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Title: Mémoires du duc de Rovigo, pour servir à l'histoire de l'empereur Napoléon - Tome V
Author: Rovigo, Duc de
Language: French
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*** Start of this LibraryBlog Digital Book "Mémoires du duc de Rovigo, pour servir à l'histoire de l'empereur Napoléon - Tome V" ***


by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)



MÉMOIRES DU DUC DE ROVIGO, POUR SERVIR À L'HISTOIRE DE L'EMPEREUR
NAPOLÉON.

TOME CINQUIÈME.

PARIS,

A. BOSSANGE, RUE CASSETTE, N° 22.

MAME ET DELAUNAY-VALLÉE, RUE GUÉNÉGAUD, N° 25.

1828.



CHAPITRE PREMIER.

Détails sur les exilés.--Madame de Chevreuse.--Menace de la révision du
procès du maréchal d'Ancre.--Madame de Staël.--Motifs de sa
disgrâce.--Ruse qu'elle imagine.--Madame Récamier.--Pourquoi elle habite
la province.--Motifs secrets pour lesquels elle veut aller en
Suisse.--M. de Duras.--M. de la Salle.--Les gens de lettres.--Tactique
de M. Fouché.

C'est maintenant le cas de parler des motifs d'exil de mesdames de
Chevreuse et autres que j'ai nommées.

Madame de Chevreuse avait été portée une des premières sur la liste qui
fut envoyée de Paris à l'empereur, lorsqu'il était encore à l'armée
après la bataille d'Austerlitz; elle aurait par conséquent été exilée
comme toutes les personnes qui étaient sur la même liste, sans le
secours de quelques amis de sa famille.

M. de Talleyrand était à Vienne, et fort lié avec madame de Luynes,
belle-mère de madame de Chevreuse. Elle l'employa à détourner le coup
qui menaçait sa belle-fille. M. de Talleyrand se servit de l'estime que
l'empereur avait eue pour feu M. le duc de Luynes, qui était mort
sénateur, et fit mettre sans peine sur le compte de l'étourderie toutes
les légèretés de madame de Chevreuse. Non-seulement il la fit rayer de
la liste d'exil proposée par la police, mais il la fit nommer dame du
palais de l'impératrice.

Sans doute, il fut obligé de lui faire quelque peur pour la décider à
accepter, mais c'était là une affaire entre elle et lui, car l'empereur
n'attachait aucune importance à ce que madame de Chevreuse fût ou ne fût
pas dans sa maison. M. de Talleyrand au contraire y en mettait beaucoup;
il considérait la nomination de cette dame comme le seul moyen de la
préserver des tracasseries que la police pourrait lui susciter, et afin
de vaincre ses répugnances, il convint sans doute avec madame de Luynes
de l'effrayer, en lui disant que l'empereur voulait qu'elle devînt dame
du palais, comme il aura dit à l'empereur que la famille de Luynes le
désirait. On abusait souvent ainsi de son nom. Madame de Chevreuse se
résigna, mais elle vint toujours avec mauvaise grâce dans un cercle où
on ne lui fit que des politesses; elle n'eut pas l'air de s'en
apercevoir. Elle ne parut qu'en femme impolie et souvent mal élevée dans
une cour où on ne l'avait admise que sur les instances de ses amis. On
la souffrait, mais personne ne la voyait avec plaisir.

À l'époque de l'arrivée en France de la reine d'Espagne, l'empereur
nomma de Bayonne des dames du palais pour tenir compagnie à cette
princesse, qui allait se trouver un peu délaissée à Compiègne. Madame de
Chevreuse, qui était alors dans une terre près de Paris, fut du nombre;
toutes les convenances étaient observées dans le choix, tant en ce qui
pouvait être agréable à la reine d'Espagne qu'en ce qui pouvait flatter
madame de Chevreuse. Madame de Larochefoucauld, qui était dame
d'honneur, fit part à celle-ci de la destination qu'elle avait reçue, en
la prévenant du jour de l'arrivée de la reine à Compiègne, où elle
l'invitait à se rendre.

On était loin de s'attendre à la manière dont cette jeune dame
accueillerait le message; elle répondit net qu'elle n'irait point, et
qu'elle n'était pas faite pour être geôlière. Tout le monde blâma cette
manière de refuser; mais cette désapprobation ne suffisait pas. On fut
obligé de rendre compte du fait à l'empereur, qui fit retirer la
nomination de madame de Chevreuse, et l'envoya demeurer à quarante
lieues de Paris.

J'ai été sollicité pendant trois ans pour demander son rappel, et
j'avoue que je ne concevais pas que l'on mît tant de bassesse à le
demander après s'être conduit avec tant d'insolence.

L'empereur disait quelquefois en parlant de cette famille: «Qu'elle
prenne garde, je lui ferai voir la différence que je mets entre une
généalogie d'épée et une généalogie de valets; si elle m'échauffe la
bile, je ferai réviser la confiscation des biens du maréchal d'Ancre,
qui a été odieusement assassiné, et si on la réhabilite, il ne manquera
pas d'héritiers pour venir réclamer ses dépouilles à la famille de
Luynes, qui n'a été enrichie que par cet odieux attentat[1].»

Madame de Staël avait été, non pas exilée, mais éloignée par suite d'une
intrigue dans laquelle des rivaux la compromirent. Une femme d'une aussi
grande célébrité est souvent exposée à voir mettre plus d'une épître à
son adresse.

Lorsque j'entrai au ministère, elle était déjà dans cette situation. On
lui a sans doute dit que c'était l'empereur qui avait spontanément
ordonné son exil; rien cependant n'est plus faux. J'ai su comment elle
avait été atteinte, et je puis certifier que ce n'est qu'à force
d'obsessions, de rapports fâcheux, qu'il l'arracha à ses goûts pour le
monde, et l'obligea à se retirer à la campagne. Cependant il ne pouvait
pas la souffrir; il a même attaché trop d'importance à celle qu'elle
donnait à sa personne et à son livre sur l'Allemagne. On essaya d'abord
de la rendre plus circonspecte, mais toutes les tentatives furent
vaines; on ne put la faire taire ni l'empêcher de se mêler de tout, de
fronder tout; elle voulait conseiller, prévoir, administrer; l'empereur,
de son côté, croyait pouvoir suffire à sa tâche. Il se fatigua de
recevoir les lettres directes de madame de Staël, celles qu'elle
écrivait à ses amis, qui les renvoyaient exactement au cabinet.
L'empereur, lassé de voir venir les mêmes vues par tant de voies
différentes, l'envoya distribuer ses conseils plus loin de lui.

Elle ne tarda pas à regretter la capitale, m'écrivit plusieurs fois pour
y revenir; tantôt elle alléguait un prétexte, tantôt un autre; enfin
elle imagina de feindre la résolution de passer en Amérique, mais elle
était trahie par un de ses amis à qui elle avait fait part de son
dessein. Je savais qu'elle se proposait d'abord de venir à Paris, que
quant au voyage d'Amérique, elle verrait après, c'est-à-dire qu'elle
prendrait le temps de la réflexion.

Personnellement, j'étais plutôt porté à consentir à la demande qu'à la
refuser; je n'avais aucune raison de m'y opposer, parce que madame de
Staël ne pouvait qu'être bien aise de ne pas être brouillée avec le
ministre de la police. L'arrangement aurait donc pu nous convenir à tous
deux, mais pour me faire une amie, encore la chose n'était-elle pas
sûre, il fallait commencer par me faire, parmi les siens, dix ennemis
que je n'étais pas en mesure de combattre; elle n'eût rien gagné au
marché, et je ne pouvais qu'y perdre. Je n'osai pas risquer d'améliorer
sa situation; je la plaignais d'avoir inspiré de la jalousie à nos beaux
esprits, mais je m'en tins à son égard au passeport qu'elle avait
demandé pour l'Amérique, prenant garde de ne pas être sa dupe,
c'est-à-dire qu'elle ne me mît pas dans le cas d'avoir recours à des
moyens qui me répugnaient.

On a aussi beaucoup crié contre l'exil de madame Récamier. En général,
on parle de tout à tort et à travers sans trop savoir ce que l'on dit.
Tout le monde avait connu les mauvaises affaires de la maison Récamier,
à la suite desquelles madame Récamier avait été vivre en province; cela
était fort honorable, mais il ne fallait pas s'y faire passer pour une
victime de la tyrannie et écrire à tout le monde des balivernes de ce
genre. Il aurait été plus juste de leur dire tout net que l'on avait
perdu sa fortune par de fausses spéculations que d'en accuser
l'empereur. Madame Récamier demeurait en province par raison, et elle
disait à ses admirateurs, qui la sollicitaient de rentrer à Paris, que
cela ne dépendait pas d'elle, voulant par là donner à penser que c'était
l'empereur qui l'en empêchait, lorsqu'il ne pensait pas à elle. Cela fit
qu'il ordonna que, si elle y revenait, on ne lui laissât plus former ce
cercle de frondeurs au milieu duquel elle répandait avec affectation sa
douleur; et pour parler plus franchement, je lui écrivis que je désirais
qu'il n'entrât pas dans ses projets de venir à Paris si tôt, etc., etc.
Elle n'avait aucunement celui d'y rentrer, mais elle fut fort aise
d'avoir été exilée, cela la mettait à son aise pour répondre à une foule
de solliciteurs vis-à-vis desquels cela lui donnait une position. Il y a
encore un motif qui me détermina, et cela par intérêt pour elle-même; je
voulus lui éviter les désagrémens qui auraient été la conséquence
naturelle du voyage _qu'elle allait entreprendre en Suisse_. Si elle me
lit, elle saura ce que je veux dire, et si un jour j'ai le plaisir de
lui faire ma cour, je lui apprendrai, en lui demandant grâce, comment
j'ai su si bien ce qui la concernait, et elle me saura gré de l'avoir
engagée à rester à Lyon. J'ai eu la preuve que j'avais été bien informé,
en voyant, dans les salons d'un prince d'Allemagne[2], le beau tableau
que M. Gérard a fait de cette gracieuse dame, qui a voulu mettre son
portrait à la place de sa personne dans ce palais.

Au reste, la haine que madame Récamier portait à l'empereur date, pour
ainsi dire, des premiers jours du consulat. Voici quels en sont les
motifs, on verra s'ils sont bien légitimes.

Lucien, pendant son ambassade d'Espagne, eut occasion d'envoyer en
courrier à Paris un de ses amis qui l'avait accompagné en Espagne.
Celui-ci, en passant à Dax, s'arrêta chez M. Méchin, préfet du
département des Landes, et parmi les renseignemens que celui-ci le
chargea de transmettre au premier consul sur la position de son
département, il lui fit connaître toutes les peines qu'il se donnait
inutilement pour découvrir d'où partait un journal rempli d'injures
dégoûtantes contre le gouvernement, le premier consul et les membres de
sa famille. Ce journal arrivait régulièrement, et était porté
mystérieusement à domicile. M. Méchin en remit sept numéros au courrier,
qui partit de suite pour Bordeaux. Le commissaire de police de cette
ville était dans le même cas que M. Méchin, se plaignait du même
journal, et en remit quatre autres numéros au courrier, qui arriva à
Paris chez le premier consul avec onze de ces numéros, qui furent
envoyés au ministre de la police, alors M. Fouché. Les informations
qu'il prit lui apprirent bientôt que ce journal était rédigé à Paris,
par un certain abbé Guyot, qui profitait de ses liaisons d'amitié avec
M. Bernard, père de madame Récamier, l'un des administrateurs de la
poste aux lettres, pour faire parvenir ce journal dans tous les lieux où
il avait des connaissances, qui se chargeaient de le répandre.

L'arrestation de M. Bernard fut la suite de cette découverte. Au bout de
quelque temps, il fut amené au ministère de la police pour y être
interrogé. Cela avait lieu précisément le jour même où madame Récamier
venait au ministère de la police pour connaître les motifs de
l'arrestation de son père, en protestant de son innocence et sollicitant
la permission de le voir. On ne la fit pas attendre. Elle le vit à
l'hôtel du ministère, apprit les motifs de son arrestation et n'osa plus
récriminer. Elle était alarmée sur les suites qu'aurait cette affaire;
elle proposa de les prévenir par la démission de son père, M. Bernard,
qui la donna sur-le-champ, et qui fut acceptée.

Le premier consul n'en entendit plus parler, et ordonna de mettre M.
Bernard en liberté; madame Récamier, ne voulant pas reconnaître cet acte
d'une généreuse justice, préféra conserver son aigreur, qu'elle fit
partager à tous ses nombreux admirateurs.

Les exils de dames se réduisaient donc à ces trois-là; ceux d'hommes
consistaient en très-peu d'individus que cette mesure avait obligés de
vivre hors de leurs habitudes; car, pour ceux qui, sans cela, passaient
leur vie dans leurs terres, en quoi pouvait-elle les contrarier?

Il n'y avait guère que M. de Duras qui avait d'abord été exilé assez
loin; mais qui petit à petit s'était rapproché si bien, qu'il venait
assez fréquemment à Paris, où on ne l'inquiétait en aucune façon. On
faisait du bruit lorsqu'il était reparti, afin qu'il ne s'accoutumât pas
trop à ces visites, mais c'était tout; tant qu'il n'avait pas repris le
chemin de son département, on ne l'apercevait pas.

M. de la Salle était réputé homme de mouvement, capable de se porter à
quelque coup d'éclat; on le tenta en Bourgogne, où il a justifié
l'opinion que l'on avait de son caractère, car il n'attendit pas que les
événemens du mois d'avril 1814 fussent arrivés pour prendre le parti de
se prononcer.

Il y avait encore M. de Montrond, qui était exilé à Anvers; je lui ai
dit à lui-même à qui il avait obligation de sa disgrâce; quant à
l'empereur, il n'a fait qu'approuver la mesure qu'on lui a proposée.

Voilà en quoi consistaient, au mois de juillet 1810, tous ces exils
contre lesquels on a tant crié; cela ferait rire de pitié, si de grands
malheurs n'avaient été la suite, et, pour ainsi dire, la conséquence de
cette altération journalière que l'on portait à la considération et au
respect dû au gouvernement.

Une réflexion peut se placer ici: au moment de la grande puissance de
l'empereur, c'est-à-dire après son mariage, il pouvait donner un libre
cours à ce prétendu despotisme, à ce goût pour l'arbitraire qu'on lui a
attribué. Cependant c'est à cette époque qu'il a accordé le plus de
grâces et de faveurs. Je m'apercevais qu'on avait fait croire aux hommes
de lettres qu'il les regardait comme ses ennemis, et déjà je commençais
à avoir une opinion formée sur toutes les pratiques qui avaient été
mises en oeuvre pour lui en aliéner beaucoup.

Comme il m'avait particulièrement recommandé de les bien traiter, je
cherchai une occasion de faire connaissance avec eux: elle arriva tout
naturellement. On avait adressé à l'empereur une foule de productions
poétiques à l'occasion de son mariage, il m'écrivit de lui donner des
renseignemens à cet égard; il s'agissait, comme on peut le croire, des
écrivains et non de leurs productions, car, pour les vers, je
distinguais bien ce que j'éprouvais en les lisant ou en les entendant
réciter, mais en discuter le mérite était tout-à-fait au-dessus de mes
forces.

Je fis réunir toutes ces productions littéraires, et me fis indiquer
celles qui avaient réuni le plus de suffrages; je me fis en même temps
représenter tout ce qui avait été composé dans de semblables
circonstances depuis Louis XIV, et avait été jugé assez bon pour être
conservé jusqu'à nous; on ne put me désigner que l'ode intitulée _la
Nymphe de la Seine_, que Racine avait composée dans sa jeunesse à
l'occasion du mariage de la dauphine. Elle est moins longue et me parut
moins belle que la plupart de celles que le mariage de l'empereur avait
fait éclore.

J'eus ainsi occasion, en exécutant les ordres qu'il m'avait donnés, de
l'entretenir de chaque auteur en particulier, et de lui faire connaître
que ces vers dont ils chargeaient les colonnes des journaux leur avaient
été commandés par mon prédécesseur. L'empereur fut indigné, et me
répondit: «On me l'avait dit mais je ne voulais pas le croire; voilà
comment il faisait de tout; ainsi je passe pour avoir fait faire mon
éloge.» Cette conduite l'avait blessé, il m'envoya l'ordre de lui
proposer une répartition de cent mille francs aux différentes personnes
qui avaient fait remarquer leur talent dans cette circonstance. Il
ajouta que c'était le servir bien mal que de ne pas récompenser des
auteurs qu'on avait mis en oeuvre. En effet, s'il n'eût pensé à eux, ces
messieurs n'auraient jamais entendu parler de la gratification que je
leur ai remise de sa part, et auraient été autorisés à se plaindre de
lui, qui pourtant était étranger à l'oubli comme à la commande.

J'appris par là que c'était encore un des moyens de police pour acquérir
de la fortune que de faire faire des vers; mais au moins lorsqu'on l'a
si utilement employé pour son propre intérêt, il ne faut pas avoir
l'impudence de venir imprimer à la face du monde que celui des
libéralités duquel on s'enrichissait, et devant lequel on brûlait un
encens qu'il ne demandait pas, était un tyran que l'on cherchait à
détruire. En distribuant cette somme à toutes les personnes auxquelles
elle était destinée, j'eus occasion de les voir l'une après l'autre, et
j'avais soin de lire immédiatement après la pièce de poésie de celui
avec lequel je venais de converser, lorsque j'étais encore plein de la
curiosité de le connaître, et rarement on n'aperçoit pas quelque côté du
caractère de l'auteur entre sa physionomie et une production qui avait
dû nécessairement partir d'un mouvement de son âme.



CHAPITRE II.

M. Esménard.--Les académiciens.--M. de Chateaubriand.--M. Étienne.--M.
Jay.--M. Michaud.--M. Tissot.--Service que lui rend l'empereur.--Comment
M. Tissot en prouve sa reconnaissance.--Il succède à Delille.


C'est à cette occasion-là que j'ai connu particulièrement M. Esménard;
j'avais lu son poème de la navigation, et je ne concevais pas qu'un
homme qui avait fait une aussi belle chose pût mériter d'être abreuvé de
la calomnie dont il était couvert. Lorsque je me l'attachai, j'entrepris
de le secourir; j'avais des moyens de faire des générosités, tant par la
fortune que l'empereur m'avait donnée que par les avantages de mon
emploi. J'aidai M. Esménard, et en débarrassant son esprit de tout ce
qui le tourmentait, j'eus un homme entièrement dévoué et d'un talent
supérieur, qu'il me consacra tout entier ainsi que son temps. Il m'a
servi fidèlement; il aimait l'empereur avec sincérité, et n'a jamais
craint de me dire la vérité; il m'a fait faute plus d'une fois, j'ai eu
lieu de regretter sa mort. C'est par lui que j'ai connu les hommes de
lettres, tant sous le rapport du talent que dans ce qui leur était
personnel; j'étais préparé à ce qu'il me dirait beaucoup de mal, ayant
autant d'ennemis, et j'en eus encore une bonne opinion, parce qu'il ne
décriait même pas ceux qui le déchiraient sans pitié. Je ne parle de lui
ici que dans les relations que j'ai eues avec lui. Cet homme de talent
me coûta bien des soins, car la jalousie qu'il inspirait ameuta tout le
Parnasse contre son protecteur.

À mesure que je faisais connaissance avec tous nos académiciens, je
voyais que cette savante société était dominée par une coterie qui
épiait toutes les places qui venaient à y vaquer pour y faire nommer
quelques uns de ses amis, et que hors d'un certain cercle il n'y avait
point d'espérance d'y être admis, quelque mérite qu'on eût eu.

Je me mis dans la tête de faire mettre quelques uns des miens sur les
rangs, non pas par amour-propre, mais pour avoir les moyens de repousser
les attaques qui me seraient venues de ce côté, car je voyais bien
qu'elles seraient fréquentes et surtout dangereuses, parce que la partie
de littérature que j'aurais pu négliger serait précisément devenue une
arme puissante à employer pour nuire au ministre de la police; j'étais
d'ailleurs effrayé de la quantité de livres que l'on portait chez moi
dans une semaine, et si je n'avais pas eu vingt personnes pour les faire
lire et y apercevoir le côté répréhensible, aussitôt que la méchanceté
aurait pu le faire, mon temps aurait été employé à croiser le fer avec
des intrigues qui auraient pris à tâche de se jouer de moi.

Je formai ainsi le projet de faire entrer M. Esménard à l'académie, et
m'employai si bien, que je lui fis donner une majorité de suffrages sans
laquelle il aurait infailliblement été rejeté.

Je fus aidé en cela par des hommes en place qui faisaient partie de la
classe des belles-lettres.

Ce petit triomphe m'enhardit; peu de temps après Chénier vint à mourir;
et je voulus y faire entrer M. de Chateaubriand; je réussis à le faire
nommer, et quand je n'aurais fait que cela pour les lettres, je croirais
avoir bien mérité d'elles. Mais quant à sa réception, elle souffrit des
difficultés, et on ne put obtenir de lui de les vaincre; il avait pu
justement se trouver offensé d'une mesure à laquelle la classe
académique crut devoir le soumettre.

     MINISTÈRE DE LA POLICE.

     MM. ÉTIENNE, JAY, TISSOT, MICHAUD.

J'éprouvais le besoin de former autour de moi une petite réunion
d'hommes d'esprit autant que sages et éclairés. Je connaissais M.
Étienne pour l'avoir vu souvent à l'armée, et je savais qu'il était
agréable à l'empereur, qui l'estimait beaucoup; mais M. Étienne avait
une répugnance insurmontable à entrer en contact avec le ministre de la
police générale. Ce ne fut qu'à la mort de M. Esménard que je parvins,
par l'intermédiaire de M. Arnault, membre de l'Institut, digne de la
plus grande estime, à déterminer M. Étienne à accepter la division
vacante, et qui n'avait pas le plus léger rapport avec le reste du
ministère. L'empereur approuva ce choix, et j'eus beaucoup à m'applaudir
de l'avoir fait, tant je trouvai de loyauté, de raison dans M. Étienne.
J'aurais de bien nobles traits à citer de cet homme, d'un esprit si
brillant et d'un coeur si droit.

Je ne connaissais M. Jay que pour en avoir entendu parler comme d'un
homme de beaucoup d'esprit et d'instruction. Après avoir suivi en Italie
M. le duc d'Otrante, qui lui avait confié l'éducation littéraire de ses
enfans, il avait quitté ce ministre lorsqu'il s'était embarqué à
Livourne pour se rendre en Amérique, et venait de rentrer à Paris. M.
Jay appréhendait beaucoup les préventions qu'il me supposait contre
toutes les personnes qui avaient appartenu au duc d'Otrante. Je ne le
laissai pas beaucoup dans l'incertitude. Je l'appelai près de moi, et je
fus si content de sa personne, de ses sentimens politiques, qu'il ne
prit aucun soin de cacher, et de la modération de son esprit, que je
résolus de l'attacher à mon cabinet, au titre qui lui conviendrait le
mieux. Je lui confiai la fonction de traduire et d'analyser les
productions anglaises, qui abondaient au ministère de la police, par
l'entremise des commissaires de Boulogne. M. Jay accompagnait les
rapports qu'il me faisait sur ces ouvrages d'observations sur la
direction politique de ces publications. Son travail était envoyé
directement à l'empereur, qui m'a chargé plusieurs fois d'en témoigner
sa satisfaction à l'auteur. Quelque temps après, il m'ordonna de le
charger de la direction du journal de Paris.

On m'avait parlé de M. Michaud sous les rapports les plus avantageux; il
s'occupait alors de son bel ouvrage sur les croisades. Je saisis toutes
les occasions de l'attirer chez moi, et j'eus lieu d'être aussi
satisfait de son dévoûment que tout le monde l'était de son esprit: il
s'était rallié de bonne foi au gouvernement impérial. Meilleur juge que
moi du caractère et des dispositions des hommes, et connaissant les
sentimens de M. Michaud, comme son talent, l'empereur m'ordonna de le
placer sur la liste des bénéfices, lors de la répartition des actions de
la Gazette de France. Depuis, l'empereur ne l'oublia jamais dans toutes
les circonstances où il voulut accorder quelques récompenses aux gens de
lettres. Je n'eus jamais qu'à me louer de mes rapports avec M. Michaud,
qui, de son côté, n'eut jamais à se plaindre de mes procédés envers lui;
je crois qu'il ne me refuserait pas cette justice.

J'avais entendu parler de M. Tissot comme auteur de plusieurs
productions littéraires. Je savais encore qu'il devait à l'empereur de
n'avoir pas été la victime des plus lâches ressentimens d'ennemis
implacables, qui avaient voulu le faire comprendre dans les déportations
qui eurent lieu après l'affaire du 3 nivose. Sur les représentations de
MM. Monge, Bertholet, Cambacérès et de madame Bonaparte, qui le
connaissaient depuis long-temps, le premier consul le raya lui-même de
la liste fatale; mais comme on insistait encore pour l'éloigner au moins
de Paris, le premier consul ordonna l'examen le plus sévère de la
conduite de M. Tissot pendant la révolution, et comme on ne trouva aucun
fait à sa charge, le général Bonaparte jugea combien les passions
étaient en jeu dans cette circonstance, et le rendit à sa famille.
Depuis cette époque, deux hommes, exaltés par l'esprit de parti, vinrent
lui confier le dessein qu'ils avaient conçu d'attenter aux jours du
premier consul; le sacrifice qu'ils avaient fait de leur vie pouvait
assurer le succès de leur criminelle entreprise; ils y renoncèrent à la
voix de M. Tissot. Cette bonne action était restée ensevelie dans le
silence pendant plusieurs années. Je l'appris par hasard, et je
m'empressai de la faire connaître à l'empereur. Il en fut touché, et
c'est alors qu'il me raconta lui-même en détail comment il avait sauvé
M. Tissot du plus grand des dangers, dans un moment où chacun voulait
satisfaire ses haines particulières à la faveur d'une circonstance aussi
terrible que l'attentat du 3 nivose.

Je ne révélai point, et je ne devais point révéler cette circonstance à
M. Tissot, et jusqu'à la lecture de mon ouvrage il l'ignorera. Elle me
donna l'envie de le connaître personnellement. Il vivait alors dans la
retraite, ne s'occupant que des lettres et d'un emploi dans les
droits-réunis, dont le chef, M. François de Nantes, un des hommes les
plus spirituels de France, avait beaucoup d'amitié pour lui. Nous eûmes
ensemble une entrevue pleine de franchise. Je n'avais en ce moment à lui
offrir dans mon ministère aucune fonction qu'il pût accepter; je me
bornai à lui demander s'il voulait se charger de me signaler les
ouvrages de littérature et d'art qui méritaient l'attention publique, et
de m'indiquer les jeunes talens qu'il fallait encourager: j'attachais la
plus haute importance au bonheur de contribuer à favoriser son choix. M.
Tissot accepta ce genre de travail et s'en acquitta avec autant de zèle
que de bienveillance. Plus d'une personne lui a dû, sans le savoir,
d'honorables récompenses de l'empereur. Les jeunes gens surtout avaient
en lui un ami et un avocat plein d'ardeur. Plus tard, l'empereur me
donna l'ordre de confier la rédaction de la Gazette de France à M.
Tissot.

À la mort de l'abbé Delille, qui l'avait choisi pour suppléant dans sa
chaire de poésie latine, le premier mouvement de l'empereur fut de
penser à M. Tissot; il vit avec plaisir les suffrages du collége de
France et de l'Institut le lui proposer pour successeur de l'abbé
Delille; M. Tissot fut donc nommé professeur en titre.

L'empereur a toujours fait un cas particulier de la droiture et du
jugement de cet écrivain; je l'ai vu une fois le faire appeler près de
lui pendant les cent jours.

Avec ce petit aréopage, je me crus en état de prévenir les effets de la
prévention, de paralyser la malveillance qui me supposait des intentions
hostiles et des sentimens qui étaient loin de ma pensée; je jugeais, au
contraire, dès mon entrée au ministère, que, pour bien servir
l'empereur, il fallait me tenir dans la ligne de la modération, et
n'écouter aucune haine personnelle. Je voulais surtout agréer aux gens
de lettres, en marquant leurs succès et leur noble attitude dans la
littérature et dans la politique. Les hommes estimables que j'avais
choisis me secondèrent admirablement par leur bienveillance et leur zèle
pour tous les talens. Quant à mon influence sur ces écrivains, les
personnes qui possèdent les journaux de l'époque peuvent se convaincre
qu'ils n'ont pas craint de professer hautement alors des principes qui
plusieurs fois, depuis la restauration, les auraient conduits à la
police correctionnelle. Mais le gouvernement était fort, sa théorie
nationale; il avait rallié tous les esprits et tous les partis. On
aurait regardé comme un fou celui qui aurait prêché la discorde, nous ne
nous inquiétions pas de la liberté de telle ou telle opinion. J'adjure
ces messieurs de déclarer dans quelles circonstances j'aurais pu les
inviter ou les autoriser à employer le subterfuge et la ruse pour donner
telle ou telle direction à l'esprit public. Fort de mon innocence à cet
égard, je reste convaincu, de mon côté, qu'ils ne se seraient prêtés à
aucune lâche complaisance, car ils avaient beaucoup d'indépendance, et
jamais peut-être l'empereur n'a entendu, sur certaines matières, des
vérités aussi fortes que celles que j'ai puisées quelquefois dans leurs
conversations, les plus libres peut-être qui aient eu lieu dans Paris,
et dont aucun d'eux ne craignait jamais les conséquences. La liberté de
ces entretiens fut même rapportée à l'empereur par des personnes dont le
zèle officieux est toujours prêt à nuire.

Je commençais à prendre racine dans des fonctions dont je n'avais aucune
idée quelques mois auparavant, et j'avais déjà moins peur du contact
dans lequel j'étais obligé d'entrer avec toutes les imperfections
humaines.



CHAPITRE III.

Bal de la garde impériale.--Fête du prince Schwartzenberg.--Incendie de
la salle de bal.--L'empereur.--Impression que fait cet
accident.--Composition du cabinet.--Intrigues diverses.--M. Ferrand.--Le
chambellan.--Coteries, faux rapports.--Manière dont je les déjoue.


Ce fut au mois de juillet ou d'août de cette année 1810 qu'arriva
l'horrible événement de l'incendie de la salle du bal à l'hôtel du
prince Schwartzenberg.

Il donnait ce jour-là un bal à l'occasion du mariage de l'empereur avec
la fille de son souverain. Je crois que celui que donna la garde
impériale à la même occasion n'eut lieu que quelque temps après; toute
la ville de Paris fut à cette fête, qui eut lieu à l'École-Militaire, où
il ne se passa pas le moindre accident. Mais il n'en fut pas de même
chez l'ambassadeur d'Autriche.

L'on avait construit, à côté de l'appartement principal de son hôtel,
une vaste salle de bal, en charpente extrêmement légère. La tenture
était en toile, recouverte d'étoffe brillante. En général, l'élégance et
la grâce étaient tout ce que l'architecte chargé de cette construction
avait cherché. Cette vaste salle, magnifiquement décorée, était éclairée
par une grande quantité de lustres qui étaient suspendus à sa voûte.

On y arrivait par une galerie décorée de la même manière.

Les personnes invitées eurent bientôt rempli la salle ainsi que tous ses
dégagemens. L'empereur avec l'impératrice, la reine de Westphalie, la
vice-reine d'Italie étaient arrivés, et le bal était dans sa plus grande
vivacité, lorsqu'une bougie mit le feu en s'inclinant à une des
guirlandes de fleurs artificielles qui décoraient le pourtour de la
galerie. Le courant d'air étendit le feu avec la rapidité de l'éclair et
le porta jusqu'à la salle du bal, qui fut enflammée dans un clin d'oeil.

L'empereur était au milieu de la salle; il attendait le secours des
pompiers, et fut fort mécontent de leur lenteur. Le danger devenant
imminent, il emmena l'impératrice, la reconduisit aux Tuileries, et
revint chez le prince de Schwartzenberg pour voir ce qui s'y passait; il
avait déjà jugé que cet horrible accident serait accompagné de quelques
malheurs. Aussitôt qu'il fut sorti avec l'impératrice, la peur s'était
saisie de tout le monde; chacun avait fui par toutes les issues et
cherchait à s'échapper.

Il y avait quelques degrés pour descendre de cette salle dans le jardin,
l'ambassadeur de Russie, le prince Kourakin, ne les voyant pas, tomba,
et fut foulé aux pieds de tout le monde. Comme il tardait à se relever,
la flamme le saisit dans cette position et le mit dans un état qui fit
craindre long-temps pour sa vie.

Les pièces de bois principales de cette légère architecture furent
consumées en un instant, et sa vaste entrée avec tous les lustres tomba
sur les personnes qui n'avaient pas encore pu sortir. Les pompiers ne
firent pas preuve de vigilance dans cette occasion: à la vérité ils
n'eussent pu, dans aucun cas, sauver la salle; mais s'ils avaient été en
mesure, ils auraient retardé les progrès de l'incendie de manière à
donner à tout le monde le temps de l'évacuer.

Ils n'avaient même pas d'eau dans leurs pompes; il s'était passé plus
d'une demi-heure avant qu'ils fussent en état d'agir. L'empereur était
présent et ne se retira que quand le feu fut tout-à-fait éteint. Il
prenait part à l'affliction du prince de Schwartzenberg, à qui il disait
des choses rassurantes. Il envoya chercher le préfet de police, auquel
il témoigna beaucoup de mécontentement, et je crois que c'est de ce jour
qu'il résolut de le changer aussitôt qu'il aurait trouvé quelqu'un pour
le remplacer. La place exigeait un homme particulièrement propre aux
détails sans nombre qui en dépendent, et il y en a peu qui soient en
état de la bien remplir. Lorsque le feu fut éteint, l'empereur retourna
à Saint-Cloud, et me fit dire de venir le lendemain de bonne heure lui
rendre compte des résultats de cet événement. Ce ne fut qu'au jour que
l'on retrouva sous les restes des bois brûlés de la salle le corps de la
princesse Schwartzenberg, femme du frère aîné de l'ambassadeur; sortie
heureusement de la salle, elle était rentrée pour chercher ses enfans
qu'elle n'avait pas vus sortir. À peine était-elle sous cette voûte
enflammée, que la charpente s'écroula, et la consuma au point qu'on ne
put la reconnaître qu'à quelques débris de bijoux.

La comtesse de la Leyen mourut quelques jours après de ses brûlures,
ainsi que la femme du consul-général de Russie, et madame Touzard, femme
d'un officier-général du génie; beaucoup d'autres furent grièvement
blessées et souffrirent long-temps des suites de cet horrible événement,
qui fut pendant long-temps le sujet des conversations de toute la
France. Je reçus, dans ce temps-là, une correspondance bien
extraordinaire. On y rappelait l'événement arrivé au mariage de la
dauphine, la feue reine de France. Tout le monde en parlait; on faisait
des rapprochemens, et on allait même jusqu'à conjecturer des choses qui
auraient paru ridicules à l'homme le moins sensé, et qui pourtant se
sont, en grande partie, vérifiées. Ce n'est point exagérer que de dire
que l'on fut frappé de l'idée qu'il y avait une mauvaise destinée
inséparable de nos alliances avec l'Autriche. Cette opinion
s'établissait, et j'eus à surmonter beaucoup de difficultés pour en
détruire les fâcheuses conséquences.

J'ai dit plus haut qu'après avoir divisé la surveillance que j'observais
dans Paris, je n'y trouvai rien de bien important, et que je
l'envisageai ensuite sous un autre rapport. Voici ce que j'ai voulu
dire.

Je ne voyais que le mal qui était produit, et pendant que j'en cherchais
les causes, il en arrivait d'un autre côté; ensuite je reconnaissais
déjà que la facilité avec laquelle on abordait l'empereur fournissait à
la méchanceté beaucoup d'occasions de débiter des contes qui lui étaient
rapportés comme des propos de telle ou telle classe de la société, ou
comme venant d'hommes à spéculations qui cherchaient à faire baisser les
fonds pour favoriser quelques opérations. J'avais remarqué que, la
plupart du temps, ces contes n'étaient que le résultat de l'imagination
de quelques cerveaux creux ou oisifs, qui abusaient de l'accès qu'ils
avaient près du souverain, pour prendre tout à la fois une apparence de
zèle pour son service, et favoriser en même temps des projets d'ambition
particulière; la confiance exclusive de l'empereur paraissait être
disputée entre quelques individus qui épiaient toutes les occasions de
pousser à des places dans son intimité leurs amis et leurs obligés, afin
de l'entourer d'une atmosphère tout à leur dévotion. Je voyais conduire
de front des intrigues de laquais pour faire entrer des protégés dans
toutes les différentes parties du service de la maison de l'empereur;
depuis celui du grand-maréchal, du grand écuyer, du grand chambellan, on
avait songé à pénétrer jusqu'au cabinet de l'empereur.

Ce cabinet était organisé ainsi. Ce que l'on appelait le cabinet
particulier n'avait qu'un seul secrétaire dit _du ille_, qui était M. de
Menneval; il en fut ainsi jusqu'au retour de Russie, que l'état de la
santé de ce dernier obligea l'empereur de le remplacer, après l'avoir
toutefois placé près de l'impératrice comme secrétaire des commandemens,
lors de l'institution de la régence, et avec mission de lui écrire tous
les jours pendant qu'il était absent.

M. Fain, archiviste, occupait un cabinet séparé avec les archives, où
les papiers du cabinet particulier ne devaient être déposés qu'après la
consommation des affaires auxquelles ils se rapportaient; il n'entrait
au cabinet de l'empereur que lorsqu'il y était appelé, et pour l'instant
où l'empereur en avait besoin.

MM. Mounier et Desponthons, secrétaires du cabinet, occupaient un bureau
commun séparé. Le premier était chargé de la traduction des gazettes
étrangères et s'était associé pour ce travail des traducteurs de son
choix, il recevait pour ce service 50,000 francs par an, et cependant je
ne manquais pas d'envoyer exactement les gazettes anglaises toutes
traduites à l'empereur, parce que je les recevais le premier. M.
Desponthons était chargé du travail relatif au génie, et il était par là
même moins employé. M. Dalbe était chargé du travail relatif aux cartes
et avait avec lui deux ingénieurs géographes avec lesquels il occupait
un cabinet séparé. Par cette division, l'intrigue ne put se donner
d'accès au cabinet particulier ni dans les bureaux: aussi chercha-t-elle
à mieux réussir près de l'impératrice en voulant y pousser ses
créatures. Le premier essai fut de placer M. de Narbonne grand-maître de
sa maison, et, quoique l'empereur goûtât assez M. de Narbonne, il refusa
cette nomination, que, de son côté, l'impératrice repoussait encore plus
fortement que lui. M. de S*** se donna beaucoup de mouvement pour faire
nommer comme secrétaire des commandemens de l'impératrice, d'abord un M.
de Gillevoisin, sa créature, ensuite M. Ferrand, le même qui a été
célèbre en 1814, par l'occupation des postes. Mais l'empereur avait un
contrôle invisible qui lui fit repousser toutes ces insinuations; il ne
voulut mettre près de l'impératrice que quelqu'un d'incorruptible: c'est
pourquoi il s'imposa plus tard le sacrifice de M. de Menneval, qui lui
était cependant si nécessaire.

J'ai été un des premiers à voir où ce malheureux tripotage nous mènerait
à cause de la facilité avec laquelle on faisait retentir par cent
bouches, un propos lancé avec intention contre quelqu'un qu'on voulait
perdre.

J'ai eu le courage de dire là-dessus à l'empereur même ce que je voyais
et ce que l'on me disait; je ne lui ai rien caché, et l'expérience n'a
que trop prouvé combien peu étaient dignes de son estime et de son
affection ceux qui se disputaient ses faveurs, en regardant comme un
tort personnel qu'on leur faisait, les marques de bienveillance qu'il
accordait à ses plus anciens serviteurs.

L'empereur, que l'on a long-temps voulu faire passer pour un homme
sombre, méfiant, était bon jusqu'à l'excès et confiant dans tout ce qui
ne l'avait jamais trompé; il croyait un bien plutôt qu'un mal, jusqu'à
ce qu'il eût pris, comme il le disait, _la main dans le sac_. Il fallait
beaucoup d'adresse pour perdre quelqu'un dans son esprit; je n'ai
remarqué, de ce côté-là, qu'une chose qu'on puisse lui reprocher, c'est
que, lorsqu'il s'apercevait qu'il avait été trompé, il ne témoignait pas
son mécontentement avec assez de force aux calomniateurs, qui
retombaient quelque temps après dans les mêmes ornières.

Il se serait évité bien des embarras, s'il avait fait une justice
éclatante de la première calomnie qui lui a été rapportée.

J'ai dit qu'il était confiant dans tout ce qui l'entourait d'habitude;
je vais en citer un exemple entre cent qu'il me serait facile de
rapporter.

Je l'accompagnais comme son aide-de-camp dans une revue qu'il fit à
Vienne du 7e régiment de hussards, après la bataille de Wagram. Il
nommait aux emplois vacans, et donnait des récompenses aux officiers et
soldats qui avaient été blessés pendant la campagne. Le colonel du 4e
régiment lui demanda la destitution d'un officier qui n'était pas
présent à la revue, et qui vivait à Vienne dans la plus dégoûtante
débauche, de laquelle on n'avait pas pu le tirer, même pour se trouver à
son devoir d'honneur le jour de la bataille de Wagram.

L'empereur non seulement le destitua sur-le-champ, mais ordonna qu'il en
fût fait un exemple, et dit au prince de Neuchâtel, qui en prit note, de
faire arrêter cet officier et de le mettre à un conseil de guerre. Avant
de quitter la revue, l'empereur nomma à son emploi un des sous-officiers
du régiment. La coutume était de faire signer le même soir à l'empereur
le décret définitif de toutes les nominations qu'il avait faites en
passant la revue d'un corps. Le prince de Neuchâtel le servait avec un
zèle qui ne contribuait pas peu à le faire tant chérir des soldats. Ils
savaient que toute chose qui les intéressait était aussitôt expédiée par
lui qu'elle avait été ordonnée par l'empereur.

Lorsqu'il avait signé un travail quelconque, on le renvoyait de son
cabinet à la secrétairerie d'État, qui, après l'avoir minuté, le faisait
passer aux différens ministères dans les attributions desquels il devait
être classé.

Le décret de destitution de cet officier de hussards et celui de
nomination à son emploi furent donc envoyés à ce bureau. Il n'y eut pas
moyen d'empêcher son exécution; mais on fit si bien près du prince de
Neuchâtel, que le conseil de guerre n'eut pas lieu; l'officier destitué
reprit le chemin de Paris, où, deux mois après le retour de l'empereur,
les mêmes protecteurs le firent comprendre dans une nomination de
chambellans. On se garda bien de laisser soupçonner à l'empereur que cet
individu qu'on faisait entrer dans sa maison était ce même officier de
hussards chassé deux mois auparavant. On alla plus loin: on fit rétablir
ce gentilhomme sur les contrôles; on le vit en moins de deux ans chef
d'escadron et membre de la Légion-d'Honneur. Je ne connaissais pas ce
chambellan pour être l'officier de hussards que j'avais vu dénoncer par
son régiment; ce ne fut que long-temps après que j'en parlai à
l'empereur, pour lui démontrer combien l'intrigue était astucieuse pour
jeter dans son intérieur des hommes qui n'avaient d'autre mérite que de
bien rapporter ce qui s'y passait.

On mettait le même soin à introduire dans les maisons des membres de sa
famille tout ce que l'on trouvait de bon à être employé de cette
manière, pour nuire aux personnes qui y exerçaient déjà des emplois.

L'empereur fut fort mécontent de ce qu'on l'avait trompé ainsi; mais
nous étions déjà trop engagés dans de mauvaises circonstances pour
pouvoir rien changer à la marche que l'on suivait depuis long-temps.

Tout ce que je voyais de ce côté-là me dégoûtait des fonctions du
ministère de la police; il aurait fallu, ou tromper l'empereur à la
journée en se rendant le complice de toutes ces misérables intrigues, ou
s'exposer à mille tracasseries en voulant les croiser; je ne pouvais
cependant pas y rester indifférent. Je composais avec celles qui étaient
de nature à avoir quelques fâcheux résultats; je prévenais les
principaux acteurs que je n'étais pas le seul qui eût les yeux ouverts
sur les imperfections de ce monde, que je désirais de tout mon coeur
qu'il n'y eût jamais que moi pour contrarier leur petites allures, mais
que je les avertissais que, s'il était jamais question d'eux, je ne
mentirais pas d'une syllabe pour les préserver de ce qui devait leur
arriver.

J'ai tenu exactement parole; malgré cela, quelques uns et quelques unes
ont eu à se plaindre, ils m'ont soupçonné, même accusé; ils avaient
d'autant plus tort, que je n'ignorais rien, absolument rien de ce qui
les concernait, et que, loin de leur nuire, j'ai quelquefois arrêté
l'orage en détournant les regards de l'observateur. J'ai plus d'un
ennemi en ce moment qui me doit de la reconnaissance sous ce rapport; il
me serait facile d'en administrer les preuves. En général, ces vilaines
tracasseries de société étaient sans fondemens réels; elles étaient pour
moi le signal de quelque dénouement d'intrigues préparées de longue
main, et en même temps le masque que prenait la méchanceté, lorsqu'elle
voulait porter atteinte à quelqu'un. Je pris le parti de chercher à
tromper moi-même cette sorte de monde, plutôt que d'être sans cesse
occupé à rompre ses intrigues.

Je fis fabriquer des histoires, et je parvins bientôt à les inoculer si
bien à la crédulité de nos agréables, qu'on venait me les rapporter pour
nouvelles. Comme il y en avait quelques unes de mordantes, et que
quelquefois même elles atteignaient des personnes qui étaient dans mon
intimité, je distinguais la méchanceté avec laquelle on attribuait les
plus piquantes aux personnes pour lesquelles on aurait voulu que je
fusse mal disposé, et les avantageuses, on les attribuait à celles pour
lesquelles on voulait que je fusse bien. J'avais l'air de croire tout,
je récompensais même le zèle du conteur, qui pourtant ne me rapportait
que ce qui était sorti de chez moi; mais il l'avait brodé, corrigé et
augmenté à n'y presque plus rien connaître. Ce moyen me réussit quelque
temps, mais tout s'use, particulièrement à Paris.

Plus j'allais en avant, et moins je concevais qu'un grand État eût
besoin d'une administration dont je sentais toute la faiblesse, pour ne
pas dire la nullité; je voyais bien l'état de l'horizon, mais je n'en
apercevais pas les causes.

Je pouvais bien, ainsi que cela s'était déjà pratiqué, faire du bruit
pour l'apaiser ensuite: cela peut être utile quelquefois; je l'ai fait
aussi lorsque je voulais que l'on me crût loin d'une chose que j'allais
saisir, et dont un regard pouvait m'éloigner. Tout cela ne me
satisfaisait pas, et ne concernait d'ailleurs que des opérations
particulières. Je n'avais pas plus tôt réussi à une chose qu'elle ne
m'occupait plus; c'était la besogne à faire, et ce que je n'apercevais
pas qui me tourmentait.

Il y avait telle partie de ma volumineuse correspondance que je
dévorais; je ne gardais pour me reposer que celle qui était relative au
monde.

Je voyais, par la première, que Paris exerçait une influence énorme sur
les départemens, et que cette ville elle-même était soumise à
l'influence qu'elle recevait tant du gouvernement que des étrangers.

Celle qui s'exerçait par le gouvernement se faisait sentir par tout ce
qui lui était attaché, ou qui vivait par lui. Quoique cela composât un
personnel fort nombreux, néanmoins il aurait été difficile de s'en
servir pour former l'opinion contre quelques événemens qui auraient lésé
trop d'intérêts.



CHAPITRE IV.

Esprit public en France.--Ses fluctuations.--Peu de confiance dans les
communications officielles.--Courriers des ambassadeurs.--Ligne de
correspondance avec l'Angleterre.--Agent de la reine d'Étrurie.--Papiers
trouvés sur lui.--La reine d'Étrurie envoyée à Rome.--Modération de
l'empereur.


L'opinion en France a toujours été comme l'atmosphère, et proportionnée
à l'harmonie qui régnait entre nos affaires et celles des autres
puissances de l'Europe.

Dans une guerre, lorsque l'on gagnait des batailles qui devaient amener
la paix, tout allait au mieux; y en avait-il une de douteuse, tout était
au pire. Était-on en temps de paix, on observait les actes du
gouvernement et ses opérations de finances, qui devenaient aussitôt le
régulateur des entreprises de chacun de ceux qui avaient besoin de la
tranquillité pour se livrer à des spéculations. Les ennemis du
gouvernement personnellement suivaient cette fluctuation; ils
reprenaient ou perdaient courage selon que l'état des affaires
politiques leur rendait ou enlevait des espérances de succès. Une
bataille perdue sur l'Elbe se faisait sentir un mois après sur les bords
de la Loire.

Une bataille gagnée dans les mêmes parages semblait assurer des années
de tranquillité; quand ce n'était plus le temps des batailles, on avait
un autre thermomètre: comme l'espérance est la consolation des
malheureux, alors on se traînait dans l'intrigue, en attendant qu'une
circonstance heureuse vînt faire prendre une autre attitude.

C'est au milieu de tous les inconvéniens résultant de cet état de choses
que j'ai dû vivre pendant tout le temps de mon administration; il
fallait que je fusse préparé pour toutes les hypothèses, et il n'y a que
des insensés, ou des sots, qui prennent les Français pour tels, en se
persuadant qu'on leur en impose sur un événement qu'ils ont autant
d'intérêt à connaître que celui qui voudrait les abuser en aurait à les
tromper.

J'ai reconnu tout de suite cette vérité, et je ne me suis jamais
inquiété que de porter remède aux suites d'un fâcheux événement, et
jamais je ne l'ai dénaturé.

Les personnes qui m'en faisaient un reproche près de l'empereur, en
mettant cela sur le compte de la malhabileté, étaient des sots qui
trompaient l'empereur, et ne trompaient que lui, en persistant dans le
système de silence qui laissait à la malveillance le droit d'exagérer le
mal et d'atténuer le bien. On disait ensuite qu'il fallait éclairer
l'opinion, empêcher qu'on ne tînt de mauvais propos, et on profitait de
ce que l'on ne pouvait pas faire, pour parler mal de tout ce que l'on
voulait perdre. On n'abuse point l'opinion sur des faits dont l'Europe
est imbue; les Français ne sont point des Hottentots: malheur à celui
qui croira les duper impunément! Ils sont patiens, ils souffrent, mais
ils se vengent quand l'occasion s'en présente, et les malheureux qui, en
rapportant tout à leur vanité, ont attiré sur celui qu'ils voulaient
servir un moment d'humeur de la part de la nation, méritent d'être
livrés à toute son indignation en réparation des maux qu'ils ont attirés
sur elle.

C'était donc le plus souvent lorsque l'on aurait dû faire agir
l'influence administrative sur l'opinion, qu'elle se montrait rebelle,
méfiante dans tout ce qui lui paraissait officiel; ceux qui voulaient
persuader le contraire cherchaient à s'en faire accroire, pour avoir au
moins un air de bonne foi en induisant en erreur celui qui devait
connaître toute la profondeur du mal, lorsqu'il dépendait encore de lui
d'y apporter du remède.

L'influence étrangère s'exerçait sur Paris par le besoin que tout le
monde avait de la paix.

Tous ceux qui avaient des fortunes nouvelles à transférer depuis les
extrémités de la Pologne jusqu'au midi de la France; tous ceux dont les
spéculations ou la conservation des emplois lucratifs ne pouvaient avoir
de solidité que par la consolidation des institutions de l'empire,
lesquelles ne pouvaient en prendre que par la durée de son pouvoir, et
celui-ci paraissait chancelant, à chaque renouvellement de campagne; en
un mot, chacun voyait qu'une lutte ou une bataille perdue perdrait mille
familles, dont les destinées étaient toutes écrites au revers de la même
médaille. C'est cette conviction qui rendait les esprits aussi inquiets
et susceptibles d'être promptement altérés. Un succès les remettait
comme un coup de soleil remet le temps après un orage, mais cela ne
rendait pas la sécurité.

Le peu de confiance que l'on avait dans les communications officielles,
qui étaient les seules que l'on donnait à la curiosité publique, avait
dirigé celle de toute la société vers des informations étrangères. C'est
dès-lors que les emplois diplomatiques ont été très recherchés, et que
quelques uns de ces messieurs ont eu ce qu'on appelait tout-à-fait un
crédit sur la bonne foi publique. Ils donnaient des nouvelles en retour
de celles qu'ils se faisaient rapporter; c'est de cette manière que
l'influence étrangère s'exerçait sur Paris, et ce n'était pas en se
renfermant dans un silence absolu qu'on pouvait arrêter ses ravages. Or,
qui est-ce qui pouvait parler? C'était le ministère. Je n'ai pas le
projet de dire s'il fit bien ou mal, je ne veux que raconter les
calamités qui furent la suite de la marche que l'on avait cru devoir
prendre.

Lorsque je me suis aperçu de cette pente vers les informations
étrangères, j'ai dû observer de quel côté nous venaient les bonnes et
les mauvaises, et ce ne fut que de cette époque que je jetai mes regards
autour du cercle d'un ambassadeur. Le lendemain du jour où il avait reçu
un courrier, je faisais aborder le courrier afin d'apprendre quel air on
respirait au moment de son départ dans le pays d'où il avait été
expédié. S'il n'en savait rien, celui qui le suivait en savait
ordinairement davantage. On trouve parmi les messagers des hommes fort
intelligens, et qui écrivent le journal de leur voyage aussi bien que
pourrait le faire un bon officier d'état-major.

Lorsque plusieurs courriers arrivaient coup sur coup aux envoyés des
grandes puissances, c'était moins chez eux que l'on trouvait ce qu'il y
avait d'important à apprendre que chez les envoyés des petites
puissances, dont l'intérêt à être bien informés est immense pour eux,
parce que c'est un moyen de crédit dans leurs cours.

Chacun des envoyés de ces petites puissances gravite autour de celui
d'une grande; il lui paie un tribut d'hommages, et lui donne les
informations qui sait se procurer, pour obtenir que ses courriers se
chargent de ses dépêches, parce que l'on ne lui a pas alloué assez
d'argent pour en expédier directement lui-même.

En même temps, il profite du patronage qui s'est établi par ces
communications pour demander des nouvelles de sa cour, que le dernier
courrier a apportées. L'ambassadeur ne dit jamais grand'chose, mais
aussi il y en a peu qui fassent eux-mêmes leur besogne; ils ont des
sous-ordres qui, le plus souvent, en sont chargés. Toute l'adresse
consiste à connaître quel est celui qui est le mieux placé pour
approfondir ce que l'on a intérêt de savoir; et comme cela ne paraît
couvrir aucun projet, personne ne fait de difficulté de le dire, et cela
une fois connu, il est bien plus facile encore d'être informé des
habitudes de ces subalternes, qui la plupart fréquentent beaucoup plus
ce que l'on appelle la demi-société que la bonne compagnie.

Lorsque l'on connaît les goûts particuliers et les habitudes d'un homme,
il est à celui qui sait les satisfaire. J'ai connu des agens tellement
adroits dans cette corruption, qu'ils rendaient joueur celui qui leur
résistait, lui gagnaient tout son argent, lui en gagnaient même à
crédit, et lorsqu'ils l'avaient mis dans cet état, ils composaient avec
lui, et il faut avouer, à la honte des hommes, qu'ils réussissaient
presque toujours. Ceux pour lesquels le jeu n'avait pas d'attraits
étaient ordinairement accessibles par les femmes, et parmi elles il y en
a plusieurs qui ont réuni tant de genres d'expériences, qu'elles
rencontraient bien peu de choses impossibles.

Il arrivait très peu de courriers étrangers à Paris, que l'on ne sût,
peu de jours après, ce qu'ils avaient apporté, et les mêmes moyens
d'informations me donnaient également un abrégé des réponses qu'on leur
avait données à rapporter à leur cabinet; j'ai eu quelquefois des copies
entières de dépêches.

Il semblait à tout le monde que, depuis le mariage de l'empereur, les
idées de guerre allaient être abandonnées, et c'est au contraire presque
aussitôt que le langage se refroidit entre les principales puissances:
j'entends parler de la France, et de la Russie. Quant à l'Angleterre, il
était le même depuis bien des années.

Tout ce qui nous revenait des nouvelles particulières de ces deux pays
ne tarda pas à inquiéter de nouveau notre tranquillité; on y remarquait
une grande curiosité sur notre situation intérieure, que l'on
considérait comme le thermomètre des efforts que nous pourrions déployer
en cas d'une nouvelle guerre. Les petites puissances confédérées du Rhin
ne furent pas les dernières à s'apercevoir que l'horizon politique ne
tarderait pas à se charger, et comme elles étaient devenues très
intéressées à la continuation de la prépondérance de la France, qui
avait presque doublé leur puissance, elles ne négligèrent rien pour être
informées de tout ce qui concernait des intérêts qui étaient devenus les
leurs. Aussi leurs ministres dans les cours étrangères s'occupaient-ils
avec le plus grand soin de ce qui s'y passait, tandis que ceux qu'elles
avaient à Paris y puisaient à toutes les sources des nouvelles
d'Espagne, aux affaires de laquelle ils mesuraient les probabilités de
paix ou de guerre. Ils ne pouvaient se procurer les dernières d'une
manière assurée que dans la correspondance anglaise, à laquelle ils
accordaient d'autant plus de confiance, qu'ils avaient eu plusieurs fois
occasion de remarquer la différence qu'il y avait entre les publications
anglaises et françaises sur la guerre d'Espagne.

La correspondance avec l'Angleterre était resserrée au dernier point,
moins à cause de cet inconvénient que pour des motifs particuliers.

Je ne croyais pas à la certitude que l'on me donnait sur l'exécution des
ordres qui avaient été prescrits à cet égard. Je faisais observer ce qui
allait et venait, tout me paraissait en ordre, lorsqu'un sentiment
secret m'avertit qu'il devait y avoir des moyens de communications
clandestines que je m'attachai à découvrir. Je fis jeter dans le monde
que je ne serais pas trop sévère pour accorder la permission d'aller en
Angleterre à quelqu'un de connu pour incapable de se mêler d'affaires
politiques, et surtout à condition qu'il n'ébruiterait pas son départ,
parce que je ne voulais pas être dans le cas d'en accorder beaucoup, ni
d'en refuser à ceux qui croiraient pouvoir me déterminer par des
sollicitations. Cela devait produire son effet: on vint me demander une
ou deux permissions, je les promis dans quelques jours sous divers
prétextes; mais, dans le fait pour prendre mes précautions, et
effectivement, je sus bientôt que l'on faisait ses lettres dans quelques
maisons du faubourg Saint-Germain. Moi, je fis aussi les miennes à mon
commissaire général à Boulogne qui, à l'arrivée du messager, le faisait
dévaliser, quoique muni de mes passeports, et lui enlevait toutes ses
lettres, parce qu'il était convenu avant son départ (c'était la
condition du passeport), qu'il ne se rendrait porteur d'aucune. C'est
comme cela que j'ai acquis la conviction qu'on entretenait une
correspondance continuelle avec l'Angleterre, puisque la plupart de ces
lettres n'étaient que des réponses à celles précédemment reçues.

Je connus alors les correspondans des deux rives, et en même temps j'y
trouvai de quoi les défendre en cas de calomnie dirigée contre eux,
parce que je voyais dans ces lettres la preuve évidente que des
personnes que l'on me peignait sans cesse comme des agitateurs ne
pensaient nullement à se donner le moindre mouvement, quelles que
fussent les circonstances qui auraient pu survenir.

Je laissai parvenir toutes ces lettres, et tendis des filets dans les
canaux qui y étaient indiqués pour faire parvenir les réponses. Ce petit
succès me suggéra l'idée de favoriser le passage de ces lettres, au lieu
de l'entraver, mais de profiter à la fois de ce que je pouvais y trouver
d'avantageux.

J'aurais cherché en vain sur la côte, depuis Dieppe jusqu'à Blankenberg,
ce que je voulais découvrir; tout s'y cachait trop bien, et je m'avisai
d'un autre moyen pour y réussir.

J'envoyai deux agens bien adroits et de bonne mine faire un tour à la
côte d'Angleterre, d'où ils chercheraient ensuite à se rembarquer pour
aborder en France furtivement. Deux hommes, sous ce masque,
n'inspiraient aucune méfiance sur la côte d'Angleterre. Effectivement on
les accueillit, on les aida; ils avaient chacun un petit paquet de
contrebande qui leur faisait encore un peu plus d'amis, et enfin on mit
celui qui s'embarquait à _Gravesend_ en rapport avec les pêcheurs
d'Ostende et des environs qui faisaient le petit trafic. Il les vit
arriver à la côte anglaise, y débarquer leurs passagers, dont pas un
n'était en règle, remettre les lettres dont ils étaient porteurs, et il
fit avec un d'eux son accord pour le passer en France, et le déposer en
mains sûres pour venir jusqu'en Belgique. Il revint ainsi à Ostende, et
fut conduit de là de station en station jusqu'au dépôt des prisonniers
anglais à Valenciennes, qui prenaient cette même route pour venir
s'embarquer, lorsqu'ils parvenaient à s'échapper. Je fis dans cette
occasion d'une pierre deux coups, parce que je fis déranger cette ligne
de communications, qui me donna ensuite l'idée d'en établir une pour
tirer nos prisonniers d'Angleterre; mais la découverte du bateau qui
allait clandestinement de la côte à Gravesend devint par la suite une
mine à exploiter.

Je fis prendre des arrangemens avec le patron, lui promettant de ne
jamais l'arrêter et de le laisser passer et repasser tant qu'il aurait
l'adresse de se bien cacher, mais à condition que, quand il aurait passé
des Français, il viendrait en rendre compte, soit qu'ils fussent à une
rive ou à l'autre. Ceux qui, en Angleterre, lui voyaient amener des
passagers de cette espèce ne faisaient eux-mêmes aucune difficulté de
s'embarquer avec lui, et on prenait ceux qu'il avait conduits en
Angleterre à leur retour seulement, parce qu'ils avaient ordinairement
beaucoup de lettres portant des adresses, tandis qu'en partant pour
l'Angleterre ils n'avaient la plupart du temps que des lettres sans
signature, et ne savaient pas de qui elles venaient. Lorsqu'on arrêtait
quelqu'un dans ce cas, on donnait cours à ses lettres, après avoir pris
copie de leur contenu et de leur adresse. Il s'établit bientôt par ce
point une correspondance régulière, parce qu'au moyen d'un agent, qui
avait répandu dans la Belgique qu'il connaissait un moyen sûr pour
envoyer ce que l'on voudrait en Angleterre, tout le monde lui remettait
ses lettres et autres commissions; cet agent se faisait un revenu, me
servait bien, et était utile aux gens du pays. J'y gagnai même que ce
patron de bateaux, ne voulant pas souffrir la concurrence des autres
fraudeurs comme lui, dénonçait tout ce qu'il rencontrait à Gravesend, de
bateaux venus de Blanckenberg ou de la Hollande, et c'est par lui que
j'ai découvert une ligne de communications depuis Longwy jusqu'à
Blanckenberg, où l'on conduisait les prisonniers anglais; par les
Ardennes, Liége et la Belgique. Il me fit aussi découvrir jusqu'à
l'évidence que mes propres agens me jouaient quelquefois, mais comme
cela n'était que pour leurs petits profits, je me laissai attrapper. Je
fis sur cette côte une bonne chasse; il y avait plusieurs années que ce
trafic-là existait, il semblait cependant assez important au service
public de le traverser, on cria à la tyrannie tant que l'on voulut, mais
je fus obéi.

