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Title: La Pantoufle de Sapho
Author: Sacher-Masoch, Leopold Ritter von, 1836-1895
Language: French
As this book started as an ASCII text book there are no pictures available.


*** Start of this LibraryBlog Digital Book "La Pantoufle de Sapho" ***


generously made available by the Bibliothèque nationale
de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr.



La Pantoufle
de
Sapho

& Autres Contes

CHARLES CARRINGTON,
Libraire-Éditeur
13, Faubourg Montmartre, Paris



Transcriber's Notes:
--All instances of oe should be read as a ligature, except in the name Goetz.
--[*] indicates a missing word or probable typo in the text.
--Other possible typos have been left as found in the original.
--This is only one story from the collection named on the title page.
  Some other stories were culled from the same collection and can also


SACHER MASOCH

L'AMOUR CRUEL A TRAVERS LES AGES

LA
PANTOUFLE DE SAPHO
et autres Contes

Traduit par D. DOLORÈS

[Illustration]

PARIS
CHARLES CARRINGTON, LIBRAIRE-ÉDITEUR
13, FAUBOURG MONTMARTRE, 13

1907



LA PANTOUFLE DE SAPHO
(1859)



[Illustration]

LA PANTOUFLE DE SAPHO

(1859)


L'hiver de 1859 étendait son blanc et floconneux tapis de neige sur les
remparts de la joyeuse capitale autrichienne et, aux environs, sur les
coupoles du Kahlenberg et du Leopoldsberg. Le monde brillant et
aristocratique était rentré des eaux et de ses terres, et l'on
s'amusait, dans les salons privés, ainsi qu'aux lieux de réjouissances
publiques, simplement et gaîment, comme cela n'était guère possible,
alors, que dans la ville impériale, résidence de l'empereur Franz.

Mais le point culminant des distractions et des plaisirs, comme de
l'intérêt artistique et littéraire, était encore et toujours le
Burgthéâtre, institution populaire au sens le plus élevé, où les
aspirations idéales de l'élite de la nation se joignaient aux efforts
les plus nobles, car une censure hautement sagace rognait les ailes
fougueuses du Pégase autrichien, et la vie politique n'agitait encore
que la Hongrie avoisinante, ne se manifestant guère que par les paroles,
les chansons et les actes des compagnonnages allemands et de quelques
étudiants des universités de Vienne ou de Prague.

Entre le public et les acteurs, régnait une véritable intimité, car les
Viennois de cette époque ne se contentaient pas d'admirer l'artiste sur
la scène; ils le suivaient dans sa vie journalière et jusque dans sa
demeure, non pour épier un scandale et s'amuser des vices des
protagonistes chargés d'incarner les rêves héroïques ou spirituels des
poètes, comme cela a lieu de nos jours, mais avec le naïf désir de voir
la pâle Louise assise à sa table à thé, d'entendre la rêveuse Charlotte
potiner en buvant du café, de surprendre la fière princesse Eboli en
train de tricoter des bas ou le vaillant chevalier Goetz de faire sa
partie de tarok. Le public viennois était au courant de tout ce qui se
passait derrière les coulisses. Il connaissait le nom de chaque
adorateur de la Stich; il savait toujours, à n'en pas douter, quel soir
Korn était plus rauque que de coutume et en quel lieu il avait bu le
champagne responsable, et, lorsqu'enfin Sophie Schroeder monta, tel un
soleil, au firmament de l'art dramatique, faisant pâlir toutes les
étoiles, il ne tomba pas une épingle dans le boudoir de la tragédienne
sans que le Tout-Vienne en fût informé, depuis le chancelier d'Etat
jusqu'à l'apprenti cordonnier, depuis le cocher de fiacre jusqu'à
l'empereur.

L'intérêt que prenait la ville entière à la personnalité de Sophie était
de nature exclusivement artistique, bien que partant d'un sentiment très
humain, car la Schroeder n'était ni belle ni même élégante.

Mais, quand elle paraissait drapée à la grecque, sur les planches, quand
sa superbe voix laissait tomber les ondes mélodiques de la langue
rythmée, quand son génie invoquait des figures d'une vérité saisissante
et d'une dignité surhumaine, elle entraînait les coeurs, comme jamais
aucune artiste ne l'avait fait. A ces moments, elle devenait belle,
d'une beauté antique et qu'on eût crue sortie d'un sarcophage ancien.

Sophie n'était pas grande, mais elle avait ce port de tête imposant que
possédait avant elle l'auteur du _Faust_, et qui la faisaient paraître
plus haute qu'elle ne l'était en réalité.

Il n'était pas une grande dame, pas une souveraine, qui ne lui eussent
envié sa distinction native et l'empire qu'elle exerçait sur les
mortels. Elle semblait née pour voir un peuple à ses pieds, tant son
regard était dominateur.

Sa situation matérielle eût pu être brillante, mais ne l'était point,
parce qu'en vraie fille de l'art, la Schroeder n'entendait rien aux
choses pratiques, et sa délicatesse s'opposait à ce qu'elle se laissât
entourer, par ses adorateurs, de ce luxe princier que possèdent de nos
jours les plus insignifiantes comédiennes.

Sophie avait une idée trop haute de l'amour, de l'art et
d'elle-même,--surtout d'elle-même,--pour se faire payer ses faveurs avec
des diamants. Si elle souriait à un homme, ce sourire partait du
coeur, et si elle consentait à l'enivrer, elle voulait être elle-même
heureuse de toute son âme. La courtisanerie qui engendre le dégoût et
dont, à l'heure actuelle, souffre et se meurt l'art dramatique, lui
était complètement inconnue.

Il était donc naturel que, ses fiers sourcils ayant décoché une fois de
plus les flèches d'amour dans un coeur, elle fût la dernière à en être
informée. On se chuchotait la nouvelle dans les loges, on en parlait
dans les fauteuils, on en riait en se poussant du coude, au parterre et
aux galeries, alors qu'elle-même ne savait rien encore du noble captif
qu'elle avait fait.

