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Title: Jean Ziska
Author: Sand, George, 1804-1876
Language: French
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*** Start of this LibraryBlog Digital Book "Jean Ziska" ***


made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica).



[Illustration]



                            JEAN ZISKA

                 ÉPISODE DE LA GUERRE DES HUSSITES



                              NOTICE


J'ai écrit _Jean Ziska_ entre la première et la seconde partie
de _Consuelo_, c'est-à-dire entre _Consuelo_ et la _Comtesse de
Rudolstadt_. Ayant eu à consulter des livres sur l'histoire des derniers
siècles de la Bohême, où j'avais placé la scène de mon roman, je fus
frappée de l'intérêt et de la couleur de cette histoire des Hussites,
qui n'existait en français que dans un ouvrage long, indigeste, diffus,
quasi impossible à lire. Et pourtant ce livre avait sa valeur et ses
côtés saisissants pour qui avait la patience de les attendre à venir. Je
crois en avoir extrait la moelle en conscience et rétabli la clarté qui
s'y noyait sous le désordre des idées et la dissémination des faits.

GEORGE SAND.
Nohant, 17 janvier 1853.


L'histoire de la Bohême est peu répandue chez nous. Pour en faire une
étude particulière il faudrait savoir le bohême et le latin. Or, ne
sachant pas mieux l'un que l'autre, je me vois forcé d'extraire d'un
gros livre, estimable autant qu'indigeste, quelques pages sur la guerre
des Hussites, comme explications, comme _pièces à l'appui_ (c'est ainsi
qu'on dit, je crois), enfin comme documents à consulter entre les deux
séries principales d'aventures que j'ai entrepris de raconter sous le
titre de _Consuelo_. En parcourant la Bohême à la piste de mon héroïne,
j'avais été frappé du souvenir des antiques prouesses de Jean Ziska et
de ses compagnons. Je pris alors quelques notes; et ce sont ces notes
que je publie maintenant, avec prière aux lecteurs de ne prendre ceci ni
pour un roman ni pour une histoire, mais pour le simple récit de faits
véritables dont j'ai cherché le sens et la portée, dans mon sentiment
plus que dans les ténèbres de l'érudition. Les personnes qui s'adonnent
à la lecture du roman ne se piquent pas, en général, d'un plus grand
savoir que celles qui l'écrivent. Il est donc arrivé que plusieurs dames
m'ont demandé ingénument où le comte Albert de Rudolstadt avait été
pêcher Jean Ziska; ce que Jean Ziska venait faire dans mon roman, sur la
scène du dix-huitième siècle; enfin si Jean Ziska était une fiction ou
une figure historique. Bien loin de dédaigner cette sainte ignorance, je
suis charmé de pouvoir faire part à mes patientes lectrices du peu que
j'ai lu sur cette matière, et de l'enrichir de quelques contradictions
que je me suis permis de puiser à meilleure source; oserai-je dire
quelquefois sous mon bonnet? Pourquoi non? J'ai toujours eu la
persuasion qu'un savant sec ne valait pas un écolier qui sent parler
dans son coeur la conscience des faits humains.

Mon récit commence à la fin de ce fameux et scandaleux concile de
Constance, où les bûchers de Jean Huss et de Jérôme de Prague vinrent
apporter un peu de distraction aux ennuis des vénérables pères et des
prélats qui siégeaient dans la docte assemblée. Ou sait qu'il s'agissait
d'avoir un pape au lieu de deux qui se disputaient fort scandaleusement
l'empire du monde spirituel. On réussite en avoir trois. La discussion
fut longue, fastidieuse. Les riches abbés et les majestueux évêques
avaient bien là leurs maîtresses; Constance était devenu le rendez-vous
des plus belles et des plus opulentes courtisanes de l'univers; mais que
voulez-vous? On se lasse de tout. L'Église de ce temps-là n'était pas
née pour la volupté seulement; elle sentait ses appétits de domination
singulièrement méconnus chez les nations remuantes et troublées: le
besoin d'un peu de vengeance se faisait naturellement sentir. Le grand
théologien Jean Gerson était venu là de la part de l'Université de Paris
pour réclamer la condamnation d'un de ses confrères, le docteur Jean
Petit, lequel avait fait, peu d'années auparavant, l'apologie de
l'assassinat du duc d'Orléans, sous la forme d'une thèse en faveur du
_tyrannicide_. Jean Petit était la créature du meurtrier Jean-sans-Peur,
duc de Bourgogne; Jean Gerson, quoique dévoué aux d'Orléans, était animé
d'un sentiment plus noble en apparence. Il avait à coeur de défendre
l'honneur de l'Université, et de flétrir les doctrines impies de
l'avocat sanguinaire. Il n'obtint pas justice; et voulant assouvir son
indignation sur quelqu'un, il s'acharna à la condamnation de Jean Huss,
le docteur de l'Université de Prague, le théologien de la Bohême, le
représentant des libertés religieuses que cette nation revendiquait
depuis des siècles.

A coup sûr, ce fut une étrange manière de prouver l'horreur du sang
répandu, que d'envoyer aux flammes un homme de bien pour une dissidence
d'opinion[1]; mais telle était la morale de ces temps; et il faut bien,
sans trop d'épouvante, contempler courageusement le spectacle des
terribles maladies au milieu desquelles se développait la virilité
de l'intelligence, retenue encore dans les liens d'une adolescence
fougueuse et aveugle. Sans cela nous ne comprendrons rien à l'histoire,
et dès la première page nous fermerons ce livre écrit avec du sang.
Ainsi, mes chères lectrices, point de faiblesse, et acceptez bien
ceci avant de regarder la sinistre figure de Jean Ziska: c'est qu'au
quinzième siècle, pour ne parler que de celui-là, rois, papes, évêques
et princes, peuple et soldats, barons et vilains, tous versaient le sang
comme aujourd'hui nous versons l'encre. Les nations les plus civilisées
de l'Europe offraient un vaste champ de carnage, et la vie d'un homme
pesait si peu dans la main de son semblable, que ce n était pas la peine
d'en parler.

[Note 1: Soit dégoût des affaires, soit remords de conscience, Jen
Gerson alla finir ses jours dans un couvent où il écrivit l'_Imitation
de Jesus-Christ_, et plus tard la défense de Jeanne d'Arc. Voyez à cet
égard l'excellente _Histoire de France_ de M. Henri Martin.]

Est-ce à dire que le sentiment du vrai, la notion du juste, fussent
inconnus aux hommes de ce temps? Hélas! quand on regarde l'ensemble, on
est prêt à dire que oui; mais quand on examine mieux les détails, on
retrouve bien dans cette divine création qu'on appelle l'humanité,
l'effort constant de la vérité contre le mensonge, du juste contre
l'injuste. Les crimes, quoique innombrables, ne passent pas inaperçus.
Les contemporains qui nous en ont transmis le récit lugubre en gémissent
avec partialité, il est vrai, mais avec énergie. Chacun pleure ses
partisans et ses amis, chacun maudit et réprouve les forfaits d'autrui;
mais chacun se venge, et le droit des représailles semble être un droit
sacré chez ces farouches chrétiens qui ne croient pas au bienfait
terrestre de la miséricorde. On discute ardemment la justice des causes,
on n'examine jamais celle des moyens; cette dernière notion ne semble
pas être éclose. La philosophie que le dix-huitième siècle a prêchée
sous le nom de tolérance, a été le premier étendard levé sur le monde
pour guider, vers la charité chrétienne les esprits du catholicisme.
Jusque-là le catholicisme prêche avec le bourreau à sa droite et le
confesseur à sa gauche, et alors même que la tolérance s'efforce de
lui faire congédier le tourmenteur, le catholicisme résiste, menace,
anathématise, brûle les écrits de Jean-Jacques Rousseau, traite Voltaire
d'Antéchrist, et fait une scission éclatante, éternelle peut-être avec
la philosophie.

Ainsi donc, au quinzième siècle, la guerre, partout la guerre. La guerre
est le développement inévitable de l'unité sociale et de l'éducation
religieuse. Sans la guerre, point de nationalité, point de lumière
intellectuelle, pas une seule question qui puisse sortir des ténèbres.
Pour échapper à la barbarie, il faut que notre race lutte avec tous les
moyens de la barbarie. Le combat ou la mort, la lutte sanguinaire ou
le néant; c'est ainsi que la question est invinciblement posée.
Acceptez-la, ou vous ne trouvez dans l'histoire de l'humanité qu'une
nuit profonde, dans l'oeuvre de la Providence que caprice et mensonge.

Il me fallait insister sur cotte vérité, devenue banale, avant de vous
introduire sur l'arène fumante de la Bohème. Si je vous y faisais entrer
d'emblée, lectrice délicate, épouvantée de heurter à chaque pas des
monceaux de ruines et de cadavres, vous penseriez peut-être que la
Bohème était alors une nation plus barbare que les autres; je dois donc,
au préalable, vous prier, Madame, de jeter un coup d'oeil sur notre
belle France, et de voir ce qu'elle était à cette époque, c'est-à-dire
durant les dernières années de l'infortuné Charles VI. D'un côté les
Armagnacs ravageant les campagnes jusqu'aux, portes de Paris, pillant et
massacrant sans merci leurs compatriotes; un sire de Vauru pendant au
chêne de Meaux une cinquantaine de pièces de gibier humain qu'on y
voyait _brandiller_ tous les matins[2]; un dauphin de France assassinant
son parent en trahison sur le pont de Montereau, emprisonnant sa mère,
abandonnant son père idiot à tous les maux de sa condition et à tous les
dangers de son ineptie: de l'autre, un duc de Bourgogne, assassin de son
proche parent, faisant justice de ses ennemis dans Paris, à l'aide du
bourreau Capeluche, des bouchers et des écorcheurs; chaque parti vendant
à son tour sa patrie à l'Angleterre; l'Anglais aux portes de Paris; dans
Paris la famine, la peste, l'anarchie, le découragement, les vengeances
inutiles et féroces, les prisonniers mourant de faim dans les cachots ou
égorgés par centaines au Châtelet; la Seine encombrée de sacs de cuir
remplis de cadavres; une reine obèse plongée dans la débauche, chaque
membre de la famille royale volant les trésors de la couronne, dévastant
les églises, écrasant le peuple d'impôts; celui-ci faisant fondre la
châsse île Saint-Louis pour payer une orgie, celui-là arrachant aux
misérables leur dernière obole pour une campagne contre l'ennemi qu'il
n'ose pas seulement songer à entreprendre; les bandes de soldats
mercenaires réclamant en vain leur paye, et recevant pour dédommagement
la permission de mettre le pays à feu et à sang; et le jour des
funérailles de Charles VI, où il ne restait pas un seul de ces princes
pour accompagner son cercueil, le duc de Bedfort criant sur cette tombe
maudite: «Vive le roi de France et d'Angleterre, Henri VI!»

[Note 2: Voy. Henri Martin.]

Eh bien, pendant cette agonie de la France, la Bohème présentait un
spectacle non moins terrible, mais héroïque et grandiose. Une poignée de
fanatiques invincibles repoussait les immenses armées de la Germanie;
les massacres et les incendies servaient du moins à tenter un grand
coup, une oeuvre patriotique; et si la Bohème finit par succomber,
ce fut avec autant de gloire que _ces vaillantes gens_ de Gand, dont
l'histoire est quasi contemporaine.



                                 I.


Wenceslas de Luxembourg régnait en Bohême. La France avait vu ce
monarque grossier lorsqu'il était venu conférer à Reims avec les princes
du saint-empire et les princes français pour l'exclusion de l'antipape
Boniface. «Les moeurs bassement crapuleuses de Wenceslas choquèrent
fort la cour de France, qui mettait au moins de l'élégance dans le
libertinage: l'empereur était ivre dès le matin quand on allait le
chercher pour les conférences[3].» A l'époque du concile de Constance et
du supplice de Jean Huss, il y avait quinze ans que Wenceslas n'était
plus empereur. Son frère Sigismond avait réussi à le faire déposer par
les électeurs du saint-empire, dans l'espérance de lui succéder; mais
il fut déçu dans son ambition, et la diète choisit Rupert, électeur
palatin, entre plusieurs concurrents, dont l'un fut assassiné par
les autres. Cette élection ne fut pas généralement approuvée.
Aix-la-Chapelle refusa de conférer à Rupert le titre de _roi des
Romains;_ plusieurs autres villes du saint-empire reculèrent devant la
violation du serment qu'elles avaient prêté au successeur légitime de
Charles IV[4]. Une partie des domaines impériaux paya les subsides à
Wenceslas, l'autre à Rupert. Sigismond brocha sur le tout, inonda la
Bohême de ses garnisons et la désola de ses brigandages, s'arrogeant la
souveraineté effective en attendant mieux, persécutant son frère
dans l'intérieur de son royaume, soulevant la nation contre lui, et
s'efforçant d'user les derniers ressorts de cette volonté déjà morte.
Ainsi rien ne ressemblait plus à la papauté que l'Empire, puisqu'on vit
vers le même temps trois papes se disputer la tiare, et trois empereurs
s'arracher le sceptre des mains. Et l'on peut dire aussi que rien ne
ressemblait plus à la France que la Bohême. A l'une un roi fainéant,
poltron, ivrogne, abruti; à l'autre un pauvre aliéné, moins odieux et
aussi impuissant. A la France, les dissensions des Armagnacs et des
Bourgognes, et la fureur du peuple entre deux. A la Bohême, les ravages
de Sigismond, la résistance à la fois molle et cruelle de la cour, et la
voix du peuple, au nom de Jean Huss, précipitant l'orage. Mais là fut
grande cette voix du peuple, que trop de malheurs et de divisions
étouffaient chez nous sous le bâillon de L'étranger.

[Note 3: Henri Martin.]

[Note 4: Mort en 1378.]

Wenceslas s'était rendu odieux dès le principe par ses moeurs brutales
et son inaction. En 1384, quelques seigneurs s'étant déclarés
ouvertement contre lui, il appela des consuls allemands, à l'exclusion
de ceux du pays, pour maintenir ses sujets dans l'obéissance, et fit
périr les mécontents sur la place publique. La fière nation bohème ne
put souffrir cet outrage, et ne lui pardonna jamais d'avoir appelé des
étrangers à son aide pour décimer sa noblesse. Ce fut le principal
prétexte allégué dans le soulèvement qui éclata par la suite, et où Jean
Huss, au nom de l'Université de Prague, eut beaucoup de part. On lui
reprocha encore amèrement le meurtre de Jean de Népomuck, ce vénérable
docteur, qu'il avait fait jeter dans la Moldaw pour n'avoir pas voulu
lui révéler la confession de sa femme. Enfin la mort de cette pieuse
et douce Jeanne fut imputée à ses mauvais traitements. Tour à tour
spoliateur des biens de son clergé et persécuteur des hérétiques, accusé
par les orthodoxes d'avoir laissé couver et éclore l'hérésie hussite,
par les réformateurs d'avoir abandonné Jean Huss aux fureurs du concile
et maltraité ses disciples, il ne trouva de sympathie nulle part, parce
qu'il n'avait jamais éprouvé de sympathie pour personne. Sigismond aida
les mécontents à lui faire un mauvais parti, et un beau matin, en 1393,
l'empereur Wenceslas fut mis aux arrêts dans la maison de ville, ni plus
ni moins qu'un ivrogne ramassé par la patrouille. Il s'en échappa tout
nu dans un bateau, où une femme du peuple le recueillit, à telles
enseignes qu'il en fit, dit-on, sa femme. Cependant Sigismond, levant le
masque, fondait sur la Bohême. Les Bohémiens relevèrent leur fantôme de
roi pour tenir l'usurpateur en respect et le repousser. Wenceslas n'en
fut pas plus sage, et se mit en besogne de vendre son royaume pour
boire. Il commença par la Lombardie, qui était un fief de l'Empire et
qu'il donna à Jean Galéas Visconti pour 150,000 écus d'or. Il avait
déjà perdu les villes, forts et châteaux de la Bavière, que Rupert,
l'électeur palatin, lui avait enlevés; si bien que, traduit au ban de
l'Empire, déclaré relaps, haï des siens, méprisé de tous, déposé le
lendemain de son nouveau mariage avec Sophie de Bavière, il se trouva,
en 1400, réduit à sa petite Bohême. Pour un prince juste, aimé de son
peuple, c'eût été pourtant une forteresse inexpugnable. La division et
le morcellement des plus grandes puissances spirituelles et temporelles
prouvait bien alors qu'il n'y avait plus de force que dans le sentiment
national de quelques races chevaleresques. Mais Wenceslas ne savait et
ne pouvait s'appuyer sur rien. En 1401, «revenu à son mauvais naturel,»
il fut pris par les grands et enfermé dans la tour noire du palais de
Prague. Transféré dans diverses forteresses, il alla passer un an en
captivité à Vienne, d'où il s'échappa encore dans un bateau. La Bohême
l'accueillit encore, parce que Sigismond désolait le pays avec une armée
de Hongrois. «Ils y firent des désordres inexprimables, tuant et violant
partout où ils passaient. Ils enlevaient, sur leurs selles, de jeunes
garçons et de jeunes filles, et les vendaient _comme des chevreuils_.
Sigismond ne se montra pas moins cruel que ses gens; ne pouvant venir à
bout de prendre un fort qu'il avait assiégé, il en tira sous de belles
promesses, le jeune Procope, marquis de Moravie, prince du sang, et le
fit attacher à une machine de guerre qui était devant la muraille, afin
que les assiégés fussent contraints de tuer leur maître à coups de
flèches.» Cet infortuné ayant survécu à ses blessures, Sigismond le fit
conduire à Brauna et l'y laissa mourir de faim.

Wenceslas n'eut qu'à se montrer aux intrépides Bohémiens pour que
Sigismond fût repoussé; mais plusieurs des principales places fortes de
la Bohême restèrent entre ses mains, et l'on peut dire que jusqu'à
la guerre des Hussites, cette nation gouvernée par un fantôme, et
surveillée par un ennemi intérieur, fit l'apprentissage du gouvernement
républicain qu'elle rêvait depuis longtemps et qu'elle allait essayer de
mettre en pratique. Pendant cette sorte d'interrègne, qui dura encore
une quinzaine d'années, si l'anarchie gagna les institutions et paralysa
les moyens de développement matériel, il se fit en revanche un grand
travail de recomposition dans les idées religieuses et sociales.
L'esprit réformateur, qui, sous divers noms et sous diverses formes,
fermentait en France, en Hollande, en Angleterre, en Italie et en
Allemagne depuis plusieurs siècles, commença à asseoir son siège en
Bohême, et à préparer ces grandes luttes que hâtaient l'établissement
et l'exercice de l'inquisition. Quelques souvenirs historiques sont
indispensables ici pour faire comprendre la courte mission de Jean Huss
(de 1407 à 1415), l'influence prodigieuse que dans l'espace de ces sept
années il exerça sur son pays, enfin le retentissement inouï de son
martyre, que les quatorze sanglantes années de la guerre hussite firent
si cruellement expier au parti catholique.

La race slave des Tchèques, que nous appelons à tort les Bohémiens[5],
avait conservé ces institutions sorties de son propre esprit, et
n'avait subi aucun joug étranger depuis le temps de sa reine Libussa,
jusqu'après celui de Wenceslas V, au commencement du quatorzième siècle.
La dynastie des Przemysl ducs de Bohême, avait donc duré six siècles.
Le premier des Przemysl, tige de cette race illustre, fut, dit-on, un
simple laboureur, que la reine Libussa tira de la charrue (comme Rome
en avait tiré Cincinnatus), pour en faire son époux et le chef de son
peuple. La légende naïve et touchante de l'antique Bohême rapporte
qu'elle lui fit conserver ses gros souliers de paysan, et qu'il les
légua au fils qui lui succédait, afin qu'il n'oubliât point sa rustique
origine et les devoirs qu'elle lui imposait[6]. Wladislas II fut le
second de ses descendants qui porta le titre de roi. Ce titre lui fut
conféré par Frédéric Barberousse. Mais il semble que ce fut pour cette
race le signal de la fatalité. L'esprit conquérant qui s'emparait des
souverains de la Bohême devait, suivant la loi éternelle, détruire la
nationalité de leur domination. Przemysl-Ottokar II posséda, avec la
Bohême, l'Autriche, la Carniole, l'Istrie, la Styrie, une partie de la
Carinthie, et jusqu'à un port de mer, ce qui, pour le dire en passant,
pourrait bien purger la mémoire de Shakspeare d'une grosse faute de
géographie[7]. Il fit la guerre aux païens de Prusse, leur dicta des
lois, bâtit Koenigsberg, prit sous sa protection Vérone, Feltre et
Trévise, et refusa par excès d'orgueil, dit-on, plus que par modestie,
la couronne impériale, qui échut à Rodolphe de Habsbourg, lequel le
dépouilla d'une partie de ses domaines. Après lui, Wenceslas IV fut élu
roi de Pologne. Wenceslas V, qui réunit la Hongrie à ces possessions, se
perdit dans la débauche, fut assassiné à Olmutz et termina la dynastie
nationale. Cinq ans après, Jean de Luxembourg montait sur le trône de
Bohème, et l'influence allemande commençait à irriter les Bohémiens,
livrés pour la première fois depuis tant de siècles à une main
étrangère. Jean, politique habile et ambitieux, comprit son rôle,
renvoya les fonctionnaires allemands et promena sa noblesse dans des
guerres à l'étranger. Il finit par se promener lui-même hors de la
contrée, sous prétexte de maladie, mais en effet pour laisser aux
Bohémiens le temps de s'habituer sans trop d'amertume à sa domination.
Il fit plusieurs voyages en France, fréquenta les papes d'Avignon, et
tout en respirant l'air salubre de ces contrées, revint un beau jour,
rapportant de par un décret de l'autorité pontificale, la couronne
impériale à son fils. Ce fils fut Charles IV, premier roi de Bohème,
empereur. Ses grands travaux donnèrent à cette contrée un lustre qu'elle
n'avait pas encore eu. Il bâtit la nouvelle ville de Prague, composa
le code des lois, fonda le collège de Carlstein, et tenta de réunir
la Moldaw au Danube. Mais son plus grand oeuvre fut la fondation de
l'Université de Prague à l'instar de celle de Paris, où il avait étudié.
Ce corps savant devint rapidement illustre et enfanta Jean Huss, Jérôme
de Prague et plusieurs autres hommes supérieurs; c'est-à-dire qu'il
enfanta le hussitisme, un idéal de république qui devait bientôt faire
une rude guerre à la postérité de son fondateur.

[Note 5: C'est à peu près comme si les étrangers, au lieu de nous
confirmer notre glorieux nom de _Francs_, s'obstinaient à nous appeler
_Celtes_. Les Boiens furent expulsés de la contrée à laquelle ils ont
laissé le nom de Bohême 500 ans avant notre ère, et les Tchèques sont
une toute autre race.]

[Note 6: Cette tradition du paysan-roi se retrouve chez tous les
peuples slave.]

[Note 7: On sait que dans un de ses drames à époques incertaines il
fait aborder sur un navire un de ses personnages en Bohème. Ce pouvait
être la port de Naon qu'acheta le roi Ottokar, et qui posa fastueusement
la limite de son empire au rivage de l'Adriatique.]

Charles IV chérissait tendrement cependant cette Université, sa noble
fille. Il y prenait tant de plaisir aux discussions savantes, que
lorsqu'on venait l'interrompre pour l'avertir de manger, il répondait,
en montrant ses docteurs échauffés à la dispute: «C'est ici mon souper;
je n'ai pas d'autre faim.» Malgré cette sollicitude paternelle pour
l'éducation des Bohémiens, ceux-ci ne l'aimèrent jamais et lui
reprochèrent de trop s'occuper des intérêts de sa famille. Le reproche
fut peut-être injuste; mais cette famille avait le tort impardonnable
d'être étrangère: on le lui fit bien voir.

Sous Wenceslas l'ivrogne, fils de Charles IV, l'Université de Prague,
forte de sa propre vie, grandit, se développa, acquit une immense
popularité, et produisit Jean Huss, qu'elle envoya, comme le plus beau
fleuron de sa couronne, au concile de Constance. Les pères du concile
ne lui renvoyèrent même pas ses cendres. L'Université fit faire à
la Bohème, dont elle était devenue la tête et le coeur, le serment
d'Annibal contre Rome.

Il ne faudrait pas croire cependant que la conversion de ce peuple
guerrier en un peuple raisonneur et théologien fût l'affaire de quelques
années et l'oeuvre entière de l'Université. Les choses ne se passent pas
ainsi dans la vie des nations. Permis aux pères des conciles de dire,
dans le style du temps, que le royaume de Bohême, jusque-là fidèlement
attaché à la religion, était devenu tout d'un coup l'_égout de toutes
les sectes_. Il y avait bien longtemps, au contraire, que la Bohême
tournait à l'hérésie, et que le monde civilisé tout entier, _infecté de
ce poison_, lui en infiltrait tout doucement le venin.

Si j'écrivais cette histoire pour les hommes graves (comme on dit
de tant d'hommes en ce temps-ci où il y a si peu de gravité), je ne
pourrais faire moins que de tracer maintenant l'histoire de l'hérésie.
Il me faudrait, pour remonter à son berceau, remonter à celui de
l'Église; ce serait un plus long et un peu lourd. Rassurez-vous,
Mesdames, c'est pour vous que j'écris, et ce que j'ai lu de tout cela,
je vous le résumerai en peu de mots, d'autant plus qu'à cet égard
l'_histoire n'existe pas; l'histoire n'est pas faite_. Rien de plus
obscur et de plus embrouillé que la certitude de certains faits dans le
passé. Peut-être faudrait-il s'occuper un peu de chercher celle du fait
idéal; si l'on songeait bien aux causes morales des événements, on
déterminerait peut-être d'une manière plus satisfaisante la marche de
ces événements; si l'on mettait un peu plus de sentiment dans l'étude
de l'histoire, je crois qu'on devinerait beaucoup de choses qu'avec la
seule érudition il sera peut-être à jamais impossible d'affirmer.

_Deviner l'histoire_ de la pensée humaine, voilà en effet à quoi nous
sommes réduits en ce temps de scepticisme, après tant de siècles
d'hypocrisie. Que dis-je? l'hypocrisie et le scepticisme sont de tous
les temps, et presque toujours l'histoire, surtout l'histoire des
religions, a été écrite sous l'une ou l'autre inspiration. L'Église a
écrit l'histoire, c'est elle qui l'a le plus et le mieux écrite dans
le passé: l'Église a été forcée de l'écrire selon ses intérêts,
ses ressentiments et ses terreurs. Les souverains ont fait écrire
l'histoire, et les souverains ont fait comme l'Église. Comme le pouvoir
spirituel et le pouvoir temporel ont été aux prises éternellement, voilà
déjà de grandes contradictions entre les historiens des deux camps. Puis
les philosophes et les hérétiques ont écrit l'histoire: ressentiment et
amertume contre les pouvoirs oppresseurs, crainte et jalousie entre les
diverses sectes et les diverses philosophies, ignorance et précipitation
de jugement, voilà ce qu'on trouve chez la plupart de ces historiens.
Nouvelles contradictions! où est donc la vérité de l'histoire au milieu
de ce conflit? L'histoire n'existe pas, je vous le jure; que les pédants
en pensent ce qu'ils veulent!

Mais comme la Providence ne fait rien d'inutile, l'humanité, sur
laquelle et par laquelle agit chez nous la Providence, ne fait rien
d'inutile non plus. Le passé a entassé devant nous des montagnes de
matériaux, l'avenir en profitera. Le présent s'en effraie et y porte
une main timide. Mais vienne le réveil des grands sentiments, vienne un
siècle des lumières qui ne sera ni celui de Léon X ni celui de Louis
XIV, mais celui de la justice et de la droiture, l'histoire se fera, et
nos petits-enfants en auront enfin une idée nette et bienfaisante.

Quoi, me direz-vous, nous n'avons pas d'histoire? Et qu'avons-nous donc
appris dans nos couvents?--Hélas! Mesdames, vous n'y avez appris que
l'Évangile, et encore ne l'avez-vous pas compris. Vos filles pourraient
commencer à apprendre quelque chose, car on a commencé à faire pour la
jeunesse de bons ouvrages comparativement à ceux du passé. Quelques
esprits élevés ont jeté de siècle en siècle une certaine clarté
progressive sur cet abîme ténébreux. De nos jours de rares intelligences
ont indiqué la route; la notion d'une nouvelle méthode supérieure
à l'ancienne s'est répandue et tend à se populariser, en dépit de
l'hypocrisie sceptique de l'Église et du scepticisme hypocrite de
l'Université. Mais les seuls beaux travaux que nous possédions sur
l'histoire ne sont encore que des aperçus de sentiment, des éclairs de
divination. Je vous l'ai dit, nous en sommes à deviner l'histoire, en
attendant qu'on nous la fasse et qu'on nous la donne tout expliquée et
toute dévoilée.

Je conviens que certains points principaux semblent être du moins assez
bien dépouillés de mensonge et d'ignorance pour qu'on puisse en juger.
Si, sur tous les points, la besogne était assez bien débrouillée,
l'ouvrage assez dégrossi, pour que la raison et le sentiment n'eussent
plus qu'à se prononcer sur la conséquence et la moralité des faits, nous
serions déjà bien avancés, et il ne faudrait pas se plaindre: demain
nous aurions nos Hérodotes et nos Tacites. Mais nous n'en sommes pas là,
et les plus instruits de nos maîtres avouent qu'il y a des côtés (selon
moi, ce sont les plus importants) où tout est plongé dans un épais
brouillard. Telle est l'histoire des hérésies; je ne vous citerai que
celle-là, quoique celle de la religion officielle qu'on vous a enseignée
et que vous enseignez à vos enfants soit tout aussi menteuse, tout aussi
obscure, tout aussi incertaine. Mais mon sujet m'impose de me borner
à la première, et je vous demande si vous en savez quelque chose? Ne
rougissez pas d'avouer que non. Vos professeurs n'en savent guère plus.

Et comment le sauraient-ils? Figurez-vous, Madame, qu'il y a là toute
une moitié de l'histoire intellectuelle et morale de l'humanité, que
l'autre moitié du genre humain a fait disparaître, parce qu'elle
la gênait et la menaçait. Il faut que j'essaie de vous faire bien
comprendre de quoi il est question, et vous verrez ensuite que cette
sainte mère l'hérésie nous a engendrés tout aussi légitimement, tout
aussi puissamment que notre autre mère la sainte Église. L'une nous a
baptisés, confessés et dirigés de siècle en siècle à la lumière du jour;
l'autre nous a travaillé le coeur, réchauffé l'esprit; elle nous a
tourmentés, inspirés, poussés en avant de siècle en siècle par ses voix
mystérieuses, toujours étouffées et toujours éloquentes; _de profundis
clamavi ad te_, c'est le chant éternel, c'est le cri déchirant de
l'hérésie plongée dans les cachots, ensevelie sous les bûchers, scellée
vivante dans la tombe, comme elle l'est encore sous les ténébreux
arcanes de l'histoire.

Femmes, quand je me rappelle que c'est pour vous que j'écris, je me sens
le coeur plus à l'aise; car je n'ai jamais douté que malgré vos vices,
vos travers, votre insigne paresse, votre absurde coquetterie,
votre frivolité puérile, il n'y eût en vous quelque chose de pur,
d'enthousiaste, de candide, de grand et de généreux, que les hommes ont
perdu ou n'ont point encore. Vous êtes de beaux enfants. Votre tête est
faible, votre éducation misérable, votre prévoyance nulle, votre mémoire
vide, vos facultés de raisonnement inertes. La faute n'en est point à
vous! Dieu a permis que dans l'oisiveté de votre intelligence votre
coeur se développât plus librement que celui des hommes, et que vous
conservassiez le feu sacré de l'amour, les trésors du dévouement, les
charmes attendrissants de l'incurie romanesque et du désintéressement
aveugle. Voilà pourquoi, pauvres femmes, nobles êtres qu'il n'a pas
été au pouvoir de l'homme de dégrader, voilà pourquoi l'histoire de
l'hérésie doit vous intéresser et vous toucher particulièrement; car
vous êtes les filles de l'hérésie, vous êtes toutes des hérétiques;
toutes vous protestez dans votre coeur, toutes vous protestez sans
succès. Comme celle de l'Église _protestante_ de tous les siècles, votre
voix est étouffée sous l'arrêt de l'Église _sociale_ officielle. Vous
êtes toutes par nature et par nécessité les disciples de saint Jean,
de saint François, et des autres grands apôtres de l'idéal. Vous êtes
toutes _pauvres_ à la manière des éternels disciples du paupérisme
évangélique; car, suivant la loi du mariage et de la famille, vous ne
possédez pas; et c'est à cette absence de pouvoir et d'action dans les
intérêts temporels, que vous devez cette tendance idéaliste, cette
puissance de sentiment, ces élans d'abnégation qui font de vos âmes le
dernier sanctuaire de la vérité, les derniers autels pour le sacrifice.

J'essaierai donc de vous faire l'histoire de l'hérésie au point de vue
du sentiment, parce que le sentiment est la porte de votre intelligence.

Vous n'êtes pas sans savoir qu'il y a aujourd'hui une grande lutte
engagée dans le monde entre les riches et les pauvres, entre les
habiles et les simples, entre le grand nombre qui est faible encore par
ignorance, et le petit nombre qui l'exploite par ruse et par force. Vous
savez qu'au milieu de cette lutte dont la continuité serait contraire
aux desseins de Dieu, des idées profondes ont surgi; qu'elles ont pris
toutes les formes, même celles de l'erreur et de la folie: enfin, que
mille sectes philosophiques se partagent l'empire des esprits. Vous
avez entendu parler de celles qui ont fait la révolution française,
des jacobins, des montagnards, des girondins, des dantonistes, des
babouvistes, des hébertistes même, etc. Depuis quinze ans, vous avez vu
d'autres sectes déployer leurs bannières, d'autres idées, ou plutôt
les mêmes idées au fond, prendre de nouvelles formes, chez les
saint-simoniens, les doctrinaires, les fouriéristes, les communistes de
Lyon, les chartistes d'Angleterre, etc., etc.

Ce que vous trouvez au fond de toutes ces sectes philosophiques et de
tous ces mouvements populaires, c'est la lutte de l'égalité qui veut
s'établir, contre l'inégalité qui veut se maintenir; lutte du pauvre
contre le riche, du candide contre le fourbe, de l'opprimé contre
l'oppresseur, de la femme contre l'homme (du fils même contre le père
dans la législation, puisqu'il a fallu reconquérir la suppression du
droit d'aînesse); de l'ouvrier contre le maître, du travailleur contre
l'exploitateur, du libre penseur contre le prêtre gardien des mystères,
etc.; lutte générale, universelle, portant sur tous les principes,
partant de tous les points, imaginant tous les systèmes, essayant de
tous les moyens. Vous n'êtes pas au bout; vous en verrez bien d'autres
et de pires, si au lieu de laisser le champ libre à la discussion, le
pouvoir s'obstine à contraindre d'une part, et à corrompre de l'autre.

Eh bien, au point où nous en sommes, vous ne pouvez pas supposer que
tout cela soit absolument nouveau sous le soleil, que l'esprit humain
ait enfanté toutes ces manifestations pour la première fois depuis
cinquante ans. Il faudrait, pour cela, supposer que depuis cinquante ans
seulement le genre humain a commencé à vivre et à se rendre compte de
ses droits, de ses besoins de toutes sortes.

