échapper ses bras, à
demi nus. Lui se tenait à ses pieds, sur un coussin enlevé du divan, les
bras passés autour de sa taille et ne la quittant pas des yeux. Je crois
qu'il la regardait lire plutôt qu'il ne l'écoutait, n'en retenant que la
beauté de ses lèvres qu'il voyait s'entr'ouvrir et le son argentin de sa
voix qui le berçait délicieusement. Parfois, il l'interrompait de force,
lui abaissait les bras pour les couvrir de caresses et l'attirait vers
lui pour mettre sur ses lèvres un long baiser où toute son âme se
donnait...

Comme ils s'aiment! J'avais cru, lors du premier voyage, puis tout au
moins lors du second, que leur amour avait atteint ce maximum qu'il doit
être humainement impossible de dépasser. Eh bien! je me suis trompée,
chaque jour je constate que la violence de cette passion a augmenté d'un
degré. Et je me demande avec anxiété: où s'arrêtera-t-elle?

À six heures, ils m'ont sonnée pour leur promenade. La voiture
attendait, mais, à cause du grand nombre de Clermontois que ce beau
dimanche d'été a attirés à la campagne, j'ai jugé qu'il n'était pas
encore prudent de sortir. Je leur ai donc répondu d'un air désolé que le
cocher, dont je ne m'expliquais pas la conduite en cette circonstance,
n'était pas encore là.

Un peu contrariée, Elle s'est mise à faire de la musique, qu'il est venu
écouter comme il avait écouté tantôt la lecture.

À huit heures, ils ont accepté ma proposition de dîner de suite pour
sortir après, au cas où ce monstre de cocher reviendrait! Au dîner, ils
ont eu un moment de tristesse, en songeant à l'enfant qui aurait dû
naître dans deux mois d'ici.

Je leur ai raconté avec quelle joie intime je mûrissais dans mon esprit,
souvent en des heures d'insomnie, le projet de cette quasi-maternité
qu'ils avaient bien voulu me proposer; comment je m'occupais déjà du
choix d'une nourrice, que je voulais belle entre les belles, pleine de
santé, de force et de fraîcheur... Puis je leur ai dit toute la
désolation que j'avais éprouvée en voyant s'écrouler mon rêve...

«Au moins, ai-je conclu, me promettez-vous que je puis encore garder de
l'espoir que tout n'est pas perdu?...»

À cette question, ils ont souri tous deux, et ils m'ont dit en se
regardant:

«Nous vous le promettons!»

Vers les dix heures, je leur ai annoncé que le cocher venait enfin
d'arriver, que je l'avais secoué d'importance, mais qu'il s'était excusé
en raison d'un accident survenu à l'un de ses chevaux.

Ils ne sont revenus qu'après minuit de leur promenade, faite en voiture
découverte par une nuit de toute beauté.

* * *

73.--_Lundi 18 juin._

Dès la première heure du matin, une dépêche a été apportée à mon nom.
Elle venait d'Angoulême, n'était pas signée, et contenait seulement ces
mots:

_Arrivage 145 barriques Mercuriale rouges 119 blancs 114 piquette 91_

N'y comprenant rien, j'ai porté la dépêche au général, à son premier
coup de sonnette. Il a bien ri de ma perplexité. Les barriques
indiquaient le nombre de sections dont le vote était dès maintenant
connu, dans l'élection de la Charente. Les autres chiffres disaient
combien de centaines de voix chaque candidat avait obtenues. Les vins
rouges, c'était Déroulède; les vins blancs, c'était le candidat
conservateur Gélibert des Séguins; la piquette, c'était le candidat
opportuniste, un nommé M. Weiller. Le général se déclarait enchanté de
ces premiers résultats partiels, puisque Déroulède tenait la tête,
tandis que l'opportuniste ne venait qu'au troisième rang!

Là-dessus le général m'a pressée d'aller à Clermont lui rapporter les
deux volumes qui manquaient, car Lui et Elle voulaient prendre à Durtol
le train qui les amènerait à Limoges pour huit heures du soir, et ils
désiraient s'occuper, tout le long de la route, de leur grand projet de
voyage à l'étranger.

À onze heures, j'étais de retour avec mon emplette. Eux, pendant ce
temps, avaient fait leurs malles. Ils ont alors déjeuné, assez
légèrement.

Ils m'ont fait une drôle de confession: c'est qu'à diverses reprises, au
cours de leurs séjours chez moi, il leur est arrivé de cacher et de
brûler ensuite dans la cheminée une partie de ce que je leur servais,
pour que je ne fusse pas trop peinée de les voir si peu manger.

Quand ils m'ont fait leurs adieux, bien affectueusement, la plus
oppressée et la plus chagrine de nous trois, c'était certainement moi.
Eux étaient tout heureux des beaux jours sans nuages passés ici et de ce
grand projet dont ils rêvent en s'en promettant une volupté infinie...

Au moment de descendre l'escalier, elle l'a laissé passer en avant, et
m'a glissé dans la main, sans prononcer une parole, un papier plié. Elle
y avait tracé, de sa fine écriture d'élève d'un grand couvent, ces mots:

_S'il arrive une dépêche, l'ouvrir, la copier textuellement et
l'adresser à M. Parage, au buffet de la gare de Limoges, Bénédictins._

Mais aucune dépêche n'est venue. Bien entendu, j'ai fermé leur chambre,
qui ne s'ouvrira plus qu'à leur retour.

Quand?...



CHAPITRE VII

Du troisième au quatrième Séjour


* * *

74.--_Mardi 19 juin._

Le général a dû éprouver une bien vive contrariété, puisqu'en fin de
compte les vins rouges ont fléchi tandis que les blancs faisaient prime
et que la piquette elle-même améliorait son cours! Les résultats
complets, connus aujourd'hui, ont cruellement démenti les prévisions
d'hier. Loin de tenir la tête, Déroulède n'arrive que troisième et
dernier au ballottage, distancé non seulement par Gélibert des Séguins,
mais par Weiller lui-même! Et déjà les journaux antiboulangistes
ricanent: «Preuve absolue que le général, en dépit de ses succès
personnels, n'est pas en état de faire élire ses partisans... Bien plus,
défaite directe pour lui, puisqu'il a eu l'imprudence de dire aux
électeurs: «Voter pour Déroulède, c'est voter pour moi!»

Les journaux commencent à s'inquiéter sérieusement--il en est bien
temps!--de ce qu'a bien pu devenir le général depuis une semaine.

Les bruits les plus contradictoires ont couru. On a parlé d'un voyage
secret du général à Berlin, en vue de rassurer le nouvel empereur
allemand sur ses intentions pacifiques. On a prétendu, d'autre part, que
le général était compromis dans le drame de la Boissière, où son ami,
le commandant Hériot, a été blessé d'un coup de feu et qu'il se cachait
pour cela.

Le _XIXe Siècle_ assure que le général a été aperçu à Agen, blessé à
la jambe et voyageant en compagnie d'une dame très corpulente.

La _Cocarde_ et la _Presse_ déclarent qu'il a fait simplement un voyage
à Auch.

Par contre, le _Figaro_ d'hier annonce que, parti de Paris, gare
d'Orléans, mardi dernier, au soir, il s'est rendu d'abord à Toulouse,
puis en Auvergne chez un ami, dans un château aux environs de Thiers.

Un journaliste de Clermont est venu m'interviewer pour tâcher de me
faire avouer qu'il était chez moi.

Je lui ai tenu le même langage qu'au commissaire de police, et j'ai
ajouté en riant que le monsieur qui était descendu chez moi ressemblait
si outrageusement au général que j'avais cru devoir lui conseiller de se
faire couper la barbe s'il voulait éviter d'autres mésaventures.

* * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * *

* * *

75.--_Mardi 3 juillet_.

Reçu aujourd'hui la première lettre qui me vienne de Mme Marguerite:

«Ne croyez pas, ma bonne Meunière, que nous vous oublions. Ne le pensez
pas. Nous nous souvenons au contraire de vous et nous pensons bien
souvent aux heures heureuses que nous avons passées dans votre jolie
chambrette. Comptez donc toujours sur nous.»

Ce n'est qu'un petit mot, écrit à la hâte. Mais qu'il m'a été agréable
et avec quel plaisir j'y ai répondu!

* * *

76.--_Mardi 10 juillet_.

Le général fait en ce moment un voyage à travers la Bretagne, son pays
natal. Partout, les populations l'accueillent, avec enthousiasme, comme
un compatriote dont elles sont glorieuses et fières. Hier, à
Saint-Servan, il a prononcé des paroles qui m'ont causé bien de la joie.
Il a déclaré qu'il ne poursuivait qu'un but: «reprendre son épée» et
qu'il y atteindrait avant un an.

* * *

77.--_Vendredi 13 juillet_.

Reçu ce matin un autre billet de Mme Marguerite:

«Jeudi 12.

»Ma bonne Meunière, merci de votre lettre affectueuse. Vous avez en nous
de bons amis en qui vous pouvez avoir toute confiance. Soyez assurée de
notre sincère affection.»

Dans ces quelques mots aucune préoccupation ne se trahit. Sûrement, ils
ont dû être écrits avant...

Car, hier après-midi, il y a eu une séance épouvantable à la Chambre. Le
général est venu sommer l'Assemblée de reconnaître son impuissance et de
réclamer elle-même sa dissolution.

«La Chambre, a-t-il dit, est incapable de rien produire... Elle a
renversé, pour les motifs les plus futiles, cinq ministères, et le
sixième est une déception de plus... La Chambre est en fragments, en
débris, en poussière!»

Un tumulte sans nom a accompagné ces paroles. La majorité, debout tout
entière, a couvert d'invectives le général et ses quelques partisans.

Le Président du Conseil a répondu au général par une attaque violente:
«Le plus modeste de ces représentants du peuple que vous insultez,
s'est-il écrié, a rendu à la République plus de services que vous ne
pourrez jamais lui faire de mal!»

Le général a bondi de son siège, s'est élancé vers M. Floquet, lui
criant qu'il avait impudemment menti. La Chambre a voté la censure, au
milieu d'un vacarme sans précédent: mais le général n'a pas attendu le
vote et il a jeté sa démission de député.

Voilà donc où nous en sommes avec cette infernale politique qui ne fait
qu'exalter de part et d'autre l'exaspération!

* * *

78.--_Samedi 14 juillet_.

Son sang a coulé.

Il s'est battu avec M. Floquet, à mort, hier matin. Il a reçu un profond
coup d'épée dans le cou. Il est tombé blessé grièvement,--peut-être
mortellement.

* * *

79.--_Dimanche 15 juillet_.

Oh! la triste veillée que j'ai faite hier, seule dans leur chambre,
pendant qu'au dehors éclataient les pétards de la Fête Nationale et
résonnaient les mirlitons...

J'ai attendu avec impatience l'arrivée du matin pour courir aux
nouvelles. Le premier journal que j'ai pu me procurer, j'ai presque
hésité à le déplier, tant j'avais peur d'y lire: «Le Général a succombé
à sa blessure.»

Grâce à Dieu, la blessure n'est pas mortelle! Il s'en est fallu de
quelques millimètres!

Je me suis demandé ce qu'il fallait faire. Mon cœur disait qu'il fallait
partir de suite, aller à Paris, auprès de Lui, à son chevet. Mais ma
raison répondait qu'il ne se trouvait pas chez lui, qu'il était resté
dans la maison dont le jardin avait servi de champ clos, chez le comte
Dillon, un ami pour lui, un inconnu pour moi...

J'ai donc simplement envoyé une dépêche chez le comte Dillon, à Neuilly,
près Paris, 6, boulevard d'Argenson.

Par moments, mon cœur me reproche tout de même d'avoir obéi à ma
raison...

* * *

80.--_Lundi 16 juillet_.

L'état du cher blessé s'améliore. La blessure entre en voie de guérison.
Il a pu prendre un peu de nourriture.

J'ai lu que Mme Boulanger s'était rendue auprès de lui avec ses deux
filles.

J'ai lu aussi qu'une élégante dame blonde, qui suivait des yeux la
rencontre dans une voiture arrêtée près de la grille du jardin, s'est
évanouie au moment où le général est tombé...

* * *

81.--_Mardi 17 juillet._

L'angoisse me reprend. Son état s'est aggravé. Des bulles d'air ont
pénétré dans la plaie. Une congestion pulmonaire s'est déclarée.

* * *

82.--_Mercredi 18 juillet._

Enfin, une lettre d'Elle!

«Mardi 17 juillet.

»Ma bonne Meunière,

»Vous avez dû,--d'après l'affection que vous nous portez,--passer
quelques jours bien pénibles... Mais, grâce à Dieu, je vous griffonne
ces mots pour vous dire que notre cher Général est en pleine voie de
guérison. Ne vous tourmentez donc plus et donnez-nous bien vite de vos
bonnes nouvelles. Vous savez à quel point nous nous intéressons à vous.

»Encore et bien toujours à vous!»

C'est donc Elle qui est à son chevet! Tant mieux, je puis leur écrire
maintenant sans hésitation.

C'est justement la Sainte-Marguerite après-demain. Je vais envoyer, chez
le comte Dillon, une jardinière pleine de marguerites.

* * *

83.--_Vendredi 20 juillet._

Il y a amélioration sensible. Avant-hier, il a bien dormi, bien mangé et
il a pu quitter le lit pour un fauteuil pendant une heure. Hier, le
mieux a continué. La blessure s'est cicatrisée. Il ne reste plus que la
congestion pulmonaire, qui ne semble pas offrir de danger.

* * *

84.--_Samedi 21 juillet._

L'état devient tout à fait rassurant. Le Général a pu se tenir levé
pendant quelques instants.

Demain aura lieu, dans le département de l'Ardèche, une élection qui
prend une importance exceptionnelle, puisque le Général en attend le
siège de député que sa démission lui a fait perdre. Le duel l'a
malheureusement empêché de se rendre auprès de ses électeurs, mais on
pense, cependant, qu'il passera à une grosse majorité.

* * *

85.--_Dimanche 22 juillet._

Le Général est guéri. Il a pu se lever pendant des heures entières. Il
rentrera peut-être aujourd'hui même chez lui, rue Dumont-d'Urville.

Comme j'ai remercié Dieu, ce matin!

* * *

86.--_Lundi 23 juillet._

Le Général est rentré dans son hôtel de la rue Dumont-d'Urville.

L'élection de l'Ardèche est une défaite: il est mis en minorité par
43.000 voix contre 27.000.

* * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * *

* * *

87.--_Mercredi 8 août._

Le Général a repris la lutte électorale. Il s'est représenté dans le
département du Nord, et, en outre, dans ceux de la Somme et de la
Charente-Inférieure. Les trois élections doivent avoir lieu ensemble,
de dimanche en huit.

Il accomplit en ce moment sa tournée de candidat dans la
Charente-Inférieure. L'accueil que lui font les populations paraît aussi
chaleureux qu'auparavant. La semaine prochaine, il se rendra dans la
Somme.

* * *

88.--_Lundi 13 août._

Il a eu lieu, l'attentat que tant de gens souhaitent peut-être avec
ferveur dans le tréfonds de leur âme,--l'attentat contre la vie du
général Boulanger! Seulement, il a raté.

Hier après-midi, à Taillebourg, entre Saintes et Saint-Jean-d'Angély,
dans la Charente-Inférieure, le landau du général débouchait sur la
place de l'Église, au milieu des acclamations de la foule, quand un
homme s'est élancé vers le général, déchargeant sur lui cinq coups de
revolver. Deux paysans, qui se tenaient contre les roues, ont été
blessés. Un cheval s'est abattu sous les coups de feu. Le général,
admirable de sang-froid, s'est levé droit dans la voiture, faisant signe
qu'il n'était pas atteint. Mais déjà la foule en fureur se ruait sur le
meurtrier. Cinq brigades de gendarmerie ont eu la plus grande peine à
arracher l'homme aux mains de ceux qui l'auraient lynché sur place. Les
citoyens indignés ont alors dételé le landau et se sont mis à le traîner
eux-mêmes.

* * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * *

89.--_Lundi 20 août_.

C'est un succès complet, écrasant, sur toute la ligne. Comme il n'avait
cessé de le prédire, il est élu au premier tour dans les trois
départements: dans la Charente-Inférieure par 57.000 voix; dans la Somme
par 76.000; dans le Nord par 142.000!

Les échecs du mois dernier sont effacés du même coup, sans qu'il en
survive le moindre vestige. Son étoile apparaît plus resplendissante que
jamais.

* * *

90.--_Vendredi 31 août._

Les journaux annoncent que le Général est parti pour un voyage de
quelques semaines qui le conduira en Suède et Norvège et peut-être en
Russie.

Je n'en crois pas un traître mot. Le voyage que le Général est en train
d'entreprendre doit être celui-là même dont ils ont causé tous deux ici,
et que le duel, ainsi que la triple élection, auront forcé de retarder
jusqu'à ce moment.

Le Général a d'ailleurs joliment raison de fournir aux curieux une
fausse piste. Tous les yeux vont maintenant se tourner vers la Norvège.
Ils y perdront le Nord, les pauvres, tandis que lui, tranquillement,
gagnera le Midi.

* * *

91.--_Jeudi 20 septembre._

Rien de plus drôle que le bruit qui se mène autour du voyage du Général.
Tous les journaux en parlent et chacun donne une version différente. Les
journaux du parti persistent à affirmer que le général s'est rendu en
Norvège et détaillent ses faits et gestes à Christiania. Mais les
correspondants d'autres journaux leur télégraphient que jamais le
Général n'est venu dans ces parages. D'autre part, on croit l'avoir
aperçu en Allemagne, à Hambourg, à Dresde, à Gastein, dans un couvent de
Bavière; on parle même d'une entrevue avec Bismarck. On le signale aussi
en Suisse, à Lucerne, à Prangins où l'on suppose qu'il est allé voir le
prince Napoléon. On l'a vu en Belgique, à Anvers et à Bruxelles. On l'a
vu en Italie, à Venise. On l'a reconnu en Espagne. Enfin, il en est qui
prétendent que le Général voyage en Bretagne, à Nantes, à Pornic et dans
l'île Beber, chez le comte Dillon, tandis que d'autres assurent qu'il
s'est tout bonnement et bourgeoisement retiré aux environs de Paris, à
Ville-d'Avray, ou dans la vallée de Chevreuse.

Pour moi, une seule version est la bonne: celle d'Espagne. On a cru
reconnaître le Général à Barcelone, à Madrid, à Grenade. Il doit être
là, avec Elle, dans ce beau pays du soleil, loin des curieux, des
interviewers et des politiciens.

* * *

92.--_Lundi 8 octobre._

Le Général est rentré à Paris, venant de Baie, par un train si matinal
qu'il a devancé la foule accourue un peu plus tard à la gare de l'Est
dans l'espoir de l'acclamer. Je suppose que le capitaine G... a dû être
chargé de ramener Mme Marguerite par un autre chemin.

Malheureux journaux, les voilà fixés! Plus moyen de faire de la copie
avec le «Mystérieux voyage du général Boulanger».

* * *

93.--_Dimanche 14 octobre._

Quelle joie! Une lettre de Mme Marguerite qui me donne l'espoir de
les revoir bientôt!

«Samedi 13 octobre.

»Ma bonne Meunière,

»Je suis sûre que vous croyez que nous vous oublions. Cela serait très
mal à vous--car, au contraire, constamment nous pensons et parlons de
vous. Mais, depuis deux mois, nous n'avons pu vous le dire...
Écrivez-nous, nous serions si heureux de vous savoir heureuse. Nous,
nous le sommes toujours beaucoup, peut-être toujours de plus en plus.
Vous vous en apercevrez bien quand nous irons vous voir, du 10 au 15
novembre, dès que le mariage de sa fille sera fait. Car vous devez
savoir que M. Driant est au comble de ses vœux et épouse prochainement
la fille cadette de qui vous savez.

»À bientôt donc, ma bonne Meunière. Nous vous reverrons et nous vous
retrouverons, je l'espère, tout à fait gaie et contente. En attendant,
nous vous redisons que nous vous affectionnons bien.»

* * *

94.--_Samedi 20 octobre._

Reçu un aimable petit mot de Mme Marguerite, me remerciant
affectueusement de ce que je lui avais écrit en réponse à sa dernière
lettre, mais ne faisant aucune allusion à leur prochaine venue, dont je
me réjouissais tant. Le projet serait-il abandonné? C'est ce que je me
suis hâtée de lui demander, tout anxieuse.

* * *

95.--_Mardi 23 octobre._

Me voilà rassurée.

«Ma bonne Meunière,

»Il ne faut pas vous désoler. D'ici une quinzaine ou trois semaines,
nous irons chez vous et pourrons être tout à la joie. En attendant,
comptez toujours sur notre bonne affection.»

* * *

96.--_Dimanche 28 octobre._

Hier, à Paris, grand banquet boulangiste dans une brasserie de l'avenue
Lowendal. Le Général a prononcé un discours. À la sortie, la Ligue des
Patriotes lui a fait une ovation endiablée.

Demain, mariage du capitaine Driant.

Il court en ce moment, dans les journaux du pays, des racontars étranges
relativement à une alliance conclue entre le Général et les royalistes.
Le Général se serait engagé à restaurer la monarchie moyennant un titre
princier, la dignité de connétable et une honnête rente de deux
millions. Ce pourquoi le Comte de Paris lui avancerait de l'argent,
sorti surtout de la poche des banquiers israélites.

Je ne vois pas le Général jouant les Raton...

* * *

97.--_Mardi 30 octobre._

Le mariage civil du capitaine Driant s'est fait hier, à quatre heures, à
la Mairie de Passy, avec la plus grande simplicité.

Le mariage religieux a dû être célébré aujourd'hui.

* * *

98.--_Mercredi 31 octobre._

Le mariage religieux du capitaine Driant et de Mlle Marcelle
Boulanger, célébré hier, en l'église Saint-Pierre de Chaillot, a été un
grand événement parisien.

Le général a revêtu, pour la circonstance, son grand uniforme avec
toutes ses décorations. J'avoue que la lecture de ce détail m'a causé
une véritable joie, car, ignorante comme je le suis, je m'imaginais
qu'il n'avait plus le droit de se mettre en tenue...

L'église, remplie de plantes vives, regorgeait de monde, et du monde le
plus élégant, le plus aristocratique, auquel les anciens «rouges»,
devenus partisans du général, ne semblent pas fâchés d'avoir été mêlés.
M. Laguerre donnait le bras à Mme la duchesse d'Uzès. Le général du
Barrail représentait officiellement le prince Victor. Dans la foule des
noms nobles que citent les journaux mondains, je lis aussi celui de
«Mme la vicomtesse de Bonnemain, dont la toilette en velours bleu de
ciel, garnie de renard bleu, a fait sensation».

Mme Boulanger, la mère très âgée du général, assistait également au
mariage.

À la sortie, et pendant tout le trajet de l'église à la rue
Dumont-d'Urville, la foule a fait une ovation indescriptible à son cher
général, qu'elle était enthousiasmée de revoir en uniforme.

Un lunch et une réception ont eu lieu chez le général. Des centaines de
féliciteurs ont défilé devant lui. La maison débordait de fleurs
envoyées de tous les coins de France.

Les nouveaux époux sont partis pour un voyage dont le but final est
Tunis, lieu de garnison actuel du capitaine Driant.

* * *

99.--_Mercredi 7 novembre._

Un billet de Mme Marguerite:

«Ma bonne Meunière,

»Nous pensons bien vous arriver vers le 15 ou le 20 de ce mois, à moins
d'un cas extraordinaire que nous ne prévoyons pourtant pas. Mais, dans
ce cas, nous serions chez vous alors vers le 10 décembre. Vous voyez,
comptez sur nous pour dans dix jours ou dans un mois, et croyez à nos
bonnes amitiés.»

Sera-ce pour ce mois-ci?

* * *

100.--_Mercredi 14 novembre._

Une nouvelle lettre vient de m'arriver: ils seront là après-demain
matin.

«Mardi.

»Ma bonne Meunière,

»Dans trois jours, nous serons auprès de vous. C'est vendredi 16 que
nous allons vous arriver. Nous prendrons, jeudi 15, au soir, l'express
de Clermont, partant et arrivant à la nuit. C'est préférable que de
faire le grand tour par Limoges. Donc, nous serons à Clermont vendredi
matin, entre 5 heures et demie et 6 heures. Je crois que c'est à cette
heure-là que le train arrive. Peut-être est-ce plus tôt? Mais vous devez
bien le savoir! Que votre cocher vienne au-devant de nous avec sa
voiture et qu'il nous attende à la sortie des voyageurs, sur le quai,
afin qu'il nous conduise à la voiture, autrement nous aurions de la
peine à la trouver. Est-ce bien compris, ma bonne Meunière? Répondez,
courrier par courrier, un mot à qui vous savez, afin qu'il l'ait jeudi
matin, lui disant bien que vous nous attendez vendredi matin, vers 6
heures, à Royat, et que nous trouverons votre cocher et sa voiture pour
nous y conduire.

»À bientôt donc, et comptez toujours sur nous.»

* * *

101.--_Jeudi 15 novembre._

Dès l'aube, j'étais levée. J'avais ouvert leur appartement et allumé un
bon feu, car les froids commencent à venir. Puis je suis descendue à
Clermont pour faire mes diverses emplettes. Je suis revenue avec des
fleurs en masse, les unes en pots, les autres en bouquets, que je me
suis mise à disposer dans leur chambre. J'étais tout heureuse. Je me
disais de temps à autre: «Tant d'heures encore, et ils vont être là!»

À la nuit tombée, j'ai entendu frapper à la porte. C'était une dépêche:

«_Impossible partir. Lettre suit._»

Pauvre Meunière, une déception de plus!

* * *

102.--_Vendredi 16 novembre._

La lettre annoncée confirme la dépêche, mais n'explique rien:

«Jeudi 15.

»Comme je vous l'ai télégraphié, ma pauvre Meunière, nous ne pouvons
partir ce soir, et nous en sommes bien malheureux, soyez-en sûre. Nous
espérons que cela ne sera qu'un petit retard et nous vous arriverons
dans une quinzaine. Ne vous désolez pas trop de notre non-venue. Je vous
promets que ce n'est qu'une chose remise.

»Croyez à notre bonne affection.»

Allons! puisque c'est pour dans quinze jours, reprenons-nous à espérer!

* * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * *

* * *

103.--_Lundi 3 décembre._

La quinzaine dont parlait Mme Marguerite dans sa dernière lettre est
révolue, et point d'annonce de leur arrivée! Je ne sais rien de plus
pénible que ces continuelles attentes, ces alternatives de joie,
d'espérance, d'incertitude et de déception. J'ai écrit, les suppliant de
me fixer au plus vite.

Les boulangistes ont offert au général un grand banquet à Nevers.

* * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * *

104.--_Mercredi 12 décembre._

Enfin, une lettre d'Elle:

«Ma bonne Meunière,

»Voici trois lettres que je vous écris sans réponse de vous... Pourquoi?
Êtes-vous malade?... Nous nous en tourmentons. Répondez, je vous en
prie, par retour du courrier.

»Bons souvenirs.»

Donc, pendant que j'attendais de jour en jour, sans plus y rien
comprendre, trois lettres m'ont été écrites par Elle, et Elle n'a pas
reçu celle que j'ai fini par lui envoyer!

Je crois bien que, maintenant, je comprends trop...

* * *

105.--_Samedi 22 décembre._

Décidément, leur arrivée ne sera plus pour cette année. C'est ce que
m'apprend la lettre recommandée que j'ai reçue d'Elle ce matin.

«Vendredi 21 décembre.

«Ma bonne Meunière.

»Il y a une fatalité, un sort jeté sur nous. Nous voilà encore forcés de
retarder notre arrivée. Soyez persuadée que nous en souffrons. Mais il
s'agit d'intérêts si graves dans ce moment pour nous, pour moi, que nous
sommes forcés de remettre un plaisir pour gagner un bonheur... Si vous
devinez, ne parlez pas de cela dans votre réponse et dites-nous si le
vendredi 19 vous conviendrait. Cette fois, cela sera la dernière remise,
et nous vous arriverons, je l'espère, bien heureux et bien gais.

»Priez pour moi... et comptez sur notre profonde affection.»

Bien sûr que je devine... C'est aux instances qu'ils ont intentées tous
deux pour devenir libres et pouvoir s'épouser que fait allusion sa
lettre. Comment ne prierai-je pas pour Elle, et cela de toutes les
forces de mon âme, puisque, pour Lui, ce serait atteindre au but suprême
de ses vœux?

* * *

106.--_Lundi 31 décembre._

Que se passe-t-il? Le facteur m'a apporté un pli recommandé, qui
contenait cette lettre d'Elle:

«Ma bonne Meunière,

»Voulez-vous m'aider à faire quelque chose pour qui vous savez? Oui,
n'est-ce pas? Eh bien! sans un mot de plus, sans un mot de moins,
écrivez de suite, par le retour du courrier, à peu près ceci:

«J'ai bien compris votre lettre, Madame, et je vais vous demander de ne
pas arriver comme vous me l'indiquez, le 5 ou le 6. Ma maison ne sera
prête à vous recevoir qu'à partir du 19, etc...»

»Ma bonne Meunière, comprenez-moi bien, il ne faut pas qu'on se doute
que je vous dicte cela, mais cela serait, pour que vous savez, une
grande imprudence, si nous n'agissons pas comme je vous le demande pour
lui. Faites ce que je vous écris aussi un peu pour moi. Ce retard nous
permettra de rester auprès de vous plus longtemps.

»Vous m'avez bien comprise. En grâce, faites ce que je vous demande. En
plus, renvoyez votre réponse par retour du courrier et faites-la partir
de Riom.

»Bons souvenirs.

»J'ajoute ce mot: Je compte sur vous pour qu'il ne se doute pas de ce
que je vous écris. Pour lui, et encore une fois, c'est très important,
faites ce que je vous demande, et croyez qu'il m'en coûte. C'est un vrai
sacrifice, mais c'est pour lui.»

Je devine qu'il veut absolument venir ici dès la fin de cette semaine,
et que, devant son désir impérieux, elle a dû s'incliner, en apparence,
du moins, et feindre comme si elle m'avait écrit dans ce sens...

Puisque c'est pour Lui, mon devoir est tout tracé. Je n'ai pas à
apprécier: je n'ai qu'à faire ce qu'elle me demande, car elle doit
savoir mieux que moi...

Mais, tout de même, il y a quelque chose qui me met mal à l'aise: cette
obligation de l'aider à Lui mentir,--à Lui, qui ne lui a jamais rien
caché...

* * *

107.--_Mardi 1er janvier 1889_.

* * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * *

Quelle différence encore, dans sa situation à Lui, entre cette nouvelle
année et la précédente!

Il n'est plus le général à plume blanche qui, d'un moment à l'autre,
pouvait redevenir Ministre de la Guerre. Il n'est plus soldat, hélas!...

Il est homme politique.

Mais là, comme toujours, il est vite devenu le premier, le plus en vue,
celui sur lequel se fixent les yeux pleins d'espérance du peuple et
aussi les regards terrifiés de ses adversaires...

Né pour être chef, il l'est devenu d'une nouvelle armée, autrement
nombreuse que celle qu'il commandait ici, car elle comprend des
millions de citoyens qui mettent leur confiance en lui.

Pourvu qu'il veuille, la victoire lui est acquise!

* * *

108.--_Vendredi 4 janvier_.

La lettre qu'Elle m'avait demandée n'a pas suffi:

«Mercredi soir.

»Ma bonne Meunière,

»Merci de votre lettre. Elle était parfaitement ce qu'il fallait et vous
m'aviez très bien comprise... Mais elle n'a pas suffi! Car vous
connaissez le maître: quand il a mis quelque chose dans sa tête, il le
veut,--et, malgré votre lettre, il veut encore que nous partions samedi
soir. Hélas! tout mon cœur le désirerait, mais toute ma raison s'y
refuse, car, à l'heure actuelle, la chose serait très imprudente pour
lui, et nous le regretterions plus tard. Il faut savoir l'aimer pour lui
avant de l'aimer pour moi. Il faut donc que, dès que vous aurez reçu
cette lettre, c'est-à-dire dès demain vendredi, vous envoyiez cette
dépêche:

«_Monsieur Auguste, 14, rue Lapérouse_,

»_Quoiqu'il m'en coûte, vous supplie de retarder au moins de huit
jours.»_

et vous signerez de votre prénom. Je m'arrangerai ensuite, mais, je vous
en prie, qu'il ne se doute pas que c'est moi qui vous dicte cela. Je
vous assure qu'en le faisant, je me sacrifie, mais il le faut.

»Je vous écrirai demain, dès votre dépêche reçue, ce que vous aurez
ensuite à écrire, mais envoyez cette dépêche de suite et comme je vous
l'indique. Merci de m'aider à travailler pour lui, cela m'est pénible,
mais je ne veux pas que son amour pour moi l'emporte sur la raison...
D'ici peu, nous pourrons nous rattraper, et je vous jure que je voudrais
être au jour où nous pourrons, sans danger, vous arriver.

»Vous savez que je vous souhaite beaucoup de bonheur, et, pour commencer
cette année, je vous embrasse de tout cœur.»

Cette lettre ne m'a été remise qu'à midi. Je suis aussitôt descendue à
Clermont pour expédier la dépêche.

Je comprends maintenant pourquoi il serait si imprudent qu'Il s'absente
actuellement de Paris. Il est candidat à Paris même, pour le siège que
vient de laisser vacant la mort de M. Hude, et l'élection est fixée au
27 de ce mois.

* * *

109.--_Samedi 5 janvier_.

Elle est toujours encore dans l'angoisse!

«Vendredi 4.

»Ma bonne Meunière,

»Il est 4 heures et la dépêche que je vous ai demandé d'envoyer n'est
pas encore arrivée. J'en suis tout ennuyée. J'espère qu'elle va arriver.
Mais, dans le cas où vous n'auriez rien envoyé quand vous aurez reçu
cette lettre, envoyez-en une de suite, comme je vous l'ai indiqué, à M.
Auguste, 14, rue Lapérouse, et disant que vous nous demandez de retarder
au moins de huit jours.

»Je vous écris à la vapeur, toute contrariée que votre dépêche ne soit
pas encore arrivée. Ma lettre d'hier n'était pas recommandée, l'ayant
mise trop tard à la poste. Celle-ci ne le sera pas non plus, pour la
même raison. Faites bien ce que je vous demande, pour que nous ne vous
arrivions pas, je vous en prie. C'est la nécessité, pour qui vous savez.
Mais, dans le cas où il voudrait quand même partir, je vous enverrais,
demain, une dépêche vous disant:

«_Effet raté et prenez précautions_.»

»Si vous recevez cette dépêche, c'est que nous partirions malgré tout
demain soir--(quelle imprudence et quelle folie!)--et que nous serions
dimanche matin, par l'express, à Clermont; que votre cocher nous
attende, etc., etc... Dieu! que j'aimerais mieux faire ce voyage
quelques jours plus tard! ce qui nous permettrait, d'abord, de rester
plus longtemps.

»Ma bonne Meunière, pour lui que j'aime tant, arrangeons cela ainsi. Si
une dépêche a été envoyée, ne le faites plus. Mais, dans le cas
contraire, vite, vite, envoyez-en une de Royat, dès demain matin à la
première heure.

»Mes bonnes amitiés.»

Je suis retournée au télégraphe de Clermont. On m'a affirmé que ma
dépêche d'hier avait été dûment transmise. Elle doit donc l'avoir reçue
peu après l'envoi de cette lettre.

Moi, qui me faisais une telle joie de leur prochaine arrivée, j'en
arrive à former des vœux pour qu'elle soit retardée. Comment
pourrait-Elle le rendre franchement heureux, puisqu'Elle ne viendrait
qu'à contre-cœur.

* * *

110.--_Dimanche 6 janvier_.

Dieu merci! la chose est enfin arrangée:

«Samedi.

»Ma bonne Meunière,

»Votre dépêche est enfin arrivée hier soir, à 7 heures. Merci. Je vous
écrirai demain. Aujourd'hui, je n'en ai pas le temps.

»Merci et amitiés.

»N'écrivez pas avant que vous n'ayez ma lettre, pour que vous sachiez ce
qu'il faudra que vous écriviez.»

* * *

111.--_Vendredi 11 janvier_.

Aujourd'hui, seulement, m'est arrivée la lettre annoncée:

«Jeudi 10 janvier 1889.

»Vous devez vous demander pourquoi je ne vous ai pas envoyé plus tôt, ma
bonne Meunière, la lettre annoncée, afin que vous puissiez écrire. C'est
que je viens d'être un peu souffrante. Je vous assure que j'ai regretté
vivement de n'être pas auprès de vous. Il me semble que, bien soignée
par vous, j'aurais été si bien. Enfin, bientôt, quand nous aurons
traversé cette élection, et une autre chose, nous vous arriverons gais
et heureux. Pour le moment, il faut que vous écriviez à peu près ceci à
qui vous savez:

»Que vous ne pensiez pas que nous pouvions venir si près du jour de l'an
et que vous avez mis les ouvriers chez vous... Que vous en avez été
désolée, car cela pouvait faire croire que vous ne nous étiez plus
dévoués, quand c'était le contraire, mais que, justement, la seule
chambre bonne n'avait plus ni plancher, ni plafond, etc..., mais que,
maintenant, vous nous attendiez avec espoir et bonheur, etc., etc...»

»Dieu! Ce qu'il m'en a coûté de faire cela et de ne pas partir! Je vous
le dirai mieux de vive voix, ma bonne Meunière. Mais, encore une fois,
quitter Paris à l'heure présente était une grosse et terrible imprudence
pour lui, et lui-même commence peut-être à le reconnaître, car, hier, il
me disait:

«Enfin, cela vaut peut-être mieux que notre Meunière n'ait pas pu nous
recevoir.»

»Vous m'avez aidée à participer au grand succès sur lequel nous comptons
et sommes sûrs pour le 27... Mais ne parlez pas de tout cela dans votre
réponse... _Ne parlez absolument_ que des empêchements que vous aviez et
de vos regrets.

»Encore merci et mes bonnes amitiés.

»Si vous voulez, dès que je saurai le résultat du 27, je vous le
télégraphierai. Mais n'en dites rien dans votre lettre.»

Je devine, par les expressions qu'Elle me dicte, qu'il a éprouvé un
moment de grosse contrariété en recevant les missives qu'Elle m'a fait
écrire, et peut-être même qu'il a douté de moi... Et cette pensée m'est
bien pénible.

Enfin, ce qui me console, c'est qu'ils ont pris le sage parti de ne
venir qu'après le 27: seulement quelques semaines après, j'imagine. Car
si vraiment Il était élu à Paris,--ce dont on ne paraît pas aussi sûr
qu'Elle l'est,--les conséquences de sa victoire seraient incalculables,
et il lui faudrait tout d'abord s'occuper d'en tirer parti, sans perdre
un instant...

Il faudra que je me mette maintenant à combiner ce qu'il convient de
faire pour donner un air de vraisemblance à la fable des réparations qui
auraient mis leur appartement sens dessus dessous...

* * *

112.--_Lundi 21 janvier_.

Une lettre recommandée d'Elle:

«Dimanche,

»Bravo! ma bonne Meunière, vous avez parfaitement compris, et votre
lettre était très bien écrite. De tout cœur je vous en remercie et je
me fais une fête de vous dire que bientôt, sans danger pour lui, nous
allons vous arriver... Dieu! comme j'en suis heureuse, et vous allez
l'être aussi, n'est-ce pas? Et vous le serez quand nous vous arriverons,
j'en suis sûre. Je rêve de ce cher bonheur. Dans huit jours, la vie
infernale qu'il mène dans ce moment sera terminée, et cette fois sans
crainte. J'ai pu fixer avec lui irrévocablement notre départ au jeudi
31. Nous vous arriverons vendredi matin: cela sera le 1er février.
Cela lui fera du bien de passer quatre à cinq jours dans notre chère
chambrette. Nous le gâterons, nous le reposerons, nous le soignerons
bien, et il reprendra sa bonne mine. Pour le moment, il a une toute
petite figure un peu tirée. Mais son séjour auprès de vous le remettra
complètement.

»Lundi 28, matin, je vous enverrai une dépêche vous parlant de santé.
Vous comprendrez que selon que j'ajouterai: très bonne, bonne ou pas
bonne, cela voudra dire que le succès du 27 est très bien, bien... ou
qu'il aura échoué. Mais cette dernière hypothèse est impossible, car le
succès est sûr.

»Écrivez-lui vite que vous nous attendez sûrement vendredi 1er au
matin. Que votre cocher soit à la gare, etc... Comme je voudrais y
être!! Encore merci, ma bonne Meunière. Je vous embrasse en attendant le
1er.»

Je ne sais ce que j'ai, mais la nouvelle de leur arrivée pour le 1er
février, au lieu de me combler de joie, m'a rendue toute soucieuse. Il
me semble que c'est trop tôt... Et puis, avec ces lettres interceptées
en novembre et décembre, j'ai peur qu'il ne leur soit plus permis de
rester ignorés chez moi. J'ai peur de l'espionnage, des démonstrations
possibles sous leurs fenêtres, et surtout du bruit mené dans la presse,
dans les feuilles antiboulangistes telles que ce nouveau journal, _La
Bataille_. J'ai peur de la mauvaise impression que cette fugue en
galante compagnie, au lendemain de la victoire, pourrait produire à
Paris et dans toute la France...

Mais j'espère bien que les événements se chargeront tout seuls de
modifier leur projet...

En attendant, je n'ai que le temps de faire remanier de fond en comble
leur appartement.

* * *

113.--_Vendredi 25 janvier_.

Le peintre a achevé sa besogne. Il a couvert le plafond de leur chambre,
auparavant tout nu, de dessins sur fond blanc, avec encadrement rose. Il
a badigeonné en blanc la cimaise des murs, qui était couleur de bois. Il
a changé aussi la couleur des boiseries de la salle à manger.

Le brave homme paraissait assez étonné de la lubie qui m'avait prise de
faire transformer des peintures encore bien neuves, puisqu'elles ne
remontaient même pas à un an et demi!

Maintenant, au tapissier!

* * *

114.--_Samedi 26 janvier_.

C'est demain le grand jour.

Peuple de Paris, quel sera ton vote? Qui choisiras-tu, de Jacques ou de
Boulanger, de l'obscur conseiller municipal dont les antiboulangistes,
vraiment pas heureux dans leur choix, ont fait le «candidat de la
République», ou du glorieux général que tu fus jadis unanime à acclamer?

Qui des deux surnagera dans ce déluge d'affiches sous lequel les deux
partis aux prises cherchent à s'étouffer?

Peuple de Paris, sur qui toute la France aura les yeux fixés demain,
quelle sera ta décision souveraine?...

* * *

115.--_Dimanche 27 janvier_.

Durant toute la journée, je n'ai cessé un seul instant de songer à ce
qui se passait à Paris. Il s'est mis à neiger. Le front collé contre la
vitre, j'ai regardé tomber les flocons, et j'ai eu conscience qu'en ce
même instant il neigeait des bulletins de vote là-bas.

* * *

116.--_Lundi 28 janvier_.

À la pointe du jour, on frappe. C'est une dépêche. C'est la dépêche
qu'elle m'a promise.

«_Clermont, Paris, 79511 20 28 12h. 30m._

»_Santé absolument parfaite. Suis heureuse. À bientôt. Lettre suit._

»_Marguerite._»

Il est élu, élu à une majorité qui doit être formidable.

Vite, je m'apprête et je cours à Clermont, pour me procurer des
journaux. Il est élu par 244.000 voix contre 162.000 à M. Jacques!

C'est un triomphe qui dépasse tout ce que ses partisans les plus
enthousiastes pouvaient rêver. J'en suis littéralement grise de joie.

* * *

117.--_Mardi 29 janvier_.

Les journaux de Paris sont venus, donnant les détails complets de la
journée. J'ai appris avec étonnement et avec peine qu'il a tenu en mains
le moyen de terminer la lutte d'un seul coup,--et qu'il ne l'a pas fait!

Tout le peuple de Paris était massé sur les boulevards, se bousculant
vers le restaurant de la place de la Madeleine où l'on savait qu'Il
était venu apprendre les résultats, et tout ce peuple n'attendait que le
moment où Il sortirait pour le porter en triomphe.

Il Lui suffisait, à Lui, de mettre son uniforme afin d'être mieux
reconnu, de se montrer et de se laisser aller dans les bras qui se
tendaient vers Lui. Au même instant, un immense cortège se serait formé.
La Ligue des Patriotes, dévouée corps et âme à sa cause, aurait pris la
tête, et tout le peuple de Paris aurait suivi. Et cette foule
enthousiasmée, à l'élan de laquelle aucune armée au monde aurait pu
résister, serait entrée à l'Élysée sans coup férir, sans une goutte de
sang versée! Lui, il aurait pu y coucher le soir même et y signer sa
première proclamation annonçant au peuple français l'avènement du régime
nouveau!

Et Il ne l'a pas voulu!

Des amis, paraît-il, le pressaient, le suppliaient d'agir. Il n'a rien
voulu entendre. Aussitôt le résultat du vote définitivement connu, il
s'est échappé en voiture, se dérobant aux ovations.

Puisque, cette fois, on ne peut s'en prendre à ses amis, qui donc a eu
assez d'action sur Lui pour l'empêcher de faire ce que son intérêt
personnel lui criait de hâter et ce que la France entière aurait ratifié
à une majorité écrasante?

Oui, qui donc?

* * *

118.--_Mercredi 30 janvier_.

J'ai reçu, sous pli recommandé, la lettre suivante:

«Mardi.

»Vous avez bien reçu ma dépêche, n'est-ce pas, ma bonne Meunière, et
vous avez dû en être bien heureuse. C'est un beau succès, mais bien
mérité!

»Enfin, c'est bien convenu et bien arrêté: nous partons après-demain
soir, c'est-à-dire jeudi 31, par l'express de huit heures qui arrive, je
crois, vers les cinq heures du matin à Clermont. Nous descendrons à
Clermont. Que votre cocher soit à la sortie des voyageurs à nous
attendre et pour nous conduire à sa voiture, que nous ne pourrions pas
retrouver autrement. J'aurais voulu vous écrire plus longuement, mais
j'ai peur du courrier et je veux que cette lettre parte sûrement
aujourd'hui. Ne répondez pas, c'est plus prudent. Nous sommes sûrs que
vous nous attendez et que tout sera bien fait. Je vous écrirai du reste
encore demain.