En l'année 1859, le public du Burgthéâtre remarqua un jeune homme qui,
chaque soir où la Schroeder jouait, occupait le fauteuil du coin de
gauche au premier rang, dont le regard, sitôt qu'elle paraissait,
s'attachait avec une émotion fiévreuse à tous ses mouvements, et dont
l'enthousiasme était si entraînant que, maintes fois, il oubliait les
lois du théâtre pour applaudir au milieu d'une scène. Tout Vienne savait
depuis longtemps que c'était un prince polonais, colossalement riche et
épris d'une délirante passion pour la tragédienne, avant que la
Schroeder se doutât seulement de l'existence de cet heureux
malheureux.

Un jour qu'elle attendait en scène le commencement du premier acte,
Sophie remarqua quelques comédiennes qui examinaient la salle à travers
le trou du rideau, et entendit le colloque suivant:

--Le voilà encore.

--Qui cela?

--Le soupirant muet de la Schroeder.

La Schroeder s'approcha pour mieux écouter.

--Fais-le-moi voir. Où donc est-il?

--Là, dans le coin de gauche, au premier rang.

La Schroeder, cette fois, en savait assez et, quand le rideau fut
levé, elle profita d'une réplique, pour chercher des yeux l'inconnu.

Quinze jours se passèrent avant qu'elle n'apprît son nom. Il était
effectivement polonais et fort riche, mais il n'était point prince, un
simple gentilhomme, Félicien de Wasilewski.

Depuis ce jour, Sophie le remarqua chaque fois qu'elle jouait, et elle
apprit que, tout aussi régulièrement, il demeurait absent quand elle ne
jouait point.

Au bout de peu de temps, une entente tacite s'établit entre la
tragédienne et son admirateur. En entrant en scène, son premier regard
était pour lui, de même son dernier coup d'oeil avant de sortir. Si
une tirade lui réussissait particulièrement, le Polonais hochait
imperceptiblement la tête et ce léger mouvement n'échappait point à
l'artiste. Quand, à l'issue de la représentation, elle montait dans le
carrosse du Burgthéâtre, surnommé ironiquement le _Chariot de Thespis_
parce qu'il résonnait avec un bruit de ferraille sur le pavé cahoteux de
l'antique ville, le Polonais se trouvait à la porte de sortie, la
dévorant de ses yeux ardents, bien qu'il ne pût apercevoir d'elle que le
bout de son nez, tout le reste étant emmitouflé de fourrures et de
voiles.

Un soir qu'elle venait de remplir un de ses meilleurs rôles, elle était
assise et prête à fermer la portière, quand une superbe couronne de
lauriers vint s'abattre à ses pieds.

Le Polonais la lui avait jetée et s'était aussitôt enfui.

Ce mystérieux et craintif hommage, en ce lieu solitaire et sous le
couvert de la nuit, toucha le coeur sensible et poétique de la
tragédienne plus que les ovations bruyantes et impétueuses à la lumière
des lustres et dans la salle comble.

La Schroeder commença à s'intéresser au jeune homme et à se demander
si elle pourrait l'aimer?

Une autre fois, le dégel était survenu; des cascades ruisselaient des
gouttières et des torrents mugissaient le long des trottoirs. La
Schroeder hésitait à enjamber les flaques d'eau qui la séparaient du
lourd véhicule. Le Polonais fut aussitôt sur place, étendit son manteau
sur le pavé, et elle put atteindre sa voiture, les pieds secs.

Cet exploit chevaleresque remplit de joie l'artiste, mais quand elle se
pencha pour remercier son cavalier-servant, celui-ci, ramassant son
manteau, s'était éclipsé.

       *       *       *       *       *

Grillparzer que son drame romantique de l'_Aïeule_ avait placé parmi les
dramaturges favoris de l'Allemagne, au temps où la tragédie du Destin
empruntée au théâtre espagnol, était de mode comme, de nos jours, le
drame d'adultère français, venait de confier au Burgthéâtre une nouvelle
pièce, intitulée _Sapho_. Quittant les abruptes sentiers romantiques, il
reprenait la large voie classique où Schiller et Goethe, après plus d'un
écart, s'étaient également retrouvés. Le rôle de Sapho avait été écrit,
non à la manière de nos ouvriers modernes, qui ajustent leurs rôles sur
les acteurs, comme un tailleur ajuste un costume,--Grillparzer était
poète dans l'âme et c'est du fond de son être qu'il tirait ses
héros--mais, pas plus que le reste du monde, il ne pouvait échapper à la
puissante influence de la Schroeder, ni se dérober à l'impression
grandiose qu'elle produisait, et le rôle de son héroïne avait pris, à
son insu, les traits et l'allure de la tragédienne à qui naturellement
il incombait.

Le matin de la répétition de lecture, tandis que la pure et idéale
diction de Sophie enthousiasmait ses camarades et remplissait le coeur
modeste de l'auteur d'un glorieux espoir dans [*] succès futur, au coin
de la place Saint-Michel et du marché aux choux, se tenait une femme
pauvrement vêtue, qui cachait son visage sous le fichu passé sur sa
tête. Elle semblait avoir honte, pourtant elle ne mendiait point et se
serrait, inquiète, contre la muraille, en tremblant de tous ses membres,
car il faisait un froid impitoyable et elle ne portait qu'une robe d'été
rapiécée sous son vieux fichu.

Pourtant elle ne mendiait point. Elle n'essayait même pas de tendre la
main quand un grand seigneur ou une élégante dame, confortablement
emmitouflés de fourrure, passaient auprès d'elle. Aussi, personne ne la
remarquait, pas même le sergent de ville qui faisait les cent pas non
loin de là.

La pauvre vieille, plus morte que vive, ressemblait à une de ces statues
de pierre que le pieux Moyen Age incrustait dans les murailles de ses
églises en souvenir des défunts. Elle était tout aussi muette et privée
de mouvement. Mais, quand les comédiens, après la répétition, sortirent
par la petite porte du théâtre et se répandirent sur la place, une
violente commotion fit tressaillir le corps de la pauvresse. Elle
soupira et sa tremblante main, raidie par le froid, serra plus fort
contre son visage ravagé par l'affliction, le fichu qui le couvrait.

Les acteurs se séparèrent au milieu de la place en échangeant d'aimables
saluts, et Sophie Schroeder se dirigea seule vers l'endroit où
tremblait la vieille. Elle traversait le marché pour se rendre au Graben
et, l'esprit tout rempli de son rôle, allait passer, comme tout le
monde, si un hasard ne l'eût arrachée à ses pensées et attiré son
attention.

