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Title: Abélard, Tome I Author: Rémusat, Charles de, 1797-1875 Language: French As this book started as an ASCII text book there are no pictures available. *** Start of this LibraryBlog Digital Book "Abélard, Tome I" *** (Bibliothèque nationale de France) at http://gallica.bnf.fr. ABÉLARD PAR CHARLES DE RÉMUSAT. 1845 Spero equidem quod gloriam eorum qui nunc sunt posteritas celebrabit. Jean de SALISBURY, disciple d'Abélard. _Metalogicus in prologo_. TOME PREMIER PRÉFACE. On se propose dans cet ouvrage de faire connaître la vie, le caractère, les écrits et les opinions d'Abélard, et de recueillir tout ce qu'il est utile de savoir pour marquer sa place dans l'histoire de l'esprit humain. Abélard est moins connu qu'il n'est célèbre, et sa renommée semble romanesque plutôt qu'historique. On sait vaguement qu'il fut un professeur, un philosophe, un théologien, qu'il se fit une grande réputation dans les écoles du moyen âge, et qu'il exerça une puissante influence sur les études et les idées de son temps. Mais dans quel sens dirigea-t-il les esprits, quel était le fond de ses doctrines, quelle la nature de son talent, quels les titres de ses ouvrages, quel rôle joua-t-il dans les lettres et dans l'Église, voilà ce qu'on ignore; et le vulgaire même raconte la fatale histoire de ses amours. C'est par ce souvenir que le nom d'Abélard est resté populaire. Peut-être à la faveur de ce souvenir, le tableau que j'entreprends de tracer inspirera-t-il quelque curiosité. Peut-être souhaitera-t-on de mieux connaître l'homme dont on a si souvent entendu rappeler les aventures, et l'amant servira-t-il à recommander le philosophe. Moi-même, je l'avouerai, ce n'est point par l'histoire que j'ai commencé avec lui. C'est dans le monde de l'imagination que je l'avais cherché d'abord, et l'étude de la philosophie n'a pas donné naissance à cet ouvrage. Le lecteur me permettra-t-il de lui en retracer brièvement l'histoire? Il y a quelques années qu'en réfléchissant sur un sujet que la réflexion n'épuisera pas, sur ce que devient la nature morale de l'homme dans les temps où l'intelligence prévaut sur tout le reste, je fus conduit à me demander s'il n'y aurait pas moyen de concevoir un ouvrage où la puissance de l'esprit, devenue supérieure à celle du caractère, serait mise en présence des plus fortes réalités du monde social, des épreuves de la destinée, des passions même de l'âme. La lutte de l'esprit tout seul avec la vie tout entière me paraissait intéressante à décrire encore une fois, et je cherchais dans quel temps, sur quelle scène, par quels personnages, il serait bon de la représenter. Pour que cette peinture fût frappante et vive, en effet, il ne me semblait pas qu'elle dût avoir pour cadre un sujet imaginaire. Un héros idéal qui à une époque indéterminée se mesure avec des êtres d'invention, ne saurait offrir un exemple qui saisisse et qui émeuve; si vraisemblable qu'on s'attache à le faire, il paraît toujours hors du vrai, et la situation où on le place est prise pour une combinaison de fantaisie. La pensée morale que j'aspirais à mettre en action, ne pouvait prendre tout son relief et produire tout son effet que sur un fond de réalité. Je rêvais à tout cela, lorsqu'il m'arriva un de ces hasards qui ne manquent guère aux auteurs préoccupés d'une idée. Un jour, mes yeux s'arrêtèrent sur l'affiche d'un théâtre où se lisait le nom que j'écris aujourd'hui au titre de cet ouvrage. Seulement ce nom était suivi d'un autre que la philosophie seule a le triste courage d'en séparer. Soudain, la pensée qui flottait dans mon esprit se fixa, pour ainsi dire; elle s'unit au nom d'Abélard, et prit dès lors une forme distincte: le sujet nécessaire me parut trouvé. Et prenant dans l'histoire les faits et les situations, dans les moeurs et dans les hommes du XIIe siècle, les traits et les couleurs, je composai avec une sorte d'entraînement un ouvrage en forme de roman dramatique, qui, lui aussi, s'appelle Abélard. Quelques personnes pourront se souvenir d'en avoir entendu parler. J'avais écrit sous l'empire d'une sorte de passion pour mon sujet, pour mon idée, mais avec le sentiment d'une indépendance absolue. La science, la foi et l'amour, l'école, le gouvernement et l'Église, j'avais essayé de tout peindre, sans rien écarter, sans rien adoucir, sans rien ménager, ne supposant pas même un moment qu'un si étrange tableau pût jamais passer sous les yeux du public. Mais qui ne connaît les faiblesses paternelles? Quel auteur ne prend confiance dans l'ouvrage dont la composition l'a charmé? J'ai donc un jour songé à livrer aux périls de la publicité ce premier Abélard. Cependant il s'agissait d'une oeuvre qui contient sans doute une pensée sérieuse et morale, mais sous les formes les plus libres de la réalité et de l'imagination, où dans le cadre des moeurs grossières du XIIe siècle, la lutte violente des croyances, des idées et des passions est représentée avec une franchise qui peut paraître excessive, avec un abandon qui peut blesser les esprits sévères. C'est une de ces oeuvres enfin qui n'ont qu'une excuse possible, celle du talent. Je me figurai quelque temps que je pourrais lui en créer une autre; c'est alors que je conçus le projet d'opposer l'histoire au roman, et de racheter le mensonge par la vérité. A des fictions dramatiques, je résolus de joindre un tableau de philosophie et de critique où le raisonnement et l'étude prissent la place de l'imagination. Changeant de but et de travail, je m'occupai alors de mieux connaître l'Abélard de la réalité, d'apprendre sa vie, de pénétrer ses écrits, d'approfondir ses doctrines; et voilà comme s'est fait le livre que je soumets en ce moment au jugement du public. Destiné à servir d'accompagnement et presque de compensation à une tentative hasardeuse, il paraît seul aujourd'hui. Des illusions téméraires sont à demi dissipées; une sage voix que je voudrais écouter toujours, me conseille de renoncer aux fictions passionnées, et de dire tristement adieu à la muse qui les inspire: Abi Quo blandae juvenum te revocant preces. Ce récit servira du moins à témoigner de mes consciencieux efforts pour rendre cet ouvrage moins indigne du sujet. Plus je tenais à expier en quelque sorte une composition d'un genre moins sévère, plus je devais tâcher de donner à celle-ci les mérites qui dépendent de l'étude, de la patience et du travail. Je n'ai rien négligé pour savoir tout le nécessaire, pour ne parler qu'en connaissance de cause, et dans la partie historique j'espère m'être approché de la parfaite exactitude. L'étendue de mes recherches, et plus encore la révision de quelques savants amis m'ont donné confiance dans ma fidélité d'historien. On trouvera donc ici une biographie d'Abélard plus complète qu'aucune autre, aussi complète peut-être que permet de la faire l'état des monuments connus jusqu'à ce jour. Quant à l'intérêt du récit, il me paraît, à moi, très-vif dans les faits mêmes. Qui sait s'il ne se sera pas évanoui sous ma main? Mais tout n'est pas histoire dans cet ouvrage. Après la première partie, qui renferme la vie d'Abélard et qui peut aussi donner une vue générale de son talent et de ses idées, il me restait à faire connaître ses écrits. A l'exception de quelques lettres sur ses malheurs, ils sont tous philosophiques ou théologiques: j'ai donc joint au livre premier, un livre sur la philosophie, un livre sur la théologie d'Abélard. Cette partie de mon travail, pour être la plus neuve, n'était pas la plus attrayante, et j'ignore si ce n'est point une témérité que d'avoir voulu rendre de l'intérêt à la science si longtemps décriée sous le nom désastreux de scolastique. A la fin du dernier siècle, une telle entreprise aurait paru insensée. Le temps même n'est pas loin où le courage m'aurait manqué pour l'accomplir. Mais de nos jours, le tombeau du moyen âge a été rouvert avec encore plus de curiosité que de respect. On s'est plu à y contempler les grands ossements que les années n'avaient pas détruits, à y recueillir les joyaux grossiers ou précieux qui brillaient encore mêlés à de froides poussières. Les monuments où ces reliques languirent oubliées si longtemps, sont devenus l'objet d'une admiration passionnée, comme s'ils étaient retrouvés d'hier, et que la terre les eût jadis enfouis dans son sein. Ne pouvant inventer le neuf, on s'est épris du plaisir de comprendre le vieux. L'enthousiasme du passé est venu colorer la critique, échauffer l'érudition. A juger sévèrement notre époque, on pourrait dire que les faits réels réveillent seuls en elle l'imagination et qu'elle ne retourne à la poésie que par l'histoire. A-t-il été présomptueux d'espérer que le goût d'antiquaire qui s'attache aux moeurs, aux formes, aux édifices des âges gothiques, s'étendrait jusqu'à leurs idées, et qu'on aimerait à connaître la science contemporaine de l'art qu'on admire? Il ne faut rien dissimuler, ce livre est très-sérieux. Nous ne nous sommes point arrêté à la surface. Rassembler en passant quelques traits de la physionomie d'un homme et d'une époque, offrir de rares extraits, piquants par leur singularité, choisis à plaisir dans les débris d'une littérature a demi barbare, aurait suffi peut-être pour donner à quelques pages un intérêt de curiosité. Ce n'était pas assez pour nous. Notre ambition a été de faire connaître, avec les ouvrages d'Abélard, le fond et les détails de ses doctrines, les procédés de son esprit, les formes de son style, d'éclairer ainsi, à sa lumière, toute une période encore obscure de la vie intellectuelle de la société française. Qu'on ne s'attende donc point à trouver seulement ici des fragments épars de philosophie ou de théologie; mais bien une philosophie, mais une théologie, chacune avec ses principes, sa méthode et son langage, chacune telle qu'un vieux passé l'a connue, admirée, célébrée, alors que l'école était pour nos aïeux ce que la presse est devenue pour leurs enfants. Au lieu de présenter des considérations générales sur l'esprit de notre philosophe, nous suivrons cet esprit dans sa marche, nous le décrirons dans ses monuments. Ce ne sera pas une simple critique, mais, s'il est possible, une reproduction du génie d'un homme. Ce sera en même temps, si nos forces ne trahissent pas nos desseins, une introduction utile à l'étude de la scolastique, et par conséquent à l'histoire de l'esprit humain dans le moyen âge. Cet ouvrage devra toute son originalité à son exactitude, et rien n'y paraîtra nouveau que ce qui sera scrupuleusement historique. L'intelligence et le savoir affectaient jadis des formes si différentes de celles qui nous semblent aujourd'hui les plus naturelles, peut-être parce qu'elles nous sont les plus familières; le caractère des questions, le choix des arguments, la portée des solutions, tout est si étrange chez les scolastiques, que la raison même, dans leurs livres, n'est pas toujours reconnaissable, et que le bon sens y prend quelquefois une tournure de paradoxe. La scolastique produit aujourd'hui l'effet d'une science en désuétude qui étonne et ne persuade plus. Cependant, pour qui ne s'en tient pas à l'apparence, pour qui brise l'enveloppe que prêtaient à la pensée le goût et l'érudition du temps, la scolastique contient dans son sein, elle offre dans son cours et les problèmes de tous les siècles et quelquefois les idées du nôtre. C'est que les formes de la science peuvent varier, mais le fond est invariable comme l'esprit humain. Les Grecs n'ont presque rien dit à la manière des modernes, et cependant ils ont connu tous les systèmes, toutes les hypothèses dont les modernes se sont vantés. Je ne sais pas même une erreur dans laquelle ils ne nous aient devancés. Quand on lit les Dialogues de Platon, on y voit figurer, sous des noms antiques, Hobbes, Locke, Hume et Kant lui-même. Ainsi chez les maîtres de la scolastique, nous reconnaissons des Euthydème et des Protagoras, quelquefois Démocrite, Empédocle ou Parménide, ça et là des idées de Platon, partout le souvenir et l'imitation d'Aristote. Sans doute le moyen âge morcelait la philosophie; mais toutes les parties s'en tiennent si étroitement qu'on ne peut longtemps en isoler une, et des voies différentes y ramènent au même point. L'esprit humain n'innove guère que dans les méthodes, et les méthodes diversifient, mais ne détruisent pas son identité. Les idées sur lesquelles porte la philosophie se présentent comme d'elles-mêmes à la réflexion. Dès que l'esprit se regarde, il les retrouve. C'est un héritage substitué de génération en génération, comme ces pierres précieuses qui se perpétuent dans les familles, et dont la disposition seule change suivant la mode et le goût des diverses époques. Indestructibles, et inaltérables, ces idées demeurent dans l'esprit humain comme des symboles de l'éternelle vérité. Elles ne manquent donc à aucune grande philosophie; et elles peuvent être découvertes sous tous les voiles que les caprices du raisonnement leur ont prêtés. Il est curieux et piquant parfois de les reconnaître, malgré les déguisements dont les revêtent la philosophie et la théologie de nos pères. Cet intérêt nous soutenait dans la tâche ingrate de pénétrer au fond de ces deux sciences, d'en reproduire les idées et les expressions, de leur rendre, s'il nous était possible, la vie et la lumière. Cette restauration était une oeuvre assez nouvelle. Depuis quelques années, on a bien su ressaisir avec sagacité le sens intime de toutes les doctrines, on les a traduites avec succès dans une langue commune, celle de la critique contemporaine. Mais à peine a-t-on osé, dans de courts passages, faire revivre l'enseignement original des maîtres du passé. A peine celui qui a le premier parmi nous entrepris de retirer la scolastique d'un oubli de deux siècles, a-t-il osé lui rendre à certains moments et ses formes et son style. Par le choix de notre sujet, par l'étendue de notre travail, nous avons dû nous jeter audacieusement dans cette oeuvre de restitution scientifique. Nous sommes rentré dans la nuit du moyen âge, pour y marcher le flambeau à la main. Un historien dont la science profonde est vivifiée par une puissante imagination, a su ranimer les sentiments et les moeurs de la société de ces temps-là. Il a remis sur ses pieds le Germain, le Gaulois, le Saxon, le Normand. Ce qu'il a si habilement fait pour l'homme moral, pour l'homme politique, serait-il chimérique de le tenter pour l'homme intellectuel? A côté du guerrier franc, du magistrat communal, du serf des cités ou des champs, en face du roi, du leude et du prêtre, reprenant à sa voix la parole et l'action, ne pourrait-on faire revivre l'écrivain et le philosophe, aux luttes des races opposer les combats des écoles, aux jeux de la force, les guerres de l'esprit? Est-il impossible de convoquer encore pour un instant les hommes du XIXe siècle autour d'une de ces chaires éloquentes où la raison humaine, essayant sa puissance, bégayant des vérités timides, préparait, il y a sept cents ans, la lointaine émancipation du monde? PREUVES ET AUTORITÉS DE L'HISTOIRE D'ABÉLARD. On a beaucoup écrit sur Abélard, mais on s'est beaucoup répété, et il faut bien choisir les autorités, quand on parle de lui. Parmi celles que nous allons citer, les unes, qui sont originales, et ce que les anciens éditeurs appelaient _testimonia_, datent de son temps ou viennent de ceux qui avaient pu connaître ses contemporains; les autres sont postérieures et n'ont qu'une valeur relative à l'instruction, à la véracité, à la sagacité de l'écrivain. I. AUTORITÉS DU XIIe SIÈCLE ET DU SUIVANT. I.--_Historia calamitatum_, ou l'_Epistola prima_. Ce sont les Mémoires de sa vie écrits par lui jusque vers l'année 1135. Cette lettre a été donnée pour la première fois dans ses Oeuvres, par Duchesne, qui y a joint d'excellentes notes. Le meilleur texte, bien qu'incomplet, a été revu sur le manuscrit 2923 de la Bibliothèque Royale, et inséré dans le Recueil des historiens des Gaules et de la France (t. XIV, p. 278). Turlot, qui l'a reproduit en presque totalité, dit que le manuscrit a appartenu à Pétrarque et contient des notes de lui. (_Abail. et Héloïse_, p. 4.) La bibliothèque de Troyes possède un manuscrit sous le n'o 802, qui a été collationné avec l'imprimé à la demande de M. Cousin; il contient de nombreuses différences assez peu importantes, sauf une seule qui sera indiquée. II.--Les lettres d'Héloïse et d'Abélard, souvent réimprimées et traduites. La première traduction est celle de Jean de Meung, le manuscrit en existe à la Bibliothèque du Roi. La première édition du texte est celle qui fait partie des Oeuvres déjà citées: _Petri Abaelardi filosofi et theologi abbatis ruyensis et Heloisae conjugis ejus primae paracletensis abbatissae Opera, nunc primum edita ex Mss. codd. V. Illus. Francisci Amboesii_, etc., in-4°. Paris, 1616. Cette édition des Oeuvres d'Abélard, la première et la seule qui porte ce titre, est appelée indifféremment l'édition d'Amboise ou de Duchesne; elle contient les lettres d'Abélard et d'Héloïse, des lettres de saint Bernard, du pape Innocent II, de Pierre le Vénérable, de Bérenger de Poitiers, de Foulque de Deuil, etc., toutes pièces importantes pour l'histoire d'Abélard, ainsi que plusieurs de ses ouvrages théologiques qui ne sont encore imprimés que là. Les principaux sont: 1° le Commentaire sur l'épître aux Romains; 2° l'Introduction à la théologie; 3° les Sermons. Voyez sur cette édition Bayle, _Dict. crit_., art. _Fr. d'Amboise_, et l'_Histoire littéraire de la France_, par les bénédictins de Saint-Maur et l'Institut, t. XII, p. 149. La seconde édition complète des lettres, contenant toutes celles que d'Amboise a données; _P. Abaelardi abbatis ruyensis et Heloissae abbatissae paracletensis Epistolae, edit. cur. Ricardi Rawlinson_, in-8°. Londres, 1718. Le texte a été revu avec soin, mais corrigé avec trop de hardiesse, d'après un manuscrit d'une existence douteuse. III.--Les autres ouvrages d'Abélard, savoir: _Petri Abaelardi Theologia christiana.--Ejusdem Expositio in Hexameron_. (Durand et Martene, Thesaur. nov. anedoct., t. V, p. 1139 et 1361.) _Petri Abaelardi Ethica, seu liber dictus: SCITO TE IPSUM_. (Bernard Pez, Thesaur. anecdot. noviss., t. III, pars II, p. 626.) _Petri Abaelardi Dialogus inter philosophum, judaeum et christianum_. (Frid. Henr. Rheinwald, Anecdot. ad histor. ecclesiast. pertin., partie. I, Berolini, 1831.) _Petri Abaelardi Epitome theologiae christianae_, (F. H. Rheinwald, même recueil, partie II, 1835.) Ouvrages inédits d'Abélard, pour servir à l'histoire de la philosophie scolastique en France, publiés par M. Victor Cousin. Les principaux ouvrages sont: 1° _Petri Abaelardi Sic et Non_; 2° _Ejusdem Dialectica_; 3° _Ejusdem fragmentum de Generibus et Speciebus_. (Documents inédits relat. à l'Hist. de France, publiés par ordre du gouvernement, in-4°, 1836, p. 3, 173 et 507.) _Petri Abaelardi tractatus de Intellectibus_. (Cousin, Fragm. philos. 1840, t. III, Append. XI, p. 448.) Deux préfaces inédites d'Abailard, publiées par M. Lenoble dans les Annales de philosophie chrétienne, janvier 1844. Les poésies qui se trouvent disséminées dans divers recueils, savoir: 1° l'édition des Oeuvres donnée par d'Amboise, p. 1136; 2° _Veterum scriptorum et monumentorum amplissima Collectio_, t. IX, p. 1091; 3° _Gallia Christiana_, t. VII, p. 595; 4° _Les Fragments philosophiques_ de M. Cousin, 1840, t. III, p. 440; 5° _Spicilegium vaticanum. Beitraege zur naehern Kenntniss der Vatikanischen Bibliothek für deutsche Poesie des Mittelalters, von Carl Greith._, Frauenfield, 1838; 6° _Bibliothèque de l'école des Chartes_, t. III, 2e livr. 1842. Le dernier recueil a fait connaître les hymnes découverts dans un manuscrit de Bruxelles, dont nous avons eu sous les yeux une copie et un spécimen par M. Th. Oehler, et qui est intitulé: _P. Ab. sequentiae et hymni per totum anni circulum in virginum monast. paraclet_. IV.--Les ouvrages de controverse des contemporains d'Abélard, savoir: Les lettres de saint Bernard, _S. Bernardi Opera omnia_, édition de Mabillon, 1690, vol. I, _passim_. Les lettres directement relatives à Abélard se retrouvent dans le recueil de ses Oeuvres par d'Amboise. Les lettres de Pierre le Vénérable, _Vita S. Petri Vener. et Epistolae_. (Bibliotheca cluniacensis, p. 553 et 621; édition de Duchesne avec des notes, 1614.) La lettre de Guillaume de Saint-Thierry contre Abélard et la dissertation annexée, _Disputatio adversus P. Abaelardum_. (Bibliotheca patrum cistercensium, par Tissier, 1660-1669, t. IV, p. 112.) La dissertation d'un abbé anonyme (Geoffroy d'Auxerre?) contre le même, _Disputatio anonymi abbatis adversus dogmata P. Abaelardi_. (Même recueil, t. IV, p. 228.) La lettre de Gautier de Mortagne à Abélard, _Epistola Gualteri de Mauritania, episcopi laudunensis_. (Spicilegium, sive Collectio veterum aliquot scriptorum, D. Luc. d'Achery, édition de de la Barre, 1723, t. III, p. 520.) Les lettres de Hugues Metel adressées à Innocent II, à Abélard, à Héloïse, _Hugon. Metelli Epist._ IV, V, XVI et XVII. (Car. Lud. Hugo, Sacr. antiquit. Monum., t. II, p. 330 et 348.) L'ouvrage de Gautier de Saint-Victor contre les théologiens dialecticiens de son temps, écrit vers 1180, _Liber M. Walteri prior. S. Vict. Parisius contra manifestas et damnatas etiam in conciliis haereses_, manuscrit de l'abbaye de Saint-Victor, et dont on trouve de longs extraits dans Duboulai. (Hist. univ. parisiens., t. II, p. 629-660.) V.--Les récits écrits par les contemporains ou dans le XIIIe siècle. Les vies de saint Bernard écrites de son temps, _Ex vita et rebus gestis S. Bernardi, lib. III, a Gaufrido autissiod. seu claraeval. monach.--Epistola ejusdem ad episcopum albanensem, ex vit. S. Bernardi_, ab Alano, episc. autissiod. (Recueil des historiens des Gaules et de la France, t. XIV, p. 327, 370 et suiv.) _Johannis Saresberensis Metalogicus_, lib. I, cap. I et V; lib. II, cap. X et _passim_. Jean de Salisbury avait entendu les leçons d'Abélard et fréquenté les principales écoles des Gaules.--_Ejusdem Policraticus, sive de Nugis curialium, cui accedit Metalog._, 1 vol. in-12, 1639, lib. II, cap. XXII, et lib. VII, cap. XII. (Voyez les extraits de cet auteur dans le Recueil des histor., t. XIV, p. 300 et suiv.) _Otto Frisingensis, de gestis Friderici I Caesaris Augusti_, lib. I, cap. XLVI, XLVII et seq. Othon, abbé de Morimond, de l'ordre de Cîteaux, puis évêque de Frisingen (Freising, en Bavière), neveu de l'empereur Henri V, a composé une chronique de l'empereur Frédéric Barberousse, dont il était oncle paternel, et il y raconte la vie et la condamnation d'Abélard, son contemporain. (1 vol. in-folio, Basil., 1569, et Recueil des histor., t. XIII, p. 654.) _Ex vita S. Gosvini aquicinctensis abbatis_ lib. I, cap. IV et XVIII. Gosvin, abbé d'Anchin, fut un des adversaires actifs d'Abélard; sa vie a été écrite par des moines de son couvent, ses contemporains.(Recueil des histor., t. XIV, p. 442.) Extraits de diverses chroniques composées au XIIe siècle ou dans les suivants; les plus importants sont tirés de: 1° Guillaume de Nangis, _Ex Chronic. Guillielm. de Nangiaco_. (Recueil des histor., t. XX, p. 731, ou _Spicilegium_ de d'Achery, t. III, p. 1-6.) 2° Robert d'Auxerre, _Ex Chronologia Roberti monach. S. Marian. altissiod._ (Recueil des histor., t. XII, p. 293.) 3° La Chronique d'un anonyme, _Ex Chronico ab initio mundi usque ad A.C. 1160_. (_Id., ibid._, p. 120.) 4° Richard de Poitiers, moine de Cluni, _Ex Chronic. Richardi pict._ (_id., ibid._, p. 415.) 5° L'appendice à la chronique de Sigebert, par Robert, _Ex Roberti proemonstr. appendice ad Sigeberti chronographiam._ (_id._, t. XIII, p. 330, ou dans le recueil intitulé: Illustrium veterum scriptorum qui rerum a Germ. gest., etc., t. I, p. 626; 2 vol. in-folio, Francfort, 1573.) 6° Alberic, moine de Trois-Fontaines, _Ex Chronic. Alberici Trium Fontium monachi._ (Recueil des histor., t. XIII, p. 700.) 7° Guillaume Godelle, moine de Saint-Martial de Limoges, _Ex Chronic. Willelm. Godelli, mon. S. Mart. lemov._ (_id., ibid._, p. 675.) _Vincentius Burgundus proesul bellovacensis_. (Bibliotheca Mundi, 4 vol. in-folio, 1624.--T. IV, _Specul. historial._, lib. XXVII, cap. XVII.) Vincent de Beauvais vivait au milieu du XIIIe siècle. Il y a encore dans d'autres chroniques, comme dans quelques cartulaires, des lignes isolées où Abélard est nommé, et dont l'historien peut faire son profit, mais qui ne méritent point d'être rappelées. Je ne fais que mentionner un chant funèbre sur la mort d'Abélard, rapporté par M. Carrière dans son édition allemande des lettres (voyez ci-après, page 262), et une curieuse chanson bretonne en dialecte de Cornouaille, où Héloïse, _Loiza_, raconte qu'instruite par son clerc, _ma o'hloarek, ma dousik Abalard_, elle est devenue, grâce à la connaissance des langues, une sorcière semblable aux druidesses celtiques. (_Barzas-Breiz_, Chants populaires de la Bretagne, publiés par M. Th. de la Villemarqué, t. I, p. 93. Paris, 1839.) II. AUTORITÉS POSTÉRIEURES AU XIIIe SIÈCLE. 1.--Un grand nombre d'historiens qui ne s'occupaient point spécialement d'Abélard, ont été conduits par leur sujet à écrire sa vie ou à en donner le sommaire, particulièrement d'après l'_Historia calamitatum_ et Othon de Frisingen. Le premier me paraît être Bertrand d'Argentré, un des plus anciens historiens français de la Bretagne. (_L'Histoire de Bretaigne_, 1 vol. in-fol., 1538, liv. I, chap. XIV, p. 74; liv. III, chap. CIII, p. 236 et suiv.) C'est un court résumé de l'histoire d'Abélard, d'après Othon de Frisingen. Pasquier a donné un abrégé de l'_Historia calamitatum_, de son temps encore manuscrite, en y joignant quelques détails et quelques réflexions. (_Les Recherches de la France_, liv. VI, chap. XVII, p. 587 et suiv.; liv. IX, chap. V, VI et XXI.) Tritheme, dans son Catalogue des écrivains ecclésiastiques, insère un article pris dans les chroniques déjà citées. (_De Scriptoribus ecclesiasticis, in J. Trithemii Span. Oper. histor._, in-folio, 1604, part. I, p. 276.) Duboulai, dans son Histoire de l'Université de Paris, compose en divers passages une biographie à peu près complète, d'après d'Amboise, Othon de Frisingen, Jean de Salisbury, saint Bernard et ses biographes. (_Coes. Egassii Buloei Historia Universitatis parisiensis_, 6 vol. in-folio, 1665, t. I, p. 257, 272, 349, 445; t. II, p. 8 et suiv., 53, 68, 85, 107, 157, 162, 168, 200, 242, 715, 733, 739, 753, 759 et suiv.) Le père Gérard Dubois raconte aussi, à leurs époques, dans l'Histoire de l'Église de Paris, les événements de la vie d'Abélard. (_Gerardi Dubois aurelianensis Historia Ecclesia parisiensis_, 2 vol. in-folio, 1690, t. I, lib. XI, cap. II, p. 709, etc.; cap. VII, p. 774, etc; t. II, lib. XII, cap. VII, p. 64 et 178, etc.) Jacques Thomasius a écrit une vie d'Abélard où il y a de l'érudition et des erreurs. (_Petri Abelardi vita in Hist. sapient. et stult. a Christ. Thomasio_, t. 1, p. 75-142, 1693, Hal. Magdeb.) Citons encore Dupin, dans sa Bibliothèque des auteurs ecclésiastiques. (_Hist. des controv. et des mat. ecclésiast. traitées dans le XIIe siècle_, 1696, chap. VII, p. 360, etc., 392 à 412.) Le père Noël Alexandre. (_Natalis Alexandri Historia ecclesiastica_, 7 vol. in-folio, 1699, t. VI, dissertat, VII, p. 787 et seq.) L'abbé Fleury. (_Histoire ecclésiastique_, liv. LXVII et LXVIII, p. 307, etc., p. 406, etc., p. 547, etc., du t. XIV de l'édition in-4°.) Casimir Oudin. (_Commentarius de scriptoribus Ecclesioe antiquis_, 3 vol. in-folio, 1723, t. II, sect. XII, p. 1160 et seq.) Dom Remy Ceillier. (_Histoire générale des auteurs sacrés et ecclésiastiques_, Paris, 1729, 23 vol. in-4°, t. XXII, chap. X, p. 484-494.) Le père Longueval, jésuite. (_Histoire de l'Église gallicane_, Paris, 1730-49, 18 vol. in-4°, t. VIII, liv. XXIII, p. 350 et suiv., 414 et suiv; t. IX, liv. XXV, p. 22 et suiv.) Dom Guy Alexis Lobineau, dans son _Histoire générale de Bretagne_, 2 vol. in-folio, 1707, t. I, liv. V, p. 139 et suiv. C'est un récit assez complet, écrit avec modération et bienveillance, et que je regarde comme la base des récits postérieurs. Dom Hyacinthe Morice, dans l'ouvrage qui porte le même titre; autre récit plus sommaire et dans le même esprit. (_Hist. gén. de Bret_., 5 vol. in-folio, 1744, t. I, liv. II, p. 96 et suiv.) Baronius, et surtout son commentateur Pagi, dans ses notes. (_Annales ecclesiastici_, 43 vol. in-folio; Lucques, 1738-57, t. XVIII. Voyez le texte à l'an 1140 et les notes aux années 1113, 1121, 1129, 1131, 1140 et 1142.) On peut citer également l'_Histoire de la ville de Paris_, par les pères Félibien et Lobineau (5 vol. in-folio, 1725, t. I, liv. III et IV); l'article _Abélard_ du _Dictionnaire universel des sciences ecclésiastiques_, par le révérend père Richard (6 vol. in-folio, 1760), et le § II du liv. I de l'_Histoire de l'Université de Paris_, par Crevier. (T. I, p. 111-193, 7 vol. in-12; Paris, 1761.) Le père Niceron a publié une vie d'Abélard qui n'est guère que l'analyse de celle de D. Gervaise. (_Mémoires pour servir à l'histoire des hommes illustres dans la république des lettres_, 42 vol. in-12, 1729, t. IV, p. 1 et suiv.) Mabillon, ou son continuateur Martene, donne, dans les Annales bénédictines, une biographie par morceaux détachés qui vaut à beaucoup d'égards les précédentes, _Annales ordinis S. Benedicti_. (6 vol. in-folio, 1739, t. IV, lib. LXXIII, p. 63 et seq., 84 et seq., 324 et seq., 356 et seq., 991, 1085, etc.) L'article d'Abélard, dans l'Histoire de la philosophie, de Brucker, mérite aussi d'être lu, tant pour la critique que pour la biographie. (_Jacobi Bruckeri Historia critica philosophiae_, 6 vol. in-4°, Lipsiae, 1766, t. III, pars II, lib. II, cap. III, sect. II, p. 716, 734, etc.) Nous ne faisons que mentionner l'histoire d'Abélard par Diderot, dans l'article _Scolastique_ de l'_Encyclopédie_. II.--Parmi les biographies proprement dites, nous citerons particulièrement: _La Vie de Pierre Abeillard, abbé de Saint-Gildas, et celle d'Héloise, son épouse_, 2 vol. in-12, 1720, par D. Gervaise (François-Armand). Cet ouvrage est intéressant: l'auteur, quoique ancien abbé de la Trappe, est un apologiste enthousiaste; le récit est fait avec soin, même avec assez d'exactitude quant aux faits essentiels, mais enjolivé de détails romanesques. Il est vrai que Gervaise a été accusé par Saint-Simon d'avoir eu lui-même une intrigue galante avec une religieuse. L'article Abélard, dans le Dictionnaire de Moreri, dans le Dictionnaire critique de Bayle, ainsi que les articles _Héloïse, Paraclet, Foulque, Bérenger, Fr. d'Amboise_. _The History of the lives of Abeillard and Heloisa_, by the rev. Joseph Berington, 2 vol. in-8°, Basil, 1793. Cet ouvrage fort estimé contient, avec une biographie étendue, une traduction et le texte des lettres d'Héloïse et d'Abélard. Il est intéressant, mais il n'a pas été composé d'après les autorités contemporaines, et l'auteur a pris pour historiques tous les détails romanesques inventés par D. Gervaise. _Abailard et Héloïse, avec un aperçu du XIIe siècle_, par F.C. Turlot, 1 vol. in-8°, 1822. L'article d'Abélard dans _l'Histoire littéraire de la France_, ainsi que celui d'Héloïse. Ces articles ont été rédigés par dom Clément avec beaucoup de soin et de critique, mais avec une sévérité qui tombe dans l'injustice. Ils ont été réimprimés, l'Académie des inscriptions ayant donné une nouvelle édition du volume où ils sont insérés, et M. Daunou y a joint quelques notes. (_Histoire littéraire de la France_, t. XII, 1830, p. 86 et suiv., p. 629 et suiv.) L'_Essai sur la vie et les écrits d'Abailard et d'Héloïse_, par madame Guizot. (oeuvres diverses et inédites de madame Guizot, 1828, t. II, p. 319.) L'ouvrage qui n'est pas fini est le plus remarquable pour le fond des idées et pour les vues qu'il contient; il a été terminé par M. Guizot et placé à la tête de l'édition _illustrée_ des Lettres d'Abailard et d'Héloïse, traduites par M. Oddoul. (2 vol. in-8°, Paris, 1839.) Cette dernière édition renferme un assez grand nombre de pièces et de témoignages, le spécimen d'un des manuscrits des lettres, quelques fragments de MM. de Chateaubriand, Michelet, Quinet, etc. Les dictionnaires et recueils biographiques, qui tous en général contiennent un article _Abélard_. Nous citerons celui de M. d'Eckstein, dans l'_Encyclopédie des gens du monde_, t. I; celui de M.P. Leroux, dans l'_Encyclopédie nouvelle_, t. I; celui de M. Géruzez, dans le _Plutarque français_, t. I; M. Barrière y a donné l'article _Héloïse_. La traduction des lettres d'Héloïse et d'Abélard, par le bibliophile Jacob, insérée dans la Bibliothèque d'élite, in-12, Paris, 1840. Cette traduction, fort bien faite, est précédée d'une notice intéressante et détaillée qu'on doit à M. Villenave, sous ce titre: Abélard et Héloïse, leurs amours, leurs malheurs et leurs ouvrages. Parmi les anciennes traductions, assez peu remarquables, on ne doit conserver que celle de Bussy-Rabutin, réimprimée avec de nombreuses compositions poétiques sous ce titre: _Lettres d'Héloïse et d'Abélard_, traduites librement d'après les lettres originales latines, par le comte de Bussy-Rabutin, avec les imitations en vers par de Beauchamps, Colardeau, etc., etc., précédées d'une nouvelle préface par M.E. Martineault, in-12, Paris, 1841. Une biographie universelle publiée en Angleterre contient un bon article sur Abélard, _The biographical Dictionary of the Society for the diffusion of useful knowledge_, in-8°, t. I, London, 1842. Les Allemands se sont peu occupés d'Abélard. On cite les deux ouvrages suivants, dont nous ne connaissons que des extraits: F. C. Schlosser, _Abaelard und Dulcin, oder Leben und Meinungen eines Schwaermers und eines Philosophen_, in-8°, Gotha, 1807. Fessler, _Abaelard und Heloisa_, 2 vol. in-8°, Berlin, 1808. _Abaelard und Heloise oder der Schriftsteller und der Mensch_, par M. Feuerbach (Leipzig, 1844), est un mince recueil de pensées détachées qui ne m'ont paru avoir aucun rapport avec le titre[1]. [Note 1: Voici au vrai le sens tout allemand de ce titre. Il s'agit d'une Comparaison entre la vie littéraire et la vie active. Je crois qu'Abélard désigne l'une et Héloïse l'autre. C'est un recueil dont le titre revient à peu près à ceci, _l'art et humanité_. Les deux noms propres ne se rencontrent pas dans le cours du livre.] _Abaelard und Heloise. Ihre Briefe und die Leidensgeschichte übersetzt und eingeleitet durch eine Darstellung von Abaelards Philosophie und seinem Kampf mit der Kirche_, von Moriz Carriere, in-12, Giessen, 1844. C'est une traduction des lettres, mais l'auteur l'a fait précéder d'une introduction qui se lit avec intérêt, et où il se montre au courant des plus récentes publications qui concernent Abélard. III.--On trouve des renseignements sur les manuscrits d'Abélard, sur ses ouvrages inédits, sur la publication de ceux qui sont imprimés, dans le _Thésaurus_ de Durand et Martene et dans celui de Pez, aux lieux cités; dans Casimir Oudin (t. II, p. 1169); l'_Histoire littéraire_ (t. XII, p. 103, 129, 134 et 706); Fabricius (_Biblioth. lat. med. et infim. aetat., ed. a P.J. Mansi_, t. V, lib. XV, p. 232 et seq.); Olearius, (_Joann. Gotfr. Olearii Biblioth. scriptor. ecclesiast._, t. I, p. 2-4); le recueil intitulé: _Historia rei litterariae ordin. S. Benedicti_, par Ziegelbauer et Legipontanus (t. I et IV); celui de Guillaume Cave, (_Scriptor. ecclesiast. Historia litteraria_, t. II, p. 203); le Voyage littéraire de deux bénédictins (part. I, p. 245), et l'Introduction aux _Ouvrages inédits d'Abélard_, par M. Cousin. Les opinions religieuses d'Abélard ont été exposées et discutées par d'Amboise, D. Gervaise, Dupin, le père Noèl Alexandre, Oudin, Lobineau, Bayle, les éditeurs des deux _Thesaurus_, Mabillon, dans l'édition de saint Bernard, son continuateur, dans les Annales bénédictines, l'auteur du tome XII de l'_Histoire littéraire_, Duplessis d'Argentré (_Collectio judiciorum de novis erroribus_, t. I, p. 49 et seq.), M. Neander et M. l'abbé Ratisbonne, chacun dans son _Histoire de saint Bernard_; (l'une traduite par M. Th. Vial, 1 vol. in-12, 1842; l'autre, 2 vol. in-12, 1840, t. II, chap. XXVII, XXVIII et XXIX.) Les opinions philosophiques d'Abélard ont été incomplètement exposées par les divers historiens de la philosophie, qui jusqu'à ces derniers temps, ne connaissaient pas ceux de ses ouvrages où elles sont exposées. Voyez pourtant, outre Brucker déjà cité, Tennemann (_Geschichte der Philosophie_, t. VIII, part. I, chap. V, p. 170, Leipzig, 1810); Degerando (Histoire comparée des systèmes de philosophie, t. IV, ch. XXVI, p. 397), et la note du commencement du chap. III de notre livre II. Mais les doctrines d'Abélard ne commencent à être bien connues que depuis l'introduction de M. Cousin (_Ouvr. inéd., ou Fragments philos._, t. III). On peut consulter aussi l'ouvrage intitulé: _Études sur la philosophie dans le moyen âge_, par M. Rousselot (3 vol. in-8°, 1840-1842). Il a paru quelques dissertations en Allemagne que nous citons en leur lieu. ABÉLARD. LIVRE PREMIER. VIE D'ABÉLARD. Lorsqu'on suit, en quittant Nantes, la route de Poitiers, on traverse, avant d'arriver à Clisson, un bourg formé d'une longue rue et qui se nomme le Pallet. Après les dernières maisons, on aperçoit à gauche au-dessus du chemin une église, remarquable seulement par sa simplicité et par la vétusté de quelques-unes de ses parties. Derrière cette église et sur une hauteur, des restes de murs épais, avec des vestiges de fossés, indiquent sous le lierre qui les couvre une ancienne et forte construction, et renferment maintenant un carré d'arbustes et de grandes herbes, cimetière abandonné où s'élève une vieille croix de pierre parmi quelques modestes tombeaux. Ces ruines sont celles de la demeure des seigneurs du Pallet, détruite en 1420, lors des guerres qui suivirent l'attentat commis sur Jean V, duc de Bretagne, par Marguerite de Clisson. C'était là, qu'au XIe siècle, un petit château fortifié dominait le bourg, du haut d'une éminence à pic sur l'étroite rivière de la Sanguèze, ainsi nommée, dit-on, pour avoir été souvent rougie du sang des combattants, au temps des luttes acharnées des Bretons et des Anglais. En 1079, Philippe Ier était roi des Français, et Hoël IV, duc de Bretagne, lorsque dans ce bourg et dans ce château, son domaine, un personnage noble, Bérenger, eut de sa femme Lucie un fils qu'il nomma Pierre[2]. C'était l'aîné de sa famille, qui s'augmenta bientôt de plusieurs enfants; ses autres fils s'appelèrent Raoul, peut-être Porcaire et Dagobert, et sa fille, Denyse. Le père, avant de prendre le métier des armes, avait reçu de l'instruction, et il en conservait un tel goût pour les lettres qu'il voulut le transmettre à ses enfants et faire précéder par quelques études leur éducation guerrière. L'amour qu'il portait à son fils aîné lui inspira des soins particuliers, auxquels celui-ci répondit par delà toute espérance. Il annonçait des dispositions brillantes. Dans cette vieille Armorique qui passait pour devoir son nom de Bretagne à la brutalité de ses habitants, on remarquait dès lors une singulière aptitude aux choses qui demandent la subtilité de l'esprit, et le jeune Pierre tenait du lieu natal, ou plutôt de sa race, une remarquable facilité[3]. Ses progrès furent bientôt tels qu'il s'éprit d'une passion vive pour l'étude, et, dans son ardeur, il résolut de se consacrer aux lettres tout entier. Renonçant à la gloire militaire, et abandonnant à ses frères son héritage et son droit d'aînesse, il s'adonna surtout à la philosophie, et dans la philosophie, à la science de la dialectique, cet art de la guerre intellectuelle dont il préférait à tout les armes, les combats et les trophées. [Note 2: Le Pallet, _Palatium_ (on trouve aussi Palet, Palais, Paletz, Palez), est situé à 19 ou 20 kilomètres au sud-est de Nantes, sur la route de Chollet et de Poitiers, «oppidum ... ab urbe Nannetica versus orientem octo miliariis remotum.» L'église est sur le penchant d'une butte, appelée encore la butte d'Abélard. C'est l'ancienne chapelle du château, donnée á la commune, comme je l'ai appris du curé en 1843, par le dernier seigneur Barin de Froidmanteau, de la même famille que les La Galissonnière, dont la résidence se voit à moins d'une demi-lieue en avant. Les ruines du château, détruit d'abord en 1420, puis sous Louis XIII, ou quatre pans de murs, hauts de 1 mètre environ, renfermant un carré d'à peu près 30 mètres de côté, passent pour la maison d'Abélard, qu'on a dit aussi né dans une autre maison plus modeste, démolie il y a sept ou huit ans par M. Dufrêne, procureur du roi. Bérenger peut avoir été châtelain du lieu, quoiqu'il fût Poitevin, suivant l'unique témoignage d'une des épitaphes d'Abélard (_ex Chron. Rich. Pictav._), Namque oritur patre Pictavis et Britone matre, si toutefois on n'a pas fait confusion avec Bérenger de Poitiers, dont il sera question plus bas. Mais rien n'empêche de voir en lui l'ancêtre de ces seigneurs du Pallet qui, jusqu'au XVe siècle, figurent dans les annales de la Bretagne. Son fils est souvent désigné sous le nom de _Palatinus_ et quelquefois de _Nannetensis_. (_Ab. Op._, ep. I, p. 4.--Johan. Saresb. _Policrat_., l. II, c. XXII, et _Metal._, l. I, c. V, et l. II, c. X.--_Rec. des Hist. des Gaules_, t. XII, p. 115, et t. XIV, p. 303-304.--_Hist. de Bret._, par D. Lobineau, t. I, l. III, p. 106-107; l. IX, p. 298; l. XIX, p. 651, 1143, 1162 et 1235.--_Abail. et Hél._, par Turlot, p. 143.--_Voy. pitt. de Clisson_, par Thienon, pl. II et III.--_Notice sur Clisson_, in-18, Nantes, 1841, p. 7.--Renseignements manuscrits transmis par M. Chaper, préfet de la Loire-Inférieure, et par MM. de la Jarriette et Demangeat, de Nantes.)] [Note 3: C'est Abélard qui dit que _Breton_ vient de _brute_. « Brito dictas est quasi brutus. Licet enim non omnes vel soli sint stolidi, hoc (_sic_) tamen qui nomen Britonis composuit secundum affinitatem nominis bruti, in intentione habuit quod maxima pars Britonum fatua esset.» Et on lit, en effet, dans le roman de Brut, que Brutus Apela de Bruto Bretons Les Troyens ses compaignons. (V. 1211 et 1212.) Il s'agit, il est vrai, de la Grande-Bretagne, mais elle donna son nom à l'Armorique. Les savants pensent que le nom de Bretons vient de _Vrezonze_ ou _Brazonce_, les _peints_, les tatoués, comme les _Pictes_ de l'Angleterre. Cependant l'esprit pénétrant des clercs bretons est attesté par Othon de Frisingen, mais i1 veut qu'en toute autre chose que les arts (la rhétorique et la dialectique), les Bretons soient presque stupides. C'est en faisant allusion à cette subtilité particulière qu'Abélard dit de lui même: «Natura terrae meae vel generis animo levis.» Car je crois qu'ici _animo levis_ signifie plutôt l'esprit prompt que la légèreté du caractère: ce n'est pas l'usage d'Abélard de parler modestement de lui-même, et la légèreté n'est pas le défaut breton. (Ouvr. inéd. d'Ab. _Dialectic._, p. 222 et 591.--_De Gest. Frid. I imper._, l. I, c. XLVII.--_Ab. Op._, ep. I, p. 4.)] Très-jeune encore, il affronta les chances et les épreuves de cette stratégie du raisonnement et de la parole. Il s'y exerça de bonne heure, et ses rapides succès lui donnèrent une telle confiance que, quittant la maison paternelle, il alla voyager, parcourant les provinces, cherchant les maîtres et les adversaires, marchant de controverses en controverses, et renouvelant ainsi, sous une autre forme et dans un plus vaste espace, la coutume attribuée aux péripatéticiens de discuter en se promenant[4]. La philosophie avait alors ses chevaliers errants. [Note 4: _Ab. Op._, ep. I, p. 4.] La France ne manquait pas de maîtres et d'écrivains qui cultivaient la dialectique. Des sciences qui occupaient les esprits, c'était celle qui commençait à faire le plus de bruit et à donner le plus de renommée. Elle rivalisait d'importance et presque de pouvoir avec la théologie qu'elle servait et inquiétait tour à tour. La grammaire et la rhétorique qui, unies à ces deux sciences et à quelques études mathématiques, composaient presque tout l'enseignement de l'époque, ne venaient que loin après la dialectique dans l'estime des hommes instruits. La dialectique, c'était alors la philosophie proprement dite. On l'appelait un art, parce qu'on ne l'enseignait pas sans la pratiquer, et que l'étude du raisonnement ne va pas sans le besoin d'en montrer les ressources, d'en essayer les procédés, d'en éprouver les forces[5]. On apprenait, sous le nom de cet art, une grande partie de ce que contient la Logique d'Aristote, que l'on connaissait par des traductions incomplètes et surtout par l'intermédiaire de Porphyre et de Boèce. L'introduction que le premier a jointe aux catégories, c'est-à-dire aux prolégomènes de la Logique, faisait corps avec elle; on n'en séparait pas les versions et les commentaires du second. Ainsi l'on ne savait la dialectique qu'à la condition d'avoir appris tout ce qui regarde les cinq voix ou les rapports généraux des idées et des choses entre elles, exprimés par les noms de genre, d'espèce, de différence, de propriété et d'accident; les catégories ou prédicaments, c'est-à-dire les idées les plus générales auxquelles puisse être ramené tout ce que nous savons ou pensons des choses; la théorie de la proposition ou les principes universels du langage; le raisonnement et la démonstration, ou la théorie et les formes du syllogisme; les règles de la division et de la définition; la science enfin de la discussion et de la réfutation, ou la connaissance du sophisme. En étudiant toutes ces choses, on trouvait, chemin faisant, de nombreuses questions qui permettaient de joindre l'exemple au précepte; c'étaient des questions d'abord de logique pure, puis de physique, de métaphysique, de morale, et souvent de théologie. Sur ces questions s'échauffaient les esprits, s'animaient les passions, et brillaient ceux qui se livraient à l'enseignement et à la dispute; sur ces questions se partageaient les professeurs, les lettrés, les écoles, et quelquefois l'Église et le public. [Note 5: On sait que notre faculté des lettres s'appelait autrefois la faculté des arts; d'où le titre de maître ès arts. Le nom d'_artista_ fut donné dans le XIe siècle aux philosophes, qui à Rome étaient aussi appelés [Grec: technikoi], quand ils s'adonnaient à l'enseignement et à la controverse. Budaeus, _Observ. select._ XIV et XVI, t. VI, p. 121 et 130. Hall., 1702.] A l'époque où le jeune Pierre se mit à courir le pays pour chercher les aventures philosophiques, un homme s'était fait dans les écoles une grande renommée. C'était Jean Roscelin, né comme lui en Bretagne, et chanoine de Compiègne. Ce maître avait trouvé assez répandue cette doctrine, qui n'était pas cependant toujours explicite, que les noms appelés plus tard abstraits par les grammairiens désignent, pour le plus grand nombre, des réalités, tout comme les noms des choses individuelles, et que ces réalités, pour être inaccessibles à nos perceptions immédiates, n'en sont pas moins les objets sérieux et substantiels d'une véritable science. Il combattit cette idée qu'il contraignit à se développer et à s'éclaircir; et il soutint que tous les noms abstraits, c'est-à-dire tous les noms des choses qui ne sont pas des substances individuelles, que par conséquent les noms des espèces et des genres qui n'existent point hors des individus qui les composent, et les noms des qualités et des parties qui ne peuvent être isolées des sujets ou des touts auxquels on les rattache, les unes sans disparaître, les autres sans cesser d'être des parties, n'étaient en effet que des noms. Puisqu'ils n'étaient pas les désignations de réalités distinctes et représentables, ils ne pouvaient être, selon lui, que des produits ou des éléments du langage, des mots, des sons, des souffles de la voix, _flatus vocis_. Cette doctrine fut appelée la doctrine des noms, le système des mots, _sententia vocum_; les historiens de la philosophie l'appellent le _nominalisme_[6]. [Note 6: Voyez le l. II de cet ouvrage, c. II, VIII, IX et X.] Cette doctrine illustra son auteur qui ne l'avait pas inventée tout entière, mais qui, la rencontrant en principe dans Aristote, l'avait, après Raban-Maur et Jean le Sourd, hardiment poussée à ses extrêmes conséquences et rédigée en termes absolus; mais elle compromit le repos et la sûreté de Roscelin. L'Église s'était alarmée; saint Anselme, alors abbé du Bec en Normandie, en attendant qu'il succédât à Lanfranc dans l'archevêché de Cantorbery, et qui jouissait d'un grand crédit comme religieux et d'une grande réputation comme philosophe, avait combattu le nominalisme, en soutenant à outrance la réalité de ce qu'exprimaient les termes abstraits et généraux, ou ce qu'on appelle _la réalité des universaux_. Devançant même cette polémique, un concile tenu à Soissons, en 1092, avait condamné la doctrine de Roscelin, comme fausse en elle-même, et comme incompatible avec le dogme de la Trinité, puisqu'en n'attribuant l'existence qu'aux individus, elle annulait celle des trois personnes, ou les réalisait en trois essences individuelles, ce qui était admettre trois dieux. Roscelin avait été forcé de s'exiler en Angleterre. On croit que dans le cours de ses voyages notre Pierre fut un de ses auditeurs; mais on ignore quand il le rencontra. Il est certain qu'il suivit ses leçons, et probablement avant de venir à Paris. Il l'entendit du moins étant fort jeune; il a dit plus tard qu'il l'avait eu pour maître, et il a dit aussi qu'il trouvait sa doctrine insensée[7]. [Note 7: «Magistri nostri Roscellini tam insana sententia.» (Ouvr. inéd. _Dialect._, p. 471.) C'est Othon de Frisingen qui veut que le premier maître d'Abélard ait été Roscelin, lequel a sans aucun doute été son maître, mais qui ne peut avoir été le premier, encore moins son précepteur dans sa famille, comme quelques-uns l'ont cru. Rien ne prouve que Roscelin ait enseigné en Bretagne. Proscrit lorsqu'Abélard avait treize ans, il ne peut guère l'avoir connu que plus tard dans ses courses plus ou moins secrètes en France. (_Id._, Introd., p. xl et suiv.) Abélard le traite avec sévérité, il l'a réfuté et même attaqué violemment. (_Ab. Op._, ep. XXI, p. 334; Not., p. 1743.--Ou. Fris. _De Gest. Frid. I_, l. I, c. XLVII.--_Philosophie dans le moyen âge,_ par M. Rousselot, t. I, c. V.)] On croit qu'il n'avait guère que vingt ans lorsqu'il vit Paris pour la première fois[8]. [Note 8: Peut-être même était-il plus jeune; les auteurs du _Recueil des historiens des Gaules et de la France_ veulent qu'il ait entendu Guillaume de Champeaux, à Paris, avant la fin du XIe siècle, (t. XIII, p. 654). Le P. Dubois, dans son _Histoire ecclésiastique de Paris_, dit qu'Abélard arriva dans cette ville en 1100 (t. 1, l. XI, c. VII, p. 777). Duboulai voudrait même faire remonter son arrivée jusqu'en 1095. (_Hist. Universit. parisiens_. t. II p. 8.)] Cette ville était alors, surtout pour le nord et l'occident de l'Europe, la capitale des lettres et des arts. Elle a été de bonne heure, elle est restée toujours le centre de cette philosophie du moyen âge qu'on a nommée la _scolastique_. Ce nom ne désigne pas autre chose que la philosophie des écoles ou cette dialectique que nous avons décrite. Les écoles étaient assez nombreuses en France, et pour la plupart épiscopales, c'est-à-dire qu'elles étaient ouvertes ordinairement sous le patronage et la surveillance de l'évêque et même dans sa maison. Ces institutions avaient succédé aux écoles palatines, fondées par Charlemagne, grande et passagère création, comme presque toutes celles de cet homme qui devança trop son temps, et manqua l'avenir pour l'avoir deviné trop tôt. Ce qu'il avait voulu placer dans le palais s'était donc produit dans l'évêché ou même à la porte du cloître[9]. Dans ces écoles, qui différaient de réputation et quelquefois de doctrine, comme les évêques eux-mêmes, on enseignait toujours la théologie et souvent les sciences profanes, y compris la philosophie. Cet ordre d'institutions dura longtemps; il en est resté au chef-lieu de tous les diocèses, auprès de tous les évêques, deux titres portés par des prêtres et qui représentent le double enseignement du passé: l'un est le titre de théologal, et l'autre celui d'écolâtre. [Note 9: «Carolus.... seculares quodam modo litteras fecit et a coenobiis ad palatium evocavit.» (Duboulai, t. 1, p. 95.) Je parle ici d'après l'idée reçue qui attribue à Charlemagne la création permanente d'écoles royales tenues dans son propre palais. _Domus regia schola dicitur_, disait le concile de Kierzy en 858 (Ibid. p. 106). Ce prince aurait ainsi conçu et réalisé la véritable instruction publique, celle de l'État. J'avoue que M. Ampère a singulièrement ébranlé cette idée. Au reste, les écoles épiscopales elles-mêmes doivent encore être originairement rapportées à Charlemagne; c'est lui qui en prescrivit la formation par un capitulaire de 789. (_Histoire littéraire de la France avant le XIIe siècle_, par M. Ampère, t. III, c. II.)] À l'époque dont nous parlons, ou vers l'an 1100, il n'y avait donc pas d'Université de Paris. Il y avait des écoles à Paris, et parmi elles, au-dessus de toutes, l'école épiscopale, la plus fréquentée et la plus célèbre[10]. Les étudiants y accouraient de très-loin, non-seulement de toute la France, ce qui était peu dire, mais de toute la Gaule et des pays étrangers. L'Angleterre, l'Italie et l'Allemagne commençaient à envoyer leurs enfants dans cette ville, destinée à devenir l'Athènes de la philosophie du moyen âge. Les cours de l'école, ou comme on disait les _lectures_[11] (il n'existait point de collège), avaient pour auditeurs des jeunes gens ou hommes faits de toutes nations; car les écoliers étaient alors de tout âge. Ils se rassemblaient autour de la chaire du professeur, dans un cloître assez voisin de l'habitation de l'évêque, située au lieu où nous avons vu encore l'Archevêché, et au pied de l'église métropolitaine, qui se nommait bien déjà Notre-Dame, mais qui n'était pas le monument magnifique et vénéré que commença Maurice de Sully sous Philippe Auguste. Il n'y a pas très-longtemps qu'une enceinte, jadis habitée tout entière par les membres du chapitre, s'étendait depuis le Parvis, et longeant au nord la nef de l'église, allait rejoindre le jardin de l'Archevêché; elle s'appelait le Cloître Notre-Dame[12]. Là était, aux premiers jours du xiie siècle, l'école épiscopale, l'école maîtresse, perpétuelle, celle dont le titulaire régissait de droit les écoles de Paris, et c'est pour cela qu'elle portait dans le monde et qu'elle a conservé dans l'histoire le nom d'École du Cloître ou de Notre-Dame. Elle s'enorgueillissait de reconnaître pour chef Guillaume, dit de Champeaux, du nom d'un bourg de la Brie où il était né. Archidiacre de Paris, il enseignait avec beaucoup de succès et d'éclat. Il paraît avoir brillé dans la dialectique, donné de quelques-unes des questions qu'elle pose des solutions nouvelles, et appliqué le premier, dans l'école de Notre-Dame, les formes de la logique à l'enseignement des choses saintes: ce qui a fait dire qu'il avait, le premier, professé publiquement la théologie à Paris, et d'une manière contentieuse, en ce sens qu'il aurait introduit la théologie scolastique. On l'a surnommé la _Colonne des docteurs_[13]. [Note 10: Cf. Lobineau, _Hist. de Paris_, t. I, l. IV, p. 151.--Gérard Dubois, _Hist. Eccles. paris._, t. I, l. XI, c. VII, p. 775.--D. B., _Rec. des Hist._ t. XIV, _praef._ xxxj.--Troplong, _Du pouvoir de l'État sur l'enseignement_, c. vi, vii, viii et ix.--Launoy, _De Schol. celeb._, t. IV, c. lix. _Hist. litt. de la Fr_., par les bénédictins de Saint-Maur, t. IX, Disc. prêt.] [Note 11: _Lectiones_, d'où le mot de leçons. Bayle appelle Anselme de Laon _lecteur en théologie_. Les professeurs au Collège de France avaient conservé ce titre de _lecteur_. Les leçons, au moyen âge, se composaient d'une lecture ou dictée, puis d'un commentaire ou glose improvisée. C'est la forme encore suivie dans nos écoles de droit.] [Note 12: _Paris ancien et moderne_, par du Marlès, t. 1, c. i, p. 51, et c. ii, p. 189.] [Note 13: On le dit né vers 1068. Après avoir étudié sous Manegold et Anselme de Laon, qui professèrent à Paris, il y devint le chef de l'enseignement, et il eut le _regimen scholarum_ d'où est venu sans doute plus tard le titre de _recteur_. Il eut des disciples nombreux dont quelques-uns occupèrent un rang distingué dans l'Église et la science. Élève d'Anselme de Laon, qui s'était formé sous saint Anselme, Guillaume continua donc le réalisme, et même il paraît l'avoir exagéré. (_Ab. Op._, ep. I, p. 4; Not., p. 1145.--Ouvr. inéd. _Dialectic._ passim.--Johan. Saresb. _Metalog._, l. I, c. V; l. III, c. IX.--_Rec. des Hist._, t. XIV, p. 303.--_Lisiardi Vita M.S.S. Arnulfi_, c. XV. D'Achery, _Spicileg._, t. I, p. 633.--_Hist. litt._, t. X, p. 307, 308 et suiv.)] Pierre alla l'entendre et ne tarda pas à lui plaire. Un disciple intelligent, qui saisit avec promptitude et reproduit avec talent les leçons qu'il écoute, est toujours bienvenu de celui qui les donne; mais il est rare que sa faveur soit durable. Pierre se distingua parmi les écoliers de Paris; il les étonnait par sa mémoire surprenante, par son instruction précoce, par sa rare subtilité, par le don de la parole que rehaussait en lui la singulière beauté de sa figure. Il se faisait admirer, aimer, et partant envier. Bientôt il s'enhardit à se séparer de son maître; il attaqua quelques-unes de ses doctrines; et comme il fut plus d'une fois vainqueur dans l'argumentation, il ne manqua pas de lui devenir insupportable. Il excita chez Guillaume une indignation et un effroi, chez quelques-uns de ses condisciples une défiance et une jalousie, qu'il regarda toujours depuis comme la triste origine de tous ses malheurs. Mais alors jeune, heureux, plein d'espoir, il parcourait les sciences et les questions en se jouant. Tout le champ de la connaissance humaine était ouvert devant lui comme le monde devant un conquérant. On raconte cependant que, ne sachant encore rien au delà de ce qu'on apprenait dans le _trivium_, c'est-à-dire la rhétorique, la grammaire et la dialectique, il voulut s'instruire dans les arts plus secrets du _quadrivium_, où l'en enseignait l'arithmétique, la géométrie, l'astronomie et la musique; car telle était restée la division encyclopédique de l'enseignement au XIIe siècle[14]. Il prit même des leçons d'un certain maître qui se nommait Tirric, et qui se chargea de lui apprendre les mathématiques. On appelait ainsi une science fort suspecte où l'étude des propriétés des nombres et des figures s'unissait à celle de leurs vertus symboliques et mystérieuses[15]. [Note 14: Cette division septuple des sciences est indiquée partout et subsista longtemps. On en trouve l'origine dans Cassiodore et saint Augustin. (_Divinar. Lect._, c. XXVII.--_De Ordin._, t. II, c. XII, etc.--_Retract._, l. I, c. VI.--Cf. Budd. _Observ. select._ IV, t. I, p. 47, 51, 55.)] [Note 15: C'est Abélard qui nous donne lui-même cette idée des mathématiques. «Ea quoque scientia cujus nefarium est exercitium, quae mathematica appellatur, mala putanda non est.» (Ouv. inéd. _Dialect._, p. 435.--Johan. Saresb. _Policrat._, l. II, c. XVIII et XIX, et Duconge, ou mot _Mathematica_.)] Pierre prenait ces leçons sans bruit; déjà il ne lui convenait plus de paraître apprendre; cependant il ne réussissait pas. Lui-même a reconnu qu'il n'a jamais pu savoir l'arithmétique[16]. Ce genre de travail opposait à son esprit une difficulté inattendue, soit qu'il manquât d'une aptitude naturelle, chose douteuse, car la dialectique ressemble aux sciences du calcul; soit que, déjà confiant et ambitieux, il ne donnât à ses nouvelles études que les restes d'une attention trop partagée; soit enfin que son esprit, déjà rempli de savoir et préoccupé de mille choses, ne fît qu'effleurer la surface de ces nouvelles connaissances. Son maître, à ce qu'il semble, en porta ce dernier jugement; car le voyant un jour triste et comme indigné de ne pas pénétrer plus avant, il lui dit en riant: «Quand un chien est bien rempli, que peut-il faire de plus que de lécher le lard?» Le mot d'une latinité dégénérée qui signifie _lécher_, composait, avec le dernier mot de la plaisanterie vulgaire du maître, un son qui ressemblait à _Baiolard (Bajolardus)_[17]. On en fit dans l'école de Tirric le surnom de Pierre, et ce surnom, qui rappelait un côté faible dans un homme à qui l'on n'en savait pas, fit fortune. L'étudiant en prit son parti, et acceptant ce sobriquet d'école, dont il changea quelque peu le son et le sens, il se fit appeler Abélard (_Habelardus_), se vantant ainsi de posséder ce qu'on l'accusait de ne pouvoir prendre, et, s'il fallait en croire cette anecdote, c'est ce surnom d'origine puérile et familière qu'auraient immortalisé le génie, la passion et le malheur. [Note 16: «Ejus artis ignarum omnino me cognosco.» (Ouv. Inéd. _Dialect._, p. 182.)] [Note 17: «Bajare quod est lingere.» On ne connaît, je crois, ce mot que par le passage du manuscrit où cette anecdote est rapportée. Du moins, au mot _Bajare_, Ducange ne donne-t-il aucun autre exemple.] Lorsqu'il eut acquis toute sa gloire, lorsqu'il eut atteint le faîte de la science, l'origine vraie ou fausse de son nom fut oubliée, et l'on ne voulut y voir qu'un surnom emprunté au nom de l'abeille, comme si Abélard eût été l'abeille française, ainsi qu'autrefois un grand écrivain fut appelé l'abeille attique[18]. [Note 18: L'anecdote sur l'origine du nom d'Abélard est peu connue, et n'a été rapportée que par Bernard Pez, sur la foi d'un manuscrit de l'abbaye de Saint-Emmeram. (_Thesaur. anecdot. noviss._, t. III, _Dissert, isagog._, p. xxij.) Il est plus que douteux que le surnom d'Abélard vienne de l'abeille, quoique ses contemporains et saint Bernard lui-même aient fait ce rapprochement. (Saint Bern. _Op._, ep. CLXXXIX.) D'Argentré voit un nom de famille dans le nom de Pierre Esveillard, _qu'ils appellent en France Abéilard. (L'Hist. de Bretaigne_, l. I, c. XVI, et l. III, c. CIII, p. 74 et p. 236.) Les textes latins écrits en Bretagne portent _Abaelardus. (Chroniq. de Ruys. Recueil des Histor._, t. XII, p. 564.--_Mém. pour servir à l'Hist. de Bretagne_, par D. Morice, t. I, p. 559.) C'était plutôt un surnom. Tous les noms de famille ont bien commencé par des surnoms; mais très-rares alors, ils se montraient sous la forme de titre féodal ou nom de fief héréditaire. L'orthographe latine la plus correcte est, je crois, _Abaelardus_. Dans ses propres ouvrages, il se nomme lui-même: «Hoc vocabulum Abaelardus mihi.... collocatum est.» (Ouvr. inéd. _Dialect._, p. 212 et 480.) Othon de Frisingen écrit _Abailardus_, et l'on trouve aussi _Abaielardus_, et même _Abaulardus, Abbajalarius, Baalaurdus, Belardus_. En français, _Abeillard, Abayelard, Abalard, Abaulard, Abaalarz, Allebart, Abulard, Beillard, Baillard, Balard,_ etc., et dans une ballade de Villon: Où est la très-sage Héloïs Pour qui fut chastré et puis moyne Pierre Esbaillart à Saint-Denys, Pour son amour eut cest essoyne? Les formes les plus usitées sont _Abailard_ ou _Abélard_. Le dernière est celle que préfèrent Bayle, _l'Histoire littéraire_, et M. Cousin. (_Ab. Op._, praefat., p. 3; Not., p. 1141.--Bayle, _Dict. crit._, art. _Abélard_.) Il n'existe aujourd'hui personne du nom d'Abélard dans le canton de Vallet où le Pallet est situé, au témoignage de M. le juge de paix du canton; mais le nom d'Abélard n'est point inconnu à Nantes comme nom de famille, suivant MM. de la Jarriette et Demangeat.] Cependant il avait conçu l'idée de devenir maître à son tour et de régir les écoles, idée hardie chez un étudiant qui sortait à peine de l'adolescence[19]. Mais sûr de sa force et confiant dans sa fortune, il ne reculait devant aucune des ambitions de son orgueil. Il chercha un lieu où il pût ouvrir un cours; il jeta les yeux sur Melun, ville alors fort importante et qui était un siège royal. Guillaume, le maître qu'il abandonnait, sentit le danger; quoiqu'il fût sur le point de renoncer à sa chaire et de quitter le monde, il fit tous ses efforts pour empêcher l'établissement d'une école nouvelle, ou du moins pour éloigner davantage Abélard des murs de Paris. Il usa de secrètes manoeuvres afin de lui faire interdire le lieu où on lui permettait de professer. Mais le talent et la jeunesse trouvent aisément faveur et protection; le vieux maître avait des jaloux; il s'était fait des ennemis parmi les puissants de la terre; ils soutinrent son rival; la malveillance envers Guillaume profita de l'odieux de celle de Guillaume envers Abélard; la faveur du grand nombre prit ce dernier sous sa garde, et son voeu fut réalisé, il eut une école. Tout cela se passait vers l'an 1102. [Note 19: «Factum est ut ... ad scholarum regimen adolescentulus aspirarem.» (_Ab. Op._, ep. I, p. 4.) C'est une opinion assez générale qu'il avait vingt-deux ans. (_Histor. Eccl. paris._ a G. Dubois, t. I. l. XI, c. VII, p. 777.) L'impression que sa jeunesse avait produite paraît avoir duré au delà de sa jeunesse même. On l'appela longtemps _le jeune Palatin_; du moins trouve-t-on ce titre en tête de quelques uns de ses manuscrits. Car c'est ainsi, je crois qu'il faut entendre _Petri Abaelardi junioris Palatini summi peripatetici editio_, et non pas _Abélard le jeune_, puisqu'Abélard n'est pas un nom de famille. D'ailleurs il n'avait cédé que ses droits d'aînesse et non son âge. On a proposé de traduire: _le grand péripatéticien moderne_. (Cousin, Ouvr. inéd. Introd. p. xiij.)] Ce fut alors que son talent pour l'enseignement prit l'essor, et sa renommée couvrit bientôt et la réputation naissante de ses condisciples, et la célébrité établie des maîtres eux-mêmes. Nul ne semblait à ses auditeurs digne ou capable de rivaliser avec lui dans l'art de la dialectique; et chaque jour plus présomptueux, ne redoutant aucun voisinage, il voulut rapprocher son école et la transporter à Corbeil, place forte qui ne tarda pas à devenir un château royal comme Melun[20]. Là, plus près de Paris, il donnait pour ainsi dire l'assaut à la citadelle de l'école de Notre-Dame. [Note 20: Le comté de Melun et celui de Corbeil avaient été réunis, puis séparés. Le premier revint d'abord à la couronne par la mort de Rainauld, évêque de Paris et chancelier, comte de Melun; il y eut alors un vice-comte (vicomte). Puis, Philippe Ier prit possession de la ville qui était fortifiée comme tout chef-lieu de fief (_Meldunum castrum, castellum_); il en fit un siège royal, c'est-à-dire qu'étant la ville d'un domaine dont le roi était seigneur, elle devint une de ses résidences et il y établit sa justice. Philippe Ier y mourut en 1108. C'est son successeur, Louis le Gros, qui réunit dans les mêmes conditions le comté de Corbeil par l'abandon du neveu du dernier comte. C'est à une époque bien voisine de cet événement, si ce n'est lors de cet événement même, qu'Abélard vint à Corbeil. (_Ab. Op._. Not., p. 1195.)] Cependant un travail excessif avait épuisé ses forces et altéré sa santé. Il fut obligé de quitter la France, de voyager, et probablement de visiter sa patrie, laissant après lui de vifs et longs regrets, et sans cesse ardemment rappelé par tous ceux qu'intéressait l'enseignement de la dialectique. Très-peu d'années se passèrent ainsi, celles peut-être pendant lesquelles il entendit Roscelin; et il se sentait rétabli, lorsqu'il apprit que son ancien maître avait abandonné la chaire de Notre-Dame. En 1108, au temps de Pâques, prenant l'habit religieux, l'archidiacre Guillaume de Champeaux s'était retiré, avec quelques-uns de ses disciples, près d'une chapelle au sud-est de Paris, où était ensevelie une recluse morte en grand renom de piété. Il y avait formé une congrégation volontaire de clercs réguliers, qui devint plus tard l'abbaye de Saint-Victor. C'est là que, commençant une vie de paix et de piété, il espérait trouver un abri contre les attaques et les luttes qu'il prévoyait, ou même se préparer à l'épiscopat, qu'il pouvait souhaiter comme une délivrance ou comme un asile. Cette retraite qu'accompagnait un changement de vie assez éclatant, fit sensation dans le clergé; on loua beaucoup la dévotion et l'humilité d'un homme qui renonçait pour la solitude à un poste élevé dans l'Église de Paris, aux chances apparentes d'une fortune plus grande encore; enfin à une position qui, suivant ses disciples, équivalait presque au premier rang dans le palais du roi[21]. [Note 21: «Cum esset archidiaconus, fereque opud regem primus, omnibus quae possidebat demissis, in praeterito pascha, ad quamdam pauperrimam ecclesiolam soli Deo serviturus se contulit,» dit un anonyme qui écrit un an après l'avoir entendu et admiré, _tanquam angelum_. (_Rec. des Histor._, t. XIV, p. 279.) D'autres fixent la date de cette retraite en 1109. (Crevier, _Hist. de l'Univ._, t. I, l. I, §2.)] Hildebert, célèbre évêque du Mans, et dans la suite plus célèbre archevêque de Tours, lui écrivit que c'était là vraiment philosopher[22]; mais il l'exhorta vivement à ne point renoncer à ses leçons. Guillaume suivit ce conseil; sa nouvelle résidence ne l'éloignait point trop de Paris; sa nouvelle vie ne le séquestra pas du monde savant. Dans sa retraite ouverte au public, il installa avec lui la science, et il continua à faire des cours, inaugurant ainsi cette grande école de Saint-Victor qui a joué un rôle important dans la théologie et presque dans la religion[23]. [Note 22: «Hoc vere philosophari est.» (Hildeb., episc. cenoman., ep. 1.--G. Dubois, _Hist. Eccl. paris._, t. I, l. IX, c. ix.)] [Note 23: Guillaume de Champeaux ne fut donc pas précisément le fondateur officiel de la congrégation des chanoines réguliers de Saint-Victor. On a même contesté qu'il ait été chanoine régulier, quoique ce titre lui soit souvent donné, et qu'il ait au moins formé dans cette maison une congrégation temporaire, ce qu'Abélard appelle un _conventicule de frères, un ordre de clercs réguliers_, qui put être le type et fut certainement l'origine de l'institution définitive. Avant Guillaume, on prétend que la chapelle ou le prieuré de Saint-Victor était desservi par des moines noirs, et dépendait de la célèbre abbaye de Saint-Victor de Marseille, l'un et l'autre de la règle de Saint-Benoît. En 1108, Guillaume s'établit dans le prieuré avec ses disciples et en agrandit les bâtiments. En 1112, il devint évêque. En 1113, Louis le Gros changea le prieuré en abbaye et remplaça, dit-on, les moines noirs par des chanoines de Saint-Rufe de Valence. Le premier abbé fut Gilduin. (Cf. _Ab. Op._, ep. i, p. 5 et 6; Not., p. 1145.--_Vie d'Abeillard_, par D. Gervaise, t. I, p. 22.--_Hist. litt. de la France_ t. XII, art. _Hugues de Saint-Victor_, p. 3, et Gilduin, p. 476.--Dubois, _Hist. Eccl. paris._, loc. cit.--_Gallia Christ._, t. VII, p. 656.)] Tandis qu'il y parlait, entouré de ses nombreux élèves, il vit tout à coup dans leurs rangs reparaître Abélard qui venait, disait-il, entendre ses leçons sur la rhétorique. Mais le disciple apparent ne tarda pas à provoquer son maître sur la question de philosophie qui préoccupait les esprits. C'était cette question fameuse et redoutée qui avait perdu Roscelin. Sur les universaux, la doctrine de Guillaume de Champeaux était le contre-pied de celle du chanoine de Compiègne. Il professait le réalisme le plus pur et le plus absolu, c'est-à-dire qu'il attribuait aux universaux une réalité positive; en d'autres termes, il admettait des essences universelles. Dans son système, tout universel était par lui-même et essentiellement une chose, et cette chose résidait tout entière dans les différents individus dont elle était le fond commun, sans aucune diversité dans l'essence, mais seulement avec la variété qui naît de la multitude des accidents individuels. Ainsi, par exemple, l'humanité n'était plus le nom commun de tous les individus de l'espèce humaine, mais une essence réelle, commune à tous, entière dans chacun, et variée uniquement par les nombreuses diversités des hommes. Ainsi du moins Abélard décrit la doctrine de son adversaire. Il l'attaqua directement et la pressa d'arguments clairs et frappants. Si le genre, disait-il, est l'essence de l'individu, si notamment l'humanité est une essence tout entière en chaque homme, et que l'individualité soit un pur accident, il s'ensuit que cette essence entière est en même temps intégralement dans un homme et dans un autre, et que lorsque Platon est à Rome et Socrate à Athènes, elle est tout entière avec Platon à Rome, et dans Athènes avec Socrate. Semblablement, l'homme universel, étant l'essence de l'individu, est l'individu même, et par conséquent il emporte partout l'individu avec lui; de sorte que lorsque Platon est à Rome, Socrate y est aussi, et que quand Socrate est à Athènes, Platon s'y trouve avec lui et en lui. Là conduisait cette formule de Guillaume de Champeaux que, dans les individus, la chose universelle subsistait essentiellement ou dans la totalité de son essence[24]. [Note 24: _Ab. Op._, ep. 1, p. 6.--Ouvr. inéd., _De Gener. et Spec._, p. 613.] Par ces objections et par d'autres qui semblaient autant d'appels au sens commun, Abélard troubla tellement le maître longtemps incontesté des écoles de Paris qu'il le contraignit de s'amender et de rétracter ou effacer de la formule un mot décisif. Guillaume cessa de dire que la chose universelle subsistait comme une seule et même chose _essentiellement_ dans les individus, ce qui était dire qu'elle en était l'essence. Il se réduisit à prétendre qu'elle subsistait ou _individuellement_, on plutôt _indifféremment_ dans les individus[25]. [Note 25: D'après l'édition des oeuvres d'Abélard, et le texte de sa première épître, reproduit dans le recueil de Dom Bouquet, l'_Historia calamitatium_ donne _individualiter_, pour le mot substitué à _essentialiter_; mais d'Amboise met en marge la variante _indifferenter_: c'est le mot du manuscrit de la Bibliothèque du Roi, d'un autre de la bibliothèque de Troyes, et de ceux que Rawlinson dit avoir consultés; il paraît de tout point préférable, car la première substitution, si elle a une valeur, annule le réalisme, et la seconde, au contraire, exprime une doctrine qu'Abélard, dans ses ouvrages didactiques, expose et réfute comme la seconde opinion de Guillaume de Champeaux et la seconde forme du réalisme. (Cf. _Ab. Op. ibid._ Ouv. inéd., Introd., p. cxx, cxxxiij et cxliij.--_De Gen. et Spec._, p. 513 et 516.--_Rec. des Hist._, t. XIV, p. 279.--_Abail. et Hél._, par Turlot, p. 16.--Voyez aussi plus bas l. II, c. VIII et suiv.)] Or, si elle subsistait _individuellement_, elle n'était plus identique et intégrale dans tous, elle avait une existence individuelle, ce qui ne signifiait rien, ou signifiait que l'essence se divisait en parties numériques semblables, mais non identiques, et par conséquent indépendantes. Si elle subsistait _indifféremment_ dans les individus, elle existait comme l'élément non différent (_indifferens_) des différents individus; manière technique d'exprimer qu'elle était ce qu'il y avait de commun et de semblable dans les membres d'un même genre ou d'une même espèce. Des deux façons, c'était abjurer, ou se réfugier dans un réalisme mitigé, qu'Abélard appelle la doctrine de l'indifférence, et au sein de laquelle il ne laissa pas son professeur en repos. Cette question des universaux était depuis un temps la question dominante de la dialectique et comme la pierre de touche des maîtres et des écoles. Celui qui faiblissait sur ce point perdait aussitôt son crédit et toute confiance en lui-même. Quiconque se rétractait en cela renonçait à convaincre et à guider. Du jour où Guillaume de Champeaux eut corrigé ou délaissé son opinion, le découragement le prit, ses leçons furent négligées; à peine l'écouta-t-on encore, à peine lui permit-on de s'expliquer sur les autres parties de la dialectique. Il semblait que ce point abandonné eût emporté toute la science avec lui. En même temps, la doctrine et la position d'Abélard acquirent plus de force et d'influence; beaucoup de ceux qui l'attaquaient auparavant passèrent de son côté. De toutes parts, et du sein même de l'école opposée, on accourut dans la sienne. En quittant le cloître de Notre-Dame pour l'institut naissant de Saint-Victor, Guillaume n'avait point laissé sa chaire déserte. Un successeur s'y était assis et devait y continuer son oeuvre; mais le gouvernement de la science avait passé en d'autres mains; découragé ou converti, le nouveau maître offrit sa place à Abélard, et se rangea parmi ses auditeurs. L'empire de l'école lui fut ainsi régulièrement dévolu, car c'était alors une règle qu'on ne pouvait enseigner qu'avec l'autorisation d'un maître reconnu, et comme son suppléant et son délégué. Enseigner de son propre chef, ce qu'on appelait enseigner sans maître[26] était une témérité et presque un délit. Aussi, ne pouvant plus l'attaquer lui-même, Guillaume au désespoir attaqua-t-il son propre successeur; de honteuses accusations furent dirigées contre lui, dont la plus grave sans doute et la moins avouée était sa déférence pour Abélard. Il fut interdit, et comme Guillaume de Champeaux était apparemment resté titulaire de sa chaire, il la fit donner à quelque adversaire anonyme du nouveau docteur, qui fut forcé de retourner à Melun, et d'y recommencer ses leçons. [Note 26: _Sine magistro_, sans avoir ou la maîtrise ou l'autorisation magistrale. (_Ab. Op._, ep. 1; p. 10.) Il fallait, suivant M. Troplong, obtenir la licence du maître des études ou scolastique, appelé aussi chancelier, ou bien être disciple d'un maître titulaire et enseigner sous sa direction. De là sont venus peu à peu tous les grades académiques, _maître, licencié, docteur_ (Cf. _Hist. litt. de la Fr._, t. IX, p. 8l, et t. XII, p. 93.--Pasquier, _Rech. de la France_, l. IX, c. xxi.--D. Brial, préf. du t. XIV des _Hist. fr._, p. xxxi.--Crevier, _Hist. de l'Univ._, t. I, l. 1, p. 132, 135, 161, 256, etc.--Troplong, _Du Pouv. de l'État sur l'enseignement_, c. x.).] Mais la victoire fut passagère; en écartant pour un moment un formidable rival, on ne retrouvait ni la foi ni la puissance. De loin, il intimidait, il abaissait encore ceux qui s'étaient délivrés de sa présence. La vie s'était comme retirée d'eux; la malignité publique les poursuivait et minait ce qui pouvait leur rester d'autorité. Elle se prit à Guillaume de Champeaux, et les doutes railleurs des écoliers sur le désintéressement de sa piété, sur les motifs de sa retraite, le forcèrent bientôt à se retirer, lui, la congrégation qu'il avait formée, et ce qu'il avait encore de disciples, dans une maison de campagne éloignée de la ville[27]. [Note 27: Une maison de campagne ou un hameau, car _villa_ a ces deux sens; _ad villam quamdum ab urbe remotam_. Brucker dit que ce lieu était le vieux prieuré (_veteres cellae,_), peut-être le même où fut fondé Saint-Victor. (_Ab. Op._, ep. 1, p. 6.--_Hist. crit. phil._, t. III, p. 733.)] Abélard se hâta de se rapprocher. Comme l'école de la Cité restait toujours occupée, il s'établit hors des murs, sur la montagne Sainte-Geneviève, et dans le cloître même, dit-on, de l'église dédiée à la patronne de Paris. Cette colline, destinée à devenir comme le Sinaï de l'enseignement universitaire, était alors l'asile où se réfugiait l'esprit d'indépendance, le poste où se retranchait l'esprit d'agression contre l'autorité enseignante. Des écoles privées, plutôt tolérées qu'autorisées par le chancelier de l'Église de Paris, s'y ouvraient aux auditeurs innombrables que ne pouvaient contenir ou satisfaire les écoles de la Cité. Ainsi Joslen de Vierzy, qui devait un jour, en qualité d'évêque, juger Abélard, donnait à ses côtés des leçons tendantes au nominalisme, malgré la défaveur qui s'attachait à cette doctrine[28]. Les étudiants étaient divisés par conférences, sous des professeurs ou répétiteurs qui aspiraient à la maîtrise ou à la renommée. Mais par _sa science éprouvée_ et _par son éloquence sublime_ (ce sont les expressions de ses ennemis), Abélard effaçait tout le monde. L'originalité de son esprit lui inspirait des nouveautés hardies qui séduisaient la foule et confondaient ses rivaux. Osant ce que nul n'avait osé, insultant à tout ce qu'il n'approuvait pas, il provoquait la lutte par ses témérités et la décourageait par la terreur de sa dialectique[29]. [Note 28: D'après Duboulai, l'Université de Paris se serait formée de la réunion de l'école palatine, de l'école épiscopale et de celle de Sainte-Geneviève. Il ne prouve pas que la première subsistât encore au commencement du XIIe siècle; la seconde dominait la Cité, et continua d'y subsister à l'ombre de la Métropole, toujours plus théologique, plus ecclésiastique, plus soumise à l'autorité du premier chantre ou chancelier de l'Église de Paris qui paraît avoir été, jusqu'au temps de Louis le Gros, le magistrat de l'instruction publique. Le chef de l'enseignement ou _maître recteur_, ce qu'on appelait d'abord le primicier, dut, là comme ailleurs, être le _scholasticus_ ou _scholaster_, (écolâtre), _magister scholae_ ou _capischol_. Le nombre des étudiants s'étant fort accru ne put être retenu entre les deux ponts ou dans l'Ile, et s'étendit sur la montagne Sainte-Geneviève. Il s'établit une école à l'abbaye du même nom (emplacement du collège Henri IV); et des écoles particulières s'ouvrirent sur la pente septentrionale de la colline: de là le pays latin. (_Hist. Univ. paris._, t. I, p. 257, 267, 272, 280). Joslen, Goselen ou Joscelin, surnommé Le Roux, d'une famille noble dite de Vierzi, enseigna d'abord sur la montagne Sainte-Geneviève, puis devint archidiacre, et plus tard évêque de Soissons (1125 ou 1126); et comme tel, il siégea au concile de Sens où Abélard fut condamné. (Johan. Saresb. _Metalog._, l. II, c. XVII.-- _Rec. des Hist._, t. XIV, p. 297.--_Hist. litt._, t. IX, p. 32 et t. XII, p. 412.)] [Note 29: «Probatae quidem scientiae, sublimis eloquentiae, ... inauditarum erat inventor et assertor novitatum, et suas quaerens statuere sententias, erat aliarum probatarum improbator. Undo in odium venerat eorum qui sanius sapiebant, et sicut manus ejus contra omnes, sic oinnium contra eum armabantur. Dicebat quod nullus antea praesumpserat.» (_Ex. vit. S. Gostini acquicinct. abb., I. I. Rec. des Hist.,_ t. XIV, p, 442.)] Il est probable que, combattant à la fois le réalisme de Guillaume de Champeaux et le nominalisme déguisé de Joslen, il ne manquait ni de jaloux ni d'ennemis. On raconte que ceux-ci, poussés à bout, voulurent enfin lui susciter un contradicteur, et cherchèrent dans leurs rangs un adversaire courageux qui essayât de lui tenir tête. «C'est un chien qui aboie,» disaient-ils, «il le faut chasser avec le bâton de la vérité.» Il y avait dans l'école de Joslen un jeune homme de Douai, qui se montrait plein d'ardeur et d'intelligence. Il se nommait Gosvin, et il n'aspirait qu'à l'honneur de se mesurer avec le terrible novateur. Il fut choisi. Son maître qui l'aimait s'efforça de le dissuader de cette dangereuse entreprise; il lui représenta qu'Abélard était plus redoutable encore par la critique que par la discussion, plus railleur que docteur, qu'il ne se rendait jamais, n'acquiesçant pas à la vérité si elle n'était de sa façon[30], qu'il tenait la massue d'Hercule et ne la lâcherait point, et qu'enfin, au lieu de s'exposer à la risée en l'attaquant, il fallait se contenter de démêler ses sophismes et d'éviter ses erreurs. Le jeune élève persista, et tandis que ses camarades réunis par groupes dans leurs logements, comme des soldats sous leurs tentes, faisaient des voeux pour lui, il en prit avec lui quelques-uns et gravit la montagne Sainte-Geneviève. Il se comparait à David marchant à la rencontre de Goliath. Plus jeune de six ou sept ans qu'Abélard, qui devait alors approcher de trente ans, il était petit, grêle, d'une figure agréable, avec le teint d'un enfant. Il entra bravement dans l'école et trouva le maître faisant sa leçon à ses auditeurs attentifs. Il prit aussitôt la parole, et l'interpella hardiment; mais Abélard, lançant sur lui un regard dédaigneux et menaçant: «Songez à vous taire,» lui dit-il avec hauteur, «et n'interrompez point ma leçon.» L'enfant qui n'était pas venu pour se taire insista avec énergie; mais il ne put obtenir une réponse. Sur sa mine, Abélard ne pensait pas qu'il en valût la peine, et levait les épaules sans l'écouter; mais ses disciples qui connaissaient Gosvin lui dirent que c'était un subtil disputeur, et l'engagèrent à l'entendre. «Qu'il parle donc,» dit Abélard, «s'il a quelque chose à dire.» Le jeune athlète, libre enfin d'entrer en lice, commença l'attaque. Il posa sa thèse, et ouvrit une controverse en règle. Nous ignorons quel en était le sujet, quels en furent les détails et les incidents, et toute cette histoire ne nous est connue que par un moine du couvent dont Gosvin fut un jour abbé[31]. Mais selon lui, le petit David terrassa le géant; il conquit tout d'abord l'attention de l'auditoire par la gravité de sa parole; puis, il enlaça si savamment son adversaire par des assertions qu'on ne pouvait ni éluder ni combattre qu'il lui ferma peu à peu tout moyen d'évasion et parvint graduellement à le réduire à l'absurde. Ayant ainsi _garrotté ce Protée par les indissolubles liens de la vérité_, il redescendit triomphalement la montagne, et en rentrant dans les salles où l'attendaient ses condisciples impatients, il fut accueilli par des cris de victoire et d'allégresse. [Note 30: «Non disputator, sed cavillator, plus joculator quam doctor.... Quod pertinax esset in errore, et quod, si secundum se non esset, nunquam acquiesceret veritati.» (_Id. ibid._, p. 443.)] [Note 31: On attribue à Alexandre, successeur de Gosvin au titre d'abbé d'Anchin, ou plus exactement à deux moines qui l'avaient connu et n'écrivaient que huit ou dix ans après sa mort, la biographie d'où nous extrayons ce récit. Elle a été imprimée a Douai en 1620, et insérée par fragment dans le _Recueil des Historiens des Gaules_. (T. XIV, p. 441-445.--_Hist. litt_., t. XIII, p. 605.)] Quoi qu'on doive penser de cette anecdote, on ne voit pas que Gosvin ait suscité contre Abélard une résistance ou une concurrence bien formidable. Si ses amis vinrent le prier d'ouvrir école à son tour, il n'osa le tenter à Paris, ou du moins sa tentative n'y a laissé nulle trace. C'est à Douai, sa ville natale, qu'il paraît avoir fondé un véritable enseignement; et il devint, en 1131, abbé d'Anchin, en attendant la canonisation, car on l'appelle saint Gosvin. Mais nous le retrouverons plus tard. Rien cependant n'arrêtait la marche ascendante d'Abélard. Du haut de sa montagne, il devenait de fait le maître des écoles, et celui qui dans la Cité en occupait la place n'était plus qu'un vain simulacre sur une chaire impuissante. À ces nouvelles, Guillaume de Champeaux veut faire un dernier effort. Il quitte les champs, il reparaît; il ramène la congrégation à Saint-Victor; il rassemble tous ses partisans, comme s'il venait délivrer dans l'école son soldat, sentinelle abandonnée. Ce retour commença par perdre ce triste remplaçant; il avait encore quelques auditeurs; on trouvait qu'il était habile à expliquer Priscien, écrivain plus recommandable en grammaire qu'en philosophie. On l'abandonna; il fut obligé de quitter sa chaire, et ses élèves retournèrent à Guillaume de Champeaux, qui lui-même, désespérant de la gloire mondaine, sembla de plus en plus se tourner vers la vie monastique. Cependant les hommes secondaires ayant ainsi disparu, rien ne s'interposait plus entre Abélard et Guillaume. Devant eux l'arène était ouverte et libre, et le combat s'engagea entre les deux écoles, entre les deux maîtres. Peut-on demander quelle fut l'issue de la lutte? D'un côté était l'espérance, la nouveauté, la jeunesse. De l'autre, les souvenirs d'une autorité incontestée, d'une influence vieillie, d'une domination facile, tout ce qui perd les pouvoirs menacés de révolution. Chaque jour des victoires de détail venaient préparer le triomphe d'Abélard, et couronnaient le maître dans ses élèves. Enfin l'événement prononça. «Si vous me demandez,» dit Abélard, en citant Ovide, «quelle fut la fortune du combat, je vous répondrai comme Ajax: Il ne m'a pas vaincu [32].» [Note 32: Si quaeritis hujus Fortunam pugnae, non sum superatus ab illo. Ovid. _Metam._, 1. XIII.--_Ab. Op_., ep. 1, p. 7.] En effet, bientôt la lutte cessa d'être possible. Plus de résistance, plus même de rivalité. Abélard allait régner sans partage dans l'école, lorsqu'il fut encore obligé de quitter la France. Son père s'était, comme on disait alors, converti. Il venait d'embrasser la vie religieuse, et Lucie, sa femme, se disposait, suivant la règle, à imiter cet exemple. Tendrement aimée de son fils, elle l'appela près d'elle. Tous deux avaient leurs adieux à se faire dans le siècle. Il partit, il revit la Bretagne et sa mère, et quand après une courte absence il revint à Paris; il trouva l'école silencieuse et libre. Guillaume de Champeaux, abandonnant à la fois la retraite et l'enseignement, s'était réfugié dans les dignités ecclésiastiques. Il était évêque de Châlons-sur-Marne. Ç'avait été un professeur très-habile, un logicien très-ingénieux, et sa réputation était grande; mais elle avait vieilli. Il n'avait su ni souffrir la contradiction ni repousser l'attaque. Son caractère manquait à la fois de générosité et d'énergie, et, dans le combat, son esprit lui fit faute. Mais il fut un prélat pieux et respecté, placé à la tête de l'épiscopat des Gaules pour la science de l'Écriture sainte. On comprend que celui qui avait régi si longtemps les _Écoles sublimes_ (tel était le nom donné aux cours de haute science) devait faire un grand évêque: aussi en a-t-il reçu le titre[33]. Il administra son diocèse pendant sept années et mourut regretté de saint Bernard dont il était l'ami et à qui, le premier peut-être, il fit connaître Abélard[34]. [Note 33: «Magnum Wuillelmum episcopum, qui sublimes scholas rexerat.» (_Ex Chron. mauriniae. Recueil des Histor._, t. XII, p.76.--Saint Bern. _Op_., t. I, p. 13.)] [Note 34: La date de l'élection de Guillaume de Champeaux, comme celle de sa mort, est controversée. Les uns veulent qu'il ait été évêque en 1112 et soit mort en 1119 (Duchesne, _Ab. Op_.; Not., p. 1147 et 1163.--Gervaise, _Vie d'Ab._, t. I, p. 23); les autres, que la promotion soit de 1113 et le décès de 1121, le 22 mars. (Mabillon, saint Bern., _Op_., t. I, p. 13, 61 et 302.--Durand et Martene, _Thes. nov. anecd._, t. V, p.877.--_Gallia Christ._, t. IX, p. 878.--D. Brial, _Rec. des Hist._, t. XIV, p. 279.--_Hist. litt. de la Fr._, t. XII, p. 476, et t. X, p. 310 et 311.) Des deux côtés on invoque des textes. Les tables manuscrites de l'évêché de Châlons portaient qu'il avait administré pendant sept ans.] On était en 1113; Abélard, dans la force de l'âge et du talent, avait constitué son enseignement, son autorité, presque sa gloire. Il dominait l'école de Paris; c'était être dictateur dans la république des lettres. Ses doctrines avaient pris leur caractère définitif. A l'exception de la théologie, dans laquelle il lui restait encore des progrès à faire, il avait à peu près fermé le cercle de ses études. Ses contemporains ont vanté son savoir et l'ont dit égal à la science humaine, éloge quelque peu hyperbolique[35]. Nous avons vu qu'il n'était point versé dans l'arithmétique, ni probablement dans aucune des sciences du calcul. Ceux qui veulent qu'il n'ait rien ignoré, même le droit, chose plus que douteuse, citent en preuve une anecdote qui indiquerait seulement qu'il ne comprenait pas une loi des empereurs Valentinien, Théodose et Arcadius sur les limites[36]. Il ne possédait bien d'autre langue que le latin; le grec, dont l'étude était d'ailleurs alors difficile et rare, ne lui était, je crois, connu que par quelques mots de la langue philosophique. Il avoue qu'il ne lisait les auteurs grecs que dans la traduction, et l'on n'a nulle preuve qu'il entendît l'hébreu[37]. Mais son instruction littéraire était fort étendue; elle embrassait à peu près tous les auteurs de l'antiquité latine connus de son temps, et le nombre en était plus grand qu'on ne pense. Le XIIe siècle était plus lettré que le XVe ne l'a laissé croire, et il n'est pas sûr que l'esprit humain ait tout gagné à cesser de se développer suivant la direction que le moyen âge lui avait donnée, et à subir cette révolution qu'on appelle la renaissance. [Note 35: Il est dit de lui dans une épitaphe: «Ille sciens quicquid fuit ulli scibile;» et à la fin: «cui soli patui; scibile quicquid erat.» C'est aussi de lui qu'on a dit: «Non homini, sed scientiae dees; quod nescivit.» (_Ab. Op_., préf. _in fin_.--Gervaise, t. II, p. 150.)] [Note 36: C'est la loi _quinque pedum Praescriptione, C. fin. regund._, l. III, tit. XXXIX. Sur cette loi, qui n'est pas fort claire en effet, Accurse dit que Pierre Baylard (_Petrus Baylardus_), qui se vantait de donner un sens raisonnable à tout texte, quoique difficile qu'il fût, a dit: Je ne sais pas. Or, cela ne signifie point que Baylardus sût le droit; de plus, on conteste que ce Baylardus soit Abélard, et l'on dit que ce pourrait être un Johannes Bajolardes, professeur de droit dont parle Crinitus. Enfin il n'est rien moins qu'établi que le _Codex repetitae proelectionis_, d'où cette loi est extraite, et même les textes du droit romain en général fussent connus en France avant la mort d'Abélard. On dit que l'enseignement du droit commença à Bologne vers 1180, et à Paris vingt ans après. La question me paraît bien discutée dans Bayle. (Cf. _Ab. Op._, préf. apolog.--Accurs. _v° Praescript._--Alciat. _Lib. de quinq. ped. Praescr._--Crinitus, _De Honest. Discip._. l. XXV, c. IV.--Pasquier, _Recherches de la Fr._, l. VI, c. xvii, et l. IX, c. xxviii.--Bayle, art. _Abélard._--Duboulai, _Hist. Univ._, t. II, p. 577-680.)] [Note 37: Ouvr. inéd., Introd. xliii, xliv, et _Dialec._, p. 200 et 206. Je parle de l'hébreu, parce qu'on avait alors la prétention de le savoir. Tous les historiens et même Abélard disent qu'Héloïse le savait, et d'Amboise a montré que les juifs, qui en général ont conservé la connaissance de leur langue, participaient au mouvement des études à Paris. (_Ab. Op._, préf. _in fin._) Abélard ne me semble savoir de cette langue que les mots cités par les interprètes des bibles latines (Voyez son _Hexameron_, passim, et du présent ouvrage, le liv. III, c. viii.)] Toutefois la véritable science d'Abélard était la philosophie. C'est lui qui a fixé la forme, sinon le fond de la scolastique. Rien, s'il faut en croire ses auditeurs, ne peut donner idée de l'effet qu'il produisait en l'enseignant, et jamais aucune science ne paraît avoir eu de propagateur plus puissant. Comme chef d'école, il rappelle, s'il n'efface, pour l'éclat et l'ascendant, les succès des grands philosophes de la Grèce. Cependant cet enseignement était plus original par le talent que par les idées, et supposait plus de sagacité critique que d'invention. Non content d'expliquer avec une facilité et une subtilité que ses contemporains déclaraient sans égales, les secrets de la logique péripatéticienne et de promener les esprits attachés au fil du sien dans les détours de ce labyrinthe dont il trouvait toujours l'issue, il mêlait, autant qu'il était en lui, à l'interprétation de la brièveté profonde de ce qu'il connaissait du texte l'analyse intelligente et libre des commentaires et des additions de Boèce et de Porphyre; il complétait ses exposés par des citations, bien comprises et lumineusement développées, de Cicéron qui, lui aussi, a traité, dans ses Topiques et dans quelques passages de la Rhétorique à Herennius, des parties de la logique; de Thémiste, qui a laissé des paraphrases d'Aristote; de Priscien, qui a touché à la logique par la grammaire; enfin de saint Augustin, qui passait pour l'auteur d'un traité alors étudié sur les catégories, et qui a dû peut-être à son rôle dans la scolastique quelque chose de son influence dominante sur la théologie française. Le caractère éminent de l'enseignement d'Abélard était, suivant un de ses auditeurs, une clarté élémentaire. On trouvait qu'il fuyait l'appareil pédantesque, et qu'il mettait la science à la portée des enfants[38]. [Note 38: Johan. Saresb. _Metal._, l. III, c. i.--Il serait intéressant de fixer la liste des ouvrages anciens que les philosophes avaient dans les mains aux différents âges de la scolastique. Jourdain a bien avancé ce travail pour les écrits d'Aristote. Thémiste, qui est du IVe siècle, avait laissé des commentaires sur Aristote, dont il reste quelques-uns, comme ceux sur les Derniers Analytiques, la Physique, le Traité de l'Ame; Priscien, du VIe siècle, a écrit sur toutes les parties de la Grammaire. La Rhétorique à Herennius a fourni plusieurs passages aux livres d'Abélard, et avant comme après lui on a longtemps attribué à saint Augustin deux traité sur les principes de la dialectique, et sur les dix catégories. Abélard avait certainement sous les yeux la version des deux premiers traités qui composent l'Organon, celle de l'Introduction de Porphyre et quatre ouvrages de Boèce. Quant à Priscien, Thémiste, etc., on ne sait s'il les connaît autrement que par des citations. (Cf. ci-après, l. II, c. i et iii.--_Recherches sur les traductions d'Aristote_, par A. Jourdain.--Ouvr. inéd. d'Ab., Introd. p. xlix et 1; _Dialect._, p. 229.--Saint Augustin, _Op._, t. I, append.--Tennemann, _Man. de l'Hist. de la Phil._, t. I, sec. 233.)] A cet enseignement purement philosophique et qui n'était ni sans austérité ni sans sécheresse, se mêlaient quelques digressions littéraires, et même, au dire de ses contemporains, il ne s'interdisait pas les plaisanteries et le badinage[39]. Autant que le lui permettait la rigueur de son esprit passionnément raisonneur, il tempérait les âpretés de la logique par quelques souvenirs des poëtes qu'il aimait. Virgile et Horace, Ovide et Lucian, toujours présents à sa mémoire, lui fournissaient des citations ou des allusions souvent heureuses; eux aussi, il les invoquait comme une autorité; de ce qu'ils avaient chanté, il dit quelquefois: _Il est écrit. (_Scribitur, scriptum est._) [Note 39: «Plurimum in inventionum subtilitate, non solum ad philosophiam necessariarum, sed et pro commovendis adjocos animis hominum utilium valens.» (Ott. Fris. _de Gest. Frid._, l. I, c. XLVII.--_Rec. des Hist._, t. XIII, p. 654)] Mais son vrai maître, c'était toujours celui qui avait instruit Alexandre, et qui semblait devoir, comme par continuation, être le précepteur du conquérant de l'école. L'esprit perçant d'Abélard donnait, dans les cas douteux, raison au créateur de la science sur ses continuateurs, et par lui l'autorité d'Aristote s'élevait peu à peu à l'infaillibilité. Et cependant il n'en faisait encore que le premier des péripatéticiens ou le prince de la dialectique. C'était Platon qu'il appelait le plus grand des philosophes[40]. Il s'incline devant lui presque sans le connaître, et toutes les fois qu'il peut trouver dans la tradition ou dans quelques citations éparses de ses ouvrages une idée qu'il comprenne assez pour l'appliquer à ce qu'il étudie, il lui fait place avec respect, il essaie d'y subordonner les idées péripatéticiennes et voudrait, s'il le pouvait, platoniser la dialectique d'Aristote. [Note 40: _Ab. Op., Introd. ad theol._, p. 1012, 1026, 1032, 1070 et 1134.--Ouvr. inéd. _Dialect._, p. 204 et 205. Cette autorité si grande de Platon, que l'on connaissait si peu, venait des Pères de l'Église et surtout de saint Augustin.] Mais bien qu'il ait grand soin, en toute question, de rechercher ce que disait l'autorité avant de se demander ce que dicte la raison, il ne craint pas de suivre parfois l'inspiration de sa propre intelligence, et après avoir emprunté la science, il lui prête du sien pour l'enrichir. Il ne s'interdit pas d'être lui-même, et il a réussi à passer pour inventeur; on lui attribue un système et une secte. En effet, il s'est flatté d'avoir produit une solution nouvelle de cette grande et capitale question, dont il fait lui-même le noeud gordien de la philosophie. Quand il eut réfuté le réalisme dans Guillaume de Champeaux, il prétendit se garantir du nominalisme, et il réfuta Roscelin. Il insista principalement sur cet argument que, s'il n'existe à la lettre que des individus, les noms généraux seront eux-mêmes des noms d'individus; et, de la sorte, les individualités seront identiques aux généralités, les parties se confondront avec le tout, et c'en sera fait de toute différence essentielle, de toute différence qui sépare les espèces des genres, les individus des espèces, et les parties des touts. On retomberait ainsi par une autre voie dans l'unité confuse à laquelle mène le réalisme, ou bien il faudrait mutiler la science et égaler au néant tout ce qui est désigné par les noms généraux. Or, ces noms généraux ont certainement une valeur. Ils répondent à ce qu'entend l'esprit de l'homme, lorsqu'il embrasse une collection d'individus ou de choses particulières, en les rapprochant par leurs communs caractères, et lorsqu'il _conçoit_ cette multitude comme une unité, ou l'un des êtres qui la composent comme faisant partie de cette totalité. Ainsi les universaux sont les expressions de _conceptions_ fondées sur les réalités[41]. [Note 41: Ouvr. inéd., _De Gener. et Spec._, p. 522, 524 et suiv.--Voyez aussi le livre II de cet ouvrage, c. viii, ix et x.--Abélard a bien donné, d'après Boèce, cette théorie de la formation des idées générales; mais il n'a pas soutenu que les genres et les espèces ne fussent rien que ces idées. Sa doctrine est plus subtile et plus scientifique. Ce sont les modernes qui n'en ont extrait que cela.] Telle était la doctrine qu'Abélard passe pour avoir soutenue, et que les classificateurs de systèmes ont appelée le _conceptualisme_. Ce nom se lit dans les histoires de la philosophie, qui cependant ont toutes été écrites avant que les ouvrages philosophiques d'Abélard fussent connus[42]. [Note 42: Ces ouvrages n'ont en effet paru qu'en 1836. Aucun des auteurs antérieurs à cette époque ne dit les avoir étudiés ou connus en manuscrit. Ce qu'on avait de plus certain sur la philosophie d'Abélard, c'était quelques lignes sommaires et obscures dans l'_Historia calamitatum_, et le dire plus clair, mais non moins succinct, d'Othon de Frisingen et de Jean de Salisbury. (_Ab. Op._, ep. i, p. 5.--Ott. Fris. _De Gest. Frid._, l. I, c. CLVII, et Johan. Saresb., _Rec. des Hist._, t. XIV, p. 300.)] L'ardeur de l'esprit, la curiosité de savoir, l'ambition de vaincre ne permettaient pas qu'Abélard se contentât d'une autorité sans combat; c'était un génie militant. Le nouvel élève d'Aristote avait aussi la passion des conquêtes. Roi dans la dialectique, il voulut dominer encore dans la théologie. Il résolut d'en faire désormais sa principale étude. Le maître qui tenait le sceptre de cette science était Anselme de Laon. Né dans la première moitié du XIe siècle, après avoir étudié sous Anselme de Cantorbery, il avait commencé à enseigner lui-même à Paris, et Guillaume de Champeaux était un de ses disciples. Depuis plus de vingt ans, retiré à Laon, sa patrie, scolastique ou chancelier de cette église, doyen du chapitre métropolitain, il enseignait la théologie avec beaucoup d'éclat, et le clergé, même l'épiscopat se peuplaient de ses élèves. Sa manière d'enseigner était simple. C'était un commentaire suivi et presque interlinéaire du texte de l'Écriture. Mais il s'était acquis tant de réputation que ses leçons attiraient à Laon des auditeurs de toutes les parties de l'Europe, et qu'il est compté parmi les auteurs de la célébrité de l'école des Gaules[43]. Cette autorité, déjà ancienne, il la devait au temps plus encore qu'au mérite; du moins Abélard le dépeint-il comme un vieillard orthodoxe, instruit, disert, mais dont l'esprit manquait de fermeté et de décision. Qui l'abordait incertain sur un point douteux le quittait plus incertain encore. Il charmait ses auditeurs par une étonnante facilité d'élocution, mais le fond des idées était peu de chose, et il ne savait ni résister ni satisfaire à une question. «De loin,» dit Abélard, «c'était un bel arbre chargé de feuilles; de près, il était sans fruits, ou ne portait que la figue aride de l'arbre que le Christ a maudit. Quand il allumait son feu, il faisait de la fumée, mais point de lumière[44].» [Note 43: _Hist. litt. de la Fr._, t. X, p. 170.] [Note 44: _Ab. Op._, ep. I, p. 7.] Cependant le jeune docteur de Paris vint l'entendre, il se mêla à ses disciples: on devine qu'il ne fut pas captivé longtemps. Il ne pouvait _rester longtemps oisif à son ombre_[45], ni suivre après s'être habitué à conduire. D'abord il se contenta de négliger les leçons. Il y paraissait de loin en loin. Les plus éminents des autres élèves, satisfaits et fiers de leur maître, virent avec déplaisir cette dédaigneuse indifférence; il s'en plaignirent assez haut, et naturellement ils aigrirent l'esprit d'Anselme. Il arriva qu'un jour, après avoir entre eux conféré sur quelques points de doctrine, les écoliers se mirent à se provoquer par jeu sur les matières théologiques. Un d'eux, comme pour éprouver Abélard, lui demanda ce qu'il pensait de l'enseignement sacré, lui qui n'avait encore étudié que les sciences naturelles[46]. Il répondit que rien n'était plus salutaire qu'une science où l'on apprenait à sauver son âme; mais qu'il ne pouvait assez admirer qu'à des hommes lettrés il ne suffît pas, pour comprendre les saints, du texte de leurs écrits et d'une glose, et qu'on ne devrait pas avoir besoin d'un maître. Cette réponse en amena de contraires, et la plupart des assistants, raillant Abélard, lui demandèrent s'il pourrait faire ce qu'il conseillait, le défièrent de l'entreprendre. Il répliqua que si l'on désirait le mettre à l'épreuve, il était tout prêt. «Soit, nous le voulons bien,» s'écrièrent-ils tous, et d'un ton plus moqueur encore. «Que l'on me cherche donc,» reprit-il, «et qu'on me donne quelqu'un pour exposer un point peu connu de l'Écriture.» Tous s'accordèrent pour choisir la très-obscure prophétie d'Ézéchiel, qui passait pour un des écrivains sacrés les plus difficiles. On eut bientôt pris un _expositeur_ qui devait, selon l'usage, lire le texte et faire connaître l'état de la question, et Abélard les invita pour le lendemain à sa leçon. Aussitôt quelques-uns s'empressant, avec un intérêt véritable ou affecté, de lui donner des conseils qu'il ne demandait pas, l'engagèrent à ne se point tant hâter; et lui remontrèrent que l'entreprise était grande, qu'elle exigeait des recherches et quelque précaution, et qu'il devait songer à son inexpérience. «Ce n'est point ma coutume,» répondit-il avec vivacité, «de suivre l'usage, mais d'obéir à mon esprit[47].» Et il ajouta qu'il romprait tout, si l'on ne se conformait à sa volonté, en ne différant point de se rendre à ses leçons. A la première, il eut peu d'auditeurs; on trouvait ridicule que, dénué presque entièrement de lecture sacrée, il se hâtât d'aborder la science. Cependant tous ceux qui l'entendirent furent si enchantés qu'ils lui donnèrent de grands éloges, et le pressèrent de composer une glose conforme à sa leçon. Au récit de cette première épreuve, on accourut à l'envi pour assister aux suivantes, et tous se montraient empressés à transcrire les gloses qu'à la prière générale il s'était mis à rédiger. [Note 45: «Non multis diebus in umbra ejus otiosus jacul.» (_Id._, p. 8.)] [Note 46: «Qui nondum nisi in physicis studuerat.» (Ep. i, p. 8.)] [Note 47: «Respondi non esse meae consuetudinis per usum proficere, sed per ingenium.» (Ep. I, p. 8.)] Le vieux Anselme s'émut au bruit d'une telle témérité. La douleur et la colère furent extrêmes. Comme Pompée, à qui Abélard le compare pour la grandeur de son attitude et le néant de sa puissance, il voulut défendre l'ombre de son autorité contre le jeune César de la science[48]. Il devint son ennemi et le combattit dans la théologie, comme avait fait Guillaume de Champeaux dans la philosophie. Il se trouvait alors, dans l'école de Laon, deux étudiants qui se distinguaient entre tous, Albéric de Reims et Lotulfe de Novare. L'un d'eux, le premier, a laissé un nom dans l'histoire littéraire[49]. Plus ils avaient de mérite, plus ils nourrissaient de grandes espérances, et plus ils devaient concevoir d'aversion contre le nouveau venu. Ils circonvinrent le vieillard et l'entraînèrent à interdire à ce successeur inattendu la continuation de ses leçons et de ses gloses, donnant pour motif que, s'il échappait à son inexpérience quelque erreur touchant la foi, on pourrait l'imputer à celui dont il usurpait ainsi la place. La défense et le prétexte excitèrent parmi les écoliers une indignation générale; ils crièrent à la jalousie, à la calomnie; ils dirent que jamais pareille chose ne s'était vue; et ce commencement de persécution ne fit qu'ajouter à la gloire de celui qu'elle semblait signaler entre tous. [Note 48: Abélard lui applique la _stat magni nominis umbra_ et la comparaison de l'arbre que Lucain applique à Pompée. (Ep. I, p. 7.--Lucain, _Phars._, l. I.)] [Note 49: Albéric de Reims, élève de Godefroi, scolastique de cette ville, se perfectionna sous Anselme de Laon, devint archidiacre et écolâtre de l'église de Reims, et enfin archevêque de Bourges en 1130. Il eut de la réputation comme professeur. Il était aimé de saint Bernard. Lotulfe ou Loculfo le Lombard, ou, selon Othon de Frisingen, Leutald de Novare, ami et condisciple d'Albéric, régit avec lui les écoles de Reims. On n'en sait rien de plus. (Johan. Saresb., Rec. des Hist., i. XIV, p. 301.--Ou Fris. _Gest. Frid._, l. I, c. XLVII.--Duboulai, _Hist. Universit._, Catal. ill. vir., t. II, p. 753.--_Hist. litt._ t. XII, p. 72.)] Abélard revint aussitôt à Paris. Toutes les écoles, d'où il avait été jadis expulsé, lui étaient maintenant ouvertes; il y rentra en maître et occupa facilement cette position dominante dans l'enseignement, qu'on n'osait plus lui refuser. A la principale chaire, à celle de recteur des écoles, était attaché vraisemblablement un canonicat. On croit du moins que c'est alors qu'il fut nommé chanoine de Paris [50], ce qui n'était sans doute qu'un bénéfice et un titre, et ne prouve nullement que dès lors il fût prêtre. [Note 50: C'est à cette époque (vers 1115) que les auteurs de l'_Histoire littéraire_ placent cette nomination; j'ignore sur quelle autorité, mais cette opinion est fort probable. Cependant on la conteste, et D. Gervaise veut qu'Abélard soit devenu chanoine dès le temps où il professait à Paris, du consentement et à la place du successeur de Guillaume de Champeaux. Duchesne, sur la foi d'une chronique manuscrite des archevêques de Sens, prétend qu'il fut chanoine de Sens et non de Paris; et voici le texte inédit qui motive son assertion et dont je dois la connaissance à la savante amitié de M. Le Clerc: _Ex Chronico senonensi Gaufridi de Collone, monarchi Sancti Petri Viti senonensis, seculo XIIIe_. Manuscrit de la bibliothèque de Sens, n. 271, décrit et apprécié dans le t. XXI de l'_Hist. litt. de la France._ Fol. 129 v°, col. 1 et 2. «Anno Domini n° c° XL° (leg. XLII), magister Petrus Abaulart, canonicus primo maioris ecclesie senononsis, oblit; qui monasteria sanctimonialium fundauit, spetialiter abbatiam de Paraclito, in quo sepelitur cum uxore. Suum epitaphium tale est: «Est satis in titulo, Petrus hic iacet Abaillardus. Hic (_leg._ huic) soli paluit scibile quidquid erat. Canonicus fuit, et post uxoratus.» Cité en partie, mais sans nom d'auteur, par André Duchesne, _Notae ad Hist. calamitatum_, p. 1150, et Duboulai, _Hist. Univ. paris_, t. II, p. 760. Les derniers mots on été ainsi altérés par celui-ci: «Uxoratus primo fuerat, postea canonicus.» Le même Duboulai dit, à la vérité dans une table seulement, qu'Abélard fut chanoine de Tours; enfin, on voit sur une vitre de la cathédrale de Chartres une figure vêtue en chanoine, avec ce nom Pierre Baillard, et on veut que ce soit Abélard, chanoine de Chartres. On ne pouvait en général posséder qu'un seul canonicat comme on ne pouvait avoir qu'un bénéfice. Faut-il admettre que le titre de chanoine honoraire fût alors connu, ou qu'Abélard ait changé plusieurs fois de chapitre? La chose certaine, c'est qu'il était chanoine, il le dit lui-même. Il n'était pas nécessairement prêtre pour cela. On ne sait quand il le devint; peut-être en se faisant moine à Saint-Denis. (Cf. _Ab. Op._, ep. l, p. 16.--_Hist litt._, t. XII, p. 81.--_Vie d'Abeillard_, t. I, p. 28.--_Hist. Universit. paris._, t. II, _in indic._--Niceron, _Mém. pour servir à l'Hist. des Homm. ill._, t. VI.--_Rech. hist. sur la ville de Sens_, par M. Th. Tarbé, c. XXI, p.443.)] Dans sa nouvelle situation, il continua et termina son interprétation d'Ézéchiel, commencée et suspendue à Laon. Par ce genre d'enseignement il obtint un grand succès, et bientôt il eût dans la théologie autant de faveur que dans la prédication philosophique. Tout le domaine de la science fut rangé sous sa loi, une multitude studieuse se pressa en s'inclinant autour de lui, et il vécut tranquille quelques années. On aime à se représenter l'existence d'Abélard, ou, comme on l'appelait, du maître Pierre, à cette époque de sa vie, au milieu de cette ville de Paris qu'il remplissait de son nom. Paris, ce n'était guère alors que la Cité. Sur cette île fameuse, qui partage la Seine au milieu de notre capitale, se concentraient toutes les grandes choses, la royauté, l'Église, la justice, l'enseignement. Là, ces divers pouvoirs avaient leur principal siége. Deux ponts unissaient l'île aux deux bords du fleuve. Le Grand-Pont conduisait sur la rive droite, à ce quartier qu'entre les deux antiques églises de Saint-Germain-l'Auxerrois et de Saint-Gervais, commençait à former le commerce, et qu'habitaient les marchands étrangers, attirés par l'importance et la renommée déjà considérable de la Lutèce gauloise. C'étaient eux qui devaient, confondus sous le nom d'une seule nation, le transmettre à une partie de cette ville nouvelle qui allait s'appeler le quartier des Lombards. Vers la rive gauche, le Petit-Pont menait au pied de cette colline dont l'abbaye de Sainte-Geneviève couronnait le faîte, et sur les flancs de laquelle l'enseignement libre avait déjà plus d'une fois dressé ses tentes. Les plaines voisines se couvraient peu à peu d'établissements pieux ou savants, destinés à une grande renommée; à l'est, la communauté de Saint-Victor venait d'être fondée; à l'ouest, la vieille abbaye de Saint-Germain-des-Prés attestait, dans sa grandeur, le souvenir de ce saint évêque de Paris dont la mémoire le disputait à celle de saint Germain d'Auxerre; car les deux plus anciens monuments de Paris sont dédiés au même nom[51]. Là aussi, la jeunesse de la ville, et ces écoliers, ces clercs qui n'étaient pas tous jeunes alors, venaient sur des prés, devenus des lieux historiques, chercher les exercices et les rudes jeux qui convenaient à la robuste nature des hommes de ce temps. Leur résidence était surtout dans le voisinage du Petit-Pont, et leur foule toujours croissante ne pouvant tenir dans l'île, s'était répandue sur le bord de la rivière, au pied de la colline, qui devait par eux s'appeler le _pays latin_, et opposer, d'une rive à l'autre la ville de la science à la ville du commerce. [Note 51: Saint Germain d'Auxerre fui évêque au Ve siècle et saint Germain de Paris, au VIe. L'église de Saint-Germain-l'Auxerrois, fondée, dit-on, par Chilpéric I, détruite par les Normands, fut rebâtie par le roi Robert; et il peut subsister quelque chose de cette reconstruction dans l'édifice actuel. On dit que le portail est du temps de Philippe le Bel; les parties modernes sont du XVIe siècle. La fondation de Saint-Germain-des-Prés, sous une autre invocation, date du temps de saint Germain lui-même (23 décembre 558). Cette église fut détruite aussi par les Normands. La reconstruction en fut commencée au plus tard en 990, et terminée, dit-on, en 1014; l'église, à peu prés dans son état actuel, a été dédiée en 1163. Voyez dans les Documents inédits sur l'histoire de France, _Paris sous Philippe le Bel_, p. 362 et 454, et _l'Histoire du diocèse de Paris_, par l'abbé Lebeuf.] Dans la Cité, vers la pointe occidentale de l'île, s'élevait le palais souvent habité par nos rois, théâtre de leur puissance et surtout de ce pouvoir judiciaire qui y règne encore en leur nom, et qui alors même, exercé par leurs délégués, paraissait la plus populaire de leurs prérogatives et le signe reconnaissable de leur souveraineté. Un jardin royal, comme on pouvait l'avoir en ce siècle, un lieu planté d'arbres entre le palais et le terre-plein où Henri IV a sa statue, s'ouvrait en certains jours comme promenade publique au peuple, à l'école, au clergé, et à ce peu de nobles hommes qui se trouvaient à Paris. En face du palais, l'église de Notre-Dame, monument assez imposant, quoique bien inférieur à la basilique immense qui lui a succédé, rappelait à tous, dans sa beauté massive, la puissance de la religion qui l'avait élevé, et qui de là protégeait en les gouvernant les quinze églises dont on ne voit plus les vestiges, environnant la métropole comme des gardes rangés autour de leur reine. Là, à l'ombre de ces églises et de la cathédrale, dans de sombres cloîtres, en de vastes salles, sur le gazon des préaux, circulait cette tribu consacrée, qui semblait vivre pour la foi et la science, et qui souvent ne s'animait que de la double passion du pouvoir ou de la dispute. A côté des prêtres, et sous leur surveillance, parfois inquiète, souvent impuissante, s'agitait, dans le monde des études sacrées et profanes, cette population de clercs à tous les degrés, de toutes les vocations, de toutes les origines, de toutes les contrées, qu'attirait la célébrité européenne de l'école de Paris; et dans cette école, au milieu de cette nation attentive et obéissante, on voyait souvent passer un homme au front large, au regard vif et fier, à la démarche noble, dont la beauté conservait encore l'éclat de la jeunesse, en prenant les traits plus marqués et les couleurs plus brunes de la pleine virilité. Son costume grave et pourtant soigné, le luxe sévère de sa personne, l'élégance simple de ses manières, tour à tour affables et hautaines, une attitude imposante, gracieuse, et qui n'était pas sans cette négligence indolente qui suit la confiance dans le succès et l'habitude de la puissance, les respects de ceux qui lui servaient de cortège, orgueilleux pour tous, excepté devant lui, l'empressement curieux de la multitude qui se rangeait pour lui faire place, tout, quand il se rendait à ses leçons ou revenait à sa demeure, suivi de ses disciples encore émus de sa parole, tout annonçait un maître, le plus puissant dans l'école, le plus illustre dans le monde, le plus aimé dans la Cité. Partout on parlait de lui; des lieux les plus éloignés, de la Bretagne, de l'Angleterre, _du pays des Suèves et des Teutons_, on accourait pour l'entendre; Rome même lui envoyait des auditeurs[52]. La foule des rues, jalouse de le contempler, s'arrêtait sur son passage; pour le voir, les habitants des maisons descendaient sur le seuil de leurs portes, et les femmes écartaient leur rideau, derrière les petits vitraux de leur étroite fenêtre. Paris l'avait adopté comme son enfant, comme son ornement et son flambeau. Paris était fier d'Abélard, et célébrait tout entier ce nom dont, après sept siècles, la ville de toutes les gloires et de tous les oublis a conservé le populaire souvenir. [Note 52: L'affluence fabuleuse des auditeurs de tout pays aux leçons d'Abélard est attestée par tous les contemporains, amis ou ennemis; d'abord par lui-même, puis par Foulque de Deuil, Bérenger de Poitiers, saint Bernard, Othon de Frisingen, Jean de Salisbury, les auteurs de la _Chronique du couvent de Morigni_, etc. etc. (_Ab. Op._, ep. I, p. 6; ep. II, p. 46; pars II, ep. I, p. 218. Not., p. 1155.