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Title: Au pays des lys noirs - Souvenirs de jeunesse et d'âge mûr
Author: Retté, Adolphe, 1863-1930
Language: French
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Adolphe Retté


AU PAYS DES LYS NOIRS

Souvenirs de jeunesse et d'âge mûr


(1913)



Table des matières

PRÉFACE
CHAPITRE PREMIER AU PAYS DES LYS NOIRS
CHAPITRE II LES BRISEURS D'IMAGES
I
II
III
IV
V
CHAPITRE III UNE DANSE DE TRÉPIEDS BELGES
I
II
III
IV
V
VI
CHAPITRE IV DE PÈRES EN FILS
CHAPITRE V UNE SUPERSTITION
CHAPITRE VI CHEZ LES PAYSANS
CHAPITRE VII UNE ÉLECTION DANS LES HAUTES-PYRÉNÉES
CHAPITRE VIII SOUFFLEURS DE BULLES, NOCTAMBULES, SOMNAMBULES
CHAPITRE IX SOUVENIRS DU BOULANGISME
CHAPITRE X CHEZ LES GNOSTIQUES.
CHAPITRE XI EN BELGIQUE
CHAPITRE XII LE CHASSEUR NOIR
CHAPITRE XIII LES CATACOMBES DE PAULINE JARICOT
CONCLUSION



PRÉFACE

Ce livre, qui englobe les souvenirs d'un quart de siècle, a été
composé d'une façon assez inattendue. Le premier chapitre en fut
écrit, il y a près d'un an, au monastère d'Hautecombe où, comme le
raconte mon précédent volume: _Dans la lumière d'Ars_, je faisais
une retraite de six semaines. C'était alors un article qu'une
revue publia et auquel je ne songeais pas à donner une suite.

Mais quand il eut paru, plusieurs personnes me dirent ou
m'écrivirent qu'il y aurait intérêt à en corroborer la
signification par d'autres études sur les milieux occultistes,
politiques et littéraires où me conduisirent les péripéties d'une
existence passablement mouvementée.

À la réflexion, le projet me plut d'autant qu'il me permettait
d'esquisser quelques aspects d'une société troublée où la plupart
de nos contemporains font l'effet d'un troupeau sans berger,
piétinant au hasard parmi des ruines, fuyant le bercail que leur
ouvre l'Église, broutant avec avidité les euphorbes et les aconits
de l'individualisme ou de l'humanitairerie.

J'ai donc peint quelques uns des prototypes de ces aberrations.
J'ai montré des révolutionnaires à l'oeuvre soit comme
théoriciens, soit comme émeutiers, soit comme assassins. J'ai
dénoncé les efforts de la Gnose pour fausser le sentiment
religieux dans maintes âmes en désarroi. J'ai analysé le désordre
et la corruption du goût produits par l'invasion des Juifs de
Pologne et d'Allemagne dans notre littérature. J'ai exposé
certains méfaits résultant du triomphe de la démocratie, par
exemple, le fonctionnement malpropre de cette néfaste mécanique le
suffrage universel. J'ai constaté l'avortement de cette chimère:
l'instruction versée sans tact ni mesure dans des cervelles qui
n'étaient point faites pour l'assimiler. J'ai rappelé l'aventure
boulangiste et cet engouement du pays pour un médiocre en qui
l'instinct d'éliminer les poisons du parlementarisme nous
conduisit à chercher un sauveur.

J'aurais pu tirer de tout cela un copieux volume de doctrine. J'ai
préféré multiplier les croquis des troubles auxquels j'assistai,
les profils des personnages qui les suscitèrent ou y prirent part,
les anecdotes caractéristiques. J'ai fait en somme du reportage
rétrospectif.

On voudra bien donc trouver ici une modeste contribution à
l'histoire de la société française telle que l'intoxiquèrent les
principes de la Révolution.

Une idée, qui ne fait que se fortifier dans mon esprit à mesure
que j'avance en âge et en expérience, donne de l'unité à mon
livre. Celle-ci: pour se bien porter, la France doit être
catholique et monarchiste.

Je l'ai déjà formulée ailleurs; je la développerai encore si Dieu
me prête vie.

Ce que je veux ajouter maintenant c'est que la plus grande partie
des pages qu'on va lire, je les ai conçues dans la solitude et le
silence, au cours de longues promenades à travers ma chère forêt
de Fontainebleau.

Les vieux chênes grandioses, les bouleaux rêveurs, les sommets
rocheux d'où l'on domine un océan de feuillages, le murmure
émouvant des brises dans les pins, les jeux du soleil et de
l'ombre dans les taillis m'ont inspiré.

Là, naguère, j'ai connu Dieu.

Aujourd'hui j'y apprends sans cesse la persévérance dans l'effort
vers le bien, je m'y arme de prières et de réflexions salubres
pour le jour -- hélas! prochain -- où il me faudra de nouveau agir
parmi les hommes.

Je dis «hélas» parce que non seulement nos adversaires nous
combattent sans loyauté, mais encore parce que les divisions entre
catholiques rendent la tâche particulièrement ardue, surtout
lorsqu'on voudrait ne pas manquer à la charité...

N'importe, j'espère aimer assez Notre-Seigneur pour le servir,
pour attester les bienfaits de son Église sans trop de
défaillances et malgré les déboires de toutes sortes qui
assaillent l'orateur et l'écrivain dès qu'ils se vouent à
l'apologie de la Vérité unique.

Après, je reviendrai panser mes blessures et louer la Dame de Bon-
Conseil sous vos ombrages, beaux arbres, dont les frondaisons
s'épanouissent dans la lumière et figurent les gestes d'espérance
d'une âme qui cherche à conquérir son salut éternel...

Fontainebleau, septembre 1912.

CHAPITRE PREMIER
AU PAYS DES LYS NOIRS

Il y a quelque vingt ans, une brise chargée d'occultisme souffla
sur la littérature. C'était l'époque où les symbolistes
inauguraient une réaction contre le matérialisme pesant dont Zola,
ses émules et ses disciples pavaient leurs livres et leurs
manifestes. Chez eux l'on ne parlait que de documents humains et
de tranches de vie. On niait l'âme, on bafouait tout
spiritualisme. On définissait l'homme: une fédération de cellules
agglomérées par le hasard, mue exclusivement par ses instincts et
ses appétits, secouée par des névroses, courbée sous les lois
implacables d'un déterminisme sans commencement ni fin. Flottant
sur le tout, un noir pessimisme qui disait volontiers: -- La vie
est une souffrance entre deux néants.

Sous couleur d'études de moeurs, qu'il s'agit de peindre la
bourgeoisie ou le monde des arts, les ouvriers ou les paysans, on
n'alignait que des spécimens de tératologie sociale: des pourceaux
et des ivrognes, des souteneurs et des aigrefins, des demi-fous
sanguinaires et des bandits, des femmes détraquées ou mollement
stupides, des prêtres sentimentaux et sacrilèges. Bref, un Guignol
sinistre où se démenaient des marionnettes impulsives dont la
Nature aveugle tirait les ficelles, en des décors de villes et de
campagnes barbouillés d'un balai fangeux. Puis, quelles
interminables descriptions! Et quels inventaires de marchands de
bric-à-brac de qui le cerveau se fêla pour avoir absorbé trop de
manuels de vulgarisation scientifique!

Pour tirer l'art de ce cloaque, maints poètes firent de loyaux
efforts. Ils se proclamèrent idéalistes, affirmèrent l'âme et ses
tendances à une beauté supérieure. Ils opposèrent, en leurs
strophes, des tableaux de légende stylisés aux photographies
malpropres du naturalisme.

Malheureusement, ils tombèrent dans l'excès contraire. Tout sens
du réel se perdit; ce ne furent plus que chevaliers mystérieux
pourfendant des licornes et des guivres dans des paysages irréels,
princesses hiératiques, psalmodiant des énigmes du haut d'une tour
ou promenant, avec langueur, des troubles mélancolies dans des
parcs aux floraisons de chimère. Les paons et les cygnes, promus
au rang d'animaux distingués, pullulèrent dans les poèmes. Il se
fit une effrayante consommation du mot _songe _et du mot
_mystère._

Ce moyen âge de pacotille n'aurait pas tiré beaucoup à
conséquence: c'était une mode littéraire comme il y en eut tant
d'autres, en faveur aujourd'hui, oubliée demain. Mais le mouvement
ne tarda pas à dévier d'une façon plus grave.

Les théories anarchistes, préconisant l'individualisme à outrance,
firent invasion dans la littérature. Elles se mêlèrent à la
religiosité vague, qui sollicitait un grand nombre d'esprits pour
produire les plus singuliers résultats. On s'écria d'abord: --
plus de règles astreignantes, plus de prosodie traditionnelle
entravant l'inspiration; que chacun se forge son instrument
d'après le génie latent qui bouillonne en lui.

On ajouta bientôt: -- plus de lois, plus de soumission aux
préjugés sociaux; que le Moi s'affirme sans limites, que le culte
de la Beauté soit notre seul objectif, et nous deviendrons pareils
à des dieux!

En même temps, on se déclarait catholique -- mais d'un
catholicisme spécial qui dédaignait, comme vulgaires, les
préceptes de l'Évangile, la fréquentation des sacrements et la
pratique des vertus chrétiennes. On rechercha dans les cérémonies
du culte des émotions d'ordre purement esthétique. On frelata de
sensualité morbide la prière et les rites. Tel qui mit en vers les
litanies de la Vierge offrit, quelques pages plus loin, des
stances luxurieuses à l'Anadyomène. Tel autre écrivit, de la même
encre, le panégyrique de saint François d'Assises et celui de
Ravachol. Une Bradamante du socialisme publia de soi-disant «pages
mystiques» où Jésus était exalté comme le précurseur de ces Slavo-
Mongols délirants: Bakounine et Tolstoï. M. Joséphin Péladan fonda
la Rose-Croix esthétique et poursuivit la création d'un ordre de
Mages qui devaient prendre place, dans la hiérarchie de l'Église,
au-dessus du clergé. Les prêtres ne seraient plus que des
fonctionnaires préposés à la distribution des sacrements. Les
Mages promulgueraient, pour les initiés, les sens ésotérique, et
supérieur selon la Gnose, des enseignements de l'Église.

Plus tard, à la suite des mésaventures qui ne nous regardent pas,
M. Péladan écrivit au Pape pour le sommer, au nom du Beauséant, de
sanctionner le divorce. Rome ne répondit pas -- comme on pouvait
s'y attendre. Et le Sâr-Mage sortit de l'Église en faisant claquer
la porte.

Chez les catholiques quelques-uns espéraient que, peut-être, un
renouveau religieux naîtrait de ces divagations variées. Il n'en
fut rien. Seulement, une phraséologie hétéroclite régna dans les
livres et dans les discours. De bons jeunes gens -- M. Henry
Bérenger, qui depuis... en était -- projetèrent d'instaurer un
christianisme anodin et libérâtre où, pourvu que l'Église se tînt
au second plan, on lui fournirait des recrues. Pas mal de bière
fut ingurgitée à cette intention, car il ne faut pas oublier que
ces néophytes se réunissaient sous ce vocable imprévu: _le Bock
idéal_ (M. l'abbé Fonssagrive, aumônier du cercle catholique du
Luxembourg, m'a fourni des détails bien amusants sur cette
tentative. Mais ce n'est pas mon objet actuel de les publier).

Ailleurs, les vers comme la prose s'encombrèrent de termes
liturgiques, pris souvent à rebours du sens véritable. Surtout il
se fit une dépense incroyable de lys.

Oui, les lys -- symboles gracieux de la virginité, corolles chères
à la Madone immaculée -- foisonnèrent, parmi toutes sortes
d'orchidées équivoques, dans les jardins du Parnasse. Certains,
outrant la métamorphose, se comparaient, eux-mêmes, à des lys.
Stéphane Mallarmé, qui, pour l'ahurissement dévot de quelques-uns,
publiait alors ses charades sans solution, fut le premier, je
crois, à donner, dans un poème, par hasard un peu moins nébuleux
que les autres, une signification scabreuse au lys. Depuis, l'on
alla beaucoup plus loin -- inutile de dire jusqu'où. Il suffira de
mentionner qu'un observateur qui analysait, avec une curiosité
quelque peu dégoûtée, ces profanations, qualifia, d'une façon
mordante, les esthètes en pantalon collant et les toquées à
bandeaux plats et à robes extravagantes dont se bariolait ce
carnaval.

-- Ce sont peut-être des lys, dit-il, -- mais des lys noirs.

De là le titre de ce livre.

* * * * *

La Gnose, toujours vivante et agissante depuis le premier siècle
de l'Église, guettait l'heure favorable pour semer son ivraie dans
un terrain aussi propice à son développement. Avoir fait fusionner
dans les Loges la postérité d'Hiram avec celle d'Homais et celle
de Renan, c'était bien. S'insinuer dans la littérature pour y
conquérir une influence et des adeptes, ce serait mieux. Elle n'y
manqua pas.

Ce sont quelques-uns de mes souvenirs de cette période que je
rapporte ici.

Un des faits caractéristiques de cette époque troublée, c'est que,
non seulement dans la littérature, mais dans toute la société,
faute d'une doctrine traditionnelle, le sentiment religieux
s'égara hors de la voie unique où il n'y avait que l'Église pour
avoir mission de le maintenir. Toutes les erreurs et toutes les
hérésies reparurent. On se détournait de Dieu et de sa Révélation.
Mais plusieurs se réclamèrent des divinités du paganisme grec. Ce
morceau de rhétorique papelarde: la prière sur l'Acropole, fut
leur _Credo_. D'autres annonçaient la résurrection du Grand Pan ou
adoraient la nature sous la forme d'un vague culte rendu à Isis.
Valentin et son Plérôme retrouvèrent des sectateurs. Les théurgies
de Porphyre et de Jamblique furent remises en lumière. Des âmes se
figèrent dans le Bouddhisme. Il y eut des manichéens qui vantèrent
les deux principes et qui offrirent, de préférence, leur encens au
dieu noir.

Mais le plus grand nombre oscillait d'une croyance à l'autre, mu
par l'intuition que les hypothèses, données arrogamment par la
science matérialiste pour des certitudes, ne suffisaient pas à
expliquer l'énigme du monde. Tous, mais ceux-là surtout qui
cherchaient, avec anxiété, une conviction, devinrent des proies
empressées à se prendre aux gluaux de l'occultisme.

Deux livres marquèrent cette préoccupation des choses invisibles.
L'un, de M. Jules Bois, s'intitulait: _les Petites Religions de
Paris_. C'était une enquête assez bien faite sur les cultes
hétérodoxes qui se pratiquaient çà et là dans la Grand'Ville. Pour
la première fois, si je ne me trompe, le mot l'_Au-delà_, qui fit
fortune depuis, y était employé.

On remarquera, en passant, qu'il dut sans doute sa vogue à son
imprécision. En effet, il semblait propre à remplacer le seul mot
qui eût convenu, celui de _Surnaturel._

Mais voilà: ce dernier paraissait trop net; il était clair et ne
souffrait pas l'équivoque. Il impliquait, en somme, l'aveu que
quelqu'un existait en dehors et au-dessus de la nature telle que
l'orgueil humain l'acceptait. À ce titre, il gênait, d'autant que,
depuis plus d'un siècle, la majorité des savants ne cessait
d'enseigner que le Surnaturel n'existe pas.

L'Au-delà, au contraire, cela demeurait vague; cela pouvait
signifier un ensemble de lois naturelles, encore peu spécifiées et
dont l'action ne tombait pas, d'une façon immédiate, sous les
sens. On voulait bien excursionner à travers le mystère. Mais on
préférait ne pas courir le risque d'y rencontrer ce Dieu du
christianisme auquel on s'efforçait de ne plus penser. C'est ainsi
que Celui qui ne veut pas servir mit si facilement sa griffe sur
des âmes avides de plonger dans l'Inconnu.

Ce terme, incorrect mais élastique, l'Au-delà, désigna donc, à la
satisfaction générale, la région confuse où tâtonnèrent,
inconscients du danger qu'ils couraient, les blasés de la pensée
qui cherchaient un frisson inédit, les myopes du spiritisme, qui
prennent pour des anges de lumière des esprits ténébreux venus de
très bas, et les naïfs qui s'imaginaient ne céder qu'à une
curiosité d'ordre scientifique.

Le vieux serpent avait donc réussi, une fois de plus, à se
dissimuler dans cet occultisme qu'on peut parfaitement traduire
par _cachette._ Dès lors, ses préceptes, captieux en leur
obscurité, infestèrent, à la faveur de maintes équivoques, les
intelligences et les sensibilités. Car, comme le dit la
scolastique: _Obscuritate rerum verba saepe obscurantur._

L'autre livre, ce fut celui d'Huysmans: _Là-bas._ Il ne s'agissait
plus ici d'un reportage plus ou moins sceptique et rédigé avec le
souci de ne froisser personne. L'ineptie orgueilleuse du
matérialisme était nettement dénoncée. Au point de vue de
l'histoire comme au point de vue de l'expérience personnelle, le
Surnaturel démoniaque était affirmé, défini, étudié avec minutie,
décrit en ses manifestations contemporaines. On avait sous les
yeux la relation véridique d'un voyage au pays du maléfice et du
sacrilège. Un style âpre, brutal, imprégné de couleurs violentes,
évocatoire au possible en son incorrection, donnait un intense
relief aux découvertes de l'explorateur.

Le retentissement fut énorme. Mais, résultat qu'on aurait pu
prévoir, les _snobs_ de l'occultisme comme les chercheurs de
sensations extrêmes n'y trouvèrent qu'un motif de s'affriander aux
messes noires et aux ordures du succubat. Huysmans, il est vrai,
opposait, d'une plume déjà presque catholique, les blanches
splendeurs de la Passion aux flamboiements fuligineux des tumultes
diaboliques. Peut-être aussi avait-il cru mettre en garde contre
les périls encourus par ceux qui tenteraient d'aussi sombres
expériences. Quoi qu'il en soit, son livre ne fit guère
qu'accroître la vogue de l'occultisme.

Je me trompe, car je sais au moins une conversion déterminée par
la lecture de _Là-bas. _Le converti me disait il y a trois ans:
«Huysmans me fit croire à l'existence du Démon. J'en conclus: si
celui-là existe, l'Autre doit exister également. Je priai -- et,
par un détour fort imprévu, la Grâce me toucha».

De fait, c'est aujourd'hui un excellent catholique.

* * * * *

Voici maintenant de quelle façon je fus, moi-même, porté à
expérimenter les ivresses troubles et les dangers de l'occultisme.
Par nature, je n'y étais guère enclin. Je ne fus tout d'abord pas
de ceux qui répétaient passionnément les vers de Baudelaire:

_Nous nous embarquerons sur la mer des ténèbres_
_Avec le coeur joyeux d'un jeune passager;_
_Entendez-vous ces voix charmantes et funèbres_
_Qui chantent: -- par ici, vous qui voulez manger_

_Le lotus parfumé, c'est ici qu'on vendange_
_Les fruits miraculeux dont votre coeur a faim,_
_Venez vous enivrer de la douceur étrange_
_De cette fin d'après-midi qui n'aura pas de fin..._

Mais dénué de toute éducation religieuse, attiré, comme la plus
grande partie de ma génération, par ce qui avait couleur de
mystère et d'imprévu, quand l'occultisme envahit la littérature,
je fus entraîné après bien d'autres.

Lorsque, par suite de circonstances providentielles, je me
ressaisis, le mal était fait. Et c'est pourquoi, certes, durant
des années, je m'acharnai à miner, avec une morne fureur, le roc
inébranlable sur lequel Dieu a bâti son Église.

Nous avions fondé diverses revues: _l'Ermitage, la Plume, Le
Mercure de France _où les plus militants de la jeunesse littéraire
ferraillaient pour le triomphe de l'esthétique symboliste.
Beaucoup sont morts de ces chevaucheurs de chimères. D'autres ont
désarmé de bonne heure et sont devenus épiciers ou magistrats.
Deux adoptèrent la profession d'académicien: l'un, tel qu'en
songe, s'assit au bout du pont des Arts; l'autre, récemment
défunt, installa ses sourires pincés chez M. de Goncourt. Certains
tournèrent mal. Celui-là, par exemple, qui, se reconnaissant fils
de Lilith et de Pécuchet, s'abreuve d'un horrible mélange de
Quinton et de Nietzsche, brode d'antichristianisme bêta des
pornographies gourmées et publie, deux fois par mois, les _Lettres
d'un Satyre._

_La Plume _réunissait, chaque samedi, dans le sous-sol d'un café
de la rive gauche, bon nombre de ces poètes. Le local consistait
en une cave assez exiguë où l'on s'entassait parfois deux cents.
Là, se succédaient, sur une estrade flanquée d'un piano fourbu,
toutes sortes de personnages plus ou moins notoires, plus ou moins
talentueux. Des compagnons anarchistes préconisaient, en des
couplets à la dynamite, le chambardement universel. Des néophytes
du lyrisme psalmodiaient, en chevrotant d'émotion, leurs premiers
vers. Des chansonniers, descendus de Montmartre, accommodaient le
régime à la vinaigrette. Il y avait des mystiques maigriots qui se
disaient fils des anges et portaient leur petit chapeau rond comme
une auréole. Il y avait des néo-païens qui invoquaient les Muses
et ne juraient que par Dzeus et Aphrodite. L'un est devenu
commissaire de police; les autres sont morts ou tout comme. Il y
avait de griffonnants Américains ou Flamands blondasses venus de
Bruges-la-Morte ou de Chicago-les-cochons dans le but imprévu de
réformer la prosodie française.

Il y avait... Que n'y avait-il pas?

Ce souterrain, embrumé par les vapeurs bleues essoufflées des
pipes et des cigarettes, c'était une cuve où bouillonnaient les
éléments les plus disparates: de la jeunesse exubérante, et plus
naïve qu'on n'aurait pu le croire à entendre le ton des
conversations; du _snobisme _émoustillé par toute extravagance
nouvelle; de l'esprit de révolte contre les préjugés, contre les
conventions sociales, contre les formules de l'art officiel; de la
bohême insouciante; un grand débraillement de moeurs; deux ou
trois ratés, verts d'envie et de rancune; des écrivains et des
peintres de valeur qui, jaillis de cette étrange caverne, marquent
à présent, dans les lettres et dans les arts.

Ce qui soulignait le caractère hétéroclite de ces réunions, c'est
que des célébrités consacrées par le succès s'y risquaient
quelquefois: Coppée, Heredia, Puvis de Chavannes, d'autres encore.
Accueillis avec courtoisie, ils laissaient bientôt de côté l'air
gêné qui les faisait d'abord ressembler à des dompteurs novices
pénétrant à regret dans une cage habitée par des fauves. Ils se
mettaient à l'unisson de la gaîté générale.

Mais on aurait tort de supposer que dans ce cénacle ne se
perpétraient que des mystifications combinées pour «épater le
bourgeois». Sans doute il y avait bien des ruades et des pétarades
de poulains adolescents, heureux de bondir, sans frein, dans les
prairies ensoleillées de la littérature. Cependant on aimait
sincèrement la beauté. Aussi quand quelque poème de large
envergure déployait ses ailes chatoyantes sous la voûte enfumée,
les coeurs battaient d'une noble émotion. Et il ne mentait pas
toujours le: _Tu Marcellus eris_ qu'on décernait au triomphateur
du moment.

Parmi tous ces poètes, parmi tous ces artistes en quête d'un Idéal
et dont la plupart étaient plus étourdis que pervers, l'occultisme
rôdait, s'ingéniant à conquérir des âmes. La profonde ignorance
religieuse qui caractérisait ce temps -- comme il caractérise le
nôtre -- favorisa ses menées (_Il faut pourtant mentionner que
sortirent de ce milieu: deux tertiaires franciscains, un oblat
bénédictin et même un bon prêtre. Spiritus flat ubi vult)._

Un certain docteur E..., qui s'affublait d'un pseudonyme en _us_,
tournait autour de ceux qu'ils jugeaient susceptibles de procurer
un talent d'avenir à la Gnose. Jeune encore, déjà bedonnant, le
teint coloré, une barbiche bifide, des cheveux noirs en brosse,
des yeux fureteurs, un rire jovial -- il offrait l'apparence d'un
commis voyageur plutôt que celle d'un mage. Il se montrait
pourtant aussi instruit qu'aimable. Il offrait volontiers des
consommations. Il guettait la minute propice. Et quand l'alcool
avait fait son oeuvre perfide dans quelque cerveau facilement
inflammable, il émettait des propos mystérieux, mi-plaisants, mi-
troublants, qui éveillaient fortement la curiosité
d'interlocuteurs déjà férus de surnaturel.

Très adroit, très fin, il faisait scintiller sourdement, comme les
gemmes d'une bague à son doigt, les yeux de l'antique Nahash, ou
bien il répandait une poussière d'étincelles sur le voile d'Isis.
Puis d'un calembour ou d'une gaudriole, il semblait rayer ce qu'il
venait de dire.

Si l'on insistait pour en apprendre davantage, satisfait d'avoir
amorcé sa pêche future, il se dérobait par quelque quolibet.

Mais le souvenir de certaines phrases impressionnantes persistait
chez les esprits rêveurs. Ils y pensaient longuement et, la fois
suivante, ces victimes déjà éblouies, ramenaient, d'elles-mêmes,
la conversation sur le sujet qui les attirait comme le miroir
attire les alouettes. Elles demandaient que le tentateur consentît
à leur donner des explications plus étendues sur une doctrine où
elles subodoraient un arôme de voluptés rares, d'ordre
intellectuel ou sensuel -- en tout cas, fermées au vulgaire.

Lui précisait alors un peu ses enseignements: il montrait de loin
les pommes d'or qui mûrissent aux branches de l'arbre des sciences
maudites. -- Si l'on manifestait l'envie de les cueillir, il
corroborait sa séduction par l'octroi de brochures d'occultisme
élémentaire et par le service gratuit de ce néfaste périodique
l'_Initiation._

C'est ainsi que plusieurs furent entraînés. Jusqu'où?... Vous le
savez aujourd'hui, pauvres âmes englouties dans les ténèbres
irrémédiables!

Le docteur E... n'est pas le seul à poursuivre cette oeuvre de
perdition. Actuellement, des gens bien renseignés savent, de façon
certaine, qu'il existe des médecins qui abusent de leur ministère
pour propager, dans leur clientèle, les dangereuses aberrations de
la Théosophie...

Cependant ce ne fut pas le docteur E... qui m'amena, d'une façon
directe, à franchir le seuil des paradis menteurs de l'occultisme.
Je causais volontiers avec lui. Je l'écoutais avec intérêt,
surtout lorsqu'il me commentait les symboles hermétiques du
panthéisme, car j'étais alors très épris de cette doctrine.

Mais quoique l'_Initiation_ me fût régulièrement envoyée, je ne la
lisais guère. Et je refusai de suivre un cours d'occultisme où
l'on distribuait des diplômes qui conféraient graduellement des
dignités dans la Gnose. -- Cela non par méfiance, mais parce que,
fou d'indépendance et de poésie primesautière, je répugnais à
m'enclore dans une secte.

Quand il entreprenait des imaginatifs de caractère faible, le
docteur E... ne tardait pas à les mettre en rapport avec son émule
en maléfices, Stanislas de Guaita.

Il manoeuvra de la sorte pour égarer le poète Édouard Dubus.
Celui-ci était un véritable enfant, spirituel au possible, fort
instruit, bon, serviable, doué d'un gracieux talent. Mais il ne
possédait nulle volonté. Aimé de tout le monde, dans tous les
mondes, y compris le demi, il ne savait par résister aux
impulsions de sa nature ardente. Malgré un grand fond de
mélancolie -- ce _spleen_ rongeur dont toute notre génération a
souffert -- il prétendait ne concevoir l'existence que comme une
farce infiniment drolatique. Aussi, lorsqu'une sottise lui
paraissait amusante à commettre, il n'y allait pas -- il y
courait. Avec cela, très curieux d'occultisme et très porté, sous
un scepticisme de surface, à s'engager dans les halliers du
surnaturel, pourvu qu'il y trouvât quelques églantines à cueillir.

Hélas, à quelle mort affreuse le conduisit ce penchant!

Dubus méditait alors d'écrire un drame en vers qui aurait eu pour
principal personnage Apollonius de Tyane, le thaumaturge
pythagoricien dont les prestiges équivoques suscitaient
l'admiration des païens au premier siècle de notre ère.

Il en parla au docteur E... qui, saisissant l'occasion, lui
proposa de l'aboucher avec Stanislas de Guaita. Celui-ci détenait,
disait-il, des documents dont Dubus pourrait tirer le plus grand
parti. Cette invite fut accueillie avec empressement par le poète.

Le lendemain du jour où la première entrevue avait eu lieu, Dubus
vint chez moi. Nous étions fort liés et nous passions rarement
quarante-huit heures sans nous voir. J'étais au courant. Je savais
que de Guaita était tenu pour un maître de l'occultisme, mais je
ne le connaissais que par deux de ses livres: _Rosa mystica,
_titre sacrilège, étant donné ce que contenait ce recueil de vers,
et _Au seuil du Mystère, _introduction à l'histoire de la magie
noire.

Lorsque Dubus pénétra dans le petit appartement de la place de la
Sorbonne que j'occupais à cette époque, je fus surpris et presque
effrayé en constatant à quel point les traits de son visage
étaient altérés. D'habitude, il avait le teint assez pâle. Mais,
cette fois, il était plus que pâle: il était livide. Un éclat
fiévreux vitrifiait ses prunelles que me parurent élargies. Son
regard, d'ordinaire si franc, fuyait le mien; il errait çà et là
sur les objets sans s'y poser.

En proie à une agitation singulière, le poète allait et venait à
travers la chambre, se laissait tomber sur le divan pour se
relever aussitôt, se figeait soudain dans une attitude de stupeur
pour reprendre, trois secondes après, sa déambulation saccadée.
Ses mains se crispaient au dossier des chaises, puis se portaient
à son front et le balayaient comme pour chasser une pensée
importune.

-- Assieds-toi donc pour de bon, lui dis-je, et tiens-toi
tranquille. Je ne t'ai jamais vu aussi énervé. Tu as une mine de
déterré; est-ce que le fameux Guaita t'aurait fait boire?

Je n'en croyais rien, car Dubus était très sobre, mais il me
semblait si étrange, ce matin-là!

-- Non, non, me répondit-il, je n'ai pas bu: tu sais bien que je
ne bois jamais... Seulement de Guaita m'a fait une telle
impression que je ne m'en puis remettre... Nous avons causé toute
la nuit; c'est un homme extraordinaire.

-- Tant que cela? Mais enfin que t'a-t-il raconté? A-t-il évoqué
devant toi l'ombre d'Apollonius afin que ce doux sorcier te
documentât lui-même?

-- Ne plaisante pas. Ce fut très sérieux, cet entretien. Guaita
m'a ouvert des horizons superbes.

Et, les yeux fixes, le torse tout à coup raidi, l'index dardé vers
le plafond, il ajouta d'une voix rauque, _qui n'était plus la
sienne:_

-- Guaita m'a procuré le moyen de devenir un dieu!

Je tressaillis. Dans toute autre circonstance, j'aurais peut-être
ri de cette phrase extravagante. Mais il y avait quelque chose de
si anormal chez Dubus, une telle expression d'orgueil triomphant
se marquait dans toute sa physionomie, que je ne me sentis
nullement enclin à le railler.

Et puis, dans nos réunions de jeunes écrivains affolés par le
mégalomane Nietzsche, qui nous invitait à nous hausser jusqu'au
surhomme, nous nous étions si souvent écriés avec Musset: _Qui de
nous, qui de nous va devenir un dieu? _Tant de fois le démon de la
gloire nous avait chuchoté, aux heures où l'on croit si fort en
soi-même qu'il semble qu'on va se heurter la tête aux étoiles:
_Eritis sicut dei!..._

Loin donc de m'égayer, je repris tout mon sérieux et je pressai
Dubus de s'expliquer davantage.

Guaita, me dit-il, m'a d'abord invité à lui exposer les raisons de
ma prédilection pour Apollonius. Quand je lui eus confié à quel
point le surnaturel m'attirait, quand je lui eus révélé mon
ambition de créer, d'après ce maître des mystères, une figure qui
dominerait notre temps, il m'a d'abord répondu, sans avoir l'air
d'y tenir, qu'il pourrait peut-être me venir en aide. Puis il a
gardé le silence pendant plusieurs minutes. Moi, j'ai repris la
parole, et tandis qu'il me fixait d'un regard aigu qui me
traversait la tête, je me suis épanché en un flot d'aperçus
touchant la composition de mon drame. Tu me croira si tu veux: à
mesure que je parlais, des scènes dont je n'avais eu aucune idée
jusque là naissaient en moi et je les décrivais aussitôt. Des vers
imprévus me jaillissaient de la bouche. Mon drame prenait une
ampleur, un relief, une splendeur inouïs. Mon don d'invention
s'était tout à coup décuplé. C'était comme si un être nouveau
s'était éveillé en moi pour me dicter des pensées magnifiques. Et
je me sentais indiciblement fier du génie dont je venais de
prendre conscience en cette explosion de mon âme.

Tout à coup, ce fut comme si un mur de glace se dressait pour
faire obstacle à ma course dans l'Idéal. La fête éblouissante
allumée dans mon cerveau s'éteignit comme une bougie qu'on
souffle. Je m'interrompis au milieu d'une phrase. Plus de mots,
plus d'idées! Je restai hébété, balbutiant, pendant que Guaita ne
cessait pas de m'observer froidement.

-- Eh bien, dit-il, qu'attendez-vous?... Continuez, vous
m'intéressez beaucoup.

-- Je ne trouve plus rien répondis-je.

Un mouvement de désespoir me saisit, car il me semblait que je ne
trouverais plus jamais rien!

-- Ah! C'est fini, m'écriai-je, mon drame vivait devant moi;
maintenant, il est mort. Et je sens que je ne me rappellerai même
plus un seul des vers que je viens d'improviser d'une façon si
surprenante.

-- Si, reprit Guaita, vous vous rappellerez tout. Et je m'en vais
vous dire comment...

Ici Dubus s'arrêta net. Très étonné, je l'invitai à poursuivre.
Mais il s'y refusa obstinément. Il allégua, pour motif de son
silence, que Guaita lui avait fait promettre de garder le secret
sur le philtre qui faisait déborder dans les âmes les sources d'un
génie surhumain.

-- Mais, conclut-il, il ne tient qu'à toi de le connaître. Viens
chez de Guaita. Il désire beaucoup te voir et il a fort insisté
pour que je t'amène à lui.

Je ne dis pas non, répondis-je, car je flaire là du nouveau et,
n'est-ce pas, comme Baudelaire, nous plongerions volontiers

_Au fond de l'inconnu pour trouver du nouveau!..._

-- Certes, reprit Dubus; quant à moi, le sphinx m'a livré son
énigme, désormais j'incarne Apollonius de Tyane. Son essence
divine vit en moi. Mon âme a conquis des ailes et elle monte dans
l'infini, car Guaita m'en a livré la clef...

* * * * *

Je ne me doutais pas alors de quelle nature était le philtre, qui,
loin de lui ouvrir les portes de l'infini, devait très vite faire
descendre mon ami au sépulcre par une spirale d'horreur et
d'abjection.

Toutefois, à la réflexion, je résolus d'abord de ne pas aller chez
de Guaita. Ma raison me faisait pressentir qu'il y avait là un
danger.

Je ne craignais pas pour mon âme, car je n'avais pas la foi et il
m'importait peu que l'Église mît ses fidèles en garde contre
l'occultisme. Mais je redoutais une influence virulente sur mon
imagination et ma sensibilité. Il y avait bien du louche dans ce
que j'avais appris déjà par le docteur E... Aussi, je me méfiais.

Mais ensuite je me remémorai les termes dont Dubus s'était servi
pour me peindre la puissance de création poétique qui avait germé
en lui au contact du théosophe. Le désir grandit en moi de
connaître des joies analogues.

-- Qui sait, me dis-je, si ce personnage -- peut-être inoffensif,
après tout -- ne saura pas m'inculquer cette énergique confiance
en soi-même dont j'ai vérifié les effets sur Dubus? Et puis Dubus,
emballé comme il l'est, par nature, a sans doute exagéré. Je puis
toujours aller chez de Guaita en observateur attentionné à mettre
les choses au point. C'est tentant!

Ce dernier prétexte me décida. Cependant, j'y insiste, tandis que
je me rendais chez de Guaita, en compagnie de Dubus, je sentais
que j'avais tort. Ma conscience me murmurait que je faisais mal;
mais sans l'écouter, je me forçais à mal faire.

Dans le plus pénétrant de ses contes: _le Démon de la perversité,
_Edgar Poe, ce voyant, a décrit, d'une façon incisive, cet état
d'âme. Il a montré comment telles circonstances se produisent où
celui que ne garde pas la prière court à sa perte, le sachant et
_ne voulant pas _réagir...

Le rez-de-chaussée où habitait de Guaita se trouvait dans une rue
tranquille et voisine de l'avenue Trudaine. Chemin faisant,
j'interrogeai de nouveau Dubus sur cette «clef de l'infini» dont
il gardait si jalousement le secret. Il se déroba par des phrases
évasives. Ce soir-là, du reste, il était taciturne et semblait
possédé d'une idée fixe.

Quand nous eûmes sonné, de Guaita lui-même vint nous ouvrir, une
lampe à la main. Les paroles de présentation et d'accueil
échangées, il nous fit entrer dans son cabinet de travail. Cette
pièce était entièrement tendue d'étoffe rouge au plafond comme aux
murs. Une grande glace, d'une limpidité parfaite, surmontait la
cheminée. Au-dessus du bureau, chargé de livres et de papiers, une
belle gravure reproduisait le _Saint Jean-Baptiste _de Vinci et
son sourire énigmatique. Comme meubles, quelques fauteuils
moelleux et un large divan oriental qui régnait tout le long d'une
des parois.

Tout en causant, j'étudiais de Guaita. De taille moyenne, le corps
enveloppé d'une robe de chambre quelconque, il retenait
l'attention par trois particularités de sa physionomie. Encadré
d'une barbe d'un blond pâle qui se terminait en pointe, son visage
était d'une pâleur cadavérique: il semblait que le sang n'avait
jamais rougi ses pommettes terreuses. Sa bouche, mince comme une
estafilade de sabre, offrait des lèvres d'une coloration de
violette délavée, presque mauve. Ses yeux, bleu faïence, dardaient
ces regards acérés dont Dubus m'avait parlé; ils trouaient comme
des vrilles. Je remarquai que les pupilles en étaient
extraordinairement dilatées.

La conversation, en cette première rencontre, fut d'abord assez
banale. Dubus se taisait presque tout le temps, mais il était
nerveux et semblait attendre quelque chose. Guaita, fort courtois
d'ailleurs, se tenait sur la réserve. Moi, je me sentais mal à
l'aise et, détail qu'il faut retenir, quoique la température fût
très douce, j'avais froid, physiquement froid, surtout aux mains,
comme si je les avais tenues dans l'eau glacée.

Naturellement la littérature fut mise sur le tapis et de Guaita me
demanda si je travaillais à un livre en ce moment. Je lui dis que
je composais des poèmes d'amour. -- C'étaient ceux qui furent
réunis depuis sous le titre: _Une belle Dame passa._ J'étais alors
très épris de la personne qui les motiva -- sans, du reste, être
payé de retour.

Peut-être parce que ce déboire m'affligeait fort et qu'il me
soulageait de l'exprimer -- ou pour toute autre cause -- ma gêne
disparut soudain pendant que je parlais de mes vers. Bien plus,
quoique nos relations toutes récentes n'autorisassent pas de
confidences aussi personnelles, j'analysai mon chagrin devant
Guaita et j'ajoutai même que je n'espérais guère attendrir la
rebelle.

Pourquoi me livrais-je de la sorte? C'est que je ne sais quelle
force me poussait à lui dévoiler mes pensées les plus intimes. On
eût dit qu'il les tirait hors de moi, qu'il les dévidait, à la
muette, comme le fil d'une bobine.

-- Oh! dit-il très simplement, quand je me tus, assez ébahi de ma
confiance impromptue, il y aurait sans doute un moyen de vous
faire aimer d'elle.

-- Vraiment? m'écriai-je, mi-sceptique, mi-convaincu.

-- Nous en recauserons, car je pense que vous me ferez le plaisir
de renouveler cette visite.

Conquis par sa quasi-promesse d'aider l'amoureux en panne,
j'allais répondre par l'affirmative quand Dubus se levant, tout
d'une pièce, demanda à passer dans la chambre à côté.

-- Allez, cher ami, dit Guaita, vous trouverez sur la table tout
de qu'il vous faut.

Il ne bougea pas de son fauteuil. À peine s'il esquissa un geste
pour accompagner sa phrase. Mais un léger sourire, où je crus
démêler une nuance de triomphe, voltigea sur ses lèvres.

Par politesse et voyant son calme, je n'osai poser de question.
Cependant mon malaise revint et s'accrut encore quand Dubus
rentra, les yeux embrasés de cette même flamme d'orgueil qu'ils
irradiaient naguère, place de la Sorbonne.

Guaita ne parut pas s'en apercevoir. Mais moi je n'y pus tenir. Un
trouble grandissant m'envahissait. Sous un vague prétexte de
rendez-vous ailleurs, je pris congé en quelques mots rapides, non
sans avoir acquiescé quand Guaita, ne témoignant aucune
contrariété de ce départ à peine correct, insista pour que nous
nous revissions à bref délai.

Je m'en allai par la ville, plein de réflexions confuses où
prédominait l'idée que l'occultiste servirait peut-être ma passion
malheureuse.

C'est pourquoi ma seconde visite suivit bientôt. Guaita me reçut
avec la même courtoisie que la première fois. Mais il semblait
avoir oublié l'espèce d'engagement qu'il avait pris. Malgré mon
impatience, j'attendis pour le lui rappeler qu'un détour de la
conversation nous y amenât. Il en était bien loin: il me parlait
d'un écrivain qui s'était récemment converti au catholicisme après
avoir longtemps publié des livres où l'Église était étrangement
méconnue. Pour qualifier cette évolution, il employa des termes
haineux, presque grossiers, ce qui me surprit chez un homme
d'ordinaire si mesuré. Ce fut violent au point que je me sentis
choqué, non tant par l'âcreté des sentiments exprimés que par la
vulgarité des mots qui les traduisaient.

De Guaita s'en aperçut et rompit tout de suite le propos. Il
remarqua que j'examinais, par contenance, une statuette d'Isis en
or qui scintillait sur son bureau.

-- Avez-vous lu ce qui est écrit sur le piédestal? me demanda-t-
il.

-- Non, répondis-je.

-- Eh bien, voyez.

Je me penchai sous la lampe et je lus: I.N.R.I.

-- Tiens, dis-je, c'est curieux... L'inscription placée, par ordre
de Pilate, au-dessus de la tête du Christ en croix. Je ne vois pas
trop ce qu'elle fait sous les pieds d'Isis.

-- Je vous l'expliquerai plus tard, reprit de Guaita, quand nous
serons plus liés (Il ne me l'expliqua pas; on verra pourquoi. Mais
j'ai appris, par la suite, et dans d'autres conditions de vie, le
sens sacrilège du titre de la Croix dominé par Isis. Le voici:
_Igne Natura Renovatur Integra_. Quant au commentaire gnostique,
je ne le donnerai pas ici. _A porta inferi, erue nos, Domine_!)

Je n'insistai pas, d'autant que je cherchais toujours un joint
pour aiguiller la conversation dans le sens qui m'intéressait. Je
ne trouvais pas. Alors je me décidai à entrer en matière sans
autre préparation.

-- Si je vous ai bien compris, l'autre soir, dis-je, vous seriez à
même de me fournir des arguments pour convaincre la personne dont
je vous ai parlé?

Il eut son sourire ambigu: -- Mieux que des arguments, me
répondit-il, nous en causerons tout à l'heure... Mais si nous
prenions d'abord un peu de champagne?

Sans attendre ma réponse, il passa dans la pièce à côté et en
revint aussitôt avec deux coupes et une bouteille toute débouchée.

Cette particularité aurait dû me mettre en défiance, puisque,
d'habitude, on garde la champagne clos sous sa capsule dorée
jusqu'au moment de le verser. Mais j'étais si loin de soupçonner
que Guaita pût avoir préparé ce liquide pour m'entonner quelque
drogue occulte!

Il remplit les coupes et, me saluant de la sienne, il la porta à
ses lèvres.

Quoique n'aimant pas ce vin tapageur, que je ne sais plus qui
appelait «un coco épileptique», je l'imitai.

À peine avais-je avalé deux gorgées qu'un arrière-goût d'amande
amère m'emplit la bouche. Et, immédiatement, je me sentis tout
étourdi. En même temps je remarquai que Guaita, après avoir au
plus effleuré sa coupe, la posait sur le bureau. Je me hâtai d'en
faire autant et je ne touchai plus à la mienne.

Or, j'en avais bu assez: la drogue agissait. Je fus pris de
vertige; des flammes vertes me dansèrent devant les yeux; une
sueur abondante m'imprégna le front; tous mes membres
s'engourdirent; il me sembla que mon sang ralenti changeait son
cours dans mes artères... Je ne trouve pas d'autre expression pour
expliquer ce qui s'opérait dans mes organes. Mes jarrets
fléchirent et je tombai sur un fauteuil en murmurant: -- Je suis
empoisonné!

-- Mais non, mais non, se hâta de dire de Guaita, la splendeur
approche... Dans une minute, vous serez tout à fait bien.

Malgré mon demi-évanouissement, je sentis qu'il s'était approché
de moi et qu'il me faisait des passes magnétiques sur la figure et
sur le coeur. Puis du pouce, il me raya le front d'un signe qui
figurait le _tau _de l'alphabet grec (_C'est la marque de la Gnose
et la contrepartie blasphématoire de notre signe de la Croix)._

Je revins à moi: le malaise physique était dissipé. Mais je me
sentais comme un voile sur l'esprit: ma volonté avait disparu.
J'étais sur le point de devenir une sorte d'automate docile à
toutes les suggestions. Et pourtant je ne sais quelle voix presque
étouffée ne cessait de chuchoter au-dedans de moi: -- Prends
garde! Prends garde!

Guaita tira mon fauteuil contre le bureau et me mit sous les yeux
un album richement relié. Il l'ouvrit; je vis défiler une suite de
planches, d'une exécution d'art exquise, et qui représentaient...
je ne veux pas dire quoi.

Pour les érudits, je les comparerai aux priapées du musée secret
de Naples.

De Guaita les commentait d'une voix stridente et mêlait parfois
des saillies blasphématoires à sa glose.

Mais voici que, loin de me stimuler, ces ordures élégantes me
causaient de la répulsion. Je ne pouvais pas la formuler, car
j'étais plongé dans une sorte d'hébétude. Puis cette sensation de
froid intense, ressentie déjà lors de ma première visite,
m'éprouva de nouveau. Je grelottais comme si j'étais dans un bain
de glace...

-- Je gèle, je gèle, m'écriai-je, en repoussant l'album.

Guaita laissa échapper une exclamation d'impatience. Cet incident
parut le déconcerter: on aurait dit qu'il s'attendait à un
résultat très différent.