Et pourtant, si vous cherchez dans les historiens l'histoire suivie,
claire et précise des manifestations progressives qui ont amené celles
du dix-huitième siècle et celles d'aujourd'hui, vous ne l'y trouverez
que confuse, tronquée et profondément inintelligente. Parmi les
modernes[8], les uns, effrayés de la multiplicité des sectes et de
l'obscurité répandue sur leurs doctrines par les arrêts mensongers de
l'inquisition et l'auto-da-fé des documents, ont craint de se tromper et
de s'égarer; les autres ont tout simplement méprisé la question, soit
qu'ils ne s'intéressassent point à celle qui agite notre génération,
soit qu'ils n'aperçussent point ses rapports avec l'histoire des
anciennes sectes. Parmi les anciens historiens, c'est bien autre chose.
D'abord il y a plusieurs siècles (et ce ne sont pas les moins remplis
de faits et d'idées) dont il ne reste rien que des arrêts de mort, de
proscription et de flétrissure. Durant ces siècles, l'Église prononça la
sentence de l'anéantissement des individus et de leur pensée: maîtres
et disciples, hommes et écrits, tout passa par les flammes; et les
monuments les plus curieux, les plus importants de ces âges de
discussion et d'effervescence sont perdus pour nous sans retour.

[Note 8: Depuis quelques années, de louables et heureuses tentatives
ont été faites à cet égard. M. Michelet, M. Lavallée, M. Henri Martin
surtout, ont commencé à jeter un nouveau jour sur ces questions, et à
les traiter avec l'attention qu'elles méritent. Je ne parle pas des
beaux travaux fragmentaires de l'_Encyclopédie nouvelle_, et de certains
autres dont les idées que j'émets ici ne sont qu'un reflet et une
vulgarisation.]

Ainsi, le rôle de l'Église, dans ces temps-là, ressemble à l'invasion
des barbares. Elle a réussi à plonger dans la nuit du néant les
monuments de la pensée humaine; mais le sentiment qui enfanta ces idées
condamnées et violentées ne pouvait périr dans le coeur des hommes.
L'idée de l'égalité était indestructible; les bourreaux ne pouvaient
l'atteindre: elle resta profondément enracinée, et ce que vous voyez
aujourd'hui en est la suite ininterrompue et la conséquence directe.

Les siècles persécutés, et pour ainsi dire étouffés, dont je vous parle,
embrassent toute l'existence du christianisme jusqu'à la guerre des
hussites. Là l'histoire devient plus claire, parce que les insurrections
religieuses aboutissent enfin à des guerres sociales. Les questions
se posent plus nettement, non plus tant sous la forme de propositions
mystiques que sous celle d'articles politiques. Bientôt après arrive la
réforme de Luther, les grandes guerres de religion, la création d'une
nouvelle église, qui échappe aux arrêts de l'ancienne et qui conserve
les monuments de son action historique, grâce à l'invention de
l'imprimerie, qui neutralise celle des bûchers.

Il semblerait que cette nouvelle église de Luther, pénétrée d'amour
et de respect pour les longues et courageuses hérésies qui l'avaient
précédée, préparée et mise au monde, eût dû consacrer d'abord sa ferveur
et sa science à reconstruire l'histoire de son passé, à refaire sa
généalogie, à retrouver ses titres de noblesse. Elle était encore assez
près des événements pour chercher dans ses traditions le fil de son
existence, dont l'Église romaine avait détruit l'écriture. Elle ne le
fit pourtant pas, occupée qu'elle était à se constituer dans le présent
et à poursuivre une lutte active. Mais il faut bien avouer aussi que ses
docteurs et ses historiens manquèrent souvent de courage et reculèrent
avec effroi devant l'acceptation du passé. Ce passé était rempli d'excès
et de délires. Nous l'avons dit plus haut, c'était le temps de la
violence; et les hussites le disaient dans leur style énergique: _C'est
maintenant le temps du zèle et de la fureur_. Nous dirons, plus tard,
comment ils se croyaient les ministres de la colère divine. Mais ces
délires, ces excès, ce zèle et cette fureur ne dévoraient-ils pas aussi
le sein de l'Eglise romaine? Rome avait-elle le droit de leur reprocher
quelque chose en fait de vengeance et de cruauté, de meurtre et de
sacrilège? Les docteurs protestants reculèrent pourtant devant les
accusations dont on chargeait la tête de leurs pères. Luther lui-même,
vous le savez, fut le premier à s'épouvanter du torrent dont il avait
rompu la dernière digue. Comment eût-il pu accepter la tache glorieuse
de son origine, lui qui désavouait déjà l'oeuvre terrible de ses
contemporains et l'audace qu'il supposait à sa postérité?

Il légua son épouvante à ses pâles continuateurs. Les uns, reniant leur
illustre et sombre origine, s'efforcèrent de prouver qu'il n'avaient
rien de commun avec ceux-ci ou ceux-là; les autres, plus religieux, mais
non moins timides, s'attachèrent à blanchir la mémoire de leurs aïeux
dans l'hérésie de tous les excès qui leur étaient imputés. De là résulta
une foule d'écrits, qu'il peut être bon de consulter, parce qu'il s'y
trouve, comme dans tout, des lambeaux de vérité, mais auxquels il est
impossible de se rapporter entièrement, pour connaître la vérité des
sentiments historiques, à la recherche desquels nous voici lancés[9].

[Note 9: M. Lenfant, dans une longue et curieuse histoire du concile
de Bâle dont nous avons extrait ces notes sur la guerre hussitique,
abandonne la cause, sans façon, à la sévérité de son siècle. Il raille
et méprise plus souvent qu'il n'admire. M. de Beausobre, dans ses
travaux très-supérieurs comme intelligence, comme érudition et comme
aperçu de sentiment, s'efforce de nier des faits qui ont cependant
un caractère de vérité historique. Il donne un démenti général et
particulier à toutes les assertions des écrivains catholiques, et
poussant la partialité un peu loin, fait l'hérésie blanche comme neige.]

Il ne s'agit ici de rien moins que de décider tout le contraire de ce
qu'ont décidé des gens très-graves et très-savants: à savoir que,
comme il n'y a qu'une religion, il n'y a qu'une hérésie. La religion
officielle, l'église constituée a toujours suivi un même système; la
religion secrète, celle qui cherche encore à se constituer, cette
société idéale de l'égalité, qui commence à la prédication de Jésus,
qui traverse les siècles du catholicisme sous le nom d'hérésie, et qui
aboutit chez nous jusqu'à la révolution française, pour se réformer
et se discuter, à défaut de mieux, dans les clubs chartistes et dans
l'exaltation communiste, cette religion-là est aussi toujours la même,
quelque forme qu'elle ait revêtue, quelque nom dont elle se soit voilée,
quelque persécution qu'elle ait subie. Femmes, c'est toujours votre
lutte du sentiment contre l'autorité, de l'amour chrétien, qui n'est
pas le dieu aveugle de la luxure païenne, mais le dieu clairvoyant de
l'égalité évangélique, contre l'inégalité païenne des droits dans la
famille, dans l'opinion, dans la fidélité, dans l'honneur, dans tout ce
qui tient à l'amour même. Pauvres laborieux ou infirmes, c'est toujours
votre lutte contre ceux qui vous disent encore: «Travaillez beaucoup
pour vivre très-mal; et si vous ne pouvez travailler que peu, vous ne
vivrez pas du tout.» Pauvres d'esprit à qui la société marâtre a refusé
la notion et l'exemple de l'honnêteté, vous qu'elle abandonne aux
hasards d'une éducation sauvage, et qu'elle réprime avec la même rigueur
que si vous connaissiez les subtilités de sa philosophie officielle,
c'est toujours votre lutte. Jeunes intelligences qui sentez en vous
l'inspiration divine de la vérité, et qui n'échappez au jésuitisme de
l'Église que pour retomber sous celui du gouvernement, c'est toujours
votre lutte. Hommes de sensation qui êtes livrés aux souffrances et aux
privations de la misère, hommes de sentiment qui êtes déchirés par le
spectacle des maux de l'humanité et qui demandez pour elle le pain du
corps et de l'âme, c'est toujours votre lutte contre les hommes de la
fausse connaissance, de la science impie, du sophisme mitré ou couronné.
L'hérésie du passé, le communisme d'aujourd'hui, c'est le cri
des entrailles affamées et du coeur désolé qui appelle la vraie
connaissance, la voix de l'esprit, la solution religieuse, philosophique
et sociale du problème monstrueux suspendu depuis tant de siècles sur
nos têtes. Voilà ce que c'est que l'hérésie, et pas autre chose: une
idée essentiellement chrétienne dans son principe, évangélique dans ses
révélations successives, révolutionnaire dans ses tentatives et ses
réclamations; et non une stérile dispute de mots, une orgueilleuse
interprétation des textes sacrés, une suggestion de l'esprit satanique,
un besoin de vengeance, d'aventures et de vanité, comme il a plu à
l'Eglise romaine de la définir dans ses réquisitoires et ses anathèmes.

Maintenant que vous apercevez ce que c'est que l'hérésie, vous ne vous
imaginerez plus, comme on le persuade à vous, femmes, et à vos enfants,
lorsqu'ils commencent à lire l'histoire, que ce soit un chapitre
insipide, indigne d'examen ou d'intérêt, bon à reléguer dans les
subtilités ridicules du passé théologique. On a réussi à embrouiller ce
chapitre, il est vrai; mais l'affaire des esprits sérieux et des coeurs
avides de vérité sera désormais d'y porter la lumière. Prétendre faire
l'histoire de la société chrétienne sans vouloir restituer à notre
connaissance et à notre méditation l'histoire des hérésies, c'est
vouloir connaître et juger le cours d'un fleuve dont on n'apercevrait
jamais qu'une seule rive. On raconte qu'un Anglais (ce pouvait bien être
un bourgeois de Paris), ayant loué, pour faire le tour du lac de Genève,
une de ces petites voitures suisses dans lesquelles on voyage de côté,
se trouva assis de manière à tourner constamment le dos au Léman, de
sorte qu'il rentra à son auberge sans l'avoir aperçu. Mais on assure
qu'il n'en était pas moins content de son voyage, parce qu'il avait vu
les belles montagnes qui entourent et regardent le lac. Ceci est une
parabole triviale, applicable à l'histoire. La montagne, c'est l'Église
romaine, qui, dans le passé, domine le monde de sa hauteur et de sa
puissance. Le lac profond, c'est l'hérésie, dont la source mystérieuse
cache des abîmes et ronge la base du mont. Le voyageur, c'est vous, si
vous imitez l'Anglais, qui ne songea point à regarder derrière lui.

Quand vous lisez l'Évangile, les Actes des apôtres, les Vies des saints,
et que vous reportez vos regards sur la vérité actuelle, comment vous
expliquez-vous cette épouvantable antithèse de la morale chrétienne avec
des institutions païennes?

Quelques formules de notre code français (ce ne sont que des formules!)
rappellent seules le précepte de Jésus et la doctrine des apôtres. Si
l'empereur Julien revenait tout à coup parmi nous et qu'on lui montrât
seulement ces formules, il s'écrierait encore une fois: «Tu l'emportes,
Galiléen!» Et si saint Pierre, le chef et le fondateur dont l'Église
romaine se vante, était appelé à la même épreuve, il ne manquerait pas
de dire: «Voilà l'ouvrage de ma chère fille la sainte Église.» Mais le
pape serait là pour lui répondre: «Que dites-vous là, saint père? c'est
l'abominable ouvrage d'une abominable révolution, dont les fanatiques
ont brisé vos autels, outragé vos lévites et profané nos temples.» Je
suppose que saint Pierre, étourdi d'une pareille explication, appelât
saint Jean pour le tirer de cet embarras; saint Jean, qui en savait et
en pensait plus long que lui sur l'égalité, lui dirait: «Prenez garde,
frère, j'ai bien peur que le coq n'ait chanté sur le clocher de votre
Église romaine.» Et alors, appelant le pape à rendre témoignage:
«Qu'avez-vous donc fait vous et les autres, pour que les fanatiques
de l'égalité se portassent à de tels excès contre vous et votre
culte?--Nous avions fait notre devoir, répondrait le pape; nous avions
condamné et persécuté Jean-Jacques Rousseau, Diderot et tous les
fauteurs de l'hérésie.» Alors saint Jean voudrait savoir qui étaient
ces grands saints qui avaient résisté à l'Église au nom du précepte du
Christ, car il ne les jugerait pas autrement. Il voudrait connaître
tous ceux qui avaient suscité l'hérésie de l'évangile; et, de siècle eu
siècle, remontant par le dix-huitième siècle à Luther et à Jean Huss, et
par Wicklef à Pierre Valdo, et par Jean de Parme à Joachim de Flore,
et par eux à saint François; et par saint François à une suite
ininterrompue d'apôtres de l'égalité chrétienne, il remonterait ainsi
par le torrent de l'hérésie jusqu'à lui-même, à sa doctrine, à sa
parole. Il laisserait alors saint Pierre s'arranger avec Grégoire VII et
tous ses orthodoxes jusqu'à Grégoire XVI, et retournerait vers son divin
maître Jésus pour lui rendre compte du cours bizarre des affaires de ce
monde.

Voilà donc tout bonnement l'histoire de ce monde. D'un côté les hommes
d'ordre, de discipline, de conservation, d'application sociale,
d'autorité politique; ces hommes-là, qui n'ont pas choisi sans motif
saint Pierre pour leur patron, bâtissent et gouvernent l'Église avec une
grande force, avec beaucoup d'habileté, de science administrative, de
courage et de foi dans leur principe d'unité. Ils font là un grand
oeuvre; et plusieurs d'entre eux, préservant à certaines époques la
société chrétienne des bouleversements de la politique, de l'ambition
brutale des despotes séculiers, et de l'envahissement des nations aux
instincts barbares, sont dignes d'admiration et de respect. Mais tandis
qu'ils soutiennent cette lutte au nom du pouvoir spirituel contre le
pouvoir temporel, ils prennent les vices du monde temporel et trempent
dans ses crimes. Ils oublient, ils sont forcés d'oublier leur mission
divine, idéale! Ils deviennent conquérants et despotes à leur tour; ils
oppriment les consciences et tournent leur furie contre leurs propres
serviteurs, contre leurs plus utiles instruments.

Ces serviteurs ardents, ces instruments précieux d'abord, mais bientôt
funestes à l'Église, ce sont les hommes de sentiment, d'enthousiasme,
de sincérité, de désintéressement et d'amour; c'est l'autre côté de la
nature humaine qui veut se manifester et faire régner la doctrine du
Christ, la loi de la fraternité sur la terre. Ils n'ont ni la science
organisatrice, ni l'esprit d'intrigue, ni l'ambition qui fait la force,
ni la richesse qui est le nerf de la guerre. Les papes l'ont toujours
parce qu'ils trouvent moyen de s'associer aux intérêts des souverains,
et ils font mieux que de faire la guerre eux-mêmes; ils la font faire
pour eux, ils la suscitent et la dirigent. Les apôtres de l'égalité
sont pauvres. Ils ont fait voeu de pauvreté; à une certaine époque, ils
sortent principalement des associations de frères mendiants; ils se
répandent sur la terre en vivant d'aumônes et souvent de mépris. Ils ne
peuvent s'appuyer que sur le pauvre peuple, chez lequel ils trouvent
d'immenses sympathies. En l'éclairant dans la voix de l'Évangile, ils
font sortir de son sein de nouveaux docteurs qui, sans s'adjoindre à
eux officiellement, et souvent même en s'en détachant tout à fait,
continuent leur oeuvre, entrent en guerre ouverte avec l'Église, sont
flétris du nom d'hérétiques, agitent les masses, se répandent dans le
monde sous divers noms, y prêchent le principe sous divers aspects, et
partout y subissent la persécution. Mais le destin de l'hérésie n'est
pas de triompher brusquement de l'Église; elle ne peut que la miner
sourdement, l'ébranler quelquefois par l'explosion des menaces
populaires, être ensuite sa dupe, son jouet, sa victime, et finir par
le martyre pour renaître de ses propres cendres, s'agiter encore,
s'engourdir dans la constitution avortée du luthérianisme, et se fondre
enfin dans la philosophie française du dix-huitième siècle. Vous savez
le reste de son histoire, je vous en ai indiqué la trace. Elle revit
aujourd'hui en partie dans la grande insurrection permanente
des Chartistes, et en partie dans les associations profondes et
indestructibles du communisme. Ces communistes, ce sont les Vaudois, les
pauvres de Lyon ou léonistes qui faisaient dès le douzième siècle le
métier de canuts et l'office de gardiens du feu sacré de l'Évangile.
Les chartistes, ce sont les wickléfistes qui, au quatorzième siècle
remuaient l'Angleterre et forçaient Henri V à interrompre plusieurs fois
la conquête de la France. Si je cherchais bien, je trouverais quelque
part les Hussites; et quant aux Taborites et aux Picards, et même
aux Adamites, j'ai la main dessus, mais je ne suis pas obligé de les
désigner. Le petit nombre de ces derniers dans le passé et dans le
présent ne leur laisse que peu d'importance. Ils ne sont point destinés
à en avoir jamais. Leur idée est excessive, délirante, et comme les
convulsions de la démence, elle est un symptôme de mort plus que
de guérison. Ces surexcitations de l'enthousiasme sont destinées à
disparaître. Je ne les indique ici que parce qu'elles jouent un rôle
dans la guerre des hussites, et qu'il sera bon de faire leur part quand
j'aurai à montrer leur action.

Maintenant, si le sujet vous intéresse, cherchez dans les livres
d'histoire le récit des grandes insurrections des pastoureaux, des
vaudois, des beggards, des fratricelles, des lolhards, des wickléfistes,
des turlupins, etc. Je ne me charge de vous raconter que celles des
hussites et des taborites qui n'en font qu'une. L'histoire de toutes ces
sectes et d'une quantité d'autres que je ne vous nomme pas, n'en forme
qu'une non plus, quoi qu'en puissent dire les érudits qui ont voulu
faire de si grandes distinctions entre elles[10]. C'est l'histoire
du _Joannisme_, c'est-à-dire l'interprétation et l'application de
l'Évangile fraternel et égalitaire de saint Jean. C'est la doctrine de
l'_Évangile éternelle_ ou _de la religion du Saint-Esprit_, qui remplit
tout le moyen âge et qui est la clef de toutes ses convulsions, de tous
ses mystères. Trouvez-moi une autre clef pour ouvrir tous les problèmes
du temps présent, sinon permettez-moi de commencer mon récit; car il
ressemble beaucoup jusqu'ici à celui du caporal Trimm, qui s'appelait
précisément l'Histoire des sept châteaux du roi de Bohême.

[Note 10: Les rivalités et les inimitiés de ces sectes entre elles
ne prouvent qu'une vérité banale; c'est qu'il est fort difficile de
s'entendre sur les moyens de réaliser une grande entreprise; mais le
même but, la même idée est au fond de toutes.]



                                  II.


Nous avons justement laissé le roi de Bohème, Wenceslas l'ivrogne, dans
un de ses châteaux (c'était je crois, celui de _Tocznik_), tandis que
Jean Huss, le jeune recteur de l'université de Prague, traduisait
en bohémien les livres de Wicklef, et prêchait le wickléfisme. Le
wickléfisme était une des nombreuses formes qu'avait prises la doctrine
de l'_Évangile éternel_, la grande hérésie lancée dans le monde depuis
plusieurs siècles, et formulée par l'abbé Joachim de Flore, en 1250.
Wicklef était mort, mais le wickléfisme survivait à son apôtre, et les
adeptes, sous le nom de _Lollards_, préparaient une grande insurrection,
se fiant peut-être aux relations, et l'on dit même aux engagements que,
soit curiosité, soit enthousiasme, Henri V avait contractés avec eux
dans les années orageuses de sa jeunesse. Ils cherchèrent des sympathies
chez les autres peuples, et y répandirent mystérieusement leur doctrine,
s'adressant aux hommes les plus remarquables, suivant l'usage de ces
temps de persécutions. Ou prétend que Jean Huss repoussa d'abord avec
horreur la pensée de l'hérésie, mais qu'il fut séduit par deux jeunes
gens arrivés d'Angleterre, sous prétexte de prendre ses leçons. On
raconte même à ce sujet une anecdote qui ressemble fort à une légende.
Mais la poésie des traditions à son importance historique; elle donne,
mieux parfois que l'histoire, l'idée des moeurs et des sentiments d'une
époque: enfin elle ajoute la couleur au dessin souvent bien sec de
l'histoire, et à cause de cela, elle ne doit pas être méprisée.

[Illustration: Et le fit attacher à une machine de guerre... (Page 3.)]

Nos deux écoliers wickléfistes prièrent donc Jean Huss, leur maître et
leur hôte, de leur permettre d'orner de quelques fresques le vestibule
de sa maison. «Ce qu'ayant obtenu, ils représentèrent, d'un côté,
Jésus-Christ entrant à Jérusalem sur une ânesse, suivi de la populace
à pied; et, de l'autre, le pape monté superbement sur un beau cheval
caparaçonné, précédé de gens de guerre bien armez, de timbaliers, de
tambours, de joueurs d'instruments, et des cardinaux bien montez et
magnifiquement ornez.» Tout le monde alla voir ces peintures, les uns
admirant, les autres criminalisant les tableaux.»

Jean Huss aurait donc été frappé de l'antithèse ingénieuse que cette
image lui mettait sous les yeux à toute heure. Il aurait médité sur la
simplicité indigente du divin maître et de ses disciples, les pauvres de
la terre et les simples de coeur; sur la corruption et le luxe insolent
de l'autocratie catholique, et il se serait décidé à lire Wicklef.
Aussitôt qu'il se fût mis à le répandre et à l'expliquer, de nombreuses
sympathies répondirent à son appel. La Bohême avait bien des raisons
pour abonder dans ce sens sans se faire prier. D'abord, comme nous
l'avons déjà dit plus haut, la haine du joug étranger, puis celle du
clergé qui la pressurait et la rongeait, affreusement. Dans le peuple
fermentait depuis longtemps un levain de vengeance contre les richesses
des couvents; les récits qu'on a faits de ces richesses ressemblent,
à des contes de fées. La doctrine des Vaudois avait depuis longtemps
pénétré, dans les montagnes de la Moravie. On dit même que lors de
la persécution que leur fit subir Charles V, à l'instigation du pape
Grégoire XI, Pierre Valdo en personne était venu finir ses jours en
Bohème. Les _lolhards_ de Bohême dont le nom ressemble bien à celui
des lollards d'Angleterre, étaient originaires d'Autriche. Un de leurs
chefs, brûlé à Vienne en 1322, avait déclaré qu'ils étaient plus de
huit mille en Bohême. Les historiens constatent aussi des irruptions
de béguins ou beggards, d'adamites, de turlupins, de flagellants et de
millénaires dans les pays slaves et en Bohême surtout, à différentes
époques. Prague avait eu déjà d'illustres docteurs qui avaient prêché
que la fin du monde ancien était proche, _que l'Antéchrist était apparu
sur la terre, et qu'il siégeait sur le trône pontifical_. Jean de
Miliez[11], un des plus célèbres, avait été mandé à Rome pour se
disculper, et on dit qu'il avait écrit ces propres paroles sur la
porte de plusieurs cardinaux. On cite aussi Mathias de Janaw, dit
_le Parisien_ parce qu'il avait étudié à Paris, «illustre par sa
merveilleuse dévotion, et qui, par son assiduité à prêcher, a souffert
une grande persécution, et cela à cause de la vérité évangélique.»
Celui-là détestait les moines, et leur reprochait «d'avoir abandonné
l'unique sauveur Jésus-Christ pour des _François_ et des _Dominique_».
On ne voit point que l'enthousiasme joannite des ordres mendiants ait
établi un lien sympathique entre eux et les Bohémiens. Soit que ceux de
ces moines qui habitaient le pays ne partageassent pas cet enthousiasme
à l'époque où il éclata en Italie et en France, soit que la haine des
couvents l'emportât sur toute similitude de doctrine chez les Bohémiens,
il est certain que cette doctrine changeant de nom et de prédicateurs,
leur arriva un peu tard et leur servit d'arme contre tous les ordres
religieux.

[Note 11: Milicius, suivant la coutume des historiens de cette époque
de latiniser tous les noms. Il ne paraît pas que tous ces docteurs
hérétiques sortis des rangs du peuple aient tenu à leurs noms de
famille, mais beaucoup à leur nom de baptême et à celui de leur village.
Jean Huss prit le sien de Hussinetz, où il était né. Je prierai mes
lectrices de faire attention, en lisant l'histoire de ces siècles, à
la prodigieuse quantité de théologiens célèbres dans l'Eglise ou dans
l'hérésie qui portent le prénom de Jean. À l'époque de la prédication du
joannisme et de la dévotion à l'évangile de saint Jean, ce n'est pas un
fait indifférent.]

[Illustration: Il s'attroupa une grande multitude... (Page 13.)]

Ces docteurs bohémiens avaient tenté surtout de rétablir les coutumes
de l'Église grecque, auxquelles la Bohême, convertie primitivement
au christianisme par des missionnaires orientaux, avait toujours été
singulièrement attachée. La communion sous les deux espèces et l'office
divin récité dans la langue du pays, étaient surtout les cérémonies qui
lui paraissaient constituer sa nationalité, représenter ses franchises
et préserver dans l'esprit du peuple l'égalité des fidèles devant
Dieu et devant les hommes de la tyrannie orgueilleuse du clergé. Nous
reviendrons sur cet article, qui est le motif de la guerre hussitique et
le symbole de l'idée révolutionnaire de la Bohême à cette époque, ainsi
que l'enveloppe extérieure de l'oeuvre du Taborisme.

La noblesse tenait tout autant que le peuple (du moins la majorité de la
pure noblesse bohème) à ces antiques coutumes. Grégoire VII les avait
anéanties. Mais l'autorité de cet homme énergique n'avait pu décréter
l'orthodoxie d'une nation qui n'avait jamais été ni bien grecque, ni
bien latine, qui portait l'amour de son indépendance principalement
dans son culte, et qui jusque-là avait cru et prié à sa guise dans
la simplicité et la pureté de son coeur. Pendant deux siècles après
Grégoire VII, il y avait eu en Bohême un culte latin officiel pour la
montre, pour l'obédience extérieure, et un culte grec devenu national,
un culte qu'on pourrait appeler _sui generis_, pour la vie des
entrailles populaires. On disait les offices en langue bohème, et on
communiait sous les deux espèces dans les campagnes, et secrètement dans
les villes; il y avait même plusieurs endroits où on l'avait toujours
fait ostensiblement, grâce à des privilèges accordés et maintenus par
les papes. Milicius fut persécuté et mourut dans les prisons, après
avoir restauré l'ancien rite assez généralement. Mathias de Janaw était
confesseur de Charles IV, qui l'aimait beaucoup et qui ne paraît pas
avoir été bien décidé entre les principes hardis de son université et
les menaces du saint-siège. On osa demander à cet empereur de travailler
à la réformation de l'Église; il eut peur, repoussa la tentation,
éloigna Mathias, cessa de communier sous les deux espèces, et laissa
l'inquisition sévir contre ses coreligionnaires. On n'administrait donc
plus cette communion sur la fin de son règne, que dans les maisons
particulières, «et à la fin, dans les endroits cachez; mais ce n'étoit
pas sans périls de la vie.» Quand on se saisissait des communiants,
«on les dépouilloit, on les massacroit, on les noyoit; de sorte qu'ils
furent obligez de s'assembler à main armée, et bien escortez. Cela dura
de part et d'autre jusqu'au temps de Jean Huss.»

On voit maintenant comment, en peu d'années, Jean Huss devint le
prophète de la Bohème. Il prêcha ouvertement le mépris de la papauté,
la liberté de la communion et des rites. À la suite d'une querelle de
règlement, il avait fait chasser presque tous les gradués allemands
de l'Université. L'inquisition réprimanda et fit brûler les livres de
Wicklef. Huss n'en prêcha que plus haut et souleva maintes fois le
_peuple enclin aux nouveautés_. Son archevêque n'avait pas beaucoup
de pouvoir contre lui; l'abrutissement de Wenceslas livrait l'État à
l'anarchie. Irrité contre le pape qui l'avait déposé de l'empire, il
n'était pas fâché de lui voir susciter un mauvais parti. Son frère et
son ennemi Sigismond, qui par ses intrigues gouvernait une partie de la
noblesse bohème, n'était guère plus content du saint-siège, parce que
celui-ci avait longtemps soutenu son concurrent Rupert au royaume de
Hongrie; d'ailleurs, les Turcs lui donnaient assez d'occupation pour le
distraire de l'hérésie.

Jean Huss prêcha en bohémien à la chapelle de Bethléem, en latin au
palais royal de Prague et dans les synodes et assemblées générales du
clergé bohème, contre le clergé romain et contre toute la discipline
ecclésiastique. Secondé par Jérôme de Prague, Jacques de Mise, dit
Jacobel, Jean de Jessenitz, Pierre de Dresden[12] et plusieurs autres,
il commença à fanatiser les artisans et les femmes, qui, de leur côté,
commencèrent à dogmatiser aussi, et même à écrire des livres, déclarant
qu'il n'y avait plus d'Église sur la terre que celle des hussites.

[Note 12: Pierre de Dresden est, dit-on, l'auteur de ces hymnes et de
ces chansons spirituelles entremêlées d'allemand et de latin qui sont
encore en usage dans les églises de la confession d'Augsbourg. Ou lui en
attribue aussi la musique. (_M. Lenfant_.)]

Tout le monde sait la suite de l'histoire de Jean Huss. Après avoir subi
en Bohème plusieurs persécutions, il fut cité devant le concile. «Il
comparut sur la foi d'un sauf-conduit de l'empereur Sigismond[13]. Il
n'en fut pas moins emprisonné à son arrivée à Constance, pendant qu'une
commission, déléguée par le concile, examinait ses doctrines. Il fut
condamné en même temps que la mémoire de son maître Wicklef. Jean Huss
montra d'abord quelque hésitation; mais il reprit bientôt toute sa
fermeté, ne voulant point se rétracter à moins qu'on ne lui prouvât ses
erreurs par l'Écriture, appela du concile au tribunal de Jésus-Christ,
et déclara qu'il aimerait mieux être brûlé mille fois[14] que de
scandaliser par son abjuration ceux auxquels il avait enseigné la
vérité. Il fut dégradé des ordres sacrés, livré au bras séculier par le
concile, et conduit au bûcher d'après l'ordre de ce même empereur qui
lui avait garanti par serment la vie et la liberté. Jérôme de Prague
avait été arrêté et amené prisonnier à Constance quelque temps
auparavant. Il faiblit, renia Wicklef et Jean Huss, et fut absous.
Quelque temps après, il fit demander au concile une audience publique,
déclara qu'il avait menti à sa conscience, et qu'il croyait à la vérité
des enseignements de ses maîtres; puis il marcha intrépidement au
supplice. Il y eut quelque chose de plus fatal et de plus sinistre que
cette double catastrophe: ce fut la théorie qu'inventa le concile pour
la justifier. Un décret du concile défendit à chacun, sous peine
d'être réputé fauteur d'hérésie et criminel de lèse-majesté, de blâmer
l'empereur et le concile touchant la violation du sauf-conduit de Jean
Huss[15].»

[Note 13: Sigismond, arrivé à l'empire en 1410 par la mort de Rupert,
voulut consolider par ce sacrifice son alliance avec Rome.]

[Note 14: On raconte que Jean Huss, pendant qu'il lisait les livres
de Wicklef, se donnait l'étrange plaisir de se brûler le bout des doigts
à la flamme de sa lampe. Interrogé sur cet étrange passe-temps, il
répondit en montrant le livre: «Voila un calice qui me mènera loin.»]

[Note 15: M. Henri Martin, _Histoire de France_.]

Pendant tout ce procès, les hussites de Bohême s'étaient tenus, le
peuple, dans une attente sombre et douloureuse, les nobles dans un
_silence irrité_. A la nouvelle de son supplice, presque toute la Bohème
s'émut, depuis _ces gens de la lie du peuple_, qu'on lui avait tant
reproché d'avoir pour auditoire, jusqu'à ces vieux seigneurs qui avaient
vu en lui le restaurateur de leurs antiques franchises et de leurs
coutumes nationales. L'Université, saisie unanimement d'une véhémente
indignation, rendit un témoignage public, adressé à toute la chrétienté,
en faveur du martyr. «0 saint homme! disait ce manifeste, ô homme d'une
vertu inestimable, d'un désintéressement et d'une charité sans exemple!
Il méprisait les richesses au souverain degré, il ouvrait ses entrailles
aux pauvres; on le voyait à genoux au pied du lit des malades. Les
naturels les plus indomptables, il les gagnait par sa douceur, et
ramenait les impénitents par des torrents de larmes. Il tirait de
l'Écriture sainte, ensevelie dans l'oubli, des motifs puissants et tout
nouveaux pour engager les ecclésiastiques vicieux à revenir de leurs
égarements et pour réformer les moeurs de tous les ordres sur le pied
de la primitive Église.»..... «Les opprobres, les calomnies, la famine,
l'infamie, mille tourments inhumains, et enfin la mort, qu'il a
soufferte, tout cela non-seulement avec patience, mais avec un visage
riant: toutes ces choses sont un témoignage authentique d'une constance,
aussi bien que d'une foi et d'une piété inébranlables chez cet homme
juste, etc.»

Des lettres de sanglants reproches furent adressées au concile de toutes
parts. On lui disait qu'il avait été assemblé, non par l'esprit de
Dieu, mais par l'esprit de malice et de fureur; qu'il avait condamné un
innocent sur la déposition de personnes infâmes, sans vouloir écouter
celle des évêques, des docteurs et des gens de bien de la Bohême, qui
témoignaient de son orthodoxie et de sa foi; que c'était une assemblée
de satrapes que ce concile, et le conseil des Pharisiens contre
Jésus-Christ; et mille autres invectives, dont plusieurs sont remplies
d'éloquence. Ces pièces coururent toute l'Allemagne, et irritèrent
violemment le pape et les cardinaux. Jean Dominique, légat du pape, fut
si mal reçu en Bohème, qu'il écrivit au pontife et à l'empereur:
_Les Hussites ne peuvent être ramenés que par le fer et par le feu_.
Sigismond ne voulut pas se hâter de ruiner un royaume qu'il regardait
comme sien. Il hésita, et la révolution n'attendit pas qu'il eut pris
son parti.

Elle commença religieusement par instituer un anniversaire commémoratif
de la mort du martyr Jean Huss (6 juillet), et par faire célébrer ses
louanges dans toutes les églises; puis elle frappa des médailles en son
honneur, et l'Université, qui était à la tête du mouvement, publia sa
déclaration de foi, la première formule du hussitisme.

Cette déclaration, signée de _maître Jean Cardinal_ et de toute
l'Université, ne porte absolument que sur le droit auquel prétendent
les hussites de communier sous les deux espèces, conformément à
l'institution _de Christ_, à ses propres paroles, à celles de saint
Jean et aux principes purs de la saine orthodoxie. Ils traitent le
retranchement de la coupe de _constitution humaine, nouvellement
inventée et inconnue aux sacrés canons_; pardonnent à ceux qui, _par
ignorance et simplicité_, se sont soumis jusque-là à cette ordonnance,
et finissent par déclarer que désormais _il ne faut avoir égard à ce
dogme d'invention humaine_, et s'en tenir à la doctrine de Jésus, qui
doit l'emporter sur _toute puissance insidieuse et redoutable_, sur
_toutes comminations et terreurs_.