--Vous perdez quelque chose, lui dit une voix rauque qui semblait brisée
et dont, cependant, le timbre lui parut familier.

Se retournant, elle vit la main décharnée de la vieille lui tendant le
rôle qu'elle avait laissé glisser de son manchon.

Sophie Schroeder, surprise, considéra la pauvre femme.

--Qu'avez-vous? lui dit-elle de sa merveilleuse voix, vous paraissez
bien pauvre et malheureuse. Pourquoi me cachez-vous votre visage comme
s'il m'était connu?

La vieille femme étouffa un sanglot et voulut s'éloigner. La
Schroeder, de son bras robuste, la retint et, doucement, écarta le
fichu.

--Mon Dieu, balbutia-t-elle en découvrant le visage défait, c'est vous,
ma chère Muller? Vous, dans cette situation? Dois-je trouver la belle
artiste, aux pieds de qui se prosternaient les comtes et les princes,
réduite ... à mendier!

--Je n'ai pas mendié, murmura la vieille, tandis que des larmes
brûlantes coulaient le long de ses joues émaciées. Je suis seulement
restée debout dans ce coin.

»C'est la première fois, j'avais si affreusement faim, mais personne ne
m'a rien donné et je mourrais plutôt que de recommencer.

--Je ne veux pas que vous recommenciez, s'écria Sophie. C'est moi qui
vais ...

La tragédienne ouvrit sa bourse, mais l'intérieur de cette bourse
offrait un spectacle bien triste ou bien risible, comme on voudra. La
grande Sophie eut de la peine à rassembler vingt kreuzer, qu'elle glissa
dans la main de la vieille tout en lui montrant sa bourse vide.

--Voyez, chère Muller, je ne possède rien moi-même. Il n'en va pas
autrement avec nous autres comédiens, si quelques marchands ne me
faisaient crédit, je serais souvent bien embarrassée pour m'habiller.
Mais cette bagatelle ne vous tire pas d'affaire.

--Mais si, mais si, murmura la comédienne en serrant la main de sa
camarade.

--Non, non, il vous faut beaucoup plus. Comment ferons-nous?

Sophie se mit à réfléchir. Des badauds de tous rangs s'étaient
rassemblés autour des deux femmes, car la curiosité des Viennois est
notoire. Tout à coup, la Schroeder fendit le groupe. Une belle et
heureuse inspiration venait d'illuminer sa physionomie d'habitude
austère. Elle entra précipitamment dans une boutique de confiseur et en
revint, une assiette à la main. C'est moi qui mendirai[*] pour vous,
Muller, dit-elle avec ce sourire qui lui ouvrait tous les coeurs.

Effectivement, elle se plaça à côté de la vieille actrice et tendit
l'assiette.

--Une aumôme[*] pour une malheureuse, je vous prie, la charité pour une
pauvre comédienne âgée.

En quelques secondes, l'assiette se couvrit de pièces d'argent et de
cuivre de toutes sortes. Mais cela ne satisfit pas la quêteuse. Quand
Sophie se mêlait de quelque chose, elle voulait que ce fût bien, et elle
ne se lassa pas de prier et de tendre l'assiette. Les passants, qui
apercevaient la Schroeder, dans sa pelisse brune bien connue, entourée
d'une foule de curieux, s'arrêtaient et se frayaient un chemin jusqu'à
elle. Grands seigneurs et grandes dames jouaient des coudes et se
mêlaient à la foule, pour le plaisir de déposer une bank-note dans
l'assiette que tenait la main de la célèbre femme, jusqu'au policier,
qui approcha, les sourcils froncés, et s'effaça en reconnaissant la
Schroeder.

--La mendicité est interdite sous peine d'amende, grommela-t-il
respectueusement dans sa moustache noire, mais non aux comédiens
impériaux et royaux.

--Mon Dieu, que vous êtes bonne, soupira la vieille. Que Dieu vous le
rende! moi je ne le puis, c'est trop, beaucoup trop.

Enfin la Schroeder elle-même se déclara satisfaite. Elle souleva le
pan du fichu de la vieille et, d'un geste hardi, y jeta pêle-mêle les
bank-notes, les pièces d'argent et les monnaies de cuivre, lorsqu'au
moment de rapporter l'assiette, elle dut la tendre une fois encore: son
adorateur, le gentilhomme polonais, surgit inopinément, la tête
découverte, offrant un billet de 50 florins.

Un regard rayonnant de la femme adorée fut sa récompense.

--Cela suffira bien pour quelque temps, n'est-ce pas, Muller? dit la
tragédienne en se tournant une dernière fois vers sa camarade. Puis, tu
reviendras, n'oublie pas, Muller, promets-moi de ne pas oublier!

Mais les badauds de Vienne n'abandonnèrent pas aussi facilement leur
comédienne favorite. Ils l'escortèrent au delà du marché aux chevaux
jusqu'au Graben, où elle dut se réfugier sous la voûte de la «Chatte»
jusqu'à ce que la foule se fût dispersée.

Chemin faisant, Sophie ne put s'empêcher de repenser au Polonais.

«Il m'intéresse, s'avouait-elle. Il est beau, ses manières sont nobles
et il a certainement bon coeur. Mais je ne suis pas dans l'âge où l'on
recherche les adolescents!

Il n'est pas assez viril, il lui manque d'être un homme et, à moi,
d'être Sapho. Je pourrais difficilement l'aimer. Et lui? Espérons qu'il
sera raisonnable et ne se jettera pas dans le Danube.»

