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Title: Kourroglou
Author: Sand, George, 1804-1876
Language: French
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*** Start of this LibraryBlog Digital Book "Kourroglou" ***


by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at
http://gallica.bnf.fr



  LIBRAIRIE BLANCHARD
  RUE RICHELIEU, 78

  ÉDITION J. HETZEL

  LIBRAIRIE MARESCO ET Cie
  5, RUE DU PONT DE LODI



KOURROGLOU

ÉPOPÉE PERSANE



NOTICE

Kourroglou est toujours, à mes yeux, une oeuvre très-belle et
très-curieuse. Elle n'eut pourtant pas de succès dans la _Revue
indépendante_, où j'en publiai la traduction abrégée. Des raisons
d'amitié me firent suspendre ce petit travail que l'on me disait
préjudiciable aux intérêts de la Revue. Mais je protestai et proteste
encore contre l'intelligence des abonnés qui préférèrent les romans
nouveaux à ces chants originaux d'une littérature étrangère. C'était une
initiation à la manière des rapsodes et des improvisateurs de l'Orient,
et l'on sait qu'en fait d'art, connue en toutes choses, le public veut
être poussé par les épaules vers les découvertes, si faciles qu'elles
soient.

La suite du poème, dont j'ai été forcée de résumer en deux pages les
derniers chants et le dénouement superbe, a été publiée en abrégé sur
le texte anglais de M. Chodzko, par M. C.-G. Simon, à Nantes. Cela fait
partie d'une suite de travaux intéressants et agréablement présentés,
qui ont paru dans les _Annales de la Société académique de la
Loire-Inférieure_, sous le titre de _Recherches sur la littérature
orientale_, Nantes, 1847.

Il est à regretter que M. C.-G. Simon, par des raisons analogues à
celles que j'ai subies, n'ait pas continué son exploration dans cette
littérature persane, une des plus riches et une des plus belles du
monde, assurément, puisqu'on y trouve la manière d'Homère et celle de
Cervantes se coudoyant avec franchise, grandeur et naïveté dans les
mêmes récits. On me dira que tout cela est exploré déjà. J'objecterai
que peu de gens lisent ces poëmes dans le texte, et qu'on ne les lit
guère plus dans les traductions, puisque la mienne et celles de M.
Simon, allégées autant que possible des redites et longueurs inévitables
de la manière orientale, n'ont été goûtées et comprises que des
littérateurs.

Et malgré ceci, j'insiste, et je dis: Lisez _Kourroglou_; c'est amusant,
_quoique_ ce soit beau.

GEORGE SAND
Nohant, 24 juin 1833.



PRÉFACE.

Avez-vous lu Baruch? Peut-être! Mais vous n'avez pas lu Kourroglou.
Lecteur, que lisez-vous donc! Quoi, vous n'avez pas lu Kourroglou!
Kourroglou a été traduit du persan (car vous n'êtes pas obligé, ni moi
non plus, de savoir le persan), et vous ne vous en doutez pas plus que
je ne m'en doutais la semaine dernière? Ah! si j'étais lecteur de mon
état, je ne voudrais pas avouer que je ne connais pas Kourroglou! En
vain vous m'alléguerez que Kourroglou a été traduit du perso-turc
en anglais, et que peut-être vous ne savez pas l'anglais: c'est une
mauvaise défaite. Vous devriez le savoir, et moi aussi; mais je ne le
sais pas, ni vous non plus, je suppose. Pourtant je le comprends,
assez pour essayer de vous faire connaître Kourroglou, et je commence,
renvoyant ceux de vous qui lisent l'anglais couramment à la traduction
première, qui est toujours la meilleure, ayant été faite par un homme
versé dans les langues orientales et dans les dialectes tuka-turkman,
perso-turc, zendo-persan et autres, que nous connaissons aussi... de
réputation.

Mais avant d'entendre cette merveilleuse et curieuse histoire, il est
bon que vous sachiez que le fond en est véritable, et que le célèbre
Kourroglou, dont vous n'aviez jamais entendu parler, eut un personnage
historique. Le nord de la Perse et les rives de la mer Caspienne sont
pleins de sa gloire, et la récit de ses exploits est aussi populaire que
celui de la guerre de Troie au temps d'Homère. Il est vrai qu'un Homère
a manqué à notre héros jusqu'à ce jour, et qu'il a fallu la patience,
la curiosité et le génie investigateur d'un Européen pour rassembler,
résumer et coordonner les interminables fragments que les rapsodes
orientaux débitent aux oreilles ravies et enflammées de leurs auditeurs.
Honneur et grâces soient donc rendus à M. Alexandre Chodzko, l'Homère de
Kourroglou. L'épopée de sa vie n'avait jamais été écrite, et il n'est
pas bien prouvé que Kourroglou lui-même ait su écrire; il avait tant
d'autres choses à faire, le vaillant diable à quatre! boire, battre,
être un vert galant; mais ce n'est pas tout. Il avait encore le talent
de chanter en improvisant; sa poésie et sa voix résonnaient de la Perse
à la Turquie, de Khoï à Erzeroum, et sa guitare faisait presque autant
de miracles que son cimeterre.

Mais qu'était-ce donc que Kourroglou? C'était bien plus qu'un poëte,
bien plus qu'un barde, bien plus qu'un lettré, bien plus qu'un pontife,
bien plus qu'un roi, bien plus qu'un philosophe. Il était ce qu'il y
a de plus grand... en Perse: il était bandit. Quand vous aurez fait
connaissance avec lui, vous verrez que ce n'est pas peu de chose; mais
vous conviendrez qu'à moins d'être Kourroglou, il ne faut pas s'en
mêler.

Kourroglou était (c'est M. Alexandre Chodzko qui parle) «un
Turkman-Tuka, natif du Khorassan septentrional. Il a vécu dans la
seconde moitié du XVIIe siècle; il a rendu son nom illustre en pillant
les caravanes sur la grande route; mais ses improvisations poétiques
l'ont fait plus grand encore. Les Turcs Iliotes, tribus errantes
transplantées à différentes époques du centre de l'Asie aux vastes
pâturages qui s'étendent de l'Euphrate à la Méroë, ont religieusement
conservé ses chants et la mémoire de ses actions. Il est leur guerrier
modèle et leur barde national dans toute l'étendue du terme. On montre
encore aujourd'hui les ruines de la forteresse de Chamly-Bill, bâtie
par Kourroglou dans la délicieuse vallée de Salmas, un district de la
province d'Aderbaïdjan. Encore aujourd'hui on manque rarement de réciter
dans une fête les chants d'amour de Kourroglou. Durant les querelles
intestines et les combats que livrent les Iliotes, pour leur
indépendance, aux Persans, leurs maîtres, quand les deux armées ennemies
sont au moment d'engager la bataille, ils s'animent les uns les autres,
et défient l'ennemi: les Perses en chantant des passages du schah-nama
de leur Ferdausy, les Iliotes en hurlant les chants de guerre de leur
Kourroglou. Sous les fenêtres du palais du schah, lorsque les trompettes
et les tambours du nekhara-khana (la garde d'honneur) saluent le soleil
levant, les musiciens ont coutume du jouer l'air guerrier de Kourroglou,
celui qui a servi de thème à ses poésies lyriques, et sur lequel il
improvisait ordinairement.»

M, Chodzko établit un parallèle entre Ferdausy et Kourroglou. Il ne met
point en balance la valeur littéraire de ces deux poëtes; l'un écrivant
une magnifique épopée en langue arabe, achevant son oeuvre avec soin
au milieu des délices d'une cour; l'autre improvisant au milieu des
déserts, et dans un dialecte sauvage, des strophes énergiques, mais
décousues et farouches comme sa vie, son caractère et ses compagnons
d'armes. Cependant M. Chodzko s'étonne avec raison que le plus renommé
et le plus populaire des deux (dans une plus vaste étendue de pays, ou
du moins chez des admirateurs plus passionnés et plus nombreux), le
bandit-ménestrel Kourroglou, soit resté jusqu'à ce jour inconnu aux
Européens. C'est après un séjour de onze ans dans ces contrées, après
avoir interrogé et écouté attentivement les rapsodes et les bardes qui
passent leur vie à raconter et à chanter au peuple les exploits et les
poésies de Kourroglou, qu'il est parvenu à écrire la vie épique, et à
transcrire fidèlement les hymnes de ce héros barbare. Les versions les
plus exactes, les récits les plus poétiques et les plus complets, il les
a trouvés, dit-il, dans la dernière classe du peuple; la où le souvenir
fanatique et l'amour enthousiaste de cette nature de faits et de
ce genre de poésie avaient dû nécessairement pénétrer et se graver
davantage. La nouveauté d'un tel personnage, l'intérêt de ses aventures,
et surtout la peinture énergique dos moeurs et du caractère des tribus
nomades dont Kourroglou est le type, et aux yeux desquelles il est un
type idéal, ont paru assez importants aux orientalistes de Londres pour
que le comité de _l'Oriental translation fund_ de la Grande-Bretagne et
de l'Irlande ait fait imprimer et publier, à ses frais, les aventures de
Kourroglou. Cette épopée, jointe aux chants des peuples qui habitent les
rives de la mer Caspienne (chants populaires des Kalmouks, des
Tatars d'Astrakan, des Perso-Turks, des Turckmans, des Ghilanis, des
_Highlanders_ Rudbars, des Taulishs et des Mazenderams), forment un beau
volume sous ce titre: _Specimens of the popular poetry of Persia_. «As
found in the adventures and improvisations of Kourroglou the bandit
menestrel of northern Persia: and in the songs of the people inhabiting
the shores of the Caspian sea. Orally collected and translated with
philological and historical notes, by Alexander Chodzko, esq.»

Cette publication n'est pas, en effet, importante au seul point de vue
de l'amusement et de l'intérêt épique; ce n'est pas seulement un héros
de l'Arioste que la Perse nous révèle, c'est toute une histoire de
moeurs, c'est tout un génie national que Kourroglou. C'est le nomade
dans toute sa poésie plaisante et terrible, c'est le guerrier asiatique
dans toute son exagération fanfaronne, c'est le brigand de la Perse
dans toute sa ruse, dans toute sa férocité et dans toute son audace.
Kourroglou est cruel, ivrogne, glouton, libertin; c'est le plus grand
pillard et le plus grand vantard que nous ayons jamais rencontré, même
chez nous, où ces qualités sont si fort répandues par le temps qui
court. Il est entreprenant, vindicatif, insatiable de richesses et de
plaisirs, fourbe, brutal et impitoyable dans la colère. Il n'en est pas
moins l'idole de ses compagnons et de leur nombreuse postérité. Ces
peccadilles ne le rendent que plus aimable. Les femmes en sont folles,
et les enfants rêvent de lui, non comme d'un croquemitaine, mais comme
d'un Tancrède ou d'un Roland. Tandis que le Rustem de Ferdausy est
un vrai chevalier, fidèle à son prince ou prosterné devant son Dieu,
Kourroglou ne connaît guère d'autre dieu que lui-même et n'est fidèle
qu'à son propre serment. A cet égard, il affiche une loyauté et une
générosité qui ne sont point sans grandeur et sans danger, vu la
mauvaise foi des ennemis qui le poursuivent. Une seule trahison
déshonore sa vie; mais il la pleure amèrement, et le remords lui inspire
le plus beau de ses chants de douleur. Un seul amour pénètre jusqu'au
fond de son âme, et fait de lui un être sympathique par quelque endroit,
c'est sa tendresse exaltée pour son fils adoptif, Ayvaz, le Benjamin,
le Renaud du poëme. Mais le véritable héros de la vie de Kourroglou, ce
n'est point Kourroglou, ce n'est pas le bel Ayvaz, ce n'est pas même le
spirituel marmiton Hamza-Beg; ce n'est pas un homme, ce n'est pas une
femme: c'est un cheval, c'est la divin Kyrat, près duquel les coursiers
d'Achille et tous les palefrois renommés de la chevalerie ne sont que
de pauvres poneys. Le poëme s'ouvre par la formation céleste de Kyrat,
comme vous allez le voir, lecteur; car j'entreprends de vous raconter
tout le poëme. Mais comme M. Chodzko l'a _oralement_ transcrit, je me
permettrai d'abréger et de résumer la traduction de M. Chodzko. Quand je
la citerai textuellement, j'aurai soin de l'indiquer.

Le poëme est divisé par chants, que M. Chodzko intitule: _Entrevues;
meetings_ en anglais, _mejjliss_ en perso-turk que nous traduirons par
_rencontres_. Ce sont les rapsodies que l'haleine d'un _Kourroglou-Khan_
peut fournir en une séance à l'attention d'un auditoire. Les
Kourroglou-Khans sont comme les Schah-Namah-Khans de Ferdausy, comme les
Koran-Khans du Prophète, des bardes de profession qui, en s'accompagnant
de la guitare, récitent au peuple et aux amateurs les faits, gestes,
maximes et improvisations de leur héros. La mémoire de ces chanteurs,
dit M. Chodzko, est vraiment incroyable; à toute sommation, ils récitent
d'une seule haleine, et durant des heures entières, sans la moindre
hésitation, à partir du vers qui leur est désigné par les auditeurs.



PREMIÈRE RENCONTRE[1].

[Footnote 1: Ce premier chant est textuellement traduit de l'anglais.]

Kourroglou était un Turkoman de la tribu de Tuka; son véritable nom
était Roushan, et celui de son père Mirza-Serraf. Ce dernier était au
service du sultan Murad, gouverneur d'une des provinces du Turkestan, en
qualité de chef des haras de ce prince.

Un jour que les cavales paissaient dans les prairies qui s'étendent le
long du Jaïhoun (l'Oxus), un étalon sortit de la surface des eaux, gagna
la rive, courut vers la troupe des cavales, et après s'être accouplé à
deux d'entre elles, il se replongea dans le fleuve, où il disparut
pour jamais. Cette étrange nouvelle ne fut pas plus tôt rapportée à
Mirza-Serraf, qu'il se rendit à la prairie, et ayant fait des marques
distinctes aux deux juments désignées, il recommanda aux gardiens d'en
avoir un soin particulier; puis, de retour chez lui, il consigna sur ses
livres les détails de l'apparition de l'étalon, et enregistra la date
précise de cet événement.

On sait qu'une jument donne toujours naissance à son poulain étant
debout; quand le terme fut arrivé, Mirza-Serraf, qui était présent à
leur naissance, reçut les jeunes poulains dans le pan de sa robe, afin
qu'ils ne fussent point blessés par leur contact avec la terre.

Il dirigea lui-même avec le plus grand soin leur première éducation
pendant les deux années suivantes, et surveilla les progrès de leur
croissance. Malheureusement leur mauvaise mine n'était pas propre à
inspirer beaucoup d'espoir pour l'avenir. Ils paraissaient laids à la
première vue, et leur robe épaisse semblait être de crin plus que de
poil.

Un des devoirs de la charge de Mirza-Serraf était de visiter, à tour
de rôle, tous les haras confiés à ses soins, afin de mettre à part les
meilleurs poulains pour les écuries du prince. Dans cette occasion, les
deux poulains merveilleux furent au nombre de ceux qu'il choisit. Quand
le prince vint en personne visiter ses écuries, il examina attentivement
les chevaux amenés par Mirza-Serraf, et approuva tous ses choix, à
l'exception des deux poulains en question.

Plus il les regardait, plus ils lui semblaient hideux. Il fit amener
en sa présence le chef de ses haras, et s'adressant à lui d'une voix
courroucée: «Vassal, lui dit-il qu'est-ce que cela signifie? me crois-tu
donc dépourvu d'instruction ou d'intelligence, ou bien es-tu devenu si
vieux que tu ne puisses plus distinguer un bon cheval d'un mauvais? Que
prétends-tu en m'amenant ces deux misérables haquenées?»

Alors, transporté de rage, le prince ordonna que Mirza-Serraf eût les
yeux crevés. Cette sentence fut immédiatement exécutée. Un fer rouge fut
appliqué sur le globe des yeux de l'infortuné Mirza, qui fut ainsi privé
pour jamais de la lumière. Aveugle et désolé, il fut reconduit dans sa
maison. Son fils unique Roushan, jeune homme de dix-neuf ans, étudiait
alors à l'une dés écoles de la ville. Aussitôt qu'il eut appris le
châtiment infligé à son père, baigné de larmes, il accourut vers lui.
«Ne pleure pas, mon fils, lui dit le vieillard, qui était un des plus
habiles astrologues de son siècle; j'ai examiné ton horoscope, et ma
science infaillible ma découvert que tu deviendrais un héros célèbre. Tu
vengeras mes souffrances sur la personne de l'injuste tyran qui me les a
infligées. Va à l'instant voir le prince, et parle-lui ainsi: «Seigneur,
tu as fait crever les yeux de mon père à cause d'un poulain. Sois
miséricordieux, et fais-lui présent de l'animal; sans cela mon pauvre
père, qui est vieux et aveugle, n'aura pas de cheval à monter pour se
rendre à la distribution des aumônes qui se font dans ton palais.»
Roushan fit ainsi qu'il lui avait été dit.

Le prince, dont la colère avait eu le temps de se calmer, accorda au
jeune homme la permission d'entrer dans ses écuries et de prendre celui
des deux poulains condamnés qui lui plairait le mieux.

Roushan choisit celui qui était gris, parce que son père lui avait dit
que la jument qui l'avait porté était d'une plus noble race que l'autre.
De retour à la maison avec le don du prince, Roushan reçut de son père
l'ordre de creuser un souterrain. «Il nous servira d'écurie, lui dit
celui-ci. Fais-y quarante stalles, et entre chaque stalle tu feras
un réservoir pour l'eau. Par la combinaison d'un certain nombre de
ressorts, dont je t'enseignerai l'usage, l'orge et la paille seront
distribuées en temps convenable à notre poulain, qui mangera sa ration
sans l'assistance d'un palefrenier. L'eau lui arrivera de la même
manière en temps convenable. Tu maçonneras soigneusement la porte et
jusqu'aux moindres fentes de l'écurie; car il est indispensable que
notre cheval demeure seul durant quarante jours, et que ni l'oeil
de l'homme ni les rayons du soleil ne viennent le troubler dans sa
solitude.»

Les instructions du père furent exécutées par le fils avec la plus
scrupuleuse fidélité. Le poulain fut introduit et enfermé dans sa
nouvelle demeure. Il y avait déjà trente-huit jours qu'il y demeurait,
caché à tous les regards, lorsqu'au trente-neuvième la patience de
Roushan fut épuisée. Il s'approcha de l'écurie, et ayant fait un trou de
la grandeur de l'oeil, il commença à regarder dans l'intérieur.

Le corps entier du poulain lui apparut brillant et resplendissant
comme une lampe; mais la lumière qui en jaillissait s'affaiblit
instantanément, et puis s'éteignit comme par l'effet du simple regard de
Roushan. Il eut peur, et, refermant précipitamment la petite ouverture,
il retourna vers son père, auquel il ne dit rien de ce qui était arrivé.
Le lendemain, juste à l'heure où venait d'expirer le quarantième jour
de la claustration du poulain, Mirza dit à son fils: «Le temps est
accompli, allons chercher notre cheval et commençons à le dresser.»
Ils furent ensemble à l'écurie. L'aveugle commença à tâter. la robe de
l'animal: il promena sa main sur la tête et sur le cou, sur les jambes
de devant et sur celles de derrière, comme s'il eût cherché quelque
chose, et tout à coup il s'écria: «Qu'as-tu fait, malheureux enfant? Il
eût mieux valu pour moi que tu fusses mort dans ton berceau! Pas plus
tard qu'hier tu as laissé la lumière tomber sur le poulain.---Tu
as deviné juste, mon père; mais comment as-tu fait pour découvrir
cela?--Comment j'ai fait? Ce cheval avait des plumes et des ailes qui
ont été brisées par suite de ton imprudence.» A ces mois le coeur de
Roushan fut rempli d'amertume, et il tomba dans une profonde tristesse.
Mirza lui dit alors: «Ne perds pas courage; nul cheval vivant ne pourra
jamais approcher de la poussière que soulèveront les pieds de ce
coursier.»

Ayant dit ainsi, l'aveugle enseigna à son fils à seller le poulain avec
une selle de feutre, et lui prescrivit de le dresser de la manière
suivante: «Tu le feras trotter pendant les quarante premières nuits sur
les rochers et dans les plaines pierreuses, et pendant les quarante
nuits suivantes dans l'eau et les marécages.» Quand ceci fut accompli,
Mirza-Serraf mit son cheval au galop, qu'il soutint admirablement, soit
en avant, soit a reculons. L'éducation du noble animal ayant été ainsi
complétée, il commença à s'occuper de celle de son fils. «Monte ton
cheval, lui dit-il, fais-moi place derrière toi, et traversons l'Oxus.»
Pendant qu'ils s'amusaient ainsi, le vieillard expérimenté initiait son
fils à tous les stratagèmes de l'art de l'équitation et du métier des
armes.

«C'est bien, dit-il un jour à Roushan, je suis content de toi. Mais il
nous reste encore une chose à faire. Notre prince vient quelquefois
chasser sur les bords de l'Oxus; c'est là que tu l'attendras. La
première fois que tu le verras venir de ton côté, revêts toutes les
pièces de ton armure, et, monté sur ton cheval, va hardiment à la
rencontre du tyran. Alors tu lui diras ces mots: «Prince injuste et
cruel, contemple le cheval à cause duquel tu as fait crever les yeux de
mon père, regarde bien ce qu'il est devenu, et meurs d'envie.»

Roushan obéit fidèlement à l'ordre de son père; la première fois qu'il
aperçut le prince prenant le plaisir de la chasse sur les bords de
l'Oxus, il revêtit son armure et courut droit à lui. Le prince,
émerveillé de la beauté peu commune du cheval, aussi bien que de la
noble apparence du cavalier, dit à son vizir: «Quel est ce jeune homme?»
Roushan, invité à s'approcher du prince, ne manqua pas de lui répéter
d'une voix ferme et menaçante le discours que son père lui avait
enseigné, et il ajouta: «Prince stupide, tu le crois un bon connaisseur
de chevaux. Écoute, ignorant, et apprends de moi quels sont les signes
auxquels on reconnaît un cheval de noble race.» Cela dit, il improvisa
le chant suivant:

_Improvisation_.--«Je viens, et je te dis: Écoute, ô prince! et apprends
à quoi se fait reconnaître un noble cheval. Actif et alerte, vois si
ses naseaux s'enflent et se distendent alternativement; si ses jambes,
sèches et déliées, sont comme les jambes de la gazelle prête à commencer
sa course. Ses hanches doivent ressembler a celles du chamois; sa bouche
délicate cède à la plus légère pression de la bride, comme la bouche
d'un jeune chameau. Quand il mange, ses dents broient le grain comme la
meule d'un moulin en mouvement, et il l'avale comme un loup affamé. Son
dos rappelle celui du lièvre; sa crinière est douce et soyeuse; son cou
est élevé et majestueux comme celui du paon. Le meilleur temps pour le
monter est entre sa quatrième et sa cinquième année. Sa tête est fine et
petite comme celle du grand serpent chahmaur; ses yeux sont saillants
comme deux pommes; ses dents semblent autant de diamants. La forme de
sa bouche doit approcher de celle du chameau mâle; ses membres sont
finement dessinés, et plutôt arrondis qu'allongés. Quand on le sort de
l'écurie, il est joyeux et il se cabre. Ses yeux ressemblent à ceux de
l'aigle, et il marche avec l'inquiète impatience d'un loup affamé. Son
ventre et ses côtes remplissent exactement la sangle. Un jeune homme de
bonne famille prête une oreille obéissante aux leçons de ses parents;
il aime son cheval et en prend le plus grand soin Il sait par coeur la
généalogie et la pureté de son sang. Il essaie souvent la vigueur
des articulations de son genou; en un mot, il doit être ce qu'était
Mirza-Serraf dans sa jeunesse.»

Dès que le prince eut entendu cette improvisation, il dit aux gens de sa
suite: «C'est là le fils de Mirza-Serraf? Holà! qu'il soit arrêté!»

Roushan fut immédiatement entouré de tous côtés; mais, sans paraître
s'en apercevoir, il parla ainsi au sultan Murad:

_Improvisation_.--«Écoutez, mon prince; il me revient en mémoire
quelques stances de vers agréables; permettez-moi de vous les réciter.»
Le prince y consentit, et ordonna à ses gardes, de ne pas toucher
à Roushan qu'il n'eût dit ses vers. Alors ce dernier commença
l'improvisation suivante: «Mon prince a donné l'ordre de me punir; mais,
par Allah! je sais comment me défendre; je m'échapperai de ses mains.
En vain m'offrirais-tu tes richesses et tes faveurs comme on jette la
pâture à l'aigle vorace et affamé, je les rejetterais toutes.»

Le prince l'interrompit et lui dit: «Cesse tes vaines bravades; viens,
et sers-moi fidèlement, autrement je te ferai mourir.»

Roushan chanta alors ainsi:

_Improvisation_.--«Je suis appelé Dieu dans ma maison: oui, je suis un
dieu. Je ne courberai point mon cou devant un lâche comme toi. La cruche
a porté l'eau assez longtemps pour toi; mais, à la fin, la cruche s'est
brisée.»

Le prince lui dit: «Ton père a été mon serviteur pendant cinquante ans.
Dans un moment de colère, j'ai ordonné qu'on lui crevât les yeux. Mais
qui déniera au maître le droit de punir son esclave, afin de pouvoir
ensuite le combler de ses faveurs? Viens avec moi, tu apprendras à
m'être agréable, et je te récompenserai.» Roushan répliqua: «Tu as
éteint les yeux de mon père, et, à ce prix, tu veux me faire riche. Si
Dieu me donne assez de vie, je te ferai subir la peine du talion. Mais
écoute!»

_Improvisation_.--«C'est toi-même qui as construit l'édifice de la ruine
quand tu as prêté l'oreille à des calomniateurs. Je prendrai ta vie et
je renverserai ton trône.»

Ces paroles firent sourire le prince, et il lui demanda ironiquement:
«Comment, Roushan, te sens-tu assez fort pour détruire mes villes et
pour renverser mon trône?» Roushan improvisa le chant suivant:

«Assez de forfanteries. Que sont à mes yeux trente, soixante, ou même
cent de tes guerriers? Que sont vos rochers, vos précipices et vos
déserts sous le sabot de mon coursier? Je suis le léopard des montagnes
et des vallées[2].»