--Saint Bern.; ep. CLXXXVIII, CLXXXIX, etc.--Ott. Fris. _De Gest. Frid._, l. I, c. XLVII.--Johan. Saresb. _Metal_. l. II, c. x.--_Rec. des Hist. Ex Chron. maurin._, t. XII, p. 80.)] Telle était sa situation à ce moment le plus calme et le plus brillant de sa vie. Il ne devait cette situation qu'à lui-même, à son travail, à son opiniâtreté, à sa belliqueuse éloquence, et rien ne lui interdisait de penser qu'il la dût aussi à l'empire de la vérité. Il semblait donc, il pouvait se croire revêtu d'un apostolat philosophique; et cette fois, la mission spirituelle n'était pas une mission de pauvreté, d'humiliations ni de souffrances. Sa richesse égalait sa renommée; car l'enseignement n'était pas gratuitement donné à ces cinq mille étudiants qui, dit-on, venaient de tous les pays pour l'entendre. Parvenu à ce faîte de grandeur intellectuelle et de prospérité mondaine, il n'avait plus qu'à vivre en repos. Mais le repos était impossible: il ne convient qu'aux destinées obscures et aux âmes humbles. Abélard s'estimait désormais, c'est lui qui l'avoue, le seul philosophe qu'il y eût sur la terre[53]. Aucune raison humaine n'a encore résisté à l'épreuve d'un rang suprême et unique. Abélard, oisif, ne pouvait donc rester calme; il fallait que par quelque issue l'inquiétude ardente de sa nature se fît jour et se donnât carrière. Des passions tardives éclatèrent dans son âme et dans sa vie, et il entra, poussé par elles, dans une destinée nouvelle et tragique qui est devenue presque toute son histoire. [Note 53: «Cum jam me solum in mundo superesse philosophum estimarem.» (Ep. I, p. 9.)] Il avait jusqu'alors vécu dans la préoccupation exclusive de ses études et de ses progrès. La science et l'ambition, qui animaient sa vie, la maintenaient pure et régulière. On ne voit même pas que les premiers feux de la jeunesse y eussent porté quelque désordre. Il montrait pour les habitudes déréglées d'une grande partie des habitants des écoles un dédaigneux éloignement. Quoique sa réputation lui eût attiré la bienveillance de quelques grands de la terre, il les voyait peu, et sa vie toute d'activité littéraire l'écartait de la société des nobles dames; il connaissait à peine la conversation des femmes laïques[54]. D'ailleurs, si jamais Abélard devait aimer, c'était en maître, et les soins complaisants et laborieux d'un amour qui se cache et qui supplie allaient mal à sa nature. Cependant, au milieu de cette félicité sans obstacle, une sorte de mollesse intérieure s'emparait de lui, la sévérité l'abandonna. On a même prétendu qu'il se livra à des plaisirs qui compromirent sa dignité et jusqu'à sa fortune[55], mais il le nie hautement; d'ailleurs de vaines voluptés ne pouvaient suffire à son âme, et il se demandait encore d'où lui viendrait l'émotion. [Note 54: «Ab excessu (_lisez_ accessu) et frequentatione nobilium foeminarum studii scholaris assiduitate revocabar, nec laicarum conversationem multum noveram.» (Ep. I, p. 10.)] [Note 55: Foulque lui rappelle dans une lettre, d'ailleurs amicale, qu'il s'était ruiné avec des courtisanes. Comme la lettre est, selon l'usage du temps, une oeuvre de rhétorique, on y peut soupçonner un peu d'hyperbole; mais il est difficile que le fond soit sans aucune vérité. Reste à savoir à quelle époque de la vie d'Abélard il faut placer ses désordres; est-ce avant qu'il connût Héloïse? est-ce à la suite de son amour? Que ceux qui se piquent de connaître le coeur humain en décident. On lit dans une pièce de vers qu'il fit pour son fils: Gratior est humilis meretrix quam casta superba, Perturbatque domum saepius ista suum. ........................................ Deterior longe linguosa est foemina scorta (_lisez_ scorto); Hoc aliquis, nullis illa placere potest. (_Ab. Op._, part. II, ep. I, p. 219.--Cousin, _Frag. phil._, t. III, app., p. 444.)] Il y avait dans la Cité une très-jeune fille (elle était née, dit-on, à Paris, en 1101), nommée Héloïse, et nièce d'un chanoine de Notre-Dame, appelé Fulbert[56]. [Note 56: Héloïse, Helwide, Helvilde, Helwisa ou Louise; Abélard veut que ce nom vienne de l'hébreu _Heloïm_, un des noms du Seigneur. Il règne beaucoup d'obscurité sur l'origine, la patrie, la famille d'Héloïse. Il n'y a nulle raison de supposer qu'elle fût la fille naturelle de Fulbert, encore moins, comme le dit Papire Masson, d'un autre chanoine de Paris nommé Jean, ou, selon Mme Guizot, Ycon. D'Amboise, Duchesne, Gervaise, et en général les biographes veulent qu'elle ait vécu autant de temps qu'Abélard, ce qui, je le remarque après les auteurs de l'_Histoire littéraire_, ne porte sur aucune preuve, mais ce qui la ferait naître vers 1101. (Cf. _Ab. Op._, part. I, ep. i et v, p. 10 et 72; préf. apol.; Not., p. 1140.--Pap. Mass. _Annal._, lib. III, p. 239.--Hug., Métel, ep. xvi et xvii.--Bayle, art. _Héloïse_.--_Hist. lit._, t. XII, p. 629 et suiv.--_Essai sur la vie et les écrits d'Abélard_, par Mme Guizot, p. 349.)] Orpheline et pauvre, elle habitait près des écoles, dans la maison de son oncle; mais on croit qu'elle était de noble naissance, ou du moins liée par le sang, peut-être par Hersende, sa mère, à une famille illustre, à la famille des Montmorency, qui avait déjà donné à l'État deux connétables[57]. Élevée dans sa première enfance au couvent d'Argenteuil, près de Paris, son oncle l'avait instruite dans la science littéraire, ce qui était rare chez les femmes[58]. Elle y avait fait des progrès surprenants, jusque-là qu'en prétendait qu'elle savait, avec le latin, le grec et l'hébreu[59]. Sa figure, sans avoir une parfaite beauté, l'aurait distinguée; mais sa véritable distinction était ailleurs. Son esprit et son instruction avaient fait connaître son nom dans tout le royaume[60]. On ne sait pas quand Abélard la vit ni comment il la rencontra. On dirait presque, à lire son récit, qu'il ne l'aima qu'avec préméditation, qu'il devint son amant systématiquement, et qu'il arrêta sur elle ses regards comme sur la passion la plus digne de lui, et, le dirai-je? la plus facile. Mais c'est souvent le propre et l'illusion des esprits réfléchis et raisonneurs que de prendre leur penchant pour un choix, et de croire que leurs entraînements ont été des calculs. Toujours est-il qu'Abélard nous raconte qu'avec son nom, sa jeunesse, sa figure, il ne devait craindre aucun refus, quelle que fût celle qu'il daignât aimer; mais qu'Héloïse menait une vie retirée, que le goût de la science créait entre elle et lui une relation naturelle, que cette communauté de travaux et d'idées devait autoriser un libre commerce de lettres et d'entretiens, et que c'est tout cela qui le décida. Il se trompe, un noble et secret instinct lui disait qu'il devait aimer celle qui n'avait point d'égale. [Note 57: Albéric et Thibauld de Montmorency, tous deux vers la fin du XIe siècle. Nul ne dit comment Héloïse eût appartenu à cette famille. Si c'était une parenté légitime, ce devait être par les femmes. Bayle ne croit point à cette parenté, Héloïse disant à Abélard, en quelque endroit: _Genus meum sublimaveras_. Cette raison n'est pas décisive. (_Ab. Op._, ep. iv, p. 57.) C'est une pure conjecture de Turlot que de donner pour mère à Héloise la première abbesse de Sainte-Marie-aux-Bois, près Sezanne, Hersendis, qui aurait été la maîtresse d'un Montmorency, et qui aurait passé pour être celle de Fulbert. (_Abail. et Hél._, p. 154.)] [Note 58: «Bonum hoc literatoriae scilicet scientiae in mulieribus est rarius.--Literatoriae scientiae, quod perrarum est, operam dare.» (_Ab. Op._, ep. i, p. 10; part. II, ep. xxiii, p. 337.)] [Note 59: Abélard le dit lui-même (part. II, ep. vii, _ad virg. par._, p. 260.--Voyez aussi la Chronologie de Robert, _Rec. des Hist._, t. XII, p. 294). Le vrai, c'est qu'elle savait le latin et l'écrivait avec facilité et talent. Quant au grec et à l'hébreu, j'ai peine à croire qu'elle en connût rien de plus que les caractères et quelques mots cités habituellement en théologie ou en philosophie.] [Note 60: «In toto regno nominatissimam.» (Ep. I, p. 10.) Observez qu'il s'en fallait alors que _totum regnum_ fût toute la France; mais il n'en est pas moins vrai que la réputation littéraire et scientifique d'Héloïse n'a pas eu d'égale dans les temps modernes. Malgré la déclaration modeste d'Abélard, _per faciem non infima_, on s'est obstiné à croire à la grande beauté d'Héloïse. On a supposé, contre toute vraisemblance, que le _Roman de la Rose_, commencé et surtout achevé après la mort d'Abélard, était son ouvrage, parce qu'il y est question de lui, et l'on a dit qu'il y avait fait le portrait d'Héloïse, sous le nom de _Beauté_. C'est le portrait de la beauté parfaite suivant Guillaume de Lorris, auteur de la première partie du poème. (Le _Roman de la Rose_, v. 999, édit. de M. Méon, t. 1, p. 41.) El ne fu oscure ne brune, Ains fu clere comme la lune, Envers qui les autres estoiles Resemblent petites chandoiles. Tendre et la char comme rousée Simple fu cum une espousée Et blanche comme flor de lis; Si ot le vis (_visage_) cler et alis (_uni_), Et fu greslete et alignie, Ne fu fardée ne guignie (_déguisée_): Car el n'avoit mie mestier De sol tifer ne d'afetier. Les cheveus ot blons et si lons Qu'il li batoient as talons; Nez ot bien fait, et yelx et bouche. Moult grand douçor au cuer me touche, Si m'aïst Diex, quant il me membre (_souvient_) De la façon de chascun membre, Qu'il n'ot si bele fame ou monde, Briément el fu jonete et blonde, Sede (_gracieuse_), plaisante, aperte, et cointe (_jolie_), Grassete et gresle, gente et jointe. Il chercha donc les moyens d'arriver jusqu'à elle et de se rendre familier dans la maison. Des amis s'entremirent, et il fit proposer à l'oncle Fulbert, qui demeurait dans le voisinage des écoles, de le prendre en pension chez lui pour un prix convenu. Il fit valoir ses travaux assidus, l'ennui que lui causaient les soins dispendieux d'une maison, sa négligence plus dispendieuse encore. Fulbert était avide, et de plus très-jaloux d'augmenter par tous les moyens l'instruction de sa nièce. Non-seulement il consentit à tout, mais il crut avoir désiré lui-même ce qu'on espérait de lui, et vint en suppliant commettre entièrement sa pupille à l'illustre et redoutable précepteur, qui devait la voir à toute heure, qui, chaque fois qu'il reviendrait des écoles, pouvait, ou le jour ou la nuit, lui donner des leçons, et même, voyez la naïveté de cet âge, la frapper à la façon d'un maître, si l'élève était indocile[61]. Abélard admira tant de simplicité; il lui semblait que l'on confiait la brebis au loup ravissant. Non-seulement on lui accordait la liberté, l'occasion, mais jusqu'à l'autorité, et au droit de menacer et de punir celle que la séduction n'aurait pu vaincre. Deux choses aveuglaient le vieillard; l'amour-propre passionné qui l'attachait aux succès de sa nièce, et l'ancienne réputation de pureté de la vie passée d'Abélard. «Que dirai-je de plus?» écrit ce dernier en racontant tout ceci, «nous n'eûmes qu'une maison, et bientôt nous n'eûmes qu'un coeur[62].» [Note 61: «Bernardus carnotensis, exundantissimus modernis temporibus fons literarum in Gallia.... quoniam memoria exercitio firmatur, ingeniumque acuitur ad imitandum ea quae audiebant, alios admonitionibus, alios flagellis et poenis urgebat.» Ainsi parle un des élèves de Bernard de Chartres, Jean de Salisbury. (_Metalog._, l. I, c. XXIV.) Quant au droit qu'Abélard reçut de Fulbert de frapper son élève, il faut voir dans le texte tout ce qu'Abélard en raconte. (Ep. I, p. 11, et ep. V, p, 71.)] [Note 62: _Ab. Op._, ep. I, p. 11.] «A mesure que l'on a plus d'esprit,» a dit Pascal, «les passions sont plus grandes, parce que les passions n'étant que des sentiments et des pensées qui appartiennent purement à l'esprit, quoiqu'elles soient occasionnées par le corps, il est visible qu'elles ne sont plus que l'esprit même, et qu'ainsi elles remplissent toute sa capacité. Je ne parle que des passions de feu.... La netteté d'esprit cause aussi la netteté de la passion; c'est pourquoi un esprit grand et net aime avec ardeur, et il voit distinctement ce qu'il aime[63].» [Note 63: Fragment publié par M. Cousin. (_Des Pensées de Pascal_, seconde édition, p.897.)] On montre encore dans la Cité, au bord du chevet de Notre-Dame, près l'ancien quartier du cloître, a l'extrémité d'une rue étroite et tortueuse, toujours habitée par des membres du chapitre métropolitain, et dont les abords sont en tout temps parcourus, comme au moyen âge, par des clercs de tous grades, revêtus des costumes pittoresques du clergé nombreux et complet d'une riche cathédrale, la maison qu'une tradition locale désigne comme celle du chanoine Fulbert[64]. Elle est près de la Seine, dont la sépare seulement un quai, plus élevé maintenant que le sol de la rue où elle est bâtie. Au moyen âge, vers 1116 ou 1117, le terrain devait, du pied de cette maison, aller en pente jusqu'à la rivière et former l'emplacement de l'ancien port Saint-Landry; des fenêtres de la maison, on devait voir en plein la vaste grève où s'élève aujourd'hui cet hôtel de ville, magnifique palais des révolutions. [Note 64: C'est la première maison à gauche en entrant dans la rue des Chantres, où l'on descend du quai Napoléon par un escalier. Une inscription au dessus de la porte désigne cette maison à la curiosité des passants, elle est ainsi conçue: HÉLOÏSE, ABÉLARD HABITÈRENT CES LIEUX, DES SINCÈRES AMANS MODELES PRÉCIEUX. L'AN 1118. Dans l'intérieur de la cour, un double médaillon, incrusté dans le mur, offre le profil d'une tête d'homme et d'une tête de femme: on dit que c'est Héloïse et Abélard. Cette sculpture est très-postérieure au XIIe siècle; M. Alexandre Lenoir pense qu'elle en remplace une plus authentique, et qu'elle est l'ouvrage de restaurateurs ignorants, peut-être non antérieurs au XVIe. La maison n'est pas ancienne, ou du moins, ses murs extérieurs ont été récemment bâtis; la disposition générale des murs et surtout de l'escalier pourraient bien être du temps. On ne donne nulle preuve de la tradition attachée à cette maison; mais cette tradition a sa valeur par son existence même. On dit, dans le quartier, qu'Abélard habitait la maison située à gauche et qui est remplacée par une grande construction moderne. Turlot donne sur tout cela quelques détails hasardés, et la lithographie du médaillon. (_Abail. et Hél._, p. 153 et 154.--_Mus. des Mon. Franç._, t. I, p. 223.)] C'est là, dans cette demeure modeste, au jour sombre que des fenêtres étroites laissaient pénétrer dans la chambre simple et rangée d'une jeune bourgeoise de Paris, ou bien à la lueur rougeâtre d'une lampe vacillante, qu'Abélard, impatient et ravi, venait employer à séduire une pauvre fille sans expérience et sans crainte le génie qui soulevait toutes les écoles du monde. C'est là que les plaisirs de la science, les joies de la pensée, les émotions de l'éloquence, tout était mis en oeuvre pour charmer, pour troubler, pour plonger dans une ivresse profonde et nouvelle, ce noble et tendre coeur qui n'a jamais connu qu'un amour et qu'une douleur, ce coeur que Dieu même n'a pu disputer à son amant. Mais quelles leçons Abélard donnait-il à Héloïse? Lui enseignait-il les secrets du langage et les arts savants de l'antiquité? Promenait-il cet esprit pénétrant et curieux dans les sentiers sinueux de la dialectique? Lui révélait-il les obscurs mystères de la foi, dans le langage lumineux de la raison philosophique? Enfin lui lisait-il ces poëtes qu'il cite dans ses ouvrages les plus austères, et le professeur de théologie récitait-il à son élève, avec ce talent de diction qu'on admirait, les vers impurs de l'_Art d'aimer_[65]? Quel fut enfin, quel fut le livre qui servit, comme dans le récit du Dante, à la séduction de cette femme, historique modèle de la poétique Françoise de Rimini[66]? On ne le sait, et cependant on sait que tout le talent d'Abélard fut complice de son amour. «Vous aviez,» lui écrivait, longtemps après, Héloïse encore charmée de ce qui l'avait perdue, «vous aviez surtout deux choses qui pouvaient soudain vous gagner le coeur de toutes les femmes, c'était la grâce avec laquelle vous récitiez et celle avec laquelle vous chantiez[67].» Et ses chants, il les composait pour elle. Ainsi le philosophe était devenu un orateur, un artiste, un poëte. L'amour avait complété son génie et achevé son universalité. [Note 65: Abélard cite souvent Ovide, el quelquefois l'_Art d'aimer_.] [Note 66: la bocca mi baciò tutto tremante; Galeotto fu il libro e chi lo scrisse. (DANTE, c. V.)] [Note 67: «Duo autem, fateor, tibi specialiter inerant quibus foeminorum quarumlibet animos statim allicere poteras, dictandi scilicet et cantandi gratia.» (_Ab. Op._, ep. II, p. 46.)] On sent que tout dut seconder une séduction inévitable. L'étude leur donnait toutes les occasions de se voir librement, et le prétexte de la leçon leur permettait d'être seuls. Alors les livres restaient ouverts devant eux; mais ou de longs silences interrompaient la lecture, ou des paroles intimes remplaçaient les communications de la science. Les yeux des deux amants se détournaient du livre pour se rencontrer et pour se fuir. Bientôt la main qui devait tourner les pages, écarta les voiles dont Héloïse s'enveloppait, et ce ne fut plus des paroles, mais des soupirs qu'on put entendre. Enfin la passion triomphante emporta les deux amants jusqu'aux limites de son empire. Tout fut sacrifié à ce bonheur sans mélange et sans frein. Tous les degrés de l'amour furent franchis. Que sais-je? jusqu'aux droits de l'enseignement, jusqu'aux punitions du maître, devinrent, c'est Abélard qui l'avoue, des jeux passionnés _dont la douceur surpassait la suavité de tous les parfums_. Tout ce que l'amour peut rêver, tout ce que l'imagination de deux esprits puissants peut ajouter à ses transports, fut réalisé dans l'ivresse et dans la nouveauté d'un bonheur inconnu[68]. [Note 68: Les passages dont je rends ici la pensée, ont été cités partout. Je n'en rapporte que deux comme pièces il l'appui: «Quoque minus suspicionis habermus, verbera quandoque dabat amor.... quae omnium unguentorum suavitatem transcenderent.... si quid insolilum amer excogitare potuit, est additum.»--(_Ab. Op._, ep. I, p. 11.)] Mais cependant, qu'était devenu l'enseignement des écoles? le maître Pierre ennuyé, dégoûté, n'y paraissait plus qu'à regret. A peine lui restait-il quelques heures de jour pour les donner à l'étude. Quant à ses leçons, il les faisait avec négligence et froideur; il répétait d'anciennes idées, et ne parlait plus d'inspiration. Devenu un simple récitateur, il n'inventait plus rien, ou s'il inventait quelque chose, c'étaient des vers et des vers d'amour. Il paraît qu'il en composa beaucoup en langue vulgaire, ou, comme on disait alors, barbare[69]; ces chansons étaient vraisemblablement dans le goût des trouvères, dont il fut un des premiers en date, ou, si l'on veut, le prédécesseur. À tous ses talents, à toutes les initiatives de son esprit, il faudrait donc ajouter celle de la poésie nationale. Chose plus singulière! il laissait ses chansons d'amour se répandre au dehors et courir la ville et le pays; longtemps après cette époque, elles se retrouvaient encore dans la bouche de ceux dont la situation ressemblait à la sienne[70]. Car il devint de bonne heure le patron des amoureux, et il avait «du talent pour les vaudevilles,» dit un bénédictin qui a écrit sa biographie[71]. Ainsi l'aventure qui aurait dû rester le touchant mystère de toute sa vie devint un bruit public et passa de son aveu et par degrés à cet état de roman populaire qu'elle a conservé jusqu'à nos jours. Il y avait dans cet homme quelque chose de l'insolence de ces natures faites pour le commandement et la royauté. Il posait sans voile devant la foule; il semblait penser que tout ce qui l'intéressait devenait digne de l'attention générale, que ses actions surpassaient le jugement commun et que tout en lui devait être donné comme en spectacle au monde. [Note 69: _Barbarice. (Ab. Op._, part. II, Exp. symb., p. 369.)] [Note 70: «Abélard serait donc le premier des trouvères,» dit M. Ampère. (_Hist. de la format. de la lang. franç._, préf., p. XX.) Cependant M. Leroux de Lincy, qui a publié un _Recueil des chants historiques français_, depuis le XIIe jusqu'au XVIIIe siècle (2 vol. in-12, Paris, 1841, 1842), conjecture que les chansons d'Abélard étaient en latin; et c'est aussi l'opinion de M. Edélestand Dumeril (_Journ. des sav. de Normand._, 2e liv., p. 129). Cependant Héloïse dit qu'on la chantait sur les places publiques; peut-être aussi que, suivant le goût du temps, les vers latins et les vers romans étaient mêlés. On a annoncé, il y a quelques années, que ces chansons venaient d'être retrouvées au Vatican; et la _Biographie anglaise_ le répétait en 1842. On aura voulu parler des complaintes latines bibliques que M. Greith a publiées (_Spicilegium Vaticanum_, Frauenfeld, 1838), et ce ne sont ni des chansons d'amour ni des chansons populaires. On pouvait espérer, en ce genre, quelque découverte curieuse des manuscrits mentionnés aux articles 87, 88, 89 et 90 du catalogue de M. Greith sous ces titres: _Cantilenae lingua gallica antiqua scriptae_, _Carmina amatoria_, etc., p. 131. Mais la plupart de ces chansons françaises du Vatican ont été publiées dans le recueil d'Adelbert Keller, intitulé: _Romvart_, p. 245, etc., Manheim, 1844, in-8. Il n'y en a point d'Abélard. Voyez ci-après la note sur les élégies bibliques. Le _Recueil des chants hist. franç._, Introd. p. v, et _Ab. Op._, ep. I, p. 12; ep. II, p. 40 et 48.] [Note 71: Dom Clément, regardé comme l'auteur de l'article _Abélard_, dans l'_Histoire littéraire de la France_, t. XII, p. 92, et t. VII, p. 50.] La désolation fut grande parmi les écoliers, lorsqu'ils s'aperçurent de la préoccupation qui leur enlevait leur maître. Ils assistaient avec tristesse à ces leçons inanimées que leur donnait encore celui dont l'âme était ailleurs. Il leur semblait l'avoir perdu, et quelques-uns ne pouvaient voir sans alarmes ce que tous voyaient avec douleur. Il est impossible que les ennemis secrets d'Abélard n'en ressentissent pas une joie égale; mais ils ne la montraient pas, et telle était alors sa puissance ou la liberté des moeurs, qu'il ne paraît pas que le bruit de son aventure lui ait beaucoup nui dans les premiers temps, ni qu'on ait songé à la tourner contre lui. Il était clerc, nous savons qu'il portait le titre de chanoine; on a même cru, bien que sans preuve, qu'il était déjà prêtre[72]. Mais dans le relâchement et la rudesse du moyen âge, le dérèglement ne faisait un tort sérieux qu'au jour où il devenait l'occasion de quelque violence. Or ici rien de semblable; l'aventure était publique; on en parlait, on la chantait dans Paris. Nul ne l'ignorait, hormis, bien entendu, le plus intéressé à la savoir. Dans ses illusions d'affection, de respect et de vanité, Fulbert ne se doutait de rien, et plusieurs mois se passèrent avant qu'il fût averti; il repoussa même les premiers avis; mais enfin il conçut des soupçons, et il sépara les deux amants. [Note 72: Il est certain qu'il le fut plus tard. Une fois abbé, il disait la messe. (_Ab. Op._, part. I, ep. i et iv, part. II, ep. xxiii, p. 39, 54 et 341.) Mais à l'époque que nous racontons on ne voit que ces mots _clericus, canonicus_, et nous ne croyons pas qu'il fût encore dans les ordres. Aucun historien ne s'explique sur ce point. Un auteur ecclésiastique ne représente Abélard que comme bénéficier, ce qui l'engageait à de certains voeux, non pas, il est vrai, irrévocables. Dans ses objections contre le mariage, Héloïse l'attaque comme contraire à la dignité d'un clerc, à sa fortune à venir, dans l'Église, mais non à des engagements formels. Bayle en conclut que le célibat n'était pas alors une obligation stricte pour les prêtres, mais un devoir de perfection. D. Gervaise en induit an contraire, quoiqu'avec peu d'assurance, qu'Abélard était encore libre, le concile de Reims venant de renouveler les canons d'un concile tenu à Londres en 1102 contre les prêtres, diacres et sous-diacres qui se marieraient. Mais le concile de Reims (1119) n'avait pas encore eu lieu, et ses défenses prouvent que la règle du célibat des prêtres n'était pas aussi solennellement consacrée et suivie qu'elle l'a été depuis. Nous voyons d'ailleurs, dans un des ouvrages d'Abélard, qu'il pensait qu'un prêtre pouvait être marié une fois, pourvu qu'il n'eût pas fait de voeu contraire. Il n'y a pas impossibilité de soutenir l'opinion de Bayle; mais celle de D. Gervaise a pour elle les meilleures apparences. (_Ab. Op._, ep. i, p. 16.--_P. Ab. Epitom. theol._, c. xxxi, p. 90. Rheinwald édit. Berlin, 1835.--Bayle, _Dict. crit._, art. _Heloïse_.--D. Gervaise, _Vie d'Abeil._, t. I, p. 74.--_Hist. de saint Bernard_, par M. l'abbé Ratisbonne, t. II, p. 36.)] La honte et la douleur, mais la douleur plus que la honte, les accablaient à ce fatal moment. Tous deux rougissaient, gémissaient, pleuraient; mais aucun ne se plaignait pour lui-même. Abélard n'avait d'autre repentir que de voir Héloïse affligée, et dans le chagrin de son amant elle mettait tout son désespoir. On les séparait, mais leurs coeurs restaient unis. La contrainte ne faisait qu'allumer en eux de nouveaux désirs; puisque la honte avait éclaté, il n'y en avait plus; ils se faisaient comme un devoir de leur amour. Ils continuèrent donc à se voir secrètement. Un jour, ils furent surpris, et le classique Abélard dit qu'il leur arriva ce qu'une fable poétique raconte de Vénus et de Mars[73]. [Note 73: Ep. i, p. 13.] Peu après, Héloïse s'aperçut qu'elle était grosse, et avec l'exaltation de la joie, elle l'écrivit à son maître, le consultant sur ce qu'il y avait à faire. Une nuit, en l'absence de l'oncle, il entra furtivement dans la maison, et comme ils en étaient convenus, il emmena Héloïse et la conduisit incontinent dans sa patrie. Là, il l'établit chez sa soeur, où elle demeura jusqu'à ce qu'elle mît au monde un fils qui reçut d'elle le nom de Pierre Astrolabe[74]. [Note 74: _Astrolabius_ ou _Astralabius_ dans les lettres d'Abélard et d'Héloïse, _Petrus Astralabius_ dans le nécrologe du Paraclet. Je ne sais pourquoi plusieurs historiens veulent que ce nom signifie _Astre brillant_. On appelait alors astrolabe la sphère plane à l'aide de laquelle on démontrait le système de Ptolemée. (_Ab. Op._, ep. i, p. 13; part. II, ep. xxiv et xxv, p. 343 et 345; Not., p. 1149.--Pezji _Thes. anecdot. noviss._, t. III, part. II, p. 95 et 110.)] Non loin du Pallet, au confluent de la Moine et de la Sèvre nantaise, s'élèvent les majestueuses ruines du château de Clisson[75]. Elles dominent encore le cours limpide et charmant de ces deux rivières, et les grandes masses de rochers et de verdure qui en couvrent les bords escarpés. On peut croire que ces sites admirables qui, dit-on, inspirèrent au Poussin ses plus fameux paysages, furent alors visités par l'inquiète Héloïse. Lorsque son amant l'eut rejointe, tous deux errèrent sans doute plus d'une fois dans ces lieux encore sauvages, mais où la nature étalait toute sa fraîcheur et toute sa beauté. Du moins montre-t-on dans la garenne de Clisson une grotte de rochers granitiques qui porte le nom d'Héloïse. On dit que là se retiraient souvent les deux amants, durant leur séjour en Bretagne. Mais rien n'appuie cette tradition, si ce n'est peut-être la secrète harmonie qui unit les beautés de la nature, les solitudes mystérieuses et les émotions de l'amour. Speluncam Dido dux et Trojanus eamdem Deveniunt. [Note 75: Clisson est à 7 ou 8 kilomètres des ruines du château du Pallet, dans le pays appelé le Bocage. Aucune construction n'y paraît remonter au temps d'Abélard; hormis peut-être une partie de l'ancienne chapelle de la Trinité, près du couvent de bénédictines devenu la Villa Valentin. La château fut rebâti en 1223; mais auparavant il y avait déjà un château, et Clisson était déjà un lieu important. Rien n'indique que le nom de _grotte d'Héloïse_ soit autre chose qu'une fantaisie du propriétaire du parc; mais c'est une grotte naturelle sur la rive droite de la Sèvre. (_Abail. et Hél._, par Turlot, p. 144.--_Voyage pittoresque à Clisson_, par Thienon, planch, xiii, 2 vol. in-4.--_Notice sur la ville et le château_, 1 vol. in-18, Nantes, 1841.)] A la nouvelle de la fuite d'Héloïse, Fulbert était tombé comme en démence. Dans sa douleur et sa colère, il ne savait comment se venger d'Abélard, quelles embûches lui tendre, enfin quel mal lui faire. S'il le tuait, s'il le mutilait par quelque blessure cruelle, il craignait que sa nièce bien-aimée n'en fût punie par la famille du ravisseur qui l'avait recueillie. Quant à se rendre maître par force de sa personne, il ne l'espérait pas. Abélard se tenait sur ses gardes, prêt à l'attaquer s'il fallait se défendre. Peu à peu il prit pitié de cette extrême douleur, ou plutôt il sentit qu'il fallait absolument sortir d'une situation critique en réparant sa faute; il résolut de s'accuser du crime de son amour comme d'une trahison, il vint trouver le chanoine, avec des prières et des promesses, s'engageant à lui accorder la réparation qu'on exigerait. La passion, en effet, ou peut-être la crainte lui rendait tout acceptable et tout facile; il se disait que les plus grands hommes avaient succombé comme lui, et pour apaiser Fulbert, pour le satisfaire au delà de toute espérance, il offrit le mariage, pourvu que le mariage restât secret; car il appréhendait que cela ne nuisît à sa réputation aussi bien qu'aux chances de son ambition dans l'église. Fulbert consentit. La réconciliation fut scellée par un échange de parole et par les embrassements de l'oncle et des siens. Tout cela peut-être cachait de leur part un projet de trahison. Il semble que Fulbert n'ait jamais renoncé à la pensée de quelque noire vengeance conçue dès le premier jour. Abélard retourna en Bretagne pour y chercher celle qui allait devenir sa femme. Mais elle n'approuva pas son projet, et elle entreprit de l'en dissuader. Cette fille héroïque ne songeait, disait-elle, qu'au péril et à l'honneur de son amant. Elle ne croyait pas qu'aucune satisfaction désarmât son oncle; elle le connaissait et pressentait les sombres desseins de cette âme ulcérée. Puis, elle demandait quelle gloire il y aurait pour elle à ternir la gloire d'Abélard par un hymen qui les humilierait tous deux[76]. Que ne lui ferait pas le monde, auquel elle allait enlever sa lumière? De quelles malédictions de l'Église, de quels regrets des philosophes ce mariage serait suivi! quelle honte et quelle calamité qu'un homme créé pour tous se consacrât à une seule femme! Elle le détestait, s'écriait-elle avec véhémence, ce mariage qui serait un opprobre et une ruine. [Note 76: Le discours étrange et pressant par lequel Héloïse tenta de détourner Abélard du mariage a été remarqué et même admiré de tout temps. Plusieurs auteurs le citent; nous ne rappellerons qu'un témoignage peu sérieux, mais qui n'en est pas moins frappant. Dans le _Roman de la Rose_, l'un des auteurs, Jehan de Meung, qui avait, il est vrai, _translaté en françhois la Vie et les Epistres de maîstre Pierre Abayalard et Héloys sa femme_, voulant faire le procès du mariage, s'exprime ainsi: Pierres Abaillart reconfesse Que suer Heloïs, l'abeesse Du Paraclet, qui fu s'amie, Accorder ne se voloit mie, Por riens qu'il la préist à fame: Ains il faisoit la genne dame Bien entendant et bien lettrée. Et bien amant, et bien amée, Argumens à il chastier Qu'il se gardast de marier. Et il continue en rimant toutes les raisons d'Héloïse et même quelque chose de l'aventure qui suivit. (Édit. de M. Méon, t. II, p. 213.--_Les Manuscrits de la Bibliothèque du Roi_, par M. Paulin Paris, t. V, no. 7071, p. 39.)] L'Apôtre n'en a-t-il pas signalé tous les ennuis, toutes les gênes, toutes les sollicitudes, lorsqu'il dit: «Vous êtes sans femme, ne cherchez point de femme.» Et qu'il ajoute: «Je veux que vous viviez sans tourment d'esprit.» (I Cor. VII, 27 et 32.) Si l'on récuse les saints en de telles matières, qu'on écoute les sages. Ne sait-on plus ce que saint Jérôme dit de Théophraste, que l'expérience avait amené à conclure contre le mariage des philosophes, et ce que répondit Cicéron à Hirtius qui lui conseillait de se remarier: «Je ne puis m'occuper également à la fois d'une femme et de la philosophie[77].» Abélard, d'ailleurs, ne devait-il pas se rappeler sa manière de vivre? Comment mêler des écoliers à des servantes, dea écritures à des berceaux, des livres et des plumes à des fuseaux et à des quenouilles? Quel esprit plongé dans les méditations sacrées ou philosophiques pourrait supporter les cris des enfants, les chants monotones des nourrices qui les apaisent, tout le bruit d'un ménage nombreux? Cela est bon pour les riches dont les maisons sont des palais, et à qui l'opulence épargne tous les ennuis; mais ce ne sont pas des riches que les philosophes. Leurs pensées vont mal avec les soucis mondains. Tous, ils ont cherché la retraite, et Sénèque dit à Lucilius: «Voulez-vous philosopher, négligez les affaires. Soyez tout à l'étude, il n'y a jamais assez de temps pour elle[78].» Interrompre la philosophie, c'est l'abandonner. Chez tous les peuples, gentils, juifs, chrétiens, il y a eu des hommes éminents qui se séparaient, qui s'isolaient du public par la paix et la régularité de leur vie. Chez les Juifs, c'étaient les Nazaréens, et plus tard les Sadducéens, les Esséniens; chez les chrétiens, les moines qui mènent la vie commune des apôtres, et imitent la solitude de saint Jean; chez les païens enfin, ceux à qui Pythagore a donné le noble titre d'amis de la sagesse[79]. Rappeler tous les exemples au souvenir d'Abélard, ce serait vouloir enseigner Minerve elle-même. Mais si des laïques ont ainsi vécu, que doit faire un chrétien, un clerc, un chanoine, et comment l'excuser de préférer à ces saints devoirs de misérables plaisirs, et de se plonger sans retour dans l'abîme? Où, si peu lui soucie de la prérogative ecclésiastique, qu'il sauve du moins la dignité du philosophe; qu'il se rappelle que Socrate fut marié et comme il expia sa faute. [Note 77: B. Hieronym. _In Jovinian_, l.1. Cette citation et toutes les autres sont attribuées à Héloïse par Abélard.] [Note 78: Senec. ep. LXXIII.] [Note 79: L'introduction du nom de philosophe est attribuée à Pythagore par Cicéron (_Tusc_., l. V, 3 et 4); mais Abélard ne devait le savoir que par saint Augustin qu'il cite: _De Civ. Dei_, l. VIII.--_Ab Op._, ép. I. p. 13 et 14.] Puis, laissant cette singulière argumentation, elle descendait, d'une voix plus émue, à des raisons plus pénétrantes. Ne devait-il pas songer qu'il serait plus périlleux pour lui de la ramener à son oncle? Combien il serait plus doux pour elle, et pour lui plus honorable, qu'elle fût appelée sa maîtresse que son épouse, et qu'elle le retînt par la grâce, au lieu de l'enchaîner par la contrainte! Leurs joies seraient plus vives tant qu'elles seraient plus rares. Pour elle, elle n'a jamais en lui rien aimé que lui-même. Elle pense ce que dans Eschine _la philosophe_ Aspasie dit à Xénophon[80]. Il n'est rang, titre ni gloire qu'elle préférât au sort qu'elle tient de lui. Le titre d'épouse est plus saint, le nom de sa maîtresse, de l'esclave de ses plaisirs, est plus doux; il a plus de prix pour elle que le rang d'une impératrice, quand Auguste en personne le lui aurait offert. Où est la femme dont la fortune égale la sienne? L'amour d'Abélard vaut mieux que l'empire du monde[81]. [Note 80: «Inductio illa philosophae Aspasiae.» (_Ab. Op._, ep. II, p. 45.) Dans un dialogue d'Eschine le socratique, Aspasie dit à Xénophon et à sa femme: «Persuadez-vous, vous, que vous possédez la première des femmes, et elle, le premier des hommes.» (Cic. _De Invent._, I, 31.--Quintil. _Inst. orat._, V, 11.)] [Note 81: _Ab. Op._, ep. I, p. 13-16, ep. II, p. 45. Toutes nos expressions sont plus faibles que celles dont Héloïse se servait encore, bien des années après ces événements.] Pour lui, il écouta tous ces conseils, toutes ces prières, sans en être ébranlé. Il lui fallut subir une discussion en règle, et le maître eut à réfuter son élève en dialectique. Sans doute ce mariage coûtait quelque chose à son ambition; c'était un parti qui pouvait compromettre sa position dans l'école, l'obliger au moins à renoncer à l'enseignement de la théologie, lui faire perdre son canonicat, lui fermer la voie des hautes dignités de l'Église, et il ne les dédaignait pas; on dit même que la mitre de l'évêque de Paris avait brillé à ses yeux. D'autres ont parlé de la pourpre romaine, que dis-je? de la tiare pontificale elle-même. Ces ambitieux rêves séduisaient sans doute l'esprit d'Héloïse; mais la situation présente pesait sur lui; il se flattait de tenir ses liens éternellement secrets; et dans son aveuglement, il repoussait les inquiétudes d'une femme trop clairvoyante, et se confiait à l'avenir. Sa volonté obtint ce qu'Héloïse, dans l'excès de son dévouement, appelait un sacrifice. Elle se résigna à devenir la femme de celui qu'elle aimait plus que la lumière du jour. Cependant, en consentant avec des soupirs et des larmes à son hymen, elle dit ces tristes mots: «Il ne nous reste plus qu'à donner par notre perte commune l'exemple d'une douleur égale à notre amour.» «Le monde entier a connu,» dit Abélard, «que dans ces paroles l'esprit de prophétie l'inspira[82].» [Note 82: Id, Ep. I, p. 16.--On remarquera que dans tous ces raisonnements le sacerdoce n'est pas allégué comme un empêchement; il n'en faudrait pas conclure rigoureusement qu'Abélard ne fût pas prêtre. Il ne regardait pas le mariage comme absolument interdit aux gens d'Église. (_Ab. Epit. theol._, p. 91, Berlin, 1836, et ci-après l. III, c. II.)] Ils quittèrent la Bretagne, recommandant leur enfant à leur soeur, retournèrent clandestinement à Paris; et quelques jours après, ils passèrent la nuit en oraison dans une église dont le nom est ignoré; ayant accompli secrètement ainsi les vigiles des noces, le matin, au jour naissant, en présence de Fulbert et de quelques amis, ils reçurent la bénédiction nuptiale; puis aussitôt ils se retirèrent sans éclat et chacun dans sa demeure. A partir de ce moment, leurs entrevues furent rares et dérobées, et tous leurs soins tendirent à cacher leurs nouveaux liens. Mais ces précautions devinrent inutiles. L'oncle même d'Héloïse et les gens de la maison, dans le désir imprudent d'effacer un pénible scandale, divulguaient le mariage, violant ainsi la foi promise. Héloïse, au contraire, se récriait et jurait avec imprécations que rien n'était plus faux[83]. Irrité de ces démentis, Fulbert l'accablait d'outrages, et le séjour commun devenait insupportable. Il fallut fuir encore. [Note 83: «Illa autem contra anathematizare et jurare.» (Ep. 1, p. 17.)] Il y avait près de Paris au village d'Argenteuil, sur les bords de la Seine, un couvent de femmes dédié à la Vierge, établi sous la règle de Saint-Benoît, et richement doté par Adélaïde, femme de Hugues Capet[84]. Une partie de l'enfance d'Héloïse s'y était écoulée: c'est là que la conduisit son mari. Il y avait fait disposer l'habit de religieuse qui convenait à la vie cloîtrée, et elle le revêtit, mais sans prendre le voile. Aucun esprit de retraite, aucun dégoût des joies du monde, aucune lassitude des passions ne l'amenait au pied des autels. Elle n'y cherchait qu'un sûr asile. L'homme que le ciel lui avait maintenant donné pour époux l'y venait voir de temps en temps, et leur amour ne respectait pas toujours la sainteté du lieu. Les détours du cloître, la solitude des salles silencieuses cachèrent plus d'une fois un bonheur qui ne pouvait donc cesser d'être criminel[85]. [Note 84: C'était un prieuré dépendant de l'abbaye de Saint-Denis et temporairement converti en couvent de femmes; il portait le nom de _Prioratus humilitatis B. Marie de Argentolio_, ou Notre-Dame d'Argenteuil. (_Ab. Op_., ep. 1, p. 17; Not., p. 1150.--_Gall. Christ_., t. VII, p. 607.)] [Note 85: «Nosti ... quid ibi tecum mea libidinis egerit intemperantia in quadam etiam parte ipsus refectorit.... Nosti id impudentissimo furio actum esse in tam reverendo loco et summae Virgini consecrato. (_Ab. Op._, ep. V, p. 69.)] Rien de tout cela n'était soupçonné de Fulbert, ou rien ne le touchait. Il savait seulement que sa nièce, jadis son plaisir et son orgueil, lui avait échappé, qu'elle était dans les murs d'un monastère, qu'elle portait la robe de religieuse. Il crut ou voulut croire qu'Abélard comptait ainsi se débarrasser d'elle et l'enchaîner loin de lui. Toutes ces précautions lui paraissaient suspectes, et ce qu'on prenait tant de soin de cacher, on voulait sans doute l'annuler un jour. La vie d'Abélard pouvait bien d'ailleurs n'être pas celle du mari le plus fidèle[85a]. [Note 85a: Voyez la note 2 de la page 46, et les allégations de Foulque de Deuil. (_Ab. Op._, p. 219.)] Les proches, les amis de Fulbert lui répétaient qu'on l'avait trompé, et en aigrissant ses soupçons exaltaient tous ses ressentiments. L'idée d'une vengeance bizarre et terrible lui était venue dès le premier jour de sa colère; elle le ressaisit de nouveau; peut-être ne l'avait-elle jamais quitté; et une nuit, après avoir mis du complot quelques-uns de ses parents, il se fit introduire avec ses complices, par un valet secrètement acheté, jusque dans la chambre retirée où reposait Abélard, et le surprenant sans défense et endormi, ils lui infligèrent, par un lâche attentat, la mutilation dégradante que le désir d'anéantir les tribulations de la chair dont parle saint Paul, arracha jadis au spiritualisme insensé d'Origène[86]. [Note 86: 1 Cor. VII, 28.--On ne saurait donner avec certitude la date de cet événement, mais ce ne peut être avant 1117, ni plus tard que 1118.] Dès que le jour fut venu, tout à cette nouvelle s'émut de surprise et d'horreur. La ville entière, curieuse et consternée, accourait dans le voisinage de la demeure d'Abélard et le fatiguait des cris de sa pitié. Tandis que les femmes qui toutes l'aimaient pleuraient en se racontant une si cruelle aventure, tout ce que l'Église avait de plus distingué, les chanoines de Paris, l'évêque lui-même, témoignaient hautement leur intérêt et leur indignation[87]. Les clercs surtout, les écoliers faisaient retentir la maison de gémissements insupportables, et ces témoignages d'une compassion bruyante allaient redoubler sa honte et ses souffrances. Pour lui, sur son lit de misère, il réfléchissait péniblement au degré de fortune et de gloire qu'il avait atteint, à cette déchéance si soudaine, si étrange et si terrible. Il se sentait humilié jusque dans le plus profond de son orgueil, en songeant que Dieu semblerait l'avoir frappé dans sa justice, que la trahison paraîtrait châtiée par la trahison même, et le crime puni et déshonoré par l'impuissance. Il pensait à la joie mal cachée de ses ennemis, à la douleur, à la confusion de ses amis, au bruit que ferait dans le monde cette dégradation dont il se voyait atteint. Quelle carrière désormais lui serait ouverte? De quel front se produire en public, lui maintenant montré partout au doigt, partout poursuivi par la risée, partout en spectacle comme un de ces monstres à qui, sous l'ancienne loi, Dieu fermait les portes du temple! (_Deut._, XXIII, 4.) [Note 87: _Ab. Op_., pars II, ep. 1, p. 221.] Ses meurtriers avaient pris la fuite après leur crime. Dès le premier moment, l'évêque Girbert avait manifesté la volonté d'en faire justice; car l'évêque avait juridiction sur les clercs, _forum ecclesiasticum_. Deux des fugitifs, dont l'un était le serviteur perfide et vendu, furent repris et condamnés à la peine du talion, après qu'on leur eut crevé les yeux. Quant à Fulbert, on ne put lui arracher l'aveu de son crime; l'aveu sans doute était alors nécessaire à la preuve. D'ailleurs le chapitre de Paris ne pouvait entièrement abandonner un de ses membres. Seulement, tous ses biens furent confisqués au profit de l'Église. On croit qu'il se cacha et vécut oublié; il ne mourut qu'assez longtemps après, compté toujours dans le collège des chanoines de Paris[88]. [Note 88: _Ab. Op._, ep. I, p. 17, pars 11, ep. I, p. 222, Not., p, 1149.] Abélard n'avait pu mourir. Il lui fallait recommencer sa triste vie. Un seul parti lui restait que lui dictait la honte plus que la piété; c'était d'entrer dans un cloître. Il s'y décida; mais il ne voulait pas être seul à mourir au monde; il fallait qu'Héloïse n'eût appartenu qu'à lui. Il exigea qu'elle prononçât ses voeux avant qu'il eût prononcé les siens[89]. Sur son ordre, Héloïse qui n'avait pas quitté sa retraite y prit d'abord le voile de novice, et le monastère se ferma sur elle. Tous deux enfin, ils revêtirent irrévocablement l'habit religieux, elle dans le couvent d'Argenteuil, lui dans l'abbaye de Saint-Denis (1119)[90]. [Note 89: _Id._, Ep. II, p. 47.] [Note 90: Cette date est celle qu'adoptent la plupart des historiens. (_Hist. litt._, t. XII, p. 92.) Le père Dubois veut que la retraite à Saint-Denis soit de 1117 ou 1118.(_Hist. Eccl. paris._, t. I, l. XI, c. VII, p. 777.)] Pour elle, au dernier moment, comme ses amis l'entouraient en pleurant et cherchaient encore à la détourner de se soumettre, à moins de vingt ans, au joug insupportable de la vie monastique, elle répondit par une citation toute classique qui prouve à la fois combien l'érudition et la passion, mêlées l'une à l'autre dans son âme, y effaçaient le sentiment religieux. Elle prononça tout à coup, d'une voix entrecoupée de sanglots et de larmes, cette plainte que Lucain prête à Cornélie, lorsqu'après Pharsale elle revoit Pompée dont elle croit avoir causé la perte: O maxime conjux, O thalamis indigne meis, hoc juris habebat In tantum fortuna caput? Car impia nupsi, Si miserum factura fui? Nunc accipe poenas Sed quas sponte luam[91]. [Note 91: Lucan. _Phars._, l. VIII, v. 94. «0 grand homme, ô mon époux, toi dont mon lit n'était pas digne, voilà donc le droit qu'avait la fortune sur une si noble tête! Pourquoi, par quelle impiété t'ai-je épousé, si je devais te rendre misérable? Accepte aujourd'hui la peine que je subis, mais que je subis volontairement.»] Et montant à l'autel d'un pas pressé, elle y prit le voile noir, bénit par l'évêque de Paris, et s'enchaîna solennellement à la profession religieuse. Triste victime, obéissante et non résignée, elle se sacrifiait encore à la volonté et au repos de celui qu'à regret elle avait accepté pour époux, et qu'elle abandonnait en frémissant, pour se donner à l'époux divin sans foi, sans amour et sans espérance[92]. [Note 92: _Ab. Op._, ep. ii. p. 45 et 47.] Voilà donc Abélard religieux à Saint-Denis. Le présent et l'avenir, tout est changé pour lui. Il a renoncé à la fortune, à l'éclat, à la gloire du monde, et il se tourne, mais avec peu de goût et de ferveur, vers la solitude chrétienne. Dans les premiers moments, son coeur n'était rempli que de regrets et de ressentiments. Il ne méditait que la vengeance. Il reprochait l'impunité de Fulbert à la faiblesse de l'évêque, aux machinations des chanoines; il les accusait tous de complicité, et voulait aller à Rome les dénoncer comme coupables envers la justice. Il fallut les efforts de ses amis pour l'en dissuader. Un d'eux (on lui donne du moins ce titre), Foulque, prieur de Deuil, fut obligé d'insister auprès de lui sur sa pauvreté qui ne lui permettait pas d'accomplir un si long voyage, ni de satisfaire aux dépenses que coûtait la justice ou la cupidité romaine, sur l'imprudence qu'il y aurait de s'aliéner pour jamais les chefs du clergé parisien, sur les sentiments d'équité et de charité que lui commandait sa nouvelle profession. Enfin il lui répéta cette triste parole: «Vous êtes moine[93].» [Note 93: _Monachus es._ (_Ab. Op._, pars II, ep. i, p. 222, 223.) Le prieuré de Deuil, dépendant de l'abbaye de Saint-Florent de Saumur, était situé dans la vallée de Montmorency. Foulque n'est connu que par sa lettre à Abélard. (Bayle, art. _Foulque.--Hist. litt._, t. XII, p. 240.)] Il était moine en effet, et la nécessité, sinon le devoir, lui prescrivait de vivre suivant son état. Une première ressource s'offrait à lui, c'était l'étude; mais d'abord l'étude lui sembla sans attrait; elle n'apportait plus la gloire avec elle. Toutefois des clercs venaient le voir, et l'abbé de Saint-Denis, Adam, se joignait à eux pour lui dire que le moment peut-être était arrivé de se consacrer plus que jamais au travail, et surtout aux recherches théologiques. Ils lui répétaient que maintenant l'amour du ciel lui pouvait inspirer ce que jadis peut-être lui avait suggéré le désir de la réputation et de la fortune; que son devoir était de faire valoir le talent que, selon la parabole évangélique, le Seigneur lui avait remis, comme à son serviteur, et qu'il réclamerait un jour avec usure. Ils ajoutaient que si, jusqu'ici, il avait instruit les riches, il lui restait à éclairer les pauvres; que le ciel, en le frappant, lui avait ouvert du moins l'asile de la paix de l'âme, de la liberté d'esprit, de la tranquillité studieuse; et que le philosophe du monde pouvait devenir aujourd'hui le philosophe de Dieu. Abélard hésitait à suivre ces conseils; il lui en coûtait de reparaître aux yeux des hommes. Mais il ne trouvait pas, dans l'abbaye de Saint-Denis, le repos qu'il espérait. Il l'avait choisie comme la première du royaume. On y avait reçu avec empressement un homme qui devait illustrer la communauté. On y attendait de lui de l'éclat et du bruit; il y cherchait le silence, la règle, l'oubli. Le premier mouvement de son désespoir avait dû être le renoncement absolu au monde. Or, l'antique fondation de Dagobert, agrandie et enrichie par la munificence de la longue suite de rois, ses successeurs, cette maison toute royale, une des institutions de la monarchie, monastère, dit saint Bernard, plus dévoué à César qu'à Dieu, n'était nullement étrangère aux choses mondaines, et tenait au siècle par de nombreux liens. Irritable et attristé, Abélard y trouvait la vie peu régulière, les moeurs relâchées. Il accusait l'abbé Adam lui-même de désordres qu'aggravait sa dignité[94]. Habitué au ton du commandement, prompt à tout régenter autour de lui, il s'éleva contre les dérèglements dont il était témoin, et ses reproches qui n'étaient pas toujours discrets, le rendirent bientôt à charge à tout le monde. Ses frères importunés saisirent avec empressement les instances de ses disciples comme une occasion de l'éloigner, et le pressèrent d'y céder en reprenant ses leçons. Il résista longtemps; il répugnait à revoir le grand jour. Cependant amis, ennemis, écoliers, religieux, l'abbé lui-même insistaient, et entrant alors dans cette vie, de mobilité et de tentatives changeantes que son âme inquiète allait prolonger, il s'établit dans le prieuré de Maisoncelle, situé sur les terres du comte de Champagne[95] pour y rouvrir son école à la manière accoutumée. [Note 94: La manière dont Abélard parle des désordres de l'abbé et des moines de Saint-Denis, ne permet pas le moindre doute. Ces désordres sont affirmés par saint Bernard, par Guillaume de Nangis, par les annales même du monastère. La chose était commune alors dans beaucoup de couvents, et il n'y avait pas cent ans que les mêmes désordres, dans la même maison, avaient nécessité une réforme entreprise par saint Odilon. Deux actes d'administration charitable de l'abbé Adam, rapportés par Duchesne qui veut le justifier, ne prouvent nullement qu'il menât une vie régulière. (_Ab. Op_., ep. I, p. 19; Not., p. 1153.--Saint Bernard, _Op._, ep. LXXVIII et not.--Guill. Nang. _Chron_., an. 1123, _Rec. des Hist_., t. XX, p. 727.)] [Note 95: «Ad cellam quamdam.» (_Ab. Op._, ep. I, p. 19 et 20.) D. Brial seul dit que ce lieu est Maisoncelle. (_Rec. des Hist._, t. XIV, p. 290.) Il y a dans le département de Seine-et-Marne plusieurs villages de ce nom. Le lieu qu'habitait Abélard, désigné par quelques écrivains sous le nom de _Trecensis cella_, peut être ou Maisoncelle de l'arrondissement et du canton de Coulommiers, ou plutôt Maisoncelles du canton de Villiers-Saint-Georges, arrondissement de Provins. Je ne crois pas que le lieu de refuge d'Abélard, malgré cette désignation _Trecensis cella_, doive être confondu avec le couvent de Troyes, appelé _Cella, monasterium cellense_, ou Moustier-la-Celle, le monastère de Saint-Pierre de Troyes. (_Gall. Christ._, t. XII, p. 539.) Le P. Longueval veut qu'il ait enseigné à Provins dans un prieuré de Saint-Florent de Saumur. Peut-être confond-il cette première sortie du couvent avec la seconde qui le conduisit à Provins, au prieuré de Saint-Ayoul. (_Hist. de l'Egl. gall_, t. VIII, l. XXIII, p. 355.--_Hist. litt_. t. IX, p. 85.)] Il retrouva sur-le-champ un auditoire attentif et nombreux; on parle de trois mille étudiants. La foule reparut, et bientôt ce lieu retiré ne suffit plus à l'abriter ni à la nourrir. Ramené par le malheur aux plus sérieuses méditations, préoccupé des devoirs de sa profession nouvelle, devenu par l'étude et plus savant et plus subtil[96], il rendit son enseignement éminemment religieux, sans abandonner ces sciences profanes dont on lui demandait surtout les leçons. Il en fit comme un appât dont la saveur attirait les disciples à cette philosophie véritable qui était enfin pour lui celle de Jésus-Christ, imitant ainsi celui qu'il appelait le plus grand des philosophes chrétiens, Origène. La manière en effet dont saint Grégoire le Thaumaturge nous dit qu'enseignait ce profond et singulier docteur offre assez d'analogie avec la méthode d'Abélard. C'est bien, au reste, celle de quiconque veut fonder la foi sur la raison. «Point d'arcane pour Origène,» dit le Thaumaturge, «il expliquait tout[97].» [Note 96: «De acute acutior.» (Oth. Fris., _De Gest. Frid._, t. I, c. XCVII.)] [Note 97: «Summum christianorum philosophorum Origenem.» (Ep. I, p. 19.) Voyez le passage de Grégoire dans l'ouvrage de D. Gervaise (t. 1, p. 131) ou dans ce père lui-même. (_Orat. panegyric. et charist. ad Origen_, p. 73. S.P. Greg. cogn. Thaum. _Op._, Paris, 1621.)] Le tour théologique qu'avait pris l'enseignement d'Abélard ne fit qu'exciter davantage la curiosité, et le professeur obtint un succès qui rappelait le passé. Pour s'instruire à la fois dans la science séculière et sacrée, on se pressa dans son école, et la décadence des autres établissements recommença. Les maîtres se déchaînèrent de nouveau contre lui. On attaqua tout, et sa manière et son droit d'enseigner. On lui reprocha, mais non pas en face, d'être, contrairement aux devoirs monastiques, encore trop captivé par l'étude des livres profanes, et d'avoir usurpé, cette fois sans qu'un supérieur l'autorisât, la maîtrise en théologie. Son école était en effet une oeuvre volontaire et privée; il n'était plus maître et comme recteur de celle de Paris, il n'était théologal d'aucune église. La publicité des écoles monastiques n'existait pas de droit, et d'ailleurs il enseignait hors de son couvent. On demandait donc son interdiction, et l'on ne cessait de presser dans ce sens, archevêques, évêques, abbés et tout personnage revêtu de quelque titre ecclésiastique. On travaillait à soulever tout le clergé contre lui. Abélard commença par braver l'orage; il s'était accoutumé à dédaigner ses ennemis. Sa supériorité avait jusqu'ici accablé tous ceux qu'elle avait irrités. N'ayant rien perdu de sa science éloquente, voyant son auditoire renouvelé, il pensait avoir gardé tout son ascendant, et il méconnaissait ce que le temps apporte de changement dans la situation des plus heureux, ce que le malheur enlève d'autorité au talent des plus habiles. Le respect et l'empressement de ses disciples lui faisaient illusion. Il ne savait pas qu'une puissance interrompue ne se retrouve guère, et que depuis sa chute une ombre funèbre avait été portée sur tout son avenir. Il arriva que, pressé par ses élèves, il entreprit de rédiger ses leçons théologiques. Son intention déclarée était d'affermir les fondements mêmes de la foi; et puisque le philosophe était maintenant un religieux, de rendre témoignage de sa profession en enseignant la philosophie religieuse. Or, la première vérité de la philosophie religieuse, c'est Dieu; la première question, c'est la nature de Dieu. Son ouvrage fut donc un traité sur la nature de Dieu, c'est-à-dire sur l'Unité et la Trinité divine. C'est l'_Introduction à la Théologie_ que nous avons encore[98]. Il essaie d'y exposer ce qui, ainsi qu'il l'observe lui-même, est plus fait peut-être pour la pensée que pour l'expression. Démontrant, comme on dit, la foi par la raison, il veut répondre aux hérétiques et surtout aux incrédules qui se piquent de philosophie, par un christianisme philosophique. De là cette thèse persévéramment soutenue que le dogme peut être présenté sous une forme rationnelle, qu'il faut comprendre ce qu'on croit, qu'il n'y a point de mystère qui ne puisse être éclairci par des explications ou du moins par des similitudes choisies avec discernement, et que la dialectique, cette maîtresse de la raison, doit être conciliée avec les croyances chrétiennes, si l'on ne veut pas qu'elle les ébranle, en les mettant en contradiction avec ses propres lois. Une conséquence assez naturelle était de placer l'autorité des philosophes presqu'au rang de celle des saints; de prétendre que la raison, révélation intérieure, avait conduit les premiers aux mêmes notions que les seconds sur la nature de Dieu et notamment sur la Trinité; que la vérité étant commune à tous, les sentiments qu'elle inspire avaient pu l'être, et qu'il ne fallait pas entièrement désespérer du salut des sages de l'antiquité. [Note 98: _Ab. Op._, pars II, p. 973. Tout le monde n'a pas regardé cet ouvrage comme celui qui fut brûlé à Soissons et qu'on a cru perdu. Mais il contient ce qu'à Soissons on lui reprochait d'avoir écrit, et les pensées et les expressions du prologue se rapportent parfaitement à ce qu'il dit dans l'_Historia calamitatum_ de la composition de l'ouvrage condamné à Soissons. (_Id._, ep. I, p. 20. Voyez le c. II du l. III de cet ouvrage.) L'assertion pour laquelle Othon de Frisingen dit qu'Abélard fut condamné se trouve textuellement dans l'Introduction. (_Id., Introd. ad Theol._, l. II, p. 1078.--_De Gest. Frid._, l. I, c. XLVII.)] Or, cette foi de la raison, implicite et confuse dans Platon, plus développée, plus authentique, plus puissante chez les chrétiens, c'est le dogme de l'unité de Dieu, seul incréé, seul créateur, seul tout-puissant, bien suprême et perfection infinie. Mais, en Dieu ne distinguent la puissance, la sagesse et la bonté; la première engendre la seconde, et la troisième procède de toutes deux. Car il y a encore de la puissance dans la sagesse, et la bonté qui n'est ni l'une ni l'autre serait nulle et vaine si toutes deux n'existaient pas, Tels sont les attributs distinctifs qui se personnifient dans le Père tout-puissant, dans le Fils, verbe de Dieu, éternelle raison, suprême intelligence, dans le Saint-Esprit, source divine de grâce, de charité et d'amour. Voilà les trois personnes de la Trinité, personnes distinguées entre elles éminemment par lesdites propriétés, mais qui n'ont qu'une essence, qu'une substance, puisqu'il n'y a qu'un Dieu dont toutes les oeuvres sont indivisibles et supposent à la fois la puissance, la sagesse et la bonté. Cette notion de la nature essentielle de Dieu devait être conciliée avec ses attributs généraux, avec son immutabilité, sa providence, sa prescience. Cette conciliation était l'objet de la dernière partie, qui est restée ou ne nous est parvenue qu'incomplète; et l'ouvrage touchait ainsi à toute les questions de la théodicée. Cette doctrine, qui sans être entièrement nouvelle ni dénuée d'antécédents réputés orthodoxes, se signalait cependant par un ton de hardiesse, par des subtilités hasardées, par un caractère général de liberté dans la discussion, devait à la fois séduire beaucoup de jeunes esprits, et alarmer beaucoup de consciences inquiètes. Le nom de son auteur, je ne sais quelles apparences aventureuses qui s'étaient toujours attachées à lui, la position qu'il avait toujours prise en dehors de l'ordre commun, la rendait plus suspecte, plus attrayante et plus périlleuse qu'elle ne l'eût été sous la protection d'un autre nom. L'intelligence était alors curieuse, excitée, et cependant soumise aux règles de la foi; elle aimait à raisonner et elle voulait croire. Ce qui semblait démontrer la croyance, convaincre la raison, satisfaire à ce besoin inquisitif d'examiner et de discuter, sans le déchaîner ni l'égarer, donner enfin au mystère la forme d'un problème et au dogme celle d'une solution, devait être saisi avec ardeur et accepté comme la découverte de la vérité parfaite et définitive. Les idées d'Abélard avaient dès longtemps transpiré par ses leçons, et s'étaient ouvert les esprits; le traité qui résumait ces idées et les livrait au publie eut un succès de propagande. C'était précisément l'instant où se formait contre lui la coalition des maîtres qu'il avait discrédités. Ils s'armèrent du prétexte que leur fournissait son imprudence; la malveillance et l'envie le dénoncèrent à la foi sévère ou timide. Les autorités ecclésiastiques furent appelées à la vigilance et suppliées d'intervenir. Abélard, sans mépriser absolument ces attaques, les repoussa avec hauteur, et répondit par l'insulte et le défi. Toujours confiant et impérieux, il provoquait une lutte qu'il ne croyait pas, je pense, qu'on osât engager. Comme on lui reprochait d'avoir appliqué témérairement la dialectique à la théologie et donné aux doctrines sacrées les allures d'une science profane, il publia ou laissa courir une amère apologie (du moins on peut présumer qu'elle date de cette époque), ou plutôt une invective contre ces ignorants en dialectique qui prenaient, disait-il, _ses dogmes pour des sophismes_[99]. [Note 99: «Invectiva in quemdam Ignorum dialecticea.» (_Ab. Op._, pars II, ep. IV, p. 238.)] «Mais quoi? n'était-ce pas toujours la fable si connue du renard dédaignant les cerises qu'il ne pouvait atteindre? Ainsi quelques docteurs de ce temps, parce qu'ils ne sauraient atteindre à la dialectique, l'appellent une déception; ce qu'ils ne peuvent comprendre est sottise; ce qui les passe est un délire. Ils s'appuient, s'il faut les en croire, sur les livres sacrés; mais que de saints docteurs la recommandent,--cette science qu'ils insultent! On peut leur montrer des citations des Pères qui jugent la dialectique nécessaire pour comprendre, pour expliquer, pour défendre l'Écriture. Saint Augustin, saint Jérôme même lui donnent à résoudre les difficultés de la foi. Qu'est-ce que les hérétiques, sinon des sophistes, et comment confondrons-nous les sophistes, si ce n'est en nous montrant dialecticiens? Et nous nous montrerons en proportion disciples fidèles du Christ. Quel est le nom que lui donne l'Évangile? n'est-ce pas celui de la raison, du verbe incarné, de _cette lumière qui luit dans les ténèbres_, de ce principe enfin dont le nom grec est l'origine du nom de la logique? Si le Christ est si souvent appelé _sophia_ ou la sagesse, s'il est le _logos_ ou le verbe, dont parlent et Platon et saint Jean, les amis de la sagesse ou les _philosophes_, les disciples du verbe ou les _logiciens_ ne sont que les chrétiens les plus fervents. Ne semblent-ils pas précisément chercher et invoquer ces dons que le Saint-Esprit transmettait en langues de feu, la parole, l'intelligence et l'amour? Enfin notre Seigneur lui-même, pour convaincre les Juifs, n'a pas dédaigné l'arme de la discussion. Il n'a pas toujours prouvé la foi par des miracles; lui aussi, il a recouru à la puissance de la raison; et son divin exemple nous enseigne que nous, à qui manquent les miracles, à qui ne reste que la lutte de la parole, nous devons convaincre par elle ceux qui cherchent la sagesse comme les Grecs au temps de saint Paul[100]. Aussi bien, _pour les hommes qui savent juger_[101], la raison a plus de force que les miracles, qu'on peut attribuer à quelque pouvoir infernal. Si l'erreur peut se glisser dans le raisonnement, c'est surtout quand on ignore l'art de l'argumentation. Il faut donc s'adonner à la logique, qui pénètre tout, même les questions sacrées, et qui confondra surtout les docteurs présomptueux qui se croient les mêmes droits qu'elle.» [Note 100: «Nam et Judaei signa petunt, et Graeci sapientiam quaerunt.» (1 Cor. 1, 22.)] [Note 101: «Apud discretos» (_loc. cit._, p. 242), ceux qui ont la _discrétion_ ou le discernement, comme dans cette expression: _l'âge de discrétion_.] En même temps qu'Abélard se défendait de la sorte contre ceux qui suspectaient sa foi pour cause de philosophie, il avait soin de se montrer à l'Église gardien jaloux des intérêts de la vérité, et prompt à repousser toute attaque que la dialectique même pouvait diriger contre son orthodoxie. On croit qu'il rencontra parmi ses dénonciateurs ce Roscelin qu'il avait autrefois suivi et qui lui-même avait tant scandalisé l'Église. Mais, réconcilié avec elle depuis son retour d'exil, par les soins d'Ives, dernier évêque de Chartres, Roscelin pouvait être devenu d'autant plus intolérant qu'il avait été persécuté, d'autant plus jaloux qu'il était oublié. On lui attribue d'ailleurs quelques-unes des propositions sur la Trinité qu'Abélard, sans le nommer, attaquait dans son livre[102]. C'était assez pour le pousser à la vengeance. [Note 102: _Ab. Op., Introd. ad. Th._, l. II, p. 1067; Not., p. 1157.--_Hist. litt._, l. XII, p. 122. J'aurais de la peine à reconnaître Roscelin parmi les hérétiques qu'Abélard caractérise au commencement du livre II de l'Introduction; mais des erreurs signalées dans le cours de l'ouvrage, plus d'une peut venir de Roscelin, chef de ces _pseudo-dialecticiens_, qu'il attaque si vivement. Voyez dans le livre III de cet ouvrage le c. 11.] Un jour donc, en 1121[103], Abélard apprend que ce maître en fausse dialectique, tâchant d'envenimer sa doctrine sur la Trinité, l'a dénoncé aux autorités ecclésiastiques. Il prend l'offensive à son tour, et, dans une lettre véhémente, il dénonce à Girbert, évêque de Paris, _et au vénérable clergé de son église_, cet _antique ennemi de la foi catholique_, convaincu par le concile de Soissons de prêcher le trithéisme, et qui vient vomir contre lui l'outrage et la menace[104]. [Note 103: Rousselot, _Philos, du moy. âge_, t. I, p. 187.] [Note 104: Cette lutte entre Abélard et Roscelin est un fait contesté. On en donne pour preuve une lettre dans laquelle un théologien, désigné par l'initiale P et qui a écrit sur la Trinité, se plaint à G, évêque de Paris, des attaques d'un vieux dialecticien hérétique qui ne paraît autre que Roscelin, et demande à être jugé contradictoirement avec lui (_Ab. Op_. pars II, cp. XXI, p. 334). Mais on ne peut démontrer que cette lettre soit d'Abélard, qui l'aurait écrite vers 1120 ou 1121; on ne sait pas si Roscelin vivait encore quand parut l'ouvrage sur la Trinité; enfin on ajoute que converti alors, Roscelin qui vivait pieusement en Aquitaine vers 1103, n'aurait pu provoquer ou mériter à Paris les attaques que l'auteur de la lettre dirige contre lui. On veut donc qu'elle soit d'un théologien inconnu P qui aurait poursuivi Roscelin, lors de ses démêlés avec saint Anselme au sujet de la Trinité; revenant d'Angleterre vers 1O87, Roscelin trouvant cet ouvrage, l'aurait dénoncé à l'évêque G (Guillaume) auprès duquel P se serait défendu à son tour. On peut répondre que la date de la mort de Roscelin est ignorée; que la lettre de P peut être de _Petrus_, nom donné sans cesse à Abélard, et adressée à Girbert, évêque de Paris de 1117 à 1124. L'auteur da la lettre se dit auteur d'un _Opuscule_ sur la Trinité, _Opusculo nostro de fide Trinitatis_, et Abélard, en parlant de son Introduction, se sert ailleurs du même mot (_Comm. in Rom_., p. 513). La lettre, à lui attribuée par d'Amboise et Duchesne, cotée sous son nom dans le manuscrit, respire une irritabilité intolérante, un des traits de son caractère. Il a bien pu se montrer méprisant et offensé à l'égard de Roscelin même converti, et Roscelin, quand ce serait lui dont la piété en 1103 édifiait l'Aquitaine, avait bien pu se montrer malveillant ou injuste envers le novateur Abélard. (Cf. G. Dubois, _Histor. Eccles. paris_., t. I, 1. XI, c. II, p. 709.--_Hist. litt_., t. VIII, p. 464; t. IX, p. 362; t. XII, p. 111.--_Malteac, Chron. in Bibl. nov. mss_. P. Labbaei, t. II, p. 217.)] «S'il est vrai qu'il ait inséré quelque ombre d'hérésie dans ses écrits sur la Trinité, il invoque les athlètes du Seigneur et les défenseurs de la foi; qu'un jour soit pris, un lieu désigné, et que des juges choisis prononcent et punissent ou le calomniateur ou l'hérétique. Pour lui, il remercie le ciel d'avoir à combattre pour la foi, et d'être en butte aux traits d'un homme qui n'a jamais eu d'inimitié que contre les gens de bien, de celui qui a osé attaquer dans une épître _le héraut du Christ_, Robert d'Arbrissel, et se répandre en outrages contre _ce magnifique docteur de l'Église_, Anselme, archevêque de Cantorbery[105], d'un homme dont l'indocilité mérita que le roi d'Angleterre le bannît de son royaume, et qui n'a pas sans peine sauvé sa vie par la fuite. Et c'est cet homme déshonoré qui veut étendre à d'autres son infamie! Cet homme, proscrit de deux royaumes, fustigé, dit-on, par les chanoines dans l'église de Saint-Martin, dont il est chanoine aussi pour la honte du sanctuaire, cet homme que sa vie et sa foi dénoncent assez, Abélard ne le nommera pas. «C'est ce faux dialecticien et ce faux chrétien qui ayant prétendu qu'aucune chose n'a de parties, a été contraint d'admettre que lorsque le Seigneur mangea, comme le dit saint Luc, un morceau de poisson rôti, ce qu'il mangea fut une partie du mot de _poisson rôti_. Or, est-il étrange que celui qui a levé la tête contre le ciel, extravague sur la terre, et veuille perdre les autres après s'être perdu[106]?» [Note 105: «Egregium illum praeconem Christi... magnificum Ecclesiae doctorem.» Les deux personnages sont bien caractérisés. Robert d'Arbrissel fut un prédicateur, une sorte de missionnaire plus célèbre par la piété que par le talent. On lui dut plusieurs fondations, entre autres celle de Fontevrault. On ne sait pas dans quelle occasion il fut attaqué par Roscelin. C'est à tort qu'on a essayé d'attribuer à ce dernier, soit la lettre de Godefroi, abbé de Vendôme, soit celle de Marbode, dans lesquelles des conseils à la fois charitables et sévères sont adressés à Robert d'Arbrissel. Les auteurs de l'_Histoire littéraire_ ne me paraissent laisser subsister aucun doute à cet égard. Quant aux attaques de Roscelin contre saint Anselme, elles sont fort connues, et elles contribuèrent à le faire chasser de l'Angleterre où il s'était réfugié après avoir été chassé de France. (_Journal des Savants_, ann. 1682, p. 191.--_Hist. litt_., t. IX, p. 364; t. X, p. 359.)] [Note 106: Tel est l'extrait de la lettre intitulée _G. Dei gratia parisiacae sedis épiscopo unaque venerabili ejusdem ecclesiae clero P_. (Pars II, cp. XXI, p. 334.) Plusieurs détails font reconnaître Roscelin. Le sarcasme sur le _morceau de poisson rôti_ (_partem piscis assi_, Luc. XXIV, 42) est une allusion à la doctrine qui refusait l'existence réelle aux parties du tout comme aux qualités de la substance, d'où il résultait que les qualités et les parties n'étaient que des mots. Au reste, dans ce système pris au sens le plus absolu, ce n'est pas le poisson qui eût été un mot, mais la partie seulement. (Ouvr. inéd., Intr., p. xc. _Dial_., p. 471.) Quant à la flagellation de Roscelin, elle n'est, que je sache, rapportée nulle part. Avant de quitter la France, sous le coup de la sentence du concile de Soissons, Roscelin est désigné constamment comme maître et chanoine de Compiègne, où il n'y avait pas de chapitre de Saint-Martin. Les auteurs de l'_Histoire littéraire_ ne voient pas de difficulté à croire que, rentré en France, il fut chanoine de Saint-Martin à Tours; mais ils ne citent ni ce passage ni aucune autorité, car Duboulai qu'ils nomment n'en parle pas. (_Hist. litt_., t. IX, p. 301).--_Hist. Univ. paris_., t. I, p. 443, 485, 493, 639.] C'est dans ces termes, où se trahit peut-être plus de colère que de mépris, qu'Abélard livrait son ennemi à l'exécration de l'Église, oubliant trop sans doute qu'au temps où il vivait les mêmes anathèmes attendaient quiconque avait innové dans la dialectique et par elle dans la théologie, et que le glaive sacré était déjà levé sur la tête du contempteur de Roscelin, téméraire vainqueur de Guillaume de Champeaux et d'Anselme de Laon. Rien n'était fort à craindre, en effet, dans cet effort désespéré d'un auteur de système qui, se sentant menacé de l'oubli, voulait envelopper dans une communauté d'hérésie et de disgrâce celui qu'il n'avait pu annuler ou traîner à sa suite. Malgré cette dénonciation odieuse, repoussée avec une violence qui ne le semble guère moins, ce n'était pas le proscrit Roscelin que devait redouter Abélard; mais les anciens sectateurs du réalisme, mais les amis de Guillaume et d'Anselme morts sans vengeance[107]; mais quelques disciples fidèles à leur mémoire et bienvenus auprès des princes de l'Église; mais cet Albéric et ce Lotulfe dont il avait rencontré de bonne heure l'opposition vigilante, et qui voulaient dominer à leur tour et recueillir tout l'héritage de leurs maîtres; voilà ceux dont l'inimitié devait lui faire éprouver cruellement sa puissance. [Note 107: C'est Abélard qui dit positivement qu'ils étaient morts à celle époque (cp. I, p. 20), et comme le concile de Soissons eut bien certainement lieu en 1121, cela fortifie l'opinion qui place avant cette année la mort de Guillaume de Champeaux. (Voyez la note 2 de la page 29.) Quant à Anselme, il était mort en 1116.] Albéric et Lotulfe gouvernaient les écoles de Reims; le premier, archidiacre de la cathédrale, prieur de Saint-Sixte, et qui avait été un moment désigné, avec l'appui de saint Bernard, pour succéder à Guillaume de Champeaux dans l'évêché de Châlons[108], jouissait d'un grand crédit auprès de Raoul dit le Vert, son archevêque[109]. Poussé par les instances répétées des deux professeurs, ce prélat s'entendit avec Conan, évêque de Palestrine, qui remplissait alors dans les Gaules les fonctions de légat du saint-siège[110], pour convoquer, sous le nom de concile ou synode provincial, un conventicule à Soissons, ville déjà signalée par la condamnation de Roscelin en 1092. Abélard y fut appelé, on lui dit d'apporter son célèbre ouvrage, _opus clarum_. On l'accusait d'avoir, comme Roscelin, appliqué les principes du nominalisme au dogme de la Trinité. Il se rendit à l'appel et parut accepter le jugement. [Note 108: Saint Bernard fit de vains efforts auprès du pape Honoré II pour obtenir qu'il approuvât l'élection d'Albéric au siège de Reims. (S. Bern. _Op_., ep. XIII.) Je dois cependant ajouter que la plupart des auteurs pensent que ce n'est pas après Guillaume de Champeaux (1119 ou 1121), mais après Ebal, son successeur (1126), qu'Albéric faillit devenir évêque de Châlons.] [Note 109: «Radulfus nomine, Viridis cognomine.» Abélard et plusieurs écrivains l'appellent _Rodulfus_, et d'autres _Radulfus_, que l'on traduit ordinairement par Raoul. (_Ab. Op_., ep. I, p. 20; Not. p. 1164.--G. Marlot, _Metrop. remens. Hist_., t. II, I. II, c. XXXI, p. 244 et 275.--_Gall. Christ_., t. IX, p. 80.)] [Note 110: Conan, Conon ou Conus, évêque de Palestrine ou Préneste, légat du pape Paschal II en France, y prit part à plusieurs conciles. En 1120, il était légat du pape Calixte II, et tint un nouveau concile à Beauvais. (_Ab. Op_; Not., p. 1166.)] Soissons était une ville de la province ecclésiastique de Reims[111]. L'archevêque Raoul y avait convoqué ses suffragants, et quelques membres considérables du clergé, parmi lesquels on distinguait Geoffroi II, évêque de Chartres. Le droit de juridiction sur Abélard n'était rien moins qu'établi. Comme moine de Saint-Denis, il relevait de l'évêque de Paris, dont le métropolitain était à Sens. Tout au plus pouvait-on dire que le lieu où il avait enseigné se trouvait dans une partie du territoire de Champagne, dépendante de la province de Reims. Mais il n'éleva aucune difficulté; il était loin de se refuser aux épreuves et aux discussions publiques, et il les avait en quelque sorte demandées[112]. [Note 111: Province de Reims ou Belgique seconde. Les suffragants de l'archevêque de Reims, en 1121, étaient probablement les évêques de Soissons, d'Arras, de Laon, de Beauvais, de Châlons, de Noyon, d'Amiens, de Senlis et de Térouenne. On ignore quels sont ceux de ces prélats qui assistèrent au concile. Il y en eut sans doute très-peu; on verra plus bas que l'assemblée n'était pas nombreuse. La présence de Lisiard de Crespy, évêque de Soissons, est seule attestée. (_Gall. Christ_., t. IX, passim.)] [Note 112: Mais cette demande était adressée à l'évêque de Paris. Voyez ci-dessus p. 81, et dans les Oeuvres, p. 334. Quant à la compétence, résultant du lieu où l'enseignement avait été donné, je ne l'indique que comme une hypothèse.] Lorsqu'il arriva à Soissons (1121), il trouva le clergé et le peuple mal disposés pour lui. On avait répandu les bruits les plus fâcheux; il passait pour avoir écrit et prêché qu'il y avait trois Dieux, en sorte que, dans les premiers jours, quelques-uns de ses disciples faillirent être lapidés par le peuple[113]. C'était assurément une situation toute neuve pour Abélard. [Note 113: Le peuple de Soissons était fanatique. Peu d'années auparavant, il avait brûlé de son propre mouvement un homme soupçonné de manichéisme. (Le P. Longueval, _Hist. de l'Église gall_., t. VIII, l. XXIV, p. 414.)] Il alla d'abord droit au légat, et lui remit son livre, déférant d'avance au jugement de cet évêque, et déclarant que, s'il avait rien émis qui s'éloignât de la foi catholique, il était prêt à le corriger et à donner toute satisfaction, déclaration qui se lisait déjà dans l'ouvrage même[114]. Le légat embarrassé le lui rendit, en lui disant de le porter à l'archevêque et à ses conseillers, accusateurs devenus juges. L'ordre fut exécuté; mais les nouveaux censeurs regardèrent, feuilletèrent le manuscrit sans y rien trouver à reprendre, du moins en présence de l'auteur, et ils renvoyèrent le jugement à la fin du concile. Avant même qu'il ne s'ouvrît, Abélard s'était efforcé de se ressaisir du public. Partout et devant tous, il développait chaque jour la pensée de son ouvrage, il exposait sa foi, il rendait le dogme intelligible, démonstratif, et commençait à retrouver des admirateurs. On remarqua bientôt dans la ville cette singularité d'un accusé qui parle haut et d'un accusateur qui se tait. «Quoi,» disait-on, «il harangue le public, et on ne lui répond pas! Le concile touche à son terme, un concile réuni principalement à cause de lui; et de lui il n'est pas question! Est-ce que les jugea auraient reconnu que l'erreur était de leur côté?» Ces propos et d'autres semblables ne faisaient qu'animer de plus en plus l'ardeur de la poursuite; une condamnation devenait à chaque instant plus nécessaire. [Note 114: _Intruct. ad Theol_., prolog., p. 974.] Un jour, Albéric, accompagné de quelques-uns des siens, s'approche d'Abélard, et voulant apparemment l'embarrasser, après quelques mots flatteurs, il lui dit qu'il s'étonnait d'une chose qu'il avait notée dans son ouvrage; savoir que Dieu ayant engendré Dieu, et Dieu étant unique, Dieu cependant ne s'était pas engendré lui-même. «Si vous voulez,» répondit Abélard, «je vous en donnerai la raison.--Nous faisons peu de compte,» reprit Albéric, «des raisons humaines, ainsi que de notre propre sens en pareilles matières; nous demandons les paroles de l'autorité.--Tournez le feuillet,» dit Abélard, «et vous trouverez l'autorité.» Et lui, prenant des mains le livre qu'Albéric avait apporté, il chercha le passage qn'Albéric n'avait pas vu ou compris, n'ayant qu'une pensée, celle de trouver un adversaire en faute. Le bonheur voulut ou Dieu permit que le passage se présentât aussitôt. La citation portait: «Saint Augustin, _de la Trinité_, livre I.--Celui qui croit qu'il est de la puissance de Dieu de s'être engendré lui-même, erre d'autant plus que non-seulement Dieu n'est point dans ce cas, mais pas plus que lui aucune créature spirituelle ou corporelle. Il n'est absolument aucune chose qui s'engendre elle-même[115].» [Note 115: Voilà une preuve que l'ouvrage jugé à Soissons est l'Introduction à la Théologie; on y trouve le passage repris par Albéric, et la citation de saint Augustin qu'invoque Abélard pour lui répondre. (_Ab. Op_., ep. I, p. 21; _Introd_., l. II, p. 1066.--Saint Augustin, _Op. omn., De Trin_., l. I, c. I, t. VIII, p. 749; édit. de 1779.)] Les disciples d'Albéric qui étaient présents furent surpris et confus. Leur maître, pour essayer de se défendre, dit à tout hasard: «Mais il faut bien l'entendre.--La belle nouvelle,» reprit sur-le-champ Abélard; «mais vous demandiez un texte, et non pas le sens. Si vous voulez le sens et la raison, je suis prêt à vous montrer qu'avec l'autre opinion, vous tombez dans l'hérésie qui veut que le Père soit son propre fils.» A ces mots, Albéric en colère répondit par des menaces, et lui dit que, dans cette affaire, ni les autorités ni les raisons ne seraient pour lui, et il s'éloigna. Abélard qui raconte cette anecdote n'ajoute pas que, dans le passage en question, c'était précisément une opinion d'Albéric lui-même qu'il attaquait en passant, l'attribuant, sans prononcer aucun nom, à un maître en théologie _qui occupait en France une chaire de pestilence_[116]. Albéric qui s'était reconnu, sans en convenir, avait dû naturellement trouver dans cet endroit la plus grosse hérésie du livre. [Note 116: «Magistros divinorum librorum qui nunc maxime circa nos pestilentae cathedras tenent.... quorum unus in Francia.» (_Ab. Op., loc. cit_.) Je suis ici l'opinion de Mabillon. (Saint Bern., ep. XIII, in not.)] Le dernier jour du concile arriva, et avant la séance, le légat mit en délibération avec l'archevêque et quelques-uns des meneurs ce qu'on devait faire de l'accusé et de son livre. Ils avaient l'un et l'autre sous la main, ils étaient là pour les juger, et ils paraissaient n'avoir rien à dire. Évidemment, on reculait devant une discussion publique, et soit faiblesse ou calcul, soit défiance de la cause ou crainte de l'ascendant si connu d'Abélard, on avait ainsi tout retardé, débat et jugement, les uns voulant échapper à la nécessité d'une telle épreuve, les autres prévoyant qu'au dernier moment tout deviendrait plus facile et que le coup pourrait être brusquement et silencieusement porté. Mais Abélard avait un parti dans le clergé; les dignités ecclésiastiques étaient déjà le partage de quelques-uns de ses élèves. Dans cette conférence décisive, Geoffroi de Lèves, évêque de Chartres, le premier par sa piété et par la dignité de son siège[117], profita de l'embarras visible des assistants pour les exhorter à la modération. Il rappela d'abord la situation d'Abélard, la supériorité de ses talents, ses succès dans tous les enseignements, le nombre de ses sectateurs, l'étendue de son influence, _de cette vigne qui projetait ses pampres jusqu'à la mer_. Il ajouta que si l'on voulait le condamner par une décision en quelque sorte préjudicielle et le frapper sans débat, il était à craindre qu'en indisposant beaucoup de monde on ne suscitât aussitôt un grand parti pour sa défense, d'autant que rien dans ses écrits ne donnait ouvertement accès à la censure; qu'une telle violence ajouterait à la faveur publique, et serait attribuée à l'envie plus qu'à la justice; que si, au contraire, on voulait procéder canoniquement, il fallait produire dans l'assemblée un écrit ou un dogme incontestablement de lui, l'interroger, et le laisser librement répondre, afin qu'après aveu ou conviction, il fût réduit au silence; suivant cette parole de Nicodème, lorsqu'il voulut sauver Notre-Seigneur: «Est-ce que notre loi condamne un homme, s'il n'a pas été ouï auparavant, et sans qu'on sache ce qu'il a fait?» (Jean, VII, 51.) [Note 117: Geoffroi II, successeur d'Ives dans l'évêché de Chartres, était de race noble, et son siège a été longtemps le premier de la province de Sens. Le siège de Paris n'était alors que le troisième. On n'explique pas comment, étant de la province de Sons, il assistait à un concile tenu par les évêques de celle de Reims. Il joua pendant toute sa vie un grand rôle dans les affaires du clergé, et nous le verrons reparaître plus d'une fois. (_Ab. Op_., ep. I, p. 22.--_Gall. Christ_., t. VIII, p. 1134 et suiv.--_Hist. litt_., t. XIII, p. 82.)] Cet avis fut accueilli par des murmures, et quelques-uns s'écrièrent ironiquement que le conseil était bien sage d'aller lutter de faconde avec un homme aux arguments et aux sophismes duquel l'univers n'aurait su comment résister. Geoffroi se contenta de remarquer qu'il était encore plus difficile de disputer avec le Christ, lequel pourtant Nicodème voulait qu'on écoutât par respect pour la loi. Puis essayant de les ramener par une autre voie et d'obtenir l'ajournement d'une décision qui réclamait un examen plus mûr et une assemblée plus nombreuse, il demanda qu'Abélard fût reconduit à Saint-Denis par son abbé qui était présent, et que l'on y convoquât une réunion considérable et des plus savants hommes, pour examiner plus attentivement ce qu'il y avait à faire. Ce dernier avis obtint l'assentiment du légat, et tous les autres parurent s'y rendre. Dans les cas épineux, l'ajournement gagne aisément la faveur d'une assemblée. Conan se leva pour aller dire sa messe, avant d'entrer au concile, et il fit prévenir Abélard par l'évêque de Chartres de la permission qui lui serait accordée de retourner dans son monastère, pour y attendre ce qui avait été convenu. Mais alors les plus acharnés ou les plus rigoureux, voyant bien qu'il n'y avait rien de fait, si l'affaire devait se traiter hors du diocèse et là où leur crédit ne s'étendait pas, persuadèrent à l'archevêque qu'il serait ignominieux pour lui que la cause fût renvoyée à un autre tribunal, et qu'il fallait craindre que l'accusé n'échappât. On revint donc au légat, on le pressa de changer d'avis, et on l'amena, malgré lui, à consentir que la doctrine fût condamnée sans débat contradictoire, le livre brûlé en présence de tous, et l'auteur renfermé à perpétuité dans un nouveau couvent. On lui persuada que, pour fonder la condamnation, il suffisait que sans l'autorisation ni du souverain pontife, ni de l'Église, l'ouvrage eût été lu dans un cours public et livré par l'auteur lui-même à plusieurs pour le transcrire; on ajouta enfin qu'un tel exemple servirait la religion en prévenant à l'avenir le retour de semblables témérités. Le légat, à ce qu'il paraît, était peu instruit; il s'appuyait beaucoup sur les conseils de l'archevêque de Reims, qui lui-même était conduit par Albéric, Lotulfe et leurs amis. L'évêque de Chartres jugea que l'on ne pourrait empêcher l'exécution de ce plan, et avertissant Abélard, il l'engagea à tout supporter, et à n'opposer qu'une douceur exemplaire à une violence qui nuirait plus à ses ennemis qu'à lui. Quant à sa réclusion dans un monastère, il lui dit de ne point s'en inquiéter et que le légat qui dans tout cela agissait à contre-coeur, lui ferait certainement, quelques jours après la dissolution du concile, rendre la liberté. Abélard pleurait en l'écoutant, et Geoffroi pleurait avec lui. La pensée a beau mépriser la force; quand la force l'opprime en la faisant taire, c'est un martyre sans consolation. La consolation ou la vengeance de la pensée, c'est la parole. Abélard fut appelé; il parut devant le concile. On l'accusait vaguement de l'hérésie de Sabellius, c'est-à-dire d'avoir nié ou affaibli la réalité des trois personnes de la Trinité[118]. Jugé sans discussion, convaincu sans examen, on le força de jeter de sa propre main son livre dans les flammes. Il le regardait tristement brûler, lorsqu'au milieu du silence apparent des juges, un des plus hostiles dit à demi-voix qu'il y avait lu en quelque endroit que Dieu le père était seul tout-puissant; ce que le légat ayant entendu, il lui dit, avec grand étonnement, qu'il ne le pouvait croire. «Même chez un petit enfant,» ajouta-t-il, «une si grosse erreur serait inconcevable, quand la foi universelle tient et professe qu'il y a trois tout-puissants.» A ce mot, un maître des écoles, qui se nommait Terric[119], se prit à sourire, et lui souffla aussitôt ces paroles d'Athanase dans son symbole: «_Et pourtant il n'y a pas trois tout-puissants, mais un seul tout-puissant_[120].» Et comme son évêque, qui l'avait entendu, lui reprochait cette inconvenance à l'égal d'un propos contre la majesté divine, Terric tint bon intrépidement en citant les paroles de Daniel: «_Ainsi, fils insensés d'Israël, sans juger et sans connaître la vérité, vous avez condamné un de vos frères: retournez au jugement_ (XIII, 48 et 49), et jugez le juge lui-même, car celui qui devait juger s'est condamné par sa propre bouche.» Alors l'archevêque, se levant, justifia comme il put, en changeant les termes, la pensée du légat; et, se laissant aller à la controverse, il établit qu'effectivement le Père était tout-puissant, le Fils, tout-puissant, le Saint-Esprit, tout-puissant, et que celui qui sortait de là ne devait pas même être écouté; que si d'ailleurs on y tenait, on pouvait permettre au frère[121] d'exposer sa foi en présence de tous, afin qu'on pût l'approuver ou l'improuver, et finalement prononcer. Cette concession, arrachée par l'embarras du moment, pouvait changer la face de l'affaire, et déjà Abélard, debout, se disposait à se défendre; heureux de professer et de développer sa foi, il reprenait l'espoir et le courage; le souvenir de saint Paul devant l'aréopage ou devant le conseil des Juifs, lui traversait l'esprit; il allait parler, tout était sauvé, lorsque ses adversaires, prompts à parer le coup, s'écrièrent qu'il n'était besoin que de lui faire réciter le symbole d'Athanase[122], et, comme il aurait pu dire, pour gagner du temps, qu'il ne le savait point par coeur, ils lui mirent à l'instant sous les yeux le livre tout ouvert. Abélard laissa retomber sa tête, il soupira, et, d'une voix sanglotante, il lut ce qu'il put lire. On le remit aussitôt, comme un accusé convaincu, à l'abbé de Saint-Médard qui était présent, et qui le conduisit en prisonnier dans son couvent. Le concile se sépara sur-le-champ. [Note 118: Lui-même raconte en deuil l'histoire du synode de Soissons (ep. I, p. 20-25); mais il ne fait pas connaître l'objet précis de l'accusation. C'est Othon de Frisingen qui dit qu'il fut reconnu sabellien, pour avoir réduit les personnes de la Trinité à des mots par l'application du nominalisme, qui, remarquez-le, avait servi à motiver contre Roscelin, trente ans auparavant, l'accusation de trithéisme. (Oth. Frising. _De Gest. Frid_., l. I, c. XLVII.) Voyez sur cette accusation dans le l. III, le c. V. Au reste, les mêmes textes servirent plus tard à fonder, à Sens, contre Abélard, une accusation inverse de celle de Soissons.] [Note 119: D. Brial est porté à croire que ce Terric ou Terrique est le même qu'un certain Thierry, dialecticien breton assez habile, et penseur assez hardi, dont parlent Othon de Frisingen et Jean de Salisbury. (_De Gest. Frid_., l.1, c. XLVII.--Saresb. _Metalog_., l. I, c. V, et l. II, c. X.--_Hist. litt_., t. XIII, p. 377.)] [Note 120: La réponse était topique, mais au fond elle donnait encore prise à la controverse, et les scolastiques ont beaucoup disputé sur ce passage du symbole d'Athanase. Pierre d'Ailly le trouva contradictoire, car puisqu'il est dit plus bas que les trois sont égaux entre eux et coéternels, il faut bien qu'il soit tous les trois, immenses, tout-puissants, etc. Saint Thomas convient qu'ils le sont tous les trois, mais non qu'ils soient trois immenses, trois tout-puissants. (Le P. Petan, _Dogmat. theolog_., t. II, l. VIII, CIX, p. 562; édit. de Paris, 1844.)] [Note 121: «Frater ille.» (_Ab. Op._, p. 24.)] [Note 122: Tout le monde sait ce que c'est que le symbole dit de saint Athanase, quoiqu'il ne soit pas de lui. C'est le symbole qu'on récite le dimanche à primes et qui est appelé pour cette raison le symbole de primes; on le nomme aussi la symbole _Quicumque,_ parce qu'il commence par ce mot. Abélard a fait un commentaire sur ce symbole. (_Op._, pars II, p. 381.)] Ce couvent avait été fondé auprès de Soissons, sur la rive droite de l'Aisne, par le roi Clotaire I. La mission des moines était de desservir l'église où les restes de ce prince furent longtemps déposés près de ceux de saint Médard, premier évêque de Noyon, apôtre de ces contrées. C'était un monastère considérable et respecté, investi de grands privilèges. L'abbé qui se nommait Geoffroi[123] et qui était un homme instruit et distingué, traita son captif ou plutôt son hôte avec de grands égards; et les moines, espérant le garder longtemps, l'accueillirent avec beaucoup d'empressement, et s'efforcèrent de le consoler par mille soins; mais nulle consolation n'était possible. Rien au monde ne pouvait rendre au triste Abélard ce qui venait de lui échapper. La dernière, la plus puissante et la plus vieille de ses illusions était évanouie: un pouvoir s'était rencontré qui ne pliait pas devant lui. La vérité et l'éloquence avaient été vaincues dans sa personne, et l'ascendant de son génie était méconnu. Pour la première fois, il sentait sa faiblesse et presque son déclin. On ne peut peindre son désespoir. Passant de l'abattement à la fureur, il accusait Dieu même qui l'avait abandonné, ou, cachant dans ses mains son front baigné de larmes, il se disait que ses souffrances et ses affronts passés étaient peu de chose auprès de ce qu'il éprouvait. Jadis, au moins, il était coupable, et il avait en quelque sorte mérité son malheur; mais aujourd'hui, c'était à ses yeux une foi sincère, un amour désintéressé du vrai qui faisait de lui le plus malheureux des mortels. Qu'allait-il devenir? on avait cette fois attenté sur sa gloire. [Note 123: Geoffroi, surnommé Cou de Cerf, ancien abbé de Saint-Thierry, abbé de Saint-Médard en 1120, évêque de Châlons en 1131, et qui mourut en 1149. On a de lui des lettres et quelques écrits. (Voyez son article dans l'_Histoire littéraire_, t. XIII, p. 185.--_Annal. Bened_., t. VI, l. LXXV, p. 190; Append. p. 639.--_Gall. Christ_., t. IX, p. 186 et 415.)] La manière dont le procès fut conduit prouve, en effet, qu'une justice éclairée ne guidait point ses juges, et les opérations du concile ont quelques-uns des caractères de la persécution[124]. La haine et l'envie avaient depuis longtemps une revanche à prendre, et elles se plurent à employer comme instruments la sincérité ignorante, la piété craintive, et surtout cette intolérance de si bonne foi que le pouvoir ecclésiastique regarde naturellement comme un devoir, en présence de ce qui agite les consciences et peut troubler l'unité silencieuse de la croyance commune. La lutte directe paraît s'être engagée entre l'esprit dans son audace et la médiocrité dans sa prudence, et ce fut l'esprit qui succomba. Cependant il n'est pas aussi vrai que se l'imaginait Abélard que la malveillance seule pût trouver à redire à ses ouvrages, et que la foi, même éclairée, surtout éclairée, n'en dût concevoir aucun ombrage. Si la parole lui avait été accordée, quoi qu'il eût pu dire, et à moins qu'il n'eût dénaturé sa doctrine, il ne l'aurait point sauvée d'une conséquence périlleuse, savoir que trois des attributs généraux de la divinité étant assignés, chacun spécialement et comme une propriété distinctive, à une personne différente de la Trinité, cette distribution était entièrement insignifiante, ou dépouillait chacune des trois personnes de deux de ces trois attributs également nécessaires, également divins. Dans le premier cas, l'unité absorbait les trois personnes et faisait évanouir la Trinité; dans le second, la Trinité, s'exagérant elle-même, brisait l'unité et se produisait sous la forme du trithéisme: voilà pour l'erreur actuelle. Quant à l'erreur qu'on pourrait nommer virtuelle et qui menaçait surtout l'avenir, la voici: dans la méthode, dans le langage, dans cette intention de raisonner la foi, de démontrer le mystère et d'assimiler la religion à la philosophie, se dévoilait évidemment le rationalisme chrétien, origine possible du rationalisme philosophique[125]. Mais comme assurément ces conséquences n'étaient pas distinctement dans l'esprit d'Abélard, comme elles étaient compensées par des assertions contradictoires et d'une éclatante orthodoxie, rachetées par la volonté sincère de ne point s'écarter de l'unité, le crime de l'hérésie ne pouvait un moment lui être imputé. Le livre était dangereux peut-être, mais l'auteur innocent; et le jugement du concile, que ne condamne pas absolument la logique, demeure une iniquité. [Note 124: Le concile a été blâmé par des autorités non suspectes, comme l'historien d'Argentré, Dubouloi, Crevier, le P. Richard et d'autres; nous n'ajouterons pas D. Gervaise, devenu suspect à force d'engouement pour Abélard. Les écrivains qui s'attachent à justifier le concile de Sens semblent passer condamnation sur celui de Soissons. Au reste, les actes de l'un comme de l'autre n'ont pas été conservés, et l'assemblée de 1121 ne nous est guère connue que par le récit d'Abélard, un passage d'Othon de Frisingen et quelques mots de saint Bernard et d'un de ses secrétaires. (_Act. concil_., t. VI, para II, p. 1103.--Phil. Labbaei Concil. hist. synops.--_Anal. des conc_., par le P. Richard, t. V, suppl.--10th. Fris. _De Gest. Frid_. l. I, c. XLVII.--Saint Bern. _Op_., ep. CCCXXXI.--Gaufred. mon. Clar., _Rec. des Hist_., t. XIV, p. 381.--Cf. Brucker, _Hist. crit. phil_., t. III, p. 149.)] [Note 125: «Abailard est orthodoxe,» dit Mme Guizot, «il ne veut pas cesser de l'être; une conviction préalable détermine le but auquel il veut arriver, et l'examen n'est pour lui qu'une manière de s'exercer dans un cercle dont il est déterminé à ne pas sortir, travail nécessaire d'un esprit qui marche sans avancer et enfante des nouveautés qui ne sont pas des progrès. Abailard, en religion comme en philosophie, a donné le mouvement et non les résultats. Plusieurs fois accusé d'hérésie, il n'a point laissé de secte, et même en philosophie, la hardiesse des principes qu'il énonce quelquefois est demeurée sans conséquence, parce que lui-même n'a pas osé les avouer ou les reconnaître. Cependant il en avait assez fait et pour ses partisans et pour ses ennemis.» (_Essai sur la vie et les écrits d'Abailard et d'Héloïse_, p. 372.)] Il ne faut donc pas s'étonner si Abélard, plus désolé que convaincu, retrouva bientôt dans le couvent qui lui servait comme de prison cette impatience du joug et ce besoin de résistance polémique qui entraînait son esprit plus loin que son caractère n'osait aller. Bien qu'il se loue de l'accueil qu'il reçut à Saint-Médard, il dut y rencontrer, non sans quelque importunité, ce même Gosvin, que nous, avons vu sur la montagne Sainte-Geneviève lui chercher une querelle scolastique. Celui-ci était venu là, d'accord, dit-on, avec l'abbé Geoffroi, pour travailler, en qualité de prieur, à la réforme des abus et au rétablissement des études.[126] Déjà sous les murs de Soissons même, il avait été employé à une oeuvre semblable dans le monastère de Saint-Crépin; c'est pour cela qu'il était sorti d'Anchin où il avait fait profession. Quoiqu'il pensât peut-être, ainsi que son biographe dévoué, qu'Abélard n'avait été conduit à Saint-Médard que pour y être _lié comme un rhinocéros indompté_, il jugea convenable de le traiter, à l'exemple de l'abbé, _dans un esprit de douceur_[127]. Cependant, de l'humeur que nous lui connaissons, il ne s'abstint pas, dans ses entretiens, de mêler ses consolations de conseils et ses conseils de leçons. Il lui prêcha la patience et la modestie, lui dit de ne point trop s'attrister, qu'au lieu d'être emprisonné, il devait se regarder comme délivré, n'ayant plus à redouter les soucis, les tentations, les grandeurs du monde; qu'il n'avait enfin qu'à se conduire honnêtement et à donner à tous l'enseignement et l'exemple de l'honnêteté. «L'honnêteté, l'honnêteté!» dit Abélard, qui sentait, à travers la charité du prieur, percer l'aiguillon de la vanité du docteur, «qu'avez-vous donc à me tant prêcher, conseiller, vanter l'honnêteté? Il y a bien des gens qui dissertent sur toutes les espèces d'honnêteté, et qui ne sauraient pas répondre à cette question: Qu'est-ce que l'honnêteté?--Vous dites vrai,» reprit aussitôt Gosvin avec aigreur; «beaucoup de ceux qui veulent disserter sur les espèces de l'honnêteté ignorent entièrement ce que c'est; et si dorénavant vous dites ou tentez quoi que ce soit qui déroge à l'honnêteté, vous nous trouverez sur votre chemin, et vous éprouverez que nous n'ignorons pas ce que c'est que l'honnêteté, à la façon dont nous poursuivons son contraire[128].» A cette réponse _ferme et mordante_, dit le moine historien de Gosvin, _le rhinocéros prit peur, pavefactus rhinocerosiste_; il se montra les jours suivants plus soumis à la discipline et plus craintif du fouet, _timidior flagellorum_. Voilà, si ces paroles caractéristiques sont exactes, comment, dans les retraites de la vie spirituelle, le XIIe siècle traitait et instruisait les héros de la pensée. [Note 126: _Ex vit. S. Gosv_., l. I, c. XVIII., _Rec. des Hist_., t. XIV, p.445.--_Gall. Christ_., t. IX, p. 415.--_Hist. litt. de la Fr._, t. XII, p. 185.] [Note 127: «Instar rhinocerontis indomiti disciplinae coercendum ligamento.--In spiritu lenitatis.» (S. Gosv., _ibid_.)] [Note 128: «Per insectationem contrarii sui.» (_Id. ibid_.)] A peine rendu, cependant, le jugement du concile fut loin de rencontrer une approbation générale. On trouva dans ses procédés, rudesse, dureté, précipitation. L'oppression était évidente, le droit très-douteux. Beaucoup d'ailleurs penchaient à croire la vérité du côté d'Abélard; bientôt ceux qui avaient siégé à Soissons durent se justifier; plusieurs repoussaient la solidarité du jugement et désavouaient leur propre vote. Le légat attribuait publiquement l'affaire à ce qu'il appelait la jalousie des Français, _invidia Francorum_, et tout repentant de ce qui s'était passé, il n'attendit pas longtemps pour faire ramener Abélard dans son couvent[129]. [Note 129: _Ab. Op_., ep. I, p. 25.] A Saint-Denis, il est vrai, Abélard retrouvait des ennemis. On se rappelle qu'il s'était aliéné les moines par d'imprudentes remontrances. Ceux-ci n'étaient disposés ni à les pardonner ni à cesser de les mériter; et une occasion ne tarda pas à survenir où il faillit encore se perdre. Un jour, en lisant le commentaire de Bède le Vénérable sur les Actes des Apôtres, il tomba par hasard sur un passage où il est dit que Denis l'Aréopagite avait été évêque de Corinthe, et non pas évêque d'Athènes. Cette opinion ne pouvait être du goût des moines. Ils tenaient à ce que leur Denis, fondateur de l'abbaye, et qui d'après le livre de ses Gestes, était en effet évêque d'Athènes, fût bien aussi l'Aréopagite, celui que saint Paul convertit[130]. Sans songer à l'orage qu'il allait soulever, Abélard communiqua sa découverte à quelques-uns des frères qui l'entouraient et leur montra en plaisantant le passage de Bède. Les bons pères se fâchèrent fort, traitèrent Bède de menteur, et lui opposèrent victorieusement le témoignage d'Hilduin, leur abbé sous Louis le Débonnaire, et qui, pour vérifier les faits, avait parcouru longtemps la Grèce avant d'écrire les Gestes du bienheureux Denis. La conversation se prolongeant, Abélard, sommé de s'expliquer, dit qu'on ne pouvait mettre l'autorité d'Hilduin en balance avec celle de Bède, révéré de toute l'Église latine, et que, sur le fond de la question, peu importait qui des deux Denis eût fondé l'abbaye, puisque tous deux avaient obtenu la couronne céleste. L'indignation fut alors générale; on s'écria qu'il montrait bien qu'il avait de tout temps été l'ennemi du couvent, et qu'il voulait aujourd'hui flétrir l'honneur, non-seulement de ce grand établissement religieux, mais de tout le royaume dont l'Aréopagite avait toujours été le glorieux patron; et l'on courut rendre compte à l'abbé du scandale dont on venait d'être témoin. Celui-ci se hâta d'assembler le chapitre; puis, en présence de la congrégation entière, il menaça Abélard d'envoyer aussitôt au roi qui tirerait une réparation éclatante d'une si monstrueuse offense. Il semblait que l'imprudent lecteur de Bède eût porté la main sur la couronne. Il s'excusa de son mieux, et offrit, s'il avait manqué à la discipline, de réparer sa faute; mais ce fut en vain, et l'abbé ordonna de le bien surveiller jusqu'à ce qu'il le remît au roi. [Note 130: Act. XVII, 34.--Bède le Vénérable, prêtre anglo-saxon, a composé, au VIIe siècle, sur la philosophie, les sciences, l'histoire ecclésiastique et l'Écriture sainte, des ouvrages très-remarquables pour son temps. Le passage auquel Abélard fait allusion se trouve dans les _Expositions du Nouveau Testament._ (Bed. Ven. _Op._. t. V, _Exp. Act. Apost.,_ c. XVII.) Quant à la question, les moines de Saint-Denis avaient tort sur un point; on ne peut plus soutenir raisonnablement aujourd'hui que Denis l'Aréopagite, martyr du Ier siècle, soit le Denis patron de la France, apôtre de Paris, et qui mourut vers le milieu du IIIe. Mais il y a erreur dans Bède; l'Aréopagite a bien été évêque d'Athènes; et l'évêque de Corinthe, qui n'est pas l'Aréopagite, est celui qu'on vénérait en France et qui a donné son nom à l'abbaye de Saint-Denis. Pour tout accommoder, en 1215, Innocent III, sans se prononcer pour aucune opinion, donna à la royale abbaye les reliques de Denis d'Athènes, afin qu'elle eût les restes des deux saints de ce nom. Mais c'était au fond décider la question, ou dire que les reliques jusque-là conservées à Saint-Denis n'étaient pas celles de l'Aréopagite. (_Ab. Op._, p. 25, et Not., p. 1189.--Tillemont, _Mém. pour servir à l'hist. ecclés._, t. II, p. 133 et 718, et t. IV, p. 710.)] L'hostilité de ses supérieurs et de ses frères paraissait implacable; on dit même que la punition monacale, le fouet, lui fut infligée pour avoir été de l'avis du vénérable Bède[131]. Poussé à bout par tant d'acharnement et de violence, las de voir toujours ainsi la fortune le contrarier dans les moindres choses, et le monde entier conjuré contre lui, il résolut de sortir d'esclavage, et, d'accord avec quelques frères qui compatissaient à ses peines, aidé de ses amis, il s'enfuit secrètement une nuit, et gagna la terre de Champagne, qui n'était pas éloignée et où se trouvait la retraite déjà habitée par lui quelque temps. Thibauld, comte de Champagne, de qui il n'était pas inconnu, s'était intéressé aux persécutions qu'il avait éprouvées; et, sous sa protection, il demeura à Provins, dans le prieuré de Saint-Ayoul[132], occupé par des moines de Saint-Pierre de Troyes et dont le prieur était un de ses anciens amis. En même temps, il essaya de se réconcilier, et il écrivit à l'abbé de Saint-Denis et à sa congrégation une lettre que nous avons encore, et où, discutant la question tranchée par Bède, il la décide en sens inverse et conclut que le vénérable auteur s'est trompé ou que les deux Denis ont été évêques de Corinthe[133]. Mais cette concession fut inutile. [Note 131: _Ut fama est_, ajoute Duboulai qui raconte ce fait. (_Hist. Univ. par._, t. II, p. 85.)] [Note 132: Saint-Ayoul est la traduction altérée de Saint-Aigulfe, nom d'un prieuré soumis à l'évêché de Troyes et fondé en 1018. (_Gall. Christ._, t. XII, p. 530.)] [Note 133: _Ab. Op._ pars II, ep. II, _Adae dilectissimo patri suo abbati_, p. 224.] Pendant qu'il jouissait à Provins des douceurs d'une bienveillante hospitalité, une affaire attira dans cette ville l'abbé de Saint-Denis auprès du comte de Champagne; Abélard, de son côté, vint sur-le-champ, avec son ami le prieur, trouver Thibauld, et lui demanda d'intercéder pour lui, afin d'obtenir de son abbé l'absolution et la permission de vivre suivant la règle monastique, partout où bon lui semblerait. Adam voulut en conférer avec les moines qui l'avaient accompagné et promit une réponse avant son départ. La réponse fut qu'il y allait de l'honneur de leur abbaye, s'ils laissaient le frère indocile passer dans un autre couvent, comme il en avait sans doute le dessein, et qu'après avoir autrefois choisi leur maison pour asile, il ne pouvait l'abandonner sans outrage. Puis, n'écoutant personne, pas même le comte, ils menacèrent le fugitif de l'excommunier, s'il ne rentrait aussitôt au bercail, et interdirent sous toutes les formes, au prieur qui l'avait accueilli, de le retenir plus longtemps, s'il ne voulait avoir sa part de l'excommunication. Cette réponse jeta Abélard et son ami dans une grande anxiété; mais, quelques jours après les avoir quittés, l'abbé Adam mourut le 19 février 1122[134]. Un autre lui succéda le 10 mars suivant; c'était Suger, celui qui devait être un jour régent du royaume. [Note 134: M. Alexandre Lenoir donne la pierre tumulaire d'Adam. _Musée des mon. franç._, t. 1, p. 234, pl. n° 518.--Cf. _Gall. Christ._, t. VII, p. 308.] Suger était alors un homme tout politique, un simple diacre employé par le roi aux plus grandes affaires, et à l'époque où il devint abbé, en ambassade à Rome auprès du pape. Abélard, accompagné de l'évêque de Meaux Burchard, qui s'intéressait à lui, se rendit auprès du nouvel abbé, ou de celui qui le suppléait jusqu'à son retour, et renouvela les demandes adressées au prédécesseur. La décision se faisant attendre, peut-être parce qu'on attendait Suger, il se pourvut, grâce à l'entremise de quelques amis, par-devant le roi et son conseil. Il ne trouva pas que Louis VI eût grand souci de la qualité d'Aréopagite pour le patron de la royale abbaye qui devait garder son tombeau, et l'affaire reprit une tournure favorable. Étienne de Garlande, alors grand-sénéchal de l'hôtel, se chargea de tout arranger. Il était diacre aussi comme Suger; mais homme d'État et homme de guerre, il entrait peu dans les désirs ou les convenances du clergé, et saint Bernard regardait l'un et l'autre ministre comme deux calamités pour l'Église[135]. [Note 135: Voyez la lettre qu'il écrivit quatre ans après à l'abbé Suger pour le féliciter sur sa conversion. (Saint Bern. _Op.,_ ep. LXXVIII.)] Abélard avait compté sur la politique du conseil du roi. Il croyait savoir qu'on y pensait que, moins l'abbaye de Saint-Denis serait régulière, plus elle serait soumise et temporellement utile à la couronne, peut-être parce qu'on en tirerait plus d'argent. Il pouvait donc espérer qu'on se soucierait fort peu d'y retenir un censeur qui prêchait la réforme, et qu'on ne prendrait pas fort à coeur les intérêts de l'autorité abbatiale ni de la discipline commune. Cette situation exceptionnelle de religieux sans monastère qu'il ambitionnait pouvait être assez du goût de la cour, et lui il s'accommodait fort bien de l'idée de lui devoir sa liberté, et pour ainsi dire de relever d'elle. La royauté commençait à devenir pour les individus la protectrice universelle; et elle se plaisait dès lors à entreprendre sur toutes les juridictions, et à suspendre, suivant son bon plaisir, toutes les règles particulières. Étienne de Garlande et Suger s'entendirent donc aisément[136]. Pour que tout fût en règle, le ministre fit venir l'abbé et son chapitre; et il s'enquit des motifs de l'insistance qu'on avait mise à retenir dans un cloître un homme malgré lui, et fit valoir le scandale qui pourrait en résulter, sans qu'on en dût espérer rien d'utile, puisqu'il y avait entre la congrégation et son censeur une évidente incompatibilité d'humeurs. L'abbé demanda seulement que, pour l'honneur du monastère, Abélard ne cessât pas de lui appartenir, et qu'il allât vivre dans une retraite de son choix, sans jamais entrer dans aucune autre communauté. Cette condition fut acceptée, et le tout fut promis et ratifié en présence du roi et de son conseil. [Note 136: Il existe deux lettres adressées à Suger, au nom du pape, pour lui recommander un maître Pierre qui, ayant une mauvaise affaire, s'était adressé à la cour de Rome. Duchesne qui les a, je crois, publiées le premier, veut qu'elles s'appliquent à notre maître Pierre; du moins le dit-il dans la table de son recueil _Historiae Francorum scriptores_ (t. IV, p. 537 et 538); mais la simple lecture de ces lettres prouve que cette opinion est insoutenable, et nous croyons volontiers, avec D. Brial, qu'il s'agit d'un certain Pierre de Meaux, accusé de quelque violence sous la pontificat d'Eugène III. (_Rec. des Hist._, t. XV, p. 455 et 456.)] Le roi était alors ce Louis le Gros dont le règne fut si mémorable par l'émancipation des communes, berceau de la liberté moderne. Il eut la gloire d'attacher son nom à ce grand événement, et sa puissance en profita, comme si sa volonté en eût été la cause. Tous les progrès de l'autorité royale ont été, au moyen âge, des progrès dans le sens absolu du mot. Elle ne fut jamais grande, au reste, que lorsqu'elle fut libérale. Suger et Garlande s'en montrèrent les habiles ministres, et il y a certainement quelque secrète liaison entre la politique qui secondait l'affranchissement des communes et celle qui protégeait Abélard. Il était libre, mais il était pauvre. Maître de choisir sa solitude, il se retira sur le territoire de Troyes, aux bords de l'Ardusson, dans un lieu désert qu'il connaissait pour y être allé souvent lire et méditer, ou même enseigner quelquefois[137]. C'était dans la paroisse de Quincey, auprès de Nogent-sur-Seine. Là, dans quelques prairies qui lui furent données, il construisit avec la permission d'Atton, évêque de Troyes, un oratoire de chaume et de roseaux qu'il dédia d'abord à la sainte Trinité. Ce fut dans cette retraite qu'il se cacha seul avec un clerc, et répétant ces mots du psaume: «Voilà que j'ai fui au loin, et j'ai demeuré dans la solitude.» (Ps. LIV, 8.) [Note 137: «Ubi legere (_alias_ degere) solitus fuerat.» Ce lieu est le hameau du Paraclet, à l'est de Nogent-sur-Seine, à dix on douze lieues de Troyes, sur la route de Paris. (_Gall. Christ._, t. XII, p. 609.