L'autre de mes agens, qui revint par la côte de Picardie, m'apporta des
communications non moins importantes; il alla attacher à Londres même
des moyens de correspondance qui étaient si bien soignés par mes agens
supérieurs à la côte, qu'ils me donnaient régulièrement des nouvelles de
Londres en soixante et douze heures, et chaque fois qu'il y avait un
conseil extraordinaire de cabinet ou une nouvelle importante d'Espagne,
l'on m'envoyait un courrier extraordinaire, et l'empereur en avait des
nouvelles plus tôt qu'il n'en recevait de Mayence.

C'est dans les lettres que je faisais examiner à Ostende que je trouvai
celles que l'ex-reine d'Étrurie, qui était retirée à Nice, écrivait au
prince régent d'Angleterre, et c'est par là que j'eus connaissance que
cette princesse avait envoyé, depuis plusieurs mois, un Toscan, comme
son fondé de pouvoirs près du gouvernement anglais, mais que, faute de
lui avoir donné suffisamment d'argent pour faire son voyage, il avait dû
rester à Amsterdam, où il attendait encore des réponses aux
sollicitations pressantes qu'il avait adressées à Nice à l'ex-reine.

Je le fis arrêter à Amsterdam et amener à Paris; il avait sur lui son
pouvoir comme chargé d'affaires de l'ex-reine d'Étrurie, son ordre pour
se rendre en Angleterre, des lettres de cette princesse pour le prince
régent. Elle avait même fait écrire par son fils à ce prince; l'écriture
de cet enfant était celle d'un écolier qui n'écrit encore qu'en gros
caractères sur du papier ligne au crayon.

Avec toutes ces pièces, ce fondé de pouvoirs avait une quantité d'autres
papiers appartenant à la princesse, et qui la compromettaient à un point
extraordinaire. Elle l'avait chargé de montrer tout ce fatras au
gouvernement anglais, pour lui démontrer qu'elle pouvait lui être utile,
en ce qu'elle réunissait encore l'attachement des Espagnols, et qu'il
dépendait d'elle de faire beaucoup de mal aux Français, en soulevant les
dépôts de prisonniers espagnols qui se trouvaient en Languedoc. Il y
avait effectivement parmi ces papiers plusieurs lettres d'officiers
espagnols qu'elle paraissait avoir fait pratiquer depuis assez
long-temps, et qu'elle avait entretenus de l'idée d'une révolte en leur
disant qu'elle irait se mettre à leur tête pour retourner en Espagne.
Toutes ces lettres établissaient d'une manière évidente qu'elle leur
avait écrit pour les déterminer à ce parti, et qu'ils lui avaient tout
promis. C'était une véritable folie, qui n'eût mené à rien qu'à faire
périr ces malheureux; l'ex-reine le savait bien: aussi je crois qu'elle
n'avait fait tout cela que pour se donner un peu plus d'importance
vis-à-vis du gouvernement anglais, duquel elle voulait obtenir quelque
secours.

Toute cette affaire fut informée avec une grande exactitude; l'empereur
fit grâce au fondé de pouvoirs de l'ex-reine; mais quant à elle, il la
fit conduire à Rome dans le même couvent où était retirée sa parente, la
princesse de Parme. Il ordonna d'envoyer par des exprès porter à la
connaissance du roi Charles IV, son père, qui était à Marseille, ainsi
qu'à la connaissance des princes d'Espagne, qui étaient à Valençay, tous
les documens qui l'avaient déterminé à ce parti, et ses ordres furent
exécutés. L'ex-reine voyagea avec un train de deux ou trois voitures, et
fut défrayée jusqu'à Rome. On lui avait ôté son fils, que l'on avait
envoyé chez le roi Charles IV, son grand-père.

C'est par respect pour le monarque que l'on ne donna aucune publicité à
cette circonstance, et je demande à l'homme raisonnable ce qu'il aurait
pensé s'il avait vu imprimés dans le même cahier tous les papiers pris
sur le fondé de pouvoir de l'ex-reine d'Étrurie avec les lettres qu'elle
avait écrites, de l'intérieur même du palais de Madrid, au grand-duc de
Berg, pour lui rendre compte plusieurs fois par jour des faits et gestes
de son frère, aujourd'hui Ferdinand VII. On se rappellera que le
grand-duc de Berg les avait envoyées à l'empereur. C'est cette conduite
qui avait indisposé contre elle; l'empereur aima mieux laisser crier
contre lui au despotisme que d'ajouter aux chagrins du roi Charles IV
l'obligation de mépriser sa fille. Voilà comme, en cherchant sur les
côtes de la Belgique les traces des communications clandestines avec
l'Angleterre, j'ai été ramené sur celles de la Méditerranée et dans les
dépôts de prisonniers de guerre à Carcassonne, Tournon et autres lieux,
où l'on resta persuadé que j'avais une troupe d'espions. C'est en
m'établissant ainsi le facteur de la communication clandestine avec
l'Angleterre que je devenais petit à petit le confident de tout ce qui
venait des pays étrangers, c'est-à-dire de l'Allemagne pour
l'Angleterre, et réciproquement, parce que la vieille habitude d'écrire
par Bruxelles avait été conservée dans presque toute l'Autriche.

Beaucoup de ce qui était adressé à Londres par la Hollande vint aussi se
fondre avec ce qui passait par la côte d'Ostende, en sorte qu'en peu de
temps j'étais devenu riche en adresses pour tous les pays. Comme il y
avait parmi ces lettres beaucoup de duplicata, on en gardait une pour
avoir de l'écriture de l'auteur jusqu'à ce qu'on eût connu la personne
qui écrivait.

C'est de cette manière que, sans sortir de mon cabinet, je me trouvai
quelquefois en tiers dans des entretiens qui se tenaient de Vienne à
Londres, et particulièrement des petites cours d'Allemagne avec Londres;
beaucoup de monde cherchaient les espions dont ils se croyaient
entourés, lorsque ce n'était que par ce moyen que j'étais informé de ce
qui les concernait.



CHAPITRE V.

Je fais explorer les bains de Bohême, d'Italie.--Moyens et motifs.--M.
Martin.--Évasions des prisonnière de guerre.--Moyens d'informations en
Angleterre.--Parti que je tire du commerce.--Le prince d'Orange.--Voie
détournée que prend l'Autriche.--Les débris de la guerre civile.


J'avais fini par bien connaître les différentes routes de Londres avec
les lieux les plus éloignés du continent, et conséquemment par connaître
quelques agens officiels du gouvernement anglais, lesquels, sans
caractère public reconnu, n'en allaient pas moins dans tous les sens,
faisant les affaires dont ils étaient chargés.

C'est aussi en fouillant toutes ces correspondances clandestines, que je
voyais les parties qui se formaient pour aller aux eaux de Bohême,
d'Italie, de Bade, d'Aix-la-Chapelle. Souvent avant que la société y fût
assemblée, je savais quelles seraient la plupart des personnes qui la
composeraient, et selon que je jugeais qu'il pourrait y avoir de quoi
piquer ma curiosité, je choisissais quelques uns de nos agréables, qui
ne demandaient pas mieux que d'aller s'y divertir, ce que les amateurs
de jeux et de plaisirs sont toujours prêts à faire.

J'en ai vu de si adroits, qu'ils se faisaient défrayer par une dupe, de
la voiture et des gens de laquelle ils se servaient. Ils se faisaient
ensuite ramener par quelque femme, et rentraient à Paris sans avoir
délié les cordons de leur bourse, ayant même gagné de l'argent, et
s'étant fait chérir de ceux qu'ils avaient ruinés.

Dans deux ou trois voyages, comme cela, on connaissait la coutume de
tout un pays entier; et il n'y avait pas de meilleurs lieux
d'informations que les réunions des bains, où rien ne respire la
contrainte, où les journées sont longues, où l'on a besoin de parler.

J'avais mis de l'importance à tout cela, parce que c'était la fumée des
pays étrangers qui venait quelquefois obscurcir l'atmosphère du nôtre,
et puis lorsque j'avais lu une nouvelle dans une lettre, soit de Londres
ou d'ailleurs, et que je la voyais courir le monde, je n'avais pas
besoin de chercher d'où elle venait. On a cru que je voulais me mêler de
politique, on avait tort, il n y a qu'un faible jugement qui ne fasse
pas de différence entre être informé ou faire parler.

J'avais d'autant plus d'intérêt d'être promptement averti, et par
plusieurs canaux, que c'étaient toujours les dispositions que l'on
reconnaissait à l'extérieur qui tranquillisaient ou alarmaient notre
intérieur.

Je commençais à faire explorer les universités d'Allemagne, lorsqu'il
m'arriva un événement qui ne me prouva que trop combien cela était
nécessaire. J'en parlerai plus bas, mais finissons auparavant ce qui
regarde l'Angleterre.

Le commissaire de Boulogne, M. Martin, était un homme qui, à des formes
très polies, joignait de très grands moyens, il était surtout incapable
de manquer à ses devoirs envers son pays; c'est, moi qui l'avais fait
mettre dans ce poste, et je n'eus qu'à m'applaudir de ce choix, et qu'à
me louer de ses procédés envers moi dans des temps plus malheureux.

Il avait si bien étudié l'esprit des feuilles périodiques anglaises,
qu'il en avait tiré, indépendamment des informations qu'elles
contenaient, des conséquences qui lui servaient de direction pour ce
qu'il avait besoin d'apprendre. Il était parvenu à se faire un tel
patronage sur toute cette côte, que rien ne lui était devenu impossible;
il avait multiplié l'évasion des prisonniers français à un point
extrême, en vertu des ordres que je lui avais donnés. Il en a envoyé
chercher à cinquante lieues dans les terres. Je ne savais pas comment il
s'y prenait, mais il aurait envoyé fouiller à la poche d'un roi, si cela
lui était devenu nécessaire, et ce qu'il avait de bon par-dessus tout,
c'était de savoir faire agir et de se retirer quand il le fallait.

Cette facilité des communications à la côte de Boulogne ne pouvait pas
manquer de se savoir à Londres et d'y produire le même effet que
produisaient chez nous les communications que tout le monde croyait
clandestines. En conséquence, le commerce anglais s'en approcha, en
essaya, y prit confiance, et finit par y envoyer ses lettres aussi; on
n'en retenait pas une seule, mais on ne leur faisait pas grâce de
l'examen, et jusqu'à ce que le petit manège fût connu, on découvrait
toujours quelque chose d'important, non par les lettres de commerce,
mais par d'autres qui s'y trouvaient renfermées de temps à autre.

Après les lettres, vinrent quelques voyageurs, et enfin quelques
retours; on en était venu au point d'avoir ouvert les communications
qu'il fallait justement avoir avec l'Angleterre pour connaître celles
qu'elle avait avec nous. Sans ce moyen, il aurait fallu tracasser tout
le monde pour chercher quelquefois ce qui n'existait pas, parce que,
lorsqu'on ne sait pas, et que l'on ne voit pas, on doit prudemment
prendre grande précaution à tout.

Pendant que j'étais occupé de la côte de Flandre et de Picardie, il
s'établissait une correspondance plus coupable entre Bordeaux et
Lisbonne. Je ne tardai pas à en avoir les preuves; mais les événemens
sont arrivés trop vite pour que je pusse y donner suite, d'autant
qu'elle regardait de hauts personnages que je ne croyais pas capables
d'un fait qu'on qualifiera. Au moyen de licences, ils chargeaient dans
la Garonne des vins, eaux-de-vie, farine qui allaient ensuite
approvisionner l'armée anglaise à Lisbonne.

On a cru que j'avais continuellement des agens près de la résidence des
princes de la maison de Bourbon; on était dans une grande erreur. J'ai
connu, une fois pour toutes, l'intérieur du château qu'ils habitaient
par de vieux serviteurs qui rentraient en France, et jamais je n'y ai
envoyé quelqu'un avec commission spéciale. D'abord cela n'était pas
nécessaire: tant que nous pouvions nous faire craindre d'un bout de
l'Europe à l'autre, le château d'Hartwel n'était pas bien à redouter, et
lorsque nous n'étions plus obéis à Paris, il n'était plus temps de s'en
occuper; ensuite je crois que l'empereur lui-même aurait trouvé fort
mauvais que l'on n'eût pas su employer d'autre moyen, si l'on eût eu
quelques motifs de porter des regards observateurs sur ce château.
D'ailleurs les feuilles anglaises disaient assez ce qui pouvait nous
être utile d'apprendre sans que l'on eût besoin de faire des démarches
particulières. J'étais bien servi par le zèle de mes subordonnés, je les
rémunérais bien, mais comme tout se lasse, que plus la corde a été
tendue, plus vite elle se détend, je cherchai à affermir mes
communications par l'intérêt même des étrangers, afin de pouvoir compter
sur leur régularité dans toutes les circonstances.

Pour cela, je protégeai d'une manière spéciale et presque exclusive ceux
qui faisaient le commerce des guinées, et au moyen de ce que j'avais
abattu la concurrence qui existait entre plusieurs Anglais, j'avais fini
par faire gagner tant d'argent à mes protégés, que, loin de me refuser
un service, ils allaient au-devant de ce que je pouvais désirer. Comme
eux-mêmes étaient intéressés à être promptement informés de tous les
événemens politiques qui agissaient sur le cours des effets publics, je
pouvais m'en rapporter à eux, de même que leur intérêt les portait aussi
à m'en informer le premier; et lorsque la publication arrivait, et que
je voyais qu'ils avaient mis de la négligence à me faire avertir, je
faisais arrêter leurs lettres seulement pendant quelques heures. On ne
se doute pas dans le monde de ce qu'est, pour un faiseur d'affaires,
l'avantage de recevoir ses lettres de Londres avant l'ouverture d'une
bourse. Pour ceux qui m'envoyaient de bonnes nouvelles, je permettais
que le même courrier qui me les apportait apportât aussi leurs lettres
de commerce. Il y avait des hommes simples qui allaient disant dans le
monde qu'il fallait qu'il y eût quelques communications particulières
avec l'Angleterre; il n'y avait pas bien de la malice à deviner cela,
mais c'était pour en savoir davantage qu'ils se tourmentaient.

Le prince de Neuchâtel m'a dit que, pendant tout le temps que le
maréchal Masséna avait été sous Lisbonne, et que l'on était privé de
communications avec lui, ce n'avait été que sur les rapports que je me
procurais de cette manière que l'empereur avait été informé de la
situation de ses affaires en Portugal, et avait pu ordonner ce qu'il
avait jugé à propos de faire faire.

D'un autre côté, je donnai quelques ordres à Londres pour que l'on y
prît de nouvelles informations. Je voyais, par les moyens dont j'ai
parlé, une quantité de lettres à l'adresse de la même maison à Londres;
je sus bientôt que c'était la meilleure maison garnie de cette capitale,
ce que nous appelons en France une bonne auberge, et que c'était là où
descendaient d'ordinaire les étrangers; je ne manquai pas de recommander
que l'on me procurât les noms de tous les voyageurs qui y arrivaient.

Un registre d'auberge est la chose la plus facile à former quand il n'y
en a pas, et à se procurer quand il y en a. Celui-là comparé avec celui
de Gravesend, où l'_allien office_ en tenait un de tous les étrangers
qui y arrivaient, et l'un et l'autre confrontés avec les rapports des
bateliers d'Ostende, je voyais s'il y avait encore un moyen de
communiquer avec l'Angleterre qui ne me fût pas connu; il était rare que
je ne finisse pas par le saisir. J'étais parvenu à faire remonter sur la
trace d'un voyageur, en partant de Londres jusqu'à son premier point de
départ. C'est ainsi que je fus informé du voyage qu'avait fait un
officier du prince d'Orange (qui demeurait à Berlin), jusque près du
prince héréditaire de cette famille, qui servait dans l'armée anglaise
en Portugal; il était facile de se persuader qu'il devait être question
de bien grands intérêts pour cette famille, puisque l'on avait envoyé de
si loin un officier à ce jeune prince.

Je le fis guetter son retour, j'en donnai avis, et il fut arrêté à
Hambourg avec toutes ses lettres. On avait traité la chose avec trop de
sévérité à Hambourg, avant de savoir s'il y avait un motif d'intrigue
politique dans ce voyage.

Je fis ce que je pus pour adoucir la mauvaise fortune qui devenait la
récompense de la fidélité de cet honnête officier, qui avait supporté ce
rigoureux traitement avec beaucoup de résignation. Sa femme, tout
effrayée, accourut de Berlin pour le voir; je lui accordai toutes les
facilités qu'elle pouvait désirer pour cela, et je mis ensuite le mari
en liberté.

Il paraissait n'avoir été envoyé près du prince d'Orange, par le propre
père de ce prince, que pour des affaires particulières de famille de peu
d'intérêt, excepté cependant que les lettres du prince à son père
étaient des réponses aux conseils qu'il lui avait envoyés, de rechercher
la main de la princesse royale d'Angleterre, ce dont le jeune prince ne
se souciait pas. Il en donnait pour raisons qu'il craignait de ne pas
trouver dans cette union le bonheur que l'on cherche lorsqu'on se marie,
et sans l'assurance duquel il ne voulait pas y songer; en un mot, il
disait tout net qu'il craignait de ne pouvoir s'accoutumer à une
domination sous laquelle il croyait que serait obligé de plier celui qui
l'épouserait.

Il ne faisait pas l'éloge de la princesse d'Angleterre, et ne paraissait
pas avoir encore la philosophie formée sur le caractère des femmes; il
aurait voulu que la princesse Charlotte ne fût que princesse d'Orange et
lui prince d'Angleterre.

C'était par cette maison de Londres que je découvrais tout ce qui y
venait des villes anséatiques, de la Prusse, de la Saxe, et même de
l'Autriche, qui, comme on le verra plus bas, nous demandait de faire
passer des courriers par Calais[3], pour que l'on n'aperçût pas ceux
qu'elle envoyait par le nord. À la vérité, ils m'échappaient, parce
qu'ils allaient par la Saxe, la Prusse, le Danemarck, quelquefois par
Heligoland et Londres, où mon homme les voyait arriver. Si nos malheurs
ne fussent venus, j'aurais fini par les avoir aussi, non pas pour les
empêcher de passer ni même pour les retarder, mais pour jeter les yeux
dans ce qu'ils portaient, et qui, à coup sûr, ne devait pas ressembler à
ce que le cabinet de ce pays envoyait par Calais.

Il aurait fini par en résulter que les courriers, que l'on ne croyait
pas dans le cas d'être visités, l'auraient été, et que ceux que l'on
aurait cru visités ne l'auraient pas été.

Je connaissais déjà la route qu'ils tenaient, et infailliblement entre
Vienne et le Danemarck, j'aurais trouvé un moyen de réussir à découvrir
la vérité. Toutes ces cachotteries me faisaient faire de bien tristes
réflexions, en même temps qu'elles me forçaient de convenir que nous
n'avancions pas vers la tranquillité, et que, si la partie ne se liait
pas encore contre nous, au moins tous les sentimens étaient d'accords,
et qu'il ne faudrait qu'un revers pour tout perdre.

Plus nous gênions les relations de l'Angleterre avec l'Europe, plus, de
tous les points, on cherchait à s'en rapprocher, et nous restions
chargés des épithètes odieuses que nous donnaient tous ceux que nos
mesures contrariaient.

Le remède à tout cela était dans la paix, il la fallait; on aurait pu la
faire sans toutes les intrigues et les ambitions particulières et
étrangères, qui se réunirent pour tromper l'empereur. Ses ennemis
voyaient bien que sa puissance serait indestructible dans la paix; ils
résolurent de l'user par la guerre, et ils furent encore assez habiles
pour persuader aux Français que c'était lui qui la voulait, et ils le
crurent.

Avant de revenir à cette matière, je veux encore dire comment
j'explorais les débris de la guerre civile de l'Ouest, qui habitaient
l'Angleterre.

Cette partie du travail de la police était dans des mains très habiles,
et l'on y avait fait une bonne statistique de tous les hommes qui
avaient marqué dans les différens partis qui avaient successivement
désolé les contrées de l'Ouest.

On tenait à Londres un homme qui n'avait pas d'autre commission que de
les visiter tous les quinze jours, en faire, pour ainsi dire, la revue;
et lorsque quelques uns s'absentaient, il en donnait avis, et on les
cherchait en France, dans la contrée où ils avaient servi pendant les
troubles civils, avant d'aller en Angleterre. Rarement on manquait d'y
obtenir de leurs nouvelles, quand on ne les y trouvait pas eux-mêmes,
parce que le premier besoin d'un homme qui est jeté ainsi à la côte est
de venir prendre langue près des anciennes connaissances qu'il a
laissées dans le pays.

Presque pas un de ceux qui ont été expédiés d'Angleterre de cette
manière n'a manqué d'être pris. Il y en avait quelques uns qui donnaient
ensuite des informations sur d'autres, et c'est ainsi que l'on connut
toutes les routes par lesquelles on envoyait ces malheureux à une mort
certaine, parce que les servantes de curés, les curés et les autres
affidés une fois connus, ils aimèrent mieux prévenir de tout ce qui leur
arrivait que de s'exposer à des malheurs.

On voit que je connaissais déjà assez bien mon échiquier, tant au dehors
que dans l'intérieur.



CHAPITRE VI.

La vieille reine de Naples.--Projet de renouveler les vêpres
siciliennes.--La reine demande l'appui de la France.--Indignation de
l'empereur.--Opérations de l'armée de Portugal.--Le général
Brenier.--Levée du siége de Badajoz.


Nous étions au commencement de l'automne de 1810: l'empereur avait alors
les affaires du pape à arranger, la campagne de Portugal à diriger. L'on
était entré en Andalousie, et on s'était même porté sur Cadix; on
conduisait avec activité les siéges de Catalogne; on organisait
l'administration des provinces illyriennes en gouvernement séparé,
c'est-à-dire qu'elles avaient leur budget de recette et de dépense
particulier, qu'elles ne confondaient pas leurs ressources ni leurs
besoins avec ceux des autres provinces, ce qui était une preuve qu'elles
n'étaient pas destinées à nous rester, et que l'on n'attendait qu'une
occasion de les négocier avantageusement.

C'était le maréchal Marmont qui gouvernait ce petit État, dont le
chef-lieu était Leybach.

Il lui arriva une anecdote qui paraîtrait invraisemblable, si lui ainsi
que moi ne pouvions la certifier.

Un brick de guerre sicilien vint, sous prétexte d'éviter la côte
napolitaine, où il craignait d'être trahi, aborder dans un des petits
ports de la Dalmatie, où il mit à terre un officier attaché au corps de
la marine sicilienne, et spécialement employé par la feue reine de
Naples et de Sicile; elle l'envoyait officiellement près du général en
chef français, pour lequel elle lui avait donné la plus étrange de
toutes les missions.

Le maréchal Marmont me l'envoya; je l'interrogeai moi-même, et reçus sa
déclaration signée de lui. Elle portait que la reine de Sicile, qui ne
pouvait plus résister au désir de secouer le joug des Anglais, avait
résolu d'entreprendre de s'en affranchir en renouvelant les vêpres
siciliennes contre eux, aussitôt qu'elle serait assurée qu'en cas
d'insuccès, elle pouvait compter sur un asile, non pas dans le royaume
de Naples, mais dans une partie de l'Italie soumise à la domination
française.

Cet officier ajoutait que tout était prêt pour l'exécution de ce projet,
qui devait être entrepris aussitôt qu'il serait de retour; il faisait
connaître tous les moyens que la reine avait pour réussir, et dans le
fait, si elle n'avait pas complètement réussi, cette coupable entreprise
eût coûté la vie à bien des malheureux.

Après avoir reçu la déclaration de l'officier sicilien, je dus en rendre
compte à l'empereur. Il lut toute cette proposition d'un bout à l'autre,
et se souleva d'indignation qu'on eût osé compter sur son appui pour une
aussi lâche extermination. Il m'ordonna de retenir indéfiniment,
c'est-à-dire jusqu'à la paix, l'officier sicilien, qui fut mis à
Vincennes, où il était encore lorsque les alliés entrèrent à Paris. Il
est mort depuis. Il se nommait Amélia; son nom doit être encore dans les
registres du greffe de ce donjon, où l'on pourra le vérifier.

Peu de mois après cette anecdote, les journaux étrangers parlèrent de la
découverte qu'avaient faite les Anglais en Sicile d'un projet de les
assassiner, et ils firent plusieurs arrestations qui furent suivies d'un
procès et de l'application de la peine capitale. Sans doute que si je
n'avais pas retenu l'officier sicilien, il aurait pu arriver près de la
reine et lui faire exécuter son projet deux mois plus tôt, c'est-à-dire
avant que les Anglais fussent informés de rien.

On est généralement disposé à croire que tous moyens de détruire des
Anglais étaient agréables à l'empereur; voilà cependant un fait qui lui
est particulier, et qui est encore inconnu en France, car il m'avait
défendu d'en parler.

J'ai dit que l'empereur avait envoyé le maréchal Masséna prendre le
commandement de l'armée qui combattait sur le Duero. Elle pénétra en
Portugal, arriva à la suite des Anglais à Busaco, et ne put les attaquer
à temps. Elle se concentra, marcha à eux, mais eux-mêmes s'étaient
réunis et occupaient en force toutes les hauteurs; elle ne put les
débusquer. Heureusement elle découvrit une route qu'ils avaient négligé
de défendre. Elle continua son mouvement, fit une marche de flanc des
plus hardies sans cependant que l'ennemi osât la troubler. Mais comme
tout se compense dans ce monde, elle se trouva bientôt devant des
obstacles qu'elle ne soupçonnait pas. Elle arriva devant les lignes de
Torrès-Vedras, que les Anglo-Portugais avaient longuement préparées, et
ne tarda pas à être aux prises avec tous les genres de privations.

Pendant qu'elle s'avançait ainsi à travers mille difficultés, le corps
que commandait le maréchal Bessières en Castille était dans l'inaction.
Si l'empereur eût commandé l'invasion, il l'eût emmené; le maréchal
Masséna ne put le faire, et ces troupes, qui lui auraient été si utiles
pendant qu'il était sous Lisbonne, où l'on fut obligé de laisser l'armée
anglaise se retrancher, restèrent inactives; si même elles avaient été
portées jusqu'à Coïmbre, elles auraient dispensé l'armée du maréchal
Masséna de se diviser en une multitude de détachemens qui étaient
obligés d'aller aux subsistances pour ceux des soldats qui restaient au
camp. C'est ainsi que cette armée avait la moitié de son monde employée,
et que le pillage s'y organisa sous prétexte d'y organiser les
subsistances. Elle fut bientôt hors d'état de rien entreprendre contre
l'armée anglaise, qui devenait plus forte tous les jours, et qui était
dans l'abondance de tout.

Les deux armées passèrent ainsi la mauvaise saison, l'une manquant des
choses les plus nécessaires, et l'autre regorgeant de tout.

L'armée du maréchal Masséna fut enveloppée comme dans un tombeau; on
n'en entendait plus parler, tant l'insurrection avait rendu les
communications difficiles. On n'eut des nouvelles que par les rapports
que je tirais de Londres, où on les copiait sur ceux que lord Wellington
y envoyait. C'est par là que nous sûmes que les Anglais étaient venus
enlever et avaient fait conduire en Angleterre tout ce que Masséna avait
laissé à Coïmbre; c'est aussi par cette voie que l'empereur fut averti
de la retraite de ce maréchal, et put faire marcher Bessières pour
l'appuyer. Sans cette source d'informations, l'armée anglaise aurait
poursuivi Masséna jusque dans les cantonnemens de Bessières, qui n'avait
pas été informé assez tôt pour assembler la sienne. L'empereur blâma
Masséna de s'être ainsi aventuré sur Lisbonne sans avoir les moyens de
l'enlever. Il aurait préféré qu'il organisât la guerre autour de
Coïmbre, d'où il aurait tellement harcelé l'armée anglaise qu'elle se
serait rembarquée. Sans doute, il pouvait rester dans cette ville; mais
s'il l'eût fait, on n'aurait pas manqué de dire qu'il avait eu tort, et
que, s'il avait marché sans s'arrêter jusqu'à Lisbonne, il n'aurait pas
laissé aux Anglais le temps de se reconnaître, et serait entré pêle-mêle
avec eux dans la ville.

Au fait on aurait pu le croire, et pour peu que la méchanceté ou l'envie
fût venue s'en mêler, le maréchal Masséna aurait été tracassé.

La vérité est que si l'armée du maréchal Bessières avait suivi celle de
Masséna, le succès n'était pas douteux; et, l'armée anglaise une fois
rembarquée, cela suffisait peut-être pour faire tomber Cadix et changer
la situation des affaires d'Espagne, qui n'avaient de force que celle
qu'elles empruntaient de la présence des troupes anglaises.

À la fin de la mauvaise saison, l'armée du maréchal Masséna avait épuisé
les ressources du pays sans être plus en état de battre l'armée
anglaise; il se retira, et fut suivi de très près par celle-ci, qui le
harcela jusqu'à la frontière d'Espagne; il laissa une garnison dans
Alméida, sous les ordres du général Brenier; il trouva les troupes du
maréchal Bessières prêtes à l'appuyer[4], mais il n'en eut pas besoin;
il ramena son armée saine et sauve en Espagne, et vint à Salamanque,
d'où il voulut faire marcher le corps du maréchal Ney sur Rodrigo.
Celui-ci refusa d'obéir, et Masséna lui retira le commandement de ses
troupes et le renvoya à Paris. Ney fut un peu grondé par l'empereur,
mais ce prince pardonnait tout à sa bravoure.

Le maréchal Masséna voulut ensuite faire un mouvement avec toute son
armée pour jeter des vivres dans Alméida; un concours de fâcheuses
circonstances et de mauvaise volonté aurait rendu ce mouvement
dangereux. On se disposait néanmoins à l'exécuter lorsque le général
Brenier lui-même arriva à la tête de sa garnison, après avoir fait
sauter les poudres de la place et avoir bravé la poursuite de toutes les
troupes qui le bloquaient. Ce fait d'armes lui fit beaucoup d'honneur.

L'arrivée de la garnison d'Alméida rendait le mouvement qu'on avait
ordonné à l'armée sans objet; en conséquence, on le contremanda. Ainsi
la campagne de Portugal, qui paraissait d'abord devoir être définitive,
ne produisit que des pertes et des embarras.

L'armée était exténuée; l'empereur jugea qu'elle avait besoin de repos,
et la fit établir sur le Donoro; il rappela le maréchal Masséna
lui-même, qui était fatigué et hors d'état de se donner les peines
qu'exigeait le rétablissement de ses troupes.

Il choisit le maréchal Marmont (qui gouvernait en Illyrie) pour lui
succéder dans le commandement, et fit remplacer celui-ci par le général
Bertrand, aujourd'hui si connu par sa noble constance à suivre le sort
de l'empereur.

L'année 1810 se termina ainsi pour les opérations militaires
importantes. L'empereur s'était décidé à envoyer Marmont en Espagne,
parce qu'il avait confiance en lui, que cet officier-général était jeune
et tourmenté d'ambition; il était en outre bon organisateur, sévère,
ennemi du pillage, ce qui en Espagne nous aliénait plus de coeurs que la
guerre elle-même. Il y avait dans le poste que venait occuper le
maréchal Marmont toutes sortes de moyens de se faire beaucoup d'honneur:
vraisemblablement il y arriva avec les meilleures intentions du monde.
Je suis en particulier convaincu que, si la fortune avait couronné ses
premiers efforts, comme il avait beaucoup de mérite personnel, il serait
devenu en peu de temps l'homme qu'il fallait à l'empereur en Espagne, et
c'était tout, car on peut dire qu'il ne manquait à cette armée qu'un
homme, et qu'elle en avait beaucoup d'autres de trop.

Un mauvais sort semblait s'attacher à ceux qui étaient destinés à aller
dans ce pays. Tous y étaient conduits par le zèle du service de
l'empereur; c'était à lui qu'on voulait plaire, c'étaient ses faveurs
que l'on ambitionnait, et à peine avait-on en main quelques moyens
d'acquérir de la gloire, d'obtenir même tout ce que l'on avait le plus
désiré, que de suite on faisait des calculs tout différens. L'envie, la
jalousie étaient entrées dans les coeurs; les rivalités empêchaient des
combinaisons de mouvemens qui auraient exigé la réunion de quelques
troupes, qu'il aurait fallu tirer des différens corps d'armée.
Wellington, revêtu d'une autorité absolue, était, au milieu de toutes
ces mésintelligences, avec une armée soumise, qu'il conduisait tantôt
sur l'un et tantôt sur l'autre de nos corps d'armée, bien persuadé qu'il
n'avait pas à craindre d'être dérangé par le général dont il allait
battre le voisin. Il faisait ses mouvemens avec une telle hardiesse,
qu'il fallait qu'il connût bien toute la puissance de ses motifs de
sécurité.

Le maréchal Marmont arriva en Espagne, et prit le commandement des
troupes que le maréchal Masséna avait ramenées de Portugal. Elles
étaient dans une situation déplorable; elles avaient séjourné quatre
mois devant les lignes de Torrès-Vedras, manquant de tout, réduites aux
plus rudes privations. Elles n'avaient subsisté, pendant ce long espace
de temps, qu'au moyen de réquisitions forcées, faites et enlevées par
des détachemens de corps organisés pour la maraude. Ces détachemens,
fort souvent du tiers et de la moitié de chaque régiment, allaient à des
distances de quinze à vingt lieues, et ne pouvaient remplir leur mission
qu'au moyen des plus grandes violences: de là une désorganisation dont
rien ne peut donner une idée, et une confusion, une indiscipline, qui
rendaient l'armée incapable de combattre. Elle était arrivée sous
Rodrigo, n'ayant presque plus de cavalerie, d'attelages pour son
artillerie, et un matériel dans le plus grand désordre. Enfin, le dégoût
le plus grand, le mécontentement le plus prononcé descendaient des
généraux aux officiers et de ceux-ci aux soldats, et avaient remplacé
chez tous le respect pour le devoir et l'amour de la gloire. Le duc de
Raguse triompha promptement de ces fâcheuses dispositions, et releva
bientôt le courage abattu de ses soldats.

Il renvoya en France tous les généraux fatigués et mécontens, rompit
l'organisation des corps d'armée, et forma l'armée en six divisions
d'infanterie et une de cavalerie, fit réparer le matériel et soigner et
augmenter les attelages, forma des réserves de vivres, et en moins de
trois semaines, cette armée se trouva réorganisée, rendue à la
discipline, animée d'un bon esprit, et en état d'agir. L'empereur était
loin de s'attendre à un résultat si prompt; il recommandait au duc de
Raguse de n'entreprendre aucune opération avant d'avoir des moyens
complets, soixante pièces de canon, attelées et approvisionnées: mais
les circonstances devinrent urgentes et commandèrent d'en agir
autrement. Le siége de Badajoz par les Anglais, conduit avec vigueur,
tirait à sa fin: l'armée du midi de l'Espagne, commandée par le maréchal
Soult, avait été complètement battue sur l'Albuern et ne pouvait plus
rien entreprendre; Badajoz ne pouvait plus être sauvé que par l'armée de
Portugal en agissant avec promptitude.

Le duc de Raguse, qui le sentit, et que les demandes réitérées du duc de
Dalmatie appelaient dans le midi, se mit en marche dans les premiers
jours de juin avec 30,000 hommes d'infanterie, 1,500 chevaux et 36
pièces de canon. Il se porta de sa personne à Rodrigo avec une division
d'infanterie et sa cavalerie, culbuta l'avant-garde anglaise, qui était
à portée de lui, et fit courir le bruit qu'il reprenait l'offensive.
Pendant ce temps, les cinq autres divisions, couvertes par ce mouvement,
se portèrent à marches forcées sur le Tage par le col de Banios, et
quand le mouvement fut en pleine exécution, les troupes qui étaient sur
Rodrigo firent l'arrière-garde de l'armée et la rejoignirent pendant
qu'elle exécutait son passage à Almarux, sur un pont qui avait été
établi. Une fois en Estramadure, l'armée se pelotonna et marcha d'une
manière compacte sur Mérida, toujours en mesure de combattre la portion
de l'armée anglaise qui aurait pu se porter sur son flanc. Ce mouvement,
fait avec décision et promptitude, déconcerta tous les projets de
l'ennemi, qui leva le siége de Badajoz au moment où la jonction des deux
armées s'opéra.

Cette opération fut louée et appréciée. On n'était pas accoutumé en
Espagne à voir les généraux français se soutenir et venir au secours de
leurs voisins, et, loin de profiter des instructions qui subordonnaient
les mouvemens à une force déterminée que l'on n'avait pu atteindre,
prendre au contraire la responsabilité d'une offensive prématurée, pour
venir se mettre sous les ordres d'un de ses égaux. Il faut le
reconnaître, dans cette circonstance, la gloire des armes, le bien
public furent le mobile de la conduite du duc de Raguse. Cette
expérience aurait dû être une bonne leçon pour nos généraux pendant le
reste de la guerre en Espagne; mais l'amour-propre reprit bientôt son
empire, et on perdit la péninsule.

Les maréchaux Marmont et Soult convinrent d'opérations ultérieures, et
retournèrent chacun dans leurs quartiers avec leurs troupes.



CHAPITRE VII.

Suite des affaires papales.--Opinion de Pie VI sur Pie VII.--Enlèvement
du S. Père.--Députation de Savone.--La petite église.--Le soldat
missionnaire.--L'abbé d'Astros.--Ses aveux.--Consultation sur la croix
haute.--Le cardinal di Pietro.--Les petits prêtres romains.


Pendant que l'empereur faisait faire la campagne de Portugal, il ne
négligeait pas ses affaires intérieures. Ses démêlés avec Rome
l'occupaient particulièrement. Il fit consulter là-dessus tout ce qu'il
y avait à Paris de théologiens et d'ecclésiastiques distingués. Tous se
déclarèrent franchement contre le Pape, qu'ils accusaient de faire usage
de son pouvoir spirituel dans une affaire toute temporelle et étrangère
à l'Église.

Les difficultés survenues avec la cour de Rome avaient, comme nous
l'avons dit, amené l'occupation de Civita-Vecchia et d'Ancone. Le pape,
qui prétendait que son temporel était aussi infaillible que son
spirituel, protesta contre cette occupation, qui n'avait pourtant été
ordonnée qu'après de longues représentations. L'on avait déjà vu des
insurrections en Italie, notamment à Rome; on savait de combien de
scènes sanglantes elles étaient accompagnées, et le caractère du pape ne
rassurait pas[5]. Cette obstination obligea de recourir aux partis
extrêmes. On porta des troupes dans Rome même, afin que cette grande
ville ne donnât point aux campagnes le signal et l'exemple d'une révolte
que, selon toute apparence, on chercherait à y exciter.

Le pape, furieux, entouré de prêtres peu éclairés, lança, contre
l'empereur, sa bulle d'excommunication, qu'il envoya en Italie, en
France, en Belgique et en Espagne.

Quoique l'empereur se souciât peu de cette excommunication, il ne laissa
pas d'être inquiet de tous les embarras qu'elle pourrait lui causer,
surtout en le mettant dans l'obligation de sévir contre des malheureux
qui pouvaient être égarés par quelques prêtres fanatiques dont
l'influence sur les campagnes, où la population est peu éclairée, est
toujours considérable. Ces idées se présentèrent à son esprit sous des
couleurs d'autant plus noires, qu'il était alors à Vienne, engagé dans
une guerre qui pouvait aller mal d'un instant à l'autre. Si cela était
arrivé, et que le pape eût été à Rome, il est bien présumable que les
révoltes qui auraient eu lieu en Italie, où elles avaient déjà commencé,
auraient rendu la position de l'empereur plus difficile à Vienne, où il
eût été peut-être obligé de faire une paix moins avantageuse que celle
qui fut conclue. Malheureusement il n'avait pas le temps de s'occuper du
pape, et n'avait personne près de lui, dans ce moment-là, qu'il pût
charger de ces sortes d'affaires; il ne songea donc qu'à se préserver
des suites que pourrait avoir une humeur aigrie au dernier point, et qui
ferait jouer tous les ressorts de sa puissance à la première occasion
favorable. C'est pourquoi il le fit enlever[6] et conduire à Savone, où
il lui avait donné un état de maison extrêmement convenable. Les choses
étaient dans cette situation, lorsqu'on les reprit après le mariage de
l'empereur, auquel les cardinaux romains crurent devoir ne pas assister;
ils furent blâmés par tout le monde et condamnés même par la faculté de
théologie.

L'empereur avait pris un soin extrême de mettre le bon droit et les
formes de son côté, et il se flattait qu'il pourrait éclairer l'esprit
du pape.

Il lui envoya une députation composée d'abord de quatre prélats, qui
étaient l'évêque de Nantes (l'abbé Duvoisin), l'archevêque de Tours (M.
Barral), l'archevêque de Bourges (M. de Beaumont), et l'évêque de
Trèves.

Les quatre prélats se rendirent à Savone, où ils restèrent près d'un
mois; ils avaient sans doute de quoi répondre à tous les argumens qu'on
pourrait leur opposer, mais ils étaient surtout chargés de régler
définitivement quelques points de discipline ecclésiastique, qui étaient
le sujet de tracasseries continuelles en France.

Le pape ne voulait pas, par exemple, dans sa mauvaise humeur, donner de
bulles aux évêques que l'empereur nommait aux sièges qui devenaient
vacans; il en résultait que les vicaires capitulaires étaient les
véritables évêques, et qu'ils étaient presque tous en opposition de
principes avec l'évêque qu'on leur avait envoyé.

La désorganisation se mettait petit à petit dans les maisons
religieuses, et commençait à gagner celles d'éducation; dans beaucoup de
paroisses, on ne craignait pas de refuser de chanter, après la messe, le
cantique _Domine salvum_.

Je n'ai pas connu les détails des conférences de Savone, mais j'ai su
d'un des respectables prélats qui avaient fait partie de la députation,
que le pape n'était pas sorti de son idée fixe. Il voulait retourner à
Rome, et pour toute réponse aux observations qu'on lui faisait il se
bornait à répéter: _A Roma, a Roma_; c'est-à-dire qu'il fallait d'abord
lui rendre la puissance temporelle, après quoi il verrait. On avait beau
lui parler de l'intérêt des fidèles, du repos de l'État, son refrain
était toujours le même: _A Roma_; il ne sortait pas de là.

Il observa cependant qu'il ne pouvait répondre à rien sans son conseil,
sans les cardinaux dont je viens de parler; mais nous avions avec
ceux-là un bien autre compte. Avant d'y venir, je veux terminer ce qui
est relatif à Savone.

Les prélats, ne pouvant rien obtenir, prirent congé du pape, et
revinrent à Paris.

Une chose remarquable, c'est que dans une circonstance où l'esprit le
plus fort pouvait faillir, et dans laquelle la meilleure mémoire pouvait
manquer, dans une circonstance qui avait mis en recherches tous les plus
doctes théologiens, et fait compulser tant de livres depuis six mois;
une chose remarquable, dis-je, c'est que le pape n'ouvrit pas autre
chose que son bréviaire, ne dit pas autre chose que son chapelet. Il ne
touchait pas un livre, et l'on verra plus bas comment il passait son
temps.

Le retour des évêques à Paris contraria l'empereur; il médita et
consulta de nouveau pour arrêter la matière d'un second message qui fut
envoyé au Pape dans l'hiver. Il fut porté par les mêmes évêques,
auxquels on en adjoignit deux autres, qui furent M. l'archevêque de
Malines, et, je crois, M. d'Osmond, qui était évêque de Nancy ou
archevêque de Florence; je ne me rappelle pas lequel des deux siéges il
occupait.

Cette affaire du Pape, dans laquelle on a été méchamment injuste envers
l'empereur, est, selon moi, une des circonstances où il a montré le plus
de patience. Si le Pape avait eu affaire à un roi d'Angleterre ou à un
empereur russe, il n'eût pas seulement été question de lui; mais
l'animosité et le déchaînement étaient tels, que les athées même
défendaient le saint père aussi vivement que les dévots.

On va voir jusqu'à quel point l'empereur poussa la patience, et ce qu'il
savait déjà des menées des prêtres romains, lorsqu'il envoya son second
message à Savone.

C'est à cette occasion que je me mêlai, pour la première fois, des
prêtres. J'étais déjà à peu près certain de réussir dans ce que je
cherchais; j'avais envoyé des prêtres à moi voyager dans plusieurs
contrées de la France, et presque tous m'avaient rapporté que ce que
l'on appelait la petite église avait un avantage d'opinion presque dans
tout le pays. On appelait la petite église celle qui était desservie par
des prêtres qui ne reconnaissaient pas l'autorité du Pape, et qui
prêchaient cependant dans le sens de la bulle d'excommunication. Il y
avait de ces prêtres qui, depuis la guerre civile, circulaient par toute
la France, administrant le baptême, confessant, donnant la communion,
faisant des mariages et célébrant l'office divin dans des maisons
particulières où leurs ouailles se rendaient en portant chacune leur
petite rétribution, et c'était là le principal, car tout en abusant de
la crédulité des gens de la campagne, ces fanatiques ne négligeaient pas
de prélever un impôt sur eux.

M. le duc d'Otrante avait tout-à-fait négligé cette source de discorde,
qui avait déjà causé des ravages lorsque je m'en occupai.

J'étais parvenu à faire arrêter plusieurs de ces prêtres, qui, depuis
1793, avaient été envoyés dans l'Ouest par le comité des évêques établi
à Londres, et qui, depuis cette époque, faisaient dans le pays le
contraire de ce qu'ils auraient dû faire.

Je fis venir ces prêtres, qui n'étaient que de véritables idiots,
décidés à se faire martyriser pour des sottises; je ne pus en tirer
aucun aveu, sinon sur tout ce qu'ils avaient fait personnellement,
c'est-à-dire qu'ils rebaptisaient, reconfessaient, remariaient, etc.,
tout ce qui l'avait été dans le pays par d'autres prêtres, c'est-à-dire
par ceux qui avaient reconnu le concordat. En cherchant après ces
prêtres, on arrêta un soldat qui, ayant vu la stupidité des gens des
environs, avait imaginé de se donner pour prêtre; il avait voyagé, reçu
de l'éducation; il s'était mis à confesser, à baptiser et à dire la
messe, parce que cela lui rapportait plus que son métier de soldat.

Il fut mis en prison; on ne lui fit aucun mal, mais le bruit de cette
aventure fit tort aux vrais prêtres de la petite église, parce que tout
le monde eut peur d'aller à la messe d'un grenadier. Je fus
particulièrement content de cette aventure en ce que j'en eus tout
l'avantage.

L'empereur m'avait souvent parlé de la petite église, et m'avait poussé
avec force dans ces recherches; il fut satisfait de ce commencement de
succès, que j'ai mis ici avant l'affaire que je vais raconter, quoiqu'il
n'en soit que la suite.

L'empereur avait un tact extraordinaire pour sentir d'où partait une
mauvaise influence; lorsqu'il suivait sa propre impulsion, il se
trompait rarement. Depuis plus de deux ou trois mois, il me faisait
rechercher une bulle ou instruction que le Pape devait avoir envoyée à
tout le clergé de France.

On avait la preuve morale qu'elle existait, on en voyait même mettre les
dispositions en pratique; mais comment mettre la main dessus? C'était là
la difficulté. Les prêtres ont la plupart des physionomies sur
lesquelles il est facile de se tromper; j'y aurais échoué sans un cas
fortuit qui survint et me fit tout découvrir.

Nous étions arrivés au 1er janvier, où les corps constitués venaient
faire leur visite à l'empereur.

Le clergé de Paris y vint. Le siége de cette métropole avait été occupé
depuis la mort du cardinal Dubelloy par le cardinal Fesch, qui avait
ensuite donné sa démission et avait été remplacé par le cardinal Maury;
mais ce prélat n'ayant pas de bulle, c'étaient les vicaires capitulaires
du chapitre qui faisaient toutes les affaires du diocèse. C'était donc
près d'eux que l'on devait chercher ce que l'on voulait avoir; il
n'était pas en effet vraisemblable qu'un agent de la cour de Rome se fût
adressé à l'abbé Maury, qui était d'une opinion différente. Il y avait
parmi les vicaires capitulaires de Paris l'abbé d'Astros[7], qui était
le principal agent du chapitre métropolitain; il était présent avec le
clergé du diocèse, et porta lui-même la parole de félicitation à
l'empereur, qui lui laissa dire son compliment, et qui ensuite, sans
s'échauffer, lui parla des dissensions du clergé.

L'empereur avait-il déjà des informations? je n'en sais rien. S'il en
avait, elles ne venaient pas de moi; dans tous les cas il avait mis le
doigt sur la plaie.

Dans la conversation, il poussa M. d'Astros, qui ne concevait pas
pourquoi c'était précisément à lui que l'empereur s'adressait; il se
crut trahi et se déconcerta, sans cependant dire un mot qui pût le
compromettre.

L'empereur rentra, après l'audience qui finit presque aussitôt, dans son
cabinet, où il m'ordonna de le suivre, et après m'avoir fait connaître
ce qui venait de se passer avec cet abbé, et m'avoir parlé de ses
pressentimens, il me dit de donner suite à cette affaire. Il n'y avait
pas un moment à perdre; on commençait à sortir du château, lorsqu'il me
vint dans la pensée de faire dire au cardinal Maury que j'avais à
l'entretenir, et que je le priais de passer chez moi en sortant des
Tuileries, et de faire en sorte d'y amener l'abbé d'Astros.

Je me rendis chez moi, et j'envoyai un agent fort adroit chez M.
d'Astros, en lui recommandant de ne pas perdre de temps, de visiter tout
son appartement, et de bien examiner tout ce qui serait de capacité à
contenir une feuille de papier.

Pendant que l'on exécutait mon ordre, le cardinal Maury et M. d'Astros
arrivèrent; ce dernier était encore effrayé des questions que lui avait
faites l'empereur. Je pris le ton d'un homme qui était déjà informé,
tandis que je ne savais rien; je dis à M. d'Astros que je lui donnais
une demi-heure pour se décider à me dire d'où il avait reçu les papiers
qui venaient d'être trouvés chez lui, et quel usage il comptait en
faire. Il crut trouver une porte de salut en me répondant qu'il ne
voulait en faire aucun usage, et qu'il ne connaissait pas la personne
qui les lui avait apportés. Il me mit bien à mon aise, car je ne savais
pas encore qu'il en avait; je profitai de la veine et lui fis dire à qui
il les avait communiqués. Il ne voulait nommer personne, lorsqu'on lui
observa de prendre garde qu'il n'était amené dans cette position que par
quelqu'un qui avait connaissance de tout, et qu'il devait bien voir
qu'il fallait qu'il eût parlé pour que l'on sût où prendre ce que l'on
cherchait. C'est alors qu'il nomma un autre vicaire capitulaire comme
lui, et M. Portalis[8], ce qui indisposa fort l'empereur contre ce
conseiller d'État, qui, confident d'une chose tendant à bouleverser
l'empire, n'en avait rien dit. Il en éprouva de la peine, se souvenant
des services de son père, et s'il fit un exemple aussi sévère du fils,
en le renvoyant du conseil d'État, c'était bien plus pour l'exemple que
pour la faute.

M. d'Astros ne voulut pas parler davantage. On m'apporta alors le
résultat de la visite qui avait été faite chez lui, où on avait
effectivement trouvé des choses extraordinaires; je les fis toutes
reconnaître à M. d'Astros, qui ne sut pas que je n'en étais point encore
en possession lorsque je l'appelai chez moi.

Il y avait dans ses papiers plusieurs lettres particulières, dont je
l'obligeai de me nommer les auteurs; cela fini, je lui déclarai qu'il
avait perdu sa liberté jusqu'à ce que je fusse tout-à-fait informé.

Ces papiers, quoique assez volumineux, avaient été trouvés cachés,
partie dans les poches d'une vieille soutane qui était suspendue dans sa
garde-robe, partie dans une boîte à manchon. Ils se composaient, 1° de
la fameuse bulle; 2° d'une longue instruction d'un légat du pape. Nous
apprîmes par là qu'en quittant Rome, le Pape avait donné ses pouvoirs à
un prêtre qui ordonnait dans toute la chrétienté, et d'après les ordres
duquel tout se faisait. L'existence de ce chef invisible nous expliqua
pourquoi on rencontrait partout une conformité d'opposition et de
malveillance sur certains points de discipline et de dogme.

M. d'Astros ne voulut jamais dire de qui était cette instruction qui
n'était pas signée; mais il y avait avec elle des minutes de lettres
écrites de sa main, et qui établissaient la preuve qu'il avait été
lui-même dans le cas de consulter un chef sur différens points de
discipline ecclésiastique, sans doute pour mettre sa responsabilité à
couvert.

Malheureusement pour lui, il avait écrit à ce chef quatre jours
auparavant pour lui demander s'il pouvait conduire le chapitre chez
l'empereur avec la croix haute, c'est-à-dire la croix que l'on porte en
avant de toutes les processions.

Il avait insisté pour une prompte réponse, parce que le cardinal Maury,
qui y allait franchement, avait ordonné qu'on la portât, et M. d'Astros,
qui craignait d'être blâmé, avait voulu consulter son chef, avant d'y
consentir. La réponse du chef était aussi dans les papiers saisis; elle
avait même été suivie d'une explication qui avait dû être précédée de
demandes et de réponses si rapprochées, qu'il était évident que le chef
ne pouvait pas être éloigné, que de plus il était Italien, parce que son
écriture et son style le décelaient. M. d'Astros ne voulut jamais le
nommer.

J'eus recours à un stratagème pour le découvrir.

Comme ces lettres n'avaient que deux ou trois jours de date, je sus par
le domestique de M. d'Astros, qu'il les avait portées à un certain P.
Fontana, Italien, qui, depuis l'expulsion des cardinaux, s'était retiré
dans un couvent de religieuses à Paris. J'envoyai chercher ce religieux,
qui m'en nomma un autre de sa nation (je crois qu'il s'appelait
Antonio), qui, depuis la même époque, vivait aussi chez des religieuses,
de la communauté desquelles j'ai oublié le nom.

Le P. Fontana reconnut les lettres que M. d'Astros lui avait écrites,
dont je lui représentai les copies, ainsi que les réponses qu'il y avait
faites, et qui y étaient jointes.

Enfin, pour éviter des détails ennuyeux pour le lecteur, il résultait
des aveux de ces prêtres que, depuis que les cardinaux avaient été
éloignés de Paris, c'étaient eux qui avaient résolu tous les cas
difficultueux de l'église, d'après une instruction semblable à celle qui
était dans les papiers de M. d'Astros. Ils dirent qu'il l'avaient reçue
depuis que le Pape était à Savone, mais que ce n'était pas lui qui la
leur avait envoyée.

Ces prêtres excitaient ma curiosité et ne la satisfaisaient pas, lorsque
je m'avisai de leur demander comment ils auraient agi, s'il s'était
présenté un cas non prévu par l'instruction, et qui fût de dogme au lieu
d'être de discipline; ils répondirent qu'ils en auraient référé au
collége des cardinaux; et enfin ils avouèrent que cela était déjà
arrivé, et qu'ils en avaient écrit au cardinal di Pietro.

Le cardinal di Pietro était le premier ministre du pape; c'était à lui
que le pape avait remis ses pouvoirs en quittant Rome, et c'était lui
qui, à Paris, avait empêché les autres cardinaux d'assister à la
cérémonie du mariage de l'empereur.

Il avait été comme les autres renvoyé de Paris, et se trouvait à Sémur
en Bourgogne, où je l'envoyai chercher; il fut vivement pressé par M.
Réal, que l'empereur m'avait ordonné de charger de la suite de cette
affaire. Le cardinal di Pietro fut obligé de s'avouer vaincu; c'était
lui qui faisait le pape, et qui en quittant Paris avait donné ses
instructions à ces deux prêtres italiens et à M. d'Astros.

C'était ainsi que les ministres d'un Dieu de paix s'enveloppaient de
leur ministère pour troubler l'état et l'intérieur de chaque famille, en
alarmant la conscience de l'homme de bien, et en encourageant le
chancelant agitateur. Dans tout autre pays qu'en France, le gouvernement
eût puni ces prêtres comme des ennemis du repos public, mais on se
contenta de les enfermer comme des fous dangereux. La suite de cette
affaire conduisit à découvrir une ligne de correspondance entre Paris et
Savone, ce qui fit encore mettre en prison quelques prêtres qui en
étaient les messagers[9], et qui portaient jusqu'au fond de la Belgique,
les instructions démagogiques du cardinal di Pietro.

Cette découverte me donna l'idée de faire la recherche de tous les
petits prêtres romains qui étaient venus à Paris avec les cardinaux, et
je les trouvai pour la plupart, sous l'habit séculier, maîtres de latin,
d'italien, ou de musique; les dévotes se les étaient partagés comme
autant de morceaux de la vraie croix.

Je les fis observer, et je ne tardai pas à reconnaître combien ces
malheureux étaient corrompus, et de quel danger il était pour les
familles d'y laisser des hommes aussi pervers, qui profitaient de
l'accès qu'ils y avaient pour y introduire un genre de corruption
jusqu'alors inconnu en France. Il y avait cependant quelques familles
qui n'auraient pas eu le droit de se plaindre, car, par esprit de parti,
elles avaient été au-devant du mal.

Néanmoins, sans faire aucun éclat, je réunis les lettres coupables que
quelques uns de ces hypocrites avaient écrites à des jeunes gens, et en
fis donner connaissance aux parens; cette précaution suffit pour les
voir bientôt, à quelques uns près, congédiés, et dès-lors ils ne furent
plus dangereux. Cette affaire de prêtres fit un grand bien à
l'administration en général, parce que le mal que l'on connaît devient
toujours moins dangereux que celui qu'on ne connaît pas. On trouva le
moyen d'en arrêter les conséquences, et si depuis un an que cette
intrigue criminelle était tramée on l'avait interrompue, elle n'eût pas
fait en France autant de progrès, qui, dans nos revers, sont devenus un
mal capital.

On a donné une couleur d'oppression à la répression de cette intrigue;
je demande ce que l'on ferait en Angleterre à un évêque catholique
romain qui, en vertu de pouvoirs secrets du pape, abuserait de son
ministère pour entretenir dans le royaume des intrigues tendant à
bouleverser l'État.



CHAPITRE VIII.

Arrivée à Paris d'un jeune Saxon.--Son dessein d'assassiner
l'empereur.--Décision remarquable de ce prince.--Livre de M. Daunou.--Ce
qu'eût pu devenir la France.


L'empereur a toujours été trop bon, même envers ses ennemis personnels:
je vais en citer un exemple dont j'ai été témoin, et qui est arrivé
précisément à la suite de cette affaire de prêtres.

Je fus informé, dans le courant de l'hiver, qu'une famille de qualité de
Dresde était fort inquiète des résolutions d'un jeune homme de vingt ans
qui lui appartenait, lequel était parti tout d'un coup de l'université
de Halle ou de Leipsick, où il faisait ses études, et avait pris un
passeport pour Francfort-sur-le-Mein, d'où probablement il pousserait
jusqu'en France.

Je fus informé aussi que ce jeune homme avait un cerveau faible, et
qu'il avait quitté la religion luthérienne pour embrasser le
catholicisme.

Le temps était court, et les renseignemens bien vagues; je n'eusse rien
trouvé, si un de mes agens à Francfort ne m'avait écrit par le même
courrier, pour me prévenir du passage par cette ville d'un jeune Saxon
qui s'appelait Wondersale, et qui se rendait à Paris. Il ajoutait qu'il
avait pris à Francfort une lettre de crédit sur Paris.

Je voyais bien qu'il estropiait le nom du jeune homme; néanmoins,
d'après le calcul que je faisais, il devait être arrivé à Paris depuis
deux jours, et je le fis chercher, tant par la préfecture que par le
ministère de la police.

J'en donnai l'ordre un dimanche à dix heures du matin, et je fis
demander, dans les maisons de banque qui étaient reconnues pour avoir
particulièrement des relations avec l'Allemagne, les noms des personnes
à l'adresse desquelles étaient les crédits qu'elles avaient eu
commission d'ouvrir depuis cinq ou six jours.

J'eus de suite une liste de noms, dans laquelle je remarquai le nom
allemand de Won der Sulhn, qui avait un crédit de Francfort de tel jour,
et qui demeurait à tel hôtel, dans telle rue.

On l'y trouva effectivement vers les cinq heures du soir; il avait
quatre paires de pistolets, un poignard, s'était confessé, et avait même
communié.

Lorsqu'il entra chez moi, j'étais plus disposé à lui parler de bals et
de plaisirs, en voyant sa bonne mine et sa jeunesse, qu'à lui parler de
choses plus sérieuses.

Je n'avais d'ailleurs aucune preuve; je plaidai le faux pour savoir le
vrai: je fis de la morale au jeune homme, je lui parlai de la honte
irréparable d'une mauvaise action, qui déshonorait plus particulièrement
un homme de sa naissance. Il devint rouge, fut embarrassé, et enfin,
avec la candeur d'une âme qui n'était point encore souillée, il m'avoua
quelle était son intention en venant à Paris, qu'il avait résolu de tuer
l'empereur pour attacher son nom au sien. Je lui demandai comment il ne
s'était pas laissé arrêter par les difficultés qu'il devait prévoir
qu'il rencontrerait, qu'il en voyait l'exemple. Il me répliqua
froidement qu'il savait bien qu'il devait mourir, soit qu'il manquât ou
qu'il réussît; qu'il s'était mis en règle pour répondre à Dieu, et que,
s'il avait manqué son coup, un autre aurait suivi son exemple, et
profité de l'expérience qu'il n'avait pas, pour éviter ce qui aurait pu
l'empêcher de réussir.

Il ajoutait que Henri IV avait été manqué vingt-deux fois, et que la
vingt-troisième avait réussi; que l'empereur n'avait encore été manqué
que trois ou quatre fois, mais que cela n'arrêtait pas un homme de
courage, qui ne comptait sa vie pour quelque choses qu'autant qu'elle
était utile, et qu'il trouverait la sienne suffisamment bien employée,
puisqu'elle avancerait d'une chance les probabilités de succès pour ceux
qui voudraient l'imiter.

Il était difficile de porter plus loin que ne l'avait fait ce jeune
homme le dévoûment de sa personne pour l'exécution d'un crime.

