Home
  By Author [ A  B  C  D  E  F  G  H  I  J  K  L  M  N  O  P  Q  R  S  T  U  V  W  X  Y  Z |  Other Symbols ]
  By Title [ A  B  C  D  E  F  G  H  I  J  K  L  M  N  O  P  Q  R  S  T  U  V  W  X  Y  Z |  Other Symbols ]
  By Language
all Classics books content using ISYS

Download this book: [ ASCII | HTML | PDF ]

Look for this book on Amazon


We have new books nearly every day.
If you would like a news letter once a week or once a month
fill out this form and we will give you a summary of the books for that week or month by email.

Title: Correspondance, 1812-1876 — Tome 1
Author: Sand, George, 1804-1876
Language: French
As this book started as an ASCII text book there are no pictures available.


*** Start of this LibraryBlog Digital Book "Correspondance, 1812-1876 — Tome 1" ***


generously made available by the Bibliotheque nationale de France
(BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr



GEORGE SAND

CORRESPONDANCE

1812-1876

I



QUATRIÈME ÉDITION

PARIS CALMANN LÉVY, ÉDITEUR. ANCIENNE MAISON MICHEL LÉVY FRÈRES 3, RUE
AUBER, 3

1883



CORRESPONDANCE DE GEORGE SAND



I

A MADAME MAURICE DUPIN[1]
QUI ALLAIT QUITTER NOHANT[2]

                                1812.

Que j'ai de regret de ne pouvoir te dire adieu! Tu vois combien j'ai
de chagrin de te quitter. Adieu pense à moi, et sois sûre que je ne
t'oublierai point.

Ta fille.

Tu mettras la réponse derrière le portrait du vieux Dupin[3].

  [1] Mademoiselle Aurore Dupin avait alors huit ans.
  [2] Propriété de madame Dupin de Francueil, puis de George Sand,
    près la Châtre (Indre).
  [3] Portrait au pastel de M. Dupin de Francueil, qui se trouve dans
    le salon de Nohant.



II

A LA MÊME, A PARIS

                                Nohant, 24 février 1815

Oh! oui, chère maman, je t'embrasse; je t'attends, je te désire et je
meurs d'impatience de te voir ici. Mon Dieu, comme tu es inquiète de
moi! Rassure-toi, chère petite maman. Je me porte à merveille. Je
profite du beau temps. Je me promène, je cours, je vas, je viens, je
m'amuse, je mange bien, dors mieux et pense à toi plus encore.

Adieu, chère maman; ne sois donc point inquiète. Je t'embrasse de tout
mon coeur.

AURORE[1].

  [1] Mademoiselle Aurore Dupin avait alors onze ans.



III

A.M. CARON, A PARIS

                                Nohant, 21 novembre 1823.

J'ai reçu votre envoi, mon petit Caron, et je vous remercie de votre
extrême obligeance. Toutes mes commissions sont faites le mieux du
monde, et vous êtes gentil comme le père Latreille[1].

Vous m'avez envoyé assez de guimauve pour faire pousser deux millions
de dents; comme j'espère que mon héritier[2] n'en aura pas tout à fait
autant, j'ai fait deux bouteilles de sirop dont vous vous lécherez les
barbes si vous vous dépêchez de venir à Nohant; car mon petit n'est
pas disposer à vous en laisser beaucoup. Au reste, votre envoi a fait
bon effet, puisque nous avons deux grandes dents. Vous seriez amoureux
de lui maintenant: il est beau comme vous, et leste comme son père.
J'aimerais autant tenir une grenouille, elle ne sauterait pas mieux.

Adieu, mon petit père. Nous vous embrassons et sommes vos bons amis.

LES DEUX CASIMIRS[3].

  [1] Vieil ami et correspondant de la famille.
  [2] Maurice, son fils, qui avait alors quatre mois.
  [3] Nom de François-Casimir Dudevant, son mari.



IV

A MADAME MAURICE DUPIN, A PARIS

                                Je ne sais pas la date.
                                Nous sommes le deuxième dimanche de
                                carême[1].

Je suis enchantée d'apprendre que vous vous portiez mieux, chère
petite maman, et j'espère bien qu'à l'heure où j'écris, vous êtes tout
à fait guérie; du moins je le désire de tout mon coeur, et, si je le
pouvais, je vous rendrais vos quinze ans, chose qui vous, ferait grand
plaisir, ainsi qu'à bien d'autres.

C'est un grand embarras que vous avez pris de sevrer un gros garçon
comme Oscar[2], et vous avez rendu à Caroline[3] un vrai service de
mère. Le mien n'a plus besoin de nourrice, il est sevré. C'est
peut-être un peu tôt; mais il préfère la soupe et l'eau et le vin à
tout, et, comme il ne cherche pas à teter, mon lait a diminué, sans
que ni lui ni moi nous en apercevions.

Il est superbe de graisse et de fraîcheur il a des couleurs très
vives, l'air très décidé, et le caractère _idem_. Il n'a toujours que
six dents; mais il s'en sert bien pour manger du pain, des oeufs, de
la galette, de la viande, enfin tout ce qu'il peut attraper. Il mord,
comme un petit chien, les mains qui, l'ennuient en voulant le coiffer,
etc. Il pose très bien ses pieds pour marcher, mais il est encore trop
jeune pour courir après Oscar: dans un an ou deux, ils se battront
pour leurs joujoux.

J'espère, ma chère maman, que le désir que vous me témoignez de nous
revoir, et que nous partageons, sera bientôt rempli. Nous espérons
faire une petite fugue vers Pâques, pour présenter M. Maurice à son
grand-papa, qui ne le connaît pas encore et qui désire bien le voir,
comme vous pensez. Je veux lui faire une surprise. Je ne lui parlerai
de rien dans mes lettres et je lui enverrai Maurice sans dire qui il
est. Nous, nous serons derrière la porte pour jouir de son erreur.
Mais j'ai tort de vous dire cela, car je veux vous en faire autant.
Ainsi n'attendez pas que je vous prévienne de mon arrivée.

Adieu, ma chère maman; donnez-moi encore de vos nouvelles. Je vous
embrasse de tout mon coeur, Casimir en fait autant; pour Maurice,
quand on veut l'embrasser, il tourne la tête et présente son derrière;
j'espère que vous le corrigerez de cette mauvaise habitude.

  [1] C'était le 17 mars 1824.
  [2] Oscar Cazamajou, neveu de George Sand.
  [3] Madame Cazamajou, soeur aînée de George Sand.



V

A LA MÊME

                                Nohant, 29 juin 1825.

Vous devez me trouver bien paresseuse, ma chère petite maman, et je le
suis en effet. Je mène une vie si active, que je ne me sens le courage
de rien, le soir en rentrant, et que je m'endors aussitôt que je reste
un instant en place.

Ce sont là de bien mauvaises raisons, j'en conviens; mais, du moment
que nous sommes tous bien portants, quelles nouvelles à vous donner de
notre tranquille pays, où nous vivons en gens plus tranquilles encore;
voyant pen de personnes et nous occupant de soins champêtres, dont la
description ne vous amuserait guère? J'ai reçu des nouvelles de
Clotilde[1], qui m'a dit que vous vous portiez bien; c'est ce qui me
rassurait sur votre compte et contribuait à mon silence puisque
j'étais sans inquiétude.

Si vous eussiez effectué le projet de venir à Nohant, nous aurions
dans ce moment le chagrin de vous quitter. Je pars dans huit jours
pour les Pyrénées. J'ai eu le bonheur d'avoir ici pendant quelques
jours, deux aimables soeurs, mes amies intimes de couvent, qui se
rendent aux mêmes eaux, avec leur père, et un vieil ami fort gai et
fort aimable. En quittant Chateauroux, elles n'ont pu se dispenser de
venir passer quelques jours à Nohant, qui était devenu pour moi un
lieu de délices par la présence de ces bonnes amies. Je les ai
reconduites un bout de chemin et ne les ai quittées qu'avec la
promesse de les rejoindre bientôt.

Nous allons donc entreprendre un petit voyage de cent quarante lieues
d'une traite. C'est peu pour vous qui faites le voyage d'Espagne comme
celui de Vincennes; mais c'est beaucoup pour Maurice, qui aura demain
deux ans. J'espère néanmoins qu'il ne s'en apercevra pas, à en juger
par celui de Nohant, qu'il trouve trop court à son gré. D'ailleurs,
nous ne voyagerons que le jour et en poste. Nous sommes donc dans
l'horreur des paquets. Nous emmenons Fanchou[2], et Vincent[3], qui
est fou de joie de voyager sur le siège de la voiture. Pour moi, je
suis enchantée de revoir les Pyrénées, dont je ne me souviens guère,
mais dont on me fait de si belles descriptions. Ne manquez pas de nous
donner de vos nouvelles: car il semble qu'on soit plus inquiet quand
on est plus éloigné.

Adieu, ma chère maman, je vous embrasse tendrement et vous désire une
bonne santé et du plaisir surtout; car, chez vous comme chez moi, l'un
ne va guère sans l'autre. Maurice est grand comme père et mère et
beau, comme un Amour. Casimir vous embrasse de tout son coeur. Pour
moi, je me porte très bien, sauf un reste de toux et de crachement de
sang qui passeront, j'espère, avec les eaux.

Nous resterons deux mois au plus aux eaux; de là, nous irons à Nérac
chez le papa[4], où nous demeurerons tout l'hiver. Au mois de mars ou
d'avril, nous serons à Nohant, où nous vous attendrons avec ma tante
et Clotilde.

  [1] Clotilde Daché, née Maréchal, cousine de George Sand.
  [2] Femme de chambre.
  [3] Cocher
  [4] Le baron Dudevant, beau-pére de George Sand.



VI

A LA MÊME

                                Bagnères, 28 août 1825.

Ma chère petite maman,

J'ai reçu votre aimable lettre à Cauterets, et je n'ai pu y répondre
tout de suite pour mille raisons. La première, c'est que Maurice
venait d'être sérieusement malade, ce qui m'avait donné beaucoup
d'inquiétude et d'embarras.

Il est parfaitement guéri depuis quelques jours que nous sommes ici et
que nous avons retrouvé le soleil et la chaleur. Il a repris tout à
fait appétit, sommeil, gaieté et embonpoint. Aussitôt qu'il a été hors
de danger, j'ai profité de sa convalescence pour courir les montagnes
de Cauterets et de Saint-Sauveur, que je n'avais pas eu le temps de
voir. Je n'ai donc pas eu une journée à moi pour écrire à qui que ce
soit; tout le monde m'en veut et je m'en veux à moi-même. Mais, après
avoir fait, presque tous les jours, des courses de huit, dix, douze et
quatorze lieues à cheval, j'étais tellement fatiguée, que je ne
songeais qu'à dormir, encore quand Maurice me le permettait. Aussi
j'ai été fort souffrante de la poitrine, et j'ai eu des toux
épouvantables; mais je ne me suis point arrêtée à ces misères, et, en
continuant des exercices violents, j'ai retrouvé ma santé et un
appétit qui effraye nos compagnons de voyage les plus voraces.

Je suis dans un tel enthousiasme des Pyrénées, que je ne vais plus
rêver et parler, toute ma vie, que montagnes, torrents, grottes et
précipices. Vous connaissez ce beau pays, mais pas si bien que moi,
j'en suis sûre; car beaucoup des merveilles que j'ai vues, sont
enfouies dans des chaînes de montagnes où les voitures et même les
chevaux n'ont jamais pu pénétrer. Il faut marcher à pic des heures
entières dans des gravats qui s'écroulent à tout instant, et sur des
roches aiguës où on laisse ses souliers et partie de ses pieds.

À Cauterets, on a une manière de gravir les rochers fort commode. Deux
hommes vous portent sur une chaise attachée à un brancard, et sautent
ainsi de roche en roche au-dessus de précipices sans fond, avec une
adresse, un aplomb et une promptitude qui vous rassurent pleinement et
vous font braver tous les dangers; mais, comme ils sentent le bouc
d'une lieue et que très souvent on meurt de froid après une ou deux
heures de l'après-midi, surtout au haut dés montagnes, j'aimais mieux
marcher. Je sautais comme eux d'une pierre à l'autre, tombant souvent
et me meurtrissant les jambes, riant quand même de mes désastres et de
ma maladresse.

Au reste, je ne suis pas la seule femme qui fasse des actes de
courage. Il semble que le séjour des Pyrénées inspire dé l'audace aux
plus timides, car les compagnes de mes expéditions en faisaient
autant. Nous avons été à la fameuse cascade de Gavarnie, qui est la
merveille des Pyrénées. Elle tombe d'un rocher de douze cents toises
de haut, taillé à pic comme une muraille. Près de la cascade, on voit
un pont de neige, qu'à moins de toucher, on ne peut croire l'ouvrage
de la nature; l'arche, qui a dix ou douze pieds de haut, est
parfaitement faite et on croit voir des coups de truelle sur du
plâtre.

Plusieurs des personnes qui étaient avec nous, (car on est toujours
fort nombreux dans ces excursions) s'en sont, retournées, convaincues
qu'elles, venaient de voir un ouvrage de maçonnerie. Pour arriver à ce
prodige, et pour en revenir, nous avons fait douze lieues à cheval sur
un sentier de trois pieds de large, au bord d'un précipice qu'en
certains endroits on appelle l'échelle, et dont on ne voit, pas le
fond. Ce n'est pourtant pas là ce qu'il y a de plus dangereux; car les
chevaux y sont accoutumés et passent à une ligne du bord, sans
broncher. Ce qui m'étonne bien davantage dans ces chevaux de montagne,
c'est leur aplomb sur des escaliers de rochers qui ne présentent à
leurs pieds que des pointes tranchantes et polies.

J'en avais un fort laid, comme ils le sont tous, mais à qui j'ai fait
faire des choses qu'on n'exigerait que d'une chèvre: galopant toujours
dans les endroits les plus effrayants, sans glisser, ni faire un seul
faux pas, et sautant de roche en roche en descendant. J'avoue que je
ne supposais pas que cela fût possible et que je ne me serais jamais
cru le courage de me fier à lui avant que j'eusse éprouvé ses moyens.

Nous avons été hier à six lieues d'ici à cheval, pour visiter les
grottes de Lourdes. Nous sommes entrés à plat ventre dans celle du
Loup. Quand on s'est bien fatigué pour arriver à un trou d'un pied de
haut, qui ressemble à la retraite d'un blaireau, j'avoue; que l'on se
sent un peu découragé. J'étais avec mon mari et deux autres jeunes
gens avec qui nous nous étions liées à Cauterets et que nous avons
retrouvés à Bagnères, ainsi qu'une grande partie de notre aimable et
nombreuse société bordelaise. Nous avons eu le courage de nous
enfoncer dans cette tanière, et, au bout d'une minute, nous nous
sommes trouvés dans un endroit beaucoup plus spacieux, c'est-à-dire
que nous pouvions nous tenir debout sans chapeau et que nos épaules
n'étaient qu'un peu froissées à droite et à gauche.

Après avoir fait cent cinquante pas dans cette agréable position,
tenant chacun une lumière et ôtant bottes et souliers, pour ne pas
glisser sur le marbre mouillé et raboteux, nous sommes arrivés au
puits naturel, que nous n'avons pas vu, malgré tous nos flambeaux,
parce que le roc disparaît tout à coup sous les pieds, et l'on ne
trouve plus qu'une grotte si obscure et si élevée, qu'on ne distingue
ni le haut ni le fond.

Nos guides arrachèrent des roches avec beaucoup d'effort et les
lancèrent dans l'obscurité; c'est alors que nous jugeâmes de la
profondeur du gouffre: le bruit de la pierre frappant le roc fut comme
un coup de canon, et, retombant dans l'eau comme un coup de tonnerre,
y causa, une agitation épouvantable. Nous entendîmes pendant quatre
minutes l'énorme masse d'eau ébranlée, frapper le roc avec une fureur
et un bruit effrayant qu'on aurait pu prendre tantôt pour le travail
de faux monnayeurs, tantôt pour les voix rauques et bruyantes des
brigands. Ce bruit, qui part des entrailles de la terre, joint à
l'obscurité et à tout ce que l'intérieur d'une caverne a de sinistre,
aurait pu glacer des coeurs moins aguerris que les nôtres.

Mais nous avions joué à Gavarnie avec les crânes des templiers, nous
avions passé sur le pont de neige quand nos guides nous criaient qu'il
allait s'écrouler. La grotte du Loup n'était qu'un jeu d'enfant. Nous
y passâmes près d'une heure, et nous revînmes chargés de fragments des
pierres que nous avions lancées dans le gouffre. Ces pierres, que je
vous montrerai, sont toutes remplies de parcelles de fer et de plomb
qui brillent comme des paillettes.

En sortant de la grotte du Loup, nous entrâmes dans _las Espeluches_.
Notre savant cousin, M. Defos[1], vous dira que ce nom patois vient du
latin.

Nous trouvâmes l'entrée de ces grottes admirable; j'étais seule en
avant, je fus ravie de me trouver dans une salle magnifique soutenue
par d'énormes masses de rochers qu'on aurait pris pour des piliers
d'architecture gothique, le plus beau pays du monde, le torrent d'un
bleu d'azur, les prairies d'un vert éclatant, un premier cercle de
montagnes couvertes de bois épais, et un second, à l'horizon, d'un
bleu tendre qui se confondait avec le ciel, toute cette belle nature
éclairée par le soleil couchant, vue du haut d'une montagne, au
travers de ces noires arcades de rochers, derrière moi la sombre
ouverture des grottes: j'étais transportée.

Je parcourus ainsi deux ou trois de ces péristyles, communiquant les
uns aux autres par des portiques cent fois plus imposants et plus
majestueux que tout ce que feront les efforts des hommes.

Nos compagnons arrivèrent et nous nous enfonçâmes encore dans les
détours d'un labyrinthe étroit et humide, nous aperçûmes au-dessus de
nos têtes une salle magnifique, où notre guide ne se souciait guère de
nous conduire. Nous le forçâmes de nous mener à ce second étage. Ces
messieurs se déchaussèrent et grimpèrent assez adroitement; pour moi,
j'entrepris l'escalade.

Je passai sans frayeur sur le taillant d'un marbre glissant,
au-dessous duquel était une profonde excavation. Mais quand il fallut
enjamber sur un trou que l'obscurité rendait très effrayant, n'ayant
aucun appui ni pour mes pieds, ni pour mes mains, glissant de tous
côtés, je sentis mon courage chanceler. Je riais, mais j'avoue que
j'avais peur. Mon mari m'attacha deux ou trois foulards autour du
corps et me soutint ainsi pendant que les autres me tiraient par les
mains. Je ne sais ce que devinrent mes jambes pendant ce temps-là.
Quand je fus en haut, je m'assurai que mes mains (dont je souffre
encore) n'étaient pas restées dans les leurs, et je fus payée de mes
efforts par l'admiration que j'éprouvai.

La descente ne fut pas moins périlleuse, et le guide nous dit, en
sortant, qu'il avait depuis bien des années conduit des étrangers aux
_Espeluches,_ mais qu'aucune femme n'avait gravi le second étage. Nous
nous amusâmes beaucoup à ses dépens en lui reprochant de ne pas
balayer assez souvent les appartements dont il avait l'inspection.

Nous rentrâmes à Lourdes dans un état de saleté impossible à décrire;
je remontai à cheval avec mon mari, et, nos jeunes gens prenant la
route de Bordeaux, nous prîmes tous deux celle de Bagnères. Nous
eûmes, pendant dix lieues, une pluie à verse et nous sommes rentrés
ici à dix heures du soir, trempés jusqu'aux os et mourant de faim.
Nous ne nous en portons que mieux aujourd'hui.

Nous sommes dans l'enchantement de deux chevaux arabes que nous avons
achetés, et qui seront les plus beaux que l'on ait jamais vus au bois
de Boulogne.

Voilà une lettre éternelle, ma chère maman; mais vous me demandez des
détails et je vous obéis avec d'autant plus de plaisir que je cause
avec vous. Clotilde m'en demande aussi; mais je n'ai guère le temps de
lui écrire aujourd'hui, et demain recommencent mes courses. Veuillez
l'embrasser pour moi, lui faire lire cette lettre si elle peut
l'amuser, et lui dire que, dans huit à dix jours, je serai chez mon
beau-père et j'aurai le loisir de lui écrire.

Adressez-moi donc de vos nouvelles chez lui, près de Nérac
(Lot-et-Garonne). J'en attends avec impatience, je suis si loin, si
loin de vous et de tous les miens! Adieu, ma chère maman. Maurice est
gentil à croquer! Casimir se repose, dans ces courses dont je vous
parle, de celles qu'il a faites sans moi à Cauterets; il a été à la
chasse sur les plus hautes montagnes, il a tué des aigles, des perdrix
blanches et des _isards_ ou chamois, dont il vous fera voir les
dépouilles; pour moi, je vous porte du cristal de roche. Je vous
porterais du barège de Barèges même, s'il était un peu moins gros et
moins laid.

Adieu, chère maman; je vous embrasse de tout mon coeur.

Veuillez, quand vous lui écrirez, embrasser mille fois ma soeur pour
moi, lui dire que je suis bien loin de l'oublier; que cette lettre que
je vous écris et une à mon frère sont les seules que j'aie eu le temps
d'écrire aux Pyrénées, mais que, quand je serai à Guillery[2] je lui
écrirai tout de suite. Nous comptons y rester jusqu'au mois de
janvier; de là, aller passer le carnaval à Bordeaux, et enfin
retourner avec le printemps à Nohant, où nous vous attendrons avec ma
tante.

  [1]  Cousin éloigné de George Sand.
  [2]  Propriété du baron Dudevant, près de Nérac.



VII

A LA MÊME

                                Nohant, 25 février 1826.

Ma chère maman,

J'ai bien du malheur! Je vais à Paris précisément à l'époque où tout
le monde y est, et ma mauvaise étoile veut que je ne vous y trouve
pas.

Je cours chez ma tante; pour y apprendre que vous êtes à Charleville.
Je vous espère tous les jours, mais je n'ai signe de vie qu'à mon
retour ici, où je trouve enfin une lettre de vous.

C'est une grande maladresse de ma part que d'aller, au bout de deux
ans, passer quinze jours à Paris et de ne pas vous y rencontrer. Mais
il y avait si longtemps que je n'avais reçu de vos nouvelles, que je
vous croyais bien de retour chez vous. Caron même, chez qui nous avons
demeuré, vous croyait sa voisine. Enfin, j'ai joué de malheur, et me
voilà rentrée dans mon Berry, ne sachant plus quand j'en sortirai, ni
quand j'aurai le bonheur de vous embrasser.

Ma santé, à laquelle vous avez la bonté de porter tant d'intérêt, est
meilleure que la dernière fois que je vous écrivis; la preuve en est
que j'ai eu la force de passer quatre nuits dans le courrier, tant
pour aller que pour venir sans être malade, ni à l'arrivée, ni au
retour. Sans ma mauvaise toux qui ne me laissait pas dormir, je me
serais assez bien portée.

Merci mille fois de vos bons avis à cet égard; mais ne me grondez pas
de ne pas les avoir suivis très exactement. Vous savez que je suis un
peu incrédule, et puis un peu médecin moi-même, non par théorie, mais
par pratique. Je n'ai jamais vu de remèdes efficaces aux maux de
poitrine; la nature fait toutes les guérisons quand elle s'en mêle, et
l'honneur en est à l'Esculape, qui ne s'en est pas mêlé. Je sais bien
que ces messieurs n'en conviendront jamais. Comment un médecin
avouerait-il sa nullité? ce ne serait pas adroit. S'ils faisaient,
comme moi, la médecine gratis, ils seraient de bonne foi; peut-être
encore l'amour-propre serait-il là pour les en empêcher.

Tant y a que, sans remède et sans docteur, sans me noyer l'estomac de
boissons qui ne vont pas dans la poitrine, je ne tousse plus; c'est
l'important. J'ai bien toujours des douleurs et par surcroît une
fluxion de chaque côté du visage dans ce moment-ci. Mais le printemps,
s'il veut se dépêcher de venir, mettra ordre aux affaires.

Je vous dirai, chère maman, que, si vous étiez venue passer le
carnaval ici, vous ne vous seriez pas du tout ennuyée. Nous avons des
bals charmants et nous passons des deux et trois nuits par semaine à
danser. Ce n'est pas ce qui me repose, ni même ce qui m'amuse le
mieux; mais il y a des obligations dans la vie qu'il faut prendre
comme elles viennent. Dernièrement nous sommes sortis d'un bal chez
madame Duvernet[1] à neuf heures du matin. N'êtes-vous pas émerveillée
d'une dissipation pareille? Aussi le _jubilé_, traversé par tant de
fêtes, n'en finit-il pas. J'espère que, dans deux ou trois ans, nous
n'en entendrons plus parler. En attendant, le curé prêche tous les
dimanches matin contre le bal, et, tous les dimanches soir, on danse
tant qu'on peut.

Quand je parle de curé grognon, vous entendez bien que ce n'est pas
celui de Saint-Chartier[2] que je veux dire. Tout au contraire:
celui-là est si bon, que, s'il avait quelque soixante ans de moins, je
le ferais danser si je m'en mêlais.

Il est venu ici faire deux mariages dans un jour. Celui d'André[3],
avec une jeune fille que vous ne connaissez pas et qui entrera à notre
Service à la Saint-Jean, et celui de Fanchon, soeur d'André et bonne
de Maurice, avec la coqueluche du pays, le beau cantonnier
_Sylvinot_[4], que vous ne vous rappelez sans doute en aucune manière,
malgré _ses succès_. La noce s'est faite dans nos remises, on mangeait
dans l'une, on dansait dans l'autre.

C'était d'un luxe que vous pouvez imaginer: trois, bouts de chandelle
pour illumination, force piquette pour rafraîchissements, orchestre
composé d'une vielle et d'une cornemuse, la plus criarde, par
conséquent la plus goûtée du pays. Nous avions invité quelques
personnes de la Châtre et nous avons fait cent mille folies, comme de
nous déguiser le soir en paysans, et si bien, que nous ne nous
reconnaissions pas les uns les autres. Madame Duplessis était
charmante en cotillon rouge. Ursule[5], en blouse bleue et en grand
_chapiau_, était un fort drôle de galopin. Casimir, en mendiant, a
reçu des sous qui lui ont été donnés de très bonne foi. Stéphane de
Grandsaigne, que vous connaissez, je crois, était en paysan requinqué,
et, faisant semblant d'être gris, a été coudoyer et apostropher notre
sous-préfet, qui est un agréable garçon et qui était au moment de s'en
aller quand il nous a tous reconnus.

Enfin la soirée a été très bouffonne et vous aurait divertie, je gage;
peut-être auriez-vous été tentée de prendre aussi le bavolet, et je
parie qu'il n'y aurait pas eu d'yeux noirs qui vous le disputassent
encore.

Comptez-vous retourner bientôt à Paris, chère maman, et êtes-vous
toujours contente du séjour de Charleville? Embrassez bien ma soeur
pour moi, ainsi que le cher petit Oscar. Casimir vous présente ses
tendres hommages, et moi je vous prie de penser un peu à nous quand le
printemps reviendra.

Donnez-nous de vos nouvelles, chère maman, et recevez mes
embrassements.

  [1] Mère de Charles Duvernet, amie de la famille de pères en fils.
  [2] Saint-Chartier (Indre), village près de Nohant.
  [3] Domestique de George Sand.
  [4] Diminutif de Sylvain Biaud.
  [5] Ursule Josse, femme de chambre de George Sand.



VIII

A MADAME LA BARONNE DUDEVANT
EN SA TERRE DE POMPIEY, PAR LE PORT-SAINTE-MARIE (LOT-ET-GARONNE)

                                Nohant, 30 avril 1826.

Nous avons reçu votre bonne lettre, chère madame, et appris avec
chagrin le triste événement[1] qui vient encore de vous environner de
tristesse et de réveiller celle, déjà si profonde, que vous éprouviez.

Nous apprécions et nous sentons votre douloureuse et triste situation
avec la crainte amère de ne pouvoir l'adoucir, puisque rien ne saurait
remplacer ce que vous avez perdu et que nulle consolation ne peut
arriver, je le sens, jusqu'à votre coeur brisé. C'est en vous-même,
c'est dans cette force morale que vous possédez, ou plutôt c'est dans
la profondeur de votre mal, que vous trouvez le moyen de le supporter.
Si j'ai bien compris votre souffrance, nulle distraction, nul
témoignage d'intérêt ne sont assez puissants pour vous apporter un
instant d'oubli. Vous les recevez avec douceur et bonté, mais ils ne
sauraient vous faire un bien véritable.

Ce sont vos tristes pensées qui seules vous font jouir d'un triste
plaisir. Plus vous les sondez, moins elles doivent vous paraître
amères. Vos souvenirs n'ont rien que de doux. Vous aviez entouré toute
son existence de tant de soins et de douceurs! Son bonheur, ce bonheur
inexprimable d'une union si parfaite, c'était l'oeuvre de toute votre
vie. Ah! je crois que, quand il reste des regrets sans aucun remords,
la douleur a ses charmes pour une âme comme la vôtre.

Notre voyage a été fécond en événements dont aucun cependant n'a été
grave. Nous avons voulu passer par les montagnes de la Marche, pour
jouir de tableaux pittoresques et intéressants. Nous avons payé le
plaisir de mille dangers. Des chevaux mourants, ou rétifs, menaçaient
de nous culbuter ou de se laisser entraîner dans des descentes très
rapides, sur des routes sinueuses et bordées de ravins profonds. Notre
étoile nous a protégés cependant, et nous en avons été quittes pour la
peur. Nous sommes arrivés tous bien portants.

Maurice a eu, depuis, un gros rhume avec une forte inflammation aux
yeux; l'eau de gomme pour la toux et l'eau de mauve pour les yeux
l'ont beaucoup soulagé. Il se porte tout à fait bien à présent.

Je vous remercie, chère et bonne madame, de l'intérêt que vous voulez
bien prendre à ma santé. Elle est assez bonne, quoique j'aie toujours
des douleurs et un mal opiniâtre à la tête, qui est mon inséparable.
Je ne fais pourtant point d'imprudences, je suis ici d'une sagesse
forcée, n'ayant point de sujets de courses comme à Guillery; mais,
ayant plus d'occupations essentielles, je réussis à oublier mes
misères et à vaquer à mes affaires comme quelqu'un qui se porte bien.
C'est de vous, chère madame, qu'il convient de s'occuper; veuillez
nous tenir au courant de votre précieuse santé.

J'ai eu mon frère pendant quelques jours. Il est reparti pour Paris,
où des réparations à sa maison le forcent à la surveillance. J'ai
obtenu qu'il nous laissât sa femme et sa fille, à qui la campagne
conviendra mieux.

Adieu, chère madame; écrivez-nous souvent, peu à la fois, si cela vous
fatigue, mais ne nous laissez pas ignorer comment vous êtes. Casimir
et moi vous embrassons tendrement.

AURORE D.

Veuillez me rappeler au bon Larnaude [2]; j'ose presque me regarder
comme un de ses confrères. Je me suis lancée dans la médecine, ou,
pour parler plus humblement, dans l'apothicairerie. M. Delaveau [3],
qu'il connaît bien, est mon professeur. C'est lui qui ordonne et
consulte, c'est moi qui prépare les drogues, qui pose les sangsues,
etc. Nous avons déjà opéré des cures fort heureuses. Smith [4], avec
son jalap, me serait ici d'un grand secours.

Maurice n'a point oublié Guillery. Il y revient sans cesse, il sait
les noms de tout le monde et parle surtout du gros _Totor_. Il a
trouvé ici de quoi se consoler de l'absence de sa poule _favorite_,
qu'il se rappelle aussi _à ce qu'il prétend_.

  [1]  La mort du baron Dudevant, beau-père de George Sand.
  [2]  Pharmacien à Barbaste (Lot-et-Garonne).
  [3]  Charles Delaveau, médecin à la Châtre, puis député, de 1846
    à 1876.
  [4]  Domestiques de la baronne Dudevant.



IX

A MADAME MAURICE DUPIN, A PARIS

                                Nohant, 13 juillet 1826.

Ma chère maman,

J'ai reçu votre aimable lettre il y a quelque temps, et j'ai vu depuis
M. Duvernet, qui m'a dit vous avoir trouvée bien portante, et avoir
passé la journée avec vous et l'ami Pierret[1]. Il m'a beaucoup parlé
de vous. Vous savez que c'est une de vos conquêtes les plus dévouées.
Il m'a dit que vous viendriez sans la crainte de nous voir partir au
premier moment et d'avoir fait un voyage inutile. Ce serait une
crainte bien mal fondée; car, outre que le plaisir d'être près de vous
nous ôterait l'envie de courir, nous n'avons pas le moindre projet de
voyage d'ici à bien longtemps.

Quand je dis _nous_, je parle de moi et de mon enfant; car mon mari
n'a pas fait voeu de réclusion. Il est à Bordeaux dans ce moment pour
une affaire indispensable: le payement d'une maison qu'il a vendue
l'hiver dernier et dont l'échéance était le 10 de ce mois. Je pense
qu'il reviendra par Nérac et qu'il passera quelques jours auprès de
madame Dudevant. Je ne sais au juste quand il sera de retour. Il
voulait assister à sa moisson. I1 faudra qu'il se dépêche; car les
blés sont mûrs, et je vais les faire mettre à terre.

Quand il se sera reposé un peu de son voyage, il sera forcé de faire
celui de Paris pour le placement de ses fonds. Alors il plaidera notre
cause de vive voix auprès de vous, et peut-être vous décidera-t-il à
revenir avec lui!

Vous avez dû voir Hippolyte[2] souvent. Il vous aura dit qu'il m'a
laissé sa petite, dont je prends soin et qui se porte très bien. Nous
avons eu des jours très brillants: d'abord la fête de Maurice, à
l'occasion de laquelle j'ai régalé une centaine de paysans. Les
danses, les coups de fusil, le carillon des cloches, le son de la
cornemuse et les chansons des buveurs, auxquels se mêlaient les
hurlements des chiens contrariés, out célébré avec bruit
l'anniversaire de notre jeune homme, qui était charmé de ce tapage et
de ces honneurs.

Nous avons eu ensuite mademoiselle George à la Châtre. Elle y a donné
deux représentations qui ont fait courir tout le pays a mis la ville
et les environs sens dessus dessous. Je vous conterais bien d'autres
fêtes antérieures; mais Hippolyte vous aura conté notre chasse au
sanglier; il vous aura dit que Nohant devenait chaque jour plus
_brillant_. Nous serions bien heureux si cela pouvait vous donner
l'envie d'y venir.

Adieu, ma chère maman; je vous embrasse tendrement et vous prie de me
donner de vos nouvelles. Pardonnez-moi le long temps que j'ai mis à
vous donner des nôtres. Je suis si occupée en l'absence de mon mari,
que je suis forcée de remplacer, que je n'ai pas le courage d'écrire
le soir, et que je vais me coucher bien lasse.

Vous saurez que je m'occupe beaucoup de médecine, non pas pour moi,
car j'aime peu à y songer, mais pour mes paysans. J'ai fait de très
heureuses cures; mais l'état a aussi ses désagréments.

  [1] Pierret, ami de la famille.
  [2] Hippolyte Chatiron, frère de George Sand.



X

A LA MÊME

                                Nohant, 9 octobre 1826.

Ma chère petite maman,

Pardonnez-moi d'avoir été si longue à vous remercier des peines que
vous avez prises pour moi. J'ai été si occupée, si dérangée, et vous
êtes si bonne et si indulgente, que j'espère ma grâce.

Vous avez bien voulu courir pour vous occuper de ma toilette et de
celle de Maurice. Ces emplettes étaient charmantes et font
l'admiration _d'un chacun_ dans le pays. Quant à la parure d'or mat,
je nomme Casimir pour l'aimable présent, et vous pour le bon goût. Il
m'a empêchée jusqu'à présent de vous écrire, disant qu'il voulait s'en
charger. Mais ses vendanges l'occupent à tel point, que je me fais
l'interprète de sa reconnaissance. C'est un sentiment que nous pouvons
bien avoir en commun. Agréez-la et croyez-la bien sincère.

Vous nous avez mandé que vous étiez souffrante d'un rhume. Je crains
que le froid piquant qui commence à se faire sentir ne contribue pas à
le guérir. J'en souffre bien aussi et je commence l'hiver par des
douleurs et des rhumatismes. Pour éviter pourtant d'être aussi
maltraitée que l'année dernière, je me couvre de flanelle, gilet, bas
de laine. Je suis comme un capucin (à la saleté près) sous un cilice.
Je commence à m'en trouver bien et à ne plus sentir ce froid qui me
glaçait jusqu'aux os et me rendait toute triste.

Ayez aussi bien soin de vous, ma chère maman; à mon tour, je vais vous
prêcher.

Maurice, grâce à Dieu, annonce une santé robuste. Il est grand, gros
et frais comme une pomme. Il est très bon, très pétulant, assez
volontaire quoique peu gâté, mais sans rancune, sans mémoire pour le
chagrin et le ressentiment. Je crois que son caractère sera sensible
et aimant, mais que ses goûts seront inconstants; un fonds d'heureuse
insouciance lui fera, je pense, prendre son parti sur tout assez
promptement. Voilà ses qualités et ses défauts, autant que je puis en
juger, et je tâcherai d'entretenir les unes et d'adoucir les autres.
Quant à Léontine[1], vous la verrez. Elle était charmante entre mes
mains. Je savais la prendre. J'ai eu beaucoup de chagrin à me séparer
d'elle et je m'inquiète de son voyage. Je sens qu'elle me manque et je
crains qu'elle ne soit pas aussi bien qu'avec moi.

Hippolyte vous dira que nous attendons le retour de James avec sa
femme; mais il ne vous dira peut-être pas les folies qu'il faisait
toute la journée ici avec son _ancien_, son _commandant_ Duplessis[2].
J'aurais bien envie de vous régaler d'une certaine histoire de
_portemanteau_, si je ne craignais de vous fatiguer de ces
enfantillages. Vous pourrez cependant le taquiner vertement, lorsque
vous le verrez boire à table, en lui disant: _Est-ce que tu as envie
de faire ton portemanteau aujourd'hui?_ C'est le mot d'ordre, et vous
obtiendrez sa confession.

Adieu, ma chère maman. Clotilde est donc décidément grosse? j'en suis
ravie. Caroline ne m'écrit point. Oscar est-il mieux portant et plus
fort? Je vous embrasse bien tendrement; donnez-moi de vos nouvelles et
croyez en vos enfants.

AURORE.

Comment traitez-vous l'ami _vicomte_? Faites-lui mes amitiés sincères,
si toutefois vous êtes contente de lui.

  [1] Fille d'Hipolyte Chatiron et nièce de George Sand.
  [2] Ex-colonel de chasseurs à cheval, ami du colonel Maurice Dupin,
    de George Sand et du colonel Dudevant, son beau père.



XI

A M. CARON, A PARIS

                                Nohant, 19 novembre 1826.

Mon cher Caron,

Je partage bien sincèrement votre douleur, dont j'apprécie l'amertume.
Je sais que vous étiez le modèle des bons fils et que jamais larmes ne
furent plus vraies que les vôtres. Je n'essayerai point avec vous les
vaines et communes consolations qu'on donne en pareil cas. Si vous
êtes comme moi, ces stériles efforts ne feraient qu'aigrir votre
chagrin. Sûre que votre raison vous dit, mieux que moi, toutes les
raisons de notre soumission envers les immuables lois de la destinée,
je me bornerai à pleurer avec vous dans toute l'effusion d'un coeur
sincèrement attaché, qui partagera toujours vos plaisirs et vos
peines.

Vous avez tort d'ajouter à des regrets trop fondés, des réflexions
tristes mais imaginaires. Vous dites que cette perte vous laisse seul
sur la terre. Sans doute, rien ne remplace une bonne mère; mais il
vous reste de vrais amis. Vous êtes fait pour en avoir, et vous savez,
j'espère, que vous en possédez de bien vrais dans Casimir et dans sa
femme. Je regrette de n'être pas auprès de vous pour vous détourner de
ces noires idées, et vous prouver qu'il est encore des coeurs qui
s'intéressent à vous.



XII

A MADAME MAURICE DUPIN
CHEZ MADAME GAZAMAJOU, A CHARLEVILLE (ARDENNES)

                                23 décembre 1826.

Ma chère maman,

Vous m'avez laissée bien longtemps sans nouvelles de vous, et j'ai
moi-même attendu bien longtemps à vous remercier de votre lettre. Mais
j'ai été si souffrante, et je le suis encore tellement, que j'ai bien
de la peine à écrire. Ma santé se ressent du mois de décembre, et j'ai
des maux de poitrine qui m'épuisent; je n'ai ni sommeil ni appétit.
Tout me dégoûte, et je ne trouve de bon que l'eau claire, qui ne
m'engraisse pas, comme vous pensez bien. La nuit, j'ai des oppressions
insupportables, mon drap me semble peser cent livres, et je suis
réduite à regarder les étoiles au lieu de dormir. Tout cela est fort
ennuyeux, mais je ne perds pas courage. C'est un temps à passer.
Depuis trois ans, l'hiver m'est très contraire, et le printemps me
ramène la santé. J'attends cette douce saison avec impatience.

Vous avez bien raison de quitter Paris, où l'on se tue, où l'on se
vole, où l'on est moins en sûreté qu'au milieu de la forêt Noire.
Caroline doit se trouver bien heureuse de votre compagnie, et ne plus
regretter Paris. Oscar vous distrait et vous intéresse. J'ai grande
impatience de le revoir, il doit être bien grandi et bien avancé.
Maurice est beau comme un ange. Madame Duplessis raffole de lui. Il
dit aussi une foule de belles choses dans le plus singulier patois
_béricho-gascon_ qui se soit jamais entendu. Vous l'aimerez aussi,
outre la parenté, car il a un charmant caractère.

Le pauvre vicomte doit s'ennuyer à périr de votre absence. Vous l'avez
laissé bien cruellement, à ce qu'il me semble. C'est votre usage; mais
s'accoutume-t-on aux rigueurs? Vous prétendez qu'il s'endort. Moi, je
suis bien sûre qu'il médite ou qu'il tombe dans une mélancolie qui
ressemble peut-être bien au sommeil; mais je parie que ce sont des
soupirs que vous interprétez comme des ronflements dans votre cruauté.

Permettez-moi de vous embrasser, ma chère maman, et de vous souhaiter
mille prospérités et une bonne santé surtout. Adieu, donnez-moi un peu
plus souvent de vos nouvelles; embrassez pour moi ma soeur. Mes
amitiés à Cazamajou[1], je vous en prie. Casimir vous baise les mains.

  [1] Beau-frère de George Sand.



XIII

A M. HIPPOLYTE CHATIRON, A PARIS

                                Nohant, mars 1827

Ce que tu me dis de St... me fait beaucoup de peine; Il ne veut
soigner ni sa santé ni ses affaires, et n'épargne ni son corps ni sa
bourse. Qui pis est, il se fâche des bons conseils, traite ses vrais
amis de docteurs et les reçoit de manière à leur fermer la bouche. Je
savais tout cela bien avant que tu me le dises, et j'avais été, avant
toi, bourrée plus d'une fois de la bonne manière.

Je ne m'en suis jamais fâchée, parce que je sais que son caractère est
ainsi fait et que, puisque j'ai de l'amitié pour lui, connaissant ses
défauts, je ne vois pas de motif à la lui retirer maintenant qu'il
suit sa pente. Cette découverte a dû te refroidir, je le conçois.
Votre amitié n'était encore qu'une liaison mal affermie, attendant
tout de l'avenir et ne recevant rien du passé. Sans doute, à ta place,
trouvant cette âpreté de caractère chez quelqu'un que j'aurais jugé
tout différent, j'aurais comme toi rabattu beaucoup du cas que j'en
faisais.

Quant à moi, je voudrais pouvoir cesser de l'aimer, car ce m'est un
continuel sujet de peines que de le voir en mauvais chemin et toujours
refusant de s'en apercevoir. Mais on doit aimer ses amis jusqu'au
bout, quoi qu'ils fassent, et je ne sais pas retirer mon affection
quand je l'ai donnée. Je prévois que St..., avec les moyens de
parvenir, n'arrivera jamais à rien. Je le prévois même depuis
longtemps. Cette famille est fort décriée dans le pays et à trop juste
titre. St... a beaucoup des défauts de ses frères, et c'est tout ce
qu'on connaît de lui; car ses qualités, qui sont grandes et belles,
celles d'une âme fortement trempée, capable de grandes vertus et de
grandes erreurs, ne sont pas de nature à sauter aux yeux des
indifférents et à être goûtées autrement qu'à l'épreuve.

On me saura toujours mauvais gré de lui être aussi attachée, et, bien
qu'on n'ose me le témoigner ouvertement, je vois souvent le blâme sur
le visage des gens qui me forcent à le défendre. Je ne retirerai donc
de lui rien qui puisse flatter ma vanité; peut-être, au contraire,
aura-t-elle beaucoup à souffrir de sa condition. Je craindrais, en
examinant trop attentivement les taches de son caractère, de me
refroidir sous ce prétexte, mais effectivement de céder à toutes ces
considérations d'amour-propre et d'égoïsme qui font qu'on rapporte
tout à soi, et qu'on devrait fouler aux pieds.

St... me sera toujours cher, quelque malheureux qu'il soit. Il l'est
déjà, et plus il le deviendra, moins il inspirera d'intérêt, telle est
la règle de la société. Moi, du moins, je réparerai autant qu'il sera
en moi ses infortunes. Il me trouvera quand tous les autres lui
tourneraient le dos, et, dût-il tomber aussi bas que l'aîné de ses
frères, je l'aimerais encore par compassion, après avoir cessé de
l'aimer par estime;--ceci n'est qu'une supposition pour te montrer
quelle est mon amitié;--car on ne soupçonne pas de véritables torts à
ceux qu'on aime, et je suis loin de me préparer à recevoir ce nouveau
déboire de le voir s'abaisser. Mais il restera dans la misère. De
tristes pressentiments m'avertissent que ses efforts pour s'en retirer
l'y plongeront plus avant. Ce sera un grand tort aux yeux de tous,
excepté aux miens.

Tu penses absolument comme moi à cet égard, puisque tu m'exhortes à ne
lui pas retirer mon attachement. Tu peux être tranquille. Quant à toi,
ce n'est pas tant de ses folies que tu es choqué que de l'aveuglement
qui lui fait préférer ses faux amis aux vrais. Je ne te blâme point de
cette impression. Je te demande seulement de la modérer par un
sentiment de bonté et d'indulgence qui t'est naturel et qui te fera
continuer tes bons offices, soit qu'il les accueille bien ou mal. S'il
les méconnaît, ce sera par fausseté de jugement, jamais par vice de
coeur.

Si j'étais homme, avec la volonté que j'ai de le servir, je répondrais
de lui. Mais, femme, ce que je saurais obtenir de lui devient presque
nul par la différence de sexe, d'état, et mille autres choses qui
viennent à la traverse de mes bons desseins. Entraves cruelles que mon
amitié maudit, mais qu'elle respecte, parce qu'il n'est donné qu'à
l'amour. tout faible et inférieur qu'il est à l'autre sentiment, de
les rompre.



XIV

A MADAME MAURICE DUPIN, A PARIS

                                Nohant, 5 juillet 1827.

Pourquoi donc ne m'écrivez-vous pas, ma chère maman? Êtes-vous malade?
Si cela était, je le saurais probablement, Hippolyte ou Clotilde me
l'auraient écrit. Mais, depuis le 24 mars, pas un mot de vous!

Vous m'oubliez tout à fait, et me ferez regretter de ne pas habiter
Paris, si les absents ont si peu de part à votre souvenir. Je ne suis
pas démonstrative, mais votre silence me peine et me fait mal plus que
je ne saurais le dire.

Caroline est-elle toujours près de vous? Ce serait du moins une
consolation pour moi que de vous savoir heureuse et satisfaite. Je
n'attribuerais cette absence de lettre à rien de fâcheux et j'en
souffrirais seule. Mais que ne puis-je augurer de cette incertitude?
hors une maladie, dont je serais certainement informée par quelqu'un,
j'imagine tout. Il faut que vous ayez quelque chagrin. Mais quel
chagrin vous force à me laisser ainsi dans l'inquiétude? Hippolyte me
mande que la famille Defos va partir pour Clermont[1]; ne serez-vous
pas tentée de l'accompagner? Il y a longtemps que vous projetez ce
voyage, et, au retour, vous vous arrêteriez ici, ou bien nous vous
verrions en Auvergne, où je vais passer quelques semaines, et nous
reviendrions ensemble à Nohant. Si c'est là la surprise que vous me
ménagez, je ne me plaindrai pas que vous me l'ayez fait trop longtemps
désirer.

Depuis que je ne vous ai écrit, je me suis assez bien portée; mais
j'ai eu plusieurs accidents où j'ai failli me tuer. Je serais morte
sans un souvenir de vous, ma chère maman, et ce n'eût pas été un de
mes moindres regrets à quitter la vie.

Je ne veux pas vous écrire plus longuement aujourd'hui. Je vous
gronderais, je crois, et ce serait passablement ridicule. Il y a déjà
longtemps que j'ai sur le coeur de vous reprocher votre paresse, et
que je recule toujours, espérant une lettre; mais elle n'arrive pas.

Adieu, ma chère maman; pardonnez-moi d'être un peu en colère contre
vous et faites-moi voir, je vous en prie, que vous vous ressouvenez
d'une fille que vous avez en Berry et qui vous aime plus que vous ne
songez à elle.

  [1] Clermont-Ferrand (Puy-de-Dôme).



XV

A LA MÊME

                                Nohant, 17 juillet 1827.

Ma chère maman,

Je vous remercie de m'avoir donné de vos nouvelles. Je commençais à
être inquiète, non de votre santé, que je savais être bonne, mais de
votre oubli. Grâce à Dieu, vous vous portez bien et vous n'avez que
des contrariétés; c'est encore trop.

Vous êtes bien malheureuse dans le choix de vos servantes; mais ce
n'est pas à dire, parce que vous n'en avez point encore trouvé de
bonnes, qu'il n'y en ait point et que vous deviez vous résoudre à vous
servir vous-même. Peut-être vous lasserez-vous bientôt de n'être pas
chez vous, et il n'est pas prudent à vous, qui êtes souvent malade, de
passer les nuits seule. Pour cette raison, sans compter la peur qui
vous tourmente, et qui est une vraie maladie, capable même de faire
beaucoup de mal, vous devriez ne pas vous isoler ainsi de tout secours
et de tout soin. Peut-être choisissez vous vos servantes trop jeunes,
par conséquent sujettes aux défauts de leur âge: la coquetterie et
l'humeur légère. Il me semble que j'aimerais mieux une femme d'un âge
mûr, quoiqu'il y ait souvent l'inconvénient de l'humeur revêche et
rabâcheuse.

Vous rappelez-vous Marie Guillard, cette vieille et laide bonne femme
qui, après avoir été longtemps ici, s'était mariée avec un vieillard
borgne? Au bout d'une vingtaine d'années de mariage, elle a enterré
son mari et placé sa fille, qui est assez jolie, et, étant redevenue
_célibataire_, elle est rentrée à notre service. Elle a repris le soin
de ses vaches et de ses poules (qui ne sont pas tout à fait les mêmes
qu'elle soignait il y a vingt ans).

C'est la plus drôle de vieille qui soit au monde. Active, laborieuse,
propre et fidèle, mais grognon au delà de ce qu'on peut imaginer. Elle
grogne le jour, et je crois aussi la nuit en dormant. Elle grogne en
faisant du beurre, elle grogne en faisant manger ses poules, elle
grogne en mangeant même. Elle grogne les autres, et, quand elle est
seule, elle se grogne. Je ne la rencontre jamais sans lui demander
comment va la grognerie, et elle ne grogne que de plus belle. Elle
vous impatienterait bien, et moi tout autant, si son service la tenait
plus près de moi. Aussi je ne vous la propose pas; rien que sa figure
vous rendrait malade. Au reste, elle n'est pas plus laide qu'elle ne
l'était dans sa jeunesse: c'est une de ces figures qui ne changent
pas, malheureusement pour elles.

A propos de figures, je vous envoie un profil que j'ai fait d'idée en
barbouillant. Il est bon de vous dire que c'est Caroline que j'ai
prétendu faire. Il n'y a que moi qui la trouve ressemblante; ce qui
est fâcheux pour le mérite de l'artiste.

Telle qu'elle est, je vous l'envoie, espérant que vous qui êtes plus
disposée à l'indulgence, vous y mettrez beaucoup du vôtre et
parviendrez à retrouver du moins la coupe du visage et l'expression
douce et candide de la physionomie. Au reste, vous avez bien le talent
de le retoucher. Je vous le livre. J'ai fait aussi mon portrait, mais
avec plus de soin et d'attention, parce que j'avais le modèle sous les
yeux et que l'observation travaillait et non l'imagination. Il n'en
est pas mieux. J'ai même un air si triste et si sentimental, que je
lui ris au nez de le voir ainsi et n'ose vous l'envoyer. Il me
rappelle ces vers:

    D'où vient ce noir chagrin qu'on lit sur son visage?
    C'est de se voir si mal gravé.

Hippolyte a dû vous dire, ma chère maman, que j'avais écrit à madame
Defos pour lui demander pardon de la distraction qui m'avait empêchée
de la reconnaître, et lui témoigner le désir de la voir à Clermont, si
j'y vais, comme j'en ai le projet, le mois prochain.

C'est en parlant du Mont-Dore probablement que vous me dites que je ne
suis qu'à quatre lieues d'elle; car, d'ici par la route de poste, il y
en a près de cinquante. Cette grande distance me fait craindre que M.
Defos n'effectue point son projet de venir nous voir, à moins que
quelque autre affaire ou le désir de voyager ne lui fasse prendre
notre route pour revenir. à Paris, route qui est beaucoup moins
directe et moins bien servie. S'il vient malgré ces obstacles, j'en
serai ravie et je le recevrai de mon mieux. Je n'ose plus vous
tourmenter pour faire ce voyage. Il vous ferait pourtant grand bien.
Vous n'auriez pas de peurs à redouter pour la nuit, ni tout l'embarras
de vivre en pension.

Adieu, ma chère maman; je vous écris à la lueur des éclairs et aux
grondements du tonnerre, ce qui n'empêche pas Maurice et Casimir de
ronfler aussi fort que lui. Je vais faire comme eux, et, si à nous
trois nous ne couvrons pas le bruit de l'orage, il faudra qu'il fasse
grand train de son côté. Écrivez-moi un peu plus souvent.

Portez-vous bien, et soignez-vous. Je vous embrasse bien tendrement.



XVI

A LA MÊME

                                Nohant, 4 septembre 1827.

Ma chère maman,

Me voici de retour, depuis cinq ou six jours. J'ai été absolument
empêchée d'écrire durant mon voyage. Toujours en route, soit à cheval,
soit à pied; je n'ai pas eu un instant pour me reposer et pour rendre
compte de mes courses. Madame Defos, que j'ai vue avant d'aller au
Mont-Dore, et en en revenant, m'a dit vous avoir donné de nos
nouvelles. J'étais donc sûre que vous ne seriez point inquiète de
nous. Cette chère dame nous a reçus avec une bonté parfaite. J'ai fait
connaissance avec mademoiselle Eugénie[1], qui est fort aimable et
fort aimée dans Clermont et dans sa maison.

Votre adorateur, comme vous l'appelez, est aussi fort aimable et fort
spirituel. Il nous a lu beaucoup de vers charmants, dont une partie
fut faite en votre honneur, comme ceux de _Victoire, Sophie,
Antoinette_, que vous connaissez. Aglaé[2] était très bien quand nous
sommes passés la première fois; à notre retour, elle était dans ses
crises. Elle avait pris Maurice en grippe, bien qu'il fût fort
tranquille. Moi, je n'étais pas trop rassurée et j'ai renvoyé le petit
aussitôt après dîner, sous prétexte qu'il était fatigué.

J'ai été voir le couvent de Saint-Joseph du haut en bas. Nous avons
dîné tous ensemble, pris des glaces, etc. Clermont est une ville
agréable, située dans un des plus beaux pays de la terre. Madame Defos
est parfaitement logée, sur une place immense, en face des beaux
coteaux de la Limagne et du Puy-de-Dôme, qui s'élève comme un géant à
l'horizon. La maison qu'elle habite est une des plus belles de la
ville et passerait pour belle, même à Paris. Je pense que vous serez
bien aise d'apprendre ces détails et de savoir votre tante dans une
position douce et agréable. Elle serait heureuse sans le fardeau
qu'elle supporte avec tant de patience et de douceur. Elle en est sur
les dents. C'est un enfant acariâtre qu'il faut endurer tout le jour
et veiller la nuit; elle se sacrifie à l'intérêt de ce malheureux
enfant, qui ne peut pas lui en savoir gré, avec une résignation et une
tendresse dont le coeur d'une mère est seul capable.

Nous avons beaucoup couru au Mont-Dore, aux environs, à Clermont, à
Pontgibaud, où sont les mines de plomb, à Aubusson, où sont les belles
manufactures de tapis. Enfin ce que nous avons fait en peu de temps
est remarquable. J'ai pris la douche, j'ai été au bal, j'ai galopé à
cheval, j'ai versé en voiture, et je pourrais faire une très longue
relation de ce court voyage; mais je vous en épargne l'ennui.

Je me borne à vous dire, ma chère maman, que tout le monde se porte à
merveille, gendre, fille et petit-fils. J'ai un appétit effrayant et
j'ai pris l'habitude de dormir, que je trouve très agréable.

  [1] Fille de M. Defos.
  [2] Autre fille de M. Defos.



XVII

A M. CARON, A PARIS

                                Nohant, 22 novembre 1827.

Il y a bien longtemps, mon bon ami, que je veux vous écrire, et ma
mauvaise santé, de jour en jour plus détraquée, m'empêche de faire
rien qui vaille, de m'appliquer même au travail qui m'est le plus
agréable, c'est-à-dire de m'entretenir avec les gens que j'aime. Au
lieu de cela, il faut m'ennuyer en cérémonies depuis une semaine avec
des gens occupés de politique et d'élections, que je comprends fort
peu, mais qu'il faut avoir l'air de comprendre sous peine
d'impolitesse, et devant qui il faut sembler s'intéresser
prodigieusement au succès de choses dont on entend parler pour la
première fois. Casimir avait l'air tout ce temps d'un chef de parti;
et, grâce à ses efforts, des députés parfaitement libéraux ont été
nommés dans tous les collèges environnants. J'en suis charmée, et je
le suis encore davantage de voir cette corvée terminée et de ne plus
voir la fièvre sur tous les visages.

Casimir m'a dit que vous aviez été malade, mon cher Caron. Donnez-nous
de vos nouvelles; vous nous oubliez tout à fait, et vous avez tort;
car vous avez toujours en nous de vrais et fidèles amis.

Ne craignez donc aucun refroidissement de notre part: ma mauvaise
santé et les ennuyeuses élections ont été la seule cause de mon long
silence. Casimir m'a dit que vous aviez éprouvé beaucoup de chagrins.
Quelle qu'en soit la cause, croyez que je les partage du fond du coeur
et qu'ils ne me trouveront jamais indifférente.

Voici l'ami Dutheil et le beau docteur[1] qui me chargent de vous
assurer de leur amitié et me forcent de vous dire adieu. Mais,
auparavant, nous nous réunissons en corps pour vous prier de venir
vous reposer ici de tous vos ennuis et boire sur eux le fleuve
d'oubli, composé de vin de Champagne dont Casimir à découvert une
nouvelle source dans sa cave.

Je crois que je serai obligée d'aller passer une huitaine à Paris pour
consulter sur ma santé. Vous seriez bien aimable de me ramener ici et
d'y passer une partie de l'hiver. Vous êtes bien sûr que j'emmènerai
Pauline.

Adieu, mon cher _Latreille_; je vous embrasse de tout mon coeur et
compte que vous accueillerez ma proposition favorablement.

AURORE.

  [1] Charles Delaveau.



XVIII

A M. CARON, A PARIS

                                Nohant, 1er avril 1828.

Mon cher Caron,

Il y a bien longtemps que je veux vous écrire; mais mon Maurice a été
si malade pendant tout l'hiver, et moi, j'ai été si tourmentée de ses
maux et des miens, que je n'ai donné signe de vie à personne; ce dont
je reçois de vifs reproches de tous côtés.

Quoique vous y mettiez plus d'indulgence que les autres, en ne me
grondant pas, je ne veux pas abuser plus longtemps de votre
_longanimité_, et je viens enfin vous dire que je ne vous ai point
oublié; car nous parlons de vous bien souvent, avec mon mari et nos
amis de la Châtre, qui demandent toujours quand vous viendrez. Je
voudrais bien avoir une bonne réponse à leur donner et je n'en perds
pas l'espérance; car vous trouverez bien quelque temps à nous
consacrer et vous savez qu'il y a ici de bon vin et de bons garçons.

J'espère que, dans quelques jours, nous aurons du beau temps qui me
rendra moins maussade et mieux portante. Pour le présent, je suis tout
à fait ganache et misérable, ne pouvant bouger de ma chambre et à
peine de mon lit. Je suis grosse par-dessus le marché, et cela fait
une complication de maux peu agréable. Il ne me faudrait pas moins que
vous pour me rendre ma bonne humeur et la santé.

Que faites-vous maintenant, mon gros ami? avez-vous guéri ce vilain
rhume qui vous fatiguait si fort, et êtes-vous un peu au courant de
votre nouvel état de choses? Il y a bien longtemps aussi que Casimir
dit tous les jours qu'il veut vous demander de vos nouvelles. Mais
vous savez comme il est paresseux de l'esprit et enragé des jambes. Le
froid, la boue, ne l'empêchent point d'être toujours dehors, et, quand
il rentre, c'est pour manger ou ronfler.

Votre belle Pauline est-elle toujours aussi grosse et aussi bonne?
Maurice est un lutin achevé. Il a été abîmé d'une coqueluche qui lui a
ôté, pendant deux mois, le sommeil et l'appétit. Heureusement il va à
merveille maintenant.

Quand vous viendrez, je veux que vous m'ameniez Pauline; vous savez
que j'en aurai bien soin, et elle est si aimable et si douce, qu'elle
ne vous sera guère à charge en route.

Voyez-vous souvent la famille Saint-Agnan[1]? J'ai été si paresseuse
envers elle, que je ne sais ce qu'elle devient.

Maurice, qui s'endort sur mes genoux et me fatigue beaucoup, m'empêche
de vous en dire davantage. Je laisse à Casimir le soin de vous répéter
que nous vous aimons toujours et vous désirons vivement.

  [1] Amie de George Sand habitant Paris.



XIX

A MADAME MAURICE DUPIN, A PARIS

                                Nohant, 7 avril 1828.

Ma chère maman,

Vous me traitez bien sévèrement, juste au moment où je venais de vous
écrire, ne m'attendant guère à vous voir fâchée contre moi. Vous me
prêtez une foule de motifs d'indifférence dont vous ne me croyez
certainement pas coupable. J'aime à croire qu'en me grondant, vous
avez un peu exagéré mes torts, et qu'au fond du coeur vous me rendiez
plus de justice; car, vous m'aviez cru insensible à de si graves
reproches, vous ne me les auriez pas faits.

J'espère qu'en apprenant que ma maladie avait été la seule cause de ce
long silence, vous m'avez entièrement pardonné. Dites-le-moi bien
vite; c'est un mauvais traitement pour moi que vos reproches, et j'ai
besoin, pour me mieux porter, de savoir que vous m'avez rendu vos
bontés.

J'ai appris de la famille Maréchal[1] des nouvelles qui m'ont bien
profondément affligée. J'en suis malade de chagrin et d'inquiétude. Je
viens pourtant de recevoir une lettre d'Hippolyte m'annonçant que
Clotilde est beaucoup mieux. Mais sa fille est morte! pauvre Clotilde,
qu'elle est malheureuse! si bonne et si aimable! Elle ne méritait pas
ces cruels chagrins. Elle ignore encore la perte de son enfant; mais
il faudra qu'elle l'apprenne, et combien ce nouveau malheur lui sera
amer! Je suis sûre que ma pauvre tante a le coeur brisé. Tout est
chagrin et misère ici-bas.

Vous me mandez que Caroline est malade. Qu'a-t-elle donc? J'espère que
cela n'est pas sérieux, puisque vous m'en parlez si brièvement.
Veuillez m'en parler avec plus de détails, ma chère maman, ainsi que
de vous-même. Je ne sais si c'est pour me punir que vous me donnez de
mauvaises nouvelles sans y ajouter un mot pour les adoucir. Ce serait
trop de sévérité.

Maurice va à merveille. Il est tous les jours plus aimable et plus
joli.

Mais je me reproche de vanter mon bonheur, quand je pense à cette
pauvre Clotilde, dont le sort, à cet égard, est si différent.
L'aisance et les plaisirs ne sont rien au coeur d'une mère en
comparaison de ses enfants. Si je perdais Maurice, rien sur la terre
ne m'offrirait de consolation dans la retraite où je vis. Il m'est si
nécessaire, qu'en son absence, je ne passe pas une heure sans
m'ennuyer.

Ne me laissez pas plus longtemps avec le chagrin de vous savoir
mécontente. Écrivez-moi, ma chère maman; j'ai le coeur bien triste, et
un mot de vous en ôterait un grand poids.

Casimir vous embrasse tendrement.

  [1] Oncle et tante de George Sand



XX

A M. CARON, A PARIS

                                Nohant, 16 avril 1828.

Je reçois à l'instant votre lettre, mon bon Caron. Elle me fait tant
de plaisir, que j'y veux répondre tout de suite. Vous êtes mille fois
aimable de vous être décidé à nous venir trouver. Nous en sautons de
joie, Casimir et moi. Je vais, par le même courrier, renouveler mon
invitation à madame Saint-Agnan, que j'aurai le plus grand plaisir à
recevoir, comme je le lui ai dit vingt fois et comme, j'espère, elle
n'en doute pas.