[Footnote 2: Cette strophe est habituellement chantée par les Turcs
avant qu'ils s'élancent sur l'ennemi.]

Le prince reprit: «Viens plus près de moi, ne fuis pas. Je jure par
la tête des quatre premiers califes que je te ferai _sirdar_ (général
commandant en chef) de mes troupes.» Et pendant qu''il parlait ainsi,
il admirait le courage du jeune homme. Roushan répliqua et dit:
«Maintenant, mes chants, aussi bien que mes exploits, seront connus au
monde sous le nom de Kourroglou, le fils de l'aveugle dont tu as crevé
les yeux [3].

[Footnote 3: _Kurr_ signifie aveugle, et _oglou_ fils.]

_Improvisation_.--«Écoute les paroles de Kourroglou. La vie m'est un
fardeau. De ce jour j'abandonne ma tête aux hasards de la fortune,
comme la feuille d'automne s'abandonne à l'âpre souille des vents. Avec
l'assistance de Dieu, j'irai en Perse pour y rétablir la religion d'Ali,
qui est vénéré dans ce pays.»

Il finissait à peine ces mots, que, se précipitant au milieu de la suite
du prince, il fit un horrible carnage, et le prince, à la fin convaincu
que toutes les armées de la terre ne pourraient venir à bout de le
vaincre, ordonna à son vizir d'abandonner une poursuite dangereuse et
inutile.

Roushan traversa l'Oxus à la nage et se hâta de rejoindre son père sur
la rive opposée. «Tu m'as vengé, mon fils, lui dit ce dernier, que Dieu
t'en récompense! Quittons maintenant cette contrée: non loin d'Hérat, je
connais une oasis où tu vas me conduire.

Roushan obéit, et quand ils eurent atteint l'oasis, Mirza-Serraf tira de
dessous son bras un vieux livre d'astrologie qui ne le quittait jamais,
et dit: «O mon fils, cherche dans ce livre un passage qui traite
de l'apparition de deux étoiles, l'une à l'orient et l'autre à
l'occident.--Père, je l'ai trouvé!

--Bien! L'oasis où nous sommes contient une source d'eau; quand la nuit
qui précède le vendredi sera arrivée, tu veilleras avec ce livre dans la
main, en répétant continuellement la prière qui se trouve a ce passage
du livre; tes jeux devront suivre avec la plus grande vigilance les deux
étoiles jusqu'au moment où elles se rencontreront. Alors tu verras la
surface de l'eau se couvrir d'une écume blanche. Prends ce vase que
j'ai apporté tout exprès, tu y recueilleras soigneusement l'écume et me
l'apporteras sans délai.»

Quand la nuit désignée fut venue, Roushan remplit toutes les
instructions de Mirza-Serraf, et déjà il revenait avec le vase plein
de l'écume mystérieuse; mais elle était si blanche, si légère et
si fraîche, que le jeune homme inexpérimenté ne put résister à la
tentation: il avala l'écume. «J'ai accompli toutes tes prescriptions,
dit-il à son père; l'écume cependant ne s'est pas montrée sur l'eau
de la source.» Mirza-Serraf répondit: «L'écume a paru sur l'eau de la
source; j'en suis certain. Confesse la vérité, qu'en as-tu fait?»

Roushan était sincère; il avoua sa faute. Alors le vieillard, frappant
son genou avec ses deux mains: «Qu'as-tu fait, malheureux? s'écria-t-il.
Sois maudit, et puisse ta maison tomber sur ta tête! Tu m'as ravi le
bonheur de te revoir. Cette écume était un remède précieux et unique, un
collyre qui avait la puissance de guérir ma cécité. J'en aurais employé
une portion pour moi, et je t'eusse laissé boire le reste. Mais les
décrets du sort sont irrévocables; tu deviendras un guerrier invincible
et moi je mourrai aveugle. Tout est consommé, maintenant.» Le pauvre
vieillard commença alors à dicter ses dernières volontés. «Mes jours
sont comptés, dit-il, désormais tu prendras le nom de Kourroglou, le
fils de l'aveugle. Tes vers et tes actions seront attachés pour toujours
à ce surnom. Maintenant conduis-moi à Mushad, sur le dos de Kyrat[4],
car c'est ainsi que tu devras nommer ton cheval.»

[Footnote 4: Un cheval bai brun.]

Kourroglou plaça son vieux père derrière lui, et marcha vers la ville
sacrée de Mushad, où ils arrivèrent en peu de temps, grâce à la vigueur
surnaturelle de leur cheval. Ce fut dans cette ville qu'ils embrassèrent
la foi d'Ali, et, d'impies sunnites qu'ils étaient, devinrent _sheahs_
et vrais croyants. Ce fut là aussi que Mirza-Serraf mourut, et voici
quelles furent ses dernières paroles: «Aussitôt que je serai mort,
rends-toi dans la province d'Aderbaïdjan, dont le schah de Perse est
souverain. Il voudra t'attirer à sa cour, n'y va pas, mon fils; mais ne
te révolte pas non plus contre lui.»

Il dit et il expira.



DEUXIÈME RENCONTRE.

Nous avons traduit textuellement la première rencontre pour donner au
lecteur une idée juste de la forme de ce récit. M. Chodzko déclare dans
sa préface, en qualité d'étranger, qu'il n'a point prétendu faire de sa
_transcription_ une oeuvre de style pour la langue anglaise. Nous ne
possédons pas assez cette langue pour adresser des critiques à M.
Chodzko; mais nous la lisons assez pour espérer n'avoir point fait
de contre-sens, et pour nous être assuré que les rapsodies des
Kourroglou-Khans ne pouvaient pas nous être transmises avec plus de
concision, de franchise et de simplicité. Nous ne savons pas non plus si
le style de M. Chodzko a la véritable couleur orientale; mais on a pu
voir par ce qui précède (rendu mot à mot autant que possible) que c'est
une couleur nette, hardie, sans recherche, sans affectation, sans aucune
coquetterie déplacée pour chercher à flatter le goût européen. C'était,
je crois, la vraie manière et la seule bonne.

La seconde _rencontre_ est consacrée à faire rencontrer en effet,
Kourroglou et le terrible bandit Daly-Hassan. Ce dernier prétend avoir
le monopole du pillage et du meurtre. Il rit de pitié en voyant un
ennemi si jeune venir tout seul pour le défier, au milieu de quarante
de ses meilleurs garnements. «Le monde entier retentit de ma gloire,
s'écrie Daly-Hassan, qui ne se pique pas de Modestie.

«Et le pauvre diable ose me barrer le chemin?--Misérable! lui répond
Kourroglou; tu ne t'es jamais battu qu'avec des agneaux: tu ne sais pas
encore ce que c'est qu'un bélier.»

Le bélier est apparemment chez cette race de pasteurs le type du courage
et de la force; car Kourroglou, qui n'est pas modeste non plus, se
compare de préférence à cet animal dans ses fréquentes vanteries, et
quand il a dit: «Je suis Kourroglou le bélier,» il a tout dit.

Daly-Hassan ne se presse pas d'entamer le combat. Les bravades de son
ennemi l'amusent, et il lui permet d'improviser et de chanter les
stances qui lui _viennent à l'esprit_, comme dit Kourroglou en semblable
occasion. Ces stances sont toujours belles d'énergie sauvage, et le
refrain de celles-ci est un cri d'impatience, _«Ne combattrons-nous donc
pas aujourd'hui?»_ En voici une qui ne manque pas de caractère:

«Montre-moi un homme qui puisse tendre mon arc! Montre-moi un homme qui,
_comme un bélier_, vienne frapper sa tête contre mon bouclier! Je puis
broyer l'acier entre mes dents et le cracher contre le ciel. Oh! ne
combattrons-nous donc pas aujourd'hui?»

Pendant que Kourroglou chante ses trophées, Daly-Hassan examine Kyrat,
l'incomparable Kyrat, le fils de l'étalon-spectre, le coursier fidèle,
l'ami, le porte-bonheur de Kourroglou, et _il en devient épris_.
«Fais-moi présent de ton cheval, dit-il, et je m'abstiendrai de verser
ton sang.» Kourroglou répond par de nouvelles provocations, et le combat
s'engage. En un clin d'oeil vingt des compagnons de Daly-Hassan sont
_expédiés aux enfers_, les vingt autres prennent la fuite à travers le
désert. Daly-Hassan reste seul; dévoré de rage, il se précipite sur son
ennemi; mais Kourroglou lui fait mordre la poussière, pousse un cri
_comme celui d'un aigle_, descend de cheval, et s'asseyant sur sa
poitrine, tire tranquillement son khandjar pour lui couper la tête.
Daly-Hassan se prend à pleurer. «Misérable bâtard! lui dit Kourroglou,
es-tu donc celui qui depuis sept ans faisait l'effroi de ces contrées?
Tu n'es qu'une femme pusillanime. _Lâche! tu verses des larmes pour une
cuillerée de sang!»_

«Guerrier invincible, lui répond Daly-Hassan, _j'ai juré à Dieu et à
moi-même de servir fidèlement l'homme qui pourrait me renverser sur le
dos_. Prends-moi pour ton esclave, et dis-moi le nom de mon maître.»

Kourroglou est ému de pitié. Il se lève, rengaine son poignard, et suit
Daly-Hassan dans une caverne où celui-ci le rend maître des richesses
immenses qu'il a amassées durant les sept années de son brigandage.
A partir de ce jour, il est le serviteur et l'ami de Kourroglou. Ils
demeurent ensemble plusieurs mois dans la caverne, et n'en sortent que
pour augmenter leur trésor en détroussant les voyageurs, et pour enrôler
des bandits sous leurs ordres.

Quand ils ont réussi à se composer une bande de 77 hommes, ils chargent
leur butin sur des chameaux et sur des mules, et, poursuivant leur
voyage vers la province d'Aberdaïdjan, ils atteignent bientôt les
montagnes de Kaflankhou, y laissent leurs hommes et s'en vont tous deux
à la découverte pour s'assurer d'une retraite sûre. Ils trouvent dans
le district de Karadag une magnifique prairie où ils s'installent avec
leurs richesses et leurs compagnons. Leurs exploits répandent bientôt
la terreur dans le pays, et tout homme _courageux_ vient s'enrôler sous
leur bannière.

«Il traitait ses gens comme un père, et la paie qu'il leur faisait était
si libérale, qu'elle pouvait remplir le creux du bouclier de chacun
d'eux.»

En peu de temps, Kourroglou se voit à la tête de 777 hommes, nombre
sacré qu'il n'eût dépassé vraisemblablement que pour celui de 7777, s'il
lui eût été possible dès lors d'y atteindre.

Cependant le gouverneur de la province commence à s'alarmer du voisinage
de Kourroglou. Il lui dépêche un envoyé qui, sans fleur de rhétorique,
lui parle ainsi:

«Qui es-tu? Pourquoi es-tu venu ici? Si tu désires parler au souverain
d'Iran, va le trouver; mais ne demeure pas ici plus longtemps. Si tu as
quelque chose à me dire, je t'écouterai afin de savoir ce que c'est.»

Kourroglou trouve le discours de l'ambassadeur un peu familier; mais il
se ressouvient de la défense que son père lui a faite, en mourant, de
se révolter contre le schah de Perse. Il traite donc l'envoyé fort
honnêtement, et lui promet d'évacuer le pays sous peu de jours.

Il rassemble ses hommes et leur chante ceci:

«L'heure du départ est arrivée. Que quiconque veut me suivre dans le
Kurdistan se tienne prêt! Qu'il me suive, celui dont les lèvres veulent
boire dans la coupe de la valeur!--Qu'il me suive, celui qui veut mettre
en pièces le linceul de la mort!»

Les 777 brigands répondirent: «O Kourroglou, nous ne craignons pas la
mort; là où tu iras, nous irons.» Ils partent; ils arrivent dans la
vallée de Gazly-Gull, située dans le voisinage de Khoï, et débutent par
l'extermination et le pillage d'une caravane. Le gouverneur d'Erivan,
Hussein-Ali-Khan, se met en route à la tête de quinze cents cavaliers
pour aller réprimer ces brigandages. «Ne craignez rien, ô mes âmes! ô
mes _fous_ (_Dalcelar_)!» C'est le nom d'amitié que Kourroglou donne à
ses compagnons, c'est le titre glorieux que le postérité leur conserve:
«Ne craignez rien, je les disperserai en moins d'une heure.» Kourroglou
dit, et revêtu de sa cotte de mailles, armé de toutes pièces, il
attend, appuyé tranquillement sur sa lance, l'envoyé d'Hussein. Aux
interrogations et aux menaces de l'envoyé, Kourroglou répond comme de
coutume par une chanson: «Serdar, lui dit-il, j'ai l'habitude de chanter
quelques vers avant de combattre.--Chante, si tu y es disposé, répond le
serdar, amateur de poésie comme tous les Orientaux.» Kourroglou chante
ici une fort belle strophe:

«Voici la vérité des vérités! Écoute-la bien, mon serdar. Je suis l'ange
de la mort. Regarde; je suis Azraïl. Mes yeux aiment la couleur du sang.
Oui, je suis venu pour arracher les âmes des corps; je suis le véritable
Azraïl. Nous verrons bientôt quelles entrailles, quels crânes seront
fouillée les premiers par la pointe de mon poignard. Ce jour même,
tu quitteras ce mondé; me voici. Comme un véritable Azraïl, je viens
arracher les âmes.»

..........................................................

«Maintenant, j'enseignerai à rire à tes ennemis, et à tes amis à se
lamenter. Contemple en moi Azraïl, l'exterminateur des âmes».»

Kourroglou s'élance au plus épais de la mêlée. Il tue tout ce qui est
digne d'être tué, il pille tout ce qui vaut la peine d'être pris.

«Kourroglou cependant ne resta pas davantage à Gazly-Gull, il vint se
fixer définitivement à Chamly-Bill; sa gloire se répandit bientôt dans
les contrées environnantes, et de toutes parts on lui envoyait de l'or
et des présents.»



TROISIÈME RENCONTRE.

Kourroglou se prit de goût pour Chamly-Bill, et y bâtit une
forteresse[5]. Tous ceux qui entendirent parler de lui, de sa valeur et
de sa libéralité, s'empressèrent de se joindre à sa bande. En peu de
temps la forteresse devint une ville contenant huit mille familles. Ce
fut là que Kourroglou fit connaissance avec le marchand Khoya-Yakub,
qu'il adopta, plus tard, pour son frère. Cet homme avait voyagé dans
tous les pays du monde, el il amusait souvent Kourroglou par la
description de ce qu'il avait vu.

[Footnote 5: Un fort, _Kalka_ en Perse, village entouré de murs, avec
des tours et des meurtrières dans les angles. On voit encore aujourd'hui
les ruines du fort de Kourroglou à Chamly-Bill.]

Le marchand Khoya-Yakub, allant un jour à la ville d'Orfah, vit une
grande foule rassemblée sur la place du marché. Il s'avança et vit un
jeune garçon, tel que le dépeint le poète:

«Mon coeur aime un jeune homme dont les sourcils sont bien arqués. Sa
ceinture est étroite; ses lèvres ressemblent à un bouton, à une rose
souriantes. Jeune homme, sacrifie ton âme à la beauté! contemple en moi
son esclave. Parcourez le monde entier: vous ne trouverez pas un enfant
de plus belle espérance. Son nom est Ayvaz-Bally. C'est la prairie du
huitième ciel! Son père est boucher de son état; le fils est une mine de
pierres précieuses.»

Khoya-Yakub demanda: «De quel jardin est cette rose? de quelle prairie
est cette plante?» Quelqu'un répondit: «Son père est boucher du pacha
de cette ville; Ayvaz-Bally est son nom.» Le marchand pensa lors en
lui-même: «Kourroglou n'a pas d'enfants; pourquoi n'adopterait-il pas un
si beau garçon pour son fils? Mais que dois-je faire? Si, à mon retour à
Chamly-Bill, j'essaie de lui dépeindre ce que j'ai vu, il ne me croira
pas.» Il trouva alors un peintre dans Orfah, et lui paya un bon prix
pour faire le portrait d'Ayvaz.

Après un voyage de quelques jours, il revint à la forteresse de
Chamly-Bill. Il fut dit à Kourroglou que son frère Khoya-Yakub était
revenu. Il ordonna aussitôt à ses hommes d'aller à sa rencontre, et de
l'amener dans la ville avec les honneurs qui lui étaient dus. Dès qu'il
fut descendu de cheval, Kourroglou le baisa sur la joue, et le fit
asseoir à ses côtés, tandis que Khoya-Yakub lui baisait les deux mains,
comme à son supérieur. «Hourra! mes enfants, du vin! cria Kourroglou;
buvons en l'honneur de l'arrivée de notre frère.» Et ils s'assirent, et
ils burent au point que Khoya-Yakub commença à devenir gris, et sentit
sa tête s'allumer. Kourroglou lui demanda d'où il venait. Il répondit:
«D'Orfah!--Tu n'as pas vu, par hasard, a Orfah, un plus beau cheval que
mon Kyrat?--Je n'en ai pas vu.--Dis, as-tu vu là, des hommes plus beaux
et plus braves que mes compagnons?--Je n'en ai pas vu.--As-tu vu, dis
moi, une fête plus joyeuse que la mienne?--Je n'en ai pas vu.--As-tu vu
des échansons plus beaux et plus richement vêtus que les miens?--Frère
guerrier, j'ai vu là un jeune garçon que les mains de tous vos jeunes
gens ne sont pas dignes de laver. Voilà que tu deviens vieux, et que tu
n'as pas d'enfants: pourquoi ne le prendrais-tu pas pour ton fils, afin
de faire de lui, quand le temps en sera venu, un guerrier digne de te
servir et de te succéder lorsque tu seras mort, aussi bien qu'un appui
et un fils tant que tu vivras?» Il commença alors à vanter la beauté
d'Ayvaz et sa mâle physionomie. Kourroglou dit: «Eh quoi! marchand qui
n'es bon à rien! ne pouvais-tu dépenser quelques tumans pour payer un
peintre et m'apporter sa ressemblance?» Le marchand sortit une miniature
de son habit et la tendit à Kourroglou. Kourroglou la prit; et quand il
l'eut examinée, _les rênes de sa volonté échappèrent des mains de sa
patience_, et il s'écria: «Daly-Hassan, qu'on apprête une chaîne et
des fers.» Le marchand, étonné, demanda ce que signifiait un ordre
semblable. «Je vais te faire enchaîner, misérable!» Pour quelle raison,
et quel est mon crime? Est-ce donc la récompense que tu me donnes pour
t'avoir trouvé un fils?--C'est pour le mensonge que tu as dit. Homme,
écoute-moi; je vais partir pour Orfah à l'instant même; et tu attendras
mon retour, enchaîné dans un cachot. Si le jeune garçon justifie
réellement tes louanges, que mon nom ne soit pas Kourroglou si je ne
couvre pas ta tête d'une pluie d'or et ne t'exalte pas au-dessus de la
voûte des cieux. Mais malheur à toi, si Ayvaz est indigne de tes éloges;
car j'arracherai la racine de ton existence du sol de la vie; et ton
châtiment servira d'exemple aux menteurs impudents comme toi. Tu ne dois
pas mentir à tes supérieurs.»

Cela dit, il donna ordre d'enchaîner le marchand par le cou et par une
jambe, et de le jeter ensuite en prison.

«Daly-Hassan! que l'on selle Kyrat.» Daly-Hassan mit lui-même la selle
et le coussin sur le cheval de son maître, et les attacha sept fois avec
la sangle. «Je pars pour Orfah, dit Kourroglou. Que personne ne de vous
ne se hasarde de boire de façon à s'enivrer jusqu'à ce que je sois de
retour. Malheur a celui dont la demeure retentira des sons de la musique
ou du tambourin. Souvenez-vous de cette défense, ou je vous arracherai
de la terre, et vous jetterai au vent, comme un chardon nuisible. Je
pars seul pour chercher mon futur enfant, pour chercher Ayvaz. Je
mourrai ou je reviendrai avec lui. Écoutez ma chanson.

_Improvisation._--«J'adopterai pour mon fils le jeune Ayvaz-Bally.
Attendez le jour d'adoption jusqu'à mon retour. Demandez-le en Turquie
et en Syrie jusqu'à mon retour. Un homme brave monte l'arabe gris ou le
bai, et galope tout le long du chemin, sur le cheval de bataille aux
pieds légers. Tuez des veaux, égorgez des moutons, et nourrissez-vous de
mes troupeaux jusqu'à mon retour. _Kourroglou dit:_ le diable emporte
l'ennemi; les braves galopent sur des chevaux arabes: allez et buvez
jusqu'à mon retour.»

Ayant dit cela, Kourroglou prit congé de ses frères, monta sur Kyrat
et marcha seul, jour et nuit, de bourgade en bourgade, vers la ville
d'Orfah. Il n'en était plus qu'à un fersakh de distance, quand il se
sentit une faim extrême; et, voyant un berger qui gardait son troupeau
sur la pente d'une colline, il se dit: «Le proverbe est bon: si tu as
faim, va au berger; si tu es las, au chamelier. Maintenant réfléchissons
un peu de quelle façon j'attraperai à déjeuner.» Alors il s'approcha, et
s'écria: «Que Dieu te bénisse, berger! ne peux-tu me donner à déjeuner?»
Le berger leva la tête; et, voyant un guerrier dont l'armure, à elle
seule, aurait pu acheter son troupeau et lui-même par-dessus le marché,
il répondit: «Jeune homme, je n'ai point de mets digne de toi; mais
si tu peux t'accommoder de lait de brebis, je vais t'en chercher.»
Kourroglou dit: «Dans ce désert une goutte de lait vaut le monde entier:
vas-en chercher, et me l'apporte.» Le berger était d'une haute stature
et taillé carrément; il tenait dans sa main une énorme massue, dont la
tête était armée de clous, de vieux fers de lance, de fers de chevaux
cassés et de tout ce qu'il avait pu se procurer de tranchant; elle
pesait un men et demi[6]; une courroie, passée dans un trou, la
suspendait à son poignet. Le berger leva la massue: et, à ce signal,
toutes les brebis se réunirent autour de lui. Il avait aussi avec lui
une écuelle de bois que les Kurdes appellent _moudah_ et qui pouvait
contenir trois mena de lait[7]. L'ayant rempli jusqu'aux bords, il la
mit devant Kourroglou, et lui donna une grande cuiller de bois pour
qu'il pût manger, Kourroglou en eut à peine bu quelques cuillerées
qu'il se sentit très-faible, et dit: «Berger, n'as-tu pas une croûte de
pain?--J'en ai, dit le berger; mais il n'est pas un fils d'homme qui
puisse le manger.» Kourroglou reprit: «Il porte un nom mangeable; et
pour peu qu'il soit moins dur que la pierre, donne-le-moi.» Le berger
dit: «C'est du pain fait d'orge et de millet; je l'ai pétri pour mes
chiens.» Kourroglou dit: «N'importe, apporte-le tel qu'il est.» Le
berger répliqua: «Le soleil l'a séché; il est devenu tout à fait dur et
moisi: tu te rompras les dents.» Kourroglou dit: «Ne, crains rien, mon
garçon, et donne-le-moi promptement.» Un sac de peau était suspendu au
dos du berger; il l'en ôta, et le mit devant Kourroglou. Ce dernier
était si prodigieusement affamé, qu'il plongea ses deux mains dans le
sac, et, arrachant tout ce qui se trouvait sous sa main, le rompit en
morceaux, et le jeta dans le lait. Le berger le regardait faire; et
voyant que son hôte, qui avait déjà préparé de la nourriture pour quinze
personnes n'interrompait pas sa besogne, il se dit à lui-même: «La faim
l'a rendu fou; car assurément nul fils d'Adam ne pourrait avaler tout
cela; quand il aura mangé cinq ou six cuillerées, il jettera le reste;
avec ce qu'il a apprêté pour lui, je pourrais nourrir une semaine
entière, toute la meute de chiens qui gardent mon troupeau.» Pendant ce
temps, Kourroglou émiettait le pain, et en remplissait l'écuelle. A la
fin, enfonçant la cuiller, qui resta, sans remuer, dans la position
verticale, il leva les yeux, et vit le berger qui était debout, en
contemplation devant lui. Il lui dit: «Assieds-toi, berger, et mangeons
ensemble.» Le berger répliqua: «Beg, tu as préparé toi-même le repas,
mange-le tout seul, car je ne puis t'aider.»

[Footnote 6: Environ vingt-deux livres anglaises.]

[Footnote 7: Men, en turc _balma_, poids employé commumnément en Perse.]