-- Couchez-vous un quart d'heure, me dit-il d'une voix brève.

Il m'étendit sur le divan, me glissa un coussin sous la tête, jeta
une fourrure sur mon corps et m'en enveloppa soigneusement. Je me
laissais faire comme un enfant; j'étais incapable de vouloir et
presque de penser.

L'occultiste s'assit à son bureau et se mit à écrire, ne
s'interrompant, de temps à autre, que pour me lancer des regards
plutôt malveillants.

Moi, je fus d'abord dans un état vague. Mes idées flottaient
éparses, se muaient en images confuses et difformes, comme il
arrive dans certains cauchemars. Pourtant je ne dormais pas, et
même le nuage de plomb qui s'était appesanti sur mon cerveau se
dissipait peu à peu. Bientôt mon intellect reprit son
fonctionnement normal: je me sentis tout à fait lucide. Seulement
j'étais brisé de fatigue et je ne pouvais remuer ni bras ni
jambes.

Enfin je ne me réchauffais pas. Au contraire, la sensation de
froid ne faisait que s'accroître et, tandis que je claquais des
dents, je la sentis, pour ainsi dire, s'extérioriser. Ce fut comme
si un brouillard d'hiver m'enveloppait...

Il m'enveloppait réellement, car je le vis soudain, comme une
vapeur transparente et givreuse qui ondulait dans la chambre... Je
prie qu'on me croie; je ne fais pas de littérature; je dresse un
procès-verbal.

Parmi cette brume, je sentis une présence invisible, glaciale,
haineuse, qui s'y tenait immobile et me fixait. Simultanément, un
regard machinal, jeté sur la glace du fond de la chambre, me la
montra toute trouble.

Je perçus, par une intuition subite, que la Présence me voulait du
mal -- aurait désiré m'anéantir. Comme j'avais de plus en plus
froid, un souvenir me traversa l'esprit, pareil à un éclair, celui
de ces lignes lues récemment dans un traité de démonologie:
«Souvent, quand la Puissance mauvaise se manifeste, elle s'annonce
par un froid rigoureux qui fait souffrir les néophytes du
Sabbat...»

Alors une horreur indicible m'envahit. Je récupérai toute mon
énergie pour sauter à bas du divan avec le désir véhément de
déguerpir.

-- Je m'en vais, dis-je à Guaita.

Qu'aurais-je dit de plus? Nulle explication n'était nécessaire
entre nous. Nous nous étions compris -- et nous ne pouvions
marcher de compagnie.

Mon annonce ne parut pas l'émouvoir. Il haussa les épaules en
signe que cela lui était indifférent et marmotta en sourdine: --
L'expérience a manqué. Celui-là ne vaut rien pour nous...

Sans autre cérémonie, je pris la porte.

Dehors je respirai largement et, les yeux levés vers les étoiles
qui magnifiaient la nuit printanière, je me jurai de ne jamais
remettre les pieds dans ce lieu maudit.

Je me suis tenu parole...

* * * * *

Le pauvre Dubus ne fut pas aussi bien inspiré que moi. Ce philtre,
prétendu divin, dont de Guaita lui avait inoculé le désir, le
goût, puis la passion, c'était la morphine.

Dès lors, la Pravaz ne le quitta plus et la drogue infâme
manifesta bientôt en lui ses ravages. Il s'enfonça de plus en plus
dans les pratiques de l'occultisme et multiplia les piqûres. Sa
santé déclina rapidement d'une façon effrayante. Ce n'était plus
qu'un squelette ambulant qui ricanait et balbutiait des
incohérences. Son talent s'envola. En moins de deux années il fut
réduit à rien.

Deux séjours consécutifs dans une maison de santé ne parvinrent
pas à le guérir. À peine dehors, il retombait dans son double
vice: la fréquentation de Guaita, l'intoxication croissante par la
morphine. Le bon Huysmans, qui l'aimait, tenta de le sauver. Ses
efforts furent vains.

Enfin, un soir que Dubus était entré dans une vespasienne pour se
piquer une fois de plus, il tomba sur le sol immonde et entra en
agonie tout de suite. On le transporta dans un hôpital où il
mourut sans avoir repris connaissance...

Ce cadavre reste sur la conscience de Stanislas de Guaita. Celui-
ci décéda, peu après, dans des tourments atroces. On dit qu'il
s'est repenti à la dernière minute: Dieu veuille avoir son âme!...

Les faits parlent d'eux-mêmes, je crois, dans ce récit strictement
véridique. Je n'ajouterai donc pas grand'chose. Je ferai seulement
remarquer l'habileté de certains occultistes à user des penchants
et des passions des esprits imaginatifs qui tombent sous leur
emprise pour se les asservir. Ce ne sont pas leurs seuls
maléfices: ils en propagent d'autres et de plus subtils. J'en
dévoilerai quelques uns dans la suite de ces études.

CHAPITRE II
LES BRISEURS D'IMAGES

I

Le 7 juillet 1893, vers quatre heures de l'après-midi, j'étais
adossé à la devanture, prudemment close, de la boulangerie qui
fait l'angle de la rue Racine et de la rue de l'École-de-médecine,
au boulevard Saint-Michel.

Je reprenais un peu haleine et je tâchais de rassembler mes idées
assez en désarroi depuis quelques jours.

C'est qu'en effet l'émeute, qui avait éclaté le 4, faisait rage
dans plusieurs quartiers de Paris: sur la rive gauche, à
Belleville, place de la République, place de la Concorde -- ainsi
nommée disait Balzac, parce qu'elle mène au palais de l'éternelle
discorde -- et vers l'avenue de Clichy. Le ministère ayant fermé
la Bourse du travail, les syndicats ouvriers tentaient de la
reprendre d'assaut. Les bouchers de la Villette, conduits par leur
idole: le marquis de Morès, allaient descendre. La ligue des
patriotes avait convoqué ses escouades pour risquer un coup en
faveur de son rêve éternel: la dispersion de ceux qui allaient
être bientôt les Quinze-Mille et la purification de la chambre par
l'appel au plébiscite. Amilcare Cipriani, par hasard hors de
prison, apprenait à de jeunes guesdistes comment on construit des
barricades. Les anarchistes, pour qui l'émeute est un élément
vital, étaient accourus de tous les points de la ville et de la
banlieue, ne voulant pas manquer une si belle occasion de
chambardement. De plus, les cochers de fiacre et les terrassiers
étaient en grève.

Ces éléments disparates s'étaient coalisés pour une action commune
contre le gouvernement, les parlementaires et le préfet de police
Lozé -- quittes à s'entredéchirer si le mouvement réussissait.

La veille au soir, des délégués de tous les partis s'étaient
réunis chez un ancien membre de la Commune, nommé Regnard,
disciple de Tridon, et qui présentait cette particularité curieuse
d'être un antisémite féroce, mais imbu d'athéisme jusqu'aux
moelles. On avait tenu un conciliabule dans le but d'établir la
meilleure tactique pour culbuter le régime. Il y avait là, entre
autres, Jules Guérin, Zévaès, depuis député de Grenoble, un ancien
officier, bonapartiste fervent, dont le nom m'échappe, Jean
Carrère, qui se mêlait à cette échauffourée, uniquement, je crois,
pour exercer sa faconde méridionale; un lieutenant de Déroulède,
quelques élèves des Beaux-Arts, un mouchard qu'on démasqua trop
tard, un émissaire des Collignons, un autre des Limousins, Jacques
P... de la Bourse du travail et le signataire de ces lignes envoyé
par un groupe révolutionnaire de la rue Mouffetard.

La discussion fut assez confuse: certains avaient le toupet de
proposer l'envoi d'une délégation à la Chambre pour y poser nos
griefs. Mais on les écoutait peu. En dernier ressort, on résolut
de tenter des attaques à la fois contre l'Élysée, la Bourse du
travail et la Préfecture de Police. Les patriotes devaient aller
troubler la quiétude ruminante du personnage indûment qualifié
Chef de l'État. Les grévistes, soutenus par d'autres corporations,
essaieraient de reprendre la bourse du travail. Enfin les
anarchistes et les collectivistes devaient emporter la Préfecture
de Police, la saccager et, si possible, s'emparer de Lozé pour en
faire un otage.

Guérin avait réservé le rôle de Morès et de ses bouchers. Nous
avions, lui et moi, rendez-vous, avec le marquis, à minuit, au
Ranelagh. La réunion finie, nous allâmes le trouver. Après nous
avoir entendus, il décida de prendre part au combat qui se
livrerait place de la République et rue du Château d'Eau.

-- Nous arriverons par la rue Saint-Maur avec des matraques, me
dit-il, et nous chargerons la police -- en ligne.

-- Vive le Roi! conclut Guérin.

-- Vive l'anarchie! répondis-je.

Et tous trois en choeur: À bas Marianne!

Nous nous serrâmes la main et nous nous séparâmes.

II

On se demandera ce que faisaient dans ce complot les élèves des
Beaux-Arts.

C'est que, justement, ils étaient la cause initiale de l'émeute.
Quinze jours auparavant, avait eu lieu, au Moulin Rouge, le bal
annuel des _Quat'-z-Arts._ Comme il était d'habitude, il y avait à
cette fête outre les peintres, sculpteurs, graveurs et
architectes, un certain nombre d'invités: journalistes, gens de
lettres, _dilettanti, _plus un fort contingent de modèles féminins
et de demi-mondaines. À la fin du bal, on avait porté les modèles
en triomphe dans la pose et dans le ...manque de costume qu'elles
ont à l'atelier.

Certains journaux, le lendemain, rendirent compte de la fête avec
force épithètes louangeuses.

Sur quoi, M. le sénateur Bérenger déposa une plainte au parquet
pour outrage à la morale publique. Il n'y avait pourtant là qu'une
publicité très relative, s'adressant à des gens qui en avaient
vu... bien d'autres.

Des poursuites furent exercées: un certain nombre d'artistes --
plutôt des sculpteurs -- furent frappés d'une amende, et aussi une
certaine Sarah Brown, modèle qui, en sa qualité de juive, profita
de l'incident pour poser les bases de sa fortune à venir.

Aussitôt condamnés, les Beaux-Arts entrèrent en ébullition. Le 4
juillet, les élèves de divers ateliers s'assemblèrent,
protestèrent au nom de l'Art, et décidèrent d'aller conspuer, chez
lui, le sénateur Bérenger. Le rendez-vous pour les manifestants
fut fixé place de la Sorbonne.

Il y avait à cette époque -- et il y a sans doute encore --
faisant angle avec la place et le boulevard Saint-Michel, un café
où se réunissaient pas mal d'écrivains et de révolutionnaires. Le
soir même du 4, nous étions assis trois à la terrasse du café: un
électricien fort coté dans son métier et assez bon orateur dans
les réunions, un commis voyageur en casquettes de cyclistes -- qui
se croyait, à ses moments perdus, missionné pour prêcher la
Sociale, -- enfin, moi-même.

Quand les artistes arrivèrent, nous ne savions pas du tout de quoi
il s'agissait. La place s'emplit de criailleries et de
gesticulations, mais il était très évident que ces jeunes gens ne
sauraient comment s'y prendre pour organiser un cortège subversif.
Les bons agents, très calmes et très modérés, circulaient à
travers cette foule sans rien dire; et je crois bien qu'ayant
l'expérience du quartier, ils jugeaient que tout le monde se
disperserait après quelques vociférations.

Mais les anarchistes étaient là pour embrouiller les choses. Nous
nous informons, nous apprenons de quoi il retourne. L'instinct de
désordre, qui ne demande qu'à flamber chez tous les
révolutionnaires, s'allume en nous.

Je dis à l'électricien: -- Il s'agit de chambard... Viens avec
moi, nous allons mettre en fureur contre Bérenger ces gâcheurs de
plâtre et ces badigeonneurs de toiles. Si nous parvenons à les
lancer pour de bon, il en résultera de la casse, on se cognera et
tout cela fera du bien à la Sociale.

L'autre m'approuve, tandis que le Gaudissart des casquettes
s'esquivait sans mot dire. Nous montons sur les marches de la
Sorbonne. Et de là je fais aux Beaux-Arts une harangue où je leur
démontrai qu'il fallait non seulement conspuer le sénateur, mais
encore envahir sa maison et n'y rien laisser d'intact. Je ne me
rappelle plus les termes de cette diatribe, mais il faut croire
que le démon qui me poussait soufflait des flammes irrésistibles,
car, tandis que je m'essuyais le front et que l'électricien,
attisant à son tour le brasier, traînait dans la boue M. Bérenger,
le Sénat et le régime, une colonne d'artistes fous de rage se
forma spontanément et partit au pas de course vers la rue d'Anjou
qu'habitait le Père Conscrit accusé d'un excès de pudeur.

Enchantés du résultat obtenu, nous rejoignons la tête de la
manifestation et, trois minutes après, la place était vide.

Cependant les gardiens de la paix, débordés, bousculés, affolés
courent au téléphone et objurguent la Préfecture de leur envoyer
du renfort. S'expliquèrent-ils mal? Le fait est qu'un quart
d'heure plus tard, une brigade de réserve débouchait à fond de
train sur la place et, sans pourparlers ni explications, tombait à
bras raccourcis sur les consommateurs paisibles demeurés à la
terrasse du café. Une bagarre s'ensuit. Un employé de commerce
nommé Nuger est frappé à la tempe d'un porte-allumettes lancé à
toute volée par un agent et meurt sur le coup...

Pendant ce temps, nous avions cassé quelques vitres chez
M. Bérenger; nous nous étions un peu cognés avec la police, puis,
nous dispersant, nous avions été boire des bocks, car il faisait
une chaleur terrible. C'était là une de ces mille équipées comme
Paris en voyait tous les quinze jours à cette époque.

Mais il y avait le cadavre de Nuger.

Le lendemain matin, la nouvelle de ce malheur enflamme Paris comme
une traînée de poudre. Littéralement ce fut pareil à un coup de
cloche qui réveilla tous ceux dont la haine du régime constituait
une raison de vivre. Il suffit de se reporter aux journaux du
temps pour vérifier que je n'exagère pas.

L'émeute éclate avec la rapidité de la foudre. Une colonne de six
mille manifestants, conduite par Jean Carrère, marche sur la
Chambre pour l'envahir et exiger la révocation de M. Lozé. Il s'en
fallut de peu qu'elle ne réussît. Et c'est à partir de ce jour
que, par les soins d'un questeur nommé Madier de Montjau, les
balustrades du Palais Bourbon vers le quai ont été hérissées de
pointes de fer.

Pendant ce temps, les révolutionnaires, qui avaient battu le
rappel de tous leurs adhérents, tentaient, aidés par les cochers,
et les terrassiers en grève, d'enlever d'assaut l'hôpital de la
Charité où l'on avait transporté le corps de Nuger, dans le but de
s'emparer de ce cadavre pour le promener à travers la ville.

Il y eut là quelque chose d'impulsif, sans colloques préalables ni
calculs; et il est presque incompréhensible, autrement que par un
accès de colère collectif, le mouvement de révolte qui se propagea
de quartier en quartier.

Car, il faut le souligner, les trois quarts de Paris nous
approuvaient et faisaient des voeux pour nous. Paris, qui hait --
au fond -- les parlementaires et ceux qui les garantissent du
châtiment, sentait son coeur battre à l'unisson du nôtre.

La preuve? Tandis que nous attaquions l'hôpital, nous fûmes
chargés par la garde à cheval. Or, à mesure que les municipaux
avançaient au grand trot et que nous reculions devant eux en
tirant des coups de revolver, -- on avait pillé un armurier, rue
de Rennes, -- de toutes les fenêtres de la rue Jacob il pleuvait
sur les casques et les chevaux des bouteilles, des briques, des
pots de fleurs, des casseroles et des vases intimes.

Le 6; Charles Dupuy, président du Conseil, rassure les
parlementaires pantois et croit faire un coup de maître en fermant
la Bourse du travail qui, du reste, fermentait terriblement. Là-
dessus, quatorze syndicats se soulèvent à leur tour et déclarent
qu'ils la reprendront par la force. La ligue des patriotes annonce
une réunion place de la Concorde. Les bouchers de la Villette
demandent à Morès s'il est temps de jouer de la trique. Jules
Guérin convoque les antisémites.

Durant ces appels à la lutte, les révolutionnaires se battaient:
barricade place Saint-Germain-des-Prés, à l'orée de la rue
Bonaparte, barricade rue de l'École-de-Médecine, barricade de
seize omnibus et tramways renversés place Maubert, tentative
d'enlèvement de la caserne du prince Eugène, etc.

Dans l'après-midi de la même journée, on songea à coordonner
toutes les forces soulevées par un même dégoût du régime et l'on
se réunit chez Regnard, comme je l'ai rapporté.

III

Donc appuyé au rideau de fer de la boulangerie, je me reposais un
peu et, en attendant le retour de l'émissaire que j'avais envoyé
prévenir les compagnons qu'on attaquerait la Préfecture le soir,
je m'efforçais de rendre le pas à l'observateur sur l'insurgé.

La première chose qui retint mon attention, c'est que j'étais fort
sale: noir de poudre, gris de poussière, barbouillé de sueur mal
séchée. Je regardai les poignets de ma chemise: ils étaient
brunâtres. Je me représentai alors la stupéfaction de ma chère
femme quand je rentrerais. Et il me sembla que j'entendais son
«oh» de surprise réprobatrice.

C'est qu'il y avait trois jours que, pris par la bataille, je
n'étais pas rentré. J'avais bien envoyé une demi-douzaine de
_pneus _à ma femme; mais ce n'était peut-être pas suffisant pour
la rassurer.

Ensuite mes regards se portèrent sur le boulevard Saint-Michel.
D'habitude, à cette heure là, il est fort animé. Or, aujourd'hui
il était presque désert. Sauf les cafés, la plupart des magasins
avaient clos leurs volets. De rares passants filaient vite; les
tramways cahotaient à peu près vides. La mendiante aveugle qui
demeurait fidèle à son poste, contre la grille de Cluny, au coin
de la rue Du Sommerard, secouait en vain le gobelet de fer-blanc
où elle recueille les sous. Le seul bruit notable qui venait à mes
oreilles était celui d'un régiment de dragons défilant au trot
vers l'Odéon...

Puis je me remémorai les événements qui s'étaient succédé, avec
une rapidité vertigineuse, depuis plusieurs fois vingt-quatre
heures. Et, qu'on en pense ce qu'on voudra, j'eus une folle envie
de rire. N'y avait-il pas de quoi quand on considère quelle cause
minime avait provoqué tout ce hourvari?

En effet, parce que Mlle Sarah Brown et ses amies avaient témoigné
du mépris pour la feuille de vigne, Paris se trouvait sens dessus
dessous, et nous allions peut-être à la révolution de nos rêves --
et un homme était mort.

-- Ah! me dis-je, Taine eut bien raison d'avancer que la vie est
un tome de Shakespeare interfolié de Labiche. Pour une page du
_Roi Lear _ou de _Macbeth, _il y a dix pages de vaudeville...

Mais je m'assombris aussitôt: si tenace que fut mon espoir de
traîner aux gémonies le parlementarisme, la raison me disait que
cette échauffourée hétéroclite, sans préparation, sans chef, sans
but bien déterminé, ne pouvait aboutir qu'à du sang versé, à des
répressions et à un redoublement d'oppression jacobine.

-- Il nous faudrait un chef, soupirai-je, mais voilà, nous ne
l'avons pas.

Car, malgré l'aberration libertaire qui m'empoisonnait le cerveau,
je gardais l'instinct que, seul, un Maître restaurerait l'ordre et
replacerait sur sa vraie base l'État mis à l'envers par la
République.

Comme je ratiocinais de la sorte, j'entendis chanter en choeur
vers le bas de la rue de l'École-de-Médecine. Je me tournai de ce
côté et je vis apparaître une troupe d'une vingtaine d'individus
précédée d'un personnage maigre, vêtu de noir comme un croque-
mort. Il allait bras dessus bras dessous avec un gamin de quinze
ans qui se rengorgeait, tout fier de déployer le drapeau noir à
l'inscription d'or: _Deleatur!_ de l'Anarchie (Pour les non
latinistes, _deleatur_ peut se traduire: _supprimons tout!)_

Je reconnus mon ami Georges Chatelier, et dans la sorte de
cantique -- grave, quasi solennel et, il faut le dire, d'une fort
belle musique -- que chantait sa bande, _l'hymne des briseurs
d'images._

Quand ils arrivèrent près de moi, ils en étaient au dernier
couplet que voici:

_Les rois sont morts, les dieux aussi,_
_Demain nous vivrons sans souci,_
_Sans foi ni loi, sans esclavages:_
_Nous sommes les briseurs d'images._

Suivit la Carmagnole anarchiste avec son refrain où luisent des
reflets de couteaux, où crépitent des mèches de bombes:

_Les proprios avaient promis_
_De faire égorger tout Paris,_
_Mais les voilà f... ichus,_
_Nous leur botterons... l'dos:_

_Dansons la Carmagnole,_
_Démolissons, démolissons,_
_Dansons la Carmagnole_
_Et saignons_

_Les patrons!_

Chatelier me serra la main. Émacié, dans sa redingote devenue trop
large, le visage terreux aux pommettes rougies de fièvre, les yeux
immenses et flambant d'une flamme meurtrière, le front balayé de
mèches désordonnées, arrivé au troisième période de la
tuberculose, il n'arrêtait presque pas de tousser. Par moment, du
sang lui venait aux lèvres qu'il essuyait d'un geste convulsif.

-- J'ai à te parler, me dit-il.

-- Eh bien, cause: je t'écoute.

-- Attends; les compagnons ont soif: je vais les envoyer se
rafraîchir chez Eustache.

Cet Eustache était un mastroquet de la rue Monsieur-le-Prince, qui
se disait zélé pour la Sociale, mais qui était, selon toute
vraisemblance, un indicateur de police.

Georges fit rouler le drapeau noir, expliqua aux compagnons --
qui, le gosier fort sec, ne demandaient pas mieux que de
l'entendre -- qu'un canon de la bouteille leur ferait du bien et
que lui viendrait les rejoindre bientôt.

Nous fûmes seuls («Georges Chatelier» n'est pas absolument le nom
du personnage, mort d'ailleurs deux mois après. Mais sa famille,
fort honnête, fort pieuse, existe encore. Je ne veux pas la
contrister et c'est pourquoi j'ai déformé le nom).

IV

Georges s'appuya à la devanture et me dit:

-- Que va-t-il sortir de tout ce grabuge?

-- Je l'ignore, répondis-je, l'essentiel c'est, en ce moment,
d'augmenter le désordre.

Il rêva quelques instants puis il reprit: -- Oui, n'est-ce pas, la
tactique habituelle: démontrer, par les faits, la fragilité du
régime, empêcher que toute autorité se reconstitue, puis lancer le
peuple à l'assaut des banques et des gros propriétaires et se
figurer qu'à la suite de ces exploits, l'Anarchie inaugurera l'âge
d'or sur la terre.

C'était bien, en effet, le programme anarchiste. Le ton
sarcastique de Georges aurait dû m'en faire sentir l'absurdité.
Mais l'âge d'or, l'idylle perpétuelle qui hallucine les
révolutionnaires et leur fait perdre le sens de la réalité, me
tenait si fort l'intellect que je répondis: -- Et pourquoi pas?

Georges éclata d'un rire sardonique, ce qui lui fit cracher le
sang, et poursuivit: Ah! poète, tu te vois déjà roucoulant sous
les bouleaux avec une Amaryllis quelconque sans t'inquiéter de la
pâture ni du terme. Et bien, moi, je me f... de vos églogues et
j'ai bien autre chose en tête.

-- Et quoi donc?

-- La mort! La destruction universelle, la table rase afin d'en
finir avec cette existence odieuse où l'homme ne se hausse à la
conscience des phénomènes que pour souffrir.

-- Que veux-tu donc?

-- Rien, plus rien!

Ébahi, je le regardai. En effet, c'était la première fois que je
rencontrais l'anarchiste complet, logique, mis à nu, celui qui,
propulsé par la Malice qui toujours veille, pousse aux extrêmes
conséquences la doctrine née de la Révolution, cultivée, épanouie
au dix-neuvième siècle, aboutie aujourd'hui à sa floraison
suprême: le culte de la Mort sous couleur de liberté intégrale.

-- Et les moyens, dis-je.

Il eut un geste de souffrance! -- Je ne sais pas... Tout viendra
en son temps. Mais en attendant, détruisons, détruisons!

Ses yeux semblaient des brasiers noir et or. À le considérer,
j'avais peur, _j'avais froid._

Je crus trouver un argument: -- Tuerais-tu les femmes?

-- Oui!...

-- Tuerais-tu les enfants?

-- Oui!...

Je tressaillis d'horreur et je m'écartai de lui.

Georges s'aperçut de ma répulsion: -- Ah! dit-il, vous êtes tous
des avortons. Vous n'aurez jamais le courage de faire la table
rase. Et pourtant, quelle beauté! l'individu devenu tellement
libre, tellement dieu, qu'il conçoit la nécessité d'arrêter à
jamais l'évolution au point où il est parvenu.

Il se mit à rire du même rire poignant et cracha encore du sang...
Je ne puis dire ce que j'aurais répliqué. Ce n'était plus un homme
que j'avais devant moi; c'était je ne sais quel être ténébreux qui
m'entraînait dans la grande épouvante.

Heureusement mon envoyé aux compagnons de la rue Mouffetard revint
à ce moment.

-- Ça y est, camarade, me dit-il, tous seront là pour l'attaque de
la Préfecture.

Avant que je pusse lui répondre, Georges posa sa main décharnée
sur mon bras et me dit: -- Tueras-tu ce soir?

-- Autant que possible, non, répondis-je.

C'était vrai; même au temps de mes pires égarements
révolutionnaires, j'eus toujours l'horreur du sang versé.
D'ailleurs je n'avais pas d'arme, et je ne voulais pas en avoir.

Alors, avec une expression affreuse dans les yeux, il reprit: --
Moi, je tuerai...

-- Et qui donc?

-- Le premier venu.

-- Et s'il est innocent?

Il ricana de nouveau. -- Te rappelles-tu le mot d'Émile Henry à
son procès? _Il n'y a pas d'innocents._ Je pense comme lui...

De ce coup, sous prétexte de m'entendre avec mon émissaire, je
m'écartai définitivement et, sans prendre congé de Georges, je
traversai le boulevard. Il me regardait d'un air de dédain, et
pourtant il y avait dans ses prunelles comme une détresse
infinie...

Le soir, à l'assaut de la Préfecture, je reçus d'un sous-brigadier
de la garde à pied, un coup de baïonnette dans l'épaule gauche
qui, par la grâce de Dieu, me mit hors de combat.

Puis le ministère fit venir soixante mille hommes de troupe dans
Paris. Et la grand'ville frémissante rentra sous le joug des
parlementaires.

V

L'émeute ne pouvait pas réussir. Rappelez-vous qu'elle mêlait des
royalistes, c'est-à-dire des constructeurs et des conservateurs
par tradition, à ces fomenteurs de néant: les socialistes et les
anarchistes. Que pouvait-il sortir de cet imbroglio? Rien du tout,
sauf de la haine entre Français.

C'est pourquoi la Franc-Maçonnerie jubilait et les Juifs se
frottaient les mains.

Car l'une et les autres ne peuvent prospérer que par nos
divisions.

Que faudrait-il pour remédier à ces maux?

L'union dans l'Église qui a fondé la France et qui, seule, peut la
maintenir bien portante.

CHAPITRE III
UNE DANSE DE TRÉPIEDS BELGES

I

Victor Hugo, qui croyait en Dieu, ne croyait pas à l'Église
catholique, mais il croyait aux tables tournantes. On sait qu'en
cette île de Jersey où, selon l'expression de Veuillot, il
représentait si bien «Jocrisse à Pathmos», il se donnait des
séances de spiritisme dont le fidèle Vacquerie, Lesclide et
d'autres nous ont rapporté les péripéties.

Le poète lui-même en parle dans son livre sur William Shakespeare
où; selon sa coutume, il mélange, en une effarante salade, les
pires absurdités aux vues les plus grandioses -- le tout relevé
d'une moutarde de vocables hétéroclites.

«Du sublime au ridicule il n'y a qu'un pas», disait Napoléon. Chez
Hugo ce pas est sans cesse franchi: dans ses poèmes, d'une strophe
à l'autre, dans ses romans, d'un paragraphe à son voisin.

Or, dans cette soi-disant étude critique sur l'auteur du _Roi
Lear, _il affirme, plus que jamais, cette méthode disparate. Il y
parle de tout: des fumées de Londres et des nuances de la mer, du
goût des mouton tourangeaux pour le sel et des qualités qu'on doit
exiger d'un bon domestique. Il y orchestre des quadrilles où Job
fait vis-à-vis à Voltaire et Ézéchiel à Don Quichotte. Il nous
donne, en trois phrases d'une incomparable magnificence, la vision
des Alpes au coucher du soleil. À côté, dans un chapitre intitulé:
_le Beau serviteur du Vrai, _il divague, à propos d'instruction
laïque, autant qu'un primaire gavé de socialisme jusqu'au noeud de
la gorge. Et de Shakespeare, en somme, il est fort peu question.
«Dans son oeuvre, s'écrie Hugo, j'admire tout, comme une brute!»

Puis quelques citations -- bien choisies d'ailleurs -- et un
point, c'est tout.

Si pourtant, il y a encore autre chose: l'effort perpétuel de Hugo
pour se hisser sur un piédestal de philosophe et de penseur.

Précisément il ne fut jamais ni l'un ni l'autre. Merveilleux
forgeron des rythmes, éblouissant créateur d'images, stupéfiant
constructeur d'antithèses parfois évocatrices, splendide halluciné
de la tempête et de l'ombre, il incarna, plus que personne, ce
désordre chatoyant que fut le romantisme.

C'est l'une des plus joyeuses mystifications du dix-neuvième
siècle que de le présenter comme le penseur type. À quoi n'a
cependant point manqué un plaisantin grave du nom de Renouvier. Ce
rhéteur, qu'on dit spiritualiste, publia naguère un volume:
_Victor Hugo philosophe, _dont la lecture faillit me faire périr
d'hilarité.

Car la philosophie de Hugo, qu'est-ce que c'est? Elle se résume en
la calembredaine émise par Rousseau de Genève: l'homme est
originairement bon; ce sont les institutions sociales et
religieuses qui le pervertissent. À l'usage, on a vu ce que valait
le précepte; il a produit cette bacchanale de gorilles: la
Révolution; il a enfanté cet agneau méconnu, le doux Marat et ce
philanthrope calomnié, l'exquis Robespierre; il a fait cabrioler,
comme des chèvres, ces agités sentimentaux: les Républicains de
quarante-huit. Et que d'autres méfaits! Celui-ci: la glorification
d'un nouveau fétiche: le Progrès, grâce auquel l'humanité se
figura qu'elle allait se déifier. Celui-là: le pullulement des
anarchistes. -- Et par anarchistes, je n'entends pas seulement les
personnages aigris ou obtus qui préparent l'âge d'or de l'avenir à
coups de bombes, de poignards et de revolvers. Je range sous la
même étiquette ces éducateurs de la jeunesse que nous amena
l'invasion protestante, ces déformateurs de l'intelligence
française, ces sectateurs de l'individualisme, les universitaires
actuels, dont Charles Maurras a dit, avec raison dans sa belle
_Enquête sur la Monarchie_, «qu'ils ne formaient que des
anarchistes ou des dilettantes».

Hugo, outre vibrante, où s'engouffraient tous les vents de
l'espace, ne pouvait que s'assimiler les solennelles balivernes
dont son siècle s'était épris. Elle faisaient dans sa cervelle,
incapable de pensée suivie, un tintamarre extraordinaire; elles
s'y mêlaient en d'étranges amalgames. Puis il les relançait à
travers le monde, et c'étaient des beuglements lyriques, tantôt
harmonieux, tantôt dissonants, faits pour déconcerter ceux qui
cherchaient un lien entre toutes ces incohérences.

En effet, feuilletez l'oeuvre de Hugo; je vous défie d'y trouver
une unité de doctrine. À cette page, il est panthéiste; dans cette
strophe, il est manichéen; voici un chapitre truffé de
christianisme trouble; en voici un autre où le Bouddha stupide est
préféré à Jésus-Christ; et enfin voici une tirade où le poète
découvre Dieu dans un pied de table.

À travers toutes ces fariboles grandiloquentes, il n'arrêtait pas
de prophétiser. Et ce n'est pas en cette posture de Nostradamus-
Arlequin qu'il est le moins cocasse.

Oyez un peu quelques-unes de ses prédictions: quand tout le monde
saura lire, les hommes tomberont dans les bras les uns des autres
et la guerre sera pour jamais abolie. -- Au vingtième siècle, il
n'y aura plus de guerre; on s'étonnera d'avoir attendu si
longtemps pour constituer les États-unis d'Europe...

Et forces sottises du même acabit dont les d'Estournelles de
Constant, les Passy et autres Loyson firent, depuis, leur pâture
pour le pourlèchement de la Franc-Maçonnerie.

La seule prédiction de Hugo qui se soit réalisée c'est celle où il
annonce les aéroplanes. Encore les décrivait-il comme des sphères
de cuivre.

Mais on n'en finirait pas s'il fallait énumérer toutes les folies
où se dispersa ce grand poète difforme que Henri Heine avait si
justement qualifié «un beau bossu».

Retenons seulement l'apologie du spiritisme telle qu'on la lit
dans le _William Shakespeare. _Hugo, qui ne veut pas des
sacrements et des mystères de l'Église, qui mange du prêtre comme
le ferait un Homais gargantuesque, cherche à établir le bien-fondé
de la religion tabulaire qu'il se fabrique. Il atteste l'Égypte et
les initiations d'Eleusis, Apollonius de Tyane et Apulée. Enfin il
cite, avec dévotion, certains trépieds de Dodone qui, paraît-il,
entraient en danse au commandement des hiérophantes. Puis il
conclut: «Dieu est là...»

Dieu, je ne crois pas, mais -- _un Autre_ fort probablement.

II

Si j'ai insisté sur l'adhésion de Hugo au spiritisme, c'est que
les tenants de cette dangereuse aberration le mentionnent
volontiers et avec fierté comme un Père de leur Église.

J'eus l'occasion de constater le fait, en Belgique, il y a quatre
ans, au cours d'un voyage entrepris dans un tout autre but que
celui de disséquer des spirites.

Je venais de donner quelques conférences et, séjournant à
Bruxelles, qui est une ville assez plaisante, je sortais du bureau
de rédaction d'un journal où l'on avait publié des articles
élogieux sur mes causeries. J'étais venu remercier le rédacteur en
chef. Ma visite terminée, celui-ci me reconduisit jusque dans la
salle des dépêches.

-- Allons, dit-il, en me serrant la main, au plaisir de vous
revoir, Monsieur Retté... Au prononcé de mon nom, un personnage,
qui examinait les gravures accrochées à la muraille, se retourna
brusquement, me dévisagea, puis me suivit dehors. Comme je restais
arrêté sur le trottoir, décidé à flâner, mais ne sachant trop où
diriger ma promenade, il m'aborda.

-- Vous êtes Monsieur Retté? me demanda-t-il.

-- J'en ai comme une vague idée, lui répondis-je en le toisant,
car je n'aime pas beaucoup qu'on m'interpelle de la sorte. Au
cours de ma carrière d'orateur errant, il m'arrive d'être ainsi
harponné par des _snobs_, qui, neuf fois sur dix, n'ont rien à me
dire, sinon qu'ils m'ont entendu la veille et qu'ils désirent me
soumettre telle ou telle objection. En général, ils me débobinent
une kyrielle d'inepties. Ou ils me décochent des compliments dont
je me soucie autant qu'un tapir d'un galoubet. Heureusement que je
possède le secret de les mettre en fuite en trois phrases.

-- Bon, me dis-je, encore un raseur! Ce que je vais le semer!

Cependant mon homme me regardait avec une insistance étrange. Ce
qui fit que je l'examinai aussi. Vêtu de bleu sombre, chaussé de
jaune, coiffé de paille blanche, il était de petite taille, âgé de
quarante ans environ, tout en os et en nerfs. Dans sa face glabre,
au teint safrané, ses yeux gris, pailletés d'or, luisaient d'une
flamme intense.

Ce regard me frappa. L'intuition me vint que je n'avais pas à
faire à un quelconque pourchasseur de notoriétés et j'attendis la
suite.

-- Je vous ai écrit, il y a six mois, reprit-il.

-- C'est bien possible.

-- Vous ne m'avez pas répondu...

-- C'est fort probable.

Comme cette façon cassante de lui répliquer semblait le
déconcerter un peu, j'ajoutai: -- Je reçois pas mal de lettres et
étant fort occupé, je ne réponds que quand je ne puis absolument
pas faire autrement... Mais enfin de quoi me parliez-vous?

-- Je venais de lire, dans une revue, un article où vous
développiez une sorte de panégyrique de saint François d'Assise.
Votre conclusion était à peu près qu'il ne peut exister de saints
en dehors de l'Église catholique. Cette assertion par trop
péremptoire me choqua. Je vous écrivis donc que vous vous trompiez
grandement, que l'Église catholique n'était qu'un premier stade de
l'évolution vers la lumière intégrale, qu'au-dessus d'elle, il y
avait d'autres degrés d'initiation où pouvaient nous hausser
d'autres saints beaucoup plus admirables que les thaumaturges
canonisés par Rome...

-- Ah! ah! repris-je, vous êtes un théosophe.

Puis le souvenir me revenant de sa lettre:

-- Je me rappelle. Votre lettre portait cet en-tête: _Villa Maya,
_près d'Utrecht, Hollande. Vous m'adjuriez de venir vous trouver,
sans perdre un jour, car, disiez-vous, ayant franchi le seuil du
mystère, j'avais besoin d'être guidé par vous dans la voie
ascendante de la fidèle Sagesse.

-- C'est cela même. Et pourquoi ne m'avez-vous pas répondu?

-- Parce que la fidèle Sagesse -- en grec _Pistè Sophia, _n'est-ce
pas? -- c'est le titre d'un livre gnostique et par conséquent
bourré d'hérésies. Or je n'éprouve pas le besoin de perdre mon
temps à fleureter avec les hérétiques. Les enseignements de
l'Église satisfont tous les besoins de mon âme. J'estime qu'elle
seule détient la vérité absolue et qu'en dehors d'elle il n'y a
qu'aberration ou même pire. Je ne voudrais pas vous froisser, mais
telle est ma façon de penser. Dussé-je passer auprès de vous pour
un esprit étroit, souffrez que je m'y tienne.

Sur quoi je soulevai mon chapeau et je fis mine de m'éloigner.
Mais mon interlocuteur, posant sa main sur mon bras, me retint et
me dit d'une voix presque suppliante: -- Je vous en prie, ne me
quittez pas encore. J'abandonne le projet de vous éclairer, mais
je voudrais vous démontrer comment on peut se rapprocher de la
divinité en dehors de votre Église.

-- Peut-être, repartis-je, mais je suis sûr que ce n'est point par
la théosophie...

-- Causons!... Causons!... Je vous citerai des faits.

Après tout, pensai-je, cet individu ne paraît pas trop bête. Peut-
être, sans le vouloir, me fournira-t-il des arguments pour
combattre toute cette vermine de pseudo-religions qui pullulent et
fermentent au pied des murs de la sainte Église. Allons-y!

L'autre attendait ma décision avec une anxiété fébrile. Son visage
s'éclaira quand je lui dis: -- Eh bien, marchons et, si cela vous
pique à ce point, exposez-moi votre doctrine, quoique, je le
parie, je la connaisse déjà...

Il me remercia avec effusion. Tout en suivant la rue Neuve vers la
gare du Nord, il crut devoir m'expliquer qu'il était végétarien,
riche, voué exclusivement aux études d'occultisme. Puis il me dit
son nom dont je ne donnerai, bien entendu, que l'initiale qui est:
S... -- Son origine hollandaise ne l'empêchait pas de parler fort
bien le français, avec à peine d'accent.

Comme nous étions arrivés au bout de la rue, je lui dis: -- Le
plus simple serait de nous asseoir dans le jardin botanique.

Il acquiesça. -- Nous entrâmes dans le jardin et nous prîmes place
sur un banc à l'ombre d'un splendide catalpa, fleuri de neige et
de pourpre, et qui m'intéressait, pour le moins, autant que le
théosophe.

III

En effet, ne savais-je pas d'avance ce qu'il allait m'exposer?
Malgré quelques différences dans le détail de la doctrine, tous
ces prédicants de théories occultes procèdent d'un même principe:
l'exaltation de l'humanité considérée comme possédant en elle-
même, d'une façon immanente, les forces nécessaires pour se
hausser à la divinité. C'est toujours le vieil orgueil, le _non
serviam _de Lucifer qui leur donne l'impulsion.

Donc, comme je m'y attendais, S... ne manqua pas de me développer
cette rhapsodie gnostique. Je l'écoutais d'une façon distraite --
étant, comme on s'en doute, fort peu séduit.

Il s'en aperçut et, rompant son propos, il me dit: -- Mais enfin,
il y a des faits matériels qui prouvent que nous ne nous trompons
point lorsque nous nous croyons en rapport avec des forces
surhumanisées...

-- Et lesquels? demandai-je.

-- Les tables tournantes.

-- Ah! oui, la danse des trépieds... Je n'ai jamais assisté à
leurs cabrioles.

-- Il prit la balle au bond: -- Je puis, s'écria-t-il, vous mener,
dès ce soir, à une réunion où vous verrez, dans ce genre, des
manifestations merveilleuses.

-- Et vous croyez que cela suffira pour me convertir à
l'occultisme?... Permettez moi d'en douter.

-- Vous pouvez toujours constater les faits.

Je réfléchis un moment. J'avais lu ou entendu dire bien des choses
contradictoires touchant ce rite fondamental de l'aberration
spirite. Je n'éprouvais aucun penchant à vérifier ce qu'il peut y
avoir de réel dans ce qu'on rapporte des tables tournantes. Mais,
n'ayant rien de pressant à faire en ce moment, je ne vis pas
d'inconvénient à me rendre à cette réunion. D'autant que je me
disais qu'il y aurait peut-être là l'occasion d'étudier quelques
états d'âmes insolites.

-- Et bien, soit, repris-je, je vous accompagnerai.

S... marqua de la satisfaction. Il me remercia chaudement comme si
je lui rendais un grand service. Après avoir pris rendez-vous pour
huit heures du soir, nous nous séparâmes.

En m'en allant, je notai cette rage de prosélytisme qui tient les
gnostiques. Nulle part, elle ne s'exerce avec plus de persistance
qu'auprès des catholiques. On dirait que c'est pour eux une
souffrance de voir ceux qui chérissent l'Église demeurer fidèles à
leur foi.

IV

Le soir, S... me conduisit dans une des rues les plus paisibles du
quartier Léopold. Il était nerveux; chemin faisant, il ne me parla
que par phrases saccadées où il était question de mystères
sublimes et de révélations irrésistibles. Pour moi, j'étais aussi
calme que si j'allais assister à une séance de prestidigitation.

Nous fûmes devant une maison d'aspect quelconque. Une bonne
également quelconque ouvrit à notre coup de sonnette et nous
introduisit dans un salon où une dizaine de personnes faisaient le
cercle et jacassaient à tue-tête.

Les femmes dominaient. La maîtresse de la maison, une forte brune
quadragénaire et qui commençait à grisonner. De la poudre
enfarinait à outrance son visage soufflé. Un binocle d'homme à
monture d'or chevauchait son nez aquilin. Elle avait des yeux
bovins à fleur de tête et une petite voix flûtée qui maniérait les
phrases. À côté d'elle, une longue bique, à profil chevalin, à
denture d'institutrice anglaise, à mains énormes et rouges
tortillant un sautoir en simili garni d'amulettes. Puis une sorte
de naine, jaune de teint et ridée comme une vieille pomme de
reinette. Les autres devaient être fort insignifiantes: je ne me
les rappelle que comme de vagues silhouettes.

Trois hommes surnageaient parmi ces jupes. Un personnage
ventripotent et rougeaud dont le crâne, entièrement chauve,
luisait comme une boule de jardin et qui parlait d'une voix
grasse, coupée par les râlements d'un asthme chronique. Un petit
chafouin, perdu dans une redingote noire trop large; ses yeux de
lapin clignotaient entre des paupières flasques dépourvues de
cils. Il brochait des babines en émettant des aphorismes qui
semblaient sortir d'une clarinette enrouée.

Enfin un Juif. Celui-là était hideux. Certes il n'est pas défendu
d'être laid. Mais il y a une certaine laideur qui semble n'être
que le _repoussé_ physique de toutes les abominations morales.
C'était le cas pour cet enfant de Sem. Sa figure, molle, verdâtre,
paraissait imprégnée d'huile. Ses yeux troubles, obliquant vers
les tempes, étaient couleur de vert-de-gris; son nez énorme,
spongieux, épaté, s'appliquait sur sa face comme un panaris. Une
bouche dont les lèvres violettes se gonflaient en bourrelets. La
main exsangue et tellement humide, qu'après l'avoir touchée, on
éprouvait une envie violente de se tamponner avec un mouchoir.

Et tout cela n'était rien. C'était l'expression de cette
physionomie qui inquiétait surtout: un mélange de ruse, de
bassesse et de feinte mansuétude à donner la chair de poule.

Cet Hébreu s'appelait Blumenthal, nom printanier, qui faisait un
contraste, bizarre et répugnant à la fois, avec l'aspect de
l'individu.

Les présentations faites, sans grand cérémonial, la maîtresse de
la maison m'ayant flûté quelques compliments sur mes conférences,
les autres m'ayant regardé d'un air plutôt méfiant -- ce que
j'attribuai à ma notoriété de catholique, -- je priai qu'on reprît
la conversation interrompue par notre entrée. Et me fourrant dans
un coin, je me préparai à prendre des notes mentales.

V

Comme je l'ai dit plus haut, tout le monde pérorait à la fois: on
se serait cru dans une cage pleine de perruches. Par moments, il
est vrai, quelqu'un enflait la voix davantage et tentait d'entamer
une harangue. Mais aussitôt, on lui coupait la parole et il lui
fallait se résigner à faire simplement sa partie dans l'ensemble.

Seul, Blumenthal demeurait à peu près silencieux. Il se caressait
le menton en promenant son regard terne sur l'assistance,
s'inclinait, sans répondre, quand on l'interpellait et me donnait
l'impression d'un renard aux aguets.

Pour S..., il me parut un peu déconfit de ce tumulte ahurissant.
Il me guignait en dessous et semblait craindre que je ne prisse
guère au sérieux les agitations de ses frères et soeurs en
occultisme.

Cependant, le tohu-bohu allait croissant. Tous les termes du
vocabulaire spirite, tout le jargon de la théosophie s'entre
choquaient dans l'atmosphère de ce salon frelaté de métaphysiques
virulentes.

Je m'ennuyais fort. Je méditais de m'esquiver sans attirer
l'attention, quand, soudain, Blumenthal prit la parole d'un ton
péremptoire et dit: -- Mesdames, Mesdames, et vous Messieurs, nous
nous égarons. Il faut procéder avec méthode, continuer nos
expériences, joindre de nouvelles manifestations de l'esprit à
celle que nous avons déjà obtenues... Ce soir surtout, ajouta-t-
il, en glissant un clin d'oeil de mon côté, il importe d'obtenir
des résultats.