»À vendredi et nos bonnes amitiés.»

Ne pas répondre!--J'ai eu des envies folles de lui écrire directement, à
Lui, de lui dire: «Je vous en supplie, ne venez pas! Puisque vous n'avez
pas voulu achever votre victoire d'un seul coup, tout au moins ne
permettez pas à vos adversaires de la rendre stérile en se concertant,
en se rassemblant pendant que vous serez au loin, dans les bras d'une
femme!»

Mais, venant de moi, c'était inutile. Il ne m'aurait pas comprise...

* * *

119.--_Jeudi 31 janvier._

La lettre qu'Elle m'a annoncée pour aujourd'hui n'est pas arrivée. Mais
comme, d'autre part, il n'est venu aucune dépêche, aucun contre-ordre
jusqu'à ce moment, je veux croire qu'ils sont en route. Je serai donc à
la gare de Clermont demain matin. Le cocher--celui-là même qui nous a si
bien servis pendant leur dernier séjour du mois de juin,--doit venir me
prendre à quatre heures et demie.

Aujourd'hui, le tapissier a terminé son œuvre. L'appartement est
maintenant méconnaissable. Les tentures pailletées d'or qui garnissaient
leur chambre ont émigré à la salle à manger, et un papier à fleurs les a
remplacées. Des rideaux du même dessin encadrent les fenêtres, les
portes, le ciel de lit. Un lit et une armoire en pitchpin ont pris la
place des anciens meubles en noyer. La chambre entière est devenue plus
coquette et plus gaie.

J'étais déjà remontée pour me coucher. Mais le cœur ne m'en dit pas.
J'aime mieux veiller dans leur chambre, en activant la flamme qui
pétille dans la cheminée, et en songeant aux chers amoureux que la
locomotive m'amène à travers la nuit...



CHAPITRE VIII

Quatrième Séjour


* * *

120.--_Vendredi 1er février_.

À quatre heures et demie précises, la voiture est venue me chercher. Le
ciel était noir, sans une étoile, le temps sec et froid. Les roues
faisaient craquer la neige durcie. Devant la gare, stationnaient
seulement deux ou trois omnibus d'hôtel de Clermont, à l'affût des rares
voyageurs de commerce qui circulent en cette saison.

J'ai fait ranger la voiture dans le coin le plus sombre de la cour. Je
me suis postée dans le passage de sortie des voyageurs. Tout en comptant
les minutes, je me demandais si le général observerait les conseils de
prudence que j'avais cru bon d'adresser à Mme Marguerite: s'il aurait
soin de marcher sur le quai à quelque distance d'Elle, pour moins
attirer l'attention, et s'il prendrait la précaution de se dissimuler la
figure en enfonçant le chapeau sur les yeux et en relevant le col de son
grand pardessus de voyage.

Voilà le train signalé, le long coup de sifflet de l'arrivée, l'entrée
en gare de la locomotive piaffante, le roulement sourd des vagons qui
vont s'arrêter... Le cœur me bat à tout rompre... Je Les cherche des
yeux. Je n'aperçois d'abord personne. Puis tout à coup, à dix pas devant
moi, je les vois s'avancer côte à côte, en se souriant d'un air
heureux. Elle, radieuse d'élégance, de distinction et de beauté à faire
tourner toutes les têtes, et Lui, les mains dans les poches, le chapeau
sur l'oreille, le col de fourrure parfaitement étalé sur les épaules,
comme s'il flânait le long des boulevards!... Je me tenais dans l'ombre.
Ils ne m'ont reconnue que lorsqu'ils ont été tout contre moi. Nous avons
échangé un coup d'œil. Il ne m'a dit qu'un mot: «Enfin!»

Vite, je les ai conduits à la voiture, je les y ai installés, je leur ai
fait baisser les stores, et, aidée du cocher, je suis allée chercher les
bagages. Il n'y avait que deux grandes valises, deux petites et un sac
de voyage, empilés dans le fauteuil-lit qu'ils occupaient. Aussitôt le
tout chargé sur la voiture, je suis montée moi-même à côté du cocher,
pour ne pas troubler leur tête-à-tête, et, au triple galop, nous sommes
retournés à Rayat en moins de vingt minutes.

Le long de la route, je n'ai cessé de maudire l'incorrigible imprudence
du général. D'abord, quel besoin avaient-ils, les deux amoureux, de
venir ensemble? Pourquoi ne pas voyager séparément jusqu'au moment de se
rejoindre sous mon toit? Et, puisqu'ils n'y voulaient pas consentir,
pourquoi, du moins, ne pas se tenir à distance tant qu'ils étaient dans
la gare, afin de ne pas laisser se fixer sur Lui les regards qui
forcément, se portaient vers Elle quand elle passait, avec son allure de
princesse voyageant incognito.

Pourquoi s'attirer à plaisir le reproche, si mal venu en un moment aussi
grave, de s'amuser à de petit voyages en galante compagnie... Grand
imprudent! Ne pas même daigner relever son col, tant il avait horreur de
tout ce qui pouvait ressembler à un déguisement...

Et c'est ce même homme dont les rapports de police ont raconté qu'il
voyageait en affectant de boiter et en s'affublant de lunettes bleues!

Nous voici arrivés. Je descends du siège, à moitié gelée par la brise
glaciale qui cinglait cruellement.

«Entêtée! me disent-ils, pourquoi n'être pas entrée avec nous dans la
voiture!» Mais sans leur répondre, je les conduis droit vers leur
chambre, toute tiède, toute parfumée, tout inondée de lumière. Comme je
m'y attendais, l'impression du contraste a été très forte sur eux. Lui,
tout en clignant des yeux, un peu aveuglé par l'éclat des lampes, s'est
mis à pousser des exclamations:

«Quel adorable nid! C'est plus joli encore qu'autrefois! Mes
compliments, Belle Meunière. Vos ouvriers, s'ils m'ont empêché de venir,
il y a un mois, ont fait tout de même de la bonne besogne!... Va-t-on se
sentir heureux, ici!»

Elle ne disait rien. Mais ses regards m'exprimaient assez combien elle
me savait gré de lui avoir fait la surprise d'un détail qu'elle avait
omis de me recommander, et dont l'oubli aurait pu causer tant de
complications. Car enfin, quels soupçons le général n'aurait-il pas été
en droit de concevoir s'il n'avait rien trouvé de changé dans
l'appartement?

Pendant ce temps, j'aide Mme Marguerite à se débarrasser de sa
voilette, de son grand chapeau de feutre noir, de sa jaquette de
loutre. Lui-même ôte son manteau de voyage. Je les dévisage tous deux.
Elle est admirablement portante, mais Lui paraît réellement fatigué.
Elle disait vrai: la figure est toute petite, un peu tirée. Le nez
paraît agrandi à cause de l'amoindrissement des joues. Les yeux sont
très creusés, la face est pâle.

En quelques mots, ils me décrivent la vie infernale qu'il a dû mener à
Paris pendant un mois: les centaines de délégués, de visiteurs, de
journalistes qui l'assaillaient journellement, qui s'empilaient dans son
hôtel, du rez-de-chaussée au troisième étage, qui encombraient hier
encore la rue Dumont-d'Urville de voitures, et qu'il lui fallait
recevoir depuis la première heure du matin jusque fort avant dans la
soirée, avec un moment d'attention et un mot aimable pour chacun! Et les
nuits, par deux et par trois, passées dans l'insomnie! Et la privation
presque absolue de la seule chose qui pût lui donner du bonheur, de sa
présence à Elle: l'impossibilité de s'entrevoir autrement que la nuit, à
une ou deux heures du matin, en une courte apparition chez elle, rue de
Berry!

Je venais de leur servir du café bien chaud. Je les ai invités à aller
se reposer et à rester couchés toute la journée. Ils ne se sont pas fait
prier. Avant de se retirer dans leur chambre, ils m'ont avertie qu'ils
ne comptaient guère recevoir de lettres, mais que si, par hasard, il en
venait, ce serait sous double enveloppe, la première à mon nom, la
seconde au nom de Pacage.

Il faisait nuit encore. Je suis montée dormir moi aussi. À midi,
j'étais sur pied, à peu près reposée. Ils n'ont pas tardé à sonner. Je
leur ai apporté un déjeuner servi froid. Au bout de quelque temps, ils
ont resonné à nouveau. Ils étaient assis devant la table où j'avais
déposé le plateau, Lui, habillé de son vêtement d'intérieur en laine
marron, Elle, en un exquis peignoir de soie bleu de ciel à grand ramages
richement tissés dans l'étoffe. Ils n'occupaient qu'un seul fauteuil,
car elle se tenait sur ses genoux, le bras passé autour de son cou. Je
crois bien qu'ils mangeaient dans la même assiette et buvaient dans le
même verre.

«Eh bien! Belle Meunière, m'a-t-elle dit d'un ton de reproche, et les
fortifiants que je vous avais demandés, qu'en avez-vous fait? Et le jus
de viande? Et le vin de coca? Et tout ce dont vous parlait ma lettre
d'avant-hier?»

J'étais frappée de surprise, mais j'ai compris aussitôt qu'il y avait de
nouveau une lettre interceptée... Le laisser deviner, c'était
compromettre, dès le début, leur quiétude. Aussi, feignant l'embarras,
ai-je répondu:

«Veuillez pardonner à une pauvre Auvergnate, toute honteuse d'être si
peu savante et d'avoir si mal exécuté vos ordres... J'avais pris note de
ce que vous me demandiez, mais le pharmacien n'a pas bien compris...
Alors, j'ai mieux aimé vous prier de me récrire la liste vous-même, en
la précisant...»

«Parbleu! s'est-il écrié, la Belle Meunière a raison, et nous aurions dû
lui envoyer simplement l'ordonnance du docteur... D'ailleurs, je crois
que je l'ai sur moi...»

Il l'a trouvée, en effet, dans son calepin. Cinq minutes après,
profitant de ce qu'ils n'avaient plus besoin de moi, je suis descendue
moi-même à Clermont pour faire ces emplettes. Il neigeait. J'étais
tourmentée par l'idée de cette lettre interceptée: il me semblait
certain maintenant que le général était découvert.

Comme je passais sur la place de Jaude, un journaliste, que je connais
de vue seulement, s'est approché de moi en saluant:

«Comment, Madame, en courses par un temps pareil? C'est ce qui s'appelle
du courage. On voit bien qu'il y a du neuf chez vous depuis ce matin...»

J'esquissai un geste de dénégation. Il s'est mis à sourire d'un air
entendu:

«Oh! je ne vous demande pas votre secret. On sait assez que vous êtes la
discrétion même... Au revoir, Madame, et mes meilleurs compliments au
général...»

Avant que j'eusse pu répondre, l'autre avait décampé. J'étais navrée.
Mais d'où savait-on la nouvelle?

Rentrée à la maison, j'ai eu bien de la peine à affecter une mine
insouciante quand ils ont passé à table.

Elle s'était mise en grande toilette: une robe de soie noire brochée, à
petites guirlandes de roses, sans aucune garniture, mais d'une richesse
d'étoffe merveilleuse. Au cou, un collier de perles magnifiques, à
triple rangée. Dans les cheveux, une rose thé prise parmi les fleurs
venues aujourd'hui de Nice.

Par une singulière ironie des choses, au moment même où je les
contemplais en silence, toute préoccupée du souci de les savoir
découverts, ils étaient en train de se féliciter de leur incognito. Ils
ont fait allusion à l'amitié sûre de l'un des principaux chefs de la
gare de Lyon, qui leur avait permis de s'embarquer dans le plus grand
mystère. Ils se sont rappelé le bon tour joué aux journalistes, lors de
leur grand voyage en Espagne et au Maroc, l'été dernier, et ils n'ont
plus tari de plaisanteries quand leur pensée est tombée sur ces pauvres
policiers qui, une fois de plus, allaient se mettre en branle, par le
froid et la neige, pour chercher aux quatre coins de France le général
disparu... Subitement, le général, levant les yeux sur moi, m'a demandé:

«À propos, Belle Meunière, que dit le pays de mon élection à Paris?»

J'ai répondu sans hésiter, comme je me l'étais promis:

«Mon général, le pays dit que c'est un succès sans précédent, qui vous
permettait de coucher le soir même à l'Élysée--et tout le monde se
demande pourquoi vous ne l'avez pas fait.»

Il ne s'attendait certainement pas à cette réponse. Ses yeux me fixaient
avec une expression indéfinissable. Puis ils se sont abaissés sur Mme
Marguerite.

Enfin, éclatant de rire:

«Parbleu, s'est-il écrié, c'est Marguerite qui n'a pas voulu!»

Elle avait pâli. Les yeux baissés, ce qui, chez elle, est signe de vive
contrariété, elle a dit doucement:

«Georges, vous me faites mal en disant cela... Vous savez bien que je
ne veux que ce que vous voulez...»

Alors, lui, comme pris de repentir:

«Allons, je plaisantais... Je voulais seulement dire que nous avons vu
et voulu de la même manière... Comme moi, vous avez pensé que mon
triomphe devait être pacifique et qu'un homme aussi sûr que moi de
posséder la confiance du peuple n'a besoin de violenter personne pour
arriver au pouvoir... Laissons agir le peuple: dans six mois, aux
élections générales, il donnera la victoire à mon parti par huit
millions de suffrages. Et, quand nous l'appellerons ensuite à nommer le
chef de l'État comme en Amérique, il me désignera à une majorité plus
formidable encore, dût-on m'opposer tous les candidats imaginables, le
comte de Paris, le prince Napoléon, le prince Victor et M. Carnot...
Faire un coup d'État? Ce n'est pas la première occasion qui s'en offrait
à moi. En mai 1887, à ma chute du Ministère, alors que je tenais encore
en mains toutes les forces militaires du pays, et que Paris, dans une
manifestation imprévue de tous, déposait spontanément, lors d'une
élection législative, 38.000 suffrages à mon nom, il m'eût été facile de
faire un coup d'État... Au mois de juillet suivant, lors de mon départ
de la gare de Lyon, je n'aurais eu qu'à me laisser porter par la foule
qui voulait marcher sur l'Élysée... Quelques jours après, à la Fête
Nationale, j'aurais pu quitter Clermont en secret, me présenter en
uniforme à la revue de Longchamp: l'armée tout entière aurait passé de
mon côté. Je n'ai pas voulu y songer un seul instant. Je sais que mes
ennemis ont prétendu que je suis allé à Paris ce jour-là: c'est faux.
J'étais tranquillement au quartier général à soigner une foulure que je
venais de me faire au pied... Puis, lors du renversement de Grévy,
j'aurais pu rester à Paris, prêter l'oreille aux complots, empêcher le
vote de l'Assemblée de Versailles. Vous savez ce que j'en ai fait:
j'étais ici... Toute ma carrière, tous mes actes ont affirmé l'horreur
profonde que m'inspirent les coups d'État, et il n'y a pas deux mois je
le proclamais encore assez hautement, ce me semble, dans mon discours de
Nevers... Ce qui n'empêchera pas, d'ailleurs, mes ennemis de m'accuser
de menées césariennes et de me condamner pour cela s'ils l'osaient...

»Pour en revenir à l'élection de dimanche, avez-vous réfléchi que, si
240.000 électeurs ont voté en ma faveur, il y en a aussi 160.000 qui se
sont prononcés contre moi et que, sur ce nombre, il en est tout de même
qui n'auraient pas hésité à agir pour m'empêcher d'arriver? C'était
donc, presque à coup sûr, la guerre civile le soir même... Je sais bien
que les troupes, la garde républicaine, la police me sont acquises.
Admettons que j'en eusse profité et que je me sois installé à l'Élysée
sans trop de mal. Une chose était certaine: nous aurions eu la guerre
avec l'Allemagne le lendemain. Un coup d'État accompli par moi l'aurait
fait éclater, sur-le-champ: je le sais à n'en pas pouvoir douter... Eh
bien! moi qui ai été le ministre chargé de préparer cette guerre, je ne
sais que trop quelle concentration de forces, quel ordre, quel calme
absolu dans le pays tout entier il nous faudra pour pouvoir compter sur
la victoire dans une guerre avec l'Allemagne. Et jamais, cela dût-il me
coûter tout mon avenir, je n'aurais voulu encourir cette responsabilité
terrible, le soir du 27 janvier...»

Pendant qu'il parlait ainsi, d'une voix vibrante, ses yeux lançaient des
éclairs. Il s'est tu un instant, puis, changeant brusquement de ton:

«Et voilà pourquoi, Belle Meunière, au lieu de coucher ce soir-là à
l'Élysée, je suis allé, en sortant de chez Durand, droit chez
Marguerite... Je vous prie de croire que je n'ai pas perdu au change!»

Il s'est tu de nouveau, pour achever d'une gorgée sa tasse de café noir.
Ils se sont levés de table. Alors lui entourant la taille de son bras,
Il lui a dit d'un ton câlin:

«Mais tout de même, si vous n'aviez pas été là-bas, à m'attendre, je me
serais peut-être laissé aller à commettre cette folie... Ils m'y
excitaient tous, chez Durand. Et la foule, sur la place de la Madeleine,
qui m'appelait... Il y a eu un moment où j'ai failli me sentir
entraîné... Ah! oui, j'ai eu rudement chaud...»

À petits pas, il l'a conduite vers leur chambre, tout en lui soulevant
le menton de ses baisers. Elle se laissait faire, silencieuse, les yeux
toujours baissés.

Au bout d'un instant, ils ont sonné et m'ont demandé des journaux. J'en
avais précisément passés quelques-uns à la visite, avant dîner: ils ne
contenaient aucune mention de la fugue du général. Je les leur ai
portés.

J'avais pris à peine congé d'eux qu'on me remettait la _Gazette
d'Auvergne_ de ce soir, qui annonce la nouvelle à sensation:

«Le général Boulanger est arrivé à Clermont ce matin par l'express de 5
heures 23. Il a passé la journée à Clermont et Royat, La Préfecture,
aussitôt prévenue, a fait surveiller l'hôtel où il est descendu.»

Ça y est! Maintenant, j'en aurai pour huit jours au moins de polémiques
dans la presse locale! Et des reporters, et des interviewers, et des
visiteurs de toute espèce, et sans doute aussi de nouvelles amabilités à
échanger avec M. le Commissaire de police... Si quelque chose m'étonne,
c'est qu'il ne soit pas accouru, dès ce soir, une bonne demi-douzaine de
journalistes.

Il est vrai qu'il neige si dru dehors!

Mais je ne perdrai pas à attendre. Demain commencera la lutte âpre pour
m'arracher mon secret. La lutte? Très bien, nous lutterons!

* * *

121.--_Samedi 2 février_.

La journée a été plus calme que je n'avais osé l'espérer. Dès la
première heure du matin, j'ai envoyé ma sœur à Clermont avec une double
mission: commander chez les fournisseurs de quoi parer au surplus de
clients que la curiosité attirerait forcément chez moi, et en même
temps, sans en avoir l'air, s'informer de ce qu'on dit...

À neuf heures, je suis entrée chez eux pour faire du feu. Ils avaient
encore un tel besoin de dormir qu'ils m'ont priée de ne pas ouvrir les
volets. Je me suis retirée sur la pointe des pieds, et, en attendant que
ma sœur revienne, je me suis mise à observer les alentours de la maison.
Combien il est différent, ce triste tableau hivernal, du paysage si
vert, si fleuri, si ensoleillé dont ils avaient tant joui pendant leur
dernier séjour! Les arbres, alors si feuillus, n'offrent plus maintenant
que la carcasse de leurs branchages dénudés dont la fine dentelure se
frange de la neige qui s'y est glacée. Toutes les saillies des roches
sont saupoudrées de cette neige, sur la blancheur de laquelle le creux
de la pierre se détache d'autant plus noir. Le sol est tout blanc, des
brumes laiteuses flottent lourdement sur la vallée et le ciel chargé de
neige est blanc à perte de vue. Tout est blanc, ou gris, ou noir, si ce
n'est la verdure éternelle des sapins, des lierres et des mousses,
sombre verdure infiniment triste aussi.

Sur la route, parcourue en été par tant de touristes aux vêtements
clairs, il ne passe presque personne. Parfois, j'entends un bruit de
roues: ce sont de longues et frêles charrettes à claire-voie qui
descendent de la montagne, surchargée de troncs d'arbres fraîchement
abattus ou d'immenses blocs de glace. De petits bœufs montagnards au
pelage fauve les traînent péniblement. Les paysans qui marchent auprès
portent des bonnets de fourrure enfoncés sur les yeux, des manteaux en
peau de bique, le poil tourné en dehors, et souvent de la paille
enroulée autour des jambes, afin de mieux les protéger contre la neige
dans laquelle ils s'enfoncent jusqu'aux genoux.

J'ai voulu me rendre compte, de mes propres yeux, des mesures de
surveillance policière qu'a bien voulu organiser la Préfecture. Avec un
peu d'attention, je n'ai pas eu de peine à reconnaître messieurs les
agents secrets. Il y en a toute une nuée autour de l'hôtel. Les uns
circulent sur les différentes voies avoisinant la maison, avec des mines
suspectes qui suffiraient à les dénoncer. D'autres se tiennent à poste
fixe. Il y en a un dans le chemin qui descend vers la Grotte. Un second
fait le guet au bord opposé de la vallée, sur le sentier qui remonte le
long des rochers. Mais le plus curieux à observer est celui qui s'est
perché entre les deux principales branches d'un gros marronnier dont le
tronc noir se dresse au haut de la côte rocheuse, juste vis-à-vis de la
maison, de l'autre côté de la grande route. Je le regardais depuis
quelques instants à peine quand la neige s'est remise à tomber à gros
flocons. Le pauvre homme a rabattu sur la figure le capuchon de sa
pèlerine et ouvert un parapluie avec résignation. Il me faisait vraiment
pitié. J'aurais eu presque envie de lui faire porter une chaufferette...

Ma sœur est revenue de Clermont, porteuse de nouvelles autrement
inquiétantes que ce déploiement de forces policières. Dans toute la
ville, ce n'est qu'un cri: le général Boulanger, arrivé hier matin de
Paris, se trouve à l'Hôtel des Marronniers! Il paraîtrait qu'il a été
reconnu à la gare par un cocher d'omnibus, et aussi par un abonné de la
_Gazette d'Auvergne_ qui attendait son fils par le même train, et qui
s'est empressé d'informer le journal de sa découverte. Chose plus grave,
la rédaction aurait, le soir même, expédié 127 dépêches communiquant la
nouvelle à tous les journaux de France. Déjà, on annonçait l'arrivage
d'un stock de journalistes de Paris, pour ce soir ou demain matin.

Bizarre revirement des circonstances! Autrefois, il me fallait lutter
d'adresse pour empêcher que personne ne découvre la retraite du général.
Aujourd'hui, c'est juste l'inverse: il va me falloir user de toute mon
habileté pour que le général ne puisse pas deviner un seul instant que
sa retraite est découverte... Pourvu que des cris indiscrets, poussés
devant ses fenêtres, ne me rendent pas la tâche impossible!

L'esprit tout plein de ces réflexions, j'étais occupée à mettre le
couvert dans la salle à manger, quand Mme Marguerite est venue tout à
coup me trouver.

Elle m'a regardée d'un air sévère, puis elle m'a dit, avec une voix qui
tremblait un peu d'émotion contenue:

«Belle Meunière, j'ai deux mots à vous dire... Vous m'avez fait de la
peine, hier soir... Vous avez été cause que le général a dit à table que
s'il n'était pas allé coucher à l'Élysée le soir de l'élection, c'est
que, moi, je ne l'avais pas voulu... Ce n'était sans doute qu'une
plaisanterie, mais elle m'a été douloureuse et je souhaite qu'elle ne se
renouvelle pas... D'abord, veuillez vous mettre dans l'esprit une fois
pour toutes que je n'ai aucune influence--vous entendez bien:
_aucune_--sur les actes politiques du général. Il a beau m'informer de
tout ce qu'il fait, je ne veux ni ne voudrai m'en occuper, car ce n'est
pas de mon domaine... Ensuite, je serais heureuse que vous adoptiez ma
propre façon d'agir qui est de ne jamais causer politique avec le
général, et même de ne jamais lui répondre quand il porte la
conversation sur ce terrain... Voyez-vous, ce n'est pas là notre
affaire, à nous autres femmes: et vous, moins encore que moi, vous ne
pouvez apprécier des circonstances que vous ne connaissez pas et qui ont
pu déterminer les actes dont vous vous étonnez... Comme condition et
comme gage de l'amitié que je désire maintenir entre nous, je vous
demande de me donner votre parole d'honnête femme que jamais plus, quels
que soient les événements, vous ne parlerez politique au général.»

Je lui ai répondu, émue moi aussi:

«Je ne croyais pas mal faire. Je suis désolée de vous avoir causé de la
peine. Je tiens à votre bonne amitié plus qu'à tout au monde. Vous me
demandez ma parole: je vous la donne sans aucune restriction.»

Elle m'a embrassée, très contente, puis elle s'est échappée pour
retourner à pas de loup auprès du général qui dormait encore.

Ils ont déjeuné très tard, vers deux heures seulement. Ils se sont
informés du temps qu'il faisait dehors. J'avais une peur affreuse qu'il
ne leur prît fantaisie de vouloir sortir. Mais ils m'ont déclaré qu'ils
entendaient passer ces quelques jours sans tenter aucune promenade, à se
reposer en faisant de la lecture et en causant.

À peine étaient-ils rentrés dans leur chambre qu'on m'a appelée en
m'annonçant qu'un homme demandait à me parler. Je m'attendais à trouver
un policier: ce n'était qu'une innocente victime de la police, un brave
cocher de fiacre qui s'était vu mandé chez le commissaire et agonisé de
questions, parce qu'on le soupçonnait d'avoir conduit hier le général
chez moi...

«Mêmement, qu'il n'a pas été poli du tout avec moi, M. le Commissaire...
Mêmement, qu'il m'a menacé de me mettre à pied si je continuais à faire
la bête... Le général Boulanger! bon Dieu de bon Dieu! Je ne le
connaissons seulement pas en peinture... Alors, ma bonne Madame, je
venons vous demander, comme ça, de témoigner que ça n'est pas moi qui
vous avons amené le général!»

Je l'ai assuré que, dès qu'on m'interrogerait, je répondrais la vérité,
savoir que ni lui ni aucun autre ne m'avait amené le général Boulanger,
puisque celui-ci n'était pas venu chez moi. Cette révélation a achevé
d'exaspérer mon homme, qui s'est mis à pousser d'horribles jurons contre
les procédés de la police et qui a fini par me déclarer que, dès cet
instant, il voterait en toute circonstance pour Boulanger, avec l'espoir
de voir balayer tous ces mouchards... Je lui ai fait servir un petit
verre pour le stimuler dans son indignation.

Le cocher parti, je suis vite montée changer de robe, me disant que la
robe de soie que j'avais mise pour les servir à table risquerait
d'attirer l'attention des visiteurs qui pourraient venir. Pendant ce
temps, la salle commune commençait à se remplir de consommateurs. J'y ai
fait une apparition. Ceux qui me connaissaient ont essayé de me faire
parler en prenant pour cela leurs airs les plus aimables. Je leur
demandais, de mon côté, s'ils étaient mystificateurs ou mystifiés.

À la nuit tombante, je suis remontée auprès des deux amoureux, que j'ai
trouvés causant doucement au coin du feu. J'ai allumé les lampes et
fermé les volets hermétiquement, à l'aide de tapis interposés empêchant
l'échappée du moindre filet de lumière.

Il est venu d'autres visiteurs encore.

Vers neuf heures, le général a sonné pour dîner. Je venais justement de
me remettre en robe de soie. Mme Marguerite avait la même toilette
qu'hier. C'est bien pour ne pas sembler trop Cendrillon à côté d'elle
qu'il me faut soigner un peu ma propre mise.

Sont-ils à envier, les amoureux! S'embrassaient-ils assez en se
rappelant avec émotion les heures de joie et de douleur vécues ensemble:
l'angoisse mortelle qu'elle avait éprouvée, lorsqu'il eut reçu ce
terrible coup d'épée, la veille du jour de la dernière Fête Nationale,
où ses amis auraient voulu qu'il se rendît en grand uniforme; les soins
dévoués qu'elle lui avait prodigués, alors que Mme Boulanger, loin
d'être venue en personne à son chevet, ainsi que les journaux l'avaient
prétendu, s'était seulement contentée d'envoyer son médecin; enfin, ce
délicieux voyage qu'ils avaient fait ensemble pendant l'été, avec
Mlle Marcelle, dont Mme Marguerite parlait comme d'une chère sœur
cadette et qu'elle a même appelée «sa fille adoptive, son héritière
unique», ce qui lui a valu un regard de reproche du général.

Comme pour traduire en d'autres accents la douce rêverie qui leur
remplissait le cœur, elle s'est mise au piano et elle a fait jaillir du
clavier une de ces mélodies exquises dont on se bercerait sans fin...
Forcée, hélas! de ne jamais perdre de vue le côté terre à terre, je suis
descendue avec la crainte que la musique ne fût remarquée dans la salle
commune.

Lorsque je suis remontée auprès d'eux, le général m'a demandé des
journaux. Je n'ai pu leur en donner que deux ou trois, car la plupart
reproduisent l'information de la _Gazette d'Auvergne_. Le _Figaro_ était
de ceux-là: j'ai prétexté que je n'avais pu me le procurer aujourd'hui.
Ils m'en ont un peu grondée, puis ils m'ont dit affectueusement bonsoir.

* * *

122.--_Dimanche 3 février_.

J'ai vécu aujourd'hui la journée peut-être la plus mouvementée de ma
vie. Depuis la première heure du matin, il m'a fallu lutter pied à pied,
sans un instant de relâche, contre les efforts réunis de tous ceux qui
voulaient me surprendre et m'arracher mon secret. Il s'est succédé à
l'hôtel plus de deux cents personnes.

Mais, procédons par ordre.

Aussitôt levée, j'ai parcouru les journaux du matin, apportés de
Clermont.

À neuf heures est venu le facteur, avec une liasse de lettres dont
plusieurs recommandées. Tout cela était adressé au nom du général. Sans
hésiter une seconde, j'ai repoussé le tout de la main et j'ai dit au
facteur:

«Mon brave, il y a erreur... C'est sans doute une mauvaise
plaisanterie... Il faut renvoyer tout cela chez M. le Général Boulanger,
à Paris: tout le monde sait son adresse, c'est rue Dumont-d'Urville.»

D'un moment à l'autre, je m'attendais à l'apparition d'un agent de
police qui m'appellerait une fois de plus chez M. le Commissaire. Il
n'en a rien été. En revanche, il y a encore plus de détectives qu'hier.
L'homme perché dans l'arbre est toujours à son poste. Des gamins le
regardent curieusement et font autour de son perchoir une ronde en
chantant.

Françoise, sortie aux emplettes, me signale une voiture tout attelée
qui, depuis avant-hier soir, n'a cessé de stationner nuit et jour dans
le haut de la grande route. Les voisins affirment qu'elle sert d'abri
aux policiers en faction, qui viennent s'y reposer à tour de rôle. Autre
révélation: dans une villa située en face, à l'autre bord de la vallée,
des journalistes auraient loué fort cher une chambrette d'où ils peuvent
observer mon hôtel tout à l'aise, grâce à l'absence de feuillage des
arbres. Je n'aperçois dans cette direction qu'une fenêtre béante: mais
il paraîtrait qu'ils y ont placé une longue-vue, ainsi qu'un appareil
photographique... Bien du plaisir, Messieurs!

Dix heures sonnaient, quand un superbe équipage de maître s'est arrêté
devant la porte de la terrasse. Il en est descendu un monsieur de haute
mine, enveloppé d'une grande fourrure noire. Il m'a demandée; j'étais
occupée, en ce moment, à mettre le couvert dans leur salle à manger. On
l'a fait asseoir dans la salle commune et on l'a prié d'attendre
quelques instants, car je ne saurais tarder à rentrer. Je descends, le
monsieur se lève, s'incline avec courtoisie et me tend une lettre qui
portait cette adresse:

_Madame Marie Quinton_,

_Hôtel des Marronniers._

Il ajoute en chuchotant:

«Je vous prie de déchirer la première enveloppe.»

J'obéis et je trouve au-dessous une seconde enveloppe avec cette autre
adresse:

_Urgente très pressée,_

_Monsieur le Général Boulanger,

_Royat._

Je regarde le monsieur bien en face, et, lui tendant la lettre, je lui
réponds:

«Voici une lettre qui me semble très pressée, Monsieur...
Qu'attendez-vous pour la faire partir à son adresse? Vous ne devez pas
ignorer que M. le Général Boulanger a quitté Clermont depuis près d'une
année déjà et qu'il n'a jamais habité Royat? Son adresse à Paris est: 11
bis, rue Dumont-d'Urville... 11 bis, c'est bien cela... Si vous
l'expédiez maintenant, elle sera distribuée demain, par le premier
courrier du matin...»

Et là-dessus, avec un salut très respectueux, j'ai fait comprendre au
monsieur que je n'avais plus rien à lui dire. Il s'est retiré en
saluant, la mine longue, longue... À midi, quinze messieurs étaient à
table, plus occupés à écarquiller les yeux qu'à manger. Parmi eux,
plusieurs journalistes de Paris qui m'ont fait subir un interrogatoire
en règle et n'ont cessé de me tendre piège sur piège, jusqu'à ce que je
me sois enfin échappée pour avoir entendu la sonnette du général, dont
le tintement, à moi seule connu, eût frappé mes oreilles entre mille
bruits semblables.

Quel changement de tableau, quel contraste entre tout ce qui se passe en
bas et le calme souriant de mes deux tourtereaux! Aucun pli sur leur
visage, aucune ombre dans leur bonheur, aucune idée de l'agitation qui
les environne et dont j'ai tant de peine à empêcher les rumeurs de
remonter jusqu'à eux.

Aussitôt libre, je suis redescendue. Comme c'est dimanche, ma toilette
ne risquait d'étonner personne. Que de compliments flatteurs j'ai reçus
des clients, qui se disaient sans doute qu'on ne prend pas les mouches
avec du vinaigre...

À trois heures de l'après-midi, il y avait plus de trente voitures de
place alignées le long de la route, formant une file longue de deux
cents mètres. Jamais cela ne s'était vu. Tout Royat était dehors, rien
que pour regarder les fiacres.

La maison était tellement pleine de monde que je n'avais plus de sièges
à offrir. Beaucoup de gens se tenaient debout sur la terrasse, malgré le
mauvais temps.

Constamment, sans un instant de répit, j'étais sur le qui-vive. À peine
avais-je paré les questions indiscrètes de l'un qu'il me fallait faire
front à celles de l'autre.

Il est venu des gens de toute espèce: des civils, des militaires, des
messieurs excentriques qui parlaient ou affectaient de parler très
difficilement, avec un fort accent étranger.

Il est venu un ancien militaire qui voulait à tout prix faire
contresigner son livret par le général Boulanger, «son général,
sacrebleu!» L'homme était à moitié ivre et insistait avec force jurons,
à la grande joie de toute l'assistance. J'ai eu toutes les peines du
monde à me débarrasser de lui, en lui expliquant qu'il s'était trompé et
qu'il n'aurait qu'à prendre un billet aller et retour Clermont-Paris,
pour toucher la main au général de ses rêves...

Il est venu des messieurs me demandant à louer des chambres. J'ai dû
leur répondre que tout était déjà loué, depuis la veille, à des
journalistes auxquels j'avais même fait visiter ma maison de la cave au
grenier.

Il est venu, enfin,--comble des combles,--un monsieur pour faire une
saison!

Quand, à la nuit tombante, je suis remontée auprès d'eux, le général
s'est informé de ce que signifiait le bruit de voix qui se percevait
confusément dans la maison. Je lui ai répondu qu'il y avait une noce
dans le village et que tout le cortège se trouvait en ce moment chez
moi.

Je m'en suis aussitôt mordu les lèvres: où ça se voit-il que des noces
se célèbrent le dimanche? Mais eux, tout à leur bonheur sans nuages, ne
m'ont rien demandé de plus. Et puis, s'ils l'avaient fait, j'aurais bien
trouvé à répondre qu'il y a dans le pays des noces qui durent trois
jours!

À six heures, il est venu une dizaine d'officiers de toutes armes en
uniforme. Ils se sont emparés d'une table laissée vide à la minute par
le départ d'autres consommateurs. Ils n'en ont pas bougé pendant trois
heures. Je les observais du coin de l'œil: ceux-là étaient montés
jusqu'aux Marronniers pour remarquer le moment où je serais obligée de
disparaître afin de servir le général à table.

Par bonheur, la sonnette qui réclame ma présence là-haut n'a pas retenti
une seule fois pendant qu'ils étaient là. Je n'ai donc pas eu à quitter
la salle un seul instant. De guerre lasse, ils ont fini par se retirer à
neuf heures. Ils auraient bien pu au moins rester à dîner!

Aussitôt qu'ils furent partis, je suis montée rappeler au général qu'il
était grand temps de dîner. Elle et lui n'y songeaient même pas!

Les heures avaient filé pour eux sans qu'ils s'en aperçussent. Pour
n'avoir pas à faire de toilette, ils m'ont priée de leur apporter le
repas. Cela m'a permis de retourner prestement à la salle commune,
toujours encore pleine de monde.

Un coup de sonnette m'a rappelée. Le général demandait les journaux. Je
lui ai répondu que je venais de les envoyer chercher pour la troisième
fois à Clermont. En réalité, ils étaient là: seulement, je n'avais pas
eu le temps de les parcourir et je ne voulais, pour rien au monde, les
leur livrer avant cette mesure de précaution. Grand bien m'en a pris!
Tous sans exception, comme j'ai pu m'en assurer aussitôt, parlaient du
séjour du général à Royat. La constatation faite, je suis remontée chez
eux les mains vides et l'air navré:

«Pas de journaux, mon général!... Les neiges sont cause que le train de
Paris n'est pas encore arrivé...»

Le général eut un moment de franche colère. Me foudroyant du regard, il
s'est mis à pester comme un beau diable:

«Le train en retard à cause des neiges! Je reconnais bien là
l'Administration des Chemins de fer! Les bougres d'ingénieurs! Être tous
plus ou moins polytechniciens et ne pas arriver à prendre les mesures
élémentaires qui permettent en Amérique, avec six mois de neige comme on
n'en a pas idée ici, de faire arriver tous les trains à heure fixe... Je
me demande ce que ce serait en cas de mobilisation...»

J'étais sauvée: une fois sur ce chapitre de _La Guerre de Demain_, le
général ne manque jamais de s'y enferrer jusqu'à la garde, oubliant tout
autre préoccupation.

Les derniers consommateurs ne sont partis qu'après minuit. J'ai terminé
ma journée en faisant ma caisse: le résultat dépassait celui des plus
fortes journées de la saison. Que de liqueurs de toutes marques, que
d'apéritifs et de petits verres l'insatiable curiosité humaine avait
fait absorber aujourd'hui!

123.--_Lundi 4 février_.

Toute la nuit, j'ai été tourmentée par la crainte que des cris ne soient
poussés sous leurs fenêtres. Grâce à Dieu, il n'en a rien été. Il a
neigé, du reste, sans discontinuer.

J'ai commencé ma journée, comme hier, par la lecture des gazettes
locales.

Le facteur ne m'a plus apporté de lettres à l'adresse du général,
attendu qu'il avait transmis mon indication de les renvoyer à Paris: il
m'a dit seulement qu'il en était arrivé autant, si pas plus, qu'hier. Il
m'a laissé deux lettres à moi adressées. L'une contenait un long poème
incohérent, où il était parlé de la barbe blonde du général et de mes
cheveux noirs de jais. En ouvrant la seconde, j'ai découvert une autre
enveloppe qui portait:

_Monsieur Parage--Personnelle._

Il n'y avait pas de doute possible, elle était pour lui! Je suis
aussitôt montée la lui remettre et allumer le feu en même temps. Après
avoir pris connaissance de la lettre, le général m'a dit:

«Belle Meunière, comme je le prévoyais en arrivant, il faut que vous
nous reteniez, dès aujourd'hui, deux fauteuils-lits à Clermont.»

«Mon général, lui ai-je répondu, vous me permettrez d'être plus prudente
que vous. C'est par Riom que je veux vous voir partir. Les deux places
seront retenues cette après-midi et la voiture commandée pour demain six
heures.»

Le général n'a pas protesté. Il l'aurait fait, d'ailleurs, que je n'en
aurais pas moins agi à ma tête, car, partir par Clermont, en ce moment,
c'était s'exposer à des mésaventures certaines.

J'ai aussitôt envoyé ma sœur à Riom, ne pouvant y aller moi-même pour ne
pas étonner, par mon absence, les personnes qui se présenteraient.

À déjeuner le général et Mme Marguerite ont été de fort belle humeur.
L'après-midi, malgré la neige, il est encore venu une cinquantaine de
visiteurs, journalistes ou curieux: entre autres, un grand monsieur
blond, genre anglais, qui était, paraît-il, un explorateur suédois très
connu. Il aurait bien voulu explorer le logement du général, mais il
avait compté sans la sœur tourière...

Les fleurs qui sont venues de Nice aujourd'hui étaient exquises de
fraîcheur. Le général en a été émerveillé quand je les leur ai
apportées. Mme Marguerite était en train de mettre sa grande
toilette: le général y a adapté des œillets et des roses de ses propres
mains. Ils ont dîné à huit heures d'un excellent appétit. J'ai pu leur
remettre aujourd'hui quelques journaux qui, par extraordinaire, ne
parlaient pas d'eux; dans le cas contraire, j'aurais été joliment
embarrassée.

Vers onze heures, les quelques consommateurs qui s'étaient encore
attardés à la maison ont repris le chemin de chez eux. Et ma sœur qui
n'était pas encore revenue de Riom! Je commençais à être sérieusement
inquiète. Tout à coup, j'entends une voiture qui monte la côte, je sors
sur la terrasse et j'en aperçois encore une autre à dix mètres en
arrière. La première s'arrête devant la maison et ma sœur en descend. La
seconde stoppe un instant, puis tourne et repart dans la direction de
Clermont.

«Tu vois, m'a dit ma sœur, tout émotionnée, ils m'ont suivie
jusqu'ici... Depuis que je suis partie, deux hommes ne m'ont pas quittée
d'une semelle... À Riom, pour les dépister, j'ai sauté dans une voiture;
mais, au bout de cinq minutes, une autre voiture nous rejoignait, qui ne
nous a plus lâchés...»

Minuit approchait. Prise de fatigue, je laisse à ma sœur le soin de
faire la caisse et je remonte dans ma chambre. Je n'y étais pas depuis
dix minutes et j'avais à peine eu le temps de défaire ma coiffure quand
j'entends des pas précipités dans l'escalier, des coups frappés à ma
porte et la voix de ma sœur qui me crie d'ouvrir, pour l'amour de Dieu!

J'ouvre. Je vois entrer ma sœur toute pâle, un flambeau à la main et
tellement bouleversée qu'elle peut à peine parler... Elle m'en dit assez
pour que je comprenne que des individus viennent de pénétrer dans le
moulin par effraction et qu'ils essayent de grimper le long de la corde
des monte-sacs. Ces individus s'étaient postés en bas, du côté de la
rivière, devant la partie de la maison où fonctionnait, il y a quelques
années encore, notre moulin. De ce côté, il n'y a que de vieilles portes
vermoulues qui joignent mal: ils ont brisé l'une d'elles et ils sont
entrés au rez-de-chaussée du moulin, dans les bluteries où sont les
cylindres à bluter la farine. À l'étage au-dessus se trouvent les
meules, à l'étage suivant les engrenages, plus haut encore la farinière,
qui, elle, est de plain-pied avec le rez-de-chaussée de l'hôtel et d'où
part un couloir y conduisant. Mais la porte d'accès de l'étroit escalier
menant des bluteries à la farinière est fortement verrouillée. Il ne
reste donc aucun moyen de monter, à moins d'avoir l'audace de grimper à
la force des poignets le long de la corde des monte-sacs, qui va de haut
en bas, traversant les plafonds par de larges trappes. C'est ce que des
individus sont en train de faire.

* * *

Je ne sais ce que j'eusse fait moi-même en toute autre circonstance:
j'eusse sans doute appelé au secours, ameuté les voisins... La présence
du général m'a inspiré une tout autre résolution. En un clin d'œil,
glissant mon revolver dans la poche de côté, je suis descendue vers la
farinière. En traversant la cuisine, j'ai entendu le bruit des trappes
qui retombaient. Un grand coutelas très effilé traînait sur l'évier: je
l'ai saisi et nous voici dans la farinière. Tout cela s'était fait avec
la plus grande rapidité. En avançant la lumière sur la trappe béante,
j'ai aperçu, à un ou deux mètres au-dessous, un homme qui montait le
long de la corde. Sans perdre un instant, j'ai passé le flambeau à ma
sœur et, saisissant d'une main la corde, levant de l'autre le coutelas,
je me suis écriée:

«Halte-là! ou je coupe!...»

La corde coupée, c'était l'homme précipité d'une hauteur de trois
étages, sans salut possible pour lui.

Il l'a bien compris, car il a aussitôt cessé de monter.

J'étais dès lors maîtresse de la situation, et le sentiment que j'en
avais me donnait un calme presque souriant.

J'ai ordonné à ma sœur d'avancer de nouveau la lumière: j'ai alors
aperçu plus bas d'autres hommes accrochés à cette même corde. Un ou deux
d'entre eux venaient de se laisser glisser à terre, mais il en restait
encore deux, montés trop haut pour oser descendre et dont la position
était aussi critique que celle du chef de file. Ce dernier avait tourné
vers moi sa figure, une figure de brigand à longues moustaches noires:
de grosses gouttes de sueur y perlaient. Il a fini par me dire:

«Laissez-nous redescendre, s'il vous plaît?»

Je n'aurais pas hésité à faire appeler les voisins à mon aide pour qu'on
remette ces coquins entre les mains des gendarmes. Mais comment le faire
sans mettre en péril, du même coup, l'_incognito_ du général? Il n'y
fallait pas songer. Il n'y avait qu'à laisser filer ces individus sans
bruit, en gardant l'aventure secrète.

Je leur ai donc enjoint de filer immédiatement par la grande route sans
causer le moindre tapage et sans plus faire parler d'eux.