Je fis à l'empereur un rapport écrit de tout ce qui avait précédé et
suivi l'arrestation de ce jeune Saxon, dont les projets ne pouvaient pas
être mis en doute.

L'empereur écrivit en marge de mon rapport (c'est-à-dire par la main de
son secrétaire): «Il ne faut point ébruiter cette affaire, afin de
n'être point obligé de la finir avec éclat. L'âge du jeune homme est son
excuse; on n'est pas criminel d'aussi bonne heure, lorsqu'on n'est pas
né dans le crime. Dans quelques années, il pensera autrement, et on
serait aux regrets d'avoir immolé un étourdi et plongé une famille
estimable dans un deuil qui aurait toujours quelque chose de
déshonorant.

«Mettez-le à Vincennes, faites-lui donner les soins dont il paraît que
sa tête a besoin, donnez-lui des livres, faites écrire à sa famille et
laissez faire le temps; parlez de cela avec l'archi-chancelier, qui est
un bon conseil.»

En conséquence de ces ordres, le jeune Won der Sulhn fut mis à
Vincennes, où il était encore lors de l'arrivée des alliés à Paris.

Ce que l'empereur était forcé de reconnaître dans la conduite des
prêtres romains ne le disposait pas à se relâcher du projet qu'il avait
de secouer le joug des papes; c'est à cette occasion qu'il fit composer
par M. Daunou[10] un ouvrage qui a pour titre: _Recherches historiques
sur les anticipations et la puissance temporelle des papes_. Il disait
en parlant d'eux: «Moi, j'aimerais mieux me faire luthérien, demain, que
de mettre la France de nouveau en feu, en y rétablissant le monstrueux
pouvoir de ces hypocrites.»

L'empereur avait malheureusement trop de petites affaires, dont on avait
pris l'habitude de l'entretenir. Son ministère travaillait moins
qu'auparavant; dans ces sortes de choses, on venait à lui pour des
bagatelles; on le dérangeait souvent d'occupations sérieuses pour lui
parler de minuties dont on n'aurait dû lui parler qu'après qu'elles
auraient été faites, en sorte que les grandes étaient privées du soin
que leur importance réclamait, et que les petites devenaient
importantes.

Si l'empereur n'avait pas été jeté dans des affaires qui l'absorbaient
en entier, il aurait fini cette affaire des papes, qui aurait été mise
au nombre des travaux utiles qui ont signalé son gouvernement; mais
faute d'avoir été achevée, elle a été représentée comme une entreprise
simplement tyrannique, tandis que tous les États catholiques lui en
eussent voué de la reconnaissance si elle avait réussi. Combien il était
encore à regretter qu'une suite continuelle de grandes guerres amenât
toujours des embarras qui se succédaient et jetaient l'empereur hors des
occupations auxquelles il avait si bien pris goût!

Depuis la paix de Lunéville jusqu'à la rupture du traité d'Amiens, il a
été une époque où le budget des recettes de l'État dépassait celui des
dépenses de plus de quarante à cinquante millions, et où l'empereur
avait indépendamment, dans ses coffres, une économie, provenant des
contributions étrangères et de ses épargnes, qui ne s'élevait pas à
moins de deux cent cinquante ou trois cents millions.

Si l'on eût eu la paix avec cela, il avait de quoi rendre la France un
muséum de tout ce que le génie, l'art et l'esprit humain sont
susceptibles d'imaginer pour la gloire et le bien-être des hommes. On se
perdrait en réflexions tristes, qui ne sont pas l'objet de cet ouvrage,
si l'on ouvrait le chapitre de ce que l'on a fait et qu'on n'aurait pas
dû faire, comme de ce que l'on n'a pas fait et que l'on aurait dû faire.

Pendant que la police expliquait à Paris cette mauvaise machination des
prêtres, l'empereur faisait partir son second message près du Pape; il
n'eut pas plus de succès que le premier, et l'on peut avancer hardiment
que, sous tous les rapports, le Pape était d'une portée d'esprit
au-dessous de la situation dans laquelle les progrès de la raison
avaient jeté les affaires de l'église. Il ne voyait que sa situation
personnelle; il s'obstinait à ne pas la séparer de la question
spirituelle. Les événemens sont venus à son aide; le conclave le
canonisera peut-être, mais l'histoire le jugera.



CHAPITRE IX.

Fâcheuse situation du commerce.--L'empereur vient à son
secours.--Embarras de M. de Talleyrand.--Vente de son hôtel.--Comment il
meuble celui qu'il habite aujourd'hui.--Dépôt du duc d'Otrante.--M.
Laffitte.--Ses idées sur le système continental.


C'est au commencement de l'hiver de cette année que plusieurs maisons de
banque et de commerce éprouvèrent des embarras qui n'étaient que la
conséquence de ceux de leurs correspondans, dont les affaires avaient
souffert par suite d'une résistance de leur part aux mesures dont on
voulait frapper le commerce anglais. En Hollande, les maisons les plus
considérables faisaient leur liquidation et renonçaient aux affaires; en
Belgique, on avait découvert une fraude importante qui avait pris le
caractère d'un commerce permis: non-seulement on l'avait arrêté, mais on
était revenu à l'examen des livres de toutes les maisons qui l'avaient
fait, et on les avait frappées de tous les droits qu'elles avaient évité
de payer. Quelques unes en furent ruinées, parce qu'elles avaient vendu
leurs marchandises en raison des facilités qu'elles trouvaient à les
introduire, et cela ne porta aucune atteinte aux maisons anglaises, qui
étaient déjà remboursées de ce qui leur était dû.

Toutes ces mesures avaient frappé d'épouvante; chacun resserrait ses
affaires; les capitalistes retiraient leurs fonds, et il y eut un moment
où des maisons fort respectables eurent besoin d'argent, quoiqu'ayant
leurs magasins pleins de marchandises qu'ils ne pouvaient pas écouler.

L'empereur se fit faire plusieurs rapports sur ces sortes d'affaires, et
tous concluaient que la plupart des négocians qui étaient dans cette
situation n'y étaient pas tous tombés par suite de la retraite des
capitaux qui leur avaient été confiés, mais pour avoir donné à leurs
opérations une extension disproportionnée à ceux qu'il pouvaient avoir,
ce qui les avait obligés de les augmenter en créant un papier de
circulation, lequel papier s'était trouvé sans hypothèque dans leur
liquidation, et avait causé leurs embarras. Néanmoins il vint au secours
des uns et des autres, et ouvrit ses coffres; il leur avança jusqu'à six
à sept millions de son économie, pour préserver le commerce de Paris et
celui de plusieurs autres villes d'une catastrophe.

C'est à cette occasion que je suis entré pour la première fois en
rapport avec M. Laffitte, que je ne connaissais pas auparavant, et qui
depuis long-temps dirigeait la maison de banque de M. Perregaux,
particulièrement depuis la maladie qui l'a conduit au tombeau.

L'empereur avait souvent parlé devant moi de la crise du commerce; cela
avait même été la matière d'une discussion du conseil, et il m'était
facile de voir que l'empereur parlait d'après des rapports qu'on lui
avait remis de divers endroits sans qu'aucun l'eût convaincu. Je
m'aperçus qu'en soutenant une discussion avec mon collègue Mollien
(ministre du trésor, qui siégeait à côté de moi), il me regardait comme
pour m'exciter; il savait cependant bien que j'étais étranger à ces
matières, et j'eus un moment la peur qu'il ne cherchât à inculquer à
Mollien que j'étais l'auteur de ces rapports. Aussi je plaçai dans la
discussion une lourde bêtise qui réhabilita ma réputation. Néanmoins le
regard de l'empereur voulait dire quelque chose, et comme je savais
depuis long-temps qu'il aimait mieux qu'on le devinât que de le faire
parler, je me mis à l'oeuvre tout en sortant du conseil.

J'étais resté en rapports d'amitié avec Bourrienne; l'empereur le
savait, et écoutait complaisamment tout ce que je lui en disais quand je
rencontrais l'occasion de lui parler de lui, ce qui me donnait l'espoir
de le lui faire remployer d'une manière quelconque.

Bourrienne connaissait bien mieux que moi ce que signifiait un geste de
l'empereur, et je crus un moment qu'il avait connaissance des rapports
qui avaient occupé l'esprit de l'empereur. Après avoir causé avec
Bourrienne, je me décidai à aller quérir des lumières près de M.
Laffitte, qui avait déjà dans le commerce une puissance d'opinion
d'autant plus forte qu'elle reposait sur une indépendance absolue de
caractère personnel, laquelle lui avait mérité une considération qui a
été accrue et consolidée depuis par les événemens.

Une affaire d'arbitrage à laquelle je m'intéressais, et dans laquelle on
désirait avoir l'opinion de M. Laffitte, vint fort à propos. Je le fis
prier par Bourrienne de venir me voir.

J'avais à l'entretenir de trois choses, d'abord de la crise du commerce,
de ses causes et de ses conséquences; ensuite du système continental et
des licences.

En écoutant parler M. Laffitte, je revenais petit à petit à ses
opinions, et s'il me lit, il jugera si je les ai bien retenues.

J'eus avec lui plusieurs entretiens dans lesquels il me développa son
opinion y que je mets ici sous les yeux du lecteur.

«Une règle infaillible pour les gouvernemens pour bien juger de la
marche des affaires et de l'état de l'opinion, me disait-il, c'est que
tout ce qui est en opposition avec les intérêts est nécessairement en
opposition avec les affections. L'arbitraire de l'administration tue la
confiance et le crédit; le blocus ne produit aucun bien dans le présent,
et son effet naturel est de détruire tous nos avantages commerciaux dans
l'avenir. Le commerce est inoffensif de sa nature; il est
gouvernemental, puisqu'il a besoin de protection: s'il est dans
l'opposition, c'est qu'il se trouve lésé, ou qu'il manque de garanties.
Ceux qui ne prospèrent qu'avec l'ordre et la tranquillité ne veulent pas
de révolutions.

«Le blocus continental est, au premier abord, une grande pensée. La
théorie présente à l'esprit un résultat prompt et même admirable; mais
l'imagination ne suffit pas dans les matières positives: ce qu'il faut
voir avant tout, c'est la possibilité de l'exécution. Quelques fabricans
peuvent s'applaudir de l'essor que cette mesure a donné à leur
industrie; mais la masse des négocians ne peut que souffrir d'un
commerce qui n'a lieu que par privilége, et les hommes d'État n'y voient
qu'un abandon fait aux Anglais du commerce de l'univers.

«Il ne faut point s'abuser par de vaines paroles; les flagorneries
peuvent plaire à des princes vulgaires, la vérité seule convient au
génie de l'empereur. Ce qu'il faut lui dire donc, c'est que le blocus
cerne le continent et non pas l'Angleterre; c'est au continent seul à
qui il est défendu de mettre un vaisseau en mer.

«La question ainsi posée, qu'en résultera-t-il? L'Angleterre perdra la
totalité des consommateurs du continent, et le monopole du reste du
monde lui sera abandonné sans partage: le continent au contraire se
suffira à lui-même, sans partage avec l'Angleterre, et tout échange
d'ailleurs lui sera interdit avec le reste de l'univers. Or, le
continent européen vaut-il, à lui seul, toutes les autres parties du
monde? C'est ce qu'il y aurait à examiner, si le blocus était possible;
mais les licences qu'on accorde prouvent qu'on a à s'occuper d'une autre
solution.

«La France, pays manufacturier, gagnera par l'expulsion des Anglais des
différens marchés de l'Europe; c'est là pour elle la seule compensation
de ce qu'elle perdra par la cessation de tous ses autres rapports avec
l'Amérique, l'Afrique et l'Inde; mais l'Espagne, l'Autriche, la Prusse
et la Russie que gagneront-elles? Pour elles, tout est perte sans qu'il
en résulte le moindre avantage, et cet état forcé peut-il durer
longtemps?

«Les plaintes des sujets ne sont pas sans influence sur la conduite des
gouvernemens, quand elles sont aussi légitimes: on cède momentanément à
la nécessité; mais les intérêts réagissent, et bientôt ces intérêts
parlent si haut, qu'il faut enfin les écouter.

«Sous ce rapport, monseigneur, il n'y a pas une puissance qui, étant
ostensiblement avec nous, ne soit en secret contre nous et de coeur avec
l'Angleterre. Sans se parler, elles s'entendent entre elles, et à la
première occasion elles ne manqueront pas d'éclater. La Russie surtout,
la plus forte et la plus lésée, ne doit-elle pas le faire craindre par
cela seul qu'elle ne peut pas tenir ce qu'elle a promis? Quant à moi, je
n'en doute point; rien ne peut remplacer pour elle les factoreries
anglaises. Les pertes sont énormes, et là elles retombent sur les grands
et non sur le peuple. Les grands disposent de la cour et de l'armée, et
un seul fait vous fera juger quelles doivent être leurs intentions.
Avant le blocus, le _rouble_ valait 3 francs, maintenant il se maintient
à peine à 20 sous.

«Cette considération du moment fait jeter un coup-d'oeil plus inquiet sur
l'avenir. Le nord jusqu'à présent fournissait les bois, les chanvres,
tous les objets les plus essentiels à la marine; déjà les Anglais sont
conduits à les aller chercher en Amérique, et des habitudes ainsi
prises, on ne les change pas.

«Le génie lui-même, monseigneur, doit s'arrêter devant la force des
choses: les _licences_ déposent contre la vérité du système; ce qui est
violent ne dure pas. Ainsi déjà le _blocus_ a été détruit par les
_licences_; les licences n'ont fait qu'établir le privilége dans le
commerce, et ce privilége ne sert qu'à assurer le profit des Anglais.
Maîtres de tous les marchés, eux seuls ont le droit d'acheter et de
vendre; ils repoussent nos produits en nous livrant les denrées de
l'Inde et de l'Amérique: les sucres, par exemple, nous les payons six
francs, et ils ne les achètent tout au plus que huit à neuf sous!

«Ce qu'il y a d'évident, vous le voyez, c'est le bénéfice énorme de
l'Angleterre. Quelques négocians privilégiés retirent quelque profit par
leur rôle intermédiaire; mais ce profit, ils l'obtiennent sur le
consommateur et non sur l'Angleterre, et ce qu'il ne faut pas oublier,
c'est que le consommateur est Français.

«Ce système des licences ne peut tromper personne; il porte atteinte à
la respectabilité du commerce par les fraudes et les supercheries qui
lui sont indispensables; il mécontente les alliés et les nationaux en
les obligeant à payer les denrées quatre à cinq fois leur valeur.

«Nos exportations ne diminuent pas, vous le savez, le tribut énorme que
l'on paie ainsi à l'Angleterre: presque tous les objets qui les
composent, ridiculement exagérés dans leurs prix, ne sont chargés sur
nos bâtimens que pour être jetés à la mer. Mieux vaudrait encore les
garder pour en vêtir les pauvres. Quoi qu'il en soit, pour en finir en
deux mots, le blocus et les licences se réduisent à ceci: les Anglais
vendent tout au continent et n'en achètent rien; maîtres du prix d'achat
ailleurs et de la vente chez nous, ils font sans concurrence un double
profit. La France fabrique au contraire en pure perte, puisque ses
produits se trouvent condamnés à la destruction; elle peut gagner
quelque chose sur l'étranger par la revente des denrées, mais ces
étrangers sont nos alliés, et le blocus pèse ainsi doublement sur eux.
Ils perdent sur leurs produits, qu'ils ne vendent à personne; ils
perdent sur les denrées coloniales, qu'ils ne peuvent acheter que de
nous.

«Un pareil état de choses ne saurait durer: la Prusse, l'Autriche, la
Russie voudront accorder à leur tour des licences; les Anglais le
savent, le coeur de nos alliés est pour eux, et ils ne reculeront pas;
l'humeur et les reproches ne tarderont pas d'éclater, le blocus ne sera
plus rien, nos alliés se rapprocheront forcément de nos ennemis, et de
nouvelles guerres mettront de nouveau peut-être notre avenir en
question.

«Avec un ajournement aussi indéfini de la paix, il est bien difficile
que le pays prospère et que la confiance s'établisse. La gloire ne
suffit pas à une nation; celle de l'empereur est immortelle, mais il
faudrait voir au bout le bien-être et le repos.

«Pour les hommes d'État, le blocus est donc, comme je l'ai dit, un
projet gigantesque, hardi, mais dont le succès est impossible. Les
licences, dont l'idée première d'échanger des objets fabriqués dont nous
regorgeons contre des matières premières dont nous manquons, étaient
belles; mais, par suite d'abus, elles sont devenues un honteux
privilége, il n'y a que ceux qui les obtiennent qui ont intérêt à y
applaudir.

«Mais il ne faut pas s'y tromper: ce n'est pas ce mal passager du blocus
qui intimide et qui décourage. L'empereur a assez de génie et de savoir
pour tout concilier. Le mal vient peut-être d'une prévention injuste
qu'on lui a suggérée lors de ses premières campagnes. Jugeant le grand
nombre par l'exception, peut-être confond-il le financier avec le
traitant, le négociant avec certains fournisseurs. De là sans doute
s'établit l'arbitraire de l'administration; le manque aux promesses est
opposé, par une espèce de représailles, aux actes de la fraude, et la
bonne foi, qui donne la vie à tout, n'existe nulle part.

«Un fait humiliant et qui donne la clef de plusieurs autres, c'est
l'état du crédit de la France et du crédit de l'Angleterre. La dette
anglaise est de 18 à 19 milliards, la nôtre n'est que de 1,200 à 1,300
millions, et cependant les Anglais pourraient emprunter au besoin encore
des sommes bien plus considérables que celles que nous pourrions
emprunter nous-mêmes, et surtout, à un prix infiniment meilleur.
Pourquoi cette différence? pourquoi le crédit de l'État est-il plus bas
en France que le crédit des premiers banquiers et des premiers
négocians, tandis que la situation inverse est permanente en Angleterre?
Un mot suffit pour l'expliquer: pour refaire son crédit en Angleterre,
il n'y a qu'à travailler avec le gouvernement; pour perdre le sien en
France, il n'y a qu'à ne pas s'en abstenir. L'Angleterre tout entière
est, pour ainsi dire, une seule maison de commerce dont les ministres
sont les gérans; les lois sont le contrat que le pouvoir lui-même ne
peut enfreindre; ici le conseil d'État usurpe la puissance des
tribunaux, et j'oserais presque vous dire que rien d'utile ne se fait,
parce qu'il n'y a rien qui soit véritablement garanti.»

Ici M. Laffitte s'étendit longuement sur la cause et les effets de la
crise qu'il ne voyait ni dans les effets du blocus ni dans quelques
folles opérations de jeu. Appuyant les raisonnemens par les faits, il
m'expliqua les mesures qu'il y avait à prendre pour que le gouvernement
marchât dans sa force en mettant l'immensité de ses ressources à profit;
à mesure qu'il parlait, je me sentais entraîné par ses idées. Je ne
chercherai pas à les rendre, parce que je les expliquerais mal
peut-être, et qu'aujourd'hui il ne s'agit plus de leur application;
voulant m'en occuper cependant, et ne le pouvant pas au moment même, je
me promis bien de le revoir plus tard, me bornant, d'après tout ce que
j'avais appris, à disposer l'empereur de mon mieux à accorder les
secours pressans qui étaient sollicités par plusieurs maisons.

Ces secours n'étaient regardés par M. Laffitte que comme des palliatifs,
ne décidant rien sur le fond des choses. Il y applaudit néanmoins, et
les avantages momentanés qu'il y voyait, et qu'il me développa,
m'expliquèrent ce que voulaient dire une foule de rapports qui me
parvenaient à la journée, et qui s'enveloppaient dans le mystère des
insinuations.

Mieux instruit par ces entretiens de la situation du moment, je priai M.
Laffitte de me mettre ses idées par écrit: il se rendit à mes désirs; je
présentai cette note à l'empereur. Ce même jour, un de ses ministres lui
faisant un rapport sur les mesures prohibitives, l'empereur prit de
l'humeur et dit en plein conseil: Avec toutes vos mesures, vous mettez
le commerce de France en liquidation.

L'empereur devint ensuite d'une facilité extrême pour accorder des
secours aux maisons bien famées qui furent atteintes par la crise.
Bientôt les demandes d'argent se multiplièrent au point de le rendre
rêveur. Il jugea de la vérité des opinions de M. Laffitte, en voyant le
fabricant M. Oberkam menacé de manquer; il le fit venir et lui dit de
prendre tout l'argent dont il aurait besoin pour éviter ce malheur et
pour continuer à travailler, et cette maison fut soutenue par ses
libéralités.

La première de Paris qui fut dans le cas d'y avoir recours fut la maison
Tourton-Ravel. Il n'était assurément pas dans le droit de compter sur de
la bienveillance de la part de l'empereur d'après sa conduite envers lui
dans l'affaire du général Moreau, néanmoins il n'attendit pas
vingt-quatre heures le secours qu'il avait sollicité; il fut obligé par
le prêt d'une somme énorme, pour le remboursement de laquelle il prit
des arrangemens à sa convenance avec le ministre du trésor. C'est à moi
que M. Tourton est venu confier son embarras en me remettant une lettre
pour l'empereur, et si je le cite, c'est parce qu'il était encore
débiteur d'une bonne partie de ce prêt, lorsqu'il s'est fait remarquer
parmi ceux qui ont consommé sa perte à l'époque de la première
occupation de Paris.

À la même époque, la maison Simon fit faillite; elle demanda des
secours, mais on ne lui en accorda pas, parce qu'elle ne présentait pas
de garanties morales suffisantes. Le désastre de cette maison engloutit
(d'après ce qui m'a été rapporté à cette époque) quatorze cent mille
francs à M. de Talleyrand. Il avait déjà des affaires en mauvais état,
et son revenu suffisait à peine pour payer l'intérêt dû à ses
créanciers; il se vit réduit au traitement qu'il recevait de l'empereur,
et il eut encore le désagrément de se voir pressé par des créanciers
qui, ayant eux-mêmes besoin de leur argent, le menaçaient de
l'actionner. Je dus employer mon intervention pour le préserver d'un
éclat qui aurait été jusque-là sans exemple pour un homme de son rang.
Il fut obligé d'emprunter cent mille écus à une maison de banque, qui
elle-même manqua quelque temps après; sa situation était réellement
pénible: il vint m'en parler et me prier d'engager l'empereur à lui
acheter sa maison, qui était l'ancien hôtel de Valentinois, situé rue de
Varennes.

L'empereur n'était pas content de lui, on avait prêté beaucoup de
mauvais propos à M. de Talleyrand contre ce prince. Ils pouvaient être
faux, à la vérité; mais s'il ne devait pas en porter la peine, il n'y
avait pas non plus de motif pour venir à son secours.

Néanmoins l'empereur ne voulut pas qu'un homme qui l'avait servi fût
dans une aussi affligeante position, et quoiqu'il n'eût que faire de
l'hôtel de Valentinois, il l'envoya visiter et estimer par M. Fontaine,
architecte des châteaux des Tuileries, du Louvre, de Saint-Cloud, etc.
L'architecte de M. de Talleyrand opéra contradictoirement avec M.
Fontaine, et sur leur rapport l'empereur acheta l'hôtel de Valentinois
tout meublé, et le paya comptant deux millions cent mille francs.

M. de Talleyrand ne laissa cependant pas d'en emporter tous les meubles,
qu'il put placer dans le nouvel hôtel qu'il avait acheté au coin de la
rue Saint-Florentin; il fit, dans cette occasion, une affaire doublement
bonne, en ce que ce nouvel hôtel appartenait à l'ancien ambassadeur
d'Espagne, avec lequel M. de Talleyrand avait une liquidation à faire;
il reçut l'hôtel en place d'une somme qu'il n'aurait peut-être pas eue
avant qu'on eût pu le vendre.

Je cite cette anecdote, parce que l'on a accusé l'empereur de s'être
emparé de l'hôtel de M. de Talleyrand après que celui-ci eut fini de
l'arranger. Je demande à un homme raisonnable qui est-ce qui aurait pu
payer deux millions cent mille francs une maison que M. de Talleyrand
avait besoin de vendre, et si l'empereur, qui n'a su qu'en faire après
l'avoir acquise, pouvait avoir un autre but que d'obliger M. de
Talleyrand en l'en débarrassant.

À cette même époque, je fus témoin d'un autre fait d'obligeance de
l'empereur envers un homme qui ne l'a sans doute pas su, parce qu'il m'a
été défendu d'en parler. Je puis le faire aujourd'hui par plusieurs
motifs. M. Fouché, en quittant le ministère de la police, avait des
sommes considérables, et il rendait assez peu de justice à l'empereur
pour craindre qu'on ne les lui saisît; il avait eu plus de confiance
dans la bonne foi d'un simple employé du ministère de la police, nommé
Dupont ou Dumont, qui était sa créature. Au moment où il partait pour
l'Italie, il remit à cet employé une somme très considérable, de
laquelle il ne tira aucune pièce qui pût en laisser trace; peu de temps
après, cet employé mourut; il laissait une veuve et deux enfans dans
l'indigence. Cette femme, qui ignorait ce qui s'était passé entre M.
Fourché et son mari, pouvait naturellement attendre qu'on lui
représentât le reçu qu'elle devait supposer que son mari avait fait de
ce dépôt. Si elle avait agi ainsi, il eût été impossible de lui faire
rendre cette somme, quelle trouva à la mort de son mari, d'autant plus
que les réclamans voulaient éviter l'éclat.

Des amis de M. Fouché me prévinrent de cet événement. J'eus une occasion
d'en parler le même soir à l'empereur, qui m'ordonna d'intervenir de
tous mes moyens pour que M. Fouché ne perdît pas un sou; je n'eus aucune
peine pour l'obtenir, car la veuve était une vertueuse femme qui avait
rendu le dépôt à la première réclamation. Néanmoins madame Fouché, qui
n'avait pas suivi son mari en Italie, et qui était une femme d'un esprit
juste, avait trop bien senti le danger qu'il avait couru, pour être
insensible aux intentions que l'empereur avait manifestées dans cette
circonstance; elle vint me prier de solliciter pour elle une audience de
l'empereur, qui lui fut accordée, et dans laquelle elle le remercia.



CHAPITRE X.

Czernitchef.--Ses tentatives de séduction.--Le maître de
mathématiques.--Réflexions sur l'espionnage.--Article du _Journal de
l'Empire_.--Vive réprimande.--Retraite du duc de Cadore.--M. de
Bassano.--Réflexions sur les hommes nouveaux.


Depuis plus d'une année, on ne voyait revenir de Russie en France que le
même officier russe, que l'on renvoyait à Paris aussitôt qu'il avait
apporté une réponse de Paris à Saint-Pétersbourg. Les plaisans disaient
qu'il n'y avait probablement que lui qui fût en état d'en trouver le
chemin; mais d'autres, avec plus de raison, observaient qu'il devait y
avoir un motif particulier pour que ce fût toujours le même officier qui
fît ce voyage. Effectivement, depuis le mois de mars 1808 jusqu'en
février 1812, c'est-à-dire pendant quatre ans, il a fait le voyage de
Russie à Paris dix ou douze fois, ce qui équivaut au tour du monde,
qu'un vaisseau met trois ans à accomplir. Vers la fin de 1810, un simple
hasard me fournit la preuve que les retours aussi précipités de cet
officier avaient une bien autre importance que les complimens et les
protestations dont les lettres qu'il portait pouvaient être pleines. Il
occupait ses loisirs, entre l'arrivée et le départ, par des études qui
en imposaient à tout ce qui aurait pu vouloir donner un autre but à ses
missions; mais en cherchant un maître de mathématiques, il rencontra
dans celui dont il fit choix ce que l'on appelle à la police un
_observateur_. Celui-ci accepta, se trouvant fort heureux d'une
rencontre qui allait lui fournir de quoi moissonner.

Au bout de quelque temps, l'officier russe chercha à connaître les
moyens d'informations de son répétiteur, et lui demanda s'il connaissait
quelque commis aux bureaux de la guerre.

Le maître de mathématiques répondit affirmativement, et la chose était
vraie; mais avant de se livrer davantage, l'officier russe lui promit,
lorsqu'il aurait la preuve qu'il accusait vrai, de lui indiquer les
moyens de gagner de l'argent.

Le maître de mathématiques me transmit la proposition; je lui dis
d'accepter et de faire tout ce qu'on lui demanderait, mais d'en rendre
compte auparavant.

Il alla en conséquence voir les connaissances qu'il avait aux bureaux de
la guerre, et s'y procura quelques états particuliers ou imprimés qui
prouvaient qu'en effet il avait des moyens de parvenir au ministère; il
m'apporta les pièces, j'y fis changer quelques chiffres, et les lui
rendis pour les communiquer à l'officier russe. La confiance de celui-ci
fut établie. Il donna à son mathématicien une série de demandes écrites
de sa main, ayant toutes pour but d'explorer les bureaux de la guerre,
tant du personnel que du matériel de toutes armes.

Il me l'apporta aussitôt; il n'y avait plus alors moyen de douter du
motif de la confiance qui était accordée à cet officier russe, et du
rôle qu'il devait jouer à Paris.

J'en rendis compte à l'empereur, qui faisait difficulté de le croire,
mais qui fut convaincu en voyant la série de demandes écrites de la main
de cet officier russe. Il me recommanda de n'en pas parler, mais le
lendemain ou jour suivant, il le fit repartir, en lui donnant une lettre
pour l'empereur de Russie.

L'empereur était loin de la pensée que le séjour près de lui d'un
aide-de-camp de l'empereur Alexandre, et qui à ce titre avait des accès
de faveur partout, était une double mission d'observateur.

Il lui avait fourni des moyens d'autant plus faciles pour la bien
remplir, qu'il était admis partout par suite des recommandations que
l'empereur avait faites à toutes les maisons de la société pour qu'on
lui fît beaucoup de politesses, en sorte que chacun s'empressait de
répondre à une insinuation dans laquelle on entrevoyait un moyen de
plaire au souverain, en faisant ce qui lui paraissait agréable.

Je me rappelle qu'au départ de cet officier, l'empereur recommanda que
l'on écrivît à son ambassadeur pour qu'il mît des obstacles à son
retour. Il paraît que cela n'avait pas été fait, comme on en jugera tout
à l'heure.

C'était pendant le séjour d'automne à Fontainebleau que l'empereur
prévint cet aide-de-camp de l'empereur de Russie qu'il allait le
renvoyer à Saint-Pétersbourg, et qu'à cette occasion il lui donna une
assez longue audience dans laquelle cet officier dit fort judicieusement
à l'empereur que la meilleure commission dont il pouvait être chargé
pour son maître était l'assurance qu'il ne lèverait point de
conscription cette année: c'est lui-même qui me l'a rapporté.

Il avait raison; mais l'empereur était-il payé pour avoir confiance dans
les assurances de paix qu'on ne cessait de lui donner, lorsque les coups
de canon de Wagram résonnaient encore? Ils avaient aussi été précédés
des mêmes assurances, et on ne nous avait pas aidés. Le peu de grâce que
l'on avait mis à accueillir la proposition d'une alliance de famille qui
eût resserré celle des deux pays n'était pas fait pour entretenir
l'harmonie qu'on était parvenu à rétablir entre eux; il avait eu, au
contraire, quelque chose de choquant, qui, même entre des particuliers,
aurait blessé la dignité de celui qui aurait éprouvé un semblable refus.
Ensuite, la presque totalité de l'armée qui avait fait la campagne de
1809 était passée en Espagne et en Hollande. Il ne restait dans les
provinces du Hanovre, Fulde, Erfurth, etc., que les quatre divisions du
corps du maréchal Davout.

La cavalerie était encore dans une situation beaucoup moins hostile,
car, sauf les régimens de cuirassiers, tous les autres corps avaient été
dédoublés pour aller compléter les cadres des régimens de cavalerie qui
étaient en Espagne. Il résultait de tout cela que, si l'empereur avait
encore été attaqué, on l'aurait trouvé dans la même position qu'en 1809;
c'était ce que voulaient ses ennemis, mais il n'aurait pas été
excusable, s'il s'était une seconde fois laissé surprendre par son trop
de confiance, surtout ayant au midi une guerre qui, d'un moment à
l'autre, pouvait lui demander trente mille hommes de plus. D'ailleurs
pourquoi se mettre à la merci de ses ennemis?

Il ne fallait pas chercher d'autres motifs aux armemens qui se faisaient
en France; ce n'est pas un État qui ait les ressources de population de
la Russie, qui ne pouvait raisonnablement prendre ombrage d'une levée
d'hommes comme celle qu'elle avait l'air de craindre. Cette levée
effectivement eut lieu; elle devait aller en Espagne presque toute
entière, cependant elle fut envoyée en Allemagne; d'autres troupes
d'Espagne prirent aussi ce chemin. Comment ce malheur est-il arrivé? On
se l'expliquera peut-être par la suite de ces Mémoires.

L'aide-de-camp de l'empereur de Russie était à peine arrivé à
Saint-Pétersbourg, qu'il fut renvoyé à Paris, comme s'il n'avait été en
Russie que pour y changer de chevaux. Une telle opiniâtreté parut
extraordinaire à tout le monde: on crut devoir observer les démarches de
cet officier et mettre des entraves dans son chemin. Le bon sens seul
disait qu'il n'était pas possible qu'il n'eût plusieurs rôles à jouer,
mais sa fortune voulut qu'au lieu d'être contrarié, il fut servi par
ceux qui auraient naturellement dû le circonvenir.

Il rentra à Paris au moment où on le croyait à peine arrivé en Russie,
il apportait une lettre d'Alexandre pour l'empereur. C'étaient encore de
nouvelles protestations de sincérité, etc., etc., toutes sortes de
phrases dont on nous payait depuis près de deux ans, et qui, dans cette
occasion même, étaient portées et répétées par un messager qui avait
dans sa poche une instruction d'espionnage le plus monstrueusement
organisé que l'on eût encore vu. Il aurait couvert l'administration
française de ridicules, si elle n'était pas parvenue à le démasquer. Il
datait déjà de six ans et n'avait pas cessé sous l'administration de M.
Fouché. À quels sentimens devait-on ajouter foi? Était-ce à ceux
exprimés dans la lettre dont l'aide-de-camp était porteur, ou à ceux qui
avaient dicté l'instruction qu'il avait reçue, et qu'il a si bien
suivie?

Il y a des personnes qui trouvent naturel que les puissances fassent
servir leurs relations à des observations prises d'un peu haut; pour
celles qu'elles obtiennent par le moyen des envoyés diplomatiques, à la
bonne heure! Ces messieurs sont des personnages officiels qui peuvent
tout se permettre, parce qu'ils ont toujours un moyen de faire
disparaître leur caractère, lorsque les circonstances l'exigent. Mais
l'aide-de-camp d'un souverain envoyé directement par ce souverain près
d'un autre monarque, porteur d'une lettre autographe de son maître, est
un personnage hors de l'étiquette, et qui doit d'autant moins se
permettre de démarches équivoques, qu'on a pour lui toutes les
déférences résultant de ce que l'on accorde d'estime particulière à la
confiance dont il paraît jouir.

On manquerait à son maître de ne pas en agir ainsi envers celui qui est
plutôt son envoyé personnel que le chargé des affairés publiques. Il est
donc déloyal d'abuser des égards qu'obtient le caractère que l'on a
affiché, et que l'on compromet par le personnage que l'on joue.

Les souverains peuvent proposer de pareilles missions à qui bon leur
semble, mais ils n'ont jamais défendu de les refuser, et il faut se
sentir la grâce d'état pour les accepter.

L'empereur ne témoigna pas qu'il fût contrarié par le retour de cet
aide-de-camp; il le reçut avec bonté, il lui parla même de la série de
demandes qu'il avait remise au maître de mathématiques; il lui dit que
ce rôle-là avait quelque chose de honteux, qui n'était pas fait pour
lui, et l'engagea à y renoncer, sans quoi il ne pourrait pas le voir
davantage.

L'aide-de-camp, feignant d'être touché de cet excès de bonté, promit
tout, s'excusa sur la curiosité naturelle à laquelle il s'était laissé
aller dans ses premiers voyages; l'empereur le crut, et continua à
l'accueillir dans son intérieur, comme il l'avait fait précédemment.

L'aide-de-camp, qui avait pour lui l'expérience des premiers voyages,
profita habilement des accès qu'il avait dans le monde pour s'y plaindre
de la couleur que l'on voulait donner à ses fréquentes missions à Paris.
Il prétendit qu'il n'y avait que des méchans qui pussent ainsi chercher
à lui nuire; il ajouta même quelques réflexions qui ne lui étaient pas
défavorables. Cela lui réussit, et il fit si bien, qu'il fut prôné, loué
et défendu par le ministre qui aurait dû le tenir toujours au bout de
son parquet, et qui, au lieu d'avoir les yeux sur la conduite de cet
aide-de-camp, l'enveloppa d'une protection et d'une sécurité qui
portèrent bientôt sa hardiesse au comble.

Le hasard voulut que le jour même de l'arrivée de ce jeune officier à
Paris, il parût dans les journaux un article un peu sanglant, qui
portait directement sur lui, au sujet des missions qu'on lui voyait
remplir.

L'article n'avait été inséré qu'après avoir passé à la censure
diplomatique; néanmoins on se plaignit à l'empereur de l'inconvenance de
la publication, du mauvais effet qu'elle avait produit. Il eut la
faiblesse de le croire, sévit contre les journalistes et ne m'épargna
pas davantage. «Comment! me dit-il, vous tolérez, vous faites faire des
publications de cette espèce! vous qui, lorsque vous étiez chez eux,
m'avez dix fois écrit pour vous plaindre d'écrits qui n'avaient pas, à
beaucoup près, l'amertume de celui que vous avez lancé. Vous savez
combien ils sont faciles à blesser; vous devez donc les ménager, vous le
devez surtout, vous qui me parlez de paix toute la journée, ou bien
auriez-vous changé? voudriez-vous me faire faire la guerre? mais vous
savez que je ne la veux pas, que je n'ai rien de prêt pour la faire.
Aidez-moi donc à l'éviter; toute autre manière de faire ne me servirait
pas.» Je voyais d'où me venait ce flot de colère, j'osai en dire ma
façon de penser à l'empereur; mon observation ne servit qu'à m'attirer
une réprimande encore plus vive: il semblait que c'était une inimitié
personnelle, que je n'avais pas, qui la dictait. Je n'insistai pas.
Avant cependant de lâcher prise, je crus de mon devoir d'appeler
l'attention de l'empereur sur la conduite de M. Czernitchef: mais on lui
avait déjà certifié que c'était l'homme le plus réservé, le plus sage,
qu'il était embarrassé dans le monde du rôle qu'on avait voulu lui
donner, que cela était cause qu'on ne le voyait plus guère. Je reçus
l'ordre de le laisser aller, venir, voir, écouter; il n'y manquait que
celui de le faire informer moi-même. Je me le tins pour dit, ne fermai
cependant qu'un oeil, parce que j'étais assuré de mon fait, et de
l'erreur dans laquelle on voulait envelopper l'empereur, qui ne
tarderait pas à voir la méprise: c'est effectivement ce qui arriva
quelques mois après.

J'avais été vivement réprimandé; M. de Champagny fut traité d'une
manière encore plus sévère, et perdit son portefeuille, qui passa dans
les mains de M. de Bassano. C'était assurément un homme de bien,
obligeant, laborieux, mais moins propre aux nouvelles fonctions dont il
venait d'être revêtu qu'un homme qui serait venu la veille du bout du
monde.

L'empereur avait élevé des soldats de l'armée aux premières dignités
militaires: on avait trouvé cela naturel; dans une armée qui faisait des
choses si extraordinaires, on pouvait croire que le mérite était dans
tous ses rangs, et ne pas s'étonner de voir sortir des maréchaux de
France des compagnies de grenadiers.

Dans les affaires civiles, il n'en était pas de même; on était jugé par
un plus grand nombre d'hommes éclairés, dont on avait été le collègue ou
l'émule. Lorsque je fus élevé au ministère de la police, je fus moins
scruté, parce que je sortais de l'armée, et que j'étais moins connu;
l'on avait dit tant de mal de moi, que, pour peu que la dixième partie
eût été vraie, on ne devait pas tarder à s'en apercevoir, et on
attendait ce moment-là pour se prononcer. Ce qui me fit tolérer, c'est
que l'on me rendait la justice de me croire invariable dans mes devoirs
comme dans mes affections, et que je n'appartenais à aucun des différens
partis de la révolution. On connaissait davantage M. de Bassano; il
entrait sur un théâtre qu'une suite d'événemens avait rendu immense, et
le premier point de départ de sa fortune était encore là. On ne mesurait
plus la distance qu'avaient parcourue les hommes de l'armée qui
s'étaient élevés au milieu des dangers; mais on comptait les pas de ceux
qui voulaient prendre de l'avance sur leurs collègues par des services
administratifs.

On mesura donc dans tous les sens le chemin qu'avait parcouru M. de
Bassano, et quoiqu'il eût très fidèlement servi, qu'il l'eût fait avec
un zèle remarquable, on n'en eut pas plus d'indulgence pour lui.

C'est dès-lors que je vis de tous côtés s'élever des observations que
j'aurais voulu ne pas entendre; à la vérité, c'étaient des calomnies,
des méchancetés, mais elles emportaient la pièce.

Ce n'était pas cependant la faute des nouvelles familles si, au lieu
d'être les héritiers de la gloire de leurs aïeux, elles étaient les
souches de l'illustration de leur postérité. Il n'y a de différence
entre les unes et les autres que le temps. Dans mille ans, l'histoire
les confondra, si même elle ne distingue pas les plus récentes; mais
toujours était-il que, dans le temps, on comparait les nouveaux et les
anciens nobles aux vieilles médailles, qu'on met au-dessus de celles qui
sortent de dessous le poinçon.

Ces petits inconvéniens, qui n'étaient au fond que des misères,
acquéraient une grande force lorsqu'on était parvenu à une position dans
laquelle on a besoin de tous les genres de prestiges pour être en
harmonie avec une classe de personnages qui tirent eux-mêmes leur force
d'opinion de l'antiquité de leur illustration, et jamais il n'y eut un
cas où l'on dut mieux appliquer le proverbe, que nul ne peut être
prophète dans son pays.

M. le duc de Bassano était remarquable, à la secrétairerie d'État, par
l'assiduité de son travail; il avait accoutumé l'empereur à le
surcharger d'occupations, jamais il n'en laissa en souffrance: il
distinguait ce qui était urgent, pressé, ou qui pouvait attendre; le
tout était fait avec ordre et à point nommé.

Il avait nécessairement acquis une grande considération par son
dévoûment à ses devoirs, et cette considération lui avait donné une très
grande influence; mais l'une et l'autre étaient tout intérieures, et ne
lui avaient rien donné de ce qu'il fallait pour en exercer une au
dehors, qui exige de nombreux et anciens antécédens. Aussi ce ministère
devint-il plutôt un bureau d'ordres pour les petites puissances, qu'il
ne fut un moyen de conciliation entre les grandes.

Les événemens approchaient; il aurait fallu plus que jamais à la tête
des relations extérieures un esprit déjà accoutumé à les diriger, au
lieu d'un homme qui avait à les étudier.

Depuis fort long-temps, et même sous le ministère de M. de Talleyrand,
on était dans l'usage, aux relations extérieures, de soumettre à
l'empereur la correspondance originale des agens de ce ministère.
C'était lui-même qui faisait presque tout, jusqu'aux notes que les agens
français devaient remettre aux cours près desquelles ils étaient
accrédités. Comme cela se savait, il en résultait que c'était
l'équivalent d'ordres précis que ces envoyés recevaient et qu'ils
transmettaient de même, en sorte qu'ils se trouvèrent dispensés d'une
responsabilité qu'ils auraient encourue, s'ils n'avaient reçu que des
instructions ministérielles, dont le développement et le succès auraient
été livrés à leur capacité ou à leur intelligence.

Cette manière de travailler eut encore un grave inconvénient: c'est que
le ministère se réduisit à tenir en ordre des registres de
correspondance, et n'apporta plus aucun secours à l'empereur; il était
devenu officiel que l'on mettait le nom du souverain à tout, même aux
choses dont il ne pouvait avoir aucune connaissance: aussi les envoyés
des puissances les moins considérables furent-ils bientôt rebutés de
communications dans lesquelles ils ne pouvaient pas même discuter. On
prétendait que M. le duc de Cadore ne leur parlait pas assez, et ce fut
bien pis, car à peine osèrent-ils parler.

Ils le regrettèrent tous, mais ils regrettèrent particulièrement M. de
Talleyrand, qui avait l'excellente habitude de répondre à tout ce qu'on
lui mandait, et qui n'entretenait l'empereur qu'officiellement, sans
mêler son nom aux argumens dont ses lettres fourmillaient.



CHAPITRE XI.

Réunion des villes anséatiques.--Protestation de la Russie.--Mesures
prohibitives de cette puissance.--M. de Czernitchef.--Notions qu'il
transmet à son souverain.--Influence de cet événement.--Grossesse de
l'impératrice.--Espérances de la nation.--Naissance du roi de
Rome.--Ivresse générale.


Peu de temps après l'entrée de M. de Bassano aux relations extérieures,
la réunion des villes anséatiques eut lieu, et avec elles celle du petit
pays d'Oldembourg. Cette réunion excita des clameurs générales. On ne
voulut pas voir qu'elle était commandée par la force des choses; que le
système continental, pour lequel on avait déjà tant fait de sacrifices,
devenait une mesure illusoire, si le commerce anglais pouvait verser ses
produits dans ces contrées, et inonder l'Allemagne des tissus et denrées
coloniales que repoussaient nos prohibitions. On aima mieux crier à
l'ambition, à la manie d'étendre, d'agrandir un empire déjà trop vaste,
comme si de telles réunions eussent pu être définitives, comme s'il
n'eût pas sauté aux yeux qu'elles ne pouvaient être que des actes
transitoires destinés à réduire l'industrie étrangère, à montrer à
l'ennemi ce qu'il devait attendre, s'il ne renonçait aux injustes
prétentions qu'il affichait, ou à mettre au plus de nouveaux objets
négociables dans les mains de la France. Quant au pays d'Oldembourg, la
Russie, qui favorisait ouvertement le commerce anglais, venait de
prohiber nos productions; elle était rentrée sous l'influence du cabinet
de Saint-James, on connaissait désormais ses vues, ce n'était pas la
peine de se prêter aux infractions du traité. L'empereur suivait le
développement de ses nouveaux projets; il était informé des
accroissemens qu'elle avait donnés à ses armées, pour le moins aussi
bien qu'elle pouvait l'être de ce que nous faisions en France.

Il disait, à cette occasion: «Voyez ce que l'empereur Alexandre pouvait
faire pour empêcher la guerre de 1809; aujourd'hui qu'il pense devoir
craindre pour lui, il trouve bien des moyens.» Effectivement, sous
prétexte des besoins qu'exigeait la guerre de Turquie dans laquelle il
était engagé, et qu'il était impatient de terminer, il avait petit à
petit doublé son armée. Toute l'Allemagne savait cela comme nous, et
observait les deux cabinets, parce que l'on voyait bien que les armemens
des Russes excédaient les besoins de la guerre de Turquie. Il y avait
déjà de l'inquiétude de part et d'autre[11]. L'empereur ne croyait pas
que les Russes vinssent l'attaquer seuls; mais il craignait encore une
alliance semblable à celle de 1805, alliance qui aurait été plus
dangereuse, en ce qu'il avait moins de moyens réunis, et qu'il aurait eu
affaire avec plus d'ennemis, répandus sur un plus vaste théâtre: aussi
ne précipita-t-il rien; il travailla à se mettre en mesure avec d'autant
plus d'activité, qu'il avait besoin d'entretenir la confiance de ses
alliés. C'est cet état rembruni de l'horizon politique qui le porta à
faire passer en Espagne les troupes des princes confédérés d'Allemagne
pour en retirer autant de troupes françaises et polonaises, dans
lesquelles il avait une grande confiance.

La réunion des villes anséatiques et du pays d'Oldembourg touchait trop
d'intérêts en Europe pour qu'elle y restât indifférente; on n'avait
point encore oublié celle de la Hollande lorsqu'on apprit celle de
Hambourg, Lubeck et Brême; il n'y eut qu'un cri contre nous: ce n'était
que lorsque les Anglais nous prenaient quelque chose que l'on ne criait
pas.

Cette conformité de sentimens réunis contre la France ne pouvait y
rester ignoré, ni manquer d'y causer de vives inquiétudes. Tout cela
sentait la guerre, et on en était horriblement fatigué.

Au milieu de cet état, on eut connaissance d'une protestation par
laquelle les Russes déclaraient qu'ils n'avaient eu aucune part aux
derniers accroissemens de puissance de la France, et notamment à la
réunion des villes anséatiques et du duché d'Oldembourg, contre laquelle
ils protestaient, déclarant que l'empereur de Russie n'y resterait pas
indifférent.

Ce langage était clair, et signifiait, dans toutes les langues du monde,
que l'on devait se préparer à la guerre, laquelle n'était plus qu'à la
distance qu'il y a entre les coups d'épingles et les coups de canon, et
lorsque l'aigreur s'en mêle, ou la parcourt vite.

Déjà même, comme je l'ai dit, avait paru un ukase (concernant le
commerce), qui défendait l'introduction en Russie de nos productions,
tels que les vins de Champagne, de Bourgogne, de Bordeaux, les soieries,
etc., etc., tandis que les produits anglais, qu'Alexandre s'était engagé
à proscrire, avaient désormais plein accès dans ses ports.

Or, comme la Russie devait en faire autant vis-à-vis du commerce
anglais, par suite de son alliance avec nous, il en résultait
nécessairement qu'elle se privait de tout commerce, ce qu'il était
absurde de penser. La puissance d'un empereur de Russie ne pourra jamais
aller jusqu'à imposer cette privation à son pays: ce serait ne pas le
connaître que de croire le contraire. Aussi ne tarda-t-on pas à voir un
autre ukase qui favorisait le commerce anglais. L'empereur Alexandre
était bien persuadé de cette nécessité, et il en était au point qu'il
fallait qu'il fermât les yeux sur l'inobservation de l'article de son
traité d'alliance avec nous, par lequel il avait consenti à la fermeture
de ses ports aux Anglais, qu'il laissa librement entrer et sortir de
partout, ou bien qu'il se préparât personnellement aux plus grands
malheurs.

Ainsi l'ukase contre le commerce français n'était que le signal d'un
rapprochement certain entre l'Angleterre et lui, et par conséquent celui
de la rupture de l'alliance entre nos deux pays. L'Angleterre avait bien
jugé que son rapprochement de la Russie devait être la conséquence de
l'alliance de la France et de l'Autriche.

Nous étions à la fin de février 1811: tous les esprits apercevaient dans
le lointain l'orage qui se formait, et chacun s'en attristait. Les
affaires de commerce, qui étaient déjà réduites à peu de chose,
devinrent tout-à-fait nulles.

La légation russe observait ce qui se passait dans toutes les
directions; en prenant un air pacifique, elle eut bientôt groupé autour
d'elle tous ceux que la curiosité y attirait pour connaître le point où
l'on en était, ainsi que ceux qui comptaient sur des revers, sans
lesquels ils ne pouvaient pas espérer de voir leur état changer.
L'aide-de-camp de l'empereur Alexandre, qui se trouvait à Paris, se mit
en mouvement pour connaître les états de nos recrutemens et de nos
armemens; c'était un thermomètre d'après lequel on pouvait assigner
l'époque d'un commencement d'opérations. Pour faire valoir son zèle et
l'emploi de son temps, il supposa à l'empereur Napoléon le projet de
diriger vers la Pologne tout ce qui était destiné pour l'Espagne, et
donna à sa correspondance avec son maître cette couleur; il s'en était
laissé imposer par ceux qui débitaient les contes de partage de l'empire
russe; il devint à Paris un instrument dont la malveillance s'empara, et
auquel elle fit parvenir des informations ridicules qu'il rendit
cependant en Russie comme des faits positifs. Il était naturel qu'il en
résultât de la part des Russes des armemens proportionnés à ceux que
l'empereur de Russie était informé que l'on faisait en France; le
contre-coup ne tardait pas à s'en faire sentir à Paris, où l'on
apprenait par l'ambassadeur de France à Pétersbourg ce surcroît
d'armemens de la part des Russes. La conséquence en était d'autres
armemens qui avaient les mêmes suites. C'est ainsi que la présomptueuse
vanité d'un ou deux jeunes Russes, au dessous du rôle qu'ils prenaient,
conduisit pas à pas deux colosses énormes à s'entrechoquer: si le
résultat avait mal tourné pour leur pays, ils auraient été livrés à
l'animadversion de leurs compatriotes; les choses ayant été décidées
contre nous, ils ont des droits à une reconnaissance de leur part,
proportionnée aux chances dans lesquelles ils les avaient engagés.

Je reviendrai sur ce sujet, après avoir raconté plusieurs faits qui
arrivèrent à la même époque.

Nous étions dans le mois de mars 1811: la grossesse de l'impératrice
approchait de sa fin; les esprits étaient livrés à toutes sortes de
calculs sur les conséquences dont serait suivie la naissance d'une
princesse ou d'un prince; on désirait celle de ce dernier avec une
ardeur qui en comprimait l'espérance: on espère ce que l'on désire, et
on craint de ne pas l'obtenir.

La naissance d'un prince fixait toutes les incertitudes; on ne voyait
plus de guerre, parce que l'on n'y voyait plus de but. On n'entrevoyait
plus de secousses révolutionnaires, parce que tous les intérêts
restaient attachés à la même destinée, qui se trouvait assurée. On se
livrait ainsi à toutes sortes de conjectures, lorsque, le 19 mars au
soir, l'impératrice éprouva les premières douleurs de l'enfantement; on
en fut bientôt informé dans tout Paris, parce qu'en même temps que l'on
envoyait chercher l'archi-chancelier et M. Regnault de
Saint-Jean-d'Angely, desquels on avait besoin pour dresser l'acte de
naissance de l'enfant, on faisait appeler les hommes de l'art, tels que
le docteur Corvisart et le chirurgien Dubois, en sorte qu'en moins d'une
heure, les salons du rez-de-chaussée des Tuileries furent remplis de
plus de deux cents personnes, hommes et femmes.

Il n'y avait dans la chambre à coucher de l'impératrice que l'empereur,
l'archi-chancelier, les médecins, la dame d'honneur, avec d'autres dames
de service. On passa toute la nuit dans l'attente; madame la duchesse de
Montebello et madame de Montesquiou sortaient de temps à autre pour
venir apporter des nouvelles de l'état dans lequel se trouvait
l'impératrice, qui souffrait au point de donner de l'inquiétude à son
accoucheur. Celui-ci était arrivé le premier d'entre ses collègues; il
avait jugé presque aussitôt que le travail serait très laborieux, et
était monté chez l'empereur pour l'en prévenir, le prier de descendre et
d'envoyer au plus vite chercher M. Corvisart. L'empereur, qui ne se
décontenançait jamais, répondit à M. Dubois: «Pourquoi voulez-vous que
je descende? Y a-t-il du danger?» M. Dubois répondit que non, mais qu'il
désirait qu'il y fût. L'empereur vit bien que M. Dubois n'avait pas son
assurance accoutumée; il prit le parti de descendre pour lui rendre la
fermeté si nécessaire en pareil cas, mais auparavant il lui demanda si
l'accident qu'il prévoyait était un cas inconnu jusqu'à présent. M.
Dubois lui ayant répondu qu'il en avait vu mille de semblables: «Eh
bien! répondit l'empereur, comment avez-vous fait? je n'y étais pas;
faites dans celui-ci comme dans les autres: prenez votre courage à deux
mains, et supposez que vous n'accouchez pas l'impératrice, mais une
bourgeoise de la rue Saint-Denis.»

Alors M. Dubois regardant un moment l'empereur, lui dit: «Ah bien!
puisque Votre Majesté le permet, je vais le faire.» Il descendit devant
l'empereur, et, ayant ôté son habit, il travailla avec une assurance
dont la plus grande habileté a toujours besoin; il n'y a nul doute que
ce ne soit à celle de M. Dubois que le fils de l'empereur doit la
conservation de la vie. L'impératrice fut dans un état voisin de
l'anéantissement, et ne put être délivrée qu'à huit heures du matin,
c'est-à-dire qu'elle eut douze heures de souffrances inouïes.

La naissance du roi de Rome fut annoncée de suite au salon, et dans un
instant les deux cents personnes qui y étaient coururent répandre la
nouvelle partout. Depuis plusieurs jours, on avait publié que la
naissance d'une princesse serait annoncée par vingt-un coups de canon,
et celle d'un prince par cent. Dès la veille au soir, les pièces
d'artillerie des Invalides étaient chargées, et les canonniers à leurs
postes. Lorsqu'on leur envoya l'ordre de tirer, ils le firent d'abord
lentement pour les vingt-un coups, et mettant un très-court intervalle
pour inquiéter, ils recommencèrent tout à coup un feu roulant de
quatre-vingts coups de canon, que l'impatience publique accueillit par
des millions de cris de _vive l'empereur!_ Paris n'a jamais, dans ses
grandes fêtes, offert un tableau d'allégresse plus générale: bien que ce
fût un jour ouvrable, ce ne fut que fête partout; un ballon s'éleva tout
à coup, portant dans les nues une nacelle dans laquelle était la célèbre
aéronaute madame Blanchard avec des milliers d'annonces de cette
heureuse nouvelle, et, en suivant la direction du vent, elle les sema
dans toute la campagne. Le télégraphe l'annonça de même, et des
courriers furent expédiés dans les directions où il n'y avait point de
ligne télégraphique.

La fortune, qui nous avait été si constamment fidèle, semblait nous
combler en ce jour du 20 mars 1811, en nous donnant un héritier d'un
pouvoir que tant d'efforts avaient élevé, et qui, faute de cet enfant,
ne nous laissait apercevoir de tous côtés que des abîmes. On espérait de
bonne foi une paix profonde; on n'admettait plus parmi les idées
raisonnables aucune guerre, ni occupations de cette espèce.

Les mois d'avril et de mai se passèrent en félicitations et en
réceptions d'apparat. Jamais enfant n'est venu au monde sous des
auspices aussi heureux, et qui promettaient autant le concours de toutes
les volontés pour conserver intact un héritage qui semblait ne pouvoir
être divisé que faute de sa naissance.

Ceux qui depuis ont outragé son adolescence se montraient alors les plus
ardens à offrir des voeux à son père, et lui renouvelaient des milliers
de sermens, dont pas un n'a été à l'épreuve du malheur.



CHAPITRE XII.

Affaires du pape.--L'empereur convoque les évêques.--État fâcheux de la
prélature.--La malveillance tourne contre l'empereur une mesure qui
devait remédier aux maux de l'église.--Les meneurs sont dénoncées par
leurs confrères.--Comment on s'assure de leurs dispositions.--Quatre
d'entre eux sont envoyés à Vincennes.--Péchés érotiques de l'évêque de
Tournai.--Dissolution du concile.--Les évêques reconnaissent
individuellement ce qu'ils ont refusé de sanctionner en corps.


Ce fut dans l'été de 1811 que l'empereur voulut en finir avec le pape,
près duquel le second message des évêques n'avait pas eu plus de succès
que le premier. L'entêtement de ce chef de l'église était si
extraordinaire, qu'on renonça à toute espèce de négociations avec lui;
on songea à faire, par le moyen des évêques réunis, ce que l'on ne
pouvait obtenir de leur chef. L'empereur fit consulter tous les
théologiens fameux, et entretint les évêques les plus estimés de la
position dans laquelle une question toute temporelle pouvait jeter les
affaires spirituelles; il demanda aux uns et aux autres quels étaient
les moyens à employer pour arrêter un schisme qui ne se faisait que trop
sentir. Le clergé de France était bon assez généralement, ainsi que
celui d'Italie; ce dernier a même toujours eu un peu d'animosité contre
la cour de Rome. La commission des ecclésiastiques auxquels l'empereur
avait soumis la question, lui conseilla d'assembler un concile national
composé des évêques de l'un et l'autre pays, et, après lui avoir donné
communication de l'état des choses, et de leurs antécédens, de lui faire
connaître les refus réitérés du saint père d'obtempérer à des questions
de discipline ecclésiastique, de lui exposer ensuite les conséquences
qui étaient déjà résultées d'un refus qui portait sur des choses
tout-à-fait étrangères aux discussions temporelles survenues entre
l'empereur et lui. La commission lui conseilla enfin de faire connaître
au concile qu'on ne l'avait réuni que pour lui demander d'apporter des
remèdes aux effets fâcheux qui résulteraient de cette opiniâtreté du
pape à vouloir confondre ce qui lui était particulier, comme souverain
de Rome, avec ce que l'on avait le droit d'attendre du chef spirituel de
l'église, en observant que cette même église était toujours, qu'elle ne
pouvait jamais manquer, et que, puisque son chef persistait à ne pas
pourvoir à ses besoins, il était urgent de passer outre, en lui donnant
connaissance des motifs qui avaient déterminé à se passer de lui.

Indépendamment de ce que cette proposition, qui était conforme à
l'opinion des évêques éclairés de France, était raisonnable, elle était
encore le seul remède à apporter au mal qu'on ne pouvait plus vaincre;
cette situation n'était d'ailleurs pas sans exemple dans l'histoire, qui
nous apprend que l'on eut recours à ce moyen. L'empereur se décida donc
à assembler un concile à Paris. Il fit expédier, par les deux ministères
de France et d'Italie, des ordres de convocation à tous les évêques des
deux pays, en leur indiquant le jour où ils devaient être rendus à
Paris. Ils y vinrent tous, mais quelques uns n'y apportèrent pas des
dispositions conciliatoires. Cette réunion nous fournit l'occasion de
reconnaître combien de siéges épiscopaux étaient occupés par des hommes
médiocres, sans lumières et sans études; excepté quelques prélats qui
restaient encore de l'ancien clergé de France, si distingué par ses
connaissances, le reste n'était que de mauvais moines, parvenus à la
prélature par des protections qui avaient suffi pour déterminer le choix
du gouvernement lors de la restauration du culte, époque où l'on était
bien éloigné de prévoir qu'un jour on serait dans le cas de leur faire
jouer un aussi grand rôle.

Chaque homme en faveur faisait nommer son parent évêque plus facilement
qu'autrefois il ne l'aurait fait nommer curé; on ne demandait que des
prêtres pacifiques. Pourvu qu'ils fussent de bonnes moeurs et de bons
exemples, peu importait qu'ils fussent théologiens ou qu'ils ne sussent
que lire leur bréviaire.

Cette imprévoyance sema l'ignorance partout, parce qu'un évêque atteint
de ce mal ne souffrait pas dans son diocèse un prêtre qui eût fait un
contraste avec la médiocrité de son supérieur; aussi, lorsque fut arrivé
le moment de tirer du fruit de ce que l'on avait ramené en France,
malgré les opinions d'une masse considérable de personnes, on ne
recueillit que ce que l'on avait semé.