Il me fut évident que le Juif était le maître de la réunion. Car,
sitôt qu'il eut parlé, le hourvari s'apaisa. Tous s'inclinèrent
avec déférence. Et la maîtresse de la maison dit d'une voix qui se
voulait solennelle: -- Consultons l'oracle.

Sur quoi, le chafouin et le chauve se levèrent, allèrent prendre
dans un coin un guéridon en acajou, monté sur trois pieds, et
l'apportèrent au milieu du salon.

S... me dit: -- C'est maintenant que vous allez voir des choses
étonnantes...

-- Je le souhaite, répondis-je, car jusqu'à présent je n'ai vu et
surtout entendu que des bavards d'une rare incontinence.

La maîtresse de la maison, la naine et le chafouin prirent place
autour du guéridon et, suivant le rite classique du spiritisme, y
posèrent l'extrémité des doigts, leurs auriculaires et leurs
pouces se touchant.

Les autres, enfin silencieux, faisaient le cercle autour. Je
scrutai les physionomies et je constatai qu'ils étaient tous fort
émus. À coup sûr, il n'y avait point, parmi eux, de mystificateurs
ni de sceptiques: ils croyaient de tout leur coeur que quelque
chose de sublime allait se manifester dans cette table.

L'Hébreu s'avança. Il s'efforçait de prendre un air inspiré. Mais
je dois dire qu'il y réussissait fort peu: malgré tout, la
bassesse de son âme transparaissait toujours sur son hideux
visage. Lui seul me fit l'effet d'un charlatan qui joue un rôle.

Il traça un signe serpentin au-dessus du guéridon et proféra en
scandant les mots: -- Au nom du Plérôme, Esprit qui nous libéras
des religions inférieures, envoie-nous, comme tu l'as déjà fait,
l'Éon Hugo, celui qui reniant le Crucifié, propagea dans le monde,
avec magnificence, la gloire d'Ennoïa.

Dès que j'eus entendu ce blasphème gnostique, je fis, sans m'en
cacher le moins du monde, un large signe de croix et je prononçai
mentalement la conjuration: _In nomine Patris et Filï et Spiritus
Sancti, procul recedant phantasmata._

Du reste, personne ne remarqua mon geste. Tous, béants,
frémissants d'attente, se penchaient vers le guéridon, le dévorant
des yeux.

Une dizaine de minutes s'écoulèrent. Un silence absolu régnait
dans le salon. Les mains des trois évocateurs se crispaient sur le
bois.

Tout à coup, la maîtresse de la maison dit, d'une voix étouffée: -
- L'esprit vient, je le sens...

De fait, le guéridon se souleva, en craquant et, d'un de ses
pieds, frappa un coup sur le parquet (On sait que d'après une
convention constante du spiritisme, un coup signifie: oui, deux
coups: non. Pour les autres mots, le nombre de coups correspond au
chiffre de chaque lettre de l'alphabet.)

L'assemblée ondula, en soupirant d'angoisse et de désir d'en
apprendre plus long.

-- Esprit, es-tu là? demanda Blumenthal.

Un coup: -- Oui!

-- Est-ce Hugo qui nous parle? dit la maîtresse de la maison.

Pas de réponse: le guéridon se balance en craquant de nouveau.

Blumenthal répète la question d'une voix impérieuse.

Enfin deux coups: -- Non!

-- Alors qui est là? s'écrie la naine d'une voix suraiguë.

Pas de réponse. Le guéridon se balance, mais ne frappe aucun coup.

-- Qui est là? répète, haletante et congestionnée, la maîtresse de
la maison.

Le guéridon se met à frapper un grand nombre de coups. Blumenthal
compte tout haut.

Les lettres suivantes sont successivement indiquées: P -- E -- R -
- E...

-- Père! braillent tous les assistants.

-- Père, reprend S... qui trépigne et qui m'apparaît alors tout
aussi toqué que les autres, mais quel père?

Et la maîtresse de la maison, soudain larmoyante: -- C'est mon
père, mon bon père qui est mort l'an dernier... Ah! ce n'est pas
la première fois qu'il me rend visite...

Mais l'assistance ne semble pas convaincue que ce soit le père de
la dame qui se trémousse dans le guéridon. L'homme chauve fait
remarquer qu'il s'agit peut-être d'un Père de l'Église gnostique.

-- Ce doit être Valentin, dit-il.

Blumenthal, consulté, se tient sur la réserve.

Cependant la dame s'irrite parce qu'on ne veut pas admettre son
interprétation du mot fatidique.

-- C'est papa! c'est papa! glapit-elle.

Sur quoi tout le monde se lève et recommence à babiller à la fois.
Assourdi, mal à l'aise parmi ce tintamarre, j'étais de nouveau sur
le point de gagner la porte quand un incident se produisit.

La maîtresse de la maison plaque ses mains sur le guéridon et
s'écrie: -- Eh bien, nous allons voir si j'ai raison ou non.
Sonnez la bonne, je vous prie.

Quelqu'un obéit. La bonne vient.

La dame, hors d'elle, lui commande: -- Allez chercher maman et
amenez-là ici, tout de suite.

-- Mais, Madame, elle dort...

-- Cela ne fait rien. Réveillez-là!...

La bonne s'éclipse et la dispute recommence.

Rentre la bonne tenant sous le bras une petite vieille qui pouvait
bien avoir quatre-vingts ans. Boutonnée à la hâte dans une robe de
chambre à carreaux, coiffée d'un bonnet de nuit, mis de travers et
qui laissait échapper quelques pauvres mèches de cheveux blanches,
elle était toute ahurie de ce brusque réveil. Ses yeux vagues
clignotaient et elle balbutiait des mots sans suite.

Je la pris en pitié. Je trouvais révoltant qu'on eût tiré de son
lit cette déplorable aïeule pour la faire assister à ce carnaval
de détraqués.

J'allais formuler -- sans douceur -- ma façon de penser quand,
soit par un mouvement spontané, soit que la dame de la maison
l'eût poussé, le guéridon s'échappa, glissa sur le parquet,
l'espace de deux ou trois mètres, et vint tomber sur la vieille
femme.

Celle-ci poussa un hurlement et prit une attaque de nerfs, dans
les bras de la servante qui l'emporta en grommelant: -- Sont-ils
bêtes!... C'est pas des choses à faire, savez-vous!...

Cependant, la dame de la maison reprenait, triomphante: -- Vous
voyez bien que c'est papa. Qu'est-ce que je vous avais dit?

La querelle, sur cette affirmation, n'en devint que plus violente.
Ce qui m'indigna particulièrement, c'est que personne ne semblait
se soucier de la pauvre vieille. Je dis à S... qu'il faudrait la
soigner et qu'avoir causé une pareille frayeur à une femme de cet
âge, c'était abominable.

Mais il ne m'écoutait pas. Plus frénétique encore que ses voisins,
il se démenait, gesticulait, en vociférant des insanités.

De ce coup, j'en avais assez. Les miasmes de démence et de
diabolisme qui envahissaient de plus en plus le salon me
suffoquaient. J'avais besoin d'air pur. Sans prendre congé, je
sortis brusquement. D'ailleurs personne ne remarqua mon départ:
ils étaient bien trop occupés à s'invectiver et à blasphémer pour
faire attention à moi...

VI

C'est l'unique séance de spiritisme à laquelle j'aie assisté. Je
ne tiens pas à recommencer, car j'estime qu'il est malsain de
fréquenter ces milieux d'aberration où règne, en maître souverain,
un esprit de malice qui, certes, prend plaisir à égarer toujours
davantage ces pauvres âmes.

Les spirites comme les théosophes sont des révoltés contre la
Règle unique: celle de l'Église. Enfreignant ses défenses,
méprisant ses enseignements, empoisonnés d'orgueil jusqu'au
tréfonds de la conscience, ils se croient en passe de devenir des
dieux.

Hélas! ce ne sont point des dieux qu'ils deviendront!...

Une société en décomposition, comme la nôtre, voit se multiplier
le nombre de ceux que le matérialisme écoeure. Ils cherchent
éperdument une issue dans le Surnaturel. Mais comme ils refusent
d'obéir à la Sagesse catholique, le Surnaturel où ils se plongent
les contamine autant et plus que ne le feraient les rêveries de la
science athée.

-- Nous voulons l'Idéal, s'écrient-ils.

Or, comme l'a dit brutalement, mais justement, Huysmans dans _En
route:_ «Le spiritisme et la théosophie, ce sont les _goguenots
_de l'Idéal...»

CHAPITRE IV
DE PÈRES EN FILS

Les gens de bon sens admettent volontiers que les Bonnot, les
Garnier, les Raymond Callemin dit «la Science» sont les produits
obligés d'une évolution qui commença par la vogue de Rousseau et
la proclamation des Droits de l'Homme, qui se continua par des
crimes politiques, puis par des crimes sans épithète, qui
s'achèvera, sans doute, si un Maître suscité de Dieu n'intervient,
par un cataclysme social où sombrera la France.

Le sophisme primordial: l'homme naît bon, ce sont les institutions
mauvaises qui le pervertissent a donné ses fruits:
l'individualisme et l'irréligion. Pour les avoir savourés, depuis
plus de cent ans, notre pays souffre d'une fièvre infectieuse dont
les redoublements périodiques ont peu à peu empoisonné ce qu'il
restait de sain dans ses organes. Il y a bien encore des
apparences de lois, des simulacres de hiérarchies. En réalité, il
n'y a plus qu'une cohue d'affolés, se haïssant les uns les autres,
se bousculant, se meurtrissant, se massacrant au besoin pour la
conquête immédiate des jouissances matérielles.

La bourgeoisie, soi-disant éclairée, qui visa le pouvoir sous la
Restauration, qui depuis s'en empara, ne veut pas s'avouer ces
choses. Elle a nié Dieu, sapé l'autorité, détruit la famille.
Censitaire, plébiscitaire, libérale, radicale, elle a tour à tour
relâché puis rompu les entraves préservatrices qui retenaient la
nature humaine sur la pente d'aberration où l'entraîne sa
perversité originelle. Aujourd'hui elle s'étonne d'avoir engendré
les bêtes sauvages qui, récemment, se retournèrent contre elle
pour la dévorer: les anarchistes.

C'est à peu près comme si les eaux croupies s'étonnaient de
produire la typhoïde.

D'ailleurs, il faut remarquer que, même parmi les anarchistes,
entre les assembleurs de nuées qui rêvaient une société communiste
sans Dieu ni Maître et où tout le monde serait bon, vertueux,
désintéressé, altruiste parmi des auges toujours pleines de
victuailles, et les frénétiques qui volent et qui tuent au nom de
la liberté intégrale, la transition ne fut pas immédiate.

De Kropotkine et Reclus, d'une part, à Bonnot et Garnier, d'autre
part, il y eut Ravachol, Vaillant, Émile Henry et pas mal de
rhéteurs plus ou moins inconscients. Je voudrais, dans les lignes
qui suivent, donner un croquis de ces divers protagonistes de
l'Anarchie. Je n'aurai pour cela qu'à me rappeler le temps où,
Dieu ne m'ayant pas encore montré la Voie unique, je partageais
leur folie.

* * * * *

Au bas de la rue Mouffetard, face à l'église Saint-Médard, une
haute maison, à façade enfumée, crevassée, sordide. Un escalier
obscur, dont les marches périlleuses branlent sous le pied qui s'y
pose, mène à une mansarde où se rédige la _Révolte, _journal qui
représente à cette époque -- 1893 -- quelque chose comme le
moniteur de l'Anarchie.

C'est là que gîte Jean Grave, ancien cordonnier, formé aux idées
libertaires par Kropotkine, puis promu rédacteur en chef du papier
hebdomadaire dont la périodicité fut assurée, tant bien que mal,
par des cotisations venues d'un peu partout -- voire de l'Amérique
du Sud.

Dans le fond de la mansarde, sous l'angle surbaissé du toit, un
lit de fer aux couvertures en désordre. Près de la fenêtre
étroite, à petits carreaux, une large table en bois blanc, posée
sur des tréteaux et couverte de paperasses. Trois ou quatre
chaises de paille. À la muraille des gravures révolutionnaires
dont l'une montre, accrochés à des potences, le président Carnot,
Léon XIII, le tzar et Rothschild. En monceaux poussiéreux, dans
les coins, les _bouillons_ du journal.

Jean Grave se tient assis contre la table et griffonne en charabia
un article où les principes de l'Anarchie sont formulés avec
rigueur et selon le pédantisme le plus cocasse.

C'est un petit homme trapu, aux épaules massives, doué d'un ventre
qui se permet de bedonner. Sa tête toute ronde grisonne. Une
moustache en brosse coupe sa face débonnaire. Ses yeux jaunes
n'offrent qu'une expression très inoffensive sous des sourcils en
broussaille.

Car Jean Grave n'est pas méchant. Il appartient à cette catégorie
d'anarchistes qui se plaisent surtout à rêver l'âge d'or
communiste dont ils voudraient gratifier l'humanité.

Ce qui ne l'empêche pas de rédiger des diatribes où, grisé de
sophismes slaves, il préconise les chambardements les plus
extrêmes.

D'ailleurs opposé à ce que les compagnons pratiquent le vol sous
prétexte de «reprise individuelle» et incapable de tuer un
moustique, lui eût-il piqué dix fois le nez.

C'est un contraste qu'on note assez fréquemment parmi les
théoriciens de l'Anarchie: chez eux, la violence, parfois
meurtrière, de la pensée s'allie à une grande douceur de moeurs.
Ils écriront tranquillement: «Étripons tous les propriétaires.» Et
la minute d'après, ils auront la larme à l'oeil pour un marmot qui
s'est laissé choir sur le pavé glissant et qui braille...

Vis-à-vis Jean Grave, accoudé sur la table et dévorant un tome de
Haeckel, le nommé Martin, ancien séminariste, aujourd'hui orateur
dans les réunions ouvrières. Il est maigre, famélique, affublé
d'une redingote en loques. Des yeux pleins de chassie, un nez
immense qui lui encombre toute la figure.

Malgré son apostasie, Martin a gardé quelque chose de clérical
dans l'allure et dans les propos.

Un jour, érigeant un index solennel, il articula devant moi, cette
déclaration: -- Nous sommes les Pères de l'Église anarchiste et
nous en promulguons les dogmes...

Ce pourquoi il fut vivement rabroué par Jean Grave en ces termes:
As-tu fini de poser au Bon Dieu, espèce de défroqué!

Mais Martin n'en demeure pas moins convaincu qu'il est un Apôtre,
un Docteur, presque un Prophète. Du reste, vivant, lui aussi, dans
un songe: lorsqu'il fut arrêté en 1894 et englobé dans le procès
des Trente, il ne parvenait pas à comprendre ce qu'on lui
reprochait.

-- Mais je n'ai rien fait, disait-il, que me veut-on?...

Il fut acquitté.

Le matin d'avril où je trouvais mes deux camarades en tête à tête
comme je viens de le décrire, j'avais été convoqué par Jean Grave
pour faire connaissance d'Élisée Reclus.

J'étais assez impatient de cette entrevue. D'abord j'admirais
beaucoup Reclus pour cette oeuvre magistrale: _la géographie
universelle _où la beauté du style met en valeur une science de
premier ordre. Ensuite, le sachant libertaire, je désirais fort
l'entendre parler sur la doctrine. Il me semblait que cette
puissante intelligence me fournirait de nouveaux motifs de
propager l'Anarchisme.

En l'attendant, notre conversation fut sans grand intérêt. Je me
souviens pourtant que Grave me reprocha de donner trop de temps à
la poésie. Il se croyait d'un esprit très positif, tenait, disait-
il, les vers pour un bruit agréable mais vain et m'exhortait à
publier des brochures en prose à l'usage des prolétaires.

-- Je le ferai, dis-je, mais cela ne m'empêchera pas de versifier,
car, ô Jean Grave, je chéris la Muse.

Il haussa les épaules! -- Ces poètes! Tous des enfants!...

Survint un certain M..., peintre, architecte, graveur, sculpteur,
raté dans tous les genres. Parce que la réalisation ne
correspondait pas à ses velléités d'art, il était devenu
anarchiste et il dépensait une assez jolie fortune à subventionner
les compagnons. En outre, il était borgne, ce qui l'empêchait de
voir la société d'un bon oeil.

À ce propos, je noterai que, comme l'ont remarqué tous ceux qui
fréquentèrent les anarchistes, il y a parmi ceux-ci une forte
proportion de disgraciés de la nature. Les uns clopinent sur des
béquilles; d'autres sont bossus ou scrofuleux; d'autres divaguent
par suite d'une cervelle atrophiée.

Ce sont ces éclopés qui montrent le plus de virulence dans la
haine. Incapables de résignation, ils considèrent leurs tares
comme une iniquité dont l'époque leur doit compte. Dans les
réunions, ils préconisent les mesures les plus violentes.

C'est un spectacle lugubre et comique à la fois que celui de ces
valétudinaires poussant à des «coups de force» qui demanderaient
la vigueur d'une équipe d'athlètes.

M... ne manquait pas à cette règle. À peine entré, il parla de
mixtures explosives dont il se proposait d'étudier les effets.

Je dois dire qu'il rencontrait peu d'écho dans la mansarde.

Jean Grave, perdu de chimères d'ordre spéculatif, ne suit qu'à
regret les apologistes de la bombe et du poignard. Martin n'aurait
pas donné une chiquenaude au propriétaire le plus implacable de
Paris. Quant à moi, -- je l'ai dit mais je le répète, -- j'avais
l'horreur du sang versé, fût-ce pour des théories dont, alors, je
n'arrivais pas à percevoir les conséquences meurtrières.

L'arrivée de Reclus rompit les propos sanguinaires que tenait M...
-- Le célèbre géographe était un homme de petite taille, à la
barbe blanche, aux yeux bleus, très profonds et très doux. Un
aimable sourire entrouvrait ses lèvres sur une denture intacte
malgré l'âge.

Il eut pour chacun de nous quelques mots gracieux. Quand Grave
m'eut présenté, il me complimenta sur des articles publiés
récemment et où j'avais exposé la doctrine.

Ensuite nous descendîmes déjeuner chez un mastroquet de la rue
Mouffetard. Végétarien mitigé, Reclus mangea des oeufs sur le plat
et quelques légumes; il ne but que de l'eau. Mais il ne fit nulle
observation en nous voyant absorber du saucisson, du gigot
saignant et du vin au litre.

La conversation effleura d'abord des sujets quelconques. Puis
Grave, que préoccupait un litige avec plusieurs compagnons, dit
soudain à Reclus: -- Il faut que je vous demande votre avis. Vous
savez que j'ai publié, dans l'avant-dernier numéro de la
_Révolte_, un article où, à propos des cambriolages de Pini, je
soutenais que, dans une société dont le dépouillement des pauvres
par les riches constitue la raison d'être, les Anarchistes ne
devaient pas voler, car, ce faisant, ils se conduisaient comme des
bourgeois... Là-dessus, on m'a écrit des choses violentes.
Certains m'ont déclaré que la reprise individuelle constituait un
droit strict pour les Anarchistes et que c'était un préjugé bêta
qui m'aveuglait l'esprit. D'autres m'ont fait remarquer que Pini
avait employé le produit de ses cambriolages à la propagande et à
venir en aide aux familles de ses camarades en prison... C'est
vrai: néanmoins j'ai envie de répondre que, voulant établir le
règne de la justice dans le monde, nous devons éviter l'injustice
qui consiste à léser autrui, même si autrui est notre adversaire.
J'ajouterais ceci: les exploiteurs de notre état social ignorent,
pour la plupart, que leur domination résulte d'une iniquité
sociale et, par conséquent, ils ne sont pas responsables. Je
terminerai en disant: instruisons-les, apprenons leur que les
hommes sont innocents, que les institutions seules sont mauvaises
et que quand l'humanité se sera délivrée de ces instruments
d'oppression: la religion, la propriété, le militarisme, la
famille, les lois, elle pourra développer sans effort ses
instincts originairement bons dans le communisme. Dites moi si
vous m'approuvez.

Cet exposé sommaire, ce décalque des rêveries de Rousseau
constituait bien en effet le programme des doctrinaires de
l'Anarchie. Aussi ne fus-je pas étonné quand Reclus répondit: -- À
mon sens, vous avez raison... Non, continua-t-il -- en fixant M...
qui protestait à la sourdine, -- l'Anarchiste ne doit ni tuer ni
voler. Précurseurs d'une ère où les hommes comprendront que pour
être heureux il leur importe d'éviter la violence, les Anarchistes
ne rempliront leur mission que s'ils donnent l'exemple des vertus
qui régiront -- sans foi ni loi -- la société future. Que
recherchons-nous? L'équilibre entre les instincts égoïstes et les
instincts altruistes. Or nous devons, dès à présent, nous efforcer
de l'établir en nous et par conséquent éviter ce qui le romprait -
- à savoir, le dommage causé à autrui.

Grave marqua de la satisfaction. Moi aussi, car les meurtres et
les vols auxquels maints libertaires donnaient un sens de juste
revendication m'étaient des cauchemars qui troublaient mon beau
rêve d'âge d'or dans le paradis terrestre de l'Anarchie.

Martin extatique murmura: -- Aimons-nous les uns les autres!...

Pour M..., admirateur forcé de Ravachol et de Vaillant, il aurait
volontiers protesté. Mais la déférence que lui inspirait, malgré
tout, Reclus le retint.

Il n'y eut plus d'échangé que des phrases insignifiantes. Puis
l'on se sépara. Depuis je n'ai revu Élisée Reclus qu'une seule
fois, pendant quelques minutes à Bourg-la-Reine où il habitait. Il
m'avait prié de venir pour me charger d'une commission charitable
qui n'avait rien à voir avec l'Anarchie...

J'ai tenu à rapporter intégralement cette conversation. Elle
marque, je crois, un certain écart entre la génération des Reclus
et des Kropotkine et celle des Carrouy, des Callemin et des
Bonnot. Comment expliquer que les conceptions idylliques et
humanitaires des premiers aient motivé les horreurs où se
complurent les seconds?

C'est ce que je vais essayer de montrer, en examinant d'abord,
pour cela la génération intermédiaire.

* * * * *

Il n'est pas d'anarchiste qui ne se peigne fortement, au-dedans de
soi, la société future telle qu'il l'imagine. Il la voit toute
belle, toute pastorale, toute paisible dans une lumière douce qui
pénètre jusqu'aux derniers replis de son âme. Il s'hallucine à la
considérer; durant qu'il la possède par le rêve, il oublie la
réalité présente.

Or dès qu'il revient à lui, cette réalité l'assaille avec d'autant
plus de violence qu'il en avait perdu tout à fait la notion. Il
voit les hommes tels qu'ils sont le plus souvent: durs, perfides,
égoïstes, presque toujours occupés à se nuire les uns aux autres.
Il voit la souffrance tenailler l'univers. Comme il ne croit pas,
il ne peut admettre que cette loi de la douleur soit inéluctable
et voulue de Dieu pour notre rachat. Le contraste entre le songe
enchanté où il se plongeait et cette guerre incessante, cette
lutte de tous les instants que constitue la vie vraie lui devient
trop douloureux, -- si poignant que son esprit s'égare et que son
attendrissement se tourne en fureur.

Ajoutez l'immense orgueil qui possède tous les anarchistes. Imbus,
pour la plupart, encore aujourd'hui, des théories surannées de
l'évolution et du déterminisme, ils se considèrent comme les
représentants les plus avancés, les plus complets de l'humanité en
marche vers son perfectionnement.

Il se fait dans leur tête un étrange amalgame où les hypothèses de
Darwin et les assertions frauduleuses de Haeckel se marient aux
sophismes hégéliens de Bakounine et aux aphorismes de _la Morale
sans obligation ni sanction_ de Guyau. Ces théories deviennent
pour eux une sorte de _Credo_. Comme beaucoup sont des
autodidactes qui se bourrèrent de lectures abstraites, sans
méthode, sans préparation ni direction, on imagine à quel point
leur intelligence se fausse. Persuadés alors qu'ils détiennent la
vérité absolue, imbus de science matérialiste jusqu'à la folie,
ils en arrivent donc à se concevoir comme des êtres supérieurs
ayant pour mission non de réformer mais de détruire. Et ils
s'acharnent à saper les barrières que la société multiplia, par
instinct de conservation et pour se garder de ses propres écarts.
Ils les considèrent comme des obstacles à ce qu'ils nomment
«l'expansion intégrale de l'individu»; ils éprouvent une volupté
intense à se croire des types d'humanité affranchie des préjugés
qui entravent la marche du fétiche progrès.

L'un d'eux me disait: -- Nos idées étant les plus récentes
produites par l'évolution sont, par conséquent, les plus justes.
C'est pourquoi elles doivent triompher.

Qu'il est représentatif aussi de l'état d'âme anarchiste, ce
Raymond Callemin dit la Science qui, entre deux meurtres ou deux
cambriolages, ne cessait de ressasser d'un ton impérieux et comme
des axiomes irréfutables, les racontars hâtifs qu'il avait puisés
dans les manuels de vulgarisation dont il faisait sa pâture
quotidienne!

La raison de l'énergie stupéfiante que déploient la plupart des
criminels anarchistes réside là: chimériques, ils gardent la
vision permanente de l'idylle communiste qu'ils tiennent pour
l'aboutissement paradisiaque de l'évolution humaine. Comme la
réalité ne correspond pas à ce rêve, ils tentent de la supprimer
dans la mesure de leurs moyens. Enfin l'orgueil, qui régit toutes
leurs pensées et tous leurs actes, leur persuade qu'ils sont les
héros précurseurs de la félicité future.

Reclus, Kropotkine, hommes d'étude et de réflexion, demeurèrent
des théoriciens. On a vu que le premier réprouvait la violence.
S'il était imbu de l'illusion du progrès, il n'attendait que de la
persuasion le triomphe des idées. Je ne serais pas loin d'admettre
qu'à part soi, il éprouvait une certaine épouvante à constater la
façon dont certains de ses disciples les mettaient en oeuvre, s'en
réclamaient pour jeter des bombes et donner des coups de poignard.

Ceci démontre le danger de la doctrine anarchiste: à peine
formulée par des savants authentiques puis répandue par des
publications comme la _Révolte, le Libertaire, les Temps nouveaux
_et une multitude de brochures à un sou, elle se manifesta par des
atrocités.

«Sois mon frère ou je te tue», cette raillerie acérée que Rivarol
décocha aux philanthropes à la Rousseau qui firent la Terreur,
devint la devise de l'Anarchie.

Ainsi naquirent les Vaillant, les Émile Henry, les Caserio.

Toutefois il y a entre ces assassins et les bandits comme Bonnot
et Garnier une différence capitale. Les premiers demeuraient de
sombres idéalistes qui, tenant leurs attentats pour des «leçons de
chose» données aux prolétaires, afin de les orienter vers la
révolution sociale, n'eurent jamais la pensée d'en tirer un profit
personnel.

Pleins d'un désintéressement farouche, ils croyaient travailler
pour l'avenir -- et rien de plus.

Les seconds, il semble bien qu'ils tuèrent et volèrent pour
s'assurer des jouissances immédiates.

En résumé, les théoriciens disaient: -- l'humanité pourrait être
heureuse par l'Anarchie. Leurs disciples immédiats tirèrent cette
déduction: -- l'humanité future sera heureuse par l'Anarchie et
nous travaillerons à son bonheur en frappant la société actuelle.
Les Garnier et Bonnot conclurent: -- Oui, frappons la société mais
pour nous rendre d'abord heureux nous-mêmes en nous appliquant le
butin que nous ferons sur elle.

En une trentaine d'années, on alla des utopistes aux bandits.

Ah! cette recherche enragée d'un bonheur qui, même partiellement
réalisé, ne peut être que transitoire, c'est elle qui cause la
plus grande partie des égarements où la pauvre âme humaine
tourbillonne, semblable à une feuille de novembre fouaillée par la
bise!...

«Ici-bas, disait Balzac, il n'y a de complet que le malheur.» Mais
les hommes ne veulent pas admettre cette vérité. Les plus aberrés
d'entre eux poursuivent férocement ce bonheur qui les fuit. Niant
Dieu, ils en viennent à verser le sang; et alors qu'ils croyaient
propager la vie, ils instaurent le culte de la mort...

* * * * *

Parmi ces âmes tragiques, l'une des plus étranges fut celle
d'Émile Henry. J'ai jadis rencontré, une fois ou deux, cet
adolescent funèbre aux bureaux du journal _l'En-Dehors_ qui eut
son heure de vogue dans les milieux libertaires.

Le directeur était un certain Charles G..., qui avait pris le
bizarre pseudonyme de Zo d'Axa. Né d'une famille de bourgeoisie
aisée que ses incartades consternaient, ce n'était, à proprement
parler, ni un théoricien ni même un révolutionnaire de conviction,
mais un fantaisiste qui éprouvait à souffler la révolte le même
plaisir qu'un gamin des rues ressent à tirer des sonnettes et à
casser des réverbères. Très lettré, doué d'un style mordant, il
publiait des articles brefs où les gens du pouvoir et la
magistrature recevaient force nasardes, chiquenaudes et
croquignoles. Il tenait les bénéficiaires du régime pour des
pantins inesthétiques qu'un homme de goût ne pouvait prendre au
sérieux. Les larder de prestes épigrammes lui semblait un devoir
strict auquel il s'en fut voulu de se dérober.

Avec cela portant beau, juponnier, promenant dans Paris son
insolence à l'égard des mufles comme un panache et tirant l'épée
pour un oui ou pour un non. -- Il est peut-être allé trente fois
sur le terrain.

Clemenceau, qui garde un penchant plus ou moins avoué pour tous
les êtres de désordre, le surnomma, dans un article élogieux, «le
mousquetaire de l'anarchie». L'appellation était assez exacte.

Les manifestations anarchistes lui parurent d'excellentes
plaisanteries parce qu'elles semaient l'épouvante chez les
propriétaires et les rentiers. Sa prédilection se portait
particulièrement sur les bombes jetées par Ravachol. Aussi quand
le bandit fut arrêté par les soins du garçon de café Lhérot, Zo
d'Axa s'acharna sur les magistrats chargés de requérir contre lui:
M. Cruppi et M. Quesnay de Beaurepaire furent spécialement
bafoués.

Comme il fallait s'y attendre, les condamnations plurent sur le
pamphlétaire. Or il ne souciait pas du tout d'aller en prison.

Dépistant la police, lancée à ses trousses, il gagne Londres. Mais
comme il ne parle pas l'anglais, il s'y ennuie. Et il s'y ennuie
d'autant plus que les compagnons réfugiés là-bas l'assomment par
leurs querelles intestines, leur pédantisme et leur manque
d'humour.

Il s'embarque pour la Hollande. À Rotterdam il trouve un chaland
qui se préparait à remonter le Rhin jusqu'à Spire. Il persuade aux
mariniers de le prendre avec eux. Et pendant une quinzaine de
jours, il goûte le plaisir d'admirer de beaux paysages,
nonchalamment étendu sur une bâche.

De Spire, il gagne à pied la Forêt Noire puis la Suisse qu'il
traverse en largeur. Il franchit les Alpes et arrive à Milan où il
se propose de séjourner quelques semaines. Mais la police
italienne se renseigne sur son compte et, très ombrageuse quant
aux anarchistes, l'arrête. Il est question de le livrer aux
autorités françaises. Mais il proteste, se démène, parvient à
établir sa qualité de condamné politique. C'est bien: il ne sera
pas rendu à la France mais, comme on le juge indésirable, expulsé
sur l'heure. On lui met les menottes et deux carabiniers le
conduisent à la frontière autrichienne.

De là, il file sur Trieste. Flânant au quai du port, il avise un
paquebot en partance pour le Pirée.

Tiens, se dit-il, si j'allais en Grèce!

Aussitôt fait que projeté. Il loue une cabine et se réjouit à la
pensée de se réciter du Sophocle sur les lieux même où le poète
conçut ses drames.

Une tempête formidable assaille le navire à la sortie de
l'Adriatique. Le vaisseau, cependant, tint bon et Zo d'Axa en est
quitte pour un ample mal de mer.

Au débarqué, il s'aperçoit qu'il ne lui reste presque plus
d'argent. Il écrit une lettre pathétique à sa famille, supplie
qu'on lui adresse quelques fonds poste restante, et, en attendant
la réponse, gagne Athènes d'un pied léger.

Là, comme il veut ménager ses derniers sous, et que la température
est douce, il escalade l'Acropole et s'installe, pour passer les
nuits, dans les ruines du Parthénon. Il se nourrit de pain, de
figues et de pastèques arrosés d'eau claire et de quelque raki. Il
se lie avec des officiers hellènes que sa verve émerveille et
ahurit tour à tour.

L'argent arrive. Comme l'Attique n'a plus d'attraits pour Zo
d'Axa, il prend le bateau pour Constantinople. Dans cette ville
disparate il badaude au hasard, allant çà et là où le vent le
pousse. Un jour il se faufile, sans savoir, dans des
fortifications dont l'entrée est interdite au public. Un
factionnaire lui enjoint de rétrograder. Il ne comprend pas
l'injonction et poursuit sa promenade. Sur quoi, cri d'alarme,
coup de fusil, vingt soldats, jaillis d'un poste voisin, à sa
poursuite. Il se sauve éperdument et parvient à se dérober. Mais
craignant les suites, et sachant la police hamidienne peu tendre
aux révolutionnaires, il gagne, de nuit, la Corne d'Or et fait
marcher un caboteur italien qui, de Smyrne à Rhodes, de Rhodes à
Beyrouth, le mène à Jaffa où il reprend terre.

Or les Ottomans avaient découvert son exode et, s'étant renseignés
à Paris, invitèrent le consul de France à l'arrêter, en vertu des
Capitulations, dès qu'il débarquerait.

C'est ce qui arrive. À peine sur le quai de Jaffa, il est empoigné
par les _chaouchs _du consulat, interrogé sommairement par le
consul puis enfermé dans une chambre, au rez-de-chaussée, qui ne
contient qu'un lit de fer sans sommier ni matelas. Une lucarne
exiguë l'éclaire.

La nuit vient. Zo d'Axa ne rêve que d'évasion. Il se hisse jusqu'à
la lucarne, dans l'intention de se faufiler dehors. Hélas, elle
est trop étroite pour qu'il passe. Alors il redescend, démantibule
le lit et, s'armant d'une tringle qui formait l'un des montants,
il travaille à élargir l'ouverture. La besogne est malaisée car il
lui faut s'efforcer de faire le moins de bruit possible pour ne
pas donner l'alarme à ses gardiens. Enfin, au petit jour, le trou
est percé. Le prisonnier saute dehors et s'enfuit sur la route de
Jérusalem.

Mais il a été aperçu. Les _chaouchs_ se mettent, en hurlant, à sa
poursuite. Comme il a quelque avance, il espère les dépister.
Avisant une sorte de bazar sur le bord de la route, il s'y
précipite et supplie le propriétaire de le cacher. Celui-ci -- un
Juif clignotant et crasseux -- l'examine un bon moment puis lui
demande: -- Vous avoir de l'argent?

Zo d'Axa n'en a point. Au moment de son arrestation, on lui a
enlevé tout ce qu'il portait sur lui.

Sur sa réponse négative, l'Israélite le pousse dehors. Les
_chaouchs_ surviennent, empoignent l'évadé, le garrottent et le
reconduisent, en triomphe, au consulat. Il y attend neuf jours
l'arrivée du bateau qui doit le ramener en France.

Le paquebot en rade, il est transporté à bord et enchaîné sur le
pont. Au bout de quarante-huit heures, le capitaine, qui l'a
interrogé et que ses dires spirituels et goguenards séduisent, ne
le jugeant guère dangereux, lui fait donner sa parole de ne pas
tenter d'évasion aux escales et lui enlève ses chaînes.

Au débarcadère, à Marseille, deux agents de la sûreté attendent Zo
d'Axa, lui repassent les menottes et le conduisent à Paris. Il est
enfermé à Sainte-Pélagie où il liquide les mois de prison auxquels
il fut condamné.

Après sa sortie, l'existence lui devint difficile. Une tentative
pour recommencer l_'En-Dehors_ ne réussit pas. Il végétait, quand
à l'époque de l'insurrection des Boxers, il parvint à se faire
envoyer en Chine pour le compte d'un journal illustré.

Depuis, on n'eut aucune nouvelle de lui. Est-il mort? Est-il
devenu l'oracle de quelque tribu mongole qu'il convertit à
l'anarchie? Il y a là un mystère qui n'a jamais été éclairci...

On trouve chez les anarchistes pas mal de ces aventuriers sans
grande conviction et qui travaillent à la révolution sociale
simplement parce que le régime les agace et parce que, d'âme
inquiète et vagabonde, ils sont incapables de s'enraciner ou de
s'encadrer.

Zo d'Axa représente à merveille ces réfractaires par tempérament.
C'est pourquoi j'ai cru intéressant de donner un croquis de son
odyssée.

* * * * *

Il venait beaucoup de monde à l'_En-Dehors:_ c'était une sorte de
tour de Babel où des nihilistes russes se coudoyaient avec des
sans-travail, des fruits secs de l'Université, des syndicalistes,
où maints snobs de la bourgeoisie riche fraternisaient avec maints
poètes férus de symbolisme.

Comme le journal avait une réelle tenue littéraire, des écrivains,
qui depuis ne se montrèrent nullement subversifs, y collaboraient.
Je me souviens, entre autres, d'un article antimilitariste signé
d'un académicien récent qui ne serait peut-être pas enchanté si
l'on republiait ce péché de jeunesse.

Émile Henry fréquentait donc, ainsi que beaucoup d'autres, l'
l_'En-Dehors_. Je crois même que, comme il était la plupart du
temps sans domicile, Zo d'Axa le laissait coucher sur des tas de
journaux.

L'assassin était de petite taille; il avait les épaules étroites,
les membres frêles; la peau lui collait sur les os. Sa figure
longue, au teint bilieux, se trouait de deux prunelles ardentes et
sombres qui, sous des sourcils froncés, exprimaient une mélancolie
farouche. Une barbe rare et mal plantée lui frisottait aux joues.

Il se tenait, d'habitude, assis dans un coin, sans jamais prendre
part à la conversation. Tandis que fusaient, autour de lui, les
paradoxes, les tirades ampoulées, les propositions saugrenues, il
se tenait immobile, les bras croisés, promenant de l'un à l'autre
des regards vindicatifs. Je ne lui ai vu manifester quelque
sentiment que lorsque tel des interlocuteurs réprouvait «la
propagande par le fait» (_On sait que cet euphémisme anarchiste
signifie l'assassinat. De même, le vol, c'est «la reprise
individuelle»)._

Alors il haussait violemment les épaules, ses yeux flambaient et
il marmottait entre ses dents: -- Imbécile, couard, graine de
bourgeois!...

Si on lui adressait la parole, il répondait par monosyllabes,
semblait gêné, rompait tout de suite le propos en s'esquivant.

Sa destinée fut particulièrement malchanceuse. Il était le fils de
Fortuné Henry, membre du Comité central, colonel de fédérés sous
la Commune, fusillé, je crois, dans la cour de la caserne Lobau,
lorsque les troupes du maréchal de Mac Mahon reprirent Paris.

L'idée de venger son père le domina dès son enfance, quoique sa
mère, personne fort douce et peu révolutionnaire, essayât pour
l'apaiser. À l'instigation de cette brave femme, qui employait ses
dernières ressources à lui faire faire des études complètes, il
prépara, cependant, l'examen de Polytechnique. Fort intelligent,
très laborieux, il avait bien des chances d'être admis.

Or il échoua faute de quelques points. À la maison, c'était la
misère. Il s'aigrit, se révolta, refusa les emplois proposés par
des amis de son père qui s'intéressaient à lui et se jeta
furieusement dans l'Anarchie.

Comment vécut-il pendant plusieurs années? On n'en sait trop rien.
Il fut l'une de ces mille épaves que l'océan parisien ballotte et
qui presque toujours finissent par mourir d'épuisement dans un
hôpital ou à l'infirmerie d'une prison.

C'était un concentré, une de ces âmes taciturnes que leur
répugnance à s'épancher voue, presque fatalement, à l'idée fixe.

Et l'idée fixe chez lui fut de punir la société qui l'avait lésé,
pensait-il, en supprimant son père puis en lui refusant la place
dont son orgueil le jugeait digne. Pour la châtier, il décida de
frapper les premiers venus, car, a-t-il dit devant les Assises,
_il n'y a pas d'innocents:_ ce sont tous ces résignés, tous ces
endormis formant le plus grand nombre qui perpétuent le règne de
l'injustice.

On sait comment il réalisa son épouvantable rêve. D'abord, il
tenta de pénétrer, muni d'une bombe, un soir d'abonnement, dans la
salle de l'Opéra. Comme il était en guenilles, on lui refusa
l'entrée. Alors il gagna le café de l'Hôtel Terminus, s'assit
devant un bock, et tandis que les consommateurs fort nombreux
écoutaient l'orchestre, il lança l'engin au milieu de la salle.
Des hommes, des femmes, des enfants furent tués ou grièvement
blessés.

Comme presque tous les assassins nourris de la doctrine
anarchiste, Émile Henry était un solitaire. Il n'avait confié son
odieux projet à personne. Le feu de haine qui le dévorait ne se
manifesta au dehors que par quelques phrases sanguinaires. Mais
les bavards et les scribes puérils de l' l_'En-Dehors_, le tenant
pour un timide, ne l'auraient jamais cru capable d'un acte de
violence. Aussi furent-ils stupéfaits en apprenant l'attentat du
Terminus.

C'est ce silence, même à l'égard des compagnons, qui caractérise
également l'assassin du président Carnot: Caserio. On sait qu'à
Cette, où il fut garçon boulanger, les groupes libertaires ne le
connaissaient pas. Il vivait à l'écart, muré dans son rêve
homicide, s'empoisonnant le cerveau des livres et des brochures où
les théoriciens de l'Anarchie divaguent avec prodigalité (_La
lecture de Victor Hugo fut aussi pour quelque chose dans la genèse
de son crime. On sait qu'il se plaisait surtout aux _Châtiments_
et qu'il avait appris par coeur le poème où le grand maître du
romantisme pousse à l'assassinat de Napoléon III. Le vers: _Tu
peux tuer cet homme avec tranquillité_ fut particulièrement goûté
de Caserio)._

En ce temps-là, il n'y eut jamais complot entre les Anarchistes
pour préparer des attentats. C'est ce que prouva, d'une façon
irréfutable, le fiasco du procès des Trente. Les libertaires
n'étaient pas sans savoir que la police entretenait parmi eux un
certain nombre de mouchards et d'agents provocateurs. C'est
pourquoi ils évitaient toute entente pour une action commune, de
crainte de trahison.

Il n'y eut, à ma connaissance, qu'une exception à cette réserve.
Je ne dirai pas laquelle...

Mais le péril social n'est-il pas pire quand on songe que des
âmes, plongées dans les ténèbres de l'orgueil et saturées de
rêveries meurtrières, se tiennent à l'écart, en aiguisant leur
couteau, en chargeant leur bombe, jusqu'à la minute où l'esprit de
destruction qui les tourmente, les jette à travers le monde pour
semer le deuil et la désolation?

* * * * *

Il y a pourtant une différence capitale entre ces possédés qui
croyaient, par leurs actes, avancer le triomphe de l'Anarchie et
les scélérats du genre Bonnot. Ces derniers, malgré quelques
déclarations révolutionnaires, apparaissent surtout comme des
jouisseurs enclins à se procurer, par le meurtre et le vol, les
moyens de godailler. La doctrine anarchiste ne leur fut, semble-t-
il, qu'un prétexte pour justifier la satisfaction de leurs
appétits. Rompant tout lien moral, elle leur enseigna surtout que
leurs instincts étant bons, ils pouvaient leur obéir sans
scrupule.

Bonnot, pourvu de rentes, eût peut-être été un bourgeois comme il
y en a tant: engraissé par l'usure ou les fraudes commerciales,
sournoisement hostile à l'église, dur aux pauvres et submergé
d'égoïsme glacial jusque par-dessus la tête.

En résumé, l'on peut dire que l'Anarchie constitue la
manifestation la plus évidente d'un mal qui contamine la société
tout entière. Du jour où sous l'influence du fou genevois
Rousseau, la Révolution décréta que les hommes naissaient libres,
étaient égaux en droits et bons par nature, le désordre régna en
France puis dans tout l'univers. L'individualisme fit de nous un
peuple en poussière, un troupeau d'agités qui cherchèrent en vain
à donner une forme stable aux pseudo institutions qu'ils pensaient
tirer de ces prémisses insensées. Le matérialisme, préconisé par
les cent bouches d'une science qui se croit infaillible, acheva
d'égarer les âmes.

Dieu voudra-t-il nous tirer du marécage où nous nous enlisons de
plus en plus?

Peut-être. -- Mais si nous sommes ramenés au pied de la Croix
salutaire, ce sera par des catastrophes et des souffrances au
regard desquelles tous les maux que nous avons subis par notre
faute, depuis plus d'un siècle, n'auront été, suivant le mot de
Montaigne, que _verdures_ et _pastourelles_.

CHAPITRE V
UNE SUPERSTITION

Une superstition! il semble bien que ce soit le terme convenable
pour désigner cette croyance, chère à tant de démocrates, qu'en
encombrant les cervelles d'une foule de notions historiques,
scientifiques et littéraires, on améliore l'humanité. Comme je
l'ai rappelé, c'était là une des marottes de Victor Hugo. C'est
également celle qu'agitent le plus volontiers nombre
d'universitaires à qui l'habitude de vivre dans l'abstraction fit
perdre le sens du réel.

Après la guerre de 1870, des gens nous disaient avec un grand
sérieux: «C'est le maître d'école allemand qui a préparé les
victoires de nos ennemis; imitons les, répandons à flots
l'instruction et nous reprendrons l'Alsace-Lorraine.

Un demi-siècle a passé; on a établi l'instruction obligatoire; les
intelligences prolétaires et paysannes ont été triturées par de
zélés pédagogues. Résultat: non seulement nous n'avons pas
reconquis les provinces perdues, mais la diffusion des lumières
n'a point modifié la mentalité du grand nombre. Chez beaucoup,
rien de persista de l'instruction reçue à l'école. Pour preuve,
l'examen que l'on impose aux recrues à leur entrée dans les
régiments. On a publié plusieurs de ces interrogatoires et l'on
sait quelles réponses extraordinaires y furent faites. Neuf sur
dix ignorent les faits les plus importants de l'histoire
contemporaine. Quant à la géographie, quant à la morale, même
quant à l'orthographe, -- néant. Les enseignements des livres et
des maîtres avaient traversé ces têtes comme l'eau traverse les
mailles d'un crible en n'y laissant qu'un résidu de vocables
dénués de sens.

Quelques uns ont retenu un peu davantage. Mais comme on leur
inculqua que jusqu'à la fin du dix-huitième siècle, la France
tâtonnait dans les ténèbres et gémissait, affreusement misérable,
sous l'oppression des rois et du clergé, comme on leur affirma que
la Révolution les avaient émancipés, ils en ont conclu qu'étant
des hommes libres, ils ne devaient tolérer aucun joug; et ils ont
couru au socialisme révolutionnaire comme le fer court à l'aimant.