Une telle déclaration ne paraissait pas devoir entraîner de grands
orages. Les orthodoxes romains n'y trouvaient pas beaucoup à redire,
sinon que «si ce n'était point une hérésie en soi de communier sous
les deux espèces, c'en était une de dire que l'Église péchait en
n'administrant ce sacrement que sous une seule.» Jusque-là on n'était
aux prises que sur une subtilité, et le raisonnement de l'orthodoxie
était un sophisme. Mais si la déclaration de l'Université satisfaisait
les classes aristocratiques, la noblesse, le clergé et même la
bourgeoisie de Bohème, il s'en fallait de beaucoup qu'elle fût
l'expression de la religion des masses, qui se sentaient travaillées
par la doctrine ardente de l'Évangile éternel et par toutes les idées
confuses, mais passionnées, d'égalité évangélique, que les prêtres
du concile appelaient la _lèpre vaudoise_. Wicklef et Jean Huss,
théologiens consommés dans l'acception de la philosophie scolastique,
érudits recherchés et honorés, hommes de science et par conséquent
hommes du monde, soit qu'ils n'eussent pas été aussi loin que leurs
adeptes prolétaires dans leur conception d'une nouvelle société
chrétienne, soit qu'ils eussent voilé cette conception idéale sous des
formules de simple discipline réformatrice, avaient écrit avec cette
prudence de raisonnement que doivent conserver les hommes en vue pour ne
pas compromettre leur doctrine dans la discussion avec les sophistes et
les puissants de ce monde. Les âmes populaires plus pressées par leur
feu intérieur et par leurs souffrances matérielles, avaient vite songé
à réaliser l'idée cachée au fond de cette question de dogme; et, tandis
que les classes patientes par nature et par position se contentaient de
réclamer la coupe, les pauvres, conduits et agités par divers types de
fanatiques, s'apprêtaient à réclamer l'égalité et la communauté de biens
et de droits, dont la coupe n'était pour eux que le symbole. Ainsi, les
patriciens, les classes aisées et la plupart des habitants industriels
des grandes villes commençaient à former la secte des calixtins ou des
hussites purs, tandis que les paysans, les ouvriers avec leurs femmes et
leurs enfants, grondaient sourdement, comme la mer à l'approche d'une
tempête, se préparant aux fureurs du Taborisme et des autres sectes,
sublimes de courage et féroces d'instinct, qui devaient victorieusement
résister à Rome et à tout l'empire germanique, durant quatorze ans.

Déjà, du temps de Jean Huss, ces exaltés avaient émis l'opinion que le
prêtre n'était rien de plus qu'un autre homme, et que tout chrétien
était prêtre de son plein droit pour interpréter les mystères et
administrer les sacrements. Au concile de Constance, des cordonniers de
Prague avaient été accusés _d'entendre les confessions et d'administrer
le sacré corps de Notre-Seigneur_. Les seigneurs bohémiens présents à
cette accusation en avaient défendu, en rougissant, l'honneur de la
Bohème, et le fait parut si énorme, qu'on n'osa persister à le reprocher
à Jean Huss. Mais les cordonniers de Prague n'en furent peut-être pas
très-émus, et l'on vit une femme du peuple arracher l'hostie des mains
du prêtre, en disant qu'une femme de bonne vie était plus digne qu'un
prêtre infâme de toucher le pain du ciel.

Comme les émeutes et les violences commençaient, et que plusieurs
gentilshommes de l'intérieur, espèce de Burgraves qui faisaient depuis
longtemps le métier de bandits pour leur propre compte, se servaient du
hussitisme comme d'un prétexte pour piller les églises, rançonner
les couvents et détrousser les voyageurs, les grands de Bohème
s'assemblèrent pour délibérer sur les conséquences de la déclaration
de l'Université. Ils formèrent une députation des plus considérables
d'entre eux, pour aller trouver le roi et l'inviter à s'occuper un peu
de son royaume. Il y avait beaucoup d'analogie, nous l'avons dit, entre
la condition de ces deux monarques contemporains, Wenceslas l'ivrogne et
Charles VI l'insensé. Cachés au fond de leurs châteaux, ils n'étaient
heureux que lorsqu'on les oubliait, et ne reparaissaient que malgré eux
sur la scène, où on les rappelait aux jours du danger, comme de vieux
drapeaux qu'on tire de la poussière.

Wenceslas, effrayé des troubles, s'enivrait pour se donner du coeur,
dans sa forteresse de Tocznik au sommet d'une montagne du district de
Podwester. Dès qu'il aperçut les députés, il eut peur et se barricada.
On parvint cependant à en introduire quelques-uns auprès de lui, et
ils le décidèrent à venir habiter Prague, où il se renferma dans la
forteresse de Wyssobrad. C'était un pauvre porte-respect, que ce roi
fainéant, abruti dans la débauche et naturellement poltron, bien qu'il
eût parfois des velléités de cruauté et des heures de rage aveugle. Dès
qu'il fut arrivé dans sa capitale, des députés de la ville vinrent lui
demander des églises pour y enseigner le peuple à leur manière, et y
donner la communion des subutraquistes[16]. Il leur demanda du temps pour
y penser, et fit dire sous main à Nicolas, seigneur de Hussinetz, qui
était à leur tête, _qu'il filait là une corde pour se faire pendre_. Les
hussites de Prague insistèrent les armes à la main. Les conseillers du
roi répondirent en son nom par des menaces. Le sénat fut alarmé de ces
mutuelles dispositions; mais Jean Ziska, chambellan de Wenceslas, apaisa
l'affaire et retarda l'explosion, en disant au peuple, sur lequel il
exerçait déjà une grande influence, qu'il fallait attendre l'issue du
concile, et ses résolutions pour ou contre le hussitisme.

[Note 16: Partisans de la communion sous les deux espèces. C'est
ainsi qu'on appelait alors les calixtins ou hussites purs.]

Il est temps de parler du _redoutable aveugle Jean Ziska du calice_.
Il y a tant d'obscurité sur ses commencements, qu'on ignore son nom de
famille. On sait seulement qu'il s'appelait _Jean_, le nom à la mode
dans ces temps-là; le surnom de Ziska signifie borgne: il l'était depuis
son enfance. On assure qu'il était noble. Il naquit pauvre, et vécut
dans la pauvreté au milieu du pillage, par sobriété naturelle et par
austérité de caractère, mais sans qu'il ait paru regarder le communisme
pratiqué par ses soldats comme autre chose qu'une excellente mesure
de discipline dans ces temps difficiles. Rien ne révèle en lui des
aptitudes philosophiques, ni aucune méditation religieuse profonde.
C'est un fanatique de patriotisme; mais ce n'est point un fanatique de
religion, et si ses instincts de divination stratégique approchent de
la faculté extatique, il ne parait point s'être embarrassé beaucoup des
questions théologiques de son temps. Il comprenait la mission qui lui
était départie dans _les jours du zèle et de la fureur_, et il s'y donna
tout entier. Entreprenant, opiniâtre, vindicatif, cruel, invincible et
invaincu, cet homme était la colère de Dieu incarnée. Aussi, ce n'est
pas un illuminé sublime comme Jeanne d'Arc; il n'est pas non plus comme
elle l'inspiration et le coeur de la guerre patriotique; mais il en est
la tête et le bras, et comme elle en est le palladium et l'oriflamme, il
en est la torche et le glaive.

Il naquit à Trocznova, dans le district de Koenigsgratz, on ignore à
quelle époque. On sait seulement qu'il fut page de Charles IV, et qu'il
servit avec éclat en Pologne dans la guerre contre les chevaliers
Teutoniques, en 1410. Il est probable qu'il n'avait guère moins de
quarante-cinq ans au début de la guerre des hussites. Il était au
service de Wenceslas à l'époque du supplice de Jean Huss, et on assure
qu'il obtint de son maître la permission de jurer haine et vengeance
contre les meurtriers. I1 fut de ceux qui regardèrent la perfidie du
concile et la raillerie féroce du sauf-conduit de Sigismond comme une
injure faite à la Bohême. Mais quoique le fait dont je vais parler ne
soit pas authentique, il a paru, à quelques historiens, motiver encore
mieux l'espèce de rage qui transporta Ziska contre les moines; car on
peut dire qu'il ne vécut que de leur sang pendant les sept années de sa
terrible mission. Selon la tradition à laquelle je me fierais assez dans
les pays dont l'histoire a été supprimée en grande partie ou refaite par
les oppresseurs, un moine avait débauché ou violé sa soeur qui était
religieuse, et Ziska aurait fait serment de venger ce crime sur tous les
ecclésiastiques qui lui tomberaient sous la main. Il tint horriblement
parole, et cette rancune le peint mieux que beaucoup d'autres motifs.
Complètement désintéressé dans le pillage des couvents, et refusant sa
part du butin avec une rigidité lacédémonienne, dépourvu de vanité ou
d'ambition, nullement enthousiaste à la façon des fanatiques dont il
était le chef, il semble qu'un motif personnel de vengeance ait pu seul
l'entraîner à des fureurs si soutenues, si implacables, si froides, et
savourées avec une volupté si profonde.

Cependant, quand on examine attentivement cette existence à la fois
violente et calme de Jean Ziska, on est frappé de l'habileté politique
qui préside à tous ses actes et on en vient à se demander à quels autres
moyens il pouvait recourir pour procurer à son pays l'indépendance
nationale que seul il se sentait la force de lui donner. Nous
l'examinerons en détail, en le suivant, pour ainsi dire, pas à pas, et
nous verrons à travers le sombre fanatisme qui lui a été injustement
imputé, une volonté froide, clairvoyante, opiniâtre, beaucoup plus
éclairée et beaucoup plus saine qu'on ne le pense. Ainsi nous
regarderions sa vengeance personnelle comme un de ces stimulants que la
Providence suscite aux grandes missions, mais non comme la cause et le
but unique de la sienne. Le vulgaire se trompe toujours en ces sortes
d'affaires; il veut résoudre le problème de toute une existence dans un
seul fait, et ne voit pas que ce fait n'est que la goutte d'eau qui fait
déborder le vase.

A l'instigation de Ziska, Wenceslas accorda donc ou laissa prendre aux
hussites plusieurs églises, et, grâce à cet accommodement, l'année 1417
s'écoula sans que les premières conquêtes de la réforme fussent menacées
ni entraînées à de grandes violences. Sigismond répondit aux reproches
qu'on lui avait adressés, par une lettre à la fois lâche et insolente.
Il se défendait d'avoir livré Jean Huss; prétendait avoir _vu son
malheur avec une douleur inexprimable, être sorti plusieurs fois du
concile en fureur;_ puis il alléguait, non l'autorité infaillible des
décisions de l'Église, mais la puissance politique de ce concile,
_composé, non de quelque peu d'ecclésiastiques, mais des ambassadeurs
des rois, et des princes de toute la chrétienté._ Enfin il menaçait les
hussites d'une croisade _qui serait suivie de grands scandales et de
périls extrêmes._ C'est pourquoi il les priait, _très-affectueusement,
de ne pas exposer tout un royaume à une totale désolation, et de rejeter
toute nouveauté._ Quant aux dérèglements qu'on reprochait au clergé, il
prétendait, à l'exemple de ses prédécesseurs, ne point s'immiscer dans
de telles affaires. _Qu'ils se corrigent entre eux,_ disait il avec une
railleuse indifférence, _comme ils savent qu'ils doivent le faire. Ils
ont l'Écriture sainte devant les yeux, et il n'est permis ni possible, à
nous autres gens simples, de l'approfondir._

L'athéisme ironique de cette réponse dut blesser tous les Bohémiens dans
leur loyauté et dans leur enthousiasme religieux. Bientôt après arriva
la décision du concile à leur égard: elle était rédigée en vingt-quatre
articles, révoltants de tyrannie et de cruauté. Ils rappellent les plus
odieuses proscriptions de Sylla et de Tibère. C'est une amplification
des préceptes les plus honteux de délation et de férocité. Le premier
article intime à Wenceslas l'ordre de jurer soumission et fidélité à
l'Église romaine. Les vingt-trois autres désignent tous les genres de
rébellion qui doivent être punis par le fer et par le feu, ou tout au
moins par l'exil et la misère. Tous les fauteurs du hussitisme sont
condamnés à mort; _qu'on les brûle,_ ainsi que tous les livres, tous les
traités qui ont rapport aux doctrines de Wicklef et de Jean Huss,
et _toutes les chansons qui ont été faites contre le concile;_ que
l'université de Prague soit réformée; qu'on en chasse les wickléfistes
et _qu'on les punisse;_ qu'on rétablisse l'ancienne communion, et que
les transgresseurs _soient punis;_ qu'on fasse comparaître devant
le siège apostolique les principaux coupables, _tels que sont Jean
Jessenitz, Jacobel, Simon de Rockizane, Christian de Prachatitz, Jean
Cardinal, Zdenko de Loben,_ etc., etc.; que tous ceux qui abjureront
_approuvent la condamnation_ de ceux qui, ne se rétractant pas, seront
_punis;_ que ceux qui défendent et protègent les wickléfistes et les
hussites soient _punis,_ et que ceux qui l'ont fait _jurent de ne plus
le faire,_ et, au contraire, de les _poursuivre_ afin de les faire
_punir_, c'est-à-dire bannir ou brûler, etc.

C'était condamner à mort la moitié de la Bohème et expatrier le reste,
à moins que la Bohème ne se dégradât jusqu'à l'abjuration de sa foi,
jusqu'à la ratification du crime, à moins qu'elle ne consentît, à
s'effacer elle-même ignominieusement du rang des nations. Les Bohémiens
prouvèrent bientôt que ce n'était pas là leur humeur.

Au mois de mai 1418, le concile étant fini, le cardinal Jean-Dominique,
cet inquisiteur déjà odieux à la Bohème, vint s'acquitter de sa légation
et procéder _par les voies de fait_ à la conversion des hérétiques. Il
débuta par entrer dans l'église de Slana, au milieu de la communion
hussite, par jeter les calices non consacrés sur le pavé, et par faire
brûler un ecclésiastique et un séculier de cette communion. C'était
briser la dernière digue et déchaîner la mer.

Des troubles violents éclatèrent sur tous les points. Wenceslas
épouvanté n'osa rien faire pour les réprimer et feignit même de les
approuver. Néanmoins les hussites délibérèrent d'élire un autre roi.
Mais Coranda, un de leurs prêtres, éloquent et fin, les harangua fort
spirituellement: _Mes frères,_ leur dit-il, _quoique nous ayons un roi
ivrogne et fainéant, cependant si nous jetons les yeux sur tous les
autres, nous n'en trouverons point qui lui soit préférable: et on peut
même le regarder comme le modèle des princes; car c'est son indolence
qui fait notre force. Il est donc juste de prier Dieu pour sa
conservation.--Nous avons un roi et nous n'en avons point. Il est roi de
nom et il ne l'est pas d'effet. Ce n'est que comme une peinture sur la
muraille.--Et que peut faire contre nous un roi qui est mort en vivant?_

Ces plaisanteries pleines de sens eurent un succès égal auprès des
révoltés et auprès du souverain. Wenceslas se souciait de sa vie
beaucoup plus que de sa dignité. Il en prit beaucoup d'amitié pour
Coranda. Dominique, accablé d'insultes et menacé du supplice qu'il
faisait subir aux hérétiques, se réfugia en Hongrie auprès de Sigismond,
afin de l'animer contre les hussites. Mais il y mourut bientôt, après
avoir eu la gloire de faire rétracter un docteur qui prêchait, dit-on,
le pur déisme. Il est vrai qu'il tint ce malheureux attaché pendant
trois jours à un poteau, où il souffrait tellement qu'il demandait la
mort comme une grâce.

Au milieu de ces troubles, Jean Ziska, muni d'une patente que, dans ses
jours d'abandon, son maitre Wenceslas lui avait remise, scellée de sa
main, pour l'autoriser à tenir son serment de venger la mort de Jean
Huss, _rassembla beaucoup de monde,_ et se mit à parcourir le district
de Pilsen où il mit tout à feu et à sang, s'empara de la capitale, se
rendit maître de toute la province, et en chassa tous les prêtres et
tous les moines. Il y établit la communion sous les deux espèces, et
institua prêtre l'ardent et ingénieux Coranda. Mais craignant de tomber
dans quelque embuscade, il songea à se camper dans une position forte
avec son armée. Il choisit pour cela le site inexpugnable de Hradistie
dans la province de Béchin; et, en attendant qu'il pût y bâtir une
ville, il ordonna à ses gens de dresser leurs tentes dans les endroits
où ils voulaient avoir leurs maisons. Nicolas de Hussinetz, celui à qui
Wenceslas avait promis une corde pour le pendre, vint l'y joindre avec
sa bande. Au bout de peu de jours, il se rassembla en ce lieu quarante
mille personnes de tout sexe et de tout âge, qui venaient de tous les
pays environnants et surtout de Prague, et pour lesquelles trois cents
tables furent dressées afin de fraterniser dans la nouvelle communion.
C'est peut-être alors que la montagne du campement fut inaugurée sous
le nom mystique de Tabor qu'elle a toujours porté depuis, ainsi que la
forteresse de Ziska et celle qu'on y voit encore aujourd'hui. Cette
place forte a joué un rôle dans toutes les guerres de l'Allemagne, et
nos armées en ont gardé le souvenir mêlé à celui de Napoléon.

A partir de ce moment, les hussites de Jean Ziska portèrent le nom de
taborites, et peu à peu formèrent une secte de plus en plus tranchée, et
une armée de plus en plus intrépide et redoutable.

Un historien contemporain et témoin des événements, nous a transmis le
récit de cette première grande communion évangélique des hussites. «En
1419, le jour de la Saint-Michel, il s'attroupa une grande multitude de
peuple dans une vaste campagne appelée _les Croix_ (_Cruces_), proche
de Tabor. Il en vint beaucoup de Prague, les uns à pied, les autres en
chariot. Ce peuple avait été invité par maître Jacobel, maître Jean
Cardinal, et maître Tocznicz. Maître Mathieu fit dresser une table sur
des tonneaux vides, et donna l'eucharistie au peuple sans nul appareil.
La table n'était pas couverte, et les prêtres n'avaient point d'habits
sacerdotaux. Maître Coranda, curé de Pilsen, se rendit dans ce même
endroit avec une grande troupe de l'un et de l'autre sexe, portant
l'eucharistie. Avant que de se séparer, un gentilhomme ayant exhorté le
peuple à dédommager un pauvre homme dont on avait gâté les blés, il se
fit une si bonne collecte, que cet homme n'y perdit rien, car il ne se
faisait aucune hostilité; les troupes marchaient avec un bâton seulement
comme des pèlerins. Sur le soir, toute cette multitude partit pour
Prague et arriva, à la clarté des flambeaux, devant Wisherad. Il est
surprenant que dans cette occasion ils ne s'emparèrent pas de cette
forteresse dont la conquête leur coûta depuis tant de sang.»

C'est avec cette piété et cette douceur que les taborites accomplirent
en grand pour la première fois les rites de leur culte. Ils se
donnèrent, en partant, rendez-vous pour la Saint-Martin suivante, mais
bientôt ils furent troublés par les garnisons que Sigismond tenait
toujours dans les villes et châteaux. Ceux de Tacsch, de Klattaw et de
Sussicz, en approchant du lieu convenu pour une nouvelle communion,
furent avertis par Coranda de prendre des armes parce qu'on leur tendait
une embûche. De Knim et d'Aust, des avis furent échangés également entre
les pèlerins, afin qu'ils eussent à se tenir sur leurs gardes, et ils
s'envoyèrent les uns aux autres des chariots avec des gens bien armés.
Mais avant que ces troupes eurent pu opérer leur jonction, elles furent
attaquées par les Impériaux, ayant à leur tête Sternberg, seigneur
catholique, président de la monnaie de Cuttemberg. Ceux d'Aust furent
taillés en pièces; mais ceux de Knim repoussèrent Sternberg, et le
forcèrent à la fuite, après quoi ils restèrent tout le jour sur le lieu
du combat, enterrant les morts d'Aust et faisant dire l'office divin par
leurs prêtres. De là ils se rendirent à Prague en chantant des hymnes de
victoire, et ils y furent joyeusement reçus par leurs frères. À cette
occasion, Ziska écrivit une fort belle lettre ceux de Tauss[17], dans
le district de Pilsen. Nous la rapporterons, parce que ces pièces
précieuses nous font connaître les caractères historiques mieux que
toutes les déclamations des écrivains. On a retrouvé celle-ci en 1541,
dans la maison de ville de Prague.

[Note 17: Tauss, Taus, Tausch, Tysia ou Tusia, c'est la même
ville, ou du moins le même nom. Il est impossible de trouver dans les
historiens anciens un nom, même des plus importants, sur lesquels ils
s'accordent. Il paraît qu'aujourd'hui encore l'orthographe germanisée
des noms bohèmes n'offre guère plus de certitude. Je ne me pique d'une
d'aucune exactitude pour ces noms sur lesquels rien n'a dû m'éclairer
suffisamment. On sait l'indifférence de nos historiens français des
derniers siècles, et le sans-gêne des corruptions de la basse-latinité
du moyen âge pour les noms étrangers. Je croirais cependant que le
véritable nom ancien de Tauss est Tusia, à cause d'une anecdote
consignée dans plusieurs livres à ce sujet. La tradition rapporte qu'en
974 l'empereur Othon 1er, obligeant Boleslaws, prince de Bohême, à tenir
une chaudière sur le feu pour avoir commis un fratricide, et ce prince
voulant s'asseoir, l'empereur lui cria: _Tu sta_. La légende peut être
fausse, mais elle est ancienne, et le jeu de mots porte sur un nom qui
était accepté alors. Cette dissertation pédante est la seule que je me
permettrai: on me la pardonnera. J'avais placé le château fantastique de
Riesenburg près de Tauss, dans le roman de Consuelo.]

«_Au vaillant capitaine et à toute la ville de Tista._--Mes très-chers
frères, Dieu veuille par sa grâce, que vous reveniez à votre première
charité, et que, faisant de bonnes oeuvres, comme de vrais enfants de
Dieu, vous persistiez en sa crainte. S'il vous a châtiés et punis, je
vous prie en son nom, de ne vous pas laisser abattre par l'affliction.
Ayez donc égard à ceux qui travaillent pour la foi et qui souffrent
persécution de la part de nos adversaires, surtout de la part des
Allemands, dont vous avez éprouvé l'extrême méchanceté à cause du nom de
J.-C. Imitez les anciens Bohémiens, vos ancêtres, qui étaient toujours
en état de défendre la cause de Dieu et la leur propre. Pour nous, mes
frères, ayant toujours devant les yeux la loi de Dieu et le bien de la
république, nous devons être fort vigilants, et il faut que quiconque
est capable de manier un couteau, de jeter une pierre et de porter
un levier (_une barre, une massue_), se tienne prêt à marcher. C'est
pourquoi, T. C. F., je vous donne avis que nous assemblons de tous côtés
des troupes pour combattre les ennemis de la vérité et les destructeurs
de notre nation; et je vous prie instamment d'avertir votre prédicateur
d'exhorter le peuple dans ses sermons à la guerre contre l'Antéchrist.
Et que tout le monde, jeunes et vieux, s'y dispose. Je souhaite que,
quand je serai chez vous, il ne manque ni pain, ni bière, ni aliments,
ni pâturages, et que vous fassiez provision de bonnes armes. C'est le
temps de s'armer non-seulement contre ceux du dehors, mais aussi contre
les ennemis domestiques. Souvenez-vous de votre premier combat, où vous
n'étiez que peu contre beaucoup de monde, et sans armes contre des gens
bien armés. La main de Dieu n'est pas raccourcie; ayez bon courage et
tenez-vous prêts. Dieu vous fortifie.--_Ziska du Calice, par la divine
espérance, chef des taborites. _»



                                  III.


Ziska ne commandait jusque-là que de pauvres gens du peuple. Il les
exerça au métier des armes dans lequel il était consommé, et en fit
d'excellents soldats. Sa forteresse de Tabor se construisait rapidement.
Protégée par des rochers escarpés et par deux torrents qui en faisaient
une péninsule, elle fut défendue en outre par des fossés profonds et des
murailles si épaisses, qu'elles pouvaient braver toutes les machines de
guerre, des tours et des remparts savamment disposés et construits
avec une force cyclopéenne. Il se procura bientôt de la cavalerie, en
enlevant par surprise un poste où Sigismond avait envoyé mille chevaux.
Il apprit à ses gens à les monter et leur fit faire l'exercice du
manège. Puis il se rendit à Prague avec quatre mille hommes qui
suffirent pour y porter l'épouvante chez les uns et pour enflammer
l'ardeur des autres. Les hussites de Prague leur proposèrent de détruire
les forteresses et de faire serment de ne jamais recevoir Sigismond.
Ziska pensa que le moment n'était pas venu, et qu'avant tout il fallait
se débarrasser du clergé. D'un côté, sa haine l'y poussait; de l'autre,
il songeait aux dépenses qu'une telle entreprise allait nécessiter, et
il savait bien où il trouverait de quoi payer les frais de la guerre.
L'impatience des taborites était extrême. Peut-être trouvaient-ils que
Ziska n'allait pas assez vite à leur gré, car ils parlaient encore de
déposer Wenceslas, et d'élire roi un bourgeois nommé Nicolas Gansz. Pour
les occuper, Ziska, qui ne voulait peut-être pas livrer et abandonner le
maître, qu'il avait servi et qui lui avait été débonnaire, leur livra le
pillage des couvents, tandis que Wenceslas se retirait dans une autre
forteresse à une lieue de Prague. Le monastère de Saint-Ambroise et le
couvent des Carmes furent dévastés et les moines chassés. Le gage de
chaque victoire était l'inauguration de la communion nouvelle dans les
églises. On y portait la _monstrance_ c'est-à-dire l'eucharistie,
dans un calice de bois, afin de contraster avec les vases d'or et les
ostensoirs chargés de pierreries dont se servaient les catholiques.
Ziska, à leur tête, entra dans la maison du compère prêtre qui avait
abusé de sa soeur, le tua, le dépouilla de ses habits sacerdotaux et le
pendit aux fenêtres.

De là ils allèrent à la maison de ville où le sénat venait de
s'assembler pour prendre des mesures contre eux. Un moine prémontré,
nommé Jean, nouvellement hussite, et l'un des hommes les plus terribles
de cette révolution, animait la fureur populaire en promenant un tableau
où était peint le calice hussitique. Le sénat répondait avec fermeté
au peuple qui réclamait l'élargissement de quelques prisonniers. En ce
moment, je ne sais quelle main insensée lança une pierre sur Jean le
prémontré et sur sa monstrance. A cet outrage, la fureur du peuple se
réveilla, on fit irruption dans le palais. Onze sénateurs prirent la
fuite, et tous les autres, avec le juge et des citoyens de leur parti,
furent jetés par les fenêtres et reçus en bas sur des broches et sur des
fourches; le valet du juge, sans doute celui qui avait eu la malheureuse
folie de jeter la pierre, fut assommé dans sa cuisine.

L'affreuse ivresse ne fut qu'exaltée par ce premier sang; on s'était
promis d'abord seulement de marcher sur toutes les églises et tous les
couvents, pour y renverser les autels catholiques et y instituer le
nouveau culte. Si Jean Ziska avait espéré satisfaire aux exigences de
son parti en leur permettant ces démonstrations, il avait compté sans
ce délire funeste qui s'empare des hommes lorsqu'ils se réunissent pour
faire les actes du pouvoir sans en avoir médité les droits. D'ailleurs,
en assouvissant sa vengeance personnelle, il avait donné un fatal
exemple. Tout fut bientôt à feu et à sang dans Prague, et Ziska, qui
était cependant un guerrier patriote et un vrai capitaine devant les
ennemis de son pays, se vit entraîné du premier bond dans les horreurs
de la guerre civile. Les habitants hussites de la _vieille ville_ de
Prague avaient donné parole à ceux de la _nouvelle_ de les seconder.
Le massacre du sénat les effraya et ils se renfermèrent chez eux. Les
égorgeurs vinrent les y assiéger; la nuit seule mit fin au combat, et
depuis ce jour, les citoyens des deux villes de Prague furent toujours
animés les uns contre les autres. Le lendemain, la sédition recommença.
La belle chartreuse, appelée le _Jardin de Marie,_ fut pillée. Le prieur
s'était enfui. Les chartreux, entraînés, couronnés d'épines et promenés
dans les rues, se virent abreuvés d'outrages. Quand on fut arrivé sur le
pont de Prague, à l'endroit où Jean de Népomuck avait été noyé par ordre
de Wenceslas, quelques hussites proposèrent de faire une hécatombe des
chartreux; d'autres, ennemis de ces cruautés, s'y opposèrent; on se
querella et on se battit de nouveau. Enfin, les chartreux furent traînés
à la maison de ville de la vieille cité, d'où les magistrats les firent
évader.

En apprenant ces désastres, Wenceslas ne sut qu'entrer en fureur,
maltraiter ses gens et mourir d'apoplexie. Pendant qu'il écoulait les
offres d'accommodement de ses conseillers lesquels étaient, comme tous
les ordres du royaume, divisés d'opinion pour et contre la doctrine, son
grand échanson s'avisa de dire _qu'il avait bien prévu tout cela._ Cette
parole irrita tellement le roi, qu'il le prit par les cheveux, le jeta
par terre, et allait le poignarder, lorsque ses gens réussirent à le
désarmer. Il tomba dans leurs bras, frappé de congestion cérébrale;
dix-huit jours après, il mourut _en jetant de grands cris et rugissant
comme un lion._

Tous les historiens du temps représentent cet empereur comme un
_Sardanapale_, un _Thersite_ et un _Copronime._ Ils l'accusent d'avoir
souillé les fonts baptismaux et l'autel sur lequel il fut couronné,
étant enfant, présage de l'impureté de sa vie et de l'ignominie de son
règne. «On peut dire de lui ce que Salluste dit de beaucoup de gens,
qu'ils sont adonnés à leur ventre et au sommeil; dont le corps est
esclave de la volupté, _à qui l'âme est à charge_ et dont on ne peut pas
plus estimer la vie que la mort[18].» On prétend qu'un de ses cuisiniers
lui ayant refusé à manger, sans doute par ordre du médecin, _il le fit
embrocher et rôtir_; qu'il aimait passionnément son chien, parce qu'il
mordait tout le monde; qu'il avait toujours un bourreau à ses côtés et
qu'il l'appelait son compère, ayant tenu son enfant sur les fonts du
baptême. _Il fit jeter dans la rivière un docteur en théologie, pour
avoir dit qu'il n'y a de vrai roi que celui qui règne bien._

[Note 18: _Cochlée._]

Cette belle parole de Jean de Népomuck (car c'est de lui certainement
qu'il s'agit ici), et plusieurs autres aperçus de son caractère, m'ont
fait croire que, s'il eût vécu jusqu'à l'époque de la prédication et du
procès de Jean Huss, il eût embrassé sa doctrine et partagé son sort. Sa
canonisation n'eut lieu qu'au dix-septième siècle, et ce fut sans doute
pour l'université du Prague une de ces politesses que l'Église adresse
de temps en temps à certains ordres ou à certains corps pour leur faire
sa cour. On sait comment fut débattue et octroyée la canonisation
de saint François d'Assises, le grand hérétique du joannisme et le
véritable auteur de toutes les sectes qui se rattachent au paupérisme
de l'_Évangile éternel._ A quoi tiennent dans le ciel les entrées de
faveur!

Wenceslas mourut sans enfants. On dit qu'il avait été frappé de
stérilité par les enchantements et le poison. Il ne fut regretté de
personne. Les catholiques l'avaient vu trembler et faiblir devant
les menaces des hussites. Ceux-ci savaient qu'il avait fait tout
dernièrement la liste de ceux d'entre eux qu'il voulait faire mourir,
et qu'en feignant de les favoriser, il ne cessait d'écrire à son frère
Sigismond pour qu'il vint le tirer de leurs mains. Il était donc, avec
sa peur et sa paresse, le principal brandon de la guerre civile; car
tandis qu'il laissait égorger les magistrats de Prague et ouvrait les
temples catholiques aux sectaires, il appelait Sigismond et livrait aux
Allemands les hussites des provinces.

Son cadavre subit l'expiation du supplice de Népomucène, à laquelle il
avait échappé durant sa vie. Inhumé dans la basilique de la cour royale
où était la sépulture des rois de Bohème, il fut déterré peu de
temps après et jeté dans la Moldaw par les taborites. Mais comme une
singulière destinée lui avait toujours fait trouver son salut dans
l'eau, il fut repêché et reconnu par un marchand de poisson qui lui
avait été attaché comme fournisseur. Le royal cadavre fut caché dans la
maison du pécheur, et revendu, par la suite, à sa famille pour vingt
ducats d'or.

La mort de Wenceslas fut suivie d'un long interrègne, durant lequel le
terrible et vaillant borgne de Tabor fut de fait l'unique souverain de
la Bohème.



                                    IV.


Sophie de Bavière, veuve de Wenceslas, s'étant vainement adressée à
Sigismond, qui avait bien assez à faire de combattre les Turcs sur ses
terres de Hongrie, se renferma du mieux qu'elle put dans le fort de
Saint-Wenceslas, situé dans le _Petit-Côté_ de Prague, sur la rive
gauche de la Moldaw. La vieille et la nouvelle ville de Prague, ainsi
que la forteresse de Wisrhad[19], dont il sera souvent question dans
cette histoire, sont situées sur la rive droite. On sait déjà que,
malgré des dissidences d'opinion et de fréquents démêlés, ces deux
villes étaient hussites. Le _Petit Côté,_ qui contenait le château
des rois de Bohême, et où la cour, le haut clergé et les principaux
dignitaires faisaient leur résidence, était resté attaché au parti
catholique.

[Note 19: _Wieserhad_ ou _Wischerad._]

Sophie, effrayée de son abandon et de l'agitation croissante des
esprits, résolut de tenter un coup hardi: elle rassembla quelques
troupes, sortit secrètement de la ville avec un seigneur de Schwamberg,
et alla attaquer à l'improviste le redoutable Ziska, dans le district de
Pilsen. Ziska n'avait avec lui, en cet instant, qu'une petite troupe
de taborites, avec leurs femmes et leurs enfants, qui les suivaient
partout. Réfugié sur une colline où il n'y avait que _pierres et
broussailles_, et que la cavalerie de la reine ne pouvait gravir sans
mettre pied à terre, il n'attendait pourtant pas sans inquiétude l'issue
d'un combat où il se voyait entouré de tous côtés. Les femmes des
taborites le sauvèrent par un stratagème singulier: aux approches de
la nuit, elles étendirent leurs robes et leurs voiles dans les
broussailles, où les Impériaux devaient s'engager tout bottés et
éperonnés. Dès qu'ils eurent laissé leurs chevaux au bas de la
colline, et qu'ils eurent fait quelques pas dans ces filets, ils s'y
embarrassèrent si bien les pieds, qu'ils ne purent avancer ni reculer;
et, tandis qu'ils essayaient de se dépêtrer, Ziska fondit sur eux, et
les tailla en pièces. La reine et son général prirent la fuite, à la
faveur de là nuit.

En attendant que Sigismond put s'attaquer en personne à l'audacieuse
insurrection des hussites, Ziska, poursuivant son oeuvre, détruisit ou
fit détruire par les nombreuses bandes de ses adhérents presque toutes
les églises conventuelles et les monastères de la Bohème. On compte cinq
cent cinquante de ces édifices dont il ne laissa pas pierre sur pierre.
Les historiens catholiques ne tarissent pas en gémissements sur les
funestes résultats de cette dévastation. Les pompeuses descriptions
qu'il nous ont laissées de ces sanctuaires du luxe et de la paresse
expliquent assez la rage d'un peuple laborieux et pauvre, et qui avait
vu prélever sur son travail et sur ses besoins l'impôt exorbitant du
clergé. Le monastère de la Cour royale, à Prague, avait sept chapelles,
dont chacune était de la grandeur d'une église. Autour du jardin, on
pouvait lire l'Écriture sainte sur les murailles, _en majuscules, sur de
belles planches, et les lettres grossissant toujours, à proportion de la
hauteur de la muraille._ Mais rien n'approchait de la magnificence des
Bénédictins d'Opalowitz.