--_Ab. Op._, ep. 1, p. 28 Not., p. 1117.--Willelm. Godel. et Guill. Nang. _Chron., Rec. des Hist_., t. XII, p. 675, et t. XX, p. 781.)] C'est une chose étrange que les vicissitudes de la vie que nous racontons. Elles se multiplient comme les mouvements inquiets de l'âme d'Abélard. Téméraire et triste, entreprenant et plaintif, il n'a pas réussi a maîtriser la fortune, et il ne sait pas s'astreindre à vivre dans un humble repos. Aucune situation régulière et commune ne peut lui convenir longtemps. Partout où il paraît, il semble chercher querelle, provoquer l'oppression, et, quand il rencontre la résistance, il s'étonne en gémissant. Après les grands malheurs, il n'échappe pas aux petits; victime des sérieuses passions, il est tourmenté par les passions puériles; il se prend d'une querelle domestique avec des moines, et aussitôt tout condamné, tout déchu qu'il paraît, il emploie des princes et des rois à faire ses affaires, à le délivrer de son abbé, à garantir sa liberté; puis, dès qu'elle lui est rendue, n'ayant pu se soumettre à la vie du cloître, il se fait ermite[138]. [Note 138: Cette retraite d'Abélard, le repos et l'activité philosophique qu'il trouva au Paraclet, ont fixé l'attention d'un auteur que nous citerons à cause de son nom et parce qu'il est un des premiers en date qui aient parlé de lui. Pétrarque a fait un traité sur la vie solitaire, où il vante les philosophes qui ont cherché la retraite, et cite, après avoir nommé quelques anciens, «recentiorem unum nec valde remetum ab relate nostra.... apud quosdam.... suspectae fidei, at profecto non humilis ingenii, Petrum illum cui Abaelardi cognomen.» (_De vit. solitar_., l. II, sect. VI, c. I.)] Mais jamais il ne pouvait demeurer ignoré du reste du monde, et son désert était à moins de trente lieues de Paris. On connut bientôt sa retraite, et sans doute il ne mit nul soin à la cacher. Le maître Pierre vit accourir aux champs pour l'entendre une nouvelle génération d'écoliers. Les cités et les châteaux furent désertés pour cette Thébaïde de la science[139]. Des tentes se dressèrent autour de lui; des murs de terre couverts de mousse s'élevèrent pour abriter de nombreux disciples qui couchaient sur l'herbe et se nourrissaient de mets agrestes et de pain grossier. Comme saint Jérôme au milieu des déserts de Bethléem, il se plaisait à ce contraste d'une vie rude et champêtre unie aux délicatesses de l'esprit et aux raffinements de la science; et peu à peu, entouré d'une affluence croissante, regardant ces nombreux disciples qui bâtissaient eux-mêmes leurs cabanes sur le bord de la rivière, il se sentait consolé; il se disait que ses ennemis lui avaient tout enlevé et que l'on quittait tout pour le suivre. De moment en moment, il pensait que la gloire revenait à lui. Que devaient dire les envieux? La persécution, loin de leur profiter, servait à renouveler et à singulariser sa fortune. On l'avait réduit à la dernière pauvreté; comme le serviteur de l'Évangile, ne pouvant creuser la terre et rougissant de mendier[140], voilà que la vieille science, à laquelle il devait tant, venait le sauver encore, et lui donnait une école à conduire et un institut à fonder. C'étaient des disciples qui lui préparaient ses aliments, qui cultivaient, qui bâtissaient pour lui, qui lui fabriquaient ses habits; des prêtres même lui apportaient leurs offrandes, et bientôt, comme l'oratoire de roseaux était insuffisant, ses élèves le reconstruisirent en bois et en pierre. Ce petit édifice avait été dédié d'abord à la Trinité, divin objet des leçons et des méditations d'Abélard à cette époque; et même il y avait fait placer une statue ou plutôt un groupe qui se composait de trois figures adossées, et parfaitement semblables de visage, pour exprimer l'unité de nature de la trinité des personnes. Cette statue se voyait encore en ce lieu il n'y a guère plus d'un demi-siècle. Les trois personnes divines étaient sculptées dans une seule pierre, avec la figure humaine. Le Père était placé au milieu, vêtu d'une robe longue; une étole suspendue à son cou et croisée sur sa poitrine était attachée à la ceinture. Un manteau couvrait ses épaules et s'étendait de chaque côté aux deux autres personnes. A l'agrafe du manteau pendait une bande dorée portant ces mots écrits: _Filius meus es tu_. À la droite du Père, le Fils, avec une robe semblable, mais sans la ceinture, avait dans ses mains la croix posée sur sa poitrine, et à gauche une bande avec ces paroles: _Pater meus es tu_. Du même côté, le Saint-Esprit, vêtu encore d'une robe pareille, tenait les mains croisées sur son sein. Sa légende était: _Ego utriusque spiraculum_. Le Fils portait la couronne d'épines, le Saint-Esprit une couronne d'olivier, le Père la couronne fermée, et sa main gauche tenait un globe: c'étaient les attributs de l'empire. Le Fils et le Saint-Esprit regardaient le Père qui seul était chaussé. Cette image singulière de la Trinité, cet emblème, unique, je crois, dans sa forme, attestait assez combien l'esprit d'Abélard était profondément coupé de ce dogme fondamental. Cependant quand, en s'agrandissant, l'établissement des bords de l'Ardusson devint en quelque sorte le monument de cette grâce divine qui l'avait recueilli et soulagé dans ses misères, comme c'était le lien de la consolation, il lui donna le nom du _Consolateur_ ou du _Paraclet_[141]. [Note 139: «Relictis et civitatibus et castellis.» (_Ab. Op_., ep. I, p. 23.)] [Note 140: Luc, XVI, 3.--(_Ab. Op_., loc. cit., et ep. II, p. 43.)] [Note 141: D. Gervaise qui écrivait vers 1720, dit qu'en 1701, le 3 juin, Mme Catherine de la Rochefoucauld, abbesse du Paraclet, fit retirer de la poussière cette curieuse antiquité, pour la placer solennellement dans le choeur des religieuses sur un piédestal de marbre portant une inscription qui en faisait connaître l'origine. Les auteurs de l'_Histoire littéraire_, peu favorables à Gervaise, admettent le fait. (_Vie d'Abél._, t. I, l. II, p. 229.--_Hist. litt._, t. XII, p. 95.) D'ailleurs l'auteur des _Annales bénédictines_, qui paraît avoir vu la statue, en donne la description exacte. M. Alexandre Lenoir a publié une gravure qui la représente, et il semble aussi l'avoir vue avant que la révolution ne l'eût détruite. On trouve dans l'_Iconographie chrétienne_ de M. Didron un emblème analogue de la Trinité, tiré d'un manuscrit de Herrade, abbesse de Sainte-Odile, vers 1160. (_Annal. ord. S. Bened._, t. VI, l. LXXIII, p. 85.--_Gall. Christ._, t. XII, p. 571.--_Mus. des monum. franç._, t. I, pl. n° 516.--_Icon. chrét._, p. 604.)] On a peu de détails sur cette école du Paraclet, sur cette académie de scolastique qu'il forma au milieu des champs. On sait seulement qu'il y maintenait l'ordre avec sévérité; nous en avons un assez curieux témoignage. Un valet, un bouvier l'ayant averti de quelques désordres secrets parmi les écoliers, le maître les menaça de cesser aussitôt ses leçons, ou du moins exigea que la communauté fût dissoute, et leur ordonna, s'ils voulaient encore l'entendre, d'aller habiter Quincey. Le bourg était assez éloigné, et le jour suffisait à peine pour qu'on eût le temps de venir au Paraclet, d'assister aux leçons, de participer aux études, et de s'en retourner[142]. D'ailleurs la vie en commun, les doctes entretiens, l'existence d'une sorte de congrégation formée, comme le dit un de ses membres, _au souffle de la logique (aura logicae)_, tout cela était cher aux écoliers, donnait de l'intérêt et de l'originalité à leur entreprise; et la sévérité d'Abélard les contrista et les humilia. Un d'eux, un jeune Anglais, qui se nommait Hilaire, exhala leur douleur commune dans une complainte en dix stances, de cinq vers chacune, dont les quatre premiers sont des lignes de latin rimées, et le cinquième un vers français qui sert de refrain[143]. Cette chanson élégiaque, fortement empreinte de l'esprit et du goût de l'époque, est peu poétique et sans élégance; mais elle ne manque pas de sentiment ni d'harmonie, et elle prouve avec quelle ardeur on venait de loin se réunir autour d'Abélard, avec quel respect on lui obéissait, avec quelle avidité on se désaltérait à cette source de savoir et d'éloquence, _quo logices fons erat plurimus_. Je me figure que les écoliers chantaient en choeur cette complainte, que de telles poésies étaient un de leurs habituels passe-temps, et que celle-ci nous donne la forme de quelques-unes de celles qu'Abélard lui-même avait su rendre populaires. On peut croire du reste qu'il se laissa fléchir et accueillit le voeu qu'exprimaient ces mots: _Desolatos, magister, respice, Spemque nostram quae languet refice._ Tort a vers nos li mestre. [Note 142: Heu! quam crudelis iste nuntius Dicens: «Fratres, exito citius; Habitetur vobis Quinciacus; Alioquin, non leget monachus.» _Tort a vers nos li mestre_. Quid, Hilari, quid ergo dubitas? Cur non abis et villam habitas? Sed te tenet diei brevitas, Iter longum, et tua gravitas. _Tort a vers nos li mestre_ (_Ab. Op_., pars II, _Elegia_, p. 243.)] [Note 143: Cette prose que d'Amboise a conservée, est curieuse. Les quatre vers latins de chaque couplet riment ensemble; ils ont la mesure de nos vers de dix pieds, avec une césure après le quatrième, sauf dans un seul vers. Il est difficile d'y retrouver aucune mesure de prosodie latine; seulement tous se terminent par un iambe. Le refrain français est un vers de six pieds, et un des plus anciens vers connus en langue vulgaire. _Tort a vers nos li mestre_ ou _mestres_, cela signifie _le maître a tort envers nous_ ou _nous fait tort_. Ce qui, selon M. Champollion, exprime un regret plutôt qu'un reproche. M. Leroux de Liney a placé cette chanson la première dans son _Recueil de chants historiques français_. Il la fait précéder de quelques détails que abus croyons peu exacts (p. 3); mais il ajoute qu'elle se trouve avec d'autres poésies du même auteur dans un manuscrit du XIIe siècle de la Bibliothèque Royale. Ce manuscrit a été publié par M. Champollion en 1838. (_Hilarii versus et ludi_, Paris, petit in-8° de 76 pages, p. 14.) Il contient des poésies lyriques et dramatiques vraiment curieuses. Cet Hilaire, qui n'était encore connu que par cette pièce et par ce qu'en disent les _Annales bénédictines_, se rendit à l'école d'Angers, après qu'Abélard eut quitté le Paraclet, et y fit une seconde prose rimée en l'honneur d'une bienheureuse recluse, Eva d'Angleterre. (_Ab. Op._, loc. cit.--_Hist. litt._, t. XII, p. 251, t. XX, p. 627-630.--_Annal. ord. S. Bened._, t. VI, l. LXVIII, p. 315.)] La renommée était venue le chercher dans sa solitude. Il fallut bien qu'après quelque temps elle signalât son retour, en ramenant les alarmes avec elle. L'enseignement du philosophe n'avait sans doute point changé de caractère; le soupçon et la défiance ne cessèrent pas d'accueillir tous ses efforts, de poursuivre tous ses succès. Il provoquait naturellement l'un et l'autre, et rien de lui n'étant commun, rien ne paraissait simple et régulier. Ainsi, on lui fit un crime de ce nom du Saint-Esprit gravé au fronton du temple qu'il avait élevé. C'était en effet une consécration à peu près sans exemple, la coutume étant de vouer les églises à la Trinité entière ou au Fils seul entre les personnes divines. On voulut voir dans ce choix inusité une arrière-pensée, et l'aveu détourné d'une doctrine particulière sur la Trinité. Il est cependant difficile de comprendre comment, lorsque de certaines prières sont adressées au Saint-Esprit, lorsqu'une fête solennelle, celle de la Pentecôte, lui est spécialement consacrée, il serait coupable ou inconvenant de lui dédier un temple, qui sous tous les noms, même sous celui de la Vierge ou des saints, doit rester toujours et uniquement la maison du Seigneur[144]. Mais c'était une nouveauté, et elle venait d'un homme de qui toute nouveauté était suspecte. Avec les progrès de son établissement, les préjugés hostiles se ranimaient contre lui. On a même cru qu'alors un homme qui devait jouer un grand rôle dans l'Église et dans la vie d'Abélard, le nouvel abbé de Cluni, Pierre le Vénérable, s'était inquiété de son salut, et par des lettres où brillent à la fois un esprit rare et une piété vive et tendre, s'était efforcé de le rappeler du travail aride des sciences humaines à l'exclusive recherche de l'éternelle béatitude[145]. Ce qui est mieux prouvé, c'est que la piété n'inspirait pas à tous alors une sollicitude aussi charitable. [Note 144: _Ab. Op._, ep. I, p. 30, 31.] [Note 145: Deux lettres de Pierre le Vénérable sont adressées _dilecto filio suo_ ou _praecordiali filio, magistro Petro_. Elles ont pour but d'exhorter un homme absorbé par les sciences du siècle, les travaux des écoles, l'étude des opinions discordantes des philosophes, à se faire pauvre d'esprit, à devenir le philosophe du Christ. La première témoigne d'une grande piété et d'un esprit distingué. Martène veut que ces deux lettres aient été adressées à Abélard, et dans le temps même qu'il enseignait pour la première fois _in Trecensi cella_. Ce ne serait pas du moins à cette époque; car il n'avait pas comparu au concile de Soissons en 1121, et Pierre le Vénérable ne devint abbé de Cluni qu'en 1122 ou 1123. Rien d'ailleurs, hors ce nom de _magister Petrus_, ne rappelle Abélard. Au Paraclet, on ne lui voit aucune liaison avec l'abbé de Cluni. Duchesne, l'éditeur des lettres de celui-ci, croit celles dont il s'agit adressées à un moine de Poitiers, appelé dans d'autres Pierre de Saint-Jean. A titre de pure conjecture, on pourrait dater ces lettres de l'époque très-postérieure où Abélard et Pierre le Vénérable se trouvèrent rapprochés, et tout rattacher à la conversion du premier dans l'abbaye de Cluni. Mais rien de précis, rien d'individuel n'autorise cette hypothèse; autant vaudrait regarder une lettre XXVI où l'abbé de Cluni félicite un certain Pierre de sa vie de sainte retraite, comme écrite pour notre philosophe, retiré dans ses derniers jours à Saint-Marcel. (_Bibl. Clun., Petr. Ven_. ep. IX, X, XXVI, l. I, p. 630, 657; Not., p. 107.--_Annal. ord. S. Ben_., t. VI, l. LXXXIV, p.84.)] Les anciens adversaires d'Abélard étaient rentrés dans l'ombre, mais d'autres avaient paru, plus dignes et plus formidables. Deux hommes commençaient à s'élever dans l'Église, tous deux destinés à devenir célèbres et puissants, bien qu'à des degrés fort inégaux; tous deux renommés par la piété, le savoir, l'activité, l'autorité, par toutes les vertus et toutes les passions qui font la grandeur d'un prêtre; tous deux d'une charité ardente et d'un caractère inflexible, cruels à eux-mêmes, humbles et impérieux, tendres et implacables, faits pour édifier et opprimer la terre, et ambitieux d'arriver, par les bonnes oeuvres et les actes tyranniques, au rang des saints dans le ciel. L'un, saint Norbert[146], d'une famille distinguée de Xanten, dans le pays de Clèves, avait commencé sa vie dans les plaisirs, et atteint, comme simple prébendaire, l'âge de trente ans et plus, lorsque le repentir le saisit et le jeta dans la réforme. Devenu prêtre en 1116, il essaya vainement de convertir son chapitre, et se fit le missionnaire ardent de la foi et de la pénitence. Savant, exalté, bizarre jusque dans ses manières et son costume, il fut cité comme fanatique devant le concile de Frizlar, mais il se justifia, et même il obtint des papes Gélase et Calixte II la permission de prêcher la parole sainte. Parcourant en apôtre la France et le Hainaut, partout il produisit un grand effet sur le peuple, mais réussit peu à réformer les chanoines dont il avait particulièrement à coeur la conversion. Ayant échoué auprès de ceux de Laon, il se retira non loin de cette ville, dans la solitude de Prémontré, y jeta, en 1120, les fondements d'un ordre célèbre de chanoines réguliers, et se vit au bout de quatre ans à la tête de neuf abbayes florissantes. Il fut d'abord connu sous le titre de réformateur des chanoines et devint bientôt archevêque de Magdebourg (1126). Puissant et révéré dans l'Église, protégé par de grands princes, il unissait à une activité infatigable une foi singulière dans sa propre inspiration, dans une sorte de révélation personnelle, qui le conduisit à essayer des prophéties et des miracles. Persuadé de la venue prochaine de l'Antéchrist, il poursuivait avec un zèle redoutable tout ce qui lui semblait menacer la foi et l'unité. On ne sait s'il se rencontra avec Abélard; mais ce dernier le désigne comme un de ses persécuteurs, et tout dans la vie de Norbert, tout jusqu'au caractère de sa piété, devait le rendre incapable d'excuser et de comprendre le christianisme tout intellectuel du grand dialecticien de la théologie. [Note 146: Voyez, dans l'_Histoire littéraire_, l'article _saint Norbert_, t. XI, p. 243, et sa vie par Hugo, chanoine de Prémontré, 1 vol. in-4, 1704.] L'autre adversaire d'Abélard n'était pas, de son temps, placé fort au-dessus de saint Norbert; mais son nom est environné d'un bien autre éclat historique. Dès son jeune âge, il s'était signalé par ces prodiges d'austérité et d'humilité chrétienne qui domptent tout dans l'homme, hormis la colère et l'orgueil, mais qui rachètent l'une et l'autre en les consacrant à Dieu. Il vivait dans les misères d'une santé faible, encore affaiblie et torturée comme à plaisir par de volontaires souffrances. Il se croyait appelé à ressusciter l'esprit monastique, en ranimant dans les couvents la morale et la foi. Il avait de plus en plus enfoncé dans l'ombre et courbé vers la terre le front pâle de ses moines amaigris; mais il ouvrait un oeil vigilant sur le monde, observait les prêtres, les docteurs, les évêques, les princes, les rois, l'héritier de saint Pierre lui-même; et tantôt suppliant avec douleur, tantôt gourmandant avec force, il avait pour tous des prières, des menaces, des larmes et des châtiments, et faisait sous la bure la police des trônes et des sanctuaires. C'était saint Bernard. Abélard accuse formellement ces deux hommes d'avoir été, vers l'époque où nous sommes arrivés, les principaux artisans de ses malheurs[147]. Suivant lui, ces _nouveaux apôtres, en qui le monde croyait beaucoup_, allaient prêchant contre lui, répandant tantôt des doutes sur sa foi, tantôt des soupçons sur sa vie, détournant de lui l'intérêt, la bienveillance et jusqu'à l'amitié, le signalant à la surveillance de l'Église et des évêques, enfin le minant peu à peu dans l'esprit des fidèles, afin que, le jour venu, il n'y eût plus qu'à le pousser pour l'abattre. On peut croire que son ressentiment a chargé le tableau; nous verrons quelle fut la conduite de saint Bernard, lorsque Abélard sera une seconde fois jugé, et cette conduite, nous sommes loin de l'absoudre. Mais quelques mots des lettres du saint lui-même semblent prouver que jusqu'alors il avait fait peu d'attention aux opinions du moine philosophe[148]. Au temps de l'enseignement dans la solitude du Paraclet, de 1122 à 1125, on ne sait même s'il le connaissait personnellement. Mais il pouvait, au moins, savoir de lui ses plus éclatantes aventures, et elles devaient peu le recommander au grand réformateur des moines, à l'ami d'Anselme de Laon, de Guillaume de Champeaux, au protecteur d'Albéric de Reims. Lorsque Abélard écrivit la lettre où il lui donne la première place parmi ses ennemis, il ignorait encore qu'un jour il l'aurait pour juge, et ne pouvait, en l'accusant, céder au ressentiment contre une persécution future. Quelque chose les avait donc déjà opposés l'un à l'autre; il avait donc aperçu sous l'indifférence apparente de l'abbé de Clairvaux des germes d'inimitié, et deviné la persécution dans les actes qui la préparaient. [Note 147: _Ab. Op._, ep. I, p. 31. Abélard ne les nomme pas, mais la désignation est claire, et elle a été constamment appliquée à saint Bernard et à saint Norbert, d'abord par Héloïse, et puis par toutes les autorités, comme les censeurs de l'édition de d'Amboise, Bayle, Moreri, les auteurs de l'_Histoire littéraire_, etc.; on est unanime sur ce point. (_Id._, ep. II, p. 42 et Censur. Doctor. paris.; Not., p. 1177.--_Dict. crit._, art. _Abélard.--Hist. litt._, t. XII, p. 95.)] [Note 148: Saint Bern., _Op._, ep. CCXXVII.] Rappelons-nous que Clairvaux n'était pas à une grande distance du Paraclet[149]. Il n'y avait pas dix ans que saint Bernard, quittant Cîteaux par l'ordre de son abbé, était descendu avec quelques religieux dans ce vallon sauvage pour y fonder un monastère. En peu de temps il avait réuni dans ce lieu, nommé d'abord la vallée d'Absinthe, et sous la loi d'une vie sévère et d'une piété ardente, de sombres cénobites qui tremblaient devant lui de vénération, de crainte et d'amour. Il avait créé là une institution qui, sans être illettrée ni grossière, contrastait singulièrement avec l'esprit indépendant et raisonneur du Paraclet. Clairvaux renfermait une milice active et docile dont les membres sacrifiaient toute passion individuelle à l'intérêt de l'Église et à l'oeuvre du salut. C'étaient des jésuites austères et altiers. Le Paraclet était comme une tribu libre qui campait dans les champs, retenue par le seul lien du plaisir d'apprendre et d'admirer, de chercher la vérité au spectacle de la nature, voyant dans la religion une science et un sentiment, non une institution et une cause. C'était quelque chose comme les solitaires de Port-Royal, moins l'esprit de secte et les doctrines du stoïcisme[150]. [Note 149: Clairvaux, bourg du département de l'Aube, à quinze lieues au delà de Troyes, était une abbaye du diocèse de Langres, fondée en 1114 ou 1115, par une colonie venue de Cîteaux sous la conduite de saint Bernard. On l'appelait la troisième fille de Cîteaux. (_Gall. Christ._, t. IV, p. 706.)] [Note 150: Cette comparaison ne s'applique évidemment qu'à l'esprit d'indépendance du Paraclet et à sa situation locale qui rappelle vaguement celle de Port-Royal-des Champs; car rien ne ressemble moins aux doctrines du jansénisme que celles d'Abélard; et il a rencontré ses juges les plus sévères parmi les calvinistes, comme ses critiques les plus indulgents parmi les jésuites.] Deux institutions aussi opposées et aussi voisines, qui toutes deux agissaient sur les imaginations des populations environnantes, ne pouvaient manquer d'être rivales ou même ennemies. Elles devaient réciproquement se soupçonner et se méconnaître. Il y avait autour du Paraclet plus de mouvement, à Clairvaux plus de puissance réelle, et je conçois que saint Bernard, inquiet de celte oeuvre de la pure intelligence qu'il devait mal comprendre, en inscrivit dès lors l'auteur sur ces listes de suspects que la défiance du pouvoir ou des partis est si prompte à dresser, heureuse quand elle n'en fait pas aussitôt des tables de proscription. Ce qui est certain, c'est qu'Abélard se sentit menacé. De tout temps enclin à l'inquiétude, ses malheurs l'avaient rendu craintif; il était prompt à voir la persécution là où il apercevait la malveillance. Pendant les derniers jours qu'il passa au Paraclet, il vécut dans l'angoisse, s'attendant incessamment à être traîné devant un concile comme hérétique ou profane. S'il apprenait que quelques prêtres dussent se réunir, il pensait que c'était le synode qui allait le condamner. Tout était pour lui l'éclair annonçant la foudre. Quelquefois il tombait dans un désespoir si violent qu'il formait le projet de fuir les pays catholiques, de se retirer chez les idolâtres et d'aller vivre en chrétien parmi les ennemis du Christ. Il espérait là plus de charité ou plus d'oubli[151]. [Note 151: _Ab. Op., ep. I, p. 32._] Une inspiration du même genre lui fit prendre alors un parti funeste, et chercher le repos dans le séjour où l'attendaient les plus cruelles misères. On voit encore en basse Bretagne, sur un promontoire qui s'étend au sud de Vannes, le long de la baie et des lagunes du Morbihan, les ruines d'un antique monastère, au sommet de rochers battus à leur pied par les îlots de l'Océan. Là s'élevait au XIIe siècle l'abbaye de Saint-Gildas-de-Rhuys, fondée sous le roi Chilpéric I par le saint dont elle portait le nom. L'église encore debout, monument romain dans ses parties primitives, offre des traces d'une extrême antiquité, et domine au loin la pleine mer du haut d'un quai naturel de granit foncé que le flot ronge en s'y brisant avec fracas[152]. Vers 1125, la communauté avait perdu son pasteur, et avec l'agrément et peut-être sur le désir de Conan IV, duc de Bretagne, elle élut Abélard pour remplacer l'abbé Harvé qui venait de mourir. Des religieux lui furent députés en France; ils obtinrent pour lui le consentement de l'abbé et des moines de Saint-Denis, et vinrent offrir au fondateur du Paraclet une des dignités de l'Église les plus ambitionnées en ce temps-là. Abélard, alors inquiet et menacé, crut entrevoir l'asile et le port. Il accepta, et se comparant à saint Jérôme fuyant dans l'Orient l'injustice de Rome, il se résolut à fuir dans l'Occident l'inimitié de la France. [Note 152: _Id. ibid._ et pag. suiv.--Il n'y a plus trace de l'ancien couvent, mais l'église offre des parties, comme le choeur et les transepts, qui semblent n'avoir jamais été altérées, et qui peuvent bien, ainsi qu'on le dit, avoir été bâties de 1008 à 1038. Il y a même des murailles et des sculptures qui paraissent antérieures. Les rochers de granit qui bordent la côte s'élèvent à pic au-dessus de la mer. Ils offrent des anfractuosités qui peuvent recéler des grottes et même des passages souterrains conduisant du sol du vieux couvent à la mer. C'est un lieu sévère et imposant. (Mérimée, _Notes d'un voyage dans l'ouest de la France_, 1836, p. 281 et suiv.--_Magasin Pittoresque_, t. IX, p. 311.)] On l'appelait dans un pays barbare dont la langue même lui était inconnue; mais la vie d'incertitude et de péril lui devenait insupportable, sa force ne suffisait plus à ses épreuves; toujours aussi imprudent et rendu plus timide, il était prêt à chercher dans les partis extrêmes le repos et la sécurité qu'il voulait à tout prix. Il partit donc pour la Bretagne; et ce pasteur, plein de souvenirs mélancoliques, de méditations rêveuses, tout occupé des plus délicates recherches de la pensée, alla gouverner un indomptable troupeau de moines sauvages, qui n'auraient pas su l'entendre et ne voulaient point lui obéir. Une vie grossière et déréglée, le désordre, la violence, la férocité, tels étaient les nouveaux ennemis qu'il avait à vaincre; dès les premiers instants, il reconnut avec effroi quelle tâche ingrate et chimérique il avait acceptée. Pour comble d'ennuis, un seigneur, tyran de la contrée, à la faveur de l'inconduite des religieux, avait fait comme la conquête du monastère dont il tenait presque tous les domaines; il écrasait les moines de ses exactions, il les forçait à payer tribut comme des juifs. La communauté étant ainsi dépouillée, ses membres recouraient pour leurs besoins journaliers à leur abbé qui n'y pouvait suffire, et qui se plaisait peu d'ailleurs à soudoyer leurs profusions, leurs débauches, et la scandaleuse famille que chacun d'eux s'était donnée. De là des plaintes continuelles, des reproches, des vols secrets, et une sorte de complot pour compromettre ou lasser un chef trop sévère, et le contraindre de renoncer à son opiniâtre désir de rétablir la discipline. Abélard, privé d'appui, de conseil, n'ayant personne qui pût le seconder ou le comprendre, vivait dans le sentiment pénible d'un isolement sans repos et d'une activité sans puissance. Au dehors, les satellites du tyran voisin l'épiaient en le menaçant; au dedans, les frères lui dressaient mille embûches. Là, sur ces rochers désolés, au bruit sourd des flots, en présence de l'immensité sombre du ciel et de la mer, il songeait avec une inexprimable tristesse à la vanité de toutes ses entreprises. Il se rappelait tous les maux qu'il avait voulu fuir, il voyait ceux qu'il était venu chercher, et il hésitait dans le choix. Une mélancolie profonde respire dans tout ce qu'il a écrit, et par là aussi il a devancé son temps et se trouve en intelligence avec la tristesse un peu plaintive du génie littéraire du nôtre. Des monuments singuliers de cette disposition d'âme ont été retrouvés naguère. La bibliothèque du Vatican a livré à l'érudition allemande des chants élégiaques longtemps inconnus, _Odae flebiles_, où sous le voile transparent de fictions bibliques il exhale ses propres douleurs. Ces poésies dont on a restitué jusqu'à la musique ne sont pas dénuées d'inspiration, et sous le nom de quelque personnage hébraïque qu'il met en scène, il y laisse échapper des plaintes dictées et comme animées par ses souvenirs[153]. Par exemple, dans ce chant d'Israël sur la perte de Samson, ne croit-on pas entendre les gémissements du prisonnier de Saint-Médard, après sa disgrâce et sa chute? «Le plus fort des hommes.... le bouclier d'Israël.... Dalila d'abord l'a privé de sa chevelure, puis ses ennemis, de la lumière. Ses forces exténuées, la vue perdue, il est condamné à la meule; il s'épuise dans les ténèbres; il brise dans un travail d'esclave ses membres faits aux jeux de la guerre. Qu'as-tu, Dalila, obtenu pour ton crime? quels présents? nulle grâce n'attend la trahison....» [Note 153: _P. Aboelardi Planctus cum notis musicalibus.--Spicilegium Vaticanum._ Ed. Carl Greith, Frauenfeld, 1838, p. 121-131.--Le manuscrit conservé à Rome contient six chants: Dina, fille de Jacob; Jacob pleurant ses fils; les compagnes de la fille de Jephté; Israël pleurant Samson; le chant de David sur la mort d'Abner, et celui sur Saül et Jonathan. Le titre dit que la musique est jointe, et elle a, dit-on, été récrite avec la notation moderne. Cependant j'ai eu dans les mains deux exemplaires de ce livre, et aucun ne contenait cette musique.] Lorsqu'il exprime les douleurs de Dina, fille de Jacob, repoussée par ses frères pour le crime de Sichem, ne dirait-on pas qu'il fait parler Héloïse? «Je suis devenue la proie d'un homme impur, j'ai été séduite par les jeux de l'ennemi. Malheur à moi, misérable, qui me suis moi-même perdue!.... Siméon et Lévi, vous avez dans la peine égalé l'innocent au coupable.... L'entraînement de l'amour sanctifie la faute.... La jeunesse, la légèreté de l'âge, une raison faible encore aurait dû recevoir de ceux que l'âge a mûris un moindre châtiment.... Malheur à moi, malheur à toi, misérable jeune homme[154]!....» [Note 154: Amoris impulsio Culpae sanctificatio,.... Levis aetas juvenilis Minusque discreta Ferre minus a discretis Debuit in poena.] Et l'élégie vraiment poétique qu'il met dans la bouche des vierges, amies de la fille de Jephté, n'est-elle pas le choeur des tristes compagnes d'Héloïse, entourant de larmes et de sanglots l'autel monastique où la victime se sacrifie[155]? [Note 155: Ad testas choreas coelibes Ex more venite Virgines! Ex more sint odae flebiles Et planctus ut cantus celebres, Incultae sint moestae facies Plangentum et flentum similes!.... O stupendam plus quam flendam virginem! O quam rarum illi virum similem.... Quid plura, quid ultra dicemus? Quid fletus, quid planctus gerimus? Ad finem quod tamen cepimus Plangentes et flentes ducimus. Collatis circa se vestibus, In arae succensae gradibus, Traditur ab ipsa gladius.... Hebraeae dicite Virgines, Insignis virginis memores, Inclytae puellae Israel, Hac valde virgine nobiles!] Comme à Saint-Denis, comme à Saint-Médard, Abélard dut à Saint-Gildas s'abandonner à ces inspirations touchantes; et ses vers, sous la forme pédantesque de l'hymne rimée des latinistes du moyen âge, sont empreints de cette douleur pensive, rare au moyen âge, et que laisse à l'âme la perte de l'enthousiasme, de la gloire et de l'amour. À ces sombres rêveries, un remords venait s'ajouter. Il avait abandonné son cher Paraclet, dispersé ou laissé son troupeau à l'aventure, déserté ses derniers amis. Sa pauvreté ne lui avait pas permis de pourvoir à la continuation du divin sacrifice sur l'autel qu'il avait élevé. Mais un incident qui semblait un nouveau malheur vint lui donner un moyen de réparer sa faute et de fonder le seul monument qui devait durer après lui. Depuis le jour où nous avons vu le crime l'arracher aux pompes du siècle, un nom a cessé en quelque sorte d'être prononcé dans la vie d'Abélard. Le souvenir qui semble la remplir et qui la protège encore dans l'esprit de la postérité paraît absent de sa pensée, ou du moins il est enseveli et scellé comme dans la tombe au plus profond de son coeur. Les portes du couvent d'Argenteuil s'étaient fermées sur celle qui avait consenti à ce suprême sacrifice, l'oubli. Cependant son caractère et son esprit l'avaient bientôt mise au premier rang; elle était prieure, et l'Église parlait d'elle avec respect. Or, il advint que Suger, qui, novice à Saint-Denis dans sa jeunesse, y avait étudié les chartes du monastère, entreprit de revendiquer celui d'Argenteuil, à titre d'ancien domaine enlevé par les événements à son abbaye. Il paraît en effet certain que les fondateurs en avaient, au temps du roi Clotaire III, légué la propriété aux moines de Saint-Denis, qui en jouirent assez négligemment jusqu'au règne de Charlemagne. Mais ce prince jugea à propos d'en faire don à sa fille Théodrade, et Adélaïde, femme de Hugues Capet, y avait encore réuni des religieuses. Plus de cent ans s'étaient donc écoulés depuis que l'établissement, devenu riche, demeurait au pouvoir des femmes. Mais Suger, qui avait du crédit auprès du pape Honorius II et du roi Louis VI, fit valoir les anciens titres, entre autres une donation fort en règle des empereurs Louis le Débonnaire et Lothaire son fils[156], et il accusa les religieuses de quelques désordres que par malheur il réussit à prouver[157]. Il était devenu sévère, et après quatre ans d'une administration fort différente, il avait entrepris la réforme de son ordre en commençant par la sienne. Sur ses instances, une bulle de 1127 déposséda les religieuses d'Argenteuil; elles furent, l'année suivante, expulsées violemment; quelques-unes entrèrent à l'abbaye de Notre-Dame-des-Bois[158]; les autres, parmi lesquelles on comptait Héloïse, et probablement Agnès et Agathe, deux nièces d'Abélard, cherchaient çà et là un asile, lorsque l'abbé de Saint-Gildas fut averti et crut apercevoir une occasion favorable de réparer l'abandon du Paraclet. Il revint précipitamment en Champagne (1129) et il engagea la prieure d'Argenteuil à s'établir, avec celles de ses religieuses qui lui restaient attachées, dans l'oratoire abandonné. En même temps, il lui fit, ainsi qu'à ses compagnes, cession perpétuelle et irrévocable du bâtiment et de tous les biens qui en dépendaient. Atton, l'évêque de Troyes, approuva cette donation, qui devait être, moins de deux ans après, confirmée par le pape, et déclarée inviolable sous peine d'excommunication[159]. [Note 156: Ce titre existe, et il ne permet pas de douter que Hermenric et sa femme Mummana ou Numana, les fondateurs de la maison d'Argenteuil en 665, ne l'eussent donnée au couvent de Saint-Denis; Louis le Débonnaire y règle qu'elle reviendra à ce couvent après la mort de sa soeur. Mais les Normands parurent bientôt qui pillèrent et détruisirent Argenteuil comme tout le reste, et sous Hugues Capet, les moines omirent de réclamer leurs droits. (_Ab. Op._; Not. p. 1180.)] [Note 157: C'est Suger lui-même qui affirme en très-gros mots le dérèglement des religieuses d'Argenteuil, prouvé par une enquête que dirigèrent le légat, évêque d'Albano, l'archevêque de Reims et les évêques de Paris, de Chartres et de Soissons. (Duchesne, _Script. Franc._, t. IV; Suger, _De reb. a se gest._, p. 333.--_Rec. des Hist._, t. XII; _vit. Ludovic Gross._, p. 49; _Grandes chron. de France_, XVI, p. 180.)] [Note 158: Autrement dit l'abbaye de Sainte-Marie-de-Footel, ou de Malnoue, ou _Beata Maria de Nemore_, sur les bords de la Marne, auprès de Champigny. On ne sait pas la date de sa fondation. (_Gall. Christ._, t. VII, p. 586.)] [Note 159: Jamais les accusations dirigées contre l'abbaye d'Argenteuil n'en ont atteint la prieure; et l'on peut conclure qu'elles étaient fort exagérées, ou ne concernaient aucunement celles des compagnes d'Héloïse qui la suivirent au Paraclet. La considération dont elle jouissait dans l'Église, est un fait universellement reconnu, et la première bulle d'institution du Paraclet est empreinte d'une faveur marquée pour elle. D'Amboise a publié dix bulles, lettres ou diplômes de différents papes, tirés du cartulaire de ce couvent, et portant concession de propriétés, droits, privilèges. Elles datent toutes de l'administration d'Héloïse. Dans la première, elle n'est désignée que par le titre de prieure de l'oratoire de la Sainte-Trinité. Celui d'abbesse lui est donné dans la suivante qui est de 1130. Ce n'est que dans la troisième que le monastère est appelé le Paraclet. (_Ab. Op_., p. 346-354.)] Il arriva en effet vers ce temps un événement qui émut vivement tout le clergé de France. Le pape Honorius était mort au mois de février 1130, et aussitôt Rome avait été divisée entre Grégoire, cardinal-diacre de Saint-Ange, élu dès le lendemain et qui prit le nom d'Innocent II, et Pierre de Léon, qui peu de jours après avait, dans l'église de Saint-Marc, été promu par d'autres cardinaux au souverain pontificat sous le nom d'Anaclet. Des désordres graves éclatèrent, et malgré les efforts de la puissante famille des Frangipani, qui lui donnèrent asile dans leur château fort, Innocent II se vit contraint de chercher un refuge en France, et il débarqua au port de Saint-Gilles avec tous les cardinaux de son parti. Des nonces marchèrent devant lui pour le faire reconnaître; réuni par ordre du roi, le concile d'Étampes, à la voix de saint Bernard, le proclama le vrai pape; Pierre le Vénérable, abbé de Cluni, annonça qu'il le recevrait en grande pompe dans le monastère même où Anaclet avait été religieux; et le roi vint au-devant de lui. Ainsi appuyé par la puissance temporelle et par les deux hommes les plus considérables de l'Église gallicane, il traversa solennellement la Gaule, visitant les monastères, dédiant les églises, consacrant les autels, confirmant les donations pieuses, présidant les conciles ou assemblées synodales qu'il rencontrait sur son chemin, et distribuant des bénédictions, des reliques et des indulgences. «Ce qui fut,» dit Orderic Vital, «une immense charge pour toutes les églises des Gaules; car il ne touchait rien des revenus du siége apostolique[160].» [Note 160: «Immensam gravedinem ecclesiis Galliarum ingessit.» (_Ord. Vit. Hist. eccles._, l. XIII. _Rec. des Hist._, t. XII, p. 750.)] Il s'arrêta quelque temps à Chartres où l'avait reçu l'évêque Geoffroi dont la réputation était si grande, et qui y gagna bientôt le titre de légat. Là s'étaient réunis pour l'honorer plusieurs personnages importants dans le clergé; là, Henri I, roi d'Angleterre, qui se trouvait en Normandie, était venu, amené par saint Bernard, le reconnaître et lui rendre hommage. De Chartres, Innocent II se proposait de partir pour Liège, où il comptait voir l'empereur Lothaire et s'assurer de son adhésion. Il se dirigea donc sur Étampes et voulut séjourner à Morigni, monastère de l'ordre de Saint-Benoît, fondé près de cette ville sur les bords de la Juine, vers la fin du XIe siècle, par Anseau, fils d'Arembert, et protégé par le roi et par son père Philippe I. Il demeura deux jours dans cette maison, et à la prière de l'abbé, il daigna consacrer le maître-autel de son église, sous l'invocation de saint Laurent et de tous les martyrs, le 20 janvier 1131[161]. Cette cérémonie fut remarquable par le rang et le nom de ceux qui y assistaient; c'était d'abord le pape, entouré de son sacré collège, c'est-à-dire de onze cardinaux au moins, parmi lesquels on distinguait les évêques de Palestrine et d'Albano, et Haimeric, chancelier de la cour de Rome, cardinal-diacre de Sainte-Marie-Nouvelle. Le métropolitain du lieu, Henri dit le Sanglier, archevêque de Sens, remplissait auprès du pape l'office de chapelain, et ce fut l'évêque de Chartres qui prononça le sermon. Les moines qui ont soigneusement écrit la chronique du monastère de Morigni n'ont pas manqué de célébrer ce jour mémorable, et de nommer les abbés dont la présence en relevait encore la splendeur; c'étaient Thomas Tressent, abbé de Morigni, Adinulfe, abbé de Feversham, Serlon, abbé de Saint-Lucien de Beauvais, l'abbé Girard, _homme lettré et religieux_; c'étaient surtout «Bernard, abbé de Clairvaux, qui était alors le prédicateur de la parole divine le plus fameux de la Gaule, et Pierre Abélard, abbé de Saint-Gildas, lui aussi homme religieux, et le plus éminent recteur des écoles où affluaient les hommes lettrés de presque toute la latinité[162].» [Note 161: La date est donnée par la chronique du monastère de Morigni: «Anno incarnati Verbi MCXXX, XIII kal. februarii.» (_Ex Chron. mauriniac, Rec. des Hist._, t. XII, p. 80.)] [Note 162: _Ex Chron. maur., ibid._--Voyez aussi dans le même volume, p. 59 et 60; Suger, _De vit. Ludov. Gross._; le t. XII de la _Gall. Christ._, p. 45; l'_Histoire de saint Bernard_, par Neander, l. II; et l'_Histoire littéraire de la France_, t. XII, p. 218-220.] Abélard vit donc à cette époque le chef de la chrétienté; il forma des relations directes avec des membres du sacré collége; il figura, avec saint Bernard, parmi les plus illustres représentants de l'Église gallicane. Sans doute l'intérêt de son établissement du Paraclet n'était pas étranger à son voyage. Il venait solliciter pour cette institution naissante l'autorisation et la bénédiction du successeur de saint Pierre; et, en effet, la même année, le 28 novembre, nous voyons que, pendant le séjour qu'à son retour de Liége Innocent II fit à Auxerre, il délivra à ses bien-aimées filles en Jésus-Christ, Héloïse, prieure, et autres soeurs de l'oratoire de la Sainte-Trinité, un diplôme qui leur assurait la propriété entière et sacrée de tous les biens qu'elles possédaient et de tous ceux que leur pourrait concéder la libéralité des rois ou des princes, avec peine de déchéance et de privation du corps et du sang de Notre-Seigneur Jésus-Christ contre quiconque oserait attenter dans l'avenir à leurs droits ou possessions. Ainsi fut fondé le célèbre institut du Paraclet, dont Héloïse, à vingt-neuf ans, fut la première abbesse. Du moins le devint-elle de fait; car bien qu'elle ne reçoive que le titre de prieure, dans la bulle du pape, elle n'avait point de supérieure; une seconde bulle, datée de 1136, la désigne sous le nom d'abbesse; une troisième appelle du nom de monastère du Paraclet l'oratoire de la Sainte-Trinité[163]; le saint-siége, dans sa prudence, ne craignit donc pas de consacrer cette invocation au divin Consolateur dont le préjugé avait fait un crime à la reconnaissante piété d'Abélard. [Note 163: _Ab. Op., literae seu diplom._, p. 346-348.] Dans les premiers temps, l'abbesse et ses soeurs menèrent une vie de privations; mais elles priaient avec ferveur, le Saint-Esprit sembla les secourir. Le respect et l'affection des populations voisines vinrent à leur aide; les dons des fidèles accrurent leurs ressources, et au bout de quelque temps l'établissement prospéra. Cette création fut pour Abélard, au milieu de tant d'afflictions, une consolation inespérée, et plus que jamais il rendit grâces au Paraclet. Une fois enfin, il n'avait point fait de mal à ce qu'il aimait. Quand revit-il Héloïse? la revit-il à cette époque de sa vie? rien ne l'atteste. Peut-être même à son silence est-il permis de croire que tous ces arrangements se conclurent sans que les deux époux fussent un moment réunis. Quoiqu'il en soit, bornons-nous à citer les paroles calmes et douces par lesquelles il termine, au milieu de ses tristes récits, le tableau de cette heureuse fondation. «Et, Dieu le sait, elles se sont, dans une année, plus enrichies, je pense, en biens terrestres que je ne l'aurais fait en cent ans, si j'avais continué d'habiter au Paraclet; car, si leur sexe est plus faible, la pauvreté des femmes est plus touchante, et plus facilement elle émeut les coeurs, et leur vertu est plus agréable à Dieu et aux hommes. Puis, le Seigneur accorda aux yeux de tous une si visible grâce à cette femme, ma soeur[164], qui était à leur tête, que les évêques l'aimaient comme leur fille, les abbés comme leur soeur, les laïques comme une mère; et tous également ils admiraient sa piété, sa prudence, et en toute chose une incomparable douceur de patience. Plus il était rare qu'elle se laissât voir, toujours enfermée dans sa chambre pour s'y livrer avec plus de pureté à la méditation sainte et à la prière, plus on venait du dehors avec ardeur implorer sa présence et les conseils d'un entretien tout spirituel.» [Note 164: «Illi sorori nostrae.» (_Ab. Op._, ep. I, p. 34.)] Abélard, de retour dans son abbaye, reprit le triste gouvernement de ses indociles sujets. Il vivait là, toujours livré à des soins pénibles, mais ayant du moins une pensée douce. Cependant, comme les commencements du Paraclet furent difficiles, et que les religieuses eurent à souffrir de leur dénûment, les voisins de ce couvent blâmaient son absence; on lui reprochait de délaisser un établissement qu'il n'avait pourtant, ce semble, aucun moyen de secourir. I1 y fit donc plusieurs voyages et porta à ses soeurs ses conseils et son appui. Il prêcha devant elles et pour elles, et leur donna ainsi quelques secours spirituels et temporels. Il paraît qu'il avait hésité quelque temps; une sorte d'effroi le tenait éloigné de ces pieuses femmes et de ce lieu où retournait si souvent sa pensée. Mais leur intérêt et la réflexion le décidèrent; il cessa de leur refuser sa présence, et comme il était alors plus que jamais tourmenté par ses moines, il se créa ainsi, au sein de l'orage, _un port tranquille où il pouvait quelque peu respirer_. Cependant on a des preuves qu'il voyait à peine Héloïse et qu'il lui parlait peu[165]. Elle-même s'en plaindra bientôt. [Note 165: _Id. ibid._, p. 38, et op. II, p. 40.] Mais ces soins, ces visites, ces voyages devinrent le sujet de nouveaux soupçons. La malignité y vit je ne sais quel reste d'une passion mal éteinte. On lui reprocha de ne pouvoir supporter l'absence de celle qu'il avait trop aimée. Et je doute que l'on dît vrai; il semble au contraire que son âme endurcie et glacée n'avait plus de sensibilité que pour la douleur. Toutefois si l'on regarde plus attentivement au fond de ses pensées, on peut dans la réserve de son langage, dans la bienveillance froide et gênée de sa conduite et de ses expressions, reconnaître une sorte de parti pris, et deviner les combats que se livraient dans son âme les cuisants regrets, la honte amère, le respect de soi-même, de la religion et du passé, peut-être la crainte vague de la faiblesse de son coeur. Mais tous ces sentiments comprimés, il les reporte dans la sollicitude attentive et délicate du directeur de conscience. Il semble ne tracer pour ses religieuses et pour leur abbesse que des exhortations évangéliques, des règles monacales, des lettres de spiritualité, tout ce que dicte la piété et l'érudition; mais il règne dans tout cela une sympathie si tendre, quoique si contenue, une préoccupation si évidente et si vive de tous les intérêts confiés à sa foi, et en même temps, dès qu'il s'agit de vérités générales et de philosophie religieuse, une confiance si absolue et un besoin si intime d'être entendu et compris, qu'on ne peut sans un mélange d'étonnement, de respect et de pitié, assister à cette étrange et dernière transformation de l'amour. Mais le XIIe siècle n'entrait point dans ces finesses; et en tout temps peut-être, dans les circonstances bizarres de ces deux destinées, la malignité humaine aurait trouvé quelque pâture. Abélard se montre vivement sensible à ces calomnies imprévues. Il en souffre, car désormais il souffre de tout. Il descend à s'en justifier, il descend à une apologie ensemble ridicule et douloureuse. Puis s'élevant à des considérations générales, il demande si l'on veut renouveler contre lui les infâmes accusations qui poursuivaient saint Jérôme dans le cercle de pieuses femmes qu'il animait de sa ferveur et de son génie. Sera-t-il réduit à dire comme lui: «Avant que je connusse la maison de cette Paule si sainte, toute la ville retentissait du bruit de mes études; j'étais, au jugement de presque tous, déclaré digne du souverain pontificat.... Mais je sais que la mauvaise comme la bonne réputation conduit au chemin du ciel[166].» [Note 166: _Ab. Op._, ep. I, p. 85.--Sanc. Hieron. _Op._, I. IV, pars II, ep. XXVIII, _ad Asellam._] Tandis qu'il voyait ainsi calomnier les sentiments les plus purs et les actions les plus simples, il rencontrait de nouveaux tourments dans sa laborieuse administration. Ce n'est plus sa tranquillité, c'est sa vie qui était en péril. S'il s'éloignait du couvent, il avait à craindre la violence de ses ennemis; s'il y rentrait, il trouvait dans ceux que son titre l'obligeait d'appeler ses enfants la haine et la perfidie. Il ne croyait pas pouvoir voyager en sûreté; il était exposé aux plus noirs complots. Du moins soupçonna-t-il plus d'une tentative homicide dirigée contre lui, jusque-là qu'il eut à prendre des précautions pour célébrer la messe, et crut un jour qu'un poison avait été versé dans le calice. Une fois qu'il était venu à Nantes auprès du comte, alors malade, il logeait chez un de ses frères qui habitait cette ville, peut-être Raoul, peut-être le chanoine Porcaire[167]. On essaya par les mains d'un valet de faire empoisonner ses aliments; du moins, comme il s'était abstenu d'y toucher, un moine qui l'accompagnait, en ayant mangé, mourut, et le criminel serviteur se trahit en prenant la fuite. Après de telles tentatives, il dut songer à sa sûreté; il quitta la maison conventuelle, et se retira dans quelques cellules isolées avec le peu de frères qui lui étaient attachés. Mais il ne pouvait sortir sans redouter un nouveau guet-apens, et lorsqu'il devait passer par un chemin ou par un sentier, il craignait qu'on n'apostât à prix d'argent des voleurs pour se défaire de lui. Ce fut dans une de ses courses qu'il fit une grave chute de cheval; il dit même qu'il se brisa la nuque, et cette fracture quelle qu'elle fût porta une atteinte profonde à sa santé déjà trop éprouvée et à ses forces déclinantes: il avait alors plus de cinquante ans. [Note 167: Le comté de Nantes était depuis longtemps réuni au duché de Bretagne, et le titre de comte de Nantes était, surtout dans cette partie de ses États, donné de préférence au duc. Le Nécrologe du Paraclet donne à Abélard un frère nommé Raoul, et l'on voit dans un cartulaire de Buzé, qu'en 1150 il y avait un chanoine de la cathédrale de Nantes qui se nommait Porcaire (_Porcarius_) et qui ayant un neveu nommé Astralabe, pouvait aussi être un frère d'Abélard. Enfin sa Dialectique est dédiée à son frère Dagobert ou à frère Dagobert. (_Ab. Op._, Not., p. 1142.--_Mém. pour servir à l'Histoire de Bretagne_, par D. Morice, t. 1, p. 587.--Ouvr. inéd. _Dial._, p. 229.)] Il lui restait une dernière arme contre ces révoltes opiniâtres, contre ces crimes audacieux, l'excommunication. Il la prononça enfin. Ceux des moines qu'il redoutait le plus s'engagèrent par la foi dans l'Évangile et par le sacrement à quitter tout à fait l'abbaye et à ne plus l'inquiéter désormais; mais cet engagement si solennel fut impudemment enfreint, et il fallut que, par ordre du pape et par les soins d'un légat spécialement envoyé, en présence du comte et des évêques, on les forçât de renouveler le serment violé et de prendre quelques autres engagements. L'ordre ne fut pas rétabli après l'expulsion des plus mutins; Abélard rentra dans la maison; il voulut reprendre l'administration, il se livra aux moines qui étaient restés et qu'il suspectait le moins; il les trouva pires encore que ceux dont il était délivré. Au lieu du poison, on parlait de l'égorger. Il fallut fuir, et gagnant la mer, dit-on, par un passage souterrain, il s'échappa sous la conduite d'un seigneur de la contrée[168]. [Note 168: Je crois que c'est ainsi qu'il faut traduire: «Cujusdam proceris terrae conductu vix evasi.» (P. 39.) Gervaise et Niceron entendent qu'Abélard se sauva par un égout, _conductu terrae_. Soit que cette version ait prévalu de tout temps, soit qu'elle eût été elle-même inspirée par le souvenir d'un fait traditionnel, on montre encore dans les anciens jardins de Saint-Gildas-de-Rhuys, le soupirail par où l'on dit qu'il s'évada pour gagner une embarcation qui l'attendait au bas de la terrasse dont la mer baigne le pied. Mais le trou et le passage sont de construction moderne. (_Vie d'Ab._, t. II, p. 14 et _Mém. pour servir à l'Hist._, etc., t. IV, p. 11.--_Magasin Pittoresque_, t. IX, p. 312.)] C'est retiré dans un asile où cependant il ne se jugeait pas encore en sûreté, où, se soumettant à mille précautions, il croyait voir le glaive toujours prêt à le frapper, qu'il fit un retour sur le passé de son orageuse vie et qu'il écrivit pour un ami malheureux[169] cette lettre fameuse qui porte le nom d'histoire de ses calamités, _Historia calamitatum_. Ce sont les mémoires de sa vie, ouvrage singulier pour le temps, qui rappelle parfois et les Confessions de saint Augustin et celles de J.-J. Rousseau. [Note 169: Je suis porté à croire que cet ami est un personnage imaginaire. J'ignore sur quel fondement quelques auteurs l'ont appelé Philinte. C'est une fantaisie de Bussy-Rabutin. (Voyez sa traduction des Lettres, et _Abail. et Hél._, par Turlot, p. 3.) Un anonyme a aussi publié comme une traduction fidèle une imitation très-libre de l'_Historia calamitatum_ où il interpelle, sous le nom de Philinte, le correspondant d'Abélard, et donne à Héloïse une servante intrigante, _une brune_, qu'il appelle _Agathon_. (_Hist. des infortunes d'Abailard. Lettres d'Abailard à Philinte_, in-12 de 48 pages, Amsterd. 1698.)] Cet ouvrage appartient à ce qu'on a de nos jours nommé la littérature intime, à celle qui est l'expression des sentiments individuels. Par là il est singulièrement original. Je ne crois pas qu'on trouvât sans peine dans le même temps un écrit dont l'auteur se proposât uniquement de raconter les aventures de son esprit et les émotions de son coeur. Une autobiographie aussi romanesque semble une oeuvre de ces époques où l'intelligence, sans cesse repliée sur elle-même, analytique et rêveuse à la fois, développe cette personnalité expansive et savante qui fait de l'âme tout un monde. Je regarde, en effet, cette première lettre d'Abélard comme une composition littéraire. La forme d'une narration destinée à raffermir un ami contre le malheur par le spectacle de douleurs plus grandes me paraît un cadre artificiel que l'auteur donne au tableau de sa vie et de ses peines. C'est comme un pendant de la célèbre lettre où Sulpicius console Cicéron de la perte de sa fille par la peinture des calamités de tant de cités en ruines et d'empires détruits. Mais Abélard offrant pour consolation à l'infortune l'image de ses propres malheurs est plus saisissant et plus dramatique. L'état de son âme est désespéré; rien n'est plus triste que son récit, et c'est une lecture poignante. L'effet naît du fond du sujet, car la forme n'est pas toujours heureuse; il y a de beaux traits et beaucoup d'esprit, mais l'ouvrage manque à la fois d'éloquence et de naturel. Le style, étudié sans élégance, orné sans grâce, a quelque froideur dans sa subtilité spirituelle, dans son érudite redondance. Abélard discute toujours; il démontre par arguments et citations les sentiments les plus simples, les émotions les plus vives. Les actions se hasardaient alors plus que les pensées, et dès qu'on écrivait, il fallait tout justifier. Mais il raconte des aventures réelles et tragiques, il ouvre son âme tout en dissertant sur ce qu'elle éprouve; en raisonnant, il souffre, et il vous met ainsi dans la confidence d'illusions si cruelles, de si violents mécomptes, d'humiliations si déchirantes, il vous fait assister de si près aux douleurs et aux faiblesses d'un homme supérieur, qu'il n'est pas de roman plus pénible à lire, et qu'aucun enseignement meilleur ne vous saurait être donné de la misère des plus belles choses de ce monde, le génie, la science, la gloire, l'amour. L'_Historia calamitatum_ marque une grande époque dans la vie d'Abélard. D'abord c'est à dater de cette épître que les détails biographiques commencent à nous manquer; puis, comme pour combler cette lacune et diminuer nos regrets, c'est cette lettre qui nous a valu les lettres d'Héloïse. Jusque-là, il ne reste rien d'elle; on ne la connaît que par son amant; maintenant elle va parler elle-même. Nous entrerons dans un récit d'une forme nouvelle; pour raconter, nous aurons davantage besoin de nos conjectures. Par exemple, on ignore si Abélard resta longtemps chez ce seigneur qui l'avait recueilli, et si cette maison fut son dernier asile en Bretagne. Il y écrivit sa grande épître; ses lettres postérieures indiquent qu'il demeura quelque temps soit dans ce lieu, soit dans un autre de la même contrée, avant de rompre tout lien avec les moines de Saint-Gildas. On suppose avec quelque apparence de raison qu'il rédigea vers ce temps ou revit et mit en ordre une partie de ses ouvrages. Plusieurs des écrits composés pour le Paraclet doivent être venus de la Bretagne. Enfin l'on ne sait quand ni comment il la quitta[170]. Il est évident que, malgré tant de cruels dégoûts, il répugnait à renoncer, au moins par le fait, à son abbaye. Le devoir et un juste orgueil le retenaient; son ambition n'avait nullement dédaigné la dignité dont l'élection l'avait revêtu; c'était alors un rang très-élevé que celui de chef et de gouverneur d'une importante communauté. C'était une position forte dans l'Église, et tant qu'il la conservait, il devait peu craindre ses ennemis; c'était de plus une fortune, et hors de là je crois qu'il n'avait nulle ressource. Il dit lui-même avec naïveté, à la fin de sa grande lettre: «J'éprouve bien aujourd'hui quelle est la félicité qui suit les puissances de la terre, moi de pauvre moine élevé au rang d'abbé, et devenu d'autant plus malheureux que je suis devenu plus riche. Que mon exemple, s'il en est qui désirent de tels biens, serve de frein à l'ambition[171].» [Note 170: Brucker conjecture avec assez de fondement que ce fut en 1134. (_Hist. crit. phil._, t. III, p. 755.)] [Note 171: _Ab. Op._, ep. I, p. 40.] Cependant il se décida enfin à s'éloigner pour jamais de Saint-Gildas. Peut-être les moines ne voulaient-ils que son départ, et les attentats dont il se crut au moment d'être victime ne furent-ils, pour la plupart, que des menaces destinées à l'intimider. On ne cherchait qu'à lui rendre sa position insupportable et à se délivrer d'un censeur incommode. Des moines rudes et débauchés, habitués à exploiter au profit de leurs vices l'impunité de leur profession, ne pouvaient regarder que comme une gêne la présence du plus bel esprit de son époque, et peut-être en traçant le cynique tableau de l'intérieur de Saint-Gildas, Abélard s'est-il laissé aller aux exagérations d'une imagination délicate et craintive. Sa délivrance dut être facile; on a vu qu'il avait des amis dans la noblesse de la province; il était bien accueilli par le comte de Nantes; enfin, il n'était pas sans crédit à la cour de Rome. Ainsi qu'il avait été autorisé à garder l'habit de moine de Saint-Denis hors de l'abbaye de ce nom, il obtint la permission de rester, hors de son monastère, abbé de Saint-Gildas[172]. [Note 172: Il en conserva effectivement le rang et le titre. Le fait est attesté par la chronique du monastère. L'extrait qu'en ont publié les auteurs du Recueil des historiens de la France, porte à l'année 1141: «Pierre Abélard, abbé de Saint-Gildas-de-Rhuys, meurt. Ordination de l'abbé Guillaume.» (T. XII, _ex Chronic. Ruyens. Coenob._, p. 504.)] Quoi qu'il en soit, il était encore en Bretagne, chez ses amis, lorsque par hasard quelqu'un apporta sa lettre sur ses malheurs à l'abbesse du Paraclet. A peine eut-elle connu quelle main l'avait écrite, qu'elle la lut avec ferveur, cette _lettre pleine de fiel et d'absinthe, qui lui retraçait la misérable histoire de leur commune conversion_. A cette lecture, saisie d'une émotion qu'on ne saurait peindre, elle rompit un silence de bien des années et écrivit à son ancien époux. C'est la première de ses lettres[173]. Qui l'a lue ne l'oubliera jamais. [Note 173: _Ab. Op._, ep. 11, p. 41-48.] D'abord elle ne veut que lui dire avec tendresse, mais avec réserve, combien ce récit l'a touchée, combien elle déplore ses peines, combien tous ces souvenirs sont vrais et tristes; puis elle en prend occasion de lui adresser quelques plaintes. Dès qu'il écrit avec tant d'épanchement, pourquoi la priver de ses lettres, et en priver, avec elle, toute la congrégation qui l'aime si filialement, qui prie si ardemment pour lui? Ne sait-il pas, qu'elles aussi elles ont besoin de consolations, d'exhortations, de conseils? Ne s'intéresse-t-il plus à l'institut qu'il a fondé? ne leur donnera-il plus ces directions qui leur sont si nécessaires? a-t-il oublié les commencements si fragiles de leur conversion, et ne lui souvient-il pas des doctes traités que les saints Pères ont composés pour les femmes consacrées à Dieu? Tant d'oubli serait d'autant plus étrange qu'il avait à s'acquitter d'une dette; «car enfin tu m'appartiens par un lien sacré, et le monde sait que je t'ai toujours aimé d'un amour immodéré[174].» Et alors cette malheureuse ouvre son coeur gonflé de tendresse et d'amertume. Elle lui retrace la grandeur et la constance de son dévouement; elle insiste, avec un peu de ressentiment, sur les deux sacrifices de sa vie, son mariage et son entrée au couvent. Elle l'a épousé pour lui obéir; pour lui obéir, elle s'est donnée à Dieu. Il fallait qu'en toute chose on vît qu'il était le maître unique de son coeur comme de sa personne[175], car c'est lui seul en lui qu'elle a aimé. Être aimée de lui, c'était son orgueil; le nom de sa maîtresse, c'était sa gloire. Qui ne le lui aurait pas envié? Quelle femme, quelle vierge ne brûlait pas à sa vue? Quelle reine ou grande dame n'a point porté envie à ses plaisirs[176]? Mais aussi comme il avait ce qui eût séduit toute femme! quel était le charme de sa parole et la douceur de ses chansons! Ces chansons qui volaient dans toutes les bouches, qui par tous les pays allaient célébrer leur amour, dont la douce mélodie devait laisser un souvenir de leur nom dans la mémoire de la foule ignorante, c'était là ce qui excitait le plus la jalousie des autres femmes. Aussi comme toutes elles soupiraient pour lui! car de tous les dons du corps et de l'âme, aucun ne lui manquait. Et quelle est celle des rivales d'Héloïse, qui, la voyant privée de tant de délices, ne compatirait maintenant à son malheur? quel ennemi si cruel, homme ou femme, n'aurait pas pitié d'elle aujourd'hui? «J'ai été bien coupable.... Non, tu le sais, toi, je suis innocente. Le crime n'est pas dans l'effet de l'acte, mais dans le sentiment de l'agent, et la justice ne pèse pas ce qui a été fait, mais le coeur de celui qui l'a fait. Or, ce qu'a toujours été mon coeur pour toi, tu peux en juger seul, toi qui l'as éprouvé; je soumets tout à ton jugement; je souscris en tout à ton témoignage[177].» [Note 174: «Tanto te majore debito noveris obligatum quanto te amplius nuptialis foedere sacramenti constat esse adstrictum, et eo te magis mihi obnoxium quo te semper, ut omnibus patet, immoderato amore complexa sum. (Ibid., p. 44.)] [Note 175: «Ut te tam corporis mei quam animi unicum possessorem ostenderem.» (Ibid., p. 46.)] [Note 176: «Dulcius semper mihi extitit amicae vocabulum, aut, si non indigneris, concubinae vel scorti.... Dignius videretur tua dici meretrix quam.... imperatrix.... Quae conjugata, quae virgo non concupiscebat absentem et non exardebat in praesentem? Quae regina vel praepotens femina gaudiis meis non invidebat?» (_Ibid._, p. 45, 46.)] [Note 177: «Ut etiam illiteratos melodiae dulcedo tui non sineret immemores esse. Atque hinc maxime in amorem tui feminae suspirabant.... Quod enim bonum animi vel corporis tuam non exornabat adolescentiam? Quam tunc mihi invidentem nunc tantis privatae delitiis compati calamitas mea non compellat....? Et plurimum nocens, plurimum, ut nosti, sum innocens. Non enim rei effectus, etc.» (_Ibid._) Ce que dit ici Héloïse sur l'intention qui seule fait la faute est un point de doctrine qu'elle devait à son amant, et qu'il a développé dans ses ouvrages de théologie, peut-être avec une exagération que les modernes n'ont pas surpassée. Voyez le Commentaire sur l'épître aux Romains (p. 625); les Problèmes (p. 426); l'Éthique, _passim_, et le troisième livre de cet ouvrage.] Et pourtant, continue-t-elle, il la néglige et l'oublie au point que depuis le jour de sa conversion, présent, elle ne peut jouir de son entretien; absent, elle n'est point consolée par ses lettres. C'est donc vrai, ce que tout le monde soupçonne; il n'a aimé en elle que le plaisir, et tout s'est évanoui avec les désirs qui ne sont plus. Elle n'est pas seule à le penser, c'est une conjecture publique. Plût à Dieu qu'elle pût lui trouver quelque excuse! Mais son silence le condamne. A défaut de sa présence, qu'il lui rende au moins par ses lettres sa chère et fugitive image. Pourquoi lui refuser une petite chose et si facile? Qu'il se souvienne que, toute jeune encore, il l'a enchaînée à la vie du cloître. Elle l'y a précédé, et non suivi, parce qu'il l'a voulu, parce qu'il se souvenait que la femme de Loth avait, en fuyant, retourné la tête. Si ce dévouement n'a rien mérité de lui, à quoi est-il bon? Le sacrifice est vain, car de Dieu, elle n'a point de récompense à espérer, puisqu'elle n'a rien fait, rien encore, on le sait, pour l'amour de lui; mais Abélard, il eût couru aux enfers, que sur un ordre de lui, elle l'y aurait suivi ou devancé. «Car mon âme n'était pas avec moi, mais avec toi. Et maintenant encore, si elle n'est avec toi, elle n'est nulle part au monde[178].» [Note 178: «Nulla mihi super hoc merces expectanda est a Deo, cujus adhoc amore nihil me constat egisse.... Ad vulcania loca te properantem praecedere aut sequi pro jussu lau nemine dubitarem. Non enim mecum animus meus, sed tecum erat; sed et nunc maxime, si tecum non est, nusquam est. (Ep. u, p. 47.)] Elle conclut en le priant par grâce de lui écrire, elle a besoin d'une lettre qui lui rende quelque force, afin de vaquer plus librement aux devoirs du service divin. Autrefois, pour l'entraîner à des voluptés temporelles, il la poursuivait de ses lettres; il mettait, par ses vers, le nom de son Héloïse dans la bouche de tous. «Toutes les places publiques, toutes les maisons le répétaient. Combien tu ferais mieux de m'appeler maintenant à Dieu, comme alors à la passion[179]!» Et elle finit ainsi cette étrange et incomparable lettre. [Note 179: _Ab. Op._, ep. II, p. 48.] Abélard répond comme un _frère spirituel à sa bien-aimée soeur en Jésus-Christ_[180]. Il s'excuse d'un long silence par la confiance absolue qu'il a dans sa sagesse, sa piété, sa science. Il n'a pas cru qu'elle eût besoin d'être exhortée ou consolée, elle à qui Dieu a départi tous les dons de sa grâce. Ce qui eût été superflu, quand elle n'était que prieure d'Argenteuil, l'est plus encore maintenant qu'elle est abbesse du Paraclet. Cependant en promettant de lui adresser des instructions, quand il connaîtra mieux ce qu'elle désire, il s'empresse du moins de lui envoyer un psautier. Puis passant à la situation funeste où lui-même il se trouve, il la supplie, elle et les saintes filles, de prier pour lui. Ses maux et ses périls ne lui ont jamais rendu plus nécessaire cette pieuse intercession. Et il ne manque pas d'établir avec exemples et citations l'efficacité des prières. Mais ce sont surtout les siennes, celles d'une femme dont la sainteté est, il n'en doute pas, si puissante auprès de Dieu, qu'il réclame avec instance. Cela est juste; car il lui appartient, et il lui rappelle ce que disent les Proverbes et l'Ecclésiaste de ce que la femme est pour son mari. L'apôtre dit que _le mari infidèle est sanctifié par la femme fidèle_; et, en France, qui a sauvé Clovis? ce ne sont pas les prédications des saints, ce sont les prières de Clotilde[181]. [Note 180: «Dilectissime sorori suae in Christo frater ejus in ipso.» (Id., ep. III, p. 49.)] [Note 181: 1 Cor. VII, 14; _Ab. Op._, ep. III, p. 52.] Au Paraclet, l'usage était, elle le sait, que lorsqu'il était présent, la communauté, en terminant les heures canoniales, dît une oraison à l'intention de son fondateur, et qu'après avoir chanté le verset et le répons du jour, on ajoutât les prières et la collecte suivante: «RÉPONS. Ne m'abandonnez pas et ne vous éloignez pas de moi, Seigneur. «VERSET. Soyez toujours attentif à me secourir, Seigneur. «PRIÈRE. Sauvez, mon Dieu, votre serviteur qui espère en vous. Seigneur, entendez ma prière et que mes cris aillent jusqu'à vous[182]. [Note 182: Toutes ces prières sont tirées des psaumes XXXVII, LXXXV et CI.] «ORAISON. Dieu qui avez daigné réunir en votre nom, par la main de votre serviteur, vos petites servantes, nous vous supplions de lui accorder ainsi qu'à nous le don de persévérer dans votre volonté. Par notre Seigneur, etc.» A ces prières, Abélard demande qu'on en substitue de nouvelles, dont il envoie le texte, et qui, composées dans la même forme, sont plus instantes, plus précises, et se rapportent mieux à sa violente situation[183]. Il termine par un voeu qui devait être accompli. Si ses ennemis réussissent et lui ôtent la vie, il désire que son corps, ailleurs inhumé ou délaissé, soit transporté dans le cimetière du Paraclet, afin que ses filles ou plutôt ses soeurs, en voyant son tombeau, adressent pour lui plus de prières à Dieu; car il ne sait pas, pour une âme gémissante de l'erreur de ses péchés, un lieu plus sûr et plus salutaire que le temple voué au divin Consolateur. [Note 183: Voici l'oraison: «Deus qui por servum tuum ancillulas tuas in nomino tuo dignatus es aggregare, te quoesumus ut cum ab omni adversitate protegas et ancillis tuis incolumem roddas. Per Dominum, etc.» (_Ab. Op._, ep. III, p. 53)] Telle est la lettre qu'Abélard, alors rempli de piété et de tristesse, envoie pour consolation à celle qui lui _fut chère dans le siècle_ et qui lui est maintenant _très-chère en Jésus-Christ_[184]. On voit qu'il se concentre dans les sentiments et les devoirs pour ainsi dire officiels de sa position, et que, par un effort réfléchi, il s'élève ou se réduit à la mission austère et tendre d'un guide mystique et d'un frère en esprit et en vérité. Tout ce qui dut alors se passer dans son âme, Dieu seul le sait, et nous n'essaierons pas de peindre ce que nous ne devinons qu'à demi. [Note 184: _Id. ib_., p. 40.] La controverse était, à cette époque, la forme naturelle de l'esprit humain. Les lettres d'Abélard et d'Héloïse sont tour à tour des thèses et des réfutations, et elle argumente en lui répondant. Nous n'analyserons pas cette réponse où la discussion prend place à côté des aveux emportés de la passion. Nous ne montrerons pas Héloïse repoussant presque comme une parole trop dure le voeu suprême d'Abélard qui osait parler de sa mort, et lui reprochant de leur demander des prières le jour où _les malheureuses ne sauront plus que pleurer_[185]; puis, entreprenant d'établir en forme qu'il a tort de dire tant de bien des femmes, qu'elles ont toujours fait un grand mal à ceux qui les ont aimées, et que l'Ecriture en maint passage leur est défavorable; nous ne la montrerons pas se citant alors en exemple, et se complaisant dans la peinture des faiblesses de son âme. Tout le monde doit lire ces pages uniques où elle qualifie ses fautes dans le langage sévère de la religion, et confesse sans remords que le remords lui est inconnu; où, déchirant le voile qui couvrait ses souvenirs, ses regrets, ses désirs les moins exprimables, elle semble prendre à coeur de répudier tous les mérites que se plaisait à louer en elle Abélard, afin qu'il n'y trouve plus que l'immortel amour que lui-même alluma. Comment rendre, en effet, l'aveu des pensées ardentes que l'abbesse du Paraclet nourrit dans la solitude de sa cellule, dans l'isolement de ses nuits, et qui la suivent à l'autel, et la charment plus encore qu'elles ne l'obsèdent au bruit des chants d'église? Tout cela est si sérieux et si vrai que, lorsque Héloïse parle elle-même, on oublie l'impureté des paroles. Traduites et répétées, elles perdraient tout ensemble le feu qui les anime et la vérité qui les excuse. Ne citons que quelques mots qui révèlent avec une rude ingénuité ce que cette âme si ferme pensait d'elle-même. [Note 185: «Flere tunc miseris tantum vocabit, non orare licebit.» (_Ab. Op._, ep. IV, p. 55.)] «Mes passions m'oppriment d'autant plus que ma nature est plus faible. Ils me disent chaste, ceux qui n'ont pas découvert que je suis hypocrite. Ils confondent la pureté de la chair avec la vertu, quoique la vertu soit de l'âme et non du corps. J'ai quelque mérite parmi les hommes, je n'en ai pas devant Dieu; il sonde les reins et les coeurs, et il voit ce qui est caché. On me tient pour religieuse, dans ce temps où ce n'est pas une petite partie de la religion que l'hypocrisie, où les plus grandes louanges sont assurées à celui qui ne blesse pas le jugement des hommes. Et peut-être est-il louable et dans une certaine mesure agréable à Dieu de ne point scandaliser l'Église par l'exemple des oeuvres extérieures, quelle que soit d'ailleurs l'intention; on évite ainsi d'exciter les infidèles à blasphémer le nom du Seigneur, et d'avilir, aux yeux des hommes charnels, l'ordre où l'on a fait profession. C'est aussi un certain don de la grâce divine, sinon de faire le bien, au moins de s'abstenir du mal. Mais qu'importe ce premier pas, si le second ne le suit, selon qu'il est écrit: _Éloigne-toi du mal et fais le bien?_ (Ps. XXXVI, 27.) Et encore l'un et l'autre précepte est-il vainement accompli, s'il ne l'est par l'amour de Dieu. Or, dans toutes les situations de ma vie, Dieu le sait, je crains plus encore de t'offenser que d'offenser Dieu; c'est à toi que je désire plaire plutôt qu'à lui. C'est ton ordre et non l'amour divin qui m'a fait prendre cet habit. Vois donc quelle malheureuse et lamentable vie je mène, si j'endure ici tant de maux sans fruit, ne devant avoir aucune rémunération dans la vie future. Longtemps ma dissimulation t'a trompé comme beaucoup d'autres; tu prenais l'hypocrisie pour de la religion, et voilà comme en te recommandant à mes prières, tu me demandes ce que j'attends de toi. Cesse, je t'en conjure, de présumer ainsi de moi, et ne renonce pas à m'aider en priant pour moi. Ne me juge pas guérie et ne me retire point le bienfait du remède; ne me crois pas riche et n'hésite pas à secourir mon indigence; ne me parle pas de ma force, car je puis tomber avant que tu n'aies soutenu ma faiblesse chancelante. «Cesse donc tes louanges.... Le coeur de l'homme est mauvais et impénétrable. Qui le connaîtra? L'homme a des voies qui paraissent droites, et finalement elles conduisent à la mort. Aussi est-il téméraire de le juger; l'examen n'en est réservé qu'à Dieu; c'est ainsi qu'il est écrit: _Tu ne loueras pas l'homme durant la vie_[186]. Et surtout il ne faut pas le louer, quand la louange peut le rendre moins louable. Ainsi tes louanges sont pour moi d'autant plus dangereuses qu'elles me sont plus douces; et j'en suis d'autant plus captivée et charmée que je mets mon étude à te plaire en toutes choses. Crains pour moi, je t'en conjure, au lieu d'être sûr de moi, et que ta sollicitude me vienne toujours en aide. C'est aujourd'hui qu'il faut craindre, aujourd'hui que tu ne calmes plus les désirs de mon âme[187]. Ne me dis donc plus, pour m'exhorter au courage et m'exciter au combat, ces mots de l'apôtre: _La vertu s'achève dans la faiblesse.... Celui-là seul sera couronné qui aura régulièrement combattu_[188]. Je ne cherche pas la couronne de la victoire; il me suffit d'échapper au péril. Il est plus sûr de l'éviter que d'engager le combat. Dans quelque coin du ciel que Dieu me relègue, il fera bien assez pour moi.» [Note 186: _Eccl_., XI, 30. Il y a dans le texte sacré: _Ne loue pas un homme avant sa mort._] [Note 187: «Nunc vere praecipue timendum est ubi nullum incontinentiae meae superest in te remedium. (_Ab. Op_., ep. IV, p. 61.)] [Note 188: II Cor. XII, D.--II Timoth. II, 5.] Abélard accueillit cette lettre comme une confession pour y répondre par une homélie[189]. Il en traita tous les points avec méthode, et trouva dans toutes les plaintes d'une infortunée le motif ou le prétexte d'un sermon. D'abord, il ne veut voir dans les aveux d'Héloïse qu'une preuve d'humilité, et il l'approuve de ne point aimer la louange, pourvu cependant qu'elle prenne garde d'imiter la Galatée de Virgile qui fuit et cherche en fuyant ce qu'elle semble éviter. A la peinture de leurs malheurs passés et de ses cruels regrets, il répond comme un confesseur que ces maux sont un châtiment mérité, une leçon utile, une expiation nécessaire. Il lui rappelle fort nettement leurs péchés, afin de la bien convaincre que Dieu ne leur a fait que justice. Il la prie donc très-instamment de déposer toute cette amertume dont il la croyait délivrée, et surtout de ne plus déplorer les circonstances de leur commune conversion, dont elle devrait plutôt remercier le ciel. Il la conjure, puisqu'elle tient tant à lui plaire, de lui épargner le tourment qu'elle lui cause, et si elle croit qu'il aille vers Dieu, de ne pas se séparer de lui. «Viens à moi, et sois ma compagne inséparable dans l'action de grâces, toi qui as participé à la faute et au bienfait. Car Dieu n'a pas non plus oublié ton salut, que dis-je? il s'est surtout souvenu de toi, lui qui t'avait en quelque sorte marquée comme à lui par un nom prophétique, en t'appelant Héloïse de son propre nom qui est Héloïm[190]. C'est lui, dis-je, qui a voulu dans sa bonté nous sauver tous deux, lorsque le démon s'efforçait de nous perdre, en ne frappant qu'un de nous. Car peu de temps avant que le malheur arrivât, il nous avait liés l'un à l'autre par l'indissoluble loi du sacrement du mariage, et tandis que t'aimant sans mesure, je ne souhaitais que de te garder à jamais, déjà il préparait tout pour que cet événement nous ramenât à lui. Car si tu ne m'avais été unie par le mariage, lorsque j'ai quitté le siècle, les prières de tes parents ou les désirs de la chair t'auraient enchaînée au siècle. Vois donc combien Dieu s'inquiétait de nous, comme s'il nous réservait à quelque grand emploi, et qu'il vît avec indignation ou avec regret que cette science littéraire, ces talents qu'il nous avait remis à tous deux, ne fussent point dépensés pour l'honneur de son nom[191]; ou comme s'il eût craint pour son serviteur plein d'incontinence, parce qu'il est écrit que les femmes font apostasier les sages mêmes: témoin Salomon le plus sage des hommes. [Note 189: Id., ep. V, p. 62 et suiv.] [Note 190: Abélard explique et décompose lui-même ce nom du Seigneur dans son Commentaire sur la Genèse. En lisant ce passage dans l'Hexameron où le nom d'Héloïm revient plusieurs fois sous sa plume, il est impossible de ne pas penser qu'à quelque époque qu'il l'ait écrit, fût-ce dans les jourfs d'austère retraite à Cluni, par une puissante liaison d'idées, le nom chéri devait lui revenir avec des souvenirs bien différents des préoccupations de l'exégèse et de la théologie. (_Expos. in Hexam. Thés. nov. anecd_., 1. V, p. 1371.)] [Note 191: Le mot _talent_ est toujours pris par Abélard métaphoriquement dans le sens de la parabole du père de famille. (Matt., XXV, 15, etc.)] «Combien au contraire le talent de ta sagesse rapporte tous les jours d'usures au Seigneur! Déjà tu lui as donné un troupeau de filles spirituelles, tandis que je demeure stérile et que je travaille inutilement parmi les enfants de perdition. Oh! quelle perte détestable, quel déplorable malheur, si aujourd'hui, t'abandonnant aux souillures des voluptés de la chair, tu donnais douloureusement le jour à quelques enfants du monde, au lieu de cette famille nombreuse que tu enfantes avec joie pour le ciel! Tu ne serais plus qu'une femme, toi qui surpasses les hommes, et qui as changé la malédiction d'Ève en bénédiction de Marie! Oh! qu'il serait indécent que ces mains sacrées qui tournent aujourd'hui les pages des livres divins, fussent réduites à servir à des soins grossiers! Dieu a daigné nous arracher aux souillures contagieuses, aux plaisirs de la fange, et nous attirer à lui par cette force dont il frappa saint Paul pour le convertir, et peut-être a-t-il voulu, par notre exemple, préserver d'une orgueilleuse présomption les autres personnes habiles dans les lettres[192].» [Note 192: «Hoc ipso fortassis exemplo nostro alios quoque literarium peritos ab hac deterrere praesumptione. (_ Ab. Op_., ep, v, p. 72-73.)] Puis, par un mouvement dont la véhémence éloquente tranche avec sa manière un peu didactique, Abélard l'engage à surmonter ses douleurs en lui présentant le tableau des souffrances de Jésus-Christ, exhortation presque inévitable dans la bouche du prédicateur chrétien, mais qui sera éternellement émouvante et pathétique. «Ma soeur,» ajoute-t-il, «c'est ton époux véritable que cet époux de toute l'Église: garde-le devant tes yeux, porte-le dans ton coeur.... C'est lui qui de toi ne veut que toi-même. Il est ton véritable ami, celui qui ne désirait que toi et non ce qui était à toi. Il est ton véritable ami celui qui disait en mourant pour toi: _Personne n'a pour ses amis une plus grande affection que celui qui donne sa vie pour eux_, (Jean, XV, 13.) Il t'aimait, lui, véritablement, et non pas moi. Mon amour, qui nous enveloppait tous deux dans le péché, était de la concupiscence, et non de l'amour. Je satisfaisais en toi mes désirs misérables, et c'était là tout ce que j'aimais. J'ai, dis-tu, souffert pour toi, et c'est peut-être vrai; mais j'ai plutôt souffert par toi, et encore malgré moi; j'ai souffert, non pour l'amour de toi, mais par contrainte et par force, non pour ton salut, mais pour ta douleur. Lui seul a souffert salutairement, volontairement pour toi, qui par sa passion guérit toute langueur, écarte toute passion. Que pour lui donc, je t'en prie, et non pour moi, soit tout ton dévouement, toute ta compassion, toute ta componction. Pleure cette iniquité si cruelle commise sur une si grande innocence, et non la juste vengeance de l'équité sur moi, ou plutôt, je te l'ai dit, une grâce suprême pour tous deux.... Pleure ton réparateur et non ton corrupteur, celui qui t'a rachetée, et non celui qui t'a perdue, le Seigneur mort pour toi, et non un esclave vivant, ou plutôt qui vient enfin d'être vraiment délivré de la mort. Prends garde, je t'en prie, que ce que dit Pompée à Cornélie gémissante ne te soit honteusement appliqué: _Pompée survit aux combats, mais sa fortune a péri, et tu pleures; c'est donc là ce que tu aimais_[193]. Pense à cela, je t'en supplie, et rougis, à moins que tu ne veuilles défendre de honteuses fautes. Accepte donc, ma soeur, accepte patiemment ce qui nous est arrivé miséricordieusement....[194]» [Note 193: Vivit posi proella Magnus, Sed fortuna perit; quod défies illud amasti. (Lucan. _Phar_., \. XIII, v. 84.)] [Note 194: _Ab. Op._, ep. V, p. 73-76.] «Je rends grâces au Seigneur qui t'a dispensée de la peine et réservée à la couronne. Tandis que par une seule souffrance corporelle, il a glacé en moi toute ardeur coupable, il a réservé à ta jeunesse de plus grandes souffrances de coeur par les continuelles suggestions de la chair, pour te donner la couronne du martyre. Je sais qu'il te déplaît d'entendre cela, et que tu me défends de parler ainsi, mais c'est le langage de l'éclatante vérité; à celui qui combat toujours appartient la couronne, parce que _nul ne sera couronné qui n'aura pas régulièrement combattu_. Pour moi, aucune couronne ne me reste, parce que je n'ai plus à combattre.» Il finit en lui demandant ses prières, et en lui adressant une nouvelle formule d'oraison qu'elle récitera avec ses religieuses, mais qui n'est visiblement que pour elle. Chose étrange! cette prière, dans sa forme liturgique et sacrée, est peut-être ce qu'il lui écrit de plus tendre. L'amour respire dans cet élan de l'âme vers une céleste pureté. «Dieu qui, dès la première création de l'humanité, formas la femme de la côte de l'homme, et consacras comme un très-grand sacrement l'union nuptiale; toi qui as relevé le mariage par un immense honneur, soit en naissant d'une femme mariée, soit en consommant les miracles de ta naissance, et qui as jadis accordé le mariage comme un remède aux égarements de ma fragilité; ne méprise pas les prières de ta faible servante, prières que j'épanche en présence de ta majesté et pour mes fautes et pour celles de mon bien-aimé[195]. Pardonne, ô très-clément! ô la clémence même! pardonne à nos crimes si grands, et que l'immensité de nos péchés éprouve la grandeur de ta miséricorde ineffable. Punis, je t'en supplie, des coupables dans la vie présente, afin de les épargner dans la vie future; punis une heure, afin de ne point punir une éternité. Prends envers tes serviteurs la verge de correction, non le glaive de la colère. Afflige la chair pour sauver les âmes. Épure et ne venge pas, sois bon plutôt que juste; le Père miséricordieux n'est pas un Seigneur austère. Éprouve-nous, Seigneur, et tente-nous, comme te le demande le Prophète. Ne semble-t-il pas dire: Regarde d'abord nos forces, et modère en conséquence le poids des tentations. Ainsi parle le bien-heureux saint Paul dans ses promesses à tes fidèles: _Car Dieu est puissant, et ne souffrira pas que vous soyez tenté au delà de votre pouvoir, mais il vous donnera, avec la tentation même, la puissance d'en triompher._ (1 Cor. X, 13.) Tu nous as unis, Seigneur, et tu nous as séparés quand il t'a plu et comme il t'a plu. Maintenant, Seigneur, ce que tu as miséricordieusement commencé, accomplis-le en miséricorde; et ceux que tu as une fois séparés dans le monde, réunis-les à toi à jamais dans le ciel, ô notre espérance, notre appui, notre attente, notre consolation, Seigneur, qui es béni dans les siècles! Amen.» [Note 195: «Pro mei ipsis charique mei excessibus. (_Ab. Op._, ep. V, p. 77.)] Héloïse reçut la prière, la répéta sans doute plus d'une fois les yeux en pleurs, mais elle obéit: elle n'objecta rien, ne concéda rien; elle promit seulement de ne plus rien écrire de tout cela; elle savait se sacrifier, mais non pas changer. Sa réponse commence ainsi: «Pour que tu ne puisses en rien m'accuser de désobéissance, le frein de ta défense a été imposé à l'expression même d'une douleur immodérée, afin qu'au moins en écrivant, je retienne des paroles dont il serait difficile ou plutôt impossible de se défendre dans un entretien. Car rien n'est moins en notre puissance que notre coeur; loin de lui pouvoir commander, force nous est de lui obéir. Lorsque les affections du coeur nous pressent, nul ne repousse leurs subites atteintes, et elles éclatent facilement au dehors par les actions, plus facilement encore par les paroles, signes bien plus prompts des passions du coeur; selon qu'il est écrit: _La bouche parle d'abondance de coeur_. J'interdirai donc à ma main d'écrire ce que je ne pourrais empêcher ma langue d'exprimer. Dieu veuille que le coeur qui gémit soit aussi prompt à obéir que la main qui écrit! «Tu peux cependant apporter quelque remède à ma douleur, si tu ne peux l'enlever tout entière....[196]» [Note 196: _Ab. Op_. ep, VI, p. 78.] Et le remède qu'elle demande, c'est qu'il veuille bien d'abord lui enseigner l'origine historique des ordres religieux de femmes, ainsi que leurs droits et leur autorité; puis, lui envoyer une règle écrite, qui convienne à la communauté, et détermine complètement son état, ses devoirs et son habit. La lettre n'est plus qu'une longue suite de questions et de réflexions sur ces matières d'un intérêt purement monastique. Cette lettre est la dernière. Héloïse paraît n'avoir plus écrit. Mais Abélard lui envoya la dissertation qu'elle demandait avec un plan de vie religieuse et une règle détaillée, qui est curieuse à lire et rédigée avec beaucoup de soin et de sévérité. Aussi, assure-t-il qu'en la composant, il a imité Zeuxis, qui pour peindre la beauté d'une déesse, fit poser cinq jeunes filles devant lui. Il a eu, lui, plus de modèles sous les yeux pour retracer la vierge du Christ. Ces modèles, ce sont les Pères de l'Église. J'ai cueilli chez eux,» dit-il, «de nombreuses fleurs pour orner les lis de ta chasteté[197].» Désormais la correspondance devint sans doute une pure correspondance spirituelle. L'abbé de Saint-Gildas ne fut plus que le directeur de l'abbesse du Paraclet; le couvent tout entier l'appelait _notre maître_. [Note 197: Si nous n'avions déjà beaucoup cité, il y aurait un intérêt d'un autre genre dans les extraits de la correspondance relative à la règle du couvent. Héloïse avait remarqué que la règle commune aux couvents d'hommes et de femmes était celle de Saint-Benoît, établie, dans l'origine, uniquement pour les hommes, et elle demandait quelques adoucissements qui ne nous paraissent nullement exagérés, comme, par exemple, la permission d'avoir du linge. Abélard ne lui accorda pas toutes les modifications qu'elle demandait, et lui composa avec force citations et réflexions une règle assez peu différente de celle de Saint-Benoît. (_Ab. Op._, ep. VII, p. 91; ep. VIII, p. 130.) A la suite de la lettre d'Abélard, les archives du Paraclet contenaient un règlement intérieur que l'on croit l'ouvrage d'Héloïse ou plutôt l'expression de l'ordre qu'elle avait elle-même établi. Duchesne l'a imprimé. (Ibid., p. 108.) Il paraît que c'est à peu près la règle de Saint-Benoît suivant les statuts généraux de l'ordre de Prémontré. (_Hist. litt._, t. XII, p. 640.)] On peut se demander quel était l'état de l'âme d'Abélard. Avait-elle été entièrement brisée par le temps, le malheur, la réflexion, la préoccupation accablante de ses chagrins et de ses périls? Le besoin du repos, un sentiment de dignité personnelle, un orgueil souffrant réglait-il sa conduite et son langage? ou bien enfin la dévotion dominait-elle en lui tout le reste? Il est probable que ces diverses causes agissaient à la fois, et l'avaient amené peu à peu à l'état où nous le voyons. Les croyances et les habitudes de la religion et plus encore celles du sacerdoce ont cet avantage de pousser et d'autoriser les hommes à prendre une attitude convenue d'avance pour autrui comme pour eux-mêmes, de leur permettre des sentiments et un langage factices et pourtant sincères et dignes, de leur donner enfin un personnage à jouer en parfaite tranquillité de conscience. Elles nous prêtent en un mot un caractère; elles font en nous ce que les théologiens appellent un homme nouveau. C'est un manteau que la grâce donne à la nature, et la faiblesse humaine croit s'améliorer, quand elle ne réussit qu'à se déguiser. Peut-être a-t-elle raison; souvent le coeur ne gagne pas à être vu. Et cependant la sympathie profonde sera toujours pour l'âme ingénue et libre qui, ne s'environnant que de voiles transparents, laissera percer sa lumière intérieure, au risque de montrer le feu qui la consume. Héloïse se conforma aux volontés d'Abélard et pour lui à tous les devoirs de son état. Sous la déférence de la religieuse, elle cacha le dévouement de la femme. Elle le lui dit avec les formes de la dialectique, jusques dans la suscription de sa dernière lettre: _A Dieu spécialement, à lui singulièrement_[198]. Ce qui signifie en bonne logique, _à Dieu par l'espèce, à lui comme individu_; et ce qui se dirait en sens inverse aujourd'hui: «La religieuse est à Dieu, la femme est à toi.» Mais elle n'ajouta pas un mot de plus, et son coeur rentra dans le silence. Elle vécut, puisqu'on le voulait, paisiblement, saintement; elle asservit et sacrifia sans résistance toutes ses actions à ce que réclamaient d'elle le ciel et son amant. Mais inconsolable et indomptée, elle obéit et ne se soumit pas; elle accepta tous ses devoirs, sans en faire beaucoup de cas, et son âme n'aima jamais ses vertus. [Note 198; «Domino specialiter, sua singulariter.» (_Ab. Op_., ep. VI, p. 78.)] Les lettres d'Abélard et d'Héloïse sont un monument unique dans la littérature. Elles ont suffi pour immortaliser leurs noms. Moins de cent ans après que le tombeau se fût fermé sur eux, Jean de Meun traduisit ces lettres dans l'idiome vulgaire, et sa version subsiste encore, témoignage irrécusable du vif intérêt qu'elles inspirèrent de bonne heure aux poëtes. Comme la langue des passions qui sont éternelles est pourtant changeante, et suit les vicissitudes du goût et les modes de l'esprit, on a plus d'une fois retraduit pour la modifier, altéré pour l'embellir, l'expression première de ces ardents et profonds amours. Si l'auteur du poème de la Rose leur donnait, avec son gaulois du XIIIe siècle, une humble naïveté, dédaignée par Abélard, inconnue d'Héloïse, Bussy-Rabutin, avec le français du XVIIe, leur prêtait, dans un excellent style, un ton d'élégante galanterie, autre sorte de mensonge. Ainsi, un épisode historique fixé par des documents certains est devenu comme un de ces thèmes littéraires qui se conservent et s'altèrent par la tradition, et qui se renouvellent selon le génie des époques et des écrivains. Peut-être même y a-t-il eu des temps où tout le monde ne savait plus s'il existait des lettres originales, et dans bien des esprits, les noms d'Abélard et d'Héloïse ont été près de se confondre avec ceux des héros de romans. A diverses fois, on a repris leurs aventures pour en faire le sujet de récits passionnés ou de correspondances imaginaires. On ne s'est pas borné à retoucher, à paraphraser leurs lettres, on leur en a fabriqué de nouvelles, et la réalité a fait place à la fiction. La poésie est venue à son tour; elle a prêté à ces amants d'un autre âge les finesses de sentiment, les combats, les remords qui conviennent à la morale dramatique des temps modernes. Elle a dénaturé leur amour réel, croyant le rendre plus intéressant; et telle est la puissance de certaines conventions littéraires qu'elles paraissent quelquefois plus vraies que les faits. L'Héloïse de Pope est devenue, pour de certaines époques, l'Héloïse de l'histoire, à ce point que l'auteur du _Génie du Christianisme_, voulant peindre l'amante chrétienne, n'a imaginé rien de mieux que de la chercher dans les vers de Colardeau[199]. [Note 199: _Gén. du Christ_., part. II, l. III, c. V.--On y lit ces mots: «Femme d'Abeillard, elle (Héloïse) vit et elle vit pour Dieu.» J'aime mieux ce jugement de d'Alembert répondant à Rousseau: «Quand vous dites que les femmes _ne savent ni décrire ni sentir_ l'amour même, il faut que vous n'ayez jamais lu les lettres d'Héloïse ou que vous ne les ayez lues que dans quelque poëte qui les aura gâtées.» (Lettre à M. Rousseau, _Mél. de phil._., t. II.) On trouve la traduction de Bussy-Rabutin et presque toutes les pièces de vers composées au nom d'Héloïse et d'Abélard dans un volume in-12 publié à Paris en 1841; le texte de Pope est réimprimé dans l'Abélard illustré de M. Oddoul.] Le sentiment du réel a commencé à renaître parmi nous, et c'est aujourd'hui dans leur correspondance authentique que nous voulons retrouver Héloïse et Abélard. Ce qu'on en vient de lire suffit, ce me semble, pour la faire connaître. On ne peut songer à comparer ces lettres qu'aux Lettres portugaises, si toutefois l'imagination n'a point celles-ci à se reprocher. Dans les premières, le fond de deux âmes souffrantes apparaît avec les formes de l'esprit du temps: l'amour et la douleur y empruntent le langage d'une érudition sans discernement, d'un art sans beauté, d'une philosophie sans profondeur; mais ce langage pédantesque, c'est bien le coeur qui le parle, et le coeur est en quelque sorte éloquent par lui-même. Si le goût n'a point orné le temple, le feu qui brille sur l'autel est un feu divin. Plus heureuse que la pensée, la passion peut se passer plus aisément de la perfection de la forme, et quel que soit le vêtement dont la recouvre un art inhabile, elle se fait reconnaître à ses mouvements, comme la déesse de Virgile à sa démarche: _Incessu patuit dea_. Reprenons notre récit.--Lorsqu'une fois les rapports d'Abélard avec la supérieure de l'abbaye du Paraclet eurent été réglés, et qu'il se fut affranchi de ses derniers liens avec le couvent de Saint-Gildas[200], il se livra sans réserve à la sollicitude qu'elle lui inspirait, et il porta dans ses communications chrétiennes et intellectuelles un intérêt et une affection qui lui paraissaient acquitter les dettes de son coeur, sans compromettre les froids devoirs de sa profession. Nous avons encore une partie des écrits qu'il adressait aux religieuses dans sa paternelle vigilance pour leur perfection, pour leur instruction, et peut-être aussi dans son désir de ne pas cesser d'occuper leur âme et de maîtriser leur pensée. Tantôt c'est une exhortation développée à l'étude des langues et des lettres, où l'on voit en même temps l'estime qu'il faisait de l'esprit des femmes et sa manière supérieure d'entendre la religion, dont il ne voulait pas faire un formulaire attentivement récité, mais une science bien étudiée et profondément comprise. Tantôt c'est un panégyrique de saint Étienne, composé spécialement à l'intention des filles du Paraclet. Puis ce sont des homélies ou des sermons écrits pour elles et qu'il prononça sans doute dans leur chapelle, quand il se fut définitivement rapproché de Paris[201]. Pour Héloïse, il lui adresse de véritables ouvrages, monuments de l'intime et mutuelle confiance qui, entre ces deux intelligences, survivait à tout le reste. Un jour, elle lui envoie un recueil de quarante-deux problèmes de théologie que la lecture de l'Écriture sainte lui a suggérés et dont un assez grand nombre roule sur des questions de second ordre. Il lui répond par quarante-deux solutions motivées, dont quelques-unes sont de petites dissertations[202]. Pour elle, il compose un livre d'hymnes et de séquences qui ne sont pas dénuées de quelque talent poétique. Pour elle, il réunit ses sermons en une collection qu'il lui dédie par quelques mots simples et tendres[203]. Enfin, c'est à sa demande qu'il écrit son _Hexameron_, ouvrage théologique d'une assez grande importance, et qui contient, ainsi que le nom l'indique, des recherches sur l'oeuvre des six jours ou un commentaire sur la Genèse[204]. C'est surtout dans le prologue de ses ouvrages qu'on le voit épancher d'un ton triste et doux les sentiments qu'il se croit permis avec Héloïse; et maintenant qu'il a établi entre elle et lui ce commerce pieux et savant de saint Jérôme avec Paule ou Marcelle, il s'y abandonne complaisamment, et même dans les limites de la science et de la religion, il laisse voir encore un désir passionné de lui plaire. [Note 200: Nous avons vu qu'on ne sait pas l'époque précise de cette rupture; mais elle fut antérieure à 1138 et probablement de plusieurs années.] [Note 201: _Ab. Op_., part II, ep. VI, _Ad virgin. paracl._, p. 251. Comparez avec la fin de la lettre VIII, p. 197, ep. VII _ad easdem.--De laude S. Stephani_, p. 203.--_Sermones per annum legendi_, p. 730. Quelques-uns cependant de ces sermons sont composés pour des moines, notamment le sermon XXXI, en l'honneur de saint Jean-Baptiste. p. 940.] [Note 202: _Heloissae problemata_ cum _M.P. Aboelardi solutionibus_, p. 384.] [Note 203: Voyez la dédicace des sermons (p. 129) et la lettre d'envoi des chants d'Église. (_Bibl. de l'École des chartes_, t. III, 2e liv., 1842, et _Ann. de philos. chrét_., janvier 1844.) Le manuscrit de Bruxelles, qui contient ces poésies sacrées, renferme quatre-vingt-quatorze hymnes ou séquences (proses ou cantiques) pour tout le cours de l'année. Ce ne sont pas les seuls vers d'Abélard. La _Gallia Christiana_ lui attribue un distique fort insignifiant sur une alliance entre le roi de France et le roi d'Angleterre. M. Cousin a publié une longue épître à son fils Astrolabe. Duchesne et Duboulai, sur l'autorité du docteur Clichton, lui attribuent également une prose rimée sur le mystère de l'incarnation, chantée autrefois dans plusieurs églises. Je préfère cette autre pièce intitulée _Rhythme sur la Sainte-Trinité_ et que Durand et Martène ont tirée d'un manuscrit de l'abbaye du Bec: [Grec: Alpha] et [Grec: Omega], Magne Deus, Heli, Heli, Deus meus, Cujus virtus totum posse, cujus sensus totum nosse, Cujus esse summum bonum, cujus opus quidquid bonum, etc. _Gall. Christ_, t. VII, p. 595.--_Fragm. philos_., t. III, p. 440.--_Ab. Op_., p. 1138.--_Hist. Universit. parisiens._, t. II, p. 761.--_ Hist. litt_., t. XII, p. 133-136.--_Amplisc. Coll_., t. IX, p. 1001.--Cf. _Religions antiques_, par M. Th. Wright et Hollivol, Londres, 1841, in-8, t. I, p. 15-21, et surtout l'article de M. E. Duméril, _Journ, des sav. de Normand._, 2e liv. 1844.] [Note 204: Voyez ci-après, l. III, et _Thesaur. nov. anecd._, t. V, p. 1363.] Nous sommes peut-être au temps le plus tranquille de sa vie. Délivré des soucis de son abbaye, tout entier à l'étude, à la prédication, à la direction du Paraclet, il pouvait ne pas ambitionner d'autre pouvoir, et son repos était assuré. Si l'inimitié assoupie, mais non éteinte, le menaçait encore, il ne manquait ni de protecteurs ni d'amis. Par quelques faits épars, on entrevoit qu'il avait trouvé faveur auprès des puissances du temps; le comte de Champagne, le duc de Bretagne, le roi de France lui-même, le prirent plus d'une fois sous leur garde, et les Garlandes, qui sous Louis le Gros et son fils, formèrent comme une dynastie de ministres, paraissent s'être intéressés à lui comme s'intéressent les ministres. Beaucoup de ses sectateurs étaient maintenant assez avancés dans la carrière pour l'aider de l'autorité, de l'influence ou de la réputation qu'ils avaient acquises: l'Église en comptait plusieurs parmi ses grands dignitaires. Quelques-uns, étrangers à la France et même à la Gaule, avaient rapporté dans leur patrie son souvenir et ses opinions. On disait qu'elles avaient pénétré dans le sacré collége. Ses anciens disciples peuplaient les rangs élevés de l'enseignement, de la littérature et du clergé. D'ailleurs l'institution du Paraclet était florissante, elle obtenait chaque jour davantage la faveur et le respect, et il était difficile que le succès de l'oeuvre ne rejaillit pas un peu sur l'ouvrier. Héloïse à la vérité pouvait en cela réclamer la plus grande part. Il ne paraît pas qu'à aucune époque rien ait sérieusement altéré l'admiration que cette femme inspirait à tout son siècle. Une fois religieuse, puis prieure, puis abbesse, elle édifia et elle enorgueillit l'Église; elle fut la lumière et l'ornement de son ordre. La supériorité de son esprit et de sa science était si bien établie que tous ses contemporains étaient fiers d'elle, pour ainsi dire, et lui portaient un intérêt qui ressemblait à l'engouement. Hugues Métel, rhéteur épistolaire qui écrivait en style affecté à tout ce qui était illustre, lui adressait, sans la connaître, des lettres et des vers où il la comparait à l'astre de Diane. Il pensait gagner de la gloire à la louer[205]. Les plus sévères avaient pour elle une indulgence qu'ils n'auraient pas même osé nommer ainsi, tant elle imposait naturellement le respect. Plus dédaigneuse et plus irritée qu'Abélard lui-même contre ses ennemis, elle désarma ou intimida constamment leur haine. Elle ne transigeait, elle ne faiblissait sur aucun des intérêts comme sur aucune des idées de son époux et de son maître, et jamais on n'osa faire remonter jusqu'à elle une dangereuse solidarité. Elle appelait saint Bernard _un faux apôtre_, et lui-même parait n'avoir entretenu avec elle que des relations bienveillantes[206]; elles amenèrent même entre Abélard et lui, sur un point de liturgie d'un intérêt médiocre, une controverse qui ne semblait pas présager leur violente rupture et qui cependant la commença peut-être. On voit dans les lettres de Pierre, abbé de Cluni, combien il se trouvait honoré de correspondre avec Héloïse[207]. Ainsi, les chefs des institutions les plus puissantes, Clairvaux et Cluni, les rois du cloître, traitaient sur un pied d'égalité avec la reine des religieuses, avec cette docte abbesse, d'une vie si chaste et si pure, et qui aurait donné mille fois son voile, sa croix et sa couronne, pour entendre encore chanter sous sa fenêtre par un enfant de la Cité qu'elle était la maîtresse du maître Pierre. [Note 205: Hug. Métom., epist. XVI et XVII, dans le recueil intitulé: Hugon. Sacr. antiq. mon., t. II, p. 348.] [Note 206: Quant au nom de faux apôtre, voyez sa première lettre; et quant aux relations bienveillantes, voyez ce qu'en dit Abélard. (Ep. II, p. 42, et pars II, ep. V, p. 244.) Saint Bernard la recommanda une fois au pape, assez sèchement il est vrai, et sept ou huit ans après la mort d'Abélard. (S. Bern.; _Op_., ep. CCLXXVIII.)] [Note 207: _Ab. Op_., p. 337 et 344.] Un poète anglais qui écrivait vers la fin de ce siècle, Walter Mapes, a cependant prouvé qu'il y avait des esprits clairvoyants qui devinaient le coeur de la femme sous l'habit de la religieuse. «La mariée, dit-il (_nupta_, apparemment ce mot suffisait pour la désigner), cherche où est son Palatin bien-aimé, dont l'esprit était tout divin; elle cherche pourquoi il s'éloigne comme un étranger, celui qu'elle avait réchauffé dans ses bras et sur son sein[208].» [Note 208: Nupta querit ubi sit suus Palatinus Cujus totus extitit spiritus divinus, Querit cur se substrahat quasi peregrinus Quem ad sua ubera foverat et sinus. W. Mapes ou Gautier Map, archidiacre d'Oxford vers 1200, insère ces vers dans une pièce dirigée contre l'ignorance des moines. Il y décrit une sorte d'Elysée fantastique des savants et des lettrés, où il énumère et caractérise les beaux esprits du temps. C'est par ce quatrain et sans autre explication qu'il indique Héloïse, que l'on reconnaissait alors à ce nom _nupta, l'abesse mariée. (The latin poems_, etc., by Thomas Wright, Lond., 1841, pet. in-4.--Cf. _Hist. litt._, t, XV, p. XIV, 496.)] C'est, je le crois, dans l'intervalle qui s'écoula entre le moment où il devint abbé de Saint-Gildas et celui où nous le verrons rouvrir pour la dernière fois son école qu'Abélard composa ou retoucha ses principaux ouvrages. Le plus considérable est sa _Dialectique_ si longtemps perdue pour la postérité, et qui, à l'originalité près, ressemble à la logique d'Aristote, qu'elle reproduit en partie sous les formes verbeuses de la scolastique. C'est le résumé de son enseignement philosophique adressé à Dagobert, son frère peut-être, ou du moins son frère spirituel. Peut-être y travailla-t-il à Saint-Gildas, s'il ne l'avait commencé à Saint-Denis; mais il l'acheva ou la revit plus tard. Ce qui est certain, c'est que l'ouvrage est d'une époque où il n'enseignait plus depuis longtemps déjà, et où la dialectique n'était pas en grande faveur auprès de ceux qui veillaient au gouvernement des esprits. Un écrit plus court, mais plus précieux, parce qu'il paraît beaucoup plus original, est un traité peu étendu _Sur les genres et les espèces_, monument le plus certain et le plus intéressant qui nous reste de la partie systématique des opinions d'Abélard. Si le conceptualisme est quelque part, il est là. On en retrouve l'esprit dans un petit traité sur les idées, resté longtemps inconnu (_De intellectibus_). Parmi ses écrits théologiques, le plus important paraît être celui qui fut brûlé à Soissons, ou, selon nous, l'_Introduction à la théologie_. On cite aussi un recueil de textes des Écritures et des Pères réunis méthodiquement et qui expriment le pour et le contre sur presque tous les points de la science sacrée, ouvrage singulier qui s'appelait _le Oui et le Non (Sic et Non)_, et qui ne fut peut-être pas publié par son auteur. On se tromperait cependant, si l'on y cherchait un recueil d'antinomies destiné à établir le doute en matière de religion; c'est un ouvrage consacré à la controverse plutôt qu'au scepticisme. Les opinions exposées dans l'_Introduction_ ont été de nouveau présentées et complétées dans un grand _Commentaire de l'épître aux Romains_, et dans la _Théologie chrétienne_, qui reproduit et développe la matière du premier ouvrage avec quelques remaniements et quelques amendements. Enfin, la morale théologique d'Abélard est exposée sous ce titre: _Connais-toi toi-même (Scito te Ipsum)_. On lui attribue également une démonstration en forme de dialogue de la vérité du christianisme contre le judaïsme et la philosophie incrédule. Nous ne pensons pas nous tromper en disant que la plupart de ces traités[209] ne reçurent la dernière main qu'à une époque assez avancée de sa vie, quoiqu'ils contiennent des opinions de sa jeunesse, et qu'ils doivent abonder en raisonnements, en exemples, en expressions cent fois employés dans ses écrits de tous les temps et dans les improvisations de son enseignement oral. L'analogie des idées et des citations, l'identité des formes et du style, sont remarquables dans presque tous ces ouvrages. On retrouve sans cesse dans ses lettres des pensées qui rappellent sa philosophie ou sa théologie, et chose plus intéressante encore, les lettres d'Héloïse sont semées de maximes empruntées aux théories du maître de son esprit et de son coeur. Tout annonce que le temps qui sépara le jour où Abélard quitta la Bretagne de l'année 1140 fut pour lui animé et rempli par une grande activité intellectuelle et littéraire. Cependant cette période est dans sa vie une lacune assez obscure. On sait seulement qu'il reprit une dernière fois son enseignement public, et telle était sa vocation éminente pour cet emploi difficile de l'intelligence que vers 1136, c'est-à-dire à l'âge de cinquante-sept ans, il retrouvait la vogue de sa jeunesse. C'était à Paris, sur la montagne Sainte-Geneviève, un des premiers théâtres de ses succès, qu'il avait rouvert école de dialectique, et nous apprenons d'un de ses auditeurs. [Note 209: Nous ne faisons ici que les nommer. Les deux derniers livres de cet ouvrage sont destinés à les faire connaître.] «J'étais tout jeune,» dit Jean de Salisbury, «lorsque je vins dans les Gaules pour y faire mes études. C'était l'année qui suivit celle où le roi des Anglais, Henri, Lion de Justice, quitta les choses humaines (1135). Je me rendis auprès du péripatéticien Palatin qui alors présidait sur la montagne Sainte-Geneviève, docteur illustre, admirable a tous. Là, à ses pieds, je reçus les premiers éléments de l'art dialectique, et suivant la mesure de mon faible entendement, je recueillis avec toute l'avidité de mon âme tout ce qui sortait de sa bouche. Puis, après son départ qui me parut trop prompt, je m'attachai au maître Albéric, qui excellait parmi les autres comme le dialecticien le plus réputé, et qui était effectivement l'adversaire le plus énergique de la secte des nominaux[210].» [Note 210: Johan. Saresb. _Metalog._, l. II, c. X, et _Rec. des Hist_., t. XIV, p. 304--Jean le Petit, de Salisbury, né, dit-on, on 1110, mais probablement plus tard, quitta l'Angleterre pour venir étudier en France. Il y suivit les maîtres les plus célèbres, Abélard, Albéric, Robert de Melun, Guillaume de Conches, Adam du Petit-Pont, Gilbert dela Porrée, etc., et il nous a laissé de précieux détails sur les écoles de son temps. Il retourna en Angleterre en 1161, remplit de nombreuses missions en Italie, fut appelé en 1170 à l'évêché de Chartres, et mourut le 25 octobre 1180. (_Hist. litt_., t. XIV, p. 89.)] Ainsi peu de temps après ce dernier enseignement, et pour une cause inconnue, Abélard suspendit ses leçons; mais en reformant son école, il avait ravivé son influence et sa renommée. Aussitôt devait se redresser contre lui la vigilance hostile qu'il avait constamment rencontrée. L'éclat de ses leçons devait accroître encore la curiosité qui s'attachait à ses écrits théologiques; et suivant d'assez bonnes autorités, ce fut le moment où après les avoir achevés, il leur donna le plus de publicité, quoique plusieurs aient été toujours tenus secrets[211]. [Note 211: Cette propagation rapide et étendue de ses ouvrages est attestée par Guillaume de Saint-Thierry et par saint Bernard dans les lettres qui seront plus bas analysées. Le premier dit aussi que le «_Sic et Non_ et le _Scito te ipsum_ fuyaient la lumière et ne se trouvaient pas aisément.» Il est à croire que plusieurs de ces ouvrages, surtout ceux qui avaient été condamnés, furent longtemps lus en secret, quoique assez répandus: «Libri ejusdem magistri diu in abscondito servati sunt ab ejus discipulis.» (Alberic. Triumf. _Chronic., Rec. des Hist_., t. XII, p. 700.--_Histoire littéraire_, t. XII, p. 97.)] Bientôt vingt ans allaient s'être écoulés depuis que le concile de Soissons avait prononcé, et peut-être était-il oublié. Du moins faut-il qu'Abélard le crût ainsi, ou que, ranimé par un retour d'empire et de popularité, il fut redevenu confiant dans sa fortune, et moins inquiet de l'habileté et de la force de ses ennemis, puisqu'il recommençait à livrer au public les mêmes doctrines qui l'avaient fait condamner une fois. Peut-être comptait-il sur l'autorité de son âge, sur celle de ses amis, sur la disparition de ses anciens rivaux, sur sa réconciliation ou plutôt sur ses relations convenables avec saint Bernard. Il se manifestait d'ailleurs en ce moment un vif mouvement intellectuel et comme un effort général de la liberté de penser. Abélard devait s'associer à ce mouvement qui venait en partie de lui, et il semblait le guider. Quoique plus retenu que ses élèves ou ses imitateurs, dès qu'il paraissait, il était aussitôt le premier dans les craintes et dans les aversions du parti de la vieille autorité. Il ne pouvait retrouver la renommée sans réveiller la haine et encourir le malheur. On aime aujourd'hui à tout rapporter à des causes générales, et l'histoire n'a plus d'événement qui ne soit présenté comme le symptôme ou le résultat de l'état des esprits au moment où il s'est produit. Cette manière de juger les choses humaines n'est jamais plus de mise que lorsqu'il s'agit de raconter un événement où figurent des philosophes et des théologiens, des penseurs et des prêtres, et qui n'est qu'une lutte critique entre deux doctrines. Nous sommes donc bien éloigné de séparer Abélard et sa querelle avec saint Bernard de l'état général du monde spirituel à leur époque. Ce conflit célèbre est un drame qui devait se reproduire plus d'une fois sous d'autres formes, avec d'autres noms, en d'autres temps, parce que chacun des deux athlètes représentait l'un des deux esprits qui ne sauraient périr dans les sociétés modernes. Le combat de l'autorité et de l'examen n'a pas commencé d'hier, et quoique la victoire ait décidément changé de côté, il n'est pas prêt à finir. «Ce qu'Abélard a enseigné de plus nouveau pour son temps,» dit un ingénieux écrivain, «c'est la liberté, le droit de consulter et de n'écouter que la raison; et ce droit, il l'a établi par ses exemples encore plus que par ses leçons. Novateur presque involontaire, il a des méthodes plus hardies que ses doctrines, et des principes dont la portée dépasse de beaucoup les conséquences où il arrive. Aussi ne faut-il pas chercher son influence dans les vérités qu'il a établies, mais dans l'élan qu'il a donné. Il n'a attaché son nom à aucune de ces idées puissantes qui agissent à travers les siècles; mais il a mis dans les esprits cette impulsion qui se perpétue de génération en génération. C'est tout ce que demandait, tout ce que comportait son siècle[212].» [Note 212: Mme Guizot, _Essai sur la vie et les écrits d'Abél. et d'Hél_., p. 343.] On a donc eu raison d'éclaircir et de compléter le récit qui nous reste à faire par des considérations générales sur ce réveil de l'esprit humain au XIIe siècle, sur cette seconde des trois renaissances qu'on peut apercevoir dans le cours de l'histoire du moyen âge[213]. Un des historiens de saint Bernard, Neander, a caractérisé d'une manière bien intéressante le mouvement des esprits et des opinions aux approches du concile de Sens[214]. Mais la biographie, sans s'interdire l'observation des faits généraux, se nourrit surtout de faits précis et individuels. Ces faits ont aussi leur influence, car c'est aussi une loi générale de l'histoire de l'humanité que les causes particulières produisent leurs effets, et que le petit concourt au grand, comme le grand aboutit très-souvent au petit. Recueillons donc encore quelques détails qui achèveront de caractériser Abélard et sa situation. [Note 213: _Histoire littéraire de la France_, par M. Ampère, t. III, l. III, c. II, p. 32.] [Note 214: _Histoire de saint Bernard et de son siècle_, par A. Neander, traduit de l'Allemand par M. Vial, l. II, p. 110 et suiv. Voyez aussi le c. XVII de _l'Histoire de saint Bernard_, par M. l'abbé Ratisbonne, t. II, p. 1 et suiv.] L'esprit de ses doctrines, ou, comme on dirait aujourd'hui, leur tendance, n'était pas la seule cause, de l'animadversion de l'Église contre lui. Son caractère personnel avait certainement beaucoup aggravé l'effet de ses opinions, et notre récit l'a dû prouver. Ce qu'il lui fallut souffrir à différentes époques l'avait irrité contre ses supérieurs ecclésiastiques, et, sans concevoir la pensée de faire schisme dans l'Église, il s'était livré plus d'une fois à de vives attaques contre plusieurs des autorités ou des corps qui la constituaient. Nous l'avons vu se plaindre de l'évêque de Paris et de ses chanoines, de l'abbé de Saint-Denis et de ses religieux; savant, difficile et chagrin, il ne contenait pas l'expression blessante de son mépris pour l'ignorance, de son ressentiment contre l'injustice, de sa sévérité envers le désordre, et ce chanoine si peu sage, ce moine si peu cloîtré, ce prêtre si indépendant de toute règle, s'était érigé en censeur amer et véhément du clergé. Dans plusieurs de ses ouvrages, il éclate contre les moines, et non pas seulement contre ceux de Saint-Denis ou de Saint-Gildas. L'ignorance ou les vices des couvents en général sont l'objet de ses invectives[215]. Si une fois il paraît défendre les moines, c'est pour leur immoler les chanoines réguliers, et sans doute pour attaquer indirectement, soit l'abbaye de Saint-Victor où respirait un esprit opposé au sien, soit plutôt saint Norbert qui avait, à la réforme et à la propagation de la constitution canonicale de la vie religieuse, attaché ses soins et sa gloire[216]. Les évêques ne s'étaient point soustraits à sa téméraire critique. En leur reprochant positivement de ne point savoir les lois et les règles de l'Église, il essayait, dans un de ses plus graves écrits, de limiter dans leurs mains ce qu'on appelle le pouvoir des clefs, et, en dénonçant la cupidité d'un grand nombre, il avait devancé la réformation par ses attaques contre le trafic des indulgences[217]. Nous ne connaissons pas de satire plus vive contre le clergé que le plus important de ses sermons, celui pour la fête de saint Jean-Baptiste. C'est là qu'il a l'audace d'accuser formellement saint Norbert d'avoir essayé de frauduleux miracles, et travaillé, de connivence avec Farsit, _son coapôtre_, à ressusciter un mort. Il dénonce avec un ton de dérision qui semble en avance de six siècles les recettes cachées, les remèdes et les ruses dont se servent les nouveaux saints pour conjurer les maux de prétendus infirmes, et raconte jusqu'à un complot que Norbert aurait formé avec une mendiante pour tromper la crédulité des fidèles[218]. Qu'on s'étonne ensuite qu'il y eût contre lui dans le clergé des haines bien plus vives que ne semblait le mériter la hardiesse modérée et chrétiennement respectueuse de ses nouveautés dogmatiques. [Note 215: _Ab. Op_., ep. VIII, p. 193 et 195. Pars. II de S. Susanna sermo XVIII, p. 935. De S. Joanne Bapt. sermo XXXI, p. 953, 958, etc.