N'y a-t-il point là une démonstration évidente de cette
banqueroute de la science qui, parce qu'il la constatait, manqua
de faire lapider Brunetière par la postérité des Jacobins?

* * * * *

Il y a quelques temps, je pensais à ces choses et je ne pouvais
m'empêcher de sourire en me remémorant une chanson de café concert
en vogue vers 1875 et qui avait pour refrain ce distique:

_Un peuple est fort quand il sait lire,_
_Quand il sait lire, un peuple est grand!..._

Eh bien, me dis-je, maintenant le peuple français sait lire -- ou
à peu près. Est-il devenu plus fort? Non, car il se traîne, comme
un faible bétail, sous la houlette suspecte des parlementaires qui
le dupent.

Est-il devenu grand? Non, car une nation n'est point grande quand
elle abandonne l'ambition de s'affirmer la première de toutes,
sous prétexte d'humanitairerie. Ce qui semble bien être notre cas.

Sur ces entrefaites, je découvris, dans une boîte de bouquiniste,
la brochure d'un petit drame de M. Eugène Manuel intitulé: _Les
Ouvriers._

Ah! je vous certifie que ces vers n'avaient rien de commun avec
les peintures brutales du naturalisme. Les ouvriers, dont ils
narrent les faits et gestes, sont des êtres vertueux et
sentimentaux; et les discours prolixes où ils se dépensent sont
amènes et pleins d'atticisme; leurs actes édifieraient les
moralistes les plus ombrageux. C'est doux, c'est idyllique, cela
fait penser à des chromos enluminés de rose et de bleu d'après
Florian. -- Seulement je crois que les gars de Charonne et de la
Villette ne s'y reconnaîtraient guère.

Et savez-vous pourquoi les ouvriers, tels que les imagina
M. Manuel, sont si bons et si touchants? C'est parce qu'ils savent
lire. La conclusion du drame paraît être, en effet, celle-ci:
prenez une brute, un fainéant, un saboteur, un partisan de _la
chaussette à clous_ et de _la machine à bosseler_, apprenez-lui
l'alphabet: aussitôt, il deviendra le modèle de toutes les
perfections.

Au surplus, voyons le sujet du drame. Marcel, ouvrier graveur,
intellectuel et tout débordant de sentiments généreux, interrogé
par son patron, explique comment il acquit tant de mérites. Et
voici la façon dont il s'exprime:

_Je dessine chez moi, je vais dans les musées,_
_Je suis les cours publics; il s'en fait à foison!_
_J'apprends tant bien que mal à forger ma raison._

_À quoi sert d'habiter une pareille ville_
_Si c'est pour y moisir comme une âme servile?_
_Ma mère en nos longs soirs d'entretiens sérieux,_
_Des choses de l'esprit m'a rendu curieux._

_Puis on veut être utile, étant célibataire:_
_J'ai des Sociétés dont je suis secrétaire..._

Ainsi ce cher garçon -- qui sait lire -- formé par une mère -- qui
savait lire -- estime que pour un célibataire l'idéal c'est le
secrétariat de plusieurs sociétés. Quelles sociétés? On ne nous le
dit pas. Mais étant donné le ton général de l'oeuvre, ce doivent
être des groupes d'enseignement mutuel. À moins qu'il ne s'agisse
de quelqu'une de ces Universités populaires où d'effarants
utopistes s'efforçaient jadis d'éduquer le peuple par le culte de
la Beauté. Pour obtenir ce résultat, ils donnaient, rue Mouffetard
ou avenue de Saint-Ouen, des conférences sur l'esthétique de Vinci
et sur la prosodie de Baudelaire. On devine combien les
cordonniers, les mécaniciens, les maçons qui assistaient à ces
réunions devaient être intéressés et quels progrès gigantesques
ils firent dans le chemin de la vertu!

Il y a encore autre chose dans la dernière phrase de cette tirade.
À la manière dont elle est construite, on dirait que M. Manuel
estime qu'il faut réserver les secrétariats de sociétés à des
célibataires -- et sans doute la présidence à des hommes mariés. À
moins que le poète -- cela semble ressortir aussi de l'inversion -
- n'ait voulu signifier que, seuls, les célibataires sont utiles à
leurs frères d'humanité. L'assertion serait bizarre pour ne pas
dire plus.

Poursuivons. L'interlocuteur de Marcel, tout ahuri de ces
déclarations péremptoires, lui demande comment il en est venu là.

Et le graveur lui répond lyriquement:

_... j'ai lu!_
_Les mauvais et les bons, tous les livres! Le pire_
_Est encore un esprit qui parle et qui respire._
_La vérité d'ailleurs possède un tel pouvoir_
_Que pour la reconnaître il suffit de la voir! ..._

Pas possible! Ainsi les mauvais livres peuvent faire autant de
bien que les bons? Quant à cette affirmation du pouvoir souverain
de la vérité, elle déconcerte car un expérience archi-séculaire
nous prouve que les hommes se laissent beaucoup plus souvent
séduire par le mensonge et l'illusion que par le vrai, celui-ci
fût-il aveuglant de clarté. Néanmoins il faudrait admettre avec
M. Manuel: 1° qu'il est aussi sain de lire des pornographies
écrites en mauvais français que des traités de morale rédigés en
un style attrayant; 2° que la vérité -- laquelle? religieuse?
sociale? scientifique? il ne le dit pas -- s'impose à tous, sans
effort, dès qu'elle se révèle.

Je crains que M. Manuel ne soit un de ces optimistes _quand même_
qui, persuadés, eux aussi, que l'homme naît bon, s'aveuglent, de
parti pris, pour ne pas voir les défauts et les vices de notre
pauvre nature...

Le nommé Marcel continue:

_Aux livres je dois tout; j'en ai là, sur ma planche,_
_Qui me font sans ennui passer tout mon dimanche!_
_Avec eux j'ai senti mon âme s'assainir;_
_Ils m'ont donné la foi que j'ai dans l'avenir;_

_Ma mère me l'a dit: l'ignorance est brutale,_
_Elle imprime au visage une marque fatale!_
_Au mal comme au carcan l'ignorant est rivé;_
_Mais quiconque sait lire est un homme sauvé._

On voudrait bien connaître le catalogue de cette bibliothèque qui
produit tant de merveilles. M. Manuel ne nous le donne pas: c'est
une lacune.

Ensuite cette mère ne porte-t-elle pas un jugement précipité en
inculquant à son fils que l'ignorance marque d'un sceau farouche
le visage des illettrés?

J'ai connu naguère un vieux cultivateur qui ne savait ni A ni B.
Ce n'en était pas moins un fort brave homme, incapable de nuire au
prochain et ne portant nul signe néfaste sur le front.

Quand à l'assertion qu'un homme qui sait lire est sauvé, elle est,
pour le moins... audacieuse.

Citant ces vers, M. Jules Lemaître écrit avec raison: «Il m'est
tout à fait impossible de souscrire à des maximes aussi
imprudemment confiantes... Les livres nous apprennent toutes les
façons dont l'univers s'est reflété dans l'esprit des hommes; mais
ils ne nous apportent la solution de rien. S'il s'agit de morale
(et c'est, en effet, ici et ailleurs, la grande préoccupation de
M. Manuel), il me paraît inutile, sinon dangereux, de connaître
les innombrables et contradictoires explications que d'autres
hommes ont données du monde et de la vie humaine. J'ai beaucoup
vécu avec les simples et les ignorants. Et certes quelques uns
n'étaient que des brutes, quelquefois méchantes. Mais ceux qui
étaient bons l'étaient divinement. Et ils étaient ainsi en vertu
d'une conception de l'univers extrêmement rudimentaire mais ferme
et assurée, et que tout autre livre que le catéchisme et
l'Évangile n'aurait pu qu'obscurcir et altérer. Car les livres ne
sont pas la vérité. Ils sont la recherche, ils sont la critique.
Ce qu'ils semblent parfois nous apporter de bonté, nous l'avions
en nous. J'ai constaté par des expériences répétées que les
paysans munis de certificats d'études ne valaient pas leurs pères
«illettrés», pour parler comme les statistiques... Un ouvrier
comme Marcel, qui va au hasard, qui ne comprend pas tout et qui
n'a pas le temps de faire le tour des livres, j'ai grand'peur que
pour peu qu'il sorte de Jules Verne et du _Magasin pittoresque,
_l'abus de la lecture ne lui soit un danger. Car que la vérité
possède un tel pouvoir qu'il suffise de la voir pour la
reconnaître, rien n'est moins sûr, hélas! Je sais trop bien ce que
Marcel doit lire de préférence. Et si encore il n'y avait que les
livres. Mais il y a les journaux. Je connais les votes de Marcel,
ouvrier de Paris, et je vois qu'ils sont absurdes, bien qu'ils
partent peut-être d'un sentiment généreux. Ce que Marcel a puisé
dans ses livres, c'est d'abord l'horreur des traditions et des
disciplines héritées. Puis ce sont des idées générales que leur
simplicité théorique lui fait croire aisément réalisables. C'est
l'oubli de l'infinie complexité des choses et des dures et
inéluctables conditions où se développe la vie sociale. C'est à la
fois une humanitairerie idyllique et intolérante. Marcel, ouvrier
graveur, et qui a lu, doit être plein de chimères et farouche,
violent même, pour les défendre. Il peut, avec cela, être le
meilleur garçon du monde, le plus honnête, le plus désintéressé.
Mais j'ai grand'peine à croire à la sagesse impeccable que
M. Manuel lui attribue...»

On ne saurait mieux dire.

Continuons l'exposé du drame. Marcel, ayant prêché son patron,
aligne sur sa table des pots de fleurs et des bouquets. Car c'est
la fête de sa mère -- qui sait lire, qui lui donna le goût de la
lecture. -- Ce pourquoi il l'appelle «la sainte».

Oh! ce n'est pas qu'elle aille à la messe ni qu'elle prie.
M. Manuel -- qui est, je crois, israélite, ne préconise point la
pratique religieuse. Non cette mère fut et demeure une lectrice
intrépide, ce qui fait qu'elle possède toutes les vertus. Que la
recette est donc commode: voici une femme du peuple; vous
l'écartez de l'Église, puis vous lui faites lire les volumes de
trente-deux bibliothèques municipales. Résultat: une sainte.

Survient la fiancée de Marcel. C'est une vertueuse ouvrière --
puisqu'elle sait lire -- qui nourrit de son travail son petit
frère et sa petite soeur. Son patron, un monsieur Morin, qui a été
son bienfaiteur, doit venir, le jour même, voir la mère de Marcel
afin de conclure le mariage.

Les deux amoureux échangent des propos anodins que résume ce dire
de Marcel:

_La beauté de la femme est l'oeuvre du mari._

Le vers est un peu obscur. Mais je suppose que Marcel veut assurer
à Hélène qu'il ne lui déformera pas le visage à coups de poings
comme le ferait peut-être un ouvrier qui n'aurait pas appris à
lire.

Hélène se retire. Puis rentre la maman toute troublée. Elle confie
à son fils un secret qu'elle lui avait caché jusqu'alors. Elle
n'est pas veuve, comme il le croyait. Son mari l'a quittée, il y a
vingt ans. Mais elle ne veut pas dire le motif de cet abandon. Or
elle vient de rencontrer dans la rue un homme qui lui ressemble.
Si c'était lui!

Justement le voilà qui entre, ce personnage mystérieux. -- C'est
M. Morin, le patron d'Hélène... et c'est aussi le mari de «la
sainte». Reconnaissance mutuelle, explications, exclamations, bref
une de ces scènes lacrymatoires comme il s'en confectionne à
l'usage des drames pédagogiques.

Morin s'accuse et se repent. Il fut jadis un ivrogne fieffé. Un
soir, dans un accès de rage alcoolique, il a frappé Jeanne de deux
coups de couteau puis a pris la fuite.

Pourquoi donc a-t-il voulu assassiner sa femme et pourquoi aussi
fréquentait-il les mastroquets?

Parce qu'il ne savait pas lire. -- C'est lui-même qui nous
l'apprend:

Je n'ai jamais connu le chemin de l'école!

L'école laïque, bien entendu. Car d'école congréganiste il ne
saurait être question. M. Manuel la tient probablement pour pire
que le comptoir des marchands de vins.

Mme Morin guérit de ses blessures à l'hôpital. Héroïque -- elle a
lu tant de livres! -- elle résista aux suggestions de la misère,
trouva du travail, éleva son fils dans l'amour des abécédaires,
puis des manuels de vulgarisation, et fit de lui le secrétaire de
sociétés vertueuses que nous savons.

Quant à Morin, il avait éprouvé des remords; d'ivrogne et de
paresseux qu'il était, il devint sobre et travailleur. De ce
moment, il prospéra, s'enrichit et s'améliora de plus en plus.
Aujourd'hui le voici commerçant à son aise et, en outre,
philanthrope.

Comment s'opéra cette transformation?... Oh! c'est très simple:
dans l'intervalle, Morin avait appris à lire.

Effusions, réconciliation, embrassades, pluie de larmes heureuses.
Hélène paraît. Morin père et mère donnent leur bénédiction aux
jeunes fiancés. Apothéose, feux de Bengale. Tirade finale où Morin
recommande aux spectateurs de lire jour et nuit pour devenir
vertueux. La toile tombe tandis que l'orchestre joue: _Où peut-on
être mieux qu'au sein de sa famille -- quand on sait lire..._

* * * * *

Si je me suis étendu sur ce petit drame où l'extravagance de la
pensée s'exprime en des vers d'une désolante platitude, c'est
parce qu'il me semble fort représentatif d'un état d'esprit tout à
fait baroque.

Quoi donc, voilà des gens cultivés, des universitaires, comme
M. Manuel, qui devraient avoir appris, par la seule expérience,
que ce n'est point en suralimentant l'âme humaine de notions
hétéroclites, et parfois d'une exactitude contestable, sur
l'histoire, la morale, la biologie, les littératures et les arts,
qu'on la rend meilleure.

Que non pas: imbus des sophismes promulgués par la Révolution,
persuadés, -- en bon matérialistes -- que l'homme est un animal
perfectible, convaincus qu'un prolétaire formé par l'école laïque
et, par conséquent, républicain est fort supérieur à tout individu
formé par l'Église et muni de convictions monarchiques, ils
vivent, comme dit Charles Maurras, dans les nuées. Ils ont imaginé
un citoyen idéal que la pratique de la liberté, de l'égalité, de
la fraternité et la vulgarisation de la science doivent rendre
apte à évoluer vers la perfection. Cette chimère leur déforme le
jugement au point qu'ils perdent, je le répète, tout sens du réel.
C'est en vain que la vie leur donne des leçons brutales. C'est en
vain que les systèmes philosophiques, qui s'efforcent d'expliquer
l'univers et d'organiser cette barbarie industrielle, prise par la
plupart de nos contemporains pour une civilisation, font faillite
les uns après les autres. C'est en vain que les riches deviennent
de plus en plus durs et les pauvres de plus en plus haineux. C'est
en vain que l'alcoolisme prospère, que les crimes se multiplient,
que les fous pullulent. Peu leur importe: ils errent dans leurs
ténèbres en répétant avec obstination: l'homme est bon, le Progrès
nous inspire et nous guide vers d'éblouissantes destinées. Demain,
nous serons tous des dieux!...

L'Église de Jésus-Christ les avertit sans cesse qu'ils courent à
des catastrophes. Elle leur montre la Croix qui scintille dans la
nuit où ils vaguent parmi l'or, parmi la boue, les larmes et le
sang.

Constante dans la foi, immuable dans l'espérance, infatigable dans
la charité, elle s'efforce de les éclairer.

Mais pour ne point l'entendre, ils hurlent des blasphèmes. Ou
bien, tristes fous ignorant que l'Église _ne peut pas périr_, ils
se ruent contre elle avec l'espoir qu'en la tuant, ils aboliront
leur conscience.

L'Église essuie sa face couverte de fange. Avec une douceur
inflexible elle poursuit sa mission de rachat universel. Quand
cette société vermoulue, moisie, minée par plus d'un siècle de
métaphysique aberrante, s'écroulera sous les coups des fils de
ceux qui crurent l'édifier à la gloire d'une humanité sans Dieu,
l'Église sera là pour tout reconstruire et pour tout purifier...

CHAPITRE VI
CHEZ LES PAYSANS

Au chapitre précédent je constatais combien l'instruction donnée à
tort et à travers, comme on le fait aujourd'hui, laissait peu de
traces dans les cerveaux qui, très évidemment, ne sont pas faits
pour se l'assimiler.

L'expérience le prouve en ce qui concerne un grand nombre
d'ouvriers des villes. Elle le démontre d'une façon encore plus
frappante à ceux qui vivent d'habitude avec les paysans.

Quand je dis vivre avec eux, je n'entends point par là s'installer
dans une de ces bicoques, d'architecture extravagante, que les
commerçants retirés baptisent, sur plaque de marbre noir, _Mes
Loisirs _ou _Mon Repos._

Ceux-là ne se frottent à l'homme des campagnes que pour lui
acheter des légumes ou, tout au plus, en temps d'élection, pour
briguer un siège au conseil municipal.

D'ailleurs, le paysan ne se livre pas facilement. Il se méfie du
citadin; il le considère un peu comme un être d'une autre race
dont les intérêts ne sauraient être analogues aux siens. Il se
demande ce que cet intrus vient faire au village et il le
soupçonne fort souvent de viser à lui ravi la terre -- ce sol
nourricier, producteur d'écus, vers lequel se tournent toutes ses
ambitions, tous ses désirs, tous ses espoirs et tous ses rêves.

Si après avoir espionné longuement le nouveau venu et analysé,
avec plus ou moins d'exactitude, ses allures et ses moeurs, il
s'aperçoit qu'on n'en veut point à son patrimoine, alors il se
rassérène. Tout en restant sur la défensive, il laisse parfois
l'observateur pénétrer dans son âme obscure et il révèle, sans le
vouloir, quelques-uns des mobiles fort simples qui déterminent les
actes essentiels de son existence.

Encore cette demi confiance demeure-t-elle fort relative, prompte
à s'effaroucher. Au moindre propos, à la moindre démarche mal
interprétés, il se retire comme un escargot dans sa coquille de
prudence héréditaire vis-à-vis de l'étranger.

Donc, pour arriver à connaître le paysan, il faut vivre de sa vie,
près de lui, comme lui quant au domicile et aux habitudes et, par
surcroît, ne montrer aucune velléité d'acquérir de la terre dans
le pays.

C'est ce que j'ai fait pendant plusieurs années, d'abord vers
Lagny, dans un village dont le terroir était limité par de vastes
domaines appartenant à des Juifs considérables; ensuite, dans un
village situé en lisière de la forêt de Fontainebleau. Ici la
population se composait, par moitié environ, de producteurs
d'asperges et de bûcherons exploitant, pour la boulangerie et les
poteaux de télégraphe, les plantations de pins du bornage. Là, on
cultivait la betterave et le blé.

Dans l'un et l'autre endroit, j'occupais une petite maison dont
les deux ou trois pièces carrelées, blanchies à la chaux, meublées
d'une façon très sommaire, s'encombraient, comme il sied, d'une
quantité de livres.

Le premier de ces villages s'appelle Guermantes. Le second porte
le nom d'Arbonne; il acquit quelque notoriété après que j'eus
publié _Du Diable à Dieu._

Ce sont les notes prises sur le vif à cette époque qui me servent
pour établir que l'instruction, à programme diffus, telle qu'on la
mixture dans les écoles laïques, non seulement ne modifie pas les
mentalités paysannes, mais encore ne laisse aux campagnards que le
souvenir d'une contrainte extrême et d'un labeur pénible dont ils
ne retirèrent aucun profit. Car demander à un paysan de se
passionner pour des abstractions, d'acquérir une science dont il
ne saisira pas l'application immédiate et tangible, c'est enfouir
des grains de café torréfiés dans du sable, avec le fol espoir
qu'ils finiront par germer.

À très peu d'exception près, le paysan ne lit pas sinon quelque
feuille du chef-lieu où il ne s'intéresse guère qu'aux nouvelles
et aux faits divers locaux. Il lit aussi quelquefois l'almanach
pour y rechercher les dates des foires qui se tiennent aux
environs. Enfin, comme je pense le démontrer par des exemples
vécus, ce que nous appelons effort intellectuel, sentiment de
l'idéal, sens de la beauté lui échappent de la façon la plus
absolue.

Faut-il le regretter? Point du tout. Son intelligence, étroite
mais fort lucide en ce qui regarde sa fonction de cultivateur ou
d'appropriateur aux besoins de tous des biens de la terre, se
passe aisément d'art et de science. Il a fallu la folie d'égalité
qui possède la démocratie pour qu'on imaginât de lui fourrer dans
la tête un tas de notions dont il n'aura jamais l'usage, et de le
déguiser en membre conscient du peuple souverain.

* * * * *

Voici maintenant quelques-uns des faits qui m'ont permis de voir
les paysans tels qu'ils sont et non tels que se les figurent les
fabricants de chimères qui déforment la société française depuis
plus de cent ans.

À Guermantes, en été, j'avais coutume de placer mon bureau contre
la fenêtre large ouverte. Comme la chambre où je travaillais était
au rez-de-chaussée, l'on me voyait de la route qui traverse le
village.

J'écrivais, je compulsais des volumes; parfois je levais les yeux
pour savourer le paysage qui s'étendait devant moi. De grands
noyers murmurants, un vieux sycomore, où bruissait un peuple
d'abeilles, bordaient le chemin. Ils m'enveloppaient d'une musique
ondoyante dont le rythme m'était propice pour la cadence de mes
phrases.

Par delà ces arbres, il y avait un verger en pente jalonné de
pommiers dont les fruits luisaient, dans le feuillage sombre,
comme des boules de corail. L'herbe s'étoilait de scabieuses
mauves et de renoncules couleur d'or. Une venelle ombragée
d'aubépines descendait vers un mince ruisseau qui jasait sous les
cressons et les bardanes. C'était un de ces coins de nature fins,
modérés, paisibles, comme il y en a tant dans notre chère Île-de-
France.

Étant fort pris par la rédaction de mes livres et des articles
qu'il me fallait livrer à date fixe, je demeurais cloué des
journées entières à mon bureau -- ce que pouvaient constater les
passants.

Or, le soir venu, il m'arrivait d'aller rendre visite à l'un de
mes voisins, un ressemeleur de chaussures chez qui se réunissaient
parfois, pour la veillée, quelques notables du pays.

Une fois que j'avais noirci du papier pendant neuf heures presque
consécutives, à peine entré, je me laissai tomber sur une chaise
en m'écriant: Ah! que je suis fatigué!

Un éclat de rire général répondit à mon exclamation.

-- Eh bien, repris-je, qu'y a-t-il de si risible à cela?... Je
travaille depuis ce matin.

Alors l'adjoint au maire, un vieux paysan, dont la face toute
rasée se plissait de mille rides malicieuses, déclara: -- Vous ne
pouvez guère être las: vous passez tout votre temps assis à votre
fenêtre. Nous autres qui trimons aux champs, j'voudrions bien être
à votre place.

Les autres approuvèrent.

Je fus d'abord un peu interloqué. Puis je saisis que, pour ces
simples, la production intellectuelle ne représentait rien de
raisonnable. C'est une amusette d'oisif qui ne sait à quoi
employer ses mains. Ils ne comprennent que l'effort musculaire ou
tout au plus des travaux d'ordre utilitaire tels que l'arpentage,
le tracé d'une route par un ingénieur des ponts et chaussées, les
calculs d'un entrepreneur de bâtisses. Mais l'art, la littérature:
lettre close pour eux. En outre, il leur est impossible de
concevoir que le rude labeur de l'écrivain puisse fatiguer autant
et plus que le labourage ou la fumure d'un champ.

J'eus d'abord une velléité d'expliquer à ce brave homme que la
plume était parfois aussi lourde à manier que la pioche; mais
ayant acquis quelque expérience touchant le peu de cas que les
campagnards font de tout ce qui ne concerne pas directement la
terre, je m'abstins de protester.

Si j'avais tenté une démonstration du travail épuisant qu'implique
le métier de littérateur pratiqué avec amour et ténacité, peut-
être par une vague indifférence à l'égard «du monsieur qui lit
dans les livres», mon interlocuteur aurait-il feint d'admettre mes
arguments. Mais tenez pour assuré qu'à part soi, il n'aurait cessé
de me considérer comme un... _feignant_.

* * * * *

J'eus lieu, en une autre occasion, de vérifier la tournure
d'esprit purement utilitaire du paysan.

Il y avait, à l'extrémité ouest du village, un délicieux château,
bâti sous Louis XIII et qu'entourait un grand parc, dessiné, dans
le style grandiose des jardins de Versailles, par Le Nôtre lui-
même.

Ce domaine appartenait au baron de L..., qui, fort éprouvé dans sa
fortune par le _krach _de l'Union générale, le laissait à
l'abandon et n'y résidait que rarement.

J'avais obtenu du gardien de la propriété la permission de me
promener dans le parc et il m'arrivait assez souvent d'errer, à
pas rêveurs, dans ces avenues envahies par la mousse et les herbes
folles.

Un jour, j'y pénétrai au crépuscule. -- Le soleil venait de
disparaître; mais une large lueur de pourpre ardente et d'or en
fusion magnifiait encore les collines occidentales, se glissait à
travers les charmilles dont personne n'élaguait plus, depuis
longtemps, les branches, et venait s'étaler en nappes fauves sur
les boulingrins foisonnant de prêles et d'orties, sur les bassins
dont l'eau dormante prenait des tons de topaze trouble et d'aigue-
marine enfumée. Des taillis inextricables l'ombre montait déjà.
Tout était silence, vétusté, désolation poignante. La mélancolie
de l'heure et la beauté funèbre de ce parc, où les vestiges d'un
passé magnifique achevaient de s'effacer sous les ronces, me
parlaient si fort à l'âme que je m'adossai au fût d'un peuplier à
demi-mort pour mieux en goûter la solennelle tristesse.

Comme je m'absorbais de la sorte, j'entendis marcher dans un
sentier qui rejoignait, entre de vieux ifs, l'avenue où je m'étais
attardé. Presque aussitôt, un homme déboucha près de moi.

-- Tiens, me dit-il, c'est vous... Je croyais bien, à cette heure,
qu'il n'y avait personne ici.

-- Et vous, qu'y faites-vous? demandais-je.

-- Oh! je viens de la ferme, là au bout... J'ai été porter des
boutures au fermier qui me les avaient demandées.

Je le reconnus malgré l'obscurité croissante; c'était un des plus
violents amoureux de la terre que possédât le village. Son idée
fixe: agrandir son bien. Qu'une parcelle quelconque fût mise en
vente, il accourait muni d'écus âprement épargnés à force de
privations. Et il entrait dans de sournoises fureurs quand les
agents des Juifs truffés d'or du voisinage l'emportaient sur lui
par d'écrasantes surenchères.

Je ne sais quel absurde désir de lui faire partager mon émotion me
traversa l'esprit. Je me mis à lui vanter la lumière agonisante à
l'horizon, la majesté des vieux arbres, la grâce fantomale des
parterres conquis par les fleurs sauvages, les lointains noyés de
brume bleuâtre. Il m'écoutait d'un air surpris, avec un pli
goguenard aux lèvres. Je me tus, me rappelant soudain que les
paysans ne _voient pas la nature_ et que, par conséquent, mon
lyrisme tombait dans le vide. Il me dit alors: -- J'comprends
point ce que vous trouvez de beau dans tout cela: des charmes qui
pourrissent sur pied, des mares d'eau sale, des carrés où ne
pousse plus que de la _foirolle, _ça fait pitié. -- Ah! si on ne
devrait pas, nous autres de Guermantes, rafler tous ces hectares
perdus pour les remettre en valeur!... Ça serait mieux à nous
qu'au baron. Nous y planterions des pommes de terre et ça
rapporterait au moins... Tandis que maintenant...

Il eut un geste coupant qui rasait les futaies et il ajouta: La
cognée dans tout cela!

Le voyant excité, je voulus en profiter pour découvrir jusqu'où
allait sa pensée. Je lui dis: -- Mais à supposer que le baron
mette le domaine en vente comme on en parle, vous savez bien que
Rothschild, qui le guette, vous le chiperait.

Il rougit; un éclair de rage lui passa dans les prunelles: -- Oh!
celui-là, gronda-t-il, on devrait...

-- On devrait quoi?

-- Rien, reprit-il et il serra les dents, ressaisi par la prudence
coutumière à sa classe.

Mais il avait révélé sa convoitise et son visage revêtit pendant
quelques secondes une expression féroce. D'évaluer toute cette
terre inculte le mettait hors de lui. Je sentis que le feu des
anciennes Jacqueries rougeoyait toujours au fond de l'âme
paysanne.

J'en conclus qu'on peut, sans exagération, avancer que l'homme de
la campagne se tient, d'une façon plus ou moins confuse, pour le
maître légitime du sol et qu'il regarde comme un usurpateur -- à
chasser, à détruire, le cas échéant -- quiconque lui en ravit des
lambeaux dans un but d'agrément.

* * * * *

Ne demandez pas non plus au paysan de goûter la poésie de son
terroir sous quelque forme que ce soit. Ni les jeux de la lumière
et de l'ombre dans les frondaisons épaisses, ni les moires
argentées qui frissonnent sur les champs d'avoine, ni l'éclat des
coquelicots et des bleuets parmi les blés mûrissants ne
l'émeuvent. S'il regarde le ciel au lever ou au coucher du soleil,
ce n'est que pour en tirer des pronostics sur le temps qu'il va
faire et jamais pour en admirer les nuances. Bien plus, tels
épisodes des saisons qui nous ravissent le gênent et l'irritent.

En voici un exemple: je le cite parce que, sous une forme comique,
il démontre fort bien à quel point le paysan est réfractaire à la
sensation de beauté.

À Guermantes, le pays était plein de rossignols qui, d'avril à
juin, chantaient sans repos. C'était un enchantement, surtout par
les nuits d'étoiles ou de pleine lune. Des roulades cristallines,
de longues notes tenues jusqu'à perte de souffle montaient dans
l'ombre transparente, fusaient en gerbes harmonieuses à travers le
grand silence de la campagne assoupie.

Un jour de printemps, de bon matin, j'étais au travail, la fenêtre
ouverte, comme d'habitude, lorsque j'entendis dialoguer sur la
route, tout près de ma maison. Je me penchai et je reconnus le
père Butelot, cantonnier, qui interpellait François, le garde
champêtre, en ces termes:

-- Qué que t'as, Françouès? Te v'la les yeux gros et la figure
rabougrie comme si t'avais pas dormi.

-- Ben non, mon vieux, répondit l'autre, j'ai pas dormi. Tu sais,
devant chez moi, il y a un gros hêtre ben touffu. Il y a un cochon
de rossignol qui s'est installé dedans et qui n'a fait que gueuler
toute la nuit. Je ne pouvais pas fermer l'oeil. À la fin, je me
suis levé, j'ai pris une perche et j'ai tapé dans les feuilles
pour qu'il se taise... Ah bien oui, ce salaud, il a clos son bec
pendant quelques minutes; mais quand je me suis recouché il a
recommencé plus fort comme pour se gausser de moi... Faudra que je
le guette et que je lui flanque un coup de fusil...

Cette façon d'apprécier le chant du rossignol me parut si cocasse
que je fus pris de fou rire. Je me montrai dans l'embrasure: --
Quoi donc, dis-je, mon pauvre François, cela vous ennuie quand les
rossignols gueulent?...

Il me regarda d'un air offensé: -- Bien sûr qu'ils m'embêtent...
Et il n'y a pas de quoi rire et vous payer ma tête. Ces oiseaux-
là, c'est une vraie vermine. Je vous demande un peu s'ils ne
devraient pas dormir comme tout le monde?

Il eut été fort inutile de prêcher au garde champêtre l'admiration
de cette mélodie nocturne. Je me retirai donc sans insister. Mais
je notais tout de suite la diatribe de François, certain qu'elle
me servirait un jour ou l'autre.

-- O Heine, ô Shelley, ô Banville, ô lyriques éperdus qui dans le
rossignol saluiez un frère en passionnée poésie, que pensez-vous
de ce Caliban?

* * * * *

Une autre fois, j'eus l'occasion de constater combien l'esprit
concret, positif du paysan répugnait à toute action désintéressée
-- même impliqua-t-elle de l'héroïsme.

La traduction du voyage de Nansen au pôle nord venait de paraître.
Je l'avais dévorée et je me sentais tout vibrant d'enthousiasme
pour le tranquille courage de ce Norvégien qui, avec un seul
compagnon, avait affronté les ténèbres glacées des régions
boréales, subi sans sourciller des fatigues inouïes, bravé des
dangers formidables et avancé, plus que quiconque à cette époque,
vers le point mystérieux où se rencontrent tous les méridiens du
globe.

J'étais si rempli des exploits de Nansen que le soir, à la
veillée, je ne pus m'empêcher d'en parler. Il y avait là, entre
autres, Butelot, son fils, garçon de charrue, Gendret, betteravier
cossu, deux ou trois femmes qui tricotaient ou reprisaient du
linge, et parmi celles-ci la mère Fortuné, une octogénaire
éleveuse de lapins et pleine de malice.

Tous m'écoutèrent avec assez d'intérêt à peu près comme si je leur
avais conté quelque histoire fabuleuse.

Quand j'eus terminé le récit du merveilleux voyage, Gendret
demanda: -- À quoi cela lui a servi d'aller là-bas?

-- Mais, répondis-je, à découvrir des régions inexplorées et à
préciser, ce qu'on soupçonnait seulement, à savoir que les abords
du pôle forment un désert où il n'y a que de la neige et de la
glace.

-- Point de culture, alors?

-- Mais non, puisque c'est une mer qui ne dégèle jamais
complètement.

-- Ben, qu'est-ce que ça lui a rapporté, alors?

-- De la gloire.

Mes auditeurs se regardèrent avec stupéfaction et semblèrent se
demander si je ne les mystifiais point. De la gloire? De la
gloire? De la gloire? Le mot ne signifiait rien pour eux. La mère
Fortuné résuma l'opinion générale.

-- C't'homme là, dit-elle, ça devait être un fou de se donner tant
de mal pour rien.

Les autres approuvèrent en hochant la tête. Et je vis que moi
aussi j'étais jugé un insensé du même acabit que Nansen puisque je
m'emballais pour des exploits dont ne résultait aucun sac d'écus.

Ici se marque une différence notable entre le paysan et l'ouvrier
-- surtout l'ouvrier parisien. Celui-ci prise l'esprit d'aventure.
Il comprend, jusqu'à un certain point, le dévouement et
l'abnégation. Il est même capable de se sacrifier à un idéal, de
souffrir pour une cause.

Le paysan, presque jamais. Puis toute curiosité qui n'a point
rapport à son existence quotidienne lui demeure étrangère.

Pour preuve: Guermantes n'est qu'à une trentaine de kilomètres de
Paris; les communications sont aisées. Eh bien, lors de
l'Exposition de 1900, une grande partie des gens du village ne se
dérangea pas pour la visiter. Cela leur était tellement égal.

Bien plus, il y avait cinq ou six vieillards, comme Butelot père,
qui n'étaient jamais allés plus loin que Lagny. Leur terroir leur
suffisait et ils n'éprouvaient pas le besoin d'en sortir.

* * * * *

Voyons aussi ce qui reste dans leur esprit de l'instruction reçue
à l'école. Je pourrais multiplier les exemples. Deux me suffiront.

Je sortais pour une promenade dans la campagne quand le bruit
d'une discussion m'arrêta. Arthur, fils aîné de la mère Fortuné,
un haut gaillard d'un mètre quatre-vingts, qui avait été
charretier quelque temps à la ville et qui s'y était dégourdi,
interpellait le jeune Butelot. Celui-ci, âgé de seize ans,
l'écoutait, tête basse, un pli d'obstination au front, et opposait
des dénégations opiniâtres à tous les arguments de l'autre.

Arthur m'aperçut: -- Venez donc, Monsieur Retté, me cria-t-il,
voilà un mulet qui ne veut pas croire que la terre tourne sur
elle-même et autour du soleil. Vous devriez lui expliquer la
chose... Moi, j'y perds ma peine.

-- Non, dit énergiquement Butelot, elle ne tourne pas, sans quoi
on la verrait remuer. Et elle ne marche pas non plus autour du
soleil. Est-ce que je ne vois pas le soleil sortir du bas du ciel,
monter jusqu'à midi et descendre, le soir, de l'autre côté: c'est
donc lui qui marche. La terre, elle bouge pas... Soutenir le
contraire, c'est une menterie.

-- Mais Butelot, dis-je, est-ce que l'on ne vous a pas appris les
mouvements de la terre à l'école? Il n'y a pas si longtemps que
vous y étiez encore et vous ne devez pas avoir oublié les
enseignements du maître.

-- Sûrement, reprit Arthur, on l'apprend à l'école. Quoique j'aie
tout à l'heure trente ans, moi je m'en souviens.

-- Ah! s'écria Butelot, le maître, il pouvait bien nous raconter
tout ce qu'il voulait, n'est-ce pas? On n'était pas forcé de le
croire et puis ensuite est-ce qu'on saisit quelque chose dans tous
les mots longs d'un kilomètre qu'il emploie?... Moi, je m'en tiens
à ce que je vois.

En désignant l'astre qui flamboyait dans un ciel sans nuages, il
ajouta: -- Tenez, le soleil, il y a une minute, il était là,
maintenant il est plus haut. Donc, c'est lui qui marche: je veux
rien savoir d'autre...

J'essayai de lui exposer, en termes aussi simples que possible,
les lois de la gravitation. Il m'écouta sans m'interrompre, mais
il ne se rendit pas. Il me fut évident qu'il ne me croyait pas
plus qu'il n'avait cru le maître d'école.

Je le laissai donc avec Arthur qui, très fier d'être assuré que la
terre tourne, le criblait de quolibets.

Il eût été par trop ardu d'expliquer à ce partisan de l'apparence
que nos sens ne sont pas les meilleurs guides pour nous rendre
compte des phénomènes cosmiques. Et qu'aurait-il dit si je lui
avais servi la déclaration de M. Henri Poincaré qui nous apprend
que la certitude scientifique n'existe pas, que la théorie de la
gravitation se base sur une hypothèse invérifiable et que «même
les mathématiques n'offrent, en somme, que des formules
conventionnelles sans valeur objective quelconque»?

Eh bien, me dis-je, en m'en allant, voilà, une fois de plus,
avérée, la banqueroute de la science. Non seulement cette
magicienne est incapable de créer la certitude par le
raisonnement, mais encore elle échoue à inculquer au jeune Butelot
l'acte de foi qui s'impose à l'origine de toute démonstration.

Nous autres, catholiques, nous possédons du moins cette
supériorité d'admettre que tout est mystère en nous, autour de
nous et de croire qu'au fond de ce mystère, il y a Dieu...

L'autre fait, que je veux citer, a rapport à l'histoire de France
et ne me semble pas moins significatif.

On sait qu'au programme de l'école primaire, la Révolution tient
une place capitale. On s'attache surtout à persuader aux enfants
que la période qui précéda cette époque mémorable fut un temps de
barbarie, d'obscurantisme et de souffrance où le peuple se
composait de faibles agneaux dévorés par les bêtes féroces de la
noblesse et du clergé.

Il serait donc logique que les faits marquants de la Révolution
demeurassent gravés dans la mémoire de ceux à qui on les fit
apprendre avec tant de parti pris.

Or il n'en est rien. Les enquêtes instituées à ce sujet ont prouvé
d'une façon surabondante que là encore l'enseignement laïque tombe
en déconfiture.

Le facteur rural, qui desservait la commune, m'apporta une lettre
recommandée. C'était un jeune homme d'environ vingt-six ans,
d'esprit très éveillé.

Je signai sur son registre et je datai. Le calendrier indiquait le
dix août.

-- Tiens, remarquai-je, le dix août, c'est une date fameuse. Vous
qui êtes un républicain zélé, elle doit vous rappeler des
souvenirs glorieux.

Le facteur ouvrit de grands yeux: il ne saisissait pas du tout ce
à quoi je faisais allusion.

-- Mais oui, voyons, le 10 août 1792, la prise des Tuileries par
le peuple, le renversement de la royauté: à l'école, vous avez
appris cela.

Il balbutia: -- Peut-être bien; je n'ai pas souvenance.

Alors l'idée me vint de lui faire passer une sorte d'examen. Je
l'interrogeai sur l'abandon des privilèges, sur le procès de Louis
XVI, sur la Terreur, sur Valmy, Jemmapes, Fleurus, sur le 18
Brumaire.

Il ne savait plus rien sauf en ce qui concerne Bonaparte.

-- C'était, me dit-il, un général qui remporta des victoires et
qu'on a fait empereur.

-- Mais quelles victoires?

Il réfléchit un moment: -- Solferino, répondit-il enfin.

Puis, agacé parce que j'insistais, lui demandant s'il ne lui
arrivait jamais de lire quelque livre d'histoire, il s'écria: --
Est-ce que vous croyez que j'ai le temps? Toute la journée je
trime sur la route et, le soir, je suis si fatigué que je m'endors
aussitôt que j'ai soupé. Des fois, les jours de repos, je vais au
café faire une manille.

-- Vous avez bien raison: dix heures de bon sommeil vous sont plus
profitables que deux heures passées sur quelque bouquin civique
qui, je vous en donne ma parole, ne vous fourrerait dans la tête
que des calembredaines. Et la manille vous est plus salutaire que
la méditation des «immortels principes».

-- Ça, c'est bien vrai, répondit-il en avalant à ma santé le verre
de vin que je lui offrais...

Le bon sens et l'expérience commanderaient d'apprendre seulement
au paysan à lire, à écrire, à calculer. Avec quelques notions de
la géographie de son pays et quelques préceptes d'hygiène, c'est
tout ce qu'il lui faudrait (_Il y aurait aussi la morale, et ce
devrait être l'affaire du curé. Mais nos dirigeants éclairés ne
veulent pas du prêtre. Et pourtant, quelle faillite encore que
celle de la morale laïque!). _Tandis qu'en lui matagrabolisant la
cervelle de sciences variées, on le fait souffrir tant qu'il
fréquente l'école. Un sur cent garde quelque chose de cette
culture sottement intensive. Les autres oublient tout dès qu'ils
ne sont plus sous la férule du pédagogue.

Alors à quoi bon les tourmenter?

* * * * *

Ai-je voulu, en exposant quelques unes des caractéristiques de
l'âme paysanne, déprécier les hommes de la terre?

Pas le moins du monde. Le paysan garde des qualités et des vertus
qui, bien dirigées, constitueraient une réserve d'énergie pour la
France. Mais notre société en désordre ne sait plus lui assurer
les conditions qui lui permettraient de remplir normalement sa
fonction de producteur.

_Every man in his humour, _disait le vieux Ben Jonson: chacun
dans son caractère, chacun à sa place. Or le propre de la
démocratie égalitaire c'est d'inculquer à chacun qu'il pourrait
lui être profitable d'abandonner la place hiérarchique que lui
assignent son hérédité, ses facultés et le bien général. Nous
pullulons de danseurs qui se croient calculateurs, de sauteurs qui
se prennent pour des hommes politiques.

Le paysan n'a pas échappé à cette inquiétude. Aussi, à mesure que
les générations formées par le régime se succèdent, les campagnes
se dépeuplent. Tel jeune campagnard qui jadis serait demeuré aux
champs, n'aurait jamais eu le désir de s'en éloigner, s'empresse,
après son service militaire, de courir dans les grandes villes où
il se déprave, s'alcoolise, végète misérablement.

Il faut dire aussi que ce qui contribue à cette désertion, ce sont
les conditions déplorables dans lesquelles se trouve la propriété
rurale. On l'écrase d'impôts, surtout en matière de succession.
M. Méline, dans un discours récent, signalait quelques unes des
iniquités du fisc. Il cite des exemples extraordinaires: 41
immeubles estimés par le fisc 1.200.000 francs ont été vendus
585.000 francs et les héritiers ont payé des droits qu'ils ne
devaient pas sur 680.000 francs, ce qui «les avait majorés, sur
certains immeubles, de 600 %». Dans un autre cas, étudié avec
grand soin, l'actif successoral encaissé par plusieurs centaines
d'héritiers ne dépassait pas 12 millions; l'administration
l'estima 21 millions. Les héritiers ont donc dû payer des droits
sur une somme de 9 millions qu'ils n'avaient pas touchés.

«Qu'on s'étonne après cela, conclut M. Méline, que les capitaux se
détournent de la terre et refusent de s'enfouir dans un placement
qui, en quelques années, si plusieurs décès viennent à se produire
dans une même famille, se volatilise complètement au profit du
fisc et ne laisse plus aux malheureux héritiers que les yeux pour
pleurer. On se lamente sur la désertion des campagnes et l'on ne
veut pas comprendre l'état d'esprit de ces fils d'agriculteurs,
témoins ou victimes de l'effondrement du patrimoine familial,
fruit des labeurs de plusieurs générations. Ils partent pour la
ville, la mort dans l'âme et plus jamais l'idée ne leur viendra de
mettre leurs petites économies dans la terre.»

Oui, à la campagne comme ailleurs, la République a tout ravagé au
profit des Allemands plus ou moins naturalisés, des métèques, des
juifs et des francs-maçons. Il faut que notre pays possède une
vitalité transcendante pour n'avoir pas déjà succombé sous les
suçoirs de tant de parasites.

Toutefois, il importe d'aviser à remettre les choses dans l'ordre:
ce sera la besogne du Maître que tout le monde appelle, sauf les
quelques idéalistes troubles qui croient encore aux bienfaits de
la démocratie...

* * * * *

Pour terminer, je voudrais esquisser trois figures de paysans que
j'ai rencontrés et qui faisaient exception à la règle du
positivisme terre-à-terre. Ils furent mes amis.

Le premier, je le connus à Guermantes. De profession apparente,
c'était un jardinier qui travaillait, pendant la belle saison,
pour les bourgeois en villégiature. Mais, il faut bien le dire,
son occupation favorite consistait à braconner sur les domaines
regorgeant de gibier des Rothschild et des Péreire qui infestent
le département de Seine-et-Marne. Par le plomb, par les collets,
par des pièges divers il détruisait force lièvres, faisans,
perdreaux, à la consternation des gardes qui jamais ne
réussissaient à le prendre sur le fait.

D'ailleurs, c'était la chasse pour elle-même qui le passionnait,
car il ne consommait pas son butin. Il le cédait à des marchands
de comestibles; et du produit de la vente, il s'achetait du plomb,
de la poudre et des vêtements.

Avec cela, c'était un grand rêveur. Ne buvant pas, ne godaillant
d'aucune façon, aimant beaucoup son accorte jeune femme, il
passait des heures à méditer ou à songer devant quelques uns des
paysages exquis dont Guermantes s'environne. Celui-là voyait la
nature et il la comprenait selon la poésie la plus intense.

Un soir de juillet, tout tiède encore des ardeurs d'une journée
caniculaire, il était étendu près de moi, dans l'herber du verger
que j'ai décrit plus haut. Il faut dire que nous étions très bien
ensemble depuis qu'il m'avait évoqué, en des termes colorés à
miracle, certains aspects des sous-bois rothschildiens au petit
jour.