Leur couvent avait été fondé par Wratislas, premier roi de Bohème, au
onzième siècle, et l'on n'y recevait que des personnes riches, à la
condition qu'elles y apporteraient tous leurs biens. Il y avait là un
certain trésor qui, depuis longtemps, alléchait ces vieux burgraves de
l'intérieur, dont nous avons déjà parlé, brigands qui, sous prétexte de
guerre ou de religion, avaient toujours flairé, et maintenant essayaient
pour leur compte la conquête des couvents. Celui-là était le rêve d'un
certain pillard, nommé Jean Miesteczki, qui ne cessait de rôder autour,
attiré par la merveilleuse aventure de Charles IV, dont le pays avait
gardé souvenance. Bien que cette chronique soit une digression, fidèle
à notre amour pour cette partie de l'histoire que nous appelons le
coloris, nous la raconterons à nos lectrices. Des auteurs plus graves
que nous l'ont consignée en latin.

Un jour de l'année 1359, l'empereur Charles, étant à la chasse, disparut
avec deux de ses écuyers et ne rejoignit ses compagnons que le soir à
Koemgsgratz. L'empereur se mit à table, ne répondit que par un sourire à
ceux que son absence avait effrayés, et se contenta de leur dire qu'un
serment épouvantable l'empêchait de s'expliquer sur sa disparition
mystérieuse. Cependant on remarqua que l'empereur avait au doigt une
bague d'une forme antique, où était enchâssé un diamant tel, que le
trésor impérial n'en avait jamais possédé d'aussi précieux.

On admira ce joyau, on se perdit en commentaires. L'empereur mourait
d'envie de parler. Enfin, lorsque le bon vin l'eut rendu plus
communicatif, il réfléchit un peu, déclara qu'il pouvait raconter son
aventure avec certaines restrictions, sans violer son serment, et se
décida à rapporter ce qui suit.

Il était entré dans un monastère pour s'y reposer, et il avait été fort
bien reçu et régalé à merveille par l'abbé, qui le prenait pour un
seigneur de la cour. Après le repas, pressé de dire son nom, il avait
promis de le faire dans l'église seulement, en présence des deux plus
anciens moines et de l'abbé. Celui-ci ayant choisi ceux en qui il
avait le plus de confiance, et ayant conduit l'empereur dans l'église,
l'empereur se nomma et leur déclara que le désir de voir leur trésor
l'avait amené chez eux. Il leur engagea en même temps sa foi d'empereur
des Romains qu'il n'en prendrait rien, et ne souffrirait jamais qu'on
leur en prît la moindre chose. L'abbé, à ces paroles, fut saisi d'une
grande frayeur, se retira à l'écart, et, après avoir délibéré longuement
avec ses deux moines, il répondit au monarque: «Très-clément souverain,
nous vous dirons que des soixante religieux que nous sommes ici, il n'y
a que nous trois qui ayons connaissance du trésor. Quand il en meurt un
des trois, on confie le secret à un autre, et nous _sommes de serment
de n'ouvrir le trésor à âme vivante_. D'ailleurs, l'accès en est fort
dangereux et ne convient point à Votre Majesté.»

L'empereur demanda qu'ils l'associassent, lui quatrième, à la prestation
du serment et à la connaissance du trésor. Les moines inquiets
délibérèrent encore; et, n'osant ni refuser, ni consentir, lui
proposèrent de deux choses l'une, _ou de voir le trésor sans voir le
lieu, ou de voir le lieu sans voir le trésor._

--_Montrez-moi seulement le trésor,_ dit l'empereur, _et je serai
content._

--_Il faut donc,_ dirent les moines, _que vous vous abandonniez à notre
conduite._

--_Mes chers pères,_ dit l'empereur, _ma vie est entre vos mains._

Là-dessus, ils prennent l'empereur par la main, le mènent dans un enclos
obscur (conclave), pavé de briques, allument deux cierges, lui mettent
un capuchon baissé sur la tête, de sorte qu'il ne pouvait voir que ce
qui était à ses pieds; ensuite les moines ayant levé quelques briques,
il aperçut confusément une caverne très-profonde où il lui fallait
descendre. Quand il fut arrivé en bas, les moines le tournèrent et le
retournèrent jusqu'à ce qu'il en fût étourdi. Alors ils le conduisirent
dans une cave souterraine _longue de deux rues._ Enfin ils lui ôtèrent
son capuchon et le menèrent dans une chambre pleine d'argent en lingots,
d'or en barres, de croix, de _paix (pacificalia),_ et d'autres ornements
d'église enrichis de pierreries, et quantité d'autres joyaux.

«_Sire,_ dit alors l'abbé, _tous ces trésors sont à vous; nous les
gardions pour Votre Majesté. Daignez en prendre tout ce qu'il vous
plaira._

--_Dieu me préserve,_ répondit Charles, _de toucher aux biens
ecclésiastiques!_

--_Il ne sera pas dit,_ répliqua l'abbé, _que Votre Majesté s'en
retourne d'ici les mains vides._»

Et il lui mit au doigt la bague, qu'en achevant ce récit l'empereur
montrait à ses compagnons de chasse, sans vouloir leur indiquer ni le
nom ni la situation du monastère. Il s'estimait peut-être heureux d'en
être sorti, et on l'approuva fort, sans doute, d'avoir refusé les offres
insidieuses de l'abbé, lorsque pour l'éprouver celui-ci lui avait dit:
_Tout cela est à vous._ Parole de moine! Si l'empereur l'eût pris au
mot, il est douteux qu'il eût remonté l'escalier. Quoi qu'il en
soit, ses courtisans eurent bientôt appris des écuyers qui l'avaient
accompagné, qu'il s'agissait du trésor des Bénédictins d'Opatowitz, et
de cette façon «la mine fut éventée.»

La suite de l'histoire de ce trésor montre à quel point les moines
tenaient à ces inutiles richesses. Un demi-siècle après l'aventure de
Charles IV, le couvent d'Opatowitz en éprouva une plus tragique à la
même occasion. Jean Miesteczki, profitant des ravages de Ziska pour
s'enrichir aussi de son côté, arriva sur le soir, à cheval, avec deux
de ses compagnons, sous prétexte de rendre ses devoirs à l'abbé, qui
s'appelait Pierre Laczur. Le brigand fut bien reçu et bien traité. Mais
au milieu du souper, il en vint comme par hasard deux autres, et puis
trois, et puis enfin toute la bande, qui tomba sur les moines et en tua
un bon nombre. Pendant cette exécution, Miesteczki s'emparait de l'abbé
et lui commandait le poignard sur la gorge de lui révéler le secret
du couvent. Les vieux moines se laissèrent maltraiter cruellement et
gardèrent le silence. Le malheureux abbé fut mis à la torture et ne
révéla rien. Il en mourut peu de jours après, emportant son secret dans
la tombe. Les historiens catholiques du temps en font un martyr. Quant
à Miesteczki, il n'emporta de son expédition que les vases sacrés, la
cassette particulière de l'abbé, et autres bribes dont il acheta le
château et la ville d'Opokzno. Puis, pour racheter son âme de ce
sacrilège, il fit une rude guerre aux hussites, qui pendirent son
drapeau à un gibet de Prague. Plus tard, assiégé par eux dans Chrudim,
il se fit hussite pour avoir la vie sauve, et ravagea encore les
couvents avec eux, le métier étant fort de son goût. Enfin il rentra en
grâce avec Sigismond après toutes ces aventures, et mourut peut-être en
odeur de sainteté. Les Bénédictins d'Opatowitz furent repris et repillés
par les Taborites. On ne dit pas si ceux-là trouvèrent le trésor.
Peut-être existe-t-il encore sous quelque ruine aux entrailles de la
terre.

[Illustration: Et resta planté comme une statue... (Page 16.)]

Puisque nous consacrons ce chapitre aux épisodes ainsi que notre
auteur[20], qui en rapporte bien d'autres plus hors de saison, nous
finirons par celle de Puchnick, évêque de Prague, mort avant la
prédication de Jean Huss. Wenceslas, qui était fort railleur, le fit
appeler un jour et lui commanda de prendre dans son trésor autant d'or
qu'il en pourrait emporter sur lui. Le prélat, moins discret et moins
prudent que Charles IV ne l'avait été chez les Bénédictins d'Opatowitz,
remplit tellement ses poches, sa robe et ses bottines, qu'il ne put
faire un pas pour s'en aller, et resta planté comme une statue devant
l'ivrogne couronné, qui riait à faire écrouler les voûtes de son palais.
Quand il eut fini de rire, Puchnick fut déchargé de son butin jusqu'à la
dernière obole, et renvoyé honteusement aux huées des serviteurs. Telles
étaient les moeurs du temps et les manières de la cour. L'avarice du
clergé de Bohème était devenue proverbiale. Le peuple comparait les
moines à des animaux immondes auxquels les couvents servaient d'étables.
Il en fit justice avec la brutalité et la férocité qu'on retrouve au
moyen âge chez tous les peuples, dans toutes les classes, et sous
l'inspiration de toutes les idées religieuses. On brisa les images et
les statues des saints; on leur coupa le nez et les oreilles, et on les
jeta dans les rues et sur les chemins pour qu'elles fussent foulées aux
pieds par les passants. On voit là plus de fanatisme que d'avarice; car
bien des choses d'un grand prix furent perdues, entre autres des objets
d'art et des manuscrits plus regrettables que les lingots d'or et
d'argent des monastères. Ziska s'emparait de ces dernières dépouilles et
les faisait porter à Tabor, où elles étaient scrupuleusement consacrées
à l'édification de la ville et des fortifications, ainsi qu'à
l'entretien des troupes et de leurs familles. Il ne se réservait
que quelques jambons et viandes fumées, qu'il appelait ses _toiles
d'araignées_ parce qu'on les balayait aux murailles des réfectoires.
Malheureusement, la vengeance ne se bornait pas là. Les moines et les
religieuses étaient traités comme les statues de leurs saints, et
livrés à toutes les tortures, à toutes les ignominies. Nous passerons
rapidement sur ces détails, qui font frissonner. En l'année 1419, les
Taborites détruisirent, seulement à Prague, quatorze de ces communautés.
Ils n'épargnèrent que celle des Bénédictins esclavons, qui se déclara
pour la doctrine de Jean Huss, et dont l'abbé alla au-devant d'eux leur
offrir la communion sous les deux espèces. Ils la reçurent chargés et
entourés _de leurs arcs, hallebardes, massues, scorpions et catapultes_.
Ces Bénédictins étaient de ceux qui avaient obtenu, sous Charles IV,
le privilège de dire les offices en langue slave, ce qui était un
acheminement vers le schisme; et, comme la fondation de leur maison
était contemporaine de celle de l'Université de Prague, on peut croire
qu'ils avaient toujours penché vers ces mêmes idées d'indépendance et de
réforme. Ils n'avaient certainement pas trempé dans les accusations
que le clergé de Bohème porta contre Jean Huss et Jérôme au concile de
Constance; car on ne fit grâce à aucun de ceux-là, et jamais supplice ne
fut vengé avec autant d'éclat que celui de ces deux hommes illustres.

[Note 20: M. Lenfant _Histoire du Concile de Bâle._]

[Illustration: Des villages, des villes mêmes... (Page 19.)]



                                     V.


Les seigneurs de Rosemberg avaient embrassé le hussitisme avec ferveur,
et l'un d'eux s'était montré ardent à venger le supplice de Jean Huss.
Mais ses promesses échouèrent devant les séductions de Sigismond. Il
devint l'ennemi le plus haï et le plus méprisé des Taborites, et, dès le
commencement de 1420, Ziska tomba du haut de son Tabor, comme un torrent
des montagnes, sur la ville d'Aust, qui était située presque sous ses
pieds, et qui appartenait à Rosemberg. On était au carnaval, et après
ces soirées de débauche, les habitants dormaient si profondément, qu'ils
furent pris et massacrés _en sursaut_. Tous furent passés au fil de
l'épée. Leurs maisons rasées disparurent du sol. Ce nid de papistes
offusquait la vue de Ziska. Il en fit un champ de blé.

Ulric de Rosemberg, proche parent de celui-là, et que les historiens
du temps appellent de Roses (_Rosensis_), resta attaché encore quelque
temps au parti de Jean Ziska. Nous prenons note de lui pour qu'on ne le
confonde pas avec le premier, qui fut assommé à coups de fléaux par les
Taborites, puis coupé par morceaux et jeté au feu.

Ziska détruisit et massacra encore, au commencement de cette année 1420,
une douzaine de communautés religieuses. Coranda l'accompagnait dans
ces farouches expéditions. Hyneck Krussina, _homme de tête et de main_,
imitant le zèle de Ziska, réunit, sur une montagne de Cuttemberg qu'il
baptisa _Oreb_, des troupes de paysans qui prirent le nom d'Orébites.
Les Taborites et les Orébites fraternisèrent dans les combats et
communièrent ensemble sur les champs de bataille. En cas de danger, ils
convinrent de se donner toujours avis et de se secourir mutuellement. En
attendant la guerre du dehors, qui était imminente, ils se tinrent
en haleine en détruisant ces moines que Ziska appelait les ennemis
domestiques.

Au milieu de ces événements, Ziska devint aveugle. Comme il assiégeait
la forteresse de Raby, il monta sur un arbre afin de voir et
d'encourager ses gens. Une bombarde, en passant près de lui et en
fracassant les branches, lui fit sauter un petit éclat de bois dans
l'oeil, le seul qui lui restât. La forteresse n'en fut pas moins
emportée d'assaut et réduite en cendres; puis Ziska alla se faire panser
à Prague, et peu de temps après il rentra en campagne, privé entièrement
et à jamais de la vue.

Il ne faut pas croire que cette guerre aux moines fut sans fatigues et
sans dangers. Presque tous ces monastères étaient fortifiés; et les
abbés, quand ils ne pouvaient pas compter sur leurs vassaux, appelaient
les corps d'Impériaux pour les défendre. Quelquefois même on voyait des
paysans ou des ouvriers prendre parti contre les Taborites, à cause de
quelque privilège agricole ou industriel qu'ils voulaient conserver.
Les mineurs de Cuttemberg[21], qui étaient Allemands pour la plupart,
haïssaient tellement les Orébites, qu'ils les guettaient au passage dans
les passes étroites de leurs montagnes, les chassaient comme des bêtes
fauves avec des chiens dressés à cet usage, et les précipitaient dans
les mines après les avoir forcés à la course. On dit que six mille
Hussites furent entassés dans une de ces cavernes.

[Note 21: Dans le Boehmer-Wald, à la frontière bavaroise.]

L'assentiment des masses à l'oeuvre terrible de Ziska fut donc plus
d'une fois traversé par des intérêts particuliers. Lorsque la bande
affamée des sombres Taborites s'abattait sur quelque terre privilégiée
par l'empereur, ou récemment conquise par le brigandage, ils pouvaient
bien être reçus à coups de fléaux et de fourches par les nombreux
occupants. Le système de Ziska était évidemment de ruiner le pays, afin
d'organiser contre Sigismond une guerre de partisans implacable et
meurtrière; et, s'il est permis de reconstruire, par conjecture, le plan
d'un homme dont l'existence historique est environnée d'obscurités et de
calomnies, on peut, et on doit attribuer à ce plan même la destruction
systématique de tous les couvents et de tout le clergé de Bohème par
Ziska, sans recourir à ses motifs de vengeance personnelle. En effet,
Ziska voulait-il autre chose qu'une guerre pour l'indépendance nationale
contre la race allemande? S'il la voulait, pouvait-il ne pas la
considérer comme une entreprise désespérée à laquelle il fallait se
préparer par tous les moyens et tous les sacrifices? Cette guerre
nationale n'eût jamais été possible avec l'existence de cette population
monacale, ramassis de transfuges et d'enfants perdus de toutes les
nations, qui, après des velléités d'indépendance, avait fait sa paix
avec le concile de Constance, en lui jurant soumission sur les cendres
de Jean Huss. Ziska trouva dans l'enthousiasme des Taborites l'élément
et la révélation du succès. L'amour de la patrie ne suffisait pas pour
engager, tout d'un coup, le prolétaire bohème à s'armer, à brûler sa
chaumière, à emmener sa femme et ses enfants à travers un pays désolé,
pour aller se planter avec eux sur la brèche d'un fort, et y mourir de
faim ou percé de coups en défendant son drapeau national. Le fanatisme
avait, pour cette héroïque défense, pour cet austère détachement des
lares domestiques, pour cette vie dure et errante, enfin pour cette
résolution positive de vaincre ou de mourir, des forces que l'orgueil
national n'avait déjà plus après le règne brillant et fort de Charles
IV. La vie de Ziska n'est pas celle d'un vaillant capitaine seulement;
c'est celle d'un politique consommé; du moins nous le croyons, et nous
espérons bien le prouver, quoiqu'il n'ait pas laissé de meilleure
réputation que celle d'un vaillant homme de guerre. Aussi distingua-t-il
d'emblée, non le parti auquel il devait se ranger, mais celui qu'il
devait se créer; et, tandis que les Hussites de Prague péroraient sur
leurs _quatre articles_[22], sans trouver en eux-mêmes la force de
chasser la reine et les Impériaux, Ziska, appelant à lui, de tous les
points, les plus braves et les plus ardents, avait organisé d'emblée
un corps d'armée formidable, en même temps qu'un parti audacieux,
aveuglément dévoué à son inspiration militaire, et sans cesse inspiré
lui-même dans son rêve d'indépendance politique par une liberté d'examen
religieux qui ne connaissait pas de limites humaines. Aussi le rocher
de Tabor devint-il, comme par magie, le centre de la Bohème. C'était
l'autel où le feu sacré ne mourait point; l'antre d'où sortaient, dans
le danger, des légions de sombres archanges ou d'impitoyables démons;
le paradis mystique où, dans les heures de repos, on allait essayer la
réalisation d'une vie de communauté et d'égalité parfaite. Ziska, en
pillant les monastères, savait donc bien ce qu'il faisait. Il avait une
armée à faire vivre, et cette armée représentait pour lui la Bohème,
puisqu'elle était la gardienne de toute liberté et de toute unité
nationale. Il comptait sur une guerre qui devait durer, et qui dura
effectivement plusieurs années. Il y avait dans les richesses des
couvents de quoi entretenir cette armée tout le temps nécessaire; et,
en même temps qu'il s'assurait des ressources considérables, il privait
l'ennemi de ces mêmes ressources. La conduite de Sigismond prouva
bientôt que Ziska ne s'était pas trompé en prévoyant que l'empereur
apostolique pillerait les couvents et les églises pour subvenir à ses
dépenses, avec aussi peu de scrupule que les hérétiques le faisaient
de leur côté. Aussi Ziska ne perdit-il pas de temps pour lui ôter cet
avantage. Les burgraves, en mettant la main à l'oeuvre avant lui, et en
s'enrichissant des dépouilles du clergé, les uns pour satisfaire leur
avarice ou leur prodigalité, les autres pour les offrir à Sigismond et
acheter par là sa faveur, montrèrent bien à Ziska qu'il n'y avait pas à
hésiter, et que tout acte de pitié ou de désintéressement tournerait à
la perte de la Bohème. Les Taborites, poussés par une fureur religieuse,
ne comprenaient peut-être pas la pensée politique de leur chef. Ils
avaient réellement soif du sang des moines et des prêtres qui avaient
dénoncé l'hérésie à Rome, et qui, mourant pour la plupart avec un
courage héroïque, les menaçaient, jusque dans les tortures, des foudres
du pape, du glaive de l'empereur, et des bûchers de l'inquisition.
C'était donc une guerre à mort entre les deux doctrines; et, en
supposant Ziska moins féroce que ses partisans (ce qui serait, je
l'avoue, une supposition bien hasardée), il eût perdu tout ascendant sur
_ses anges exterminateurs_, comme il les appelait, s'il se fût opposé
à leurs cruautés. Il ne faut pas oublier que Ziska, absorbé dans des
préoccupations toutes militaires, s'inquiétait peu, au fond, de la
doctrine; qu'il persistait à se dire calixtin pour conserver son
ascendant sur le juste-milieu hussite, qui était le parti le plus
nombreux, sinon le plus énergique du moment; enfin, qu'il avait à se
maintenir puissant sur toutes les nuances du hussitisme, et qu'il y
parvint en tolérant tous les excès, sans vouloir précisément accepter la
responsabilité de ceux mêmes où il avait trempé le plus activement. Nous
n'alléguons pas ces motifs pour excuser les crimes qui furent commis par
Ziska contre l'humanité. Mais on ne l'a pas accusé de ceux-là seulement,
et il faut répéter souvent qu'au moyen âge, ces sortes de crimes, qui,
Dieu merci, nous paraissent injustifiables aujourd'hui, n'avaient pas
dans l'esprit des hommes la même importance. L'Église avait donné
l'exemple. Elle, la gardienne des charitables et miséricordieuses
inspirations du christianisme, la loi suprême, la justice idéale
proclamée souveraine de toutes les justices matérielles des pouvoirs
constitués, elle avait allumé les bûchers, inventé les tortures,
proclamé la croisade contre les dissidents. Les moralistes de l'Église
auraient donc eu bien mauvaise grâce à reprocher à Ziska le crime de
lèse-humanité. Aussi les historiens catholiques ont-ils tenté de lui
imputer des crimes de lèse-patriotisme, pensant que le premier ne le
rendrait pas assez odieux à la postérité. Ils ont insisté sur son
vandalisme, sur la ruine des monuments et des bibliothèques, la gloire
et la lumière du pays. Je crois qu'il est des époques où ces actes de
vandalisme sont plus que justifiables, et on les a comparés souvent à la
résolution du capitaine de navire qui fait jeter à la mer les richesses
de sa cargaison pour sauver son équipage dans la tempête. Je viens de
prouver que, sans cette dévastation, les Bohémiens n'eussent pu résister
six mois à l'ennemi. On verra que, grâce à elle, ils lui résistèrent
pendant quatorze ans avec une énergie et des ressources incroyables.

[Note 22: On verra plus tard quelle était cette formule politique et
religieuse du juste-milieu hussite.]

Mais il est une autre accusation grave qui pèse sur Ziska, et qu'il faut
encore examiner. Afin de le peindre comme le chef infâme d'une poignée
de scélérats, afin de lui ôter son caractère terrible, et pourtant
sacré, de chef du peuple et de représentant de sa patrie, on l'a montré,
surtout dans les premiers temps de son entreprise, portant
l'épouvante et la désolation chez ses propres compatriotes, chez ses
coreligionnaires; on a affecté de peindre la haine et la terreur de
certaines provinces qui résistèrent d'abord à son impulsion, et qu'il
n'entraîna que par la violence. Ses apologistes ont vainement essayé de
nier ou d'atténuer ses ravages dans les champs de la Bohême: nous les
croyons certains, mais nous les comprenons ainsi:

Il ne s'agissait pas seulement pour Ziska de faire la guerre aux armées
de Sigismond; il fallait la faire d'abord aux partisans de la monarchie,
aux courtisans de la domination étrangère; et des populations entières,
celles qui jouissaient, comme nous l'avons dit plus haut, de certains
bénéfices de conquête on de certains privilèges agricoles et
industriels, faisaient cause commune avec leurs seigneurs catholiques.
Il y a plus: dans les premiers temps de l'insurrection, les paysans
ne comprirent pas la mission des Taborites, et voulurent rester dans
l'inaction. Quelque pauvre et accablé que soit le mercenaire, quelque
humilié que soit le serf, on ne le surprend pas toujours dans une
velléité de révolte et de courage. L'esclave s'habitue à sa chaîne,
l'indigent aime son toit de chaume, et la crainte d'être plus mal
l'empêche souvent de désirer mieux. Les prêtres taborites arrivaient
dans les campagnes, prêchant la parole du Christ à ses disciples:
«Levez-vous, _quittez vos filets_, et suivez-moi.» Ziska ajouta en vrai
condottiere: «Cédez vos huttes, votre vaisselle de terre, votre maigre
repas, et le bétail dont on vous a confié la garde, et les armes dont
on vous a munis contre nous, à mes soldats, à mes enfants; car ils sont
l'épée flamboyante de l'ange, ils sont la trompette du jugement dernier.
Ils viennent pour punir vos maîtres et briser votre joug. Vous leur
devez secours et assistance, amour et respect.» Le serf était souvent
sourd à ce langage, et répondait: «Si vous venez de la part de Dieu,
respectez au moins le prochain. Vous nous compromettez auprès de nos
maîtres; vous nous ruinez. Vous êtes trop nombreux pour vivre de notre
pain; vous ne l'êtes pas assez pour nous défendre quand les prêtres et
les seigneurs viendront nous accabler. Retirez-vous, ou bien nous nous
défendrons, nous vous traiterons comme des brigands.»

De là des luttes sanglantes; des villages, des villes mêmes qui
n'avaient pas reçu les troupes impériales et qui n'avaient pas fait
profession de foi catholique, furent réduites en cendres, horriblement
saccagées et les habiants massacrés, parce qu'ils avaient refusé de
marcher à la défense du pays. Ces terribles exécutions militaires
assurèrent les desseins de Ziska. Tous les récalcitrants énergiques
furent anéantis. Tous ceux qui se rendirent grossirent l'armée taborite.
Ruinés, détachés de tout lien avec l'ancienne société, réduits à errer
en mendiants sur une terre dévastée, ils n'eurent plus d'autre refuge
que Tabor, celle cité étrange où, après avoir accompli des oeuvres de
sang, une société nouvelle se retirait pour prier avec enthousiasme, et
pour pratiquer avec une sainte ferveur la loi d'une égalité fraternelle
et d'une communauté idéale. «La maison est brûlée, disait Ziska, mais le
temple est ouvert. La famille est dispersée par le glaive, qu'elle se
reforme sous la parole de Dieu. Ici les veuves trouveront de nouveaux
époux, et les orphelins des pères plus sages et des appuis plus sûrs
que ceux qu'ils ont perdus.» C'est ainsi que, de gré ou de force, il
entraîna les populations à sa suite. Il commençait par leur envoyer ses
prêtres, et quand leur prédication avait échoué, il arrivait avec ses
implacables sommations et ses sentences vengeresses. En peu de temps
l'agriculture fut détruite, l'industrie paralysée; les champs devinrent
stériles, les bourgades où l'ennemi eût pu se reposer des monceaux de
ruines, les bois et les montagnes peuplés d'invisibles défenseurs,
chaque buisson du chemin une lanière pour le partisan aux aguets. Les
seigneurs catholiques n'osaient plus sortir de leurs châteaux. Les
garnisons impériales se tenaient muettes et consternées derrière leurs
remparts. Prague et les villes royales se demandaient avec effroi ce
qu'elles allaient devenir, et se perdaient, en discussions Idéologiques,
ou en propositions d'accommodement avec la couronne sans oser se
défendre. La Bohême était ruinée. Sigismond riait de sa détresse et ne
se pressait pas d'arriver, pensant que les divers partis allaient lui
aplanir le chemin en s'entre-dévorant. Mais Tabor était riche, Tabor
se fortifiait. L'armée de Tabor grossissait tous les jours et
s'endurcissait au métier des armes. Et quand le juste-milieu se
plaignait à Ziska du dommage qu'il lui avait causé, Ziska montrait Tabor
et disait: «Le salut est là, faites-vous Taborites. Vous ne voulez pas
souffrir, vous autres? Nous voulons bien combattre pour vous; mais le
moins qu'il en puisse arriver, c'est que votre repos et votre bien-être
en soient un peu troublés. Faites comme nous, ou laissez-nous faire.»

Tel fut le rôle de Ziska. Un temps arriva où tous le comprirent et
plièrent sous sa volonté, fanatiques et tièdes, Taborites et Calixtins.
Mais n'anticipons pas sur les événements, et suivons un peu la marche
des premières luttes.



                                     VI.


Les habitants des villes de Prague s'intitulaient, pour la plupart,
_Calixtins_; à Rome on les appelait par dérision _Hussites clochants,
parce qu'ils avaient abandonné Jean Huss en plusieurs choses_; à Tabor
on les appelait _faux Hussites_, parce qu'ils se tenaient à la lettre de
Jean Huss et de Wickieff plus qu'à l'esprit de leur prédication. Quant à
eux, Calixtins, ils s'intitulaient _Hussites purs_. En 1420 ils avaient
formulé leur doctrine en quatre articles: 1° _la communion sous les
deux espèces_; 2° _la libre prédication de la parole de Dieu_; 3° _la
punition des péchés publics; la confiscation des biens du clergé_ et
l'abrogation de tous ses pouvoirs et privilèges[23].

[Note 23: Ces quatre articles étaient une profession plus politique
que religieuse. Les trois articles relatifs en apparence à la religion
ne sont qu'une attaque de lui contre le pouvoir temporel et la richesse
du clergé. Celui qui reclame la punition _des péchés publics_ ne tend
qu'à remettre les causes judiciaires et la répression des attaques
contre la société nationale aux mains de magistrats élus par la nation,
et non aux délègues en prince de de l'Eglise.]

Ils envoyèrent une députation à Tabor pour aviser aux moyens de se
débarrasser de la reine qui, avec quelques troupes, tenait encore le
_Petit-Côté_ de Prague. On a conservé textuellement la réponse des
Taborites à cette députation. «Nous vous plaignons de n'avoir pas
la liberté de communier sous les deux espèces, parce que vous êtes
commandés par deux forteresses. Si vous voulez sincèrement accepter
notre secours, nous irons les démolir, nous abolirons le gouvernement
monarchique, et nous ferons de la Bohème une république.» Il me semble
qu'il ne faut pas commenter longuement cette réponse pour voir que
le rétablissement de la coupe n'était pas une vaine subtilité, ni
le stupide engouement d'un fanatisme barbare, comme on le croit
communément, mais le signe et la formule d'une révolution fondamentale
dans la société constituée.

La proposition fut acceptée. Le fort de Wishrad fut emporté d'assaut. De
là, commandés par Ziska, les Praguois et les Taborites allèrent assiéger
le _Petit-Côté_. Il y avait peu de temps qu'on faisait usage en Bohème
des bombardes. Les assiégés portaient, à l'aide de ces machines de
guerre, la terreur dans les rangs des Hussites. Mais les Taborites
avaient appris à compter sur leurs bras et sur leur audace. Ils
forcèrent le pont qui était défendu par un fort appelé la Maison de Saxe
(Saxen Hausen) et posèrent le siège, au milieu de la nuit, devant le
fort de Saint-Wenceslas. La reine prit la fuite. Un renfort d'Impériaux,
qui était arrivé secrètement, défendit la forteresse. Le combat fut
acharné. Les Hussites étaient maîtres de toute la ville; encore un
peu, et la dernière force de Sigismond dans Prague, le fort de Saint
Wenceslas, allait lui échapper. Mais les grands du royaume intervinrent,
et, usant de leur ascendant accoutumé sur les Hussites de Prague, les
firent consentir à une trêve de quatre mois. Il fut convenu que pendant
cet armistice les cultes seraient libres de part et d'autre, le clergé
e les propriétés respectés, enfin que Ziska restituerai Pilsen et ses
autres conquêtes.

Ziska quitta la ville avec ses Taborites, résolu à ne point observer
ce traité insensé. Le sénat de Prague reprit ses fonctions; mais les
catholiques qui s'étaient enfuis durant le combat n'osèrent rentrer,
_craignant la haine du peuple_: Sigismond écrivit des menaces; Ziska
reprit ses courses et ses ravages dans les provinces.

La reine ayant rejoint son beau-frère Sigismond à Brunn en Moravie, ils
convoquèrent une diète des prélats et des seigneurs, et écrivirent aux
Praguois de venir traiter. La noblesse morave avait reçu l'empereur
avec acclamations. Les députés hussites arrivèrent et communiérent
ostensiblement sous les deux espèces, dans la ville, qui fut mise en
interdit, c'est-à-dire privée de sacrements tout le temps qu'ils y
demeurèrent, étant considérée par le clergé papiste comme souillée et
empestée. Puis ils présentèrent leur requête, c'est-à-dire leurs quatre
articles, à Sigismond qui se moqua d'eux. _Mes chers Bohémiens_, leur
dit-il, _laissez cela à part, ce n'est point ici un concile_. Puis il
leur donna ses conditions par écrit: qu'ils eussent à ôter les chaînes
et les barricades des rues de Prague, et à porter les barres et les
colonnes dans la forteresse; qu'ils abattissent tous les retranchements
qu'ils avaient dressés devant Saint-Wenceslas; qu'ils reçussent ses
troupes et ses gouverneurs; enfin qu'ils fissent une soumission
complète, moyennant quoi il leur accorderait amnistie générale et les
gouvernerait à la façon de l'empereur son père, _et non autrement_.

Les députés rentrèrent tristement à Prague et lurent cette sommation
au sénat. Les esprits étaient abattus, Ziska n'était plus là. Les
catholiques s'agitaient et menaçaient. On exécuta de point en point les
ordres de Sigismond. Les chanoines, curés, moines et prêtres rentrèrent
en triomphe, protégés par les soldats impériaux.

Ceux des Hussites qui n'avaient pas pris part à ces làchetés sortirent
de Prague, et se rendirent tous à Tabor. Ils furent attaqués en chemin
par quelques seigneurs royalistes, et sortirent vainqueurs de leurs
mains après un rude combat. Une partie alla trouver Nicolas de Hussinetz
à Sudomirtz, l'autre Ziska à Tabor. Ces chefs les conduisirent à la
guerre, et leur firent détruire plusieurs places fortes, ravager
quelques villes hostiles. Sigismond écrivit aux Praguois pour les
remercier de leur soumission et pour intimer aux catholiques l'ordre
d'_exterminer absolument tous les Wicklefistes, Hussites et Taborites_.
Les papistes ne se firent pas prier, exercèrent d'abominables cruautés,
et la Bohême fut un champ de carnage.

Cependant _nul n'osa attaquer Ziska avant l'arrivée de l'empereur_.
Sigismond n'osait pas encore se montrer en Bohême. Il alla en Silésie
punir une ancienne sédition, faire trancher la tête à douze des
révoltés, et tirer à quatre chevaux dans les rues de Breslaw Jean de
Crasa, prédicateur hussite, que l'on compte parmi les _martyrs de
Bohême_; car l'hérésie a ses listes de saints et de victimes comme
l'Église primitive, et à d'aussi bons titres.

L'empereur fit afficher _la Croisade de Martin Y_ contre les Hussites.
Ces folles rigueurs produisirent en Bohême l'effet qu'on devait en
attendre. Le moine prémontré _Jean_, que nous avons déjà vu dans les
premiers mouvements de Prague, revint, à la faveur du trouble, y prêcher
le carême. Il déclama vigoureusement contre l'empereur et le baptisa
d'un nom qui lui resta en Bohème, _le cheval roux de l'Apocalypse_. «Mes
chers Praguois, disait-il, souvenez-vous de ceux de Breslaw et de Jean
de Crasa.» Le peuple assembla la bourgeoisie et l'université, et jura
entre leurs mains de ne jamais recevoir Sigismond, et de défendre
la nouvelle communion jusqu'à la dernière goutte de son sang. Les
_hostilités recommencèrent à la ville et à la campagne_. On écrivit des
lettres circulaires dans tout le royaume. Partout le même serment fut
proféré et monta vers le ciel.