Ce concile, que l'on avait convoqué pour s'occuper de la question
spirituelle que le pape ne voulait pas séparer de la temporelle, prit
une direction tout opposée à celle qu'on voulait lui faire prendre. Il
n'y eut que les évêques italiens qui comprirent bien la proposition et
qui se montrèrent indépendans du despotisme des papes; mais les évêques
de France, qui comptaient parmi eux plusieurs hommes d'un vrai mérite,
furent si mal dirigés, qu'on ne se servit d'aucun de ceux-ci, au lieu
qu'on aurait dû leur partager la portion des ignorans pour les éclairer
et les préserver du travers dans lequel ils tombèrent faute d'un guide
pour les conduire. Qu'arriva-t-il de là? La malveillance, qui est
toujours au guet, eût bientôt aperçu ce que l'on ne faisait pas; elle
sonda les esprits et dirigea dans la route de l'opposition des évêques
qui n'étaient venus à Paris que pour prêter assistance à l'empereur, et
sortir d'une situation dont eux-mêmes ressentaient plus particulièrement
les inconvéniens. Depuis près de deux ans, ils ne cessaient d'accabler
l'administration de plaintes sur l'état dans lequel ils voyaient tomber
l'église; on les avait appelés pour y remédier, et par une contradiction
bizarre, ils achevèrent de la ruiner.

Les dévots et les dévotes se chargèrent de diriger les prélats; ils ne
s'adressèrent pas à ceux qui ne se conduisaient que par leurs lumières,
mais ils se partagèrent les autres, dont on n'avait pris aucun soin.
Hors le moment de la séance du concile, on était assuré de les trouver
chez eux, où allaient les voir les messagers de la malveillance, qui se
donnaient pour des anges envoyés du ciel, afin de leur montrer le
précipice dans lequel ils allaient se jeter, et leur rappeler que le
vicaire de Jésus-Christ était captif, qu'ils devaient s'en occuper et
rendre à l'église en deuil son chef bien-aimé. Si l'on avait eu la
précaution de publier tous les antécédens de la négociation avec Savone,
on se serait donné un grand auxiliaire; faute de l'avoir fait, des
sottises de cette espèce, débitées à des esprits qui manquaient de
moyens pour en apercevoir le ridicule, formèrent une croûte sur laquelle
aucun raisonnement ne put trouver de prise, et qui donna le change à
l'opinion sur le but que l'on s'était proposé en convoquant le concile.
Cette assemblée aurait eu besoin d'avoir un président qui la dominât par
un mérite transcendant. Elle fut abandonnée et livrée aux intrigues de
ceux qui voulaient lui faire manquer son ouvrage.

Au lieu de chercher à séparer la personne du pape des affaires de
l'église, dont elle devait s'occuper exclusivement, elle ne chercha au
contraire qu'à confondre des choses aussi distinctes. Il n'y eut pas une
discussion raisonnable dans cette réunion, qui comptait cependant
plusieurs hommes d'instruction et d'esprit; mais la médiocrité étant
incomparablement plus nombreuse, ils durent s'abstenir de parler.

Les prélats italiens le pouvaient encore moins à cause de la différence
de langage; il résulta de cet état de choses qu'au lieu de s'être donné
de la force contre l'opiniâtreté du pape, ce fut le Pape qui se trouva
en avoir acquis. Toutes ces tracasseries, suscitées par les
superstitions dont on se plaignait dans toutes les parties de la France,
étaient ainsi sur le point de se renouveler; la discorde était près de
recommencer dans les différentes classes de la société.

L'empereur ne pouvait, sans un grand danger, ne pas y mettre ordre.
C'est seulement alors qu'il m'ordonna de tourner les regards de mon
administration vers le concile, qu'il m'avait expressément recommandé de
laisser à lui-même.

Ce n'est que de ce moment que je reconnus, parmi les évêques pris
isolément, les meilleures intentions possibles pour le bien général; ils
manifestaient même pour le pape une indifférence qu'on ne leur demandait
pas. Je ne pouvais concevoir comment il se faisait que d'une si grande
conformité de dispositions on ne pouvait pas faire sortir une résolution
raisonnable. En en cherchant le motif, je le trouvai bientôt dans
l'influence funeste qu'avaient prise sur tous leurs collègues trois ou
quatre évêques, qui eux-mêmes étaient ou des artisans de discordes, ou
des esprits faibles qui s'étaient laissé séduire.

Ce qu'il y a de certain, c'est qu'ils furent tous unanimement signalés
par leurs propres collègues comme les moteurs de l'opposition. Cette
circonstance est trop récente pour s'étendre davantage sur cette
matière, sans exposer ceux qui ont eu le courage de faire connaître
leurs petites menées.

On peut seulement fixer d'une manière générale les opinions des autres
membres de cette assemblée, sur ce qui a déterminé à en frapper quatre
d'entre eux, sur les douze qui étaient vivement dénoncés.

Il leur suffira de savoir que, depuis leur départ de leurs diocèses
jusqu'à leur départ de Paris, ils n'avaient pas écrit une seule ligne à
leurs grands-vicaires, qui n'eût été lue, quoique plusieurs eussent pris
de fausses adresses pour plus de sûreté. Il y en avait qui paraissaient
avoir adopté un langage convenu. C'était alors par ce que l'on voyait
faire dans leur diocèse après la réception de leurs instructions, que
l'on jugeait définitivement de la direction qu'ils cherchaient à y faire
prendre. Or, comme les diocèses de Gand, Tournai, Troyes et Toulouse
étaient ceux d'où revenaient les plus mauvais rapports, ce furent les
titulaires de ces siéges qui furent frappés. L'empereur était d'autant
plus indisposé, que trois d'entre eux étaient des aumôniers de sa
chapelle, qui recevaient annuellement douze mille francs de traitement
de sa cassette, indépendamment de leurs revenus épiscopaux, et que
l'évêque de Gand avait fait toutes sortes de démarches pour obtenir dans
le temps la permission de rentrer en France (il était émigré et évêque
de Posen, en Pologne), et avait été un des premiers à solliciter
l'honneur de servir personnellement l'empereur, qui ne lui refusait rien
de ce qu'ils lui demandait pour tous ses parens proches ou éloignés. Il
le traitait avec cette bonté par égard pour la mémoire de son père, qui
était le vieux maréchal de Broglie, mort dans l'émigration.

L'empereur savait bien que la religion défendait à un prêtre de
transiger avec sa conscience; mais il savait aussi qu'elle n'a jamais
ordonné de reconnaître des bienfaits par des ingratitudes. Ces messieurs
pouvaient bien s'en tenir à leur opinion dans le concile; mais c'était
devenir des agitateurs, que d'user de leur ministère pour propager des
erreurs.

Je reçus ordre de les mettre à Vincennes, et cela fut fait le même jour.
quelques uns avaient des papiers dont l'examen n'apprenait pas
grand'chose relativement aux affaires politiques, si ce n'est qu'ils
avaient reçu, lu et fait connaître, la bulle et l'instruction papale qui
avaient été la cause de l'arrestation de M. d'Astros et des cardinaux;
cependant ces messieurs avaient, comme tous les évêques de France, prêté
sur l'Évangile, à la messe du dimanche où ils avaient été présentés à
l'empereur, à l'époque de leur intronisation, le serment d'usage.

Ce serment se prononçait à genoux, dans la chapelle impériale et dans la
tribune de l'empereur, en présence de tous les assistans à la messe, et
au moment de l'Évangile. L'évêque était en habit d'église; on approchait
un carreau près de l'empereur, il s'y mettait à genoux, et la main
étendue sur l'évangile, il prononçait à haute et intelligible voix: «Je
jure et promets sur le saint Évangile obéissance aux constitutions de
l'empire et fidélité à l'empereur, de ne point permettre dans l'étendue
de mon diocèse l'enseignement d'aucune doctrine contraire à la politique
de l'État, de n'entretenir aucune intelligence, soit directe ou
indirecte, avec les ennemis, soit au dedans ou au dehors; et si quelque
chose parvenait à ma connaissance concernant la tranquillité publique,
je promets d'en faire part à l'autorité.»

Tel était à peu près le serment qu'avaient prêté tous les évêques.
Malgré un engagement aussi positif, pas un ne fit parvenir la moindre
chose sur les affaires dont M. d'Astros était le colporteur pour le
diocèse de Paris, qui vraisemblablement n'était pas le seul où le Pape
voulait établir sa puissance exclusive.

Non seulement ils ne donnèrent aucune communication, et laissèrent à la
police le soin de trouver où était le mal, mais encore ils cherchèrent à
le propager, craignant de ne pas faire assez en restant neutres.

Il est affligeant d'être obligé de reconnaître si peu d'élévation d'âme
dans des hommes qui devaient l'exemple d'un noble dévoûment à la
tranquillité de leurs diocésains. Ainsi se conduisaient des hommes qui,
quelques années auparavant, étaient poursuivis, bannis, n'osaient pas
même porter leurs habits d'ecclésiastiques; telle était la manière dont
ils reconnaissaient la protection d'un souverain qui avait été obligé de
faire usage de sa force et de son ascendant pour les réconcilier avec la
nation. Il leur avait ouvert les portes de leur patrie; il avait rétabli
la célébration du culte, les avait recommandés à la considération
publique; enfin, après leur avoir rendu leur autorité spirituelle, il
avait ajouté les dépenses de leur temporel aux charges de la nation, qui
ne dissimulait pas l'inquiétude que cette bienveillance lui causait.
Mais le clergé oublie vite; aucun des évêques ne se rappelait plus à qui
il devait l'autorité dont il faisait un si triste usage, vérifiant ainsi
les prévisions de la multitude. «L'empereur, disait-elle, lorsque ce
prince les accablait de ses bienfaits, verra ce que c'est que ces
gens-là; il les mesure à la grandeur de son âme, il y sera trompé.»

Il fit demander leur démission à ces quatre évêques, et nomma à leurs
diocèses des prêtres, d'un meilleur esprit, qui trouvèrent mille
difficultés en y arrivant, par suite des instructions que les premiers y
avaient laissées. Si la perte de ces évêques eut des inconvéniens
politiques, je dois avouer du moins que le siége de Tournai ne pouvait
pas être occupé par quelqu'un de moins fait pour être revêtu de la
prélature. Je suis encore à concevoir comment ce prêtre corrompu n'avait
pas détruit des papiers comme ceux qui furent saisis chez lui; il le
devait même pour les personnes qu'il désignait et qui lui écrivaient. Ce
n'est que par égard pour leurs familles et pour moi, que je ne les nomme
pas, car des relations du genre de celles que cet évêque avait établies
avec plusieurs personnes de qualité ne méritent aucun ménagement; il
n'était qu'un agent de corruption et de débauches, et les visites qu'il
faisait dans l'étendue de son diocèse une série de saturnales.

Si, après la catastrophe de l'empereur, il s'est représenté comme une
victime de la tyrannie, je suis bien aise de lui apprendre que le motif
de son renvoi prenait sa source dans les preuves de démoralisation qui
furent trouvées dans son secrétaire (dans le tiroir même où étaient ses
bulles), et entre autres quelques versets d'offices divins, mis en vers
français à l'usage des grenadiers et des dragons de l'armée. (Quelques
oeuvres de Piron ne sont pas plus fortes.)

En voyant cet homme dans le monde, on lui aurait confié sa fille unique,
et jamais monstre ne fut plus digne d'une punition céleste.

Après l'arrestation de ces quatre évêques, l'empereur, voyant que la
réunion du concile, loin d'apporter un aplanissement aux difficultés qui
existaient déjà, en préparait d'autres, résolut de le dissoudre, et de
renvoyer les évêques chacun dans leur diocèse, déplorant toutefois
qu'une assemblée composée de tous les princes de l'église n'eût pas
mieux compris qu'il ne l'avait convoquée que pour ses propres intérêts.
quelques uns d'entre eux, avant de partir, déposèrent entre les mains du
ministre des cultes une déclaration par laquelle ils reconnaissaient que
les propositions qui leur avaient été faites ne contenaient rien qui fût
contraire aux canons et qu'ils s'y soumettaient pour tout ce qui les
concernait; la même déclaration fut successivement faite par tous les
autres, et elle doit se trouver encore dans les archives du ministère
des cultes. Cette déclaration de chacun des membres du concile pris
isolément forme un acte bien plus fort que la détermination qu'ils
auraient prise en assemblée générale, en ce qu'il n'est pas permis de
douter que chacun d'eux n'ait réfléchi mûrement avant d'écrire et de
signer son opinion.

Malgré cela, le Pape n'en devint pas plus flexible, il ne donna point de
bulles aux évêques nouvellement nommés, et continua, autant que cela lui
fut possible, d'agiter les esprits. On le laissa cependant à Savone, en
prenant, pour l'isoler, des mesures proportionnées aux dangers dont on
avait été menacé par les troubles qui avaient failli être excités plus
tôt en son nom que par lui-même.

Avec ces précautions, on était assuré qu'aucune intrigue religieuse ne
pouvait plus partir que de l'intérieur; il devenait dès-lors plus facile
de la comprimer.

À la suite de l'arrestation de l'évêque de Gand, il y eut plusieurs
mesures semblables prises contre des desservans de paroisses, tant dans
ce diocèse que dans celui de Tournai, et par contre-coup dans celui de
Malines. L'archevêque qui le dirigeait était bien éloigné d'envisager
les choses de la même manière que les deux premiers, mais leur voisinage
avait tellement influé sur les curés et petits prêtres du diocèse de
Malines, que la plupart étaient tout à la fois les ennemis de leur
métropolitain et de l'empereur. Ils ne se servaient plus de leur
ministère que pour alarmer les consciences et ébranler la fidélité des
peuples des campagnes.

Mais toutes ces mesures furent prises administrativement et d'après des
indications données par les autorités locales. L'archevêque de Malines
m'a intercédé vingt fois en leur faveur, et ces insensés croyaient qu'il
était l'auteur de leurs peines.



CHAPITRE XIII.

Intrigues diplomatiques.--Agence napolitaine.--Murat.--Ses lettres
doivent encore être aux archives.--Voyage en Hollande.--Sentimens qui
agitent les diverses classes de la nation.--Affaires
d'Espagne.--Affluence des courriers napolitains.--Enlèvement de l'un
d'entre eux.


La réunion du concile à Paris avait assez occupé les esprits pour
fournir la matière de toutes les conversations, et par conséquent
devenir le sujet d'un grand nombre de correspondances, particulièrement
de la part des envoyés diplomatiques. On eut occasion de découvrir
quelques intrigues plutôt dignes de pitié que d'attention; mais celle
qui devait surprendre le plus, c'était une petite agence de nouvelles
que le roi de Naples avait cru utile à ses intérêts d'établir à Paris.
Plus on y réfléchissait, moins on entrevoyait la nécessité que ce petit
pays eût d'autres moyens de correspondances que ceux de sa légation, et
moins on apercevait cette nécessité, plus on cherchait à en deviner le
motif; il se découvrit naturellement. L'empereur ordonna au ministre des
relations extérieures de faire partir tous les officiers napolitains
(nés français) qui, sous divers prétextes, étaient attachés à
l'ambassade de ce pays, qu'il voulut voir réduite aux seuls employés
napolitains qui la composaient primitivement. Il fit sans doute
signifier cette disposition par les voies officielles, et elle fut
exécutée malgré les nombreuses réclamations de tous ces jeunes gens qui
ne voulaient pas quitter Paris. Il fallut en contraindre quelques uns à
obéir.

Pendant que cela s'exécutait, l'empereur, qui devinait tout, avait reçu
d'Espagne des réclamations d'après lesquelles il ordonna l'arrestation
d'un chambellan du roi de Naples qui n'avait pas quitté Paris. Elle eut
lieu, ainsi que l'examen de ses papiers dans lesquels on trouva dix-neuf
lettres de la propre main du roi de Naples. Après la lecture de ces
pièces il n'était plus permis de douter que, soit qu'il se le fût mis
dans la tête, ou que cela fût sorti du cerveau de ceux qui travaillaient
pour lui à Paris, ce prince n'eut sérieusement songé à succéder à
l'empereur dans un cas donné, sa mort par exemple. L'empereur n'ayant
pas d'enfans à cette époque, il ne voyait que ses neveux à éloigner de
l'héritage, et il s'était abusé au point de croire que dans un état de
choses qu'il prévoyait, la nation se rangerait sans répugnance sous ses
bannières.

Il recommandait à son chambellan, dans toutes ses lettres, de voir
beaucoup M. Fouché; de lui dire qu'il y avait long-temps qu'il le
négligeait, et que cependant il n'était jamais plus content que
lorsqu'il recevait de ses nouvelles. La plupart de ces lettres dataient
de 1809; elles avaient été écrites pendant que l'empereur était à Vienne
et que les Anglais occupaient Flessingue.

Je remis ces lettres à l'empereur, qui ne me dit pas tout ce qu'il en
pensait, mais qui ordonna que le chambellan se retirât dans les terres
qu'il avait en France, s'il ne voulait pas retourner à Naples.

Le style de cette correspondance ne fut point une énigme pour moi; j'en
eus la clef par toutes les recommandations dont elle était pleine, et
demeurai convaincu plus que jamais que le projet de succéder à
l'empereur était enraciné dans la tête du roi de Naples, et qu'il ne
l'avait abandonné qu'à la naissance du roi de Rome. J'ai présumé que son
opiniâtreté à vouloir tenir à Paris, près de son ambassadeur, une troupe
de jeunes gens, tous militaires et braves, n'était qu'une précaution
qu'il prenait pour être informé exactement des dispositions personnelles
de chacun des hommes en place, du concours desquels il aurait eu besoin,
si l'événement préalable était arrivé. Je me suis aussi expliqué
pourquoi ma nomination au ministère de la police lui avait donné tant
d'ombrage: c'est qu'il craignait que je ne découvrisse ce qu'il m'a
forcé de reconnaître; car auparavant, quelle que fût à cet égard mon
opinion, je ne m'en occupais pas.

Il avait peur que je n'eusse trouvé quelque chose dans les papiers de M.
Fouché, et il est revenu à mon esprit que celui-ci n'avait brûlé son
cabinet en partie que pour jeter toutes ces intrigues dans l'oubli.

Néanmoins l'empereur remarqua bien que M. Fouché ne lui avait jamais
parlé de la correspondance du roi de Naples, ni de son objet, duquel il
n'était pas permis de douter d'après le contenu des lettres de ce prince
à son chambellan. En mettant le chambellan en liberté, j'ordonnai que
l'on déposât aux archives de la police les dix-neuf lettres que le roi
de Naples lui avait écrites. Si elles n'ont pas été brûlées au mois de
février 1813, elles y sont probablement encore.

Cette découverte me donna l'explication d'une quantité de petites menées
qui auparavant ne me paraissaient que du caquetage, mais qui depuis
furent considérées plus sérieusement. Il n'y a point de bagatelles en
surveillance: ce sont les moindres minuties qui conduisent aux plus
grandes conséquences; lorsque les grands événemens sont amenés autrement
qu'en commençant pas à pas, ils avortent toujours, à moins d'une absence
totale de surveillance.

Tout ceci était à peine passé, que l'empereur entreprit de faire un
voyage en Hollande; l'impératrice était bien rétablie, et l'accompagna.

Il alla de Paris à Anvers, ensuite à Amsterdam, Roterdam, et revint par
le bord du Rhin, lorsqu'il eut vu en Hollande tout ce qui pouvait
satisfaire son insatiable désir de connaître les choses par lui-même.

Ce voyage offrit à l'observateur beaucoup de choses dignes d'intérêt.
Les Hollandais de la basse classe montraient de l'enthousiasme en le
voyant; les riches n'étaient pas extrêmement fâchés de leur réunion; il
n'y avait que le commerce qui était tout-à-fait dans l'abattement, et en
Hollande, c'est bien quelque chose. Cette classe est indifférente à
toutes les questions d'État; pourvu qu'elles n'apportent point
d'obstacles à ses opérations, peu lui importe qui règne, elle a toujours
son bât à porter. Dans ce cas-ci, elle voyait bien que, tant que le
système ne changerait pas, il fallait se résoudre à devenir étrangère à
la navigation, ce qui était un sacrifice insupportable; mais comme il
n'y avait pas moyen de s'y soustraire, il fallait bien l'endurer, et
encore ne pas le faire de mauvaise grâce.

Je ne pourrais que répéter sur ce chapitre ce que j'ai dit plus haut à
l'occasion de la réunion de la Hollande.

Lorsque l'empereur faisait quelque voyage, il était toujours harangué
par les chefs des autorités civiles des pays qu'il parcourait. Dans les
premières années, tous les discours avaient un style et un ton naturel,
conforme au respect que l'on devait au chef de l'État, et à la dignité
du magistrat qui le prononçait. Mais comme on ne veut rien faire de
semblable à ce que fait son voisin, on fut bientôt las de répéter les
mêmes choses; on chercha à élever son langage, on adopta des figures de
rhétorique, on se jeta sur des citations d'histoire, enfin, on avait
tellement épuisé toutes les ressources de l'art, que l'on eut recours à
Paris: on y commandait les discours, en s'arrangeant de manière à les
recevoir pour le jour où l'on devait les prononcer. L'empereur l'apprit,
depuis lors il n'en laissa plus prononcer dans les voyages qu'il fit, ou
il interrompait net l'orateur dès qu'il s'apercevait qu'on lui tenait un
langage apprêté; il ne se souciait pas de ce qui n'était pas franc et
naturel. Les Hollandais, plus particulièrement que d'autres, avaient
employé ces moyens, et n'en furent dupes que cette fois-là.

L'empereur avait emmené avec lui ses ministres de la marine, de
l'intérieur et des finances, pour résoudre sur les lieux même toutes les
difficultés qu'il prévoyait devoir résulter d'une foule de réclamations
auxquelles il s'attendait. Ils revinrent directement d'Amsterdam à
Paris; mais l'empereur remonta le Rhin jusqu'à Mayence. Pendant qu'il
avait fait le voyage de Hollande, les communications diplomatiques
avaient suivi leur marche ordinaire; on crut en France à une rupture
prochaine, parce que l'empereur envoya de la Hollande ordre aux deux
régimens de carabiniers qui étaient rentrés depuis peu de temps à leur
quartier de Lunéville, de se rendre sur le Rhin, où il voulait les voir.
Il les vit effectivement, et soit que cette revue n'eût été que le
prétexte de leur marche, ou que cela eût réellement été le projet d'une
rupture, ils ne rentrèrent pas à Lunéville. On les établit dans le pays
de Berg, où ils vécurent à bon marché; cela était d'ailleurs nécessaire,
parce qu'il venait d'y avoir un petit mouvement insurrectionnel dans ce
pays, et puis, dans tout état de choses, c'était autant de chemin de
fait, quoique ce ne fût pas précisément dans la direction de la Pologne.
Ce mouvement fut observé de Paris, il ne pouvait donc pas manquer de
l'être à Saint-Pétersbourg.

On n'était déjà plus que sur un ton de politesse, et lorsqu'après avoir
été ami, on se refroidit, on a bientôt rompu. Il n'en coûte que pour se
mettre sur la pente de déclinaison; une fois que l'on y est, l'aigreur
vient vite.

Il ne s'était rien passé d'extraordinaire nul part. En Espagne, les
armées s'occupaient à faire de petits siéges, et à s'établir; c'était au
mois de juin de cette année que Badajoz avait été débloqué, comme je
l'ai dit plus haut.

L'armée d'Andalousie était devant Cadix; on occupait presque toute
l'Espagne, mais on ne commandait et on n'était obéi que là où il y avait
des troupes. Encore les ordres du roi y étaient-ils dédaignés; ce
prince, fatigué d'entendre les plaintes des Espagnols, à la position
desquels il ne pouvait pas apporter de soulagement, avait fini par ne se
mêler de rien, en sorte que ce malheureux pays était divisé en autant de
petites vice-royautés qu'il y avait de généraux commandant des
arrondissemens particuliers; pour comble de malheur, il y en eut bien
peu qui n'attirassent pas sur eux l'animadversion des Espagnols. Ce
furent toutes ces vexations locales qui armèrent l'exaspération, et qui
firent de cette guerre une suite de meurtres et de pillages.

Il n'y a qu'un très petit nombre de généraux qui, dans ces malheureuses
campagnes, aient veillé à leur réputation, et plusieurs généraux
espagnols insurgés m'ont dit que cela avait beaucoup contribué à ce que,
de leur côté, on ne voulut plus entendre parler d'arrangement, parce
que, lorsqu'ils entraient dans des lieux qui avaient été occupés par nos
troupes, ils apprenaient que l'autorité du roi Joseph n'y était même pas
citée, et que c'était tel général qui y ordonnait dans toutes les
branches de l'administration, en sorte que, s'ils s'étaient soumis, ils
auraient aussi été sous les ordres d'un général français. C'est
pourquoi, disaient-ils, ils aimaient mieux rester dans leur situation.

Il a été bien funeste à la gloire de nos armes dans ce pays-là que
l'empereur n'ait pas pu y faire un voyage: on se serait remis à son
devoir avant qu'il se fût seulement approché de cent lieues de la
frontière; l'empereur le savait bien et se disposait à s'y rendre, mais
les Anglais surent le pousser en Russie.

À Naples, il se passait quelque chose de singulier. Le roi avait
témoigné beaucoup d'humeur de la mesure dont son chambellan, ses
officiers avaient été les objets, et comme il n'osait pas s'en plaindre
à l'empereur, il s'en prenait à ses ministres.

L'empereur était encore absent; je voyais arriver à Paris autant de
courriers napolitains que s'il avait été question d'une négociation
importante, et ces courriers, la plupart français, faisaient des
commissions dans tous les coins de Paris après avoir remis leurs
dépêches ministérielles à l'ambassadeur de Naples.

Je n'ignorais pas où ils allaient ni le sujet de leur exactitude; mais
je poussai ma curiosité plus loin. La mauvaise opinion que j'avais
personnellement de l'arrière-pensée du roi, et l'absence de l'empereur
m'autorisaient d'une part à la méfiance, et de l'autre motivaient un
excès de prudence de ma part.

Je donnai ordre que l'on fît si bien qu'en ayant l'air de commettre une
maladresse, en prenant un courrier napolitain pour un autre, on le mît à
ma disposition pour deux heures.

Je pris sur moi cette hardiesse par un autre motif encore: c'est qu'il
revenait de tous côtés que, dans un accès de mauvaise humeur, le
gouvernement napolitain avait obligé tous les Français qui, sur ses
instances, avaient quitté l'armée française pour entrer dans ses
troupes, à se naturaliser sur-le-champ ou à rentrer en France; presque
tous l'abandonnèrent. Cet acte de gouvernement, qui annonçait de la
démence ou de la vengeance, n'était pas à négliger.

Le premier courrier napolitain ne se fit pas attendre long-temps, et on
exécuta si bien ce que j'avais ordonné, qu'il fut amené chez moi. Ceux
qui l'y avaient conduit crurent qu'ils s'étaient réellement trompés,
excepté un seul d'entre eux qui avait le secret de la mesure; ils
s'attendaient à être gourmandés, ils reçurent un témoignage de
satisfaction. J'ouvris tout, même le paquet de l'ambassadeur, et le lui
renvoyai si promptement, qu'il aurait pu douter de l'indiscrétion, s'il
avait eu moins d'expérience.

Ces dépêches apprenaient que le roi de Naples était dans de grandes
inquiétudes sur la manière dont l'empereur était à son égard, depuis
qu'il ne pouvait plus ignorer qu'il avait lu beaucoup de choses fort peu
honorables pour celui qui les avait écrites, et particulièrement depuis
l'obligation imposée aux Français de se naturaliser ou de retourner en
France.

Son esprit en était tellement tourmenté qu'il venait de faire partir la
reine pour arranger une affaire qui n'en était pas une, car enfin un roi
de Naples qui était sur le trône par la puissance de l'empereur n'avait
qu'à se tenir tranquille, et ne pas chercher à faire plus de bruit en
Europe que sa petite importance ne le lui permettait; il n'eût jamais
été atteint de la peur d'être renversé du trône par celui qui avait
trouvé convenable de l'y établir. Ensuite si réellement le projet de la
France avait été de faire descendre le roi du trône de Naples,
pouvait-il raisonnablement songer à se défendre? Une pareille entreprise
eût achevé de le couvrir de ridicule.

Si donc il a cru nécessaire à ses intérêts d'engager la reine à venir
voir l'empereur à Paris, c'est qu'il y avait lieu à se justifier, parce
qu'il n'y a que des insensés qui essaieraient de nous persuader que,
dans sa position, il redoutait les intrigues; il ne voulait que savoir
jusqu'où avaient été les informations que l'empereur avait acquises.

C'est ici le cas de dire que l'empereur avait déjà songé à séparer la
couronne d'Italie de celle de France sur la tête de son successeur; il
n'attendait pour le déclarer que la naissance d'un second fils, qu'il
espérait avoir, et qui aurait été roi de toute l'Italie. Il s'était
quelquefois occupé de cette espérance avec ses amis; et comme il
traitait le roi de Naples en homme qu'il considérait comme inséparable
de son système, il ne s'arrêta pas à l'idée qu'il songerait à traverser
son projet, si le cas prévu arrivait. Ce fut cependant ce qui eut lieu.



CHAPITRE XIV.

La reine de Naples vient à Paris.--Réception que lui fait
l'empereur.--Anecdote de la Malmaison.--Approche de la disette.--Mesures
pour la prévenir.--L'empereur ouvre le canal de Saint-Maur.--Il fait
occuper les ouvriers.--Projet de remettre les approvisionnement de Paris
à l'entreprise.


La reine de Naples arriva effectivement à Paris avant que l'empereur fût
de retour de la Hollande; son voyage tourna tout en agrémens pour elle
et pour les personnes qui éprouvaient du plaisir à la revoir, mais il
était inutile aux affaires du roi, que l'empereur connaissait trop bien,
pour concevoir la moindre inquiétude de tout ce qu'il ferait pour ou
contre lui.

Cette circonstance me confirma encore dans l'opinion que la tête du roi
de Naples était en travail continuel, et que peut-être il serait jeté,
malgré lui, dans des directions dont il ne pouvait lui-même apercevoir
le danger: c'est d'ordinaire ce qui arrive aux hommes qui ne veulent pas
être naturels, ou qui, ayant une fois manqué, ont la conscience toujours
mal à l'aise.

Lorsque l'empereur arriva à Paris, il fit un très aimable accueil à la
reine de Naples, et s'occupa personnellement de tout ce qui la
concernait. Je crois bien qu'il ne lui cacha pas son opinion sur la
conduite du roi son mari, cependant il ne transpira rien à cet égard.
L'empereur, que l'on a peint comme un homme vindicatif par caractère, ne
s'est jamais vengé que par des bienfaits; je pourrais citer maint
exemples où il a même été prodigue envers des ingrats, je ne lui ai
jamais vu méconnaître le moindre service. Il entrait quelquefois dans
des détails sur l'intérieur et les affaires de ceux à qui il
s'intéressait; on ne manquait pas de dire que c'était par manie de se
mêler des ménages de tout le monde: on était dans l'erreur, c'est qu'il
avait quelques projets de libéralités, et, lorsqu'on lui avait répondu
franchement, il était rare que les effets ne suivissent pas la bonne
intention. Jamais personne ne donna avec autant de plaisir, mais il ne
pouvait souffrir qu'on le remerciât, comme aussi il aurait bien remarqué
une faute d'ingratitude et ne l'aurait pas oubliée.

Je me rappelle que, pendant qu'il était encore consul, il donna un jour
30,000 francs à chacun de ses aides-de-camp; nous étions huit, nous
allâmes pour le remercier le soir, lorsqu'il fut seul dans son cabinet à
la Malmaison. Il nous reçut comme des hommes qui faisaient une chose qui
lui déplaisait; il nous renvoya en nous disant: «Une autre fois,
messieurs, je ne m'exposerai plus à de pareilles visites; je ne vous
demandais point de remercîmens, je savais bien que cela vous ferait
plaisir sans que vous prissiez le soin de me le dire.» Et pour se
raccommoder avec nous, il nous dit: «Allez vous amuser, vous êtes des
nigauds.» Il ne nous a pas tenu parole, car il est tombé vis-à-vis de
quelques uns de nous dans la profusion.

Nous étions à la fin d'octobre, lorsque l'empereur et l'impératrice
rentrèrent à Saint-Cloud, où le roi de Rome était resté pendant leur
absence.

On commençait déjà à sentir les approches de la disette; le blé était
fort rare dans les provinces méridionales. C'est dans cette occasion que
je vis déployer à l'empereur une activité d'esprit que je ne lui
connaissais pas encore: il se faisait remettre les états des magasins à
blé comme on lui aurait remis ceux de l'armée; il tenait très
fréquemment, tous les deux jours, par exemple, un conseil de
subsistances où assistait tout ce qui était convoqué pour y apporter le
tribut de ses lumières. L'empereur eut alors à regretter d'avoir
congédié la compagnie des vivres; le conseiller d'État qu'il avait mis à
la tête de cette administration (M. Maret, frère du ministre-secrétaire
d'État) était un fort honnête homme; mais il ne pouvait être que
régulateur d'opérations, il n'était point capitaliste: il fallut que
l'empereur lui donnât des sommes énormes pour tenir l'approvisionnement
de Paris au complet. On avait fait la plus grande de toutes les fautes
en se servant pour l'armée des farines de Paris, dont on avait laissé
vider les magasins: si, dans un moment comme celui-là, l'empereur avait
été absent, il y aurait infailliblement eu de très grands désordres,
parce qu'en matière d'argent personne n'aurait osé prendre sur lui
d'ordonner, et que, d'un autre côté, le ministre du trésor public
n'aurait pas acquitté ce qui aurait été tiré sur lui sans l'autorisation
de l'empereur. Ce fut donc encore l'empereur qui fit tous les métiers
dans cette circonstance; mais, quels que fussent les soins qu'il avait
recommandé que l'on prît, et dont il donna l'exemple à tout le monde, il
dut encore avancer des sommes énormes à l'approvisionnement de Paris
pour tenir le prix du pain à un taux proportionné au prix de la journée
de l'ouvrier; il dut faire ajouter jusqu'à 12 et 15 francs à chaque sac
de blé pour que le pain restât à 16 sous les quatre livres. Il résulta
de là que le pain se trouva à meilleur marché à Paris que dans les
campagnes, en sorte que celles-ci vinrent de tous côtés en acheter à
Paris pour le porter au-dehors et le vendre, ce qui augmentait la
consommation de la capitale, et par conséquent les dépenses de
l'administration, chargée de tenir le pain à un prix modique.

Tout cela donnait de l'humeur à l'empereur. Il faisait tout ce qui était
en lui pour apporter au moins l'aisance dans cette classe de la
population pour laquelle le pain est la première des dépenses, et l'on
était forcé de reconnaître qu'il y avait absence de ressources: aussi
nous passâmes un hiver cruel à Paris. Il y eut beaucoup de vols, et
quoique l'on eût multiplié les fourneaux économiques, dans lesquels on
cuisait par jour une immense quantité de soupes qui se donnaient au prix
le plus modique, on eut beaucoup de peine à éloigner le mal que donne à
des malheureux la peur de mourir de faim.

En même temps que l'empereur faisait tous ses efforts pour maintenir les
subsistances des pauvres au plus bas prix possible pour la circonstance,
il leur fournissait les moyens de gagner un peu plus d'argent en les
faisant travailler; c'est à cette occasion qu'il fit ouvrir les travaux
du canal de Saint-Maur près Paris. Ce canal devait joindre la Marne à la
Seine, en évitant quatre ou cinq lieues de détours que cette première
rivière fait avant d'arriver à Charenton. Il devait avoir une double
utilité, en ce que l'on se proposait de construire dessus un grand
nombre de moulins, qui, en accélérant la mouture, eussent diminué les
frais de la boulangerie et par conséquent celui du pain à Paris.

Ces travaux s'exécutaient si près de la capitale, que les familles les
plus indigentes pouvaient y aller travailler, et y subsister au moyen
des fourneaux à la Rumfort que l'on avait fait établir sur les lieux.

De cette manière, un ouvrier avait vécu et se trouvait encore avoir une
bonne partie du prix de sa journée de reste.

L'empereur fit activer les travaux des canaux de Saint-Denis et de
l'Ourcq dans le même but. Son projet était, comme on le sait, de joindre
par un canal de navigation le grand bassin de la Villette à celui que
l'on construisait dans les anciens fossés de la Bastille, et de joindre
le bassin de la Villette à la Seine par le canal de Saint-Martin. Ces
travaux sont aujourd'hui achevés, et l'on sait quelle extension ils ont
donnée au commerce de la capitale.

Un monarque dans l'esprit duquel entrent de semblables conceptions, dont
il suit les détails avec une précision mathématique, mérite qu'on garde
sa mémoire.

L'empereur ne s'en tint pas à faire travailler des terrassiers; il
commanda de l'ébénisterie et de la menuiserie dans le faubourg
Saint-Antoine, de même que dans tous les ateliers d'ouvriers de
différentes professions; il fit confectionner toute sorte d'objets
nécessaires aux armées. Il donna dans cet hiver l'argent à pleines
mains, et avec sa régularité sans pareille, il n'obéra point ses
finances; il supporta directement la dépense des objets de luxe qu'il
avait commandés, et en embellit les palais et musées du gouvernement; il
en fit aussi des cadeaux à un grand nombre de personnes, et il fit
supporter par les budgets des ministres dans les départemens desquels
les objets confectionnés rentraient, les sommes qu'ils avaient coûtées,
par exemple, celui de l'intérieur et celui de la guerre. De cette
manière, il remplit ses magasins, soulagea l'indigence, et arriva sans
incidens fâcheux à la fin d'une cruelle saison qui semblait nous
annoncer de bien grands malheurs. J'ai vu le compte des sommes qu'il lui
en coûta seulement pour payer la différence qu'il y avait entre le prix
auquel il achetait le blé et celui auquel il avait ordonné que l'on tînt
le pain. Ces sommes me paraissaient invraisemblables, elles passaient
une dizaine de millions; j'étais assez près de l'administration alors,
pour être convaincu que, sans la prodigieuse activité de l'empereur,
malgré ces grands secours, nous ne serions pas sortis d'embarras.

Il en était persuadé lui-même; son mécontentement était extrême contre
l'administration des vivres, qui n'avait que des comptes en règle et des
magasins vides: aussi s'occupait-il lui-même de recréer l'ancienne
compagnie des vivres, qu'il aurait établie à l'instar de la banque, de
manière à pouvoir l'aider, dans le besoin, de tous les capitaux qui
auraient été nécessaires, sans s'exposer à être encore dupe de quelque
grand agiotage, comme il l'avait été en 1805. Ce projet ne fut point
exécuté, parce qu'il fut encore entraîné à la guerre.

C'est une chose honteuse que de voir un pays comme la France exposé à
des disettes de blé. On ne les connaît pas dans les déserts, ni dans les
pays où le blé est apporté d'un autre hémisphère. Il n'y a cependant
qu'une seule observation à faire pour s'en garantir; mais il faut, pour
qu'elle le soit d'une manière constante, qu'elle s'exerce par des
intéressés, et non pas des administrateurs qui ne soignent jamais que
leur responsabilité. L'empereur en était convaincu, et il allait s'en
remettre à eux.

Une suite d'observations a prouvé que la disette arrivait en France tous
les neuf ans, à des distances irrégulières, plus ou moins rapprochées,
selon que de grands événemens avaient plus ou moins interrompu les
communications. On en avait éprouvé une en 1802 ou 1803; on en éprouva
une en 1811, et ce fléau s'est reproduit en 1817.

L'hiver fut assez triste; on ne vit aucun de ces événemens qui occupent
toute une société; il se passa en dîners de représentation, et l'on
n'eut que très peu de plaisirs.



CHAPITRE XV.

Le prince de Bénévent et ses ennemis.--Supercherie.--Madame Auguste
Talleyrand a recours à l'empereur.--Décision de ce prince.


Ce fut dans cet hiver que le prince Poniatowski vint à Paris. L'empereur
avait été si content de ses services pendant la campagne de 1809, qu'il
lui fit toute sorte de bons accueils. Il recommanda même qu'on lui en
fît partout, et lorsqu'il fut au moment de retourner en Pologne, il lui
fit cadeau de cent mille écus.

Je crois qu'indépendamment de cet argent, il lui donna un autre domaine
que celui qu'il lui avait déjà donné après la paix de Tilsit.

Il traita moins bien M. de Talleyrand. Ce prince était depuis quelque
temps l'objet d'attaques continuelles. Les unes étaient plus ou moins
justes, les autres portaient évidemment à faux. C'était une lutte de
jalousie et d'amour-propre; M. de Talleyrand savait user de ses
avantages, il épiait l'occasion, et quand il avait saisi le défaut de la
cuirasse, trois ou quatre bonnes saillies, qui pénétraient au vif et
portaient bien leur adresse, faisaient justice de ceux qui s'attaquaient
à lui. Ils s'emportaient davantage, Talleyrand riait de l'exaspération
qu'il avait causée; l'irritation devenait plus vive, les propos se
multipliaient: mais comme Talleyrand avait un salon que les envoyés
diplomatiques avaient conservé l'habitude de fréquenter, il se trouvait
en mesure de repousser les traits qu'on lui décochait avec un avantage
foudroyant. Il fut pris à son tour, et donna à rire à ses ennemis.
J'ignorais l'anecdote lorsque l'empereur me manda un dimanche matin, et
me réprimanda vivement de lui avoir laissé ignorer une particularité qui
concernait le diplomate. «Si ce qu'on m'a dit est vrai, ajouta-t-il, je
lui ferai bien payer les trois cent mille francs qu'il a promis de
donner.»

Ce récit était une énigme pour moi. J'attendais qu'il m'en dît
davantage, et j'appris qu'après la messe il devait recevoir madame
Auguste Talleyrand, qui était arrivée la veille pour une réclamation, et
avait demandé à lui être présentée.

Cette jeune femme était venue comme un courrier de Berne, où son mari
était ambassadeur, demander justice à l'empereur contre une action
infâme de M. de Talleyrand, et afin de ne pas être éconduite, elle
s'était adressée à la femme du ministre de son mari.

L'empereur, qui n'avait entendu que la version de cette jeune femme,
était singulièrement indisposé. Heureusement je connaissais toute
l'aventure de cette prétendue dette de M. de Talleyrand. Cette affaire,
si elle n'était pas irrépréhensible, n'était du moins pas coupable comme
madame Auguste l'entendait. Je me hâtai de rendre compte à l'empereur de
la manière dont la chose s'était véritablement passée.

Lorsque M. Auguste de Talleyrand, ministre de France en Suisse, voulut
se marier, il porta ses hommages à une jeune personne d'Orléans, qui
était fort riche. Sa demande fut agréée, mais les parens exigèrent qu'il
apportât cent mille écus au contrat, condition sans laquelle ils ne
voulaient pas donner leur élève, qui était, je crois, leur nièce; cette
précaution était sage de leur part; en se mariant, le mari devenait
administrateur de sa fortune: il était prudent de lui faire donner des
garanties de son administration.

M. Auguste de Talleyrand, n'ayant pas les cent mille écus, vint conter
son embarras à M. de Talleyrand, alors ministre des relations
extérieures. Il lui demanda de lui prêter cette somme sur son simple
billet, observant qu'il était jeune, et qu'il faudrait qu'il fût bien
malheureux pour ne pas gagner dans sa vie cent mille écus. Non seulement
M. de Talleyrand lui prêta cette somme sur son simple billet, mais
encore sans intérêt.

Ce billet resta entre ses mains jusqu'à ce que des pertes d'argent
l'obligèrent à s'en dessaisir. Il avait un autre parent, que je ne nomme
pas, parce que j'ai à me plaindre de lui personnellement; il était dans
un extrême embarras, et ne pouvait se procurer des fonds, sa position
était telle qu'il fallait qu'il en eût, ou qu'il éprouvât des
désagrémens pénibles.

Il vint voir M. de Talleyrand, et lui raconta le cas dans lequel il se
trouvait. Il le pria de considérer que le nom de leur famille pourrait
éprouver une flétrissure, faute d'un secours qui lui était
indispensable.

M. de Talleyrand était fort embarrassé. Il venait d'éprouver des
faillites de tous côtés, et n'avait que le billet dont je viens de
parler; il le montra au solliciteur, en lui disant qu'il ne lui restait
que cela, que c'était la première fois que ce titre voyait le jour. Il
lui observa qu'il n'en avait fait aucun usage au moment de ses embarras
personnels, parce qu'il y aurait eu autant d'inconvéniens attachés à un
affront fait à la signature du souscripteur qu'au sien. Il lui dit
cependant de chercher un prêteur sur gages; que, s'il en trouvait un, il
lui remettrait l'effet, mais qu'il fallait se réserver la faculté de le
retirer aussitôt qu'il en aurait les moyens.

Le parent accepte. Il avait, disait-il, un prêteur tout prêt. M. de
Talleyrand cède, mais le billet n'est pas hors de ses mains, qu'il est
négocié sur la place, et présenté à l'échéance à M. Auguste de
Talleyrand. Celui-ci ignorait toutes ces circonstances; il se crut joué,
et soupçonna que M. de Talleyrand, des mauvaises affaires duquel il
avait entendu parler, avait été réduit à l'accabler. D'un autre côté,
madame Auguste de Talleyrand n'était plus un enfant, elle gouvernait ses
affaires et voulut savoir ce que signifiait ce billet: il paraît que
l'on se tira du mauvais pas en lui disant que c'était une somme donnée,
que l'on avait promis de ne jamais réclamer, et que la mauvaise
situation dans laquelle on disait qu'était M. de Talleyrand lui avait
sans doute fait une nécessité de manquer à sa parole. Madame Auguste fut
indignée; elle trouva étrange que ce prince se fût prêté à une
supercherie comme celle dont elle était victime. Elle prit la poste, et
accourut implorer la justice de l'empereur.

L'empereur eut de la peine à croire à une action semblable. Il se
contint néanmoins, ne dit rien de désagréable à M. de Talleyrand
lorsqu'il se présenta à l'audience ordinaire qui suivait la messe; mais
il écrivit à M. l'archi-chancelier pour le charger de prendre
connaissance de cette affaire, et M. de Talleyrand porta la peine de la
supercherie à laquelle il s'était prêté, il compta les cent mille écus,
après quoi madame Auguste reprit la route de Bâle.

Il n'échappa pas à M. de Talleyrand que l'empereur n'avait pas paru
disposé à le ménager; il se garda bien d'avoir l'air de s'en apercevoir,
et en devint beaucoup plus prudent encore.



CHAPITRE XVI.

La mésintelligence éclate entre la France et la Russie.--Rappel de M. de
Caulaincourt.--La guerre paraît inévitable.--Considérations générales
sur la position respective des deux États.


Il y avait de trop grands événemens à l'horizon pour que le monde
s'occupât de bagatelles locales; il était déjà à peu près reconnu qu'il
devait y avoir incessamment une rupture entre la Russie et la France.

L'empereur avait rappelé M. de Caulaincourt, sur les instances que
lui-même avait faites pour revenir à Paris; il voyait sans doute ce qui
se préparait, et ne voulait pas se trouver dans une situation à trahir
ses devoirs ou à manquer à la reconnaissance que devaient lui inspirer
les procédés délicats dont il avait été l'objet à la cour de Russie
pendant près de quatre ans. L'empereur lui-même le concevait, quoique je
lui aie entendu manifester que cette position de son ambassadeur, ainsi
que le déplorable résultat de sa mission, était plutôt la conséquence de
sa conduite personnelle que celle des événemens[12], que la Russie avait
pu faire tourner à son gré, tandis qu'un ambassadeur de France devait
les diriger, s'il ne s'était pas laissé décheoir des avantages sur
lesquels il se trouvait placé en arrivant à cette cour.

L'empereur envoya en Russie son aide-de-camp le général Lauriston, pour
remplacer M. de Caulaincourt; ce choix devait plaire aux Russes, mais il
était bien tard pour qu'un nouvel ambassadeur eût le temps d'étudier le
passé et de détourner l'avenir.

Avant de commencer le récit cette guerre, je dois dire comment on fut
contraint de la faire, car pour la désirer et l'avoir recherchée, je
pourrais déposer en faveur de l'opinion que l'empereur en a été
contrarié au dernier point, si le sens commun le plus ordinaire ne
réprouvait de lui-même le soupçon qu'il l'a provoquée, au milieu de tous
les embarras qu'il avait déjà.

Les puissances de l'Europe ne faisaient plus à la France qu'une guerre
d'extermination, et celle-ci ne combattait plus que pour sa défense:
elle était sortie victorieuse de toutes les attaques dont elle avait été
l'objet, mais l'empereur avait reconnu qu'il était nécessaire pour elle
d'avoir une alliance étrangère imposante. Il avait cherché à s'allier
avec la Russie malgré tous les inconvéniens que cette détermination
pouvait avoir pour lui personnellement, puisque la grande duchesse Anne
Paulowna n'avait alors que quinze ans: néanmoins il en faisait le
sacrifice à l'intérêt général, et assurément il n'y a guère de
particulier qui ne se serait pas trouvé blessé de la réponse que
l'empereur reçut dans cette occasion.

La demande en mariage de la princesse Anne Paulowna fut faite
tout-à-fait entre les deux souverains, et rien n'aurait dû en
transpirer, puisqu'il n'y eut point de demande officielle. Je crois même
que la chose aurait pu s'arranger, parce que, dans la réponse
d'Alexandre, si on y remarquait un peu de défiance, on y voyait aussi de
la bonne foi au moins en apparence.

Pour que cette proposition ait transpiré, il faut que l'un des deux
empereurs en ait parlé. Je n'ai pas pour objet d'expliquer pourquoi
l'ouverture de l'empereur Napoléon ne réussit pas; mais il venait de
s'attacher à l'Autriche, la haute politique des grandes puissances dut
nécessairement se ressentir de l'union qu'il avait contractée.

Le fait est qu'après avoir renoncé à des avantages de guerre immenses
sur les Russes, uniquement pour avoir leur alliance, nous la perdîmes,
même après leur avoir abandonné nos alliés naturels, les Turcs et les
Suédois, et que nous nous unîmes aux Autrichiens, avec lesquels nous
semblions irréconciliables. On ne se fût jamais attendu à un tel
résultat, si le mariage de l'archiduchesse Marie-Louise n'eût semblé un
gage de la disparition de tous les ressentimens, suite naturelle de
malheurs qui étaient encore bien récens. L'alliance fut donc cimentée
avec l'Autriche, et rompue avec la Russie: tant il est vrai qu'en
politique il suffit d'un pas hors de la ligne naturelle pour être
entraîné dans des difficultés inextricables.

L'empereur voulait la paix en Europe; il ne pouvait pas la maintenir
seul, à moins de tenir la nation continuellement sous les armes et
d'obérer ses finances. D'ailleurs l'expérience avait prouvé que ce
n'était même pas un moyen d'éviter la guerre; que c'était au contraire
un motif d'inquiétude pour la sécurité des États voisins, et
conséquemment les autoriser à recourir aux armes aussitôt qu'ils
croiraient avoir trouvé une occasion favorable. La guerre de 1809 lui
avait encore démontré que, malgré son alliance de Tilsit, il ne pouvait
pas compter sur la Russie pour maintenir la paix; il résultait de là
qu'il se trouvait n'y avoir non seulement rien gagné, mais que, de plus,
il pouvait encore être attaqué par une coalition plus forte que les
précédentes, pendant que lui-même ne pourrait plus se présenter dans
l'arène avec des forces aussi imposantes que précédemment.

L'empereur avait, de son propre mouvement, saisi l'occasion de
contracter avec la Russie le seul rapprochement qu'il avait été possible
à la France d'établir; il avait voulu le rendre plus intime, et, au lieu
d'être accueilli, il avait rencontré du refroidissement. Quelle qu'en
eût été la cause, le résultat était constant; dès-lors l'empereur fut
fondé à craindre que de tout ce qu'il croyait avoir immuablement fixé
entre les Russes et lui, il n'y avait rien de solide. Il dut
naturellement penser que si tels étaient les sentimens de la Russie à
son égard, alors que lui-même cherchait à s'en rapprocher davantage, ces
mêmes sentimens avaient dû prendre encore plus d'animosité depuis qu'il
s'était allié à l'Autriche. De plus, il voyait bien que la Russie avait
gagné sur lui un avantage considérable par la résistance qu'il éprouvait
en Espagne, et qu'indubitablement elle deviendrait le pivot d'une
nouvelle coalition dans une circonstance opportune, parce que rien ne
s'opposait à un rapprochement entre les Russes et les Autrichiens, et
particulièrement entre les Russes et les Prussiens. D'un autre côté,
l'Angleterre était trop occupée de l'idée de se replacer sur le
continent pour n'avoir pas aperçu ce moyen de s'y introduire de nouveau.

L'alliance de Tilsit n'avait eu lieu que pour arriver à l'abaissement de
l'Angleterre, c'est-à-dire à la pacification générale; car le seul
obstacle qui restait à la paix était l'Angleterre. La paix a toujours
été le but de l'empereur Napoléon, car il était trop éclairé pour ne pas
voir qu'il n'y avait de stabilité, de salut même pour lui que dans la
paix.

L'Angleterre avait proclamé en plein parlement la guerre perpétuelle,
elle n'a pas dévié de ce principe. La France, en s'attachant à la
Russie, avait adopté le seul moyen d'atteindre à son but.

Le jour où la Russie se rapprochait de l'Angleterre, la base du système
était frappée, et la situation devenait pire que jamais: aussi
l'empereur regretta-t-il amèrement de voir que les affaires n'avaient
pas été conduites avec plus d'habileté. Il fit tous les sacrifices et
épuisa tous les moyens de conciliation qui étaient en son pouvoir, pour
ramener la Russie aux vrais intérêts européens; il échoua contre les
séductions du cabinet anglais, contre les irrésistibles efforts d'une
puissance qui combattait pour son existence avec toutes les ressources
que donnent les trésors, le commerce du monde et le génie des affaires.

L'empereur Napoléon, condamné à la guerre, dut s'y résoudre et laisser
en souffrance les grands intérêts qu'il avait en Espagne: il fallut la
faire avec tous les désavantages d'une position si différente de celle
où il se trouvait avant son alliance avec la Russie.

Il avait renoncé à tous les avantages que pouvait lui donner la bataille
de Friedland; il avait scrupuleusement rempli toutes les conditions
auxquelles il s'était engagé, et la Russie, manquait à celles qui seules
avaient du prix pour lui[13], qui seules l'avaient décidé à s'unir à
elle, et sur l'observation desquelles il avait trop compté.

La Russie avait gagné à notre alliance une augmentation de puissance et
des possessions précieuses autant par leur convenance que par leur
étendue: elle s'était réparée pendant que nous étions engagés dans les
affaires d'Espagne, auxquelles on n'eût pas songé, si l'on avait cru
être dans le cas de revenir dans le Nord. La Russie se déclarait contre
nous, et nous trouvait avec tous nos embarras anciens et ceux d'Espagne
par surcroît[14].

La France, une fois obligée de se séparer des Russes, ne pouvait pas
avoir d'autre projet raisonnable que celui de fonder une puissance qui,
en étant son alliée naturelle, pût aussi être assez forte pour s'établir
comme balance entre la Russie, l'Autriche et la Prusse, afin qu'en cas
de coalition contre la France, cette puissance, dont l'existence aurait
été inséparable de la sienne, pût faire cause commune avec elle, et lui
apporter une masse de forces qui dispensât celle-ci de mettre encore sa
population sous les armes; avec l'élévation de cette puissance, on
aurait pu compter sur de longues années de paix.

D'après tout ce qui paraissait vraisemblable, c'était la Pologne que la
France voulait régénérer; elle formait une nation nombreuse; réunies
déjà par une même langue, les mêmes habitudes et les mêmes souvenirs,
ses troupes avaient acquis une gloire digne de la gloire militaire de
toutes les autres armées; de plus, elle avait toujours été l'alliée de
la France, ainsi que de ses alliés.

Indépendamment de ces considérations, les portions que la Prusse et
l'Autriche en avaient eues en partage étaient déjà réunies à peu de
choses près, et il venait d'être stipulé avec cette dernière que, dans
le cas où la Pologne serait régénérée, les provinces illyriennes lui
seraient rendues en échange de la partie de la Gallicie qu'elle
possédait encore.

Il n'y avait donc plus qu'à reprendre sur la Russie les provinces
polonaises qu'elle avait envahies.

Les Russes avaient à Paris un espionnage dont je vais parler tout à
l'heure, et par le moyen duquel ils étaient parvenus à être informés de
l'état des forces que la France allait déployer, si la campagne
s'ouvrait. C'est alors seulement que l'empereur commença à reconnaître
que tout ce que je lui avais dit dans le temps du motif du séjour à
Paris de l'aide-de-camp de l'empereur de Russie était vrai, et qu'il
m'ordonna de faire mon possible pour découvrir quels pouvaient être ses
canaux d'intrigues et d'informations; il avisa en même temps aux moyens
de parer au développement successif des forces de la Russie.



CHAPITRE XVII.

Mesures de prévoyance que prend l'empereur.--Schwartzenberg.--Le général
Jomini.--Tentatives de Czernitchef.--Ses artifices.--Les relations
extérieures.--Le préfet de police.--Malice.--Découverte du système de
corruption organisé dans les bureaux.--Michel.--Moyens qu'il emploie
pour se procurer les états de situation qu'il livre à Czernitchef.


L'on avait tiré de la France à peu près tout ce que l'on pouvait lui
demander; on retira d'Espagne les troupes polonaises, qui furent
envoyées dans le duché de Varsovie.

L'empereur appela tout ce qu'il put réunir depuis Naples jusqu'à
Bayonne, et comme il laissait ainsi une immense quantité de pays sans
défense, il songea à les préserver de toute invasion, en emmenant avec
lui les troupes autrichiennes et prussiennes, les seules qui auraient pu
lui donner de l'inquiétude s'il eût éprouvé un revers, comme cela lui
était arrivé en 1807 à Eylau; en second lieu, il fallait prévoir qu'au
moment de couronner son oeuvre à la fin de la campagne, il aurait pu
surgir, des cabinets de ces puissances, des prétentions qui auraient
remis tout en problème: elles auraient eu d'autant plus beau jeu,
qu'elles se seraient trouvées avec des forces considérables sur les
derrières de l'armée française, qui alors eût vraisemblablement été aux
extrémités de la Pologne.

Ce sont ces puissantes considérations qui déterminèrent l'empereur à
faire négocier avec l'Autriche la mise en campagne, comme auxiliaire de
l'armée française, d'un corps de trente mille hommes, et avec la Prusse
celle d'un corps de quinze mille. Ce dernier fut commandé par le général
York, et le premier par le prince de Schwartzenberg, qui était alors
ambassadeur d'Autriche à Paris. L'empereur lui avait fait proposer de
faire la campagne, parce qu'il le connaissait déjà, et que ses habitudes
de communications étaient établies avec lui; il était estimé à Paris, et
aimé de toute la société. Ce prince témoigna qu'il serait flatté de
servir sous les ordres de l'empereur, et accepta avec empressement
l'offre qui lui était faite. L'empereur fit alors connaître à l'empereur
d'Autriche qu'il lui serait agréable de voir l'armée autrichienne
commandée par le prince de Schwartzenberg; François s'empressa d'adhérer
à la demande, et Schwartzenberg alla se mettre à la tête du corps
autrichien qui devait agir avec nous. Il réunit le titre de général en
chef au caractère d'ambassadeur qu'il conserva, en laissant toutefois à
Paris un chargé d'affaires.

Nous étions vers le milieu de février, les dernières dispositions de
l'empereur se poussaient avec une très grande activité. Ce prince savait
à jours comptés où se trouvait chaque corps de troupes qui marchait sur
le Niémen.

Celles qui venaient d'Italie passaient par le Tyrol, la Bavière et la
Saxe, pour se rendre sur la Vistule; les autres marchaient de la
Hollande et de Hambourg sur Berlin, et il n'y avait pas de grande route
qui ne fût couverte d'appareils de guerre.

La légation russe était toujours à Paris ainsi que l'aide-de-camp de
l'empereur de Russie.

Je venais d'apprendre d'une manière non équivoque qu'il avait négocié
l'émigration du général Jomini au service de Russie.

Ce général jouissait dans l'armée de la considération due à son talent
d'historiographe; il était, en cette qualité, attaché à l'état-major de
l'empereur, qui en faisait un cas particulier.

Je fus d'autant plus surpris de cette proposition de l'aide-de-camp de
l'empereur Alexandre, que je ne croyais pas que le général Jomini eût
aucun sujet d'être mécontent de sa position; cependant le fait était si
constant, que je me décidai à en parler moi-même à cet officier. Il ne
m'avoua pas positivement le fait; il ne le nia pas non plus, en sorte
que je vis bien qu'on lui en avait effectivement parlé. Je lui glissai
quelques mots de la manière de penser des Russes sur les transfuges, il
repoussa loin de lui la seule pensée d'une lâche désertion.
L'aide-de-camp d'Alexandre ne s'en était pas tenu là, il avait poussé
l'impudence jusqu'à se rapprocher d'un des premiers secrétaires du
prince de Neuchâtel, qui, comme l'on sait, était major-général de
l'armée; ses secrétaires étaient conséquemment placés de manière à
procurer les informations les plus importantes. L'officier russe ne
craignit pas de lui offrir des gains énormes, s'il consentait à entrer
en communication avec lui pendant le courant de la campagne, l'assurant
qu'il ne courait aucun danger, parce qu'on aurait soin de ne jamais le
mettre dans le cas d'expédier des messagers, on lui en enverrait au
contraire, sur lesquels il pourrait compter.

Le secrétaire refusa, et voulut bien ne pas nuire à l'officier russe en
divulguant cette proposition, qui l'eût perdu de considération à Paris;
mais il en fit prévenir le prince de Neuchâtel, qui en fit part à
l'empereur le jour même où je lui rendis compte des particularités que
je viens de rapporter. L'empereur vit clairement que le séjour de ce
jeune officier à Paris n'avait pas un autre but que d'organiser la
corruption parmi tout ce qui l'entourait. Il témoigna quelque
mécontentement qu'on eût affecté de lui en parler avec tant d'intérêt,
qu'il avait fait dire partout qu'il verrait avec plaisir qu'on le
traitât bien. Il y a toujours un mouvement de dépit qui est inséparable
de la conviction d'avoir été dupe.

Dans cette occasion, le jeune officier russe avait si bien mis à profit
la bienveillance du ministère dont il dépendait, qu'il était devenu une
petite puissance à laquelle il était maladroit de déplaire.