       *       *       *       *       *

L'Autriche ne possédait encore, à ce moment, aucune littérature digne de
ce nom et qui méritât de fixer l'attention de l'Europe. Les oeuvres
dont on s'occupait dans la ville impériale, étaient d'importation
étrangère, comme Frédéric Schlegel et Zacharie Werner. L'empereur Franz,
qui eût volontiers entouré son trône nouvellement redoré après tant de
difficultés et de luttes, de noms illustres et glorieux, témoigna une
joie qui ne lui était pas habituelle en des circonstances de ce genre,
en apprenant que l'auteur de l'oeuvre qui venait de triompher à la
Burg, était un Autrichien. Il le fit venir dans sa loge, lui tapa
familièrement sur l'épaule et prononça toutes sortes de paroles
aimables, dans le débonnaire dialecte viennois. Mais lorsque,
s'enquérant des conditions du poète, il apprit qu'il était
fonctionnaire, l'Empereur arrêta net l'entretien et lui tourna le dos. A
ses yeux, quand on servait l'Etat, écrire autre chose que des actes
officiels constituait un délit. Aussi Grillparzer que la critique
viennoise traitait sans bienveillance, n'eut, après comme avant,
d'autres ressources que son talent et la faveur du public. Celle-ci,
d'ailleurs, ne lui fut point ménagée; l'_Aïeule_ fut acclamée avant que
les gazettes eussent eu le temps de formuler leur avis, et non moins
chaudement après.

C'est en ce public si avisé et si vibrant, que Grillparzer mit toute son
espérance lors de la mise à l'étude de _Sapho_, paraissant deux ans
après l'_Aïeule_, et sa foi fut non moins inébranlable en la puissance
dramatique de la Schroeder. Il savait que non seulement elle ne
trahirait aucune de ses intentions de poète, mais que la plénitude de
son jeu et la majesté plastique de ses mouvements infuseraient la vie à
son héroïne. Il allait voir l'artiste presque journellement et plus
souvent encore pendant les jours qui précédèrent la représentation, non
pour lui donner des conseils, mais pour puiser chez elle courage et
confiance, le jeune auteur de 30 ans commençant déjà à souffrir de ce
pessimisme artistique qui, plus tard, devait envenimer tous ses efforts
et lui faire abandonner la lice.

Quelques heures avant la première, Grillparzer se trouvait encore sur le
petit canapé à fleurs du salon de Sophie, tandis que les affiches de la
_Sapho_ s'étalaient sur tous les murs attirant les curieux qui faisaient
cercle autour, et que les amateurs de théâtre suivaient impatiemment des
yeux les aiguilles de leurs pendules. Le poète regardait la comédienne
arranger, avec l'aide de Mlle Babette, des étoffes, dans le grand
panier qui lui servait de garde-robe.

--Mais, mon cher maître dit soudain l'actrice en se plaçant devant lui
et en rejetant la tête en arrière, d'un mouvement qui lui était
familier, je n'ai plus que faire de vous.

--Vraiment? fit le poète, et il leva vers elle ses beaux yeux bleus
suppliants. Puis, d'un ton résigné:--Alors il me faut partir.

Grillparzer se leva en poussant un soupir, prit son chapeau et soupira
de nouveau.

La Schroeder lui tendit la main.

--Je pars, dit-il en considérant cette main, mais--vous savez que je
déteste le baise-main--je dois vous baiser la main. Si j'étais
berlinois, je dirais que votre main est spirituelle, mais, en bon
Viennois, je vous dis seulement: vous avez des menottes affriolantes.

Il porta la main, qui paraissait sculptée dans de l'ivoire, à ses lèvres
et partit.

A peine la Schroeder se trouva-t-elle seule, qu'on frappa à la porte.

La vieille comédienne, Mme Muller, entra timidement.

--Mon Dieu, vous allez m'en vouloir de me présenter au moment d'une
première. Je sais que ce n'est pas agréable et qu'on n'aime pas cela.
J'ai été moi-même dans ce cas. Mais vous me pardonnerez, quand vous
saurez que j'ai été bien malade et que je le suis encore, mais, quand
j'ai appris qu'on jouait aujourd'hui une pièce nouvelle de l'auteur de
l'_Aïeule_ et que c'est vous, divine Schroeder, qui créiez _Sapho_, je
suis sautée de mon lit et accourue. Il faut que je vous voie jouer, il
le faut. Ayez pitié de moi, donnez-moi une carte pour la galerie.

La vieille levait des mains suppliantes.

--Rassurez-vous, vous me verrez jouer, ma chère Muller, mais, avant
tout, prenez une tasse de café bien chaud, cela vous fera du bien.

La Schroeder força sa vieille camarade à prendre place sur le canapé,
et la servit de ses propres mains.

Pendant qu'elle était assise à humer le breuvage réconfortant et qu'un
sourire de bonheur épanouissait ses vieux traits ridés, la Schroeder
terminait ses préparatifs tout en causant.

--Il est impossible que vous montiez à la galerie ce soir, je ne le
permettrai pas. On s'y étouffera, vous pourriez vous trouver mal, la
foule, la chaleur ... Le parterre doit être comble également, vous ne
pourriez vous tenir debout et les sièges doivent être tous loués.

Elle réfléchissait.

--Savez-vous quoi? je vous emmène dans les coulisses au lieu de Babette,
qui trouvera une place à l'orchestre où on la connaît bien.

--Que vous êtes bonne!

--Et où en est l'argent? poursuivit la tragédienne. Nous autres
artistes en manquons toujours. Ainsi, parlez franc. Que vous faut-il? La
maladie a tout absorbé?

--Vous croyez cela? repartit la vieille en souriant. Oh non, je suis
devenue très économe. Avec ce que je dois à votre générosité, je puis
encore vivre le quart d'une année.

La Schroeder avait ouvert son porte-monnaie et éclata de rire.

--Voyez, dit-elle, joyeuse comme une enfant, je voulais vous gâter et ne
possède rien moi-même. Vous êtes en ce moment plus riche que moi. Je
donne à Babette ce qu'il lui faut pour tout le mois, une fois qu'elle
l'a dans ses mains, je n'ai plus le droit d'y toucher; le reste passe
par la fenêtre, je ne sais comment. L'important est que vous soyez
momentanément à l'abri du besoin. Mais occupons-nous de l'avenir.

--Divine amie, si je pouvais entreprendre un petit commerce, un tout
petit commerce, soupira la vieille actrice.

--Bon. Et combien faudrait-il? je n'en ai pas le moindre soupçon. Mille
écus peut-être?

La vieille femme eut presque une frayeur.

--Mille écus? s'écria-t-elle, le dixième suffirait. Cent écus.

--Vous les aurez, assura la Schroeder. Mais j'entends le vacarme de
notre arche de Noé. Babette, donne-moi ma pelisse.

D'un geste rapide, elle glissa dans la chaude fourrure et descendit
majestueusement les marches de l'escalier. La vieille Muller suivit,
toujours enveloppée de son fichu.