Sigismond se décida enfin pour la guerre ouverte. Il leva des troupes en
Hongrie, en Silésie, dans la Lusace, dans tout l'Empire.

Albert, archiduc d'Autriche, à la tête de quatre mille chevaux, renforcé
par d'autres troupes considérables et par le _capitaine de Moravie_, fut
le premier des Impériaux qui affronta le _redoutable aveugle_. Ziska les
battit entre Prague et Tabor; puis, sans s'attarder à leur poursuite, il
alla détruire un riche monastère que nous mentionnons dans le nombre à
cause d'un épisode. De l'armée de vassaux qui le défendaient il ne resta
que six hommes, _lesquels se battirent jusqu'à la fin comme des lions_.
Ziska, émerveillé de leur bravoure, promit la vie à celui des six qui
tuerait les cinq autres. Aussitôt _ils se jetèrent comme des dogues les
uns sur les autres. Il n'en resta qu'un qui, s'étant déclaré Taborite,
se retira à Tabor et y communia sous les deux espèces en témoignage de
fidélité_.

Cependant les Hussites de Prague assiégeaient la forteresse de
Saint-Wenceslas. Le gouverneur feignit de la leur rendre, pilla et
emporta tout ce qu'il put dans le château, et se retira en laissant la
place à son collègue Plawen; de sorte qu'au moment où les assiégeants
s'y jetaient avec confiance, ils furent battus et repoussés. Cependant
Ziska arrivait. Il s'arrêta le lendemain non loin de Prague pour
regarder quelques Hussites qui détruisaient un couvent et insultaient
les moines. «_Frère Jean_, lui dirent-ils, _comment te plaît le régal
que nous faisons à ces comédiens sacrés?_» Mais Ziska, qui ne se
plaisait à rien d'inutile, leur répondit en leur montrant la forteresse
de Saint-Wenceslas: «_Pourquoi avez-vous épargné cette boutique
de chauve (calvitia officina_)?--Hélas! dirent-ils, nous en fûmes
honteusement chassés hier.--Venez donc,» reprit Ziska.

Ziska n'avait avec lui que trente chevaux. Il entre; et à peine a-t-on
aperçu sa grosse tête rasée, sa longue moustache polonaise et ses yeux à
jamais éteints, qui, dit-on, le rendaient plus terrible que la mort en
personne, que les Praguois se raniment et se sentent exaltés d'une rage
et d'une force nouvelles. Saint-Wenceslas est emporté, et Ziska s'en
retourne à Tabor en leur recommandant de l'appeler toujours dans le
danger.

A peine a-t-il disparu, qu'un renfort d'Impériaux arrive et reprend la
forteresse. Ziska avait réellement une puissance surhumaine. Là où il
était avec une poignée de Taborites, là était la victoire, et quand il
partait il semblait qu'elle le suivit en croupe. C'est que l'âme et
le nerf de cette révolution étaient en lui, ou plutôt à Tabor; car il
semblait qu'il eût toujours besoin, après chaque action, d'aller
s'y retremper; c'est que chez les Calixtins il n'y avait qu'une foi
chancelante, des intentions vagues, un sentiment d'intérêt personnel
toujours prêt à céder à la peur ou à la séduction, une politique de
juste-milieu.

Un chef taborite, convoqué à la guerre sans quartier par les circulaires
de Ziska, vint attaquer Wisrhad que les Impériaux, avaient repris. Il
fut repoussé et aurait péri avec tous les siens si Ziska ne se fût
montré. Les Impériaux, qui avaient fait une vigoureuse sortie,
rentrèrent aussitôt. Ziska fut reçu cette fois à bras ouverts dans la
ville. Le clergé, le sénat et la bourgeoisie accouraient au-devant
de lui, et emmenaient les femmes et les enfants taborites dans leurs
maisons pour les _héberger et les régaler_. Ses soldats couraient les
rues, décoiffant les dames catholiques et coupant les moustaches à leurs
maris. Plusieurs villes se déclarèrent taborites[24], et envoyèrent leurs
hommes à Prague pour offrir leurs services à l'_aveugle_. Un nouveau
renfort était arrivé à Wisrhad, et l'empereur s'avançait à grandes
journées. Ziska fit établir des lignes depuis le couvent de
Sainte-Catherine (qu'on venait d'abattre), jusqu'à la Moldaw, cerner la
forteresse pour empêcher tout secours de troupes et de vivres, couper
tous les arbres de l'archevêché, afin de découvrir les mouvements de
l'ennemi, et les Praguois renouvelèrent avec transport le serment de ne
jamais recevoir Sigismond.

[Note 24: Laleni, Zatec et Slan, dont il sera parlé depuis et qui
furent mises au rang des villes sacrées de la prédiction.]



                                    VII.


Les forteresses de Prague qui tenaient pour l'empereur paraissaient
imprenables, et, comptant sur l'approche de l'armée impériale, se
riaient des préparatifs de cette populace. La garnison de Wisrhad
regardait, tranquillement les femmes et les enfants qui travaillaient
jour et nuit à creuser un large fossé entre le fort et la ville.
«_Que vous êtes fous!_ leur disaient-ils du haut de leurs murailles;
_croyez-vous que des fossés vous puissent séparer de l'empereur? vous
feriez mieux d'aller cultiver la terre.»

Cependant les Taborites n'étaient plus seulement le corps d'armée campé
à Tabor; c'était une secte nombreuse et puissante. Plusieurs villes
prenaient le nom de taborites, et la nouvelle doctrine se répandait dans
toute la Bohème. Cette prétendue nouvelle doctrine, que les Calixtins
accusaient de renchérir par trop sur les hardiesses de Jean Huss,
n'était qu'un retour aux prédications des Vaudois, bien antérieures à
celles de Jean Huss et de Wicklef lui-même. Nous verrons bientôt leurs
_articles_. En attendant Sigismond, une vive fermentation des esprits
amena beaucoup de ces phénomènes de l'extase que l'on retrouve dans
toutes les insurrections religieuses. L'enthousiasme patriotique
vibra sous cette pression du véritable magnétisme, de la foi, et des
populations entières se levèrent à l'appel des nouveaux prophètes pour
courir à la guerre sainte. La grande prophétie taborite qui fanatisa
la Bohême à cette époque fui l'annonce de la prochaine arrivée de
Jésus-Christ sur la terre. Il devait revenir juger les hommes sur les
ruines de tous les royaumes, et, par les armes des Taborites, établir
un nouveau règne, (_ce règne de Dieu_, cette république idéale, cette
société fraternelle, promis par les évangélistes et les apôtres, et
auxquels les premiers adeptes du christianisme ont cru dans un sens
matériel.) Toutes les villes de la Bohème seraient alors ensevelies sous
la terre, à la réserve de cinq qui devaient se montrer toujours pures et
fidèles. Ces cinq villes reçurent des noms mystiques. Pilsen fut
appelée _le Soleil_, Launi _la Lune_, Slan _l'Étoile_, Glato ou Klattaw
_l'Aurore_, Zatek _Segor_. Les prêtres exhortaient le peuple à éviter
la colère de Dieu qui allait fondre sur tout l'univers, et à se retirer
dans les cinq _villes sacrées_ ou _villes de refuge_. Beaucoup de riches
bohémiens et moraves vendirent tous leurs biens à bas prix, et, à
l'exemple des premiers chrétiens, s'en allèrent avec leurs familles en
porter l'argent à la grande famille taborite.

Voilà l'impulsion ardente qui devait rendre ces hommes invincibles
tant qu'elle brûlerait dans leurs âmes; et voilà ce que l'empereur ne
prévoyait pas, ce que les soldats de ses forts ne comprenaient pas:
ils riaient, derrière leurs murs inexpugnables, des fortifications des
Taborites, faites de leurs chariots, dont ils formaient des barricades
pour s'enfermer, et des lignes mobiles pour attaquer à couvert. Chaque
famille taborite arrivait à Prague avec le sien portant vieillards,
femmes et enfants, tous intrépides et aguerris. Ce chariot devenait
le rempart et l'arsenal de la famille. On combattait derrière; on s'y
retranchait, blessé; on le poussait avec fureur sur les fuyards: c'était
une excellente arme de guerre. Les Impériaux apprirent bientôt à la
redouter.

Enfin, au mois de juin de cette même année (1420), Sigismond entra
en Bohème, à la tête de cent quarante mille hommes, commandés par
l'électeur de Brandebourg, les deux marquis de Misnie, l'archiduc
d'Autriche et les princes de Bavière. Il fut bien reçu à Koenigsgratz,
ville catholique et royaliste, apanage des reines de Bohème, où il avait
toujours tenu de fortes garnisons. Tous les seigneurs catholiques de la
Moravie et de la Silésie venaient derrière lui. Tous ceux de la Bohème
allèrent à sa rencontre. Ulric de Rosemberg, qui jusqu'alors avait été
uni à Ziska, soit que le meurtre et la ruine de ses parents l'eussent
aigri contre les Taborites, soit que l'empereur eût réussi à le gagner,
comme le fait est assez prouvé, soit enfin que son esprit fût frappé
d'une épouvantable vision qu'il eut à cette époque, et dans laquelle
il vit Jésus-Christ, Jean Huss, saint Wenceslas et saint Adalbert lui
apparaître dans une fantasmagorie tragique, alla abjurer le hussitisme
entre les mains du légat du pape, et rejoindre l'empereur avec cinq
cents cavaliers. Son premier exploit fut d'enlever une ville hussite et
d'en raser les murailles; mais, ayant été défier Ziska au pied du mont
Tabor, il y fut reçu et taillé en pièces par Nicolas de Hussinetz.
Ainsi, il rejoignit, l'empereur non en vainqueur mais en fugitif; et ce
premier fait d'armes malheureux fut d'un mauvais augure pour l'armée
impériale.

Cette formidable armée manquait précisément de l'union et de l'_idée_
qui faisaient la force des Hussites. Les princes qui la commandaient
s'étaient fait de mortelles injures, et fraîchement réconciliés pour
cette expédition, ne s'en haïssaient pas moins. L'empereur les méprisait
tous assez volontiers, eux et leurs sujets. Il avait un profond dédain
pour les Moraves, les Silésiens, les Hongrois, enfin pour tous ceux de
la race slave. Quant aux hordes de mercenaires qui faisaient le gros de
l'armée, on n'avait pas de quoi les payer; et le pillage, sur lequel
ces sortes de troupes comptaient, venant à leur manquer, grâce aux
précautions de Ziska, qui avait ravagé le pays d'avance, l'armée
impériale était déjà mécontente avant d'avoir tiré l'épée.

Cependant elle arriva sans encombre sous les murs de Prague. Les villes
lui ouvraient leurs portes, et elle n'y trouvait que des catholiques,
empressés de la recevoir. Tous les Hussites étaient à Prague, et
Sigismond n'en put saisir que vingt-quatre à Litomeritz, qu'il fit jeter
dans l'Elbe. La ville sacrée de Slan elle-même lui ouvrit ses portes;
mais il n'osa y entrer, craignant une embûche. Enfin, étant arrivé
devant Prague, le 30 juin, il essaya d'abord une guerre d'escarmouches,
dans laquelle il perdit beaucoup de monde, et le 11 juillet il se décida
à livrer un assaut général. _Les Taborites se battirent en désespérés
pour leurs autels et leurs foyers_. Les troupes impériales réussirent à
s'emparer du _Petit-Côté_. Un corps de Hongrois se porta dans le grand
enclos de l'archevêché; mais les Taboristes, venant renforcer les
habitants de Prague sur tous les points compromis, décidèrent la
victoire, et repoussèrent les Impériaux jusqu'à la Moldaw. Ziska, qui se
gardait assez ordinairement pour les coups décisifs, se tenait retranché
et bien fortifié, avec l'élite de ses Taborites, sur une haute montagne,
à l'orient de la nouvelle ville, près du gibet de Prague[25]. Les
Allemands, voyant en lui le destin de la bataille, allèrent l'y attaquer
avec la résolution de le forcer. L'infanterie saxonne coupa les
fascines, combla les fossés, et fraya le chemin à la cavalerie. Ziska
se défendait terriblement. Le robuste et intrépide vigneron Robyck
combattit à ses côtés et repoussa plusieurs fois l'ennemi. Deux femmes
et une jeunes fille taborites firent des prodiges de valeur, et
tombèrent percées de coups, sous les pieds des chevaux, ayant refusé, à
plusieurs reprises, de se rendre. Cependant le nombre des assiégeants
grossissait toujours; et Ziska était aux abois, lorsque les Taborites de
la nouvelle ville, conduits par Jean le Prémontré, qui portait le
calice en guise d'étendard, s'élancèrent à la défense de leur chef,
et repoussèrent les Impériaux avec perte, quoiqu'à chaque instant
l'empereur leur expédiât de nouveaux détachements. Il fallut abandonner
l'attaque ce jour-là. Quelques jours après, la main d'une femme acheva
la défaite des Impériaux. Une Praguoise taborite s'introduisit, la nuit,
dans leur camp, par un grand vent, et mit le feu aux machines de siège.
Beaucoup de richesses et d'effets de grand prix furent consumés; mais ce
qui causa la plus grande perte, en cette circonstance, fut l'incendie
de toutes les échelles. L'armée impériale fut consternée de ce dernier
échec, et l'empereur, effrayé, leva le siège le 30 juillet. _Il avait
duré un mois, durant lequel ceux de Prague, pour montrer qu'ils
n'avaient pas peur, ne fermaient les portes ni jour ni nuit_. Le jour
même de son départ, il fit la misérable bravade de se faire couronner
roi de Bohême, dans la forteresse de Saint-Wenceslas, par l'archevêque
Conjad. Il créa plusieurs chevaliers, et, en s'en allant, il enleva les
trésors que son père et son frère avaient cachés à Carlstein, et les
lames d'or et d'argent dont les tombeaux des saints étaient couverts,
dans la basilique de Saint-Wenceslas. Il engagea plusieurs villes de
Bohême au duc de Saxe pour payer ses troupes, les joyaux de la couronne
à des banquiers, et les reliques impériales aux Nurembergeois.

[Note 25: Ce lieu porte encore le nom de _Montagne de Ziska_.]

La retraite de Sigismond fut désastreuse. Harcelé par les Hussites, de
défaite en défaite, il regagna la Hongrie, licencia ses troupes, et
ordonna aux garnisons allemandes qu'il laissait dans les forteresses de
Bohême de ravager les terres des seigneurs de Podiebrad dont il avait eu
à souffrir particulièrement durant cette malencontreuse croisade. C'est
cette intrépide et persévérante famille des Podiebrad qui a donné
quelques années plus tard un roi hussite à la Bohême.

Ziska quitta Prague peu après Sigismond, et alla de nouveau travailler
à affamer l'armée impériale lorsqu'il lui plairait du revenir;
c'est-à-dire qu'il reprit son système de ravage et d'extermination, ne
perdant pas un seul jour pour cette oeuvre de patriotisme infernal, ne
laissant pas refroidir un instant la sanglante ferveur de ses Taborites.

Pendant son absence, les Praguois continuèrent à attaquer les
forteresses de Wisrhad et de Saint-Wenceslas qui, toujours garnies
d'Impériaux et munies de machines de guerre, n'osaient remuer et se
bornaient à la défensive. Une nuit, les Taborites de la nouvelle ville
ayant échoué devant Wisrhad et se retirant en désordre, trouvèrent les
portes de la nouvelle ville fermées derrière eux, par ordre du sénat. Si
la garnison impériale eût osé se hasarder quelques pas plus loin, cette
courageuse phalange de Taborites eût été anéantie. Elle ne dut son salut
qu'à la timidité des Impériaux, qui rentrèrent dans leur fort sans se
douter que l'ennemi était à leur merci. Le lendemain, ces Taborites,
indignés de la perfidie du sénat, remplirent la ville de leurs
imprécations, et tous les Taborites de Prague se préparèrent à
abandonner cette lâche cité pour laquelle ils avaient versé leur sang
et qui les immolait aux terreurs de son juste-milieu. Le Prémontré
fit comprendre au peuple que son salut était dans les Taborites. La
bourgeoisie, effrayée, convoqua les prêtres, les magistrats et les
principaux citoyens. Le moine se chargea de porter la parole pour cette
réconciliation. Amende honorable fut faite aux Taborites. Le sénat
protesta que les portes avaient été fermées par inadvertance. On conjura
les défenseurs de la liberté de rester dans Prague. Malgré les larmes et
les prières de la peur, un grand nombre de Taborites plièrent bagage,
secouèrent la poussière de leurs pieds, remontèrent sur leurs chariots,
et s'en allèrent, la _monstrance_ en tête, rejoindre Ziska et le
renforcer dans ses excursions.

Il leur donna autant d'ouvrage qu'ils en pouvaient désirer. Arrivé
devant Prachatitz, où il avait fait ses premières études, il offrit
sa protection à cette ville, à condition qu'elle chasserait les
catholiques. Mais ces derniers, qui étaient en nombre, lui firent
répondre _qu'ils ne craignaient guère un mince gentilhomme tel que lui_.
Le redoutable aveugle leur fit chèrement expier cette impertinence. Il
s'empara de la ville en un tour de main, fit sortir les femmes et les
enfants, égorgea tous les catholiques, et mit le feu à l'église où
s'était réfugié le juste-milieu; huit cents personnes périrent sous les
décombres.

Le 15 de septembre, les Taborites, les Orébites et _ceux des villes
sacrées, ayant à leur tête des chefs d'une valeur éprouvée_,
recommencèrent le siège du fort de Visrhad. La garnison, épuisée et
découragée, écrivit à l'empereur qu'elle ne pouvait tenir plus d'un
mois, et n'en reçut que des promesses. Nicolas de Hussinetz intercepta
les vivres, et les lettres que l'empereur envoya enfin pour annoncer son
arrivée. Réduits à la dernière extrémité, ceux du Wisrhad ayant tenu
encore cinq semaines, et mangé _six-vingts chevaux, des chiens, des
chats et des rats_ envoyèrent leurs officiers aux Praguois pour
capituler. Il fut convenu qu'on se tiendrait tranquille de part et
d'autre pendant quinze jours, et que le seizième, si l'empereur
n'envoyait point de vivres, la garnison se rendrait aux Hussites sans
coup férir.

Pendant ce temps, Sigismond ayant assemblé une nouvelle armée,
s'arrêtait à Cuttemberg. Sa Majesté impériale, plongée dans une profonde
mélancolie, tâchait de divertir son chagrin avec des instruments de
musique. Un autre délassement était d'envoyer ses hussards incendier
et massacrer, sans épargner ni femmes ni enfants, sur les terres des
seigneurs bohêmes qui avaient embrassé le hussitisme. Il parlementa avec
les députés praguois, essaya de les tromper, et finit par les menacer
avec sa brutalité ordinaire, qui l'emportait encore sur ses instincts de
ruse et de fraude. Enfin, le 31 octobre, il parut devant de Prague
avec une armée qu'il avait fait venir de Moravie. Il se montra sur
une colline voisine de Wisrhad, l'épée à la main, donnant ainsi à la
garnison le signal du combat. Mais il était trop tard d'un jour; le
terme de la convention était expiré de la veille. Ceux _de Wisrhad, en
gens de parole_, et touchés de la foi que les Taborites leur avaient
gardée en les laissant tranquilles durant la trêve, ne répondirent pas
au signal de l'empereur. Un morne silence planait sur la forteresse. Ces
malheureux soldats, épuisés par la faim et les maladies, restaient comme
des spectres autour de leurs créneaux, immobiles témoins du combat
qui s'engageait sous leurs yeux. L'empereur, stupéfait d'abord, entra
bientôt dans une grande fureur; et comme ses officiers, admirant avec
tristesse les ingénieuses fortifications des Taborites, l'engageaient à
ne pas exposer sa personne et son armée dans une entreprise impossible:
«Non, non, s'écria-t-il, je veux châtier ces porte-fléaux.--Ces fléaux
sont fort redoutables, reprit un des généraux,--Ah! vous autres Moraves,
s'écria Sigismond hors de lui, je vous savais bien poltrons, mais pas
à ce point!» Aussitôt les cavaliers descendant de cheval: «Vous allez
voir, dirent-ils, que nous irons où vous n'irez pas.» Ils se jetèrent
au-devant de ces fléaux de fer que l'empereur avait si fort méprisés, et
il n'en revint pas un seul. Les Hongrois, voulant les venger, eurent à
dos ceux des villes sacrées et prirent la fuite. L'empereur piqua des
deux et s'échappa à grand'peine. Les Praguois les poursuivirent et ne
firent quartier à aucun de ceux qu'ils purent joindre. La plus grande
partie de la noblesse de Moravie y demeura. Plus de trois cents grands
seigneurs bohèmes du parti de l'empereur restèrent là quatre jours sans
sépulture, abandonnés aux chiens. L'infection fut horrible. Un chef
hussite, touché de compassion du sort de tant de braves gens, les fit
enterrer à ses frais dans le cimetière de Saint-Pancrace.

Le jour de cette seconde victoire fut clos par une scène touchante. La
garnison de Wisrhad, fidèle à son serment, se rendit à ceux de Prague
avec toutes les machines de guerre de la citadelle. Les assiégeants
reçurent les assiégés à bras ouverts. Ils se hâtèrent d'assouvir la faim
qui les dévorait depuis si longtemps, et leur donnèrent des vêtements,
des vivres à emporter, et tout ce qui leur était nécessaire pour se
retirer en bon état et en bon ordre. Le lendemain, au point du jour, on
vit la population en masse inonder la citadelle, non pour la fortifier,
mais pour la détruire. Il fallait anéantir cette place meurtrière, arme
si sûre et si redoutable aux mains de l'ennemi; ce fut l'affaire de deux
jours. Elle avait duré sept cents ans, et devint un jardin potager. Le 3
novembre, les Praguois allèrent en procession sur le champ de bataille,
et rendirent grâces à Dieu dans leurs hymnes bohémiens.

L'empereur se vengea de sa défaite en ravageant les terres des
Podiebrad. Un seul de ces seigneurs avait refusé jusque-là d'adhérer au
hussitisme. Il courut à Prague embrasser la doctrine. Tel devait être
l'effet des violences de Sigismond. L'empereur se retira, après avoir
fait tout le mal possible au pays, où il exerça des cruautés pires
que toutes celles de Ziska. Celui-ci épargnait du moins, autant que
possible, les femmes et les enfants, et recevait à merci tous ceux qui
se rendaient sincèrement. Sigismond n'épargnait rien, et, dans sa rage
aveugle, immolait ensemble amis et ennemis. Les Orébites firent peser
sur les couvents d'horribles représailles. Ceux des moines qu'ils ne
brûlaient pas, ils les laissaient enchaînés sur la glace, pour les faire
périr de froid.

Après leur victoire, les Praguois, n'ayant plus rien que de funeste à
attendre de la part de Sigismond, assemblèrent les principaux seigneurs,
afin d'élire un autre roi, et ceux-ci se déclarèrent pour Jagellon, roi
de Pologne, chrétien de fraîche date, qui semblait ne devoir pas
les inquiéter dans leur religion. Mais les Orébites et les Tabordes
repoussèrent vivement cette proposition. _A peine avons-nous chassé
un roi étranger_, disait Nicolas de Hussinetz (l'intrépide associé de
Ziska)_ que vous en demandez un second_. Indigné de leur dessein, il fit
sortir de Prague tous ses Taborites, et s'en alla avec eux assiéger et
battre les villes impériales de l'intérieur.

Cependant il rentra peu après dans la capitale avec des intentions
énergiques. Les Orebites n'étaient pas moins mécontents que lui du juste
milieu hussite. A peine le danger était-il passé, que les Calixtins,
mécontents de la vie austère qu'entraînait pour eux le système
dévastateur de Jean Ziska, oubliaient qu'ils devaient leur salut à
sa science militaire, à sa bravoure, et à l'élan irrésistible de ses
fougueux disciples. Ils affectaient alors une grande horreur pour les
cruautés commises envers les moines, et cette compassion, qui eût honoré
des âmes sincères, n'était qu'une hypocrite défection, chez un parti qui
se portait aux mêmes excès quand il croyait à l'impunité. Les sectes
ardentes s'étant rencontrées sous les murs d'une ville catholique avec
des assiégeants calixtins, ceux-ci affectèrent de communier en grand
appareil, et leurs prêtres portèrent l'Eucharistie, revêtus de riches
ornements. C'était scandaliser ces austères réformateurs, qui voulaient
effacer toute trace des pompes de l'ancien culte et abolir toute
suprématie temporelle du clergé. Ils se jetèrent sur les prêtres
calixtins: _A quoi servent_, leur dirent-ils, _ces habits de comédiens?
Quittez-les, et communiez avec nous sans ces oripeaux, ou nous vous les
arracherons_. Quelques chefs des deux partis apaisèrent cette querelle;
mais Nicolas de Hussinetz marcha sur Prague, et enjoignit, avec menaces,
à la communauté calixtine de préposer autant de Taborites que de
Praguois à la garde des tours et aux délibérations des conseils. Ceux de
Prague répondirent naïvement que, l'ennemi étant loin, ils n'avaient
que faire d'être si bien gardés et si bien conseillés. On se querella
particulièrement sur les opinions religieuses, et c'est alors qu'on
s'aperçut d'une dissidence d'opinion alarmante pour les modérés.
L'aigreur en arriva au point qu'il fallut entrer en délibération
sérieuse pour un accommodement. On convoqua les représentants de tous
les partis dans l'église de Saint-Ambroise. Ceux des deux villes de
Prague eurent pour chacun leur place à part, et les Taborites également;
seulement on défendit qu'il y eût là ni femmes ni prêtres. Les Taborites
avaient de grandes idées d'émancipation pour leurs femmes, les admettant
à une égalité de condition et de discussion, qu'elles justifiaient bien
par leur conduite héroïque jusque sur les champs de bataille. En outre,
ils avaient pour leurs prêtres une vénération extrême: les ayant
dépouillés de tout caractère temporel, et de tout privilège social, ils
les regardaient comme des saints et comme des anges, et il fallait que
ces prêtres fussent tels en effet pour dominer par le seul ascendant
moral. Ils furent donc très-irrités de cette exclusion de leurs prêtres
et de leurs femmes d'une conférence décisive, et voulurent se retirer;
mais comme Nicolas de Hussinetz sortait de la ville un des premiers, son
cheval tomba dans une fosse et lui cassa la jambe. Ou le rapporta dans
Prague, et on le déposa dans la maison abandonnée ou conquise des
seigneurs de Rosemberg. Il y mourut de la gangrène, ce qui jeta les
Taborites dans une grande consternation. Ils perdaient en lui un grand
appui, et un chef redoutable aux partis contraires. Ziska, qui avait
voulu jusque-là n'être censé que le premier après lui, fut proclamé
général en chef des Taborites.

Enfin l'assemblée fut fixée et acceptée de part et d'autre.
L'université, qui était toute calixtine, y assista, et procéda à la
lecture des articles proclamés par les Taborites, pêle-mêle avec celle
qu'on leur imputait. Au reste, la plupart de ces articles méritent
d'être rapportés, ne fût-ce que pour les lectrices qui aiment, avant
tout, la couleur historique. Rien ne montre mieux l'exaltation à la fois
sauvage et sublime des Taborites, et ne résume mieux les doctrines de
L'ÉVANGILE ÉTERNEL que cette déclaration des droits divins de l'homme au
quinzième siècle. Leur style mystique est plus éloquent pour peindre la
situation à la fois violente et romanesque de la Bohême à cette époque
que le récit des événements même, et nous prions nos lectrices de ne
point sauter ce chapitre.



                                    VIII

                          LA PRÉDICTION TABORITE.


1. «Cette année du Seigneur (1420) sera la consommation du siècle, et la
fin de tous les maux. Dans ces jours de vengeance et de rétribution tous
les ennemis de Dieu et tous les pécheurs du monde périront sans qu'il
en reste un seul. Ils périront par le fer, par le feu, par les sept
dernières plaies, par la famine, par la dent des bêtes, par les
serpents, les scorpions, et par la mort, comme cela est dit dans
l'Ecclésiaste.

«Dans ce temps de vengeance il ne faut donc avoir aucune compassion ni
imiter la douceur de Jésus-Christ, parce que c'est le temps du zèle, de
la fureur et de la cruauté. Tout fidèle est maudit s'il ne tire son épée
pour répandre le sang des ennemis de Jésus-Christ et pour y tremper ses
mains, parce que bienheureux est celui qui rendra à la grande prostituée
(l'Église romaine) le mal qu'elle a fait.

2. «Dans ce temps de vengeance, et longtemps avant le jugement dernier,
toutes les villes, bourgs et châteaux, et tous les édifices seront,
détruits comme Sodome, et Dieu n'y entrera point, ni aucun juste.

[Illustration: Sigismond entra en Bohême à la tête de... (Page 21.)]

3. «Dans ce temps-là, il ne resta que cinq villes (les villes sacrées
désignées plus haut) où les fidèles seront forcés de se réfugier,
aussi bien que dans les cavernes et les montagnes où sont assemblés
aujourd'hui les vrais fidèles.

«Ces fidèles assemblés aujourd'hui dans les montagnes sont le corps
mort autour duquel s'assemblent les aigles, c'est-à-dire les armées du
Seigneur pour exécuter ses jugements.

4. «Prague sera détruite comme Gomorrhe.

5. «Tout seigneur, vassal ou paysan qui ne fera point _avancer la loi de
Dieu_ (on ne peut définir plus purement la doctrine du progrès), un tel
homme sera foulé aux pieds comme Satan et comme le dragon. Dans ces
jours de vengeance les femmes pourront quitter leurs maris et même leurs
enfants (pour fuir le péché) et se retirer sur les montagnes et dans les
villes de refuge.»

Après ces prédictions sinistres et menaçantes arrive la formule du monde
idéal des Taborites. C'est le même rêve que celui du _règne de Dieu_ sur
la terre, annoncé par les disciples de Jésus, et attendu immédiatement
après sa mort.

6. «Dans ce nouvel avènement de Jésus-Christ, l'Église militante sera
réparée jusqu'au dernier fondement, et il n'y aura plus nul péché, nul
scandale, nulle abomination, nul mensonge. Les fidèles seront sans
tache, et brillants comme le soleil.

7. «Dans cette réparation, les élus ressusciteront, et Jésus reviendra
du ciel avec eux. Il conversera sur la terre et tout oeil le verra, et
il donnera un grand festin sur les montagnes. Jusque-là les élus
ne mourront pas. Ils iront dans le ciel et en reviendront avec
Jésus-Christ, et on verra s'accomplir ce qui a été prédit dans Isaïe et
par l'Apocalypse.

8. «C'est alors qu'il n'y aura plus ni persécution, ni souffrance, ni
oppression, et qu'il ne sera point permis d'élire un roi, parce que Dieu
seul régnera, et que le royaume sera donné au peuple de la terre.

9. «C'est alors que personne n'enseignera plus son frère, mais qu'il
sera enseigné de Dieu; qu'il n'y aura plus de loi écrite, et que la
Bible même sera détruite, parce que la loi étant écrite dans tous
les coeurs, il ne faudra plus de doctrines: car tous les passages où
l'Écriture prédit des persécutions, des erreurs, des scandales, n'auront
plus de sens.

[Illustration: La retraite de Sigismond fut désastreuse. (Page 22.)]

10. «Dans ce temps-là, les femmes engendreront par l'amour sans que les
sens y aient part, et elles enfanteront sans douleur.»

Nous avons essayé de reconstruire la suite de cette prédiction, dont les
articles nous sont transmis dans un tel désordre qu'elle n'aurait pas de
sens. Je soupçonne quelque malice de l'université calixtine dans cette
interversion. Il y a dans la prédiction et dans les préceptes qu'elle
entraîne deux phases bien distinctes: une _de zèle, de fureur et de
cruauté_, où tous les excès du fanatisme sont sanctifiés dans le but
d'amener le règne de Dieu annoncé dans la seconde; et dans cette
seconde, toutes les prescriptions sont d'amour et de fraternité. En
entremêlant les articles consacrés à formuler ces deux phases, le
jugement dernier et le prochain paradis sur la terre, on a fait du ciel
des Taborites un enfer, et de leur idéal de perfection un coupe-gorge.
Mais il suffit du plus simple bon sens pour rétablir le sens et l'ordre
logique de cette profession de foi.

Après cette double prédiction vient, dans le _Manuscrit de Breslaw_, une
série de prescriptions qui ont le plus grand rapport avec celles des
Vaudois et des Lollards. Si l'on veut se rendre un compte exact des
trois ou quatre cents articles qui furent condamnés par l'Église,
chez toutes les sectes du joannisme et chez celle des Taborites en
particulier, on le peut faire soi-même en prenant le contre-pied de
tous les préceptes de la discipline catholique. «Point de prélats,
c'est-à-dire point de richesses dans L'Église. Point de distinctions,
point d'autorité pour elle dans la société laïque, point d'intervention
dans les actes de cette société pour les sacrements. Point de temples;
la prière en pleins champs, au sein de la nature, temple que l'Éternel
a consacré pour tous les hommes. Point de cérémonies somptueuses; des
rites simples; la mission du pasteur apostolique et gratuite. Point
de canonisation, point de purgatoire, point de cimetières, point
d'indulgences, tous moyens honteux de vendre aux simples les dons de
la grâce et les secours de la rédemption, que le Sauveur a également
répartis entre tous les hommes, sans instituer des spéculateurs pour
en profiter pécuniairement. _Point de prières pour les morts_; cette
idée-là était profonde, les catholiques la condamnèrent sans la
comprendre, et en conclurent que certaines sectes ne croyaient pas
à l'immortalité de l'âme. Nous verrons cette idée se développer et
s'expliquer plus tard. Point d'huile consacrée ni de vaines cérémonies;
le baptême dans l'eau des fontaines comme celui que Jésus reçut lui-même
de Jean. Point d'offices latins ni d'heures canoniales; chacun doit
comprendre sa prière et l'offrir à Dieu du fond de son coeur. Point de
pape, l'Église du Christ n'a qu'un chef, qui est Jésus dans le ciel;
c'est une abomination que de lui donner sur la terre un représentant
chargé de crimes et d'iniquités. Point de confession auriculaire; Dieu
seul peut connaître nos coeurs et remettre nos péchés. Si quelqu'un veut
se confesser à son frère, que pour toute pénitence son frère lui dise:
_Va, et ne pèche plus_. Point d'habits sacerdotaux, ni d'ornements
d'autels; point _de robes, de corporaux, de patènes, ni de calices_,
etc., etc. Enfin, partout le renoncement, c'est-à-dire l'égalité
fraternelle, la doctrine pure et simple du divin maître; et pour
commencer ce grand oeuvre, la destruction de tous les pouvoirs et de
tous les moyens de la théocratie.»