Alors, Kourroglou prit la cuiller et ce mit à l'oeuvre; ses énormes
et rudes moustaches gênaient le passage; et le pain lui sortait de la
bouche tandis que le lait coulait dans sa poitrine. Kourroglou, en
colère, jeta la cuiller, et relevant ses moustaches qui allaient
par-delà ses oreilles, il ouvrit une bouche semblable à l'entrée d'une
caverne, et, prenant l'écuelle de ses deux mains, il avala le contenu
jusqu'à la dernière goutte. Le berger le regardait avec stupeur, si
disait en lui-même: Par le saint nom d'Allah! ce ne peut être là un
homme, car aucun être humain ne pourrait avaler une telle quantité de
nourriture. Encore une fois, je le répète, voyons, au nom d'Allah!
ce qui va arriver. S'il s'enfuit maintenant, ce sera la vampire du
désert[8], ou Satan lui-même; s'il reste, c'est un fils des hommes. On
dit que la famine incarnée est arrivée sur la terre; c'est là sûrement
la famine, il vient de manger tout le lait de mes brebis; mais au bout
d'une heure, il aura faim de nouveau, et alors il me dévorera moi-même.»
Kourroglou pensait en lui-même: «Comment vais-je faire pour me rendre à
Orfah et voir Ayvaz? Si je me montre sous ce costume, et monté sur ce
cheval, mon nom et ma gloire sont trop bien connus en tous pays pour
que je ne sois pas découvert. Prenons plutôt les habits du berger, et
entrons ainsi dans la ville.» Il dit donc au berger: «Viens là, et
faisons l'échange de nos habits» Le berger se mit à rire et lui dit:
«Pourquoi me railler ainsi sur ma pauvreté? Le châle seul qui est sur ta
tête, ou celui qui entoure tes reins, ou bien encore le poignard qui est
passé dedans, seraient chacun suffisant pour racheter mon sang[9] et mon
troupeau avec. Pourquoi te moquer ainsi de moi?» Cela dit, il cracha
dans la paume de ses mains, saisit sa massue, et, la brandissant d'une
façon menaçante, il dit à Kourroglou: «Toi, si confiant dans la largeur
de tes épaules, regarde aussi la largeur de mon cou.» Kourroglou sourit
et lui dit «Berger, je te jure devant Dieu que je ne me ris pas de toi;
il y a dans cette ville un marchand qui me doit quinze cents tumans[10].
Si je parais devant lui sur ce cheval et dans ce costume, il
m'échappera. Je suis venu pour une raison importante; faisons vite notre
échange. Si je reviens, je te rendrai tes habits et reprendrai les
miens; si je ne reviens pas, tu pourras conduire ce cheval au bazar
et le vendre. Son prix est de deux mille tumans; profites-en, et ne
m'oublie pas dans tes prières. Tu garderas aussi les autres choses qui
m'appartiennent.» Le berger dit: «A coup sûr cet homme est fou; je
ne puis expliquer autrement tout ce que j'entends. Allons, Beg,
déshabille-toi.» Kourroglou détacha sa ceinture et ôta tous ses habits.
Le berger en lit autant de son côté, et mit les vêtements de Kourroglou,
auquel il donna son manteau de feutre grossier. Kourroglou le jeta sur
ses épaules, et ayant mis aussi le bonnet de feutre du berger, il lui
dit: «Maintenant donne-moi ta massue;» car il voyait qu'en cas de besoin
elle pourrait lui être aussi utile qu'un sabre. La prenant à sa main, il
dit: «Berger! ton âme et l'âme de mon cheval.[11]»

[Footnote 8: _Le fantôme du desert_, «Guli-Beiaban,» le vampire bien
connu des contes orientaux.]

[Footnote 9: _Racheter mon sang_. Allusion au «jus tallionis» du Coran.
Le meurtrier doit payer les parents de la victime avec sa vie ou avec de
l'argent.]

[Footnote 10: Le tuman est une monnaie perse qui vaut environ douze
francs.]

[Footnote 11: Phrase proverbiale très usitée chez les Persans, elle
signifie: Prends soin de mon cheval comme tu voudrais qu'ont prit soin
de toi-même.]

Le berger répondit: «Je jure par la foi de Dieu! Que ton coeur soit en
paix; tu peux te fier à moi.» Et il disait en lui-même: «Dieu veuille
que cet homme ne revienne jamais; alors adieu la pauvreté; le cheval et
les vêtements me suffiront aussi longtemps que je vivrai.»

Kourroglou prit congé du berger, et continua son voyage à pied; le
manteau du berger était sur ses épaules, la massue dans sa main, Il
aperçut bientôt là ville d'Orfah, et marcha jusqu'aux portes. Ayant
prononcé le mot Bismillah (au nom de Dieu), il entra, et il passait dans
une rue, quand il vit un Turc portant un okha de viande. Il la regardait
avec amour, priant et soupirant en même temps. Kourroglou lui demanda en
langue turque: «Quelle viande portes-tu là, que tu la convoites ainsi,
et sembles soupirer après?» Le Turc répondit: «Es-tu donc étranger,
seigneur, ou viens-tu de quelque contrée éloignée?» Kourroglou dit:
«Oui, je viens de loin.» Le Turc lui dit alors: «Ne sais-tu pas que dans
les autres pays le pain est cher, tandis que dans celui-ci, c'est la
viande qui est chère? J'ai une personne malade chez moi, à laquelle le
médecin a prescrit la viande; je vais chaque jour au bazar, mais je
regarde en vain, je ne puis en trouver; aujourd'hui, enfin, j'ai trouvé
de la viande dans la boutique d'Ayvaz, fils d'Ibrahim le boucher; j'ai
été obligé de payer un okha deux piastres, et c'est là ce qui me fait
soupirer.» Kourroglou demanda: «Se peut-il que la viande soit aussi
chère?--Oui, en vérité, dit le Turc, deux piastres pour un okha, c'est
énormément cher.» Kourroglou dit en lui-même: «Bonnes nouvelles pour mon
berger! Attends seulement un peu, maudit; aujourd'hui même je vendrai
tes moutons.» De là Kourroglou s'en fut vers la boutique d'Ayvaz, devant
laquelle il aperçut une foule de gens, mêlés ensemble _comme les plis
d'un manteau froissé_: les hommes venaient là pour acheter de la viande,
les femmes pour admirer la beauté d'Ayvaz. Kourroglou désireux de le
voir aussi, regardait par-dessus les épaules de ceux qui étaient devant
lui. Les Turcs, le jugeant d'après son costume, le prirent pour un
berger et commencèrent à le frapper sur la tête. Alors Kourroglou se
baissa dans l'intention de regarder à travers leurs jambes, mais il
s'exposa ainsi à de plus graves insultes. «Je ne puis dompter ces Turcs
grossiers, dit-il; comment puis-je espérer d'enlever Ayvaz?» Il se mit à
coudoyer de droite et de gauche, et, crachant dans ses mains, il leva sa
massue en l'air, dans l'intention de se frayer un passage, en poussant
et frappant coup sur coup. Celui qui eut la tête frappée eut le crâne
brisé; celui qui reçut le coup sur la jambe eut la jambe cassée; celui
qui le reçut sur les épaules resta sur la place.

[Illustration: Il commença à regarder dans l'intérieur. (Page 3.)]

De cette manière il chassa tout le monde de la boutique d'Ayvaz, quand
il l'aperçut assis et tenant tristement sa tête dans sa main. Kourroglou
dit dans son coeur: «Un vrai looty [l2] possède six tours; cinq
d'adresse et un de force. Je ne crois pas pouvoir effrayer cet enfant.»
Il s'approcha alors d'Ayvaz, mit la main dans sa poche, et, prenant une
piastre, il la jeta devant Ayvaz en lui disant: «Frère, pèse-moi un okha
de viande, et rends-moi le reste en monnaie de cuivre. Seulement
sois prompt, mes compagnons sont partis, et il faut que je coure les
rejoindre.» Ayvaz se dit: «Voilà une bonne pratique pour moi; je vends
un okha de viande deux francs, il ne m'en donne qu'un, et me demande son
reste en monnaie, et cela promptement, parce que, dit-il, ses amis sont
partis.» Ayvaz était orgueilleux à cause de sa beauté, et il dit avec
aigreur: «Viens ici, approche-toi plus près, maître niais? Que veux-tu
dire?» Kourroglou s'approcha d'Ayvaz, et celui-ci ayant plié un de
ses doigts, lui donna un bon coup sur la joue avec les quatre autres.
Kourroglou dit: «Jeune espiègle, pourquoi me frappes-tu?» Mais il était
joyeux dans son coeur, et il ne ressentait aucune colère de cette preuve
de courage. Ayvaz repartit: «Drôle, tu veux déprécier ma marchandise; en
présence de tant de pratiques, tu veux acheter un okha de viande pour
un sou, et avoir encore du retour, tandis que je vends un okha deux
livres.» Kourroglou dit: «Tu es un enfant; ce n'est pas pour acheter de
la viande mais pour en vendre, que je suis venu ici.--Que veux-tu dire,
demanda Ayvaz?--Sot que tu es, répliqua Kourroglou, j'ai neuf cents
moutons à vendre, et je venais ici pour connaître le prix réel de la
viande, savoir si elle est chère ou bon marché.» On dit, avec vérité,
que la raison abandonne la tête d'un boucher quand il entend le bêlement
d'un troupeau. Ayvaz n'eut pas plus tôt entendu parler de neuf cents
moutons, qu'il dit: «_Mon oncle_, je ne savais pas que tu étais un
maître berger; j'ai été grossier dans mon langage; tu es en droit de me
couper la langue. Je t'ai frappé, coupe-moi la main, pardonne seulement
ma faute.»

[Footnote 12: _Looty_, nom fameux en Perse. Il tient le milieu entre le
brave vénitien et l'aventurier français.]

[Illustration: A la fin enfonçant la cuiller... (Page 7.)]

Kourroglou fit l'improvisation suivante:

_Improvisation_.--«Tu frapperas l'ennemi armé, fût-il enveloppé dans un
feuillet du Coran! Mon futur enfant! lumière de mes yeux! je ne me fâche
pas de semblables bagatelles.» Ayvaz dit alors:--«Pour l'amour de Dieu!
mon cher seigneur, que personne ne sache que tu as amené neuf cents
moutons. Notre ville a cinquante bouchers; ils vont tous te persécuter,
et tu seras obligé de diviser ton troupeau entre eux tous; de sorte
qu'il n'y en aura pas plus de vingt pour ma part. Tu feras bien mieux
d'attendre ici et de t'asseoir, tandis que je vais aller chercher mon
père. Nous achèterons à nous seuls tout ton troupeau, et nous seuls
te donnerons l'argent.» Kourroglou répondit: «Va donc, je t'attendrai
ici.--Reste, dit Ayvaz. Tu vois ici douze quartiers de viande; s'il
vient quelques pratiques, tu leur vendras un okha deux piastres si elles
ne veulent pas attendre que je sois revenu pour fixer le prix moi-même.»
Kourroglou répliqua: «Va, et repose-toi sur moi; j'ai été boucher
dix-sept ans, et je connais mon état; je vendrai bien à ta place.» Ayvaz
laissa la boutique à la garde de Kourroglou, et courut chercher son
père. Bientôt après, un Turc, qui venait pour acheter de la viande, vit
Kourroglou, et pensa en lui-même: «Comment acheter d'un pareil monstre!
Je suis vraiment effrayé de lui.» Ainsi ruminant, il allait de long en
large.

Kourroglou le vit et lui dit: «Tu vas et viens comme si tu étais malade;
de quoi as-tu besoin?» Le Turc prit une piastre dans sa poche, et
demanda un demi-okha de viande. Kourroglou lui dit de mettre l'argent
sur l'étal et d'entrer dans la boutique. Ayant choisi une tranche de la
meilleure viande: «Prends-la toute!» lui dit-il. Le Turc, pensant qu'il
y avait quelque tricherie là-dessous, ou bien qu'on voulait se moquer
de lui, répondit: «Tout ce que j'ai à recevoir, c'est un demi-okha de
mouton, et je n'en prendrai pas davantage.» Kourroglou leva sa massue
sur lui, et s'écria: «Es-tu sourd ou stupide? Je te dis de prendre
tout.» Le Turc dit dans son âme: «Il faut toujours profiter de
l'occasion; je vais essayer de prendre tout. S'il ne me dit rien, il
aura évidemment perdu le sens; si c'est le contraire, je jetterai
la viande par terre, et je me sauverai.» Il entra dans la boutique
lentement, et avec timidité prit la viande, la mit sur son épaule,
ayant, pendant tout ce temps les yeux fixés sur Kourroglou; ensuite
il quitta la boutique et commença à courir, et, tout en fuyant, il
regardait souvent derrière lui; mais personne ne le suivait. Il avait
toujours quelque appréhension, et il courait aussi fort que la vitesse
de ses jambes le lui permettait. Il n'était pas loin de sa maison quand
il rencontra quelques amis, qui lui demandèrent la raison de cette hâte.
«Oh! puisse votre maison ne tomber jamais en ruine! Un fou est assis
dans la boutique d'Ayvaz; pour une piastre, il m'a donné toute une
épaule de mouton; quel beau trafic! Il y a encore onze quartiers dans
la boutique; allez vite, et il vous les donnera sûrement.» Pendant que
Kourroglou vendait ainsi toute la viande d'Ayvaz pour douze piastres, ce
dernier arrivait à la maison de son père transporté de joie, et il dit:
«Il est venu à notre boutique un berger qui a neuf cents moutons; je
l'ai retenu, et nous achèterons son troupeau.» Son père, Mir-Ibrahim,
le boucher, se rendit promptement à la boutique, et dès qu'il vit
Kourroglou, il lui jeta ses bras autour du cou, et l'accueillit avec de
grands embrassements, l'appelant beg, et ami, et frère en même
temps. Kourroglou pensa en son coeur: «Je t'entends, coquin, tu veux
m'attraper.» Mir-Ibrahim dit: «Beg, votre nom a échappé de ma mémoire;
tout ce que je sais, c'est que vous aviez coutume de m'honorer de votre
présence quand vous nous ameniez des moutons. Il y a longtemps que nous
ne nous sommes vus; mes yeux vous cherchaient et vous désiraient.»
Kourroglou pensait dans son coeur: «Fripon! tu achètes le pain du
boulanger, et puis tu le lui revends ensuite[13].» Et alors il dit: «Mon
nom est Roushan.» Il ne disait pas un mensonge, car tel était vraiment
son nom. Le boucher sur cela commença à se plaindre: «Comment! nous
aviez-vous oublié? et pourquoi être resté si longtemps sans voir votre
ami et votre frère?» Kourroglou répondit: «Les moutons que j'avais
coutume d'amener ici venaient tous de la Perse; maintenant Kourroglou
demeure sur les frontières, à Chamly-Bill. La crainte de ce voleur m'a
retenu; mais, grâce à Dieu! Kourroglou étant mort, je te fournirai
désormais autant de moutons que tu peux désirer.» Mir-Ibrahim, le
boucher, demanda: «Est-il donc vrai que Kourroglou soit mort?--Mort et
enterré! J'ai moi-même assisté à ses funérailles.» Le boucher dit: «Dieu
soit loué! car vous saurez que notre pacha, ayant entendu parler de
ce bandit, a défendu à mon Ayvaz de sortir de la ville, de peur que
Kourroglou ne l'enlève et ne le couvre d'infamie. Depuis sept ans, Ayvaz
n'est jamais sorti de la forteresse.» Kourroglou disait en lui-même:
«Voyez cette sale tête; il m'a enterré vivant, mais je l'aurai bientôt
moi-même mis au tombeau; de sorte que chacun se moquera de lui jusqu'à
la fin du monde.»

[Footnote 13: expression proverbiale pour dire: tu mens, tu m'as
trompé.]

Ayvaz, voyant qu'il ne restait plus de viande dans la boutique, crut
d'abord qu'elle avait été vendue; mais quand il regarda dans la bourse,
il n'y trouva que douze piastres, et dit: «Berger, puisse ta maison
s'écrouler!» et alors il se mit à pleurer. Mir-Ibrahim lui demanda la
cause de ses larmes; et lui dit: «Père, j'ai confié à Roushan douze
quartiers de viande, et il les a vendus une piastre la pièce.»
Kourroglou répondit: «J'avais entendu dire que la corporation des
bouchers était renommée pour son avarice sordide, je vois que cela est
exact. A chacun des douze amis que j'ai dans la ville, j'ai envoyé un
morceau de viande. Quoi qu'il en soit, vous ne perdrez rien. Douze
quartiers font six moutons; quand tu viendras acheter mon petit
troupeau, tu pourras en prendre douze gratis.» Quand Mir-Ibrahim
entendit ces paroles, il frappa Ayvaz au visage. «Retiens ta langue,
imbécile, dit-il, et _ne mange plus de bouc_. Ton oncle Roushan[14] sait
ce que c'est que d'être un homme; il nous donnera quatorze moutons.»
Kourroglou vit qu'il avait perdu deux moutons de plus, et dit en
lui-même: «Ta bouche est prête, ton gosier est ouvert, il ne manque que
la poire pour jeter dedans; mais la poire?» Mir-Ibrahim dit: «Allons,
Roushan Beg, levons-nous, et allons à la maison; nous apprêterons
l'argent, et réglerons nos comptes.» Ayvaz ferma la boutique, et ils
s'en allèrent tous trois à la maison.

[Footnote 14: Cher oncle, est une expression affectueuse que l'on
emploie avec les personnes âgées.]

Mir-Ibrahim pria Kourroglou de rester avec Ayvaz pendant qu'il irait
chercher l'argent. Quand ils se trouvèrent seuls, Ayvaz s'assit sur un
siège plus élevé que Kourroglou; Ayvaz se leva et prit dans une niche
une bouteille et un verre qu'il plaça devant lui, et alors, relevant
ses manches jusqu'au coude, il remplit son gobelet de vin et le vida.
Kourroglou n'avait pas bu de vin depuis quelque temps; son coeur battait
avec violence; il contemplait tendrement l'heureux buveur, et se léchait
les lèvres. Ayvaz dit: «Roushan, mon oncle, pourquoi lèches-tu ainsi tes
lèvres?» Kourroglou répliqua: «Que je devienne ton esclave! O phénix du
paradis! quelle est cette liqueur rouge que tu bois?» Ayvaz dit: «N'en
as-tu encore jamais vu, mon oncle? Cela s'appelle du vin.» Kourroglou
reprit: «Mon fils, mon petit-fils, remplis-en un verre pour moi, et
laisse-moi le boire.» Ayvaz dit alors: «Ce breuvage a cette mauvaise
qualité, qu'il rend fous ceux qui en boivent.--Comment cela?» Ayvaz
répliqua: «Donnez-en seulement une once à un bouc, et aussitôt il
aiguisera ses cornes et se battra contre un loup; donnez-en à un
poisson, et il chargera un vaisseau de marchandises, et naviguera le
portant sur son dos, pour trafiquer sur la mer Caspienne. Si tu en bois,
tu deviendras fou et courras au bazar, proclamant tout haut que tu as
amené neuf cents moutons. Les bouchers tomberont alors sur toi, et te
les prendront de force.» Kourroglou dit: «Ayvaz, puisse-je devenir
la victime de tes yeux! J'avais coutume d'en boire beaucoup; nous en
récoltons en grande abondance.» Ayvaz lui dit: «Comment le fait-on dans
votre pays?--Dans notre pays, on cueille les grappes et on les presse
jusqu'à ce que le jus en soit bien exprimé; alors on en remplit un vase
que l'on met sur le feu. Il bout et rebout jusqu'à ce qu'il soit réduit
d'un tiers, et que la quatrième partie demeure; alors nous jetons dedans
du pain coupé en morceaux, et nous le mangeons avec nos doigts.» Ayvaz
dit: «Puisses-tu mourir, oncle, tu m'as compris merveilleusement! la
chose dont tu parles s'appelle _Dushab_[15].--Comment? qu'est-ce donc,
alors, que tu bois ainsi, mon enfant?--C'est du vin.--Bien, bien, je le
vois à présent; nous en avons en abondance dans notre pays.--Comment le
faites-vous dans vôtre pays, mon oncle?--Nous prenons de la crème, que
nous mettons dans un sac de cuir, et puis nous le secouons jusqu'à ce
que le beurre paraisse à la surface. On met le beurre dans le pilon, et
l'on boit ce qui reste.--Puisses-tu mourir, oncle! ceci est le abdough
(lait de beurre).--S'il en est ainsi, pour l'amour de Dieu! laisse-moi y
goûter.--J'ai peur, mon oncle, que tu ne deviennes fou quand tu en auras
bu.»

[Footnote 15: _Dushab_, pâte sucrée préparée de la manière ici décrite,
dont on fait communément usage dans l'Orient au lieu de confitures ou de
sucre.]

Kourroglou réitéra sa demande, jusqu'à ce qu'enfin Ayvaz, touché de
pitié, consentit à lui en donner un verre. «O Dieu! s'écria-t-il,
maintenant je mourrai heureux, car Ayvaz m'a offert à boire de ses
propres mains!» Il vida le verre, et, comme il n'avait mouillé qu'une
de ses moustaches, il dit: «Donne-m'en un autre verre, pour l'autre
moustache.» Il continua ainsi de boire et eut bientôt vidé la bouteille
jusqu'à la dernière goutte. Ayvaz dit alors d'une voix irritée:
«N'oublie pas que ce n'est pas du lait de beurre: tu sentiras bientôt ta
tête s'appesantir.» Kourroglou dit: «Mon petit oiseau de paradis! tu ne
penses à personne qu'à toi! regarde-moi aussi.» Cela dit, il se leva,
et, s'apercevant qu'il y avait encore six bouteilles d'eau-de-vie dans
la niche, il les prit l'une après l'autre, et les vida jusqu'à la
dernière goutte. Ayvaz s'écriait: «Ceci n'est pas du vin, mais de
l'eau-de-vie, rustre; pourquoi en as-tu bu plus d'une!» Kourroglou dit:
«O perroquet du paradis! elles se mêleront dans mon ventre.» Ayvaz était
fâché et se disait: «Il est ivre, il va bientôt tomber endormi; alors,
comment achèterons-nous ses moutons?» Kourroglou prit un siége, et,
regardant Ayvaz que le vin incommodait un peu, il prit une guitare et
commençant à jouer, dit: «Ayvaz, que je sois ton esclave! laisse-moi
tirer quelques sons de la guitare!--Quoi! sais-tu donc en jouer, oncle?»
Kourroglou dit: «Quand j'étais un enfant, un simple petit berger, mon
père fit une petite guitare pour moi, avec un morceau de cèdre; il y mit
des cordes faites avec les crins d'une queue de cheval, et j'ai
appris dessus à jouer un peu.» Ayvaz lui donna la guitare: Kourroglou
l'accorda, et elle résonnait sous ses doigts comme un rossignol.
L'enfant émerveillé écoutait avec ravissement. A la fin, reprenant
son sang-froid, il demanda: «Oncle, peux-tu chanter aussi bien que
tu joues?--Je vais l'essayer et chanter, si tu me le permets. Que
pouvons-nous faire de mieux?... Nous sommes tous deux gris; si je
ne chante pas ici, où chanterais-je donc?» Cela dit, il chanta
l'improvisation suivante:

_Improvisation_.--«Remplissons nos verres, et buvons, buvons, fils du
boucher! Mais il ne faut pas répéter mes paroles. La rosée est descendue
sur les joues de la rose[16]. Tu as vidé la coupe, tu es gris, même
ivre-mort, tu es ivre, ivre-mort, toi, aujourd'hui fils du boucher, mais
qui seras bientôt le mien.»

[Footnote 16: La sueur a couvert ta figure.]

Quand Ayvaz eut entendu ces vers, il demanda:

«Oncle, as-tu jamais vu Kourroglou!»

Kourroglou fit l'improvisation suivante:

_Improvisation_.--Les roses du jardin sont en pleine floraison; les
rossignols amoureux chantent, les vallées de Chamly-Bill sont obscurcies
par de nombreuses tentes[17]. C'est là qu'est ma demeure. O fils du
boucher!...»

[Footnote 17: Dans le texte _churdug_, sorte de tente avec quatre
piquets et une couverture d'étoffe de laine noire.]

Ici Kourroglou s'arrêta et se dit: «Si je terminais cette chanson par le
nom de Kourroglou, le pauvre enfant mourrait de frayeur, restons encore
berger un peu de temps.» Il chanta l'improvisation suivante:

_Improvisation_.--«Dois-je le confesser? Non, je suis berger. La vie
des êtres créés doit avoir une fin. Quand je tire de l'arc, ma flèche
traverse le roc, ô fils du boucher!»

Comme il disait ces mots, le père d'Ayvaz, Mir-Ibrahim, entra dans la
chambre avec l'argent destiné à l'achat des moutons et dit: «Lève-toi,
Roushan-Beg, et allons où est le troupeau, afin de terminer notre
marché.»

Kourroglou, voyant qu'Ayvaz ne bougeait pas, dit: «Mir-Ibrahim, l'enfant
ne viendra-t-il pas avec nous?--Il faut qu'il reste à la maison;
le pacha lui a défendu de quitter la ville ainsi que je te l'ai
dit.--N'as-tu pas honte d'avoir peur du cadavre de Kourroglou? Vous
croyez le premier diseur de bonne aventure, pourquoi ne me croiriez-vous
pas? Je te répète que Kourroglou est mort depuis plus d'un mois.
Maintenant, sois franc! ce n'est pas Kourroglou que tu crains; mais tu
as peur que je te force à être reconnaissant, quand j'aurai fait don à
Ayvaz de trente moutons.»

Lorsque le boucher eut entendu qu'il s'agissait encore d'un présent
de trente moutons, il perdit la tête. Il donna à Ayvaz un vigoureux
soufflet sur la face, et s'écria: «Lève-toi, niais, et fais un grand
salut à Roushan-Beg! c'est un homme libéral, c'est un grand homme, et sa
parole est une parole.» Ayvaz, qui était excité par le vin qu'il avait
bu, non moins que tout ce qu'il venait de voir et d'entendre, sentit un
frisson de terreur dans tout son corps, et il pensa dans son coeur: «Cet
homme doit être Kourroglou lui-même ou quelqu'un de sa bande.» Il prit
sa guitare et dit: «Père, laisse-moi chanter une chanson et je vous
accompagnerai ensuite.»

_Improvisation_.--«Père, ne confonds pas mon entendement! un homme comme
lui ne peut être un berger. Tu n'as qu'un fils, songes-y! Ne l'emmène
pas. Un berger ne doit pas avoir cet air-là. J'ai comparé ses paroles
avec ses actions; c'est un fou étrange. Son amitié et sa haine ne durent
qu'un moment. Ce doit être Kourroglou lui-même ou Daly-Hassen: _cet
homme ne ressemble certainement pas à ton berger_.»

Kourroglou, entendant cela, sortit et pensa: «Cet enfant est pénétrant;
c'est le fils qu'il me fallait.» Ayvaz continuait ainsi:

_Improvisation_--Père, ses marchands trafiquent dans les quatre parties
du monde. Mille serviteurs des deux sexes vivent à ses dépens. Il n'aime
aucun compte, mais distribue libéralement ses dons par cinq et par
quinze. Crois-moi, un berger n'a pas cet air-là.»

Mir-Ibrahim dit: «Que faut-il faire, mon fils? Comment aurons-nous les
neuf cents moutons?» Ayvaz continua et chanta:

_Improvisation_.--«Renvoyez-le; envoyez-le où nul oeil ne pourra le
voir. Que pas un hôte, pas un voisin ne s'aperçoive de sa venue. Qu'on
ne le voie pas même dans le sommeil! un homme de cette apparence ne peut
être, croyez-moi, ne peut être un berger. Le nom d'Ayvaz est attaché
à cette chanson. Un signe, en forme de croix, a déjà été brûlé sur ma
poitrine. Je sais, entendez bien, ce qui va tomber sur ma tête.

«Père, Ayvaz ne sera pas ton fils plus longtemps!»