L'empereur leva les épaules de pitié qu'on lui eût fait accorder tant de
bienveillance à un homme qui en méritait si peu, et ordonna qu'on le fît
partir pour Saint-Pétersbourg. Je viens de dire que l'aide-de-camp russe
avait su se faire un crédit qu'il était dangereux d'attaquer. On aura
une juste idée du point où cela était poussé par l'anecdote suivante.
Quoique l'empereur eût défendu dans le temps que l'on observât aucune
des démarches de Czernitchef, je n'avais point discontinué de le
recommander à la surveillance de son quartier. Le commissaire, pressé
par les ordres qu'il avait reçus, essaya de placer, comme locataire,
dans l'hôtel garni où demeurait cet officier, un agent qu'il chargeait
d'observer tout ce qui venait le voir. Soit qu'il s'y prît mal, ou qu'il
fût trahi, l'aide-de-camp de l'empereur de Russie fit grand bruit de ce
manque d'égards; il courut au plus vite chez son protecteur pour s'en
plaindre, celui-ci d'en venir parler à l'empereur, qui me gronda de main
de maître, en me disant: «Laissez-le là, M. Maret l'observe; il a eu le
talent de mettre chez lui un observateur; on verra bien. Laissez faire
Maret.»

Ceci se passait très peu de jours avant que j'eusse reçu l'ordre de
pénétrer les occupations de cet étranger.

Plus je voyais de persistance à me barrer le chemin, plus j'étais
persuadé que tout le monde était dupe de ce jeune homme, qu'à tout prix
je voulais dévoiler.

L'observateur placé chez l'officier russe n'y voyait jamais entrer
personne, et cependant les débats du procès criminel qui a suivi cette
découverte d'espionnage ont prouvé que le malheureux qui y a laissé la
tête allait tous les jours à la même heure, non-seulement chez
Czernitchef, mais même chez l'ambassadeur, le prince Kourakin. J'avais
un secret pressentiment que la surveillance se faisait mal, et la chose
était si grave, que je persistai à la tirer à clair.

Je savais que l'aide-de-camp de l'empereur Alexandre allait partir, et
que tout le monde faisait ses dépêches. À Paris, on rencontre des hommes
de toute espèce; depuis quelque temps, j'en avais un qui trouvait les
combinaisons de la fermeture des cadenas à lettres (on les appelle
cadenas à la Reynier). Si M. l'aide-de-camp ne fût pas parti, je serais
probablement devenu le confident de tout ce que contenait l'armoire
incrustée dans le mur à côté de la cheminée.

Je réussis enfin, par ces moyens qu'il est inutile de dévoiler, à me
rendre possesseur de tout ce qui composait la dépêche de l'officier
russe, qui était à la date du 21 février 1812. Je tirai de son
portefeuille le rapport qu'il adressait à l'empereur de Russie, avec la
lettre qui l'accompagnait, la copie des instructions que l'empereur
avait données l'avant-veille au ministre-directeur de l'administration
de la guerre sur des envois d'équipages militaires à l'armée; enfin un
état sommaire de l'organisation de la grande armée, par corps d'armée,
d'après des ordres donnés au ministre de la guerre duc de Feltre. Je
résolus d'abord de m'assurer si je n'étais pas moi-même dupe de quelques
piéges qu'on m'aurait tendus. J'allai à l'empereur, qui convint qu'il
avait justement donné la veille les ordres dont il s'agissait. On
semblait en avoir copié les originaux mot pour mot. Je n'hésitai plus
alors: j'ordonnai à la police de Paris de franchir toute espèce
d'obstacles[15] qui l'empêcheraient d'arriver à l'appartement de
l'aide-de-camp, aussitôt qu'il serait monté en voiture pour se rendre en
Russie. Je lui recommandai de s'emparer de tous papiers, vieux ou neufs,
qui présenteraient la forme d'une lettre ou tout autre caractère
analogue, et de ne pas craindre d'examiner partout; je lui enjoignis de
m'apporter ce qu'elle aurait trouvé aussitôt qu'elle en serait saisie.

Le jour du départ de l'officier russe, je m'avisai d'aller faire une
visite au préfet de police, que j'aimais d'amitié. Je le trouvai fermant
une lettre pour moi, dans laquelle il m'envoyait les copies de tout ce
que l'on avait trouvé de papiers écrits dans la chambre de
l'aide-de-camp de l'empereur de Russie: les originaux étaient sur la
table prêts à être envoyés à M. le duc de Bassano, ministre des
relations extérieures, qui les avait demandés. Quoique je dusse me
trouver blessé de ce que le hasard me faisait découvrir, je n'en fus pas
surpris. Je ne laissai cependant envoyer que les copies et gardai les
originaux. Ceci avait lieu un jeudi; il y avait un petit spectacle à
l'Élysée[16]; je m'y rendis un des premiers avec le projet d'entretenir
l'empereur avant la représentation: il n'avait pas même dîné lorsque
j'arrivai, et venait de me faire demander, en sorte que je n'attendis
pas. Il me dit en me remettant des papiers: «Tenez, M. le ministre de la
police, voyez cela; vous n'eussiez pas trouvé la cachoterie de cet
officier russe, les relations extérieures ne l'ont pas manqué.»

J'ouvris le paquet en sa présence, et je reconnus toutes les copies que
deux heures auparavant j'avais vues chez le préfet de police, et dont
j'avais pris les originaux. Seulement les copies avaient encore été
retranscrites, sans doute parce que l'on prévoyait que l'empereur me les
renverrait, et que je reconnaîtrais l'écriture de la préfecture de
police. On n'aurait pas mis tant de soins à cette petite supercherie, si
l'on n'avait pas craint que l'empereur n'apprît comment on était devenu
possesseur de ces papiers: on voulait qu'il crût que c'était par
d'autres moyens que ceux de la police de Paris que l'on avait fait cette
découverte.

La lettre du ministre des relations y était jointe: il se hâtait
d'envoyer à l'empereur la copie de tout ce qui avait été trouvé par ses
agens chez l'officier russe. Cela devait infailliblement mener à
découvrir le traître, et, pour ne pas perdre de temps, l'on n'avait pas
envoyé les originaux.

La lettre était conçue de manière à laisser croire que tout avait été
découvert par le zèle des relations extérieures, sans cependant le dire
positivement.

Je surpris bien l'empereur lorsque je lui montrai les originaux de ces
copies, et que je lui expliquai comment et par qui cela avait été
découvert. Je ne lui cachai pas le tour que j'avais joué aux relations
extérieures, en faisant envoyer les copies au lieu des originaux qu'il
demandait.

Je lui appris ce qu'au reste j'apprenais moi-même dans le moment, c'est
que cette prétendue surveillance des relations extérieures n'était rien
autre qu'une petite complaisance de la préfecture de police,
complaisance dont je défendis la continuation.

Un homme du talent de M. Maret était fait pour trouver d'autres moyens
de crédit, et ce crédit eût pu devenir immense, avec un esprit comme le
sien, qui était de force à embrasser tout ce que l'avenir nous amenait à
grands pas.

Parmi les papiers saisis dans la chambre de l'aide-de-camp de l'empereur
de Russie, se trouvait une lettre à son adresse, par laquelle on lui
mandait d'être chez lui le lendemain à huit heures du matin, qu'on lui
porterait quelque chose d'intéressant; c'était un état général de
l'armée, corps par corps, avec leur force et le détail de chaque espèce
d'armes.

Cette lettre, quoique écrite rapidement, était d'une écriture qui ne
paraissait pas contrefaite. Elle avait été trouvée sous le tapis de pied
à l'entrée de la cheminée. L'on ne put concevoir comment elle était
restée là.

Après avoir long-temps cherché, je trouvai, dans les bureaux de la
guerre, un employé qui en reconnut l'écriture, et me dit le nom et la
profession de celui qui l'avait écrite. C'était un autre employé attaché
au ministère de l'administration de la guerre. Je l'envoyai chercher; je
lui présentai la lettre qu'il avait adressée à l'officier russe, il la
reconnut, avoua tous ses rapports avec lui, et dressa une déclaration de
toutes les sollicitations et promesses qu'il lui avait faites pour le
déterminer à se rapprocher de quelques camarades qu'il avait au bureau
du mouvement des troupes, au ministère de la guerre. Il avait succombé à
la séduction de l'aide-de-camp de l'empereur de Russie, et lui avait
livré la copie de tous les ordres que l'empereur donnait à ce
ministère[17].

Le bureau du mouvement est celui d'où partent tous les ordres des
marches des troupes, des généraux et officiers, celui enfin dans lequel
viennent se fondre les travaux des autres bureaux.

Tous les quinze jours, le bureau faisait pour l'empereur un état général
de l'armée avec les mutations qui étaient survenues. Cet état formait un
gros volume in-quarto, qu'on était dans l'usage de faire relier avant de
le remettre. Comme la sévérité la plus rigoureuse se relâche toujours
tôt ou tard, on avait fini, au ministère de la guerre, par charger un
garçon de bureau, ancien soldat, de porter ce cahier chez le relieur, où
il devait attendre que celui-ci eût fini pour le rapporter.

L'employé qui servait les Russes mit la circonstance à profit. Il posta
un de ses camarades sur la route que suivait le vieux soldat. La
rencontre avait l'air d'être due au hasard, on faisait entrer le garçon
de bureau au cabaret, on l'enivrait, on lui prenait son cahier, composé
de feuilles réunies, mais non assemblées; on le passait dans une pièce
voisine où se trouvaient un ou deux commis qui avaient du papier ligné
tout préparé, sur lequel il n'y avait plus qu'à mettre les chiffres.
Cette besogne était d'autant plus tôt faite, que c'était du papier de
même format et disposé comme celui des états originaux du cahier.

C'est par un moyen aussi simple que la légation russe se procurait les
états de notre armée, pendant que le ministre de la guerre croyait les
tenir bien secrets, parce qu'il avait dans sa poche la clef de la double
serrure du secrétaire dans lequel il avait coutume de les renfermer. Ce
malheureux employé n'était pas le seul qui servait la légation russe,
quoiqu'il explorât pour elle les cabinets des deux ministres de la
guerre. Il y avait encore d'autres traîtres qui étaient dévoués à cette
perfidie. Celui-ci paya de sa tête la trahison dont il s'était rendu
coupable; le tribunal criminel du département de la Seine le condamna à
la peine de mort.

Il n'y a nul doute que, sans les tracasseries ridicules qui me furent
faites, j'aurais découvert cette corruption six mois auparavant, et
peut-être que la Russie n'eût pas armé autant de monde qu'elle l'a fait,
en voyant ce que nous armions de notre côté. Mais telle était la
fatalité de ce temps-là, que le ministre des relations extérieures
voulait faire celui de la police.

Cette découverte me fit plus de peine que de plaisir, parce que j'en
prévoyais toutes les conséquences, et qu'en second lieu, elle me
laissait une opinion bien faible de la discrétion avec laquelle l'on
conservait les choses les plus importantes. Je ne pus me défendre de la
pensée que, si on avait mis la même importance à pénétrer les pratiques
des ennemis, on y serait parvenu.

Les débats du procès prouvèrent que cette corruption des bureaux de la
guerre, au bénéfice de la légation russe, avait été organisée avant la
campagne de 1805, et s'était maintenue à travers les guerres qui étaient
survenues depuis cette époque.

Cela valait cependant bien la peine d'être observé.

L'empereur fut fort mécontent de l'infidélité de ses bureaux, et me dit
à cette occasion en me parlant de l'aide-de-camp de l'empereur de
Russie: «J'avais prévenu ce jeune homme que ce rôle m'empêcherait de
l'admettre chez moi, et il m'avait donné sa parole de ne plus s'occuper
de pareilles recherches; il fallait, ou que je le crusse ou que je ne le
visse pas. Au reste, il n'a pas vu dans les états des choses bien
rassurantes» (voulant dire qu'ils montaient haut).

Lorsque cette découverte eut lieu, l'aide-de-camp russe n'était pas
encore hors de la frontière; on pouvait, au moyen du télégraphe, le
faire arrêter à Mayence; mais c'eût été l'exposer à trop d'humiliations,
parce que le tribunal criminel l'aurait infailliblement appelé dans la
cause des employés du ministère de la guerre, et son caractère en eût
souffert.

L'empereur approuva que l'on eût agi ainsi; mais le jeune officier n'en
a su aucun gré: il a même exprimé là-dessus des sentimens propres à
donner des regrets de l'avoir préservé d'être mis en spectacle aux yeux
de ses compatriotes d'une manière à nuire au reste de sa carrière.



CHAPITRE XVIII.

Baptême du roi de Rome.--Fête donnée par la ville de
Paris.--L'impératrice.--L'empereur _nettoie_ son cabinet.--Instructions
particulières que me donne l'empereur avant son départ.--Mesures prises
pour connaître l'état de l'opinion publique.--Un ministre de la police
doit avoir la main légère.--Sous quel point de vue l'empereur envisage
la guerre.


Les faits dont je viens de rendre compte eurent lieu au mois de mars
1812. L'empereur avait été s'établir à Compiègne; il en aimait le séjour
à cause de la facilité qu'il offre pour prendre de l'exercice. Une autre
raison encore qui lui faisait aimer les résidences éloignées de Paris,
c'est qu'il s'y trouvait plus souvent seul, ce qui lui était commode
pour le travail.

Je crois que ce fut dans le mois de mars qu'il fit son plan
d'opérations, car ce fut pendant son séjour à Compiègne qu'il reçut de
Berlin la confirmation de l'alliance des Prussiens avec lui. Les Russes
furent surpris de ce traité; ils avaient compté sur la Prusse, mais non
sur l'Autriche, qui venait à peine de s'allier avec nous.

Par toutes ces alliances, l'empereur se trouvait à la tête d'une
innombrable armée, qui comprenait tous les États militaires de l'Europe,
hors l'Angleterre, car il y avait des troupes espagnoles et portugaises.
Certainement, s'il y a eu une circonstance dans le cours de sa vie où il
ait eu besoin d'appuyer par la force les inspirations d'une haute
prévoyance, il ne pouvait le faire dans une occasion plus opportune: il
n'était donc pas trop déraisonnable d'en profiter pour opérer en Europe
les changemens qu'elle réclamait.

Si l'entreprise avait réussi, on aurait mis l'empereur au-dessus de
l'espèce humaine, parce qu'on n'aurait rien vu dans l'histoire qui
approche d'une aussi immense opération. Tous ceux qui plus tard sont
devenus ses ennemis eussent été ses plus humbles flatteurs; la fortune
lui a été infidèle, et l'on a accablé celui qui peu auparavant était
l'objet de tant d'admiration.

Avant de partir de Paris pour faire cette campagne, l'empereur fit
baptiser son fils, qui avait déjà environ treize mois. Il quitta
Compiègne pour venir à Paris assister à cette cérémonie, qui fut
célébrée dans l'église de Notre-Dame, vers la fin d'avril 1812.

Elle fut très brillante; l'empereur et l'impératrice s'y rendirent en
grande pompe, accompagnés du cortége d'usage dans les cérémonies, et
furent reçus au parvis de la métropole par l'archevêque, accompagné de
tout son clergé.

La cathédrale était remplie d'assistans qui ne cessèrent de faire
retentir ce vaste édifice des cris de _vive l'empereur! vive
l'impératrice!_ depuis leur entrée jusqu'à leur sortie de l'église. LL.
MM. vinrent de là à l'Hôtel-de-Ville, où la ville de Paris leur donna à
dîner, suivant un usage fort ancien, et qui a été observé exactement à
l'occasion du baptême des héritiers du trône.

La ville de Paris se distingua dans cette fête par la magnificence
qu'elle y déploya, par la somptuosité du service, et par la profusion de
toutes choses: ce fut un jour de régal universel; la ville avait fait
distribuer des comestibles au peuple.

On chargea les fontaines de vin, et l'on dansa toute la nuit. Ce
jour-là, on avait fait une seule salle de la grande cour de
l'Hôtel-de-Ville, au moyen d'une charpente très forte. Cette
construction soutenait un plancher à la hauteur des fenêtres du premier
étage, que l'on avait transformées en portes pour communiquer avec les
appartemens latéraux.

Il aurait été difficile de rassembler une compagnie aussi brillante que
celle qu'offrait la réunion de tant de citoyens. L'empereur aimait
particulièrement tout ce qui lui fournissait des occasions de
s'entretenir avec eux. L'impératrice, quoique fort jeune encore,
supporta cette grande représentation sans perdre de sa bonne grâce; elle
eut besoin de beaucoup de patience, car, en faisant le tour de cette
immense réunion, elle dut répéter plus d'un millier de fois, d'une
manière différente, la petite phrase de cour qui sert à tout; elle sut y
ajouter quelques paroles finales qui entraînaient vers elle tout ce qui
aurait pu être moins disposé à se laisser persuader par un air de
froideur, qui tenait à la timidité de son âge et à une grande modestie.

Toutes les fois qu'elle parlait, elle entraînait; ses succès en France
furent son ouvrage, car je le déclare sur l'honneur: dans aucune
occasion l'administration n'employa des moyens particuliers pour la
faire accueillir du public. Lorsqu'elle devait y paraître, soit au
cortége ou au spectacle, la surveillance exercée par l'administration se
réduisait à veiller à ce qu'il ne se commît rien de contraire aux plus
rigoureuses bienséances; c'est là la seule espèce de surveillance dont
je me sois jamais permis de l'entourer. Par exemple, lorsque je savais
qu'elle se proposait d'aller à un théâtre, j'avais soin de louer toutes
les loges qui étaient en face de la sienne, ainsi que celles d'où elle
ne pouvait éviter l'importunité des regards. J'avais ensuite la
précaution d'envoyer les billets de ces loges à des familles
respectables qui étaient bien aises d'aller les remplir. C'était ainsi
que je composais la galerie qui assistait au spectacle les jours où
l'impératrice y allait.

Quant à des précautions pour qu'elle fût accueillie du parterre, je n'en
ai jamais pris aucune. L'impératrice Marie-Louise avait l'habitude de
faire, en entrant en public, trois révérences si gracieuses, que l'on
n'attendait jamais la troisième pour faire partir des millions
d'applaudissemens: c'était elle-même qui me dispensait de faire aucun
frais à cet égard.

Après la cérémonie du baptême du roi de Rome, l'empereur alla s'établir
à Saint-Cloud; il y passa le reste du temps qui précéda son départ pour
la campagne de 1812.

Avant de quitter la France, il termina toutes les affaires qui ne
pouvaient se résoudre sans sa présence; il avait cette habitude toutes
les fois qu'il allait faire un voyage: ordinairement il prenait chaque
ministre à part pour lui donner une instruction particulière, lorsqu'il
voulait qu'il fît quelque chose qui ne devait pas devenir le sujet d'une
correspondance. Il était soigneux de toutes les plus petites affaires;
il n'en trouvait pas qui ne fussent dignes de l'occuper, et lorsqu'il
était à la dernière semaine de son séjour, il répondait à tout ce que
les ministres avaient d'affaires encore tenantes: il appelait cela
_nettoyer son cabinet_, parce qu'il donnait des solutions à une quantité
de propositions qui lui avaient été adressées depuis long-temps, et sur
lesquelles on était resté sans réponse.

À l'occasion de son départ, il m'entretint de tout ce qu'il voulait que
je fisse pendant son absence: c'était une instruction générale qu'il me
donnait, et qui était bien loin d'être aussi sévère que le supposaient
les hommes qui ont passé leur vie à le peindre comme un tyran qui
n'avait ni justice ni bonté dans le coeur; c'était précisément les deux
qualités dont il était inépuisable; il savait un gré infini à celui qui
lui fournissait une occasion de rendre justice, et l'on ne pouvait pas
craindre de le solliciter, car il n'était jamais las d'accorder.

Je ne veux cependant pas disconvenir qu'il n'y ait eu beaucoup d'actes
de son administration qui ont été vexatoires pour des particuliers, et
même ruineux pour quelques familles. Il n'y en a presque pas sur
lesquels je ne pusse le justifier, car toutes les mesures acerbes qu'il
a prises dans certaines circonstances étaient d'avance sollicitées par
des rapports officiels qui lui étaient adressés par ceux qu'il avait
chargés de l'instruire de la vérité et de lui proposer le remède à ce
dont on se plaignait. C'était en particulier le soin du conseil d'État,
auquel il renvoyait tout ce qui était de législation, d'administration
ou de droit public. Indépendamment de cela, il avait permis à quelques
personnes[18] de lui écrire confidentiellement sur l'état de l'opinion
publique en général, et sur celle que l'on avait des actes particuliers
de son gouvernement. On ne pouvait pas avoir pris plus de précautions
pour éviter tout ce qui pouvait lui donner un air tyrannique, et il est
à croire que, si un généreux dévoûment avait animé ceux qui étaient
honorés de cette confiance, personne n'aurait eu à se plaindre de la
moindre lésion à son égard.

Mais il n'est que trop commun de rencontrer des hommes qui craignent de
dire des choses qui déplaisent, ou qui ne savent dire des vérités
pénibles que d'une manière désagréable; c'est ainsi que, manquant le but
pour lequel ils avaient été mis en communication avec le chef du
gouvernement, ils ne l'ont, le plus souvent, entretenu que de
métaphysique, au lieu de lui parler de tout ce qui avait l'air d'être
aperçu par tout le monde. Ils ont méconnu que, lorsque l'empereur
appelait des informations, il fallait courageusement fouler aux pieds
l'intrigue, l'envie, les courtisans et toute la flatterie, pour faire
parvenir la vérité au fond des palais où elle semble ne devoir jamais
arriver. L'empereur l'avait probablement reconnu lui-même, lorsqu'il
mettait tant de soins pour l'attirer jusqu'à lui, et je suis
particulièrement de l'opinion que, si une malheureuse influence n'avait
pas éloigné tout ce qui pouvait le servir, il n'eût pas cessé d'être
entouré de tout ce que la France avait d'hommes éclairés, hommes qu'on
lui a peints continuellement comme ses ennemis, et dont on est parvenu à
le détacher. Cette fatale influence avait écarté tout ce qui pouvait lui
offrir des vues utiles; et je dois dire à la face du monde, que
l'empereur n'a jamais eu une mauvaise intention pour ces personnes-là,
sans qu'elle lui ait été suscitée par un rapport mensonger, en sorte que
c'est moins à lui qu'il faut s'en prendre qu'à l'auteur du faux rapport.

Dans l'instruction que l'empereur me donna avant son départ, il ne cessa
de me recommander de ne pas être dur, de ménager tout le monde. Il
m'observa qu'on ne gagnait jamais rien à se faire des ennemis, et que,
dans le ministère de la police surtout, il fallait avoir la main légère;
il me recommanda dix fois de ne faire arrêter personne arbitrairement,
et d'avoir grand soin de mettre toujours le bon droit de mon côté.

C'est dans cette conversation qu'il me parla de la guerre qu'il était
encore forcé d'entreprendre: il se plaignit d'avoir été mal servi, et de
se trouver obligé à faire la guerre à la Russie seul cette année, pour
n'avoir pas l'Autriche et la Prusse contre lui l'année suivante; il me
dit que dans ce moment, il avait une armée nombreuse, suffisante pour
cette entreprise, tandis qu'elle pourrait devenir inférieure, si l'année
suivante il avait des ennemis de plus à combattre. Il regrettait
vivement d'avoir eu confiance dans les sentimens qui l'avaient décidé à
faire la paix à Tilsit, et répétait souvent: «Celui qui m'aurait évité
cette guerre m'aurait rendu un grand service; mais enfin la voilà, il
faut s'en tirer.»

Il espérait n'employer les efforts de son armée que pendant la première
campagne, et faire la seconde avec une armée polonaise qu'il aurait fait
lever en parcourant les vastes provinces de ce pays.



CHAPITRE XIX.

Préparatifs pour la campagne de Russie.--M. de
Talleyrand.--Spéculations.--Conseil extraordinaire.--Départ de
l'empereur.--Dresde.--Le roi de Prusse.--Opérations des armées
d'Espagne.--Fâcheuses conséquences de l'indépendance des généraux.


L'empereur avait, ainsi qu'il l'avait fait en 1807, le projet d'imprimer
un grand mouvement national à la Pologne, vers laquelle il avait fait
diriger toutes les ressources des arsenaux de France, qui restèrent
vides, sans que cette immense quantité d'objets de guerre eussent été
utiles au salut de notre malheureux pays; les ordres de l'empereur
furent exécutés avec bien peu d'intelligence; tout ce qu'il avait amassé
à grands frais fut gaspillé en quelques semaines. L'exécution de toutes
ses vastes conceptions était confiée à des hommes qui croyaient avoir
tout fait en écrivant une lettre à quelqu'un qui en écrivait une à un
autre, et ainsi de suite.

C'était au centre de la Pologne qu'il voulait établir la puissance qu'il
allait déployer dans cette campagne; il avait prévu tout ce dont son
armée manquerait, aussi avait-il fait faire des achats immenses de
denrées et de boissons qui devaient être transportées dans ces contrées.
Les mêmes soins avaient été pris pour l'habillement et la chaussure du
soldat.

Comme général en chef, il n'avait rien omis; si l'on avait exécuté la
moitié des dispositions qu'il avait prescrites, l'armée aurait trouvé à
chaque vingt lieues des soulagemens et même l'abondance, au lieu
d'éprouver les privations qu'elle a endurées.

Pour donner ce grand mouvement à la Pologne, l'empereur voulait emmener
M. de Talleyrand; il se rappelait la manière dont ce diplomate avait
servi à Varsovie en 1806 et 1807, c'était encore le même rôle qu'il lui
réservait; il lui en avait parlé, et M. de Talleyrand avait accepté.
L'empereur, qui prévoyait peut-être quelque intrigue, lui avait défendu
d'en parler, et dans le fait il n'en parla à personne; mais il donna à
des banquiers de Vienne des ordres que ceux-ci laissèrent transpirer.
Ces ordres, qui pouvaient ne concerner que des soins domestiques, furent
présentés dans le monde comme un commencement d'agiotage et signalés
comme tels par le ministre que nous avions à Vienne. L'empereur fut
outré de cette manie de spéculations; il m'en parla, me dit qu'il ne
concevait rien à cette avidité d'argent, qu'il ne comprenait pas surtout
que le diplomate eût parlé d'une chose sur laquelle il lui avait
expressément recommandé le secret, qu'il ne pouvait plus se confier à
lui et renonçait à l'employer. Cette résolution, indépendamment des
motifs assez graves qui l'avaient dictée, pouvait bien ne pas avoir été
combattue par le ministre des relations extérieures. Ces deux hommes
d'État vivaient en assez mauvaise intelligence. M. de Bassano avait même
déclaré que, si M. de Talleyrand était employé, il fallait que lui-même
renonçât à suivre l'empereur, persuadé qu'il était que l'on ne
négligerait rien pour faire manquer toutes les mesures qu'il croirait
devoir prendre: conviction qui n'était pas dénuée de fondement, car M.
de Talleyrand n'avait pas la réputation d'applaudir aux succès de ses
anciens amis.

L'empereur, ayant réglé, par un ordre de service, la manière dont il
voulait que l'on conduisît les affaires du gouvernement pendant son
absence, assembla un conseil extraordinaire des ministres, auquel
assistèrent M. l'archi-chancelier et M. de Talleyrand. C'était dans les
premiers jours de mai. Il déclara qu'il partirait la nuit même pour
cette entreprise, qui eut une issue d'autant plus déplorable qu'elle
aurait été sans exemple dans l'histoire, si elle avait réussi.

C'est à ce même conseil que l'empereur parla des inquiétudes qu'il avait
que, pendant son éloignement, les Anglais ne vinssent enlever le Pape à
Savone et le conduire à Rome pour occasionner un mouvement en Italie. Il
témoigna l'intention de le faire venir à Paris; mais les membres du
conseil, dont il prit l'avis, pensèrent qu'il fallait l'éloigner de
Savone, mais ne pas l'amener à Paris, en sorte que l'empereur se
détermina à le faire venir à Fontainebleau, ajoutant qu'il donnerait des
ordres à ce sujet, mais que j'eusse à faire mes dispositions pour faire
voyager commodément le S.-Père, et éviter le fracas d'un voyage qui
serait la matière de toute sorte de conjectures.

Il s'entretint peu de son entreprise: il dit seulement qu'elle était
grande et présentait beaucoup de difficultés qu'il espérait cependant
surmonter. Il garda le conseil assez long-temps, et partit dans la nuit
pour Dresde. L'impératrice l'y accompagna, ayant témoigné le désir de
revoir son père. Il vint à Dresde ainsi que le roi de Prusse, qui y
amena le prince royal, son fils aîné.

Il y eut dans cette capitale de la Saxe une seconde représentation de la
réunion d'Erfurth; chacun des hôtes s'empressa de donner à l'empereur
des témoignages d'affection et de cordialité qui n'avaient pas l'air
d'être des adieux.

L'empereur resta à Dresde quinze jours, qu'il prit sur ceux du beau
temps, déjà trop court pour sa campagne; il crut devoir témoigner ainsi
son empressement à répondre aux politesses de ses alliés. Il n'y en
avait pas un qui ne sût bien dans quel but l'empereur ouvrait cette
campagne, et il n'y en eut pas un qui pensât à autre chose qu'à
s'attacher à sa fortune. Après ce délai, l'empereur partit pour les
bords de la Basse-Vistule, qu'il passa à Thorn, de là il vint visiter
Dantzick, et rejoignit son armée, qui marchait sur le Niémen.

Ayant de quitter Dresde, il avait nommé M. l'archevêque de Malines, qui
le suivait en qualité d'aumônier, son ambassadeur près du gouvernement
polonais résidant à Varsovie, où le prélat se rendit avec les pouvoirs
de l'empereur, et comme l'organe de tout ce qu'il serait dans le cas de
demander à ce gouvernement pendant la campagne. Ce fut donc lui qui fut
chargé, à Varsovie, du rôle qui était d'abord destiné à M. de
Talleyrand, que l'empereur avait laissé à Paris. M. de Bassano le suivit
en qualité de ministre des relations extérieures, ainsi que M. Daru en
qualité de ministre secrétaire d'État.

L'impératrice quitta Dresde, et pour jouir quelque temps de plus du
plaisir d'être avec son père, elle alla à Prague, où elle resta une
quinzaine avant de revenir à Paris.

Je reprends le récit des affaires d'Espagne.

Après la levée du siége de Badajoz, l'armée de Portugal protégea le
réapprovisionnement de cette place et les réparations dont ses
fortifications avaient besoin. Ce but rempli, elle s'établit dans la
vallée du Tage, son quartier-général à Naval-Méral, prête à se porter
soit sur Badajoz, soit sur Rodrigo, selon le point d'attaque que
choisirait l'ennemi. Rodrigo appartint dès-lors à l'armée du nord de
l'Espagne qui occupa Salamanque avec une division. L'armée de Portugal
se trouva ainsi entre l'armée du nord et celle du midi prête à lier ses
opérations avec elles suivant les circonstances.

Vers le mois d'août, l'armée anglaise passa le Tage, ne laissant sur la
frontière de l'Alemtejo que la deuxième division commandée par le
général Hill; elle vint s'établir aux environs d'Alméida et de Rodrigo,
la division légère au-delà de l'Aguéda. Des bruits circulèrent que le
duc Wellington avait l'intention de faire le siége de Rodrigo, et que
des approvisionnemens se formaient pour cet objet. Marmont porta des
troupes sur le col de Baños et cantonna une grande partie de l'armée
entre ce col et le Tage; il établit son quartier-général à Placentin,
afin d'être à portée d'être instruit et d'agir avec célérité. Le mois
d'août et une grande partie de septembre se passèrent ainsi. Rodrigo
manquait de vivres, et l'armée du nord de l'Espagne faisait ses
dispositions pour y conduire un grand convoi. Elle allait le faire
soutenir par douze mille hommes, mais ces troupes étaient trop peu
nombreuses pour oser approcher de l'armée anglaise avec un tel embarras.
Le concours de l'armée de Portugal était donc nécessaire. Marmont la mit
en mouvement pour appuyer cette marche et le ravitaillement. Les
mouvemens furent combinés; l'armée de Portugal déboucha du col de Baños
et se porta sur Rodrigo par Tamamès et Tembron, tandis que le convoi de
l'armée du nord passa par Saumuños.

Tout le corps d'armée du nord marchait avec le convoi; l'ennemi n'ayant
point présenté de forces, l'infanterie de l'armée de Portugal resta
échelonnée sur la route qu'elle avait prise, sa cavalerie seule se porta
sur Rodrigo. Le but de l'opération effectué, il y en avait un autre à
remplir, c'était de reconnaître si l'ennemi avait fait des préparatifs
pour le siége de Rodrigo. L'armée ennemie n'était pas rassemblée, on
pouvait, en faisant une forte reconnaissance, nettoyer les environs et
chercher à pénétrer ses projets. La cavalerie de l'armée du nord fut
chargée d'agir sur le chemin d'Alméida à Spéja, et celle de Portugal
marcha sur El-Bodon. L'infanterie de l'armée du nord étant venue jusqu'à
Rodrigo, Marmont demanda au général Dorsenne de faire appuyer sa
cavalerie par une de ses divisions. À peine sorti de Rodrigo, on aperçut
une brigade de cavalerie anglaise sur les hauteurs d'El-Bodon, et peu
après deux brigades d'infanterie, mais séparées entr'elles et ne pouvant
se réunir; Marmont donna l'ordre au général Montbrun de les culbuter et
de s'emparer de toutes les hauteurs avec sa cavalerie, ce qui fut
exécuté en un moment. Des charges furent vainement exécutées sur
l'infanterie: elle se retira en ordre, résista à tous les efforts qui
furent tentés à diverses reprises, et les deux brigades parvinrent à se
réunir à Fuente-Guinaldo, où quelques retranchemens avaient été
préparés. La division d'infanterie de l'armée du nord était restée à une
assez grande distance, et n'avait pas exécuté ou reçu les ordres qui
devaient lui être donnés par le général Dorsenne: elle manqua sur le
terrain au moment où, soutenue par la cavalerie de Marmont, elle aurait
donné les moyens de s'emparer de Fuente-Guinaldo, lieu de rassemblement
indiqué pour l'armée anglaise. La nuit arriva, et empêcha de profiter de
la position très critique dans laquelle celle-ci était placée. L'ayant
trouvée ainsi décousue, Marmont appela à lui toutes ses troupes, elles
ne purent être réunies que le lendemain au soir; mais, l'armée anglaise,
de son côté, avait appelé ses divisions, et pris une position
respectable. Marmont voulait profiter de la circonstance où il avait le
renfort de l'armée du nord, pour combattre l'armée anglaise; mais dans
la nuit elle opéra sa retraite sur Sabugal. Le lendemain matin, il ne
lui resta plus qu'à la poursuivre pendant plusieurs lieues; mais elle se
trouvait hors d'atteinte des troupes. L'objet de la réunion avait été
rempli, un plus long séjour sur ce point n'avait plus de but; les deux
armées, après avoir mis Rodrigo dans le meilleur état de défense,
rentrèrent dans leurs cantonnemens. Le duc de Raguse, tranquille sur le
sort de Rodrigo, et forcé, pour pouvoir vivre, de changer sa position,
enfonça ses troupes dans la vallée du Tage, mit son quartier-général à
Talaveira, et occupa Tolède, qui lui fut cédé par le roi d'Espagne sur
l'ordre de l'empereur. Mais tel était dans ces temps malheureux l'esprit
de vertige des individus les plus intéressés aux opérations de l'armée,
que le roi Joseph, avant de remettre cette province à Marmont, et quand
l'armée qui la défendait et sans laquelle il ne pouvait demeurer
tranquille à Madrid, mourait de faim, fit vendre les magasins de
subsistances qui y avaient été rassemblés à grande peine.

Les troupes de l'armée de Portugal étaient à peine rentrées de leur
expédition sur Rodrigo et établies dans leurs nouveaux cantonnemens, que
le duc de Raguse reçut l'ordre de faire un fort détachement pour
soutenir au besoin le maréchal Suchet, qui faisait ses dispositions pour
attaquer Valence: ce détachement devait se mettre en communication avec
l'armée d'Aragon et la joindre, s'il était nécessaire. L'ordre était
ainsi conçu:

     Paris, le 21 novembre 1811;

«L'empereur me charge de vous faire connaître, monsieur le maréchal, que
l'objet le plus important en ce moment est la prise de Valence.
L'empereur ordonne que vous fassiez partir un corps de troupes qui,
réuni aux forces que le roi détachera de l'armée du centre, se dirige
sur Valence pour appuyer l'armée du maréchal Suchet jusqu'à ce qu'on
soit maître de cette place.

«Faites exécuter sans délai cette disposition de concert avec S. M. le
roi d'Espagne, et instruisez-moi de ce que vous aurez fait à cet égard.
Nous sommes instruits que les Anglais ont vingt mille malades, et qu'ils
n'ont pas vingt mille hommes sous les armes, en sorte qu'ils ne peuvent
rien entreprendre; l'intention de l'empereur est donc que douze mille
hommes, infanterie, cavalerie et sapeurs, marchent de suite sur Valence,
que vous détachiez même trois à quatre mille hommes sur les derrières,
et que vous, monsieur le maréchal, soyez en mesure de soutenir la prise
de Valence. Cette place prise, le Portugal sera près de sa chute, parce
qu'alors, dans la bonne saison, l'armée de Portugal sera augmentée de
vingt-cinq mille hommes de l'armée du midi et de quinze mille du corps
du général Reille, de manière à réunir plus de quatre-vingt mille
hommes. Dans cette situation, vous recevriez l'ordre de vous porter sur
Elvas, et de vous emparer de tout l'Alemtejo dans le même temps que
l'armée du nord se porterait sur la Coa avec une armée de quarante mille
hommes. L'équipage de pont qui existe à Badajoz servirait à jeter des
ponts sur le Tage; l'ennemi serait hors d'état de rien opposer à une
pareille force, qui offre toutes les chances de succès sans présenter
aucun danger. C'est donc Valence qu'il faut prendre. Le 6 novembre, nous
étions maîtres d'un faubourg; il y a lieu d'espérer que la place sera
prise en décembre, ce qui vous mettrait, monsieur le duc, à portée de
vous trouver devant Elvas dans le courant de janvier. Envoyez-moi votre
avis sur ce plan d'opérations, afin qu'après avoir reçu l'avis de la
prise de Valence, l'empereur puisse vous donner des ordres positifs.

«Le prince de Wagram et de Neuchâtel, major-général.»

     «_Signé_: ALEXANDRE.»

On ne peut s'empêcher de remarquer que cette lettre du 21 novembre n'a
pu arriver à Marmont qu'en décembre. Berthier comptait sur la prise de
Valence en décembre; alors à quoi bon le détachement ordonné à Marmont?
Il eut la conséquence qu'il devait avoir: il fut inutile à Suchet,
affaiblit Marmont, et compromit Rodrigo. J'ai entendu l'empereur maudire
la pensée de ce détachement.

L'ordre était positif, le duc de Raguse envoya deux divisions
d'infanterie et une de cavalerie, sous les ordres du général Montbrun,
pour remplir cet objet; mais la nullité de la résistance de Black rendit
ce secours superflu, et l'opération du général Montbrun se réduisit à
une course qu'il poussa jusqu'à Alicante, et à son retour sur Tolède.
C'est au commencement de décembre que ce mouvement avait commencé.

Le 13 décembre 1811, l'empereur fit connaître au duc de Raguse les
nouvelles dispositions qu'il avait arrêtées, et dont l'objet principal
était d'être à même de retirer des troupes d'Espagne, et principalement
toute la garde, qui était dans le gouvernement du nord. D'après ces
nouveaux arrangemens, le maréchal devait porter toutes ses troupes dans
la vallée de la Tormès, et son quartier-général à Valladolid ou à
Salamanque. Les provinces de Talaveira, d'Avila, Valladolid, Léon, les
Asturies, Benavente, Astorga, etc., devaient faire partie de
l'arrondissement de l'armée. Les mouvemens devaient s'exécuter sans
retard, et son armée devait être augmentée de la 7e division, qui était
à Salamanque, et de la 8e, qui était dans les Asturies.

Le 5 janvier 1812, Marmont donna l'ordre de mouvement à toutes les
divisions de l'armée de Portugal pour se rendre dans les provinces
respectives qu'elles devaient occuper, et les troupes marchèrent chacune
dans la direction qui leur était propre, tout le matériel et
l'artillerie par le Guadarama; le détachement du général Montbrun était
en pleine opération dans la Manche.

Il arriva le 8 janvier à Valladolid; il s'occupa des soins
d'administration que le nouveau système rendait nécessaires, et à
préparer le ravitaillement de la place de Rodrigo ainsi que le
relèvement de la garnison, qui devait avoir lieu aussitôt que l'armée
serait réunie.

Le 15, il reçut une lettre de Salamanque, datée du 13, qui lui annonçait
que l'armée ennemie avait pris position en avant de l'Agueda, bloquait
Rodrigo et se disposait à en faire le siége.

Il envoya sur-le-champ dans toutes les directions à la rencontre des
diverses colonnes, afin de les faire converger des points où elles se
trouvaient pour se rendre à Salamanque; il calcula que la majeure partie
de l'armée y serait réunie le 25, et que par conséquent il pourrait
livrer bataille à l'armée anglaise sous Rodrigo le 29. Il partit de
Valladolid de sa personne le 18. Le 20, il arriva à Fuente-el-Famo, où
il reçut la nouvelle de la prise de Rodrigo, enlevée par l'armée
anglaise le 18. Ainsi cette place, qui s'était défendue pendant cinq
semaines contre l'armée française, qui était en bon état de défense, et
dont la force avait été augmentée par une lunette qui devait prolonger
de huit jours sa défense, avait succombé en cinq jours de temps à dater
de celui de l'investissement. Cette circonstance changeait toutes les
combinaisons: il ne restait plus à Marmont qu'à prendre une disposition
défensive qui le mît à même de réunir ses troupes à la première
apparence d'offensive de l'ennemi.

Les troupes appuyées sur la rive gauche du Tage, ayant action sur la
rive droite par les fortifications d'Almaraz et le fort de Miravets, qui
assurait les moyens de déboucher sur le plateau et barrait la route,
empêchaient que l'ennemi pût amener du canon sur Almaraz. La masse des
troupes était d'Avila à Valladolid et à Zamora; Astorga était occupé, et
une division était au débouché des Asturies, dans la province de Léon.
Le duc de Raguse s'occupa sans relâche d'élever des fortifications
permanentes à Salamanque, au moyen de trois grands couvens qui formaient
trois bons forts, et, qui, par le système adopté, forçaient à une
attaque régulière de plusieurs jours. Ces fortifications se trouvaient
être la tête de la position de l'armée de Portugal et protégeaient ses
magasins et ses dépôts.

Les choses étaient dans cet état lorsque les Anglais résolurent de
continuer leur offensive et de se porter sur Badajoz. En conséquence,
après avoir mis en état de défense Rodrigo, ils firent un mouvement
au-delà du Tage et laissèrent seulement deux divisions sur l'Agueda.
Marmont se flattait de les arrêter, à l'aide de la position qu'il avait
prise. Il avait action sur la rive gauche du Tage, ses moyens de passage
étaient prêts, ses approvisionnemens rassemblés sur un point; il
espérait pouvoir déboucher à temps pour faire sa jonction avec l'armée
du midi, et empêcher le siége de Badajoz, ou le faire lever, s'il était
commencé. L'empereur jugea ce système trop timide; il donna les ordres
les plus impératifs pour faire une diversion dans le nord du Portugal,
afin d'y rappeler les principales forces de l'armée anglaise. La dépêche
transmise par le major-général était ainsi conçue:

     Paris, le 18 février 1812.

«Sa Majesté n'est pas satisfaite de la direction que vous donnez à la
guerre. Vous avez la supériorité sur l'ennemi, et au lieu de prendre
l'initiative, vous ne cessez de la recevoir. Quand le général Hill
marche sur l'armée du midi avec quinze mille hommes, c'est ce qui peut
vous arriver de plus heureux; cette armée est assez forte et assez bien
organisée pour ne rien craindre de l'armée anglaise, aurait-elle quatre
ou cinq divisions réunies.

«Aujourd'hui l'ennemi suppose que vous allez faire le siége de Rodrigo;
il approche le général Hill de sa droite afin de pouvoir le faire venir
à lui à grandes marches, et vous livrer bataille réunis, si vous voulez
reprendre Rodrigo. C'est donc au duc de Dalmatie à tenir vingt mille
hommes pour le contenir et l'empêcher de faire ce mouvement, et si le
général Hill passe le Tage, de se porter à sa suite ou dans l'Alemtejo.
Vous ayez le double de la lettre que l'empereur m'a ordonné d'écrire au
duc de Dalmatie le 10 de ce mois, en réponse à la demande qu'il vous
avait faite de porter des troupes dans le midi; c'est vous, monsieur le
maréchal, qui deviez lui écrire pour lui demander de porter un grand
corps de troupes vers la Guadiana, pour maintenir le général Hill dans
le midi et l'empêcher de se réunir à lord Wellington... Les Anglais
connaissent assez l'honneur français pour comprendre que ce succès (la
prise de Rodrigo) peut devenir un affront pour eux, et qu'au lieu
d'améliorer leur position, l'occupation de Ciudad-Rodrigo les met dans
l'obligation de défendre cette place. Ils nous rendent maîtres du choix
du champ de bataille, puisque vous les forcez à venir au secours de
cette place et à combattre dans une position si loin de la mer. Je ne
puis que vous répéter les ordres de l'empereur. Prenez votre
quartier-général à Salamanque, travaillez avec activité à fortifier
cette ville, réunissez-y un nouvel équipage de siége pour servir à armer
la ville, formez-y des approvisionnemens, faites faire tous les jours le
coup de fusil avec les Anglais, placez deux fortes avant-gardes qui
menacent, l'une Rodrigo, et l'autre Alméida; menacez les autres
directions sur la frontière de Portugal, envoyez des partis qui ravagent
quelques villages, enfin employez tout ce qui peut tenir l'ennemi sur le
qui-vive. Faites réparer les routes de Porto et d'Alméida. Tenez votre
armée vers Toro, Benavente. La province d'Avila a même de bonnes parties
où l'on trouverait des ressources. Dans cette situation qui est aussi
simple que formidable, vous reposez vos troupes, vous formez des
magasins, et avec de simples démonstrations bien combinées, qui mettent
vos avant-postes à même de tirer journellement des coups de fusil avec
l'ennemi, vous aurez barre sur les Anglais, qui ne pourront vous
observer... Ce n'est donc pas à vous, monsieur le duc, à vous disséminer
en faveur de l'armée du midi. Lorsque vous avez été prendre le
commandement de votre armée, elle venait d'éprouver un échec par sa
retraite de Portugal; ce pays était ravagé, les hôpitaux et les magasins
de l'ennemi étaient à Lisbonne; vos troupes étaient fatiguées, dégoûtées
par les marches forcées, sans artillerie, sans train d'équipages.
Badajoz était attaqué depuis longtemps; une bataille dans le midi
n'avait pu faire lever le siége de cette place. Que deviez-vous faire
alors? Vous porter sur Alméida pour menacer Lisbonne? Non, parce que
votre armée n'avait pas d'artillerie, pas de train d'équipages, et
qu'elle était fatiguée. L'ennemi, dans cette position, n'aurait pas cru
à cette menace; il aurait laissé approcher jusqu'à Coïmbre, aurait pris
Badajoz, et ensuite serait venu sur vous. Vous avez donc fait à cette
époque ce qu'il fallait faire: vous avez marché rapidement au secours de
Badajoz; l'ennemi avait barre sur vous, et l'art de la guerre était de
vous y commettre. Le siége a été levé, et l'ennemi est rentré en
Portugal; c'est ce qu'il y avait à faire... Dans ce moment, monsieur le
duc, votre position est simple et claire, et ne demande pas de
combinaisons d'esprit. Placez vos troupes de manière qu'en quatre
marches elles puissent se réunir et se grouper sur Salamanque; ayez-y
votre quartier-général; que vos ordres, vos dispositions annoncent à
l'ennemi que la grosse artillerie arrive à Salamanque, que vous y formez
des magasins... Si Wellington se dirige sur Badajoz, laissez-le aller;
réunissez aussitôt votre armée et marchez droit sur Alméida; poussez des
partis sur Coïmbre, et soyez persuadé que Wellington reviendra bien vite
sur vous.

«Écrivez au duc de Dalmatie et sollicitez le roi de lui écrire
également, pour qu'il exécute les ordres impératifs que je lui donne, de
porter un corps de vingt mille hommes pour forcer le général Hill à
rester sur la rive gauche du Tage. Ne pensez donc plus, monsieur le
maréchal, à aller dans le midi, et marchez droit sur le Portugal, si
lord Wellington fait la faute de se porter sur la rive gauche du Tage...
Profitez du moment où vos troupes se réunissent pour bien organiser et
mettre de l'ordre dans le nord. Qu'on travaille jour et nuit à fortifier
Salamanque; qu'on y fasse venir de grosses pièces, qu'on refasse
l'équipage de siége; enfin qu'on forme des magasins de subsistances.
Vous sentirez, monsieur le maréchal, qu'en suivant ces directions et en
mettant pour les exécuter toute l'activité convenable, vous tiendrez
l'ennemi en échec... En recevant l'initiative au lieu de la donner, en
ne songeant qu'à l'armée du midi, qui n'a pas besoin de vous,
puisqu'elle est forte de quatre-vingt mille hommes des meilleures
troupes de l'Europe, en ayant des sollicitudes pour les pays qui ne sont
pas sous votre commandement et abandonnant les Asturies et les provinces
qui vous regardent, un combat que vous éprouveriez serait une calamité
qui se ferait sentir dans toute l'Espagne. Un échec de l'armée du midi
la conduirait sur Madrid ou sur Valence, et ne serait pas de même
nature.

«Je vous le répète, vous êtes le maître de conserver barre sur lord
Wellington, en plaçant votre quartier-général à Salamanque, en occupant
en force cette position, et poussant de fortes reconnaissances sur les
débouchés. Je ne pourrais que vous redire ce que je vous ai déjà
expliqué ci-dessus. Si Badajoz était cerné seulement par deux ou trois
divisions anglaises, le duc de Dalmatie le débloquerait; mais alors lord
Wellington, affaibli, vous mettrait à même de vous porter dans
l'intérieur du Portugal, ce qui secourrait plus efficacement Badajoz que
toute autre opération... Je donne l'ordre que tout ce qu'il sera
possible de fournir vous soit fourni pour compléter votre artillerie et
pour armer Salamanque. Vingt-quatre heures après la réception de cette
lettre, l'empereur pense que vous partirez pour Salamanque, à moins
d'événemens inattendus; que vous chargerez une avant-garde d'occuper les
débouchés sur Rodrigo, et une autre sur Alméida; que vous aurez dans la
main au moins la valeur d'une division; que vous ferez revenir la
cavalerie et l'artillerie qui sont à la division du Tage... Réunissez
surtout votre cavalerie, dont vous n'avez pas de trop, et dont vous avez
tant de besoin...»

Le maréchal Marmont avait des idées tout opposées sur la manière dont la
guerre devait être conduite. Il les transmettait au major-général à peu
près en même temps que celui-ci lui expédiait la dépêche qu'on vient de
parcourir. Je reproduis sa lettre, parce qu'elle fait connaître au vrai
l'état des affaires dans la péninsule.

     Valladolid, le 23 février 1812.

     Au prince de Neuchâtel.

     «MONSEIGNEUR,

«J'ignore si Sa Majesté aura daigné accueillir d'une manière favorable
la demande que j'ai eu l'honneur d'adresser à Votre Altesse pour
supplier l'empereur de me permettre de faire sous ses yeux la campagne
qui va s'ouvrir; mais quelle que soit sa décision, je regarde comme mon
devoir de lui faire connaître, au moment où il semble prêt à s'éloigner,
la situation des choses dans cette partie de l'Espagne.

«D'après les derniers arrangemens arrêtés par Sa Majesté, l'armée de
Portugal n'a plus le moyen de remplir la tâche qui lui est imposée, et
je serais coupable, si, en ce moment, je cachais la vérité.

«La frontière se trouve très affaiblie par le départ des troupes qui ont
été rappelées par la prise de Rodrigo, qui met l'ennemi à même d'entrer
dans le coeur de la Castille en commençant un mouvement offensif; ensuite
par l'immense étendue de pays que l'armée est dans le devoir d'occuper,
ce qui rend toujours son rassemblement lent et difficile, tandis qu'il y
a peu de temps elle était toute réunie et disponible[19].

«Les sept divisions qui la composent s'élèveront, lorsqu'elles auront
reçu les régimens de marche annoncés, à quarante-quatre mille hommes
d'infanterie environ; il faut au moins cinq mille hommes pour occuper
les points fortifiés et les communications qui ne peuvent être
abandonnés; il faut à peu près pareille force pour observer l'Esla et la
couvrir contre l'armée de Galice, qui, évidemment, dans le cas d'un
mouvement offensif des Anglais, se porterait à Bénavente et à Astorga.
Ainsi, à supposer que toute l'armée soit réunie entre le Duero et la
Tormès, sa force ne peut s'élever qu'à trente-trois ou trente-quatre
mille hommes, tandis que l'ennemi peut présenter aujourd'hui une masse
de plus de soixante mille hommes, dont plus de moitié Anglais, bien
outillés et bien pourvus de toutes choses; et cependant que de chances
pour que les divisions du Tage se trouvent en arrière! Qu'elles n'aient
pu être ralliées promptement, et soient séparées de l'armée pendant les
momens les plus importans de la campagne; alors la masse de nos forces
réunies ne s'élèverait pas à plus de vingt-cinq mille hommes.

«Sa Majesté suppose, il est vrai, que, dans ce cas, l'armée du nord
soutiendrait celle de Portugal par deux divisions; mais l'empereur
peut-il être persuadé que, dans l'ordre de choses actuel, ces troupes
arriveront promptement et à temps?

«L'ennemi paraît en offensive: celui qui doit le combattre prépare ses
moyens; celui qui doit agir hypothétiquement attend sans inquiétude, et
laisse écouler en pure perte un temps précieux; l'ennemi marche à moi,
je réunis mes troupes d'une manière méthodique et précise, je sais, à un
jour près, le moment où le plus grand nombre au moins sera en ligne, à
quelle époque les autres seront en liaison avec moi, et, d'après cet
état de choses, je me détermine à agir ou à temporiser; mais ces
calculs, je ne puis les faire que pour des troupes qui sont purement et
simplement à mes ordres. Pour celles qui n'y sont pas, que de lenteurs!
que d'incertitudes et de temps perdu! J'annonce la marche de l'ennemi et
je demande des secours, on me répond par des observations; ma lettre
n'est parvenue que lentement, parce que les communications sont
difficiles dans ce pays; la réponse et ma réplique iront de même, et
l'ennemi sera sur moi. Mais comment pourrai-je, même d'avance, faire des
calculs raisonnables sur les mouvemens de troupes dont je ne connais ni
la force ni l'emplacement? Lorsque je ne sais rien de la situation du
pays, ni des besoins de troupes qu'on y éprouve? Je ne puis raisonner
que sur ce qui est à mes ordres, et puisque les troupes qui n'y sont pas
me sont cependant nécessaires pour combattre, et sont comptées comme
partie de la force que je dois opposer à l'ennemi, je suis en fausse
position, et je n'ai les moyens de rien faire méthodiquement et avec
connaissance de cause.

«Si l'on considère combien il faut de prévoyance pour exécuter le plus
petit mouvement en Espagne, on doit se convaincre de la nécessité qu'il
y a de donner d'avance mille ordres préparatoires sans lesquels les
mouvemens rapides sont impossibles. Ainsi les troupes du nord m'étant
étrangères habituellement, et m'étant cependant indispensables pour
combattre, le succès de toutes mes opérations est dépendant du plus ou
du moins de prévoyance et d'activité d'un autre chef: je ne puis donc
pas être responsable des événemens.

«Mais il ne faut pas seulement considérer l'état des choses pour la
défensive du nord, il faut la considérer pour celle du midi. Si lord
Wellington porte six divisions sur la rive gauche du Tage, le duc de
Dalmatie a besoin d'un puissant secours; si, dans ce cas, l'armée du
nord ne fournit pas de troupes pour relever une partie de l'armée de
Portugal dans quelques uns des postes qu'elle doit évacuer alors
momentanément, mais qu'il est important de tenir, et pour la sûreté du
pays et pour maintenir la Galice et observer les deux divisions ennemies
qui seraient sur l'Agueda, et qui feraient sans doute quelques
démonstrations offensives; si, dis-je, l'armée du nord ne vient pas à
son aide, l'armée de Portugal, trop faible, ne pourra pas faire un
détachement d'une force convenable, et Badajoz tombera. Certes, il faut
des ordres pour obtenir de l'armée du nord un mouvement dans cette
hypothèse, et le temps utile pour agir; si on s'en tenait à des
propositions et à des négociations, ce temps, qu'on ne pourrait
remplacer, serait perdu en vaines discussions. Je suis autorisé à croire
ce résultat.

«L'armée de Portugal est en ce moment la principale armée d'Espagne;
c'est à elle à couvrir l'Espagne contre les entreprises des Anglais;
pour pouvoir manoeuvrer, il faut qu'elle ait des points d'appui, des
places, des forts, des têtes de pont, etc. Il faut pour cela du matériel
d'artillerie, et je n'ai ni canons ni munitions à y appliquer, tandis
que les établissemens de l'armée du nord en sont tout remplis: j'en
demanderai, on m'en promettra, mais en résultat je n'obtiendrai rien.

«Après avoir discuté la question militaire, je dirai un mot de
l'administration. Le pays donné à l'armée de Portugal a des produits
présumés le tiers de ceux des cinq gouvernemens. L'armée de Portugal est
beaucoup plus nombreuse que l'armée du nord; le pays qu'elle occupe est
insoumis; on n'arrache rien qu'avec la force, et les troupes de l'armée
du nord ont semblé prendre à tâche, en l'évacuant, d'en enlever toutes
les ressources. Les autres gouvernemens, malgré les guérillas, sont
encore dans la soumission, et acquittent les contributions sans qu'il
soit besoin de contrainte. D'après cela, il y a une immense différence
dans le sort de l'une et de l'autre armée, et comme tout doit tendre au
même but, que partout ce sont les soldat de l'empereur, que tous les
efforts doivent avoir pour objet le succès des opérations, ne serait-il
pas juste que les ressources de tous ces pays fussent partagés
proportionnellement aux besoins de chacun; et comment y parvenir sans
une autorité unique?

«Je crois avoir démontré que, pour une bonne défensive du nord, le
général de l'armée de Portugal doit avoir toujours à ses ordres les
troupes et le territoire de l'armée du nord, puisque ces troupes sont
appelées à combattre avec les siennes, et que les ressources de ce
territoire doivent être en partie consacrées à les entretenir.

«Je passe maintenant à ce qui regarde le midi de l'Espagne.

«Une des tâches de l'armée de Portugal est de soutenir l'armée du midi,
d'avoir l'oeil sur Badajoz et de couvrir Madrid; et pour cela, il faut
qu'un corps assez nombreux occupe la vallée du Tage; mais ce corps ne
pourra subsister et ne pourra préparer des ressources pour d'autres
troupes qui s'y rendraient pour le soutenir, s'il n'a pas un territoire
productif, et ce territoire, quel autre peut-il être que
l'arrondissement de l'armée du centre? Quelle ville peut offrir des
ressources et des moyens dans la vallée du Tage si ce n'est Madrid?
Cependant aujourd'hui l'armée de Portugal ne possède, sur le bord du
Tage, qu'un désert qui ne lui offre aucune espèce de moyens, ni pour les
hommes, ni pour les chevaux, et elle ne rencontre, de la part des
autorités de Madrid, que haine, qu'animosité. L'armée du centre, qui
n'est rien, possède à elle seule un territoire plus fertile, plus étendu
que celui qui est accordé pour toute l'armée de Portugal; cette vallée
ne peut s'exploiter faute de troupes, et tout le monde s'oppose à ce que
nous en tirions des ressources. Cependant si les bords du Tage étaient
évacués par suite de la disette, personne à Madrid ne voudrait en
apprécier la véritable raison, et tout le monde accuserait l'armée de
Portugal de découvrir cette ville.

«Il existe, il faut le dire, une haine, une animosité envers les
Français, qu'il est impossible d'exprimer, dans le gouvernement
espagnol. Il existe un désordre à Madrid qui présente le spectacle le
plus révoltant. Si les subsistances employées en de fausses
consommations dans cette ville eussent été consacrées à former un
magasin de ressources pour l'armée de Portugal, les troupes qui sont sur
le Tage seraient dans l'abondance et pourvues pour long-temps; on
consomme 22 mille rations par jour à Madrid, et il n'y a pas 3,000
hommes: c'est qu'on donne et laisse prendre à tout le monde, excepté à
ceux qui servent. Mais bien plus, je le répète, c'est un crime que
d'aller prendre ce que l'armée du centre ne peut elle-même ramasser. Il
est vrai qu'il paraît assez conséquent que ceux qui, depuis deux ans,
trompent le roi, habillent et arment chaque jour des soldats qui, au
bout de deux jours, vont se joindre à nos ennemis, et semblent en vérité
avoir ainsi consacré un mode régulier de recrutement des bandes que nous
avons sur les bras, s'occupent de leur réserver des moyens de
subsistances à nos dépens.

«La seule communication carrossable entre la gauche et le reste de
l'armée de Portugal est par la province de Ségovie, et le mouvement des
troupes et des convois ne peut avoir lieu avec facilité, parce que,
quoique ce pays soit excellent et plein de ressources, les autorités de
l'armée du centre refusent de prendre aucune disposition pour assurer
leurs subsistances.

«Si l'armée de Portugal peut être affranchie du devoir de secourir le
midi, de couvrir Madrid, elle peut se concentrer dans la
Vieille-Castille, et elle s'en trouvera bien; alors tout lui devient
facile; mais si elle doit au contraire remplir cette double tâche, elle
ne le peut qu'en occupant la vallée du Tage, et dans cette vallée elle
ne peut avoir les ressources nécessaires pour y vivre, pour y manoeuvrer,
pour y préparer des moyens suffisans pour toutes les troupes qu'il
faudra y envoyer, qu'en possédant tout l'arrondissement de l'armée du
centre et Madrid. Ce territoire doit conserver les troupes qui
l'occupent à présent, afin qu'en marchant à l'ennemi, l'armée ne soit
obligée de laisser personne en arrière, mais qu'au contraire elle en
tire quelque secours pour sa communication. Elle a besoin surtout d'être
délivrée des obstacles que fait naître sans cesse un gouvernement
véritablement ennemi des armes françaises; quelles que soient les bonnes
intentions du roi, il paraît qu'il ne peut rien contre l'intérêt et les
passions de ceux qui l'environnent; il semble également que jusqu'à
présent il n'a rien pu contre les désordres qui ont lieu à Madrid,
contre l'anarchie qui règne à l'armée du centre. Il peut y avoir de
grandes raisons en politique pour que le roi réside à Madrid, mais il y
a mille raisons positives et de sûreté pour les armes françaises, qui
sembleraient devoir lui faire choisir un autre séjour. Et en effet, ou
le roi est général et commandant des armées, et dans ce cas il doit être
au milieu des troupes, voir leurs besoins, pourvoir à tout et être
responsable; ou il est étranger à toutes les opérations, et alors,
autant pour sa tranquillité personnelle que pour laisser plus de liberté
dans les opérations, il doit s'éloigner du pays qui en est le théâtre et
des lieux qui servent de points d'appui aux mouvemens de l'armée.