Ils ne se le sont pas fait dire deux fois.

Aussitôt que le dernier fut sauté à terre, j'ai remonté la corde,
pendant que toute la bande battait en retraite silencieusement. Je ne
suis pas rentrée dans ma chambre avant d'avoir passé l'inspection de
toutes les serrures et verrouillé toutes les portes. Je ferai
consolider, dès demain, celles qui ferment mal.

Que pouvaient vouloir ces gens-là? Assassiner le général? L'enlever?
Essayer de le surprendre seulement?...

* * *

124.--_Mardi 5 février._

Encore une nuit passée presque sans sommeil, tant l'étrange aventure
d'hier soir m'émotionnait, me faisait battre le cœur et me hantait le
cerveau.

Il a fallu la lecture des journaux de ce matin pour me distraire un peu.

La matinée s'est écoulée tranquille. Pas de visiteurs. À onze heures, le
général et Mme Marguerite se sont mis à table. Leur conversation est
bientôt tombée sur l'événement de la semaine dernière dont les journaux
sont quotidiennement remplis: la mort mystérieuse du prince héritier
d'Autriche. Ils ont envisagé les différentes versions qu'on donne: le
général s'est prononcé pour celle du suicide. L'archiduc Rodolphe se
serait tiré un coup de pistolet en apercevant sa maîtresse morte. Ils
ont discuté sur cette action. Mme Marguerite a déclaré qu'elle ne
pouvait approuver le suicide, que nul n'avait le droit de disposer d'une
vie que Dieu a donnée et que lui seul peut reprendre quand il juge
l'heure venue....

Le général a défendu avec chaleur une tout autre façon de voir:

«Mon amie, je pense qu'aucune restriction humaine ne peut être imposée
au droit absolu que chacun a sur sa vie.... C'est Dieu qui donne la vie,
dites-vous, et l'homme n'en est que dépositaire: eh bien! on a toujours
le droit de restituer un dépôt quand on ne se sent plus la force de le
garder. Un homme comme l'archiduc Rodolphe, sans enfants et sans souci
de ses proches, avait donc, à mon sens, la liberté absolue d'en finir
avec l'existence, et je l'approuve, car je conçois qu'on ne puisse pas
vivre quand est morte la femme aimée.... Je sais bien, quant à moi, que
je n'hésiterais pas plus que lui, dans certains cas, à me brûler la
cervelle.... Je le ferais si les malheurs d'une guerre m'acculaient à
une humiliante capitulation.... Et je le ferais bien plus encore si
j'avais l'infortune sans nom de perdre tout ce que j'aime, tout ce qui
m'attache à la vie: de te perdre, toi!...»

Il l'aurait fait à l'instant même si semblable malheur lui était arrivé:
la flamme de ses yeux et la contraction de sa figure l'attestaient
autant que ses paroles.

Mme Marguerite avait pâli en le regardant. Elle s'est levée et, se
laissant glisser à ses genoux, elle lui a dit:

«Georges, vous me faites peur... Ne dites pas cela... Je vous en
supplie, ne le dites pas... Vous le savez bien, cela n'arrivera
jamais...»

Il l'a relevée. Ils se sont embrassés éperdument. Des larmes avaient
apparu dans ses yeux, à Lui. Elle les a séchées avec ses baisers...

...Après déjeuner, je les ai aidés à ranger leurs affaires dans les
valises. Tout en y travaillant, ils ont fait allusion à l'instance en
divorce que le général a intentée et pour laquelle ils espèrent une
solution le 14 de ce mois. Ils ont causé aussi de la demande
d'annulation du mariage religieux de Mme Marguerite, qui rencontrait
bien des difficultés à Rome. Je me suis hasardée à faire une
observation:

«Mon général, j'ai idée que tout cela avancera rondement dès que vous
serez devenu maître du pouvoir...»

Le général s'est mis à rire:

«Belle Meunière, vous connaissez les hommes. Voulez-vous qu'un procès se
termine vite à votre profit? Devenez puissant: la recette est
infaillible!»

Les valises bouclées, je les ai laissés. Il est encore venu, dans le
courant de l'après-midi, une vingtaine de visiteurs, mais leur curiosité
était si peu satisfaite et le temps si mauvais que, vers les six heures,
il ne restait plus qu'un seul monsieur de Clermont, qui s'est mis à
dîner dans la petite salle à manger du rez-de-chaussée, pendant que sa
voiture attendait devant la porte.

Celle qui devait emmener le général, arrivée à l'instant, s'est
tranquillement rangée derrière. Le cocher de la première me gênait: j'ai
donné ordre au mien de lui payer à boire chez le petit traitant situé en
face, mais à condition de réintégrer son siège dès qu'il entendrait six
heures et demie sonner à l'église, et de partir aussitôt pour Riom, sans
attendre qu'on le lui répétât.

Remontée auprès d'eux, je leur ai servi un léger dîner et, tandis qu'ils
mangeaient, j'ai porté moi-même les valises dans leur berline. L'autre
voiture me masquait si bien pendant que je me glissais derrière, et, de
plus, la nuit était si noire que je ne pouvais pas être aperçue.

En moins de vingt minutes, ils avaient fini leur repas. Ils se sont
levés, m'ont pris les deux mains et m'ont remerciée bien affectueusement
des bonnes journées vécues une fois de plus sous mon toit.

«Ma bonne Meunière, a dit le général, avant trois mois nous vous
reviendrons... Nous sommes déjà venus chez vous l'été, l'automne et
l'hiver: cette fois, ce sera pour le printemps, pour le mois d'avril
sûrement... Quant à vous, nous vous demandons une chose qui nous
prouvera une fois de plus la profonde affection que vous nous avez
constamment montrée: si jamais nous sentions le besoin de votre présence
et que nous vous appelions, même sans vous expliquer pourquoi,
promettez-nous de venir de suite...»

«De tout mon cœur, je vous le promets!» ai-je répondu aussi
distinctement que me le permettaient les sanglots qui m'étouffaient. Ils
m'ont embrassée alors avec une véritable tendresse.

La pendule a sonné la demie: l'horloge de l'église n'allait pas tarder.
Vite, je les ai pressés de descendre, et les ai conduits à leur voiture,
dont ils ont aussitôt baissé les stores. La demie sonnait: le cocher est
arrivé en courant, a sauté sur son siège et fouetté prestement les
chevaux. Avant que j'eusse eu le temps de refermer ma porte, la voiture
était déjà loin.

...Ils sont partis! Si quelque chose peut me consoler, c'est qu'ils ont
été pleinement heureux chez moi. Le général avait choisi ma maison pour
se reposer de sa grande victoire: il n'a pas été déçu. Il partait
défatigué, l'âme tranquille, le cœur retrempé par les heures délicieuses
passées auprès de Celle qui est tout pour lui. Rien n'avait troublé leur
bonheur. Jusqu'au bout, ils étaient restés dans l'ignorance complète des
curiosités qui s'agitaient autour d'eux et contre lesquelles j'avais eu
tant de mal à les défendre.



CHAPITRE IX

Du quatrième Séjour au Voyage de Londres


* * *

125.--_Mercredi 6 février._

Voici la première nuit, depuis jeudi, où j'ai pu dormir tranquille. Mais
aussi de quel sommeil de plomb: quinze heures de suite! Une seule fois,
j'ai été réveillée par un grand cri de: «À bas Boulanger!» poussé d'une
voix avinée... Bon ivrogne, tu arrives trop tard! C'est la réflexion que
je me suis faite en me rendormant aussitôt. Ah! j'avais besoin de repos!
Je ne me soutenais plus, depuis dimanche, que par la seule force de
volonté. Un ou deux jours encore de cette existence, et, sûrement, je
m'alitais.

Il faut croire que la police n'a pas encore connaissance du départ du
général, car je ne vois rien de changé aux mesures de surveillance. Le
mouchard qui me fait tant pitié est toujours là-haut dans son arbre.

Les fournisseurs de Royat et de Clermont, que j'ai soldés aujourd'hui,
m'en ont appris de nouvelles: chaque fois qu'ils envoient chez moi, on
les fait filer. Des garçons livreurs qui avaient des courses de 20
kilomètres à faire ont vu leur carriole suivie sans interruption par une
voiture fermée. Les agents en faction aux alentours de la maison se
relayent, paraît-il, de six en six heures. Les chevaux du landau tout
attelé qui attend dans le haut de la grande route sont changés deux fois
par jour. Des clients même--car il en est encore revenu plusieurs
aujourd'hui,--se sont plaints d'avoir été filés jusqu'à leur porte, en
sortant de chez moi.

Voilà donc des voitures, de pauvres chevaux et des quantités d'agents,
envoyés exprès de Paris, qu'on laisse exposés à la neige et au froid,
par un temps à ne pas mettre un chien dehors! Et tout cela, pour
surveiller quoi? La fumée qui sort de mes cheminées?...

Si, au moins, cela pouvait les réchauffer!

...J'ai rangé, aujourd'hui, leur chambre. J'ai découvert dans un tiroir
du linge que Mme Marguerite y a oublié: de ces chemises de nuit à
grands flots de rubans, se fermant par devant, qui m'avaient tant
étonnée jadis; des chemises de jour très simples, mais faites en une
toile merveilleusement fine; quelques serviettes en magnifique toile
festonnée, avec les initiales B. B. surmontées de la couronne à cinq
fleurons,--du linge de trousseau sans doute; enfin, quelques mouchoirs
en batiste, ornés d'une marguerite brodée à la main...

* * *

126.--_Jeudi 7 février._

Comme je le souhaitais, personne de ceux qui s'obstinaient à croire le
général chez moi, ne se doute encore de son départ.

* * *

127.--_Vendredi 8 février._

Reçu une lettre de Mme Marguerite, dont l'enveloppe, malgré le cachet
de cire, a été visiblement ouverte, puis recollée:

«Ma bonne Meunière,

»Nous sommes bien partis, nous sommes bien arrivés, nous nous
portons bien et nous pensons et parlons beaucoup de notre chère et
bonne hôtesse. Je vous assure que si je pouvais me rajeunir de huit
jours, je le ferais avec joie. Mais, ne le pouvant pas, je voudrais
vieillir et être à la fin de ce mois, car il faut maintenant que
j'attende la fin du mois, au lieu du 14, pour être heureuse sans
restriction...

»Vous avez lu les journaux: vous savez donc qu'on a parlé de
vous... Maintenant, cela n'a plus aucune importance--mais, c'est
égal, prenez des précautions pour les lettres que vous m'écrivez et
faites-les bien mettre à la gare.

»Encore merci, ma bonne Meunière, des bonnes heures passées chez
vous. Nous vous affectionnons bien et nous serons toujours heureux
de vous le prouver.»

* * *

Allons, tout est à merveille, puisqu'ils n'ont connu la vérité qu'au
moment où elle ne pouvait plus leur causer d'inquiétude. Mais ce qui me
réjouit moins, c'est ce nouvel ajournement de la solution tant attendue
dans l'instance en divorce du général. Vraiment, cela ne me dit rien qui
vaille!

Quant au reste, plus de doute possible aujourd'hui: on sait le général
parti de Royat.

Le gros marronnier d'en face est vide; les agents de police ont disparu.
À ce propos, j'en suis encore à m'étonner que M. le Commissaire ne m'ait
pas fait l'honneur de m'interviewer! Il est vrai que cela lui avait si
peu réussi au mois de juin!

* * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * *

* * *

128.--_Dimanche 10 février_.

Les journaux de Paris annoncent tous la rentrée du général chez lui, rue
Dumont-d'Urville, pendant que la foule l'attendait patiemment à Nice.
Des rédacteurs ont eu la naïveté de lui demander s'il était vrai qu'il
se fût retiré à Royat? Il leur a naturellement répondu que c'était faux,
et qu'il s'était contenté de passer quelques jours aux environs de
Paris. Je lis, entre autres, une information bien intéressante:

«Le général Boulanger est réellement venu à Clermont. Il y a séjourné du
1er au 5 février. Il est descendu chez la «Belle Meunière». Le
général a reçu secrètement diverses visites de personnalités
boulangistes. Il était accompagné d'une dame d'une quarantaine d'années
dont le signalement répond assez à celui d'une sociétaire de la
Comédie-Française...

»Le fait est absolument certain.»

Comment donc!

* * *

130.--_Mardi 12 février_.

Les craintes que j'avais avant leur arrivée ne me trompaient pas.
Pendant qu'Il se reposait de sa victoire, ses adversaires se sont remis
de leur désarroi. Le Gouvernement, tout surpris d'être encore là, a
décidé de demander aux Chambres la suppression du scrutin de liste, afin
que des départements entiers ne puissent plus donner des centaines de
milliers de suffrages au général.

Nos députés ont donc rétabli l'ancien vote par arrondissement et ils ont
prescrit, en outre, qu'il n'y aurait plus d'élection partielle jusqu'au
renouvellement de la Chambre entière.

* * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * *

* * *

131.--_Vendredi 15 février_.

Décidément, les événements ont l'air de vouloir se précipiter. Le
Ministère Floquet a été renversé hier, comme si on n'avait attendu que
le vote du scrutin d'arrondissement pour le mettre à la porte.

132.--_Samedi 23 février_.

Une nouvelle lettre de Mme Marguerite m'est parvenue, portant, autant
que la précédente, la trace d'une violation du secret postal:

«Vendredi, 2 h.

«Ma bonne Meunière,

»Malgré mon silence, je ne vous oublie pas. Au contraire, je pense
souvent, c'est-à-dire _nous_ pensons souvent à vous. Mais j'ai eu tant
de choses à faire depuis quelques jours que je n'ai pu vous écrire plus
tôt. Tout va bien de toutes façons et, si le résultat que j'espérais
pour le 14 n'est pas encore arrivé, ce n'est que partie remise et ce
sera pour le 7.

»Et vous, ma bonne Meunière? Écrivez-moi. Je vous promets de le faire
plus longuement d'ici peu de jours. En attendant, de notre part à tous
les deux, je vous dis notre bonne et grande affection.»

À part cela, rien de neuf ou presque rien: un ministère de plus!
Celui-là est formé de MM. Tirard, de Freycinet, Constans, etc...

* * *

133.--_Vendredi 1er mars_.

À peine installés, les nouveaux ministres viennent de faire un coup de
théâtre: la Ligue des Patriotes est dissoute! Hier, à deux heures de
l'après-midi, sans que personne ne se doutât de ce qui allait arriver,
les gens de police se sont présentés au siège de la Ligue, place de la
Bourse, ont pénétré dans les bureaux, forcé les tiroirs, éventré le
coffre-fort. Une liasse immense de papiers a été saisie.

En voyant cet éclat de foudre tomber si près du général, chacun se
demande: «Que va-t-il faire?» Mais lui, souriant et tranquille, se
trouvait le soir même à une fête que M. Millevoye lui offrait au
Grand-Hôtel. Comme au mariage du capitaine Driant, les rouges y
côtoyaient les blancs. La présence de M. Rochefort n'excluait pas celle
du prince de Polignac et du duc de Montmorency.

* * *

134.--_Samedi 9 mars_.

Les orages ont beau s'amonceler sur sa tête, le général fait comme si de
rien n'était et se laisse tranquillement fêter tantôt par l'un, tantôt
par l'autre. On mène grand grand bruit autour du dîner que Mme la
duchesse d'Uzès a donné jeudi en son honneur. Les plus grands noms de
France se pressaient dans les salons.

La duchesse portait des œillets rouges au corsage; ses fanfares de
chasse ont sonné les _Pioupious d'Auvergne_.

* * *

135.--_Vendredi 15 mars_.

Pendant que le général, comme disent les journaux, «fait le tour du
monde parisien en 90 jours ou davantage», la Chambre, sur la demande du
Gouvernement, vient d'accorder les poursuites contre les députés
boulangistes Laguerre, Laisant et Turquet, en leur qualité de chefs de
la Ligue des Patriotes.

Le Sénat a fait de même pour M. Naquet.

On commence à parler de poursuites possibles contre le général en
personne.

Je suis inquiète et je l'ai écrit à Mme Marguerite.

* * *

136.--_Lundi 18 mars_.

Avant-hier, à la Chambre, chaude séance. Répondant aux attaques de M.
Laguerre, le Ministre de l'Intérieur, M. Constans, en est venu jusqu'à
prononcer les paroles suivantes:

«Il se peut qu'on ait supposé qu'on pourrait m'arrêter dans la marche
que je suis. Monsieur Laguerre, il n'en sera rien. Je marcherai où je
dois aller, je marcherai contre vous et vos amis... Dites et faites ce
que vous voudrez, je méprise absolument vos paroles, vos accusations, et
je ne veux pas dire jusqu'où j'irai!»

Le Ministre, en descendant de la tribune, a achevé sa pensée par un
geste de menace et de défi.

* * *

137.--_Lundi 25 mars_.

Mme Marguerite m'a envoyé une bonne lettre rassurante:

«Ma bonne Meunière,

»Vous devez être tout étonnée de mon silence et même croire que nous
vous oublions, quand c'est, au contraire, tout le contraire; mais j'ai
dû d'abord faire une petite absence de quelques jours. Ensuite, j'ai été
fort souffrante. Maintenant que je vais mieux, bien vite je me dépêche
de vous écrire, afin de vous rassurer sur _tout_; tout va très bien. Il
y a certaine chose qu'on a dû remettre un peu, mais qui n'en ira que
mieux d'ici quelque temps. Ne vous préoccupez pas de tout ce que les
vilains journaux racontent. Ils crient fort, mais, grâce à Dieu, ne
peuvent pas mordre et, plus ils font, plus ils servent la cause qui nous
est si chère.

»Nous n'oublions pas que nous devons aller nous reposer chez vous dans
le mois prochain. Nous en parlons souvent et nous nous réjouissons à
l'avance de ce grand plaisir.

»Écrivez-moi vite, ma bonne Meunière, et soyez sûre que nous vous
affectionnons bien.»

Une seule ombre au tableau. Cette lettre confirme ce que je savais déjà
par les journaux. Quand le général s'est présenté pour soutenir sa
demande de divorce, invoquant comme grief le refus de sa femme de
réintégrer le domicile conjugal, Mme Boulanger a trouvé cette
déconcertante réponse: «Offrez-moi votre bras, Monsieur, et rentrons!»

Bref, la «certaine chose qu'on a dû remettre un peu...», c'est
l'instance en divorce qui se trouve définitivement rejetée.

* * *

138.--_Dimanche 31 mars_.

Il court des bruits étranges. Le général aurait été indisposé, il se
serait trouvé mal à un dîner en ville; il aurait souffert de douleurs
telles qu'on a été obligé de le piquer à la morphine Les uns disent que
le malaise est dû aux dîners trop répétés dans le grand monde. Les
autres parlent d'empoisonnement... Grâce à Dieu, tous les journaux sont
d'accord pour déclarer que le général est d'ores et déjà entièrement
rétabli.

D'autres bruits courent, plus alarmants encore. L'arrestation du général
serait imminente. M. Constans y serait absolument décidé et la chose
s'effectuerait avant même le procès de la Ligue des Patriotes, qui doit
commencer après-demain au tribunal correctionnel.

* * *

139.--_Lundi 1er avril_.

Les dépêches du soir annoncent une nouvelle à sensation: le Procureur
général de la Cour d'Appel de Paris, M. Bouchez, est subitement révoqué
et remplacé par M. Quesnay de Beaurepaire. Il n'aurait pas voulu prendre
sur lui, paraît-il, d'intenter des poursuites au général.

* * *

140.--_Mardi 2 avril_.

J'ai parcouru la _Gazette d'Auvergne_ pour voir ce qu'on dit du procès
de la Ligue des Patriotes, qui a commencé aujourd'hui.

J'ai trouvé en dernière heure une information grotesque: le bruit
courait à Paris que le général a pris la fuite...

Voyons, Messieurs, le 1er avril, c'était hier. Vous retardez!

* * *

141.--_Mercredi 3 avril_.

La fumisterie continue. Les gazettes locales du matin et les journaux
venus ce soir de Paris regorgent de détails sur les courses éperdues de
leurs reporters à la recherche du général introuvable. Ses amis, son
secrétaire, ses domestiques, ont affirmé qu'il était à Paris. Mais un
agent secret l'aurait filé, paraît-il, lundi soir, jusqu'au nº 39 de la
rue de Berry, d'où il l'aurait vu ressortir accompagné d'une dame toute
de noir vêtue et voilée; après avoir changé deux fois de fiacre, le
couple serait arrivé à la gare du Nord et y aurait pris, à 9h. 45,
l'express de Bruxelles.

La bonne plaisanterie! Bien entendu, le collet relevé et le chapeau
enfoncé sur les yeux ont fait, une fois de plus, leur apparition!
Pourquoi pas la jambe boiteuse et les lunettes bleues?

Et puis, si même le fait était exact, quoi de plus naturel? Le général
aura simplement éprouvé le besoin de prendre de nouveau quelques jours
de repos, en dépistant tous les indiscrets.

Oh! une idée vient de me jaillir... Si c'était cela!... S'ils avaient
passé de la ligne du Nord à celle d'Auvergne: s'ils étaient en route, à
l'heure qu'il est, et déjà tout près d'arriver!... La dernière lettre de
Mme Marguerite ne parlait-elle pas avec intention de leur prochaine
venue?...

Je cours, de ce pas, préparer leur chambre...

* * *

142.--_Mardi 9 avril._

J'ai été bien souffrante tous ces jours-ci et je me sens bien faible
encore.

Aujourd'hui seulement, le docteur m'a autorisée à lire et à écrire un
peu.

Donc, ils ont quitté tous deux Paris, lundi soir, par le train de 9h. 45
qui les a amenés à Bruxelles à 5 heures du matin. Le général est
descendu à l'hôtel Mengelle sous le nom de M. Bruneau: mais c'est
seulement le lendemain mercredi, en revenant de Mons où il avait été
chercher Henri Rochefort (parti, lui aussi, avec une dame, ainsi que le
comte Dillon) que le général a été reconnu à Bruxelles, acclamé par les
uns, sifflé par les autres et interviewé bien entendu par quantité de
journalistes, auxquels il a déclaré qu'il s'était mis en sûreté parce
qu'il se savait à la veille d'être arrêté.

Voilà les faits. Quelles en vont être les conséquences? La première
s'est produite aussitôt, et elle devrait suffire à ouvrir les yeux au
général: c'est la joie féroce de ses ennemis en présence de sa fuite,
c'est la précipitation qu'ils ont mise à décréter d'accusation, pour
crime de complot et d'attentat contre la sûreté de l'État, celui qui
semblait ainsi s'avouer coupable et impuissant à se défendre.

C'est le Sénat, formé en Haute-Cour de justice, qui va avoir à juger le
général.

...Mme Marguerite!... Que de questions se pressent dans mon esprit en
songeant à elle!

Quelle a été sa conduite dans cette navrante aventure?

Se peut-il qu'elle, si clairvoyante en toute circonstance, n'ait pas
compris qu'il allait commettre une de ces fautes qui ne s'excusent ni ne
se réparent jamais? Et, chose plus déconcertante encore, se peut-il
qu'elle n'ait même pas hésité devant les conséquences navrantes que la
fuite devait fatalement entraîner pour sa propre vie: le scandale
public dès maintenant consommé par l'apparition de son nom dans les
journaux, la perte irrémédiable de sa situation mondaine, la rupture de
toutes ses relations, la rigueur dédaigneuse des uns, le mépris grossier
des autres, et les outrages, les infamies qui viendraient l'accabler
dans l'exil?

Oh! Marguerite! Comme je voudrais être près de vous, pour lire dans vos
yeux clairs, pour y découvrir la vérité...

* * *

143.--_Lundi 15 avril._

Le procès du général s'instruit activement à Paris. La police
perquisitionne avec ardeur, à la recherche de papiers compromettants. On
assure qu'un grand nombre de fonctionnaires, de magistrats et
d'officiers vont payer cher l'imprudence d'avoir envoyé un mot au
général.

Le va-et-vient de personnalités boulangistes et les coups de téléphone
entre Paris et Bruxelles continuent sans interruption. Le général va
décidément s'installer à Bruxelles, dans un hôtel qu'il vient de louer,
avenue Louise.

Les journaux disent que Mme de B... (quelques-uns prennent un malin
plaisir à écrire le nom en toutes lettres) se trouve auprès du général
sous le nom de miss Erable. Je viens de lui écrire pour l'assurer que,
malgré toute la douleur que leur départ m'a causée, je reste leur fidèle
amie.

* * *

144.--_Dimanche 21 avril._

On assure que le général va, de son propre gré, quitter la Belgique pour
n'en être pas expulsé: il se fixerait à Londres.

Quelque effort que je fasse pour me cuirasser, je ne puis m'empêcher de
ressentir un coup d'aiguillon au cœur chaque fois que j'entends les
gens--ce qui, par les temps qui courent, arrive si souvent,
hélas!--couvrir le nom du général d'insultes! Leur cruauté est
intarissable, ce sont chaque fois des épithètes nouvelles qu'on invente.
Ses ennemis ne l'appellent plus que le général La Frousse, ou le brave
Fiche-son-camp, ou Bruneau-le-fileur, sans parler de mille autres
outrages tellement immondes que la rougeur m'en vient au front.

* * *

145.--_Vendredi 26 avril._

Le général est passé en Angleterre. Il a quitté Bruxelles avant-hier
matin, par train spécial pour Ostende. La traversée d'Ostende à Douvres
s'est accomplie par un temps magnifique, à bord du _Victoria_, frété
exprès. En approchant de la côte anglaise, le drapeau tricolore a été
hissé. Arrivé à Londres, le général est descendu à l'Hôtel Bristol.
Rochefort et le comte Dillon vont aussi s'établir à Londres.

* * *

146.--_Mercredi 1er mai._

Les journaux annoncent que le général s'est installé dans une maison
toute meublée qu'il a louée dans une des rues les plus aristocratiques
de Londres, 51, Portland Place.

À Paris, ses amis ont fêté avant-hier le 52e anniversaire de sa
naissance. On a lu une lettre de lui où il disait:

«Assurez bien nos amis que l'année prochaine, à pareille date, je serai
depuis longtemps près d'eux, car le pays aura voté.»

Hélas! Les boulangistes n'annonçaient-ils pas, il y a quelques mois,
qu'il inaugurerait en personne la merveilleuse Exposition universelle
qui va s'ouvrir?

* * *

147.--_Samedi 19 mai._

Voici plus d'un mois que j'ai écrit à Mme Marguerite, et pas de
réponse! Je lui écris de nouveau, à l'adresse du général, à Londres.

Les journaux, tout aux merveilles de l'Exposition universelle, ne
parlent presque plus de Lui.

* * *

148.--_Samedi 22 juin._

Encore un long mois écoulé sans aucune lettre ni de Mme Marguerite,
ni du général. Je viens d'écrire pour la troisième fois.

Les journaux racontent que le général vit à Londres, très fêté par la
haute société anglaise qui le choie comme un véritable prétendant.

* * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * *

* * *

149.--_Dimanche 14 juillet._

L'instruction est close, la Chambre d'accusation a prononcé le renvoi,
devant la Haute-Cour, des accusés Boulanger, Dillon et Rochefort.

* * *

150.--_Mercredi 17 juillet._

Toujours pas de nouvelles d'Eux! Mes fleurs seront-elles plus heureuses
que mes lettres? Je viens d'en envoyer une jardinière pleine, à Londres,
pour la sainte Marguerite.

Il n'est bruit, dans le pays, que des élections au Conseil général qui
vont avoir lieu de dimanche en huit, et de la bizarre idée qu'ont eue
les boulangistes de poser la candidature du général dans 80 des 1.500
cantons de France appelés au vote.

* * *

151.--_Dimanche 28 juillet._

Le vote pour le Conseil général a eu lieu aujourd'hui, pendant qu'on
affichait à Paris, à la porte des domiciles vides du général, du comte
Dillon et de Rochefort, l'ordonnance du président de la Haute-Cour
sommant les trois accusés de se livrer dans un délai de dix jours, faute
de quoi ils seront jugés par contumace.

J'apprends à l'instant les résultats du vote dans le pays. La
candidature du général a misérablement échoué. M. Pommerol est élu dans
Clermont-Est et notre député, M. Blatin, dans Clermont-Sud.

* * *

152.--_Lundi 29 juillet._

On ne connaît encore que les résultats d'environ trois cents cantons. Le
général n'a passé que dans six.

* * *

153.--_Mardi 30 juillet_.

Les résultats complets sont connus. C'est un effondrement comme personne
n'osait le prévoir.

Le général n'est élu, en tout, que dans douze cantons! Ses partisans
sont consternés.

* * *

154.--_Vendredi 9 août_.

Toc! Toc! Toc!!! Les trois coups sont frappés, la comédie judiciaire
commence. Devant la Haute-Cour de Justice assemblée sous la coupole du
Luxembourg, M. le Procureur général Quesnay de Beaurepaire a commencé
hier à lire son réquisitoire.

La lecture a duré pendant toute l'après-midi, et elle doit occuper sans
doute encore deux grandes audiences.

* * *

155.--_Samedi 10 août_.

Hier, seconde audience de la Haute-Cour et suite de la lecture du
réquisitoire.

De plus en plus instructif, ce réquisitoire! Ne m'a-t-il pas appris, à
moi, que le M. Auguste, auquel Mme Marguerite m'avait écrit de
télégraphier en janvier dernier, appartenait à la garde du corps du
général,--une poignée de solides gaillards dont deux, à tour de rôle,
surveillaient les abords de son hôtel, tandis que les autres se
tenaient, en permanence, 14, rue Lapérouse?

Un bon point à M. le Procureur général pour la statistique si détaillée
des lettres chargées que la poste a transmises à l'accusé Boulanger:
1.275 en seize mois!

M. Quesnay de Beaurepaire aurait bien dû, pendant qu'il y était, joindre
celle de toutes les missives que la poste a _oublié_ de transmettre...
Il est vrai que cela aurait peut-être demandé une audience
supplémentaire!

* * *

156.--_Dimanche 11 août_.

C'est seulement hier, à l'approche de la nuit, que la lecture du
réquisitoire s'est achevée.

Ouf! quel morceau d'éloquence! Imprimé en volume, cela ferait bien un
gros roman,--si toutes ces petites histoires, cousues bout à bout,
n'étaient trop invraisemblables pour prendre place même dans les œuvres
complètes de Lucie Herpin!

Voilà donc à quoi se réduit le colossal amas d'accusations sous lequel
on a menacé d'ensevelir, à jamais, l'honneur du général! Il n'y a qu'une
conclusion à en tirer: c'est celle du proverbe de nos paysans:

_Che vôl batre mo bourriquo, Troubaré be tourzou no triquo_[1].

[Note 1: Si je veux battre ma bourrique, Je trouverai bien toujours
une trique.]

* * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * *

* * *

157.--_Jeudi 15 août_.

_Consummatum est_. L'arrêt de la Haute-Cour est rendu. Il a été prononcé
hier soir à six heures.

Les trois accusés sont déclarés coupables sans circonstances atténuantes
et condamnés par contumace à la déportation à vie dans une enceinte
fortifiée.

L'arrêt aura pour conséquences de priver les condamnés de leurs droits
de citoyens, de les rendre inéligibles, de placer leurs biens sous
séquestres, d'arracher au général cette plaque de grand-officier de la
Légion d'honneur qui brille si fièrement sur sa poitrine. À moins qu'il
ne rentre pour faire tomber l'arrêt et recommencer le procès...

Mais, alors, pourquoi être parti?

* * *

158.--_Jeudi 5 septembre_.

Enfin, enfin, une lettre de Mme Marguerite!

«Jeudi 29 août.

»Savez-vous, ma bonne Meunière, que nous avons depuis plusieurs mois de
très grands doutes sur l'affection que vous disiez nous porter... car,
depuis cinq mois, c'est-à-dire depuis que nous avons dû quitter Paris...
nous n'avons rien reçu de vous... et, vrai, cela nous étonne... Quelle
est la cause de votre silence?... Je ne puis croire que cela soit
l'oubli... Je vais vous faire remettre cette lettre d'une manière sûre.
J'espère donc qu'elle vous parviendra et j'espère surtout qu'elle sera
suivie d'une prompte réponse... qui nous rassurera sur l'état de votre
cœur à notre égard.

»Depuis cinq mois, j'ai été très malade d'une très grave pleurésie.
Maintenant, je suis tout à fait guérie et je compte les jours qui nous
séparent du retour dans notre chère France... Celui que j'aime tant a
supporté vaillamment et courageusement ce temps si pénible de l'exil. Il
est sûr du succès prochain. Cela lui redonne de nouvelles forces. Il
sait que je vous écris, mais, comme il est extrêmement pris, il me
charge de vous dire qu'il ne peut ajouter un mot à cette lettre, mais
que tout ce que je vous dis d'affectueux, il le partage,--si vous n'êtes
pas devenue oublieuse!!

»Voilà comment et à quel nom il faut me faire parvenir votre lettre:
sous double enveloppe, la première, c'est-à-dire celle qui se verra,
vous mettrez dessus:

_Mademoiselle Francine Molès,_

_39, rue de Berry,_

_Paris._

»Puis, dans l'intérieur de cette enveloppe, votre lettre dans une autre
enveloppe cachetée, avec, sur l'enveloppe, ces mots:

_Faire parvenir à Madame de B...

De suite._

»J'espère, de cette façon, que, si vous m'écrivez, votre lettre me
parviendra sûrement. Allons... dites-moi vite que nous sommes toujours
aimés, dans ce petit coin de France... où j'ai certes passé mes jours
les plus heureux.

»Je vous embrasse, vilaine oublieuse.

»B. B.»

La lettre a été jetée hier seulement à Paris, dans une boîte de gare.
Elle aura mis huit jours à aller de Londres à Royat!

Et toutes celles que, depuis cinq mois, je leur ai envoyées? Et mes
pauvres fleurs de la Sainte-Marguerite?

J'enrage à la pensée qu'elles sont peut-être en train de fleurir à la
croisée d'un des séides de M. Constans!

* * *

159.--_Lundi 16 septembre_.

On murmure tout bas, avec des airs mystérieux, qu'un nouveau coup de
théâtre va peut-être se produire: la rentrée du général en France, cette
semaine, juste à temps pour impressionner le pays avant les grandes
élections de dimanche prochain.

Je me suis amusée aujourd'hui à ranger la collection de brochures et
chansons boulangistes que j'ai patiemment formée depuis de longs mois.

Du côté des brochures, voilà le _Boulangiste_ du mois d'août 1886, avec
les portraits humoristiques du Ministre de la Guerre en grande tenue, en
petite, en négligé, debout, assis, à genoux, etc... Voilà les _Almanachs
Boulanger_ et plusieurs biographies du général, depuis la première,
parue aussi en 1886, au lendemain de la revue de Longchamp...

Voilà aussi les diverses _proclamations_ et _déclarations_ du général,
puis un long panégyrique intitulé: _Celui que nous voulons!_ puis la
brochure de M. Laisant: _Pourquoi et comment je suis boulangiste_ et la
contrepartie de M. Yves Guyot, où il explique pourquoi il ne l'est pas.
Voilà, d'autre part, le placard: _Au peuple, mon seul juge!_ où le
général se justifie des accusations de M. Quesnay de Beaurepaire, et la
brochure de propagande: _Qui a dit vrai?_ tout récemment parue,
laquelle met en regard le texte du réquisitoire et les réfutations.

Voici, maintenant, le côté des chansons parues depuis 1886: l'_En
revenant d'la revue_, les _Pioupious d'Auvergne_, le _Général Revanche_,
le _Prépare-toi, soldat de France_! l'hymne _Honneur au vaillant
Général!_ et celui qui a nom _Faut qu'il revienne!_ (sur l'air d'_En
revenant d'la revue_):

      Nous le voulons, la France entière,
      Qui n'a pourtant pas froid aux yeux,
      Mais qui regarde à la frontière,
      Veut ce ministre valeureux.
      La nation est assez forte,
      Nous cherchons la paix, mais qu'importe
      Qu'on fronce le sourcil là-bas:
      Boulanger nous guide au combat!
      À coup sûr, ce jour-là,
      Le peuple et le soldat
      Suivront leur brave général,
      Avec un entrain général,
      Sous les plis du drapeau,
      Émules de Marceau,
      Tous se mettront à crier:
      «Vive la France et Boulanger!»

(_Au refrain_.)

        Oui, Boulanger
        À bien su relever
        Le moral du troupier,
        Qu'on s'en souvienne!
        Le peuple entier,
        Dont il s'est fait aimer,
        Réclame Boulanger:
        Faut qu'il revienne!

Certains de ces hymnes patriotiques, c'est une justice à leur rendre,
sont tout simplement idiots. Exemple:

      LA REVANCHE DE BOULANGER

      (Air: _Les Pioupious d'Auvergne_.)

      Comme une relique,
      Notre général,
      Néral!

      Aim' la République,
      C'est un homme loyal,
      Loyal!

      Gloire au patriote
      Qui tient not' drapeau,
      Drapeau!

      Gloire au sans-culotte,
      Sans-culotte... de peau,
      De peau!

Je ne continue pas.--Voici l'image du général crucifié par la
Haute-Cour, avec une inscription flamboyante dans le ciel: «Il
ressuscitera!» Voici une autre gravure, où l'on voit le général, armé du
glaive de la volonté populaire, chasser les parlementaires des marches
du Palais-Bourbon. Au-dessous, vient la chanson:

      TOUS VONT DÉCAMPER

      (Air: _Les Pioupious d'Auvergne_.)

      Depuis longtemps la Chambre
      Ne fait que dormir,
      De janvier à décembre:
      Il faut en finir!...
      Paris, la province
      Demandent promptement
      Que l'on vous évince
      Tous du Parlement!

      (_Au refrain_.)

      Les cinq cents rois fainéants de la Chambre
      Vont tous décamper,
      Grâce à Boulanger!
      Mais ce n'est pas le coup du Deux-Décembre,
      La dissolution
      Fera passer la revision!

      On verra la France,
      Au premier signal,
      Donner sa confiance
      Au brav' général.
      Tous, comme un seul homme,
      Tous iront voter
      Et l'on verra comme
      On aim' Boulanger!

      (_Au refrain_.)

      Boulanger, le maître
      D'une majorité,
      Bientôt fera naître
      La prospérité!
      Alors notre France,
      Vivant dans la paix,
      Reprendra confiance,
      Heureuse désormais!

      (_Au refrain_.)

Il y a aussi la _Marseillaise boulangiste_ qui appelle au vote:

      Aux urnes, citoyens!
      Échappons au danger!
      Votons,
      Votons,
      Sur un seul nom!
      Votons pour Boulanger!

Mais, à côté de ces chansons politiques et électorales, il en est
également qui parlent au sentiment, comme si elles s'adressaient à nous
autres, femmes! Tel: l'_Œillet patriotique_, précédé d'une vignette qui
encadre le portrait du général d'une branche d'œillets rouges:

      (Air: _Les Pioupious d'Auvergne_.)

      Quand le ciel se dore,
      D'avril à juillet,
      Aux feux de l'aurore,
      Resplendit l'œillet!...
      Ô fleur d'espérance,
      Chante avec fierté
      Le peuple de France
      Et la liberté! (_Au refrain._)

      Acclamons tous l'œillet patriotique,
      L'œillet parfumé
      Qui fleurit en mai;
      Qu'il soit l'emblème de la République
      Et tout palpitants
      Chantons cette fleur du printemps.

      Aux champs de l'histoire
      Pour un front guerrier,
      L'emblème de gloire
      Sera le laurier!

      Laisse-lui son rôle,
      Œillet si vanté!
      Sois le grand symbole
      De fraternité!

Pauvre fleur du printemps! C'est un jour printanier qui t'aura été
fatal, ce premier lundi d'avril...

* * *

160.--_Dimanche 22 septembre_.

Ce matin, quelle surprise! Le facteur m'apporte cette lettre recommandée
de Mme Marguerite:

«Vendredi.

»Ma bonne Meunière, je vous envoie cette lettre recommandée et par
Paris... Elle vous arrivera donc sûrement. Arrivez-nous, venez-nous
faire une petite visite de deux ou trois jours. Vous aurez cette lettre
dimanche matin. Partez lundi soir par le train de 9 heures à Clermont,
pour arriver à Paris à 5 h. 5 du matin, gare de Lyon. Là, vous prenez un
fiacre, c'est-à-dire une voiture, et vous vous faites conduire à la gare
du Nord. Le train pour Londres part à 11 heures du matin (onze heures);
vous aurez donc quelques heures à attendre. Vous en profiterez pour vous
reposer et déjeuner. Vous prendrez un billet pour Londres, aller et
retour, par _Calais_ et _Douvres_. C'est à Calais que vous prenez le
bateau; vous débarquez à Douvres et là vous prenez le train pour
Londres, gare de _Charing-Cross_. Bien entendu, votre billet pris à
Paris, vous n'avez plus rien à renouveler jusqu'à Londres. À la gare de
Londres, où vous arriverez mardi vers 7 heures 1/2 du soir, vous
trouverez un domestique à votre rencontre qui aura à la boutonnière un
œillet rouge. Je vous recommande le plus profond silence; ne dire à
personne où vous allez; ne prononcer jamais ni le nom du général ni le
mien; de tenir le but de votre voyage absolument caché. Au domestique
qui ira vous chercher à la gare, vous direz tout simplement que vous
êtes Mme Quinton, pas un mot de plus, quoi qu'il vous dise et vous
demande. Il vous conduira ici. Votre chambre sera prête. Dès cette
lettre reçue, c'est-à-dire dimanche, écrivez-moi ici directement de
cette manière-là: la première enveloppe à l'adresse de:

_Madame Abadie,_

_51, Portland-Place, Londres, Angleterre._

»Je l'écris de nouveau:

_Madame Abadie, 51, Porland-Place, Londres_.

»Dans une autre enveloppe, vous mettrez:

_Pour Madame de B..._

»Est-ce bien compris?

»Puis, à Paris, en attendant le train de Londres, vous aurez à envoyer,
toujours au nom de Mme Abadie, une dépêche avec ces mots: «_Suis en
route_.» Inutile de la signer... Surtout, ayez bien le soin de cacheter
l'enveloppe qui contiendra votre lettre: il est inutile que la personne
à qui vous l'adressez la lise.

»C'est donc convenu: vous nous arriverez mardi, très bien portante, et,
je n'en doute pas, heureuse de nous revoir. À mardi, donc. Je vous
embrasse.

»Il faut que vous descendiez à Londres, à la gare de Charing-Cross. À
Londres, il y a plusieurs gares: Charing-Cross est la seconde gare où le
train s'arrête dans Londres.»

Rien ne pouvait me surprendre ni me troubler davantage que cet ordre de
départ subit. Aller dès demain à Londres, moi qui ne suis encore sortie
de mon Royat que deux fois en tout, sans voyager plus loin que Paris!
Quitter ainsi à l'improviste ma maison, mes affaires, et tous les miens
que ce départ va plonger dans un véritable désespoir!

N'importe! Y aurait-il obstacle sur obstacle, rien ne m'empêchera
d'accomplir ce qu'ils m'ont demandé, en février, dans leurs dernières
paroles d'adieu: «d'accourir auprès d'eux dès qu'ils auraient besoin de
moi!»

MINUIT

C'est aujourd'hui que le pays a voté pour la nouvelle Chambre des
Députés.

Ils viennent seulement de partir, les membres du Comité électoral qui
ont choisi ma maison, ce soir, pour y recevoir les premières nouvelles.
Je leur dois d'avoir été renseignée de suite. À Royat même, le candidat
du général, M. Mège, a mis en ballottage M. Blatin et pourrait bien
passer au deuxième tour, Mais, dans tout le reste du département, c'est
la victoire absolue des candidats du Gouvernement: M. Guyot-Dessaigne, à
Clermont, M. Farjon, à Ambert, M. Bony-Cisternes, à Issoire, M.
Duchasseint, à Thiers, sont élus. Il ne manque plus que les résultats de
Riom.

* * *

161.--_Lundi 23 septembre_.

108 candidats du Gouvernement élus, 77 conservateurs et seulement 16
boulangistes, voilà les premiers résultats apportés par les journaux du
matin.

Ma malle est bouclée. J'ai passé toute ma journée en préparatifs. Ma
mère et ma sœur, après avoir rempli la maison de leurs lamentations
comme si je m'en allais à ma perte, se sont enfin un peu calmées, sur ma
promesse que je serais de retour dans deux semaines.

L'heure approche. Adieu les miens, adieu Royat, adieu mon cher Journal,
confident de ma vie, que je ne reprendrai que pour raconter mon voyage,
à mon retour du pays d'Angleterre. Et maintenant, en route vers les deux
chers êtres qui m'appellent là-bas.



CHAPITRE X

Portland-Place


* * *

162

_Mardi 24 septembre.--Samedi 5 octobre 1889_.

Le voyage d'aller s'est accompli ponctuellement suivant les instructions
de Mme Marguerite. Pendant mon passage à Paris, le 24 au matin, j'ai
lu dans les journaux les résultats presque complets des élections: 219
candidats du Gouvernement, 138 réactionnaires et 21 boulangistes élus au
premier tour. Le trajet de Paris à Calais m'a permis de faire des
comparaisons entre ces maigres et plats paysages du Nord de la France et
la nature si riche, si pittoresque de mon Auvergne tant aimée! Puis ça a
été un grand cri qui s'est échappé de ma poitrine: la mer, la mer
immense qui s'étendait là, devant moi, et que mes yeux embrassaient pour
la première fois!

L'impression a été si forte que j'en étais toute grisée et que, appuyée
contre la balustrade du bateau, je n'arrivais pas à détacher les yeux de
l'infinie nappe verdâtre frangée d'argent. Mais, bientôt, le temps s'est
gâté, les grosses lames se sont mises à soulever l'embarcation en tous
sens, tandis qu'une pluie froide battait le pont. Il m'a fallu descendre
dans le salon d'en bas: je m'y suis trouvée à côté de trois messieurs
qui avaient fait le trajet dans le même train que moi depuis Paris et
qui causaient des élections. «Des journalistes, sans doute», me suis-je
dit. Eux se sont arrêtés net en apercevant ma coiffe, qui, décidément, a
le don d'intriguer tout le monde. La curiosité aidant, ils n'ont pas
tardé à m'adresser fort aimablement la parole. Pour n'avoir pas à leur
donner la réplique, j'ai fait celle qui commence à ressentir les
premières affres du hideux mal de mer... La ruse était bonne: elle
aurait été meilleure encore, si je n'avais fini moi-même par la prendre
trop au sérieux...