Kourroglou, voyant qu'Ayvaz avait deviné ce qu'il était, se pencha
doucement vers lui, et lui dit à l'oreille:

«Méchant enfant! pourquoi ne veux-tu pas venir avec moi voir le
troupeau? Je te montrerai quatre belles cages attachées au dos d'un
jeune âne; chacune d'elles contient quantité d'alouettes, de cailles,
de perdrix aux jambes rouges, de rossignols, et une foule d'oiseaux
chanteurs. Aussitôt que nous serons arrivés, je t'en ferai présent,
ainsi que des quatre cages. Tu les pendras dans ta boutique, où ils
chanteront et gazouilleront sans fin, et tandis que tu écouteras leur
ramage, tu seras réjoui.»

Ayvaz alors pleura et dit: «Je ne puis m'en défendre, viens, père,
allons.--Oui, allons, mon enfant, nôtre ami Roushan-Beg empêchera bien
que tu sois arrêté aux portes de la ville. Nous allons aussi prendre un
esclave avec nous.»

Ainsi, après avoir pris l'argent pour payer les moutons, Ayvaz,
Kourroglou, Mir-Ibrahim et l'esclave se mirent en route. A un fersakh de
distance d'Orfah, ils arrivèrent à la montagne dont il à été parlé, sur
laquelle le berger faisait paître ses moutons. Quand le boucher aperçut
de loin le troupeau, il fut réjoui dans son coeur et dit: «Est-ce là ton
troupeau, Roushan-Beg?--Ce l'est.--Commençons donc nôtre marché. Nous
conviendrons d'abord de prix et nous examinerons ensuite combien il y
a de moutons gras et en bon état; combien de maigres et
d'estropiés.--Qu'il en soit ainsi! Fais comme il te plaira.--Combien
as-tu de moutons?--Je t'ai dit ce matin que j'en avais neuf
cents!--Combien de maigres et combien de gras?--Je n'ai jamais de bétail
maigre, mâle ou femelle; tous mes moutons sont gras et en bon état.
Aucun d'eux n'a plus de deux ans, et les brebis n'ont pas encore
agnelé.--Bien, as-tu acheté ces moutons ou les as-tu élevés?--Un menteur
est pire qu'un chien, et je te dirai la vérité: j'en ai acheté la
moitié, et j'ai élevé moi-même l'autre moitié.--Combien veux-tu les
vendre la pièce?--Je veux les vendre en bloc.--A quel prix?--Maudit soit
celui qui ment. Je te dirai la simple vérité. Je les ai achetés cinq
piastres chacun, et tu les auras pour six. Il faut bien que j'aie au
moins une piastre de profit dans le marché. Je ne désire pas en avoir
davantage avec toi.»

Pendant qu'ils marchandaient ainsi, l'oreille d'Ayvaz suivait chaque
parole qu'ils prononçaient. Il dit tout bas, à son père: «Je lui ai fait
boire du vin, il ne sait pas ce qu'il dit. On ne peut pas acheter un
mouton moins de cinq tumans. Comptez l'argent sans délai, père, et
lorsqu'il l'aura reçu, il ne pourra plus se rétracter, quand même il
recouvrerait la raison.»

Mir-Ibrahim ouvrit le sac où était l'argent, qu'il compta et versa
ensuite dans le pan de la robe de Kourroglou. Ce dernier, voyant que
plus de la moitié était déjà payée et que le compte avançait rapidement,
dit dans son coeur: «Comment me débarrasserai-je de ce fripon de Turc?»
Il possédait une force de poignet si extraordinaire, qu'il pouvait
serrer entre ses doigts une pièce de monnaie assez fort pour en effacer
l'empreinte. Ayant ainsi effacé une piastre, il la jeta avec colère
devant le boucher et s'écria: «Ceci est de la fausse monnaie.» Mais
la ruse n'avait pas échappé à l'oeil perçant d'Ayvaz, qui dit:
«Roushan-Beg, nous ne sommes pas riches; nous avons emprunté la moitié
de cet argent; pourquoi l'altères-tu méchamment?» Kourroglou répliqua:
«Ayvaz, mon enfant! je n'ai ni marteau ni enclume avec moi. Les coquins
d'ouvriers de la monnaie ont oublié de frapper les chiffres du sultan
sur la piastre; et il faudra que je perde dessus.» En disant ces mots,
il se leva, jeta tout l'argent parterre, et dit d'une voix irritée: «Il
y a cent bouchers dans Orfah; je leur vendrai une portion des moutons,
et je vous vendrai l'autre.» Et il s'éloigna. Les prières du boucher
furent inutiles, et Kourroglou était sur le point de partir, lorsque
Mir-Ibrahim, au désespoir, dit à son fils: «Puisses-tu mourir jeune[18],
Ayvaz; va, cours après lui, et prie-le de venir terminer le marché;
peut-être t'écoutera-t-il.»

[Footnote 18: «Mourir dans ton jeune âge», _djeuen merg skeyi_, et aussi
_merghi tu_ «tue la mort», sont deux étranges expressions de tendresse
employées par les Perses quand ils veulent obtenir une faveur de
quelqu'un ou le flatter.]

Ayvaz eut rejoint Kourroglou en un moment, et, le prenant par les mains,
il le supplia, en disant: «Je t'en conjure, mon oncle, ne sois pas
fâché, et reviens.» Kourroglou, faisant semblant de s'adoucir, revint,
et s'assit à sa première place. Quand l'argent fut tout compté,
on s'aperçut qu'il manquait encore trente tumans. Le boucher dit:
«Roushan-Beg, laisse le berger amener ici les moutons, nous les
conduirons à la ville, où je lui paierai le reste de la somme. Tu
dormiras dans ma maison, et tu partiras demain matin.» Kourroglou
répliqua: «Je n'irai pas à Orfah, car j'ai entendu dire que ceux qui
y passent la nuit avec de l'argent sont assassinés. Il faut que tu me
payes ici même.--Je ne suis pas un voleur, Roushan-Beg; cependant je
ferai comme tu l'ordonnes. Reste ici avec Ayvaz; et toi, mon enfant,
sois gai et amuse notre oncle par ta conversation, pendant que je
courrai à la ville chercher le reste de l'argent.»

Ainsi le boucher sans cervelle laissa son fils entre les mains de
Kourroglou, et, enfourchant sa maigre rosse il partit pour Orfah.

Kourroglou, sous prétexte d'aller chercher les quatre cages qu'il
avait promises à Ayvaz, laissa ce dernier avec l'esclave, tandis qu'il
retournait vers le berger. Il reprit son armure, _ainsi que ses dix-sept
armes_. Alors il demanda au berger: «Où est mon cheval?--Oh! puisse ta
maison tomber en ruine! Ton cheval est aussi fou que toi-même. Je l'ai
attaché par les quatre jambes dans ce ravin, et ne puis te dire s'il
est mort ou vivant.» Kourroglou lui dit: «Misérable! je souillerai le
tombeau de ton père! Tu as fait du mal à mon cheval, fils de chien!» Et
il courut sans délai vers le ravin, où il vit son Kyrat attaché d'une
telle façon, qu'il ne pouvait bouger. Il détacha les liens de son
cheval, le sella, serra la sangle, puis, l'ayant embrassé sur les deux
yeux, il monta dessus et galopa vers Ayvaz. Il prit d'abord le sac de
piastres, qu'il attacha derrière la selle avec des courroies.
«Allons maintenant, mon Ayvaz, monte avec moi sur ce cheval et
partons!--Guerrier, tu te moques de moi; mon oncle Roushan sera bientôt
ici, et tu seras démonté par un seul coup de sa massue.--Frotte les
yeux, Ayvaz, et regarde; ne reconnais tu pas ton oncle?» Ayvaz l'examina
attentivement. «Oui, c'est lui, dit-il, c'est Roushan-Beg lui-même;
seulement son habit n'est pas le même.»

Il commença à pleurer, et s'écria: O ma mère! ô mon père! où êtes-vous?»
Ses larmes et ses prières lui servirent peu. Kourroglou l'enleva sur sa
selle, le plaça derrière lui, et ayant lié un shawl autour de son corps
et de celui d'Ayvaz, il assujettit ce dernier à sa ceinture. Ensuite il
donna un coup d'éperon à son cheval, le fouetta, et emporta sa proie.
Le crédule esclave du boucher pensait que tout cela n'était qu'un jeu.
Cependant il courut après lui et cria: «Trêve à ce jeu, trêve à cette
plaisanterie.» A la fin il se fâcha, sortit un poignard du fourreau, et
l'élevant devant Kourroglou, il dit: «Laissez l'enfant, ou je vous passe
ce fer à travers le corps.» Kourroglou dit: «Voyez ce reptile! Il faut
que je montre quelque merci envers lui.» Alors il lança sa massue après
lui, et le crâne de l'esclave fut écrasé comme la tête d'un pavot.

Le berger, qui vit ce meurtre, devint soucieux; et, tremblant de
frayeur, il commença à réciter les prières des mourants. Kourroglou lui
ordonna d'approcher et d'ouvrir ses oreilles. Alors il délia sa bourse,
en fit tomber bon nombre de piastres, et lui demanda: «Berger, as-tu vu
un chameau[19]?» Le berger répliqua: «Je n'ai pas même vu un mouton.»
Kourroglou dit: «Berger, tu vas conduire à l'instant ce troupeau à la
ville; pendant ce temps j'enlèverai Ayvaz.» Ainsi le berger conduisit
son troupeau à Orfah, tandis que Kourroglou emmenait Ayvaz à
Chamly-Bill. L'enfant désolé criait douloureusement: «Malheur à moi! je
laisse ma tante derrière moi; j'abandonne la femme de mon oncle; malheur
à eux, malheur à moi!» Ses yeux étaient rouges et enflés comme des
pommes. Kourroglou fit l'improvisation suivante:

_Improvisation_.--«Je te dis, Ayvaz, il ne faut pas pleurer. Ne
tourmente pas mon coeur de tes regrets, ne te lamente point, Ayvaz!»

[Footnote 19: «Avez-vous vu le chameau?» _Non! sirutur didi? Ne!_ Conte
perse bien connu, et devenu maintenant un proverbe.]

Ce dernier, en réponse, fit l'improvisation suivante:

_Improvisation_--«Tu dis qu'il ne faut pas pleurer! Comment puis-je
retenir mes larmes, ô Kourroglou? Tu me dis de ne pas te tourmenter de
mes chagrins; comment puis-je m'empêcher d'être triste?»

Alors Kourroglou chanta:

_Improvisation_.--«Je revenais des champs, je revenais des déserts, et
je demandais aux bergers s'ils ne t'avaient pas vu. Je t'ai séparé de
ton vieux père; Ayvaz, ne pleure pas.»

Ayvaz chanta ainsi:

_Improvisation_.--«Tu as rempli les sacs avec l'argent; tu as déchiré
le fond de mon coeur; tu as courbé sous le chagrin le dos de mon père.
Comment puis-je m'empêcher de pleurer, ô Kourroglou?

Kourroglou chanta:

_Improvisation_.--«Ne suis-je pas Beg, ne suis-je pas Khan? Ne serai-je
pas pour toi un père, un tendre parent? Ne crie pas, ne pleure pas,
Ayvaz.»

Ayvaz chanta alors:

_Improvisation_.--«Mes fleurs, je vous ai laissées dans le jardin!
J'ai laissé derrière moi des beautés dont la ceinture mérite d'être
embrassée, j'ai laissé derrière moi mon nom et ma famille! Comment
puis-je retenir mes larmes, ô Kourroglou?»

Kourroglou chanta:

_Improvisation_.--«Plus de larmes, je t'en conjure, ou tu me feras
pleurer moi-même comme un enfant ou une vieille femme. Tu deviendras
un guerrier, tu seras la gloire et l'orgueil de Kourroglou. Ne pleure
plus.»

Ayvaz dit: «J'ai ouï dire que tu étais un guerrier; tu dois alors me
traiter comme il convient à un guerrier. Je ne puis dire si tu es un
homme brave ou un vilain. Comment puis-je donc m'empêcher de pleurer?»

Kourroglou lui promit d'en faire son fils, de le faire vivre dans
l'abondance et de faire de lui un guerrier, et ils continuèrent leur
voyage à Chamly-Bill.

Pendant ce temps, Mir-Ibrahim le boucher arrive chez lui pour chercher
l'argent, et dit à sa femme: «J'ai rencontré aujourd'hui un berger qui
est un grand niais. J'étais à court de quelques tumans pour payer les
moutons, et je lui ai laissé Ayvaz en otage. Va, et tâche de trouver
l'argent promptement.» Sa femme court chez quelques parents et amis; et,
ayant obtenu la somme nécessaire, elle l'apporta au boucher. Celui-ci
remonta à la hâte sur sa chétive rosse, et retourna vite au troupeau.
Mais à peine avait-il passé la porte, qu'il vit le berger entrant dans
la ville avec ce même troupeau. «Berger, tu es un fripon, un voleur! De
quel droit amènes-tu mes moutons à la ville? Je les ai achetés, je les
ai payés.» Le berger dit: «Je ne te comprends pas.» Mir-Ibrahim demanda:
«Quoi! n'es-tu pas le berger de Roushan-Beg?--Tu rêves comme si tu avais
la fièvre. Je ne sais pas qui tu es, et ne puis dire non plus quel est
celui que tu nommes Roushan-Beg.--Misérable! ne m'avez-vous pas
vendu ces moutons, il n'y a qu'un instant? n'avez-vous pas pris
l'argent?--Arrière, avec ton mensonge! Les brebis sont la propriété de
Reyhan l'Arabe, et je les amène en ville pour les traire. Les brebis que
l'on trait dans la place du marché se vendent un meilleur prix.»

A ces mots, le boucher sentit une sueur froide lui venir à la peau. Il
descendit pour tâter les mamelles des brebis, et s'aperçut qu'elles
avaient toutes du lait. Il dit: «Ce hâbleur, Roushan-Beg, me disait,
en me vendant son troupeau, qu'il ne s'y trouvait que des mâles ou des
brebis qui n'avaient jamais porté. Sans aucun doute, c'était Kourroglou,
qui, après m'avoir trompé, doit avoir emmené Ayvaz avec lui. N'as-tu pas
vu deux jeunes garçons sur la montagne?» Le berger dit: «Oui, j'ai vu
deux jeunes garçons jouant et luttant ensemble sur la montagne.»

Mir-Ibrahim remonta sur sa rosse en grande hâte, et courut au galop. Il
ne trouva sur la montagne que le cadavre de son esclave. Sa langue resta
clouée à son palais; il commença à frapper ses tempes si violemment
qu'il tomba de cheval. Dans son désespoir, il se jeta sur la terre; et,
répandant de la poussière sur sa tête, s'écria: «Malheur à moi! il m'a
enlevé mon fils.»

Mir-Ibrahim fut trouvé dans cet état déplorable par Reyhan l'Arabe. Ce
dernier était un riche seigneur, qui se rendait au delà des montagnes
pour chasser, accompagné de cent soixante cavaliers. Quand il se fut
approché, et qu'il eut examiné les choses, il reconnut son beau-frère
dans l'homme ainsi désolé: «Quoi! est-ce vous, Mir-Ibrahim? Pourquoi ces
larmes, et que signifie ce désespoir?» Le pauvre père, que la douleur
privait de la parole, put seulement prononcer ces mots: «Il l'a
emmené... il l'a emmené!...» Reyhan l'Arabe demanda en colère: «Fils
d'un père brûlé, qui, et par qui enlevé?» Une demi-heure se passa avant
que Mir-Ibrahim eût recouvré ses sens, et il dit: «Je l'ai vendu à
Kourroglou; il l'a enlevé, il s'est enfui.--Parle clairement. Si tu lui
as vendu quelque chose, il avait droit de prendre sa propriété.» Ce ne
fut qu'après de nombreuses questions que Reyhan l'Arabe dit, dans
son coeur: «Kourroglou, tu es un misérable, tu as passé ta main[20]
crasseuse sur ma tête, et enlevé le gibier de mes réserves.» Il appela
ses cavaliers, et dit: «Enfants, je vais courir après lui; suivez-moi.»
Alors ils galopèrent à la poursuite de Kourroglou, guidés par les traces
des pas de son cheval.

[Footnote 20: C'est-à-dire: tu m'as trompé et déshonoré.]

Reyhan l'Arabe était monté sur une jument. Kourroglou continuait de
marcher, sans être averti de rien, quand il vit Kyrat secouer ses
oreilles. C'était un signe certain de la présence de la jument, à
environ un mille de distance. Kourroglou dit, dans son coeur: «Mon Kyrat
doit sentir la jument de Reyhan l'Arabe. Celui-ci a sans doute tout
appris, et me poursuit maintenant.» Il regarda le ciel, et vit quelques
oies sauvages passer au-dessus de sa tête. Kourroglou pensa: «Je vais
décocher une flèche au guide de la bande: si l'oiseau tombe, je serai
vainqueur; mais si la flèche revient seule, Ayvaz ne sera pas à moi.» Il
prit une flèche de son carquois; et, après l'avoir placée sur son arc,
il l'envoya dans l'air. En très-peu de temps, l'oie descendit, et vint
tomber aux pieds de son cheval.

Kourroglou se sentit très-heureux; il arracha une couple des plus belles
plumes de l'oie, et, ôtant le bonnet d'Ayvaz, les attacha, en guise de
plumet, à sa calotte. Ayvaz dit: «Tu as fait des trous, avec ces plumes,
dans ma calotte; j'ai une belle nièce qui m'en fera une neuve.--O mon
fils! répliqua Kourroglou, aussi longtemps que tu demeureras dans ma
maison, tes habits seront d'or et de soie.» En entendant cela, Ayvaz
pleura amèrement. Kourroglou, pour le consoler, improvisa la chanson
suivante:

_Improvisation_.--«Que ta tête semble belle avec cette plume! c'est
comme la tête d'une grue mâle. Je la garderai[21], je veillerai
soigneusement sur elle. Je t'ai cherché dans le ciel, et je t'ai trouvé
sur la terre. Ne pleure pas, ma jeune grue. La ligne arquée de tes
sourcils a été dessinée par la plume du Tout-Puissant. Tu es juste en
âge, tu as quinze ans, ô jeune garçon! A tous ces ornements un seul
manque encore: c'est celui des exploits chevaleresques. Tu seras le
modèle d'un guerrier. Je couvrirai ta tête d'une calotte d'or. O ma
jeune grue! ne pleure plus.» Après une pause, Kourroglou chanta:

_Improvisation_.--«Je te vis, et mon coeur fut heureux. Tu trouveras en
moi un franc Turcoman-Tuka. Mon nom est Kourroglou _le bélier_. Je suis
bien connu dans toute la Turquie. Ayvaz, à la tête de grue, ne pleure
plus.»

[Footnote 21: _Terbatics_ «Je tournerai autour de ta tête», expression
prise d'une coutume orientale. Quand un malheur menace quelqu'un, afin
de le prévenir, on fait tourner un mouton noir trois fois autour de lui,
et on en fait ensuite présent aux pauvres, ou bien on le fait pendre.
Quand le schah de Perse visite un village, les paysans vont au-devant,
baisent le pan de sa robe ou son éperon; ils demandent comme la plus
grande faveur la permission de tourner autour de son cheval; de là
l'expression _dourer beguerden_, c'est-à-dire «j'implore, je demande sur
tout ce qu'il y a de plus sacré».]

Retournons maintenant à Reyhan l'Arabe. Il connaissait parfaitement
tous les chemins et sentiers des environs d'Orfah; il savait aussi
que Kourroglou y venait pour la première fois, et par conséquent ne
connaissait pas les localités. Il y avait une passe étroite au-dessus
d'un précipice qu'il fallait traverser au moyen de _quelque chose
ressemblant à un pont jeté dessus_. Avant que Kourroglou pût avoir passé
ce pont, Reyhan l'Arabe y était arrivé en faisant un détour, et il
se posta à l'entrée même. Kourroglou, voyant que sa route était
interceptée, se détermina à gravir la montagne rapide qui surplombait le
pont. Il aiguillonna Kyrat avec ses éperons et le fouetta; Kyrat
grimpa comme une chèvre sauvage, et fut bientôt debout sur le sommet.
Kourroglou, regardant alors de tous côtés, ne vit rien que les murs
perpendiculaires des précipices horribles. On ne voyait aucun passage;
seulement, au pied d'un des flancs de la montagne, il y avait un ravin
large de douze mètres et de cent mètres de long. Kourroglou demeura à
méditer sur ce qu'il y avait à faire.

Reyhan l'Arabe alors dit à ses gens: «Mes enfants, mes âmes, pas un pas
de plus. Restez où vous êtes: pas un de vous ne pourrait monter au
lieu où est maintenant Kourroglou; il faudra qu'il y meure ou qu'il
descende.»

A tout événement, Kourroglou demeura trois jours sur le sommet de la
montagne; mais, ce qu'il eut de pire, c'est que Kyrat y tomba malade,
Kourroglou tourna sa face vers la Mecque, et pria: «O Dieu! si le jour
de ma mort est arrivé, ne me laisse pas mourir parmi les Sunnites.» Il
regarda alors Kyrat, et son coeur fut réjoui quand il vit que son cheval
paissait et mangeait l'herbe avec appétit, signe évident que sa santé
s'améliorait, grâce à l'intercession de la sainte âme d'Ali. Il alla
examiner le ravin, large de douze mètres, et pensa: «Quel que puisse
être le résultat, je veux l'essayer. Si Kyrat franchit le ravin,
nous sommes sauvés; s'il ne le peut, alors nous périrons tous trois
misérablement, moi, Kyrat et Ayvaz, brisés en mille pièces au fond du
précipice. Je ne puis attendre plus longtemps.» Il sauta sur son cheval,
lia Ayvaz à sa ceinture avec un châle, et improvisa à son cheval le
chant suivant:

_Improvisation._--«O mon coursier! ton père était bedou, ta mère kholan.
Sus! sus! mon digne Kyrat, porte-moi à Chamly-Bill! Ne me laisse pas
ici, parmi les mécréants et les ennemis, au milieu du noir brouillard.
Sus! sus! mon âme, Kyrat, emporte-moi à Chamly-Bill!»

Aussitôt que Reyhan l'Arabe entendit la voix de Kourroglou, il se mit à
rire et cria d'en bas: «Bien, maudit! tu as dit tes dernières paroles;
mais que tu chantes ou non, il faut que tu descendes et tombes entre nos
mains.» Alors Kourroglou improvisa pour Kyrat:

_Improvisation._--«Hélas! mon cheval, ne me laisse pas voir ta honte. Tu
seras couvert de harnais de soie à ta droite et à ta gauche; je ferai
ferrer tes pieds de devant et tes pieds de derrière avec de l'or pur.
Sus! sus! mon Kyrat, porte-moi à Chamly-Bill! Ton corps est aussi rond,
aussi mince et aussi uni qu'un roseau. Montre ce que tu peux faire, mon
cheval; que l'ennemi te voie et devienne aveugle d'envie[22]. N'es-tu
pas de la race de kholan? n'es-tu pas l'arrière-petit-fils de
Duldul[23]? O Kyrat! porte-moi à Chamly-Bill, vers mes braves. Je ferai
tailler pour toi des housses de satin, et je les ferai broder exprès
pour toi. Nous nous réjouirons, et le vin rouge coulera eu ruisseaux.
O mon Kyrat! toi que j'ai choisi entre cinq cents chevaux, sus! sus!
porte-moi à Chamly-Bill.»

[Footnote 22: Littéralement: «Tu arracheras les yeux du scélérat.»]

[Footnote 23: Duldul: nom du célèbre cheval arabe qui appartenait à Ali,
gendre de prophète.]

Ayant fini ce chant, Kourroglou commença à promener Kyrat. Reyhan
l'Arabe le vit d'en bas, et, devinant que Kourroglou préparait son
cheval à franchir le ravin, il dit à ses hommes: «Voulez-vous parier que
Kourroglou sera assez hardi pour sauter ce précipice? Son grand courage
me plaît. Je vous prends à témoin que s'il franchit le ravin, je me
garderai de persécuter un homme si brave. Je lui pardonnerai et lui
laisserai emmener Ayvaz; s'il succombe, je rassemblerai leurs membres
dispersés et les ensevelirai avec honneur.» Il dit ces mots, et il
regarda la montagne tout le temps à travers un télescope. Kourroglou
continuait à promener Kyrat jusqu'à ce que l'écume parût dans ses
naseaux. Enfin, il choisit une place où il avait assez d'espace pour
sauter; et alors, fouettant son cheval, il le poussa en avant.

Le brave Kyrat s'élança et s'arrêta sur le bord même du précipice; ses
quatre jambes étaient rassemblées entre elles _comme les feuilles d'un
bouton de rose_. Il hésita un instant, prit de l'élan, et sauta de
l'autre côté du ravin; il retomba même deux métres plus loin qu'il
n'était nécessaire.

Reyhan l'Arabe s'écria: «Bravo! bénis soient la mère qui a sevré et le
père qui a élevé un tel homme.»

Pour Kourroglou, son bonnet ne remua pas de dessus sa tête; il
ne regarda pas même en arrière, comme s'il ne fût rien arrivé
d'extraordinaire, et il s'en alla tranquillement avec Ayvaz.

Reyhan l'Arabe dit à ses hommes: «Mes amis, mes enfants! un loup à qui
l'on n'ôte pas sa première proie s'enhardit et revient plus rapace que
jamais. Kourroglou a enlevé aujourd'hui le fils de mon beau-frère;
demain, il viendra saisir ma femme jusque dans mon lit. Il faut lui
montrer que notre orteil est aussi assez fort pour tendre un arc.»

Sur cela, ils s'élancèrent à sa poursuite. Aussitôt que Reyhan l'Arabe
aperçut Kourroglou, il cria: «Roi, parviendrais-tu à t'échapper jusqu'à
Chamly-Bill, je t'y atteindrais encore.» Kourroglou pensa: «Ce brigand
ne veut pas me laisser en paix.» Il fit descendre Ayvaz de cheval,
examina la selle, les étriers, resserra la sangle, et retourna
au-devant de Reyhan l'Arabe, auquel il demanda: «Que veux-tu de moi,
mécréant?--Écoutez cette belle question, ce que je veux? Tu as passé ta
main crasseuse sur ma tète.» Kourroglou demanda: «Veux-tu combattre avec
moi comme un homme ou comme une femme?--Qu'entends-tu par combattre
comme un homme ou comme une femme?--Si tu ordonnes à tes cavaliers de
sauter sur moi, alors tu combattras comme une femme; si, au contraire,
tu consens à te battre seul avec moi, ce sera un combat comme il
convient à des hommes.