--_Theolog. Christ_., l. II. p. 1215, 1235, 1240.] [Note 216: _Ab. Op_., pars. II, ep. III, p. 228.] [Note 217: _Ethic. seu Scito te ipsum_, c. XVIII, XXV et XXVI.] [Note 218: _Ab. Op._, de S. Joan B. serm. XXXI, p. 867.--Les miracles de saint Norbert remplissent sa biographie. Cependant le plus ancien récit ne parle point de morts ressuscités; l'auteur, comme le remarquent les panégyristes plus modernes, n'ayant voulu, à cause de l'endurcissement de certains infidèles, raconter que des faits connus et avoués de tous. Le jésuite Daniel Papebroke paraît le regretter dans ses notes de la Vie des Saints; d'autres plus hardis ont conclu d'une peinture qu'on voyait dans une église de Nancy que Norbert avait ressuscité trois hommes, et le prémontré Hugo qui a écrit sa vie en 1704 n'hésite pas à raconter ce miracle qui aurait précédé de très-peu la mort même du saint. Est-ce de ce miracle qu'Abélard s'est moqué et qu'il dit: «Mirati fuimus et risimus?» Quant à ce Farsit, qu'il associe à Norbert et que Papebroke prend pour: «Fursitus, convitium potius quam nomen,» ce doit être Hugues Farsit (Hue li Farsis), chanoine de Saint-Jean-des-Vignes à Soissons, lequel suivait les miracles qui de 1128 à 1132 s'opéraient dans l'église de Notre-Dame de cette ville. Il a écrit de grandes louanges de saint Norbert, et prétend avoir assisté à soixante-quinze miracles dont se moque Racine le fils. (_Biblioth. praemonstr. ordin. S. Norb. vit._, p. 365.--_Acta sanctor. Junii_, t. I, p. 816 et 861.--_Vie de saint Norbert_, par Hugo, l. IV, p. 834.--_Hist. litt._, t. XI, p. 620, et t. XII, p. 115, 294 et 711.--_Mém. de l'Acad. des inscript._, t. XVIII, p. 847.)] Quant à saint Bernard, Abélard semble l'avoir plus ménagé; et, si ce n'est dans une ligne de l'histoire de ses malheurs où il l'attaque sans le nommer[219], il parait être resté, à son égard, dans les termes d'une prudence politique, imitée par son rival que distrayaient d'ailleurs tant d'autres soins, et qui était dans la religion un homme d'État encore plus qu'un docteur. Cependant il faut raconter une anecdote déjà indiquée qui peut servir à bien faire juger de leurs relations. [Note 219: _Ab. Op._, ep. I, p. 31, et ep, II, p. 42.] Un jour, l'abbé de Clairvaux visita le Paraclet, et y fut reçu avec de grands honneurs. Ayant assisté à vêpres, comme à la fin de l'office, suivant une règle de l'ordre de Saint-Benoît, on récitait l'Oraison dominicale, il remarqua avec surprise qu'on y faisait une variante, non adoptée généralement par l'Église. Au lieu de dire: _Donnez-nous aujourd'hui notre pain quotidien_, conformément au texte de saint Luc, on disait: _Notre pain supersubstantiel_, selon le texte de saint Mathieu. Bernard en fit l'observation à l'abbesse, et comme elle lui dit que le maître Pierre l'avait prescrit ainsi, il parut ne pas approuver cette singularité[220]. Étant venu au couvent quelques jours après, Abélard fut instruit de ce qui s'était passé, et il écrivit à l'abbé de Clairvaux une lettre où il lui dit d'abord, un peu ironiquement peut-être, qu'on l'a écouté au Paraclet, non comme un homme, mais comme un ange, et que pour lui, il serait plus fâché de lui déplaire qu'à personne; puis, il explique que la version de saint Mathieu lui a paru préférable à celle de saint Luc, parce que le premier avait appris le _Pater_ de la bouche de Jésus-Christ, tandis que le second ne pouvait le tenir que de saint Paul, qui lui-même n'avait pas entendu le Sauveur. Enfin, après quelque discussion, il déclare ne pas beaucoup tenir à ces diversités de bréviaire qui sont naturelles et sans danger, et cette lettre commencée si respectueusement pour saint Bernard, il la termine par quelques critiques d'un ton vif et moqueur contre la manière particulière dont certains offices étaient dits à Clairvaux[221]. On ne voit point que saint Bernard ait rien répondu. Il paraît seulement que par la suite, mais longtemps après Abélard, Héloïse et saint Bernard, les religieuses du Paraclet comme les religieux de Cîteaux, ont changé les singularités de leur liturgie. [Note 220: Cette différence existe dans la Vulgate qui traduit par _supersubstantialem panem_ dans saint Mathieu, et par _panem quotidianum_ dans saint Luc, les mots [Grec: arton epiouson] commune à l'un et à l'autre dans le texte grec. Quoique le mot de _pain quotidien_ ait prévalu, on ne voit pas comment il peut traduire exactement l'adjectif grec qui signifie beaucoup plutôt _substantiel_ que _quotidien_. (Voy. _Thes. ling. graec_.) L'épithète de _supersubstantiel_ est rendue dans la Bible de Vence par ces mots: _Notre pain qui est au-dessus de toute substance_. Au reste, les variations sont nombreuses tant sur la lettre que sur le sens de ce passage de la prière la plus familière aux chrétiens. (Math., VI, 0.--Luc., XI, 3.--_Biblia maxim_., t. XVII, p. 62.--Nicole, _Pater_, c. VI.)] [Note 221: _Ab. Op_., pars II, ep. V, P. Abael. ad Bern. claraev. abb., p. 244, et Serm. XIII, p. 858.] Telles étaient, à les considérer dans leur détail, les relations d'Abélard avec diverses parties du clergé. Jugez donc si le jour où il exciterait de nouveau les ombrages de l'orthodoxie, il pouvait espérer indulgence ou justice. Or cette hypothèse devait tôt ou tard se réaliser. La foi absolue qu'il avait dans son propre sens, la certitude naïve qu'il professait d'être le plus savant des hommes, lui avaient dicté assez de maximes indépendantes et d'imprudentes publications pour que la matière ne manquât point aux accusations de ses ennemis: il ne leur manqua longtemps que l'occasion et le courage. Nous ne retrouverons plus ici Norbert qui était mort en 1134, ni Albéric de Reims qui, devenu archevêque de Bourges depuis six ans, paraît avoir enfin mis un terme à l'activité de sa haine contre un ancien rival. Mais noua trouverons saint Bernard, et nous le verrons entouré d'auxiliaires nouveaux. Ainsi qu'il arrive toujours, on s'en prit d'abord aux disciples d'Abélard. Ils étaient présomptueux et insolents; on les accusa d'exagérer la doctrine de leur maître; puis, on les soupçonna de la révéler, et on lui en demanda compte. Nous avons encore une lettre de Gautier de Mortagne, professeur assez renommé de théologie, qui avait enseigné sur la montagne Sainte-Geneviève et à Reims, et qui devint plus tard évêque de Laon[222]. Dans cette lettre, dont la date est inconnue, il se plaint au maître de l'outrecuidance de ses élèves; il ne peut croire qu'ils disent vrai en prétendant que leur professeur donne la pleine intelligence de la nature de Dieu, et ramène à une clarté parfaite le dogme de la Trinité. Il remarque cependant que quelques passages des leçons d'Abélard paraissent se prêter à ces interprétations; mais en rendant hommage à sa science et à sa modestie, il le prie de lui écrire positivement son avis sur quelques points délicats de théologie; car il n'est pas bien assuré de sa pensée, quoiqu'il ait récemment conféré avec lui; il lui demande de lui dire nettement s'il croit avoir de Dieu une connaissance parfaite, et quand il saura sur cet article et quelques autres à quoi s'en tenir, il lui promet de répondre et de discuter, s'il y a lieu. Cette lettre mesurée et encore bienveillante est un modèle du ton que la controverse aurait dû toujours conserver; mais cet exemple ne fut guère imité. [Note 222: C'est ce Gautier de Mortagne ou de Laon, désigné quelquefois sous le nom de Gautier de Mauritanie. On a de lui quelques lettres qui sont de petits traités de théologie. Celle qui est adressée à Abélard pourrait être d'une date antérieure à l'époque que nous racontons, si la suscription _Magistro Petro monacho_ doit être prise à la lettre. (D'Achery, _Spicilegium_ (1723), t. III, p. 524.--_Hist. litt_., t. XIII, p. 511.)] Un chanoine de Saint-Léon de Toul, Hugues Métel, élève d'Anselme de Laon, fabricateur habile de phrases et de vers, ou plutôt d'antithèses et d'acrostiches, bel esprit orthodoxe qui semble avoir fait métier, presque comme Balzac ou Voiture, d'adresser des lettres en style recherché aux grands personnages de son temps, écrivit au pape Innocent II, et au philosophe Abélard[223]. [Note 223: C'est le même qui avait écrit à Héloïse, on ne sait à quelle époque, deux lettres déjà citées qui ne sont que des compliments littéraires. (Hugo, _Sacrae antiquit. mon_., t. II, p. 312.--_Hist. litt_., t. XII, p. 493.)] En parlant à ce dernier, _maître accompli dans le trivium et le quadrivium_, Hugues Métel, qui s'intitule quelque part le _secrétaire d'Aristote_[224], lui déclare que, sur la foi de la renommée, il exècre les hérésies qu'on lui attribue, et qu'il abhorre leur auteur avec elles. Si toutefois ce qu'on dit de lui est la vérité, _c'est erreur et horreur_, l'Écriture sainte a été profanée. Quelle présomption en effet! Un chétif mortel vouloir s'élever à l'explication de l'incompréhensible Trinité! Est-il donc plus insensé qu'Empédocle? est-il donc enivré de vaines nouveautés? Oublie-t-il qu'on ne connaît Dieu qu'en l'ignorant[225]? «Tout ce que je sais de lui, c'est que je ne le sais pas. Non que je veuille,» ajoute notre écrivain, «attaquer ta sagesse et ta gloire; ce serait vouloir obscurcir le soleil.... Tu as tant de prudence, tant d'éloquence, tant d'élégance de moeurs.... Mais peut-être ce sont des paroles qui auront été jetées au vent, on n'en aura pas bien saisi le sens.... Reviens à toi, docte maître, reviens.... Sur la porte de ton âme, garde écrit le _Connais-toi toi-même_; car c'est une parole descendue du ciel. Souviens-toi que tu es un homme et non pas un ange; en cherchant à te connaître, tu ne sors pas de toi-même, tu ne te dépasses pas.[226]» [Note 224: «_Aristotelis secretarius_.» (_Id. ibid._, ep. XII, p. 313.)] [Note 225: «Cum fama loquor.... haereses tuo nomini dedicatas.... execror.... et te ipsum cum ipsis abominor.... Scripturam sacram devirginasti.... errore et horrore erras et horres, si haeresibus haeres, si tamen verum est quod de te dictum est.... insanior es Empedocle.... Inebriatus es novitatibus vanis.... Deus nesciendo scitur; unum hoc de Deo scio quod eum nescio.» (_Id. ibid_., ep. V, p. 332.)] [Note 226: «Prudentia tua tanta, facundia tua tanta, elegantia morum tanta tua!... In superliminari animae tuae _Gnotum canton_ (sic, pro _Gnôti seauton_) scriptum habeto. Descendit quippe de coelo _scito te ipsum_; «memineris, etc.» (_Id. ibid._)] Dans ces conseils, mêlés d'ironie et d'adulation, s'aperçoivent encore l'admiration, la déférence, l'embarras que témoignaient presque tous les contemporains d'Abélard en s'adressant à lui: mais, délivré de cette contrainte, _Hugues_ s'épanche avec plus d'amertume, quand il parle au souverain pontife. Il lui dénonce ouvertement un nouvel ennemi; il voit naître et il lui prédit la querelle qui va s'élever entre saint Bernard, cet homme vraiment et entièrement catholique, israélite de père et de mère, spirituellement et littéralement, et Abélard, ce fils d'un Égyptien et d'une Juive, fidèle au sens littéral par sa mère, infidèle au sens spirituel par son père. Ce Pierre, non pas Barjone, mais _Aboilard_, aboie en effet contre le ciel[227]. C'est une hydre nouvelle, un nouveau Phaéton, un autre Prométhée, un Antée à la force d'un géant. C'est le vase d'Ézéchiel qui bout allumé par l'aquilon. Ainsi la France est frappée des plus cruelles plaies de l'Égypte; car elle est ravagée par des grenouilles parlantes. C'est au saint-père d'y porter remède, c'est à lui d'_allumer le cautère gui guérira ces consciences cautérisées_. Qu'il se presse, s'il ne veut pas que tous les pécheurs de la terre tombent dans les rets de cet homme[228]. [Note 227: «Petrus iste non Barjona, sed Aboilar, quod equidem esset tolerabile si tamen latraret in arte.... latratus dat in excelsum.» Jeu de mots sur le nom d'_Aboilar_ et le rapport du son avec le mot qui dès lors représentait le mot _aboyer_. (_Id_, cp. IV, p. 330.)] [Note 228: «Altera olla Ezechielis bulliens succcensa ab aquilone.... Inflammandum est cauterium ad cauteriatas conscientias medendas.... Velociter, inquam, ne cadant in retiaculo praefati hominis peccatores terrae.» (_Id. ibid._)] Il n'y a rien de bien sérieux dans ces compositions étudiées d'un rhéteur clérical qui, sans mission, se mêle d'une haute controverse, et la saisit comme une occasion de faire briller son orthodoxie, son esprit et son style. Nous allons entendre un langage plus grave et plus vrai. Il y avait alors dans l'Église un moine de Cîteaux, de l'abbaye de Signy au diocèse de Reims, nommé Guillaume, et qui, avant de s'ensevelir dans l'obscurité d'une cellule, avait été dans la même contrée abbé bénédictin du couvent de Saint-Thierry, dont il conservait le surnom. Il jouissait d'une grande réputation de piété[229], écrivait avec talent sur les matières spirituelles, unissait assez habilement la dialectique et la mysticité; et surtout il était vivement aimé de saint Bernard, qui le consultait souvent sur ses ouvrages. [Note 229: Bertrand Tissier, qui a recueilli ses ouvrages, le qualifie de _Beatus_. Nous ne voyons nulle part ailleurs son nom précédé de ce titre. Ce doit être un saint de Cîteaux. (_Bibliothec. Patr. cisterc._, t. IV.--_Hist. litt_., t. XII, p. 312.)] Dans le temps que ce Guillaume de Saint-Thierry s'occupait d'un commentaire sur le _Cantique des Cantiques_, livre qui était alors en possession d'exciter la sagacité féconde des interprètes, le hasard fit tomber sous ses yeux un recueil intitulé: _Théologie de Pierre Abélard_. Le titre excita sa curiosité; le recueil contenait deux petits ouvrages, à peu près les mêmes pour le fond, mais l'un plus étendu et plus développé que l'autre. C'était l'_Introduction à la Théologie_, et, je crois, la _Théologie chrétienne_. Cette lecture émut le religieux; abandonnant aussitôt son travail, car c'était une oeuvre des temps de loisir et qui lui paraissait peu convenable quand il croyait voir le domaine de la foi envahi à main armée[230], il nota tous les passages qui le troublaient, et ses motifs pour en être troublé. Il y reconnut des pensées et des expressions nouvelles, inouïes, touchant les matières de la foi. Le dogme de la Trinité, la personne du Médiateur, le Saint-Esprit, la Grâce, le sacrement de la Rédemption, lui parurent compromis par les témérités d'un homme qui portait dans l'Église l'esprit qu'il avait montré dans l'école. Saisi d'inquiétude et d'indignation, Guillaume de Saint-Thierry hésita sur ce qu'il devait faire. Il trouvait le scandale manifeste, le péril grave et imminent. L'Église n'avait plus, à son avis, dans le monde et dans l'école, de docteurs célèbres et vigilants, capables de soutenir avec éclat la saine croyance, de représenter le véritable esprit de la religion. Il appartenait à un parti où l'on estimait que, depuis la mort de Guillaume de Champeaux et d'Anselme de Laon, _le feu de la parole de Dieu s'était éteint sur la terre_[231]. Ceux qui pouvaient le rallumer restaient comme ensevelis dans les soins de l'épiscopat, les méditations du cloître, ou le gouvernement des affaires temporelles de l'Église. Il s'alarmait de leur silence, et, d'un autre côté, il avait aimé Abélard[232]; il éprouvait apparemment ce mélange de goût et de crainte que ressentaient pour lui tant d'hommes éminents de ce siècle; il balançait à l'attaquer, craignant de passer pour trop vif ou pour trop défiant. Cependant l'intérêt de la foi l'emporta dans son âme, et dominant toute autre considération, au risque de s'engager dans une affaire difficile, il résolut de provoquer directement, dût-il leur déplaire, ceux dont le silence lui semblait une calamité pour l'Église. Il écrivit une lettre commune à l'abbé de Clairvaux, et à Geoffroi, l'évêque de Chartres. [Note 230: C'est lui qui s'exprime ainsi dans une Épître aux chartreux du Mont-Dieu, qui précède son traité de la Vie solitaire, et où il énumère tous ses ouvrages. Il dit même qu'il a interrompu son exposition du Cantique des Cantiques aux versets 3 et 4 du chap. III. Là, en effet, se termine cette exposition qui est insérée dans la Bibliothèque des Pères de Citeaux. (_Lib. de vit. solit._, praefat., t. IV, p. 1.)] [Note 231: «Mortuo Anselmo laudunensi et Guillelmo catalaunensi, ignis verbi Dei in terra defecit.» (Hug. Melel., ep. IV ad Innocent., p. 330.)] [Note 232: «Dilexi et ego eum.» (S. Bern., _Op._, ep. CCCXVI, Guillelm. abbat. ad. Gaufrid. et Bernard.--_Biblioth. Patr. cisterc._, t. IV, p. 112.)] Dans cette lettre que le temps a respectée, Guillaume, tout en leur demandant presque pardon de les troubler, gourmande respectueusement leur quiétude, et décrit, dans un langage animé, et le danger pressant qui le force à parler, et les poignantes inquiétudes qu'il éprouve. La foi des apôtres et des martyrs est menacée, et nul ne résiste, nul ne parle. Il souffre, il se consume, il frissonne, et cependant Pierre Abélard recommence à dire, à écrire ses nouveautés; ses doctrines courent le royaume et les provinces; ses livres passent les mers; chose plus grave, ils ont franchi les Alpes, et l'on dit qu'ils ont obtenu de l'autorité en cour de Rome. Ainsi le mal se propage, et bientôt envahira tout, si Bernard et Geoffroi n'y mettent un terme. «Je ne savais en qui me réfugier. Je vous ai choisis entre tous, je me suis tourné vers vous, et je vous appelle à la défense de Dieu et de toute l'Église latine. Car il vous craint, cet homme, et vous redoute. Fermer les yeux, qui craindra-t-il? Et après ce qu'il a déjà dit, que dira-t-il, lorsqu'il ne craindra personne? Ils sont morts, presque tous les maîtres de la doctrine ecclésiastique, et voilà qu'un ennemi domestique fait irruption dans la république déserte de l'Église, et s'y conquiert une exclusive domination. Il traite l'Écriture sainte comme il traitait la dialectique; ce ne sont qu'inventions à lui personnelles, que nouveautés annuelles. C'est le censeur et non le disciple de la foi, le correcteur et non l'imitateur de nos maîtres.» A l'appui de cette dénonciation, il relève dans les deux ouvrages d'Abélard treize articles condamnables, et il indique les noms d'autres livres qu'il ne connaît pas et qu'on tient cachés: c'est le _Oui et le Non_, c'est le _Connais-toi toi-même_, dont les titres, qu'il trouve monstrueux, lui paraissent annoncer dans le texte d'autres monstruosités. Cette lettre servait de préface à une dissertation en forme qui l'accompagnait, ou qui du moins la suivit de fort près. Là, Guillaume discute en détail et combat avec beaucoup de soin les treize erreurs capitales dont il accuse Abélard, et sa réfutation, composée d'autant de chapitres qu'il trouve d'erreurs à réfuter, n'est certainement pas d'un esprit vulgaire. Inférieure pour le mouvement et la puissance à celle que saint Bernard adressa plus tard au pape, écrite d'un style moins coloré et moins brillant, elle atteste un esprit plus subtil, plus propre à pénétrer dans le fond des questions de dialectique et même de métaphysique. Sa pensée générale est celle d'une foi implicite et absolue, qui affirme et n'explique pas; l'esprit humain, quand il s'agit de Dieu et des conditions de la nature divine, ne pouvant aller légitimement et sûrement au delà de la conception et de l'affirmation de l'existence. Guillaume de Saint-Thierry ne se trompait pas, s'il soupçonnait d'un peu de froideur les deux dignitaires de l'Église qu'il interpellait. Ils s'étaient accoutumés à témoigner leur zèle en de plus graves affaires que des controverses d'école, et tous deux venaient de jouer le rôle le plus actif dans les luttes provoquées par le schisme des deux papes. Dans sa querelle contre Pierre de Léon ou Anaclet II, Innocent II avait trouvé en Geoffroi et en Bernard les plus utiles et les plus zélés défenseurs. L'un portait encore le titre de légat du saint-siège dans les Gaules, et il n'y avait guère plus d'un an que l'autre était revenu de Rome, où après la mort d'Anaclet il avait conduit son successeur repentant aux pieds du souverain pontife, et rétabli l'unité de l'Église. On ignore comment l'évêque de Chartres répondit à Guillaume de Saint-Thierry; quant à saint Bernard, il accueillit la dénonciation avec une politesse fort laconique. C'était au mois de mars, pendant le carême de 1139, ou, suivant quelques-uns, de 1140[233]. [Note 233: On peut admettre en effet que ceci ne se passa qu'en 1140, année de la réunion du concile. Dans ce cas, la conférence de saint Bernard et de Guillaume, puis celle de saint Bernard et d'Abélard, leur demi-rapprochement, leurs plaintes mutuelles, leur rupture, l'appel au concile, la retraite de saint Bernard, puis sa rentrée dans la querelle, la session du synode et son jugement, tout se serait passé dans le court espace de cinquante à soixante jours, de la fin du carême à l'octave de la Pentecôte, et l'accusation dirigée contre Abélard d'avoir à un certain moment prétendu emporter l'affaire en la brusquant, n'en serait que mieux justifiée. (Voyez plus bas p. 201.)] Dans une lettre des plus courtes, il approuve l'émotion du religieux, loue son traité, bien qu'il n'ait pu le lire encore avec assez d'attention, le croit propre à détruire des dogmes odieux, et, pour le reste, il se rejette sur les devoirs du saint temps où il écrit pour ajourner toute explication. L'oraison réclame à cette heure tous ses instants, et ce n'est qu'après Pâques qu'il pourra se rencontrer avec Guillaume et conférer avec lui. En attendant, il le prie de _prendre sa patience en patience_, il a jusqu'ici à peu près ignoré toutes ces choses, et il termine en lui rappelant que Dieu est puissant et en se recommandant à ses prières[234]. [Note 234: S. Bern., _Op._, ep. CCCXVII.] Les défenseurs de saint Bernard ont insisté sur cette preuve de sa froideur au début de toute cette affaire. Ils en concluent qu'on ne le saurait accuser d'inimitié ni de passion, et mettent un soin peu explicable à le disculper de toute initiative dans une poursuite que cependant ils approuvent, et qu'ils le louent d'avoir soutenue plus tard avec chaleur et persévérance. En tout genre, les apologies sont souvent contradictoires; elles tendent à établir à la fois que celui qu'elles défendent n'a pas fait ce qu'on lui reproche et qu'il a eu raison de le faire. Ainsi, selon ses partisans, saint Bernard serait louable de n'avoir pas suscité l'affaire qu'il est louable pourtant d'avoir suivie. Évidemment, tout cela importe peu; et si, comme les documents l'attestent, le zèle de Guillaume de Saint-Thierry alluma celui de l'abbé de Clairvaux, la conduite de ce dernier n'en est ni mieux justifiée ni plus condamnable. Nous avons vu, en 1121, au concile de Soissons, la sage modération de l'évêque de Chartres intervenir avec une grande autorité. Son influence n'eût pas été moindre dans les nouvelles conférences de 1139 ou de 1140. Le titre de légat qu'il portait encore et que son humilité changeait en celui de _serviteur du saint-siége apostolique_, n'aurait fait qu'ajouter à son ascendant. Mais bien qu'il ait participé aux opérations du concile de Sens[235], il s'efface dans toute cette affaire, et d'ailleurs sa position politique dans l'Église, sa liaison avec saint Bernard, la récente communauté de leur conduite et de leurs efforts en tout ce qui touchait les intérêts de la papauté, devaient le porter impérieusement a marcher avec lui. Il est probable qu'il suivit le mouvement sans ardeur et sans résistance. [Note 235: Je ne sais ou Gervaise a pris que Geoffroi était mort cette année même, le jour de Pâques, et par conséquent n'avait pu assister au concile (t. II, l. V, p. 86). Il y assisté, il signa les lettres synodiques, il était encore légat en 1144, _sancto sedis apostolicae famulus_, et ne mourut que le 29 janvier 1145. (S. Bern., _Op_., ep. CCCXVII.--_Gallia Christ_., t. VIII, p. 1134.--_Hist. litt_., t. XIII, p. 84.)] Saint Bernard fut donc abandonné à lui-même. C'était un esprit plus élevé qu'étendu, et dont la sagacité naturelle était limitée par une piété ardente et crédule. Il la poussait jusqu'à la dévotion minutieuse. Comme sa sévérité envers lui-même, son zèle pour la maison du Seigneur ne connaissait pas de bornes; et tandis qu'il domptait son corps et humiliait sa vie par les rigueurs les plus misérables, il se livrait avec une confiance absolue au sentiment d'une mission personnelle de sainte autorité. Sa charité vive et tendre dans le cercle de l'Église ou de son parti dans l'Église, s'unissait à une sévérité soupçonneuse hors du monde soumis à son influence, confondue à ses yeux avec le divin pouvoir de l'Église même. C'était un orateur éloquent, un brillant écrivain, un missionnaire courageux, un actif et puissant médiateur dans les affaires où il s'interposait au nom du ciel; mais il manquait souvent de mesure et de prudence. Sa raison était moins forte que son caractère, sa foi en lui-même exaltée par l'excès de ses sacrifices. La justesse, la modération, l'impartialité lui étaient difficiles; il y avait de l'aveuglement dans son génie; et à côté des rares qualités qui l'ont placé si haut dans l'Église et dans l'histoire, on reconnaît à mille traits de sa vie que ce grand homme était un moine[236]. [Note 236: Voyez Othon de Frisingen, _De Gest. Frid._, l. I, c. XVII.--Cf. Brucker, _Hist. crit. philos._, t. III, pars II, l. II, c. III, p. 751 et 759.] Lorsque le jour de Pâques fût passé, il donna plus d'attention aux avertissements de Guillaume de Saint-Thierry, qui sans doute ne manqua pas de lui rappeler la conférence promise. La gravité réelle ou apparente de quelques-unes des nouveautés d'Abélard, l'indépendance générale de sa doctrine, sa préférence pour la méthode rationnelle dans l'exposition des vérités religieuses, et, plus que tout cela, l'immense et rapide propagation de ses idées, qui trouvaient tous les esprits prêts et ardents à les accepter, déterminèrent saint Bernard à intervenir. Quoique douze ans auparavant Abélard l'eût rangé au nombre de ses ennemis[237], leur dissidence, qui était dans la nature des choses, n'avait pas eu beaucoup d'éclat; rien d'irréparable ne les armait encore l'un contre l'autre. L'abbé avait visité le Paraclet; quelques relations les avaient rapprochés; leur passager dissentiment sur le texte de l'Oraison dominicale pouvait bien avoir manifesté ou laissé entre eux un fond d'aigreur cachée, mais enfin ils vivaient en paix. Bernard hésitait évidemment à rompre, peu curieux d'engager un si rude combat. Il voulut d'abord avoir une entrevue avec Abélard, et il lui fit quelques observations sur ses doctrines. Cette première conférence n'ayant rien produit, une seconde eut lieu, et cette fois _en présence de deux ou trois témoins_, suivant le précepte de l'Évangile[238]. Il l'engagea à revoir ses écrits, à modifier ses assertions, surtout à ralentir les pas trop rapides de ses disciples dans la voie qu'il leur avait ouverte. La conversation fut assez amicale. Un secrétaire de saint Bernard, son panégyriste et son biographe, assure même qu'on s'entendit et que ce dernier obtint quelques promesses rassurantes. C'est ce que ne confirme point la relation officielle, envoyée au saint-siége par les évêques, après la décision du concile[239]. Il y eut une simple conférence préliminaire, d'où chacun se retira avec des espérances, parce que, de part et d'autre, on resta en des termes bienveillants. Comme Abélard était éloigné de toute idée de schisme, et que ses propositions les plus hasardées comportaient pour la plupart une explication plausible, un entretien commencé sans le désir de rompre devait conduire à quelque espoir de rapprochement entre Bernard et lui. L'un n'était point pressé de pousser les choses à l'extrême; il ne cherchait pas un éclat; l'autre, toujours placé entre la soumission et la révolte, désirait se maintenir à l'égard du pouvoir ecclésiastique dans une indépendance sans hostilité; il ne céda donc pas à son adversaire, mais il ne l'irrita pas. [Note 237: Voyez ci-dessus, p. 116.] [Note 238: «Si ton frère a péché contre toi, va et reprends-le entre toi et lui; s'il t'écoute, tu auras gagné ton frère. S'il ne t'écoute pas, prends avec toi encore une ou deux personnes, afin que tout soit confirmé sur la parole de deux ou de trois témoins.» (Math., XVIII, 15 et 16.)] [Note 239: Geoffroi, né à Auxerre, moine de Clairvaux, secrétaire (_notarius_) de saint Bernard, et qui a écrit sa vie, avait été quelque temps disciple d'Abélard; mais il appartenait tout entier au parti opposé lors du concile de Sens. Il affirme qu'Abélard promit de s'amender à la volonté de saint Bernard, «ad ipsius arbitrium correcturum se promitteret universa.» Mais les évêques de France, dans leur lettre au pape, parlent de la conférence _familière et amicale_ où Abélard fut averti; et ils ne disent point ce qu'il répondit. S'il eût fait une promesse violée plut tard, leur intérêt était de le rappeler. (Cf. Gaufr., l. III, _De vit. S. Bernardi. Rec. des Hist._, t. XIV, p. 370, etc.--_Thes. nov. anecd._, t. V, p. 1147.--S. Bern., _Op._, ep. CCCXXXVII.--_Ab. Op._; Not., p. 1101.)] Quand les hommes supérieurs se rencontrent, ils essaient ou feignent de s'entendre, du moins tant que la guerre n'est pas déclarée. Mais une fois séparés, chacun, rentré dans son camp, y retrouve ses amis, ses confidents, ses flatteurs, et se réchauffe au foyer de l'esprit de parti. Ce qui inquiétait Bernard, c'était moins encore la nature que le succès des doctrines d'Abélard. Il voyait au loin s'étendre l'esprit de controverse sur les matières les plus hautes et les plus sacrées. Dans les derniers temps, des hérésies graves, notamment sur la Trinité, s'étaient produites en divers lieux[240]. Abélard, après en avoir beaucoup réfuté par ses arguments, en avait suscité d'autres par sa méthode. Il autorisait les erreurs même qu'il n'enseignait pas. Partout à sa voix se dressait, moins prudent et moins réservé que lui, l'éternel ennemi de l'autorité, l'examen. Son exemple avait comme déchaîné dans la lice la raison individuelle. [Note 240: C'était surtout celles de Henry, de Tanquelm ou Tankolin, de Pierre de Bruis, peut être aussi des deux frères bretons, Bernard et Thierry dont parle Othon de Frisingen, et dont Gautier de Mortagne a réfuté le second. On suppose que ce sont les deux frères que veut désigner Abélard dans le tableau qu'il a par deux fois tracé des hérésies contemporaines. (Cf. _Introd. ad Theol._, l. II, p. 1066.--_Theolog. Christ_., l. IV, p. 1314-1316, et ci-après, l. III. c. II.--_Rec. des Histor._, t. XIV, praef., p. IXX.--_De Gest. Frid._, l. I, c. XLVII.--_Spicileg._, t. III.--_Hist. litt_., t. XIII, p. 378).] Hors de sa présence, l'abbé de Clairvaux ne se contraignit point pour maudire cette réformation anticipée; il ne s'abstint pas d'en rapporter l'existence au plus renommé des novateurs; sans peut-être attaquer directement sa personne, il accusait ses principes et son exemple. Il arrachait ses livres des mains de ses disciples, et prêchait contre la contagion de son école. Autour du nouvel apôtre s'élevait contre l'autorité doctrinale d'Abélard une clameur de réprobation et d'anathème. Nous en pouvons juger par le langage des écrivains partisans de saint Bernard. Abélard _dogmatisait perfidement_, disent-ils tous. Il fut _négromant et familier du démon_, a écrit Gérard d'Auvergne[241]. [Note 241: «De fide dogmatizans ferfide.... Nigromanticus et daemoni familiaris.» (_Thes. anc_. t. V, praef. in fin.) On lisait cela dans une chronique manuscrite de Cluni. Les mots _perfide dogmatizans_ ont été répétés ailleurs. (Guill. Nang. _Chron., Rec. des Hist._, t. XX, p. 731.)] Non moins puissant et non moins passionné, retentit bientôt de l'autre côté le cri de l'indépendance. Abélard lui-même, irritable et convaincu, opposait aux accusations des dénégations sincères, et, ne croyant que se défendre, prenait contre ce qu'il appelait la mauvaise foi, l'ignorance ou l'envie, une offensive hautaine. Ses disciples toujours nombreux renvoyaient l'insulte à la réprobation, et le mépris à l'anathème. Ils avaient pour eux les droits de l'intelligence. Ils pensaient défendre contre des préjugés tyranniques la vérité éternelle et nouvelle à la fois. Abélard pouvait se regarder comme le représentant de ce que le christianisme renfermait de plus éclairé, comme le docteur, sinon de la majorité dans l'Église, au moins d'une minorité pleine d'espérance et d'avenir. Tous les esprits hardis se groupaient autour de lui. Ceux même qui exagéraient ou dénaturaient ses opinions, ceux même qui en soutenaient d'autres, ou, comme on dirait aujourd'hui, de plus _avancées_, le prenaient pour chef, et voulaient, à leur profit, faire triompher en lui la liberté de penser. Un docteur qui avait étudié avec lui et sous lui, Gilbert de la Porrée, chancelier de l'église de Chartres et déjà célèbre par la solidité et le succès de son enseignement, avait commencé à développer sur l'essence divine, sur ses attributs, sur la différence des personnes aux propriétés dans la Trinité, ces subtilités ingénieuses, hasardées, dont il devait, huit ans après, étant évêque de Poitiers, venir répondre devant deux conciles[242]. Pierre Bérenger, zélé disciple d'Abélard, déjà revêtu des fonctions de scolastique, et qui devait défendre plus tard son maître dans une courageuse apologie, nourrissait et ne cachait pas contre le despotisme ecclésiastique ces sentiments d'opposition dont il a rendu l'expression si vive et si piquante[243]. [Note 242: Gilbert de la Porrée (_Porretanus_) soutint des opinions théologiques qu'on trouve, sous quelques rapports, analogues à celles d'Abélard. Il rencontra aussi saint Bernard pour adversaire. Il fut traduit devant le consistoire de Paris et au concile de Reims, en 1148. (Ott. Frising. _De Gest. Frid_., l.1, c. XLVI, L et seq.--_Hist. litt_., t. XII, p. 486.)] [Note 243: Pierre Bérenger, de Poitiers, scolastique on ne sait de quelle église, n'est guère connu que par son apologie d'Abélard et une invective contre les chartreux. Pétrarque, le premier, l'a appelé _Pictaviensis_ (Poitevin). Dom Brial soupçonne qu'il l'a confondu avec Pierre de Poitiers, autre disciple d'Abélard, et veut, sans trop de fondement, que Bérenger soit _Gabalitanus_ ou du Gévaudan. (_Ab. Op_., pars II, ep. XVII, XVIII et XIX; Not., p. 1192.--_Hist. litt_., t. XII, p. 264.--_Rec. des Hist_., t. XIV, p. 294.)] Enfin un homme intrépide, jeune encore, Arnauld de Bresce, qui passe également pour avoir suivi les leçons d'Abélard, venait de se retirer en France, banni de Rome par l'autorité pontificale, pour y avoir fougueusement soutenu la réforme spirituelle et temporelle de l'Église chrétienne. Moins préoccupé du dogme que des abus introduits dans la constitution du clergé, il préludait, sans le savoir, à l'insurrection des Vaudois, des Albigeois, à celle du protestantisme, par des attaques où se mêlait à la passion de l'indépendance religieuse un sentiment confus de la liberté politique[244]. On dit qu'il se rapprocha d'Abélard, et le poussa vivement à la résistance. Rien, à notre connaissance, n'atteste cette coalition que le dire de saint Bernard. Il appelle Arnauld le lieutenant, ou plutôt l'_écuyer_ d'Abélard[245], et met grand soin, dans ses lettres pour Rome, à confondre la cause de l'un avec celle de l'autre, et à représenter Abélard, tantôt comme le guide, tantôt comme l'instrument de l'ennemi que le pape venait de frapper. Espérons pour saint Bernard qu'il a dit vrai. [Note 244: Arnauld, qu'on croit né à Bresce, dans les premières années du XIIe siècle, attaqua avec tant de violence la richesse du clergé et le despotisme du gouvernement papal qu'il fut condamné en 1139 par le concile de Latran. Forcé de quitter l'Italie, il vint en Suisse, et de là apparemment en France. Il repassa les Alpes en 1141, souleva Bresce, provoqua dans Rome un mouvement révolutionnaire qui triompha dix-ans, et fut brûlé vif en 1155.] [Note 245: «Procedit Golias procero corpore, nobili illo suo bellico apparatu circumcinctus, antecedente quoque ipsum ejus armigero Arnaldo de Brixia. (S. Bern. _Op._, ep. CLXXXIX. Voyez aussi les lettres CXCV et CCCXX.)] Excité ou non par Arnauld de Bresce, Abélard affronta la tempête, et traita ses pieux et puissants adversaires comme des coeurs méchants et des esprits faibles. Revenant à la confiance présomptueuse de sa jeunesse, entraîné surtout par ce mouvement général qui ne venait pas tout entier de son impulsion, il maintint avec fermeté la vérité de ses principes, provoqua la réfutation, accusa ses adversaires de calomnie, et parut braver l'Église. Alors éclata la sainte colère de Bernard, et il commença une guerre déclarée. Il poursuivit son adversaire, disent ses apologistes, _avec son invincible vigueur_[246]. Songeant d'abord à s'assurer une nécessaire protection, il écrivit en cour de Rome. La confiance d'Abélard de ce côté l'inquiétait visiblement, et ce n'est pas sans anxiété qu'il invoque d'un ton tour à tour plaintif et indigné la sollicitude du pape et des cardinaux. Nous avons ses lettres, toutes déclamatoires et cependant éloquentes, toutes remplies de recherche et de passion, d'art et de violence; la foi est sincère, la haine aveugle, l'habileté profonde. [Note 246: _Histoire de saint Bernard_, par M. l'abbé Ratisbonne, t. II, c. XXIX, p. 31.--La plupart des historiens croient que saint Bernard ne devint vraiment actif et n'écrivit en cour de Rome qu'après qu'Abélard eut demandé à être jugé au concile de Sens. Cela est possible, mais l'ordre que nous avons adopté peut aussi se justifier par les textes.] Dans son premier appel aux cardinaux, ce n'est pas un homme seulement, c'est l'esprit humain qu'il dénonce. «L'esprit humain, il usurpe tout, ne laissant plus rien à la foi. Il touche à ce qui est plus haut, fouille ce qui est plus fort que lui; il se jette sur les choses divines, il force plutôt qu'il n'ouvre les lieux saints.... Lisez, s'il vous plaît, le livre de Pierre Abélard, qu'il appelle _Théologie_[247].» Quant à la lettre que je regarde comme la première que saint Bernard ait écrite sur cette affaire au pape, elle est comme trempée des larmes qu'il versa dans le sein pontifical; il jette l'épouse désolée aux bras de l'ami de l'époux, et lui rappelle que la Sunamite lui est confiée, pendant que l'époux absent tarde encore. La peste la plus dangereuse, une inimitié domestique, a éclaté dans le sein de l'Église; une nouvelle foi se forge en France. Le maître Pierre et Arnauld, ce fléau dont Rome vient de délivrer l'Italie, se sont ligués et conspirent contre le Seigneur et son Christ. Ces deux serpents _rapprochent leurs écailles_. Ils corrompent la foi des simples, ils troublent l'ordre des moeurs; semblables à celui qui se transfigura en ange de lumière, ils ont la forme de la piété. L'Église vient à peine d'échapper à Pierre qui usurpait le siège de Simon Pierre, et elle rencontre un autre Pierre qui attaque la foi de Simon Pierre. L'un était le lion rugissant, l'autre est le dragon qui guette sa proie dans les ténèbres: mais le pape écrasera le lion et le dragon[248]. Le nouveau théologien invente de nouveaux dogmes, il les écrit, afin d'en mieux empoisonner la postérité; et, au milieu de ses hérésies, il se vante d'avoir ouvert les sources de la science aux cardinaux et aux clercs de la cour de Rome. Il dit qu'il a mis ses livres dans leurs mains, et il appelle à défendre son erreur ceux-là même qui le doivent juger. «Persécuteur de la foi, comment as-tu la pensée, la conscience d'invoquer le défenseur de la foi? De quels yeux, de quel front peux-tu contempler l'ami de l'époux, toi, le violateur de l'épouse? Oh! si le soin de mes frères ne me retenait! Oh! si mon infirmité corporelle ne m'empêchait, de quelle ardeur j'irais voir l'ami de l'époux qui prend la défense de l'épouse en l'absence de l'époux! Moi qui n'ai pu taire les injures de mon Seigneur, je supporterais patiemment les injures de l'Église! Mais toi, Père bien-aimé, n'éloigne pas d'elle ton bras secourable; songe à sa défense, ceins ton glaive. Déjà l'abondance de l'iniquité refroidit la charité d'un grand nombre; déjà l'épouse du Christ, si tu n'y portes la main, sort et suit les traces des troupeaux et les fait paître auprès des tentes des pasteurs[249].» [Note 247: S. Bern. _Op._, ep. CLXXXVIII.] [Note 248: «Squamma aquammae conjungitur.... ad imaginem et similitudinem illius qui transfigurat se in angelum lucis, habentes formam pietatis.... Evasimus rugitum Petri Leonis, sedem Simonis Petri occupantem; sed Petrum Draconis incurremus, fidem Simonis Petri impugnantem, etc.» Il y a là un jeu de mots sur le nom de Pierre de Léon. (S. Bern. _Op._, ep. CCCXXX.)] [Note 249: _Id. ibid., in fin._--Les derniers mots sont empruntés aux versets 6 et 7 du c. 1 du _Cantique des Cantiques_. Toute la lettre est remplie d'allusions à des passages du même poème sur lequel saint Bernard avait fait un traité.] C'est ainsi que saint Bernard parle dans ses lettres à divers membres du sacré collège, aux cardinaux Ives et Grégoire Tarquin, à Étienne, évêque de Palestrine. Dans sa circulaire à tous les évêques et cardinaux de la cour de Rome[250], il tient le même langage. Il leur rappelle que leur oreille doit être ouverte aux gémissements de l'épouse, qu'ils sont les fils de l'Église, qu'ils doivent reconnaître leur mère, et ne pas l'abandonner dans ses tribulations; il leur dénonce les témérités de cet Abélard, persécuteur de la foi, ennemi de la croix, moine au dehors, hérétique au dedans, religieux sans règle, prélat sans sollicitude, abbé sans discipline, couleuvre tortueuse qui sort de sa caverne, hydre nouvelle qui, pour une tête coupée à Soissons, en repousse sept autres. Il a dérobé les pains sacrés; il veut déchirer la tunique du Seigneur; il est entré dans le Saint des saints, dans la chambre du roi; il marche entouré de la foule, il raisonne sur la foi par les bourgs et sur les places; il discute avec les enfants et converse avec les femmes; il reproduit sur les dogmes les plus saints les hérésies des plus détestées. Il les a signées de sa plume, et en les écrivant il transmet la contagion à l'avenir[251], et cependant il se glorifie d'avoir infecté Rome de ses poisons. Les enfants de l'Église ne défendront-ils pas le sein qui les a portés, les mamelles qui les ont nourris? [Note 250: Grégoire Tarquin, cardinal-diacre de Saint-Serge et Bacche. (_Id._ ep. CCCXXXII.) Cette lettre porte _ad cardinalem G._, comme la suivante. Ives, cardinal-prêtre (ep. CXCIII); Étienne, évêque de Palestrine, cardinal en 1140 de l'ordre de Cîteaux (ep. CCCXXXII.) La lettre commune aux évêques et cardinaux de la cour de Rome est l'ep. CLXXXVIII.] [Note 251: «Catholicae fidei persecutorem, inimicum crucis Christi.... Monachum se exterius, haereticum interius ostendit.... Egressus est de caverna sua coluber tortuosus, et in similitudinem hydrae uno prius capite succiso, etc. (ep. cccxxxi.) Habemus in Francia monachum sine regula, sine sollicitudine praelatum, sine disciplina abbatem.... disputantem cum pueris, conversantem cum mulieribus, etc.» (ep. cccxxxii.)] Ainsi saint Bernard prenait soin d'ôter par avance tout refuge à celui qui n'était pas encore proscrit et qu'il ne se hâtait pas d'attaquer ouvertement. C'est Abélard qui le contraignit enfin à se montrer. Las de de se voir sans cesse diffamé, jamais combattu, il demanda une épreuve publique. Le roi de France, qui n'était plus Louis le Gros, mais ce roi violent, inégal et dévot, dont une activité malheureuse n'a pu illustrer le nom, et qui amena les Anglais dans le royaume, Louis VII avait au plus haut degré la dévotion des reliques; il aimait les cérémonies consacrées à la translation, l'exposition, l'adoration des restes alors si révérés des martyrs et des saints. La cathédrale de Sens, métropole de la province de Paris, était riche en trésors de ce genre, et elle conserve encore des traces précieuses pour l'antiquaire de son ancienne opulence. Le jour de l'octave de la Pentecôte de l'année 1140, le roi avait promis d'aller visiter à Sens les saintes reliques qu'on y devait exposer à la vénération des grands et du peuple[252]. A cette occasion, il devait y avoir dans cette ville un concours nombreux de prélats et de dignitaires de l'Église. Non-seulement les suffragants de l'archevêque de Sens, mais encore celui de Reims et les évêques de sa province, devaient s'y rencontrer. On y annonçait aussi la présence de plusieurs seigneurs du voisinage. Cette solennité était attendue avec curiosité par les populations. [Note 252: _Alan. episc. autissiod. in S. Bern. Vit. adornat_., c. xxvi. _Rec. des Hist_., t. XIV, p. cv. in praef., et p. 371 et 484.--_Gallia Christ_., t. XII., p. 16.] Irrité et enhardi par les attaques détournées dont il était l'objet, animé par les conseils de ses amis et peut-être d'Arnauld de Bresce, Abélard, s'adressant à l'archevêque de Sens, demanda que cette réunion sainte devînt un synode ou concile devant lequel il pût être admis à répondre à ses adversaires et à venger sa foi par la parole [253]. [Note 253: S. Bern., _Op_., ep. CLXXXIX, ad dom. pap. Innocentium.] On dit qu'il calculait que l'archevêque de Sens, qui avait eu récemment quelque différend avec saint Bernard, lui serait favorable, et qu'une convocation brusque et à bref délai déconcerterait ses ennemis [254]. Ce qui est certain, c'est que son appel ne déplut pas à l'archevêque, dont la vanité fut flattée, et qui songea aussitôt à rendre l'assemblée plus complète et l'épreuve plus solennelle. Il écrivit à l'abbé de Clairvaux afin de l'inviter au concile pour le jour fixé. Celui-ci refusa, alléguant son inexpérience de ces joutes de la parole. Il disait qu'auprès d'Abélard, formé au combat dès sa jeunesse, il n'était lui qu'un enfant. Il regardait comme inutile et peu digne de commettre la foi dans ces disputes, _de laisser agiter ainsi la raison divine par de petites raisons humaines_ [255]. [Note 254: Le P. Longueval, _Hist. de l'Égl. gall_., t. IX, l. XXV, p. 22.] [Note 255: «Abnui, tum quia puer sum, et ille vir bellator ab adolescentia, tum quia judicarem indignum rationem fidei humanis committi ratiunculis agitandam ... Dicebam sufficere scripia ejus ad accusandum cum. (Ep. CLXXXIX.)] Il ajoutait que les écrits d'Abélard suffisaient sans discussion pour le condamner, et qu'après tout c'était l'affaire des évêques et non celle d'un moine et d'un abbé que de juger en matière de dogme. Mais voulant mieux assurer le succès et témoigner de son intérêt dans l'affaire, il adressa aux évêques qu'elle regardait une circulaire pour les engager tous à se trouver exactement au jour de la réunion, et à s'y montrer fidèles amis du Christ. Il les avertit en même temps de se tenir sur leurs gardes contre les ruses d'un ennemi qui espérait les surprendre, les trouver mal préparés à la résistance, et dont la perfidie se trahissait déjà dans la brusque promptitude avec laquelle il les avait défiés[256]. [Note 256: _Id_., ep. CLXXXVII, ad episc. senonas convocandos.] Cependant Abélard ne s'oubliait pas. Il donnait à ses amis et à ses disciples rendez-vous à Sens pour le jour fixé. Il publiait qu'il comptait bien y trouver Bernard et lui répondre. Il annonçait ce grand débat comme un duel théologique en champ clos que déciderait avec solennité le jugement de Dieu. Ce fut bientôt la nouvelle populaire, et l'attente devint générale. Les amis de saint Bernard alarmés lui représentèrent tout le danger de son absence, quelle confiance elle inspirerait à son adversaire, quel découragement à ses partisans, combien cet abandon apparent d'une si juste cause lui pourrait nuire et donner de chances au triomphe de l'erreur. L'abbé céda; il consentit avec regret à paraître au concile; mais il assure qu'il ne put retenir ses larmes. Il partit pour Sens, le coeur triste, sans préparer ni argumentation ni discours, mais se répétant sans cesse cette parole de l'Évangile: _Ne préméditez pas votre réponse, elle vous sera donnée à l'heure de parler_, et cette autre du psalmiste: _Dieu est mon soutien; je ne craindrai pas ce qu'un homme peut me faire[257]._ Mais s'il ne se préparait point pour le débat, il avait tout disposé pour le jugement. De toutes parts, des évêques, des abbés, des religieux, des maîtres en théologie, enfin des clercs versés dans les lettres avaient été convoqués. Thibauld, comte palatin de Champagne, cher à l'Église pour ses pieuses fondations; Guillaume, comte de Nevers, célèbre par sa piété, qui lui fit un jour abandonner le monde pour devenir chartreux[258]; d'autres nobles personnages se rendaient à Sens. [Note 257: _Id._ ep. CLXXXIX--Math., X, 10.--Ps. CXVII, 6.--_Ex vit. et veb. gest. S. Bern._, auct. Gaufrid. abb. _Rec. des Hist._, t. XIV, p. 371 et 372.] [Note 258: Ex _chron. turonens. Rec. des Hist._, t. XII, p. 471.] Le roi devait, avec ses grands officiers, assister au concile. Henry dit le Sanglier, d'une noble famille de Boisrogues, archevêque de Sens, devait le présider; il était là, environné de tous les évêques de sa province, excepté ceux de Paris et de Nevers[259]; et Samson des Prés, archevêque de Reims, avec trois de ses suffragants, devait siéger à côté de lui. Les prélats qui suivaient le premier étaient d'abord Geoffroi de Chartres, sans nul doute l'homme le plus considérable de tout le corps épiscopal, quoiqu'il ne paraisse avoir joué cette fois aucun rôle; Hugues III, évêque d'Auxerre, Hélias, évêque d'Orléans, Atton, évêque de Troyes, Manassès II, évêque de Meaux. Les prélats de la province de Reims étaient Alvise, évêque d'Arras, Geoffroi de Châlons et Joslen de Soissons, celui que nous avons vu, vingt ou trente ans auparavant, enseigner à tout risque d'hérésie une variété du nominalisme sur la montagne Sainte-Geneviève[260]. A leur suite, une multitude d'ecclésiastiques, abbés, prieurs, doyens, archidiacres, écolâtres, avaient envahi la ville[261], et pour la plupart animés de l'esprit de saint Bernard, ils le propageaient dans la foule. Sens était une cité tout ecclésiastique, la métropole de Paris, et presque la métropole des Gaules septentrionales; l'influence épiscopale y régnait toute-puissante, et le peuple était dès longtemps préparé à entendre appeler Abélard des noms d'Antechrist et de Satan, lorsqu'il vit entrer dans ses murs d'un côté saint Bernard seul, triste, souffrant, les yeux baissés, couvert de la robe grossière de Clairvaux, et précédé d'une renommée de sainteté merveilleuse; de l'autre, Abélard, qui, malgré son âge et ses maux, portait encore avec fierté une tête belle et détruite, et marchait entouré de ses disciples à l'aspect quelque peu profane. Partout où passait le saint abbé, on voyait les genoux fléchir, les fronts s'incliner sous la bénédiction de la main dont on racontait les miracles. Sur les pas d'Abélard, ceux qu'attirait la curiosité étaient presqu'aussitôt repoussés par l'effroi. [Note 259: «Henricus cognomine Aper.... (Guill. Nang. _Chron., Rec. des Hist._, t. XX, p. 727.) On ignore les motifs de l'absence d'Etienne de Senlis, évêque de Paris, et de Fromond, évêque de Nevers.] [Note 260: _Gall. Christ._, t. VIII, p. 1134, 1448, 1613; t. XII, p. 44 et passim.--Voyez aussi ci-dessus, p. 23 et ci-après l. II, c. VII et X.] [Note 261: Loc. cit., et S. Bern. _Op._, ep. CCCXXXVII.] Les actes du concile de Sens n'existent plus. Les scènes intérieures n'en ont été nulle part fidèlement décrites. Nous ne savons que quelques faits succinctement indiqués par saint Bernard et les évêques. Il faut les raconter après eux. Le premier jour, 2 juin 1140[262], c'était un dimanche (on l'appelait alors le jour de l'octave de la Pentecôte, car la fête de la Trinité n'a été fondée qu'au XVe siècle), on s'occupa de l'adoration des reliques qui furent exposées à la vénération des fidèles. Le roi les visita pieusement, disent les écrivains ecclésiastiques, et se les fit montrer et expliquer par saint Bernard[263]. Ce fut une grande solennité rendue plus imposante par une pompe royale, épiscopale, guerrière, et dont l'effet était tout favorable à l'Église, qui faisait ainsi parler la religion à l'imagination populaire, tandis que la théologie philosophique ne s'adressait qu'à l'intelligence. D'un côté, une vaste cathédrale, des débris sacrés dans une châsse étincelante, la mitre et la couronne, la crosse et le sceptre, la croix et l'épée, les vêtements de soie et d'or des pontifes, les robes fleurdelisées, les dalmatiques blasonnées, les chants religieux qui semblent s'élever vers le ciel avec la fumée de l'encens, le bruit de l'armure des guerriers qui s'agenouillent; enfin au milieu de ces pieuses magnificences, un moine austère et charitable que la voix populaire sanctifie avant l'Église; et de l'autre, un homme d'une renommée étrange et suspecte, célèbre par de tristes aventures, par des tentatives stériles, par des humiliations bizarres, à la fois altier et faible, n'ayant jamais pris que des positions téméraires sans en avoir su garder aucune, appuyé seulement par une bande de bruyants disciples, simples sans humilité, fiers sans puissance, n'ayant ni les grandeurs du monde ni celles de l'Église, libres d'esprit, ce qui ne plaît à personne, si ce n'est l'avant-veille des révolutions. [Note 262: J'ignore sur quel fondement un auteur dit que le concile s'ouvrit le 11 janvier. Les témoignages authentiques donnent une date certaine, l'octave de la Pentecôte. Or, l'année 1140, Pâques était le 7 avril. (Du Cange, art. _Annus_.) Selon notre manière de compter, la Pentecôte devait être le 20 mai. Du reste, comme il n'existe pas de procès-verbaux de cette assemblée, on en refait l'histoire avec les lettres de saint Bernard et des fragments d'historiens. Nous ne voyons aucune raison pour renvoyer le concile de Sens, comme le veulent les Bollandistes, à l'année 1141. (Cf. _Act. concilior_., t. VI, pars II, p. 1219.--Philip. Labbaei _Sacr. concil._, t. X, p. 1018.--_Anal. des concil_., par le père Richard, t. V, suppl.--_Act. sanct_., t. III, p. 196.)] [Note 263: _Alan, episc. autiss. in Vit. S. Bern_., c. XXVI. _Rec. des Hist_., t. XIV, p. 371.--_Gall. Christ_., t. XII, p. 40.] Le lendemain, le concile s'ouvrit dans l'église métropolitaine de Saint-Étienne. Les pères étaient assis en présence du roi sur son trône. Seigneurs, moines, docteurs, prêtres, tous attendaient en silence. L'émotion intérieure d'une grande curiosité agitait tous les esprits. L'anxiété attentive redoubla lorsqu'Abélard parut. Il traversait la foule des assistants qui s'ouvrait pour lui faire place, lorsqu'apercevant parmi eux Gilbert de la Porrée qui le regardait d'un air d'intelligence, il lui fit un signe et lui dit ce vers d'Horace en passant: Nam tua res agitur, paries cum proximus ardet, prédisant ainsi le synode de Paris où, sept ans après, saint Bernard devait, pour des nouveautés analogues, poursuivre le subtil prélat[264]. [Note 264: Hor. _Epist._ I, XVIII, 84.--Vincent. Bellov., _Biblioth. Mund._, t. IV; _Spec. historial._, l. XXVII, c. lxxxvi, p. 1127.--Gaufr. aulissiod. _Vit. S. Bern., Rec. des Hist._, t. XIV, p. 372.--_Hist. litt._, t. XII. p. 467.] Abélard s'arrêta au milieu de l'assemblée. En face de lui, dans une chaire qu'on montrait encore avant la révolution, saint Bernard était debout, acceptant le rôle de promoteur, c'est-à-dire d'accusateur devant le concile qu'il semblait présider[265]. Il tenait à la main les livres incriminés; dix-sept propositions en avaient été extraites, qui renfermaient des hérésies ou des erreurs contre la foi. Saint Bernard ordonna qu'on les lût à voix haute. Mais à peine cette lecture était-elle commencée qu'Abélard l'interrompit, s'écriant qu'il ne voulait rien entendre, qu'il ne reconnaissait pour juge que le pontife de Rome, et il sortit[266]. [Note 265: _Recherches hist. sur la ville de Sens_, par M. Th. Tarbé, 1838, c. xxi.--D'Amboise signale comme une irrégularité de la procédure que l'accusateur ait été saint Bernard, qui n'était pas de la même province ecclésiastique qu'Abélard. Un _accusateur idoine_, dit-il, devait être choisi dans la province de Tours où était située l'abbaye de Saint-Gildas. Mais ce n'est point comme abbé de Saint-Gildas, c'est pour des opinions publiées dans la province de Sens et de Reims qu'Abélard était poursuivi. Seulement il peut paraître singulier que dans un concile composé de prélats de ces deux provinces, un si grand rôle ait été donné à un homme qui n'était ni de l'une ni de l'autre; car l'abbé de Clairvaux était du diocèse de Langres, province Lyonnaise première. (_Ab. Op._, praef. apol.)] [Note 266: On n'est point parfaitement d'accord sur les détails de cet événement; je suis le récit adressé par saint Bernard au pape. Celui des évêques y est à peu près conforme; seulement ils ajoutent que cette lecture avait pour but de mettre Abélard en mesure de s'expliquer et de se défendre. Mais il se pouvait qu'on n'eût que l'intention de lui demander s'il avouait ou désavouait les articles; car c'était l'opinion et le conseil de saint Bernard: «Dicebam sufficere scripta ejus ad accusandum eum.» (S. Bern., _Op._, ep. CLXXXIX, _ad pap. Innoc._--Ep. CXCI, _Remens. arch. ad eumd._--Ep. CCCXXXVII, _Senon. arch. ad eumd._.--Gaufrid. _Ex lit. S. Bern._, l. III, _Rec. des Hist._, t. XIV, p. 371.)] Qu'avait-il éprouvé, qu'avait-il voulu? Était-ce une fuite? Était-ce une inspiration soudaine, un projet réfléchi, une tactique, une faiblesse? On ne le sait pas. Il fut miraculeusement frappé, disent les légendaires de saint Bernard, et Dieu rendit muet sur la place celui dont la parole avait été soixante ans puissante et funeste. Suivant d'autres narrateurs moins crédules, il fut troublé devant cette assemblée si auguste, devant cet adversaire si saint et si grand, et l'erreur perdit mémoire et courage en présence de la vérité personnifiée[267]. Certes, on ne croira pas qu'Abélard fût venu jusqu'au milieu du concile qu'il avait en quelque sorte convoqué lui-même, avec le dessein de se taire au jour marqué pour la parole, et d'éviter solennellement un combat solennellement demandé. Le désir de suspendre toute querelle en ajournant et en déplaçant le jugement ne saurait avoir dès l'origine déterminé sa conduite[268]. Mais nous savons qu'il était imprudent et affaibli, téméraire pour entreprendre et facile à émouvoir. «Il n'avait nulle audace pour l'action,» dit un historien, «quoiqu'il en eût beaucoup dans l'esprit[269].» Du moment qu'il mit le pied dans la ville de Sens, il ne vit que des yeux ennemis; on le menaçait d'une sédition populaire[270]. Il lisait son arrêt écrit sur le front de ses juges. Qu'il se tournât vers le pouvoir ou spirituel on temporel, point d'espérance. On ne lui offrait pas une controverse en règle, engagée entre docteurs égaux; on lui signifiait une accusation, on le sommait d'un désaveu, d'une rétractation, ou peut-être d'une défense; mais tout débat eût été oiseux, toute éloquence impuissante. En essayant de se justifier, il n'aurait fait qu'accepter et aggraver sa défaite. D'un autre côté, il espérait en l'appui de la cour de Rome, et savait que c'était là le plus grand souci de ses adversaires. Le trouble, l'orgueil, la crainte et la vengeance se réunirent pour lui suggérer ensemble la pensée d'échapper ainsi à un péril certain, d'embarrasser ses ennemis, d'annuler d'avance l'effet de leur jugement. Comme saint Paul sans espoir devant les magistrats de Jérusalem, il se crut le droit d'en appeler à César et de citer à leur tour ses juges inquiets devant le tribunal de Rome. [Note 267: _Id. ibid._, p. 372.--_Hist. de saint Bernard_, par M. l'abbé Ratisbonne, t. II, c. XXIX, p. 38.--Le P. Longueval, _Hist. de l'Égl. gall._, t. IX, l. XXV, p. 28.] [Note 268: C'est pourtant l'opinion de D. Martène dans les _Annales de l'ordre de Saint-Benoît_, t. VI, p. 324.] [Note 269: Crevier, _Hist. de l'Univ_., t. I, l. I, § 2, p. 186.] [Note 270: Ott. Frising. _De Gest. Frid._, l. I, c. XLVII.] On peut admettre qu'Abélard, appréciant sa position, s'était dit, avant d'entrer au concile, que suivant l'aspect de la séance et son inspiration du moment, il parlerait ou refuserait de répondre. Mais nul ne s'attendait à ce dernier parti, et cet incident si imprévu causa d'abord beaucoup d'émotion. Le concile embarrassé hésita sur ce qu'il devait faire. Sa compétence paraissait douteuse: car le titulaire d'une abbaye de Bretagne pouvait, comme tel, n'être justiciable que de l'archevêque de Tours. A la vérité, il avait lui-même choisi ses juges et reconnu par là leur juridiction, et en qualité de fondateur ou de chapelain du Paraclet, il pouvait être regardé comme prêtre du diocèse de Troyes[271]. Mais il avait pris le concile moins pour juge que pour témoin de sa controverse avec saint Bernard; jamais il n'avait accepté le rôle d'accusé. Et s'il était accusé, comment le juger sans l'entendre, sans savoir même s'il reconnaissait pour siennes les opinions dénoncées? D'ailleurs, l'appel au pape n'était-il pas suspensif, et ne risquait-on point, en passant outre, de blesser le saint-siège, dont les dispositions étaient déjà si douteuses? [Note 271: Mabillon, _S. Bern. Op._; Not., fus. in ep. CLXXXVII, p. LXV.--Le P. Longueval, _Hist. de l'Égl. gall._, t. IX, l. XXV, p. 22.] Cependant, si le concile se séparait sans statuer, et qu'il se récusât ainsi lui-même, la victoire d'Abélard était complète, et l'Église, celle de France du moins, prononçait sa propre condamnation. C'était une faute grave que saint Bernard ne pouvait commettre, et pour l'autorité une mortelle atteinte qu'il ne pouvait souffrir. Il décida aisément le concile à s'en défendre. On se rappelle comment l'assemblée était composée. Geoffroi de Chartres, qui peut-être n'eût pas engagé l'affaire, et qui était seul en mesure de rivaliser d'influence avec l'abbé de Clairvaux, n'avait garde de lui résister, et occupait désormais un rang trop important dans le gouvernement de l'Église pour mettre au-dessus des intérêts de son ordre les inspirations naturelles de sa modération et de son équité. L'archevêque de Sens pouvait hésiter; car trois ans à peine s'étaient écoulés depuis qu'il avait été suspendu par Innocent II, pour ne s'être pas arrêté devant un appel au pape dans une question de droit canonique sur la validité d'un mariage; mais ses débuts dans la carrière épiscopale n'avaient pas été édifiants; sa réforme était en partie l'oeuvre de saint Bernard qui, après lui avoir adressé, pour l'y confirmer un traité sur _le devoir des évêques_, s'était maintenu dans l'usage de le gourmander sévèrement toutes les fois qu'un caractère violent et capricieux l'entraînait à quelque faute. «La justice a péri dans votre coeur,» lui écrivait-il un jour. C'était là le premier des juges d'Abélard[272]. Quant à l'archevêque de Reims, élu depuis peu et malgré le roi, qui résista longtemps à son installation, il n'avait à grand'peine obtenu sa confirmation définitive que par l'énergique intervention du saint abbé, dont il se regardait comme la créature[273]. Atton, l'évêque de Troyes, avait été l'ami d'Abélard; il l'avait protégé dans ses premiers malheurs; il lui devait, ce semble, un peu d'appui, étant dans l'Église plutôt du parti de Pierre le Vénérable que de celui de saint Bernard. Mais qui sait s'il ne se croyait point suspect par ses antécédents mêmes, et s'il ne fut pas d'autant plus prompt à déserter son ancien ami qu'il était plus naturellement appelé à le défendre? D'ailleurs, il se peut qu'il n'eût qu'une position faible et compromise dans le clergé, ainsi que l'évêque d'Orléans Hélias, s'il faut en croire un récit contesté, d'après lequel tous deux auraient été huit ans plus tard déposés par le concile de Reims[274]. Hugues de Mâcon, évêque d'Auxerre, parent de saint Bernard, un des trente qui étaient entrés à Cîteaux avec lui, vingt-sept années auparavant, ne devait voir que par ses yeux et penser que par son esprit[275]. On sait peu de chose de l'évêque de Meaux. Celui d'Arras, Alvise, est désigné par un défenseur d'Abélard comme un des moins habiles et des plus prévenus. On croit qu'il était frère de Suger, et il avait été abbé d'Anchin, monastère dirigé longtemps par Gosvin, un des constants ennemis de notre philosophe[276]. Le maître de Gosvin, Joslen, évêque de Soissons, en sa qualité d'ancien professeur de dialectique, aurait bien pu se montrer facile en matière d'hérésie, mais il avait été rival d'Abélard sur la montagne Sainte-Geneviève, et collègue de saint Bernard, dans la mission que celui-ci reçut d'Innocent II, en 1131, pour aller convertir l'Aquitaine à son autorité[277]. L'évêque de Châlons, Geoffroi Cou de Cerf, était cet ancien abbé de Saint-Médard que le concile de Soissons avait chargé de détenir et de discipliner Abélard; et lui aussi, il devait, à la recommandation de saint Bernard, sa promotion à l'épiscopat[278]. On ne voit pas d'où aurait pu venir au trop faible et trop redoutable accusé la protection, la bienveillance ou même l'impartialité. [Note 272: Henry le Sanglier avait mené une vie mondaine depuis son élection en 1122 jusqu'en 1126. Ramené à plus de régularité par Geoffroi de Chartres et par Burchard de Meaux, il passa sous la tutelle de saint Bernard, qui le défendit auprès du pape et contre le roi. Voyez surtout celle de ses lettres qui est devenue le traité _de officio episcoporum_ (1127), et celle où le saint traite l'archevêque si durement pour avoir déposé un archidiacre, l'accusant de provoquer ses adversaires et d'offenser ses protecteurs (1136). «Vous amenez des pieds et des mains votre déposition,» ajoute-t-il. «Ita ne putatis perlisse justitiam de toto orbe, sicut de vestro corde?» (S. Bern. _Op._, ep. XLII, XLIX et CLXXXII. Opusc. II, t. II, p. 460.--_Hist. litt._, t. XII suppl., p. 134 et 228.--_Gall. Christ._, t. XII, p. 46 et pars II, Instrum. p. 33.)] [Note 273: S. Bernard. _Op._, ep. CLXX, p. 108 in not.--_Gall. Christ._, t. IX, p. 86.] [Note 274: Alberic., _Ex Chronic., Rec. des Hist_., t. XIII, p. 701.--_Gall. Christ_., t. XII, p. 499; t. VIII, p. 1449.--_Hist. litt_., t. XII, p. 227.] [Note 275: _Gall., Christ_., t. XII, p. 292.--_Hist. litt_., t. XII, p. 408 et XII, suppl., p. 7.] [Note 276: C'est à lui, en effet, ou à Joslen que D. Brial applique le passage où Bérenger se moque d'un prélat d'un renom célèbre, d'une grande autorité dans le concile, qui aurait, après avoir bu plus que de raison, fait une harangue assez vive contre Abélard. (_Ab. Op_., p. 306.--Cf. _Rec. des Hist_., t. XIV, p. 297.--_Gall. Christ_., édit. I, 1056, t. II, p. 216.--_Hist. litt_., t. XIII, p. 71, et t. XII, p. 361.--Voyez ci-dessus, p. 24 et 98.)] [Note 277: _Gall. Christ_., t. IX, p. 357.--_Hist. litt_., t. XII, p. 412. Voyez ci-dessus, p. 23.] [Note 278: _Gall. Christ._, t. IX, p. 879.--_Hist. litt._, t. XII, p. 186; voyez ci-dessus, p. 95.] Saint Bernard n'eut donc aucune peine à faire prévaloir sa volonté, qui paraissait conforme aux intérêts de l'Église et de l'autorité. Dans la délibération du jour qui suivit la comparution et la retraite d'Abélard, il fut décidé que l'on continuerait à juger la doctrine, à défaut du docteur, et que sans examiner si l'appel était régulier, en laissant aller la personne par respect pour le saint-siège, à qui elle appartenait désormais, on statuerait sur les dogmes. Il fut dit que ces dogmes, extraits d'ouvrages non désavoués, avaient été notoirement et à diverses reprises enseignés au public, et que l'intérêt le plus pressant était de les ruiner dans les esprits, qu'ils avaient commencé de corrompre[279]. Plusieurs pères, mais surtout saint Bernard, apportèrent des autorités nombreuses, et nommément celle de saint Augustin, en preuve des hérésies contenues dans les propositions accusées. Elles furent déclarées pernicieuses, manifestement condamnables, opposées à la foi, contraires à la vérité, ouvertement hérétiques[280]. On dit qu'Abélard quitta la ville le jour où la condamnation fut prononcée. [Note 279: «Episcopi, Vestrae Reverentiae deferentes, nihil in personam egerunt (S. Bern. _Op._, ep. CXC). Licet appellatio ista minus canonica videretur, sedi tamen apostolicae deferentes, in personam hominis nullam voluimus proferre sententiam.» (Ep. CCCXXXVII.)] [Note 280: «Errorem perniciosissimum et plane damnabilem.--Sententias.... «haereticas evidentissime comprobatas (ep. CCCXXXVI). Fidei adversantia, contraria veritati.» (Ep. CLXXXIX.)] «Ses adversaires,» dit Brucker[281], «ne purent ni supporter ni pénétrer les nuages dont il enveloppait des vérités simples; la superstition, l'ignorance, l'hypocrisie, l'envie, trouvèrent matière à persécuter cruellement un homme si digne de temps et de destins meilleurs. Il a le droit d'être compté parmi les martyrs de la philosophie.» [Note 281: _Hist. crit. phil._, t. III, p. 764.] Cette condamnation embrassait quatorze des dix-sept propositions qui lui étaient attribuées. Elles étaient données comme extraites de ses écrits; le premier, sa _Théologie_ (et ce titre comprenait probablement deux ouvrages, l'_Introduction_ et la _Théologie chrétienne_); le second, le _Connais-toi toi-même_ ou son traité de morale. Le troisième était _le Livre des Sentences_, ouvrage qu'il a toujours désavoué; l'on ne connaît en effet aucun livre de lui qui porte ce titre[282]. [Note 282: On trouve ces propositions diversement classées et rédigées dans divers recueils (_Ab. Op._, praefat., pars II, ep. XX; _Apolog._, p. 830.--_Thes. nov. anecd._, t. V. _Theol. Christ., Observ. praev._, p. 1149.--S. Bernard. _Op._, ep. CLXXXVIII). Elles différent peu pour le fond de l'extrait dressé par Guillaume de Saint-Thierry. Le texte, qui fut envoyé à Rome et sur lequel le pape prononça, a été retrouva au Vatican par Jean Durand, bénédictin, et publié par Mabillon. On croit que c'est le texte qui était joint à la grande lettre de saint Bernard. (Ep. CXC, seu _Tractatus_, etc. Opusc. XI.) Je crois plutôt que c'est l'extrait annoncé à la fin de la lettre des évêques de France (ep. CCCXXXVII); il contient quatorze articles représentés par quatorze fragments textuels d'Abélard. (S. Bern. _Op._, t. II, Opusc. XI, p. 640.) Les opinions qui y sont exprimées ont été discutées souvent. (Voyez Dupin, _Hist. des controverses_, XIIe siècle, c. VII, p. 360.--Le père Noël Alexandre, _Hist. Eccl._, t. VI, Dissert. VII, p. 787.--Duplessis d'Argentré, _Collec. Judicior. de nov. error._, t. I, p. 21.--Gervaise, _Hist. d'Abell._, t. II, t. V, p, 162.--Les auteurs du _Thesaur. anecd._, t. V, p. 1148, et ceux de l'_Histoire littéraire_, t. XII, p. 118 et suiv. et 138; enfin la troisième partie du présent ouvrage.) Quant aux écrits dénoncés, il faut en rayer _le Livre des Sentences_ ou _Sententiae Divinitatis_, recueil qui courait sous son nom, qu'il a formellement désavoué et qu'on lui attribuait encore à l'époque où Gautier de Saint-Victor écrivait contre lui en même temps que contre P. Lombard, Gilbert de la Porrée, et Pierre de Poitiers. (Duboulai, _Hist. Univ._, t. II, p. 631.) Ce nom de Livre des Sentences était assez commun alors. (_Ab. Op., Apolog.,_ p. 333; Not., p. 1159.--_Hist. litt._ t. X, p. 313, et t. XII, p. 137.)] Quoique les quatorze propositions ne se retrouvent pas toutes littéralement dans le texte des écrits qui nous sont restés, elles sont en général authentiques, et les apologistes d'Abélard ont eu tort de les contester. Parmi les maximes condamnées, les principales sont les suivantes: I. Dans la Trinité, le Père a la toute-puissance, le Fils la sagesse, et le Saint-Esprit la charité; chacune de ces propriétés désigne chacune des personnes, de sorte qu'en logique rigoureuse la propriété qui distingue une des personnes semble manquer aux deux autres. Abélard ne dit pas cela, mais il avance au moins que le Père a la puissance parfaite, le Fils quelque puissance, le Saint-Esprit nulle puissance. Le Fils est de la substance du Père, puisqu'il en est engendré; le Saint-Esprit n'est pas de la substance du Père, puisqu'il ne fait que procéder du Père et du Fils. Une personne est à l'autre comme l'espèce est au genre, comme la forme est à la matière. C'est là ce que saint Bernard appelle introduire des degrés dans la Trinité, et sur ce chef, il accuse Abélard de l'hérésie d'Arius[283]. C'est ce que d'autres ont appelé réduire à l'unité les personnes divines, et sur ce chef, Abélard a été accusé de l'hérésie de Sabellius[284]. [Note 283: «Theologus noster cum Ario gradus et scalas in Trinitate disponit.» (S. Bern. _Op._, ep. CCCXXX. Voyez aussi les lettres CXCII, CCCXXXI, CCCXXXII, CCCXXXVI, CCCXXXVIII.)] [Note 284: Guillelm. S. Theod. _Disput. adv. Ab._, c. II et III. _Biblioth. cist._, t. IV.--Ott. Frising. _De Gest. Frid._, l. I, c. XLVII.--Mabillon, _S. Bernard. Op._, vol. I, t. II, p. 640.--Bayle, _Dict. crit._, art. _Abélard.--Hist. litt._, t. XII, p. 139.] II. L'Homme-Dieu ou le Christ ne peut être appelé à ce titre une personne de la Trinité. C'est pour cette parole que saint Bernard accuse Abélard de s'exprimer sur la personne du Christ comme Nestorius[285]. [Note 285: Voyez les lettres déjà citées.--Il faut bien remarquer qu'il ne s'agit ici que du Dieu fait homme, ou du Fils de Dieu en tant que Jésus-Christ. Car pour le Verbe ou Fils de Dieu, considéré comme tel, il n'y a pas dans tout Abélard un mot qui affaiblisse en lui un seul des caractères de la divinité.] III. Dieu ne fait pas plus pour celui qui est sauvé que pour celui qui ne l'est pas, tant que l'un et l'autre n'a pas de lui-même consenti à la grâce divine; d'où il suit, que par les forces du libre arbitre et de la raison, l'homme peut rechercher la grâce, s'y attacher, y consentir, ou en d'autres termes, qu'une grâce spéciale n'est pas nécessaire pour obtenir la grâce. C'est sur ce point que saint Bernard accuse Abélard, quand il parle de la grâce, de tomber dans l'hérésie de Pelage[286]. [Note 286: Voyez les mêmes lettres.] IV. Jésus-Christ ne nous a sauvés que par son exemple, par les perfections dont il nous a donné le divin modèle, et par la reconnaissance et l'amour que doit nous inspirer son sacrifice. V. Dieu ne pouvait empêcher le mal, puisqu'il l'a permis, c'est-à-dire qu'étant la perfection même, il ne pouvait par sa propre nature faire ce qu'il a fait autrement qu'il ne l'a fait. VI. Ce n'est pas dans l'oeuvre que réside le péché, mais dans la volonté, ou plutôt dans l'intention ou le consentement donné sciemment au mal, de sorte que l'oeuvre en elle-même ne nous rend ni meilleurs ni pires, que l'ignorance exclut le péché, et que le péché n'est ni dans l'acte, ni dans la tentation, ni dans la concupiscence, ni dans le plaisir. On doit entrevoir la portée de ces idées. A l'exception de la seconde qui nous paraît sans importance (car on ne voit pas ce qu'il y a de mal à dire subtilement que, Jésus-Christ n'étant que le nom humain du Fils ou le nom du Verbe fait homme, ce n'est pas en tant que Jésus-Christ que le Fils est une personne de la Trinité), toutes ces maximes ont une certaine gravité, et peuvent recevoir un sens qui compromette des dogmes fondamentaux. Il serait oiseux de les discuter ici; nous l'avons fait ailleurs[287]. Nous ne contesterons point que les principales opinions incriminées ne se trouvent au moins en principe dans les écrits d'Abélard, et qu'interprétées avec une rigueur absolue, poussées à leur extrême limite, elles ne soient hérétiques, du moins par certaines de leurs conséquences. Mais nous affirmons, en pleine connaissance de cause, qu'elles n'ont en général dans ses livres ni la gravité ni le caractère qu'elles présentent comme citations isolées et dans la forme arrêtée d'une rédaction sommaire. Elles sont, chez leur auteur, tempérées par des déclarations positives, modifiées par des développements ou des restrictions, qui permettent ou de les absoudre, ou de les excuser, ou de les réduire à des inexactitudes de langage. Les modernes censeurs d'Abélard ne nient même pas qu'elles puissent être ramenées à un sens catholique; et aucun n'affirme qu'il ait voulu innover an fond ni sciemment sortir de l'unité[288]. Cela suffit pour que le jugement qui le frappa soit condamné. Vainement le concile prétend-il avoir épargné la personne, pour ne juger que les doctrines; c'est la personne, bien plus que les doctrines, qu'il a poursuivie. Dans un autre temps, chez un autre homme, il les aurait tolérées. Ce n'est pas la pensée abstraite d'Abélard, c'est sa pensée vivante et remuante; ce n'est pas son système, c'est son influence que ses juges ont voulu anéantir[289]. Ce n'est pas la vérité éternelle, mais la situation accidentelle de l'Église qu'ils ont défendue. La puissance d'un génie inquiétant et réfractaire, dans le passé d'humiliantes victoires, dans l'avenir une tendance dangereuse, dans le présent une émotion générale des esprits impatients du joug, tels sont les graves motifs qui s'unirent aux inévitables passions humaines, pour déterminer la politique religieuse de saint Bernard et du concile qui lui servit d'instrument. [Note 287: Voyez la troisième partie de cet ouvrage.] [Note 288: Voyez Martène et Durand. (_Thes. nov. anecd._, t. V, praefat.) Les propositions d'Abélard, disent-ils, ne peuvent qu'à grand'peine être ramenées à un sens catholique, et devaient être condamnées du moment qu'il refusait de les expliquer. Mabillon, l'éditeur et l'apologiste de saint Bernard, ne veut pas qu'on classe Abélard parmi les hérétiques, mais seulement parmi les errants, «inter errantes» et plus loin: «Nolumus Abaelardum haereticum; sufficit pro Bernardi causa cum fuisse in quibusdam errantem; quod Abaelardus non diffitetur.» (S. Bern. _Op._, praefat. § 5, 51, 55, et vol. I, t. II, Admon. in opusc. XI.) Mais ce que Mabillon accorde suffit aussi pour que l'on condamne la violence de saint Bernard. Tout ces bénédictins paraissent au fond réduire les torts d'Abélard à de mauvaises expressions. L'auteur de son article dans l'_Histoire littéraire_, si malveillant pour lui, ne lui impute pas comme hérésies intentionnelles les erreurs qu'on peut tirer de ses expressions (t. XII, p. 139); et M. l'abbé Ratisbonne, plus équitable encore, lui reconnaît «un respect sincère pour l'Église et une foi vive et docile.» (_Hist. de saint Bern,_, t. II, c. XXVIII, p. 24.) Les questions d'hérésie me paraissent discutées avec soin et modération par le père Alexandre Noël qui conclut ainsi: «Non est censendus haereticus; nusquam errores suos pertinaciter propugnavit.» (Natal. Alex. _Hist. Eccl._, t. VI, Dissert. VII, p. 787-803.) Toutes ces opinions, et je n'ai cité que des autorités qui ne prennent point parti pour Abélard, contiennent ainsi une censure indirecte de la décision du concile.] [Note 289: «Quia homo ille multitudinem trahit post se et populum qui sibi credat habet, necesse est ut huic contagio celeri remedio occurratis.» (_Lett. des évêq. au pape._ S. Bern., ep. CLXXXI.)] La politique religieuse, en effet, n'agit pas seule. Il faut, dans ce jugement, faire une grande part à la vieille haine qui avait poursuivi Abélard dès le début de sa carrière et que ses premiers ennemis, en disparaissant de la scène, avaient transmise à leurs successeurs. La jalousie qui s'acharna contre lui est historiquement établie. La modération même des peines prononcées prouve bien qu'on ne pensait pas de lui tout le mal qu'on en disait; car dès cette époque, le sacrilège et le blasphème encouraient de plus rudes châtiments. On ne voulait évidemment que deux choses, son impuissance et son humiliation. Il faut remarquer, au reste, que le temps n'était pas venu encore où l'on vit l'Église déployer systématiquement la dernière rigueur contre l'erreur purement spéculative, et commander ou permettre les crimes qui ont plus tard souillé sa cause. Le XIIe siècle était un temps de liberté de penser relative, quand on le compare aux temps qui l'ont suivi. Cependant, ni saint Bernard ni les pères du concile n'étaient tranquilles sur les suites de leur décision. Que devait en penser Rome? cette question les inquiétait. D'abord il ne paraît pas que plusieurs des pères jouissent de ce côté-là d'une grande faveur, car, des deux archevêques de Sens et de Reims, l'un avait encouru déjà une fois la disgrâce du saint-siège; l'autre était destiné à se voir plus tard privé du pallium, par jugement du pape Eugène III[290]. Puis, bien qu'on eût admis que l'appel à la cour de Rome couvrait la personne d'Abélard, on n'était pas sûr d'être approuvé par le souverain pontife pour avoir passé outre au jugement des doctrines. L'abus de ces sortes d'appels, fortement dénoncé par le clergé gallican, était constamment accueilli ou encouragé par le saint-siège. Grégoire VII avait attiré à lui presque toute la juridiction ecclésiastique, et le célèbre archevêque de Tours, Hildebert, comme plus tard saint Bernard lui-même dans son traité de _la Considération_, avait en vain réclamé contre cette compétence directe et illimitée qui transformait la cour de Rome en tribunal unique de la chrétienté[291]. Il est vrai qu'on alléguait contre l'appel interjeté par Abélard que lui-même avait choisi ses juges, et qu'un concile provincial demeure en tout état de cause juge de la doctrine d'un théologien de son ressort. Mais ces raisons pouvaient n'être pas goûtées à Rome, et les évêques ne doutaient pas qu'Abélard et ses amis n'y missent tout en oeuvre pour faire condamner le clergé de France au tribunal de saint Pierre. La modération a toujours été le caractère et de la politique et de la religion de Rome, sauf dans quelques circonstances extrêmes où l'autorité apostolique s'est vue directement en péril. Sa conduite est connue; ardente, quand les églises nationales sont tièdes, elle se montre sage et clémente quand celles-ci paraissent passionnées; elle s'étudie à garder les formes d'une paternelle protection. On a déjà vu qu'au sein du sacré collége Abélard comptait des appuis et même des disciples. A leur tête était le cardinal Gui de Castello[292], distingué par l'élévation de son esprit, sa douceur, sa justice, et dont le crédit était grand; car c'est lui qui, quatre ans après, fut pape sous le nom de Célestin II, trop tard pour le repos d'Abélard, trop peu de temps peut-être pour l'Église et pour l'humanité. [Note 290: _Gall. Christ._, t. IX, p. 86, et t. XII, p. 46.] [Note 291: Cf. Gervaise, _Vie d'Ab._, t. II, l. V, p. 229.--_Rec. des Hist. des Gaules_, t. XIV; i praefat., p. XVI.--S. Bern. _De Considerat._ l. I, c. III.--Neander, _S. Bern. et son siècle_, l. II.--Bergier, _Dict. de Théol._, art. _Papauté_; Not. XVI.] [Note 292: Guido de Castello dans les lettres de saint Bernard; Guy de Castellis, du Chatel, de Castel ou de Château, dans les historiens français; son nom vient de la ville de Città di Castello dans la légation de Pérouse. Nommé par Honorius II, cardinal-diacre au titre de Sainte-Marie, _in via lata_, et par Innocent II, cardinal-prêtre au titre de Saint-Marc, il s'éleva au souverain pontificat en 1143 et mourut au bout de six mois. Les manuscrits des lettres de saint Bernard portent qu'il était disciple d'Abélard, et Duboulai le désigne ainsi: «Magister Guido de Castellis P. Abaelardi quondam discipulus, ejusque defensor acerrimus.» (S. Bern. _Op._, ep. CXCII, p. 185 _in not._--_Hist. Univ._, t. II, p. 212.)] Mais saint Bernard avait encore plus d'amis auprès du saint-siége. Sa réputation de sainteté, sa haute position et son influence active dans le clergé, ses grands et récents services dans l'affaire du schisme, lui assuraient en Italie une autorité qu'il s'occupa d'augmenter. D'abord deux lettres synodiques furent adressées au saint-père, l'une par l'archevêque de Sens et ses suffragants; l'autre au nom de l'archevêque de Reims et des siens. Ces deux lettres sont évidemment écrites par saint Bernard. La première surtout est importante; elle était connue au Vatican sous le nom de la lettre des évêques de France[293]; c'est un compte rendu de toute l'affaire. Après avoir déclaré qu'il n'y a de ferme et de stable que ce qui est établi par l'autorité du siége apostolique, on y rappelle les leçons et les compositions d'Abélard, et l'impression qu'il avait produite, soit sur le public des écoles, soit sur celui des villes, des bourgs et des châteaux, et le bruit qui en était parvenu jusqu'à l'abbé de Clairvaux, et ses premières démarches pleines de charité, de discrétion, et les bravades du novateur et de ses disciples, forçant par un défi le synode à se réunir et Bernard à y paraître. Puis, en termes fort succincts, les pères du concile exposent ce qui s'y est passé; comment le _seigneur abbé_ a produit dans l'assemblée le livre de théologie du maître Pierre, et les articles dudit livre, notés comme absurdes et pleinement hérétiques, pour que l'inculpé niât les avoir écrits, ou, s'il les avouait, les justifiât ou les amendât; comment le maître Pierre Abélard parut alors se défier, chercher un moyen d'évasion, et refusa de répondre; si bien qu'enfin et quoique libre audience lui fût accordée, et qu'il fût en lieu sûr et devant d'équitables juges, il en appela au saint-père en sa présence, et sortit de l'assemblée avec les siens. Encore que cet appel, ajoute-t-on, parût peu canonique, par déférence pour le siége apostolique, on n'a point voulu prononcer de sentence contre l'homme lui-même. Mais, pour mettre un terme à la propagation de l'erreur, on a statué sur les doctrines, lues et relues souvent en des cours publics; elles étaient notoires; elles étaient manifestement fausses et hérétiques; on les a donc condamnées en elles-mêmes, et cela un jour avant l'appel fait au saint-siége. Cette dernière circonstance n'est affirmée que dans cet endroit et elle n'est guère conciliable avec les autres relations, même avec celle de saint Bernard, même avec celle que contient cette lettre[294]. Pour qu'elle soit exacte, en effet, il faut ou qu'Abélard ait quitté la séance sans mot dire, ce que nul ne prétend, ou qu'on eût par provision statué à huis-clos sur ses doctrines, avant de l'entendre en personne, ou qu'enfin l'appel au pape n'ait paru consommé qu'après avoir été régularisé par une déclaration écrite, admise comme valable par le concile[295]. Quoi qu'il en soit, l'archevêque de Sens et son clergé transmettent au pape, en finissant, les articles condamnés, et «le supplient unanimement de confirmer leur sentence, de frapper d'un juste châtiment ceux qui s'obstineraient par esprit de contention à les défendre[296]; et quant au susdit Pierre, de lui imposer silence en lui interdisant d'enseigner et d'écrire, et en supprimant ses livres.» [Note 293: S. Bern. _Op._, ep. CCCXXXVII, ad Innocent. pontif. in persona Franciae episcop., Not. d.] [Note 294: «Pridie ante factam ad vos appellationem damnavimus.» Cette circonstance est en effet peu conciliable avec ces mots de la portion antérieure du récit: «Respondere noluit ... ad vestram tamen, sanctissisme pater, appellans praesentiam, cum suis a conventu discessit.» (_id. ibid._ Voyez aussi les lettres CLXXXIX et CXCI.)] [Note 295: Le père Longueval, _Hist. de l'Égl. gall._, t. IX, l. XXV, p. 29.] [Note 296: «Sententias eas perpetua damnatione notari et omnes qui pervicaciter et contentiese illas defenderent justa poena muletari.» (Ep. CCCXXXVII.)] En même temps, Bernard écrit pour son compte au pape. Il se jette dans ses bras avec tous les épanchements d'une âme navrée de douleur et d'un chrétien au désespoir. Il est dégoûté de vivre, il ne sait s'il lui serait utile de mourir[297]. Insensé! il croyait, après la mort de Pierre de Léon, l'antipape, que l'Église était enfin tranquille et qu'il allait vivre en repos; il ignorait qu'il habitait une vallée de larmes, une terre d'oubli. La douleur est revenue, ses pleurs ont coulé à flots comme les maux qu'il a soufferts. Un Goliath s'est levé, d'autant plus hardi qu'il sentait bien qu'il n'y avait point de David: Goliath, c'est Abélard, toujours avec son compagnon d'armes, Arnauld de Bresce. Puis vient le récit des circonstances que l'on sait, et enfin une adjuration véhémente adressée au successeur de Pierre: qu'il voie s'il est possible que l'ennemi de la foi de Pierre trouve un refuge auprès du siége de Pierre; qu'il se souvienne de ce qu'il doit à l'Église; qu'il écrase la fureur des schismatiques; qu'il ne fasse pas moins que les grands évêques, ses prédécesseurs, et saisisse, pendant qu'ils sont encore petits, les renards qui dévorent la vigne du Seigneur. [Note 297: «Taedet vivere et an mori expediat nescio.» (Ep. CLXXXIX.)] Un moine de Montier-Ramey, admis plus tard à Clairvaux, Nicolas, secrétaire de l'abbé, son messager de prédilection pour les négociations délicates, et qui avait alors toute sa confiance, quoiqu'il l'ait trahie plus tard[298], fut chargé de porter ces lettres au pape, et d'y ajouter de vive voix les commentaires convenables. [Note 298: Montier-Ramey était une abbaye à quatre lieues de Troyes. Nicolas était un homme instruit, lettré, habile, fort employé dans les affaires de Rome, mais hypocrite, et que saint Bernard accusa plus tard de vol et de faux. On a de lui des lettres assez intéressantes.» (S. Bern. _Op._, ep. CLXXXIX et praefat., in t. III, vol. I, p. 711.--_Hist. litt._, t. XIII, p. 553.)] Ces lettres n'étaient pas les seules; il en est d'autres où le saint s'exprime d'un ton différent, suivant la différence des correspondants. Ainsi il s'adresse avec autorité au cardinal Grégoire Tarquin, comme s'il n'avait pour le faire agir qu'à lui donner le signal, et qu'il le pût traiter comme un religieux de son ordre, toujours prêt à lui obéir. «Suivant votre coutume,» lui dit-il, «quand j'entre dans la cour (la cour de Rome), vous devez vous lever pour moi. Levez-vous donc pour ma cause ou plutôt pour la cause du Christ[299].» Quand il écrit au cardinal Haimeric, qui était des Gaules, son ami, et de plus chancelier de l'Église romaine[300], il lui parle gravement, presque politiquement, et lui fait sentir en peu de mots ce qu'on doit en pareille occurrence attendre du saint-siége. Il est moins à l'aise avec le cardinal Gui de Castello: il l'appelle son vénérable seigneur et son père chéri, et d'un ton mêlé de flatterie et de fermeté il lui témoigne l'espérance de ne pas le voir aimer un homme au point d'aimer ses erreurs. Ce serait injure que de le soupçonner d'une telle amitié, elle serait terrestre, charnelle et diabolique; et il ajoute: «Ce n'est pas moi qui accuse Abélard auprès du saint-père; c'est son livre qui l'accuse.... Un homme qui ne voit rien en énigme, rien dans le miroir, mais qui regarde tout face à face[301]!.... J'estimerais moins votre équité, si je vous priais longtemps, dans la cause du Christ, de ne mettre personne avant le Christ. Sachez-le seulement, parce qu'il vous est utile de le savoir, vous à qui Dieu a donné la puissance: il importe à l'Église, il importe à cet homme lui-même, qu'il lui soit imposé silence.» [Note 299: Ep. CCCXXXIII, ad G. cardinalem.] [Note 300: Haimeric, Bourguignon, de la ville de Châtillon, et qu'on dit de la famille de Castries, cardinal-diacre du titre de Sainte-Marie-Nouvelle. (S. Bern., ep. XV et CCCXXXVIII.)] [Note 301: «Nihil videt per speculum et in aenigmate, sed facie ad faciem omnia intuetur.» (Ep. CXCII, ad magistrum Guidonem de Castello.)] Mais quand il parle au cardinal-prêtre Ives, son ami, qui ayant été chanoine régulier de Saint-Victor de Paris pouvait comprendre et partager ses sentiments, il épanche toutes ses colères contre Abélard; là encore, c'est un moine sans règle, un supérieur sans soin, qui ne sait ni imposer l'ordre ni s'y soumettre, un homme différent de lui-même, Hérode au dedans, Jean-Baptiste au dehors, qui veut souiller la chasteté de l'Église, fabricateur de mensonges, fauteur de dogmes pervers, plus hérétique enfin par son opiniâtreté que par ses erreurs[302]. [Note 302: Ep. CXCIII, ad magistrum Ivonem cardinalem.] Mais en multipliant ces lettres habilement calculées pour intéresser à sa cause tout ce que Rome avait de plus considérable, saint Bernard ne voulait point se montrer étranger à la question de doctrine. Indépendamment de la relation qu'il écrit pour le pape, il lui adresse une épître, ou plutôt un traité où il examine et discute quelques-unes des opinions d'Abélard[303]. Cette composition a été justement placée parmi les meilleures de son auteur. Quoiqu'il n'y considère pas dans leur ensemble, ni d'un point de vue fort élevé, les doctrines de son adversaire, il prend sur lui à divers moments une supériorité véritable; et dégagée des violences d'un langage injurieux qui altère et déshonore la vérité même, sa pensée est souvent juste et quelquefois profonde. Dans la discussion sur la Trinité, on peut l'accuser de n'avoir pas équitablement pris l'opinion qu'il réfute. S'il ne la défigure pas, du moins il l'exagère; et en isolant les expressions, il les rend exclusives et plus suspectes qu'elles ne doivent l'être pour un esprit de bonne foi. Mais dans l'examen de la nouvelle théorie de la Rédemption il paraît avoir raison contre son rival; et l'esprit moderne qui peut préférer l'idée d'Abélard ne saurait faire qu'elle fût l'idée traditionnelle et partant orthodoxe de l'Église catholique. La Trinité et la Rédemption sont les seuls dogmes spéciaux dont le saint s'occupe avec étendue. Il glisse sur le reste, et se borne à caractériser d'une manière générale l'esprit du rationalisme qui respire dans toute la théologie d'Abélard. Là encore, il montre une vraie sagacité, et il attaque l'intervention de la raison dans les choses de la foi avec une force et une clairvoyance qui feraient envie à plusieurs des apologistes de notre siècle, avec une rhétorique passionnée qui rappelle l'auteur de l'_Essai sur l'indifférence en matière de religion_; c'est la même éloquence, plus animée peut-être, quoique moins naturelle encore; c'est la même vigueur sophistique; c'est, avec les idées que M. de la Mennais n'a plus, le talent qu'il a toujours. [Note 303: S. Bern. _Op._, ep. CXC, seu tractatus contra quaedam capitula errorum Abaelardi, vol. I, t II, op. XI, p. 636.--_Ab. Op._, p. 276. Voyez dans la suite de cet ouvrage le c. IV de la troisième partie.] Jamais plus active et plus soigneuse habileté n'a été déployée pour perdre un homme, coupable seulement de dissidence et convaincu d'être un contradicteur. A voir tant d'efforts empreints de tant de haine, de ressentiment et d'orgueil, on se dit qu'il est heureux pour saint Bernard d'avoir été un saint. Quiconque penserait et agirait ainsi pour un intérêt quelconque de ce monde, même pour celui d'une politique équitable et légitime, serait accusé de méchanceté dans la tyrannie; la sainteté seule atténue, si elle ne les justifie, ces excès de l'âme. On a grand tort d'attaquer les austérités que le christianisme prescrit. Ces austérités héroïques sont seules capables de racheter devant Dieu les vives passions que, ne pouvant les supprimer, le christianisme détourne à son profit, et qu'il dévoue à sa cause. Saint Bernard consacrait à Dieu ses passions, comme autrefois les templiers leur épée. L'intérieur du parti qui poursuivait Abélard nous est mieux connu que le parti d'Abélard lui-même, et que sa propre conduite, dans ces difficiles circonstances. Peut-être le Vatican, qui nous a rendu le texte des propositions déférées par le concile de Sens, contient-il encore, dans ses mystérieuses archives, les lettres d'Abélard suppliant, et les plaintes de ceux qui, croyant la vérité persécutée dans sa personne, invoquaient la protection du chef de la chrétienté; mais tout cela nous est inconnu. Nous ne possédons que les actes publics, deux confessions de foi et une apologie qu'un de ses amis écrivit avec plus de chaleur que de prudence. Encore ne sait-on pas bien la date de ces écrits, et les auteurs ne sont pas d'accord. Racontons les faits dans l'ordre le plus simple. La décision de Rome demeura un temps incertaine. Mais les lettres de saint Bernard au pape furent répandues dans le public, et l'on ne tarda pas à les faire suivre du bruit de la condamnation; on l'annonçait avant de l'avoir obtenue. Abélard, imparfaitement instruit de son sort, dut redoubler de soins pour l'éviter et l'adoucir. Il comptait sur deux appuis, l'opinion de la France et la faveur de Rome. La première était moins unie qu'il ne pensait. L'énergie avec laquelle on l'avait attaqué au nom de l'Église intimidait ceux qui n'étaient qu'impartiaux, neutralisait dans le clergé une partie de ses amis, et donnait à la querelle une gravité qui ne permettait plus de le suivre ouvertement qu'aux convictions fortes ou passionnées. Toutefois, pendant qu'il faisait sans doute jouer à Rome tous les ressorts qui le pouvaient sauver, il ne négligea pas de s'adresser au public, et de se concilier les deux sortes d'esprits qui l'avaient si souvent servi; d'une part, les esprits curieux et hardis, qui se plaisent à l'examen et goûtent la controverse, en un mot les esprits faits pour l'opposition; de l'autre, les esprits élevés et bienveillants, qui s'intéressent aisément au talent et à la sincérité persécutés, et qui placent volontiers le bon droit du côté de l'intelligence et de la faiblesse. Aux uns il adressa les réponses de la dialectique, aux autres les gémissements de la foi. Il s'étudia comme toujours à faire en lui redouter le controversiste et plaindre le chrétien. Mais il y avait un juge qu'il devait avant tout rassurer et satisfaire, c'était Héloïse: non qu'il pût craindre un moment d'être désavoué par l'esprit le plus libre, abandonné par le coeur le plus fidèle. Eh! dans quelles extrémités Héloïse ne l'aurait-elle pas suivi? mais il avait besoin de l'armer pour sa cause, et de ranger publiquement de son parti l'abbesse et ses religieuses; car elle exerçait dans l'Église et le monde une grande autorité morale. D'ailleurs, au milieu de ces restes de passions philosophiques et de calculs ambitieux qui l'agitaient encore, le coeur d'Abélard renfermait un fond de véritable tristesse; un sentiment amer d'injustice et de malheur qui demandait à se répandre, et qui s'épanchait toujours vers celle qui comprenait toute sa pensée et sentait toute son âme. C'est pour elle qu'il écrivit cette confession de foi si noble et si touchante: «Héloïse, ma soeur, toi jadis si chère dans le siècle, aujourd'hui plus chère encore en Jésus-Christ, la logique m'a rendu odieux au monde. Ils disent en effet; ces pervers qui pervertissent tout et dont la sagesse est perdition, que je suis éminent dans la logique, mais que j'ai failli grandement dans la science de Paul. En louant en moi la trempe de l'esprit, ils m'enlèvent la pureté de la foi. C'est, il me semble, la prévention plutôt que la sagesse qui me juge ainsi; je ne veux pas à ce prix être philosophe, s'il me faut révolter contre Paul; je ne veux pas être Aristote, si je suis séparé du Christ; car il n'est pas sous le ciel d'autre nom que le sien en qui je doive trouver mon salut. J'adore le Christ qui règne à la droite du Père; des bras de la foi, je l'embrasse, agissant divinement pour sa gloire dans sa chair virginale, prise du Paraclet[304]. Et pour que toute inquiète sollicitude, tout ombrage soit banni du coeur qui bat dans votre sein, tenez de moi ceci. J'ai fondé ma conscience sur la pierre où le Christ a édifié son Église. Ce qui est gravé sur cette pierre, je vous le dirai en peu de mots: Je crois dans le Père et le Fils et le Saint-Esprit, Dieu un par nature et vrai Dieu, qui contient la Trinité dans les personnes, de façon à conserver toujours l'unité dans la substance. Je crois que le Fils est en tout _coégal_ au Père; savoir, en éternité, en puissance, en volonté, en opération. Je n'écoute point Arius qui, poussé par un génie pervers, ou même séduit par un esprit démoniaque, introduit des degrés dans la Trinité, enseignant que le Père est plus grand, le Fils moins grand, oubliant ainsi le précepte de la loi: _Tu ne monteras point par des degrés à mon autel_ (Exod. xx, 26); car il monte par des degrés à l'autel de Dieu, celui qui introduit dans la Trinité une priorité et une postériorité (une supériorité et une infériorité). J'atteste que le Saint-Esprit, est consubstantiel et coégal en tout au Père et au Fils, quand dans mes livres je le désigne si souvent du nom de la Divine bonté. Je condamne Sabellius qui, attribuant au Père et au Fils la même personne, avança que le Père avait souffert la passion, d'où est venu le nom des patripassiens. Je crois que le Fils de Dieu est devenu le Fils de l'homme, et qu'une seule personne subsiste par et dans les deux natures. C'est lui qui après avoir souffert toutes les conditions attachées à son humanité et la mort même, est ressuscité, est monté au ciel, et viendra juger les vivants et les morts. J'affirme que tous les péchés sont remis par le baptême; que nous avons besoin de la grâce pour commencer et accomplir le bien, et que ceux qui ont failli sont régénérés par la pénitence. Quant à la résurrection de la chair, pourquoi en parlerais-je, puisque vainement je me glorifierais d'être chrétien, si je ne croyais que je dois ressusciter un jour? [Note 304: «Amplector eum ulnis fidei in carne virginali de Paracleto sumpta gloriosa divinitus operantem.» Manière un peu recherchée, mais exacte, d'exprimer que le Fils de l'homme a été conçu dans le sein d'une vierge par l'opération du Saint-Esprit.] Telle est donc la foi dans laquelle je me repose. C'est d'elle que je tire la fermeté de mon espérance. Fort de cet appui salutaire, je ne crains pas les aboiements de Scylla, Je ris du gouffre de Charybde, je n'ai pas peur des chants mortels des sirènes. Si la tempête vient, elle ne me renverse pas; si les vents soufflent, ils ne m'agitent pas; car je suis fondé sur la pierre inébranlable[305].» [Note 305: _Ab. Op._, pars II, p. 308.] Cette déclaration est chrétienne. Elle contient l'expression d'une foi correcte sur les principaux articles touchant lesquels on accusait Abélard d'hérésie. Cependant elle ne rétracte pour le fond aucune des opinions qu'il a soutenues dans ses livres, au sens du moins où il les a soutenues. I1 n'est ni le premier ni le seul qui, pour rester dans l'unité, ait profité d'une communauté de langage entre ses adversaires et lui, sans tenir compte des idées diverses que des esprits différents attachent aux mêmes mots. Peut-être si l'on obligeait tous les chrétiens à donner individuellement le sens précis et sincère qu'ils attribuent chacun aux expressions consacrées du dogme, verrait-on dans l'unité perpétuelle du catholicisme surgir les dissidences et les variations, et l'hérésie des coeurs trahir l'orthodoxie des paroles. Ainsi Abélard parlait à Héloïse. Ainsi il essayait d'offrir aux catholiques, sans engagement ni passion, les moyens de s'intéresser à lui et de le prendre sous leur garde. En même temps, il composait une apologie plus développée, où il se défendait en discutant et réfutait ses adversaires. Cet ouvrage est inconnu. Mais Othon de Frisingen nous en a conservé le commencement, où l'on voit que les questions de dialectique avaient été mêlées par les adversaires d'Abélard aux questions de théologie, et ceux-ci ont accusé cet ouvrage d'une vivacité et d'une violence qui auraient à la fois aggravé les torts de l'auteur et empiré sa situation[306]. Nous doutons qu'il ait écrit avec l'emportement qu'on lui reproche. En général, sa discussion était alors plus dédaigneuse que violente; mais c'était bien assez pour offenser des adversaires très-sérieusement persuadés d'être les défenseurs de Dieu. [Note 306: Othon paraît croire que l'apologie d'Abélard fut faite à Cluni après la décision du pape. Si c'est la confession de foi qui se trouve dans les Oeuvres, elle n'était pas de nature à provoquer de vives répliques, et elle ne commence point par les mots qu'Othon nous a conservés, et qui indiquent que les imputations d'hérésie auraient été rattachées à quelque point de philosophie traité d'après Boèce. Elle n'est pas l'apologie dont un adversaire d'Abélard dit: «Per apologiam suam theologiam impejorat.» Celle-ci est donc perdue. L'existence en est attestée par Othon et par les citations curieuses que donne le censeur inconnu dans une réfutation attribuée faussement à Guillaume de Saint-Thierry. Il faut que les éditeurs de celle-ci l'aient lue avec peu d'attention pour n'avoir par aperçu qu'elle était dirigée contre une apologie tout autrement polémique que la déclaration publiée par d'Amboise et annexée par Tissier à la dissertation de Guillaume de Saint-Thierry, et à celle de l'abbé anonyme qu'on croit être Geoffroi d'Auxerre. (Ott. Fris. _De Gest. Frid._, l. 1, c. XLIX.--_Disput anon. abb. adv. P. Abael., Biblioth. cisterc._, t. IV, p. 239, 240, 242, 246.)] Leurs reproches s'adressaient avec plus de justice à une autre apologie qu'Abélard laissa publier par un de ses amis. Pierre Bérenger est l'auteur de cette défense, véritable invective contre saint Bernard[307]. L'ouvrage est rempli de verve et d'audace. Au milieu des longueurs, des puérilités, des plaisanteries grossières que tolérait le goût du temps, de ces citations innombrables, ornement obligé d'un ouvrage destiné aux gens instruits, on y trouve un vrai talent satirique, un esprit libre et pénétrant, quelquefois une argumentation vive et des traits d'éloquence. C'est une Provinciale du XIIe siècle. On ne saurait dire si Abélard y avait mis la main. [Note 307: _Ab. Op._, pars II, ep. XVII, _Berengarii scholastici Apologeticus_, p. 302.] Nous n'avons rien emprunté à cet ouvrage en racontant le concile de Sens. Nous ne voudrions pas juger les jésuites sur la foi de Pascal; mais il y a dans Pascal du vrai sur les jésuites, et tout ne peut-être faux dans ce que raconte Bérenger: car s'il parle comme un ennemi de saint Bernard, il ne s'exprime pas comme un ennemi de la foi. Citons, si ce n'est comme historique, au moins comme échantillon de style, quelque chose de la peinture intérieure du concile. Après s'être assez agréablement moqué de la prétention constante de Bernard à n'être qu'un ignorant qui ne sait pas écrire faute d'études, quoiqu'il écrivît avec beaucoup d'art et de recherche, et qu'il se fût adonné aux lettres profanes au point d'avoir composé dans sa jeunesse des chansons badines dont on lui peut offrir quelques citations, l'apologiste lui rappelle avec un respect ironique sa sainteté et ses miracles, puis lui déclare brusquement qu'il a perdu son auréole et trahi son secret par sa conduite dans la dernière affaire. «Or, voilà les évêques convoqués de toutes parts au concile de Sens. C'est là que tu as déclaré Abélard hérétique, que tu l'as arraché comme en lambeaux du sein maternel de l'Église. Il marchait dans la voie du Christ; sortant de l'ombre comme un sicaire aposté, tu l'as dépouillé de la tunique sans couture. D'abord tu haranguais le peuple, afin qu'il priât Dieu pour lui; et intérieurement tu te disposais à le proscrire du monde chrétien. Que pouvait faire la foule? Comment prier, quand elle méconnaissait celui pour qui il fallait prier? Toi, l'homme de Dieu, qui avais fait des miracles, qui étais assis avec Marie aux pieds de Jésus, qui conservais toutes ses paroles dans ton coeur, tu aurais dû brûler au ciel le plus pur encens de la prière pour obtenir la résipiscence de Pierre, ton accusé, pour obtenir qu'il se lavât de tout soupçon.... Est-ce que par hasard tu aurais mieux aimé qu'il demeurât tel que la censure trouvât où le prendre? «Enfin, après le dîner, le livre de Pierre est apporté, et l'on ordonne à quelqu'un de faire à haute voix lecture de ses écrits. Mais le lecteur, animé par la haine, arrosé par le fruit de la vigne, non pas de cette vigne dont il est dit, _je suis la vigne véritable_ (Jean, XV, 1), mais de celle dont le jus coucha le patriarche tout nu sur le sol, se met à crier plus fort qu'on ne lui demandait. Après quelques mots, vous eussiez vu les graves pontifes se moquer de lui, battre des pieds, rire, jouer, comme gens qui accomplissent leurs voeux, non au Christ, mais à Bacchus; en même temps on salue les coupes, on célèbre les pots, on loue les vins; les saints gosiers s'arrosent ... et c'est alors que, comme dit le satirique: Inter pocula quaerunt Pontifices saturi quid dia poemata narrent[308]. [Note 308: Pers. sat. I, v. 27-28. L'auteur latin dit _Romulidae_ et non _pontifices_.] Puis, quand arrive jusqu'à eux le son de quelque passage subtil et divin, auquel les oreilles pontificales ne sont pas habituées, l'auditoire se dégrise dans son coeur; ce ne sont plus que grincements de dents contre Pierre, et ces juges aux yeux de taupe pour voir clair en philosophie, s'écrient:--Quoi! nous laisserions vivre un pareil monstre!--et, remuant la tête comme des juifs:--Ah! disent-ils, _voilà celui qui renverse le temple de Dieu_.--(Math, XXVI, 40.) Ainsi des aveugles jugent les paroles de lumière; ainsi des hommes ivres condamnent un homme sobre. Ainsi de vrais pots pleins de vin prononcent contre l'organe de la Trinité.... Ils avaient rempli, ces premiers philosophes du monde, le tonneau de leur gosier, et la chaleur du breuvage leur était montée au cerveau, de sorte que tous les yeux se fermaient noyés dans un sommeil léthargique. Cependant le lecteur crie, l'auditeur dort. L'un s'appuie sur son coude pour mieux sommeiller; l'autre, sur un coussin bien mou, cherche à fermer ses paupières; un troisième penche sa tête sur ses genoux. Aussi, quand le lecteur trouvait quelque épine dans le champ, il criait aux sourdes oreilles des pères: _Vous condamnez?_ Alors, quelques-uns à peine éveillés à la dernière syllabe, d'une voix somnolente, la tête pendante, disaient: _Nous condamnons.--Amnons_, disaient d'autres qui, éveillés à leur tour par le bruit que les premiers faisaient en jugeant, décapitaient le mot[309].... Ainsi les soldats endormis rendent témoignage que, pendant leur sommeil, les apôtres sont venus et ont emporté le corps. (Math. XXVIII, 43.) Ainsi, celui qui avait veillé le jour et la nuit dans la loi du Seigneur est condamné par des prêtres de Bacchus. C'est le malade qui traite le médecin; c'est le naufragé qui accuse celui qui est sur le rivage; le criminel qu'on va pendre accuse l'innocent. Que faire, ô mon âme? A qui recourir? As-tu oublié les préceptes des rhéteurs, et maîtrisée par la douleur, gagnée par les larmes, perds-tu le fil de ton discours? Crois-tu que le Fils de l'homme, quand il viendra, trouvera la foi sur la terre? Les renards ont leurs terriers, les oiseaux du ciel ont leurs nids; mais Pierre n'a pas où reposer sa tête.... [Note 309: Il y a ici un jeu de mots impossible à traduire. _Damnatis_, dit le promoteur. _Damnamus_, disent les pères. _Namus_, répondent les plus endormis. _Namus_, nous nageons, ce mot fait allusion à l'ivresse, et Bérenger ajoute: «Votre natation est une tempête, une submersion.» (P. 305.)] «En voyant agir de la sorte, en écoutant les arrêts de pareils juges, on se console avec ces mots de l'Évangile: _Les pontifes et les pharisiens se sont réunis, et ils ont dit: Que faisons-nous? Cet homme dit des choses merveilleuses. Si nous le laissons aller, tout le monde croira en lui_. (Jean, XI, 47.) «Mais un des pères, nommé l'abbé Bernard, étant comme le pontife de ce concile, prophétisa en disant: _Il nous convient qu'un seul homme soit exterminé par le peuple et que toute la nation ne périsse pas_[310]. C'est de ce moment qu'ils ont résolu de le condamner, répétant ces paroles de Salomon: _Tendons des embûches au juste_ (Prov. I, 11), enlevons-lui la grâce des lèvres et trouvons le mot qui perdra le juste.--Vous l'avez fait en faisant ce que vous avez fait, vous avez dardé contre Abélard les langues de la vipère. Renversés par l'ivresse, vous l'avez renversé, et vous avez absorbé le vin, _comme celui qui dévore le pauvre en secret_ (Habac. III, 14). Et pendant ce temps, Pierre priait: _Seigneur_, disait-il, _délivrez mon âme des lèvres iniques et de la langue perfide_. (Ps. CXIX, 2.) [Note 310: Jean, XI, 50. Bérenger dit: _Exterminetur a populo_, ce qui veut dire soit _exterminé par le peuple_ ou _proscrit du sein du peuple_. Il y a dans la Vulgate: _Moriatur pro populo_, ce qui est conforme au texte grec.] «Au milieu de tant de pièges, Abélard se réfugie dans l'asile du jugement de Rome.--Je suis, dit-il, un enfant de l'Église romaine. Je veux que ma cause soit jugée comme celle de l'impie; _j'en appelle à César_.--Mais Bernard, l'abbé, sur le bras duquel se reposait la multitude des pères, ne dit pas comme le gouverneur qui tenait saint Paul dans les fers: _Tu en as appelé à César, tu iras à César_[311]; mais _tu en as appelé à César, tu n'iras pas à César_. Il informe en effet le siège apostolique de tout ce qu'ils ont fait, et aussitôt un jugement de condamnation de la cour de Rome court dans toute l'Église gallicane. Ainsi est condamnée cette bouche, temple de la raison, trompette de la foi, asile de la Trinité. Il est condamné, ô douleur, absent, non entendu, non convaincu. Que dirai-je, que ne dirai-je pas, Bernard?.... [Note 311: «Caesarem appello.--Caesarem appellasti; ad Caesarem ibis.» (Act. XXV, 11 et 12.)] «Malgré tout ce que la fureur intestine des haines conjurées, tout ce qu'un orage de passions implacables et insensées pouvait lancer contre Pierre, tout ce que pouvait comploter l'envie et l'iniquité, la froide clairvoyance de la censure apostolique ne devrait jamais se laisser endormir. Mais il dévie facilement de la justice, celui qui dans une cause craint l'homme plus que Dieu. Elle est vraie, cette parole d'une bouche prophétique: _Toute tête est languissante.... De la plante des pieds jusques au col, rien n'est sain en lui_[312]. [Note 312: Isaï., l. 5 et 6.