Un calme immense régnait sur la campagne. Le ciel d'un bleu foncé,
pareil à un dôme soyeux, fourmillait d'étoiles et la voie lactée y
déployait, tout au large, son écharpe de lumière phosphorescente.
Les arbres dormaient, immobiles. Pas un bruit, sauf par instants,
le chevrotement plaintif d'une hulotte. Le parfum des cent roses-
thé fleurissant le grand rosier qui tapissait, en espalier, la
façade de ma maison, imprégnait l'atmosphère.

La face tournée vers le firmament, Jacques, c'était le nom de mon
ami, absorbait la belle nuit odorante et radieuse par toutes les
puissances de son être. Et moi de même.

Ainsi nous contemplions en silence depuis près de deux heures
lorsque Jacques se mit soudain sur le côté, me prit la main et me
dit d'une voix toute tressaillante d'une émotion magnifique: --
Quand je regarde trop longtemps les étoiles, j'ai envie de
mourir!...

Je frissonnai d'admiration. En effet, quelle phrase sublime! Du
premier coup, ce simple, cet illettré avait formulé le sentiment
de l'infini. Nommez le poète, le philosophe qui aurait pu mieux
dire?

Je me gardai bien d'affaiblir par une glose oiseuse la splendeur
de ce cri. Quiconque a senti son âme s'épanouir dans l'ombre et
monter aux étoiles le comprendra sans plus...

Le second de mes amis, je l'ai connu dans la forêt de
Fontainebleau. Après avoir essayé de plusieurs métiers: garde
particulier, garçon d'hôtel, employé de tramway, il était devenu,
vers la trentaine, l'un des cinq ou six tâcherons qui
entretiennent les sentiers tracés par feu Colinet à travers les
futaies et les rochers de la grande sylve. C'était là sa vraie
vocation: vivre sous les arbres lui était devenu si nécessaire que
même les jours de repos, il délaissait la ville pour des longues
promenades dans les combes et les gorges les plus secrètes --
celles où l'on est sûr de ne point rencontrer ces touristes
insupportables qui troublent, par leurs criailleries et leurs
remarques saugrenues, le recueillement des frondaisons
mystérieuses.

Je l'avais maintes fois rencontré et nous étions devenus fort
amis, car je n'avais pas tardé à découvrir qu'il aimait la forêt
autant que je le faisais moi-même.

La dernière fois que je le vis, c'était dans un fond de la vallée
de la Sole où les vieux chênes et les hêtres chenus enlacent leurs
branches pour former une voûte pleine d'ombre sacrée et de
murmures solennels. Un mince sentier serpente sous la colonnade
des fûts énormes et se laisse à peine deviner parmi les fougères
arborescentes qui le couvrent de leurs palmes.

La solitude grandiose de ce site prend le coeur des amoureux de la
forêt. Ils s'y plaisent si fort qu'ils n'en voudraient jamais
sortir.

Et c'était bien le sentiment qui tenait mon ami. En effet, lorsque
je le découvris accoudé à une roche moussue, il me dit, les yeux
pleins de rêve et sans autre préambule: -- Ah qu'on est heureux
ici! N'est-ce pas, Monsieur que les arbres valent mieux à
fréquenter que les hommes?

-- C'est mon avis, répondis-je, je l'ai même écrit dans plusieurs
de mes livres, au grand scandale de quelques personnes qui
n'admettent pas qu'on préfère la chanson des feuillages aux propos
fastidieux où elles dispersent leur âme rudimentaire...

Nous allâmes, côte à côte, par les ravins touffus, par les rochers
aux profils fabuleux, jusqu'à la nuit tombée. Nous ne disions pas
grand-chose: -- Parfois mon compagnon me désignait une éclaircie
où les rayons du soleil déclinant teignaient de rose les troncs
blanchâtres des bouleaux; parfois il souriait d'extase à ouïr les
longs accords mélancoliques que le vent du soir détachait de ces
grandes lyres frémissantes: les pins et les mélèzes. Et j'admirais
combien ce pauvre paysan, sans instruction, s'était affiné au
contact de la nature sylvestre jusqu'à développer en lui à ce
point le sens du beau dont Dieu l'avait gratifié...

Le troisième exemple d'une âme admirable m'a été fourni par un
paysan des Landes en pèlerinage à Lourdes. Baigneur à la piscine,
j'eus l'occasion de m'occuper de lui pendant plusieurs jours. J'ai
dit ailleurs quelle leçon d'abnégation il nous donna. Je ne puis
mieux faire que de reproduire mon récit.

«Ce brave homme, âgé d'une cinquantaine d'années, était paralysé
au point de ne pouvoir remuer un seul membre. De plus, des plaies
affreuses lui couvraient tout le corps, dégageant une odeur
fétide. Comme il ne pouvait ni bouger, ni s'aider lui-même, nous
étions obligés de nous mettre à six pour l'étendre sur une planche
et le plonger dans l'eau. Bien que nous prenions toutes les
précautions possibles, chaque mouvement lui était une souffrance.
Mais il témoignait d'une patience et d'une piété qui nous
l'avaient fait prendre en affection.

Trois jours de suite il fut baigné sans aucun résultat. Sa foi
n'en fut pas ébranlée: au contraire il semblait que les déceptions
l'avivassent.

La veille du jour où le pèlerinage devait repartir, il obtint de
passer la nuit en prière à la Grotte, en compagnie du jeune
brancardier qui s'occupait plus particulièrement de lui.

Le lendemain, il vint à la piscine comme d'habitude. Baigné une
dernière fois, il sortit de l'eau toujours inerte. Cependant sa
figure recueillie ne marquait nul découragement: une sérénité
religieuse lui emplissait les prunelles. Nous nous empressions
autour de lui et nous lui rappelions qu'il arrive souvent que la
Sainte Vierge guérisse de retour chez eux les malades qu'elle ne
favorisa pas d'un miracle à la piscine.

Alors il nous dit: -- Non, je sens que je ne guérirai pas.
D'ailleurs j'ai demandé, cette nuit, à la Sainte Vierge qu'elle me
laisse mes maux et qu'elle les accepte pour le rachat des péchés
de ma paroisse dont la plupart des habitants ne croient pas. Et
j'ai senti qu'Elle m'exauçait. Ne me plaignez pas: je suis très
heureux.

Nous demeurâmes dans l'admiration à écouter cet humble qui, par
son abnégation magnifique, s'égalait presque aux grandes victimes
volontaires de la loi de substitution: sainte Lydwine, la soeur
Catherine Emmerich, d'autres encore...»

* * * * *

Encore un coup, de telles âmes sont exceptionnelles. Pour le plus
grand nombre, les paysans ne se haussent pas jusque là.

Toutefois, hier, pour les élever au-dessus d'eux-mêmes, ils
avaient la foi. Le catéchisme, les sacrements, l'influence et
l'autorité du prêtre allumaient un peu l'idéal dans ces âmes
asservies au lucre et à la sensualité grossière.

Aujourd'hui, la franc-maçonnerie qui nous opprime a pris à tâche
de leur enlever cette lumière. Aussi qu'arrive-t-il? Les nouvelles
générations se bestialisent de plus en plus. Les églises
villageoises tombent en ruines. Le prêtre, en maints endroits, à
peine toléré, se heurte à l'indifférence goguenarde des neuf
dixièmes de ses paroissiens. La France s'enlise dans un marécage
où flotte le cadavre de ses croyances séculaires. Et les âmes,
oiseaux sans ailes, dépérissent dans l'atmosphère de matérialisme
qui les enveloppe.

Seigneur, quand donc viendra la délivrance?...

CHAPITRE VII
UNE ÉLECTION DANS LES HAUTES-PYRÉNÉES

Dans n'importe quelle province de France, une élection, au
suffrage universel, c'est toujours une farce abondante en
péripéties bouffonnes. Si l'on y assiste comme spectateur
désintéressé, cela fournit déjà pas mal de documents sur les
motifs qui influencent «le peuple souverain» dans le choix de ses
mandataires. Mais si l'on pénètre dans les coulisses, si l'on met
la main aux ficelles qui font gigoter celui-ci et gambader celui-
là, si l'on vérifie quels sales cartonnages doublent les décors
pompeux que les turlupins de la politique parlementaire offrent à
l'admiration badaude des électeurs, on ne garde guère d'illusion
sur la portée de cette parade.

Le rideau tombé, les bouts de papier extraits du pot suspect où
ils s'entassent, on éprouve un sentiment complexe. Recensant les
cabrioles des candidats, l'on a envie de rire. Récapitulant les
clapotis bourbeux de la «matière électorale», on a envie de
pleurer.

Ah! qui veut conserver de l'optimisme touchant la nature humaine
fera bien de ne pas se fourvoyer dans une aventure de ce genre...

Cette guigne m'advint et, par surcroît, ce fut dans les Hautes-
Pyrénées, c'est-à-dire dans une contrée où la politique purement
alimentaire se manifeste sans aucun voile.

Je n'y allais pas de gaîté de coeur. Venu à Lourdes pour prier et
pour écrire un volume sous la protection immédiate de l'Immaculée
qui rayonne à la Grotte, je ne me sentais nullement enclin à
prendre parti pour l'un quelconque des individus baroques qui
sollicitaient les suffrages des montagnards.

Mais des personnes, dont je respecte le caractère et les
intentions, m'affirmèrent que l'intérêt de l'Église était en jeu
et qu'il importait beaucoup de la servir en cette occasion.

Je n'en fus jamais fort convaincu d'autant que je tiens le
suffrage universel pour une des inventions les plus ineptes et les
plus malfaisantes à la fois de la démocratie.

-- Pourtant, me dis-je, ne fût-ce que pour récolter des exemples à
l'appui de mon opinion, il n'y a pas grand inconvénient à étudier
de près la façon dont se pratique cette burlesque cuisine.

Ce sont donc quelques unes des notes prises au cours d'une
campagne électorale dans l'arrondissement d'Argelès, en 1910, que
je développe ci-dessous.

* * * * *

Ah! que l'on était tranquille à Lourdes, en ce mois de février qui
précéda l'élection. La petite ville rendue à sa somnolence
coutumière, en attendant la période des grands pèlerinages, menait
son train-train monotone. La température était si douce qu'il
n'était presque jamais besoin d'allumer le feu. Les sommets
neigeux des montagnes se découpaient sur un ciel presque toujours
clair. Les nuées opiniâtres qui versaient alors des torrents de
pluie sur le reste de la France passaient loin de nous. À la
Grotte, on était une demi-douzaine au plus pour prier. Les
oraisons montaient paisiblement vers la Dame de Bon Conseil avec
la flamme des cierges et mêlaient leur murmure au cantique
tumultueux du Gave.

Mes journées coulaient heureuses: la messe et la communion de
chaque jour, la rédaction de mon livre: _Sous l'étoile du Matin,
_de longues stations au pieds de la Mère de miséricorde; parfois
une ascension au Jers, au Béou, à l'ermitage de Saint-Savin, vers
Cauterets ou Gavarni. Assez rudes ces escalades, mais si fécondes
en images splendides! Car les Pyrénées sont plus grandioses en
hiver qu'en n'importe quelle saison.

Dans la seconde quinzaine du mois, cette retraite studieuse, ce
recueillement sanctifié commencèrent à être troublés.

Un matin débarqua de Paris un personnage du nom de Renaud; il
ambitionnait de remplacer dans l'arrondissement le député sortant
qui ne se représentait pas.

Il dirigeait le _Soleil_, journal royaliste qui eut de la valeur à
l'époque où Charles Maurras et d'autres lettrés y écrivaient. Sous
ce Renaud, il avait fort dégringolé. Il acheva de perdre toute
influence quand l'_Action Française_ se fonda.

Le _manager _actuel du _Soleil_ éclipsé espérait peut-être, s'il
se faisait élire, donner un regain de vogue à sa feuille. Peut-
être d'autres calculs s'ajoutaient-ils à celui là. En tout cas,
ses chances de réussite étaient fort problématiques car nul ne le
connaissait dans la région. De plus, son étiquette de royaliste
devait plutôt le desservir étant donné que les paysans, portés,
comme ailleurs, à se soumettre au parti qui tient le pouvoir,
gardaient, en leur tréfonds, de la tendresse pour l'Empire.

Ce n'étaient pas les qualités personnelles qui pouvaient l'aider à
surmonter ces difficultés. Esprit étroit et d'une culture moins
que médiocre, dépourvu d'éloquence, vaniteux jusqu'au ridicule,
cassant et désagréable, si infatué de son propre jugement qu'il
rejetait, sans examen, tout avis contrariant ses préjugés et ses
parti-pris, voilà succinctement son portrait au moral. Son
physique ne rachetait pas ces défauts: le poil jaunâtre, la figure
anguleuse, tiraillée de tics nerveux, les yeux bleu-trouble entre
des paupières rouges, un long corps mal bâti, une démarche en
soubresauts, une voix tantôt criarde, tantôt engloutie dans des
cavernes sans écho -- bref, l'ensemble le plus déplaisant qui se
puisse concevoir.

Il débuta par une maladresse en s'abouchant avec une vaste barbe,
rédactrice à Lourdes, depuis quelques années, d'un papier
hebdomadaire qui s'était donné pour tâche à peu près unique de
fronder, sans répit, tous les faits, gestes, pas démarches et
discours de l'Évêque. Cela, bien entendu, au nom d'un catholicisme
épuré.

Quelques gens de bon sens donnèrent à M. Renaud des conseils
judicieux sur sa candidature éventuelle. Ceux qui connaissaient le
pays l'avertirent qu'ici -- comme malheureusement dans toute la
France -- les catholiques étaient fort divisés sur le terrain
politique et qu'il serait ardu de les unir, ainsi qu'il en
témoignait l'intention.

Mais lui, sans les écouter: -- J'ai un plan infaillible, déclara-
t-il.

Puis il reprit le train et l'on n'entendit plus parler de lui
jusqu'à la fin de mars.

Sur ces entrefaites, un autre candidat fit son apparition. Celui-
là était un agréable zéro, un tel néant qu'au regard de lui la
nullité prétentieuse de Renaud offrait presque une certaine
consistance.

C'était M. Paul Dupuy, fils cadet de Jean Dupuy, pour lors
ministre de je ne sais plus quoi et sénateur de la région.

Il avait vingt-six ans. On dit que sa jeunesse s'était dépensée en
godailles excessives et que son papa, las de remplir un panier
constamment percé, lui avait donné à choisir entre un conseil
judiciaire et un siège de député.

Je ne sais pas si la chose est exacte. Mais ce qu'il y a de
certain, c'est que Paul Dupuy était incapable de prononcer trois
phrases de suite sans bafouiller. On lui fit apprendre par coeur
un vague discours qu'il débita, tant bien que mal, dans toutes les
réunions. Interrompu, interrogé, il se mettait à rire, puis
reprenait tranquillement sa phrase à l'endroit où on lui avait
coupé la parole.

Au physique, l'aspect d'un petit jeune homme bien pommadé,
l'élégance du premier commis d'un grand bazar dans une ville de
province.

Mais il avait pour lui, outre ce père très riche et très influent
parmi la radicaille, la franc-maçonnerie, les sionistes,
l'administration, tous les faméliques qui guettaient quelques
reliefs de l'assiette au beurre, et un agent électoral très expert
dans l'art d'extraire de l'urne une tête de bois, une savate, un
pantin à ressort, bref n'importe quel outil commode à manier pour
les meneurs du Bloc.

Tels étaient les adversaires en présence. Nous allons maintenant
les voir à l'oeuvre (Il y avait aussi parmi les tenants de Paul
Dupuy un certain nombre de libéraux tremblants qui se figuraient
que s'ils marquaient de l'hostilité au régime, la Maçonnerie en
profiterait pour faire interdire les pèlerinages. Erreur totale,
comme on le verra).

Je ne puis ni ne veux tout dire des dessous de cette élection. Je
me contenterai d'en montrer le côté anecdotique. Et je crois que
cela sera suffisant pour renseigner les personnes -- de plus en
plus nombreuses -- qui commencent à prendre en dégoût tout régime
basé sur le principe du suffrage universel...

* * * * *

Le décor représente la grand'place d'Argelès, un jour de marché.
Comme il a plu toute la nuit précédente, une boue épaisse, où se
mêlent force détritus et fragments de légumes, enduit le pavé
rocailleux. Des montagnards coiffés du béret pyrénéen, des
Espagnols couleur pain d'épices, venus des villages de l'autre
versant, s'interpellent en un patois rude dont il est impossible
de comprendre un mot. Des attelages de boeufs, traînant des
chariots aux roues massives, encombrent la chaussée. De petits
cochons roses, tachés de noir, vaguent en liberté, grognent
belliqueusement contre qui les bouscule, fouillent la fange d'un
groin avide. Des vieilles femmes, juchées à califourchon sur des
mulets ou des ânes, poussent des cris suraigus pour qu'on les
laisse passer.

À travers cette foule, nous sommes trois qui escortons le
déplorable Renaud, venu là pour faire de la popularité. Nous
arpentons la place de long en large et notre candidat se disloque
le bras à saluer jusqu'à terre tous ceux que nous croisons.

Un peu plus loin, Paul Dupuy, flanqué de son état-major, se livre
au même exercice.

Il paraît que cette démonstration a pour but de prouver aux
électeurs combien on les révère et quel cas énorme on fait de leur
suffrage. Et puis cette expression d'humble gratitude, ce sourire
servile si, par hasard, un passant, ahuri par les salamalecs de ce
monsieur si poli, qu'il voit pour la première fois, rend le salut!

Mais la plupart gardent le béret enfoncé jusqu'aux oreilles. Ils
lancent des regards méfiants et semblent assez peu se soucier
d'entrer en relations avec le solliciteur qui tourne autour d'eux,
la bouche débordante de phrases mielleuses et de promesses
mirifiques!

Je ne puis m'empêcher de dire à Renaud:

-- Je crois que vous perdez votre peine et que vous usez en vain
le bord de votre chapeau. Nous aurions dû amener un trombone et un
tambour; à force de roulements et couacs, ils auraient piqué la
curiosité de ces braves gens. Nous aurions fait former le cercle:
Vous vous seriez mis au milieu et vous y auriez été de votre
boniment. Voulez-vous que je me mette en quête de musiciens?

Renaud, qui n'entend pas du tout la plaisanterie, me rabroue d'un
ton sec. Je rengaine ma proposition et je me contente de suivre en
silence. Cependant je ne puis m'empêcher de penser à part moi que
le métier de candidat implique pas mal de bassesses et que jamais,
sans doute, le despote le plus babylonien n'obtint de ses
courtisans les marques de plat dévouement que les quémandeurs de
votes prodiguent à leur idole d'un jour: le Peuple souverain.

Puis le souvenir me vient d'une parade du même acabit à laquelle
j'assistai à Fontainebleau lors d'une précédente élection. Je
suivais l'avenue du chemin de fer lorsque je vis un groupe de deux
ou trois personnes qui marchaient devant moi. C'était M. Ouvré,
candidat, qui, escorté de ses acolytes, sonnait à toutes les
portes sans en passer une seule. Au domestique ou à la bonne venus
ouvrir, il glissait sa carte cornée en demandant, d'une voix
câline, qu'on la remît avec ses compliments très chauds, au maître
de la maison. Ensuite il ployait l'échine devant le serviteur
ébahi par toutes ces politesses, et poursuivait le cours de ses
exercices.

-- Il faut admettre, me dis-je, que, dans les Pyrénées comme en
Seine-et-Marne, l'électeur aime à être flagorné. Tous les quatre
ans, il goûte, pendant quelques semaines, la volupté de tenir à sa
merci une sorte de mendiant qu'il peut lanterner, brusquer,
bafouer sans en recevoir autre chose que des sourires approbateurs
et des témoignages de soumission. Il est vrai qu'une fois
l'élection terminée, ce sera son tour de s'évertuer à conquérir la
bienveillance de son représentant dans la parlote méphitique qui
tient ses assises au Palais Bourbeux...

Comme je méditais de la sorte, un vieux paysan s'approcha, tira
Renaud par la manche et lui fourra sous le nez une liasse de
papiers malpropres que timbrait l'effigie de Marianne.
Difficilement, en un français approximatif, et truffé de mots de
patois, il expliqua qu'il avait un procès, pour héritage, perdu en
première instance et en appel, pendant en cassation. Il exigeait
que l'infortuné candidat prît connaissance des pièces sur l'heure
et s'occupât, sans désemparer, de lui faire rendre justice.

Renaud était au supplice. Il essaya de quelques phrases
amicalement dilatoires. Puis il tenta de s'esquiver. Mais l'autre
se cramponnait, exigeait qu'on lui donnât sur l'heure un gage
qu'on s'occuperait de son affaire. Il promettait en retour de
voter et de faire voter son gendre et ses trois fils pour celui
qui lui obtiendrait gain de cause. J'ai su qu'il avait relancé de
la même façon Dupuy junior et son comité.

Nous ne réussîmes à lui échapper qu'en nous réfugiant dans la
maison d'un de nos partisans chez qui nous devions rencontrer
quelques «influences» qui disposaient d'un certain nombre de votes
et qui désiraient nous les céder au plus juste prix.

* * * * *

Qu'on n'aille pas s'imaginer que j'exagère quand je parle de
négoce. Dans les Hautes-Pyrénées, le trafic des votes se pratique
ouvertement sans qu'on emploie ces euphémismes et ces
circonlocutions par où, ailleurs, on tente d'atténuer le cynisme
du procédé.

Pour les Bigourdans, un suffrage, cela se vend comme une botte de
poireaux ou une douzaine d'oeufs.

Nous en eûmes de suite la preuve car, après quelques phrases de
préambule, un des personnages qui nous attendait pour nous offrir
son appui, nous exhiba une liste de ses feudataires.

-- Voilà, nous dit-il, ce sont presque toutes les voix de trois
villages -- il nous les nomma -- je vous les laisserai à trente
sous, l'une dans l'autre. L... (C'était l'agent de Dupuy) ne m'en
donne que vingt-cinq. Il dépend de vous d'avoir la préférence...

Ces moeurs électorales s'expliquent. Les trois quarts de
l'arrondissement sont dans la montagne. Or la montagne ne rapporte
guère surtout dans les villages situés à plus de huit cents mètres
de hauteur. Depuis bien des années, les paysans, voués à la gêne,
ont coutume de vivre de l'étranger; leurs revenus, ce sont les
baigneurs de Cauterets, de Saint-Sauveur, de Barèges qui les leur
fournissent; ce sont aussi les touristes de Gavarni et du
Vignemale; ce sont encore les candidats à la députation.

La chose est tellement admise, les bénéfices d'une élection sont
si parfaitement escomptés qu'une des préoccupations des électeurs
c'est de faire durer la pluie d'or. Je me rappelle l'exclamation
joyeuse d'un Lourdais lorsqu'on apprit qu'il y avait ballottage: -
- Quelle chance, je vais gagner encore quelques louis!...

Cela signifiait que, vu la péripétie, il se préparait à vendre son
vote une seconde fois -- et le plus cher possible.

Autre exemple typique: le village d'A..., perché à quinze cents
mètres dans un massif granitique à l'est de Cauterets, était d'un
abord très difficile. On n'y parvenait que par un sentier en
casse-cou, bordé de roches abruptes et de précipices. Il était
tout à fait impossible aux autos de s'y risquer.

Or les habitants enviaient fort la bonne fortune de leurs voisins
qui possédaient un casino, des sources thermales et une belle
route en lacets parcourue par un tramway électrique.

-- Nous aussi, disaient-ils, nous avons de l'eau sulfureuse, des
points de vue renommés, des hôtels qui ne demandent qu'à
s'agrandir. Il ne nous manque qu'un chemin praticable aux
voitures... Mais la commune est pauvre et il nous faudrait de
l'argent pour le construire.

Des demandes de subvention au conseil général et au ministère des
travaux publics n'avaient pas été accueillies.

Mais les candidats à la députation étaient là et l'on pourrait
peut-être leur soutirer une somme suffisante pour commencer les
travaux.

Du moins c'est ce que se dirent les fortes têtes du pays. Une
députation fut envoyée à Renaud et lui demanda tranquillement
quatre mille francs; moyennant quoi tout le village s'engageait à
voter pour lui.

Renaud se déroba non sans peine; mais, une fois, par hasard, il
eut inspiration assez subtile: -- Je ne puis pas grand-chose, dit-
il aux délégués, étant de l'opposition, mais M. Dupuy qui est au
mieux avec le gouvernement vous obtiendra une subvention et tout
d'abord vous versera sans doute de sa poche la somme qui vous est
immédiatement nécessaire. Allez donc le trouver. Si vous échouez
et que je sois élu, alors je vous viendrai en aide.

Les montagnards ne se le firent pas répéter. Ils s'amenèrent
auprès de Dupuy et, naïvement, lui dirent qu'ils étaient envoyés
par Renaud pour lui réclamer les quatre mille francs en question.
Le jeune blocard, mis en méfiance par ses agents qui flairaient un
piège de l'adversaire, comprit que s'il s'exécutait, cette
largesse pourrait servir, par la suite, à prétexter une demande
d'invalidation.

Il refusa. Malheureusement, il était seul au moment où les
solliciteurs l'abordèrent. Il ne sut pas atténuer leur
désappointement par quelques promesses enveloppées de phrases
bénisseuses et lénitives. Il les envoya promener rudement et ne se
priva même pas d'assaisonner sa rebuffade de quelques épithètes
désobligeantes.

Furieux et humiliés, les montagnards se retirèrent en jurant
qu'ils lui feraient payer cher sa grossièreté.

De fait, au premier tour de scrutin comme au ballottage, ils
votèrent en majorité pour Renaud.

D'autres se montraient moins exigeants. Tel l'adjoint d'un village
de la plaine situé à une quinzaine de kilomètres de Lourdes, sur
la route de Bagnère. Celui-là, prévenu que nous devions tenir une
réunion dans sa commune, vint au devant de nous afin de nous
«taper» avant que ses concitoyens fussent mis à même de nous
dévaliser.

Il arrêta l'auto, se nomma, fit connaître sa qualité. Puis,
affirmant qu'il disposait d'une vingtaine de voix: sa famille, ses
débiteurs, ses valets, il nous les offrit à condition qu'on lui
achèterait une paire de boeufs.

On se garda bien de lui répondre par une fin de non-recevoir.
Seulement on ne lui remit qu'un acompte de cinquante francs en lui
promettant qu'il toucherait le reste de la somme après l'élection.
J'ai su qu'il avait fait la même demande à l'agent de Dupuy et
qu'il avait obtenu cent francs aux mêmes conditions.

D'ailleurs rien n'était plus cocasse que l'éclectisme de tous ces
électeurs. Ils s'inquiétaient fort peu de s'enquérir de l'opinion
que représentait le candidat. Aux réunions c'est à peine s'ils
écoutaient les discours. Chacun d'eux calculait à part soi le
profit qu'il pourrait tirer de la circonstance et guettait le
moment de prendre à part l'un de nous pour lui extirper quelque
monnaie. Ils estimaient que l'argent était bon à empocher d'où
qu'il vînt. Quant à leurs convictions politiques, ils votaient
d'après des intérêts locaux qui n'avaient rien à voir avec
l'intérêt général. Il y eut même une commune, largement arrosée
par Dupuy comme par Renaud, où, le jour du scrutin, personne ne se
présenta pour voter: cela leur était tellement égal! Le maire et
le maître d'école rédigèrent un procès-verbal de fantaisie, où
afin de se réconcilier l'administration, ils attribuèrent la
majorité à Dupuy.

Enfin dans beaucoup de villages, dès qu'une réunion était
annoncée, on plaçait une vedette sur la route qui signalait
l'approche de l'un ou l'autre candidat. Aussitôt, suivant le cas,
l'on déployait, entre deux arbres, une bande de calicot portant
imprimés en grosses lettres ces mots: _Vive Dupuy! _ou_ Vive
Renaud!_ Puis les jeunes gens de l'endroit, sonnant du clairon,
battant du tambour, faisant flotter un drapeau tricolore, venaient
à notre rencontre. Suivaient deux ou trois mioches porteurs de
bouquets. Et cette manifestation spontanée de la faveur populaire
coûtait dix francs.

La chose était si bien entendue comme cela que nous tenions la
pièce prête d'avance...

Parfois la réunion avait lieu dans un cabaret. Ceci amenait alors
des incidents drolatiques. Ainsi, nous étions arrivés au village
de G... à l'improviste. Le maire, tenancier d'un des deux
estaminets du pays, était absent. Nous allons à l'autre. Comme
c'était la coutume, nous faisons servir une dizaine de litres de
vin à quatorze sous. Puis Renaud débite sa harangue devant quatre
podagres et un sourd-muet; et nous retournons à Lourdes après
avoir laissé vingt francs pour la consommation (_Le plus terrible,
c'est qu'il fallait trinquer. Le vin noir qu'on nous versait était
copieusement frelaté. Il corrodait l'estomac comme si l'on eût
avalé du vitriol.)_

Le soir, vers dix heures, nous finissions de dîner quand le garçon
nous prévient que le maire de G... était là, demandant à nous
parler. On le fait entrer, on l'assied, on lui entonne du punch et
on lui demande, avec déférence, ce qu'il désire.

Alors, d'un grand sang-froid, il nous explique que s'il avait été
là lors de notre passage, nous serions sûrement allés chez lui, et
qu'ayant raté cette occasion de gagner vingt francs, il venait
chercher le louis auquel il estimait avoir droit.

Dès qu'on le lui eut donné, accompagné de quelques plaisanteries
qui le laissèrent impassible, il repartit sans même remercier.
C'était son dû qu'il venait toucher, voilà tout.

Notez qu'il tombait un pluie mêlée de neige et que de G... à
Lourdes il y a douze kilomètres à couvrir par des chemins de
montagne tellement atroces que, l'après-midi, nous avions été
obligés de laisser l'auto en arrière et de grimper, près de mille
mètres, dans une boue opaque où nous enfoncions jusqu'à mi-jambe.

N'importe, le digne maire s'enfila six lieues dans ces conditions
et en pleine nuit pluvieuse pour gagner vingt francs. Il aurait
été vraiment cruel de les lui refuser...

Dans les villes: Lourdes, Argelès, Cauterets, Luz, la vénalité des
électeurs s'affichait peut-être un peu moins crûment; et puis il y
avait, tout de même, un certain nombre de convaincus qui ne
mettaient pas leur vote à l'encan.

Mais ceux-là, Renaud trouva le moyen de se les aliéner pour la
plupart.

J'ai dit plus haut que lorsque nous lui avions soumis quelques
observations sur la difficulté d'être élu dans un arrondissement
où les catholiques étaient fort divisés, il nous avait répondu
qu'il possédait un moyen sûr de se concilier tous les suffrages.

Or voici ce qu'il imagina.

D'abord, il lui fallait se faire pardonner sa qualité de directeur
d'un journal royaliste qui indisposait les ralliés, les
bonapartistes et les démocrates fort nombreux parmi les
catholiques militants de la région.

Rien de plus simple: il mit son drapeau dans sa poche et déclara
textuellement qu'il y avait en lui deux personnes: un royaliste,
laissé à Paris et dont il demandait ingénument qu'il ne fût pas
question; un «représentant de la catholicité mondiale» _(sic)_ qui
brûlait de zèle pour l'Église en général et pour les intérêts de
la Grotte en particulier.

C'était là un _distinguo _peu facile à faire accepter. Aussi on ne
l'accepta point. Les blocards et francs-maçons ne cessèrent, comme
s'il n'avait rien dit, de le dénoncer comme royaliste honteux. Les
catholiques appartenant à d'autres partis que le sien estimèrent
que ce dédoublement provisoire ne leur fournirait aucune garantie.
En outre, ils craignaient de faire suspecter la sincérité de leurs
propres convictions, s'ils votaient pour lui.

Enfin maints royalistes s'offusquèrent de le voir renier en
paroles, ne fût-ce que pour un mois, l'opinion qu'il soutenait
dans son journal. Ils jugèrent peu digne cette façon de déposer,
comme une valise à la consigne d'une gare, les principes et les
idées qu'ils défendaient ailleurs comme seuls aptes à régénérer la
France.

Résultat: au jour du scrutin, beaucoup s'abstinrent ou votèrent à
bulletin blanc.

À Lourdes, notamment ceux qui lui octroyèrent leur suffrage, le
firent soit parce qu'ils partageaient les animosités et les
rancunes de la barbe solennelle qui combattait l'Évêque dans la
feuille de chou dont j'ai parlé, soit parce qu'ils étaient
partisans des membres de l'ancien conseil municipal dégommés
récemment. Ces derniers pensaient se servir de Renaud pour
reconquérir de l'influence en travaillant à son élection. En cas
de réussite, ils comptaient bien s'appuyer sur ce premier succès
pour ressaisir leurs sièges. C'est pourquoi ils entrèrent presque
tous dans le comité du «catholique mondial».

Ces rivalités, ces ambitions, ces intérêts contradictoires, ces
convictions froissées ne permettaient guère d'augurer le succès.

Renaud acheva de compromettre ses chances par une gaffe formidable
-- et plus qu'une gaffe -- qui lui aliéna définitivement une bonne
partie du clergé ainsi que les chrétiens désintéressés qui, aimant
la Sainte Vierge avec abnégation, mettent sa gloire bien au-dessus
de toutes les vilenies et de tous les calculs dont on est obsédé
sitôt qu'on sort du domaine immédiat de la Grotte.

Donc, notre désolant candidat résolut de se concilier les femmes
de Lourdes. Il les convoqua à une réunion où il leur exposerait le
vrai moyen de sauvegarder la Grotte et d'en assurer la prospérité.
Ayant jugé l'individu à sa valeur, nous n'étions pas sans
inquiétudes sur ses projets. Mais nous eûmes beau lui demander
quels arguments il entendait développer devant ses auditrices, il
refusa de nous les révéler et se contenta de nous affirmer que sa
dialectique serait irrésistible.

Attirées par la curiosité, les dames influentes de la ville
vinrent en assez grand nombre. Pour commencer, Renaud leur fit
distribuer des fleurs. Dans sa pensée, cette galanterie devait
être irrésistible. Or elle ne contribua qu'à le rendre un peu plus
ridicule. Quand il prit la parole, les trois quarts de
l'assistance se moquaient de lui. Mais elles ne tardèrent pas à se
fâcher.

Il y avait de quoi: en effet Renaud leur exposa que s'il était
élu, il s'occuperait aussitôt d'enlever à l'évêque
l'administration des biens de la Grotte. Ensuite il fonderait une
société qui capitaliserait les sommes considérables versées par
les pèlerins. Puis elle émettrait des actions qui, certes, vu la
vogue du pèlerinage, seraient tout de suite très haut cotées et
fourniraient de gros dividendes aux preneurs.

Renaud s'attendait à des acclamations. Aussi fut-il fort surpris
quand il s'aperçut à quel point il avait fait fausse route. Les
femmes ne le huèrent point, parce qu'elles étaient fort bien
élevées. Mais elles gardèrent un silence glacial quand le
malheureux, s'enfonçant de plus en plus, les pria d'exposer à
leurs proches les avantages de sa combinaison.

Dehors, leur indignation éclata. Faisant presque toutes partie de
l'Hospitalité, elles donnaient leur temps, leurs forces, leur
argent sans compter, heureuses de servir la Vierge, d'assister les
malades et les pauvres pour l'amour de Dieu. Jamais il ne leur
serait venu à l'esprit de monnayer leur dévouement.

Que valait donc ce soi-disant catholique qui, plus sordide qu'un
Juif, ne voyait dans les merveilles de foi, d'espérance et de
charité dont la Grotte est le sanctuaire, qu'un prétexte à
spéculations de bourse et qu'un moyen séduisant de faire fortune?

Telle était l'aberration de Renaud qu'il ne voulut jamais
comprendre qu'il s'était coulé dans l'opinion des chrétiens
sincères par sa méconnaissance des mobiles d'ordre surnaturel qui
déterminent les hospitaliers de Lourdes et par les malpropres
appétits de lucre que dénonçait son discours.

* * * * *

J'en ai dit assez. Il est, je pense, démontré, qu'à Lourdes comme
ailleurs, le fonctionnement du suffrage universel ne produit que
des trafics, des intrigues et des capitulations de conscience bons
à écoeurer quiconque garde le souci de sa propreté morale.

L'ennui d'être forcé, malgré moi, d'assister à cette comédie
fangeuse n'était compensé que par le plaisir d'explorer la
montagne au hasard des réunions électorales et d'y admirer
d'incomparables sites. Il y eut aussi quelques expéditions
amusantes.

Celle-ci par exemple.

Un soir que nous étions à Argelès, en train de prendre du thé,
après une fatigante tournée dans la montagne, un personnage
mystérieux fut introduit qui se dit délégué par un groupe radical
de Tarbes. On lui demanda ce qu'il désirait. Alors il nous
expliqua que ses amis ayant des raisons d'entraver la candidature
de Dupuy, nous proposaient des armes contre lui.

Quelles raisons? demandons-nous?

Il ne consentit pas à les donner nettement. À travers les
explications confuses qu'il bégaya, nous comprîmes cependant que
Dupuy père les avait désobligés et qu'ils cherchaient à se venger
en jouant quelque mauvais tour à son fils.

Et comment pouvions-nous les y aider?

Voici: ses amis avaient rédigé un texte flétrissant, au nom des
«immortels principes», certaines manigances de la famille Dupuy.
Ils nous le confieraient, nous le ferions imprimer et afficher et
cela pourrait enlever des votes à notre adversaire.

Après délibération, nous acceptons cette alliance occulte.
L'envoyé nous remet alors une déclaration composée sur la machine
à écrire et où la famille Dupuy était accusée de divers méfaits
plus ou moins saugrenus tels que celui de pactiser en secret avec
la réaction. La diatribe se terminait par une adjuration aux
électeurs républicains de s'abstenir et était signée: _Un groupe
de radicaux sincères._

Puis l'envoyé se retira après nous avoir fait remarquer que, pour
que l'authenticité du document ne fût pas suspectée, il nous
fallait en user de façon à ne pas laisser soupçonner que nous nous
en faisions les propagateurs.

Il avait raison. Aussi prîmes-nous le parti de le faire imprimer à
Pau, car à Lourdes ou à Argelès, la manoeuvre aurait été aussitôt
démasquée. Pour l'affichage nous opérerions de nuit, nous-mêmes,
afin de ne mettre aucun afficheur professionnel dans le secret.

La manoeuvre ainsi conçue, je partis le lendemain matin pour Pau;
l'affiche y fut imprimée en quelques heures, et tirée à plusieurs
centaines d'exemplaires. Je rapportai le paquet le soir à Lourdes.

Mais pourquoi ces radicaux dissidents refusaient-ils de réprouver
ostensiblement les Dupuy?

Ah! c'est que, comme me l'expliqua, par la suite, l'un d'eux qui
avait pris part au complot, ils voulaient bien nuire à leurs
coreligionnaires politiques mais ils se souciaient fort peu de
s'exposer à des représailles.

Restait l'affichage. Pour que la chose réussît, il fallait opérer
en une seule nuit et encore ne pouvions-nous étendre l'affichage à
toutes les communes de l'arrondissement car si l'on mettait trop
de gens dans le secret, fatalement notre entente avec les
rédacteurs du papier serait divulguée.

Tout s'arrangea. Des amis sûrs se chargèrent de tapisser les
murailles de Lourdes, d'Argelès et de Cauterets. Pour le reste,
nous nous concertâmes, l'avoué R..., un patron d'hôtel nommé L...
et moi. L'avant-veille du scrutin, nous partirions de Lourdes,
dans une grande limousine où nous chargerions nos pots à colle, le
ballot d'affiches et des pinceaux. Nous serions vêtus de blouses
et coiffés de vagues casquettes. En partant à 9 heures du soir et
en y mettant de l'activité nous pouvions avoir terminé à l'aube:
il y aurait des affiches à Saint-Pé, à Pierrefitte, à Luz, à Saint
Sauveur et dans plusieurs villages de la rive droite du Gave.

Ainsi fut fait. Comme renfort, je m'étais adjoint Pierre, le
domestique de la maison où je logeais. C'était un garçon discret
et dégourdi dont l'aide nous serait utile.

Nous commençons par Saint-Pé. Nous nous étions partagé la besogne
de la manière suivante: en entrant dans chaque bourgade nous
prenions R... et moi le côté droit de la rue principale, L..., et
Pierre, le côté gauche et nous collions nos affiches dans tous les
endroits propices.

De Saint-Pé, qui est dans la plaine, nous regagnons Lourdes en
quatrième vitesse; nous contournons la ville pour ne pas être
reconnus et nous filons tout droit sur Pierrefitte où nous
renouvelons la manoeuvre. La chose allait fort rapidement: je
n'aurais pas cru que le métier d'afficheur était aussi facile à
exercer.

De Pierrefitte nous couvrons, à grande allure, les onze kilomètres
de la route qui monte à Luz.

De Luz nous nous rendons à Saint-Sauveur. Nulle part nous ne fûmes
dérangés: personne dans les rues -- les montagnards se couchent de
bonne heure -- tout dormait sauf quelques chiens vigilants dont
les abois furieux ne réussirent pas à donner l'alarme.

Le plus gros de la besogne était fait; mais le violent exercice
auquel nous venions de nous livrer nous avait ouvert l'appétit.
Heureusement L..., homme de prévoyance, avait emporté un vaste
panier contenant des volailles froides, des sandwichs au
roastbeef, plusieurs bouteilles de vieux vin et une fiole pleine
de café très fort.

En descendant de Luz, nous décidons de faire collation. Nous nous
arrêtons sur un pont franchissant un gouffre au fond duquel le
Gave écumait en grondant. Il était trois heures du matin.

Le repas fut délicieux: éclairés par une lampe à acétylène au
plafond de la limousine, nous dévorions et nous trinquions en
échangeant des propos dépourvus de mélancolie. Bien entendu le
chauffeur avait part au festin: c'était un personnage jovial, très
expert dans son art. De plus, étranger au pays, bien payé, cette
randonnée nocturne l'amusait beaucoup.

Pour terminer, nous suivîmes, ainsi qu'il était convenu, la rive
droite du Gave. À quatre heures et demie, nous collions nos
dernières affiches sur les murs de Lugagnan et comme cinq heures
sonnaient à la basilique, nous rentrions à Lourdes où nous nous
séparâmes pour aller prendre un repos bien gagné.

* * * * *

Or, malgré cette affiche de la dernière heure, au scrutin de
ballottage, Dupuy fut élu à une majorité formidable.

Dès le début de la campagne, j'avais prévu ce résultat car je
connaissais l'esprit du pays; puis il ne m'avait pas fallu
longtemps pour constater l'insuffisance de Renaud. Ses
imaginations burlesques, ses gaffes et surtout cette odieuse
bêtise de vouloir mettre la Grotte en actions avaient achevé de le
discréditer.

Y a-t-il une moralité à tirer de cette mésaventure?

Assurément celle-ci: on ne saurait en vouloir aux électeurs qui
votent selon leurs intérêts les plus immédiats. Ce faisant, ils
assurent leur tranquillité, parfois leur gagne-pain.

Agir autrement ce serait se conduire en héros. Et peu d'hommes,
surtout en notre temps de matérialisme plat, sont capables
d'héroïsme.

Tant que le suffrage universel fonctionnera, tant que notre pays
subira l'absurde principe de l'égalité politique et la tyrannie
d'une administration centralisée à outrance, il en ira de même.

Toujours des paysans, qui font le grand nombre, voteront pour le
pouvoir quel qu'il soit. Aussi est-ce nourrir une chimère que de
croire qu'on améliorera le régime en modifiant les conditions du
vote.

Ce n'est point pour des harangues, des affiches et des scrutins
qu'on renversera l'équipe de malfaiteurs qui oppriment et
dévalisent la France sous prétexte de République. Seul un maître,
soutenu par les honnêtes gens, par les patriotes qui veulent
guérir de cette maladie infectieuse: l'esprit de la Révolution,
peut les réduire à l'impuissance.

Le coup de force: il n'y a pas d'autre moyen de salut...

NOTE

Comme je l'ai dit, dans l'arrondissement d'Argelès, la
préoccupation qui domine force électeurs c'est d'assurer le
maintien des pèlerinages. Beaucoup de ceux qui donnèrent la
majorité à Dupuy invoquaient cette excuse: le jeune homme étant
appuyé par le gouvernement, et ayant déclaré, tant qu'on voulait,
qu'il défendrait la Grotte, il était habile de voter pour lui.

Or je crois que c'est là un calcul sans portée. En effet ce qui
empêche l'interdiction des pèlerinages, c'est l'intérêt
pécuniaire: les cinq cent mille pèlerins qui viennent chaque année
à Lourdes y laissent énormément d'argent dont bénéficient les
Compagnies de chemin de fer, les hôteliers, les commerçants de
tout genre, les paysans qui approvisionnent la ville. D'autre
part, les terrains ont acquis une plus-value très forte; on bâtit
sans cesse et des sociétés financières, dont le Crédit foncier, en
tirent des profits considérables.

C'est pour ces raisons très prosaïques que le gouvernement ne
ferme pas la Grotte malgré les objurgations de la franc-
maçonnerie.

Si donc l'arrondissement élisait un député de l'opposition, rien
ne serait changé, celui-ci fût-il plus réactionnaire que feu Blanc
de Saint-Bonnet.

Il y aurait à la Chambre un bavard ou un muet de plus. Et voilà
tout.

CHAPITRE VIII
SOUFFLEURS DE BULLES, NOCTAMBULES, SOMNAMBULES

Revenons un peu sur la période littéraire dont j'ai donné une
esquisse au premier chapitre de ce livre. Elle mérite de retenir
l'attention parce qu'elle révèle un état d'esprit assez semblable
à celui qui, à la même époque, prédominait chez un grand nombre de
théoriciens: sociologues et politiques. Je veux dire
l'individualisme.

En somme, l'individualisme étant une doctrine stérile,
n'impliquant guère que des négations et des mouvements de révolte
contre les doctrines traditionnelles qui, seules, peuvent
maintenir l'union entre concitoyens, en le préconisant, en nous
efforçant de l'appliquer dans nos oeuvres, nous ajoutions au
désordre et à l'incohérence dont souffrait, dont souffre encore
notre pays.

Nous ne pouvions guère être rendus responsables de cette anarchie.
En effet, notre formation d'art s'était faite, en grande partie,
par le romantisme, c'est-à-dire par une littérature qui exalte le
sentiment et la passion au détriment de la raison, l'outrance au
détriment de l'équilibre. Élevés, pour la plupart, sans croyances
religieuses, nous ignorions ce sens de l'ordre spirituel et moral
que l'Église inculque à ses fidèles en leur fournissant le frein
unique contre les écarts de la nature humaine. Les idées fausses
dont la Révolution frelata les intelligences pendant tout le cours
du dix-neuvième siècle nous tenaient en garde contre les bienfaits
de l'ordre matériel représenté par la Monarchie. L'alliance
salutaire de celle-ci avec l'Église ne nous représentait qu'un
intolérable despotisme. L'histoire antérieure à 89, nous l'avions
apprise chez des sectaires qui ne cherchaient dans les
institutions du passé qu'un prétexte à déclamations erronées ou
des tares, plus ou moins fictives, pour motiver leurs rancunes et
leur haines. Au point de vue scientifique, les hypothèses fragiles
du déterminisme nous avaient été données pour des certitudes. De
ce fait, beaucoup d'entre nous en étaient devenus follement
fatalistes. Enfin, les métaphysiques allemandes, soit les
sophismes troubles d'Hegel, soit les mornes aphorismes de
Schopenhauer, soit la mégalomanie de Nietzsche empoisonnaient bien
des cerveaux. D'autres s'étaient imbus d'occultisme ou de
panthéisme.