--Soit, battons-nous donc comme des hommes.» Kourroglou, qui voyait que
les cavaliers de Reyhan l'Arabe attendaient tranquillement, rangés en
ligne, dit dans son coeur: «Malgré ses promesses, je ne puis me fier à
la parole des Sunnites; commençons donc par éloigner d'ici au moins une
partie de ses cavaliers. Écoutez-moi, Reyhan l'Arabe, j'ai coutume de
chanter avant le combat. Voici mon chant:

_Improvisation._--«Guerrier Reyhan! tu es venu avec une armée contre
moi seul. Où est ton honneur, où est ta valeur si vantée? Pourquoi
cherches-tu à détruire mon âme? Guerrier Reyhan, tu es fou!»

Le son de sa voix, aussi bien que le chant, étaient si terribles, que
les cavalières de Reyhan furent frappés de peur. Kourroglou continua:

_Improvisation_.--«Montrez-moi un homme qui puisse tendre mon arc.
Trouvez-moi un guerrier qui vienne frapper sa tête comme un bélier
contre mon bouclier. Je puis broyer l'acier entre mes dents, et je le
crache alors avec mépris contre le ciel. Oh! pourquoi ne pas combattre
aujourd'hui?»

Les cavaliers de Reyhan l'Arabe, saisis d'horreur, murmurèrent l'un à
l'autre: «Pour la gloire de la race d'Osman, pas un de nous n'échappera
au tranchant du sabre de Kourroglou.» Plusieurs d'eux prirent la fuite.
Kourroglou dit dans son coeur: «Est-ce ainsi? Fuyez donc.» Et il
improvisa.

_Improvisation_.--«Donne ordre à ton armée de se diviser par bataillons.
Ah! ont-ils tant de confiance dans leur nombre? Je suis seul, que cinq
cent, que six cents de vous s'avancent! Reyhan est venu, il est fou, en
vérité.»

Ce chant mit en fuite le reste des cavaliers de Reyhan. Ce dernier seul
resta et ne quitta pas la place. Kourroglou improvisa.

_Improvisation_.--«Un guerrier ne chasse pas ses frères guerriers dans
le couvert. Il menace avec son épée égyptienne bien affilée, élevée en
l'air. Pense à toi, Reyhan, avant qu'il soit trop tard. Es-tu fou? Tu
n'as jamais éprouvé la force du bélier, le front de Kourroglou; tu n'as
jamais eu devant toi un bras si puissant. Tu es encore la, Reyhan, es-tu
fou?»

Reyhan l'Arabe était un seigneur d'un grand courage; on parlait de sa
gloire et de ses hauts faits dans toute la Turquie. Kourroglou s'écria:
«Retourne dans ta maison, Reyhan; regarde la fuite de tes cavaliers.» Sa
réponse fut: «Ce sont tous des corbeaux, ils ne peuvent résister à
un hibou comme toi.» Cela dit, Reyhan lança sa jument arabe sur le
railleur. Kourroglou, de son côté, donna de l'éperon à Kyrat. Le choc
fut terrible.

Les dix-sept armes qu'il portait avec lui furent employées tour a
tour, et cependant aucun avantage ne fut remporté de part et d'autre.
Kourroglou vit que Reyhan l'Arabe était un homme d'un courage et d'une
habileté supérieurs.

Ils s'approchèrent plusieurs fois à cheval poitrine contre poitrine et
dos contre dos. Ils se prirent l'un l'autre par la ceinture. Reyhan
tirait Kourroglou afin de le désarçonner, et criait: «Tu n'emmèneras
pas Ayvaz.» Kourroglou le tirait aussi de dessus sa selle et criait:
«J'emmènerai Ayvaz.»

Ils descendirent de cheval en même temps et commencèrent à lutter à
pied, le cou enlacé avec le cou, le bras avec le bras, la jambe avec la
jambe. On aurait dit deux chameaux[24] mâles se battant ensemble. Le
soleil commençait déjà à baisser. Kourroglou se sentait fatigué de la
puissante résistance de son ennemi, et s'écria dans son coeur: «O Dieu!
préserve-moi de malheur, ô Ali!» Cela dit, il éleva Reyhan l'Arabe en
l'air et le rejeta par terre; il s'assit sur sa poitrine, et, tirant
son couteau, il se préparait à lui couper la tête; mais il dit dans son
coeur: «S'il demande merci, je le tuerai; s'il ne le demande pas, ce
serait pitié de tuer un si brave jeune homme.»

[Footnote 24: Les combats de chameaux sont beaucoup plus féroces que
ceux de taureaux, de béliers, de bouledogues ou de coqs. Les riches
oisifs en Perse parient souvent à leur sujet. Il est presque impossible
de ne pas éprouver une sorte de plaisir sauvage à être témoin de ces
combats. Ces deux énormes corps, tout en se battant, demeurent presque
sans aucun mouvement. Leurs longs cous enlacés l'un l'autre ne donnent
signe de vie que par de convulsives contorsions. Deux têtes avec des
yeux presque hors de leur orbites, des bouches écumantes, d'affreux
rugissements complètent le tableau.]

Il regarda son visage, mais il était rouge, tranquille, et ne laissait
voir aucun changement. Alors il détacha la courroie qui était derrière
sa selle, et s'en servit pour lier les jambes et les mains de Reyhan.
Ce dernier dit: «Au moment où tu lançais ton cheval pour franchir le
précipice, je te faisais présent d'Ayvaz. J'ai été infidèle à ma parole,
et pour un péché si énorme, le malheur tombe sur ma tête coupable.»
Kourroglou répliqua: «En vérité, nul autre homme que moi n'osera te
poursuivre, J'ai pitié de toi, et n'ai pas envie de te tuer. J'ai
seulement lié tes mains et tes jambes. Si une armée me poursuivait,
elle ne serait pas assez hardie pour continuer après t'avoir vu ainsi
garrotté.»

Kourroglou lia donc Reyhan avec une corde sur sa jument, et, ayant
remonté sur Kyrat, il conduisit la jument avec une corde. Il plaça Ayvaz
derrière lui, et ils arrivèrent ainsi à Chamly-Bill. Les sentinelles
de Kourroglou le virent venir de loin et informèrent les bandits de
l'arrivée de leur maître. Sept cent soixante-dix-sept hommes allèrent à
sa rencontre. Kourroglou commanda qu'on fût chercher une robe d'honneur
pour Ayvaz. Ayvaz la mit: Kourroglou ordonna que Khoya-Yakub, qui, tout
le temps de l'absence de Kourroglou, avait été enchaîné et confiné dans
une sombre prison, fût amené devant lui. Il le reçut tendrement, lui
ôta ses fers, et le fit conduire au bain. Aussitôt que Khoya-Yakub fut
revenu, il le revêtit d'un superbe habillement, et l'invita à s'asseoir
près de lui, à la place d'honneur.

Les bandits s'enquirent avec empressement des détails de la capture
d'Ayvaz, et Kourroglou les leur dit du commencement à la fin,
n'épargnant pas les louanges à Reyhan sur sa force et son courage. Il
dit son conte en vers et en prose, fidèle à sa coutume de dire la vérité
à la face des gens, disant à un poltron qu'il était un poltron, à un
brave qu'il était un brave. Voici une des improvisations faites en
l'honneur de Reyhan:

_Improvisation_.--«Frères, Aghas! un homme doit être un homme comme
Reyhan. Il a arraché des larmes d'admiration de mes yeux. Son bouclier
est d'argent; il répand le sang de l'ennemi avec abondance. Il a uni
mon âme à la sienne. Il a gravé à la fois dans mon coeur le respect et
l'attachement. Un homme juste doit être comme Reyhan. Puisse chaque père
avoir cinq fils comme lui; puissions-nous avoir des guerriers comme lui
pour compagnons! Il mérite d'être le frère de Kourroglou. Un homme juste
doit être un homme comme Reyhan[25].»

[Footnote 25: Le texte de cette belle pièce de poésie sert d'exemple
de la force des participes turcs, qui ne peut être égalée dans aucune
langue européenne.]

Kourroglou ordonna qu'on servit un repas. Ayvaz fut nommé chef des
échansons; le vin coula, les mets tombèrent comme la pluie, et toute la
bande festoya ensemble.



QUATRIÈME RENCONTRE.

Le chapitre qui précède nous a paru si coloré et si original, que nous
n'avons pas eu le courage de l'abréger beaucoup. Au ton héroïque se mêle
dans le récit la gaieté rabelaisienne, et l'ensemble est, comme dans
toutes les oeuvres naïves, un composé de terrible et de bouffon. Le
déjeuner de Kourroglou sur la montagne ne rappelle-t-il pas, en effet,
une scène de Grangousier? N'y a-t-il pas aussi un peu du frère Jean des
Entommeures et de Panurge en même temps, dans les niaiseries malicieuses
qu'emploie Kourroglou pour obtenir d'Ayvaz la permission de boire de son
vin? Mais bientôt viennent les touchantes lamentations d'Ayvaz enlevé,
et là, il y a la simplicité élevée de la forme biblique. Enfin,
l'admiration de Reyhan l'Arabe pour Kourroglou franchissant le précipice
finira dans la chevalerie merveilleuse de l'Arioste.

La rencontre suivante pénètre plus avant dans les moeurs et usages de
l'Orient. La princesse Nighara est toute une révélation de l'idéal de la
femme dans ces contrées. Idéal bizarre et qui, pour le coup, n'est pas
le nôtre. L'examen en sera d'autant plus curieux; et ce serait peut-être
ici le lieu de donner comme préface à ce chapitre un travail que M.
Chodzko nous a communiqué sur les pratiques, usages, superstitions,
idées religieuses et sociales qui défraient la vie mystérieuse des
harems. Mais nous craignons de nuire à l'intérêt que peut inspirer
Kourroglou, par cette longue interruption, et nous remettons à la fin
de notre analyse la publication des curieux documents qui viennent à
l'appui.

La quatrième rencontre traite donc de la princesse Nighara; mais comme
elle en traite fort longuement, nous abrégerons le plus possible, ayant
regret, toutefois, à tout ce que nous passerons sous silence.

Et d'abord, nous voudrions omettre Demurchi-Oglou comme ne se rattachant
pas à l'action de cette aventure; mais nous devons le retrouver dans la
suite de la vie de Kourroglou, et nous ne pouvons nous dispenser de
le faire connaître au lecteur, d'autant plus qu'il y a là un trait
d'affinité avec l'aventure de Guillaume Tell, et raffiné dans tous ses
détails par l'ingénieuse exagération des Orientaux. On a dû remarquer
aussi dans le chapitre précédent la supériorité de l'invention persane,
à propos de Kourroglou effaçant, par la seule pression de ses doigts,
l'effigie d'une monnaie d'or. Les héros de chez nous se contentent de
briser la pièce en deux, et croient avoir fait l'impossible. Mais le
véritable impossible ne se trouve que dans l'Orient.

Voilà donc Demurchi-Oglou, le fils du forgeron, qui, du fond de sa
ville du Nakchevan, entend parler de la gloire et de la magnificence du
bandit. _Mon coeur éclate ici faute d'action_, dit Demurchi-Oglou, et le
voilà parti avec son cheval pour Chamly-Bill. Kourroglou, qui chassait
aux alentours de sa forteresse, le rencontre et dit d'abord: «Voilà un
beau garçon!» Demurchi lui présente sa requête. «_Mon âme_, lui répond
le maître, tu dois savoir que je donne du pain aux braves et rien aux
lâches.--Amis, dit-il à ses chasseurs, _j'ai trouvé ici mon gibier _.»
Il fait asseoir Demurchi sur les genoux, _à la manière des chameaux
mâles_, et lui fait ôter son bonnet. Puis il demande une pomme, tire
son anneau de son doigt, le fixe sur la pomme qu'il pose sur la tête de
Demurchi, se place à distance, tend son arc, et fait passer les soixante
flèches de son carquois à travers l'anneau.

Content de voir que Demurchi n'a pas sourcillé, il dit à ses compagnons:
«Mes âmes, mes enfants, que celui qui m'aime contribue à équiper
Demurchi-Oglou.» A l'instant même, nos bandits, sans aucune crainte de
passer pour communistes, se dépouillent chacun de son habillement, de
son armure ou du harnachement de son cheval, «et il lui fut donné tant
de choses, qu'en un instant l'étranger se trouva riche.»

On l'emmène à Chamly-Bill, on fêta sa venue; Kourroglou improvise pour
lui au dessert, et, dans une de ses strophes, il lui dit:

«Personne sur la terre ne connaîtrait mes hauts faits sans mes jolies
chansons. Oui, tout ce que j'ai fait, je l'ai fait pour mes amis, et la
passion d'un gain égoïste ne s'est jamais élevée dans mon âme.»

[Illustration: Kourroglou s'approcha d'Ayvaz. (Page 9.)]

«Mais écoutez maintenant, s'écrie le rapsode, l'histoire de la princesse
Nighara, fille du sultan de Constantinople.»

La belle princesse a entendu parler de Kourroglou, et elle s'est éprise
de lui sur sa brillante réputation. Un jour qu'elle était sortie pour se
promener dans les bazars de la ville, et qu'au son des tambours, tous
les promeneurs et tous les marchands s'enfuyaient pour ne pas payer
de leur tête le bonheur de l'apercevoir, un certain Belly-Ahmed
(c'est-à-dire _le fameux_ Ahmed), qui se trouvait là, se dit en
lui-même: «Ton nom est Belly-Ahmed, et tu ne verrais pas cette belle
princesse?» Il la vit, en effet, et faillit le payer cher; car la
princesse, qui n'entendait pas raillerie, le foula aux pieds, et l'eût
fait étrangler par ses eunuques, s'il n'eût eu l'heureuse inspiration de
lui dire, tout en la suppliant, qu'il était natif d'Erzeroum. Aussitôt
la princesse lui demande s'il n'a point vu dans ces contrées un certain
Kourroglou, et Belly-Ahmed, qui n'est point sot, se hâte de se donner
pour un de ses serviteurs. Alors la princesse lui jette de l'or à
poignées, et lui remet, pour son maître, son propre portrait avec une
lettre ainsi conçue:

«O toi qui es appelé Kourroglou! la gloire de ton nom a jeté un charme
sur nos contrées. Je me nomme Nighara, fille du sultan Murad. Je te dis,
afin que tu l'apprennes, si tu ne le sais pas encore, que j'éprouve
un ardent désir de te voir. Si tu as du courage, viens à Istambul, et
enlève-moi.»

Belly-Ahmed part pour Chamly-Bill, et se présente aux sentinelles qui
s'emparent de lui et le conduisent à Kourroglou. Celui-ci lui trouve
bonne mine, le fait asseoir, et envoie son bel échanson Ayvaz lui
chercher du vin. Alors recommence avec Ahmed un dialogue dans la
forme de celui qu'on a vu au chapitre précédent, entre Kourroglou et
Khoya-Yakub. «As-tu vu un plus beau cheval que mon Kyrat?---Je n'en ai
pas vu.--As-tu vu un plus beau guerrier que mon Ayvaz?--Je n'en ai pas
vu.--As-tu vu une plus belle fête, etc.--Mais, ô Kourroglou! j'ai vu,
à Istambul, la princesse Nighara!» Kourroglou dresse l'oreille, lit le
billet, regarde la miniature, fait seller Kyrat; et part en laissant
Belly-Ahmed enchaîné dans un cachot, comme il avait fait pour
Khoya-Yakub; en pareille circonstance, c'est sa façon d'agir.

[Illustration: Ayant entendu la proclamation... (Page 2l.)]

Ayant passé les portes de la ville (Constantinople), il descendit
de cheval, et Kyrat le suivit par les rues. Ce merveilleux cheval
(descendant à coup sur de celui qui portait les quatre fils Aymon),
sachant bien qu'il pourrait éveiller, par sa beauté, la convoitise des
étrangers, ou _craignant qu'on ne jetât sur lui quelque charme_, «avait
l'esprit de laisser tomber ses oreilles comme un âne, de rebrousser
son poil, d'emmêler sa crinière, enfin de se donner l'apparence et la
démarche d'une rosse.»

Kourroglou vit une femme décrépite dont le dos _avait la forme courbée
de la nouvelle lune_, et connut à son air que c'était une sorcière. Il
lui demande l'hospitalité. Elle s'excuse sur sa pauvreté. Il lui donne
de l'or, elle s'attendrit. Mais arrivés à la maison de la vieille,
Kourroglou, qui veut y faire entrer Kyrat, trouve la porte si basse,
qu'il est obligé de partager la muraille en deux d'un coup de sabre. La
dame pleure, le bandit l'apaise en lui promettant de lui faire rebâtir
une _belle grande porte_. L'écurie était confortable; mais il n'y
avait dans les mangeoires qu'un peu de paille et de ronces sèches.
Heureusement Kyrat n'était pas dégoûté, et, comme son maître, mangeait
ce qui se trouvait, _pourvu que ce fût un peu moins dur que la pierre_.

Kourroglou trouva la maison propre et bien aérée, mais dépourvue de
tapis. Or, un Persan se passera de tout volontiers plutôt que de tapis.
Une chambre honorable doit en avoir un en laine étendu au milieu, deux
étroits en drap feutré, placés de chaque côté du premier, dans le sens
de la longueur, et un quatrième en pur feutre, appelé le serendaz, placé
en travers sur le tout. C'est là qu'un gentleman persan boit, mange,
cause, et digère convenablement. «Mère, dit Kourroglou à la vieille, va
m'acheter au bazar un assortiment de tapis; que le feutre soit de
la manufacture de Jam, et que celui du milieu soit des fabriques du
Khorassan. Voici encore une poignée d'argent.»

Il s'installe bientôt sur ses beaux tapis, ôte son armure, dont la
vieille suspend une à une les diverses pièces à la muraille, et lui
donne encore une poignée d'argent pour qu'elle aille acheter une robe
neuve; car la sienne est si vieille et si malpropre, que le sybarite
Kourroglou _ne peut la regarder_. «Voici un vrai fils pour moi! dit la
sorcière. Puissé-je rencontrer une douzaine de tels enfants!» Elle s'en
va chercher des habits neufs tout faits dans la boutique d'un tailleur,
et enveloppe sa bouche d'un mouchoir blanc pour cacher à son hôte
délicat sa bouche édentée. Sous prétexte de l'arrivée prochaine de douze
prétendus amis qu'il doit régaler, Kourroglou lui commande un énorme
souper, riz, beurre, épices et viandes en abondance, le tout dans un
grand bassin, que la vieille n'eut pas la force d'apporter quand il fut
rempli et prêt à servir. Kourroglou venait de frotter, de brosser et de
laver Kyrat; il s'était lavé aussi les pieds et les mains, avait récité
dévotement son Namaz, ni plus ni moins qu'un bon père de famille, et
se sentait grand appétit. Il alla chercher lui-même à la cuisine la
montagne de riz et de viande, et après que son hôtesse eut étendu sur
lui une grande nappe, et sur la nappe une serviette de peau, il ouvrit
sa main comme _la patte d'un lion_, et se mit à jeter des poignées de
viande dans sa bouche comme dans une caverne.

Au milieu de ce repas pantagruélesque, dont le récit détaillé et répété
doit, je m'imagine, faire une vive impression quand les rapsodes
le déclament à un auditoire de pauvres diables maigres et affamés,
Kourroglou ne laisse pas que de plaisanter agréablement. «Ma vieille, je
veux dire ma jeune beauté (car la sorcière trouve la première épithète
grossière et ne peut la souffrir), mange aussi, au nom de Dieu, de peur
que le souffle de la destruction ne vienne à s'élever dans ton estomac,
et que je n'aie à rendre compte de toi au jour du jugement.» La vieille
se flattait que les restes de ce terrible souper lui suffiraient pour
vivre une semaine et régaler encore ses voisines. Elle disait s'être
rassasiée à la seule odeur des mets en les faisant cuire; mais quand
elle vit la dévastation que son hôte portait dans l'édifice, elle
craignit d'aller se coucher à jeun, et plongea sa main décharnée dans
le bassin. Malheureusement un grain de riz lui causa un accès de toux
durant lequel Kourroglou mit à sec le fond du plat; et quand elle voulut
ramasser ses nappes, elle s'aperçut avec effroi que la nappe de cuir
avait disparu, «Qu'en as-tu fait, mon fils?--Était-ce donc la nappe? dit
Kourroglou; j'ai trouvé le dernier morceau un peu dur et amer. J'ai eu
quelque peine à l'avaler. Pourquoi ne m'as pas tu averti?--Hélas! pensa
la vieille, mon hôte n'est autre que la famine personnifiée. Si sa faim
recommence, il avalera mon pauvre corps.»

Kourroglou fit faire son lit en travers de la porte, ce qui effraya
beaucoup la vieille. «De quoi t'inquiètes-tu? lui dit-il; si tu veux
sortir la nuit, je te permets de passer par-dessus mon lit et de me
marcher sur le corps; je ne m'en apercevrai point.»

Couchée dans la même chambre, la vieille, pensant que son hôte avait
de mauvais desseins, _parce qu'il avait beaucoup mangé_, ne put fermer
l'oeil. «Veilles-tu, mère?

--Hélas! oui; je me demande si tu n'es pas Nazar-Djellaly.

--Non.--Tu es donc Guriz-Oglou--Erreur.

--En ce cas, tu es Reyhan l'Arabe?--Encore moins.

--Alors, tu es le chef des sept cent soixante-dix-sept, tu es
Kourroglou!--Tu l'as dit. Je viens ici pour enlever la princesse
Nighara.»

_La langue de la vieille se raidit dont sa bouche_. «Allons, n'aie pas
peur, vieille carcasse.--Comment serais-je rassurée? Quand un enfant
crie, sa mère lui dit pour le faire taire: «Tais-toi, ou le loup viendra
te manger;» et l'enfant crie encore. La mère dit: «Voici le léopard;»
l'enfant crie plus fort. La mère dit alors: «Voici Kourroglou qui va
t'emporter;» l'enfant se tait et cache sa figure dans l'oreiller.

Kourroglou jure par le plus pur esprit du Créateur du ciel et de la
terre qu'il la traitera comme sa propre mère si elle ne le trahit pas;
mais que, dans le cas contraire, fût-elle assise dans le septième ciel,
il lui jetterait un noeud coulant pour l'en arracher; et quand même elle
se changerait en Djinn pour se cacher aux entrailles de la terre, il
l'en retirerait avec des pinces pour la mettre en pièces.

Dès le matin, Kourroglou va au bazar et y achète un habit blanc pareil à
celui que portent les mollahs, puis une cornaline sur laquelle il fait
graver le chiffre du sultan. Enfin, il fait l'emplette d'une excellente
guitare dont le manche se dévisse et se retire à volonté. Il met le
cachet et l'instrument ainsi démonté dans sa poche, et, muni de ses
moyens de séduction, il aborde un fakir et le prie de venir réciter à
sa mère mourante quelques versets du Koran. Quand il l'a amené chez la
vieille, il lui ordonne d'écrire sous sa dictée une lettre de passe
moyennant laquelle il se présentera comme un _mollah_, un _chavush_,
c'est-à-dire un pèlerin de la Mecque, un saint homme envoyé par le
sultan à sa fille, et franchira les portes du palais. Le fakir, qui
croit Kourroglou incapable de lire l'écriture, le trompe, et écrit à
la princesse, au nom du sultan, que ce faux chavush est le plus grand
coquin de la terre, et qu'il lui recommande de lui faire donner le
fouet. Kourroglou, qui lit par-dessus l'épaule du secrétaire infidèle,
l'étrangle à demi, le réduit à l'obéissance, scelle la lettre avec le
cachet contrefait du sultan, et pour mieux s'assurer de la discrétion du
fakir, lui donne un tel coup sur la tête, _qu'elle s'aplatit comme un
livre qui se ferme_. Il le pousse ensuite dans un coin de la chambre,
donne un coup de pied au mur qui s'écroule et ensevelit le cadavre sous
ses ruines. On ne peut pas mieux expédier une affaire; mais le récit en
est fort long et fort curieux, à cause des sentences et des formes du
dialogue, mêlé toujours de plaisanteries et de férocité.

La vieille criait et se frappait la poitrine, «Jamais le sang innocent
n'avait été répandu dans ma maison, et tu l'as souillée!--Veux-tu donc
que je te tue aussi, infidèle sunnite? lui répond Kourroglou, et que je
fasse tomber le reste de ce mur sur ton corps flétri?»

Kourroglou se revêt du costume blanc des mollahs, entoure sa tête de
plusieurs aunes de linge blanc, cache sa guitare dans sa poche, son
poignard dans son sein, et, le rosaire dans une main, le bâton de
voyage dans l'autre, il franchit, grâce à la feinte lettre et au sceau
apocryphe du sultan, les portes sacrées du palais. «De cette manière,
dit le rapsode avec un mélange de sympathie et d'indignation, il fut
permis à ce larron des larrons d'entrer dans le harem... à cet homme
capable de couper le sein d'une mère nourrissant son enfant!»

Ayant franchi les portes des sept murailles, il arrive aux jardins
fleuris de la princesse. Il y avait quatre bassins d'eau courante et
des fontaines qui s'élançaient en jets. Kourroglou plia son manteau en
quatre, et s'assit dessus au bord d'une des pièces d'eau, le rosaire à
la main, les yeux à demi fermés, comme un vrai Raminagrobis, ce qui ne
l'empêchait pas de voir distinctement, dans un kiosque ouvert, la belle
Nighara _buvant du vin_ avec plusieurs belles filles de sa suite.

Une d'elles vint au bord du bassin pour chercher de l'eau, quoiqu'il ne
paraisse pas que Nighara ait eu l'habitude d'en mettre beaucoup dans
son vin. «Homme, qui es-tu? dit la suivante effrayée.--Homme! s'écrie
Kourroglou, quel nom est-ce là? ne peux-tu, fille impure, me saluer du
nom de Hadji? et la princesse Nighara ne peut-elle se donner la peine
de chausser sa pantoufle à demi pour venir au devant du royal chavush
Roushan, envoyé ici de la Mecque par le sultan Murad?»