Je ne sais _combien de filles_ elle m'amènera. Je sais qu'il y en a
une en pension; mais, les eût-elles toutes, la maison est assez grande
pour les loger, et nous avons des poulets dans la cour en suffisante
quantité pour approvisionner un régiment.

J'ai encore une demande à vous faire: c'est, au cas où madame
Saint-Agnan voudrait emmener une femme de chambre, de l'en dissuader,
comme si cela venait de vous, en lui disant qu'elle n'en aura pas
besoin ici, puisque j'en ai une qui n'a rien à faire et qui sera à son
service. Je ne voudrais pas qu'elle s'aperçût de ma répugnance à cet
égard, parce qu'elle croirait peut-être que j'y mets de la mauvaise
grâce. Elle se tromperait; car je serai enchantée de la recevoir, elle
et sa famille. Vous savez aussi que ce n'est pas la crainte de nourrir
une personne de plus, puisqu'il s'en nourrit dans ma maison plus que
je ne le sais souvent moi-même. Je crains ici les domestiques
étrangers, parce que mes Berrichons sont de simples et bons paysans
ignorant toutes les rubriques des gens de Paris.

L'année dernière, la femme de chambre de madame Angel avait mis la
maison en révolution par ses plaintes, ses propos. Les uns me
demandaient leur compte pour aller à Paris, où elle se faisait fort de
les placer; les autres voulaient doubler leurs gages, etc., etc. Je
vous entretiens de ces balivernes parce qu'un mot dit en passant à
madame Saint-Agnan peut m'épargner ces petits désagréments. Si
cependant elle insiste, qu'il n'en soit plus question et prenez que je
n'ai rien dit. Vous pensez qu'une aussi petite considération ne
refroidira pas le plaisir que j'aurai à la voir.

Adieu, mon bon ami; venez au plus vite. Votre chambre vous attend; le
lit de Pauline sera auprès du vôtre, ou, si vous voulez dans ma
chambre, à côté de celui de Maurice. Nous vous attendons avec une
grande impatience, et je vous embrasse de tout mon coeur.

Votre fille

AURORE.

Les amis de la Châtre vont être bien joyeux de la bonne nouvelle de
votre arrivée.



XXI

A MADAME MAURICE DUPIN, A PARIS

                                Nohant, 4 août 1828.

Ma chère maman,

Il est vrai que j'ai été bien longtemps sans vous écrire; mai je n'ai
pas cessé de demander de vos nouvelles à Hippolyte. Il pourra vous le
dire aussi, trois fois de suite je lui ai demandé votre adresse sans
qu'il me l'envoyât. J'ai cherché dans vos lettres précédentes. Je n'y
ai pas trouvé celle que vous m'avez désignée. Ce n'est que sa dernière
lettre (qui m'est arrivée à peu près en même temps que la vôtre) qui
me l'a apprise. J'étais fort contrariée, je vous assure, de ne savoir
où vous étiez. Je suis enfin bien heureuse de vous savoir installée de
nouveau à Paris, bien portante et avec la société de votre enfant[1].
Embrassez-le bien de ma part, je vous en prie et gardez-le le plus
longtemps possible; car j'ai bien envie de le voir.

A cet égard, je ne sais pas du tout quand j'aurai le bonheur de vous
embrasser. Je crois que je ferai tranquillement mes couches ici, où je
serai plus commodément et plus économiquement pour passer les premiers
mois de ma nourriture. Si nos affaires nous le permettent, je fais le
projet d'aller passer, cet hiver, quelque temps près de vous. Ma santé
est assez bonne, quoique, depuis quelques semaines, je souffre
beaucoup de l'estomac. En ne mangeant pas, j'y échappe. Cela me coûte
fort, car j'ai des faims très exigeantes, que je ne puis satisfaire
sans les payer de plusieurs jours de souffrance et de diète.

Je ne suis pas très forte, et la moindre course en voiture me fatigue
beaucoup. A cela près, je vais bien. Je suis si grosse, que tout le
monde pense que je me suis trompée dans mon calcul et que
j'accoucherai très prochainement: je ne crois pourtant pas que ce soit
avant deux mois.

Casimir me charge de vous dire qu'il est très mécontent de
l'inexactitude de M. Puget à votre égard. Il ne peut vous adresser à
M. Lambert, qui n'est plus notaire et qui n'habite plus Paris. Il
chargera de vos affaires, dès le prochain trimestre, une personne sûre
et parfaitement exacte. J'ai vu Léontine un instant. Elle se portait
bien. Je vais la chercher demain pour quelques jours.

Adieu, ma chère maman; reposez-vous bien de vos fatigues, afin que je
puisse aussi vous recevoir. Ce ne sera jamais assez tôt, au gré de mon
impatience. Je vous embrasse tendrement; Casimir et Maurice se
joignent à moi.

Le cher père est très occupé de sa moisson. Il a adopté une manière de
faire battre le blé qui termine en trois semaines les travaux de cinq
à six mois. Aussi il sue sang et eau. Il est en blouse, le râteau à la
main, dès le point du jour.

Les ouvriers sont forcés de l'imiter; mais ils ne s'en plaignent pas,
car le vin de pays n'est point ménagé pour eux. Nous autres femmes,
nous nous installons sur les tas de blé dont la cour est remplie. Nous
lisons, nous travaillons beaucoup, nous songeons fort peu à sortir.
Nous faisons aussi beaucoup de musique.

Adieu, chère maman; rappelez-moi à l'amitié du vicomte. Maurice est
mince comme un fuseau, mais droit et décidé comme un homme. On le
trouve très beau, son regard est superbe.

  [1] Oscar Cazamajou, son petit-fils.



XII

A M. CARON, A PARIS

                                15 novembre, 1828.

Je n'ose pas dire, mon bon révérend, que j'ai bien du regret de ne
vous pas voir. Ce serait être égoïste que de s'affliger de vos succès.
Mais, sauf la joie bien vraie que j'éprouve à vous voir satisfait et
dont vous ne pouvez pas douter, il m'est bien permis, à part moi,
d'être fâchée de votre absence, et de regretter votre aimable
personne.

J'ai l'espoir que vous n'oublierez point notre sincère affection dans
le cours de vos prospérités, et que, quand vos affaires vous
laisseront quelque répit, vous viendrez passer ici ce temps de
liberté, dormir la grasse matinée, flâner avec l'ami Duteil et faire
jurer Casimir en le gagnant aux échecs.

Vous avez ici votre appartement, votre nourriture, éclairage,
_blansissage_, etc., moyennant la somme modique de deux francs
cinquante centimes par semaine, et, de plus, vous aurez ce qui ne
s'achète pas, des coeurs qui vous aiment bien véritablement.

Cette lettre vous sera remise par votre ami Duteil, qui, je crois, a
le projet de vous demander de le prendre en pension pour trois
semaines. C'est un compagnon aimable, et c'est pour la même raison
qu'il désire loger avec vous, si vous le trouvez bon.

Adieu, mon vénérable octogénaire. Que votre _barque_ vogue au gré de
vos désirs! C'est ce que je vous souhaite, au nom du Père, etc.

Je vous embrasse de tout mon coeur, et désire que vous terminiez
heureusement et vite afin de revenir nous voir.

AURORE.

Comment va la grosse Pauline[1]? Embrassez-la de ma part et de celle
de Maurice. On dit que vous avez une nouvelle Corinne pour cuisinière,
je vous en fais mon compliment.

  [1] Nièce de Caron.



XXIII

A MADAME MAURICE DUPIN, A PARIS

                                Nohant, 27 décembre 1828.

Mon garde champêtre, qui est mon fournisseur et mon pourvoyeur, et
qui, de plus, est ancien voltigeur et bel esprit, a fait ce matin, ma
chère maman, une assez belle chasse. Je fais mettre dès demain ma
cuisinière à l'oeuvre, et, quoiqu'elle ait beaucoup moins de génie que
le garde champêtre, j'espère qu'elle en aura assez pour confectionner
un bon pâté que je vous enverrai pour vos étrennes dès qu'il sera
refroidi. Mon ami Caron, à qui j'adresse un envoi de même genre, vous
fera passer ce qui vous revient.

Agréez en même temps, chère mère, tous mes voeux et mes embrassements
du jour de l'an; ayez une bonne santé, de la gaieté, et venez nous
voir, voilà mes souhaits.

Je suis charmée que vous ayez trouvé mes confitures bonnes. Je
comptais vous en adresser un second volume; mais mon essai n'a pas été
aussi heureux que le premier. Entraînée par l'ardeur du dessin, j'ai
laissé brûler le tout et je n'ai plus trouvé sur mes fourneaux qu'une
croûte noire et fumante qui ressemblait au cratère d'un volcan
beaucoup plus qu'à un aliment quelconque.

Puisque nous sommes sur ce chapitre, je vous dirai que vous avez très
bien fait de ne rien donner à mon envoyé. Il en eût été très choqué.
Il veut bien se considérer comme _mon ami et mon voisin_, mais non
comme un commissionnaire. Il vous eût dit qu'il était _né natif_ de
Nohant, qu'il se rendait mon messager uniquement _par amitié_, mais
qu'il avait _trop de sentiments_, etc. Enfin il vous aurait dit
peut-être de très belles choses, mais vous avez bien fait de ne le pas
payer. Il est très glorieux, je suis sûre, de pouvoir dire qu'il nous
a rendu service.

Je ne sais pas si mon projet d'aller à Paris s'effectuera. J'ai même
tout lieu de croire qu'il ira grossir le nombre immense de projets en
l'air qui sont en dépôt dans la lune avec tout ce qui se perd sur la
terre. Ma fille est bien petite et bien délicate pour voyager par ce
mauvais temps. Du reste, elle est fraîche et jolie à croquer. Maurice
se porte bien aussi, et vous souhaite une bonne année; il embrasse son
cousin Oscar. Veuillez, chère maman, être encore mon remplaçant dans
le choix des étrennes à Oscar (ce que je laisse à votre disposition).

Je vous embrasse de toute mon âme, Casimir en prend sa part.

AURORE.



XXIV

A M. CARON, A PARIS

                                Nohant, 20 janvier 1829.

Il est très vrai que je suis une paresseuse, mon _digne vieillard_ et
bon ami. Vous savez que je suis de force à me laisser brûler les pieds
plutôt que de me déranger, et à vous couvrir une lettre de pâtés
plutôt que de tailler ma plume. Chacun sa nature. Vous n'êtes pas mal
_feugnant_ aussi, quand vous vous en mêlez. Mais ce n'est jamais quand
il s'agit d'obliger; j'ai pu m'en convaincre mille fois, et j'ai même
honte d'abuser si souvent de votre extrême bonté.

Je vous ai demandé dans quelque lettre qui se sera perdue:

Les _Mémoires de Barbaroux_, les _Mémoires de madame Roland_, et les
_Poésies de Victor Hugo_.

J'ai deux volumes de Paul-Louis Courier intitulés _Mémoires,
Correspondance_ et _Opuscules inédits_. Il doit avoir paru un
troisième volume contenant des fragments de _Xénophon, l'Ane de
Lucius, Daphnis et Chloé_, etc. En outre, je voudrais avoir son
meilleur volume contenant les pamphlets politiques et opuscules
littéraires, imprimé clandestinement à Bruxelles in-8°. Celui-là sera
peut-être difficile à trouver. Aidez-vous d'Hippolyte, qui s'aidera
d'Ajasson, pour me le dépister. Veuillez avoir ma lettre dans votre
poche, quand vous irez chez le libraire, afin de ne pas vous tromper
ni m'acheter ce que j'ai déjà.

Ne confondez pas les _Mémoires de Barbaroux_ le _girondin_ sur la
Révolution, avec quelque chose de nouveau que son fils _C.-O.
Barbaroux_ vient de publier à la suite ou au commencement d'une
biographie de la Chambre des pairs. J'attendrai pour lire l'histoire
des vivants qu'ils soient morts, et, si je suis morte avant eux, je
m'en passerai.

Cela ne veut pas dire que je dédaigne les oeuvres des contemporains;
seulement la postérité jugera les hommes mieux que nous. Je voudrais
avoir quelque chose de Benjamin Constant et surtout de Royer-Collard.
Mais quoi! je ne suis pas au courant de ces publications. Veuillez
m'aider, m'envoyer ce qu'il y a de plus remarquable et le plus à la
portée d'une bête comme moi.

En voilà-t-il assez? Je vous plains bien sincèrement, mon vieux, si
vous avez beaucoup de femmes comme moi sur les bras.

Pour faire diversion à ces _factures_, car mes lettres ne sont pas
autre chose, je vous envoie le récit _lamentable_ d'une histoire
récemment arrivée à la Châtre. Vous savez qu'il y a sept ou huit
sociétés qui ne se mêlent point. Vous savez que Périgny et moi, qui
avons la prétention d'être _philosophes_, nous invitons tout le monde.

Moi, je ne reçois pas cette année; mais, lui, il a commencé. La
première soirée s'est assez bien passée, moyennant que les plus
huppées ont été stupéfaites de surprise en se voyant _amalgamées_ avec
ce qu'elles appellent de la canaille, quoique cette canaille les
vaille et plus. Le maître de musique et sa femme, fort gentille, ont
surtout causé par leur admission, une indignation, et les bonnes
personnes de dire que M. de Périgny comblait d'honnêtetés le musicien
susdit afin d'économiser cinq francs par soirée.

Voulant mettre à profit cet incident, mais ne voulant pas mettre _en
scène_ l'innocent musicien et son innocente moitié, nous avons, Duteil
et moi (auteurs indignes de cette chanson), offert nos propres
individus aux traits de la satire, nous maltraitant _soi-même_ (nous
avions tenu l'orchestre à nous deux, la première soirée); nous
détournons par cette ruse adroite les soupçons qui se dirigeraient sur
nous si nous ne gardions le secret sur notre génie poétique, car _nous
en pinçons_. Il a pu, à Paris, vous chanter des complaintes de notre
façon; que vous en semble? Nous avons tant d'esprit, que nous en
sommes _zonteux_ nous-mêmes. Nous avons montré la susdite chanson à M.
et madame de Périgny, qui en ont beaucoup ri et nous ont autorisés à
la répandre _clandestinement_, à condition qu'ils ne soient pas
reconnus en avoir eu connaissance.

Voyez-vous d'ici la bonne figure qu'ils vont faire, et vous aussi,
quand, d'un air piteux, on viendra vous raconter qu'un libelle
impertinent, _arme à deux tranchants_, et dans lequel nous sommes
particulièrement maltraités, circule dans la ville? Voyez-vous l'air
de philosophie et de générosité avec lequel nous témoignerons notre
mépris de cet outrage? J'oubliais de vous dire qu'à la seconde soirée
il n'est venu personne que ce maître de musique, Casimir et moi; la
chanson, d'ailleurs, vous l'apprendra; mais vous saurez que j'avais
l'honneur de faire partie des trois _invités_ qui font une si pauvre
figure à la fin du dernier couplet. Nous attendons à demain pour voir
si la _cabale_ continue. Moi, je n'en aurai pas le démenti, et j'irai
pour voir. Vous voilà au courant des cancans.

J'écrirai à Félicie quand je pourrai. En attendant, dites-lui que je
l'embrasse, que je ne me soucie guère d'apprendre les modes, qu'il me
suffit qu'elle se porte bien et ne m'oublie pas. Au reste, je lui
dirai cela moi-même dans quelques jours. Je verrai demain toutes vos
_amoureuses_ et m'acquitterai de vos commissions.

Bonsoir, mon vieux; portez-vous bien, dormez quinze heures sur seize,
et aimez toujours votre fille

AURORE


Casimir vous embrasse, et Maurice embrasse Pauline. A propos, j'ai un
ménage entier de porcelaine de Verneuil[1] pour elle; mais comment le
lui envoyer? le port coûtera plus que la chose ne vaut; fixez-moi
là-dessus.

    LA SOIRÉE ADMINISTRATIVE
    ou
    LE SOUS-PRÉFET PHILOSOPHE

    Air: _Tous les bourgeois de Chartres_

    1


        Habitants de la Châtre Nobles, bourgeois, vilains. D'un petit
        gentillâtre Apprenez les dédains.
            Ce jeune homme, égaré par la _philosophie_[2],
               Oubliant, dans sa déraison,
               Les usages et le bon ton,
               Vexe la bourgeoisie

    2

        Voyant que, dans la ville, Plus d'un original Tranche de
        l'homme habile Et se dit libéral;
            A nos tendres moitiés qui frondent la noblesse
              Il crut plaire en donnant un bal
              Où chacun pût d'un pas égal
        Aller comme à la messe.

    3

        Un écorcheur d'oreilles, Ci-devant procureur[3]. Croit faire
        des merveilles Avec madame _Orreur_[4].
            Sur son piano discord quand l'une nous assomme,
              L'autre nous fait grincer des dents,
              Le tout pour épargner cinq francs
        Au ménage économe.

    4

        Juges et militaires, Médecins, avocats, Chirurgiens et
        notoires, Chacun prend ses ébats.
            On entendit pourtant plus d'une grande dame,
              Pinçant la lèvre et clignant l'oeil,
              Murmurer dans son noble orgueil:
        «Voyez! quel amalgame!»

    5

        Guidant la contredanse, Périgny tout en eau, Croyait par sa
        prudence Nous dorer le gâteau.
            L'_avant-deux_ n'était pas la chose délicate:
              Mais, quand on fut au moulinet,
              C'est en vain que le sous-préfet
        Cria: «Donnez la patte!...»

    6

        Quand finit ce supplice, Chaque dame aussitôt Demande sa
        pelisse, Sa bonne et son falot,
            Et toutes en sortant se disaient dans la rue,
              En retroussant leur falbala:
              «Jamais on ne me reprendra
        _En pareille cohue_.»

    7

        La semaine suivante Le punch est préparé, La maîtresse est
        brillante, Le salon est ciré.
            vint trois invités de chétive encolure.
              Dans la ville on disait: «Bravo!
              On donne un bal _incognito_
        A la sous-préfecture!»

  [1] Village de potiers près de Nohant.
  [2] Pérnigy.
  [3] Duteil.
  [4] Aurore.



XXV

A MADAME MAURICE-DUPIN, A PARIS

                                Nohant, 8 mars 1829.

Ma chère maman,

Il y a bien longtemps que je veux vous écrire; mais il a fallu que le
carême arrivât pour m'en laisser le temps. Jamais à Paris on ne mena
une vie plus active et plus dissipée que celle que nous avons passée
durant le carnaval: courses à cheval, visites, soirées, dîners, tous
les jours ont été pris, et nous avons beaucoup moins habité Nohant que
la Châtre et les grands chemins.

Enfin, nous voici rentrés dans un ordre de choses plus paisible, et je
commence, pour que la retraite me soit aussi agréable que les plaisirs
me l'ont été, par vous demander de vos nouvelles et vous assurer que
je voudrais que vous fussiez ici, où vous vous porteriez bien et vous
amuseriez, j'en suis sûre. Un peu de mouvement en voiture, la société
de personnes gaies et aimables comme celles dont notre intimité est
composée vous plairaient, à vous qui n'aimez pas plus que moi la gêne
et les obligations. Le coin du feu a aussi ses plaisirs. Hippolyte
l'égaye par son caractère facile, égal, toujours bon et content. Nous
rions, chantons et dansons comme des fous, et jamais, depuis bien des
hivers, je ne me suis si bien portée. Je lui en attribue tout
l'honneur.

Avez-vous toujours votre petit compagnon Oscar? Hippolyte m'a dit
qu'il était fort gentil, mais assez délicat. Maurice grandit beaucoup
et n'est pas non plus très robuste maintenant. C'est l'âge, dit-on, où
le tempérament se développe, non sans quelque effort et quelque
fatigue. Il est joli comme un ange, et fort bon. Sa soeur est une
masse de graisse, blanche et rose, où on ne voit encore ni nez, ni
yeux, ni bouche. C'est un enfant superbe, quoique né imperceptible;
mais, pour espérer que ce soit une fille, il faut attendre qu'elle ait
une figure. Jusqu'ici, elle en a deux aussi rondes et aussi joufflues
l'une que l'autre.... Elle a toujours une bonne nourrice, dont elle se
trouve fort bien.

Le mois prochain, vous verrez mon mari, qui retournera avec Hippolyte
vendre son cheval. De là, nous irons un mois à Bordeaux et un mois à
Nérac, chez ma belle-mère, et nous serons de retour ici au mois de
juillet. Si vous voulez, à cette époque, tenir votre promesse, et
décider Caroline à vous accompagner, nous passerons en famille tout le
temps que vous voudrez; car je n'aurai plus d'obligations de toute
l'année, et il me faut des obligations pour quitter Nohant, où j'ai
pris racine. Nous vous soignerons bien et vous rajeunirez si fort, que
vous retournerez à Paris fraîche et encore très dangereuse pour
beaucoup de têtes.

Adieu, ma chère maman. Casimir, Hippolyte, mes deux enfants et moi
vous embrassons tous bien tendrement. Gare à vous, au milieu d'un
pareil conflit! vous aurez bien du bonheur si vous n'êtes pas étouffée
par nos caresses, et nos batailles à qui en aura sa part.

Quand-vous me répondrez, aurez-vous la bonté de me donner quelques
conseils sur la façon d'une robe de foulard fort belle qu'on m'envoie
de Calcutta et que je ferai moyennant que vous me direz où en est la
mode et la manière dont je dois tailler les manches? Je crois que
maintenant on les fait droit fil et aussi larges en bas qu'en haut.
Mais dirigez-moi, car je suis fort en arrière.



XXVI

  A M. DUTEIL, AVOCAT, A LA CHATRE[1]
  (RECOMMANDÉ A MADAME LA POSTE DE LA CHATRE)

                                Bordeaux, 10 mai 1829.

Hélas! mon estimable ami, que c'est cruel, que c'est effrayant, que
c'est épouvantable, je dirai plus, que c'est sciant, de s'éloigner de
son endroit et de se voir en si peu de jours _transvasé_ à cent vingt
lieues de sa patrie! Si cette douleur est cuisante pour tous les
coeurs bien nés, elle est telle pour un coeur berrichon
particulièrement, qu'il s'en est fallu de peu que je ne fusse noyée
dans un torrent de pleurs, répandues par Pierre[2], Thomas[3],
Colette[4], Pataud[5], Marie Guillard[6] et Brave[7]; torrent auquel
j'en joignis un autre de larmes abondantes. Que dis-je! un torrent?
c'était bien une mer tout entière.

Après avoir embrassé ces inappréciables serviteurs, les uns après les
autres, je m'élançai dans la voiture, soutenue par trois personnes, et
j'arrivai sans encombre à Châteauroux. Là, nous fûmes singulièrement
égayés par la conversation piquante et badine de M. Didion, qui nous
fit pour la cinquante-septième fois le récit de la maladie et de la
mort de sa femme, sans omettre la plus légère particularité.

A Loches, mon ami, vous croyez peut-être que je me suis amusée à
penser que ces tourelles noircies, où ma cuisinière mourrait du
spleen, avaient été la résidence d'un roi de France et de sa cour; ou
bien que j'ai demandé aux habitants des nouvelles d'Agnès Sorel?...
J'avais bien autre chose dans l'esprit. Je songeais, avec
recueillement, avec émotion, au passage dans cette ville du
respectable et philanthrope M. Blaise Duplomb[8], lequel fut rattrapé
par des _querdins de zendarmes qui l'attacèrent à la queue de leurs
cevaux et_... Mais vous savez le reste! Il est trop pénible de revenir
sur de si déplorables circonstances.

Enfin, mon estimable ami, la présente est pour vous dire qu'après cinq
jours d'une traversée fatigante et dangereuse, à travers des déserts
brûlants et des hordes d'anthropophages, après une navigation de cinq
minutes sur la Dordogne, pendant laquelle nous avons couru plus de
périls et supporté plus de maux que la Pérouse dans toute sa carrière,
nous sommes arrivés, frais et dispos, en la ville de Bordeaux, presque
aussi belle qu'un des faubourgs de la Châtre, et où je me trouve fort
bien; regrettant néanmoins, vous d'abord, mon ami, puis votre
tabatière, puis les deux lilas blancs qui sont devant mes fenêtres, et
pour lesquels je donnerais tous les édifices que l'on bâtit ici.

... Adieu, mon honorable camarade, soutenons toujours de nos lumières,
et de cette immense supériorité que le ciel nous a donnée en partage
(à vous et à moi), la cause du bon sens, de la nature, de la justice,
sans oublier la morale, la culture libre du tabac et le régime de
l'égalité.

Rappellez-moi au souvenir d'Agasta[9]. Quant à vous, frère, je vous
donne l'accolade de l'amitié et vous prie de vous souvenir un peu de
moi.

Hélas! loin de la patrie, le ciel est d'airain, les pommes de terre
sont mal cuites, le café est trop brûlé.

Les rues, c'est de la séparation de pierres; cette rivière, c'est de
la séparation d'eau; ces hommes, de la séparation en chair et en os!
Voyez Victor Hugo.

AURORE

  [1] Alexis Pouradier-Duteil, avocat à la Châtre, puis président à la
    Cour d'appel de Bourges, après avoir occupé les fonctions de
    procureur général auprès de cette même cour.
  [2] Pierre Moreau, jardinier.
  [3] Thomas Aucante, vacher.
  [4] Jument de George Sand.
  [5] Chien de garde.
  [6] Cuisinière.
  [7] Chien des Pyrénées.
  [8] Propriétaire à la Châtre.
  [9] Madame Duteil.



XXVII

A M. CARON, A PARIS

                                Bordeaux, 4 juin 1829.

Aimable, estimable, respectable et vénérable octogénaire; c'est pour
avoir l'_avantage_ de savoir des nouvelles de votre chancelante et
précieuse santé que la présente vous est adressée par votre fille
soumise et subordonnée. Comment traitez-vous ou plutôt comment vous
traite la goutte, le catharre, la crachomanie, la prisomanie, la
mouchomanie, en un mot le cortège innombrable des maux qui vous
assiègent depuis tantôt quarante-cinq ans que j'ai le bonheur de vous
connaître? Fasse le ciel, ô digne vieillard, que vous conserviez le
peu de cheveux et les deux ou trois dents qui vous restent, comme vous
conserverez, jusqu'à la mort, le sentiment, et le dévouement de tous
ceux qui vous entourent!

C'est aussi pour vous dire que nous sommes pour le moment dans la
ville de Bordeaux, qui est grande et bien faite, regrettant amèrement
que vous n'ayez pu mettre à exécution le projet que vous aviez formé
de venir vous y divertir avec nous. Ah! bon père! de combien de soins,
de combien de tendresses, de combien de bouteilles de vin de Bordeaux,
n'eussions-nous pas entouré votre vieillesse! Certes notre affection
et la bonne chère vous eussent rendu cette verdeur de la jeunesse que
vous regrettez en vain maintenant. Nous vous eussions procuré de
bienfaisantes transpirations en vous faisant manger des artichauts
crus; et un sommeil réparateur vous eût doucement bercé jusqu'à une
heure de l'après-midi; mais, hélas! où êtes-vous?

Vous imaginez bien, mon cher ami, que nous trottons ici comme des
lièvres, que nous flânons comme...? comme vous. Nous allons au
spectacle, au café, à la campagne, sur la rivière; nous visitons les
collections, les églises, les caveaux, les morts, les vivants: c'est à
n'en pas finir. Nous allons voir la mer dans deux ou trois jours. Nous
confions nos augustes personnes et notre précieuse existence aux flots
capricieux, aux vents impétueux et au savoir chanceux d'un pilote
expérimenté. Priez pour nous, saint homme, vieillard austère et
séraphique! Si nous périssons dans cette lutte, je vous promets
d'aller vous tirer par les pieds. Vous verrez mon ombre pâle,
couronnée d'algue verte et sentant la marée à plein nez, errer autour
de votre lit et chanter comme une mouette pendant votre sommeil.
Alors, pieux cénobite, dites le chapelet à mon intention et répandez
de l'eau bénite autour de vous.

Si pourtant, comme je l'espère, une destinée moins poétique me ramène
saine et sauve à l'hôtel de _France_[1], je partirai peu de jours
après pour Guillery, où je vous prie de m'adresser votre réponse et
celle de ma petite Félicie, à qui je vous prie de remettre _en
particulier_ la lettre ci-incluse.

Nous avons ici M. Desgranges[2], que vous connaissez je crois. Plus,
l'avocat général[3], qui me charge de vous-dire mille choses
affectueuses et obligeantes.

Plus, une douzaine de parents ennuyeux; plus, deux ou trois autres
amis fort aimables qui ne nous quittent pas. Le temps vole trop vite
au milieu de ces distractions, qui me remontent un peu l'esprit.

Il faudra pourtant reprendre le cours tranquille des heures à Nohant.
Ce n'est pas que je m'en inquiète beaucoup: j'ai, comme vous, bon
père, un fonds de nonchalance et d'apathie qui me rattache sans effort
à la vie sédentaire, et, comme dit Stéphane, animale.

Ah çà, que faites-vous? N'êtes-vous pas un peu fatigué d'affaires et
n'aurez-vous pas quelques jours de liberté? Vous savez que vous vous
êtes formellement et solennement engagé à venir vous reposer près de
nous, dès que vous en trouveriez la possibilité. Je désire vivement
que ce temps arrive, et, en attendant, j'ai l'honneur d'être, ô
vertueux père de famille, votre fille et amie,

AURORE.

Casimir vous embrasse et vous prie de vous occuper de son affaire, je
ne sais laquelle.

  [1] A Bordeaux.
  [2] Armateur bordelais.
  [3] M. Aurélien de Sèze.



XXVIII

A MADAME MAURICE DUPIN, A PARIS

                                Bordeaux, 11 juin 1829

Dites-moi donc, ma chère petite mère, ce que c'est que cette histoire
de naufrage qui m'a frappée dans mon enfance et qui s'est passée,
autant qu'il m'en souvient, aux lieux où je suis? Je vous vois encore
tout effrayée; je me rappelle mon père se jetant à l'eau pour sauver
son sabre, après nous avoir mises en sûreté; puis les jurements des
matelots; puis l'eau qui entrait dans l'embarcation.

Veuillez me raconter tout cela, afin que je comprenne ce qui m'est
arrivé et que je puisse me vanter d'avoir couru un _fameux_ danger. Ce
sera d'autant plus nécessaire à ma gloire, que, dans l'expédition que
je viens de faire, je n'ai pas eu la satisfaction de la plus petite
tempête.

Vous qui avez été partout, vous connaissez la tour de Cordouan, seule
sur un rocher au milieu de la mer, vis-à-vis des côtes de la Saintonge
et de la Gascogne. On prétend que c'est un voyage difficile et
dangereux; et voyez comme c'est vexant: pour une fois que nous y
allons, les vents sont favorables, les flots dociles et les pilotes
excellents! Enfin l'humiliation a été complète, aucun de nous n'a eu
le mal de mer, et nous sommes revenus aussi sains, aussi gais (je ne
dirai pas aussi frais, car nous étions noirs comme des Cafres et
rouges comme des Caraïbes), en un mot aussi dispos que si nous
eussions fait un tour sur le boulevard de Gand.

Un succès aussi facile me donne une fière envie de faire le tour du
monde sur un navire, et d'aller à la Chine comme qui prend une prise
de tabac. Ne vous effrayez pourtant pas trop de ce projet, et ne
croyez, pas qu'au premier jour vous allez recevoir une lettre de moi
datée de Pékin. Pour le moment, je tâcherai de me contenter des pékins
qui m'environnent, et, dans un mois au plus, je reverrai Nohant, qui a
bien aussi ses Chinois et ses magotes.

Hippolyte me mande que vous avez presque le projet de venir à Nohant
cet été. Dieu vous maintienne dans cette bonne idée!

Adieu, chère maman; je vous embrasse; mais non, je n'en suis pas
digne, je baise votre pantoufle.



XXIX

A LA MÊME

                                Nohant, 1er août 1829.

Ma chère maman,

Je suis enfin de retour et Hippolyte est près de moi avec sa famille.
Sa femme est bien fatiguée; mais j'espère que quelques jours de repos
la remettront. J'ai passé chez ma belle-mère quinze jours fort
agréables, qui m'ont rétablie à peu près. J'en avais grand besoin,
j'étais souffrante jusqu'à perdre patience; malgré cela, je me
félicite de mon voyage, et, sauf le dernier mois que j'ai presque
entièrement passé dans mon lit, mon séjour à Bordeaux m'a offert
beaucoup de plaisirs de mon goût, c'est-à-dire point de monde et
beaucoup de courses.

Je n'en ai pas moins eu un plaisir infini à me retrouver chez moi avec
tous ceux que j'aime. Il ne nous manque que vous pour être
parfaitement heureux.

Nous goûtons dans tout son charme le calme de la vie paisible et
retirée; nous n'avons pas d'importuns, pas de faux amis, du moins nous
le croyons ainsi. Nos jours s'écoulent comme des heures, et sans que
rien pourtant en interrompe l'uniformité. Cette paix profonde est fort
du goût de ma belle-soeur. Hippolyte s'en arrange aussi, parce qu'elle
lui donne une liberté parfaite, qui est son essence. Il monte beaucoup
à cheval. Nous voyons toujours nos anciens amis; mais j'ai retranché
tout doucement beaucoup de mes relations. J'étais très fatiguée, je
pourrais même dire ennuyée, de voir autant de monde. Une société
nombreuse et superficielle n'est pas ce qui me convient, et je crois
que vous êtes tout à fait de mon avis, qu'il vaut mieux le coin du feu
qu'un panorama de figures toujours nouvelles qui passent sans qu'on
ait eu le temps d'apprécier leurs qualités et leurs défauts. Je m'en
tiens donc à deux ou trois femmes sur l'amitié desquelles je puis me
reposer, ce qui est déjà assez rare. Quant aux hommes, ils n'ont pas
des dehors fort brillants; mais ce sont les meilleures gens du monde;
vous en avez vu un échantillon: notre ami Duteil, qui n'est pas beau
ni élégant, j'en conviens, mais qui a de l'esprit, en revanche, et le
caractère le plus aimable et le plus égal.

Vous nous avez promis depuis bien longtemps, ma chère maman, de venir
refaire connaissance avec Nohant; vous ne pouvez choisir un meilleur
moment pour nous faire ce plaisir, puisque Hippolyte et sa femme y
sont déjà et que je n'ai nulle affaire qui me force à le quitter d'ici
à plusieurs mois. Si vous vous sentez assez forte pour entreprendre la
route, vous nous trouverez toujours heureux de vous soigner et de vous
distraire autant qu'il dépendra de nos ressources à cet égard.

Mes enfants se portent bien. Maurice vous embrasse, et nous en faisons
tout autant, si vous le permettez. Moi, pour ma part, je réclame
pourtant un plus gros baiser que les autres.



XXX

A M. JULES BOUCOIRAN, A PARIS[1]

                                Nohant, 2 septembre 1829.

M. Duris-Dufresne [2] m'a fait passer, monsieur, votre réponse aux
propositions dont il a bien voulu se charger de ma part auprès de
vous. Nous sommes d'accord dès ce moment, et, si mon offre vous
convient toujours, je vous attendrai au commencement d'octobre. Le
bien que M. Duris-Dufresne nous a dit et de la méthode et du
professeur nous donne un vif désir de connaître l'un et l'autre, et
nous nous efforcerons de vous rendre agréable le séjour que vous ferez
parmi nous.

Si, dans votre méthode, il est quelque préparation préalable qu'il
soit à ma portée de donner à mon fils, veuillez me l'indiquer, afin de
rendre votre travail plus facile; sinon, je le disposerai toujours à
vous montrer de la docilité et de la reconnaissance, et, ce dernier
sentiment, ses parents le partageront, n'en doutez pas.

Agréez, monsieur, l'assurance de la considération distinguée avec
laquelle j'ai l'honneur de vous saluer.

AURORE DÙDEVANT.

  [1] Jules Boucoiran, précepteur de Maurice, puis ami intime de la
    famille. Plus tard, rédacteur en chef du _Courrier du Gard_.
  [2] Duris-Dufresue, député de l'Indre.



XXXI

A M. CARON, A PARIS

                                Nohant, 1er octobre 1829.

Mon cher Caron,

Je suis bien votre servante. Je vous salue et vous embrasse de tout
mon coeur. Maintenant, dites-moi ce que vous avez fait d'une certaine
lettre de Félicie que vous m'annoncez et que vous ne m'avez pas
envoyée? Tête de linotte! à votre âge! fi! Cherchez sur votre bureau
et réparez votre oubli en me la renvoyant bientôt et m'écrivant aussi,
pour votre part, une longue lettre.

Permettez-moi de vous donner quelques commissions. Il y a longtemps
que je ne vous ai _embêté_, comme dit Pauline; et ce serait dommage
d'en perdre l'habitude. Ayez la bonté de m'acheter trois ou quatre
petites boîtes de poudre de corail pour les dents, comme celle que
vous m'avez donnée une fois; plus une aune de levantine noire au grand
large: c'est pour faire un tablier _sans couture_. En expliquant
l'affaire, vous trouverez cela dans un bon magasin de soieries. Plus,
j'ai une guitare chez Puget que je désirerais ravoir (la guitare,
s'entend). Veuillez la faire redemander par madame Saint-Agnan, et,
s'il n'y a pas de boîte, veuillez la faire emballer et tenir ces
choses prêtes chez vous, où M. de Sèze les ira prendre pour me les
apporter. Cela lui procurera le plaisir de vous voir, dont il est fort
désireux. Il nous a demandé votre adresse.

Remettez-lui aussi le volume de Paul-Louis Courier, et recevez tous
mes remerciements.



XXXII

A M. JULES BOUGOIRAN, A NOHANT

                                Périgueux, 30 novembre 1829.

Mon cher Jules,

Comment vont mes enfants? et vous? et tous les miens? Je suis
impatiente d'avoir de vos nouvelles et des leurs. Je n'en ai pas
encore reçu et je suis bien près de m'en tourmenter.

Vous étiez de retour à Nohant vendredi soir, vous auriez dû m'écrire
le lendemain; peut-être demain matin aurai-je une lettre de vous ou de
mon frère. J'en ai besoin pour être tout à fait contente; car, à _tous
autres égards_ (vous prétendez que c'est mon mot), je suis bien de
corps et d'esprit.

Mon voyage a été sinon rapide, du moins heureux. Ma santé est fort
bonne et mon coeur assez content. Hâtez-vous donc de me dire que ma
famille va bien aussi; mon Maurice surtout, mon méchant drôle, que
j'aime pourtant plus que tout au monde, et sans lequel je n'aurais pas
de bonheur. Dort-il? mange-t-il? est-il gai? est-il bien? Ne soyez pas
trop indulgent pour lui, et, pourtant, le plus que vous pourrez,
faites-lui aimer le travail. Je sais bien que ce n'est pas chose
aisée. Quand je suis là pour sécher ses pleurs et le voir ensuite
dormir dans son berceau, je ne m'en inquiète guère; mais, de loin, ma
faiblesse de mère se réveille, et je ne sens plus que de la douleur,
en songeant qu'il est peut-être à se lamenter devant son livre. Sotte
chose que l'enfance de l'homme, sotte chose que sa vie tout entière!

Enfin, mon cher enfant, faites pour lui ce que vous feriez, ce que
vous ferez un jour pour votre propre fils. Suivez son éducation; mais,
avant tout, surveillez sa santé. Ayez aussi l'oeil sur ma petite
pataude et l'oreille à ses cris. Je vous ai déjà dit tout cela. Je
suis rabâcheuse et ennuyeuse comme toutes les vieilles. Vous me le
pardonnerez; car vous avez une mère aussi, et, si vous étiez malade
chez moi, je vous soignerais comme elle-même. Je vous ai confié mon
bien le plus précieux, vous m'avez promis d'en être responsable.

Répondez bien à toutes mes questions, répétez dix fois la même chose
sans vous, lasser, et ne laissez pas passer deux jours sans me tenir
au courant. Vous me prouverez ainsi que vous avez autant d'amitié pour
moi que j'en ai pour vous.

Je pense repartir vers le milieu de la semaine prochaine. Écrivez
jusqu'à ce que je vous avertisse. Adieu.

Soignez aussi mon bengali, et dites-moi s'il n'était pas mort de soif
quand vous êtes arrivé. Tenez un peu compagnie à ma pauvre Emilie [1],
qui s'ennuie souvent. Je sais que vous êtes bon, attentif et
obligeant.

Je compte sur vous pour me remplacer en toute chose.

AURORE DUDEVANT.

  [1] Madame Hippolyte Chatiron, belle soeur de Georges Sand.



XXXIII

AU MÊME

                                Périgueux, 8 décembre 1829.

Mon cher Jules,

J'ai reçu trois lettres de vous. J'ai écrit ce matin à mon frère pour
lui recommander de vous donner ma clef tant que vous voudriez. On n'a
pas compris que je le recommandais en partant, ou, dans l'agitation de
ce moment, je ne me suis peut-être pas bien expliquée. C'était
pourtant mon intention, recevez-en mes excuses. Du reste, vous avez
eu, j'espère, à votre disposition la clef de la grande bibliothèque
vous avez pu lire à votre aise. Si l'on n'a pas fait de feu dans votre
chambre, c'est bien votre faute. Il tenait qu'à vous d'en allumer, et
vous n'êtes pas si niais, je pense, que d'y mettre de la discrétion.

Recommandez donc bien mon bengali et veillez à ce qu'il soit bien
tenu; car, si je le retrouve mal soigné, je ferai un train du diable à
André [1]. Faites faire du feu tous les jours dans mon petit réduit,
afin qu'en y rentrant, ce qui aura lieu à la fin de la semaine, je ne
le trouve pas froid comme glace. Priez aussi mon frère de monter
souvent Liska [2].

J'ai commencé par où je voulais finir; mais j'ai bien fait, car les
petites choses qu'on remet, on les oublie, et les grandes ne sont pas
pressées, vu qu'on ne les oubliera pas. Parlons donc de mes enfants.
Ma fille est enrhumée, dites-vous? Si elle l'était trop, faites-lui le
soir un lait d'amande, vous avez ce petit talent; mettez y quelques
gouttes d'eau de fleurs d'oranger, et une demi-once de sirop de gomme.
Maurice lit donc bien? Cela me fait plaisir, c'est pourquoi je lui
écris. Je ne peux vous en dire davantage, le temps me presse.

Ma santé se maintient bonne, et, d'ailleurs, je suis en humeur de
chanter le _Nunc dimittis_. Vous ne savez pas, hérétique, ce que cela
signifie? Je vous le dirai. Bonsoir. Merci de votre exactitude, merci
du fond du coeur. Rien ne m'est si doux que de recevoir des nouvelles
de ma chère famille. Soignez toujours mon Maurice.

Adieu; ne m'écrivez plus, je pars incessamment.

AURORE DUDEVANT

  [1] Domestique de la maison.
  [2] Jument de selle de George Sand.



XXXIV

A MADAME MAURICE DUPIN, A PARIS

                                Nohant, 29 décembre 1829

Ma chère petite maman,

Je viens vous souhaiter une bonne santé et tout ce qu'on peut
souhaiter de meilleur pour tout le courant de l'année où nous entrons
et pour toutes celles de votre vie; faites qu'il venait beaucoup. Pour
cela, soignez-vous bien et menez joyeuse vie...

Que faites-vous de mon mari? vous mène-t-il au spectacle? est-il gai?
est-il bon enfant? Il nous a mandé qu'il serait de retour cette
semaine; mais je doute que ses affaires lui permettent de tenir cet
engagement. Profitez de son bras, pendant que vous l'avez, faites-le
rire; car il est toujours triste comme un bonnet de nuit quand il est
à Paris. Faites-vous promener, si le temps le permet toutefois. Ici,
nous sommes sous la neige comme des marmottes. Nous passons notre vie
à nous chauffer et à dire des folies. Nous ne faisons rien, et
pourtant les journées sont encore trop courtes. Hippolyte est d'une
gaieté intarissable; sa femme se porte assez bien ici, et nos enfants
nous occupent beaucoup. Ils lisent parfaitement. Hippolyte est maître
d'écriture; moi, je suis maîtresse de musique.

Ma fille n'est pas tout à fait aussi avancée; mais elle commence à
parler anglais et à marcher. Elle a une bonne qui lui parle espagnol
et anglais. Si cela pouvait continuer, elle apprendrait plusieurs
langues sans s'en apercevoir. Mais je ne suis pas très contente de
mademoiselle _Pépita_ (c'est ainsi que se nomme l'héroïne), et je ne
sais si je la garderai longtemps. Elle est sale et paresseuse comme
une véritable Castillane. Ma petite Solange est pourtant bien fraîche
et bien portante. Elle sera, je crois, très jolie; elle ressemble,
dit-on, à Maurice; elle a de plus que lui une peau blanche comme la
neige. On ne peut pas trouver, par le temps qui court, une comparaison
plus palpable.

Adieu, chère petite maman; j'ai les doigts tout gelés. Je vous
embrasse tendrement et laisse la place à Hippolyte.



XXXV

A LA MÊME

                                1er février 1830

Ma chère maman,

Si je n'avais reçu de vos nouvelles par mon marï et par mon frère, qui
vient d'arriver, je serais inquiète de votre santé; car il y a bien
longtemps que vous ne m'avez écrit. Depuis plusieurs jours, je me
disposais à vous en gronder. J'en ai été empêchée par de vives alarmes
sur la santé de Maurice.

J'ai été bien malheureuse pendant quelques jours. Heureusement les
soins assidus, les sangsues, les cataplasmes out adouci cette crise.
Il a même été plus promptement rétabli que je n'osais l'espérer. Il va
bien maintenant et reprend ses leçons, qui sont pour moi une grande
occupation. Il me reste à peine quelques heures par jour pour faire un
peu d'exercice et jouer avec ma petite Solange, qui est belle comme un
ange, blanche comme un cygne et douce comme un agneau. Elle avait une
bonne étrangère qui lui eût été fort utile pour apprendre les langues,
mais qui était un si pitoyable sujet sous tous les rapports, que,
après bien des indulgences mal placées, j'ai fini par la mettre à la
porte, ce matin, pour avoir mené Maurice (à peine sorti de son lit à
la suite de cette affreuse indigestion) dans le village, se bourrer de
pain chaud et de vin du cru.

J'ai confié Solange aux soins de la femme d'André, que j'ai depuis
deux ans. Je vous envoie le portrait de Maurice, que j'ai essayé le
soir même où il est tombé malade. Je n'ose pas vous dire qu'il
ressemble beaucoup; j'ai eu peu de temps pour le regarder, parce qu'il
s'endormait sur sa chaise. Je croyais seulement au besoin de sommeil
après avoir joué, tandis que c'était le mal de tête et la fièvre qui
s'emparaient de lui. Depuis, je n'ai pas osé le _faire poser,_ dans la
crainte de le fatiguer.

J'ai cherché autant que possible, en retouchant mon ébauche, de me
pénétrer de sa physionomie espiègle et décidée. Je crois que
l'expression y est bien; seulement le portrait le peint plus âgé d'un
an ou deux. La distance des narines à l'oeil est un peu exagérée, et
la bouche n'est pas assez froncée dans le genre de la mienne. En vous
représentant les traits de cette figure un peu plus rapprochés, de
très longs cils que le dessin ne peut pas bien rendre et qui donnent
au regard beaucoup d'agrément, de très vives couleurs rosés avec un
teint demi-brun, demi-clair, les prunelles d'un noir orangé,
c'est-à-dire d'un moins beau noir que les vôtres, mais presque aussi
grandes; enfin, en faisant un effort d'imagination, vous pourrez
prendre une idée de sa petite mine, qui sera, je crois, par la suite,
plutôt belle que jolie.

La taille est sans défauts: svelte, droite comme un palmier, souple et
gracieuse; les pieds et les mains sont très petits; le caractère est
un peu emporté, un peu volontaire, un peu têtu. Cependant le coeur est
excellent, et l'intelligence très susceptible de développement. Il lit
très bien et commence à écrire; il commence aussi la musique,
l'orthographe et la géographie; cette dernière, étude est pour lui un
plaisir.

Voilà bien des bavardages de mère; mais vous ne m'en ferez pas de
reproches, vous savez ce que c'est. Pour moi, je n'ai pas autre chose
dans l'esprit que mes leçons, et j'y sacrifie mes anciens plaisirs.
Voici le moment où tous mes soins deviennent nécessaires. L'éducation
d'un garçon n'est pas une chose à négliger. Je m'applaudis plus que
jamais d'être forcée de vivre à la campagne, où je puis me livrer
entièrement à l'instruction.

Je n'ai aucun regret aux plaisirs de Paris; j'aime bien le spectacle
et les coursés quand j'y suis; mais heureusement je sais aussi n'y pas
penser quand je n'y suis pas et quand je ne peux pas y aller. Il y a
une chose sur laquelle je ne prends pas aussi facilement mon parti:
c'est d'être éloignée de vous, à qui je serais si heureuse de
présenter mes enfants, et que je voudrais pouvoir entourer de soins et
de bonheur. Vous m'affligez vivement en me refusant sans cesse le
moyen de m'acquitter d'un devoir qui me serait si doux à remplir.
Moi-même, j'ose à peine vous presser, dans la crainte de ne pouvoir
vous offrir ici les plaisirs que vous trouvez à Paris, et que la
campagne ne peut fournir. Je suis pourtant bien sûre intérieurement
que, si la tendresse et les attentions suffisaient pour vous rendre la
vie agréable, vous goûteriez celle que je voudrais vous créer ici.

Adieu, ma chère maman; nous vous embrassons tous, les grands comme les
petits. Écrivez-moi donc! ce n'est pas assez pour moi d'apprendre que
vous vous portez bien, je veux encore que vous me le disiez et que
vous me donniez une bénédiction.



XXXVI

A LA MÊME

                                Nohant, février 1830.

Ma chère petite maman,

J'ai reçu votre lettre depuis quelques jours, et j'y aurais répondu
tout de suite, sans un nouveau dérangement de santé qui m'a mis assez
bas. Il faudra que je songe sérieusement à me mettre en état de grâce;
chose qu'on fait toujours le plus tard qu'on peut, et si tard, que
j'ai de la peine à croire que cela serve à quelque chose.

«Voilà, direz-vous, de beaux sentiments!» Vous savez que je plaisante,
et qu'en état de santé ou de maladie, je suis toujours la même, quant
au moral; ma gaieté n'en est même pas altérée. Je prends le temps
comme il vient, comptant sur l'avenir, sur mes forces physiques, sur
la bonne envie que j'ai de vivre longtemps pour vous aimer et vous
soigner.

Heureusement vous êtes toujours jeune et vous pouvez encore mener
longtemps la vie de garçon; mais un jour viendra, madame ma chère
mère, où vous n'aurez plus de si beaux yeux, ni de si bonnes dents; il
faudra bien alors que vous reveniez à nous. C'est là que je vous
attends, au coin du feu de Nohant, enveloppée de bonnes couvertures et
enseignant à lire aux enfants de Maurice et à ceux de Solange;
moi-même, je ne serai plus alors très allante, et, si ma pauvre santé
détraquée me mène jusque-là, je ne serai pas fâchée d'accaparer
l'autre chenet; c'est alors que nous raconterons de belles histoires
qui n'en finiront pas et nous endormiront alternativement. Je serai,
moi, beaucoup plus vieille que mon âge; car déjà, avec une dose de
sciatique et de douleurs comme celles qui me pèsent sur les épaules,
je gagerais que vous êtes plus jeune que moi.

Ainsi donc, chère mère, comptez que nous vieillirons ensemble et que
nous serons juste au même point. Puissions-nous finir de même et nous
en aller de compagnie là-bas, le même jour!

Adieu, chère maman; je laisse la plume à Hippolyte; je ne puis pas
écrire sans me fatiguer beaucoup. Mon étourdi se charge de vous
raconter nos amusements.



XXXVII

A M. JULES BOUCOIRAN, A CHATEAUROUX

                                Nohant, 1er mars 1830.

Mon cher enfant,

Il me semblait que vous nous aviez oubliés. Je suis bien aise de
m'être trompée. Vous seriez fort ingrat, si vous ne répondiez pas à
l'amitié sincère que je vous ai témoignée et que vous m'avez paru
mériter. Je crois que vous y répondez en effet, puisque vous me le
dites, et je suis sensible à la manière simple et affectueuse dont
vous exprimez votre affection.

Vous vous applaudissez d'avoir trouvé une amie en moi. C'est bon et
rare, les amis! Si vous ne changez point, si vous restez toujours ce
que je vous ai vu ici, c'est-à-dire honnête, doux, sincère, aimant
votre excellente mère, respectant la vieillesse et ne vous faisant pas
un amusement de la railler, comme il est aujourd'hui de mode de le
faire; si vous demeurez, enfin, toujours étranger aux erreurs que vous
m'avez vue détester et combattre chez mes plus proches amis, vous
pouvez compter sur cette amitié toute maternelle que je vous ai
promise.

Mais je vous avertis que j'exigerai plus de vous que des autres. Il en
est beaucoup dont la mauvaise éducation, l'abandon dans la vie ou le
caractère ardent sont l'excuse. Avec de bons principes, un naturel
paisible, une bonne mère, si l'on se laisse corrompre, on ne mérite
aucune indulgence. Je connais vos qualités et vos défauts mieux que
vous ne les connaissez. A votre âge, on ne se connaît pas. On n'a pas
assez d'années derrière soi pour savoir ce que c'est que le passé et
pour juger une partie de la vie. On ne pense qu'à l'autre qu'on a
devant soi, et on la voit bien différente de ce quelle sera!

Je vais vous dire ce que vous êtes. D'abord l'apathie domine chez
vous. Vous êtes d'une constitution nonchalante. Vous avez des moyens,
vos études ont été bonnes. Je crois que vous auriez un jour une tête
«carrée», comme disait Napoléon, un esprit positif et une instruction
solide, si vous n'étiez pas paresseux. Mais vous l'êtes. En second
lieu, vous n'avez pas le caractère assez bienveillant en général, et
vous l'avez trop quelquefois. Vous êtes taciturne à l'excès, ou
confiant avec étourderie. Il faudrait chercher un milieu.

Remarquez que ces reproches ne s'adressent point à mon fils, à celui
que je faisais lire et causer dans mon cabinet, et qui, avec moi,
était toujours raisonnable et excellent. Je parle de Jules Boucoiran,
que les autres jugent, dont ils peuvent avoir à se louer ou à se
plaindre. Désirant que tous ceux que vous rencontrerez se fassent une
idée juste de vous, et voulant vous apprendre à vivre bien avec tous,
je dois vous montrer les inconvénients de cet abandon avec lequel vous
vous livrez à la sensation du moment: tantôt l'ennui, tantôt
l'épanchement.

Vous n'aimez point la solitude. Pour échapper à une société qui vous
déplaît, vous en prenez une pire. J'ai su que, pendant mon absence,
vous passiez toutes vos soirées à la cuisine, et je vous désapprouve
beaucoup.

Vous savez si je suis orgueilleuse et si je traite mes gens d'une
façon hautaine. Élevée avec eux, habituée pendant quinze ans à les
regarder comme des camarades, à les tutoyer, à jouer avec eux comme
fait aujourd'hui Maurice avec Thomas[1], je me laisse encore souvent
gronder et gouverner par eux. Je ne les traite pas comme des
domestiques. Un de mes amis remarquait avec raison que ce n'étaient
pas des valets, mais bien une classe de gens à part qui s'étaient
engagés par goût à faire aller ma maison, en vivant aussi libres,
aussi _chez eux_ que moi-même.

Vous savez encore que je m'assieds quelquefois au fond de ma cuisine,
en regardant rôtir le poulet du dîner et en donnant audience à mes
coquins et à mes mendiants. Mais je ne demeurerais point un quart
d'heure avec eux lorsqu'ils sont rassemblés, pour y passer le temps à
écouter leur conversation. Elle m'ennuierait et me dégoûterait; parce
que leur éducation est différente de la mienne; je les gênerais en
même temps que je me trouverais déplacée. Or vous êtes élevé comme moi
et non comme eux. Vous ne devez donc pas être avec eux comme un égal.
J'insiste sur ce reproche, auquel je n'aurais pas pensé, s'il ne
m'était revenu quelque chose de semblable d'une manière indirecte, par
l'effet du hasard.

Hippolyte se trouvant en patache avec un homme employé chez le général
Bertrand, je ne sais plus si c'est comme ouvrier, comme domestique ou
comme fermier, celui-ci bavarda beaucoup, parla de la famille
Bertrand, de monsieur, de madame, des enfants, etc, etc., et enfin de
M. Jules. «C'est un bon, enfant, dit-il, et bien savant; mais c'est
jeune, ça ne sait pas tenir son rang. Ça joue aux cartes ou aux dames
avec le chasseur du général. Nous autres gens du commun, nous n'aimons
pas ça; si nous étions élevés en messieurs, nous nous conduirions en
messieurs.»

Hippolyte me raconta cette conversation, qu'il regardait comme un
propos sans fondement; mais je me rappelai diverses circonstances qui
me le firent trouver vraisemblable; entre autres, votre brouillerie
avec la famille du portier, brouillerie qui n'aurait jamais dû avoir
lieu, parce que vous n'auriez jamais dû faire votre société de gens
sans éducation.

Je le répète, l'éducation établit entre les hommes la seule véritable
distinction. Je n'en comprends pas d'autre; celle-là me semble
irrécusable. Celle que vous avez reçue vous impose l'obligation de
vivre avec les personnes qui sont dans la même position, et de n'avoir
pour les autres que de la douceur, de la bienveillance, de
l'obligeance. De l'intimité et de la confiance, jamais; à moins de
circonstances particulières qui n'existent point par rapport à vous
avec mes gens, ou avec ceux du général Bertrand. Voilà encore ce qui
me fait dire que vous êtes paresseux.

Quand vos élèves sont couchés, au lieu d'aller niaiser avec des gens
qui ne parlent pas le même français que vous, il faudrait prendre un
livre, orner votre esprit des connaissances qui lui manquent encore.
Si votre cerveau est fatigué des impatiences et des fadeurs de la
leçon (je conviens que rien n'est plus ennuyeux), prenez un ouvrage de
littérature. Il y en a tant que vous ne connaissez pas, ou que vous
connaissez mal! J'aimerais encore mieux que vous fissiez seul de
méchants vers que d'aller entendre de la prose d'antichambre.

Vous voyez que j'use fort de la liberté que vous m'avez donnée de vous
gronder. Au fait, si vous le preniez mal, vous seriez un sot; car je
ne fais que remplir mon devoir de mère; il faut vous aimer et vous
estimer beaucoup pour se charger de vous faire la morale si rudement.


                                Le 13 mars.

Il y a tantôt quinze jours que je vous écrivis le barbouillage
précédent. Depuis, il ne m'a pas été possible de le reprendre; c'est à
grand'peine que je m'y remets aujourd'hui. J'ai attrapé une sorte de
refroidissement qui m'a fort maltraité les yeux. Je serai fort à
plaindre si j'en suis réduite à me chauffer les pieds sans m'occuper;
c'est triste de n'y pas voir, de ne pouvoir regarder la couleur du
ciel et le visage de ses enfants. Priez pour que cela ne m'arrive.

En attendant, je souffre beaucoup et ne puis vous dire qu'un mot:
c'est que vous ne vous fâcherez pas j'espère, de tout ce qui précède,
un peu sévèrement dit. N'y cherchez qu'une nouvelle preuve de mon
amitié pour vous.

Vous viendrez nous voir quand vous aurez fini avec la maison Bertrand.
Vous trouverez Maurice et Léontine lisant très bien, écrivant très
mal, faisant du reste assez de progrès pour les petites choses que je
leur enseigne peu à peu. Soulat[2] lit mal et écrit bien. Il oublie
les principes que vous lui avez donnés, quoique nous le fassions lire
tous les jours.

Vous m'aviez proposé de me laisser des tableaux pour les leur remettre
sous les yeux, ce qui souvent est nécessaire. Vous l'avez ensuite
oublié. Je me rappelle assez bien l'arrangement des principales
règles. Mais j'ai les yeux et la tête si malades, que vous me rendrez
service en me les faisant passer.

Adieu, mon cher Jules; donnez-moi toujours de vos nouvelles. Tout le
monde ici vous fait amitié.

Maurice vous embrasse.

  [1] Thomas Aucante, vacher de la ferme de Nohant.
  [2] Jacques Soulat, ancien grenadier de la garde impériale, paysan
    dans le village de Nohant.



XXXVIII

AU MÊME

                                Nohant, 22 mars 1830.

Je suis fort contente de votre lettre, mon cher enfant. Avant tout, je
veux vous dire de venir me voir avant de retourner à Paris. Il faut
même vous arranger de manière à passer quelque temps chez nous. Les
enfants écrivent assez bien pour que vous leur appliquiez la méthode
d'orthographe dont vous m'avez parlé. Ne le voulez-vous pas? Vous
savez le plaisir que vous me ferez en acceptant ma proposition.

Vous convenez de trop bonne grâce de tous _vos torts_, je ne puis vous
gronder bien haut. Mais un défaut qu'on avoue n'est qu'à moitié
corrigé. Il faut mettre la main à l'oeuvre et s'en débarrasser au plus
tôt. Dans votre autre lettre, vous doutiez de ma patience.

Vous ne vous trompez guère. J'en ai une inépuisable pour certaines
contrariétés et pour les douleurs physiques; mais, en ce qui concerne
Maurice, je n'en ai pas du tout. Ce serait pourtant bien le cas ou
jamais d'en avoir. Je prends tellement à coeur ses progrès, que je me
désespère promptement, et j'ai bien tort. Je disais aussi, comme vous,
que cela tient à ma constitution, au climat, à la digestion, etc.
Pourtant, ce serait une pauvre défaite, puisqu'il est beaucoup
d'occasions où je réussis à dompter l'emportement de mon caractère. Ce
qu'on a pu une fois, on le peut plus d'une fois, et l'habitude le fait
pouvoir presque toujours. J'espère en venir là pour mes impatiences,
de même que vous avec votre apathie. La douceur m'est nécessaire pour
faire quelque chose de mon fils; un stimulant vous l'est aussi pour
faire quelque chose de vous-même. L'éducation de Maurice commence, la
vôtre n'est pas finie. Si vous y consentez, je vous donnerai votre
tâche quand vous serez ici, et je vous autorise à vous moquer de moi
quand vous me verrez en colère. Mais déjà je me suis beaucoup amendée.

Le second paragraphe de votre réponse n'est pas clair. Vous me
promettez de me l'expliquer dans un an; à la bonne heure!

Le troisième est un raisonnement si l'on veut. Il vous suffira de le
relire pour voir comme il est solide. Vous dites: «Je suis franc,
parce que je laisse voir aux gens qu'ils me déplaisent. J'abhorre la
dissimulation, et je serais hypocrite, si j'agissais autrement.» Voilà
qui est bien d'une tête de vingt ans! croyez-vous, mon enfant, que je
sois perfide et menteuse? croyez-vous que je n'aie pas bien des fois
en ma vie ressenti des mouvements d'éloignement et d'indignation
envers certaines gens? Sans doute cela m'est arrivé; mais, avant de le
leur témoigner, j'ai réfléchi.

Je me suis demandé sur quoi étaient fondées mes aversions, et j'ai
presque toujours reconnu que l'amour-propre m'exagérait la différence
entre moi et ces gens-là, la supériorité usurpée sur eux. Je ne parle
pas des assassins et des voleurs que j'ai eu l'honneur de
_fréquenter_. Je les mets à part. Ils ont bien des motifs d'excuse et
de compassion inutiles à dire ici. Je vous permets bien, du reste, de
les considérer avec horreur, pourvu que cette indignation ne vous
rende pas inflexible et inhumain envers ces hommes dégradés, qu'on
doit encore secourir, pour les empêcher de se dégrader de plus en
plus. Il n'est question ici que de ces travers, de ces vices même
qu'on rencontre dans la société, dans toutes les sociétés, avec cette
seule différence qu'ils sont plus ou moins voilés.

Eh bien, si vous étiez un peu moins jeune, si vous aviez plus
d'habitude de rencontrer de ces gens à chaque pas (c'est là en quoi
consiste ce qu'on appelle _expérience_), si vous aviez examiné _tout_
en les jugeant, vous seriez beaucoup moins sévère pour eux, sans
cesser d'être rigidement vertueux pour vous-même.

Considérez que vous avez vingt ans, que la plupart des gens dont les
travers vous choquent ont vécu trois ou quatre fois votre âge, ont
passé par mille épreuves dont vous ne savez pas encore comment vous
sortiriez, ont manqué peut-être de tous les moyens de salut, de tous
les exemples, de tous les secours qui pouvaient les ramener ou les
préserver. Que savez-vous si vous n'eussiez pas fait pis à leur place,
et voyez ce qu'est l'homme livré à lui-même?

Observez-vous avec sévérité, avec attention, pendant une journée
seulement! Vous verrez combien de mouvements de vanité misérable,
d'orgueil rude et fou, d'injuste égoïsme, de lâche envie, de stupide
présomption, sont inhérents à notre abjecte nature! combien les bonnes
inspirations sont rares! comme les mauvaises sont rapides et
habituelles! C'est cette habitude qui nous empêche de les apercevoir,
et, pour ne pas nous y être livrés, nous croyons ne les avoir pas
ressentis. Demandez-vous ensuite d'où vous vient le pouvoir de les
réprimer; pouvoir qui vous est devenu une habitude et dont le combat
n'est plus sensible que dans les grandes occasions. «C'est ma
conscience, direz-vous. Ce sont mes principes.»

Croyez-vous que ces principes vous fussent venus d'eux-mêmes sans les
soins que votre mère et tous ceux qui ont travaillé à votre éducation
ont pris à vous les inculquer? Et maintenant vous oubliez que ce sont
eux qu'il faut bénir et glorifier, et non pas vous, qui êtes un
ouvrage sorti de leurs mains! Ayez donc plutôt compassion de ceux à
qui le secours a été refusé et qui, livrés à leur propre impulsion, se
sont fourvoyés sans savoir où ils allaient. Ne les recherchez pas; car
leur société est toujours déplaisante et peut-être dangereuse à votre
âge; mais ne les haïssez pas. Vous verrez, en y réfléchissant, que la
bienveillance, qu'on appelle communément _amabilité_, consiste non pas
à tromper les hommes, mais à leur pardonner.