Proclamer ainsi l'égalité dans l'ordre spirituel c'était la proclamer
de reste dans l'ordre social. L'Église et les trônes l'avaient si
bien senti qu'ils s'étaient ligués pour étouffer cette doctrine. Ils
n'avaient fait que martyriser ceux qui la proclamaient; et, quant
à ceux-ci, chacun sait l'histoire de leurs augustes et profondes
vicissitudes; quant à la doctrine, on voit qu'elle revivait plus
ardente que jamais chez les Taborites, car tout ce que nous venons
de mentionner, ils le professaient quasi textuellement. Mais ce qui
distingue les Taborites de plusieurs autres sectes, c'est leur sentiment
sur l'Eucharistie. On sait que le dogme de la _transsubstantiation_ ne
fut introduit dans l'Église qu'en 1215, au concile de Latran, et que le
_retranchement de la coupe_, qui en fut regardé comme la conséquence
nécessaire, date de la même époque. Jusque-là, le dogme idolâtrique de
la _présence réelle_ n'était point un article de foi; et la substance
divine dans le pain consacré avait été expliquée et acceptée
symboliquement par les intelligences les plus élevées du catholicisme.
M'est avis qu'au quinzième siècle et après la guerre même des Hussites,
les esprits les plus forts de l'Église, Aeneas Sylvius particulièrement
(Pie II), croyaient à cette transsubstantiation beaucoup moins
littéralement que le peuple. J'ai de fortes raisons pour le croire; mais
ce n'est pas ici le lieu de les exposer. Quoi qu'il en soit, plusieurs
sectes très-ennemies de l'Église à tout autre égard, avaient accepté le
dogme de la _présence réelle_. Les Lolhards de Bohème, les Picards et
enfin la plupart des Taborites le rejetèrent absolument dans le sens
étroit où l'Eglise avait fini par l'entendre. Ces derniers disaient
que «Jésus-Christ n'est point corporellement et sacramentellement dans
l'Eucharistie, et qu'il ne faut pas l'y adorer, ni fléchir les genoux
devant ce sacrement, ni donner aucune marque du culte de latrie.» On ne
saurait être plus explicite. Ils ajoutaient «qu'on prend aussi bien
le corps et le sang de Jésus-Christ dans le repus ordinaire que dans
l'Eucharistie, pourvu qu'on soit en état de grâce.» C'était rétablir
l'idée pure de Jésus-Christ, et rendre à la communion son sens réel,
sans lui ôter son sens mystique et divin.

Quand le recteur de l'Université eut achevé celle lecture, les docteurs
calixtins incriminèrent tous les articles, et proposèrent d'en démontrer
la fausseté. Les Taborites n'en acceptèrent pas unanimement toute
la responsabilité; quelques-uns réclamaient, disant: «Au concile de
Constance, on nous a mis sur le corps quarante articles hérétiques;
«ici, c'est bien pis: on nous en impose septante.» On demanda copie de
tous ces articles pour y répondre. Nicolas Biscupec, principal prêtre
des Taborites, prit la parole pour proscrire le luxe du clergé calixtin,
et pour l'accuser de posséder encore des biens séculiers. Les questions
du dogme furent écartées, sans doute à dessein; car les prédictions
taborites avaient un sens profond et une application sociale terrible,
que leurs docteurs, suivant la coutume et les nécessités du temps,
avaient résolu, j'imagine, de ne pas divulguer. La discussion porta donc
sur des questions de forme, sur des pratiques extérieures, et devint
toute personnelle entre les docteurs des deux camps. Au fait, la
question imminente du moment était de régler les attributions et les
pouvoirs du nouveau clergé. Les prêtres du juste-milieu haïssaient les
prêtres catholiques, mais n'étaient pas fâchés de succéder à leurs
richesses, à leurs satisfactions de vanité, à leur influence politique;
ils s'efforçaient de retenir le plus possible, pour leur compte, des
privilèges et des jouissances attachés au sacerdoce. Les prêtres
taborites, véritables apôtres, tour à tour farouches et vindicatifs
comme saint Matthieu, charitables et ascétiques comme saint Jean,
entraient avec ferveur et sincérité dans la vie évangélique. Ils
subsistaient d'aumônes comme les moines franciscains; ils étaient
pauvrement vêtus, permettaient à leurs disciples laïques d'administrer
la communion et de se communier eux-mêmes, refusaient d'entendre la
confession auriculaire, niaient le monopole ecclésiastique de tous les
sacrements, n'exerçaient, en un mot, qu'un ministère d'enseignement
et de prédication. Peut-être l'Église d'aujourd'hui, qui, malgré ses
_puffs_ et ses _réclames_, marche rapidement à sa ruine au milieu des
fêtes et des mascarades, fera-t-elle bien, dans ses intérêts, quand le
temps fatal sera venu, de se borner à ces moyens sincères et sublimes
des prêtres taborites. Il est certain que jamais clergé n'eut une
autorité morale plus étendue, et ne rassembla d'aussi fervents adeptes,
et cela dans un temps où le seul nom de prêtre allumait la rage des
populations.

Il est certain que, de nos jours déjà, des membres du clergé de France
ont eu la généreuse et courageuse pensée de réhabiliter, par le
renoncement et la prédication évangélique, la mission du prêtre; mais
de ce moment ils ont été taxés d'hérésie. Il a fallu se soumettre à
l'Église ou se séparer d'elle, car qui dit Église dit Charte de certains
pouvoirs immobilisés dans la société contre les progrès de l'esprit
public et les inspirations individuelles.

On conçoit maintenant pourquoi le dogme de la présence réelle
intéressait si fort l'église calixtine. L'homme qui s'arroge le pouvoir
miraculeux de faire descendre la Divinité dans sa coupe, et qui est
réputé seul assez pur pour tenir la matière divine dans ses mains, est
revêtu, aux yeux des simples, d'un caractère magique. Il est un saint,
un ange, il est presque Dieu lui-même. Il est peut-être plus que Dieu,
puisqu'il commande à Dieu, et l'incarne à son gré dans la matière du
pain. En imaginant ce dogme grossièrement idolâtrique, l'église romaine
avait sanctifié la personne du prêtre; elle l'avait élevé au-dessus de
la multitude comme au-dessus des rois; et toutes les résistances des
sectes étaient une protestation du peuple contre cette révoltante
inégalité, conquise, non par les armes de la vertu, de la sagesse, de
la science, de l'amour, de la véritable sainteté, mais par un privilège
digne des impostures des antiques hiérophantes. Le nouveau clergé
qui surgissait en Bohème n'avait garde de rejeter de tels moyens. La
noblesse et l'aristocratie, qui faisaient, là comme ailleurs, cause
commune avec lui, ne se souciaient pas d'examiner le dogme au point de
s'en désabuser. Mais le bas peuple, à qui la suprême droiture de la
logique naturelle et la profonde suprématie du sentiment tiennent lieu
de science dans de telles questions, voyait au fond de ces mystères
mieux que l'Université, mieux que le Sénat, mieux que l'aristocratie,
mieux que Ziska lui-même, son chef politique. Il est à remarquer, en
outre, qu'à cette époque, grâce aux prédications d'une foule de docteurs
hérétiques, dont les historiens parlent vaguement, mais sur l'action
desquels ils sont unanimes, le peuple de Bohème était singulièrement
instruit en matière de religion. Les envoyés diplomatiques de l'église
de Rome en furent stupéfaits. Ils rapportèrent que tel paysan, qu'ils
avaient interrogé, savait les Écritures par coeur d'un bout à l'autre,
et qu'il n'était pas besoin de livres chez les Taborites, parce qu'il
s'en trouvait de vivants parmi eux.

Un dernier mot pour résumer la situation des esprits à Prague en 1420.
Je demande pardon à mes lectrices d'interrompre le drame des événement»
par une dissertation un peu longue. Les événements sont impossibles à
comprendre, dans cette révolution surtout, si on ne se fait pas une idée
des causes. Je trouve, dans le savant auteur dont je donne un
résumé, cette réflexion bien légère pour un homme si lourd: «Si le
rétablissement de la coupe était d'une assez grande nécessité, pour
mettre en combustion tout un royaume, ou si le même rétablissement
était un assez grand crime pour attirer une si furieuse tempête sur les
Bohémiens, c'est une question de droit, une controverse de religion qui
n'est pas de mon ressort.» Permis à l'auteur de trente-deux ouvrages _de
poids_, au ministre protestant prédicateur de la reine de Prusse, de
donner sa démission d'être pensant, tout en écrivant à grand renfort
de mémoires et de documents l'histoire au dix-huitième siècle: mais il
n'est pas permis aujourd'hui au plus mince de nos écoliers d'en prendre
ainsi son parti, et de déclarer que nos aïeux étaient tous fous de se
_mettre en combustion_ pour de telles fadaises. Le rétablissement ou
le retranchement de la coupe était la question vitale de l'Église
constituée comme puissance politique. C'était aussi la question vitale
de la nationalité bohémienne constituée comme société indépendante.
C'était enfin la question vitale des peuples constitués comme membres de
l'humanité, comme êtres pensants civilisés par le christianisme, comme
force ascendante vers la conquête des vérités sociales que l'Évangile
avait fait entrevoir. Les Taborites, en rejetant le dogme de la présence
réelle, entendu d'une façon objective et idolâtrique, proclamaient un
principe logique. Ils se débarrassaient du miracle clérical, du joug de
l'Église, qui, depuis Grégoire VII, infidèle à sa mission spirituelle,
s'appesantissait sur le front des enfants de Jésus-Christ. Les
Calixtins, en ne réclamant que leur communion sous les deux espèces, et
en refusant d'aborder le fond de la question, devaient perdre peu à
peu la sympathie et le concours des masses, et faire avorter enfin une
révolution qu'ils n'avaient entreprise et soutenue qu'au profit des
castes privilégiées.



                                     IX.


La conférence et le synode que tint ensuite tout le clergé hussite,
pour tâcher d'éclaircir les dogmes, n'aboutirent à rien. On ne put
s'entendre, les uns y portant trop d'emportement, les autres trop
d'hypocrisie. Le parti calixtin, persistant dans sa résolution d'avoir
un roi, envoya en ambassade deux _grands_, deux _nobles_, deux consuls
de la bourgeoisie, et deux ecclésiastiques de l'Université (Jean
Cardinal, et Pierre l'Anglais), à Wladislas Jagebon, roi de Pologne,
pour lui offrir la couronne de Bohème. Les _modérés_ eurent la
mortification bien méritée d'être éconduits. En vain il exposèrent leurs
griefs contre Sigismond, alléguant que les nations polonaise et bohème
devaient faire cause commune, Sigismond étant l'ennemi de la _langue
slave_, et ayant déjà causé de grands dommages à la Pologne; _Sa
Sérénité_ le roi de Pologne, qui craignait à la fois le saint-siège et
l'empereur, les paya de défaites, s'effraya de leurs _quatre articles_,
et finit, après les avoir promenés de conférences en conférences, par
leur promettre sa protection pour les réconcilier avec Sigismond et avec
le pape. Les mandataires du juste-milieu bohème subirent en outre
la honte d'être logés en Pologne dans _des endroits séquestrés et
inhabités_; parce que, comme le pape avait décrété d'interdiction tous
les lieux souillés par leur présence, le _peuple aurait été privé du
service divin_ là où ils auraient séjourné.

Pendant ce temps, les Taborites continuaient leur guerre de partisans,
et les troupes impériales entretenaient leur fureur par des provocations
féroces. Les capitaines des garnisons de Sigismond faisaient des
sorties, entraient à cheval dans les églises calixtines, massacraient
les communiants, et faisaient boire le vin des calices à leurs chevaux.
De leur côté, les Praguois enlevèrent le château de Conraditz, après que
la garnison eut capitulé et se fut retirée à cheval. La forteresse fut
brûlée.

Dès les premiers jours de l'année 1421, Ziska sortit de Prague pour
aller visiter _ses bons amis et ses beaux-frères_; c'est ainsi qu'il
appelait les moines. Il faut répéter ici que cette guerre aux couvents
ne manquait pas de périls, et que Ziska y perdit beaucoup de monde. On
ne les prenait déjà plus à l'improviste; tous s'étaient mis en état de
défense, et soutenaient de véritables sièges. Les nonnes mêmes, appelant
les troupes impériales à leur secours, faisaient bonne résistance, et
subissaient les horreurs de la guerre. On les noyait dans leurs fossés,
on les pendait aux arbres de leurs jardins. Beaucoup de ces infortunées,
dit-on, moururent de peur avant que l'implacable main des Taborites se
fût appesantie sur elles, ou de misère et de froid, en fuyant à travers
les bois et les montagnes.

Ziska passait sans interruption et sans repos d'une conquête à l'autre.
La ville royale de Mise[26] se rendit à lui volontairement. C'était la
patrie de Jacobel, qui l'avait convertie au hussitisme. La forteresse
de Schwamberg capitula après six jours de siège. Rockisane, patrie du
fameux Jean Rockisane, qui devait bientôt jouer un grand rôle dans cette
révolution, fut conquise. Chotieborz et Przelaucz eurent le même sort.
Cottiburg se défendit; plus de mille Taborites y périrent. Commotau fut
livrée par une sentinelle allemande, qui tendit son chapeau par un
trou de la muraille, pour qu'on le lui remplit d'argent. Les Taborites
châtièrent sa lâcheté après en avoir profilé, et l'immolèrent le
premier. Ziska avait été aigri durant le siège de cette ville par les
bravades des femmes, qui s'étaient montrées nues sur les murailles pour
l'insulter. Précédemment, plusieurs Taborites et deux de leurs prêtres y
avaient été brûlés. Il fit passer deux ou trois mille citoyens au fil de
l'épée, et cette fois n'épargna ni femmes ni enfants. On fit brûler
les gentilshommes, les prêtres, et bon nombre d'ouvriers. Les femmes
taborites se chargèrent de l'exécution des femmes catholiques, «sans
même épargner les femmes grosses.» Cette ville d'_Iduméens_ et
d'_Amalécites_, comme disaient les Taborites, fut traitée avec toute la
fureur que comportaient leurs sinistres prophéties. Un historien raconte
avoir vu, plusieurs siècles après, des traces étranges de cette affreuse
tragédie. «Dans le cimetière de cette ville, dit-il, il y a une si
prodigieuse quantité de dents humaines, que, quand il pleut surtout, on
peut amasser dans la terre amollie des _dents toutes pures_. Si vous
enfoncez le doigt dans la terre, vous y trouverez des _essaims de
dents_. Et même dans les fentes des murailles, où elles sont mêlées au
ciment. Cela vient, m'a-t-on dit, de ce que ceux qui ont été massacrés
là n'ont point été inhumés, etc.»

[Note 26: Ou Mtiti.]

Apres Commotau, les Taborites prirent Beraun, et s'y conduisirent avec
plus de douceur; Ziska commanda d'épargner le sang. Les prêtres ne
furent brûlés qu'après avoir refusé pendant tout un jour d'embrasser le
hussitisme. Un jour de patience, c'était beaucoup pour les vainqueurs,
à ce qu'il paraît. Les habitants de Melnik envoyèrent des députés pour
faire leur soumission et accepter les articles du taborisme. Broda fut
traitée comme Commotau, pour avoir été ennemie jurée de Jean Huss.
Kaurschim, Kolin, Chrudim et Raudniiz se rendirent et firent profession
de foi taborite. Les habitants furent les premiers à brûler leurs
églises, à ruiner leurs couvents, à massacrer leurs moines, et à jeter
leurs prêtres dans la poix ardente.

De là Ziska marcha vers la montagne de Cuttemberg, dans le Baehmer-Wald.
C'es là que les années précédentes, et récemment encore, les ouvriers
des mines, qui étaient presque tous Allemands et du parti de
l'empereur[27], avaient persécuté les Taborites. Ils se les achetaient
les uns aux autres pour avoir le plaisir de les tuer. On donnait cinq
florins pour un prêtre, et un florin pour un séculier. On en avait jeté
dix-sept cents dans la première mine, treize cents dans la seconde,
et autant dans la troisième. «C'est pourquoi, dit un historien, on a
toujours célébré l'office des martyrs en ce lieu, le 8 avril, sans que
personne ait pu l'empêcher, jusqu'en 1621.»

[Note 27: Ils jouissaient des grands privilèges accordés aux
ouvriers et aux paysans de cette frontière depuis l'an 1040, pour
l'avoir vaillamment défendue contre l'empereur Henri III. Ils ne
payaient pas d'impôts, avaient un sénat particulier, etc.]

En apprenant l'approche du vengeur, ceux de Cuttemberg allèrent
au-devant de lui, avec un prêtre qui portait l'Eucharistie. Ils se
mirent tous à genoux pour demander grâce, et ils l'obtinrent. Quoi qu'on
en ait dit, Ziska était dirigé en tout par les conseils de la politique,
et ne se livrait à ses ressentiments que lorsqu'ils lui paraissaient
nécessaires au succès de son oeuvre. Les mines d'argent de Cuttemberg
étaient le trésor du royaume; et Ziska, d'accord avec ceux de Prague,
résolut de conserver cette province. Un prêtre taborite reprocha aux
Cuttembergeois leur conduite passée, les exhorta à n'y plus retomber,
et leur signifia les conditions de la paix. Tous ceux qui voudraient
changer de religion seraient traités en frères; tous ceux qui ne le
voudraient pas auraient trois mois pour vendre leurs biens et se retirer
où bon leur semblerait. Il est triste de dire que la clémence de Ziska
ne lui profita pas, et qu'il fut forcé de l'abjurer plus tard. Il
est évident que, dans la marche politique qu'il s'était tracée, tout
mouvement de pitié devenait une faute.

Vers cette époque, Ziska commença à sentir son autorité débordée par le
zèle farouche de ses Taborites. Il les avait dominés jusque-là avec une
grande habileté. Aux approches du premier siège de Prague, lorsque la
nation ne connaissait pas encore bien ses forces, et voyait arriver,
avec une rage mêlée de terreur, la nombreuse armée de Sigismond, Ziska,
comprenant bien que le zèle religieux de Tabor pouvait seul donner
l'élan nécessaire à une résistance désespérée, avait favorisé cet élan,
et avait paru le partager entièrement. A cette époque de fièvre
et d'angoisse, on l'avait vu revêtir le caractère de prêtre, afin
d'imprimer plus d'autorité à son commandement. Il s'était fait taborite
en apparence. Il avait administré lui-même la communion, il avait prêché
et prophétisé comme les apôtres de Tabor et des villes sacrées. Après
la défaite et la fuite de l'empereur, et durant les conférences pour
religion dont nous avons parlé plus haut, Ziska avait vu son influence
dans les affaires et dans les conseils de Prague, très-ébranlée par son
essai de taborisme. Il en avait été réprimandé par le clergé calixtin;
et sans se prononcer contre les articles taborites incriminés, il avait
adhéré, plutôt sous main qu'ostensiblement, aux quatre articles dont
les Hussites modérés ne voulaient point sortir. Depuis cette époque,
il demeura calixtin, et se fit toujours dire les offices _selon les
missels_ et administrer la communion par un prêtre calixtin, qui ne
le quittait pas et qui officiait auprès de sa personne en habits
sacerdotaux. Rien n'était plus opposé aux idées et aux sympathies des
Taborites; et cependant, soit qu'il mît un art infini à leur faire
accepter cette conduite, soit qu'ils sentissent le besoin de ce chef
invincible, ils n'avaient point murmuré. Peut-être aussi étaient-ils
trop divisés en fait de principe pour former une sédition de quelque
importance. Mais, à mesure que l'adhésion des villes et le progrès de
leur propagande leur donnèrent de l'assurance, un élément de révolte
se manifesta dans leurs rangs. Les historiens ont presque tous donné
indifféremment le nom de Picards à la secte qui s'était introduite au
sein du taborisme, vers l'année 1417. Le moine Prémontré Jean en était
un des plus ardents apôtres, et nous verrons bientôt qu'il essaya
d'ébranler le pouvoir illimité du redoutable aveugle.

Ziska, sentant qu'un ferment de discorde s'était introduit parmi les
siens, résolut de le combattre énergiquement. La capitulation de
Cuttemberg n'avait pas été observée très-fidèlement par les Taborites
de Prague; on avait maltraité plusieurs catholiques, en dépit de la loi
jurée. A Sedlitz, dans le district Czaslaw, Ziska voulut épargner les
bâtiments d'un superbe monastère, et défendit à ses gens de l'endommager
en aucune façon. Cependant un d'entre eux y mit le feu durant la nuit.
Ziska procéda, dit-on, pour découvrir et châtier cette désobéissance,
avec sa ruse et sa cruauté accoutumées. Il feignit d'approuver
l'incendie et de vouloir récompenser l'une bonne somme d'argent celui
qui viendrait s'en vanter à lui. Le coupable se nomma. Ziska lui compta
l'argent, et le lui fit avaler fondu; ensuite il décréta de fortes
peines contre ceux qui mettraient désormais le feu sans son ordre.
On peut croire, d'après cette mesure, qu'en plus d'une occasion ses
intentions de vengeance à l'égard des vaincus avaient été outrepassées,
et qu'il n'avait pas toujours été aussi obéi qu'il avait voulu le
paraître. Cependant il se borna, pour cette fois, à faire périr à Tabor
quelques-uns de ces Picards qui murmuraient contre lui; et, entraînant
ses Taborites dans une nouvelle course, il leur fit ou leur laissa
détruire encore plus de trente monastères. Enfin, réuni à ceux de
Prague, il prit Jaromir avec beaucoup de peine, et la traita fort
durement, parce que ses habitants avaient déclaré vouloir se rendre aux
Calixtins de Prague, et non à lui.

Pendant ce temps, Jean le Prémontré détruisait aussi des monastères:
à Prague, il dispersa violemment la communauté des religieuses de
Saint-Georges, qu'on avait épargnées jusque-là parce qu'elles étaient
toutes filles de qualité. Ailleurs, il brûla les couvents et les
moines. Dans un autre couvent de femmes, à Brux, sept nonnes ayant été
massacrées au pied de l'autel, la légende rapporte que la statue de la
Vierge détourna la tête, et que l'enfant Jésus, qu'elle portait dans son
giron, lui mit le doigt dans la bouche.

Enfin la ville de Boleslaw se rendit à ceux de Prague, et le seigneur
catholique Jean de Michalovitz, à qui l'on enleva dans le même temps
une bonne forteresse, fut repoussé avec perte, après avoir tenté de
reprendre Boleslaw.



                                     X.


Tant de succès firent ouvrir les yeux au parti catholique sur
l'importance et la force de la révolution. Un moment vint où, n'espérant
plus la conjurer, il résolut de l'accepter, afin de n'être point brisé
par elle. Sigismond ne pouvait inspirer d'affection à personne: il
avait mécontenté tous ses amis. Les Rosemberg furent des premiers à
l'abandonner, et une diète générale fut assemblée à Czaslaw, où presque
toute la noblesse déclara qu'elle se détachait du parti de l'empereur.
Quant à la religion, les Hussites, qui voulaient des gages, eurent bon
marché de ces consciences si orthodoxes, et leur firent accepter leur
quatre articles calixtins sans difficulté. Mais à ces quatre articles
ils en ajoutaient un cinquième, qui portait l'engagement de ne
reconnaître pour roi que l'élu de la diète nationale. Les villes de
la Moravie, à qui on avait écrit d'adhérer à ces cinq articles ou de
s'attendre à la guerre, envoyèrent des députés à cette diète pour faire
savoir qu'elles se rangeraient aisément aux quatre premiers, mais que le
cinquième était grave et demandait le temps de la réflexion. Ces actes
officiels fout assez voir que la foi catholique était peu brillante
à cette époque; que Rome n'était plus qu'une puissance temporelle,
représentée par l'empereur plus que par le pape, et que si l'on n'eût
craint une lutte politique avec ces potentats, on se fût volontiers
raillé des décisions des conciles.

On ne nous dit pas si Ziska fut présent à cette diète, mais il est
certain qu'il y donna les mains, et qu'il ne rejeta pas l'alliance
des seigneurs catholiques contre Sigismond. Le gros des Taborites se
laissait guider par lui; mais les Picards, et ceux qui avaient été
exaltés par eux et qui s'intitulaient déjà nouveaux Taborites ou
Taborites réformés, l'en blâmèrent ouvertement. Ces Taborites picards
étaient assez nombreux à Prague. Partout ailleurs ils eussent été sous
la main terrible de Ziska. A Prague, ils pouvaient se glisser encore
inaperçus entre les divers partis. Jean le Prémontré les échauffait
de sa parole ardente et de son zèle fougueux. Il déclamait contre
l'alliance avec les catholiques, signalait les Wartemberg et les
Rosemberg surtout, comme capables de toutes les lâchetés et de toutes
les trahisons, prédisait qu'ils perdraient la révolution et vendraient
la Bohème au premier souverain qui voudrait acheter leur vote et leurs
armes: la suite des événements prouva bien qu'il ne s'était pas trompé.

Malgré ces protestations, les catholiques furent acceptés, et, à leur
tour, ils protestèrent contre Sigismond et contre l'Église. Conrad,
archevêque de Prague, celui qui avait récemment couronné l'empereur,
embrassa solennellement le Hussitisme et rompit avec Rome. Ulric de
Rosemberg, cet athée superstitieux qui avait des visions, qui avait déjà
abjuré deux fois, la première pour Jean Huss et la seconde pour Martin
V, ce traître qui avait servi sous Ziska, et ensuite sous Sigismond,
présida la diète avec l'archevêque, et proclama, en son propre nom et au
nom de tous les membres du clergé et de la noblesse, les quatre articles
calixtins et la déchéance de l'empereur au trône de Bohème. Il y a
cependant des réserves perfides dans cette déclaration. Il y est dit
textuellement qu'on défendra les quatre articles «envers et contre
tous,» _à moins que peut-être on ne nous enseigne mieux par l'Écriture
sainte, ce que les docteurs de l'académie de Prague n'ont encore pu
faire_. A propos de la déchéance de Sigismond, il est dit encore: «Que
de notre vie, _à moins que Dieu par quelque fatalité secrète ne semble
le vouloir ainsi_, nous ne recevrons Sigismond, parce qu'il nous a
trompés, etc.»

Cette convention fut faite au nom de Prague, des _citoyens de Tabor_, de
toute la noblesse des villes, etc. Sans rien statuer pour l'avenir, le
parti catholique et le juste-milieu, qui s'entendaient tacitement pour
avoir un roi étranger, élurent vingt personnes _intègres et graves_ pour
administrer le royaume _pendant la vacance_; quatre consuls des villes
de Prague représentant la bourgeoisie, cinq _seigneurs_ représentant
la grandesse de Bohème, sept _gentilshommes_ représentant la petite
noblesse, etc. A la tête des gentilshommes était nommé Jean Ziska, et le
nombre des représentants de cette classe montre qu'elle était la plus
nombreuse et la plus influente. Il était dit que ces _régents_ auraient
plein pouvoir; mais la foule de réticences et de cas réservés qui suit
cet article montre la mauvaise foi des catholiques; ce sont autant de
portes ouvertes pour s'échapper quand le vent de la fortune fera flotter
les étendards de ces nobles vers un autre point de l'horizon. En cas de
division dans le conseil des régents, la diète constituait deux prêtres
comme conseils. L'un de ces deux prêtres dictateurs mourut de la peste
en voyage; l'autre, Jean de Przibam, dès qu'il fut de retour à Prague,
eut affaire au terrible moine Jean, qui l'accusa d'avoir outrepassé
son mandat de député, et le fit condamner et chasser de la ville. Le
Prémontré avait alors beaucoup d'influence à Prague. Peu de temps après,
il accusa de trahison Jean Sadlo, gentilhomme qui avait livré les
Bohémiens aux Allemands dans un combat, et l'ayant appelé à comparaître
sous de bonnes promesses, il le fit saisir de nuit et décapiter dans la
maison de ville de la vieille Prague. Les catholiques et les Calixtins
qui commençaient à s'inquiéter du Prémontré, espèce de Montagnard à
la tête d'un club de Jacobins, firent de grandes lamentations sur le
meurtre de Jean Sadlo, et le revendiquèrent dans les deux camps comme un
membre fidèle de leur communion; ce qui ne prouve pas beaucoup en faveur
de la loyauté de ce Jean Sadlo.

Pendant que ces événements se passaient à Prague, Sigismond députait des
ambassadeurs à la diète de Czaslaw. Ils eurent beaucoup de peine à s'y
faire admettre, et ayant commencé leur discours par de longues louanges
de l'empereur, ils furent brusquement interrompus par Ulric de
Rosemberg, qui se montrait alors des plus acharnés contre son maître:
«Laissez cela, leur dit-il, et nous montrez vos lettres de créance.» La
lettre de l'empereur était mêlée de fiel et de miel. Il offrait la paix,
son amitié, presque la liberté des cultes, la réparation des injures
et des dommages commis par son armée: tout cela aux catholiques et au
juste-milieu. Mais il donnait à entendre qu'il sévirait avec rigueur
contre les Taborites, et menaçait, si on ne les abandonnait à sa colère,
d'amener en Bohème _ses voisins et ses amis: quand même_, ajoutait
il, _nous saurions que cela ne se pourrait faire sans que vous en
souffrissiez des pertes irréparables pour vous et votre postérité, et
sans un déshonneur qui vous exposerait aux railleries mordantes du reste
du monde_. Cette lettre maladroite et dure irrita tous les esprits. On
eût peut-être sacrifié les Taborites, si on eût pu prendre confiance à
la parole de Sigismond; mais on le connaissait trop: il avait eu le tort
de se montrer. La réponse de la diète fut belle et fière.

«Très-illustre prince et roi, puisque votre auguste Majesté nous promet
d'écouter nos griefs et nous invite à les lui faire connaître, les
voici:--Vous avez permis, au grand déshonneur de notre patrie, qu'on
brûlât maître Jean Huss, qui était allé à Constance avec un sauf-conduit
de Votre Majesté. Tous les hérétiques ont eu la liberté de parler au
concile; il n'y a eu que nos excellents hommes à qui on l'ait refusée.
Vous avez fait brûler maître Jérôme de Prague, homme de bien et de
science, qui y était allé également sous la foi publique. Vous avez fait
proscrire, frapper d'anathème et excommunier la Bohème, et vous avez
fait publier cette bulle d'excommunication à Breslaw, à la honte et à la
ruine de la Bohème; car vous avez excité et ameuté contre nous tous les
pays circonvoisins, comme contre des hérétiques publics. Les princes
étrangers que vous avez déchaînés contre nous ont mis la Bohême à feu
et à sang, sans épargner ni âge, ni sexe, ni condition, ni séculier, ni
religieux. Vous avez fait tirer par des chevaux et brûler à Breslaw Jean
de Crasa, notre concitoyen, parce qu'il approuvait la communion sous les
deux espèces. Vous avez fait trancher la tête à des citoyens de Breslaw
pour une faute qui, à la vérité, avait été commise contre Wenceslas,
mais qui avait été pardonnée. Vous avez aliéné le duché de Brabant, que
Charles IV votre père avait acquis par de rudes travaux (_Herculeis
laboribus_). Vous avez engagé la Marche de Brandebourg sans le
consentement de la nation. Vous avez fait transporter hors du royaume la
couronne impériale, comme pour nous exposer aux railleries et aux mépris
de l'univers. Vous avez emporté les saintes reliques qui nous faisaient
honneur, les divers joyaux amassés par nos ancêtres et légués aux
monastères. Vous avez aliéné, contre nos droits et coutumes, la _mense
royale_[28] et tout l'argent qui y était destiné à l'entretien des veuves
et des orphelins. En un mot, vous avez violé et enlevé tous nos titres,
droits et privilèges, tant en Bohème qu'en Moravie; et, par cette
raison, vous êtes cause de tous nos désordres publics. C'est pourquoi
nous prions Votre Majesté de nous restituer toutes ces choses et d'ôter
de dessus nous tous ces opprobres; de rendre à la nation, les trois
provinces qui en ont été détachées à l'insu des trois ordres du royaume;
de rapporter la couronne de Bohême, les choses sacrées de l'empire, les
joyaux, la mense, les lettres publiques, les diplômes et tout ce qui a
été soustrait; d'empêcher les nations voisines, et surtout celles qui
sont comprises dans la Bohême (la Moravie, la Silésie, le Brabant, la
Lusace et le Brandebourg), de nous troubler et de répandre notre sang.
Nous prions aussi Votre Majesté de nous faire savoir sa résolution
_claire et nette_, à l'endroit des quatre articles dont nous sommes
absolument résolus de ne pas nous départir, non plus que de nos droits,
constitutions, privilèges et bonnes coutumes, etc.»

[Note 28: C'était un trésor public dont le roi ne pouvait disposer
qu'en faveur des pauvres.]

Il paraît que cette pièce a en latin un cachet de grandeur ou, pour
mieux dire, de _grandesse_ imposante qui montre ce que la haute
seigneurie de Bohème avait été jadis, plutôt que ce qu'elle était
désormais. Ces grands qui invoquaient leurs antiques privilèges, et qui
faisaient consister l'honneur de la patrie dans leurs joyaux et dans
leurs parchemins, ne voyaient pas par où ils étaient sérieusement
menacés; et en disputant à l'empereur les franchises de la nation, ils
ne sentaient pas que la nation, désabusée de tout prestige, n'était
plus là pour les leur faire reconquérir au prix de son sang. Le peuple
voulait ces franchises pour lui-même, et non plus seulement pour ces
grands et pour ces monastères qu'il écrasait et dévastait pour son
propre compte. Le peuple voulait faire partie de ce corps respectable
qu'on appelait le royaume; et la haute noblesse, en ne donnant
pas sincèrement les mains à son admission, ne faisait, en bravant
l'empereur, qu'une inutile provocation. Il eût fallu opter. Elle crut
pouvoir se soutenir par elle-même contre l'ennemi du dehors et contre
celui du dedans. Les Taborites et les Picards protestèrent tout bas; et
au jour du danger, les nobles ne purent recouvrer leurs privilèges qu'en
s'humiliant et en s'avilissant sous les pieds de l'empereur.

Sigismond répondit encore une fois qu'il était innocent de la mort de
Jean Huss et de Jérôme de Prague, et que son intercession en faveur de
la Bohème lui avait valu au concile des _choses fort dures à digérer;_
que ce n'était pas la Bohème en elle-même qui avait été flétrie et
condamnée, mais de _mauvaises gens_ qui avaient pillé, brûlé, etc.; en
d'autres termes, que la noblesse n'avait pas été compromise dans la
proscription et pouvait se réhabiliter, grâce à lui; mais que ces
mauvaises gens, c'est-à-dire le peuple et ses apôtres, devaient être
châtiés et déshonorés à la face du monde. L'empereur prétendait n'avoir
emporté la couronne, les titres, les joyaux et les reliques que pour
les soustraire aux outrages; que d'ailleurs ces mêmes grands qui lui
reprochaient cette action comme un vol, l'y avaient autorisé eux-mêmes,
de leurs conseils et de leurs sceaux. Il comptait remettre à l'arbitrage
des princes _ses voisins et ses amis_ les désordres et les dommages dont
on l'accusait en Bohème. Il concluait en promettant à la grandesse une
augmentation de privilèges, en reprochant avec amertume au peuple la
destruction de Wisrhad, des temples augustes et des belles églises de
Prague, et en le menaçant de la colère de ses amis, c'est-à-dire de
l'invasion étrangère, s'il ne respectait l'église de Saint-Weit et la
forteresse de Saint-Wenceslas.

Pendant qu'on parlementait ainsi, Sigismond, comptant toujours sur ses
armées, fit entrer en Bohème vingt mille Silésiens qui massacraient
hommes et femmes, coupaient les pieds, les mains et le nez aux enfants.
Aussi lâches que féroces, ils prirent la fuite sur la seule nouvelle
que Ziska marchait contre eux. Les paysans et les troupes taborites des
villes voisines, s'étant rassemblés à la hâte, voulurent les poursuivre
jusqu'en Silésie. Mais le seigneur Czinko de Wartemberg, celui que le
moine Jean avait déjà désigné comme un traître, entra en composition
avec les ennemis, et défendit à ses gens d'incommoder leur retraite.
Ambroise, curé calixtin de Graditz, souleva le peuple contre Czinko; et
les paysans l'auraient assommé avec leurs fléaux ferrés, s'il ne se
fût retiré au plus vite. Ambroise écrivit à Prague pour l'accuser de
trahison, et vraisemblablement le Prémontré se hâta de prêcher contre
lui. Il est probable qu'on eût pu conquérir la Silésie sans la défection
de ce Wartemberg. Mais les grands justifièrent leur collègue, et le
juste-milieu passa condamnation.