Grâce à Dieu, enfin, la terre ferme! Quelques minutes à peine d'arrêt à
Douvres, et le train nous emporte avec une rapidité vertigineuse vers
Londres. La nuit est tombée. Tout à coup, des lumières commencent à y
scintiller, de plus en plus nombreuses, de plus en plus rapprochées. Des
deux côtés de la voie, à perte de vue, ce sont maintenant des milliers
de points lumineux qui trouent l'obscurité. Bientôt d'aveuglantes
clartés électriques se mêlent aux becs de gaz: une halte rapide dans une
première gare, quelques instants encore de trajet, puis un pont est
franchi à une grande hauteur au-dessus du fleuve très large où se
reflètent les feux multicolores des bateaux, et le train s'arrête dans
la gare de Charing-Cross.

La première personne que j'aperçoive sur le quai d'arrivée est un
domestique portant l'œillet rouge à la boutonnière. Je vais vers lui,
mais les trois messieurs de tout à l'heure l'ont également aperçu et
l'appellent par son nom, s'imaginant sans doute que c'est eux qu'il
attend. Ils échangent quelques paroles avec lui, puis s'en vont. J'en ai
entendu assez pour comprendre que ce sont des amis politiques du
général, arrivés à Londres pour conférer avec leur chef.

Il était près de huit heures. Le domestique, auquel je viens de me
nommer, me mène immédiatement à la voiture du général. Dix minutes
d'une course rapide à travers des rues sillonnées de véhicules sans
nombre, et me voici devant la maison de Portland-Place. Sur mon désir
d'aller d'abord un instant dans ma chambre, j'y suis conduite à travers
un vestibule orné de bustes et un vaste escalier que je monte jusqu'au
second étage.

Vite, ayant remis un peu d'ordre dans ma toilette, je redescends au
rez-de-chaussée. Le domestique ouvre toute grande devant moi une porte à
deux battants. J'entre, et je me trouve en face d'Eux...

Jamais je ne pourrai oublier le groupe qu'ils formaient: Elle, assise
toute droite sur un siège très élevé, éblouissante de beauté, vêtue
d'une robe de mousseline de soie rouge sang, à tout petits plis droits,
la taille serrée par une ceinture très large en surah noir, le cou
découvert, mais sans un seul bijou; Lui, accroupi à ses pieds, sur une
causeuse basse, le visage très pâle et les yeux profondément creusés.

J'ai été tellement saisie de les voir, l'émotion a été si forte que je
n'ai pu faire un pas ni prononcer une parole. Et quand mon regard s'est
fixé sur Lui, sur sa figure amaigrie qui disait d'une façon si
saisissante combien cet homme était malheureux, je n'ai plus pu retenir
mes larmes, qui se sont mises à couler silencieusement...

En me voyant dans cet état, ils se sont levés, sont venus vers moi,
m'ont embrassée bien affectueusement sur les deux joues. Mais rien n'y
faisait: mes larmes redoublaient. Ils m'ont alors prise dans leurs bras,
me câlinant, me caressant de la main, me rassurant de leurs paroles
comme on fait pour un enfant qui s'obstine à pleurer. J'en avait honte:
c'étaient Eux, maintenant, qui s'efforçaient de me consoler!

Enfin, la crise a passé et le général, feignant un brusque accès de
bonne humeur, m'a pris le bras de force et m'a entraînée dans la salle à
manger. Nous nous sommes assis à table. J'étais encore si émue que je ne
trouvais rien à dire. Il s'est alors mis à parler:

«Ma bonne Meunière, vos larmes nous ont assez révélé quelle affection
vous nous portez et quelle part vous prenez à nos déceptions. Merci
d'être venue, comme vous nous l'aviez promis, à notre premier appel...
Pourquoi nous vous avons appelée? C'est ce que je vais maintenant vous
dire... Vous connaissez le résultat des élections. C'est la défaite
complète pour moi. Inutile même que je prolonge la lutte. Le peuple
s'est détourné de moi; il a cru mes ennemis. Je l'avais pris pour juge:
il m'a répondu en me condamnant, lui aussi, par contumace, comme les
gens de la Haute-Cour... La partie est perdue, n'en parlons plus... Le
plus pénible serait, en ce moment, de ne pas savoir nettement ce qui me
reste à faire. C'est ce que je redoutais, dans la prévision d'un échec:
car je dois vous dire que, depuis près de deux mois, depuis la
malheureuse affaire des Conseils généraux, j'avais de mauvais
pressentiments... Aussi ai-je employé ce temps à prendre mes mesures
pour le cas où viendrait la défaite. Vous savez que j'ai été en
Amérique? C'est le pays au monde, après ma chère France, que j'aime et
que j'admire le plus... Des amis, auxquels j'ai écrit, m'y invitent
chaudement. Des sommes--et de très grosses sommes--me sont même
offertes si je veux y profiter de mon séjour pour faire quelques
conférences... Bref, tout ce qui peut contribuer à rendre un voyage
désirable se trouve réuni là-bas... Sans doute, ce sera s'éloigner
davantage encore de la patrie: mais pas sans esprit de retour, je vous
l'assure, car, bien au contraire, ce temps de recueillement doit m'aider
à d'autant mieux préparer ma rentrée en France... Restait un obstacle:
ma chère Marguerite, pour qui l'Amérique paraissait bien lointaine! Mais
Marguerite vient de me donner une preuve nouvelle de son affection. Elle
a compris que rien ne pourra atténuer ma peine, si ce n'est cette
diversion violente à toutes les tristesses qui m'entourent. Elle consent
donc aujourd'hui à ce que nous allions ensemble à New-York... Reste un
dernier point à résoudre, et celui-là dépend de vous. Nous ne pouvons
partir que si nous avons avec nous une compagne qui puisse nous aider en
toute circonstance, une confidente à qui nous puissions tout dire, une
amie qui ne nous quitte pas. Eh bien! cette compagne, cette confidente,
cette amie, il n'y a qu'une seule personne qui puisse l'être: vous
l'avez deviné? C'est vous!... Oui, ma bonne Meunière, c'est à vous que
nous nous adressons; nous savons quel sacrifice nous vous demandons et
combien il pourra vous paraître douloureux de quitter pour un an, pour
deux, peut-être, votre cher Royat et vos proches... Mais nous
connaissons aussi la place que nous occupons dans votre cœur, et,
puisque c'est à vous que nous devons les jours les plus heureux, certes,
que nous ayons vécus ici-bas, nous sommes sûrs que vous ne refuserez
pas de nous assister encore pendant les épreuves qui sont venues sur
nous...»

Pendant que le général parlait et qu'elle écoutait, sans un mouvement,
les yeux baissés, je revoyais dans mon esprit l'image de ma vieille mère
et de ma pauvre sœur, pleurant toutes les larmes de leur corps à l'idée
qu'il me faudrait «passer la mer» pour aller de Royat à Londres... Et je
me disais: «Que deviendront-elles, les pauvres femmes, si elles me
voient partir pour l'Amérique? Et que deviendra ma maison, dont j'ai eu
tant de peine à faire ce qu'elle est?»

Mais cela n'a été qu'une réflexion d'un instant, n'affaiblissant en rien
mon idée dominante: la volonté de les servir, chaque fois qu'ils
auraient besoin de moi, dans la pleine mesure de mes forces. Aussi,
quand le général, s'étant tu, m'a interrogée du regard, je lui ai
répondu sans hésiter: «Vous avez raison d'être sûr de moi.»

Il m'a remercié en me pressant les mains avec chaleur, tandis que
s'éclaircissait sa figure jusque-là attristée. Il a envisagé aussitôt
les détails d'exécution: je devais retourner chez moi dès le lendemain
afin d'avoir le plus de temps possible pour faire mes préparatifs et
pour dire adieu aux miens; lui-même emploierait une semaine à liquider
certains comptes et à prendre congé de certaines personnes; nous nous
retrouverions enfin à Liverpool, dans les premiers jours d'octobre, et
alors en avant pour la libre et grande Amérique!

Tout en parlant de ce projet, il oubliait son chagrin, son visage
s'animait et prenait presque l'expression des jours heureux d'autrefois.
Elle, au contraire, demeurait immobile, sans lever les yeux, comme si
elle éprouvait une contrariété secrète. Mais il ne s'en apercevait pas
et parlait toujours.

Notre repas était terminé, si l'on peut appeler ainsi un défilé de plats
auxquels nous n'avions eu le cœur, ni eux, ni moi, de toucher. Nous
étions revenus dans le bureau du général, où il s'était fait apporter sa
tasse de café, son petit verre et ses deux cigares réglementaires.

Dix heures sonnaient. Un domestique est venu annoncer que trois
messieurs demandaient si le général pouvait les recevoir de suite: M.
Laguerre, M. Elie May, et un troisième dont je n'ai pas entendu le nom.
Le général a donné ordre de les introduire. Mme Marguerite et moi
nous n'avons eu que le temps de nous échapper par la porte ouverte de la
salle à manger, en laissant retomber derrière nous le rideau qui la
masquait.

Mme Marguerite m'ayant fait signe de rester auprès d'elle à écouter,
j'ai jeté un regard à travers la fente du rideau, et j'ai reconnu mes
trois messieurs de tout à l'heure. Ils parlaient, avec de grands gestes
et beaucoup de véhémence, de la situation faite par le premier tour de
scrutin, de la honteuse pression électorale qu'avait exercée M.
Constans, des dispositions à prendre en vue du scrutin de ballottage...
Le général les écoutait froidement, répondant à peine par oui et par
non.

Tout à coup, comme s'il en avait assez, il s'est levé et il leur a dit,
d'une voix ferme, «qu'il entendait en rester là, qu'il ne voulait pas
continuer une agitation désormais inutile et que sa résolution, ainsi
qu'il l'avait déclaré d'ailleurs la veille à Naquet, était bien arrêtée:
renoncer aux luttes électorales et se retirer en Amérique».

À ces mots, cela a été, de la part de ces messieurs, une véritable
explosion de cris indignés. Tous trois protestaient en même temps,
adjuraient le général de revenir sur sa décision, s'adressaient tour à
tour à l'intérêt, au sentiment, au point d'honneur, bref, employaient
tous les moyens de conviction qui peuvent fléchir la volonté d'un
homme... Mais leur éloquence se dépensait en pure perte. Le général, qui
s'était de nouveau assis, se contentait de leur répéter, de temps à
autre, très doucement: «Inutile d'insister, mes amis. Ma volonté est
inébranlable.»

Alors, le plus éloquent des trois a tenté un dernier effort.

Debout devant le général, il s'est mis à lui adresser un discours. Il
l'a prié de réfléchir une dernière fois à la gravité de l'acte qu'il
voulait commettre, à la responsabilité qu'il allait encourir devant le
pays, devant l'opinion publique et devant le jugement de l'histoire. Il
lui a tracé un tableau navrant de la stupéfaction avec laquelle le monde
accueillerait son départ, ou plutôt sa désertion à la veille du scrutin
de ballottage,--de cette lutte décisive où se trouvait en suspens le
sort de tant des siens, qui s'étaient jetés dans la mêlée, à corps
perdu, pour lui... Il lui a représenté la joie sans nom de ses
adversaires, le désespoir de ses amis, l'effet déplorable produit sur
les 1.500.000 Français qui lui avaient, malgré tout, maintenu leur
confiance, et les malédictions populaires qui le suivraient dans sa
fuite, et cette honte qui ne s'effacerait jamais de son front...

Sa voix, tantôt modérée et froide, tantôt incisive et mordante, prenait
par moments des inflexions déclamatoires d'orateur professionnel, de
prédicateur ou d'avocat. Mme Marguerite me poussait à chaque fois du
coude en me chuchotant: «Regardez comme il plaide!»

Maintenant, sa plaidoirie traitait de l'état des esprits à Paris, des
200.000 électeurs qui y étaient restés fidèles, de la majorité qui y
était assurée aux amis du général lorsque, au printemps prochain, le
Conseil municipal devrait être renouvelé, et de la revanche éclatante
que l'on prendrait alors, car qui tient Paris, tient la France.

Enfin est venue la péroraison, dans laquelle, faisant appel à toute son
éloquence, il a supplié le général d'accomplir son devoir jusqu'au bout,
de rester le chef de son parti et de donner sa promesse qu'il ne s'en
ira pas au loin... En prononçant ces dernières paroles, il avait des
sanglots dans la voix. Saisies par l'émotion, nous avons avancé toutes
deux nos têtes et nous l'avons vu tomber aux genoux du général. Celui-ci
s'était levé très pâle. Des larmes mouillaient ses yeux. Lui seul nous
faisait face, tandis que les trois autres ne pouvaient nous voir. Son
regard a croisé le nôtre, et j'y lu une interrogation muette. Oh! comme
j'aurais voulu que Mme Marguerite lui criât, en cet instant décisif:

«Ne cédez pas! C'est leur intérêt immédiat qui les inspire, mais
l'intérêt supérieur de l'avenir vous commande d'exécuter votre projet!»

Mme Marguerite, au contraire, a fait un signe de tête avec un sourire
qui disait: Cédez, j'y consens!»

Le général a tendu ses deux mains à celui qui s'était jeté à ses genoux
et l'a relevé en lui disant:

«Mon ami, je reste. Je vous promets de ne pas partir!»

Et c'est ainsi qu'il a renoncé à ce voyage d'Amérique, qui aurait été
pour lui le bonheur dans les circonstances présentes et qui lui aurait
permis de gagner honorablement une fortune dont la possession serait
devenue, plus tard, autrement utile à sa cause que ne peut l'être
maintenant son séjour plus ou moins proche de France!

Les trois messieurs s'étaient retirés, après avoir remercié avec
effusion le général.

Nous sommes rentrées aussitôt dans son bureau. Il avait l'air accablé,
ainsi qu'un homme auquel on vient d'arracher son consentement et qui en
éprouve du regret. Mais Mme Marguerite, qui, décidément, n'avait
accepté ce grand voyage qu'à contre-cœur, s'est mise à le câliner
tendrement, en le félicitant d'avoir changé de résolution.

Il se faisait déjà très tard. Leur ayant dit bonsoir, je me suis
retirée.

* * *

Le lendemain, j'ai pu examiner tout à loisir cette fameuse maison de
Portland-Place dont les journaux faisaient une si somptueuse demeure
seigneuriale. Il n'y avait de seigneurial que la situation de l'immeuble
dans l'une des plus belles rues de Londres, à main gauche, sur le
chemin de Regents-Park, dont les grands arbres s'apercevaient au fond,
et parmi d'autres constructions, qui, elles, étaient de véritables
palais à colonnades. Quant à la maison elle-même, c'était tout bonnement
une confortable habitation bourgeoise, sans cour d'honneur ni péristyle,
et précédée seulement d'une grille à la mode anglaise, derrière laquelle
descendait un escalier extérieur menant aux cuisines. Les écuries se
trouvaient ailleurs.

Au rez-de-chaussée, le bureau du général, éclairé par deux fenêtres
donnant sur la rue, se distinguait surtout par un encombrement excessif
de sièges, de bronzes et de bibelots de toute espèce. À côté, la salle à
manger, garnie de meubles très simples en vieux noyer ciré, pouvait
tenir tout au plus douze à quinze personnes.

La seule pièce un peu vaste était le salon, qui occupait presque tout le
premier étage. Il y avait là, également, un véritable bris-à-brac de
bibelots et de meubles, de sièges de tous styles et de toutes nuances,
de vitrines, de glaces, de petites étagères formant rayons, de vases de
Sèvres, de porcelaines de Saxe, de coupes, de statuettes en vieux bronze
verdâtre, d'objets chinois et indiens. Dans un coin, un grand piano
long. Comme on sentait, à l'arrangement des choses, que c'était là un
salon anglais, loué tout meublé.

Outre le salon, il n'y avait plus au premier étage qu'une seule pièce:
la salle de bains... Bizarrement située, mais confortable.

À l'étage au-dessus se trouvaient la chambre du général, celle de Mme
Marguerite et trois chambres d'amis dont une contenait un grand
harmonium. Enfin, au troisième, les logis mansardés des domestiques.

La chambre du général était surtout honoraire: il n'y apparaissait que
pour faire sa toilette. La chambre de Mme Marguerite correspondait
exactement au bureau du général, situé deux étages plus bas. C'était une
jolie chambre, tendue de percale à fleurs rouges sur fond crème, remplie
elle aussi de bibelots, mais arrangée avec une élégance exquise par la
main de celle qui l'habitait. À quel point Mme Marguerite aime tout
ce qui est beau, tout ce qui est riche! Que d'heures j'ai passées à
admirer ses bijoux qu'elle a sortis d'un grand coffret moyenâgeux en
argent ciselé pour les étaler devant mes yeux éblouis! Quelle fortune en
colliers de perles, en aigrettes, agrafes, boucles d'oreilles et bagues
resplendissantes de diamants, en lourds bracelets d'or et en accessoires
de toilette du même métal! Et partout, la couronne vicomtale ou bien un
blason formé de deux écus surmontés de la couronne à cinq fleurons.

Sur l'écu de gauche, quatre compartiments, avec une barre inclinée et
différents symboles. Sur l'écu de droite, deux compartiments seulement:
trois barres inclinées, et, au-dessous, des créneaux surplombant une
étoile à cinq pointes.

Les créneaux, symboles de l'aristocratique châtelaine, qui dominent,
jusqu'à l'éteindre, une étoile...

N'y a-t-il pas là quelque chose de fatidique?...

* * *

La vie qu'Elle et Lui menaient à Portland-Place était aussi peu
somptueuse que la maison elle-même.

Tous les matins, à neuf heures, le général était levé et descendait en
tenue de cavalier, coiffé d'un petit chapeau melon qui lui allait aussi
mal que possible, pour sortir à cheval en compagnie du capitaine Guiraud
et de M. Driant--un monsieur pas sympathique, ayant tout l'air d'un
brasseur d'affaires. Ces trois messieurs se rendaient de préférence à
l'allée de Rotten-Row, dans Hyde-Park.

À onze heures, le général était de retour et travaillait, dans son
bureau, avec ses deux secrétaires, au dépouillement de l'énorme courrier
qui lui arrivait tous les jours.

À midi, Mme Marguerite descendait, en toilette de ville, et l'on se
mettait à table. Une ou deux fois tout au plus, il y eut des invités à
déjeuner, et seulement des intimes. La table était bonne, mais
extrêmement simple.

Vers deux heures, une victoria s'arrêtait devant la maison. C'était M.
Rochefort qui venait faire sa visite journalière. Le général et lui
s'entretenaient cordialement pendant une demi-heure, puis M. Rochefort
remontait dans sa voiture.

Il se présentait pas mal de visiteurs durant l'après-midi. Le général
les recevait dans son bureau. Les journaux ont prétendu qu'il a consigné
sa porte à tout le monde, durant les premiers jours qui ont suivi les
élections. C'est inexact: il l'a consignée aux seuls journalistes, dont
les questions ne pouvaient que l'importuner dans l'état d'esprit où il
était.

Pendant que le général recevait ces visites, Mme Marguerite, qui
tenait à n'être vue ni connue de personne, restait dans sa chambre à
lire ou à écrire.

Elle-même ne recevait guère que Mmes Driant et Guiraud.

De cinq à six heures, le général travaillait à nouveau avec ses
secrétaires: c'était la correspondance qu'on expédiait. Il y avait un
exprès qui, tous les deux jours, faisait le voyage de Paris et y portait
des monceaux de lettres.

C'est seulement à la tombée de la nuit que Mme Marguerite sortait, en
voiture fermée, avec le général. Ils parcouraient ainsi, pendant deux
heures environ, les parcs de Londres. Je n'ai fait moi-même aucune autre
promenade, en sorte que je n'ai presque rien vu de la ville, si ce n'est
qu'elle est immense.

Au retour, ils dînaient. Ils n'ont jamais eu personne à table. Une seule
fois, il a pris fantaisie à Mme Marguerite de faire comme s'il y
avait des invités, de se mettre en toilette décolletée et de passer,
pour prendre le café, dans le salon du premier étage. J'ai même été très
chagrine de lui voir les épaules nues dans ce grand salon glacial, que
l'on chauffait peut-être pour la première fois depuis que la fin de
l'automne avait ramené à Londres un temps humide et froid. Mais elle
avait tant de plaisir à montrer ses belles épaules, et cela le rendait
si heureux, Lui!

Après dîner, le général allait presque tous les soirs dans le monde. Il
y allait sans enthousiasme, par devoir et même en pestant pas mal contre
toutes les corvées mondaines dont il lui fallait s'acquitter, ne fût-ce
que pour prendre congé de la société de Londres. Mme Marguerite
attendait, en lisant ou en écrivant, jusqu'à ce qu'il fût de retour.
Ils ne sont sortis ensemble qu'un seul soir pour me conduire au théâtre.
Elle ne nous avait pas permis d'assister à sa toilette, afin de nous en
laisser la surprise. Elle était descendue, enveloppée dans un grand
manteau de soie changeante, tout recouvert de broderie de jais, qui
était lui-même une merveille. Mais quand, arrivée dans la loge, elle l'a
laissé tomber, ni le général, ni moi, nous n'avons pu retenir un cri
d'admiration auquel a répondu un long frémissement de la salle tout
entière. Elle était éblouissante à défier toute description, dans une
magnifique toilette de moire paille, garnie de dentelles applications
d'Angleterre, avec son splendide collier de perles autour du cou et une
étincelante aigrette de diamants dans sa blonde chevelure. Aussi
fallait-il voir comment, tant qu'elle est demeurée à la représentation,
toutes les jumelles sont restées obstinément braquées sur elle!

La journée se terminait, pour le général, le plus souvent après minuit,
par une pilule d'opium que Mme Marguerite était forcée de lui faire
avaler tous les soirs, afin qu'il pût se soustraire, du moins pendant
quelques heures de sommeil, aux préoccupations qui le hantaient.

* * *

Quelles étaient ces préoccupations? Le soin que Mme Marguerite
mettait à ne pas faire allusion, devant lui, aux derniers événements
politiques, le disait assez clairement. C'était là le point douloureux
dont cette âme souffrait. Par une sorte d'accord tacite que j'ai
aussitôt deviné et partagé, elle évitait de le toucher jamais.

Lui-même n'a abordé que rarement ces sujets si pénibles pour lui. Une
fois, il a parlé des démarches pressantes qu'on avait multipliées auprès
de lui, huit jours avant les élections, dans le but de le décider à
entrer en France et à s'offrir en holocauste pour le triomphe électoral
de ceux qui comptaient jouer de son arrestation, de sa mort peut-être,
comme d'un atout décisif. Le ton sur lequel il en causait indiquait
suffisamment qu'il n'avait jamais arrêté sa pensée à ces petites
combinaisons. À ce propos, il a rappelé quelques souvenirs de l'époque
de son départ pour la Belgique: les efforts qu'avait tentés M. Constans
pour amener d'autres députés boulangistes à franchir également la
frontière, et les terreurs qu'un de ses auxiliaires secrets, un M. de
C..., avait essayé d'inspirer à quelques-uns d'entre eux, MM. Naquet et
Laisant, si je ne me trompe, auxquels il avait même fait passer des
nuits d'attente sur des chalands stationnant en Seine.

Un autre jour, il a touché un mot des grandes élections qui, si elles
avaient réussi, lui auraient permis de revenir à Paris comme Président
de la nouvelle Chambre... en attendant mieux,--et aussi des malheureuses
élections aux Conseils généraux dans lesquelles, induit en erreur par M.
T..., il avait cru voir la meilleure réponse qu'il dût opposer à la
récente loi contre les candidatures multiples, ainsi qu'aux poursuites
de la Haute-Cour.

Le général parlait de ces choses à la manière d'un homme qui n'a plus
guère d'illusions ni sur les espérances de son parti, ni sur la fidélité
de ses lieutenants. Dans son bureau, après déjeuner, je l'ai vu à
plusieurs reprises tirer de sa poche des lettres confidentielles qu'il
n'avait pas voulu laisser à ses secrétaires et qui étaient des demandes
d'argent venant soit de membres du Comité boulangiste, soit de
fonctionnaires révoqués. Il y avait là de suppliantes missives signées
de gros bonnets du parti qui eussent été joliment embarrassés par leur
publication... Chaque fois, le général, après avoir démêlé, dans le
fatras de raisons explicatives, le chiffre de la somme demandée, m'a
remis la clef de «la caisse», en me priant de lui apporter de suite le
nécessaire. «La caisse», c'était un tiroir du joli secrétaire à
appliques de bronze qui se trouvait dans la chambre de Mme
Marguerite, entre les deux fenêtres donnant sur la rue. Ce tiroir
contenait des liasses de banknotes blanches anglaises, de billets bleus
français et un sac en grosse toile grise où s'empilaient quelques
centaines de guinées anglaises, plus grosses que nos louis d'or.

Quand j'avais rapporté au général l'argent et la clef, il ne manquait
jamais de jeter au feu la lettre de demande. Je n'ai pu m'empêcher un
jour de lui faire remarquer que c'était imprudent, ce qu'il faisait là,
et qu'il valait peut-être mieux garder certains documents...

Le général a haussé les épaules. Puis il m'a dit: «Ce n'est pas ça qui
les empêchera de me lâcher le jour où ils auront raclé le fond de la
caisse!»

* * *

Pour ce qui est de Mme Marguerite, elle ne se ressentait plus
aucunement de la pleurésie dont elle avait souffert pendant de si longs
mois. Elle m'a raconté comment la maladie lui était venue.

Partie avec le général trop précipitamment pour avoir pu prendre toutes
les dispositions nécessaires, elle s'est vue forcée de retourner,
pendant quelques jours, à Paris. Elle y portait un manteau de loutre
extrêmement lourd, sous lequel elle a eu si chaud, une après-midi où
elle était entrée dans le couloir d'une porte cochère pour s'y abriter
d'un orage, qu'elle n'a pu se défendre de le dégrafer. Un courant d'air
l'a saisie: une fluxion de poitrine s'est déclarée le soir même. Le
voyage de Paris à Bruxelles l'a aggravée, et elle était encore mal
rétablie quand le général a dû quitter Bruxelles pour Londres. Elle a
pris froid de nouveau pendant la traversée et elle a été longtemps
malade à Portland-Place. Mais, maintenant, il n'en restait plus rien.
Elle était plus resplendissante de santé que jamais... Elle avait même
pris tellement d'embonpoint qu'aucune des soixante robes dont elle était
si fière ne lui allait plus. Le soir où elle s'est faite si belle pour
se rendre au théâtre, elle aurait bien voulu mettre la toilette en
velours bleu de ciel, garnie de renard bleu, qu'elle avait portée au
mariage du capitaine Driant, mais impossible d'y entrer!

Une seule chose me chiffonnait. J'ai remarqué qu'elle avait la
respiration un peu courte et qu'elle était tout essoufflée quand elle
montait les deux étages conduisant à sa chambre.

Mme Marguerite passait son temps à faire sa toilette, à écrire, à
lire, à apprendre l'anglais. Elle écrivait beaucoup de lettres en se
cachant du général, et c'était sa maîtresse d'anglais qui les portait.
J'ai compris qu'il s'agissait d'affaires concernant sa fortune
personnelle, auxquelles elle préférait ne pas initier le général qui
avait déjà assez de soucis sans cela.

Elle n'entretenait de correspondance suivie qu'avec une seule personne
de sa famille, une tante très âgée qui lui voulait beaucoup de bien.

«Vous êtes bien heureuse, m'a-t-elle dit un jour, d'avoir encore votre
mère... Moi, je n'ai plus ni père, ni mère depuis vingt ans déjà et
celle qui m'a tenu lieu de mère est comme morte pour moi!...»

Elle a ajouté:

«Moi-même, puisque Dieu ne m'a pas accordé d'enfants, j'aurais voulu
être la mère adoptive d'une jeune femme qui me doit son bonheur et pour
laquelle j'ai eu toutes les bontés, toutes les gâteries... La chère
enfant ne trouvait rien d'assez beau parmi les objets que nous allions
choisir ensemble dans les magasins. Je lui avais offert un nécessaire de
voyage, garni de flacons de cristal à bouchons d'argent: elle a voulu
des bouchons d'or... Elle a aperçu un livre de messe, une merveille,
valant des milliers de francs! Elle n'a eu de repos jusqu'à ce que je le
lui eusse acheté... Chaque robe qu'elle me voyait, elle en désirait
aussitôt la pareille... J'ai satisfait à tous ses caprices: 60.000
francs y ont passé en quelques jours. Mais j'étais si heureuse de la
voir satisfaite!... Bien plus, sans rien lui dire, je l'ai instituée ma
légataire universelle... Aujourd'hui, elle m'a oubliée et elle feint de
ne plus me connaître. Plus une lettre, plus un mot à mon intention!...»

À part cette pensée qui lui venait de temps à autre et la faisait
beaucoup souffrir, Mme Marguerite ne se montrait jamais attristée.
J'ai même été surprise du grand courage avec lequel elle supporte la
grise monotonie de sa vie d'exilée et de paria, qui devrait lui paraître
plus douloureuse qu'à toute autre femme. Car, à bien la connaître, elle
n'est ni une femme d'action, ni une femme d'intérieur. Elle n'a de goût
marqué pour aucune occupation! Elle est, avant tout, une mondaine, une
éprise d'élégance et de luxe, une passionnée de toilettes, de visites et
de réceptions. Or, c'est précisément tout cela que sa fuite avec le
général lui a fait perdre, en sorte qu'on peut se demander: «La pauvre
femme, que lui reste-t-il?»

Il lui reste l'affection sans bornes qu'elle montre pour Lui et qu'elle
emploie maintenant à lui adoucir l'amertume de la défaite. Jamais je ne
l'avais vue aussi aimante, aussi câline, aussi caressante que
maintenant. Tous deux s'aiment plus passionnément que jamais. Plus d'une
fois, ils se sont enfermés chez eux, en plein jour, pour se le dire et
se le redire encore. Et il y avait quelque chose d'infiniment triste
dans cette exaspération que cet homme qui souffrait et cette femme qui
le voyait cruellement souffrir, mettaient à se donner éperdument à leur
amour, comme s'enlacent, dans un naufrage, deux amants qui vont se
noyer...

* * *

Deux questions ont occupé le général et Mme Marguerite pendant mon
séjour auprès d'eux: la réduction de leur train de maison et la
recherche d'un autre lieu de résidence.

Le train de maison qu'ils menaient à Portland-Place devait leur coûter
certainement plus de cent mille francs par an. Le loyer était, si j'ai
bien compris, de mille livres sterling pour l'année: perte sèche, par
conséquent, puisque le général était décidé à partir après y être resté
cinq mois seulement. Douze personnes étaient appointées sur la bourse du
général. D'abord trois messieurs, savoir: les deux secrétaires et le
capitaine G..., auquel le général, pour le dédommager de l'avoir suivi
dans son exil, donnait mille francs par mois pour s'occuper de ses
chevaux qui étaient au nombre de sept.

Puis, l'interprète qui se tenait constamment dans le vestibule d'entrée
et l'exprès qui portait les lettres à Paris. Enfin sept domestiques: le
cocher, le valet de pied, le valet de chambre, la femme de chambre, le
maître d'hôtel chargé de servir à table, le cuisinier-chef et son aide
de cuisine.

Mme Marguerite, qui se considérait comme épouse du général devant
Dieu et comme unie à lui pour la vie, avait obtenu, non sans peine,
qu'il la laissât payer--«sur sa dot», comme elle le disait,--tous les
frais intérieurs de la maison: cuisine, chauffage, éclairage, etc... Le
général gardait la dépense, de beaucoup la plus lourde, des
appointements et gages. Mais, sur ce chapitre aussi, Mme Marguerite
cherchait à alléger ses débours: elle s'arrangeait secrètement avec les
domestiques pour qu'ils réduisissent les notes qu'ils avaient à
présenter au général, et elle payait de sa poche ce qu'ils retranchaient
ainsi. Bien entendu, les domestiques en abusaient.

Après avoir examiné la situation, le général et Mme Marguerite se
sont décidés à se séparer du capitaine G... ainsi que de l'un des deux
secrétaires, à vendre trois chevaux (de façon à ne garder que Tunis, le
fameux cheval noir, Jupiter, cheval de selle alezan clair du général, et
les deux grands carrossiers bruns que Mme Marguerite lui avait donnés
l'an dernier pour sa fête), enfin à congédier l'interprète, l'exprès, le
valet de pied, le maître d'hôtel, le cuisinier et l'aide de cuisine.
L'opération s'est effectuée sans incidents, sauf en ce qui concerne le
capitaine G... Le général, qui le considérait comme un ami, ressentait
un véritable crève-cœur à l'idée de devoir lui annoncer cette mauvaise
nouvelle. Comme il hésitait de jour en jour, Mme Marguerite s'en est
chargée. Qu'a-t-elle dit et que lui a répondu le capitaine? Je ne sais.
Toujours est-il qu'il y a eu des mots vifs échangés, dont Mme
Marguerite a paru très affectée quand elle est allée les redire au
général. Lui, qui tressaille de douleur dès qu'on fait mine de
contrarier sa Marguerite, en a eu un accès de colère épouvantable.

En ce qui concerne le changement de résidence, toutes sortes de
solutions ont été envisagées. Puisque le général, en promettant de ne
pas partir pour l'Amérique, s'était engagé à rester non loin de France,
on a passé en revue les pays voisins. L'Espagne, l'Italie, la Suisse ont
été écartées pour diverses raisons. La Belgique aurait convenu au
général, si elle avait été plus hospitalière. Restait l'Angleterre: soit
la côte anglaise du côté de Brighton, soit l'île de Wight, renommée pour
la douceur de son climat, soit les Îles Normandes. Ce sont ces
dernières qui ont eu la préférence. Une amie de Mme Marguerite lui
avait vanté le charme de Jersey et le bon marché des hôtels de
Saint-Hélier. Et puis, à Jersey, n'était-on pas aussi près que possible
des côtes de France? Quoique sous le drapeau britannique, ne s'y
trouvait-on pas en vraie terre normande, parmi des Français de race,
sinon de nationalité?

Jersey a donc été adopté, et un appartement a été retenu à l'Hôtel de la
Pomme-d'Or. Le départ devait s'effectuer aussitôt après le scrutin de
ballottage, à moins que ses résultats ne nécessitent une prolongation de
séjour à Londres.

* * *

Je les ai quittés le samedi soir, 5 octobre, veille du scrutin de
ballottage. Quand je leur ai fait mes adieux, ils m'ont priée de monter
un instant avec eux dans leur chambre, et Mme Marguerite, ouvrant de
nouveau devant moi son magnifique coffret à bijoux, m'a dit de choisir,
comme souvenir, ce qui me plairait le mieux. Mais, à ce moment, la
pensée m'est venue des temps de gêne vers lesquels ils marchent
peut-être tous deux à grands pas, et je leur ai répondu:

«Vous souvenez-vous, Madame, qu'après que vous m'eussiez fait voir
toutes ces merveilles, vous vous êtes écriée: «Mais voici mes bijoux les
plus précieux!» et vous avez montré les photographies du général,
rangées par vous avec tant d'amour sur cette cheminée. Eh bien! puisque
vous m'accordez le choix, je vous demande un de vos bijoux les plus
précieux...»

Ma réponse les a surpris et touchés. Mme Marguerite a hésité un
instant, puis elle a saisi celle de ces photographies qui occupait la
place d'honneur et elle me l'a donnée avec deux bons baisers, en me
disant: «Ma bonne Meunière, je vous remets là une chose pour laquelle je
donnerais sans hésiter tous mes bijoux... C'est ma photographie préférée
de Georges, celle qu'il a fait faire à Londres pour le jour de ma fête
et qu'il a signée pour moi... Gardez-la bien, ma bonne Meunière, et
gardez-nous tous deux dans votre cœur!»

Nous nous sommes embrassés une dernière fois, avec tendresse, et je suis
partie.

Tout le long de la route, je n'ai cessé de la contempler, cette chère
photographie, qui le représente debout, tourné de trois quarts, en habit
noir avec chemise à col rabattu, l'écharpe tricolore de député et la
plaque de grand-officier de la Légion d'honneur sur la poitrine. Le bras
gauche pend, le poing fermé; la main droite s'appuie sur un meuble et
l'annulaire porte la bague favorite du général, en forme de fer à
repasser. L'attitude est martiale, le regard fixe, l'expression du
visage sévère et concentrée. C'est le général à la veille de la grande
bataille politique, scrutant de son œil d'aigle les chances de victoire
et de défaite dans l'avenir brumeux.

Dimanche soir, j'étais de retour auprès des miens auxquels mes jours
d'absence avaient paru longs comme des jours sans pain, et juste à temps
pour apprendre le résultat du vote de ballottage à Royat: l'élection du
candidat du général, M. Mège, nommé par 10.383 voix contre 8.351 à M.
Blatin.



CHAPITRE XI

Du Retour au premier Voyage de Jersey


* * *

163.--_Mardi 8 octobre_.

Les résultats complets du scrutin de ballottage sont enfin connus. La
nouvelle Chambre va se composer de 366 républicains antiboulangistes, de
163 conservateurs et de 47 boulangistes, ce qui fait, pour le
Gouvernement, une majorité de plus de 150 voix, aussi forte que celle
dont il disposait dans la dernière Chambre.

M. Constans peut se frotter les mains. Quant à nos braves paysans, ils
se grattent la tête, et ceux d'entre eux qui, sur la foi des placards
boulangistes, s'attendaient déjà à voir Dieu sait quel état de choses
nouveau surgir des élections générales, s'en vont répétant d'un ton
moitié résigné, moitié déconfit: «Allons, plus ça change, plus c'est la
même chose!»

* * *

164.--_Vendredi 11 octobre_.

Tandis que Rochefort et Dillon restent définitivement à Londres, le
général est parti mardi, et il se trouve installé, depuis ce même jour,
à l'Hôtel de la Pomme-d'Or,--très modestement, disent les journaux.

Il y serait descendu sous le nom de M. Ducheyne, et l'amie du général se
ferait appeler miss Florence.

J'ai écrit à M. Ducheyne et à miss Florence en leur souhaitant tout le
bonheur possible dans leur nouveau séjour.

* * *

165.--_Dimanche 13 octobre_.

La dislocation de la grande armée est chose accomplie. Les anciens
partis, si étroitement alliés aux boulangistes pendant la lutte, ont
rompu avec eux dès que la défaite a été consommée. M. Arthur Meyer le
leur a dit fort galamment dans son _Gaulois_: «Bonsoir, Messieurs!»

J'ai là sous les yeux une gazette satirique, _La Silhouette_, qui trouve
drôle d'offrir--en image--un revolver au général, comme seul moyen
honorable de sortir de l'aventure où il s'est plongé.

* * *

166.--_Mercredi 13 novembre_.

À Paris, hier, rentrée des Chambres et manifestation boulangiste devant
le Palais-Bourbon,--ou plutôt essai de manifestation, pâle reflet des
étourdissantes «journées» d'autrefois.

C'est l'enterrement final des succès de la rue après ceux du bulletin de
vote.

Durant les quelques jours que j'ai passés à l'Exposition de Paris, la
semaine dernière, j'ai pu me rendre compte que la plupart des gens ne
s'occupaient plus du boulangisme qu'à la manière dont un chasseur fixe
l'oiseau mortellement blessé pour le voir tournoyer, descendre et
s'abattre.

* * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * *

* * *

167.--_Vendredi 27 décembre_.

Les journaux annoncent que Mme de Bonnemain vient d'hériter une
fortune de trois millions que lui a laissée sa tante, Mme Dézoneaux,
veuve d'un notaire, décédée ces jours derniers.

Je devine que c'est cette vieille tante de Mme Marguerite qui, à peu
près seule de toute sa famille, lui voulait du bien.

* * *

168.--_Mercredi 1er janvier 1890_.

* * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * *

Oh! le triste jour de l'an pour lui! Oh! la navrante place qu'occupe
dans sa vie cette année 1889 qui a commencé si rayonnante, au seuil de
son plus vertigineux triomphe, et qui s'est continuée brusquement par sa
fuite, par son procès, par sa condamnation, pour s'achever par sa
défaite, maintenant irréparable, quoi qu'en puissent dire ses rares
amis.

Que reste-t-il aujourd'hui du brillant chef militaire d'il y a deux ans
ou du formidable chef politique d'il y a quelques mois encore? Rien
qu'un vaincu sur lequel s'acharnent les haines.

Il aurait pu devenir le maître de la France. Il a mieux aimé rester
l'esclave de sa Marguerite. C'est son bonheur. Elle est tout pour lui.
Il l'a près de lui, plus rien ne peut le séparer d'elle. Y a-t-il donc
tant que cela à le plaindre?

Peut-être pas. Mais, pour sûr, il y a à regretter amèrement...

* * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * *

* * *

169.--_Dimanche 9 février_.

Quatre mois écoulés sans qu'ils me donnent signe de vie! Faut-il les
accuser d'oubli? Faut-il plutôt soupçonner le cabinet noir de M.
Constans? Nous verrons bien: je leur ai expédié cette fois ma lettre
dans un gros pli chargé, avec valeur déclarée.

Tout le monde ne s'entretient que de l'escapade imprévue du jeune duc
d'Orléans, arrivé avant-hier à Paris pour réclamer sa place parmi les
conscrits de cette année et sa part à leur gamelle. Arrêté aussitôt, il
est traduit devant le Tribunal correctionnel.

* * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * *

* * *

170.--_Lundi 17 février_.

Les journaux publient chaque jour les menus des repas que le jeune duc
d'Orléans commande à un grand restaurant voisin de la Conciergerie,
après en avoir mûrement conféré, chaque matin, avec un maître d'hôtel
délégué auprès de lui. On ne pouvait pas lui faire de plus mauvaise
plaisanterie. Mes compliments, mon prince, c'est ça votre gamelle?
Exquise, ma foi, et bien choisie pour faire venir l'eau à la bouche de
vos 200.000 camarades de classe! Les Parisiens se gaussent de vous:
laissez-les rire. Moi, qui me pique d'être cordon bleu, cela me pénètre
de respect de voir en vous un jeune fils de France si expert déjà dans
l'art de bien manger.

* * *

171.--_Vendredi 21 février_.

Quels sont ces bruits étranges? Je viens d'entendre que Mme de
Bonnemain serait à Paris depuis près d'un mois, qu'elle refuserait de
retourner à Jersey et que le général lui télégraphierait «en clair»
plusieurs fois par jour inutilement.

Mme Marguerite à Paris? Pourquoi? Pour ses affaires, évidemment, pour
cet héritage de trois millions qui lui est tombé du ciel.

* * *

172.--_Jeudi 27 février_.

Le jeune duc d'Orléans--le «petit La Gamelle», comme l'appellent
irrévérencieusement certains journaux de Paris,--a été transféré de la
Conciergerie à la prison de Clairvaux.

* * *

173.--_Mercredi 5 mars_.

Dieu, quelle émotion j'ai eue ce matin quand le facteur, m'annonçant une
lettre recommandée, m'a tendu une enveloppe encadrée de noir sur
laquelle j'ai reconnu son écriture et son cachet blasonné, à Elle! Une
lettre de Mme Marguerite! Enfin!!

«Lundi 3 mars.

»Vraiment, ma bonne Meunière, vous êtes une odieuse créature et, si nous
ne vous aimions pas bien, nous vous détesterions à cause de votre
horrible paresse. Je vous ai écrit, il y a plus de quinze jours, en vous
demandant de me répondre courrier par courrier--et je n'ai encore rien
reçu. Vrai, c'est très mal à vous. Nous devrions bouder, et ne plus
jamais vous écrire. Je vous demandais dans ma dernière lettre si vous
pouviez venir bientôt. Dans celle-ci, je viens vous fixer le jour. Nous
voudrions vous voir arriver ici le vendredi 14. Donc, pour cela, il faut
que vous quittiez Royat le jeudi 13 au matin. Vous prendrez à Clermont
le train express du matin qui arrive à Paris à six heures. Vous prendrez
à la gare une voiture et vous vous ferez conduire de suite à la gare
Montparnasse. Ne vous trompez pas: gare Montparnasse. Là, vous pourrez
dîner, mais vous n'aurez pas énormément de temps devant vous, car il
faut que vous preniez pour Saint-Malo le train de 8 heures 45. Le train
de Saint-Malo ne se prend pas au bas de la gare, où il y a le buffet,
mais bien en haut. Vous demanderez pour Jersey, y compris le bateau, un
billet d'aller et retour (c'est valable un mois) et vous prendrez le
train à 8 heures 45. Vous arriverez à Saint-Malo à 6 heures 45 du matin.
Le bateau ne part qu'à 9 heures et demie du matin. Vous aurez donc le
temps de déjeuner, mais je vous engage à vous faire conduire au bateau
avant par un des omnibus que vous trouverez à la gare. Vous ferez mettre
vos bagages sur le bateau et, après cela, vous pourrez faire ce que vous
voudrez jusqu'à 9 heures. Vous arriverez à Jersey à midi et demi.
J'espère que vous aurez une mer calme. Vous trouverez quelqu'un à votre
arrivée qui vous conduira ici à l'hôtel.

»Est-ce bien compris?... Dès que vous aurez reçu cette lettre, envoyez
une dépêche au nom de Mme Abadie pour nous dire si c'est convenu.

»Allons, à bientôt, ma bonne Meunière. Attendez-vous à être grondée très
fort.--En attendant, nous vous embrassons encore pour cette fois.

»Vtesse DE B...»

Comment, elle m'aurait écrit il y a plus de quinze jours? Oh! M.
Constans, voilà encore un tour de votre façon.

Bien entendu, j'ai envoyé ma dépêche de suite. J'aurais voulu la faire
longue, longue, pour leur dire et redire tout ce que j'ai sur le cœur
depuis de si longs mois. Ne le pouvant, j'y ai joint une lettre où j'ai
expliqué combien de fois je leur ai écrit sans recevoir aucune réponse
et où je me suis enquise avec insistance de sa santé, puisqu'à diverses
reprises j'ai entendu dire qu'elle était souffrante.

* * *

174.--_Lundi 10 mars_.