Je ne vous dirai rien sur le reste de votre lettre. Je vous ai dit
tout ce que j'en pensais la première foi. Vous convenez que vous avez
tort et vous me promettez de changer cette bienveillance outrée en une
douceur plus noble, dont on sentira le prix davantage. Je vois des
éléments très bons en vous; mais le raisonnement est souvent faux.
C'est un grand mal de s'encourager soi-même à se tromper.

Adieu, mon cher enfant. Je vous attends, venez le plus tôt que vous
pourrez. Mes yeux vont mieux. Les enfants et moi vous embrassons
affectueusement. Comptez toujours sur votre vieille amie.



XXXIX

A MADAME MAURICE DUPIN, A PARIS

                                Nohant, 19 avril 1830.

Ma chère maman,

J'ai été empêchée de vous écrire par une ophthalmie qui m'a fait
beaucoup souffrir pendant plus d'un mois et dont je ne suis pas tout à
fait débarrassée, j'ai encore les yeux malades et fatigués le soir.
Néanmoins, je suis assez bien pour mettre à exécution un projet dont
je n'ai pas voulu vous faire part avant qu'il fût tout à fait arrêté.
Je vais aller passer quelques jours auprès de vous, et, de plus, je
vous mène Maurice, afin que vous fassiez connaissance avec lui. Il en
meurt d'envie et me fait mille questions sur votre compte.

Je profite d'une occasion agréable et commode pour le voyage: le
sous-préfet et sa femme[1] vont aussi prendre l'air de Paris et
m'offrent place dans leur calèche. Une fois près de vous, j'espère
bien vous décider à revenir avec moi; vous n'aurez plus de défaites à
me donner; nous ferons le voyage aussi long que vous voudrez. Nous
nous arrêterons pour vous laisser reposer où il vous plaira; enfin, je
vous soignerai si bien en route, que vous ne vous apercevrez pas de la
fatigue. Mais c'est de quoi nous aurons le loisir de parler ensemble
la semaine prochaine, c'est-à-dire le 30 de ce mois ou le 1'er mai.

Dites à l'ami Pierret de s'apprêter à gâter Maurice, comme il m'a
gâtée jadis; ce qui ne nous rajeunit ni les uns ni les autres. Si
j'avais été seule, je vous aurais priée de me donner un lit de sangle
au pied du vôtre; mais Maurice est un camarade de lit assez
désagréable; d'ailleurs, Hippolyte désire que je donne un coup d'oeil
à sa maison[2]. J'occuperai donc son appartement; ce qui ne
m'empêchera pas de vous voir tous les jours et de vous mener promener.

J'espère bien vous redonner des jambes. Je me rappelle qu'à mon
dernier voyage, je vous ai été enlever, un jour que vous étiez malade,
et que j'ai réussi à vous égayer et à vous guérir. Je compte encore
livrer l'assaut à votre paresse et vous rendre plus jeune que moi. Ce
ne sera pas beaucoup dire quant au physique; car je suis un peu dans
les pommes cuites, comme vous verrez; mais le moral ne vieillit pas
autant et je suis encore assez folle quand je me mêle de l'être.

Adieu, ma chère maman; bientôt je vous dirai bonjour. Je suis heureuse
d'avance. Faites que je vous trouve bien portante; car, malgré mon
empressement à vous soigner, j'aime mieux que vous n'en ayez pas
besoin. Je vous embrasse mille fois.

Émilie, Casimir, Hippolyte et nous tous vous embrassons tendrement.

  [1] M. et madame de Périgny
  [2] Rue de Seine, 31.



XL

A M. JULES BOUCOIRAN, A PARIS

                                Nohant, 20 juillet 1830.

Mon cher enfant,

Où êtes-vous? Je vous écris à tout hasard à Paris. Vous m'aviez promis
de venir me voir aussitôt votre retour dans le pays, et je ne vous
vois point arriver. Dernièrement madame Saint-Agnan me mandait qu'elle
vous voyait souvent. Pourquoi ne m'écrivez-vous pas? Je sais que vous
vous portez bien, que vous avez conservé l'habitude de cette gaieté
bruyante que je vous connais. Mais ce n'est pas assez; je veux que
vous bavardiez un peu avec moi et me racontiez ce que vous faites et
ne faites pas.

Moi, je ne vous dirai rien de curieux. Vous savez comment on vit à
Nohant; le mardi ressemble au mercredi, le mercredi au jeudi, ainsi de
suite. L'hiver et l'été apportent seuls quelque diversion à cet état
de stagnation permanente. Nous avons le sentiment ou, si vous aimez
mieux, la sensation du froid et du chaud pour nous avertir que le
temps marche et que la vie coule comme l'eau. C'est un cours
tranquille, celui qui me mène et je ne demande pas à rouler plus vite.
Mais vous, dans ce grand et fatigant Paris, comment prenez-vous le
_fardeau de l'existence_? Ah! il est lourd à porter par un temps
chaud, avec de longues courses à faire. Je m'y suis _amusé_ ou
_amusée_ (comme votre sublime exactitude grammaticale l'entendra).
Mais je suis bien aise d'être de retour. Arrangez cela comme vous
voudrez.

J'en conclus que je me trouve bien partout, grâce à ma haute
philosophie, ou à ma profonde nullité. Vous aimiez assez notre vie
paisible, vous êtes né pour cela, et vous avez une tournure faite
exprès pour le grand canapé somnifère de mon silencieux salon. Ne
viendrez-vous pas bientôt y lire les journaux ou vous y enfoncer dans
une léthargie demi-méditative, demi-ronflante?

Il me tarde de vous embrasser, mon cher enfant, de vous morigéner
par-ci par-là, avec toute l'autorité que mon âge vénérable et mon
caractère grave me donnent sur votre folâtre jeunesse. En attendant,
écrivez-moi, ou nous nous fâcherons.

Bonsoir, mon cher fils; je suis toujours à moitié aveugle: c'est pour
qu'il ne me manque aucune des infirmités dont l'imbécillité se
compose.

Cela ne m'empêche pas de vous aimer tendrement. Quand vous viendrez,
demandez, je vous prie, à madame Saint-Agnan si elle n'a rien à
m'envoyer de chez Gondel[1]. Achetez-moi aussi quelques cahiers de
papier pareil à celui de cette lettre. Quand je dis _quelques_,
c'est-à-dire une vingtaine. Je vous dois beaucoup de choses. Il me
tarde de m'acquitter envers vous. Mais ce que je ne vous rembourserai
qu'en amitié, c'est l'infatigable obligeance que vous avez eue pour
moi à Paris et à laquelle je sais être sensible, quoique bourrue.

Maurice vous embrasse; il lit bien, mais n'écrit pas assez couramment
pour commencer l'orthographe; d'ailleurs, je n'ai encore examiné
qu'imparfaitement votre méthode. Je veux m'en pénétrer un peu plus,
avant de la mettre en pratique, et votre secours ne me sera pas
inutile.

  [1] Gondel, marchand.



XLI

AU MÊME

                    La Châtre, 31 juillet 1830, onze heures du soir.

Oui, oui, mon enfant, écrivez-moi. Je vous remercie d'avoir pensé à
moi au milieu de ces horreurs. O mon Dieu, que de sang! que de larmes!

Votre lettre du 28 ne m'est arrivée qu'aujourd'hui 31. Nous attendions
des nouvelles avec une anxiété! Cependant, nous savions à peu près
tout ce qu'elle contient par mille voies diverses, et les versions
diffèrent peu les unes des autres. Mais rien d'officiel! Nous espérons
que ce sera demain; car nous avons besoin de cela pour coopérer aussi
de tous nos faibles moyens au grand oeuvre de la rénovation. Ah Dieu!
l'emporterons nous? Le sang de toutes ces victimes profitera-t-il à
leurs femmes et à leurs enfants!

Votre lettre a été lue par toute la ville; car on est avide de détails
et chacun fournit son contigent; écrivez donc, songez qu'on
s'arrachera les nouvelles et ne me parlez que des affaires publiques.
Mon pauvre enfant, en dépit de la fusillade et des barricades, vous
avez réussi à m'informer de ce qui se passait. Croyez-le bien, parmi
tous ceux pour qui je frémis, vous n'êtes pas un de ceux qui
m'intéressent le moins. Ne vous exposez pas, à moins que ce ne soit
pour sauver un ami; alors je vous dirais ce que je dirais à mon propre
fils: «Faites-vous tuer plutôt que de l'abandonner.» Au nom du ciel,
si vous pouvez circuler sans danger, informez-vous du sort de ceux qui
me sont chers.

Les Saint-Agnan n'ont-ils pas souffert? Le père était de la garde
nationale. On en est à se dire: «Un tel est-il mort?» Il y a trois
jours, la mort d'un ami nous eût glacés; aujourd'hui, nous en
apprendrons vingt dans un seul jour peut-être, et nous ne pourrons les
pleurer. Dans de tels moments, la fièvre est dans le sang, et le coeur
est trop oppressé pour se livrer à la sensibilité.

Je me sens une énergie que je ne croyais pas avoir. L'âme se développe
avec les événements. On me prédirait que j'aurai demain la tête
cassée, je dormirais quand même cette nuit; mais on saigne pour les
autres. Ah! que j'envie votre sort! Vous n'avez pas d'enfant! Vous
êtes seul; moi, je veille comme une louve veille sur ses petits. S'ils
étaient menacés, je me ferais mettre en pièces.

Mais que voulais-je vous dire? Mes pensées se ressentent du désordre
général. Courez à l'hôtel d'_Elboeuf,_ place du Carrousel. Il est
pillé, dévasté sans doute. Sachez si ma tante, madame Maréchal, et sa
famille out échappé aux désastres de ces journées de meurtre. Mon
oncle était inspecteur de la maison du roi. Je me flatte qu'il était
absent. Mais sa femme et sa fille, seules au centre de la tempête! Son
gendre est brigadier aux gardes du corps; est-il mort? S'il ne l'est
pas, vivra-t-il demain? Je n'ai pas le courage de leur écrire.
D'ailleurs, où sont-ils? Et puis peuvent-ils songer, s'ils out été
maltraités, comme je le crains, à donner de leurs nouvelles? Mais
vous, mon enfant, qui êtes actif, bon et dévoué à vos amis, vous
pouvez peut-être me tirer de cette horrible inquiétude. Faites-le si
le combat a cessé, comme on le dit. Hélas! ne recommencera-t-il pas
bientôt?

Que je vous dise ce qui se passe chez nous. Notre ville est la seule
qui se montre vraiment énergique. Qui l'aurait cru? elle seule marche.
Châteauroux est moins déterminée. Issoudun ne l'est pas du tout;
néanmoins, les gardes nationales s'organisent, et, si l'autorité
(l'autorité renversée) lutte encore, nous résisterons bien. Dans ce
moment, la gendarmerie est la seule force qu'on ait à nous opposer;
c'est si peu de chose contre la masse, qu'elle se tient prudemment en
repos. Nous n'avons qu'un danger à courir, celui d'être assaillis par
un régiment détaché de Bourges pour nous soumettre. Alors on se
battra.

Les deux hommes d'ici sont des plus décidés. Casimir est nommé
lieutenant de la garde nationale, et cent vingt hommes sont déjà
inscrits. Nous attendons avec impatience la direction que nous donnera
le gouvernement provisoire. J'ai peur, mais je n'en dis rien; car ce
n'est pas pour moi que j'ai peur. En attendant, on se réunit, on
s'excite mutuellement.

Et vous, que ferez-vous? La famille Bertrand viendra-t-elle ici
bientôt? L'accompagnez-vous toujours? Je désire bien vous revoir.

Parlez-moi de notre député; est-il arrivé sans événement? Nous l'avons
vu partir au plus rude moment et nous frémissions de ce qui pouvait
lui arriver. Nous espérons maintenant qu'il a pu entrer sans danger,
mais nous sommes impatients d'en avoir la certitude. Tâchez de le
voir, et priez-le, s'il a un instant de loisir, de me donner de ses
nouvelles. Il est notre héros, et, comme notre attachement est son
unique salaire, il ne peut pas refuser celui-là.

Adieu, mon cher enfant. Où sont nos paisibles lectures et nos jours de
repos? Quand reviendront-ils? La guerre n'est pas mon élément; mais,
pour vivre ici-bas, il faut-être amphibie. S'il ne fallait que mon
sang et mon bien pour servir la liberté! Je ne puis pas consentir à
voir verser celui des autres, et nous nageons dans celui des autres!
Vous êtes heureux d'être homme; chez vous, la colère fait diversion à
la douleur. Merci encore une fois de votre lettre.

Ne vous lassez pas de nous donner des détails. Je ne crois pas qu'il
ait pu rien arriver à ma mère; mais la pauvre femme a dû avoir bien
peur. Voyez-la, je vous en prie; elle demeure près de vous, boulevard
Poissonnière, n^o 6. Ne vous étonnez pas si son accueil est singulier;
elle a l'étrange manie de prendre tous les gens qu'elle ne connaît pas
pour des voleurs. Criez-lui en entrant que vous venez de ma part
savoir de ses nouvelles, et, si elle vous reçoit froidement, ne vous
en inquiétez pas. Je vous saurai gré de ce nouveau service. Adieu.



XLII

A MADAME MAURICE DUPIN, A CHARLEVILLE

                                7 septembre 1830.

J'aurais répondu plus tôt à votre lettre, ma chère petite mère, si je
n'eusse été fort malade. On a craint pour moi une fièvre cérébrale,
et, pendant quarante-huit heures, j'ai été je ne sais où. Mon corps
était bien au lit sous l'apparence du sommeil, mais mon âme galopait
dans je ne sais quelle planète. Pour parler tout simplement, je n'y
étais plus et je ne me sentais plus.

Casimir est fort sensible à vos reproches; il assure qu'il ne les
mérite pas. On lui a dit chez ma tante que vous étiez partie. Il en
était si convaincu, qu'il me l'a dit en arrivant ici. Il n'a point été
s'en assurer par lui-même; il regardait cela comme une course inutile,
dans la certitude où il était de ne point vous rencontrer. Il était
tellement pressé, tellement occupé d'affaires politiques et de
commissions dont la ville de la Châtre l'avait chargé pour les
Chambres, qu'il regardait, avec raison, son temps comme fort précieux.
Forcé de revenir au bout de huit jours, ce n'est pas sans peine qu'il
a rempli si vite sa mission. Ce que je ne conçois pas, c'est qu'on
l'ait induit en erreur, lorsque, d'après ce que vous me dites, on
savait que vous étiez encore à Paris. J'ai des lettres de lui datées
de cette époque dans lesquelles il me dit positivement: «Ta mère est
partie pour Charleville, c'est pourquoi je n'ai pu la voir.»

Casimir est incapable d'un mensonge et il ne peut avoir de raison pour
vous éviter; ainsi, tout cela est le résultat d'un malentendu. Il
était décidé à vous ramener ici avec lui, si vous y eussiez consenti.

Vous avez été près de Caroline. Je suis loin d'en être jalouse. Elle
était malade, et je n'ai qu'un regret, c'est que les liens qui me
retiennent ici m'aient empêchée de vous y accompagner. Je l'aurais
soignée avec zèle; mais, outre que l'arrivée de deux personnes de plus
dans son ménage eût pu la gêner beaucoup, il ne m'est pas facile de
quitter mes petits enfants, encore moins de les faire voyager avec
moi. Voici l'âge où Maurice a besoin de leçons suivies et je suis
comme enchaînée à la maison. J'ai renoncé aux longues courses; ce qui
me force de négliger celles de mes connaissances qui demeurent à cinq
ou six lieues.

Oscar doit être un beau garçon bien avancé. S'il était à moi, avec les
dispositions qu'il a pour le dessin, j'en ferais un peintre. C'est
l'avenir que je rêve pour le mien. Il annonce aussi du goût pour cet
art. C'est, à mon gré, le plus beau de tous, celui qui peut occuper le
plus agréablement la vie, soit qu'il devienne un état, soit qu'il
serve seulement à l'amusement. Il me fait passer tant d'heures de
plaisir et de bonheur que je passerais peut-être à m'ennuyer! Si
j'avais un talent véritable, je sens qu'il n'y aurait pas de sort plus
beau que le mien et j'oublierais bien au fond de mon cabinet les
intrigues et les ambitions qui font les révolutions.

Que dites-vous de celle-ci? Je suis loin de la croire finie, et j'ai
peur même que tout ce qu'on a fait ne serve à rien. Mais vous en avez
par-dessus la tête, vous qui avez vu tout cela. Je ne veux pas vous en
parler.

Vous me rendez heureuse en m'apprenant que vous êtes plus forte que
vous ne disiez. Je le pensais bien. Vous vous exagériez votre
faiblesse. Je crois que je tiens de vous sous le rapport de la santé;
je suis sujette à de fréquentes indispositions, à des souffrances
presque continuelles; mais, au fond, je suis extrêmement forte, comme
vous, et d'étoffe à vivre longtemps sans infirmité, en dépit de tous
ces _arias_ de bobos.

Soignez-vous bien, mais ne vous figurez donc pas que vous avez cent
ans; toutes les femmes de votre âge ont l'air d'avoir vingt ans de
plus que vous. En ne vous affectant pas, en ne vous laissant pas
gagner par l'ennui et la tristesse, vous serez longtemps jeune.

Restez près de ma soeur tant qu'elle aura besoin de vous et que vous
vous plairez dans ce pays. Dès que vous éprouverez le besoin de
changer de place et la force de le faire, venez ici. Vous y resterez
dix ans si vous vous y trouvez bien, huit jours si vous vous ennuyez.
Vous serez libre comme chez vous, vous vous lèverez, vous vous
coucherez, vous serez seule, vous aurez du monde, vous mangerez comme
bon vous semblera, vous n'aurez qu'à parler pour être obéie. Si vous
n'êtes pas contente de nous, je suis bien sûre que ce ne sera pas de
notre faute.

Adieu, ma chère maman; je vous embrasse de toute mon âme, ainsi que ma
soeur et Oscar.

Donnez-moi de vos nouvelles et des leurs.



XLIII

A M. JULES BOUCOIRAN, A CHATEAUROUX

                                Nohant, 27 octobre 1830.

Je vous remercie, mon cher enfant, de vos deux billets. Je me doutais
bien de l'exagération des rapports sur Issoudun qui nous étaient
parvenus. Il en est ainsi de toutes les nouvelles, véritables cancans
politiques, qui grossissent en roulant par le monde.

La vérité a toujours quelque chose de trivial qui déplaît aux esprits
poétiques. Nous sommes d'ailleurs dans le pays, dans la terre
classique de la poésie, on ne dit jamais les choses comme elles sont.
Voit-on des cochons, ce sont des éléphants; des oies, ce sont des
princesses; ainsi du reste. Je suis lasse et dégoûtée de tout cela;
aussi je ne lis plus les journaux. J'exècre l'esprit de commérage des
coteries provinciales: c'est une guerre de menteries, un assaut
d'absurdités qui fait mal au coeur, pour peu qu'on en ait. Je ne
trouve en dehors de ma vie intime, rien qui mérite un sentiment
d'intérêt véritable.

De nos jours, l'enthousiasme est la vertu des dupes. Siècle de fer,
d'égoïsme, de lâcheté et de fourberie, où il faut railler ou pleurer
sous peine d'être imbécile ou misérable. Vous savez quel parti je
prends. Je concentre mon existence aux objets de mes affections. Je
m'en entoure comme d'un bataillon sacré qui fait peur aux idées noires
et décourageantes. Absents ou présents, mes amis remplissent mon âme
tout entière; leur souvenir y apporte la joie, efface la pointe acérée
des douleurs cuisantes, souvent répétées. Le lendemain ramène un rayon
de soleil et d'espérance. Alors je me moque des larmes de la veille.

Vous vous étonnez souvent de mon humeur mobile, de mon caractère
flexible. Où en serais-je sans cette faculté de m'étourdir? Vous
connaissez tout dans ma vie, vous devez comprendre que, sans
l'heureuse disposition qui me fait oublier vite le chagrin, je serais
maussade et sans cesse repliée sur moi-même, inutile aux autres,
insensible à leur affection.

Loin de là, cette faculté d'oublier m'inspire tant de reconnaissance,
m'apporte tant de consolations, que je suis fière de pouvoir dire à
ceux qui m'aiment: «Vous me rendez le bonheur et la gaieté, vous me
dédommagez de ce qui me manque, vous suffisez à toutes mes ambitions.»
Prenez votre part de ce compliment, mon enfant; car vous savez que je
vous aime comme un fils et comme un frère.

Nous différons de caractère; mais nos coeurs sont honnêtes et aimants,
ils doivent s'entendre. Il me sera doux de vous avoir pour longtemps
près de moi et de vous confier mon Maurice. Il me tarde de voir
arriver ce moment.

Bonsoir, mon fils; écrivez-moi.



XLIV

A MADAME MAURICE DUPIN, A CHARLEVILLE

                                Nohant, 22 novembre 1830.

Ma chère petite maman,

Vous êtes bien paresseuse. Si je ne vous savais en bonnes mains et en
sûreté à Charleville, je serais inquiète de vous. Par ce temps-ci, on
ne sait qui vit ni qui meurt. Il y a des troubles de tous les côtés;
notre pays, tout pacifique qu'il est d'ordinaire, se mêle aussi de
remuer. Des émeutes assez sérieuses ont eu lieu à Bourges, à Issoudun,
voire à la Châtre; c'est là, par exemple, qu'elles ont été le plus
vite apaisées; tout s'est tourné en plaisanterie. Bien des gens ont
fui de peur, cependant; chaque chose a son côté ridicule dans la vie.

Je me sens peu disposée à m'effrayer de l'avenir si noir qu'on nous
prédit. La frayeur grossit les objets et ces hommes sanguinaires, vus
de près, ne sont, la moitié du temps, que des ivrognes, qu'on met en
gaieté avec du vin et qui n'égorgeront personne. Ils font grand bruit
et peu de mal, quoi qu'on en dise; cependant, je suis bien aise que
vous ne soyez pas à Paris. Vous y êtes très isolée, et, dans cette
position, il est naturel qu'on ne soit pas rassuré. La peur fait mal,
elle rend malade. Reposez-vous donc auprès de vos enfants, mais
n'oubliez pas les absents et parlez-moi un peu plus souvent de vous et
d'eux.

Oscar est-il au collège? La santé de Caroline se raffermit-elle? Votre
présence, qu'elle désirait vivement, a dû être pour elle le meilleur
des remèdes, et puis ce beau temps est excellent pour les poitrines
délicates. Soignez-la bien, elle vous le rendra; mais faites en sorte
de n'en avoir pas besoin.

J'ai été assez malade depuis ma dernière lettre. Je cours du matin au
soir pour me dédommager de l'ennui de souffrir.

Ma belle-soeur[1] ne court guère, on peut même dire pas du tout. Elle
est douce et bonne, point exigeante; elle se lève tard, et nous ne
nous voyons qu'au moment du dîner. C'est toujours avec plaisir et
bonne intelligence. Nous passons la soirée ensemble, soirée qui n'est
pas longue; car elle se retire à neuf heures, et, moi, je vais écrire
ou dessiner dans mon cabinet, tandis que mes deux marmots ronflent à
qui mieux mieux. Solange est superbe de graisse et de fraîcheur. Je
doute qu'elle soit jolie: elle a la bouche grande et le front
saillant; mais elle a de jolis yeux, un petit nez et la peau comme du
satin. Je crois que ce sera une bonne gaillarde berrichonne.

Maurice travaille bien. Il écrit l'orthographe passablement et son
caractère gagne beaucoup. Léontine est aussi très gentille; enfin,
notre ménage va au mieux, mais je crains que nous ne soyons forcés de
nous séparer bientôt. Hippolyte est à Paris depuis quelques jours, il
devait y passer une quinzaine et revenir; à présent, il nous mande
qu'il sera forcé d'y rester tout à fait, à cause de l'obligation de
faire partie de la garde nationale. Les troubles fréquents qui
éclatent à Paris contraignent ce corps à une grande activité. C'est un
devoir d'homme d'en faire partie dans un temps d'agitations et de
désordres civils. Il a vu Pierret, qui venait de monter trente heures
de garde; il était sur les dents.

Si mon frère ne peut revenir de l'hiver, probablement sa femme voudra
l'aller rejoindre. Je verrais cette séparation avec regret; l'habitude
nous avait déjà rendus nécessaires les uns aux autres; du moins, je le
sens ainsi pour ma part; c'est un besoin pour moi de m'attacher à ceux
qui m'entourent.

Pardon de mon bavardage et de mon barbouillage. A propos, vous
occupez-vous toujours de peinture, distraction agréable dont vous vous
tirez fort bien? Le mot _barbouillage_, que je fais suivre d'un _à
propos_ assez impertinent, ne peut s'appliquer qu'à moi. Je fais des
fleurs qui ont l'air de potirons, mais ça m'amuse.

Adieu, ma chère petite mère; je vous embrasse de toute mon âme.
Émilie, mon mari et les enfants se joignent à moi et vous chargent
d'embrasser Caroline, Oscar et Cazamajou.

  [1] Madame Hippolyte Chatiron.



XLV

  A M. CHARLES DUVERNET, A PARIS
  ÉPITRE ROMANTIQUE A MES AMIS

                                Nohant, 1er décembre 1830.

De même que ces enfants naïfs et déguenillés que l'on voit sur les
routes, armés de ces ingénieux paniers que leurs petites mains ont
tressés, après en avoir ravi les matériaux à l'arbuste flexible qui
croît dans ces vignes que l'on voit ceindre les collines verdoyantes
de l'Indre, ramassent, pour engraisser le jardin paternel, les
immondices nutritives et fécondes (je ne sais pas précisément si le
mot est masculin ou non... je m'en moque), que les coursiers, les
mulets, les boeufs, les vaches, les pourceaux et les ânes laissent
échapper, dans leur course vagabonde, comme autant de bienfaits que
l'active et ingénieuse civilisation met à profit pour ranimer la santé
débile du choufleur et la délicate complexion de l'artichaut;

De même que ces hommes patients et laborieux qu'un sot préjugé
essayerait vainement de flétrir, et qui, munis de ces réceptacles
portatifs qu'on voit également servir à recueillir les dons de Bacchus
et les infortunés animaux que l'on trouve parfois égarés et
languissants au coin des bornes, jusqu'à ce qu'une main cruelle leur
donne la mort et les engloutisse à jamais dans la hotte parricide,
ramassent, dans ces torrents fangeux qui se brisent en mugissant dans
les égouts de la capitale, divers objets abandonnés à la parcimonieuse
industrie, qui sait tirer parti de tout, et faire du papier à lettres
avec de vieilles bottes et des chiens morts;

De même, ô mes sensibles et romantiques amis! après une longue,
laborieuse et pénible recherche, j'ai à peu près compris la lettre
bienfaisante et sentimentale que vous m'avez écrite, au milieu des
fumées du punch et dans le désordre de vos imaginations, naturellement
fantasques et poétiques. Triomphez, mes amis, enorgueillissez-vous des
dons que le ciel prodigue vous a départis; soyez fiers, car vous avez
droit de l'être!

Vous avez atteint et dépassé les limites du sublime. Vous êtes
inintelligibles pour les autres comme pour vous-mêmes. Nodier pâlit,
Rabelais ne serait que de la Saint-Jean, et Sainte-Beuve baisse
pavillon devant vous.

Immortels jeunes hommes, mes mains vous tresseront des couronnes de
verdure quand les arbres auront repris des feuilles, le laurier-sauce
s'arrondira sur vos fronts et le chêne sur vos épaules, si vous
continuez de la sorte.

Heureuse, trois fois heureuse la ville de la Châtre, la patrie des
grands hommes, la terre classique du génie!... heureuses vos mamans!
heureux aussi vos papas!

Enfants gâtés des Muses, nourris sur l'Olympe (pas d'allusions, je
vous prie), bercés sur les genoux de la Renommée, puissiez-vous faire,
pendant toute une éternité (comme dit le forçat _délibéré_
Champagnette de Lille), la gloire et l'ornement de la patrie
reconnaissante! Puissiez-vous m'écrire souvent pour m'endormir... au
son de votre lyre pindarique, et pour détendre les muscles
buccinateurs, infiniment trop contractés, de mes joues amaigries!

Depuis ton départ,--ô blond Charles, jeune homme aux rêveries
mélancoliques, au caractère sombre comme un jour d'orage, infortuné
misanthrope qui fuis la frivole gaieté d'une jeunesse insensée, pour
te livrer aux noires méditations d'un cerveau ascétique, les arbres
ont jauni, ils se sont dépouillés de leur brillante parure. Ils ne
voulaient plus charmer les yeux de personne. L'hôte solitaire des
forêts désertes, le promeneur mélancolique des sentiers écartés et
ombreux n'étant plus là pour les chanter, ils sont devenus secs comme
des fagots et tristes comme la nature, veuve de toi, ô jeune homme.

Et toi, gigantesque Fleury, homme aux pattes immenses, à la barbe
effrayante, au regard terrible; homme des premiers siècles, des
siècles de fer; homme au coeur de pierre, homme fossile, homme
primitif, homme normal, homme antérieur à la civilisation, antérieur
au déluge! depuis que ta masse immense n'occupe plus, comme les dieux
d'Homère, l'espace de sept stades dans la contrée, depuis que ta
poitrine volcanique n'absorbe plus l'air vital nécessaire aux
habitants de la terre, le climat du pays est devenu plus froid, l'air
plus subtil. Les _vents_ qu'emprisonnaient tes poumons, les tempêtes
qui se brisaient contre ton flanc comme au pied d'une chaîne de
montagnes, se sont déchaînés avec furie le jour de ton départ. Toutes
les maisons de la Châtre out été ébranlées dans leurs fondements, le
moulin à vent a tourné pour la première fois, quoique n'ayant ni
ailes, ni voiles, ni pivot. La perruque de M de la Genetière a été
emportée par une bourrasque au haut du clocher, et la jupe de madame
Saint-O... a été relevée à une hauteur si prodigieuse, que le grand
Chicot assure avoir vu sa jarretière.

Et toi, petit Sandeau! aimable et léger comme lé colibri des savanes
parfumées! gracieux et piquant comme l'ortie qui se balance au front
battu des vents des tours de Châteaubrun! depuis que tu ne traverses
plus avec la rapidité d'un chamois, les mains dans les poches, la
petite place où tu semas si généreusement cette plante pectorale qu'on
appelle le _pas d'âne_ et dont Félix Fauchier a fait, grâce à toi, une
ample provision pour la confection du sirop de quatre fleurs, les
dames de la ville ne se lèvent plus que comme les chauves-souris et
les chouettes, au coucher du soleil: elles ne quittent plus leur
bonnet de nuit pour se mettre à la fenêtre, et les papillotes ont pris
racine à leurs cheveux. La coiffure languit, le cheveu dépérit, le fer
à friser dort inutile sur les tisons refroidis. La main de Laurent[1],
glacée par l'âge et le chagrin, tombe inactive à son côté. Les touffes
invisibles et les cache-peignes moisissent sans éclat dans la boutique
de Darnaut[2]. L'usage des peignes commence à se perdre, la brosse
tombe en désuétude et la garnison menace de s'emparer de la place. Ton
départ nous a apporté une plaie d'Égypte bien connue.

Quant à votre amie infortunée, ne sachant que faire pour chasser
l'ennui aux lourdes ailes, fatiguée de la lumière du soleil, qui
n'éclaire plus nos promenades savantes et nos graves entretiens aux
Couperies, elle a pris le parti d'avoir la fièvre et un _bon_
rhumatisme, seulement pour se distraire et passer le temps. Vous
ririez, mes camarades, si vous pouviez me voir sortir de ma chambre,
non pas comme l'Aurore aux ailes empourprées attelant d'une main
légère les chevaux du classique Phébus, dont la perruque rousse a fait
vivre les poètes pendant plusieurs siècles, mais comme la marmotte
engourdie que le Savoyard tire de sa boîte et fait danser à grands
coups de bâton, pour la mettre en train et lui donner l'air enjoué.

C'est ainsi que je me traîne, moi qui naguère aurais défié, sur ma
bonne Lyska, un parti de miguelets. Maintenant, empaquetée de
flanelles et fraîche comme une momie dans ses bandelettes, je voyage,
en un jour, de mon cabinet au salon, et une de mes jambes est auprès
de la cheminée dudit appartement, que l'autre est encore dans la salle
à manger. Si cet état fâcheux continue, je vous prie de m'acheter une
de ces brouettes dans lesquelles on voiture les culs-de-jatte dans les
rues de Paris; nous y attellerons Brave, et nous parcourrons ainsi les
villes et les campagnes, pour attirer la pitié des âmes sensibles.
Fleury fera des tours de force, et Charles avalera dès épées comme les
jongleurs indiens, ou des souris comme Jacques de Falaise; on lui
laissera le choix.

Et, à propos de Brave, je viens de lui rendre visite dans sa niche.
Après les politesses d'usage, je lui ai lu le paragraphe de votre
lettre qui le concerne. Il eh a été fort mécontent, et, me suivant
dans mon cabinet, où il est présentement étendu devant le feu, il m'a
prié d'écrire sous sa dictée une réponse aux accusations dont vous le
chargez. Je souscris à sa demande, et vous quitte pour servir
d'interprète à ce bon animal.

Adieu donc, mes chers camarades; écrivez-moi souvent. Quelque bêtes
que vous puissiez être, je vous promets de n'être jamais en reste avec
vous. Je vous tiens quitte des compliments.

Pauvre Fleury! accouchez donc vite de ce fatal choléra-morbus, prenez
du tabac à fortes doses, il partira dans les éternuements.

Et vous, jeune Chariot, au milieu des tumultueux plaisirs de cette
ville de bruit et de prestiges, n'oubliez pas la plus ancienne, de vos
amies.

Une poignée de main à tous les trois, quoique Rochou-Daubert _n'aime
pas cela dans une femme_.

AURORE D.

  [1] Coiffeur à la Châtre.
  [2] Autre coiffeur à la Châtre.



XLVI

A M. CHARLES DUVERNET, A PARIS

                                Nohant, 1er décembre 1830.

_Réclamation adressée par Brave, chien des Pyrénées, originaire
d'Espagne,_ garde de nuit _de profession, décoré du collier à pointes,
du grand cordon de la chaîne de fer et de plusieurs autres ordres
honorables._

_A Messieurs Fleury (dit le Germanique) et Duvernet (Charles), pour
offense à la personne dudit Brave et diffamation gratuite auprès de sa
protectrice, dame Aurore, châtelaine de Nohant et de beaucoup de
châteaux en Espagne, dont la description serait trop longue à
mentionner_.

Messieurs,

Je ne viens point ici faire une vaine montre de mes forces physiques
et de mes vertus domestiques. Ce n'est point un mouvement d'orgueil,
assez justifié peut-être par la pureté de mon origine, et le
témoignage d'une conduite irréprochable, qui m'engage à mettre la
patte à la plume, pour réfuter les imputations calomnieuses qu'il vous
a plu de présenter à mon honorée protectrice et amie, dame Aurore, que
j'ai fidèlement accompagnée et gardée jusqu'à ce jour; à cette fin de
détruire la bonne intelligence qui a toujours régné entre elle et moi,
et de lui inspirer des doutes sur mes principes politiques.

Il me serait facile de mettre au jour des faits qui couvriraient de
gloire l'espèce des chiens, au grand détriment de celle des hommes. Il
me serait facile encore de vous montrer deux rangées de dents, auprès
desquelles les vôtres ne brilleraient guère, et de vous prouver que,
quand on veut mordre et déchirer, il n'est pas prudent de s'adresser à
plus fort que soi.

Mais je laisse ces moyens aux esprits rudes et grossiers qui n'en ont
point d'autres. Je dédaigne des adversaires dont la défaite ne me
rapporterait point de gloire, et dont je viendrais aussi facilement à
bout que des chats que je surprends à vagabonder la nuit autour du
poulailler, au lieu d'être à leur poste à l'armée d'observation contre
les souris et les rats.

Je ne veux employer avec vous que les armes du raisonnement. Mon
caractère paisible préfère terminer à l'amiable les discussions où la
rigueur n'est pas absolument nécessaire. Accoutumé dès l'enfance et,
pour me servir de l'expression de M. Fleury, _dès mon bas âge_, à des
études graves et utiles, j'ai contracté le goût des méditations
profondes. J'ai réussi à l'inspirer au chien Bleu, qui ne manque pas
d'intelligence. Je prends plaisir à m'entretenir avec lui sur toute
sorte de matières, lorsque, couchés au clair de la lune sur le fumier
de la basse-cour, durant les longues nuits d'hiver, nous examinons le
cours des astres et leurs rapports avec le changement des saisons et
le système entier de la nature. C'est en vain que j'ai voulu améliorer
l'éducation et réformer le jugement de mon autre camarade, l'oncle
Mylord, que vous appelez épileptique et convulsionnaire; car, dans la
frivolité de vos railleries mordantes, vous n'épargnez pas, messieurs,
les personnes les plus dignes d'intérêt et de compassion par leurs
infirmités et leurs disgrâces.

Quoi qu'il en soit, messieurs, je ne m'adjoindrai pas dans cette
défense le susdit oncle Mylord, parce que, sa complexion nerveuse ne
le rendant propre qu'aux beaux-arts, il fait société à part et passe
la majeure partie de son temps dans le salon, où on lui permet de se
chauffer les pattes en écoutant la musique, dont il est fort amateur,
pourvu qu'il ne lui _échappe_ aucune impertinence; ce qui
malheureusement, vous le savez, messieurs, lui arrive quelquefois. Je
dois en même temps vous déclarer que, dans le système de défense que
j'ai adopté, j'ai été puissamment aidé par les lumières et les
réflexions du chien Bleu. La franchise m'oblige à reconnaître les
talents et le mérite de cette personne estimable, que vous n'avez pas
craint d'envelopper dans vos soupçons injurieux sur notre patriotisme
et notre moralité.

D'abord, examinons les faits qu'on m'attribue.

M. Fleury, mon principal accusateur, prétend:

1° Que moi, Brave, assis sur mon postérieur, j'ai été surpris par lui,
Fleury, réfléchissant aux malheurs que des _factieux_ out attirés sur
la tête de l'ex-roi de France Charles X.

M. Fleury insiste sur l'expression de _factieux_ dont il assure que je
me suis servi.

2° Il prétend m'avoir surpris lisant _la Quotidienne_ en cachette. Et,
d'après ces deux chefs d'accusation, il ne craint pas de se répandre
en invectives contre ma personne, de me traiter tour à tour de
carliste, de jésuite, d'ultramontrain, de serpent, de crocodile, de
boa, d'hypocrite, de chouan, de Ravaillac!

Quelle âme honnête ne serait révoltée à cette épouvantable liste
d'épithètes infamantes; épithètes gratuitement déversées sur un chien
de bonne vie et moeurs, d'après deux accusations aussi frivoles,
aussi, peu avérées!

Mais je méprise ces outrages et n'en fais pas plus de cas que d'un os
sans viande.

M. Fleury ment à sa conscience lorsqu'il rapporte avoir entendu sortir
de ma gueule le mot de factieux appliqué aux glorieux libérateurs de
la patrie. Je vous le demande, ô vous qui ne craignez pas de flétrir
la réputation d'un chien paisible, ai-je pu me rendre coupable d'une
aussi absurde injustice? Pouvez-vous supposer que j'aie le moindre
intérêt à méconnaître les bienfaits de la Révolution? N'est-ce pas
sous l'abominable préfecture d'un favori des Villèle et des Peyronnet,
que les chiens out été proscrits comme, du temps d'Hérode, le furent
d'innocents martyrs enveloppés dans la ruine d'un seul?

N'est-ce pas en faveur des prérogatives de la noblesse et de
l'aristocratie que l'entrée des Tuileries fut interdite aux chiens
libres, accordée seulement comme un privilège à cette classe dégradée
des bichons et des carlins, que les douairières du noble faubourg
traînent en laisse comme des esclaves au collier doré? Oui, j'en
conviens, il est une race de chiens dévouée de tout temps à la cour et
avilie dans les antichambres: ce sont les carlins, dont le nom offre
assez de similitude avec celui de carlistes, pour qu'on ne s'y
méprenne point. Mais nous, descendants des libres montagnards des
Pyrénées, race pastorale et agreste, nous qui, au milieu des neiges et
des rocs inaccessibles, gardons contre la dent sanglante des loups et
des ours, contre la serre cruelle des aigles et des vautours, les
jeunes agneaux et les blanches brebis de la romantique vallée
d'Andore!... Ah! ce souvenir de ma patrie et de mes jeunes ans
m'arrache des larmes involontaires! Je crois voir encore mon
respectable père, le vaillant et redoutable _Pigon_, avec son triple
collier de pointes de fer, où la dépouille sanglante des loups avait
laissé de glorieuses empreintes. Je le vois se promener
majestueusement au milieu du troupeau, tandis que les brebis se
rangeaient en haie sur son passage dans une attitude respectueuse,
tandis que moi, faible enfant, je jouais entre les blanches pattes de
ma mère _Tanbella_, vive Espagnole à l'oeil rouge et à la dent aiguë!
Je crois entendre la voix du pasteur chantant la ballade des montagnes
aux échos sauvages, étonnés de répondre à une voix humaine dans cette
âpre solitude. Je retrouve dans ma mémoire son costume étrange, son
cothurne de laine rouge, appelé _spardilla_; son berret blanc et bleu,
son manteau tailladé et sa longue espingole plus fidèle gardienne de
son troupeau que la houlette, parée de rubans, que les bergères de
Cervantes portaient au temps de l'âge d'or.

Je revois les pics menaçants, embellis de toutes les couleurs du
prisme reflétées sur la glace séculaire; les torrents écumeux, dont la
voix terrible assourdit les simples mortels; les lacs paisibles bordés
de safran sauvage et de rochers blancs comme le marbre de Paros; les
vieilles forteresses mauresques abandonnées aux lézards et aux
choucas, les forêts de noirs sapins, et les grottes imposantes comme
l'entrée du Tartare.--Pardonnez à ma faiblesse, ce retour sur un temps
pour jamais effacé de ma destinée, et qui remplit mon coeur de
mélancolie.

Mais, dites-moi, Fleury, si vous avez autant d'âme qu'un chien comme
moi peut en avoir, pensez-vous qu'un simple et hardi montagnard soit
un digne courtisan du despotisme, un conspirateur dangereux, un
affilié de Lulworth. Non, vous ne le pensez pas! Vous avez pu me voir
lire _la Quotidienne_: ma maîtresse la reçoit, et je ne la soupçonne
pas d'être infectée de ces gothiques préjugés, de ces haineux
ressentiments. Je la lis comme vous la liriez, avec dégoût et mépris,
pour savoir seulement jusqu'où l'acharnement des partis peut porter
des hommes égarés. Mais combien de fois, transporté d'une vertueuse
indignation, j'ai fait voler d'un coup de patte, ou mis en pièces d'un
coup de dent, ces feuilles empreintes de mauvaise foi et d'esprit de
vengeance!

Cessez de le dire, et vous, ma chère maîtresse, mon estimable amie,
gardez-vous de le croire. Jamais Brave, jamais le chien honoré de
votre confiance et enchaîné par vos bienfaits, ne méconnaîtra ses
devoirs et n'oubliera le sentiment de sa dignité. Qu'on vienne, au nom
de Charles X ou de Henri V, attaquer votre tranquille demeure, vous
verrez si Brave ne vaut pas une armée. Vous reconnaîtrez la pureté de
son coeur indignement méconnue par vos frivoles amis, vous jugerez
alors entre eux et moi!

Et vous, jeunes gens sans expérience et sans frein, j'ai pitié de
votre jeunesse et de votre ignorance. Mon âme généreuse, incapable de
ressentiment, veut oublier vos torts et pardonner à votre légèreté:
soyez donc absous et revenez sans crainte égayer les ennuis de ma
maîtresse solitaire. Vous n'avez rien à redouter de ma vengeance.
Brave vous pardonne!

Que tout soit oublié, et, si vous êtes d'aussi bonne foi que moi,
qu'un embrassement fraternel soit le sceau de notre réconciliation, je
vous offre ma patte avec franchise et loyauté et joins ici, pour votre
sûreté personnelle, un sauf-conduit qui vous mettra à couvert des
ressentiments que votre lettre aurait pu exciter dans les environs.


Brave, seigneur chien, maître commandant, général en chef et
inspecteur de toute la chiennerie du pays: à Mylord, au chien Bleu, à
Marchant, à Labrie, à Charmette, à Capitaine, à Pistolet, à Caniche, à
Parpluche, à Mouche, à tous les chiens jeunes ou vieux, mâles ou
femelles, ras ou tondus, grands ou petits, galeux ou enragés, infirmes
ou podagres, hargneux ou arrogants, domiciliés dans le bourg de
Nohant, dans celui de Montgivray, dans la maison à Rochette, à la
Tuilerie, etc., et tous autres lieux situés entre la Châtre et Nohant:

Défense vous est faite, _sous peine de mort_, de mordre, poursuivre,
menacer ou insulter les individus ci-dessous mentionnés:

Charles Duvernet, Alphonse Fleury;

Lesquels seront porteurs du présent sauf-conduit, que nous leur avons
délivré le 1^er décembre 1830, en notre niche, en présence du chien
Bleu et de madame Aurore D..

_Signé_ BRAVE.



XLVII

A M. JULES BOUCOIRAN, A PARIS

                                Nohant, mercredi, 3 décembre 1830.

Mon cher enfant,

Si vous aimiez les compliments, je vous dirais que vous m'avez écrit
une lettre vraiment remarquable de jugement, d'observation, de
raisonnement et même de style; mais vous m'enverriez promener.

Je vous dirai tout bonnement que vos réflexions me paraissent justes.
J'ai assez de confiance dans le jugement que vous me donnez en
tremblant et sans y avoir confiance vous-même.

Comme vous, je pense que le grand compagnon de ce petit monsieur est
sans moyens et sans moeurs; c'est aussi, je crois, un être fort
ordinaire, sans vices ni défauts choquants. Sa physionomie (vous savez
que je tiens à cet indice) promet de la franchise et de la douceur.
Cependant les choses vont assez mal en sa faveur. Il a fait
déclarations, protestations et supplications à la pauvre enfant, qui
ne doute pas plus de leur solidité que de la clarté du soleil. Et
pourtant, depuis son départ (au mois d'août), il n'a pas donné signe
de vie à la famille. Quand on questionne _l'autre,_ resté à Paris et
qui est (je le crains bien, entre nous) l'amant en titre de la mère,
il répond des balivernes. Je suppose que le _monsieur_ était sincère
aux pieds de la jeune fille. Comment eût-il pu ne pas l'être? Elle est
charmante de tous points. Mais, une fois éloigné d'elle, la froide
raison,--des raisons d'intérêts sans doute, car on m'assure qu'il a de
la fortune, et elle n'a rien,--les parents, la légèreté, l'absence, un
parti plus avantageux, que sais-je? la jolie et douce enfant est
oubliée sans doute. Dans l'ignorance de son coeur, elle le pleurera
comme s'il en valait la peine. _Si jeunesse savait_! Quoi qu'il
arrive, je vous remercie de vos lumières et je vous tiendrai au fait
des événements. J'abrège sur cet article, car j'ai bien autre chose à
vous dire.

Sachez une nouvelle étonnante, surprenante... (pour les adjectifs,
voyez la lettre de madame de Sévigné, que je n'aime guère, quoi qu'on
dise!), sachez qu'en dépit de mon inertie et de mon insouciance, de ma
légèreté à m'étourdir, de ma facilité à pardonner, à oublier les
chagrins et les injures, sachez que je viens de prendre un _parti
violent_. Ce n'est pas pour rire, malgré le ton de badinage que je
prends. C'est tout ce qu'il y a de plus sérieux. C'est encore là un de
ces secrets qu'on ne confie pas à trois personnes. Vous connaissez mon
intérieur, vous savez s'il est tolérable. Vous avez été étonné vingt
fois de me voir relever la tête le lendemain, quand la veille on me
l'avait brisée. I1 y a un terme à tout. Et puis les raisons qui
eussent pu me porter plus tôt à la résolution que j'ai prise,
n'étaient pas assez fortes pour me décider, avant les nouveaux
événements qui viennent de se produire. Personne ne s'est aperçu de
rien. Il n'y a pas eu de bruit. J'ai simplement trouvé un paquet à mon
adresse, en cherchant quelque chose dans le secrétaire de mon mari. Ce
paquet avait un air solennel qui m'a frappée. On y lisait: _Ne
l'ouvrez qu'après ma mort._

Je n'ai pas eu la patience d'attendre que je fusse veuve. Ce n'est pas
avec une tournure de santé comme la mienne qu'on doit compter survivre
à quelqu'un. D'ailleurs, j'ai supposé que mon mari était mort et j'ai
été bien aise de voir ce qu'il pensait de moi durant sa vie. Le paquet
m'étant adressé, j'avais le droit de l'ouvrir sans indiscrétion, et,
mon mari se portant fort bien, je pouvais lire son testament de
sang-froid.

Vive Dieu! quel testament! Des malédictions, et c'est tout! Il avait
rassemblé là tous ses mouvements d'humeur et de colère contre moi,
toutes ses réflexions sur ma _perversité_, tous ses sentiments de
mépris pour mon caractère. Et il me laissait cela comme un gage de sa
tendresse! Je croyais rêver, moi qui, jusqu'ici, fermais les yeux et
ne voulais pas voir que j'étais méprisée. Cette lecture m'a enfin
tirée de mon sommeil. Je me suis dit que, vivre avec un homme qui n'a
pour sa femme ni estime ni confiance, ce serait vouloir rendre la vie
à un mort. Mon parti a été pris et, j'ose le dire, _irrévocablement_.
Vous savez que je n'abuse pas de ce mot.

Sans attendre un jour de plus, faible et malade encore, j'ai déclaré
ma volonté et décliné mes motifs avec un aplomb et un sang-froid qui
l'ont pétrifié. Il ne s'attendait guère à voir un être comme moi se
lever de toute sa hauteur pour lui faire tête. Il a grondé, disputé,
prié. Je suis restée inébranlable. _Je veux une pension, j'irai à
Paris, mes enfants resteront à Nohant._ Voilà le résultat de notre
première explication. J'ai paru intraitable sur tous les points.
C'était une feinte, comme vous pouvez croire. Je n'ai nulle envie
d'abandonner mes enfants. Quand il en a été convaincu, il est devenu
doux comme un mouton. Il est venu me dire qu'il affermerait Nohant,
qu'il ferait maison nette, qu'il emmènerait Maurice à Paris et le
mettrait au collège. C'est ce que je ne veux pas encore. L'enfant est
trop jeune et trop délicat. En outre, je n'entends pas que ma maison
soit vidée par mes domestiques, qui m'ont vue naître et que j'aime
presque comme des amis. Je consens à ce que le train en soit réduit,
parce que ma modeste pension rendra cette économie nécessaire. Je
garderai Vincent[1] et André[2] avec leurs femmes, et Pierre[3]. Il y
aura assez de deux chevaux, de deux vaches, etc., etc.; je vous fais
grâce du tripotage. De cette manière, je serai _censée_ vivre de mon
côté. Je compte passer une partie de l'année, _six mois au moins_, à
Nohant, près de mes enfants, voire près de mon mari, que cette leçon
rendra plus circonspect. Il m'a traitée jusqu'ici comme si je lui
étais odieuse. Du moment que j'en suis assurée, je m'en vais.
Aujourd'hui, il me pleure, tant pis pour lui! je lui prouve que je ne
veux pas être supportée comme un fardeau, mais recherchée et appelée
comme une compagne libre, qui ne demeurera près de lui que lorsqu'il
en sera digne.

Ne me trouvez pas impertinente. Rappelez-vous comme j'ai été humiliée!
cela a duré huit ans! En vérité, vous me le disiez souvent, les
faibles sont les dupes de la société. Je crois que ce sont vos
réflexions qui m'ont donné un commencement de courage et de fermeté.
Je ne me suis radoucie qu'aujourd'hui. J'ai dit que je consentirais à
revenir si ces conditions étaient acceptées, et elles le seront.

Mais elles dépendent encore de quelqu'un, ne le devinez-vous pas?
C'est de vous, mon ami, et j'avoue que je n'ose pas vous prier, tant
je crains de ne pas réussir. Cependant voyez quelle est ma position:
si vous êtes à Nohant, je puis respirer et dormir tranquille; mon
enfant sera en de bonnes mains, son éducation marchera, sa santé sera
surveillée, son caractère ne sera gâté ni par l'abandon ni par la
rigueur outrée. J'aurai par vous de ses nouvelles tous les jours, de
ces détails qu'une mère aime tant à lire. Si je laisse mon fils livré
à son père, il sera gâté aujourd'hui, battu demain, négligé toujours,
et je ne retrouverai en lui qu'un méchant polisson. On ne m'écrira que
pour me le faire malade, afin de me contrarier ou me faire revenir.

Si ce devait être là son sort, j'aimerais mieux supporter le mien tel
qu'il est aujourd'hui et rester près de lui, pour adoucir du moins la
brutalité de son père.

D'un autre côté, mon mari n'est pas aimable, madame Bertrand ne l'est
pas non plus; mais on supporte d'une femme ce qu'on ne supporte pas
d'un homme, et, pendant trois mois d'été, trois mois d'hiver (c'est
ainsi que je compte partager mon temps), ferez-vous aux intérêts de
mon fils, c'est-à-dire à mon repos, à mon bonheur, le sacrifice de
supporter un intérieur triste, froid et ennuyeux? Prendrez-vous sur
vous d'être sourd à des paroles aigres et indifférent à un visage
refrogné? Il est vrai de dire que mon mari a entièrement changé
d'opinion à votre égard et qu'il ne vous a donné, cette année, aucun
sujet de plainte; mais, à l'égard des gens qu'il aime le mieux, il est
encore fort maussade parfois. Hélas! je n'ose pas vous prier, tandis
que, la famille Bertrand, riche et aujourd'hui dans une position
brillante, vous offre mille avantages, le séjour de Paris, où
peut-être elle va se fixer, par suite de la nomination du général à la
tête de l'École polytechnique.

Que ferai-je si vous me refusez? De quel droit insisterai-je pour vous
faire pencher en ma faveur? Qu'ai-je fait pour vous, et que suis-je
pour que vous me rendiez un service que personne ne me rendrait? Non,
je n'ose pas vous prier, et, cependant, je vous bénirais si vous
exauciez ma prière, toute ma vie serait consacrée à vous remercier et
à vous chérir comme l'être à qui je devrais le plus. Si une
reconnaissance profonde, une tendresse de mère peuvent vous payer d'un
tel bienfait, vous ne regretterez point de m'avoir sacrifié, pour
ainsi dire, deux ans de votre vie. Mon coeur n'est pas froid, vous le
savez, et je sens qu'il ne restera point au-dessous de ses
obligations.

Adieu; répondez-moi courrier par courrier, cela est bien important
pour la conduite que j'ai à tenir vis-à-vis de mon mari. Si vous
m'abandonnez, il faudra que je plie et me soumette encore une fois.
Ah! comme on en abusera!

Adressez-moi votre lettre _poste restante_. Ma correspondance n'est
plus en sûreté. Mais, grâce à cette précaution, vous pouvez me parler
librement. Adieu; je vous embrasse de tout mon coeur.

  [1] Cocher.
  [2] Valet de chambre.
  [3] Jardinier.



XLVIII

AU MÊME

                                Lundi soir. Notant, 8 décembre 1830.

Mon cher enfant,

Laissez-moi vous bénir, et n'essayez point de diminuer le prix de ce
que vous faites pour moi. Ne dites pas que vous ne faites que remplir
un engagement, tenir une promesse. Du moment que les nouveaux chagrins
que j'ai éprouvés m'ont mise dans la nécessité de quitter Nohant une
partie de l'année, vous étiez dégagé de tout lien. Vous pouviez me
dire: «J'ai fait le sacrifice de mes intérêts et de toute mon ambition
à l'espoir de vivre près d'une amie; mais je ne me suis pas engagé à
veiller sur ses enfants en son absence et à supporter l'ennui de la
solitude pendant l'autre moitié de l'année.» Quand je vous ai offert
un sort moins brillant, mais plus doux peut-être que celui dont vous
jouissez actuellement, je ne prévoyais pas les circonstances où je me
trouve aujourd'hui. Je me disais que mon amitié vous dédommagerait des
avantages de la fortune, et je vous connaissais assez pour espérer que
vous goûteriez le bonheur sans éclat que mon affection vous
promettait. Maintenant que je me vois forcée de prendre un parti
sévère et d'assurer mon repos, ma liberté, par une résidence de six
mois par an à Paris, c'est en tremblant que je vous demande de me
consacrer votre temps. Loin de revendiquer comme un droit la promesse
que vous me fîtes, je vous en affranchis entièrement. Si c'est à
l'honneur seul que je dois votre noble conduite à mon égard, je vous
rends votre liberté, sans que, pour cela, vous perdiez mon estime.
Non, mon cher enfant, je ne veux rien devoir qu'à votre amitié. Je ne
veux point me soustraire à la reconnaissance en considérant votre
sacrifice comme l'accomplissement d'un devoir. Je le regarderai toute
ma vie comme une preuve d'affection si grande, que je ne pourrai
jamais assez la reconnaître. Je me dirai toujours que c'est par
dévouement d'amitié, et non par principe de conscience, que vous avez
accepté mes propositions, modifiées comme elles le sont par les
chagrins de mon intérieur.

Je vous renvoie les deux lettres que vous m'avez confiées. Je ne
m'abuse point sur le désavantage pécuniaire qui résulte pour vous
d'abandonner la famille Bertrand. Personne ne comprendra le
désintéressement et la noblesse de votre conduite. Votre mère seule en
sera un bon juge. Je souffre, je l'avoue, de l'idée que le secret de
mon intérieur sortira de vos mains. Je sais que votre mère gardera ce
secret comme vous-même; mais la mort, cet accident imprévu et
inévitable, peut changer étrangement la destination des écrits. J'ai
pour principe de détruire sans tarder tout papier contenant des
particularités dont la découverte serait nuisible à la réputation ou
au bonheur de quelqu'un. Voilà le seul motif qui m'engageait à vous
prier de brûler ma lettre. Si vous la faites passer à votre mère,
priez-la donc de le faire. Vous devez reconnaître comme moi l'utilité
de cette mesure. Si quelque autre personne que vous ou elle venait à
découvrir les torts de mon mari, je me ferais un reproche éternel de
les avoir retracés.

Quand à madame Saint-A..., je ne suis guère surprise de ses intentions
_officieuses_ à mon égard. Je n'ai jamais fait la folie de croire en
elle; aussi je ne puis être offensée de sa conduite envers moi, quelle
qu'elle puisse être.

Je ne puis rien vous promettre pour le voyage à Nîmes. Ce n'est pas la
considération de l'argent qui m'arrête le plus. Ce voyage doit être
peu dispendieux. Mais je serai désormais dans une position qui me
prescrira beaucoup de prudence dans mes démarches. Le bon accord que,
malgré ma séparation d'avec mon mari, je veux conserver dans tout ce
qui concernera mon fils, m'obligera à le ménager de loin comme de
près. J'ai déjà reconnu que ce projet ne lui souriait point.
Désormais, je ne dois laisser aucune prise contre moi, ou tout le
fruit de mon énergie serait perdu et j'aurais fourni des armes contre
moi-même.

J'éprouve un autre chagrin très vif: c'est de n'avoir pas une obole
dont je puisse disposer maintenant. Si j'étais à Paris, je vous
trouverais de l'argent dans la journée. Je vendrais mes effets plutôt
que de ne pas vous rendre un service; mais, ici, que faire? Je suis
dans une position délicate envers mon mari. Je lui dois; c'est-à-dire
que je suis en avance de la pension qu'il me fait. Cela ne m'a pas
empêchée de lui adresser une demande, aussitôt votre lettre reçue.
J'ai éprouvé un refus assez poli, mais très décisif. Plaignez-moi, je
ne maudis mon défaut d'ordre jamais autant que lorsqu'il m'empêche de
servir l'amitié! Cependant, si vous ne pouvez trouver d'argent
ailleurs, je tâcherai d'en emprunter sans qu'on le sache, quoique je
sois déjà criblée de dettes, que j'acquitterai, Dieu sait comment!
Répondez-moi immédiatement, _poste restante à la Châtre_.

Mes affaires domestiques s'éclaircissent. Mon frère me soutient un peu
et m'offre son appartement à Paris jusqu'au mois de mars. Pendant ce
temps, il restera ici avec sa femme. A cette époque, je reviendrai et
je passerai quelque temps à Nohant pour vous y installer. Je partirai
pour Paris dès que serai rétablie. Je suis encore très souffrante. Si
vous pouvez venir passer une journée à Châteauroux, je vous
préviendrai, afin que nous puissions causer à mon passage en cette
ville.

Adieu, mon cher enfant; je suis encore assez faible, mais j'ai assez
de tête et de coeur pour sentir vivement ce que vous faites pour moi.
Vous aurez beau vous défendre de mes bénédictions avec votre rudesse
spartiate, je vous poursuivrai jusqu'à la mort de mes remerciements et
de mon ingratitude. _Prenez-le comme vous voudrez_, comme dit mon
vieux curé.

Bonsoir donc, mon cher fils; parlez de moi à votre mère. Dites-lui que
je la vénère sans la connaître, ou plutôt que je la connais très bien
sans l'avoir vue. Certes, je voudrais qu'elle me connût aussi et
qu'elle sût combien son enfant m'est cher.



XLIX

AU MÊME

                                (En cas d'absence: _à Paris,
                                Boulevard Poissonnière_, n° 20.)

Nohant, 27 décembre 1830.

Qu'êtes-vous donc devenu mon cher enfant? Où êtes-vous? Pourquoi ne me
donnez-vous pas signe de vie? Je suis vraiment inquiète. Dans un
moment de crise comme celui que j'ai traversé, j'aurais eu besoin de
votre amitié, de vos encouragements. Vous ne m'avez écrit qu'un très
petit mot. Il est vrai qu'il renfermait bien des choses. Depuis, je
vous ai écrit, pour vous dire tout le bien que vous m'aviez apporté.
Je vous en remerciais dans l''effusion de mon coeur. Votre modestie
farouche s'est-elle offensée de quelques-unes de mes expressions?
Après ce qui m'est arrivé, j'ai sujet de trembler. Peut-être est-ce la
raison de votre silence. Vous craignez peut-être de tomber dans les
mains des infidèles. Rassurez-vous. Maintenant madame Decerf ne remet
mes lettres qu'à moi, et celles qui me sont adressées _poste restante_
sont doublement assurées de me parvenir. Peut-être aussi êtes-vous à
Paris? Je ne vois personne qui puisse me dire où est la famille du
général. Je suis tourmentée de ne rien savoir et de tout appréhender.
N'êtes-vous pas malade? Me boudez-vous? et pourquoi? Enfin qu'y
a-t-il?

Je pars le 4 janvier pour Paris. Si vous êtes à la Leuf, ne pourrai-je
vous voir un instant à Châteauroux? Si vous me répondez
affirmativement, je partirai d'ici le matin, afin de passer une partie
de la journée avec vous; sinon, je ne ferai que traverser Châteauroux.

Adieu mon cher enfant; ma santé est médiocrement rétablie. Mon
intérieur est calme.



L

A MAURICE DUDEVANT, A NOHANT

                                Paris; janvier 1831

Mon cher enfant,

Je suis arrivée bien lasse! J'ai été obligée de m'arrêter quelques
heures à Orléans. La chaise de poste ne fermait pas, j'étais glacée.
Je ne suis arrivée à Paris qu'à minuit. J'étais bien embarrassée de ma
voiture, parce qu'il n'y a pas de cour dans la maison que j'habite et
que je ne pouvais pas la laisser passer la nuit dans la rue. Enfin je
l'ai fourrée à l'hôtel de Narbonne[1]. Je me suis réchauffée, reposée;
j'ai arrangé et terminé pour le mieux une affaire qui m'occupait
beaucoup. Maintenant je vais faire mon déménagement, me reposer
encore; et puis je retournerai vers toi, mon petit mignon, dans huit
jours au plus.

Embrasse ton papa et ta grosse mignonne pour moi. Tu m'avais promis de
m'écrire tout de suite; écris-moi donc, petit drôle. Je n'ai pas
encore eu le temps de voir ton oncle. Je pense que je le verrai
aujourd'hui.

Adieu, mon cher mignon. Je t'embrasse mille fois.

Ta mère.

Que faut-il que je t'apporte?

  [1] Propriété de George Sand, à Paris



LI

AU MÊME

                                Paris, 8 janvier 1831

J'ai reçu ta petite lettre, mon cher enfant. J'ai eu bien du chagrin
de voir que tu as été malade: tu avais mangé un peu trop de chocolat,
je me le rappelle. N'en mange donc plus; soigne-toi bien. J'espère que
tu m'écriras bientôt que tu es tout à fait guéri.

Sois sûr, mon petit amour, que j'ai eu aussi beaucoup de chagrin de te
quitter et que je serai bien heureuse de te revoir. J'aurais mieux
aimé t'emmener que de venir toute seule à Paris, tu le sais bien; mais
tu ne te serais guère amusé ici. Tu n'aurais pas été si bien qu'à
Nohant, où tout le monde t'aime et s'occupe de toi.

Bientôt tu auras Boucoiran, qui t'aime bien aussi et qui te fera
travailler, sans te fatiguer. Tu dois bien savoir qu'il n'est pas
méchant; il ne faut pas que tu aies du chagrin pour cela. Quand tu
travailles bien, tu sais comme on te caresse et comme tout le monde
est content; ton papa et ta maman surtout, qui seraient si heureux de
te voir bien savant et bien aimable! Sois donc bien doux et bien gai;
joue, mange, cours, écris-moi et aime-moi toujours bien.