--Le texte dit de la plante des pieds jusqu'au sommet de la tête, _usque ad verticem_. C'est peut-être par erreur que la citation de Bérenger porte _cervicem_.] «Il voulait, disent les fauteurs de l'abbé, corriger Pierre. Homme de bien, si tu projetais de rappeler Pierre à la pureté d'une foi intacte, pourquoi, en présence du peuple, lui imprimais-tu le caractère du blasphème éternel? Et si tu cherchais à enlever à Pierre l'amour du peuple, comment t'apprêtais-tu à le corriger? De l'ensemble de tes actions, il ressort que ce qui t'a enflammé contre Pierre n'est pas l'envie de le corriger, mais le désir d'une vengeance personnelle. C'est une belle parole que celle du prophète: _Le juste me corrigera en miséricorde._ (Ps. CXL, 5.) Où manque en effet la miséricorde, n'est pas la correction du juste, mais la barbarie brutale du tyran. «Et sa lettre au pape Innocent atteste encore les ressentiments de son âme: _Il ne doit pas trouver un refuge auprès du siége de Pierre, celui qui attaque la foi de Pierre_[313]! Tout beau, tout beau, vaillant guerrier; il ne sied pas à un moine de combattre de la sorte. Crois-en Salomon: _Ne soyez pas trop juste de peur de tomber dans la stupidité_[314]. Non, il n'attaque pas la foi de Pierre celui qui affirme la foi de Pierre: il doit donc trouver un refuge auprès du siége de Pierre. Souffre, je te prie, qu'Abélard soit chrétien avec toi. Et si tu veux, il sera catholique avec toi; et si tu ne le veux pas, il sera catholique encore; car Dieu est à tous et n'appartient à personne[315].» [Note 313: S. Bern., ep. CLXXXIX.] [Note 314: _Eccl._, VII. 17.--Il y a dans le texte: «Noli esse justus multum, neque plus sapias quam necesse est, ne obstupescas.» Bérenger dit: «Noli nimium esse justus, ne forte obstupescas.»] [Note 315: _Ab. Op._, pars II, ep. XVII, p. 303-308.] Après ces belles paroles, Bérenger recherche si en effet Abélard n'est pas chrétien. Il donne alors le texte de la confession de foi adressée à Héloïse, et sur cette déclaration, il demande s'il est juste et charitable de fermer à celui qui professe la croyance de l'Église tout accès vers le chef de l'Église. Abélard peut s'être trompé, mais il n'a point dit tout ce qu'on lui fait dire, ou il l'a dit dans un autre sens; un second ouvrage eût corrigé ou bien éclairci le premier; il fallait attendre ses explications. Enfin s'il reste des erreurs, et Berenger ne le conteste pas, où n'y a-t-il point d'erreurs? il y en a dans saint Bernard lui-même. Son traité sur le Cantique des Cantiques contient une hérésie sur l'origine de l'âme[316]. Il y a des fautes dans saint Hilaire, dans saint Jérôme, et saint Augustin a publié le livre de ses rétractations. Comment donc a-t-on pu avec tant d'acharnement travailler à fermer au maître Pierre les portes de la clémence apostolique? [Note 316: Les erreurs que Berenger signale dans saint Bernard, sont peu graves ou peu prouvées. Ainsi on lit dans son vingt-septième sermon sur le _Cantique des Cantiques_, que l'âme vient du ciel, et Berenger en conclut que saint Bernard est tombé dans l'erreur d'Origène qui attribuait aux âmes une existence antérieure à cette vie. L'induction nous paraît forcée. (S. Bern. _Op._, vol. I, t. IV, serm. XXVII, 6; Not., p. CXIII.--_Hist. litt._, t. XII, p. 257.)] Telle est l'argumentation ici parfaitement juste par laquelle Berenger termine son pamphlet théologique, en prenant l'engagement de discuter dans un autre écrit le fond même des questions. Mais cet engagement, il ne le tint pas. On vient de voir qu'en écrivant, il savait déjà que la cour de Rome avait prononcé, et que toute espérance était perdue. Du côté de saint Bernard, une dissertation, empreinte d'une verve qui va jusqu'à la violence, avait été lancée contre l'apologie, non de Berenger, mais d'Abélard[317]. L'auteur inconnu, mais qui était un abbé de moines noirs, dédie son ouvrage à l'archevêque de Rouen qui parait être son supérieur ecclésiastique, raconte qu'il a été lié avec Abélard par la plus étroite familiarité, et prend avec la dernière vivacité la défense de saint Bernard contre une apologie qu'il traite de calomnieuse. C'est celle que nous n'avons plus. Il accuse Abélard d'être _conduit par les furies_ et d'avoir comparé saint Bernard à Satan, transformé en ange de lumière. Si la citation est exacte, l'accusé n'eût fait que rendre à l'accusateur ce qu'il lui avait prêté[318]. [Note 317: Nous avons déjà parlé de cette dissertation d'un abbé anonyme. Plusieurs auteurs, Duchesne entre autres, l'ont confondue avec celle de Guillaume de Saint-Thierry, ou la lui ont attribuée par surérogation; erreur manifeste que Tissier et Mabillon ont relevée. Point d'évidente raison non plus pour donner cet ouvrage à Geoffroi, l'auteur de la _Vie de saint Bernard_. Un moine de Cîteaux, nommé aussi Geoffroi, l'attribue bien à un abbé de moines noirs, et Geoffroi le biographe devint en effet abbé de Clairvaux (ou des moines noirs de Cîteaux); il fut le troisième successeur de saint Bernard; mais il n'était point abbé à l'époque où l'ouvrage paraît avoir été écrit, et surtout il ne dépendait pas de l'archevêque de Rouen. L'ouvrage, au reste, a été inséré dans la Bibliothèque de Cîteaux. (Disputat. anonym. abbat. adv. dogm. P. Abael., _Bibl. cist._, t. IV, p. 238.--S. Bern. _Op._, admon. in opusc. XI, vol. 1, t. II, p. 636.--_Thes. nov. anecd. observ. proev. in Ab. Theol._, t. V, p. 1148.--Ex epist. Gaufr. mon. clarev., _Rec. des Hist._, t. XIV, p. 331.--_Ab. Op._; Not., p. 1193.)] [Note 318: Voyez ci-dessus et S. Bern. ep. CCCXXX.] Mais ces violences de langage, toujours blâmables, étaient de plus imprudentes. Le clergé orthodoxe prenait de jour en jour le dessus. Berenger, esprit vif et caustique, s'était fait encore d'autres affaires, en attaquant les chartreux qui, dit-on, avaient pris parti contre lui[319]. Il se vit bientôt obligé de quitter le pays et de songer à sa sûreté; puis du fond de la retraite où il s'était caché, il écrivit à Guillaume, évêque de Mende, une lettre où il s'excuse, en laissant échapper encore quelques épigrammes contre saint Bernard. Il déclare qu'il se rend sur les questions générales du dogme, qu'il n'a pas fait suivre son premier ouvrage d'un second, et qu'il a renoncé à s'ériger en patron des articles reprochés à Pierre Abélard, puisque, encore qu'ils soient bons pour le sens, ils ne le sont pas pour le son[320]. «Quant à l'apologie que j'ai publiée, je la condamnerai, dit-il, en ce sens, que si j'ai dit quelque chose contre la personne de l'homme de Dieu, j'entends que le lecteur le prenne en plaisanterie, et non au Sérieux.» [Note 319: _Ab. Op._, pars II, ep. XIX, p. 325.] [Note 320: «Quia, etsi sanum saperent, non sane sonabant.» (_Ab. Op._, pars II, ep. XVIII, p. 822.)] C'est que le jugement du pape, qui d'abord n'avait que transpiré, fut bientôt officiellement connu, et mit fin à cette grande controverse, qui devait renaître un jour sous les auspices d'hommes nouveaux. Saint Bernard avait triomphé; l'oeuvre était consommée. On ignore si la cour de Rome hésita, si elle fut quelque temps combattue entre les deux partis; mais l'acquittement d'Abélard était la condamnation du clergé de France et l'immolation dans l'Église de ce qu'on pourrait appeler le parti gouvernemental au parti libéral. Un tel acte ne pouvait être qu'une dangereuse inconséquence, à moins qu'il ne fût le début et le signal d'un système nouveau, et ne figurât dans un vaste ensemble de mesures de réforme ou tout au moins de conciliation. Or cette politique n'était pas dans les idées du siècle, peut-être même eût-elle devancé de trop d'années la nécessité qui plus tard a pu la réclamer sans l'obtenir. En tout cas, elle n'était pas à la portée de celui qui, sous le nom d'Innocent II, gouvernait l'Église, esprit médiocre et d'une commune prudence, imitateur timide de la politique illustrée, entre ses prédécesseurs, par Hildebrand, et entre ses successeurs, par Lothaire Conti. Peu de mois après le concile de Sens, un rescrit donné à Latran le 16 juillet, et adressé aux archevêques de Sens et de Reims, ainsi qu'à l'abbé de Clairvaux, condamna sur l'appel Abélard et ses doctrines[321]. Les termes en sont assez modérés. Après un préambule sur les droits et les devoirs du saint siége, et quelques citations d'erreurs déjà condamnées, le pape, sans se prononcer en droit touchant les opérations du concile, dit que, quant aux articles déférés par les deux archevêques, il a reconnu avec douleur, dans la pernicieuse doctrine de Pierre Abélard, d'anciennes hérésies, et qu'il se félicite qu'au moment où se raniment des dogmes pervers, Dieu ait suscité à l'Église des enfants fidèles, au saint troupeau d'illustres pasteurs, jaloux de mettre un terme aux attaques du nouvel hérétique[322]. En conséquence, après avoir pris le conseil de ses évêques et cardinaux, le successeur de saint Pierre condamne les articles ainsi que la doctrine générale de Pierre et son auteur avec elle, et impose à Pierre, comme hérétique (_tanquam haeretico_), un perpétuel silence. Il estime en outre que tous les sectateurs et défenseurs de son erreur devront être séquestrés du commerce des fidèles et enchaînés dans les liens de l'excommunication. On ajoute que le pape ordonna de livrer aux flammes les livres d'Abélard, et que lui-même les fit brûler à Rome[323]. [Note 321: S. Bern. _Op._, ep. CXCIV; Innocentius episc. venerabilibus fratribus.--_Ab. Op._, pars II, ep. XVI, p. 301.] [Note 322: «Qui novi haeretici calomniis studeant obviare.» (_Id., ibid._)] [Note 323: Gaufrid., _In Vit. S. Bern._--S. Bern. _Op._, vol. 1, p. 636.] Telle était la lettre immédiatement ostensible. Une lettre plus courte, portant la même suscription, et donnée le lendemain de la précédente, contenait le commandement que voici: «Par les présents écrits, nous mandons à votre fraternité de faire enfermer séparément dans les maisons religieuses qui vous paraîtront le plus convenables, Pierre Abélard et Arnauld de Bresce, fabricateurs de dogmes pervers et agresseurs de la foi catholique, et de faire brûler les livres de leur erreur partout où ils seront trouvés. Donné à Latran, 18ième jour des calendes d'août.» Et à cette lettre était annexé cet ordre: «Ne montrez ces écrits à qui que ce soit, jusqu'à ce que la lettre même (sans doute le rescrit principal) ait été, dans le colloque de Paris qui est très-prochain, communiquée aux archevêques[324].» [Note 324: Cet ordre est du 14 juillet. On ignore quel était le but de ce colloque (conférence ou délibération) qui devait se tenir à Paris et où devaient assister des archevêques, je n'en ai vu trace ni dans la _Gallia Christiana_, ni dans l'_Histoire de l'Église de Paris_ du P. Gérard Dubois. (S. Bern. _Op._, ep. CXCIV et not. in ep. CLXXXVII et seqq., p. lxvi.--_Ab. Op._, pars II, ep. XV et XVI, p. 299 et 301.--Fleury, _Hist. Eccl._, t. XIV, l. LXVII, p. 556.)] Le secret prescrit fut gardé quelque temps. Abélard paraît n'avoir ni su ni soupçonné de bonne heure ce fatal dénoûment. En faisant son appel, il avait entendu se retirer par devers la Cour de Rome, pour y plaider sa cause. Il ne pouvait s'imaginer qu'on l'y jugerait sans l'entendre, et que cette iniquité, presque sans exemple de la part de l'Église suprême, serait consommée contre lui. Il faut remarquer en effet, qu'à aucune époque de la procédure, soit en France, soit en Italie, il n'a été admis à dire s'il reconnaissait les ouvrages à lui attribués, s'il avouait, désavouait, rétractait, modifiait ou interprétait les articles qu'on prétendait en avoir extraits, ni enfin à s'expliquer sur ses dogmes et ses intentions; la preuve n'a donc jamais été faite qu'il fût coupable de malice, orgueil, opiniâtreté, conditions indispensables de l'hérésie; car l'hérésie est un crime et non pas une erreur. On conçoit donc jusqu'à un certain point sa sécurité. Cependant, comme il n'attendait plus rien de la France, il résolut d'aller à Rome, afin de s'y défendre s'il était encore simple accusé, de se justifier s'il était condamné déjà. Triste et souffrant, il partit pour Lyon, en faisant route par la Bourgogne. L'âge et les infirmités ralentissaient sa marche; il séjournait dans les monastères qu'il rencontrait sur son chemin. Une fois, surpris, dit-on, par la nuit, il fut forcé de s'arrêter à Cluni. La maison de Cluni, située non loin de Mâcon, était une ancienne abbaye de l'ordre de Saint-Benoît, fondée au commencement du Xe siècle par Bernon, abbé de Gigny, et richement dotée par Guillaume Ier, duc d'Aquitaine et comte d'Auvergne. Elle avait précédé Cîteaux et par conséquent Clairvaux, qui n'était qu'une colonie de cette dernière maison, et, comme on disait dans le cloître, la troisième fille de Cîteaux[325]. [Note 325: Cluni et Cîteaux, tous deux de l'ordre de Saint-Benoît, étaient cependant des chefs d'ordre. Les quatre démembrements de Cîteaux, appelés ses quatre filles, étaient les abbayes de La Ferté, de Pontigni, de Clairvaux et de Morimond. La robe de Cluni était noire, celle de Cîteaux blanche, excepté quand les moines sortaient de la maison. Cette différence dans la couleur du froc joue un grand rôle dans las démêlés des clunistes et des cisterciens. (_Hist. des ordres monastiques_, par le P. Heliot, t. V, c. xviii et xxxii.)] Cluni était ce qu'on appelle un chef d'ordre et un des monastères les plus renommés de la Gaule pour sa richesse et sa dignité. On vantait la magnificence de son église, de ses bâtiments, de sa bibliothèque; et l'hospitalité y était exercée avec grandeur. Un esprit de paix et d'indulgence, le goût des lettres et des arts même régnaient dans cette maison où les biens du monde n'étaient point dédaignés et que des religieux austères accusaient de relâchement. Les vives animosités qui éclataient souvent entre les divers ordres, comme entre les couvents du même ordre, avaient, pendant un temps, animé Cîteaux contre Cluni. Cîteaux, chef d'ordre comme Cluni, et à sa suite Clairvaux, plus ardent, plus rigoureux, plus pauvre, avait attaqué tout à la fois la richesse, l'influence, et l'esprit large et tolérant d'une abbaye où le temps avait amené quelques modifications à la règle primitive de Saint-Benoît. Naturellement, Cluni répondait en accusant Cîteaux de pharisaïsme. Bernard, avec sa ferveur inflexible, n'avait pas manqué, près de quinze ans auparavant, de prendre parti pour Cîteaux, d'où il était sorti, et tout en lui reprochant les exagérations malveillantes d'un zèle outré, il avait censuré les nouveautés et les concessions de Cluni, et dénoncé la mollesse sous le nom de modération, la complaisance sous celui de charité[326]. [Note 326: Voyez l'ouvrage que saint Bernard, à la demande de Guillaume de Saint-Thierry, composa sous le nom d'_Apologia_ et où il attaque encore plus Cluni qu'il ne le défend, tout en blâmant Cîteaux. (S. Bern. _Op._, vol. 1, t. II, opusc. V.)] Quoique ces accusations, motivées surtout par quelques habitudes de luxe inséparables d'une grande opulence, et par les désordres ambitieux d'un abbé, Pons de Melgueil, mort à Rome excommunié, n'eussent jamais atteint son successeur, Pierre, fils de Maurice, de la grande famille des seigneurs de Montboissier en Auvergne, celui à qui ses vertus et sa longue vie ont attiré le nom de Pierre le Vénérable; il lui fallut prendre la plume pour défendre son ordre et répondre, au moins indirectement, à saint Bernard[327]. Il donna une réfutation remarquable de toutes les critiques des cisterciens, ce qui était réfuter celles que s'appropriait saint Bernard, quoiqu'il ne le nommât pas[328]. Mais c'est l'esprit même de saint Bernard que semble combattre dans son style calme, mesuré, enjoué même, l'esprit juste et serein de Pierre le Vénérable. En 1132, une exemption en matière de dîme accordée par le pape aux moines de Cîteaux, obligea l'abbé de Cluni à réclamer, et suscita une controverse nouvelle entre l'abbé de Clairvaux et lui[329]. Enfin, six ans après, l'élection d'un cluniste à l'évêché de Langres, faite contre le gré du premier, l'entraîna à des plaintes amères où son noble émule ne fut pas épargné auprès du roi ni du pape. Pierre lui répondit avec une mesure et une supériorité reconnues des admirateurs mêmes de saint Bernard; et quand enfin, résumant tous leurs différends du ton de la modération et de l'amitié, il voulut les mettre au néant, il lui écrivit une grande lettre toute pleine d'autorité et de douceur où nous lisons cette belle parole trop peu comprise des moines de tous les temps: «La règle de saint Benoît est subordonnée à la règle de la charité[330].» [Note 327: Pierre le Vénérable, «Venerabilis cognomine, quod ipsi haesit, sua aetate donatus» (_Rec. des Hist._, t. XV, ep. Pet. Clun. abb., _Monit._, p. 625); «Cognomento venerabilis ob eximiam divinarum et humanarum scientiarum cognitionem cum insigni vitae prebliate conjunctam» (_Gall., Christ._, t. VI, p. 1117), ne fut point _canonisé selon les formes_. Mais les bénédictins n'ont pas manqué de l'inscrire dans leur martyrologe; et dans la bibliothèque de Cluni, son nom est précédé de l'S. (_Bibl. Cluniac. vit. S. Pet. vener._, p. 553.) Les auteurs de l'_Histoire littéraire_ le regardent également comme un saint en France. (_Hist. litt._, t. XIII suppl., p. 431.)] [Note 328: Fleury n'hésite pas à considérer l'apologie de Cluni adressée par Pierre à Bernard comme une réponse à l'ouvrage du dernier, et c'est aussi l'opinion de Neander. Les auteurs de l'_Histoire littéraire_ mettent un grand soin à prouver qu'il n'en est rien et que Pierre ne répond qu'aux cisterciens en général. Il est certain que la réfutation n'est ni directe, ni expresse, mais l'opposition entre les deux hommes est flagrante. (Cf. _Bibl. cluniac._, l. I, ep. XXVIII--_Hist. litt._, t. XIII, p. 199, t. Xlll supp., p. 266 et 438.-- _Hist. Eccl._, l. LXVII, n° 43.--_Saint Bernard et son siècle_, l. II.)] [Note 329: S. Bern. _Op._, vol. 1, not. in ep. CCXXVIII.--_Bibl, Clun., Petr. Ven. epist._, l. I, ep. XXXIII-XXXVI.] [Note 330: «Regula illa illius sancti patris ex illa sublimi et generali caritalis regula pendet.» (_Bib. Clun., Petr. epist._, l. IV, ep. XVII, l. I, ep. XXIX.--S. Bern. _Op._, ep. CLXIV à CLXX, ep. CCXXIX.)] La bienveillance, l'estime, l'amitié même parurent assez constamment unir ces deux hommes si différemment chrétiens. Ils se louèrent beaucoup l'un l'autre, et je ne sais s'ils s'en tendirent jamais. L'abbé Pierre, par ses vertus calmes, sa piété simple, la culture et la distinction de son esprit, était universellement respecté dans l'Église. Il ne manquait pas pour lui-même de la sévérité nécessaire à la profession monastique, et sa réforme de son ordre, décrétée en 1132, dans un chapitre général où assistèrent douze cent douze frères et deux cents prieurs, l'a bien prouvé. Mais une charité tendre et éclairée l'inspirait, et son esprit aimable autant qu'étendu, lui faisait admettre et comprendre ce qui échappait au génie étroit de l'abbé de Clairvaux. Les lettres de Pierre sont admirables par l'onction dans la raison. Tout, jusqu'à cette intelligence des choses mondaines dans une juste mesure, jusqu'à cette habile alliance d'une vie simple et pure avec l'emploi des richesses du siècle, des trésors des arts, des moyens d'influence temporels, rappelle involontairement, dans sa magnificence, sa grâce et sa sainteté, l'immortel archevêque de Cambrai. Ce n'est faire tort ni à Pierre ni à Bernard que de dire qu'il y eut en eux et même entre eux quelque chose qui fait penser à Fénelon et à Bossuet. «Vous remplissez les devoirs «pénibles et difficiles, qui sont de jeûner, de «veiller, de souffrir,» écrivait un jour Pierre à Bernard, «et vous ne pouvez supporter le devoir facile «qui est d'aimer[331].» [Note 331: «Quae gravia sunt faciunt; quae levia facere nolunt.... Servas, quicumque talis es, gravia Christi mandata, cum jejunas, cum vigilas, cum fatigaris, cum laboras; et non vis levia ferre, ut diligas.» (_Bibl. Clun._, 1. VI, ep. IV, p. 897. Cette lettre a été mise à la date de 1149.) Saint Bernard était fort supérieur à Bossuet en énergie et en puissance de caractère; mais la nature de Bossuet était meilleure, plus équitable et plus douce.] Tel était l'homme que la Providence mît sur la route d'Abélard fugitif. Ce n'était ni comme lui un docteur audacieux, ni comme son rival un moine dominateur; mais un prélat lettré et doux, pieux et libéral, qui aimait la paix et qui savait l'établir et la conserver. Il accueillit Abélard avec un mélange de compassion et de respect, et la triste victime de tant de haineuses passions, y compris les siennes, rencontra enfin ce qu'il n'avait guère trouvé sur l'âpre chemin de sa vie, la bonté. S'étant reposé quelques jours à Cluni, il confia ses projets à l'abbé Pierre. Il se regardait comme l'objet d'une injuste persécution, et protestait avec horreur contre le nom d'hérétique. Il raconta qu'il avait fait appel au saint-siége, et qu'il allait se réfugier au pied du trône pontifical. On en a conclu qu'il ne savait pas encore, du moins avec certitude, que son arrêt était rendu. Pierre le Vénérable approuva son dessein, lui dit que Rome était le refuge du peuple des chrétiens, qu'il devait compter sur une suprême justice qui n'avait jamais failli à personne, et par delà la justice, sur la miséricorde. Dans ces circonstances, Raynard, abbé de Cîteaux, vint à Cluni. On a supposé qu'il y était envoyé par l'abbé de Clairvaux, qui, dépositaire des ordres du pape, hésitait à les exécuter avec éclat, ou redoutait le voyage d'Abélard à Rome. Quoi qu'il en soit, l'abbé de Cîteaux parla de réconciliation, et Pierre entra vivement dans cette nouvelle idée. Tous deux pressèrent Abélard. Mieux instruit peut-être de sa vraie situation, ou peut-être usé par l'âge, brisé par la maladie, découragé par l'expérience, il parut se laisser fléchir. Jamais il n'avait pensé à se placer en dehors de l'Église, et le schisme de sa situation lui était réellement insupportable. Dans une telle disposition d'esprit, il dut être touché de cet aspect de charité paisible et de sainte indifférence que présentaient le vénérable abbé et l'intérieur de sa maison. Jamais la piété n'avait abandonné son âme; il y laissa pénétrer le calme et le détachement. A la demande de Pierre et de quelques autres religieux, il déclara, comme au reste il l'avait souvent fait, rejeter tout ce qui, dans ses paroles ou ses livres, aurait pu blesser des oreilles catholiques, et il écrivit une nouvelle apologie ou confession de foi[332]. Il voulut bien même suivre à Clairvaux l'abbé Raynard, dont la médiation assoupit les anciens différends, et il dit à son retour que saint Bernard et lui s'étaient revus pacifiquement[333]. On ne sait rien de cette entrevue. Je ne doute pas de la clémence de saint Bernard; il croyait réellement que c'était à lui de pardonner. [Note 332: _Ab. Op._, pars II, ep., xx, _apologia seu confessio_, p. 330.] [Note 333: «Se pacifice convenisse revenus retulit.» (_Id_., _Ibid_., pars II, ep. xxii, p. 336.)] Si la confession de foi qui nous est restée est celle qui satisfit saint Bernard, il était bien revenu des exigences que lui inspirait naguère sa clairvoyante sévérité. Comme l'apologie pour Héloïse, la seconde déclaration d'Abélard, adressée à tous les enfants de l'Église universelle, est chrétienne; mais il n'y dément sur aucun point capital les opinions émises dans ses ouvrages. Seulement il les désavoue dans la forme absolue et outrée que leur avaient donnée ses adversaires, ou bien il répète sans commentaire ni développement, la formule orthodoxe dont on l'accuse de s'être écarté; mais il ne reconnaît pas qu'il s'en soit écarté, ni que par conséquent il l'entende désormais en un sens contraire à ses écrits. Après cette déclaration, il restait maître comme par le passé, de soutenir, s'il l'eût jugé à propos, que ses expressions, comprises suivant sa pensée, n'offraient pas le sens qu'on leur prêtait, ou demeuraient compatibles avec les termes consacrés. Après cette déclaration, il pouvait encore, au moyen de quelque interprétation, soutenir qu'il n'avait pas changé d'opinion. En un mot, il s'exprime chrétiennement, il ne se rétracte pas. Pour écrire cette apologie, il a pu céder à l'âge, à la force, à la nécessité; il a pu, chose plus louable, obéir à l'amour de la paix, au respect de l'unité, à l'intérêt commun de la foi. Mais j'oserais affirmer qu'il n'a pas sacrifié une seule de ses idées à qui que ce soit au monde. Le coeur d'Abélard pouvait ou faiblir, ou se soumettre; son esprit ne le pouvait pas. Au reste, il continue dans son apologie à se plaindre de la malice de ses ennemis et des impostures dont il est victime[334]. Sur tous les points dont on l'accuse, il atteste Dieu qu'il ne se connaît aucune faute, et s'il lui en est échappé dans ses écrits ou dans ses leçons, il ne les défend point, il se déclare prêt à tout réparer, à tout corriger, n'ayant jamais eu ni arrière-pensée, ni mauvais dessein, ni opiniâtreté. [Note 334: Comme cette confession de foi accuse clairement, bien qu'indirectement, ses adversaires de mensonge, elle a été censurée assez vivement par des auteurs modernes, et confondue avec cette apologie antérieure dont j'ai déjà parlé et qui aurait été plus violente que les ouvrages même qu'elle était destinée à justifier. C'est ainsi qu'en paraît juger entre autres Tissier. (_Biblioth. pat, cister._, t. IV, p. 259.) Mais ce que nous savons de la première apologie ne permet pas de la confondre avec la confession de foi, et ainsi en ont jugé d'excellents critiques. Si celle-ci a été écrite à Cluni, elle n'atteste pas une réconciliation profondément sincère avec saint Bernard. (Cf. _Hist. litt._, t. XII, p. 129 et 134.) Thomasius a établi d'une manière assez spécieuse qu'Abélard n'avait jamais au fond abandonné ses opinions et qu'aidé par Pierre de Cluni, qui tenait à honneur de le garder dans son couvent, il avait donné à saint Bernard des satisfactions apparentes. (_P. Ab. Vit._, chap. 70 et seqq.)] Puis, s'expliquant directement ou indirectement sur dix-sept articles relevés dès l'origine dans ses écrits, il n'en laisse pas un seul, sans se laver, au moins dans les termes, de toute trace d'hérésie: «Et quant à ce qu'ajoute _notre ami_,» dit-il (et c'est ce mot qui semble indiquer qu'il écrivit sa déclaration au moment de sa réconciliation), «que ces articles ont été trouvés, partie dans la _Théologie_ du maître Pierre, partie dans le _Livre des Sentences_ du même, partie dans celui qui est intitulé: _Connais-toi toi-même_, je n'ai pas lu cela sans grand étonnement, aucun ouvrage de moine se pouvant trouver qui eût pour titre: _Livre des Sentences_; et cela aussi a été avancé par ignorance ou par malice[335].» [Note 335: Apol., p. 333.] Abélard, réconcilié, n'aspirait plus qu'à la retraite. Abandonnant le monde et la vie des écoles, il consentit à rester pour toujours à Cluni, à la grande joie de l'abbé et de toute la communauté. Pierre le Vénérable se hâta d'écrire au pape pour lui demander de permettre à son hôte de ne plus quitter l'asile où il avait été reçu, et d'y passer, dans le repos, l'étude et la piété, les restes d'une vie dont le terme paraissait approcher[336]. [Note 336: _Ab. Op._, pars II, ep. xxii, _Petr. Vener. ad Dom. Innocent. II_, p. 335.] Cet arrangement, comme on le pense bien, fut approuvé à Rome; Abélard devint moine à Cluni, du moins se soumit-il à la règle de la communauté, et bien que son rang dans l'Église, égal à celui de l'abbé de Cluni, l'eût fait, non moins que sa renommée, placer en tête de toute la congrégation et marcher le premier après son chef, il accepta avec la dernière rigueur l'humilité et l'austérité de sa nouvelle vie. Il se revêtit des habits les plus grossiers; et cessant de prendre aucun soin de sa personne, il traita son corps avec le mépris des solitaires. «Saint Germain, dit l'abbé de Cluni[337], ne montrait pas plus d'abjection, ni saint Martin plus de pauvreté.» Silencieux, le front baissé, il fuyait les regards, il se cachait dans les rangs obscurs de ses frères, et par son maintien il semblait vouloir s'effacer encore parmi les plus inconnus. Souvent dans les processions, l'oeil cherchait avec hésitation ou contemplait avec étonnement cet homme d'un si grand nom, qui semblait se dédaigner lui-même et se complaire dans l'abaissement. Rendu par le saint siége à tous les devoirs du ministère, il fréquentait les sacrements, il célébrait souvent le divin sacrifice, ou prêchait la parole sainte aux religieux; encore fallait-il qu'il y fût contraint par leurs instances. Le reste du temps il lisait, priait et se taisait toujours. Ses études, comme celles de toute sa vie, continuaient d'avoir un triple objet, la théologie, la philosophie et l'érudition. Ce n'était plus qu'une pure intelligence. Les passions étaient anéanties ou condamnées au silence; et il ne restait plus d'action dans sa vie que l'accomplissement des devoirs monastiques. Mais s'il est vrai, comme il est permis de le croire, qu'il ait mis à Cluni la dernière main à son grand traité de philosophie scolastique, nous y lisons que même alors il se regardait encore comme la victime de l'envie, et que, sûr de la puissance de son esprit, des ressources de son savoir, de la durée de son nom, il confiait à l'avenir vengeur le triomphe de la science opprimée dans sa personne. «Convaincu que c'est la grâce qui fait le philosophe, puisqu'il faut du génie pour la dialectique,» il se sentait comme prédestiné à la science, et il écrivait pour l'instruction des temps où sa mort rendrait à l'enseignement la liberté, heureux ainsi d'assurer après lui la renaissance de son école[338]. Tel était l'homme dont l'humilité et la soumission édifiaient Pierre le Vénérable. [Note 337: _Ab. Op._, pars II, ep. xxiii. p. 340.] [Note 338: Voyez ci-après I. II, c. iii, et Ouv. inéd. d'Ab., Dialectique, p. 228 et 436. C'est une remarque de Thomasius, qu'Abélard n'a effacé d'aucun de ses ouvrages les opinions ni les passages qu'il semblait avoir rétractés. (_Ab. Vit._, § 81.)] Cependant ses forces déclinaient rapidement, et une maladie de peau très-douloureuse, lui laissait peu de tranquillité. L'abbé Pierre exigea qu'il changeât d'air, et l'envoya auprès de Châlons, dans le prieuré de Saint-Marcel, fondé par le roi Gontran, et possédé par l'ordre de Cluni. Cette maison s'élevait non loin des bords de la Saône, dans une des situations les plus agréables et les plus salubres de la Bourgogne. Là il continua sa vie studieuse; malgré ses souffrances et sa faiblesse, il ne passait pas un moment sans prier ou lire, sans écrire ou dicter. Mais tout à coup ses maux prirent un caractère plus alarmant; il sentit que le dernier moment venait, fit en chrétien la confession d'abord de sa foi, puis de ses péchés, et reçut avec beaucoup de piété les sacrements en présence de tous les religieux du monastère. «Ainsi, écrit Pierre le Vénérable, l'homme qui par son autorité singulière dans la science, était connu de presque toute la terre, et illustre partout où il était connu, sut, à l'école de celui qui a dit: _Apprenez que je suis doux et humble de coeur, demeurer doux et humble_, et, comme il est juste de le croire, il est ainsi retourné à lui[339].» [Note 339: Math., XI, 29.--_Ab. Op._, pars II, ep. XXIII, Petr. Vener. ad Heloïss., p. 342.] Abélard mourut à Saint-Marcel, le 21 avril 1142. Il était âgé de soixante-trois ans[340]. [Note 340: On lisait dans le vieux nécrologe du Paraclet: «Maistre Pierre Abaelard, fondateur de ce lieu et instituteur de sainte religion, trespassa ce XXI avril, agé de LXIII ans.» (_Ab. Op._; Not p. 1196.) «Undenas malo revocante calendas,» porte son épitaphe (_Id._, p. 343).] Il fut enseveli dans une tombe d'une seule pierre, creusée assez grossièrement et d'un travail fort simple. Déposé d'abord dans la chapelle de l'infirmerie où il était mort, son corps fut ensuite transporté dans l'église du monastère de Saint-Marcel, et y demeura quelque temps. Dans le dernier siècle, on y voyait encore son sépulcre, ou plutôt son cénotaphe, sur lequel il était représenté en habit monacal[341]. [Note 341: C'est, d'après de bonnes autorités (M. Alexandre Lenoir et M. Boisset, de Châlons), la même tombe où Abélard est déposé aujourd'hui au cimetière du Père Lachaise. M. Lenoir a donné le dessin du monument tel qu'il existait à Saint-Marcel avant la révolution. Suivant lui, le corps d'Abélard n'aurait quitté la chapelle de l'infirmerie que pour le Paraclet, et ce n'est que vers la fin du dernier siècle que son tombeau primitif aurait été transporté dans l'église du prieuré de Saint-Marcel. L'épitaphe, peinte en noir sur la muraille au-dessus du monument, portait: Hic primo jacuit Petrus Abelardus Francus et monachus cluniacensis, qui obiit anno 1142. Nunc apud moniales paraclitenses in territorio trecacensi requiescit. Vir pietate Insignis, scriptis clarissimus, ingenii acumine, rationum pondere, decendi arte, omni scientiarum genere nulli secundus. (_Voyage littéraire par deux bénédictins_, t. I, 1re partie, p. 225,--_Musée des monum. franç._, par A. Lenoir, t. 1, p. 220, pl. n° 617.)] Mais quand il mourut, il avait depuis bien longtemps demandé que ses restes reposassent au Paraclet[342]. Cette volonté devait être accomplie; celle qui régnait au Paraclet ne pouvait permettre qu'on ne l'accomplît pas. [Note 342: _Ab, Op._, pars I, ep. III, p. 63 et ci dessus p. 147.] Elle vivait dans un profond silence; depuis longues années, ce coeur s'était fermé et ne se montrait qu'à Dieu, sans se donner à lui. On ne sait rien d'elle. Pierre le Vénérable avait fait de tout temps profession de lui porter autant d'admiration que de respect. Une correspondance liait le Paraclet et Cluni; l'abbé avait reçu d'elle, par un moine nommé Théobald, une lettre et quelques petits présents, lorsqu'il lui écrivit, pour lui raconter les derniers jours de son époux, une épître pleine de louange où il l'appelle femme vraiment philosophique, où il la compare à Déborah la prophétesse, et à Penthésilée, reine des Amazones, et lui exprime de vifs regrets de ce qu'elle n'habite pas avec les servantes du Christ, la douce prison de Marcigny, couvent de femmes bénédictines placé dans le voisinage, près de Semur et sous la direction de l'abbé de Cluni. Il joignit même à sa lettre une épitaphe en onze vers latins qu'il avait composée en l'honneur d'Abélard et qu'on lisait plus tard gravée sur la muraille de l'aile droite de l'église de Saint-Marcel, près de la sacristie[343]. C'était, y disait-il, «le Socrate, l'Aristote, le Platon de la Gaule et de l'Occident; parmi les logiciens, s'il eut des rivaux, il n'eut point de maître. Savant, éloquent, subtil, pénétrant, c'était le prince des études; il surmontait tout par la force de la raison, et ne fut jamais si grand que lorsqu'il passa à la philosophie véritable, celle du Christ.» On peut regarder ces mots comme l'expression du jugement de tous les esprits éclairés du siècle d'Abélard. [Note 343 : Gallorum Socrates, Plato maximus Hesperiarum, Noster Aristoteles, logicis quicumquo fuerunt Aut par aut melior, studiorum cognitus orbi Princeps.... Dans l'édition d'Amboise, cette épitaphe est jointe à la lettre où Pierre rend compte à Héloïse de la mort d'Abélard. En 1703, on la lisait encore dans l'église de Saint-Marcel, d'après les auteurs de l'_Histoire littéraire_. Une seconde épitaphe, rapporté également par d'Amboise, est aussi attribuée à l'abbé de Cluni; la première seule l'est avec quelque certitude; nous l'analysons dans le texte; les deux derniers vers de la seconde en ont été détachés et cités seuls comme étant l'inscription du tombeau d'Abélard; les voici: Est satis in tumulo: Petrus hic jacet Abaelardus Cui soli patuit scibite quidquid erat. ou, comme la donne le P. Dubois: Est satis in titulo: Praesul hic jacet Abaelardus, etc. P** en a donné une troisième trouvée dans un manuscrit qu'il croit presque contemporain d'Abélard; elle commence ainsi: Petrus amor cleri, Petrus inquisito veri, etc. On peut y remarquer ce vers: Praeteriit, sed non periit, transivit ad esse. La chronique de Richard de Poitiers, moine de Cluni, en contient une quatrième dont voici le premier vers mutilé: Bummorum major Petrus Abaelardus.... Rawlinson a extrait d'un manuscrit de la bibliothèque d'Oxford une cinquième épitaphe, assez remarquable par quelques vers sur le nominalisme; elle commence par ces mots: Occubuit Petrus; succumbit eo moriento Omnis philosophia.... Philippe Harveng, théologien du XIIe siècle, en a composé ou conservé une dont nous ne connaissons que le premier vers: Lucifer occubuit, stellae radiate minores. (C. _Ab. Op._, praefat. in fin. pars II, ep. XXIII, p. 342.--_Thes. anecd. noviss._, t. III, _Dissert. isag_ XXII.--_Ex chronic._, Wilelm. Godel. et Rich. pict., _Rec. des Hist._, t. XII, p. 415 et 675.--_P. Ab. et Hel. Epist._, edit. a R. Rawlinson, 1718.--P. Harveng., _Op._, p. 801.--_Hist. eccles. paris._, auct. Dubois, t. II, l. XIII, c. VII, p. 178.--_Hist. litt._, t. XII, p. 101 et 102.)] «Ainsi, chère et vénérable soeur en Dieu,» écrivait l'abbé de Cluni à l'abbesse du Paraclet, «celui à qui vous vous êtes, après votre liaison charnelle, unie par le lien meilleur et plus fort du divin amour, celui avec lequel et sous lequel vous avez servi le Seigneur, celui-là, dis-je, le Seigneur, au lieu de vous, ou comme un autre vous-même, le réchauffe dans son sein, et au jour de sa venue, quand retentira la voix de l'archange et la trompette de Dieu descendant du ciel, il le garde pour vous le rendre par sa grâce.» Nous n'avons point la réponse d'Héloïse; mais nous savons que quelque temps après, dans le mois de novembre, Pierre le Vénérable se rendait au Paraclet. Pour complaire à l'abbesse, il avait fait enlever de l'église de Saint-Marcel, en secret et à l'insu de ses religieux, les restes mortels d'Abélard, et il les apportait à leur dernière demeure. Dans une lettre où elle le remercie, Héloïse lui dit simplement: «Vous nous avez donné le corps de notre maître[344].» [Note 344: «Corpus magistri nostri dedistis.» On pourrait croire par la place où se lit cette phrase, qu'il s'agit du corps de Notre-Seigneur, et que Pierre disant la messe au Paraclet y donna la communion aux religieuses. Mais il y aurait _Corpus DOMINI nostri_ (_Ab. Op._, pars II, ep. XXIII, p. 342 ep. XXIV. Heloiss. ad Petr. Abb. clun., p. 343). M. Boisset, à qui nous devons la conservation du premier tombeau d'Abélard, dit dans une lettre adressée à M.A. Lenoir, que l'abbé de Cluni se rendit à Saint-Marcel dans les premiers jours de novembre, sous prétexte d'y faire la visite abbatiale; qu'une nuit, pendant le sommeil des religieux, il fit enlever le corps d'Abélard, et partit aussitôt lui-même avec ce dépôt pour aller au Paraclet, où il arriva le 10 novembre 1142. (_Mus. des mon. fr._, t. I, p. 231)] Pendant son séjour au Paraclet, Pierre dit la messe dans la chapelle, le 16 novembre, prêcha dans la salle du chapitre, accorda au monastère le bénéfice de Cluni, et à l'abbesse ce qu'on appelait le Tricenaire, c'est-à-dire une concession de trente messes à dire par ses moines, ou tout au moins des prières pendant trente jours de suite après la mort d'Héloïse, et pour le repos de son âme. De retour dans son abbaye, il régularisa cette promesse en lui envoyant un engagement écrit et scellé de son sceau, ainsi que l'absolution d'Abélard qu'elle avait demandée, pour la suspendre, suivant l'usage du temps, au tombeau qu'elle faisait élever à son maître et à son époux. Cette absolution est conçue en ces termes: «Moi, Pierre, abbé de Cluni, qui ai reçu Pierre Abélard dans le monastère de Cluni, et cédé son corps, furtivement emporté, à l'abbesse Héloïse et aux religieuses du Paraclet; par l'autorité du Dieu tout-puissant et de tous les saints, je l'absous d'office de tous ses péchés[345].» [Note 345: _Ab. Op._, pars. II, ep. XXV; Pet. clun. ad. Hel., p. 344 et 345.] On a conservé un hymne funèbre, ce que les anciens appelaient _noenia_, chanté peut-être ou supposé chanté près du tombeau d'Abélard par l'abbesse du Paraclet et ses religieuses[346]. On voudrait croire que ce chant, qui ne manque pas, dans sa simplicité, d'une certaine grâce mélancolique, est l'ouvrage d'Héloïse. Pourquoi cette stance ne serait-elle pas d'elle? Tecum fata sum perpessa; Tecum dormiam defessa, Et in Sion veniam. Solve crucem, Due ad lucem Degravatam animam. Elle demande à reposer près de lui; c'est à lui qu'elle demande de la conduire au séjour d'éternelle lumière, et aussitôt elle entend le choeur et la harpe des anges; et les religieuses s'écrient: «Que tous deux se reposent du travail et d'un douloureux amour. Requiescant a labore, Doloroso et amore. «Ils demandaient l'union des habitants des cieux: déjà ils sont entrés dans le sanctuaire du Sauveur.» [Note 346: Ce chant nous est transmis par un auteur allemand, qui ne dit point d'où il l'a tiré (Morlz Carriere, _Abuelard und Heloise_, p. XCVI). Je ne l'ai vu mentionné nulle part ailleurs. M. Carriere en donne une traduction en vers allemands, par M. Follen. Ce petit poème est très-simple. Les religieuses chantent d'abord deux stances de _requiescat_ devant le tombeau; puis Héloïse en dit quatre analysées dans le texte; elle demande la mort et le ciel. Aussitôt les nonnes reprennent et annoncent la béatitude des deux époux. Héloïse elle-même aurait bien osé composer cela.] Héloïse vécut encore vingt et un ans; elle continua d'être l'objet de l'admiration et de la vénération générale. Son siècle la mettait au-dessus de toutes les femmes, et je ne sais si la postérité a démenti son siècle[347]. [Note 347: «Tu... et mulieres omnes evicisti, et pene viros universos superasti.» (_Petr. clun. ep., Ab. Op.,_ pars II. p. 337.)--«Fama... femineum sexum vox excessisse nubis nutilleavit. Quomodo? Diciando, versilicando, etc... Stultus ego qui lunam illuminare velo.... Calamus vester calamis ductorum supereminet aut aequatur.» (Hug. Metel. ep. XVI et XVII ad Helois. Hug., _Sac. antiq. mon._, t. II. p. 348 et 349.)] La prospérité, la richesse, la dignité du couvent du Paraclet ne firent que s'accroître. Sa première abbesse mourut le 16 mai 1164, un jour de dimanche, au même âge que son fondateur. Le calendrier nécrologique français du Paraclet portait à son nom: «_Héloïse, mère et première abbesse de céans, de doctrine et religion très-resplendissante_[348].» [Note 348: «Mater nostrae religionis Heloysa, prima abbatissa, documentis et religione clarissima, spem bonam ejus nobis vita donante, feliciter migravit ad Dominum.» C'est ce qu'on lisait dans le _Necrologium_ à la date Anno MCLXIV, XVII Kal. jun. (_Gall. Christ.,_ t. XII, p. 574.) Duchesne a lu dans le calendrier du Paraclet: «Heloysa, neptis Fulberti canonici parisiensis, primo petri Abaelardi conjux, deinde monialis et prioritsa Argentolii, post oratorii paralitei abbatissa, quod ab anno MCXXX ad annum MCLXIV prudenter atque religiose rexit.» (_Ab Op.;_ Not., p. 1181.) C'est une tradition plutôt qu'un fait historique qu'Héloïse mourut au même âge qu'Abélard. On a vu qu'il n'existe pas de donnée certaine sur l'époque de sa naissance. Une inscription gravée près du premier sépulcre d'Abélard dans l'église de Saint-Marcel de Châlons, portait: «Obiit magnos ille doctor XI Kalend. Maii an. MCXLII, anno suo _climacterico_. et Heloissa vero XVII Kalend. Junii anno MCLXIII. Creditur enim XX annis amplius marito supervixisse.» Ces paroles ne sont pas affirmatives. (_Hist. litt._ t. XII, p. 645.--Voyez ci-dessus la note 3 de la p. 46.)] On dit qu'en mémoire de sa science incomparable, ses religieuses voulurent que le Paraclet célébrât tous les ans l'office en langue grecque le jour de la Pentecôte; et cette institution s'est longtemps maintenue[349]. [Note 349: In not. Auberti Miraei ad _Henric. Gandat. de scriptor. ecclesiast._ c. XVI. _Biblioth. eccles.,_ p. 164.--Bayle, _Dict. crit._, art. _Paraclet._--Gervaise, _Vie d'Abeil_., t. II, liv. VI, p. 328.] Peu de temps avant sa mort et dans sa maladie, elle ordonna, dit-on, qu'on l'ensevelît dans le tombeau de son époux. Ce tombeau était placé dans une chapelle qu'Abélard avait fait construire, peut-être le premier bâtiment en pierre de l'ancien Paraclet, et qui joignait le cloître avec le choeur. On l'appelait le petit moustier. «Lorsque la morte,» dit une chronique, «fut apportée à cette tombe qu'on venait d'ouvrir, son mari qui, bien des jours avant elle, avait cessé de vivre, éleva les bras pour la recevoir, et les ferma en la tenant embrassée[350].» [Note 350: D'Amboise et Duchesne donnent ce fait un peu légendaire comme extrait d'une chronique de Tours, alors manuscrite. _Verba chronici MS. Turonici._ (_Ab. Op_., praefat, et not. p. 1195.) Ce doit être le _Chronicon Turonense_ inséré par fragments dans le _Recueil des Historiens_, comme oeuvre d'un chanoine de Saint-Martin de Tours. Le passage cité y est indiqué par les premiers mots seulement (t. XII. p. 472), puis suivi d'un renvoi à la chronologie de Robert d'Auxerre. Dans celle-ci (_Id_., p. 293), le passage est inséré à peu près dans les termes rapportés par d'Amboise; mais il s'arrête à la translation du corps d'Abélard au Paraclet, et ne mentionne ni le désir exprimé par Héloïse d'être ensevelie avec son amant, ni le fait miraculeux ici raconté. Peut-être cette différence entre le texte de la chronique de Tours, si elle est telle que d'Amboise la donne, et les termes de la chronologie de Robert, a-t-elle échappé à l'éditeur du _Recueil des Historiens_. Aucune partie du paragraphe concernant Abélard, ni le début, ni la fin, ne se trouve dans le texte de la chronique de Tours, imprimé pour la première fois et par extraits dans l'_Amplissima collectio_, de Marténe et Durand (t. V, p. 917 et 1015). On sait au reste qu'un récit tout semblable se trouve dans Grégoire de Tours. (_De Glor. confess._, c. XLII.)] La vérité cependant, c'est qu'Héloïse ne fut pas d'abord ensevelie dans le même tombeau, mais dans la même crypte qu'Abélard. Trois siècles après leur mort, en 1497, par les soins de Catherine de Courcelles, dix-septième abbesse du Paraclet, leurs restes furent transportés du petit moustier dans le choeur de la grande église du monastère, et déposés, ceux d'Abélard à droite, ceux d'Héloïse à gauche du sanctuaire, et plus tard rapprochés au pied ou même au-dessous du maître autel[351]. [Note 351: _Gall. Christ._, I. XII, p. 614.--_Ann. ord. S. Benedict._., t. VI, p. 356.] On rapporte qu'en 1630, la vingt-troisième supérieure du Paraclet, Marie de la Rochefoucauld, fit transporter les deux tombes dans la chapelle dite de la Trinité, devant l'autel; elles y restèrent longtemps, sans aucune épitaphe, dans un caveau situé au-dessous des cloches[352]. On ajoute que c'est alors que les ossements encore entiers furent réunis dans un double cercueil qui a été ouvert de nos jours. Il paraît qu'en 1701, une épitaphe en prose française fut, par l'ordre de la vingt-cinquième abbesse, Catherine de la Rochefoucauld, gravée sur un marbre noir placé à la base de cette chapelle sépulcrale ou plutôt sur une plinthe au pied de la triple statue de la Trinité, que cette dame avait relevée. En 1766, une autre abbesse du même nom conçut le plan d'un monument où devait figurer encore cette curieuse statue, et qui ne fut exécuté qu'en 1779 par la dernière abbesse du Paraclet[353]. La révolution française, qui abolit l'institution fondée par Àbélard, respecta cependant et sa mémoire et le double cercueil où l'on croyait avoir conservé les derniers restes d'Abélard et d'Héloïse. [Note 352: _Voyag. litt. par deux bénédict._, 1re partie, p. 85.] [Note 353: C'était Charlotte de Roucy; celle qui avait conçu le plan était la vingt-sixième abbesse et se nommait Marie de Roye; toutes de la maison de la Rochefoucauld. L'épitaphe que l'une fit graver sur le tombeau, avait été composée à la demande de l'autre, en 1766, par l'Académie des inscriptions; elle est conçue en ces termes: Hic Sub eodem marmore jacent Hujus monasterii Conditor, Petrus Abaelardus Et abbatissa prima Heloissa, Olim studiis, ingenio, amore, infaustis nuptiis Et poenitentia, Nunc aeterna, quod speramus, felicitate Conjuncti. Petrus oblit XX prima aprilis 1142, Heloissa XVII maii 1163. Curis Carolae de Roucy, Paracleti Abbatissae. 1779. Il y a erreur dans cette dernière date. On a attribué cette épitaphe à Marmontel. M.A. Lenoir, qui parait avoir vu ce monument ou l'avoir copié sur des dessins authentiques, l'a fait graver dans son Musée. Il se compose du triple groupe et d'un socle appliqués à la muraille. (_Lives of Abeil. and Helois._, by J. Berington, t. II, p. 231.--_Mus. des mon. fr._, t. I, p. 225 à 228, pl. no 516.--_Abail et Hél_., par Turlot, p. 267-269.)] Ces ossements confondus sont aujourd'hui replacés dans la tombe de pierre où lui-même avait été d'abord enseveli sous les voûtes de l'église de Saint-Marcel. Comment cette tombe est-elle aujourd'hui déposée dans un des cimetières de Paris? D'où vient le monument qui la renferme, ce monument connu de tous, tant de fois reproduit par le dessin, sans cesse visité par une curiosité populaire, et qu'on peut souvent dans les beaux jours voir encore paré de couronnes funéraires et de fleurs fraîchement cueillies? Un homme dont les soins pieux ont sauvé à la France bien des richesses de l'art gothique dans un temps où cet art était aussi dédaigné par le goût qu'insulté par les passions, l'auteur du _Musée des monuments français_[354], est celui à qui nous devons la conservation des restes d'Abélard et d'Héloïse et le tombeau même qui les contient. En 1792, le Paraclet fut vendu à la requête et au profit de la nation. Les notables de Nogent-sur-Seine vinrent en cortége lever les corps des deux amants que protégeait du moins la philosophie sentimentale de l'époque, et les transportèrent avec le groupe de la Trinité encore tout entier, dans leur ville et dans l'église de Saint-Léger. En 1794, des fanatiques du temps, à qui certainement l'ombre de saint Bernard n'était point apparue, dévastèrent l'église, et le groupe, jadis suspect d'un symbolisme hérétique, fut brisé comme un monument de superstition. Cependant ils épargnèrent le caveau qui renfermait les précieux restes. Six ans après, 8 floréal an VIII, M. Lenoir, muni d'un ordre du gouvernement, reçut des mains du sous-préfet au nom de l'arrondissement, un cercueil qui renfermait ces restes séparés par une lame de plomb. On l'ouvrit avec soin, et un procès-verbal fut dressé constatant l'état des ossements. Il a été publié. Les têtes furent moulées, et c'est sur ce modèle qu'un sculpteur a composé les masques si connus. Vers le même temps, un médecin de Châlons-sur-Saône, ayant sauvé le tombeau de l'église de Saint-Marcel, cette cuve de pierre gypseuse alabastrite, grossièrement ciselée, au moment où, achetée par un paysan, elle allait être livrée à quelque usage domestique, la remit au créateur du musée des Petits-Augustins, et c'est dans ce sépulcre grossier dont les sculptures paraissent effectivement à de bons juges être du temps et du pays, que les restes des deux époux ont été enfin déposés. Auprès d'une statue réputée celle d'Abélard en habit de moine, une statue de femme, du XIIe siècle, et à laquelle on avait adapté le masque de convention d'Héloïse, fut couchée sur le même tombeau. C'est celui qu'on a placé dans une sorte de chambre ou de lanterne, d'un gothique orné, et formée de débris enlevés au cloître du Paraclet, et surtout à une ancienne chapelle de Saint-Denis. Ce monument, d'un style recherché, postérieur au XIIe siècle, ouvrage composite d'Alexandre Lenoir, fut à la restauration transporté du jardin du musée des Petits-Augustins dans le cimetière du Père-Lachaise le 6 novembre 1817. Les noms d'Héloïse et d'Abélard étaient gravés alternativement sur la plinthe, et interrompus seulement par ces mots: [Grec: LEI SYMPEPLEGMENOI], _toujours unis_. [Note 354: M. Alexandre Lenoir. Il a raconté lui même tous ce details. Le médecin de Châlons est M. Boisset, le sculpteur M. Descine. (_Mus. des mon. fr._, t. I, p. 221 et suiv.--_Notice hist. sur la sépult. d'Hél. et Abail._, par le même, 1816.--Villenave, Notice placée en tête de la traduction des lettres, par le bibl. Jacob, p. 116 et suiv.--Autre traduction des lettres, par M. Oddoul; édition illustrée, t. I, p. CXI.)] On a vu qu'Héloïse avait un fils dont l'histoire ne parle pas. Il paraît qu'il entra dans les ordres, et obtint la bienveillance de Pierre le Vénérable. Dans la lettre qu'elle écrit à ce dernier, elle lui recommande son fils, pour qui elle le prie d'obtenir une prébende de l'évêque de Paris ou de tout autre. L'abbé répond qu'il s'efforcera de lui en faire accorder une dans quelque noble église, mais il ajoute que la chose n'est pas aisée, et qu'il a éprouvé souvent que les évêques se montrent fort difficiles pour accorder des prébendes dans leur diocèse[355]. [Note 355: _Ab. Op._ ep. xxiv et xxv, p. 343 et 345.] En 1150, il y avait à Nantes un chanoine de la cathédrale du nom singulier d'Astralabe; il semble, que ce devait être le fils d'Abélard[356]. Un religieux du même nom est mort en 1162, abbé de Hauterive, dans le canton de Fribourg. Si c'est le fils d'Héloïse, sa mère lui aurait survécu de deux ans. Nous avons encore une pièce de vers latins qu'Abélard composa pour son fils; c'est un recueil de sentences morales, et l'on y lit ces mots: _Nil melius muliere bona[357]_. C'est la véritable épitaphe d'Héloïse[358]. [Note 356: Extrait du Cartulaire de Buré; _Mém. pour servir à l'Hist. de Bretagne_, t. I, p. 587. Aussi Niceron veut-il qu'Astralabe soit mort en Bretagne (t. IV). Turlot dit avoir lu dans l'obituaire du Paraclet qu'il mourut dans ce couvent peu de temps après sa mère. (_Abail. et Hél._, p. 124 et 144.)] [Note 357: C'est M. Cousin qui a découvert par hasard, en 1837, cet Astralabe, mort en Suisse abbé de bénédictins. Il a aussi publié des vers qu'Abélard aurait faits pour son fils, et qui, sans manquer d'élégance, manquent de poésie comme presque tous les vers latins du moyen âge. (_Frag. philos._, t. III, append. X.) Mais malgré l'_Histoire littéraire_, Thomas Wright (_Reliq. antiq._, t. I, p. 15), M. Edelestand Dumeril ne veut pas que cette pièce soit d'Abélard. (_Journ. des sav. de Norm._, 2e liv., p. 112.)] [Note 358: D'Amboise en a publié une autre en quatre méchants vers latins. Il ne dit point où il l'a trouvée (_Ab. Op._, praefat. in fin.), elle commence ainsi: Hoc tumulo abbatissa jacet prudens Heloyssa, etc. Terminons notre récit. Il doit, s'il est fidèle, suffire pour faire connaître Abélard et celle dont le nom charmant est inséparable du sien. On nous dispensera de chercher à juger son génie, son amour, son caractère. Sa vie est comme le reflet de tout cela, et on le juge en la racontant. Quoique les ouvrages d'Abélard aient beaucoup de valeur, ils donneraient de lui une insuffisante idée, si nous n'avions le témoignage de son siècle, et ce témoignage est très-considérable. Ces temps du moyen âge qu'on se représente comme ensevelis dans l'ignorance, comme abrutis de grossièreté, tenaient en haute estime, peut-être à cause de leur grossièreté et de leur ignorance même, les travaux de l'esprit et du talent. La renommée s'attachait aisément alors à la supériorité littéraire, et je ne sais s'il est beaucoup d'époques où il ait mieux valu briller par la pensée ou la science. C'étaient autant de dons rares, merveilleux, presque surnaturels, auxquels tous rendaient hommage. Le clergé même considérait les esprits qu'il redoutait. Le pouvoir temporel les persécutait quelquefois, mais ne les dédaignait pas. Il y avait au-dessus de ces populations rudes et violentes, séparées par tant d'obstacles, exposées à tant de tyrannies, une véritable république des lettres, une société tout intellectuelle que l'Église universelle ou du moins l'Église latine, enserrait dans son vaste sein, offrant une place, un titre, un asile, une puissance même, à ceux qui s'en montraient les citoyens éminents. La force, qui dans le champ de la politique exerçait un empire si absolu, s'arrêtait avec respect, même avec déférence, devant le génie ou le simple savoir, revêtu d'un caractère sacré et populaire à la fois; on admirait ce que l'on ne comprenait pas. Abélard, à travers tous ses malheurs, a joui autant ou plus qu'homme au monde des douceurs de la renommée. Les philosophes de la Grèce n'obtinrent pas de leur vivant une aussi lointaine célébrité. Chez les modernes, ni les Descartes, ni les Leibnitz n'ont vu leur nom descendre à ce point dans les rangs du peuple contemporain. Voltaire seul, peut-être, et sa situation dans le XVIIIe siècle, nous donneraient quelqu'image de ce que le XIIe pensait d'Abélard. Ceux mêmes qui le blâmaient ou ne l'osaient défendre, l'appelaient _un philosophe admirable, un maître des plus célèbres dans la science_. «Nos siècles,» dit un chroniqueur, «n'ont point vu son pareil; les premiers siècles n'en ont point vu un second[359].» Un écrivain du temps emploie pour lui ce mot, qu'il invente peut-être, ce titre d'esprit _universel_ qui semble avoir été précisément retrouvé pour Voltaire; d'autres ont dit que la Gaule n'eut _rien de plus grand_, qu'il était _plus grand que les plus grands_, que _sa capacité_ était _au-dessus de l'humaine mesure_; et ce siècle, qui avait le culte de l'antiquité, l'a mis au rang des Platon, des Aristote, et, chose plus étrange, des Cicéron et des Homère[360]. Pour expliquer un enthousiasme si vif et si général, il faut ajouter au mérite réel de ses ouvrages, la puissance et le charme de son élocution. Jamais l'enseignement n'eut plus d'ascendant et d'éclat que dans la bouche d'Abélard. Aussi couvrit-il la chrétienté de ses disciples. On dit que de son école sont sortis un pape, dix-neuf cardinaux, plus de cinquante évêques ou archevêques de France, d'Angleterre ou d'Allemagne[361], et parmi eux le célèbre Pierre Lombard, évêque de Paris, celui qui constitua la philosophie théologique de l'université par son livre fameux, le _Livre des sentences_, dont on croit que le fondement est dans le _Sic et non_ d'Abélard. Ses disciples les plus avérés sont Bérenger et Pierre de Poitiers, Adam du Petit-Pont, Pierre Hélie, Bernard de Chartres, Robert Folioth, Menervius, Raoul de Châlons, Geoffroi d'Auxerre, Jean le Petit, Arnauld de Bresce, Gilbert de la Porrée[362]. Mais les historiens de la philosophie lui donnent pour disciples, non sans raison peut-être, tous ceux qui cinquante ans durant après lui, enseignèrent par leurs leçons ou leurs écrits la dialectique et la théologie rationnelle. Ce qui est certain, c'est que la scolastique, cette philosophie de cinq siècles, ne cite point de plus grand nom, et consent à dater de lui. Ceux qui, dans l'école, l'ont précédé, égalé, surpassé, sont restés au-dessous de lui dans la mémoire des hommes. [Note 359: «Mirabilis philosophus.» Roh. autiss., _Chron., Rec. des Hist._, t. XII, p. 203. «Magister in scientia celeberrimus.» Alberic. _Chron., id._ t. XIII, p. 700. «Philosophus cui nostra parem, nec prima secundum saecula viderunt.» _Ex chron. britann. id._ t. XII, p, 558.] [Note 360: Gallia nil majus habuit vel clarius isto. (Epitaph. _Ex Chron._ Rich. pict., _Rec. des Hist._, t. XII, p. 415.) Petrus.... quem mundus Homerum Clamabat. (Seconde épitaphe attribuée à Pierre le Vénérable.) Plangit Aristotelem sibi logica nuper ademptum, Et plangit Socratem sibi moerens Ethica demtum, Physica Platonem, facundia sic Ciceronem. (Épitaphe attribuée au prieur Godefroi, par Rawlinson.)] [Note 361: Crevier, _Hist. de l'Université_, t. I, p. 171.--_Essai sur la vie et les écrits d'Abélard_, par madame Guizot, p. 330.] [Note 362: Inter hos et allos in parte remota Parvi pontis incola (non loquor ignota). Disputabat digitis directis in tota, Et quecumque dixerat erant per se nota. Celebrem theologum vidimus Lombardum, Cum Yvone, Helyum Petrum, et Bernardum, Quorum opobalsamum spirat os et nardum; Et professi plurimi sunt Abaielardum. Ces vers sont de Walter Mapes (p. 28 du recueil déjà cité. Voy. ci-dessus, not. 1 de la page 168). Tous les noms qu'on vient de lire sont connus, à l'exception de cet Yvon ou Ives dont parle le poète anglais. On ne cite au XIIe siècle sous ce nom que saint Ives, évêque de Chartres, et un prieur de Cluni, qui fut appelé _Scolasticus_; mais celui-ci est mort cent ans avant la mort de Mapes. Voyez les articles de tous ces savants dans l'_Histoire littéraire_, et sur les disciples d'Abélard, Duboulai, _Hist. Univ._, t. II, catalog. Illust. vir., et Brucker, _Hist. crit. phil._, t. III, p. 768.] L'influence d'Abélard est dès longtemps évanouie. De ses titres à l'admiration du monde, plusieurs ne pouvaient résister au temps. Dans ses écrits, dans ses opinions, nous ne saurions distinguer avec justesse tout ce qu'il y eut d'original, et nous sommes exposés à n'y plus apprécier des nouveautés que les siècles ont vieillies. Mais pourtant il est impossible d'y méconnaître les caractères éminents de cette indépendance intellectuelle, signe et gage de la raison philosophique. Chargé des préjugés de son temps, comprimé par l'autorité, inquiet, soumis, persécuté, Abélard est un des nobles ancêtres des libérateurs de l'esprit humain. Ce ne fut pourtant pas un grand homme; ce ne fut pas même un grand philosophe; mais un esprit supérieur, d'une subtilité ingénieuse, un raisonneur inventif, un critique pénétrant qui comprenait et exposait merveilleusement. Parmi les élus de l'histoire et de l'humanité, il n'égale pas, tant s'en faut, celle que désola et immortalisa son amour. Héloïse est, je crois, la première des femmes[363]. [Note 363: Mès ge ne croi mie, par m'ame, C'onques puis fust une tel fame. _Roman de la Rose_, t. II, v. 213.] Faible et superbe, téméraire et craintif, opiniâtre sans persévérance, Abélard fut, par son caractère, au-dessous de son esprit; sa mission surpassa ses forces, et l'homme fit plus d'une fois défaut au philosophe. Ses contemporains, qui n'étaient pas certes de grands observateurs, n'ont pas laissé d'apercevoir cet orgueil imprudent, disons mieux, cette vanité d'homme de lettres, par laquelle aussi il semble qu'il ait devancé son siècle. Les infirmités de son âme se firent sentir dans toute sa conduite, même dans ses doctrines, même dans sa passion. Cherchez en lui le chrétien, le penseur, le novateur, l'amant enfin; vous trouverez toujours qu'il lui manque une grande chose, la fermeté du dévouement. Aussi pourrait-on, s'il n'eût autant souffert, si des malheurs aussi tragiques ne protégeaient sa mémoire, conclure enfin à un jugement sévère contre lui. Que sa vie cependant, que sa triste vie ne nous le fasse pas trop plaindre: il vécut dans l'angoisse et mourut dans l'humiliation, mais il eut de la gloire et il fut aimé. LIVRE II. DE LA PHILOSOPHIE D'ABÉLARD. CHAPITRE PREMIER. DE LA PHILOSOPHIE SCOLASTIQUE EN GÉNÉRAL. La renommée philosophique d'Abélard était déjà ancienne, que ses ouvrages philosophiques demeuraient encore inconnus. Il y a dix ans, à peine savait-on s'ils existaient quelque part en manuscrit. Cependant on citait ses doctrines, on parlait de son système, qui tient une place dans l'histoire de la philosophie. Aucun de ceux qui ont écrit cette histoire n'a manqué de nommer Abélard parmi les hommes qui ont illustré et accrédité la scolastique, et de lui assigner au XIIe siècle le rang de fondateur d'une école. L'existence historique de cette école est notoire. Sa naissance, son éclat, son influence, du moins tant que son fondateur a vécu, sont des faits constatés et célèbres. Son caractère scientifique, sa valeur intellectuelle, nous paraissent des choses moins claires et moins connues. On ne voit pas bien dans les écrits des auteurs si Abélard fut un créateur ou seulement un continuateur, un propagateur de doctrine. Celle qu'il enseigna et qui dans sa bouche fut si puissante était-elle une innovation, un progrès, une réaction, une simple traduction de théories antérieures, une révolution dans la science? On est tenté de la croire nouvelle et de lui attribuer une singulière importance, quand on considère l'ascendant et la renommée de celui qui la professe. Mais si l'on néglige l'homme pour les choses, on est plus embarrassé de saisir le sens et de mesurer la grandeur de son oeuvre, et sa gloire paraît supérieure à ce qu'il a fait. On voit dans l'histoire qu'il fut l'élève de Roscelin, fameux comme fondateur ou restaurateur du nominalisme; on y voit aussi qu'il se sépara de Roscelin, et le combattit vivement[364]. Cependant il eut pour antagonistes les sectateurs du réalisme ou les adversaires de Roscelin, et il est compté dans les rangs des nominalistes, quoiqu'il ait prétendu changer leur doctrine, et que celle qu'il soutint ait quelquefois reçu un nom particulier et nouveau. Telles sont les notions un peu superficielles et vagues qui restent dans l'esprit de tout homme instruit, après la lecture des historiens de la philosophie. Telle est la commune renommée d'Abélard, et si ses aventures dignes du roman n'avaient jeté sur lui l'intérêt et l'éclat, on peut se demander si sa philosophie aurait suffi pour recommander sa mémoire. [Note 364: Voy. ci-dessus, liv. I, p. 7 et 34, et ci-après ch. VIII.] Avant la publication d'aucune partie importante de ses écrits de métaphysique, il fallait bien le juger sur des passages isolés ou sur des témoignages qui n'étaient pas le sien. De là cette vue générale et confuse de sa pensée et de son influence. Il était plus célèbre que connu. Aujourd'hui le voile qui le couvrait est à demi levé; on peut prouver que l'opinion établie sur son compte n'est pas d'une parfaite justesse; mais son influence toujours singulière est plus explicable. Il est évident désormais qu'il a fait plus qu'intervenir dans la controverse des réalistes et des nominaux, et qu'il n'y est pas tout à fait intervenu de la manière dont on le suppose. Sa trace dans cette partie spéciale de la science n'a d'ailleurs été ni très-profonde ni très-durable; mais son action sur l'enseignement et le mouvement de la science entière a pénétré fort avant, et s'est continuée par ses effets longtemps après lui. Nul philosophe n'a plus fait parler de lui; nulle philosophie n'est restée plus inédite. Deux idées ressortent de tout ce qu'on lit sur Abélard philosophe: une idée générale de l'époque où il a vécu, et de son importance parmi ses contemporains; une idée particulière de sa doctrine propre et de son oeuvre personnelle. Il a professé la philosophie au XIIe siècle, c'est-à-dire qu'il a enseigné cette philosophie qu'on est convenu de nommer la scolastique; puis, avec les diverses doctrines scolastiques, il a enseigné sur un point important un système qui a passé pour son ouvrage; et ce système, les classificateurs l'ont rattaché au nominalisme, ou appelé le conceptualisme. Pour connaître Abélard comme philosophe, il y aurait donc à connaître deux choses: la scolastique de son temps et la sienne. En étudiant ces deux points, nous ne nous flattons pas de les épuiser. La scolastique, ou, pour mieux parler, la philosophie, depuis Scot Erigene jusqu'à Descartes, est tout un monde à explorer; vingt ans plus tôt j'aurais dit, à découvrir. Quoique ce monde commence à être moins inconnu, il n'a pas cessé d'être immense, et quelque goût bienveillant que le moyen âge inspire aux beaux esprits de notre époque, nous n'en abuserons pas au point de traîner le lecteur dans tous ces sentiers du passé, où règnent peut-être aujourd'hui des brouillards moins épais, mais dont aucune main ne saurait arracher les ronces et les épines. Peut-être en dirons-nous trop encore pour ceux qui ne sont que médiocrement curieux, et qui aiment moins les détails que les résultats. Pendant longtemps, il n'a pas tenu aux écrivains modernes qu'on ne refusât à la scolastique le rang d'une philosophie. On a dit, en effet, et répété que la scolastique était une vaine science, une science verbale; que tous ses efforts avaient abouti à des controverses sans fin et sans valeur sur des questions de mots et non sur des questions de choses. La langue qu'elle parlait, avec ses difficultés et ses bizarreries repoussantes aujourd'hui pour notre intelligence et notre goût, a paru témoigner elle-même contre les idées qu'elle exprimait. On n'a pas manqué, de les juger dignes d'un temps de ténèbres, puisqu'elles étaient énoncées dans un idiome barbare, et cette fois trop _barbare_ pour mériter d'être _compris_. Et comme le jour où cette langue a péri, pour faire place à une diction plus pure et plus élégante, la science qu'elle exprimait a péri comme elle, on en a conclu naturellement que la science était la langue elle-même, et qu'il ne restait rien à apprendre de ce qui ne se disait plus. Mais, sans disculper tout à fait la scolastique de l'accusation d'avoir trop souvent consumé ses forces sur de simples questions de mots, sur des problèmes qui se seraient évanouis si l'on en eût seulement changé l'expression, nous nous permettrons de remarquer que cette accusation, vaguement conçue, pourrait être généralisée au point de n'être plus aussi accablante pour la doctrine à laquelle on l'adresserait. Il est dans la condition de la philosophie et peut-être de toute science humaine d'être, sous un certain point de vue, une science de mots; et il faut prendre garde que cette qualification lancée au hasard contre un système, oeuvre de l'esprit humain, ne retombe sur l'esprit humain lui-même; ce qui serait l'accuser puérilement d'être ce qu'il est et de faire comme il fait; ce qui serait lui reprocher sa nature. Il est trop évident que lorsque l'homme parle il pense, et que, par ses expressions, on juge de ses pensées. Puis, ses pensées exprimées correspondent ou sont données pour correspondantes à des choses. Ces choses existent ou n'existent pas, et elles sont ou ne sont pas comme il les exprime. Ainsi les mots sont les pensées, et les pensées sont ou ne sont pas les choses. On peut donc juger des choses par les pensées, comme des pensées par les mots; et si les mots ne faisaient que rendre des pensées qui ne correspondissent à aucune chose existante, ce qui semble le cas d'une véritable science de mots, cette science enseignerait cependant plus que des mots; car elle ferait connaître du moins l'esprit humain dans sa nature ou dans son histoire. Fausse comme expression des faits, elle ne serait pas entièrement vaine comme témoignage des idées, et il est utile de savoir jusqu'aux mensonges de l'esprit humain; il y a quelque chose à apprendre même dans une science fausse. C'est connaître encore que connaître ce qui n'est pas, pourvu qu'on sache que ce n'est pas, et celui-là ne serait point un ignorant, qui saurait bien quelles choses ne sont pas, et tout ce que les choses ne sont pas. Au moins saurait-il que les choses sont, et même, à quelques égards, il saurait ce qu'elles sont. Cela est vrai de toute science, même d'une physique fausse, même d'une astronomie fausse. Le jour où le système de Ptolémée a été renversé, on aurait pu le condamner aussi à titre de science de mots; car il n'était plus que cela. Les choses s'en étaient comme retirées, pour aller ailleurs et prendre d'autres formes. Qui pourrait dire cependant que jusque-là il eût été indifférent de le connaître, ou même que depuis lors il n'y eût rien à gagner à le connaître, et qu'il ne fût pas utile de comprendre ses fictions, afin de bien entendre pourquoi et comment elles sont des fictions, comment et pourquoi le système de Copernic est vrai? Mais ce que nous osons dire de toute science, nous l'affirmons avec bien plus de certitude de la philosophie. Celle-ci traite en effet d'objets qui, réels ou imaginaires, sont par eux-mêmes invisibles pour la plupart et n'ont de sensible que les mots qui les rendent. Je ne parle pas seulement des généralités contestées et douteuses, créations de l'art philosophique; je parle d'abord de ce qui n'est pas une invention systématique, une arbitraire abstraction, comme le mot même de _généralité_, comme celui d'abstraction, ceux de notion, d'idée et de jugement; je parle de tout ce que l'esprit croit réel ou conclut comme réel des perceptions actuelles et particulières de nos facultés; je parle de Dieu que nous concluons de tout ce que nous sommes et de tout ce que nous voyons; je parle de l'âme dont le nom est celui d'un invisible, que l'on affirme, que l'on suppose ou que l'on nie; je parle des facultés, qui ne sont pas assurément des substances individuelles, ni des choses que nous connaîtrions aussi distinctement si elles n'avaient un nom; je parle des forces que nous apercevons par la pensée à travers les mouvements de la nature et de la vie; je parle enfin de tout ce que je viens de nommer, en écrivant _nature, substance, vie_, toutes idées qui, lors même qu'elles correspondraient, comme je le crois, à quelque chose de réel, n'ont cependant d'immédiatement sensible que les mots qui les désignent, et d'existence scientifique qu'à la condition d'être exprimées. Or, la philosophie pourrait être appelée la science de ces mots, sans qu'on lui manquât de respect; et ne fût-elle bonne qu'à bien faire connaître ce qu'ils désignent, qu'à déterminer les idées qui leur répondent dans l'esprit humain, elle ne serait pas une science vaine; elle aurait atteint, en partie du moins, son objet; car elle serait en ce sens la science de l'esprit humain, et on l'a souvent définie ainsi, sans la dégrader. Déterminer ce que les mots veulent dire, c'est déterminer ce que l'esprit humain veut dire par les mots. Or, ce que l'esprit humain veut dire, c'est ce qu'il pense, et connaître ce que pense l'esprit humain, c'est déjà, à beaucoup d'égards, le connaître lui-même. La science des mots conçue de la sorte est donc déjà une science, et une science tellement sérieuse que des écrivains distingués ont estimé que c'était la première de toutes. En effet, des philosophes fort célèbres ont dit que les sciences n'étaient que des langues, et que toute bonne philosophie se réduisait à une langue bien faite. N'est-il pas étrange que ceux qui parlaient ainsi aient souvent condamné _a priori_ ce qu'ils appelaient les questions de mots, et cru décrier telle ou telle philosophie en la taxant de ne vivre que sur ces questions-là? En vérité la scolastique, aux yeux de la philosophie du XVIIIe siècle, n'aurait dû avoir aucun tort d'être une langue; son seul tort possible, c'était d'être une langue mal faite. Prenons donc garde que l'accusation élevée contre la scolastique ne remonte jusqu'à la philosophie. Car elle pourrait à la rigueur être articulée contre la science métaphysique, de quelque méthode que celle-ci se servit et quelque forme qu'elle essayât de revêtir. On peut distinguer en général trois manières de philosopher. Si, au lieu d'analyser péniblement, soit le sens des mots comparés entre eux, soit les opérations délicates de la pensée, on emploie implicitement les mots et la pensée, et qu'on cherche à décrire directement la nature des choses, à la représenter dans les êtres qui la composent et les rapports qui les unissent; quoique ce travail ne puisse s'opérer que suivant les lois de l'intelligence et à l'aide des noms qu'elle prête à ses idées, c'est une tentative immédiate sur les choses, comme la physique, la chimie ou la zoologie; c'est l'essai d'une science qui prétend être éminemment une science de choses; et on peut l'appeler une ontologie. Si l'on s'attache uniquement ou principalement à porter l'ordre, l'accord et la clarté dans nos manières de concevoir les choses que nous exprimons, et à réduire en système ces conceptions pour en composer une science régulière, c'est encore une philosophie. Quoique d'une part cette science soit aussi obligée de se servir des mots, d'en faire un choix et un usage méthodiques, quoique de l'autre, en étudiant les idées, elle étudie indirectement les choses, puisque nous en croyons notre pensée, et que notre esprit reproduit les choses, soit comme elles existent, soit comme elles sont réputées exister; une telle philosophie roule principalement sur les idées, et ceux qui l'ont particulièrement mise en honneur l'ont si bien senti qu'ils ont proposé de la nommer idéologie. Si maintenant, laissant dans l'ombre et le modèle extérieur auquel correspond le tableau de nos pensées, c'est-à-dire les choses, et le sujet, ainsi que la composition et l'ordonnance de ce tableau, la science se borne à en considérer séparément tout ce qui est notre oeuvre apparente et sensible, savoir, les images que nous produisons pour tracer et peindre le tableau après l'avoir conçu, je veux dire les mots; si, dis-je, elle s'attache à décrire et à déterminer la valeur, l'usage, les rapports de ces mots; quoiqu'elle ne puisse le faire sans un certain souvenir de la réalité, ni sans soumettre le langage à la pensée intérieure, ce droit naturel dont le langage est le droit écrit; la science est ouvertement alors une science de mots; elle a surtout les formes et les allures d'une grammaire, et s'il fallait ici, pour l'exactitude et la symétrie de nos distinctions, lui assigner un nom technique, nous lui pourrions donner, avec un sens spécial, le nom de terminologie. Ainsi, la philosophie peut être ontologique, idéologique, terminologique, selon le caractère qu'elle affecte et la méthode qu'elle préfère. Mais, avec telle ou telle de ces qualifications, cesse-t-elle d'être une philosophie? nous ne le pensons pas. Ainsi ne l'ont point pensé les hommes illustres qui, selon les temps, lui ont fait subir telle ou telle de ces trois transformations. Comment, en effet, les destituer du titre de philosophes? Et pour ne défendre ici que les terminologistes, qui pourrait dire qu'ils doivent être mis hors la philosophie? Seraient-ce les idéologistes, eux qui par le choix de ce nom ont témoigné de leur soin à s'abstenir, à s'écarter de toute ontologie, et qui, grammairiens avant tout, en inventant ce mot _idéologie_, sont restés en arrière de leur véritable doctrine, et ont retenu le nom de la science en deçà des conséquences qu'ils lui avaient fait réellement atteindre? Qui mieux qu'eux-mêmes avait, en effet, compris que l'expression tenait à la pensée? En se fondant sur la nécessité où nous sommes de jouer aux mots pour jouer aux idées, c'est eux qui ont ramené la science au langage. Conséquents et sincères, eux aussi, ils auraient pu appeler la philosophie du nom de terminologie. Quant aux ontologistes, seraient-ils donc les seuls philosophes? Depuis que le _Discours de la méthode_ a paru, cela serait difficile à soutenir; car le procédé ontologique, au sens où nous l'avons défini, a été presque généralement abandonné, et peut-être même décrié outre mesure. D'ailleurs, il est impossible à celui qui s'attache le plus aux choses de ne pas s'occuper au moins implicitement de l'étude et du classement des pensées. Ce sont deux opérations inséparables l'une de l'autre, et toutes deux sont inséparables d'un travail sur les mots. D'ordinaire, celui qui fait une découverte réforme la langue, et l'observation neuve d'un phénomène sensible de la nature aboutit à une innovation dans les termes. La découverte du principe de toute la chimie moderne pouvait presque se réduire à une meilleure définition du mot _combustion_. Dans la philosophie proprement dite, l'ontologie influe d'une manière encore plus notable et plus directe sur le langage. Tout auteur de système crée nécessairement sa langue, et prétend de nouveau marquer à son coin la monnaie usée des termes vulgaires. Il arrive même un fait assez frappant, quoique très-explicable, c'est que les philosophes qui ont le moins pensé aux mots en ont le plus abusé; dans le fait, ils n'ont pas été les moins sujets à se laisser conduire et tromper par le langage. Les philosophes grecs, par exemple, ceux surtout qui ont précédé l'école de Socrate, ont manié la langue avec une liberté qui les a souvent égarés, et à force de négliger l'analyse soit des mots, soit des idées, ils ont parfois, avec des idées confuses et des mots équivoques, construit le mensonge ontologique des cosmologies de l'antiquité. Faute de se tenir assez en garde contre les illusions du langage, contre les déceptions de la raison, on manque l'ontologie; on la rend plus obscure, plus fictive, plus nominale encore, que ne le serait la pure science de la pensée et de l'expression. Que d'observateurs du monde n'ont enfanté que le roman du monde! que de descriptions de la nature ont abouti à une science de mots! Mais si celui qui veut faire un système sur la nature des choses ne réussit trop souvent qu'à aligner sous le cordeau de la logique des dénominations arbitraires, il arrive aussi que, par un effet inverse, les esprits occupés uniquement de la terminologie de la science s'épuisent à la régulariser, à la distribuer dans les compartiments d'un plan analytique, à en séparer les termes par la distinction, à les rapprocher par l'analogie; et grâce à ce besoin et à ce pouvoir qui est en nous d'imposer des noms aux êtres ils prennent bientôt pour des êtres les noms eux-mêmes, et attribuent une réalité factice à ces mots si bien classés et si bien définis. L'intelligence qui, absorbée par l'étude du langage, semble avoir perdu le sens de la réalité, et se contenter des apparences verbales, rend ensuite par une illusion contraire la réalité à ces apparences, matérialise, anime, personnifie les êtres de raison que les mots supposent sans les prouver toujours. La science qui a voulu n'être que terminologique devient peu à peu ontologique; mais elle le devient dans l'ordre inverse de la vérité, et soumet le monde à la loi du langage, au lieu de faire le langage à l'image du monde. C'est alors que la science peut être accusée d'être une science de mots; elle risque de ne jamais autant mériter ce reproche qu'au moment où elle prétend l'éviter. Je laisserais ma pensée trop incomplète si je ne disais que la nécessité de faire une part à ces trois procédés de l'esprit, que l'impossibilité prouvée par vingt expériences d'en proscrire absolument aucun ou d'essayer impunément de le faire, pèse sur la philosophie, et nous oblige à les concilier. La science a trois points de vue; il faut savoir s'y placer tour à tour. Entre eux, il n'y a qu'une question d'ordre. Livré à lui-même et sous l'empire des nécessités de la vie, l'esprit mêle tout ensemble, et cette synthèse fait dans la pratique sa force et sa confiance. Toute intelligence est en communication avec la réalité, la conçoit suivant ses propres lois, et par le langage reproduit ce qu'elle a perçu et ce qu'elle a conçu, sous une forme communicable aux intelligences qui lui ressemblent. Lorsqu'on veut traduire ces connaissances pratiques et confuses en science, c'est-à-dire connaître avec méthode, quel point de vue faut-il choisir? où se placer pour mieux voir? par où commencer? Évidemment par cette unité même à laquelle se communique la réalité, et qui la communique à son tour, telle qu'elle l'a conçue, après l'avoir reçue. L'homme est constitué pour absorber d'abord et renvoyer ensuite la lumière qui l'environne. S'il s'étudie avec exactitude et profondeur, s'il recherche ce qu'il pense, non pour établir la généalogie arbitraire de ses idées, mais pour se bien rendre compte de tout ce qui est contenu dans ses notions acquises, dans ses notions primitives, des convictions qui dominent dans son esprit, comme des opérations à l'aide desquelles elles se forment et se manifestent, il parviendra sûrement à mieux connaître ce qui est, en connaissant mieux ce qu'il en pense et ce qu'il en dit. La puissance qui lui donne la réalité, qui la perçoit et la conçoit, puis qui porte dans tout ce qu'il sait et tout ce qu'il pense l'ordre, la clarté, la fixité par la parole, cette puissance, c'est lui-même; et, en s'étudiant bien, en scrutant tout ce mystère de sa nature intérieure sans perdre de vue le dehors de qui il reçoit et auquel il rend, il remonte à la source de la science, et prend le seul moyen de la faire complète, universelle, adéquate à la vérité, dans la mesure cependant où ces épithètes sont applicables à la connaissance humaine. Ce point de vue est le point de vue psychologique, qui ne diffère du point de vue idéologique qu'en ce qu'il est moins partiel et moins étroit. Pour celui qui ne s'arrête pas à l'idéologie superficielle, qui la pousse à sa profondeur dernière, la science de la réalité et celle du langage reparaissent à la lueur même du flambeau intérieur, et la philosophie retrouve au fond de l'esprit humain le vrai jour qui éclaire le monde. Quoi qu'il en soit, on a vu qu'on ne pouvait _a priori_ accuser une science d'être, au mauvais sens de l'expression, une science de mots. L'esprit considère toujours plus ou moins les choses, les idées, les mots. S'il tend à ne considérer que les choses, il ne se connaît pas bien lui-même. S'il n'est attentif qu'aux idées, il perd le sentiment des choses; et ce qu'il accepte pour des idées n'est bientôt plus que des mots. S'il s'occupe des mots plus que de tout le reste, il prend à la longue les mots pour les choses, et revient par un détour à l'ontologie. Si cette ontologie était vraie, peu importerait le chemin qui l'y aurait conduit; mais si elle est fausse, c'est alors qu'il ne sait que des mots. Qu'est-ce donc en définitive qu'une science qui n'est qu'une science de mots? c'est une fausse ontologie. Or, maintenant, est-ce là ce qu'a été la scolastique? Telle est la vraie question, et elle ne peut être résolue que par une étude suffisante de la scolastique même. Et comme il s'agit de savoir si finalement elle a dit mensonge ou vérité, on ne peut chercher à la passablement connaître, sans étudier avec elle le fond des choses; car on ne saurait juger d'une science qu'en la comparant à son objet, comme on ne juge de la fidélité d'un portrait que par son modèle. Et cela déjà prouve que l'étude de la scolastique n'est ni aussi superficielle, ni aussi gratuite, ni aussi stérile qu'il l'a paru longtemps. Ainsi, bonne ou mauvaise, la scolastique est une philosophie. Ce que nous avons dit suffit, ce semble, pour dissiper sur ce point les principaux doutes. Maintenant il y aurait à examiner d'abord si elle n'a réellement été que ce que nous avons appelé une terminologie; puis si cette terminologie a produit une fausse ontologie. Sur ces deux points, nous le disons d'avance, elle ne nous paraît pas irréprochable; mais elle n'est pas pour cela une science de néant. Nous avons déjà montré en général qu'une science qui mériterait, au sens où nous l'entendons, ce nom de science terminologique, ne serait pas nécessairement une science vaine. Faisons application de ces idées à la scolastique. Si cette philosophie est une science purement terminologique, elle est bien au moins une grammaire. La grammaire fait profession d'être la science des mots. Est-elle pour cela une science vaine et qui n'importe en rien à la connaissance des réalités? Prenons un exemple pour plus de clarté, et choisissons-le parmi les plus simples. Au début de toute grammaire, on vous dit que les premiers mots dont vous deviez vous occuper, sont les noms. Les noms sont les mots qui désignent et les choses qui sont et ce que sont les choses. Les choses sont des substances, et pour cette raison les noms sont appelés substantifs. Ce que les choses nommées par les substantifs, sont en sus de leur substance et de leur existence, est en quelque sorte ajouté à leur substance, et les noms de ce qui s'ajoute ainsi sont dits adjectifs. En d'autres termes, les noms désignent d'abord les choses, celles qui sont considérées comme subsistant par elles-mêmes; mais il y a autour de ces choses, ou dans ces choses, des circonstances, modes, accidents, ou qualités qui sont comme _adjacentes_ aux substances (_adjacentia_, c'est le mot de la scolastique et l'origine de celui d'_adjectif_), et qui peuvent, jusqu'à un certain point, êtres prises comme des choses, si bien que les adjectifs peuvent revêtir à leur tour la forme des substantifs et continuent alors de désigner les attributs pris substantivement, c'est-à-dire considérés comme s'ils existaient hors des choses auxquelles en réalité ils ne se rencontrent que réunis, et conséquemment comme s'ils existaient par eux-mêmes à la manière de ces choses. Tout le monde reconnaît là les substantifs abstraits. Cette première classification des mots ne fait-elle connaître que des mots? 1° D'abord elle vous apprend que l'esprit croit naturellement une existence réelle aux choses individuelles. 2° Puis, parmi ces substantifs qui les nomment, les uns désignent exclusivement un individu déterminé, les autres tous les individus semblables ou comparables, comme _arbre, homme, animal_. Or ceci nous enseigne que l'esprit a le besoin et la puissance de donner aux choses, en les considérant dans ce qu'elles ont de commun, des noms communs aussi, noms abstraits des réalités individuelles, et de former ainsi des genres et des espèces qui sont tout au moins les noms abstraits des concrets individuels. 3° En outre, ces substances quelconques désignées par les substantifs peuvent avoir des attributs exprimés aussi par des noms, et cela veut dire encore que l'esprit a la faculté de considérer ces mêmes attributs comme les sujets hypothétiques de certains autres attributs qu'il distingue ultérieurement, et de donner ou supposer à ces sujets de sa composition une certaine réalité, peut-être factice, sous la forme d'abstraction. Ainsi, à ne la considérer que comme une notion, la couleur n'est que le nom substantif de l'attribut du corps coloré, et elle devient à son tour le sujet d'autres attributs, elle est dite blanche, rouge, etc.; puis la blancheur, prise à son tour pour sujet, est dite terne, éclatante, etc. Or, la connaissance de cet emploi des idées et des mots est déjà un résultat idéologique, ou une vue de l'esprit humain. 4° Il est naturel de se demander ce qu'il en est de tout cela dans la réalité et indépendamment de l'esprit humain; et la grammaire a prévenu et même hypothétiquement résolu la question. Quand elle dit que les noms désignent des choses ou des qualités, elle suppose apparemment qu'il y a des choses et des qualités. Les choses réelles, individuelles, elle les appelle substances, ou choses qui existent par elles-mêmes. Elle appelle ainsi non-seulement des substances accessibles aux sens, mais des substances invisibles; Dieu, une âme, sont des substantifs comme cet homme ou cette pierre. La perception par les sens n'est pas l'unique garant de la substance, et l'on croit à des choses qu'on ne voit pas. Les langues faites sous l'empire de cette croyance la constatent; mais la justifient-elles? Elles font une distinction entre les substances et les qualités. Celles-ci sont dites ne pas exister par elles-mêmes, et elles ne sont que des choses en d'autres choses. Cependant elles sont nommées isolément, absolument, et supposées ainsi des choses par le langage. Cette supposition est-elle un démenti donné à la distinction précédente? Les qualités existent-elles, et comment existent-elles? Faut-il prendre le langage pour la réponse réelle et décisive à cette question? Il en préjuge la solution; il est, au moins par hypothèse, ontologique. Il décrit les réalités comme elles paraissent être à l'esprit, et tout au moins comme elles pourraient être effectivement. La grammaire n'est donc pas radicalement étrangère à l'ontologie. Elle la suppose en traduisant les idées de l'esprit humain. 5° Dès qu'elle a fait connaître les noms, elle expose les circonstances dans lesquelles ils se trouvent placés les uns par rapport aux autres, ou les relations verbales que leur donne le langage raisonné. Car la grammaire n'est pas une simple nomenclature; toute grammaire est syntaxe, même dès ses premières pages. Les choses nommées sont exprimées les unes relativement aux autres. Par exemple, on énonce qu'une chose est en la possession d'une autre ou qu'elle passe en la possession d'une autre; on énonce qu'une chose reçoit l'action d'une autre, et cela par le moyen d'une autre. Ce sont les différents _cas_ des noms, c'est le génitif, le datif, l'accusatif, l'ablatif. Voilà certainement encore de la pure grammaire. Et tout cela cependant signifie que l'esprit établit des rapports entre les objets; tout cela énumère et définit quelques-uns de ces rapports. La possession ou _habitude_ qui est exprimée par le génitif ou attribuée par le datif, le rapport d'action à passion, de moyen à résultat, sont assurément des conceptions de l'esprit, et si l'on n'avait pas soin de les analyser comme telles, on ferait de la mauvaise grammaire. Ainsi le rapport de possession serait une définition bien vague et bien insuffisante de celui qui est exprimé par le génitif, lequel exprime entre autres une forme de possession particulière, celle de l'attribut par le sujet; le rapport de l'agent au patient que représente en général celui du sujet au régime ou du nominatif à l'accusatif, se rattache souvent à celui de l'effet à la cause; enfin l'ablatif qui correspond à l'idée de moyen, désigne souvent ce qu'on appelle dans l'école _la cause instrumentale_. Il y a là un assez grand nombre d'idées de relation, nécessaires à l'esprit humain qui les emploie, transporte ou convertit avec une liberté et une autorité singulières. La grammaire est confuse et inexacte si elle ne les distingue, les ordonne et les définit; et quand elle fait cette opération sur les mots, elle décrit en même temps des idées nécessaires à l'intelligence, et touche à ce qu'un philosophe allemand appelle l'architectonique de l'esprit humain. Le fait-elle dans un point de vue vraiment psychologique, elle cesse de regarder ces notions comme de simples nécessités de la pensée. L'esprit, en effet, ne les emploie pas uniquement comme les seuls moyens d'avoir des choses une conception qui lui serve. Il y croit en même temps qu'il en use, c'est-à-dire qu'il a l'invincible conviction que ces rapports sur lesquels il raisonne sont effectivement les rapports externes des choses, et qu'en dehors de lui il y a des causes, des effets, des agents, des moyens, des résultats, etc.; en un mot, que cette liaison idéale de ses perceptions est la copie fidèle des relations entre les objets de la nature. Comme les noms qui les désignent, les choses ont pour lui leurs cas, et le monde réel serait incompréhensible s'il n'était pas tel qu'il est compris. Encore sous ce rapport, on voit que la grammaire suggère et suppose une ontologie. Est-ce donc qu'il n'y ait pas en grammaire de pures questions de mots, exclusivement relatives à l'expression indépendamment de la réalité qu'elle exprime, et qui n'appartiennent qu'à la nature propre du langage en général ou d'une langue en particulier? Si vraiment, et toute langue offre de ces questions-là. Par exemple, que les cas soient désignés par les désinences des mots comme en latin, par des articles comme en français, par des désinences et par des articles comme en grec; c'est un point de grammaire qui n'a rien de commun avec la science de la pensée ou de la nature. Que les substantifs abstraits soient de tel ou tel genre, qu'ils soient tous féminins plutôt que masculins ou l'inverse, ce n'est pas là non plus une vraie question métaphysique; ce n'est en grammaire qu'un point de fait à éclaircir ou à connaître. Enfin des questions même plus profondes, comme celles de la composition des mots, de leur transfusion d'une langue dans une autre, de la manière dont les idiomes se sont successivement engendrés, quoiqu'elles ne puissent être résolues sans une analyse assez fine des idées, sont cependant des questions qui, pour la plupart, dépendent de l'état des esprits dans les pays et les temps où les langues se sont formées. Bien qu'elles ne soient pas uniquement verbales, et qu'elles touchent à la philosophie de l'histoire, on peut encore les regarder comme des questions grammaticales; elles appartiennent à la linguistique, à la science des mots. Mais enfin, dans les rapports généraux eux-mêmes du langage avec la pensée, n'y a-t-il pas des points dont l'étude est indifférente, ou peu s'en faut, à toute philosophie réelle? Je le crois, encore qu'on ne puisse les parfaitement étudier sans philosophie; prenons pour exemple tout ce qui concerne le langage figuré. La connaissance approfondie du langage figuré conduirait sans doute à cette remarque, vraiment philosophique, que la faculté de nommer les objets ne va pas sans un penchant à représenter les uns par les noms des autres, en vertu de certaines similitudes qui frappent l'imagination plus que la raison; en d'autres termes, à parler par images. Ou pourrait rechercher encore si, comme quelques-uns l'ont prétendu, toute langue est exclusivement métaphorique, ou si seulement le langage figuré est de fait mêlé au langage direct, et dans ce cas, si ce mélange est utile, s'il est inévitable, s'il y aurait quelque motif et quelque possibilité de l'abolir et de composer une langue absolument dénuée de figures. C'est là de la philosophie sans aucun doute, mais c'est de la philosophie du langage, et quoiqu'on en pût tirer encore quelques inductions sur la nature de l'esprit humain, la connaissance de la réalité n'est pas fort engagée dans l'étude de ces questions, et pour celui qui les résout sainement, elles n'ont pas un rapport essentiel avec la vérité de nos idées objectives. Encore est-ce une simple opinion que j'exprime, et la thèse contraire a-t-elle été soutenue par des philosophes qui ont donné au langage une importance philosophique supérieure à celle que je suis disposé à lui reconnaître. J'ai parlé tout à l'heure des substantifs abstraits; il y en a de différentes sortes. Prenons ceux qui expriment substantivement ces qualités qu'on nomme dans l'école les accidents de la substance, comme la qualité d'être _blanc, amer, mou,_ etc., ou _la blancheur, l'amertume, la mollesse_, etc. Les abstractions de cette sorte ne représentent aucune substance réelle. Il y a des substances qui ont diverses qualités, entre autres celle d'être _molles, amères_ et _blanches_; il n'y a pas une chose qui soit substantiellement _la blancheur, la mollesse, l'amertume_ en elle-même. Lorsqu'on isole ces accidents par la pensée et le langage, et que l'on en fait les sujets de certaines propositions, quand on dit _la blancheur est agréable, l'amertume est répugnante_, le sens commun avertit que ce sont des sujets hypothétiques et artificiels dus au pouvoir généralisateur de l'esprit; c'est une translation de l'adjectif au substantif, de l'attribut au sujet, qui a peut-être quelque analogie avec la propriété translative ou métaphorique du langage, et qui n'a pas beaucoup plus de réalité que ces autres locutions, _le choc des opinions, le feu des passions, l'explosion de la colère_. C'est une translation ou métaphore d'un autre genre; la première rendait l'insensible par une comparaison avec le sensible, ou l'invisible par une image; la seconde convertit l'attribut en sujet et la qualité en substance. C'est un don, un pouvoir, peut-être une faiblesse de l'esprit humain, que d'opérer ces métamorphoses, mais la réalité n'est guère intéressée dans tout cela. Dans ces termes, l'étude de cette classe de substantifs abstraits (celle des substantifs qui répondent aux qualités accidentelles des êtres) n'est et ne doit être qu'une étude de mots; et c'est savoir les choses comme elles sont, que de savoir dans ce cas qu'elles ne sont pas essentiellement comme les mots, ou que les mots ne sont que des mots. Que si, par impossible, on croyait le contraire, et qu'abusé par les apparences du langage, on fît jouer sans discernement à ces abstraits le rôle des concrets individuels, que l'on prît les noms qui les désignent pour des noms directs, même pour des noms propres, et qu'on supposât des êtres partout où l'on a imposé des noms, alors on retomberait dans l'inconvénient tant signalé de réaliser les abstractions, on ferait de l'ontologie dans le mauvais sens, on traiterait les mots comme des choses, et c'est alors qu'on mériterait l'accusation de n'édifier qu'une science de mots: accusation grave, parce qu'on aurait prétendu savoir autre chose. Le tort serait précisément d'oublier ou d'ignorer qu'on ne savait que des mots. Une science de mots n'est donc pas mauvaise en soi; ce qui est mauvais, c'est de prendre une science de mots pour une science de choses. La scolastique, je le dis par avance, est plus d'une fois tombée dans cette erreur. Lorsqu'on y tombe, il est évident qu'une foule de questions oiseuses, de difficultés artificielles, doivent naître successivement, et amener des solutions, des distinctions, des inductions, en un mot des connaissances purement hypothétiques ou relatives uniquement à la signification arbitraire de la langue qu'on a gratuitement imposée à la science. Mais cette faute que la scholastique a très-souvent commise, aucune philosophie, que je sache, ne l'a constamment évitée. En prenant des exemples dans la grammaire, je ne me suis pas beaucoup éloigné de la scolastique. L'une a beaucoup d'affinité avec l'autre, et l'on serait, dans certaines occasions, embarrassé de les distinguer; ce qui deviendra plus évident, quand nous approcherons de plus près la philosophie du moyen âge. Ce fut une philosophie. Parmi les questions qui ont joué un rôle philosophique, au moins dans l'antiquité, il en est peu que la science du moyen âge n'ait traitées et résolues à sa manière. S'il est des problèmes que nous n'y retrouvons pas, ce sont en général ceux dont le progrès moderne de la science a révélé l'existence ou rétabli la gravité; mais est-ce pour rien que nous voulons que l'esprit humain ait, il y a deux ou trois siècles, subi une révolution? Entre autres nouveautés, l'absolue liberté qui s'est introduite triomphalement dans les sciences, ne doit-elle pas avoir amené et des idées et des questions laissées jusqu'alors dans l'ombre ou dans le néant? Quoi qu'il en soit, avant nous, chez les anciens, il y eut apparemment une philosophie. Je n'égale pas la philosophie du moyen âge à celle de l'antiquité; le nom d'Abélard pâlit auprès de celui d'Aristote, et le soleil de Platon offusque de sa splendeur l'étoile de saint Thomas; mais enfin je dis que l'une de ces philosophies s'est occupée de presque tout ce qui occupait l'autre. La plus récente n'a pas été aussi étroite, aussi exclusive qu'on l'imagine. Elle l'a été dans sa forme; et c'est par là qu'elle s'est compromise. Elle a fait passer la science sous une forme exceptionnelle, et, par là, elle en a restreint et surtout dissimulé l'universalité. La philosophie, au XIIe siècle, s'appelait ordinairement la dialectique. On donnait à ce mot un sens analogue a celui qui a prévalu dans le commun usage. La dialectique était l'art logique ou la logique appliquée. Les anciens l'avaient souvent entendu autrement. La dialectique de Platon est la recherche de ce qu'il y a de général dans le particulier, d'absolu dans le relatif, la recherche de l'idéal scientifique[365]. C'est une méthode ascendante qui, de nos perceptions diverses écartant le multiple, le changeant, l'individuel, remonte a l'essence, au permanent, à l'un. C'est une analyse, en ce sens qu'elle décompose, afin d'élaguer l'accessoire et d'atteindre le principal ou ce qui subsiste de chaque chose dans la raison éternelle; c'est une synthèse, en ce sens que, des phénomènes complexes et variables, elle semble former, par la vertu de l'intelligence, quelque chose qui n'est aucun phénomène. Prise comme instrument logique, elle serait l'art de la définition, puisqu'elle est la recherche de l'essence. C'est cette dialectique que les alexandrins empruntèrent à Platon et amenèrent à la rigueur d'un procédé scientifique[366]. Ce procédé se retrouve dans la philosophie moderne, et quelques-uns de ses caractères subsistent, par exemple, dans la dialectique d'Hegel[367]. Mais bien qu'il soit surtout cher à Platon, il n'était pas ignoré d'Aristote, car c'est le procédé de la science de l'être, de la science de l'universel, de la métaphysique en un mot[368]. Le Stagirite n'admit pas toutes les conséquences auxquelles cette méthode conduisait Platon; mais il la connut, il sut même la pratiquer parfois, quoiqu'il réservât le nom de dialectique pour cette partie de la logique qui ouvre la route de toutes les sciences en discutant les principes, et trouve un procédé syllogistique pour traiter un sujet donné en partant des propositions les plus probables[369]. Mais pour lui la dialectique était loin d'être toute la philosophie. Il dit même qu'elle lui est opposée, s'appuyant sur l'apparent, tandis que la philosophie s'appuie sur la vérité[370]. Dans les mains des stoïciens, la logique, niant ou du moins atténuant la vérité du général, devint peu à peu une polémique subtile et négative. Déjà les mégariens l'avaient transformée en argumentation sceptique; et ce n'est qu'après avoir porté le nom d'éristiques, qu'ils avaient reçu celui de dialecticiens[371]. C'est dans un sens qui tient peut-être des idées des écoles mégarique et stoïcienne, presque autant que des idées péripatéticiennes, que la dialectique fut entendue au moyen âge[372]. Aristote avait distingué une sorte de dialectique pratique qu'il appelle l'_art exercitif_[373], et qui offrait bien quelques rapports avec l'_art_ par excellence des scolastiques. La logique fut pour eux un terme général qui embrassait toute la science de la raison, ce qu'on appellerait aujourd'hui la philosophie de l'esprit humain; et comme la logique proprement dite aboutit à la dialectique qui est la pratique de la science, elle fut officiellement nommée la dialectique[374]. Abélard ne la définit nulle part formellement; mais en intitulant _Dialectica_ son grand ouvrage de philosophie logique, son _Organon_ à lui, il a suffisamment indiqué sa pensée, expliqué son langage. [Note 365: Voyez dans la traduction de M. Cousin l'argument du _Philèbe_, et le _Philèbe_ lui-même, ainsi que _le Parménide_, t. II, p. 280 et 440; t. XII, p. 8.--Cf. Hegel, _Hist. de la phil._, Oeuvres complètes, (All.) t, XIV, p.240, Berlin, 1833.] [Note 366: Cf. l'_Hist. de l'école d'Alex._, par M.J. Simon, t. I, l. II, c. II.] [Note 367: _Encycl. des sciences philos._ Logique, § 81, t. VI, p. 151.] [Note 368: _Logique d'Arist._, trad. par M.B. Saint-Hilaire. _Dern. Analyt._, l. 1, c. XI, §§ 6, 7 et 8.;--_Métaphys._, passim.] [Note 369: _Logique; Topiq._, l. 1, c. II, § 6. _Réfut. des soph._, c. XXXIV, § 3.] [Note 370: _Id., Topiq._, l. 1, c. XIV, § 7.--_Réfut. des soph._, c. XI, §. 8.] [Note 371: Diog. Laert., l. II, c. X, n. 1.] [Note 372: Brucker, _Hist. crit. phil._, t. III, p. 672] [Note 373: _Topiq_., c. XI, § 1 et suiv.] [Note 374: De bonne heure on les avait ainsi réunies. Cicéron considère la dialectique comme une branche ou une moitié de la science qu'il définit _ratio disserendi_, et qui est la logique. (_Topiq_., II.--_De Leg_., I, 23.--_De Fato_, I.) Boèce, dans son _Commentaire des Topiques de Cicéron_, décompose la logique, et donne de la dialectique les définitions consacrées que durent adopter les scolastiques. (Boet. _Op_., p. 700.--Cf. S. Aug., _De Ord_., l. II, c. XI.--_Retract_, l. I, c. VI.--Cassiod., _De Instit. divin. litt._, c. XXVII.--_De Artib. ac Discipl_., c. III.)] Quoi qu'il en soit, la dialectique, même en ce sens, n'étant qu'une partie de la philosophie, il a paru que la Scolastique n'était aussi qu'une partie de la philosophie; mais la dialectique, comme le raisonnement humain, peut s'appliquer à toutes choses. Dans une bonne classification, la dialectique comme science ne devrait s'appliquer qu'à la dialectique même; partout ailleurs, elle n'est que procédé et instrument; elle ne devrait pas même comprendre la logique proprement dite, dont elle n'est que la suite ou la dernière partie. Mais s'il plaît de l'appliquer à tout, de tout encadrer dans ses formes, de chercher dans les notions qu'elle emploie et dans les règles qu'elle pose les éléments de toute science, de se servir d'elle enfin comme d'un _critère_ universel, on le peut faire, et elle devient alors, au lieu et place de la philosophie, la reine des sciences, la science universelle; elle obtient les titres de _disciplina disciplinarum, duae universae scientiae, sola dicenda scientia_[375]. Sera-ce que la philosophie aura été réduite en essence à la seule dialectique? non, c'est qu'elle aura été exclusivement ramenée aux procédés et au langage de la dialectique. Elle en aura sans doute souffert; la réalité ne peut sans violence et sans dommage, passer comme par le laminoir d'une méthode exclusive; ce qui est artificiel est toujours étroit, et le fond n'échappe jamais aux vices de la forme. Mais pourtant, ainsi contrainte, la science n'aura pas été supprimée. La scolastique n'a donc pas été la philosophie réduite à la dialectique, mais aux formes de la dialectique. [Note 375: _Ab. Op._, ep. IV, p. 239. _Introd. ad Theol._, l. II, p. 1047.--Ouvr. inéd., _Dialect._, pars IV, p. 435.] D'où lui est venue cette contrainte? De ce qu'à une certaine époque du moyen âge, l'esprit humain est rentré dans la philosophie par la dialectique. Le point de départ n'est jamais indifférent; au terme de la course, on se ressent du chemin qu'on a pris, et le choix de la méthode est avec raison regardé comme capital en philosophie. Nous tenons aujourd'hui qu'il faut aborder la philosophie par la psychologie. Prétendra-t-on que ce choix soit sans conséquence et n'influe pas sur les caractères ultérieurs de la science? La science ne manque pas d'adversaires qui disent qu'après avoir commencé par la psychologie, elle y demeure, et que nous n'avons fait qu'inventer une autre manière de la rendre partielle et stérile. Je le conteste, mais j'avoue qu'il est très-commun de ne point dépasser la psychologie; de très-habiles gens n'ont pu en sortir ou même ont fini par n'en pas vouloir sortir. L'école idéologique a tremblé de faire un pas hors du cercle de la sensation. Il y a beaucoup à redire aux limites scientifiques que les Écossais ont élevées et qu'ils ont interdit à l'observation de franchir. Jouffroy n'a pas complètement réussi, malgré d'ingénieux et opiniâtres efforts, à se délivrer du joug étroit de l'observation subjective de la conscience; et quoiqu'il proteste, Kant lui-même n'a fait que rendre plus profonde, mais non plus pénétrable, l'impasse de la psychologie. On ne saurait donc s'étonner que, renfermés dans un point de vue bien plus rétréci pour embrasser l'horizon (car la logique est dominée par la psychologie), les scolastiques aient eu beaucoup de peine à parcourir l'ensemble de la carte scientifique. S'ils ont encore beaucoup vu, ils n'ont pas vu sous un angle vrai; ils n'ont pas donné aux objets les dimensions, les contours et les teintes de la vérité. Mais du moins ont-ils connu tout ce qu'on peut connaître, lorsqu'on n'est initié à la science que par la dialectique. Nous n'écrivons pas leur histoire. Il faut donc poser simplement comme un fait qu'après l'invasion définitive du christianisme et le refoulement successif des écoles de philosophie païenne, qui se réfugièrent et s'éteignirent dans le cercle encore brillant mais stérile des écoles alexandrines, les hommes supérieurs qui, dans l'Occident à partir du VIIe siècle, s'efforcèrent de dissiper les ténèbres de la barbarie, n'eurent pour flambeau que la lueur pâle des commentaires de la philosophie antique; et parmi les interprètes qui la transmirent au moyen âge, dominèrent les commentateurs de la Logique d'Aristote. Les anciens avaient trouvé les sciences et les lettres. On recevait d'eux les unes et les autres avec une curiosité, une admiration et une confiance égales. On les imitait en tout, excepté dans la liberté de leur génie. Toute doctrine se convertissait donc en érudition. Comprendre, traduire, interpréter, paraphraser, telle était, en général, l'oeuvre de ces esprits nobles et malheureux qui se soulevèrent au-dessus de l'ignorance et de la grossièreté universelles, dans ces contrées dépouillées de toute nationalité par la double conquête des légions romaines et des hordes du Nord. Les peuples de notre Occident n'avaient point de culture qui leur fût propre. Leur littérature indigène, s'il est permis de donner ce nom aux essais informes de la poésie druidique, avait péri comme les arts, les moeurs, le culte de la vieille Gaule. Les idées et les lettres, les arts de l'imagination et ceux de l'industrie, tout, jusqu'à la religion, avait été comme importé à nouveau dans ces régions, théâtre de l'éclatante civilisation de la moderne Europe. Les hommes livrés aux travaux de l'esprit, n'étaient donc encouragés par aucun exemple, autorisés par aucun succès, à penser, à écrire d'après eux-mêmes, à inventer pour leur compte, à essayer enfin d'une véritable et complète originalité. Pour les sciences et les lettres, la Grèce et Rome; pour la religion, le Midi et l'Orient, c'est-à-dire encore Rome et la Grèce; voilà leur exemple et leur loi. Ils ne demandaient ni à leur sol ni à leur ciel ces productions spontanées que le temps seul sème à pleines mains dans les terres fécondes. Ils attendaient tout de ceux de qui tout leur était venu. Or, que leur venait-il désormais de ces peuples jadis leurs vainqueurs, et qui, contraints de céder l'espace et le pouvoir à de nouveaux et barbares conquérants, étaient restés les maîtres spirituels des premiers vaincus? Que leur venait-il de ces régions où se levait encore pour eux le soleil de l'intelligence? rien d'abord que la grande voix de la religion, qui était elle-même ou qui voulait être quelque chose de définitif et d'immuable, rien que les derniers échos de la parole grecque qui s'était tue, mais qui retentissait encore. Les écrits des hommes qui ont tracé leurs noms aux dernières pages des fastes de la littérature ancienne, ne sont que des compilations plus ou moins méthodiques, des expositions quelquefois raisonnées de systèmes antérieurs, des traductions d'idées enfin, quand ce ne sont pas de simples versions de textes. Ceux donc qui devenaient leurs disciples, ceux qui dans le nord de l'Europe s'adonnaient, entre le VIIe et le XIe Siècle, aux choses de l'esprit, se faisaient pour la plupart de purs érudits, c'est-à-dire des penseurs sans liberté, instruits par des écrivains sans originalité. C'est par le milieu des commentateurs, c'est à travers un nuage que parvenaient jusque dans les Gaules les rayons affaiblis des brillantes constellations qui avaient surgi derrière la colline de l'Acropolis, et doré de leur éclat le faîte blanchissant du temple de Thésée. Porphyre, saint Augustin, Martianus Capella, Cassiodore, et surtout Boèce, étaient les médiateurs nécessaires et respectés qui transmettaient les idées de Platon et d'Aristote aux Bède, aux Alcuin, même aux Jean Scot et aux Raban Maur, qui s'efforcèrent les premiers de repasser de l'érudition à la philosophie. On sait avec assez d'exactitude quelle était la bibliothèque philosophique de ces hommes qui puisaient cependant presque toutes leurs idées à la source du passé. Les originaux leur étaient en général inconnus. Le Timée de Platon et la Logique d'Aristote, traduits en latin, sont les plus avérés des monuments des grands siècles qu'ils eussent entre les mains[376]. Le platonisme qui n'est pas dans le Timée, l'aristotélisme qui n'est pas dans l'Organon, ne leur étaient connus que confusément, par fragment, par allusion, par citation dans les paraphrases et les expositions incomplètes des commentateurs sans génie des derniers temps. Il n'est pas étrange que parmi ces débris, l'Organon ou plutôt la doctrine qui y est contenue et qui forme à elle seule un système achevé, un travail défini et démonstratif, ait fait dominer partout la science et l'esprit de la logique. La logique effaça peu à peu le reste de la littérature[377]. Elle avait d'ailleurs exercé déjà une influence marquée sur les deux vrais maîtres des écoles du moyen âge, Porphyre et Boèce. Ils s'étaient appliqués, l'un à ouvrir au disciple les portes de la logique, l'autre à conduire à travers ses détours le disciple initié. L'un avait composé une introduction; l'autre des versions et des commentaires. Là-dessus, il est tout simple que les savants du moyen âge aient pensé qu'il ne restait à la science que des gloses à faire. Le mot même fut consacré. Presque tous les philosophes scolastiques furent éminemment des glossateurs[378], et l'on annota les commentateurs d'Aristote, avant de l'interpréter lui-même et de le connaître tout entier. C'est sans aucun doute un heureux hasard advenu à un court écrit de Porphyre et à quatre ou cinq de Boèce qui fut la première cause de la grande fortune d'Aristote. La puissance saisissante de la logique fut la seconde. D'ailleurs toute logique est essentiellement élémentaire, et semble, comme la grammaire, révéler la raison; elle convient donc à des études commençantes. [Note 376: Encore Abélard n'avait-il dans les mains que les deux premiers des six traités qui composent la Logique d'Aristote ou _l'Organon_. (Voyez sa Dialectique, p. 228.) Que dans les quarante premières années du XIIe siècle, il circulât communément en Gaule et en Angleterre d'autres livres philosophiques que ces deux fragments de l'oeuvre d'Aristote et de Platon, l'Isagogue de Porphyre, plusieurs des traités aristotéliques de Boèce et deux traités indûment attribués à saint Augustin, c'est ce que personne n'a réussi à prouver. Voyez l'excellent ouvrage de M. Jourdain sur les traductions latines d'Aristote au moyen âge. Cf. Brucker, _Hist. crit. phil._, t. III, p. 564; et le ch. III du présent livre.] [Note 377: ...Quaevis Litera sordescit, logica sola placet. Johan Saresber., _Estheticus_, poem., p. 3, Hambourg, 1843. [Note 378: Nous avons cinq opuscules d'Abélard sous le litre de gloses, _Glossae in Porphyrium, de categoriis_, etc., quatre imprimés, un manuscrit. M. Cousin a fait connaître plusieurs gloses du Xe siècle sur le _de Interpretatione_, sur les catégories, etc. (Ouvr. inéd. d'Abél., p. 551-611; Append., p. 618 et suiv.)] Cependant la forme péripatéticienne n'avait pas été primitivement la forme unique de la philosophie du moyen âge. Scot Érigène, qui en est regardé comme le fondateur, tendait à lui donner un tout autre caractère. Son génie hardiment spéculatif dépasse la dialectique[379]. Ce dogmatisme encore vague, où respire un peu de platonisme et de philosophie alexandrine, put se soutenir quelque temps. Mais bientôt il arriva un moment où l'aristotélisme, parlons plus exactement, où la dialectique gagna du terrain et devint dans la science une mode qui a duré quatre ou cinq cents ans. Il serait curieux, mais il est difficile de déterminer ce moment avec précision. Du moins, la simple chronologie des noms jettera-t-elle un grand jour sur cette partie de l'histoire de la dialectique. [Note 379: Cf. M. Guizot, _Cours d'histoire de la civilisation en France_, t. III, leçon 29; M. Rousselot, _Phil. dans le moyen âge_, 1re part., c. II, et l'ouvrage de M. Saint-René Taillandier, _Scot Érigène et la philosophie scolastique_.] On peut fixer à la mort de Proclus, c'est-à-dire à la fin du Ve siècle, le terme de toute philosophie originale dans l'antiquité païenne (485). Et déjà, depuis plus de cinquante ans, saint Augustin, un des derniers Pères qui aient une place dans l'histoire de la philosophie, était descendu au tombeau (430); le règne des interprètes et des scoliastes avait commencé. Simplicius et Philopon commentaient Aristote, en se souvenant de Platon. Martianus Capella avait un peu auparavant publié ce poème encyclopédique où les sciences sont personnifiées comme des déesses, où la Dialectique, au front pâle, aux cheveux entrelacés, cache dans les plis de sa robe athénienne des fleurs et des serpents, mais se donne pour la législatrice des autres sciences[380]. Boèce mourait tragiquement, en laissant ces traductions et ces paraphrases qui devaient surnager les premières après le naufrage des lettres antiques (526). Cassiodore, dressant, au VIe siècle, l'encyclopédie destinée à lui survivre, et dont Alcuin devait faire un jour la règle légale de l'enseignement scolaire, mettait au rang des sept disciplines la philosophie sous le simple nom de dialectique. La philosophie était bien, pour lui comme pour Platon, la ressemblance de l'homme à Dieu, mais il développait cette définition par une analyse très-sommaire de l'Isagogue de Porphyre, des Catégories d'Aristote, enfin des grandes divisions de l'Organon[381]. C'est de ce temps peut-être qu'il faut dater les deux ouvrages sur le même sujet que le moyen âge mettait sur le compte de saint Augustin. Au siècle suivant, Bède résumait pour le nord de l'Europe toutes les connaissances humaines venues de l'Orient et du Midi, et la philosophie trouvait place dans ses volumineuses compilations. C'était aussi d'Aristote qu'il aimait à donner des extraits; déjà il appelait chaque citation une _autorité_, et assignait à la dialectique le premier rang dans la logique, _cette maîtresse du jugement_[382]. Après Bède, les écoles s'ouvrent en France à la voix de Charlemagne. C'est Alcuin qui les inspire et les dirige. Il a étudié toutes les sciences profanes, et certainement les sept arts, mais surtout l'art dialectique, dont l'empereur, dit-il en s'adressant à Charles lui-même, a la _très-noble intention_ d'apprendre les principes. Lui aussi, il a quelque teinture de l'Isagogue, des Catégories, de l'Hermeneia, et il s'attache à faire recopier, à répandre, à imposer même comme bases de l'enseignement les traités logiques qu'Augustin, dit-il, a, pour les traduire, tirés des trésors de l'ancienne Grèce, De veterum gazis Graecorum clave latina[383]. [Note 380: Martian. Capel., _de Nupt. Philolog. et Mercur._, l. IV, p. 325 et seqq. 1 vol. in 4°. Francf. 