Je suis encore retournée à Clermont aujourd'hui, pour activer les
préparatifs de mon départ. En rentrant, j'ai trouvé une dépêche qui
m'attendait:

_Royat-Jersey 128-33-10-2 h. 49 s._

_Madame veuve Quinton, Hôtel des Marronniers,_

_Royat (Puy-de-Dôme)._

_Télégraphiez-moi de suite qu'à votre grand regret vous êtes
absolument forcée de retarder de quelques jours ce qui était
convenu. Je vous écris._

Que penser? Que faire? Expédier le télégramme demandé par Mme
Marguerite: ce que j'ai fait sur l'heure.

Elle voit sans doute quelque inconvénient à mon arrivée, et, comme
toujours, au lieu de le déclarer elle-même au général, elle préfère
s'arranger de manière à ce que l'empêchement semble venir de moi.

* * *

175.--_Mardi 11 mars_.

Nouvelle dépêche ce soir:

_Royat-Jersey 150-23-11-6 h. 10 s._

_Madame Quinton, Hôtel Marronniers, Royat._

_Très contrarié. Suis certain que vous ferez dimanche ce que vous deviez
faire jeudi. Y compte absolument. Lettre suit._

Celle-là est du général, et je n'ai pas de peine à deviner qu'il était
furieux en la rédigeant. Le retard de ma venue le contrarie. Pourvu
qu'il ne finisse pas par m'en vouloir de toutes les cachotteries
auxquelles Mme Marguerite m'associe bien malgré moi, car rien ne me
répugne autant que ces façons détournées de procéder.

Attendons maintenant la lettre explicative que ces deux dépêches
m'annoncent.

* * *

176.--_Vendredi 14 mars_.

La lettre explicative est arrivée. Elle n'explique rien du tout.

«Mardi 11.

»Merci, ma bonne Meunière, d'avoir fait ce que je vous ai télégraphié.
Je vous en expliquerai de vive voix la raison. Lui vient de vous
télégraphier et je compte bien que vous ferez ce qu'il vous dit, que
vous partirez dimanche et que vous nous arriverez sûrement lundi. Il
faudra que vous trouviez un prétexte pour lui expliquer ce retard. Donc
vous partirez, n'est-ce pas, dimanche matin de Clermont, comme vous
deviez partir jeudi. Une fois à Paris, vous irez gare Montparnasse. Là
seulement, partant dimanche soir, il y aura un petit changement: au lieu
de prendre le train pour Saint-Malo, vous prendrez celui pour Granville
qui part à 9 heures du soir au lieu de 8 heures 45. Vous aurez donc un
quart d'heure de plus pour dîner. Le train part en haut également, comme
pour Saint-Malo. Donc, vous partez pour Granville dimanche à 9 heures du
soir. Vous arriverez à Granville à 6 heures 18 du matin. Le bateau, ce
jour-là, ne part qu'à 2 heures un quart de l'après-midi, à cause de la
marée. Vous prendrez donc à la gare l'omnibus pour l'Hôtel du Nord. Là,
vous pourrez déjeuner, vous reposer jusqu'à midi, déjeuner de nouveau et
toujours l'omnibus de l'hôtel vous conduira au bateau. Vous arriverez
ici vers 5 heures et vous trouverez quelqu'un au-devant de vous.

»J'ai, en effet, été assez souffrante--mais pas comme on vous l'a dit,
et vous me trouverez mieux.

»Donc, à lundi, et, en attendant, nous vous embrassons.»

Non seulement la lettre n'explique rien, mais c'est encore moi qui dois
m'ingénier à expliquer mon retard au général. Mme Marguerite m'en
abandonne le soin. Merci de la surprise. Que vais-je bien trouver à lui
prétexter? Sans doute la santé de ma pauvre mère,--qui n'est
malheureusement que trop souvent mal portante depuis quelques années.



CHAPITRE XII

L'Hôtel de la Pomme-d'Or


177

_Lundi 17 mars.--Lundi 31 mars 1890_.

Exécutant au pied de la lettre les prescriptions de Mme Marguerite,
je suis partie le dimanche 16 mars, par l'express du matin. Aussitôt
débarquée à la gare de Lyon, je me suis fait conduire à la gare
Montparnasse. C'est alors que j'ai commencé à m'apercevoir que j'étais
suivie par un individu qui ne m'a plus perdue de vue jusqu'à Jersey.
J'en ai été très effrayée d'abord, et cela m'a gâté mon trajet nocturne
de Paris à Granville. Puis j'en ai pris mon parti et je me suis mise à
observer avec curiosité les allées et venues du garde du corps que M.
Constans m'avait fait le très grand honneur de m'adjoindre.

Arrivée à Granville à 6 heures du matin, j'ai eu le temps de me reposer
quelques bonnes heures à l'Hôtel du Nord, de déjeuner et de me rendre à
pied au bateau. La traversée s'est effectuée par une après-midi
magnifique,--véritable promenade de plaisance où le bateau glissait sans
une secousse, sur une mer calme comme un lac bleu.

Le capitaine circulait parmi les passagers, disant à chacun un mot
aimable. Il parut me remarquer d'une façon toute particulière, sans
doute à cause de ma coiffe--et fut tout particulièrement aimable et
galant avec moi.

Tout à coup, voici la terre qui s'aperçoit, d'abord lointaine et
confuse, puis de plus en plus distinctement. La côte est rocheuse, mais
plus à l'intérieur se montrent de belles pelouses verdoyantes qui
s'étendent à perte de vue. Une ruine, surmontée d'une tour, se dresse en
face de nous. Le bateau la laisse à droite et file à toute vitesse sur
le port de Saint-Hélier dont les jetées deviennent visibles. Le voilà
qui s'engage dans un goulet à peine assez large pour lui laisser
passage, puis qui débouche dans un bassin très vaste, où stationnent
quantité de petits vapeurs et de voiliers. Sur la droite, s'élève une
sorte de fortin surmonté du drapeau anglais. Sur la gauche s'alignent
les maisons de Saint-Hélier.

Dès que j'eus franchi la passerelle, j'aperçois l'omnibus de la
Pomme-d'Or. Je pense y monter, mais conducteur me désigne l'hôtel, situé
sur le quai même presque en face de nous. Je m'y dirige de ce pas. C'est
une maison sans apparence, pas très haute, donnant sur une sorte de
renfoncement. Je franchis une profonde porte cochère et me trouve dans
une petite cour intérieure, plutôt triste, qu'égayent à peine quelques
plantes vives alignées le long d'un mur. Une servante m'indique
l'appartement du général: «L'escalier dans le coin, à droite, au second
étage, au fond du couloir.» Je monte l'escalier sombre, je suis un long
couloir qui fait un coude sur la droite. La fille de service m'a
rejointe et m'offre de m'annoncer. Je pénètre dans une antichambre, de
là dans une autre pièce et me voici auprès d'eux.

Le soir tombait, et, dans la pénombre, ils se tenaient assis aux deux
côtés de la cheminée, auprès du feu qui se mourait. En me voyant entrer,
ils se sont levés et m'ont embrassée affectueusement. Je ne pouvais pas
très bien distinguer leurs traits, mais la première chose qui me frappa
fut un embonpoint très prononcé qui déformait la silhouette de Mme
Marguerite. J'en eus un mouvement de joie, croyant que le rêve tant
caressé allait enfin s'accomplir... Le général me détrompa aussitôt:

«Vous voyez ma chère Marguerite un peu souffrante d'un gonflement et
aussi d'une toux nerveuse qui la fatigue beaucoup... Les soins de notre
médecin de Saint-Hélier n'y ont rien fait. Alors, comme il y avait déjà
deux mois que ce double malaise persistait, nous avons fait venir de
Paris le docteur qui a soigné Marguerite depuis son enfance. Il a passé
deux jours ici, et il est reparti hier. Nous attendons pour demain son
ordonnance avec les médicaments nécessaires. Je suis bien heureux que
vous soyez là: à nous deux, nous la soignerons bien, notre chère petite
malade, jusqu'à ce qu'elle soit...»

Un accès de toux de Mme Marguerite lui coupa la parole et me fit
frissonner: c'était une toux mauvaise, sèche et rauque, qui lui
déchirait affreusement la poitrine.

On vint allumer les lampes à gaz, et aussitôt mes regards effrayés se
portèrent sur Mme Marguerite. Dieu, qu'elle apparaissait changée! Ce
visage, que j'avais laissé à Londres si florissant, était maintenant
pâle et amaigri. Les lèvres étaient toutes blanches et des cercles
bleuâtres entouraient les yeux, augmentant l'apparence maladive de sa
figure. Sous la robe de chambre en crépon noir, garnie de dentelles et
de rubans, le ballonnement du ventre était tel qu'on eût pu croire la
pauvre femme atteinte d'hydropisie. De temps à autre, sa toux la
reprenait, la secouant tout entière, lui congestionnant la figure, après
quoi elle restait abattue et sans forces.

Chaque fois le général se levait de son fauteuil, la prenait dans ses
bras, la câlinait et la rassurait. Je le regardais faire, tout en
l'observant lui-même. Jamais je ne lui avais vu aussi bonne mine.
Toutefois, j'aperçus aux tempes des touffes de cheveux blancs, et aussi
des filets argentés dans la barbe blonde.

J'étais si oppressée que j'avais peine à répondre aux questions qu'ils
me posaient. Heureusement que le général était en veine de causerie. Il
montrait une confiance absolue dans le prompt rétablissement de Mme
Marguerite et dans le bien que pouvait lui faire le climat de Jersey. Il
semblait s'être beaucoup attaché à l'île, à en juger par la description
enthousiaste qu'il se mit à m'en faire.

Huit heures sonnaient. On s'est levé pour aller dîner. J'aurais supposé
qu'on les servait chez eux. Il n'en était rien. Le général a jeté un
fichu de laine blanche sur les épaules de Mme Marguerite et, lui
offrant le bras, l'a menée vers l'escalier. Dès les premières marches
descendues, je me suis sentie toute saisie par l'air frais du dehors,
contrastant avec la chaleur de leur chambre. La cour, que nous avons
ensuite traversée, m'a paru une vraie glacière. Je frissonnais quand
nous sommes arrivés à leur petite salle à manger située au fond d'un
couloir, à l'autre extrémité de cette cour. Au même instant, Mme
Marguerite a été saisie d'une quinte de toux plus violente que toutes
celles qui avaient précédé.

À dîner, tout appétit m'avait passé. Mme Marguerite toussait de temps
en temps, ne mangeait presque rien, mais buvait, par grandes rasades, du
vin blanc du Rhin très étendu d'eau. Quant au général, il faisait
honneur au repas et continuait à me parler de Jersey.

Après dîner, nous avons refait la traversée de la petite cour glaciale.
Mme Marguerite a monté l'escalier avec peine, s'appuyant lourdement
sur le bras du général et s'arrêtant plusieurs fois en route, très rouge
et essoufflée. La voyant ainsi, je me suis souvenue de l'essoufflement
que j'avais déjà remarqué chez elle, à Londres, alors qu'elle paraissait
cependant en si belle santé... Je n'ai pas eu le temps d'y arrêter
davantage ma pensée, car, à peine arrivée dans sa chambre, Mme
Marguerite a été reprise d'un affreux accès de toux, si violent qu'il
lui a fait rendre le peu qu'elle avait absorbé.

Le général m'a naïvement avoué que cela se passait ainsi tous les jours,
après chaque repas. J'étais outrée. Je leur ai représenté que cette
maudite cour tuait Mme Marguerite, que la femme la mieux portante ne
résisterait pas au coup de froid qu'on éprouvait en la traversant, que
la montée de cet escalier aggravait la toux et que les déplorables
accidents qui s'ensuivaient ne pouvaient manquer d'affaiblir la malade
au plus haut degré. Ils en convinrent, mais ils ne voulurent pas se
résoudre, comme je les en suppliais, à se faire servir dorénavant chez
eux.

Ils trouvaient que cela présentait trop d'incommodité pour le peu de
temps qu'ils passeraient encore à la Pomme-d'Or: car ils étaient
déterminés à la quitter dès qu'ils auraient trouvé une villa à leur
convenance.

Autant cet hôtel, le meilleur de Saint-Hélier, pouvait être agréable à
habiter pour un touriste, autant il leur présentait d'inconvénients de
toute espèce. Le général s'y sentait trop regardé, trop observé par les
curieux, parmi lesquels il devinait plus d'un mouchard. Enfin, le
docteur les avait complètement décidés à partir en leur déclarant que la
cuisine d'hôtel n'était pas ce qu'il fallait à l'état de santé de Mme
Marguerite.

En attendant, pour me donner du moins une demi-satisfaction, ils
m'assurèrent que, le soir, on ne se rendrait plus à la salle à manger en
passant par la cour, mais par l'intérieur de la maison.

Mme Marguerite se sentant un peu mieux, ils m'ont fait visiter leurs
modestes appartements. D'abord, la chambre de Madame, une jolie pièce
éclairée par deux fenêtres anglaises, à châssis glissant l'un sur
l'autre. Ces fenêtres donnent sur le quai et la mer. Le lit se trouve au
fond, dans une sorte de placard. Des fauteuils bas, très confortables,
et de petits meubles anglais à tiroirs se détachent sur la moelleuse
moquette rouge. Dans un coin, le buste du général, en terre cuite.

À côté, d'une part, la chambre du général, où il ne reste jamais, et,
d'autre part, son bureau, donnant aussi sur la mer par une belle fenêtre
double. Aux murs, l'étoffe à fleurons d'or sur un fond grenat qui
tapissait, m'ont-ils expliqué, son cabinet de travail de la rue
Dumont-d'Urville. Beaucoup de sièges, un autre buste du général, en
marbre blanc. Au plafond, un lustre en cristal contre lequel il m'a dit
s'être cogné un jour très fort, ce qui avait fait courir le bruit, à
l'hôtel, qu'il y avait eu tentative de suicide.

Du bureau du général on passe dans une longue pièce formant antichambre,
et là se termine leur logement proprement dit. Quatre autres pièces en
dépendent: en sortant dans le couloir, de suite à main droite, la
chambre du domestique et de sa femme; un peu plus loin, le bureau du
secrétaire; puis, en tournant le coin, à main gauche, une pièce servant
de débarras pour les innombrables robes de Mme Marguerite et une
chambre d'ami qui m'a été donnée.

«Vous voyez, m'a dit Mme Marguerite, qu'il serait difficile d'accuser
encore le général d'habiter des palais fastueux... Quant à notre
personnel de service, il est tout aussi réduit: ma femme de chambre,
Delphine, partie depuis hier pour Bruxelles d'où elle va nous ramener
toutes sortes d'objets qui rendront notre intérieur plus confortable;
son mari, valet de chambre du général, et enfin notre cocher. Ajoutez-y
un garçon d'écurie engagé ici, un maître d'hôtel et une servante de la
Pomme-d'Or attachés exprès à nos ordres, et voilà un strict minimum
au-dessous duquel il était impossible de descendre... Avec cela, aucune
dépense extraordinaire, sauf, dernièrement, l'achat d'un petit cheval à
atteler au tilbury... Eh bien! malgré toutes ces économies, nous
dépensons cependant deux fois plus que nous ne le présumions!»

Nous étions rentrés dans leur chambre et nous y avons encore causé
quelque temps. À onze heures sonnant, je leur ai dit bonsoir. En se
levant pour m'embrasser, Mme Marguerite a été saisie d'une nouvelle
crise de toux, déchirante à fendre l'âme. Je me suis retirée chez moi
profondément angoissée, et la plus grande partie de la nuit s'est
écoulée sans que j'eusse pu prendre de sommeil. Il me semblait entendre
cette toux affreuse, dont les oreilles me tintaient. En repassant dans
l'esprit tout ce que je venais de voir, de lugubres souvenirs, vieux de
plusieurs années, ressuscitaient en moi. J'ai soigné, hélas! et j'ai vu
s'en aller, malgré tous mes soins, des proches atteints de la phtisie.
D'instant en instant, l'effroyable vérité m'apparaissait plus nettement:
Mme Marguerite est phtisique... Autant dire qu'elle est perdue!...

Le général ne s'en rend pas compte... Moi non plus, jadis, je ne voyais
rien, jusqu'à ce que la réalité m'eût enfin ouvert les yeux...

Tant mieux pour lui: puisse-t-il tout ignorer jusqu'au bout... Combien
de temps cela durera-t-il? Dans l'état où je la vois, avec ce changement
si prodigieux en quelques mois, avec cette toux affreuse, je ne crois
pas qu'il soit possible que cela se prolonge au delà d'une année, de
dix-huit mois tout au plus... Elle passera peut-être encore un hiver,
mais c'est le printemps qui est à craindre, le printemps où se réveille
tout ce qui doit vivre et où, en vertu de je ne sais quelle attraction
mystérieuse, les êtres condamnés à mort s'en vont vers le cimetière qui
se couvre de gazon nouveau.

Et alors, un jour le général se trouvera seul dans la vie...

Miséricorde!

* * *

Vers onze heures du matin, Mme Marguerite est entrée chez moi. Elle
apparaissait encore plus pâle et défaite, à la clarté du jour, que hier
soir aux lumières. Elle s'est assise et elle m'a dit:

«Ma bonne Meunière, pendant que le général a été forcé de sortir, je
viens vous expliquer, en confidence, pourquoi je vous ai demandé de
retarder votre voyage... À part le plaisir qu'elle nous cause, votre
arrivée devait nous rendre service, car nous pensions vous prier de
rester auprès de moi pendant tout le temps où ma femme de chambre serait
absente, afin qu'en cas de complications dans mon état de santé vous
soyez là pour me soigner... Quand on est aussi mal portante que moi en
ce moment, il faut, voyez-vous, songer à tout cela...»

Elle s'est arrêtée, saisie d'un accès de toux qu'elle a cherché en vain
à étouffer dans son mouchoir. Quand il se fut apaisé, elle a repris:

«De plus, je voulais vous avoir près de moi lors de la visite de mon
docteur de Paris, afin de pouvoir m'en remettre à vous, en qui j'ai
toute confiance, au cas où il y aurait eu quelque chose à faire ou à
cacher... Mais nous recauserons de cela dans un instant... Il était
donc entendu que ma femme de chambre s'en irait jeudi et que vous nous
arriveriez le lendemain, quand, il y a une semaine, j'ai été amenée à
juger préférable que Delphine ne parte que trois jours plus tard... Mes
raisons auraient été trop longues à expliquer au général: j'ai préféré
vous demander de retarder vous-même votre voyage, ce qui m'offrait le
prétexte d'ajourner celui de Delphine... À propos, avez-vous songé à ce
que vous répondriez au général s'il vous questionnait sur les motifs de
votre retard?

«Oui, Madame, mais il ne m'a rien demandé jusqu'ici.»

«Tant mieux, espérons qu'il aura oublié... Maintenant, autre chose, je
viens de recevoir une lettre que je voudrais vous faire lire avant de la
brûler... Seulement, il faut que vous me donniez votre parole la plus
sacrée que vous n'en toucherez jamais un mot au général!»

Me regardant fixement, elle m'a tendu la main. J'y ai mis la mienne en
lui promettant ce qu'elle demandait. Elle a alors tiré de son sein une
enveloppe qui paraissait contenir plusieurs feuillets. Elle a fait mine
de me la passer, puis elle s'est retenue avec un air d'hésitation:

«C'est peut-être bien imprudent de ma part, a-t-elle dit, de vous
associer à ce secret.»

Le rouge m'est monté à la figure.

«Oh! Madame, me suis-je écriée, je crois vous avoir fourni assez de
preuves de la confiance que vous pouviez m'accorder!»

Elle a souri:

«Vous avez cent fois raison, ma bonne Meunière, et je n'ai aucun doute
blessant à votre égard... Eh bien! je vais vous la donner à l'instant
cette lettre, mais pas ici: dans ma chambre, car, vrai, il ne fait pas
chaud chez vous.»

Elle a recommencé à tousser. La soutenant par le bras, je l'ai
reconduite à sa chambre. Elle m'a alors mis en mains l'enveloppe. J'en
ai tiré une ordonnance de médecin que je lui ai rendue et une longue
lettre de la même écriture, que je me suis mise à parcourir
fiévreusement.

C'était une lettre suppliante, où le docteur lui parlait le langage le
plus affectueux d'un ami. Il l'adjurait de quitter au plus tôt non
seulement l'Hôtel de la Pomme-d'Or, mais l'île de Jersey, qu'il
déclarait meurtrière pour elle. Il lui représentait que les plus graves
conséquences l'attendaient si elle hésitait davantage à se transporter
dans un climat plus ensoleillé. Il en était temps encore, mais tout
juste: dans quelques mois, il serait peut-être trop tard. Il lui
indiquait la Sicile ou Naples comme le séjour le plus approprié à la
conservation de sa santé, ou tout au moins San-Remo, sur la Côte d'Azur,
si le général tenait absolument à résider tout près de France.

En terminant, il invoquait un suprême argument: si elle faisait fi de
ses conseils, si, pour ne pas contrarier le général dans ses projets,
elle se sacrifiait à lui, qu'adviendrait-il dans la suite? Son ami la
pleurerait un mois, trois mois, six mois peut-être, puis, aucune douleur
n'étant éternelle, il se consolerait... Tandis que, si elle
entreprenait le nécessaire pour se soigner, elle et lui continueraient à
jouir de cet amour qui faisait leur bonheur à tous deux.

J'avais achevé cette lecture et j'en étais tout émue, Mon regard
interrogea Mme Marguerite. Elle me reprit doucement la lettre des
mains, puis elle me dit:

«Vous vous demandez ce que je compte faire... Eh bien! mon amie,
regardez!»

Et, d'un geste rapide, elle jeta les feuillets dans le feu.

Je voulus les retirer des flammes; elle m'en empêcha en me serrant le
bras nerveusement: «Laissez-la, cette lettre, dit-elle, il faut qu'elle
disparaisse, pour que rien ne subsiste plus des conseils qu'elle me
donne et que je suis bien déterminée à ne pas suivre... Quitter Jersey
maintenant, quelle folie! J'ai eu toutes les peines du monde à empêcher
le docteur d'en parler personnellement à Georges! Je n'y ai réussi qu'en
lui exposant que la chose avait besoin d'être amenée avec quelques
ménagements, en lui jurant mes grands dieux que je me chargeais de faire
le nécessaire et en le priant de m'écrire une lettre que je puisse
montrer... Vous avez vu ce que j'en ai fait.»

Je ne pouvais croire ce que j'entendais. Cela me bouleversait. Je me
suis mise à supplier Mme Marguerite de revenir sur une détermination
qui ne s'expliquait pas, d'accepter ce changement de séjour et de ne pas
se condamner volontairement à une issue fatale, alors qu'elle n'avait
qu'à écouter les recommandations du docteur pour vivre à jamais
heureuse.

Elle ne me laissa pas continuer.

«Inutile de recommencer le plaidoyer du docteur, fit-elle. Là où il a
échoué, vous ne réussirez pas!»

«Eh bien! Madame, répliquai-je vivement, il me reste encore un moyen de
réussir et de vous sauver malgré vous... Je vais tout dire au général!»

Elle pâlit et me fixa, les sourcils froncés, puis elle me dit:

«Vous ne ferez pas cela, car vous protestiez tout à l'heure encore que
vous étiez incapable de manquer à votre parole... D'ailleurs,
pouvez-vous supposer que j'agisse par simple obstination? Croyez-moi,
tout s'oppose à ce que j'aille en Italie, ou plutôt à ce que le général
y aille, puisque rien au monde ne saurait le a séparer de moi, du moins
tant que je serai vivante--et peut-être même plus tard... Le général a
actuellement mille raisons pour rester à Jersey, et il en a mille autres
pour ne pas se fixer en Italie. D'ici, il peut diriger la grande
bataille électorale qui va se livrer à Paris, à la fin du mois prochain,
pour les élections municipales, et dans laquelle il compte jouer sa
dernière carte. S'éloigner davantage de Paris, en ce moment, serait une
faute grave, qui produirait le plus mauvais effet. De plus, le général
n'aime pas l'Italie, ou plutôt l'attitude actuelle des Italiens: lui qui
a reçu sa première blessure et gagné sa croix dans la guerre de 1859 ne
peut pardonner aux Italiens d'avoir si vite oublié... Vous voyez donc
avec quelle répugnance il m'accompagnerait là-bas. Certes, si je l'en
priais, il y consentirait. Mais, sûrement aussi, je l'exposerais, en le
faisant, à de nouvelles attaques qui rejailliraient sur moi: on
l'accuserait de nouveau d'avoir cédé au caprice d'une femme, et l'on
m'accuserait, moi... Ah! dussé-je le payer du prix de ma vie, je ne veux
plus qu'on m'accuse de quoi que ce soit: Dieu sait le mal qu'on m'a fait
en insinuant que j'avais détourné le général de son devoir...»

Elle dit ces dernières paroles avec des larmes dans la voix. Un violent
accès de toux la secoua, elle reprit:

«Voyez-vous, ma pauvre Meunière, il faut que je traîne mon boulet
jusqu'au bout. J'aurai beau demander grâce, j'aurai beau crier que je
suis mortellement malade, on ne voudra croire à ma maladie que quand
j'en serai morte... Et puis, je n'ai même pas le droit d'en parler, car
ce serait jeter dès maintenant une douleur épouvantable sur son
existence à lui, déjà si éprouvé... Mais halte-là, le voilà qui
revient!»

Le général rentrait, en effet, le visage souriant. Avec une présence
d'esprit étonnante, Mme Marguerite lui sauta au cou et lui dit, d'un
air joyeux:

«Georges, ma guérison est arrivée... La Belle Meunière vient de
m'apporter l'ordonnance du docteur et les médicaments venus de Paris.»

Cela lui causa une joie véritable. Ils s'embrassèrent comme aux
meilleurs jours d'autrefois. Elle lui tendit l'ordonnance. Après l'avoir
parcourue, il demanda:

«C'est tout? Le docteur n'a rien écrit avec cela?»

Elle répondit, du ton le plus naturel du monde:

«Mais non; c'est vrai, il aurait bien pu ajouter un mot.»

«Allons, dit le général en riant, ces médecins sont tous les mêmes.
Quand ils vous font l'insigne faveur de tracer quelques lignes à votre
intention, on dirait que c'est avec un compte-gouttes!»

Le petit colis contenant les médicaments se trouvait sur la cheminée.
Ils se mirent à le déballer, tous deux, retournant chaque objet en tous
sens, comme de vrais enfants.

«Eh bien! Belle Meunière, finit par me crier le général, qu'avez-vous à
rester toute morose dans votre coin, à l'instant où le bonheur rentre
chez nous?... Allons, venez en prendre votre part: tout cela vous
concerne autant que nous, car c'est vous et moi qui allons, maintenant,
soigner notre chère petite Marguerite, et cela dès ce soir, pour qu'elle
soit d'autant plus vite rétablie...»

Je m'approchai d'eux en souriant... Mon Dieu, combien je souffrais!

* * *

On ne tarda pas à descendre pour déjeuner. Mme Marguerite s'efforça
de montrer plus d'appétit que la veille, mais je n'ai pas eu de peine à
remarquer qu'elle buvait avec avidité, tandis qu'elle se faisait
violence pour manger. En remontant chez elle, elle fut reprise d'un
violent accès de toux, suivi d'autres accidents... Cependant, elle fit
la courageuse et déclara qu'elle voulait absolument se promener en
voiture avant de se résigner à garder la chambre pendant plusieurs
jours.

Je l'ai aidée à mettre une robe forme peignoir en drap amazone,
soutachée de noir, élargie à la taille exprès pour elle, comme si elle
devait être mère à brève échéance... Nous sommes montés dans le landau
découvert et nous avons fait un grand tour à travers l'île.

J'ai pu me faire une première impression sur Jersey, laquelle n'a pas
varié depuis. J'ai trouvé l'île extrêmement jolie, mais d'une joliesse
un peu mièvre et maladive. Ainsi que me l'a fait remarquer le général,
les plantes les plus méridionales, les agaves et les camélias, poussent
ici en pleine terre: mais elles y poussent comme dans une serre
artificiellement chauffée. La végétation a je ne sais quoi d'anémique et
de pâlot: les bois, ces bois d'un vert profond qui donnent tant de
pittoresque à ma chère Auvergne, font presque complètement défaut; les
arbres même sont rares; point de ruisselets ni de fraîches cascades
comme dans ma vallée de Royat. Rien que d'immenses pelouses ondulées, où
paissent des vaches maigres à cornes rabattues vers le museau, et que
parsèment de petites maisonnettes blanches ou rouges, de coquettes
villas à pignons pointus et de minuscules chapelles qui semblent
disposées là comme si un enfant-géant les avait sorties de sa boîte à
jeu.

Ce qui m'a semblé le plus beau dans cette promenade, c'est la mer, qui
tantôt apparaissait dans une trouée, tantôt disparaissait derrière
quelque roche, et qui s'étendait, tout argentée, sous le ciel
merveilleusement clair.

Pendant que nous roulions, le général me faisait les honneurs de l'île,
qu'il connaissait maintenant par cœur, m'indiquait du doigt tous les
sites intéressants, me racontait leur histoire, me disait leurs noms.
Mme Marguerite paraissait tout heureuse de le voir de si bonne
humeur.

Ses yeux clairs le fixaient avec une tendresse particulière que je ne
leur avais jamais vue, et où il me semblait lire la volupté du sacrifice
auquel elle s'était décidée ce matin. Plus d'une fois, elle s'est
penchée sur ses épaules et elle l'a baisé sur les lèvres avec une
tendresse éperdue. Ma pensée se reportait alors à ces promenades en
voiture qu'ils faisaient, autrefois, le soir, dans la vallée de Royat,
et dont ils revenaient ivres d'amour et de baisers. Mais aussitôt la
toux rauque me rappelait à la réalité...

Tout à coup, Mme Marguerite se sentit si altérée qu'elle exprima le
désir impérieux de boire. Le général ne voulut pas céder d'abord, car le
médecin avait prescrit qu'elle boive aussi peu que possible, sous peine
de ne pas se guérir de sa dilatation de ventre. Mais elle le supplia
avec tant d'insistance, elle promit si gentiment de ne plus recommencer
jamais et d'être bien sage dans la suite, qu'il finit par arrêter le
landau devant une auberge, en demandant de l'eau. On en apporta une
carafe pleine, toute couverte de buée, tant l'eau était fraîche: Mme
Marguerite en vida deux grands verres, coup sur coup. Il fallut lui
retirer la carafe pour l'empêcher d'en boire un troisième.

Elle fut saisie aussitôt d'une quinte de toux terrible. Le général l'a
enveloppée de ses bras et lui a porté son mouchoir aux lèvres. Il y est
venu quelques petites taches de sang.

«Ce n'est rien! a-t-elle dit dès qu'il lui a été possible de parler.
C'est cette vilaine toux nerveuse qui m'irrite la gorge!»

Le général l'a grondée d'avoir bu si avidement cette eau glacée. Il a
fait refermer le landau et il a ordonné au cocher de revenir à toute
vitesse sur Saint-Hélier.

Aussitôt rentrés à l'hôtel, nous avons obligé la malade à se coucher,
et, le soir même, le traitement a commencé. Il s'agissait d'abord de
réagir contre la toux en appliquant, au bas des omoplates, deux
vésicatoires qui devaient être gardés toute la nuit. Le général l'a fait
lui-même avec des précautions infimes, et il a enroulé ensuite des
bandes de toile autour de tout le torse. Il y mettait tant de soin et
d'adresse que je n'ai pu m'empêcher de lui dire:

«Vrai, mon général, il fait bon être souffrante avec un garde-malade tel
que vous... On voit que vous avez l'habitude de faire le bon Samaritain
avec ceux que vous aimez.»

IL m'a regardée d'un air étonné:

«Ma foi, je dois vous avouer que, de ma vie, il ne m'est jamais arrivé
d'administrer, à qui que ce soit, la moindre pilule!»

«Eh bien! mon général, je vous félicite et vous admire. Du premier coup,
vous avez atteint le savoir-faire de l'infirmière la plus accomplie!»

C'est plutôt «de la sœur de charité la plus exquise» que j'aurais dû
dire: cette comparaison, seule, pouvait convenir aux soins dont il
entourait sa chère malade, aux mille attentions qu'il avait pour elle et
aux paroles touchantes qu'il trouvait afin de verser un peu de baume sur
le cœur de cette femme qui souffrait,--car ces vésicatoires l'ont fait
atrocement souffrir pendant toute la nuit. Jamais je n'ai mieux vu que
durant cette nuit de veillée quels trésors de tendresse et de dévouement
son cœur, à Lui, renfermait.

Le matin, quand nous eûmes déroulé les bandes de toile et décollé
doucement les vésicatoires, j'ai vu le moment où il faudrait les soigner
tous deux. Il s'agissait d'ouvrir les cloques qui s'étaient formées.
J'ai passé au général de petits ciseaux d'argent: il les a levés, mais
il est devenu en même temps si pâle que j'ai cru qu'il allait
s'évanouir. Je lui ai alors offert de le remplacer. Ah bien oui! Lui,
laisser d'autres mains que les siennes toucher ce corps adoré! Ma seule
proposition a suffi à lui rendre le courage qui avait failli lui
manquer, et il a bravement accompli l'opération jusqu'au bout.

«Ah! j'ai eu rudement chaud!» a-t-il dit avec un soupir de soulagement,
quand le pansement fut terminé.

Ce même jour, Mme Marguerite s'est soumise aux autres prescriptions
de son traitement, fort compliqué. Il y avait une potion à prendre par
cuillerées d'heure en heure, des pilules pour la toux, d'autres pour le
ventre, de la poudre de charbon en cachets pour faire disparaître le
gonflement, sans compter les fortifiants, jus de viande, pepto-fer et
compotes. Tout cela, le général l'administrait à l'heure militaire, sans
une demi-minute de retard. Pour qu'il n'y ait pas d'erreur possible, il
avait affiché l'ordonnance près du lit de la malade et il s'y référait
constamment, se mettant dans des colères épouvantables si tout n'était
pas prêt à l'heure dire.

Mais, dès qu'il revenait vers sa malade, il redevenait doux comme une
Sainte Vierge, la berçant dans ses bras ainsi qu'elle a dû le faire pour
l'Enfant Jésus, et inventant chaque fois de nouveaux propos, les uns
tendres, les autres gais, pour la rasséréner.

Au bout de trois jours, Mme Marguerite fut autorisée à se lever. Elle
garda la chambre encore quelques jours, puis elle reprit petit à petit
le train de vie ordinaire, tout en continuant sa médication avec la même
régularité. Le traitement lui faisait un bien incontestable, surtout au
ventre, dont le gonflement diminuait à vue d'œil. L'appétit revenait,
les lèvres avaient repris un peu de couleur. La toux n'avait que peu
diminué. Pour se rendre le soir à dîner, on montait maintenant quelques
marches menant aux cuisines, que l'on traversait, ainsi que la grande
salle à manger de l'hôtel. Mais cela ne valait guère mieux, car la fumée
des fourneaux la faisait tousser tout autant qu'auparavant l'air froid
de la cour. Plusieurs fois, les accès la saisirent au moment où elle
débouchait dans la grande salle commune, et c'était navrant de la voir
ainsi, sous les yeux de tous ces étrangers en train de manger. Au retour
dans l'appartement, il y eut encore bien souvent d'autres quintes de
toux amenant de fâcheux accidents: cependant, ces derniers tendaient à
devenir plus rares.

Ce mieux relatif comblait de joie le général. Il faisait plaisir à voir,
tant il était heureux et gai. Un soir, Mme Marguerite lui prépara une
surprise qui devait mettre le comble à son bonheur. Deux amis étaient
venus de Paris et le général les avait promenés pendant toute la
journée. En attendant qu'ils revinssent pour dîner, Mme Marguerite
avait fait appeler sa couturière et, à nous trois, nous nous sommes
consultées sur ce qu'il y avait à faire pour qu'elle pût se mettre en
toilette,--elle qui, depuis trois mois, avait été dans l'impossibilité
de prendre un corset. Celui-ci gênait bien un peu: il fut coupé et
élargi séance tenante.

Elle choisit une magnifique toilette en moire blanche avec surtout de
tulle noir brodé de jais, qu'elle avait dû rapporter de Paris tout
récemment. Il y avait à modifier la taille: nous y réussîmes par nos
efforts combinés. J'aidai alors Mme Marguerite à s'habiller. Hélas!
elle n'avait plus ses belles épaules d'autrefois, et je jugeais, à part
moi-même, qu'il était préférable de les voiler. Je pris donc du tulle et
des dentelles, la suppliant de me laisser arranger cela pour qu'elle ne
puisse prendre froid. J'obtins ainsi de la prudence ce que la
coquetterie ne m'aurait certainement pas accordé, car la pauvre femme ne
s'apercevait pas à quel point elle était changée. Avec un flot de
dentelles, ce fut parfait. Les bras avaient moins maigri que le reste et
étaient encore assez beaux. Un brin de rouge sur les joues et les
lèvres, des fleurs au corsage, une aigrette de diamants dans les
cheveux, et nous eûmes un ensemble tout à fait séduisant. Justement, ces
Messieurs venaient d'entrer dans le bureau du général. Mme Marguerite
souleva la portière, derrière laquelle je me cachais (car je n'avais pas
voulu me montrer à ce dîner) et pénétra vivement auprès d'eux... Ce fut
un murmure d'admiration, puis un concert de compliments des deux
invités. Quant au général, il ne disait rien: mais, l'ayant regardé par
une fente du rideau, je vis que sa figure rayonnait de joie contenue.

* * *

Dès que Mme Marguerite eut paru suffisamment rétablie pour n'avoir
plus à garder la chambre, le général avait proposé de reprendre les
promenades en voiture de l'après-midi, en leur donnant pour but la
visite de toutes les villas qui étaient à louer dans l'île. J'avais été
assez imprudente, ce jour-là, pour lui demander pourquoi il tenait tant
que cela à rester à Jersey, alors que d'autres pays, plus tièdes,
pourraient leur offrir un séjour autrement agréable; cela m'avait valu
un regard de reproche d'Elle et, de la part du général, cette réponse
catégorique:

«Belle Meunière, plus un mot contre Jersey, ou bien nous allons nous
battre... Vous aurez beau chercher, vous ne trouverez pas, aussi près de
France, un pays plus tiède et plus sain que celui-là... Jersey? Mais
c'est un autre Nice, moins le voisinage peu sympathique des Italiens de
Bismarck!... Et puis, voyez-vous, il y a bien des choses qui nous
attachent ici. J'ai un lieu de promenade préféré: le château de
Montorgueil, et du haut de ce château, quand le temps est clair, je vois
les côtes de France!»

En prononçant ces mots, sa voix tremblait. Il a ajouté:

«D'ailleurs, s'il fait beau demain, notre première sortie sera pour
Montorgueil.»

En effet, nous y sommes allés le lendemain. En fait de château, il n'y
avait plus guère que des ruines, des murs écroulés, des vestiges de
tours, le tout perché sur une roche assez haute. Mme Marguerite, un
peu fatiguée, s'était assise chez le gardien, renonçant à nous
accompagner plus haut, jusqu'au point de vue favori du général. Quand
nous fûmes arrivés, le général laissa planer ses yeux d'aigle sur la mer
qui s'étendait à nos pieds, puis, me montrant du doigt un point de
l'horizon, me dit:

«Tenez, notre France!»

Je portai les regards de ce côté. Je ne voyais que la mer et un bateau à
vapeur qui disparaissait, au loin. Le général me tendit une lorgnette.
Après avoir longuement fixé l'horizon, je finis par distinguer, dans la
brume du lointain, une ligne un peu plus sombre, qui pouvait être la
côte normande. Le général, lui, sans se servir d'aucun verre, s'abritait
les yeux sous la main déployée et disait:

«Tenez, je les aperçois maintenant, je les distingue, les flèches de la
cathédrale de Coutances!»

Je le regardai. Il se tenait immobile, comme hypnotisé par ce qu'il
voyait. Une larme se mit à descendre le long de sa joue.

Doucement, sans le troubler dans sa contemplation, je revins auprès de
Mme Marguerite.

«Si vous saviez, me dit-elle, quelle impression cela lui cause!... Bien
des fois, je l'ai vu pleurer à chaudes larmes, et un jour même tomber à
genoux, la face inondée de pleurs, en tendant les bras vers cette patrie
qu'il aime si éperdument et qui l'a proscrit.»

Le général nous rejoignit bientôt, l'air préoccupé, et il demeura
taciturne pendant le reste de la journée. Les jours suivants, il m'a
fait voir tous les autres sites renommés de l'île, le phare de Corbière,
où la mer vient avec violence se briser contre les rochers, les grèves
de Lecq, les grottes de Plémont, profondément entaillées dans la falaise
et accessibles seulement tant que la mer est basse, car elle les
submerge en montant... À chacune de ces promenades, conformément au
programme arrêté, nous visitions toutes les villas qui se trouvaient à
louer sur notre route.

On s'était à peu près décidé pour une propriété située vers l'intérieur
de l'île, à une demi-heure de Saint-Hélier,--une maison de campagne
plutôt rustique, mais entourée d'un immense et superbe jardin,--quand le
hasard d'une excursion à la baie de Saint-Brelade nous fit découvrir,
tout auprès, une villa qui surpassait en beauté tout ce que nous avions
vu. C'était une sorte de pavillon d'été, en briques rouges, d'une
élégance et d'une légèreté de construction vraiment exquises, avec
d'immenses vérandas donnant sur la mer et des rosiers sans nombre
grimpant partout.

Devant la maison s'étendait un bout de prairie qui, seul, la séparait de
la plage. Derrière, le terrain s'élevait assez fort, jusqu'à un petit
bois de pins. Le jardin, où il devait y avoir, en été, des milliers de
roses à couper par jour, occupait cette montée; un chemin, bordé par une
rampe à pilastres, en pierre blanche, l'escaladait, en décrivant
plusieurs lacets parsemés de bancs de charmilles à formes étranges:
tels, un gigantesque tonneau en bois et une grande lanterne de verre.
Tout en haut gisaient des ruines, des colonnades à moitié brisées, d'où
l'on avait un coup d'œil superbe sur le jardin, la maison et la mer.

À l'intérieur, la villa était installée et meublée avec une coquetterie
extrême. C'était flambant neuf et d'un goût parfait. Mais, n'y aurait-il
rien eu entre les quatre murs, qu'il y avait là une merveille qui
suffisait, à elle seule, à rendre cette habitation désirable entre
toutes: c'est la vue dont on pouvait jouir du haut des fenêtres et des
vérandas. Le regard embrassait toute la baie de Saint-Brelade, la plus
belle de Jersey, qui se découpait en anse sablonneuse, terminée par deux
promontoires rocheux dont l'un portait une sorte de château fort. À
gauche, à droite, la côte s'étendait, couverte de prés et de jardins,
parmi la verdure desquels émergeaient quelques maisonnettes blanches et
le clocher pointu d'une chapelle. Et en face, dans toute la largeur de
l'horizon, c'était la mer à perte de vue.

Nous étions éblouis. Nous ne pouvions nous détacher de cet enchantement.
Pourtant, le général exprima un regret:

«Ce serait autrement beau, si je pouvais apercevoir d'ici ce que l'on
voit de Montorgueil!»

Mme Marguerite aurait voulu arrêter la location immédiatement, mais
là était la difficulté: la villa venait d'être achetée par un Parisien,
qui ne l'avait même pas encore habitée et qui n'était peut-être pas
disposé à la louer. Cette incertitude les désola. Ils entamèrent de
pressants pourparlers le jour même, et, dès cet instant, ils n'eurent
plus d'autre aspiration que de les voir aboutir.

Un matin, par un temps splendide, ils s'en allèrent, tous deux, déjeuner
là-bas. Ils ne revinrent qu'à la tombée de la nuit, heureux et ravis au
delà de toute expression. Ils me déclarèrent que c'était un séjour
idéal, un nid d'amoureux comme on n'en voit qu'en rêve. Ils se
réjouissaient à la pensée que la location se conclurait sans doute pour
le premier mai. Et, déjà, ils faisaient les projets les plus délicieux:
ils reprendraient leurs promenades à cheval, Elle montant _Tunis_ et Lui
_Jupiter_; ils feraient, tous les matins, des baignades en pleine mer;
ils se laisseraient bercer dans une barque, sur les flots argentés par
le clair de lune...

Mme Marguerite eut un mauvais accès de toux. Une grande tristesse
s'empara de moi. Le général s'en aperçut et m'en demanda la cause. Que
lui répondre?...

«Mon général, lui dis-je, vous me voyez chagrine, car il me faudra
bientôt partir, et j'aurais eu tant de bonheur à être encore là pour
vous installer tous deux dans le nid que vous vous êtes choisi.»

* * *

Ces longues promenades en voiture, qu'ils faisaient tous les jours,
prenaient le meilleur de la journée. En rentrant, le général passait
dans son bureau, s'entretenait un peu avec son secrétaire, M. M...,
recevait quelques visiteurs, le plus souvent des touristes désireux de
lui être présentés, puis se hâtait de rejoindre Mme Marguerite. Ils
causaient ensemble et lisaient, aux deux côtés de la cheminée, jusqu'à
l'heure du dîner, et ils reprenaient la causerie, après dîner, jusque
vers minuit. Ils se levaient aux environs de dix heures du matin. Le
général restait à son bureau une heure ou deux, expédiait quelques
lettres, recevait parfois d'autres visiteurs, et allait offrir son bras
à Mme Marguerite pour la conduire à déjeuner. Après quoi, on partait
en promenade.

En somme, existence d'officier retraité qui contrastait du tout au tout
avec celle que le général avait si longtemps menée.

Ce changement n'était pas sans réagir sur son état d'esprit. Il avait
généralement bonne humeur, bonne mine, bon sommeil, excellent appétit,
mais, n'empêche qu'à l'observer de plus près, il apparaissait un
peu--comment dirai-je?--un peu alourdi par ce genre de vie
insuffisamment actif.

Il causait beaucoup, mais parlait surtout de l'île ou bien disait de
bonnes choses câlines à Mme Marguerite, et il abordait rarement des
sujets plus sérieux. Je me souviens qu'un jour, au retour de courses de
chevaux où il m'avait menée, où Mme Marguerite avait tenu à parier et
où elle avait perdu, un colporteur courut à notre voiture et nous tendit
des images qu'il vendait. Mme Marguerite les prit pendant que le
général jetait une pièce blanche à cet homme. C'étaient des images
d'Epinal qui reproduisaient les traits du comte de Paris, du duc
d'Orléans et divers épisodes de leur vie, y compris l'audience de la
8e Chambre correctionnelle et la prison de Clairvaux.