Adieu, mon cher enfant; je t'embrasse mille fois.

Ta maman.

Parle-moi de ta petite soeur et embrasse-la pour moi.



LII

AU MÊME

                                Paris, 10 janvier 1831

Je suis inquiète de toi, mon cher enfant. Tu m'as écrit pour me dire
que tu avais été malade; ne l'es-tu pas encore? Si je ne reçois pas de
tes nouvelles aujourd'hui, j'aurai bien du chagrin. Écris-moi donc
exactement deux fois par semaine, je t'en prie; si tu es malade, prie
ton papa ou ton oncle de m'écrire. Pour moi, je me porte bien et je
cours beaucoup; mais je n'ai pas encore été au spectacle, parce que je
travaille le soir. J'ai été trois fois chez ta bonne maman Dudevant
sans pouvoir la trouver. Il paraît qu'elle sort souvent. Je lui ai
laissé ta lettre, et j'y retournerai aujourd'hui.

J'ai déjà marchandé ton habit de garde national, il sera bien joli,
j'y joindrai un schako avec une flamme rouge. Je voudrais que tu
pusses voir les hussards d'Orléans. Tu aurais bien envie d'être
habillé comme eux. Ils ont une veste gris bleu garnie de mouton noir
et un pantalon rouge; le plumet est noir, il n'y a rien de plus
élégant.

J'ai vu M. Blaize[1] qui m'a bien demandé de tes nouvelles. Dis à ton
papa de dire à madame Decerf que j'ai fait sa commission. Dis-lui
aussi de me donner des nouvelles de madame Duteil. Je n'ai pas encore
le temps d'écrire des lettres. Je n'écris qu'à toi.

Embrasse bien ton papa pour moi, ainsi que ton oncle et ta tante. Dis
à ton oncle qu'en descendant son escalier un peu trop fort, j'ai fait
écrouler douze marches. Embrasse bien fort ta soeur de la part de sa
maman; parle-t-elle un peu de moi? Et Léontine se porte-t-elle bien?
Enfin donne-moi des nouvelles de tout le monde, et dis bien des choses
de ma part à Eugénie, à Françoise, etc.

Adieu, mon cher amour; écris-moi donc et surtout porte-toi bien, sois
sage, et aime toujours ta mère, qui t'embrasse mille et mille fois.

  [1] Artiste peintre qui avait fait les miniatures de George Sand et
    de son fils, l'année précédente.



LIV

A JULES BOUCOIRAN, A CHATEAUROUX

                                Mercredi. Paris, 13 janvier 1831

Mon cher ami,

Je suis enfin libre; mais je suis loin de mes enfants. Quand vous
serez près d'eux, je serai moins triste de leur absence; je veux dire
que l'inquiétude ne se joindra pas à ma tristesse. Merci, mon cher
enfant, merci! Que Dieu rende à votre mère tout le bien que vous ferez
à mon fils. Parlez de moi souvent, qu'il ne désapprenne point à
m'aimer. J'ai dit, en partant, qu'on vous donnât la chambre que vous
désirez. Si on l'avait oublié, faites-vous-la donner en arrivant. Je
ne vous parle pas de la conduite à tenir avec mon mari, pour conserver
la bonne intelligence nécessaire. Vous savez maintenant qu'il faut se
garder de prendre mon parti, sous peine d'être haï; qu'il faut laisser
soutenir les paradoxes les plus injustes et les plus absurdes, sans
donner signe de blâme, etc. Je sais, de mon côté, qu'on ne se conduira
peut-être pas toujours à votre égard avec l'amitié que vous méritez.
Les coeurs sont secs et ne s'ouvriront pas pour vous.

Il est nécessaire que vous ayez une grande autorité sur Maurice; mais
il ne faut pas que vous ayez l'air de la disputer à son père.
Affectez, au contraire, d'adhérer à tout ce qu'il vous dira, et faites
au fond comme vous jugerez bon. Il n'a pas de constance dans les
idées, il ne s'inquiétera pas de l'effet de ses avis. Ensuite prenez
garde à vos lettres et aux miennes. Mettez-y toute votre prudence
naturelle. Je vous prie de m'écrire au moins une fois par semaine et
de m'avertir si Maurice était sérieusement malade. Eux n'y
manqueraient pas, je le sais bien; mais ils ne feraient pas faute
d'exagérer son mal, soit pour me faire revenir plus vite, soit pour me
faire de la peine. En vérité, ils m'en ont assez fait, souvent pour le
seul plaisir qu'ils y trouvaient. Vous, vous me direz la vérité; si
l'un de mes enfants tombait malade, je me conformerais entièrement à
votre avis de revenir ou de rester. J'aurais de l'inquiétude ou je
n'en aurais pas, suivant votre assertion. Vous m'épargnerez la douleur
tant que vous pourrez, je le sais. Vous ne m'abuserez pas non plus par
une aveugle confiance.

Je vous écrirai plus au long dans quelques jours, pour vous dire ce
que je fais ici. Je m'embarque sur la mer orageuse de la littérature.
Il faut vivre. Je ne suis pas riche maintenant, mais je me porte bien,
et, quand de longues lettres de vous me parleront de votre amitié et
de mon fils, je serai gaie.

Un mot cependant avant de vous dire bonsoir. Vous m'avez mal comprise
si vous avez cru que ce serait par rapport aux _convenances, à
l'opinion_, que j'ai refusé de vous accompagner à Nîmes. Les
convenances sont la règle des gens sans âme et sans vertu. L'opinion
est une prostituée qui se donne à ceux qui la payent le plus cher. Ce
n'est pas non plus pour ne pas déplaire à mon mari. Je m'explique. Ce
n'est pas à cause de l'humeur qu'il en aurait, et des reproches amers
ou mordants qui m'en reviendraient. Vous remarquez fort bien que j'ai
bravé cette humeur et supporté ces reproches en beaucoup d'autres
occasions. J'ajouterai que je l'ai fait souvent pour des gens que
j'aimais bien moins que vous. Mais c'est à cause de _vous_. C'est
parce que je ne veux pas que vous deveniez un objet de méfiance et
d'aversion qu'on chercherait à éloigner. Vous pensez rester plus de
deux ans avec nous? Je ne le sais pas, mon enfant; mais je voudrais
que ce fût pour toute la vie. Or vous témoigner une préférence
marquée, une estime particulière, ce serait... Au reste, vous savez
comme cela a réussi _autrefois_ entre nous. Ils m'ont appris qu'il
fallait cacher mes plus nobles affections, comme des sentiments
coupables. Ne voulant pas les rompre, je saurai avoir à cause de vous,
mon cher Jules, des ménagements que je dédaignerais s'il ne s'agissait
que de moi.

Bonsoir, cher enfant; je vous aime bien, et serai toujours votre
seconde mère. Écrivez-moi aussitôt que vous serez chez nous. Dites-moi
un peu comment ou me traite là-bas. Il est toujours bon de savoir ce
que les autres pensent de vous.

Je vous embrasse de tout mon coeur.



LV

A MADAME MAURICE DUPIN, A CHARLEVILLE

                                Paris, 18 janvier 1831.

Ma chère petite maman,

L'ami Pierret m'a lu ce matin le passage de votre lettre me
concernant. Je vous remercie du désir que vous témoignez de me voir.
Il est bien réciproque. Je compte rester ici deux mois au moins, ainsi
je ne puis manquer de vous embrasser cette année. Je n'oserais pas
vous prier d'avancer pour moi votre retour. Je craindrais trop de
causer du chagrin à Caroline, si heureuse de vous avoir près d'elle.
Elle me reprocherait peut-être de vous enlever. Ne croyez point, comme
vous semblez le témoigner à notre ami Pierret, que j'éprouve aucun
sentiment de jalousie envers ma soeur. Ce serait un sentiment bien
bas. Je ne voudrais pas l'éprouver, quand même il s'agirait d'une
personne indifférente, à plus forte raison à son égard.

Vous demandez ce que je viens faire à Paris. Ce que tout le monde y
vient faire, je pense: me distraire, m'occuper des arts qu'on ne
trouve que là dans tout leur éclat. Je cours les musées; je prends des
leçons de dessin; tout cela m'occupe tellement, que je ne vois presque
personne. Je n'ai pas encore été à Saint-Cloud. Depuis plusieurs
jours, c'est une partie arrangée avec Pierret; mais le mauvais temps
l'ajourne. Je n'ai pas vu non plus M. de Villeneuve[1], ni mes amies
de couvent. Je n'ai pas le temps; puis il faut faire des toilettes, un
peu de cérémonie, et cela m'ennuie. Depuis si longtemps, je ne sais ce
que c'est que la contrainte des salons. Je veux vivre un peu pour moi.
Il en est temps.

Je reçois souvent des lettres de mon petit Maurice. Il se porte bien,
ainsi que sa soeur. Maurice a un très bon instituteur, fixé près de
lui pour deux ans au moins. Cette sécurité me donne un peu plus de
liberté. Ne lui étant plus absolument nécessaire, je compte venir plus
souvent à Paris que je n'ai fait jusqu'ici, à moins que je ne m'y
ennuie, ce qui pourrait bien m'arriver. Jusqu'à présent, je n'en ai
pas eu le temps, et, si je continue à m'y trouver bien, je ne
retournerai chez moi qu'au commencement d'avril.

Vous le voyez, ma chère maman, je ne puis manquer de vous embrasser
cet hiver; car vous ne resterez pas tout ce temps-là loin de Paris.
S'il en était ainsi, j'irais, avant de retourner à Nohant, passer huit
jours à Charleville. J'aurais le plaisir d'embrasser ma soeur en même
temps que vous; mais, je le répète, je ne veux en aucune manière vous
prier de la quitter pour moi. Vous devez apprécier la délicatesse du
sentiment qui me force à vous exprimer avec réserve le désir que j'ai
d'embrasser ma chère maman.

Vous voulez faire un cadeau à Maurice? Je n'ose pas vous dire qu'il
vaudrait mieux en faire deux à Oscar. Je sais le plaisir qu'on éprouve
à donner, et je vous en remercie tendrement de la part de Maurice et
de la mienne.

  [1] Le comte René de Villeneuve, cousin de George Sand.



LVI

A M. CHARLES DUVERNET, A LA CHATRE

                                Paris 19 janvier 1831.

Mon cher camarade,

Il y a huit jours, nous étions convenus de vous écrire; mais, pour
cela, nous voulions avoir de l'esprit comme quatre, et nous avions
résolu de nous réunir Alphonse, Jules, Pyat et moi. Or, comme c'est
chose assez difficile de nous trouver ensemble, je prends le parti de
commencer. D'abord, je veux vous dire, mon cher ami, que vous êtes
bien _ridicule_, de revenir au moment où je quitte le pays. Vous
pouviez bien attendre encore un ou deux mois. Nous aurions été
charmants ici tous ensemble.

Nous n'aurions pas eu les bords de l'Indre, c'est vrai; mais la Seine
est beaucoup plus saine. Nous n'aurions pas eu les Couperies; mais
nous aurions eu les Tuileries. Nous n'aurions pas mangé le lait
champêtre dans des écuelles rustiques; mais nous aurions respiré
l'odeur balsamique des pommes de terre frites et des beignets du pont
Neuf; ce qui a bien son mérite, quand on n'a pas le sou pour dîner. Ne
pourriez-vous assassiner tout doucement votre farinier, afin d'en
venir chercher un autre à Étampes ou aux environs? Je suis pour le
coup de poignard, c'est une manière si généralement goûtée qu'on ne
peut plus en vouloir aux gens qui s'en servent.

Sans plaisanterie, mon bon Charles, nous parlons souvent de vous, et
nous regrettons votre présence, votre bonne humeur, votre bonne amitié
et vos mauvais calembours.

Votre cousin de Latouche a été fort aimable pour moi. Remerciez bien
votre mère du coup de poing... non, du coup de main qu'elle m'a donné
en cette _occurrence_. Occurrence est bien, n'est-ce pas? Hélas! si
votre cousin savait à quelle lourde bête il rend service, vous en
auriez des reproches, c'est sûr. Ne lui en disons rien. Devant lui, je
suis charmante, je fais la révérence, je prends du tabac à petites
prises, j'en jette le moins possible sur son beau tapis à fond blanc.
Je ne mets pas mes coudes sur mes genoux, je ne me couche pas sur les
chaises; enfin je suis gentille tout à fait, vous ne m'avez jamais vue
comme ça.

Il a écouté patiemment la lecture de mes oeuvres légères.--_Le
Gaulois_[1] n'avait pas eu la force de les porter. Il aurait fallu
deux mulets pour les traîner jusque-là.--Il m'a dit que c'était
charmant, mais que cela n'avait pas le sens commun. A quoi j'ai
répondu: «C'est juste.» Qu'il fallait tout refaire. A quoi j'ai dit:
«Ça se peut.» Que je ferais bien de recommencer. A quoi j'ai ajouté:
«Suffit.»

Quant à la _Revue de Paris_, elle a été tout à fait charmante. Nous
lui avons porté un article _incroyable_; Jules l'a signé, et, entre
nous soit dit, il en a fait les trois quarts; car j'avais la fièvre.
D'ailleurs, je ne possède pas, comme lui, le genre _sublime_ de la
_Revue de Paris_. Il a promis solennellement de le faire insérer et il
l'a trouvé bien.

J'en suis charmée pour Jules. Cela nous prouve qu'il peut réussir.
J'ai résolu de l'associer à mes travaux, ou de m'associer aux siens,
comme vous voudrez. Tant y a qu'il me prête son nom, car je ne veux
pas paraître, et je lui prêterai mon aide quand il en aura besoin.
Gardez-nous le secret sur cette _association littéraire_. (Vraiment!
j'ai un choix d'expressions délicieux!) On m'habille si cruellement à
la Châtre (vous n'êtes pas sans le savoir), qu'il ne manquerait plus
que cela pour m'achever.

Après tout, je m'en moque un peu; l'opinion que je respecte, c'est
celle de mes amis. Je me passe du reste. Je ne vois pas que cela m'ait
empêchée jusqu'à présent de vivre sans trop de souci, grâce à Dieu et
à quelques bipèdes qui m'accordent leur affection.

Je n'ai pas parlé de Jules à M. de Latouche; sa protection n'est pas
très facile à obtenir, m'a-t-on dit. Sans la recommandation de votre
maman, j'aurais pu la rechercher longtemps sans succès. J'ai donc
craint qu'il ne voulût pas l'étendre à deux personnes. Je lui ai dit
que le nom de _Sandeau_ était celui d'un de mes compatriotes qui avait
bien voulu me le prêter.

En cela, je suivais son conseil; car, il est bon que je vous le dise,
M. Véron, le rédacteur en chef de la _Revue_, déteste les femmes et
n'en veut pas entendre parler. Il a les écrouelles.

C'est à vous de savoir s'il est à propos d'expliquer à votre maman
pourquoi le nom de Sandeau va se trouver dans la _Revue_ et si elle
n'en parlera point à M. de Latouche. Il vaudrait mieux lui dire que
Jules me prête son nom. Quand nous serons assez avancés pour voler de
nos propres ailes, je lui laisserai tout l'honneur de la publication
et nous partagerons les profits (s'il y en a). Pour moi, âme épaisse
et positive, il n'y a que cela qui me tente. Je mange de l'argent plus
que je n'en ai; il faut que j'en gagne, ou que je me mette à avoir de
l'ordre. Or ce dernier point est si difficile, qu'il ne faut pas même
y songer.

Je suis ici pour un peu de temps, c'est-à-dire pour deux ou trois
mois; après quoi, je reviendrai au pays, piocher toutes les nuits et
galoper tous les jours, selon ma douce habitude, au grand scandale et
mécontentement de nos honorables compatriotes. S'ils vous disent du
mal de moi, mon cher ami, ne vous échauffez pas la bile à me défendre;
laissez les dire.

Chauffez-vous tranquillement les pieds, ayez de bonnes pantoufles et
de la philosophie. J'en possède autant, et, par-dessus tout, une
vieille et sincère amitié pour vous, dût-on aussi en médire. Je ne
suis pas de ceux qui sacrifient leurs amis à leurs ennemis.

Bonsoir, mon camarade; je vous embrasse.

  [1] Surnom de M. Alphonse Fleury, de la Châtre.



LVII

A MAURICE DUDEVANT, A NOHANT

                                Paris, 25 janvier 1831.

Tu as dû recevoir, mon cher enfant, une lettre de moi le lendemain ou
le surlendemain de celle que tu m'as écrite. Dis à ton papa de
m'envoyer de l'argent. Aussitôt que j'en aurai, je t'enverrai ton
habit de garde national. J'ai vu ta bonne maman Dudevant plusieurs
fois. Elle ne m'a pas parlé d'argent et je ne me soucie pas de lui en
demander. Dis tout cela à ton papa. Je n'ai plus que ce qu'il me faut
pour ma consommation, et je ne puis dépenser une cinquantaine de
francs (au moins) sans en emprunter. C'est ce que je ferai, si je n'en
reçois pas bientôt, car tu as bien envie de cet habit, et j'ai bien
envie aussi de te l'envoyer. Réponds-moi tout de suite et mets dans ta
lettre un fil pour la grosseur de ta tête afin que je t'achète aussi
le schako. Dis à ton papa de te mesurer et de me dire ta taille bien
au juste, afin que l'habit et le pantalon ne soient pas trop grands.
Ta bonne maman Dupin, qui est à Charleville, a écrit à M. Pierret de
t'acheter un joujou pour tes étrennes. Je le mettrai dans la caisse
avec une poupée pour Léontine et une pour Solange.

Je suis bien aise que tu te portes bien, mon amour; mais je ne veux
pas que tu aies du chagrin, cela augmenterait beaucoup le mien. J'ai
rêvé cette nuit que tu étais bien malade, et je me suis réveillée en
pleurant. Heureusement, une heure après, j'ai reçu la lettre de ton
papa et la tienne. Amuse-toi et ne pense à moi que pour te rappeler
que je t'aime bien et que je reviendrai bientôt.

Boucoiran doit être à Nohant; tu vas avoir de l'occupation. Il te fera
jouer quand tu auras bien travaillé. Tu m'écriras tout ce que tu fais,
et, s'il est content de toi, ta petite maman sera bien heureuse et
t'aimera encore davantage. Tu seras sage par amitié pour moi, n'est-ce
pas, mon cher enfant?

Embrasse ton papa, et qu'il soit bien content de toi. Embrasse aussi
ton oncle, ta tante, ta soeur et Léontine. Pour toi, mon cher amour,
je t'embrasse mille fois. Tu sais que tu es ce que j'ai de plus cher
au monde. Aime-moi aussi et porte-toi toujours bien.

Ta mère.

Solange parle-t-elle quelquefois de sa maman? Empêche qu'elle ne
m'oublie.



LVIII

A M. JULES BOUCOIRAN A NOHANT

                                Paris, 12 février 1831.

Mon cher enfant,

Je vous remercie de votre bonne lettre; écrivez-moi souvent, je vous
en prie. Je ne sais que par vous avec exactitude l'état de mes
enfants. Dites à Maurice de m'écrire, en le laissant libre et
d'écriture, et d'orthographe, et de style. J'aime ses naïvetés et ses
barbouillages. Je ne veux pas qu'il considère l'heure de m'écrire
comme une heure de travail. Une page deux fois la semaine, ce ne sera
pas assez pour l'embrouiller dans ses progrès. Je suis bien contente
qu'il se rende à la nécessité de travailler sans verser trop de
larmes. Une fois l'habitude prise, il ne se trouvera pas plus
malheureux qu'auparavant.

Mon mari me mande que vous êtes maigre et au régime. Êtes-vous
réellement bien guéri, mon cher enfant? Soignez-vous, ne couchez pas
sans feu comme vous le faisiez par négligence l'année dernière, et
ayez toujours une tisane rafraîchissante dans votre chambre. Moi, le
grand médecin de Nohant, je vous traiterais _ex professo_. Que
deviennent donc tous les malades du village, depuis que je ne suis
plus là pour les guérir ou pour les tuer?

Je vous dirai en confidence avoir eu ici l'occasion d'exercer mes
talents; auprès de qui? je vous le donne en cent! Auprès de madame
P..., mon implacable ennemie. La malheureuse femme vient de faire un
triste voyage à Paris, pour enterrer un fils de vingt ans. Elle était
mourante de douleur lorsque le hasard m'a fait connaître sa situation.
J'ai couru à elle sur-le-champ, je l'ai trouvée entourée de jeunes
gens qui pleuraient leur camarade et s'affligeaient de l'absence d'une
femme auprès de la mère désolée. J'ai passé la nuit sur une chaise
auprès d'elle. Une triste nuit! Mais, lorsqu'elle m'a reconnue et
qu'abjurant son aversion, elle m'a remerciée avec élan, j'ai éprouvé
combien la vengeance noble, celle qui consiste à rendre le bien pour
le mal, est un sentiment pur et doux. Nous nous sommes quittées très
réconciliées. Je parierais bien qu'à la Châtre et à Nohant surtout, ma
conduite passerait pour un trait de folie. N'en parlez pas; mais, si
on en parle et si l'on m'accuse, laissez dire.

Je ne crois pas, mon cher enfant, à tous les chagrins qu'on me prédit
dans la carrière littéraire, où j'essaye d'entrer. Il faut voir et
apprécier quels motifs m'y poussent, quel but je poursuis. Mon mari a
fixé ma dépense particulière à trois mille francs. Vous savez que
c'est peu pour moi qui aime à donner et qui n'aime pas à compter. Je
songe donc uniquement à augmenter mon bien-être par quelques profits.
Comme je n'ai nulle ambition d'être connue, je ne le serai point. Je
n'attirerai l'envie et la haine de personne. La plupart des écrivains
vivent d'amertumes et de combats, je le sais; mais ceux qui n'ont
d'autre ambition que de gagner leur vie vivent à l'ombre paisiblement.
Béranger, le grand Béranger lui-même, malgré sa gloire et son éclat,
vit retiré à part de toutes les coteries. Ce serait bien le diable si
un pauvre talent comme le mien ne pouvait se dérober aux regards. Le
temps n'est plus où les éditeurs faisaient queue à la porte des
écrivains. La chose est renversée. De tous les états, le plus libre et
le plus obscur, peut-être, est celui d'auteur pour qui n'a pas
d'orgueil et de fanfaronnade. Quand on vient me dire que _la gloire_
est un chagrin de plus que je me prépare, je ne puis m'empêcher de
rire de ce mot, qui n'est pas heureux, et de tous ces lieux communs
qui ne sont applicables qu'au génie et à la vanité. Je n'ai ni l'un ni
l'autre, et j'espère ne connaître aucune de ces tracasseries qu'on
croit inévitables. J'ai été incitée chez Kératry et chez madame
Récamier. J'ai eu le bon sens de refuser. Je vais chez Kératry le
matin et nous causons au coin du feu. Je lui ai raconté comme nous
avions pleuré en lisant _le Dernier des Beaumanoir_. Il m'a dit qu'il
était plus sensible à ce genre de triomphe qu'aux applaudissements des
salons. C'est un digne homme. J'espère beaucoup de sa protection pour
vendre mon petit roman. Je vais paraître dans la _Revue de Paris_.
J'en ai enfin la certitude; ce sera un pas immense de fait.

Voilà où j'en suis. Adieu, mon cher enfant; je vous embrasse de tout
mon coeur. J'ai beaucoup de courses et de travail, voilà le seul côté
pénible de l'état que j'ai embrassé. Quand les premiers obstacles
seront franchis, je me reposerai.



LIX

A M. DUTEIL. AVOCAT, A LA CHATRE

                                Paris, 15 février 1831.

Mon cher ami,

Si je ne vous ai pas répondu plus tôt, c'est que la patrie était
menacée et que j'étais occupée à la défendre. Maintenant que je l'ai
sauvée, je reviens à mes amis, je rentre dans la vie privée et je me
repose sur ma gloire.

Vous savez, peut-être, que nous venons de traverser une petite
révolution, toute petite à la vérité, une révolution de poche, une
miniature de révolution, mais fort gentille dans ce qu'elle est. Je
dis _peut-être_, parce que, pendant qu'on se battait à coups de
missel, dans les rues de Paris, il est possible que, occupé à chanter,
à boire, à rire, à dormir, vous n'ayez pas lu une colonne de journal
et que vous sachiez tout au plus que la France a encore manqué de
périr; ce qui fût infailliblement arrivé, sans la conduite impartiale
et l'attitude ferme que j'ai montrées en cette circonstance difficile.

J'ai fait l'impossible auprès de M. Duris-Dufresne; j'ai fait tout ce
qu'il fallait pour me faire mettre à la porte par tout autre que lui,
l'obligeance et la douceur même. M. Duris-Dufresne s'est remué tant
qu'il a pu pour M. M*** et pour une autre personne encore que je lui
recommandais et qui m'intéressait non moins vivement. Tout ce qu'il a
obtenu, ce sont des promesses, ce qu'on appelle des _espérances_, mot
qui m'a bien l'air d'être fait pour les dupes. Je n'ai pas besoin de
vous dire que je n'ai pas négligé une occasion de réchauffer son zèle.
Mais je veux vous dire que vous vous tromperiez et seriez fort injuste
de croire que M. Duris-Dufresne y eût mis de la mauvaise grâce!

Il faut bien voir où il en est. En examinant la marche des choses,
vous vous expliquerez la facilité avec laquelle il a fait obtenir des
places à ses amis et la difficulté qu'il rencontre aujourd'hui pour
solliciter de simples emplois. Au commencement de ce nouveau
gouvernement, le parti Lafayette (c'est-à-dire MM. de Tracy, Eusèbe
Salverte, de Podenas, Duris-Dufresne, etc.) était au mieux avec le
pouvoir. Ces messieurs venaient de faire un roi, et ce roi n'avait
rien à leur refuser. C'était juste. Cependant, comme ces gens-là
n'étaient pas des polissons, après avoir été dupes des promesses de
l'hôtel de ville, ils n'ont pas rampé devant le sire. Ils ne lui ont
pas dit comme Guizot, Royer-Collard, Dupin et consorts:

«Majesté, tout vous est permis; nous sommes vos serviteurs très
humbles et nous défendrons votre pouvoir, juste ou injuste, absurde ou
raisonnable, parce que vous nous avez donné des places et des
honneurs.»

Le parti Lafayette, c'est-à-dire l'extrême gauche, en voyant des
fourberies, des turpitudes diplomatiques envahir l'esprit du
gouvernement et entraver la marche des institutions populaires dont on
l'avait leurré, s'est regimbé, et, de plus belle, s'est jeté dans
l'opposition.

Il faut bien croire à la bonne foi de ces gens-là. Ils pouvaient, en
servant le pouvoir, conserver les bonnes grâces et la faveur. Ils
préfèrent le droit de crier, qui ne rapporte que l'acrimonie et le mal
de gorge.

Je ne suis pas de leur humeur, moi! J'aime à rire, et j'ai l'égoïsme
de m'amuser de tout, même de la peur d'autrui. Mais j'estime et
j'admire la conduite de ces vieux grognards, qui veulent tout ou rien
en matière de liberté et que l'on traite d'enragés parce qu'on ne peut
les acheter.

Je crois donc le crédit de Duris-Dufresne diablement tombé. Il a perdu
auprès du pouvoir ce qu'il a regagné en popularité. S'il n'obtient
plus rien, il ne faut pas lui en faire un crime; car le pauvre brave
homme use bien des souliers pour le service d'autrui. Ne
connaissez-vous pas M. de Bondy? C'est lui qui est en faveur
maintenant. Il est dans une belle position. Si la famille M... a des
relations avec lui (il me semble que je ne l'ai pas rêvé), je me
chargerai volontiers de tous les pas qu'il faudra faire. Dites-le à
F... et embrassez-la bien de ma part. Je lui écrirai dans quelques
jours.

Pour le moment, je suis écrasée de besogne; besogne qui ne me mène à
rien jusqu'ici. J'ai pourtant toujours de l'espérance. Et puis voyez
l'étrange chose: la littérature devient une passion. Plus on rencontre
d'obstacles, et plus on aperçoit de difficultés, plus on se sent
l'ambition de les surmonter. Vous vous trompez pourtant bien si vous
croyez que l'amour de la gloire me possède. C'est une expression à
crever de rire que celle-là. J'ai le désir de gagner quelque argent;
et, comme il n'y a pas d'autre moyen que d'avoir un nom en
littérature, je tâche de m'en faire un (de fantaisie). J'essaye de
fourrer des articles dans les journaux. Je n'arrive qu'avec des peines
infinies et une persévérance de chien. Si j'avais prévu la moitié des
difficultés que je trouve, je n'aurais pas entrepris cette carrière.
Eh bien, plus j'en rencontre, plus j'ai la résolution d'avancer. Je
vais pourtant retourner bientôt _cheux nous_, et peut-être sans avoir
réussi à mettre ma barque à flot, mais avec l'espérance de mieux faire
une autre fois et avec des projets de travail plus assidu que jamais.

Il faut une passion dans la vie. Je m'ennuyais, faute d'en avoir. La
vie agitée et souvent même assez nécessiteuse que je mène ici chasse
bien loin le spleen. Je me porte bien et vous allez me revoir avec une
humeur tout à fait rose.

Avec ça que notre bonne Agasta[1] aille bien et que je la retrouve
fraîche et ingambe! Nous danserons encore la bourrée ensemble!

Adieu, mon cher ami. Si vous avez des idées, envoyez-moi-_z'en_; car,
des idées, par le temps qui court, c'est la chose rare et précieuse.
On écrit parce que c'est un métier; mais on ne pense pas, parce qu'on
n'en a pas le temps. Les choses marchent trop vite et vous emportent
tout éblouis.

«Les écrivains (dit le sublime de Latouche), ce sont des instruments.
Au temps où nous vivons, ce ne sont pas des hommes; ce sont des
plumes!»

Et, quand on a lâché ça, on se pâme d'admiration, on tombe à la
renverse, ou l'on n'est qu'un âne.

Bonsoir. J'embrasse Agasta et vous de tout mon coeur.

  [1] Madame Duteil.



LX

A M. MAURICE DUDEVANT, A NOHANT

                                Paris, mercredi soir, 16 février 1831.

Mon cher enfant, je n'ai pas eu le temps de te dire un petit mot, dans
la lettre de ton oncle. J'ai reçu le tien ce matin. Je suis très
contente que tu te portes bien et que tu t'amuses. Je serais heureuse
de te voir, mon cher enfant; mais je serais fâchée que tu fusses ici
maintenant. On ne s'y amuse pas: tout le monde se dispute, on
s'étouffe dans les rues, on démolit les églises et on bat le tambour
toute la nuit. Tu es bien mieux à Nohant, où l'on t'aime, où tu peux
courir et jouer sans voir des méchants qui se battent.

Adieu, mon cher enfant; travaille toujours, écris-moi souvent,
embrasse pour moi ton papa, Boucoiran et ta petite soeur. Je vous aime
tous deux par-dessus tout et je vous embrasse mille fois.



LXI

A M. JULES BOUCOIRAN, A NOHANT

                                Paris, 4 mars 1831.

Mon cher enfant,

Je vous remercie de m'avoir écrit. Je ne vis que de ce qui concerne
Maurice, et les nouvelles qui m'arrivent par vous n'en sont que plus
douces et plus chères. Aimez-le donc mon pauvre petit, ne le gâtez
pas, et pourtant rendez-le heureux. Vous avez ce qu'il faut pour
l'instruire sans le rendre misérable: de la fermeté et de la douceur.
Dites-moi s'il prend ses leçons sans chagrin. Près de lui, je sais
montrer de la sévérité; de loin, toutes mes faiblesses de mère se
réveillent et la pensée de ses larmes fait couler les miennes. Oh!
oui, je souffre d'être séparée de mes enfants. J'en souffre bien! Mais
il ne s'agit pas de se lamenter; encore un mois, et je les tiendrai
dans mes bras. Jusque-là, il faut que je travaille à mon entreprise.

Je suis plus que jamais résolue à suivre la carrière littéraire.
Malgré les dégoûts que j'y rencontre parfois, malgré les jours de
paresse et de fatigue qui viennent interrompre mon travail, malgré la
vie plus que modeste que je mène ici, je sens que mon existence est
désormais remplie. J'ai un but, une tâche, disons le mot, une
_passion_. Le métier d'écrire en est une violente, presque
indestructible. Quand elle s'est emparée d'une pauvre tête, elle ne
peut plus la quitter.

Je n'ai point eu de succès. Mon ouvrage a été trouvé invraisemblable
par les gens auxquels j'ai demandé conseil. En conscience, ils m'ont
dit que c'était trop bien de morale et de vertu pour être trouvé
probable par le public. C'est juste, il faut servir le pauvre public à
son goût et je vais faire comme le veut la mode. Ce sera mauvais. Je
m'en lave les mains. On m'agrée dans la _Revue de Paris_, mais on me
fait languir. Il faut que les noms connus passent avant moi. C'est
trop juste. Patience donc. Je travaille à me faire inscrire dans _la
Mode_ et dans _l'Artiste_, deux journaux du même genre que la _Revue_.
C'est bien le diable si je ne réussis dans aucun.

En attendant, il faut vivre. Pour cela, je fais le dernier des
métiers, je fais des articles pour _le Figaro_. Si vous saviez ce que
c'est! Mais on est payé sept francs la colonne et avec ça on boit, on
mange, on va même au spectacle, en suivant _certain conseil que vous
m'avez donné_. C'est pour moi l'occasion des observations les plus
utiles et les plus amusantes. Il faut, quand on veut écrire, tout
voir, tout connaître, rire de tout. Ah! ma foi, vive la vie d'artiste!
Notre devise est _liberté_.

Je me vante un peu pourtant. Nous n'avons pas précisément la _liberté_
au _Figaro_. M. de Latouche, notre _digne_ patron (ah! si vous
connaissiez cet homme-là!) est sur nos épaules, taillant, rognant à
tort et à travers, nous imposant ses lubies, ses aberrations, ses
caprices. Et nous d'écrire comme il l'entend; car, après tout, c'est
son affaire. Nous ne sommes que ses manoeuvres; _ouvrier-journaliste,
garçon-rédacteur_, je ne suis pas autre chose pour le moment. Quand je
vois les platitudes que j'ai griffonnées dans vingt paires de mains
qui se les arrachent et sous les yeux de ces bénévoles lecteurs dont
le métier est d'être mystifiés, je me prends à rire d'eux et de moi.
Quelquefois je les vois cherchant à deviner des énigmes sans mot et je
les aide à s'embrouiller. J'ai fait hier un article pour _madame
Duvernet_, on dit que c'est pour M. de Quélen [1]. Voyez un peu!

Adieu, mon cher enfant; je vous charge d'embrasser mon frère et _ma
soeur, si elle vous le permet_. Dites à Polyte de m'écrire un peu plus
souvent. Enfermée au bureau d'esprit de mon _digne_ maître depuis neuf
heures du matin jusque cinq heures, je n'ai guère le temps d'écrire,
moi; mais j'aime bien à recevoir des lettres de Nohant. Elles me
reposent le coeur et la tête.

Je vous embrasse et vous aime bien. Dites-moi donc ce que vous faites
faire à Maurice?

J'ai revu Kératry et j'en ai assez. Hélas! il ne faut pas voir les
célébrités de trop près.

_De loin, c'est quelque chose_, etc.

J'aime toujours M. Duris-Dufresne de passion. Je vous dirai que j'ai
vu madame Bertrand à la Chambre des députés. Elle était derrière moi
dans la tribune des dames. Je lui ai offert ma place. J'ai été
honnête, elle a été gracieuse, et l'histoire finit là.

  [1] Archevêque de Paris



LXII

A M. CHARLES DUVERNET, A LA CHATRE

                                Paris, 6 mars 1831.

Vous êtes un _fichu_ paresseux mon cher camarade! Si nous n'étions
d'anciens amis, je me fâcherais; mais il faut bien vous pardonner, car
on ne refait pas de vieux amis du jour au lendemain. Savez-vous qu'il
se passe de belles choses, ici? C'est vraiment très drôle à voir. La
révolution est en permanence comme la Chambre. Et l'on vit aussi
gaiement, au milieu des baïonnettes, des émeutes et des ruines, que si
l'on était en pleine paix. Moi, ça m'amuse. J'en suis fâchée pour ceux
à qui ça déplaît; mais nous sommes au monde pour rire ou pour pleurer
de ce que nous voyons faire. Et, bien que je pleure quelquefois tout
comme une autre, pour le plus souvent je ris.

Dites-moi donc, mon camarade, vous avez parfois l'humeur bien noire, à
ce qu'il paraît? Le moyen de s'en _dispenser_? Chez moi, la peine ne
creuse guère; chez vous, l'ennui se cramponne, du moins je crois le
voir à quelques phrases de votre lettre. Cela ne me surprend point:
l'air du pays n'est pas léger, la société n'est pas délicate, les
cancans ne sont pas spirituels et les plaisirs ne sont pas du tout. On
vit en tous lieux, je le sais, mais avec des intérêts, un ménage, une
occupation personnelle, des projets et des profits. A votre âge, on
n'a rien de tout cela, et au mien... que vous dirai-je? cela ne suffit
pas encore. Un peu de patience! quand nous aurons quarante ans, nous
serons les meilleurs Berrichons du monde.

En attendant, il faut bien varier un peu la vie. Au lieu de vous faire
des sermons, je vous engagerai à venir à Paris le plus que vous
pourrez. Je sais que les parents ne lâchent guère leurs enfants; mais
vous qu'on aime et qu'on gâte passablement, si vous montriez un désir
bien prononcé, vous ne trouveriez pas de résistance. Si l'on voulait
m'écouter, je parlerais bien pour vous, tant je suis pénétrée de
l'impossibilité de vivre heureux à la Châtre quand on n'est ni vieux,
ni père de famille, ni _raisonnable par force_.

Je ne suis pas de ceux qui disent: _Vivre, c'est s'amuser_, ou plutôt
je ne l'entends pas comme eux. Ce n'est pas l'Opéra qu'il vous faut
tous les jours pour passer agréablement la soirée. L'Opéra est chose
délicieuse, mais on peut rire ailleurs et de tout son coeur. Odry
même, le sublime Odry, n'est pas indispensable à ma félicité,
quoiqu'il y contribue puissamment. Je m'amuse _partout_.--Partout
(entendons-nous) où je ne vois pas la haine, le soupçon, l'injustice
et l'aigreur empester l'air que je respire. Si les gens n'étaient pas
méchants, je leur passerais bien d'être bêtes; mais, pour notre
malheur, ils sont l'un et l'autre. Voilà pourquoi la province est
odieuse. Il y a un venin caché partout, et l'on peut dire d'elle ce
que Victor Hugo dit de la prison: _Vous y cueillez une fleur, et elle
pique ou elle pue_. C'est barroque, mais c'est vrai.

Il me tarde pourtant de retourner en Berry; car j'ai des enfants que
j'aime plus que tout le reste. Sans l'espoir de leur être plus utile
un jour avec la plume du scribe qu'avec l'aiguille de la ménagère, je
ne les quitterais pas si longtemps. Je veux, malgré les difficultés
sans nombre que je rencontre, faire les premiers pas dans cette
carrière épineuse.

Je me suis enfin décidée à écrire dans _le Figaro_, et je suis charmée
que vous y soyez abonné; ce sera une manière de causer avec vous,
surtout si M. de Latouche a souvent la bonne idée de me faire faire
des articles comme celui de _Molinara_, article dont le coeur a fait
les frais plus que l'esprit. C'est dans son cabinet, à sa table,
moitié avec lui, que j'ai écrit cette _idylle_ dont le bon public
parisien (public excellent, d'ailleurs, dont le métier est d'être
dupe) cherchait le mot avec d'incroyables efforts le lendemain.

Vous auriez ri de voir les bons bourgeois du café _Conti_... (Vous
connaissez sûrement le café Conti, vis-à-vis le pont Neuf? Vous y avez
déjeuné plus d'une fois, et moi aussi.) Vous auriez ri (que je dis) si
vous les aviez vus, le nez sur _le Figaro_ et se donnant à tous les
diables pour savoir quelle énigme politique leur cachait cette
_Molinara_ et ce polisson de moulin.

D'aucuns disaient: «C'est un emblème;» d'aucuns répondaient: «C'est
une anagramme;» et d'aucuns reprenaient: «C'est un logogryphe.»--Qui
donc est cette meunière? C'est Delphine Gay!--Oh! non, c'est la
duchesse de Berry.--Bah! c'est la femme du dey d'Alger.--Dans tous les
cas, c'est bien savant, on n'y comprend goutte.»

Moi, je riais non pas dans ma barbe, mais dans ma tabatière, et je
leur disais d'un air mystérieux: «Messieurs, je sais de bonne
part que c'est la femme du pape.» A quoi ils répondaient: «Pas
possible?--Parole d'honneur!»

Vous avez vu depuis, un grand article intitulé _Vision_. M. de
Latouche l'a trouvé très remarquable et _m'a priée_ en quelque sorte
de le lui donner. Il est de J.S..., qui me l'avait confié et qui n'a
pas été très content de le voir mutilé et raccourci. Il le destinait
au _Voleur_, et, moi, je l'ai _volé_, au profit du _Figaro_. Dans le
même numéro, une bigarrure (la première) fait grand scandale. Elle n'a
rien de joli; mais, comme elle tombe d'aplomb sur le ridicule de la
circonstance, les rieurs s'en sont emparés, le roi citoyen s'en est
offensé, et M. Nestor Roqueplan, le signataire du journal, au moment
de recevoir la croix (dont Sa Majesté n'est pas chiche d'ailleurs), se
l'est vu refuser à cause de l'article susdit, dont il est responsable.
_C'est pourtant moi qu'a fait ce coup-là!_ J'en peux pas revenir et
j'en ris à me démettre les mandibules. O auguste juste milieu de la
Châtre, que diras-tu de mon imprudence!

M. de Latouche, de son côté, ne s'était pas gêné d'annoncer des
_croisées à louer pour voir passer la première émeute que ferait M.
Vivien_. Toutes ces gentillesses ont indisposé le roi citoyen et papa
Persil, qui lui a dit comme ça:

--Tonnerre de Dieu, sire, c'est trop fort!

--Vous croyez? qu'a dit le roi citoyen, faut-il que je me fâche?

--Oui, sire, faut vous fâcher.

Alors le roi citoyen s'est fâché. Et voilà qu'on a saisi _le Figaro_
et qu'on lui intente un _procès de tendance_. Si on incrimine les
articles en particulier, le mien le sera _pour sûr_. Je m'en déclare
l'auteur et je me fais mettre en prison. Vive Dieu! quel scandale à la
Châtre! Quelle horreur, quel désespoir dans ma famille! Mais ma
réputation est faite et je trouve un éditeur pour acheter mes
platitudes et des sots pour les lire. Je donnerais neuf francs
cinquante centimes pour avoir le bonheur d'être condamnée.

Je ne vous dis rien de _la Nouvelle Atala_. Je l'ai avalée, il m'en
souviendra! J'en ai eu le choléra-morbus pendant trois jours. Vous en
verrez l'analyse un de ces jours dans votre journal.

Bonsoir, mon cher camarade; je vous embrasse de tout mon coeur.
Écrivez-moi plus souvent et quand même vous seriez de mauvaise humeur,
n'ai-je pas aussi mes jours _nébuleux_? Quand je serai _cheux_ nous,
c'est-à-dire le mois prochain, si vous vous ennuyez, vous viendrez me
voir. Nous mettrons nos deux ennuis ensemble et nous tâcherons de les
jeter à l'eau, pour peu qu'il y ait de l'eau.

Je ne vous dis rien de votre _affaire d'honneur_. Êtes-vous assez
bête! je me réserve de vous laver la tête; mais ne recommencez pas
souvent ces sottises-là.

Adieu.--Bonsoir.--Embrassez pour moi votre chère mère et aimez-moi
toujours _un brin_.



LXIII

A M. JULES BOUCOIRAN, A NOHANT

                                Paris, 9 mars 1831.

Mon cher enfant,

Je suis triste. De loin encore, on essaye de me faire du mal. Une
lettre de mon frère, aigre jusqu'à l'amertume, contient ce qui suit:
_Ce que tu as fait de mieux, c'est ton fils; il t'aime plus que
personne au monde. Prends garde d'émousser ce sentiment-là._

Il y a là bien de la cruauté. C'est me dire, qu'un jour je ne
trouverai même pas la tendresse de mon enfant. Sans doute, s'il porte
un coeur égoïste et froid, je dois m'y attendre. Mais il n'en sera pas
ainsi, n'est-ce pas?

Vous êtes auprès de lui, vous lui parlez de moi et vous me conservez
mon bien le plus précieux: l'amour de mon fils? Bah! j'ai tort d'être
triste. C'est vous faire injure. Je suis tranquille.

On me blâme, à ce qu'il paraît, d'écrire dans _le Figaro_. Je m'en
moque. Il faut bien vivre et je suis assez fière de gagner mon pain
moi-même. _Le Figaro_ est un moyen comme un autre d'arriver. Le
_journalisme_ est un postulat par lequel il faut passer. Je sais que
souvent il est dégoûtant; mais on n'est pas obligé de se salir les
mains pour écrire, et j'arriverai, j'espère, sans cela. Ce petit
journal fait de _l'opposition_ et de la _diffamation_. Il s'agit de ne
pas prendre l'un pour l'autre. C'est peu de chose de gagner sept
francs par colonne; mais c'est beaucoup que de se rendre nécessaire
dans un bureau de littérature. Cela vous mène à tout, même sans
_camaraderie_, et sans que la _personne_ paraisse le moins du monde.
Je n'ai affaire qu'à M. de Latouche. Je vis toujours tranquille et
retirée. Je vais au spectacle presque tous les soirs avec les loges
qu'il me donne. C'est très agréable.

Vous saurez que j'ai débuté par un _scandale_, une plaisanterie sur la
garde nationale. La police a fait saisir _le Figaro_ d'avant-hier.
Déjà je m'apprêtais à passer six mois à la Force; car j'aurais très
certainement pris la responsabilité de mon article. M. Vivien a senti
ce matin l'absurdité d'une poursuite de ce genre, il a fait signifier
aux tribunaux d'en rester là. Tant pis! une condamnation politique eût
fait ma réputation et ma fortune.

La littérature est dans le même chaos que la politique. Il y une
préoccupation, une incertitude dont tout se ressent. On veut du neuf,
et, pour en faire, on fait du hideux. Balzac est au pinacle pour avoir
peint l'amour d'un soldat pour une tigresse et celui d'un artiste pour
un _castrato_. Qu'est-ce que tout cela, bon Dieu!

Les monstres sont à la mode. Faisons des monstres! J'en _enfante_ un
fort agréable dans ce moment-ci. Je vous conterai, sur tout ce que je
vois, de singulières particularités. Si j'avais le temps de les
enregistrer, ce serait un curieux journal.

Adieu, mon cher enfant; parlez-moi beaucoup de mon fils et de votre
santé. Je vous embrasse de tout mon coeur.



LXIV

A MADAME MAURICE DUPIN, A PARIS

                                Nohant, 14 avril 1831.

Ma chère maman,

J'ai bien tardé à vous annoncer mon arrivée, parce que j'ai séjourné
quelques jours à Bourges, où j'ai été assez malade. Je me porte bien
tout à fait, depuis que j'ai revu mes enfants. Ce sont deux amours.
Solange est devenue belle comme un ange. Il n'y a pas de rose assez
fraîche pour vous donner l'idée de sa fraîcheur. Maurice est toujours
mince; mais il se porte bien et on ne peut voir d'enfant plus aimable
et plus caressant. Je suis aussi très contente de ses progrès et de sa
douceur au travail. Enfin je suis, jusqu'ici, une heureuse mère.

J'ai trouvé Polyte un peu malade; sa femme, toujours la même, bonne et
indolente; mon mari, criant fort et mangeant bien; le précepteur avec
des moustaches qui lui vont comme de la dentelle à un hérisson;
Léontine, ayant fait aussi des progrès et toujours très douce. Voilà!

Et vous, ma chère maman, que faites vous par ce beau temps qui donnait
déjà à Paris un air de fête? Promenez-vous Caroline, en attendant que
la pauvre enfant, aille retrouver son triste Charleville? Mais elle y
retrouvera son Oscar, et, auprès de ses enfants, on ne peut pas
s'ennuyer.

Pierret est-il toujours amoureux de son beau fusil qui lui sert de
bijou sur sa cheminée, et furieux contre les républicains? Dites-lui
qu'à la première révolution, les femmes repousseront les gardes
nationaux avec des pots de chambre.

Ici, l'on est fort tranquille en masse et l'on ne se dispute qu'en
famille. Ne pouvant faire d'émeutes, on fait des cancans; ce qui
m'ennuie tellement, que je vais m'enfermer dans mon cabinet avec mes
deux mioches pour ne pas entendre parler de haines, d'élections,
d'intrigues, de propos, de vengeances, etc., etc. Pouah!

La peste des petites villes, c'est le commérage. Les hommes s'en
mêlent au moins autant que les femmes quand il s'agit d'intérêts
politiques. A Paris, on rit de tout; ici, on prend tout au sérieux. Il
y a de quoi crever d'ennui; car, après tout, la vie n'est pas faite
pour se fâcher d'un bout à l'autre. J'aime mieux laisser les hommes
comme ils sont que de me donner la peine de les prêcher.

N'est-ce pas votre avis, chère mère, à vous qui avez l'esprit si jeune
et le caractère si gai? Je voudrais que Maurice fût d'âge à entrer au
collège; alors je passerais, près de vous et près de lui, une partie
de ma vie à Paris. J'aime la liberté dont on y jouit et l'insouciance
qui fait le fond du caractère de ses habitants.

Tout le monde ici se joint à moi pour vous embrasser mille fois.
Rendez-le-moi en particulier un peu plus qu'aux autres.

Bonsoir, ma chère petite maman.



LXV

A M. CHARLES DUVERNET. A LA CHATRE

                                Nohant, avril 1831.

Je viens vous faire mon compliment, cher camarade. Vous jouez très
bien la comédie et je n'ai pas eu besoin de l'indulgence de l'amitié
pour vous applaudir. J'eusse voulu avoir les pattes du Gaulois pour
entraîner l'auditoire naturellement peu _entraînable_ et beaucoup plus
sensible aux farces de cache-cache qu'aux choses bien dites et bien
senties. Vous êtes très drôle en garçon et en vieille femme; mais vous
êtes encore mieux dans vos habits, ce qui est, vous le savez sans
doute, le plus difficile en scène. Mais dites donc à Soumain de
changer de figure s'il veut ressembler à Odry. Il est beaucoup trop
gentil pour faire M. Cagnard, et ne fait pas rire parce qu'il ne peut
pas être caricature. Quoiqu'il ait des gestes et des manières de dire
très conformes à son modèle, personne à la Châtre ne sent le mérite de
cette imitation, parce que personne n'a vu Odry. Le gros Chabenat est
excellent. Il a plus de naturel qu'aucun de vous, sauf _vous_.
Dites-leur d'apprendre leurs rôles et de ne pas manquer leurs entrées.
Individuellement vous jouez bien; mais vous manquez d'ensemble.

J'ai regret d'avoir manqué votre précédente représentation, j'étais
trop malade. J'ai chargé madame Decerf de me prendre vingt billets à
votre loterie. J'y aurais coopéré par quelque ouvrage si j'avais eu
plus de temps et de santé.

Votre mère m'a dit que toutes ces comédies vous fatiguaient beaucoup.
Prenez garde, ne vous faites pas, comme moi, vieux avant le temps.

Bonsoir, mon camarade; je vous embrasse de tout mon coeur. Avez-vous
des nouvelles d'Alphonse? personne ne m'en donne, ni lui non plus.



LXVI

A MADAME MAURICE DUPIN, A PARIS

                                Nohant, 31 mai 1831.

Ma chère maman,

Vous êtes triste. Vous allez encore vous trouver seule. C'est une
chose difficile à arranger avec la liberté, que la société d'autrui.
Vous aimez à être entourée, vous détestez la contrainte; c'est tout
comme moi. Comment concilier les volontés des autres avec la sienne
propre? Je ne sais. Peut-être faudrait-il fermer les yeux sur bien des
petites choses, tolérer beaucoup d'imperfections à la nature humaine
et se résigner à certaines contrariétés qui sont inévitables dans
toutes les positions. Ne jugez-vous pas un peu sévèrement des torts
passagers? Il est vrai, vous pardonnez aisément et vous oubliez vite;
mais ne condamnez-vous pas quelquefois un peu à la hâte?

Pour moi, ma chère maman, la liberté de penser et d'agir est le
premier des biens. Si l'on peut y joindre les petits soins d'une
famille, elle est infiniment plus douce; mais où cela se
rencontre-t-il? Toujours l'un nuit à l'autre, l'indépendance à
l'entourage ou l'entourage à l'indépendance. Vous seule pouvez savoir
lequel vous aimeriez mieux sacrifier. Moi, je ne sais pas supporter
l'ombre d'une contrainte, c'est là mon principal défaut. Tout ce qu'on
m'impose comme devoir me devient odieux; tout ce qu'on me laisse faire
de moi-même, je le fais de tout mon coeur. C'est souvent un grand
malheur d'être ainsi fait, et mes torts, quand j'en ai, viennent tous
de là.

Mais peut-on changer sa nature? Si vous aviez beaucoup d'indulgence
pour ce travers, vous m'en trouveriez bientôt corrigée sans savoir
comment. On l'augmente en moi, en me le reprochant sans cesse; et
cela, je vous jure que ce n'est point esprit de contradiction, c'est
penchant involontaire, irrésistible. Vous me connaissez fort peu,
j'ose le dire, ma chère maman. Il y a bien des années que nous n'avons
vécu ensemble, et souvent vous oubliez que j'ai vingt-sept ans, que
mon caractère à dû subir bien des changements depuis ma première
jeunesse.

Vous me supposez surtout un amour du plaisir, un besoin d'amusement et
de distraction que je suis loin d'avoir. Ce n'est pas du monde, du
bruit, des spectacles, de la parure qu'il me faut; vous seule êtes
dans l'erreur sur mon compte; c'est de la liberté. Être toute seule
dans la rue et me dire à moi-même: «Je dînerai à quatre heures ou à
sept, suivant mon bon plaisir; je passerai par le Luxembourg pour
aller aux Tuileries, au lieu de passer par les Champs-Élysées, si tel
est mon caprice.» Voilà ce qui m'amuse beaucoup plus que les fadeurs
des hommes et la raideur des salons.

Si je rencontre des coeurs qui prennent mes innocentes fantaisies pour
des vices hypocrites, je ne sais pas me donner la peine de les
dissuader. Je sens que ces gens-là m'ennuient, me méconnaissent et
m'outragent. Alors je ne réponds rien et je les plante là. Suis-je
bien coupable? Je ne cherche ni vengeance ni réparation, je ne suis
pas méchante: j'oublie. On dit que je suis légère, parce que je ne
suis pas haineuse et que je n'ai pas même l'orgueil de me justifier.

Mon Dieu! quelle rage avons-nous donc, ici-bas, de nous tourmenter
mutuellement, de nous reprocher aigrement nos défauts, de condamner
sans pitié tout ce qui n'est pas taillé sur notre patron?

Vous, ma chère maman, vous avez souffert de l'intolérance, des fausses
vertus, des gens à grands principes. Votre beauté, votre jeunesse,
votre indépendance, votre caractère heureux et facile, combien ne les
a-t-on pas noircis! Quelles amertumes ne sont pas venues empoisonner
votre brillante destinée! Une mère indulgente et tendre qui vous eût
ouvert ses bras à chaque nouveau chagrin et qui vous eût dit: «Laisse
les hommes te condamner; moi, je t'absous! laisse-les te maudire; moi,
je te bénis!» Que de bien elle vous eût fait! quelle consolation elle
eût répandue sur les dégoûts et les petitesses de la vie!

On vous a dit _que je portais culotte_, on vous a bien trompée; si
vous passiez vingt-quatre heures ici, vous verriez bien que non. En
revanche, je ne veux point qu'un mari porte mes jupes. Chacun son
vêtement, chacun sa liberté. J'ai des défauts, mon mari en a aussi,
et, si je vous disais que notre ménage est le modèle des ménages,
qu'il n'y a jamais eu un nuage entre nous, vous ne le croiriez pas. Il
y a dans ma position comme dans celle de tout le monde, du bon et du
mauvais. Le fait est que mon mari fait tout ce qu'il veut; qu'il a des
maîtresses ou n'en a pas, suivant son appétit; qu'il boit du vin
muscat ou de l'eau claire selon sa soif; qu'il entasse ou dépense,
selon son goût; qu'il bâtit, plante, change, achète, gouverne son bien
et sa maison comme il l'entend. Je n'y suis pour rien.

Je trouve tout fort bon, parce que je sais qu'il a de l'ordre, qu'il
est plutôt économe que prodigue, qu'il aime ses enfants et qu'il ne
songe qu'à eux dans tous ses projets. Je n'ai pour lui, vous le voyez,
que de l'estime et de la confiance, et, depuis que je lui ai
entièrement abandonné l'autorité des biens, je ne crois pas qu'on
puisse me soupçonner encore de vouloir le dominer.

Il me faut peu de chose: la même pension, la même aisance qu'à vous.
Avec mille écus par an, je me trouve assez riche, moyennant que ma
plume me fait déjà un petit revenu. Du reste, il est bien juste que
cette grande liberté dont jouit mon mari soit réciproque: sans cela,
il me deviendrait odieux et méprisable; c'est ce qu'il ne veut point
être. Je suis donc entièrement indépendante; je me couche quand il se
lève, je vais à la Châtre ou à Rome, je rentre à minuit ou à six
heures; tout cela, c'est mon affaire. Ceux qui ne le trouveraient pas
bon et vous tiendraient des propos sur mon compte, jugez-les avec
votre raison et avec votre coeur de mère; l'un et l'autre doivent être
pour moi.

J'irai à Paris cet été. Tant que vous me témoignerez que je vous suis
agréable et chère, vous me verrez heureuse et reconnaissante. Si je
trouve autour de vous des critiques amères, des soupçons offensants
(vous comprenez que ce n'est pas de vous que je les crains), je
laisserai la place au plus puissant, et, sans vengeance, sans colère,
je jouirai de ma conscience et de ma liberté. Vous avez trop d'esprit
pour ne pas reconnaître bientôt que je ne mérite pas toute cette
dureté.

Adieu, chère petite maman; mes enfants se portent bien; ma fille est
belle et mauvaise, Maurice est maigre et bon. Je suis contente de son
caractère et de son travail. Je gâte un peu ma grosse fille: l'exemple
de Maurice, qui est devenu si doux, me rassure pour l'avenir.

Écrivez-moi, chère maman; je vous embrasse de toute mon âme.



LXVII

A MADAME DUVERNET MÈRE, A LA CHATRE

                                Nohant, lundi, juin 1831.

Chère dame,

Je rentre toute comblée de votre bonne amitié et de votre douce
hospitalité. Je trouve non pas M. de Latouche, mais une lettre de lui
m'annonçant que des affaires imprévues, relatives au _Figaro_ avec M.
le préfet de la Charente, qui vient de se déclarer en faillite, l'ont
empêché de partir au moment où il allait enfin se décider. Il nous
promet d'arriver quand nous ne l'attendrons plus. Il se plaint un peu
du silence de Charles et du vôtre.

Ne viendrez-vous pas aussi manger mes petits pois, cueillir mes fleurs
et choisir vous-même vos petites colonies d'oeillets? Deux ou trois
rayons de soleil sècheront nos chemins, et vous avez une infinité de
pataches en votre possession. Accordez-moi donc une bonne journée tout
entière avec le bon meunier, son fils et l'âne... Je ne vois autour de
vous que le desservant de T... que nous puissions insulter ainsi. Je
n'ose quasi pas vous embrasser après une pareille pensée.



LXVIII

A M. CHARLES DUVERNET, A LA CHATRE

                                Nohant, lundi soir, 25 juin 1831.

Comme nous nous verrons vendredi, entre l'air bienveillant et paternel
du châtelain, et les _decaudinades_[1], nous ne pourrons guère dire
deux mots de suite. Je ne veux pas partir, mon bon Charles, sans vous
dire combien votre amitié m'a été douce durant ces trois mois. Nous ne
nous connaissions pas, et notre camaraderie d'enfance ne nous eût rien
appris l'un de l'autre, si une affection qui nous est commune ne fût
venue resserrer ce lien et rapprocher nos coeurs, dont les bizarreries
respectives avaient besoin de s'entendre.

Sans vous, j'aurais éprouvé bien plus les amertumes de mon intérieur.
Votre intérêt, la confiance avec laquelle je m'épanchais près de vous
ont adouci ce temps d'épreuves. En mettant nos ennuis en commun, nous
les avons mieux supportés. Du moins, je puis l'avancer pour mon
compte, et je voudrais que le bienfait de cette amitié eût été
réciproque.

Les fous tels que moi ont cela de bon, qu'ils ne sont pas chiches de
leur coeur une fois qu'ils l'ont donné. Désabusée sur tout le reste,
je ne crois plus qu'à ceux qui me sont restés fidèles, ou qui m'ont
comprise, avec mes défauts, mon esprit _antisocial_ et mon mépris pour
tout ce que la plupart des hommes respectent. Je me sens assez de
générosité pour recommencer avec ceux-là une existence nouvelle, une
vie d'affection, d'espoir et de confiance, que ne viendra pas
refroidir la mémoire de tant de déceptions anciennes. Oh! j'oublierai
tout de bon coeur avec vous autres: et les amis qui trahissent, et
ceux qui s'ennuient des maux qu'on leur confie, et ceux qui craignent
de se compromettre en y cherchant remède, et les tièdes, et les
perfides, et les maladroits qui vous crottent en voulant vous essuyer.
Je croirai en vous, comme j'ai cru jadis en eux, et ne vous ferai pas
responsables de leurs torts, en me livrant avec réserve à vos
promesses. J'y crois et j'y compte.

C'est sur les ruines du passé, du préjugé et des préventions que nous
nous sommes vus, tels que nous sommes, je crois, tels que la nature
nous a faits.

C'est en nous confiant nos mutuelles infirmités que nous avons pris
intérêt les uns aux autres. Sans le besoin de recevoir des
consolations, sans celui d'en donner, nous serions peut-être tous
restés isolés dans cette société vaine et sotte qui ne pourra jamais
nous pardonner de vouloir être indépendants de ses lois étroites.
Laissons-la dire. Elle regarderait notre petite communauté comme un
hôpital de fous. Vivons à part, et ne la voyons que pour en rire ou
pour y pardonner. Puissiez-vous être comme moi insensible à ses
atteintes, et mettre votre vie réelle, votre bonheur entier, dans le
coeur de ce petit nombre qui vous apprécie et qui me tolère, moi,
reconnaissante quand j'obtiens seulement de l'indulgence. Toutes les
peines d'intérieur ne deviennent-elles pas supportables, avec cette
idée qu'il y a des êtres tout prêts à nous dédommager de l'injustice
ou de l'ingratitude de ceux-là?

Oh! mon bon Charles, que cette pensée vous soit bienfaisante comme à
moi! qu'elle ferme toutes les autres blessures, qu'elle anéantisse
tous les souvenirs qui font mal, qu'elle reconstruise votre avenir et
rajeunisse votre coeur comme elle a rajeuni le mien, bien plus vieux,
hélas! bien plus mortellement froissé que le vôtre! Croyez en nous, et
vous serez heureux partout même à la Châtre.

Venez près de nous, dans notre Paris, où règne sinon la liberté
publique, du moins la liberté individuelle. Nous aurons de temps en
temps un billet de parterre aux Italiens ou à l'Opéra. Quand nous
n'aurons pas le sou, nous irons voir les cathédrales, ça ne coûte rien
et c'est toujours intéressant à étudier. Ou bien nous prendrons le
frais sur mon balcon, nous verrons passer l'émeute nouvelle, nous
cracherons sur tout cela, battants et battus, tous fous à faire pitié.
Nous garrotterons le Gaulois pour l'empêcher d'y prendre part, nous
ferons brailler Planet et nous nous amuserons des manies de chacun de
nous, sans les froisser, sans en souffrir. Dans le jour, nous
travaillerons, car il faut travailler! Quand on ne s'est pas renfermé
le matin comme nous disions l'autre fois au Coudray, on n'a pas de
plaisir à se trouver libre le soir. Il faut s'imposer la gêne une
moitié de sa vie pour s'amuser l'autre moitié. Vous vous créerez une
occupation, ne fût-ce que de mettre en rapport Claire et Philippe,
Jehan Cauvin et la cathédrale, Berido et la prima donna[2]. Nous
louerons un piano et nous nous y remettrons tous les deux. Si vous ne
vous trouvez pas bien de votre vie de garçon, il sera toujours temps
de vous marier; car, avec nous, liberté de rompre quand vous voudrez;
mais essayez-en d'abord; après, vous verrez. Il y aura toujours des
filles nubiles, c'est une espèce qui croît et multiplie par la grâce
de Dieu.

Et puis, mon bon Charles, marié ou veuf ou garçon, que vous soyez
Charlot ruminant dans sa chambrette sur les misères de l'étudiant, de
l'artiste et du célibataire, ou bien M. le receveur au sein de son
_intéressante_ famille, que vous soyez libre de nous venir trouver ou
que votre future épouse vous le défende, aimez-nous toujours, et,
croyez-le, quand vous pourrez vous échapper, vous nous trouverez
joyeux de vous voir et empressés à vous distraire. En attendant, nous
allons parler de vous.

Adieu donc; je vous embrasse. Venez le plus tôt que vous pourrez.

  [1] Du nom d'un ami de Duvernet appelé Decaudin.
  [2] Héroïnes de divers fragments littéraires inédits de George Sand.



LXIX

A MAURICE DUDEVANT, A LA CHATRE

                                Orléans, samedi 3 juillet 1831.