«La guerre d'Espagne est difficile dans son essence, mais cette
difficulté est augmentée de beaucoup par la division des commandemens et
par la grande diminution des troupes, que cette division rend encore
plus funeste. Si cette division a déjà fait tant de mal, lorsque
l'empereur, étant à Paris, s'occupant sans cesse de ses armées de la
péninsule, pouvait en partie remédier à tout, on doit frémir du résultat
infaillible de ce système, suivi avec diminution de moyens, lorsque
l'empereur s'éloigne de trois cents lieues.

«Monseigneur, je vous ai exposé toutes les raisons qui me semblent
démontrer jusqu'à l'évidence la nécessité de réunir sous la même
autorité toutes les troupes et tout le pays, depuis Bayonne jusques et y
compris Madrid et la Manche; en cela, je n'ai été guidé que par mon
amour ardent pour la gloire de nos armes et par ma conscience. Si
l'empereur ne trouvait pas convenable d'adopter ce système, j'ose le
supplier de me donner un successeur dans le commandement qu'il m'avait
confié. J'ai la confiance et le sentiment de pouvoir faire autant qu'un
autre, mais tout restant dans la situation actuelle la charge est
au-dessus de mes forces. De quelques difficultés que soit le
commandement général, quelqu'imposante que soit la responsabilité qui
l'accompagne, elles me paraissent beaucoup moindres que celles que ma
position entraîne en ce moment.

«Quelque flatteur que soit un grand commandement, il n'a de prix à mes
yeux que lorsqu'il est accompagné des moyens de bien faire: lorsque
ceux-ci me sont enlevés, alors tout me paraît préférable, et mon
ambition se réduit à servir en soldat. Je donnerai ma vie sans regret,
mais je ne puis rester dans la cruelle position de n'avoir pour résultat
de mes efforts et de mes soins de tous les momens, que la triste
perspective d'attacher mon nom à des événemens fâcheux et peu dignes de
la gloire de nos armes.

     «_Signé_, le maréchal duc de RAGUSE.»

Ces observations ne furent pas accueillies, l'ordre était positif; le
duc de Raguse n'eut plus qu'à obéir. Il rappela les troupes qu'il avait
sur le Tage, et se porta sur l'Agueda avec quatre divisions, seules
forces dont il pût disposer sans découvrir toute la frontière de la
Galice, qui était menacée par une armée espagnole, et abandonner ses
communications avec la France. Il se mit en mouvement sur la fin de
mars, débloqua Badajoz, passa l'Agueda, entra en Portugal, chassa les
Anglais qu'il avait devant lui, battit les milices portugaises et
envahit le Mondego. Mais pendant qu'il s'enfonçait ainsi dans ces
contrées difficiles, les Anglais poussaient vivement Badajoz. La place
succomba, et le maréchal fut obligé de se mettre en retraite, et regagna
Salamanque sans autre résultat que d'avoir harassé ses troupes.

Ces diverses opérations étaient achevées avant que l'empereur partît
pour la Russie; il fut fort mécontent du maréchal Marmont, et trouvait
qu'on menait ses affaires sans aucun talent; il observait qu'avec un peu
de combinaison on pouvait facilement réunir trois fois autant de troupes
qu'en avait l'armée anglaise, et vider la querelle dans une action dont
le résultat n'eût pas été douteux; mais que, faute de s'entendre, on se
sacrifiait réciproquement à quelques amours-propres, et qu'on allait
laisser le général anglais manoeuvrer avec toute son armée tour à tour
sur les corps de la nôtre, et la battre en détail. Si l'empereur avait
encore pu disposer de deux mois de son temps, il aurait été lui-même en
Espagne; mais il ne le pouvait pas sans de graves inconvéniens.

Après la perte de ces deux places (Rodrigo et Badajoz), la position
générale des affaires en Espagne dépendait d'une bataille que l'armée
anglaise devait nécessairement chercher l'occasion de livrer; on devait
donc se préparer à la recevoir, et savoir abandonner ce qu'il n'était
plus raisonnable de s'obstiner à conserver, d'autant plus que l'armée
anglaise manoeuvrait déjà sur la Castille, tandis que nos meilleures
troupes étaient devant Cadix, Malaga, Grenade, dans le royaume de
Valence, et sur les autres points de l'Espagne, où elles ne prirent
aucune part aux événemens qui devaient nécessairement décider de la
retraite forcée de toutes les positions qu'elles occupaient.

Indépendamment des armées d'opérations, il y avait une armée de réserve
dans la province de Biscaye, composée de deux bonnes divisions, dont une
était placée à Burgos. Le roi Joseph avait en outre à Madrid une forte
réserve; malheureusement tant d'excellentes troupes étaient éparses sous
des commandans différens, indépendans les uns des autres, sans centre
d'autorité qui pût leur imprimer une action uniforme. Il en résulta que
les arrondissemens de chaque corps d'armée devinrent autant de petites
vice-royautés, qui s'administraient d'autant de manières différentes et
qui ne reconnaissaient pas plus l'autorité du roi d'Espagne que celle du
roi de Maroc.

Le ministre de la guerre dirigeait de Paris les opérations qui se
faisaient en Biscaye et en Navarre, d'où il ne pouvait avoir de
nouvelles qu'au moyen d'un ou plusieurs bataillons qui escortaient le
courrier porteur de la correspondance; celle-ci n'arrivait à Paris que
lorsque d'autres événemens étaient déjà survenus au point d'où elle
était partie. Cet inconvénient n'était pas le seul; il fallait encore
tenir sur la ligne de communication une grande quantité de troupes qui
n'empêchaient cependant pas qu'elle fût interceptée. L'armée anglaise,
plus faible que la nôtre, mais réunie dans une même main, sous les
ordres d'un chef habile, était postée derrière Ciudad-Rodrigo, à Fuentes
de Honoro; il était évident qu'elle attaquerait l'armée de Marmont, car
elle ne présentait pas plus de difficultés à battre que celle
d'Andalousie, et le succès devait avoir des résultats bien différens de
ceux qu'auraient eus des revers que nous aurions éprouvés à l'extrémité
de l'Espagne.

On aurait donc dû tenir prête une combinaison pour mettre l'armée que
commandait Marmont en état de battre les Anglais; au lieu de cela, on
eut l'air d'ignorer qu'elle existât. Chacun ne pensa qu'à sa
responsabilité; on s'occupa de faire vivre les troupes, et on prit la
funeste habitude de laisser faire le temps.

L'armée anglaise l'employa mieux: nous verrons bientôt ce qu'elle fit.



CHAPITRE XX.

Force et composition de l'armée.--Passage du Niémen.--Les Russes se
mettent partout en retraite.--Bagration nous échappe.--L'empereur
devait-il s'arrêter sur la Dwina?--Considérations à ce sujet.


Pendant que les choses étaient dans l'état que j'ai indiqué dans le
chapitre précédent, l'empereur traversait l'intervalle qui sépare la
Vistule du Niémen.

C'est ici le cas de nombrer son immense armée, et de retracer ses
opérations, dont je ne puis parler que sommairement puisque je n'y ai
pas pris part.

On l'évaluait en masse à quatre cent mille hommes, Français,
Autrichiens, Prussiens, Polonais, Saxons, Westphaliens, Wurtembergeois,
Hollandais, princes confédérés, Suisses, Italiens, Napolitains.

L'artillerie française, à elle seule, comptait vingt mille chevaux du
train, la cavalerie au-delà de cent mille; que l'on ajoute à ce nombre
ceux des officiers et des bagages, et l'on verra ce que cela devait
gaspiller par jour.

Le reste était en infanterie.

L'armée passa la Vistule dans l'ordre suivant, à partir de la gauche.

Le maréchal Macdonald commandait les Prussiens.

Le maréchal Oudinot et le général St-Cyr, les Bavarois et trois
divisions françaises.

Le vice-roi d'Italie, les Italiens.

Le maréchal Ney, des Français.

Le maréchal Davout, des Français.

Le général Junot, des Wurtembergeois et des Westphaliens.

Le prince Poniatowski, les Polonais.

Le général Reynier, les Saxons.

Le prince Schwartzenberg, les Autrichiens.

Le roi de Naples, la cavalerie.

Le maréchal Lefèbvre, l'infanterie de la garde.

Le maréchal Bessières, la cavalerie de la garde.

Le maréchal Victor organisait un corps de réserve sur les derrières.

Le maréchal Augereau veillait à la sûreté de l'Allemagne.

Pendant que cette croisade s'approchait de la Russie, on tenait en
réserve en France cent mille gardes nationaux que l'on avait réunis sur
les points les plus vulnérables, comme Paris, Cherbourg, Brest,
Rochefort, Toulon, Turin, Strasbourg, Anvers. Ils étaient habillés,
équipés comme des troupes régulières, et commandés par des anciens
officiers de l'armée, retirés ou réformés du service.

Aucune époque de l'histoire ne parle d'armemens aussi considérables que
ceux qui signalèrent cette fatale année 1812.

Ce fut du 10 au 15 juin que l'armée passa le Niémen sur trois ponts qui
furent jetés à côté l'un de l'autre, et à une demi-lieue de Kowno. Elle
prit le chemin de Wilna où étaient, peu de jours auparavant, l'armée
russe et l'empereur Alexandre lui-même.

On ne rencontra les troupes légères de l'ennemi qu'aux approches de
Wilna, qu'il évacua pour se mettre en retraite sur la Dwina, en suivant
plusieurs directions. Le plus considérable de ses corps était en face de
notre droite, c'est-à-dire vers Grodno. Il prit sa direction par
Bobruisk vers Mohilow.

La majeure partie de l'armée ennemie se retira sur Drissa, où elle avait
un vaste camp retranché. Notre armée se mit à sa poursuite; l'empereur
fit marcher le maréchal Davout de manière à obliger le corps qu'il avait
devant lui, à obliquer à droite, afin de l'empêcher de se réunir à ceux
qui se ralliaient derrière la Dwina. Ce fut le seul qui fut compromis
dans ce premier mouvement; il était commandé par le prince Bragation. Si
le maréchal Davout avait pu, comme l'avait ordonné l'empereur, l'isoler
tellement, s'il n'était pas possible de le détruire, qu'il devînt
inutile à l'armée principale, il est probable que cette percée au centre
de l'armée russe, aurait décidé de la campagne. Privée de la masse de
troupes que le maréchal chassait devant lui, elle n'eût pas été en état
de réunir plus de 80,000 hommes.

On entra à Wilna le 21 juin, sans avoir eu d'engagement. L'empereur
resta quelques jours dans cette ville, pour faire marcher les différens
corps de son armée, dans les directions où il voulait les porter.

Le maréchal Macdonald, qui avait passé le Niémen à Tilsit, se dirigea
sur Riga. La cavalerie s'avança sur Drissa, où l'on supposait que les
Russes voudraient défendre le camp retranché qu'ils y avaient construit.
Elle le trouva évacué, et apprit qu'il n'y avait qu'un petit corps sous
les ordres du général Witgenstein, qui était de l'autre côté de la
Dwina, en face du camp retranché. L'empereur lui opposa le maréchal
Oudinot, et prit, avec le reste de l'armée, la route de Smolensk. Le
maréchal Davout marchait toujours à la même hauteur que la tête de la
colonne du prince Bragation, et le forçait si fort d'appuyer à droite,
que ce corps d'armée fut obligé d'aller passer le Dniéper pour rejoindre
la portion de l'armée russe qui avait pris sa marche sur la Dwina. À la
vérité, il fit un grand détour, mais il arriva à son but, et rendit à
l'armée ennemie une masse de forces, qui eût été perdue pour elle, si
les ordres de l'empereur avaient été exécutés. La réussite de ce
mouvement équivalut pour les Russes à une bataille gagnée. Les pertes
qu'ils avaient faites se bornaient à quelques lieues carrées; ils
étaient désormais réunis et en mesure de moins redouter un engagement.
Ils le refusèrent cependant; ils continuèrent leur retraite en dévastant
tout ce qu'ils laissaient derrière eux. Ils se rapprochaient de leurs
moyens, tandis que l'armée française, qui avait besoin de les forcer à
livrer bataille, était obligée de les suivre au milieu des vastes
solitudes où elle devait être accablée.

De tous les peuples de l'Europe, il n'y a que les Russes pour lesquels
une dévastation aussi générale ne soit pas une destruction complète. En
effet, dans un pays où les constructions sont en bois, ce n'est pas
imposer un grand sacrifice à la nation à laquelle il faut moins d'un an
pour tout réparer.

L'on a beaucoup dit que c'était une barbarie de tout brûler ainsi, on en
a accusé les Français; mais les Russes étaient trop intéressés à ce que
les incendies s'exécutassent rigoureusement pour en remettre le soin à
ceux qui avaient intérêt à tout conserver. Au reste, on sait aujourd'hui
à quoi s'en tenir sur ces imputations.

Les Russes se retirèrent donc par la route de Smolensk à Moscou,
laissant à l'armée française l'alternative de rester sur la Dwina, ou de
les suivre en s'exposant à mille dangers.

L'empereur se proposait d'abord de prendre ses quartiers sur la Dwina,
mais l'armée russe ayant continué sa retraite, et échappé à ses
combinaisons, il fut obligé de la suivre pour l'amener à une bataille
dans laquelle il comptait la mettre dans l'impossibilité de rien
entreprendre sur lui de tout l'hiver. Faute d'avoir fait cette
réflexion, on s'est beaucoup élevé contre cette résolution de
l'empereur, qui cependant me semble facile à justifier.

Car il faut d'abord considérer que l'empereur avait une armée immense,
dont la réunion seule ne pouvait se faire sans beaucoup de temps et
d'exactitude dans l'exécution de ses combinaisons. Ensuite, une grande
portion de cette armée n'avait pas le même intérêt que nous à nos
succès; quelques uns des corps dont elle se composait auraient bien pu
nous manquer plus tard.

On ne sait pas tout ce qu'il en coûtait de petits soins à l'empereur,
pour retenir tant de moyens étrangers, qui auraient été employés contre
lui presque aussitôt qu'ils auraient été hors de sa main. Il avait
besoin de leur concours pour l'exécution de ses projets, et ne devait
pas mettre à de trop rudes épreuves la patience de ceux qui ne
marchaient qu'avec regret sous ses drapeaux. Le but de la première
partie de son plan d'opérations était manqué; l'armée russe se trouvait
rassemblée ainsi que la nôtre; que ne pouvait-il pas arriver, si nous
avions pris des quartiers d'hiver pour protéger un soulèvement de la
Pologne? Vraisemblablement le gouvernement russe, dont on aurait ainsi
déchiré les entrailles, ne pouvant rien perdre de plus, aurait à tout
prix tenu son armée en masse, et l'eût fait tomber sur la nôtre, qui, de
son côté, n'avait pas de position militaire naturelle dont elle pût se
couvrir après sa dislocation; l'ennemi se serait trouvé le plus fort sur
tous les points où il se serait porté, pour empêcher la réunion de nos
corps d'armée, que l'on aurait été obligé, d'éparpiller pour les faire
vivre. D'ailleurs l'on n'était encore qu'au mois de juillet; dans cette
situation, il n'aurait pas fallu songer à voir la Pologne répondre au
mouvement qu'on cherchait à lui imprimer, car la nation, quoique
courageuse, n'aurait pas pris son essor avant d'être convaincue qu'elle
n'avait pas de retour à craindre. Alors que serait devenue cette
prodigieuse quantité d'armes et d'effets de tout genre que l'on avait
fait venir de France pour armer et équiper les Polonais?

Ne savons-nous pas de ce qui faillit nous arriver après la bataille
d'Eylau? c'eût été bien pis cette fois. D'ailleurs, si l'empereur avait
mis son immense armée en quartiers d'hiver, elle aurait épuisé la
Pologne. On aurait ainsi consommé la dernière ressource de ce pays,
avant d'avoir commencé des opérations qui ne se seraient peut-être pas
terminées dans la même campagne. Le gouvernement polonais pressait par
cette seule raison, pour qu'on portât l'armée en avant. D'ailleurs il
n'y a pas un général sensé qui imaginât de mettre son armée en quartiers
d'hiver devant un ennemi aussi fort que lui, avant d'avoir décidé, par
un événement de guerre important, la question de l'initiative des
mouvemens ultérieurs; car, s'il doit garder la défensive, il n'y a
qu'une suspension d'armes qui puisse lui assurer du repos dans ses
quartiers. Or, une suspension d'armes n'était pas une idée raisonnable
dans la situation des choses. Les Russes ne pouvaient que perdre à
l'accorder; ils se seraient privés du seul allié qui pût leur être
utile: c'était l'hiver.

L'empereur ne pouvait pas manquer de confiance dans les suites d'une
bataille qu'il cherchait; son armée était dans sa main; il n'avait pu
gagner d'avance sur les corps russes dans leur marche rétrograde, mais
ils formaient une masse plus considérable, plus pesante, qui mettrait
plus de lenteur dans l'exécution de ses mouvemens. Il n'était pas
déraisonnable d'espérer de pouvoir la serrer d'assez près pour l'engager
petit à petit, malgré elle, dans des combats partiels qui eussent
infailliblement amené une action générale, à la suite de laquelle
l'empereur aurait commencé la seconde partie de son plan d'opérations.

Certainement s'il avait dû mettre en ligne de compte toutes les fautes
qui ont été commises dans l'exécution de ses ordres, et qui l'ont
empêché d'atteindre l'armée russe avant le 7 septembre, il n'eût pas
songé à mener si loin, à une époque aussi avancée, une armée qui, après
avoir été dans l'alternative de vaincre ou de mourir de besoins, se
trouva, après avoir vaincu, dans celle d'être vaincue à son tour ou de
mourir de froid.



CHAPITRE XXI.

Smolensk est sur le point d'être enlevé.--Bataille de
Valontina.--Inaction de Junot.--Opérations de l'armée de
Portugal.--Bataille de Salamanque.--Le Pape vient en France.--Accident
qui lui survient au Mont-Cenis.--Désolation de l'officier.--Le
Saint-Père continue sa route.


Bagration avait échappé à nos colonnes; la jonction était faite, on ne
pouvait plus l'empêcher. L'empereur voulut donner quelque relâche à ses
troupes exténuées de fatigues et de privations. Il les distribua dans
les villages qui sont en avant de Witepsk, les cantonna dans tous les
lieux qui présentaient quelques ressources. Cette dispersion enhardit
les Russes; ils se flattèrent de nous surprendre, et revinrent sur leurs
pas. L'empereur les laissa se développer, et tandis qu'ils s'avançaient
par une rive du Dniéper, il se porta sur l'autre et arriva, par une
marche rapide, à la vue de Smolensk, qu'il faillit enlever. Les Russes
revinrent en toute hâte et réussirent à nous prévenir. L'action
s'engagea; ils furent battus, obligés de nous abandonner la place, et se
retirèrent partie par la route de Moscou, partie par celle de
Pétersbourg. L'empereur les fit poursuivre, en même temps que le général
Junot, chargé de longer la rive gauche, devait franchir le fleuve et les
couper. Si ces dispositions avaient été exécutées, l'ennemi était perdu,
et la campagne décidée. Mais Junot ne marcha point, la route resta
libre, et les Russes se retirèrent après une action meurtrière qui coûta
la vie au général Gudin.

L'empereur fut fort mécontent de l'inaction du général Junot; mais le
mal était fait.

L'armée russe échappa encore à sa ruine, et se retira en continuant de
combattre quand l'occasion favorable se présentait.

Le but était de nouveau manqué; on se trouvait engagé, obligé de mener
avec soi une immense quantité de consommateurs sur les traces désertes
de l'armée russe, et, ce qu'il y a de plus étonnant, sans que
l'administration eût rien fait avancer de tous les immenses
approvisionnemens que l'empereur avait fait réunir sur les divers points
de la Pologne. Cette faute sans excuse fut une des causes de la
désorganisation à laquelle l'armée fut obligée de se livrer pour
pourvoir à ses besoins.

Il aurait véritablement fallu que l'empereur pensât, exécutât pour tout
le monde. On ne l'aidait pas de la moindre idée; on se bornait à
l'écouter et à lui obéir, sans lui faire observer rien de ce qu'il était
bien permis à quelqu'un aussi occupé que lui d'oublier.

Les affaires allaient d'une manière encore plus déplorable en Espagne.
Je reprends le récit de ce qui se passait dans ce pays.

Après la prise de Ciudad-Rodrigo et de Badajoz, les Anglais s'étaient
pelotonnés dans le nord, y avaient formé de grands magasins et avaient
tout disposé pour une offensive sérieuse. Il était important, pour que
l'armée de Portugal restât isolée lorsque les opérations seraient
commencées, que le duc de Wellington, qui supposait des dispositions
amies entre les armées françaises, et qui était loin d'imaginer que les
rivalités seules suffisaient pour produire cet effet, voulût préparer
ses succès en détruisant les moyens de communication qui existaient
entre le midi et le nord. En conséquence, il fit faire un coup de main
sur Almaraz, qui réussit complètement.

Les fortifications d'Almaraz avaient pour objet d'assurer le passage du
Tage en conservant son pont. Badajoz avait été sauvé l'année précédente
au moyen du mouvement de l'armée de Portugal et sa jonction avec celle
du midi; l'armée de Portugal pouvait, à son tour, recevoir un puissant
secours de celle du midi.

Le 18 mars, la division du général Hill arriva inopinément devant le
pont d'Almaraz. Elle évita celui de Miravets et se porta sans canon
devant les ouvrages de campagne de la rive droite, qui couvraient le
pont sur le Tage la nuit suivante. Les forts étaient construits avec
soin et avaient un réduit; les ouvrages étaient fraisés et palissadés.
Les troupes anglaises, munies d'échelles, tentèrent l'escalade sans
hésiter et réussirent dans leur entreprise. Un bataillon étranger, qui
formait la partie principale de cette garnison, prit lâchement la fuite;
le commandant Aubert, quoique officier de courage, perdit la tête et ne
sut remédier à rien. L'ennemi, après avoir démoli les forts de la rive
droite et détruit le pont, se retira en Estramadure, et le général Foy,
venu d'Oropesa avec sa division, ne put arriver à temps. Si les forts se
fussent défendus 24 heures, l'entreprise des Anglais tournait à leur
honte.

Le duc de Wellington, tranquille sur les mouvemens de l'armée du midi de
l'Espagne, passa l'Agueda le 13 juin et marcha sur Salamanque. L'armée
française était dispersée pour pouvoir subsister, mais tout avait été
préparé pour le rassemblement des troupes à l'instant où il serait
nécessaire. Les forts de Salamanque, au nombre de trois, le fort
Saint-Vincent, le fort Saint-Gaetano et celui du Collége-Royal,
formaient un ensemble imposant et exigeaient quelque attention de la
part de l'ennemi. Ils furent abandonnés à leurs propres forces, et
l'armée de Portugal effectua son rassemblement à quelques lieues en
arrière. Pendant ce temps, l'ennemi prit position sur les hauteurs de
San-Cristoval, bloqua d'abord et assiégea ensuite les forts.

Les instructions de l'empereur avaient déterminé qu'en cas d'offensive
de la part de l'armée anglaise sur l'armée de Portugal, deux divisions
de l'armée du nord et presque toute son artillerie et sa cavalerie
viendraient la joindre, tandis que celle du centre enverrait six mille
hommes, et que, dans le cas où le général Hill passerait sur la rive
droite du Tage, le cinquième corps le suivrait et viendrait se réunir à
l'armée de Portugal. Le duc de Raguse se hâta de réclamer les secours
promis; il envoya des ordres au général Bonnet, qui commandait la
huitième division, et qui était dans le royaume de Léon, d'arriver en
toute hâte, et, après avoir rassemblé environ vingt-cinq mille hommes,
il se porta en avant, et vint prendre position à une portée de canon de
l'armée anglaise. Ce mouvement offensif fit suspendre le siége; mais
l'attaque ayant été ajournée jusqu'à la réunion des forces, le siége fut
repris. Des attaques vives furent repoussées et coûtèrent à l'ennemi des
pertes égales au triple des forces de la garnison. Mais un accident
survint, un incendie détruisit les moyens de défense, et les forts se
rendirent. L'armée, n'ayant plus d'objet à remplir avant d'avoir réuni
les moyens de livrer bataille, se retira sur le Duero et marcha ainsi
au-devant de ses renforts. Cette retraite se fit en présence de l'ennemi
sans être inquiétée, et l'armée anglaise suivit l'armée française.

Arrivé dans cette position, le duc de Raguse appela de nouveau à lui
tous les contingens qui devaient le joindre: le général Cafarelli lui
annonça, le 14 juin, qu'il se mettait en marche avec huit mille hommes
d'infanterie, dix-huit cents chevaux et vingt-deux pièces de canon. De
nouvelles lettres annoncèrent que des mouvemens de guérillas
suspendaient cet envoi: plus tard que l'apparition de bâtimens anglais
sur les côtes le retenait définitivement, et qu'enfin, à l'exception du
premier de hussards, aucun renfort ne serait envoyé. Le duc de Raguse
avait cependant promis au général Cafarelli de lui prêter autant de
troupes qu'il voudrait pour rétablir l'ordre sur son territoire aussitôt
que les Anglais auraient été battus ou éloignés; mais le général ne tint
compte de ces promesses.

Le roi d'Espagne fit écrire par le maréchal Jourdan au duc de
Raguse[20], qu'aucun secours ne lui serait envoyé de l'armée du centre;
il l'engageait à agir offensivement et sans retard contre l'armée
anglaise. Cette lettre fut écrite le 30 juin, et arriva dans les
premiers jours de juillet.

Que pouvait faire le duc de Raguse dans cet état de choses? Tous les
secours lui manquaient à la fois, et l'avenir pouvait rendre sa position
plus difficile. En effet, si le général Hill eût passé le Tage, l'armée
anglaise aurait été renforcée de 12 à 15,000 hommes, et le 5e corps
(s'il eût été envoyé, ce qui était très-douteux) aurait dû faire sa
marche par la Manche, pour exécuter le passage du Tage, et serait arrivé
beaucoup plus tard que le général Hill, qui aurait passé à Alcantara,
dont le pont avait été rétabli. Il y aurait eu 12 à 15,000 hommes de
différence dans l'effectif des corps ennemis et des corps français. D'un
autre côté, l'armée de Galice bloquait Astorga, et cette place n'avait
de vivres que jusqu'au 1er août. Il était impossible de penser à la
délivrer, de faire un détachement dans ce but, avant d'avoir battu ou
rejeté l'armée anglaise en Portugal. L'offensive fut donc résolue par le
duc de Raguse, et le moment n'en fut ajourné que jusqu'à l'arrivée de la
8e division qui s'avançait de la frontière des Asturies.

Le moment étant venu, des mouvemens s'opérèrent sur le Duero pour
tromper l'ennemi. Le duc de Raguse avait choisi le pont de Tordésillas
pour son passage. Indépendamment des localités qui sont favorables, ce
point se trouvait sur la ligne la plus courte de Valladolid à
Salamanque; ainsi l'armée, en prenant l'offensive, ne pouvait risquer de
perdre sa communication. Le passage réussit à merveille, l'ennemi trompé
n'opposa à cette opération difficile aucun obstacle.

Le 18 juillet, l'armée en marche rencontra deux divisions anglaises.
Elles se retirèrent promptement en éprouvant quelques pertes dans la
poursuite. On arriva sur les bords de la Guarina, où toute l'armée
anglaise était rassemblée. Le passage de cette faible rivière, dont les
bords sont marécageux, présentait de grandes difficultés. Il fallait que
l'armée française fît une marche de flanc devant un ennemi supérieur en
forces et tout formé. Les mouvemens furent si bien calculés et exécutés
avec tant de précision, qu'elle s'opéra avec un succès complet. Les deux
armées marchèrent parallèlement, cherchant à se déborder et ayant des
engagemens partiels qui semblaient préluder à la bataille. On arriva par
suite de ces manoeuvres jusque sur les hauteurs de San-Cristoval, près
Salamanque, que les Anglais occupèrent; l'armée française reprit la
position qu'elle avait précédemment occupée sur les hauteurs
d'Aldea-Rubia, dominant la Tormès.

Le 21 juillet, toute l'armée passa la Tormès et prit position à
Calvaraza de Ariba. L'armée anglaise fit un mouvement parallèle et vint
se porter en face de l'armée française.

Le 22 au matin, les positions respectives se dessinèrent avec plus de
soin, et chaque armée occupa par son centre un des Arapilès, qui ne sont
séparés que par un léger ravin et une distance de 150 toises.

Le duc de Wellington disposa tout pour une bataille, et à onze heures il
mit ses colonnes d'attaque en mouvement; puis mieux avisé, il s'arrêta,
reconnut la forte position de l'armée française et renonça à l'attaquer.
Dès-lors sa retraite fut résolue, et les choses furent établies pour
l'exécuter. Renonçant à la bataille, le mouvement était indispensable,
parce que le lendemain l'armée française, par suite du système qu'elle
avait adopté, se serait trouvée sur sa communication. Le duc de Raguse
n'attendait qu'une chose pour attaquer les Anglais, c'est que la plus
grande partie de leurs forces se fût éloignée; mais tout à coup le
général Maucune, brave soldat, qui n'avait jamais vu l'ennemi sans
éprouver un bouillonnement de sang, fut entraîné, descendit de sa
position, poursuivit l'armée anglaise sans ordres et sans être soutenu.
Ce mouvement intempestif compromettait tout, mettait tout en question,
et faisait perdre le fruit de la sagesse et des bonnes dispositions de
plusieurs mois. Le duc de Raguse, après avoir envoyé l'ordre de se
rétablir dans l'ancienne position, crut plus convenable de s'y rendre,
et c'est au moment où il partait pour y aller qu'il reçut, d'un coup de
canon, une grave blessure qui le mit hors de combat. Cet événement
funeste laissa le commandement incertain, mit de l'anarchie et causa les
malheurs de la journée. Toutefois, d'après les rapports officiels et
authentiques, l'ennemi perdit plus de monde que l'armée française. Ce
fut dans la retraite que l'ennemi fit prisonniers un assez grand nombre
de soldats, que le manque de vivres avait forcés à s'éparpiller.

Pendant que les divers événemens dont je viens de faire le récit avaient
lieu, le Pape se rendait en France. L'empereur, au moment de son départ
de Dresde, avait vu dans les rapports de la marine l'établissement d'une
croisière anglaise devant Gênes, et m'avait écrit de ne plus différer le
voyage du Pape: il me chargeait de faire venir le Saint-Père à
Fontainebleau, me recommandait bien de ne rien négliger, tant de ce qui
pourrait rendre le voyage commode, que de ce qui pourrait empêcher de
l'ébruiter. Il m'envoya une lettre pour le prince Borghèse, qui
gouvernait en Piémont, afin qu'il fît venir à Turin un évêque d'Italie,
que le pape affectionnait particulièrement, et qu'il serait sans doute
bien aise de voir à son passage. L'empereur m'avait renouvelé l'ordre de
ne rien employer qui pût donner une idée qu'il n'avait pas. Il ne
voulait, en aucune façon, violenter le chef de l'Église: il ne cherchait
qu'à l'isoler d'une influence pernicieuse au repos de nos départemens.

Les ordres de l'empereur furent exécutés. J'écrivis dans ce sens une
instruction à Savone et y envoyai tout ce qu'il fallait pour assurer le
succès de l'opération dont j'étais chargé. Le Pape ne fit aucune
difficulté de se rendre à Fontainebleau. Il monta en voiture sans bruit,
ne s'arrêta qu'à Turin pour voir l'évêque dont j'ai parlé, et continua
sa route pour la France.

En passant le Mont-Cenis, il tomba malade à effrayer tout ce qui
l'accompagnait. L'officier de gendarmerie qui dirigeait son voyage m'en
fit le rapport par un courrier. Il craignait pour sa vie, et ce brave
homme, effrayé de sa responsabilité, se désolait d'avoir été chargé
d'une semblable mission.

La maladie du Pape n'était autre chose qu'une rétention d'urine, qui
avait pris un caractère d'inflammation par suite de la rapidité de son
voyage. Il resta deux ou trois jours au couvent du Mont-Cenis, pendant
lesquels on lui prodigua tant de soins, qu'il se trouva en état de
continuer son voyage; il arriva avec la rapidité d'un trait à
Fontainebleau, où l'on avait fait préparer, pour le recevoir,
l'appartement qu'il avait occupé dans le château, lorsqu'il était venu
sacrer l'empereur.

On y avait envoyé des gens de tous les services domestiques de la maison
de l'empereur, ainsi que des voitures et des chevaux de ses écuries. Ce
prince écrivit de l'armée, pour que les ministres ainsi que toutes les
personnes de sa maison allassent visiter le Saint-Père, et chargea
quelqu'un de lui rendre compte de la manière dont cet ordre serait
exécuté. Je laisse là le Pape, je reviendrai à lui tout à l'heure.

Les Anglais ne suivirent d'abord pas rapidement le succès qu'ils avaient
obtenu à Salamanque; au lieu de se porter sur les débris de notre armée,
qui n'aurait pas pu se rallier, ils allèrent à Madrid, où le général en
chef voulait cueillir les lauriers de sa victoire.

Le roi avait été obligé d'évacuer sa capitale; il s'était retiré sur le
corps d'armée du maréchal Suchet, qui était dans le royaume de Valence.
Il donna de là l'ordre impératif et réitéré au maréchal Soult d'évacuer
l'Andalousie et d'amener son armée contre les Anglais.

Lorsque le roi donna cet ordre, comme quand le maréchal Soult le reçut,
le général anglais était à Madrid, en sorte que l'on ne regarda pas
comme un parti prudent de faire repasser l'armée d'Andalousie par la
Sierra-Morena. On pensait que les Anglais allaient s'établir dans la
Manche. Le maréchal fit son mouvement par le royaume de Murcie, et
rejoignit les troupes du maréchal Suchet, avec lesquelles il revint sur
Madrid, où le roi rentra.

Pendant que tout ce mouvement s'opérait, l'armée anglaise avait marché
sur Burgos avec le projet d'enlever le château. Heureusement il était
commandé par un brave homme, qui résista vaillamment aux attaques des
Anglais et les obligea de lâcher prise.



CHAPITRE XXII.

Fâcheux effet que produit sur l'opinion la perte de la bataille de
Salamanque.--État de l'opinion.--Anxiété publique sur l'état des
affaires dans le Nord.--Paix de Bucharest.--L'armée du Danube se porte
sur nos derrières.--Bernadotte.--Réflexions sur la conduite de ce
prince.


La perte de la bataille des Arapilès diminua de beaucoup l'effet que
devaient produire à Paris les bulletins de la grande armée. On se mit à
les commenter, et les plus confians remarquaient eux-mêmes que les
combats isolés dont ils rendaient compte n'étaient point des événemens
décisifs. C'était des faits d'armes particuliers, glorieux pour les
troupes et les généraux qui y avaient pris part; mais qui n'étaient pas
de nature à trancher la question. On calculait ce qu'il restait encore
de beaux jours à l'armée ainsi que le chemin qu'elle avait à parcourir;
on était loin d'être rassuré en pesant les chances qu'elle avait à
courir.

Il y avait partout une avidité de nouvelles extrême et une sorte
d'inquiétude qui portait naturellement à en chercher.

On désirait une bataille décisive entre l'armée russe et la nôtre; on
voyait bien que l'empereur manoeuvrait pour forcer l'ennemi à en venir
aux mains; mais on ne regardait plus les rapports de tous ces combats
particuliers que comme un dédommagement donné à l'opinion d'une nation,
gâtée jusque-là par les victoires.

On ne s'attendait plus qu'à apprendre la conclusion d'un armistice et la
mise des troupes en quartiers d'hiver.

L'on s'était arrêté pour faire reprendre haleine aux troupes; on
remarquait que toutes avaient beaucoup marché, que la chaussure devait
être en mauvais état, qu'aucun approvisionnement n'avait suivi. Les
bulletins rapportaient que des quantités de farine arrivaient, que des
approvisionnemens se formaient ailleurs; on en concluait qu'il n'y avait
rien, qu'on ne donnait ces détails que pour rassurer l'opinion. On
savait que l'armée éprouvait des besoins; il n'y avait qu'à la nombrer
pour s'en faire une juste idée.

On faisait d'autres réflexions qui n'étaient pas moins fâcheuses. On
remarquait que jusqu'alors on n'avait encore pu réussir à engager
l'armée russe, qu'elle avait échappé à Smolensk, qu'il n'y avait
maintenant aucun calcul raisonnable à faire sur les résultats d'une
marche en avant, car il n'y avait aucun moyen de mettre un terme à la
retraite des Russes.

On se nourrissait de ces idées; tout le monde soupirait après un
armistice d'où l'habileté fait toujours sortir la paix.

On se repaissait de l'idée que l'empereur pousserait quelque temps les
Russes et reviendrait prendre des quartiers d'hiver derrière la Dwina et
le long du Dniéper. Il aurait ainsi, disait-on, tout le mois de
septembre pour retrancher une position en avant de Smolensk, entre ces
deux rivières, et faire approcher les provisions qu'il avait rassemblées
sur les derrières de l'armée.

L'empereur fût venu à Wilna, d'où il eût remué la Pologne, et en eût
tiré une armée pour la campagne suivante.

On était si persuadé que les choses devaient se passer ainsi, que déjà
l'on parlait du départ de l'impératrice pour Wilna, où l'on supposait
que l'empereur la ferait venir.

On prétendait aussi que ce prince avait donné ordre de faire reconnaître
par les officiers du génie de l'armée une position militaire entre la
Dwina et le Dniéper, susceptible d'être bien fortifiée et capable de
contenir l'armée.

Quand on vit que ce beau plan de campagne ne s'exécutait pas, que
l'empereur, au lieu de faire halte au milieu de la belle saison,
continuait son mouvement, l'anxiété redoubla, chacun s'épuisa en
prévisions que l'expérience a malheureusement vérifiées. Sans doute
l'entreprise était hardie, et je ne veux pas défendre ce que l'événement
a condamné; mais pesons les considérations que l'on avait de ne pas
craindre de se porter en avant, et celles qui ne permettaient pas de
livrer une armée composée de tant d'élémens différens à un repos qui ne
pouvait pas être de moins de six ou sept mois. Enfin, en ajoutant à ce
tableau des réflexions sur la composition des entourages de l'empereur,
du roi de Naples et du prince de Neuchâtel, on trouvera, je crois, plus
que partout ailleurs la raison qui a porté à entreprendre de décider la
campagne tout d'une haleine.

Avant d'entrer en Russie, l'empereur avait envoyé le général Andréossi à
Constantinople comme ambassadeur. On devine aisément que ses
instructions étaient de porter les Turcs à entreprendre de reconquérir
les provinces qu'ils avaient perdues. Malheureusement on l'envoya six
mois trop tard, il n'avait pas la première notion des intrigues de cette
cour, lorsqu'on lui demandait déjà de lui faire faire ce qui aurait
exigé une grande influence, qui ne peut s'obtenir qu'à la faveur de
longs antécédens. Le malheur voulut que l'empereur, ayant toujours
espéré qu'il ne serait pas obligé de commencer la guerre aussi
promptement, avait craint d'envoyer trop tôt à Constantinople un
ambassadeur qui aurait effrayé les Russes.

Il résulta de là que lorsque les Turcs le virent arriver, ils jugèrent
ce qu'on allait leur demander; ils observèrent très bien que l'on
n'avait pas mis autant d'empressement à leur envoyer cet ambassadeur,
lorsque les Russes leur imposaient des conditions aussi dures que celles
qu'ils n'avaient plus les moyens de rejeter. Ils se rappelèrent qu'à
Tilsit on les avait abandonnés après qu'ils ne s'étaient mis en campagne
que pour nous; ils nous rendirent la pareille. Ils profitèrent de
l'embarras où nous avions jeté les Russes pour obtenir des conditions
qui, quoique dures, auraient pu l'être davantage, si nous n'étions venus
à propos pour attirer sur nous les efforts des Russes.

Les Turcs, au lieu de se rendre à nos instances, écoutèrent donc les
propositions des Russes, qui firent aussitôt partir leur armée pour
venir à travers la Pologne se porter sur nos derrières, en remontant le
Dniéper.

C'est ici le cas de faire remarquer que l'empereur, tout en prenant ses
mesures pour pousser vivement la guerre, avait cependant évité
soigneusement ce qui pouvait lui donner l'air d'un agresseur; il voulait
par là se réserver les moyens de négocier avec l'empereur Alexandre,
qu'il voyait bien être rentré tout-à-fait sous l'influence dont on était
parvenu à l'isoler à l'époque de Tilsit.

À la même époque de l'ouverture de la campagne, l'empereur avait fait
faire des démarches près de la Suède, pour l'engager à saisir cette
occasion de recouvrer la Finlande. Certainement on était loin de
s'attendre à ce qu'un maréchal de France présenté au trône sur les
pavois des soldats français, et appelé à devenir l'arbitre d'un peuple
dont l'intérêt politique, les souvenirs de gloire et d'injustice
excitaient l'animosité contre les Russes; il était, dis-je, difficile de
penser que la haine, malheureuse faiblesse du coeur humain, ferait
sacrifier à Bernadotte l'intérêt bien entendu des Suédois, dans lequel
il devait avoir placé sa gloire, pour assouvir sa vengeance personnelle
sur les corps inanimés de ces mêmes soldats que moins de trois ans
auparavant il appelait ses enfans et dont le sang avait fait sa fortune.

Ce fut cependant lui qui entraîna la Suède dans le chemin qu'elle prit;
son prédécesseur n'aurait pas fait pis. Lorsqu'il descendit du trône, il
n'avait encore perdu que la Finlande, et Bernadotte, pour prix de son
dévoûment, s'est vu enlever la Poméranie. À la vérité, il a eu un
dédommagement. Quoi qu'il en soit, non seulement Bernadotte n'accueillit
pas la proposition d'attaquer la Finlande, mais il se laissa persuader
par des entourages qui le rendirent accessible à d'autres propositions,
dont l'histoire ne lui fera pas grâce.

Après la retraite de l'armée russe derrière la Dwina, l'empereur de
Russie était revenu à Pétersbourg; il fit assurément quelque chose de
très heureux pour ses affaires, en terminant avec les Turcs et en
subjuguant Bernadotte.

L'empereur Alexandre avait regardé comme si probable que les Suédois
chercheraient à recouvrer la Finlande, et que Bernadotte saisirait cette
occasion de se populariser en Suède, qu'il avait laissé deux divisions
de troupes russes dans cette province, autant pour la défendre que pour
couvrir Saint-Pétersbourg.

Voyant que Bernadotte, non seulement ne répondait point aux instances de
la France, mais qu'au contraire il manifestait de l'aigreur contre
l'empereur Napoléon, il jugea qu'il ne compromettait rien en lui offrant
son alliance. En conséquence, il lui envoya un de ses aides-de-camp pour
lui proposer une entrevue.

La vanité de Bernadotte ne résista pas à cette invitation. Sans vouloir
reconnaître le motif qui faisait rechercher son alliance, il courut
comme un insensé river des fers qu'il pouvait rompre l'épée à la main.
Il aima mieux recevoir son investiture au trône de la puissance qui pèse
sur la Suède depuis un siècle, que de se rendre digne du choix qui avait
été fait de lui, en vengeant les longs outrages que la Russie a faits à
la Suède. Était-ce pour les mettre à la disposition des Moscovites que
les Suédois l'avaient appelé au trône? Ils n'avaient que faire de lui
pour cela; ils n'avaient pas besoin de puiser dans les rangs de l'armée
française pour achever leur sujétion: Gustave suffisait pour cela. Leur
premier mouvement, lorsqu'ils eurent déposé ce prince, fut de se jeter
dans les bras de la France. Celle-ci pouvait-elle supposer que, dans le
moment où elle était en guerre avec les ennemis les plus à craindre pour
un prince appelé à régner sur la Suède, celui-ci irait se mettre à la
discrétion des Russes, pour empêcher les Français de briser les fers qui
lui sont réservés?

Il n'y a qu'un insensé qui puisse se conduire ainsi, ou bien un homme
haineux, pour lequel la vengeance est le premier besoin de l'âme; et
encore, vengeance de quoi, si ce n'est de tous les bienfaits de
l'empereur et de l'indulgence dont il avait usé? Après les affaires de
l'Ouest, de Paris, d'Iéna, d'Eylau et d'Anvers, il eût dû le faire
passer par un conseil de guerre; au lieu de cela, il le combla de biens,
il en a été noblement récompensé. Charmé de ce résultat inattendu,
Alexandre fit embarquer, pendant que la saison le permettait encore, les
deux divisions qu'il avait en Finlande pour venir en Courlande; tout
cela réparait et au-delà les pertes que son armée avait éprouvées, et la
mettait en état de moins redouter un grand événement.



CHAPITRE XXIII.

Influence de l'entourage de l'empereur.--Illusion de Murat.--On veut
aller à Moscou, parce qu'on ne peut revenir à Paris.--Bruits qui
circulent.--Bataille de la Moskowa.--Effet que produit sur l'opinion
l'incendie de Moscou.


La défection de Bernadotte, quelque fâcheuse qu'elle fût, occupait moins
l'empereur que l'approche de la mauvaise saison et les obstacles qu'elle
mettait à l'exécution de ses projets.

Il cherchait d'autant plus vivement à combattre l'armée russe, qu'il
était probable que, s'il pouvait la forcer à une action avant l'arrivée
du corps que le traité d'Abo avait rendu disponible, il obtiendrait, en
employant bien ses avantages, des succès tellement décisifs, que
l'arrivée des troupes qui accouraient de la Finlande ne changerait
presque rien à la suite des événemens dont il se serait trouvé le maître
après une bataille gagnée; mais il fallait que tout fût fini avant la
mauvaise saison, dont l'arrivée est une époque fixe à laquelle on devait
subordonner tout ce que l'on pouvait entreprendre. Si l'empereur n'eût
pas été dominé par les circonstances, qu'il eût pu mettre ses troupes en
cantonnemens, il fût venu à Wilna et il eût commencé l'ébranlement de la
Pologne.

Il eût passé un hiver aussi laborieux que celui qu'il avait passé à
Varsovie cinq ans auparavant, et aurait vraisemblablement doublé son
armée par les levées qu'il eût faites, soit dans le grand-duché, soit
dans les provinces d'où il venait d'expulser les Russes; mais d'une
part, les événemens et la campagne ne le permettaient pas, de l'autre,
les principaux membres de la noblesse de Lithuanie ne se souciaient pas
d'avoir toute cette immense armée à nourrir pendant l'hiver; d'un autre
côté, ils ne voyaient pas l'armée russe assez battue pour oser se
compromettre, et décider le soulèvement de leur pays.

Un autre inconvénient plus grand encore, était l'entourage de
l'empereur; chacun de ceux qui le composaient avait l'âme ouverte à tous
les genres d'ambition. Si la tête de l'armée avait encore été composée
de l'espèce d'hommes qui l'avaient formée dans les premières guerres de
la révolution, il est vraisemblable que les choses se fussent passées
autrement.

Mais depuis que le système du gouvernement avait consacré le retour des
principes monarchiques, les anciennes familles nobles s'étaient
rapprochées de lui; toute la belliqueuse jeunesse qui en faisait partie
avait sollicité la faveur de suivre la carrière des armes. Elle était
entrée en foule dans l'armée où elle occupa bientôt, sinon les premières
places, du moins celles de confiance; il n'y avait plus un maréchal de
France ni un général qui n'en eût parmi ses aides-de-camp et son
état-major; la presque totalité des régimens de cavalerie de l'armée
étaient commandés par des officiers appartenans à ces familles. Déjà ils
commençaient à se faire remarquer dans l'infanterie. Toute cette jeune
noblesse s'était franchement attachée à l'empereur, parce qu'elle se
laissait facilement entraîner par la gloire. Elle aimait les dangers,
courait aux batailles, mais n'avait pas moins d'ardeur pour les
plaisirs, lorsqu'elle croyait avoir fait son devoir.

La jeunesse qui entourait l'empereur, le roi de Naples, le prince de
Neuchâtel, ainsi que celle qui composait le populeux grand état-major de
l'armée, était de la même espèce, avait les mêmes qualités et les mêmes
défauts. Elle présenta dans cette occasion une conformité d'opinion qui
avait l'air d'être celle de l'armée. Tous ces jeunes gens, voyant qu'il
ne fallait pas espérer de venir passer l'hiver à Paris, ne virent pas de
milieu entre Paris et Moscou. Ils avaient passé sur la Pologne comme des
papillons sur des fleurs; et y aurait-il eu dix armées pour les empêcher
d'arriver où ils s'étaient mis en tête d'aller, qu'ils n'y auraient pas
renoncé. Moscou leur parut un lieu de délices; ils étaient déjà tous
amoureux de ce qu'ils espéraient y rencontrer, et leur imagination
s'égarait au milieu de l'enivrement des plaisirs qu'ils se flattaient de
trouver dans la capitale de l'empire russe.

Le roi de Naples était particulièrement placé sous l'influence des
jeunes officiers qui l'entouraient. Il était lui-même homme de plaisirs,
et aimait à rencontrer des opinions favorables à ses désirs; il voulait
aussi aller à Moscou.

Son illusion était extrême en tout ce qui dépendait du militaire. Par
exemple, il était persuadé qu'il n'y avait pas encore eu dans l'armée un
général de cavalerie tel que lui. À la vérité, c'était un homme d'une
brillante bravoure, qualité qui peut tenir lieu de beaucoup d'autres
choses, dont on ne peut guère se passer, lorsque l'on est parvenu au
plus haut degré d'élévation; il était bon et généreux, et aimé de tous
ceux qui l'approchaient. Je dois être d'autant moins suspect dans ce
récit, que je n'ai jamais eu le moindre dessein de me rapprocher de lui;
que si j'admirais sa bouillante valeur, je me défiais de sa témérité,
qui nous aurait été désastreuse, si l'empereur n'avait pas toujours eu
une garde à carreau contre les folles entreprises d'un homme qui se
trouvait si avant dans sa confiance.

Ce prince avait, pour le malheur de la France, été rappelé à l'armée de
Pologne; c'était (en sa qualité de général de la cavalerie) par lui que
passaient les rapports et informations des troupes légères qui étaient
sur les traces de l'armée russe. Ce n'était que par lui que l'empereur
les recevait.

Le roi de Naples peignait l'armée russe comme abattue au moral, épuisée
au physique, et ne pouvant se retirer que lentement et difficilement. Il
prétendait que, si on la suivait vivement pendant quelques jours, elle
ne pourrait pas éviter une bataille, et la bataille était une chose
nécessaire.

L'empereur ne pouvait pas ne pas écouter les discours d'un homme qui
s'entretenait tous les jours de la même manière, et qui était si connu
pour ne pas se ménager sur le champ de bataille.

Le prince de Neuchâtel n'avait pas une opinion contraire à celle du roi
de Naples; d'ailleurs tout le monde préférait marcher sur Moscou plutôt
que de revenir sur Wilna ou Witepsk, où l'on craignait de passer
l'hiver.

À côté de ces instances, l'empereur considérait que ce qu'il avait
ordonné que l'on fît en Pologne était à peine ébauché, ou même ne
l'était pas de tout. On dansait à Wilna, on était ruiné à Varsovie, et
l'on rejetait ce retard de l'exécution des dispositions qu'il avait
prescrites sur le peu du confiance que montrait la nation polonaise,
tant qu'il n'y aurait pas entre les deux armées une bataille qui fixât
les destinées de la Pologne.

Il fut donc résolu que l'on marcherait à l'armée russe pour la
combattre; les mêmes motifs qui avaient fait appeler le corps
diplomatique à Varsovie en 1806, le firent appeler à Wilna en 1812.
L'impératrice elle-même, soit qu'elle connût ces dispositions ou qu'elle
désirât faire ce voyage, en laissait parler autour d'elle. L'empereur
mit l'armée en mouvement, moins avec le projet d'aller à Moscou, qu'avec
celui de livrer très prochainement bataille à l'armée russe avant que
l'arrivée de leurs divisions de Finlande et de leur armée de Moldavie ne
l'obligeât à une autre combinaison. On était dans de vives inquiétudes à
Paris; quelque confiance que l'on était accoutumé à avoir dans l'armée,
on ne supportait pas l'idée de la voir se porter aussi loin.

On se plaignait tout haut de l'absence totale de notre influence dans
les cabinets étrangers; elle était au point de n'avoir pas su où poser
le levier pour ébranler la Suède et particulièrement Bernadotte. On
disait: «Que n'a-t-on cherché un plénipotentiaire dans nos boudoirs? La
négociation eût été sûre.»

On espérait cependant encore, mais on n'aurait pas été étonné
d'apprendre la nouvelle d'un malheureux événement. Lorsqu'on reçut le
bulletin de la célèbre bataille de la Moskowa, qui fut livrée le 7
septembre 1812, à peu près à vingt-cinq lieues de Moscou, il aurait fait
un double plaisir, si l'événement dont il rendait compte ne s'était pas
passé aussi loin; il fallait qu'on y eût autant d'intérêt pour qu'on eût
l'air de s'en occuper.

L'artillerie des Invalides tira cent coups de canon; on chanta des _Te
Deum_ dans toutes les églises, la satisfaction était universelle, mais
elle n'avait pas fait disparaître l'inquiétude dont tout le monde était
atteint.

Tout était fort tranquille en France et en Italie, on n'entendait pas
parler de la moindre agitation, particulièrement en France, où il
semblait qu'on avait fait voeu d'être sage pendant tout le courant de
cette année. L'empereur était dans l'habitude d'écrire tous les jours à
Paris, et tous les jours on lui expédiait une estafette qui lui portait
les rapports et la correspondance de chaque ministre.

Peu de jours après avoir reçu le bulletin de la bataille de la Moskowa,
on apprit l'entrée de l'armée à Moscou. On revenait un peu à
l'espérance, parce que l'on supposait que l'armée trouverait dans cette
ville de quoi pourvoir à tous ses besoins, et surtout parce que l'on
croyait que l'armée ennemie avait fait sa retraite par Twer pour couvrir
Saint-Pétersbourg; puisque l'on apprenait que le roi de Naples, à la
tête de toute la cavalerie, avait pris le chemin qui conduit à cette
ville en sortant de Moscou.

L'illusion ne fut pas de longue durée, et fit place à une vive
inquiétude. On ne tarda pas à apprendre l'incendie général de cette
immense ville, ainsi que la marche de l'armée russe, qui avait dérobé
son mouvement à la nôtre après la bataille, en faisant retirer un faible
corps sur Moscou, pendant qu'elle-même prenait la route de Kalouga,
Toula et Zaraisk. Elle se réunit dans ces positions; ainsi placée sur
notre flanc droit elle se trouvait beaucoup plus près de Smolensk que
nous; ce qui rendait la position de Moscou intenable, surtout depuis
l'incendie qui avait dévoré toutes les ressources sur lesquelles on
avait compté. Ce contre-temps arriva fort mal à propos; on touchait au
mois d'octobre, la mauvaise saison approchait; la population avait fui,
tout nous présageait malheur. D'un autre côté Moscou était en cendres,
l'armée russe accablée se réparait avec peine derrière la Nara. Il était
naturel de penser qu'étourdi de ces désastres, Alexandre accepterait la
paix. Tout ce qui parvenait de l'intérieur de l'empire portait à le
croire. La terreur était à Pétersbourg. On s'attendait à voir les
Français s'avancer sur cette capitale; on tremblait que Kutusoff,
paralysé ou détruit, ne pût empêcher ce mouvement. Des apprêts
d'évacuation étaient faits; tout indiquait l'anxiété profonde de la
nation et du gouvernement. Un tel état de choses ne permettait pas de se
méprendre sur ce qu'il y avait à faire. Une marche rétrograde eût relevé
les espérances, doublé les forces de l'ennemi; il fallait faire bonne
figure à mauvais jeu, donner un peu à la fortune et profiter de l'effroi
qu'on avait répandu pour négocier. C'est à ce parti que s'arrêta
l'empereur; et, sans doute, il eût eu le succès qu'on devait en
attendre, si dans ce pays le souverain, avec sa toute-puissance, n'était
souvent le plus dépendant des hommes. Mais les murmures de la haute
noblesse, les menaces des commissaires anglais qui ne craignaient pas de
réveiller le souvenir d'une catastrophe récente, ne lui permirent pas de
consulter les intérêts de ses États. Il fut obligé de repousser des
ouvertures dont la situation du moment ne lui permettait pas de
méconnaître les avantages. Ses généraux reçurent ordre de pousser la
guerre, de réunir tous les moyens dont ils pouvaient disposer; mais
aussi prodigues de protestations généreuses qu'insensibles aux ravages
qui désolaient leur pays, ils s'épuisaient en protestations pacifiques,
ne parlaient que des maux de la guerre et de l'impatience qu'ils avaient
de les voir finir. Ces propos répétés aux avant-postes comme au quartier
général de Kutusoff, produisirent leur effet: Murat et Lauriston, dupes
de l'astuce, transmirent leurs espérances à l'empereur. La situation des
choses les rendait plausibles; il y crut, prolongea son séjour dans
l'attente d'une négociation, qui ne s'ouvrit point. Ces retards, une
surprise exécutée à la faveur de l'armistice l'éclairèrent enfin sur les
projets, la bonne foi des Russes, et la retraite commença. On était loin
de prévoir les malheurs qui devaient la suivre. Néanmoins on commençait
déjà à travailler l'opinion. Les prêtres supportaient avec peine la
captivité de leur chef et ne cessaient, quoique sourdement, de miner
l'affection que le peuple des campagnes portait à l'empereur. Cependant
dans cette discussion fâcheuse il n'avait cherché que les intérêts de
l'Église, provoqué aucune mesure qui n'eût été concertée avec les
prélats. Les pièces qui suivent feront juger de sa circonspection dans
des matières aussi délicates.



AFFAIRES DU CONCILE



DEMANDES ADRESSÉES À LA PREMIÈRE COMMISSION, AVEC SES RÉPONSES.



PREMIÈRE SÉRIE.

QUESTIONS QUI INTÉRESSENT TOUTE LA CHRÉTIENTÉ.


Le gouvernement de l'église est-il arbitraire? Le Pape peut-il, par des
motifs d'affaires temporelles, refuser son intervention dans des
affaires spirituelles?

Il est hors de doute que, depuis un certain temps, la cour de Rome est
resserrée dans un petit nombre de familles; que les affaires de l'église
y sont examinées et traitées par un petit nombre de prélats et de
théologiens pris dans de petites localités des environs, et qui ne sont
pas à portée de bien voir les grands intérêts de l'église universelle,
ni d'en bien juger.

Dans cet état de choses, convient-il de réunir un concile?

Ne faudrait-il pas que le consistoire, ou le conseil particulier du
Pape, fût composé de prélats de toutes les nations, pour éclairer Sa
Sainteté?

En supposant qu'il soit reconnu qu'il n'y a pas de nécessité de faire
des changemens dans l'organisation actuelle, l'empereur ne réunit-il pas
sur sa tête les droits qui étaient sur celles des rois de France, des
ducs de Brabant et autres souverains des Pays-Bas, des rois de
Sardaigne, des ducs de Toscane, etc., soit pour la nomination des
cardinaux, soit pour toute autre prérogative?



DEUXIÈME SÉRIE.

QUESTIONS PARTICULIÈRES À LA FRANCE.


Sa Majesté l'empereur ou ses ministres ont-ils porté atteinte au
concordat?

L'état du clergé de France est-il en général amélioré ou empiré, depuis
que le concordat est en vigueur?

Si le gouvernement français n'a pas violé le concordat, le Pape peut-il
arbitrairement refuser l'institution aux archevêques et évêques nommés,
et perdre la religion en France, comme il l'a perdue en Allemagne, qui,
depuis dix ans, est sans évêques?

Le gouvernement français n'ayant pas violé le concordat, si, de son
côté, le Pape refuse de l'exécuter, l'intention de Sa Majesté est de
regarder ce concordat comme abrogé: mais, dans ce cas, que convient-il
de faire pour le bien de la religion? Sa Majesté adresse cette demande à
des prélats distingués par leur savoir dans les matières
ecclésiastiques, comme par leur attachement à sa personne.



TROISIÈME SÉRIE.

QUESTIONS SUR LA POSITION ACTUELLE.


La bulle d'excommunication ci-jointe a été affichée; elle a été imprimée
et répandue clandestinement dans toute l'Europe. Quel parti prendre pour
que, dans des temps de trouble et de calamité, les Papes ne se portent
pas à des excès de pouvoir aussi contraires à la charité chrétienne qu'à
l'indépendance et à l'honneur du trône?



RÉPONSES DU CONSEIL ECCLÉSIASTIQUE. AUX QUESTIONS PROPOSÉES PAR SA
MAJESTÉ.



PREMIÈRE SÉRIE.

QUESTIONS QUI INTÉRESSENT TOUTE LA CHRÉTIENTÉ.


PREMIÈRE QUESTION.

«Le gouvernement de l'église est-il arbitraire?»

RÉPONSE.

Pour répondre à cette question, nous croyons devoir présenter ici le
tableau du gouvernement de l'église. L'Écriture sainte, la tradition et
l'histoire de l'église seront les sources dans lesquelles nous puiserons
tout ce que nous avons à dire sur cet objet important, et il en
résultera clairement que ce gouvernement exclut toute idée d'arbitraire.

J. C., voulant former son église, choisit parmi ses disciples douze
apôtres, et, parmi ceux-ci, il en choisit un à qui il donna le nom de
Pierre, comme pour préparer, dit Bossuet, l'ouvrage qu'il méditait
d'élever sur cette pierre, et lui donna, non seulement une primauté
d'honneur, mais encore une primauté d'autorité et de juridiction dans
toute l'église. Cette prérogative accordée au chef des apôtres n'expira
point avec lui; elle doit durer autant que l'église elle-même, elle
passera pure et intacte à tous ses successeurs dans le siége où il s'est
fixé.

Cependant les apôtres ne demeurèrent point étrangers aux pouvoirs que J.
C. conféra à leur chef; il leur donna aussi immédiatement l'autorité de
gouverner son église, mais avec subordination à la chaire de Pierre, qui
toujours doit en être le centre commun. De là ces expressions si
familières dans les SS. PP. parlant de la chaire romaine qu'ils
appellent _la source de l'unité, l'église-mère qui tient en sa main la
conduite de toutes les autres églises, le chef de l'épiscopat d'où part
le rayon du gouvernement_.

Mais, quelque éminent que soit au-dessus des autres le premier siége de
la catholicité, son autorité n'est point arbitraire; elle est réglée,
dans son exercice, par les canons, c'est-à-dire par les lois communes de
toute l'église.

«Vous avez la plénitude de la puissance, écrivait saint Bernard au pape
Eugène III; mais vous ne devez en user que selon les lois communes, que
le saint siége a faites siennes en les confirmant. Tel a été le
sentiment de tous les Papes, dès l'origine du christianisme.»