Toute personne qui apporte une bonne nouvelle a droit à une récompense
immédiate. Un khan, en pareille circonstance, détache ordinairement sa
riche ceinture, et la présente au messager. La suivante de Nighara court
au kiosque, et commence par s'emparer du châle et des bijoux de la
princesse qui étaient posés sur le tapis. «Es-tu ivre? dit la princesse
étonnée d'une semblable audace.--C'est toi-même qui es ivre, répond
l'autre sans se déconcerter. Ce que je prends m'appartient; j'apporte la
nouvelle qu'un saint homme est arrivé de la Mecque avec un message pour
toi. _Un feu divin brille dans ses yeux, et son visage en renvoie les
rayons vers le soleil_.»

«Levons-nous, mes filles, dit la princesse. J'ai lu dans les traditions
sacrées que ceux qui vont au devant d'un pèlerin de la Mecque sont
préservés d'être brûlés par la flamme de l'enfer, si la poussière des
sabots de son cheval tombe seulement sur eux.»

Pendant ce temps, Kourroglou avait ôté sa robe et son turban de pèlerin;
il avait mis son bonnet sur l'oreille, à la façon des dandys kajjares,
rajusté les plis de son bel habit vert-olive, et noué gracieusement le
cachemire qui lui servait de ceinture, et qui laissait voir le manche de
son poignard couvert de gros diamants. Quand la vertueuse princesse vit
le saint homme transformé en un superbe brigand à grandes moustaches,
elle commença, non par s'enfuir, mais par faire attacher les pieds de la
suivante qui s'était ainsi trompée, et sous prétexte qu'elle avait dû
recevoir quelque baiser de cet imposteur, elle lui fit appliquer une
vigoureuse bastonnade sur les talons, puis s'approchant de Kourroglou,
qui essayait de justifier la suivante en se déclarant un _amoureux sans
argent_, incapable de séduire personne par des présents, elle lui
donna un grand coup de pied dans la poitrine. «Princesse, dirent les
suivantes, c'est une pitié de te voir ainsi profaner ton joli pied
contre la poitrine non lavée de ce misérable.--Taisez-vous, sottes
filles, dit le bandit sans se déconcerter; vous ne savez pas que mon
sein est plus précieux que le talon de votre maîtresse.»

Alors il prit sa guitare et improvisa:

«Je respire de ton jardin le parfum de la jacinthe et de la violette.
Comme elles tu fleuris dans la solitude. Tu es une flèche au fond de mon
coeur.»

Nighara était indignée. Kourroglou chanta encore:

«Tu es le fruit le plus frais dans les jardins du printemps; tu es le
coing embaumé et la grenade vermeille, etc.»

Au lieu de s'adoucir à de tels compliments, la farouche Nighara fait
un signe à ses femmes, et aussitôt une grêle de coups tombe sur
l'audacieux. «Dieu vous préserve, s'écrie en cet endroit le rapsode, de
tomber sous les ongles d'une femme irritée!»

En un instant les vêtements de Kourroglou volèrent en pièces:
«Princesse, dit-il, si tu n'as pitié de moi, montre au moins quelque
merci envers ces pauvres filles. Leurs mains deviendront calleuses à
force de me battre.» La princesse dit à ses suivantes: «Allons prendre
un peu de vin pour nous donner des forces, afin que nous puissions
battre encore cet imposteur.» Mais en retournant vers son kiosque, elle
regarda en arrière, remarqua les traits de Kourroglou, et le trouva
beau. Aussitôt il oublia la cuisson des coups d'ongles et des coups de
verges, reprit sa guitare et chanta:

«O Nighara aux yeux de gazelle, verrai-je ton sein se changer en pierre?
Tu m'as renversé sur le visage. Puissent tes yeux être remplis de
larmes!»

Nighara, qui ne pouvait détacher ses yeux de ce mâle visage, se fait
apporter du vin.

«Fais remplir ton gobelet de mon sang, et bois-le,» lui chante encore
Kourroglou.

En voyant boire du vin, Kourroglou, qui n'en avait pas goûté depuis son
départ de Chamly-Bill, oubliait toutefois son désespoir amoureux «pour
se lécher les lèvres.» Nighara, émue de pitié, lui fit apporter un
bassin de baume _mumiah_, en disant: «Je ne désire pas ta mort; bois et
va-t'en.»

Kourroglou goûta le baume, fit la grimace, et demanda du vin. «Ah! saint
homme, tu bois la liqueur défendue par le Prophète, dit la princesse
irritée de nouveau. Eh bien, nous t'en donnerons; mais tu danseras
pour nous divertir; après quoi nous te battrons encore et te jetterons
dehors.» Nighara disparaît, et revient avec ses femmes, qui apportent
des tapis, des vins et des mets divers. On étend les tapis sur le gazon,
on sert le festin au bord de la fontaine. La démarche de la princesse
était pleine d'agréments et de grâces, et, malgré sa fureur, elle
avait arrangé ou plutôt dérangé sa toilette pour être plus séduisante.
Kourroglou chanta:

«O aghas, mes frères! Nighara est venue! Des larmes de joie coulent de
mes yeux. L'Arménien aime sa croix, bien que son prophète ait souffert
sur la croix! Voyez comme elle a orné ses cheveux noirs, auxquels elle a
permis de tomber sur son cou délicat! Elle est venue!»

«Elle est venue pour m'apprendre la beauté. Nighara est venue pour tuer
Kourroglou; elle est venue!»

La princesse le regardait toujours; mais, comme les femmes de chez nous,
elle se montrait toujours plus cruelle pour se faire aimer davantage;
seulement, ses façons d'agir étaient un peu plus énergiques. Elle le fit
battre de nouveau, et cette fois si sérieusement, que Kourroglou, vaincu
par la souffrance, _se roulait par terre_. Ne faut-il pas s'étonner ici
de voir ce héros, dont la force fabuleuse détruisait des légions et
se frayait un passage au milieu des armées, pousser la douceur et la
soumission envers le beau sexe jusqu'à se laisser mettre en lambeaux, ni
plus ni moins que n'eût fait Don Quichotte, le modèle de la chevalerie?
Cet ensemble de force et de tendresse caractérise Kourroglou d'un bout à
l'autre du poème. Enfin, n'en pouvant plus supporter davantage, mais
ne voulant pas lever la main sur des femmes, il se jette dans la pièce
d'eau, la traverse à la nage, en élevant sa guitare au-dessus de sa
tête, et gagnant le milieu, où l'eau jaillissait d'un pilier de marbre,
il s'assit en cet endroit.

Les femmes commencèrent à lui jeter des pierres, «O Belli-Ahmed! tu m'as
trompé, pensait Kourroglou. Elle ne m'a jamais aimé.»

Alors il se mit à chanter, et là, vraiment, il lui dit de si belles
choses, que son sein commence à palpiter, et qu'elle l'écoute «avec un
plaisir toujours croissant.

«Le soleil est levé sur la colline de l'Orient. Elle est le jardin des
fleurs. Les roses ouvrent leurs boutons sur ses joues. Que nul ennemi
n'ose regarder dans le jardin de l'amant!... O Nighara! celui qui
touchera ta ceinture une fois seulement deviendra immortel.»



CINQUIÈME RENCONTRE.

Le soir approchait. La fraîcheur de l'eau calmait les souffrances
de Kourroglou. La princesse se dit: «Il répète sans cesse le nom de
Kourroglou. Ah! si c'était lui-même! Parle, avoue la vérité, lui
dit-elle, es-tu Kourroglou?» Et comme il l'assurait, elle reprit:
«Kourroglou est, dit-on, de la même taille que mon père le sultan. Je
vais te faire essayer sa robe royale. Si elle est trop longue pour toi,
je ferai enfoncer des clous dans tes talons afin que tu deviennes plus
grand. Si elle est trop courte, je te ferai couper les pieds. Si elle
est trop large, je te ferai ouvrir le ventre, et on le remplira de
paille pour te grossir.»

Kourroglou dit: «Tu me punis selon le code d'Abou-Horeyra. N'importe,
j'essaierai la robe.»

Il sortit de l'eau, et Nighara, de ses propres mains, lui passa la robe.
Elle semblait avoir été faite pour lui. Alors ils jetèrent leur main
autour du cou l'un de l'autre, et entrèrent dans le pavillon, où,
suivant la coutume turque, ils burent dans la même coupe. Alors la
princesse dit: «As-tu amené ici ton fameux cheval Kyrat?--Oui, je l'ai
amené.--Il faut donc que tu trouves pour moi un autre cheval aussi bon
que Kyrat.»

Kourroglou voyant les progrès qu'il faisait dans le coeur de la
princesse se mit à chanter:

«Humide, humide est la neige que l'on voit au sommet des grandes
montagnes! Tes yeux brillants soufflent la fraîcheur sur mon coeur
embrasé! Mon cher amour est couvert d'habits couleur de rose; elle est
tout entière d'une teinte rose. L'eau qu'elle boit est aussi pure que
l'azur du ciel. Ses yeux sont enivrés d'amour et de vin.

«Je suis Kourroglou. Ne suis-je pas libre de me promener dans ces
bosquets? Je ne puis marcher en liberté dans le monde, car le monde est
trop étroit pour moi.»

Kourroglou ayant combiné son plan avec la princesse, reprit ses habits
de mollah et sortit du harem comme il y était entré. Il fut arrêté à la
porte par les gardes, qui lui dirent: «Saint homme, puisque tu as accès
auprès de la princesse, commande-lui, au nom du ciel, de nous faire
toucher notre paie; car, depuis le départ du sultan son père, nous
n'avons pas reçu une obole.

--Je vous jure que je vous ferai payer, dit Kourroglou, et, en
attendant, pour lui marquer votre mécontentement, vous devez abandonner
vos postes, et vous refuser à escorter la princesse.»

Ayant donné cet avis charitable, le fourbe retourne chez sa vieille
hôtesse, et va ensuite acheter au bazar un beau poulain de trois ans, le
ramène à l'étable, prépare lui-même la selle, et, au lever du soleil,
en entendant les trompettes sonner pour annoncer une promenade de
la princesse hors la ville, il paie magnifiquement sa vieille, lui
conseille de se cacher afin de n'être point persécutée à cause de lui,
et monté sur Kyrat, suivi par le poulain attaché à son étrier, il s'en
va sur la route attendre Nighara, qui bientôt arrive dans son chariot.
Il l'enlève des bras de ses femmes, la met en croupe et s'enfuit avec
elle dans le désert. Là, tombant de fatigue, il s'étend sur le gazon et
cède au sommeil. La princesse lui demande s'il compte dormir longtemps.
«Mon sommeil est de deux sortes, lui dit-il. Le plus court est de trois
journées, le plus long est de sept journées. Mais écoute, ma bien-aimée.
Kyrat a le don de pressentir l'approche de mes ennemis. Quand l'ennemi
se met en route pour me poursuivre, Kyrat hennit; quand l'ennemi est à
moitié chemin, Kyrat devient inquiet et souffle avec ses narines; quand
l'ennemi est tout près de se montrer, Kyrat gratte la terre et l'écume
lui vient à la bouche.» La princesse se plaint vainement du long somme
dont son amant la menace en plein désert et au milieu des dangers. Il
faut que Kourroglou dorme ou qu'il périsse; à cette robuste organisation
il faut un repos semblable à celui de la mort. Elle examine Kyrat avec
inquiétude, et quand elle a vu signaler le départ et la marche de
l'ennemi, quand elle a remarqué ses sabots grattant la terre et sa
bouche couverte d'écume, elle éveille Kourroglou, ainsi qu'elle a été
avertie par lui de le faire. Aussitôt il se lève, rattache les sangles
de son coursier, fait monter Nighara sur l'autre, et attend de pied
ferme le jeune sultan Burji, qui accourt à la délivrance de sa soeur
Nighara. Kourroglou, par ses terribles chansons, porte l'épouvante dans
le coeur des guerriers du prince, et bientôt, s'élançant au milieu
d'eux, il les disperse comme un troupeau de gazelles. Mais Burji-Sultan,
résolu à reconquérir sa soeur, s'élance seul contre lui. «Que faire? dit
Kourroglou dans son coeur; si je tue le frère de ma bien-aimée, elle ne
me le pardonnera jamais et remplira ma vie d'amertume.» Nighara se prend
à pleurer. «O Kourroglou! je n'ai qu'un frère, ne le tue pas.--Mon amie,
ne crains rien,» dit Kourroglou. Et, s'adressant au prince: «Le chef de
tes écuries ne gagne pas le pain qu'il mange; il n'a pas seulement serré
les sangles de ton cheval. Je t'avertis que tu roules sur ta selle.
Descends et raccourcis tes sangles, tu combattras ensuite contre moi.»

Le Turc crédule descend pour arranger sa selle. Pendant ce temps,
Kourroglou s'approche avec précaution, le renverse, s'assied sur lui et
feint de vouloir le tuer. Burji pleure et se lamente: «Le sultan mon
père n'avait qu'une fille et un fils; tu enlèves l'une, tu vas tuer
l'autre. Toute la famille va être éteinte.--Je t'accorde la vie à
condition que tu me donnes ta soeur en mariage. Je suis aussi savant
qu'un mollah; j'ai lu les sept volumes des commentaires arabes sur le
Koran; je sais par coeur toutes les formules usitées dans les mariages.»
Le prince prononce avec lui la prière nuptiale consacrée par le Koran,
et lui accorde sa soeur. Kourroglou le relève, l'embrasse au front, et
lui dit: «Désormais, au nom et par l'autorité du sultan Murad ton père,
je gouverne et règne à Chamly-Bill. Où aurait-il trouvé un meilleur
parti pour sa fille?»

En continuant leur route vers Chamly-Bill, Kourroglou et Nighara
traversent encore quelques aventures. Ils pénètrent dans le camp d'un
jeune Européen qui tombe amoureux de Nighara, et veut l'enlever à son
époux. Kourroglou est forcé de détruire sa suite et de piller ses
trésors; il est même au moment de le tuer pour lui apprendre à vivre,
lorsque Nighara, touchée de l'amour de ce jeune homme, le fait sauver,
et menace Kourroglou d'avaler un poison mortel caché dans l'anneau
qu'elle porte au doigt s'il n'abandonne pas sa poursuite. Kourroglou se
soumet, et continue son voyage avec elle. Nighara montait à cheval aussi
bien que lui-même, et pouvait fournir une course aussi hardie, aussi
rapide que la sienne. Ils surprirent une caravane, se firent payer une
riche redevance, et là, encore, Nighara obtint grâce de la vie pour le
marchand.

Elle blâmait beaucoup son époux de commettre toutes ces violences. Il
lui répondit avec la franchise d'un honnête Turcoman: _Je ne laboure ni
ne trafique; il faut donc que je vole_. L'argument était sans réplique.
Enfin ils atteignent les portes de Chamly-Bill. Les brigands vinrent à
leur rencontre avec des acclamations, des chants et des décharges de
mousqueterie. «Guerrier, dit la princesse à Kourroglou, lequel d'entre
eux est Ayvaz? Montre-le-moi.

Improvisation de Kourroglou:

«Regarde ici, mon cher amour: ce cavalier est Ayvaz. Regarde-le, et
préserve mon âme du lit de feu de la jalousie. Regarde, voilà Ayvaz;
mais ne tombe point amoureuse de lui. Dans sa main étincelle un bouclier
hezzare. Le miel de l'éloquence est sur sa langue; et _la ligne du
pinceau de la main du Tout-Puissant_ est sur l'arc de ses sourcils.
Regarde; mais n'en tombe pas amoureuse. Ce n'est qu'un garçon de
quatorze ans. Une plume de grue est sur sa tête. Ce cavalier est Ayvaz,
oui, Ayvaz lui-même.»

Il présenta alors son épouse à ses compagnons en leur disant: «Nous
devons tous l'honorer, elle est la fille du sultan de Turquie;» et
Nighara s'étant assise sur le seuil de la porte de la forteresse, les
sept cent soixante-dix-sept cavaliers de la garde sacrée de Kourroglou
se prosternèrent devant elle, «O Dieu! s'écria Kourroglou, sois béni
et ton nom glorifié! Je dois à ta seule bonté d'avoir réalisé mes plus
chères espérances!» Il frappa les cordes de sa guitare et chanta ainsi:

«Les nuages de l'adversité ont été dissipés par la foi de Kourroglou.
Ils se sont évanouis comme la brume du matin. Voici mon Ayvaz.»

Nighara fit son entrée couchée sur les riches coussins d'un palanquin
d'honneur. Toutes les femmes et toutes les esclaves de Kourroglou
vinrent à sa rencontre, et l'introduisirent respectueusement dans le
harem. Belly-Ahmed fut tiré de sa prison et récompensé par un des
premiers grades dans la troupe. Ce même jour, on célébra le mariage
de Kourroglou et celui d'Ayvaz, auquel le maître donna une femme. Les
musiciens, danseurs et jongleurs vinrent en foule. Le vin coula par
torrents, et il coule encore à cette heure, dit ordinairement le _khan_
pour clore cette rapsodie.



SIXIÈME RENCONTRE.

Dans un des districts de l'Anatolie vit une grande tribu de nomades
connus sous le nom de Haniss. Elle est composée de trente mille familles
qui sont toutes riches et qui habitent un pays magnifique. Chacun de
ces chefs consacre sa vie à quelque objet favori. L'un aime les beaux
vêlements, un autre préfère les femmes, et un troisième est passionné
pour les chiens de chasse ou les faucons. Leur chef, Hassan-Pacha,
aimait les chevaux par-dessus tout. Quand il entendait parler d'un beau
cheval, il n'épargnait ni argent ni peine pour se le procurer.

Un jour, Hassan-Pacha vint dans ses écuries, et, après avoir examiné
plusieurs de ses chevaux, il dit à son vizir: «Certainement, aucun roi,
dans les cinq parties du monde, ne peut se vanter d'avoir une écurie
comme celle-ci.» Le vizir répliqua: «Aucun roi, il est vrai, n'a
d'écurie comme celle-ci; mais Kourroglou a un cheval à Chamly-Bill, du
nom de Kyrat, et Keyvan lui-même, celui qui gouverne les sept cieux, ne
possède pas son pareil.--O mon vizir! je suis prêt à donner tout ce
que j'ai pour acquérir ce joyau.--Pacha, ce n'est pas chose facile.
Kourroglou ne manque pas d'argent, et il n'y a aucune possibilité de lui
prendre son cheval de force.--Vizir, à l'homme qui m'amènera ce cheval
je donnerai la moitié de mon pouvoir; s'il dit: «Ce n'est pas assez,» je
lui donnerai la moitié de mes richesses; et si cela même ne le contente
pas, j'ai sept filles, il aura la liberté de choisir la plus belle pour
sa femme. Va, et fais proclamer à son de trompe, dans la direction des
quatre vents, à tous les camps de notre tribu, l'ordre suivant: «Qu'il
soit bey ou mendiant, vieux ou jeune, il sera mon gendre celui qui
m'amènera Kyrat.»

Il y avait dans la tribu de Haniss un certain marmiton nommé Hamza, dont
la tête et les sourcils étaient chauves, et qui était marqué de petite
vérole. Cet homme, ayant entendu la proclamation, accourut auprès
du vizir nu-pieds et à peine vêtu. «Que proclame-t-on ainsi,
vizir?--Qu'est-ce que cela te fait, à toi, vilaine tête chauve?--Je
demande seulement de quoi il s'agit?» Le vizir le mit au fait, et
ajouta: «L'homme qui réussira sera riche.--Qu'ai-je besoin d'argent? dit
Hamza; douze livres d'écorce de melon d'eau que l'on me donne à manger
chaque jour dans les cuisines suffisent à mon appétit.» Le pacha promet
de partager son pouvoir et ses richesses, et de donner l'une de ses sept
filles pour femme à celui qui lui amènera Kyrat. Aussitôt Hamza dressa
les oreilles. «Vizir, j'ai vu les sept filles du pacha; mais s'il
consentait à me donner la plus jeune...--Celui qui amènera le cheval
aura le droit de choisir.» Hamza se frappa la poitrine avec ses
deux mains, et dit: «Regarde-moi, regarde-moi; je suis l'homme qui
choisira.--En vérité? dis-moi comment, par exemple.--Le pacha aura
Kyrat; mais il faut que tu me conduises d'abord en sa présence.» Le
vizir pensa: depuis tant de jours que nous faisons publier cette
proclamation, il ne s'est encore trouvé personne qui voulût en profiter.
Voici le premier et le dernier; il faut le faire voir au pacha.

Hamza fut introduit devant le pacha. «Est-ce toi, pauvre tête fêlée, qui
as promis de m'amener Kyrat?--Moi-même; mais que me donneras-tu pour
cela, pacha?--Je te donnerai la moitié de mes richesses.--Je n'ai pas
besoin de richesses,--Je te donnerai la moitié de mon pouvoir.--Je n'ai
pas besoin de ton pouvoir; qu'en ferais-je?--Tu choisiras celle de mes
filles que tu voudras.--Pacha, je ne puis croire à tes paroles.--Que
puis-je faire de plus pour te convaincre?--Jure, en baisant le Koran,
que, dans le cas où tu violerais ta parole, tu divorceras d'avec chacune
de tes sept femmes.» Le pacha en fit le serment. Hamza lui dit: «Je suis
depuis longtemps amoureux de la plus jeune de tes filles; si je perds la
vie dans cette expédition, je n'en aurai nul regret; si, au contraire,
je ramène le cheval, j'aurai ta fille.» Le pacha dit: «Tu l'auras;» et
il baisa le Koran.

Hamza partit en hâte pour Chamly-Bill, où l'arrivée d'un pauvre diable
comme lui fut à peine remarquée. Après un mois de séjour dans ce lieu,
il pensa dans son coeur: «Tâchons de pêcher Daly-Ahmed avec l'hameçon
de l'amitié. Je trouverai peut-être ainsi moyen de m'introduire dans
l'écurie.» Il entra alors dans la cour de l'écurie avec circonspection
et à pas lents. Après avoir déchiré sa chemise sur sa poitrine, il
ramassa un tas de fumier; et, se jetant dessus, il se mit à pleurer et à
gémir à haute voix. Les larmes coulaient de ses yeux comme la pluie d'un
nuage. Daly-Mehter, écuyer de Kourroglou, passait justement de ce côté;
il vit un malheureux, tout nu et en larmes, assis sur ce tas de fumier.
Son coeur fut ému de pitié. Tout le monde sait que les fous[26] sont
très-portés à la pitié: «Pourquoi cries-tu ainsi, tête chauve?» Hamza
répondit: «Puisse-je devenir ton esclave! Je suis orphelin et étranger;
grâce à la laideur de mon front chauve, personne ne veut me prendre à
son service. Je désirerais pourtant trouver un maître qui put me donner
un morceau de pain.» Daly-Mehter pensa: «Tout le monde vit du pain de
Kourroglou; je prendrai cet homme à l'écurie, et je le nourrirai.» Pour
commencer, il releva ses manches jusqu'au coude; et remplissant un vase
d'eau chaude, il lava la tête d'Hamza, et, l'ayant nettoyé entièrement,
il lui donna ses vieux habits pour se vêtir. Hamza le chauve montra tant
de zèle et d'habileté dans son service, que la raison de Daly-Mehter lui
échappait d'étonnement. Un des deux meilleurs chevaux de cette écurie
était Kyrat, qui était attaché, par une jambe, à une chaîne dont
Kourroglou portait toujours la clef dans sa poche. L'autre, monté
habituellement par Ayvaz, se nommait Durrat. Ce cheval était aussi
attaché séparément, et la clef de son cadenas était dans la poche de
Daly-Mehter.

[Footnote 26: Par allusion à la signification littérale du mot _daly_,
fou, tête faible.]

Toutes ces circonstances furent bientôt connues de Hamza, qui commença à
désespérer de pouvoir jamais s'emparer de Kyrat. Kourroglou vint un
jour à l'écurie, et trouva Daly-Mehter endormi. Il regarda, et vit un
misérable en guenilles et à tête pelée, qui étrillait Kyrat avec une
brosse et un morceau de drap. Kourroglou et Hamza ne s'étaient jamais
vus auparavant. Kyrat était tendu comme un arc, sous la pression de la
puissante main de Hamza; et sa robe était toute luisante, par le fait
de son excellent pansement. Kourroglou trembla de toutes ses jambes, et
pensa dans son coeur: «L'homme sous le bras duquel Kyrat est plié ainsi
ne peut pas être un homme ordinaire.» Il cria: «Chien pelé, tu vas
emporter la peau du cheval: est-ce là la manière de l'étriller?»
Hamza prit un gros marteau de fer dans une niche, et, le levant sur
Kourroglou, il cria: «Que viens-tu faire dans cette écurie? Va-t'en,
vagabond.» Car, il lui avait été enjoint par Daly-Mehter de ne permettre
à personne d'entrer dans l'écurie. Kourroglou dit: «Fou, comment oses-tu
lever ta main sur moi?» Daly-Mehter fut tiré de son sommeil par ce
bruit. Il se releva, et salua son maître: «Quel est cet homme que tu as
engagé à mon service?--Puissé-je devenir ta victime! Des milliers
de gens vivent de ton pain. Cette tête chauve est très-habile et
très-adroite, et peut, aussi bien que tant d'autres, profiter de tes
largesses.--Je ne refuse mon pain à personne; qu'il en mange autant
qu'il voudra; mais, à juger de ses jambes et de toute son allure, je
n'attends rien de bon de lui; il a l'air d'un voleur de chevaux.--Oh!
non, seigneur; s'il était de fer, on ne pourrait faire plus de cinq
aiguilles de ce pauvre diable!»

Hamza comprit alors que c'était là Kourroglou, il jeta son marteau à
terre, et, dans sa terreur, il courut se cacher sous le bat d'une mule.
Kourroglou, avant de quitter l'écurie, dit à Daly-Mehter: «Attache
toujours un oeil vigilant sur mon cheval; ne donne ta confiance à
personne.» Il ne poussa pas plus loin cette enquête.

Plus Hamza restait attaché à l'écurie, plus il reconnaissait
l'impossibilité de voler Kyrat. Il dit donc dans son coeur: «Si ce n'est
Kyrat, ce sera au moins Durrat. Le premier est père du second, et sa
mère était une jument arabe. Hassan-Pacha ne les a jamais vus ni l'un ni
l'autre: il me croira, il me donnera sa fille; et s'il arrive jamais
à connaître la vérité, il ne me l'ôtera pas, après que je l'aurai
épousée.»