Mon cher amour, je suis arrivée à Orléans un peu fatiguée. J'ai eu la
migraine tout le long du chemin. Je vais me reposer un jour ou deux
ici, afin de bien voir la cathédrale; car tu sais que j'aime beaucoup
les cathédrales. Il y a un an, tu étais là avec moi, et nous avons été
la voir ensemble, t'en souviens-tu? Tu trouvais que c'était bien
grand, et qu'il faudrait bien des Maurices les uns sur les autres pour
monter aussi haut.

Je suis bien contente de toi, mon cher enfant; tu n'as pas beaucoup
pleuré devant moi. Après, dis-moi ce que tu as fait? As-tu trouvé ton
ménage joli? l'as-tu fait voir à ta soeur? Elle a pleuré aussi, la
pauvre grosse. L'as-tu un peu consolée? Joue bien avec elle,
roulez-vous sur vos lits le soir et endormez-vous en riant et en
chantant. Ne fais pas de vilains rêves tristes, pense à moi sans
chagrin, et travaille toujours bien pour me faire voir que tu m'aimes.

Tu as vu comme j'étais heureuse de te trouver corrigé de ta paresse.
Continue donc, je t'en récompenserai, en t'aimant tous les jours
davantage. Je ne sais si tu pourras lire mon griffonnage, je t'écris
avec une espèce d'allumette qui va tout de travers. Je t'embrasse, de
tout mon coeur, pour toi d'abord, puis pour ta soeur, pour ton papa,
pour Boucoiran, et puis pour toi encore un million de fois. Adieu, mon
petit ange, écris-moi bien, bien souvent.



LXX

AU MÊME

                                Paris, 16 juillet 1831

Je suis enfin installée tout à fait chez moi, mon petit amour. J'ai
trois jolies petites chambres sur la rivière avec une vue magnifique
et un balcon. Quand tu viendras me voir, tu t'amuseras à voir défiler
les troupes et à regarder les pompiers sous les armes. Il y a un poste
vis-à-vis. Toutes les fois qu'un gendarme paraît, ces pauvres pompiers
sont obligés de courir à leurs fusils. Comme cela arrive fort souvent,
ils n'ont pas une minute de repos par jour, et les passants s'amusent
à les gouailler. Tu verras aussi les tours de Notre-Dame, qui sont
toutes couvertes d'hirondelles. Il y a des figures de diables en
pierre tout autour des murs, et les oiseaux se cachent dans leur
gueule pour y bâtir leur nid.

J'ai vu encore ton cousin Oscar hier au soir. Il est bien gentil et ne
veut pas me quitter. Il va entrer en pension; sans cela, je te
l'aurais amené et vous auriez joué ensemble, mais il est temps qu'il
apprenne ce que tu sais déjà. Tu seras bien content, lorsque tu
entreras au collège, d'avoir pris de bonnes leçons d'avance. Tu auras
moins de peine que les autres enfants de ton âge, et tu verras que
c'est un grand bonheur d'avoir été forcé de travailler. Écris-moi
donc, mon cher enfant; ta dernière lettre est très bien. Elle m'a fait
grand plaisir, et je l'ai embrassée bien des fois. Si tu étais là, mon
pauvre petit, je te mordrais les joues. En attendant, embrasse ta
soeur et porte-toi bien. Pense souvent à ta mère, qui t'aime plus que
tout au monde.



LXXI

A M. JULES BOUCOIRAN, A NOHANT

                                Paris, 17 juillet 1831

Mon cher enfant,

J'en suis fâchée pour votre optimisme politique, mais votre gredin de
gouvernement indispose cruellement les honnêtes gens. Si j'étais
homme, je ne sais à quels excès je me porterais, dans de certains
moments d'indignation, que toute âme bien née doit ressentir à la vue
des platitudes et des atrocités qui se commettent ici tous les jours.

C'est réellement une guerre civile que les ministres allument et
alimentent à leur profit. _Infamie!_ Les couleurs nationales sont
proscrites. Il suffit de les porter pour être dépecé avec un odieux
sang-froid, par des gens armés, lâches, qui ne rougissent point
d'égorger des enfants sans défense et en petit nombre.

Cette belle institution de la garde nationale est devenue un levain de
discorde et de sang. La police a recours à des moyens dignes des plus
beaux temps de Carrier (de Nantes). Il semble que Philippe veuille
trancher du Napoléon. Or c'est un rôle qu'un Bourbon ne saura jamais
remplir. Ses efforts retarderont sa chute; mais elle n'en sera que
plus tragique, et vraiment alors le peuple commettra tous les excès
sans être coupable.

Moi, je hais tous les hommes, rois et peuples. Il y a des instants où
j'aurais du bonheur à leur nuire. Je n'ai de repos qu'alors que je les
oublie!

Vous êtes bon, vous! C'est différent. Les amis, oh! les amis! que
c'est un trésor rare et difficile à garder! Si l'on ne tient pas sa
main toujours étroitement fermée, ils s'échappent comme de l'eau au
travers des doigts.

J'ai le coeur cruellement froissé; mais je sais qu'il y aurait de
l'ingratitude à pleurer longtemps ceux qui désertent. Plus le nombre
se réduit, plus je sens l'affection redoubler de vigueur. La part des
uns revient aux autres.

Je vous remercie de m'avoir parlé de Maurice. Faites qu'il m'écrive
souvent, qu'il ne soit pas trop livré à lui-même aux heures où il ne
travaille pas, et qu'il continue à apprendre sans chagrin. Sa dernière
lettre est charmante.

Adieu, mon cher enfant. Je vous embrasse comme je vous aime. C'est du
fond de mon âme.



LXXII

A M. CHARLES DUVERNET, A LA CHATRE

                                Paris, 19 juillet 1831

Mon bon Charles,

Soyez miséricordieux et pardonnez à la lenteur de mes lettres. Je suis
enfin installée quai Saint-Michel, 25, et j'espère désormais ne plus
m'exposer au remords de laisser sans réponse prompte vos lettres
bonnes et aimables. Je vous laisse à penser ce qu'il a fallu de
mémoire, de jambes, de patience et de temps, pour acheter tout un
petit ménage depuis la pelle jusqu'aux mouchettes: c'est à n'en pas
finir. Le pis de tout cela, c'est l'argent que cela coûte. J'aurais
tort de me plaindre pourtant. Je n'ai rien payé et je payerai s'il
plaît à Dieu.

Le Gaulois et moi comptons sur une bonne tuerie patriotique, ou sur un
bon choléra-morbus, qui nous délivrera de l'infâme séquelle des
créanciers. D'ailleurs, n'allons-nous pas avoir la république? et le
premier article de la nouvelle Charte portera, j'espère, que les
dettes sont supprimées et tous les créanciers déportés. Nous leur
faisons grâce de la vie, parce que nous sommes grands et généreux,
mais qu'ils ne s'avisent jamais de rappeler le passé! (Il n'y que des
carlistes et des jésuites capables de tant de ressentiment.) Nos
créanciers, s'ils veulent éviter la guillotine, qui est, comme chacun
sait, _soeur de la liberté_, doivent nous délivrer à tout jamais de
leur odieuse présence, et purger le sol de la patrie régénérée de leur
impur et stupide trafic. Tel sera le texte du premier discours du
Gaulois à la prochaine assemblée constituante.

Mon bon camarade, pourquoi ne travaillez-vous plus? Évitez du moins
l'ennui, ne fût-ce qu'en taillant des cure-dents. Planet en fait une
consommation qui vous tiendra en haleine. Si vous n'avez pas l'espoir
de succéder à votre père et que les chiffres vous rebutent, faites
autre chose; lisez, instruisez-vous, la vie est toujours trop courte
pour tout ce qu'on peut apprendre. Ecrivez des romans, des comédies,
des proverbes, des drames: tout cela vous fera travailler sans ennui
et vous forcera à des recherches historiques qui vous arriveront
pleines d'intérêt et de vie.

S'ennuyer! je ne le conçois pas pour vous. Être triste! c'est
différent, cela. Cette solitude, les dégoûts de cette petite existence
de la province, sont bien faits pour serrer le coeur. J'en sais
quelque chose. _Quelque chose_ seulement, car j'ai une ressource
immense: la société de mes enfants. Vous, tout seul, tout rêveur, sans
un ami qui vous comprenne bien, souffrant de ces peines sans nom que
le vulgaire regarde comme une manie et une affectation, cherchant à
répandre votre coeur dans un coeur de la même nature, et ne trouvant
que de bonnes et simples âmes qui vous disent d'un air surpris:
«Comment! vous vous plaignez? n'êtes-vous pas riche? A votre place, je
serais heureux!» etc.

Eh bien, je vous vois d'ici et je sais tout ce que vous devez
souffrir. L'isolement tue les âmes actives. Il énerve le caractère;
mais il redouble le feu intérieur et joint, au tourment de désirer, le
tourment de ne pouvoir pas _vouloir_.

N'est-ce pas là où vous en êtes souvent? Je n'ose pas vous dire:
«Sortez-en, venez à nous!» Mais combien je le désire! nous vous aimons
comme vous méritez d'être aimé. Je crois qu'au milieu de nous, vous
reprendrez vite à la vie. Écrivez donc souvent et beaucoup; vous avez
toujours le temps, vous.

Si vous allez à Nohant, dites donc à Boucoiran que mon fils m'écrit
bien peu, et que cela me fait beaucoup de peine.

Adieu, mon ami. Écrivez, ou faites mieux, venez!

Je n'ai pas acheté la natte de votre mère, ni les lunettes pour
Decaudin. J'ai une raison honteuse, secrète, mais _invulnérable_. Je
n'ai pas un sou. Je paye écu par écu mes damnés marchands. O Misère!
je te ferai élever un temple si tu me quittes un jour; car ceux que tu
hantes sont plus heureux qu'on ne pense!

Le Gaulois m'a défendu de fermer ma lettre, disant qu'il voulait vous
écrire. C'est une raison pour n'y pas compter...

Le voilà! Il dit qu'il vous écrira _demain_: vous connaissez le
_demain_ du Gaulois.



LXXIII

A MAURICE DUDEVANT. A NOHANT

                                Paris, juillet 1831.

J'ai bien du chagrin quand tu ne m'écris pas, mon petit enfant. J'ai
reçu tes trois lettres; mais c'est bien peu. Cela ne fait qu'une par
semaine. Autrefois, tu m'en écrivais deux et souvent trois. Cela ne
t'amuse donc plus de m'écrire? tu n'as pas besoin de montrer tes
lettres, ni de les écrire avec tant de soin que ce soit un travail.
Quand tu m'envoyais des barbouillages et des bonshommes, j'aimais
autant cela. Écris-moi donc aussi mal que tu voudras, ne fût-ce que
quelques lignes. Passer huit jours sans nouvelles de toi et de ta
soeur, c'est bien long et je suis souvent bien triste. J'ai besoin de
te savoir gai et heureux; sans cela, je ne peux être moi-même
heureuse.

Il y a de bien beaux tableaux au Musée: le Musée est une grande
galerie où tous les peintres exposent leurs tableaux pendant quelques
mois pour les faire voir au public. Le plus joli de tous représente
deux enfants de sept ou huit ans qui sont assis sur un lit. L'un est
malade et appuie sa tête sur l'épaule de son frère. L'autre se porte
bien; il tient un livre d'images pour l'amuser. C'est le portrait de
deux jeunes princes anglais qui ont été étranglés par des méchants[1].

Il y a une quantité de belles statues que tu reconnaîtrais, à présent
que tu comprends un peu la mythologie. Ce qu'on a fait de plus beau,
ce sont _les Trois Grâces_, en marbre blanc. Il y a une jolie petite
divinité allégorique, dont nous n'avons pas parlé ensemble: c'est _la
Candeur_ ou _l'Innocence_, représentée comme un enfant qui tient une
coquille où vient boire un serpent. Cela signifie que, comme les
enfants ne se méfient d'aucun danger, les personnes qui ont de la
_candeur_ ne se méfient pas des méchants qui peuvent leur faire du
mal.

Si tu ne comprends pas bien cela, Boucoiran te l'expliquera mieux. Il
y a aussi un gros enfant qui ressemble à Solange et joue avec une
petite chèvre; la chèvre mange une couronne de feuilles que l'enfant a
sur sa tête. Tout cela est en beau marbre blanc. Enfin il y a Mercure,
Diane, et tout plein d'autres messieurs et d'autres dames de ta
connaissance. Les fêtes ont duré trois jours. De ma fenêtre, j'ai vu
passer le roi et toutes ses troupes. Avant-hier, nous avons eu des
joutes sur l'eau. Des matelots habillés en blanc, avec des ceintures
et des chapeaux à rubans, étaient montés sur de jolies barques et
venaient les uns sur les autres. Ils se battaient, c'est-à-dire qu'ils
faisaient semblant, comme au spectacle. Beaucoup tombaient dans la
Seine; comme c'étaient tous de très bons nageurs, ils s'en moquaient
et rattrapaient bientôt leur barque. Sur le bord de l'eau était dressé
un beau pavillon, pour les juges du combat qui ont donné le prix aux
vainqueurs.

J'avais emmené Léontine, qui a tout vu; le grand Fleury l'a mise sur
sa tête, et ils sont arrivés l'un sur l'autre; moi, je suis revenue
avec la migraine. Le soir, j'ai vu les illuminations sans sortir de ma
chambre. Quatre grandes colonnes de lampions autour de la statue
d'Henri IV; les tours de Notre-Dame étaient illuminées aussi; c'était
fort beau. De mon balcon, j'ai vu le feu d'artifice qui se tirait sur
la place de la Révolution. C'est bien loin de chez moi; mais les
fusées montaient si haut, qu'on voyait très bien; il y en avait qui
lançaient des flammes tricolores; c'était superbe.

Il y a eu des courses de chameaux, au Champ-de-Mars. Des hommes
habillés en Bédouins étaient montés sur des chevaux et sur des
dromadaires. L'un d'eux est tombé et s'est tué. Puis une revue de
toutes les troupes sur le boulevard; on dit qu'il y avait cent
cinquante mille hommes. Tout cela serait bien amusant avec moins de
monde pour regarder. On risque d'être étouffé dans la foule, et les
trois quarts ne voient rien, parce qu'on a trop de personnes devant et
alentour. Tous les spectacles jouaient _gratis_, c'est-à-dire qu'on
entrait sans payer. Enfin on tirait des coups de fusil, des pétards,
des _boîtes à feu_, dans toutes les maisons, dans toutes les rues.
Cela a duré deux jours entiers. On aurait dit qu'on se battait dans
Paris. Je suis bien aise que ce soit fini et que la ville reprenne sa
tranquillité.

Écris-moi bien souvent et dis-moi tout ce que tu fais; tes lettres
sont trop courtes. Embrasse ta soeur pour moi et aime-la bien. Adieu,
mon cher petit; pense à ta petite mère, qui t'embrasse un million de
fois.

  [1] _Les Enfants d'Édouard_, de Paul Delaroche.



LXXIV

A MADAME MAURICE DUPIN, A PARIS

                                Nohant, 9 septembre 1831.

Ma chère maman,

Je suis arrivée en bonne santé. Merci de votre petite lettre. Je suis
coupable de ne vous avoir pas prévenue, mais j'étais si lasse et, en
même temps, si contente de revoir mes enfants!

J'ai trouvé mon mari à Châteauroux; il était venu au-devant de moi
avec Maurice. Celui-ci est toujours maigre, sa soeur toujours énorme,
Nohant toujours tranquille, la Châtre toujours bête. Le précepteur est
parti en vacances; je le remplace pour le français et la géographie,
Casimir pour le latin et le calcul. Vous voyez que c'est une vie
édifiante. Cela n'empêchera pas qu'on ne me trouve très coupable. Les
gens qui n'ont rien à faire cherchent des torts à autrui pour
s'occuper; c'est une manière comme une autre de passer le temps. Moi,
je persévère dans une tranquillité qui les démonte.

Je n'ai pas vu Caroline; embrassez-la pour moi. Tâchez de m'envoyer
Hippolyte et sa femme. J'ai trouvé mon mari très bien; je crois qu'il
serait bien facile à Hippolyte de le tenir toujours disposé en ma
faveur. Il ne faudrait que le vouloir, et fermer l'oreille aux sales
petits cancans qui remplissent la vie de ce monde, et qui en font le
principal ennui.

Si l'on continue à me laisser vivre en paix, je prolongerai mon séjour
ici. J'ai déjà songé à remettre mes engagements du 30 septembre un peu
plus loin. C'est la conduite des autres qui dictera la mienne. Je
travaille le soir à mon roman; cela m'amuserait beaucoup si je n'étais
pas obligée de me dépêcher. Une autre fois, je prendrai plus de
latitude avec mon éditeur, afin de travailler pour mon plaisir et sans
fatigue.

On dit que je suis partie pour I'Italie avec Stéphane. Ce qu'il y a de
bon, c'est que je ne sais pas où il est. Je ne l'ai pas vu depuis six
mois. Quant à moi, je crois bien être à Nohant dans ce moment-ci;
cependant, si les gens de la Châtre sont absolument sûrs que je sois à
Rome, je ne voudrais pas leur faire de peine en leur soutenant le
contraire.

Adieu, ma chère petite maman; traitez-moi toujours avec bonté. Je vous
embrasse de tout mon coeur, ainsi que mon ami Pierret.



LXXV

A M. JULES BOUCOIRAN, A NIMES

                                Nohant, 26 septembre 1831

C'est une désolation qu'un voyage de sept jours; je m'en afflige de
mille manières: d'abord, parce que cela vous fatigue; ensuite parce
que ces quinze jours perdus de la plus ennuyeuse manière du monde
doivent faire pleurer votre mère. Elle voudra les regagner, je le
prévois bien. Je ne peux ni ne veux l'affliger. Cependant, mon cher
enfant, je voudrais que vous fussiez de retour vers le 20 du mois
prochain.

Mettez donc à profit ces bons jours de famille et de patrie. C'est un
bonheur de n'être pas blasé ou désabusé de ces biens-là. Apportez-moi
des cailloux de votre sol, s'ils ont quelque chose de curieux. Si je
ne l'ai pas rêvé, vous avez comme nous beaucoup de coquillages marins
pétrifiés, des espèces qui nous manquent.

Maurice ne fait rien. Je ne suis pas assez rigide. Ce temps de
dévergondage ne devant pas être long, je le laisse trotter avec
Léontine, et les jours de travail sont rares. Le seul point, c'est
qu'il n'oublie pas ce qu'il sait et non qu'il fasse des progrès sans
vous. Je voudrais bien, mon enfant, que l'étude du latin ne fût pas
aussi exclusive. Vous m'avez promis de commencer l'histoire à votre
retour et de la faire marcher de front avec la géographie. Il me
semble que ces études poussées un peu rapidement lui seraient fort
utiles. Non pas qu'il faille espérer une grande mémoire des faits à
son âge, mais c'est la seule manière d'ouvrir ses idées aux choses de
la vie, aux lois, aux guerres, aux vicissitudes des moeurs, aux
constitutions, à l'existence des peuples et à la marche de la
civilisation. C'est d'un peu haut qu'il faudrait donc envisager cette
science. Au lieu de le faire moisir, comme au temps de l'abbé Rollin,
sur les petites guerres et les rois insignifiants d'une foule de
petits États de l'antiquité, il faudrait résumer l'histoire
universelle dans une sorte de cours à votre manière. Cette analyse
générale n'est pas l'ouvrage d'un cuistre, et vous trouverez à la
dresser avantage et plaisir pour vous-même. Plus tard, sans doute, il
lui faudra étudier les diverses parties de votre édifice, il le fera
par la lecture. J'ai fait, pendant cinq ou six ans, des extraits sur
toutes les dynasties de la terre. C'était l'histoire enseignée à la
manière des jésuites. Beaucoup de récits, pas une réflexion, pas une
observation qui ne tournât à la plus grande gloire de Dieu, contre
tout bon sens et toute vérité. Aussi, rien de ce fatras n'est resté
dans mon cerveau fatigué. J'ai perdu cinq ou six ans de ma vie à
désapprendre le sens commun. Les livres d'histoire, écrits tous sous
l'empire de quelque passion politique ou de quelque préjugé religieux,
ont tous besoin d'être rectifiés par un jugement sain. Ce n'est donc
pas avec des livres qu'il faudrait enseigner, c'est avec votre mémoire
et votre raison, n'est-il pas vrai, mon enfant?

Bonjour. Je vous embrasse de toute mon âme, ainsi que votre bonne
mère. Rendez-la bien heureuse, et revenez-nous, dès que vous pourrez
vous arracher comme Régulus à tant d'affection.

Maurice vous embrasse aussi. Il fait la moue dans ce moment, parce
que, dit-il, il s'est f.... par terre. Est-ce vous qui formez ainsi
son style?



LXXVI

AU MÊME

                                Paris, 6 novembre 1831.

Mon enfant,

J'ai été vraiment affligée de manquer le plaisir de vous embrasser. Je
vous l'ai dit, je vous aime comme vous m'aimez, sans égoïsme, et je me
réjouis du bonheur de votre mère et du vôtre. Une autre fois, nous
serons à même de nous voir davantage; mais nous n'en avons pas besoin
pour compter l'un sur l'autre.

Il est très vrai que madame Bertrand m'a envoyé M. de Vasson la veille
de mon départ, j'ai reçu d'elle une lettre qui s'efforçait d'être
aimable. Elle me parlait d'abord de l'engagement pris d'aller passer
_trois mois_ à Laleuf, cet automne, engagement que je savais bien ne
pas exister. Ensuite elle remettait sa cause entre mes mains et me
parlait de son Alphonse, comme si mon Maurice ne m'intéressait pas
davantage. Puis elle me disait qu'elle ne savait pas votre adresse à
Nîmes, qu'elle ne voulait pas vous écrire avant de s'adresser à moi;
ce qui prouve tout simplement qu'elle l'eût fait si elle eût pu savoir
votre adresse. Enfin elle daignait se rappeler que je lui avais offert
ma place à la Chambre et me faisait des remercîments très gauches et
très peu de saison. J'ai répondu en peu de mots, poliment et
froidement. Je ne sais comment elle aura pris ma lettre. J'ai conté le
tout au père Duris-Dufresne, qui a trouvé comme moi qu'on aimait mieux
ses enfants que ceux des autres.

Je ne puis pas vous dire si je resterai ici peu ou beaucoup. Mon
éditeur paye mal; cependant il paye, mais si lentement, que le travail
des imprimeurs va de même. Je leur remets le manuscrit à mesure que
j'en touche le prix, autrement je courrais risque de travailler pour
_l'honneur_. C'est un méchant salaire quand on est si pauvre d'esprit
et de bourse. Ce qu'il y a de sûr, c'est que je retournerai près de
mes chers enfants, aussitôt que je serai délivrée de ma besogne.

Du reste, je vois avec plaisir que tous les déboires qu'on m'avait
prédits dans cette carrière n'existent pas pour les gens qui vivent,
comme moi, au fond de leur mansarde, sans autre ambition que celle
d'un profit modeste. J'ai déjà assez vu les _grands hommes_ pour
savoir qu'ils sont les plus petits de tous. Je les fuis comme la
peste, excepté Henri de Latouche, qui est bon pour moi et que j'aime
sincèrement.

Je vis fort tranquille, je travaille à mon aise et je me porte bien
maintenant. J'ai enfin réussi à me débarrasser de la fièvre qui m'a
tourmentée pendant plus d'un mois. Il ne manque à mon bonheur que mes
enfants et vous. Mais, si je vous avais ici, je serais trop bien et la
destinée n'a pas coutume de me gâter de la sorte. Au reste, elle est
sage. Elle me garde ce bonheur pour un avenir que je ne voudrais plus
affronter sans l'espérance que vous l'embellirez.

Adieu, cher enfant; j'embrasse vous, Maurice et ma Solange. Parlez-moi
d'eux beaucoup, je vous en supplie.



LXXVII

A MAURICE DUDEVANT, A LA CHATRE

                                Paris, 3 novembre 1831.

Mon cher petit enfant, tu ne m'as pas dit si tu avais reçu le joujou
que je t'ai envoyé. Si tu ne l'as pas, fais-le réclamer chez M.
Poplin[1], à la Châtre. Il doit être arrivé depuis longtemps.

Quand tu n'auras plus d'images à peindre, tu me l'écriras, afin que je
t'en achète d'autres. Dis-moi si tu as envie de quelque chose que je
puisse t'envoyer. Boucoiran me dit qu'il va te faire commencer
l'histoire. Tu me diras si cela t'amuse. Quand j'étais petite, cela
m'amusait beaucoup. Je suis bien contente que Sylvain Meillant[2] soit
rétabli; tu iras le voir et le lui diras de ma part.

As-tu couvert ta maison dans la cour? J'en ai bien fait comme toi,
dans la même cour, avec des briques et des ardoises. Je me souviens
qu'une fois, en ouvrant la porte de ma maison, laquelle porte était
une petite planche, j'ai trouvé _quelqu'un_ dedans. Ce quelqu'un
était, devine quoi? Une belle petite souris qui s'était emparée de ma
maison et s'y trouvait bien logée. Je l'ai laissée dedans, mais je ne
sais plus ce qu'elle est devenue. Et ton jardin, y travailles-tu
toujours? Il fait bien mauvais maintenant pour jouer dehors. Prends
garde de t'enrhumer. Il fait un temps affreux ici. On est dans la
crotte jusqu'aux genoux. La Seine est jaune comme du café au lait. Je
ne sors que pour mes affaires d'obligation.

Adieu, mon cher petit mignon; j'enverrai des bas à ta grosse mignonne.
Et toi, en as-tu assez pour ton hiver? Je vous embrasse tous les deux.
Porte-toi bien et écris-moi souvent.

Ta mère

  [1] Propriétaire à la Châtre.
  [2] Fermier de Nohant.



LXXVIII

AU MÊME

                                Paris, novembre 1831.

Ta lettre est bien gentille, mon cher petit; elle est fort bien
écrite. Ne reste pas trop dehors par ce vilain froid, tu vois bien que
tu t'es enrhumé. Quand tu es dans le jardin, cours, saute, ne reste
pas à la même place. C'est comme cela que tu attrapes toujours du mal.
Ta pie peut bien rester dans ton jardin, elle n'a pas peur du froid,
ses plumes lui valent mieux que tes habits et tes pantalons. Nos
petits bengalis sont plus délicats, ils viennent d'un climat chaud.
Dis à Eugénie[1] d'en avoir bien soin.

J'ai été hier au Jardin des Plantes, j'aurais bien voulu pouvoir
emporter pour toi une petite gazelle fauve avec des raies blanches et
de grands yeux noirs. Elle mange dans la main, tu serais bien content
d'en avoir une pareille; mais il faudrait la garder au coin du feu.
Elles viennent de l'Afrique, et le moindre froid les tue. Au reste, tu
les as vues; mais tu ne t'en souviens peut-être plus.

Je serais si contente de t'avoir ici quinze jours pour te faire courir
partout avec moi.

Adieu, mon petit ami; je t'embrasse mille fois, ainsi que ta grosse
mignonne. Fais-lui mettre des bas de laine tous les jours. Embrasse
pour moi Léontine et Boucoiran.

  [1] Femme de chambre.



LXXIX

A M JULES BOUCOIRAN, A NOHANT

                                Paris, 5 décembre 1831.

Merci, mon cher enfant. Je ne sais pas si je pourrai profiter de cette
bonne occasion pour retourner à Nohant. Dieu veuille que mon éditeur
me paye d'ici au 8 et que je puisse lui livrer les dernières feuilles
de mon manuscrit. Alors je serais à Nohant bientôt. N'en parlez pas
encore. Surtout n'en donnez pas la joie à mon pauvre Maurice; car il
n'y a rien de sûr dans mes projets. Ils dépendent d'un animal qui,
tous les jours, m'annonce le payement de sa dette, j'attends encore.
Je voudrais qu'il me fît au moins une lettre de change pour les cinq
cents francs à toucher trois mois après la livraison. Jusqu'ici, je ne
tiens rien, et je ne voudrais pourtant pas avoir travaillé trois mois
sans un profit raisonnable.

La lettre que j'ai reçue avant-hier de Maurice est fort bien, si vous
n'en avez pas corrigé les fautes. Son écriture, quand il veut
s'appliquer un peu, promet d'être très lisible et très jolie. Il a
dans son esprit d'enfant des idées très originales; par exemple, j'ai
bien ri de sa pie, qui se tient dans le jardin et regarde passer le
monde sur la route.

Pauvre enfant! quand donc sera-t-il assez grand pour ne dépendre que
de lui! Alors je ne serai pas en peine de trouver une consolation et
un dédommagement à tous les ennuis de ma vie.

Adieu, mon cher fils; restez-moi toujours fidèle, vous que j'estime le
plus solide et le plus généreux de mes amis.

Je vous embrasse de tout mon coeur.



LXXX

A M. FRANÇOIS ROLLINAT, A CHATEAUROUX

                                Nohant, janvier 1832.

Mon cher Rollinat,

Je vous ai écrit avant-hier un mot et je vous demandais une réponse
directe. Êtes-vous absent de Châteauroux, ou bien le courrier a-t-il
perdu ma lettre? Il est sujet à cette infirmité. _Il en est de même
tous les étés._ C'est au point qu'il en a semé toute la route depuis
Nohant jusqu'à Châteauroux, et qu'il en pousserait si ce n'était de
mauvais grain.

C'était pour vous demander l'adresse de Charles[1] à Paris. J'ai une
commission pressée à lui donner. Répondez-moi, si vous êtes vivant,
mais répondez-moi _poste restante à la Châtre_.

Ce courrier est un drôle!

Bonsoir, mon bon petit avocat. Je vous donne ma très sainte
bénédiction.

  [1] Charles Rollinat, frère de François



LXXXI

A MADAME MAURICE DUPIN, A PARIS

                                Nohant. 22 février 1832.

Ma chère maman,

Mes enfants ont été bien vite débarrassés de leur rhume; Maurice est
plus fou et Solange plus rose que jamais. J'espère vous la conduire ce
printemps. Elle est assez raisonnable pour faire un tour à Paris avec
moi; vous verrez qu'elle est bien gentille et bien caressante; mais
vous serez effrayée de sa grosseur, je voudrais bien la voir s'effiler
un peu.

Maurice travaille comme un homme. Il devient studieux et grave comme
son précepteur; mais, à la récréation, il s'en venge bien. Léontine et
lui, font le diable. Le dimanche, tout le monde joue, grands et
petits. Il vient des amis de Maurice, de la Châtre, et je joue à
colin-maillard, au furet, au volant, aux barres, jusqu'à ce que je ne
puisse plus tenir sur mes jambes. Polyte aussi se met de la partie; il
fait très agréablement la cabriole. Il danse comme Taglioni et il
tombe comme un sac; ce qui fait beaucoup rire Solange. Elle l'appelle
son _farceur de noncle_. Si Oscar était là, il s'amuserait bien aussi.

Je suis fort aise que mon livre vous amuse[1]. Je me rends de tout mon
coeur à vos critiques. Si vous trouvez la soeur Olympe trop troupière,
c'est sa faute plus que la mienne. Je l'ai beaucoup connue et je vous
assure que, malgré ses jurons, c'était la meilleure et la plus digne
des femmes. Au reste, je ne prétends pas avoir bien fait de la prendre
pour modèle dans le caractère de ce personnage. Tout ce qui est vérité
n'est pas bon à dire; il peut y avoir mauvais goût dans le choix. En
somme, je vous ai dit que je n'avais pas fait cet ouvrage seule. Il y
a beaucoup de farces que je désapprouve: je ne les ai tolérées que
pour satisfaire mon éditeur, qui voulait quelque chose d'un peu
_égrillard_. Vous pouvez répondre cela pour me justifier aux yeux de
Caroline, si la verdeur des mots la scandalise. Je n'aime pas non plus
les polissonneries. Pas une seule ne se trouve dans le livre que
j'écris maintenant et auquel je ne m'adjoindrai de mes collaborateurs
que le nom; le mien n'étant pas destiné à entrer jamais dans le
commerce du bel esprit.

Je ne m'occupe pas exclusivement de ce travail. A présent, je puis en
prendre à mon aise, sans me tourmenter l'esprit. Si quelquefois je
travaille avec passion, c'est parce que je ne sais pas m'occuper à
demi. Je suis comme vous, avec vos dessins et vos vernis. Ici, j'ai de
très douces distractions: Maurice me saute sur le dos et ma grosse
fille me grimpe sur les genoux.

Bonsoir, ma chère petite mère. Donnez-moi des nouvelles de votre oeil.
A force de vouloir le guérir vite, ne le tourmentez pas trop.
Embrassez pour moi Caroline et mon vieux Pierret; moi, je vous aime de
tout mon coeur.

  [1] _Rose et Blanche_.



LXXXII

A MAURICE DUDEVANT, A NOHANT

                                Paris, 4 avril 1832.

Nous sommes arrivées en bonne santé, ta soeur et moi, mon cher petit
amour. Solange n'a fait qu'un somme depuis Châteauroux jusqu'ici. Elle
a pensé à toi et à sa bonne; elle a pleuré deux fois pour vous avoir;
mais elle s'est consolée bien vite. A son âge, le chagrin ne dure
guère. Elle a été douce et gentille tout le temps. Quand tu étais tout
petit, tu n'étais pas si patient qu'elle. En arrivant, elle a reconnu
tout de suite ton portrait et elle a pleuré; puis elle n'a pas tardé à
s'endormir.

Je l'ai menée au Luxembourg, au Jardin des Plantes. Elle a vu la
girafe, et prétend l'avoir déjà bien vue à Nohant dans un pré. Elle a
donné à manger dans sa main aux petits chevreaux du Thibet et aux
grues. Elle a vu les animaux empaillés et ne veut pas comprendre
qu'ils ne sont pas en vie. Du reste, elle n'a pas peur du tout; pourvu
que je lui donne la main, elle ne s'effraye de rien.

Elle rit, elle chante, elle est gentille à croquer. Elle mange comme
six, elle s'endort dans les omnibus, elle se réveille quand on descend
et se met à marcher sans grogner. Il est impossible d'être meilleure
enfant. Je suis bien contente de l'avoir avec moi. Si je t'avais
aussi, mon pauvre enfant, je serais bien heureuse.

Et toi, mon petit chat, comment te portes-tu? t'amuses-tu toujours
bien? Ta grue est-elle toujours en vie?

Adieu, mon cher petit ange. Je t'embrasse cent mille fois sur tes
joues roses et sur ton grand pif, sur tes grands yeux et sur tes beaux
cheveux. Écris-moi bien souvent. Ta soeur t'embrasse aussi; elle veut
te porter des fraises et des glaces dans du papier. Ce sera propre en
arrivant!



LXXXIII

A MADAME MAURICE DUPIN. A PARIS

                                Paris, 15 avril 1832.

Chère mère,

Soyez sans inquiétude. Je me porte tout à fait bien aujourd'hui. Le
choléra, dit-on, est mort; ainsi dormez en paix. Je serais bien
heureuse de voir mon vieux Pierret; mais, s'il vient à huit heures du
matin, qu'il sonne bien fort pour m'éveiller. Je dors comme une bûche
et je n'ai personne pour ouvrir la porte. Priez-le de me donner une
heure dans la journée; il me fera bien plaisir.

Portez-vous bien, chère maman, et, si vous étiez plus malade, à votre
tour avertissez-moi.



LXXXIV

A M. GUSTAVE PAPET, A PARIS

                                Paris, mai 1832.

Cher Gustave,

Je compte sur toi... c'est-à-dire sur vous... non, c'est-à-dire sur
toi, pour dîner avec nous dimanche prochain et tous les dimanches
subséquents, tant que Paris aura le bonheur de vous posséder.

Est-ce vous qui êtes venu pour me voir cette semaine? Voici les
indications de ma bonne: «Un _joli jeune homme_ qui n'a pas voulu dire
son nom et qui avait une badine à la main.» Cette badine m'a paru le
signe particulier du signalement et se rapporter évidemment à votre
caractère badin.

Hein, si l'on voulait s'en mêler?

A demain donc, mon ami.

Ton camarade

AURORE.



LXXXV

A MAURICE DUDEVANT. A NOHANT

                                Paris, 4 mai 1832.

Mon cher petit mignon.

Nous nous portons bien. Ta soeur est bien mignonne à présent. Nous
allons toujours nous promener au Luxembourg et au Jardin des Plantes.
Ce dernier est superbe, et tout embaumé d'acacias. Nohant doit être
bien joli à présent. Y a-t-il beaucoup de fleurs, et ton jardin
pousse-t-il? Le mien se compose d'une douzaine de pots de fleurs sur
mon balcon; mais il y a des pousses nouvelles longues comme ma main.
Solange en casse bien quelques-unes, et pour que je ne la gronde pas,
elle essaye de les raccommoder avec des pains à cacheter.

Nous parlons de toi tous les soirs et tous les matins, en nous
couchant, en nous levant. J'ai rêvé, cette nuit, que tu étais aussi
grand que moi; je ne te reconnaissais plus. Tu es venu m'embrasser, et
j'étais si contente, que je pleurais. Quand je me suis éveillée, j'ai
trouvé la grosse grimpée sur mon lit et qui m'embrassait. Elle aussi
grandit beaucoup et maigrit en même temps. Personne ne veut croire
qu'elle n'ait pas cinq ans. Elle a la tête de plus que tous les
enfants de son âge.

Tous les bonbons qu'on lui donne, elle les met de côté pour toi; au
bout d'une heure, elle n'y pense plus et les mange. Quand nous irons
te voir, nous t'en porterons.

Adieu, mon petit enfant chéri. Écris-moi plus souvent des lettres un
peu plus longues, si tu peux. Tu ne me dis pas ce que tu apprends avec
Boucoiran. Adieu; je t'embrasse de tout mon coeur.



LXXXV

AU MÊME

                                Paris, 17 mai 1832.

Mon cher petit,

J'ai reçu tes deux lettres. Je t'en ai envoyé une grosse pleine de
dessins. T'amuses-tu à les copier? Que fais-tu le soir? Travailles-tu
dans ton cabinet, ou cours-tu dans le jardin avec Léontine?
Valsez-vous toujours? Dis-moi donc comment tu passes tes journées.
Raconte-moi depuis le matin jusqu'au soir.

Ta petite soeur se porte bien; elle commence à s'accoutumer à Paris et
à devenir méchante. Jusqu'à présent, elle était si étonnée de tout ce
qu'elle voyait, qu'elle ne pensait pas à avoir des caprices. A
présent, elle en a pas mal; mais je ne lui cède pas, et elle redevient
gentille. Des enfants, qui demeurent sur le même balcon que nous,
quand ils l'entendent pleurer, se moquent d'elle en la contrefaisant.
Cela la vexe cruellement; elle renfonce tout de suite ses larmes et
n'ose plus rien dire.

Il y a bien longtemps que nous n'avons été à la campagne; il pleut
tous les jours et il fait si froid, que nous avons toujours du feu.
J'ai deux petits serins verts dans une cage. Ils ont fait des oeufs
qui sont éclos de ce matin. Si tu voyais comme cela amuse Solange!
Elle n'y conçoit rien et voudrait les mettre dans sa poche. Ils sont
si petits, si secs, si maigres, si pelés, si laids, qu'ils crèveraient
si l'on soufflait dessus.

Nous avons aussi un beau jardin sur notre balcon: des roses, des
jasmins, du lilas, des giroflées, des orangers, un géranium, du réséda
et même un cassis tout couvert de fruits verts. Si tu venais me voir
cet été, je te les ferais croquer; mais tu en auras de meilleurs à
Nohant. Solange s'amuse à mettre de la terre dans des pots, elle y
sème des graines; à peine sont-elles levées, qu'elle les arrache.

Adieu, mon gros mignon. Écris-moi souvent, parle-moi de tout ce qui
t'amuse, pense souvent à ta vieille mère qui t'aime.



LXXXVI

A M. CHARLES DUVERNET, A LA CHATRE

                                Paris, 6 juillet 1832.

Vous vous mariez, mon bon camarade!

Le bien et le mal n'existant pas _par eux-mêmes_, le bonheur comme le
malheur étant dans l'idée qu'on s'en fait, vous vous croyez content;
donc, vous l'êtes. Je n'ai qu'à me réjouir avec vous de l'événement
qui vous réjouit et du choix que vous avez fait. Je ne connais pas
votre fiancée; mais j'ai entendu dire d'elle beaucoup de bien à tout
le monde et particulièrement à mademoiselle Decerf, juge sain et
solide. Vous lui rendrez le bonheur que vous recevrez d'elle. Croyez,
de votre côté, que votre bonheur doublera le mien.

Je n'ai le temps de vous dire qu'un mot. Je suis en course du matin au
soir pour trouver un logement. Le soir, je rentre éreintée par la
marche, la chaleur et le pavé. Je quitte avec regret ma gentille
mansarde du quai Saint-Michel; le mauvais état de ma santé me mettant
dans l'impossibilité d'escalader plusieurs fois par jour un escalier
de cinq étages, je vais me retirer encore davantage du beau Paris et
m'enfoncer dans le faubourg.

J'ai été hier voir Henri de Latouche à Aulnay. Il ne quitte presque
plus la campagne. Son ermitage est la plus délicieuse chose que je
connaisse. Je ne sais s'il y travaille. Moi, je ne fais rien et ne me
remettrai à l'ouvrage qu'à Nohant. Le succès d'_Indiana_ m'épouvante
beaucoup. Jusqu'ici, je croyais travailler sans conséquence et ne
mériter jamais aucune attention. La fatalité en a ordonné autrement.
Il faut justifier les admirations non méritées dont je suis l'objet.
Cela me dégoûte singulièrement de mon état. Il me semble que je
n'aurai plus de plaisir à écrire.

Adieu, mon vieux camarade; je vous écrirai une autre fois.
Aujourd'hui, je vous félicite seulement et je vous embrasse avec
amitié.



LXXXVII

A MAURICE DUDEVANT. A NOHANT

                                Paris, 7 juillet 1832.

Mon pauvre petit,

Tu as donc encore été malade? Comment vas-tu maintenant? Il me tarde
bien de recevoir une lettre de toi; ton papa m'écrit que tu t'ennuyes
de ne pas me voir. Et moi aussi, va, mon enfant! Prends un peu de
patience, mon cher petit. Bientôt je serai près de toi, sois-en bien
sûr.

Tu verras ta Solange bien grandie, bien bavarde, disant toute sorte de
bêtises qui te feront rire. Si tu es encore malade, je te soignerai,
je resterai la nuit auprès de ton lit, et je t'empêcherai de penser à
ton mal: Boucoiran dit que tu n'as pas de courage. Il faut tâcher d'en
avoir un peu, mon cher enfant. On souffre bien souvent quand on est
grand; il y a des personnes qui souffrent presque toujours. Tu sais
bien que je suis ainsi. Si je pleurais tout le temps, je serais
insupportable. Essaye donc de te faire une raison, quand tu souffres.
Je sais que tu es bien jeune pour cela; mais tu as assez de bon sens
pour comprendre tout ce que je te dis. Si je te recommande d'être
courageux, c'est que les larmes font beaucoup plus de mal que le mal
même. Elles donnent surtout mal à la tête et augmentent la fièvre.
Quand tu te sens malade, il faut le dire sans te désespérer. On fera
pour toi tout ce qu'il faudra pour te soulager. Enfin, je l'espère à
présent, tu es bien tout à fait et tu ne penses plus à tout cela.

Écris-moi vite, ne fût-ce qu'un mot; je t'embrasse mille fois de toute
mon âme. Qu'est-ce qu'il faudra t'apporter de Paris?



LXXXVIII

AU MÊME

                                Paris, 8 juillet 1832.

Mon cher petit,

Je t'écrivais dernièrement que j'étais inquiète de toi. A peine ma
lettre partie, j'ai reçu la tienne. Ton dessin est gentil; Solange l'a
bien regardé, elle à reconnu la grue tout de suite. Elle apprend à
lire et sait déjà très bien tous les sons. Cela l'amuse. Si je
l'écoutais, nous ne ferions que lire toute la journée; mais elle en
serait bientôt dégoûtée. Je lui ménage ce plaisir-là. Si elle
continue, elle saura lire bien plus jeune que toi. Tu étais encore, à
sept ans, un fameux paresseux, t'en souviens-tu? Heureusement tu as
réparé le temps perdu. Travailles-tu bien? dis-moi ce que tu fais à
présent: est-ce l'histoire des Grecs? Et le latin, t'amuse-t-il
toujours?

Nous avons été à Franconi, Solange et moi. Nous étions en bas, tout à
côté des chevaux. Elle a vu les batailles, les coups de pistolet, les
chevaux qui galopaient, les deux éléphants qui sont descendus sur des
planches tout à côté d'elle. Elle n'a peur de rien. Elle a touché les
bêtes, elle a ri au nez des acteurs! Elle s'est amusée comme une
folle. Seulement, quand le gros éléphant est venu, avec une tour sur
le dos et que, la tour toute pleine de boîtes, de fusées et de pétards
a éclaté avec un bruit du diable, elle a un peu fait la grimace. Je
lui ai dit que, si tu étais là, tu n'aurais pas peur, que tu tirais
des coups de pistolet, que l'éléphant n'avait pas peur. Par émulation,
elle a renfoncé ses larmes et s'est enhardie jusqu'à regarder. Elle a
trouvé cela très beau. En effet, il est impossible de voir rien de
plus beau que l'éléphant tout couvert de velours, de soldats, de
dorures, de feu, faisant toutes ses évolutions comme un vrai soldat.

Je t'ai bien regretté, mon petit; tu aurais été bien étonné de voir
ces deux animaux si intelligents. Il y en a un énorme, gros quatre
fois comme celui que tu as vu au Jardin des Plantes. Au lieu d'être
d'un gris sale comme lui, il est d'un beau noir. Celui-là s'appelle
Djeck; le petit est trois fois moins gros, mais aussi gentil qu'un
éléphant peut l'être et aussi savant que le gros. Tout ce qu'ils font
est incroyable. Ils sont en scène pendant trois actes. Certainement
Thomas n'a pas le demi-quart de leur intelligence. Le gros danse la
danse du châle avec une trentaine de bayadères. C'est à mourir de rire
de voir danser un éléphant. Puis il mange de la salade devant le
public. Chaque fois qu'il a vidé un saladier, il le prend avec sa
trompe et le donne au petit éléphant, qui le prend de la même manière
et le fait passer à son valet de chambre. Le gros a une clochette d'or
pendue à une corde. Il prend la corde, et sonne jusqu'à ce qu'on
apporte un autre saladier. Dans la pièce, il y a un prince indien que
ses ennemis poursuivent pour le tuer. Quand il est en prison,
l'éléphant arrache les barreaux de la croisée, approche son dos et
l'emporte. Une autre fois, on a mis le prince dans un coffre pour le
jeter à la mer. L'éléphant ouvre le coffre avec sa trompe, et va
cueillir des cerises qu'il lui apporte à manger. Il remet des lettres,
il bat le tambour, il offre des bouquets aux dames, il se met à
genoux, il se couche, il s'assied sur son derrière. Tout cela sans
qu'on voie jamais le cornac. Il est tout seul en scène, il entre dans
des cavernes, il sort par où il doit sortir, il ne se trompe jamais.
Il n'y a pas de figurant qui fasse mieux son métier. Après la pièce,
le public le redemande et on relève le rideau. Alors les deux
éléphants, après s'être fait un peu attendre, comme font les actrices
pour se faire désirer, arrivent tous les deux, saluent le public avec
leur trompe, se mettent à genoux, puis s'en vont très applaudis et
très satisfaits. Solange dit qu'ils sont bien gentils et bien mignons.
Elle a été aussi voir les marionnettes chez Séraphin; mais elle aime
bien mieux les chevaux et les éléphants.

Adieu, mon petit amour. Quand tu seras à Paris, je te mènerai voir
tout cela. Je te ferai des pantoufles. Je t'envoie des bonshommes
qu'on m'a donnés pour toi. Adieu, mon enfant. Embrasse pour moi ton
papa et Boucoiran. Solange vous embrasse tous trois, ainsi que sa
titine. Elle me disait à Franconi:

--Maman, tu diras tout ça à mon petit frère; moi, je saurais pas y
dire, c'est trop beau!

Je t'embrasse mille fois. Aime-moi bien et écris-moi.



LXXXIX

A M. FRANÇOIS ROLLINAT, A CHATEAUROUX

                                Nohant, 1er août 1832.

Mon bon vieux,

J'ai passé à Châteauroux à quatre heures du matin. J'en suis repartie
à six, malade, fatiguée, enrhumée, endormie, stupide. Malgré cela,
j'avais bien envie de te faire réveiller pour t'emmener. Mon mari m'a
dit que tu étais encore occupé par les assises, que tu avais beaucoup
de travail. Je me suis fait conscience de t'arracher cette pauvre
heure de sommeil.

Duteil pense que tu dois être débarrassé aujourd'hui. Tu es donc
libre? Arrive bien vite, mon ami. Je suis impatiente de t'embrasser et
de passer quelques bons jours avec toi. Viens demain au plus tard,
n'aie pas de prétexte, pas d'affaire; je n'en veux pas entendre
parler. Je suis ici pour trois semaines, je n'entends pas perdre ces
moments de bonheur, si rares dans ma vie et si chèrement payés. Viens
donc, brave homme. Nous t'attendons. Je t'embrasse de toute mon âme.

Ton ami

GEORGE.



XC

A MADAME MAURICE DUPIN, A PARIS

                                Nohant, 6 août 1832.

Ma chère maman,

Je suis en effet coupable, cette fois, de ne pas vous avoir donné de
mes nouvelles tout de suite. Pardonnez-moi; ne soyez pas inquiète.
Tout le monde ici va bien.

Solange a repris ses jeux, ses chevreaux, ses galettes à la terre
mouillée sur des ardoises. On ne l'a pas trouvée maigrie du tout.
Maurice est mince comme un fuseau et très grand. Il est plus beau que
jamais. Il lui a poussé, en mon absence, les plus belles dents du
monde, blanches, bien rangées. Il est charmant et d'un caractère
parfait. Il travaille beaucoup; il a de l'intelligence, beaucoup de
douceur et un coeur excellent. Il entrera au collège le printemps
prochain.

Pour moi, je vais assez bien, sauf la chaleur qui m'écrase. Je vous
plains, si vous en avez autant à Paris. Nous ne savons où nous
fourrer. Les puits sont taris, les bestiaux meurent de soif, les
fleurs et les arbres sont grillés, nos pauvres enfants n'ont plus la
force de courir et de jouer. La nuit, les rudes orages ne
rafraîchissent pas le temps. Cette nuit, le tonnerre a brûlé quinze
maisons et plusieurs granges à deux lieues d'ici.

Je ne puis mieux faire que de m'enfermer dans mon cabinet et de
travailler à _Valentine_. Solange se roule sur le parquet et Maurice
fait du latin comme un pauvre diable.

Mon mari est aux assises à Châteauroux. Il y a beaucoup d'affaires à
juger; il restera là une quinzaine de jours; ce qui ne l'amuse guère.
Heureusement le choléra n'y est plus. Madame Hippolyte est toujours la
même, pas forte, mais allant son petit train de vie. Polyte chante,
rit, fume et boit tout le jour. C'est toujours Roger Bontemps.

Adieu, chère petite mère; vous êtes bien bonne d'avoir été à la
diligence. Je suis bien fâchée de n'avoir pu vous attendre.

Je vous embrasse de tout mon coeur.

Avez-vous des nouvelles de Caroline?



XCI

A M. FRANÇOIS ROLLINAT, A CHATEAUROUX

                                Nohant, 20 août 1832.

Mon vieux,

J'ai travaillé comme un cheval, et je me sens si aise d'être
débarrassée de ma journée, que, loin de faire du spleen, je me plonge
avec délices dans cette béate stupidité qu'il m'est enfin permis de
goûter. Ne t'attends donc pas à me voir répondre à toutes les choses
bonnes et excellentes que tu me dis. J'attendrai pour cela un jour où
j'aurai de l'âme, un jour où je serai Otello. Pour aujourd'hui, je
suis chien. Je dis que la vie n'est bonne qu'à gaspiller. J'ai mis
tout ce que j'avais de coeur et d'énergie sur des feuilles de papier
Weynen. Mon âme est sous presse, mes facultés sont dans la main du
prote. Infâme métier! Les jours où je le fais, il ne me reste plus
rien le soir. Ce sont autant de jours où il ne m'est pas permis de
vivre pour mon compte. Après tout, c'est peut-être un bonheur; car,
livrée à moi-même, je vivrais trop!

Dans deux jours, j'aurai fini _Valentine_, ou je serai morte. Veux-tu
que j'aille te voir la semaine prochaine? Fixe le jour. Si tu veux,
nous irons à Valençay. Cela t'arrange-t-il? J'ai tout le mois pour
courir, mais le froid viendra. Si tu m'en crois, tenons-nous prêts aux
premiers jours de soleil qui reviendront, s'il en revient. J'avertirai
Gustave[1]. Réponds-moi donc et décide le jour; c'est à toi, qui n'es
pas libre quand tu veux, de régler l'ordre et la marche. Mais il faut
nous prévenir d'avance, afin de préparer nos pataches, nos pistolets
de voyage, nos pelisses fourrées, nos astrolabes, enfin tout
l'appareil du voyageur.

Je suis charmée qu'on m'accueille chez toi avec bienveillance. J'ai
fort envie de voir tous ces enfants; Juliette[2] surtout me plaît.
Préviens ta mère et tes grandes soeurs que j'ai excessivement mauvais
ton, que je ne sais pas me contenir plus d'une heure; qu'ensuite,
semblable au baron de Corbigny, «je ne puis m'empêche _de jurer et de
m'enivrer_». Que veux-tu! chacun a ses petites faiblesses, disait je
ne sais plus quel particulier, en faisant bouillir la tête de son père
dans une marmite, pour la manger. Enfin garde-toi de me faire passer
pour quelque chose de présentable. S'il fallait soutenir ensuite la
dignité de mon rôle, je souffrirais trop.

Fais-moi le plaisir de m'envoyer une boîte de pains à cacheter les
plus petits possibles. Je t'ai fait de grands et magnifiques présents,
tu peux bien me faire celui-là: autrement, je serai forcée de
t'envoyer mes lettres ouvertes. On ignore à la Châtre l'usage des
pains à cacheter. On se sert de poix de Bourgogne. On y fabrique aussi
des fromages estimés, les habitants sont fort affables. (Voyez le
voyage de _l'Astrolabe_.)

Adieu, cher frère de mon coeur. Je t'écrirai quand je pourrai. Toi, si
tu as le temps, écris-moi. Tu sais si je t'aime, petit homme et grande
âme!

GEORGE.

  [1] Gustave Papet.
  [2] Juliette Rollinat, soeur de François Rollinat.



XCII

AU MÊME

                                Nohant, septembre 1832.

Je t'ai écrit une longue lettre adressée à la Société des jeunes gens
(au portier). J'étais inquiète de ta santé, vieux. Pourquoi n'ai-je
pas encore de réponse? Je crains vraiment que tu ne sois malade.

Ma mère est partie le 13; je ne l'ai pas reconduite à Châteauroux
comme je t'annonçais devoir le faire. Je te dirai mes raisons;
peut-être m'attends-tu? Écris-moi donc au moins comment se porte ton
vieux et triste individu. Mon squelette centenaire dort, fume, prend
du tabac, griffonne du papier, et pleure comme un veau. Si tu te
portes mieux, si tu peux supporter la compagnie d'un galérien ou d'un
pendu, reviens. Si ma tristesse t'ennuie et te fait mal, ne reviens
pas; mais écris-moi, ne sois plus malade et aime ton vieux George.

Je t'ai demandé pour Maurice des instruments _aratoires_, qu'il attend
avec grande impatience. Il me prie de te _tourmenter_ de sa part. Je
te tourmente, sois tourmenté.

_Amen!_



XCIII

A MAURICE DUDEVANT, A NOHANT

                                Paris, 6 décembre 1832.

Mon cher ange,

Nous sommes arrivées hier sans accident et me voilà aujourd'hui
presque sans fatigue. Nous sommes toutes reposées. Ta soeur est gaie,
fraîche et gentille. Tout le monde la trouve embellie et mignonne à
croquer. La _petite femme_[1] a très bien supporté le voyage et n'a
pas seulement levé le nez en traversant Paris. Elle a l'air de ne se
guère soucier des choses nouvelles. Si elle continue à être ce qu'elle
est aujourd'hui, je serai contente d'elle; car elle fait bien tout ce
qu'elle peut pour m'être utile.

Je ne te dirai rien de neuf; je n'ai encore songé qu'à dormir et à
ranger ma chambre. Ta petite soeur t'embrasse. Elle a pensé à toi à
Châteauroux et s'est mise à pleurer. Je lui ai demandé ce qu'elle
avait: elle m'a répondu qu'elle voulait aller chercher son frère
mignon. Je l'ai menée chez Rollinat, où nous avons dîné; les petites
soeurs de Rollinat l'ont consolée, elle s'est mise à faire le diable.

Adieu, mon petit mignon; embrasse ton père pour moi; dis à ton oncle
de ménager un peu sa cervelle. Dis-lui aussi que j'ai voyagé avec le
fameux père Bouffard, un des principaux chefs saint-simoniens. Le père
Bouffard est gros comme toi, ne mange que des oeufs froids et ne boit
que de l'eau. Du reste, il est très aimable et paraît très bon. Il
ressemble à Jocko à s'y tromper; te souviens-tu de Jocko?

Adieu; écris-moi, travaille, porte-toi bien et pense à moi. Je
t'embrasse mille fois, mon pauvre ange; tu sais si je t'aime!

Ta mère.

  [1] Sobriquet de la jeune villageoise amenée à Paris par George
    Sand.



XCIV

AU MÊME

                                Paris, 12 décembre 1832.

Mon cher petit amour,

J'ai reçu ta lettre; je suis bien contente que tu te portes bien. Ta
soeur est toujours rose et de bonne humeur. Elle lit tous les jours;
elle sort avec sa bonne, qui se tire très bien d'affaire, qui va au
marché, nous fait la cuisine, et m'est plus utile que je ne
l'espérais. Moi, je ne suis pas encore sortie. Je suis dans de grandes
affaires que tu ne comprendrais pas, mais dont il te suffira de savoir
que je suis assez contente. Ta soeur me tourmente pourtant depuis
quelques soirs pour que je la mène au _pestacle_. Il fait si froid,
que je n'ai pas le courage de sortir; je crains surtout qu'elle ne
s'enrhume. Nous avons, quai Malaquais, 19, un appartement chaud comme
une étuve. Nous voyons de grands jardins et nous n'entendons pas le
moindre bruit du dehors. Le soir, c'est silencieux et tranquille comme
Nohant: c'est très commode pour travailler. Aussi je travaille
beaucoup. Il y a des tapis partout, ta soeur se roule comme un gros
chien. Elle dit des sottises à tout le monde. Elle appelle le père
Bouffard _vieux bavard, vieille bête_. Elle se trompe; il n'est pas
bête du tout, et il gâte beaucoup la grosse, malgré ses injures.

Adieu, mon cher mignon. Ton petit bengali se porte bien, je vais lui
acheter un compagnon. Que fais-tu de ton chien? Où le fais-tu coucher?
As-tu un peu soin de lui? Donne-lui une gifle de ma part. Dis à
Boucoiran de m'écrire, qu'il est un paresseux.

Embrasse pour moi ton père, et dis à Léontine de m'écrire une petite
lettre, pour que je voie si elle continue ses progrès. Je reçois un
journal plein d'images assez drôles. Quand j'en aurai un paquet, je te
l'enverrai.

Adieu, mignon; je t'embrasse cent mille fois sur ton gros pif et sur
tes joues roses.

Ta mère.



XCV

A M. JULES BOUCOIRAN, A LA CHATRE

                                Paris, 20 décembre 1832.

Mon cher enfant,

Je n'ai pas répondu à ce que vous me demandiez par une bonne raison:
c'est que je ne sais pas de quoi il s'agit. Sachez ce qu'est devenue
votre lettre et répétez-moi ce qu'il faut faire pour vous.

Vous soignez bien Maurice. Je vous en remercie et vous supplie de
continuer à l'observer de près.

Empêchez-le de sortir par les temps humides. Ces esquinancies sont
désespérantes. Tâchez qu'il passe l'hiver sans en avoir de nouvelle.
Au printemps, dès qu'il sera ici, je le ferai débarrasser de son
ennemie. L'opération n'est rien, à ce qu'il paraît.

Je vis ici comme une recluse. Mon appartement est si bon, si chaud; il
y a tant de soleil et un si beau silence, que je ne peux pas m'en
arracher. Toute la journée, par exemple, je suis obsédée de visiteurs
qui tous ne m'amusent pas. C'est une calamité de mon métier que je
suis un peu obligée de supporter. Mais, le soir, je m'enferme avec mes
plumes et mon encre, Solange, mon piano et mon feu. Avec cela, je
passe de très bonnes heures. J'ai, pour tout bruit, les sons d'une
harpe qui viennent je ne sais d'où et le bruit d'un jet d'eau qui est
sous mes fenêtres dans le jardin. C'est bien poétique, ne vous en
moquez pas trop.

Je vous dirai que je fais de l'argent; je reçois de tous côtés des
propositions.

Je vendrai mon prochain roman quatre mille francs. C'est plus que je
ne demandais, moi qui suis fort bête. La _Revue de Paris_ et la _Revue
des Deux Mondes_ se sont disputé mon travail. Enfin je me suis livrée
à la _Revue des Deux Mondes_ pour une rente de quatre mille francs,
trente deux pages d'écriture toutes les six semaines. _La Marquise_ a
eu un grand succès et a complété les avantages de ma position.

Je n'ai plus le temps de regarder couler ma vie. Pour moi, dont le
coeur n'est pas jovial, l'obligation de travailler est un grand bien.
Solange me donne plus de bonheur à elle seule que tout le reste. Elle
a fait de grands progrès d'intelligence et de gentillesse depuis ces
quatre mois. Je pense bien que l'étude a beaucoup hâté le
développement de cette jeune raison. Elle lit très-bien, avec beaucoup
d'entendement des règles que vous lui avez données.

Je suis maintenant au courant du peu de fautes qu'elle fait; elle ne
les fait même presque plus.

Dites-moi donc, mon cher enfant, ce que je puis faire pour vous. Je ne
peux pas le deviner. Parlez-moi souvent de Maurice et de vous.

Adieu; je vous embrasse de tout coeur.



XCVI

A MAURICE DUDEVANT, A LA CHATRE

                                Paris, 11 janvier 1833.

Mon cher petit enfant,

J'ai reçu plusieurs lettres de toi auxquelles je n'ai pu répondre. Je
viens d'être malade. C'est d'aujourd'hui seulement que je suis levée.
J'ai eu un gros rhume avec la fièvre. Ta soeur est enrhumée aussi. Il
fait un froid épouvantable, tout le monde tousse. Pour m'achever, le
feu a pris dans ma cheminée d'une manière violente. Il a fallu me
sauver dans le lit de Solange pour laisser agir les pompiers. Ils ont
éteint le feu, du moins à ce qu'ils ont cru, et ils ont gâté mon
tapis. Le lendemain, un ramoneur a voulu monter dans la cheminée: le
pauvre petit s'est brûlé un peu la poitrine. Le feu y était encore!
Quoiqu'on n'eût pas allumé de feu dans la cheminée, la suie brûlait
toujours. Nous avons eu beaucoup de peine à l'éteindre tout à fait.
J'ai donc été chassée de ma chambre plusieurs jours et obligée de
passer la nuit dans une chambre sans feu.

Prends garde d'être malade par ce vilain froid; aie toujours les pieds
bien chauds et la gorge enveloppée. Je suis bien aise que tu sois
content de tes albums. Je voudrais être au mois de mars pour courir
avec toi les boutiques et taper tes joues luisantes. Enfin cela
viendra.

Adieu, cher mignon; sois sage, travaille et ne sois pas malade. Je
t'embrasse de toute mon âme; ta grosse t'embrasse aussi. Elle parle de
toi toute la journée, tu es toujours son mignon chéri.



XCVII

A M. JULES BOUCOIRAN, A LA CHATRE

                                Paris, 18 janvier 1833.

Mon cher enfant,

Je n'ai pas répondu plus tôt à votre question par impossibilité. Le
fait m'avait paru si peu important qu'il ne m'en est rien resté dans
la mémoire. Mon mari m'a parlé une fois de votre retour chez madame
Bertrand. Je vous ai interrogé; vous m'avez répondu non. Cela me
suffisait. Je ne me souviens pas du tout si j'ai reparlé de vous avec
mon mari. S'il vous importe de le dissuader, n'êtes-vous pas bien à
même de le faire, vous qui le voyez tous les jours?

Vous me faites des reproches très graves, mon cher enfant. Ils
constituent de votre fait un tort bien plus grave. Vous me reprochez
mes nombreuses liaisons, mes frivoles amitiés. Je n'entreprends jamais
de me justifier des accusations qui portent sur mon caractère. Je puis
expliquer des faits et des actions; des défauts d'esprit ou dès
travers de coeur, jamais. J'ai une trop saine opinion du peu que nous
valons tous, pour faire de moi le moindre cas. D'ailleurs, en mon
particulier, je ne m'adore ni ne me révère. Le champ est donc libre à
ceux qui rabaissent mon mérite. Je suis prête à rire avec eux, s'ils
font appel à ma philosophie. Mais, si c'est une question d'affection,
si c'est une souffrance de l'amitié que vous m'exprimez, vous avez
tort. Quand on découvre de grandes taches dans l'âme de ceux qu'on
aime, il faut se consulter et savoir si l'on peut les aimer encore
malgré cela. Le plus sensé est de cesser; le plus généreux est de
continuer. Pour que la générosité soit délicate et complète, il faut
ne pas leur dire leur fait, car cela est cruel. Tous les reproches qui
ont pour objet des faits de légère importance ou des défauts
corrigibles, les avertissements affectueux à donner, les avis tendres
et les plaintes délicates, tout cela, je le sais, est du domaine de
l'amitié. C'est même son plus beau droit. Mais reprocher un passé déjà
loin, contempler en silence des erreurs qu'on juge et qu'on ne
pardonne pas, puis les condamner le jour où il n'est plus temps et où
l'on ne sait même plus où les prendre, c'est injuste. Dire à la
personne aimée: «Votre coeur est froid, léger ou impuissant!» C'est
dur, c'est cruel.