Le tout formait un amas de doctrines contradictoires, une
atmosphère de nuées fuligineuses où nous tâtonnions parmi les
sursauts de l'imagination et les caprices de l'instinct.

Ajoutez l'invasion des barbares dans la littérature. Il y eut
quelques années où la France littéraire parut oublier que c'était
elle qui avait instruit, dégrossi quelque peu ces Scandinaves, ces
Teutons, ces Slaves dont on prétendait nous imposer les
divagations comme des modèles de style et de pensée fort
supérieurs à ceux que fournissait l'art classique. On nous proposa
de nous mettre à l'école chez Ibsen, Tolstoï, Novalis, Jean-Paul
Richter, que sais-je?

D'autre part force étrangers, installés chez nous depuis peu, se
mettaient à publier dans notre langue. Et ces métèques
s'acharnaient à bouleverser notre syntaxe et notre prosodie.

Les Juifs, qui portent avec eux tous les ferments de destruction
et de corruption, jouèrent un rôle considérable dans cet assaut
donné à notre esthétique.

Et la France, éprise soudain de cosmopolitisme, engourdie par
l'opium démocratique, laissa ces bandes suspectes, issues de
ghettos puants, la circonvenir. Elle souffrit les insultes du Juif
Nordau, les monitions outrecuidantes du Juif Brandès. Les poètes
assistèrent, sans empoigner le sifflet, aux controverses du Juif
Kahn et de la Juive Krysinska qui se disputèrent le mérite (?)
d'avoir inventé un nouveau vers libre où toutes les règles étaient
piétinées avec désinvolture.

Ce furent des Juifs également qui propagèrent tout d'abord les
théories anarchistes et qui se firent les apologistes des poèmes
rédigés en un charabia des plus obscurs où Stéphane Mallarmé
dépensait sa névrose.

Ceux-là, les frères Natanson, venus de Varsovie, fondèrent la
_Revue blanche_ où collaboraient, avec quelques Français dévoyés,
diverses tribus hébraïques. Les Bernard Lazare, les Cohen, les
Blum, les Cahen, les Bloch, les Ular y pullulaient, s'y livraient
à des acrobaties de style et de pensée que quelques naïfs et un
certain nombre de détraqués s'empressaient d'imiter.

Henri de Bruchard, dans ses incisifs _Petits Mémoires du temps de
la Ligue, _a fort bien décrit ce milieu. Il a croqué sur le vif
«ces juifs boursiers, assoiffés de boulevard, portant dans les
lettres, avec de fausses apparences de mécénat, ce goût malsain de
parodier et de parader qui est le propre de leur nation haïssable,
et traînant derrière eux toute une équipe de ghetto dont ils
infligèrent le style, les images, les dégénérescences à une
jeunesse sans guides, sans appui, que l'anarchie littéraire
attirait en réaction des bassesses et des médiocrités de la
salonnaille opportuniste. En réalité, la meilleure part du labeur
fourni par les revues de jeunes aboutissait à cette officine où
les esthètes coudoyaient les usuriers, les peintres
impressionnistes, les lanceurs de bombes, où se tutoyaient et
s'associaient bookmakers et auteurs dramatiques».

De Bruchard donne ensuite une peinture fort amusante et fort
exacte du salon des Natanson: «Chaque jour ils semblaient couvrir
d'un mauvais vernis boulevardier la crasse importée du Ghetto de
Varsovie. Ne s'avisaient-ils pas de protéger les peintres? On
devine, par exemple, quelle peinture était exaltée par ces affolés
de modernisme. Ils se lançaient aussi dans leur monde et
s'avisèrent de donner des soirées. Ce fut même assez comique.

«Évidemment on ne pouvait avoir d'emblée l'élite parisienne. Aussi
se contentait-on chez les Natanson de la famille Mirbeau, de
Clemenceau, de Marcel Prévost. Puis, pour faire nombre, quelques
gens de lettres et obligatoirement les collaborateurs de la revue.

«Dans les salons rôdait le vieux père Natanson, sournois et
méfiant, qui songeait à son ghetto et qui se rappelait l'échoppe
d'autrefois, le quartier malpropre, refuge de toute sa vie...

«Paris s'amusa fort des glorioles que les Natanson affichaient.
Dès leur second bal, la Pologne délégua tous ses juifs,
traducteurs de romans étrangers, rédacteurs d'agences de presse
tripliciennes, correspondants des gazettes sémitiques du monde
entier. Puis apparut l'armée des traducteurs. Une invasion
d'Anglais, d'Américains, de Suédois, de Danois, d'Allemands tomba
sur nos libraires. Dans la presse, c'était l'âpre concurrence des
petits juifs si humbles la veille, la monopolisation du théâtre,
le boycottage pour tout ce qui portait un nom français...»

Malgré son dreyfusisme militant, malgré l'appui que lui donnaient
maintes juiveries influentes, la _Revue blanche_ périclita. Ses
fondateurs, ayant subi des revers à la Bourse, en cessèrent la
publication et cédèrent leurs abonnés à l'un de leurs compatriotes
le Juif Finckelhaus dit Jean Finot qui se vantait d'avoir pour
lectrices de sa _Revue_ «toutes les têtes couronnées».

* * * * *

Toutefois dans ce tohu-bohu de déclamations anarchistes et de
littérature extravagante, quelques uns gardaient le sens de la
tradition française et combattaient sans merci les infiltrations
du cosmopolitisme.

Ainsi Charles Maurras qui, dès lors, avec une logique implacable
et un art consommé, maintenait les droits de la culture gréco-
latine. Il soutenait l'école romane et refusait absolument à l'art
germanique le droit de rivaliser avec l'hellénisme.

Nous eûmes, tous deux, à cette époque (1891) une polémique assez
intéressante. Imprégné de Wagner jusqu'aux moelles, j'avais avancé
que les héros de _Niebelungen _valaient bien ceux de l'_Iliade_ et
de l'_Odyssée_. Et je reprochais à Maurras son parti pris en
faveur des derniers.

Maurras me répondit (dans la revue l'_Ermitage_): «Des nombreux
adversaires de l'école romane, vous fûtes à peu près le seul à
montrer de la courtoisie. Vos discours furent véhéments et je n'y
lus aucune injure. Je n'y vis pas la moindre trace de cette basse
envie qui enfla tout l'été les moindres ruisseaux du Parnasse.
Vous compariez les _Niebelungen _à l'_Iliade._ Vous osiez opposer
Brunehild à Hélène, Siegfrid au valeureux Achille. Vous répandiez
sur nos félibres un singulier dédain et vous réussissiez à dire
ces blasphèmes dans la prose d'un honnête homme.

«Vous répondre? J'en eus envie. Mais les événements vous
répondaient d'eux-mêmes.

«Il y a peu de jours encore, un poète anglais passait le détroit.
Ne déclarait-il pas, comme on l'interrogeait sur les époques de la
littérature française que la plus brillante était, à son goût, le
temps des cours d'amour.

«Et il ajoutait que Swinburne, Morris et Rossetti et lui-même
devaient leur science et leur art aux exemples des grandes
trouveurs gascons et provençaux...»

Après quelques considérations sur Shakespeare, Maurras ajoutait:
«Ceux à qui il convient d'aimer l'art préraphaélite iront visiter
les églises de l'Ombrie plutôt que la maison Morris. Ils
étudieront l'hellénisme ailleurs que dans le _Second Faust_ et
précisément dans les oeuvres où le plus grand génie du Nord est
allé, en nécessiteux, recueillir de beaux rythmes et de belles
pensées. Si, en effet, on néglige ce qu'il tira de l'art roman, je
ne sais trop à quoi se réduit l'art des Barbares. Ou plutôt je le
sais pour l'avoir indiqué déjà: il reste aux poètes septentrionaux
ce qui peut aussi bien se trouver n'importe où: un sang riche, des
nerfs sensibles et du talent. Mais ceci ne se transmet point.
C'est la matière des oeuvres d'art. Ce n'en est point la forme.
C'est un secret tout personnel et l'on ne s'assimile point de
pareils caractères: ils ne s'enseignent pas...»

On sait comment, depuis, Maurras n'a cessé de développer les idées
si judicieuses qui nourrissent son esthétique et aussi sa
politique. Certes, des esprits de notre génération, il était celui
qui pouvait le mieux rapprendre la mesure et le goût à la pensée
française. Il a continué, il continue tous les jours et beaucoup -
- je ne fais pas scrupule d'avouer que j'en suis -- s'instruisent
à son école.

* * * * *

Après avoir donné, autant que quiconque, dans les divagations
germaniques et juives, je commençai pourtant à réagir. Je demeurai
féru d'antichristianisme et vaguement libertaire; mais je pris en
grippe les théories nébuleuses du symbolisme et plus
particulièrement les oeuvres où des poètes, perdus d'abstraction,
tentaient de les appliquer. Mallarmé étant leur grand homme,
j'attaquai Mallarmé.

On ne saurait se figurer aujourd'hui l'influence prise par ce
rhéteur «abscons» sur nombre d'esprits qui, par ailleurs,
raisonnaient quelquefois juste mais qui, dès qu'il s'agissait de
ses vers énigmatiques ou de sa conversation tarabiscotée, se
mettaient à délirer sans mesure.

Ah! les mardis de Mallarmé, ces réunions où maints poètes se
suggestionnaient pour découvrir des abîmes de beauté dans les
propos mystérieux du Maître!

J'en ai donné, jadis, un croquis que je crois intéressant de
reproduire.

«On s'entassait sur des chaises, des fauteuils et un canapé, dans
un petit salon que remplissait bientôt un nuage de fumée de tabac.

«Perdu dans ce brouillard symbolique, Mallarmé se tenait debout,
adossé à un grand poêle en faïence. La conversation était lente,
solennelle, toute en aphorismes et en jugements brefs. Parfois de
grands silences d'un quart d'heure tombaient où les disciples
méditaient, sans doute, la parole du Maître. Mais moi je me
sentais pénétré d'un froid singulier, au point qu'il me semblait
qu'une chape de glace s'appesantissait sur mes épaules.

«Seul, M. de Régnier rompait de temps en temps la congélation
générale, par une saillie spirituelle qui nous ramenait un peu à
la vie. D'autres alors émettaient, d'une voix sourde, quelques
phrases où ils s'efforçaient d'impliquer un monde de pensées. Et
Mallarmé souriant tirait trois bouffées de sa pipe -- en
conclusion.

«Parmi ces pétrifiés, il y en avait de plus pétrifiés encore. Tel
un jeune homme glabre et tondu de près qui, pendant deux ans, vint
tous les mardis et ne prononça jamais une syllabe.

«Un soir, il ne revint plus. Mallarmé demanda: -- Pourquoi ne
voit-on plus ce monsieur qui écoutait si bien? Quelqu'un le
connaît-il?

«Les assistants se consultèrent du regard; on fit une sorte
d'enquête d'où il résulta que personne ne le connaissait et qu'on
savait seulement, d'une façon vague, qu'il était l'ami du
sculpteur Rodin...»

Les choses se passaient donc dans l'intérieur d'un frigorifique.
Quant aux discours de Mallarmé, ils avaient toujours trait à
quelque subtilité d'ordre métaphysique ou littéraire. Guère de
vues d'ensemble mais un amour du détail poussé jusqu'à la minutie.
Je ne lui entendis jamais émettre que des sophismes exigus, des
paradoxes fumeux et des aperçus tellement fins qu'ils en
devenaient imperceptibles.

Parfois aussi Mallarmé récitait un sonnet qu'il avait mis six mois
à rendre inintelligible; puis il en confiait le texte à ses
disciples afin qu'ils l'étudiassent à loisir et que chacun
cherchât le sens de ces mots juxtaposés, semblait-il, au hasard.
C'était là un exercice du même genre que les travaux des personnes
patientes qui cherchent la solution des charades publiées par
certains périodiques.

Comme je l'ai dit, en Israël, on goûtait fort Mallarmé. Bernard
Lazare, qui devait plus tard se vouer à la réhabilitation de
Dreyfus, préludait à ce labeur ardu en s'efforçant d'élucider les
énigmes que proposait le Maître. Fervent admirateur du nébuleux
poète, il passait pour très expert dans l'art de l'expliquer aux
profanes.

Cette réputation lui valut une mésaventure assez cocasse.

Un mardi, Bernard Lazare avait été empêché de se rendre chez
Mallarmé. En compensation, il avait donné rendez-vous à quelques
uns de ses co-séides afin qu'ils lui rapportassent les oracles
promulgués, ce soir là, par son idole.

Or un de ceux-ci, grand mystificateur, avait imaginé de composer,
avec des phrases assemblées en désordre et munies de rimes, un
soi-disant sonnet de Mallarmé qu'il soumit à Lazare en le priant
d'en donner la signification.

Bernard Lazare se mit au travail et il accoucha bientôt d'un
commentaire où il exposait les mille pensées profondes, les dix
mille beautés d'images incluses dans ce plus que pastiche. -- Bien
entendu, le prétendu poème ne signifiait rien du tout. Aussi l'on
juge de la fureur du Juif quand il apprit le tour qu'on lui avait
joué.

Il fut d'ailleurs assez souvent victime de plaisanteries du même
genre. M. Henri Mazel m'a raconté qu'un jour où l'on discutait sur
le néo-platonisme, Lazare se laissa prendre à un faux texte de
Plotin fabriqué par M. Paul Masson et qu'il ne manqua pas d'y
étayer force arguments à l'appui de son opinion. Pour en revenir à
Mallarmé, on se demande comment on a jamais pu prendre au sérieux
un écrivain qui déclarait préférer «à tout texte, même sublime,
des pages blanches portant un dessin espacé de virgules et de
points».

Ailleurs, il formulait ce principe bizarre que: «Nommer un objet,
c'est supprimer les trois quarts de la jouissance du poème qui est
faite du bonheur de deviner peu à peu».

Il ajoutait: «Je crois qu'il faut qu'il n'y ait qu'allusion».

Quant aux mots, ces pauvres mots si singulièrement torturés par
lui, sa fantaisie leur confiait une fonction inattendue à quoi
personne n'avait encore pensé: «Il faut, disait-il, que de
plusieurs vocables on refasse un mot total, neuf, étranger à la
langue et comme incantatoire qui nous cause cette surprise de
n'avoir ouï jamais tel fragment ordinaire d'élocution, en même
temps que la réminiscence de l'objet nommé baigne dans une neuve
atmosphère...».

De ces propositions ésotériques on peut conclure que Mallarmé eut
en vue de créer un langage spécial destiné à formuler des pensées
tellement inaccessibles au vulgaire qu'il fallait presque se
transporter, par l'imagination, dans un monde différent du nôtre
si l'on voulait parvenir à en soupçonner la signification
ténébreusement symbolique.

Qu'une pareille aberration ait trouvé faveur auprès de poètes dont
quelques-uns possédaient du talent et le prouvèrent, cela peint
une époque. Mais aussi quelle confusion dans les esprits, quelle
anarchie dont maints écrivailleurs juifs profitaient pour
_saboter_ notre langue, pour faisander la littérature et pour
fausser l'intelligence française!

Heureusement la réaction s'est produite. Elle va se fortifiant
tous les jours et nous pouvons espérer qu'elle sera bientôt assez
vigoureuse pour bouter hors de notre pays, pour renvoyer à ses
Ghettos d'Allemagne et de Pologne cette malodorante postérité des
plus sordides talmudistes...

* * * * *

Au temps où Mallarmé bourdonnait dans le vide, Verlaine voyait
croître l'admiration que motivent les vers de _Sagesse, _des_
Fêtes galantes _et des _Liturgies intimes._

Celui-là ne s'enlisait pas dans les marécages où la Juiverie
accumula les limons étrangers. Il restait catholique, patriote,
amoureux de la tradition française. Si, dans ses derniers poèmes,
la langue se contourne parfois à l'excès, du moins elle ne tombe
jamais dans le charabia importé par les métèques.

Verlaine n'est pas seulement l'auteur des plus beaux vers
religieux publiés au dix-neuvième siècle, il est aussi un Gallo-
Latin chez qui l'on reconnaît sans peine l'influence de l'art
classique. Ce qui ne l'empêche pas d'avoir inauguré une forme
d'art nouvelle tout en nuances et en musiques délicates, tout en
images neuves et en rythmes imprévus.

Et puis comme il a rendu cette floraison suprême du catholicisme:
la Mystique! Parlant des sonnets de _Sagesse, _Jules Lemaître a pu
dire avec raison: «Ces dialogues avec Dieu sont comparables -- je
le dis sérieusement -- à ceux du saint auteur de l'_Imitation_. À
mon avis, c'est peut-être la première fois que la poésie française
a véritablement exprimé l'amour de Dieu».

Oui, je sais, quand on parle de Verlaine, les Pharisiens se
renfrognent et lui jettent la pierre à cause de ses faiblesses, de
ses égarements et des liaisons douteuses où s'acheva son
existence.

Mais les gens de coeur et de bonne foi n'ignorent pas qu'il fut,
presque toujours, horriblement malheureux et que s'il faillit
souvent, ses fautes réclament bien des circonstances atténuantes.

En effet Verlaine fut la victime d'un défaut de caractère que tous
ceux qui l'ont connu purent constater: il ne possédait pas l'ombre
de volonté; jamais il n'en eut plus qu'un enfant de cinq ans. Par
contre, il était doué d'une imagination dévorante.

Ah! l'imagination, c'est une admirable faculté pour un poète. Mais
elle lui est aussi parfois bien néfaste!

Tant qu'il s'agit de forger des strophes d'un sentiment intense,
elle lui rend les plus grands services, mais dès qu'il dépose la
plume pour rentrer dans la vie quotidienne -- la froide et dure
vie quotidienne -- elle lui joue autant de tours que pourrait le
faire une fée malicieuse.

Si, par surcroît, comme Verlaine, le poète est doué d'un
tempérament ardent, s'il manque d'énergie pour résister aux
impulsions de son extrême sensibilité, il sera entraîné aux plus
grands écarts. Oh! il se repentira, il fera des efforts sincères
pour réparer ses fautes. Mais s'il ne trouve pas sur sa route
quelque âme énergique autant qu'aimante qui prenne sur lui de
l'influence, il aura beau lutter pendant des mois, voire pendant
des années, il finira toujours par retomber et, de chute en chute,
il deviendra une triste épave ballottée aux souffles de
l'adversité.

Telle est justement l'histoire du pauvre Verlaine.

Je n'ai pas l'intention de commenter ici son oeuvre. Je l'ai fait
dans de nombreux articles et dans des conférences qui lui
procurèrent -- on me l'affirme -- des admirations et des
indulgences.

Au surplus, maintenant qu'il est mort, tout le monde -- sauf
quelques tardigrades -- rend justice à la beauté de son oeuvre. Il
a son monument au jardin du Luxembourg. Chaque année, le jour
anniversaire de sa mort, des poètes se réunissent pour visiter sa
tombe et célébrer sa mémoire.

Je voudrais seulement le montrer aux derniers temps de sa triste
vie: brisé, malade, et pourtant toujours ingénu, retrouvant, à
travers ses crises d'indicible mélancolie, des minutes de gaîté
enfantine.

Je le revois dans une sombre chambre, sommairement meublée, de la
rive gauche. La maladie le cloue là. Assis dans un fauteuil, sa
jambe gauche, ankylosée par l'arthrite, étendue sur une chaise,
vêtu d'une houppelande râpée, de nuance brunâtre, il s'amuse à
badigeonner, d'une mixture à teinte d'or, sa pipe, sa plume, des
soucoupes, des tabourets, tout ce qui lui tombe sous la main.

Je lui demande s'il ne versifiait plus.

-- Guère, me répondit-il, tenez, j'ai griffonné là quelques
strophes, mais je crois qu'elles ne valent pas grand chose. Et,
d'ailleurs, à quoi bon faire des vers?...

--Bah! dis-je, cela aide toujours à tuer le temps qui a la vie si
dure. Et puis l'art console de bien des choses.

Il secoue la tête; son grand front génial se plisse; ses yeux
s'embrument.

Il soupire et reprend: -- Non, l'art ne me console plus de
rien...Je suis un vieux débris qui achèvera bientôt de se
démantibuler. Mon Pégase est poussif et ma Muse cacochyme...
Versifier? Il faudrait évoquer le passé qui est lugubre ou le
présent qui est sinistre. J'aime autant pas...

Puis, par une de ces sautes d'humeur qui lui étaient habituelles,
il se mit à rire et brandissant son pinceau imprégné d'or fictif
il ajouta: -- Tenez, voici qui vaut mieux. Je dore un tas de
bibelots autour de moi; le soleil, quand il veut bien descendre
dans cette soupente, les fait reluire et miroiter. Je me figure
alors que je suis une sorte de roi Midas et je m'imagine que
j'habite un palais de féerie où tout ce que je touche devient
or... Cela me fait oublier que ma bourse est vide et que la
maladie me taraude les membres.

-- Hélas, me dis-je, après l'avoir quitté, qu'est-ce donc en effet
que cet art pour qui nous souffrons les quolibets et les calomnies
de la foule inepte? Voici un grand poète; il le sait; il n'ignore
pas non plus que ses vers feront battre les coeurs d'une noble
émotion tant qu'il y aura quelques hommes pour aimer la poésie. Et
pourtant, il est plus las et plus désenchanté qu'un fondateur de
dynastie qui se regarde vieillir en exil après avoir conquis et
perdu des empires... Ah! l'arrière-goût cadavéreux de la
gloire!...

Puis je me remémorai la douloureuse chanson de Sagesse où se
résume la destinée de Verlaine. Vous la rappelez-vous?

_Je suis venu, calme orphelin,_
_Riche de mes seuls yeux tranquilles,_
_Vers les hommes des grandes villes --_
_Ils ne m'ont pas trouvé malin._

_À vingt ans, un trouble nouveau,_
_Sous le nom d'amoureuses flammes,_
_M'a fait trouver belles les femmes --_
_Elles ne m'ont pas trouvé beau._

_Bien que sans patrie et sans roi_
_Et très brave ne l'étant guère,_
_J'ai voulu mourir à la guerre --_
_La mort n'a pas voulu de moi._

_Qu'est-ce que je fais en ce monde?_
_Suis-je né trop tôt ou trop tard?_
_O vous tous, ma peine est profonde:_
_Priez pour le pauvre Gaspard..._

Oui, prions pour Verlaine et pour tous les infortunés poètes que
la bêtise humaine mordille, que l'hypocrisie humaine lapide, que
la méchanceté humaine écorche vifs. Dieu, qui est miséricorde, ne
leur inflige, sans doute, qu'un bref Purgatoire: ils ont déjà tant
souffert sur notre déplorable planète! Espérons aussi qu'une fois
purifiés par les flammes réparatrices, ils seront chargés, Là-
Haut, de tracer, avec des plumes de cygnes, des arabesques d'or
lumineux sur les portes du Paradis...

* * * * *

Verlaine, du moins, parvint à la cinquantaine avec l'assurance que
ses vers étaient acclamés dans le monde entier -- malgré Caliban
et la muflerie démocratique.

Mais que dire des poètes qui moururent jeunes sans avoir entrevu
la première aube de la gloire?

Ah! qu'ils furent nombreux dès le temps où nous nous embarquions,
auréolés d'espoir, vers les Hespérides du rêve!

_Dans la galère capitane_
_Nous étions quatre-vingts... rimeurs._

C'était bien une galère où l'on ramait fort rudement contre le
fleuve de vilenies fangeuses qui submergeaient la littérature.
Mais elle était pavoisée de soies multicolores et les lanières
dont la Muse impérieuse nous fouaillait, pour nous stimuler vers
l'Idéal, étaient incrustées de pierreries chatoyantes!

N'importe: trop des nôtres ont péri durant le voyage.

Je l'ai dit ailleurs:»La vie de Paris, si dure aux pauvres, en a
tué quelques uns; d'autres étaient marqués, dès leurs débuts, d'un
sceau de fatalité. Pressentant, sans doute, qu'ils mouraient
bientôt, ils ont dépensé leur jeunesse, en prodigues, à tous les
carrefours. Ils ont brûlé, comme des torches aux flammes mi-
parties de violet et d'or parmi les songes où ils tentaient de
leurrer leur tristesse foncière et de transfigurer une réalité
morne...»

Tel fut, entre tant d'autres, le sort d'Emmanuel Signoret dont je
tiens à vous parler un peu.

Signoret, ce nom ne vous dit rien, n'est-ce pas? -- Eh bien ce fut
un poète qui donna les plus beaux espoirs à sa génération.

Poète, certes, rien qu'un poète, incapable de produire autre chose
que des vers et quelques proses d'un lyrisme puissant. Il vint de
Provence à Paris, avec l'idée naïve que son métier suffirait à le
faire vivre: illusion dangereuse en tout temps mais surtout à une
époque de matérialisme comme la nôtre où la poursuite d'un idéal
de beauté pure apparaît au grand nombre comme la plus morbide des
aberrations.

Signoret ne put s'adapter à un milieu aussi réfractaire; sans le
sol, incapable de monnayer ses rythmes ou de s'astreindre à des
besognes journalistiques, il tomba dans un dénuement total.

Néanmoins, ce n'est pas tant la misère et la maladie qui l'ont tué
que, comme l'a dit un de ses intimes, _le manque de gloire._

Quelques années il se débattit, produisant des vers accomplis à un
âge où la plupart des écrivains se cherchent encore. Ses émules
l'appréciaient à sa valeur mais le public demeurait sourd --
passait indifférent.

Il ne s'en rendit d'abord point compte. C'est que, dit son ami
M. André Gide, «il était pour les choses terrestres sinon aveugle
comme Homère, du moins d'une si extraordinaire myopie que la
laideur ou l'infirmité du réel ne venait pas heurter la poétique
vision dans laquelle il avançait en rêve. Ce que d'autres
appellent inspiration, visitation de la Muse dont tels poètes
sortent las et boiteux comme Jacob de la lutte avec l'ange,
c'était pour lui l'état constant, normal -- à ce point qu'au
contraire, ce qui l'en distrayait, les soins matériels et urgents
de la vie devenaient pour lui des causes de maladie et de
ruine...»

Dans un article nécrologique que je lui consacrai, je tâchai
d'expliquer également cette faculté d'abstraction qui tenait
presque du surnaturel: «Tandis qu'il traînait par les rues son
corps maladif, mal couvert de vêtements sordides, tandis que sa
vue basse le faisait se heurter aux passants et aux murailles, son
esprit déployait joyeusement des ailes de lumière sous les voûtes
du palais d'azur fluide où habitaient ses dieux. Des images
splendides ondoyaient autour de lui. Les villes, les campagnes,
transfigurées au prisme de son imagination, devenaient les décors
où s'embrasaient ses songes. Il les évoquait avec complaisance,
oubliant qu'il y avait souffert de la faim.

«Ce don qu'il possédait à un degré suprême de couvrir toutes
choses d'un manteau de splendeur ne l'étonnait point. De même
qu'il lui était normal de penser ou de rêver _au-dessus _de la
vie, de même il considérait ses vers comme des modèles qui
l'égalaient aux plus grands. En m'envoyant un de ses volumes, il
m'écrivait: -- Prends ces brûlants poèmes de ton ami si lyrique
que tu salueras en lui la complète et l'exubérante sagesse, celle
de la vie. La beauté vit ici. Sa présence, en nos temps, est un
fait terrible. À nous, hommes libres, de l'acclamer.

«Certains souriront peut-être de ces phrases superbes et
traiteront de folie des grandeurs une telle confiance dans son
propre génie. Ils auront tort. Le seul fait qu'à notre époque,
grouillante de démocrates ratatinés et de politiciens fétides, un
poète se soit haussé de la sorte jusqu'aux régions radieuses de la
Beauté souveraine, constitue une sorte de miracle qu'il sied
d'envisager avec recueillement...»

Hélas, Signoret se rendit enfin compte que, né pour être Pindare
d'un peuple de héros, il perdait ses cris. Agonisant, il regagna
sa Provence et ne fit plus que végéter. Sa veine tarissait.

«Un jour, dit encore M. André Gide, je le vis à Cannes. Je me
plaignis à lui de ce qu'il ne produisait pas davantage. -- Moi, je
suis toujours prêt, répondit-il, j'attends qu'on me commande
quelque chose...»

Il attendit en vain. Il eut un dernier sursaut. Il lança un appel
déchirant dans un poème admirable dont voici les premiers vers:

_Je ne veux pas mourir, la vie est douce et grande:_
_J'ai vu sur l'amandier verdir la jeune amande_
_Et les fruits du pêcher s'enfler comme des seins._
_Muse vous soutenez mes plus hardis desseins:_

_Ma parole de feu vous l'avez enfantée_
_Pour qu'elle soit enfin des races écoutée..._

Nul écho ne lui répondit: l'occasion de célébrer, aux
applaudissements des hommes, la noblesse cruelle de l'art ne lui
fut point fournie. Alors il garda définitivement le silence. Puis,
par un soir de décembre, la mort vint et l'emporta sous son aile
sombre.

Il avait vingt-neuf ans.

* * * * *

Signoret possédait un grand talent; encouragé, tiré de
l'indigence, il aurait peut-être eu du génie. Mais que dire de ces
avortés, de ces incomplets qui, dans le même temps que lui,
clopinaient à travers la littérature?

Que nous en vîmes qui se croyaient poètes et qui, après avoir
promené d'éditeur en éditeur d'absurdes manuscrits, finissaient
par rengainer leurs strophes difformes et par se noyer dans les
fanges les plus opaques de la sentine parisienne.

Toute profession a ses déchets. Mais je ne crois pas qu'il en
existe de plus lamentables que ces invalides de l'art. Certains
exerçaient des métiers vagues: tel celui-là qui, pour se nourrir,
s'était fait savetier et rapetassait des chaussures dans une
échoppe fumeuse, près du square de Cluny. D'autres, en proie à une
paresse incoercible, vivaient on ne sait de quoi, traînaient,
guenilleux, de café en café, hantaient les cénacles pour y
emprunter quarante sous à de moins pauvres qu'eux. Ils récoltaient
ici un bock, là une invitation à dîner, ailleurs une culotte ou
une paire de pantoufles. D'autres, enragés d'orgueil malsain,
dévorés d'envie, devenaient anarchistes. Tous terminaient leur
morne existence en prison ou dans les hôpitaux.

Je revois l'une de ces larves. C'était un nommé Alfred Poussin.
Venu jadis à Paris pour «faire des vers», il avait été le
compagnon de jeunesse de MM. Richepin, Bouchor et Ponchon.

Un petit héritage lui permit, quelque temps, de se tourner les
pouces en attendant la gloire. Mais ses derniers écus fondirent
vite au creuset de la fainéantise. Il avait pourtant accouché
d'une plaquette de _Versiculets_ qu'un ami charitable fit imprimer
à ses frais. Comme cet opuscule ne révélait pas l'ombre du moindre
talent, il sombra aussitôt dans l'oubli total.

Poussin n'en resta pas moins à Paris. Qu'attendait-il? De quoi
vivait-il? Personne n'en sut jamais rien.

C'était un grand cadavre, décharné par les jeûnes. Sa face glabre,
aux pommettes proéminentes, aux petits yeux bleuâtres, ternis par
l'alcool, se surmontait d'un immuable chapeau haute-forme galeux
et crevassé, l'un de ces couvre-chefs que Léon Bloy nomme des
«ordures cylindriques».

Que faisait-il toute la journée? Mystère. Où habitait-il? Problème
jamais résolu.

Mais dès cinq heures du soir, il arrivait au café Procope. Cet
estaminet eut de la notoriété sous le second Empire lorsque
Gambetta y hurlait aux acclamations des galope-chopine qui,
depuis, s'emparèrent du pouvoir pour dévaliser la France.

Vers 1890, le Procope était tenu par un autre raté de la
littérature qui, d'ailleurs, s'y ruina.

Poussin se fourrait dans un coin sombre et jusqu'à deux heures du
matin s'ingurgitait de l'absinthe puis de la bière. Le patron qui,
je crois, le tenait pour un génie méconnu, lui faisait crédit.

Il était fort rare qu'il desserrât les dents. Il écoutait, d'un
air malveillant, un sourire sarcastique aux lèvres, quelques
jeunes poètes, venus là, aux minutes de désoeuvrement proclamer
leurs espoirs, déclamer leurs vers. Si l'on lui adressait la
parole, il ne répondait que par des grognements brefs.

J'eus parfois la curiosité de rechercher ce qu'il pouvait bien se
passer dans l'esprit de cet homme qui depuis vingt-cinq ans ne
faisait rien, ne disait rien, ne produisait rien. Je n'ai jamais
pu tirer de lui trois phrases de suite. Mais je soupçonne qu'il
nous méprisait profondément, nous qui travaillions, qui publiions,
qui conquérions peu à peu un public...

Une nuit, Poussin fut terrassé par une congestion en sortant du
Procope. On le porta à l'hôpital de la Charité. Il y décéda le
lendemain, plus que jamais muré dans son rogue silence.

* * * * *

La Bohème n'est donc pas ce que le bourgeois pense. Celui-ci la
juge d'après les pasquinades veules et menteuses d'un Mürger. Que
la réalité est différente! La Bohème, c'est une cave sans air où
dépérissent et se stérilisent les poètes d'avenir comme Signoret,
les poètes de génie comme Verlaine. On y souffre, on y grelotte,
on y masque d'un rire désespéré les tiraillements de la faim, on y
pleure quand personne ne vous regarde. Ceux qui s'accommodent,
sans révolte, d'y croupir étaient faits pour elle. Les forts la
traversent, s'en échappent le plus tôt qu'ils peuvent et vont
combattre au grand soleil, au soleil farouche de la vie pour Dieu
et pour l'art.

S'ils meurent à la tâche, du moins, ils tombent l'arme au
poing!...

CHAPITRE IX
SOUVENIRS DU BOULANGISME

Il y a peu, dans une auberge de campagne, au mur de la chambre qui
m'avait été désignée, j'avisai un portrait du général Boulanger.

-- Hé, dis-je à mon hôte, vous aussi, vous avez été
boulangiste?...

-- Mon Dieu, oui, comme tout le monde, me répondit-il. Il
considéra l'image, puis avec un haussement d'épaules énergique, il
ajouta: -- Cet animal, s'il l'avait voulu!...

-- Nous n'en serions pas où nous en sommes, dis-je, en achevant la
phrase.

-- C'est cela même!

Il me laissa seul et je me pris à rêver sur ce singulier épisode
de notre histoire contemporaine.

-- C'est pourtant vrai, pensai-je, il fut un temps où _tout le
monde_ était boulangiste sauf, bien entendu, les francs-maçons,
quelques socialistes et la clique des politiciens opportunistes ou
radicaux. Et il n'est pas moins exact que si Boulanger _avait
voulu_, la France serait, sans doute, aujourd'hui débarrassée du
parlementarisme. Mais le général ne sut pas vouloir. Il n'eut ni
l'audace d'un Bonaparte ni l'esprit de décision d'un Monk. Ce fut
un romantique sentimental, un troubadour à barbe blonde qui, alors
que nous nous donnions à lui aima mieux roucouler aux pieds d'une
Marguerite tuberculeuse que de délivrer son pays de la tyrannie
jacobine.

Brave comme soldat, -- il l'a prouvé en Indochine, en Italie et
pendant la campagne de 70, -- il manquait de courage civil. Toute
la France lui criait: -- Fais le coup de force, renverse le
régime, nous te suivrons!

Il recula, ayant trop pris au sérieux les déclamations ineptes de
Victor Hugo dans l'_Histoire d'un crime._ Peut-être aussi son idée
fixe de rester dans la légalité se doublait-elle du sentiment de
son insuffisance à remplir le rôle magnifique et redoutable qui
lui était offert.

Et puis quels pitoyables lieutenants pour le seconder. Déroulède,
Pierre Denis, Barrès, Thiébault, deux ou trois autres mis à part,
quel ramassis d'aventuriers tarés et de pamphlétaires besogneux
autour de lui! Un Laguerre, un Mermeix, un Vergoin et surtout le
juif Naquet, traître probable, selon les traditions de sa race.

Lui-même resta fort équivoque; flattant les républicains,
caressant les royalistes pour en obtenir des subsides, marivaudant
avec les bonapartistes, allant à Prangins sonder le prince Jérôme,
dînant chez la duchesse d'Uzès, distribuant des poignées de mains
aux disciples de Blanqui, il usa son prestige à louvoyer entre les
partis avec l'arrière-pensée de les duper au profit de son
ambition. Mais là encore, il ne put pas aller jusqu'au bout: la
seule menace d'une prison, d'où la population parisienne l'aurait
tiré dans les vingt-quatre heures, l'effraya. Il prit la fuite,
abandonnant les siens aux vengeances des parlementaires; il alla
ridiculement, lâchement, se suicider sur la tombe de sa maîtresse.
Ah! ce ne fut pas la mort d'un Caton ni même d'un Marc-Antoine
mais celle d'un Roméo suranné.

Ce fatalisme sans ressort, ce manque de caractère ne désignaient
point Boulanger pour être un conducteur de peuples. Ce qu'il faut
retenir de son équipée c'est le sursaut d'instinct vital qui jeta
la France à sa suite: à cette époque chacun sentait, plus ou moins
nettement, que le parlementarisme nous était néfaste et qu'il
fallait en éliminer les virus pour subsister. Tel était le désir
de trouver l'homme nécessaire à cette tâche qu'on acclama, sans
trop de réflexion, celui qui se présentait comme le sauveur
possible. Et puis c'était un général: pour beaucoup il incarnait
la revanche. Sans génie, mais doué d'un charme incontestable, il
séduisit sans avoir besoin de se donner grand peine. Les
circonstances le portèrent. Le jour où elles cessèrent de le
favoriser et où il lui aurait fallu, pour les dominer, montrer
qu'il était digne d'arracher la patrie à la poignée d'aigrefins
qui la pillent et qui l'épuisent, il s'effondra -- plutôt que de
sacrifier ses amours à la mission qu'il avait acceptée.

Et la France retomba sous le joug honteux qu'elle subit encore...

* * * * *

Je n'ai pas l'intention de raconter le boulangisme. D'autres l'on
fait, notamment M. Barrès dans ce beau livre: _l'appel au soldat_
où il analyse avec perspicacité l'énorme mouvement d'espérance qui
porta le pays vers Boulanger.

Je veux seulement rapporter quelques aspects de cette lutte contre
le régime et montrer quelles furent alors nos illusions...

J'ai vu pour la première fois Boulanger au mois d'août 1886. Je
terminais mon service militaire au 12° cuirassiers en garnison à
Angers.

Le général était à ce moment ministre de la guerre. Il avait été
visiter le prytanée de la Flèche et, le même jour, il vint coucher
dans notre ville d'où il repartit, du reste, le lendemain matin
sans avoir mis le pied dans les casernes.

Mon escadron fut désigné pour lui rendre les honneurs au
débarcadère et pour fournir une garde à l'hôtel où il passa la
nuit.

Je dois dire que, sauf les officiers, le régiment n'avait qu'une
idée très vague de sa notoriété commençante. Ce que nous savions
de lui c'était qu'il avait fait repeindre les guérites en
tricolore, supprimé la masse individuelle et amélioré l'ordinaire.
De son action politique nous ignorions à peu près tout. Cela pour
la bonne raison qu'à cette époque, le service très chargé nous
absorbait complètement et que l'introduction des journaux était
sévèrement interdite au quartier: mesure très bien comprise et
qu'on ne fera pas mal de rétablir le jour où Marianne pourrira aux
gémonies.

Naturellement, nos chefs ne nous communiquaient pas leur opinion
sur Boulanger. Aussi notre seule préoccupation lorsque nous nous
rangeâmes dans la cour de la gare c'était de montrer au ministre
de la guerre que nous étions une troupe bien astiquée, bien
alignée, adroite à manier ses chevaux. À ce point de vue, nous
n'avions pas grand-chose à craindre de sa critique car le service
de deux ans ne sévissait pas encore, nous formions un régiment
parfaitement entraîné sous un colonel très strict mais très juste
s'attachant à développer en nous cet esprit de corps qui fait les
bons soldats.

Il était cinq heures du soir lorsque Boulanger descendit du train.
Il traversa rapidement la place, tandis que les trompettes
sonnaient la marche, et, sans nous inspecter, monta, suivi de ses
officiers d'ordonnance et du général commandant la place, dans le
landau découvert qui l'attendait. À ce moment, je ne fis que
l'entrevoir étant placé, de par mon grade, en serre-file du
quatrième peloton.

Nous l'escortâmes au grand trot jusqu'à l'hôtel. Descendu de
voiture, il passa sur front de l'escadron, dit quelques mots
aimables à notre capitaine puis déclara qu'il ne voulait pas de
garde. Ce qui me frappa ce fut l'aménité de ses manières. Il
manifestait déjà cette préoccupation de plaire qui, servie par un
physique agréable, fut pour beaucoup dans sa popularité.

Mais je n'eus pas le temps de faire des remarques plus
approfondies. Un commandement nous mit en colonne par quatre. Nous
rentrâmes au quartier, enchantés de n'avoir pas à fournir le
service supplémentaire auquel nous nous attendions.

* * * * *

Rentré dans le civil, je ne revis Boulanger qu'en 1887. Je dois
dire qu'à cette époque, ainsi que beaucoup d'écrivains de ma
génération, je ne m'occupais guère de politique. Perché à un
sixième étage de la Rive Gauche, je versifiais éperdument. Les
articles que je publiais, dans des revues éphémères, traitaient
surtout de poésie. Mes amis et moi nous vivions un peu comme en
rêve, nous récitant nos vers, esquissant les théories de l'école
littéraire qui prit, par la suite, le nom de Symbolisme, ne
recherchant, dans nos courses à travers Paris, que des sensations
d'ordre esthétique.

Cependant nous étions unanimes à mépriser le parlementarisme. Nous
trouvions grotesque et humiliant que la France fût soi-disant
représentée et gouvernée par des babouins d'une malhonnêteté
notoire, ayant pour préoccupation unique de se disputer l'assiette
au beurre et de gaver leur clientèle sans souci de la dignité du
pays.

Boulanger combattait ces fantoches qui le persécutaient. Et donc,
par cela seul, il nous était sympathique. Mais nous ne prenions
point part effectivement à la bataille.

Sur ces entrefaites éclata l'affaire Wilson. On se rappelle que
cet anglais, gendre du vieux Grévy, trafiqua de la Légion
d'honneur, commit des faux pour se tirer d'affaire lorsqu'il fut
poursuivi et néanmoins obtint un acquittement des magistrats
inféodés au régime qui furent chargés de le juger.

Le maintien de Grévy à la présidence de la République n'en
devenait pas moins impossible. Paris bouillonnait, menaçait de se
soulever et réclamait la rentrée de Boulanger au ministère.

Sur ce dernier point les parlementaires demeuraient irréductibles:
ils craignaient trop le coup de balai purificateur dont les
partisans du général ne cessaient de les menacer. Mais ils
saisissaient l'urgence de quelques concessions.

C'est pourquoi ils sommèrent Grévy de démissionner. Le vieux, qui
tenait à ses gros appointements, fit d'abord la sourde oreille. Il
se cramponnait à son fauteuil et feignait d'ignorer l'émeute qui
grondait autour de l'Élysée.

Pour lui forcer la main, la Chambre décida de siéger en permanence
jusqu'à ce qu'elle eût reçu sa démission.

Le jour même où elle prit ce parti, tout ce qu'il y avait de
militants dans la ville s'assemblèrent spontanément sur la place
de la Concorde pour presser sur les députés et, au besoin, envahir
le Palais Bourbon et dissoudre l'assemblée si celle-ci manquait à
son devoir.

Accompagné d'un peintre de mes amis, j'étais venu là par
curiosité.

C'était un jour sombre, brumeux et froid de la fin de novembre.
Une foule énorme remplissait la place depuis le bas des Champs-
Élysées jusqu'à la terrasse des Tuileries, depuis les parapets du
quai jusqu'à la rue Royale. De nouvelles colonnes de manifestants
ne cessaient de déboucher par la rue de Rivoli. Un escadron de la
garde barrait le pont. Devant se tenaient quelques officiers de
paix peu zélés et une douzaine d'agents mal disposés à cogner car,
à cette époque, la police, en majeure partie, était boulangiste.

Il y avait de tout sur la place: entre autres des membres de la
Ligue des Patriotes groupés autour de la statue de Strasbourg et
qui chantaient le refrain à la mode:

_Quand les pioupious d'Auvergne iront en guerre,_
_Pour sûr on dansera,_
_Le canon tonnera,_
_On trempera la soupe dans la grande soupière_

_Et pour la manger_
_On n'se passera pas d'Boulanger..._

Presque tout le monde faisait chorus. Et quand on arrêtait de
chanter quelques minutes c'était pour crier sur l'air des
lampions: Démission! Démission! ou pour entonner une autre
chanson:

_C'est Boulange -- lange -- lange,_
_C'est Boulanger qu'il nous faut!..._

Entre temps des camelots glapissaient: -- Demandez la chanson
nouvelle: _Ah! quel malheur d'avoir un gendre!..._On la vend dix
centimes, deux sous.

Outre les patriotes, on coudoyait des socialistes menés par
Founière, Lisbonne et Mme Séverine, des royalistes, des
bonapartistes, des plébiscitaires, force badauds sans opinion
politique bien déterminée mais haïssant les parlementaires et
férus de Boulanger.

Tous s'agitaient, ondulaient, moutonnaient, déferlaient en
poussées formidables vers le pont, échangeaient gaiement des
propos où le régime était jugé de la façon la plus méprisante.
Parfois des huées montaient comme une tempête; puis toujours
revenait la clameur:

_C'est Boulange -- lange -- lange,_
_C'est Boulanger qu'il nous faut!..._

Les agents écoutaient, passifs. Les cavaliers, le sabre à
l'épaule, ne bougeaient pas quand un incident se produisit.

Comme toujours, dans ces sortes de manifestations, des Apaches se
mêlaient à la foule dans l'espoir d'un désordre qui leur
permettrait d'exercer en sécurité leur industrie. Au bout d'un
certain temps, voyant que rien ne se déterminait, ils se mirent à
lancer des pierres et des tessons de bouteille à la troupe.
Plusieurs chevaux furent blessés et commencèrent à se cabrer et à
ruer. Un garde, atteint en pleine figure par un moellon,
dégringola de sa selle.

Alors, brusquement, sans avertir, l'officier qui commandait
l'escadron, voyant ses hommes s'énerver, lança la charge.