Pendant la nuit il apprêta la selle de Durrat et tous les harnais qui
en dépendaient. Daly-Mehter était ivre quand il revint du palais de
Kourroglou, et voyant que Hamza pleurait amèrement, le visage appuyé
sur ses mains, comme s'il était devenu veuf, il demanda: «Qu'as-tu,
Hamza?--Seigneur, comment puis-je m'empêcher de pleurer? Chaque nuit
tu vas avec Kourroglou boire du vin rouge, et tu ne t'es jamais dit:
Apportons en quelques gouttes au pauvre orphelin. Hélas! qu'est-ce que
cela, du vin? je n'en ai jamais vu. Est-ce doux ou acide?»

Daly-Mehter se leva, prit le bidon de l'écurie, et s'en fut au cellier
de Kourroglou. Ayant rempli le bidon, il le rapporta, le mit devant
Hamza et lui dit: «Bois, tête chauve.» Hamza remplit un vase jusqu'au
bord, et le tendit à Daly-Mehter. «Seigneur, essaie le premier; que je
voie comment tu bois.» Daly-Mehter vida le vase jusqu'à la dernière
goutte, et dit: «Voici la manière de boire.» Hamza remplit le vase à
son tour, et l'ayant approché de ses lèvres, il donna une secousse si
adroite, qu'il répandit tout le breuvage par-dessus son épaule, sans que
Daly-Mehter s'en aperçût. De cette manière, il grisa si bien l'écuyer,
que ce dernier à la fin tomba comme mort sur le plancher. Hamza dit dans
son coeur: «Il n'est pas convenable que je me montre sous ces haillons.»
Il ôta donc ses vieux habits, et ayant dépouillé Daly-Mehter, il changea
de vêtements avec lui. Il trouva dans la poche de l'ivrogne la clé de la
chaîne de Durrat, conduisit le cheval hors de l'écurie, lui mit la
selle sur le dos, et s'en fut comme une étoile Filante sur la route qui
conduisait au camp de la tribu de Haniss.

Kourroglou vint de bonne heure à l'écurie; il n'avait point de ceinture,
car il sortait du harem. Il regarda et vit Kyrat à sa place ordinaire,
mais Durrat avait disparu. Il devina, tout de suite que la tête chauve
l'avait volé. Il appela l'écuyer. Daly-Mehter se releva, se frotta les
yeux, et salua. «Vilain, que signifient ces haillons que je vois sur
toi? Quel est ce tour de jongleur?»

Le pauvre écuyer regardait ses habits, et n'en pouvait croire ses yeux.
«Où est Durrat?--Seigneur, Hamza doit l'avoir emmené pour le promener ou
le faire boire.--Ne le disais-je pas, que c'était un voleur de chevaux?
Vite, que l'on selle Kyrat!»

Kourroglou, armé, monta au sommet de la plus proche montagne, sur
laquelle ses sentinelles avancées étaient postées; il examina le pays, à
l'aide d'un télescope, jusqu'à ce qu'il découvrit enfin le fuyard. Il le
vit volant comme une flèche vers ses tentes.

Il fut transporté de rage et rugit sur la montagne: «Misérable voleur,
où fuis-tu, où fuis-tu? Tu peux aller aussi loin que Istambul; je t'y
suivrai, et je m'emparerai de toi.»

La voix de Kourroglou, quand il était en colère, pouvait s'entendre à un
mille de distance. Hamza la reconnut de loin, et dit: «O père céleste,
la vie est douce: Malheur, malheur à moi!» Il regarda devant lui, et
vit un village à peu de distance. Il dit dans son coeur: «Si je pouvais
gagner ce village, mon âme pourrait encore être sauvée.» On voyait un
profond ravin à l'entrée du village. «Qui peut dire, pensa Hamza, si,
avant que j'aie atteint ce village, Kourroglou n'aura pas _brûlé mon
père!_»

Au fond du ravin se trouvait un moulin; le meunier était absent, et les
roues restaient oisives. Hamza y courut, attacha la bride de Durrat à
la porte, et entra dans le bâtiment désert. Là, il trouva la robe du
meunier qu'il mit sur lui, et il se frotta de farine de la tète aux
pieds.

On sait que lorsqu'un homme a fait une course rapide, ses yeux sont
comme couverts d'un brouillard, et que sa vue n'est pas très-claire
pendant quelque temps. Kourroglou ne reconnut pas Hamza, et demanda:
«Meunier, où est le cavalier qui monte le cheval attaché à ta porte?

--O mon agha! le cavalier s'est précipité ici, saisi d'une telle
crainte, qu'il a couru sa cacher sous la roue.»

Kourroglou, tout tremblant de rage, descendit de cheval: «Tiens mon
cheval.» Il tira alors son poignard, et courut à la recherche du voleur.
Kyrat avait cette qualité, qu'il obéissait en toute chose à quiconque le
recevait en dépôt de la main de Kourroglou. Il se laissa guider comme un
enfant. Hamza, qui n'était pas sot, jeta la robe de meunier à bas, et
sauta sur Kyrat. Il essaya d'un temps de galop, et revint attendre
tranquillement Kourroglou, qui, ayant tourné sens dessus dessous tout ce
qu'il y avait dans le moulin, et n'y trouvant pas une âme, sortit et vit
Durrat à la porte. Aux pieds de Durrat, la robe du meunier gisait par
terre; un peu plus loin on voyait le victorieux Hamza sous sa propre
forme, monté sur Kyrat. Il pensa dans son coeur: «J'ai fait là un marché
capital! plaise à Dieu que je ne le regrette pas quand il sera trop
tard!» Et il s'écria: «Hamza-Beg!--Quel est ton plaisir, noble
guerrier?--Nous allons revenir à la maison, mais nous irons au pas, les
chevaux sont fatigués.--Où dis-tu que tu veux aller?--A Chamly-Bill. Tu
m'as offensé sans raison; et je suis venu le chercher en personne.--Ne
plaisante pas davantage, Kourroglou. J'ai cherché le cheval dans le
ciel, mais, Dieu soit loué, je l'ai trouvé sur la terre. Tu as daigné me
faire présent de Kyrat, de ta propre main. Puisses-tu jouir d'une vie
et d'un bonheur sans fin! Seulement ne me demande pas de te suivre.--Je
t'en conjure, je l'en prie, Hamza, je deviendrai ton esclave! Dis,
sont-ce des richesses, un cheval, une femme, que tu convoites? Guerrier,
je te jure que tu auras toute chose en abondance. Tu as le choix; tout
ce que je possède t'appartient.--Je ne serai pas la dupe de ta ruse.
Ce que je désire ne t'appartient pas: je te ferai connaître la vérité.
J'aime la plus jeune des filles de Hassan-Pacha, qui a promis de me la
donner pour femme, en échange de Kyrat. Depuis six mois et plus, je
languissais de désespoir a Chamly-Bill. Maintenant regarde, j'emmène
Kyrat, et tu es toi-même la cause de mon bonheur. Puisses-tu vivre
heureux et longtemps! Je m'en vais prendre femme.--Hamza-Beg! rends-moi
seulement le cheval, et je t'apporterai sur mon sabre la tête de
Hassan-Pacha.--Ce serait une conduite basse de ma part; quelle preuve de
courage montrerais-je aux yeux de ma fiancée?»

Les prières et les promesses de Kourroglou ne servirent à rien. Hamza
jura par la plus pure essence de Dieu qu'il ne rendrait pas le cheval.
Kourroglou poussa un profond soupir du fond de sa poitrine, et dit:
«Hamza-Beg! permets-moi de chanter un air qui me vient à la mémoire.»

_Improvisation_.--«Sans Kyrat, la vie et le monde ne sont qu'un fardeau
pour moi. Pauvre Kourroglou! maintenant que Kyrat a quitté tes mains, tu
dois te frapper la tête de douleur, Kourroglou!»

Hamza regardait Kourroglou pendant que celui-ci continuait de chanter
ainsi:

_Improvisation_.--«Tu as dû demander Kyrat à Dieu même. La queue de
Kyrat était un bouquet de fleurs. Monter sur lui c'était monter le
bonheur en personne. O Kourroglou! que Dieu le le rende! Je me noie dans
une mer profonde; le chagrin de la perle de Kyrat se pose comme une
pierre sur mon âme, et m'entraîne dans l'abîme. Je suis un paysan, un
meunier, loin de moi cette épée, Kourroglou, tu devras maintenant crier
«du blé, du blé[27]!»

[Footnote 27: C'est un cri par lequel les meuniers sur la plate-forme de
leur moulin font connaître qu'ils n'ont plus rien à moudre.]

Kourroglou avait l'air d'un fou, il disait: «Sans Kyrat je ne mérite pas
d'être un guerrier.»

Hamza dit: «O Kourroglou! tes paroles ont brûlé mon foie. Va à
Chamly-Bill, et demeure en repos pendant six mois. A la fin de ce temps,
tu peux prendre l'habit d'un Aushik[28], et venir au camp de la tribu de
Haniss. Je vais y mener Kyrat, et j'épouserai la fille du pacha; mais je
te jure que de même que j'ai reçu Kyrat de tes propres mains, de même je
te rendrai de mes propres mains les rênes et le cheval.--Comment puis-je
savoir, ô Hamza-Beg, si tu es sincère ou non dans tes paroles?--Je jure
par le plus pur être de Dieu. J'ai l'âme noble, et je te le répète
encore, je conduirai moi-même Kyrat par la bride, et je te le rendrai.»

[Footnote 28: Chanteur improvisateur.]

Cela dit, il tourna la tête de Kyrat, et s'en fut vers le camp de la
tribu de Haniss. Kourroglou contempla son bien-aimé cheval jusqu'à ce
qu'il eût disparu dans l'éloignement. Triste, et les yeux baissés, il
retourna sur ses pas et monta sur Durrat. Tous les bandits étaient
sortis de Chamly-Bill afin de voir quelle figure ferait Hamza, ramené
par Kourroglou; mais quand ils virent leur chef seul et monté sur
Durrat, ils se dirent entre eux: «Kourroglou aura été attrapé par cette
adroite tête pelée.» Ils eurent peur de la colère de Kourroglou, et se
dispersèrent dans toutes les directions. Chacun d'eux comme un rat, se
cacha dans quelque trou. Ayvaz seul fut assez hardi pour parler, et
dit: «Agha, tu as fait un bon marché; Durrat pour Kyrat! As-tu pris le
voleur?--Va-t'en, sot enfant!» Le jeune homme effrayé s'éloigna.

Kourroglou s'en fut dans le harem, et, pendant les six mois qui
suivirent, il ne bougea pus de la chambre de Nighara. Au bout de ce
temps, il dit: «Nighara, Hamza m'a fait une promesse: il faut que
j'aille là-bas et que j'y meure ou que je revienne avec Kyrat.»

Il se leva, revêtit l'habit d'un Aushik, et, après avoir pris congé de
sa femme, il partit.

En s'approchant du camp des Haniss, il se préparait à passer une large
rivière, quand il remarqua sur le sable la trace des pieds d'un cheval
qui l'avait franchie en un saut, d'une rive à l'autre. Il dit dans son
coeur: «Nul cheval au monde, excepté mon Kyrat, ne pourrait accomplir
une chose semblable. Hamza a dû venir ici avec lui.»

Étant entré dans le camp, il mit un temps considérable à faire le tour
des tentes nombreuses et des cordes tendues qui en marquaient les
limites. Fidèle à son rôle, il chantait tout le temps de sa plus belle
voix, charmant et égayant tous ceux qu'il rencontrait; et toutes ses
chansons étaient à l'éloge du cheval.

Cette nouvelle parvint bientôt aux oreilles du pacha; ce seigneur était
de mauvaise humeur, parce que depuis le jour où Kyrat lui avait été
amené par Hamza, il n'avait pu encore monter ce cheval, qui était
attaché dans l'écurie et ne souffrait que personne s'approchât de lui,
si ce n'est Hamza-Beg. Le pacha ordonna que Kourroglou fût amené en sa
présence. Il lui fit un accueil gracieux, et lui permit de s'asseoir
dans sa tente. «On dit que tu es habile dans l'art de louer les chevaux:
tu arrives justement dans un lieu où tu peux voir une écurie qui n'a pas
sa pareille dans tout l'univers.» Kourroglou eut peur que Hamza-Beg ne
le trahit; il regarda, et, voyant que ce dernier était absent, il chanta
l'éloge suivant:

_Improvisation_.--«Laissez-moi chanter l'éloge d'un cheval arabe. Sa
crinière doit être comme si elle était de fils de soie; ses pieds ne
doivent pas être charnus. Ils sont exactement entourés de peau; ses
sabots ont l'air d'avoir été tournés; ses fers ne doivent pas peser plus
d'un okha d'argent; il doit être robuste et d'une taille moyenne; son
cou doit être long, mince et uni comme un ruban. Quand on le sort de
l'écurie, il bondit et se joue de mille manières.»--Bravo, Aushik! cria
le pacha, je n'ai jamais entendu louer le cheval avec tant de _méthode_.
Le célèbre Kyrat qu'Hamza-Beg m'a amené possède toutes les qualités que
tu as énumérées; mais de quel usage est-il pour moi? Il est si méchant
et si fou, que je ne puis pas le monter.

Kourroglou dit: «Longue vie au pacha! un cheval fou est le meilleur à
monter.--Pour quelle raison?»

Kourroglou chanta ainsi:

_Improvisation_.--«Un noble cheval marche hardiment, comme s'il
cherchait à renverser son cavalier. Il secoue ses oreilles et tire si
fort les rênes que le cavalier doit le tenir ferme et ne donner aucun
repos à ses mains. Le cheval d'un guerrier-bélier doit être fou comme
son maître.»

Le pacha appela ses serviteurs: «Faites venir Hamza-Beg devant moi. Je
désire qu'il écoute ces belles louanges du cheval.»

Hamza-Beg avait épousé la plus jeune fille du pacha, et il avait été
élevé au rang de grand vizir.

Il vint, vêtu d'un riche habit de fourrure; son turban était du plus
beau cachemire, et il avait une suite de trois cents hommes.

Il entra, et, saluant à peine de la tête le pacha, il s'assit sans qu'on
le lui dit et s'étendit sur son siége.

Kourroglou fut grandement surpris de voir tant de splendeur et de
gravité dans un homme qui, six mois auparavant, n'était qu'un marmiton.
Il se leva humblement de sa place et fit un profond salut. Un frisson
glacial courut sur toute sa peau, et, en saluant, il plaça la main sur
son coeur. Ce geste signifiait: Hamza-Beg! sois miséricordieux et ne me
trahis pas! Hamza-Beg, en réponse, plaça la main sur ses yeux, ce qui
voulait dire: «Ne crains rien et prends patience[29]!»

[Footnote 29: La conversation par signes est portée à une grande
perfection en Perse. Je me rappelle qu'une fois, pendant ma visite à un
certain beglerberg, on lui amena un coupable qui ne voulait pas avouer
sa faute. Le beglerberg ordonna d'apporter les fouets et les felakas.
«Je jure que je suis innocent», s'écria l'accusé, croisant sur sa
poitrine ses deux poings fermés avec un seul doigt levé en avant. Les
exécuteurs étaient prêts, regardant le beglerberg, qui, de son côté,
fixait les yeux sur la poitrine de l'accusé: «Tu es coupable, drôle,
s'écria-t-il.--Sur ta tête bienheureuse, je suis innocent», répondit
l'accusé, croisant ses poings comme auparavant, avec cette différence
qu'il y avait deux doigts au lieu d'un projetés en avant. Ils
continuèrent ainsi, l'accusé après chaque menace du beglerberg, croisant
ses mains sur sa poitrine avec toujours plus de doigts levés. Enfin,
quand après une nouvelle protestation, il eut mis ses mains sur sa
poitrine avec tous les doigts étendus, le beglerberg dit: «Allons,
laissez-le aller. Peut-être est-il réellement innocent. Retourne à ta
maison, et fais que je n'entende pas de plaintes contre toi.» Quand
je quittai la maison du beglerberg, je remarquai que mes domestiques
riaient et chuchotaient entre eux, et j'obtins d'eux l'explication
suivante: l'accusé avait fait d'abord entendre au beglerberg qu'il lui
donnerait un tuman, s'il voulait le renvoyer; ensuite il lui en avait
promis deux, trois et ainsi de suite; mais il n'obtint son pardon que
lorsqu'il eut promis de payer dix tumans. (_Note de M. Chodzsko._)]

Le pacha dit: «Nul doute que l'Aushik ne soit lui-même un bon cavalier.»
Il se tourna vers Kourroglou et dit: «Aushik, serais-tu dans le cas de
monter mon cheval?» Kourroglou se mit à pleurer et à se plaindre de ce
qu'on voulait, sans doute, lui donner quelque cheval fou qui le tuerait
et rendrait ses enfants orphelins. Le pacha dit: «N'aie pas peur. Tu
auras deux cents tumans de moi. Si le cheval te tuait, l'argent serait
remis à ta veuve et à tes orphelins, comme le prix de ton sang. Si tu
peux descendre vivant de dessus son dos, je te donnerai l'argent comme
récompense.» Kourroglou dit: «Puisse le pacha nager dans le bonheur, et
puisse son règne être long! Je suis content. Si je meurs, puisses-tu
vivre de longs jours, seigneur!» Le pacha donna ordre au vizir d'aller
chercher Kyrat.

Le rusé Hamza-Beg pourvut à tout: voyant que Kourroglou n'avait point
d'armes avec lui, il réussit, en sellant Kyrat, à cacher une massue sous
les housses et suspendit un sabre au pommeau de la selle. Il le brida
ensuite et lui noua la queue. Six hommes suffisaient à peine pour
conduire Kyrat hors de l'écurie, tant il était devenu gras et sauvage,
après six mois de repos. L'écume jaillissait de ses naseaux. Kourroglou
vit tout et chanta:

_Improvisation_.--«O toi que j'ai eu pour la première fois entre mes
mains dans le Turkestan, viens, Kyrat, viens, bonheur de ma vie! Tu es
tombé entre les mains d'un vilain. Viens, Kyrat, toi la plus chère de
toutes les choses de ma vie, viens! J'ai pour toi un mors fait avec
quinze livres de fer. Quand tu es courroucé, tu ne touches pas à ta
nourriture de trois jours; tu ne bronches pas dans une course de
quarante milles. O Kyrat, toi, la plus chère des choses de ma vie,
viens!»

Le pacha dit: «Aushik, ma patience est épuisée; je t'ordonne de monter
ce cheval à l'instant même.»

Kourroglou dit: «Je suis sûr que le cheval me tuera. Béni soit le sel
que tu m'as donné; sois le protecteur de mes pauvres orphelins!...--Tu
peux te tranquilliser; il ne te tuera pas. Je te recommande à la
protection des quatre premiers khalifes.» En disant ces mots, le pacha
mit dans le sein de Kourroglou la bourse promise, avec les deux cents
tumans. Ce dernier dit: «Longue vie au pacha!» et il alla vers Kyrat.
Hamza-Beg lui tendit les rênes de ses propres mains, et lui dit tout
bas: «Guerrier, la parole d'un guerrier est une parole. La promesse
que je t'ai faite il y a six mois est remplie.» Kourroglou lui dit à
l'oreille: «Pour cette conduite généreuse, je te jure, aussi longtemps
que j'aurai un morceau de pain, je le partagerai avec toi.» Hamza-Beg
dit: «Prends le sabre suspendu à la selle, attache-le à ta ceinture,
tu trouveras aussi une massue sous les housses.» Kourroglou monta
sur Kyrat, ceignit le sabre, et, tirant la massue, il la fit tourner
au-dessus de sa tête. Hamza-Beg recula, comme s'il était effrayé, et se
cacha dans la foule. Quand Kourroglou sentit Kyrat sous lui, il devint
si joyeux, qu'il perdit toute sa raison et sa présence d'esprit. Il
faisait trotter le cheval dans toutes les directions. Le pacha le
rappela: «Aushik, donne-moi le cheval; il me paraît très-doux, ce matin:
laisse-moi essayer de le monter.» Kourroglou dit dans son coeur: «Je te
laisserais plutôt monter sur mon propre cou;» et il ajouta tout
haut: «Pacha, permets-moi de te chanter un air, d'abord; ensuite, je
descendrai.».

_Improvisation_.--«Ce cheval peut courir, en un jour, d'Ardibil à
Kashan. Qu'importe le sultan, qu'importent tous les pachas à celui qui
est monté sur ce cheval? Ce cheval ne s'arrête que tous les trente
fersakh. O toi, bonheur de ma vie, tu es encore à moi.

«Il a franchi une grande rivière; j'ai reconnu l'empreinte de ses
pas. Oh! je baiserai chacun de tes sabots, je baiserai tes deux yeux
brûlants. Je remercie Dieu de te revoir, ô mon Kyrat, bonheur de ma vie;
tu es encore à moi.»

[Illustration: Chien pelé, tu vas emporter la peau du cheval. (Page
21.)]

Le pacha dit: «Aushik, fais-le galoper encore une fois, je te regarde
comme un habile cavalier.» Kourroglou passa deux fois au galop près de
l'endroit où était le pacha. «Bien, maintenant donne-le-moi, je veux
l'essayer moi-même.--Pacha, tu ne le monteras pas.»

Le pacha se tourna vers Hamza-Beg, et dit: «Ce fou ne veut pas me rendre
le cheval. Si c'était Kourroglou lui-même?» Hamza-Beg répondit: «Comment
puis-je le dire?--N'as-tu donc pas vu le bandit durant ton séjour à
Chamly-Bill?--Je ne l'ai pas vu. Mes yeux aussi bien que mon esprit ont
été occupés tout le temps à trouver quelque moyen de dérober Kyrat.
Ce Kourroglou a plusieurs milliers de braves guerriers comme lui; qui
pourrait jamais tous les connaître?» Le pacha, tournant son visage
vers Kourroglou, dit: «Allons, amène ici le cheval, je veux le monter
maintenant.» Kourroglou dit: «Santé au pacha! un air me vient dans la
tête; écoute-moi:

_Improvisation_.--«Une course sur un cheval bai porte toujours bonheur.
Le coeur du cavalier met en lui ses délices. Ses genoux sont noirs, son
cou vous rappelle le cou du chameau _bagyar_[30]. Le coeur met en lui
ses délices. Quand il marche, son pas est comme le pas du chameau
_kosahk_[31]; quand il est en bon état, son dos doit être aussi large
que sa poitrine, et la distance entre ses jambes de derrière est telle
qu'un archer peut s'asseoir entre pour tendre son arc. Le coeur met ses
délices en lui.»

[Footnote 30: Espèce de chameau très-estimée en Perse.]

[Footnote 31: Autre espèce de chameau.]

Le pacha dit: «Tu deviens trop familier, Aushik. Je t'ai déjà dit que
nous en avions assez; descends. Je désire monter Kyrat moi-même.»
Kourroglou sourit avec mépris, et dit:

«Pacha sans cervelle! je couvrirai ton turban de boue! Comment peux-tu
penser à monter ce coursier? il a plus d'esprit que toi.» Le pacha dit:
«Hamza-Beg, dis-lui de descendre.--Je le lui ai dit, mais il refuse
d'obéir. J'ai peur, en vérité, que cet homme ne soit Kourroglou.
Pourquoi lui as-tu donné le cheval?» Le pacha dit: «Allons, vite,
descends, Aushik, es-tu sourd?» Kourroglou dit: «Pacha, je me rappelle
un air; écoute-moi:

_Improvisation_.--«Le cheval est à moi. Je ferai couvrir son précieux
dos de housses de soie. Je le ferai baigner dans toute une rivière de
vin rouge. C'est l'élu de Kourroglou, l'élu entre cinq cents chevaux.
Le coeur met en lui ses délices. Quand le chef des palefreniers,
Daly-Mehter, s'approche de lui, il se lève sur ses jambes de derrière,
et le palefrenier, pour le panser, est obligé de le frapper sur la
bouche avec un bâton.»

[Illustration: Voici mon tribut. (Page 28.)]

«Alors tu es Kourroglou, s'écria le pacha; j'en remercie Dieu! Je t'ai
cherché dans le ciel, et je t'ai trouvé sur la terre. Je vais te faire
mettre en pièces ici, de telle sorte qu'il ne reste pas de traces de toi
sur la terre.»

Hamza-Beg, voyant que la querelle s'échauffait et que les choses, selon
toute apparence, deviendraient pires encore, se retira pour voir à
quelque distance comment elles finiraient. Le pacha cria: «Hamza-Beg,
viens là, voici Kourroglou!» Hamza-Beg répliqua: «Oui, tu l'as dit; mais
que puis-je faire contre lui? Ne t'ai-je pas conseillé de ne pas lui
mettre le cheval entre les mains?» Le pacha fut épouvanté, mais il
continua d'appeler Kourroglou, lui ordonnant de descendre. Kourroglou
chanta ainsi:

_Improvisation._--«Hassan-Pacha, ne te fie pas trop à ton pouvoir. J'ai
plus d'un serviteur qui te vaut. Que te servira de gravir des montagnes
et des rochers? Crois-moi, le pied de ton cheval ne passera jamais sur
mes chemins. Aghas, sultans! regardez le vaste désert. J'aurai vos corps
enveloppés de la tête aux pieds dans la pourpre du sang. Je vous
tuerai tous avant de revoir Ayvaz. Mes serviteurs portent de lourds
djezzairs[32] sur leurs épaules. Montrez-moi le héros qui puisse tendre
mon arc. Avancez, héroïques béliers! voyons si vous pouvez frapper un
bouclier avec vos têtes. Je puis mâcher le fer et le cracher ensuite
vers le ciel. Je suis le seigneur de Chamly-Bill et de ses montagnes
couvertes sur leurs crêtes de neiges aux mille couleurs. Je compte mille
hommes de chaque tribu sous ma bannière. Je puis seul montrer cent mille
ingénieuses devises.»

[Footnote 32: Longue arquebuse appelée aussi shamtal; elle porte à une
grande distance.]