Le Burgthéâtre était plein à s'étouffer, jusque dans les plus petits
recoins. Un public de choix attendait avec une impatience fébrile le
lever du rideau. Au premier rang, se tenait, à sa place accoutumée,
Félicien Wasilewski, en proie à une agitation extraordinaire. Il se
levait, se rasseyait, couvrait son visage de ses mains et déchirait son
mouchoir de poche en mille petits morceaux. Enfin, la pièce commença. Le
premier acte se passa dans l'habituel mouvement d'une salle trop pleine.
Mais les mots du choeur: «Salut! Sapho, Salut!» eurent un effet
magique. Il se fit un profond silence et tous les regards se tournèrent
vers Sophie, faisant son entrée sur un char de triomphe, comme un être
que la nature a créé pour dominer.

Les modes gréco-romaines de ce temps permettaient à l'artiste une
liberté d'habillement, telle que, de nos jours, on ne la concède qu'aux
chanteuses d'opérettes. Une ample draperie blanche, retenue sur l'épaule
par une agrafe en or massif, suivait de près le contour ferme et
élastique des seins, laissant à découvert des bras superbes. Du côté
gauche, tombait, le long de la hanche, un manteau écarlate brodé d'or.
Séparée, au milieu du front, l'opulente chevelure se déroulait en
anneaux le long des tempes et, retenue par un bandeau blanc tissé d'or
formait un noeud de boucles sombres, qui retombaient sur la nuque.

Félicien tressaillit en la voyant ainsi. Elle lui sembla presque
terrible. Dans la majesté de ses formes, il y avait une puissance
presque violente qui le terrassait, et son pied délicat chaussé de
sandales d'or appelait son baiser plus impérieusement que jamais ne
l'avaient fait la main blanche ou les lèvres rouges d'une femme. Mais,
quand elle commença de parler, quand sa voix merveilleuse résonna,
pareille tantôt à un son de cloches, tantôt à un murmure de harpe,
lorsque dans chaque mouvement s'exprima la grande âme de la poétesse
adorée du peuple et souveraine des coeurs rentrant victorieuse des
jeux olympiques, Sapho lui parut être la divine Sophie elle-même, la
femme fière et dominatrice, despotique en amour, comme en art. Il sentit
alors combien follement il l'aimait, mais aussi à quel point le courage
lui manquerait de jamais lui demander ses faveurs.

Grillparzer et Sophie fêtèrent ce soir un triomphe complet et qui ne
devait être surpassé que plus tard, lorsque, en Médée, la Schroeder
pétrifia littéralement son auditoire par le mot trois fois répété:
«Malheur»!

C'est surtout à la tombée du rideau que les applaudissements devinrent
délirants et, pendant que Sophie se voyait contrainte de paraître et de
reparaître indéfiniment, le Polonais, saisi d'une idée subite, enjamba
la rampe de l'orchestre et fut en quelques instants dans la rue.

Mlle Babette était, comme toujours, rentrée la première à la maison,
afin de s'occuper du thé que Sophie aimait à trouver tout fumant sur la
table. Elle haletait en montant les marches de l'escalier et tâtonna en
cherchant le trou de la serrure. Soudain, une main glacée s'empara de la
sienne et elle sentit une ombre se dresser près d'elle.

Mlle Babette en éprouva une telle frayeur que la voix lui manqua pour
crier. En ces temps de romantisme et d'histoires de brigands,
l'apparition d'un revenant était, pour une imagination exaltée par les
pièces de théâtre et les romans, quelque chose de tout naturel.

La gouvernante tremblait de tous ses membres et menaçait de s'évanouir.
Heureusement, une formule pour conjurer les esprits lui revint en
mémoire, et elle murmura d'une voix étouffée par l'angoisse:

--Tous les bons esprits louent le Seigneur.

--Je suis un très bon esprit, répondit une voix douce, et le Seigneur
que je loue, s'appelle Sophie Schroeder.

--Qui êtes-vous? questionna Fräulein Babette légèrement rassurée, et que
me voulez-vous à cette heure?

--Ouvrez d'abord, poursuivit l'invisible visiteur, et faites de la
lumière, je m'expliquerai ensuite.

--Mais je ne puis vous laisser entrer, soupira Mademoiselle, vous êtes
peut-être....

--_Rinaldo Rinaldini_ ou _Jaromir_ en personne? railla le noctambule.
Tranquillisez-vous, je ne suis ni un brigand, ni un démon de l'enfer,
ni même un simple revenant, seulement un enthousiaste adorateur de la
divine Schroeder et de son talent.

--Et vous venez si tard ...

--Je le sais bien, mademoiselle Babette, mais il me faut vous parler, à
vous seule. Ouvrez, au nom du ciel, sans quoi Sapho va revenir et tout
serait perdu.

Mlle Babette, se laissant enfin convaincre, ouvrit et chercha du feu. A
la lumière douteuse d'une chandelle, elle reconnut le Polonais. Il se
tenait devant elle, moitié gêné, moitié railleur, enveloppé d'un long
manteau et tenant à la main une magnifique couronne de lauriers.

--Ah! c'est vous, dit-elle. Et vous désirez que je remette cette
couronne à la Schroeder?

Elle étendait sa maigre main, pour la prendre.

--Certainement, je le veux, mais ce n'est pas tout ce que j'ai à vous
demander.

--Parlez vite, car elle va venir, et il faut qu'elle trouve son thé
prêt, sans quoi elle se fâchera.

--Laissez-le-moi faire. Nous autres Polonais nous y entendons à la
perfection. Je serai si heureux que la grande Sapho bût, ce soir, du
thé préparé de ma main.

--Nous n'avons pas le temps ...

--Plus qu'il ne faut.

Babette secoua la tête, puis se hâta de chercher ce qu'il fallait.

--Au moins, entrez dans ma chambre, continua-t-elle, afin que je puisse
vous faire sortir inaperçu. Par ici, monsieur le Comte.

On donnait, en ce temps, le titre de comte à tous les Polonais
indistinctement.

Le jeune homme obéit et fit montre d'une véritable virtuosité à composer
le breuvage ambré.

Mlle Babette ne revenait pas de son étonnement. Tout en manipulant le
samovar, il s'entretenait avec la gouvernante.