C'est une humiliation gratuitement infligée, vous faites souffrir sans
rendre meilleur. Les coeurs secs ne s'amollissent pas, les coeurs usés
ne rajeunissent plus, les coeurs incomplets ne rencontrent ni
sympathie ni pitié. Si c'est là mon sort, il est bien brutal de me le
signaler.

Vous ajoutez que votre caractère a dû me faire souffrir plus d'une
fois. Vous en ai-je jamais parlé, moi? Vous ai-je blessé dans ce que
nous avons de plus irritable, l'estime de nous-mêmes? Non, je sais
trop qu'il faut jeter un voile de pardon et d'oubli sur les
imperfections de ceux qui nous sont chers.

Adieu, mon cher enfant. Donnez-moi des nouvelles de Maurice et des
vôtres le plus tôt possible. Je vous embrasse de tout mon coeur.



XCVIII

A MAURICE DUDEVANT, A NOHANT

                                Paris, 27 février 1833.

Tu me dis, mon enfant, que je ne t'écris pas souvent. C'est toi, petit
farceur, qui es fièrement paresseux à me répondre. Tu m'écris des
petits bouts de lettre bien courts. J'aimerais tant à savoir tout ce
que tu fais, à quoi tu t'amuses, ce qui t'occupe, comment tu dors.
Enfin, je vais le savoir bientôt. Tu diras à ton papa de m'écrire
lorsqu'il sera pour partir, afin que j'aille au-devant de vous à la
diligence. Je te mettrai dans mon lit bien chaud; ta grosse soeur te
_bigera_ comme du pain. A présent, elle t'appelle son petit bijou de
frère; elle est toujours mignonne et bien drôle.

Ce matin, elle a eu bien du chagrin: elle a laissé tomber sa poupée
dans le jardin et les chiens la lui ont mangée. Quand elle est arrivée
pour la ramasser, il n'en restait qu'une jambe, que la chienne n'avait
pas pu digérer. Aussi la pauvre grosse a braillé comme un veau.

Adieu, mon petit ange; embrasse tout le monde pour moi. Toi, je
t'embrasse mille fois sur tes joues roses. Adieu, petit chéri.

J'ai un beau petit chat gris, venu par les toits se donner à nous. Je
l'ai accueilli, il est très bon enfant.



XCIX

A M. JULES BOUCOIRAN, A LA CHATRE

                                Paris, 6 mars 1833.

Mon cher enfant,

Vous êtes sur le point de commettre une action très belle ou très
folle. Très belle, si vous avez mis cette jeune fille dans la position
de ne pouvoir s'établir ailleurs; très folle, si vous obéissez à un
simple penchant.

On me recommande de vous arrêter sur le bord de l'abîme. Je ne saurais
croire que vous ayez besoin de conseil, au point où vous en êtes. Il
faut que vous ayez des motifs bien puissants pour accepter un lien
aussi sévère avec une personne aussi différente de vous. Vous allez
trop vite. Prenez garde, mon ami, ne précipitez rien.

Mon Dieu, vous auriez sous la main la plus riche, la plus belle et la
plus spirituelle des femmes, je vous dirais encore d'attendre et de
réfléchir. Ce ne sont pas l'opinion et les préjugés que je respecte en
ce monde. Seule entre tous, peut-être, je ne vous jetterai pas la
pierre; mais je m'effraye de votre avenir. Vous êtes si jeune et vous
aurez tant de choses à faire avant d'élever cette femme jusqu'à vous!
Je n'ose pas vous dire tous les déboires que je prévois pour vous. Je
crains de blesser votre coeur, engagé dans une voie aussi délicate.
Mais je vous supplie de ne pas tant vous hâter. Pourquoi ne pas
remettre cette affaire jusqu'après votre voyage à Paris? Là, vous
pourriez ouvrir les yeux sur beaucoup d'inconvénients que vous ne vous
êtes peut-être pas signalés. Si, par promesse ou par devoir, vous
étiez engagé de manière à ne pas revenir sur vos pas, du moins
seriez-vous en garde contre l'avenir, et mieux préparé à le braver
courageusement.

Dans tout cela, c'est votre précipitation qui m'inquiète. Vous
obéissez, j'en suis sûre, à d'austères principes, à de nobles
sentiments. Ce n'est donc pas avec ironie ou avec dureté que je vous
juge. Je ne vous juge pas, mon enfant. Seulement je me tourmente de
votre position. Il est possible que ce parti vous réussisse, il est
possible aussi qu'il vous rende malheureux. Cette pensée ne vous
ferait pas reculer devant l'accomplissement d'un devoir, je le sais
bien. Mais, si, en voulant faire le bonheur d'une autre personne, vous
ne réussissiez qu'à aggraver sa situation! Cela s'est vu souvent; le
mariage est un état si contraire à toute espèce d'union et de bonheur,
que j'ai peur avec raison.

Si vous avez pour moi l'amitié que j'ai pour vous, vous vous donnerez
trois mois de réflexion. Je vous le demande comme une preuve de cette
affection déjà vieille entre nous. Voulez-vous me l'accorder? Je
crains que la solitude n'ait exalté vos idées, que vous ne vous soyez
exagéré des devoirs qui, dans un état plus calme et plus vrai, vous
apparaîtraient sous un autre jour. N'affligerez-vous pas votre mère
par une résolution aussi brusque? L'avez-vous consultée? La personne
dont nous parlons lui sera-t-elle une société agréable? Tout cela est
bien obscur pour moi.

Je ne vous fais pas un reproche de ne m'avoir pas consultée. Mais,
précisément, le mystère dont vous avez entouré ce projet ne me semble
pas d'un bon augure. Êtes-vous bien d'accord avec vous-même sur ce que
vous allez faire?

Adieu, mon enfant. Je vous embrasse. Répondez-moi.



C

A MONSIEUR ***

                                Paris, 15 avril 1833.

Je veux croire votre lettre sincère, et, dans ce cas, l'absence pourra
seule vous guérir.

Si, après cette réponse, vous persistiez dans des prétentions que je
ne pourrais plus attribuer à la folie, j'aurais pour vous fermer ma
porte des motifs plus impérieux et plus décisifs encore.

Ainsi, quelle que soit l'explication que vous préfériez pour la lettre
inexplicable que vous m'avez envoyée, je vous prie absolument,
littéralement et définitivement, de ne plus vous présenter chez moi.

GEORGE.



CI

A MADAME MAURICE DUPIN, A PARIS

                                Paris, mai 1833.

Ma chère maman,

Vous avez tort de me gronder. Je n'ai eu que du chagrin et de
l'inquiétude, au lieu de tous les plaisirs que vous me supposez. Mes
deux enfants ont été malades et le sont encore: Maurice, de la grippe,
et Solange, de la coqueluche. J'ai passé tout mon temps à aller de
chez moi au collège Henri IV et du collège chez moi; car je n'ai pu
avoir mon fils pour le faire sortir avant l'invasion de la maladie. Il
a été soigné à l'infirmerie par de bonnes religieuses.

Solange, quoiqu'elle soit toujours gaie et gentille, est très
fatiguée. Je le suis beaucoup moi-même.

Un soir que mes deux petits allaient mieux, j'ai été chez vous, pour
vous remercier de la belle gravure que vous m'avez envoyée. Il était
sept heures, ce n'est pas une heure indue. Depuis, je n'ai pas pu
sortir, si ce n'est pour aller à _Henri IV_.

J'irai vous voir demain. Aujourd'hui, cela m'est complètement
impossible. Vous avez eu tort d'écouter votre dignité de mère
offensée: vous auriez dû, puisque vous sortez tous les jours pour
dîner, venir goûter de ma cuisine. J'ai toujours un bon petit plat à
vous offrir. A six heures, nous aurions été ensemble voir Maurice au
collège, vous m'auriez rendue heureuse.

Adieu, chère mère; je vous embrasse de tout mon coeur, en attendant
que vous me pardonniez, et j'espère que vous ne ferez pas longtemps la
méchante avec moi.



CII

A M. CASIMIR DUDEVANT, A NOHANT

                                Paris, 20 mai 1833.

Mon ami,

Je suis aise de ton bon voyage et de ton arrivée en bonne santé.

Maurice a été à l'infirmerie. C'est le changement de régime qui
l'éprouve un peu; du reste, il est très frais et très gai. On est
content de son caractère et il paraît s'arranger bien avec ses
camarades. Quant à ses progrès, ils ne peuvent pas être encore
sensibles. J'espère qu'à ton retour, on commencera à s'en apercevoir.
Je lui ai dit de t'écrire. Dans tous les cas, je te donnerai de ses
nouvelles. Je l'ai vu hier, avec ma mère; il a été très gentil. Je ne
sais si Salmon a de mauvaises affaires ce mois-ci; mais j'ai eu toutes
les peines du monde à me faire payer, quoique je n'aie envoyé chercher
mon argent que le 15 mai. Il a fallu y envoyer quatre fois de suite.
La première fois, il a fait refuser sa porte; la seconde, son heure de
réception était changée; la troisième, il n'avait pas d'argent; enfin,
la quatrième, il a daigné m'envoyer mon mois. Je ne sais pas si tout
cela est l'effet du hasard; c'est bien possible. Cependant tu devrais
y faire attention, au cas où tu aurais des sommes d'une certaine
importance à déposer chez lui. Ensuite, tu devrais le prier de
m'envoyer mon argent tous les premiers du mois. Un homme d'affaires
n'est ni ambassadeur ni ministre, pour qu'on fasse antichambre chez
lui.

Adieu, mon ami. Ta grosse fille t'embrasse. Dis bien des choses de ma
part à Duteil et à Jules Néraud, quand tu les verras.

Adieu; je t'embrasse.



CIII

A M. FRANÇOIS ROLLINAT, A CHATEAUROUX

                                Paris, 26 mai 1833.

Cher ami,

Tu ne penses pas que j'aie changé d'avis. Tu es toujours à mes yeux le
meilleur et le plus honnête des hommes. Je ne t'ai pas donné signe de
souvenir et de vie depuis bien des mois. C'est que j'ai vécu des
siècles; c'est que j'ai subi un enfer depuis ce temps-là. Socialement,
je suis libre et plus heureuse. Ma position est extérieurement calme,
indépendante, avantageuse. Mais, pour arriver là, tu ne sais pas quels
affreux orages j'ai traversés. Il faudrait, pour te les raconter
passer bien des soirs dans les allées de Nohant, à la clarté des
étoiles, dans ce grand et beau silence que nous aimions tant. Dieu
veuille que ces temps nous soient rendus et que nous admirions encore,
ensemble, le clair de lune sur la cascade d'Urmont!

Mais cette indépendance si chèrement achetée, il faudrait savoir en
jouir et je n'en suis plus capable. Mon coeur a vieilli de vingt ans,
et rien dans la vie ne me sourit plus. Il n'est plus pour moi de
passions profondes, plus de joies vives. Tout est dit. J'ai doublé le
cap. Je suis au port, non pas comme ces bons nababs qui se reposent
dans des hamacs de soie, sous les plafonds de bois de cèdre de leurs
palais, mais comme ces pauvres pilotes qui, écrasés de fatigue et
brûlés par le soleil, sont à l'ancre et ne peuvent plus risquer sur
les mers leur chaloupe avariée. Ils n'ont pas de quoi vivre à terre,
et, d'ailleurs, la terre les ennuie. Ils ont eu jadis une belle vie,
des aventures, des combats, des amours, des richesses. Ils voudraient
recommencer; mais le navire est démâté, la cargaison perdue; il faut
échouer sur le sable et rester là.

Tu comprends, au fond de cette belle poésie, l'état maussade de mon
cerveau. Suis-je plus à plaindre qu'auparavant? Peut-être; le calme
qui vient de l'impuissance est une plate chose.

Pour toi, c'est différent. La raison, la force, la volonté t'ont placé
où tu es. Aussi tu as en toi-même de sérieuses jouissances, de nobles
consolations.

Je t'enverrai une longue lettre avant peu de temps; c'est-à-dire un
livre que j'ai fait[1] depuis que nous nous sommes quittés. C'est une
éternelle causerie entre nous deux. Nous en sommes les plus graves
personnages. Quant aux autres, tu les expliqueras à ta fantaisie. Tu
iras, au moyen de ce livre, jusqu'au fond de mon âme et jusqu'au fond
de la tienne. Aussi je ne compte pas ces lignes pour une lettre. Tu es
avec moi et dans ma pensée à toute heure. Tu verras bien, en me
lisant, que je ne mens pas.

Adieu, ami; écris-moi, parle-moi de toi beaucoup, de ta famille, des
soins austères de ta grande, belle et triste vie. Je te verrai dans un
ou deux mois. Adieu; crois que, pour la vie, je suis à toi.

Ton ami

GEORGE SAND.

  [1] _Lélia_



CIV

A M. ADOLPHE GUÉROULT. A PARIS

                                Paris, 3 juin 1833.

Monsieur,

Vous avez été si bon et si obligeant pour moi, que, malgré le long
temps qui s'est écoulé sans m'apporter aucune nouvelle et aucune
visite de vous, je ne crains pas de réclamer votre bienveillance. Je
viens de faire un livre intitulé _Lélia_, qui a besoin de votre appui.
Si vous voulez bien venir me voir, nous en causerons et je vous
demanderai de vive voix la continuation de vos bons offices.

Voulez-vous venir dîner avec moi demain? Il faut que je vous dise, sur
ce livre assez embrouillé et sur quelques difficultés du succès, plus
d'une parole, et je ne suis libre que vers cinq heures. Puis-je
compter sur vous?

Tout à vous, monsieur.



CV

A MADAME ***

                                Paris, juillet 1833

Madame,

Vous m'embarrassez avec vos questions. Je tiens singulièrement à votre
estime; pourtant je ne puis me décider à mentir pour la conserver.
J'ai beaucoup d'égoïsme et de nonchalance, vous me forcez à vous
l'avouer. Je ne sais ce que les influences étrangères font à mon
indifférence en matière de saint-simonisme; je crois qu'elles n'y
entrent pour rien. Je crois même n'avoir jamais songé à soulever une
question pour ou contre la société dans _Indiana_ ou dans _Valentine_.
Pardonnez-le-moi, ou anathématisez-moi. Je suis forcée de le dire: la
société est la moindre des choses que je hais et méprise. L'homme
livré à son instinct ne me paraît pas moins laid, ridicule et sale que
l'homme dressé à marcher sur les pieds de derrière. Que puis-je faire
à cela? Et puis, outre cette misanthropie qui va toujours croissant à
mesure que je vieillis, je suis excessivement femme pour l'ignorance,
l'inconséquence des idées, le défaut absolu de logique. Vous l'avez
fort bien dit, je manque de précision et de suite; ce n'est pas de la
supériorité croyez-le bien. C'est l'infirmité d'une nature pauvre et
boiteuse. Je n'ai rien étudié, je ne sais rien, pas même ma langue.
J'ai si peu d'exactitude dans le cerveau, que je n'ai jamais pu faire
la plus simple règle d'arithmétique. Voyez si avec cela je puis être
utile à quelqu'un et trouver quelque idée salutaire et juste. Vous
êtes très au-dessus de moi sous tous les rapports, et notamment pour
l'activité, la raison, l'intelligence et le savoir. Je n'ai que des
sensations, point de volonté. Pour quoi, pour qui en aurais-je? Au
delà de deux ou trois personnes, l'univers n'existe pas pour moi. Vous
voyez que je ne suis bonne à rien; mais vous êtes bonne à tout, et,
par votre talent et par votre caractère, vous n'avez pas besoin de mon
aide. Gardez-moi seulement votre bienveillance, votre pitié pour ma
nullité sociale, et votre amitié pour m'en consoler. Ne pouvez-vous
aimer que les âmes grandes et fortes? La mienne ne l'est pas; mais
j'admire ce qui est autrement que moi. Le fait des natures puissantes
est de plaindre et de consoler ce qui est au-dessous. Faites du bien
aux femmes en général par votre zèle et votre chaleur de coeur,
faites-en à moi en particulier par votre douceur et votre tolérance.

Adieu, madame; reviendrez-vous bientôt? Je suis tout à vous.

G.S.



CVI

A M. CHARLES DUVERNET, A LA CHATRE

                                Paris, 5 juillet 1833.

Vous avez raison, mon ami, de compter sur mon amitié inaltérable.
J'apprends avec joie la bonne nouvelle, et je partage tout votre
bonheur de mari, tout votre orgueil de père. Faites mon compliment à
l'accouchée et embrassez-la de ma part, ainsi que _cette vieille
grand'mère_ de madame Duvernet, bien vexée, n'est-ce pas, de porter un
pareil titre?

Enfin vous êtes donc tous bien heureux, mes amis! Je regrette de
n'être pas au milieu de vous, comme j'y étais le jour de vos noces,
pour voir toutes vos figures épanouies, pour serrer toutes vos mains
affectueuses. Quand vous me disiez jadis que vous aviez horreur des
_moutards_, je savais bien que vous trouveriez les vôtres beaux et
bons. Les miens, je vous le disais, et je vous le dis encore, me
donnent les seules joies réelles de ma vie. Vous ne me dites pas
comment s'appelle ce bienvenu. C'est une chose intéressante qu'un nom
de baptême, à laquelle j'attache autant d'idées que le père de
Tristram Shandy. Il ne se nomme, j'espère ni Artaxercès, ni
Épaminondas, ni Polyphème, ni Polyperchon?

Le mien est au collège et se comporte de manière à mériter dans son
régiment _l'estime de ses_ CHÈFRES _et l'amitié de ses camarades_. Ma
fille est de la taille du plus jeune éléphant de la ménagerie royale.
Elle a horreur des gens de lettres, elle les traite de polissons et de
mâtins. En tout, elle annonce les plus brillantes dispositions. Moi,
j'ai été longtemps et beaucoup malade. Je vais très bien depuis que
j'ai consulté un habile médecin, lequel m'a dit _de me distraire et
d'éviter les contrariétés_; ce qui m'a paru très profond, très neuf,
et très aisé à faire surtout.

Je fais toujours des livres et suis assez bien dans mes affaires
maintenant. J'irai au pays avec mon fils à l'époque des vacances. Vous
me présenterez l'héritier présomptif et je vous embrasserai tous de
bien bon coeur. Adieu, mon ami.

Tout à vous.

AURORE.



CVII

A M. FRANÇOIS ROLLINAT, A CHATEAUROUX

                                21 novembre 1833.

La présente est pour te dire, mon brave ami, que je vais bientôt te
voir. Mademoiselle Decerf épouse mon Gaulois, qui est Alphonse Fleury,
et j'irai à leur noce.

Je te verrai en passant et en repassant. Tu trouveras peut-être
quelque jour dans la quinzaine pour t'échapper et venir faire du
Werther avec moi: parler de rasoirs anglais de damnation éternelle et
autres facéties, sous la grande voûte étoilée qu'on voit si bien chez
nous. Ne crains pas de me voir rire de tes ennuis et de tes chagrins:
je ne suis pas dangereuse en ce genre; le lendemain du jour où je
t'aurais persiflé, tu aurais ta revanche. Mes jours ne ressemblent
guère les uns aux autres, et c'est pour moi que fut inventé le
proverbe: «Tel qui rit vendredi, etc.»

Pour le moment, je suis dans les mêmes sentiments qu'à ma dernière
lettre. Je serai heureuse de revoir mon pays et mes amis. Ce sont de
vieux liens qu'on ne rompt pas. Si mon retour peut adoucir un peu ton
spleen, accueille-le donc avec toute ta bonne affection pour moi.

Charles[1] m'a écrit une lettre fort revêche. Il a eu tort. Je le lui
pardonne de tout mon coeur. Il a pris trop à coeur l'affaire de son
piano. Aussi il a été bien négligent de le laisser enfermé dans sa
chambre, ne servant à rien et m'exposant aux méfiances et aux
tracasseries du facteur, qui déjà menaçait de me faire payer. Cela ne
m'aurait pas été facile, vu l'état de mes finances, pas brillant tous
les jours.

Comment! tu n'es pas amoureux? Eh bien, mon cher, tu as peut-être
parfaitement raison. Toute chose excellente a son mauvais côté; toute
chose détestable a son avantage, et nous sommes, tous, fous et bêtes.
Tâchons d'être le moins méchants possible, avec ou sans amour; soyons
fidèles à l'amitié.

Ton ami

GEORGE.

  [1] Charles Rollinat, musicien, frère cadet de François.



CVIII

A MADAME MADRICE DUPIN, A PARIS

                                Paris, jeudi, décembre 1833.

Ma chère maman,

Je vous envoie le lit de Maurice et sa petite boîte de crayons, pour
qu'il fasse des bonshommes et se tienne tranquille auprès de vous.

Vous seriez bien bonne et bien gentille de tâcher de le faire coucher
chez vous pour Noël. Madame Dudevant, qui s'en est chargée, le rendra
bien malheureux, je crains, à force de sermons et de niaiseries. En
l'envoyant chercher chez elle dans la journée, vous pourriez le
garder, en lui écrivant une petite lettre. Au reste, Boucoiran se
concertera à cet égard avec vous et vous épargnera les courses et les
ennuis.

Adieu, ma chère maman; je vous remercie mille fois de vos bontés pour
moi et mes enfants. Je suis tranquille sur le compte de Maurice,
puisque vous vous chargez de lui. Je pars bien portante ce soir. Je
vous écrirai sitôt mon arrivée quelque part. Je vous embrasse de toute
mon âme.

AURORE.



CIX

  A M. MAURICE DUDEVANT,
  AU COLLÈGE HENRI IV, A PARIS

                                Marseille, 18 décembre 1833.

Mon cher petit,

Je suis à Marseille, après avoir toujours voyagé, soit en voiture,
soit en bateau, depuis le jour où je t'ai quitté. J'ai descendu le
Rhône sur le bateau à vapeur et je vais m'embarquer sur la mer pour
aller en Italie. Je n'y resterai pas longtemps; ne te chagrine pas. Ma
santé me force à passer quelque temps dans un pays chaud. Je
retournerai près de toi, le plus tôt possible. Tu sais bien que je
n'aime pas à vivre loin de mes petits miochons, bien gentils tous
deux, et que j'aime plus que tout au monde. Je voudrais bien vous
avoir avec moi et vous mener partout où je vais. Mais ta soeur n'est
pas assez grande, et, toi, il faut que tu fasses ton éducation.

Tu le sais, mon cher enfant, c'est indispensable et tu es bien décidé
à t'y livrer de tout ton coeur: J'ai été bien heureuse, quand M.
Gaillard[1] m'a dit que tu étais un brave garçon, que tu faisais ton
possible pour contenter tes maîtres, et qu'il avait bonne opinion de
toi. C'est ainsi, j'espère, qu'on me parlera toujours de toi. Tu ne
m'as jamais causé de chagrin sous ce rapport et tu feras le bonheur de
ma vie, si tu le veux.

J'ai été ce matin me promener au bord de la mer. J'ai mangé des
coquillages tout vivants et dont les coquilles étaient très jolies.
J'ai pensé à toi qui les aimes tant, et je n'ai pas voulu en chercher
dans le sable, parce que tu n'étais pas là pour m'aider et que je ne
me serais pas amusée. Quand tu seras en âge de quitter le collège et
d'interrompre tes études, nous voyagerons ensemble. Tu te souviens que
nous avons déjà voyagé tous deux et que nous nous amusions comme deux
bons camarades. Nous n'avons peur de rien, ni l'un ni l'autre; nous
mangeons comme deux vrais loups, et tu dors sur mes genoux comme une
grosse marmotte.

En attendant que nous recommencions, dépêche-toi d'apprendre ce qu'il
faut que tout le monde sache. Amuse-toi bien. Quand tu sortiras, sois
aimable avec ma mère et avec madame Dudevant. Remercie bien Boucoiran,
si bon et si obligeant pour toi, et écris-moi à toutes tes sorties.
Raconte-moi ce que tu auras fait, chez qui tu couches, etc. Dis-moi
aussi si tu as de bonnes notes et des _heures_. Pense à moi souvent et
travaille, joue, saute, porte-toi bien, décrasse ta frimousse, lave
tes pattes, ne sois pas trop gourmand et aime bien ta vieille mère,
qui t'embrasse cent mille fois.

  [1] Proviseur du collège Henri IV



CX

A M. JULES BOUCOIRAN, A PARIS

                                Marseille, 20 décembre 1833

Mon cher enfant,

Je suis arrivée ici sans trop de fatigue et j'en repars après-demain.
Je vais à Pise ou à Naples, je ne sais lequel. Écrivez-moi à Livourne,
poste restante. Donnez-moi des nouvelles de mon gamin. Soyez bon pour
lui, comme vous l'êtes toujours, et protégez-le contre les petits
ennuis dont je vous ai parlé.

Avez-vous réussi à dîner le jour de mon départ? Je vous ai fait faire
une journée de corvée. Sans vous, je ne serais pas venue à bout de
partir. Avez-vous eu la bonté de ranger tout chez moi, de mettre
dehors mes chambrières, de fermer portes et fenêtres, etc., etc.? Ayez
soin de retirer les clefs de tous les meubles et de les mettre en
paquet dans le secrétaire, dont vous prendrez la clef chez vous. Je
vous remets aussi la surintendance, des rats et souris, avec
autorisation d'en manger à discrétion et de boire tout le vin de ma
cave.

A propos de cela, il faudra encore que vous ayez l'obligeance de
descendre à la susdite cave et de surveiller la conduite de mes
bouteilles de vin, pour empêcher la sympathie de ces demoiselles pour
le gosier des laquais et portiers de la maison.

Faites une note de toutes vos petites dépenses pour moi, spectacles et
sapins pour Maurice, ports de lettres, etc., etc.

Votre pays est très beau le long du Rhône. Cette navigation est
magnifique. Du reste; vos villes de Lyon, Avignon et Marseille sont
stupides. Je ne voudrais pas les habiter en peinture, et je remercie
le ciel de pouvoir m'en sauver bientôt. Marseille est absolument tel
que vous me l'avez dépeint. Il faut faire une lieue pour voir la mer
et le port ressemble assez à la mare aux canards à Nohant.

Il y fait déjà un temps charmant et des matinées qui valent nos
journées d'avril.

Adieu, mon cher ami. Je vous recommande bien de me donner des
nouvelles de mon mioche et de me remplacer auprès de lui. Je ne sais
vraiment pas comment s'arrangerait ma vie si je n'avais pas votre
bonne amitié et votre éternelle complaisance pour m'aider et me
tranquilliser Adieu; je vous embrasse.

Tout à vous,

AURORE D.



CXI

A M HIPPOLYTE CHATIRON, A PARIS

                                Venise, 16 mars 1834.

Mon ami,

Je te remercie de ta lettre. Ton souvenir, malgré tout, me fait
toujours plaisir. J'ai tardé à te répondre, parce que je viens de
faire une maladie assez grave. Je suis bien à présent, et, au moment
de quitter l'Italie, je commence à m'y acclimater. J'y reviendrai;
car, après avoir goûté de ce pays-là, on se croit chassé du paradis
quand on retourne en France. Voilà l'effet que cela me fera.

Je n'ai pas été charmée de la Toscane; mais Venise est la plus belle
chose qu'il y ait au monde. Toute cette architecture mauresque en
marbre blanc au milieu de l'eau limpide et sous un ciel magnifique; ce
peuple si gai, si insouciant, si chantant, si spirituel; ces gondoles,
ces églises, ces galeries de tableaux; toutes les femmes jolies ou
élégantes; la mer qui se brise à vos oreilles; des clairs de lune
comme il n'y en a nulle part; des choeurs de gondoliers quelquefois
très justes; des sérénades sous toutes les fenêtres; des cafés pleins
de Turcs et d'Arméniens; de beaux et vastes théâtres où chantent la
Pasta et Donzelli, des palais magnifiques; un théâtre de polichinelle
qui enfonce à dix pieds sous terre celui de Gustave Malus; des huîtres
délicieuses, qu'on pêche sur les marches de toutes les maisons; du vin
de Chypre à vingt-cinq sous la bouteille; des poulets excellents à dix
sous; des fleurs en plein hiver, et, au mois de février, la chaleur de
notre mois de mai: que veux-tu de mieux?

Je ne me suis pas doutée des autres plaisirs de l'hiver. Je n'aime pas
le monde, comme tu sais. Je me suis bornée à deux ou trois personnes
excellentes, et j'ai vu le carnaval de ma fenêtre.

Il m'a semblé fort au-dessous de sa réputation. Il aurait fallu le
voir dans les bals masqués, aux théâtres; mais je me suis trouvée
malade à cette époque-là et je n'ai pu y aller. Je le regrette peu; ce
que je cherchais ici, je l'ai trouvé: un beau climat, des objets d'art
à profusion, une vie libre et calme, du temps pour travailler et des
amis. Pourquoi faut-il que je ne puisse bâtir mon nid sur cette
branche? Mes poussins ne sont pas ici et je ne puis m'y plaire qu'en
passant. J'attends le mois d'avril pour retraverser les Alpes, et je
m'en irai par Genève. Je compte donc être à Paris dans le courant du
mois prochain.

Quand j'aurai embrassé Maurice, j'irai passer l'été en Berri. Engage
Casimir à garder Solange et à ne pas la mettre en pension avant mon
retour; cela m'empêcherait d'aller à Nohant, et contrarierait beaucoup
mes projets de repos et d'économie.

Tu ne me parais pas si charmé de la Châtre que moi de Venise: tu me
fais une peinture bouffonne de ses habitants. Vraiment la société est
une sotte chose. L'amour du travail sauve le tout. Je bénis ma
grand-mère, qui m'a forcée d'en prendre l'habitude. Cette habitude est
devenue une faculté, et cette faculté un besoin. J'en suis arrivée à
travailler, sans être malade, treize heures de suite, mais, en
moyenne, sept ou huit heures par jour, bonne ou mauvaise soit la
besogne. Le travail me rapporte beaucoup d'argent et me prend beaucoup
de temps, que j'emploierais, si je n'avais rien à faire, à avoir le
spleen, auquel me porte mon tempérament bilieux. Si, comme toi, je
n'avais pas envie d'écrire, je voudrais du moins lire beaucoup. Je
regrette même que mes affaires d'argent me forcent de faire toujours
sortir quelque chose de mon cerveau sans me donner le temps d'y faire
rien entrer. J'aspire à avoir une année tout entière de solitude et de
liberté complète, afin de m'entasser dans la tête tous les
chefs-d'oeuvre étrangers que je connais peu ou point. Je m'en promets
un grand plaisir et j'envie ceux qui peuvent s'en donner à discrétion.
Mais, moi, quand j'ai barbouillé du papier à la tâche, je n'ai plus de
facultés que pour aller prendre du café et fumer des cigarettes sur la
place Saint-Marc, en écorchant l'italien avec mes amis de Venise.
C'est encore très agréable, non pas mon italien, mais le tabac, les
amis et la place Saint-Marc. Je voudrais t'y transporter d'un coup de
baguette et jouir de ton étonnement.

Nous savons si peu ce qu'est l'architecture, et notre pauvre Paris est
si laid, si sale, si raté, si mesquin, sous ce rapport! Il n'y a
pourtant que lui au monde, pour le luxe et le bien-être matériel.
L'industrie y triomphe de tout et supplée à tout; mais, quand on n'est
pas riche, on y subit toute sorte de privations. Ici, avec cent écus
par mois, je vis mieux qu'à Paris avec trois cents. Pourquoi diable,
toi et ta femme, qui êtes indépendants, qui n'avez ni place, ni
famille ni amour du monde, ni relations obligatoires en France, ne
venez-vous pas vous établir ici? Vous y feriez des économies en y
vivant très bien; vous y élèveriez votre fille aussi bien que partout
ailleurs. Vous y auriez mille commodités que vous ne pouvez avoir à
Paris: un logement cent fois plus joli et plus vaste, une gondole avec
un gondolier qui serait en même temps votre domestique; le tout pour
soixante francs par mois; ce qui représente à Paris une voiture, une
paire de chevaux, un cocher et un valet de chambre, c'est-à-dire douze
à quinze mille francs par an. Le bois et le vin à très bas prix; les
habits, les marchandises de toute sorte; les denrées de tout pays à
moitié prix de Paris. Je paye ici une paire de souliers en maroquin
quatre francs. Hier, nous avons été au café, nous étions trois; nous y
avons pris chacun trois glaces, une tasse de café et un verre de
punch, plus des gâteaux à discrétion pour compléter les jouissances de
deux grandes heures de bavardage. Cela nous a coûté, en tout, quatre
livres autrichiennes la livre autrichienne vaut un peu moins de
dix-huit sous de France.

Si vous voulez y venir, comme j'y retournerai passer l'hiver prochain,
je vous y piloterai. Le voyage vous coûtera mille francs, pour vous
deux; mais vous y vivrez pour mille écus par an. C'est probablement
moins que vous ne dépensez à Paris dans une année, et, par-dessus le
marché, vous connaîtriez Venise, la plus belle ville de l'univers. Si
je n'avais pas mon fils cloué au collège Henri IV, certainement je
prendrais ma fille avec moi et je viendrais me planter ici pour
plusieurs années. J'y travaillerais comme j'ai coutume de faire et je
retournerais en France, quand j'en aurais assez, avec un certain magot
d'argent.

Mais je ne veux pas renoncer à voir mon fils chaque année, et tout ce
que je gagne sera toujours mangé en voyages ou à Paris.

Adieu, mon vieux; parle-moi de Maurice et de ta fille. Font-ils de
bonnes parties ensemble, les jours de congé?

J'embrasse Émilie, Léontine et toi, de tout mon coeur. Il y a
longtemps que je n'ai eu de nouvelles de ma mère; donne-lui des
miennes et prie-la de m'écrire.



CXII

A M. JULES BOUCOIRAN, A PARIS

                                Venise, 6 avril 1834.

Mon cher enfant,

J'ai reçu vos deux effets sur M. Papadopoli[1], et je vous remercie.
Maintenant je suis sûre de ne pas mourir de faim et de ne pas demander
l'aumône en pays étranger; ce qui, pour moi, serait pire. Je
m'arrangerai avec Buloz, et il pourra suffire à mes besoins sans se
faire trop tirailler; car je travaillerai beaucoup.

Alfred est parti pour Paris, et je vais rester ici quelque temps.

Il était encore bien délicat pour entreprendre ce long voyage. Je ne
suis pas sans inquiétude sur la manière dont il le supportera; mais il
lui était plus nuisible de rester que de partir, et chaque jour
consacré à attendre le retour de sa santé la retardait au lieu de
l'accélérer. Il est parti enfin, sous la garde d'un domestique très
soigneux et très dévoué. Le médecin[2] m'a répondu de la poitrine, en
tant qu'il la ménagerait; mais je ne suis pas bien tranquille.

Nous nous sommes quittés peut-être pour quelques mois, peut-être pour
toujours. Dieu sait maintenant ce que deviendront ma tête et mon
coeur. Je me sens de la force pour vivre, pour travailler, pour
souffrir.

Le manuscrit de _Lélia_ est dans une des petites armoires de Boule. Je
l'ai, en effet, promis à Planche; pour peu qu'il tienne à ce
griffonnage, donnez-le-lui, il est bien à son service. Je suis
profondément affligée d'apprendre qu'il a mal aux yeux. Je voudrais
pouvoir le soigner et le soulager. Remplacez-moi; ayez soin de lui.
Dites-lui que mon amitié pour lui n'a pas changé, s'il vous questionne
sur mes sentiments à son égard. Dites-lui sincèrement que plusieurs
propos m'étaient revenus après l'affaire de son duel avec M. de
Feuillide; lesquels propos m'avaient fait penser qu'il ne parlait pas
de moi avec toute la prudence possible.

Ensuite, il avait imprimé dans la _Revue_ des pages qui m'avaient
donné de l'humeur. Lui et moi sommes des esprits trop graves et des
amis trop vrais, pour nous livrer aux interprétations ridicules du
public. Pour rien au monde je n'aurais voulu qu'un homme que j'estime
infiniment devînt la risée d'une populace d'artistes haineux qu'il a
souvent tancée durement; laquelle, pour ce fait, cherche toutes les
occasions de le faire souffrir et de le rabaisser. Il me semblait que
le rôle d'amant disgracié, que ces messieurs voulaient lui donner, ne
convenait pas à son caractère et à la loyauté de nos relations.
J'avais cherché de tout mon pouvoir à le préserver de ce rôle
mortifiant et ridicule, en déclarant hautement qu'il ne s'était jamais
donné la peine de me faire la cour. Notre affection était toute
paisible et fraternelle. Les méchants commentaires me forçaient à ne
plus le voir pendant quelques mois; mais rien ne pouvait ébranler
notre mutuel dévouement. Au lieu de me seconder, Planche s'est
compromis et m'a compromise moi-même: d'abord par un duel qu'il
n'avait pas de raisons personnelles pour provoquer; ensuite par des
plaintes et des reproches, très doux il est vrai, mais hors de place
et, qui pis est, tirés à dix mille exemplaires.

De si loin et après tant de choses, les petits accidents de la vie
disparaissent, comme les détails du paysage s'effacent à l'oeil de
celui qui les contemple du haut de la montagne. Les grandes masses
restent seules distinctes au milieu du vague de l'éloignement. Aussi
les susceptibilités, les petits reproches, les mille légers griefs de
la vie habituelle, s'évanouissent maintenant de ma mémoire; il ne me
reste que le souvenir des choses sérieuses et vraies. L'amitié de
Planche, le souvenir de son dévouement, de sa bonté inépuisable pour
moi, resteront dans ma vie et dans mon coeur comme des sentiments
inaltérables.

Après avoir quitté Alfred, que j'ai conduit jusqu'à Vicence, j'ai fait
une petite excursion dans les Alpes en suivant la Brenta. J'ai fait à
pied jusqu'à huit lieues par jour, et j'ai reconnu que ce genre de
fatigue m'était fort bon, physiquement et moralement.

Dites à Buloz que je lui écrirai des lettres, pour la _Revue_, sur mes
voyages pédestres.

Je suis rentrée à Venise avec sept centimes dans ma poche! Sans cela,
j'aurais été jusque dans le Tyrol; mais le besoin de hardes et
d'argent m'a forcée de revenir. Dans quelques jours, je repartirai et
je reprendrai la traversée des Alpes par les gorges de la Piave. Je
puis aller loin ainsi, en dépensant cinq francs par jour et en faisant
huit ou dix lieues, soit à pied, soit à âne. J'ai le projet d'établir
mon quartier général à Venise, mais de courir le pays seule et en
liberté. Je commence à me familiariser avec le dialecte.

Quand j'aurai vu cette province, j'irai à Constantinople, j'y passerai
un mois, et je serai à Nohant pour les vacances. De là, j'irai faire
un tour à Paris et je reviendrai à Venise.

Je suis fort affligée du silence de Maurice et fort contente
d'apprendre au moins qu'il se porte bien. Son père me dit qu'il
travaille et qu'on est content de lui. Pour vous, je vous ai prié au
moins dix fois de voir ses notes et de m'en rendre compte. Il faut que
j'y renonce; car vous ne m'en avez jamais dit un mot, gredin d'enfant!
Je suis enchantée que mon mari garde Solange à Nohant. De cette
manière, il me plaît fort de conserver Julie, puisque je n'ai pas à la
nourrir. Sans cet arrangement, j'eusse fait mon possible pour
retourner à Paris, malgré le peu d'argent que j'aurais eu pour un si
long voyage. Je puis donc, sans aucun préjudice pour l'un ou l'autre
de mes deux enfants, rester dehors jusqu'aux vacances.

Ne me parlez jamais, je vous prie, des articles qui se publient pour
ou contre moi dans les journaux. J'ai au moins ici le bonheur d'être
tout à fait étrangère à la littérature et de la traiter absolument
comme un gagne-pain.

Adieu, mon ami; je vous embrasse de tout mon coeur. Écrivez-moi sur
mon fils, envoyez-moi une lettre de lui. A tout prix, je la veux.
Avez-vous de bonnes nouvelles de votre mère? Vous ne me parlez jamais
de vous. Avez-vous des élèves? Faites-vous bien vos affaires?
N'êtes-vous pas amoureux de quelque femme, de quelque science ou de
quelque grue[3]? Pensez-vous un peu à votre vieille amie, qui vous
aime toujours _paternellement_?

G.S.

  [1] Banquier à Venise.

  [2] Le docteur Pagello.

  [3] Allusion à une grue apprivoisée par Boucoiran, à Nohant.



CXIII

A M. GUSTAVE PAPET, A PARIS

                                Venise, mai 1834.

Fais-moi le plaisir de voir le proviseur ou le censeur, et de demander
à voir les notes de Maurice. Je l'ai demandé quarante fois à
Boucoiran. Pas de réponse. Il y a des instants où ce silence m'effraye
tellement, que je m'imagine que mon fils est mort et qu'on n'ose pas
me le dire.

Peut-être le printemps t'aura-t-il attiré en Berri. En ce cas, renvoie
la lettre à Maurice, directement au collège. Tu me rendras le service
de le voir et de l'observer, quand tu retourneras à Paris. En
attendant tu verras ma fille à Nohant. Tu me parleras beaucoup d'elle,
de toi et du pays.

Conçois-tu que ni Laure ni Alphonse[1] ne m'écrivent! M'ont-ils
oubliée aussi, ceux-là? Il me semble que je suis morte et que je
frappe en vain à la porte des vivants.--Il est vrai que je leur avais
annoncé mon prochain retour, et que me voilà encore à Venise pour
quelque temps. Donne-moi au moins de leurs nouvelles.

Adieu, mon ami; tu vois que, si je repousse les épanchements de
l'amitié dans certains cas, je reviens lui demander secours dans les
affections plus profondes et plus réelles de la vie. Donne-moi aussi
moyen de te faire du bien.

Je t'embrasse de tout mon coeur. Rappelle-moi l'amitié de ton père.

Tout à toi.

GEORGE S.

  [1] M. et madame Fleury



CXIV

A M. HIPPOLYTE CHATIRON, A PARIS

                                Venise, 1er juin 1834.

Mon ami,

A présent que je suis revenue de Constantinople, je te dirai que c'est
un bien beau pays, mais que je n'y suis pas allée. Il fait trop chaud
et je n'ai pas assez d'argent pour cela. Si j'en avais, j'irais à
Paris tout de suite et non ailleurs. Si tu entends dire que je suis
noyée dans l'Archipel, sache donc bien qu'il n'en est rien et que
c'est une nouvelle littéraire, rien de plus.

Je suis à Venise, travaillant comme un cheval, afin de payer mon
voyage d'Italie, que je dois encore à mon éditeur, mais dont je
m'acquitte peu à peu. Je comptais être débarrassée de cette corvée il
y a deux mois. Des circonstances imprévues, un voyage dans le Tyrol,
quelques chagrins, m'ont retardée dans mon travail, et dans mes
profits par conséquent.

Néanmoins mon courage n'est pas mort; mais, pour le moment, je souffre
beaucoup d'être loin de mes enfants depuis si longtemps. J'ai été dans
une grande inquiétude par le silence de Boucoiran, lequel silence dure
encore, je ne sais pourquoi. J'ai reçu enfin une lettre de Gustave
Papet, qui en contenait une de Maurice, et une de Laure Decerf, qui me
donne d'excellentes nouvelles de Solange.

Je suis donc en paix sur mes pauvres mioches; mais je n'en suis pas
moins affamée de les revoir, et je serai, au plus tard, à Paris pour
la distribution des prix. Les notes de Maurice sont excellentes. Il
m'écrit la lettre la meilleure et la plus laconique du monde. «Tu me
demandes si j'oublie ma vieille mère, non. Je pense tous les jours à
toi. Tu me dis de t'écrire, espère que je t'écrirai. Tu me demandes si
je suis corrigé de mes caprices d'enfant, oui.»

Voilà son style! on dirait un bulletin de la grande armée, et avec
cela pas une faute d'orthographe; je suis bien contente de lui.

Comment va Léontine? Elle doit être bien grande, au train dont elle y
allait quand je suis partie.

Es-tu toujours à Corbeil? D'après ce que tu me dis, tu es dans un bon
air et dans une belle situation. Si tu as envie d'aller à Nohant au
mois d'août, nous irons ensemble avec Léontine et Émilie, si sa santé
le permet et si le _coeur lui en dit_.

Tu me parais un peu dégoûté du pays; mais il y aura une manière de ne
pas trop s'apercevoir de ses désagréments. Ce sera de rester à fumer
sur le perron, de bavarder à tort et à travers entre nous, et de
dormir en chien sur le grand canapé du salon. Venise, avec ses
escaliers de marbre blanc et les merveilles de son climat, ne me fait
oublier aucune des choses qui m'ont été chères. Sois sûr que rien ne
meurt en moi. J'ai une vie agitée. Mon destin me pousse d'un côté et
de l'autre, mais mon coeur ne répudie pas le passé. Il souffre et se
calme selon le temps qu'il fait. Les vieux souvenirs ont une puissance
que nul ne peut méconnaître, et moi moins qu'un autre. Il m'est doux,
au contraire, de les ressaisir, et nous nous retrouverons bientôt
ensemble, dans notre vieux nid de Nohant, où je n'ai pas pu vivre,
mais où je pourrai, peut-être plus tard, mourir en paix.

Dire que l'on aura une vie uniforme, sans nuages et sans reproches,
c'est promettre un été sans pluie; mais, quand le coeur est bon, l'on
se retrouve et l'on se souvient de s'être aimés. Il m'a semblé
plusieurs fois que j'avais à me plaindre beaucoup de toi. J'ai pris
définitivement le parti de ne plus m'en fâcher. Je savais bien que
j'en reviendrais et que je ne pourrais pas rester en colère contre
toi, que tu eusses tort ou non. Et ainsi de tout dans ma vie. Je
réponds aux bons procédés, j'oublie les mauvais; je me console des
maux et je sais jouir des biens qui m'arrivent. J'ai la philosophie du
soldat en campagne.

Nous sommes bien frères sous ce rapport; mais, toi, tu agis ainsi, par
indifférence; tu te consoles sans avoir souffert. Tant mieux, ton
organisation est la meilleure.

Adieu, mon vieux; écris-moi donc, cela me fera beaucoup de bien. Je ne
te dis rien de ma manière de vivre à Venise. Tu pourras lire beaucoup
de détails sur ce pays, dans la _Revue des Deux Mondes_, numéros du 15
mai dernier et du 15 juin prochain, si toutefois cela t'intéresse.

Je voudrais avoir ici mes enfants et pouvoir y vivre longtemps; c'est
un beau pays. Embrasse Émilie pour moi, et, si tu vois mon fils,
parle-moi de lui beaucoup. Je t'embrasse de tout mon coeur.

Ecris-moi:

_Alla Spezieria Ancillo.
         Campo San-Luca.
                   Venise_.



CXV

A M. JULES BOUCOIRAN. PARIS

                                Venise, 4 juin 1834.

Mon cher enfant,

Je suis rassurée sur le compte de Maurice. Je viens de recevoir une
lettre de lui et une de Papet; mais je commence à être sérieusement
inquiète de vous, ou très affligée de votre oubli. Buloz me mande
qu'il vous a remis, le 15 mai, cinq cents francs pour moi. Je vous
avais écrit de me faire parvenir mon argent bien vite, parce que je
n'avais plus rien. Nous sommes au 2 juin, et je n'ai rien reçu.

Je suis aux derniers expédients pour vivre, car j'ai horreur des
dettes. Maurice m'écrit qu'il vous a envoyé une lettre pour moi il y a
plusieurs jours. Rien! Qu'est-ce que cela veut dire? Votre lettre
s'est-elle perdue à la poste comme beaucoup d'autres? Au moins si
Papadopoli avait reçu la lettre d'avis du banquier de Paris! mais il
n'a rien reçu; l'argent n'est donc pas parti. Êtes-vous tombé
subitement assez malade pour être hors d'état de faire cette
commission?

Depuis deux mois, vous m'avez montré une indifférence excessive, et,
malgré toutes mes lettres où je vous suppliais de me donner des
nouvelles de mon fils, vous m'avez laissée dans la plus mortelle
inquiétude. Je pense que vous êtes devenu amoureux et je vous connais
à cet égard: quand vous êtes dans votre état ordinaire, vous êtes le
plus exact des hommes; quand vous vous éprenez de quelqu'une, vous
oubliez tout et vous partez pour le monde insaisissable. Cela est
momentané, j'espère. L'amour passe, et l'amitié se retrouve toujours,
après avoir dormi plus ou moins longtemps. A Nohant, vous aviez cette
fièvre d'oubli, et j'ai été bien souvent effrayée de votre silence et
désespérée de n'entendre pas parler de mon fils, pendant des mois
entiers.

Mais tout cela n'explique pas que vous me laissiez dans une misère
absolue en pays étranger. Je vis, depuis deux mois, des cinq cents
francs que vous m'aviez envoyés. Courez donc, je vous en supplie, chez
le banquier, et faites-moi expédier l'argent que vous avez, pour moi,
entre les mains.

Vous avez dû toucher trois mois chez Salmon (mars, avril, mai); ce qui
fait neuf cents francs; plus cinq cents de Buloz; quatorze cents.--Mon
loyer payé et mes petites dettes envers vous, que je vous prie de
prélever avant tout, il doit vous rester mille francs. Pendant ce
temps-là, je dîne avec la plus stricte économie et je couche sur un
matelas par terre, faute de lit. Si ce retard est causé par votre
négligence, vous devez en avoir quelque remords; s'il est causé par un
accident, tirez-moi bien vite d'anxiété. S'il y a quelque autre raison
qui vous justifie, écrivez-la en deux mots, je l'accueillerai avec
joie; si mes affaires vous ennuient, dites-le sincèrement. Je vous
serai reconnaissante du passé et je ne vous demanderai rien jusqu'à ce
que vos préoccupations aient cessé.

Vous aviez de bonnes nouvelles à me donner du travail et de la santé
de mon fils; comment se fait-il que, après deux mois d'attente, je les
reçoive d'un autre? Ah! mon enfant, votre corps ou votre coeur est
malade.

Adieu, mon ami; surtout ne soyez pas malade. Tout le reste ne sera
rien pour moi.

Ne me parlez jamais politique dans vos lettres. D'abord, je m'en
soucie fort peu; ensuite, c'est une raison certaine pour qu'elles ne
me parviennent pas.



CXVI

A MAURICE DUDEVANT. A PARIS

                                Milan, 29 juillet 1834.

Mon gros minet,

Boucoiran m'a écrit que la distribution des prix serait pour le 28
août; toi, tu m'as écrit que ce serait le 18. Je ne sais lequel de
vous deux se trompe.

Dans tous les cas, je serai à Paris avant le 18, si je ne crève pas en
route! vraiment, il y a de quoi par la chaleur qu'il fait ici!
J'espère qu'en approchant de la Suisse, je vais avoir plus frais. Je
voudrais t'avoir avec moi, mon cher petit, pour te montrer toutes les
belles choses que je vois.

Mais nous reviendrons ensemble dans ce beau pays d'ici à quelques
années. Je n'ai pas de plaisir réel sans toi, mon enfant. Dépêche-toi
de grandir, pour que nous ne nous quittions plus.

Je t'embrasse mille fois. Adieu.


Paris est en fête aujourd'hui, et tu es sorti, j'imagine? Tu cours, tu
t'amuses; penses-tu un peu à moi?



CXVII

A M. FRANÇOIS ROLLINAT, A CHATEAUROUX

                                Paris. 15 août 1834.

Mon ami,

J'ai trouvé à Paris ta brave lettre du mois d'avril, hier en arrivant
de Venise, où j'ai passé toute l'année. Je pars dans cinq ou six jours
pour le pays, et j'espère bien te trouver à Châteauroux. Tâche de ne
pas être absent du 24 au 26, et de venir avec moi à Nohant. Il le faut
absolument pour que je sois complètement heureuse.

Je ne sais rien te dire de moi; sinon que j'étais malade de l'absence
de mes enfants, que je suis ivre de revoir Maurice et impatiente de
revoir Solange, que je t'aime comme un frère, et que, sous les belles
étoiles de l'Italie, je n'ai pas passé un soir sans me rappeler nos
promenades et nos entretiens sous le ciel de Nohant.

Je ne t'ai pas écrit; il eût fallu te raconter ma vie entière. C'est
un triste et long pèlerinage que je n'avais pas le courage de
retracer. Je te raconterai tout, sous les arbres de mon jardin ou dans
les traînes d'Urmont. Ne me retire pas ce bonheur-là, mon ami, quelque
affaire que tu aies. Songe que les affaires se retrouvent et que les
jours heureux ne pleuvent pas pour nous.

Adieu, mon ami. J'ai trois cent cinquante lieues dans les jambes, car
j'ai traversé la Suisse à pied; plus, un coup de soleil sur le nez, ce
qui fait que je suis _charmante_. Il est bien heureux pour toi que
nous soyons amis; car je défie bien tout animal appartenant à notre
espèce de ne point reculer d'horreur en me voyant. Ça m'est bien égal,
j'ai le coeur rempli de joie.



CXVIII

A M. JULES BOUCOIRAN, A PARIS

                                Nohant, 31 août 1834.

Mon cher enfant,

Je suis arrivée très lasse et assez malade; je vais mieux. Maurice va
bien. Tous mes amis, Gustave Papet, Alphonse Fleury, Charles Duvernet
et Duteil sont venus, le lendemain, dîner avec mesdames Decerf et
Jules Néraud[1].

J'ai éprouvé un grand plaisir à me retrouver là. C'était un adieu que
je venais dire à mon pays, à tous les souvenirs de ma jeunesse et de
mon enfance; car vous avez dû le comprendre et le deviner: la vie
m'est odieuse, impossible, et je veux en finir absolument avant peu.

Nous en reparlerons.

En attendant, je vous remercie de l'amitié constante, infatigable, que
vous avez pour moi. J'aurais été heureuse si je n'eusse rencontré que
des coeurs comme le vôtre. Dans ce moment, vous comblez de soins et de
services mon ami Pagello.

Je vous en suis reconnaissante. Pagello est un brave et digne homme,
de votre trempe, bon et dévoué comme vous. Je lui dois la vie d'Alfred
et la mienne. Pagello a le projet de rester quelques mois à Paris. Je
vous le confie et je vous le lègue; car, dans l'état de maladie
violente où est mon esprit, je ne sais point ce qui peut m'arriver.

Il est bien possible que je ne retourne point à Paris de sitôt. C'est
pourquoi, craignant de ne jamais revoir ce brave garçon, qui repartira
peut être bientôt pour son pays, je l'invite (avec l'agrément de M.
Dudevant) à venir passer huit ou dix jours ici. Je ne sais s'il
acceptera. Joignez-vous à moi pour qu'il me fasse ce plaisir non en
lui lisant ma lettre, dont la tristesse l'affecterait, mais en lui
disant qu'il me donnera l'occasion de lui témoigner une amitié
malheureusement stérile et prête à descendre au tombeau.

J'aurai à causer longuement avec vous et à vous charger de l'exécution
de volontés sacrées. Ne me sermonnez pas d'avance. Quand nous aurons
parlé ensemble une heure, quand je vous aurai fait connaître l'état de
mon cerveau et de mon coeur, vous direz avec moi qu'il y a paresse et
lâcheté à essayer de vivre, quand je devrais en avoir déjà fini. Le
moment n'est pas venu de nous expliquer à cet égard. Il viendra
bientôt.

Si Pagello se décide à venir, donnez-lui les instructions nécessaires
et faites-le partir vendredi prochain. Si vous pouviez l'accompagner,
cela me ferait beaucoup de bien; c'est pourquoi je ne m'en flatte pas.
Expliquez-lui ce qu'il a à faire à Châteauroux, où l'on arrive à
quatre heures du matin pour en repartir à six, par la voiture de la
Châtre; car, chez Suard[2], on est peu affable pour les voyageurs de
passage.

Adieu. J'ai la fièvre. Solange est charmante. Je ne peux l'embrasser
sans pleurer.

Faites carder mes matelas. Je ne veux pas être mangée aux vers de mon
vivant.

Adieu, mon ami. Votre vieille mère va mal. Faites dire à mon
propriétaire que je garderai l'appartement.

A quoi bon changer pour le peu de temps que je veux passer en ce
monde?

  [1] La Malgache
  [2] Aubergiste à Châteauroux.



CXIX

A M. JULES NÉRAUD. A LA CHATRE

                                Nohant, 10 septembre 1834.

Mon pauvre ami,

Tu avais entrepris de me conseiller de me prouver que la vie est
supportable: ton destin et le mien se chargent de la réponse aux
questions inquiètes que je t'adressais. Voilà ta vie! voilà le bonheur
qu'on obtient à force de privations, de résignation et d'efforts
courageux. Tu n'en es que plus, admirable, mon ami, de te soumettre à
de tels ennuis.

Parle-moi de vertu, d'héroïsme une autre fois; et non de raison ni
d'espoir de guérison. Tu souffres, tu vis, c'est bien. Mais, moi, je
n'ai pas tant de vertu. Tous les espoirs m'abandonnent, tous mes
sujets de consolation tombent dans l'abîme, ou tremblent battus des
vents sur le bord, près d'y tomber à leur tour.

Je ne veux pas t'entretenir de ma tristesse: tu es triste toi-même, et
tes chagrins maintenant m'occupent plus que les miens. C'est donc à
mon tour de te consoler et de t'encourager. Je ne l'aurais pas cru!
Mais pourquoi pas, au reste? J'ai fini pour mon compte, je m'en vais,
je n'ai besoin de rien. Toi, tu restes ici-bas.

Un tendre adieu, l'étreinte affectueuse d'une âme, qui ne se détachera
jamais de toi, et qui priera pour toi dans une autre vie, peuvent
adoucir ton épreuve. Eh bien, mon vieux ami, bénis Dieu qui t'a donné
du courage et ne néglige pas ses dons.

Il t'en coûtera peu, et cette séparation ne changera rien à notre
sort; car, depuis des années, nous vivons presque toujours éloignés et
comme perdus l'un pour l'autre. Voilà deux ans que nous ne nous étions
vus, et, si j'avais à vivre, deux ans encore se passeraient peut-être
sans que je revinsse au pays. Quant à toi, mon ami, je désire, avant
tout, que ton existence soit la moins mauvaise possible. Ne t'attriste
plus de mes douleurs; envoie-moi une larme ou un sourire, sur l'aile
de quelque oiseau voyageur, qui laissera tomber ce don en passant sur
ma tête; soit que je dorme sous le gazon, soit que, enlevant ma fille,
j'aille vivre en ermite à l'île Maurice ou à la Louisiane.

Retourne tranquille à ton ajoupa, à ta brouette, à tes livres, à tes
enfants surtout. Console-toi des ennuis comme tu sais le faire avec
une bouffonne et inoffensive pointe d'ironie contre ta destinée.
Accomplis ta tâche.

Où que je sois, je penserai à toi, et te bénirai de cette amitié qui,
en toi, a survécu aux mécomptes, aux contrariétés, aux obstacles, à
l'absence et à mon apparent oubli.



CXX

A M. FRANÇOIS ROLLINAT, A CHATEAUROUX

                                Nohant, 20 septembre 1834.

Je voulais t'écrire une longue lettre tout de suite après ton départ;
mais je n'ai trouvé aucun argument à te donner en faveur de mes idées.
Il ne s'agit là que d'un sentiment, que d'un instinct d'héroïsme qui
est exceptionnel tout à fait, et dont je n'oserais parler sérieusement
avec plus de trois personnes à ma connaissance.

Je n'ai jamais eu pour toi ni amour moral, ni amour physique; mais,
dès le jour où je t'ai connu, j'ai senti une de ces sympathies rares,
profondes et invincibles que rien ne peut altérer; car plus on
s'approfondit, plus on se connaît identique à l'être qui l'inspire et
la partage. Je ne t'ai pas trouvé supérieur à moi par nature; sans
cela, j'aurais conçu pour toi cet enthousiasme qui conduit à l'amour.
Mais je t'ai senti mon égal, mon semblable, _mio compare_, comme on
dit à Venise.

Tu valais mieux que moi, parce que tu étais plus jeune, parce que tu
avais moins vécu dans la tourmente, parce que Dieu t'avait mis
d'emblée dans une voie plus belle et mieux tracée. Mais tu étais sorti
de sa main avec la même somme de vertus et de défauts, de grandeurs et
de misères que moi.

Je connais bien des hommes qui te sont supérieurs; mais jamais je ne
les aimerai du fond des entrailles comme je t'aime. Jamais il ne
m'arrivera de marcher avec eux toute une nuit sous les étoiles, sans
que mon esprit ou mon coeur ait un instant de dissidence ou
d'antipathie. Et pourtant ces longues promenades et ces longs
entretiens, combien de fois nous les avons prolongés jusqu'au jour,
sans qu'il s'éveillât en moi un élan de l'âme qui n'éveillât le même
élan dans la tienne, sans qu'il vînt à mes lèvres l'aveu d'une misère
pareille.

L'indulgence profonde et l'espèce de complaisance lâche et tendre que
l'on a pour soi-même, nous l'avons l'un pour l'autre. L'espèce
d'engouement qu'on a pour ses propres idées et la confiance
orgueilleuse qu'on a pour sa propre force, nous l'avons l'un pour
l'autre. Il ne nous est pas arrivé _une seule fois_ de discuter quoi
que ce soit, bon ou mauvais. Ce que dit l'un de nous est adopté par
l'autre aussitôt, et cela, non par complaisance, non par dévouement,
mais par sympathie nécessaire.

Je n'ai jamais cru à la possibilité d'une telle adoption réciproque
avant de te connaître, et, quoique j'aie de grands, de nombreux et de
précieux amis, je n'en ai pas trouvé un seul (à moins que ce ne fût un
enfant n'ayant encore rien senti et rien pensé par lui-même) dont il
ne m'ait fallu conquérir l'affection et dont il ne me faille la
conserver encore avec quelque soin, quelque travail et quelque effort
sur moi-même.

Il est heureux que l'humanité soit faite ainsi et que toutes ces
différences s'y trouvent nuancées à l'infini, afin que les hommes
adoucissent leurs aspérités par le frottement mutuel et se fassent des
règles de conduite pour ne pas se briser les uns contre les autres.

Mais, quand deux créatures identiques se rencontrent face à face,
quand, après un jour de tête-à-tête, elles s'aperçoivent avec surprise
et enchantement qu'elles peuvent passer ainsi tous les jours de leur
vie sans jamais se voiler ni se contraindre, et sans jamais se faire
souffrir, quelles actions de grâces ne doivent-elles pas rendre à
Dieu! car il leur a accordé une faveur d'exception; il leur a fait,
dans la personne de l'_ami_, un don inappréciable, que la plupart des
hommes cherchent en vain.



CXXI

A M. CHARLES DUVERNET, A LA CHATRE

                                Paris, 15 octobre 1834.

Mon cher camarade,

Je te trouve injuste et fou de douter de mon amitié. Ce qui répare ta
faute, c'est que tu promets de t'en rapporter aveuglément et pour
toujours à ma réponse.

Eh bien, oui, mon ami, je t'aime sincèrement et de tout mon coeur. Je
m'inquiète fort peu de savoir si ton caractère est bon ou mauvais,
aimable ou maussade. J'accepte tous les caractères tels qu'ils sont,
parce que je ne crois guère qu'il soit au pouvoir de l'homme de
refaire son tempérament, de faire dominer le système nerveux sur le
sanguin, ou le bilieux sur le lymphatique. Je crois que notre manière
d'être dans l'habitude de la vie tient essentiellement à notre
organisation physique, et je ne ferai un crime à personne d'être
semblable à moi, ou différent de moi. Ce dont je m'occupe, c'est du
fond des pensées et des sentiments sérieux, c'est ce qu'on appelle le
coeur; quand il n'y en a pas chez un homme, quoique cela ne soit guère
sa faute non plus, je m'éloigne de lui, parce que, après tout, j'en ai
un, moi! N'ayant rien à débrouiller avec les caractères, dans ma vie
d'indépendance et d'isolement social, je n'ai à traiter que de
conscience à conscience et de coeur à coeur. J'ai toujours connu le
tien bon et sincère; je l'ai cru peut-être quelquefois moins chaud
qu'il ne l'est, et c'est un tort que j'ai eu envers tous mes amis.

Cela est venu à la suite de grands chagrins qui m'avaient réduite
moralement à un état maladif. Il faut me le pardonner; car je n'en ai
point parlé et j'en ai cruellement souffert. Il n'y avait aucune
raison qui ne vînt de moi et non des autres. Ainsi j'aurais été folle
de me plaindre.

Il ne faut pas me reprocher d'avoir gardé le silence; mais surtout il
ne faut pas croire que cela dure encore.

Je suis guérie, non que je sois heureuse d'ailleurs, mais parce que je
suis habituée et résignée à mes maux, et que le sentiment de la
douleur n'égare plus mon jugement.

J'ai été vers vous, repentante et attristée de mes doutes intérieurs,
et vous m'avez si bien reçue, vous m'avez témoigné une affection si
vraie, que j'ai été tout à fait guérie en vous pressant la main. Il y
a bien des explications, bien des justifications, bien des
attestations, dans une brave poignée de main. On dit qu'une poignée de
main d'amitié vaut mieux que mille baisers d'amour. Comment veux-tu
que celle que je t'ai donnée en arrivant et en partant ne soit pas
sincère?