1836.] [Note 381: _[Grec: Omsiosis to theo xata ounaton anthropon.]_ (Cassiod., _de Art. ac Discipl._, t. II, c. III, p. 528. Ed. de Venise, 1729.)] [Note 382: Voyez dans les Oeuvres de Bède (8 tom. in-folio, Colon. Agrip., 1612), les _Sententiae sive axiomata philosophica ex Aristotele ... collecta_ (t. II, p. 124). On voit là qu'il connaissait au moins par des citations d'assez nombreux ouvrages d'Aristote, Physique, Métaphysique, _De Anima_, etc. Dans ses _Elementa philosophiae_ (id., p. 200), il définit la philosophie: «Eorum quae sunt et non videntur et eorum quae sunt et videntur vera comprehensio.» Dans son traité _De mundi caelestis terrestrisque constitutione_, la logique est définie: «Diligens ratio disserendi et magistra judicii;» la dialectique qui en est la partie la plus essentielle: «Sagacitas ingenii stultitiaeque sequester.» (T. 1, p. 343.)] [Note 383: Voyez dans les Oeuvres d'Alcuin (2 vol. in-fol., Ratisb., 1777), la dédicace des Catégories de saint Augustin, et _Opusculum quartum de Dialectica_ (t. II, p. 334). C'est un dialogue entre lui et Charles. La philosophie y est à peu près ramenée à l'éthique et à la dialectique; et celle-ci, «disciplina rationalia quaerendi, diffiniendi, et disserendi, etiam et vera a falsis discernendi potens,» est un sommaire de Porphyre et de l'Organon, cet ouvrage dont on a dit qu'en l'écrivant Aristote avait trempé sa plume dans l'esprit, «in mente tinxisse calamum» (p. 350). Alcuin, suivant son éditeur, n'a point composé le livre _De septem artibus_; mais il avait écrit sur toutes les sciences, et dans une épître à Charlemagne il dit positivement: «Vestram nobilissimam intentionem dialecticae disciplinae disere velle rationes.» (T. I, p. 703.)] Par lui les écoles gauloises passent sous l'empire de cette _sagesse hibernienne_, qu'il avait apportée sur le continent[384], et qui devait après lui recevoir de Scot Érigène moins d'autorité, mais plus d'éclat (875). Érigène platonise, et Mannon, son successeur dans la direction de l'école du palais, passe pour avoir écrit sur les Lois et la République de Platon des commentaires qu'on n'a jamais vus[385]. [Note 384: «Quid Hiberniam memorem, contempto pelagi discrimine, pene totam cum grege philosophorum ad littora nostra migrantem?» (Herici _Epist. ad imp. Carol., Hist. francor. script._, ed. Duchesne, t. II, p. 470.)] [Note 385: _Hist. litt._, t. IV, p. 225 et t. V, p. 657.] La principale fondation d'Alcuin est l'école de Saint-Martin de Tours. Le premier et le plus illustre de ses disciples dans ce cloître, c'est Raban Maur. Celui-là se montre plus versé encore dans les sciences profanes, il les recherche, il les aime. Il conseille de lire les philosophes; il y a, dit-il, dans Platon bien des choses qu'il ne faut pas craindre[386]. Il reprend la division connue de la philosophie, en physique, en morale, en logique, et celle-ci, les théologiens doivent se la rendre propre. La dialectique, qu'il définit littéralement comme Alcuin, il veut qu'elle entre dans l'instruction des clercs: n'est-elle pas la science des sciences, _disciplina disciplinarum_? elle enseigne à apprendre, elle enseigne à enseigner; _haec docet docere, haec docet discere_. Seule elle sait savoir, _scit scire sola_ (ne dirait-on pas la science de la science de Fichte?) enfin le syllogisme est une arme nécessaire[387]. C'est Raban, qui selon Tennemann, transporta en Allemagne la dialectique d'Alcuin, que d'autres appellent la dialectique écossaise[388]. Il devint abbé de Fulde, puis évêque de Mayence (847). [Note 386: «Non formidanda, sed in usum nostrum vindicanda.» (_De Instit. cleric._, l. III, c. XXVI, t. VI, p. 44.--_Op._, 3 vol. in-fol. Col. Agrip., 1627.)] [Note 387: _Id., ibid._, c. XX, p. 42.--_De Universo_, l. XV, t. 1, p. 201 et 202.--Cf. les gloses de Raban sur Porphyre, Boèce, l'_Hermeneia_, publiées par M. Cousin. Ouvr. inéd., Append., p. 613.] [Note 388: _Mon. de l'Hist. de la phil._, t. I, § 244.--M. Hauréau, _la Scolastique au IXe siècle; Rev. du Nord_, t. II, 2e sér., p. 425.] En même temps que lui et après lui, on distingue dans cette féconde école de Tours, un homme d'une instruction singulière pour le temps, Haimon, plus tard évêque d'Halberstadt (841), qui des bords de la Loire rapporta l'enseignement théologique, et fonda avec Raban dont il fut le successeur, une florissante école à Fulde. Là vint de Sens s'instruire et même enseigner, Loup Servat qui s'adonnait particulièrement aux lettres humaines, et par conséquent à la logique. Nommé par Charles le Chauve abbé militaire de Ferrières en 842, esprit cultivé, écrivain presque poli, il continua ses leçons malgré sa nouvelle dignité, et les témoignages s'accordent pour distinguer en lui l'homme de lettres et le théologien. Élève d'Haimon et de Loup Servat, Heiric revint d'Allemagne diriger dans sa patrie l'école d'Auxerre que Saint-Germain avait fondée; il a laissé de remarquables monuments d'une latinité savante, d'une sorte de talent poétique et, chose fort rare, d'une certaine connaissance du grec[389]. Il est cité comme ayant professé la dialectique avec éclat au monastère de Saint-Germain. Après Heiric, Remi et Huebold, moines d'Auxerre ainsi que lui, furent signalés comme ses héritiers dans la philosophie[390]. Remi surtout, le plus célèbre écrivain du commencement du Xe siècle, est renommé pour l'enseignement de la dialectique qu'il cherchait plutôt dans les prétendus traités de saint Augustin que dans l'Organon d'Aristote. On possède encore de lui des manuscrits qui prouvent qu'il connaissait Priscien, Donat, Martianus Capella, et que ses études embrassaient le Trivium et le Quadrivium; or, tel était encore au temps même d'Abélard le cycle des études littéraires. Condisciple d'un fils de l'empereur Charles le Chauve à l'école d'Heiric, Remi professa successivement à Auxerre, à Reims, à Paris, et c'est dans cette dernière ville qu'il réunit près de sa chaire ses plus illustres disciples (872)[391]. Ainsi se forme la chaîne d'un enseignement philosophique qui vient enfin se fixer dans la cité où devait dominer Abélard. [Note 389: Heiric a dit en parlant de ses maîtres: Hic Lupus, hic Haimo ludebant ordine grato. (Cf. Duchesne, _Hist. francor. script._, t. II, p. 470.--Bolland., t, VII, 31 Jul., p. 221.--Mabillon, _Analect._, p. 423.--_Hist. litt._, t. V, p. 112 et 653.) C'est évidemment à cet Heiric, maître du moine Remi, comme on va le voir, que doit être rapporté le traité manuscrit sur les Catégories dites de saint Augustin, où M. Cousin a lu: «Henricus, magister Remigii, fecit bas glosas» (_Ab._, Ouv. inéd., Append., p. 621), et ce manuscrit pourrait être de la main de Remi, ou copié sur le sien.] [Note 390: Dans la chronique du moine Ademar: «Heiricus, Remigium et Ucboldum Calvum, monachos, haeredes philosophiae reliquisse traditur.» (Mabillon, _Act. sanct. ord. S. Ben._, t. V, p. 325.)] [Note 391: Témoignages des XIe et XIIe siècles; le moine Jean, _S. Odon. vit._; le moine Nalgod, _Ejusd. vit.; De vener. Frodoardo presb. remig._--Mabillon, _id., ibid._, p. 151, 155, 180, 325.--_Ejusd. Anal._, p. 423.--_Hist. litt._, t. VI, p. 99, 102; et Launoy, _De Schol. celeb._, c. LIX.] A ce moment, on voit de toutes parts les études logiques captiver les esprits les plus éminents et les plus divers. C'est saint Odon qui se forme à Paris, sous Remi, dans la dialectique et la musique, et qui, plus tard, y devait professer à sa place. C'est Abbon qui suit les mêmes leçons, qui les reproduit dans la même ville (avant 970), et les transporte à Reims, où il écrit sur le syllogisme, et meurt avec la réputation d'un _abbé d'une haute philosophie_[392]. C'est Gerbert, qui, avant d'être pape, fait un traité sur le Rationnel et le Raisonnable[393], et se pique de recueillir et de s'approprier les pensées d'Aristote. Saint Maieul, abbé de Cluni, se plaît dans la lecture des philosophes païens. Le grand évêque Hildebert recueille dans leurs ouvrages les éléments d'une morale philosophique[394]. Saint Anselme, le seul métaphysicien de l'époque, ne dédaigne pas de donner, dans son Dialogue du grammairien, un ouvrage de pure dialectique[395]. Et cependant Jean le Sourd ou le Sophiste[396], qui devait être le maître de Roscelin, a commencé à former cette école subtile et peu connue, destinée à contraindre la science logique à faire sur elle-même un de ces efforts féconds qui avancent d'un pas l'esprit humain. [Note 392: «Summae philosophiae abbas.» (_Hist. litt._, t. VII, p. 159 et suiv.--Cf. Launoy, p. 63.).] [Note 393: C'est le sens de: _De rationali et ratione uti_, titre de l'ouvrage de Gerbert. (B. Pes, _Thes. noviae. anecd._, t. I, pars II, p. 148 et seqq.)] [Note 394: _Moralis philosophia de honesto et utili. (Ven. Hildeb., Op._, p. 959. 1 vol. in-fol., Paris, 1708.)] [Note 395: _Dialogue de Grammatico_, (S. Ansel., _Op._, p. 143.)] [Note 396: _Hist. litt._, t. VII, p. 132.] On touchait à la fin du XIe siècle. Paris était dès longtemps la ville de l'intelligence. On dit que le nombre des étudiants y dépassait celui de la population sédentaire[397]. Plus de cent ans avant Abélard, des chaires de philosophie s'étaient élevées; le caractère de la philosophie séculière était indiqué; la scolastique avait commencé. On voit donc qu'Abélard, sous ce rapport, ne créa pas; il recueillit seulement une tradition[398]; mais il lui donna le mouvement et la vie, en lui prêtant sa puissance et sa renommée. [Note 397: _Hist. litt_., t. IX, p. 61, 78, etc.] [Note 398: Les recherches de M. Cousin ont déjà fait connaître des manuscrits qui jettent du jour sur les écoles de dialectique antérieures au XIIe siècle (Append., p. 613-623). De nouvelles recherches dans le même sens conduiraient sans doute à renouer sans interruption le fil de l'enseignement scolastique à Paris. Car on doit convenir qu'entre Remi ou le commencement du Xe siècle, et Guillaume de Champeaux vers la fin du XIe, il y a une lacune assez obscure; on voit seulement qu'Odon, Abbon, et un certain Wilram, professèrent, à Paris, la philosophie, mais longtemps avant l'an 1000. (Launoy, loc. cit. et _Hist. litt._ t. IX, p. 61.)] Maintenant, à quelle époque faut-il fixer l'avénement d'Aristote au gouvernement de l'école? On sait parfaitement celle où il obtint une influence prédominante et bientôt exclusive, grâce au renfort qu'apportèrent les Arabes, grâce à la protection de l'empereur Frédéric II; c'est après Abélard, au commencement du XIIIe siècle. Mais Aristote, avant de devenir dictateur, comme Bacon l'appelle, avait été consul. A la fin du XIe siècle, l'enseignement de la dialectique, dès longtemps établi dans l'école, s'anime et s'agrandit; la popularité d'Aristote commence et présage son autorité future[399]. Abélard paraît, et soudain il devient le plus puissant promoteur de cette autorité. Il illustre et fortifie de son éloquence et de sa gloire ce naissant empire de la logique, qui ne devait s'organiser et se proclamer qu'après lui[400]. [Note 399: C'est au Xe ou XIe siècle que M. Cousin (Append., p. 658) rapporte un poème sur les catégories où on lit: Doctor Aristoteles cui nomen ipsa dedit res, Ingenio polleus miro, praecelluit omnes. [Note 400: Cf. Launoy, _De var. Arist. in Acad. paris, fort._, c. I et III.--Brucker, _Hist. crit. phil._, t. III, p. 670-684.--Buddaei _Observ. select._, t. VI, ch. XVIII et XX.--Jourdain, _Rech. sur les trad. d'Arist._, passim.--M. Rousselot, _Phil. dans le moy. âge_, 1re part--Voyez aussi le chap. suiv. et le chap. I du l. III.] Nous avons essayé de faire connaître le caractère général, les sources, l'origine, les débuts de la scolastique; il conviendrait à présent de donner une idée plus complète et plus approfondie de la science même qui s'est appelée de ce nom. CHAPITRE II. DE LA SCOLASTIQUE AU XIIe SIÈCLE ET DE LA QUESTION DES UNIVERSAUX. Nous recherchons maintenant quelle sorte de science le moyen âge avait faite avec les données dont il disposait, et mise à la tête de toutes les connaissances humaines. Au XIIe siècle, on l'appelait la dialectique. Elle avait en effet la forme et le langage de la dialectique, quelles que fussent les idées qu'elle exprimait. Mais ces idées étaient, suivant les temps et les hommes, des idées platoniciennes ou des idées aristotéliques, beaucoup plus souvent les secondes que les premières; et chez ceux même qui répétaient ce qu'on savait de Platon, Aristote encore tenait une grande place: «Ils enseignent Platon, dit un auteur du temps[401], et tous professent Aristote.» C'est que la forme générale de la science venait de lui. Sa dialectique qui aiguise et satisfait si puissamment l'esprit, était la seule étudiée. Quant à celle de Platon, on la regrettait, mais on ne la connaissait pas; et, par respect pour un nom qui ne perdit jamais sa grandeur, on recueillait autant que possible quelques idées éparses de cet homme divin; on les conservait précieusement, mais en les traduisant dans la langue de son rival. Grâce à cet éclectisme d'un genre particulier, quelques-uns penchaient pour le maître, la plupart pour le disciple, quoiqu'aucun n'eût osé contredire le jugement de l'antiquité, en mettant le disciple au-dessus du maître. Toutefois il arrivait alors ce qui arrive ordinairement: sur toute question, à toute époque, il y avait sinon deux écoles, au moins deux opinions ou deux tendances philosophiques; l'éclectisme, qui était à peu près dans l'intention de tous, prenait toujours une des deux nuances, et l'on a pu, sans trop d'inexactitude, reconnaître, d'un côté l'influence un peu lointaine de l'école platonique, et de l'autre la domination plus directe et plus absolue du péripatétisme. Ce ne fut jamais, il s'en faut bien, le pur, le vrai platonisme, ce ne fut pas même le péripatétisme véritable. Mais si chez les uns, Platon était défiguré, chez les autres, Aristote n'était qu'incomplet. [Note 401: Johan. Saresb. _Metal._, l. II, c. XIX.] Toutes les controverses où se produisit cette distinction, peuvent se ramener ou du moins se comparer à la mémorable controverse sur la question des universaux. Aucune ne fut plus célèbre, plus caractéristique et plus prolongée. Aussi d'excellents juges n'ont-ils pas hésité à y concentrer toute la scolastique, et à renfermer toute son histoire dans l'histoire de cette question. Elle fut capitale en effet; elle agita les écoles et presque la société, elle partagea l'esprit humain depuis Scot Érigène, jusqu'à la réformation, et ce n'est pas au moment de parler d'Abélard que nous pourrions atténuer l'importance de ce débat plus que séculaire. Nous accorderons à M. Cousin qu'en exposant la controverse des universaux, on donne une idée du reste de la scolastique; mais ce reste est quelque chose, beaucoup même, et pour juger ou seulement comprendre cette seule question, il est indispensable de connaître la science au sein de laquelle elle s'est élevée. Les divers partis, réalistes, nominalistes, conceptualistes, averroïstes, scotistes, thomistes, occamistes, formalistes, terministes[402], avaient un fonds commun d'idées, de principes, de maximes, de locutions, qui formaient comme le terrain sur lequel croissait et s'étendait la plante vivace et vigoureuse de la controverse la plus abstraite qui ait agité le monde. Les débats, en effet, sur les points les plus ardus de la théologie, semblent toucher de plus près à la pratique que la question de savoir si les noms des genres sont des abstractions. [Note 402: Tels sont en partie les noms donnés aux sectes qu'engendra la discussion des universaux. Au temps d'Abélard, on ne distingue d'ordinaire que les réalistes (ou réaux), les nominalistes (ou nominaux), et les conceptualistes.] Dans l'impuissance de parcourir ce terrain tout entier, nous devrions au moins résumer les idées qui, au commencement du XIIe siècle, étaient en quelque sorte les lieux communs de la philosophie et les points d'appui de toute discussion, de toute recherche, de toute science. Pour présenter un résumé bien systématique, il faudrait donner une analyse exacte de la philosophie d'Aristote; c'est-à-dire qu'en prenant pour centre la Logique, il faudrait par les autres ouvrages, par la _Physique_, par le _Traité de l'âme_, par l'_Éthique à Nicomaque_, mais surtout par la _Métaphysique_, donner à la logique même, des fondements et des principes, et montrer comment elle a pu devenir toute la philosophie, en présentant sommairement avec elle les autres parties de la science auxquelles elle se lie. Mais c'est là un travail bien considérable, qui ne serait pas conforme à la vérité historique, et qui risquerait de prêter à la scolastique plus d'ensemble et plus de méthode qu'elle n'en avait réellement. On la rendrait aussi universelle qu'Aristote; et lui-même, elle était loin de le connaître tout entier. Les créateurs et les continuateurs de cette science ne se sont pas sans doute renfermés strictement dans la logique, mais c'est suivant le besoin des questions, c'est dans l'ordre où elles étaient amenées par l'étude de la dialectique, que se livrant à des excursions nécessaires, ils ont atteint, hors d'elle, des principes qui n'étaient point de son ressort, et qu'ils ont rapportés dans son domaine, mêlant ainsi la métaphysique, c'est-à-dire les notions d'une science objective et transcendante, à la science subjective du raisonnement et de ses formes. Nous ne les convertirons donc pas en péripatéticiens complets. Seulement il leur est arrivé ce qui arriverait encore aujourd'hui à celui qui apprendrait sans plus la Logique d'Aristote, il éprouverait incessamment le besoin d'en franchir les limites; il y trouverait incessamment des allusions et comme des renvois implicites à une doctrine du fond des choses; il y rencontrerait des idées ontologiques, sur lesquelles la logique proprement dite ne nous fait connaître que la manière d'opérer régulièrement. Elle est, en effet, la mécanique rationnelle de l'esprit; mais il y a quelque chose dessous, quelque chose au delà; et ce quelque chose, elle ne le donne pas. La logique est un vaste édifice qui a des jours sur toute la philosophie. L'introduction elle-même de l'Organon ou le _Traité des Catégories_ n'est pas seulement de la logique, il est d'un ordre supérieur, ou fait partie d'une science antérieure. En lui-même, il ne donne pas entière satisfaction. Le lecteur qui l'étudie se demande avec hésitation si, en énumérant les catégories, Aristote a donné la nomenclature des parties métaphysiques du discours, ou celle des notions les plus nécessaires, les plus générales de l'esprit, ou celle enfin des conditions essentielles et absolues des choses. Les principaux commentateurs ont ressenti cette incertitude; l'Introduction de Porphyre aux catégories, c'est-à-dire à l'introduction même de la Logique, est, malgré la réserve qu'il s'impose sur un point fondamental, destinée à compléter la Logique. Quant à Boèce, qui avait traduit la Métaphysique, aussi bien que la Logique entière, c'est cependant à celle-ci qu'il se consacre exclusivement, au moins dans ceux de ses livres que l'Occident connaissait à l'époque qui nous occupe. Or, c'est à l'aide de ces renseignements, recueillis par hasard, que les prédécesseurs et les contemporains d'Abélard ont mêlé à la dialectique pure les trois points suivants, les seuls qui soient tout à fait indispensables à connaître pour comprendre cet ensemble de logique et d'ontologie qui forme l'essence de la scolastique. Nous les présenterons en puisant aux sources, ce que faisait rarement le moyen âge qui commentait des commentateurs. 1° D'après Aristote, la philosophie est essentiellement la science de l'être en tant qu'être. L'être s'entend de plusieurs manières. Car on dit qu'une chose _est_ ceci ou cela, et en le disant, suivant les cas, on entend ou simplement qu'elle existe, ou qu'elle a telle forme, telle qualité, telle quantité, tel mode essentiel; ou enfin, qu'elle a tel accident qui la modifie secondairement. Il suit qu'il y a plus d'une manière d'_être_, et que l'être signifie tour à tour l'existence, la forme, la quantité, la qualité, et même toute sorte d'attribut accessoire. On dit également Socrate _est_, il est quelque chose d'existant; puis, Socrate est homme; puis, Socrate est philosophe, athénien, jeune, malade, debout, etc.; tout cela est apparemment de l'_être_, puisque c'est ce que Socrate _est_. On peut donc distinguer dans l'être ce qui est en soi et ce qui est accidentellement. Laissant de côté l'être accidentel, disons que l'être essentiel ou en soi est l'être véritable, objet éminent de la philosophie. Or tout ce qui est est à la fois quelque chose, et telle chose et non pas telle autre. On dirait ou l'on pourrait dire aujourd'hui: tout ce qui a existence est substance et essence. Mais ces mots n'avaient pas autrefois précisément ce sens, et pour exprimer d'après Aristote, que tout ce qui est, ou mieux, que le sujet de tout être en soi est une chose, telle chose, pas une autre chose, on employait la formule que tout ce qui est se compose de matière, de forme et de privation[403]. La matière, c'est ce dont est l'être, ce qui fait qu'il est; la forme, c'est sa nature, ou ce qui fait qu'il est tel. Or, comme ce sont là les conditions primordiales de l'être, elles doivent se retrouver dans tout ce qui est en soi[404]. Nous appellerons ce principe le principe ontologique. [Note 403: Arist., _Phys._, I, VII.--_Met._, XII, II.] [Note 404: _Met._, IV, II; V, VII et VIII; VII, I, II et III; VIII, I, II et III.] 2° Il semble au premier abord que l'être en soi ou essentiel ne dût être que la substance. Et sans aucun doute, c'est à la substance que s'applique le plus rigoureusement la définition de l'être en soi qui vient d'être donnée. La substance est à la fois, quand elle est réelle, et le dernier sujet, c'est-à-dire l'être indéterminé qui n'est l'attribut d'aucun autre et qui n'a pas d'attribut, ou la matière; et l'être déterminé, pris par abstraction indépendamment du sujet, ou la forme, qui n'est à proprement parler l'attribut d'aucun sujet, puisque ce n'est qu'avec elle et par elle que la substance se réalise; à ce double titre, la substance est proprement l'essence (au sens aristotélique). Mais une essence n'est pas la seule chose dont on puisse jusqu'à un certain point prononcer qu'elle est en soi, c'est-à-dire indépendamment de tout accident. Le nom d'être se donne également aux choses autres que l'essence, c'est-à-dire aux autres choses que l'être en soi pourrait être en combinaison avec ce qu'il est déjà. Par exemple, l'être en soi (matière et forme) est nécessairement de telle qualité: cela est encore de son essence. Ces choses que sont les choses, sont celles qu'on exprime par ce qu'Aristote appelle les termes simples. L'entendement, par la jonction de ces termes, constitue la proposition qui affirme d'un être quoi que ce soit. On a déjà vu que, quel que soit un être, il est essence, qualité, quantité, etc.; ces attributs fondamentaux ou suprêmes qui ne sont pas des attributs proprement dits ou des accidents, parce qu'ils désignent ce qu'il est nécessaire que tout être puisse être, ce que tout être ne peut ne pas être, car l'être ne saurait manquer de qualité, de quantité, etc.; ces genres suprêmes, ou les plus généraux, ou généralissimes, qui ne sont pas non plus proprement des genres, puisque tous les genres y rentrent, et puisqu'ils seraient les genres, non pas de tout ce qui existe, mais de tout ce qui peut exister, sont au nombre de dix, et s'appellent les _prédicaments_ ou catégories. L'être en soi a autant d'acceptions qu'il y a de catégories, c'est-à-dire qu'on ne peut rien affirmer de lui qui ne soit une de ces dix choses: l'essence, la quantité, la qualité, la relation, le lieu, le temps, la situation, la possession, l'action, la passion[405]. [Note 405: Voici les noms grecs traduits par la scolastique: [Grec: Ae Ousia], usia, essentia, substantia; [Grec: Poson], quantum; [Grec: Poion], quale; [Grec: Pros ti], ad aliquid, relatio; *[Grec: Pou], ubi, locus; [Grec: Pote], quando, tempus; [Grec: Cheisthai], situm esse, situs; [Grec: Echtin], habere, habitus; [Grec: Poiein], agere, facere, actio; [Grec: Paschein], pati, passio. (Arist., _Met._, V, VII et VIII.--_Categ._, IV et seqq. _Essai sur la Met. d'Aristote_, par M. Ravaisson, t. I, l. III, c. i, p. 356.--_De la Log. d'Arist._, par M. Barthélemy Saint-Hilaire, t. I, part. II, c. 1, p. 142.)] Ce sont donc là les termes simples, ou ce qui est dit sans aucune combinaison, _quae sine omni conjunctione dicuntur_[406]. Ainsi la logique définit les catégories; ainsi elle en fait les éléments du langage. Dans ces expressions isolées, elle est donc ce que nous avons appelé terminologique. Mais des termes simples sont des idées simples ou élémentaires, car les mots n'expriment que les modifications de l'esprit[407]. Les catégories sont donc tous les attributs en général que l'entendement peut affirmer d'un sujet. Ceci nous mène jusqu'en idéologie, on même en psychologie. Maintenant, lisez la Métaphysique, que ne connaissait point Abélard, et les catégories deviendront les divers caractères de l'être, l'être lui-même ou l'être en tant qu'être étant en dehors des combinaisons intellectuelles; et la science sera finalement ontologique[408]. [Note 406: [Grec: Ta kata maedemian sumplokaen legomina]. _Categ._, IV.] [Note 407: _De Interpr._, I, I.] [Note 408: _Met._, IV, I, II, etc.--_Logiq. d'Arist.; Introd._ par M. Barthélémy Saint-Hilaire, t. I, p. LXXI.] 3° Maintenant, si c'est un principe que tout être se compose de matière et de forme, et si l'être se dit des catégories, le principe est applicable à celles-ci mêmes, et toute catégorie, tout prédicament se compose de matière et de forme. C'est en effet ce que les dialecticiens ont soutenu. A ne consulter que la logique, on pourrait l'ignorer. Dans la Logique d'Aristote, les catégories ne sont ou du moins ne paraissent que des termes, les termes simples ou élémentaires de toute proposition, c'est-à-dire ceux sans lesquels ou sans l'un desquels aucune proposition n'est possible. Or, comme la connaissance de l'être s'exprime et s'acquiert en général par la définition, et que la définition est une proposition, les éléments nécessaires à la proposition sont les éléments de la connaissance de l'être. Mais sont-ils en même temps les éléments de l'être, ses conditions réelles? Sont-ils ainsi des choses? c'est ce que la Logique laisse incertain. Je ne crois pas que le texte littéral soit décisif; et si l'on consulte l'esprit, comme le traité des catégories n'est que l'introduction au traité de l'interprétation ou du langage, je crois que parmi les commentateurs d'Aristote, ceux qui ont décidé qu'il ne s'agit pas des choses dans le livre des catégories, ont eu raison. Ce qui ne veut pas dire qu'on eût raison de prétendre que les catégories ne sont ni des choses, ni dans les choses. Ceci est une autre question, et qui, selon une observation déjà faite, est plus du ressort de la métaphysique que de la logique. Or, c'est dans la Métaphysique qu'on lit: «L'être en soi a autant d'acceptions qu'il y a de catégories; car autant on en distingue, autant ce sont des significations données à l'être. Or, parmi les choses qu'embrassent les catégories, les unes sont des essences, d'autres des qualités, d'autres désignent la quantité, la relation, etc. L'être se prend donc dans le même sens que chacun de ces modes[409].» De ce passage et d'autres semblables, des interprètes de la Logique d'Aristote ont conclu, non-seulement que les catégories avaient quelque chose de réel, exprimaient des modes effectifs de l'existence, mais que puisque l'être en soi est ce qui n'est pas l'être accidentel, et que les catégories ne sont pas des accidents, il fallait les traiter comme des choses et leur appliquer les conditions de l'être en soi. Ainsi de ces choses que désignent et nomment les prédicaments, on a dit qu'elles étaient aussi un composé de matière et de forme. Sans doute, parce qu'on était plus à l'aise pour le dire du premier de ces prédicaments ou de la substance, c'est en général cette première catégorie que, pour appliquer le principe ontologique, les logiciens prennent en exemple. Ainsi, ils disent: «L'essence est corps, le corps est animal, l'animal est raisonnable, le raisonnable est homme, l'homme est Socrate.» C'est sur ces propositions que nous verrons éternellement rouler les plus subtiles recherches de la scolastique et d'Abélard; mais on verra aussi que, comme de la substance, il est dit que le sujet de la qualité ou de la relation ou de telle autre catégorie, a une matière et une forme. Ainsi, dire qu'un homme est blanc, c'est assurément lui attribuer une qualité. Le blanc est dans la catégorie de la qualité. Or, qu'est-ce que le blanc? c'est l'union de la matière de la qualité et de la forme de la blancheur. Esclave est le nom d'une relation, celle d'esclave à maître. Ce qui la constitue, c'est la matière de la relation et la forme de la servitude[410]. [Note 409: _Met._, V, VII; et traduction de MM. Pierron et Zévert. t. I, p. 167.--Barth. Saint-Hil., loc. cit.] [Note 410: Voy. dans Abélard, _Dialect._, p. 400 et 458, et les c. V et VI du présent livre.] De quelle existence, de quelle réalité entendait-on douer, soit cette matière de la qualité, soit cette forme de la relation? on ne s'en explique guère. Est-ce d'une existence directe, substantielle, comme celle même de la substance? Est-ce seulement par une analogie de la catégorie de la substance, que l'on traite des autres catégories comme si elles existaient au même titre? Ce qu'on entendait peut se soupçonner quelquefois, et le plus souvent reste dans le vague. Mais ce qui ne saurait demeurer douteux, c'est que de l'application réelle ou fictive du principe ontologique à ces êtres dialectiques, il est provenu de graves conséquences logiques, puis des difficultés, des ambiguïtés innombrables, et surtout ce caractère équivoque d'une science qui semble tour à tour tomber dans l'extrême ontologie ou dans l'extrême idéologie, puisqu'elle parle souvent des êtres de raison comme s'ils existaient, et des réalités comme si elles n'existaient pas. Si l'on s'adressait à Aristote, la question semblerait mieux résolue. Nous l'avons vu donner l'être en soi aux catégories; mais il entendait par là qu'elles étaient des manières d'être essentielles, en ce sens qu'elles étaient nécessaires, nécessaires en ce qu'elles n'étaient pas de simples accidents. Car il dit formellement: «Rien de ce qui se trouve universellement dans les êtres n'est une substance, et aucun des attributs généraux ne marque l'existence, mais ils désignent le mode de l'existence[411].» Pour Aristote, la qualité est bien un être, mais non pas absolument. Il s'ensuit que si l'on peut dire qu'elle est, qu'elle est quelque chose, et faire d'une catégorie quelconque un sujet de définition, c'est par extension, par analogie; c'est, non pas que les attributs généraux sont vraiment des êtres, c'est qu'_il y a de l'être_ en eux; et que, bien qu'il n'y ait proprement essence que pour la substance, il y a quasi-essence pour ce qui n'est pas substance. Pour les choses non substances, il y a essence ou forme essentielle, mais non pas dans le sens absolu, ni au même titre que pour la substance. S'il y a forme de la qualité, forme de la quantité, ce n'est pas forme au sens rigoureux du mot. Si l'on peut en donner définition, ce n'est pas définition première ou proprement dite, la définition véritable étant l'expression de l'essence et l'essence ne se trouvant que dans les substances[412]. Ces distinctions sont exactement spécifiées dans Aristote. La scolastique, sans les ignorer tout à fait, les néglige presque toujours, surtout avant le temps où elle eut connaissance de la Métaphysique[413]. [Note 411: _Métaph. d'Aristote_, trad., VII, XIII, t. II, p. 50. Lisez le chapitre entier.] [Note 412: _Métaph. d'Arist._, l. VII, c. IV et V, p. 11, 12, 13, et 16 du t. II de la traduction.] [Note 413: Ce fut au commencement du XIIIe siècle que l'on commença, selon Rigord, à lire dans les écoles de Paris la Métaphysique d'Aristote, nouvellement apportée de Constantinople. (Launoy, _De var. Arist. fortun._, c. I, p. 174.) Je crois ce fait acquis à l'histoire.] Il s'agit donc d'une existence modale, et non vraiment substantielle, à moins que par substantielle l'on n'entende essentielle à la substance. Or maintenant, chose assez remarquable, ce n'est pas sur ce point-là que sont nés les doutes et les controverses du moyen âge. On y a sans explication et sans contestation appliqué le principe ontologique aux prédicaments, et l'on a traité des attributs généraux comme s'ils étaient des êtres; êtres de raison ou êtres substantiels, à ce degré de généralité, on s'est peu occupé de la distinction. Je sais bien qu'Abélard dit quelque part que c'est une maxime philosophique que parmi les choses, les unes sont constituées de matière et de forme, les autres à la ressemblance de la matière et de la forme[414]. Cette parole, jetée en passant, est juste et profonde; elle doit être toujours présente à celui qui lit soit un ouvrage d'Abélard, soit un livre quelconque de scolastique. Mais on s'est peu soucié de l'éclaircir ou de la discuter, et voici la difficulté qui s'est produite, et qui a embarrassé la science quatre cents ans durant. [Note 414: _Theol. Chrits._, l. IV, p. 1317.] Au degré de généralité, que l'esprit atteint en s'élevant aux catégories, tout semble se confondre et les distinctions s'évanouir. Ainsi les catégories sont des attributs, leur nom même l'indique; et celui de prédicaments annonce aussi qu'elles ont quelque chose de la nature du prédicat ou attribut. Cependant la première de toutes est la substance, si ce n'est entendue au sens précis que la science moderne assigne à ce mot, au moins conçue comme ce qui ne peut être attribut[414a]; elle est bien catégorie ou prédicament, c'est-à-dire au fond attribut, mais attribut le plus général ou fondamental, et en outre le premier des attributs les plus généraux ou fondamentaux. Comme étant le premier, elle est l'acception première de l'être. L'acception première de l'être ou l'être premier, c'est ce que l'être est avant tout. Or ce qu'il est avant tout, c'est l'être qu'il est, c'est sa forme déterminée, distinctive, ou son essence; car l'indéterminé pur, s'il est, n'est que l'être en puissance; l'être en acte, c'est l'être déterminé. Ainsi le premier attribut de l'être, c'est d'être déterminé, c'est d'être avec une forme, c'est d'être une certaine essence, c'est d'être une substance qui n'est pas _un autre (aliud)_, et comme sans tout cela l'on n'est pas, c'est d'être. [Note 414a: _Met.,_ VII, III; et t. II, p. 6 de la traduction.] Ainsi nous voyons comment en scolastique, essence, substance, être, sont des mots qui peuvent successivement se réduire les uns aux autres, malgré la nuance qui les distingue, et comment on peut dire indifféremment qu'ils désignent ou le premier attribut ou ce qui est antérieur à tout attribut. La meilleure manière d'exprimer ce qu'on entend par la première catégorie, c'est de dire ce que dit souvent Aristote, la première catégorie, c'est [Grec: Ti esti kai tode ti], et plus simplement [Grec: Ti] (_quoddam_). Mais nous venons de voir que l'on pouvait considérer comme attribut ce qui consiste précisément à être sujet de tous les attributs. C'est ce qu'exprime positivement cette phrase de forme plus moderne: «Tout être _a_ une substance.» Cette expression vient d'une propriété de l'esprit humain, qui, ne percevant rien directement que par les qualités, qualifie toujours quand il conçoit, et ne peut concevoir la substance sans l'ériger, en quelque sorte, en prédicat d'elle-même. Or de même qu'on vient de prendre comme attribut, ce qui n'est réellement pas attribut, (car l'attribut suppose un sujet, et l'attribut dont nous venons de parler, consiste précisément à être sujet), ne peut-il pas se faire que par une extension inverse, l'esprit prenne substantiellement les autres, catégories qui ont beaucoup plus sensiblement le caractère d'attribut? Elles ont ce caractère; car Aristote, après avoir dit: «Être signifie ou bien l'essence, la forme déterminée, ou bien la qualité, la quantité et le reste,» remarque très à propos, qu'entre le premier sens qui est l'être premier ou la première catégorie et les autres choses qui s'expriment aussi par être, il y a cette différence qui, si l'on appelle celles-ci êtres, c'est parce qu'elles sont ou qualité de l'être premier ou quantité de cet être, parce qu'elles sont des modes enfin. «Aucun de ces modes,» ajoute-t-il, «n'a par lui-même une existence propre, aucun ne peut être séparé de la substance.... Ces choses ne semblent si fort marquées du caractère de l'être que par ce qu'il y a sous chacune d'elles un être, un sujet déterminé, et ce sujet, c'est la substance, c'est l'être particulier qui apparaît sous les divers attributs.... Il est évident que l'existence de chacun de ces modes dépend de l'existence même de la substance. D'après cela, la substance sera l'être premier, non point tel ou tel mode de l'être, mais l'être pris dans son sens absolu[415].» [Note 415: _Met._, l. VII, I, et t. II, p. 2 de la trad.] Mais ces modes ou attributs existent; ils sont donc des existences modales; Aristote les a nommés des substances secondes. De même que la substance était tout à l'heure l'attribut primitif, nous voyons l'attribut devenir la substance secondaire. C'est de l'être encore, mais de l'être subordonné, accessoire, et qui, dès qu'il est conçu hors de la substance, perd la condition de sa réalité. Avec cette explication, l'équivoque qui peut subsister dans les expressions, ne doit plus subsister dans les idées; mais rien n'a pu empêcher qu'elle n'ait jeté beaucoup d'obscurité dans la dialectique, et produit d'épineuses disputes. En effet rien n'est plus général que l'essence; et l'on donne aux catégories le nom spécial de _choses les plus générales_, [Grec: genichotata], _generalissima_, genres supérieurs ou suprêmes. Ces généralissimes sont les plus universels des universaux, et parmi eux, le plus universel est la substance. La substance est un universel, un genre, Aristote lui-même le dit[416]. Or nous avons vu qu'il refuse la substance, et par là le premier degré de l'existence à tout universel. On verra plus bas qu'il en refuse autant au genre[417]. Ainsi la substance serait une de ces choses auxquelles manque la substance?... Il faut bien ici quelque erreur de langage. Il est évident que la substance est universelle, en ce sens qu'elle est le nom général de la condition première et absolue de l'être. Mais en tant que réelle, elle est essentiellement déterminée, puisqu'elle est l'être en tant que déterminé, ou la détermination de l'être. Tout s'explique donc; des diverses notions universelles, une seule, et la plus universelle de toutes, donne la substance, et c'est la notion de la substance même. [Note 416: _Met._, VII, III; et t. II, p. 6 de la trad.] [Note 417: La substance qu'il refuse au genre, c'est la substance première ou proprement dite; car il appelle les genres et les espèces substances secondes, parce qu'ils expriment des attributs substantiels (et non accidentels) de l'individu. (_Categ._, V; voy. la traduct. de M. Barthélemy Saint-Hilaire, t. I, p. 61, et son ouvrage sur la Logique, t. I, p. 148.)] La substance existe-t-elle donc d'une existence universelle? oui, en ce sens que tout être est substance; non, en ce sens qu'aucun être n'est la substance universelle: car ce serait dire que tout déterminé est l'indéterminé. Tel est, nous le croyons du moins, le vrai sens d'Aristote. Et quant aux autres prédicaments, ni comme universels, ni comme attributs, ils n'ont en eux-mêmes la substance, puisqu'ils ne passent de la puissance à l'acte qu'en se déterminant, et ne se déterminent quo dans la substance. Ils sont universels en ce qu'ils conviennent à toute substance; ils n'existent pas d'une existence universelle, en ce qu'ils dépendent de la substance pour exister, au moins d'une existence déterminée. Aristote appelle les modes les substances secondes; il eût mieux fait peut-être de les nommer les seconds de la substance. Si maintenant on veut sortir de cette généralité et descendre des _generalissima_ aux simples _generalia_, des catégories aux _catégories_, permettez-nous ce nom, des prédicaments aux entités prédicamentales, cela s'appelle descendre _les degrés métaphysiques._ Les modernes ont appelé cela l'échelle de l'abstraction, la génération ou la généalogie des idées abstraites. Soit la catégorie de la substance: si vous la prenez pour matière et que vous y ajoutiez la forme de _corporéité_ (Condillac aurait dit: si à l'idée de substance vous ajoutez l'idée d'étendue limitée), vous avez une nouvelle essence, celle de _corps_. Si au corps vous ajoutez la forme de l'_animation_, vous avez l'_animal_. A cette essence, l'addition d'une forme que les scolastiques appelaient la _rationalité_, et qui est tout simplement la raison, vous donnera l'_homme_. Enfin si l'homme est affecté d'une forme individuelle qui ne peut se désigner que par un nom propre, pour Socrate, la _socratité_, pour Platon, la _platonité_, vous aurez _Socrate_ ou _Platon_[418]. [Note 418: Porphyr., _Isag._, I, c. II, §23, p. 8 de la trad. de M. Barth. Saint-Hilaire.--Boeth., _in Porph. translat._, l. II et III. Cette échelle de l'abstraction est ce qu'on a appelé dans l'école l'arbre de Porphyre, dont on peut voir la représentation graphique dans Boèce (p. 25 et 70 de l'édit. de Basle; 1 vol. in-fol., 1546).] Les trois derniers degrés de cette échelle portent les noms de genre, d'espèce, d'individu. L'animal est un genre, l'homme une espèce, Socrate ou Platon un individu. On a déjà vu quelle importante distinction devait être introduite entre les divers modes ou attributs, les uns étant nécessaires, les autres accidentels. Le langage commun tient peu de compte de ces distinctions; il confond assez fréquemment tous ces mots d'attributs, de modes, de qualités, etc.; la dialectique était fort précise sur ce point. D'abord, nous avons vu mettre au sommet de l'échelle les attributs ou genres _les plus généraux_, sous le nom de prédicaments. Parmi eux, il en est un spécial qui se nomme la _qualité_: une chose est bonne ou mauvaise, voilà la qualité; une chose est assise ou debout, ce n'est pas la qualité, c'est la situation. Comment une essence se réalise-t-elle? par l'adjonction d'une détermination actuelle à la matière en puissance, et cette détermination actuelle qui ressemble à la qualité, en ce qu'elle qualifie l'être, a cependant un caractère exclusif de cause créatrice ou formatrice qui la distingue de tout autre attribut, et c'est pourquoi on l'appelle _forme_. Comme cette forme, en s'adjoignant ce qui lui sert de matière, convertit la substance et cause la formation d'une essence nouvelle, on l'appelle _forme substantielle, forme essentielle_ et quelquefois aussi _essence formelle_[419]. [Note 419: Ces expressions sont telles que les Latins ont préférées pour rendre ce qui est autrement dit dans Aristote, et elles sont devenues sacramentelles en scolastique. Aristote appelle presque toujours [Grec: to ti aen sinai] ce que le moyen âge nommait _forme essentielle_ ou _substantielle_, et les traducteurs de sa Métaphysique n'ont pas fait difficulté d'employer cette dernière expression. (L. I, c. II et l. VII, c. IV et suiv., t. I, p. 12 et t. II, p. 8.) Cependant ne dénature-t-elle pas la doctrine d'Aristote? ne lui donne-t-elle pas une apparence exagérée de réalisme: presque de platonisme? Buhle a osé dire contrairement à l'opinion établie: «Aristote n'admettait pas les formes substantielles, qui n'eussent été autre chose que les idées de Platon.» (_Hist. de la phil._, Introd., sect. 3, trad. de Jourdan, t. 1, p. 687.) C'ets aller trop loin. Aristote emploie souvent dans le sens d'essence les mots [Grec: morphae, eidos, logos] même (ce dernier mot pour définition comme souvent _ratio_ chez les scolasliques). [Grec: Ho logos taes ousias](_Met_., v, 8). [Grec: Eidos de lego to ti aen einai ekatton kai taen protaen ousian] (_Met._, VII, 7). Hae ousia gar esti to eidos, to enon] (_ib._ 12) [Grec: Hae morphae kai to eidos touto d'estin o logos o taes ekastou ousias] (_De gen. et corr._, II, 8) [Grec: Ti de os to eidos; to ti aen einai]. (_Met._, VII, 4.) On pourrait multiplier les citations.] Nous comprenons tous ces mots. Mais à mesure que nous descendons les degrés métaphysiques, nous voyons l'être se transformer par l'addition de nouveaux modes. A chaque degré supérieur est une essence plus ou moins commune qui se particularise au degré inférieur. Au premier degré est quelque chose d'universel qu'une addition divise et rend différent de soi-même. Aussi cette essence susceptible d'être ainsi différenciée, est-elle dite quelquefois _non différente, indifférente_. Ce qui vient la modifier, ce qui, par exemple, vient, dans un genre en général introduire un genre plus particulier, différent du premier et qu'on appelle _espèce_, se nomme _la différence spécifique_ (qui engendre l'espèce), ou simplement _la différence_. La différence est une propriété qui engendre l'espèce; elle n'est pas la simple propriété, qui n'est que l'accident particulier à une espèce. Ainsi la raison et le rire sont particuliers à l'espèce humaine. Mais la raison est la différence de l'homme à l'animal: elle constitue et définit l'espèce. _L'homme est un animal qui rit_ ne serait que l'énonciation d'un attribut _propre_ à l'espèce humaine et qui ne la constitue pas. Un attribut de cette nature est un _propre_ ou une propriété. Pour ce que rire est le propre de l'homme, dit Rabelais, qui savait la logique. Enfin, les simples modes qui n'ont rien de caractéristique, rien d'essentiel, qui peuvent être ou ne pas être, sans que l'essence à laquelle ils appartiennent ou manquent, change de substance, d'espèce ou de degré sont les _accidents_. Socrate est _camus_, Achille est _blond_; voilà l'accident. Ainsi, dans ce que le langage commun appellerait assez indifféremment modes, accidents, qualités, attributs, la scolastique introduit des distinctions fondamentales, et attache un sens technique à cinq mots, _le genre, l'espèce, la différence, le propre_ et _l'accident_. On ne peut, sans les prononcer à chaque instant, traiter des catégories ni de la logique, et cependant Aristote avait écrit la sienne sans les définir préalablement[420]. C'est pour y suppléer que Porphyre a composé son _Introduction aux Catégories ou le Traité des cinq voix_[421], et cet ouvrage a joué un rôle capital dans la scolastique. Ceci nous amène enfin à la grande difficulté ontologique tant annoncée. [Note 420: Car il les définit selon l'occasion, et notamment au chapitre V du livre des Topiques on trouve presque le fond de l'ouvrage de Porphyre.] [Note 421: «Porphyrii Isagoga ([Grec: Eisagogae]) seu de quinque vocibus. Tractatus II.» Les cinq voix sont en grec _genos, diaphora, eidos, idiov, sumbibaechos_. (In Arist. _Op._, édit, de Duval, 1654, t. I, p. 1.)] Nous avons vu comment les degrés métaphysiques étaient placés au-dessous des catégories. L'existence, Aristote aidant, a été distribuée et mesurée à celles-ci d'une manière que nous voudrions avoir rendue suffisamment claire. Cependant on aura remarqué deux points:--la substance est le nom de l'être premier; les neuf autres prédicaments sont de l'être en second.--Les dix pris ensemble sont, à des titres inégaux, des choses, et en un sens, des universaux. Maintenant nous avons vu que la substance est éminemment l'être en soi et qu'elle communique l'être aux catégories collatérales. Si vous descendez de ce premier degré au dernier, de ces _maxima_ de généralité aux _minima_, ou de la substance en général à l'individu en particulier, vous trouvez apparemment que l'individu existe et qu'il est être, essence, substance. L'être n'a donc pas dépéri en descendant du sommet au bas de l'échelle, il a persisté en passant par tous les degrés. Ainsi, existence à tous les degrés; essence, corps, animal, homme, Socrate, tout cela existe. Mais quoi! à chaque degré une forme nouvelle est venue constituer une nouvelle essence; ainsi donc autant d'essences que de degrés, sans compter qu'au-dessous de chaque genre il y a plus d'une espèce, au-dessous de chaque espèce, plusieurs individus. Puisqu'à chaque degré une forme distinctive est venue constituer une essence, les essences, hiérarchiquement subordonnées, sont distinctes, différentes les unes des autres. Ce sont des êtres essentiellement et numériquement différents. Ainsi il y a des corps, et ce n'est pas là un genre; il y a des genres (_animal_, etc.), ce ne sont pas des espèces; il y a des espèces (_homme_, etc.), ce ne sont pas des individus. Que leur manque-t-il à chacun, corps, animal, homme, pour l'existence, pour être chacun à leur degré une essence déterminée? n'ont-ils pas la matière et la forme, la matière donnée par le degré supérieur, la forme dans l'attribut générateur qui les constitue? Et comme originairement la substance a été le point de départ, et qu'elle n'a disparu à aucun des degrés, jusques et y compris celui de l'individu, ils ont tous et chacun la réalité entière, la condition de l'être, l'être premier, une existence substantielle et déterminée. La conséquence apparente de tout cela, c'est que les degrés métaphysiques sont des degrés ontologiques, et que notamment les genres et les espèces sont des réalités. Cette conséquence semble inévitable, et cependant qu'on y réfléchisse. D'abord que devient le principe d'Aristote qu'aucun universel n'est substance[422]? Les genres et les espèces sont des universaux, et voilà qu'on leur décerne l'existence substantielle! Il ne s'agit plus cette fois d'un universel à part et suprême comme l'est la substance; il s'agit de toutes les sortes d'universels. A-t-on quelque artifice pour concilier le principe d'Aristote avec l'autre principe qui veut que l'existence soit partout où il y a matière et forme? [Note 422: [Grec: Ouden ton katholon uparchonton ousia esti.] (_Met._, VII, XIII. T. II et p. 9 dans la trad.)] Puis, y a-t-on bien pensé? qu'est-ce, par exemple, qu'un genre ayant une existence réelle et distincte comme genre, qu'un animal qui n'est aucune espèce, ni homme, ni quadrupède, ni oiseau? Qu'est-ce qu'une espèce existant substantiellement, avant qu'il y ait des individus? Qu'est-ce que l'homme qui n'est encore ni Socrate, ni Platon, ni aucun autre, et qui existe cependant substantiellement comme eux? La raison n'admet point cela; le sens commun se révolte. Si les genres et les espèces ou, pour mieux dire, les universaux existent autant que les individus, il faut que ce ne soit pas comme les individus; il faut que ce soit d'un mode d'existence particulier que nous n'avons encore ni défini, ni deviné; mais alors quel mode d'existence? La solution de la question n'est pas à notre charge. A l'exprimer seulement, on en aperçoit dans le système admis toute la difficulté, et l'on voit en même temps que cette difficulté et peut-être la question même proviennent des prémisses posées dans les généralités de la dialectique, et résultent des notions ou des locutions qu'elle adopte pour déterminer les conditions absolues de l'être et la classification méthodique de ses degrés de transformation. C'est ici qu'il y a vraiment un départ à faire entre la science des choses et celle des mots. Voilà dans sa première généralité la question qui a valu à l'esprit humain des siècles d'efforts et d'angoisses. La question en elle-même était soluble. Mais comment n'aurait-elle pas été obscure et douteuse, du moment qu'elle était posée dans la langue de la dialectique, et compliquée tout à la fois par les principes et les expressions qui devaient dans l'esprit du temps servir à la résoudre? En effet, Aristote a établi plusieurs principes, sinon contradictoires, au moins difficilement conciliables. C'est assurément un principe fondamental chez lui qu'il n'y a de réel que la substance déterminée; que toute la réalité est dans le particulier, l'individuel; que c'est là la substance première. Et cependant il admet l'être dans les attributs; il distribue l'être aux catégories qui sont les attributs les plus généraux; il assigne à la forme qui est sans matière et qui n'est qu'une puissance à la fois déterminante et générale, la vertu de produire l'être réel en s'appliquant à la matière elle-même indéterminée et universelle; enfin il dit que les genres sont des notions ou des attributs essentiels, et classant les genres ainsi que les espèces parmi les substances, il ajoute que les espèces sont plus substances que les genres, quoiqu'il ait donné pour une des propriétés fondamentales de la substance celle de n'être susceptible ni de plus ni de moins[423]. [Note 423: _Met:_ * V, VII, VIII et XXVIII; VII, IV, V et VI. _Categ._, V. _Topic._, I, V.] Ces divers principes, dont nous croyons avoir fait comprendre la génération, et qui, bien qu'assez difficiles à raccorder dans Aristote, s'expliquent par l'inévitable diversité des points de vue que traverse nécessairement toute haute métaphysique, parvenaient aux penseurs de nos premiers siècles, non pas tout à fait conçus dans leur rédaction primitive à la fois précise et large, ni rapportés les uns aux autres, comme dans le maître, par l'unité d'un esprit puissant et systématique, mais épars, morcelés, décousus, et hormis peut-être dans une seule version littérale des deux premiers livres de la Logique, cités, rappelés, appliqués incidemment et quelquefois au hasard, suivant les besoins de leur thèse, par les interprétateurs du péripatétisme. Sur la foi de ces autorités secondaires, ces principes, acceptés par de fervents adeptes, presque sans choix, avec une confiance, une déférence égale, portaient nécessairement de l'embarras et de la confusion dans les esprits et dans la science; et l'effort comme le désespoir de la scolastique fut constamment d'éclaircir, de coordonner, de concilier tous ces principes, et d'amener la dialectique à l'état de concordance méthodique et démonstrative, qu'il semblait qu'elle ne pouvait manquer d'avoir, soit dans la nature des choses, soit dans l'esprit infaillible de son créateur. Avant la découverte de l'idéologie, le langage était toujours ontologique, même lorsqu'il s'appliquait à la seule logique. De là une ambiguïté continuelle qui permet de se servir des mêmes mots à ceux qui parlent des choses, et à ceux qui ne traitent que des idées, à ceux qui décrivent les conditions de l'être, et à ceux qui n'exposent que les lois de l'esprit. La question de la réalité des universaux, ou du moins une question analogue, celle de la réalité des objets de nos idées, aurait donc pu s'élever en quelque sorte sur tous les points que traitait la philosophie du moyen âge. La question a principalement porté sur les genres et les espèces; mais elle aurait pu s'appliquer à tout le reste, et ainsi devenir facilement la controverse générale, soit entre la doctrine du subjectif et celle de l'objectif, soit entre l'empirisme et l'idéalisme, soit entre le scepticisme et le dogmatisme. Elle n'a jamais atteint alors ce degré d'étendue et de profondeur, ne l'oublions point, sous peine de la dénaturer, et d'attribuer aux temps passés ce qui appartient à l'esprit moderne, la clairvoyance et la hardiesse dans les conséquences; mais comme ces grandes questions étaient là, toujours voisines de celle des universaux qui les côtoyait pour ainsi dire, on s'est plus tard laissé quelquefois aller en exposant celle-ci, à la confondre avec celles-là; et l'on a métamorphosé les dialecticiens du moyen âge en contemporains de Hume, de Kant, ou d'Hegel. S'ils y ont gagné en étendue d'intelligence, ils y ont perdu en originalité. Nous nous attacherons scrupuleusement à conserver à ces esprits singuliers leurs vrais caractères, comme aux questions qui les ont occupés leurs véritables limites. Nous avons essayé de montrer comment l'aristotélisme devait naturellement donner naissance, par la confusion apparente des principes ontologiques et des principes logiques, à la question des universaux. En fait, il est bon de rappeler de quelle manière elle s'est élevée; de le rappeler seulement, car cette histoire a déjà été supérieurement écrite, et ici nous ne pourrions que répéter M. Cousin. Nous croyons avec lui que cette question, les scolastiques auraient bien pu ne pas l'apercevoir, si Porphyre, au début de son Introduction aux catégories, ne les eût avertis qu'elle existait. On ne peut, en effet, trop le redire: Aristote a conquis le monde savant par ses lieutenants, plus encore que par lui-même. Ses catégories étaient le préliminaire de la science. Saint Augustin, ou plutôt l'auteur d'un livre qui porte son nom, a expliqué les catégories à l'école des Gaules. L'Isagogue de Porphyre était le préliminaire des catégories; Boèce a fait connaître Aristote et Porphyre, et commenté l'Isagogue, les Catégories, la Logique. Les esprits, touchés surtout de ce qui les initiait à la science, se sont arrêtés longtemps, sont incessamment revenus au point de départ. Par moment, l'introduction de Porphyre a semblé le livre unique. «Il est bon de commencer par là,» dit un spirituel contemporain d'Abélard, «mais à condition de n'y point consumer son âge, et que le livre ne soit pas l'entrée des ténèbres. Cinq mots à apprendre ne valent pas qu'on y use toute une vie, et il faut qu'une introduction conduise à quelque chose[424].» [Note 424: Johan. Saresber. _Metalog._, l. II, c. XVI.] Or, au début même de cette introduction, que rencontrait-on? un problème posé sans solution. En annonçant l'objet de son ouvrage, Porphyre dit qu'il s'abstiendra des questions plus profondes ([Grec: ton *athuteron zaetaematon], _ab altioribus quaestionibus_). «Ainsi je refuserai de dire,--si les genres et les espèces subsistent ou consistent seulement en de pures pensées;--ni s'ils sont, au cas où ils subsisteraient, corporels ou incorporels;--ni enfin s'ils existent séparés des choses ou des objets, ou forment avec eux quelque chose de coexistant[425].» [Note 425: Porphyr. _Isag. praefat._, c. I.--Boeth., _in Porphyr. a se transl._, p. 53.--Cousin, _Fragm. philos._, t. III, p. 84.--Ouvrag. inéd. d'Ab., _Gloss. in Porphyr._, p. 668.--L'Introduction de Porphyre a été traduite pour la première fois par M. Barthélémy Saint-Hilaire, t. I, p. 1 de sa traduction de la Logique.] Quelle est la recherche que Porphyre écarte? quelle est la question sur laquelle il s'abstient de s'expliquer? C'est une question qui avait troublé la philosophie antique, une question que Porphyre, platonicien et péripatéticien tout ensemble, devait connaître à plus d'un titre et considérer sous plus d'une face; car elle avait occupé l'Académie, le Lycée, le Portique. Les genres et les espèces sont des collections d'individus. Mais ces collections en tant qu'espèces (_les hommes_), en tant que genres, (_les animaux_), sont-elles autre chose que des idées spéciales et générales? Qu'elles soient des idées, des manières de concevoir les choses, cela n'est pas douteux; mais parce qu'elles sont cela, ne sont-elles que cela? sont-elles en tout de pures pensées? Les idées des genres et des espèces sont des idées universelles (des universaux); or, les idées universelles sont diversement considérées. Selon Platon, les idées universelles, en tant qu'elles se rapportent à plusieurs êtres, sont l'unité dans la pluralité, l'un dans l'infini, comme dit le Philèbe. Elles sont les essences de tous les êtres, l'être par excellence. Les idées, essences, types, formes, principes, sont éternelles et immuables[426]. [Note 426: Cette doctrine est partout dans Platon. Il faudrait trop citer pour la justifier; voyez surtout la République, III, V, VII et X, et le Phédon, le Phèdre, le Cratyle, le Théetète, le Parménide. (Cf. l'_Essai sur la Métaphysique d'Aristote_, par M. Ravaisson, IIIe part., l. II, c. II, t. I, p. 291-305 et l'_Hist. de la philosophie_, de Ritter, l. VIII, c. III, t. II de la trad., p. 216-246.)] Selon Aristote, les idées ou notions dont il s'agit, étant universelles (et rien d'universel n'étant substance), ne sont pas substance; c'est-à-dire qu'elles n'ont pas l'être proprement dit. Il n'y a de parfaitement réel que l'individuel[427]. [Note 427: _Cat._, V.--_Analyt. post._, XI et XXIV.--_Met._, III, VI.] Selon Zénon et les stoïciens, le général n'est pas une chose, et les idées qui l'expriment, ne désignant aucune chose quelconque, pas même le caractère individuel des choses particulières, qui seules ont de la vérité, ne sont que de vaines images produites par nos facultés représentatives: elles ne sont rien[428]. [Note 428: [Grec: On gar ta eidae oute toia, ae toia, touton ta genae toia, oute toia.] (Sext. Emp. _adv. logic._, VII, 246.) [Grec: Ou tina ta koiva.] (Simpl. in _Cat._, fol. 26 b.--Cf. Diog. Laert. VII, 61.--_Hist. de la phil. anc._, par Ritter, l. XI, c. V, t. III de la trad. p. 459 et 460.) On s'accorde au reste à rattacher cette partie de la logique stoïcienne à l'école de Mégare, qui paraît avoir la première posé formellement les principes du nominalisme. (Cf. Bayle, art. _Stilpon._--Ritter, l. VII, c. V; t. II. p. 121.--Rixner, _Handbuch der Gesch. der Phil._, t. II, p. 182.--Tennemann, _Gesch. der Phil._, t. VIII, part. I, p. 162. Voy. ci-après c. VIII.)] Or, soit qu'elles ne subsistent qu'imparfaitement, comme le veut Aristote, soit qu'elles ne subsistent pas du tout, comme le disent les stoïciens, soit même qu'elles subsistent comme l'entend Platon, elles sont nécessairement incorporelles. Des notions générales en elles-mêmes n'ont aucun corps; des idées éternelles sont des formes immatérielles. Et, dans tous les cas, selon Aristote, puisqu'elles existent comme notions dans l'esprit qui les conçoit, à ce titre elles existent séparées des choses; mais comme attributs dont les notions ne sont que la représentation, elles existent dans les choses, elles coexistent avec elles; elles sont dans la _matière formée_, puisque les idées universelles ne sont que les notions des modes et attributs des choses. Les stoïciens ne leur concèdent même pas cette coexistence avec les choses, les représentations étant plutôt relatives à la faculté représentative qu'à l'objet représenté. Selon Platon, comme idées, elles existent hors des choses; elles existent ou du moins elles ont leur principe en Dieu[429]. Comme formes des choses, elles existent dans les choses. Elles sont à ce titre les images des idées, mais les essences des êtres; et les essences réelles participent à leur principe et représentent, chacune, dans le sensible, leur idée qui est comme leur exemplaire éternel; ainsi les essences tiennent aux idées par la _participation_ ([Grec: methexis]), et cependant les idées sont séparées ([Grec: choristai]). [Note 429: Platon dit bien dans la République que Dieu est le principe des idées (Rép., X), et il y a quelque chose de cela dans le Timée. Cependant ce sont des interprètes de Platon, Alcinoüs et Plutarque, qui ont énoncé plus formellement que les idées étaient les pensées de Dieu. Il est au moins douteux que telle soit la doctrine platonique. Voyez l'argument du Timée par M. Henri Martin (_Étud. sur le Tim._, t. 1, p. 6), la préface de la traduction de la Métaphysique d'Aristote, t. 1, p. 42 et cette Métaphysique même, l. VII, c. XIII et XIV; l. XIII, c. IV, V, X.] Cette controverse était présente à l'esprit de Porphyre. Il déclare qu'il n'y veut pas entrer, c'est une affaire trop difficile ([Grec: Bathutataes pragmateias]), une trop grande recherche ([Grec: meizonos exetaseos]). Il la connaît bien, mais il veut, dit-il, exposer surtout ce que les péripatéticiens ont enseigné touchant le genre et l'espèce. Deux siècles après Porphyre, Boèce a commenté deux fois son ouvrage, une première dans la traduction peu littérale de Victorinus, une seconde dans la traduction plus exacte qu'il a lui-même donnée[430]. [Note 430: Boeth., _in Porph. a Victorin. transl._, Dial. 1, p. 7.--_In Porph. a se transl._, l. I, p. 60.] M. Cousin s'est montré sévère pour Boèce[431]; nous le serons moins que lui. Boèce, dans son premier commentaire, a eu le tort sans doute de mettre les cinq voix dont a traité Porphyre sur la même ligne, et d'assimiler par conséquent aux genres et aux espèces, la différence, le propre et l'accident. Se demander ensuite si toutes ces choses existaient, c'était s'enquérir uniquement de la vérité de notre manière de considérer les choses, de la vérité de nos pensées; et, en effet, Boèce, après avoir assez bien montré comment des sensations particulières nous nous élevons aux idées des divers modes des choses sensibles, arrive facilement à reconnaître que ces idées sont incorporelles, mais qu'elles sont subsistantes, en ce sens qu'elles sont vraies, en ce sens que nous ne pouvons rien sentir ni comprendre sans elles, et qu'elles correspondent à des choses que nous trouvons unies et comme incorporées à tous les objets de nos sensations. [Note 431: Ouvr. inéd. d'Ab., _Introd._, p. lxvi.] Or, ce n'est point là précisément la question qui se débattait entre Aristote et Platon, celle de la réalité des essences universelles. C'est encore moins la question que la scolastique a vue dans le problème écarté par Porphyre. C'est seulement la question voisine, et pour ainsi contiguë, de savoir d'abord comment de nos sensations nous nous élevons aux conceptions des choses, puis si ces conceptions sont fondées sur rien de réel. Or, relativement à ces deux points, ce que dit Boèce n'est ni complet, ni profond, mais nous paraît juste et sensé. La seconde fois que Boèce s'est occupé de la question, c'est en commentant sa propre traduction de Porphyre. L'ouvrage est important, parce que c'est par lui que le moyen âge a d'abord connu Porphyre. C'est par l'intermédiaire de Boèce que Porphyre est devenu une autorité. Cette fois, Boèce, en bon péripatéticien, décide que les genres et les espèces ne peuvent être en soi. Rien de ce qui est commun à plusieurs ne peut être en soi, puisque la condition de l'être en soi est au moins d'être dans un même temps le même numériquement (_eodem tempore idem numero_), c'est-à-dire un et identique. En effet, si le genre était en soi, ce serait d'une existence multiple, c'est-à-dire qu'il comprendrait en soi plusieurs existants semblables; ceux-ci seraient nécessairement compris à leur tour dans un genre supérieur, et ainsi à l'infini. Il suit que les genres et les espèces ne sont pas des êtres en soi, mais des vues de l'intelligence, des manières de concevoir les véritables êtres en soi ou les substances sensibles; ce sont les conceptions des ressemblances entre les individus. Conséquemment, comme conceptions, ces universaux sont incorporels, non pas à la manière de Dieu ou de l'âme, mais à la manière de la ligne ou du point mathématique; c'est-à-dire qu'ils sont des _abstractions_. Boèce se sert du mot[432]. Cependant ce ne sont pas pour cela des conceptions vaines ni fausses; car elles correspondent aux ressemblances et différences réelles des êtres réels. Les genres et les espèces sont donc les représentations de ressemblances entre les objets. Ces ressemblances, en tant qu'elles sont dans les objets, sont particulières et sensibles; en tant qu'abstraites, elles sont universelles et intelligibles. Ainsi une même chose existe singulièrement, quand elle est sentie, généralement, quand elle est pensée. [Note 432: _In Porph. a se transl._, l. 1, p. 55.] Cette solution de Boèce, très-clairement exposée, ne mérite certainement aucun dédain; car elle est purement aristotélique. J'ajoute que Boèce ne paraît pas s'en être contenté; car il a soin de remarquer que Platon croyait que les genres et les espèces existaient encore ailleurs que dans notre esprit, indépendamment des corps individuels. S'il s'abstient de prononcer entre Aristote et Platon, c'est, dit-il, qu'une telle décision serait du ressort d'une plus haute philosophie, _altioris philosophiae_; et s'il a exposé la doctrine d'Aristote, ce n'est pas qu'il l'approuve de préférence, _non quod eam maxime probaremus_; c'est qu'il commente une introduction à la Logique du Stagirite. Nous ne ferons que deux observations sur cet état de la question telle que l'a laissée Boèce. La première, c'est que de son temps même, les genres et les espèces ont été regardés comme des conceptions. _Intelliguntur praeter sensibilia.--Genera et species cogitantur.--Quadam speculatione concepta.--Hominem specialem ... sola mente intelligentiaque concipimus_[433]. [Note 433: Boeth., _ibid._, p. 56.] Au reste, cette doctrine vient naturellement à la faveur du langage. Aristote semble l'autoriser, lorsqu'il ne voit dans les paroles que les symboles des affections de l'âme[434]; lorsqu'il nomme la forme ou l'espèce du même nom qui désigne la conception rationnelle ou même le discours, [Grec: logos]. En d'autres termes, l'habitude de confondre dans le style l'essence avec la définition qui n'en est que l'expression, peut conduire aisément à n'admettre que des êtres de définition ou de raison, et les pensées se mettent au lieu et place des existences[435]. Ce n'est pas une nouveauté que le conceptualisme. [Note 434: _De lnterp._, I, 1.] [Note 435: [Grec: Ae morphae kai to eidos to kata ton logon]. _Phys._, II, 1. Cette tendance est si naturelle que les traducteurs de la Métaphysique disent que le genre est la _notion_ fondamentale et essentielle dont les qualités sont les différences, pour rendre ces mots: [Grec: Os en tois logois to proton enupargon, ho legetai en to ti esti, touto genos].(V, XXVIII; et dans la trad., t. I, p. 202.) Suivant de bons juges, c'est surtout la logique stoïcienne qui aurait embrouillé les idées et entraîné la scolastique dans les obscures subtilités de la question des universaux. Quoique imparfaitement connue, cette logique, en effet, paraît captieuse et elle peut bien avoir troublé l'esprit de Boèce; mais elle n'a exercé qu'une influence très-indirecte au moyen âge. Brucker attribue cette influence à l'ouvrage sur les catégories qu'on prête à Saint-Augustin et qu'il trouve écrit dans l'esprit des stoïciens. (_Hist. crit. phil._, t. III, p. 568, 672, 712 et 906.)] Une seconde observation, à laquelle nous attachons quelque prix, c'est qu'un certain conceptualisme n'est pas incompatible avec le platonisme. Boèce, en effet, ne dit pas qu'il repousse le platonisme. Ce qui est incompatible avec le platonisme, c'est ce principe: rien n'existe à titre universel. Mais on pourrait accepter la génération que Boèce donne des idées de genres et d'espèces; on pourrait admettre que les genres et les espèces sont pour nous de pures conceptions générales fondées sur des perceptions particulières, sans qu'on fût pour cela strictement obligé de rejeter la croyance aux idées éternelles de Platon. Que ces idées existent, que les objets sensibles n'en soient que les images ou les reflets, il n'en est pas moins vrai qu'elles se produisent et se représentent en nous d'une autre manière, par les notions que la puissance de notre esprit construit à la suite des sensations. L'intelligence humaine placée entre le monde du sensible et du particulier et le monde de l'intelligible et de l'universel, pourrait communiquer avec l'un comme avec l'autre, et le conceptualisme, loin d'être faux dans cette hypothèse, serait l'intermédiaire nécessaire entre l'accidentel et l'universel, entre le passager et l'éternel. Allons plus loin, la grande difficulté de la doctrine des idées de Platon, c'est le mode d'existence de ces idées, essences éternelles. Lorsqu'on presse un platonicien sur cet article, il ne dit rien de plausible, si ce n'est parfois que les idées sont les pensées de Dieu; et alors leur réalité n'est plus que celle même de l'Être des êtres. En ce sens, on pourrait dire que l'idéalisme de Platon est une psychologie dont le sujet est Dieu. Telle est la nature et la puissance de Dieu que son idéologie est par le fait une ontologie: le platonisme serait alors un conceptualisme divin. Cette double observation explique par avance comment la scolastique a dû souvent réduire les genres et les espèces à de simples pensées; et comment toutefois elle a pu aussi, par quelques-uns de ses organes, revenir aux idées de Platon, sans abandonner la dialectique de Porphyre et de Boèce. Mais la controverse de la scolastique sur les genres et les espèces n'a jamais été explicitement la controverse d'Aristote et de Platon, quoiqu'elle en fût une sorte de ressouvenir à travers les siècles. Il ne serait pas plus juste d'y voir précisément la discussion si célèbre parmi les modernes de la réalité de nos connaissances. Il y a deux idéalismes; l'idéalisme de Platon, sorte d'ontologie spirituelle, qui refuse, ou peu s'en faut, la réalité aux objets des sens, pour la réserver tout entière aux essences intelligibles; l'autre idéalisme est l'idéalisme sceptique, ou la doctrine qui ne croit à rien de réel que le fait de la présence en nous de certaines idées, purs phénomènes qui manifestent à un sujet problématique de problématiques objets[436]. [Note 436: L'idéalisme qu'on pourrait appeler absolu, celui de Schelling et d'Hegel, en formerait un troisième. Mais il n'est pas nécessaire d'en tenir compte en ce moment.] Ce n'est pas la controverse sur l'un ou l'autre idéalisme que la scolastique a élevée, lorsqu'elle a ouvert le débat entre les réalistes et les nominaux. Les uns disaient: les genres et les espèces sont des réalités; les autres: les genres et les espèces sont des mots; d'autres enfin disaient: ce sont des pensées. Or, si c'était là un problème ontologique, ce n'était pas le problème permanent, éternel, fondamental de l'ontologie, celui de la réalité des choses. Ce dernier problème ne s'élève pas entre le réalisme et le nominalisme proprement dits, mais entre l'idéalisme et la doctrine opposée. Sans doute, le nominalisme fait grand usage de la considération du subjectif, et l'abus de cette considération est la source de l'idéalisme; l'idéalisme est donc, à certains égards, une extension excessive du nominalisme, un nominalisme universel. Par analogie, le nominalisme peut être appelé un idéalisme spécial ou borné aux universaux. Mais, enfin, l'un n'est pas l'autre, car tout le monde sait que le nominaliste qui nie la réalité des universaux, croit à la réalité des individus, et même ne croit qu'à celle-là. «Ce sont les substances universellement admises,» dit Aristote[437]. Or, l'idéalisme nie tout. De même, le réalisme, qui accorde aux universaux quelque existence, incorporelle ou autre, peut, dans certains cas, s'allier à la négation de la substance corporelle, à la foi exclusive dans l'intelligible au préjudice du sensible; et, sur cette pente, le platonisme seul échappe à l'idéalisme sceptique. [Note 437: _Métaph._, VIII, 13. t. II, p. 65 de la traduction.] Ce qui est vrai, c'est que l'esprit qui conduit au nominalisme peut mener, mais ne mène pas nécessairement au scepticisme sur l'existence du monde extérieur, et que l'esprit qui préfère un certain réalisme, peut très-bien s'allier avec une forte disposition à l'étendre hors des universaux, et à prodiguer assez facilement aux insensibles l'existence substantielle. Mais les conséquences d'une doctrine ne sont pas cette doctrine même, tant qu'elle les ignore. Les réalistes ne se savaient point platoniciens; les nominalistes ne se croyaient pas tous sceptiques; les conceptualistes enfin n'entendaient nullement se confondre avec les nominalistes. Les uns comme les autres n'aspiraient le plus souvent qu'à résoudre la question logique de la nature des genres et des espèces, ou des universaux. L'analyse des ouvrages d'Abélard nous donnera plus d'une occasion d'exposer sur ce point tous les systèmes. C'est de son temps, c'est au XIIe siècle, que la question fit, pour ainsi parler, sa véritable explosion. Jusqu'alors, elle s'était paisiblement établie dans la philosophie, sans la troubler, sans l'agrandir. La vie d'Abélard nous a montré comment avec lui elle tendit à devenir presque une des affaires du siècle. Quelques mots sur l'histoire de cette question, depuis l'origine de la scolastique, nous apprendront dans quelle situation il trouva sur ce point les idées et les écoles. A dater d'Abélard, on a pu, avec raison, «comparer la philosophie scolastique à une sorte d'alchimie qui emploie les universaux comme substance et la dialectique comme appareil[438].» [Note 438: Degerando, _Hist. comp. des syst. de phil._, t. IV, c. XXVI, p. 386.] On ouvre ordinairement la philosophie du moyen âge par Jean Scot Érigène. Il ne traita point expressément la question; mais il avait foi dans l'existence de ce qui échappe aux sens. Au-dessous de la nature incréée, il admet des causes primordiales créées et créatrices qui donnent aux choses contingentes leur individualité. Une de ces causes primordiales, l'essence, donne l'être par participation: «C'est par participation qu'existe tout ce qui est après l'essence.» Et ailleurs: «L'essence du corps n'est point corporelle comme lui [439].» Ces pensées, empreintes de platonisme, auraient, un peu plus tard, mené probablement au réalisme. Raban Maur, qui avait écrit avant qu'Érigène vînt sur le continent, est plus explicite; il annonce déjà que de son temps les uns pensaient que les cinq objets du livre de Porphyre étaient des choses, et les autres des mots[440]. Raban paraît se prononcer pour la dernière opinion qui, chez lui, semble, il est vrai, se réduire à l'interprétation de la pensée de Porphyre. Or, on pouvait à la rigueur soutenir que Porphyre, qui écrivait une introduction à la logique, n'avait entendu traiter des _cinq voix_ que comme voix, sans prétendre pour cela que ces cinq voix ou, parmi elles, les mots de genre et d'espèce ne désignassent point des réalités. L'opinion de Raban pouvait être historique et critique, mais non philosophique. Toutefois, et pour son compte, il incline à regarder les universaux comme des abstractions. [Note 439: Scot Érigène, par M. Saint-René Taillandier; IIIe part., c. ii, p. 211 et _passim_.] [Note 440: Ouvr. inéd. d'Ab., _Introd._, p. lxxviii.] La question était donc alors connue; mais on la laissait dans l'ombre; on était loin d'en faire, comme plus tard, le problème fondamental de la philosophie. Les qualifications de réalistes et de nominaux étaient inconnues. On lit dans un lettré du Xe siècle, Gunzon de Novare: «Aristote dit que le genre, l'espèce, la définition, le propre, l'accident ne subsistent pas; Platon est persuadé du contraire. Qui, d'Aristote ou de Platon, pensez-vous qu'il vaut mieux en croire? L'autorité de tous deux est grande, et l'on aurait peine à mettre pour le rang l'un au-dessus de l'autre[441].» [Note 441: Gunzon était un pur philologue. Cette citation est extraite d'une lettre écrite aux moines de Richenon contre un certain Ekkcher qui lui avait reproché une faute de grammaire. La lettre, violemment satirique, annonce une certaine érudition. (Dur. et Mart., _Ampliss. Coll._, t, I, p. 305.--_Hist. litt._, t. VI, p. 386.)] Les controverses de la période suivante furent plus théologiques que dialectiques. La transsubstantiation devint le point litigieux entre Bérenger et Lanfranc de Pavie. Bérenger contrôlait par la dialectique le dogme de l'eucharistie, et, niant la présence réelle, il écartait les substances, pour ne voir que des mots au sens relatif et non direct, dans les paroles sacramentelles: _hoc est corpus meum_. C'était un nominalisme spécial ou restreint à une seule question, et la condamnation de Bérenger par le concile de Soissons concourut à donner couleur d'hérésie à toute doctrine dans laquelle perçait l'esprit qui devait changer le conceptualisme en nominalisme. Cependant cet esprit anima Jean le Sourd, que suivaient Arnulfe de Laon et Roscelin, chanoine de Compiègne. C'est celui-ci qui donna au nominalisme et sa forme dernière, et peut-être son nom. Il eut pour adversaire Anselme, abbé du Bec, puis archevêque de Cantorbery. Nous verrons, dans Abélard, combien fut absolu le nominalisme de Roscelin. Il disait que les individus seuls avaient l'existence, et que par conséquent les genres étaient des mots; et non-seulement les genres et les espèces, mais les qualités, puisqu'il n'y a point de qualité hors de l'individu; et non-seulement les qualités, mais les parties, puisqu'il n'y a point de parties hors des _touts_ individuels, et que l'individu, c'est-à-dire le tout individuel, est seul en possession de l'existence. Cette idée, toute dialectique, appliquée au dogme de la Trinité, mène à considérer les personnes divines comme des espèces, des qualités ou des parties, et conséquemment comme des voix, si elles ne sont trois choses individuelles. Aussi le nominalisme exposa-t-il Roscelin à l'accusation de trithéisme. Saint Anselme, son puissant adversaire, se jeta par opposition dans l'excès du réalisme. Non-seulement il défendit le dogme de la Trinité contre l'atteinte des distinctions dialectiques, mais il crut trouver l'origine _des blasphèmes de Roscelin_ dans sa doctrine logique, et il l'accusa tour à tour de trithéisme et de sabellianisme, montrant qu'il fallait ou qu'il admît trois dieux différents, ou qu'il niât la distinction des trois personnes. Il soutint que celui qui prend les universaux pour des mots, ne peut distinguer la sagesse et l'homme sage, la couleur du cheval et le cheval, et devient ainsi incapable d'établir une différence entre un Dieu unique et ses propriétés diverses. Enfin, il poussa son principe jusqu'à prétendre que plusieurs hommes ne sont qu'un homme, et parvenu ainsi au dogme de l'unité d'essence, il n'évita pas plus que Scot Érigène le danger de tout confondre et de tout perdre dans une essence universelle et suprême[442]. [Note 442: S. Ans. _Op., De fid. Trinit._, c. ii et iii, p. 42 et 43.] Cependant il résulta de cette lutte que le réalisme, admis principalement en théologie, obtint encore meilleure réputation d'orthodoxie, et que le nominalisme, déjà suspect d'incompatibilité avec l'eucharistie, fut encore accusé d'être inconciliable avec la Trinité. Les choses en étaient là; Roscelin condamné, proscrit, terrassé; et le réalisme, favorisé par l'Église et vainqueur, dominait du haut de la chaire de Guillaume de Champeaux l'école de Paris, c'est-à-dire la première école du monde, lorsqu'Abélard parut. Il nous reste maintenant à le laisser parler lui-même. Il nous parlera par ses ouvrages. CHAPITRE III. DE LA LOGIQUE D'ABÉLARD[443].--_Dialectica_, PREMIÈRE PARTIE, OU DES CATÉGORIES ET DE L'INTERPRÉTATION. La philosophie peut, en général, être ramenée à cinq sciences unies par des liens étroits, la psychologie, la logique, la métaphysique, la théodicée et la morale. Les deux premières font connaître l'esprit humain. La troisième est la science des êtres; elle se rattache immédiatement à la théodicée, et celle-ci, ou la philosophie de la religion, est difficilement séparable de la morale, qu'elle n'enseigne pas, mais qu'elle motive et qu'elle consacre. Suivant l'esprit des temps, suivant les progrès des connaissances humaines, l'étude d'une ou plusieurs de ces parties de la science prévaut sur les autres dans la philosophie, et il est rare qu'elles soient toutes ensemble également cultivées. Cependant il n'est guère de doctrine où l'on ne retrouve, mêlés en proportions différentes, ces éléments constituants de la philosophie. La scolastique elle-même les offre tous à notre curiosité. [Note 443: La doctrine philosophique d'Abélard n'ayant été connue, jusqu'en 1836, que par de courtes phrases éparses dans quelques auteurs, il n'en faut point chercher une exposition satisfaisante dans les historiens de la philosophie. Brucker, dont le savant ouvrage contient presque tout ce que ses successeurs n'ont fait que remanier, donne tout ce qu'on pouvait donner de son temps. (_Hist. crit. phil._, t. III, p. 731-764.) Buhle a compris toute la scolastique dans son introduction, mais le peu qu'il dit d'Abélard est remarquable. (_Trad. franc._, 1810, t. I, _Introd._, sect. III, p 686-801.) Tennemann lui consacre un article intéressant et assez étendu, mais où il ne parle guère que de théologie. (_Gesch. der Phil._, t. I, c. v, sect. II, p. 167-202 et dans la trad. franc. de son Manuel, t. I, § 260.) Tiedemann procède à peu près de même. (_Gesch. der Phil._, t. IV, c. VIII, p. 277-290.) M. Degérando a peu ajouté à ce qu'il avait lu dans Brucker. (_Hist. comparée_, t. IV, c. XVI, p. 396-408.) Rixner donne des indications utiles; mais lui aussi ne connaissait pas le philosophe (t. II, A., p. 28-31). Hegel et Schleiermacher disent très-peu de chose. (Heg., t. III, p. 170; t. XV des OEuvr. compl.--Schleierm., _Gesch. der neu. Phil._, per. I, p. 190.) C'est encore un mémoire de Meiners sur les réalistes et les nominalistes (_Comment. Soc. Gott._, vol. XII, p. 29), qu'on pourrait le plus utilement consulter de tout ce qui a paru avant la publication de M. Cousin. (Ouvr. inéd. d'Ab., 1830.) On doit lire aussi l'ouvrage déjà cité de M. Rousselot. Ritter, qui cependant a écrit tout récemment, ne parle aussi que de théologie. Il est vrai que son ouvrage est intitulé: _Histoire de la philosophie chrétienne_. (Allem., t. III, t. X, c. v, Hambourg, 1844.)] Sans doute, la psychologie, qui depuis Descartes a joué un si grand rôle, y est reléguée à une place étroite et obscure. Elle ne s'y trouve en quelque sorte qu'à l'état rudimentaire, si l'on continue à séparer la psychologie de la logique, qui, sous beaucoup de rapports, est, comme elle, une science descriptive de nos facultés; mais la logique, comme on l'a vu, occupait alors le premier rang, et la logique n'allait pas sans une certaine métaphysique. L'homme ne raisonne que sur des êtres réels ou fictifs, perçus par ses sens ou conçus par son esprit. Être est le noeud de tous ses jugements, et le verbe virtuel de toutes ses propositions. Donc, point de logique qui ne suppose une ontologie. La logique est démonstrative, sans pour cela démontrer l'ontologie, comme la géométrie est la science exacte de figures possibles, sans qu'elle prouve que les figures soient réelles. Mais comme l'esprit humain croit naturellement à l'ontologie, au moyen âge il la réunissait sans hésiter à la logique, qui en devenait pour lui la forme nécessaire et la base scientifique. C'est ce mélange qu'embrassait en fait l'étude de ce qu'on appelait alors la dialectique. La psychologie et la logique conduisent par la métaphysique à la théodicée et à la morale; mais comme la théodicée et la morale ne sont pas seulement des sciences, et peuvent se confondre avec la religion, la scolastique ne les sécularisait pas, et les renvoyait à la théologie; seulement elle pénétrait avec elles dans la théologie, à laquelle elle prêtait ou imposait ses principes, ses formes, son langage, en recevant d'elle des dogmes et des commandements. Tout ce que nous venons de dire de la doctrine scolastique, nous le disons du scolastique Abélard. Distinguons eu lui le philosophe et le théologien. Au premier appartiendront les ouvrages de dialectique, comprenant tout ce qu'il a su ou pensé en psychologie, en logique, en métaphysique; au second se rapporteront tous les ouvrages sur la théodicée et la morale: dans ceux-ci, nous le trouverons philosophe encore, mais s'étudiant à concilier rationnellement la science et la foi. La théologie d'Abélard sera l'objet du dernier livre de cet ouvrage; nous ne nous occupons ici que de sa philosophie. Il y aurait plusieurs manières de la faire connaître. La plus agréable serait de l'exposer dans ses principes et sous une forme systématique. On en disposerait méthodiquement les principales idées; on les dégagerait des détails oiseux, des expressions techniques qui les obscurcissent; on les traduirait dans le langage de l'abstraction moderne, et l'on rendrait ainsi clair et saisissable l'esprit de cette philosophie. Elle irait alors se placer comme d'elle-même à son rang dans l'histoire de la pensée humaine. C'est le procédé qu'il faudrait suivre si nous écrivions cette histoire, ou s'il ne s'agissait que de donner une vue générale du système et de l'époque. Mais notre intention est d'offrir davantage, ou du moins autre chose. Nous voudrions faire un moment renaître une philosophie qui n'est plus, la ranimer pour ainsi dire en chair et en âme, et montrer exactement quelle était alors l'allure de l'esprit humain, comment il parlait, comment il pensait. Nous voudrions enfin tracer le portrait individuel de notre philosophe avec sa physionomie et son costume. Cet essai de reproduction, plus encore que d'analyse, nous semble une oeuvre plus instructive et plus neuve, quoique assurément moins attrayante. Nous ne changerons donc ni l'ordre ni l'expression des idées d'Abélard. Ce serait le défigurer que de lui prêter les méthodes modernes et la moderne diction. Prenant ses plus importants ouvrages l'un après l'autre, nous les ferons connaître tantôt par des extraits, tantôt par des résumés; ici par des traductions littérales, plus loin par une déduction critique; enfin, par tous les moyens propres à remettre en lumière tout ce qui dans ses écrits nous paraît essentiel, original ou caractéristique; en telle sorte que l'on puisse bien juger, après avoir lu cet ouvrage, le penseur, le professeur et l'écrivain. Nous ne prenons personne en traître; ceci est de la scolastique. Nous espérons l'avoir rendue intelligible; on pourra la trouver curieuse; on ne la trouvera ni d'une étude facile, ni d'une lecture agréable. Que notre siècle ait de l'indulgence pour ce que le XIIe admirait. Sommes-nous sûrs que nos admirations nous seront un jour toutes pardonnées? Quoique Abélard ait surtout dominé les esprits par l'enseignement, il n'avait pas une médiocre idée de ses ouvrages. «Je me souviens,» écrit un de ses disciples[444], «de lui avoir entendu dire, ce que je crois vrai, qu'il serait facile à quelqu'un de notre temps de composer sur l'art philosophique un livre qui ne serait inférieur à aucun écrit des anciens, soit pour l'intelligence de la vérité, soit pour l'élégance de la diction; mais qu'il serait impossible, ou bien difficile, qu'il obtînt le rang et le crédit d'une autorité. Cela n'est,» ajoutait-il, «réservé qu'aux anciens.» Ainsi, il connaissait tout le poids de l'autorité, et il sentait le joug en s'y soumettant. En effet, une déférence sincère ou apparente, mais presque toujours absolue dans les termes, pour les maîtres du passé, intimide et obscurcit toute la philosophie de l'époque, embarrasse et subtilise le raisonnement, encombre le style, diminue la chaleur et la spontanéité de la conviction. La vérité de la chose ou la sincérité de la pensée personnelle ne viennent jamais qu'après la citation des textes. Cet Abélard si fameux pour son indépendance, n'ose être lui-même qu'en de rares instants, et ne se permet de penser qu'avec autorisation. Son esprit est plus indépendant que ses écrits. [Note 444: Johan. Saresb., _Metalog._, l. III, c. IV.] De ses ouvrages philosophiques les seuls publiés sont: _Dialectica_; _De Generibus et Speciebus_[445]; _De Intellectibbus[446]_; _Glossae in Porphyrium_,--_in Categorias_,--_in librum de Interpretatione_,--_in Topica Boethii_[447]. [Note 445: Ouvrages inédits, p. 173, p. 605.] [Note 446: Cousin, _Fragm. philos._, t, III, p. 401.] [Note 447: Ouvr. inéd., p. 651-677-695-803.--Comme nous n'écrivons point un ouvrage d'érudition, nous nous contenterons, à une seule exception près, de l'examen des écrits imprimés. Il y aurait encore plus d'un manuscrit à découvrir; aux ouvrages cités dans ce chapitre nous n'avons joint qu'un manuscrit. Voyez ci-après chap. X.] Nous prendrons la Dialectique pour point de départ, en y rattachant les Gloses sur Porphyre, Aristote et Boèce. Ainsi nous nous formerons de la logique d'Abélard et des scolastiques une idée générale qui nous conduira à l'esquisse psychologique contenue dans le _de Intelletibus_, et à la question des universaux traitée dans le fragment _sur les Genres et les Espèces_, véritable spécimen de la métaphysique du temps. Deux des livres de la Dialectique contiennent des préambules où l'auteur, se mettant en scène, donne ce spectacle que, de longtemps, ne cesseront pas d'offrir les philosophes, celui d'une conviction savante et fière aux prises avec la malveillance qui l'attaque, ou l'ignorance qui la méconnaît. Traduisons ces deux morceaux qui seront comme le prologue de l'ouvrage. «Mes rivaux ont imaginé la calomnie d'une accusation nouvelle contre moi, parce que j'écris beaucoup sur l'art dialectique; ils prétendent qu'il n'est pas permis à un chrétien de traiter des choses qui n'appartiennent point à la foi. Or, disent-ils, non-seulement la dialectique est une science qui ne nous instruit point pour la foi, mais elle détruit la foi même, par les complications de ses arguments. Vraiment il est admirable qu'il ne me soit pas loisible de traiter ce qu'il leur est permis de lire, ou que ce soit mal d'écrire ce dont la lecture est permise. Cette intuition même de la foi dont ils parlent ne serait pas obtenue, si l'usage de la lecture était interdit. Retranchez la lecture, la connaissance de la science s'anéantise. Si l'on accorde que l'art[448] combat la foi, on avoue évidemment que la foi n'est pas une science. Or une science est la compréhension de la vérité des choses, et c'est une science que la sagesse dans laquelle consiste la foi. Elle est le discernement de l'honnête ou de l'utile. La vérité n'est pas contraire à la vérité; car si l'on peut bien trouver un faux opposé au faux, un mal opposé au mal, le vrai ne peut combattre le vrai ou le bien le bien; toutes les bonnes choses se conviennent et sont ensemble en harmonie. Or toute science est bonne, même celle du mal, car le juste ne peut s'en passer. Pour que le juste se garde du mal, il faut en effet qu'il connaisse préalablement le mal; sans cette connaissance, il ne l'éviterait pas. De ce qui est mauvais comme action, la connaissance peut donc être bonne, et s'il est mal de pécher, il est bon cependant de connaître le péché, qu'autrement nous ne pouvons éviter. Cette science elle-même, dont l'exercice est odieux (_nefarium_), et qui se nomme la mathématique, ne doit pas être réputée mauvaise[449]; car il n'y a pas de crime à savoir au prix de quels hommages et de quelles immolations les démons accomplissent nos voeux; le crime est d'y recourir. Si en effet savoir cela est mal, comment Dieu lui-même peut-il être absous de toute malice? Lui qui contient toutes les sciences qu'il a créées, et qui seul pénètre les voeux de tous et toutes les pensées, il sait nécessairement et ce que désire le diable, et par quels actes on peut se le rendre favorable. Ainsi donc savoir n'est pas mal, mais faire; et la malice ne doit pas être rapportée à la science, mais à l'acte. Nous concluons que toute science, puisqu'elle, provient de Dieu seul et qu'elle est un de ses dons, est bonne. De là suit qu'on doit accorder que l'étude de toute science est bonne, étant un moyen d'acquérir ce qui est bon. Or, l'étude à laquelle il faut principalement s'attacher, est celle de la doctrine qui enseigne le mieux à connaître la vérité. Cette science est la dialectique. D'elle vient le discernement de toute vérité et de toute fausseté; elle tient le premier rang dans la philosophie; elle guide et gouverne toute science. De plus, on peut montrer qu'elle est tellement nécessaire à la foi catholique, que nul, s'il n'est prémuni par elle, ne saurait résister aux sophistiques raisonnements des schismatiques. [Note 448: L'art par excellence, la dialectique. Voy. ci-dessus, l. I, p. 4.] [Note 449: La mathématique comprenait alors la magie. C'était sous quelques rapports une cabalistique. Cependant le même nom désignait aussi les sciences du calcul. (Johan. Saresb. _Policrat._, l. II, c. XVIII et XIX. Voy. aussi ci-dessus l. I, p. 12.)] «Si Ambroise, évêque de Milan, homme catholique, avait été prémuni par la dialectique, Augustin, encore philosophe païen, encore ennemi du nom chrétien, ne l'aurait pas embarrassé au sujet de l'unité de Dieu, que ce pieux évêque confessait avec raison dans les trois personnes. Le vénérable prélat lui avait par ignorance concédé d'une manière absolue cette règle que dans toute énumération, si le singulier était énoncé séparément comme attribut de plusieurs noms, le pluriel l'était nécessairement et collectivement des mêmes noms, laquelle règle est fausse pour les noms qui désignent une substance unique et une même essence; la saine croyance étant que le Père est Dieu, que le Fils est Dieu, que le Saint-Esprit est Dieu, et que cependant, il ne faut pas reconnaître trois Dieux, puisque ce sont trois noms qui désignent une même substance divine[450]. Semblablement, quand on dit de Tullius qu'il est appelé un homme, et qu'on dit la même chose de Cicéron et de Marcus, Marcus, et Tullius, et Cicéron ne sont pas des hommes divers; puisque ces mots désignent une même substance, et qu'il n'y a plusieurs êtres que pour la voix, non pour le sens. Si d'ailleurs cette comparaison n'est pas rationnellement satisfaisante, parce qu'en Dieu il n'y a pas qu'une seule personne comme en Marcus, cependant elle peut suffire pour renverser la règle précitée. [Note 450: C'est sous une forme grammaticale, la règle mathématique si _a=x_, si _b=x_, si _c=x_, _a+b+c=3x_, dont les ennemis du christianisme se sont tant servis contre le dogme de la Trinité. Je n'ai pas su trouver dans saint Augustin l'anecdote qu'Abélard raconte ici.] «Mais ils sont en petit nombre ceux à qui la grâce divine daigne révéler le secret de cette science, ou plutôt le trésor d'une sagesse difficile par sa subtilité même. Plus elle est difficile, plus elle est rare; sa rareté mesure son prix, et plus elle est précieuse, plus c'est un exercice digne d'étude. Mais comme le long travail de cette science veut une lecture assidue qui fatigue bien des lecteurs, comme son excessive subtilité consume vainement leurs efforts et leurs années, beaucoup, se défiant de la science, et non sans raison, n'osent approcher de ses portes les plus étroites. La plupart, troublés par sa subtilité, reculent dès le seuil. A peine ont-ils goûté d'une saveur inconnue, ils la rejettent; et comme en goûtant ils ne peuvent distinguer la qualité de cette saveur, ils tournent en accusation ce mérite de subtilité, et justifient la faiblesse réelle de leur esprit par une condamnation mensongère de la science. Et comme le regret finit par allumer en eux l'envie, ils ne rougissent pas de se faire les détracteurs de ceux qu'ils voient s'élever à l'habileté dans cet art. Seul, cet art dans son excellence possède ce privilège que ce n'est pas l'exercice mais le génie qui le donne. Quelque temps que vous ayez péniblement usé dans cette étude, vous consumez vainement votre peine, si le don de la grâce céleste n'a pas fait naître dans votre esprit l'aptitude à ce grand mystère du savoir. Le travail prolongé peut livrer les autres sciences à toutes sortes d'esprits; mais celle-là, on ne la tient que de la grâce divine; si la grâce n'y a pas intérieurement prédisposé votre esprit, en vain celui qui l'enseigne battra l'air qui vous entoure. Mais plus celui qui vous administre cet art est illustre, plus l'art qu'il administre a de prix. Il suffit de cette réponse aux attaques de mes rivaux: maintenant venons à notre dessein[451]. [Note 451: _Dialect._, pars IV, p. 431-437.] La foi du philosophe et l'orgueil de l'homme respirent dans ce morceau. C'est un des passages où l'on voit Abélard, déposant l'humilité timide et forcée du moine et du théologien, secouer le joug de son temps et de son habit, pour parler au nom de son génie et prendre en lui-même son autorité. La Dialectique est un ouvrage très-considérable. Les diverses parties n'en paraissent pas écrites à la même date. A mesure qu'elles furent connues, elles donnèrent naissance à diverses attaques contre lesquelles l'auteur se défendit en avançant; ou, composées à différentes époques de sa vie, elles contiennent incidemment des allusions et des réponses aux accusations dont souffraient sa gloire et son repos. Le préambule qu'on vient de lire se trouve au commencement de la quatrième partie, et témoigne des circonstances qui préoccupaient Abélard au moment où elle a été écrite ou publiée. Déjà, au début de la seconde partie[452], il avait retracé les succès de ses ennemis, la persécution qui l'opprimait, les espérances qui le soutenaient: «Et les détractions de nos rivaux, les attaques détournées des jaloux ne nous ont pas déterminé à nous écarter de notre plan[453], non plus qu'à renoncer à l'étude accoutumée de la science. Car bien que l'envie ferme à nos écrits la voie de l'enseignement pour le temps de notre vie et ne permette pas chez nous les studieux exercices, je n'en perds pas l'espérance, les rênes seront un jour rendues à la science, alors que le moment suprême aura mis un terme à l'envie comme à notre existence, et chacun trouvera dans cet écrit ce qui est nécessaire à l'enseignement. En effet quelque le prince des péripatéticiens, Aristote, ait touché les formes et les modes des syllogismes catégoriques, mais brièvement et obscurément, comme un homme habitué à écrire pour des lecteurs déjà avancés; quoique Boèce ait donné en langue latine le développement des hypothétiques, prenant un milieu entre les ouvrages grecs de Théophraste et ceux d'Eudème, qui l'un et l'autre en écrivant sur ces syllogismes, avaient, dit-il, méconnu la juste mesure de l'enseignement, l'un troublant son lecteur par la brièveté, l'autre par la diffusion[454]; je sais cependant qu'après eux il reste dans ces deux parties de la science une place à nos études pour constituer une doctrine complète. Les choses donc sommairement traitées ou tout-à-fait omises par eux, nous espérons dans ce travail les mettre en lumière, corriger ça et là les erreurs de quelques-uns, concilier les dissidences schismatiques de nos contemporains et résoudre les difficultés qui divisent les modernes, si j'ose me promettre une si grande oeuvre. J'ai la confiance, grâce à ces ressources d'esprit qui abondent en moi et avec le secours du dispensateur des sciences, d'achever des monuments de la parole péripatéticienne qui ne seront ni moins nombreux ni moindres que ceux des Latins célèbres par l'étude et la doctrine, au jugement de qui saura comparer nos écrits avec les leurs et reconnaître équitablement en quoi nous les aurons atteints ou dépassés, comment nous aurons développé leurs pensées, là où eux-mêmes ne l'avaient pas fait. Car je ne crois pas qu'il y ait moins d'utilité et de travail à bien exposer par la parole qu'à bien inventer les pensées. [Note 452: _Dialect._, pars II, p. 227.] [Note 453: Peut-être faudrait-il traduire: _à suivre notre dessein_; il y a dans le texte: _nostro proposito cedendum_.] [Note 454: C'est Boèce qui met ainsi Abélard en mesure de juger si pertinemment Théophraste et Eudème, disciples d'Aristote, les premiers en date de ses commentateurs, et dont nous n'avons pas conservé les ouvrages. (Boeth. _Op._, De Syll. Hyp. 1. I, p. 600.--_De la Logique d'Arist._, par M. Barthélémy Saint-Hilaire, t. II, p. 130.)] Or il sont trois dont les sept manuscrits sont tout l'arsenal de la science latine en matière de dialectique. D'Aristote, en effet, deux ouvrages seulement ont été jusqu'ici mis à l'usage des Latins, savoir, les livres des Prédicaments et _Periermenias_ (_sic_); de Porphyre un seul, c'est le Traité des cinq voix, celui où, en étudiant le genre, l'espèce, la différence, le propre et l'accident, il donne une introduction aux Prédicaments mêmes. Quant à Boèce, nous avons introduit dans l'usage quatre livres de lui seulement, savoir: les Divisions et les Topiques, avec les Syllogismes tant catégoriques qu'hypothétiques; c'est la somme de tous ces ouvrages que le texte de notre Dialectique renfermera complètement et mettra en lumière, ainsi qu'à la portée des lecteurs, si le créateur de notre vie nous accorde un peu de temps, et si la jalousie lâche un peu le frein à l'essor de nos écrits[455]. [Note 455: «Si nostrae creator vitae tempora pauca concesserit et nostris livor operibus frena quandoque laxaverit.» (P. 229.)] «En vérité quand je parcoure dans l'imagination de l'âme la grandeur du volume, quand je regarde derrière moi ce qui est fait, et pêse ce qui reste à faire, je me répons, frère Dagobert, d'avoir cédé à tes prières, et d'avoir entrepris une si grande tâche. Mais lorsque déjà fatigué d'écrire, la mémoire de ton affection et le désir d'instruire nos neveux renaissent en moi, soudain à la contemplation de votre image, toute langueur s'éloigne de mon âme, mon courage accablé par le travail se ranime par l'amour; la charité replace en quelque sorte sur mes épaules le fardeau déjà presque rejeté, et la passion ramène la force là où le dégoût avait produit la langueur.» Ce fragment donne quelques lumières sur deux questions importantes: 1° à quelles sources Abélard puisait-il la science? 2° à quelles époques et dans quel esprit composa-t-il sa Dialectique? On voit d'abord qu'il connaissait les deux premières parties de l'Organon, les Catégories et l'Herméneia, parce qu'elles sont effectivement traduites en entier dans le commentaire de Boèce; mais il semble ignorer la traduction qu'on y trouve des Analytiques premières et secondes et des autres parties de la Logique[456]. Toutefois il se sert des traités originaux du même écrivain sur la division, la définition, le syllogisme catégorique et l'hypothétique. Quand il nomme les Topiques de Boèce, il peut désigner trois écrits: la version des Topiques d'Aristote, les Commentaires sur ceux de Cicéron, le Traité des Différences topiques. Il s'agit, je crois, du dernier ouvrage; c'est celui qu'il paraît avoir suivi en composant ce qu'il appelle aussi ses Topiques. Mais quelques passages prouvent que ceux de Cicéron ne lui étaient pas inconnus. [Note 456: A plus forte raison, ne connaît-il pas la traduction d'une plus grande partie de l'Organon qu'aurait faite, dit-on, Jacques de Venise en 1128. (Jourdain, _Recherches_, etc., p. 58.)] Ce catalogue, qu'il nous donne lui-même, confirme bien ce que des investigateurs exacts, et notamment Jourdain, pensaient de l'exiguïté de la bibliothèque scientifique de cette époque. Il faut y ajouter le Timée de Platon dans la version de Chalcidius et les Catégories dites de saint Augustin[457]. [Note 457: _Ab. Op., Introd. ad. theol._, p. 1007.--Ouvr. Inéd., _Dial._, p. 193.--M. Cousin a bien trouvé, dans un manuscrit du XIIe ou XIIIe siècle, une traduction inédite du Phédon; mais rien n'annonce qu'elle fût connue du temps d'Abélard, et d'autres faits indiquent que c'est précisément dans les dernières années de sa vie et après lui qu'un plus grand nombre d'écrits d'Aristote et de Platon commencèrent à être répandus. (_Fragm. phil._, t. III, Append. VI.--Cf. Johan. Saresb., passim.)] Voilà les monuments de la philosophie ancienne dans la première moitié du XIIe siècle; car on doit croire qu'Abélard connaissait tous les ouvrages qui étaient en circulation dans les Gaules, la Grande-Bretagne, la partie lettrée de la Germanie, et peut-être même l'Italie. Sans doute les choses changèrent bientôt, et Jean de Salisbury, par exemple, avait déjà dans les mains un plus grand nombre d'écrits de Platon et d'Aristote. De même aussi, longtemps avant Abélard on avait pu connaître d'autres livres retombés plus tard dans l'oubli; car enfin les manuscrits en existaient quelque part. Ainsi Bède, au VIIIe siècle, citait de nombreux passages des principaux écrits d'Aristote. Au XIe, Scot Erigène peut, comme on le dit, avoir commenté sa Morale; mais deux cents ans après lui, l'original et le commentaire étaient comme ignorés. On a parlé des commentaires de Mannon ou Nannon de Frise, sur l'Éthique, le _de Coelo_, le _de Mundo_, sur les Lois et la République de Platon; mais on prétend seulement qu'ils existaient dans les bibliothèques de la Hollande, et non pas qu'ils aient jamais été fort répandus. On voit dans Gunzon, qui n'était pas un érudit médiocre pour le Xe siècle, qu'il connaissait l'Herméneia, le Timée, les Topiques de Cicéron et Porphyre; mais tout cela était également connu d'Abélard. Le témoignage du dernier est donc très-précieux à recueillir, et l'on peut hardiment en généraliser les conséquences et l'étendre aux écoles contemporaines[458]. [Note 458: Cf. Jourdain, _Rech. sur les trad. d'Arist._--Cousin, _Introd. aux ouvr. d'Ab._, p. 49.--L'_Hist. litt._, t. IV, p. 225 et 246, t. V, p. 428 et 657.--Ven. Béd. _Op._, t. II, _Sentent. seu axiom. phil._, passim.--Johan. Saresb., _Entheticus, in comm._, p. 82 et 109.--_Scot Erigène_, par M. Saint-René Taillandier, p. 79.--Brucker, _Hist. crit. phil._, t. III, p. 632, 644, et 657.--Martene, _Ampliss. Coll._, t. I, p. 299, 304 et 310.] Quant à l'ouvrage où ce témoignage est consigné, il est difficile de déterminer l'époque où Abélard l'écrivait. Les morceaux qu'on vient de lire ont été composés dans un moment où son enseignement était interdit. Je n'en conclurai pas que toute la Dialectique soit de la même date. L'existence même de ces préambules, jetés dans le cours du l'ouvrage, indique le contraire, en attestant des préoccupations accidentelles. Un prologue général devait se trouver au commencement du premier livre sur les catégories, ou plutôt d'un livre préliminaire qui nous manque, et qui pouvait être à la Dialectique ce que l'Introduction de Porphyre est à la Logique d'Aristote[459]. Mais cette Dialectique, grand ouvrage en cinq parties, qui embrassait dans la pensée de l'auteur toute la matière de l'Organon, me paraît une compilation ou une refonte des divers traités, opuscules, gloses, qu'à différentes époques il devait avoir écrits à l'usage de ses élèves, à l'appui de son enseignement. L'exemple de Boèce[460] devait encourager ses imitateurs à refaire plusieurs fois les mêmes ouvrages, et à ne se pas contenter d'une seule édition de leur pensée. [Note 459: _Dial._, p. 226.] [Note 460: On sait que Boèce a donné deux commentaires de l'Introduction de Porphyre, deux éditions de son commentaire sur l'_Herméneia_ (lesquelles éditions sont deux écrits différents); enfin trois ouvrages sur les topiques. C'était au reste une tradition parmi les disciples d'Aristote que de soutenir ses idées, soit en commentant ses ouvrages, soit en retraitant les mêmes matières dans le même ordre, avec les mêmes divisions, sous les mêmes titres. L'usage remontait à Théophraste. (_De la Log. d'Arist._, t. I, p. 36.)] Cependant le livre, dans son ordonnance imparfaite, témoigne d'une pensée générale et même d'une constante disposition d'esprit. L'auteur s'y présente comme étranger désormais aux luttes de l'école; il veut suppléer par la composition à l'enseignement oral, qu'on lui défend. On a donc pu croire qu'il écrivait au couvent de Saint-Denis, soit après la décision du concile de Soissons, soit dans le fort de ses démêlés avec son abbé. Le frère Dagobert, à qui il s'adresse, serait alors un de ces moines dont il avait commencé, à Maisoncelle, l'éducation philosophique et qui tenaient secrètement pour lui. Peut-être aussi écrivait-il dans une de ces périodes de demi-persécution où, suspect et contraint, irrité et intimidé, il se croyait réduit au silence; par exemple, vers la fin de ses leçons au Paraclet, ou lorsqu'à Saint-Gildas il s'était fait abbé, ne pouvant plus être professeur. Enfin, nous admettrions, avec M. Cousin, qu'il a pu faire ou plutôt refaire sa Dialectique dons sa retraite de Cluni. On sait qu'il y écrivait sans cesse, et, dans l'ouvrage, il parle des controverses spéculatives comme de choses bien éloignées, et des leçons de Roscelin et de Guillaume de Champeaux comme de souvenirs déjà bien vieux. De plus, il paraît éviter les hardiesses qui touchent le dogme, il combat même une opinion sur le Saint-Esprit qu'il avait soutenue dans sa Théologie[461]; enfin il veille à se montrer orthodoxe, bien qu'on ait pu juger tout à l'heure du progrès réel que l'esprit d'humilité et de pénitence avait fait en lui. Ce moine faible et souffrant, qu'on croyait soumis, se plaint de l'envie qui l'a condamné pour toujours au silence, et en appelle à l'avenir, qui rendra l'honneur à sa mémoire et à la science la liberté. [Note 461: _Dialec._, p. 475.] Dans cette hypothèse, le frère Dagobert serait un moine de Cluni, son confident, à moins que ce ne fût son propre frère, comme l'indiquerait la tendresse avec laquelle il parle de lui et de ses neveux[462]. La seule difficulté, c'est que les ouvrages théologiques contiennent des allusions et des renvois à la Dialectique, et dans celle-ci les passages correspondants se retrouvent[463]. Mais répétons que ce peut être un composé de traités d'époques différentes, et, dans les dernières années de sa vie, Abélard peut avoir revu et rassemblé en corps d'ouvrage toute sa philosophie. Cette rédaction achevée et arrêtée à Cluni serait notre Dialectique. [Note 462: C'est l'opinion de M. Cousin, qui pense qu'Abélard rédigea sa Dialectique pour l'instruction de ses neveux, «nepotum disciplinae desiderium.» On peut croire aussi que _ces neveux_ sont la postérité. Mais cependant ces mots: «Vestri contemplatione mihi blandiente, languor discedit, etc.,» semblent indiquer qu'il s'adresse à son frère et aux enfants de son frère, en leur disant: _Votre image me rend la force._ (Ouvr. inéd., _Introd._, p. XXXI et suiv.