--Donc, chère Mademoiselle, vous lui remettrez la couronne?

--Certainement.

--Et vous lui exprimerez toute ma fervente admiration pour son rôle
d'aujourd'hui?

--Oui, monsieur le Comte.

--Elle a été insurpassable.

--Grandiose!

--Vous comprenez donc que je vénère votre maîtresse.

--Je m'étonnerais du contraire.

--Et vous comprenez que je l'aime, que je suis forcé de l'aimer, de
l'adorer?

--Si j'étais homme, je ferais comme vous.

--Par conséquent, ma chère, ma bonne, mon angélique Mademoiselle,
procurez-moi quelque chose que Sophie Schroeder ait porté, et si ce
n'était qu'un simple ruban ayant reposé sur sa divine poitrine, je le
conserverais comme un fétiche, un talisman, aussi longtemps que je
vivrais et jusqu'à l'heure de ma mort.

--C'est ce que je ne puis pas, monsieur le Comte.

--Vous ne pouvez pas? se récria le Polonais. Et me laisser mourir, sans
une consolation, sans un réconfort, cela vous le pouvez?

--Mais que voulez-vous que je vous donne?

--Ce que vous voudrez.

--Il n'y a pas un seul objet dont elle puisse se passer.

Le Polonais, qui avait fini de préparer le thé, saisit le flambeau avec
une hâte fébrile, et se dirigea d'un pas rapide, à travers les salles,
jusqu'à la chambre à coucher de la tragédienne. Là il s'arrêta avec un
tressaillement d'extase et regarda autour de lui avec émotion.

--Que faites-vous? s'écria Babette qui l'avait suivi épouvantée, ne
savez-vous pas que c'est ici un sanctuaire que le pied d'aucun mortel
n'est autorisé à fouler?

--Laissez-moi jouir de ce moment divin, repartit le Polonais avec feu.
C'est derrière ces rideaux que repose ce corps divin et, ce tapis, son
pied l'effleure journellement!

Il s'agenouilla et baisa le tapis. En se relevant, il tenait à la main
une pantoufle, qu'il brandit triomphalement.

--Vous vous demandez ce que vous allez me donner? chère, délicieuse
Babette, donnez-moi cette pantoufle de l'immortelle, vous ferez de moi
le plus heureux des mortels.

--Cette pantoufle moins que toute autre chose, repartit Babette, elle va
rentrer et voudra la mettre.

--Plus jamais elle ne la mettra, s'écria l'amoureux d'un ton résolu.

En vain, l'excellente fille fit tous ses efforts pour la lui reprendre,
le jeune homme échappait sans cesse à sa poursuite et elle dut lui
faire la chasse, à travers toute la série des chambres, jusque dans la
cuisine. Là, le Polonais prit son manteau, mit son chapeau et voulut
sortir, mais Mlle Babette le retint, nouvelle Putiphar, par le pan de
son manteau.

--Seigneur Dieu! gémit-elle, vous ferez encore mon malheur. Je ne vous
laisserai point partir, monsieur le Comte, que vous ne m'ayez rendu la
pantoufle.

--Je ne la rendrai qu'avec la vie.

--Êtes-vous donc tout à fait fou?

--Je vous en donne son poids d'or, fit l'exalté en tirant de sa poche,
sa main pleine de ducats qu'il jeta sur la table.

--Non, non, cria la malheureuse gouvernante avec angoisse, je ne veux
pas de votre or, je ne prends point d'argent, je veux la pantoufle!

--Ayez pitié, donnez-la-moi!

--Pourquoi donc vous faut-il absolument cette pantoufle?

--La pantoufle de Sapho, reprit le gentilhomme avec solennité, pour y
imprimer chaque jour mes lèvres, à l'endroit qu'a touché son doux pied.

--Mon Dieu, tout cela est bien bel et bon, soupira Mlle Babette, les
chevaliers et les nobles brigands en agissaient ainsi; mais, si la
pantoufle manque, je suis perdue. Rendez-la-moi.

--Babette, céleste Babette, pouvez-vous être assez cruelle pour
m'arracher l'objet de mon adoration?

--Oui, je suis assez cruelle ... dit-elle en souriant, le rôle de
cruelle lui plaisait évidemment.

--Même, si je vous implore à genoux?

Le jeune homme s'était jeté à ses pieds et levait la pantoufle d'un air
suppliant.

--Mais, mon Dieu, que faites-vous donc?

Au même instant, la porte s'ouvrit, on perçut un froissement de jupes,
Babette poussa un cri et le Polonais, bondissant sur ses pieds, demeura
comme pétrifié.

La Schroeder venait de paraître sur le seuil. Elle portait encore le
bandeau tissé d'or autour de sa tête et le péplum blanc de Sapho. Elle
n'avait quitté que son manteau, le remplaçant par sa chaude pelisse.

Sophie se présentait la tête haute, dans toute sa majesté, ses formes
opulentes et son bras robuste entourés de la sombre fourrure, comme sur
l'image fameuse que nous possédons d'elle.

Un regard, un éclair de ses yeux qui eut relégué dans l'ombre toutes
les impératrices et les princesses régnantes que les Viennois avaient eu
récemment le loisir d'admirer au grand Congrès, et le jeune enthousiaste
se trouva à genoux.

Elle fit deux pas en avant et s'arrêta, comme une souveraine devant un
esclave qui s'est attiré le plus terrible châtiment. Les yeux de la
tragédienne le fixèrent un moment, puis, se tournant vers Babette:

--Que se passe-t-il? questionna-t-elle. Comment Monsieur se trouve-t-il
dans ma demeure? et qui l'a autorisé à y pénétrer?

Mlle Babette, rouge jusqu'aux oreilles, se tenait, les jambes
tremblantes, comme une pécheresse.

--Il ... je ... parce que ... balbutia-t-elle.

--Je demande une réponse. Qui a fait entrer Monsieur?

Wasilewski se releva.

--Ne la grondez pas, dit-il, elle ne pouvait faire autrement. Mon
enthousiasme pour vous, Madame, a triomphé de ses résistances. Je suis
le seul coupable, le seul.

--Vous avouez donc?

--Je ne nie point, je demande grâce.

--Vous reconnaissez votre faute?

--Grâce!