«Qui doit observer plus exactement les décrets d'un concile universel
que l'évêque du premier siége?» écrivait le pape Gelaze aux évêques de
Dardanie. «Nous sommes, disait le Pape saint Martin à Jean, évêque de
Philadelphie, les défenseurs et les dépositaires et non les
transgresseurs des saints canons.» «C'est en les observant et les
faisant observer aux autres, ajoute Bossuet, que l'église de Rome
s'élève éminemment sur toutes les églises.»

Il convenait sans doute à la sagesse du divin législateur, en fondant la
société spirituelle de l'église, d'investir ceux qui la gouvernent de
tout ce qui est nécessaire pour la maintenir et la perpétuer. Le pouvoir
que J. C. a donné à saint Pierre principalement, et aux apôtres, a passé
à leurs successeurs, et par une tradition continue, il durera jusqu'à la
fin des siècles. C'est à eux qu'il appartient de statuer sur la
doctrine, et de régler ce qui concerne le régime intérieur de l'église:
mais en cela leur autorité est circonscrite dans des bornes qu'elle ne
doit point franchir. En matière de foi, l'Écriture sainte, la tradition
et les conciles sont la règle dont ils ne peuvent s'écarter; dans ce qui
a rapport au régime intérieur, la discipline générale, approuvée et
reçue dans l'église, fait loi pour eux tant qu'elle n'est point abrogée.

Les décisions de l'église les plus solennelles se font dans les conciles
oecuméniques, où sont convoqués tous les évêques de la catholicité,
représentant l'église universelle; ils en ont l'infaillibilité, et,
d'après les principes catholiques, leurs décrets sur la foi et les moeurs
sont reçus comme dictés par le Saint-Esprit. J.C. lui-même a promis que
l'_erreur ne prévaudrait jamais contre son église_. Quant aux décisions
des autres conciles, en matière de doctrine et de discipline générale,
elles ne font pas loi dans l'église universelle, à moins qu'elle ne les
ait adoptées.

Toutefois il est reçu que les usages dont sont en possession les églises
particulières, et qui prennent leur source dans l'ancienne discipline,
font loi pour ces églises: ils forment, en quelque sorte, leur droit
commun, et ils doivent être respectés sous le régime de l'église qui ne
respire que charité et condescendance: Saint-Grégoire, parlant de
l'église d'Afrique, dit que les usages qui ne nuisent point à la foi
catholique doivent demeurer intacts. C'est là cette vraie liberté dont
parle le concile d'Éphèse, et qu'il défend expressément de troubler.
«Nous faisons consister notre liberté, dit Bossuet, parlant de l'église
gallicane, à marcher, autant qu'il se peut, dans le _droit commun_, qui
est le principe, ou plutôt le fondement de tout le bon ordre de
l'église, sous la puissance canonique des ordinaires, selon les conciles
généraux et les institutions des SS. PP.»

Telle est la nature et la forme du gouvernement de l'église. J. C.
lui-même en a posé les bases: il le destinait à être perpétué jusqu'à la
fin du monde, à traverser les siècles, au milieu des orages comme dans
le calme, et dès-lors il entrait dans son plan de lui donner une forme
fixe et immuable, indépendante des temps et des circonstances, et par là
d'écarter tout arbitraire, car ce qui est versatile au gré des passions
et des intérêts ne peut être de durée. Aussi voyons-nous l'église,
pendant les persécutions des trois premiers siècles, parfaitement
établie, parfaitement gouvernée. Rien ne prouve mieux combien tout est
prévu, tout est bien coordonné. Depuis ce temps-là, Dieu a disposé en sa
faveur le coeur des empereurs et des rois: leur protection lui est utile,
elle lui est précieuse pour donner une force plus pressante à ses
canons, un soutien plus sensible à sa discipline; son gouvernement
s'exerce avec plus de tranquillité, mais il n'en reste pas moins
toujours le même, c'est-à-dire toujours éloigné des voies arbitraires,
comme il est toujours au-dessus des vicissitudes humaines.

SECONDE QUESTION.

«Le Pape peut-il, par des motifs d'affaires temporelles, refuser son
intervention dans les affaires spirituelles?»

RÉPONSE.

La primauté d'honneur et de juridiction dont le Pape jouit de droit
divin, est toute à l'avantage spirituel de l'église. Loin de vouloir
affaiblir une autorité si essentielle à la constitution de l'église,
nous croyons ici lui rendre hommage, en répondant à la question qui se
présente, que si les affaires temporelles n'ont par elles-mêmes aucun
rapport nécessaire avec le spirituel, si elles n'empêchent pas le chef
de l'église de remplir librement et avec indépendance les fonctions du
ministère apostolique, nous pensons que le Pape ne peut pas, par le seul
motif des affaires temporelles, refuser son intervention dans les
affaires spirituelles. La distance qui les sépare est du temps à
l'éternité.

TROISIÈME ET QUATRIÈME QUESTION.

«Il est hors de doute que, depuis un certain temps, la cour de Rome est
resserrée dans un petit nombre de familles; que les affaires de l'église
y sont examinées par un petit nombre de prélats et théologiens pris dans
de petites localités des environs, et qui ne sont pas à portée de bien
voir les grands intérêts de l'église universelle, ni d'en bien juger.

«Dans cet état de choses, convient-il de réunir un concile? Ne
faudrait-il pas que le consistoire, ou conseil particulier du Pape, fût
composé de prélats de toutes les nations pour éclairer Sa Sainteté?»

RÉPONSE.

«Le gouvernement de l'église, dit Fleury, est fondé sur la charité et
tempéré par l'humilité: c'est pourquoi, dès les premiers temps, l'évêque
ne faisait rien sans l'avis des prêtres de son église.» Il convenait que
le siége de saint Pierre fût le modèle des autres dans cette forme de
gouvernement.

Aussi voyons-nous que le clergé de Rome a formé, dans tous les temps, le
conseil du Pape: là se discutaient non seulement les affaires
particulières à cette église, mais encore celles de toute la
catholicité. Les lettres qu'écrivait le clergé de Rome, le siége vacant,
à saint Cyprien et à son clergé, et celles de saint Cyprien au clergé de
Rome, écrites dans la même circonstance, prouvent de quelle haute
considération celui-ci jouissait dans l'église. Ce conseil n'a subi
aucune modification essentielle, et l'église romaine conserve encore
aujourd'hui tous ses anciens usages, vénérables monumens de l'ancienne
discipline.

Il est connu aujourd'hui sous le nom de _sacré collége_: il a été
spécialement l'objet des discussions du concile de Bâle; il fut décrété
(§23) «que les cardinaux seraient pris de tous les États, avec ces
clauses, entre autres, que le nombre n'en excéderait pas vingt-quatre,
et qu'il n'y en aurait jamais plus d'un tiers du même royaume, ni plus
du même diocèse.» Différens obstacles s'opposèrent à l'exécution de ce
décret. La même question fut présentée depuis au concile de Trente: les
orateurs du roi de France y renouvelèrent les propositions que le
concile de Bâle avait adoptées. Le concile se borna à décider (§54) que
_le Pape prendrait des cardinaux de toutes les nations, autant que cela
pourrait se faire commodément, et selon qu'il les en trouverait dignes_.
Il ne crut pas pouvoir aller plus loin: la raison qu'en donna M. de
Pibrac, ambassadeur du roi au concile, dans sa lettre à Sa Majesté, est
remarquable: «Les pères du concile, dit-il, ont pensé qu'on ne pouvait
pas prescrire au Pape ce qu'il devait faire dans le choix des
cardinaux.» (_Mémoire sur le concile de Trente_.)

Cet exposé nous fournit les réponses que nous pensons devoir faire aux
deux questions ci-dessus. Et d'abord, nous ne croyons pas que la réunion
d'un concile soit nécessaire, vu que le concile de Trente, le dernier de
nos conciles généraux, s'est expressément occupé de l'objet en question.
Au surplus, s'il s'agit ici d'un concile général, il ne pourrait se
tenir sans le chef de l'église, autrement il ne représenterait pas
l'église universelle. Fleury le dit expressément: «L'autorité du Pape a
toujours été nécessaire pour les conciles généraux.» (_Quatrième
Discours sur l'histoire ecclésiastique_.) S'il s'agit d'un concile
national, son autorité serait insuffisante pour régler un objet qui
intéresse la catholicité entière.

Quant à la question, s'il ne faudrait pas que le consistoire, ou conseil
particulier du Pape, fût composé de toutes les nations, nous croyons
devoir ici nous borner à exprimer nos voeux pour l'exécution de la
mesure, si modérée d'ailleurs, présentée à cet égard par le concile de
Trente, et dans laquelle se renferme la demande faite par Sa Majesté.

CINQUIÈME QUESTION.

«En supposant qu'il soit reconnu qu'il n'y ait pas de nécessité de faire
des changemens dans l'organisation actuelle, l'empereur ne réunit-il pas
sur sa tête les droits qui étaient sur celles des rois de France, des
ducs de Brabant et autres souverains des Pays-Bas, des rois de
Sardaigne, des ducs de Toscane, etc., soit pour la nomination des
cardinaux, soit pour toute autre prérogative?»

RÉPONSE.

La prérogative dont jouissent les souverains catholiques de présenter
des nominations de cardinaux, et les autres de ce genre, sont des
témoignages de la reconnaissance de l'église pour la protection qui lui
est accordée par les souverains. Ces prérogatives ont été consacrées par
le temps, et elles ont passé avec les autres titres aux princes qui
succédaient. D'après ces considérations, nous pensons que Sa Majesté est
fondée à réclamer les prérogatives semblables qui se trouvaient
attachées aux souverainetés des pays réunis, au moment où ils ont été
incorporés à l'empire français.



DEUXIÈME SÉRIE.

QUESTIONS PARTICULIÈRES À LA FRANCE.


PREMIÈRE QUESTION.

«S. M. l'empereur ou ses ministres ont-ils porté atteinte au concordat?»

RÉPONSE.

Le concordat a toujours été observé par S. M. l'empereur et par ses
ministres, et nous ne croyons pas que le Pape puisse se plaindre
d'aucune contravention essentielle. Il est vrai que, pendant son séjour
à Paris, le Pape remit à Sa Majesté des représentations sur un certain
nombre des articles organiques ajoutés aux dispositions du concordat, et
qu'il jugeait contraires au libre et entier exercice de la religion
catholique; mais plusieurs des articles dont se plaignait S. S. ne sont
que des applications ou des conséquences des maximes ou des usages reçus
dans l'église gallicane, dont ni l'empereur ni le clergé de France ne
peuvent se départir.

Quelques autres, à la vérité, renferment des dispositions qui seraient
très préjudiciables à l'église, s'ils étaient exécutés à la rigueur. On
a tout lieu de croire qu'ils ont été ajoutés au concordat comme des
réglemens de circonstances, comme des ménagemens jugée nécessaires pour
aplanir la voie au rétablissement du culte catholique, et nous espérons
de la justice et de la religion de S. M. qu'elle daignera les révoquer
ou les modifier, de manière à dissiper les inquiétudes qu'ils ont fait
naître.

C'est dans cette confiance que nous nous permettons de mettre sous les
yeux de Sa Majesté les art. 1, 26 et 36 qui ont excité les plus fortes
et les plus justes réclamations.

ART. Ier. «Aucune bulle, bref, rescrit, mandat, provision, signature
servant de provision, ni autres expéditions de la cour de Rome, même ne
concernant que les particuliers, ne pourront être reçus, publiés,
imprimés ni aucunement mis à exécution sans l'autorisation du
gouvernement.»

On aurait désiré que l'exception pour les brefs de la pénitencerie eût
été prononcée. Cette exception, à la vérité, est de droit; mais en vertu
de cet art. Ier, elle pourrait être contestée. Les parlemens ne
manquaient jamais de faire cette exception formelle, lorsqu'ils avaient
à statuer sur les actes émanés de la cour de Rome.

ART. XXVI. «Les évêques ne pourront ordonner aucun ecclésiastique, s'il
ne justifie d'une propriété produisant au moins un revenu annuel de 300
francs, et s'il n'a atteint l'âge de vingt-cinq ans, etc.»

Les deux dispositions que renferme cet article sont très préjudiciables
à la religion dans les circonstances actuelles, et tendent à lui enlever
la plus grande partie des ministres indispensablement nécessaires à son
culte et aux besoins des peuples.

1° L'église de France n'offrant plus aux familles les espérances de
fortune et d'avancement que présentait l'ancien clergé, la plupart des
jeunes gens qui se consacrent au saint ministère appartiennent à la
classe malaisée. Parmi les pères de famille en état d'assurer à leurs
enfans un revenu annuel de 300 francs, ce qui suppose une propriété
foncière de 10,000 francs au moins, il en est peu qui voulussent leur
permettre d'embrasser un état qui impose des sacrifices et des devoirs
pénibles, sans les compenser par aucun avantage temporel. La ressource
que fournissait, avant la révolution, une multitude de titres de
bénéfices très-modiques, admis par l'église au défaut de titre
patrimonial, n'existe plus. Si jusqu'à présent Sa Majesté n'avait pas
daigné déférer à nos demandes en faveur des jeunes clercs qui ne
pouvaient constituer le titre prescrit par cet art. XXVI, la religion
manquerait de ministres. Puisque cette loi exige des dispenses
continuelles, ne conviendrait-il pas de la rapporter?

2° Il résulte deux inconvéniens très graves de la disposition qui ne
permet pas aux évêques d'ordonner aucun ecclésiastique avant l'âge de
vingt-cinq ans. Le premier, c'est qu'il augmente considérablement la
durée et les frais de l'éducation ecclésiastique. Le cours d'études
nécessaire pour se préparer à la réception des ordres sacrés est, pour
l'ordinaire, terminé avant cet âge, et l'intervalle qui s'écoule
jusque-là expose les élèves, ou à perdre le goût et l'esprit de leur
état, s'ils le passent dans le monde, ou à un surcroît de dépenses,
s'ils le passent dans les séminaires. Le second inconvénient qui résulte
de cet art. XXVI, c'est que les évêques, pressés par les besoins de
leurs diocèses, se voient obligés de précipiter les ordinations sans
pouvoir observer les intervalles ou interstices sagement prescrits par
les canons entre les ordres du sous-diaconat et de la prêtrise. S. M.
remédierait à ce double inconvénient, si elle permettait aux évêques de
conférer les ordres à ceux qui ont atteint l'âge de vingt-deux ans,
conformément à l'ancienne discipline. Il est de l'intérêt comme du
devoir des évêques de n'admettre au sous-diaconat que ceux dont la
vocation et la vertu leur paraissent éprouvées.

ART. XXXVI. «Les vicaires-généraux des diocèses vacans continueront
leurs fonctions, même après la mort de l'évêque, jusqu'à remplacement.»

Selon les principes du droit canonique, les vicaires-généraux tiennent
leurs pouvoirs de l'évêque; ils ne font avec lui qu'une seule et même
personne: _una eademque persona_. Le droit de le représenter et les
pouvoirs que ce droit établit expirent avec lui, bien entendu pourtant
que, si l'évêque meurt hors de sa ville ou de son diocèse, les
vicaires-généraux administrent validement et légitimement jusqu'au
moment où la mort de l'évêque est connue du chapitre de l'église
cathédrale. Dès ce moment, le chapitre se trouve, de plein droit,
investi de la juridiction épiscopale, et c'est à lui seul qu'il
appartient de nommer des vicaires-généraux qui gouvernent pendant la
vacance du siége. Ce principe est incontestable, et sans doute on n'a
paru le méconnaître que parce qu'au moment où les lois organiques furent
publiées, il n'y avait point encore de chapitres institués dans les
églises cathédrales. Depuis leur institution, on leur a laissé le droit
d'administrer les diocèses vacans par les vicaires-généraux qu'ils
avaient nommés, en sorte que, dans le fait, cet art. XXXVI est en
contradiction, non seulement avec le droit canonique, mais encore avec
ce qui s'observe aujourd'hui.

Ces observations, que nous soumettons à la sagesse de Sa Majesté, ne
nous empêchent pas de reconnaître et de déclarer, en réponse à la
première question de cette seconde série, qu'il n'a été porté aucune
atteinte essentielle au concordat, soit par S. M. l'empereur, soit par
ses ministres.

DEUXIÈME QUESTION.

«L'état du clergé de France est-il, en général, amélioré ou empiré
depuis que le concordat est en vigueur?»

RÉPONSE.

Quand Sa Majesté se serait bornée à l'exécution rigoureuse du concordat,
cette transaction mémorable, à laquelle nous devons la liberté et la
publicité du culte _de la religion catholique, apostolique et romaine,
qui est la religion de la grande majorité des citoyens français_, serait
le plus grand bienfait que l'empereur eût pu accorder au clergé et aux
peuples de son empire.

Mais Sa Majesté ne s'en est pas tenue aux obligations qu'elle s'était
imposées par le concordat. Chaque année de son règne a été marquée par
des concessions importantes, qui n'étaient point des conséquences
nécessaires des engagemens qu'elle avait pris avec le souverain pontife,
et qui n'ont pu être suggérées à Sa Majesté que par son respect pour la
religion catholique et son amour pour ses peuples.

Il serait trop long de rapporter toutes ces concessions; nous ne
citerons que les principales.

Dotation des vicaires-généraux et des chapitres; d'abord vingt-quatre
mille, ensuite trente mille succursales pensionnées par l'État; quatre
cents bourses et huit cents demi-bourses fondées dans les divers
diocèses en faveur des études ecclésiastiques; édifices nationaux, ou
sommes considérables accordées à un grand nombre d'évêques pour
l'établissement de leur séminaire; exemption provisoire de la
conscription pour les étudians présentés par l'évêque, comme appelés à
la prêtrise; permission accordée aux ministres de la religion de porter
en public l'habit de leur état; invitation aux conseils-généraux des
départemens de suppléer au traitement des évêques, des vicaires-généraux
et des chapitres, et de pourvoir aux besoins du culte et de ses
ministres; décrets tendans à restituer aux fabriques une partie des
revenus qu'elles avaient perdus; rétablissement des congrégations
religieuses, vouées, par leur institut, à l'enseignement gratuit et au
soulagement de la classe indigente; décret qui donne à ces congrégations
une auguste et puissante protectrice dans la personne de S. A. I. Madame
Mère; secours annuels qu'elles reçoivent du gouvernement, et espérance
d'en recevoir de nouveaux; une retraite honorable ouverte aux évêques
par l'érection du chapitre de Saint-Denis, etc., etc. Tant de faveurs
déjà reçues sont un gage de ce que nous pouvons attendre de
l'attachement de Sa Majesté à la religion catholique, et prouve à toute
l'Europe que, si, par le concordat, elle s'est engagée à rétablir dans
la France la liberté et la publicité du culte de nos pères, elle a saisi
depuis divers moyens et occasions de l'affermir, de le perpétuer, et de
lui rendre de son antique splendeur autant que le permettent les
circonstances.

Nous nous refuserions à l'évidence des faits, si nous ne déclarions pas
que l'état du clergé de France est singulièrement amélioré depuis que le
concordat est en vigueur: mais, après avoir offert à Sa Majesté
l'hommage de notre vive reconnaissance, ne nous serait-il pas permis de
déposer au pied de son trône les voeux qui nous restent à former pour un
plus libre exercice de notre ministère? Si Sa Majesté daignait le
permettre, nous lui adresserions nos humbles remontrances sur divers
objets que nous croyons intéresser la religion et la morale, et par
conséquent le bien général de la société.

TROISIÈME QUESTION.

«Si le gouvernement français n'a point violé le concordat, le pape
peut-il arbitrairement refuser l'institution aux archevêques et évêques
nommés, et perdre la religion en France comme il l'a perdue en
Allemagne, qui, depuis dix ans, est sans évêques?»

RÉPONSE.

Le concordat est un contrat synallagmatique entre le chef de l'État et
le chef de l'église, par lequel chacun d'eux s'oblige envers l'autre.
C'est aussi un traité public qui intéresse essentiellement la nation
française et l'église catholique. Par ce traité, chacune des augustes
parties contractantes acquiert des droits et s'impose des obligations.
Le concordat assure à Sa Majesté le droit de nommer aux archevêchés et
évêchés, qu'exerçaient, avant elle, les rois de France, en vertu du
concordat passé entre Léon X et François Ier. Il réserve au pape le
droit d'accorder l'institution canonique aux archevêques et évêques
nommés par Sa Majesté suivant les formes établies, par rapport à la
France, avant le changement de gouvernement (_article IV du concordat_).

Ainsi se concilient, se soutiennent et se forment mutuellement les
droits du souverain qui ne peut être étranger aux choix des premiers
pasteurs, à qui leur ministère donne une grande influence sur les
peuples et les droits de l'église, de qui seule émane toute juridiction
dans l'ordre spirituel.

Mais ce droit de donner l'institution canonique, réservé au Pape par la
discipline actuelle de l'église, ne doit pas être exercé arbitrairement.
Indépendamment de la maxime générale et constante parmi nous, que le
chef de l'église doit la gouverner selon les canons, c'est une des
clauses expresses du concordat de 1516, que le pape est tenu d'accorder
les bulles d'institution aux sujets nommés par le souverain, ou
d'alléguer les motifs canoniques de son refus. Supposer que le Pape pût
refuser les bulles arbitrairement et sans cause, ce serait prétendre
qu'il n'est pas lié par un traité qu'il a ratifié solennellement, et
qu'il peut manquer à l'engagement sacré qu'il a pris envers l'empereur,
envers la France, envers l'église entière, à qui le concordat assure la
protection du souverain le plus puissant de l'univers.

Ces principes sont évidens: le Pape sans doute ne les méconnaît pas, et
ne se croit pas autorisé à refuser les bulles d'institution
arbitrairement et sans motifs. Sa Sainteté elle-même, dans une lettre
adressée de Savone, le 28 août dernier, à S. Em. le cardinal Caprara,
expose les motifs de son refus.

Dans une circonstance où l'église de France est en péril, des évêques
consultés par l'empereur, qui en est le protecteur, s'écarteraient-ils
du profond respect dont ils sont pénétrés pour la dignité suprême et
pour la personne sacrée du chef de l'église universelle, en discutant
ces motifs, et en mettant sous les yeux de l'empereur des réflexions
qu'ils oseraient proposer à Sa Sainteté elle-même, s'ils étaient admis à
l'honneur de conférer avec elle?

Les motifs allégués par le Saint-Père dans sa lettre citée se réduisent
à trois chefs:

1° Le premier porte sur les innovations religieuses introduites en
France depuis le concordat, contre lesquelles, dit le Pape, nous avons
si souvent et toujours inutilement réclamé.

Sa Sainteté n'entre dans aucuns détails sur les innovations dont elle se
plaint. Pour nous, nous n'en connaissons aucune qui puisse être regardée
comme une atteinte essentielle portée au concordat. Peut-être Sa
Sainteté se reporte-t-elle aux représentations qu'elle adressa à
l'empereur au commencement de 1805. Nous nous en référons à ce que nous
avons dit en discutant la première question de la seconde série. On y a
vu que la plupart des griefs énoncés dans ces représentations n'ont pour
objet que des points de discipline, à l'égard desquels l'église
gallicane conserve le droit de se gouverner par ses maximes et par ses
usages, et qu'à l'égard des articles organiques moins favorables à la
discipline ecclésiastique, l'empereur avait eu la condescendance de ne
pas en presser l'exécution rigoureuse. Nous ajouterons que, depuis 1805,
ces articles de discipline, que le pape présente aujourd'hui comme des
innovations importantes et dangereuses, ont été constamment en vigueur,
sans que, jusqu'à ces derniers temps, il s'en soit prévalu pour refuser
des bulles aux évêques nommés par Sa Majesté.

2° Un second motif du refus des bulles allégué par le Pape, dans sa
lettre au cardinal Caprara, est fondé sur des événemens et des mesures
politiques qui ne nous sont pas assez connus, et qu'il ne nous
appartient pas de juger.

L'événement principal est le décret de 1809, portant réunion de l'État
romain à l'empire français. Ce motif est-il canonique? est-il fondé sur
les principes et sur l'esprit de la religion?

La religion nous apprend à ne pas confondre l'ordre spirituel et l'ordre
temporel. La juridiction que le pape exerce, de droit divin, dans toute
l'église, est purement spirituelle. C'est la seule que le prince des
apôtres ait reçue de J. C., la seule qu'il ait pu transmettre à ses
successeurs. La souveraineté temporelle n'est, pour les papes, qu'un
accessoire étranger à leur ministère. La première a commencé avec
l'église, et durera autant que l'église, c'est-à-dire, autant que le
monde. L'autre est d'institution humaine; elle n'est point comprise dans
les promesses que J. C. a faites à saint Pierre et à ses successeurs:
elle peut leur être enlevée, comme elle leur a été donnée par les hommes
et les événemens. C'est dans la puissance spirituelle que réside la
véritable grandeur des souverains pontifes. Que le pape soit souverain,
ou qu'il ne le soit pas, son autorité dans l'église universelle dont il
est le chef, ses relations avec les églises particulières doivent être
toujours les mêmes. Quelle que soit sa situation politique, il conserve
tous les pouvoirs attachés au premier siége de la chrétienté; mais ces
pouvoirs, il ne les a reçus que pour l'avantage des fidèles et le
gouvernement de l'église. Nous aimons à nous persuader que Sa Sainteté
daignerait mettre un terme au refus qu'elle fait de les exercer, si elle
était convaincue, comme nous qui voyons les choses de près, que ce refus
ne peut être que très préjudiciable à l'église.

Si nous pouvions supposer que l'on regarde l'invasion de Rome comme un
motif suffisant de refuser l'institution canonique aux évêques
nouvellement nommés, les considérations suivantes résoudraient aisément
la difficulté.

Le refus des bulles, ainsi motivé, ne saurait avoir quelque poids dans
la discussion actuelle, qu'autant que l'on supposerait que cette
invasion est une violation du concordat.

Le concordat n'a rien stipulé sur les intérêts politiques du saint
siége. L'empereur n'y traite avec le Pape que comme avec le chef de
l'église. Tant que la juridiction spirituelle du Pape sur l'église de
France est reconnue et respectée, les liens qui attachent l'église de
France à la chaire de Pierre, au centre de l'unité, ne sont point
relâchés, et le concordat subsiste dans son intégrité.

Le concordat ne garantissait pas au Pape la possession de l'État romain;
l'occupation de Rome n'est donc pas une infraction du concordat. C'est
une affaire politique qui sort de l'ordre des choses réglées par le
concordat, une affaire purement temporelle qui ne doit avoir aucune
influence sur les affaires spirituelles, à moins qu'on ne veuille
confondre ce que l'Évangile et toute la tradition des premiers siècles
de l'église nous apprennent à séparer.

Dans sa lettre au cardinal Caprara, le Pape reconnaît cette distinction
entre le temporel et le spirituel; mais il ajoute qu'il ne peut pas
sacrifier la défense du patrimoine de l'église, sans manquer à ses
devoirs et se rendre parjure.

Nous ne disons pas que le pape fût obligé de sacrifier la défense du
patrimoine de l'église. En sa qualité de souverain temporel, il avait,
comme tous les souverains, le droit incontestable de défendre ses
possessions. Il pouvait, comme eux, employer à cet effet les moyens
politiques que la Providence avait mis en son pouvoir, ou faire entendre
ses réclamations; mais son devoir ne consistait pas à les faire réussir:
la loi de la nécessité l'aurait absous aux yeux de l'église et de la
postérité.

Ajoutons que, dans la supposition même où l'occupation de Rome
autoriserait le pape à déployer contre l'empereur l'exercice de la
puissance spirituelle, le refus des bulles ne nous paraît pas une mesure
adaptée au but que se proposerait Sa Sainteté.

En effet, qu'y a-t-il de commun entre les intérêts temporels du pape et
les besoins spirituels de l'église de France? Si l'empereur exigeait des
évêques nouvellement nommés quelque déclaration, quelque démarche
contraire à la foi catholique ou à l'autorité du saint siége, le Pape
serait en droit de ne pas les admettre à sa communion et de leur refuser
l'institution canonique; mais il ne s'agit de rien de semblable.
L'empereur a déclaré, de la manière la plus solennelle, qu'il ne voulait
rien innover dans la religion; et la demande faite en son nom des bulles
d'institution prouve manifestement qu'il veut s'en tenir à l'exécution
du concordat, et conserver au saint siége toute sa prérogative
spirituelle. Le Pape n'est donc pas autorisé à l'inexécution du
concordat. Est-ce pour l'avantage particulier de l'empereur que le
concordat a été conclu? N'est-ce pas plutôt pour l'avantage de la
religion catholique, menacée alors d'une extinction totale dans
l'étendue de la république française? Le chef de l'église voudrait-il
jamais subordonner, sacrifier les intérêts de la religion et le salut
des âmes à des intérêts temporels?

Lorsque Rome fut prise d'assaut et saccagée par les troupes de
Charles-Quint, qu'eût-on pensé de Clément VII, si, pour se venger de ce
prince, il eût déclaré qu'il abandonnait toutes les églises de la
monarchie autrichienne? Pie VII, qui a si glorieusement concouru au
rétablissement de la religion catholique, voudrait-il s'exposer à
détruire son propre ouvrage?

Si l'on nous opposait que le pape ayant révoqué, par son décret du 10
juin, tous les priviléges, grâces et indults apostoliques accordés par
Sa Sainteté ou par ses prédécesseurs à toutes les personnes comprises
dans la sentence d'excommunication, et qu'en conséquence l'empereur est
déchu, au moins provisoirement, de tous les droits que lui attribue le
concordat, il serait aisé de dissiper une pareille objection, en
observant que la bulle ne fait aucune mention du concordat, et qu'en
effet le concordat n'est ni un privilége, ni une faveur, ni un indult,
mais un traité solennel dont la révocation ne peut se faire que par le
consentement des parties dont il est l'ouvrage.

3° Le troisième motif du refus des bulles, allégué par le Pape, est pris
de sa situation actuelle. Nous ne pouvons pas mieux l'exposer qu'en
transcrivant ce qu'il dit lui-même dans sa lettre à S. Em. le cardinal
Caprara.

«Malgré un tel état de choses, Dieu sait si nous désirons ardemment de
donner aux églises de France vacantes leurs pasteurs, après les avoir
comblées de tant d'autres témoignages de prédilection, et si nous
désirons de trouver un expédient pour le faire d'une manière convenable
aux circonstances, à notre ministère et à notre devoir! Mais devons-nous
agir dans une affaire d'une si haute importance sans consulter nos
conseillers-nés? Or, comment pourrions-nous les consulter, quand, séparé
d'eux par la violence, on nous a ôté toute communication avec eux, et en
outre, tous les moyens nécessaires pour l'expédition de pareilles
affaires, n'ayant pu même, jusqu'à présent, obtenir d'avoir auprès de
nous un seul de nos secrétaires?»

À ces dernières plaintes du Pape, nous n'avons d'autre réponse à faire
que de les mettre nous-mêmes sous les yeux de S. M., qui en sentira tout
la force et toute la justice.

QUATRIÈME QUESTION.

«Le gouvernement français n'ayant point violé le concordat, si, de son
côté, le Pape refuse de l'exécuter, l'intention de Sa Majesté est de
regarder ce concordat comme abrogé; mais, dans ce cas, que convient-il
de faire pour le bien de la religion?»

RÉPONSE.

Si le Pape persistait à se refuser à l'exécution du concordat, il est
certain, rigoureusement parlant, que l'empereur ne serait plus tenu de
l'observer, et qu'il pourrait le regarder comme abrogé.

Mais le concordat n'est pas une transaction purement personnelle entre
l'empereur et le Pape; c'est un traité qui fait partie de notre droit
public, puisqu'il renferme les principes fondamentaux et les règles du
gouvernement de l'église gallicane; et il importe d'en réclamer
l'exécution, dans la supposition même où le souverain pontife
persisterait à la refuser en ce qui le concerne.

Il est vrai que le concordat demeurera suspendu par le fait tant que le
pape refusera des bulles aux évêques nommés par l'empereur; mais en
protestant contre ce refus illégal, en appelant, ou au pape mieux
informé, ou à son successeur, l'empereur conservera tous les droits qui
lui sont assurés par le concordat, et le temps amènera sans doute des
moyens de le faire revivre et exécuter de part et d'autre.

Mais enfin, soit que le concordat soit regardé comme abrogé, soit qu'il
demeure suspendu, on demande ce que, dans l'un ou l'autre cas, il
convient de faire pour le bien de l'église?

Puisque le ministère de la religion catholique ne peut exister sans
l'épiscopat, la question proposée se réduit à demander quelles mesures
on devrait prendre pour suppléer au défaut des bulles pontificales, et
donner l'institution canonique aux évêques nommés par Sa Majesté.

Reconnaissons d'abord comme un principe établi dans l'Écriture sainte,
consacré par toute la tradition, expressément défini par le concile de
Trente, et fondé sur la nature même des choses, que l'autorité et la
juridiction des ministres de l'église ne peuvent émaner que de l'église
elle-même. Tous leurs pouvoirs sont d'un ordre spirituel, et placés hors
de la sphère de la puissance temporelle. C'est à l'église et à l'église
seule, dans la personne des apôtres et des évêques leurs successeurs,
que J. C. a confié le pouvoir d'enseigner, d'administrer les sacremens
et de conduire les fidèles dans la voie du salut. Or, l'église ne
pourrait ni enseigner ni gouverner, si elle n'avait pas le pouvoir et le
droit exclusif de nommer et d'instituer ses docteurs et ses magistrats.

L'enseignement, l'administration des sacremens, la mission ou
l'institution des ministres sont des points essentiels dans la
constitution de l'église. L'église seule a le droit de prononcer sur le
dogme et sur la morale; elle seule doit régler les pratiques de son
culte et prescrire les conditions nécessaires pour être admis aux
sacremens; elle seule peut conférer à ses ministres les pouvoirs d'ordre
et de juridiction nécessaires pour valider ou pour légitimer l'exercice
de leurs fonctions. L'église ne serait plus une société indépendante,
catholique ou universelle, instituée pour tous les temps, pour tous les
pays, propre à s'allier avec tous les gouvernemens, si elle n'était pas
libre dans le choix de ses magistrats, ou si la mission et la
juridiction de ses magistrats émanaient d'une puissance étrangère.
«L'église catholique, dit Bossuet, parle ainsi au peuple chrétien: Vous
êtes un peuple, un état et une société; mais Jésus-Christ, qui est votre
roi, ne tient rien de vous, et son autorité vient de plus haut. Vous
n'avez naturellement pas plus de droit de lui donner des ministres, que
de l'instituer lui-même votre prince. Ainsi ses ministres, qui sont vos
pasteurs, viennent de plus haut, comme lui-même, et il faut qu'ils
viennent par un ordre qu'il ait établi. Le royaume de Jésus-Christ n'est
pas de ce monde, et la comparaison que vous pouvez faire entre ce
royaume et ceux de la terre est caduque. En un mot, la nature ne vous
donne rien qui ait rapport avec J. C. et son royaume, et vous n'avez
aucun droit que celui que vous trouverez dans les lois ou les coutumes
immémoriales de votre société. Or, ces coutumes immémoriales, à
commencer par les temps apostoliques, sont que les pasteurs déjà établis
établissent les autres.»

En effet, pendant trois siècles de persécutions, l'église a exercé, dans
toute sa plénitude, le droit de nommer et d'instituer ses pasteurs, et
la protection que lui ont accordée les princes chrétiens n'a pas dû le
lui faire perdre. «Le monde, dit Fénelon, en se soumettant à l'Église,
n'a pas acquis le droit de l'assujettir. Les princes, en devenant enfans
de l'église, ne sont pas devenus ses maîtres... L'église, sous les
empereurs chrétiens, demeura aussi libre quelle l'avait été sous les
empereurs idolâtres et persécuteurs.»

C'est donc un principe incontestable et fondamental, qu'à l'église seule
il appartient de choisir ses pasteurs et ses magistrats, et de les
investir des pouvoirs nécessaires pour exercer validement et
légitimement les fonctions de leur ministère; et puisqu'il s'agit ici
particulièrement des évêques, qui ne peuvent administrer sans réunir le
pouvoir de la juridiction au pouvoir de l'ordre, c'est à l'Église seule
qu'il appartient de leur conférer cette juridiction qu'exigent
nécessairement la plupart des fonctions de l'épiscopat.

Depuis les temps apostoliques jusqu'à nos jours, l'église n'a jamais
reconnu d'évêques que ceux qu'elle avait institués; mais la manière de
conférer l'institution n'a pas toujours été la même. Sur ce point, comme
sur beaucoup d'autres, la discipline de l'église a subi des variations
que demandait la diversité des circonstances.

Dans les premiers siècles de l'église, les évêques étaient nommés par
les suffrages des évêques comprovinciaux, du clergé et du peuple de
l'église qu'il fallait pourvoir, et l'élection était confirmée par le
métropolitain, ou, s'il s'agissait du métropolitain, par le concile de
la province. Dans la suite, les empereurs et les autres princes
chrétiens eurent grande part à la nomination des évêques. Insensiblement
le peuple et le clergé de la campagne cessèrent d'être appelés, et
l'élection fut dévolue au chapitre de l'église cathédrale, mais toujours
avec la nécessité du consentement du prince, et de la confirmation du
métropolitain et du concile provincial. La désuétude de ces assemblées,
les contestations fréquentes qui naissaient des élections, la difficulté
de les terminer sur les lieux, l'avantage que trouvaient les princes à
traiter immédiatement avec les papes, introduisirent l'usage de porter
ces causes au saint siége, et peu à peu les souverains pontifes se
virent en possession de confirmer le plus grand nombre des évêques.

Tel était l'état des choses lors du concile de Bâle, dont l'église de
France adopta les décrets relatifs à la nomination et à la confirmation
des évêques, dans la pragmatique-sanction publiée à Bourges en 1438. Les
élections capitulaires y furent maintenues, et la confirmation ou
l'institution laissée à qui de droit. Par le concordat passé en 1515
entre Léon X et François Ier, la nomination du roi fut substituée à
l'élection du chapitre, et la confirmation ou l'institution canonique
réservée au pape.

Au milieu de toutes ces variations introduites dans la discipline de
l'église, relativement à l'institution des évêques, le principe de la
nécessité d'une institution ecclésiastique est demeuré invariable. Ces
divers changemens se sont toujours faits du consentement exprès ou
tacite de l'église. C'est au nom de l'église et par son autorité, que
les élections ont pris successivement différentes formes, que le droit
de confirmer les évêques élus a passé des métropolitains et des conciles
provinciaux aux souverains pontifes, et que les élections capitulaires
ont été remplacées par la nomination du chef de l'État, en vertu des
concordats faits avec Léon X et Pie VII; et si jamais il devenait
nécessaire d'adopter un autre mode d'institution, il faudrait commencer
par le faire approuver par l'église.

Nous disons plus: cette approbation serait encore indispensable, quand
même on proposerait de revenir à l'une des méthodes adoptées dans les
siècles précédens. Une loi abrogée n'est plus une loi, et ne peut en
reprendre le caractère que de l'autorité qui l'a abrogée. L'église ne se
gouvernerait plus elle-même, elle n'aurait plus le droit de faire des
lois et des réglemens pour sa discipline intérieure, si quelque autre
puissance pouvait la forcer à reprendre les lois et les réglemens
qu'elle aurait abolis. C'était là un des vices capitaux de la
constitution civile du clergé, décrétée par l'assemblée constituante. On
ne voulait, disait-on, que ramener l'église de France à la discipline
des premiers siècles, en rétablissant les élections; mais outre que les
élections décrétées par la constitution civile du clergé ne
ressemblaient, en aucune manière, à celles des premiers siècles,
l'assemblée constituante, qui n'avait que des pouvoirs politiques, était
essentiellement incompétente pour rétablir, de sa seule autorité, et
sans le concours et le consentement de l'église, un réglement de
discipline que l'église avait aboli.

D'après ces principes, il est évident que, dans la supposition où, par
la persévérance du refus des bulles, le concordat serait regardé comme
suspendu ou comme abrogé, on ne serait pas autorisé a faire revivre la
pragmatique-sanction, à moins que l'autorité ecclésiastique n'intervînt
dans son rétablissement. Nous avons prouvé que cette entreprise serait
irrégulière et infectée du plus grand de tous les vices, le défaut de
pouvoirs. Nous pouvons ajouter qu'elle serait extrêmement dangereuse, et
deviendrait la source de troubles semblables à ceux qu'a excités, dans
toute la France, la constitution civile du clergé. On peut même assurer
que la résistance des fidèles à toute nouvelle entreprise de la
puissance séculière contre l'autorité de l'église serait encore plus
vive et plus générale, parce qu'à la suite des contestations
précédentes, la matière est plus éclaircie et les principes sont mieux
connus. Des évêques institués au mépris des formes canoniques
n'obtiendraient jamais la confiance du clergé et des peuples, et l'on
verrait se renouveler, dans leurs diocèses, les scènes scandaleuses qui
ont déshonoré le ministère du clergé constitutionnel.

Que conviendrait-il de faire pour le bien de la religion, si le Pape
persiste à refuser des bulles aux évêques nommés par l'empereur?

Le conseil à qui Sa Majesté fait l'honneur de proposer cette importante
question, n'a pas l'autorité nécessaire pour indiquer les mesures
propres à remplacer l'intervention du Pape dans la confirmation des
évêques. Son avis, à cet égard, ne serait que celui d'un petit nombre de
prélats, sans pouvoirs et sans caractère pour représenter, nous ne
disons pas l'église universelle à qui cette question n'est point
étrangère, mais même l'église gallicane qu'elle intéresse plus
particulièrement. En conséquence, nous pensons que, dans une
circonstance aussi délicate, où il est essentiel, et de ne point
s'écarter des principes consacrés par la religion, et de ne pas alarmer
les consciences, Sa Majesté ne peut rien faire de plus sage et de plus
conforme aux règles, que de convoquer un concile national, où le clergé
de son empire examinerait la question qui nous est proposée, et
indiquerait les moyens propres à prévenir les inconvéniens du refus des
bulles pontificales. En 1688, à l'occasion d'un refus semblable fait par
le pape Innocent XI aux évêques nommés par Louis XIV depuis 1682, le
parlement de Paris, sur les conclusions du procureur-général du Harlay,
rendit un arrêt portant que le roi serait supplié de convoquer les
conciles provinciaux, ou même un concile national. Cet arrêt, dit
d'Héricourt, est conforme à ce qui s'est pratiqué en France, en des
occasions pareilles; les exemples en sont rapportés dans les Preuves des
libertés de l'église gallicane.

AVERTISSEMENT.

Lorsque cette dernière réponse du conseil ecclésiastique fut mise sous
les yeux de l'empereur, il la regarda comme bonne, mais incomplète. Il
manda M. Duvoisin, évêque de Nantes, lui dicta la note suivante, et lui
donna l'ordre de la communiquer au conseil, pour qu'il y fût fait une
réponse catégorique.

NOTE DICTÉE PAR L'EMPEREUR.

«L'empereur pensait que, le concordat tombant, la France rentrait de
droit dans l'état qui existait avant le concordat. Les théologiens ou
canonistes n'avaient plus qu'à reconnaître et à s'accorder pour savoir
quel était cet état. Par la réponse des évêques, Sa Majesté voit que la
question est autre, et partage cette opinion, c'est-à-dire que le
concordat ayant abrogé la loi existante, elle ne peut plus être rétablie
que par le pouvoir qui l'a abrogée. Mais Sa Majesté diffère des évêques,
en ce qu'elle pense que l'église gallicane est suffisante. Et pour cela,
je ne cherche pas si l'église gallicane est égale en autorité au Pape,
pas plus que si le Pape est égal en autorité au concile général, le but
étant de concilier et de marcher, et non de discuter.

«Mais je pars d'un autre principe, et je dis: L'église de France s'est
révoltée contre le concordat de Léon X. Il a fallu tout le pouvoir du
roi, et l'influence secrète (et étrangère aux canons) de la cour de
Rome, pour l'obliger enfin à y adhérer. Ainsi, si je suis d'accord que
l'autorité temporelle ne doit pas pouvoir rétablir de plein droit
l'ancien droit, je crois que l'église de France, qui y est intéressée,
serait suffisamment autorisée à discuter cette question, et à aviser aux
moyens de l'institution canonique... Les faits ne me sont pas présens
dans ce moment pour établir cette opinion... Je crois que l'on pourrait
dire, comme suite nécessaire du droit qu'a l'église d'établir sa
législation, que, si le concordat devenait nul par une raison
quelconque, l'église aurait une lacune, si l'on ne pouvait pas rétablir
de plein droit et _ipso facto_ ce qui a pu exister.

«Il n'y aurait pas plus de raison d'établir ce qui a existé en 1500, que
d'aller chercher ce qui a été fait en 900. Mais la législation de
l'église se trouverait avoir une lacune, et cette lacune tenant à la
transmission du pouvoir épiscopal, c'est-à-dire, à la source de la vie,
il deviendrait indispensable de réunir un concile national, lequel
pourrait en décider. En effet, si le concile national a eu...»

Ici finit la note dictée par l'empereur, ayant été interrompue par
l'arrivée d'un des ministres qu'il avait mandé pour un travail
particulier.

SUITE DE LA RÉPONSE DES ÉVÊQUES À LA QUATRIÈME QUESTION DE LA SECONDE
SÉRIE.

Cette quatrième question, était ainsi posée: «Le gouvernement français
n'ayant point violé le concordat, si, d'un autre côté, le Pape refuse de
l'exécuter, l'intention de Sa Majesté est de regarder le concordat comme
abrogé; mais, dans ce cas, que convient-il de faire pour le bien de la
religion?»

Dans le mémoire que nous avons eu l'honneur de remettre à Sa Majesté,
nous terminons notre réponse à cette importante question, en disant, que
«Sa Majesté ne pouvait rien faire de plus sage et de plus conforme aux
règles, que de convoquer un concile national, où le clergé de son empire
examinerait la question qui nous est proposée, et indiquerait les moyens
propres à prévenir les inconvéniens du refus des bulles pontificales.»

Sa Majesté a jugé que cette réponse ne satisfaisait pas entièrement à la
question, en ce qu'elle ne déterminait pas si le concile national avait
en lui-même l'autorité nécessaire pour suppléer au défaut des bulles
apostoliques, ou s'il faudrait encore recourir à une autorité supérieure
à la sienne.

Nous n'avons pas cru devoir nous expliquer sur le degré d'autorité du
concile national, parce que la question nous paraissait susceptible de
difficultés, et qu'il ne nous appartient pas de prévenir et de préjuger
la décision du concile. Nous persistons dans cette réserve, mais nous
n'en sommes pas moins persuadés que la convocation d'un concile national
est la seule voie canonique qui puisse nous conduire au but désiré, si
les moyens de conciliation que la haute sagesse de Sa Majesté pourrait
lui suggérer n'en prévenaient pas la nécessité. Voici, ce nous semble,
quelle serait la marche que tiendrait le concile dans le cas où son
intervention deviendrait indispensable.

1° Le concile commencerait par adresser au Pape des remontrances
respectueuses sur les obligations que le concordat impose à Sa Sainteté,
sur les suites terribles qu'entraînerait un refus plus long-temps
prolongé, sur la nécessité où se trouveraient l'empereur et le clergé de
pourvoir, par une autre voie, à la conservation de la religion et à la
perpétuité de l'épiscopat. Il proposerait les moyens de conciliation que
les circonstances pourraient indiquer, et nous sommes persuadés que ces
démarches filiales ne seraient pas infructueuses auprès d'un pontife qui
a donné à l'église gallicane des preuves si touchantes de sa sollicitude
paternelle.

2° Si, contre notre attente, le Pape se refusait aux prières et aux
sollicitations du clergé de France assemblé, le concile examinerait la
question que nous n'avons pas osé décider, savoir, s'il est compétent
pour rétablir ou renouveler un mode d'institution canonique qui puisse
remplacer le mode établi par le concordat. S'il se jugeait compétent, il
arrêterait, sous le bon plaisir de S. M., un réglement de discipline sur
cet objet, mais en déclarant que ce réglement n'est que provisoire, que
l'église de France ne cessera point de demander l'observation du
concordat, et qu'elle sera toujours prête à y revenir, aussitôt que le
Pape ou ses successeurs consentiront à l'exécuter en ce qui les
concerne.

3° Dans le cas où le concile national ne se jugerait pas compétent, il
resterait le recours à un concile général, la seule autorité dans
l'église qui soit au-dessus du Pape; mais il peut arriver que ce recours
devienne impossible, soit parce que le Pape refuserait de reconnaître le
concile général, soit parce que des circonstances politiques ne
permettraient pas de l'assembler. Alors la question proposée par Sa
Majesté se présente de nouveau, et l'on demande encore ce qu'il
conviendrait de faire pour le bien de la religion?

4° Jusqu'à présent nous avons raisonné d'après les lois de la discipline
ecclésiastique, et, dans l'état ordinaire des choses, il n'est jamais
permis de s'en écarter. Mais un point de discipline établi pour le
gouvernement et pour la conservation des églises particulières, cesse
d'obliger, lorsqu'il est évident qu'on ne peut l'observer sans exposer
une grande église aux plus grands dangers. Si le chef de l'église
universelle paraît abandonner l'église de France, en refusant de
concourir, comme il le doit, à l'institution de ses évêques, cette
église si ancienne, qui occupe une place si considérable dans la
catholicité, doit trouver en elle-même des moyens de se conserver et de
se perpétuer; elle est autorisée à recourir à l'ancien droit, lorsque,
sans qu'il y ait eu faute de sa part, l'exercice du droit nouveau est
devenu impraticable à son égard.

5° En conséquence, nous pensons qu'après avoir protesté de son
attachement inviolable au saint siége et à la personne du souverain
pontife, après avoir réclamé l'observation de la discipline actuellement
en vigueur, le concile pourrait déclarer qu'attendu l'impossibilité de
recourir à un concile oecuménique, et vu le danger imminent dont l'église
est menacée, l'institution donnée _conciliairement_ par le métropolitain
à l'égard de ses suffragans, ou par le plus ancien des évêques de la
province à l'égard du métropolitain, tiendra lieu des bulles
pontificales, jusqu'à ce que le Pape ou ses successeurs consentent à
l'exécution du concordat.

Ce retour provisoire à une partie de l'ancien droit ecclésiastique
serait justifié par la première de toutes les lois, la loi de la
nécessité que notre S. P. le Pape a lui-même reconnue, à laquelle il
s'est soumis, lorsque, pour rétablir l'unité dans l'église de France, il
s'est mis au-dessus de toutes les règles ordinaires, en supprimant, par
un acte d'autorité sans exemple, toutes les anciennes églises de France
pour en créer de nouvelles.



TROISIÈME SÉRIE.

QUESTION SUR LA POSITION ACTUELLE.


«La bulle d'excommunication du 10 juin 1809 étant contraire à la charité
chrétienne, ainsi qu'à l'indépendance et à l'honneur du trône, quel
parti prendre pour que, dans des temps de troubles et de calamités, les
Papes ne se portent pas à de tels excès de pouvoir?»

NOTE PRÉLIMINAIRE À LA RÉPONSE.

Le manuscrit de la réponse des évêques, que nous avons sous les yeux,
est incomplet. Il n'en contient que le préambule et la conclusion. Nous
avons eu recours à une autre copie; dont le dépositaire a bien voulu
nous donner une communication; mais n'ayant trouvé aucun indice
suffisant de son authenticité, et même de sa fidélité, nous n'avons pas
cru devoir en faire usage, pour remplir la grande lacune qu'offre notre
exemplaire.

Nous nous bornerons à insérer ici un extrait de cette partie de la
réponse des évêques, qui se trouve dans la copie qui nous a été
communiquée, et dont nous ne sommes pas en état de garantir
l'exactitude. Elle nous a paru se lier naturellement avec le préambule
et la conclusion que nous publions, et indiquer assez clairement la
filiation des idées.

RÉPONSE DES ÉVÊQUES.

Pour répondre à la question proposée par S. M., il nous a paru
indispensable d'entrer dans un examen de la bulle qui en est l'objet;
car si, d'un côté, le respect et l'obéissance que nous devons au
souverain, qui nous interroge nous obligent à lui répondre avec la
franchise et la véracité de notre ministère, de l'autre, la vénération
profonde et le dévoûment de tout évêque catholique à Sa Sainteté lui
font un devoir non moins pressant de ne pas s'expliquer légèrement sur
un acte émané d'elle, et dont les principes et les résultats sont d'une
si haute importance.

Voici le précis de la bulle.

«Le Pape commence par déclarer qu'il ne peut pas croire que des raisons
politiques, des mesures militaires, et son refus d'accéder à une partie
des demandes qui ont été faites par le gouvernement français, aient été
les seuls motifs de l'invasion de Rome et des provinces de l'État
romain, qu'il attribue aux vues les plus funestes à la religion.

«S. S. rappelle ensuite son zèle et ses travaux pour le rétablissement
du culte en France; mais, continue le Pape, à peine le concordat eut-il
été promulgué, qu'il fut anéanti par la publication simultanée des
articles organiques, dont le S. P. porta ses plaintes au sacré collége,
dans son allocution du 24 mai 1802, où il les présenta comme subversifs
de la liberté promise à la religion catholique, et même quelques uns
comme indirectement contraires à la doctrine de l'Évangile.

«Le concordat italique ayant été violé de la même manière, ces deux
traités, loin d'avoir été salutaires à l'église, sont devenus pour elle
de vrais fléaux.

«Toutes les plaintes et les représentations du saint siége ont été
éludées. Les demandes que le gouvernement français ne cessa d'ajouter à
ses prétentions, mirent le pape dans l'alternative de trahir son
ministère apostolique, ou de s'exposer à une déclaration de guerre. Le
S. P. prit alors la résolution de ne pas livrer, même par un assentiment
tacite, le domaine temporel dont il était dépositaire, et de conserver
l'indépendance nécessaire au libre exercice de la puissance spirituelle.

«Le S. P. rappelle ensuite les persécutions par lesquelles on a tenté
d'ébranler sa constance.

«En regrettant de ne pouvoir apaiser l'orage par le sacrifice de sa
propre vie, et de se voir réduit à surmonter sa douceur naturelle pour
faire usage des armes spirituelles qui lui sont confiées, S. S. pense
que l'invasion totale de ses États l'oblige de lancer les anathèmes
portés par les saints canons, à l'exemple de ses prédécesseurs.

«La bulle déclare alors que tous les auteurs, fauteurs, conseillers et
exécuteurs de ces attentats ont encouru l'excommunication prononcée par
le droit canonique, surtout par le concile de Trente (session 22, chap.
11); et, s'il en est besoin, le S. P. les excommunie et les anathématise
de nouveau, sans nommer personne individuellement.

«S. S. défend d'attenter aux droits et prérogatives des personnes
comprises dans cette censure, et termine son décret par les clauses du
style.»

D'après ce précis de la bulle du 10 juin 1809, l'attention se porte
naturellement sur le mélange des motifs spirituels et temporels énoncés
dans le préambule, et sur lesquels est fondée la sentence prononcée par
le dispositif.

EXTRAIT.

Les propositions faites à S. S. de la part de l'empereur appartiennent,
pour la plupart, à la haute politique. Parmi les réquisitions et marches
militaires indiquées dans la bulle, on ne trouve aucune matière de
spiritualité.

Les inculpations en matière de foi, énoncées dans la bulle, portent sur
des intentions secrètes, sur lesquelles l'église s'abstient toujours de
prononcer.

On ne peut pas raisonnablement attribuer des complots d'impiété au
prince qui a replacé la religion catholique sur ses autels.

Les articles additionnels au concordat ne lui ont pas porté d'atteintes
essentielles, et les plus affligeans pour l'église sont restés sans
exécution. Il est permis d'espérer des modifications favorables.

Quoique le traitement des ministres inférieurs soit évidemment
insuffisant, il n'en est pas moins vrai que l'empereur a fait pour le
clergé, en général, bien plus qu'il n'avait promis par le concordat.

Dans les discussions politiques, et les guerres ou invasions qui
s'ensuivent, de quelque côté que soient la justice ou les torts, les
souverains temporels ne sont responsables qu'à celui-là seul qui donne
et ôte les couronnes. Lorsque le pape Grégoire IX eut fait connaître à
saint Louis qu'il avait excommunié l'empereur Frédéric, le saint roi
répondit qu'il enverrait _des hommes probes_ pour s'informer de quelle
manière ce prince pensait sur la foi catholique, et que, s'il tenait une
doctrine saine, il ne devait pas être molesté par l'excommunication.
L'empereur répondit qu'il était chrétien, qu'il était catholique, et que
sa croyance était pure sur tous les articles de la foi orthodoxe: _Se
esse virum catholicum, christianum, sanè de omnibus orthodoxæ fidei
articulis sentientem_. (Voir dans l'histoire les guerres, les schismes
et les scandales qui furent la suite de tant de censures prodiguées pour
des intérêts temporels ou d'un genre mixte.)

Le concile de Trente ne paraît pas applicable à l'espèce présente. Son
décret, invoqué par la bulle, n'a point eu, et n'a pu avoir pour objet
les différends entre les souverains, et les événemens qui en sont les
résultats, lorsque la foi et la discipline essentielle de l'église n'y
sont point compromises; et dira-t-on que ces deux choses reposent
essentiellement sur la souveraineté temporelle des papes?

Lorsque, sous Louis XIV et Louis XV, Avignon fut occupé par les troupes
françaises, les papes se sont abstenus de l'excommunication. Pie VI, qui
s'est montré si justement sévère contre la constitution civile du
clergé, parce qu'elle attaquait la discipline essentielle de l'église,
n'a pas prononcé d'excommunication contre les spoliateurs de l'église
gallicane. (Voir l'art. 13 du concordat de 1801.)

Exemples de la sage antiquité dans l'usage des censures.--L'église
considérait que son ministère est tout entier _pour l'édification, et
non pour la destruction_. Elle usait surtout d'une admirable
circonspection, lorsqu'il s'agissait des rois et des empereurs, et même
simplement de ceux qui avaient une grande influence sur les peuples.
(Voir l'histoire des huit premiers siècles de l'église.)

Les bulles de Boniface VIII contre Philippe-le-Bel, de Jules II contre
Louis XII, de Sixte-Quint contre Henri IV, n'ont jamais eu de force ni
d'effet en France, parce que les évêques de France ont refusé de les
reconnaître et de les publier. Par la même raison, la bulle _in Cænâ
Domini_, si long-temps et si solennellement publiée à Rome, a toujours
été regardée parmi nous comme non avenue. Si la bulle du 10 juin dernier
eût été adressée aux évêques de France, nous pensons qu'ils l'eussent
déclarée contraire à la discipline de l'église gallicane, à l'autorité
du souverain, et capable, contre l'intention du pape, de troubler la
tranquillité publique.


FIN DE LA RÉPONSE DES ÉVÊQUES.

Nous avons montré, par les exemples de l'antiquité, que l'église a
toujours évité de recourir à l'usage des censures envers les souverains,
à cause des suites funestes qu'elles pouvaient avoir pour la religion.
Heureusement nous n'avons aujourd'hui rien de semblable à redouter. Si
nous sommes profondément affligés de l'interruption passagère de nos
communications avec le souverain pontife, nous ne sommes point alarmés
pour l'avenir. La déclaration publique et si souvent réitérée qu'à faite
Sa Majesté, qu'elle ne romprait jamais le lien de l'unité, nous rassure.
Nous savons que, si une force aveugle brise tout au gré de ses caprices
et de ses passions, la force accompagnée de la sagesse connaît les
bornes qu'elle doit respecter, et ne les dépasse jamais. La foi, la
hiérarchie de l'église, tous les points essentiels de sa discipline ne
recevront aucune atteinte. Les liens sacrés et indissolubles de la
subordination catholique continueront à unir les brebis et les pasteurs
au premier pasteur, au père commun de tous. Enfin, l'église gallicane,
qui s'est distinguée dans tous les temps par la pureté de sa doctrine,
par son zèle pour l'unité, par son attachement et son respect filial
pour le successeur de saint Pierre et pour l'église de Rome, mère et
maîtresse de toutes les églises, conservera précieusement ces sentimens,
et sera toujours la première à les manifester.

Nous ne nous en écarterons pas en marchant sur les traces de nos
prédécesseurs assemblés en 1510, avec les députés des chapitres et des
universités du royaume. À leur exemple, et en empruntant, quoique dans
une cause différente, le langage de nos pères assemblés à Chartres, en
1591, au sujet des lettres monitoriales du pape Grégoire XIV, «sans rien
diminuer de l'honneur et du respect dus à S. S., et après avoir conféré
et mûrement délibéré sur le fait de la bulle, nous disons avoir reconnu,
par l'autorité des saints décrets, constitutions canoniques et exemples
des saints pères, dont l'antiquité est pleine, droits et libertés de
l'église gallicane, desquelles nos prédécesseurs évêques se sont
toujours prévalus en pareilles entreprises, à raison des inconvéniens
infinis qui s'ensuivraient, au préjudice et à la ruine de notre sainte
religion:

«Que les censures et excommunications portées par ladite bulle sont
nulles, tant en la forme qu'en la matière, et qu'elles ne peuvent lier
ni obliger la conscience..., nous réservant de représenter et de faire
entendre à N. S. P. la justice de notre cause et saintes intentions, et
rendre S. S. satisfaite, de laquelle nous devons nous promettre la même
réponse que fit le pape Alexandre, écrivant ces mots, à l'archevêque de
Ravenne: _Nous porterons patiemment, quand vous n'obéirez pas à ce qui
nous aura été, par mauvaises impressions, suggéré et persuadé_.»

Cette déclaration est la réponse la plus précise que nous puissions
faire à la question proposée par S. M. I., au sujet de la bulle du 10
juin 1809; car la déclaration authentique de la nullité de
l'excommunication semble être le plus sûr moyen pour empêcher que les
souverains pontifes ne se laissent aller aux fausses suggestions par
lesquelles on tenterait de leur persuader d'en publier de semblables à
l'avenir.

Que si la déclaration d'un petit nombre d'évêques n'était pas regardée
comme suffisante, il resterait à la soumettre à l'examen d'une assemblée
du clergé de France, ou même d'un concile national, pour y être
renouvelée. Nous avons tout lieu de croire que cette assemblée, ou ce
concile, après avoir établi les vrais principes, et déclaré quel est
l'esprit de l'église dans l'application des censures à l'égard des
souverains, et notamment des rois ou empereurs des Français, déclarerait
la nullité et interjetterait appel au concile général, ou au pape mieux
informé, tant de la bulle d'excommunication du 10 juin, que de toutes
les bulles semblables qui pourraient être rendues par la suite. Ces
formes d'appel sont depuis long-temps usitées en France. Elles l'ont
toujours été dans l'église, quoique sous des noms différens, comme un
recours légitime, dans certains cas extraordinaires, à l'autorité
supérieure de l'église universelle; et c'est ce qu'on peut voir
développé par toute la suite de la tradition ecclésiastique, dans la
défense de la déclaration du clergé de France, par le grand évêque de
Meaux.