Un portrait du jeune duc était accompagné de cette phrase: «La prison
est moins dure que l'exil, car, la prison, c'est encore la terre de
France!»

Un autre portrait le représentait en pioupiou, l'arme au pied, avec
cette inscription en lettres tricolores:

«Le premier conscrit de France.»

«Encore ce petit duc!» fit Mme Marguerite, d'un ton de dépit.

Le général lui prit les gravures des mains, les considéra longuement,
les sourcils un peu froncés, puis, les ayant froissées en boule, les
jeta sous les roues de la voiture, sans prononcer une parole.

Une autre fois, la conversation tomba sur M. D... Le général y mit fin
aussitôt, d'un ton qui montrait que ce sujet lui était pénible. Mais
j'en avais assez entendu pour comprendre que l'on s'était brouillé au
moment où M. D... avait été invité à fournir ses comptes. Mme
Marguerite me confia un peu plus tard qu'il y avait eu, dans la caisse
boulangiste, un «coulage» d'un million ou deux.

La seule entreprise dont le général se préoccupât vivement était la
prochaine élection pour le renouvellement du Conseil municipal de Paris.
Il y songeait sans cesse et escomptait la victoire comme certaine.

En vue du résultat qu'il entrevoyait, il se disposait à mobiliser toutes
ses ressources: car il entendait faire lui-même les frais de ces
élections. Le Comité boulangiste devait venir dans les premiers jours
d'avril en conférer avec lui.

Quant à Mme Marguerite, elle supportait avec l'apparence de la plus
grande sérénité cette vie de Jersey, où les journées se passaient
invariablement, pour elle, à causer avec le général et avec moi, à faire
un peu de broderie, un peu de lecture, et à écrire des lettres. Elle ne
laissait voir aucun désir d'y rien changer et elle se montra
inébranlable chaque fois qu'il m'arriva, étant seule avec elle, de lui
rappeler ce que lui avait demandé le docteur.

Cependant, elle n'était pas sans éprouver quelquefois une inquiétude
secrète pour l'avenir... Jamais je ne m'en suis mieux aperçue qu'un
dimanche où je fus assourdie par des litanies entrecoupées d'une musique
aigre et discordante, dont le bruit arrivait jusque dans ma chambre,
située pourtant sur la cour. J'entrai dans leur appartement, pour
regarder par une fenêtre ce qui se passait. Le bureau du général était
vide: je me mis à la croisée ouverte, et j'aperçus l'Armée du Salut qui
se démenait sur le quai, devant l'hôtel. Je me retournai, et à ce moment
je vis, à travers la porte dont le rideau était un peu écarté, Mme
Marguerite, dans sa chambre, agenouillée devant le crucifix d'ivoire
suspendu près de son lit, les mains jointes, immobile comme une statue
de cire, le regard fixe et les yeux tout débordants de larmes. Je fis un
mouvement pour me retirer; elle tressaillit, m'aperçut et se leva,
rougissante. Je lui demandai pardon de l'avoir involontairement troublée
dans sa dévotion.

«Vous êtes toute pardonnée, fit-elle. Je suis, comme vous, une
croyante... Hélas! ne suis-je pas en état de péché mortel?... Alors, je
prie Dieu et je demande à sa miséricorde de m'accorder encore la force
de vivre du moins jusqu'au jour où j'aurai cessé d'être une
pécheresse...»

Ce souci de mettre son cœur d'amante en règle avec sa conscience de
chrétienne la préoccupait beaucoup. Elle redoublait d'efforts pour faire
aboutir la procédure qu'elle avait intentée en cour de Rome. Comme
l'instruction de l'affaire s'éternisait, elle avait fini par s'adresser
à un personnage de là-bas dont on lui avait vanté l'habileté consommée
en cette matière et l'influence très grande sur les décisions du
Vatican. Après mûr examen de sa demande, ce personnage avait bien voulu
se charger de la soutenir auprès de Notre Saint-Père. Le but poursuivi
n'était plus seulement l'annulation de son propre mariage, mais aussi
celle de l'union du général, sous prétexte qu'il avait épousé, sans
dispense pontificale, sa cousine germaine. De la sorte, puisque le rejet
de l'instance en divorce du général ne leur avait pas permis de s'unir
légalement en France, ils pourraient du moins contracter un mariage
religieux à l'étranger. Des dépêches chiffrées s'échangeaient sans
cesse, longues parfois de plus de cent mots. Je devinais qu'il y avait
aussi de gros, de très gros envois d'argent. Mais aucun sacrifice
n'aurait semblé trop lourd à Mme Marguerite pour atteindre le suprême
but de ses désirs: cette bénédiction du prêtre, cette sanctification de
leur amour qui lui permettrait de retourner, l'âme tranquille, à
confesse et à communion.

Rien que d'y songer, ses yeux brillaient, son visage s'illuminait. Quant
au général, il préférait ne pas en parler, car il doutait... Ainsi,
chacun d'eux caressait son illusion: elle, la réussite de cette
entreprise, lui, le triomphe aux élections municipales de Paris...

Mme Marguerite avait encore d'autres préoccupations, dont elle ne se
confiait pas même au général.

Elle écrivit, à son insu, plusieurs lettres qu'elle me fit porter à la
poste, et elle en reçut quelques-unes adressées au nom de sa femme de
chambre. Bien qu'elle ne fût guère loquace sur ces sujets, je compris
qu'il y avait toutes sortes de micmacs avec la succession de sa tante;
qu'il fallait compter avec deux co-héritiers; que la majeure partie de
l'héritage était en rente inaliénable, d'où nécessité d'en revendre la
nue propriété à perte pour se procurer immédiatement une centaine de
mille francs. Je devinai quelque chose de plus: étant allée à Paris, de
janvier à février, elle y a déchiré le testament par lequel elle avait
institué légataire universelle la jeune femme dont elle aurait rêvé de
faire sa fille adoptive et dont, ni elle, ni le général ne prononçaient
plus le nom, tant ils avaient eu à souffrir de son ingratitude...

Que renferme son testament actuel? Cela ne fait aucun doute dans mon
esprit... Son devoir, à elle, n'est-il pas de tout lui laisser,--quitte
à lui de refuser?...

Sur ce point, elle ne m'a rien révélé, mais un jour elle a eu un mot qui
m'a beaucoup frappée. Je venais de lui raconter comment les journaux
avaient rapporté que Mme Boulanger faisait des économies pour
réserver un morceau de pain à son mari quand il lui reviendrait, brisé
par la vie...

Elle m'a regardée singulièrement, puis elle a dit, avec un sourire
étrange:

«Rassurez-vous, il faudrait que je sois morte pour cela--et alors le
général n'aura besoin de rien, ni de personne.»

* * *

Les jours s'étaient vite écoulés. La femme de chambre de Mme
Marguerite était revenue de Bruxelles, sa mission accomplie, en sorte
que ma présence ne leur offrait plus d'utilité. Ils auraient bien voulu
me retenir quand même; malheureusement, ma sœur m'écrivait que notre
mère était retombée malade, et cela me mettait sur des charbons ardents.
Il fut donc convenu que je partirais le dernier jour du mois, un lundi.
Mais, avant de m'en aller, je devais éprouver une émotion terrible.

C'était l'avant-veille de mon départ. Ils avaient des invités. Je leur
avais demandé la permission de ne pas dîner avec eux, et, mon repas
rapidement terminé, j'étais remontée dans leur appartement pour lire un
roman de Loti qui m'enchantait, en attendant qu'ils remontassent
eux-mêmes et que je puisse leur dire bonsoir. Je m'étais placée sur le
divan de l'antichambre, un coussin sous la tête et le dos tourné à la
porte donnant sur le couloir, que je n'avais pas refermée. J'étais tout
absorbée dans ma lecture, quand subitement, dans la direction du
couloir, j'entendis prononcer le nom du général et celui de Mme
Marguerite, ce qui me forçait, presque malgré moi, de prêter l'oreille à
ce qui se disait.

C'étaient la femme de chambre et son mari, le valet de chambre, qui,
sans se douter de ma présence, causaient tranquillement chez eux, leur
propre porte à demi ouverte. Le mari était phtisique au dernier degré;
il se plaignait amèrement à sa femme de ce que Madame avait eu la
pingrerie de ne pas lui payer sa dernière note de médecin, se montant à
500 francs. Là-dessus, les voilà qui se sont mis à dégorger tout ce que
leurs âmes renfermaient à l'égard des maîtres.

J'avais eu, jusqu'alors, la naïveté de croire que ces gens-là, qui
n'étaient sympathiques ni l'un ni l'autre, portaient, sinon de
l'affection, du moins un dévouement absolu à Mme Marguerite. Elle les
avait comblés de bienfaits. Elle les avait tirés de la misère la plus
noire. Elle ne cessait d'abandonner à sa Delphine pour des milliers de
francs de linge et de toilettes à peine portées. À l'hôtel, elle leur
avait assigné, à côté de leur propre appartement, une chambre de façade
avec vue sur la mer. Ils étaient servis aussi bien que leurs maîtres, et
même mieux. Ils ne faisaient presque rien, mais ils empochaient des
gratifications sans nombre. Et, quand ils avaient marié leur fille,
Mme Marguerite lui avait fait une dot de 20.000 francs auxquels le
général avait ajouté 150 louis d'or.

Ah! dans ce qu'ils étaient en train de se communiquer, ils
apparaissaient joliment reconnaissants envers leurs bienfaiteurs! Eux,
qui auraient dû baiser les pieds de leurs maîtres, ne trouvaient que des
méchancetés à en dire: pis que des méchancetés, des objections tellement
immondes que le cœur m'en battait à tout rompre de surprise et de
douleur. Et, plus ils parlaient, plus leur perfidie éclatait, plus leur
haine s'exaspérait. Leurs voix devenaient sifflantes, ils avaient des
accents d'une férocité qui me glaçait jusqu'à la moelle. Ils se
réjouissaient de tout ce qui arrivait de malheureux au général et à
Mme Marguerite, de ses défaites à lui, de sa maladie à elle.

«Ah! la Margot, proféra le valet avec un rire démoniaque, la voilà
malade comme moi maintenant!... Tiens, ça me fait rire aux larmes quand
je l'entends qui crache sa poitrine...»

Le monstre!... Je voulais me lever pour aller lui vomir au visage son
ignominie... Mais le cœur me battait trop violemment... La force me
manqua... j'eus une sensation de vide... je perdis connaissance.

* * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * *

Quand je revins à moi, j'étais à cette même place, Mme Marguerite me
faisait respirer un flacon de sels et le général me tapait dans les
mains. Ils poussèrent des cris de joie en me voyant rouvrir les yeux. Au
même instant, la femme de chambre s'approcha de moi avec un verre
d'eau... J'eus un soubresaut et je fis un geste que cette femme a dû
comprendre, car, devenue très pâle, elle s'est retirée aussitôt et elle
ne s'est plus, dès lors, montrée sur mon chemin.

Quand je fus tout à fait remise, le général et Mme Marguerite m'ont
emmenée dans leur chambre, me pressant de questions sur la raison d'être
de cet évanouissement dans lequel ils m'avaient trouvée, exsangue comme
une morte. Je ne pus d'abord rien leur répondre d'autre que:

«Ah! si vous saviez!... Si vous saviez!...»

Et puis, que leur dire? Si j'avais eu le malheur de leur révéler ce que
ces misérables avaient proféré sur le compte de Mme Marguerite, le
général les aurait tués. Si j'avais seulement répété la centième partie
de leurs propos infâmes, ils eussent été chassés sur l'heure. Je n'osais
pas... Je finis par déclarer au général que ces gens-là avaient mal
parlé de lui.

«Bon! s'écria-t-il, je comprends ce que vous voulez dire... C'est encore
une paire de mouchards corrompus, n'est-ce pas?... Ah! vraiment, mon
valet de chambre m'espionne, lui en qui j'ai eu confiance jusqu'à
admettre son frère sur la liste de mes candidats investis, aux élections
dernières!... Dire que j'allais encore l'envoyer à Paris avec un stock
de lettres pour les élections municipales!... Je vous sais fameusement
gré de m'avoir ouvert les yeux. Demain, le gaillard aura ses huit jours,
et c'est vous qui me rendrez le service de porter ces lettres.»

* * *

Le lundi 31 mars, au matin, je suis entrée dans leur chambre pour leur
faire mes adieux. Ils m'ont demandé affectueusement ce qu'il me serait
agréable d'emporter comme souvenir.

«Un bijou, leur ai-je répondu. J'entends, le pendant du bijou que vous
m'avez fait la joie de me donner à Londres.»

Ils ont souri et Mme Marguerite m'a dit:

«Voyez comme nos pensées se rencontrent... J'y avais songé et j'ai
enveloppé hier soir ma photographie avec les lettres que voici, qui vous
sont confiées par le général pour que vous les jetiez à la poste à
Paris.

Et maintenant, dépêchez-vous, le bateau siffle pour le départ!»

Ils m'ont embrassée et, serrant dans mon sac à main le précieux paquet,
j'ai couru au bateau, sur le point de lever l'ancre.

Nous voici à Granville. Le bateau est amarré, on va descendre. Je
franchis la passerelle, suivie par un voyageur dont j'avais déjà
remarqué les regards obstinément fixés sur moi. Il me serre de si près
que je me retourne--juste à temps pour lui voir adresser un signe à un
monsieur occupé à dévisager les arrivants et dans lequel j'ai deviné un
commissaire de police. Je me rends à la douane avec tout le monde.

Puis, en toute hâte à l'hôtel, les passagers du bateau étaient déjà
attablés.

Vers la fin du repas, un monsieur à barbe grisonnante, placé près de
moi, me dit doucement:

«Madame, vous avez dû sans doute vous en apercevoir... Il m'a semblé
remarquer que vous étiez suivie par des agents secrets.»

N'en était-il pas lui-même? À tout hasard, je lui répondis d'un air
candide:

«Moi, Monsieur? Je vous demande excuse: ce serait plutôt vous. J'allais
vous faire la même remarque. Il nous a bien semblé à tous que vous étiez
filé.»

Le monsieur prit une expression vaguement inquiète.

Après déjeuner, je me promenai à travers la ville, jusqu'au train de
cinq heures.

À Mantes, étant enfin restée seule dans mon coupé, je déballai le
paquet. Il contenait exactement 70 lettres déjà toutes timbrées,
adressées soit de la main du général, soit de celle de son secrétaire;
plus une grande enveloppe blanche cachetée. L'ayant ouverte, j'en
retirai d'abord une lettre sur l'enveloppe de laquelle Mme Marguerite
avait écrit: À remettre de suite à ma concierge, 39, rue de Berry.

Je sortis enfin la photographie, que j'examinai longuement.

La voilà telle qu'Elle était il y a deux ans et demi, quand je l'aperçus
pour la première fois, et même il n'y a que six mois, à mon départ de
Londres! Son buste de déesse se trouve merveilleusement moulé dans une
toilette de soirée que je me souviens lui avoir vue à Royat, lors de son
second voyage: une toilette en velours héliotrope, avec panneaux
soutachés d'or et garnis de pampilles dorées. Ses magnifiques bras sont
nus, sans un bracelet ni une bague. La main droite s'appuie sur un vase
à fleurs, la main gauche tient un éventail en plumes d'autruches noires
à manche d'ébène et à ferrure d'or surmontée de la couronne vicomtale.
Au corsage, un immense saphir entouré de diamants, cadeau du général.
Dans les cheveux, un diadème en brillants. Dieu, à quel point elle est
éblouissante,--ou plutôt, hélas! à quel point elle le fut!

«Paris, gare Montparnasse!» Il est quatre heures du matin. Je décide de
jeter immédiatement à la poste les lettres du général, mais en me jurant
de rendre fameusement dure la tâche de quiconque voudrait me suivre. Je
commence par me faire conduire directement à la gare de Lyon et par y
déposer mes bagages en consigne, ne gardant avec moi que mon sac à main.
Le jour va bientôt poindre. Rassurée par les équipes de balayeurs qui
sillonnent la chaussée, je descends à pied jusqu'à la place de la
Bastille, j'avale un bol de lait chaud dans la première crémerie que je
trouve en train d'ouvrir et, devant le Restaurant des Quatre-Sergents de
La Rochelle, je hèle un second fiacre. Il m'arrête à plusieurs bureaux
de poste où je jette une partie de mes lettres. Je le lâche aux Halles
et j'y achète une splendide gerbe d'œillets à l'intention de Mme
Marguerite. Je me rends de ce pas à Notre-Dame; j'assiste au premier
office du matin. En sortant, je retiens une troisième voiture, qui me
mène à d'autres bureaux de poste et que je quitte place de la Bourse.
J'en prends une quatrième sur le boulevard en donnant ordre de me
conduire 25, rue de Berry. Je mets à la poste, en route, les dernières
lettres qui me fussent restées. Arrivée à destination, je paye le cocher
et je me glisse à travers la porte à peine entr'ouverte. J'aperçois, au
fond d'une cour, un domestique à favoris, le plumeau à la main. Allant
vers lui, je lui demande carrément:

«Monsieur le Marquis de Montorgueil, s'il vous plaît?»

Ahuri, il me répond qu'il ne connaît personne de ce nom. Mais je fais la
sourde oreille et j'insiste, afin de laisser à la voiture le temps de
filer. Alors ce valet, fixant ma coiffe, est devenu familier:

«Ma petite Bretonne, il faut en prendre votre parti... Ça n'a jamais
habité par ici: c'est ce que nous appelons, à Paris, le coup du lapin!»

Le laissant ricaner tout à son aise, je suis ressortie. La rue était
vide. Au bout d'un instant, j'étais au numéro 39, une grande et belle
maison, tout à fait digne de Mme Marguerite. J'ai remis sa lettre
après avoir causé avec la concierge assez longtemps pour être sûre que
je ne commettais pas d'erreur sur la personne. Il n'y avait plus de
temps à perdre: j'ai vite pris une rue conduisant à l'avenue des
Champs-Élysées, où j'ai sauté dans une voiture--et, fouette, cocher,
pour la gare de Lyon! À neuf heures du matin, je partais pour Clermont,
et à sept heures du soir j'étais rentrée chez moi. Un chagrin m'y
attendait: ma pauvre mère est bien mal.



CHAPITRE XIII

Du Retour au second Voyage de Jersey


* * *

178.--_Vendredi 11 avril_.

Faut-il que j'ai été angoissée par la crise que vient de traverser ma
pauvre mère, pour avoir négligé jusqu'à ce jour de leur écrire! Je l'ai
fait aujourd'hui, et je leur ai envoyé aussi de nos fruits confits
d'Auvergne, surtout de ces cerises au sucre que Mme Marguerite aimait
tant à croquer, aux jours, lointains déjà, où ils étaient mes hôtes.

* * *

179.--_Vendredi 18 avril_.

Je viens de recevoir la réponse de Mme Marguerite:

«Mardi 15.

»Ma bonne Meunière,

»Nous commencions à trouver votre silence bien long et nous nous en
tourmentions. C'était, en effet, pour une triste raison que vous ne nous
écriviez pas. Heureusement, cette cause n'existe plus et voilà votre
mère, j'en suis sûre, en pleine convalescence.

»Oui, ma bonne Meunière, nous avons la maison de Saint-Brelade. Pensez
si je suis contente!... Nous devons nous y installer le 26, c'est-à-dire
dans dix jours. Je les compte, tellement j'ai hâte de quitter cet hôtel
et d'être chez nous.

»Ces infâmes A... sont partis depuis huit jours. C'est un vrai bonheur
pour moi. Je suis enchantée de la nouvelle femme de chambre que j'ai.
C'est une travailleuse, très soigneuse, très attentionnée, très
avenante. Cela nous change.

»Savez-vous, ma bonne Meunière, que vous venez de nous gâter
horriblement. Nous avons reçu hier une caisse pleine de bonnes choses...

»J'ai déclaré qu'on n'en mangerait qu'une fois qu'on serait à
Saint-Brelade... Nous vous remercions beaucoup, beaucoup de cet envoi.

»Je vais toujours mieux, je mange mieux, je tousse moins et mon ventre
continue à diminuer. Je suis sûre qu'une fois là-bas, je me guérirai
tout à fait.

»Au revoir, ma bonne Meunière, nous avons été bien, bien contents de
vous avoir pendant quelques jours, car vous savez que nous vous aimons
bien. Vous nous reviendrez dès que votre saison sera finie. Le général
et moi, nous vous embrassons de tout cœur.

»Vtesse DE B...»

Voilà de bonnes nouvelles: la disparition des deux misérables, la
location de Saint-Brelade!

À Paris, la lutte électorale devient de plus en plus ardente pour le
scrutin du 27. Dans chaque quartier, c'est un corps à corps désespéré
entre le boulangisme et ses adversaires.

* * *

180.--_Lundi 28 avril_.

Quel désastre! Qui aurait pu prévoir qu'ils ne seraient même pas vingt,
pas dix, pas cinq, pas deux, et qu'il n'y aurait, au vote d'hier, qu'un
boulangiste, un seul, d'élu!

Et c'est pour aboutir à cela que le Comité boulangiste a retenu dans la
lutte, malgré lui, le général qui avait eu la sagesse de vouloir
l'abandonner dès l'échec des grandes élections de septembre!

Malheureux général! Ils lui en avait conté tant et tant, dans son île
d'exil, ses soi-disant amis politiques, qu'il avait fini par reprendre
de l'espoir... Quelle confiance on était arrivé à lui inspirer dans la
fidélité de ses électeurs parisiens, «de ses meilleures troupes», ainsi
qu'il disait avec orgueil!

...C'est donc avant-hier qu'ils se sont installés à Saint-Brelade. Ah!
la triste pendaison de crémaillère!

* * *

181.--_Vendredi 2 mai_.

Le Comité boulangiste s'est rendu à Jersey afin de tenir conseil avec le
général. On donne à entendre que des décisions extraordinaires
pourraient sortir de cette entrevue. On ne parle de rien moins que de la
rentrée du général avant le second tour de scrutin, c'est-à-dire demain
au plus tard.

* * *

182.--_Lundi 5 mai_.

Le désastre est complet. Le second tour de scrutin a parachevé l'œuvre
du premier. Hier encore, il n'y a eu qu'un seul boulangiste élu, ce qui
porte le total à deux. Voilà pour le Conseil municipal de Paris: quant
aux conseillers généraux de la banlieue, tous les élus sont
antiboulangistes.

Je ne sais ce que pensent et disent les boulangistes demeurés fidèles,
je ne sais même pas s'il s'en trouve encore, car je n'en vois plus trace
autour de moi. C'est maintenant le lâchage universel: tout le monde
tourne casaque, tandis que les ennemis du général affectent des airs de
toréadors foulant aux pieds la bête abattue.

Quant à moi, qui ai la naïveté de ne pas comprendre que les revers de
fortune puissent rien changer à l'amitié, et qui viens d'écrire au
général qu'il pouvait et devait, demain comme hier, compter sur mon
absolu dévouement, je comparerai son histoire politique à l'évolution
d'une belle étoile.

Elle gravitait dans la nuit quand tout à coup elle est apparue,
scintillante, sur le firmament parisien, un jour radieux de 14 juillet.
Elle a rapidement grandi, inquiétant bientôt ceux que son éclat
aveuglait, mais émerveillant les autres, ceux qui la trouvaient belle
parce qu'elle promettait de devenir grande comme un soleil, comme le
soleil d'Austerlitz...

Et c'est ainsi qu'un soir de janvier la comète est arrivée à remplir
tout le ciel de son panache d'or. Puis elle s'est mise à décroître, à
descendre rapidement vers le néant. La fuite, la Haute-Cour, puis la
défaite en province, commencée par les élections des Conseils généraux,
consommée par les grandes élections du mois de septembre: voilà les
échelons de la descente. Enfin, l'effondrement final de Paris.

Adieu, belle étoile! Ta descente est achevée!

* * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * *

* * *

183.--_Jeudi 22 mai_.

Le Comité boulangiste n'est plus. Il a terminé hier son inutile
existence, remplie surtout de manifestes très creux et de notes à payer
très chargées. _De Profundis_!

La France n'aura pas une larme de regret.

* * *

184.--_Vendredi 6 juin_.

La cage de Clairvaux s'est ouverte, le jeune duc d'Orléans a été rendu à
son papa.

J'ai de nouveau écrit, aujourd'hui, à Saint-Brelade, non sans féliciter
le général d'être enfin débarrassé de son Comité.

* * *

185.--_Mercredi 25 juin_.

Une longue et très curieuse lettre de Mme Marguerite:

«Dimanche 22 juin.

»Vous n'êtes pourtant pas, j'en suis sûre, ma bonne Meunière, dans ceux
qui abandonnent quand le succès tarde à venir... et pourtant, vous
agissez un peu comme si vous n'étiez plus boulangiste... Votre silence
nous fait de la peine et, vous voyez, nous fait penser sur vous de bien
vilaines choses. Écrivez-nous vite et nous vous pardonnerons.

»Nous sommes installés à Saint-Brelade depuis deux petits mois et nous
nous y trouvons à merveille. Ma santé, à ce bon air, s'est tout à fait
remise. Je ne tousse presque plus. J'ai retrouvé ma taille d'autrefois.
Je mange beaucoup. Somme toute, je me porte à merveille. Nous avons avec
nous la mère et la cousine du général. Nous sommes donc entourés, avec
les bons amis qui viennent nous voir, d'une façon très douce. Nous ne
sommes donc ni malheureux, ni découragés par les trahisons dernières.
Nous pensons, au contraire, que cela fera du bien au parti.

»Le général n'ayant plus son Comité qui lui a fait plus de mal que de
bien, va reprendre toute sa popularité, popularité qu'il a acquise sans
son Comité... Il travaille donc beaucoup et espère très fort dans
l'avenir. Dites bien cela tout autour de vous, aux amis comme aux
ennemis. Dites-leur que le général a gardé toute sa confiance, qu'il est
sûr que d'ici peu le peuple se ressaisira et verra qu'il a été trompé,
qu'il l'est encore, comme il est affreusement volé. Il se rappellera
alors celui qui a voulu le rendre heureux et prospère et la France
entière demandera le général à grands cris. Pour que cela arrive le plus
vite possible, il ne faut pas que le général travaille seul. Il faut
que nous l'aidions tous.

»Je viens donc vous demander votre concours et vous dire qu'il faut
faire beaucoup de propagande à un nouveau journal qui va paraître d'ici
peu, _La Voix du Peuple_, et qui sera le journal du général. Nous vous
en ferons envoyer beaucoup d'exemplaires et des circulaires, ainsi
qu'une lettre du général écrite à la direction de ce journal. Il faut,
ma bonne Meunière, vous atteler à cette propagande et trouver un grand
nombre d'abonnés. Ce journal ne paraîtra qu'une fois par semaine et ne
coûtera que 6 francs par an, donc, pas trop cher pour les petites
bourses. Il fera, je crois, beaucoup de bien au parti et sera en même
temps très intéressant. Vous êtes très intelligente, très dévouée, vous
aimez de tout cœur notre général: travaillez donc beaucoup pour ce
journal. Vous êtes à même, surtout pendant la saison de Royat, de le
faire avec succès. Faites de la propagande également à Clermont. C'est
dit, n'est-ce pas, nous comptons sur vous...

»Le général se porte à merveille, il engraisse même beaucoup. Dès que
votre saison sera finie, vous viendrez en juger par vous-même. Nous
espérons que votre mère va bien et que ce n'est pas sa santé qui est
cause de votre silence. Allons, écrivez-nous vite, et à bientôt.

»Nous vous embrassons de tout notre cœur.

»B. B.

» Le général fait envoyer également des exemplaires à M. B... Dans votre
propagande, ne vous occupez donc pas de lui. Mais travaillez ferme.
Hélas! ces malheureuses élections ont coûté deux fois plus cher que je
ne le pensais.»

Je lui ai répondu immédiatement,--par lettre chargée, puisque de nouveau
mes deux dernières missives ne leur sont pas arrivées en mains... Je
lui ai promis de m'employer de toutes mes forces à la propagande qu'ils
voulaient bien me confier.

Je n'attends plus que le journal annoncé. Mais je tremble que, dans la
situation actuelle, les résultats possibles ne soient en disproportion
absolue avec l'effort déployé...

* * *

186.--_Dimanche 6 juillet_.

La _Voix du Peuple_ m'est parvenue. Je m'attendais à un grand journal,
ou alors à une sorte de revue, comme il en paraît tant à Paris une fois
par semaine. Quelle déception en recevant cette mince gazette, identique
par le format et l'apparence à la plus modeste des feuilles d'intérêt
local qui se publient dans nos chefs-lieux de canton!

Je suis désolée. Autant vouloir placer les actions d'une maison de
crédit en pleine déconfiture!

* * *

187.--_Mercredi 16 juillet_.

«On nous informe, de Jersey, que l'amie du général Boulanger a été
atteinte d'une fluxion de poitrine. L'état de Mme de Bonnemain, après
avoir inspiré d'assez vives inquiétudes aux hôtes de Saint-Brelade, est
maintenant tout à fait rassurant.»

Quand cet entrefilet m'est tombé sous les yeux, cette après-midi, vite,
j'ai écrit au général, le suppliant de me tranquilliser. Je venais
justement d'envoyer, ce matin, mes fleurs pour la Sainte-Marguerite.

* * *

188.--_Dimanche 24 août_.

Après la défaite, la trahison: c'était fatal. Il s'agissait seulement de
savoir qui aurait le triste courage de trahir le premier. Judas vient de
sortir du rang. Bien qu'il ait encore un masque sur le visage, il est
sûrement un de ceux qui formèrent le Comité du général, qui reçurent ses
confidences et qui partagèrent ses secrets.

De tout ce qui se disait et se faisait, il a recueilli jusqu'aux
dernières miettes: puis, quand les revers furent arrivés, quand il fut
bien sûr qu'il n'aurait plus rien à retirer de l'entreprise, ni rien à
craindre du maître proscrit, il a porté tout cela au journal qui
pourrait le plus cher payer sa honte, et il la lui a vendue.

Le scandale produit par l'apparition de ces «Coulisses du Boulangisme»,
dans le _Figaro_, est sans nom.

* * *

189.--_Mardi 26 août_.

Enfin, j'ai pu me procurer le numéro du _Figaro_, introuvable depuis
deux jours, autour duquel tous les journaux mènent un tel tapage à cause
des révélations qu'il contient sur Mme X...

Pauvre Mme X...! Il lui a été fait la faveur d'un chapitre entier.

Ah! comme Mme Marguerite a dû cruellement souffrir en lisant ces
lignes dont chaque mot est un coup de lancette qu'on lui porte en plein
cœur! Quels tourments affreux elle doit éprouver à cette heure même, en
songeant que partout, dans l'univers entier, chacun va avoir sous les
yeux cet article infâme qui la classe sans façon parmi les maîtresses et
les bonnes fortunes du général, qui parle de leur amour si sacré comme
d'une liaison publique et affichée, qui lui reproche textuellement de
n'avoir pas été le conseiller éclairé et énergique qu'il eût fallu au
général, de n'avoir pas été ambitieuse pour lui, d'avoir obéi à des
sentiments ordinaires, d'avoir été une amoureuse égoïste, de lui avoir
fait tout sacrifier et d'avoir été l'obstacle à sa fortune; qui, bien
plus, l'accuse d'avoir préparé et excité le général à la fuite, et qui,
prétendant pénétrer dans le secret de son âme, ose insinuer qu'en
elle-même cette fuite a dû la réjouir!

Monsieur X..., qui que vous soyez, il y avait un chapitre que, pour tout
l'or du monde, vous ne pouviez pas, vous ne deviez pas écrire! Une chose
au moins aurait dû vous toucher: un peu de pitié envers un pauvre être
souffrant, miné déjà par une maladie terrible, et que vos révélations
peuvent faire mourir...

* * *

190.--_Mardi 2 septembre_.

Ce que je redoutais tant se réalise. Je viens de lire dans un journal
que Mme de B... aurait eu une rechute très grave.

Affolée, j'ai couru à Clermont et j'ai télégraphié au général:

_Vous supplie envoyer nouvelle santé. Attends réponse anxieusement_.

* * *

191.--_Samedi 6 septembre_.

Grâces soient rendues au ciel! La nouvelle était fausse et mon alarme
vaine. Voici ce que m'écrit Mme Marguerite elle-même:

«Mercredi 3 septembre.

»Ma bonne Meunière,

»Vous venez de rester bien longtemps sans nouvelles de nous, mais cela
n'est pas tout à fait notre faute. J'ai été bien malade tout le mois de
juillet, ayant bêtement attrapé une grosse pleurésie. Mais, grâce à
Dieu, cela n'était pourtant pas aussi grave que ce que les journaux ont
bien voulu dire, et la preuve, c'est que je suis maintenant absolument
guérie et même mieux portante que quand nous avons eu le bonheur de vous
voir, ma bonne Meunière. Si, ensuite, je ne vous ai pas écrit au mois
d'août, c'est que nous avons eu tellement de monde--nous en avons encore
beaucoup, du reste...--que, vraiment, je n'ai pas, tout en le regrettant
beaucoup, trouvé le temps de vous dire que nous vous aimons toujours
bien. Hier, nous avons reçu votre dépêche, et, vous voyez, quoique très
prise, très occupée, nous y répondons, car nous vous aimons bien et nous
espérons bien vous revoir bientôt.

»Quand finit votre saison? Quand serez-vous libre? Nous pensons que vous
pourrez venir nous faire une petite visite vers le 15 octobre. Dans ce
bon espoir, nous vous embrassons tous les deux de tout cœur.

»Bien à vous.»

* * *

192.--_Vendredi 3 octobre_.

Le mois de septembre s'est achevé, mais la «lessive boulangiste» ne
semble pas vouloir toucher à sa fin. Quelle lessive, bonté divine! De
mémoire d'homme, je crois qu'on n'a jamais assisté à pareil
entre-croisement de polémiques, de démentis, d'altercations
personnelles, de duels, de procès-verbaux, de lettres de témoins, le
tout agrémenté de la collection la plus complète qui se puisse imaginer
d'outrages de toute espèce. C'est une mêlée générale où se confondent
tous les partis.

* * *

193.--_Lundi 27 octobre_.

Mme Marguerite ne m'ayant pas encore répondu au sujet de mon voyage à
Saint-Brelade, qu'elle m'avait fait espérer, dans sa dernière lettre,
pour le 15 de ce mois, je viens de leur écrire que j'attends leurs
ordres.

* * *

194.--_Mardi 25 novembre_.

L'hiver est précoce cette année. Nous avons eu de la neige en masse. Il
gèle. Je ne cesse de penser au temps qu'il peut faire là-bas, sur le
bord de l'Océan, à Saint-Brelade, et au contre-coup que ces froids
peuvent avoir pour la santé de Mme Marguerite. Je viens de leur
récrire.

* * *

195.--_Samedi 6 décembre_.

Reçu, enfin, une lettre de Mme Marguerite:

«Mardi 2 décembre.

»Ma bonne meunière,

»Pour sûr, vous devez avoir de la peine de notre silence et croire que
nous ne pensons plus à vous... Voilà qui serait mal à vous... Nous vous
aimons toujours si bien que nous pensons que vous allez vous arranger
pour nous venir bientôt. Je suis sûre que cela vous fera plaisir de
revoir le général bien portant, gras, gai et ayant plus de confiance et
d'espoir que jamais. Moi, vous me trouverez également beaucoup mieux.
J'ai été dernièrement à Paris--une des causes de mon long silence,--et,
là, j'ai consulté les plus grands médecins. Ils ont tous déclaré que je
n'avais absolument rien qu'une toux nerveuse et que mes poumons étaient
très bons. Je tousse encore, mais par quintes. Quand à mon estomac, il
est remis et j'ai repris, avec même un peu de maigreur, mes mesures
d'autrefois. Vous voudrez voir tout cela bien vite, n'est-ce pas? Bien
entendu, si vous nous dites que vous pouvez venir, nous vous
renseignerons comme pour les autres fois.

»Une autre raison de mon silence, c'est que nous venons de passer quinze
jours à Londres. Vous voyez que je me porte bien pour faire tout cela...
Nous y avons fait un très agréable séjour. Nous venons d'avoir un temps
très froid ici et beaucoup de neige. Je pense que vous ne devez pas
avoir très chaud chez vous. Comment va votre mère? J'espère que sa santé
ne vous empêchera pas de venir. Le général et moi nous vous embrassons
de bonne amitié.

»Vtesse DE B...»

* * *

196.--_Jeudi 1er janvier 1891_.

* * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * *

Le premier janvier de l'année passée était déjà bien triste pour lui, et
cependant c'était avant le désastre des élections municipales, c'était
avant les «Coulisses du Boulangisme», et c'était avant sa maladie, à
Elle!

Elle! Voilà tout ce qui lui reste, aujourd'hui, dans l'écroulement de
tout ce qu'il rêvait. Voilà le seul lien qui l'attache encore à la vie.

Je me demande avec angoisse ce que sera le jour de l'an prochain!

* * *

197.--_Lundi 12 janvier_.

J'ai reçu la réponse aux deux lettres que je leur avais envoyées, le
mois dernier et au jour de l'an:

«Jeudi 8.

»Ma bonne Meunière,

»Nous avons été bien heureux de vos bonnes lettres, surtout de la
dernière qui nous dit que vous êtes rassurée sur la santé de votre
sœur... Nous pensons bien souvent à vous et nous avons grand désir de
vous revoir. Nous vous dirions d'arriver tout de suite, si nous
n'attendions pas quelques amis. D'ici une quinzaine, je vous écrirai la
date à laquelle nous aimerions vous voir arriver--et nous nous en
réjouissons à l'avance. Malgré l'hiver absolument rigoureux que nous
avons, je ne me porte pas trop mal. Quant au général, il se porte à
merveille, car il sait n'avoir jamais voulu que le bien de la France et
le bonheur du peuple. Puis, il a confiance. Écrivez-nous, dites-nous ce
que vous entendez dire au sujet de la politique, car il faut tout
savoir, tout connaître.

»Nous désirons que votre mère aille le mieux possible. Nous vous
souhaitons ce que vous désirez, d'autant plus que mon cœur me dit que ce
que vous désirez le plus, c'est son retour en France!... C'est notre
désir le plus grand, qui ne tardera pas, j'en suis sûre!...

»Nous vous embrassons bien fort, comme nous vous aimons.

»B. B.»

J'ai répondu sur-le-champ,--mais, quant à la politique, je me suis
contentée d'écrire que la santé des miens m'avait préoccupée à tel point
que je n'ai plus causé avec personne, ni lu aucun journal, depuis des
semaines.

D'ailleurs, qu'aurais-je eu à leur dire qui pût les intéresser? Des
mensonges? Je n'en ai pas le courage. La vérité? Ce serait encore pire!
La _Voix du Peuple_ n'y a rien fait: le boulangisme est bien mort, sans
résurrection possible. Le regain d'actualité que lui avaient donné les
scandales est lui-même tombé. Les polémiques se sont éteintes et l'on ne
reparle plus du général que de loin en loin, comme d'un personnage
historique dont l'aventure se voile déjà dans la brume du passé.

* * *

198.--_Lundi 9 février_.

Nouvelle lettre de Mme Marguerite et nouvel ajournement de mon
voyage, remis de mois en mois depuis octobre:

«Jeudi 5 février.

»Ma bonne Meunière,

»Si je ne vous ai pas écrit plus tôt, c'est que nous venons d'avoir,
pendant trois semaines, plusieurs amis. Nous en attendons d'autres pour
tout ce mois-ci. Cela nous désole beaucoup parce que cela nous force à
reculer votre venue. Mais, heureusement, une chose nous console, c'est
que, puisque nous sommes malheureusement forcés de vous retarder d'un
mois, nous allons vous retarder de six semaines... Nous vous demandons
de nous arriver entre le 20 et le 25 mars!... Hein, vous n'y comprenez
plus rien?--Voilà: c'est que, venant à cette époque, outre le grand
plaisir que nous aurons à vous revoir, vous pourrez nous être utile.
Mais, pour cela, il faudra que vous nous restiez au moins quinze jours,
trois semaines, peut-être plus... Voilà ce qui nous fait plaisir!
Arrangez-vous donc pour nous arriver vers le 20 ou le 25 et nous rester
le plus longtemps possible. C'est entendu, n'est-ce pas?

»Le général a été, l'autre semaine, un peu souffrant d'un torticolis.
Mais il est, maintenant, tout à fait guéri. Moi, je vais mieux, tout en
n'ayant pas encore une santé bien robuste. Écrivez-nous bien vite que
nous pouvons compter sur vous pour fin mars et que vous vous arrangerez
pour laisser votre maison le long temps que nous vous réclamerons.--Quel
hiver affreux vous avez dû avoir... Ici, pour le pays, il a été
terrible: mais, chez vous, quelles misères il y a dû avoir...

»Au revoir, ma bonne Meunière, nous vous affectionnons bien, nous vous
embrassons et nous vous disons: dans six semaines, pour longtemps.

»B. B.»

Je suis de plus en plus inquiète par les nouvelles qu'elle m'envoie sur
son état. Dans sa dernière lettre, elle me disait: «Je ne me porte pas
trop mal.» Maintenant, elle m'écrit: «Je vais mieux, tout en n'ayant pas
encore une santé bien robuste.» J'ai relu un vieux paquet de lettres
d'un parent qui s'en est allé de la poitrine, dans le Midi. Chaque fois,
il se sentait un peu mieux. Ce fut ainsi jusqu'à la fin...

* * *

199.--_Jeudi 26 février_.

On m'a montré un journal qui annonce que Mme de Bonnemain, venue à
Paris il y a quelques jours, a été atteinte d'une pneumonie.

J'allais courir à la gare, partir pour Paris, si les miens ne m'avaient
suppliée d'attendre au moins la confirmation de la nouvelle, en me
rappelant les faux bruits qui m'avaient déjà alarmée au début de
septembre.

Je me suis donc résignée à écrire seulement. Mais où? En quel endroit
est-elle descendue? Sans doute chez elle, rue de Berry. J'y ai envoyé
une lettre et une autre à Saint-Brelade.

* * *

200.--_Vendredi 13 mars_.

Bien que nous soyons un vendredi et un 13, c'est une bonne journée,
puisqu'elle a mis fin aux angoisses qui me tourmentaient depuis deux
semaines. La lettre, venue de Belgique, que j'ai reçue de Mme
Marguerite, me rassure un peu, tout en confirmant la nouvelle publiée
par les journaux.

HOTEL DE BELLEVUE

BRUXELLES

«Mercredi 11.

»Ma belle Meunière, il y a une dizaine de jours, nous vous avons écrit
afin que vous ne soyez pas trop tourmentée par la lecture des
journaux!... Avez-vous reçu cette lettre?... Selon toutes les
probabilités, nous croyons qu'elle n'a pas dû vous parvenir. Je vous
racontais qu'ayant été obligée d'aller à Paris, il y a maintenant trois
semaines, j'ai été prise, à Paris, d'une congestion pulmonaire. Le
général, vous comprenez, s'est affolé de me sentir malade loin de lui.
Moi également, j'en étais si malheureuse que cela augmentait ma fièvre,
et les médecins ne voulaient pas me laisser retourner à Jersey.
Heureusement, le général a eu la bonne pensée de Bruxelles. J'ai pu
faire ce petit trajet et nous nous sommes retrouvés ici.

»Je vais beaucoup mieux. Je suis admirablement soignée et je pense que,
d'ici huit à dix jours, je pourrai--nous pourrons--rentrer à
Saint-Brelade. Dès que nous y serons, nous vous en préviendrons et vous
pourrez nous arriver. Donc, à bientôt, ma belle et bonne Meunière. Nous
vous embrassons bien fort.

»B. B.

»Écrivez à _Monsieur Bertin,_

_Hôtel de Bellevue, Bruxelles,_

_Belgique_.

»Mettez votre lettre au chemin de fer.»

Quel drame révèlent ces quelques lignes: «Le général s'est affolé de me
sentir malade loin de lui. Moi, également, j'en étais si malheureuse que
cela augmentait ma fièvre, et les médecins ne voulaient pas me laisser
retourner à Jersey!...» Il me semble y assister: Elle, couchée, presque
mourante, Lui, fou de douleur, là-bas, envoyant dépêche sur dépêche et
déjà prêt à partir pour Paris...

Que serait-il arrivé, mon Dieu, si elle n'avait pas eu la force de se
faire transporter à Bruxelles! Il serait accouru auprès d'Elle. On
aurait eu la férocité de l'emprisonner, et l'univers aurait assisté à ce
dénouement effroyable: l'amante tuée par le chagrin et l'amant frappé de
démence par le désespoir ou se tuant lui-même, après avoir épuisé en
quelques heures tout ce qu'un homme peut souffrir.

* * *

201.--_Mercredi 25 mars_.

Je pars ce soir pour Saint-Brelade. J'ai reçu cette lettre à midi:

HOTEL DE BELLEVUE

BRUXELLES

«Dimanche 22 mars.

»Ma bonne Meunière,

»Je vais mieux et nous partons après-demain, mardi, pour Jersey. Nous y
serons jeudi matin. Vous allez donc pouvoir, vous aussi, partir et nous
rejoindre dès le lendemain de notre retour. Vous aurez cette lettre
mardi ou peut-être seulement mercredi matin. Ne perdez pas votre temps,
car il faut que vous quittiez Clermont dès mercredi soir, c'est-à-dire
le soir du même jour où vous aurez cette lettre, si vous ne l'avez que
mercredi. Donc, mercredi soir 25, vous partirez de Clermont pour Paris.
Vous y serez jeudi matin, vous vous ferez conduire gare Montparnasse.
Là, vous pourrez vous reposer dans une salle d'attente, déjeuner, et
vous prendrez, pour Saint-Malo, le train qui part à 11 heures 30 du
matin.

»Donc, vous prenez, jeudi 26, à 11 heures 1/2 du matin (onze heures et
demie), le train pour Saint-Malo. Vous y arriverez après être restée
deux heures à Rennes pour y dîner.--Vous arriverez, dis-je, à Saint-Malo
à 10 heures 42 du soir. Là, vous prendrez un omnibus et vous vous ferez
conduire directement au bateau partant pour Jersey à 5 heures 45 du
matin, vendredi 27. Vous demanderez le salon des dames et là vous vous
coucherez. Cela sera beaucoup moins fatigant que d'aller à l'hôtel et de
vous lever à 4 heures du matin, et ainsi, également, vous ne risquez pas
de manquer le bateau. Vous serez vers neuf heures à Jersey et là vous
trouverez la voiture que vous reconnaîtrez bien, n'est-ce pas?...