L'actrice ne put s'empêcher de sourire.

--D'abord l'instruction et la sentence. La grâce ne vient qu'ensuite.

--Oui, punissez-moi, supplia le gentilhomme d'une voix tremblante
d'amour et, un peu aussi, de crainte. Punissez-moi cruellement, le
châtiment même que vous m'infligerez, me sera une joie et une
consolation.

--Avant tout, je désire savoir ce que vous vouliez de ma fidèle Babette
et pourquoi vous lui avez offert de l'argent.

--Je l'ai priée, répondit loyalement et simplement le jeune homme, de me
donner la pantoufle de Sapho et, comme elle me la refusait et cherchait
à me l'arracher, je lui ai offert ...

Il se tut en baissant les yeux.

--Une poignée d'or pour une vieille pantoufle? railla la Schroeder,
tandis qu'un charmant sourire éclairait son austère visage. Mais où donc
est ce précieux objet? Je suis lasse et en ai besoin pour me reposer...

--Oserais-je vous prier de me laisser gracieusement ce que Mlle Babette
m'a si impitoyablement refusé?

--Quelle valeur attribuez-vous donc à cette pantoufle? questionna la
tragédienne, s'égayant de plus en plus.

--Je ne puis vous dire cela ici ...

--Suivez-moi donc au salon, dit Sophie, qui commençait à s'amuser
royalement de la situation. Là, vous me donnerez l'explication de votre
singulier désir.

Elle passa devant, avec l'allure d'une souveraine, et il suivit
docilement, comme un enfant ou un fol amoureux. La Schroeder alluma
les bougies d'un candélabre en argent qui se trouvait, sur une console
dorée, devant un trumeau, et se laissa choir, avec cette majesté qui
sied mieux aux femmes opulentes que la grâce aux maigres, sur le canapé,
et indiqua un siège à son hôte, d'un geste plein de noblesse.

--Vous vous nommez?...

--Félicien Wasilewski.

--Donc monsieur Wa ... comment dites-vous?

--Wasilewski.

--C'est un nom difficile. Wasilewski, est-ce bien cela?

Le Polonais s'inclina.

--Et ce serait réellement le seul désir de vous approprier ma pantoufle,
qui vous aurait fait pénétrer à une heure aussi insolite dans mon
domicile?

--Je vous ai vue dans tous vos rôles. A chaque création nouvelle,
grandissait mon admiration pour la grande tragédienne, maîtresse de
toutes les cordes du clavier humain, et mon adoration pour la belle
artiste ...

--Je ne suis pas belle, Monsieur.

--Pour moi, vous êtes belle, et si vous ne l'êtes point, le sentiment
que vous inspirez à mon coeur est encore cent fois plus idéal et plus
sacré, puisqu'il vous rend belle, plus belle que toutes les femmes de la
terre. Je vous aime.

--Monsieur!

--Pardonnez-moi, je ne puis faire autrement. Ce n'est point un
enivrement de mes sens, un aveuglement de mon esprit, je dois vous aimer
comme je dois respirer ... pour vivre.

Cette fois, la Schroeder baissa son regard altier.

--Monsieur, je serai sincère: l'intérêt que vous me portez a cessé,
depuis longtemps, d'être un mystère pour moi. Vous l'avez exprimé si
souvent, d'une manière aussi chevaleresque que délicate, mais je n'y
voyais qu'un hommage à la tragédienne ...

--C'est plus, beaucoup plus, c'est tout ce qu'un coeur d'homme peut
éprouver pour une femme ...

--Nous parlions de ma pantoufle, interrompit la jeune femme.

--Oui ... c'est vrai ... en effet. Écoutez-moi donc. J'étais rempli
d'admiration pour vous, je vous adorais, vous seule. Vint la soirée
d'aujourd'hui. Je vous vis dans votre nouveau rôle et fus saisi d'un
enthousiasme, d'un saint délire, qui me poussa à enfreindre toutes les
règles des convenances et à déposer à vos pieds une couronne de
lauriers, en vous dérobant, en échange, un objet quelconque qui vous eût
servi, et si ce n'était qu'un ruban. J'aperçus votre pantoufle ...

--Vous avez pénétré dans ma chambre à coucher? interrompit l'actrice en
fronçant les sourcils.

--Pardonnez-moi, supplia le jeune homme.

En prononçant ces mots, son regard avait une expression si enfantine, si
sincère, sa main s'empara de celle de l'actrice avec une passion si
convaincue, qu'elle ne se sentit pas le coeur de lui garder rancune.

--Je vous pardonne, dit-elle.

--Et ... vous me permettez de vous dire ... que je vous aime ...

--Non, pas cela.

--Vous me condamnez au silence?

--Je vous y condamne.

--Vous êtes cruelle.

--C'est la première fois qu'on me dit cela. Cruelle est la femme qui
attire en souriant un homme dans ses filets pour, ensuite, s'en moquer
et s'amuser de son tourment. Je ne suis pas une coquette, Monsieur, et
l'on n'a jamais pu se plaindre que de ma franchise et de ma loyauté. Ne
pas entretenir une vaine espérance, n'est pas cruel mais honnête.

--Je sais, Madame, que vous possédez cette loyauté de caractère, si rare
dans le monde du théâtre, et je sais aussi que vous êtes vertueuse.

--Oui et non, repartit l'actrice avec un sourire. Selon moi, la vertu ne
consiste pas dans les principes, mais uniquement dans l'amour. Une femme
qui, par amour du lucre et du luxe, accorde sa main à un homme qu'elle
n'aime point, n'est pas moins vicieuse que Phryné qui vend ses faveurs.
Le calcul est aussi répugnant que le dévergondage. En revanche, une
jeune femme qui aime sincèrement, est toujours vertueuse, qu'elle offre
ses lèvres roses au baiser dans une chambre nuptiale somptueusement
décorée, ou sous les tilleuls et sur la bruyère, ainsi que chante le
poète d'amour, Walther de la Vogelweide.

--Je vous comprends.

--Me comprenez-vous tout à fait?

--Je le crains.

--Reparlons de la pantoufle.

--Non, parlons du sentiment qui me domine et me remplit, qui me fait
tressaillir au son de votre voix, au moindre froissement de votre robe.
Ne croyez pas que je sois assez téméraire pour oser espérer être payé de
retour. Je serais trop heureux déjà, de pouvoir, journellement, vous
mettre et ôter vos souliers, et vous offrir mon bras pour monter dans
votre carrosse ...