                                     XI


La plupart des historiens placent à l'année 1421, au milieu de laquelle
nous voici arrivés, la persécution principale de la secte des Picards
par Jean Ziska. Voici ce qu'ils racontent:

Une fois, Ziska apprit qu'une secte (les uns disent qu'elle était
composée de quarante personnes, les autres d'une grande multitude)
s'était emparée d'une île dans la rivière de _Lusinitz_ (je ne pense
pas qu'aucune rivière ait d'île assez grande pour être occupée par une
grande multitude). Cette secte était venue de France (de _la Gaule
Belgique_) avec un prêtre nommé _Picard_, qui se disait fils de Dieu, et
se faisait appeler Adam. Il faisait des mariages, ce qui n'empêchait
pas que les femmes fussent communes entre eux; assertion fort
contradictoire. Ils allaient nus, satisfaisaient leurs passions au
milieu de leurs offices religieux, se livraient à mille dérèglements
qu'on ne peut même indiquer, et tout cela au nom de leur croyance, avec
un fanatisme sérieux, se disant les seuls hommes libres, les seuls
enfants de Dieu, les êtres purs par excellence, qui ne pouvaient pécher,
parce qu'ils étaient arrivés à l'état de perfection et de sainteté qui
n'admet plus la notion du mal. «Il en sortit un jour quarante de l'île,
qui forcèrent les villages voisins et tuèrent plus de deux cents
paysans, les appelant enfants du diable. Ziska les assiégea dans leur
île, s'en rendit maître, et les passa tous au fil de l'épée, à la
réserve de deux, de qui il voulait apprendre quelle était leur
superstition,» et des femmes dont plusieurs accouchèrent en prison sans
qu'on pût les convertir. Ulric de Rosemberg se donna le plaisir de les
faire brûler. _Elles souffrirent le feu en riant et en chantant_. Les
historiens appellent cette secte du nom de Picards, d'Adamites et
de Nicolaïtes, indifféremment, et disent qu'elle se montra aussi en
Moravie, dans une île de rivière; qu'elle y pratiquait les mêmes
délires, et y professait la même croyance. Elle y fut immolée par les
catholiques, et souffrit les supplices avec le même enthousiasme.

On raconte que d'autres fois, à différentes époques, Ziska persécuta les
Picards, et enfin qu'il les poursuivit à outrance en 1421. Deux de leurs
prêtres, dont l'un était surnommé _Loquis_, à cause de son éloquence,
furent arrêtés d'abord par un gentilhomme calixtin, et relâchés à la
prière des Taborites; puis arrêtés de nouveau à Chrudim, ils furent
attachés à un poteau par le capitaine de la ville, qui demanda à
_Loquis_, en lui assénant un grand coup de poing sur la tête, ce qu'il
pensait de l'Eucharistie. Martin Loquis répondit tranquillement que le
dogme de la présence réelle était une profanation et une idolâtrie.
Là-dessus les Calixtins voulurent les brûler. Mais le curé calixtin de
Graditz, ce même Ambroise qui avait montré tant d'énergie dans l'affaire
des Silésiens, intercéda pour les prisonniers, qui furent remis entre
ses mains. Il les emmena à Graditz, les garda quinze jours, et tâcha
vainement de les amener à ses sentiments. L'archevêque calixtin Conrad
les fit conduire à Raudnitz, et les garda huit mois dans un cachot,
défendant au peuple de les visiter, de peur de la contagion. Ziska les
réclama afin de les envoyer _brûler pour l'exemple_ à Prague; mais les
consuls de Prague s'y opposèrent, _craignant une sédition dans la ville,
parce que Martin Loquis y avait beaucoup de partisans_. Ils préférèrent
envoyer un consul avec un bourreau à Raudnitz, afin que Conrad punît les
prisonniers _à son gré_. L'archevêque calixtin les fit torturer, «et ils
nommèrent dans les tourments quelques-uns de ceux qui étaient dans leurs
sentiments sur l'Eucharistie. L'archevêque les exhortant de nouveau
à revenir de leurs erreurs: _Ce n'est pas nous qui sommes séduits,
répondirent-ils en souriant, c'est vous qui, trompés par le clergé,
vous mettez à genoux devant la créature_.» Enfin ils furent conduits au
supplice; «et comme on les exhortait à se recommander aux prières du
peuple: _Ce n'est pas nous_, dirent-ils encore, _qui avons besoin de
prières; que ceux qui en ont besoin en demandent_. Ils furent tous deux
jetés dans un tonneau plein de poix ardente.»

Il résulte bien clairement de ces faits que les Calixtins avaient
tellement pris le dessus en Bohème, qu'on ne professait plus ouvertement
la négation de la présence réelle, et que ceux qui le faisaient
subissaient le martyre. Il en résulte clairement aussi que le nombre de
ceux qu'on appelait outrageusement Picards (c'était un terme de mépris
que les sectes ennemies se renvoyaient depuis longtemps l'une à l'autre,
sans qu'aucune voulût l'accepter, si ce n'est peut-être les Adamites de
la rivière) était considérable, puisqu'on craignait la fureur du
peuple en les immolant devant lui. Les suites du martyre de Loquis le
prouveront de reste.

Il n'y avait de commun, entre les principes de Loquis ou des nouveaux
Taborites, et ceux d'Adam et de ses adeptes habitants des îles, que la
négation de la présence réelle. Voilà sans doute pourquoi les historiens
les confondirent, soit par erreur, soit par malice. Les Picards, qui ne
différaient guère des Vaudois acceptés depuis longtemps, étaient chers
aux Taborites, et tellement mêles à eux, que toute l'armée de Tabor
montrait assez, par sa manière de communier sans appareil, sans observer
le jeûne, sans exclure les _enfants_ ni les _fous_, en un mot, sans
aucune des prescriptions de l'église calixtine, qu'elle était picarde,
c'est-à-dire qu'elle ne croyait pas à la _présence réelle_[29]. Ce dogme
catholique eût donc peut-être été abjuré à cette époque par toutes les
nations, si la conjuration taborite eût triomphé en Bohême. Mais
les temps n'étaient pas mûrs. Le peuple n'était pas assez fort pour
triompher des hautes classes, et les hautes classes ne se sentaient
pas ou ne se croyaient pas assez fortes pour triompher des souverains,
lesquels, à leur tour, n'osaient pas lutter contre l'Église. Le dogme
populaire devait donc échouer là, et, après d'héroïques efforts, périr
en laissant après lui une mystérieuse propagande, impuissante pour
quelque temps encore contre les dogmes Officiels.

[Note 29: Jean Huss croyait à cette _présence réelle_. Lors de la
première grande communion des Taborites eu pleine campagne, au début
de la révolution, presque tous étaient à peu près Calixtins. Mais la
conférence de Prague et la prophétie taborite qu'en peu de temps on
s'était désabuse de ce dogme. La négation de la _présence réelle_ fit de
continuels progrès. Contenue par Ziska, elle éclata après sa mort, et
tout le Taborisme fut Picard, _anti-adorateur_ de l'Eucharistie. Ziska
ne sut jamais ou ne voulut jamais savoir combien il avait de Picards
dans son armée. Les villes sacrées de la prédiction qui, en tout temps,
lui furent d'un si héroïque secours, étaient d'origine vaudoise. Elles
avaient embrassé le Joannisme dès le douzième siècle, en donnant asile
aux Vaudois fugitifs persécutés en France.]

Nous laisserons à Martin Loquis, à Jean le Prémontré, et à leurs
nombreux adeptes, le surnom de Picards, sans nous préoccuper des
pédantesques dissertations qu'on pourrait faire sur cette matière. Ce
serait le droit d'un historien de leur inventer un nom qui exprimât leur
véritable croyance; mais je ne puis m'arroger ce droit, et, pour rester
clair, je laisserai ce nom, qui fut si injurieux et qui ne l'est plus, à
ces martyrs de la vérité.

«Cependant, que ferons-nous donc, dit M. de Beausobre, dans son
intéressante dissertation, de ces Adamites de la rivière de Lusinitz?»
M. de Beausobre les distingue complètement des autres Picards immolés
aussi par Ziska, qui ne voulait pas les distinguer; et M. de Beausobre a
raison. Mais peut-être se laisse-t-il égarer par sa généreuse candeur,
lorsqu'il s'efforce de prouver que les Adamites n'ont jamais existé,
ou bien qu'ils ne pratiquaient ni la promiscuité, ni la nudité, ni les
abominations qu'on leur impute. Sans entrer dans l'ingénieuse mais
puérile discussion des textes, des mots à double sens, des dates et des
rapprochements, il me semble qu'on peut admettre, avec les historiens de
tous les partis qui l'ont attestée, l'existence de ces Adamites. Pour
cela il suffit de se reporter à la source de toutes les idées élaborées
dans le Taborisme, à la grande prédiction taborite que nous avons
rapportée et _rajustée_, pour la rendre intelligible. Cette prédiction
impliquait deux époques. L'une de travail, de souffrance, d'action,
de colère, de vengeance et d'extermination, durant laquelle, de leur
autorité privée, les nouveaux croyants distinguaient ce qui est juste et
injuste, ce qu'il fallait observer et ce qu'il fallait abolir, enfin,
ce qui, selon eux, était bien ou mal. L'autre époque était un idéal
de perfection, de repos, de douceur, de tolérance, de fraternité et
d'innocence, dans lequel, à la venue de Jésus-Christ sur la terre, on
devait entrer immédiatement après l'extermination de la race impie et
de la vieille société. Dans ce temps-là, il ne devait plus y avoir ni
écritures, ni prêtres, ni préceptes, parce que les hommes étant arrivés
à l'état paradisiaque, le mal serait banni de la terre, et tout serait
_bien_. Ce rêve de perfection mal compris, et appliqué sans idéal à la
réalité présente, suffisait pour engendrer la secte des Adamites. La
prédiction des Taborites n'était pas nouvelle. Elle était renouvelée des
Vaudois, qui la leur avaient apportée sous d'autres formes deux siècles
auparavant. La secte des Adamites n'était pas nouvelle non plus; elle
avait été apportée de France; elle avait traversé plusieurs époques et
plusieurs contrées. Elle était même éternelle, comme la virtualité
de toutes les idées et aussi ancienne de manifestation que le
christianisme. Elle ne devait pas finir absolument en Bohème; on l'a
revue sous d'autres formes chez les Anabaptistes de Munster; on
l'a revue plus récemment encore dans de malheureux essais pour
l'émancipation des femmes. C'est une de ces sectes exubérantes,
excessives et délirantes, dont j'ai promis, au commencement de ce récit,
de parler un peu, et voici ce peu que j'ai à en dire.

Toujours l'homme a rêvé l'idéal, soit au ciel, soit sur la terre. Chacun
a construit cet idéal selon la portée de son intelligence ou l'ardeur
de ses désirs, selon la fièvre de ses instincts ou la sublimité de
ses sentiments. Les Taborites, en rêvant sur la terre les jouissances
célestes, la fraternité la plus tendre, l'amour le plus chaste (les
sens ne devaient plus avoir de part à la reproduction de l'espèce),
montraient combien de charité, d'austérité, de dévouement et de justice
brûlait au fond de ces âmes farouches, emportées, dans leur projet
sublime, par la fureur des temps et l'implacabilité du fanatisme. Les
Adamites, au contraire, en voulant réaliser, au milieu des excès du
présent, la liberté absolue de l'avenir, se montraient insensés. De
plus, en rêvant cette liberté grossière et brutale, ils faisaient bien
voir que leur fanatisme était du dernier ordre, et qu'en voulant arriver
à l'innocence des anges, ils ne savaient arriver qu'à celle des bêtes.
Cependant ils s'aimaient entre eux, ils s'appelaient frères, et
pratiquaient une fraternité absolue; ils souffrirent le supplice en
riant et en chantant. Ils furent martyrs, eux aussi, de leur foi; car
leurs femmes ne pratiquaient pas, comme celles de la régence, une
dévotion et un libertinage opposés, en principe, l'un à l'autre. Elles
croyaient à la sainteté de leurs bacchanales: elles étaient folles.
Fallait-il les brûler ou les plaindre? Et aujourd'hui qu'on ne brûle
plus, ne faut-il pas plaindre et convertir celles qui professent le
dogme immonde du la promiscuité? Heureusement le nombre des hypocrites
est si grand, que celui des fous et des folles est très-restreint. Il ne
menace point la société comme on a feint de le croire. Le dogme de la
promiscuité ne laisse que des traces passagères dans les guerres de
religion. Il rentra promptement dans la nuit chaque fois qu'il voulut
reprendre à la vie; et de nos jours, quoi qu'on en dise, il n'a frappé
que de malheureuses têtes dévouées à l'erreur, préparées à l'ivresse par
quelque défectuosité de l'intelligence. Les plus belles mains ont eu
quelquefois des verrues. Les chirurgiens les coupent et les brûlent en
vain: elles passent d'elles-mêmes quand l'enfance passe. L'adamisme
disparaîtra de la terre quand la véritable loi du mariage sera
proclamée.

Pour en revenir à l'histoire du _redoutable aveugle_, il est probable
que Ziska extermina les insulaires de la rivière de Lusinitz[30], par
un mouvement spontané d'indignation contre leurs pratiques, et pour se
défaire d'un voisinage agressif qui s'était annonce par des hostilités.
Quant aux Picards son intention est plus mystérieuse, et les historiens
ne font pas de difficulté de l'attribuer à la pureté de ses principes
calixtins. Cependant quand on se rappelle que Ziska, en d'autres temps,
s'était montré zélé taborite, qu'il avait donné la communion, qu'il
avait prophétisé; quand on le voit jusque-là vivant en si bonne
intelligence, et se rendant si cher à ces Taborites qui avaient nié la
_présence réelle_ et qui n'y croyaient pas, on peut présumer que Ziska
châtiait dans Loquis et redoutait dans le Prémontié des hommes d'une
politique plus hardie encore et d'une influence plus immédiate que les
siennes[31]. Ziska voulait sauver la Bohème selon un plan conçu avec
autant de prudence que de courage. L'audace ne lui manquait pas plus
que la ruse. Il s'alliait au parti calixtin dans l'occasion, et s'en
détachait de même. A un moment donné, il pensa devoir sacrifier des
hommes qui lui semblaient, par leur fougueuse sincérité, devoir
compromettre la révolution. Il craignit que la négation du dogme de la
_présence réelle_, négation qui entraînait de si profondes conséquences,
n'effarouchât le nombreux et puissant juste-milieu, et ne le brouillât
lui-même sans retour avec ces classes dont il croyait que son oeuvre ne
pouvait se passer. Ziska se trompait en espérant faire marcher de front
les résistances de divers ordres de l'État contre l'empereur. En ce
moment, il était enivré sans doute de l'adhésion du parti catholique, et
il concevait de grandes espérances. Il éprouva bientôt ce qu'il devait
attendre de ces alliances impossibles.

[Note 30: Ou _Lausnitz_.]

[Note 31: Il est bien certain que ces Picards blâmaient la conduite
de Ziska à l'égard de la religion. Ils le raillaient de se faire dire la
messe _selon les missels_ par des prêtres calixtins, et appelaient ces
prêtres _lingers_ (_lintearios_) à cause de leurs surplis de toile. Les
Calixtins de Ziska (car il y avait des Taborites Calixtins, c'est-à-dire
des hommes qui, comme lui, suivaient la religion de Prague et la
politique de Tabor) raillaient à leur tour ces prêtres réformateurs,
et les appelaient _les cordonniers de Ziska_, parce que, dit-on,
ils portaient les mêmes souliers à l'office et en campagne. Cette
explication me semble un peu gratuite. Les cordonniers avaient joué le
rôle le plus énergique à Prague, dans les proclamations religieuses et
dans les émeutes. Ils faisaient pendant aux boucliers des séditions de
Paris à la même époque, et je pense que l'appellation de _cordonnier_
était devenue synonyme, en Bohême, de celle de _sans-culotte_ dans notre
révolution.]

[Illustration: La plus grande partie de la noblesse de Moravie y
demeura. (Page 23.)]



                                     XII.


La nouvelle de l'exécution de Martin Loquis alluma la sédition dans
Prague. _Tous les Picards de la nouvelle ville_ coururent trouver le
Prémontré. Il s'assemblèrent, la nuit, dans un cimetière. Là, on se
plaignit de la tyrannie de Ziska et de celle du sénat calixtin. Le
Prémontré après avoir longtemps délibéré avec eux, prit sa résolution au
premier coup de la cloche du matin. Il se met aussitôt à leur tête, et
les conduit à la maison de ville de la vieille Prague. Là il reproche
aux sénateurs leurs trahisons et leurs lâchetés, leur déclare qu'ils
sont cassés et annulés, et sur-le-champ procède à l'élection d'un
nouveau sénat et de quatre consuls picards. Il décrète que la vieille et
la nouvelle ville n'en feront plus qu'une et obéiront à des magistrats
de son choix. A peine a-t-il formé ce nouveau gouvernement qu'il
assemble la communauté, et lui déclare qu'il faut chasser un curé qu'il
désigne, parce qu'il _retient les momeries_ du culte romain; que le
temps est venu d'en finir avec les prêtres calixtins et d'en établir de
vraiment évangéliques, «_parce que les séculiers et le clergé ne doivent
plus faire qu'un corps et un même peuple_.» Le peuple, la _populace_,
pour parler comme mon auteur (ce qui ne me fâche point, parce que je
vois bien que c'étaient les pauvres et les opprimés qui étaient les plus
éclairés et les plus sincères en fait de religion), la populace courut
aux églises, chassa les prêtres calixtins, en institua de nouveaux,
et donna ses lois à toute la ville, sans que les anciens consuls ni
personne osât s'y opposer.

[Illustration: Et firent brûler leur commandant... (Page 33.)]

Pendant ce temps, les Taborites et les Orébites marchaient à la
rencontre de l'Empereur, qui entrait en Bohème par Cultemberg. Malgré la
clémence de Ziska, les mineurs revenaient à Sigismond, et, commandés par
le brigand Miesteczki, celui qui avait pillé les moines d'Opatowitz pour
son compte et qui ensuite s'était uni à Ziska, ils reprirent Przelautzi,
jetèrent cent-vingt-cinq Taborites dans les minières, en tuèrent mille à
Chutibor, et firent brûler leur commandant et deux de leurs prêtres.

Pendant ce temps, l'aristocratie négociait avec le roi de Pologne. Sur
son refus d'accepter la couronne, les seigneurs catholiques devenus
calixtins _pour voir venir_, et les vrais calixtins, avaient demandé à
Wladislas de leur envoyer son parent Coribut. Wladislas jouait tous les
partis tour à tour. L'année précédente, il avait négocié avec Sigismond
la réconciliation des Bohémiens, en s'engageant toutefois à marcher
contre eux avec lui, dans le cas où Sigismond consentirait à marcher
avec lui contre les chevaliers teutoniques. La conclusion de ces
pourparlers avait été un accord de mariage entre le roi de Pologne et la
veuve de Wenceslas. L'Empereur avait offert Sophie ou sa propre fille
au choix de ce nouvel allié; le Polonais avait préféré la plus mûre
des deux, parce qu'elle était la plus riche. Mais les ambassadeurs de
Sigismond, qui portaient son adhésion en Pologne, avaient été saisis et
enlevés par les Hussites; de sorte que le mariage fut suspendu, et les
deux monarques eurent le temps de se brouiller encore une fois. Alors
Wladislas envoya une ambassade à Prague pour proposer Coribut, lequel
gouvernerait la Bohème au nom du roi de Pologne. Coribut était déjà aux
frontières, et ne demandait que des troupes pour entrer en Bohême. On
ne put lui en envoyer, parce que l'Empereur débusquait par la frontière
opposée, et qu'on n'avait pas trop de monde pour lui tenir tête.

A peine Sigismond fut-il entré en Bohème que les seigneurs catholiques,
qui avaient si bien protesté contre lui, répondirent à son appel, et
allèrent lui prêter foi et hommage. Le juste-milieu, épouvanté de cette
défection, appela Ziska à son secours. Ziska accourut à Prague pou
la mettre en état de défense. Il y fut reçu comme un héros, comme le
sauveur de la patrie, on sonna toutes les cloches, les prêtres et la
jeunesse allèrent au-devant de lui, et il _n'y eut régal qu'on ne fit à
son monde_. Les pâles Taborites, si affreux en temps de paix, étaient
beaux comme des anges quand on avait peur.

Ziska passa huit jours à mettre Prague en état de siège et _à la munir
de tout ce qui était nécessaire_. De là, il courut munir d'autres places
importantes, entre autres Cuttemberg que l'Empereur avait abandonné.
Mais ne se fiant plus à des alliés si perfides, Ziska ne s'y installa
pas, et se fortifia avec son armée sur une haute montagne voisine,
d'où il observait tous les mouvements des Impériaux. Sigismond reprit
aisément Cuttemberg, en effet, et vint assiéger Ziska sur sa montagne;
mais dès la seconde nuit, le redoutable aveugle et ses Taborites tuèrent
les sentinelles avancées du camp impérial, se frayèrent un passage au
beau milieu de l'armée ennemie, et allèrent tranquillement s'établir à
Kolin. On était au mois de décembre. Le froid chassa l'Empereur. Pendant
qu'il se reposait en Bavière, l'infatigable aveugle ne perdit pas de
temps pour lever de nouvelles troupes jusque sur les frontières de
la Silésie, et, sentant le froid s'adoucir, il revint à Noël vers
la frontière opposée, pensant que les Impériaux allaient bientôt
reparaître. Il n'y manquèrent pas. Sigismond arriva sur Cuttemberg, et,
pour marquer sa protection à cette ville, il la fit brûler et passa tous
les habitants au fil de l'épée (_sans épargner les enfants au berceau_),
afin que Ziska ne trouvât plus là de poste pour lui fermer la retraite.
Sa prévoyance ne le préserva pas des armes invincibles des Taborites.
Ziska l'atteignit dès le lendemain, tailla son armée en pièces, et le
poursuivit _trois lieues durant_; on lui enleva cent cinquante chariots,
remplis d'effets précieux, qui furent partagés également entre les
Taborites. Le jour suivant, Ziska alla assiéger _Broda l'allemande_, et
y perdit trois mille hommes. Le lendemain il la prit et la brûla si
bien que _pendant quatorze ans il n'y habita âme qui vive_. Après
cette victoire, Ziska, assis sur les drapeaux impériaux, créa quelques
chevaliers parmi les Taborites. Ou voit en lui de ces velléités de
grandeur extérieure qui furent si funestes à Napoléon.

L'Empereur se retira _en grande hâte_ en Hongrie. Le Florentin Pippo,
aventurier intrépide qui le suivait, se noya sous la glace avec quinze
cents de ses mercenaires, au passage d'une rivière.

Il est temps de faire entrer en scène un nouveau personnage, un des
hommes les plus fortement trempés de cette époque, et le seul adversaire
solide que Sigismond pût opposer à Ziska. C'était un prêtre qui
s'appelait Jean comme tant d'autres, et qu'on appelait Jean de Prague,
parfois Jean de fer (_ferreus_), à cause de son caractère guerrier,
ou enfin l'évêque de fer, car il était évêque d'Olmutz et fervent
catholique. Il avait autrefois dénoncé Jacobel au concile de Constance,
et, comme il avait toujours eu son franc parler avec tout le monde, il
avait irrité violemment l'ivrogne Wenceslas par ses remontrances. Depuis
que Conrad avait embrassé le Hussitisme le pape avait nommé Jean de fer
à l'archevêché de Prague, à la place de _l'apostat_; mais c'était
un siège _in partibus_. A tout prendre, le prélat catholique valait
beaucoup mieux que le politique Conrad. Il n'était ni moins intolérant,
ni moins cruel, mais il était brave et sincère, et montrait les talents
d'un grand capitaine «Quand il avait dit sa messe, il quittait ses
habits sacerdotaux, montait à cheval, armé de toutes pièces, le casque
en tête, l'épée au poing, et la cuirasse sur le dos. Il faisait gloire
de n'épargner aucun hérétique. Il en périt plusieurs milliers par ses
soins et par ses armes, et il tua deux cents Hussites de sa propre main.
Il mourut cardinal en 1430.» Il fut secondé en mainte rencontre par
l'abbé de Trebitz, _homme de qualité, plus propre à la guerre qu'au
bréviaire_.

La première expédition de l'évêque de fer fut contre un parti de
Taborites, que deux prêtres de labor étaient venus rallier en Moravie,
et qui s'étaient fortifiés si bien sur une montagne boisée, qu'on ne put
les forcer. Ils se défendaient en jetant sur les assiégeants de gros
éclats de roche; et malgré l'ardeur des troupes de l'évêque formées
de ses vassaux, d'auxiliaires hongrois et de troupes impériales
autrichiennes, ils décampèrent la nuit et se sauvèrent en Bohème où
ils se réunirent aux Orébites. Plusieurs seigneurs bohémiens du parti
calixtin, et entre autres Victorin de Podiebrad (père du roi Georges)
apprenant cette affaire, songèrent alors à occuper le belliqueux évêque
pour l'empêcher de faire irruption en Bohème. Il en résulta une guerre
assez acharnée en Moravie, où, parmi plusieurs défaites et plusieurs
victoires, Jean de fer donna de grandes preuves d'activité, de courage
et de talent militaire. Nous n'entrerons pas dans le détail de ces
campagnes, afin de ne pas perdre de vue la scène principale.

Jean le Prémontré exerçait toujours sur le peuple de Prague une
influence effrayante pour les Calixtins. Un nouveau sénat, calixtin sans
aucun doute, avait remplacé le sénat picard institué par le moine. On
l'y déféra comme Picard, titre qui, à lui seul, constituait le crime
d'État; on l'accusa de s'être trop ingéré dans les affaires publiques,
d'avoir banni Jean Przibam et décapité Jean Sadlo; sans motifs
suffisants; et le sénat entra en délibération pour aviser aux moyens
de se défaire d'un homme si énergique et si populaire. Quoique cette
délibération eût été tenue fort secrète, le Prémontré eu fut bientôt
instruit, et, n'écoutant que son audace accoutumée, il s'a la jeter dans
le danger. Il pénètre dans le sénat, accompagné seulement de dix de ses
partisans, et déclare aux sénateurs qu'il va appeler de leur sentence
aux citoyens. A peine a-t-il achevé de parler qu'on ferme les portes, et
que le bourreau, qu'on avait mandé en toute hâte, s'empare de lui, et
lui tranche la tête ainsi qu'à ses compagnons. Mais comme les _licteurs_
s'empressaient de faire disparaître les traces de cette affreuse
exécution, et lavaient précipitamment la salle, ils laissèrent couler du
sang dans la rue. Le peuple, averti par cet indice, se précipite dans la
maison de ville. Ou enfonce les portes du conseil, et le premier objet
qui se présente aux regards est la tête du Prémontré séparée de son
corps. En un instant, le juge, les consuls et tous leurs acolytes sont
mis en pièces. Jacobel[32] ramasse la tête de Jean, la met sur un plat,
et s'élance dans la rue, exhortant le peuple à venger la mort d'un
martyr. Les maisons des consuls sont aussitôt envahies et dévastées. On
court au collège de Charles IV, que jusqu'alors on avait respecté, et
on emmène prisonniers tous les moines. On brûle la bibliothèque, et on
exécute publiquement sept personnes qui avaient été ennemies de Jean
le Prémontré. Jacobel fit porter la tête du moine et celles de ses
compagnons pendant quinze jours dans la ville, exposées sur un cercueil,
et le peuple chantait avec lui l'hymne à la mémoire des martyrs: _Isti
sunt sancti qui_, etc. Enfin, ces têtes furent ensevelies avec leurs
corps en grande solennité dans une enlise, et un prédicateur fit leur
oraison funèbre sur ce texte tiré des Actes des Apôtres: _Des hommes
pieux ensevelirent Etienne_. Ensuite il exhorta le peuple à rester
fidèle à la doctrine que le Prémontré lui avait enseignée, et
l'assemblée se sépara, le prédicateur et les assistants _fondant en
larmes_. Le peuple sentait bien qu'il perdait un de ses plus vigoureux
athlètes.

[Note 32: Ou _Jacques de Mise_, celui qui avait été disciple et ami
de Jean Huss et qui, apparemment, était dans les mêmes sentiments que le
Picards.]

Au commencement de l'année 1422, les Taborites firent la conquête
importante de Sobieslaw, d'où dépendaient dix-huit autres villes ou
villages, et un territoire rempli d'étangs poissonneux. Ensuite Ziska
fit une _course_ en Autriche, porta la terreur chez les habitants, qui
fuyaient à son approche _dans les bois et dans les déserts_, et s'empara
d'une grande provision de bétail. Un autre corps de Taborites entra dans
la Marche de Brandebourg, y mit tout à feu et à sang, et alla assiéger
Francfort sur l'Oder, dont il brûla les faubourgs et la chartreuse. Ceux
de Prague prirent et dévastèrent la ville de Luditz.

Sur ces entrefaites, Sigismond Coribut arriva à Prague avec cinq mille
personnes. Il y fut fort bien reçu par les Calixtins, qui voulaient
absolument un roi. Ziska était occupé ailleurs avec les Taborites.
Les grands, qui étaient retournés au parti de Sigismond, se tenaient
retranchés le mieux qu'ils pouvaient dans leurs châteaux. Cependant, ils
protestèrent contre l'élection de Caribut, et s'étant rassemblés avec
ceux des gentilshommes qui étaient de leur parti, il déclarèrent que,
bien qu'ils eussent toléré la première ambassade des Bohémiens en
Pologne, ils n'avaient eu part ni à la seconde, ni à la troisième;
qu'ils ne se croyaient point déliés de leur serment envers Sigismond,
seul souverain légitime; et enfin que Coribut _n'avait point été baptisé
au nom de la sainte Trinité, étant né Russe et ennemi du nom chrétien_.
Coribut était Lithuanien et chrétien grec.

Les Praguois ayant répondu qu'il fallait accepter Coribut _bon gré mal
gré_, les grands du royaume firent transporter la couronne royale et
les ornements de la chapelle de Saint-Wenceslas à la forteresse de
Carlstein, qui tenait pour l'empereur Sigismond avec une forte garnison;
et Coribut qui apparemment faisait constituer toute la validité de son
élection dans ces ornements, alla assiéger Carlstein sans être couronné.
On a conservé beaucoup de détails sur ce formidable siège, qui dura six
mois, et qui échoua. Le parti calixtin, avec son roi, ne pouvait rien ou
presque rien, tandis que les Taborites, avec leur invincible aveugle, ne
connaissaient rien ou presque rien d'impossible. La place de Carlstein
fut pourtant battue par des catapultes d'une si belle invention, que
jamais depuis, dit l'historien Théobald, aucun ouvrier n'a pu en faire
de semblables: «Les forêts voisines retentissaient du bruit des coups.»
On arracha même les colonnes d'une église de Prague pour en faire des
boulets. Mais, les fortifications étaient si solides qu'on ne put les
endommager. La garnison avait été choisie parmi des guerriers d'élite.
Elle se défendit opiniâtrement à grands coups de pierre, en faisant
pleuvoir les tuiles des toits. Avec des nattes et des fascines de
branches de chêne, elle amortissait l'effet des frondes. Les Calixtins
imaginèrent de lancer dans la place, avec leurs machines, deux mille
tonneaux remplis d'ordures et de cadavres en putréfaction. L'infection
causa une terrible épidémie aux assiégés. Les cheveux leur tombaient, et
toutes leurs dents étaient ébranlées. Ils réussirent pourtant à faire
consumer toutes ces immondices par la chaux vive et l'arsenic. Un
habitant de la vieille Prague ayant été pris par eux, ils le mirent
sur une tour avec une queue de renard au bout d'un bâton, en lui
recommandant, par dérision, de chasser les mouches. Les assiégeants ne
tinrent compte de la présence de ce malheureux, et n'en battirent la
tour qu'avec plus de fureur. Mais aucun de leurs coups n'atteignit la
victime, et les assiégés, frappés de superstition en voyant cette rare
fortune, la délièrent et lui rendirent la liberté. En automne on fit une
trêve de quelques jours, et les assiégés, ayant invité quelques-uns des
assiégeants à leur rendre visite, ils les régalèrent splendidement, pour
leur faire croire qu'ils avaient des vivres en abondance, bien qu'ils
fussent au bout de leurs provisions. Ceux de Prague s'imaginèrent
qu'ils en recevaient par des conduits souterrains. Un jour les assiégés
feignirent de célébrer une noce. «On n'entendait que flûtes et bruits de
gens qui sautaient et dansaient, quoiqu'il n'y eût ni époux ni épouse,
et qu'ils n'eussent pas même du pain noir à manger.» Enfin il leur
arriva de n'avoir plus qu'un pauvre bouc, qu'on laissait grimper sur les
murailles pour faire croire qu'on avait du bétail. Il fallut pourtant
le tuer, et quand on l'eut mangé, sa peau fut envoyée en présent au
capitaine de ceux de Prague, qui était tailleur, pour le remercier de
sa trêve. Il faisait très-froid, et les Praguois avaient grand désir de
retourner à leurs foyers. Ils vouèrent les assiégés au diable, _seul
capable d'en venir à bout_, et abandonnèrent l'entreprise, ce dont
Coribut fut _fort mortifié_. La garnison stoïque et facétieuse de
Carlstein fit plusieurs décharges de ses machines, en l'honneur du bouc
qui l'avait sauvée.

Pendant ce siège, une _grosse armée_ allemande, commandée par des
archevêques, des électeurs et des princes du saint-empire, avait voulu
pénétrer en Bohème pour délivrer ceux de Carlstein. Il lui fallut
d'abord assiéger Plawen, où on lança quantité de pigeons et de moineaux
enduits de poix embrasée; mais ce stratagème échoua. Des paysans,
qui s'étaient réfugiés dans cette ville contre les brigandages des
Impériaux, firent une vigoureuse sortie, et, passant à travers l'armée
ennemie, tuèrent cinquante hommes et emmenèrent encore des prisonniers.
Un des moineaux embrasés alla tomber sur une tente de paille, et mit le
feu au camp. L'armée impériale s'agitant pour éteindre l'incendie, le
reste des assiégés de Plawen sortit, se jeta sur l'ennemi éperdu, et le
mit en déroute. Sur la nouvelle que Ziska s'approchait, les Allemands
abandonnèrent complètement l'entreprise et quittèrent la province.

Sigismond désespéré jura d'abandonner la Bohême à ses propres
déchirements; et, voyant que les Moraves s'étaient joints aux Bohémiens
contre lui, il fit don de leur province à l'archiduc Albert, son gendre,
_sous la condition de la réduire_. Les Hussites de Moravie écrivirent
aussitôt à Ziska de venir les secourir; mais Ziska sentait que la
royauté de Coribut était le plus pressant danger, et qu'il fallait le
combattre au coeur de la Bohême. Il envoya aux Moraves celui de ses
capitaines qu'il estimait le plus, Procope _le Rasé_, qui avait été
ordonné prêtre contre son gré dans sa jeunesse, et qui fut depuis
surnommé _le Grand_, à cause de ses exploits militaires. Nous
consacrerons une nouvelle série d'épisodes à ce grand homme, qui fut
le successeur de Jean Ziska dans le commandement des Taborites, et le
continuateur de son oeuvre politique. Nous nous bornerons ici à dire
qu'il se comporta en Moravie avec une science militaire digne des
leçons de Ziska, et une valeur digne de l'élan des Taborites, dont il
partageait les principes les plus ardents.