Le pacha commanda alors à ses hommes de le saisir. Kourroglou, sur
cela, s'écria: «O Ali!» Et tirant l'épée du fourreau, il fondit sur les
nomades, comme un loup affamé sur un troupeau. Des monceaux de cadavres
s'élevèrent autour de lui, et le pacha prit la fuite. Kourroglou dit
dans son coeur: «Hamza-Beg m'a rendu de tels services qu'il faut que je
lui montre ma gratitude d'une manière sensible. Je tuerai son beau-père,
afin qu'il règne désormais sur la tribu de Haniss.» Alors, donnant de
l'éperon à Kyrat, il atteignit le pacha, et d'un coup de son sabre il
lui aplatit le crâne comme la tête d'un pavot. Hamza-Beg vit le sort de
son maître, et, ôtant son turban, il se jeta sous les pieds de Kyrat,
ce qui signifiait: Nous nous rendons; nous sommes tes prisonniers.
Kourroglou dit: «Hamza-Beg, si j'ai tué le pacha, c'était seulement
pour faire de toi son successeur. Si dans ton coeur tu as quelque autre
désir, dis-le-moi, que je puisse l'accomplir.»

Kourroglou, ayant établi solidement l'autorité de son ami sur les tribus
de Haniss, le quitta pour retourner à Chamly-Bill. En passant à travers
les camps les plus éloignés, il jeta un regard dans l'intérieur de
quelques tentes. Les eunuques en sortirent aussitôt, et lui reprochèrent
la hardiesse avec laquelle il se permettait d'examiner l'intérieur des
tentes qui formaient le harem de Hassan-Pacha. Kourroglou demanda si la
femme de Hamza-Beg était là. «Elle y est,» fut la réponse. «Combien de
filles avait Hassan-Pacha?--Sept; l'une d'elles est mariée à Hamza; les
six autres ne sont pas mariées.--Amenez-les ici, et faites-les placer en
rang; je désire les voir.» Quand ses ordres eurent été exécutés, il dit:
«Celle-là seule peut partir; c'est la femme d'Hamza-Beg, et elle est
pour moi une fille, une soeur.»

Il fit choix de la plus jolie des sept soeurs, et la plaça derrière
lui sur sa selle. Il dit à l'eunuque: «Si Hamza-Beg demande ce qu'est
devenue la fille du pacha, tu lui diras que Kourroglou l'a emmenée à
Chamly-Bill pour son ancien maître, Daly-Mehter.»

Et il s'en alla ainsi de bourgade en bourgade jusqu'à ce qu'il fût
arrivé chez lui. Tous les bandits vinrent à sa rencontre. Kourroglou dit
à Ayvaz de faire venir Daly-Mehter devant lui, et d'envoyer la fille du
pacha dans son propre harem. Aussitôt que Daly-Mehter parut, Kourroglou
dit: «Écoute-moi, écuyer, j'ai été irrité contre toi à cause de Kyrat.
Faisons la paix. J'ai amené la fille de Hassan-Pacha pour toi.» Alors,
se tournant vers Ayvaz, il dit: «Qu'aucune dépense ne soit épargnée. Il
faut que tu prépares des noces splendides; car c'est la fille d'un homme
d'un rang élevé; elle doit être honorée.»

Les cérémonies et les illuminations durèrent pendant sept jours à
Chamly-Bill. A la fin du septième jour, la nouvelle femme de Daly-Mehter
fut conduite dans sa demeure.



SEPTIÈME RENCONTRE.

L'histoire d'Hamza-Beg a été un peu longue; mais il nous semble que si
la sultane Scheherazade l'eût racontée au sultan Schaariar, il ne s'en
serait pas plaint plus que des autres, et n'eût pas fait couper la tête
féconde de la belle rapsode, avant d'avoir vu au moins ce qui était
advenu de la tête chauve d'Hamza. Maintenant Kourroglou arrive à un
épisode de sa vie qui se distingue de tous les autres par sa brièveté
et sa couleur sinistre. Il y a un crime dans la vie de ce héros, et à
partir de ce moment on voit le signe de la colère divine se lever à son
horizon et envahir peu à peu la splendeur de son ciel. Le rapsode n'en
fait pas la remarque, il ne dogmatise pas; on voit même qu'il raconte
sans figure et sans complaisantes métaphores, comme à regret et pénétré
d'effroi, le crime de son héros. Mais l'admirable instinct philosophique
qui est dans la conscience des poëtes populaires se révèle dans
l'enchaînement des aventures de Kourroglou. Qu'on ne croie donc pas que
ce sont des épisodes pris au hasard dans le roman capricieux de sa vie
errante. Non; la mémoire populaire est un artiste ingénieux, un poëte
qui ne manque pas de profondeur. Au premier coup d'oeil, nous avions
pensé que la vie de Kourroglou n'était qu'un conte héroïque et comique;
mais arrivés à là septième rencontre, et voyant ensuite se dérouler
la suite de ses derniers succès, puis de ses imprudences, puis de ses
revers et de ses profondes douleurs, enfin de ses infortunes jusqu'à sa
mort déplorable, nous avons reconnu que c'était là un véritable poëme,
avec son sens philosophique, sa moralité et sa personnification de
l'être humain (d'une race peut-être en particulier), dans un individu
poétique. Nul doute que Kourroglou a existé, et que le fond de son
histoire est authentique: c'est le Napoléon de la race nomade; et s'il
est déjà devenu fabuleux, c'est que, pour les esprits illettrés, deux
siècles équivalent peut-être à deux mille ans. Mais la tradition fait
l'histoire d'après les mêmes règles morales qu'observent les hommes de
génie pour l'écrire. Elle comprend qu'un héros n'est qu'une incarnation
plus riche de l'esprit qui anime ses contemporains. Elle ne lui donnera
donc ni vertus, ni vices, ni facultés qui ne soient en rapport avec ceux
de sa race et de son temps. Kourroglou traversant les précipices et les
fleuves à la course de son cheval, massacrant à lui seul une armée,
mangeant et buvant comme les héros de Rabelais, est au fond de ce milieu
fantastique un homme très-réel, un caractère très-sainement développé.
C'est ainsi qu'a procédé Hoffmann dans ses bons jours; c'est pour
cela que, parmi de nombreuses aberrations, il a créé plusieurs
chefs-d'oeuvre.

Kourroglou était marqué en naissant d'un signe de grandeur. Il avait
de grandes choses à faire, pour lui-même et pour sa race: venger le
supplice de son père et affranchir les _vaillants hommes_ de son temps
du joug des _sunnites impies_. Mais comme les vaillants hommes de son
temps, il est né téméraire et orgueilleux. Une ardente curiosité, une
vanité secrète l'ont déjà privé d'une partie des avantages que son père
le magicien devait lui procurer. On se rappelle que ce père, ce magicien
(qui, entre nous, me paraît être une personnification du Destin, tout
puissant et aveugle comme lui), lui avait préparé, par ses savantes
incantations, un cheval qui l'eût porté jusqu'au ciel; car il avait des
ailes, et c'est un regard d'irrésistible curiosité de Kourroglou qui
les a fait tomber de ses flancs lumineux. Kyrat sera encore le premier
cheval du monde, a dit le père; mais ce ne sera plus Pégase, et ses
pieds rapides sont pour jamais enchaînés à la terre.

Une seconde imprudence de Kourroglou cause l'éternelle douleur et la
mort de son père. On se rappelle qu'il devait lui rapporter dans un vase
l'écume d'une source mystérieuse; mais l'écume le tente, il la boit, et
le père ne reverra plus la lumière des cieux. «A partir de ce jour,
tu n'es plus Roushan, dit le magicien, tu es Kourroglou, le fils de
l'aveugle,» c'est-à-dire le fils du Destin, et ce nom fera ta gloire et
ta condamnation. Tu as vengé ton père, mais tu l'as laissé périr; tu
seras le plus grand guerrier de ton siècle, mais tu seras maudit; tu
porteras la peine de ton orgueil au milieu de tes prospérités, et, comme
ton père, tu finiras misérablement.

Jusqu'ici nous avons vu réussir, comme par miracle, toutes les
audacieuses tentatives de Kourroglou. Il a rassemblé mille hommes de
chaque tribu, il s'est bâti une forteresse que nul souverain n'ose plus
attaquer. Il a enlevé Ayvaz et Nighara, ces deux objets de sa tendresse;
mais Ayvaz le trahira, et Nighara, pas plus que ses sept cent
soixante-dix-sept femmes, ne lui fera connaître la joie et l'orgueil de
la paternité. Chacune de ses entreprises sera couronnée de succès en
apparence, et sera expiée dans l'ensemble mystérieux de sa vie par de
poignantes douleurs. On verra bientôt (et on l'a vu déjà par ce cri de
l'âme qui lui échappe au milieu de ses plus menaçantes improvisations:
_la vie est un fardeau pour moi!_), qu'il pressent la fatalité attachée
à tous ses pas. L'orgueil est son mauvais ange, l'orgueil doit le
perdre, l'orgueil le rend criminel; cet orgueil sera châtié. Ses grandes
facultés, je ne sais pas s'il ne faut pas dire pour entrer dans l'esprit
de la race qui le chante, _ses grandes vertus_, l'ambition, la cupidité,
la ruse, la volupté, l'intempérance, la soif du sang, tout ce qui l'a
fait grand et heureux parmi les héros de sa race, va l'abandonner peu à
peu, parce qu'il a abusé de ces dons du ciel. Je parle comme un rapsode
turcoman, faites-moi le plaisir de m'écouter en bons Turcomans; oui,
c'étaient là des dons du ciel! Il était le plus grand des fourbes. Honte
à lui! il va devenir confiant et sincère, parce qu'une fois il a fait un
mauvais usage de sa ruse et de sa prudence. Il dressait des embûches, et
l'ennemi ne manquait jamais d'y tomber: gloire à lui! mais une fois il a
tendu le piége à celui qu'il devait respecter, et désormais il sera pris
dans ses propres filets: malheur à lui! Il était bandit et meurtrier,
rien de mieux! Une fois il est devenu assassin: désormais le poignard
sera toujours levé sur lui. Malheur au fils de l'aveugle!

Voilà, je crois, le raisonnement qu'il faut mettre dans la bouche du
rapsode, pour comprendre la septième rencontre et la suite des jours de
Kourroglou. Appelons maintenant l'exemple à notre aide.

Kourroglou avait, comme on sait, l'innocente habitude de détrousser les
marchands qui poussaient la folie ou l'insolence jusqu'à lui refuser un
modeste tribut de cinq cents tumans en passant sur ses terres. Mais il
n'avait pas souvent cet embarras, parce que les riches voyageurs, ayant
appris à le connaître, allaient désormais au-devant de ses désirs, et ne
se faisaient plus tirer l'oreille pour s'exécuter. Kourroglou était si
sûr de son fait, qu'il s'en allait tout seul, déguisé, le plus souvent
en aushik (chanteur improvisateur), au beau milieu de la caravane; et
quand il s'était un peu diverti aux dépens de ses hôtes, quand il leur
avait bien fait peur de l'ogre Kourroglou; quand il leur avait dit:
«Seigneurs, prenez garde! Kourroglou est toujours là où on l'attend
le moins; peut-être est-il déjà parmi vous; mais, pour sûr, il y sera
bientôt.» Alors le sycophante, en les voyant pâlir, renfonçait sa
guitare, levait sa massue, et criait de sa voix de stentor: «Voilà
Kourroglou!» Aussitôt les marchands de se prosterner, de se frapper
la poitrine, de s'arracher la barbe et de crier merci! «Guerrier,
disaient-ils, nous savons que tu as porté le tribut à cinq cents tumans;
mais si tu exiges le double, nous te le donnerons à condition que
nous ne verrons pas le visage de Daly-Hassan.» On se rappelle que ce
Daly-Hassan, ancien brigand pour son compte personnel, vaincu par
Kourroglou, s'est attaché à lui par reconnaissance, a grossi son armée
par de nombreux enrôlements, et qu'il se distingue dans toutes les
entreprises. Mais il paraît que sa cruauté est excessive. Lorsque
Kourroglou, toujours fidèle aux lois qu'il a instituées, a répondu aux
marchands: «Oh non! c'est bien assez!» il revient vers ses compagnons,
et Daly-Hassan, qui l'attend au pied de la montagne en léchant ses
moustaches comme un tigre qui a soif, lui demande la permission
d'essayer le tranchant de son sabre sur ces marauds, afin de leur
arracher quelques barils de vin par-dessus le marché. Mais Kourroglou
lui répond: «Vous connaissez le proverbe arabe: la justice constitue la
moitié de la religion!» Et il rentre à Chamly-Bill les poches pleines
d'or et le coeur de bons sentiments.

Mais, hélas! il est arrivé ce jour néfaste où le héros doit être mis à
la plus rude épreuve, et où sa vanité doit déchaîner les malédictions
suspendues sur sa tête. Il faut suivre ce récit dans l'original.

«Un jour, Mohammed-Beg, de la tribu des Kajars, vint visiter Kourroglou
avec douze mille hommes de cavalerie. Ils demeurèrent à Chamly-Bill,
buvant et festoyant, jusqu'à ce que les celliers et les cuisines de
Kourroglou fussent complètement vides. Le sommelier et le cuisinier
vinrent ensemble l'annoncer à Kourroglou, et dirent: «Tes hôtes ont
mangé et bu tout ce qu'il y avait ici; ils n'ont pas même laissé les
croûtes ou la lie.»

Kourroglou envoya ses gardes rôder dans le voisinage, et bientôt après,
on lui signala une caravane. Il fit seller Kyrat; et, armé de pied en
cap, il se dirigea vers la prairie.

Il regarda et vit une immense caravane campée sur ses pâturages. Tout
annonçait que le marchand était un homme puissamment riche. Et dans une
tente dressée pour la circonstance, on voyait deux Turcs assis et jouant
au trictrac. Kourroglou arriva jusqu'à eux, et dit: «Salam!» Un des
Turcs l'aperçut, et dit: «Homme, descends de cheval!--Non, je ne veux
pas descendre.--D'où viens-tu?--Eh quoi! n'avez-vous pu déjà reconnaître
Kourroglou?--Bien, cela est tout à fait différent. Kourroglou est un
grand homme; nous lui paierons un tribut pour le séjour que nous avons
fait sur ses terres.» Kourroglou crut que le marchand voulait se
débarrasser de lui par une plaisanterie; car il ne s'était pas levé pour
lui témoigner son respect quand le nom de Kourroglou était sorti de
ses lèvres. Il se recula, et visant avec sa lance le Turc qui restait
toujours assis, il fit cabrer son cheval. Le Turc lui dit alors
froidement: «Retiens ton bras, Kourroglou.» La pointe de la lance avait
déjà effleuré la poitrine du Turc; mais Kourroglou retint son cheval
et s'arrêta. Le Turc dit: «Tu devrais jeter un voile de femme sur ton
visage. Il ne convient pas à des hommes d'agir ainsi. J'ai entendu
raconter beaucoup de choses de toi; mais je t'ai vu maintenant, et tu ne
mérites pas ta renommée. Un homme brave donne à son ennemi le temps de
se mettre en garde. C'est le rôle d'une femme de combattre sans avertir
et de tuer par surprise. Laisse-moi au moins le temps de finir ma partie
de trictrac, de prendre ensuite mes armes et de monter sur mon cheval.
Nous nous battrons alors en duel. Si je te tue et si je délivre le
_collier du monde de tes étreintes rapaces_, des prières seront dites
pour ton âme. Si, au contraire, tu réussis à me tuer, tu prendras toutes
les richesses et les marchandises rassemblées en ce lieu.»

Kourroglou écouta patiemment et reconnut la justice de ces paroles. Il
attendit donc qu'il plût au marchand de s'armer et de monter à cheval.
Quand cela fut fait, le Turc dit: «Kourroglou, tu dois commencer; tu
es libre de m'attaquer de telle manière et avec telle arme qu'il te
plaira.»

Kourroglou avait dix-sept armes sur lui, et il fit autant d'attaques
différentes; mais elles furent toutes parées ou repoussées.

Le Turc s'écria: «Viens plus près, prends-moi par la ceinture, et vois
si tu peux me faire descendre de cheval. J'aimerais à éprouver ta
force.» Kourroglou saisit le marchand à la ceinture et tâcha de le
désarçonner; mais le Turc se tint ferme sur la selle, comme s'il y eût
été cousu.

Le Turc dit: «C'est maintenant à mon tour; laisse-moi te faire éprouver
ma force.» Il saisit la ceinture de Kourroglou, et le secoua d'une telle
façon, que ce dernier fut sur le point de tomber; et même un de ses
pieds avait déjà perdu l'étrier.

Le Turc, comme s'il dédaignait de profiter de sa victoire, lâcha la
ceinture de Kourroglou, quitta son armure, et, descendant de cheval, il
invita Kourroglou à entrer sous sa tente et à devenir son hôte.

Kourroglou descendit avec soumission de dessus Kyrat, se glissa dans
la tente comme un rat, et prit humblement un siége. Il se sentait si
honteux, qu'il osait à peine respirer. Le Turc baissa la tête comme
auparavant, et se remit à jouer au trictrac avec son compagnon.
Kourroglou vit que le Turc était un homme plein de courage et de
noblesse. Fidèle à son habitude de dire en face à l'homme brave qu'il
était brave, et au poltron qu'il était poltron, il accorda sa guitare,
et chanta au marchand l'air suivant:

_Improvisation._--«J'ai demandé à ses esclaves et à ses serviteurs qui
il était. Ils ont tous répondu: C'est le seigneur des seigneurs, un
marchand guerrier. Il possède plus d'or qu'on n'en peut trouver dans
Alep ou dans Damas. C'est le lion du désert. Son coursier est couvert de
la dépouille du léopard. Il ne daigne pas jeter un regard sur un ennemi
ou sur un ami. J'ai lancé mon cheval contre lui, j'ai levé ma massue
au-dessus de sa tête. Le marchand alors a poussé un cri, et s'est élancé
de sa place.»

Le Turc sourit, et regarda l'autre joueur d'une manière significative
(car il était évident que le chanteur mentait par habitude de se
vanter). Kourroglou dit dans son coeur: «Le maudit se raille de moi.» Il
reprit ainsi:

_Improvisation_.--«O mon Dieu, tu l'as créé sans défaut. Il n'est le
serviteur que de toi seul; mais envers tout le reste du monde, il est
impérieux et superbe. Il a amassé des montagnes de marchandises, et il
s'est reposé. Il a jeté un regard à son compagnon, et il a souri. Il a
baissé la tête, et il a joué au trictrac.»

Le Turc dit: «Guerrier Kourroglou, pour ta poésie, je te paierai un
tribut de cinq cents tumans.» Kourroglou pensait qu'il n'aurait rien de
cet homme qui l'avait vaincu. Aussitôt qu'il entendit parler de cinq
cents tumans, son cerveau recouvra la santé; il fut transporté de joie,
et improvisa ainsi:

_Improvisation_.--«Il a mis sur ses oreilles le bonnet d'un derviche,
sur ses épaules est un manteau d'hermine. Je lui ai chanté un air. Le
marchand m'a donné cinq cents tumans pour récompense.»

Le Turc ayant versé l'argent devant le chanteur, il dit: «Voici mon
tribu de cinq cents tumans. Si tu veux accepter mon invitation, Dieu
merci, nous ne manquons pas de vin ni de kabab. Il y a toutes sortes
d'aliments préparés. Si tu ne veux pas venir, et que tu préfères t'en
aller, tu es le maître.» Kourroglou dit: «J'aimerais mieux partir, si tu
daignais me le permettre.»

Kourroglou, ayant mis l'argent dans sa poche, prit congé de son hôte,
et retourna à Chamly-Bill. Quand les bandits virent l'argent, ils le
félicitèrent de sa victoire. Kourroglou dit: «Ne m'insultez pas, chiens
que vous êtes! Ce ne sont pas des tumans, mais bien autant de gouttes de
mon propre sang. Cet homme m'a vaincu; mais il n'a pas voulu me tuer,
et, de plus, il m'a payé mon sang avec cet argent.»

Il ordonna à ses gardes de veiller le moment du départ du marchand et de
le lui annoncer.

A partir de ce moment, Kourroglou sent décroître la conscience de sa
force; il n'ose plus sortir seul. Quand Ayvaz vient lui dire: «Ne
veux-tu pas faire une sortie, seigneur? Nous sommes à la fin de
l'automne. Si la neige tombait cette nuit, les routes seraient
interceptées, et nous ne trouverions plus de voyageurs à rançonner.
Cependant ta caisse et ta paneterie sont vides. J'aperçois une caravane:
allons!» Kourroglou répond: «Retire-toi! le premier marchand était un
homme sage, et il n'a pas voulu me tuer; mais un autre peut être fou.»

Kourroglou ne voulait pas confesser devant ses gens qu'il était
continuellement tourmenté par l'idée de la supériorité du Turc qui
l'avait vaincu. Il résolut de voir encore une fois son heureux
adversaire. Après bien des perquisitions, il sut le jour où le marchand
devait quitter Erzeroum. Il partit avant lui, et se posta dans une passe
de montagnes, de l'autre côté du la ville où passait la route. Le Turc
était seul, à cheval, ayant laissé sa caravane derrière lui, à quelque
distance. Kourroglou se sentit transporté de fureur; il poussa son
cheval sur le marchand, le jeta à bas de sa selle, et coupa la tête de
_l'homme renversé_. Il sentit bientôt sa rage se calmer, et, _fâché de
ce qu'il avait fait_, il chanta ainsi:

_Improvisation_.--«Begs, écoutez-moi! Sur le chemin d'Alep, je
rencontrai un marchand, je rencontrai un lion affamé. Je soufflais comme
la brise du matin. Je me suis placé en embuscade sur sa route, non loin
d'Erzeroum; j'ai coupé sa tête à Erzengan. J'ai rencontré un marchand.»

L'ayant dépouillé de ses vêtements, Kourroglou vit que ce n'était pas un
Turc, mais un Arménien, et il chanta:

_Improvisation_.--«Sa mort m'a délivré de mille maux. Je l'ai acceptée
avec délices, comme un bouquet de roses. J'ai dépouillé le corps, et
j'ai vu que c'était un Arménien. Oh! que les montagnes se couvrent
de brouillards, que des torrents ruissellent de leurs sommets[33]!
Kourroglou, que ton bras soit desséché! J'ai rencontré un marchand.»

[Footnote 33: Pour laver le déshonneur d'avoir traîtreusement attaqué
l'homme sans défense. Les Persans haïssent, à cause de quelques
différences de religion, les Turcs sunnites, plus encore que les
chrétiens, s'il est possible. De sorte que Kourroglou cherche une
consolation dans la pensée qu'il a trouvé que son supérieur à tous
égards n'était pas un sunnite, mais un Arménien. (_Note de U.
Chodzko_.)

Cet Arménien est évidemment le plus grand personnage du roman de
Kourroglou: et n'est-il pas remarquable que ce héros, si supérieur à
Kourroglou lui-même par son sang-froid, son courage, sa force et sa
générosité, soit resté chrétien dans l'imagination des rapsodes? Est-ce
seulement par excès de haine contre les sunnites qu'on lui attribue un
si grand rôle? Dans un autre endroit, nous avons vu la princesse Nighara
s'attendrir très-particulièrement, jusqu'à vouloir se donner la mort,
pour un voyageur européen que Kourroglou menaçait de sa fureur. Il faut
bien que dans ces têtes poétiques de l'Orient le chrétien soit un être
supérieur, en dépit de la répulsion fanatique.]

Cette dernière strophe, si courte et si bizarre, nous paraît la plus
belle et la plus orientale des improvisations de Kourroglou. Elle a la
concision mystérieuse du style biblique. L'âme coupable s'y dévoile en
voulant cacher sa honte et son effroi sous des métaphores. L'orgueil
blessé, la colère, la vengeance toujours vivantes dans le coeur du
meurtrier, entonnent le chant du triomphe; les méchantes passions
acceptent la mort de l'homme juste et généreux _comme un bouquet de
roses_. Puis aussitôt le désespoir du maudit étouffe l'hymne impie. _Oh!
que tes montagnes se couvrent de brouillards!_ la nuit descend sur
les yeux de Caïn. _Kourroglou, que ton bras soit desséché!_ Et le bon
refrain si bête et si sombre: «J'ai rencontré un marchand!» _en dit plus
qu'il n'est gros_. Nous connaissons certains refrains romantiques des
ballades modernes, qui cherchent le terrible et le naïf, à l'imitation
de ces formes populaires. Aucun ne m'a fait l'impression de ce: _j'ai
rencontré un marchand_, qui vient si à point, qui résume si bien le
souvenir d'une action qu'on ne veut pas s'avouer à soi-même, et qui, ne
cherchant ni le naïf, ni le terrible, rencontre l'un et l'autre à la
grande honte des faiseurs de nos jours. Kourroglou devait être un grand
poëte. Il ne pensait qu'à la rime et trouvait l'effet. M'est avis
qu'aujourd'hui nous faisons le contraire.


A partir de ce moment, la fatalité s'appesantit sur Kourroglou. Après
quelques exploits où ses imprudences le mettent à deux doigts de sa
perte et où il succomberait sans l'héroïque secours d'Ayvaz et de ses
compagnons, il est fait prisonnier, traîné à la queue d'un cheval,
nourri des os qu'on lui jette comme à un chien, enfin attaché à un
poteau pour mourir sous le fouet et le bâton. Il échappe pourtant
à cette épreuve terrible, mais c'est pour retrouver Chamly-Bill en
révolution; Ayvaz le hait et le maudit comme un tyran, ses meilleurs
amis le trahissent et l'abandonnent. Le combat qu'il est forcé de leur
livrer est d'une haute poésie épique; sa douleur, son amour pour Ayvaz,
son indignation, touchent parfois au sublime. Enfin, Kourroglou, devenu
vieux, s'éprend encore d'une princesse étrangère et veut l'enlever.
Surpris et jeté dans un puits, il y devient _si gras_, ce qui, pour un
homme tel que lui, est le comble de l'abjection et de la honte, qu'il
est retiré de l'abîme et délivré à grand' peine. Mais l'esprit du grand
homme est affaibli. Pris par ses ennemis, il finit esclave et aveugle
comme Samson, après avoir vu tuer Kyrat sous ses yeux, et dès lors la
mort est un bienfait pour lui. Ses derniers chants d'agonie ont encore
de la grandeur et le montrent puissant et résigné. Il y a de l'analogie
entre la fin de ce poëme et celle de la légende des quatre fils Aymon.

Nous n'avons traduit qu'une faible partie de cette curieuse épopée de
Kourroglou. La fin est surtout frappante; mais nous ne voulons pas
priver l'amie qui nous a aidé à traduire du plaisir de la donner
elle-même au lecteur dans une publication complète.



FIN DE KOURROGLOU.





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