--_Dial._, p. 229.)] [Note 463: _Intr. ad. theol._, p. 1125.--_Theol. christ._, p. 1341.] Mais une chose plus positive que nos conjectures, c'est que nous avons ici un monument à peu près complet de l'enseignement du vrai fondateur de l'école philosophique de Paris. Il serait infini d'analyser dans son entier un si grand ouvrage. Il suffit d'exposer avec exactitude quelques parties fondamentales, dont la connaissance sera la clé de tout le reste; des citations textuelles donneront une idée de la manière de l'auteur. Nous craignons bien qu'on ne trouve encore ces extraits trop nombreux et trop étendus. Qu'on se rappelle pourtant que toute cette scolastique n'effrayait pas Héloïse. La première section de la Dialectique, sous ce titre: _Des parties d'oraison_[464], était divisée en trois livres, répondant à l'Introduction de Porphyre, aux Catégories et à l'Interprétation d'Aristote. Le premier livre manque: c'était, je crois, proprement le _Livre des parties_; le second, dont les premières pages sont perdues, traite des catégories ou prédicaments. [Note 464: _Liber Partium_ (on supplée _orationis_). En donnant ce nom à un traité sur les préliminaires de la logique, Abélard étendait un peu le sens du mot _partes_; il faisait comme ceux qui intituleraient grammaire les éléments de la philosophie. Car on appelait ordinairement _partes_ ce qu'il fallait apprendre avant d'étudier _artes_; c'était la grammaire d'après Priscien, Donat, etc., et mêlée d'un peu de logique (aujourd'hui, _analyse logique_). Voyez ces vers d'Alan de l'Ile: Si quis sublimes tendit ad artes, Principio partes corde necesse sciat; Artes post partes veteres didicere magistri. (Budd., _Observ. Select._, XIX, t. VI, p. 149.)] La substance est la première des catégories, et le fond de toutes les autres. Elle tient donc le premier rang dans la logique, que l'on accuse d'être une science purement verbale. La substance est aussi l'idée nécessaire et fondamentale de toute science ontologique; écartez cette idée, le monde objectif devient une fantasmagorie vaine. M. Royer Collard a dit quelque part qu'on peut juger une philosophie sur l'idée qu'elle donne de la substance; c'est à rectifier cette idée que Leibnitz a mis son étude, pensant régénérer avec elle toute la philosophie, et l'idéologie a regardé comme sa première réforme la proscription même du mot substance. Commençons l'examen de la doctrine d'Abélard par la théorie de la substance, non qu'elle soit originale (il y a bien peu de parties originales dans la logique de ce temps-là); mais elle est importante, et peut nous apprendre à saisir et à parler la langue de la Dialectique. On connaît la définition logique de la substance: «Elle n'est dite d'aucun sujet, elle n'est dans aucun sujet.» A cette propriété fondamentale il faut joindre celle-ci: «En restant elle-même, elle peut recevoir les contraires.» Les substances premières sont les individus, les substances secondes sont les genres et les espèces. Ainsi parle Aristote[465]. [Note 465: Voyez le chapitre précédent et Arist., _Categ._, II.] Toutes les substances, dit Abélard après lui[466], ont cela de commun de n'être pas dans un sujet, c'est-à-dire un simple attribut d'un sujet (_in subjecto non esse_). Car aucune substance, ou première ou seconde, n'a d'autre fondement qu'elle-même. Au reste, la différence est dans le même cas: comme elle constitue l'espèce, elle n'est pas un simple accident, elle n'est point fondée dans le sujet à titre d'accident, _non inest in fundamento per accidens_; elle entre dans la substance même de l'espèce. Si l'on dit l'_homme est un animal mortel rationnel_[467] (ou _raisonnable_), la différence _raisonnable_, qui fait de l'_animal_ l'espèce _homme_, n'en est pas séparable comme un simple accident, car l'espèce disparaîtrait aussitôt. Les substances secondes sont affirmées des premières, quand on nomme celles-ci et qu'on les définit. Il en est de même de la différence; elle entre dans la définition. L'accident, au contraire, ne constituant rien dans la substance, lui appartient extérieurement, et ne saurait être énoncé dans la définition des substances. [Note 466: _Dial._, pars I, p. 174 et seq.] [Note 467: Il faut s'habituer à cette définition [Grec: zoon logikon thnaeton], qui est fondamentale, et qui reviendra sans cesse. Cependant Aristote avait blâmé Platon d'avoir introduit _le mortel_ dans la définition de l'_animal_ (_Topic._, VI, X); aussi l'attribut _mortel_ est-il souvent négligé ou écarté, notamment dans Porphyr. Isag., I, II; et Boeth., _in Porph._, p. 3 et 61. Mais il se retrouve ailleurs. (Voyez le même, _in Top. Cic._, p. 804 et _de Consol._, l. I, p. 898.) _Mortel_ paraît avoir été admis dans la définition pour distinguer l'homme de Dieu. Cette définition est expliquée et établie dans Porphyre, Isag., III, p. 16 et 17 de la traduction.] Autre propriété des substances: en elles rien de contraire; ce qui veut dire qu'elles ne sont point contraires les unes aux autres. Premières ou secondes, elles admettent les contraires, mais à titre d'accident; l'_homme_ peut être _noir_ ou _blanc_; c'est en ce sens qu'elles ont ce qu'on appelle la susceptibilité des contraires. Si parfois on dit qu'une substance est contraire à une autre, c'est qu'elle a des accidents contraires. Mais aucune substance n'est en soi dite contraire à une autre substance, si ce n'est par une autre substance. En effet, d'un côté on ne peut dire que l'homme soit le contraire d'animal, de pierre, d'arbre; mais il a des accidents contraires à ceux de l'animal, de la pierre, de l'arbre; de l'autre, il peut être contraire par une autre substance, c'est-à-dire que par la substance _animal_ qu'il a, l'_homme_ est contraire à la _pierre_, qui ne l'a pas. Au reste, ce caractère est commun aux catégories de quantité et de relation. Les substances ne peuvent être comparées; car la comparaison se fait adjectivement (_per adjacentiam_), non substantivement (_per substantiam_), on n'est pas plus ou moins _homme_, comme on est plus on moins _blanc_. Cette propriété se retrouve dans la quantité et ailleurs. Quel est donc exclusivement le propre de la substance? C'est qu'étant seule et même en nombre (_un même_ numériquement, _idem numero_), elle peut recevoir les contraires. Cela provient de ce qu'elle est susceptible d'accidents; elle en est le fondement ou le soutien. Elle ne reçoit pas les contraires en formation (_in formatione_), comme une forme qui la constitue, qui la différencie, qui détermine son essence. Car la susceptibilité des contraires n'appartiendrait plus à la substance seule. La blancheur, par exemple, simple qualité, admet les formes contraires de la clarté ou de l'obscurité, et ne cesse pas d'être la blancheur. La substance _homme_ qui recevrait la _rationnalité_ et son contraire cesserait d'être la même substance; mais elle peut persister en recevant des accidents contraires. Tous les accidents sont _en sujet (in subjecto)_, c'est-à-dire peuvent être attribués à un sujet. Aristote dit que la substance est susceptible des contraires, _en vertu d'un changement en elle-même_, c'est-à-dire moyennant un changement dans le temps; ainsi le froid devient chaud[468]. L'addition de cette détermination paraît superflue. Elle avait apparemment pour but d'exclure la pensée et l'oraison, qui semblent admettre les contraires, pouvant être vraies ou fausses en des temps divers, sans cependant changer en elles-mêmes. _Socrate est assis_; vous le pensez et vous le dites: pensée et proposition vraies qui peuvent, en restant les mêmes, devenir fausses si Socrate se lève. Mais ce n'est pas là l'effet d'un _changement de soi_, c'est-à-dire d'un changement intrinsèque de la pensée ou de la proposition. Aristote n'aura inventé sa restriction que pour se délivrer des objections d'un adversaire importun. En effet, la proposition _Socrate est assis_, vraie pendant que Socrate est assis, n'est plus la même quand il est levé. Ce qui est _dit ensemble_, c'est-à-dire avec autre chose, ne peut, étant seul, être appelé intégralement la même chose; car ce qui est avec ce qui n'est pas ne forme pas une essence. La proposition _Socrate est assis_ dite de Socrate assis n'est pas le même tout que la même proposition dite de Socrate debout: elle a donc changé. Si cependant l'on veut ne voir l'essence de la proposition que dans ses termes, ce qui est plus usité, la proposition est la même, elle n'a point changé, mais aussi elle n'a point admis de contraires. Le fait que Socrate est réellement assis ou levé ne touche point à l'essence de la proposition; c'est ce qu'on appelle une apposition ou circonstance externe. Dans ce sens-là, bien d'autres choses que les substances admettraient les contraires, mais des contraires qui ne leur appartiendraient pas proprement. Les substances aussi en ont de ce genre qu'elles ne reçoivent pas d'elles-mêmes, mais de ce qui est autre qu'elles, et qui proviennent du changement des faits extérieurs et des objets étrangers. Par exemple, il y en a qui disent que l'oraison n'est que l'air faisant du bruit (Roscelin); alors dans l'espèce, suivant que Socrate serait assis ou levé, l'air serait vrai ou faux. La substance de l'air aurait-elle donc été modifiée, aurait-elle vraiment reçu des contraires? non, sans doute. La proposition n'est pas modifiée davantage dans les accidents de son essence, quelle qu'elle soit, et l'objection est sans valeur. [Note 468: _Categ._, V, XXI-XXV.] On a soutenu cependant que les substances étaient changées en soi par les contraires, et par les contraires seulement, parce que, pouvant être sujets de tout, recevoir toutes sortes d'accidents, elles sont mobiles et instables dans leurs formes. Mais les formes qui ont besoin pour subsister d'adhérer aux substances, ne sont jamais mues ou changées en elles-mêmes dans ces substances; elles le sont par la mobilité des substances mêmes, dont la nature est d'être également sujettes à différentes formes, et de ne point périr quand les formes changent. Prenez la blancheur, elle peut recevoir la clarté et l'obscurité, parce que telle est la nature de la substance, sujet de la qualité de blancheur, mais comme blancheur elle ne change pas. Ainsi les substances peuvent être changées en soi, et non dans leurs formes; car lorsque les formes reçoivent des contraires, c'est que la substance qui les soutient change et passe par les contraires. Après la substance vient la quantité[469]. On ne peut penser à une substance sans concevoir une quantité, car toute substance est nécessairement une ou plusieurs. Comme l'on considère souvent la matière sans ses qualités, la quantité a été mise avant la qualité. Cependant il y a des qualités tellement substantielles qu'elles sont inséparables des substances, ce sont les différences. Mais enfin tel est l'ordre établi par l'autorité[470]. La quantité d'ailleurs offre cette analogie avec la substance que, comme elle, elle n'admet en soi ni contrariété ni comparaison. [Note 469: _Dial._ pars I, p. 178.] [Note 470: Cet ordre n'est pas invariable dans Aristote. Voy. _Categ._, IV, et _Analyt. post._, I, XXII.] La quantité est la chose suivant laquelle le sujet est mesuré: on pourrait donc lui donner le nom plus connu de mesure. Elle est simple comme le point, l'unité, l'instant ou moment indivisible, l'élément, la voix indivisible et le lieu simple; ou bien elle est composée, comme la ligne, la superficie, le corps, le temps, le lieu composé, l'oraison et le nombre. Les quantités simples ou indivisibles n'étant pas accessibles aux sens, ne servent pas à la mesure; c'est l'office des quantités composées qui sont ou discrètes, ou continues. Guillaume de Champeaux appelait les quantités simples, des natures spéciales, parce qu'elles sont les seules qui naturellement manquent de parties, et les composées, des composés individuels ou individus composés, lesquels ne sont pas uns naturellement; exemple, un troupeau ou un peuple. Il ajoutait que les noms de ligne, superficie, etc., sont plutôt pris (_sumpta_, abstraits) de certaines collections ou combinaisons qu'ils ne sont vraiment substantifs ou noms de substances. Ici Abélard traite du point, et il donne sur le point et les quantités qu'il engendre les notions préliminaires de la géométrie. Il n'est arrêté que par une objection de Boèce, qui ne veut pas que le point ajouté à lui-même constitue la ligne, parce que rien ajouté à rien ne produit rien. Il avoue qu'il ne connaît pas la solution de cette difficulté, quoiqu'il en ait entendu bon nombre de la bouche des arithméticiens, «étant lui-même tout à fait ignorant de cette science.» Il donne cependant la solution de son maître, c'est-à-dire de Guillaume de Champeaux. En quelque lieu qu'une ligne soit coupée, à l'extrémité de chacune de ses sections apparaissent des points, qui étaient auparavant en contact; donc, sur toute la ligne, il y a des points. Ces points sont de l'essence de la ligne, sinon les parties de la ligne ne seraient pas continues, puisque ce sont les points qui se touchent. Ceux-ci seraient alors interposés et briseraient la continuité de la ligne[471]. [Note 471: L.c., p. 182.--Arist., _Cat._, VI.--Boeth. _in Praed._, p. 148.] Parmi les quantités composées se distingue le temps; c'est une quantité continue, car ses parties se succèdent sans intervalle. On objecte que ces parties, toujours en transition, toujours instables, ne sont pas plus continues que celles d'une oraison, lesquelles se succèdent sans continuité. Mais la succession de celles-ci est notre oeuvre, et la succession des parties du temps est naturelle; nous ne pouvons, nous, produire une continuité telle qu'il n'y ait quelque distance entre ses éléments. Les parties du temps sont les unes simples, ce sont les instants, et les autres composées, ce sont les composés de ces moments indivisibles. Le temps est donc une quantité continue dans le sujet par la succession des parties. C'est par le temps que tout se mesure: toutes les choses ont donc en soi leurs temps, qui sont comme leurs mesures. Ainsi l'on ne doit pas concevoir la continuité d'un temps composé dans des choses différentes, quoiqu'on puisse percevoir en elles des parties coexistantes; mais il faut admettre dans un même sujet des moments qui se succèdent comme une eau qui coule. Les choses se mesurent, quant à leurs temps, à l'aide d'une action horaire, diurne, ayant enfin une certaine durée, et dont les parties ne sont pas permanentes, mais passent avec celles du temps. Toutes les choses ayant leurs temps, c'est-à-dire, leurs heures, jours, mois, etc., de durée, tous ces temps réunis forment un seul jour, un seul mois, etc., enfin un seul temps. Le temps est un tout qui diffère de tous les autres. Dans ceux-ci, posez le tout, vous posez la partie, et la destruction de la partie détruit en partie le tout; mais vous pouvez détruire le tout sans détruire la partie, et en posant la partie, vous ne posez pas le tout. C'est l'inverse pour le temps. Ainsi, s'il y a maison il y a muraille, sans conversion, c'est-à-dire, sans réciprocité; car on ne peut dire s'il y a muraille, il y a maison. Au contraire, s'il y a la première heure du jour, il y a jour, et la proposition inverse n'est pas vraie. Abélard accepte ces distinctions, qui sont de tradition; toutefois il observe que sous le nom de jour on entend douze heures prises ensemble, et dont aucune ne peut exister, si une seule n'existe pas. On en conclut que cette proposition: _Le jour existe_, ne peut jamais être vraie, les douze heures ne pouvant jamais exister ensemble; cela est exact; mais parlant figurativement, nous disons, comme le jour existe par partie, qu'une partie est une partie du jour. Proprement, on ne peut appeler un tout, ce dont il n'existe jamais qu'une partie; mais souvent nous prenons comme un entier ce qui n'en est pas un véritablement, et nous adaptons des noms à des choses comme si elles existaient, quand nous voulons en faire comprendre quoi que ce soit. Tels sont les noms de passé et de futur, que nous employons, lorsque nous voulons en donner quelque idée ou mesurer quelque chose par leur moyen, quoiqu'ils ne soient pas même des temps. Car ils ne sont point des quantités, n'étant dans aucun sujet, et ils ne sont dans aucun sujet, puisqu'ils ne sont pas. «Le temps qui fut ou qui n'est pas encore ne devrait pas plus être appelé temps que le cadavre humain ne doit être appelé homme.» Seulement une chose passée a précédé la présente, comme la présente précède la chose à venir. Des temps de chaque chose nous composons le temps, et le temps présent est le terme commun du passé et de l'avenir. Le nombre a pour origine l'unité, il est une collection d'unités. Deux unités font le binaire, trois le ternaire, etc. Tous ces nombres, suivant Guillaume de Champeaux, n'étaient pas des espèces du nombre, n'avaient pas le nombre pour genre, puisqu'un nombre ne pouvait être une chose une, une essence. Un habitant de Rome et un habitant d'Antioche font le binaire ou le nombre deux. Est-ce donc une chose que ce qui se compose de deux choses si distinctes et si distantes? Ainsi, disait-il, tout nom de nombre, le binaire, le ternaire, sont des noms pris des collections d'unité, _noms pris, sumpta_, ou, si l'on veut, abstraits. Abélard voit à cela quelque difficulté et trouve plus à propos de dire que le nombre est un nom substantif et particulier de l'unité, qui signifie également unité au singulier et au pluriel. Binaire, ternaire et les autres nombres, seront des noms du pluriel. «Ceux qui croient que dans les noms d'espèces ou de genres, sont contenues non-seulement les choses unes de nature (les individus), mais encore celles qui sont substantiellement (mieux, _substantivement_) désignées par ces noms, pourront appeler peut-être les noms de nombre des espèces, attendu qu'ils suivent plus la logique dans le choix, des noms que la physique dans la recherche de la nature des choses.» Ceci s'adresse, comme on le voit, aux réalistes. Comme le nombre, l'oraison est une quantité. Aristote appelle oraison les sons, ou, si l'on veut, les voix significatives, lorsqu'elles sont proférées en combinaison avec l'air lui-même. «Cependant,» dit Abélard, «le système de notre maître voulait, je m'en souviens, que l'air seul, à proprement parler, fût entendu, résonnât et signifiât, étant seul frappé, et qu'on ne dît de ces sons qu'ils sont entendus ou significatifs qu'en tant qu'ils sont adjacents à l'air ou plutôt aux parties d'air entendues ou significatives. Mais, à ce sens, on pourrait soutenir que toute forme de l'air, fût-ce sa couleur, est entendue et signifiée.» Proprement, le son n'est entendu et ne signifie qu'autant que par le battement de l'air il est produit dans l'air et rendu par ce même air sensible aux oreilles. Par les sens nous percevons les formes des substances, par l'ouïe nous recevons et sentons le son proféré. On demande quand cette oraison ou proposition: _L'homme est un animal_, laquelle n'a point de parties permanentes, devient significative; est-ce au commencement, au milieu, à la fin? La signification n'est accomplie qu'au dernier point du prononcé. En vain dit-on qu'il faut alors que les parties qui ne sont plus signifient, parce qu'autrement il n'y aurait que la dernière lettre de significative. Ce n'est qu'après que la proposition est toute prononcée que nous en tirons une pensée; nous la comprenons en rappelant à la mémoire les parties proférées immédiatement auparavant. C'est par l'intelligence et la mémoire que nous constatons une signification. Dire que l'oraison proférée signifie, ce n'est pas lui attribuer une forme essentielle, qui serait la signification; mais c'est reconnaître à l'âme de l'auditeur une compréhension opérée à la suite de l'oraison prononcée. Quand nous disons: _Socrate court_, le sens ou la signification paraît n'être que la conception produite, après la prononciation, dans l'âme d'un auditeur. Ainsi la proposition: _La chimère est concevable_[472], se comprend figurativement, non qu'elle attribue à aucune chose la forme de la chimère ou ce qui n'est pas, mais parce qu'elle produit une certaine pensée dans l'âme de celui qui pense à la chimère. Si donc, par la signification d'un nom, nous n'entendons point une forme essentielle, mais seulement ce qui engendre un concept, l'oraison significative sera celle qui fait naître une idée dans l'intelligence. Le nom de _signifiant_ ou _significatif_ est pris de la cause plutôt que d'une propriété; il convient à ce qui est cause qu'un concept se produise dans l'esprit de quelqu'un. [Note 472: _Chimaera est opinabilis_ (p. 192). _Opinabilis_ vaut mieux que _concevable_, l'_opinatio_ ([Grec: doxa]) étant précisément la pensée à son moindre degré, la pensée de ce qui n'est pas. (Arist., _Hermen._, XI; _Boet., De Interp._, p. 423.) Au reste cet exemple de la chimère, la question de savoir comment on pouvait concevoir ou nommer le chimérique, le centaure, l'hirco-cervus ([Grec: Tragelaphos]. _Hermen._, I, 1), occupait beaucoup les scolastiques. Voyez sur _chimaera intelligitur_ le c. VII.] Après la quantité, on prévoit qu'Abélard passe aux autres catégories; seulement il change l'ordre d'Aristote, et arrive immédiatement à celles qu'on appelle _quand_ et _où_. Sur l'une et l'autre il se fait cette question: Les catégories ou prédicaments sont ce qu'on a nommé les genres ou généralités par excellence, les genres les plus généraux, ce qu'il y a de plus général, _generalissima_. Or, _où_ et _quand_ ne semblent pas tels, puisqu'ils ne paraissent pas être des premiers principes; _où_ naît du lieu, _quand_ vient du temps. Mais les principes premiers ne sont premiers que par la matière et non par la cause. Car si par principe on entend cause, la substance sera le principe des autres prédicaments, puisque c'est en elle que tous se réalisent, et qu'étant soutenus par elle, c'est d'elle, sans nul doute, qu'ils tiennent l'être[473]. [Note 473: _Dial._, pars I, p. 199.] Cette observation est importante, mais Abélard ne la pousse pas plus loin. Elle le met cependant sur la voie de la distinction à faire entre la dialectique et l'ontologie, qu'il appelle la logique et la physique, c'est-à-dire entre la science des conceptions de l'être et celle de la nature des êtres. L'une est au vrai sens du mot une idéologie, et, jusqu'à un certain point, une hypothèse; l'autre est la connaissance de la réalité, ou cet empirisme transcendant qui donne les choses et non des abstractions. Cette distinction est souvent entrevue par les scolastiques; ils y font, en passant, allusion; et s'ils n'insistent pas, peut-être pensaient-ils qu'elle allait sans dire. Mais plus souvent encore ils ont l'air de l'oublier ou de la méconnaître; et prenant au sérieux toute leur géométrie intellectuelle, toute cette science de convention, ils semblent mettre une ontologie factice à la place de la véritable, réaliser les abstractions, matérialiser les êtres de raison et faire vivre l'esprit dans un monde composé d'apparences et peuplé de fantômes. C'est cette ontologie qui a décrié la scolastique et compromis le nom même d'ontologie, au point que dans un grand nombre d'esprits cette science est devenue le synonyme de l'hypothèse et de la chimère. Abélard, quoiqu'il passe en revue les dix catégories, n'épuise pas la matière. Il donne pour raison que l'autorité n'a laissé de la plupart des prédicaments qu'une énumération. Aristote, en effet, ne parle avec détail que des quatre premiers. «Aristote,» ajoute-t-il, «au témoignage de Boèce, a traité avec plus de profondeur et de subtilité des prédicaments _ubi_ et _quando_ dans ses _Physiques_, et de tous dans ceux de ses livres qu'il appelle _les Métaphysiques_. Mais ces ouvrages, aucun traducteur ne les a encore appropriés à la langue latine, et voilà pourquoi la nature de ces choses nous est moins connue[474].» [Note 474: _Dial._, p. 200. La Physique et la Métaphysique n'étaient donc pas traduites ni étudiées. Les manuscrits grecs, dont on pouvait connaître l'existence, étaient comme non avenus. Boèce nomme ces ouvrages dans son commentaire sur les catégories (p. 190), mais il cite aussi au même endroit le traité d'Aristote sur la génération et la corruption, et comme il en cite le titre en grec, Abélard l'omet.] On voit ce qu'était dès lors Aristote. La science se mesurait à la portion connue de ses ouvrages. Cependant il est remarquable qu'Abélard montrait pour Platon, qu'il connaissait si peu, plus de déférence encore et de penchant. A propos de la relation, il rappelle, sur la foi de Boèce, que Platon avait donné une définition reçue, puis critiquée et réformée par Aristote. Cette définition portait que les relatifs sont les choses qui peuvent être assignées les unes aux autres d'une façon quelconque par leurs propres, comme un nom assigné à un autre par le génitif. Mais Aristote, en examinant mieux cette définition, la trouva trop large. «Il osa corriger l'erreur de son maître, et se fit le maître de celui dont il se reconnaissait le disciple.» Il donna donc cette définition: «Il y a relation quand une chose n'est que par rapport à une autre;» c'est-à-dire quand une chose n'existe que par une autre[475]. Beaucoup de choses peuvent être rapportées à d'autres sans que l'être des unes dépende de l'être des autres. _Le boeuf de cet homme_ n'exprime pas un rapport pareil à celui qui est exprimé par _l'aile de l'ailé_, car sans _aile_ il n'y a plus d'_ailé_, et _l'homme_ existe sans _le boeuf_. Si la définition de Platon, convenant à tous les rapports, est trop large, on a trouvé celle d'Aristote trop étroite, et l'on a dit qu'elle n'embrassait point la relation dans sa plus grande généralité. «Mais,» observe Abélard, «si nous nous hasardons à blâmer Aristote le prince des péripatéticiens, quel autre adopterons-nous donc?» et il s'applique à justifier le maître qui lui reste. [Note 475: Je traduis ici les deux définitions sur le texte d'Abélard (_Dial_., p. 201), l'une: «Omnia illa _ad aliquid_ quaecumque ad se invicem assignari per propria quoque modo possent. (Platon?) Sunt ea _ad aliquid_ quibus est hoc ipsum esse ad aliud se habere.» (Aristote.) Boèce, qui nous apprend qu'on croyait la première définition de Platon, les donne toutes deux plus clairement et plus correctement:--«1° _Ad aliquid_ dicuntur quaecumque hoc ipsum quod sunt aliurum esse dicuntur, vel quomodo libet aliter ad aliud.--2° Sunt _ad aliquid_ quibus hoc ipsum esse est _ad aliquid_ quodam modo se habere.» (_In Praed_., p. 155 et 169.) M.B. Saint-Hilaire traduit d'une manière plus conforme au texte d'Aristote en disant: 1° «On appelle relatives les choses qui sont dites, quelles qu'elles soient, les choses d'autres choses, ou qui se rapportent à une autre chose, de quelque façon différente que ce soit.--2° Les relatifs sont les choses dont l'existence se confond avec leur rapport quelconque à une autre chose.» (T. I, _Catég._, c. vii, p. 81 et 91.) Voici l'original: 1° [Grec: Pros ti de ta toiauta legetai, osa auta aper estin, heteron einai legetai, ae hoposoun allos pros heteron.]--2° [Grec: Esti ta pros ti, ois to einai tauton esti to pros ti pos echein.] (_Cat_., VII, vii, 1 et 24.)] «Nous avons,» dit-il en terminant, «dans tout ce que nous venons d'enseigner sur la relation, suivi principalement Aristote, parce que la langue latine s'est particulièrement armée de ses ouvrages et que nos devanciers ont traduit ses écrits du grec en cette langue. Et nous peut-être, si nous avions connu les écrits de son maître Platon sur notre art, nous les adopterions aussi, et peut-être la critique du disciple touchant la définition du maître paraîtrait-elle moins juste. Nous savons en effet qu'Aristote lui-même dans beaucoup d'autres endroits, excité peut-être par l'envie, par le désir de la renommée, ou pour faire montre de science, s'est insurgé contre son maître, ce premier chef de toute la philosophie, et que, s'acharnant contre ses opinions, il les a combattues par certaines argumentations et même par des argumentations sophistiques; comme dans ce que nous rapporte Macrobe au sujet du mouvement de l'âme[476]. De même, ici peut-être s'est-il glissé quelque malveillance, soit qu'Aristote n'ait pas été juste dans sa manière de prendre la doctrine de Platon sur la relation, soit qu'il expose mal le sens de la définition et y ajoute de son fonds des exemples mal choisis, afin de trouver quelque chose à corriger. Mais puisque notre latinité n'a pas encore connu les ouvrages de Platon sur cet art, nous ne nous ingérons pas de le défendre en choses que nous ignorons. Nous pouvons cependant faire un aveu, c'est qu'à considérer plus attentivement les termes de la définition platonique, elle ne s'écarte pas de la pensée d'Aristote.» Lorsqu'il a dit: «Les relatifs sont des relatifs en ce qu'ils sont choses des autres choses,» il a regardé moins à la construction des mots, qu'à la relation naturelle des choses. Il ne s'agit pas, en effet, d'une attribution quelconque, verbale, accidentelle, mais substantielle. Ce qui est assigné par possession n'est pas relatif dans le sens technique, car ce n'est pas ce qui accompagne naturellement le sujet, ce qui en dépend substantiellement. Le boeuf d'un homme, n'est que le boeuf possédé par un homme. Une chose est relative à une autre, elle est _ad aliquid_, lorsqu'elle est _d'une autre_, en ce sens qu'elle en dépend, comme la paternité et la filiation dépendent mutuellement l'une de l'autre. Sans doute cette relation est exprimée par le génitif, ce qui est _d'un_ autre, _quod est aliorum_; mais le génitif n'exprime pas uniquement la simple assignation de ce qui est possédé à ce qui possède, il énonce aussi la relation de dépendance essentielle, comme lorsqu'on dit: Le père est le père du fils. Dans cette proposition, on peut entendre également et que la substance du père est dans un certain rapport avec le fils ou que les deux substances se concernent, et qu'il y a du père au fils une relation nécessaire qui fait que l'un ne peut être sans l'autre. [Note 476: _Dial._, p. 206. A la manière dont parle Abélard, il paraît avoir connu le texte même de Macrobe. (_In somn. Scip._, l. II, C. XIV.)] L'étude des autres catégories, même celle de qualité, nous apprendrait peu de chose, et nous passons au livre III. La seconde partie de l'Organon est le traité _super periermenias_, comme l'appelle Abélard, qui n'était pas le seul à prendre ce titre pour un seul mot: [Grec: Ermaeneia], Hermeneia; _de Interpretatione_, comme disent les premiers traducteurs; _du langage_ ou _de la proposition_, comme dit le dernier traducteur de la Logique. Dans la Dialectique d'Abélard, qui est son Organon, la première partie est terminée par un livre _de Interpretatione_, qui succède aux _Prédicaments_, et ce livre III est, à beaucoup d'égards, comme dans Aristote, une grammaire générale[477]. Là sont véritablement traitées les parties du discours, et notamment le nom et le verbe. Cependant on y remarque quelque dissidence sur les questions communes entre les dialecticiens et les grammairiens, et Abélard se prononce en général pour les premiers. Il serait impossible de le suivre dans le détail de ses recherches sur les mots, et nous marcherons ici rapidement. [Note 477: _Dial._, pars I, l. III, p. 209, 226.--_De la Log. d'Arist._, t. I, p. 183.--_Log. d'Arist._, trad. par le même, t. I, p. 147.] Guillaume de Champeaux est souvent cité. Il paraît évident qu'il avait touché à toutes les parties de la dialectique, et produit, sur maintes questions, des vues nouvelles qui ne manquent pas de subtilité. De ces questions, celle qui semble le plus occuper Abélard, est la question de savoir ce que c'est que la signification des mots. On a déjà vu tout à l'heure qu'il entend par _signifier_ produire une idée. C'est une conséquence que pour juger de la signification des mots, il faut moins regarder aux mots qu'à l'intelligence de l'auditeur. Soit donc posée la question: Un nom signifie-t-il tout ce qui est dans la chose à laquelle le nom a été imposé, ou bien seulement ce que le mot même dénote et ce qui est contenu dans l'idée qu'il exprime? Abélard se décide pour cette dernière opinion, qui était celle d'un certain Garmond[478] contre Guillaume de Champeaux; le premier s'appuyant sur la raison, tandis que le second semblait appuyé par l'autorité. Ainsi l'on ne peut accorder au dernier que le nom d'un genre signifie l'espèce, quoique l'espèce soit dans le genre, ni que le nom abstrait désigne le sujet de l'accident qu'il exprime, quoique l'accident soit dans le sujet et n'en puisse être séparé. Chacun de ces noms ne signifie que l'idée qu'il excite dans l'esprit; ainsi quoique les hommes soient des animaux, le nom d'animal ne signifie point homme, parce qu'il ne produit pas l'idée d'homme. Encore moins de ce que l'homme est blanc, suit-il que _blanc_ désigne l'_homme_. Il y a dans cette opinion de Garmond, adoptée par Abélard, contre le sens apparent de quelques mots d'Aristote et de Boèce, une tendance louable à subordonner la dialectique à la psychologie. [Note 478: _Dial._, p. 210. Ce Garmond est inconnu.] Nous ne dirons rien de plus sur cette première partie. Elle ne contient pas de grandes nouveautés; mais ce que nous en avons extrait donne une certaine idée de la manière d'Abélard, ainsi que de l'ouvrage qu'il nous a laissé et de la science qu'il professait. Il refait la logique après Aristote et d'après ce qu'il sait d'Aristote. Il explique, commente, développe les idées de l'autorité, et quelquefois expose et discute les objections et les nouveautés qui se sont postérieurement produites: c'est alors qu'il donne du sien. Encore est-il difficile de distinguer ce qui peut se rencontrer d'original dans ce qu'il n'emprunte pas à Porphyre et à Boèce. On ne saurait avec certitude attribuer de la nouveauté qu'aux opinions qu'il présente comme celles de son maître, c'est-à-dire de Guillaume de Champeaux, et de l'originalité qu'à celles qu'il exprime, quand il réfute et remplace ces opinions. Somme toute, ce qui est à lui, c'est moins le fond des doctrines que la discussion. CHAPITRE IV. SUITE DE LA LOGIQUE D'ABÉLARD.--_Dialectica_, DEUXIÈME PARTIE, OU LES PREMIERS ANALYTIQUES.--DES FUTURS CONTINGENTS. La théorie de la proposition et du syllogisme catégorique est la base de la logique proprement dite; et l'on ne s'étonnera pas que dans la seconde partie de son ouvrage[479], Abélard l'ait exposée avec étendue. Ici les idées originales, les opinions caractéristiques continuent d'être fort rares. Il est difficile d'innover dans cette mathématique immuable qu'Aristote a probablement créée et certainement fixée pour jamais. Encore aujourd'hui, quiconque traite de la proposition ou du syllogisme, répète Aristote. Sous ce rapport, il est encore et il demeurera _l'autorité_. En exposant avec beaucoup de détails des idées pour la plupart communes à tous les dialecticiens du moyen âge, en n'y apportant de particulier qu'une subtilité minutieuse et toujours beaucoup d'esprit, Abélard s'efface et se laisse oublier. Je me trompe cependant; voulant quelque part montrer, par un exemple, qu'il y a des termes qui ont un sens arbitraire et des noms qui ne rendent que l'intention de celui qui les a donnés, il a dit ces mots: «Le nom d'Abélard ne m'a été donné qu'afin d'indiquer qu'il s'agit de ma substance[480].» Ailleurs, peut-être, il ne se désigne pas moins, ou plutôt il se trahit, lorsque, voulant énumérer les diverses classes d'oraisons, il donne pour exemple de l'impérative cet ordre d'un maître: _Prends ce livre_; pour exemple de la déprécative: _Que mon amie s'empresse_; pour exemple enfin de la désidérative, ces mots que nous ne traduisons pas: _Osculetur me amica_[481]. Est-ce à Cluni qu'il écrivit ces mots? [Note 479: _Dial._, pars II, in III l., p. 227-323.--Abélard appelle cette partie _Analytica priora_, titre de la troisième partie de l'Organon. Seulement dans Aristote, cette troisième partie ne traite point de l'oraison ni de la proposition, ni par conséquent de l'affirmation et de la négation, etc., tout cela ayant trouvé en place dans l'_Hermeneia_. Les Analytiques premiers ou premières roulent exclusivement sur l'analyse du syllogisme; et Abélard, en conservant le titre, aurait dû conserver la division. Au reste, il n'avait pas sous les yeux les Analytiques d'Aristote, et il était principalement guidé par le traité de Boèce sur le syllogisme catégorique; c'est cet ouvrage qui, soit par son introduction (Boeth. _Op._, p. 558), soit par son premier livre (_id._, p. 580), lui a donné l'exemple de joindre à la théorie du syllogisme tout ce qui concerne l'oraison et la proposition.] [Note 480: _Dial._, pars I, l. III, p. 212.] [Note 481: _Dial_., pars II, p. 234 et 236.--Accipe codicem.--Festinet amica.] C'est dans cette partie de la philosophie que la science paraît le plus abstraite, le plus étrangère aux réalités, et ce sont surtout les opinions d'Abélard sur le fond des choses qui excitent notre curiosité. Nous avons dit et nous verrons mieux encore par la suite que ce fond des choses n'est pas toujours aussi étranger qu'il le semble à la pensée du philosophe et même du dialecticien. Mais il est un point de la théorie de la proposition où Abélard fait cesser jusqu'à cette apparence, et dans une digression heureuse, donne un des plus remarquables exemples de l'application de la dialectique à la métaphysique. C'est là un procédé de la science comparable, sous plusieurs rapports, à l'application de l'algèbre à la géométrie; et comme il s'agit d'une question importante, sur laquelle Abélard s'est fait une renommée, de la question du libre arbitre, nous reproduirons ses idées avec un peu de développement. Pour bien comprendre la question, il faut remonter à la théorie de la proposition. Elle se définit: une oraison qui signifie le vrai ou le faux. La signification de la proposition est susceptible de fausseté ou de vérité, tant par rapport aux conceptions que par rapport aux choses. Dans la proposition: _Socrate court_, ce ne sont pas les conceptions de _Socrate_ et de _course_ que nous entendons combiner; c'est la chose _course_ que nous voulons combiner à la chose _Socrate_, et la conception que nous provoquons dans l'esprit de celui qui nous écoute est une conception de réalité. La proposition, en tant qu'elle porte sur les conceptions, n'a presque aucune conséquence nécessaire, elle en a de nombreuses, en tant qu'elle porte sur les choses mêmes. En prononçant une proposition, on a ou l'on n'a pas de certaines conceptions, et toutes celles que la logique tirerait des termes de la proposition, ne nous sont pas nécessairement présentes à l'esprit. De la chose même énoncée par la proposition, naît au contraire plus d'une conséquence obligée. Si je pense que tout homme est un animal, je ne pense pas nécessairement que l'homme est un corps; mais du fait que tout homme est un animal, résulte nécessairement le fait que l'homme est un corps; d'où cette règle, vraie pour les choses, fausse pour les idées: «Si l'antécédent existe dans la réalité, il est nécessaire que le conséquent existe dans la réalité[482].» [Note 482: _Dial._, pars II, p. 237 et seqq.--La liaison de l'antécédent et du conséquent joue un grand rôle dans la théorie du syllogisme hypothétique, et les idées d'Abélard sur ce point avaient de la célébrité. (Voy. Johan. Saresb. _Pollcrat._, l. II, c. XXII, et _Metalog._, l. III, c. VI.)] Vraie ou fausse, la proposition est affirmative ou négative. L'affirmation et la négation d'un même sont contradictoires; ce qui s'exprime en disant: «L'affirmation et la négation divisent;» ce qui revient à dire que tout ce qui n'est pas dans l'une est nécessairement dans l'autre. Cela est évident pour les propositions relatives au présent; mais il est des propositions qui ne se renferment pas dans le temps présent. Des affirmations ou négations vraies ou fausses peuvent se dire au passé ou au futur. De celles-ci, et particulièrement des dernières, on a douté que l'affirmation ou la négation fussent divisoires (_dividentes_), c'est-à-dire que la vérité de la négation y dût exclure celle de l'affirmation, et réciproquement; car aucune proposition au futur, c'est-à-dire prononçant sur un événement contingent, ne saurait être vraie d'une vérité nécessaire. On prévoit comment le libre arbitre a pu se trouver intéressé dans cette question. Dans l'avenir, en effet, l'événement n'est jamais déterminé. La proposition n'est vraie, comme elle n'est fausse, qu'à la condition de la détermination. Or, la détermination n'est possible que pour le passé, le présent, ou bien encore le futur nécessaire ou naturel, parce que dans ces cas les propositions énoncent des événements déterminés. Nous appelons déterminés les événements qui peuvent être connus dans leur existence, comme les événements présents ou passés, ou qui sont certaine par la nature de la chose, comme les événements futurs nécessaires ou naturels. _Dieu sera immortel_, est un futur nécessaire; _un homme mourra_, c'est un futur naturel. Ce dernier événement n'est pas un futur nécessaire, car il n'est pas nécessaire qu'_un homme meure_; mais un futur nécessaire est naturel, il résulte de la nature de l'être. On peut donc distinguer deux futurs, le naturel et le contingent. Ce dernier seul est celui qui se prête à l'alternative, c'est-à-dire qui se conçoit aussi bien avec le non-être qu'avec l'être. _Je lirai aujourd'hui_, est de cette espèce; car il peut également arriver que je lise ou que je ne lise pas. L'événement d'un futur contingent étant indéterminé, les propositions qui énoncent un tel événement sont vraies ou fausses indéterminément ou, pour mieux dire, d'une vérité ou d'une fausseté indéterminée. Mais cette indétermination n'est relative qu'à l'événement qu'elles énoncent. Dans l'avenir, c'est-à-dire dans un présent qui n'est pas encore, de l'affirmation ou de la négation de l'événement, l'une sera vraie et l'autre fausse; voilà qui est déterminé et certain. Rien ne l'est que cela avant l'événement. Au présent même l'événement peut être déterminé, et la vérité de la proposition rester indéterminée. Par exemple, pour la science humaine, le nombre des astres est inconnu; on ne sait s'il est pair ou impair; cependant c'est chose déjà déterminée dans la nature. Il faut donc distinguer la certitude de la vérité. Il n'y a de déterminé, quant à la certitude, que ce qui peut se connaître de soi. Si l'on objecte que, bien que de la vérité d'une proposition l'événement réel ne paraisse pas pouvoir être inféré, cependant la certitude de l'une engendre celle de l'autre, parce que si l'antécédent est certain, certain est le conséquent; cela peut être vrai quant à la certitude, mais non quant à la détermination. Des futurs contingents peuvent être certains, mais non déterminés. Or ce sont les seuls futurs dont parle Aristote, car lorsqu'un futur est déterminé par la nature de la chose, il assimile la proposition à une proposition au présent. On peut appeler futur ce qui est nécessaire; car le nécessairement futur sera toujours futur ou ne sera jamais présent, et ce qui ne sera jamais présent n'est point futur. Tout futur sera présent un jour. Il n'est pas même vrai que tout ce qui sera toujours futur ne sera jamais présent; car le même peut être également futur et présent, quant à la même chose: comme l'est, quant au fait d'être assis, celui qui s'est déjà assis et qui s'asseoira; comme le ciel, qui doit toujours tourner et qui tourne toujours; comme Dieu, qui toujours fut, est et sera. Or, quoique aucune proposition au futur contingent ne soit vraie ou fausse _déterminément_, cependant ce qui est déterminé et nécessaire, c'est que de toutes les divisions de la proposition une soit vraie et une autre fausse: «_Socrate lira, Socrate ne lira pas_.» Aucune, dit-on, n'est vraie, aucune n'est fausse. Dites qu'on ne peut le savoir, mais rien de plus. Nous ne savons pas si le nombre des astres est pair; mais s'il est pair, la proposition: _Les astres sont en nombre pair_, est vraie. De même pour le futur. Si l'avenir est tel que l'annonce la proposition, elle est vraie; sinon, elle est fausse. Ce que sera le futur est incertain, mais il sera comme la proposition l'affirme ou comme elle le nie; cela est certain, c'est-à-dire qu'il est certain que si l'une des propositions est vraie, l'autre est fausse. Qu'on ne dise point qu'une proposition qui dit ce qui n'est pas, ne saurait être vraie. Elle ne serait pas vraie, si elle disait que ce qui n'est pas est, mais non quand elle dit que ce qui n'est pas sera. Ce qu'elle dit alors n'est pas, mais peut être; ainsi la proposition peut être vraie. Mais on a contesté cette application du principe de contradiction en vertu de la division, comme parle la logique. On a dit: Si de toute affirmation ou négation divisoire il est nécessaire que l'une soit vraie et l'autre fausse, il en est de même de ce qu'elles énoncent; alors nécessairement ce qu'énonce la vraie est nécessairement, et ce que dit la fausse nécessairement n'est pas. Ainsi des futurs contingents, l'un est et l'autre n'est pas; il est donc nécessaire que l'un soit un jour et l'autre non. La conséquence est que tout arrive nécessairement, et que le conseil et l'effort sont choses vaines. Or, l'expérience prouve qu'il est bon d'être prudent et de prendre de la peine, et qu'on influe ainsi sur les événements; on en conclut la destruction de la conséquence. Le conséquent détruit, on remonte à la destruction de l'antécédent. De ce qu'il n'est pas nécessaire que de toutes les choses que disent les propositions par division, l'une soit et l'autre ne soit pas, on infère qu'il n'est pas nécessaire non plus que de toutes ces propositions l'une soit vraie et l'autre soit fausse. On s'appuie pour cela sur ce fait, que beaucoup de choses futures se prêtent à l'alternative, c'est-à-dire peuvent également se faire ou ne se pas faire; par exemple, cet habit, il est également possible qu'il soit coupé ou ne soit pas coupé. Soit, mais pour bien résoudre la difficulté, il faut savoir trois choses: ce que c'est que le hasard, le libre arbitre, la _facilité de la nature_; ce sont les expressions de Boèce[483]. [Note 483: Boeth., _De Interp._, ed. sec., p. 364.] Le hasard est l'événement inopiné qui résulte de causes qui y concourent, malgré une tendance intentionnelle tout autre. Un homme qui trouve un trésor dans un champ, le trouve par hasard; pourquoi? parce qu'il ne le cherchait pas, et que celui qui l'y a enfoui, ne l'avait pas enfoui pour qu'il le trouvât. Deux intentions qui visaient à autre chose ont amené par leur concours ce résultat, et l'on dit que c'est un hasard[484]. [Note 484: _Dial._ pars II, p. 280-290.] Le libre arbitre est un jugement libre quant à la volonté, _liberum de voluntate judicium_. Par lui nous arrivons à faire une chose après en avoir délibéré, sans aucune violence externe qui force ou empêche de la faire. Quand les imaginations[485] viennent à l'esprit et provoquent la volonté, la raison les pèse et juge ce qui lui paraît le meilleur, puis elle agit. C'est ainsi que souvent nous dédaignons ce qui nous est doux ou nous semble utile, tandis que nous supportons avec courage et contre notre volonté, en quelque sorte, de rudes épreuves. Si le libre arbitre n'était que la volonté, on pourrait dire aussi que les animaux ont le libre arbitre. [Note 485: Les imaginations sont les idées sensibles, [Grec: phantasmata], _imaginationes_. Tout ceci est emprunté à Boèce. _De Interp._, l. III, p. 360.] Enfin, _la facilité naturelle_ est celle qui ne dépend ni du hasard, ni du libre arbitre, mais de la nature des choses. Suivant celle-ci, en effet, il est ou n'est pas _facile_ (faisable) qu'un événement ait lieu. C'est ainsi qu'il est possible que cette plume soit brisée; cela est facile naturellement. En cette matière, il y a grande dissidence entre les stoïciens et les péripatéticiens. Les uns ont tout soumis au destin, c'est-à-dire à la nécessité. Tout étant éternellement prévu, rien ne peut ne pas arriver, et il n'y a de hasard que pour notre ignorance; l'incertitude n'est qu'en nous. Les péripatéticiens répondent que notre ignorance s'applique surtout aux choses qui n'ont naturellement en elles-mêmes aucune nécessité constante. Le libre arbitre est, pour les premiers, cette volonté nécessaire à laquelle l'âme est déterminée par sa nature, en sorte que la nécessité providentielle contraint la volonté même. Cette volonté est en nous, voilà tout le libre arbitre qu'ils nous laissent; mais on a vu qu'auprès de la volonté il faut encore le jugement de la raison. Quant à la possibilité et à l'impossibilité, les stoïciens la rapportent à nous, non aux choses, à notre puissance, non à la nature. Mais qui ne sait qu'il y a des choses possibles et d'autres impossibles par nature? Qui doute que la libre volonté ne soit une chose, et la possibilité une autre; que le nom de hasard ou cas fortuit, enfin, ne se donne à un événement inopiné, et que l'inopiné ne soit, en effet, ce qui ne résulte ni de notre volonté, ni de notre connaissance, ni de la nature même d'aucune chose? Il est vrai qu'alors «il faut s'étonner qu'on nous dise que l'astronomie donne la prescience des événements futurs; car si les hasards sont indépendants de la nature, inconnus même à la nature, comment peut-on les connaître par un art naturel?» On objecte aussi les inductions nécessaires à la physique; mais il n'y a là que des futurs entièrement dépourvus de nécessité. _Les sectateurs de cet art_ prétendent qu'il leur donne les moyens de prévoir ces sortes de futurs et de prédire avec vérité qu'un tel homme mourra le lendemain, ce qui est un futur contingent, et non qu'il est mort à l'heure qu'il est, ce qui est toujours déterminé. «Mais abandonnons ce sujet, qui nous est inconnu, plutôt que de nous exposer à en disserter témérairement.» Le premier point à étudier est cette nécessité prétendue de tous les événements, ou plutôt ce destin qui en est la cause, disons la divine providence. Comme Dieu a éternellement prévu tous les événements futurs tels qu'ils seront, et comme il ne peut s'être trompé dans les dispositions de sa providence, on veut que tout arrive nécessairement ainsi qu'il l'a prévu; autrement, il serait possible qu'il se fût trompé. Cette conséquence répugne, elle est même abominable. Or, quand le conséquent est impossible, l'antécédent l'est aussi. La providence de Dieu nous obligerait donc à croire à la nécessité universelle, et il n'arriverait plus rien par notre conseil et nos efforts. Mais, parce que Dieu a prévu éternellement l'avenir, d'où vient qu'il aurait imposé aux choses aucune nécessité? S'il prévoit que les choses futures arriveront, il les prévoit aussi comme pouvant ne pas arriver, et non comme des conséquences forcées de la nécessité; autrement, il ne les verrait pas dans sa prescience comme elles arriveront dans la réalité; car elles arrivent en pouvant ne pas arriver. Sa providence embrasse tout; il prévoit et que les choses arriveront et qu'elles pourront ne pas arriver. Ainsi, pour sa providence, les événements sont plutôt soumis à l'alternative qu'à la nécessité. C'est un principe inébranlable dans l'esprit de tous les fidèles, que Dieu ne peut se tromper, lui pour qui seul vouloir est faire. Cependant il est possible que les choses arrivent autrement qu'elles n'arrivent, et qu'elles arrivent autrement que sa providence ne les a prévues, et que cependant il n'en résulte pas qu'elle puisse être trompée. Car si les choses avaient dû arriver autrement, autre eût été la providence de Dieu. Ce même événement s'y conformerait; Dieu n'aurait pas _cette providence_, mais une autre qui concorderait avec un autre événement. Suivant que la règle de la solidarité du conséquent avec l'antécédent est entendue d'une façon ou d'une autre, elle est vraie quand l'antécédent lui-même est vrai, elle est fausse quand il est faux. Ainsi, il y a vérité si l'on entend que ces mots: _autrement que Dieu ne l'a prévu_, sont la détermination du prédicat _est possible_, en ce sens qu'_une chose qui arrive est possible autrement que Dieu ne l'a prévu_. Car Dieu aurait toujours la puissance de prévoir autrement l'événement. Mais il y a fausseté si, au contraire, ces mots sont la détermination du sujet _une chose qui arrive_, et si l'on dit qu'_une chose qui arrive autrement que Dieu ne l'a prévu est possible_; car c'est une proposition qui affirme l'impossible. _La chose qui arrive autrement que Dieu ne l'a prévu_, voilà le sujet dans son entier; _est possible_, voilà le prédicat. C'est dire: Il est possible qu'une chose arrive autrement qu'elle n'arrive. La théorie de la proposition modale enseigne de quelle importance c'est pour le sens d'une proposition que les déterminations appartiennent aux prédicats ou appartiennent aux sujets. Mais revenons à l'argument fondamental, c'est-à-dire à l'application du principe de contradiction aux propositions futures. Si de toutes les affirmations et négations il est nécessaire que l'une soit vraie, l'autre fausse, il est nécessaire que des deux choses qu'elles disent l'une soit et l'autre ne soit pas.--Entendez-vous qu'à une seule et même proposition le vrai appartienne toujours? cela ne peut se dire, car aucune ne conserve la vérité par préférence: tantôt l'une, tantôt l'autre est vraie, ce qui est dire que la même est tantôt vraie, tantôt fausse. Mais si vous ne vous attachez pas exclusivement à une seule, si vous les prenez toutes deux indifféremment, et que ce soit réellement l'une ou l'autre qui soit la vraie ou qui soit la fausse, l'argument est juste. Ainsi l'entend Aristote. «Il est nécessaire que l'une soit vraie, que l'autre soit fausse,» ne veut pas dire: l'une est nécessairement vraie, l'autre nécessairement fausse; mais il est nécessaire que l'une ou l'autre soit vraie, ou bien que l'une ou l'autre soit fausse. Si une quelconque est vraie, il est nécessaire que l'autre soit fausse, et réciproquement. Il est nécessaire, dit Aristote[486], que ce qui est soit quand il est, et que ce qui n'est pas ne soit pas quand il n'est pas. Mais il n'est pas nécessaire que tout ce qui est soit, ni que tout ce qui n'est pas ne soit pas. Ce n'est pas la même chose que de dire: tout ce qui est, dès qu'il est, est nécessairement; ou de dire absolument: tout ce qui est est nécessairement; et de même pour ce qui n'est pas. [Note 486: _Hermen._, IX, et Boeth., _De Interp._, edit. sec., p. 376.] Je dis: _Nécessairement, un combat naval aura lieu ou non demain._ Mais je ne dis pas: _Demain un combat naval aura lieu on n'aura pas lieu nécessairement_; ce qui serait dire que ce qui sera et ce qui ne sera pas est nécessaire. Or, comme les oraisons ont la même vérité que les choses, c'est-à-dire ne sont vraies qu'autant que les choses sont vraies, il est évident que, les choses se prêtant à l'alternative et leurs contraires pouvant arriver, les propositions doivent nécessairement se comporter de même par rapport au principe de contradiction. Aristote nous enseigne ainsi que les affirmations et les négations suivent, quant à leur vérité ou à leur fausseté, les événements des choses qu'elles énoncent; par là seulement elles sont vraies ou fausses. En effet, de même qu'une chose quelconque nécessairement est quand elle est, et n'est pas quand elle n'est pas, ainsi une proposition quelconque vraie est nécessairement vraie quand elle est vraie, et une non vraie est nécessairement non vraie quand elle est non vraie. Mais il ne s'ensuit pas qu'on puisse dire purement et simplement que toute proposition vraie est vraie nécessairement et que toute non vraie est nécessairement non vraie. Car ce qui est nécessairement ne peut être autrement qu'il est. «Maintenant si l'on soutient que de toutes les choses que dit l'affirmation ou la négation, l'une est nécessairement, l'autre nécessairement n'est pas, que ceci ou cela est nécessairement ou n'est pas de même, on n'en pourra inférer l'anéantissement de l'alternative dans les choses, non plus que du conseil et de l'effort, comme le voulait la dernière conséquence de l'argument. Si au contraire on raisonne autrement qu'Aristote n'a raisonné et qu'on entende la règle autrement que lui et que la vérité, la conséquence en question pourra être vraie; mais qu'en résultera-t-il contre le principe d'Aristote? En effet si des choses futures l'une arrivait nécessairement et l'autre nécessairement n'arrivait pas, c'en serait fait de toute alternative, comme de toute prudence humaine et de tout dessein. A moins qu'on ne dise que cela même ne serait pas un résultat nécessaire. Il se pourrait que les choses nécessaires arrivassent par conseil ou savoir-faire, que le conseil et le travail fussent eux-mêmes nécessaires, et tout irait de même. Aristote ne le nie pas; mais il dit que ce sont des causes efficaces de choses futures. «Nous voyons, dit-il, que les choses futures ont un principe, et la preuve en est dans notre délibération et notre action[487]. C'est ce qui n'arriverait pas si l'événement était nécessaire.» [Note 487: _Hermen._, IX, 10.] En définitive, voici comment le second conséquent peut être montré faux. Si parce que ceci arrivera de nécessité, ceci ne doit pas arriver par conseil et entreprise, et si parce que la chose arrivera nécessairement par ces moyens, elle ne doit réellement pas arriver par ces mêmes moyens, il suit que si elle arrive nécessairement par ces moyens, elle n'arrivera pas nécessairement par ces moyens, proposition évidemment absurde. En d'autres termes, dire qu'une chose à laquelle la délibération et le dessein ont présidé arrivera nécessairement, c'est dire que la délibération et le dessein n'y seront pour rien; mais c'est dire en même temps qu'elle arrivera nécessairement par délibération et par dessein; ce qui est dire qu'elle n'arrivera point par délibération et par dessein; ce qui est nier et affirmer en même temps[488]. [Note 488: _Dial._ para II, p. 280-294.] Remarquons dans cette longue digression deux choses, la pensée et la méthode. L'une est juste, l'autre singulière. En effet, ce que l'auteur défend, c'est la cause du libre arbitre, et il la défend par les arguments de fait, les meilleurs de tous. Le conseil, la prudence sont utiles, sont estimés; la délibération est naturelle; la volonté libre ne va pas sans un jugement; elle est vraiment libre, parce que c'est une force subordonnée à la raison. Cependant Dieu sait tout, il prévoit tout. Sa prescience accompagne et devance tous les actes de notre liberté. Nous ne sommes donc pas libres; car nous ne pouvons agir autrement qu'il ne l'a prévu sans lui faire perdre son infaillibilité. Objection embarrassante à réfuter logiquement, quoiqu'elle n'ait jamais causé à qui que ce soit une perplexité véritable. Abélard fait la réponse ordinaire tant répétée après lui: Dieu a prévu tout, donc il a prévu que nous nous déciderions librement, il sait comment nous userons de notre liberté. En quoi cette connaissance anticipée peut-elle nuire à cette liberté même? Tout cela est sensé; mais ce qui est curieux, c'est la méthode philosophique qui conduit à ces questions. La théorie de la proposition enseigne que la négation est le contraire de l'affirmation, et que par conséquent si l'une est vraie, l'autre est fausse nécessairement. Or, il y a des propositions où le verbe est au futur. Le contraire de ces propositions est-il nécessairement faux, si elles sont vraies? Alors l'avenir est nécessaire; il n'y a plus de futur contingent, la liberté disparaît. Donc si la définition générale de la proposition est vraie de toute proposition, c'en est fait du libre arbitre. Cette difficulté inattendue se résout à l'aide d'une distinction juste. Il n'y a de propositions nécessaires que par l'une de ces règles:--L'antécédent posé, le conséquent suit,--ou--l'affirmation et la négation sont réciproquement opposées. Et ces règles n'existent elles-mêmes qu'en vertu du principe de contradiction. Or ce principe, c'est, dans les choses, que toute chose qui est, dès qu'elle est, est nécessairement; ce qui ne veut pas dire que toute chose soit nécessairement. Ce qui est nécessaire, c'est qu'une chose soit ou ne soit pas. Entre deux choses qui s'excluent, l'alternative est nécessaire; mais ni l'une ni l'autre n'est nécessaire. Ainsi le principe de contradiction, nécessaire en lui-même, n'est que d'une nécessité conditionnelle dans les choses. La nécessité naît dans les choses, la condition une fois remplie. Nécessairement, il y aura demain ou il n'y aura pas de combat naval; cela ne veut pas dire qu'il y aura nécessairement demain un combat naval, et que nécessairement il n'y en aura pas. Cela ne veut pas dire que soit qu'il y en ait, soit qu'il n'y en ait pas, ce qui arrivera sera nécessaire; ce qui est nécessaire, c'est qu'il y ait ou ceci ou cela, c'est l'alternative. Et pourquoi? parce que, s'il y a un combat naval, nécessairement il n'est pas vrai qu'il n'y en ait pas, et réciproquement. Cette nécessité ainsi entendue respecte l'existence des futurs contingents. Or, ce qui vient d'être dit des faits s'applique aux propositions. Une proposition au futur comme au présent est nécessairement vraie ou fausse; mais elle n'est pas pour cela d'une vérité nécessaire ou d'une fausseté nécessaire; et quant à la vérité de fait d'une proposition, elle ne commence à être nécessaire qu'alors qu'elle a acquis la vérité réelle. Un homme mourra, et s'il meurt, nécessairement il ne sera pas non mort; c'est une nécessité conditionnelle. Dans les choses, si l'événement arrive, le non-événement sera nécessairement faux. Dans la proposition, si elle est vraie, la négation de la proposition sera nécessairement fausse. Mais ni la réalité de l'événement, ni la vérité de la proposition n'est nécessaire. La théorie logique ne porte donc aucune atteinte à l'existence des futurs contingents, non plus qu'à celle du libre arbitre. Dieu sait bien si l'événement arrivera, si la proposition est vraie; mais il n'a pas mis l'avenir sous la loi de la nécessité; et la condition du libre arbitre est à côté de la prescience. _Non omnis res_, dit saint Anselme, _est neceasitate futura, sed omnis res futura est necessitate futura.... has necessitates facit volontatis libertas_[489]. [Note 489: S. Ans. _Op., De Concord. praescient. cum lib. arb._ Qu. I, c. III, p. 124.] La discussion à laquelle se livre Abélard est donc bonne et concluante, encore que technique et subtile. Nous verrons qu'elle avait pour lui une grande importance, et qu'il y revient avec une nouvelle sollicitude dans sa théologie. Là, en effet, est une grave question de théodicée. On remarquera seulement qu'ainsi que nous l'avons annoncé, la logique offre dans son cours des questions qui la dépassent et qui intéressent les parties les plus élevées de la philosophie. Tout n'est donc pas science de mots dans la dialectique. Au reste, nous recueillons ici une des premières expressions de cette théorie des futurs contingents, un des points les plus célèbres et les plus importants de la scolastique. Le germe de la doctrine d'Abélard est dans Aristote. Les détails sont pour la plupart empruntés à Boèce, qui a longuement traité la question sans toujours l'éclaircir; mais la discussion, bien que peu originale, est forte et subtile, et l'on doit maintenant comprendre comment une question qui intéresse le libre arbitre, et par conséquent la morale; la providence divine, et par conséquent la théodicée; l'action de Dieu sur l'homme, et par conséquent la religion; la grâce et la volonté, et par conséquent le christianisme, a pu se trouver tout entière dans cette simple question logique: Dans les jugements particuliers et futurs, l'affirmation et la négation sont-elles nécessairement vraies ou fausses? Qui dirait que cette question est au fond celle-ci: Est-il un Dieu[490]? [Note 490: Cf. _Arist. Hermen._, IX, XIII.--Boeth., in lib. _de Interpret._, edit. sec., I. III, p. 367-370.--S. Anselm, _Op., De concord._, etc., p. 123.--S. Thom. _Summ. theol._, l pars, quiest, XIV. art. 1, 2, etc.--Voyez aussi dans la troisième partie de cet ouvrage les c. II, III, V, et surtout le c. VII.] Abélard termine par l'exposition du syllogisme ses Analytiques premiers. C'est, en effet, l'objet fondamental du traité qui porte ce titre dans l'Organon, et qu'il n'avait pas sous les yeux. La traduction qu'en a donnée Boèce lui était inconnue, et ce sont les traités du consulaire romain sur le syllogisme catégorique et le syllogisme hypothétique qui l'ont évidemment initié à cette théorie vitale de la logique. Chose étrange! Enseigner le syllogisme et ne l'avoir pas étudié dans Aristote! Nous croyons que cet exemple n'est pas le seul. Les traités élémentaires sur le syllogisme, les commentaires sur les Analytiques ont abondé pendant plusieurs siècles, et ils ont dû souvent tenir lieu de l'exposé concis, serré, algébrique, dans lequel Aristote a si sévèrement condensé l'invincible théorie du syllogisme. La manière de Boèce devait convenir bien mieux à l'esprit d'érudition, toujours explicateur et diffus, qui était le propre des philosophes du moyen âge. Mais nous ne les imiterons pas en rattachant un commentaire au commentaire d'Abélard, et une analyse sommaire serait illisible. D'ailleurs notre philosophe ne nous paraît avoir rien ajouté au syllogisme, et, à dire vrai, il n'est pas aisé d'ajouter quelque chose à la découverte d'Aristote[491]. [Note 491: _Dial._ part. II, p. 305-323.--Abélard a trailé assez succinctement du syllogisme, et cette fois il est plus bref qu'Aristote. On a déjà vu qu'il ne connaissait que de nom les Analytiques premiers; cependant quand il donne la définition du syllogisme, il transerit celle que contient cet currage dans des termes différents de ceux qu'emploie Boèce dans sa traduction. (_Arist., Analyt. prior.,_ I, 1.--Boeth., _Prior Analyl. Interp._ I, 1, p. 468.) Celle-ci d'ailleurs lui était inconnus. Où donc a-t-il pris te teste? car pour le sens, cette définition est partout. Il faut que celle du § 8 du chapitre; des Analytiques I, eût été citée littéralement dans quelque commentateur, et c'est de là qu'il l'aura tirée. Elle se retrouve identique pour le fond, mais diverse pour les termes, dans Boèce. (_De Syll. cat._, l. II, p. 599, et _In Topic. Arist._, p. 662.)] CHAPITRE V. SUITE DE LA LOGIQUE D'ABÉLARD.--_Dialectica,_ TROISIÈME PARTIE, OU LES TOPIQUES.--DE LA SUBSTANCE ET DE LA CAUSE. Dans sa Logique, Aristote passe des Premiers Analytiques aux seconds, ou du syllogisme à la démonstration. Nous ne trouvons point dans Abélard le sujet des Seconds Analytiques traité d'une manière complète. Tout annonce qu'ici l'autorité lui manquait. Aussi la partie de son ouvrage à laquelle il donne ce nom, est-elle la quatrième; il la fait précéder par les Topiques, titre de la cinquième partie de l'Organon; et ses topiques ne répondent pas tout à fait à ceux d'Aristote, qu'il n'avait pas. Les Topiques d'Aristote traitent des lieux de la dialectique. Le syllogisme dialectique est celui qui s'appuie sur des propositions probables ou convenues entre les interlocuteurs. L'art de discuter ou d'employer le syllogisme dialectique est l'objet des Topiques. L'ouvrage que Cicéron a intitulé de même, concerne le même sujet considéré du point de vue de l'orateur. La dialectique est nécessaire à la rhétorique; mais la discussion oratoire diffère de la discussion purement logique. La topique, depuis Cicéron, est toutefois devenue une science du ressort des rhéteurs plutôt que des philosophes. Boèce a traduit les Topiques d'Aristote et commenté ceux de Cicéron; puis il a composé, d'après ce dernier et d'après Thémiste, un ouvrage intitulé _des Différences topiques_ qui a servi de thème à celui d'Abélard.[492] [Note 492: Boeth., _In Topic. Arist.,_ 1. VIII, p. 662.--_In Top. Cic.,_ 1. VI, p. 767.--_De Diff. top.,_ 1. IV, p. 867.] Le sujet d'un ouvrage sur les topiques est de sa nature presque illimité. Il s'agit en effet de toutes les formes que peut prendre la discussion, de toutes les sources où elle peut puiser ses arguments. Une classification est difficile à introduire entre les lieux de la dialectique. Cicéron a proposé une division, Thémiste une autre, et c'est à celle-ci que Boèce a ramené la première. Abélard suit Boèce; mais tout ce travail a pour nous peu de prix, et la topique a presque disparu de la science. Ce n'est que dans le détail qu'il est possible de rencontrer çà et là des vues intéressantes ou des idées qui méritent d'être recueillies. Nous nous bornerons à deux exemples. Il n'y a rien de plus important en métaphysique que ces deux idées, la substance et la cause. Les scolastiques ont amplement disserté sur la substance, et au milieu de beaucoup de subtilités, d'équivoques, d'erreurs, ils ont vu ou du moins entrevu tout; sons le voile de leur diction, les questions se retrouvent à la même profondeur où le génie moderne a pu pénétrer. Mais il n'en est pas de même de la cause. Cette notion a été à peu près méconnue, et constamment négligée jusqu'à la renaissance de la philosophie, et je ne crois même pas qu'avant Leibnitz on lui ait assigné son véritable rang. Lorsque dans l'énumération des lieux dialectiques, Abélard rencontrera la substance et la cause, notre attention devra donc s'éveiller, et nous nous arrêterons à cette page. La substance, considérée au point de vue des topiques, ou le lieu de la substance, c'est la recherche de la manière dont la substance doit être établie (elle l'est par la description on la définition), et dont peut être attaquée la définition ou la description qui l'établit. Aussi Aristote n'a-t-il pas distingué un lieu de la substance, lui qui a distingué un lieu de l'accident, du genre, du propre, etc.; mais il a amplement traité des lieux des définitions, et c'est là qu'il faut chercher l'équivalent de ce qu'Abélard a, d'après Thémiste et Boèce, nommé le lieu de la substance, _locus a substantia_[493]. Il n'y a dans tout cela que des règles pratiques de dialectique; mais c'est en développant complaisamment ces règles, qu'Abélard, selon son usage, vient à rencontrer des difficultés de logique qui le forcent à regarder au fond d'une question, et à rentrer par une digression dans la sphère de la philosophie réelle. C'est ainsi qu'en donnant les règles de l'opposition, il rencontre les contraires, et qu'il est conduit à se demander quelle sorte d'opposition est la contrariété, et voici comment cet examen le mène sur le terrain de la question des universaux. [Note 493: _Dial._, p. 368--Boeth., _de Different. topic._, t. III, p. 876.] Il rappelle que tous les contraires, suivant Aristote, sont dans les mêmes genres ou dans des genres contraires, à moins qu'ils ne soient genres eux-mêmes. Ainsi le noir et le blanc sont dans le même genre, la couleur; la justice et l'injustice sont de deux genres contraires, la vertu et le vice; enfin le bien et le mal sont eux-mêmes des genres. Sur ce dernier exemple, il faut remarquer que le bien et le mal appartiennent au même prédicament, la qualité, et l'on peut généraliser cette remarque en disant que les contraires ne sont pas contenus dans des prédicaments différents. «Si des contraires l'un est de la qualité, les autres en seront aussi[494].» [Note 494: _Aristot. Categ._, VIII et XI, et Boeth., _In Praed._, I. IV, p. 185 et 200.] On pourrait trouver des espèces contraires qui ne sont ni dans le même genre, ni dans des genres contraires. Ainsi certaines actions sont contraires à certaines passions, sans appartenir à des genres contraires, comme se réjouir et s'attrister, qu'Aristote lui-même regarde comme deux contraires du genre _agir_. Ce qu'il en faut conclure, c'est que bien que la tristesse soit en général passive, s'attrister peut être pris activement, s'apaiser et s'irriter sont bien actifs. Alors s'attrister devient une action comme se réjouir, et la contrariété n'est plus admise qu'entre actions ou entre passions. «Ne négligeons pas de remarquer sous quels prédicaments tombent les contraires, et quels sont les prédicaments qui excluent la contrariété. D'abord, il est certain, de l'autorité d'Aristote, que rien de contraire ne peut se trouver dans la substance, ni dans la quantité, ni dans la relation.... Il nous enseigne que trois autres admettent les contraires, savoir: la qualité, l'action et la passion. Dans le texte des Catégories que nous avons, il n'a rien décidé touchant la contrariété par rapport aux quatre prédicaments, le temps, le lieu, la situation, l'avoir. Et nous, ce que l'autorité a laissé indécis, nous n'osons le décider, de peur de nous trouver par aventure opposés à d'autres de ses ouvrages que n'a pas connus la langue latine, _quae latina non novit eloquentia_. Cependant le lieu et le temps, ces prédicaments qui naissent de la quantité, paraissent comme elle inaccessibles aux contraires. «Quoi qu'il en soit, remarquez que les contraires sont éminemment adverses l'un à l'autre; et ceci porte atteinte à la doctrine qui met dans toutes les espèces une matière générique d'essence identique, en sorte que la même matière générique, l'animal, soit en essence dans l'âne et dans l'homme, mais diversifiée dans l'un et l'autre par la forme. Il faut, dans cette hypothèse, que le blanc et le noir, et les autres contraires qui sont des espèces du même genre, aient la même matière essentielle. Or, alors ... comment le blanc et le noir pourront-ils être adverses l'un à l'autre, de même que les choses qui diffèrent en matière aussi bien qu'en forme, et qui appartiennent à des prédicaments différents, comme, par exemple, la blancheur et l'homme? S'il est, en effet, des formes réelles qui constituent la substance de la blancheur, elles ne peuvent faire la substance de l'homme, puisque les espèces, quand les genres sont divers et non subordonnés les uns aux autres, sont diverses aussi bien que les différences (Aristote). Ma doctrine est donc que les espèces seules de la substance sont constituées par les différences, et que les autres espèces ne subsistent que par la matière[495]. Mais si la matière est la même, quelle diversité leur reste-t-il? celle qui peut se concilier avec la ressemblance substantielle, celle de l'essence, dès qu'elle cesse d'être indéterminée. Car la qualité qui est essence du blanc n'est pas l'essence du noir, ou bien le blanc serait le noir; mais elles sont semblables en ce qui concerne la nature du genre supérieur qui leur est commun. La ressemblance de substance ou de forme n'exclut pas la contrariété[496].» [Note 495: Il ajoute ici: «Comme nous l'avons montré dans le _Liber Partium_.» On suppose que c'est sa paraphrase de l'Introduction de Porphyre. Voyez ci-dessus, c. 1.] [Note 496: _Dial._, p. 397-400.] Cette doctrine est ici sommairement énoncée. Il paraît qu'elle était établie dans une portion de la première partie qui nous manque; mais elle est dirigée contre la doctrine réaliste, qui plaçait dans toutes les espèces le genre à titre de matière essentielle et identique, uniquement diversifiée par les formes accidentelles. Abélard n'admet quelque chose de tel que pour les espèces de la substance. Celles-ci seules, identiques dans leur matière, sont constituées espèces par les différences; mais les autres espèces, celles de la quantité, de la relation, etc., ne subsistent que par leur matière, et conséquemment, elles n'ont point une matière essentielle et identique, quoiqu'elles puissent être contenues dans un genre semblable. En un mot, dans les espèces de la substance, la substance ne peut jamais être autre que la substance, et il lui faut la forme pour la différencier. Dans les autres espèces, il peut y avoir ressemblance et communauté de genre; mais quoique le blanc et le noir soient de même genre, le blanc et le noir n'ont pas en eux-mêmes une essence identique; il n'existe pas une même matière essentielle qui soit la couleur; une simple similitude de genre unit le blanc et le noir. Ceci, rendu et clarifié en langage moderne, signifierait que l'idée de substance est l'idée de quelque chose de stable, d'immuable en soi, et qui ne peut être diversifié que par les attributs qui lui déterminent une essence, tandis que dans ces attributs mêmes la substance est nulle; il n'y a que communauté ou ressemblance dans la conception générique que nous en formons; d'où il suit que des attributs sont du même genre, mais sont, en eux-mêmes et en tout ce qu'ils sont, réellement des choses différentes. Il n'y a pas de couleur, en un mot; il y a le noir, il y a le blanc. Ce qu'Abélard dit de la cause touche de bien moins près encore à ce que nous voudrions apprendre de lui. Il y a en dialectique des lieux communs des causes; ils sont classés parmi les lieux des conséquents de la substance, _ex consequentibus substantiam_, et pour savoir comment peut se discuter tout raisonnement qui roule sur les causes, il faut connaître quelles sont les causes[497]. Abélard établit une division des causes que Boèce donne assez confusément, en suivant la Métaphysique ou la Physique plutôt que la Logique d'Aristote[498], et il commente cette division avec développement. Il est remarquable que chez lui et même chez Aristote, la cause est étudiée dans ses modes plus que dans son principe. La causalité n'a été bien comprise que des modernes, et peut-être encore reste-t-il à faire de nouvelles découvertes dans le sein de cette idée primitive et nécessaire. [Note 497: _Dial._, part. III. p. 410-414.] [Note 498: _Arist. Analyt. prior._, II, XI.--_Met._, IV, II, et _Phys._, II, III.--Boeth., _De Interp._, ed. sec., p.453.--_In Top. Cic._, l. II, p. 778 et 784; l. V, p. 834.--_De Differ. topic._, l. II, p. 809.] Il y a, dit Abélard, quatre sortes de causes, la cause efficiente, la cause matérielle, la cause formelle, la cause finale. Dans l'ordre, la première est celle qui meut, celle qui opère, celle enfin qui produit l'effet, comme le forgeron fabrique l'épée, en causant le mouvement qui change le fer en lame; mais l'action et la nature de cette cause seront mieux comprises après que nous aurons parlé des trois autres. La cause matérielle est ce dont la chose est faite, non ce qui sert à la faire; c'est le fer, et non l'enclume ni le marteau. La matière est l'élément immédiat de la substance. Ainsi la farine ne doit pas être appelée la matière du pain, puisqu'elle ne s'y trouve point à l'état de farine; la matière du pain, c'est la pâte, ou plutôt même les mies de pain (_micae_). Seulement, parmi les composés, les uns ont eu une matière préexistante, comme le vaisseau ou le toit, qui ont été bois avant d'être vaisseau ou toit; les autres sont nés avec leur matière, comme les quatre éléments, créés les premiers pour devenir la matière des corps. Les composés de cette nature, aucune matière préexistante ne les a précédés; tels les accidents naissent avec la matière à laquelle ils appartiennent. Mais soit que la matière ait ou non précédé le matériel, proprement le _materié_[499], elle le crée matériellement, elle le fait être; elle constitue l'essence matérielle. Ainsi l'animal qui constitue matériellement l'homme, ou ce qui reçoit la forme de rationnalité et de mortalité, n'est pas une chose autre que l'homme même; les pierres et les bois qui sont constitués sous forme de maison ne sont pas une chose autre que la maison même. Les parties de l'essence, prises ensemble, sont la même chose que le tout. [Note 499: _Materiatum_. Dans la terminologie de la science, le _matérié_ est une combinaison de la forme unie à la matière ou une forme matérialisée, c'est-à-dire une réalisation produite par l'union de la matière et de la forme.] La forme n'est pas proprement composante dans l'essence, mais, en survenant à la substance, elle complète l'effet, elle achève la production, et c'est là la cause formelle. Aucune substance ne peut être composée sans matière ni se constituer sans forme. Cependant on ne doit admettre au titre de cause que la forme nécessaire à la création d'une nouvelle substance, et sans laquelle il n'y a point d'effet accompli, point de chose effective produite. Ainsi les formes accidentelles, comme la blancheur dans Socrate, ne peuvent être appelées causes; elles dépendent du sujet, elles lui sont postérieures, elles n'existent que par lui; c'est le caractère de tout accident. La cause finale est le but; percer est la cause finale de l'épée. Postérieure dans le temps, cette cause précède en tant que cause; car elle est la fin à laquelle tend l'opération. La victoire est la cause de la guerre; et cependant la guerre doit précéder la victoire. Revenons à la cause efficiente, C'est celle qui, opérant sur une matière donnée, imprime par cette opération sa forme à la chose à former, comme le forgeron à l'épée et la nature à l'homme. Car le père n'est pas, à proprement parler, la cause efficiente de l'homme, la mère le serait autant que lui; c'est le créateur. Le soleil n'est pas non plus la cause efficiente du jour, car il n'y a pas une matière sur laquelle il opère pour faire le jour. L'opération créatrice n'appartient rigoureusement qu'à Dieu. Créer, c'est faire la substance, ce qui ne convient qu'à l'artisan suprême. Quant aux créations des hommes, ce ne sont que des combinaisons de substances déjà créées. C'est dans cette limite que les hommes sont _efficients_; c'est une création improprement dite. Plus exactement, Dieu crée, l'homme joint. L'homme ne crée pas même la forme, il adapte la matière pour la recevoir, et il n'opère qu'en adaptant. C'est Dieu qui crée par l'intermédiaire de l'opération humaine, et qui produit ce que l'homme a préparé. Cependant l'un et l'autre étant cause efficiente, seulement dans une mesure différente, l'un et l'autre meut, c'est-à-dire fournit le mouvement nécessaire à l'effet. De Dieu vient le mouvement de génération; de l'homme le mouvement d'altération. Ceci conduit à l'examen des diverses espèces de mouvements, parmi lesquelles il faut distinguer seulement le mouvement de substance et le mouvement de quantité[500]. [Note 500: _Dial._, p. 414-422.] Le premier s'opère tontes les fois qu'une chose est engendrée ou corrompue, ou plutôt produite ou dissoute substantiellement. Elle est engendrée, lorsqu'elle prend l'être substantiel; par exemple, lorsqu'un corps devient vivant, ou prend la substance de corps animé, soit animal, soit homme. Elle se corrompt, lorsqu'elle quitte cette même nature substantielle, comme lorsque le corps vivant meurt ou devient inanimé. Ainsi le mouvement de substance se partage en génération et en corruption, l'une l'entrée en substance, l'autre la sortie de la substance. Le premier mouvement ne dépend que du créateur; le second paraît dépendre de nous, puisque nous pouvons mettre un homme à mort, réduire le bois en cendre ou le foin en verre. Mais, à ce point de vue, la génération nous serait également soumise; car, en dissolvant une substance, nous en produisons une autre, et toute corruption engendre; la mort est la création de l'inanimé. Ainsi nous semblons à la fois corrompre et engendrer, détruire et produire. Peut-être cela n'est-il pas contestable en ce qui touche les générations qui ne sont pas premières. Car pour les créations premières des choses, dans lesquelles non-seulement les formes, mais les substances ont été créées de Dieu, comme, par exemple, lorsque l'être a été donné pour la première fois aux corps eux-mêmes, elles ne peuvent être attribuées qu'au Tout-Puissant, ainsi que les dissolutions correspondantes. Aucun acte humain ne peut en effet anéantir la substance d'un corps. Les créations sont celles par lesquelles les matières des choses ont commencé d'exister sans matière préexistante. C'est dans ce sens que la Genèse dit: _Dieu créa le ciel et la terre_. Il y enferma la matière de tous les corps, ou mieux les éléments qui sont la matière de tous les corps. Car il ne créa point les éléments purs et distincts; il ne posa point chacun à part le feu, la terre, l'air et l'eau, mais il mêla tout dans chaque chose, et les éléments distincts tirèrent leur nom des principes élémentaires qui dominèrent en chacun d'eux; ainsi l'air vint de la légèreté et de l'humidité de l'élément aérien, le feu de la légèreté et de la sécheresse de l'élément igné, l'eau de l'humidité et de la mollesse de l'élément aquatique, et la terre de la pesanteur, de la dureté de l'élément terrestre. Les créations secondes ont lieu, lorsque Dieu, par l'addition d'une forme substantielle, fait passer dans un nouvel être une matière déjà créée, comme lorsqu'il créa l'homme avec le limon de la terre. Ici point de matière nouvelle; il n'apparaît qu'une différence de forme, et ce n'est que dans la forme substantielle que semble changer la nature de la substance; ces créations postérieures paraissent soumises à la génération et à la corruption. Moïse dit avec raison: «le Seigneur _forma_ l'homme,» et non pas _créa_, pour montrer clairement qu'il s'agit d'une création par la forme et non d'une création première[501]. Dans cette seconde création, la matière de la terre, déjà existante, pouvait avoir le mouvement de génération, en ce que Dieu lui donnait les formes de l'animation, de la sensibilité, de la rationnalité, et le reste, ou le mouvement de l'altération (corruption), en ce qu'elle quittait l'inanimé. Mais les créations même du second ordre ne sont pas en notre pouvoir, et doivent, comme toutes les autres, être attribuées à Dieu. Lorsque la cendre du foin est placée dans la fournaise pour être convertie en verre, notre action n'est pour rien dans la création du verre; c'est Dieu même qui agit secrètement sur la nature des choses par nous préparées, et _pendant que nous ignorons la physique_, il fait une nouvelle substance. Mais dès que le verre a été divinement créé, c'est par notre opération qu'il est formé en vases divers; de même que nous construisons une maison avec des pierres et des bois déjà créés, ne créant jamais, mais unissant des choses créées. Aucune création ne nous est donc permise; un père lui-même n'est le créateur de son fils, qu'en ce sens qu'une partie de sa substance est, par l'opération divine, amenée à produire une nature humaine. La corruption seule ou altération peut paraître dépendre de nous, car il est en tout plus facile de détruire que de composer, nous pouvons plus aisément nuire que servir, et nous sommes plus prompts à faire le mal que le bien. Ainsi ne pouvant former un homme, nous le pouvons détruire, et sous ce rapport, la génération de l'inanimation semble dépendre de nous. Cependant il n'y a là qu'un retranchement, ce qui est du ressort de la corruption; rien n'est donné en substance, ce qui serait oeuvre de génération. Nous faisons le non-animé, mais l'inanimation, Dieu seul la crée. Autre en effet est le non-animé, autre l'inanimé. La négation n'est pas là privation. La négation résulte de la corruption; la forme de la privation résulte de la génération, et celle-ci ne peut venir que de Dieu. Car lors même que nous ne ferions rien à la substance, Dieu ne l'en convertirait pas moins un jour à l'animation où à l'inanimation; seulement, il est possible que ce que nous faisons l'y amène un peu plus vite. [Note 501: Je crois cette distinction peu solide. J'ignore la valeur des mots hébreux du commencement de la Genèse. Mais s'il y a dans le texte latin au titre: «De creatione mundi et hominis formatione,» il y a au verset 26: «Faciamus hominem,» et au verset 27: «Creavit Deus hominem.» C'est pour la femme que le mot de création n'est pas employé. Au reste, tout ce qui est dit ici de la création peut se comparer au tableau tracé dans l'_Hexameron_. Voy. au l. III du présent ouvrage.] «Ainsi donc le mouvement de substance que nous appelons génération, ne doit être attribué qu'à Dieu, tant dans les créations premières que dans les créations dernières. Dans les créations de la nature se placent les substances générales et spéciales. Ce n'est pas un changement de la forme, c'est une création de substance nouvelle qui fait la diversité de genre et d'espèce. De quelque façon que varient les formes, si l'identité demeure, l'essence générale ou spéciale n'en est point touchée. Mais là où il n'y a point diversité de formes, il peut y avoir diversité de genres; c'est ce qui arrive aux genres les plus généraux, à ce qu'il y a de plus général, aux prédicaments pris en eux-mêmes, et peut-être aussi à certaines espèces, comme nous l'accordons pour les espèces des accidents, afin d'éviter une multiplication à l'infini. Mais aussi longtemps que l'essence matérielle ou la nature de la chose sera diverse, il y aura diversité de genres ou d'espèces; c'est donc la diversité de substance, non le changement de la forme, qui fait la diversité des genres et des espèces. Car, bien que dans les espèces de la substance, la cause de la diversité des espèces soit la différence, celle-ci vient de la diversité de substance des choses elles-mêmes. Aussi a-t-on nommé ces sortes de différences, différences substantielles. Ainsi nous ne devons comprendre au rang des genres et des espèces que les choses que l'opération divine a composées en nature de substance[502].» [Note 502: _Dial._, p. 418.] Le mouvement de quantité est de deux sortes, mouvement d'augmentation, mouvement de diminution. L'augmentation et la diminution résultent d'une jonction de parties, et la comparaison seule manifeste l'une ou l'autre. Or l'accident est seul sujet à la comparaison, et celle-ci porte sur la longueur, la largeur, l'épaisseur et le nombre. Ce n'est que par rapport au nombre que le mouvement de quantité dépend de l'action de l'homme. En effet l'opération humaine n'unit jamais les corps au point qu'il n'y ait entre eux aucune distance. La longueur de la ligne, la largeur de la surface, l'épaisseur du solide, qui sont autant de continus, ne sont donc pas soumises à notre action, et nous ne pouvons rien que multiplier le nombre par l'accumulation dans le même lieu; ainsi nous ajoutons une pierre à des pierres, des bois à des bois pour une construction. Notre création n'est jamais que de la composition. Les choses ainsi composées sont dites unes ou plutôt unies par notre oeuvre, non par création naturelle. Cependant il ne faut pas considérer les noms de ces sortes d'assemblages ou d'unités factices, comme des noms collectifs, tels que ceux de _peuple_, de _troupeau_, etc. En effet il faut l'union des parties de la maison pour qu'il y ait maison ou vaisseau; tandis que, même séparées, les unités des collections conservent leur propriété de former une collection. L'unité d'un homme qui réside à Paris et celle d'un homme qui demeure à Rome forment un binaire. La pluralité des unités suffit pour faire un nombre, une réunion d'hommes, pour faire un peuple, sans qu'il y ait besoin de l'union de combinaison. Celle-ci, au contraire, est nécessaire pour former la maison et le navire, et même cette combinaison n'est pas indifférente; il n'y en a qu'une qui constitue le navire ou la maison. Ces extraits nous ont fait sortir de la dialectique pour entrer dans l'ontologie et même dans la physique. Abélard ne se contente plus de discuter logiquement des idées; il s'efforce de retracer la génération des choses. Pour le fond; il emprunte encore à son maître. Il suit la Physique d'Aristote, qu'il ne connaissait pas, mais dont les principes se trouvent rappelés çà et là dans la Logique et dans les commentaires de Boèce. Seulement, il porte dans son exposition une clarté et une méthode qui sont bien à lui, et c'est avec des citations éparses qu'il a recomposé le système. Ce qui donne à ces passages un intérêt particulier, c'est qu'ils sont en contradiction avec les opinions communément attribuées à notre auteur touchant les universaux. Il nous y donne la génération réelle des genres et des espèces. Ici point de trace de conceptualisme, ni de nominalisme. Les genres et les espèces ne sont admis que pour les choses qui, ayant une substance naturelle, procèdent de l'opération divine: ainsi les animaux, les métaux, les arbres, et non pas les armées, les tribunaux, les nobles, etc. La distinction des genres et des espèces repose ainsi sur des causes physiques. Elle est produite par ce mouvement de la substance qui interrompt l'identité et fait succéder une nature essentielle à une autre. Du genre à l'espèce, ce mouvement se résout dans la survenance de la différence; mais la différence est substantielle, et dans toutes les transitions d'un degré ontologique à un autre, c'est une forme substantielle qui survient et qui agit comme cause altérante et productrice. Il me semble que nous avons ici la physique des genres et des espèces; c'est, je crois, là du réalisme. On pourrait dire que tout ce réalisme provient d'une seule idée qu'Abélard ajoute à la théorie de la cause et du mouvement, dont il prend le fond dans Aristote: c'est l'idée de la création. CHAPITRE VI. SUITE DE LA LOGIQUE D'ABÉLARD.--_Dialectica_, QUATRIÈME ET CINQUIÈME PARTIES, OU LES SECONDS ANALYTIQUES ET LE LIVRE DE LA DIVISION ET DE LA DÉFINITION. Nous avons dit qu'Abélard ne connaissait pas les Seconds Analytiques d'Aristote. Lors donc que pour copier en tout son maître, il a voulu donner le même titre à la quatrième partie de sa Dialectique, il n'a pu traiter le même sujet, et au lieu d'écrire sur la démonstration, il s'est surtout occupé des matières comprises dans le livre de Boèce sur le syllogisme hypothétique[503]. Rien de bien essentiel n'est à remarquer dans cette partie; passons immédiatement à la cinquième, ou au _Livre des divisions et des définitions_. Ce livre correspond aux deux ouvrages de Boèce sur les mêmes matières, et dans la Dialectique d'Abélard il tient la place des Arguments sophistiques, cette dernière partie de l'Organon[504]. [Note 503: _Dial._, pars IV, De Propos. et Syll. hypoth. seu Anal. post., p. 434-449.--Boeth. _Op._, De Syll. hyp., lib. II, p. 606.] [Note 504: _Dial._, pars V, liber Divisionum et Definitionum, p. 450-497.--Boeth., _De Divis._, p. 638. _De Diffin._, p. 648.] «Le talent de diviser ou définir est non-seulement recommandé par la nécessité même de la science, mais encore enseigné soigneusement par plus d'une autorité. Émule reconnaissant de nos maîtres, suivons religieusement leurs traces; nous sommes excité à travailler sur le même sujet, pour ton intérêt, frère, ou plutôt pour l'utilité commune. La perfection des écrits antiques n'a pas été si grande en effet que la science n'ait nul besoin de notre travail. La science ne peut s'accroître chez nous autres mortels au point de n'avoir plus de progrès à faire. Or comme les divisions viennent naturellement avant les définitions, puisque celles-ci tirent de celles-là leur origine constitutive, les divisions auront la première place dans ce traité, les définitions la seconde[505].» Ainsi la division est une analyse dont la définition est comme la synthèse. C'est une idée de Boèce, qui se sépare en cela d'Aristote, peu favorable à la division, peut-être parce que Platon l'employait volontiers[506]. Aristote ne trouve rien de syllogistique, ni par conséquent de démonstratif, dans cette énumération des parties, des modes, des espèces ou des cas, qu'on appelle la division, et qui lui paraît se réduire souvent à l'assertion gratuite. Mais si la division est bonne, la définition est valable, et réciproquement, et elles peuvent se servir mutuellement de moyen de contrôle et de garantie. [Note 505: _Dial._, p. 450.] [Note 506: _Analyt. prior._, I, XXXI.--_Analyt. post._, II, V.] On entend donc ici par la division celle dont Boèce a prouvé que les termes sont les mêmes que ceux de la définition[507]. «Nous entreprenons de traiter des divisions telles que l'autorité de Boèce les a déjà caractérisées, et si nous donnons du nôtre dans ces leçons, qu'on ne le regrette pas (_non pigeat_).» [Note 507: _De Div._, p. 643.] La division substantielle, ou _secundum se_, est la division du genre en espèces, du mot en significations, ou du tout en parties. La division selon l'accident est celle du sujet en ses accidents, de l'accident en ses sujets, ou la division de l'accident par le coaccident. La première division substantielle, celle du genre en espèces, est comme celles-ci: _La substance est ou corps, ou esprit; le corps est ou le corps animé ou le corps inanimé_. La division du mot est celle qui découvre les diverses significations d'un mot, ou qui montre qu'un mot signifiant une même chose a diverses applications. Dans le premier cas, elle explique l'équivoque d'un nom: _Le chien est le nom d'un animal qui aboie, d'une bête marine_ (chien de mer), _et d'un signe céleste_. Dans le second, on divise un mot selon ses modes ou ses applications modales: _Infini se dit ou du temps, ou du nombre, ou de la mesure_. La division du tout a lieu, quand le tout est divisé en ses propres parties soit constitutives, soit _divisives_. Que nous disions: _La maison est en partie murs, en partie toit, en partie fondation_, ou bien: _L'homme est ou Socrate, ou Platon, ou_ etc., nous faisons _une division du tout_ ou _par le tout_ (_totius_ ou _a toto_); mais l'une est celle de l'entier, l'autre celle de l'universel; l'une se fait en parties constitutives, l'autre en parties divisives. Commençons par la division du genre en ses espèces les plus prochaines[508]. Celle-ci peut être aisément confondue avec la division par différence; mais dans la division en espèces par les différences, il ne s'agit pas des espèces elles-mêmes, mais des formes des espèces. Ainsi l'_animal est ou homme, ou quadrupède, ou oiseau_, etc., est une division du genre en espèces; l'_animal est ou homme ou non-homme_, est une division par opposition; l'_animal est ou rationnel ou non rationnel_, une définition par différence. [Note 508: _Dial._, p. 464.] Abélard n'ajoute ici à Boèce qu'un seul point. Par différences faut-il entendre les formes des espèces, ou seulement de simples noms de différences, qui, suivant quelques-uns, suppléeraient les noms spéciaux pour désigner les espèces, en sorte que _rationnel_ équivaudrait à _animal rationnel_, _animé_ à _corps animé_? Les noms des différences contiendraient ainsi, non-seulement la forme, mais la matière, c'est-à-dire la chose tout entière: «Opinion,» dit Abélard, «qui a paru préférable à mon maître Guillaume. Celui-ci voulait en effet, je m'en souviens, pousser à ce point l'abus des mots, que lorsque le nom de la différence tenait lieu de l'espèce dans une division du genre, il ne fût pas le nom abstrait de la différence, mais fût posé comme le nom substantif de l'espèce. Autrement, suivant lui, on aurait pu appeler cela division du sujet en accidents, les différences ne lui paraissant plus alors appartenir au genre qu'à titre d'accidents. C'est pourquoi il voulait, par le nom de la différence, entendre l'espèce elle-même, fondé sur ce mot de Porphyre: _Par les différences nous divisons le genre en espèces_[509].» [Note 509: Porphyr. _Isag._, III.--Boeth., _In Porph. a se transl._, l. IV, p. 81.] Par un plus grand abus, il employait le nom _infini_ (indéterminé) pour désigner l'espèce opposée. Ainsi, il disait: _La substance est ou le corps ou le non-corps_. _Non-corps_ pour lui ne désignait que l'espèce opposée à corps; ce terme infini par signification n'était plus qu'un nom substantif et spécial[510]. Mais si, par une nouveauté de langage, on prend les noms des différences ou les noms infinis pour ceux même des espèces, «la lettre n'a plus aucun poids,» c'est-à-dire les textes sont sans autorité. Que devient le soin particulier et le rôle à part que Boèce accorde aux différences? Il ne voulait pas non plus que la simple négation contînt l'idée de l'espèce, lorsqu'il disait: «La négation par elle-même ne constitue point une véritable espèce.» _Le non-homme, le non-corps_ n'est pas une espèce. Les noms négatifs ne remplacent les noms d'espèces que lorsque ceux-ci manquent. Quant aux noms des différences, ils ne sont pas substantifs au sens des noms de substances, mais ce sont des noms _pris des différences_, c'est-à-dire les différences prises substantivement; car ce que la scolastique appelle des _noms pris_ revient aux noms abstraits des modernes, quand ces noms ne sont pas des noms de genres ou d'espèces. Aussi, de la division du genre par différence, Boèce tire-t-il la définition des espèces, par la jonction du nom _divisant_ de la différence au nom _divisé_ du genre[511]. Cela veut dire que si l'on divise le genre _animal_ en _rationnel_ et _irrationnel_, ce qui est le diviser par différence, la jonction du genre _animal_ et de la différence _rationnel_, ou l'expression l'_animal rationnel_, sera la définition de l'espèce _homme_; en sorte que c'est un axiome dialectique, que ce qui convient à la division du genre convient à la définition de l'espèce. Or, cela ne se peut dire que de la division du genre par les différences. Si _différence_ équivalait à _espèce_, cela signifierait que la division du genre en espèces définit l'espèce, ce qui n'a aucun sens. C'est pour cela que Porphyre, d'accord avec Boèce, dit que les différences qui divisent le genre sont toutes appelées différences spécifiques[512]. [Note 510: Le nom infini est le nom indéfini ou indéterminé qui s'applique à des choses diverses de genre, d'espèce, ou de degré ontologique, tandis que les noms universels sont déterminés à certains genres, à certaines espèces; par exemple, le _non-animal_ est un nom infini, car il s'applique à la substance, au métal, au fer, à l'épée, à l'épée d'Alexandre, etc.; il y a, comme on voit, du rapport entre l'infini dans ce sens et le négatif. Kant entend ainsi l'infini, lorsqu'il traite du jugement, qu'il appelle _unendlich_. (_Crit. de la rais. pure, Analyt. trans._, l. I, c. I, sect. II.)] [Note 511: _De Div._, p. 642.] [Note 512: [Grec: Eidopoioi], Porph. _Isag._, III.--Boeth., _In Porph._, l. IV, p. 86.] «La division en différences ou en espèces doit porter sur les plus prochaines; car les plus prochaines sont naturellement les plus analogues, et les plus propres à faire connaître le genre. Si la division du genre se faisait toujours par les différences ou par les espèces les plus prochaines, toute division serait à deux membres. C'est du moins une opinion de Boèce que tout genre a, dans la nature des choses, deux espèces les plus prochaines; et si nous en avions toujours les noms, toute division pourrait s'opérer en deux espèces; si cela ne se peut toujours faire, c'est disette de noms. «Mais à cette opinion qui se rattache à la doctrine philosophique qui soutient que les genres et les espèces sont les choses mêmes et non simplement des voix, je me souviens que j'avais une objection tirée de la relation. «Si tout genre est contenu en deux espèces les plus prochaines, la relation (_ad aliquid_) est dans ce cas: deux espèces les plus prochaines de relatifs en forment la division suffisante (complète). Car bien que nous n'en ayons pas les noms, elles n'en doivent pas moins subsister dans la nature des choses. Or elles no peuvent être unies de relation au genre suprême. En effet ce qui est antérieur a tous les relatifs (le genre suprême) est le genre de tous, leur genre universel. Il n'est donc pas ensemble avec eux; il ne leur est donc pas relatif; car Aristote nous enseigne dans ses Prédicaments que dans la nature tous les relatifs sont ensemble (ou simultanés)[513]. Par la même raison, les deux espèces prochaines qui divisent le genre de la relation ne peuvent être relatives à ce genre, parce que deux choses diverses d'un même n'y peuvent être relatives, comme un même ne peut avoir plusieurs contraires, plusieurs privations ou possessions d'un même, plusieurs affirmations propres ou négations, d'après la règle _une seule négation pour une seule affirmation_[514]. [Note 513: Arist. _Categ._--Aristote ne pose pas le principe d'une manière absolue. [Grec: Dokei de ta pros ti hama tae physei einai kai epi men ton pleiston alaethis estin.] «Il paraît que les relatifs sont simultanés dans la nature; et cela est vrai de la plupart.»] [Note 514: [Grec: Mia apiphasis mias kataphaseos esti.] Arist., _De Int._, VII.