En prouvant que la bulle du 10 juin doit être regardée comme nulle et de
nul effet, nous avons offert à Sa Majesté, contre ce décret et tout
autre semblable qui pourrait émaner de la cour de Rome, une garantie
suffisante; et si, _dans des temps de troubles et de calamités, les
Papes se portaient à des excès de pouvoir aussi contraires à la charité
chrétienne qu'à l'indépendance et à l'honneur du trône_, de pareils
excès porteraient leur remède avec eux-mêmes, et les évêques de France
en arrêteraient tout l'effet.

Mais l'ancienne et constante doctrine de l'église gallicane fournit une
garantie encore plus solide, parce qu'elle soustrait les souverains, en
ce qui concerne l'ordre politique et leurs droits temporels, non
seulement à la juridiction du Pape, mais encore à l'autorité de l'église
elle-même.

Nous reconnaissons donc, et dans la circonstance présente, nous nous
faisons un devoir de déclarer, avec la célèbre assemblée du clergé de
1682, «qu'à saint Pierre et à ses successeurs, vicaires de J. C., et à
l'église, Dieu a donné la puissance dans les choses spirituelles, et qui
appartiennent au salut; mais non dans les choses civiles et temporelles,
le Seigneur ayant dit: «_Rendez donc à César ce qui est à César, et à
Dieu ce qui est à Dieu_. C'est aussi le précepte de l'apôtre: _Que toute
personne soit soumise aux puissances supérieures; car il n'est aucune
puissance qui ne vienne de Dieu_. Les puissances qui existent, c'est
Dieu qui les a ordonnées. C'est pourquoi celui qui résiste à la
puissance résiste à l'ordre que Dieu a établi. Donc les rois et les
princes, en ce qui concerne le temporel, ne sont soumis, par
l'institution divine, à aucune puissance ecclésiastique; ils ne peuvent
être déposés par l'autorité des chefs de l'église, ni directement, ni
indirectement, et leurs sujets ne peuvent être ni dispensés de la foi et
de l'obéissance qu'ils leur doivent, ni déliés du serment de fidélité
qu'ils leur ont prêté, et qu'il faut s'attacher à cette doctrine comme
nécessaire à la tranquillité publique, comme non moins utile à l'église
qu'à l'empire, comme entièrement conforme à la parole de Dieu, à la
tradition des saints pères et aux exemples des saints.»

DEMANDES ADRESSÉES À LA SECONDE COMMISSION, AVEC SES RÉPONSES.


PREMIÈRE QUESTION.

«Toute communication entre le Pape et les sujets de l'empereur étant
interrompue, quant à présent, à qui faut-il s'adresser pour obtenir les
dispenses qu'accordait le saint siége?»

RÉPONSE DES ÉVÊQUES.

Honorés de la confiance du souverain qui nous réunit pour lui tracer,
dans les circonstances actuelles, la marche la plus conforme aux
conciles et aux usages de l'église, nous ne consulterons, dans nos
réponses, que notre amour pour la religion, notre zèle pour l'intérêt
des peuples dont nous sommes les premiers pasteurs, et notre dévoûment à
l'empereur.

La franchise et la sainte véracité de notre ministère ne nous permettent
pas de déguiser la profonde douleur dont nous avons été pénétrés, en
apprenant que toute communication entre le Pape et les sujets de
l'empereur venait d'être rompue.

Sujets fidèles et respectueux, nous oserons néanmoins dire à Sa Majesté
que le saint siége étant le lien le plus fort, le lien nécessaire de
l'unité ecclésiastique dont il est le centre, nous ne pouvons plus
prévoir que des jours de deuil et d'affliction pour l'église, si les
communications et les rapports demeurent long-temps suspendus entre les
fidèles et le père commun que Dieu leur a donné dans la personne de N.
S. P. le Pape.

Nous la supplierons d'écouter avec bonté ce que proclamait, avant nous,
l'illustre Marca, que, «selon notre sentiment et celui de tous les
catholiques français, le premier et le principal fondement de la liberté
ecclésiastique est que la primauté du siége apostolique obtienne
toujours sa place[21].

En tenant ce langage que nous ont transmis nos pères dans la foi, nous
ne faisons que montrer de plus en plus notre attachement à la doctrine
contenue dans la déclaration de 1682, et nous aimons à nous rassurer, au
milieu de nos sollicitudes religieuses, sur la conservation des liens
qui unissent la France au centre de l'unité catholique, par la promesse
que Sa Majesté a daigné nous faire de maintenir cette déclaration dans
son intégrité, tant pour ce qui concerne la primauté d'institution
divine du saint siége apostolique, qu'à l'égard des règles canoniques
suivant lesquelles elle doit être exercée.

Nous ne craindrons pas même de dire à Sa Majesté qu'en considérant
attentivement les circonstances du temps présent, nous sommes portés à
leur appliquer ce que le génie prévoyant de Bossuet lui faisait
entrevoir dans un avenir éloigné. «La doctrine de la déclaration, disait
ce grand évêque, relève merveilleusement la dignité, la véritable
autorité de l'église catholique et des souverains pontifes... Et il peut
venir un temps où les gens de bien la croiront nécessaire pour
eux-mêmes, pour l'église et pour le saint siége apostolique[22].»

C'est ainsi, comme l'écrivaient à leurs collègues les évêques de
l'assemblée de 1682, que, sans avoir outrepassé les bornes posées par
nos pères, et énonçant modestement la doctrine des quatre articles comme
un sentiment utile et vrai, «il arrivera que ces mêmes articles
deviendront, par un heureux concours, des canons invariables de l'église
gallicane, que les fidèles recevront avec respect.» _Sic eveniet ut quos
ad vos mittimus doctrinæ nostræ articuli, fidelibus venerandi et nunquam
intermorituri ecclesiæ gallicanæ canones evadant_[23].

Mais plus nous sommes persuadés de ces vérités, plus aussi nous sommes
touchés de la résolution par laquelle Sa Majesté interrompt toute
communication entre ses sujets et le Pape. Nous répétons après saint
Bernard, que Bossuet appelait l'_ange de la paix_, qu'il n'y a rien de
plus nécessaire en ce temps que d'assembler les évêques.» Et nous
ajoutons, à l'exemple de ce saint abbé, dans la lettre respectueuse
qu'il écrivait à un de nos rois, que, «s'il est sorti de l'autorité
apostolique quelque chose dont Sa Majesté se trouve offensée, ses
fidèles sujets qui composeront cette assemblée travailleront à faire
qu'elle soit adoucie ou révoquée, autant qu'il le faut pour l'honneur et
la dignité du trône[24].»

C'est dans le même esprit que, pour répondre directement à la première
question qui nous est proposée par Sa Majesté, nous croyons devoir
appliquer aux réserves dont le Pape est en possession, ce que dit le
savant P. Thomassin de l'exercice de quelques, autres prérogatives du
saint siége. «Cette réserve n'a pas été la même dans tous les temps, et
n'a pas eu la même extension dans tous les lieux; et quoiqu'on ne puisse
pas dire que ces pouvoirs, qui n'ont éclaté qu'après plusieurs siècles,
soient de droit divin, on ne peut néanmoins nier qu'ils ne soient très
convenables à la primauté du Pape[25],» que le grand évêque de Maux,
dans sa _Défense de la déclaration_, appelle _le principal exécuteur et
interprète_ des saints canons dans tout l'univers.

C'est principalement en vertu de ce titre vénérable de principal
exécuteur et interprète des saints canons, que s'est formée une
discipline universelle par laquelle la réserve de certaines dispenses a
été partout attribuée au saint siége dans l'église d'Occident, et ces
réserves, que de sages motifs ont fait établir, sont devenues un droit
commun dont il n'est pas permis de s'écarter sans les raisons les plus
graves. Telle est particulièrement la réserve des dispensés relatives à
l'ordre et à la discipline générale du clergé, à l'âge requis pour
l'épiscopat et les ordres majeurs, à la translation des évêques et
autres du même genre.

D'autres réserves d'une moindre importance se sont introduites
successivement, quoiqu'elles soient relatives aux besoins et à l'usage
journalier des fidèles, telles que celles de certaines absolutions,
dispenses de mariage; d'autres enfin qu'autorise l'indulgence de
l'église, et que commande souvent une sorte de nécessité plus ou moins
urgente.

Puisque ces réserves ne sont pas, de droit divin, attachées à la
primauté du saint siége, il s'ensuit que les évêques dans leurs diocèses
respectifs, et en vertu de la juridiction épiscopale, ont inhérent en
eux le pouvoir d'accorder aux fidèles les dispenses et absolutions qui
s'y rapportent; c'est encore ce qu'établit le P. Thomassin, en nommant
inaliénable la juridiction qui appartient aux évêques pour la concession
de ces sortes de dispenses ou absolutions: _Incerta et concreta
quodammodo episcopali jurisdictioni_[26].

Ce pouvoir est une suite de celui que l'apôtre saint Paul déclare qu'ils
ont reçu du Saint-Esprit, de gouverner l'église de Dieu, et par
conséquent de subvenir aux besoins spirituels des fidèles confiés à leur
sollicitude pastorale. Ils l'ont exercé pendant les premiers siècles,
soit dans les conciles, soit hors des conciles, et nous ne connaissons
pas un seul réglement de l'église universelle, pas un seul canon des
conciles généraux, pas même un seul décret émané du saint siége, qui les
en ait privés.

Ce furent souvent les évêques eux-mêmes qui favorisèrent le recours à
Rome, en y renvoyant les absolutions et les dispenses plus
considérables, soit qu'il leur fût plus difficile qu'au saint siége de
résister aux hommes puissans qui les sollicitaient, soit qu'ils
craignissent que la discipline ne fût énervée et la loi même abrogée par
la multitude des dispenses, soit qu'ils regardassent le recours au Pape
comme le seul moyen d'établir ou de conserver une sorte d'uniformité
dans cette partie de la discipline de l'église; soit enfin qu'ayant, de
jour à autre, plus de communication avec les papes, ils ne pussent
s'empêcher d'honorer la prééminence du siége apostolique par cette
réserve des affaires les plus importantes. On peut voir, siècle par
siècle, la progression de ces changemens et de leurs causes dans
l'auteur, déjà cité, de l'_Ancienne et Nouvelle Discipline de
l'Église_[27].

Ce serait vouloir démentir l'histoire que de ne pas avouer qu'une partie
de ces changemens est due aux fausses idées de quelques ultramontains
sur la nature et sur les droits de l'épiscopat. Ils ont dit que des
évêques particuliers n'avaient pas l'autorité de dispenser des lois de
l'église universelle; et ce langage serait juste, s'il signifiait
seulement que des évêques particuliers ne peuvent pas abolir, même dans
leur diocèse, une loi reçue dans toute l'église, ou que leur territoire
étant circonscrit pour l'exercice ordinaire de la juridiction, la leur
ne s'étend pas, comme celle du Pape, dans l'église universelle. Mais ce
langage, pris dans sa généralité, est évidemment faux, puisque les
évêques ont toujours accordé, quand le plus grand bien de la religion et
des fidèles le voulait ainsi, les dispenses de plusieurs lois ou canons
de l'église universelle, du jeûne, de l'abstinence, de certains voeux, de
certains empêchemens de mariage.

Les mêmes ultramontains n'ont pas craint d'ajouter que les évêques
institués par J. C., successeurs des apôtres, revêtus de la plénitude du
sacerdoce, n'étaient que de simples délégués ou vicaires du pape, et
qu'ainsi l'exercice de leurs pouvoirs était absolument subordonné à la
volonté du pape. Il suffit d'avoir exposé, et il n'est pas besoin de
réfuter de tels principes, que le saint siége lui-même n'a jamais
avoués, et qu'on ne peut établir qu'à l'aide de contradictions évidentes
ou de paradoxes insoutenables.

Le pouvoir radical des évêques pour la concession des dispenses est donc
à l'abri de toute attaque, et la possession exclusive, plus ou moins
longue, plus ou moins générale du saint siége, ne repose sur aucune loi
positive, sur aucun canon de l'église qui en ait dépouillé les évêques
particuliers.

C'est dans un concile provincial de Tours, tenu en 1583, que se trouve
le premier réglement ecclésiastique à ce sujet. Il interdit aux évêques
de la métropole de Tours les dispenses de consanguinité et d'affinité,
même au quatrième degré, et le concile provincial de Toulouse, tenu sept
ans après, semble aussi supposer que le droit de les accorder appartient
privativement au pape.

Mais ces deux conciles particuliers sont les seuls qui renferment de
semblables dispositions. Les autres conciles provinciaux tenus en
France, depuis le milieu du seizième et pendant le cours du dix-septième
siècle, à Aix, à Bourges, à Bordeaux, à Cambrai, à Narbonne, à Reims;
l'assemblée de Melun, qui s'est occupée, comme eux, des empêchemens de
mariage et des dispenses dont ils étaient susceptibles, se sont bien
gardés de toucher au droit imprescriptible des évoques, pour augmenter,
en limitant son exercice, les prérogatives du saint siége.

Il y a plus: quoique l'interdiction faite aux évêques de la province de
Tours, par le réglement de 1583, soit bien précise et sans exception, il
est de fait que plusieurs évêques de cette métropole, notamment ceux de
Nantes, de Rennes, d'Angers et du Mans, accordent les dispenses de
mariage dans plusieurs degrés que le réglement du concile leur interdit
expressément; ce qui prouve le peu d'autorité qu'il conserve, sous ce
rapport, même dans la province où il a été porté.

Quoi qu'il en soit de ces réglemens, qui n'ont par eux-mêmes qu'une
autorité très circonscrite, on peut leur appliquer, ainsi qu'à l'espèce
de prescription sur laquelle est fondée, dans nos diocèses, la réserve
de certaines dispenses ou absolutions, ce que disait Yves de Chartres
dans une affaire bien autrement importante pour l'église: «Des usages,
ou des règles qui ne sont pas fondés sur la loi éternelle, et auxquels
l'honneur et l'avantage de l'église ont donné naissance, peuvent être
abandonnés, pour un temps, par des motifs aussi saints que ceux qui les
firent établir; et alors cet abandon n'est pas une prévarication
dangereuse contre la règle, mais bien plutôt une dispensation louable et
salutaire.» _Cum ea quæ æternâ lege sancita non sunt, sed pro honestate
et utilitate ecclesiæ instituta vel prohibita, pro eâdem occasione ad
tempus remittuntur pro quâ inventa sunt, non est institutionum damnosa
prævaricatio, sed laudabilis et saluberrima dispensatio_[28].

Cela est surtout vrai quand il s'agit du renoncement passager à une
réserve qui n'est fondée sur aucune loi divine ou même ecclésiastique,
et du retour temporaire à l'exercice d'un droit inaliénable de sa
nature, tel que celui qui est inhérent au caractère épiscopal,
d'accorder les dispenses que l'usage réservait au saint siége; et
lorsque de puissans motifs d'utilité publique, du bien de la religion et
des besoins spirituels des fidèles, déterminent les évêques à reprendre,
pour un temps, l'exercice du droit suspendu par la réserve, alors, loin
de pouvoir être accusés _d'une prévarication dangereuse contre la
règle_, leur conduite à cet égard est, selon Yves de Chartres, _une
dispensation louable et salutaire_, que leur prescrivent le bon
gouvernement et les besoins de leurs diocèses.

Depuis long-temps, l'église gallicane a su mettre ces maximes en
pratique. Au quinzième siècle, un schisme déplorable affligeait
l'église, et la difficulté de reconnaître quel était le pape légitime
équivalait à une sorte d'impossibilité de recourir à lui, afin d'en
obtenir les absolutions ou dispenses dont les fidèles pouvaient avoir
besoin. Alors fut convoquée l'assemblée du clergé, qu'on regardait _en
ces rencontres_, dit le savant et religieux P. Berthier, _comme le
souverain tribunal ecclésiastique de la nation_. Les évêques réunis en
1408, avec les députés des chapitres et des universités, dans la
Sainte-Chapelle de Paris, firent, au mois d'octobre, le fameux réglement
connu sous le titre d'_Advisamenta Ecclesiæ gallicanæ_. Le second
article règle que les absolutions communément réservées au pape, les
dispenses de mariage et d'irrégularités, seront données, si cela se
peut, par le pénitencier de l'église romaine, sinon _par l'ordinaire_,
ou, en certains cas, par le concile de la province[29].

Une résolution semblable fut prise par le concile de l'église gallicane,
assemblée en 1510 à Tours, sous Louis XII. On y statua (art. IV) que les
prélats et sujets du roi se conformeraient à l'ancien droit commun.
_Conclusum est per concilium servandum esse jus commune antiquum._

Venant à nos temps modernes, nous voyons un Pape aussi savant que zélé
pour le maintien de la discipline de l'église, regarder la difficulté de
recourir au saint siége comme un motif de s'écarter de la sage réserve
qui attribuait au Pape les absolutions et dispenses dont il s'agit.
_Ultrò concedimus episcopis_, dit Benoît XIV, _relaxandi facultatem,
modò facilè adiri non possit prima sedes_. Or, si ce grand Pape
accordait volontiers aux évêques la faculté de dispenser, lorsqu'il
prévoyait qu'il ne serait pas facile de recourir au saint siége, à plus
forte raison croyait-il que, si des circonstances impérieuses ne
permettent pas d'y recourir, les évêques doivent user provisoirement de
la faculté de dispenser, dont l'usage ne peut jamais rester suspendu
dans l'église. La raison en est, comme le dit fort bien l'auteur du
_Traité des Dispenses_, que la réserve «doit cesser quand le vrai bien
des fidèles l'exige; et il n'y aurait ni prudence ni sagesse à vouloir
qu'elle subsistât dans des occasions où elle ne pourrait subsister sans
être préjudiciable à ceux pour l'avantage desquels on peut assurer
qu'elle a été et qu'elle a dû être établie[30].»

_La réserve des dispenses est odieuse_, dit encore le même théologien,
_parce qu'elle déroge au droit des évêques_; et dans son _Traité du
Mariage_, il prouve que cette réserve, qui n'a pu s'établir que pour le
bien de l'église, lui deviendrait souvent préjudiciable, si elle ne
cessait pas lorsqu'il est impossible ou même simplement incommode de
recourir au siége apostolique: _Eo quòd ad apostolicam sedem, vel
nullatenùs, vel opportunè recurri non possit_[31].

À ces autorités il serait facile de joindre celles de M. d'Argentré,
évêque de Tulle, dans son _Explication des Sept Sacremens_; de Pontas;
du docteur Bailly, auteur d'une _Théologie dogmatique et morale à
l'usage des séminaires_; des Conférences de Paris et d'Angers. Le
docteur Ducasse lui-même, qui a plaidé avec tant de zèle en faveur du
droit exclusif qu'il attribue au Pape d'accorder les dispenses de
mariage, avoue que la réserve cesse en certains cas, notamment dans
celui de la difficulté du recours, parce que, dit-il, «la réservation
qui est faite au Pape et la puissance que Jésus-Christ lui a donnée, est
pour édifier et non pour détruire[32].»

En un mot, tous les théologiens et canonistes qui jouissent de quelque
estime en-deçà comme au-delà des monts, s'accordent à penser que, si le
recours au saint siége devient impossible, dangereux ou même simplement
difficile, la réserve est suspendue pour tout le temps que durent
l'impossibilité, la difficulté ou le danger de ce recours.

Ainsi nous répondrons à la première question que Sa Majesté nous a fait
l'honneur de nous proposer, en disant: Lorsque des circonstances
malheureuses interrompent, pour un temps, la communication entre le Pape
et les sujets de l'empereur, _c'est aux évêques diocésains que les
fidèles doivent s'adresser, afin d'obtenir les dispenses qu'accordait le
saint siége_.

Mais cette réponse qu'il a fallu généraliser, parce que la question nous
était proposée en termes généraux, a besoin elle-même d'une explication
dont nous avons indiqué le principe, en distinguant deux sortes de
dispenses: les unes relatives à l'administration générale de l'église et
à sa discipline intérieure, les autres qui ont pour objet les besoins
journaliers des fidèles. C'est uniquement à ces dernières que doit se
rapporter la réponse que nous venons de faire à Sa Majesté; car il y
aurait trop d'inconvénient à laisser à la volonté particulière de chaque
évêque l'exercice du droit de disposer des lois que l'église a portées
pour le bon ordre et l'uniformité de son gouvernement.

SECONDE QUESTION.

La seconde question que Sa Majesté nous fait l'honneur de nous proposer
est celle-ci:

«Quand le Pape refuse persévéramment d'accorder des bulles aux évêques
nommés par l'empereur pour remplir les sièges vacans, quel est le moyen
légitime de leur donner l'institution canonique?»

Pour répondre à cette importante question, nous croyons devoir rappeler
celle qui nous fut proposée l'année dernière en ces termes:

«Le gouvernement français n'ayant point violé le concordat, si, d'un
autre côté, le Pape refuse de l'exécuter, l'intention de Sa Majesté est
de regarder le concordat comme abrogé; mais, dans ce cas, que
convient-il de faire pour le bien de la religion?»

Après une exposition succincte de la doctrine catholique, concernant la
juridiction de l'église, nous terminions notre réponse en observant que
le conseil n'avait pas l'autorité nécessaire pour indiquer les mesures
propres à remplacer l'intervention du Pape dans la confirmation des
évêques; que son avis, à cet égard, ne serait que celui d'un très petit
nombre de prélats, sans pouvoir, sans caractère pour représenter
l'église de France. En conséquence, disions-nous, nous pensons que, dans
une circonstance aussi délicate, où il est essentiel de ne point
s'écarter des principes consacrés par la religion, de ne pas alarmer les
consciences, Sa Majesté ne peut rien faire de plus sage et de plus
conforme aux règles, que de convoquer un concile national, où le clergé
de son empire examinerait la question qui nous est proposée, et
indiquerait les moyens propres à prévenir les inconvéniens de refus des
bulles pontificales.

En 1688, à l'occasion d'un refus semblable, fait par le pape Innocent XI
aux évêques nommés par Louis XIV depuis 1681, le parlement de Paris, sur
les conclusions du procureur-général Talon, rendit un arrêt portant que
le roi serait supplié de convoquer les conciles provinciaux et même un
concile national. Cet arrêt, dit d'Héricourt, est conforme à ce qui
s'est pratiqué en France en des occasions pareilles. Les exemples en
sont rapportés dans les _Preuves des libertés de l'Église gallicane_.

Sa Majesté jugea et nous fit dire que cette réponse ne satisfaisait pas
entièrement à la question, en ce qu'elle ne déterminait pas si le
concile national avait en lui-même l'autorité nécessaire pour suppléer
au défaut des bulles apostoliques, ou s'il faudrait encore recourir à
une autorité supérieure à la sienne.

Sans vouloir prévenir ni préjuger la décision du concile appelé à
prononcer sur une matière d'un aussi grand intérêt, le conseil indique
la marche qu'il pourrait suivre, et conclut son opinion par ces
réflexions que nous allons transcrire, parce qu'elles renferment le
principe de la réponse à la question qui nous est proposée aujourd'hui.

«Jusqu'à présent, nous avons raisonné d'après les lois de la discipline
ecclésiastique, et dans l'état ordinaire des choses, il n'est jamais
permis de s'en écarter. Mais un point de discipline, établi pour le
gouvernement et la conservation des églises particulières, cesse
d'obliger lorsqu'il est évident qu'on ne peut l'observer sans exposer
une grande église aux plus grands dangers. Si le chef de l'église
universelle paraît abandonner l'église de France à elle-même, en
refusant de concourir, comme il le doit, à l'institution de ses évêques,
cette église si ancienne, et qui occupe une place si considérable dans
la catholicité, doit trouver en elle-même des moyens de se conserver et
de se perpétuer. Elle est autorisée à recourir à l'ancien droit,
lorsque, sans qu'il y ait eu faute de sa part, l'exercice du droit
nouveau est devenu impraticable à son égard.

«En conséquence, nous pensons qu'après avoir protesté de son attachement
inviolable au saint siége et à la personne du souverain pontife, après
avoir réclamé l'observation de la discipline actuellement en vigueur, le
concile pourrait déclarer qu'attendu l'extrême difficulté, ou
l'impossibilité de recourir à un concile oecuménique, vu le danger
imminent dont l'église de France est menacée, l'institution donnée
_concilièrement_ par le métropolitain, à l'égard de ses suffragans, et
par le plus ancien évêque de la province à l'égard du métropolitain,
tiendra lieu des bulles pontificales, jusqu'à ce que le Pape ou ses
successeurs consentent à l'exécution du concordat.

«Ce retour provisoire à une partie de l'ancien droit ecclésiastique
serait justifié par la première de toutes les lois, la loi de la
nécessité que notre saint père le Pape lui-même a reconnue, à laquelle
il s'est soumis, lorsque, pour rétablir l'unité dans l'église de France,
il s'est mis au-dessus de toutes les règles ordinaires, en supprimant,
par un acte d'autorité sans exemple, toutes les anciennes églises de
France, pour en créer de nouvelles.»

Telle est l'opinion que nous avions l'honneur d'exposer à Sa Majesté au
mois de janvier 1810.

Depuis ce temps, le Pape a continué de refuser des bulles, sans alléguer
aucune raison canonique de son refus; il ne s'est point rendu aux
instances et respectueuses prières que lui ont adressées, au nom de
toute l'église de France, les évêques qui se rencontraient à Paris, il y
a près d'un an. Le nombre des diocèses qui n'ont point de premier
pasteur augmente chaque année d'une manière effrayante, et bientôt
l'épiscopat s'éteindrait en France, si l'on ne trouvait pas quelque
moyen canonique de remédier à l'inexécution du concordat, et au refus
persévérant des bulles apostoliques.

Louis XIV éprouva la même difficulté de la part des papes Innocent XI et
Alexandre VIII. Tant que dura la mésintelligence entre les deux cours,
c'est-à-dire depuis 1681 jusqu'en 1693, les évêques nommés par le roi
gouvernèrent leurs diocèses en vertu des pouvoirs qu'ils recevaient du
chapitre de l'église vacante. Nous en avons la preuve pour quelques uns,
et notamment pour le célèbre Fléchier, nommé successivement à Lavaur et
à Nîmes, et nous sommes fondés à présumer qu'il en a été de même des
autres, sur lesquels il ne nous reste pas de renseignemens positifs.

Cette mesure, conseillée, à ce que l'on croit, par l'oracle de l'église
gallicane, par l'immortel Bossuet, et parfaitement conforme aux
principes de la hiérarchie, supposait les droits assurés au Pape par le
concordat, et tendait même à les conserver; et quoique les droits de la
nomination royale parussent compromis par cette espèce d'accommodement,
Louis XIV voulut bien y condescendre. Les papes Innocent XI et Alexandre
VIII ne s'y opposèrent pas, et Innocent XII l'approuva tacitement, en
accordant les bulles aux évêques nommés, sans leur faire un crime de la
part qu'ils avaient eue dans l'administration de leurs diocèses.

C'est un principe reconnu dans toute l'église, et consacré par le
concile de Trente (session 24, chap. 16), qu'à l'instant même de la mort
d'un évêque, la juridiction épiscopale passe de plein droit au chapitre
cathédral; et dans l'église de France, c'est un usage immémorial que les
chapitres confèrent les pouvoirs dont ils sont dépositaires, pendant la
vacance du siége, à l'ecclésiastique nommé par le souverain à l'évêché
vacant. S'il existe pour l'Italie, ou pour quelques autres pays, une
loi, ou un usage contraire, cette loi, cet usage ne sont d'aucune
autorité dans l'église de France, qui est toujours maintenue dans la
possession de se gouverner selon son ancienne discipline.

C'est pour l'église de France, dans les circonstances actuelles, une
précieuse ressource que le pouvoir donné aux évêques nommés d'exercer
canoniquement, dans leurs diocèses, la juridiction épiscopale. Pourquoi
faut-il que le Pape ait tenté de les dépouiller d'un droit si légitime,
et qui ne peut tourner qu'à l'avantage des fidèles?

Dans ses brefs aux chapitres de Florence, de Paris et d'Asti, le Pape
déclare, en principe général, que les chapitres des églises vacantes ne
peuvent déléguer leurs pouvoirs aux évêques nommés par l'empereur, et il
défend à ceux-ci d'accepter les pouvoirs qui leur seraient offerts; et
de s'immiscer dans le gouvernement de leur église.

Nous savons bien que les brefs, qui ne sont reçus nulle part, ne
prévaudront jamais contre notre antique discipline. Nous n'y voyons
qu'une triste preuve des préventions inspirées au Pape par des hommes
peu instruits de nos usages, et de la situation de l'église de France.
Ce vertueux pontife, qui a donné à cette église des preuves si marquées
de son affection paternelle, se serait empressé d'accueillir toutes les
mesures de conciliation, s'il n'eût pas été trompé par des rapports
infidèles.

C'est dans cet état de choses qu'après nous avoir déclaré _qu'elle ne
veut plus faire dépendre l'existence de l'épiscopat en France, de
l'institution canonique du Pape, qui serait ainsi le maître de
l'épiscopat_, Sa Majesté nous demande quelles sont les mesures à prendre
_pour que les évêques aient le caractère requis pour exercer leur
juridiction épiscopale. Sa Majesté s'en rapporte à nous pour lui faire
connaître ce qui convient le mieux_.

Nous nous montrerons dignes de la confiance dont Sa Majesté nous honore,
par une exposition franche et loyale des vues que nous suggéreront notre
dévoûment à sa personne et notre zèle pour la religion. Ces deux
sentimens se prêtent une force mutuelle: évêques et Français, nous ne
séparerons jamais les intérêts de l'église de ceux de l'État.

En déclarant que désormais l'existence de l'épiscopat en France ne
dépendra plus de l'institution canonique du Pape, Sa Majesté abroge le
concordat passé entre Léon X et François Ier, et renouvelé entre Sa
Majesté et notre saint père le Pape.

Ce concordat, en effet, donne au Pape un avantage trop marqué sur nos
monarques. Par une des clauses du concordat, le prince perd le droit de
nommer, si, dans un temps fixé, il ne présente pas au Pape un sujet
capable. Pour qu'il y eût égalité de droits entre les augustes parties
contractantes, il eût fallu que, de son côté, le Pape se fût obligé de
donner l'institution ou de produire un motif canonique de refus dans un
temps déterminé, faute de quoi le droit d'instituer serait dévolu, par
ce seul fait, au concile de la province où serait situé l'évêché vacant.

Au moyen de cette clause ajoutée au concordat, il ne serait plus au
pouvoir des Papes de prolonger à leur gré la vacance des siéges. _Les
Papes ne seraient plus les maîtres de l'épiscopat._ Nous conserverions
tous les avantages du concordat, sans inconvéniens et sans danger.

Et puisque Sa Majesté nous permet de lui exposer ce qui nous paraît
convenir le mieux pour assurer, dans tous les temps, le plein exercice
de la juridiction épiscopale, nous oserons lui dire que, de toutes les
mesures possibles, le concordat ainsi modifié est la plus simple, la
plus conforme aux principes, la plus propre à rallier tous les esprits
et à rassurer les consciences timorées.

Le changement que nous proposons dans le concordat est trop essentiel
pour ne pas demander le consentement des deux parties contractantes.
L'empereur est en droit de l'exiger, pour que ses nominations ne soient
plus éludées par des refus, ou par des délais arbitraires. Le Pape doit
y consentir, pour donner à l'empereur une garantie contre des abus qui
se sont reproduits si souvent. Nous présumons de la justice et de la
sagesse du saint père qu'il ne se refusera pas à une proposition si
raisonnable; mais s'il n'y accédait pas, son refus justifierait, aux
yeux de toute l'église, l'entière abolition du concordat, et le recours
à un autre moyen de conférer l'institution canonique.

Nous ne devons pas le dissimuler à Sa Majesté, dans une affaire de cette
nature, où le succès dépend uniquement de la persuasion, il s'agit moins
de savoir ce que permet la rigueur des principes, que de consulter et de
ménager l'opinion publique. Quelque juste que fût, d'après la conduite
du Pape, l'entière abolition du concordat, quelque légitime que pût être
le rétablissement de la sanction pragmatique, ou tout autre moyen
d'institution canonique, nous ne croyons pas qu'on doive les proposer
sans y avoir préparé les esprits, sans avoir convaincu les fidèles qu'il
ne reste pas d'autre ressource pour donner des évêques à l'église de
France, et que ce n'est qu'après avoir épuisé tous les moyens de
conciliation, que l'on se permet un changement si important dans la
discipline de l'église.

Une autre considération n'échappera pas à la sagesse de Sa Majesté. On
n'a pas oublié les troubles excités dans toute la France à l'occasion de
la constitution civile du clergé; l'empereur, qui seul a pu les apaiser,
ne voudra pas que de nouvelles dissensions, qu'un nouveau schisme
viennent les ressusciter. Il ne faut donc pas que les fidèles tiennent
pour suspecte la mission des évêques institués selon les formes
nouvelles; il ne faut pas que la malveillance puisse emprunter de la
religion mal entendue un prétexte pour former un parti dans l'État.

Sous un gouvernement aussi ferme que celui de Sa Majesté, nous ne
craignons pas pour la chose publique. On ne verra pas renaître les
séditions et la guerre civile; mais tout le monde sait que les divisions
religieuses sont la source d'une infinité de maux particuliers, et
n'eussent-elles d'autre effet que de relâcher le ressort de la religion
et d'affaiblir son heureuse influence sur les moeurs publiques, il n'est
rien que l'on ne doive tenter pour les prévenir.

Nous n'ignorons pas qu'il serait injuste et déraisonnable de confondre
le rétablissement de la sanction pragmatique, ou toute autre mesure
adoptée d'après l'avis et sous l'autorité de l'église de France, avec la
constitution du clergé, décrétée par une autorité purement séculière,
malgré les justes réclamations du souverain pontife et de tous les
évêques de France; mais nous savons aussi que le peuple ne saisirait pas
cette différence, qui tient à des notions trop au-dessus de sa portée,
et qu'il ne verrait dans les nouvelles mesures substituées au concordat
que l'absence de l'intervention du Pape, qu'il est accoutumé à regarder
comme nécessaire.

En vain nous flatterions-nous de l'éclairer par nos instructions. Loin
de le ramener, nous nous exposerions à perdre sa confiance: il nous
croirait en opposition avec le chef de l'église, et hors de sa
communion; il se partagerait entre le Pape et nous, et la plupart des
fidèles ne connaissant pas les limites précises de la juridiction
pontificale, les uns refuseraient au Pape l'autorité qui lui appartient
de droit divin dans le gouvernement de l'église universelle, les autres
abandonneraient des évêques qu'ils croiraient séparés du centre de
l'unité catholique. Le schisme renaîtrait avec tous ses désordres; et
quel remède pourrait-on y apporter, tant qu'il existerait une division
entre le Pape et les évêques?

Et qu'on ne croie pas que nous cédons à de vaines terreurs. Nous
connaissons les sentimens et les dispositions des peuples confiés à
notre sollicitude. Nous nous rappelons les difficultés que nous avons
éprouvées au commencement de notre épiscopat, et les ménagemens qu'il
nous a fallu employer pour les concilier avec des changemens amenés par
les circonstances, mais contre lesquels d'anciennes habitudes les
avaient prévenus. Nous savons que nous n'avons obtenu leur confiance et
celle de leurs pasteurs immédiats, qu'en nous présentant à eux au nom du
saint siége. Nous savons encore, et il est de notre devoir de le dire à
Sa Majesté, qu'au premier bruit de la mésintelligence qui a éclaté entre
les deux puissances, l'inquiétude s'est répandue dans les esprits, les
consciences ont été alarmées, et que, malgré tous nos efforts pour les
rassurer, les peuples craignent de se voir replongés dans l'anarchie
religieuse dont la sagesse de Sa Majesté avait su les tirer.

Dans plusieurs diocèses, il s'est formé une secte de prétendus
_catholiques purs_ qui exercent un culte clandestin, auquel président
des prêtres qui, se dérobant à la surveillance des évêques, ne donnent
au gouvernement aucune garantie de leurs principes et de la morale
qu'ils enseignent. Nous sommes instruits que cette secte, qui commençait
à se dissiper, a pris une nouvelle force des circonstances actuelles, et
sans doute elle s'accroîtra d'une multitude d'hommes simples et
ignorans, à qui il ne sera pas difficile de persuader qu'un changement
aussi important dans la discipline de l'église annonce le projet de
détruire la religion de leurs pères.

Une autre classe d'hommes encore plus dangereux, et surtout dans les
campagnes, ce sont les restes d'une faction trop connue par ses excès.
Toujours prêts à saisir toutes les occasions de semer le mécontentement
et de troubler l'ordre public, ils affectent souvent auprès du peuple un
zèle ardent pour la religion. Au plus léger changement introduit dans le
culte, ils s'écrient que tout est perdu; ils se plaisent à alarmer la
piété des bons villageois, pour les prévenir et les indisposer contre le
gouvernement. C'est de la part de ces hommes sans religion, et par une
suite de leurs perfides insinuations, que nous avons éprouvé les plus
fortes oppositions à la suppression de quelques fêtes. Et qui peut
prévoir l'effet des nouvelles manoeuvres, que mettent en jeu ces ennemis
éternels de l'ordre et de la tranquillité publique, s'ils trouvent les
esprits préparés à recevoir les impressions de la malveillance?

Quelles conséquences prétendrons-nous tirer de ces réflexions?
Dirons-nous qu'il faut laisser les choses dans l'état où elles sont, et
attendre qu'il plaise au souverain pontife d'accorder des bulles aux
évêques nommés par l'empereur?

Non, le besoin de l'église de France et la dignité de l'empereur ne le
permettent pas.

La juridiction déléguée par les chapitres cathédraux aux évêques nommés
ne peut être regardée que comme un expédient passager. Outre le
gouvernement des églises, l'épiscopat a des fonctions qui lui sont
essentiellement réservées, et que les fidèles sont en droit de réclamer.
Des évêques réduits à la qualité de simples administrateurs capitulaires
ne pourraient remplir qu'une partie des devoirs de l'épiscopat, il faut
que les pouvoirs de l'ordre soient unis aux pouvoirs de la juridiction;
il faut que chaque diocèse trouve dans son sein la plénitude du
ministère épiscopal.

Nous nous sommes permis d'exprimer le désir que l'on déclarât à S. S.,
ou que le concordat, déjà rompu par son propre fait, serait
authentiquement aboli par l'empereur, ou qu'il ne serait conservé qu'à
la faveur d'une clause propre à rassurer l'empereur et l'église de
France contre ces refus arbitraires qui rendent illusoires les droits
que le concordat assure à nos souverains. Si l'empereur daignait
accepter ce tempérament; si, de son côté, le Pape, en reconnaissait la
justice et les inestimables avantages, les bulles attendues depuis si
long-temps seraient expédiées sur-le-champ; l'ordre et la paix se
rétabliraient dans l'église de France sans secousse et sans déchiremens,
l'on aurait obtenu tout ce que l'on a demandé, et nous n'aurions plus à
craindre pour l'avenir le retour de semblables difficultés.

Mais si l'empereur ne jugeait pas convenable de se prêter à cette
proposition, si le Pape refusait d'y acquiescer, le concordat devenant
inexécutable tant que les choses demeureraient en cet état, par quel
moyen faudrait-il le remplacer?

À cette question, l'esprit se reporte naturellement aux temps qui ont
précédé les concordats, et la réponse qui se présente d'abord, c'est
qu'il faudrait rétablir, pour ce qui concerne l'institution des évêques,
les réglemens de la sanction pragmatique, rédigés dans l'assemblée de
Bourges, en 1438, d'après les décrets du concile de Bâle.

Cependant la pragmatique ayant été abolie solennellement par la
publication du concordat, on ne peut la faire revivre, à moins que
l'autorité ecclésiastique n'intervienne dans son rétablissement. Car,
ainsi que nous le disions l'année dernière, «au milieu de toutes les
variations introduites dans la discipline de l'église, relativement à
l'institution des évêques, le principe de la nécessité d'une institution
ecclésiastique est demeuré invariable; ces divers changemens se sont
toujours faits du consentement exprès ou tacite de l'église, et c'est
par son autorité que les élections ont pris successivement différentes
formes, que le droit de confirmer les évêques élus a passé des conciles
provinciaux et des métropolitains aux souverains pontifes, et que les
élections capitulaires ont été remplacées par la nomination du chef de
l'État; et si jamais il devenait nécessaire d'adopter un autre mode
d'institution, il faudrait commencer par le faire approuver par
l'église.

«Nous disons plus: cette approbation de l'église serait indispensable,
quand même on proposerait de revenir à l'une des méthodes adoptées dans
les siècles précédens. Une loi abrogée n'est plus une loi, et ne peut en
reprendre le caractère que de l'autorité qui l'a abrogée. L'église ne se
gouvernerait plus elle-même, elle n'aurait plus le droit de faire des
lois et des réglemens pour sa discipline intérieure, si quelque autre
puissance pouvait la forcer à reprendre les lois et les réglemens
qu'elle aurait abolis.»

C'est dans le concile oecuménique que réside l'autorité suprême de
l'église, et, au défaut du concile, c'est au souverain pontife qu'il
appartient régulièrement de statuer sur ce que le droit appelle les
causes majeures. Mais lorsqu'il s'agit de la discipline d'une grande
église, lors, surtout, qu'il est question de pourvoir à sa conservation,
si de malheureuses circonstances ne lui permettent pas de se fortifier
de l'autorité du chef de l'église, nous pensons qu'on ne peut lui
contester le droit et le pouvoir d'abroger, ou du moins de suspendre,
pour un temps et provisoirement, des réglemens qu'il est devenu
impossible d'observer, et d'y en substituer d'autres convenables à ses
besoins.

L'église de France ne peut se passer du ministère des évêques. Si le
Pape refuse, sans motifs canoniques, de concourir à leur institution,
quel autre moyen reste-t-il, sinon de recourir à l'ancien droit, selon
lequel les bulles n'étaient pas nécessaires?

C'est par une espèce de réserve, introduite insensiblement dans le moyen
âge, et érigée en loi pour la France par le concordat, que les papes
jouissent du droit de confirmer les évêques. Cette réserve, ainsi que
celle des dispenses, est certainement de droit positif. Or il est
certain qu'une réserve de droit positif cesse, lorsqu'on est dans
l'impossibilité de s'adresser à celui en faveur de qui elle a été faite,
et, à plus forte raison, si cette impossibilité vient de son propre
fait.

Les règles de la discipline ecclésiastique ne sont établies que pour le
bien de l'église. Il est dit dans le concordat de Léon X et de François
Ier qu'il a pour but l'utilité commune et publique de la France: _Pro
communi et publica regni tui utilitate_. (Chap. 2.) Or, s'il n'y avait
aucun moyen d'instituer les évêques lorsque le Pape refuse des bulles
sans motifs canoniques, ce traité, conclu pour l'avantage de la France,
lui deviendrait extrêmement préjudiciable.

Toutes les fois que nous avons eu à nous plaindre de la conduite ou des
entreprises des papes, nous avons invoqué le retour à l'ancien droit; et
ce ne sont pas seulement nos rois et les parlemens qui l'ont réclamé, le
clergé lui-même en a reconnu la nécessité dans certaines circonstances.
Nous en avons deux exemples célèbres, l'un en 1408, l'autre en 1510.

Charles VI, de l'avis du clergé, des princes, des barons et des
universités du royaume, avait ordonné, en 1407, la soustraction
d'obédience à l'égard de Benoît XIII, celui des prétendans à la papauté
qui avait été reconnu par la France. En 1408, il se tint un concile de
l'église gallicane, à Paris, dans la Sainte-Chapelle du Palais, à
l'effet de délibérer sur la manière dont l'église de France devait se
gouverner pendant la soustraction d'obédience. Les résolutions de cette
assemblée furent publiées sous le titre d'_Advisamenta super modo
regiminis ecclesiæ gallicanæ, durante neutralitate_, etc.

En parlant de la manière de pourvoir aux bénéfices, l'assemblée ordonne
que les élections et les postulations se fassent conformément au droit,
_ut jura volunt_; que les évêques soient confirmés et ordonnés par le
métropolitain, le métropolitain par le primat, ou même par les évêques
de la province, s'il n'y a point de primat reconnu.

Louis XII, en 1510, convoqua à Tours tous les évêques de son royaume, et
leur proposa diverses questions relatives au différend qui s'était élevé
entre lui et le pape Jules II. À la troisième question, le concile avait
répondu que, dans le cas d'une haine notoire et d'une agression injuste
de la part du pape contre la France, le roi pouvait se soustraire à son
obéissance, non pas cependant en tout et indistinctement, _non tamen in
totum et indistinctè_, mais autant que le demandaient la conservation et
la défense de ses droits temporels. Cette réponse se rapportait
également à la question suivante: en supposant la soustraction faite
légitimement, que devront faire le roi et ses sujets, les prélats et
tous les ecclésiastiques du royaume, dans les choses pour lesquelles on
avait coutume de recourir au siége apostolique? Arrêté par le concile
qu'il faudra se conformer au droit commun ancien, et à la pragmatique
sanction du royaume, tirée des décrets du saint concile de Bâle:
_Conclusum est per concilium servandum esse jus commune antiquum, et
pragmaticam sanctionem regni, ex decretis sacro-sancti concilii
basileensis desumptam_.

À ces deux témoignages si exprès de l'église gallicane, nous pouvons
ajouter celui des évêques députés à l'assemblée nationale, consigné dans
l'_Exposition des principes sur la constitution civile du clergé_.

Après avoir établi, comme une maxime indubitable, que, dans la situation
où se trouvait alors l'église de France, il fallait sacrifier à la
nécessité des circonstances tout ce que l'on pourrait abandonner sans
altérer le dépôt inviolable de la foi, ils laissent entrevoir, comme un
moyen de conciliation, la possibilité du retour à l'ancien droit sur
l'institution des évêques. Citons les paroles mêmes de l'_Exposition_.

«Il est, sans doute, conforme à l'antique discipline de l'église
gallicane, d'attribuer aux métropolitains et aux plus anciens évêques
des métropoles l'institution des évêques.

«Mais il ne faut pas oublier que les métropolitains mêmes empruntaient
leurs pouvoirs des conciles provinciaux.

«C'étaient les évêques de chaque métropole, qui s'assemblaient pour la
confirmation et la consécration des évêques de la province.

«C'étaient les conciles provinciaux qui donnaient l'institution
canonique, par la voix des métropolitains ou des plus anciens évêques,
et c'est au défaut des conciles provinciaux que les métropolitains ou
les anciens évêques en ont exercé les droits.

«Si l'on veut rétablir les principes et les usages de l'église dans
toute leur intégrité, il faut que les conciles provinciaux s'assemblent
pour reprendre le droit de donner l'institution canonique, et il serait
de toute justice qu'ils fussent convoqués et consultés sur des articles
qui concernent une partie essentielle de leurs droits et de leurs
pouvoirs.»

Les évêques de l'assemblée nationale ne disent point que l'intervention
du Pape soit absolument indispensable pour opérer le retour à l'ancienne
discipline: ils l'eussent certainement demandée, ils l'eussent jugée
nécessaire, si elle eût été possible; mais ils savaient que l'assemblée
nationale n'aurait pas permis d'y recourir, et, dans cette supposition,
et parce qu'ils ne voient aucun autre moyen de conserver en France la
religion catholique, ils indiquent le rétablissement des anciennes
formes par l'autorité de l'église gallicane réunie en conciles
provinciaux. Sur quoi nous observerons que si, dans une matière si
importante, ils proposent seulement des conciles provinciaux, et non un
concile national, ou une assemblée générale du clergé de France, c'est
parce qu'ils présument avec raison que le Pape ne refusera pas
d'approuver les décisions des conciles provinciaux.

L'_Exposition des principes_ est signée de tous les évêques de France,
et des évêques étrangers qui avaient en France une partie de leurs
diocèses. Le pape Pie VI l'approuva par un bref du 13 avril 1791.

C'est ainsi que la nécessité, qui est la loi suprême, l'emporte sur
toutes les lois positives, quand, pour de grands maux, comme dit saint
Augustin, «il faut chercher de grands remèdes, quand il faut arracher
tout un peuple à la mort.» C'est ainsi que saint Cyprien justifie le
pape saint Corneille; on l'accusait de faiblesse: «il a cédé, disait
saint Cyprien, à la nécessité, à cette nécessité des temps, à cette
force des circonstances que Dieu permet, et que l'homme ne commande
pas.»

D'après les raisons et les autorités que nous venons d'alléguer, nous ne
craignons pas de dire que, dans l'extrême nécessité où se trouve
l'église de France, sans qu'il y ait faute de sa part, elle peut avec le
concours du souverain, son protecteur-né, pourvoir par elle-même à sa
propre conservation. Pour assurer la perpétuité de l'épiscopat, elle
peut, ou invoquer le rétablissement de la pragmatique de Bourges, ou
adopter tout autre forme d'institution qui ne soit contraire ni aux
canons, ni à l'autorité divine et imprescriptible du saint siége
apostolique: _Salvâ etiam_, comme s'exprimait le concile de 1408, que
nous avons déjà cité, _debitâ sanctæ sedi apostolicæ everentiâ et domino
Papæ_.

Mais dans une affaire d'une si haute importance, où tous les fidèles ont
le plus grand intérêt, où il faut bannir de l'esprit des peuples toute
anxiété, toute inquiétude de conscience, et ne laisser à des hommes
malintentionnés aucun prétexte pour exciter des troubles, le voeu de
l'église de France ne peut se manifester d'une manière trop imposante.

Le suffrage d'un petit nombre d'évêques serait compté pour rien. Il faut
une délibération faite en commun, une décision solennelle rendue dans la
forme conciliaire. C'est ainsi que les grandes affaires se sont toujours
traitées dans l'église.

Il n'est qu'une voie par laquelle l'église de France puisse manifester
son voeu, et lui imprimer le caractère de l'autorité, c'est la réunion
des suffrages du corps épiscopal, soit dans un concile national, auquel
tous les évêques seraient appelés, soit dans une assemblée du clergé,
composée d'un certain nombre d'évêques pour chaque métropole, nommés par
leurs provinciaux et chargés de leurs procurations.

Sa Majesté pèsera dans sa sagesse les avantages et les inconvéniens de
l'une et de l'autre forme de réunion.

Les résolutions prises dans le concile ou dans l'assemblée, à la
pluralité des voix, seraient soumises, conformément à nos anciens
usages, à l'approbation de Sa Majesté.

Les voeux de l'église de France seraient comblés, si elle pouvait obtenir
l'assentiment de notre saint père le Pape. On se fera du moins un devoir
de le solliciter dans la forme la plus respectueuse, et s'il est refusé,
on protestera que c'est avec la plus vive douleur que l'église de France
voit se rompre un des liens qui l'attachent au saint siége; qu'elle ne
se départira jamais de l'obéissance et de la soumission que lui doivent
toutes les églises particulières; qu'elle désire ardemment que des
circonstances plus heureuses lui permettent de revenir à cette forme
d'institution qui multiplie ses rapports avec le chef de l'église, et
dont elle ne s'écarte en ce moment que parce qu'elle y est forcée par la
nécessité de pourvoir à sa propre conservation.

Tel est le voeu que nous avons l'honneur de déposer aux pieds de Sa
Majesté. Nous osons nous flatter qu'elle y reconnaîtra le langage et les
sentimens qu'elle a droit d'attendre des ministres d'une religion qui
place au premier rang de ses préceptes l'amour de l'ordre, le respect
pour les lois, et la fidélité au souverain.

Nous croyons aussi que Sa Majesté trouvera dans nos principes, et dans
la mesure que nous prenons la liberté de lui proposer, une garantie
suffisante contre toute entreprise de la part des Papes, au préjudice
des droits de la souveraineté.

Déjà l'empressement avec lequel tout le clergé de son empire a souscrit
la déclaration de 1682, a convaincu Sa Majesté que les prétentions
surannées de Grégoire VII, s'il était possible qu'on osât les
reproduire, rencontreraient dans l'église de France une résistance
unanime et insurmontable. Et, quant au refus arbitraire des bulles
d'institution, cet abus n'aura plus lieu désormais, soit que l'on ajoute
au concordat la clause que nous avons indiquée, soit que l'église de
France adopte un autre mode de conférer l'institution canonique à ses
évêques.

Nous terminerons ce rapport comme les évêques assemblés par Louis XII,
en 1510, ont terminé leur consultation: «Il semble au concile,
disaient-ils, qu'avant tout il faudrait que l'église gallicane envoyât
des députés au pape Jules, pour lui faire entendre les admonitions et
les conseils de la charité fraternelle, et le rappeler à des sentimens
pacifiques.»

Si l'on croyait devoir cette déférence à Jules II, pontife ambitieux,
implacable ennemi de la France, et armé contre elle, combien plus
est-elle due à Pie VII! La droiture de ses intentions est généralement
reconnue. Il n'a besoin que d'être éclairé sur le véritable état des
choses, et nous sommes persuadés qu'il ne résisterait pas aux
remontrances et aux prières de toute l'église de France, si elles lui
étaient portées par quelques évêques à qui Sa Majesté aurait permis de
se rendre auprès de lui.

Cette démarche, si conforme d'ailleurs aux maximes et à l'esprit de
l'Évangile, est un devoir pour les évêques, à qui l'on ne pardonnerait
pas de s'expliquer avec tant de liberté sur la conduite de leur chef,
sans avoir tenté tous les moyens de le fléchir et d'éclairer sa
religion.

Toutes les difficultés s'aplaniraient, si cette députation avait le
succès dont nous osons nous flatter. Mais si, contre toute espérance, ce
dernier effort était inutile, les peuples qui portent un oeil inquiet sur
nos délibérations reconnaîtraient que nous n'avons rien négligé de ce
qu'exige de nous le profond respect dû par des évêques au chef de
l'église universelle. Leur confiance et l'autorité de notre ministère ne
seraient point affaiblies, et ils montreraient moins de répugnance pour
un nouvel ordre de choses, que des circonstances impérieuses, et la
nécessité de pourvoir à leurs besoins spirituels, nous auraient forcés
d'adopter.

FIN DU CINQUIÈME VOLUME.



NOTES

[1: Le maréchal d'Ancre fut tué en 1617, sur le pont-levis du Louvre par
l'Hopital de Vitry, et sa femme fut décapitée et brûlée comme sorcière.
La maison de Luynes fut enrichie de ses dépouilles.]

[2: Le prince Auguste, fils du prince Ferdinand, frère du grand
Frédéric.]

[3: Depuis le mariage de l'empereur, l'Autriche avait à Londres un
chargé d'affaires (M. Weissemberg), et elle avait demandé à la France de
pouvoir communiquer avec lui par Calais.]

[4: L'armée d'Andalousie avait fait un mouvement dans la Vallée de
Guadiana, avait pris Badajoz et Elvas. Elle entrait en Portugal; mais
elle se retira lorsque le maréchal Masséna commença sa retraite.]

[5: On connaissait l'opinion qu'en avait son prédécesseur. Pie VI aimait
le monde, et ne parlait point volontiers d'affaires après dîner. Un
jour, on annonça un évêque de la banlieue de Rome, qui venait
l'entretenir; il gronda de ce que l'on n'avait pas su lui éviter la
visite de ce prélat, que l'on savait, aussi bien que lui, être un homme
difficultueux et très-opiniâtre: mais comme on ne pouvait pas le
renvoyer, le pape le fit entrer. C'était effectivement une difficulté,
qu'il avait avec la daterie sur quelques portions de son fisc, qui
l'avait amené en réclamation près du S. Père; pour avoir le repos, on
lui accorda ce qu'il demandait, et comme il sortait du salon, le pape
dit aux cardinaux, qui étaient présens: Messieurs, si jamais celui-là
vient à la tête de l'église, on verra de belles choses. Cet évêque
devint précisément le pape Pie VII. Il est même vraisemblable que le
conclave ne le choisit qu'à cause de ce caractère qui convenait aux
difficultés de toute espèce dont l'église allait être entourée.]

[6: J'ai déjà dit que l'empereur ne l'avait pas ordonné; il se contenta
d'en écrire au roi de Naples, que la tranquillité de l'Italie
intéressait aussi, en prévoyant le cas où l'application de cette mesure
deviendrait urgente. Je ne sais si c'est celui-ci qui a pris de suite la
chose au pire, ou l'agent qui commandait à Rome.]

[7: Il avait été placé au diocèse de Paris par le respectable M.
Portalis père.]

[8: Le ministre actuel.]

[9: M. Franchet, ex-directeur de la police, fut arrêté comme ayant été
un de ces messagers. Il était à cette époque-là employé dans un bureau
d'administration à Lyon, et augmentait ses émolumens du produit de ses
voyages.]

[10: M. Daunou était membre de l'Institut et chef des archives.]

[11: Cette inquiétude m'a paru dater de l'époque du mariage: j'ai su en
effet qu'il avait été dit, parmi beaucoup d'autres absurdités, que, si
l'empereur avait épousé une princesse russe au lieu d'une autrichienne,
l'empire d'Autriche aurait fini par être divisé, et qu'ayant épousé une
princesse de cette maison, ce serait vraisemblablement la Russie qui le
serait. De pareils contes ont trouvé à s'accréditer, et la malveillance
s'est attachée à en pénétrer ceux qui pouvaient être le plus intéressés
à approfondir la vérité.]

[12: Je l'ai vu, au retour de l'île d'Elbe, encore très irrité d'une
lettre écrite par M. de Caulaincourt à l'empereur Alexandre, dans
laquelle ce ministre se disculpait de toute participation à l'affaire du
duc d'Enghien.

Cette lettre, publiée dans le _Journal des Débats_, m'a paru expliquer
tout ce qui est arrivé, parce qu'elle avait dû mettre notre ambassadeur
à la disposition d'Alexandre.]

[13: On vendait à Leipsick et même à Mayence du sucre et du café qui
venaient de Riga.]

[14: Je me rappelle qu'étant en 1808 en Russie, j'eus une discussion
chez l'empereur Alexandre sur divers officiers de notre armée.
L'empereur s'en mêla et répondit, en m'adressant la parole: «Vous avez
raison, parce que votre maître est incomparablement au-dessus de tout ce
qui a commandé des armées; mais après lui nous verrons.»]

[15: Parce qu'ordinairement on repousse les agens de police de toutes
les maisons où ils se présentent.]

[16: Depuis l'arrivée en France de l'impératrice Marie-Louise,
l'empereur avait établi ces petits spectacles tous les jeudis, afin
qu'elle pût juger du talent de tous les bons acteurs de la capitale.

Il y avait peu de personnes invitées à ces représentations, qui étaient
suivies de quelques parties de jeux.

L'empereur aimait beaucoup la musique, particulièrement le chant
italien; il disait que la musique le reposait, et changeait la situation
de son cerveau.

La conversation d'un grand artiste l'intéressait; je l'ai vu causer
souvent et long-temps avec le célèbre Paësiello, avec Lesueur, et avec
Lays, premier chanteur de l'Opéra. En s'entretenant de leur art avec
eux, il portait autant d'attention à la conversation que lorsqu'il
causait avec MM. de Laplace, Fontanes, Chaptal, Monges ou Bertholet.

Il aimait de même à causer avec Talma, qui avait la permission de venir
à son déjeuné; ce célèbre acteur y manquait rarement le lendemain d'un
jour où il avait joué un des grands rôles tragiques dans lesquels il est
resté sans pareil.

L'empereur aimait passionnément la tragédie, ainsi que tout ce qui parle
à l'âme.

Il était d'une grande générosité envers les personnes de talens, et
jamais, sous Louis XIV, les artistes ne furent rémunérés avec autant de
magnificence que sous son règne.]

[17: Cet employé était entré pour la première fois en rapport avec
l'officier russe sous prétexte de prendre des leçons d'écriture, il
donnait effectivement quelques leçons en ville.]

[18: Je les ai toutes connues.]

[19: L'empereur avait divisé le commandement par suite de ce qui s'était
passé en Portugal en 1809.]

[20: Monsieur le maréchal, le roi m'a chargé de vous dire qu'il n'a pas
reçu de vos nouvelles depuis la lettre que vous m'avez fait l'honneur de
m'écrire le 14 du courant. Depuis lors il a circulé ici des bruits de
toute espèce; mais ce qu'on a pu démêler au milieu de tous ces rapports
contradictoires, c'est que l'armée anglaise est en position sur la
Tormès, et que vous avez réuni la vôtre sur le Duero. Vous sentez,
monsieur le maréchal, que Sa Majesté est fort impatiente de recevoir de
vos nouvelles. On dit ici que l'armée ennemie est forte d'environ 50,000
hommes, parmi lesquels on ne compte que 18,000 Anglais. Le roi pense
que, si cela est vrai, vous êtes en état de battre cette armée, et le
roi désirerait bien connaître les motifs qui vous ont empêché d'agir. Il
me charge donc de vous inviter à lui écrire par des exprès.

Le roi me charge en même temps de vous communiquer les nouvelles qu'il a
reçues d'Andalousie. Les dernières lettres de M. le duc de Dalmatie sont
du 16 courant, et la dernière lettre de M. le comte d'Erlon est du 18. À
cette époque, le général Hill, qui est toujours resté sur la Guadiana
avec un corps de 15,000 hommes et 3 à 4,000 Espagnols, s'était avancé
sur la Zafra et même sur Herena.

Des troupes de l'armée du midi sont en marche pour se réunir au général
Drouet, et ce général doit être en opération depuis le 20 contre le
général Hill. Le roi a réitéré au duc de Dalmatie l'ordre de diriger le
général Drouet sur la vallée du Tage, si lord Wellington appelle à lui
le général Hill; mais comme il serait possible, le cas arrivant, que cet
ordre ne fut pas exécuté assez promptement, Sa Majesté désirerait que
vous profitassiez du moment où lord Wellington n'a pas toutes ses forces
réunies pour le combattre.

Le roi a aussi demandé des troupes au général Suchet, mais ces troupes
n'arriveront pas. Ainsi tout ce que Sa Majesté a pu faire, c'est
d'envoyer un renfort de troupes dans la province de Ségovie, et
d'ordonner au général Estive, gouverneur de cette province, de secourir
au besoin la garnison d'Avila et de lui envoyer des vivres.

Le maréchal de l'empire, chef de l'état-major de Sa Majesté Catholique.

     Madrid, le 30 juin 1812.

     _Signé_, JOURDAN.
]

[21: De Concord., liv. I, ch. II, n° 2.]

[22: Déf. de la Décl., t. II, p. 407.]

[23: Ep. Conventûs Eccl. Gall. ad. univers. Eccl. Gall. Præsules, 1682.]

[24: Ep. S. Bern. ad Lud. Reg. Francorum. CCLV.]

[25: Anc. et Nouv. Disc. de l'Égl., tom. I, liv. I, ch. VI.]

[26: Disc. de l'Égl., tom. II, liv. III, ch. XXVII.]

[27: Tom. II, liv. III, ch. XXVII.]

[28: Ivo Carnot. Epistola 238.]

[29: Hist. de l'Égl. gal., tom. XV, p. 266 et suiv.]

[30: Tr. des Disp., liv. I, ch. II.]

[31: De Matrim., p. 340.]

[32: Tr. de la Jurid. eccl., tom. I, ch. X. §4.]





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