Les gardes se déployèrent en éventail sur la place et, filant au
galop, sabrèrent tout ce qui se trouvait sur leur passage. Il y
eut une panique, un reflux de la foule vers les rues voisines. Un
certain nombre de curieux qui s'étaient hissés au rebord des
vasques des fontaines encadrant l'obélisque, culbutèrent dans
l'eau et prirent un bain qui, vu la saison, ne leur procura guère
d'agrément. Mon ami et moi nous décampions comme les autres. Nous
nous étions garés de la charge sous les premiers arbres des
Champs-Élysées quand nous vîmes descendre d'un omnibus Hôtel de
ville -- Porte Maillot, un homme d'une soixantaine d'années qui
portait une valise. Je me le rappelle avec sa barbe blanche et son
air ahuri de ce tumulte auquel il semblait ne rien comprendre.

Juste comme il posait le pied sur le pavé, un garde passa près de
lui et lui appliqua un grand coup de sabre sur la tête.

Le vieillard roula par terre en criant de toutes ses forces. À ce
moment, comme les trompettes sonnaient le ralliement et que les
cavaliers regagnaient le pont au trot, nous nous élançâmes pour
relever le blessé. -- Heureusement, il avait plus de peur que de
mal, son chapeau, d'ailleurs fendu en deux, ayant amorti le choc.
Néanmoins il saignait d'une coupure superficielle et il pleurait
en nous disant: -- J'arrive de Dijon!... Je viens voir mes
enfants, rue Saint-Honoré... Je ne sais même pas ce qui se
passe... Je descends de l'omnibus et je reçois un coup de
sabre!...

Il y avait, en effet, de quoi se sentir un peu désemparé.

-- Ah! dis-je, vous auriez aussi bien fait de remettre votre
voyage...

Nous le conduisîmes chez un pharmacien tout près de là. Une fois
assurés du peu de gravité de sa blessure, nous revînmes sur la
place, curieux d'apprendre comment tout cela finirait.

Or pas mal de gens avaient été sabrés, ce qui exaspérait la foule.
Marchant sur le pont, elle se préparait, en vociférant: À bas la
Chambre! à forcer le passage.

D'autre part, une escouade d'agents, sortie de la rue Saint-
Florentin, commençait à cogner. Les socialistes de Fournière lui
tenaient tête et, refoulés contre le ministère de la Marine,
tiraient à coup de revolver pour se dégager. Au milieu du tapage
énorme qui remplissait maintenant la place, les détonations ne
faisaient pas plus de bruit qu'un claquement de fouet.

Mon ami et moi nous étions grisés par l'atmosphère belliqueuse,
horripilés par le sang que nous avions vu couler. Nous courions
vers le pont, prêts à prendre part au combat, quand soudain tout
s'arrêta. Un officier de paix pérorait. Nous étions trop loin pour
entendre ce qu'il disait, mais nous le vîmes indiquer du geste les
parapets où une nuée d'afficheurs collaient des papiers blancs.

On se précipita; on lut: c'était enfin le message de démission de
l'antique et malpropre chicanous nommé Grévy.

Il y eut un hourra gigantesque -- puis un cri enthousiaste de:
Vive Boulanger! Ensuite, chacun s'en alla chez soi avec la
conscience du devoir accompli...

C'est la première émeute à laquelle j'ai assisté... -- Par la
suite, je devais en voir bien d'autres où je jouais un rôle
plus... mouvementé.

* * * * *

Je ne sais si cette échauffourée stimula les instincts guerroyants
qui sommeillaient en moi. Mais le fait est que, de ce jour, je ne
rêvai plus que plaies et bosses. Puis je fis la connaissance, dans
le même temps, de quelques boulangistes effervescents qui me
convertirent à l'amour du «brav'général» et je me mis à conspirer
avec eux.

Ils habitaient, comme moi, le quartier latin. Nous y fîmes une
propagande enragée parmi les étudiants, les artistes et les
littérateurs: au Luxembourg, à domicile, dans les cafés, nous
promenions la parole boulangiste.

Partout à peu près, nous étions bien accueillis, tandis que les
rares opposants ne recueillaient que des rebuffades et parfois des
horions.

À ce propos, un incident assez drolatique me revient à la mémoire.

Dans un café du boulevard Saint-Michel, nous étions installés
trois à une table que flanquaient, à notre droite, des adeptes de
la manille et, à notre gauche, des joueurs de domino. Tout en
procédant aux rites de leur culte, ils nous écoutaient prophétiser
la déroute prochaine des parlementaires et applaudissaient à nos
tirades révisionnistes.

Un bonhomme chenu, assis en face de nous, marquait, seul, du
mécontentement. Il commença par grommeler des vocables tels que:
dictature, réaction, République en péril... Ensuite, comme nul ne
faisait cas de ses protestations, il tira de sa poche un journal
antiboulangiste, l'étala devant lui et entama, d'une voix
perçante, la lecture d'un article où Joseph Reinach avait le
toupet d'invoquer contre le général «les lois, les justes lois».

D'abord on se contenta de le blaguer à la sourdine. Puis, comme
notre adversaire haussait de plus en plus le ton, nos voisins de
gauche se mirent à taper les dominos sur le marbre de la table
pour couvrir son fausset.

Une querelle s'ensuivit. L'admirateur de la prose hébraïque nous
traita «d'esclaves attachés à la queue du cheval noir de
Boulanger». On lui rit au nez. Puis, comme il s'entêtait à
reprendre la déclamation de l'article, toute l'assistance le hua.
Lui, gesticulait, brandissait son journal comme un drapeau et ne
cessait de nous cracher des injures.

Enfin le gérant, zélé boulangiste, lui fit remarquer qu'il avait
tout le monde contre lui et le pria de se taire. Vaine
objurgation, il n'en cria que plus fort.

Il fallut l'expulser. Au garçon qui le poussait vers la porte, il
décocha l'épithète de «suppôt du militarisme».

Une fois dehors, il voulut prendre à témoins de notre intolérance,
les consommateurs de la terrasse. Mais ceux-ci ne lui répondirent
que par le cri réitéré de: Vive Boulanger! Alors il s'éloigna,
toujours vociférant, tâchant, sans succès, de recruter quelque
approbateur parmi les passants qui s'écartaient de lui avec
précipitation ou le lardaient d'épigrammes.

Ah! c'est qu'à cette époque, il n'y avait guère d'endroit, à
Paris, où l'on pût manifester impunément de l'opposition à
Boulanger...

* * * * *

Ce fut vers la fin de décembre que je fus présenté au général par
un de ses secrétaires. Il habitait alors rue Dumont D'Urville. Ce
n'était pas facile de l'aborder car, dès l'aube, un flot
d'admirateurs et de solliciteurs stationnaient sur les trottoirs,
devant la maison, envahissaient l'escalier, s'entassaient dans
l'antichambre. Et quels propos brûlants ils échangeaient: actes de
foi dans le génie de Boulanger, espoirs de revanche, malédictions
contre le régime. Les murs en vibraient. Et il aurait fallu que le
général fût plus qu'un homme pour ne pas s'enivrer aux effluves de
cette délirante popularité.

Après trois heures d'attente, je fus admis dans son cabinet de
travail. Il se tenait debout contre la paroi du fond. Il était
vêtu d'une redingote noire, boutonnée, et d'un pantalon bleu
foncé. Au col, une cravate mauve à dessins rouges d'assez mauvais
goût. Assis derrière un bureau couvert de journaux, de brochures
et de lithographies boulangistes, le comte Dillon écrivait sans
s'occuper des allants et venants.

Mon introducteur me nomma et me donna comme délégué par la
jeunesse des Écoles. Ce n'était pas tout à fait vrai, car je
n'avais nul mandat des étudiants pour prendre la parole en leur
nom. Cependant, je pouvais, sans mentir, affirmer que j'apportais
les voeux d'un grand nombre de jeunes gens de la Rive Gauche.

Le général me serra la main. Tandis que je lui disais qu'il
pouvait compter sur nous pour le suivre -- _jusqu'au bout --_ il
fixait sur moi ses yeux bleus et paraissait m'écouter avec
attention. Je remarquai l'extrême douceur de son regard. Comme je
l'ai déjà dit, Boulanger avait un grand charme d'accueil et
possédait un don tout spécial pour attirer et retenir les
dévouements.

Il me répondit par quelques phrases de courtoisie, puis me
certifia que bientôt nous renverserions les parlementaires. Enfin,
il m'exhorta à poursuivre la propagande sans défaillance.

Tout cela fut dit très simplement, mais avec une force de
persuasion qui acheva de me conquérir.

L'entrevue ne dura que quelques minutes, car plus de trois cents
séides attendaient avec impatience leur tour d'être reçus. Après
que le général m'eut serré de nouveau la main en me répétant: --
Bon courage, nous vaincrons, je pris congé, plus que jamais décidé
à servir le boulangisme par la parole, par la plume et, au besoin,
par la trique.

* * * * *

La période électorale s'ouvrit. Le gouvernement sentait bien que
Paris lui échappait; les parlementaires gémissaient,
s'indignaient, jabotaient dans le vide, intriguaient, cherchaient
en vain l'homme à opposer au général. Tous les politiciens de
quelque notoriété qui furent pressentis, se récusèrent avec
empressement, nul d'entre eux ne se souciant d'affronter une
défaite certaine.

Enfin l'on déterra un obscur franc-maçon, nommé Jacques,
distillateur de son métier et que ni le talent ni les services
rendus au régime de désignaient pour assumer la tâche formidable
de lutter contre Boulanger. Il fallait vraiment que le ministère
ne sût plus de quel bois faire flèche pour présenter aux suffrages
des Parisiens une pareille médiocrité.

On pense si ce nom de Jacques suscita les brocards!

Dans les réunions, les boulangistes n'arrêtaient pas de chanter:

Frère Jacques, dormez-vous?...

Aux orateurs, pleins d'abnégation, qui soutenaient cette
candidature bouffonne, on criait: -- As-tu fini de faire le
Jacques?

Rochefort, dans l'_Intransigeant_, qui était le moniteur du
boulangisme et qui tirait à trois cent mille, multipliait les
articles au vitriol contre nos adversaires. Jamais il ne montra
plus de verve.

Je me rappelle, entre autres, un article où il raillait le texte
d'une affiche gouvernementale. Composé de pleutres, incoercibles,
le ministère y insinuait que si Boulanger était élu, il en
résulterait la guerre avec l'Allemagne. Il faisait appel à la
couardise, bien en vain d'ailleurs, car la France entière aspirait
à la revanche (le général-revanche, c'était un des surnoms dont on
désignait Boulanger), et il prédisait la défaite.

Cette vilenie se terminait, en effet, par ces mots: _Pas de
Sedan!_

Rochefort releva la phrase: -- La veste que vous allez remporter,
écrivit-il, vous ne voulez pas qu'elle soit en drap de Sedan? Fort
bien, nous vous l'offrirons en drap d'Elboeuf...

Cependant, au quartier, nous redoublions de zèle. Chaque jour nous
amenait de nouveaux adhérents. Le courant boulangiste devenait de
plus en plus irrésistible, entraînant jusqu'à d'anciens communards
qui avaient fait le coup de feu contre Boulanger en 71.

De baroques personnalités se laissaient aussi séduire. Ainsi, un
soir, au sortir d'une réunion, je fus abordé par un individu,
porteur d'une grande barbe en acajou frisé, qui témoigna le désir
de me poser quelques questions.

Je le pris à part et le priai de s'expliquer.

Mais lui, à brûle pourpoint: -- Savez-vous si Boulanger a fait
fusiller Millière?

Je ne me rappelai pas du tout qui était ce Millière ni en quelle
circonstance il avait passé par les balles. J'avouai mon ignorance
à mon interlocuteur.

Alors il m'expliqua que Boulanger, colonel dans l'armée
versaillaise, lors de l'entrée des troupes de l'ordre à Paris,
faisait partie du corps qui avait occupé la rive gauche. Or, le
nommé Millière, membre de la Commune, avait été arrêté rue de
Vaugirard, et fusillé sans jugement, sur les marches du Panthéon.

-- Je suis disposé, conclut-il, à voter pour le général, pourvu
que je sois sûr qu'il n'a pas pris part à l'exécution de Millière.

Je fus un peu interloqué, car je n'en savais rien du tout.
Toutefois, je pris sur moi de lui affirmer que Boulanger déplorait
les abus de la répression qui marquèrent la défaite de la Commune
et que, par suite, il était incapable d'y avoir trempé.

La conséquence n'était pas très rigoureuse. Mais il était exact
que j'avais lu peu auparavant une déclaration du général destinée
aux blanquistes et où il réprouvait les cruautés commises durant
cette guerre civile.

Mon homme m'écoutait attentivement: --C'est que, dit-il, je fus
l'ami de Millière. Mais d'après ce que vous me rapportez, je crois
que Boulanger ne fut pour rien dans son assassinat.

Puis il ajouta: -- Je voterai donc pour Boulanger.

Le ton dont il prononça cette phrase donnait à entendre qu'il
considérait par là rendre un immense service au général.

Son air solennel, ses allures étranges avaient piqué ma curiosité.
Sous prétexte de lui fournir des documents complémentaires sur le
point qui l'inquiétait, je lui demandai son nom.

Il me dit qu'il s'appelait F..., professeur libre, poète, auteur
d'une _Chanson des étoiles_ qui ne trouvait pas d'éditeur, il
spécifia en outre qu'il était le pontife d'une secte occultiste
qui se donnait pour mission de convertir le monde au manichéisme.

-- Maintenant, me dit-il, que je suis sûr de la pureté de
Boulanger, quand il tiendra le pouvoir, je l'irai trouver et je
lui inspirerai de favoriser nos efforts.

Retenant mon envie de rire, je l'approuvai chaudement. Nous nous
quittâmes et je ne l'ai pas revu depuis. Mais, il y a quelques
jours, une revue occultiste me tomba sous les yeux, qui donnait le
portrait de F... et qui m'apprit qu'il s'était bombardé récemment
évêque de l'église gnostique. Mon colloque avec cet illuminé me
revint alors à la mémoire. Je le mentionne ici parce qu'il prouve
combien le boulangisme s'était infiltré dans toutes les cervelles
-- au point que voilà un rêveur qui, escomptant le succès du
général, méditait de faire de lui le propagateur de sa doctrine.

Chaque fois qu'un mouvement profond agite un peuple, on est sûr de
voir surgir de la sorte nombre de chimériques qui se figurent
volontiers qu'un décret spécial de la Providence suscita la crise
pour la diffusion de leurs systèmes plus ou moins cocasses.

* * * * *

Enfin, à travers mille réunions tumultueuses, manifestations dans
la rue, conflits entre boulangistes et gouvernementaux, on arriva
au dimanche de l'élection. C'était le 27 janvier.

Ce jour-là, tout Paris en fièvre fut dehors dès le matin. On
assiégeait les sections de vote. Les alentours des mairies étaient
encombrés d'une cohue anxieuse où, sans se connaître, on
échangeait des pronostics et des espérances. Fort peu de gens
avouaient avoir voté contre Boulanger. Ils étaient d'ailleurs
obligés de prendre vivement la fuite pour échapper aux invectives
et aux gourmades.

Vers six heures du soir, la foule se porta vers le restaurant
Durand. Boulanger, entouré de ses principaux partisans, y
attendait, dans un salon du premier étage, le résultat du scrutin.
Il y avait tellement de monde sur le boulevard, sur la place de la
Madeleine et rue Royale qu'on pouvait à peine circuler, et de
nouveaux flots de boulangistes, accourus de tous les points de la
ville, ne cessaient d'affluer. Tous les partis qui avaient
soutenus le général fusionnaient. Une phrase courait qui résumait
le sentiment unanime: -- Pour sûr, il est élu; tout à l'heure,
nous le porterons à l'Élysée.

Car il ne faisait aucun doute pour personne que le renversement
immédiat du régime suivît la victoire de Boulanger.

Deux ou trois de mes amis et moi nous nous tenions près de
l'entrée de Durand et nous frémissions de l'impatience d'en finir
avec les parlementaires. En attendant le coup de force qui, nous
en étions certains, mettrait, dans quelques heures, fin à leur
pouvoir, nous guettions le balcon du premier. À mesure que de sûrs
émissaires apportaient des vingt arrondissements les chiffres
proclamés au dépouillement des votes, un transparent les
communiquait à la foule qui les accueillait par des clameurs
triomphales car, en tout lieu, Boulanger l'emportait sur son
ridicule adversaire.

Dans l'intervalle, on se montrait le vieux commissaire Clément qui
arpentait le trottoir en face, la figure impassible et les doigts
tortillant la moustache. C'était lui qui était toujours chargé des
arrestations politiques et l'on se demandait s'il aurait l'audace
de porter la main sur Boulanger quand celui-ci descendrait.

Des ouvriers disaient: -- Ah! bien, s'il touche au général, nous
le mettrons en capilotade.

Mais d'autres répondaient: -- Non, aujourd'hui, c'est jour de fête
pour la France. Faut terminer l'affaire sans casser personne. On
l'écartera simplement et l'on le priera d'aller se faire pendre
ailleurs.

Je parvins à me glisser derrière quelques journalistes qui
abordaient Clément, et j'entendis le dialogue suivant:

-- Vous avez un mandant d'arrêt contre le général?

-- Oui, Messieurs.

-- En ferez-vous usage si la foule porte le général à l'Élysée?

Clément hésita; il regarda un compagnie de la garde à pied rangée
devant la Madeleine et qui semblait très peu disposée à faire
usage de ses armes contre les manifestants.

-- Non, dit-il enfin, ces hommes ne me soutiendraient pas: ils
sont boulangistes pour la plupart. Et je n'ai pas envie de me
faire écharper.

-- Mais n'avez-vous pas des agents?

-- Quelques uns près d'ici...

Et après un silence: -- Eux aussi sont boulangistes.

-- Alors, qu'allez-vous faire?

-- Je verrai.

Puis avec un peu d'irritation, il conclut:

-- Laissez-moi tranquille, Messieurs, je n'ai pas de compte à vous
rendre.

Ainsi la police même était en désarroi, la garde acquise au
général. On savait que la garnison ne jurait que par lui. Enfin le
bruit courait que les ministres, pris de panique, faisaient leurs
malles pour décamper en tapinois et se réfugier dans des cachettes
préparées d'avance où ils espéraient se dérober au premier feu des
représailles.

Donc le régime se démantibulait, croulait dans son ignominie.
Toutes les chances étaient pour Boulanger.

Hélas! il allait manquer à sa fortune.

Vers onze heures, on connut le résultat définitif: Paris avait élu
le général à plus de quatre-vingt mille voix de majorité.

Aussitôt une immense clameur tonna depuis la Madeleine jusqu'à
l'extrémité des boulevards: Vive Boulanger!

Et tout de suite après, le cri qui dictait son devoir au général:
-- À l'Élysée! À l'Élysée!

Dans le salon de Durand, les amis de Boulanger le pressaient
d'obéir à la volonté populaire. Déroulède se montrait le plus
éloquent. Mais l'élu hésitait, se dérobait, multipliait les
arguties, parlait d'illégalité. Pourtant il fallait prendre un
parti. Il déclara qu'il voulait s'isoler dans un cabinet adjacent
pour réfléchir.

Or, dans ce cabinet, il y avait Mme de Bonnemain. Que lui dit-
elle? Sans doute quelque chose dans le genre: -- Ah! mon Georges,
si tu descends dans la rue, tu cours le risque d'attraper un
mauvais coup. Si tu m'aimes, tu n'écouteras pas tous ces exaltés.

-- Tu as raison, ma chérie, dût-il répondre.

O défaillance d'une âme efféminée, capable de concevoir de grands
desseins, inapte à les réaliser pour le salut de son pays! Est-ce
que Bonaparte a consulté Joséphine au 18 Brumaire? Ou plutôt est-
ce que Joséphine, au lieu de l'amollir, ne le seconda pas en
dupant le directeur Gohier?

Boulanger rentra dans le salon et dit d'un ton qui ne souffrait
pas de réplique que, satisfait du résultat obtenu, il refusait
absolument de se prêter à une action violente contre le régime.

Alors Georges Thiébault, plein d'amertume et de prévisions
sinistres, tira sa montre: -- Il est minuit cinq, dit-il, depuis
cinq minutes, le boulangisme est en baisse...

C'était vrai; de ce jour le déclin de Boulanger commença; il alla
en se précipitant jusqu'au coup de revolver final.

Cependant, dehors, on trépignait, on exigeait la présence du
général. Il ne se montra même pas au balcon. Puis des journalistes
descendirent qui murmurèrent qu'il refusait le pouvoir offert par
trois cent mille dévoués et, derrière eux, par toute la France.

Quelle désillusion nous serra le coeur! Comment: les
parlementaires étaient en déconfiture; Paris attendait l'acte
décisif qui les rejetterait au néant; il n'y avait même plus à
combattre pour emporter le pouvoir et Boulanger préférait au giron
de la gloire celui de la Bonnemain?

Pendant plus d'une heure on demeura sur place, espérant toujours
quelque péripétie qui déterminerait le général à l'action. Rien ne
vint que la pluie.

Alors les chants et les cris s'éteignirent; la foule se dispersa
peu à peu avec le sentiment que l'occasion manquée ne se
représenterait plus...

* * * * *

Bien des années ont passé depuis cet avortement d'un effort tenté
par la vraie France pour échapper à l'aberration parlementaire. Il
y eut le Panama, l'affaire Dreyfus, la persécution religieuse, la
cession du Congo et la mise à plat ventre devant les exigences
allemandes. Le pays, après quelques sursauts d'indignation contre
tant de hontes et de crimes, s'est toujours laissé ressaisir,
garrotter et bâillonner par la Loge, les Huguenots, les Juifs et
les Métèques qui le sucent.

Sortirons-nous de cette lâche somnolence, de cette veule
soumission aux intrigues d'une bande de jouisseurs sans scrupules?

Peut-être. -- Des indices de réveil se manifestent. Une jeunesse
catholique et monarchique attaque le régime. L'action virile,
l'action joyeuse, l'action française reprend ses droits.

Mais il faudrait un homme pour coaliser, diriger tant de généreux
dévouements. Il faudrait un César ou un Monk.

Pour moi, je préférerais Monk...

CHAPITRE X
CHEZ LES GNOSTIQUES.

Quel grouillement de pseudo-religions autour de l'Église
catholique! Il y a là une foule d'esprits inquiets qui s'efforcent
d'adapter ses dogmes et ses préceptes aux caprices de leur
imagination ou de leur orgueil. Certains, rebutés par le
matérialisme ambiant, cherchent, par des voies dangereuses, un
nouvel idéal. D'autres restaurent des hérésies condamnées dès les
premiers siècles du christianisme. D'autres encore, s'affiliant à
la Franc-Maçonnerie, espèrent y trouver une conciliation entre les
principes révolutionnaires et ceux de l'Évangile.

Je ne parle que des âmes de bonne foi, car, à côté de celles-ci,
l'on rencontre de véritables possédés pour qui la Gnose constitue
une arme de guerre contre l'Église, qu'ils haïssent et qu'ils
rêvent de détruire.

Des premiers, quelques uns demeurent ancrés dans leurs illusions
jusqu'à la fin de leurs jours. Telle cette lady X..., duchesse
espagnole et pairesse d'Écosse, dont la famille fut jadis alliée à
une maison royale éteinte, et qui représentait naguère en France
la théosophie d'après les enseignements de cette illuminée
baroque: la Slave Blavatsky.

Lady X... croyait que Marie Stuart s'était réincarnée en elle.
Pleine de bon sens sur d'autres points, affable, charitable,
cultivée, du jour où cette aberration s'empara d'elle, rien ne put
l'empêcher de fonder une secte où prédominaient les spirites. Sous
l'inspiration de la Blavatsky, elle publia ensuite une revue
l'_Aurore_, qui préconisait une rénovation religieuse et sociale
basée sur le culte des morts.

Afin de montrer quel désordre apportent dans des intelligences,
par ailleurs pondérées, les théories gnostiques, je transcris
quelques passages des brochures -- à peu près introuvables
aujourd'hui -- où lady X... exposa sa doctrine.

Voici, par exemple, une révélation sur l'origine du mal qu'elle
prétend avoir reçue simultanément de Marie Stuart et de Jeanne
d'Arc!

«Le mal est le résultat de la limitation de l'esprit par la
matière, car l'esprit est Dieu et Dieu est bon. C'est pourquoi en
limitant Dieu, la matière limite le bien. S'il ne se projette dans
l'être, Dieu demeure inactif, solitaire et non manifesté; par
conséquent il demeure inconnu, sans culte, sans amour et sans
action. S'il crée, il se heurte à la limite. Les ténèbres de
l'ombre de Dieu correspondent intensivement avec l'éclat de la
lumière de Dieu...»

Ce mélange de manichéisme et de divagations montanistes n'est déjà
pas mal. Mais cette fuligineuse métaphysique s'aggrave de
véritables blasphèmes touchant la Vierge et même Notre-Seigneur.

Ceci: «L'homme va en avant ou il recule. C'est en retrouvant la
virginité qu'il devient immaculé. _L'âme étant immaculée conçoit
le Christ et l'enfante...»_

De là à dire que le Christ historique n'est qu'un symbole du
Christ intérieur; de là à dire que notre âme immaculée est figurée
par la Vierge Marie immaculée dans sa conception et qu'elle
enfante le véritable Christ, le Christ spirituel et divin, il n'y
a qu'un pas. Lady X... le franchit. Dans ses écrits, Notre-
Seigneur s'évanouit, avec sa chair, avec sa personne divine, avec
son humanité, dans un mythe orgueilleux et subtil. La Vierge n'est
plus qu'un symbole. L'homme devient Dieu en produisant Dieu!

C'est le fond qu'on découvre dans les théories de toutes les
sectes gnostiques. D'une façon plus ou moins détournée, avec une
audace plus ou moins formelle, elle promulguent cette doctrine
néfaste de l'humanité s'adorant elle-même qui se retrouve aussi
dans les enseignements secrets de la Franc-Maçonnerie.

Suivent, chez lady X..., des considérations stupéfiantes sur la
personne du Christ: «Jésus est le même principe que celui qui est
appelé Bouddha par les Bouddhistes, Vichnou par les Brahmanes,
Logos par les philosophes grecs. Ce principe tient la place de la
seconde personne de la Trinité. Il a été choisi pour être présenté
comme un exemple de la Divinité dans l'homme à laquelle nous
pouvons tous aspirer...

«D'après cette règle de la véritable Gnose, ce qui est impliqué
dans le terme d'Incarnation est un événement dont la nature est
purement spirituelle et qui est en puissance dans tous les hommes
et qui se passe perpétuellement à toutes les époques, puisqu'il a
lieu dans tout homme régénéré, étant à la fois la cause et l'effet
de sa régénération. Le Christ est en nous tous, ses frères. Il est
donc évident que nous ne devons pas confondre Notre-Seigneur avec
le Seigneur, celui qui donne la vie...»

En voilà suffisamment pour démontrer jusqu'où peuvent s'égarer des
esprits que ne maintient plus la foi simple et robuste telle que
nous la recommande l'Église. Ils ont voulu raffiner sur la
Révélation et ils ont abouti à ce culte du Moi qui énerve l'âme
sans retour à moins qu'il ne l'affole.

* * * * *

Une aberration du même genre inspire les écrits et les discours
d'une prophétesse récente, une certaine Annie Besan, femme d'un
pasteur anglican qui lâcha sa famille pour propager la théosophie.
Je trouve dans un journal de la secte (_Le Théosophe, n° du 16
août 1911)_ la sténographie d'une de ses conférences.

Voici quelques-uns de ses dires:

«Notre société théosophique doit aller au-devant du christianisme
pour l'aider à instituer de nouveau les mystères qui conduisent à
l'initiation...»

Aux premiers siècles de l'Église, Simon, Manès, Valentin,
émettaient également cette prétention de diriger les chrétiens
vers une compréhension supérieure des mystères.

Plus loin, Annie Besan affirme: «Jésus n'a pas le moins du monde
racheté les pêchés des hommes, mais, par ses vertus, il vivifie le
principe divin de celui qui réussit à s'unir à Lui... L'union avec
le Christ implique que le Christ est en nous, car seul le divin
peut s'unir au divin. Voilà la véritable explication de la
Rédemption: c'est la Vie du Christ agissant à l'intérieur et
conduisant l'homme à la libération par le Christ qui est en lui.
C'est un soleil fait pour vivifier et non pour racheter les
hommes. Ainsi compris, le Christ devient un frère aîné des hommes,
un maître prenant forme humaine pour éclairer l'homme et lui
montrer comment il est possible à celui-ci de s'unir à sa propre
divinité. De là, la raison d'être de ce que l'on appelle: la
naissance du Christ en soi jusqu'à égaler la stature du Christ...»

Ces blasphèmes s'encadrent de considérations nébuleuses sur la
prière et prétendent s'appuyer sur certains passages des épîtres
de Saint Paul.

Annie Besan possède, m'a-t-on dit, une grande puissance de
persuasion. Je connais, du reste, une pauvre femme qui, fort bonne
catholique lorsqu'elle la connut, se laissa influencer au point de
se faire la propagatrice zélée de sa doctrine dans les patronages
de jeunes filles. Elle ne se confesse plus; elle foule aux pieds
les commandements de l'Église. Et pourtant elle continue à
communier, aggravant de sacrilège ses égarements.

* * * * *

Ainsi qu'il est logique, tous ces inventeurs de religions
s'entendent assez mal entre eux. L'orgueil qui les tient les fait
se considérer chacun comme le dépositaire de la vérité unique. Un
gnostique, qui fut patriarche de la secte et qui, avant de mourir,
reconnut ses erreurs et reçut les Sacrements, écrivait d'eux aux
derniers temps de sa vie: «Dans cette Babel où se parlent et se
confondent tous les dialectes infernaux, s'agite un peuple
désordonné. Ces infortunés tâtonnent dans les ténèbres, se ruent
vers l'illusion avec une épouvantable facilité. La terre en est
couverte. On les trouve partout, sur tous les continents et par
delà les mers. Je les ai vus de près. Leurs docteurs sont gonflés
de fausse science et d'orgueil. Jaloux les uns des autres, ils se
contredisent et s'excommunient. Leur tohu-bohu serait burlesque
s'il n'était redoutable. En effet, ils se glissent partout,
pénètrent dans tous les milieux, finissent par confondre les
ténèbres avec la lumière, deviennent réfractaires à toute vérité,
joignent l'ignorance à l'entêtement et, pour s'être trop livrés
aux prestiges, ferment les yeux aux miracles quand Dieu daigne en
faire devant eux pour les désabuser. Ne leur apportez pas en
témoignage les merveilles que Dieu accomplit par ses saints, ne
leur parlez pas des fins dernières, ils vous diront, avec une
pitié méprisante, qu'ils connaissent mieux que vous ce qui se
passe dans l'au-delà. Avec eux, les raisons échouent, les
arguments vacillent, les exhortations s'évaporent.»

S'il faut en croire l'auteur de ces lignes, c'est surtout parmi
les spirites que se manifestent cette arrogance et cet
aveuglement. Il ajoute: «Dans cette foule bariolée, il y a des
gens de bonne foi. Ils ont besoin de croire à quelque chose de
supérieur; et comme à la racine de leur incrédulité l'ignorance
germe, le spiritisme jaillit de cette racine. La femme surtout
s'adonne à cette religion de l'enfer. Ses nerfs la rendent plus
sensible que l'homme aux conditions qui font le _medium..._»

C'est vrai que le nombre des spirites est considérable et va
croissant chaque jour.

Mais d'autres sectes, moins nombreuses, donnent dans des
aberrations qui pour être plus ignorées, n'en sont pas moins
virulentes. Par exemple les adorateurs d'Ennoïa dont les chimères
valent qu'on les dénonce.

* * * * *

Simon le Samaritain fut le fondateur de cette doctrine que
combattit Saint Pierre, comme il est rapporté aux Actes des
Apôtres. Voici le système de cet hérésiarque.

Au commencement, il y avait le Feu qui se développe selon deux
natures: dans sa manifestation extérieure sont renfermés les
germes de la matière; dans sa manifestation intérieure évolue le
monde spirituel. Il contient donc l'absolu et le relatif: la
matière et l'esprit, l'un et le multiple, Dieu et les émanations
de Dieu.

Du feu primordial procèdent par couples des esprits, l'un féminin,
l'autre masculin que la Gnose appelle les Éons et qui relient le
monde spirituel au monde matériel. Ils composent la trame de
l'esprit et la trame de la matière réalisant Dieu dans les choses,
et ramenant les choses à Dieu. Et la foi qui les élève et les
abaisse, les noue et les dénoue, c'est le Feu qui la détermine.

Il y a là, en somme, une sorte de panthéisme mystique dont on
retrouve l'analogue dans la doctrine de Plotin.

Simon place au sommet des Éons le Père qui est Dieu et qui a pour
épouse sa propre pensée sous le nom d'Ennoïa, sur la terre, c'est
Hélène, une prostituée que le charlatan gnostique avait rencontrée
au cours de ses pérégrinations et dont il avait fait sa compagne.
Ennoïa déchue de sa grandeur céleste soupire sans cesse vers le
Père et lutte contre les esprits contraires qui l'ont enfermée
dans un corps souillé. Elle poursuit à travers les siècles un
douloureux exode de transmigrations.

Cette chute d'Ennoïa, cette décadence de la pensée dans la
matière, c'est, d'après Simon, l'origine du mal.

Hélène erre donc d'âge en âge, s'incarne d'une femme dans l'autre
jusqu'au moment où elle doit être rachetée. Le jour où Simon, qui
se disait lui-même la grande vertu de Dieu et l'incarnation du
Père, la tira d'une maison malfamée de Tyr pour en faire sa
concubine, il osa lui appliquer la parabole de la brebis perdue et
retrouvée et il la donna pour le point central de son système.

S'égalant au Seigneur, le Mage ajoutait qu'en même temps que Jésus
avait paru en Judée, sous le nom de Fils, lui-même avait paru en
Samarie sous le nom de Père et Hélène -- la pensée de Dieu ou le
Saint-Esprit -- chez les Gentils, tous trois pour compléter la
création et la rectifier.

Hélène était donc à la fois Dieu et femme. Elle devint pour les
disciples de Simon la représentation du divin dans le monde plus
encore que le fondateur de la secte et, avaient-ils l'audace
sacrilège d'ajouter, plus que Jésus-Christ.

Comme il arrive presque toujours chez les hérétiques, cette
métaphysique équivoque servit de prétexte à Simon et à Hélène pour
affranchir leurs adeptes du joug de la morale.»Tout est pur aux
purs», disaient-ils.

On voit où menait cette doctrine soi-disant transcendante qui se
formulait d'ailleurs en deux règles essentielles: donne-toi à la
science qui est la joie de l'esprit. Donne-toi à l'amour qui est
la joie de la chair.

Hélène reçut un culte parmi les disciples de Simon. Certaines
populations païennes au milieu desquelles elle prêcha, lui
élevèrent des statues comme elles en dressèrent à Simon. Son nom
se prononçait comme un mot sacré et donnait accès aux réunions des
premiers gnostiques. On ne sait ni où ni comment elle mourut.

Mais les hérésies, comme ont pu le constater ceux qui se livrent à
ce genre d'études, ne disparaissent jamais complètement. Celle-ci
traversa les siècles et finit par se concentrer dans le culte
exclusif d'Ennoïa qui compte encore aujourd'hui, notamment à Paris
et à Lyon, un certain nombre d'adeptes.

Un gnostique, rencontré jadis, m'a donné quelques renseignements
sur les faits et gestes de la secte. C'était lui-même un homme
fort intelligent, fort lettré, mais qui annihilait ses qualités
dans d'épuisantes débauches. D'une des chambres de son
appartement, il avait fait un oratoire où l'on voyait un autel
surmonté d'une statue d'Hélène en marbre blanc. Le plafond et les
murailles étaient revêtus de tentures bleu-ciel semées d'étoiles
d'or. Des vitraux de couleur ne laissaient pénétrer qu'une demi-
lumière. Des ornements en stuc, d'une signification obscène,
garnissaient la frise.

Là se tenaient périodiquement des réunions où l'on récitait des
prières à Ennoïa. Ces oraisons parodiaient souvent les litanies de
la Vierge ou les hymnes de la liturgie catholique. Le patriarche
prononçait un sermon sur quelque texte gnostique. On brûlait des
parfums violents. Puis la séance se terminait par une orgie sur
laquelle il est inutile d'insister.

Retenons simplement que les disciples d'Ennoïa prétendent qu'elle
erre toujours dans le monde sous la forme d'une femme et que quand
ils l'auront découverte et intronisée, son ascendant sera
tellement irrésistible qu'elle réunira tous les gnostiques, tous
les spirites et tous les francs-maçons pour un assaut suprême à
l'Église.


* * * * *

Voici maintenant quelques passages gnostiques d'un rituel où le
culte d'Ennoïa est exposé d'une façon plus ou moins claire.

D'abord, un aphorisme prononcé par Ennoïa elle-même, qui,
prétendent les adeptes, apparaît à certains initiés:

_De Ennoïa-Helena silendum est. Qui tamen invocant et adamant eam
non confundentur. Semper enim est vivens ad dandam seipsam
nobis, facie ad faciem. Nam I.N.R.I._

Traduction: Il faut garder le silence au sujet d'Hélène-Ennoïa.
Cependant, ceux qui l'invoquent et l'aiment passionnément ne
seront point confondus. En effet, elle est toujours vivante pour
se donner elle-même à nous face à face. Car c'est par le feu que
la nature sera rénovée intégrale (Au premier chapitre de ce livre
j'ai cité cette interprétation sacrilège du titre de la Croix).

Voici encore une exhortation adressée aux servants d'Ennoïa par un
évêque gnostique: «Hélène c'est Ennoïa, c'est la fille de Dieu;
c'est la pensée de Dieu incarnée comme Jésus fils de Dieu s'est
incarné. Elle est l'Esprit Consolateur qui va se manifester sur la
terre sous la forme d'une femme. Notre prière doit monter à Elle
comme à Dieu. Les Initiés la verront, l'entendront, la toucheront,
lui feront cortège. Elle se manifestera tout à coup sans père ni
mère. Elle marchera, mangera, boira, dormira parmi nous. Elle se
donnera à nous, à l'un de nous et à tous. Il faut la désirer;
c'est celui qui saura le mieux la désirer qui l'aura chez lui.
Néanmoins, elle se donnera à tous ses élus par sa parole, par son
sourire, par sa présence, par sa doctrine, par ses miracles. Elle
est celle qui doit venir: Notre-Dame-le-Saint-Esprit.»

On m'excusera de faire ces citations. Cette phraséologie
blasphématoire valait d'être signalée, car elle constitue un moyen
d'action fort puissant sur certaines âmes d'éducation catholique,
surtout -- j'ai eu l'occasion de le vérifier -- sur des femmes
imaginatives et névrosées...

Si les malheureuses pouvaient savoir vers quelles ignobles
sentines on cherche à les entraîner, sous prétexte d'initiation à
un idéalisme supérieur!

En tout cas, je crie casse-cou... Et ce chapitre n'a pas d'autre
but.

Je citerai pour finir trois strophes d'un hymne où la belle
séquence latine de saint Thomas d'Aquin est parodiée d'une façon
abominable:

_Adoro te supplex, patens Deitas_
_Quoe in hoc sacello te manifestas!_
_Tibi se cor meum totum subjicit_
_Quia te contemplans totum deficit._

_Visus, tactus in te nunquam fallitur_
_Nam aspectu tuo, late creditur_
_Credo quod hic adest exul angelus,_
_Nil hoc veritatis visu verius..._

_Dea quem praesentem nunc aspicio,_
_Oro fiat illud quod tam sitio,_
_Ut te perpetua cernens facie,_
_Tactu sim beatus tuae gloriae._

J'ai su qu'aux exercices du culte gnostique, cet hymne s'adressait
à la partie féminine de l'assistance qui était censée alors
symboliser Ennoïa. Partant, on devine la signification qu'il
prenait. C'est pourquoi je me garderai bien de le traduire. Il
suffira aux latinistes de le lire sous cet aspect pour être
renseignés.

* * * * *

N'est-il pas significatif que toutes les sectes occultistes
s'acharnent de la sorte à emprunter et à déformer la liturgie de
l'Église? N'est-il pas caractéristique également qu'en leurs
réunions, elles célèbrent des sortes de messes où le Saint-
Sacrifice prend parfois un sens immonde?

Ces démoniaques -- conscients ou inconscients -- rendent par là
une sorte d'hommage à la Vérité unique qu'ils abominent et qu'ils
voudraient anéantir. C'est l'un des mille moyens qu'ils emploient
pour s'insinuer dans l'Église et pour lui voler des âmes. Ceux
qui, par orgueil ou par curiosité puérile, se laissent entraîner
dans ces voies ténébreuses sont perdus ou, du moins, leur salut
éternel se trouve horriblement compromis.

J'ai voulu les avertir. Puissé-je en détourner quelques uns des
pièges de la Malice qui toujours veille!...

CHAPITRE XI
EN BELGIQUE

Une des choses qui nous frappent le plus au cours d'un voyage dans
un pays étranger où l'on parle le français, ce n'est pas seulement
les moeurs et les coutumes différentes des nôtres, c'est aussi la
façon dont les indigènes déforment notre langue.

Déforment? -- Le mot est peut-être excessif. Disons plutôt qu'ils
donnent à des vocables très français par eux-mêmes un sens qui
nous est insolite. De sorte que nous sommes parfois déroutés
lorsqu'ils frappent nos oreilles ou lorsque nous les lisons dans
un journal.

Encore y a-t-il des degrés. Ainsi, en Belgique, deux races se
juxtaposent qui n'offrent pas beaucoup de cohésion: les Wallons,
très proches de nous sous bien des rapports, les Flamands qui sont
des Germains présentant de grandes affinités avec les Hollandais
et les Allemands des provinces rhénanes.

Les premiers marquent de la sympathie pour la France. Les seconds
ne nous aiment guère et ne se gênent pas pour nous le faire
sentir.

D'ailleurs, même entre eux, ils s'entendent assez mal. Le lien
administratif qui les unit demeure artificiel. Des jalousies, des
rivalités d'influence, des rancunes créent des conflits entre les
deux moitiés, à peu près égales comme chiffres, de la nation.
Elles s'accusent réciproquement de viser à la prépondérance. Elles
se vexent et se dénigrent à l'excès. Il en résulte une animosité
qui va croissant depuis quelques années.

C'est au point que certains Belges rêvent de constituer deux
gouvernements différents, l'un réunissant les populations
wallonnes, l'autre, les pays de langue flamande. Ils n'auraient de
commun que le même souverain et ce serait, en somme, quelque chose
comme la monarchie austro-hongroise.

Un député, M. Jules Destrée, vient d'adresser au roi Albert une
lettre ouverte où il préconise cette solution d'un antagonisme
qui, s'il s'aggravait, pourrait mettre en question l'existence
même de la Belgique.

Le problème est grave et nous intéresse directement. Car si, comme
on n'en peut guère douter, l'Allemagne, en cas de conflit avec
nous, se propose d'envahir la vallée de la Meuse et le Luxembourg
belge, il est bon que nous soyons fixés sur les sentiments à notre
égard de nos voisins du Nord.

Je crois que les Wallons feraient cause commune avec nous, bien
assurés qu'ils sont que nous ne méditons pas de les annexer. Pour
les Flamands, c'est beaucoup moins sûr, car leurs sympathies vont
plutôt aux Teutons.

* * * * *

Je me suis écarté de mon sujet. Je voudrais seulement, dans ces
lignes, signaler cette «déviation» de notre langue dont je parlais
plus haut.

Flânant, il y a peu, en pays wallon, j'ai pris quelques notes à ce
sujet. Ce sont elles que je vais donner.

J'arrive à Liège. Dès la sortie de la gare, je vois un enfant de
quatre ou cinq ans qui échappe à sa mère et va flatter les naseaux
d'une haridelle de fiacre somnolente entre ses brancards.

La maman s'alarme et se précipite en gloussant comme une poule
dont le poussin s'écarte.

Mais le cocher intervenant: -- I n'peut mal, savez-vous, Madame?
La bête n'est pas méchante...

Information prise, _i n'peut mal _signifie: il n'y a pas de
danger.

Et voilà déjà un belgicisme.

En voici un autre: J'entre dans une pâtisserie où des dames
absorbent des éclairs au chocolat et des babas au rhum. Elles
semblent prendre le plus grand plaisir à cette collation. L'une
d'elles, fixant sa voisine d'un air affriandé, lui demande: -- Ça
goûte?

L'autre répond: -- oui, beaucoup.

Or, _ça goûte_ signifie: trouvez-vous cela bon, cela vous plaît-
il?

Voici maintenant la locution si _you plaît _(s'il vous plaît).
Interrogative, elle veut dire: comment? ou plaît-il?

C'est encore une formule de politesse. Les garçons de restaurant
ne manquent jamais de vous la servir avec les plats qu'ils vous
apportent.

Je vais par les rues. Les maisons, à deux étages au maximum, se
succèdent, offrant des façades de briques encadrées de pierres
bleuâtres et qu'endeuillent les poussières de charbon, car nous
sommes en pays minier: trente houillères entourent Liège, poussant
leurs galeries sous la ville.

Beaucoup de ces maisons offrent à une fenêtre du rez-de-chaussée,
cet écriteau mystérieux: _quartier à louer._ Même, à une devanture
de boucherie, je lis avec horreur cette inscription: _quartier de
demoiselle!_

Quoi donc, les Liégeois seraient-ils anthropophages? Ce boucher
débite-t-il, au lieu de mouton ou de boeuf, des jeunes filles
coupées en morceaux?

Rassurez-vous. Un quartier, en dialecte belge, c'est un
appartement. Un quartier de demoiselle, cela signifie simplement
que dans cette maison, l'on ne se soucie pas de louer aux
représentants du sexe mâle.

Cet emploi du mot quartier donne lieu à d'autres quiproquos non
moins amusants.

J'ouvre un journal; mes regards tombent sur les annonces et je lis
ceci: _Forte fille demande quartier._

Que lui arrive-t-il donc à cette gaillarde vigoureuse? De quel
péril se trouve-t-elle menacée pour implorer ainsi la pitié?

Or voici la traduction française de cette phrase émouvante: une
femme de ménage robuste demande à être employée à la journée.

Un autre annonce: _On demande une fille de quartier sérieuse.
_J'imagine que ceci doit être rédigé par des gens austères qui
n'admettent pas que leur bonne ait le sourire. Les postulantes
sont averties; si elles possèdent un caractère jovial, inutile de
se présenter...

Plus loin: à louer quartier de toute utilité pour personnes
honorables et tranquilles.

Cela, c'est l'annonce psychologique. Et quelle admirable netteté
dans cette phrase! En effet, elle signifie: si vous êtes des
galvaudeux, des bohèmes tapageurs et désordonnés, ce n'est pas la
peine de solliciter un abri sous notre toit paisible. Au
contraire, si vous êtes des gens respectables, douillets, amis des
pantoufles feutrées et des capitons, accourez: il vous sera on ne
peut plus profitable d'habiter chez nous.

C'est le cas de s'écrier avec M. Jourdain:

-- Quoi, tant de choses en si peu de mots?

Mon Dieu, oui, le belge a de ces ressources.

* * * * *

Mais les annonces contiennent bien d'autres propos obscurs. En
voici une où l'on demande une _demi-gouvernante._

Qu'est-ce que cela peut bien être qu'une demi-gouvernante?