--Boeth., _De Int._, ed. sec., p. 352.] «Ces deux espèces ne peuvent non plus être relatives aux espèces subordonnées; car si une d'elles est en relation (et par conséquent simultanée) avec les espèces inférieures, c'est avec celle qui lui est subordonnée, ou avec celle qui est subordonnée à l'autre. Or ce ne peut être avec celle qui vient après elle, puisqu'elle est antérieure à celle-ci dans la nature, comme étant un genre. Si c'est avec celle qui est subordonnée à l'autre et si elles échangent ainsi leurs espèces subordonnées, il suit que dans la nature chacune est antérieure et postérieure à l'autre, car ce qui est antérieur ou postérieur à l'une de deux choses simultanées dans la nature est nécessairement aussi antérieur ou postérieur à l'autre. Or des deux espèces, celle-là, étant comme le genre du relatif à une espèce contemporaine[515], est l'antérieur de ce relatif, et devient en même temps l'antérieur de l'espèce contemporaine. Pareillement, celle-ci est antérieure à celle-là, en sorte que chacune des deux est, dans la nature, antérieure et postérieure à l'autre et à soi-même. C'est ce qui deviendra plus clair, si nous désignons par des lettres l'ensemble du prédicament. Représentons l'ordre par celte figure: Relation B. C. D. F. G. L. [Note 515: _Conquaero_, qui n'est ni antérieure ni postérieure.] «Si d'un côté C et D, de l'autre B et L sont réciproquement relatifs (B et C étant les deux espèces prochaines du genre le plus général _relation_, D et L des espèces, l'un de B, et l'autre de C), B sera antérieur à D comme à son espèce; D étant ensemble ou simultané avec C comme avec son relatif, B précédera C. Ainsi B précédera son espèce D et C le relatif de D, et par conséquent soi-même (puisqu'il est simultané avec C son codivisant). En outre, il est évident que dans cette relation, une des espèces inférieures détruite anéantit tout le prédicament; si D est détruit, tant B que C périt nécessairement, puisqu'ils comprennent le genre le plus général. Car D, étant relatif à C, le détruit par sa propre destruction; mais C, étant le genre de L, emporte L relatif de B, et ainsi B périt aussi. C'est pourquoi D une fois détruit, tant B que C est détruit, et la _relation_ avec eux. Mais plutôt, disons B et C mutuellement relatifs, ce qui est plus vrai, et que toutes les autres espèces contemporaines sous leurs genres, soient relatives l'une a l'autre, comme D et F entre eux, comme aussi G et L, et ainsi des autres, tant qu'il y a d'espèces contemporaines. Si une seule des espèces en relation existe, toutes doivent forcément exister, de sorte que comme D existe, B son genre existe nécessairement; et B existant, C son relatif existe nécessairement aussi. Mais si B existe, il faut nécessairement que son relatif C coexiste. Or C no coexistera que par quelqu'une de ses espèces qui, étant relative à une autre, ne peut exister par soi seule, et il faut que celte autre existe nécessairement. Donc, une des espèces relatives existant, il arrivera que toutes existent; ce qui est très-évidemment faux, car une des espèces n'exige l'existence d'aucune autre espèce que de celle avec laquelle elle est ensemble ou simultanée, et à laquelle elle est relative. Le père n'exige pas l'esclave ou le disciple, mais seulement le fils. «Si, en descendant des espèces prochaines de relatifs, par les genres secondaires et les sous-espèces, aux individus, nous trouvons que les espèces, contemporaines d'un même genre, ne sont pas relatives entre elles, mais que ce sont les espèces de l'un des genres divisant qui sont relatives aux espèces d'un autre, sous le même genre suprême (comme le sont les espèces de l'_animé_ et de l'_inanimé_ entre elles), deux espèces existant entraînent nécessairement l'existence de toutes les autres. Si au contraire les espèces d'une espèce la plus prochaine sont relatives ans espèces d'une autre espèce la plus prochaine (comme les espèces du _corps_ aux espèces de l'_esprit_), cette nécessité n'existe pas. Notez bien que le genre le plus général du prédicament où cette condition se réalise est contenu dans deux espèces; mais aussi, ou nous sommes en ceci plus subtil qu'il ne faut, ou, pour conserver l'autorité sauve, il faut dire qu'elle n'a pas regardé aux genres de tous les prédicaments. C'est ainsi qu'il[516] soutient dans beaucoup de ses ouvrages que toute espèce est constituée de la matière du genre par la forme de la différence; ce qui ne peut, à cause de l'infinité des espèces, être maintenu pour toutes; cette règle ne doit donc être rapportée qu'au prédicament de la substance. Il en est de même peut-être de l'autre règle[517].» [Note 516: Boèce.] [Note 517: _Dial._, p. 458-460.] On aura remarqué cette argumentation qui peut être prise comme un spécimen du raisonnement scolastique. La singularité en sera plus frappante si nous empruntons un langage plus familier aux lecteurs de notre temps. La division est l'origine et comme le fond de la définition. Soit par exemple cette définition de l'homme, _l'homme est un animal raisonnable_, elle suppose cette division, _l'animal est ou raisonnable ou non raisonnable_. C'est une division, c'est-à-dire une proposition dans laquelle le sujet est divisé en deux classes par deux attributs; et c'est une division par différences, en ce que ces attributs sont différentiels, c'est-à-dire constitutifs d'espèces proprement dites, non de simples distinctions modales, mais des _différences spécifiques_: c'est l'expression de la science. La division par différences doit se faire par les différences les plus prochaines. Admettez plusieurs espèces d'hommes, les uns ayant douze sens, et les autres cinq; le genre _animal_ ne devrait pas être divisé par ces différences; car elles sont éloignées, elles constituent des sous-espèces, et non les espèces du genre _animal_; la différence prochaine ou la plus prochaine, ici c'est la _raison_. La différence prochaine, celle qui divise immédiatement le genre, est celle qui le fait le mieux connaître, celle qui touche de plus près la nature; c'est donc la plus réelle. Boèce dit que tout genre a deux espèces prochaines[518], parce qu'il veut que toute division soit à deux membres, toute division triple ou quadruple pouvant se ramener à la division par deux. Si la division ne paraît pas toujours pouvoir se faire en deux membres, c'est que les langues n'offrent pas toujours les deux noms des _divisants_ et surtout des deux différences spécifiques d'un même genre. Dans l'exemple, la _raison_ est une des différences spécifiques; nous serions embarrassés pour nommer l'autre en français. Le latin assez barbare des scolastiques dit _rationale, irrationale_; le substantif abstrait répondant à _irrationale_ ce serait la _non-raison_. Il serait facile de trouver des exemples pour lesquels la langue nous ferait encore plus défaut; mais si la division du genre en deux espèces prochaines est toujours possible, sans toujours être exprimable, il suit que les espèces existent indépendamment d'un nom qui les désigne. Elles existent sans les mots qui les nomment. Que devient alors la doctrine qui veut que les espèces ne soient que des mots? Voilà l'argument qu'Abélard dirige en passant contre Roscelin. [Note 518: _De Div._, p. 643.] Les modernes répondraient que les espèces peuvent exister dans l'esprit sans être nommées, que toutes les idées n'ont pas nécessairement leurs noms, et qu'ainsi le principe de Boèce peut être vrai comme principe idéologique, sans qu'il en résulte aucun préjugé en faveur de la réalité objective des espèces. Que dit en effet le nominalisme raisonnable? Les individus seuls sont réels. Ces individus semblables ou dissemblables, séparés ou rapprochés par des différences ou ressemblances essentielles ou accidentelles, sont comparés et classés par l'intelligence, en sorte que les genres et les espèces sont des vues de l'esprit fondées seulement sur les différences et les ressemblances des individus, seules réalités. Toute classe, genre ou espèce, se résout réellement en individus. Il n'y a point de réalité autre qui corresponde au nom ou à l'idée de la classe; il n'y a point _l'homme, l'animal_; il y a _des animaux, des hommes_. Les genres et les espèces ne sont donc que des idées, et comme les idées en général ne se constatent et ne se fixent que par leurs signes, comme la langue s'unit indissolublement à l'intelligence, on peut regarder les espèces comme des noms, ne correspondant à aucune réalité substantielle qui soit l'espèce, si elle n'est la réunion des individus; et en ce sens on peut aller jusqu'à dire que les espèces ne sont que des noms. Tel est le nominalisme soutenable, ou le conceptualisme éclairé. A ce compte, le principe de Boèce pourrait rester vrai, tout genre se diviserait en deux espèces, ne fussent-elles désignées par aucun nom spécial, sans que le réalisme fût justifié, c'est-à-dire sans qu'il en fallût conclure que les espèces hors des individus soient autre chose que des abstractions. Mais Abélard ne procède pas ainsi; il attaque le principe de Boèce dans sa généralité, et sans s'inquiéter de l'induction que ce principe fournit en faveur du réalisme; voici par quel argument de métier il pense le détruire. Si deux espèces prochaines épuisent la division de tout genre, la règle est applicable au genre _relation_. La _relation_ est un genre supérieur, de ceux qu'Aristote appelle _generalissima_, car c'est le troisième prédicament. Or, quelles sont les deux différences prochaines qui divisent le genre _relation_? La difficulté de le dire peut prouver seulement que les noms des deux espèces prochaines du genre _relation_ manquent, et ne prouve pas qu'elles n'existent point dans les choses, faute d'exister dans les noms; elles peuvent être dans la nature et manquer dans le langage. Mais c'est une règle de logique que tous les relatifs sont ensemble dans la nature, tous les _ad aliquid_ sont _simul_, [Grec: pros ti hama tae physei einai], ce qui signifie qu'ils coexistent naturellement, en ce sens que si une chose est relative à une autre, il faut bien que celle-ci le soit à la première. Elles sont donc nécessairement corrélatives et simultanées. L'un des relatifs ne peut disparaître que la relation ne disparaisse et n'entraîne avec elle la disparition de l'autre. Cette règle admise, il faut bien que les deux espèces prochaines qui divisent complètement le genre _relation_, étant les deux espèces fondamentales de relatifs, soient simultanées. Or le seront-elles avec la _relation_, leur genre suprême? Mais c'est un principe que le genre suprême est antérieur aux espèces, qu'il a la priorité sur elles; et si la _relation_, genre suprême des deux espèces prochaines de relatifs, leur est antérieure, comment ceux-ci pourraient-ils être simultanés avec elle? Cela répugne. Maintenant les deux espèces prochaines de relatifs peuvent-elles être simultanées avec celles qui ne sont pas prochaines? Non, car ou celles-ci leur sont subordonnées, ou elles ne le sont pas. Si elles leur sont subordonnées, elles viennent après les premières, qui ne peuvent être simultanées avec celles qui leur sont postérieures. S'il s'agit d'espèces qui ne leur sont pas subordonnées; si, par exemple, l'espèce prochaine A est simultanée avec l'espèce D subordonnée à l'espèce prochaine B, tandis que celle-ci est simultanée avec l'espèce C subordonnée à l'espèce prochaine A, il arrive que A simultané avec B antérieur à D, est simultané avec D postérieur à B, et par conséquent A est antérieur à D comme B, et postérieur à B comme D. Et de même, B est tout à la fois antérieur à C comme A et postérieur à A comme C. Sans plus de développement, la contradiction apparaît. Enfin, les deux espèces prochaines du genre suprême _relation_ sont-elles simultanées l'une avec l'autre? Soit; mais alors il en est de même forcément des deux genres qui divisent chacune d'elles, et des espèces subordonnées qui divisent chacun de ces genres; car toutes ces divisions sont des divisions en deux relatifs. Et comme il y a solidarité entre eux à tous les degrés, et qu'en outre les deux _divisants_ supposent le divisé, un seul relatif à un degré quelconque de l'échelle, suppose tous les autres; et conséquemment, il pourrait arriver, par exemple, que l'existence de la relation de roi à sujet entraînât nécessairement l'existence de la relation de maître à disciple, ou de cause à effet; ce qui est évidemment absurde[519]. [Note 519: Supposez que le prédicament _relation_ ait pour espèces les plus prochaines une X et une Y, dont la première sera un relatif que nous nommerons _celui de qui on dépend_, et la seconde, _celui qui dépend_. Elles seront corrélatives et simultanées; soit. Mais la première aura, je suppose, pour genres qui la divisent _la cause_ et _le supérieur_, la seconde, _l'effet_ et _l'inférieur_. _Cause_ et _supérieur_ ne sont pas relatifs entre eux, mais ils ont le même genre qu'ils divisent. _Effet_ et _inférieur_ ne le sont pas davantage; mais ils divisent un même genre. Ces espèces se sous-divisent à leur tour; par exemple _supérieur_ en _père_ et en _maître_, _inférieur_ en _fils_ et en _esclave_. Or _supérieur_, quoique de genre différent, sera relatif à _inférieur_ et simultané avec lui, et réciproquement. _Père_, espèce appartenant à un autre genre que _fils_, sera relatif et simultané avec _fils_, comme _maître_ avec _esclave_, bien qu'appartenant à des espèces de genres divers. Or, si _père_ est relatif à _fils_, ils sont nécessaires l'un à l'autre, et ces deux sous-espèces existant rendent nécessaire l'existence de toutes les autres. Car _fils_ étant rendu nécessaire par _père_, rend nécessaire _inférieur_, l'espèce de laquelle il dépend, et celle-ci, son autre sous-espèce _esclave_, puisque (c'est la supposition) ces deux sous-espèces _fils_ et _esclave_ divisent exactement leur espèce _inférieur_. J'en dis autant de _père_ et de _maître_ par rapport à _supérieur_. Mais _supérieur_ et _inférieur_ à leur tour appartiennent à deux genres différents, dont l'un est divisé par _supérieur_ et par _cause_, l'autre par _inférieur_ et par _effet_, et comme _inférieur_ et _supérieur_ sont nécessaires l'un à l'autre, l'existence de l'un et de l'autre entraîne celle des deux autres espèces avec chacune desquelles chacun d'eux divise exactement son genre respectif; et ces genres respectifs, tous deux réunis et opposés, corrélatifs simultanés, sont les espèces les plus prochaines du genre le plus général, la _relation_. Ainsi les rapports dialectiques de toutes ces branches de la _relation_ établissent une liaison ou solidarité entre des choses qui en réalité n'en ont aucune, puisque l'existence du _fils_ ne fait rien à celle de _l'esclave_, celle du _père_ rien à celle du _maître_, celle du _supérieur_ rien à celle de la _cause_.] Que faut-il donc penser de l'autorité? Que devient la règle de Boèce? Il faut croire, dit Abélard, qu'il n'a pas entendu parler des genres de tous les prédicaments; et la règle ne doit être appliquée qu'au prédicament de la substance; c'est ainsi que son autre règle: «toute espèce est constituée de la matière du genre par la forme de la différence,» n'est vraie que des espèces de la substance. On peut ici juger Abélard et la scolastique. Il s'agit d'un argument qui, au fond, atteint le réalisme. Quelle en est la difficulté? c'est qu'il est dirigé contre l'autorité, contre une règle de Boèce. Quelle en est la force? c'est qu'il est appuyé sur l'autorité, sur une règle d'Aristote. Il se réduit à ceci: la règle _tout genre se divise en deux espèces prochaines_ est inconciliable avec cette autre règle _les relatifs sont simultanés_. Voilà comme le raisonnement scolastique se fonde toujours sur l'autorité, même quand il attaque l'autorité. En admettant que le genre _substance_ se divise en deux espèces prochaines, Abélard examine s'il en est de même du genre _relation_; il traite hypothétiquement la relation comme la substance; et attendu que la maxime de Boèce, au cas où elle serait vraie, suppose que les espèces sont des choses et non des mots, puisqu'elle les admet comme existantes, encore même qu'il n'y ait pas de mots pour les nommer, il suit que, si elle est vraie pour la relation comme pour la substance, les espèces de la relation sont des choses comme celles de la substance. Mais, en vérité, comment des espèces de relations peuvent-elles être des choses? Quelle valeur peut avoir un argument qui donne aux relations la même réalité qu'aux substances? N'y a-t-il pas là une tendance à réaliser indûment des abstractions? On voit comment la scolastique, si peu ontologique dans ses bases, en ce sens qu'elle s'appuie si peu sur l'observation de la réalité, tombe facilement dans une ontologie artificielle et gratuite qui remplit et abuse l'intelligence. Il serait facile d'attaquer l'argumentation d'Abélard en elle-même. Attaquons-la jusque dans ses principes. Le premier est d'Aristote: «les relatifs sont ensemble dans la nature;» c'est-à-dire, comme il l'explique, simultanés et solidaires dans la réalité. Ce principe est-il donc si clair et si juste? Sans doute il y a moitié, s'il y a double; s'il y a disciple, il y a maître; mais la science est relative à son objet, et l'objet de la science peut exister sans qu'effectivement la science existe. De même, l'objet senti est antérieur à la sensation. Le principe n'est vrai tout au plus que si on l'applique à la relation en acte, non à la relation en puissance. La relation actuelle exige la simultanéité des relatifs. Mais quelle espèce de relatifs sont les deux espèces prochaines du genre _relation_? Le rapport des espèces prochaines aux genres, des espèces entre elles, des espèces à d'autres espèces, est-il la relation proprement dite, aristotélique, catégorique? cela ne conduirait-il pas à cette idée outrée que tout rapport est un rapport nécessaire? La catégorie de relation est le rapport nécessaire; mais le rapport nécessaire n'est pas nécessairement le rapport de simultanéité. De A à B il peut y avoir un rapport nécessaire, dès que B existe; mais avant que B existe, il peut n'y avoir de A à B qu'un rapport possible; si A est naturellement antérieur à B, on ne peut pas dire que A et B soient ensemble ou simultanés, quoique A étant donné, il en résulte nécessairement un rapport possible avec B, au cas que B devienne réel; et quoique B étant donné, il en résulte nécessairement un rapport nécessaire et actuel avec A, qui ne peut pas exister, dès que B existe. Ainsi A et B sont relatifs et ne sont pas simultanés. Mais si tous les relatifs ne sont pas simultanés, est-il vrai que cette règle vraie ou fausse doive s'appliquer aux choses unies par le rapport d'espèces à genre, ou d'espèces du même genre entre elles, ou de celles-ci avec d'autres espèces? Nullement; la définition de la relation ne s'applique pas à ces relations-là. Le genre est logiquement antérieur aux espèces, et, bien que les espèces le supposent, il ne les suppose pas, il ne suppose que des espèces possibles. Il n'y aurait pas d'hommes qu'il y aurait encore des animaux. De même, point de relation nécessaire entre l'espèce _homme_ et les espèces des plantes, ou les sous-espèces des oiseaux ou des poissons, ou même les sous-espèces des nègres ou des blancs. L'une ne suppose pas les autres. Ce qui est vrai, c'est que si un genre est complètement divisé par deux espèces prochaines, poser l'une comme espèce, c'est supposer l'autre. On ne peut dire: Il y a dans le genre animal une espèce _raisonnable_, sans dire implicitement qu'il y a une espèce _non raisonnable_. S'il n'y avait que l'espèce _raisonnable_, il n'y aurait pas de différence entre le genre _animal_ et l'espèce _homme_. L'un se confondrait dans l'autre, l'animal ne serait qu'un genre sans espèce. Bien plus, si l'homme a été créé après les autres animaux, le genre animal, avant la naissance d'Adam, n'était ni genre ni espèce qu'en puissance, et non pas en acte; et quoique la race humaine ne pût naître sans que la division possible du genre devînt nécessairement actuelle entre elle et les autres races, c'est-à-dire sans qu'aussitôt le genre et les deux espèces fussent réalisés, il n'y avait pas eu simultanéité entre l'espèce humaine et le reste des animaux, en dépit du rapport nécessaire entre les deux espèces. Tous les animaux ne coexistent pas nécessairement dans la nature. Il faut donc modifier le principe d'Aristote, ou ne pas regarder les deux espèces prochaines d'un genre comme de véritables relatifs. Au reste, la question n'est pas si un genre se divise en deux relatifs, mais s'il se divise nécessairement en deux espèces. Nous touchons ici à la seconde règle et à l'autre autorité. Le genre se divise-t-il exactement en deux espèces prochaines, oui ou non? Si l'on parle d'une division verbale, soit. Posez une espèce du genre, vous aurez certainement en regard de cette espèce tout ce qui, dans le même genre, n'offre pas la différence spécifique. On peut toujours dire que le genre se divise en ce qui a telle différence et ce qui ne l'a pas; mais le second membre de la division n'est pas nécessairement une espèce proprement dite. Ce peut être la collection formée momentanément par l'esprit de tous les êtres qui n'ont pas la différence; ce n'est alors que la négation en regard de l'affirmation. Par exemple, les animaux sans raison constituent-ils nécessairement une espèce proprement dite, et ne pourraient-ils pas offrir d'ailleurs de telles diversités, qu'ils ne formeraient une classe une et spéciale que par opposition à l'espèce raisonnable? Toute importante qu'est la division par l'affirmation et la négation, elle n'est pas assez instructive, assez significative; c'est plutôt une élimination, une abstraction, comme parle la logique moderne, qu'une division scientifique. Par exemple, si l'on disait: _Tout être est créateur, incréé ou créé_, on ferait une division à trois membres et qui pourrait avoir une véritable valeur. Sans doute on peut toujours réduire une division par espèces à deux membres; il suffit pour cela d'affirmer une différence, et puis de la nier. Mais il ne suit pas que l'on constituera toujours par là deux espèces réelles. Si l'on divise l'être en créateur et créé, on aura d'un côté Dieu, et de l'autre la matière, l'âme, l'ange, l'homme, la brute; le créé ne sera pas une espèce proprement dite. On aura cependant une division à deux membres, et qui comprendra tout le genre. J'avoue toutefois que si l'on veut restreindre la division aux espèces proprement dites, aux différences proprement dites, et non l'appliquer à toutes les espèces transitoires et successives qu'enfante l'esprit humain, la règle de Boèce reprendra plus de valeur. Admettez qu'il y ait en effet des espèces et différences proprement dites, c'est-à-dire qu'à tel degré déterminé de l'échelle de l'être soit le genre, et au degré qui suit immédiatement, l'espèce, il sera vrai que vous ne passerez jamais de l'un à l'autre que par la division à deux membres. L'animal étant le genre, l'espèce humaine est bien certainement _animal_ par la différence _raison_; et l'autre portion du genre _animal_ moins la _raison_, peut être dite constituée du genre _animal_ par la différence _non-raison_, ce qui donne forcément une seconde espèce. Mais on conviendra qu'il y a un peu de symétrie artificielle dans tout cela, et qu'il est difficile d'admettre réellement la _non-raison_ comme une forme essentielle. De cette manière de procéder, il peut résulter une création illimitée d'êtres de raison érigés tôt ou tard en être réels. Ainsi, les nominalistes eux-mêmes sont tôt ou tard ontologistes. Je n'ai raisonné que sur le genre substance; que serait-ce si je m'occupais des genres des autres prédicaments! c'est alors que tout paraîtrait fictif, et l'abus de l'ontologie dialectique éclaterait. Il est tel qu'on ne peut supposer que les scolastiques habiles en fussent les dupes, et certainement au fond Abélard savait bien que ce ne pouvait être que par une assimilation fictive que l'on traitât la _relation_ ou la _situation_ comme la _substance_; il laisse entrevoir, quoique trop rarement, qu'il n'ignore pas que la _nature_, c'est ainsi qu'il nomme la réalité, est autre chose que _l'art_, c'est ainsi qu'il nomme la dialectique. Mais d'abord pourquoi ne le pas dire mieux? puis, pourquoi ne pas étudier, pour la décrire et la circonscrire, cette disposition ou cette faculté qui est en nous de convertir tout en être, et de raisonner des rapports et des modes comme si c'étaient des substances? Il est vrai que c'eût été là de la psychologie. Remarquons cependant une distinction importante et qui prouve que ce rare esprit ne méconnaissait pas la différence profonde qui doit séparer l'ontologie naturelle de l'ontologie dialectique. Il revient ici à l'idée qu'il a déjà exprimée, c'est que les règles qui sont bonnes pour la catégorie de la substance ne sont pas absolument et de plein droit vraies des autres catégories. Suivant lui, la division du genre s'opère exactement par deux espèces prochaines, mais seulement quand ce genre est de la catégorie de la substance. La division du genre par les différences équivaut à la division par les espèces, mais seulement quand il s'agit du genre de la substance. Tout cela n'est qu'une suite d'un principe antérieurement posé; c'est que toute espèce est constituée de la matière du genre par la forme de la différence, seulement quand il s'agit de genres ou d'espèces du ressort de la substance. Je ne vois pas que cette distinction fondamentale ait été jusqu'ici remarquée; elle fait honneur à celui qui l'a aperçue et répond d'avance à plus d'une censure dirigée contre lui[520]; mais passons à la seconde espèce de division substantielle. [Note 520: Voyez _Dial._, pars III, p. 400; et ci-dessus c. V, et ci-après c. VI, VII et IX.] «Après la division du genre en espèces vient celle du tout en parties[521]. Le tout est quant à la substance, ou quant à la forme, ou quant à l'une et à l'autre. Le tout quant à la substance est tel quant à la compréhension de la quantité, c'est l'entier, ou quant à la distribution de l'essence commune, c'est l'universel. Telle est par exemple l'espèce distribuée entre tous ses individus. L'espèce peut bien être appelée le tout quant à la substance des individus, puisqu'elle est la substance totale des individus. Mais il n'en est pas de même des genres; car il y a, outre le genre, la différence dans la substance de l'espèce, tandis qu'au delà de l'espèce rien de nouveau n'entre dans la substance de l'individu. Les individus sont des parties de l'espèce, non des espèces (Porphyre); ce tout est un universel, parce qu'il se dit de toutes les parties individuelles, mais il n'est pas un entier, c'est-à-dire un tout qui résulte de l'assemblage de toutes les parties combinées, comme la maison, qui est composée du toit, des murs, etc. L'entier ne peut être l'universel, parce que l'universalité n'a point ses parties dans sa quantité, mais en distribution dans la diffusion de la communauté, c'est-à-dire divisées entre plusieurs à qui elle est commune. L'entier a une _prédication_ (attribution) qui lui est particulière; Socrate est composé des membres que voici. [Note 521: _Dial._, pars V, P. 460-470.] «Quand Platon a dit, au rapport de Porphyre[522], que la division doit s'arrêter aux dernières espèces pour ne pas s'étendre jusqu'aux individus, il a considéré non la nature des choses, mais la multiplicité et le changement des individus. Leur existence est soumise à la génération et à la corruption, elle n'a pas la permanence que possèdent les universels, dont l'existence est nécessaire, dès qu'il existe un quelconque des individus en lesquels ils sont distribués. Cette infinité[523], qui n'est point l'oeuvre de la nature, mais de notre ignorance et de la mobilité de l'existence, laquelle ne saurait longtemps persister dans ces individus comme dans les premiers sujets des animaux, ou dans des individus à accidents immobiles, empêche la division actuelle, mais n'empêche pas qu'elle existe dans la nature: la nature pourrait très-bien souffrir que les individus dont l'existence aurait été permise, attendissent notre division et tombassent sous notre connaissance.... [Note 522: Porphyr. _Isag._, II.--Boeth., _In Porph._, l. III, p. 75.] [Note 523: L'impossibilité de déterminer le nombre des individus.] «De ces touts qu'on appelle entiers ou constitutifs, les uns sont continus, comme la ligne, qui a ses parties continues, et les autres non, comme le peuple, dont les parties sont désagrégées. La division de ces touts ne s'énonce pas au même cas que celle de l'universel, c'est-à-dire au nominatif, elle se fait au génitif.... _De cette ligne_, une partie est cette petite ligne, une autre partie, cette autre petite ligne; _de ce peuple_, une partie est cet homme, une autre partie, cet autre homme..., tandis qu'on ne dit pas que Caton, Virgile ... sont des parties de l'homme (espèce), mais Caton, Virgile est homme.... Mais il faut regarder au sens plutôt qu'aux paroles.... «Comme la division régulière du genre ne se fait point par ses espèces quelconques, mais par ses espèces les plus prochaines, de même, la division du tout ne doit pas se faire par les parties qu'on voudra, mais par les parties principales. On blâmerait celui qui diviserait l'oraison par syllabes ou par lettres, qui sont les parties des parties; l'ordre naturel est que la division se fasse en ces parties, dont l'union constitue immédiatement le tout, et que l'on décompose l'oraison en expressions et celles-ci en syllabes.» Mais quelles parties convient-il d'appeler principales, et quelles, secondaires? Regardez-vous comment le tout se constitue, les principales sont parties, non des parties, mais du tout, comme dans l'homme l'âme et le corps. Regardez-vous comment le tout se détruit, les parties principales sont celles dont la suppression détruit la substance du tout, comme la tête dans l'homme. La première classification est arbitraire. Elle veut, par exemple, que les parties principales de la maison soient les murs, le toit et les fondements. Mais s'il convient de diviser la maison en deux, mettant d'un côté les murs avec leurs fondements, et de l'autre le toit, les fondements ne seront plus partie principale, mais partie de partie. On peut à volonté dans un composé quelconque rendre secondaire une partie principale, et réciproquement. Dans l'autre opinion, on n'hésite pas à admettre comme principales des parties de parties, dans l'homme, par exemple, la tête, laquelle est une partie du corps qui est une partie de l'homme, dont l'autre partie est l'âme; on regarde seulement quelles sont les parties qui, en se détruisant, détruisent la substance du tout. Mais si vous détruisez une petite pierre de la muraille d'une maison, comme cette pierre est un des éléments de sa substance, cette substance est atteinte, le tout cesse d'exister, la maison est détruite; ou ce qui reste est un autre tout, une autre maison; ce n'est qu'une partie de la première. En vain diriez-vous que la petite pierre de la maison existe séparément, la maison existait comme composé, et il ne suffit pas pour son existence que sa matière subsiste. Autrement, comme elle se compose de bois et de pierres, on dirait que lorsqu'on a le bois et les pierres, on a la maison. Donc, du point de vue de la destruction, toutes les parties sont principales. A cette argumentation, qu'Abélard dit toute neuve, _novissimae_, voici comme on a tenté de répondre. Vous dites que si cette petite pierre cesse d'être, le tout dont elle fait partie n'est plus; soit, pourvu que la pierre soit vraiment partie principale, comme dans un tout de deux pierres. Mais pour appliquer cette conclusion à un tout qui est le tout des parties, mais qui est autre chose que ses parties, il faut ajouter au raisonnement cette constante: _Les parties étant parties et parties principales_. En effet, dans le conséquent, elles sont prises comme tout, dans l'antécédent comme parties. Or une partie n'est pas le tout, ou la substance se multiplierait à l'infini. Il faut donc rétablir l'unité du raisonnement qui manque d'une condition essentielle en logique, _la constance_, d'après la règle: «Où la constance n'est pas conservée dans l'enchaînement, la conjonction des extrêmes ne suit pas[524].»--Mais alors comment accordez-vous que dans ces conséquences fort connues: _Si l'homme existe, l'animal existe, et si l'animal, la substance_, la conjonction des extrêmes s'accomplisse? Car dans la première conséquence, _animal_ suit comme genre, et dans la seconde, il précède comme espèce. Faut-il donc, pour rétablir la constance, faire l'insertion suivante: _Si l'homme existe, l'animal existe; et, si l'animal existe, comme animal est l'espèce de la substance, la substance existe_. En vérité, cela est inutile, le moyen terme peut également être conséquent pour le premier membre et antécédent pour le second. Il est donc vrai qu'une partie quelconque détruite détruit nécessairement le tout, et que, du point de vue de la destruction de la substance, toutes les parties sont principales. [Note 524: «Ubi constantia non interseritur, conjunctio non procedit.» C'est ainsi qu'Abélard donne cette règle du syllogisme: Les extrêmes et les moyens doivent nécessairement être homogènes. (_Analyt. post._, 1, vii.) Il n'avait pat sous les yeux le texte des Seconds Analytiques.] Mais si vous enlevez un ongle à Socrate, est-ce que toute la substance de Socrate périt? non, parce que l'homme ne consiste pas dans ses parties. Autrement, en des temps divers, le même homme vivant ne subsisterait pas; car sa substance augmente ou diminue sans cesse. Il faut donc chercher quelle est la partie, faute de laquelle l'homme ne se retrouve plus; les uns diront que c'est la main, les autres que c'est la langue; mais la destruction de l'une ni de l'autre n'est l'homicide; et nous tenons pour principales les parties qui sont telles, que leur mutuelle conjonction produise immédiatement la perfection du tout. La conjonction du toit, des murs et des fondements, et non pas la composition de leurs parties entre elles, produit la maison. Il est des touts dont la nature paraît contraire, quoique ce soient aussi des entiers: tels sont les touts _temporels_, comme _le jour_ composé de douze heures, et qui est pour elles un tout constitutif. Ces touts n'ayant point de parties permanentes, la simultanéité ne leur est pas applicable; leurs parties sont successives, comme celles du temps, celles de l'oraison, et l'existence actuelle de ces parties est la seule mesure de l'être de ces touts. A prendre rigoureusement la signification du jour ou de l'oraison, jamais l'oraison ou le jour n'existe, puisque jamais ni les douze heures, ni les mois dont se compose l'oraison, ne coexistent. Aristote admet dans le temps la continuation sans la permanence[525], mais ni l'une ni l'autre dans l'oraison. Il faudrait plutôt dire que les parties du temps ont la permanence et non la continuation; car les sujets étant discontinus, les accidents doivent l'être aussi. On trouverait également une sorte de permanence dans les parties de l'oraison, en faisant prononcer en même temps par divers les lettres qui en sonnant ensemble composeraient les mots et l'oraison avec les mots. Mais à dire le vrai, ni le temps, ni l'oraison, ne sont des composés de parties. Un composé ne peut être contenu dans une seule partie, et ce n'est pas une partie que ce que la quantité du tout ne surpasse point. Là où il n'y a qu'une partie, elle est le tout. Or les parties dans le temps ne sont jamais plusieurs, puisque la simultanéité leur est interdite; il n'en existe jamais qu'une. Co n'est donc que par figure qu'on peut dire que le jour existe, et ce qui en existe et qu'on appelle partie n'en est pas une, elle est réellement un tout. [Note 525: Arist. _Categ._, VI.] «Je me souviens, ajoute Abélard[526], que mon maître Roscelin avait cette idée insensée de prétendre qu'aucune chose ne résultât de parties, et, comme les espèces, il réduisait les parties à des mots. Si on lui disait que cette chose, qui est une maison, résulte d'autres choses, savoir, le mur, le toit et le fondement, voici par quelle argumentation il attaquait cela. [Note 526: _Dial_., p. 471.] «Si cette chose qui est la muraille est une partie de cette chose qui est la maison, comme la maison elle-même n'est pas autre chose que le mur, le toit et le fondement, le mur est partie de lui-même et du reste. Mais comment sera-t-il partie de lui-même? Toute partie est naturellement antérieure au tout; or, comment le mur serait-il antérieur à soi et aux autres, lorsque l'antériorité à soi-même est impossible? «La faiblesse de cette argumentation consiste en ceci, que quand on parle du mur, et qu'on accorde qu'il est partie de lui-même et du reste, on entend de lui-même et du reste pris et joints ensemble, ou d'un composé dans lequel il est avec le toit et le fondement, en sorte que la maison est comme trois choses, mais non prises séparément, combinées au contraire, et ainsi il n'est plus vrai qu'elle soit le mur ni le reste, mais elle est les trois ensemble. De la sorte, le mur n'est partie que de lui-même et du reste combinés, ou de toute la maison, et non pas de lui-même pris en soi: il est antérieur, non à soi-même pris en soi, mais a la combinaison de soi-même et du reste. En effet, le mur a existé avant que toutes ces choses eussent été jointes, et chacune des parties doit exister naturellement avant de produire l'assemblage dans lequel elles sont comprises.» Ce long examen de la division du tout vient de nous conduire au milieu de la grande question du réalisme et du nominalisme. Abélard y a touché en s'occupant de la différence; il y est revenu en traitant de la division de la substance par les espèces. Il la retrouve ici sous deux formes, en étudiant la division du tout universel et du tout intégral. Le tout universel est un des universaux; il est la collection soit des genres, soit des espèces, soit des individus, qui en sont comme les parties; en tant que collection des individus, le tout espèce peut être appelé leur substance, puisqu'il est la totalité de la substance répartie en eux; mais le genre n'est pas la substance totale des espèces, puisqu'il y a dans l'espèce un élément qui n'est pas dans le genre, la différence. Cette doctrine, qui admet bien une certaine réalité dans les éléments des espèces et des genres, les présente cependant comme des touts de convention; et il est vrai qu'en tant qu'on les considère comme des touts, ce ne sont pas des touts naturels, si la condition du tout naturel est l'unité numérique de substance; mais ils sont des touts naturels, lorsqu'ils sont la totalité de genres et d'espèces véritables, ou formés à raison de ressemblances et de différences essentielles et permanentes. Les genres et les espèces de convention, oeuvres d'une classification arbitraire et momentanée, sont les seuls qui ne donnent naissance qu'à des touts conventionnels. Quant à la division du tout intégral ou constitutif en ses parties, elle serait indifférente à la question du réalisme, si Roscelin n'avait eu la hardiesse de l'y rattacher. N'admettant de réalité que la réalité individuelle, il se croyait obligé de nier la réalité des éléments de l'individu, et comme l'individu est un tout, de nier les parties du tout. Par quel subtil argument, on l'a vu. La réponse d'Abélard est bonne, et résout la difficulté de dialectique que Roscelin avait inventée. Le bon sens n'en pouvait être embarrassé un moment; mais le bon sens n'est pas la logique. «La division du tout selon la forme est, par exemple, celle qui partage l'âme en trois puissances ou facultés, celle de végéter, celle de sentir, celle de juger[527]. L'âme en exerce une dans les plantes, deux dans les animaux; dans l'homme, elle les contient tontes trois: elle a le conseil ou le jugement avec la végétabililé et la sensibilité, c'est ce qu'on appelle la rationnanté ou la raison. [Note 527: _Dial_., p. 411-476.] «Voici donc une division régulière: la puissance de l'âme est ou de végéter, ou de sentir, ou de juger. Mais cette division est-elle applicable à l'âme universelle ou âme du monde, que Platon croit unique et singulière[528], que d'autres appellent une espèce contenue dans un seul individu, comme le phénix? Boèce paraît avoir appliqué cette division à l'âme en général, quand il dit: _L'âme se composant de ces sortes de parties, en ce sens non pas que toute âme soit composée de toutes, mais une âme des unes, une autre âme des autres, c'est une chose qu'il faut rapporter à la nature du tout_. Ces mots indiquent qu'il croit que le nom d'âme, tel qu'il est défini par la division, convient à toutes les âmes, ou, ce qui revient an même, qu'il désigne un universel.... On donne donc aussi le nom de tout à ce qui consiste en de certaines vertus ou facultés, comme l'âme en ses trois puissances[529]. [Note 528: Cette division triple de l'âme est comme dans toute l'antiquité. Abélard l'avait rencontrée dans Boèce. (_In Porph_., p. 46.) Quant à la question de savoir si cette triplicité s'appliquait a l'âme du monde, il aurait pu s'en assurer en relisant le Timée, si, comme on le croit, il en avait une version sous les yeux. Là, Platon dit que Dieu forma l'âme du monde d'une essence divisible, d'une essence indivisible, et d'une essence intermédiaire, produit de l'union de l'une et de l'autre. Ces trois principes, le premier, qui est l'être, le second l'intelligence, le troisième qui participe des deux autres, pourraient bien répondre à la division dont il s'agit, quoique dans le Timée elle soit conçue d'une manière plus transcendante et qui a été tout autrement développée et interprétée par les alexandrins. Voyez dans les _Études sur le Timée_, de M. Henri Martin, le texte, p. 88, 94 et 98, et la note 22. t. 1. p. 316-383.] [Note 529: Les citations, comme le fond des idées, sont prises de Boèce (_De Div_., p. 646), et nous voyons comment s'est introduite ou plutôt maintenue dans la philosophie du moyen âge cette ancienne division de l'âme en végétative, sensitive et intelligente (ou rationnelle).] «Seule, en effet, l'âme fait végéter le corps, et elle donne seule au corps le mouvement de croissance; seule elle discerne, c'est-à-dire a la notion du bien et du mal; mais il semble qu'elle ne sente pas seule, on croit même qu'elle ne peut sentir, car on ne dit pas les sens de l'âme, mais du corps. Aristote attribue les sens au corps[530]; c'est que les sens, c'est que les instruments par lesquels l'âme exerce ses sens, sont fixés dans le corps et font connaître les corps qui, par leur intermédiaire, arrivent à l'état de concepts, d'où l'on pourrait induire qu'il y a une faculté de sentir dans l'âme, une autre dans le corps. L'une et l'autre, en effet, sont dits sensibles (_sensibile_); mais la vraie et première faculté de sentir est dans l'âme, quoique le corps contienne les divers organes des sens....., ou plutôt quoique tous ses membres soient pourvus du tact qui paraît être le seul commun à tout animal, car il est certains animaux qui manquent de tous les autres instruments, comme les huîtres et les coquilles, qui sont sans tête, ainsi que Boèce le rappelle dans le premier Commentaire des Prédicaments[531]. [Note 530: _Categ._, VII.--Boeth., _In Proedic._, p 100.] [Note 531: Il n'y a point ou il n'y a plus deux Commentaires des Prédicaments, ni par conséquent de premier. C'est dans le livre II de son unique commentaire sur les catégories que Boèce parle des huîtres et des coquilles (p. 101).] «Quant à cette sensibilité attribuée au corps de l'animal, comme si elle était sa différence, elle paraît descendre et naître de celle qui est dans l'âme, et l'animal ne paraît sensible qu'en tant qu'il contient une âme capable d'exercer en lui la faculté de sentir. Le corps n'est dit sensible que parce que l'âme est avec lui, que parce qu'il a une âme; l'âme, au contraire, est sensible, non par l'effet du prédicament de l'avoir, mais en vertu d'une puissance qui lui est propre. Objectera-t-on que _sensible_, étant la différence substantielle d'_animal_, est une qualité, apparemment parce que toute différence est qualité, mais qu'avoir une âme n'est pas une qualité, étant au contraire de la catégorie de l'avoir? Il faudrait alors entendre par la qualité la forme, ou par le mot _sensible_ désigner dans le corps de l'animal une certaine faculté qui serait nécessairement du ressort de la qualité, puisque l'autorité a soumis toutes les puissances ou impuissances au genre suprême de la qualité[532]. Cela revient à dire que l'animal naît déjà apte à l'exercice des facultés de l'âme, grâce à une qualité des sens par lesquels l'âme, comme par des instruments, s'acquitte des fonctions de la puissance qui lui est propre. [Note 532: Arist. _Categ._, VIII.--Boeth., _In Proed._, l. III, p. 170. Toute cette psychologie d'ailleurs ne vient point d'Aristote; on trouverait plutôt quelque chose d'analogue dans Boèce (_De interp._, ed. sec., p. 298)] «Il faut qu'il y ait différentes sensibilités de l'âme et du corps, comme il y a différentes rationnalités, car c'est une règle que les genres qui ne sont point subordonnés entre eux, n'ont pas les mêmes espèces ou les mêmes différences; or, tels sont le corps et l'âme, dont l'on ne reçoit aucune attribution de l'autre[533]. [Note 533: C'est dire, en dialectique, que la sensibilité de l'âme ne peut être celle du corps ou que la sensation n'est pas l'affection organique; nouvelle preuve que le raisonnement, avec ses formes d'école, remplace et quelquefois vaut les notions puisées dans l'observation des faits de conscience.] «L'équivoque qui se trouve dans les noms des différences de l'âme et du corps s'étend aussi aux noms de leurs accidents. Il naît de certaines choses qui sont dans l'âme certaines propriétés pour le corps. Ainsi le fondement propre des sciences ou des vertus, c'est l'âme. Cependant l'homme est un corps, et l'on dit de lui qu'il est savant ou studieux, non qu'on entende par là une _qualité_ de la science ou de la vertu, car elles ne sont pas en lui, mais un _avoir_ de l'âme, qui _a_ les sciences et les vertus. L'homme est dit dialecticien ou grammairien, joyeux ou triste, rassuré ou effrayé, et mille autres choses, à raison de toutes les qualités de l'âme, dont l'exercice ne peut apparaître ou même avoir lieu sans la présence du corps. Les corps eux-mêmes reçoivent des noms, et il leur naît des propriétés qui ont le même caractère: par exemple, Aristote dit qu'avec l'animal meurt la science[534]. Il parle de la science par rapport au corps, car la suppression de l'animal n'entraînerait point celle de la science, puisque l'âme, une fois dégagée de la ténébreuse prison du corps, acquiert de plus vastes connaissances; il ne veut parler que de cet exercice de la science qui se manifeste seulement grâce à la présence du corps[535]. [Note 534: _Categ._, VII.--Boeth., _In Proed._, p. 166.] [Note 535: La division du tout par facultés a, suivant Boèce, quelque chose de commun avec celle du genre ou de l'entier. Ainsi la _prédication_ de l'âme suit de ses facultés, ce qui signifie que l'énonciation des facultés de l'âme donne l'âme comme conséquence. Exemple; _S'il y a végétalble, il y a âme_. Et cela revient à la division du genre lequel suit de ses espèces: _S'il y a homme, il y a animal_. L'âme est composée de ses facultés autrement que l'entier l'est de ses parties. La composition de l'entier est matérielle ou relative à la quantité de son essence, tandis que la composition de l'âme résulte de l'addition d'une différence formatrice. «La qualité n'entre pas dans la quantité de la substance, et ce qui est le même en nature ne peut être matériellement composé de choses de prédicaments différents.» C'est-à-dire qu'une quantité matérielle ou une nature _quantitative_, comme un entier, ne peut être composée d'éléments d'une nature _qualitative_, comme des facultés. (_Dial._, p. 474-475)] «Quelques-uns appliquent celle division du tout virtuel ou du composé de puissances, non à l'âme en général, mais à cette âme singulière que Platon appelle l'âme du monde, qu'il a donnée à la nature comme issue du _Noy_ ou de l'esprit divin, et qu'il s'imagine retrouver dans tous les corps. Cependant il n'anime pas tout par elle, mais seulement les êtres qui ont une nature plus molle et ainsi plus accessible à l'_animation_; car bien que cette même âme soit à la fois dans la pierre et dans l'animal, la dureté de la première l'empêche d'exercer ses facultés, et toute la vertu de l'âme est suspendue dans la pierre. «Enfin, quelques catholiques, s'attachant trop a l'allégorie, s'efforcent d'attribuer à Platon la foi de la sainte Trinité, grâce à cette doctrine où ils voient le _Noy_ venir du Dieu suprême, qu'on appelle _Tagaton_, comme le Fils engendré du Père, et l'âme du monde, procéder du _Noy_ comme du Fils le Saint-Esprit. Ce Saint-Esprit en effet, qui, partout répandu tout entier, contient tout, verse aux coeurs de quelques chrétiens, par la grâce qui y réside, ses dons qu'il est dit vivifier en suscitant en eux les vertus[536]; mais dans quelques-uns, ses dons semblent absents, il ne les trouve pas dignes qu'il habite en eux, quoique sa présence ne leur manque pas, il ne leur manque que l'exercice des vertus. Mais cette foi platonique est convaincue d'être erronée en ce que cette âme du monde, comme elle l'appelle, elle ne la dit pas coéternelle à Dieu, mais originaire de Dieu à la manière des créatures. Or le Saint-Esprit est tellement essentiel à la perfection de la Trinité divine, qu'aucun fidèle n'hésite à le croire consubstantiel, égal et coéternel tant au Père qu'au Fils. Ainsi ce qui a paru à Platon assuré touchant l'âme du monde, ne peut en aucune manière être rapporté à la teneur de la foi catholique[537].» [Note 536: «Fidelium cordibus per inhabitantem gratiam sua largitur charismata quae vivificare dicitur suscitando in eis virtutes.» (_Dial_., p. 475.) Cette génération de l'âme du monde emanée du _Noy_ (pour [Grec: nous], l'intelligence) est un dogme néo-platonique qu'Abélard tenait de Macrobe plutôt que du Timée. (_In Somn. Scip_., I, ii. xiii, xiv, etc.)] [Note 537: Abélard, comme on le verra plus bas, n'a pas toujours repoussé avec une aussi grande sévérité d'orthodoxie le dogme platonique de l'âme du monde. Mais ce passage est un de ceux que l'on cite peur prouver qu'il écrivit sa Dialectique après sa condamnation. Il est très-probable en effet qu'il aura inséré à dessein dans ce passage la rétractation d'une opinion, qui, bien que très-formellement exprimée dans sa théologie, n'en fait point une partie essentielle; tandis qu'on ne peut admettre qu'après l'avoir positivement condamnée, il l'ait reprise plus tard et développée, le théologien se montrant ainsi moins correct en sa foi que le philosophe. (Voyez l. III, c. II et III, et dans Abélard, le l. II de _l'Introduction_, c. xvii, et le l. I de la _Théologie chrétienne_, c. v.)] «Mais une fiction de ce genre paraît éloignée de toute vérité, car elle placerait deux âmes dans chaque homme. Platon imagine et veut que les âmes de chacun, créées au commencement dans les étoiles correspondantes (_in camparibus stellis_), viennent prendre appui en des corps humains pour la création de chaque homme en particulier, et que les corps soient animés par celles-là seules, dont la présence est partout suivie et accompagnée de l'animation, et nos par celle dont une opinion philosophique admet l'existence également, soit avant que le corps soit animé, soit après qu'il est dissous et jusque dans le cadavre[538]. [Note 538: Cette phrase se rapporte à la distinction établie dans le Timée entre l'âme du monde et l'âme ou les trois âmes de l'homme, l'une immortelle, qui est l'âme intelligente ou connaissante, et les deux autres mortelles, savoir: l'une mâle et l'autre femelle; l'une, celle des volontés passionnées, l'autre, cette des impressions et affections sensibles; l'une qui réside dans le coeur et l'autre dans le foie. (Voyez dans les _Études sur le Timée_, le t. I, pv 96 et suiv., 187 et suiv., not. 22 et le t. II, not. 136, 139 et 140.)] «Ne nous occupons point de celle âme que la foi ne réclame point, qu'aucune analogie réelle ne recommande, et revenons à l'application de la division de l'âme générale (du genre âme). Il est demeuré en question pourquoi on a admis tes facultés dans ce tout qui est âme plutôt que dans les autres touts, ou pourquoi on a séparé cette division par facultés des autres divisions des genres par différences. Pour ceux qui par l'âme générale entendent cette âme du monde inventée par les platoniciens, ils la mettent évidemment en dehors de toutes les autres divisions, puisque dans cette seule et même âme ils admettent substantiellement toutes les facultés différentielles, la substance de cette âme les contenant également partout, quoique partout elle ne les exerce pas. Ceux au contraire qui entendent par l'âme générale l'universel âme (ou l'âme en général), ce qui est plus raisonnable, ils n'ont pas de raison d'admettre au nombre des divisions par la forme cette division de l'âme, plutôt que celle des autres touts par puissances ou par impuissances, telles que rationnalité et irrationnalité, ou toute autre forme de la substance; mais peut-être la citent-ils de préférence pour exemple, parce que ses différences sont plus connues d'avance. «La dernière division est celle par la matière et par la forme. En voici une: «L'homme est en partie substance animale, en partie forme de la rationnalité ou de la mortalité.» L'animal compose l'homme matériellement, la rationnalité et la mortalité formellement: car celles-ci étant des qualités ne pouvent se convertir en l'essence de l'homme qui est substance; mais la substance d'animal est la seule qui constitue l'homme par _l'information_ de ses différences substantielles. Les différences substantielles sont celles qui _spécifient_ ou changent en espèces les genre divisés put elles (Porphyre)[539]. La rationalité en effet et la mortalité, advenant à la substance d'animal, en font une espèce qui est l'homme. Mais en convertissant en espèce la substance du genre, elles ne passent pas elles-mêmes ensemble avec elle dans l'essence de l'espèce; ce sont les genres seuls qui deviennent espèces, sans rester toutefois séparés des différences; sans la survenance des différences, l'espèce différenciée ne serait pas produite; c'est par et non avec les différences que cette transformation a lieu. Si les différences étaient avec le genres transportées dans l'espèce, nous ne nous rendrions pas à la doctrine de ceux qui veulent quo l'homme soit un autre plus la rationnalité et la mortalité, non pas seulement un autre _informé_ par ces deux différences, mais un animal et ces deux choses; dans le premier cas trois font un, dans le second les trois sont trois, et l'homme uni à la muraille n'est pas la même chose que l'homme et la muraille. Mais assurément nous serions forcés d'admettre que ces mêmes différences ensemble avec le genre viennent à la fois et se réunissent de même façon dans l'essence de l'espèce; d'où il résulterait qu'elles sont de la substance de la chose et qu'elles entrent comme partie dans la matière. Car rien no reçoit l'attribution de substance composée que la matière, parce que rien ne doit être pris matériellement que la matière déjà actuellement combinée a la forme; par la statua on no peut entendre que l'airain figuré, et non l'airain et la figure, puisque la composition de la forme n'est pas de l'essence de la statue. «_La statue_, dit Boèce[540], _consiste dans ses parties_ (c'est-à-dire dans les parties séparées d'airain qui, réunies, constituent la quantité de son essence comme matière) _autrement que dans l'airain et l'espèce_ (c'est-à-dire dans la composition de la forme).» Cette composition n'advient pas n la matière pour y être de l'essence de la chose, mais pour que la substance de l'airain devienne ainsi une statue. La matière actuellement jointe aux formes n'est que ce qu'on appelle le _matièré_, comme l'anneau d'or n'est que l'or étiré en cercle, comme la maison n'est que le bois et les pierres augmentées de la construction. [Note 539: _Isag._, III.--Boeth., _In Porph._, l. IV, p. 89.] [Note 540: _De Div._, p. 640.] «La division dont nous traitons comprend avec la forme substantielle la forme accidentelle; car la composition de la statue ne paraît point substantielle, puisqu'elle ne crée pas une substance spécifique. La statue ne semble pas en effet une espèce, car elle n'est pas une unité naturelle, mais fabriquée par les hommes, ni un nom de substance, mais d'accident, le nom de statue étant pris de quelque fait de composition. En effet, de quelque substance que soit le simulacre, airain, fer ou bois, dès qu'il offre l'image d'un être animé, c'est une statue. Le mot de statue paraît donc appartenir plus à _l'adjacence_[541] qu'à l'essence; mais quoique la formation de la statue ne donne pas une substance spécifique, la composition est substantiellement inhérente à la statue (elle y est comme dans son sujet d'inhérence), de la même façon que la justice au juste. Le juste ne peut être sans la justice, la statue sans sa composition; non, il est vrai, par une nature substantielle, mais par une propriété formelle, qui fait qu'on dit le juste et la statue. Boèce a dit que les différences substantielles du tyran au roi étaient de prendre l'empire sur les lois et d'opprimer le peuple sous une domination violente[542]; cependant _roi_ et _tyran_ ne désignent pas des espèces, mais des accidents; l'homme est ce qu'il y a de plus spécial; point d'espèces après lui. Le mot de Boèce signifie donc que nul ne peut être investi de la propriété de roi ou de tyran, s'il n'a fait ce qui vient d'être dit.» [Note 541: _Ad adjacentiam_, nous francisons ce mot, parce qu'il est expliqué par son antithèse avec _essence_.] [Note 542: _De Differ. topic._, l. III, p. 873.] La troisième division est celle de la voix ou du mot. Elle divise le mot en significations ou en modes de significations[543]. [Note 543: _Dial._, p. 479-484.] Les significations des mots dépendent de la notion qu'ils produisent dans l'esprit de l'auditeur, et en général du sens qui leur a été imposé; mais ces recherches ne tiennent pas à l'essence de la philosophie. Une même signification peut avoir plusieurs modes, c'est-à-dire qu'un mot peut s'appliquer diversement. De là une division nouvelle. Le mot d'_infini_, par exemple, est divisé par Boèce en infini de mesure, en infini de multitude, en infini de temps[544]. Dans les termes vraiment équivoques, il y a pour un même mot plusieurs définitions. Ici, au contraire, où il ne s'agit que des modes de la signification, la définition ne change pas; l'infini demeure toujours ce dont le terme ne peut être trouvé, mais l'infini est un mot qui s'emploie de différentes manières. C'est la recherche et rémunération de ces _manières_ ou modes qu'on appelle la division du mot par les modes. Abélard va plus loin, et croit que l'infini ne désigne point une seule et même propriété, commune, par exemple, au monde, au sable, à Dieu. Chacun a sa manière d'être infini, et il penche à croire qu'il faudrait ici une définition plutôt réelle que verbale. Les membres de la division que Boèce donne de l'infini, ne supposent point nécessairement une opposition, une même chose pouvant être infinie de diverses manières. Dieu est infini quant au temps et par la quantité de la substance; car il ne saurait être renfermé dans aucun lieu. Est-il sage d'ailleurs d'employer le mot d'infini pour Dieu et pour la créature? ne risque-t-on pas de tomber ainsi dans l'équivoque proprement dite, et n'y aurait-il pas lieu à des définitions différentes? On dit que l'infini est ce dont le terme ne peut être trouvé; mais Dieu est infini, en ce sens que sa nature ne permet pas que l'on trouve le terme d'un être que rien ne limite. Il est infini par essence. «Les créatures, au contraire, ne peuvent être dites infinies que relativement à notre connaissance, et non pas à leur nature. Toutes, en effet, connaissent leurs limites, quand même notre science ne les atteint pas; et admettre l'infinité, réelle ou naturelle, dans les créatures, fut une erreur chez les gentils et serait une hérésie chez les catholiques; car ce serait assimiler à son créateur la créature comme excédant toutes limites; or le créateur lui-même ne connaît pas ses limites, puisqu'elles n'ont jamais été.» [Note 544: _De Div._, p. 640.] Cette analyse des diverses sortes de divisions ne serait pas suffisamment instructive, si l'on ne les comparait entre elles pour faire ressortir leurs différences[545]. [Note 545: _Dial._, p. 484-489.] Si vous comparez la division du tout à la distribution du genre, vous trouvez qu'elles diffèrent en ce que la première se fait suivant la quantité, la seconde suivant la qualité. En effet, lorsqu'on distribue un universel, on n'entend point le prendre dans son intégrité, mais en montrer la diffusion entre tout ce qui y participe. S'agit-il, au contraire, d'un tout intégral, ses parties en divisent la substance, indépendamment de toutes qualités et quand même elles en seraient dépourvues. Toujours un genre est antérieur à ses espèces, un tout postérieur à ses parties; car les parties sont la matière du tout, comme le genre est la matière des espèces. Aussi, comme la destruction du genre supprime l'espèce, quoique la destruction de l'espèce laisse subsister le genre, la destruction de la partie détruit le tout, quoique le tout en se détruisant n'entraîne pas la perte des parties, au moins comme substance, si ce n'est comme parties. Chaque espèce reçoit le genre pour prédicat; on ne peut dire la même chose du tout pour chaque partie. Il les faut toutes prises ensemble, pour qu'elles soient le sujet du tout. L'homme est animal, mais la muraille n'est pas la maison; il y faut la muraille, le toit, etc., tout pris ensemble, il n'y a d'exception que pour les touts factices, comme une baguette d'airain, dont le tout divisé en deux donnera deux baguettes d'airain. Mais aussi, comme étant un tout factice, on devrait peut-être la classer parmi les substances universelles. Comparez maintenant la division du mot à celle du genre. Elles diffèrent en ce que le mot se partage en significations propres, le genre en certaines créations tirées de lui-même. «Car le genre crée matériellement l'espèce; l'essence générale est transférée dans la substance de l'espèce, au lieu que la substance du mot n'est point transportée dans la constitution de la chose qu'il signifie. Le genre est plus universel dans la nature que l'espèce, son sujet; _l'équivocation_ est dans sa signification plus compréhensive que le mot unique. C'est que le mot n'est pas un tout naturel; il n'appartient naturellement à aucune chose signifiée; c'est un nom imposé par les hommes. Car le suprême artisan des choses nous a confié l'imposition des noms, mais il a réservé la nature des choses à sa propre disposition.» Aussi le mot est-il postérieur à la chose qu'il signifie, et le genre antérieur à l'espèce. Par suite, les choses qui sont réunies dans la nature du genre, reçoivent son nom et sa définition; tout ce qui se dit du sujet en est prédicat de nom et de définition (Aristote). Les significations, an contraire, ne se partagent que le nom de l'_équivocation_[546]. [Note 546: _Categ._, V.--Boeth., _In Proed._, l. I, p. 130. Pour bien comprendre ceci, il faut se rappeler que l'_équivocation_ (homonymie) est la propriété des choses équivoques (homonymes), c'est-à-dire qui sous un même nom n'ont pas même substance. «Nomem commune, substantiae ratio diversa.» On peut dire d'un homme vivant et d'un portrait, c'est un homme. (Boeth., _In Proed._, p. 115.) Il y a dans le texte d'Abélard, à la dernière phrase, _non participant_, je crois que la négation doit être retranchée (p. 487).] La division du genre exprime une nature qui est la même partout, la division du mot un usage ou convention qui peut varier. Comparez enfin la division du mot et celle du tout; le tout consiste dans ses parties, qui le divisent, mais les significations qui divisent le mot ne le constituent pas en lui-même. Aussi, pendant qu'une partie du tout en entraîne la destruction par la sienne propre, le mot qui signifie diverses choses peut perdre une de ces choses, sans que l'anéantissement de cette chose anéantisse le mot, soit en substance, soit à titre de signification. Ces différences, ainsi résumées, ne sont paa sans intérêt; elles accusent dans celui qui les a recueillies une tendance au nominalisme; mais c'est une conséquence qu'il suffit d'indiquer[547]. [Note 547: Et cependant on y rencontre cette expression toute réaliste, _essentia generalis_ (ibid.).] Il faudrait donner un traité de dialectique ou commenter tout Boèce, pour compléter l'analyse du traité d'Abélard sur la division. Il n'a pas même été publié tout entier, et après la division substantielle, le tableau des divisions accidentelles n'aurait qu'un intérêt médiocre. Cependant cette partie si importante de la dialectique resterait trop incomplète, si nous nous taisions sur ce qui fait en dernière analyse la valeur de la division, sur la définition. On a dû voir comment la division rend possible la définition, et la définition dont le crédit a un peu baissé dans la philosophie, était au premier rang dans celle du moyen âge. Mais avant de lui assigner son rôle philosophique, disons, d'après Abélard, ce que c'est que la définition[548]. [Note 548: _Dial._, pars V, p. 490-497.] Ce mot aussi a plusieurs acceptions. Proprement, la définition est constituée seulement par le genre et les différences[549], comme cette définition de l'homme, _animal rationnel mortel_, ou de l'animal, _substance animée sensible_, ou des corps, _substance corporelle_. Ainsi, comme le dit Cicéron, la définition explique ce que (_quid_) est le défini. Cependant on a souvent, avec Thémiste, entendu la définition dans un sens large, et compris sous ce nom toute oraison qui, par une équation entre la _prédication_ et une voix (_l'univoque_), en déclare de quelque manière la signification. Dans la prédication, on dit que l'oraison _fait équation_ au mot qu'elle définit, ou que la définition est _adéquate_, lorsque dans un sujet quelconque il se trouve que ni le nom n'excède l'oraison, ni l'oraison le nom. Ainsi, tout ce qui est _homme_ est _animal rationnel mortel_, et réciproquement. [Note 549: Abëlard suit ici Boèce, dont les idées sur la définition ont prévalu dans l'école. La définition que donne Cicéron de la définition même est dans ses Topiques, et Boèce, âpres l'avoir commentée, la rappelle dans son «Traité de la définition» (p. 649), et c'est là qu'Abélard la reprond. Au reste, cette définition ne diffère pas de l'ideo générale qu'Aristote donne de la définition, [Grec: lomos ton ti isti], (_Analyt. post._, II, x); mais Boèce, Abélard et en général les scolastiques sont loin d'avoir jugé la définition avec une sévérité aussi clairvoyante que l'a fait Aristote. (_Anal. post._, II, III à XIII.--_Topic._, VI.--_Met._, VII, XII.)] On distingue la définition de nom et la définition de chose. La première est l'interprétation qui explique un mot d'une langue dans une autre, surtout en le décomposant, comme lorsqu'on explique que _philosophie_ signifie _amour de la sagesse_. L'interprétation rentre souvent dans l'étymologie; mais l'une et l'autre, en expliquant le nom, donnent connaissance de la chose; autrement, le mot ne se comprendrait pas. La définition fait la démonstration de la chose, quand non-seulement elle en donne la substance, mais qu'elle la dépeint par quelques-unes de ses propriétés. Le mot montre la chose enveloppée, la définition la développe, en décomposant la matière ou la forme. Dans la définition de l'homme, _animal_ indique la substance, _mortel_ et _rationnel_ les formes; _homme_ signifiait tout cela confusément. Le nom de la substance générique ou spécifique détermine, assigne la qualité à la substance, en désignant la substance, en tant qu'_informée_ par les qualités; mais il ne donne pas une pleine connaissance comme la définition qui décompose. L'interprétation s'applique au nom; elle est nécessaire, notamment quand le doute porte sur la substance nommée, et que l'on ne sait à quelle substance le nom est imposé. Puis on y ajoute la définition, lorsque la propriété formelle est ignorée. «La définition doit toujours être convertible avec le défini; mais l'interprétation excède généralement l'interprété. Ainsi nous n'appelons pas philosophes tous ceux qui aiment la sagesse, mais seulement ceux qui ont bien saisi la doctrine de l'art (la connaissance de la dialectique), tandis qu'on interprète le mot _philosophe_ par _amateur de la sagesse_, c'est la composition et le son du mot qui semblent le vouloir ainsi. Aussi cet exemple nous donne-t-il la différence de la définition de nom à celle de chose.» La définition de chose, comme la division, est ou selon la substance, et c'est la définition propre, ou selon l'accident, et elle doit s'appeler alors description. La définition substantielle est celle qui comprend en ses parties la matière et la forme substantielle qui font la substance de la chose, comme par exemple, le genre et les différences substantielles. Les espèces seules peuvent donc être définies substantiellement, car seules elles ont le genre et les différences substantielles. Quant aux genres les plus généraux ou prédicaments, ils ne peuvent admettre la définition, car ils n'ont ni genres, ni différences constitutives, puisqu'ils ne tirent point d'ailleurs leur constitution, et qu'ils sont suprêmes principes des choses. De même les individus sont indéfinissables, parce qu'ils manquent de différences spécifiques, n'ayant point par soi les différences auxquelles ils ne participent que parce qu'ils font partie de l'espèce. Les individus d'une même espèce ne se distinguent entre eux que par les accidents de la forme, qui _altèrent_[550] seulement la substance et ne créent point d'essence. Les accidents cesseraient d'être accidents, si l'accès et le retrait en enlevait quelque chose à la substance; c'est là l'effet des formes substantielles des espèces; d'elles dépend la génération et la corruption de la substance, c'est-à-dire que seules elles peuvent produire les substances nouvelles et en changer la composition. [Note 550: _Altérer_ est ici pris dans le sens primitif, et signifie que les accidents font qu'un individu est autre (_alter non alius_) qu'un autre individu de même espèce. Ainsi, les accidents individuels altèrent la substance, sans la changer en tant que substance spécifique. Sous ce rapport, il faut se garder de confondre _altération_ avec _corruption_. Les formes substantielles corrompent la substance, en changent la nature (_cum rumpere_, composer autrement), et ne se bornent pas à l'altérer (à l'individualiser).] Il ne peut donc tomber sous la définition que les intermédiaires entre les prédicaments et les individus, mais les uns et les autres ne se refusent pas à la description, qui est la définition selon l'accident ou improprement dite. Ainsi l'on dit que _la substance est ce qui peut être sujet de tous les accidents_, et que _Socrate est un homme blanc, crépu, musicien, fils de Sophronisque_. Ce sont des définitions incomplètes ou descriptions qui n'admettent que les seules différences, ou qui posent le genre sans les différences, ou l'espèce avec les accidents; elles diffèrent des vraies définitions, qui ne comprennent que la matière et la forme. Parmi les noms soumis à la définition, on distingue les noms substantifs proprement dits, qui sont donnés aux choses en ce qu'elles sont, et les autres noms qu'on appelle noms pris, _nomma sumpta_ (noms abstraits), et qui sont imposés aux choses à raison de la _susception_ de quelque forme. D'où l'on distingue la définition quant à la substance de la chose, et la définition quant à l'adhérence de la forme. Les définitions des genres et espèces sont données quant à la substance ou substantivement; les définitions des noms pris, comme l'_homme_, le _rationnel_, le _blanc_, sont données adjectivement. «A propos de ces dernières, une grande question est élevée par ceux qui placent les universaux au premier rang parmi les choses, c'est celle de savoir quelles sont les choses signifiées que les définitions de noms définissent. En effet, la signification des noms abstraits est double, la principale est relative à la _forme_, la secondaire relative au _formé_. Ainsi _blanc_ signifie en premier lieu _la blancheur_ qui sert à déterminer le corps sujet de la blancheur; en second lieu, le sujet même dont _blanc_ est le nom. Or nous définissons le blanc _le formé par la blancheur_ (ce qui a la _forme de la blancheur_). Maintenant on est dans l'usage de demander si c'est seulement la définition du mot ou de quelque chose que le mot signifie. Mais d'abord, comme nous définissons les mots, non selon leur essence, mais selon leur signification, cette définition paraît être en premier lieu celle de la signification; il reste donc à chercher de quelle signification. Est-ce la première, c'est-à-dire _la blancheur_, ou la seconde, c'est-à-dire _le sujet de la blancheur_? Si c'est la définition de la _blancheur_, elle est _prédite_ d'elle-même (car c'est dire que la _blancheur_ est _formée du formé par la blancheur_); _blancheur_ se dit de toute chose _blanche_, et la définition se sert à elle-même de prédicat; or qui accorderait que _blancheur_ ou _cette blancheur fût formée de blancheur_? tout ce qui est _formé de blancheur_ ou _blanc_ est corps. «Mais si la définition ci-dessus est celle de la chose qu'on nomme le _blanc_, c'est-à-dire qui est le _sujet de la blancheur_, on demande si elle est la définition de chaque sujet qui reçoit la _blancheur_ ou de tous pris ensemble. Dans le premier cas, elle est aussi celle de la perle, qui est blanche; alors, d'après la règle _De quocumque diffinitio dicitur_ (la définition se dit de tout ce dont se dit le terme défini[551]), celle-ci donne le prédicat de la perle, ce qui est absolument faux. Si au contraire on veut qu'elle soit la définition de tous les sujets pris ensemble, il faudra, d'après la même règle, que tous les sujets, quelque divers qu'ils puissent être, soient définis ensemble (c'est-à-dire par le même prédicat dans la même proposition), ce qui est encore faux. [Note 551: Je crois que cette règle est celle que donne Aristote en ces termes: «Toute définition est toujours universelle.» (_Anal. post._, II, xiii.)] «Là-dessus, je m'en souviens, voici quelles étaient les solutions qui pouvaient lever toutes les objections précédentes. «Supposons que l'on dise que cette définition est celle de la _blancheur_, entendue non selon son essence, mais selon l'adjacence (non substantivement, mais adjectivement), c'est une conséquence qu'elle soit aussi dite comme prédicat 1° de la blancheur adjectivement, en ce sens que _tout blanc est formé par la blancheur_; 2° et aussi de toutes les choses dont elle est le prédicat adjectif. (Ainsi toutes les choses _blanches_ sont _formées de la blancheur_.) «On peut dire aussi qu'elle convient à tout sujet quelconque de la _blancheur_; mais ce n'est pas une conséquence nécessaire qu'elle définisse tout ce qui a cette même définition pour prédicat; car cette règle _la définition se dit d'un quelconque_, ne regarde que les définitions selon la substance[552]; or celle dont il s'agit est assignée à la substance _sujet de la blancheur_, non quant à ce qu'elle est en elle-même, mais quant à une de ses formes. [Note 552: J'ai supprimé dans le texte de cette phrase deux mots, _et definitum_, qui me paraissaient en troubler le sens (p. 496).] «Cette solution me paraît aussi tirer d'affaire tous ceux qui veulent que la définition embrasse tous les _sujets de la blancheur_ pris ensemble, quand même on concéderait qu'ils sont tous _prédits en disjonction_, c'est-à-dire que ce qui a la définition pour prédicat est ou perle, ou cygne, ou tout autre de ces sujets. «On peut encore dire que la définition est celle de ce nom, _le blanc_, non quant à son essence, mais quant à sa signification, et alors elle ne risquera plus de lui servir de prédicat quant à son essence: on ne dira pas que ce mot _blanc_ est le _formé de la blancheur_, mais que c'est ce qu'il signifie; c'est comme si l'on disait que la chose qui est appelée _blanche_, est _formée de la blancheur_. Définir le mot, c'est ouvrir sa signification par la définition; définir la chose, c'est montrer la chose même. «Ainsi, que la définition fût une définition de mot ou qu'elle fût celle d'une signification quelconque, la question pouvait être résolue: on ne définit rien sans déclarer en même temps la signification d'un mot, et nous n'accordons pas qu'aucune chose réelle puisse être dite de plusieurs, c'est le nom seulement qui est dans ce cas. Comme toute définition doit éclaircir le mot qui exprime ce qu'elle définit, il faut qu'elle soit toujours composée de noms dont la signification reçue soit connue, car nous ne pouvons éclaircir l'inconnu par des inconnus. La définition est ce qui donne la plus grande démonstration possible de la chose que contient le nom défini, car il y a cette différence entre la définition et le défini que, bien que l'une et l'autre aient la même chose pour sujet, leur manière de le signifier diffère (Boèce[553]). La définition qui distingue en parties séparées chacune des propriétés de la chose, la montre plus expressément et plus explicitement, tandis que le mot défini ne distingue pas ces divers éléments par parties, mais pose le tout confusément. Et quoique les mots définis contiennent souvent plus de propriétés de la chose que la définition n'en énonce, là où l'on a le mot et la définition, la définition est plus démonstrative que le nom. Quant aux choses mêmes, la définition fait plus que le nom pour la signification, quand elle est substituée à la chose même qui est ignorée et qu'elle détermine distinctement dans toutes ses parties[554].» [Note 553: _De Div._, p. 665.] [Note 554: _Dial._, p. 495-497. Cette dernière partie de la discussion, donnée textuellement, aurait besoin peut-être, pour se faire comprendre, d'une paraphrase nouvelle. Mais dans les deux chapitres suivants on reviendra au sujet qu'elle traite, et tout sera peut-être éclairci.] Ici finissent les extraits que nous voulions donner de la Dialectique, et aucune de ses parties, plus que ce dernier livre, n'aura prouvé combien cette science consacrée à l'élude des procédés logiques de l'esprit, est forcément et fréquemment entraînée à l'examen des questions de métaphysique. On ne saurait trouver étrange que cette nécessité se fasse sentir surtout dans les recherches sur la définition. Qu'est-ce en effet que définir? c'est dire ce qu'est une chose. La science de la définition est donc l'art de dire ce que sont les choses, et comme l'art de le dire est celui de l'enseigner, c'est apparemment aussi celui de le savoir. Apprendre à définir, c'est donc finalement apprendre à connaître les choses; et cette partie de la logique est l'introduction à l'ontologie. S'il y a une méthode sûre pour bien définir, il y a un procédé certain pour connaître la vérité des choses. D'où venait cette préférence pour la définition comme moyen de connaître? de l'emploi presque exclusif du raisonnement dialectique. Ce raisonnement n'est au fond que le syllogisme; or le syllogisme n'est, à le bien prendre, que le moyen de tirer de la définition d'une chose la définition d'une autre. Les propositions qui le composent sont des définitions partielles ou totales, provisoires ou finales. Quand il est général et définitif, il est (ce mot de définitif semble lui-même l'indiquer) un procédé de définition. Si l'on remonte aux syllogismes antérieurs, on arrive toujours à quelque proposition universelle qui exprime qu'une chose convient à une autre, à toute cette autre, à rien que cette autre, _omni et soli_. C'est donc une définition. Et, comme la scolastique recourait peu à l'observation soit interne, soit externe, il est tout simple que, suivant son procédé habituel, elle se soit attachée à rechercher et à établir plutôt les conditions logiques de la définition, que les méthodes les plus sûres de découvrir et de constater la vérité, persuadée qu'elle était qu'une fois ces conditions connues, elle n'aurait plus qu'à les appliquer, sans investigations lointaines, sans expériences prolongées, pour faire de bonnes définitions ou pour contrôler celles qui lui seraient présentées. Qu'était-ce pour elle, en effet, qu'étudier une chose? c'était en chercher la place dans les cadres de la dialectique; c'était déterminer à quelle catégorie elle appartenait, si elle était genre le plus général ou prédicament, genre, espèce, sous-genre, sous-espèce, espèce la plus spéciale ou individu, si elle était mode ou nature, propre ou accident; et cela, moins en retraçant les caractères effectifs de la chose dans la réalité, qu'en rappelant les propositions d'Aristote, de Porphyre, ou de Boèce, où elle avait figuré, pour faire concorder l'exposition logique de la chose avec les assertions antérieures de l'autorité. La recherche de la vérité dans un tel système aurait dû, pour atteindre parfaitement son but, aboutir à un tableau dialectiquement encyclopédique de tous les objets nommés par le langage; et ce tableau n'eût été qu'une collection méthodique de définitions. Si la définition a été depuis moins pratiquée et moins prônée, c'est qu'on a reconnu combien était artificielle et hypothétique soit cette manière de la trouver, soit la science dont elle devenait le fondement. On a remarqué que la définition n'était jamais que relative à la connaissance acquise, et ne contenait de vérité qu'en proportion de ce qu'on en savait. La définition ne donne pas la science; elle la résume ou la rappelle, elle ne la produit pas. Sans donc y renoncer, il vaut mieux s'enquérir, par l'étude du raisonnement comme par l'expérience externe, par l'examen du langage comme par la recherche des citations, par l'analyse directe de tous les caractères de l'objet à connaître comme par la décomposition de toutes les idées qui en constituent la notion, s'enquérir, dis-je, par tout moyen, de la vérité des choses, sauf ensuite à régulariser et, jusqu'à un certain point, à contrôler les connaissances acquises par l'application des formes de la dialectique. Au nombre de ces formes est sans contredit la définition, qui n'est elle-même que la division retournée. La définition est la synthèse dont la division est l'analyse. Quoi qu'il en soit, rien de moins surprenant que la variété et l'importance des objets et des questions auxquelles touche l'étude de la définition. Ce qu'on vient de dire prouve que par la nature même des choses cette étude était infinie, puisqu'elle n'était rien moins que la clef de la science universelle. Aussi, à travers beaucoup de subtilités oiseuses, avons-nous vu, sous la main d'Abélard, l'étude de la division et de la définition amener dans son cours une théorie ontologique de la nature de l'âme, une théorie psychologique de ses facultés, des vues sur la nature de Dieu, sur celle de l'homme, sur le langage en général et sur les langues, des recherches sur la vraie nature des accidents, et avant tout et sans cesse sur la substance et les modes, conséquemment sur le problème continuel et capital des universaux. Par les lumières que l'analyse de cette cinquième partie de la Dialectique a jetées sur ces diverses questions, elle peut être vraiment considérée comme la transition aux ouvrages qu'il nous reste à faire connaître. Elle nous conduit à l'examen plus direct des opinions psychologiques et ontologiques de notre auteur; et elle nous montre en même temps comment la dialectique, science purement abstraite, devient une science d'application. CHAPITRE VII. DE LA PSYCHOLOGIE D'ABÉLARD.--_De Intellectibis_. Lorsque l'on compare la philosophie du moyen âge et la philosophie moderne, une première différence frappe les regards. L'une paraît presque étrangère à l'étude des facultés de l'âme, à laquelle l'autre semble consacrée. En d'autres termes, la psychologie passe pour une découverte des derniers siècles. C'est en effet une vérité incontestable que depuis deux cents ans l'étude de l'esprit humain est devenue la condition préalable, la base, le flambeau, le premier pas de la science; toutes ces métaphores sont justes. Mais c'est surtout cette importance, c'est ce rôle de la psychologie dans la philosophie qui peut s'appeler une découverte moderne; et l'on ne saurait prétendre d'une manière absolue qu'à aucune époque l'homme ait entièrement renoncé à s'observer lui-même, ou du moins à se faire un système quelconque sur sa nature intérieure et sur ses moyens de connaître. 11 y a donc eu toujours une certaine psychologie. Mais on en faisait peu d'usage; et l'on est resté longtemps sans deviner qu'une grande partie des vérités philosophiques ne sont accessibles que par l'observation de la conscience. Les disputes du moyen âge, ces controverses fameuses dont le bruit retentit dans l'histoire, roulaient sur des questions de dialectique ou de métaphysique, et non sur la science directe de l'esprit humain. Aussi trouvions-nous à peine dans les ouvrages déjà imprimés d'Abélard quelques vues isolées sur les facultés de l'homme, et ne pouvions-nous obtenir que par des inductions conjecturales et vagues une idée de sa psychologie, jusqu'au jour où parut un petit traité qu'il nous reste à faire connaître. Le titre seul est singulier, _Tractalus de Intellectibus_[555]. Il ne serait pas aisé de le traduire du premier mot; car bien que l'ouvrage roule sur l'intelligence humaine, cette expression _de intellectibus_ désigne plutôt certains produits ou certaines opérations de l'intelligence que la faculté qui les réalise. M. Cousin a raison d'appeler l'ouvrage _un recueil de remarques sur l'entendement_; mais il s'y agit surtout de ces actes de l'entendement désignés sous le nom de concepts, et qu'on n'eût pas, il y a un demi-siècle, hésité à nommer des idées. Nous n'intitulerons pourtant pas l'ouvrage _Traité des idées_; ce titre est trop moderne; on comprendra mieux notre scrupule, lorsqu'on aura lu les premiers mots de l'ouvrage. Ils seront le meilleur préambule de notre analyse. [Note 555: _P. Abaelardi tractalus de Intellectibus_; c'est le titre du manuscrit qui provient de la bibliothèque du Mont-Saint-Michel. M. Cousin l'a publié dans la 4'e édition de ses _Frag. phil_., t. III, Append., XI, p. 448 et suiv.] «Voulant traiter des spéculations, c'est-à-dire des concepts, nous nous proposons, pour en faire une étude plus exacte, d'abord de les distinguer des autres passions ou affections de l'âme, de celles du moins qui paraissent le plus se rapprocher de leur nature; puis de les distinguer les uns des autres par leurs différences propres, autant que nous le jugerons nécessaire pour la science du discours. «Il y a cinq choses dont il convient de les isoler soigneusement: le sens, l'imagination, l'estimation, la science, la raison[556]. [Note 556: «Sensus, Imaginatio, existimatio, scientia, ratio.» Cette distribution des principales facultés de l'esprit humain ne se trouve nulle part énoncée en termes exprès dans Boèce; du moins je ne l'y ai pas découverte. Il est impossible cependant d'en rapporter tout l'honneur à Abélard, d'autant que c'est à peu près la division de l'âme que l'on trouve exposée d'une manière si remarquable dans le l. III du _de Anima_ d'Aristote, [Grec: Listhaesis, phantasia, doxa, epistaemae, nous]. Il serait curieux de rechercher comment et par qui cette division avait passé dans le commerce philosophique. Car tout semble prouver qu'Abélard ne connaissait point le _de Anima_.] 1° Sens.--«L'intellect ou faculté de concevoir est lié avec le sens tant par l'origine que par le nom. Par l'origine, car dès qu'un des cinq sens atteint une chose, il nous en suggère aussitôt une certaine conception. En voyant en effet quelque chose, en flairant, entendant, goûtant ou touchant, nous concevons aussitôt ce que nous sentons; et il est si vrai que la faiblesse humaine est provoquée par le sens à s'élever à l'intelligence, que nous avons peine à donner à aucune chose la forme de la conception, si ce n'est à la ressemblance des choses corporelles que l'expérience des sens nous fait connaître. «Quant au langage, nous abusons souvent du mot de sens pour exprimer l'intelligence; par exemple nous disons le sens des mots, au lieu de dire le concept des mots. La vision aussi est prise souvent pour l'intelligence tant par Aristote que par la plupart des autres[557], peut-être parce que le sens nous paraît ressembler davantage à l'intelligence. En effet, l'esprit se représente la chose qu'il conçoit, d'une manière analogue à celle dont nous contemplons, comme placée devant nous, une chose prochaine ou éloignée. [Note 557: Je ne vois que les représentations mentales, les _fantaisies_ des Grecs, que Boèce propose d'appeler _visa_. (_In Porph. a Victor., Dial._, I, p. 8.)] «Le sens et l'intellect étant donc réunis par l'origine et le nom, il m'a paru nécessaire d'assigner leur différence, vu qu'ils opèrent ensemble dans l'âme[558].» [Note 558: _De Intell._, p. 461-462.] La différence, c'est que la perception d'une chose corporelle par le sens a besoin d'un instrument corporel, c'est-à-dire que l'âme doit être appliquée à un objet par un intermédiaire physique, comme l'oeil ou l'oreille, tandis que l'intellect qui conçoit, c'est-à-dire la pensée même de l'âme, n'a besoin ni de l'instrument corporel, ni même de l'effet d'une chose réelle à concevoir, puisque l'intelligence se pose des choses existantes ou non, corporelles ou non, soit en se rappelant le passé, soit en prévoyant l'avenir, soit même en se figurant ce qui n'exista jamais. La seconde différence, c'est que le sens n'a aucune faculté de juger d'une chose, c'est-à-dire d'en concevoir la nature ou la propriété; aussi est-il commun aux animaux sans raison et aux animaux raisonnables. L'intelligence, au contraire, n'opère que par la conception rationnelle de la nature ou de la propriété des choses, même quand elle conçoit à faux. Aussi point d'entendement sans la raison, ou sans la faculté par laquelle un esprit capable de discernement parvient à distinguer et à juger les natures des choses. 2° Raison.--Les animaux qui ont la raison ont, en langage scolastique, la rationnalité. La science ne met entre ces deux choses qu'une différence de degré. La seconde appartient à tous les esprits, tant des hommes que des anges; la première, seulement à ceux qui sont capables de discernement (_discretis_, aux personnes discrètes); quiconque peut juger les propriétés des choses possède la rationnalité. Celui dont le jugement, exempt des atteintes de l'âge ou des troubles de l'organisation, s'exerce avec facilité, a seul la raison. Or la raison est en essence la même chose que l'esprit (_animus_). La conception, ou l'acte de l'intelligence en tant qu'elle conçoit, distincte des sens comme de la raison, descend ou provient de celle-ci dont elle est comme l'effet perpétuel; elle n'est donc pas la raison, quoiqu'il n'y ait pas conception là où manque la raison. 3° Imagination.--La conception diffère aussi de l'imagination, qui n'est qu'un souvenir du sens, ou la faculté par laquelle l'esprit retient l'affection du sens, en l'absence de la chose qui l'avait produite. Ce n'est pas qu'il ne puisse y avoir en même temps dans l'âme imagination et conception, aussi bien que conception et sens, et dans les deux cas il y a quelque jugement; mais c'est un acte de l'intelligence, et non pas de l'imagination et du sens. L'une se rapporte aux choses absentes, l'autre aux choses présentes; la conception se produit pour les choses absentes comme pour les choses présentes. Mais nous pouvons sentir les choses sans les concevoir, autrement nous penserions toujours au ciel et à la terre, que nous voyons toujours. Quand le sens agit, l'imagination ne peut agir avec lui et en lui; mais dès qu'il cesse, elle le supplée. C'est une confuse perception de l'âme aussi bien que le sens. Ce qui est capable de sens est capable d'imagination. Les bêtes elles-mêmes n'en sont pas dépourvues, suivant Boèce[559]. Mais n'y a-t-il imagination qu'à la condition du sens? Abélard penche pour l'affirmative; il veut que non-seulement les objets insensibles et incorporels ne soient que des concepts intellectuels, mais qu'il en soit, de même des objets corporels que l'intelligence conçoit sans les avoir présents par les sens. Si Aristote a dit que nos conceptions n'ont jamais lieu sans imagination[560], cela signifie, selon lui, que lorsque nous tâchons d'atteindre et de juger la nature ou la propriété d'une chose par la seule intelligence, l'habitude du sens, d'où naît toute connaissance humaine, _sensus consuetudo a quo omnis humana surgit notitia_, suggère à l'esprit par l'imagination de certaines choses auxquelles nous n'entendons nullement penser. Voulons-nous, par exemple, ne concevoir dans l'homme que ce qui appartient à la nature de l'humanité, c'est-à-dire le concevoir comme _animal rationnel mortel_; beaucoup de choses que nous avons eu l'intention d'écarter se présentent à l'âme malgré elle par l'effet de l'imagination, comme la couleur, la longueur, la disposition des membres, et les autres formes accidentelles du corps; en sorte que par un effet singulier, _quod mirabile est_, lorsque je cherche à penser à quelque chose d'incorporel, l'habitude de sentir me force à l'imaginer corporel; ce que je conçois comme incolore, je l'imagine nécessairement coloré. C'est que les sens sont en nous ce qui s'éveille d'abord; leurs opérations se renouvellent sans cesse; ensuite l'esprit s'élève à l'imagination, puis à la conception de l'intelligence. [Note 559: _De Consolat. phil._, V, p. 944.] [Note 560: Aristote dit cela dans le Traité de l'âme et dans celui de la Mémoire. (_De Anim._, III, VIII.--_De Mem. et Remin._, I.) Abélard ne les connaissait pas; mais Boèce cite textuellement un passage du _de Anima_, et c'est là qu'Abélard s'est instruit. (Boeth., _De Interp._, ed. sec., p. 298.)] Toutefois, Boèce dit «qu'il est une intelligence qui appartient à bien peu d'hommes, et à Dieu seul, laquelle dépasse tellement et le sens et l'imagination qu'elle agit sans l'un et sans l'autre[561]; par elle, rien ne s'offre à l'esprit que ce qui se pense et se comprend; pour elle, point de perception confuse. Évidemment Dieu ne saurait avoir ni sens ni imagination; son intelligence atteint et contient tout; car comprendre, c'est savoir. Cette intelligence-là que Boèce accorde à un petit nombre d'hommes, croyons, avec Aristote, qu'elle ne peut se rencontrer dans cette vie, si ce n'est chez l'homme que l'excès de la contemplation élève à la révélation divine. Et cet essor de l'âme, il faut l'appeler science plutôt que simple intelligence, et le rapporter à l'esprit divin plutôt qu'à l'esprit humain. L'âme qui vient de Dieu se pénètre de Dieu, pour ainsi dire, et dans l'homme qui s'évanouit et meurt en quelque sorte, Dieu paraît[562].» [Note 561: Boeth., _De Interp._, ed. sec., p. 296.] [Note 562: _De Intell._, p. 467. Ceci semble un souvenir du Timée plutôt que du _de Anima_. Voyez pourtant III, V.] 4° Estimation.--Distinguons encore l'entendement ou l'intelligence de l'estimation et de la science. On confond quelquefois l'estimation avec l'intelligence; car on doit estimer pour comprendre, et le mot de pensée (_opinio_), synonyme de celui d'estimation, est quelquefois transporté à la conception. Mais estimer, c'est croire; l'estimation est la même chose que la créance ou la foi[563]. Comprendre, c'est apercevoir (_speculari_) par la raison, soit que nous croyions ou non à ce que nous apercevons. Je comprends cette proposition: _l'homme est de bois_, et je ne la crois pas. Ainsi tout ce qu'on estime ou croit, on le comprend; mais l'inverse n'est pas vraie. D'ailleurs il n'y a estimation que de ce dont il y a proposition, c'est-à-dire conjonction ou division. [Note 563: Ce passage serait au besoin la preuve que cet ouvrage est d'Abélard. Celle analogie de l'_estimation_ avec la foi qu'il définit l'une par l'autre, est une opinion qu'il avait empruntée au _de Anima_ (III, iii), et que saint Bernard lui a reprochée. Voyez dans cet ouvrage le I. III, c. iv, et _Ab. Op., Introd._, I. I, p. 977.] 5° Science.--La science est cette certitude de l'esprit qui se soutient indépendamment de toute estimation ou conception. Aussi la science persiste-t-elle dans le sommeil, et Aristote place-t-il les sciences et les vertus, à raison de leur durée, parmi les habitudes, _habitus_[564], plutôt que parmi les dispositions de l'esprit. [Note 564: L'habitude, n'est pas l'accoutumance, mais ce que l'on a en propre comme une faculté naturelle, une _capacité_, suivant la traduction de M. Barthélemy Saint-Hilaire. La disposition ou diathèse, [Grec: tiùOttni], n'est qu'une affection peu durable. (_Categ._ VIII.--_De la Logique d'Arist._, t. 1, p. 167.)] Maintenant, tout ce qui appartient proprement à l'intelligence, entendement ou faculté de concevoir, ayant été séparé de tout le reste, il faut distinguer les différents concepts entre eux. Ils sont simples ou composés, uns ou multiples, bons (_sani_) ou mauvais (_cassi_), vrais ou faux; en outre, il y a une distinction à faire entre le concept du composant et celui des composés, entre le concept du divisant et celui des divisés, ou entre la division et l'abstraction. Les concepts sont simples, lorsque, ainsi que les actions ou les temps simples, ils ne se constituent pas de parties successives; les composés sont l'inverse. Il en est de la conception comme du discours qui la suscite, lequel est simple ou composé. Dire ou entendre: _l'homme se promène_, c'est passer par une suite d'énonciations significatives, celle d'_homme_, celle de _se promener_, et joindre l'une à l'autre. Il y a là des parties successives; car une énonciation, ainsi qu'une conception, peut rester simple et avoir des parties, si elles ne sont pas successives. Exemples: _deux, trois, troupeau, amas, maison_. La combinaison qui résulte de la matière et de la forme, ou bien de parties agrégées ensemble, n'exclut pas la simplicité. Exemple: le nom d'_homme_, qui désigne en même temps la matière, _animal_, et la forme de la _rationnalité_ et de la _mortalité_. Les mêmes choses peuvent être conçues et par une conception simple et par une conception successive. Je puis voir tantôt d'une seule et même intuition, tantôt par succession et en plusieurs regards, trois pierres placées devant moi. Ce que fait ici le sens, l'entendement le peut faire. Là est la différence des conceptions exprimées par le mot (_intellectus dictionis_) ou par l'oraison (_intellectus orationis_), qui désignent d'ailleurs la même chose. Ainsi le nom _animal_ et sa définition _corps animé sensible_ suggèrent la même pensée; toute la différence, c'est que l'un donne à la fois trois choses, et l'autre les donne successivement. Ainsi la conception donne les choses comme jointes, ou joint les choses pour les donner. Elle est ainsi ou simultanée ou successive. La différence entre les concepts de mot et les concepts d'oraison s'applique aux concepts qui donnent les choses comme séparées ou qui en opèrent la séparation, et qu'Abélard appelle concept des divisés et concept divisant. _Animal_ donne un concept de choses jointes; _non-animal_ est un nom infini ou indéterminé; il signifie la chose _qui n'est pas animal_, laquelle donne un concept de choses divisées (_intellectus divisorum_); et comme la définition de l'_animal_ donne un concept de jonction, la description du _non-animal_ donne un concept de division, proprement un concept divisant (_intellectus dividens_)[565]. [Note 565: _De Intell._, p. 468-473.--Tout ceci concorde avec ce qui a été dit au chapitre précédent sur la division, la description, etc.] Les concepts simples ou composés sont uns, s'ils consistent dans une seule jonction, ou dans une seule division ou disjonction; autrement ils sont multiples. «La jonction, comme la division ou disjonction, est une, lorsque l'esprit marche continûment d'un seul et même élan, et n'a qu'une intention mentale, par laquelle il accomplit sans interruption le cours une fois commencé d'un premier concept.» Ce langage un peu figuré signifie qu'il y a unité dans un concept, fût-il composé de parties et de parties successives, lorsque l'esprit le forme par un seul et même acte, lorsqu'il n'y a du moins rien de successif dans l'opération intellectuelle. En effet, quand même vous prendriez des choses successives, si vous les combinez de telle sorte qu'en les parcourant discursivement (_discurrendo_), vous posiez une seule essence; ou bien quand, par la force d'une seule affirmation, voua assemblez et rendez réciproquement unis des éléments divers par le lien de l'attribution, par celui de la condition ou du temps, ou par tout autre mode; pourvu qu'il y ait impulsion mentale unique, il y a unité de concept. Quand je prononce continûment _animal raisonnable_, l'auditeur conçoit _animal_ et _rationnalité_ comme une seule chose, il en fait un tout; et semblablement, quand je dis _animal non-raisonnable_. Peu importe d'ailleurs que la chose soit réellement ou non comme elle est conçue; le concept n'en existe pas moins. _Caillou raisonnable_ et _chimère blanche_ sont des concepts uns, comme _animal raisonnable_ et _homme blanc_. Cette unité se trouve même dans les propositions transitives, et dans celles dont les termes sont liés par le cas oblique. Dans le concept, _la maison de Socrate_, il y a unité comme dans celui-ci, _maison socratique_. Dans un seul concept peuvent se faire plusieurs jonctions, plusieurs divisions. Mais l'unité de concept disparaît avec la continuité de l'acte. Les concepts sont bons (_sani_), lorsque par eux nous entendons les choses comme elles sont; autrement, ils sont mauvais (_cassi_), et on les appelle opinions plutôt que concepts. «L'opinion, dit Aristote, est la pensée de ce qui n'est pas, plutôt que de ce qui est.[566]» Suivant lui, les concepts sont bons, lorsqu'ils ressemblent aux choses. Le concept d'_homme_ serait, comme le concept de la _chimère_, un concept vain et mauvais, s'il n'y avait pas d'homme du tout. [Note 566: Abélard altère un peu la pensée d'Aristote et la transforme en proposition générale. Aristote dit seulement que, bien que ce qui n'est pas puisse être pensé (_opinabile_), il n'en faut pas conclure que ce qui n'est pas soit quelque chose, puisque cette pensée ou opination, _opinatio_, est, non qu'il est, mais qu'il n'est pas. Tel est le sens de la version do Boèce qu'Abélard avait apparemment sous les yeux (_De Interp_., ed. sec., I. V, p. 423). Dans le texte grec, il y a littéralement: «Le non-être, parce qu'il est _pensable_ (_opinabile_), n'est pas pour cela dit avec vérité être quelque chose de réel, _ens quiddam_, puisque nous ne pensons pas qu'il soit, mais qu'il n'est pas.» (_Hermen_., XI.) Au reste, si l'on voulait approfondir toute cette partie de la logique d'Abélard, il faudrait se reporter à sa Dialectique; là, à l'occasion de la proposition et du prédicat, il expose sous une autre forme une partie des idées que nous retrouvons ici. (_Dial_., p. 237-251.)] La vérité et la fausseté né s'appliquent qu'aux concepts composés, soit qu'ils joignent, soit qu'ils divisent, c'est-à-dire soit affirmatifs, soit négatifs. Car il faut qu'il y ait possibilité de délibération ou de jugement, pour que les concepts soient vrais ou faux. On juge suivant le concept ou par le concept; et le concept par lequel on juge n'est pas la même chose que le concept suivant lequel on juge; le concept par lequel on juge, c'est-à-dire la conception du jugement, n'est que l'opération par laquelle nous concevons une jonction ou une division d'où résulte un jugement. Le concept suivant lequel (_secundum quem_) on juge, c'est-à-dire le concept qui est la base du jugement, est cette partie du concept total du jugement dans laquelle réside toute la force du jugement; tels sont les concepts des prédicats. Le sujet n'est posé que pour recevoir la chose que nous voulons lui assigner par jugement; mais le prédicat est posé _pour dénoter l'état auquel nous voulons que la chose soit rapportée par jugement_[567]; c'est-à-dire, en langage moins technique, pour assigner une chose à une autre en vertu d'un certain rapport. Le sujet est le terme posé en premier concept, et auquel est substituée la chose que le jugement y joint ou en sépare; le prédicat est dit du sujet, non le sujet du prédicat. La force de la proposition étant dans ce qui _est dit_, toute la vertu de l'acte intellectuel qui juge ou de la conception de jugement est dans le concept du terme qui _est dit_ ou du prédicat. [Note 567: «Ad denotandum statum secundum quem eam deliberari volumus.» (p. 477.)] Le concept divisant est le concept de négation. Il sépare quelque chose de quelque chose: _un homme n'est pas un cheval, celui qui est debout n'est pas assis_. Le concept de disjonction est un concept d'affirmation; il ne sépare pas les choses; mais de plusieurs conceptions de l'esprit, il en constitue une: _quelque chose est homme ou cheval, sain ou malade_, etc. Les propositions disjonctives hypothétiques sont des concepts de disjonction. Tout concept qui donne la chose comme elle est, est-il bon? Tout concept qui donne la chose comme elle n'est pas, est-il mauvais? L'affirmative paraît vraie; cependant tout concept obtenu par abstraction, _omnis per abstractionem habitus intellectus_, donne la chose autrement qu'elle n'est. A peine existe-t-il un concept d'une chose non sujette aux sens, qui ne la donne pas à quelques égards autrement qu'elle n'est. «Les concepts par abstraction sont ceux dans lesquels une nature d'une certaine forme, est prise indépendamment de la matière qui lui sert de sujet, ou bien dans lesquels une nature quelconque est pensée indifféremment, sans distinction d'aucun des individus auxquels elle appartient. Par exemple, je prends _la couleur d'un corps_ ou _la science d'une âme_ dans ce qu'elle a de propre, c'est-à-dire en tant que qualité; j'abstrais en quelque sorte les formes des sujets substantiels, pour les considérer en elles-mêmes, en leur propre nature, et sans faire attention aux sujets qui leur sont unis. Si je considère ainsi indifféremment la nature humaine qui est en chaque homme, sans faire attention à la distinction personnelle d'aucun homme en particulier, je conçois simplement l'homme en tant qu'homme, c'est-à-dire comme animal rationnel mortel, et non comme tel ou tel homme, et j'abstrais l'universel des sujets individuels. L'abstraction consiste donc à isoler les supérieurs des inférieurs, les universaux des individuels, leurs sujets de prédication, et les formes des matières, leurs sujets de fondation. La soustraction (_subtractio_) sera le contraire. Elle a lieu, quand l'intelligence soustrait le sujet de ce qui lui est attribué, et le considère en lui-même; par exemple, lorsqu'elle s'efforce de concevoir, indépendamment d'aucune forme, la nature d'un sujet essentiel. Dans les deux cas, le concept qui abstrait ou soustrait, donne la chose autrement qu'elle n'est, puisque la chose qui n'existe que réunie y est conçue séparément.» Or comme personne, en voulant penser une chose, n'est capable de la penser dans toutes ses essences ou propriétés, mais seulement en quelques-unes d'entre elles, l'esprit est forcé de concevoir la chose autrement qu'elle n'est. Ainsi _ce corps_ est _corps, homme, blanc, chaud_, et mille autres choses. Cependant, considéré en tant que corps, il est conçu séparément de toutes ces choses, c'est-à-dire autre qu'il n'est en effet. Le concept de corps, indépendamment de toute forme ou qualité, est celui d'une nature quelconque prise comme universelle, c'est-à-dire indifféremment ou sans application à aucun individu. Or ce corps pur n'existe nulle part ainsi; rien dans la nature n'existe indifféremment, d'une manière indéterminée. Toute chose est individuellement distincte, une numériquement. La substance corporelle dans ce corps, qu'est-elle autre chose que ce corps lui-même? La nature humaine dans cet homme, dans Socrate, qu'est-elle autre chose que Socrate même? Quant aux choses absentes, insensibles, incorporelles, qui peut les connaître comme elles sont? Qui ne les conçoit autrement qu'elles ne sont? Représentez-vous, quand elle est absente, la chose que vous avez vue; plus tard, vous la trouverez tout autre sous plus d'un rapport que vous ne vous l'êtes représentée. Qui ne conçoit les choses incorporelles à l'image des corporelles, et qui, pensant à Dieu ou à l'esprit, n'imagine pas l'un ou l'autre avec quelque forme, ou quelque habitude corporelle, quoique Dieu ni l'esprit n'en ait aucune? Qui ne conçoit les esprits comme circonscrits localement, composés, colorés, investis de modes propres aux corps, et cela, parce que toute la connaissance humaine vient des sens? Or, si l'expérience des sens nous pousse à figurer ainsi nos idées, et si tout concept d'une chose dans un autre état que son état réel, doit être tenu pour vain et mauvais, quelle conception humaine ne doit pas être condamnée? Passons à l'autre partie de la question. Tout concept qui donne la chose comme elle est, doit-il être tenu pour bon? cela ne paraît pas contestable. Cependant, concevoir qu'_un homme est un âne_, n'est pas un concept faux, si l'on entend, par exemple, que l'_homme est un animal_ comme l'âne. Qu'est-ce donc que ce concept faux, qui donne la chose comme elle est? Comment admettre que la vérité et la fausseté, formes contradictoires des concepts, se réunissent dans le même concept, ou soient combinées dans le même acte d'un même esprit indivisible? En définitive, _concevoir une chose autrement qu'elle n'est_, peut vouloir dire--ou que le mode de conception diffère du mode d'existence, par exemple qu'on la conçoit séparée, quoiqu'elle ne le soit pas, pure, quoiqu'elle soit mixte;--ou bien que la chose est conçue comme existant dans un état, avec un mode autre que l'état ou le mode réel.--Dans le premier cas, _autrement_ se rapporte à _concevoir_; dans le second, il se rapporte au verbe exprimé ou sous-entendu dans la conception. Dans le premier cas, la chose est _autrement conçue_ qu'elle n'est dans la réalité, et la conception n'est pas vaine pour cela. Dans le second, la chose est conçue comme _étant autrement_ qu'elle n'est, et c'est une vaine conception. De même, cette proposition: «Le concept est juste et valable, quand la chose est conçue _comme elle est_,» n'est une proposition vraie, que si l'on ajoute _comme elle est dans le sens où elle est conçue_. Tout dépend de ce que l'esprit entend, quand il conçoit. Suivant le sens qu'il attache à ce qu'il affirme, un même concept peut être vrai et faux en même temps. C'est le cas de tout concept qui peut être ramené à la forme d'une proposition hypothétique. Par exemple, _l'homme est un âne_, peut être ramené à cette forme: _Si l'on entend que l'homme est un animal comme l'âne, l'homme est un âne_. Tel est l'exemple fameux: _Si Socrate est une pierre. Socrate est une perle_[568]. [Note 568: Toutes ces distinctions, ainsi que tout ce qui, dans le _de Intellectibus_, appartient plus à la logique qu'à la psychologie, ont été traitées plus complétement dans la Dialectique. (Part. II, p. 237-251.)] La conception d'une proposition n'est pas le simple acte intellectuel qu'on nomme concept, mais celui dans lequel une vue de l'esprit et une notion qui la développe et l'explique s'unissent et forment un tout. Ce qu'Abélard appelle _intellectus_, est proprement l'idée, selon la plupart des philosophes modernes. Seulement, il ne réduit pas l'idée à la simple perception; le concept n'est pas uniquement la chose en tant que pensée; c'est la pensée qui en donne une connaissance déterminée. Constituer un concept revient au même que signifier ou énoncer qu'une chose est. Cependant il ne faudrait pas en conclure que le fait de signifier une chose constitue un concept de la chose. Car chaque mot en particulier signifie et le concept et la chose, ce qui ne veut pas dire qu'il signifie une signification ni qu'un concept constitue un autre concept. La signification rend le concept qu'elle suppose[569]. [Note 569: _De Intell_., p. 475-497.] A part les formes de la dialectique, on doit reconnaître ici la théorie tant répétée de la formation des idées. La sensation, l'imagination, le concept (tant simple que composé, tant un que multiple), le jugement, le concept exprimé ou le terme, le jugement exprimé ou la proposition, la vérité ou la fausseté des concepts et des jugements, c'est bien là le sujet et l'ordre habituel des psychologies élémentaires. Il ne faut pas s'étonner de retrouver ici des notions si familières aux modernes; ce n'est pas qu'Abélard les ait devancés, c'est qu'il a puisé à la même source; le fond de tout cela est dans Aristote[570]. [Note 570: Toutefois ce n'est pas Aristote même qu'il a consulté. Il a suivi Boèce, et il l'a rendu plus rigoureux et plus méthodique. (_In Porph._, I, p. 54. et _De Interp._, ed. sec., _passim._)] Quelle est la signification ou quel est le concept des mots universels? quelles choses signifient-ils, ou quelles choses sont comprises en eux? Lorsque j'entends le nom _homme_, nom commun à plusieurs choses auxquelles il convient également, quelle chose entend mon esprit? c'est l'homme en lui-même, doit-on répondre. Mais tout _homme_ est celui-ci, celui-là ou tout autre. La sensation, nous dit-on, ne donne jamais que tel _homme_ déterminé, et raisonnant de l'entendement comme du sens, on affirme que le concept d'_homme_ ne peut être que le concept d'un homme déterminé: _homme_ équivaut à _un certain homme_. Il faut répondre que concevoir l'homme, c'est concevoir la nature humaine, c'est-à-dire un animal de telle qualité. Lors donc qu'on objecte que _tout homme_ étant celui-ci ou celui-là, concevoir l'_homme_, c'est concevoir celui-ci ou tel autre, le syllogisme n'est pas régulier. Il faudrait dire que _tout concept de l'homme_ est le concept de celui-ci ou de celui-là; alors le moyen terme serait mieux maintenu, et la conjonction des extrêmes se ferait en règle; mais l'assomption serait fausse. Quand je dis _une cape[571] est désirée par moi_, ce qui revient à dire _je désire une cape_; quoique toute _cape_ soit celle-ci ou celle-là, il ne s'ensuit pas que je désire celle-ci ou celle-là. Mais si je disais: _Je désire une cape, et quiconque désire une cape désire celle-ci ou celle-là_, l'argumentation serait juste et la conclusion légitime. De même, on peut dire: _Si j'ai la sensation d'un homme, tout homme étant tel ou tel homme, j'ai la sensation de tel ou tel homme_; mais il ne s'ensuit nullement ce qu'on en veut conclure. Qu'il soit de la nature du sens de ne pouvoir s'exercer que sur une chose existante déterminée, qu'en conséquence la sensation d'homme ne puisse être que la sensation causée par cet homme-ci ou cet homme-là, accordez-le; mais l'entendement n'a pas, comme le sens, besoin pour agir d'une chose réelle, puisqu'il s'applique aux choses passées, futures, qui n'ont jamais été, qui ne seront jamais. Pour penser à l'homme, pour avoir un concept dans lequel entre l'idée de la nature humaine, il n'est donc pas nécessaire d'avoir présent à l'esprit tel ou tel homme déterminé. La nature humaine peut être l'objet de concepts innombrables, comme ce concept simple du nom spécial d'_homme_ ou de l'_homme_ pris comme espèce, aussi bien que de l'_homme blanc_, de l'_homme assis_, que sais-je? de l'_homme cornu_, qui n'existe pas; en un mot, comme toutes les conceptions dans lesquelles entre la nature humaine, soit avec la distinction d'une personne déterminée comme Socrate, soit indifféremment ou sans aucune détermination personnelle. [Note 571: _Capa_, espèce de capuchon, _bardocucullus_.] Abélard énonce ici brièvement certaines objections, mais à peine indique-t-il à quoi elles tendent, et pourquoi il est intéressant de les lever. Sous leur forme technique, leur importance échappe, et le texte de cet ouvrage ressemble à un sommaire de principes et d'arguments, applicables à des controverses usuelles, à des questions connues, et que devaient éclaircir ou développer, soit l'interprétation orale, soit au moins l'intelligence du lecteur, déjà familiarisé avec ce dont il s'agissait[572]. Essayons de suppléer à l'une et à l'autre. [Note 572: _De Intel._, p. 487-492.] Il s'agit de savoir ce que signifient les noms des universaux, ou quels sont les objets des conceptions générales ou spéciales. Abélard vient de dire que ces noms désignent des conceptions universelles, et que celles-ci, pour être valables et vraies, n'ont pas besoin de se rapporter à des objets sensibles et déterminés, parce qu'elles sont l'oeuvre de l'intelligence et non de la sensibilité. C'est la sensibilité qui veut des objets certains, réels, individuels; l'intelligence procède autrement, puisqu'elle conçoit ce qui est absent, insensible, indéterminé, ce qui n'est pas. Les conceptions générales ne sont donc pas nécessairement de purs mots, mais peuvent être de vraies conceptions, quoiqu'elles ne se rapportent pas à des objets individuels. A cela on aura trouvé une forte objection, si l'on démontre qu'il y a des mots, ressemblant à des noms de conceptions, qui ne désignent ni des conceptions réelles, ni des conceptions possibles; ce ne seront que des semblants de conceptions; ces conceptions n'en auront que le nom; il faudra bien reconnaître que tout nom ne suppose pas un concept, et le nominalisme aura gagné un premier point fort important. Ainsi, par exemple, je dis _tout homme_, et cependant je ne conçois pas actuellement _tout homme_, car il faudrait concevoir _tous les hommes_, et cela est impossible; on peut donc nommer une conception sans l'avoir. Semblablement, de deux je dis que l'_un court_, et comme je ne sais lequel, ni peut-être même de quel être il s'agit, je n'ai point la conception de ce que je dis. A plus forte raison, ne puis-je avoir la conception de la _chimère blanche_ ou simplement de la _chimère_, ni du _non-intelligible_ ou _non-concevable_. Puis donc que je prononce ces mots comme des conceptions et que j'en raisonne, et qu'en réalité je ne les comprends pas, il suit que ce ne sont que des mots. Qu'est-ce que des concepts qui ne sont pas conçus, des produits de l'entendement qui ne sont pas entendus, de l'intellectuel sans intelligence? Ainsi les concepts, autres que ceux qui correspondent à des choses individuelles, ne sont pas même des idées, ce ne sont que des noms. Abélard répond en expliquant dans quel sens on conçoit les diverses propositions opposées comme des difficultés. Concevoir _tout homme_, c'est, selon lui, concevoir, non-seulement l'oraison _tout homme_, mais _un homme quelconque_, ou quiconque a la nature humaine. Ce n'est pas tel ou tel homme, Socrate ou Platon, quoique tel ou tel homme, Socrate ou Platon, soit compris sous le concept de _tout homme_. C'est la conception de la nature humaine, sans détermination individuelle; et cette conception comprend tous les individus, quoique aucune intelligence ne suffise à les considérer tous individuellement et en même temps. Dire _l'un de ces deux court_, c'est concevoir l'une ou l'autre de ces deux choses vraies, savoir ou qu'_il y en a un qui court_, ou que _c'est celui-ci_ et non _celui-là qui court_, et l'on ne peut dire que ce concept ne se rapporte à rien de réel. Quant à _la chimère_, elle n'est pas réelle, et elle est conçue comme n'étant pas réelle. Ce qui n'empêche pas de concevoir que, si elle était réelle et qu'elle fût blanche, elle serait blanche; et dans ce cas, il y aurait lieu à cette proposition, _elle est blanche_. Quant au _non-intelligible_, c'est un attribut général qui, en tant que général, peut être conçu, quoique une chose particulière non-intelligible fût précisément ce qui ne peut être conçu. Autre est de concevoir qu'une chose est inconcevable, autre de concevoir une chose inconcevable. Ainsi les exemples cités ne prouvent pas que certains mots, désignant des idées qui ne représentent rien de sensible ou de déterminé, ne soient que des mots, et ne signifient ni choses ni idées, c'est-à-dire ne signifient rien. Ils ne prouvent pas davantage que, pour ne représenter directement rien de déterminé ni de sensible, des idées soient vaines et fausses, et par conséquent, on ne peut conclure des exemples cités, à la vanité, à la fausseté, à la nullité des conceptions générales quelconques. Nous avons évidemment ici l'argumentation et la réfutation du nominalisme. Abélard ne le dit pas en termes exprès, mais il le fait comprendre, et en posant les exemples ci-dessus comme des difficultés, il nous fait connaître, sans aucun doute, quelques-unes des objections de Roscelin ou de ses partisans. Nous apprenons ainsi à quel point le nominalisme différait du conceptualisme. Le premier ne niait pas seulement les essences générales, mais les conceptions générales et abstraites; il ne laissait aux genres, aux espèces, aux êtres de raison, pas même une place dans l'esprit. Il était absolu. Cela nous explique comment le conceptualisme, qu'on est souvent porté à confondre avec le nominalisme, s'élevait alors à l'importance d'une doctrine positive, distincte, déterminée. C'était un intermédiaire réel entre le réalisme et le nominalisme. Le premier disait que les universaux étaient non-seulement des idées et des mots, mais des réalités; le conceptualisme, qu'ils n'étaient pas des réalités, mais des idées et des mots; le nominalisme, qu'ils n'étaient ni des réalités, ni des idées, mais des noms. Le fond du nominalisme était donc que nous n'avons d'idées que des objets sensibles. La psychologie se réduisait donc à la sensation et à la mémoire, pour toutes facultés fondamentales. L'intelligence, purement passive, faculté à la suite de la sensation et de la mémoire, se bornait à concevoir leurs objets, c'est-à-dire à la simple représentation. Il ne lui restait en propre que je ne sais quelle activité vaine qui se produisait dans le langage, lequel débordait nécessairement la réalité et la pensée. Les langues étaient pleines de fictions gratuites. On voit comment le nominalisme se ramenait à un étroit sensualisme. Abélard, quoiqu'il fût de l'école d'Aristote, et qu'il adoptât par conséquent quelques-uns des principes du sensualisme, entendait les choses plus largement, et s'il ne s'affranchissait pas de quelques-unes des conséquences de ces principes avec la même hardiesse que son maître, cependant il ne peut être confondu avec les sectateurs de cette étroite doctrine. Il disait bien que toute connaissance _surgit des sens_[573]. Il admettait bien qu'il n'y a dans la nature que des choses déterminées, que les réalités sont toutes individuelles; il croyait donc que les genres et les espèces ne sont pas réels en eux-mêmes. Mais si l'intelligence est instruite, excitée par les sens, si les sensations suscitent des concepts[574], cependant l'intelligence est distincte des sens; elle en est profondément différente; elle l'est même de l'imagination, qui n'est que la faculté de se représenter les choses sensibles. La sensation, l'imagination, tout cela n'est que perception confuse. L'intelligence a des perceptions plus distinctes ou plutôt des conceptions (concepts, intellects, idées), qui sont de plus en plus indépendantes, de plus en plus dégagées des perceptions sensibles et imaginatives; et elle peut même arriver très-près de l'état d'une intelligence pure, qui comprend par elle-même et directement, à la manière de l'intelligence divine. Or, elle a cette puissance à deux conditions, c'est non-seulement de changer en idées les perceptions sensibles, mais de se faire des idées, dont l'objet n'a pas été senti, dont l'objet ne peut l'être, dont l'objet même n'existe pas. En d'autres termes, l'intelligence a des idées sensibles ou de représentation, et des idées purement intelligibles ou intellectuelles, savoir celles des choses invisibles, celles des choses inconnues, celles des choses universelles, celles des choses abstraites. Ainsi, l'homme est non-seulement en communication avec la nature physique, mais il l'excède; il est naturellement métaphysicien; voilà l'homme d'Abélard et d'Aristote. [Note 573: _De Intell._, p. 466 et 482.] [Note 574: _Id._, p. 462.] On voit que le conceptualisme, quoique venu à l'occasion d'une question logique, est une psychologie. Cette psychologie est sommaire, succincte, incomplète, je le veux; elle n'est pas inattaquable, j'en conviens encore. Mais elle ne donne pas une trop mesquine idée de l'esprit humain; elle est loin de limiter trop étroitement sa portée ni ses forces. On peut la trouver hésitante, obscure, fautive sur la question ontologique; elle ne jette sur la réalité qu'un regard de passage, et peut-être ignore-t-elle les rapports mystérieux et certains qui unissent le monde des idées avec le monde des choses. Mais les philosophies qui peuvent lui en faire un reproche, ne sont pas fort nombreuses. Platon n'avait pas réussi à persuader Aristote, et le néo-platonisme n'a rien fondé. Chez les modernes, Locke et Reid n'en savent pas beaucoup plus qu'Abélard; Kant en sait plus, mais il doute davantage. Quelques mots de Descartes et de Leibnitz composent tout ce que nous avons gagné sur l'antiquité. Aucune doctrine formelle, complètement développée, définitivement reconnue, n'a encore réalisé le modèle difficile d'une ontologie philosophique. Spinoza n'a laissé qu'un exemple redouté. Peut-être Hegel n'a-t-il rien fait de plus. L'avenir jugera la tentative créatrice de Schelling. Rien de lui n'est encore assuré que la gloire de son nom. Quoi qu'il en soit, vous venez de voir ici par l'exemple le plus éclatant, comment une simple question de dialectique contenait ou engendrait les plus hautes questions de métaphysique, et comment les scolastiques pouvaient être conduits par la spécialité de leur art aux grandes généralités de la science. L'art des scolastiques est celui de décomposer le langage et le raisonnement. L'analyse des éléments de la proposition les mène ou plutôt les oblige à rechercher quelles sont nos diverses idées, comment nous les formons, quels sont les divers rapports des êtres, leurs modes, leurs natures, leurs essences. Qu'y a-t-il au delà? où sont de plus grandes, de plus fondamentales questions? Mais la manière de les traiter est singulière; elle ne va pas droit au fond des choses; elle les aborde obliquement, d'une façon détournée, incidente, et à propos des questions logiques. La logique donne une certaine définition de la substance, une certaine énumération des catégories; comme introduction à cette double connaissance, on doit connaître la définition de certains attributs des choses, qui constituent entre autres les genres et les espèces; comment cette définition, une fois donnée, concorde-t-elle avec celles de la substance et des diverses catégories? De là plusieurs difficultés. Quelles sont ces difficultés? elles portent toutes sur l'application de certaines règles logiques à certaines propositions. Et comment cherche-t-on à les résoudre? par des distinctions destinées à mieux fixer le sens de ces règles et celui de ces propositions, en un mot, par de nouvelles recherches logiques. Et c'est ainsi, c'est indirectement, artificiellement pour ainsi dire, qu'en réussissant à éclaircir et à raccorder les différents principes de la dialectique, on aborde et l'on résout les problèmes tant de la formation des idées que de la constitution des êtres. Ainsi se manifeste l'importance générale et la singularité particulière de la controverse des universaux. Nous en jugerons mieux en étudiant avec détail l'ouvrage qu'Abélard lui a spécialement consacré. FIN DU TOME PREMIER. TABLE. * * * * * PRÉFACE PREUVES ET AUTORITÉS DE L'HISTOIRE D'ABÉLARD LIVRE 1er.--VIE D'ABÉLARD LIVRE II.--DE LA PHILOSOPHIE D'ABÉLARD CHAPITRE 1er.--De la Philosophie scolastique en général CHAP. II.--De la Scolastique aux XIIe siècle, et de la question des universaux. CHAP. III.--De la logique d'Abélard.--_Dialectica_, première partie, ou des catégories et de l'interprétation. CHAP. IV.--Suite de la logique d'Abélard.--_Dialectica_, deuxième partie, ou les premiers analytiques.--Des futurs contingents. CHAP. V.--Suite de la logique d'Abélard.--_Dialectica_, troisième partie, ou les Topiques.--De la substance et de la cause. CHAP. VI.--Suite de la logique d'Abélard.--_Dialectica_, quatrième et cinquième parties, ou les seconds analytiques et le livre de la division et de la définition. CHAP. VII.--De la psychologie d'Abélard.--_De Intellectibus_. FIN DE LA TABLE DU PREMIER VOLUME. *** End of this LibraryBlog Digital Book "Abélard, Tome I" *** Copyright 2023 LibraryBlog. All rights reserved.