»Avez-vous bien tout compris, ma bonne Meunière? Oui, n'est-ce pas?
Aussi nous comptons sur vous vendredi 27 et cela nous fait plaisir.
Jeudi matin, de Paris, avant de prendre le train pour Saint-Malo, vous
enverrez cette dépêche:

«Général Boulanger, Jersey.--Entendu.» C'est tout, nous nous
comprendrons. À bientôt donc, ma bonne Meunière. Nous vous embrassons de
bon cœur,

»B. B.»

Quand la lettre m'a été apportée, j'étais encore couchée, avec un
vésicatoire sur l'épaule droite. Ma sœur aussi est alitée, et rien
n'était prêt. N'importe: ils me demandent de venir, je serai près d'eux
à l'heure dite! Je me suis aussitôt précipitée aux mille préparatifs à
faire. Tout a été mené tambour battant. Je pars en vrai coup de foudre.



CHAPITRE XIV

Saint-Brelade


202

_Vendredi 27 mars_.--_Samedi 25 avril 1891_.

À neuf heures du soir, j'ai pris le train de Paris et, le lendemain
jeudi, à onze heures et demie du matin, celui de Bretagne. À Rennes,
ayant une grande heure à moi, j'ai fait un tour en ville. Je n'ai pas
tardé à remarquer que j'étais suivie par une sorte de grand escogriffe,
enveloppé dans un ulster et flanqué d'un gros dogue. Je n'en ai pas
moins continué ma promenade, en m'informant, de droite et de gauche, de
la maison où le général Boulanger était né. On n'a pas su me renseigner
exactement. J'ai dû repartir avec le regret de n'avoir pas eu plus de
temps à m'en enquérir: je l'aurais bien retrouvée, si toutefois elle est
encore debout.

À onze heures du soir, j'étais à Saint-Malo. L'omnibus m'a conduite au
port. Je suis descendue, on a déposé mes bagages près de moi et voilà
l'omnibus reparti, me laissant toute seule dans la nuit noire. Agréable
sensation! J'ai beau chercher des yeux le bateau auquel j'avais demandé
à être menée, impossible de ne rien distinguer à travers l'obscurité, si
ce n'est, de-ci de-là, quelques lanternes lointaines et, à mes pieds, un
clapotis sinistre m'apprenant que je suis au bord d'un bassin. Pour
comble d'effroi, un grognement rauque se fait entendre à deux pas de
moi: Dieu du ciel, c'est le grand escogriffe de tout à l'heure avec son
dogue! La terreur me saisit, je pousse un cri et je me mets à courir,
butant à chaque pas contre des cordages et poursuivie par les aboiements
furieux du chien.

Je me serais immanquablement noyée dans quelque bassin, si deux
douaniers n'avaient surgi juste à temps pour me recevoir dans leurs
bras. J'étais si effrayée qu'il m'a fallu un bon moment avant de pouvoir
leur expliquer ce que je voulais. Ils m'ont assurée que le bateau était
là, à l'ancre: si je ne l'avais pas aperçu, c'est qu'étant à marée
basse, il se trouvait au-dessous du niveau du quai. Ils m'ont ramenée
vers l'endroit d'où je m'étais enfuie: l'escogriffe avait disparu, mais
les bagages, grâce à Dieu, étaient restés en place. Ils ont donné un
coup de sifflet strident. Un matelot est apparu, comme s'il sortait du
bassin. Il a pris mes bagages et je n'ai eu qu'à le suivre, sur
l'échelle qu'il s'est mis à redescendre, pour parvenir au bateau.

Au petit jour, le temps s'est gâté, une bourrasque s'est élevée,
accompagnée d'une violente giboulée. Cela promettait une jolie
traversée. Elle a été, en effet, aussi mauvaise que possible.

Dix heures du matin. Enfin, le bateau s'engage dans les eaux calmes du
port de Saint-Hélier, suivi, à courte distance, d'un autre vapeur, sous
pavillon anglais. Aussitôt la passerelle jetée, je me hâte de quitter
cette coque de noix où j'ai été si affreusement secouée cinq heures
durant. Horreur! La terre ferme elle-même, sous mon pied mal assuré,
continue le tangage et le roulis du bateau!

J'aperçois le tilbury du général, amené pour prendre mes bagages, et en
même temps je vois venir vers moi les deux grands carrossiers bruns
attelés au landau fermé et vide. Je monte dans la voiture qui repart
aussitôt vers l'autre extrémité du port. Je me demande ce qu'elle va y
chercher: mais déjà je me trouve en face du bateau anglais que nous
avions devancé tout à l'heure. Au même instant, sur la passerelle qu'on
vient de jeter, apparaît le général...

Mais il n'est pas seul. À son bras se traîne un pauvre être courbé, un
spectre de femme drapé dans un grand manteau de fourrure d'où
s'échappent des falbalas fripés. Mon regard hésite... La voilà qui lève
un peu la tête, montrant un visage livide et décharné. Est-ce possible,
grand Dieu?... Jésus, Marie! Ce cadavre vivant, c'est Elle!

Je les regardais s'approcher, terrifiée comme si je voyais Lazare sortir
de son tombeau. Je n'avais cessé de trembler, pendant tout le voyage, en
songeant à l'état où je la trouverais. Mais jamais, en mettant les
choses au pire, je n'aurais pu concevoir qu'il soit réalisable de
changer d'une façon si affreuse, tout en gardant encore un reste de
vie.

Je ne sais où j'ai trouvé la force de les embrasser, de leur dire
quelques mots de bienvenue, quand ils sont montés dans la voiture. Nous
roulions maintenant vers Saint-Brelade. Mes regards ne pouvaient se
détacher d'Elle, de cette pauvre figure méconnaissable, amaigrie au delà
de toute expression, de ces joues creuses, de ces lèvres réduites à rien
qui laissaient apercevoir de longues dents jaunes et déchaussées. Elle
me fixait de ses yeux caves, démesurément agrandis par le rapetissement
de la face, et brûlants de fièvre.

«Vous paraissez émue, me dit-elle. Sans doute que vous me trouvez bien
changée?»

Je fis un effort surhumain pour ne pas éclater en larmes, et je lui
répondis:

«Comment n'aurais-je pas de l'émotion: vous revoir, vous retrouver tous
deux, après une année entière passée loin de vous!... Vivre enfin cet
instant de bonheur que je voyais constamment fuir devant moi et que tout
à l'heure encore, pendant cette traversée maudite où j'ai souffert mille
morts, je désespérais d'atteindre!... Je vois avec peine que votre
traversée n'a pas été meilleure, car nous sommes trois ici à avoir bien
mauvaise mine.»

«C'est vrai, fit-elle, nous avons beaucoup souffert de la mer. Le
général, qui la craint tant, avait cependant retardé notre départ d'un
jour parce que les dépêches la représentaient comme mauvaise... Nous
n'avons rien perdu pour attendre et nous avons été horriblement malades
tous deux.»

Là-dessus, elle se mit à me raconter tout ce voyage de Paris, qu'elle
avait entrepris en février parce qu'elle avait donné congé pour son
appartement de la rue de Berry et qu'elle voulait s'occuper elle-même de
l'emballage de tout le mobilier. Mais elle n'avait rien pu faire, car,
dès son arrivée, elle était tombée malade d'une dangereuse pleurésie,
qui l'avait clouée au lit à l'Hôtel Continental. Comme elle me l'avait
écrit, il s'était passé là quelques journées atroces, le général affolé
étant déjà sur le point d'accourir à Paris et elle-même éprouvant un
désespoir sans nom à la pensée de tout ce qui pouvait survenir... Enfin,
grâce aux pointes de feu qu'on lui avait faites, elle avait pu partir,
le 26 février au soir, et rejoindre le général à Bruxelles...

Elle parlait d'une voix faible, mais toujours encore argentine: le
timbre d'autrefois n'était qu'à peine voilé. En revanche, la toux ne
discontinuait pas, et il y eut finalement un accès terrible où je crus
que sa poitrine allait se briser. Quand elle s'en fut un peu remise, le
général lui fit défense d'ouvrir la bouche et il continua lui-même son
récit:

«Ce que Marguerite a oublié de vous dire, c'est que je me suis opposé de
toutes mes forces à ce qu'elle fît ce voyage de Paris avant l'arrivée de
la belle saison. Je craignais qu'elle ne prît froid: vous voyez si mon
pressentiment m'a trompé... Et, maintenant encore, j'ai voulu l'empêcher
d'entreprendre ce nouveau voyage de Bruxelles à Jersey, si long, si
fatigant: pensez donc, de Bruxelles à Ostende, d'Ostende à Douvres, de
Douvres à Southampton, de Southampton à Jersey, vingt-quatre heures de
trajet, moitié en chemin de fer, moitié en bateau, et par quelle
mer!... Mais, Madame est une enfant gâtée qui ne veut plus en faire qu'à
sa tête: elle a absolument tenu à présider en personne au déménagement
de nos bibelots de Saint-Brelade... Car je dois vous dire que nous ne
resterons pas davantage à Saint-Brelade et que nous nous établissons
définitivement à Bruxelles, où j'ai loué un hôtel, rue Montoyer. Mon
mobilier de la rue Dumont-d'Urville attend déjà là-bas en garde-meuble,
depuis un temps infini; celui de la rue de Berry vient d'y arriver; il
ne reste plus à y expédier que les quelques caisses d'objets que nous
avons à Saint-Brelade. Et vous allez même nous donner un fameux coup de
main pour cette besogne...»

Pendant que le général parlait, sa figure, très pâle lorsqu'il était
sorti du bateau, avait repris de belles couleurs. Le teint rose, le
visage plein, les mains grasses, le corps épais accusaient une santé
resplendissante.

Nous étions en train de traverser un gros bourg: «Saint-Aubin! dit le
général. Dans dix minutes, nous sommes chez nous!»

La route longeait maintenant la mer qui s'étendait à main gauche, grise
et houleuse. Un repli de terrain la masqua pendant quelques instants,
puis apparut la baie de Saint-Brelade, et, sur la droite, la villa,
profilant son élégante silhouette sur le fond plus sombre de la côte
couronnée de pins.

Au moment où la voiture s'engagea dans le chemin conduisant à la grille,
un drapeau tricolore fut hissé le long du grand mât blanc qui s'élevait
derrière la maison.

Le général eut un mouvement de joie: «Notre drapeau!... Combien je lui
dois, à celui-là! Combien il me l'a fait paraître moins éloignée, notre
France!»

* * *

Ce jour-là, on ne fit rien d'autre que de se reposer, le général et
Mme Marguerite chez eux, et moi dans la chambre qu'ils m'avaient
assignée,--une jolie chambre tendue de cretonne à fleurettes roses sur
fond crème et bleu de ciel, dont la triple fenêtre donnait sur la mer.

Je ne les revis que le soir pour leur souhaiter bonne nuit, car ils
n'étaient même pas descendus dîner, tant le mal de mer de la traversée
leur avait enlevé toute envie de manger.

Dès le lendemain matin, je me mis à ma besogne de déménageuse, ce qui
m'obligea à parcourir la villa plus d'une fois, des caves au grenier.
Mais loin de lui découvrir des défauts cachés, je la trouvai plus
pimpante encore, vue de près, que lors de notre première visite, il y a
un an.

Elle était construite sur un plan parfaitement conçu. Les communs, avec
les cuisines, les buanderies, l'office, les logis des domestiques,
occupaient tout l'arrière du bâtiment, regardant le jardin, tandis que
les chambres d'habitation donnaient toutes sur la façade, avec vue sur
la mer. Elles étaient au nombre de quatre à chaque étage. Celles du
rez-de-chaussée communiquaient seules entre elles; celles des deux
autres étages n'avaient d'issue que sur le long couloir mitoyen qui
séparait les deux parties de la maison.

La plus vaste pièce était, au rez-de-chaussée, le bureau du général. La
lumière y entrait à flots par une grande véranda vitrée. Beaucoup de
bibelots, plusieurs peintures sur chevalets. Dans un coin, sur une
console, un saint Georges en bronze, terrassant le Dragon. Au mur, une
jolie toile qui représentait _Tunis_ en liberté, dans la prairie, levant
sa fine tête de cheval pur sang.

Deux portes, séparées par la cheminée, conduisaient au salon, dont les
murs étaient tapissés d'un treillis de bois doré sous-tendu de soie
ponceau, et dont le plafond était tout revêtu de glaces plates, sur
lesquelles étaient peints des paons, des faisans et des fleurs. Une
précieuse pendule ancienne sur l'imposante cheminée, un admirable écran
de soie brodé à la main, deux grandes lampes à pied, des fauteuils, des
guéridons, dont un muni de papier à lettres ayant pour en-tête une vue
de Saint-Brelade.

À côté du salon, la salle à manger contenant de très beaux meubles, et
enfin la bibliothèque, encombrée de livres, où se trouvait un grand
meuble extrêmement riche, incrusté de nacre.

Le salon et la salle à manger débouchaient tous deux sur la grande
véranda centrale, faisant face à la mer. La porte du salon était masquée
par un magnifique rideau en soie olivâtre, brodé en zigzags, à petits
points, par Mme Marguerite elle-même, à l'époque où une longue
maladie l'avait retenue alitée pendant plus de deux ans. Des tables
rustiques et des fauteuils d'osier, drapés de cretonne, garnissaient la
véranda qui s'ouvrait sous une toiture vitrée soutenue par des colonnes
le long desquelles des rosiers grimpaient.

On montait du rez-de-chaussée aux deux étages supérieurs par un bel
escalier très clair, orné de vieilles tapisseries à images et d'une
exquise lanterne en fer forgé.

La Chambre de Mme Marguerite se trouvait juste au-dessus du bureau du
général. Les tentures et les meubles étaient en peluche verdâtre. Sur
une table, un objet de forme étrange: un moulin à goudron, placé là pour
purifier l'air.

La chambre du général était représentée par une petite pièce attenante à
laquelle menait un couloir étroit.

Ce premier étage renfermait encore trois autres chambres: celle qu'avait
habitée, l'année dernière, la mère plus qu'octogénaire du général; celle
où sa cousine, Mlle Mathilde Griffith, avait résidé pendant tout le
séjour de Mme Boulanger mère, qu'elle ne quittait jamais; celle enfin
qu'on m'avait donnée.

Au second étage se trouvaient des pièces mansardées, meublées d'une
façon originale: une chambre marine, avec lit de marin, hamac, cordages
et ancres; une chambre militaire, pleine de drapeaux, de trophées et
d'armes; et le reste à l'avenant.

Dehors, sous les fenêtres, le printemps venait. Le jardin, assez triste
à notre arrivée, s'embellissait de jour en jour; de toutes parts, la
jeune verdure poussait et quelques arbustes commençaient à se couvrir de
floraison blanche ou rose. L'air devenait tiède. C'était la saison des
amoureux.

Il semble qu'on n'aurait dû entendre que rires, chansons et baisers dans
cette villa délicieuse, où deux amoureux comme il n'y en a guère au
monde avaient établi leur nid! Mais rien ne troublait le morne silence
de la maison, si ce n'est une toux rauque qui ne discontinuait pas.
Pauvres amoureux! Vous avez cru venir seuls pour jouir de votre
tête-à-tête divin: mais derrière vous s'est glissé, invisible, un
troisième hôte. Il a franchi le seuil en même temps que vous; il s'est
assis à votre foyer et il ne lâchera prise que lorsqu'il tiendra la
proie qu'il s'est marquée...

* * *

Hélas! Rien de plus triste que l'existence vécue par eux dans ce séjour
d'enchantement. Ils ne prenaient plus plaisir à rien, ne sortaient
jamais dans le jardin, n'allaient même pas sur la véranda. Au bord de la
mer se dressaient, abandonnées, deux cabines qui ne leur avaient
peut-être jamais servi. _Jupiter et Tunis_ paissaient sur la pelouse
sans plus jamais avoir l'honneur de porter leur maître, et, comme lui,
ils s'épanouissaient. On faisait bien encore, une ou deux fois par
semaine, des sorties en voiture, mais en voiture étroitement fermée. Les
visiteurs étaient rares. Les après-midi s'écoulaient mortellement
longues. Une immense tristesse pesait sur la maison.

Mme Marguerite allait de mal en pis. De jour en jour sa faiblesse
augmentait: elle ne se déplaçait plus qu'en se traînant avec la plus
grande peine. Son visage devenait terreux. Son pauvre corps n'était plus
qu'un squelette. Tous les quatre ou cinq jours, nous badigeonnions de
teinture d'iode ce qui avait été autrefois un torse de Vénus et ce qui
n'était plus maintenant qu'une cage osseuse, où pendillaient quelques
restes de chairs brûlées par les pointes de feu. Les épaules s'étaient
voûtées en arc de cercle. Deux profondes salières se creusaient aux
clavicules. Les bras étaient d'une maigreur affreuse.

La toux était continuelle, et, trois ou quatre fois par jour, il y avait
des accès si terribles qu'on pouvait croire qu'Elle y succomberait. Mais
il ne venait presque pas de sang, probablement parce que ce pauvre corps
exsangue n'en avait plus à donner. L'appétit décroissait sans cesse.
Elle n'arrivait plus à rien supporter, ni le lait, qui lui était
tellement recommandé que le général avait acheté, exprès pour elle, une
petite vache du pays, ni même le Champagne.

À l'heure des repas, elle se rendait à table, soutenue par le général,
mais elle ne touchait presque à rien et elle faisait peine à voir.
Souvent, des nausées la prenaient, et elle avait aussi des pertes
sanguinolentes, ce qui m'a fait supposer qu'elle était atteinte de
quelque autre dérangement interne en même temps que de la phtisie. Ces
causes réunies précipitaient l'aggravation de son état et hâtaient la
consomption de son pauvre corps, d'où se dégageait une senteur
écœurante--pour ne pas dire plus--qui imprégnait son linge, ses
vêtements et se répandait dans les chambres où elle passait. Les nuits
étaient encore pires que les journées. Elle avait la fièvre, une forte
transpiration la saisissait, et la toux devenait plus mauvaise. Le
général ne la quittait pas d'un instant, ne prenant lui-même que
quelques bribes de sommeil.

Ils se levaient fort tard. Mme Marguerite ne le faisait qu'à regret;
elle aurait préféré céder à l'alanguissement de sa faiblesse et rester
constamment couchée. Mais les docteurs avaient recommandé au général de
s'y opposer, un trop long séjour au lit déprimant l'énergie et diminuant
les forces. Il lui faisait donc doucement violence, pour l'obliger à se
lever. Un jour, elle s'entêta à n'y pas consentir. Pour fléchir sa
volonté, il déclara qu'il ne mangerait rien tant qu'elle ne serait pas
descendue à table. Elle ne voulut pas céder et c'est ainsi qu'il est
resté toute une journée à son chevet sans la quitter des yeux et sans
prendre aucune nourriture.

* * *

Bien entendu, Mme Marguerite ne se mettait plus en frais de
toilettes. Elle, si fière jadis de changer de robe trois ou quatre fois
par jour et de dîner tous les soirs en grande toilette de bal, ne
quittait plus maintenant son peignoir ouaté en pékin lilas à raies de
soie et de satin, dont les flots de rubans et de dentelles contrastaient
d'une façon navrante avec ce cou et ce visage décharnés. C'est à peine
si elle le changeait, lorsqu'ils devaient se faire conduire à
Saint-Hélier, contre une robe ample en drap noir, avec un grand boa en
fourrure autour du cou.

* * *

Cependant, une coquetterie lui restait: ses bijoux. Ses pauvres doigts
étaient surchargés de bagues superbes: l'une d'elles portait une grosse
perle noire entourée de brillants. Sur l'annulaire de la main gauche,
elle avait cinq anneaux montés de la même façon, mais enchâssant cinq
pierres de couleurs différentes: topaze, rubis, émeraude, saphir et
diamant.

Quelquefois, par un caprice de malade, elle ouvrait son coffret à bijoux
et elle les mettait tous sur elle. Elle avait alors l'air macabre de ces
reines d'Égypte dont on a trouvé les corps momifiés dans les pyramides,
parés comme pour un couronnement. Elle se plaçait devant une glace et se
souriait. Et il me semble voir se refléter l'image de la Mort qui
grinçait des dents.

* * *

Mme Marguerite prévoyait certainement sa fin prochaine. Plus d'une
fois, je l'ai surprise tournant un chapelet à chaîne d'or et à grains de
nacre perlière, taillés en facette. Quand elle priait ainsi, ses grands
yeux désespérément levés au ciel, que demandait-elle à la miséricorde du
Tout-Puissant? Elle me l'a dit un jour: «Pourvu que je puisse vivre
jusqu'à ce qu'il me soit permis de me marier chrétiennement, je mourrai
heureuse!» Pauvre infortunée! C'est un miracle qu'elle implorait: car,
maintenant qu'elle a épuisé sans succès toutes les ressources de la
science humaine, il ne faudrait rien moins qu'un miracle céleste pour
prolonger sa vie, ne fût-ce même que de quelques mois!

Parfois, il lui arriva de faire allusion à sa mort. Un jour, comme Elle
finissait de Lui couper les ongles, ce qu'elle tenait à faire elle-même,
par câlinerie, elle dit, avec un ton d'infinie tristesse:

«Qui vous fera les ongles quand je n'y serai plus?» D'autres fois, il
lui prenait des élans subits de tendresse comme je ne lui en avais
jamais vus. Elle l'enlaçait de ses bras, le serrait contre sa poitrine,
donnait toute son âme dans un baiser. Elle ne disait rien: mais je
sentais qu'une pensée de mort venait de passer sur elle.

Un soir même, après une crise de toux terrible, elle s'écria, en se
mettant à sangloter:

«Georges, mon Georges, je crois que bientôt nous allons être séparés!»

Il la saisit à bras le corps, la serra contre lui d'une étreinte
éperdue, et, sanglotant lui-même, lui défendit de prononcer encore le
mot de séparation: «Me séparer de toi, Marguerite! jamais! jamais!... Si
tu pars la première, tu sais bien que je ne resterai pas, mais que je te
rejoindrai aussitôt là où tu seras allée... Et puis, je t'en supplie, ne
parle jamais de cela: c'est encore si loin de nous! N'avons-nous pas
encore de belles années à vivre, une fois que tu seras guérie, jusqu'à
ce qu'arrive enfin le jour, plus tard, bien plus tard, où nous partirons
tous deux, la main dans la main?...»

En parlant ainsi, le général était sincère. Il ne pouvait pas plus
admettre la disparition de cette vie à laquelle la sienne était si
étroitement liée, qu'un homme en pleine force ne peut se faire à l'idée
de sa mort. Il n'avait même pas la notion de la gravité du mal dont se
mourait Mme Marguerite. Il ignorait que ce fût la phtisie. Il ne
s'apercevait pas des ravages terribles qu'elle causait. Il avait de son
adorée une autre vision que le reste du monde: il la voyait toujours
belle comme autrefois.

Un jour, Mme Marguerite s'étant trouvée plus mal et ayant gardé le
lit, j'ai voulu profiter de ce que je déjeunais seul avec le général
pour tâcher de lui ouvrir les yeux. Je lui ai dit que je croyais de mon
devoir d'attirer son attention sur la gravité de la maladie de Mme
Marguerite... Il ne m'a pas permis de placer un mot de plus. Jetant sa
serviette, il s'est mis dans une colère épouvantable:

«Je vous défends, a-t-il crié, de continuer sur ce sujet! Occupez-vous
de ce qui vous regarde et ne venez pas ici jouer l'oiseau de malheur!»

Il avait tellement dépassé la mesure que je n'avais plus qu'à me lever
et à me retirer. À peine étais-je dans ma chambre que le général m'y a
rejointe, et, me prenant les mains, me les embrassant, m'a priée de lui
pardonner son emportement.

«Seulement, a-t-il ajouté, je vous en supplie, quelles que soient vos
bonnes et amicales intentions, ne touchez plus jamais un sujet aussi
pénible pour moi!»

Et aussitôt, comme pour me prouver--ou se prouver à lui-même--que mes
appréhensions étaient sans motif, il s'est mis à me raconter, avec force
détails, comment Mme Marguerite avait traversé jadis des maladies
bien autrement dangereuses, qui l'avaient clouée au lit pendant des
années, ce qui ne l'avait pas empêchée de s'en remettre complètement et
de redevenir florissante de santé.

Ses yeux me fixaient, mendiant une parole d'encouragement. Je n'en ai
pas trouvé une seule à lui dire.

* * *

La maladie de Mme Marguerite n'était pas sans influer sur son humeur.
D'égale et de calme qu'elle était autrefois, elle était devenue
changeante, impressionnable et prompte à s'agacer.

Ainsi, le tic-tac de la pendule placée sur la cheminée de leur chambre à
coucher lui avait causé de telles crises d'énervement que le général
avait pris le parti d'arrêter le mouvement tous les soirs, quitte à le
remettre en marche chaque matin.

Un jour, elle éprouva une désolation sans nom parce que son couteau à
papier était perdu. Il est vrai que ce couteau, à lame de nacre perlière
et à manche de vieil argent fleuronné d'or, avait toute une histoire qui
le rendait plus précieux pour elle que n'importe quel autre objet.

C'était le premier souvenir que le général, alors ministre de la Guerre,
lui eût offert, dans un magasin devant lequel ils s'étaient arrêtés à la
première sortie qu'ils avaient faite ensemble, _incognito_, sur les
boulevards. Depuis qu'ils habitaient sous le même toit, c'est-à-dire
depuis la fuite, il leur servait à tous deux: combien de livres ils
avaient coupés et combien de lettres ils avaient ouvertes avec son aide!

Pendant que Mme Marguerite se roulait sur son lit en pleurant, nous
avons bouleversé toute la maison pour retrouver l'objet, mais ce fut en
vain.

Une autre fois, elle faillit s'évanouir de douleur parce qu'en rangeant
des papiers elle était tombée sur une vieille lettre, tracée d'une
écriture féminine, qui portait en _post-scriptum_ ces mots: «Bon
souvenir à Taty.»

Cela avait suffi à rouvrir dans son cœur une blessure cruelle et
toujours saignante. Celle qui avait tracé ces lignes était la jeune
femme qu'Elle avait comblée de dons lorsqu'elle s'était mariée, dont
Elle avait rêvé de faire sa fille, son héritière, et qui, depuis,
l'avait oubliée. «Mon Dieu, mon Dieu, gémissait-elle, qu'ai-je fait de
mal pour souffrir ainsi?... Parce que j'ai aimé, toutes les portes se
sont fermées devant moi, on m'a accablée d'outrages, on a voulu me salir
de toutes les façons, on a publié sur moi des choses infâmes...
C'étaient des ennemis qui faisaient cela, et je supplie Dieu de leur
pardonner, car les plus méchants d'entre eux ne peuvent pas se douter du
mal qu'ils m'ont fait... Mais avoir été abandonnée et reniée par
celle-là même à laquelle j'avais donné toute mon affection et qui a
poussé son mépris pour moi jusqu'à ne plus vouloir, malgré les
supplications du général, prononcer dans aucune de ses lettres ce nom de
Taty qu'elle me prodiguait tant jadis... Juste Dieu, vraiment, c'est
trop souffrir!...»

Ce qui augmentait la nervosité de Mme Marguerite, c'étaient les
angoisses que lui causait la correspondance qu'elle recevait et
expédiait en cachette. D'ordinaire, toutes les lettres à destination de
Saint-Brelade étaient remises, par le facteur de Saint-Aubin, au
secrétaire du général, qui habitait avec sa femme et ses quatre enfants
une petite maisonnette voisine de la villa. M. Mouton venait deux fois
par jour, vers midi et vers quatre heures, et remettait le courrier au
général, lequel, à son tour, distribuait les lettres qui ne lui étaient
pas adressées.

Quant aux lettres à expédier, c'était encore le secrétaire qui s'en
chargeait. On s'arrangeait de manière à les faire porter le plus souvent
possible jusqu'à Paris, car on se méfiait de la poste de Granville.

* * *

Mme Marguerite avait des raisons secrètes pour recevoir et expédier
clandestinement toute une partie de sa correspondance. Elle se faisait
adresser des lettres, sous double enveloppe, chez leur boulanger de
Saint-Aubin, qui les glissait dans l'un des quatre pains de deux livres
qu'il envoyait journellement, sur les onze heures ou midi, à
Saint-Brelade. La femme de chambre Catherine, en qui sa maîtresse avait
toute confiance--et qui, dans ce rôle de confidente dont elle ne pouvait
se passer, avait succédé à la perfide Delphine,--avait mission de
guetter l'arrivée du garçon boulanger et de retirer les lettres. Elle me
les donnait et c'était alors à moi, conformément à ce que m'avait
demandé Mme Marguerite dès le lendemain de mon arrivée, de les lui
remettre, soit de la main à la main, soit de quelque autre façon.
J'avoue que cette besogne me répugnait à l'extrême, car je tremblais
sans cesse d'être surprise et de m'aliéner, bien malgré moi, l'estime du
général: mais je n'avais pas pu m'y refuser.

Mme Marguerite m'avait priée d'enlever moi-même les enveloppes, pour
qu'elle n'eût plus à les déchirer, ce qui prenait du temps et pouvait
faire du bruit. Le général la quittait si peu que j'avais les plus
grandes peines du monde à lui faire parvenir ces missives. Souvent, je
les glissais dans la poche de son peignoir, pendu à la patère, ou bien
dans la doublure des semelles de ses pantoufles. Je dus les garder
parfois pendant quatre ou cinq jours sans réussir à les passer d'aucune
manière.

* * *

Une autre difficulté, non moins grande, pour Mme Marguerite, était
d'écrire les réponses à ces lettres secrètes. Elle n'y parvenait, le
plus souvent, que lorsque le général travaillait dans son bureau et
qu'elle se trouvait elle-même au salon. Elle s'asseyait alors à un
secrétaire qu'elle avait encombré à dessein de livres et de papiers;
elle me faisait asseoir près d'elle, avec un livre en mains, de façon à
ce que je la masque un peu. Elle commençait une lettre quelconque, de
celles qu'elle n'avait pas à cacher; puis elle se mettait à écrire les
autres, tout en prêtant l'oreille au moindre bruissement de la pièce
voisine. Le général et elle ne pouvaient se voir pendant qu'ils
écrivaient tous deux: mais on entendait à merveille, d'une pièce à
l'autre, la plume courir sur le papier. Dès que le général bougeait un
peu, Mme Marguerite prenait peur et, toute pâlissante, presque
défaillante, elle glissait sous les papiers amoncelés la lettre qu'elle
écrivait, et elle feignait de continuer celle qu'elle avait commencée en
premier lieu. Ce manège se répétait vingt fois par heure, car le général
se remuait beaucoup, marchait à grands pas dans son bureau et venait
souvent embrasser Mme Marguerite.

* * *

Une fois ses lettres achevées, elle me les remettait et je courais, le
matin, les jeter à une boîte aux lettres située tout près sur la route
de Saint-Aubin. La femme de chambre portait à Saint-Aubin même celles
qui étaient à recommander. De temps à autre, une occasion se présentait
pour les faire partir de Paris.

Qu'y avait-il dans toute cette correspondance? J'aurais pu le savoir
mieux que personne si je n'avais pensé que, moins que quiconque, je
n'avais le droit de m'en rendre compte, puisque c'est à ma loyauté
qu'elle était confiée. Je ne sais donc rien: mais Mme Marguerite,
pour obtenir mon aide, m'avait donné sa parole la plus sacrée qu'il n'y
avait dans tout cela rien d'autre que des missives concernant ses
affaires d'argent. Je suis convaincue qu'elle ne m'a pas menti.

Un jour, je lui ai vu retirer d'une lettre trois billets de mille
francs. Un autre jour, étant à déjeuner, elle feignit d'avoir oublié son
mouchoir sous son coussin. Je montai le prendre et je le trouvai
entourant une enveloppe sur laquelle elle avait crayonné: «Dépêche à
expédier par Saint-Hélier, au plus vite.» Justement, ils se disposaient,
cette même après-midi, à aller voir quelqu'un à Saint-Hélier. Je
demandai à les accompagner pour faire quelques achats. Ils me déposèrent
devant un magasin de nouveautés et je pus envoyer la dépêche.

Elle était adressée à un M. Martin, à Paris, et elle contenait ces mots:

«Au nom de notre ancienne amitié, vous supplie envoyer vingt mille, de
suite.»

Mme Marguerite eut une grande inquiétude pendant trois jours. Le
quatrième, elle reçut une lettre qui la rasséréna. Les vingt mille
étaient arrivés.

Malheureusement, quelque innocente qu'elle fût, cette correspondance en
cachette prêtait à des suppositions et à des dénonciations
malveillantes. Des lettres anonymes venaient sans cesse, avertissant le
général que Mme Marguerite le trompait, qu'elle le trahissait,
qu'elle était une vendue, placée auprès de lui pour le perdre.
Quelques-unes renfermaient des détails si précis qu'une personne de la
domesticité pouvait seule les avoir révélés. Mais qui soupçonner, du
jardinier ou du cuisinier, de l'aide de cuisine ou du garçon de service,
du garçon d'écurie ou du cocher? Mme Marguerite finit par soupçonner
ce dernier, parce qu'elle l'avait surpris se faisant adresser des
lettres à Saint-Hélier. Le général l'ayant appelé pour lui demander des
explications, cet homme avait répondu que Madame recevait bien d'autres
lettres en cachette. Il avait eu sur-le-champ son congé, tout en restant
maintenu à son poste jusqu'au jour où l'on quitterait Saint-Brelade.
Mme Marguerite lui portait à présent une telle aversion qu'elle ne
pouvait le regarder.

Un jour, vers midi, elle se trouvait avec moi dans le salon, prête à
passer à table dès que le général, qui venait de recevoir son courrier,
sortirait de son bureau pour lui offrir le bras. Le général apparut, une
lettre à la main, et dit d'une voix tremblante d'émotion contenue:

«Ma chère amie, nous allons commettre une folie, ce matin... Le
boulanger doit passer d'un moment à l'autre. J'ai donné ordre qu'on m'en
avertisse. Je suis décidé à lacérer tous les pains qu'il aura dans sa
voiture... C'est une folie. Qu'importe? Les pauvres de Jersey en
profiteront...»

Au même instant, un domestique vint dire que le boulanger arrivait, et
le général sortit.

Je regardai Mme Marguerite: elle restait assise, immobile, les yeux
fixés à terre, livide comme une suppliciée.

Le général rentra, les quatre pains à la main et les jeta, presque
brutalement, sur les genoux de Mme Marguerite:

«Tenez, fit-il, voilà les pains qui nous étaient destinés! Ce n'était
pas la peine de lacérer les autres, puisque ceux-là seuls peuvent
renfermer la fameuse correspondance politique que cette lettre vous
accuse de recevoir par ce moyen... Voici un couteau: ouvrez-les
vous-même.»

Il lui tendit le couteau, mais elle ne le prit pas. Elle demeura sans un
mouvement, pendant que le général, très pâle lui-même, la contemplait.

Finalement, il ne fut plus maître de sa colère. Il arracha les pains, et
se mit à les entailler avec fureur. Trois d'entre eux gisaient déjà à
terre et je commençais à respirer, quand, ayant porté le couteau sur le
quatrième, il en fit s'échapper une lettre qui tomba sur le tapis.

Comment ne l'a-t-il pas tuée sur le coup?

Le poing levé, la face injectée de sang, il était terrible à voir. Son
poing s'abattit lourdement sur un grand vase de porcelaine, qui se brisa
avec fracas. Mais déjà sa fureur était tombée, et, s'effondrant dans un
fauteuil, il se mit à pleurer comme un enfant.

Ils restèrent ainsi quelques minutes. C'est Mme Marguerite qui parla
la première:

«Georges, sans m'avoir frappée, vous me tuez... Vous en avez le droit,
si je suis une misérable... Mais vous avez le devoir de lire d'abord
cette lettre, qui est peut-être une infamie, préparée exprès pour me
perdre...»

Il leva la tête et la regarda fixement, de ses yeux rougis par les
larmes. Puis il ramassa la lettre, déchira l'enveloppe et lut à haute
voix. C'était une lettre d'affaires assez insignifiante, se rapportant
au collier de perles que Mme Marguerite avait engagé autrefois.

Quand il eut fini, il se mit à marcher à grands pas dans la chambre,
repoussant du pied les éclats de porcelaine qui encombraient le tapis.
Il fit reproche à Mme Marguerite d'entretenir des correspondances
qu'elle ne lui montrait pas, à lui qui cependant n'avait jamais eu un
secret pour elle. Il lui rappela que déjà, à l'Hôtel de Bellevue,
quelques semaines auparavant, il l'avait surprise écrivant en cachette,
qu'ils avaient eu une scène des plus pénibles et qu'elle lui avait juré
de ne plus recommencer jamais. Cependant, il convint que le procédé seul
était à blâmer et que les lettres surprises n'avaient rien de coupable.
Il se radoucissait de plus en plus à mesure qu'il parlait. Ce fut, en
fin de compte, Lui qui demanda pardon à Mme Marguerite de lui avoir
causé une aussi violente émotion.

Quant au boulanger, il fut vertement tancé, le lendemain, par le général
en personne. Il protesta ses grands dieux que c'était la première lettre
qu'il eût transmise et il jura, lui aussi, qu'il ne le ferait plus.
Mais il avait déjà été mis au courant de tout par la femme de chambre,
avec laquelle il avait convenu que les lettres attendraient désormais
chez lui jusqu'à ce qu'elle pût venir les chercher. Il n'y eut donc plus
de missives secrètes introduites dans les pains du boulanger.

Malgré cet incident, le général conserva une entière confiance dans
celle qu'il aimait. Il me le dit assez clairement un jour où je fis avec
lui une promenade en voiture, à laquelle je l'avais décidé sur les
instances de Mme Marguerite qui, sans doute, avait des lettres
importantes à écrire. Il me montra un billet anonyme qu'il avait encore
reçu le matin même, et il ajouta:

«C'est une infamie de plus de la femme chez qui j'ai rencontré
Marguerite pour la première fois et qui ne sait qu'inventer pour se
venger de ce que nous nous sommes aimés... J'ai reconnu la main de cette
femme dans tous les malheurs qui nous sont arrivés depuis quatre ans...
C'est elle qui corrompait mes domestiques à Clermont-Ferrand et qui
obtenait d'eux des dénonciations que j'ai fini par payer de ma plume
blanche... C'est elle encore qui lance des entrefilets venimeux dans les
gazettes, qui m'entoure d'un réseau d'espions et qui m'accable de
lettres anonymes, les unes menaçantes, les autres infâmes... Mais aussi,
je crache là-dessus comme il convient et comme je voudrais pouvoir le
faire à la face du démon dont la haine ne désarme ni devant mes revers
de fortune, ni devant les souffrances de Marguerite... Tenez, à Londres,
un de ses émissaires est venu m'offrir de me mettre en mains vingt
lettres qui devaient me prouver que Marguerite me trahissait et me
conduisait à ma perte... Elle, me trahir! Mais c'était absurde! Mes
intérêts n'étaient-ils pas les siens et y avait-il une somme au monde
qui pût lui compenser la situation que j'aurais eu l'orgueil de lui
faire si j'étais arrivé?... Je ne me serais jamais pardonné d'avoir cédé
même à une curiosité: j'ai donc refusé net... Comme l'émissaire
insistait, je l'ai mis à la porte avec cette réponse: «Et quand même
cela serait, j'aime encore mieux me perdre par elle que de jamais la
perdre!»

Sur ces mots, le général ouvrit d'un coup de pouce le bouton de sa
manchette gauche, un bouton en or portant un Saint-Georges en relief et
renfermant à l'intérieur la photographie de Mme Marguerite.

Il contempla le portrait avec amour, puis se mit à l'embrasser en
répétant:

«Toi, me trahir, allons donc!»

Le général ouvrait souvent ce bouton, mais il ne touchait jamais à celui
de l'autre manchette. Si parfois ses yeux s'y arrêtaient, il y passait
une lueur de tristesse et de dépit. Un jour, le bouton se détacha, par
hasard, et roula sur le parquet. Je le ramassai. Il s'était entr'ouvert
dans sa chute. Il contenait aussi une photographie, celle d'une toute
jeune femme dont la fine tête blonde lui ressemblait beaucoup...

* * *

Les jours dignes de pitié que le général vivait auprès de son amie
mourante et les nuits d'insomnie qu'il passait avec elle ne
l'empêchaient pas d'avoir une mine superbe. Il engraissait à vue d'œil.
À ne juger que l'apparence, il semblait aller mieux que jamais. Mais, en
réalité, cette façon de vivre finissait à la longue par lui causer le
plus grand mal. Elle faisait pis que si elle avait fatigué son corps;
elle alourdissait son intelligence et elle déprimait son énergie.

Un incident me donna la mesure du changement opéré dans son caractère.
La _Cocarde_, au cours d'une polémique de presse, avait abusé de son nom
et imprimé en première page, en caractères énormes, des extraits d'une
lettre confidentielle qu'il avait anciennement écrite.

Le général, tel que je l'avais connu jadis, serait entré dans une colère
épouvantable, après quoi il se serait assis à son bureau et vous aurait
sabré une de ces réponses comme il savait les envoyer!

À ma grande surprise, il prit la chose le plus mollement du monde, hocha
la tête, se demanda ce qu'il y avait lieu de faire, nous questionna sur
ce que nous en pensions, remit toute décision après déjeuner, rédigea
une lettre à l'adresse de la _Cocarde_, la lut, la retoucha, la relut,
la jeta au panier, en refit une seconde, la déchira également et finit
par écrire à son conseiller et ami, Pierre Denis.

Il montrait la même apathie pour tout ce qui touchait à la politique. Il
m'avoua un jour que, si Pierre Denis n'avait pas été là pour le retenir,
il y a beau temps qu'il aurait envoyé tout au diable. Il avait fait
venir des tas de livres qui devaient le renseigner sur les questions
économiques, sur les rapports du capital et du travail, sur les besoins
du peuple. Il se proposait, de jour en jour, de s'atteler à cette étude,
mais il n'y parvenait jamais. Et, en le voyant ainsi, j'avais le
sentiment d'une belle et grande force réduite à rien par les conditions
malheureuses où elle s'était placée.

Il parlait sans passion de ses adversaires et même des lieutenants qui
l'avaient abandonné. Il allait jusqu'à chercher des circonstances
atténuantes pour les torts qu'ils avaient eus, et, plus d'une fois, je
l'ai entendu citer avec impartialité, bien plus, avec éloge, tel ou tel
ancien collaborateur qui avait violemment rompu avec lui: par exemple,
Paul Déroulède. Mais il en était quelques-uns dont la conduite envers
lui avait été si ignoble qu'il ne pouvait se rappeler leurs noms sans y
accoler l'expression de son plus profond mépris. En tête de ceux-là
était l'auteur des _Coulisses du Boulangisme_.

«Je vous en prie, me dit le général, un jour que nous déjeunions seuls,
Mme Marguerite étant restée couchée,--ne parlez jamais de ce livre
ici! Si Marguerite entendait prononcer son nom, elle pourrait se trouver
mal. Elle a failli mourir de douleur à l'époque où a été publié le
chapitre qui la met en cause. Elle s'est évanouie en le lisant. J'ai
pensé la perdre, et, certes, si elle n'a pas été tuée du coup, ce n'est
pas la faute de celui qui a écrit cette vilenie... Le misérable a
compulsé son livre comme les sorcières mélangent leurs poisons: il y a
pilé des drogues de diverses provenances, mais aussi toxiques les unes
que les autres. Des détails confidentiels cueillis à l'ancien Comité;
des potins royalistes; des médisances haineuses répandues par la femme
que vous savez; des racontars dus à des personnes ayant fait partie de
mon entourage, et surtout à un de mes anciens officiers d'ordonnance;
enfin, des découpures de journaux, le tout assaisonné du venin le plus
pur: voilà la recette des _Coulisses du Boulangisme_!»

* * *

Le général citait avec une gratitude particulière les noms de ceux qui,
malgré la défaite et la calomnie, n'étaient pas allés grossir les rangs
de ses ennemis. Sans parler de Pierre Denis, pour lequel Mme
Marguerite et lui éprouvaient une véritable affection, il ne s'exprimait
jamais qu'avec la plus grande déférence sur le compte de Henri
Rochefort. De même sur celui de Mme Séverine, qu'il ne connaissait
d'ailleurs que par ses articles, mais à laquelle il savait gré de s'être
montrée pitoyable envers lui dans son malheur, alors qu'elle n'avait
guère été enthousiaste tant que son étoile montait. Il prononçait encore
avec sympathie quelques autres noms, tels que ceux de ses anciens
collaborateurs: Paulin Méry, Léveillé, Millevoye, Pierre Richard, de
Susini, Dumonteil, Castelin, Théodore Cahu. Combien leur liste était
courte en comparaison de l'énorme volume que l'on aurait pu former avec
les noms de tous les boulangistes dont la casaque s'était retournée sur
les épaules!

Il lui arrivait rarement de faire allusion à ses succès passés. Un jour,
cependant, il exprima d'amers regrets:

«Thiébaud et Dillon, s'écria-t-il, ont été mes deux mauvais génies! T...
m'a entraîné dans les campagnes électorales un an et demi plus tôt
qu'il n'eût fallu. J'aurais dû rester tranquille, faire le mort dans mon
commandement de Clermont-Ferrand, mettre la sourdine aux journaux,
fermer la porte aux intrigants et aux politiciens. Bref, j'aurais dû
m'abstenir de tout ce qui pouvait inquiéter les gouvernants. N'ayant
rien à me reprocher, ils auraient bien été forcés de me laisser en
place. Le scrutin de liste aussi aurait été maintenu, et, au moment des
élections générales, je n'aurais eu qu'à me présenter tout seul, sans
avoir besoin d'aucun Comité, pour passer en tête de liste dans soixante
départements. Du coup, je tenais la France. Tandis que le plan de
Thiébaud m'a mené où je suis. Quant à Dillon, c'est à lui que je dois
d'avoir été empêtré dans un tas de sales affaires d'argent et de
compromissions de toute espèce, au milieu desquelles j'étais tout
honteux de me débattre. Mais ne m'avait-il pas persuadé que, pour faire
de la politique, il fallait avant tout des millions? Parbleu! avec des
faméliques comme ceux qui se sont alors rués sur la caisse, des
milliards n'auraient pas été suffisants! Je n'avais besoin de me
compromettre avec personne pour me procurer l'argent strictement
nécessaire: les dons patriotiques qui ne demandaient qu'à affluer vers
moi auraient suffi... Ma popularité m'assurait le succès, à condition
que je ne sorte pas de mon passé de général patriote: les aigrefins qui
voulaient en faire leur vache à lait m'ont perdu en m'amenant à endosser
le faux rôle de spéculateur et de politicien... Aujourd'hui, il ne me
reste plus qu'une dernière ressource: tâcher de reconquérir, sinon ma
popularité, du moins l'estime du peuple, en lui prouvant que je suis
prêt à travailler pour lui!»