--De tels rapports sont impossibles, déclara la jeune femme d'un ton
ferme, du moins en ce qui me concerne. Une coquette prendrait sans doute
quelque plaisir à recevoir ces hommages, et s'en ferait un jeu. Mais
moi, je ne me sens pas capable d'occasionner des tourments que je ne
pourrais apaiser, les augmenter, me paraîtrait indigne de moi. Je suis
sincère, monsieur Wasilewski. Vous m'intéressez, mais je ne puis être à
vous. C'est pourquoi, il faut nous séparer. Vous voulez être mon
esclave? Je suis fort capable de réduire un homme en esclavage, mais un
homme que j'aimerais et que je pourrais rendre heureux.

--Vous avez raison, soupira Wasilewski après un long et douloureux
silence. Je dois vous fuir. Je vous aime de toute la folle ardeur d'un
coeur innocent, mais votre compassion me serait intolérable. Une femme
cruelle peut seule renoncer à l'amour, et vous, vous êtes bonne. Je me
ressaisirai, je ne vous verrai plus. Je retournerai dans ma patrie et
tâcherai de vous oublier, mais--un sourire d'enfant éclaira sa
tristesse--il faut que vous me donniez un talisman, divine Sapho, votre
pantoufle.

--Et pourquoi justement ma pantoufle?

--Il est d'usage, dans mon pays, lorsqu'on aime et qu'on veut offrir le
suprême hommage à une femme, de lui dérober son soulier et d'y boire à
sa santé, répondit le jeune homme avec un sérieux atteignant presque à
la solennité. Je baiserai journellement l'endroit qu'a touché votre
pied.

La grande Schroeder s'abîmait dans les réflexions. Autour de ses
lèvres, se jouait comme de l'espièglerie.

--Bien, monsieur, dit-elle enfin, je vous fais cadeau de la pantoufle.

--Comment vous remercier? s'exclama le jeune homme en lui prenant la
main et en la couvrant de baisers.

--Ecoutez la suite. Vous offriez à Babette une poignée de ducats pour
cet objet?...

--En effet.

--Si vous étiez prêt à payer d'une telle prodigalité une vieille
pantoufle usée, que donneriez-vous pour le pied même de Sapho?

--Le pied! comment cela?

--Ecoutez-moi jusqu'au bout. J'ai ici une pauvre comédienne qui se nomme
Muller, une artiste de mérite et une excellente femme. Actuellement,
elle meurt de faim et de froid et est presque toujours malade.

--Je devine, cette mendiante ...

--Elle-même. Vous la rendriez heureuse en lui donnant les moyens
d'entreprendre un petit commerce, et c'est pourquoi je vous demande, à
vous qui offriez de l'or pour baiser la pantoufle de Sapho, combien vous
donneriez pour baiser son pied même?

La bienfaisante artiste, en un caprice olympien, avait eu cette
charmante pensée; mais, à l'instant où elle la formulait, elle en eut
honte, rougit et baissa les yeux. Wasilewski ne lui laissa pas le temps
de se reprendre.

--J'offre ma fortune entière pour une telle faveur.

--Vous prenez ma folle idée au sérieux?

--Ne reprenez point votre parole, je vous en supplie.

--Eh bien, soit, fit la Schroeder en retrouvant son sourire. Vous
pourrez me baiser le pied, mais ...

--Je vais vous faire un écrit ...

--Non, non, interrompit la tragédienne, je n'accepte qu'une somme
pouvant tirer de souci ma pauvre Muller et dont vous puissiez facilement
vous passer, car je vous sais riche.

--Je suis à vos ordres.

--Peut-être cent ducats?...

Le gentilhomme se précipita dans la chambre voisine où il avait remarqué
la présence d'un écritoire, et rapporta à la tragédienne une feuille
couverte de sable d'or. Elle la parcourut. C'était un chèque de 500
ducats. Sophie plia la feuille lentement, très lentement, et la cacha
dans son sein palpitant, tandis qu'une rougeur révélatrice montait de
ses joues à son front et, bientôt, couvrait son visage tout entier.
Enfin, rejetant avec décision, sa fière tête en arrière:

--Il le faut, dit-elle. Avec ces mots, toute sa sérénité rayonnante de
déesse lui revint.

--Venez, prononça-t-elle de sa voix sonore. Elle alla brusquement au
fauteuil le plus proche, s'y laissa tomber et, avant que son adorateur
eût compris son intention, elle rejeta sa sandale et dénuda son pied,
d'une forme aussi parfaite que n'importe quel marbre antique.

--Ici, commanda-t-elle.

Wasilewski vit briller le pied sous la sombre fourrure qui enveloppait
les divins membres de l'artiste, et tressaillit.

--Eh bien, vous ne voulez pas le baiser? dit-elle avec un sourire
enchanteur. Elle était vraiment belle, en ce moment.

Le jeune homme se prosterna devant elle et pressa ses lèvres brûlantes
sur le marbre glacé qu'elle lui présentait, une fois, deux fois. Puis
il mit son front contre terre et, avant qu'elle n'eût pu l'empêcher,
saisit le pied et le posa sur sa nuque.

--Laissez-moi être votre esclave, pour toujours.

La Schroeder retira vivement son pied.

--Levez-vous, ordonna-t-elle. Vous ne pouvez pas être mon esclave.

--Non, non, je ne dois pas.

Il restait toujours à genoux et la contemplait en extase. Enfin, il
revint à lui, baisa une fois encore, avec une tendresse passionnée, le
pied de Sapho et sortit précipitamment.

Sophie Schroeder demeura immobile, le front appuyé dans sa main, et
perdue dans ses pensées.

       *       *       *       *       *

Félicien Wasilewski est mort, il y a quelques années, dans ses terres de
Pologne. Il avait atteint un grand âge et ne s'était jamais marié.

Ses héritiers découvrirent, parmi toutes sortes d'objets précieux, un
coffret d'ébène incrusté d'ivoire, où se trouvait une vieille pantoufle
fanée. Le premier étonnement passé, ils s'en amusèrent, et n'en parlent
jamais qu'en riant.



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