Eh bien, il paraît qu'il s'agit d'une bonne, munie de quelque
instruction et de quelque éducation, qui puisse, à la fois,
épousseter les meubles, laver la vaisselle, mener les enfants à la
promenade, leur apprendre les belles manières et leur faire
répéter leurs leçons.

D'autres annonces détournent complètement le sens des mots.

Voici des commerces à _remettre_, c'est-à-dire à céder.

Voici, à vendre ou à louer, une prairie _arborée_, c'est-à-dire
plantée d'arbres. En France, nous nous contentons d'arborer un
drapeau ou, par métaphore, une opinion. En Belgique, on arbore un
verger. Mais cela ne signifie pas la même chose.

Explorant la ville, je note au passage quelques enseignes. Celle-
ci: _l'épouse Une Telle, négociante._

Pourquoi pas? Ce féminin ne présente, après tout, rien de
choquant, bien qu'il soit inusité chez nous.

Autre enseigne: Verdures à l'étuvée.

J'hésite, je regarde l'étalage et j'y vois des mottes d'épinards
en pyramides et, dans des jattes, des haricots gonflés par l'eau
bouillante.

Très bien: il s'agit de légumes cuits.

Plus loin: Un Tel, chausseur.

Or c'est un magasin de cordonnerie. Mais voyez l'avantage de cette
brève indication. Le brave homme qui tient cette boutique a
réalisé une sérieuse économie. Car, évidemment, le peintre de
lettres qui fignola son enseigne lui aurait pris davantage
d'argent pour tracer, au-dessus des croquenots alignés derrière la
vitrine, cette inscription: _commerce de chaussures_ ou tout autre
analogue...

Je pénètre dans le faubourg d'Amercoeur. Soit dit en passant, je
voudrais bien savoir l'origine de ce nom. Peut-être ne trouve-t-on
ici que des gens lugubres, des misanthropes broyant du noir,
remâchant les amertumes d'une existence déçue et sans avenir. Je
n'ai pu obtenir d'éclaircissements sur ce point.

Pourtant Amercoeur me paraît for gai d'aspect. On y voit maints
jardinets fleuris de roses et de géraniums. La physionomie des
passants qu'on croise exprime une assez joyeuse insouciance. Les
marmots, qui se trémoussent en piaillant sur le pavé, ne semblent
pas prématurément dégoûtés de la vie. Ici l'on mange et l'on boit
comme ailleurs. En effet, voici un estaminet où des mécaniciens
barbouillés de suie, trinquent en échangeant des propos
goguenards.

Par exemple, l'enseigne est déconcertante: _Friture des artistes_.

J'entre chez un marchand de tabac; je me fais servir de quoi
m'intoxiquer de nicotine et je demande le prix.

-- Un demi-franc et deux cennes.

À ce coup, je ne comprends pas. J'implore la traduction de cette
phrase ténébreuse et j'apprends qu'il s'agit de payer cinquante
quatre centimes...

Plus tard, montant l'escalier de mon logis, j'entends la patronne
de la maison crier à sa domestique: -- Séraphine, apportez-moi
vite la _loque à reloqueter_.

-- Oui, Madame!...

Je me penche sur la rampe et je vois la servante se précipiter
dans une chambre du premier étage en brandissant un carré de
laine. Je devine qu'une loque à reloqueter c'est tout simplement
un torchon...

* * * * *

Comme on le voit, il n'est pas très difficile d'apprendre le belge
-- du moins sous sa forme wallonne. Car, en pays flamand, le
français subit des déformations beaucoup plus extraordinaires. Il
arrive même que les Flamands mêlent à leur langue des mots
français gratifiés d'une désinence germanique.

Un seul exemple. Un jour, à Bruxelles, j'entendis un homme du
peuple dire à un autre: --_Komm, une fois, promeniren._

Mais en Wallonie, les natifs mettent beaucoup de complaisance à
vous renseigner sur les particularités de leur dialecte. Je le
répète; là-bas, on nous aime, et au voyageur de chez nous l'on
prodigue les amabilités et les marques de courtoisie.

CHAPITRE XII
LE CHASSEUR NOIR

Les feuilles jaunissent et tombent de bonne heure cette année. Un
été pluvieux, des froids précoces ont éprouvé ma chère forêt de
Fontainebleau; de sorte qu'elle revêt, dès cette fin de septembre,
sa parure d'automne alors que, d'habitude, c'est seulement vers la
Toussaint qu'elle s'habille de pourpre et d'or, comme pour une
dernière fête, avant de s'endormir sous les givres de l'hiver.

Afin d'en savourer encore un peu la beauté défaillante, je vais
par les sentiers tout bruissants de feuilles mortes, par les
taillis où des baies de corail éclatent sur les houx sombres. Je
gagne, à pas lents, le _Long-Rocher_: un des sites les plus
grandioses de la vieille sylve.

Au bas de la colline, un groupe de bouleaux surgit qui palpite au
souffle d'une brise presque insensible. Leurs troncs argentés,
leurs feuillages d'or clair se dessinent délicatement sur le fond
de nuances fauves et pourprées que forment au loin les chênes qui
tapissent les hauteurs où commence la futaie des _Ventes à la
Reine_; frêles et plaintifs, ils chuchotent leurs adieux à la
lumière puis pleurent de se résigner aux jours brumeux et froids
qui viendront bientôt.

Ils semblent des jeunes filles qui songent à la mort...

Je gravis la pente méridionale de la colline, parmi des grès
entassés comme les ruines d'une ville de Cyclopes. Je parcours un
large plateau où les bruyères flétries couvrent le sol d'une
toison roussâtre, où les rochers, à demi ensevelis,
s'arrondissent, pareils à des échines de mammouths.

De ce sommet l'on découvre un paysage d'une majesté incomparable.
Dix lieues de forêt s'étendent sous les regards.

Au nord, les lignes mélancoliques, enveloppées de pins bleuâtres,
du _Haut-Mont_ et de la _Malmontagne_ se découpent sur le ciel. À
l'horizon, les sommets en triangles dénudés du _Rocher d'Avon_
plaquent des taches de deuil et d'ocre aride.

Dans les fonds, les hêtres et les chênes déferlent en larges
vagues de feuillage, couleur de vieil or et de sang caillé. Ça et
là, des fumées de charbonniers tremblent au-dessus des cimes.

Après une longue contemplation, je tourne à l'ouest; je me glisse
sous une voûte de grès au cintre surbaissé; je débouche dans un
cirque où des roches abruptes, les une couvertes de mousses
sombres, les autres âprement nues, se surplombent ou s'oppriment
en un chaos formidables.

On dirait quelque avalanche des vieux âges suspendue dans sa chute
par le geste d'une divinité. Puis certains rocs, qui
m'investissent de toutes parts, ouvrent des gueules de chimères et
de dragons. J'ai un peu l'impression d'être enfermé dans un cercle
de l'enfer de Dante.

Mais le sentier remonte par une brèche pour atteindre la grande
_platière _qui occupe le centre _du Long-Rocher_. Un nouvel aspect
se présente au sud, par delà une plaine de fougères brunâtres.

Les massifs des _Trembleaux_, plantés d'essences multiples,
déploient la magnificence des couleurs de l'automne. C'est toute
la gamme des nuances du jaune et de l'orangé, depuis l'ambre
jusqu'à la rouille. Par endroits, des feuillages de carmin
tranchent à vif sur ce fond d'opulence tandis que quelques jeunes
hêtres, encore verts, scintillent sourdement comme des émeraudes.

Vers le couchant, la hauteur des _Étroitures_, avec sa pinède,
apparaît, par contraste, presque noire. Le ciel s'est couvert de
nuées gris perle qui cendrent un peu les ors des feuillages. Il ne
reste, à la crête des collines les plus occidentales, qu'un pan de
bleu limpide d'où le soleil déclinant baigne de longues clartés
mourantes les arbres, les rochers et les vapeurs immobiles. Plus
un souffle n'agite l'air.

Et le silence des fins d'après-midi dans la forêt plane, comme un
aigle de royale envergure, sur les frondaisons pleines de pénombre
chatoyante et de reflets atténués...

* * * * *

Comme je redescendais par le sentier qui mène à la route de
Fontainebleau, je vis se dresser à ma gauche un vieux sapin qui,
sous sa pèlerine vert sombre, ressemblait à un ermite. Comme il
bruissait mystérieusement, je prêtai l'oreille et je crus
percevoir de vagues paroles où il était question de la bêtise
humaine. Cela ne m'étonna pas trop, car je sais que les arbres
sont beaucoup plus sages que les hommes.

Je m'arrêtai. Saluant l'ancêtre morose, je lui adressai le
discours suivant:

-- Vieil ami, n'oublie pas que les poètes te tiennent pour un
modèle de logique et de cadence. Et quoi de surprenant à cela? Tes
branches sont si merveilleusement alternées! Tu sais aussi que le
philosophe Kant eut recours à l'un de tes frères pour l'aider à
construire des syllogismes. Ce sapin s'élevait vis-à-vis de la
fenêtre qui éclairait son cabinet de travail. Et Kant avait
tellement l'habitude de le regarder en travaillant et d'accrocher
ses méditations aux rameaux dont les vitres étaient frôlées que,
privé de son sapin, il n'aurait sans doute plus réussi à
coordonner les antinomies où se complait sa doctrine.

Or il arriva que le sapin fut jeté bas et débité en bûches et en
allumettes. Sa disparition mit le philosophe et sa philosophie en
désarroi. Il dut interrompre ses travaux, et il tâtonna longtemps
avant de renouer le fil de ses idées. Bien plus, il faillit se
réfuter lui-même!

Faute d'un sapin, nous avons encouru le risque d'être privés de la
_Critique de la Raison pure_, de _l'Impératif catégorique_ et de
tous les rhéteurs protestants qui s'emploient, avec zèle, à
insuffler ces lourdes fumées dans les cervelles françaises.

Ne trouves-tu pas que c'est là une tradition glorieuse, digne
d'être perpétuée dans les annales de ta famille?...

Le sapin se balança ironiquement. Il me parut qu'un rire moqueur
courait parmi ses aiguilles et qu'il me répondait: -- Vous autres,
hommes, vous vous figurez que vos systèmes importent à la marche
du monde. Mais nous, sapins, nous en faisons aussi peu de cas que
d'une graine de pissenlit emportée par le vent. Suppose que ce
Kant en ait été réduit, par la mort de mon frère, à briser sa
plume, crois-tu qu'un aussi minime incident aurait empêché la
terre de tourner?...

J'aurais pu objecter au conifère sceptique, que, tout de même, une
doctrine philosophique a plus d'importance qu'une graine de
pissenlit. Je n'en fis pourtant rien pour cette raison que je
n'aime pas du tout les rêveries de Kant. Notamment, son _Impératif
catégorique_ me produit l'effet d'un moellon dont il est
déplorable de nous alourdir l'intelligence.

Je saluai donc le sapin et, sans ajouter un mot, je repris ma
promenade...

* * * * *

Je traversais les taillis qui bordent le _Rocher aux Nymphes_
quand je me rappelais soudain que c'est dans cette partie de la
forêt et aussi vers les pentes du _Rocher d'Avon_, la route de
Moret et le carrefour du _Chêne feuillu_, qu'on signale les
apparitions du Chasseur Noir.

La nuit montante, l'aspect fantastique du site me portèrent à me
remémorer cette légende dont voici les détails d'après les
chroniqueurs et les mémoires.

Pierre Matthieu, historien, auteur _d'une Vie d'Henri IV_, raconte
ceci à la date de 1599: «Le Roi, accompagné de quelques seigneurs,
étant à la chasse vers la route de Moret et le _Rocher aux
Nymphes_, entendit un grand bruit de plusieurs personnes qui
donnaient du cor assez loin et les jappements des chiens et les
cris des chasseurs, bien différents de l'ordinaire et éloignés de
lui d'une demi-lieue. Et en un instant, tout ce tumulte se fit
entendre tout près de lui.

«Sa Majesté, surprise et émue, envoya le comte de Soissons et
quelques autres pour découvrir ce que c'était. Aussitôt ils
entendirent ce bruit près d'eux, sans voir d'où il venait ni ce
que c'était. Et tout à coup, ils aperçurent, dans l'épaisseur de
quelques broussailles, un grand Homme Noir fort hideux qui leva la
tête et leur dit: _M'entendez-vous?_ ou _Qu'attendez-vous?_ ou
_Amendez-vous_, ce qu'ils ne purent distinguer étant saisis de
frayeur. Et tout aussitôt après ce spectacle disparut comme une
vapeur.

«Ce qui ayant été rapporté au Roi, Sa Majesté s'informa des
charbonniers, bergers et bûcherons qui sont ordinairement dans
cette forêt, s'ils avaient déjà vu de tels fantômes et entendu de
tels bruits.

«Ils répondirent qu'assez souvent il leur apparaissait un grand
homme noir, avec l'équipage d'un chasseur et qu'on appelait le
Grand Veneur...»

Michelet, qui commente, d'après Matthieu, cette apparition,
suppose qu'on voulut agir sur l'imagination d'Henri IV et que ce
prestige avait été machiné pour l'incliner à la dévotion après la
mort de Gabrielle d'Estrées. Mais Michelet a, lui aussi, beaucoup
d'imagination.

D'ailleurs Pierre Matthieu ne donne aucune indication dans ce
sens. Il se contente d'ajouter que, le même jour, Sully, se
trouvant dans son cabinet, au pavillon du Grand Parterre, entendit
une forte et discordante sonnerie de cor. Surpris que la chasse
rentrât si tôt, le ministre sortit précipitamment pour saluer le
roi.

Mais, dehors, il n'y avait personne. Les gardes interrogés
répondirent qu'ils n'avaient rien vu ni rien entendu. -- Notez, au
surplus, que du pavillon de Sully à l'endroit où se trouvait Henri
IV, on compte une dizaine de kilomètres.

Chose singulière, Sully ne parle point, dans ses _Mémoires_, de ce
dernier incident. Il dit seulement à propos de l'apparition elle-
même:

«On cherche encore de quelle nature pouvait être ce prestige vu si
souvent et par tant d'yeux dans la forêt de Fontainebleau. C'était
un fantôme environné de chiens dont on entendait les cris et qu'on
voyait de loin mais qui disparaissait lorsqu'on s'en approchait.»

Péréfixe et l'Estoile font un récit analogue à celui de Matthieu.
Péréfixe ajoute: «On attribue cette vision à des jeux de sorciers
ou de mauvais esprits». Quant à l'Estoile il rapporte que le
fantôme apparut au Roi lui-même et que celui-ci en fut «tout froid
de peur» et en demeura longtemps fort troublé.

Bongars, diplomate employé par Henri IV auprès des princes
d'Allemagne, écrit, dans une de ses épîtres latines, qu'étant venu
à Fontainebleau rendre compte au roi d'une de ses missions, il
entendit plusieurs personnes parler de la dernière apparition du
_Chasseur Noir_. Un piqueur qu'il interrogea lui répondit: «Ce
doit être un gentilhomme qui fut assassiné du temps de François
1er et qui revient».

Enfin la _Chronologie septénaire_ raconte que le roi et les
courtisans s'étaient d'abord moqués du Chasseur Noir comme d'une
fable mais qu'ils l'aperçurent un jour distinctement dans un
hallier sous la figure d'un homme d'une taille élevée et au visage
ténébreux. Ils eurent si peur qu'ils s'enfuirent; et ce fut à qui
courrait le plus vite.

Sous Louis XIII, en 1628, M. Herbet a relevé, dans son
_Dictionnaire de la forêt de Fontainebleau_, une apparition du
Chasseur Noir à deux gentilshommes de la Cour. Cette relation fort
circonstanciée est tirée d'une plaquette très rare qui se trouve à
la Bibliothèque Nationale.

M. Herbet donne aussi une explication de l'apparition à Henri IV
due à Hurtaut et Magny. D'après ces auteurs, il se serait agi
d'attirer le roi dans un guet-apens et de l'assassiner.

Or, en 1699, le Chasseur Noir apparut de nouveau à Louis XIV. --
L'abbé Guilbert rapporte le fait dans sa _Description des château,
bourg et forêt de Fontainebleau_, publié en 1731. Mais loin
d'éclaircir cette mystérieuse histoire, il la complique encore en
y mêlant un artisan prophétique.

Il reproduit d'abord le récit de Matthieu puis il ajoute: «Cent
ans après, Louis XIV, étant à la chasse, eut cette même vision qui
l'avertit de certains faits particuliers dont il ne parla, dit-on,
à personne et dont il fut très impressionné. Ces faits lui furent
confirmés par un maréchal ferrant de Salon-de-Craux en Provence,
parent de Nostradamus et qui se crut chargé de révéler au Roi
certaines choses qui regardaient sa conscience et qui, malgré le
secret, donnèrent lieu à bien des conjectures.

«Ce qu'il y a de sûr c'est que le Roi allant à la messe, ce
nouveau prophète se trouva sur son passage. M. le maréchal de
Duras, qui suivait le Roi, dit alors: -- Si cet homme n'est pas
fou, je ne suis pas noble.

«Le Roi qui l'entendit, se retourna et dit: -- Cet homme là n'est
pas fou. Il parle de fort bon sens et pourtant vous êtes noble.

«Voilà tout ce que j'en sais. Bien des gens ont cherché à deviner
le reste. Mais c'est un secret qu'on ne juge pas à propos de
révéler...»

* * * * *

Pendant des années, nulle mention du Chasseur Noir. Mais voilà
qu'en 1899, on se mit à nouveau à parler de lui.

Une femme Dubail habitant Veneux-Nadon, près de Moret, prétendit
que son «petit gars», âgé d'une douzaine d'années, avait aperçu le
fantôme, dans un taillis du _Chêne feuillu_ à la tombée de la
nuit.

On lui demanda comment l'enfant le dépeignait.

«Il dit, répondit-elle, que c'est un grand homme noir, habillé
très collant, qu'il est à cheval et qu'il galope sans faire de
bruit.

-- Et vous-même, qu'en pensez-vous?

-- Il y en a qui disent que ce n'est pas un homme vivant. Mais on
ne sait qui ce peut bien être...»

Diverses ramasseuses de fagots, des vagabonds occupés à cueillir
des champignons ou à braconner dans la forêt, affirmèrent
également avoir vu le Chasseur Noir ou entendu son cor, le soir,
vers le _Rocher aux Nymphes_.

Enfin une jeune Écossaise, en cette même année 1899, au mois de
juillet, soutint qu'elle avait rencontré le fantôme.
Villégiaturant à Barbizon, elle avait été rendre visite à des amis
à Moret et elle regagnait son hôtel, à bicyclette, à travers la
forêt, vers dix heures du soir. Elle a raconté l'apparition dans
une lettre dont j'ai la traduction sous les yeux et don voici les
principaux passages:

«Croyant trouver un raccourci, j'avais quitté la grand'route avant
le carrefour du _Chêne feuillu_ et j'avais pris un chemin à gauche
qui m'emmena vers le _Rocher d'Avon_. J'arrivai à un carrefour où
se croisaient sept routes et près duquel il y avait une mare. Je
m'étais égarée et je ne savais plus guère comment me retrouver.
J'étais d'autant plus ennuyée que le sol était formé de sable fin
où les roues de la bicyclette enfonçaient plus d'à moitié. Je mis
pied à terre et, la main au guidon, je cherchai à m'orienter. La
pleine lune brillait mais cela ne me servait à rien car de
nouveaux sentiers s'ouvraient sans cesse devant moi et je ne
savais lequel prendre...»

En effet, même en plein jour, quelqu'un qui ne possède pas à fond
la topographie de la forêt est à peu près certain de s'égarer s'il
quitte les voies principales tant les sentiers se coupent et
s'entrecroisent pour former un véritable labyrinthe. Dans
l'obscurité, c'est encore pire. Bon gré mal gré, on décrit des
courbes obtuses qui vous ramènent au point d'où l'on était parti.

Il semblerait que les esprits sylvestres prennent alors plaisir à
faire piétiner en vain les indiscrets qui violent leur domaine.

La jeune fille s'égara donc complètement. Elle finit par déboucher
dans une petite clairière où croissaient seulement quelques
fougères, des genêts et de jeunes chênes épars. Des blocs de grès
blanc luisaient sous la lune.

Elle continue: «Je m'étais arrêtée dans cette petite plaine.
J'avais d'abord un peu peur, mais la forêt était si tranquille que
je commençais à me rassurer quand, tout à coup, un cerf sortit des
buissons en face de moi. En m'apercevant il fit un écart puis prit
la fuite par les fourrés à ma droite et disparut.

«À ce moment, j'entendis au loin le son d'un cor de chasse et les
aboiements d'une meute. Ce bruit d'abord très faible grandit
rapidement et se rapprocha. Ce n'étaient pas des sonneries de
chasse; c'étaient de longues notes tristes qui me donnèrent une
sorte de plaisir mélancolique. Je restai immobile, comme
charmée...

«Tout à coup, je vis apparaître, dans le chemin à ma gauche, une
masse mouvante qui rasait le sol. C'était la meute. Les yeux des
chiens faisaient comme des points de feu. Derrière eux, venait un
cheval sombre qui galopait sans bruit. Sur son dos il y avait un
être vêtu de noir qui portait un cor de chasse brillant en
bandoulière. Quand il passa près de moi, il porta la main à sa
tête comme pour me saluer. L'ensemble de l'apparition était
vaporeux et comme effacé. Les chiens et le fantôme traversèrent la
petite plaine en silence. Ensuite ils se perdirent, comme une
fumée, dans les taillis, de l'autre côté...

«J'étais demeurée clouée sur place, toute tremblante. Quand je ne
vis plus rien, je me mis à courir au hasard devant moi. Et soudain
je me retrouvai sur la route de Moret, près du _Chêne feuillu_.

«Je suis rentrée chez moi je ne sais trop comment. J'avais été
tellement effrayée que je suis restée plusieurs jours au lit...»

* * * * *

Évidemment l'on peut mettre en doute la réalité de l'apparition en
ce qui concerne la jeune Écossaise. Elle était peut-être fort
impressionnable et douée, en outre, d'une imagination violente. La
solitude de la forêt, l'ombre, le silence, les reflets de la lune
dans le brouillard qui monte souvent des fourrés par les nuits
d'été ont pu agir sur elle au point de lui causer une
hallucination.

Mais même si nous écartons son témoignage et celui des habitués de
la forêt qui, vers cette époque, affirmèrent avoir vu le Chasseur
Noir, il reste les apparitions à Henri IV et à Louis XIV. Ce
dernier ne passe point pour un amateur de mystifications. Dans
quel but aurait-il raconté que le fantôme lui était apparu et lui
avait parlé sur des faits que lui seul connaissait? Pourquoi
aurait-il dit que le maréchal ferrant lui avait confirmé les
paroles du spectre?

En ce qui concerne Henri IV, il est à remarquer que Sully, qui ne
fut ni un esprit superstitieux ni un plaisantin, constate que
beaucoup de personnes ont vu le fantôme.

Que faut-il conclure?...

Il y a une dizaine d'années, réfléchissant à cette légende, j'eus
l'idée d'aller explorer, la nuit, la région où le Chasseur Noir
avait toujours apparu. Vers onze heures du soir, en juin, je
gagnai, par la route de Moret, le carrefour du _Chêne feuillu_
puis je me dirigeai, par un sentier que je connaissais bien, vers
cette mare d'Épisy auprès de laquelle la jeune Écossaise avait
rencontré le fantôme.

J'allais lentement sous les grands arbres; je goûtais, avec
ivresse, la belle nuit d'été tout odorante du parfum des flouves,
des pollens et des résines. Je mirais la pleine lune couleur de
miel qui répandait sa splendeur paisible sur les hautes
frondaisons et dardait de fines clartés, pareilles à des flèches
d'or pâle, à travers le noir treillis des branches. Les ramures
formaient devant moi une suite d'arceaux où des ogives, pleines
d'une fluide lumière, alternaient avec des pans d'obscurité
bleuâtre. J'errais dans un cloître de rêve... Je débouchai enfin
sur le creux où repose la mare. À vingt pas environ du carrefour
des sept routes, elle dort dans une cuvette formée par des pentes
argileuses où croît une herbe drue. Un tertre artificiel, que
soutiennent quelques pierres sommairement façonnées, la surplombe
et dessine un petit plateau circulaire au centre duquel s'élève un
marronnier déjà vieux.

Sur le pourtour, une dizaine de pins font cercle comme pour
recueillir les enseignements de ce patriarche. Sous le tertre,
bâille une cavité d'où filtre une source. Et, de chaque côté du
porche, deux platanes, arbres fort rares dans la forêt, ont
poussé.

Je m'assis au pied du marronnier et je me mis à rêver en
contemplant l'eau paisible de la mare. La pleine lune, presque au
zénith, baignait de lumière le ciel sans nuages, s'étalait, en
grandes nappes pâles, sur le gazon, faisait luire, comme des
chevelures d'argent fin, le feuillage des arbres, et se reflétait,
avec une telle intensité, dans l'onde immobile qu'on eût dit qu'un
fragment de l'astre s'était laissé choir sur la terre.

La forêt reposait à l'infini dans l'enchantement du clair de lune
et du silence. Pas un souffle. Il faisait si calme que j'entendais
les branches se frôler avec douceur, les feuilles chuchoter en
songe et une biche brouter dans le taillis tout proche...

Je rêvais; je me récitais des passages de l'adorable féerie de
Shakespeare:_ Le Songe d'une nuit d'été_. Je croyais voir voltiger
autour de moi Titania et les fées, Puck et les sylphes.

Et j'avais tout à fait oublié que j'étais venu là pour procéder à
une enquête sur le Chasseur Noir.

Quand le souvenir me revint du fantôme, je quittai à regret la
place et, consciencieusement, je commençai à parcourir tous les
endroits où la tradition voulait qu'il se montrât.

J'escaladai les pentes du _Rocher d'Avon_; je redescendis dans la
brousse; je battis les halliers tout autour du _Rocher aux
Nymphes_; je revins sur la route de Moret que j'arpentai jusqu'à
la maison de garde des Sablons.

Rien: nul son de cor; nulle meute aux yeux flamboyants; nul
fantôme vêtu de deuil...

De guerre lasse, je rentrai à Fontainebleau, l'esprit plein
d'images lunaires et sylvestres d'une poésie merveilleuse mais
sans que le Chasseur Noir eût daigné se manifester.

Peut-être réserve-t-il ses apparitions aux Rois de France et aux
jeunes Écossaises...

CHAPITRE XIII
LES CATACOMBES DE PAULINE JARICOT

La ville de Lyon connaîtra peut-être bientôt la joie de voir une
de ses enfants élevée sur les autels. En effet, Mgr Déchelette,
auxiliaire du cardinal-archevêque, vient de se rendre à Rome pour
y déposer les pièces du procès en béatification de Pauline-Marie
Jaricot, créatrice du Rosaire vivant, fondatrice de l'oeuvre de la
Propagation de la Foi.

Ce n'est pas à mes lecteurs qu'il est nécessaire de retracer
l'existence de cette servante de Dieu, choisie pour que, par son
initiative, l'Évangile fût prêchée dans tout l'univers. On sait
également comment le Seigneur permit que cette mission glorieuse
s'accomplît parmi les souffrances physiques de l'élue et les
peines intérieures les plus déchirantes. On n'ignore pas que
Pauline Jaricot fut trompée, dévalisée, ruinée, couverte
d'outrages, abreuvée de calomnies et qu'elle mourut dans un
dénuement total. Ce sont là des épreuves qui ne manquent jamais
aux prédestinés, afin de leur faire gagner, par l'exercice d'une
abnégation héroïque, les trônes qu'ils doivent occuper aux pieds
du Très-Haut.

Me trouvant à Ars pour mon livre sur le bienheureux Vianney, j'y
avais lu cette brochure: _Le Petit sou de la Providence_, où la
fidèle compagne de Pauline-Marie, Mlle Maurin, a résumé sa vie
d'une façon fort attachante. Venu, par la suite, à Lyon, j'y pris
connaissance du récit complet de ses travaux et d'une autre
publication: _Le Curé d'Ars et Pauline-Marie Jaricot_, qui
m'intéressèrent encore plus à cette admirable figure (_La première
brochure a été publiée par l'éditeur Toira, la seconde par la
librairie du Sacré-Coeur, à Lyon)._ Si bien que je voulus visite
le coin de Fourvière où la sainte fille gravit son calvaire et
naquit à la vie éternelle. Ce sont les impressions recueillies au
cours de cette visite que je vais rapporter.

La maison s'élève un peu plus qu'à mi-hauteur de la colline qui
supporte la basilique. Elle date du XVI° siècle, m'a-t-on dit;
elle est assez spacieuse et éclairée par un grand nombre de
fenêtres. À l'intérieur, rien ne subsiste de la distribution des
appartements telle qu'elle existait du temps de Pauline Jaricot ni
du mobilier qui les garnissait.

J'ai vu la chambre où elle rendit le dernier soupir. Une
tapisserie élimée en couvre les murs; des poutres fendillées et
enfumées traversent le plafond bas. Déjà presque à l'agonie,
Pauline fit tirer son lit auprès de la fenêtre afin de contempler
une dernière fois ce Lyon qu'elle avait tant aimé, pour qui elle
s'était offerte si souvent en holocauste. La vue est splendide et
d'une étendue considérable: au premier plan, au pied de la
colline, la cathédrale Saint-Jean, puis la Saône, lente et
limoneuse, puis un océan de toits gris, puis le Rhône entrevu par
endroits et miroitant au débouché des rues qui vont vers la
Guillotière. J'ai rêvé longtemps le front à la vitre où la
mourante appuya peut-être son visage baigné de sueurs de la
dernière minute. J'ai tâché de me mettre dans l'état d'âme qu'il
fallait pour comprendre ses suprêmes pensées telles qu'elles nous
sont rapportées par les témoins de sa fin; je me suis recommandé à
ses prières là-haut.

Je visitai ensuite la chapelle que Pauline-Marie dédia à sainte
Philomène en reconnaissance d'un miracle de guérison spontanée que
l'angélique martyre lui obtint lors d'un voyage en Italie.

C'est un très humble sanctuaire, mi obscur et de dimensions
exiguës; un petit dôme le surmonte que des ex-voto garnissent de
la base au sommet. Après m'y être recueilli, quelques minutes,
devant le Saint-Sacrement, je sortis pour visiter le souterrain
qui abrita Mlle Jaricot et ses compagnes durant l'insurrection de
mars 1834.

Voici en quelles circonstances la servante de Dieu et ses
compagnes se réfugièrent dans cette catacombe.

Les canuts de la Croix Rousse s'étaient soulevés à la suite d'une
diminution excessive des salaires. Ils occupaient la colline et
tiraient à toutes volées sur la ville. L'artillerie des troupes
chargées de la répression s'alignait sur la place Bellecour et
leur répondait par une pluie de projectiles. De sorte que la
maison de Mlle Jaricot, prise entre deux feux, criblée de balles
qui brisaient les vitres et de bombes qui éclataient dans les
chambres, devint bientôt intenable. On résolut de se réfugier dans
le souterrain qui date probablement de l'époque gallo-romaine et
qui était resté sans usage jusqu'alors.

En 1834, la chapelle de Sainte Philomène n'était pas encore
construite et la messe se disait dans une salle aménagée à cet
effet, et où le Saint-Sacrement était d'habitude exposé. Mlle
Jaricot était au lit, fort malade et incapable de se lever, ne
fût-ce que pour parcourir les 200 mètres qui séparent la maison du
souterrain. Ses compagnes voulurent l'emporter sur un matelas;
mais, au dernier moment, on n'osa se risquer dehors, tant l'orage
des bombes redoublait.

Alors Pauline-Marie se fit apporter le tabernacle portatif où
Notre-Seigneur veillait, caché sous le voile eucharistique. Elle
le prit entre ses bras, et, voyant l'hésitation de tous, elle dit
d'une voix ferme: «Allons sans crainte, puisque nous avons avec
nous Jésus-Christ.»

«Après avoir allumé quelques cierges, dit Mlle Maurin, on sort,
emportant le lit de douleur sur lequel repose, entre les mains de
sa faible créature, Celui qui se nomme le _Dieu des armées, _et
l'on parcourt ainsi très lentement toute la longueur de la
terrasse, sous le croisement de la grêle de feu qui n'atteint
personne...»

Laissons maintenant la parole à Pauline-Marie elle-même. Dans un
mémoire écrit peu après, elle rapporte ceci: «Nous décidâmes de
nous enfoncer dans les profondeurs du souterrain. On m'y traîna
comme on put, tandis que je serrais étroitement entre mes bras
l'Arche de mon unique espérance.

«Nous arrivâmes ainsi à une excavation plus commode et moins
humide que les autres. Au milieu de ce réduit, qui forme une croix
parfaite, mon matelas fut déposé. Mes filles, placées dans les
excavations formant les différentes parties de la croix, se
trouvèrent tout près de moi, à ma droite, à ma gauche, au-dessus
de ma tête, à mes pieds. Les personnes qui partageaient nos
dangers étaient deux domestiques de ma soeur, mon jardinier, une
pauvre petite orpheline, un Frère de Saint-Jean de Dieu, mon
boucher et deux femmes, dont... une actrice. Tous restèrent dans
la première partie du souterrain, en dehors de la croix où nous
étions avec Jésus-Christ.»

Pauline-Marie et les 17 personnes qui l'entouraient demeurèrent là
cinq jours. Tous, élevés au-dessus d'eux-mêmes par la présence de
Jésus et par la sérénité de la sainte fille, vécurent dans le
calme et la prière durant tout ce temps. Nul ne se plaignit de la
fatigue ni de l'insuffisance des vivres sommaires qu'on avait
emportés...

* * * * *

Pénétré de ces détails émouvants, j'entrai dans le souterrain,
guidé par un obligeant jardinier qui portait une lanterne.

Ce ne fut pas très commode; il nous fallut sauter une marche en
ruine au bas de laquelle nous enfonçâmes dans un amas de feuilles
sèches qui nous venait jusqu'à mi jambe. Ensuite, nous ouvrons une
porte dont les gonds rouillés résistent tant qu'ils peuvent à nos
tractions. Un couloir ténébreux bâille devant nous. Élevant son
luminaire, mon compagnon me précède. Nos pieds buttent sur le sol
inégal et rocailleux. La largeur du couloir est de I mètre
environ; je compte 22 pas et nous arrivons au caveau. Il a 4
mètres de longueur sur 2 m 50 de largeur et 2 mètres environ de
hauteur, et il dessine, en effet, une croix. Au centre, à la place
même où Notre-Seigneur et sa fille bien aimée gisaient sur un
pauvre matelas, on a placé un petit piédestal qui supporte un
crucifix. Dans une anfractuosité de la muraille, il y a un buste
de la Sainte Vierge. L'emplacement du caveau, sa forme cruciale,
la nature du ciment qui couvre les parois me confirment que cette
catacombe avait dû être creusée par des chrétiens au temps de
l'Église primitive de Lyon.

En face du caveau s'ouvre un petit réduit haut de 1 mètre, où les
plus las des réfugiés venaient s'étendre à tour de rôle sur le sol
mouillé. Le couloir se prolonge au-delà, jusque sous les
fondations de la basilique de Fourvière. Mais les eaux
d'infiltration l'envahissent, et il est à peu près impraticable.

Je prie quelques minutes; puis je prends des notes accroupi sur
mes talons tandis que le bon jardinier, patient et recueilli,
m'éclaire.

Fait notable: lorsque la colline fut prise, aucun des insurgés ni
des soldats qui les poursuivaient ne découvrit l'entrée du
souterrain. La bataille finie, les réfugiés en sortirent sains et
saufs, et pas un seul d'entre eux ne tomba malade à la suite de
tant d'heures passées dans des ténèbres humides. Ah! c'est qu'ils
avaient eu confiance dans Notre-Seigneur!...

Revenu à la lumière, je pris congé de mon guide en le remerciant
chaudement, et je montai la colline vers la basilique. Il faisait
une soirée exquise; des merles sifflaient dans les cerisiers en
fleurs; des violettes embaumaient dans l'herbe déjà drue de ce
printemps précoce. Pas un nuage au ciel. Le soleil déclinant vers
les collines de Sainte-Foy envoyait de longues flèches d'or à
travers le feuillage des arbres. Lyon, en bas, bruissait
sourdement sous une fine brume mauve et rose.

Je levai les yeux vers le sommet de la colline: la statue dorée de
la Vierge qui surmonte la tour de la vieille église scintillait,
au soleil couchant, comme une grande étoile. Je joignis les mains
et, saluant la Mère Immaculée, je lui dis: «Bonne Mère, protégez,
assistez votre pauvre trimardeur, comme vous avez tant de fois
protégé, assisté votre enfant Pauline-Marie...»

À la suite de cette descente aux catacombes de Fourvière, je suis
allé voir Mlle Maurin. J'ai trouvé une petite femme aux yeux vifs,
très alerte pour ses 85 ans, et qui m'a parlé de la fondatrice du
Rosaire vivant avec un enthousiasme communicatif. J'ai retenu
d'elle à ce propos: «Le cardinal-archevêque dit, dans la lettre
qu'il m'écrivit et qu'il voulut bien me permettre de publier en
tête de ma brochure: _le Petit sou de la Providence_: «Nous aimons
à espérer que le jugement infaillible de la sainte Église
reconnaîtra dans notre Lyonnaise vaillante, humble et généreuse,
un digne émule en sainteté des Bienheureux qui furent sur la terre
ses amis, le curé d'Ars, la Mère Barat, le Vénérable P. Colin, et
que son autorité suprême nous permettra d'unir un jour, dans la
même vénération, notre Blandine, mère des martyrs, et notre
Pauline-Marie, mère des missionnaires.»

«Oui, ajouta Mlle Maurin, ce sera un beau jour celui où la
béatification de ma sainte amie sera proclamée: j'espère vivre
assez pour le voir. Et quelle bénédiction pour Lyon que de mettre
en pendant aux autels de Sainte Blandine ceux de Pauline-
Marie!...»

«Pour Lyon et pour la France!» approuvai-je en prenant congé, car
nous n'aurons jamais trop de saints qui nous protègent et nous
éclairent dans la lutte contre le Mauvais et les sectaires
endiablés qui nous oppriment.

CONCLUSION

Je feuillette les pages de ce livre et, récapitulant les aventures
disparates auxquelles ma destinée me mêla, j'adore la bonté de
Dieu. Alors que le pauvre trimardeur errait, sans guide et sans
but, par les chemins du matérialisme et de la révolte,
s'étourdissait de paradoxes vénéneux, n'arrêtait de choyer sa
sensualité que pour s'effondrer, aux heures de lassitude et de
satiété, dans les ténèbres de la désespérance, Il l'a pris par la
main, d'une façon bien inattendue, et l'a mené à l'Église.

Ah! quelle délivrance, quelle purification et quel réconfort!
J'appris le sens surnaturel de la vie, j'appris la règle, je
compris que la fidélité aux enseignements et aux préceptes de la
foi catholique, que la fréquentation des sacrements pouvaient
seules me préserver des pièges tendus par le Prince de ce monde à
mon âme immortelle.

Telle est la vraie liberté. Non seulement l'on trouve, au pied de
l'autel, la paix intérieure et la force d'imposer silence aux
instincts dépravants, mais encore l'intelligence, avertie de
l'esclavage où la maintenait naguère sa dévotion aux idoles de
chair et de pêché, libérée des chimères qui la rivaient aux
doctrines de négation, prend une acuité nouvelle. Les idées et les
sentiments se clarifient, se sanctifient; l'esprit de sacrifice,
le zèle pour la défense de l'Église se développent; l'amour de
Dieu brûle toujours plus fervent et nous imprègne du désir de
mériter le maintien et l'accroissement des grâces reçues lors de
la conversion.

Certes, on n'est pas devenu un Saint; il y a encore bien des
lacunes, bien des défaillances dans notre bonne volonté. Mais la
Croix ne cesse de briller devant les yeux de notre âme et nous
savons qu'un simple acte de foi dans les vertus rédemptrices de
Notre-Seigneur nous rendra l'énergie nécessaire pour surmonter nos
faiblesses et dompter les rébellions de la nature déchue.

Ces bienfaits du catholicisme, ceux même que l'amour-propre
n'aveugla pas définitivement sont obligés de les reconnaître.

Voici par exemple Taine, intelligence splendide que l'orgueil
scientifique dirigea pendant des années. Il ne voyait rien en
dehors du déterminisme; il n'admettait pas qu'il y eût dans l'âme
humaine une région dont ses théories ne pussent rendre compte. Il
considérait le sentiment religieux comme une maladie de l'esprit.

Mais un jour, une crise sociale où la France faillit périr, lui
montra son erreur. Ses travaux l'ayant amené à étudier le rôle
séculaire de l'Église, autant qu'un incroyant de bonne foi pouvait
le faire, il en saisit l'importance vitale et il écrivit ces
phrases dont je prie qu'on médite tous les termes:

«Le christianisme, c'est l'organe spirituel, la grande paire
d'ailes indispensable pour soulever l'homme au-dessus de lui-même,
au-dessus de sa vie rampante et de ses horizons bornés pour le
conduire, à travers la patience, la résignation et l'espérance,
jusqu'à la sérénité, pour l'emporter jusqu'au dévouement et au
sacrifice.

«Toujours et partout, depuis dix-huit cents ans, sitôt que ces
ailes défaillent ou qu'on les casse, les moeurs publiques et
privées se dégradent. En Italie, pendant la Renaissance, en
Angleterre, sous la Restauration, en France, sous la Convention et
de Directoire, on a vu l'homme se faire païen comme au 1er siècle.
Du même coup, il se retrouvait tel qu'au temps d'Auguste et de
Tibère, c'est-à-dire voluptueux et dur; il abusait des autres et
de lui-même; l'égoïsme calculateur et brutal avait repris
l'ascendant; la cruauté et la sensualité s'étalaient; la société
devenait un coupe-gorge et un mauvais lieu.

«Quand on s'est donné ce spectacle de près, on peut évaluer
l'apport du christianisme dans nos sociétés modernes, ce qu'il y
introduit de pudeur, de douceur et d'humanité, ce qu'il y
maintient d'honnêteté, de bonne foi et de justice. Ni la raison
philosophique, ni la culture artistique et littéraire, ni même
l'honneur féodal, militaire et chevaleresque, aucun code, aucune
administration, aucun gouvernement ne suffisent à le suppléer dans
ce service. Il n'y a que lui pour nous retenir sur notre pente
natale, pour enrayer le glissement insensible par lequel,
incessamment et de tout son poids originel, notre race rétrograde
vers ses bas-fonds. Et le vieil Évangile est encore aujourd'hui le
meilleur auxiliaire de l'instinct social (Taine: _Les origines de
la France contemporaine, le Régime moderne, tome II_).»

Un croyant n'eût pas écrit cette dernière phrase telle quelle; il
aurait dit: C'est dans l'Évangile inspiré qu'on trouva, qu'on
trouve et qu'on trouvera l'unique sauvegarde sociale.

Mais tout de même quel loyal aveu! Et comme il y a loin de cette
déclaration d'un philosophe instruit par l'expérience à la boutade
du jeune normalien tout imbu de théories matérialistes: «Le vice
et la vertu sont des produits comme le sucre et le vitriol.»

C'était pourtant le même homme. Mais, dans l'intervalle, il avait
acquis la notion de la vraie science, celle qui se borne à
l'analyse des phénomènes et qui ne cherche pas à empiéter sur
l'Église pour expliquer la Cause.

Que l'on compare un peu l'état d'esprit de Taine pendant les
premières années qui suivirent la guerre et la Commune avec celui
de tel grand homme dont les nuées issues de la Révolution
obnubilaient l'intelligence. Victor Hugo, par exemple, à la même
époque. Je lis ceci dans _le journal des Goncourt_: «Hugo parle de
l'Institut, de ce _Sénat dans le bleu_ comme il l'appelle. Il
voudrait le voir, ses cinq classes assemblées, discuter idéalement
toutes les questions repoussées par la Chambre... Il termine par
ces mots: -- Oui, je le sais, le défaut c'est l'élection par les
membres en faisant partie. Pour que l'institution fût complète, il
faudrait que l'élection fût faite sur une liste présentée par
l'Institut, débattue par le journalisme, nommée par le suffrage
universel...»Au milieu de son _speech_, une allusion à l'église de
Montmartre lui fait dire: -- Moi, vous savez depuis longtemps mon
idée, je voudrais un _liseur_ par village, pour faire contrepoids
au curé, je voudrais un homme qui lirait, le matin, les actes
officiels, les journaux; qui lirait, le soir, des livres (_Le
journal des Goncourt, tome V, année 1873_)»

En voilà des pauvretés! -- Voyez-vous cet Institut, qui se recrute
parmi des écrivains, des artistes, des savants d'opinions fort
diverses, sortir de ses attributions, le voyez-vous perdre son
temps à discutailler de politique et de sociologie? Voyez-vous la
_Lanterne_ et les tenanciers de ce bazar des consciences qui
s'appelle _Le Matin_ chargés de discuter les titres des candidats?
Voyez-vous les électeurs, renseignés par les feuilles publiques --
on devine comment -- choisir les Académiciens? Le suffrage
universel éprouve un violent amour pour les nullités: nous nous en
apercevons, lorsque nous dénombrons le personnel de la Chambre et
du Sénat. Jugez ce qui arriverait si on lui confiait le soin
d'élire les membres de l'Institut.

Mais Hugo n'entrait pas dans ces considérations; pour lui, le
Peuple c'était une entité métaphysique; une sorte de divinité dont
il est sacrilège de discuter les caprices. N'a-t-il pas écrit dans
_l'Histoire d'un Crime_: «Le peuple est toujours sublime, même
quand il se trompe»?

Et que pensez-vous de cette préoccupation d'opposer, dans les
villages, les fariboles du parlementarisme aux enseignements du
curé? Là, l'on découvre le Homais gigantesque que le poète était
devenu à force de blasphèmes grandiloquents et de déclamations
contre l'Église.

Quel est le penseur de Taine qui, à la fin de sa vie, vaincu par
la force de l'évidence, reconnaissait qu'il n'y a que l'Église
pour hausser les hommes vers un idéal supérieur, ou de Hugo qui
galvaudait sa vieillesse en de basse flatteries à la foule
incohérente dont les applaudissements chatouillaient son orgueil?

Mais qu'importe à l'Église? Immuable en ses dogmes, parce qu'elle
sait qu'elle détient la vérité unique, elle oppose la Croix aux
folies humaines. Frappée, persécutée, ensanglantée, elle prie pour
ses bourreaux. Par le saint sacrifice de la Messe, elle
renouvelle, tous les jours, ce miracle de la Rédemption faute de
quoi l'humanité tomberait au-dessous des pourceaux.

Elle est le sel qui nous empêche de pourrir. Elle est, dans notre
nuit, la porte ouverte sur la Lumière éternelle. C'est pourquoi
ceux qui ont appris, même tardivement, à l'aimer, la servent et la
serviront, avec allégresse, jusqu'à leur dernier souffle!...

FIN





*** End of this LibraryBlog Digital Book "Au pays des lys noirs - Souvenirs de jeunesse et d'âge mûr" ***

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