Nous sommes les deux plus vieux camarades _de la société_, et je sais
qu'en toute occasion, tu m'as défendue contre les injustices d'autrui.
Je sais que tu n'as pas douté de moi quand on me calomniait, et que tu
m'as pardonné, quand je faisais les folies que le monde traite de
fautes. Que me faut-il de plus? Tu as de l'esprit par-dessus le
marché, et ta société est agréable et récréante; c'est du luxe, mon
enfant. Tu as une femme gentille et excellente, qui m'a traitée tout
de suite comme une vieille amie. La meilleure preuve que je puisse
avoir de ton affection, c'est la conduite d'Eugénie[1] envers moi.
Tout cela m'a fait un bien que je n'ai pas su vous exprimer, mais que
je croyais vous avoir fait comprendre en revenant de Valençay. Jamais
je n'avais eu le coeur si doucement ému, si attendri, si consolé au
milieu des sujets de douleur les plus profonds et les plus graves.

Si quelquefois tu as mal compris mon rire et mon visage, c'est
apparemment la faute de ce combat intérieur entre mes peines secrètes
et le bonheur qui me vient de vous autres. Après tout, vous me restez,
et, quand j'aurais tout perdu d'ailleurs, vous seriez encore pour moi
un bienfait bien grand, bien réel. Ne craignez plus que je le
méconnaisse; j'en ai trop senti le prix durant ces derniers jours.
C'est en vous, mes amis, que je chercherai mon refuge, et, si le
dégoût de la vie me travaille encore, j'irai encore vous demander de
m'y rattacher.

Mais la première condition de mon bonheur serait de vous trouver tous
heureux. Vous l'êtes, n'est-ce pas? ne me dis pas le contraire; cela
m'effrayerait trop. Tu es de nature pensive et mélancolique, je le
sais; mais cela ne rend ni altier ni ingrat. Des joies bien vraies se
sont mises dans ta vie, à la place des ennuis et du vide dont tu me
parlais autrefois; tu as une femme charmante, un bel enfant. Pendant
que vous étiez malades tous deux à Valençay, je vous ai vus vous
embrasser. Vous vous aimez, mes chers enfants, vous êtes l'un à
l'autre; la société, au lieu de vous en faire un crime, met là votre
honneur et votre vertu.

Croyez-moi, votre sort est le plus beau possible. Celui de vous qui
imaginerait et désirerait mieux serait bien ingrat. Je conviens qu'il
te faut une occupation habituelle, il en faut à tout le monde. Tu es
résolu à en chercher une, et je t'approuve tout à fait. C'est une
folie de ne se croire bon à rien. Moi, je crois que tout le monde est
propre à tout, que tu peux faire des romans et que je peux être
receveur particulier. Il ne faut que vouloir. Si tu es bien décidé à
quelque chose, et que tu aies besoin de moi, mon coeur, mon bras, ma
bourse, sont à toi. Si tu viens faire ton droit, amène ta femme, je
serai sa mère et sa soeur.

En attendant, je lui envoie une jolie robe à la mode et des
manchettes. Je la prie de faire porter le chapeau chez la petite
Gauloise[2]. Quant à ta musique et à la pipe d'Alphonse, ce sera
l'objet d'un second envoi. Je suis pour une huitaine sans le plus
léger sou, ce qui m'arrive quelquefois sans manquer de rien
d'ailleurs, par suite de l'ordre admirable qui me caractérise. Je ne
veux pas faire attendre la robe, je trouverai une occasion pour vous
faire passer le reste. Mais dis-moi quelles sont les contredanses
qu'Eugénie m'avait demandées: il faut avouer aussi que je ne m'en
souviens pas. Les manchettes ne sont pas telles qu'elle les désirait,
on n'en porte plus d'autres que celles que je lui envoie.

Quand vous reverrai-je, mes bons amis? le plus tôt que je pourrai
certainement. En attendant, aimez-moi, aimez-vous. Vous êtes tous si
bons, et si près les uns des autres. Le Gaulois, sa femme, Papet,
Duteil, que de bons coeurs, que de braves amis! et vous vivez au
milieu de tout cela, et vous ignorez jusqu'au nom des chagrins qui me
rongent!

Que Dieu en soit loué! Vous méritez mieux que cela; mais donnez-moi
place à votre festin, quand j'irai m'y asseoir.

Adieu; je vous embrasse de toute mon âme.

  [1] Madame Charles Duvernet.
  [2] Madame Alphonse Fleury



CXXII

A M. HIPPOLYTE CHATIRON, A CORBEIL, PRÈS PARIS

                                Nohant, 17 avril 1835.

Je suis ici très calme et très bien, mon cher vieux. Tout le monde se
porte bien, boit, rit et braille; il ne manque que toi. Où es-tu?
Laisseras-tu donc bouter le vin du cru? Viendras-tu au moins passer
les vacances? J'ai besoin de toi, non seulement pour m'amuser tout à
fait, mais encore pour m'aider à réinstaller et à arranger la maison
comme elle doit être; car je n'entends pas grand'chose aux affaires
d'ici. Nous en causerons en attendant à Paris, où je serai dans les
premiers jours de mai. Tu viendras bien y faire un tour avant que je
m'en aille en Suisse, d'où je reviendrai pour les vacances de mes
mioches.

J'ai fait connaissance avec Michel, qui me paraît un gaillard
solidement trempé pour faire un tribun du peuple. S'il y a un
bouleversement, je pense que cet homme fera beaucoup de bruit. Le
connais-tu?

Planet est toujours un charmant jeune homme, bon comme un ange. Fleury
a une fille charmante, une femme _idem_. Madame Charles est encore
grosse. Le père Duvernet se meurt; j'en suis très peinée, c'est un
vieux débris de notre ancien Nohant qui s'en va rejoindre notre père
et notre grand'mère. En outre, c'est un brave homme qui manquera
beaucoup au pays. Agasta va tout doucement. Félicie reste près d'elle.
Madame *** va rejoindre ses parents pour les aider à transporter leur
nouvelle résidence. Par la même occasion, elle plantera une corne ou
deux à son imbécile de mari, si elle en trouve l'occasion. Que n'es-tu
là, consolateur de la beauté délaissée! M. de... s'en serait chargé,
si elle eût été tant soit peu bien née; mais c'était trop d'honneur
pour une roturière, et il attend que la duchesse de Berri vienne à
B... pour déranger sa cravate et sa vertu.

Ton _fils_ Duplomb va, dit-on, revenir; il envoie en présent des
perruches aux dames de la Châtre: c'est un cadeau ironique et
facétieux comme lui; Fleury a manqué étouffer M. Vilcocq[1] en
l'embrassant, Bengali[2] rossignolise toujours en faisant des
oeillades à tout le sexe en particulier et en général. Son frère est
toujours mon vieux de prédilection. Voilà l'état des affaires; si
celles des cabinets d'Europe allaient aussi bien, on n'aurait plus
besoin de diplomates.

Quand tu seras là, nous serons au grand complet; il faudra t'occuper
de marier Hydrogène[3] et tâcher de le fixer au pays.

Adieu, mon vieux; je t'embrasse mille fois, ainsi que ta femme et
Léontine. Il faut l'amener absolument aux vacances.

  [1] Marchand de vins.
  [2] Charles Rollinat
  [3] Adolphe Duplomb, pharmacien.



CXXIII

A M. ADOLPHE GUÉROULT, A PARIS

                                Paris, 6 mai 1835.

Mon cher enfant,

Votre lettre est belle et bonne comme votre âme; mais je vous renvoie
cette page-ci, qui est absurde et tout à fait inconvenante. Personne
ne doit m'écrire ainsi. Critiquer mon costume avec d'autres idées et
dans d'autres termes, si vous avez envie de disserter sur un
accessoire aussi puéril. Il vaut mieux ne pas vous en occuper. Relisez
les lignes que j'ai soulignées. Elles sont souverainement
impertinentes. Je pense que vous étiez gris en les écrivant. Je ne
m'en fâche nullement et ne vous en aime pas moins. Je vous avertis de
ne pas faire deux fois une chose ridicule; cela ne vous va point. Je
vous ai toujours vu un tact exquis et une délicatesse de coeur que
j'ai su apprécier.

Pour tout le reste, vous avez raison entière, et je ne suis nullement
disposée à soutenir une controverse à propos des saint-simoniens.
J'aime ces hommes et j'admire leur premier jet dans le monde. Je
crains qu'ils ne s'amendent trop à notre grossière et cupide raison,
non par corruption, mais par lassitude, ou peut-être par une erreur de
direction dans un zèle soutenu.

Vous savez que je juge de tout par sympathie. Je sympathise peu avec
notre civilisation, triomphante en Orient. J'en aimerais mieux une
autre, qui n'eût pas Louis-Philippe pour patron et Janin pour
coryphée.

C'est peut-être une mauvaise querelle. Aussi n'y devez-vous pas faire
attention, et, surtout, ne jamais vous effrayer des moments de spleen
ou d'irritation bilieuse où vous pouvez me trouver.

Vous vous trompez, si vous me croyez plus _agacée_ maintenant
qu'autrefois. Au contraire, je le suis moins. J'ai sous les yeux de
grands hommes et de grandes pensées. J'aurais mauvaise grâce à nier la
vertu et le travail.

Mes idées sur le reste sont le résultat de mon caractère. Mon sexe,
avec lequel je m'arrange fort bien sous plus d'un rapport, me dispense
de faire grand effort pour m'amender. Je serais le plus beau génie du
monde que je ne remuerais pas une paille dans l'univers, et, sauf
quelques bouffées d'ardeur virile et guerrière, je retombe facilement
dans une existence toute poétique, toute en dehors des doctrines et
des systèmes.

Si j'étais garçon, je ferais volontiers le coup d'épée par-ci par-là,
et des lettres le reste du temps. N'étant pas garçon, je me passerai
de l'épée et garderai la plume, dont je me servirai. L'habit que je
mettrai pour m'asseoir à mon bureau importe fort peu à l'affaire, et
mes amis me respecteront, j'espère, tout aussi bien sous ma veste que
sous ma robe.

Je ne sors pas, ainsi vêtue, sans une canne; ainsi soyez en paix. Il
n'y aura pas de grande révolution dans ma vie pour cette fantaisie de
porter une _redingote de bousingot_ quelques jours, en passant, dans
des circonstances données.

Soyez rassuré, je n'ambitionne pas la dignité de l'homme. Elle me
paraît trop risible pour être préférée de beaucoup à la servilité de
la femme. Mais je prétends posséder, aujourd'hui et à jamais, la
superbe et entière indépendance dont vous seuls croyez avoir le droit
de jouir. Je ne la conseillerai pas à tout le monde; mais je ne
souffrirai pas qu'un amour quelconque y apporte, pour mon compte, la
moindre entrave. J'espère faire mes conditions, si rudes et si
claires, que nul homme ne sera assez hardi ou assez vil pour les
accepter.

Ces considérations-là, vous le sentez, sont choses toutes
personnelles, qui peuvent vous laisser du doute ou du blâme sans que
je m'en offense; mais souffrent-elles une discussion sérieuse? Non,
vraiment. Il n'y a pas plus à raisonner là-dessus que sur la faim qui
s'apaise ou recommence. Nous verrons bien! Il est inutile de parler du
lendemain quand on est satisfait du plan de sa journée. Si on ne
croyait pas à la durée d'un projet, il n'existerait pas une minute
dans le cerveau. Mais, si on pouvait assurer cette durée, on serait
Dieu.

Prenez-moi donc pour un homme ou pour une femme, comme vous voudrez.
Duteil dit que je ne suis ni l'un ni l'autre, mais que je suis un
_être_. Cela implique tout le bien et tout le mal, _ad libitum_.

Quoi qu'il en soit, prenez-moi pour une amie, frère et soeur tout à la
fois: frère pour vous rendre des services qu'un homme pourrait vous
rendre; soeur pour écouter et comprendre les délicatesses de votre
coeur.

Mais dites à vos amis et connaissances qu'il est absolument inutile
d'avoir envie de m'embrasser pour mes yeux noirs, parce que je
n'embrasse pas plus volontiers sous un costume que sous un autre!

Adieu; ne _parlons_ plus de cela, ce serait ennuyeux et déplacé.
Parlons de l'avenir du monde et des beautés du saint-simonisme tant
que vous voudrez. Je serais bien fâchée de changer votre caractère, et
je vous avertis qu'il serait bien mal aisé de changer le mien.

Tout à vous de coeur.

GEORGE.



CXXIV

A M. ALEXIS DUTEIL, A LA CHATRE

                                Paris, 25 mai 1835.

Mon vieux,

Je vois que, après tout, Casimir est fort triste, qu'il regrette
beaucoup son petit royaume et que l'idée de voir apporter par moi le
moindre changement _à son ordre de choses_ lui est amère et
mortifiante, bien qu'il n'en dise rien.

Je vois aussi que cette séparation d'argent et de domicile ne
s'effectuera pas sans humeur et sans chagrin de sa part, et qu'il
croit faire là une action vraiment romaine. Je ne suis pas disposée à
prendre au sérieux une pareille affaire. Ma profession est la liberté,
et mon goût est de ne recevoir grâce ni faveur de personne, même
lorsqu'on me fait la charité avec mon argent. Je ne serais pas fort
aise que mon mari (qui subit, à ce qu'il paraît, des influences contre
moi) prit fantaisie de se faire passer pour une victime, surtout aux
yeux de mes enfants, dont l'estime m'importe beaucoup. Je veux pouvoir
me faire rendre ce témoignage, que je n'ai jamais rien fait de bon ou
de mauvais, qu'il n'ait autorisé ou souffert. Ne réponds pas à cela
par des considérations de _sentiment_ de sa part. Je ne juge jamais
des sentiments que par les actions, et tout ce que je désire, c'est
qu'il reste avec moi dans des relations de bonne amitié qui soient
d'un bon exemple à mes enfants. Je ne veux établir mon bien-être aux
dépens de l'amour-propre ou des plaisirs de personne. _Voilà mon
caractère_, comme dit Odry.

Je te renvoie donc les conventions qu'il a signées et, qui plus est,
je te les renvoie déchirées, afin qu'il n'ait plus que la peine de les
jeter au feu, s'il a le moindre regret de cet arrangement proposé et
rédigé par lui. Adieu, mon vieux; j'irai vous voir aux vacances. Je
demeurerai chez M. Dudevant, s'il veut me donner l'hospitalité. Sinon,
je louerai une chambre chez Brazier[1]; car rien au monde ne me fera
renoncer à vous autres. Mais, pour une séparation stipulée, annoncée à
son de trompe et arrosée des larmes de ses amis, cela m'embête, je
n'en veux pas et ne _reviendrais jamais de Constantinople_, plutôt que
de voir maigrir le maire de Nohant-Vic.

Vive la joie, mon vieux! je suis et serai toujours ton meilleur ami.

GEORGE.

  [1] Brazier, aubergiste à la Châtre.



CXXV

A MADAME LA COMTESSE D'AGOULT[1], A GENÈVE

                                Paris, mai 1835.

Ma belle comtesse aux beaux cheveux blonds,

Je ne vous connais pas personnellement, mais j'ai entendu Franz[2]
parler de vous et je vous ai vue. Je crois que, d'après cela, je puis
sans folie vous dire que je vous aime, que vous me semblez la seule
chose belle, estimable et vraiment noble que j'aie vue briller dans la
sphère patricienne. Il faut que vous soyez en effet bien puissante
pour que j'aie oublié que vous êtes comtesse.

Mais, à présent, vous êtes pour moi le véritable type de la princesse
fantastique, artiste, aimante et noble de manières, de langage et
d'ajustements, comme les filles des rois aux temps poétiques. Je vous
vois comme cela, et je veux vous aimer comme vous êtes et pour ce que
vous êtes.

Noble, soit, puisqu'en étant noble selon les mots, vous avez réussi à
l'être suivant les idées, et puisque comtesse vous m'êtes apparue
aimable et belle, douce comme la Valentine que j'ai rêvée autrefois,
et plus intelligente; car vous l'êtes diablement trop, et c'est le
seul reproche que je trouve à vous faire. C'est celui que j'adresse à
Franz, à tous ceux que j'aime. C'est un grand mal que le nombre et
l'activité des idées. Il n'en faudrait guère dans toute une vie: on
aurait trouvé le secret du bonheur.

Je me nourris de l'espérance d'aller vous voir, comme d'un des plus
riants projets que j'aie caressés dans ma vie. Je me figure que nous
nous aimerons réellement, vous et moi, quand nous nous serons vues
davantage. Vous valez mille fois mieux que moi; mais vous verrez que
j'ai le sentiment de tout ce qui est beau, de tout ce que vous
possédez. Ce n'est pas ma faute. J'étais un bon blé, la terre m'a
manqué, les cailloux m'ont reçue et les vents m'ont dispersée. Peu
importe! le bonheur des autres ne me donne nulle aigreur. Tant s'en
faut. Il remplace le mien. Il me réconcilie avec la Providence et me
prouve qu'elle ne maltraite ses enfants que par distraction. Je
comprends encore les langues que je ne parle plus, et, si je gardais
souvent le silence près de vous, aucune de vos paroles ne tomberait
cependant dans une oreille indifférente ou dans un coeur stérile.

Vous avez envie d'écrire? pardieu, écrivez! Quand vous voudrez
enterrer la gloire de Miltiade, ce ne sera pas difficile. Vous êtes
jeune, vous êtes dans toute la force de votre intelligence, dans toute
la pureté de votre jugement. Écrivez vite, avant d'avoir pensé
beaucoup; quand vous aurez réfléchi à tout, vous n'aurez plus de goût
à rien en particulier et vous écrirez par habitude. Écrivez, pendant
que vous avez du génie, pendant que c'est le dieu qui vous dicte, et
non la mémoire. Je vous prédis un grand succès. Dieu vous épargne les
ronces qui gardent les fleurs sacrées du couronnement! Et pourquoi les
ronces s'attacheraient-elles à vous? Vous êtes de diamant, vous à qui
les passions haineuses et vindicatives ne sont pas plus entrées dans
le coeur qu'à moi, et qui, en outre, n'avez pas marché dans le désert.
Vous êtes toute fraîche et toute brillante.

Montrez-vous.--S'il faut des articles de journaux pour faire lire
votre premier livre, j'en remplirai les journaux. Mais, quand on
l'aura lu, vous n'aurez plus besoin de personne.

Adieu; parlez de moi au coin du feu. Je pense à vous tous les jours,
et je me réjouis de vous savoir aimée et comprise comme vous méritez
de l'être. Écrivez-moi quand vous en aurez le temps. Ce sera un rayon
de votre bonheur dans ma solitude. Si je suis triste, il me ranimera;
si je suis heureuse, il me rendra plus heureuse encore; si je suis
calme, comme c'est l'état, où l'on me trouve le plus habituellement
désormais, il me rendra plus religieux l'aspect de la vie.

Oui, tout ce que Dieu a donné à l'homme lui est bon, suivant le temps,
quand il sait l'accepter. Son âme se transforme sous la main d'un
grand artiste qui sait en tirer tout le parti possible, si l'argile ne
résiste pas à la main du potier.

Adieu, chère Marie. _Ave, Maria, gratia plena!_

GEORGE.

  [1] Madame la comtesse d'Agoult (Daniel Stern), auteur de la
    _Révolution de 1848_, de l'_Histoire des Pays-Bas_, des _Esquisses
    morales_, etc., etc.

  [2] Franz Liszt.



CXXVI

A MADAME CLAIRE BRUNNE[1]. A PARIS

                                Paris, mai 1835.

Madame,

Recevez l'expression de toute ma gratitude pour la bienveillance dont
vous m'honorez. Soyez sûre que _les amis inconnus que j'ai dans le
monde_, et dont vous daignez faire partie, ont, devant Dieu, une
communion intime avec moi.

Mais, à vous qui me paraissez une femme supérieure, je puis dire ce
que je n'oserais dire à toutes les autres: Ne cherchez point à me
voir! les louanges me troublent et m'affectent péniblement. Je sens
que je ne les mérite point. Je vous semblerais froide, et je vous
déplairais, sans doute, comme j'ai déplu à beaucoup de personnes qui
m'intimidaient, malgré mes efforts pour leur exprimer ma
reconnaissance C'est pour moi un châtiment de ma vaine et ennuyeuse
célébrité, que ce regard curieux, sévère ou exigeant, que le monde
m'accorde. Laissez-moi le fuir.

Si je vous rencontrais dans un champ, dans une auberge, si je vous
voyais dans votre maison à la campagne, ou dans la mienne, je pourrais
espérer de réparer le mauvais effet de la première entrevue, et je ne
me méfierais pas de moi-même. Mais, ici, nous ne nous trouverions
jamais seules ensemble; ma mansarde n'a qu'une pièce, et trente
personnes s'y succèdent chaque jour, soit à titre d'amis, soit pour
raison d'affaires, soit par oisiveté de curieux. Je cède souvent à
ceux-là, par crainte d'être jugée orgueilleuse. Comprenez-moi mieux et
aimez-moi mieux qu'eux tous. Vous n'avez pas besoin de moi; sans cela,
j'irais au-devant de vous.

Ne me croyez pas ingrate. Je baise la main qui a tracé mon éloge avec
tant de grâce.

GEORGE SAND.

  [1] Veuve Marbouty, femme de lettres.



CXXVII

A M***.

                                Paris, juin 1835.

L'amour, tel que notre nature le conçoit et le ressent en 1835, n'est
pas tout ce qu'il y a de plus pur et de plus beau au monde. Il a été
pire et meilleur, selon les temps.

Aujourd'hui, c'est un mélange d'enthousiasme et d'égoïsme qui lui
donne, chez les femmes, un caractère tout particulier. Privées des
_salutaires_ préjugés de la dévotion, abandonnées à la fermentation de
l'intelligence qui pénètre à tort et à travers dans leur éducation,
elles n'en sont pas moins rigoureusement flétrie par l'opinion.
L'opinion, c'est, d'un côté, l'intolérance des femmes laides, froides
ou lâches; de l'autre, c'est la censure railleuse et insultante des
hommes, qui ne veulent plus de femmes dévotes, qui ne veulent pas
encore de femmes éclairées, et qui veulent toujours des femmes
fidèles. Or il n'est pas facile que la femme soit philosophe et chaste
à la fois. Cela ne se voit guère; à moins qu'il n'y ait pas de
tempérament, et encore, il ne faut pas s'y fier. La vanité fait faire
plus de folies et de sottises.

Les femmes de notre temps ne sont donc ni éclairées, ni dévotes, ni
chastes. La révolution morale qui devait les transformer au gré de la
nouvelle génération masculine a été prise de travers. On n'a pas voulu
relever la femme à ses propres yeux, on n'a pas voulu lui créer un
rôle noble et la mettre sur un pied d'égalité qui la rendît apte aux
vertus viriles. La chasteté eût été glorieuse à des femmes libres. A
des femmes esclaves, c'est une tyrannie qui les blesse et dont elles
secouent le joug hardiment. Je ne puis les en blâmer.

Mais je ne les estime pas. Elles ont perdu leur cause en se jetant
dans le désordre au nom de l'amour et de l'enthousiasme, et leur
conduite à toutes, quelle qu'elle soit, est toujours remplie de folie
et d'imprudence, jointe à ce qu'il y a de plus opposé, la faiblesse et
la peur. De tous leurs écarts, nous ne voyons jamais, jusqu'ici,
résulter quelque chose de bon, de durable et de noble. Jamais elles ne
savent se créer, après leur faute, une existence honorable et fière.
Nous voyons l'une rompre avec le monde ostensiblement, et, bientôt
après, faire mille plates tentatives pour y rentrer; l'autre demande
l'aumône après avoir ruiné son amant, et, accoutumée à porter des
robes de satin, se trouve très malheureuse d'être en guenilles. Une
troisième, pour échapper à de tels revers, se déprave et devient pire
qu'une catin publique. Une autre enfin, et c'est probablement la
meilleure de toutes, voyant le malheur où elle a entraîné celui
qu'elle aime, et n'y sachant pas de remède, se donne la mort; ce qui
ne produit autre chose que de rendre le survivant un objet d'horreur,
s'il ne se hâte d'en faire autant.

Voilà ce que, jusqu'ici, j'ai vu dans les aventures romanesques de
notre époque. D'union de ce genre, qui fût calme, estimable et
enviable, je n'en ai pas vu, et je doute qu'il en existe une en
France. Notre société est encore toute hostile à ceux qui la bravent,
et la race féminine, qui sent le besoin de liberté, et qui n'en est
pas encore digne, n'a ni la force ni le pouvoir de lutter contre une
société entière qui la condamne à l'abandon, à la misère, pour ne rien
dire de plus.

Voilà le tableau social qu'il faut mettre sous les yeux de ta jeune
amie. Il faut lui montrer, sans flatterie, la condition de la femme en
ce temps de transition, qui prépare des destinées meilleures à celles
qui nous succéderont. Quant à elle, encore pure comme une fleur, il
faut lui montrer qu'il y a un beau rôle à jouer; mais pas dans le
système des coups de tête. Ce rôle, je te l'expliquerai tout à
l'heure.

Un homme libre, riche jusqu'à un certain point, pourrait enlever sa
maîtresse et devenir son protecteur. Encore, pour trouver là une
existence supportable, faudrait-il que cette maîtresse eût beaucoup de
force d'âme et que son protecteur fût parfait. Il faudrait qu'il
constituât à lui tout seul une existence tout entière.

Tu es bien un des meilleurs hommes que je connaisse, et ta jeune
amante est peut-être douée d'une très grande force pour supporter les
peines de la vie; quoique, jusqu'ici, elle n'en ait pas donné de
preuves. Mais tu es pauvre, tu es esclave d'un devoir sacré et sans
l'accomplissement duquel tu ne serais qu'une âme médiocre et sèche. La
femme qui t'y ferait manquer, et qui t'aimerait encore après, serait
une femme échauffée de désirs seulement. Après quoi, tu pourrais ne
jamais entendre parler d'elle; jamais un amour honnête et véritable ne
se nourrira de honteux sacrifices.

Que pouvez-vous donc l'un pour l'autre? Rien, quant aux faits. Il ne
t'est pas permis (sans compter l'amitié du mari, qui te crée des
devoirs en plus) de changer la position sociale de quelque femme que
ce soit. Il ne t'est pas même permis de te marier, à moins que tu ne
trouves une dot.

Ne pouvant vous appartenir librement, je pense qu'il doit répugner à
l'un et à l'autre d'entrer dans ce commerce lâche et malpropre qui
ménage au mari les hasards de la paternité. Je ne te crois pas capable
d'aimer huit jours une femme qui, pour échapper à un malheur
inévitable, irait prêter aux caresses maritales un flanc fécondé par
toi.

Soyez donc sages, faites-y vos efforts et que de longs tête-à-tête,
que des heures d'enthousiasme prolongé ne dégénèrent pas, sous le
voile de l'extase, en des besoins physiques auxquels il n'est plus
possible de résister quand on leur a indiscrètement donné le change.

Épurez vos coeurs, soyez des martyrs et des saints ou fuyez-vous au
plus vite; car une faiblesse vous jettera dans une série d'infortunes
ou de déboires où l'amour s'éteindra. Je le garantis pour toi, dont
l'âme ne pourrait recevoir une souillure sans en détester aussitôt la
cause.

Cette vertu rigide ne sera, je le suppose, vraiment difficile qu'à
toi, homme. Je serais bien étonnée qu'une femme toute jeune et toute
pure n'en comprît pas la poésie et le charme, et qu'au bout de très
peu de temps, elle n'y trouvât pas toutes les garanties de son bonheur
et de sa sécurité.

Quant au rôle noble, et au digne exemple qu'elle présentera en
agissant ainsi, il est facile de le concevoir sous l'aspect général.
Les femmes placées dans cette lutte terrible de la passion et du
devoir, plaideront puissamment leur cause en montrant de quelle force
d'âme elles sont capables. Leurs époux, forcés à les estimer, ne les
opprimeront jamais. S'ils le font si décidément et réellement on voit
un sexe irréprochable, généreux, prudent et stoïque insulté et méconnu
par un sexe despote et brutal, il y aura bientôt des lois
d'affranchissement; car, dans chaque sexe, il y a pour la cause de la
vérité un sentiment de justice et un besoin d'équité qui s'éveillent,
et qui prévaudront quand il en sera temps.

Toutes ces conventions arrêtées et observées, je ne doute pas que
votre amour ne soit heureux, durable et digne d'admiration. Ton
caractère est la constance, l'égalité et la tendresse mêmes. Une femme
digne de toi te fixera, et il est impossible qu'une femme qui t'a
compris ne soit pas ton égale en courage et en délicatesse.

La société est mauvaise et cruelle. Nos passions ne sont ni bonnes ni
mauvaises. Il faut de rien faire quelque chose. Ce n'est pas
grand'merveille que d'aimer. La moindre grisette écrit de belles
lettres d'amour et se sacrifie avec autant de dévouement qu'une muse.
Il faut un travail rude et une haute volonté pour faire de la passion
une vertu. Si nous voulons relever la société, relevons aussi nos
passions. Mais, en nous y abandonnant, nous ne ferons qu'une chose
fort ordinaire et digne de fournir un sujet de vaudeville ou de
nouvelle à MM. Scribe, Balzac, George Sand et consorts. Ce ne sont pas
ces gens-là qu'il faut prendre pour arbitres en fait de sagesse et de
raison. Ils font des contes pour amuser. Ils raconteraient la vie
telle qu'elle est, s'ils avaient un cours de morale sérieuse à faire.



CXXVIII

A MAURICE DUDEVANT, AU COLLÈGE HENRI IV

                                Paris, 18 juin 1835.

Travaille, sois fort, sois fier, sois indépendant, méprise les petites
vexations attribuées à ton âge. Réserve ta force de résistance pour
des actes et contre des faits qui en vaudront la peine. Ces temps
viendront. Si je n'y suis plus, pense à moi qui ai souffert, et
travaillé gaiement. Nous nous ressemblons d'âme et de visage. Je sais
dès aujourd'hui quelle sera ta vie intellectuelle. Je crains pour toi
bien des douleurs profondes, j'espère pour toi des joies bien pures.
Garde en toi le trésor de la bonté. Sache donner sans hésitation,
perdre sans regret, acquérir sans lâcheté. Sache mettre dans ton coeur
le bonheur de ceux que tu aimes à la place de celui qui te manquera!
Garde l'espérance d'une autre vie, c'est là que les mères retrouvent
leurs fils. Aime toutes les créatures de Dieu; pardonne à celles qui
sont disgraciées; résiste à celles qui sont iniques; dévoue-toi à
celles qui sont grandes par la vertu.

Aime-moi! je t'apprendrai bien des choses si nous vivons ensemble. Si
nous ne sommes pas appelés à ce bonheur (le plus grand qui puisse
m'arriver, le seul qui me fasse désirer une longue vie), tu prieras
Dieu pour moi, et, du sein de la mort, s'il reste dans l'univers
quelque chose de moi, l'ombre de ta mère veillera sur toi.

Ton amie,

GEORGE.



CXXIX

A MADAME MAURICE DUPIN, A PARIS

                                Nohant, 25 octobre

Ma chère maman,

Je vous dois, à vous la première, l'exposé de faits que vous ne devez
point appendre par la voie publique. J'ai formé une demande en
séparation contre mon mari. Les raisons en sont si majeures, que, par
égard pour lui, je ne vous les détaillerai pas. J'irai à Paris dans
quelque temps et je vous prendrai vous-même pour juge de ma conduite.
Dans mon intérêt, dans le sien propre, et dans celui de mes enfants,
je crois que j'ai bien fait. Dudevant sent que sa cause est mauvaise;
car il n'essaye pas de la défendre, il retourne à Paris dans quelques
jours, pendant que les tribunaux prononceront le jugement.

Si vous le voyez, ne paraissez point informée de ce qui se passe; car
son amour-propre, qui souffre déjà beaucoup, pourrait être irrité s'il
pensait que je me livre contre lui à des récriminations. Il me
susciterait peut-être alors quelque chicane qui produirait du scandale
et n'améliorerait pas sa position. D'ailleurs, vous ne désirez pas que
je perde un procès à la suite duquel je me trouverais à sa
disposition. J'ai mille chances pour le gagner; mais une seule peut
m'être contraire, et c'est assez pour succomber.

Soyez donc prudente; car il ira sans doute près de vous dans
l'intention de se justifier ou de vous sonder. Ayez l'air, chère
maman, de ne rien savoir. Quant à moi, sans avoir l'intention de
l'accuser inutilement, je croirais manquer à mon devoir, si je ne vous
informais pas de ma situation dans une circonstance si grave.

Voici quels seront les résultats du jugement que j'espère obtenir et
dont il a posé ou accepté toutes les clauses. Je lui ferai une pension
de trois mille huit cents francs qui, jointe à douze cents francs de
rente (seul reste de cent mille francs qu'il possédait), lui
constituera cinq mille francs par an. En outre, je payerai et je
dirigerai l'éducation de mes deux enfants. Vous voyez que sa position
est très honorable.

Ma fille sera exclusivement sous ma gouverne; mon fils restera au
collège et passera un mois de vacances avec son père, l'autre mois
avec moi. Tous deux ignoreront la séparation prononcée; ce sont des
choses faciles à leur cacher, inutiles et fâcheuses même à leur dire,
et, si mon mari respecte les convenances et les devoirs, ni l'un ni
l'autre des enfants n'apprendront à aimer l'un de nous aux dépens de
l'autre.

Moyennant ces arrangements, Dudevant laissera agir les lois sans
batailler, et, si la loi me donne gain de cause, comme cela n'est pas
douteux, je rentrerai dans ma liberté et dans ma dignité. Mes biens
seront certes mieux gérés qu'ils ne l'étaient par lui, et ma vie ne
sera plus exposée à des violences qui n'avaient plus de frein.

 Rien ne m'empêchera de faire ce que je dois et ce que je veux faire.
Je suis la fille de mon père, et je me moque des préjugés, quand mon
coeur me commande la justice et le courage. Si mon père eût écouté les
sots et les fous de ce monde, je ne serais pas l'héritière de son nom:
c'est un grand exemple d'indépendance et d'amour paternel qu'il m'a
laissé, je le suivrai, dût l'univers s'en scandaliser. Je me soucie
peu de l'univers, je me soucie de Maurice et de Solange.

Quand vous voudrez venir à Nohant, vous y serez à l'avenir chez moi,
et, si l'ennui de vivre seule vous prend, vous pourrez vous y retirer
et en faire votre _chez vous_.

Je compte aussi m'y établir avec ma fille, m'occuper de son éducation
et ne plus aller à Paris que de temps à autre, pour vous voir, ainsi
que mon fils.

Veuillez ne parler à personne du contenu de cette lettre, à moins que
ce ne soit à Pierret, qui comprendra ce que la prudence dicte en
pareil cas. Je n'en écrirai pas encore à ma tante: sa maison est trop
nombreuse pour qu'il n'en transpire pas quelque chose par étourderie,
et Dudevant pourrait croire que je veux indisposer toute ma famille
contre lui.

Adieu, ma mère; je vous embrasse de toute mon âme. Donnez-moi de vos
nouvelles, poste restante à la Châtre.



CXXX

A MADAME D'AGOULT. A GENÈVE

                                Nohant, 1er novembre 1835.

M. Franz et M. Puzzi[1] sont des jeunes gens affreux: ils ne m'ont pas
répondu, et je les livre à votre colère. Vous, vous êtes bonne comme
un ange et je vous remercie; mais ne soyez pas bonne pour eux et
vengez-moi de leur oubli, en ne donnant pas un sourire à l'un, pas un
bonbon à l'autre pendant tout un jour.

Genève est donc habitable en hiver, que vous y restez? Comme votre vie
est belle et enviable! Aussi pourquoi le ciel ne m'a-t-il pas fait
naître avec de beaux cheveux blonds, de grands yeux bleus bien calmes,
une expression toute céleste et l'âme à l'avenant.

Au lieu de cela, la bile me ronge et me confine dans une cellule où je
n'ai d'autre société qu'une tête de mort[2] et une pipe turque. Je
tiens là comme un Lapon à la croûte de glace qu'il appelle sa patrie,
et je ne saurais me figurer, pour le moment, un autre Éden. Vous, êtes
sous les myrtes et sous les orangers, vous, belle et bonne Marie. Eh
bien, priez-y pour moi, afin que je ne quitte pas mes glaces; car
c'est là mon élément et le soleil ne luit pas sur moi.

Je ne vous jalouse pas; mais je vous admire et vous estime; car je
sais que l'amour durable est un diamant auquel il faut une boîte d'or
pur, et votre âme est ce tabernacle précieux.

Tout ce que vous dites sur la non-supériorité des diverses classes
sociales les unes sur les autres est bien dit, bien pensé. C'est vrai
et j'y crois, parce que c'est vous qui le dites. Pourtant, je ne
permettrai à nul autre de me dire, que les derniers ne sont pas les
premiers, et que l'opprimé ne vaut pas mieux que l'oppresseur, le
dépouillé mieux que le spoliateur l'esclave que le tyran. C'est une
vieille haine que j'ai contre tout ce qui va s'élevant sur des degrés
d'argile. Mais ce n'est pas avec vous que je puis disputer là-dessus.
Votre rang est élevé, je le salue, je le reconnais. Il consiste à être
bonne, intelligente et belle. Abandonnez-moi votre couronne de
comtesse et laissez-moi la briser, je vous en donne une d'étoiles qui
vous va mieux.

Pardonnez-moi si je suis métaphorique aujourd'hui et ne vous moquez
pas de moi, je vous en prie, pour l'amour, de Dieu. Vous, savez que je
n'ai pas d'emphase ordinairement, et, si je me mets à prendre le ton
pédant, c'est que j'ai ma pauvre tête malade de ce brouillard qu'on
appelle poésie. D'ailleurs, les manières raisonnables sont bonnes avec
cette fourmilière ennemie qu'on appelle les indifférente. Avec ceux
qu'on aime, on peut être ridicule à son aise. Et je veux ne pas plus
me gêner pour vous dire des choses de mauvais goût que pour vous
envoyer une lettre toute barbouillée.

Imaginez-vous, ma chère amie, que mon plus grand supplice, c'est la
timidité. Vous ne vous en douteriez guère, n'est-ce pas? Tout le monde
me croit l'esprit et le caractère fort audacieux. On se trompe. J'ai
l'esprit indifférent et le caractère _quinteux_. Je ne crains pas, je
me méfie, et ma vie est un malaise affreux quand je ne suis pas seule,
ou avec des gens avec lesquels je me gêne aussi peu qu'avec mes
chiens. Il ne faut pas espérer que vous me guérirez de sitôt de
certains moments de raideur qui ne s'expriment que par des réticences.
Si nous nous lions davantage, comme j'y compte, comme je le veux, il
faudra que vous preniez de l'empire sur moi; autrement, je serai
toujours désagréable. Si vous me traitez comme un enfant, je
deviendrai bonne, parce que je serai à l'aise, parce que je ne
craindrai pas de tirer à conséquence, parce que je pourrai dire tout
ce qu'il y a de plus bête, de plus fou, de plus déplacé, sans avoir
honte. Je saurai que vous m'avez _acceptée_. Si j'ai de mauvais
moments, j'en aurai aussi de bons. Autrement, je ne serai ni bien ni
mal. Je vous ennuierai et je m'ennuierai avec vous, quelque parfaite
que vous soyez.

Voyez-vous, l'espèce humaine est mon ennemie, laissez-moi vous le
dire; j'aime mes amis avec tendresse, avec engouement, avec
aveuglement. J'ai détesté profondément tout le reste. Je n'ai plus de
furie pour la haine aujourd'hui; mais il y a un froid de mort pour
tout ce que je ne connais pas. J'ai bien peur que ce ne soit là ce
qu'on appelle l'égoïsme de la vieillesse. Je me ferais maintenant
hacher pour des idées qui ne se réalliseront sans doute pas de mon
vivant. Je rendrais service au dernier des goujats, par obstination
pour les espérances de toute ma vie, qui n'est peut-être plus qu'un
long rêve. Pour mon plaisir, je ne retirerais pas de l'eau l'enfant de
mon voisin. J'ai donc quelque chose en moi qui serait odieux, si ce
n'était pure infirmité, reste d'une maladie aiguë.

Il faut vous arranger bien vite pour que je vous aime. Ce sera bien
facile. D'abord, j'aime Franz. Il m'a dit de vous aimer. Il m'a
répondu de vous comme de lui.

La première fois que je vous ai vue, je vous ai trouvée jolie; mais
vous étiez froide. La seconde fois, je vous ai dit que je détestais la
noblesse. Je ne savais pas que vous en étiez. Au lieu de me donner un
soufflet, comme je le méritais, vous m'avez parlé de votre âme, comme
si vous me connaissiez depuis dix ans. C'était bien, et j'ai eu tout
de suite envie de vous aimer; mais je ne vous aime pas encore. Ce
n'est pas parce que je ne vous connais pas assez. Je vous connais
autant que je vous connaîtrai dans vingt ans. C'est vous qui ne me
connaissez pas assez. Ne sachant si vous pourrez m'aimer, telle que je
suis en réalité, je ne veux pas vous aimer encore.

C'est une chose trop sérieuse et trop absolue pour moi qu'une amitié.
Si vous voulez que je vous aime, il faut donc que vous commenciez par
m'aimer; cela est tout simple, je vais vous le prouver. Une main douce
et blanche rencontre le dos agréable d'un porc-épic, le charmant
animal sait bien que la main blanche ne lui fera aucun mal. Il sait
qu'il est peu mignon à caresser, lui, le pauvre malheureux. Il attend,
pour répondre aux caresses qu'on se soit habitué à ses piquants; car,
si la main qu'il aime le quitte (il n'y a pas de raison pour qu'elle y
revienne), le porc-épic aura beau se dire:, «Ce n'est pas ma faute,»
cela ne le consolera pas du tout.

Ainsi, voyez si vous pouvez accorder votre coeur à un porc-épic. Je
suis capable de tout. Je vous ferai mille sottises. Je vous marcherai
sur les pieds. Je vous répondrai une grossièreté à propos de rien. Je
vous reprocherai un défaut que vous n'avez pas. Je vous supposerai une
intention que vous n'aurez jamais eue. Je vous tournerai le dos. En un
mot, je serai insupportable jusqu'à ce que je sois bien sûre que je ne
peux pas vous fâcher et vous dégoûter de moi.

Oh! alors, je vous porterai sur mon dos. Je vous ferai la cuisine. Je
laverai vos assiettes. Tout ce que vous me direz, me semblera divin.
Si vous marchez dans quelque chose de sale, e trouverai que cela sent
bon. Je vous verrai avec les mêmes yeux que j'ai pour moi-même quand
je me porte bien et que je suis de bonne humeur; c'est-à-dire, que je
me considère comme une perfection, et que tout ce qui n'est pas de mon
avis est l'objet de mon profond mépris. Arrangez-vous donc pour que je
vous fasse entrer dans mes yeux, dans mes oreilles, dans mes veines,
dans tout mon être. Vous saurez alors que personne sur la terre n'aime
plus que moi, parce que j'aime sans rougir de la raison qui me fait
aimer. Cette raison, c'est la reconnaissance que j'ai pour ceux qui
m'adoptent. Voilà mon résumé. Il n'est pas modeste; mais il est très
sincère. Je considère comme un amphigouri de paroles toute amitié qui
ne convient pas de sa partialité, de son impudence, de sa camaraderie,
de tout ce qui fait que le monde se moque et dit: «Ils s'adorent entre
eux (_asinus asinum_).» S'il en est autrement, dites-moi qui m'aimera
sur la terre? Qui est semblable à un autre? Qui n'est pas choqué et
blessé cent fois par jour par son meilleur ami, s'il veut l'examiner
des sommets _planchiques_ de l'analyse, de la philosophie, de la
critique, de l'esthétique (et tout ce qui rime en _ique_)? Il faut
toujours trouver que notre ami a raison, même dans les choses où nous
aurions tort de l'imiter. Pour cela, il faut être sûr que l'être
auquel on confère ce grand droit et ce grand titre d'ami ne fera
jamais que des choses bonnes ou excusables, ou dignes de miséricorde.

Songez-y donc, et voyez si vous pouvez être ainsi pour moi. J'aimerais
mieux terminer tout de suite nos relations et, m'en tenir avec vous à
des, froideurs gauches, seule chose dont je sois capable quand je
n'aime pas, que de vous tromper sur les aspérités de mon charmant
caractère. Mais je serais bien malheureuse pourtant de rencontrer une
femme comme vous, et de ne pas engrener le rouage de ma vie au sien.

Bonsoir, mon amie; répondez-moi tout de suite, et longuement. Si vous
ne sentez rien pour moi, dites-le. Je ne vous en voudrai pas. Je vous
estimerai pour votre franchise. Si vous vous méfiez, dites-le encore:
cela me laissera l'espérance, car les défauts que j'ai sont de nature
à être tolérés, et peut-être adoucis par vous.

Je me suis permis de vous dédier _Simon_, conte assez gros qui va
paraître dans la _Revue_. Comme je ne sais quelle est la position
extérieure que vous avez adoptée à Genève, j'ai fait cette dédicace
excessivement mystérieuse, et telle qu'on ne vous devinera pas,--à
moins, que vous ne m'autorisiez à m'expliquer davantage.

Je ne vous disais rien de ma vie. Il faut que vous sachiez que je suis
toujours à la campagne, chez moi. Je plaide en séparation contre mon
époux, qui a déguerpi, me laissant maîtresse du champ de bataille
j'attends la décision du tribunal. Je suis donc toute seule dans cette
grande maison isolée; il n'y a pas un domestique qui couche sous mon
toit, pas même un chien. Le silence est si profond la nuit (vous ne
voudrez pas me croire, et pourtant c'est certain), que, quand j'ouvre
ma fenêtre et que le vent n'est pas contraire, j'entends distinctement
sonner l'horloge de la ville, qui est à une grande lieue de chez moi,
à vol d'oiseau. Je ne reçois personne, je mène une vie monacale.
J'attends l'issue de mon procès, d'où dépend le pain de mes vieux
jours; car vous pensez bien, que je n'amasserai jamais un denier pour
payer l'hôpital où la tendresse d'un mari me laisserait mourir.

Mais voyez! Il a eu l'heureuse idée de vouloir me tuer un soir qu'il
était ivre. En attendant que cette benoîte fantaisie de meurtre
conjugal me rende mon pays, ma vieille maison et cinq ou six champs de
blé qui me nourriront quand mes longues veilles m'auront jetée dans
l'idiotisme, je fais le Sixte-Quint. Mon cheval est rentré sous le
hangar et on n'entend pas voler une mouche autour de mon cloître
désert.

Le jardinier et sa femme, qui sont mes factotums, m'ont suppliée de ne
pas les faire demeurer dans la maison. J'ai voulu en savoir le motif.
Enfin le mari, baissant les yeux d'un air modeste, m'a dit: «C'est que
madame a une tête si laide, que ma femme, étant enceinte, pourrait
être malade de peur.» Or c'est de la tête de mort qui est sur ma
table, dont il voulait parler (du moins à ce qu'il m'a juré ensuite);
car je trouvai la plaisanterie de fort mauvais goût et je me
fâchai.--Ensuite j'ai songé que cette tête si laide ferait grand
effet. J'ai permis à mon jardinier de s'éloigner et de garder la
pensée que cette tête était un signe de pénitence et de dévotion.

Ainsi, à l'heure qu'il est, à une lieue d'ici, quatre mille bêtes me
croient à genoux dans le sac et dans la cendre, pleurant mes péchés
comme Madeleine. Le réveil sera terrible. Le lendemain de ma victoire,
je jette ma béquille, je passe au galop de mon cheval aux quatre coins
de la ville. Si vous entendez dire que je suis convertie à la raison,
à la morale publique, à l'amour des lois d'exception, à
Louis-Philippe, le père tout-puissant, et à son fils Poulot-Rosolin,
et à sa sainte Chambre catholique, ne vous étonnez de rien. Je suis
capable de faire une ode au roi, ou un sonnet à M. Jacqueminot.

Je vous écris tout ce qu'il y a de plus bête. Tâchez d'en faire autant
pour vous mettre à mon niveau. Il n'y a pas à dire, vous y êtes
forcée.

Bonsoir. A vous.

GEORGE.

  [1] Hermann Cohen, élève de Liszt.

  [2] Une pièce anatomique avec des compartiments, légendes et numéros
    tracés à l'encre, d'après le système phrénologique de Gall et
    Spurzheim.



CXXXI

A M. ADOLPHE GUÉROULT, A PARIS

                                La Châtre, 9 novembre 1835.

Mon cher enfant,

J'ai à répondre à deux lettres de vous et je veux le faire avant de me
mettre au travail; car j'ai un roman arrangé dans ma tête.
Dussiez-vous dire que je fais mes embarras, vous n'entendrez pas plus
parler de moi, d'ici à deux ou trois mois, que si j'étais morte.

J'ai écrit les premières pages hier, et je suis dans le coup de feu.
Vous connaissez cela. Pour toutes choses, il y a un beau moment, c'est
le commencement. C'est peut-être à cause de cela que je suis si
républicaine, et vous si peu saint-simonien. Quoi qu'il en soit, allez
votre train, si vous croyez que ce soit la bonne voie. Nous voulons
tous le bien et nous allons au même but par des moyens différents.
Nous nous disputons toujours, parce que chacun croit avoir plus
d'esprit que son voisin, et se console d'aller fort mal, en voyant que
les autres ne vont pas mieux: triste consolation, en vérité, qui fait
beaucoup de mal à notre époque. Toute cette guerre à coups d'épingle
que se fait l'amour-propre des uns et des autres n'avance à rien; tout
au contraire. Si tout ce qui a de bonnes vues et de bons sentiments
s'accueillait avec tolérance, on ferait le double d'ouvrage.

Vous ne pouvez nier, mon cher _Marius à Minturnes_, que je n'aie plus
de bonne foi que vous. Vous abîmez nos républicains de la tête aux
pieds, et moi, je ne cesse d'aimer vos saint-simoniens et de les
placer au-dessus de tout.

Je me défends même d'une chose, c'est d'aimer les républicains avec
excès. J'aime ceux qui se trouvent être mes amis, et j'examine les
autres par curiosité, ou je les accueille par savoir-vivre et
politesse.

Cela ne fait rien au principe.

Robespierre était diablement saint-simonien. Il était pour l'exécution
prompte et violente du système. Vous êtes pour la marche lente et
évangélique. Eh bien, chacun devrait être républicain à la manière de
Robespierre, ou saint-simonien à la manière d'Enfantin, selon son
tempérament. Les uns saperaient, les autres bâtiraient. Soyez sûr que
cela viendra, qu'il y aura entre vous et nous une étroite alliance et
que vous ne ferez rien sans nous.

Vous savez comment s'est établi le christianisme, c'est-à-dire fort
mal, même dans ce qu'on appelle son meilleur temps. Il était dans un
si beau désaccord avec les moeurs, qu'en son nom, on commettait les
crimes et on nourrissait les sentiments les plus opposés à son
institution et à son esprit. Douze corps d'armée, commandés par les
douze apôtres, eussent, je crois, mieux valu que Paul répétant cette
lâcheté: «Rendez à César, etc.»

Faites à votre idée, si vous croyez bien faire en louvoyant, et si
votre conscience est en paix. Moquez-vous des reproches que je fais à
votre tiédeur croissante, comme je me moque des railleries que vous
adressez à mon récent enthousiasme. Je crois que vous vous trompez
cependant, et que l'amour de l'égalité a été la seule chose qui n'ait
pas varié en moi depuis que j'existe. Je n'ai jamais pu accepter de
maître.

A propos, mon procès marche, il est en bon train. Le baron ne plaide
pas, il demande de l'argent et beaucoup. Je lui en donne, on le
condamne à me laisser tranquille et tout va bien. Quant à ce qu'on en
pensera à Paris, cela m'occupe aussi peu que de ce qu'on pense en
Chine de Gustave Planche.

L'opinion est une prostituée qu'il faut mener à grands coups de pied
quand on a raison. Il ne faut jamais se soumettre à des avanies pour
obtenir des salutations et des courbettes en public. Je voudrais bien
vous voir digérer des menaces et des coups! Allons donc. Il faudrait
que tout votre sang y passât, ou celui de votre provocateur.

Croyez-vous que je n'aie pas de dignité personnelle à défendre parce
que je suis femme? Allons donc, encore! Souvenez-vous d'avoir prêché
l'affranchissement de la femme.

Nous ne savons pas faire des armes, et on ne nous permet pas de
provoquer nos maris en duel; on a bien raison, ils nous tueraient, ce
qui leur ferait trop de plaisir.

Mais nous avons la ressource de crier bien haut, d'invoquer trois
imbéciles en robe noire, qui font semblant de rendre la justice, et
qui, en vertu de certaine _bonté_ de législation envers les esclaves
menacées de mort, daignent nous dire: «On vous permet de ne plus aimer
monsieur votre maître, et, si la maison est à vous, de le mettre
dehors.»

Malgré tout ce que je vous dis là, par bonté pour monsieur mon époux,
je fais tenir l'affaire aussi secrète que possible. Jusqu'ici, rien
n'a transpiré, même dans la petite ville que j'habite, ce qui est
merveilleux. Cela ira tant que cela pourra. N'en parlez donc à qui que
ce soit.

Bonsoir, mon ami; je vous embrasse de tout mon coeur; je suis bien
fâchée que vous n'ayez pas le plus petit fait à rapporter comme
témoin; car l'enquête va réunir une vingtaine d'amis autour de moi.
Grâce à Duteil, à Planet et à votre serviteur, il sera impossible
d'être plus spirituel que ne le sera cette charmante réunion. Défense
d'y parler affaires et procès surtout. Ce sera l'adieu éternel que
j'adresserai à mes amis, si je suis déboutée de ma demande.

En attendant, j'aurai fait mon livre. J'irai à Paris après mon procès
jugé. Au revoir donc; donnez-moi de vos nouvelles si vous en avez le
temps. Envoyez-moi ces lithographies et dites à Vinçard que je lui
donne une grosse poignée de main.

G.S.



CXXXII

AU REDACTEUR DU _JOURNAL DE L'INDRE_

                                La Châtre, 9 novembre 1835.

Monsieur,

Un oracle dont la signature ne trahit pas l'incognito attaque
brutalement, dans le feuilleton de votre journal, la moralité de mes
livres. J'abandonne à la critique tous mes défauts littéraires et
toutes les obscurités de mon raisonnement. Mais, dans cette province,
ma patrie d'adoption, je défends à tout adulateur des abus de la
société de me choisir pour holocauste, lorsqu'il lui plaît d'offrir un
hommage aux puissances qu'il veut se rendre favorables, soit pour se
faire un nom à défaut de talent, soit pour obtenir des protections
dans ce monde, qui se paye souvent de déclamations à défaut de
preuves.

Un de nos plus beaux talents écrivait, il y a quelques semaines: «Il
est bien décourageant d'écrire pour des gens qui ne savent pas lire.»
Je sais quelque chose de plus fâcheux, c'est d'écrire pour les gens
qui ne _veulent_ pas lire. La profession de tout journaliste aux gages
de l'état social l'investit du droit de connaître la pensée d'un
auteur rien qu'en regardant la couleur de la couverture du livre.

Le public le sait aussi; c'est au public que j'en appelle, pour
repousser les interprétations malpropres du chaste critique qui
prétend avoir saisi _le résultat et le but définitif_ de tous mes
ouvrages. Je déclare ici que ce juge éclairé d'_Indiana_, de
_Valentine_, de _Lélia_ et de _Jacques_ n'a ni compris ni lu aucun de
ces livres.

Si la franchise de ce démenti le blesse, mon sexe ne me permettant pas
de lui donner ou de lui demander réparation, j'institue mon défenseur
tout mien compatriote homme de coeur et de conscience, qui se trouvera
devant lui.

J'ai l'honneur d'être, etc.

GEORGE SAND.



CXXXIII

A MAURICE DUDEVANT, AU COLLÈGE HENRI IV

                                La Châtre, 10 décembre 1835.

Tu es un drôle de gamin avec tes rêves, tu mets Emmanuel[1] à toute
sauce; lui as-tu raconté cette farce-là?

Tu dois avoir reçu, par lui, une lettre de moi, datée du 27; ainsi tu
ne te plaindras plus de mon silence. Ta lettre est bien écrite et très
comique; mais l'orthographe n'est pas si bonne que les autres fois. Il
faut t'appliquer bien sérieusement à apprendre ta langue, chose des
plus difficiles, qu'on apprend assez mal dans les collèges.

Il y a un grand inconvénient à l'apprendre tard, parce qu'alors on
l'oublie et l'on fait des fautes toute sa vie; ce qui arrive aux trois
quarts des personnes, et ce qui n'est pas pardonnable. A dix ans, je
ne faisais pas une faute; mais on se dépêcha trop de me faire quitter
la grammaire, j'oubliai donc ce que je savais si bien. Au couvent, on
m'apprit l'anglais, l'italien, et on négligea d'examiner si je savais
bien ma langue. Ce ne fut qu'à seize ans qu'étant à Nohant, ayant
honte de si mal écrire en français, je rappris moi-même la grammaire.
Je n'ai pourtant jamais pu la retenir très bien. Je suis souvent
embarrassée, et je fais des brioches.

Apprends donc! C'est le bon âge, ni trop tôt ni trop tard. J'étais
bien contente de ton avant-dernière lettre; mais, cette fois-ci, tu as
mis des _s_ partout. Il y en a tant que, si je pouvais te les
renvoyer, tu n'aurais pas besoin d'en mettre de nouvelles dans la
prochaine lettre que tu m'écriras.

Quand tu sortiras avec ton père, prie-le de te laisser aller chez
Buloz, qui te donnera pour moi quelque chose que tu choisiras.

As-tu donné des étrennes à ta grosse chérie? donne-lui-en de ma part,
je te rendrai l'argent. Si tu n'en as pas, dis à Buloz ou à Emmanuel
de te donner cinq francs que je leur devrai.

Je suis clouée ici, mon pauvre chat, pour tout ce mois de janvier.
J'ai des affaires dont je ne peux pas me dépêtrer. J'espère que ce
sera fini le 15 février; mais, pour être plus sûre de ne pas te
manquer de parole, j'aime mieux te promettre d'être auprès de toi à la
fin de février. Ainsi, deux mois encore sans nous voir! je trouve cela
bien long; mais j'y suis absolument forcée. D'abord, je n'ai pas
d'argent; ensuite, je te dirai le reste quand nous nous verrons.

Je travaille toutes les nuits jusqu'à sept heures du matin; je suis
comme une vieille lampe. Je pense à toi, je relis tes bonnes lettres,
et je prie Dieu qu'il te rende bon et courageux; avec cela, tu seras
aussi heureux qu'on peut l'être en ce monde. Je ne te fais presque
plus de sermons. Je vois que tu comprends parfaitement, et que je
pourrai causer avec toi, comme avec un ami. Tu es un brave homme.

Bonsoir, vieux! Je t'embrasse un million, un milliard de fois. Dis-moi
quelles places tu as.

        _s. s. s. s. s. s. s. s. s. s._

Ce sont tes _s_ que je te renvoie.

  [1] Emmanuel Arago.



CXXXIV

AU MÊME

                                La Châtre, 15 décembre 1835.

Mon bon ange,

Ta petite lettre est bien gentille, malgré tes gros enfantillages. Tu
peux bien rire de _la poire_, si cela t'amuse; mais il ne faut avoir
de haine pour personne à ton âge. Cela ne sert à rien, tu ne peux
faire encore aucun bien aux hommes, aucun mal aux ennemis de
l'humanité. Il est bien vrai que Louis-Philippe est l'ennemi de
l'humanité; mais, quand tu le traites de _grosse bête_, tu te trompes
beaucoup. C'est peut-être l'homme le plus fin et le plus habile de
France. Malheureusement, il fait de ses talents un usage funeste, et,
au lieu de répandre l'amour de la vertu autour de lui, il déshonore de
son mieux tout ce qui l'entoure. Il déshonore réellement la France qui
le supporte. C'est un grand malheur de voir qu'un seul homme peut, en
caressant les vices et les mauvais sentiments, dégrader toute une
nation et l'entraîner dans le mal.

Tu raisonnes très bien d'ailleurs, seulement tu fais encore une erreur
en disant: «_La nature_ a été injuste envers une grande partie du
genre humain;» tu veux dire _la société_.

La nature, mon pauvre enfant, est une bonne mère; c'est Dieu, ou du
moins c'est son ouvrage; c'est elle qui nous donne les moissons, les
forêts, les fruits, les prairies, ces belles fleurs que j'aime tant,
et ces beaux papillons que tu soignes si bien. La nature offre
d'elle-même toutes ses productions à l'homme qui sème et recueille.
Les arbres ne refusent pas leurs fruits au voyageur qui les cueille en
passant, et les légumes viennent aussi beaux dans le terreau d'un
simple jardinier que dans le jardin d'un prince.

_La société_, c'est autre chose: ce sont les conventions faites entre
les hommes pour le partage des productions de la nature. Ce n'est pas
la justice, ce n'est pas le sentiment de la nature qui a dicté ces
lois, c'est la force. Les faibles ont eu moins que les autres, et les
infirmes n'ont rien eu du tout. Le droit d'héritage a conservé cette
inégalité; et puis, dans les temps civilisés, comme le nôtre par
exemple, les plus instruits et les plus habiles sont devenus riches et
n'en sont pas devenus meilleurs pour cela. Les pauvres ignorants sont
et seront toujours dans une affreuse misère, si on ne fait rien pour
eux. Dis donc que la société est injuste, et non pas la nature.

Nous parlerons de tout cela souvent et peu à peu nous nous entendrons.
Pour le moment, je ne veux pas te fatiguer l'esprit. Tu vas bientôt
lire un très beau livre que l'on donne heureusement dans les collèges:
c'est le _De viris illustribus_, par Plutarque. Il faudra le lire avec
attention. Tout ce qu'il y a de beau dans l'âme humaine est senti et
indiqué dans ce livre.

J'irai à Paris pour Noël, parce que tu auras plusieurs jours de sortie
et que j'en profiterai. Fais attention de compter le nombre de sorties
que tu auras eues avec ton père, depuis le jour de son arrivée à Paris
jusqu'à Noël. N'y manque pas, je te dirai ensuite pourquoi, et
souviens-toi de tout ce que je t'ai recommandé. Tu as très bien fait
de ne pas montrer ta lettre à Buloz. Il faut garder les lettres que je
t'écris pour toi seul.

Adieu, mon amour; je t'embrasse mille fois.

Ton GEORGE.



CXXXV

AU MÊME

                                La Châtre, 3 janvier 1836.

J'ai reçu ta lettre, mon enfant chéri, et je vois que tu as très bien
compris la mienne; ta comparaison est très juste, et, puisque tu te
sers de si belles métaphores, nous tâcherons de monter ensemble sur la
montagne où réside la vertu. Il est, en effet, très difficile d'y
parvenir; car, à chaque pas, on rencontre des choses qui vous
séduisent et qui essayent de vous en détourner. C'est de cela que je
veux te parler, et le défaut que tu dois craindre, c'est le trop grand
amour de toi-même. C'est celui de tous les hommes et de toutes les
femmes.

Chez les uns, il produit la vanité des rangs; chez d'autres,
l'ambition de l'argent; chez presque tous, l'égoïsme. Jamais aucun
siècle n'a professé l'égoïsme d'une manière aussi révoltante que le
nôtre. Il s'est établi il y a cinquante ans une guerre acharnée entre
les sentiments de justice et ceux de cupidité. Cette guerre est loin
d'être finie, quoique les cupides aient le dessus pour le moment.

Quand tu seras plus grand, tu liras l'histoire de cette révolution
dont tu as tant entendu parler et qui a fait faire un grand pas à la
raison et à la justice. Cependant, ceux qui l'avaient entreprise n'ont
pas été les plus forts et ceux qui y ont travaillé avec le plus de
générosité ont été vaincus par ceux qui, aimant les richesses et les
plaisirs, ne se servaient du grand mot de République que pour être des
espèces de princes pleins de vices et de fantaisies. Ceux-là furent
donc les maîtres; car le peuple est faible, à cause de son ignorance.
Parmi ceux qui pourraient prendre son parti et le secourir par leurs
lumières, il en est un sur mille qui préfère le plaisir de faire du
bien à celui d'être riche et comblé d'amusements et de vanité. Ainsi,
la classe la moins nombreuse, celle qui reçoit de l'éducation,
l'emportera toujours sur la classe ignorante, quoique cette classe
soit la masse des nations.

Vois quel est l'avantage et la nécessité de l'éducation. Sans elle, on
vit dans une espèce d'esclavage, puisque, tous les jours, un paysan
sage, vertueux, sobre, digne de respect, est dans la dépendance d'un
homme méchant, ivrogne, brutal, injuste, mais qui a sur lui l'avantage
de savoir lire et écrire. Vois ce qu'est un homme qui, ayant reçu de
l'éducation, n'en est pas meilleur pour cela. Vois combien est
coupable devant Dieu celui qui, connaissant les malheurs et les
besoins de ses semblables, pouvant consacrer son coeur et sa vie à les
secourir, s'endort tranquillement tous les soirs dans un lit moelleux,
ou se remplit le ventre à une bonne table en se disant: «Tout est
bien, la société est parfaitement organisée. Il est juste que je sois
riche et qu'il y ait des pauvres. Ce qui est à moi, est à moi; donc,
je dois tuer tous ceux qui ne me demanderont pas à manger, chapeau
bas, et, quand même ils seraient bien polis, je dois les mettre
brutalement à la porte, s'ils m'importunent. Je le fais parce que j'en
ai le droit.»

Voilà le raisonnement de l'égoïste, voilà les sentiments de cette
immense armée de coeurs impitoyables et d'âmes viles qui s'appelle la
_garde nationale_. Parmi tous ces hommes qui défendent la propriété
avec des fusils et des baïonnettes, il y a plus de bêtes que de
méchants. Chez la plupart, c'est le résultat d'une éducation
antilibérale. Leurs parents et leurs maîtres d'école leur ont dit, en
leur apprenant à lire, que le meilleur état de choses était celui qui
conservait à chacun sa propriété. Ils appellent révolutionnaires,
brigands et assassins ceux qui donnent leur vie pour la cause du
peuple.