Cependant Ziska marchait vers Prague. Après avoir veillé à tout et
balayé la frontière, il revenait se prendre corps à corps avec le
fantôme de la royauté. Il y fut devancé par un corps de ses Taborites
qui, plus indignés et plus impatients que lui, pénétrèrent de nuit dans
la _vieille ville_, s'emparèrent de trois maisons, et commencèrent la
guerre intestine. Mais ils étaient trop peu nombreux pour avoir le
dessus. Ils furent repoussés, tués en partie, et plusieurs, en se
retirant, se noyèrent dans la Moldaw.

Ziska, en apprenant cette nouvelle, en fut consterné un instant. Il
avait espéré dominer Prague sans coup férir, par sa seule présence,
et la désabuser par ses conseils de son rêve de monarchie. Le mauvais
accueil fait à ses imprudents avant-coureurs lui donnait à réfléchir.
Entre les grands de Bohême qui voulaient Sigismond et le juste-milieu
qui voulait Coribut, il se voyait seul avec ses Taborites; et lui, qui
avait conçu que sa mission se bornerait à défendre la patrie contre
l'étranger, il se voyait aux prises au dedans avec deux partis
contraires. Sa situation devenait terrible, et il approchait lentement
de la capitale, perdu dans ses pensées, frappé peut-être de l'idée que
sa mission était finie, et qu'il n'était plus l'homme de ce troisième
parti qu'il fallait constituer politiquement et dessiner hardiment au
milieu des deux autres. Si Ziska eut cette angoisse, que les historiens
lui attribuent sans l'expliquer, ce fut une révélation de son destin.
Cet homme, qui devait retremper le courage populaire et donner un nouvel
élan à l'invincible taborisme, cet homme était debout. Il était déjà à
l'oeuvre. De vagues prophéties taborites portaient que Ziska rendrait la
Bohême glorieuse pendant sept ans, et qu'il mourrait pour revivre dans
un autre héros qui, pendant sept ans encore, continuerait son oeuvre.
Ce héros était Procope le Rasé, Procope le Grand, Procope le Picard[33],
c'est-à-dire le vrai Taborite. Ziska le Calixtin, le médiateur
impossible entre ces partis arrivés à l'heure d'explosion, devait jeter
quelque éclat et mourir à temps, car il ne lui restait plus qu'à choisir
entre l'abandon des siens ou celui de sa propre gloire.

[Note 33: Il avait été compromis et arrêté dans l'affaire de Martin
Loquis, et il avait sans doute dû son salut au moine Prémouré.]

Hésitant à jeter la torche au sein du Hussitisme, il envoya des députés
à Prague d'abord, pour désavouer l'équipée que ses gens venaient d'y
faire; ensuite pour exhorter le parti calixtin à ne point élire
Coribut. _Il se faisait fort_, disait-il, _de défendre la Bohème contre
l'Empereur et contre les grands, sans qu'il fût besoin qu'un peuple
libre s'assujettit à un roi_. «Ceux de Prague répondirent qu'ils étaient
bien aises qu'il n'eût point de part à la dernière irruption des
Taborites; mais qu'ils étaient fort étonnés qu'il leur déconseillât
Coribut, puisqu'il n'ignorait pas que toute république a besoin d un
chef». A cette réponse, Ziska comprit qu'on ne voulait plus qu'il fût
ce chef nécessaire; et, blessé de voir préféré un étranger au bouclier
éprouvé de la patrie, il s'écria en levant son bâton de commandement:
_J'ai par deux Jais délivré ceux de Prague; mais je suis résolu de les
perdre, et je ferai voir que je puis également et sauver et opprimer ma
patrie_.



                                    XIII.


Aussitôt Ziska se met en devoir d'exécuter cette terrible résolution;
et, tout en ravageant sur son chemin les terres des seigneurs
catholiques, il marche sur Graditz, qui était réputée calixtine, avec
l'intention de la surprendre. Cependant les Taborites, qui peut-être
eussent voulu marcher tout de suite sur Prague, commençaient à murmurer.
Une nuit qu'ils cheminaient dans les ténèbres, fatigués d'une longue
course, ils refusèrent d'aller plus avant. _Cet aveugle_, disaient-ils,
croit que le jour et la nuit nous sont pareils comme à lui_. Ziska leur
demanda s'il n'y avait pas quelque village aux environs; on lui en nomma
un: _Allez donc y mettre le feu pour vous éclairer_, reprit-il. Ils lui
obéirent, et un peu plus loin ils rencontrèrent Czinko de Wartemberg et
quelques autres grands seigneurs catholiques, qui leur livrèrent un rude
combat. Ils en sortirent triomphants comme à l'ordinaire, et plusieurs
de ces seigneurs y périrent, après quoi Ziska conduisit les Taborites à
Graditz. Cette ville, qui avait une _secrète inclination_ pour lui, le
reçut à bras ouverts, au lieu de se défendre. Ceux de Prague vinrent
pour la reprendre, et furent battus. De là, Ziska courut à Czaslaw, et
s'en empara sans peine. Ceux de Prague vinrent encore l'y inquiéter, et,
comme à Graditz, ils furent défaits et repoussés.

Ces nouvelles répandirent l'effroi dans Prague, et les magistrats
résolurent d'envoyer à Ziska pour lui proposer un accommodement; mais
les seigneurs calixtins s'y opposèrent, et se firent fort de vaincre le
redoutable aveugle. Il était plus facile de s'en vanter que de le faire.

Ziska fit, aussitôt après, une campagne en Moravie, pour seconder
Procope contre _l'évêque de fer_. La seule approche de l'armée taborite
mit en fuite l'archiduc Albert; et Sigismond, qui le suivait pour
assister à ses triomphes, partagea la honte de sa retraite. Jean de fer
tint bon; mais il ne put empêcher Jean Ziska de lui prendre quelques
places et d'attirer dans son parti un grand nombre de seigneurs hussites
de la Moravie.

Ziska ne s'arrêta pas longtemps dans cette contrée: son système était de
dévaster et d'épouvanter, non de conquérir. Il laissa Procope aux prises
avec l'évêque, et pénétra au coeur de l'Autriche, où il porta l'effroi
et la ruine jusqu'aux rives du Danube. L'archiduc, ayant marché sur lui,
ne le trouva plus. Ziska ne risquait jamais inutilement une bataille.
Ennemi rapide, audacieux et insaisissable, la promptitude de ses
résolutions le conduisait là où on l'attendait le moins, et le faisait
disparaître, comme par magie, des lieux où on croyait l'atteindre. Il
lui suffisait de marquer sa course par des ruines, et cette manière
d'affaiblir l'ennemi était la plus sûre pour gagner du temps et ralentir
l'effort de l'invasion.

Tandis qu'on le cherchait vers le Danube, il était déjà retourné en
Moravie, et y prenait des forteresses. A Cremzir, il fut forcé d'en
venir aux mains avec Jean de fer; c'était un adversaire digne de lai.
Attaqué à l'improviste, au milieu de la nuit, soit que la situation fût
grave, soit que Ziska commençât à douter de son étoile, on rapporte
qu'il fut épouvanté, et que sans Procope il eût été défait pour la
première fois; mais Procope, blessé au visage, baissa la visière de son
casque pour cacher son sang, et, entouré de la troupe d'élite qu'on
appelait la _cohorte fraternelle_, fit des prodiges de valeur. Il se
jeta dans la mêlée avec tant de furie, que Ziska, craignant qu'il
ne s'engageât trop avant, fut forcé de réprimer son ardeur; puis il
retrancha son armée derrière les chariots, et feignit d'attendre le
jour pour recommencer le combat. L'évêque, s'étant retiré à Olmutz, et
comptant sur un renfort d'Autrichiens pour le lendemain, ne s'inquiéta
pas davantage cette nuit-là. Mais, au point du jour, Ziska avait fait
plier bagage: averti par des espions diligents de l'approche des
Autrichiens, il était reparti pour la Bohème, ravageant, tuant et
brûlant tout sur les terres de l'évêque et dans le pays morave.

Il trouva Graditz retombée au pouvoir des Calixtins. A peine sorti
victorieux d'une embuscade que des seigneurs catholiques lui avaient
tendue, cet homme infatigable, qui tenait tête à Sigismond et à
l'archiduc au dehors, aux Catholiques et aux Calixtins au dedans, reprit
Graditz, s'empara de la forteresse de Mlazowitz et de Libochowitz, qu'il
rasa sans miséricorde; passa dans le district de Pilsen, y détruisit
Przestitz, Luditz; et, partout harcelé et poursuivi par les seigneurs
catholiques et calixtins, mais assisté par les villes de refuge, après
avoir fait une course sur l'Elbe, il revint s'emparer de Kolin, ville
considérable, à douze lieues de Prague.

Les Praguois passèrent l'Elbe pour le combattre; «mais Ziska, que
_Sylvius Aeneas_ appelle un autre Annibal pour ses ruses de guerre, au
lieu de faire volte-face, s'enfuit à toute bride, comme s'il eût eu
peur, afin de les attirer en certain lieu qu'il connaissait bien. Quand
il y fut arrivé, il dit à ses gens: _Où sommes-nous?--A Maleschaux, sur
les montagnes_, lui répondit-on._--L'ennemi est-il loin?--Non, il nous
poursuit chaudement, il est dans la vallée.--Voici le temps!_ dit Ziska;
et, ayant tout disposé pour la bataille, il harangua ainsi ses soldats,
monté sur son chariot: «_Mes très-chers frères et mes braves compagnons,
vous voyez que nous sommes attaqués par des gens que nous avons comblés
de bienfaits et sauvés par deux fois des mains de Sigismond. A présent,
par un esprit de domination, ils sont avides de notre sang. Courage,
donc; c'est aujourd'hui un jour décisif, où il s'agit, en vérité, de
vaincre ou de périr_. Il parlait encore, lorsque, averti qu'on voyait
flotter les drapeaux ennemis au bas de la montagne, il donna le signal.»
Le combat fut acharné; mais la victoire ne déserta pas l'étendard
taborite. Ceux de Prague prirent la fuite, laissant plusieurs milliers
des leurs sur le champ de bataille, «entre lesquels il y avait un grand
nombre de seigneurs de Bohème. Cette action se passa le 8 juin 1424.»

Ziska marche aussitôt à Cuttemberg, que ceux de Prague avaient relevée
après l'incendie ordonné par Sigismond. Ziska la brûle de nouveau, et se
rend à Klattaw qui l'appelait avec impatience. Une seconde victoire à
peu près semblable, par ses manoeuvres et ses résultats, à celles des
montagnes de Maleschaux, amène enfin Ziska aux portes de Prague, et
cette fois avec la résolution et la certitude de s'en rendre maître.

Mais au moment de tourner leurs armes _contre la métropole, contre la
mère de la patrie_, les gentilshommes de l'armée taborite se sentirent
effrayés, et reculèrent devant leur entreprise. Les soldats, émus par
leurs discours, hésitèrent. Il y avait comme un vague soupçon que Ziska
n'agissait plus que pour satisfaire son orgueil, et venger un affront
personnel. Pour apaiser le tumulte, le redoutable aveugle monta sur un
tonneau de bière, et les harangua ainsi: «Pourquoi murmurez-vous contre
moi, ô mes compagnons, contre moi qui vous défends tous les jours au
péril de ma vie? Suis-je votre chef ou suis-je votre ennemi? Vous ai-je
jamais conduits quelque part d'où vous ne soyez sortis vainqueurs?

«Qui vous a fait gagner encore vos dernières batailles, si ce n'est moi?
Vous êtes riches, vous avez acquis de la gloire sous ma conduite; et
moi, pour récompense de tous mes travaux, j'ai perdu la vue, et je ne
puis plus agir que par le secours de vos yeux. Je ne m'en repens pas, si
vous voulez me seconder encore. Je ne veux point la perte de Prague, et
ne pense pas non plus que ses habitants soient altérés du sang du vieux
Qui vous a fait gagner encore vos dernières batailles, si ce n'est moi?
Vous êtes riches, vous avez acquis de la gloire sous ma conduite; et
moi, pour récompense de tous mes travaux, j'ai perdu la vue, et je ne
puis plus agir que par le secours de vos yeux. Je ne m'en repens pas, si
vous voulez me seconder encore. Je ne veux point la perte de Prague, et
ne pense pas non plus que ses habitants soient altérés du sang du vieux
chien aveugle. C'est du vôtre qu'ils ont soif. Ils redoutent vos mains
invincibles et vos coeurs intrépides. Marchons donc à Prague, puisqu'il
n'y a plus de milieu, puisqu'il faut qu'elle ou vous périssiez.
Éteignons une guerre civile qui finira par amener l'ennemi au coeur de
la Bohême. Nous aurons pris la ville et chassé les séditieux avant que
Sigismond en ait avis. Il nous sera alors plus aisé de le vaincre avec
peu de gens bien unis, qu'avec une grosse armée divisée en factions.
Cependant, afin que vous ne me reprochiez rien, consultez-vous.
Voulez-vous la paix? J'y consens, mais craignez de vous en repentir.
Voulez-vous la guerre? m'y voilà tout prêt.» Cette courte harangue
enflamma les Taborites. Ils coururent aux armes, et s'avancèrent jusque
sous les murailles de Prague, résolus de l'attaquer vigoureusement.

[Illustration: Il portait toujours la moustache..(Page 39.)]

Le parti calixtin était perdu, et il le sentit. Prague était affaiblie
par les victoires de Ziska, et Ziska y avait plus de partisans qu'on
ne l'avait pensé d'abord. Le sénat et les citoyens ne pouvaient plus
s'entendre. L'armée taborite était la plus forte et la mieux trempée
que Ziska eût encore présentée à ses adversaires. La consternation
se répandit dans la ville, et, d'un commun accord, tous les ordres
envoyèrent à Ziska maître Jean de Rockizane, prêtre hussite, homme d'un,
grand talent et d'un grand crédit, dont l'ambition devait causer bien
des agitations et des malheurs à cette patrie qu'il venait sauver. Le
vieux guerrier, vaincu par son éloquence, consentit à une réconciliation
entière, et entra dans la ville avec tous les honneurs du triomphe. On
éleva aussitôt un grand monceau de pierres dans le champ où cette paix
venait d'être conclue, et on jura sur cette espèce d'autel druidique
de se servir des pierres qui le formaient, contre le premier qui
rallumerait la guerre civile.

Coribut avait été rappelé par le roi de Pologne, qui voulait se
réconcilier et qui se réconcilia en effet avec l'empereur. L'évêque
de fer s'était si bien comporté en Moravie, malgré la ténacité des
Taborites et les progrès du Hussitisme, que l'archiduc avait repris
courage, et que Sigismond recouvrait l'espoir de rentrer en Bohème. Le
roi de Pologne avait épousé, non la veuve de Wenceslas comme il en
avait été tenté, mais une autre Sophie, fille du grand-duc de Moscovie.
L'Empereur avait assisté à ses noces, et Wladislas faisait serment de ne
plus envoyer Coribut aux Bohémiens. Mais le jeune homme, prenant goût à
cet essai de royauté, rentra secrètement en Bohème, et y fut accueilli
comme un bras de plus contre Sigismond. Cette démarche réveilla les
méfiances de l'Empereur, et l'engagea à traiter directement avec Ziska.
Il lui envoya des ambassadeurs avec des offres magnifiques, dans
l'espoir de le séduire, de le tromper peut-être, et de recouvrer la
couronne de Bohème, sinon par les armes, du moins par l'intrigue. Il lui
offrait le gouvernement du royaume s'il voulait se ranger à son parti
et ramener les rebelles. _«Étrange réduction_, dit, à ce sujet, un
historien catholique, _qu'un empereur d'une si haute réputation en
Italie, en Allemagne, en France, par toute l'Europe, fût contraint de
s'abaisser pour recouvrer son royaume, devant un petit gentilhomme, un
aveugle, un profane, un sacrilège et un scélérat!_»

On dit que Ziska fut ébloui et enivré de ces offres, et qu'il se dirigea
aussitôt vers la Moravie avec Coribut et ceux de Prague, comme pour
combattre, mais en effet pour traiter de plus près avec Sigismond. Ce
peut bien être là une calomnie de plus sur un héros dont les vues ont
été si calomniées d'ailleurs.

Quoi qu'il en soit, il semble que la Providence n'ait pas voulu le
lancer sur la pente dangereuse de l'ambition personnelle, et qu'elle
l'ait soustrait à cette lutte plus funeste que celle des combats, afin
de laisser aux Taborites un souvenir sacré, et à la Bohème un nom
illustre. Il mourut de la peste qui était dans son armée, aux confins
de la Bohème et de la Moravie, le 11 octobre 1424. Les uns disent qu'en
mourant il ordonna à ses gens de livrer son corps aux corbeaux, aimant
mieux passer dans les oiseaux du ciel que dans les vers du sépulcre;
d'autres, qu'il leur commanda de l'écorcher, et de faire un tambour de
sa peau, leur prédisant que le son de ce tambour suffirait pour jeter
l'épouvante dans les rangs ennemis; et que là où serait la peau de
Ziska, là aussi serait la victoire[34]. Notre auteur met cette version au
rang des fables, et j'avais regret à cette circonstance si poétique et
si conforme à l'esprit du temps, lorsque je me suis rappelé que Frédéric
le Grand assurait, en vers et en prose, dans une lettre à Voltaire,
avoir pris ce trésor à Prague, et l'avoir emporté à Berlin. M. Lenfant
est mort lorsque Frédéric n'était encore que prince royal, c'est-à-dire
longtemps avant ses premières conquêtes en Saxe et en Bohème. Nous
pouvons donc croire que cette relique conduisit encore les Taborites à
la victoire sous le grand Procope, et qu'elle fut respectée jusqu'au
moment où elle fut reléguée parmi les curiosités d'un musée national.
La massue de Ziska a joué son rôle longtemps après lui. L'empereur
Ferdinand Ier vit cette grande masse de fer pendue auprès d'un tombeau,
et pensant que ce devait être la sépulture de quelque héros, il ordonna
à ses courtisans de lui lire l'épitaphe. Personne ne fut assez hardi
pour le faire, et il lut lui-même le nom de Ziska. _Fi, fi!_ dit
l'Empereur en reculant, _cette mauvaise bête, toute morte qu'elle est
depuis un siècle, fait encore peur aux vivants!_ Là-dessus, il sortit
de l'église, et fit atteler pour aller coucher à une lieue de la ville,
quoiqu'il eût résolu d'y passer la nuit. On voyait encore cette massue
redoutable en 1619, lorsque Ferdinand II vainquit Frédéric V, électeur
palatin, que les Bohémiens avaient élu roi. Mais, en s'en retournant,
les Impériaux enlevèrent la massue, et rayèrent l'épitaphe.

[Note 34: _Ses amis_, dit Krautzins, _firent ce qu'il leur avait
ordonné et trouvèrent ce qu'il leur avait promis_.]

Si Ziska fut écorché, du moins son corps ne fut donc pas privé des
honneurs de la sépulture. Les Taborites le transportèrent dans la
cathédrale de Czaslaw, et cette ville, qui avait toujours été fidèle aux
principes purs ne voulut pas s'en dessaisir. L'épitaphe qu'en 1619, les
Impériaux effacèrent a été conservée par les historiens:

«Ci-gît Jean Ziska, qui ne le céda à aucun général dans l'art militaire,
vigoureux vainqueur de l'orgueil et de l'avarice des ecclésiastiques,
ardent défenseur de sa patrie. Ce que fit en faveur de la république
romaine Appius Claudius l'aveugle, par ses conseils, et Marcus Furius
Camillus par sa valeur, je l'ai fait en faveur de la Bohème. Je n'ai
jamais manqué à la fortune, et elle ne m'a jamais manqué. Tout aveugle
que j'étais, j'ai toujours bien vu les occasions d'agir. J'ai vaincu
onze fois en bataille rangée. J'ai pris en main la cause des malheureux
et des indigents, contre des prêtres gras et sensuels; et j'ai éprouvé
le secours de Dieu dans cette entreprise. Si leur haine et leur envie
ne s'y étaient opposées, j'aurais été mis au rang des plus illustres
personnages. Cependant malgré le pape, mes os reposent dans ce lieu
sacré.»

A JEAN ZISKA, Grégoire son oncle.

Rien n'est plus profondément vrai que cette épitaphe. Aeneas Sylvius
l'a justifiée en qualifiant Ziska de _monstrum detestabile, crudele,
horrendum, importunum_, etc. Et il y a aujourd'hui des personnes qui
demandent si Ziska a jamais existé! C'est, ainsi qu'on écrit et qu'on
connaît par conséquent l'histoire.

Ziska était représenté en relief sur son tombeau avec ces mots:

«_L'an 1424, le jeudi, veille de la Saint-Gal, mourut Jean Ziska du
Calice, chef des républiques qui souffrent pour le nom de Dieu._»

Chaque secte, chaque nuance de l'esprit hussite inscrivit son distique
dans ce temple en l'honneur de Ziska. Évidemment celui qu'on vient de
lire ne fut pas tracé par une main calixtine.

«Non loin du tombeau, dit notre auteur, il y a un autel où Jean Huss et
Ziska sont représentés l'un auprès de l'autre. Sous l'effigie de Jean
Ziska, on lisait ces vers latins...», que je donnerai en français, et
qui me semblent émanés de la secte picarde qui croyait au retour des
morts sur la terre, ou, pour mieux dire, à la transmission de la vie[35]:

«_Huss est revenu du ciel. Si Ziska son vengeur en revient, Rome impie,
prends garde à toi!_»

[Note 35: Cette secte, très-mélangée, avait été influencée par la
croyance des Millénaires. Mais après Ziska on verra que les Taborites
ont cru au retour immédiat des âmes dans de nouveaux corps.]

Jean Ziska était, selon eux, Jean Huss ressuscité, et Procope fut
regardé comme le possesseur de l'âme de Ziska. Dans la Bible, on voit
l'esprit des prophètes passer, en partie ou en totalité, dans celui de
leurs continuateurs et de leurs adeptes.

Sous la figure de Jean Huss on lisait:

«_Huss, ton vengeur gît ici. Sigismond lui-même a plié sous lui; et
comme on voit en plusieurs lieux les bustes des héros, ainsi Czaslaw
conservera éternellement la mémoire de Ziska._»

Ceci pourrait avoir été inscrit par quelques-uns de ces seigneurs
catholiques avec lesquels, malgré leurs trahisons, Ziska avait cru
devoir jusqu'au bout conserver des ménagements et une apparence
d'amitié. Le misérable Rosemberg, qui l'aidait dans l'occasion à brûler
les _vieux Picards_, était de ce nombre; et sans avoir ni foi politique,
ni croyance religieuse, changeant suivant l'occasion, il fallait bien au
moins qu'il rendit justice à la valeur célèbre de Ziska.

Plus loin encore une épitaphe bizarre, moitié païenne, moitié picarde:

«_Ci-gît Ziska, vaillant en guerre, la gloire de sa _patrie, l'honneur
de Mars. Il a précipité dans le Styx, avec sa foudre vengeresse, les
moines, cette peste criminelle.--Il reviendra encore pour punir les
bonnets carrés._»

Derrière l'autel, il y avait une longue et large pierre avec ces mots:

«_Cette pierre fut la table de Ziska lorsqu'il prenait le corps et le
sang du Seigneur._» Ceci est du pur calixtin.

Enfin sous la massue: «_Jean Ziska repose sous ce «marbre; il fut la
terreur des tonsures de Rome. «Huss! il fut le vengeur de ta mort, en
poursuivant «à outrance les ennemis du calice et en massacrant «les
moines. Cette massue toute teinte de leur sang, «en sera un témoignage
éternel._»

Ce distique sanguinaire est franchement taborite.

J'ai transcrit toutes ces épitaphes, parce qu'elles semblent m'expliquer
le respect et l'amour que Ziska le Calixtin inspirait à des esprits
travaillés de tant d'idées contradictoires. Un hérétique de la fin du
quinzième siècle ajouta son hommage aux précédents:

«_Ci-gît le défenseur du calice et de la vraie foi, le «fléau des moines
et du prélat romain, le raillant «défenseur de la Bohême, la terreur
de l'empire «d'Allemagne, ce général borgne à qui Trocznova «donna
naissance, et qui en portait les armes._»

De toutes ces oraisons funèbres je préfère, pour la justesse de
l'appréciation historique et pour la profondeur du sentiment religieux,
celle qui l'appelle tout simplement le _chef des républiques qui
souffrent pour le nom de Dieu_, et je l'attribuerais volontiers au plus
pur, au plus fort, au plus brave et au plus instruit des Taborites, à
Procope le Grand.

Puisque nous examinons les jugements du passé sur Ziska, nous citerons
celui de Cochlée, l'historien le plus passionné contre lui:

    «Si l'on considère ses exploits, on peut non-seulement l'égaler,
    mais même le préférer aux plus grands capitaines. En est-il aucun
    qui ait livré plus de combats et remporté plus de victoires que lui,
    tout aveugle qu'il était? Ce fut lui qui enseigna l'art militaire
    aux Bohémiens. Il fut l'inventeur de ces remparts qu'ils se
    faisaient avec des chariots et dont ils se servirent si heureusement
    et pendant sa vie et après sa mort. Comme les Taborites n'avaient
    point encore de cavalerie, il trouva moyen de leur en donner
    en démontant la cavalerie ennemie, pour soutenir l'infanterie
    retranchée avec des chariots, etc.»

Cette guerre aux chariots a excité l'admiration de tous les historiens.
Par leur moyen les Taborites, marchant en un seul corps, soldats,
munitions, armes et bagages étaient toujours prêts à se former en
retranchements mobiles, en fortifications vivantes, pour ainsi dire.
Ils avaient trouvé le secret de se passer de citadelles, en faisant
eux-mêmes de leurs camps instantanément, et suivant toutes les
combinaisons que leur dictait le génie stratégique de Ziska, leurs
places de guerre au premier endroit venu. Ils avaient, pour s'entendre
et pour former leurs plans d'attaque ou de défense, des moyens ignorés
de l'ennemi et connus d'eux seuls. Ces moyens étaient des lettres,
des signes ou des figures qui aidaient chaque soldat à reconnaître le
chariot auquel il appartenait, et chaque conducteur de chariot à prendre
et à retrouver sa place dans le combat.

A la massue et au fléau ferré des paysans, Ziska ajouta la lance ou
_framée_ des anciens Germains, et le boucher. La lance était longue,
légère, et si maniable, qu'on s'en servait également comme d'une pique
ou d'un javelot. Le bouclier était également léger et portatif, bien
qu'il fût de la hauteur de l'homme. Il était en bois peint, et portait
l'effigie du calice, avec de belles sentences exprimant la pensée
dominante de chaque secte. On le fixait en terre avec des crocs destinés
à cet usage, et l'on combattait derrière avec l'arc et l'arbalète. Sans
doute le bois de ces légers boucliers était d'une extrême dureté et
à l'épreuve des traits de l'ennemi. Toutes ces manières de combattre
étaient devenues si étrangères aux Allemands, qu'ils étaient frappés
d'épouvanté et ne savaient aucun moyen d'en triompher.

Le redoutable aveugle était toujours monté sur son char auprès du
principal drapeau. Il avait des guides actifs et intelligents qui lui
expliquaient l'ordre de bataille et la situation des lieux; et quoiqu'il
ne tirât plus l'épée, il conduisait toutes choses avec la promptitude,
la prudence, la présence d'esprit, la prévoyance et la pénétration d'un
grand général. Sa mémoire était si fidèle, qu'il n'avait qu'à entendre
le nom du lieu où il se trouvait, pour s'en retracer l'aspect, tel qu'il
l'avait vu en y passant plusieurs années auparavant, jusqu'au moindre
détail, jusqu'à un ruisseau, jusqu'à un rocher. Sur le plus simple
exposé d'ailleurs, il se représentait si bien la scène, les vallons, les
montagnes et les forêts, qu'il ne fit jamais une faute, et ne commanda
jamais une manoeuvre qui ne fût facile et prompte à exécuter. La
lorgnette de Napoléon, qui décida du destin de tant de batailles,
méritait bien de devenir célèbre, et de rester l'attribut de ses
portraits et de ses statues; mais la cécité divinatoire de Ziska a
quelque chose de plus fatal, de plus merveilleux et de plus formidable
encore. On représente la Justice avec un bandeau sur les yeux. Ziska, ce
ministre de la justice de Dieu, selon les Taborites, et de la justice
humaine de son siècle en réalité, devait comme l'antique Némésis,
être aveugle et insensible aux spectacles d'horreur et aux scènes de
désespoir. C'était une sorte d'être abstrait dont la main n'agissait
plus et ne se souillait plus dans le sang des victimes, mais dont le nom
gouvernait tout et dont l'inspiration faisait, tout agir[36].

[Note 36: «Il est mort avec cette gloire d'être sorti vainqueur de
plusieurs batailles et de n'avoir jamais été vaincu.» _Fu goxe_.]

Il sut toujours se faire aimer des siens, et ses soldats l'adorèrent
pour sa douceur, son désintéressement, son calme, son affabilité. Ils
ne lui parlèrent jamais qu'en l'appelant frère Jean; et il ne se servit
jamais avec eux que du nom de _frères_. «Il était de moyenne taille,
avait «le corps robuste et ramassé, la poitrine large, la tête «grosse,
les cheveux ras et châtains, de longues moustaches, «la bouche grande
et le nez aquilin.» _Il portait toujours la moustache et le costume
polonais_, ce qui pouvait être une particularité dans un pays où
l'on avait dû prendre les habitudes allemandes, et ce qui n'était
probablement qu'un retour ou un attachement marqué à l'antique costume
slave. On vit longtemps à Tabor un portrait qui avait été fait d'après
lui de son vivant, et qui pouvait être une belle chose, car le temps
d'Albert Durer approchait. Ziska était représenté tenant d'une main sa
massue, de l'autre la tête d'un moine tonsuré. Un ange, debout devant
lui, lui présentait le calice. Des peintures analogues étaient répandues
dans toute la Bohème. Sur les portes des villes, sur les murailles, sur
les boucliers, partout on voyait des calices grossiers présentés à la
foule avide pur des anges[37]. Je m'imagine que ces ligures, quelque
barbareineut peintes qu'elles lussent, devaient avoir un grand
caractère, et qu'Albert Durer les vit et en fut frappé. Quelques-unes
des gravures sur bois de ce maître semblent être des symboles
hussitiques. On y voit le calice simple et austère dans la main de
l'ange, et le calice chargé d'ornements, de perles et de pierreries dans
celle de la grande prostituée, symbole de l'église romaine. Les cieux
pleuvent du sang, les ministres ailes de la colère divine y courent sur
les nuages. Dans le fond on aperçoit d'affreux supplices, des hommes nus
entraînés au sommet d'une montagne et jetés en bas sur les piques et les
fourches des soldat. Albert Durer avait embrassé le parti de la réforme.
Quoique en véritable artiste de nos jours, et grâce à son talent, il lui
bien avec tous les partis, peut-être dans le secret de son âme,
toutes ses allégories apocalyptiques avaient-elles leur sens dans des
événements plus récents. Peut-être ces victimes qu'on chasse et qu'on
précipite du haut des montagnes sont-elles des Taborites immolés par les
mineurs de Cuttemberg[38]. Un personnage empanaché et d'une grande taille
se dessine dans le lointain, assistant aux supplices comme Hérode ou
Pilate. C'est peut-être Sigismond ou Rosemberg. Ailleurs, on voit des
prélats et des monarques qui font torturer, brûler et aveugler des
martyrs, peut-être Jean Huss, Jérôme de Prague, Jean de Crasa, Martin
Loquis et tant d'autres. Je sais qu'on donne à ces planches célèbres des
noms tirés de l'histoire de la primitive Église, de l'ancien martyrologe
et de l'Apocalypse de saint Jean; mais de saint Jean aux persécutions
des hérétiques du quinzième siècle, il y a plus près dans le cerveau
d'un de ces hérétiques joannites que de l'Apocalypse aux martyrs de
Dioclétien. Il est certain que les hérésies du moyen âge et de la
renaissance ont expliqué admirablement les mystérieuses prophéties de
Jean, et qu'aucune autre application satisfaisante ne peut se trouver
hors de là: toute l'émotion, toute la poésie de ces révolutions
religieuses roule sur l'Apocalypse; toutes les prédications en furent
inspirées, tous les symboles en furent mis au jour et célébrés avec
enthousiasme.

[Note 37: C'est ce qui donna lieu à un distique latin dont voici le
sens: «La Bohème peint tant de coupes, qu'il semble qu'elle n'ait plus
d'autre dieu que Bacchus.»]

[Note 38: Ce sont peut-être aussi des Taborites qui se vengent
Catholiques et sacrifient aux mânes de leurs proches. Il n'y a pas
jusqu'à la longue ramée bohémienne qui ne se retrouve dans ces
compositions.]

«La mort de Ziska mit une grande désolation dans son armée. On
n'entendait que lamentations et murmures contre la fortune qui avait
condamné à la mort un homme immortel. Les Taborites, après avoir
mis tout à feu et à sang dans les lieux où il était mort comme pour
sacrifier à ses mânes, et lui avoir rendu les honneurs funèbres, se
partagèrent en trois bandes.» La première retint le nom de _Taborite_,
et choisit pour chef Procope le Grand, que Ziska avait institué
l'héritier de ses oeuvres; la deuxième garda le nom d'_Orébite_, et mit
à sa tête Procope le Petit, surnommé ainsi seulement pour le distinguer
par l'antithèse que présentait sa stature, car ce fut aussi un grand
guerrier; la troisième bande prit le nom d'_Orpheline_, pour désigner
son deuil, et nomma plusieurs chefs pour témoigner qu'elle n'en trouvait
pas un seul en particulier qui fût digne de succéder à Ziska. Ces
Orphelins se tinrent toujours dans leurs chariots, dont ils se faisaient
un camp, ou plutôt une ville portative. Ils s'imposèrent la loi de ne
jamais demeurer ailleurs, et de n'entrer dans les villes que pour les
besoins de la guerre et l'approvisionnement de l'armée. «Ce partage
n'empêcha pas que les trois corps ne s'unissent étroitement quand il
s'agissait de la cause commune. Ils appelaient la Bohème _la terre de
promission_, et les Allemands, soit _Philistins_, soit _Iduméens_,
soit _Moabites_, soit _Amalécites_, distinguant par ces noms ceux des
diverses provinces. Les Orphelins et les Orébites tirèrent du côté de la
Lusace et de la Silésie, brûlant et massacrant tout. Procope le Rasé, à
la tête des Taborites et de ceux de Prague, marcha vers l'Autriche par
la Moravie.» Nous l'y suivrons; car c'est sous les Procope que les
Taborites firent les plus grandes choses, et rendirent la Bohème la
terreur des nations environnantes, de tout le corps germanique et de
l'église romaine. C'est sous leur conduite que les Bohémiens furent
regardés, non plus comme des hommes, mais comme des démons et
des fantômes invincibles. «De sorte qu'il ne s'agissait plus
d'anathématiser, mais d'exorciser cet antre diabolique, cette demeure de
Satan.» Mais avant de nous engager dans cette nouvelle campagne, nous
avons à vous raconter, Mesdames, les aventures de la comtesse de
Rudolstadt.


FIN DE JEAN ZISKA.





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