Le général parlait davantage de ce qu'il projetait de faire. Il était
prêt à profiter de la première guerre un peu sérieuse qui éclaterait
quelque part pour aller «se dérouiller». Déjà, il avait songé, au mois
de février, à mettre son épée à la disposition des Portugais, s'ils
avaient déclaré la guerre aux Anglais pour leurs empiétements en
Afrique.

En attendant, il comptait, étant à Bruxelles, étudier de près les forts
de la Meuse et la question de la pénétration en France par la frontière
du Nord. Il avait aussi un projet de voyage en Italie, et ce qu'il en
dit devant moi me prouva que ses sentiments à l'égard des Italiens
étaient devenus bien plus favorables depuis un an.

Il y avait enfin un grand projet de retour en France, auquel il ne fit
allusion qu'une seule fois, à propos de leur installation à Bruxelles,
qui devait en faciliter l'exécution en rendant la surveillance policière
moins aisée. Mme Marguerite connaissait ce projet et l'approuvait.
Ils en parlèrent tellement à mots couverts que je ne pus saisir qu'un
seul fait: c'est que ses fidèles auraient la surprise de le revoir en
personne, à Paris, avant un an.

Ce sera donc la seconde fois qu'il rentrera en France depuis son
malheureux départ pour la Belgique, car ils m'ont raconté, sous le sceau
du secret le plus absolu, comment ils y étaient venus une fois déjà tous
deux.

Cela s'était passé en été 1890, par une nuit sombre de nouvelle lune.
Ils s'étaient échappés secrètement de la villa et avaient rejoint, sur
la plage, une barque de pêcheurs venue du petit port voisin de Gorey. La
mer était absolument calme. Vers les deux heures du matin, ils avaient
débarqué sur la côte bretonne, non loin de Saint-Malo. En touchant le
sol de la patrie, le général avait été saisi d'une émotion
indescriptible. Il l'avait baisé à pleine bouche, et longtemps,
longtemps, il avait pleuré.

Ils étaient repartis quand le soleil se fut levé, sans avoir été
rencontrés par personne, si ce n'est par un jeune pâtre breton qui avait
passé près d'eux au petit jour. Celui-là, certes, en voyant cet homme
sangloter sur le rivage, ne se doutait ni du nom qu'il portait, ni des
grandeurs qu'il avait failli atteindre, ni de l'infortune où il se
trouvait!

* * *

J'ai quitté Saint-Brelade le samedi 25 avril, quatre semaines et un jour
après mon arrivée. J'avais terminé mon travail de triage et d'emballage.
Vingt grandes caisses pleines étaient parties, dont quatre ou cinq,
contenant des livres, pour Paris, et le reste pour Bruxelles, à
l'adresse de l'hôtel loué par le général: 79, rue Montoyer. Le général
et Mme Marguerite se disposaient eux-mêmes à s'en aller dans peu de
jours.

La veille de mon départ, la pauvre malade a eu une grande joie. Un
éventail m'étant tombé des mains pendant que j'étais à ma fenêtre, je
suis descendue pour le reprendre. Je l'ai retrouvé dans le petit
parterre de fleurs planté au pied de la véranda; mais, en même temps,
j'ai aperçu, fiché en terre, le fameux couteau à papier de Mme
Marguerite. Quand je le lui ai apporté, elle m'a sauté au cou. Elle
aurait dansé d'allégresse, si elle n'avait été aussi faible. Le général
était accouru au bruit que nous faisions. De quel bon cœur ils
s'embrassèrent!

Le soir, quand je suis venue leur souhaiter bonne nuit pour la dernière
fois, le général m'a dit: «Notre sœur de lait (ils m'avaient fait passer
pour la sœur de lait de Mme Marguerite), puisque vous retournez
demain en Auvergne, il ne faut pas que vous nous quittiez sans emporter
un souvenir des bons amis que vous avez en nous... Il y en a un que nous
avons décidé de vous remettre parce qu'il nous a valu aujourd'hui, grâce
à vous, les seuls moments heureux que nous ayons vécus à Saint-Brelade
depuis longtemps: prenez ce couteau à papier... Vous savez combien il
nous est précieux... Cependant, il n'a guère de valeur par lui-même et
nous serions heureux de vous voir choisir parmi les bijoux de
Marguerite...»

Je l'arrêtai d'un geste, le suppliant de ne rien ajouter à un cadeau qui
était le plus touchant qu'ils eussent pu me faire.

Le lendemain, après avoir donné un dernier morceau de sucre à mon cher
Tunis, je revins auprès d'eux, vers midi, pour les adieux. Mme
Marguerite venait de se lever. Elle avait passé une nuit très pénible,
et sa mine était plus mauvaise que jamais. En m'avançant vers elle,
j'eus le pressentiment très net que je ne la reverrais plus vivante.
Une sorte d'horreur surnaturelle, comme on en éprouve devant les
mourants, me passa à travers tout le corps. Mes jambes fléchissaient.
Sans une parole, je tombai à genoux et je fondis en larmes.

Elle aussi, comme si elle devinait ce qui se passait en moi, se mit à
pleurer, avec de grands hoquets qui étaient presque des râles. Seul, le
général s'efforçait de nous calmer. Me relevant de terre, il me dit:

«Allons, ne vous désolez pas ainsi, et ne manquez pas de venir nous voir
à Bruxelles!»

Elle répéta:

«Oui, n'oubliez pas... Venez nous voir quand nous serons là-bas!»

Nous nous embrassâmes une dernière fois, nous tenant tous trois enlacés.
Le général descendit avec moi. La voiture n'était pas encore là. Pendant
qu'on l'attelait devant la remise, nous fîmes quelques pas vers le
jardin, jusqu'auprès du mât au drapeau. Le général, se baissant vers une
plate-bande, cueillit une pensée et quelques violettes qu'il me remit.
Mais déjà on m'appelait. Je courus vers la remise, en criant: «Au
revoir!» Lui, debout, à ce moment, au pied du grand mât où flottaient
les trois couleurs de France, se découvrit et dit d'une voix forte:

«Adieu!»

J'avais tourné le coin. Je ne le vis plus. Mais, quand la voiture passa
devant le perron, je levai les yeux et j'aperçus, pendant quelques
instants encore, à la fenêtre de Mme Marguerite, une hâve silhouette
de spectre qui me faisait signe de la main...

* * *

Le voyage de retour s'est accompli sans incidents.

Triste voyage, pendant lequel les idées de mort ne me quittèrent pas un
seul instant. Le train filait à travers des campagnes ensoleillées, où
s'épanouissait le printemps. Mais ma pensée était auprès de la pauvre
mourante et, quand mes yeux s'arrêtaient par hasard sur toute cette
fraîche verdure nouvelle, je me disais: «Feuilles qui venez de pousser,
avant que vous ne tombiez, elle sera morte!» Et, alors, mon âme
épouvantée tâchait de pénétrer l'avenir...

Quand je suis rentrée dans ma maison, à la tombée du jour, les miens ont
poussé un cri d'effroi en me voyant: les insomnies et la douleur
m'avaient vieillie de dix ans.



CHAPITRE XV

Leur Fin


203.--_Vendredi 1er mai_.

À la tombée de la nuit, on vient m'avertir que quelqu'un désire me
parler. Je descends à la salle commune et me trouve en présence d'un
monsieur décoré, à favoris grisonnants.

«Madame Marie Quinton?» me demande-t-il en me regardant bien en face.

«C'est moi, Monsieur, pour vous servir.»

«Madame, je suis chargé de vous faire une communication toute
personnelle.»

Je le conduis dans un petit salon et le prie de s'asseoir. Le voilà qui
fouille dans la poche de son paletot. Je m'attendais à en voir sortir
quelque papier à procès, tant ce monsieur avait l'air d'appartenir au
monde du Palais. Mais il retire une petite boîte cachetée de rouge et me
la remet en disant:

«Voici ce que j'ai été chargé de vous apporter de la part de Mme de
B..., qui m'a confié cette mission, entre plusieurs autres, au moment de
quitter elle-même Jersey... Je ne saurais rien vous dire de plus, ne
connaissant, quant à moi, aucun autre détail. Et, sur ce, je vous
demande la permission de rebrousser chemin en toute hâte, car j'ai
encore une commission à Clermont, et il faut que je sois à Nevers par
l'express de ce soir.»

Avant que j'eusse eu le temps de répondre, le monsieur, avec un grand
salut, était parti.

J'ouvre la boîte, en coupant la ficelle qui l'enveloppe, cachetée aux
armes des B... Un cri s'échappe de ma poitrine...

C'est la parure aux trois perles, dont Mme Marguerite me fait cadeau!

Parure exquise, que je lui ai vu mettre avec ses plus belles toilettes.
L'une des perles forme agrafe, montée sur trois fleurs de lis en
brillants que soutiennent quatre branches de laurier comprenant
trente-deux diamants. Les deux autres forment boucles d'oreilles,
entourées chacune d'un fer à cheval en brillants que surmonte une fleur
de lis.

...Oh! Marguerite, comment pourrais-je vous exprimer ce que je ressens,
moi que cette magnifique surprise eût autrefois enivrée de joie, et
qu'elle pénètre de tristesse aujourd'hui!

* * *

204.--_Mardi 5 mai_.

On annonce que le général, après avoir passé par Londres pour y serrer
la main à Henri Rochefort, est arrivé à Bruxelles avant-hier.

Je viens de leur écrire, à leur hôtel de la rue Montoyer.

* * *

205.--_Samedi 16 mai_.

J'en ai appris de bien drôles, aujourd'hui, sur la véritable
surveillance de haute police dont j'ai été l'objet pendant plus de deux
ans. Dès le début de 1889, on a organisé, à mon intention, un service
spécial de filature. Deux femmes, habitant le pays, ont été chargées de
ne pas me perdre de vue et de me suivre, comme mon ombre, dans toutes
mes allées et venues. Pas une visite, pas une sortie dans Clermont ou
dans Royat qui n'eût été soigneusement observée.

Cependant, quelque serrée que fut cette surveillance, j'avais réussi
parfois à glisser entre les mailles. Mon voyage de Londres n'avait été
signalé qu'après coup, alors que j'étais déjà de retour, ce qui avait
même valu à plusieurs d'avoir la tête fortement lavée par le Ministère
de l'Intérieur, qui supposait que je pouvais avoir été porteur
d'instructions pour le scrutin de ballottage des élections générales.

La personne de qui j'ai obtenu ces renseignements et qui était
merveilleusement placée pour les fournir, a ajouté:

«C'est ainsi qu'il existe en haut lieu, un gros dossier bourré de
rapports vous concernant... Dossier tout à votre honneur, du reste,
puisqu'il montre qu'il n'y a rien à relever dans votre conduite,--et pas
seulement au point de vue politique: à tous les points de vue...»

L'aveu m'a fait plaisir. Mais, franchement, Monsieur Constans, le
résultat auquel a abouti votre enquête peut-il valoir tout l'argent
qu'elle a dû vous coûter?

* * *

206.--_Mercredi 27 mai_.

Les journaux font savoir que le général s'est installé, depuis quelques
jours, dans son hôtel de la rue Montoyer. À les en croire, cette demeure
serait tout simplement princière: porte cochère magistrale, escalier
monumental, rampe en bois sculpté digne de figurer dans une exposition
de chefs-d'œuvre, salons de réception nombreux et immenses, vérandas
vitrées pouvant former des serres de plantes rares, vaste cour, jardin
anglais, rien, en un mot, n'y manquerait! Dix chevaux piafferaient dans
les écuries, cinq voitures rempliraient la remise, dont un superbe
mail-coach avec lequel le général ferait sensation dans le grand monde
high-life de Bruxelles.

C'est le _Gaulois_ qui, le premier, a conté ces belles choses. Mon Dieu!
qu'elles riment peu avec tout ce que j'ai vu et entendu à Saint-Brelade.

* * *

207.--_Jeudi 4 juin_.

Je suis tourmentée au dernier degré par l'angoisse où me plonge leur
silence. Sans cesse, je m'attends à recevoir une lettre de Bruxelles,
encadrée de noir...

N'y tenant plus, je leur ai écrit en les suppliant de me rassurer un
peu. Ma lettre prête, je l'ai déchirée: elle trahissait trop mon
inquiétude. J'en ai refait une autre, et, pour mieux masquer sa
véritable raison d'être, j'ai envoyé là-bas de nos fruits confits
d'Auvergne.

* * *

208.--_Mardi 9 juin_.

La lettre de Bruxelles est arrivée. L'enveloppe était blanche, mais j'ai
eu un serrement de cœur tout de même, car l'adresse était de la main du
général...

Grand Dieu! Ses forces auraient-elles déjà baissé au point qu'elle ne
puisse plus écrire?... Mais non! Les pages contenues dans l'enveloppe
sont encore de son écriture à Elle:

«Dimanche 7.

»Ma bonne Meunière,

»Je comprends vos tourments, et vraiment je suis désolée d'être restée
si longtemps sans vous écrire. Mais ce n'est pas de ma faute. Entre ce
voyage très fatigant, l'installation de l'hôtel à faire, je n'ai pas eu
une minute à moi. Aujourd'hui, je vous écris de mon lit, où le docteur
me retient depuis que nous sommes rue Montoyer, c'est-à-dire depuis
quinze jours. Je tousse toujours beaucoup et je suis bien faible, mais
le docteur me promet une prompte et complète et prochaine guérison. Nous
avons eu un si mauvais temps, du reste, que tout le monde a été plus ou
moins malade... Notre installation est très jolie, vous verrez cela plus
tard. Je ne regrette pas du tout Saint-Brelade.

»Ma bonne Meunière, le hasard est extraordinaire. Juste pendant que je
vous écris, on m'apporte un tas de gâteries. Vous êtes vraiment trop
gentille. Je ne mange toujours pas beaucoup, mais je mangerai de votre
envoi en pensant à vous. Le général qui, ici, a du monde toute la
journée--c'est à peine si je le vois--m'a chargée de bien vous
embrasser. Je le fais pour lui et pour moi de tout cœur.

»B. B.

»Écrivez au nom du général, 79, rue Montoyer.»

J'ai écrit sans tarder d'une heure.

Elles comptent...

* * *

209.--_Mardi 7 juillet_.

Se peut-il qu'Elle vive encore, Elle que j'ai quittée, il y a deux mois
et demi, dans un état si voisin de l'agonie?

J'ai de nouveau écrit à Bruxelles. Qui me répondra?

* * *

210.--_Samedi 11 juillet_.

J'ai reçu la réponse de Bruxelles. Cette fois, lettre comme enveloppe
sont entièrement de la main du général:

«Bruxelles, 79, rue Montoyer.

Jeudi 9 juillet.

»Ma bonne Meunière,

»C'est moi qui réponds aujourd'hui à votre lettre d'il y a un mois et à
celle que nous recevons aujourd'hui. Mme de B..., en effet, quoique
allant beaucoup mieux, est toujours alitée et ne pourrait pas écrire
sans fatigue. Elle a été fortement éprouvée, mais les soins qui lui sont
donnés par un médecin que j'ai fait venir de Paris promettent de prédire
pour bientôt la convalescence. La toux a presque disparu, les
transpirations également. Quand elle aura repris un peu d'appétit, les
forces reviendront.

»Elle me charge de vous dire de sa part mille et mille choses
affectueuses: nous pensons à vous et nous parlons souvent de vous.

»Écrivez-nous; donnez-nous de vos nouvelles. Vous êtes maintenant en
pleine saison et il faut espérer que, le beau temps une fois arrivé, les
baigneurs ne vous manqueront pas.

»Vous ne nous dites rien de la santé de votre mère et de votre sœur;
nous espérons donc qu'elles vont bien.

»Au revoir, ma bonne Meunière. Tous les deux, nous vous envoyons nos
souvenirs les plus affectueux.

»Gral B...»

Elle n'a plus eu la force d'écrire! Plus de doute, c'est la fin.

Je leur ai répondu de suite, mais en gardant le silence sur la santé des
miens. Qu'irai-je leur raconter à quel point ma pauvre vieille mère est
de nouveau souffrante! Qu'irai-je faire retentir mes propres alarmes là
où une douleur si immense se prépare...

Si du moins, avant de s'éteindre, Elle pouvait encore respirer le parfum
des rouges œillets et des blanches marguerites que je lui fais envoyer
de Nice, pour son jour de fête du 20 de ce mois!

* * *

213.--_Mercredi 15 juillet_.

Maman est plus mal aujourd'hui.

J'ai reçu avis de Nice que tout avait été fait selon mes ordres et que
les fleurs commandées arriveraient à destination pour le 19.

* * *

214.--_Jeudi 16 juillet_.

Elle est morte!

À sept heures du soir est venue cette dépêche:

_Royat, Bruxelles 2316-6-16-5h. 35 s._

_Quinton, Hôtel Marronniers, Royat._

_Marguerite morte._

On ne s'aguerrit pas contre le malheur. De jour en jour, je m'attendais
à la fatale nouvelle. Quand je l'ai reçue, le coup a été aussi terrible
que si elle était morte en pleine santé.

J'aurais voulu partir de suite. Tout m'en empêche. Ma maison est pleine
de monde comme jamais. S'il n'y avait que cela! Mais, là-haut, ma mère
se débat dans la fièvre; ma sœur aussi s'est alitée de fatigue, et il
n'y a que moi pour les soigner.

J'ai envoyé cette dépêche:

_Général Boulanger, 79, rue Montoyer,_

_Bruxelles._

_Quelle affreuse et désespérante nouvelle! Suis avec vous dans votre
douleur. Souffre mortellement de ne pouvoir être près de vous._

_Marie_.

Demain, je veux lui écrire.

Aujourd'hui, qu'on me laisse pleurer...

* * *

215.--_Vendredi 17 juillet_.

Je lui ai écrit, je lui ai parlé d'Elle, je l'ai supplié de trouver la
force de vivre.

Car, depuis la dépêche d'hier, je redoutais d'un moment à l'autre une
nouvelle encore plus terrible...

J'ai ouvert les journaux de ce matin en tremblant. Dieu soit loué. Il ne
s'est pas tué dès qu'elle fut morte!

* * *

216.--_Samedi 18 juillet_.

Les journaux donnent des détails sur la mort de Mme Marguerite.

Le général n'aurait eu les yeux ouverts sur la gravité de son état que
dans le courant de mai. Il s'est

     [Illustration: une carte écrite à main:

     Bruxelles, 79 rue Montoyer.

     Jeudi 9 juillet.--

     Ma bonne meunière,

     C'est moi qui réponds aujourd'hui à votre lettre d'il y a un mois
     et à celle que nous recevons aujourd'hui. Madame de B--- en effet
     quoique allant beaucoup mieux, est toujours alitée et ne pourrait
     pas écrire sans fatigue. Elle a été fortement éprouvée; mais les
     soins qui lui sont donnés par un médecin que j'ai fait venir de
     Paris permettent de prédire pour bientôt la convalescence. La toux
     a presque disparu, les transpirations également. Quand elle aura
     repris un peu d'appétit, les forces reviendront.--

     Elle me charge de vous dire de sa part milles et milles choses
     affectueuses; nous pensons à vous et nous parlons souvent de vous.

     Écrivez-nous; donnez-nous de vos nouvelles. Vous êtes maintenant en
     pleine saison et il faut espérer que les beaux temps une fois
     arrivés, les baigneurs ne vous manqueront pas--

     Vous ne nous dites rien de la santé de votre mère et de votre sœur;
     nous espérons donc qu'elles vont bien.--

     Au revoir, ma bonne meunière. Tous les deux nous vous envoyons nos
     souvenirs les plus affectueux,

     Gal B.
]

adressé aux spécialistes les plus renommés pour le traitement de la
tuberculose. On a essayé de la créosote, puis, depuis le début de ce
mois, d'un remède nouveau, le gaïacol, administré en injections sous la
peau. En dernier lieu, le général faisait ces injections lui-même.

Il y aurait eu un soulagement, un sentiment de mieux dans les premiers
jours de la semaine, et le général se serait repris à espérer. Mais, le
mercredi, la malade a été saisie d'une sorte de vertige. On a appelé le
médecin. En descendant, il a pris le général à part et lui a dit:
«Préparez-vous, c'est fini.»

Le général n'a plus quitté le chevet de la mourante. Il est resté douze
heures près d'elle, couvrant de baisers ces mains qui se glaçaient. Elle
ne toussait plus. Elle s'assoupissait par instants, puis, soudain,
s'éveillait. Ses yeux se tournaient alors vers lui, le fixant
longuement, tandis que ses lèvres remuaient et voulaient parler. Mais
elle n'eut la force de prononcer que deux paroles,--les dernières:

«À bientôt...»

La nuit tombait. La mourante entra en agonie. Sa poitrine se soulevait
en un râle effrayant. L'écume lui montait aux lèvres.

Vers le milieu de la nuit, un peu de calme survint. Puis elle souleva
légèrement la tête et entr'ouvrit la bouche, comme pour happer l'air. En
même temps, ses yeux tournèrent...

Lui se jeta vers elle, l'appelant par son nom d'une voix désespérée.
Mais déjà sa tête était retombée sur l'oreiller. Elle était morte.

...C'est demain, à deux heures, qu'auront lieu, à Bruxelles, le service
et l'enterrement de Mme Marguerite, décédée le 16 juillet 1891, dans
la trente-sixième année de son âge.

J'ai fait dire, ce matin, une messe basse pour le repos de son âme.
Pendant que le prêtre officiait pour Elle, moi, je priais pour Lui...

* * *

217.--_Dimanche 19 juillet_.

...Pauvres fleurs de la Sainte-Marguerite, qui deviez lui parvenir la
veille de sa fête, et qui arrivez à Bruxelles aujourd'hui, jour de son
enterrement!

* * *

218.--_Lundi 20 juillet_.

Les obsèques, par un navrant contraste, ont eu lieu à travers une ville
en pleine liesse populaire, car c'était hier la fête nationale des
Belges et la grande kermesse de Bruxelles.

Le général avait fait lui-même la toilette funèbre de la défunte. Il
l'avait enveloppée d'une longue robe blanche, puis il l'avait couchée
dans son cercueil avec un bouquet d'œillets et de marguerites sur la
poitrine. Avant qu'on refermât le couvercle, il avait coupé une mèche
des cheveux blonds de la morte et lui avait donné un dernier baiser.

     [Illustration: une carte écrite à main:

     Bruxelles, 79 rue Montoyer.

     Samedi 1er août.

     C'est bien vrai ma pauvre bonne meunière, elle n'est plus, cette
     créature adorable qui m'a donné les seules années de bonheur que
     j'ai eues dans ma vie. Elle est partie, me laissant seul, tout
     seul; et au moment même où l'amélioration produite par un
     traitement nouveau de Paris me faisait croire qu'elle était
     sauvée.--

     Heureusement la chère créature tant aimée ne s'est pas sentie
     mourir. Elle s'est éteinte sans aucune souffrance, faisant encore
     des projets la veille de sa mort. Je dis heureusement; car elle eût
     été trop attristée si elle avait compris que nous allions être
     séparés; pas pour longtemps, je l'espère.--

     Sa famille voulait avoir son corps. J'ai refusé, et je le garde, je
     la garderai envers et contre tous.--Ma seule consolation est
     d'aller toutes les après-midis au cimetière la voir et causer avec
     elle. J'ai placé moi-même dans son cercueil le charmant bouquet de
     petites marguerites que vous et votre sœur lui avez envoyé. Merci
     en son nom.

     Je lui fais en ce moment construire un caveau, où elle reposera en
     paix au milieu des fleurs quelle aimait tant, et où elle
     m'attendra...--

     Car, vous qui l'avez connue, vous devez comprendre, n'est-ce pas,
     qu'on ne peut survivre à la perte de cet ange de beauté, de grâce,
     de douceur et de bonté. Je sais que je ne m'appartiens pas, que
     j'appartiens à mon pays aussi j'irai jusqu'au bout de mes forces;
     mais après, si je pars, personne n'aura rien à me reprocher.
     D'ailleurs je ne vis plus que matériellement; je suis sur corps
     sans âme.--

     Écrivez-moi de temps en temps, ma bonne meunière Parlez-moi d'elle,
     cela me fera du bien. Et pensez souvent à moi, qui ai été le plus
     heureux des hommes, et qui en suis aujourd'hui le plus
     malheureux.--

     J'espère que vous allez bien, ainsi que votre mère et votre sœur;
     et, pour moi et pour ma pauvre petite morte tant aimée, je vous
     embrasse de plus profond de mon cœur,

     Gal Boulanger

     Écrivez-moi toujours à la même adresse.--
]

Après la levée du corps à la maison mortuaire, le cortège s'est rendu à
l'église Saint-Jacques-sur-Caudenberg, en traversant le boulevard du
Régent, la place du Trône, la place des Palais, la place Royale, tout
remplis de trophées, de mâts et de drapeaux.

Derrière le corbillard marchait le général, en habit, la plaque de
grand-officier de la Légion d'honneur sur la poitrine, très droit, le
front levé, mais le visage affreusement pâle et parfois convulsé par des
contractions. Cinq députés boulangistes le suivaient: Castelin,
Déroulède, Dumonteil, Millevoye, de Susini, et avec eux quelques fidèles
du parti comme Théodore Cahu, quelques amis personnels, enfin quelques
dames en grand deuil, parmi lesquelles Mme Séverine. Sur tout le
parcours du cortège, le peuple, en habits de dimanche, s'écrasait.

Place Royale, devant la façade de l'église, et jusqu'au haut des
marches, sous les colonnes du péristyle, il s'est produit une indigne
bousculade, à l'entrée comme à la sortie.

L'absoute donnée, on est monté dans les voitures de deuil qui se sont
rendues, au pas d'abord, puis au grand trot, à travers les faubourgs du
Sud-Est, au cimetière d'Ixelles.

Au moment où le corps a été enfermé dans le caveau, le général n'a plus
été maître de sa douleur. Il a été pris d'une défaillance. On a dû le
soutenir.

Ce n'est encore qu'un caveau provisoire où le cercueil a été déposé, en
attendant que le général lui fasse ériger une tombe définitive.

Cette dernière information m'a diminué un peu l'angoisse qui me broie le
cœur, car elle me donne la certitude qu'il ne se détruira pas avant que
la tombe ne soit achevée.

* * *

219.--_Samedi 25 juillet._

Par le courrier du soir m'est venu un mot de lui, tracé sur sa carte:

_LE GÉNÉRAL BOULANGER_

_a été très sensible à votre dépêche et à votre lettre; il vous en
remercie bien vivement et va vous écrire._

_Bruxelles, le 23 juillet 91._

Demain matin, je ferai partir le bouquet de marguerites, imité en fines
perles de verre, que j'envoie au Général pour la tombe d'Ixelles.

* * *

220.--_Mercredi 29 juillet._

Le testament de Mme Marguerite est connu. Il a été rédigé à Paris, le
mercredi 29 janvier 1890. Il partage sa fortune entre trois dames, trois
amies. Du Général, il ne fait aucune mention!

L'une de ces dames reçoit toute la garde-robe et tous les bijoux. Mais
c'est tout ce qui reste encore d'Elle, à celui qu'elle a quitté!

* * *

221.--_Lundi 3 août._

Le Général m'a écrit:

«Bruxelles, 79, rue Montoyer.

»Samedi 1er août.

»C'est bien vrai, ma pauvre bonne Meunière, elle n'est plus, cette
créature adorable qui m'a donné les seules années de bonheur que j'ai
eues dans ma vie. Elle est partie, me laissant seul, tout seul, et au
moment même où l'amélioration produite par un traitement nouveau de
Paris me faisait croire qu'elle était sauvée.

»Heureusement, la chère créature tant aimée ne s'est pas sentie mourir.
Elle s'est éteinte sans aucune souffrance, faisant encore des projets la
veille de sa mort. Je dis heureusement; car elle eût été trop attristée
si elle avait compris que nous allions être séparés; pas pour longtemps,
je l'espère.

»Sa famille voulait avoir son corps. J'ai refusé, et je le garde, je le
garderai envers et contre tous.--Ma seule consolation est d'aller toutes
les après-midi au cimetière la voir et causer avec elle. J'ai placé
moi-même, sur son cercueil, le charmant bouquet de petites marguerites
que vous et votre sœur lui avez envoyé. Merci en son nom.

»Je lui fais, en ce moment, construire un caveau où elle reposera en
paix au milieu des fleurs qu'elle aimait tant, et où elle m'attendra...
Car, vous qui l'avez connue, vous devez comprendre, n'est-ce pas, qu'on
ne peut survivre à la perte de cet ange de beauté, de grâce, de douceur
et de bonté. Je sais que je ne m'appartiens pas, que j'appartiens à mon
pays. Aussi, j'irai jusqu'au bout de mes forces; mais après, si je
pars, personne n'aura rien à me reprocher. D'ailleurs, je ne vis plus
que matériellement; je suis un corps sans âme.

»Écrivez-moi de temps en temps, ma bonne Meunière. Parlez-moi d'Elle,
cela me fera du bien. Et pensez souvent à moi, qui ai été le plus
heureux des hommes, et qui en suis aujourd'hui le plus malheureux.

»J'espère que vous allez bien, ainsi que votre mère et votre sœur, et,
pour moi et pour ma pauvre petite morte tant aimée, je vous embrasse du
plus profond de mon cœur.

»Gral BOULANGER.

»Écrivez-moi toujours à la même adresse.

* * *

222.--_Samedi 8 août._

Avant-hier, le cercueil de Mme Marguerite a été transporté du caveau
provisoire dans le caveau définitif, que le Général a fait creuser en un
endroit du cimetière qu'il a lui-même choisi.

Le caveau seul est achevé. Le reste de la tombe est en construction.

Tant mieux! Encore un délai.

* * *

223.--_Mardi 18 août._

Les journaux reparlent du Général. Le prince Napoléon aurait songé à
lui, comme témoin dans le mariage de sa fille avec le frère du roi
d'Italie. Le Général désapprouve les manifestations excessives
auxquelles les plus violents de son parti viennent de se livrer à propos
de l'ordre donné à notre escadre de se rendre de Cronstadt à Portsmouth,
et à propos de la représentation de _Lohengrin_ à l'Opéra.

Tout cela indiquerait-il que le parti de vivre reprend le dessus en lui?

Je lui écris pour la seconde fois depuis sa lettre. Ma résolution est
bien prise maintenant. J'irai auprès de Lui, pour lui parler un peu
d'Elle, dès les premiers jours d'octobre.

* * *

224.--_Jeudi 17 septembre._

Je lui écris pour la troisième fois.

* * *

225.--_Samedi 26 septembre._

Je suis horriblement angoissée. J'ai eu un cauchemar affreux, cette
nuit. J'ai vu venir vers moi, parmi les tombes d'un cimetière, le
Général et Mme Marguerite qui se tenaient étroitement embrassés.

* * *

226.--_Mercredi 30 septembre._

Il s'est tué.

* * *

227.--_Mercredi 7 octobre._

Depuis trois jours, depuis que je commence à me relever lentement de la
prostration où cet épouvantable malheur m'a jetée, j'ai essayé en vain
de tracer une seule ligne. Chaque fois, le désespoir, me débordant du
cœur, m'a paralysée.

C'est le 30 septembre, à 11 heures 1/2 du matin, près de la tombe de
Mme Marguerite, que le général s'est tué d'un coup
de...............................

C'est en vain! Je ne suis pas encore assez forte aujourd'hui.

* * *

228.--_Samedi 10 octobre._

Depuis que son Amie l'avait quitté, le général ne vivait plus que dans
la pensée de la rejoindre. Il se faisait conduire au cimetière tous les
jours, à 4 heures, y portait des fleurs et restait longuement en
méditation devant le tombeau. Il habitait sa chambre, il couchait dans
le lit où elle était morte, et la nuit, pendant les rares instants de
sommeil qu'il parvenait à trouver, il lui parlait et il entendait en
rêve sa voix qui l'appelait.

Quand la tombe fut complètement achevée, il s'est mis à trier ses
papiers, dont il a jeté au feu, tous les jours, une grande quantité. Il
a réglé les comptes de tous les fournisseurs, quelques jours avant la
fin du mois. Le 29 septembre, il a écrit son testament politique,
contenant ces lignes:

«Je me tuerai demain, non pas que je désespère de l'avenir du parti
auquel j'ai donné mon nom, mais parce que je ne puis supporter l'affreux
malheur qui m'a frappé il y a deux mois et demi. Depuis deux mois et
demi, j'ai lutté. J'ai essayé de prendre le dessus. Je n'ai pu y
parvenir.

»Je suis convaincu que mes partisans si dévoués, si nombreux, ne m'en
voudront pas de disparaître en raison d'une douleur telle que tout
travail m'est devenu impossible...

»En quittant la vie, je n'ai qu'un regret: ne pas mourir sur le champ de
bataille, en soldat, pour mon pays...»

* * *

Il a écrit en même temps son testament privé, léguant tout son avoir à
sa cousine, Mlle Mathilde Griffith, donnant son cheval _Tunis_ à un
ami, M. Barbier, et exprimant la volonté formelle d'être enterré dans le
caveau qu'il avait fait construire pour Marguerite.

Sur l'un et sur l'autre testaments, il a ajouté:

_Ceci est écrit en entier de ma main, à Bruxelles, 79, rue Montoyer, le
29 septembre 1891, veille de ma mort._


Après quoi, il a signé.

Il a rédigé ensuite une lettre destinée à sa vieille mère, où il lui
expliquait tendrement qu'il partait pour un long voyage. La malheureuse
femme ayant l'entendement affaibli par la grande vieillesse, cette
lettre devait servir à lui cacher que son fils était mort.

Il a libellé de sa propre main des dépêches annonçant sa mort à diverses
personnes, une, entre autres, pour la générale, sa femme, qu'il a
adressée ainsi:

«_Madame Veuve Boulanger,_

_Rue de Satory, Versailles._»

Ces dépêches, il les a placées dans une grande enveloppe, sur laquelle
il a écrit:

_Télégrammes à expédier immédiatement après ma mort._

* * *

À 4 heures, il est allé déposer les testaments chez son notaire. Cela
fait, il a accompli son pèlerinage quotidien à la tombe d'Ixelles. Après
l'avoir longtemps contemplée, il est entré chez le conservateur du
cimetière, M. Marchal, lui a serré la main et lui a recommandé d'une
voix émue les frêles arbrisseaux qu'il avait fait planter autour de la
tombe, afin qu'ils l'abritent de leur ombrage plus tard.

Le soir, à dîner, il s'est montré d'une bonne humeur inaccoutumée. Il a
causé gaîment avec un ami qui se trouvait depuis quelques jours son
hôte, M. Dutens. En se levant, il a embrassé sa vieille maman avec une
tendresse particulière.

Vers 10 heures du matin, le mercredi 30 septembre, il a fait atteler son
coupé et il est sorti sans en avertir personne. Mais son absence a été
presque aussitôt remarquée par M. Dutens, qui ne le perdait plus de vue
depuis qu'il l'avait surpris dans son bureau, quelques jours auparavant,
tenant un revolver à la main.

Saisi d'un pressentiment, M. Dutens est sauté en fiacre et s'est fait
conduire au cimetière. Le général s'y trouvait, en effet, devant le
caveau. En voyant la mine inquiète de son ami, il a eu un sourire. Il
lui a pris le bras et s'est mis à se promener avec lui à travers les
tombes, tout en le rassurant d'un ton enjoué. Quand il l'eut
suffisamment tranquillisé, il l'a invité à aller renvoyer son fiacre,
devenu inutile puisque le coupé était là pour les ramener tous deux. Il
était 11 heures 1/2. Le général a fait le tour du tombeau et s'est assis
du côté droit, sur le rebord du soubassement, le dos appuyé contre la
pierre tombale, les jambes étendues vers le lilas planté tout auprès. Il
a posé son chapeau à terre, a sorti un revolver de sa poche, l'a
appliqué contre la tempe droite et a fait feu.

* * *

La balle a troué le cerveau de part en part, puis elle est allée se
perdre par delà le mur du cimetière. On est accouru au bruit de la
détonation, mais déjà le général expirait. Son corps n'avait pas bougé,
sa tête pendait sur la poitrine, un fort jet de sang s'échappait de
chaque tempe.

Le revolver était resté dans sa main crispée, on l'a retiré. Le corps
tout ensanglanté, étendu dans le coupé, a été ramené par M. Dutens à
l'hôtel de la rue Montoyer. En le déshabillant, on a trouvé sur le cœur,
complètement détrempée de sang, la boucle de cheveux que le général
avait coupée à son Amie morte. La grande photographie de Mme
Marguerite, semblable à celle qu'elle m'a donnée, occupait, sous la
chemise, toute la largeur de la poitrine. Le sang desséché la collait si
fort contre la peau qu'on ne put l'enlever sans la déchirer par places.

On a revêtu le corps d'un habit de soirée avec la plaque de
grand-officier de la Légion d'honneur. On a laissé au doigt la bague en
fer à repasser. On a joint les deux mains sur la poitrine et l'on a
placé un crucifix entre deux candélabres, près du lit mortuaire.

La nouvelle du suicide s'était rapidement répandue en ville. À trois
heures de l'après-midi, on la criait dans les rues de Paris, et elle
courait dans toutes les bouches à la brillante garden-party que M. et
Mme Carnot offraient à l'Élysée. Sur les six heures, je recevais la
désespérante dépêche qui me l'apprenait et qui m'étendait à terre comme
un coup de massue.

* * *

Le 1er octobre, à 9 heures du soir, on a mis en bière le corps du
général, après avoir replacé sur sa poitrine la photographie et la
boucle de cheveux, et après avoir mis à ses pieds des œillets rouges. Le
cercueil portait une croix en palissandre et une plaque de cuivre sur
laquelle on avait gravé: «Général Boulanger.»

Les funérailles ont eu lieu le 3 octobre. Le cardinal-archevêque de
Malines ayant refusé l'assistance de l'Église, le cortège s'est rendu,
à 4 heures, directement de la maison au cimetière. Le cercueil était
recouvert d'un grand drapeau tricolore. Le corbillard disparaissait sous
l'amoncellement des couronnes. Derrière lui, étaient portés, sur des
coussins, tous les insignes et toutes les décorations du général défunt.

Henri Rochefort, Paul Déroulède, une vingtaine de députés, plus de deux
cents délégués venus de France, marchaient ensuite. Une moitié de
Bruxelles accompagnait le cortège, et l'autre le regardait passer. À
l'entrée du cimetière, il y a eu une bousculade si épouvantable que de
nombreuses personnes ont été blessées. Il n'y a pas eu de discours.
Déroulède a jeté sur le cercueil du proscrit un peu de terre de France.
Puis, le caveau des deux amants a été fermé.

* * *

229.--_Vendredi 1er janvier 1892._

* * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * *

Depuis des mois, ils ne sont plus.

Leurs dépouilles charnelles se désagrègent dans un même sépulcre,
jusqu'au jour où, s'échappant de leurs cercueils tombés en poussière,
leurs cendres se confondront.

Mais leurs âmes vivent, et, en dépit des préjugés sociaux, en dépit même
de la sévérité qu'a pu montrer un prince de l'Église, elles doivent
avoir trouvé, dans l'au-delà, une pitié sans bornes qui leur a tout
pardonné, parce qu'elles ont immensément aimé.

Et, tant qu'il y aura des hommes sur la terre, c'est-à-dire de pauvres
êtres destinés à aimer, à souffrir et à mourir, leur souvenir et leur
nom survivront, enlacés...



CHAPITRE XVI

Ixelles


* * *

230.--_Lundi 25 avril 1892._

N'oubliez pas... Venez nous voir quand nous serons là-bas!...»

Elles n'ont pas cessé de résonner dans ma mémoire, ainsi qu'une suprême
invite, ces paroles, les dernières qu'Elle m'eût adressées, à
Saint-Brelade, quand je les ai quittés.

Il y a de cela un an juste, jour pour jour, et je suis venue les voir
aujourd'hui.

Arrivée à Bruxelles pour eux et rien que pour eux, j'y ai visité toutes
les stations de leur calvaire. D'abord, très haut dans la rue Royale, au
delà de la colonne du Congrès, au nº 103, sur la droite, cet hôtel
Mengelle, leur première étape après la fuite. Au début de la même rue,
sur la place Royale, l'hôtel de Bellevue, où elle s'est fait amener de
Paris, presque mourante déjà, avant les dernières semaines passées à
Jersey, et dont les fenêtres de façade donnent sur l'église
Saint-Jacques en laquelle son cercueil a été béni. Un peu plus loin,
allant du Parc Royal au Parc Léopold, la rue Montoyer, une belle rue
aristocratique et tranquille, aux maisons blanches et aux portes
cochères fermées. Tout au bout, les dépendances d'une gare: des murs en
briques noircies par la fumée, des palissades de bois, un passage à
niveau de chemin de fer. Un peu avant d'y atteindre, à droite, le nº 79,
où ils ont passé les derniers mois de leur vie, où Elle est morte, et où
son cadavre à Lui a été ramené, couvert de sang. Une façade blanche, une
porte cochère, quatre fenêtres de rez-de-chaussée, et deux autres étages
à cinq fenêtres chacun.

Rue d'Arlon, rue du Parnasse, rue Caroly, rue de Dublin, rue de la Paix,
chaussée d'Ixelles: c'est l'itinéraire qu'a suivi le cortège du suicidé.

La route traverse de tristes paysages de banlieue. Des maisons de plus
en plus clairsemées, les unes vieilles, basses et noires, les autres à
peine construites, tout en briques, en fer et en verre. Des terrains à
bâtir, des carrés rougeâtres de terre argileuse fraîchement remuée, des
plants de culture maraîchère, des prés où paissent des moutons, et,
de-ci de-là, des hangars de marchands de tombes et des serres
d'horticulteurs pour couronnes mortuaires.

Une petite place ronde: voici l'entrée du cimetière. Je quitte la
voiture, portant dans mes bras le buisson de marguerites que je leur
apporte de Royat, poussé en bonne terre de France. Une courte avenue me
mène à un rond-point, d'où rayonnent cinq autres avenues, précédées
chacune de deux grands cyprès en forme de cônes.

Laquelle prendre? On me montre la troisième, juste en face. Elle est
plantée de jeunes acacias, et entièrement garnie de tombes des deux
cotés. Elle se termine, au bout d'une centaine de mètres, à un petit
carrefour formé par l'entre-croisement de la 10e avenue, qui longe, à
gauche, le mur du cimetière, et de l'allée nº 6, qui descend vers la
droite. La dernière tombe, à gauche, au coin, est la leur.

Bien simple, la pauvre tombe. Un soubassement précédé, en avant, de deux
marches, une pierre tombale inclinée, et, à son sommet, une colonne
brisée. Le tout en pierre grise, blanchâtre.

Une grille basse, à glands dorés, entoure le caveau et les deux petits
espaces laissés libres de chaque côté. Elle n'a pas plus de cinq mètres
en longueur sur trois à quatre en profondeur. Plus de cinquante
couronnes y pendent, la plupart en feuilles de zinc ou en perles de
verre, envoyées par les Comités révisionnistes. Parmi elles, quelques
minces couronnes en plâtre, offertes par des pauvres et aussi quelques
fleurs desséchées.

La grille est précédée d'une bande de terre large d'un mètre, où
poussent des pensées et des myosotis. Au fond, des cyprès dressent leur
silhouette sombre et à droite, tout au coin, s'élève un sapin nain.

Dans l'intérieur de l'enclos, des rosiers vont bientôt fleurir. À
droite, à un mètre et demi de la tombe, on a laissé debout le lilas qui
a été témoin du suicide. La place où le général s'était assis, sur la
bordure du soubassement, se trouve à peu près à la hauteur de
l'avant-dernière ligne de l'inscription gravée sur la pierre tombale.

Cette inscription, je n'ai pu d'abord la distinguer, car un grand
bouquet de marguerites, lié avec des rubans tricolores, se trouvait jeté
là et la couvrait. J'avais déposé mes marguerites au pied du tombeau, je
m'étais agenouillée sur le bord du chemin et, le cœur gonflé d'une
douleur sans nom qui ne voulait pas éclater en larmes, j'ai prié. Puis,
j'ai fixé longuement jusqu'aux moindres détails de ce que j'avais devant
moi, afin de ne l'oublier jamais.

Des pas approchaient, des gens venaient vers moi. Je me suis relevée et
me suis mise à marcher à travers le cimetière. Du petit carrefour voisin
de la tombe, j'ai contemplé la campagne, les vertes prairies pleines de
troupeaux et, plus loin, la fraîche verdure printanière du bois de la
Cambre. Le site était si champêtre et le petit cimetière si blanc, si
propre, que l'aspect en était presque gai. Le soleil semait des
étincelles sur la dorure des croix et sur le poli des granits.

Je revins vers leur sépulture pour lui jeter un dernier regard. On
venait d'y toucher. Mes marguerites étaient maintenant dans l'intérieur
de l'enclos et le bouquet jeté sur la pierre tombale en avait été
retiré. J'ai pu alors la lire, scintillante sous le soleil, l'épitaphe
qui clôt l'histoire des deux amants:

      MARGUERITE
      19 DÉCEMBRE 1855
      16 JUILLET 1891
      À BIENTÔT!

      GEORGES
      29 AVRIL 1837
      30 SEPTEMBRE 1891
      AI-JE BIEN PU VIVRE DEUX MOIS ET DEMI SANS TOI?

MONT-LOUIS.--CLERMONT-FERRAND





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