C'est parce que je ne veux pas que tu sois un de ces hommes, sans âme
ou sans raison, que je t'écris en particulier et _en secret_, ce que
je pense de tout cela. Réfléchis et dis-moi si cela se présente de
même à ton esprit et à ton coeur. Dis-moi si tu trouves juste cette
manière de partager inégalement les produits de la terre, les fruits,
les grains, les troupeaux, les matériaux de toute espèce, et l'or (ce
métal qui représente toutes les jouissances, parce qu'un petit
fragment se prend en échange de tous les autres biens). Dis-moi, en un
mot, si la répartition des dons de la création est bien faite, lorsque
celui-ci a une part énorme, cet autre une moindre, un troisième
presque rien, un quatrième rien du tout!

Il me semble que la terre appartient à Dieu, qui l'a faite, et qui l'a
confiée aux hommes pour qu'elle leur servît d'éternel asile. Mais il
ne peut pas être dans ses desseins que les uns y crèvent d'indigestion
et que les autres y meurent de faim. Tout ce qu'on pourra dire
là-dessus ne m'empêchera pas d'être triste et en colère quand je vois
un mendiant pleurant à la porte d'un riche.

Quant aux moyens de changer tout cela, il faudra que je t'écrive
encore bien des lettres, et que nous ayons ensemble bien des
conversations avant que je t'en parle. Je ne veux pas t'en dire trop
long à la fois: il faut que tu aies le temps de réfléchir à chaque
chose, et de me répondre à mesure si tu penses comme moi et si tu
comprends bien. Nous en restons là. _L'amour de soi-même est ce qu'il
faut modérer, limiter et diriger._ C'est-à-dire qu'il faut s'habituer
à trouver le bonheur qui coûte le moins d'argent et qui permet d'en
donner davantage à ceux qui en manquent. Nous chercherons ensemble
cette vertu, et, si nous n'y atteignons pas tout à fait, du moins nous
aurons des principes justes et de bonnes intentions.

Je ne te cache pas, et tu peux déjà t'en apercevoir, que les principes
dont je te parle sont tout à fait en opposition avec ceux de vos
lycées. Les lycées, dirigés par l'esprit du gouvernement, professeront
toujours le principe régnant. Ils vous prêcheraient l'Empire et la
guerre, si Napoléon était encore sur le trône. Ils vous diraient
d'être républicains, si la République était établie. Il ne faut pas
t'occuper des réflexions que vos professeurs ou même les livres que
l'on vous donne font sur l'histoire. Ces livres sont dictés à des
pédants, esclaves du pouvoir.

Souvent, en lisant l'histoire des grandes actions des temps antiques,
écrite par les hommes d'aujourd'hui, tu verras que les héros sont
traités de scélérats. Ton bon sens et la justice de ton coeur
redresseront ces jugements hypocrites. Tu liras les faits et tu seras
le juge des hommes qui les auront accomplis. Souviens-toi que, depuis
le commencement du monde, ceux qui ont travaillé pour la liberté et
l'honneur de leurs frères sont des grands hommes. Ceux qui ont
travaillé pour leur propre renommée et pour leur ambition personnelle
sont des hommes qui ont fait un emploi coupable de leurs grandes
qualités. Ceux qui n'ont songé qu'à leurs plaisirs sont des brutes.

Mais tu comprends que notre correspondance doit rester secrète et que
tu ne dois ni la montrer ni seulement en parler. Je désire aussi que
tu n'en dises pas un mot à ton père: tu sais que ses opinions
diffèrent des miennes. Tu dois écouter avec respect tout ce qu'il te
dira; mais ta conscience est libre et tu choisiras, entre ses idées et
les miennes, celles qui te paraîtront meilleures. Je ne te demanderai
jamais ce qu'il te dit; tu ne dois pas non plus lui faire part de ce
que je t'écris.

Aie donc soin de laisser mes lettres dans ta _baraque_ au collège; je
te les ferai remettre par Emmanuel, et tu lui remettras ta réponse
trois ou quatre jours après.

Comprends tu bien? De cette manière, personne ne verra ce que nous
nous écrivons, et nous n'aurons pas de contradictions. Tu auras le
temps de lire mes lettres et d'y répondre sans te presser.

Mon ange chéri, tu es ce que j'aime le mieux au monde. Je suis venue
passer quelque temps à la Châtre; je demeure chez Duteil.

Adieu; je t'embrasse mille fois. Apprends bien d'histoire, c'est un
grand point.



CXXXVI

A M. FRANÇOIS ROLLINAT, A CHATEAUROUX

                                La Châtre, 4 février 1836.

Qu'as-tu donc, bon vieux? manques-tu de courage? t'est-il arrivé
quelque chose de pis que la vie ordinaire? pourquoi es-tu si consterné
et si abattu? Ta lettre m'inquiète beaucoup. Si tu ne peux venir me
voir, et que je puisse te donner un peu de coeur, j'irai te voir la
semaine prochaine. Mon affaire est remise à quinzaine; c'est le seul
mal que le président ait pu me faire, et il l'a fait. Du reste, cette
affaire étant imperdable au dire de tous, et le ministère public ayant
conclu en ma faveur avec beaucoup de chaleur, je ne m'inquiète pas.

Mais, toi, qu'as-tu? Tu es fou avec ta mort morale! Les hommes comme
toi ne sont pas appelés à une pareille fin. Il y a, en toi, une si
grande sérénité de vertu, que l'intelligence ne peut que gagner avec
les années, et même avec les fatigues et les douleurs. C'est là le
fouet, l'aiguillon des grandes âmes. Je redoute pour toi les
préoccupations de l'amour et je crains quelque chose comme cela dans
ta tristesse. S'il en est ainsi, j'irai te voir et je te donnerai le
courage de briser, s'il le faut, des liens funestes. L'amour, tel que
la plupart des hommes et des femmes l'entend, n'est fait que pour les
enfants. Il ne convient pas aux esprits sérieux; il les tiraille et
les torture sans jamais les satisfaire.

Je ferai mon possible pour t'aller voir, pour te confesser, et pour te
remettre à flot. Tu ne t'appartiens pas, mon vieux; tu n'as même pas
le droit de souffrir pour ton propre compte. C'est une terrible tâche;
mais c'est une grande destinée. Porte le joug et ne te laisse pas
tomber dessous. Tu te dois à ta famille, tu te dois à moi aussi, ton
meilleur ami. Tu me dois ce grand exemple de la force, ce grand
spectacle de la volonté persistante qui m'a soutenue dans mes luttes,
qui m'a grandie depuis que je te connais.

Songe à cela. Tu es l'homme que j'estime le plus. Je ne puis
m'habituer désormais à vivre sans toi. Songe, vieux Montagne, à ton
Laboëtie, qui t'a connu, étant déjà vieux, et qui s'est dépêché de
t'aimer beaucoup afin de réparer le temps perdu.

Réponds-moi, explique-toi, et compte que je ne te laisserai pas seul
dans cette crise.

Tout à toi. G.



CXXXVII

A M. ADOLPHE GUÉROULT, A PARIS

                                La Châtre, 11 février 1836.

C'est le mardi gras qu'on prononce mon jugement en séparation.

Je ne puis aller à Paris par conséquent avant le mois de mars. J'en ai
bien du regret, d'abord parce que j'ai grand besoin de voir mes
enfants et mes amis, ensuite ce bal dont je me serais fait une fête.
Tâchez qu'il y en ait un autre où je puisse me trouver.

J'aime vos prolétaires, d'abord parce qu'ils sont prolétaires, et puis
parce que je crois qu'il y a en eux la semence de la vérité, le germe
de la civilisation future. Faites-leur part de tous mes regrets.
Dites-leur que je tiens extraordinairement aux étrennes qu'ils ont
bien voulu me destiner. Je veux faire connaissance avec eux tous, dès
que je serai non plus femme esclave, mais une femme libre, autant que
notre méchante civilisation le permet. Rappelez-moi particulièrement
au souvenir de Vinçard.

Que devenez-vous, mon ami? Allez-vous en Égypte? Si je gagne mon
procès, je renoncerai au tour du monde, que nous avions modestement
projeté de faire ensemble. La gouverne de mes enfants et celle de mon
petit patrimoine ne me permettront plus de longues absences. Je
pourrai toujours vous conduire jusqu'à la frontière, si vous prenez
votre volée dans un moment où les plumes repousseront à mon aile. Là,
je vous saluerai et vous suivrai de l'oeil jusqu'à l'horizon.

Avant tout, soyez heureux autant que faire se peut. Le bonheur est-il
refusé à la jeunesse? Je le crois en me sentant devenir de plus en
plus calme et satisfaite à mesure que je redescends la vie. _La
jeunesse est un bonheur par elle-même, ses distractions lui
suffisent._ Ceci n'est pas de moi. Je crois que c'est vrai.

Adieu, mon cher Jules César; portez-vous bien, _et me ama_.

GEORGE.



A LA FAMILLE SAINT-SIMONIENNE DE PARIS

                                La Châtre, 15 février 1836.

Ne pouvant vous remercier chacun séparément aujourd'hui, permettez,
frères, que je vous remercie collectivement en m'adressant à Vinçard.
Vous avez eu pour moi de la sympathie et des bienveillances pleines de
charme et de bonté. Je ne méritais pas votre attention, et je n'avais
rien fait pour être honorée à ce point. Je ne suis pas une de ces âmes
fortes et retrempées qui peuvent s'engager par un serment dans une
voie nouvelle. D'ailleurs, fidèle à de vieilles affections d'enfance,
à de vieilles haines sociales, je ne puis séparer l'idée de
_république_ de celle de _régénération_; le salut du monde me semble
reposer sur nous pour détruire, sur vous pour rebâtir. Tandis que les
bras énergiques du républicain feront la _ville_, les prédications
sacrées du saint-simonien feront la _cité_. Je l'espère ainsi. Je
crois que mes vieux frères doivent frapper de grands coups, et que
vous, revêtus d'un sacerdoce d'innocence et de paix, vous ne pouvez
tremper dans le sang des combats vos robes lévitiques. Vous êtes les
prêtres, nous sommes les soldats: à chacun son rôle, à chacun sa
grandeur et ses faiblesses. Le prêtre s'épouvante parfois de
l'impatience belliqueuse du soldat, et le soldat, à son tour, raille
la longanimité sublime du prêtre. Soyons tranquilles pour l'avenir.
Nous tomberons tous à genoux devant le même Dieu, et nous unirons nos
mains dans un saint transport d'enthousiasme, le jour où la vérité
luira pour tous; la vérité est une.

Ces temps sont loin; nous avons, je le pense, des siècles de
corruption à traverser, et, tandis qu'il arrivera souvent encore à
votre phalange sacrée de chanter dans des solitudes sans écho, il nous
arrivera peut-être bien, à nous autres, de traverser en vain la _mer
rouge_ et de lutter contre les éléments, le lendemain du jour où nous
croirons les avoir soumis. C'est le destin de l'humanité d'expier son
ignorance et sa faiblesse par des revers et par des épreuves. Votre
mission est de la ranimer par des conseils, et de lui verser le baume
de l'union et de l'espérance. Accomplissez donc cette tâche sacrée, et
sachez que vos frères ne sont pas les hommes du passé, mais ceux de
l'avenir.

Vous avez eu un seul tort, en ces jours-ci, un tort grave, à mes yeux,
et je vous le dirai dans la sincérité de mon coeur, parce que je vous
aime trop pour vous cacher une seule des pensées que vous m'inspirez.
Vous avez cherché à vous éloigner de nous. Ce tort, nous l'avons eu à
votre exemple et les deux familles, les enfants de la même mère, de la
même idée, veux-je dire, se sont divisés sur le champ de bataille.
Cette faute retardera la venue des temps annoncés. Elle est plus grave
chez vous, qui êtes des envoyés de paix et d'amour, que chez nous, qui
sommes des ministres de guerre, des glaives d'extermination.

Quant à moi, solitaire jeté dans la foule, sorte de rapsode,
conservateur dévot des enthousiasmes du vieux Platon, adorateur
silencieux des larmes du vieux Christ, admirateur indécis et stupéfait
du grand Spinosa, sorte d'être souffrant et sans importance qu'on
appelle un poète, incapable de formuler une conviction et de prouver,
autrement que par des récits et des plaintes, le mal et le bien des
choses humaines, je sens que je ne puis être ni soldat ni prêtre, ni
maître ni disciple, ni prophète ni apôtre; je serai pour tous un frère
débile mais dévoué; je ne sais rien, je ne puis rien enseigner; je
n'ai pas de force, je ne puis rien accomplir. Je puis chanter la
guerre sainte et la sainte paix; car je crois à la nécessité de l'une
et de l'autre. Je rêve dans ma tête de poète des combats homériques,
que je contemple le coeur palpitant, du haut d'une montagne, ou bien
au milieu desquels je me précipite sous les pieds des chevaux, ivre
d'enthousiasme et de sainte vengeance. Je rêve aussi, après la
tempête, un jour nouveau, un lever de soleil magnifique, des autels
parés de fleurs, des législateurs couronnés d'olivier, la dignité de
l'homme réhabilitée, l'homme affranchi de la tyrannie de l'homme, la
femme de celle de la femme, une tutelle d'amour exercée par le prêtre
sur l'homme, une tutelle d'amour exercée par l'homme sur la femme. Un
gouvernement qui s'appellerait _conseil_ et non pas _domination,
persuasion_ et non pas _puissance_. En attendant, je chanterai au
diapason de ma voix, et mes enseignements seront humbles; car je suis
l'enfant de mon siècle, j'ai subi ses maux, j'ai partagé ses erreurs,
j'ai bu à toutes ses sources de vie et de mort, et, si je suis plus
fervent que la masse pour désirer son salut, je ne suis pas plus
savant qu'elle pour lui enseigner le chemin. Laissez-moi gémir et
prier sur cette Jérusalem qui a perdu ses dieux et qui n'a pas encore
salué son messie. Ma vocation est de haïr le mal, d'aimer le bien, de
m'agenouiller devant le beau.

Traitez-moi donc comme un ami véritable. Ouvrez-moi vos coeurs et ne
faites point d'appel à mon cerveau. Minerve n'y est point et n'en
saurait sortir. Mon âme est pleine de contemplations et de voeux que
le monde raille, les croyant irréalisables et funestes. Si je suis
porté vers vous d'affection et de confiance, c'est que vous avez en
vous le trésor de l'espérance et que vous m'en communiquez les feux,
au lieu d'éteindre l'étincelle tremblante au fond de mon coeur.

Adieu; je conserverai vos dons comme des reliques; je parerai la table
où j'écris des fleurs que les mains industrieuses de vos soeurs ont
tissées pour moi. Je relirai souvent le beau cantique que Vinçard m'a
adressé, et les douces prières de vos poètes se mêleront dans ma
mémoire à celles que j'adresse à Dieu chaque nuit. Mes enfants seront
parés de vos ouvrages charmants, et les bijoux que vous avez destinés
à mon usage leur passeront comme un héritage honorable et cher. Tout
mon désir est de vous voir bientôt et de vous remercier par
l'affectueuse étreinte des mains.

Tout à vous de coeur.

GEORGE SAND.



CXXXVIII

A MAURICE DUDEVANT, AU COLLÈGE HENRI IV

                                La Châtre, 17 février 1836.

Mon bon petit,

Voici le carnaval, tout le monde s'amuse, ou fait semblant de
s'amuser. Moi, je m'amuserais, si je t'avais, et tu t'amuserais aussi.
Je suis chez Duteil, nous passons très gaiement les jours gras. Tous
les soirs, nous avons bal masqué. Je déguise tous les enfants, Duteil
prend son violon, nous allumons quatre chandelles et nous dansons. Si
tu étais là, avec ta soeur, la fête serait complète. Hélas! tous ces
mioches me font sentir l'absence des miens.

Si j'étais libre de quitter mes affaires, ce n'est pas avec eux que je
serais en train de me divertir, mais bien avec vous, mes pauvres
petits. Vous amusez-vous, du moins? Tu es sorti avec ton père, Solange
avec ma tante; racontez-moi à quoi vous avez passé le temps. Il est
bien facile de s'amuser avec les gens qu'on aime. Pour moi, il n'y a
pas de vrai plaisir sans vous.

Aux vacances, nous nous amuserons; car s'amuser, c'est être heureux,
et tu sais, quand nous sommes ensemble tous les trois, nous n'avons
besoin de personne pour être joyeux toute la journée.

J'espérais être à Paris ces jours-ci; mais les gens avec lesquels je
suis en affaires m'ont fait attendre et retardée. Il me faut donc
attendre encore quinze jours avant d'aller t'embrasser. Garde-moi des
_sorties_ pour le mois de mars, afin que je t'aie le jeudi et le
dimanche pendant deux ou trois semaines. Cette fois, c'est certain, et
je ne prévois plus d'obstacle possible à mon voyage. N'en parle
cependant pas; tu sais, une fois pour toutes, que tu ne dois rien dire
de ce que je t'écris, pas même les choses en apparence les plus
indifférentes.

Tu vas donc chez la reine? c'est fort bien, tu es encore trop jeune
pour que cela tire à conséquence; mais, à mesure que tu grandiras, tu
réfléchiras aux conséquences des liaisons avec les aristocrates. Je
crois bien que tu n'es pas très lié avec Sa Majesté et que tu n'es
invité que comme faisant partie de la classe de Montpensier. Mais, si
tu avais dix ans de plus, tes opinions te défendraient d'accepter ces
invitations.

Dans aucun cas un homme ne doit dissimuler, pour avoir les faveurs de
la puissance, et les amusements que Montpensier t'offre sont déjà des
faveurs. Songes-y! Heureusement elles ne t'engagent à rien; mais, s'il
arrivait qu'on te fît, devant lui, quelque question sur tes opinions,
tu répondrais, j'espère, comme il convient à un enfant, que tu ne peux
pas en avoir encore; tu ajouterais, j'en suis sûre, comme il convient
à un homme, que tu es républicain de race et de nature; c'est-à-dire
qu'on t'a enseigné déjà à désirer l'égalité, et que ton coeur se sent
disposé à ne croire qu'à cette justice-là. La crainte de mécontenter
le prince ne t'arrêterait pas, je pense. Si, pour un dîner ou un bal,
tu étais capable de le flatter, ou seulement si tu craignais de lui
déplaire par ta franchise, ce serait déjà une grande lâcheté.

Il ne faut pourtant jamais d'arrogance déplacée. Si tu allais dire,
devant cet enfant, du mal de son père, ce serait un espèce de crime.
Mais, si, pour être bien vu de lui, tu lui en disais du bien, lorsque
tu sais qu'il n'y a que du mal à en dire, tu serais capable de vendre
un jour ta conscience pour de l'argent, des plaisirs ou des vanités.
Je sais que cela ne sera pas; mais je dois te montrer les
inconvénients des relations avec ceux qui se regardent comme
supérieurs aux autres, et à qui la société donne, en effet, de
l'autorité sur vous.

Garde-toi donc de croire qu'un prince soit, par nature, meilleur et
plus utile à écouter qu'un autre homme. Ce sont, au contraire, nos
ennemis naturels, et, quelque bon que puisse être l'enfant d'un roi,
il est destiné à être tyran. Nous sommes destinés à être avilis,
repoussés ou persécutés par lui.

Ne te laisse donc pas trop éblouir par les bons dîners et par les
fêtes. Sois un _vieux Romain_ de bonne heure, c'est-à-dire, fier,
prudent, sobre, ennemi des plaisirs qui coûtent l'honneur et la
sincérité.

Bonsoir, mon ange; écris-moi. Aime ton vieux George, qui t'aime plus
que sa vie.



CXXXIX

A MADAME D'AGOULT, A GENÈVE

                                26 février 1836.

Je ne vous écris qu'un mot à la hâte, chère bonne et belle Marie. Je
suis accablée d'affaires, de travail et de courses. Je vous écris
d'une chambre d'auberge, ne sachant quand je retrouverai un quart
d'heure de loisir. Ainsi prenez que ceci n'est rien, qu'un signe et un
regard de tendresse jeté en courant à quelqu'un qu'on voudrait
embrasser, mais dont le galop de votre cheval vous éloigne.

Votre grande lettre est charmante et bonne comme celle d'un ange.
Votre seconde lettre est encore mieux, sauf qu'il s'y trouve un
_madame_, dont je ne veux pas. Vous me parlez de coeur et de bourse.
Non, cela n'est pas inconvenant; l'offrir ou l'accepter est le plus
saint privilège de l'amitié, la plus sûre marque de l'antique loyauté.
Si j'avais besoin de pain, j'en recevrais de vous, et vous seriez
encore la plus obligée de nous deux; car vous êtes capable d'offrir au
premier mendiant venu, et, moi, je ne suis capable d'en accepter que
de bien peu de mains.

Je n'irai pas en Chine avec vous, quoique je le fisse de bien bon
coeur, si je le pouvais. Mais j'ai mes enfants qui m'attachent à ce
sol de France. Je ne pourrai plus m'absenter que pour quelques
semaines.

Grâce à Dieu, j'ai gagné mon procès et j'ai mes deux enfants à moi. Je
ne sais si c'est fini. Mon adversaire peut en appeler et prolonger mes
ennuis. Mais je serai toujours libre au printemps et, si vous n'êtes
pas partie, j'irai vous voir en Suisse.

Écrivez donc sur le sort des femmes et sur leurs droits; écrivez
hardiment et modestement, comme vous sauriez le faire, vous. Madame
Allart vient de faire une brochure où il y a réellement des choses
fortes, belles et vraies. Moi, je suis trop ignare pour écrire autre
chose que des contes, et je n'ai pas la force de m'instruire.

Vous me parlez de Beautin, de Marphyrius et de Jouffroy. Je n'ai
jamais entendu parler de ces gens-là. Je n'ai rien lu de ma vie, je ne
sais que ce que j'ai vu matériellement. En lisant votre lettre, je
m'_étonnais_ (le mot est modeste) de votre incommensurable supériorité
sur moi. Faites-en donc profiter le monde, vous le devez. Franz doit
vous y engager; moi, je vous en supplie.

Bonjour, ma douce et belle cénobite. Je vous écrirai une longue lettre
bien bête, et bien bonne enfant, à la première journée de repos et de
liberté que j'aurai.

Je vous aime tendrement, quoique vous soyez capable de m'empoisonner.
Heureusement que je n'ai pas peur de M. Franz, et que, s'il avait une
pareille idée, je le tuerais d'une chiquenaude. Il est vrai que vous
me tueriez après, et que je n'en serais pas plus avancée. Espérons que
la destinée nous préservera de ces catastrophes étranges, que
Ballanche appellerait... Ah! ma foi, je ne me souviens plus du mot.

Dites à Franz que j'ai lu _Orphée_ ces jours-ci, et que je suis tombée
dans des extases incroyables. C'est le premier ouvrage de Ballanche
que je lis. Je ne comprends pas tout; mais ce que je comprends
m'enchante. On prétend ici que cela me rendra tout à fait imbécile. Je
ne demande pas mieux, pourvu que vous ne m'abandonniez pas dans le
malheur.

Mille tendresses.



CXL

A M. EUGÈNE PELLETAN, A PARIS

                                Bourges, 28 février 1836.

J'ai reçu votre lettre hier seulement. Je n'habite point Paris, et je
n'habite rien les trois quarts de l'année.

Vous avez prodigieusement d'esprit, d'imagination et de talent. Mais
votre simplicité est plus affectée que réelle.

Travaillez, vous êtes déjà poète, si, pour l'être, il suffit de faire
très bien les vers. S'il y faut quelque chose de plus, vous êtes
capable de l'acquérir.--Faites-vous imprimer quand vous l'aurez
acquis.

La plastique vous manque, vous le savez; cherchez-la en tout. Byron et
Goethe ne s'en sont pas affranchis dans leurs plus fougueuses
compositions.

Ne soyez d'aucune école, n'imitez aucun modèle. Ceux qui posent comme
tels envient presque toujours les qualités du talent qu'ils censurent
et éteignent chez leurs adeptes.

Fuyez Paris, c'est le tombeau des poètes et des artistes. Tout y est
_chic_.

_Le troupeau blanc des flots_ est admirable.

_De l'or avec du fer_ est détestable.

... _Rien faire qui vaille un sou_ n'aura jamais de grâce ni de sens.

... _De tout... de rien, du prix des moutons cette année_ est naïf et
charmant, etc., etc.

Ne soyez pas un composé de noble et de plat, de grand et d'étriqué.
Soyez correct, c'est plus rare que d'être excentrique par le temps qui
court. Plaire par le mauvais goût est devenu plus commun que de
recevoir la croix d'honneur.

Hugo, le plus grand novateur de notre temps, n'a pas triomphé de ces
bons classiques dont il s'est moqué, quoiqu'en mille endroits il ait
été plus grand qu'eux. Les beautés de détail ne sont rien sans
l'ensemble.

Vivant comme je vis, je ne puis vous voir; mais je m'intéresse à vous.
Cela vous est dû. Je vous souhaite et vous prédis de l'avenir, si vous
êtes sévère envers vous-même, et patient. Si je puis vous obliger je
le ferai de bon coeur. Mais soyez sûr que, si vous produisez une bonne
oeuvre, vous n'aurez besoin de personne. Soyez sûr, au contraire, que
toutes les amitiés littéraires ne feront pas un vrai succès à une
production négligée.

Tout à vous.

GEORGE SAND.



CXLI

A M ADOLPHE GUÉROULT, A PARIS

                                La Châtre, mars 1836.

Mon ami

J'admire beaucoup vos perplexités à propos du titre que vous devez me
donner. Il me semble que je m'appelle George et que je suis votre ami,
ou votre amie, comme vous voudrez. Je n'entends rien aux compliments.
Si je n'avais pas pour vous estime, attachement et confiance, je ne
vous aurais pas témoigné confiance, estime et attachement. Après cela,
je ne sais plus ce qui peut vous gêner, et vous prie de vous souvenir
que je ne suis pas _bégueule_. Ainsi appelez-moi comme il vous plaira;
mais écrivez-moi pour me parler de vous et de mes mioches. Merci mille
fois de l'amitié que vous leur accordez. Ils n'en sentent pas le prix
maintenant; mais j'acquitterai leur dette d'affection et de
reconnaissance tant que je vivrai.

Ils sortiront tous deux aux vacances de Pâques, et vous serez à même
de voir Maurice chez Buloz. Emmenez-le quelquefois promener avec vous
pour décharger Buloz d'un si lourd fardeau, et rendez-moi bon compte
de la conduite de monsieur mon fils. Morigénez-le paternellement;
c'est un bon diable qui vous comprendra si vous lui parlez raison.

Solange est impayable avec son poignard dans le coeur ou dans
l'estomac. Je pense que ce dernier organe est celui qui joue le plus
grand rôle dans sa vie. Elle découchera, je crois, pour les fêtes de
Pâques, et ma tante de l'Élysée-Bourbon[1] se chargera d'elle; car il
faut, par respect pour les moeurs, qu'elle ait son domicile chez des
femmes.

Serez-vous assez bon pour conduire son frère auprès d'elle quand il
voudra et pour le ramener chez Buloz ensuite, ou au moins pour
surveiller ses allées: et venues, de manière qu'il ne soit qu'avec des
personnes sûres, qui ne le perdront pas en chemin. Je compte sur vous,
sur Papet, sur Boucoiran et sur Buloz.

Je ne puis, quelque chagrin que j'éprouverai à vous perdre pour
longtemps peut-être, vous dissuader du voyage en Égypte. Voyager,
c'est apprendre; savoir, c'est exister. Vous n'irez pas en Orient et
vous n'en reviendrez pas sans avoir acquis beaucoup de connaissances
qui vous feront très supérieur à ce que vous êtes déjà. Les gens du
monde et les femmes voyagent sans fruit; il n'en sera pas ainsi de
vous. Vous observerez, vous verrez différentes races d'hommes,
différents modes d'organisation sociale. Vous ne négligerez pas
d'apprendre leur histoire, si vous ne la savez déjà, et d'examiner
leurs penchants, leurs habitudes.

Vous saurez tout cela, et, quelque talent, quelque mérite que je vous
reconnaisse, vous ne changerez pas la face du monde d'une manière bien
importante ou bien utile. J'ai mes idées là-dessus. Je n'espère ni ne
désire vous les faire partager; car ce sont des idées qui font
souffrir ceux qui les ont et qui ne servent à rien pour les autres.
Mais je suis sûre que vous reviendrez plus avancé, plus rempli, par
conséquent plus calme et plus apte aux choses réelles.

Le seul inconvénient que je voie à cette détermination, c'est qu'un
séjour nouveau avec des chefs saint-simoniens augmentera en vous le
sentiment de fanatisme pour des hommes et des noms propres. Je n'aime
pas ce sentiment, je le trouve petit, ravalant et niais. Je l'éprouve
souvent, et il n'y a pas vingt-quatre heures que j'ai eu une forte
lutte à soutenir contre moi-même pour m'en défendre, en présence d'un
homme politique d'un très grand aspect.

Je ne me suis enrôlée sous le drapeau d'aucun meneur, et, tout en
conservant estime, respect et admiration pour tous ceux qui professent
noblement une religion, je reste convaincue qu'il n'y a pas sous le
ciel d'homme qui mérite qu'on plie le genou devant lui. Mettez-vous au
service d'une idée, et non pas au pouvoir d'Enfantin. Les idées se
modifient et s'élargissent en présence de la vérité. Les systèmes
rêvés par des individus sont toujours arrêtés au beau milieu du
progrès par la fantaisie, l'erreur ou l'impuissance du Créateur, qui
ne veut pas de rébellion chez ses créatures. Prenez bien garde à cela.

J'ai causé avec les saint-simoniens, avec les carlistes, avec
Lamennais, avec Coëssin, avec le juste milieu, et, hier, avec
Robespierre en personne. J'ai trouvé chez tous ces hommes de grandes
doses de vertu, de probité, d'intelligence et de raison, et celui qui
m'a le plus agitée, c'est celui dont je hais le plus les idées et dont
j'admire le plus l'individualité. C'est le dernier, ce qui prouve
qu'il est facile d'égarer les hommes et d'abuser des dons de Dieu;
mais je fais serment devant lui que, si l'extrême gauche vient à
régner, ma tête y passera comme bien d'autres, car je dirai mon mot.

Ce que je vois au milieu de ces divergences de sectes rénovatrices,
c'est un gaspillage de sentiments généreux et de pensées élevées;
c'est une tendance à l'amélioration sociale; une impossibilité de
produire pour le moment, faute de tête à ce grand corps aux cent bras,
qui se déchire lui-même, ne sachant à quoi s'attaquer. Ce conflit ne
fait encore que bruit et poussière. Nous ne sommes pas dans l'ère où
il construira des sociétés, et les peuplera d'hommes perfectionnés.

Croyez le contraire si vous voulez. L'espérance est chose bonne et
fortifiante. Mais, plus vous croirez à un prochain succès, plus vous
devez le hâter par des efforts inouïs. Travaillez à élargir vos
cerveaux. Ce qui vous perd tous, c'est leur étroitesse. Vous n'y
pouvez loger qu'un plan de campagne. Quand le terrain change de
nature, vous ne savez pas changer de sentier. Vous avez un drapeau au
bout de votre lance, un nom sur la langue, une formule dans la tête,
et vous vous faites un point d'honneur imbécile et fatal de n'en pas
changer à mesure que vous vous éclairez.

Je voudrais voir un homme d'intelligence et de coeur chercher partout
la vérité et l'arracher par morceaux à chacun de ceux qui l'ont
dépecée et partagée entre eux. Je voudrais le voir passer par toutes
les sectes pour les connaître et les juger. Je voudrais qu'au lieu de
le mépriser et de le railler pour sa mobilité, les hommes
l'écoutassent comme le plus éclairé et le plus zélé des prêtres de
l'avenir.

Mais on fait une vertu de l'obstination,--cela convenant aux passions
des uns, à l'ignorance des autres.--Si vous n'êtes pas d'une
organisation magnifique pour être un chef (et vous êtes d'une nature
cent fois trop élevée pour être un soldat), n'ayez ni présomption
folle ni servilisme d'humilité. Vous n'êtes donc destiné ni à
commander ni à servir. Souvenez-vous de ce que je vous dis: un jour,
vous ne croirez plus à aucune secte religieuse, à aucun parti
politique, à aucun système social. Vous ne verrez pour les hommes
qu'une possibilité d'amélioration soumise à mille vicissitudes. Vous
verrez qu'il faut, pour les abriter, un toit de pierre, de paille ou
de papier suivant la saison, mais qu'ils étoufferaient vite dans vos
palais de diamant, rêves de jeunesse!

Allez toujours, vivez! Aidez à fournir une pierre pour un édifice qui
ne sera jamais ni parfait ni solide, mais auquel travailleront de
mieux en mieux les générations futures. Travaillez pour que ce qui va
mal aille tant soit peu mieux, mais travaillez sans trop d'orgueil. Il
vous arriverait plus tard, en voyant le peu que vous avez pu, de
tomber dans le découragement, comme vous avez déjà fait par moments;
et convenez que, dans ces moments-là, vous êtes sensiblement
au-dessous de vous-même.

Il ne serait pas impossible qu'au milieu de tous mes sermons, je me
misse aussi à labourer le champ avec une épingle noire et un
cure-dent. Ne partez pas trop vite pour l'Égypte. Il est possible que
je m'y fasse envoyer pour tâcher d'opérer une fusion entre cette
nuance et une autre.

Ma vie de femme est finie, et, puisqu'on m'a fait une petite
réputation et une sorte d'influence (que je n'ai ni ambitionnée ni
méritée), il m'arrivera peut-être de faire aussi de mon côté un métier
de jeune homme.

J'ai regret à ces trésors de vertu et de courage qui s'isolent les uns
des autres, et, si je pouvais réussir à fondre ensemble le produit de
cinq paires de bras, je croirais avoir assez fait pour ma part, eu
égard à la force des miens. Ne parlez de cela à personne et
attendez-moi jusqu'au mois de mai. Je vous dirai où j'en suis.

Adieu, mon ami. A vous de tout coeur.

GEORGE SAND.

  [1] Madame Maréchal.



CXLII

A M. FRANZ LISZT, A GENÈ

                                La Châtre, 5 mai 1836.

Mon bon enfant et frère,

Je vous prie de me pardonner mon énorme silence. J'ai été bien agitée
et terriblement occupée depuis que je ne vous ai écrit. Mon procès a
été gagné; puis l'adversaire, après avoir engagé son honneur à ne pas
plaider, s'est mis à manquer de parole et à oublier sa signature et
son serment, comme des bagatelles qui ne sont plus de mode. Si la
possession de mes enfants et la sécurité de ma vie n'étaient en jeu,
vraiment ce ne serait pas la peine de les défendre au prix de tant
d'ennuis. Je combats par devoir plutôt que par nécessité.

Voilà les raisons de mon long silence. J'attendais toujours que mon
sort fût décidé pour vous dire le présent et l'avenir. De lenteur en
lenteur, la chère Thémis m'a conduite jusqu'à ce jour, sans que je
puisse rien fixer pour le lendemain. Je serais depuis longtemps près
de vous, sans tous ces déboires. C'est mon rêve, c'est l'Eldorado que
je me fais quand je puis avoir, entre le procès et le travail, un
quart d'heure de rêvasserie. Pourrai-je entrer dans ce beau château en
Espagne? Serai-je quelque jour assise aux pieds de la belle et bonne
Marie, sous le piano de Votre Excellence, ou sur quelque roche suisse,
avec l'illustre docteur _Ratissimo_?

Hélas! je suis un pauvre diable bien misérable! J'ai toujours vécu le
nez en l'air, le nez dans les étoiles, tandis que le puits était à mes
pieds, et qu'un tas de myrmidons crottés, criards, haineux je ne sais
de quoi, en fureur je ne sais pourquoi, tâchaient de m'y faire rouler.
Espérons!

Si vous ne partez qu'à la fin de juin, peut-être pourrai-je encore
vous aller trouver et passer quelques jours avec vous; après quoi,
vous vous envolerez pour l'Italie, heureux oiseau à qui l'on n'arrache
pas méchamment et cruellement les ailes; et moi, plus éclopée et plus
modeste, j'irai m'asseoir sur la rive de quelque petit lac de poche,
pour y dormir le reste de la saison.

J'ai été à Paris passer un mois, j'y ai vu tous mes amis: Meyerbeer,
sur qui j'écris assez longuement à l'heure qu'il est (j'adore _les
Huguenots_); madame Jal[1], pour qui j'ai eu le bonheur de faire
quelque chose; votre mère, qui a eu la bonté de venir m'embrasser;
Henri Heine, qui tombe dans la monomanie du calembour, etc., etc. Je
n'ai pas vu Jules Janin et je ne sais pas s'il a écrit contre moi.
C'est vous qui me l'apprenez; je n'irai pas aux informations. J'ai le
bonheur de ne pas lire de journaux et de ne pas en entendre parler.

Je ne comprends rien à Sainte-Beuve. Je l'ai aimé, _fraternellement_.
Il a passé sa vie à me vexer, à me grogner, à m'épiloguer et à me
soupçonner; si bien que j'ai fini par l'envoyer au diable. Il s'est
fâché, et nous sommes brouillés, à ce qu'il paraît. Je crois qu'il ne
se doute pas de ce que c'est que l'amitié, et qu'il a, en revanche,
une profonde connaissance de l'amour de soi-même, pour ne pas dire de
_soi seul_.

_Jocelyn_ est, en somme, un mauvais ouvrage. Pensées communes,
sentiment faux, style lâché, vers plats et diffus, sujet rebattu,
personnages traînant partout, affectation jointe à la négligence;
mais, au milieu de tout cela, il y a des pages et des chapitres qui
n'existent dans aucune langue et que j'ai relus jusqu'à sept fois de
suite en pleurant comme un âne. Ces endroits sont faciles à noter; ce
sont tous ceux qui ont rapport au sentiment _théosophique_, comme
disent les phrénologues. Là, le poète est sublime; la description,
souvent diffuse, vague et trop chatoyante, est, en certains endroits,
délicieuse. En somme, il est fâcheux que Lamartine ait fait _Jocelyn_,
et il est heureux pour l'éditeur que _Jocelyn_ ait été fait par
Lamartine.

J'ai fait connaissance avec lui. Il a été très bon pour moi. Nous
avons fumé ensemble dans un salon qui est extrêmement bonne compagnie,
mais où on me passe tous mes caprices; il m'a donné de bon tabac et de
mauvais vers. Je l'ai trouvé excellent homme, un peu maniéré et très
vaniteux. J'ai fait aussi connaissance avec Berryer, qui m'a semblé
beaucoup meilleur garçon, plus simple et plus franc, mais pas assez
sérieux pour moi; car je suis très sérieuse, malgré moi et sans qu'il
y paraisse.

Je me suis brouillée avec madame A..., qui est une bavarde. J'ai fait
connaissance et amitié avec David Richard[2]. Il y a entre nous deux
liens: l'abbé de Lamennais, que j'adore, comme vous savez, et Charles
Didier, qui est mon vieux et fidèle ami. A propos, vous me demandez ce
qui en est d'une nouvelle histoire sur mon compte, où il jouerait un
rôle?--Je ne sais ce que c'est. Que dit-on?--Ce qu'on dit de vous et
de moi. Vous savez comme c'est vrai; jugez du reste. Beaucoup de gens
disent à Paris et en province que ce n'est pas madame d'... qui est à
Genève avec vous, mais moi. Didier est dans le même cas que vous, à
l'égard d'une dame qui n'est pas du tout moi.

Je n'ai pas vu madame Montgolfier. Elle m'a écrit et m'a envoyé votre
lettre. Je lui répondrai à Lyon, je n'en ai pas encore eu le temps.

Cette lettre de vous est la troisième à laquelle je n'avais pas encore
répondu. Je vous en donne aujourd'hui pour votre argent.--Bonjour! il
est six heures du matin. Le rossignol chante, et l'odeur d'un lilas
arrive jusqu'à moi par une mauvaise petite rue tortueuse, noire et
sale, que j'habite au sein de la jolie ville de la Châtre,
sous-préfecture recommandable, où ma pauvre poésie se bat les flancs
contre l'atmosphère mortelle. Si vous voyiez ce séjour, vous ne
comprendriez pas que je m'en accommode; mais j'y ai de bons amis, des
hôtes excellents, et, à deux pas de la ville, des promenades
charmantes, une Suisse en miniature.

Adieu, cher Franz. Dites à Marie que je l'aime, que c'est à son tour
de m'écrire; au docteur _Ratto_, qu'il est un pédant, parce qu'il ne
m'écrit pas. Vous, je vous embrasse de coeur.

J'oubliais de vous dire que j'ai fait un roman en trois volumes
in-octavo, rien que ça! Je ne peux pas le faire paraître avant la fin
de mon procès, parce qu'il est trop républicain. Buloz, qui l'a payé,
enrage[3].--Vous, qu'est-ce que c'est que toute cette musique que vous
faites? Quand, où et comment l'entendrai-je? Que vous êtes heureux
d'être musicien!

GEORGE.

  [1] Femme de lettres.
  [2] Le docteur David Richard, savant phrénologiste, ami de l'abbé de
    Lamennais et de Charles Didier.
  [3] _Engelvald_, roman dont l'action se passait au Tyrol et qui fut
    détruit.



CXLIII

A M. AUGUSTE MARTINEAU-DESCHENEZ, A PARIS

                                La Châtre. 23 mai 1836.

J'espère, mon enfant, que tu me pardonnes de ne t'avoir pas écrit la
victoire que les tribunaux m'ont accordée.

Dabord, j'avais de mon histoire par-dessus la tête, et, si j'avais pu
oublier que j'existais, je l'aurais fait de bon coeur. J'ai permis que
ma biographie matrimoniale fût insérée dans _le Droit_; tu la liras,
ou tu l'as lue. Dispense-moi donc de t'en _embêter_ une seconde fois.

Ensuite, je n'ai pas cru manquer à l'amitié, j'ai cru user de son plus
doux privilège en me reposant sur _mes lauriers_. Ma paresse a fait
des mécontents, des grognons. Tu n'en es pas, toi qui es si doux, si
affectueux, si sympathique. Dis-moi que tu n'as pas songé à me bouder,
que tu n'as pas douté de mon affection, et n'en parlons plus.

Que fais-tu? donne-moi de tes nouvelles. Moi, je végète. Couchée sur
une terrasse, dans un site délicieux, je regarde les hirondelles
voler, le soleil se lever, se coucher, se barbouiller le nez de
nuages, les hannetons donner de la tête contre les branches, et je ne
pense à rien du tout, sinon qu'il fait beau et que nous sommes au mois
de mai. Je suis dans le plus parfait et dans le plus désirable des
crétinismes connus.

M. D... est toujours campé à Nohant, tandis que mes bons amis de la
Châtre continuent à me donner l'hospitalité. J'attends qu'il formule
un acte d'appel ou qu'il prenne le parti de se tenir pour battu. Mon
sort est donc encore incertain, non pour l'avenir, mais pour la saison
présente. Je gagnerai, mais je voudrais bien que ce fût fini. On me
dit qu'il désire entrer en arrangement, je ne m'y refuserai pas si
c'est de l'argent seulement qu'il demande. Je suis ici en attendant
une fin à ces incertitudes.

Bonsoir, bon petit enfant! je t'embrasse fraternellement.

GEORGE.



CXLIV

A MADAME D'AGOULT, A GENÈVE

                                La Châtre, 25 mai 1836.

Vous avez bien fait de décacheter ma lettre, c'est une bonne action
dont je vous remercie, puisqu'elle me vaut une si bonne et si
affectueuse réponse. La seule chose qui me peine véritablement, c'est
votre départ si prochain pour l'Italie. J'aurai beau faire, je ne
serai pas libre avant les vacances; mais il ne me sera plus aussi
facile d'aller vous rejoindre, car où vous trouverais-je? Quoi que
vous fassiez, ne quittez aucune ville sans m'écrire, ne fût-ce que
deux lignes, pour me dire où vous êtes et combien de temps vous y
restez. Rien ne me fera renoncer à l'espérance d'aller vivre quelques
semaines près de vous. C'est un des plus doux rêves de ma vie, et,
comme, sans en avoir l'air, je suis très persévérante dans mes
projets, soyez sûre que, malgré _les destins et les flots_, je les
réaliserai.

Pour le moment, je ferais mal de m'absenter du pays. Mes adversaires,
battus au grand jour, cherchent à me nuire dans les ténèbres. Ils
entassent calomnies sur absurdités pour m'aliéner d'avance l'opinion
de mes juges. Je m'en soucie assez peu; mais je veux pouvoir rendre
compte, jour par jour, de toutes mes démarches. Si j'allais à Genève
maintenant, on ne manquerait pas de dire que j'y vais voir Franz
seulement et de trouver la chose très criminelle. Ne pouvant dire
qu'entre Franz et moi il y a un bon ange dont la présence sanctifie
notre amitié, je resterais sous le poids d'un soupçon qui servirait de
prétexte entre mille pour me refuser la direction de mes enfants.

S'il ne s'agissait que de ma fortune, je ne voudrais pas y sacrifier
un jour de la vie du coeur; mais il s'agit de ma progéniture, mes
seules amours, et à laquelle je sacrifierais les sept plus belles
étoiles du firmament, si je les avais. Ne quittez toujours pas Genève
sans me dire où vous allez. Cet hiver, je serai libre, j'aurai quelque
argent (bien que je n'aie pas hérité de vingt-cinq sous: c'est un
ragot de journaliste en disette de nouvelles diverses), et j'irai
certainement courir après vous, loin des huissiers, des avoués et des
rhumatismes.

Je n'ai pas besoin de vous charger de dire à Franz tous mes regrets de
ne pas l'avoir vu. Il s'en est fallu de si peu! Il sait bien, au
reste, que c'est un vrai chagrin pour moi. Il n'y a qu'une chose au
monde qui me console un peu de toutes mes mauvaises fortunes: c'est
que vous me semblez heureux tous deux, et que le bonheur de ceux que
j'aime m'est plus précieux que celui que je pourrais avoir. J'ai si
bien pris l'habitude de m'en passer, que je ne songe jamais à me
plaindre, même seule, la nuit sous l'oeil de Dieu. Et pourtant je
passe de longues heures tête à tête avec dame _Fancy_[1]. Je ne me
couche jamais avant sept heures du matin; je vois coucher et lever le
soleil, sans que ma solitude soit troublée par un seul être de mon
espèce. Eh bien, je vous jure que je n'ai jamais moins souffert. Quand
je me sens disposée à la tristesse, ce qui est fort rare, je me
commande le travail, je m'y oublie et je rêve alternativement. Une
heure est donnée à la corvée d'écrire, l'autre au plaisir de vivre.

Ce plaisir est si pur dans ce temps-ci, avec tous ces chants d'oiseaux
et toutes ces fleurs! Vous êtes trop jeune pour savoir combien il est
doux de ne pas penser et de ne pas sentir. Vous n'avez jamais envié le
sort de ces belles pierres blanches qui, au clair de lune, sont si
froides, si calmes, si mortes. Moi, je les salue toujours quand je
passe auprès d'elles, la nuit, dans les chemins. Elles sont l'image de
la force et de la pureté. Rien ne prouve qu'elle soient insensibles au
plaisir de ne rien faire. Elles contemplent, elles vivent d'une vie
qui leur est propre. Les paysans sont convaincus que la lune a une
action sur elles, _que le clair de lune casse les pierres et dégrade
les murs_. Moi, je le crois. La lune est une planète toute de glace et
de marbre blanc. Elle est pleine de sympathie pour ce qui lui
ressemble, et, quand les âmes solitaires se placent sous son regard,
elle les favorise d'une influence toute particulière. Voilà pourquoi
on appelle les poètes _lunatiques_. Si vous n'êtes pas contente de
cette dissertation, vous êtes bien difficile.

Si vous voulez que je vous parle _histoire ancienne_, je vous dirai de
madame A..., que je n'ai jamais eu de sympathie pour elle. J'ai eu
beaucoup d'estime pour son caractère; mais, un beau jour, elle m'a
fait une méchanceté, la chose du monde que je comprends le moins et
que je puis le moins excuser. Depuis que je ne vous ai écrit, elle m'a
fait amende honorable. Est-ce bonté? Est-ce légèreté de tête et de
coeur? Je n'ai plus guère confiance en elle, et, sans la maltraiter
(car, à vrai dire, d'après cette conduite fantasque, je m'aperçois que
je ne la connais pas du tout), je m'éloignerai d'elle avec soin. Je ne
veux pas la juger; mais il y a sur la figure de celle chez qui l'on a
surpris un mauvais sentiment quelque chose qui ne s'efface plus et qui
vous glace à jamais. Je suis toute d'instinct et de premier mouvement.
N'êtes vous pas de même? Il m'a semblé que si.

Je ne dis pas que je n'aime pas Sainte-Beuve. J'ai eu beaucoup trop
d'affection pour lui pour qu'il me soit possible de passer à
l'indifférence ou à l'antipathie, à moins d'un tort grave. Je ne lui
ai point vu de méchanceté, à lui, mais de la sécheresse, de la
perfidie non raisonnée, non volontaire, non intéressée, mais partant
d'un grand _crescendo_ d'égoïsme. Je crois que je le juge mieux que
vous. Demandez à Franz, qui le connaît davantage.

L'abbé de Lamennais se fixe, dit-on, à Paris. Pour moi, ce n'est pas
certain. Il y va, je crois, avec l'intention de fonder un journal. Le
pourra-t-il? Voilà la question. Il lui faut une école, des disciples.
En morale et en politique, il n'en aura pas s'il ne fait d'énormes
concessions à notre époque et à nos lumières. Il y a encore en lui,
d'après ce qui m'est rapporté par ses intimes amis, beaucoup plus du
_prêtre_ que je ne croyais. On espérait l'amener plus avant dans le
cercle qu'on n'a pu encore le faire. Il résiste. On se querelle et on
s'embrasse. On ne conclut rien encore. Je voudrais bien que l'on
s'entendît. Tout l'espoir de _l'intelligence vertueuse_ est là.
Lamennais ne peut marcher seul.

Si, abdiquant le rôle de prophète et de poète apocalyptique, il se
jette dans l'action progressive, il faut qu'il ait une armée. Le plus
grand général du monde ne fait rien sans soldats. Mais il faut des
soldats éprouvés et croyants. Il trouvera facilement à diriger une
populace d'écrivassiers sans conviction qui se serviront de lui comme
d'un drapeau et qui le renieront ou le trahiront à la première
occasion. S'il veut être secondé véritablement, qu'il se méfie des
gens qui ne disputeront pas avec lui avant d'accepter sa direction. En
réfléchissant aux conséquences d'un tel engagement, je vous avoue que
je suis moi-même très indécise. Je m'entendrais aisément avec lui sur
tout ce qui n'est pas le dogme. Mais, là, je réclamerais une certaine
liberté de conscience, et il ne me l'accorderait pas. S'il quitte
Paris sans s'être entendu avec deux ou trois personnes qui sont dans
les mêmes proportions de dévouement et de résistance que moi,
j'éprouverai une grande consternation de coeur et d'esprit. Les
éléments de lumière et d'éducation des peuples s'en iront encore
épars, flottant sur une mer capricieuse, échouant sur tous les
rivages, s'y brisant avec douleur, sans avoir pu rien produire. Le
seul pilote qui eût pu les rassembler leur aura retiré son appui et
les laissera plus tristes, plus désunis et plus découragés que jamais.

Si Franz a sur lui de l'influence, qu'il le conjure de bien connaître
et de bien apprécier l'étendue du mandat que Dieu lui a confié. Les
hommes comme lui font les religions et ne les acceptent pas. C'est là
leur devoir. Ils n'appartiennent point au passé. Ils ont un pas à
faire faire à l'humanité. L'humilité d'esprit, le scrupule,
l'orthodoxie sont des vertus de moine que Dieu défend aux
réformateurs. Si l'oeuvre que je rêve pour lui peut s'accomplir, c'est
_vous_ qui serez obligée de vous joindre à son bataillon sacré. Vous
avez l'intelligence plus mâle que bien des hommes, vous pouvez être un
flambeau pur et brillant.

J'ai écrit à Paris pour qu'on vous envoie le numéro du _Droit_. Je
suis toujours dans le _statu quo_ pour mon procès. L'acte d'appel est
fait. Je suis encore à la Châtre chez mes amis, qui me gâtent comme un
enfant de cinq ans. J'habite un faubourg en terrasse sur des rochers;
à mes pieds, j'ai une vallée admirablement jolie. Un jardin de quatre
toises carrées, plein de roses, et une terrasse assez spacieuse pour y
faire dix pas en long, me servent de salon, de cabinet de travail et
de galerie. Ma chambre à coucher est assez vaste; elle est décorée
d'un lit à rideaux de cotonnade rouge, vrai lit de paysan, dur et
plat, de deux chaises de paille et d'une table de bois blanc. Ma
fenêtre est située à six pieds au-dessus de la terrasse. Par le
treillage de l'espalier, je sors et je rentre la nuit pour me promener
dans mes quatre toises de fleurs sans ouvrir de portes et sans
éveiller personne.

Quelquefois je vais me promener seule à cheval, à la brune. Je rentre
sur le minuit. Mon manteau, mon chapeau d'écorce et le trot
mélancolique de ma monture me font prendre dans l'obscurité pour un
marchand forain ou pour un garçon de ferme. Un de mes grands
amusements, c'est de voir le passage de la nuit au jour; cela s'opère
de mille manières différentes. Cette révolution, si uniforme en
apparence, a tous les jours un caractère particulier.

Avez-vous eu le loisir d'observer cela? Non! Travaillez-vous? Vous
éclairez votre âme. Vous n'en êtes pas à végéter comme une plante.
Allons, vivez et aimez-moi. Ne partez pas sans m'écrire. Que les vents
vous soient favorables et les cieux sereins! Tout prospère aux amants.
Ce sont les enfants gâtés de la Providence. Ils jouissent de tout,
tandis que leurs amis vont toujours s'inquiétant. Je vous avertis que
je serai souvent en peine de vous si vous m'oubliez.

Je vous ferai arranger une belle chambre _chez moi_.

Je fais un nouveau volume à _ Lélia_. Cela m'occupe plus que tout
autre roman n'a encore fait: Lélia n'est pas moi. Je suis meilleure
enfant que cela; mais c'est mon idéal. C'est ainsi que je conçois ma
muse, si toutefois je puis me permettre d'avoir une muse.

Adieu, adieu! le jour se lève sans moi.--_-Per la ala del balcone,
presto andiamo via di qua_...

  [1] Rêverie, imagination



CXLV

A MADAME MARLIANI, A PARIS

                                La Châtre, 28 juin 1836.

Mon amie,

J'ai écrit pour vous satisfaire, non pas à l'abbé[1], il nous a trop
positivement défendu à tous de jamais lui adresser qui que ce soit
(fût-ce le pape); mais à mon ami Didier, qui se chargera de vous faire
faire connaissance avec lui d'une manière plus affectueuse et plus
intime, en vous donnant rendez-vous quelque jour rue du Regard. Il ira
vous voir à cet effet, et vous dira l'heure où vous pourrez rencontrer
chez lui le bon abbé dans un bon jour.

Toujours affable et modeste, il est quelquefois très troublé et très
mal à l'aise, quand on lui présente une lettre de recommandation. Il a
toute la timidité naïve du génie. Si vous le trouvez causant à son
aise avec ses amis de la rue du Regard, où il passe une partie de ses
journées, vous le connaîtrez bien mieux, et le plaisir qu'il aura
lui-même à vous connaître ne sera troublé par aucun mal-à-propos.

Didier est à Genève en ce moment, mais pour très peu de jours.
Aussitôt qu'il sera revenu à Paris, il ira chez vous. Je lui ai fait
passer votre adresse.

Vous êtes bien aimable de me donner de vos nouvelles et de me conter
vos soucis. J'espère que les choses ne tourneront pas aussi mal que
vous le craignez. Vous avez de la force, ayez aussi de l'espérance,
c'est une des faces du courage. Quoi qu'il vous arrive, vous me
trouverez toujours pleine de sollicitude et de dévouement pour vous,
vous n'en doutez pas, j'espère.

Mon procès est toujours _pendant_ devant la cour de Bourges. J'attends
l'épreuve décisive et j'ai toujours grand espoir d'en sortir aussi
bien que des deux autres. Priez pour moi, vous qui êtes une bonne et
belle âme, chère à Dieu, sans doute.

C'est à cause de cela que je ne puis m'imaginer qu'il vous abandonne
jamais à un malheur réel.

Adieu; aimez-moi toujours, votre amitié m'est précieuse et douce.
Donnez-moi quelquefois de vos nouvelles, et donnez à votre mari une
poignée de main de la part de votre ami commun.

GEORGE

  [1] Lamennais.



FIN DU TOME PREMIER



TABLE


1812.

        I.  A madame Maurice Dupin                                 2


1815

       II.  A madame Maurice Dupin                  24 février     2


1823

      III.  A M. Caron   21 novembre                               2


1825.

       IV.  A madame Maurice Dupin                                 3
        V.  A la même                               29 juin
       VI.  A la même                               28 août        7


1826

      VII.  A madame Maurice Dupin                  25 février    16
     VIII.  A madame la baronne Dudevant            30 avril      20
       IX.  A madame Maurice Dupin                  12 juillet    23
        X.  A la même                                9 octobre    25
       XI.  A M. Caron                              19 novembre   28
      XII.  A madame Maurice Dupin                  23 décembre   26


1827.

     XIII.  A M. Hippolyte Chatiron                    mars       31
      XIV.  A madame Maurice Hupin                   5 juillet    34
       XV.  A la même                               17 juillet    36
      XVI.  A la même                                4 septembre  39
     XVII.  A M. Caron                              22 novembre   41


1828.

    XVIII.  A M. Hippolyte Caron                   1er avril      43
      XIX.  A madame Maurice Dupin                   7 avril      45
       XX.  A M. Caron                              16 avril      47
      XXI.  A madame Maurice Dupin                   4 août       49
     XXII.  A M. Caron                              15 novembre   52
    XXIII.  A madame Maurice Dupin                  27 décembre   53


1829.

     XXIV.  A M. Caron                              20 janvier    55
      XXV.  A madame Maurice Dupin                   8 mars       62
     XXVI.  A M. Duteil                             10 mai        64
    XXVII.  A M. Caron                               4 juin       67
   XXVIII.  A madame Maurice Dupin                  11 juin       70
     XXIX.  A la même                              1er août       72
      XXX.  A M. Jules Boucoiran                     2 septembre  74
     XXXI.  A M. Caron                             1er octobre    75
    XXXII.  A M. Jules Boucoiran                    30 novembre   76
   XXXIII.  Au même                                  8 décembre   78
    XXXIV.  A madame Maurice Dupin                  29 décembre   80


1830.

     XXXV.  A madame Maurice Dupin                 1er février    82
    XXXVI.  A la même                                  février    85
   XXXVII.  A M. Jules Boucoiran                   1er mars       87
  XXXVIII.  Au même                                 22 mars       93
    XXXIX.  A madame Maurice Dupin                  19 avril      97
       XL.  A M. Jules Boucoiran                    20 juillet   100
      XLI.  Au même                                 31 juillet   102
     XLII.  A madame Maurice Dupin                   7 septembre 106
    XLIII.  A M. Jules Boucoiran                    27 octobre   110
     XLIV.  A madame Maurice Dupin                  22 novembre  112
      XLV.  A M. Charles Duvernet                  1er décembre  115
     XLVI.  Au même                                1er décembre  121
    XLVII.  A M. Jules Boucoiran                     3 décembre  129
   XLVIII.  Au même                                  8 décembre  135
     XLIX.  Au même                                 27 décembre  140


1831.

        L.  A Maurice Dudevant                         janvier   141
       LI.  Au même                                  8 janvier   142
      LII.  Au même                                 10 janvier   143
      LIV.  A M. Jules Boucoiran                    13 janvier   145
       LV.  A madame Maurice Dupin                  18 janvier   148
      LVI.  A M. Charles Duvernet                   19 janvier   150
     LVII.  A Maurice Dudevant                      25 janvier   154
    LVIII.  A M. Jules Boucoiran                    12 février   156
      LIX.  A M. Duteil                             15 février   159
       LX.  A Maurice Dudevant                      16 février   164
      LXI.  A M. Jules Boucoiran                     4 mars      165
     LXII.  A M. Charles Duvernet                    6 mars      168
    LXIII.  A M. Jules Boucoiran                     9 mars      173
     LXIV.  A madame Maurice Dupin                  14 avril     175
      LXV.  A M. Charles Duvernet                      avril     178
     LXVI.  A madame Maurice Dupin                  31 mai       179
    LXVII.  A madame Duvernet mère                     juin      184
   LXVIII.  A M. Charles Duvernet                   25 juin      185
     LXIX.  A Maurice Dudevant                       8 juillet   189
      LXX.  Au même                                 16 juillet   190
     LXXI.  A M. Jules Boucoiran                    17 juillet   191
    LXXII.  A M. Charles Duvernet                   19 juillet   193
   LXXIII.  A Maurice Dudevant                         juillet   196
    LXXIV.  A madame Maurice Dupin                   9 septembre 199
     LXXV.  A M. Jules Boucoiran                    26 septembre 201
    LXXVI.  Au même                                  6 novembre  204
   LXXVII.  A Maurice Dudevant                       3 novembre  206
  LXXVIII.  Au même                                    novembre  207
    LXXIX.  A M. Jules Boucoiran                     5 décembre  209


1832.

     LXXX.  A M. François Rollinat                     janvier   210
    LXXXI.  A madame Maurice Dupin                  22 février   211
   LXXXII.  A Maurice Dudevant                       4 avril     213
  LXXXIII.  A madame Maurice Dupin                  15 avril     215
   LXXXIV.  A M. Gustave Papet                         mai       215
    LXXXV.  A Maurice Dudevant                       4 mai       216
    LXXXV.  Au même                                 17 mai       217
   LXXXVI.  A M. Charles Duvernet                    6 juillet   219
  LXXXVII.  A Maurice Dudevant                       7 juillet   220
 LXXXVIII.  Au même 8 juillet 222
   LXXXIX.  A M. François Rollinat                 1er août      225
       XC.  A madame Maurice Dupin                   6 août      226
      XCI.  A M. François Rollinat                  20 août      228
     XCII.  Au même                                    septembre 230
    XCIII.  A Maurice Dudevant                       6 décembre  231
     XCIV.  Au même                                 12 décembre  233
      XCV.  A M. Jules Boucoiran                    20 décembre  234


1833

     XCVI.  A Maurice Dudevant                      11 janvier   236
    XCVII.  A M. Jules Boucoiran                    18 janvier   237
   XCVIII.  A Maurice Dudevant                      27 février   240
     XCIX.  A M. Jules Boucoiran                     6 mars      241
        C.  A Monsieur***                           15 avril     243
       CI.  A madame Maurice Dupin                     mai       244
      CII.  A M. Casimir Dudevant                   20 mai       245
     CIII.  A M. François Rollinat                  26 mai       246
      CIV.  A M. Adolphe Guéroult                    3 juin      249
       CV.  A madame***                                juillet   250
      CVI.  A M. Charles Duvernet                    5 juillet   252
     CVII.  A M. François Rollinat                  21 novembre  253
    CVIII.  A madame Maurice Dupin                     décembre  255
      CIX.  A M. Maurice Dudevant                   18 décembre  256
       CX.  A M. Jules Boucoiran                    20 décembre  258


1834.

      CXI.  A M. Hippolyte Chatiron                 16 mars      260
     CXII.  A M. Jules Boucoiran                     6 avril     265
    CXIII.  A M. Gustave Papet                         mai       269
     CXIV.  A M. Hippolte Chatiron                 1er juin      271
      CXV.  A M. Jules Boucoiran                     4 juin      274
    CXVII.  A Maurice Dudevant                      29 juillet   277
   CXVIII.  A M. François Rollinat                  15 août      278
     CXIX.  A M. Jules Boucoiran                    31 août      279
      CXX.  A M. Jules Néraud                       10 septembre 282
     CXXI.  A M. François Rollinat                  20 septembre 284
    CXXII.  A M. Charles Duvernet                   15 octobre   286


1835.

    CXXII.  A M. Hippolyte Chatiron                 17 avril     291
   CXXIII.  A M. Adolphe Guéroult                    6 mars      293
    CXXIV.  A M. Alexis Duteuil                     25 mai       297
     CXXV.  A madame la comtesse d'Agoult              mai       299
    CXXVI.  A Madame Claire Brunne                     mai       302
   CXXVII.  A M. ***                                   juin      303
  CXXVIII.  A Maurice Dudevant                      18 juin      309
    CXXIX.  A madame Maurice Dupin                  25 octobre   310
     CXXX.  A madame d'Agoult                      1er novembre  313
    CXXXI.  A M. Adolphe Guéroult                    9 novembre  322
   CXXXII.  Au Rédacteur du _Journal de l'Indre_     9 novembre  326
  CXXXIII.  A Maurice Dudevant                      10 décembre  328
   CXXXIV.  Au même                                 15 décembre  330


1836.

    CXXXV.  A Maurice Dudevant                       3 janvier   332
   CXXXVI.  A M. François Rollinat                   4 février   338
  CXXXVII.  A M. Adolphe Guéroult                   11 février   340
            A la famille Saint-Simonienne de Paris  15 février   341
 CXXXVIII.  A Maurice Dudevant                      17 février   345
   CXXXIX.  A madame d'Agoult                       26 février   348
      CXL.  A M. Eugène Pelletan                    28 février   351
     CXLI.  A M. Adolphe Guéroult                      mars      353
    CXLII.  A M. Franz Liszt                         5 mai       359
   CXLIII.  A M. Auguste Martineau-Deschenez        23 mai       364
    CXLIV.  A madame d'Agoult                       25 mai       365
     CXLV.  A madame Marliani                       28 juin      373


FIN DE LA TABLE DU TOME PREMIER





*** End of this LibraryBlog Digital Book "Correspondance, 1812-1876 — Tome 1" ***

Copyright 2023 LibraryBlog. All rights reserved.



Home